Paul Bourget

1905

Études et portraits [I] Portraits d’écrivains‌ et notes d’esthétique‌

2014
Source : Paul Bourget (de l’académie française), Études et Portraits : portraits d’écrivains‌et notes d’esthétique. Paris : 1905.
Ont participé à cette édition électronique : Vincent Jolivet (2013, encodage TEI) et Frédéric Glorieux (2013, encodage TEI).

I

Portraits d’écrivains‌ §

I

Pascal Pensées de Pascal M. Molinier §

Professer le plus intolérant catholicisme dont l’ardeur ait jamais brûlé âme vivante ; abhorrer l’impiété non comme une erreur, mais comme un crime ; ravaler la nature humaine à n’être plus qu’un gouffre de sottise ou de perversité ; prêcher la foi imposée par la force, maudire la liberté, nier le progrès ; insulter jusqu’à la littérature après avoir traîné dans la boue la philosophie, la science, la morale, tous les splendides paillons de la parade sociale — et cependant voir sa renommée grandie à l’époque même où les gloires les plus pures sont à vau-l’eau et roulent vers l’oubli ; être admiré par des impies, adoré par des sceptiques, quasi vénéré par une génération de littérateurs idolâtres de libre-pensée, de progrès et de tolérance, voilà certes un étrange paradoxe, et telle fut la destinée du grand Pascal. Aucun auteur ne va plus hardiment, voiles ouvertes, contre le courant de notre siècle. Aucun ne compte parmi nous plus de fidèles. Depuis le jour où M. Cousin dans un « Mémoire » demeuré célèbre, déclara que le vrai Pascal était à rétablir en pleine intégrité de son texte, les éditions se sont succédées. Après la trop complète, mais consciencieuse compilation de M. Faubère, voici venir les deux forts volumes de M. Ernest Havet, accompagnés d’un commentaire perpétuel et suivis d’un lexique. Je passe sous silence les réimpressions moins étudiées. Aujourd’hui, M. Auguste Molinier nous donne les Pensées en deux volumes, distribués d’après un ordre nouveau. Demain, d’autres travailleurs essaieront de reprendre ce texte, et de nouvelles découvertes y seront faites sans doute. Les Provinciales ont dès longtemps obtenu la même vogue. Mais si hardiment écrites, si aiguës d’ironie et si éloquentes d’accent que soient ces lettres, le Pascal du dix-neuvième siècle est plus encore dans le recueil mutilé que dans l’œuvre achevée, et c’est les Pensées qu’il faut lire pour recevoir le coup de soleil direct de son génie. Le nombre des commentateurs prouve seulement combien est complexe la tourmentée figure de cet homme qui demeure, avec Lucrèce, le plus étonnant exemple peut-être de passion intellectuelle. C’est de quoi justifier la présente analyse après tant d’autres, et ce portrait de plus dans une galerie où Sainte-Beuve a suspendu la plus achevée de ses toiles.‌

I §

Pour bien les goûter, ces célèbres Pensées, il faut se configurer exactement l’âme et le corps de celui qui les griffonnait d’une main hâtive, dans la solitude de ses nuits d’angoisse. Malade, il l’avait toujours été. Dès sa plus tendre enfance, on désespéra de l’élever. Plus tard, l’abus des spéculations mathématiques et une incroyable tension d’esprit avaient commencé de l’épuiser. Une fois converti, la nourriture insuffisante, les macérations de toutes sortes, jusqu’à se servir de ses mains, faire son lit, refuser les plus simples mets, les remèdes, porter un cilice, l’avaient achevé. Il est donc là, ne sentant son corps que pour en souffrir, et se complaisant dans cette souffrance, « l’état naturel du chrétien », se sachant à deux doigts de la mort et s’immobilisant dans la contemplation de l’heure suprême, de ce dernier acte toujours sanglant, après lequel, comme il l’a écrit avec une énergie effrayante, « on jette un peu de terre sur la tête, et en voilà pour jamais ». Hamlet aussi, dans Shakespeare, regarde la mort face à face, à travers les orbites du crâne d’Yorick, et il a peur. Mais c’est l’obscur frisson de l’animal vivant devant un trou noir, rien de plus. Ce frisson, nerveux et physique, Pascal le connaît, compliqué d’un autre, moral celui-là et plus épouvanté, l’accablement du janséniste devant son Dieu. Si le corps est malade, l’âme l’est plus encore. On voit au Louvre le portrait d’une dame par Philippe de Champaigne : la peau est exsangue, d’une pâleur bleuissante de cadavre le teint vidé de sang. Des yeux noirs y brûlent fous d’inquiétude. Le costume est sévère. Les cheveux restent bruns, mais d’une nuance quasi décolorée. Il y a dans ce visage un excès de mortification qui fait peur et au sens latin du mot mortem sibi facere, se faire d’avance sa mort. Pas une des fibres de cette chair que n’ait pénétrée le repentir et qui ne crie à Dieu : « Aie pitié de moi. » Tout le vrai jansénisme est dans cette peinture qu’il suffit d’avoir regardée, même sans études théologiques, pour bien comprendre ce que c’était que la doctrine de Pascal. L’affirmation catégorique, entière que Jésus-Christ n’est pas mort pour tous les hommes ; la conviction que les bonnes œuvres ne servent de rien sans la grâce, et que la prédestination divine nous a, dès l’aurore du monde, sauvés ou damnés ; l’enfer éternel au bout de quelques années, de quelques semaines peut-être, dans l’irrémissible écoulement de tout ce que nous possédons ici-bas, telles sont les préoccupations jansénistes. Ce sont elles aussi qui accompagnent les jours de Pascal, et qui le réveillent durant ses nuits.‌

Eh bien ! Cet homme croit cela de toutes les forces de son âme. Il le croit, non seulement pour lui, mais pour les hommes, ses semblables, et, à cette heure où il voit distinctement la formidable main du juge levée sur la création, il sait que les créatures condamnées, au lieu d’implorer la clémence du vengeur tout-puissant, cette clémence infinie comme sa justice, s’abandonnent en proie aux plus criminels divertissements. Le spectacle, monstrueux pour sa foi, des passions qu’il a connues lui-même et ressenties durant ses heures d’égarement, se développe devant ses yeux, comme dans ces tableaux symboliques où les peintres primitifs évoquent autour de la mort tous les figurants de la comédie humaine. — En haut, d’abord, c’est la pompe de la cour, les vigoureux soldats, « ces trognes armées », rangés autour du roi, de ce condamné à mort comme les autres, mais couronné, et dont la puissance repose sur un nuage, l’opinion du peuple. Ah ! si le peuple savait ce qu’il peut !… — Plus bas, c’est les jolis seigneurs, c’est leurs galanteries avec les jolies femmes, dont la vieillesse ou la maladie perdront sitôt le charmant visage. C’est les viveurs et c’est les ivrognes, les joueurs de paume, les chasseurs. Pascal les passe en revue. Il n’en omet pas un. Prédicateurs et magistrats, poètes et médecins, son analyse féroce les déshabille de leur costume et met à nu leur médiocrité. — Enfin, au dernier degré, c’est la basse plèbe, consolée de sa pauvreté par ses rêves, et en cela aussi voisine de la réalité que les plus hauts seigneurs de la terre. Et cette foule vivante se grise et oublie. La chaude frénésie de l’existence empêche ces gens de regarder l’horizon, et cependant ils vont mourir. Dans cent années, cette multitude se sera abîmée dans la fosse — tout entière. Qu’importe cent ans ? « Tout ce qui doit finir est court », écrivait un saint, et, pour ceux qui le savent, tout ce qui doit finir est déjà fini. Comme Pascal sent cette vérité avec amertume ! Son imagination, acharnée à se torturer, a déjà couché sa génération dans le tombeau. Le « ci-gît » irréparable est gravé sur les pierres, les croix plantées, les corps dévorés… Et les âmes ?‌

Possédé par cette vision, cet homme ne peut pas se taire. Ce serait trahir son prochain de la plus infâme trahison que de ne pas crier à ces insensés ce qu’il croit être la vérité, de ne pas les saisir par le pan de leur manteau de cour, par leur robe de magistrat, par leur veste d’ouvrier ; de ne pas les tirer hors de l’abîme, car ils vont sombrer. Ne fût-ce qu’un seul, un seul sauvé !… Et Pascal s’assied à sa table. Il prend sa plume, sa tête palpite, son cœur tremble. Il y a là, présents et réels, Dieu qui juge chacun de ses mots, ses semblables qu’il peut perdre ou racheter, — car n’est-ce pas les perdre que de ne pas les racheter, le pouvant ? Et il leur écrit. Peut-on appeler cela écrire ? Il leur parle, il les conjure. Hier, il les a presque insultés ; aujourd’hui, il pleure avec eux. Sur un petit coin d’un livre, sur n’importe quel chiffon de papier, en marge d’un compte de blanchisseuse, fébrilement et furieusement, il note son idée. Ah ! s’il n’avait pas le temps de finir ! La maladie presse. Ah ! s’il avait employé à ce travail les années consacrées aux futilités des mathématiques, dont l’usage est nul devant Dieu ! Ah ! s’il lui faut rendre compte des années perdues, parce que ces années perdues, c’est des âmes perdues !… Et Pascal écrit. Un beau jour, la plume lui tombe des mains. Il meurt, sans avoir fini, en nous laissant ces étranges fragments que ses amis de Port-Royal ont appelés d’un nom profond et troublant comme l’éloquence de leur auteur : les Pensées.‌

Certes, s’il fut un livre sincère, un livre d’homme à homme, c’est celui-là. On comprend aussi que Port-Royal en ait eu peur. Au regard des mourants, les convenances sont moins que rien, et la prudence n’est plus de mise. Or, Pascal écrivait comme un malade qui doit mourir dans le quart d’heure. Que lui faisait, à lui, l’homme de Dieu, cet immense mensonge qu’on appelle la société ? Port-Royal avait à vivre et à combattre de puissants ennemis. Quelles armes entre les mains hostiles que certaines de ces phrases où Pascal ose écrire que « la mode seule fait la justice », que « la force est la reine du monde », que « la propriété a pour fondement l’usurpation », que « tous les hommes se haïssent naturellement les uns les autres », que « la chasse est supérieure à la poésie », qu’« il est dangereux de récompenser les mérites, et qu’il vaut mieux qu’un sot succède par droit de naissance », et cent autres formules que l’on croirait les unes de Jean-Jacques, les autres de Proudhon, — le style à part, — tant les fondements du présent pacte social y sont culbutés avec une fureur de destruction que les pires révolutionnaires n’ont pas dépassée ! De là, ce Pascal émasculé du dix-septième siècle, si fort cependant qu’il épouvanta jusqu’à Voltaire comme un monstre d’éloquence, de misanthropie et de passion. Aussi, nous qui le tenons, le Pascal entier, nous qui entendons rugir le lion lui-même, nous qui n’avons rien à ménager des ennemis que redoutaient les Port-Royalistes, nous nous arrêtons comme eux, déroutés. Avons-nous affaire à un chrétien, ou à un sceptique ? Devons-nous ranger Pascal parmi les apôtres de la religion, ou parmi les détracteurs, les négateurs, j’allais dire les nihilistes ? A la première découverte du manuscrit complet, la stupeur fut si profonde que M. Cousin déclara Pascal sceptique, et cette formule s’est si bien transmise dans l’école que la première question à résoudre sur les Pensées est celle du scepticisme de Pascal. M. Havet abonde dans le sens de M. Cousin. M. Molinier, dans la très judicieuse préface mise en tête de son édition, opine que non, et que Pascal ne doit être nullement considéré comme un sceptique. A mon sens, il a raison, et une analyse, même sommaire, d’une partie du plan des Pensées le démontre, je crois, péremptoirement. A vrai dire, ce plan est hypothétique. Pascal ne paraît pas avoir eu une idée unique de son apologie de la religion. Il semble qu’il se soit tour à tour placé à quatre ou cinq points de vue fort distincts, parmi lesquels nous distinguons nettement une théorie du péché originel et des figures, puis un développement de la règle des partis. Les plus connues d’entre les Pensées se rapportent à la théorie du péché originel. C’est de ce point de vue que nous considérerons d’abord le livre pour résoudre à notre manière ce problème pendant entre les éditeurs du grand écrivain.‌

II §

Pascal ramène les philosophies humaines à deux types : le pyrrhonisme et le dogmatisme. Est dogmatique tout homme qui affirme la puissance de la raison à établir quoi que ce soit. Matérialiste ou panthéiste, qu’on absorbe Dieu dans l’univers comme les Alexandrins, qu’avec Thalès on divinise l’eau, avec Héraclite le feu, avec Pythagore le nombre, du moment qu’un philosophe affirme, il est dogmatique. Est pyrrhonien quiconque dénie à la raison le pouvoir de dépasser l’illusion et d’étreindre la réalité ; est pyrrhonien renforcé quiconque, prétendant demeurer neutre, suspend éternellement sa conclusion. Et cette distinction est vraie, non seulement de la philosophie, mais de la vie : car à chacune de ces deux doctrines correspond un groupe de réalités qu’elle explique et qui la justifie. Oui, Epictète, ce prince des dogmatiques, est dans la vérité de la vie lorsqu’il affirme la grandeur de l’homme, car l’homme pense, et penser est si grand que, même écrasé par l’univers, l’homme lui est supérieur parce qu’il comprend la loi qui l’écrase, et l’univers, non. Oui, Montaigne est dans la vérité de la vie lorsqu’il traîne l’homme dans la fange au croc de son ironie empoisonnée, car l’homme est un comble d’ignorance, d’impuissance, de vice et de petitesse ; car tout n’est que tournoiement de phénomènes, en lui, autour de lui, et qu’incertitude. Emprisonné dans le petit cachot de l’univers, étouffé entre l’infini d’en haut qui l’oppresse et l’infini d’en bas qui le confond ; incapable également de connaître les fins et de connaître les causes ; obligé, pour oublier sa misère, de courir le divertissement ; vénérant comme respectables les coutumes qu’il a lui-même imaginées et les dieux qu’il s’est créés ; esclave de la force, victime des passions égoïstes, féroce, hypocrite et frivolement fou, l’homme mérite les plus bas outrages, comme il mérite la plus haute admiration.‌

Quelle doctrine résoudra ce paradoxe réel, cette antinomie vivante qu’on appelle l’homme ? Aucune philosophie ne le peut, car, ou bien elle affirme, et c’est le dogmatisme contre quoi les pyrrhoniens ont raison, ou bien elle nie, et c’est le pyrrhonisme que les dogmatiques mettent à quia. Seule la religion donne le mot de l’énigme : l’homme est grand parce qu’il a été créé parfait, et qu’en lui éclatent visiblement les traces de sa primitive splendeur. Il a une beauté de roi dépossédé. L’homme est petit, il est misérable, parce que la faute héréditaire l’a déshonoré. Ce signe négatif, écrit par Adam en tête de la colossale addition des efforts humains, annule à jamais leur résultat. L’homme est un Janus à face de bête et à face d’ange. Montaigne a vu la première de ces deux faces, Epictète la seconde. Le chrétien, lui, les voit toutes deux. Le péché originel concilie ces contradictions, — et lui seul. A sa lumière, les obscurités s’éclaircissent. Même les arguments des pyrrhoniens, en attestant que l’homme est double, concourent à démontrer ce péché originel, comme ceux des dogmatiques. Mais le péché originel ne va pas sans la croyance en la révélation, qui ne va pas sans la croyance en Dieu. Si Dieu existe, sa loi édictée dans les livres saints donne une règle de justice inattaquable. C’est lui qui a voulu que le monde fût comme il est. Donc l’ordre social est respectable dans son principe. C’est Dieu qui nous a donné notre raison. Donc les premiers principes ne nous trompent pas. Nous avons en notre « cœur », comme dit Pascal, c’est-à-dire dans l’évidence intime, un infaillible témoin de vérité ; et voilà que la certitude la plus ferme se rencontre à l’extrémité même de cette incertitude absolue où cet étrange polémiste nous avait réduits.‌

Ce plan de vaincre ses ennemis en passant chez eux, et de sortir du doute en se jetant au centre même du doute, Pascal l’a exécuté avec une absolue franchise. Il n’est pas pyrrhonien une minute. Mais quand il expose les arguments des pyrrhoniens, il détaille cette exposition comme s’il était pyrrhonien déterminé. Il y a des philosophes qui désarment leurs adversaires avant de les attaquer et qui diminuent la force de l’argument contraire pour se donner une plus facile victoire. Pascal, lui, croyait comme un avare entasse, comme un amoureux aime, comme un soldat se bat, avec tout son être. Celui qui portait cousu dans la doublure de son habit son amulette fameux, ce papier, souvenir du jour de sa conversion sur lequel il avait écrit : « joie ! joie ! pleurs de joie !… » celui-là ne redoutait pas que cette conversion fût troublée par les raisonnements d’un Montaigne ou d’un Charron. Au contraire, et en cela même l’intensité de sa croyance apparaît, il triomphait de voir ses ennemis vigoureux. Il ressemblait à ces vaillants duellistes qui ne veulent pas d’un combat inégal. Il lui faut de terribles adversaires, car plus ces adversaires sont forts, plus il y a de gloire rejetée, non pas sur lui, — il n’y tient guère, — mais sur son Christ, dont il dit avec tant de passion dans son Mystère de Jésus ; « Il a versé telle goutte de sang pour moi dans son agonie. »‌

On voit donc à quoi se ramène en dernière analyse le scepticisme de Pascal, C’est un artifice de raisonnement. Rien de plus. Il me semble que cet artifice de raisonnement remonte en droite ligne au Discours de la méthode et aux Méditations de Descartes. Que Pascal ait été cartésien avec Port-Royal tout entier, cela est évident pour quiconque connaît, fût-ce très superficiellement, les premiers principes de la métaphysique cartésienne. Pascal admet, comme Descartes, un infranchissable abîme entre la matière constituée par l’étendue et l’esprit constitué par la pensée. Comme Descartes, il introduit dans la philosophie la notion mathématique de l’infini, et l’univers lui révèle son double, son obscur et formidable gouffre : l’infini de la grandeur d’une part, de l’autre l’infini de la petitesse. On multiplierait les exemples. Il est vrai que Pascal laisse derrière lui Descartes, et qu’après avoir, à la suite de l’auteur des Méditations, anéanti le monde de la matière devant le monde de la pensée, il anéantit le monde de la pensée devant le monde de la charité et de l’amour divin. Ces différences importent peu. Elles n’infirment en rien les arguments irréfutables qui établissent l’influence capitale de la doctrine cartésienne sur le développement du génie de Pascal.‌

Or, qu’on se rappelle le procédé cartésien. Il consiste à tirer la certitude de l’incertitude par une sorte de coup d’état psychologique. Admettons avec les sceptiques la connaissance impossible et le doute absolu au bout des sciences humaines. On ne doutera pas du moins qu’on doute, car douter de son doute, c’est ne pas douter. Or, douter, c’est penser. Penser, c’est être. De là, cette formule célèbre : « Je pense, donc je suis. » Sur cette inébranlable assise, Descartes édifie une logique, car la formule donne le type de la vérité ; une psychologie, car la formule révèle la nature essentielle de l’âme ; une métaphysique, car la formule prouve la conception du parfait par la conception de l’imparfait. De là, Dieu est conclu et le reste suit. Cette brève exposition me paraît décisive. Pascal applique à la religion le procédé appliqué par Descartes à la philosophie. Avec les pyrrhoniens il admet tous les arguments dirigés contre la nature humaine et la vérité. Puis, de ces arguments, il fait jaillir la foi. Il faut donc assimiler le scepticisme de Pascal au scepticisme méthodique de Descartes, et reconnaître qu’au moment même où il semble le plus imprudemment s’abandonner au pyrrhonisme, il réserve sa conviction intime, son vrai palladium, ses pensées qu’il appelle énergiquement « de derrière la tête ».‌

III §

M. Molinier, au cours de la préface qu’il a mise en tête de son édition, a traité finement cette question du scepticisme de Pascal. Il omet pourtant la comparaison avec Descartes, qui jette tant de jour sur les Pensées. Ainsi est détruite cette légende qui nous parle d’un Pascal modernisé, d’un Jouffroy port-royaliste, ayant peur de perdre la foi et comme écartelé entre sa raison et son cœur. J’ai beaucoup lu Pascal, et je n’ai trouvé qu’un fanatique, — car il le fut jusqu’à dénoncer, en 1642, un capucin hétérodoxe, le père Saint-Ange, — et un fanatique n’a jamais tremblé de ne pas croire. Il aurait bien plutôt tremblé de trop croire. On objecte la célèbre formule : « Prenez de l’eau bénite, abêtissez-vous. » Il faut voir où elle est placée, et ceci nous mène à cette seconde série des Pensées qui se résume d’un mot : « La règle des partis. »‌

On connaît cette argumentation quasi insolente pour la religion dans sa témérité. Pascal, continuant son jeu d’esprit à la Montaigne, admet avec les sceptiques l’incertitude absolue d’une autre vie. La somme des raisonnements qui démontrent l’immortalité de l’âme est égale à la somme des raisonnements contraires. Par cela même, nous voilà forcés de choisir à l’aveugle entre ces deux lendemains possibles de l’existence actuelle. Car ne choisir ni l’un ni l’autre, ce serait vivre comme s’il ne devait rien y avoir au-delà du tombeau, en pyrrhonien par conséquent. Ce serait donc choisir encore, ce serait admettre le néant. Il faut parier sur ce dilemme : l’enfer ou le néant, Dieu ou le hasard. Au cas où nous parierions que Dieu existe et que Dieu ne fût pas, que perdrions-nous ? La vie actuelle, c’est-à-dire peu. Et si Dieu existe, nous gagnons le paradis, c’est-à-dire tout. Au contraire, Dieu existe et nous parions contre lui. Que gagnons-nous ? Une félicité terrestre, chétive, douteuse, certainement finie, c’est-à-dire peu. Que perdons-nous ? Le bonheur éternel, c’est-à-dire tout. Donc parions que Dieu est. — Mais je n’ai pas la foi. — La foi s’acquiert, crie Pascal, « prenez de l’eau bénite, abêtissez-vous ».‌

Placée ainsi à l’extrémité de cette argumentation pressante, cette brusque formule s’éclaire d’une lumière nouvelle. Il ne s’agit pas de renoncer à la raison. Il s’agit, par une raison suprême, de faire le silence dans son entendement, pour écouter la voix qui viendra de Dieu. C’est ainsi que l’on ferme les volets d’une chambre au crépuscule, afin que la lumière de la lampe rayonne mieux. Cela est si vrai que Pascal ne s’arrête pas à cette contrainte. Il ne lui suffit pas d’avoir dompté l’homme s’il ne le conquiert, et ici commence la théorie des figures, qui constitue la partie la moins connue de ce glorieux ouvrage. Pascal a montré dans le péché originel la solution unique des antinomies philosophiques. Il a établi que la foi en Dieu est la suprême habileté du calcul humain. Il aborde la religion directement, et il prouve qu’elle porte en elle les traces ineffaçables de sa surnaturelle origine, — traces mystiques, visibles aux yeux du seul croyant, invisibles aux yeux de l’impie. Voilà l’envers du « prenez de l’eau bénite, abêtissez-vous ». Votre renoncement à la science va être récompensé par une science supérieure que les savants du monde ne soupçonnent point. Vous interpréterez les figures. Chaque mot de l’Ancien Testament est, en effet, une figure. Il a deux sens, l’un historique, l’autre symbolique. C’est l’histoire littérale du peuple juif, et c’est aussi la représentation des actes temporels du Messie. La prophétie est perpétuelle. Une merveilleuse correspondance entre les deux Testaments fait de l’ancien, une sorte de traduction anticipée du nouveau, traduction avant la lettre et qui est déjà le christianisme avant que le Christ ait apparu. La clarté rayonne. La raison et les sens avaient été touchés. C’est le cœur maintenant qui est vaincu.‌

IV §

Tel est, dans le raccourci d’une brève analyse, ce livre extraordinaire des Pensées de Pascal, à peu près comme une médiocre photographie du Parthénon est le Parthénon. Maintenant nous pouvons répondre à la question posée au commencement de cette étude : d’où le succès permanent de ce livre dans une époque que Bossuet même, ce demi-dieu de la langue française, laisse indifférente ? J’en vois trois raisons, par où je veux conclure.‌

Et d’abord tout sceptique doit aimer Pascal, parce qu’il est, des apologistes de la religion, celui qui a le mieux compris ses adversaires et qui leur a rendu la justice la plus pleine. Connaisseur intuitif de la nature de l’homme, il possédait le don comique à la Molière, et ce don, qui lui a permis une si pittoresque invention de tant de termes, lui permettait de se représenter exactement l’âme la plus opposée à la sienne, celle d’un Montaigne, par exemple, d’un épicurien délicatement endormi, sur le mol oreiller de l’indifférence. Sa foi gémissait, saignait de ce spectacle, mais son imagination voyait juste, et, dans l’ordre des idées, toujours nous aimons celui par lequel nous sommes compris, même s’il nous combat.‌

En second lieu, Pascal est un type. En littérature, on ne subsiste qu’à la condition d’être franchement et complètement un exemplaire poussé à son plus haut point d’un certain état de la nature, ou de la société humaine. Ainsi se fondent les grandes immortalités. Rousseau fut le plébéien révolté ; Gœthe, le grand bourgeois allemand ; Rabelais, l’érudit du seizième siècle ; Saint-Simon, la noblesse en guerre contre la royauté ; Balzac, l’homme de lettres à Paris après Napoléon. — Pascal, lui, n’est pas seulement le janséniste exalté, le plus brûlant dévot de cette brûlante Eglise, il est l’âme religieuse dans ce qu’elle a de plus tragique et de plus épouvanté. Or, l’âme religieuse ne s’en ira jamais de notre race. Quoi qu’on en ait, et se fût-on, comme l’adorable Heine le raconte de lui-même, divinisé à la suite des panthéistes ; eût-on, comme Byron, promené ses fantaisies de grand seigneur riche aux quatre coins de la vieille Europe, ou, comme Bonaparte, joué à quitte ou double avec la fortune vingt ans durant, et toujours gagné, — il y a un arrière-fond ténébreux à l’existence et au cœur. L’obscure énigme, au contact de l’ennui, reparaît sur la pensée, comme les vieilles lettres des palimpsestes au contact d’un acide. On entend le pas, dans l’escalier, de la visiteuse devant qui s’ouvrent toutes les portes, la Mort, et l’on se demande si l’on a bien employé sa vie, et dans quelles mains on tombera. Le plus brave des hommes, Stendhal, écrivait après sa première attaque d’apoplexie : « Je viens de me colleter avec le néant ; le passage est dur, à cause des sottes idées qu’on nous a mises dans la tête dès l’âge de trois ans. » En cela, ce profond analyste se trompait. Nous nous serions donné ces idées dont il parle, même sans éducation, et rien qu’à voir s’en aller à jamais ceux que nous aimons. Mais il est juste de dire que l’angoisse de l’inconnu est rendue plus forte par l’effroi de l’enfer. C’est cette double épouvante qui frémit dans Pascal. L’énigme du tombeau se complique pour lui de l’énigme du salut. Il ne sait pas s’il sera sauvé ou damné, et cette seconde peur avivant la première, il exprime cette sensation si profondément humaine de la mort pressentie dans d’inoubliables accents d’éloquence.‌

Et puis, c’est un des princes du style. On sait aujourd’hui à quel acharné travail est due la phrase qu’il écrit. Le vulgaire s’imagine que la prose est plus flottante que les vers et ne se développe pas suivant un rythme. Rien de plus faux. Une phrase bien faite donne à chaque mot une place telle qu’une simple conjonction ne saurait bouger sans que l’effet total diminue. Une page bien écrite se tient debout, comme les stèles de marbre, immobile et d’une seule venue. Un nombre secret soutient ces phrases et ces pages. Ce nombre les adapte à notre poitrine de façon que nous pourrions les réciter tout haut presque sans fatigue. Nul, comme Pascal, n’eut ces énergies techniques, et dans une époque où la qualité des mots était merveilleuse. Le seizième siècle était derrière chacun deux. Enfin, pour conclure par une de ses formules, cet instrument incomparable était entre les mains, non pas d’un auteur, mais d’un homme. Quand chez un grand artiste l’art est tout entier au service de la foi, cet artiste est Dante, il est Michel-Ange, — et il est Pascal‌

II

La Fontaine‌ Fables La Fontaine Régnier Grands Écrivains §

La belle collection des Grands Ecrivains de la France que publie la maison Hachette vient de s’enrichir du premier tome des œuvres de Jean de La Fontaine. L’éloge de cette série n’est plus à faire. On trouvera dans les notes consacrées aux cinq premiers livres des Fables que comprend ce premier tome les qualités de science et de goût qui se remarquaient dans les précédents volumes. M. Henri Régnier, au cours d’un substantiel avertissement, nous dit que MM. Julien Girard et Desfeuilles se sont chargés du travail de ce commentaire. M. Paul Mesnard a écrit une notice sur le poète, qui est un modèle de biographie judicieusement complète. Je voudrais prendre texte de cette publication commençante, et qui promet d’être magistralement continuée, non point pour donner à mon tour un Essai sur La Fontaine, — la besogne n’est plus à faire, — mais pour formuler quelques réflexions d’abord sur le caractère même du fabuliste, ou, comme nous disons aujourd’hui avec quelque pédantisme, sur sa psychologie, puis sur la qualité particulière de son style poétique. Cela fournira la matière de deux fragments dont le défaut sera d’être consacrés à un auteur sur lequel il semble que tout ait été dit. Mais, n’est-ce pas le privilège des génies d’une étonnante puissance de création qu’ils soient comme la vie même, sur laquelle, après tant et tant de siècles, tout reste à dire ?‌

I §

Quand on a lu cette notice biographique de M. Paul Mesnard, et suivi par le menu le détail de l’existence du Bonhomme, une impression d’étonnement s’impose, si prévenu que l’on ait été à l’avance. Même dégagée de la légende, et réduite à la réalité des anecdotes indiscutables, cette existence apparaît comme quelque chose de prodigieusement excentrique et solitaire. Aucune des lois qui gouvernent notre conduite, à tous, ne trouve ici son application, sans doute parce que les facultés très exceptionnelles de cet être singulier l’ont comme mis à part de la communauté. Considérez-le, en effet, du point de vue de la morale universelle. Traduisez-le à la barre de cet impératif catégorique dont parle Kant et qui veut que chacun de nos actes puisse servir de règle à chacun de nos frères en conscience, et voici que le Bonhomme n’est pas très loin d’être un très malhonnête homme. Le mot n’est pas trop fort, si l’on s’en tient à la stricte constatation des faits. Que penser, en effet, d’un mari qui abandonne sa jeune femme sans motif aucun, après l’avoir lancée dans un monde de galanterie et de légèreté ; — d’un père au regard duquel son fils est exactement comme s’il n’était pas et qui ne révèle pas une fois, dans le cours de sa longue vie, par une ligne, par un mot, une trace de remords, voire de regrets à l’endroit de cet abandon ; — d’un écrivain qui, réduit à la médiocrité par une inguérissable incurie, va quêtant des secours auprès de tous les grands de son époque, depuis le financier concussionnaire jusqu’aux bâtards royaux, payant avec de petits vers les écus que ses protecteurs lui comptent ; — d’un vieillard sans dignité qui prolonge presque jusqu’à son dernier jour ses habitudes de basse galanterie et ne se convertit à la suprême heure qu’avec la crainte de l’enfer ? « Ah ! mon ami », écrivait-il à Maucroix, « mourir n’est rien, mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu et tu sais comme j’ai vécu !… » Ce billet est de 1695. Cinq ans auparavant, Vergier écrivait au sujet du poète, alors âgé de soixante-dix ans, et qui allait vivre auprès de Mlle de Beaulieu : « Pourvu qu’il ne s’avise pas d’effaroucher cette jeunesse simple et modeste par ses naïvetés et par ces petites façons qu’il emploie quand il veut caresser les jeunes filles. » — Oui, tout cela est vrai, et l’opinion du sévère dix-septième siècle n’a pourtant pas tenu compte de ce manquement continuel aux plus simples règles de la morale et de la décence, pas plus que la postérité n’en tient et n’en tiendra compte. Il est trop évident, pour quiconque lit cette biographie après avoir lu les Fables et les Contes, que nous avons affaire à un artiste pour qui les actes extérieurs ne signifient par les états de l’âme qu’ils signifient chez les autres hommes. Gœthe disait à Eckermann : « Tous les faits de ma vie ont été des symboles… » Et Stendhal : « J’ai dépensé ma jeunesse en expériences… » Ce sont deux paroles dangereuses mais profondes, et qu’il faut comprendre, pour juger un artiste de la valeur de La Fontaine du point de vue véritablement psychologique.‌

Et remarquez-le : non seulement La Fontaine a vécu en dehors des lois générales qui sont celles de l’éthique universelle ; mais encore il s’est isolé dans ses façons de penser et de sentir, au point de présenter un exemplaire unique d’originalité dans la galerie de nos écrivains, grands ou petits. Ce poète en qui se sont incarnées les plus essentielles qualités du génie français n’offre peut-être pas dans sa physionomie morale un seul des traits que la critique se plaît à reconnaître au caractère national. C’est le défaut et la qualité de notre race d’être sociable jusqu’à l’excès, sociabilité qui se manifeste dans notre littérature par un souci constant de l’opinion. Ou pour la flatter, ou pour la braver, — c’est encore une manière de la reconnaître, — nos écrivains ont toujours cette opinion devant leurs yeux, depuis Corneille que l’insuccès de ses dernières pièces martyrise, jusqu’à Voltaire dont on disait : « Il a pour cent mille francs de gloire et il en voudrait bien encore pour deux sous… » Mais La Fontaine ? Sait-il seulement que cette opinion existe, lui qui s’étonne d’apprendre que ses Contes ont une réputation d’ouvrage immoral ; lui qui, en pleine effervescence de l’esprit classique, va puiser son style aux plus dédaignées d’entre les sources de notre vieux langage et qui ose écrire de Malherbe : il pensa me gâter ? Pareillement vous chercherez en vain chez lui ce souci de la prévoyance personnelle, si général qu’il se retrouve et chez notre paysan, que son épargne occupe à la passion, et chez notre bourgeois, qui fait de ses fils des fonctionnaires, et chez les bohémiens de notre littérature, qui ne se consolent pas d’avoir négligé le soin du terrier — c’était l’expression de Mérimée parlant de l’Institut. Vous souvenez-vous des vers où Villon pleure sa jeunesse dépensée au hasard et comme il regrette la « maison » avec la « couche molle » :‌

En écrivant cette parole‌
A peu que le cœur ne me fend ?‌

C’est le mot de Murger : « La Bohème est une maladie, et j’en meurs… » Aucune mélancolie de cet ordre ne se rencontre chez le fabuliste, qui mangea son bien et son revenu, ainsi qu’il l’avouait ingénument, avec la plus complète tranquillité d’esprit et de cœur, et qui mourut chez ses amis les d’Hervart, comme il serait mort à l’auberge, sans avoir connu, semble-t-il, ni l’inquiétude du lendemain ni le besoin de la sécurité matérielle. Il n’avait pas connu davantage cet autre besoin, commun aussi à presque tous les écrivains français, d’appuyer son invention personnelle sur une théorie esthétique d’ordre universel. Même Molière, ainsi que l’attestent les Précieuses, le premier acte du Misanthrope et la Critique de l’Ecole des Femmes, professait une doctrine qui le rattachait à une école. Il reconnaissait les exigences d’une formule d’art. Non pas La Fontaine, qui composait des ouvrages d’un genre sans analogue, d’après des procédés d’une technique solitaire et qu’il n’a jamais communiquée. C’est dans ce sens qu’on peut interpréter le mot de son amie : « C’est un fablier. » Oui, un fablier ; car il portait des fables comme les rosiers portent des roses. Il écrivait comme un arbuste végète, par la poussée d’une sève intérieure, et la floraison de son génie ne pouvait pas plus appartenir à un autre que les roses à une tige qui ne soit pas celle d’un rosier.‌

Enfin, pour que la différence fût complète entre cet auteur et la plupart des écrivains de son pays, La Fontaine était privé complètement du don de la causerie brillante et de la séduction personnelle. On connaît le portrait qu’a laissé de lui La Bruyère : « Un homme paraît grossier, lourd, stupide. Il ne sait point parler, ni raconter ce qu’il vient de voir. S’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes. Il fait parler les animaux, les arbres, les pierres, tout ce qui ne parle point. Ce n’est que légèreté, qu’élégance, que beau naturel et que délicatesse dans ses ouvrages… » Il est certain que voilà une singularité encore et qui tranche sur la tradition de notre histoire. Sans rappeler ceux de nos poètes qui ont eu la belle figure d’un Racine et d’un Alfred de Musset, ni les éloquents qui ont improvisé avec l’entraînement d’un Diderot ou d’un Balzac, même Corneille, qui ne payait pas de mine, n’eût pu être qualifié par de telles épithètes. Il était, comme La Bruyère dit encore, « simple et timide » ; mais il y a loin de cette simplicité à la lourdeur du fabuliste. Les anecdotes abondent qui témoignent que l’observateur des Caractères n’a pas beaucoup exagéré les étranges dehors de La Fontaine. Et ces dehors frustes achèvent de donner au poète ce caractère profondément, suprêmement original qui le met à part de tous ses confrères en gloire.‌

Il me semble que les bizarreries de cette nature concentrée s’éclairent d’un jour singulier, si l’on veut admettre que La Fontaine fut simplement un des artistes de notre pays auquel tout ce qui n’était pas son art fut le plus complètement indifférent. On a beaucoup parlé de ses distractions, qu’il serait plus juste d’appeler des rêveries. Il me paraît certain qu’elles étaient uniquement consacrées à l’invention des procédés nouveaux dont toute son œuvre est remplie. Nul écrivain n’est plus réfléchi, plus calculateur que celui-ci. Nul n’a eu plus entièrement la conscience de ce qu’il voulait exécuter, ni possédé davantage la sûreté de main qui réalise un programme idéal sans une seule défaillance. C’est à découvrir cet idéal et conquérir cette sûreté de main que La Fontaine a travaillé toute sa vie. Il a sacrifié à ce but suprême depuis les grands devoirs jusqu’aux petits, estimant sans doute que les quelques heures par jour qu’il eût consacrées au soin de ses affaires étaient perdues pour son art. Il s’affranchit ainsi de la famille qui gênait son rêve, du métier qui occupait sa pensée, des devoirs sociaux qui enchaînaient sa liberté. Il y a bien de la ruse dans la bonhomie dont il s’enveloppait, et une singulière habileté à conserver son absolue indépendance. Il se fit ainsi, à moitié par instinct, à moitié par réflexion, une morale à lui, comme Gœthe devait s’en faire une plus tard, et il s’y conforma jusqu’aux affaiblissements de la dernière heure, — on sait avec quel profit pour les Lettres. Y a-t-il un fanatique assez barbare pour le regretter ?…‌

II §

Il est aisé de démontrer, par une analyse, même superficielle, de quelques-unes des fables prises au hasard, le témoignage constant que cette hypothèse sur la profonde réflexion de La Fontaine n’est pas un paradoxe. C’est même le raffinement de ses procédés de style qui rend La Fontaine à peu près inintelligible à qui n’a pas une connaissance profonde de notre langue. Aussi les critiques étrangers sont-ils volontiers à son endroit d’une sévérité qui n’étonne qu’au premier regard. Un des essayistes anglais qui connaissent le mieux notre littérature, M. Saintsbury, a pu résumer ainsi le jugement que ses compatriotes portent sur notre grand fabuliste : « C’est un prosateur de premier ordre qui a choisi d’écrire en vers… » Et ce n’est pas ce que l’on pourrait appeler le caractère gaulois de La Fontaine qui déconcerte les critiques comme M. Saintsbury. Ils sont portés, au contraire, à une admiration presque trop indulgente envers notre poésie légère. Ce n’est pas non plus le choix des sujets qui leur rend malaisée la pleine intelligence de La Fontaine ; car, sauf exception, la matière de ses fables comme celle de ses contes est empruntée à des auteurs d’une popularité classique. Non ; mais la beauté de cette poésie réside si particulièrement dans une science infinie du rythme et des mots, qu’elle échappe presque tout entière aux esprits qui ne connaissent ce rythme et ces mots que par le dehors. N’est-ce pas toujours un peu le cas lorsqu’il s’agit d’une langue qui n’est pas celle de notre enfance et de notre race ?‌

Oui, le style de La Fontaine est un style très savant, et son art, un art très compliqué, bien que le titre de « bonhomme », qui lui avait été donné par ses amis et qui l’accompagne dans la gloire, semble attester le contraire, et bien que l’opinion range volontiers le poète parmi les écrivains simples. Virgile, avec lequel La Fontaine a plus d’un rapport, quand ce ne serait que la sensibilité de certains vers, comme celui-ci :‌

Ses œufs, ses tendres œufs, sa plus douce espérance…‌

passe bien, lui aussi, pour employer des procédés d’art d’une absolue simplicité, et il n’y a peut-être pas de versificateur plus compliqué. Mais cette complication est comme celle de la vie même. A force d’adresse, elle est invisible. L’un et l’autre poète, le romain et le français, ont réalisé ce rêve, qui fut celui du plus subtil analyste de la Renaissance, Léonard de Vinci : ils ont eu l’aisance parfaite dans le raffinement suprême, et l’apparent naturel dans le plus savant calcul. A lire Virgile et à lire La Fontaine, que de vérités n’aperçoit-on pas sur l’Esthétique ! On reconnaît que tout le talent d’écrire se ramène à l’art du détail, et en même temps que cet art du détail n’est complet que s’il se dissimule, c’est-à-dire s’il n’y a ni saillie trop vive du mot, ni soulignement trop marqué de l’expression. De même on découvre que les effets de force sont surtout des effets de nuance. Avec un adjectif placé en son lieu, une vision peut apparaître aussi démesurée, aussi tragique et grandiose que si le poète avait employé les entassements des métaphores. Et l’on éprouve une tristesse intellectuelle à constater qu’il fut pour la langue un âge heureux où les mots encore jeunes avaient la plénitude de leur sens originel, où la simple juxtaposition exacte de deux termes produisait une harmonie irréprochable. Les écrivains du troisième siècle devaient lire les Géorgiques avec ce regret-là, et nous le ressentons, nous autres, laborieux ouvriers de prose et de vers du dix-neuvième siècle finissant, à étudier les Fables et les Contes.‌

Ce qui révèle la puissance du génie poétique de La Fontaine, c’est d’abord l’emploi qu’il a su faire de ce que l’on appelle le vers libre. Il semble que cette sorte de vers doive être plus facile à manier que toute autre. Pour se convaincre du contraire, il suffit de réfléchir que les poèmes en vers libres ne peuvent pas plus se passer de rythme que les poèmes en vers réguliers. La seule différence est qu’ils exigent une invention continue et toujours renouvelée de ce rythme. Il ne suffit pas à l’écrivain de mettre bout à bout des lignes inégales et qui riment, il faut qu’il relie ces lignes les unes aux autres par un nombre secret. M. Legouvé, au cours de ses études sur la diction, a été conduit à reconnaître que, sans cesse, La Fontaine compose des stances régulières à travers l’apparente irrégularité de ses périodes. L’observation est très juste, et l’on citerait d’innombrables exemples qui la corroborent. N’est-ce pas une stance, carrée et massive, dans la forme du vieux Malherbe, que ce début de la Besace ?‌

Jupiter dit un jour : « Que tout ce qui respire‌
« S’en vienne comparaître au pied de ma grandeur ;‌
« Si, dans son composé, quelqu’un trouve à redire, ‌
« Il peut le déclarer sans peur… »‌

Ne sont-ce pas des couplets, et d’une facture identique à ceux des odelettes de Ronsard, que les deux strophes qui composent cette chanson ironique : le Coq et la Perle ?

Un jour un coq détourna ‌
Une perle, qu’il donna ‌
Au beau premier lapidaire.
 « Je la crois fine », dit-il, ‌
« Mais le moindre grain de mil ‌
« Serait bien mieux mon affaire… »‌

Et c’est si bien une chanson que la seconde strophe répète la première dans sa coupe et jusque dans son refrain :‌

Un ignorant hérita ‌
D’un manuscrit qu’il porta ‌
Chez son voisin le libraire.
« Je crois », dit-il, « qu’il est bon, ‌
« Mais le moindre ducaton‌
« Serait bien mieux mon affaire… »‌

Quand il n’intercale pas ainsi des groupes de vers d’une forme arrêtée dans ses petits poèmes, La Fontaine se sert de la facilité d’allonger ou de raccourcir les vers de manière à suivre exactement le contour de ses idées. Il y en a de célèbres exemples, tel que :‌

Même il m’est arrivé quelquefois de manger ‌
Le berger.

Ou encore :‌

Mais qu’en sort-il souvent ?‌
Du vent.

Ce sont là les types les plus frappants d’un procédé qui est habituel au poète et qu’il emploie tout le long de ses récits, soit que, pour peindre l’effort impuissant de la Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf, il dise :‌

Envieuse, s’étend, et s’enfle et se travaille…‌

soit que, devançant les inventions pittoresques de l’école romantique, il adopte hardiment l’usage du rejet qui enjambe d’un vers sur l’autre :‌

Attaché, dit le loup, vous ne courez donc pas ‌
Où vous voulez ?

Et ailleurs :‌

Nous nous réjouirons des suites de l’affaire ‌
Une autre fois… — Le galant aussitôt…‌

Et ailleurs :‌

« Oh ! dit-il, j’en fais faire autant ‌
« Qu’on m’en fait faire ? — Ma présence…‌

L’industrie de la rime est égale chez lui à l’industrie du rythme. S’il ne rime pas d’habitude avec les consonnes d’appui, tenez pour certain qu’il a sa raison secrète, car il connaît les objections qui peuvent lui être faites à ce sujet, ainsi que l’atteste la sorte d’épître familière mise en tête du Livre II des Fables, sous le titre  : Contre ceux qui ont le goût difficile. Mais la rime riche aurait eu cet inconvénient de faire saillie d’une manière trop forte, et d’empêcher l’effet de fluidité heureuse qui était dans ses intentions d’artiste. En revanche, s’il ne choisit pas pour les mettre à la fin de ses vers des mots d’une identité trop complète de chute, il est merveilleux de voir comme il installe à cette place les vocables essentiels à son récit, ceux qui donneront la couleur à l’ensemble du morceau. Examinez, entre autres fables, cette moqueuse et fine élégie qui s’appelle le Lièvre et les Grenouilles, dont Maurice de Guérin récitait le début avec un si profond accent de mélancolie ! Il y voyait tout le symbole de la maladie de l’inquiétude. Sur les dix-huit premiers vers, dix des mots placés à la rime expriment précisément cette inquiétude : songeait, — songe,     — le ronge, — peureux, — malheureux, — crainte maudite, — yeux ouverts, — le guet, — inquiet, — fièvre, et ce dernier mot rime avec lièvre ! Toute la tonalité de la fable est là, perceptible. Aussi bien que les plus modernes théoriciens de notre versification française, La Fontaine sait que dans un morceau de poésie, c’est la finale du vers qui fait tache, qui reste devant les yeux de l’imagination, et l’on ne citerait pas beaucoup de ses belles fables où il ne se soit conformé à cette loi.‌

Si, dans cette partie toute technique de son art, la trace de la réflexion est très saisissable, elle l’est davantage encore dans la substance même de sa langue. Il est impossible de le lire sans remarquer aussitôt l’abondance des vieux mots qu’il emprunte au dictionnaire des auteurs du moyen âge, et aussi comme jamais cet emprunt n’est archaïque. Ce n’est ni par dilettantisme ni par curiosité que La Fontaine rajeunit des termes abolis. Son intention est au contraire de rendre son récit plus vivant. Il espère qu’une senteur de terroir passera dans ses vers avec les idiomes du parler rustique et plébéien, mais il se rend bien compte qu’écrivant d’une façon savante, il ne peut être trop discret dans l’usage de ces formes, sous peine d’afficher une prétention là où il désire paraître naïf et familier. Ses audaces de patois sont rares, toujours aisées à saisir du premier coup, ainsi que ses rappels des anciens sobriquets ou que ses rééditions des anciens verbes. Il agit de même avec le vocabulaire des termes de métier, qu’il connaît aussi bien qu’un Saint-Simon ou qu’un Théophile Gautier. Parmi ces termes, il en a employé de délicieux, et ceux-là seulement, — comme dans le Paon se plaignant à Junon, ce charmant nué, de nuer, qui signifie « assortir et disposer les couleurs dans les ouvrages de laine et de soie de manière qu’il y ait une dégradation insensible d’une couleur dans l’autre. » La Déesse dit à l’Oiseau :‌

Est-ce à toi d’envier la voix du rossignol, ‌
Toi que l’on voit porter à l’entour de ton col ‌
Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies

La qualité maîtresse de cet esprit est, en effet, la justesse impeccable, qui dérive d’une pensée toujours surveillée. S’il décrit un paysage, c’est d’un trait qui découpe la partie essentielle de l’impression et la fixe sous la lumière précise, comme dans l’Hirondelle et les petits Oiseaux, ce tableau des semailles, rendu visible en dix mots :‌

Voyez-vous cette main qui, par les airs, chemine ?‌

Il n’y a qu’un œil d’une sûreté accomplie qui, parmi ses sensations, discerne ainsi celle qui peut et qui doit être le signe de tout un groupe. — Et si La Fontaine abonde en trouvailles de cet ordre, c’est qu’il est probablement, avec André Chénier, le poète français qui s’est fait la théorie la plus raisonnée, la plus complète, la plus personnelle de son art.‌

III

Rivarol M. de Lescure Rivarol et la société française pendant l’Émigration et la Révolution §

Ce gentilhomme à la physionomie mobile et fière, voluptueuse et réfléchie, — ce Méridional à la bouche insolente et gaie, d’où la raillerie va s’élancer tout à l’heure, — ce philosophe au front noblement coupé, aux yeux profonds, mélange singulier de trois ou quatre tempéraments fondus en un seul, — qui pourrait-ce bien être sinon le prince de la conversation française, l’aventurier à la fois frivole et prophétique auquel il n’aura manqué pour être un très grand écrivain qu’une meilleure surveillance de ses dons prestigieux, et, pour être un grand ministre, que la rencontre d’un roi capable de l’apprécier : Son Impertinence le comte de Rivarol ?… Rivarol ! Ce nom jette un scintillement de gloire et cependant l’homme qui le porta ne saurait être défini nettement même par ses admirateurs. — Rivarol ! C’est pour les uns le souvenir de la plus étonnante prodigalité d’esprit qui fût jamais. C’est pour les autres le rappel d’une prose incomparable, où la finesse s’unit à l’opulence ; car ce causeur infatigable fut aussi un styliste de première force, ce lanceur d’épigrammes eut une tenue presque latine dans les phrases qu’il daigna écrire. Il détestait la plume, qu’il appelait « cette triste accoucheuse de l’esprit avec son long bec effilé et criard… » — Rivarol ! c’est encore le hardi conseiller de Louis XVI, qui, dès les premières années de la Révolution, aperçut distinctement la chute de la monarchie et le triomphe final du Césarisme militaire. Par-dessus tout cela, Rivarol possède ce charme souverain de permettre le rêve à l’imagination. Il a cette poésie des destinées inachevées. Mort vers quarante-sept ans, à une époque de perturbations politiques presque inouïes, il paraît n’avoir pas rempli tout son mérite. Comme le prince de Ligne, cet autre adorable diseur de mots, il possède plus de renommée qu’il n’a laissé d’œuvres, et, derrière ses pages, on pressent, on devine, on crée aussi un Rivarol qui ne s’est pas donné, mais que ses fidèles ont connu improvisant de ces discours auxquels Chênedollé ne put s’arracher qu’en prenant la poste et fuyant ce magicien de la causerie comme on fuit une femme trop aimée… Admirer Rivarol, c’est encore aujourd’hui le découvrir. Sensation tentatrice ! Elle est la coquetterie posthume de ce coquet, la fatuité suprême de ce fat qui a su ne demeurer au-dessous d’aucune de ses prétentions. Il y a donc une petite société secrète de rivarolisants, et cette société doit être en fête à cette heure. Un de ceux qui la composent et auquel on devait déjà une édition soignée des œuvres choisies du maître, M. de Lescure, vient de ramasser en un corps de récit tous les détails relatifs aux diverses phases de la vie de Rivarol. Son livre s’appelle : Rivarol et la société française fendant l’Emigration et la Révolution. Je voudrais prendre texte de cet excellent travail pour esquisser, comme en deux crayons, le portrait de ce personnage, si léger et si profond, si frivole et si grave, si gracieux et si éloquent, où l’on trouve du petit abbé de salon et du visionnaire presque tragique. Ce sont les contradictions de cette nature, taillée à facettes comme le diamant, mais comme lui scintillante et coupante, que j’essayerai de montrer d’abord — contradictions étonnantes au regard superficiel, car ce mystificateur qui interpellait son secrétaire par la phrase fameuse : « Asseyez-vous là, je vais vous dire des bêtises, ça éveillera vos idées… » était aussi le trouveur de formules définitives qui définissait le temps par cette image superbe : « Rivage de l’esprit, tout passe devant lui et nous croyons que c’est lui qui passe… » Après avoir suivi dans la société parisienne la formation de cet homme si étrangement compliqué, j’essayerai de dire comment ce roi des salons de la monarchie finissante supporta les années de l’émigration. Il y a dans le très complet ouvrage de M. de Lescure les éléments de plusieurs autres essais. Il m’a semblé que ces deux-là résumaient pourtant les portions les plus intéressantes de cet ouvrage.‌

I §

C’est aux environs de l’année 1780 que Paris apprit l’existence de ce causeur dont il devait subir la fascination. Qui était-il et d’où venait-il ? Qu’il eût de l’esprit comme Voltaire, qu’il fût fringant comme un roué, beau comme un Dieu grec, et redoutable comme un bravo, il suffisait pour s’en convaincre de le voir une fois et de l’entendre. Il s’était montré. Il avait parlé. Il avait vaincu. Mais on ne savait même pas son vrai nom. Il était arrivé vêtu du petit manteau et affublé du titre d’abbé Rivarol. En un clin d’œil l’abbé s’était transformé en chevalier Rivarol de Parcieux. Cependant un très authentique de Parcieux ayant protesté, le nouveau chevalier avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et rendu le nom au légitime possesseur : « Il en a plus besoin que moi », avait-il pu dire. Ce fut alors une incarnation nouvelle et définitive. Le chevalier et l’abbé se fondirent dans la personne du comte de Rivarol. M. de Lescure établit avec une précision qui semble irréfutable que réellement l’ex-abbé avait tous les droits à ce nom et à ce titre. Sa famille était de vieille noblesse italienne. Un des Rivaroli ou Rivareli revenait d’Espagne après avoir servi dans la guerre de Succession. Il traverse Nîmes, y devient amoureux d’une fille de condition modeste et l’épouse. C’était aux environs de 1720. Cette mésalliance coûta au noble italien sa patrie et son héritage, — sa patrie, car sa femme le fit s’installer dans le Languedoc ; son héritage, car ses parents le tinrent pour mort. Ce Rivarol était le grand-père de l’écrivain. L’argent manquait à la famille, et quand notre Rivarol naquit, vers 1753, son père en était réduit, pour vivre, à tenir lui-même ou à faire tenir à Bagnols une auberge à l’enseigne des Trois Pigeons. C’était de quoi jeter un voile sur le blason héréditaire qui portait : au premier, d’or à l’aigle de sable éployée et couronnée, et, au deux, de gueules au lion d’or, avec cette devise accordée par l’empereur Maximilien : Leo meruit aquilam. Mais voilé, mais tombé en pauvreté, ce blason n’en était pas moins légitime, et l’auteur du Petit Almanach des grands hommes ne fit, en s’en parant à nouveau, que reprendre un droit qu’aucune dérogeance ne lui avait enlevé. Seulement on comprend que les contemporains ne se soient pas donnés la peine d’exécuter le travail de recherches qui était nécessaire pour découvrir l’authenticité de la noblesse de Rivarol. Ils préférèrent reprocher au railleur impitoyable le métier de son père et les incertitudes de ses débuts. Rivarol aurait pu répondre comme Casanova, auquel on disputait son titre de Seingalt : « L’alphabet est à tout le monde » Il se contenta de sourire aux affronts, en beau joueur d’esprit qu’il est demeuré jusqu’à la fin. Ne se divertissait-il pas à corriger les vers écrits contre lui ? De telles insolences, plus dures que les plus dures vengeances, ne sont permises qu’aux invincibles ; et, sur le terrain de l’épigramme, Rivarol se sentait capable de porter toujours et à tous le dernier coup.‌

S’imposer au grand monde avec l’intégrité de son titre et par la seule arme de son esprit, telle fut donc la première ambition de cet homme supérieur. Cela seul excuse, ou, à tout le moins, explique l’importance que les succès de salon tinrent dans cette âme qui dépensa le meilleur d’elle à ces batailles frivoles. Dès l’âge de trente ans, Rivarol eût pu viser le plus noble but et l’atteindre. L’homme qui rencontrait, dans son premier ouvrage sérieux, des formules comme celle-ci : « La langue française est la seule qui ait une probité attachée à son génie », n’était pas né pour s’accouder à une table de souper et faire pétiller sa pensée comme le vin de Champagne de son verre, — juste le temps de vider cette flûte de mousse alcoolique et parfumée. — Mais l’aiguillon de la déchéance nobiliaire et de la pauvreté piquait ce cœur, sublime et enfantin tout ensemble, à la place malade de l’amour-propre, et la gloriole du prestige mondain devint, pour lui, l’instrument nécessaire d’une fortune à rétablir. Rivarol fit carrière de causer, comme d’autres faisaient carrière de se battre. C’est le secret de la disproportion singulière qui se remarque entre son œuvre et son génie. Imaginez-le riche d’une richesse héritée, noble d’une noblesse reconnue, sa destinée se redresse du coup. Sans doute il eût soupé et il eût causé, il avait besoin de ce pétillement d’idées et de mots comme on a besoin de respirer. Il était la salamandre de cette flamme d’esprit, seule atmosphère où il n’étouffât point. Mais il eût causé, par surcroît ; au lieu que sa causerie devint, grâce à sa situation de déclassé, l’essentiel de sa vie et de son effort. Il n’eût pas tendu sa merveilleuse intelligence à l’inutile observation des ridicules de ses rivaux, ni déployé les savantes ressources de l’art le plus délicat à rédiger d’un mot inoubliable cette observation. Aussitôt les affaires publiques eussent attiré ces facultés si évidemment créées pour les spéculations de l’ordre le plus haut. Avec ce sens instinctif des lois de la vie sociale qui lui faisait apercevoir les conséquences pratiques des théories, — comme un géomètre aperçoit une courbe derrière une formule d’algèbre, — Rivarol eût, dès la veille, deviné la Révolution. Il n’eût pas connu ce cruel regret de parler trop tard, à l’heure sinistre où la portée des idées, l’énergie des conseils, les constatations du bon sens ne font qu’annoncer jusqu’où ira la force aveugle des événements et proclamer notre impuissance à leur barrer la route. La faculté de prévoir sert alors à redoubler la sensation des misères présentes par la certitude des misères à venir. Ce fut précisément l’heure que choisit Rivarol pour appliquer à l’analyse de la situation de la France la merveilleuse subtilité de son talent. Et à cette heure-là, que durent peser à ses yeux désabusés les triomphes de coterie où il s’était tant complu, dans l’âge des forces entières et de la virilité inattaquée ?‌

Mais regretta-t-il vraiment ce gaspillage de ces forces et de cette virilité ? Il est permis d’en douter si l’on songe que ce grand jugeur a écrit quelque part que certaines paresses sont des mépris, et quand on se représente l’état d’ivresse intellectuelle où il vécut aux environs de sa trentième année. C’est bien aussi à cette ivresse qu’il a dû, lui, le profond philosophe, de devenir le représentant illustre de la frivolité de son temps. Accompagnons-le dans sa campagne d’épigrammes contre ses ennemis et contre ses amis. Car il n’épargnait pas plus les uns que les autres. Entre 1778 et 1783, il écrit sa lettre sur le poème des Jardins, adressée à l’abbé Delille, où se trouve cette ligne si finement comique : « Toujours occupé de faire un sort à chacun de ses vers, il n’a pas songé à la fortune de l’ouvrage… » Il rime sa parodie du songe d’Athalie, dirigée contre Mme de Genlis et contre Buffon. Il collabore au Mercure du libraire Panckoucke, et il cause, il cause… Les journées s’en vont ainsi, puis, soudainement, par un de ces contrastes dont les hommes très compliqués peuvent seuls donner l’exemple, il publie coup sur coup un Discours sur l’universalité de la langue française et une traduction de l’Enfer du Dante. Il apparaît, de mondain et de moqueur qu’il était, souverainement réfléchi, et dans la splendeur de ce qui fut sa qualité maîtresse, le génie de l’expression. On l’avait quitté pamphlétaire, il se révèle idéologue ; — faiseur de bons mots, on le retrouve un grand et mâle prosateur. Il y avait dans son Discours, particulièrement, une telle science de la phrase, un sentiment si complet de la langue et en même temps une si virile fermeté de doctrine que même l’envie dut se taire en présence d’une supériorité indiscutable. Le Rivarol profond venait de se montrer, l’autre ne tarda pas à reprendre son rôle. Au lieu de poursuivre ces recherches d’idées générales pour lesquelles il était né, voici que le railleur de salons et de cafés se reprend à son œuvre de brocarts. Il s’associe à Champcenetz, « son clair de lune », comme il l’appelait, et tous les deux écrivent le Petit Almanach des grands hommes pour l’année 1788, dans lequel ils passent au fil de l’esprit le plus aiguisé les réputations littéraires de leur temps. Cela va depuis Condorcet, dont Rivarol disait qu’il écrivait avec de l’opium sur des feuilles de plomb, jusqu’à Joseph Chénier, qu’il devait surnommer plus tard « le frère d’Abel Chénier ». Le pamphlet fit le tapage qu’on imagine, un si beau tapage qu’à cinq années de là, Rivarol dut échapper par l’émigration aux rancunes de ses victimes de l’Almanach, devenues les jacobins victorieux de la Terreur.‌

Toujours ondoyant et contradictoire, capable d’égaler Montesquieu et s’amusant au rôle de persifleur des Trissotins, Rivarol vit débuter la Révolution avec l’extraordinaire lucidité d’esprit qui lui était propre, et si la tragédie sanglante de cette époque lui révéla à lui-même sa propre valeur de politicien, elle ne guérit pas son goût de la moquerie et sa manie de l’épigramme. Il comprit dès le début, suivant son expression, que « la France recommençait ». Il ne fut pas la dupe des gémissements et des efforts de la noblesse ou du clergé, pas plus qu’il ne fut entraîné par l’exaltation du peuple. La noblesse et le clergé, il les jugea d’un mot : « Ils ont », disait-il, « oublié ce principe : Res eodem modo conservantur quo generantur… Les fortunes se conservent par les mérites qui les ont acquises. » Quant aux utopies des démocrates, il n’y croyait point. Il disait encore : « On ne jette pas brusquement un empire au moule… » Que voulait-il donc ? C’est dans le Journal politique national qu’il faut chercher les applications de ses idées ; et dans ses conseils secrets à Louis XVI on en trouvera l’essence. Il disait : « Songez-y bien, Sire, lorsque l’on veut empêcher les horreurs d’une révolution, il faut la vouloir et la faire soi-même. » Il ajoutait : « Les rois de France ont toujours péri ou se sont conservés par la partie forte de leur temps… Il fallait que Sa Majesté renonçât à l’appui de l’Eglise et de la Noblesse pour régner désormais par la partie forte, je veux dire par les maximes populaires. » C’est donc dans l’alliance du principe monarchique et du Tiers Etat, en un mot dans la royauté constitutionnelle, que Rivarol voyait la seule chance de salut pour l’ancien régime ; — de salut, non, mais de transformation. Devançant sur ce point presque tous les esprits de son temps, il considère l’Etat comme un organisme. L’expression : le corps politique, revient sans cesse sous sa plume. — Mais comme il est, en même temps qu’un philosophe, un Italien et un homme de médiocre scrupule, il passe de cette théorie supérieure à des conseils d’un machiavélisme singulièrement mesquin. Le changement de ton est piquant et montre à plein combien cet homme était composé d’éléments disparates, plus piquant encore si l’on se souvient que ce même théoricien profond de la royauté aux abois s’est fait, dans ce début de la Révolution, le polémiste cynique et violent des Actes des Apôtres. Tout Rivarol est dans ces oppositions. La pensée chez lui est d’un philosophe de premier ordre ; l’esprit est d’un incorrigible railleur. Avec cela, il y a dans ses actions une certaine facilité immorale qui lui est commune avec beaucoup de personnages de son temps. Et cependant, comme ni le Journal politique national ni les Actes des Apôtres n’avaient empêché la Révolution de marcher, cet ancien régime dont Rivarol était le fils, mais si lucide, continua d’agoniser ; et l’écrivain dut quitter la France pour n’y plus rentrer, emportant dans l’émigration toutes ses qualités de maître prosateur et de raisonneur incomparable, et tous ses défauts de persifleur inguérissable. ‌

II §

Quand il se décida, l’un des derniers et bien à contrecœur, à ce départ définitif, il allait avoir quarante ans. C’était une existence à refaire et aux environs de cet âge qui, pour la plupart des hommes marque le commencement de la période reposée. La violente marée de la Révolution, en roulant ses lames le long de la grève sociale, brisa ainsi bien des ancres, sur la foi desquelles de calmes destinées espéraient séjourner toujours. Rivarol, lui supporta courageusement son malheur, et, comme le Robinson de Daniel de Foë, il entassa dans la chaloupe, qu’il lui fallait remettre à flot, tout ce qu’il put sauver du naufrage. Ce fut, cette cargaison de la suprême aventure, un peu d’argent d’abord, les quelques rouleaux de louis qu’avait procurés à son rédacteur le Journal politique national. Ce furent les quelques sacs soigneusement fermés où l’homme de lettres mettait à l’abri ses notes les plus précieuses. Ce fut une provision d’esprit et de belle humeur qui ne s’épuisa jamais… Et ce fut aussi Manette. Ah ! Manette ! Elle seule eût suffi à rendre au sentimental et sceptique Rivarol la « vie vivable » — vita vitalis comme disaient énergiquement les anciens. Elle était jolie et légère, ignorante et capricieuse. Ses mœurs ne valaient pas beaucoup mieux que celles de sa presque homonyme Manon Lescaut, mais Rivarol l’aimait, — et cela suffit. Il l’aimait, d’un singulier amour et qui n’allait pas jusqu’à l’illusion, si nous en croyons l’épître qu’il lui adressa un jour :‌

… Ah ! conservez-moi bien tous ces jolis zéros ‌
Dont votre tête se compose. ‌
Si jamais quelqu’un vous instruit, ‌
Tout mon bonheur sera détruit, ‌
Sans que vous y gagniez grand’chose.‌
Ayez toujours pour moi du goût comme un beau fruit, ‌
Et de l’esprit comme une rose !…‌

Mais c’est précisément cette ignorance de fleur, c’est l’inconsciente simplicité de cette nature que cet intellectuel adorait. Pourquoi ? Et pourquoi Gœthe et Henri Heine ont-ils attaché leur cœur, comme Rivarol, à des femmes qui ne soupçonnaient rien de leur génie ? Pourquoi le poète des Fleurs du mal commence-t-il un madrigal à sa maîtresse par cet hémistiche : « Sois charmante et tais-toi ?… » Pourquoi l’analyste des Consolations et de Joseph Delorme soupire-t-il à la sienne :‌

Et ton sourire en sait plus long que le génie ?…‌

Pour une certaine race d’hommes supérieurs, et à un moment de leur vie, il semble que la femme aimée ne soit plus qu’un prétexte. Le rêve qu’ils forment à son occasion leur appartient en propre, et ils ne lui en dévoilent pas la beauté, persuadés qu’elle ne comprendrait pas cette poésie dont elle est la cause involontaire. Comme les pères du célèbre concile, ces hommes discuteraient sérieusement la question de savoir si les femmes ont une âme, et, ne croyant guère à cette âme, ils demandent à leur compagne de leur montrer des yeux profonds, un tendre sourire, des gestes menus, et, par-dessus tout, d’être naturelle. Car cette femme ignorante et jeune a pour ces excédés de raffinement un attrait suprême, la spontanéité. S’il entre un peu de mépris dans cette sorte de galanterie caressante, qui renonce d’avance aux nobles ivresses de l’amour partagé, il s’y rencontre aussi beaucoup de la mélancolie qui saisit l’Henri VI de Shakespeare devant une hutte de berger : « Oh ! Dieu ! il me semble qu’on serait heureux de mener cette vie, de s’asseoir sur cette colline, comme j’y suis assis maintenant… Quelle vie serait celle-là, comme elle serait douce, comme elle serait aimable ! Est-ce que le buisson d’aubépine ne donne pas aux bergers qui surveillent leurs sots moutons une ombre plus douce que le dais aux riches broderies n’en donne aux rois qui craignent la trahison de leurs sujets ? Oh ! oui, plus douce, mille fois plus douce !… » J’imagine qu’à regarder le fin profil de Manette, à écouter son babil d’oiseau, Rivarol songeait de même : — « Cette facile et légère façon de goûter la vie n’est-elle pas supérieure à toutes les vaines complications de ce que mes admirateurs appellent mon esprit ?… » — Et il la contemplait, et il l’enviait, et il en raffolait, et elle le trompait sans doute. Cela faisait une tendresse qui avait le charme du caprice avec un peu de l’amertume de la passion. C’était une tendresse, pourtant, et assez profonde pour qu’en s’en allant de Paris l’émigré ait emmené cette amie des heureux jours, afin de consoler les mauvais.‌

Les mauvais ? Non. Car avec de la curiosité on supporte tout, et Rivarol, qui de Paris se rendit d’abord à Bruxelles, eut aussitôt de quoi exercer les dons d’observateur qui étaient en lui. Les plus piquantes pages du livre de M. de Lescure sont consacrées à peindre, d’après les témoignages contemporains, la scène et les acteurs qui furent l’objet de cette observation. Si les émigrés n’avaient pas, suivant l’expressive et triviale formule de ce brigand de Danton, emporté leur patrie à la semelle de leurs souliers, ils avaient, certes, emporté leurs ridicules. C’était l’intermède grotesque, dans cette absurde tragi-comédie de la Révolution française, que le spectacle de leurs mœurs disparates et de leurs fantaisies singulières. Il y avait l’émigré frivole, qui tenait avant toutes choses à ne pas perdre le ton de Paris. Paris chantait la Marseillaise et la Carmagnole. L’émigré frivole apprenait les airs de ces terribles chansons. Il adaptait à ces airs des paroles royalistes, puis il finissait par chanter bravement les paroles républicaines, pour être « dans le train », comme nous dirions aujourd’hui. Il y avait l’émigré par vanité, le monsieur Jourdain affamé de noblesse et qui avait quitté la France afin de manifester, par sa fuite, ses droits à la persécution. Le prince de Ligne disait plaisamment : « Certaines gens se sont flattés d’être des gentilshommes en émigrant, de sorte qu’un des résultats de l’émigration aura été de vulgariser la noblesse… » Il y avait aussi l’émigré bravache, toujours prêt à couper la gorge de quelque autre émigré, royaliste comme lui, brave comme lui, mais qui se serait permis de n’avoir pas tout à fait les mêmes idées sur la réorganisation future de la France, — au lendemain de la victoire ! Cet émigré-là ne se contentait pas de vendre la peau de l’ours encore en vie, il se faisait tuer pour l’emploi de cette peau, toujours à conquérir. Il y avait enfin, et comme il arrive d’ordinaire c’était l’espèce la plus malheureuse, l’émigré lucide, qui voyait les fautes commises, l’avenir impénétrable, le dévouement inutile, et qui se dévouait, quand même. On pense bien que Rivarol appartenait à cette catégorie des héros sans illusions. Il avait jadis, dans un de ses mémoires au roi Louis XVI et dès 1792, écrit cette phrase : « Les émigrants, sans s’en douter, ont donné jusqu’ici un grand degré d’énergie à l’Assemblée. Ce sont les terreurs qu’ils inspirent qui rallient tous les cœurs et tous les esprits autour du Corps législatif. » La stérile agitation de Bruxelles ne devait pas changer les opinions de ce perspicace dissecteur de consciences auquel s’applique si bien une de ses phrases : « Au lieu de vous demander combien vous avez de facultés, on pourrait vous poser cette question : Par combien d’endroits pouvez-vous être blessé ?… »

Il vécut cependant, grâce à ces contradictions étranges qui avaient causé les insuffisances de sa destinée littéraire. Le philosophe qui était en lui apercevait la misère des temps, et le moqueur en riait de ce rire implacable dont ses « mots » d’alors nous ont gardé l’écho persifleur : « Les coalisés », disait-il, « ont toujours été en retard d’une armée, d’une année et d’une idée… », et à son ami le banquier David Cappadoce-Pereira, auquel il adressait des lettres intimes que M. de Lescure publie le premier, il écrivait de Bruxelles : « Il y a assez de ridicule ici et assez d’infortune à Paris pour qu’on puisse rire d’un œil et pleurer de l’autre… » Cela fait songer à la jolie phrase du journal de Gavarni, qui fut, comme Rivarol, un élégant, comme lui un philosophe, comme lui un artiste à la fois célèbre et méconnu : « Mais les absents, mais les femmes absentes, les femmes qui voyagent, qui vous emportent l’âme par monts et par vaux, vous pleurent d’un œil et rient de l’autre d’être libres de vous !… » Cette définition de la dualité féminine eût ravi Rivarol, et il aurait pu se reconnaître dans le portrait. C’était lui tout entier, ces larmes et ce sourire, cette vision tragique, presque prophétique, et ce badinage à côté. On le vit bien quand il quitta Bruxelles pour Londres, la seconde escale de son voyage d’émigration, et qu’il s’y retrouva aussi hardi condottiere de conversation qu’aux beaux soirs de jeunesse, — à Hambourg pareillement, sa troisième escale, et à Berlin, sa dernière. — Et c’est bien de ce badinage qu’il mourut tout jeune encore, victime du plaisir enfantin qu’il éprouvait, lui le grand écrivain, lui le profond politique, à souper en causant avec des convives transportés. Il a tout sacrifié à ce plaisir-là, et son œuvre littéraire et son œuvre politique, étrange prodigue qui aura dépensé ses plus belles heures à faire des ricochets sur l’eau, avec des pièces d’or !‌

Représentez-vous le Rivarol de Hambourg et de Berlin, et ses journées. Il est couché dans son lit, très tard, le visage pâli par l’abus de la chambre close, et il tient salon, car ses admirateurs arrivent chez lui aussitôt qu’ils peuvent. A peine levé, il se met à table et il déjeune en causant. L’après-midi se passe à des promenades et à des visites, le soir à ce souper attendu par les fidèles, et toujours le conversationniste jette aux intelligences de ses auditeurs la pâture vivante de son prodigieux esprit. Il a un traité avec l’éditeur Fauche, qui lui avance mille francs par mois sur un dictionnaire à publier bientôt. A peine s’il a pu prendre sur lui d’écrire une partie de la préface. Il a une mission secrète du roi Louis XVIII auprès du roi de Prusse. Il n’a même pas été reçu à la cour, et il s’en console en parlant, avec sa verve accoutumée, dans un cercle de femmes qui se disputent ses regards. Il est pourtant plus réfléchi qu’il ne l’a jamais été. Ses convictions se précisent d’année en année. Il avait professé une sorte de sensualisme à la Condillac, dans un des opuscules de sa jeunesse ; il aboutit maintenant à la morale religieuse. « Les philosophes », disait-il, « sont plus anatomistes que médecins ; ils dissèquent et ne guérissent point. » Ses formules politiques deviennent plus nettes et il médite un travail définitif sur le « corps social ». En même temps son goût littéraire achève de s’affirmer. Ses jugements portent de plus en plus l’empreinte de cette décision qui impose la certitude… Que de motifs pour être économe de son temps et de ses forces ! Mais la volupté de la dissipation était plus puissante. A souper ainsi tous les soirs, — pour causer, — Rivarol tua sa santé. Il mourut en 1801, d’une fièvre intestinale. Il avait été, pour tous ses compagnons d’émigration, la patrie, car il en incarnait les dons les plus contrastés : le merveilleux bon sens et la frivolité coquette, l’élégance incomparable et la généreuse expansion. Il est demeuré cette patrie pour nous, qui l’entrevoyons derrière ses livres inachevés. C’est pour cela que nous devons une reconnaissance aux historiens qui nous permettent d’écarter le voile et de nous rapprocher de ce charmant et profond Français. Aucun ouvrage plus que celui de M. de Lescure n’aidera le lecteur à ce rapprochement délicieux.‌

IV

Chateaubriand M. A. Bardoux la Comtesse Pauline de Beaumont §

Nos plus doux pèlerinages au pays des ombres ne sont pas ceux que nous accomplissons vers le souvenir des morts que nous avons connus et aimés. Il est si rare que nous puissions nous rendre la justice de leur avoir prodigué assez de tendresse, quand ils vivaient ! Qui n’a éprouvé au contraire combien sont pures de cuisants regrets combien exemptes d’amertume les promenades de l’imagination dans un passé plus lointain, auquel nous n’avons jamais été mêlés ? Qui n’a goûté par exemple, — j’entends parmi ceux dont la tète est demeurée capable d’un peu de fantaisies poétiques — des minutes d’une émotion délicieuse devant le portrait d’une des princesses du temps jadis appendu à quelque mur d’un musée ? Cela est tout à la fois incertain, comme le songe, mélancolique comme la pitié, caressant et léger comme une première pensée d’amour. Dans un éclair, on a la vision de l’âme, inaccessible pour toujours, et qui s’est manifestée une fois par cette forme maintenant évanouie. Il y a ainsi dans une des salles du Palais-Rouge, à Gênes, une toile peinte par Van Dyck, et qui représente une marquise Paola Brignole Sale, devant laquelle il semble impossible que le visiteur n’éprouve pas cette sorte d’ensorcellement. Mince et droite dans sa robe d’un vert presque noir, avec une torsade de perles dans ses cheveux sombres, elle tient entre ses doigts longs et blancs un œillet rouge. Ses yeux bruns luisent dans son fin visage d’une pâleur ambrée. On la regarde, et soudain on subit le charme d’énigme de cette beauté singulière. On est tout près de dire la phrase de Sénancourt, que Michelet cite avec des larmes au début d’un de ses livres : « Ô femme que j’aurais aimée !… » Il suffît encore, pour que cette rêverie indéterminée surgisse en nous, d’un mot rencontré dans un volume de mémoires ou de correspondance, — mot qui nous révèle toute une délicate et passionnée manière de sentir. Quand l’une des plus charmantes d’entre les femmes qui eurent leurs seize ans, — il y a cent ans, — la comtesse Pauline de Beaumont, comprit qu’elle allait mourir, elle voulut revoir Chateaubriand, et elle se mit en route pour l’Italie où il se trouvait. Ils visitèrent la cascade de Terni. La malade fit un effort pour se lever de la voiture, puis elle se rassit et murmura : « Il faut laisser tomber les flots !… » Comment ne pas deviner, rien qu’à cette parole d’une résignation, si gracieuse dans sa forme et si désespérée cependant, tout ce qui fut l’incomparable attrait de cet esprit de femme ?… Mais nous quittons le musée, nous fermons le livre, et notre attendrissement a bientôt fait de se dissiper. Si l’on veut citer des modèles accomplis de ces passions rétrospectives pour des fantômes qu’aucune magie ne saurait plus évoquer sous la lumière du jour, avec l’éclat de leur regard, l’harmonie de leur geste, la suavité de leur sourire, c’est parmi les historiens qu’il faut chercher. M. Cousin a présenté un exemple célèbre de ce mirage sentimental, et l’on sait que Mme de Longueville fut aussi vivante pour lui qu’elle avait pu l’être pour un de ses admirateurs du temps de la Fronde. On ne compte plus les amoureux de Marie Stuart et de Marie-Antoinette, les deux reines si belles et si imprudentes, si calomniées et si malheureuses. Sourie qui voudra de ces cristallisations posthumes, auxquelles se livre la fantaisie des érudits ! Un poète qui se connaissait en douleurs, cet Henri Heine dont l’lntermezzo reste le plus ardent livre d’amour de notre époque, disait dans ses derniers jours : « Je n’ai jamais aimé que des statues et que des mortes… » ‌

I §

Elles ont été les plus heureuses inspiratrices de son génie, ces disparues auxquelles Henri Heine pensait si follement, puisqu’elles lui ont fait écrire les pages du Tambour Legrand, et les Réminiscences du Livre de Lazare. C’est qu’en toute chose, poésie ou histoire, la sympathie est la grande méthode. Un écrivain distingué auquel nous devions déjà une remarquable étude sur la fin du dix-huitième siècle, M. A. Bardoux, vient de le prouver une fois de plus en nous donnant, précisément sur Mme de Beaumont, l’amie de Chateaubriand, un essai d’un charme tout à fait rare. Il semble bien qu’en composant cet ouvrage il ait cédé à un attrait analogue à celui que Mme de Longueville exerçait sur M. Cousin, tant il a mis de pitié, j’allais dire de tendresse, à dessiner le profil de la frêle et fière jeune femme que ses amis appelaient l’hirondelle5. C’est avec une émotion communicative qu’il nous décrit : « sa bouche spirituelle, ses yeux profonds, fendus en amande, d’une suavité extraordinaire et à demi éteints par la langueur, sa longue chevelure, sa taille élégante et souple ». Et ailleurs, avec quelle mélancolie il nous la montre âgée de trente ans, au lendemain de la Révolution, brisée d’avoir vu son père, M. de Montmorin, massacré aux journées de septembre, sa mère, sa sœur et son frère, guillotinés après un jugement hâtif : les souffrances ont amaigri et pâli ce visage encadré par la coiffure la mode du Directoire. Le châle est noué autour de la taille. Le regard noyé par les larmes est encore « adouci », et M. Bardoux cite, comme pour son propre compte, ce mot d’un ami, le sensitif Joubert : « On n’aime pas impunément ces êtres fragiles qui semblent n’être retenus à la terre que par quelques liens prêts à se rompre. » Et il se reprend à peindre ce corps, souple et trop mince, où se réunissaient l’élégance d’une Florentine de la Renaissance et les grâces d’une patricienne de Paris. Il l’évoque de nouveau, irrésistible, « quand elle passait, enveloppée d’un châle blanc, toute mignonne avec la finesse de son allure, et comme éclairée dans sa pâleur par l’éclat de ses yeux ». Ce lui est un bonheur d’avoir recueilli, à travers beaucoup de papiers inédits, les preuves de la parfaite honnêteté politique du père de cette créature exquise, ce comte de Montmorin qui fut le premier ministre des affaires étrangères de la Révolution. C’est avec reconnaissance qu’il dénombre les preuves de l’amitié idéale dont ce même Joubert entourait l’isolée. Il y a presque de la jalousie dans le récit qu’il fait de la retraite à Savigny. Pauline de Beaumont avait loué une petite maison de campagne dans ce village. Elle y amena Chateaubriand, qui séjourna plus de six mois auprès d’elle, à refondre le Génie du christianisme dont son hôtesse copiait de sa main les citations. « Heureux », s’écrie l’historien, « heureux l’artiste qui peut inspirer à une femme spirituelle et intimidée de pareilles sollicitudes ! » Longuement, douloureusement, il marque les étapes du suprême voyage de la mourante, en train d’aller, contre toute prudence humaine, du Mont-Dore à Rome afin d’entendre encore la voix de René. Il a lui-même accompli le pèlerinage de Rome pour visiter dans l’église de Saint-Louis le tombeau de Pauline. « Il nous semblait », dit-il, « qu’après nous être incliné sur ses cendres, nous serions plus digne de parler d’elle. » Il a contemplé le bas-relief dont M. Bertin avait fourni le délicat motif : Pauline de Beaumont est couchée sur son lit et montre d’une main les portraits des siens, au-dessous desquels est gravé le mot de Rachel : Quia non sunt — C’est parce qu’ils ne sont plus que je m’en vais du monde. — Ce livre aussi ressemble à ce bas-relief funéraire par la poétique mélancolie dont il est empreint et par la profonde intelligence de la destinée malheureuse à laquelle il est consacré. Mais, comme il est, en même temps que l’œuvre d’un historien, celle d’un moraliste, il ne se contente pas d’évoquer une charmante image, il soulève à l’occasion de l’amie de Chateaubriand bien des problèmes de psychologie féminine et sociale. Ce sont quelques-uns de ces problèmes que nous voudrions au moins indiquer dans ce qu’ils ont de presque contemporain. Il y a dans la physionomie spéciale du salon de Mme de Beaumont, dans la nature de son influence sur le talent de l’auteur des Martyrs et dans la nuance de son amitié avec Joubert de quoi fournir texte à bien des réflexions. Voici, me semble-t-il, celles qui se présentent tout d’abord.‌

II §

C’est aux environs de 1800 que Mme de Beaumont, installée dans un appartement de la rue Neuve-du-Luxembourg, dont les fenêtres ouvraient sur le jardin du ministère de la Justice, commença de réunir habituellement autour d’elle et ses amies et ses amis. Là venaient presque tous les soirs Mmes de Pastoret, de Levis et de Vintimille ; là aussi M. Joubert et M. Pasquier, M. de Fontanes et M. Molé. Plus tard, ce fut le tour de M. de Chênedollé et celui de M. de Bonald. M. Guéneau de Mussy était encore un des fidèles. Mme de Staël apparaissait par intervalles, et, j’ai gardé le nom plus glorieux pour le dernier, c’est là que Chateaubriand connut les premiers enivrements du génie reconnu. Tous ceux qui ont traversé ce petit monde en gardèrent un souvenir qui ne s’effaça jamais. Sans doute, la grâce aérienne de la maîtresse de la maison entrait pour quelque chose dans cet enchantement. Joubert la comparait à ces figures d’Herculanum « qui coulent sans bruit dans les airs ». Cette grâce seule n’eût pas suffi. Pauline de Beaumont pouvait bien, comme toutes les femmes spirituelles et ânes, présider un salon avec art ; elle ne pouvait pas créer une société. Il lui fallait accepter celle que l’époque lui imposait. Il se rencontra, par un étrange et heureux hasard, que cette société retenait de la génération précédente ses plus précieuses qualités, sans aucun des odieux défauts que nous pouvons constater aujourd’hui dans la vie de salon, telle que la pratique notre monde, à cent ans de la Révolution. Le malheur des salons du dix-huitième siècle résidait en ceci surtout qu’ils étaient comme situés en dehors de l’atmosphère humaine. Les hommes et les femmes s’y mouvaient à travers les fantaisies cérébrales, sans vision aucune de la réalité quotidienne et douloureuse. Où auraient-ils appris que la lutte pour la vie gouverne l’humanité, eux qui allaient et venaient parmi le luxe effréné, les privilèges exorbitants, les mœurs légères et les idées abstraites ? Singulier moment, et d’une sensibilité si artificielle que même l’animalisme du désir s’y faisait joli et rieur ! C’est peut-être la seule fois, depuis qu’il y a des créatures humaines et qui aiment, que la moquerie s’est associée à la volupté. Aussi rencontrait-on, dans les âmes de ce temps-là, presque toujours, un fonds de sécheresse. Vraisemblablement la conversation d’alors était comme celle de Rivarol, un feu d’artifice tiré sur l’eau, — quelque chose de pétillant, d’étincelant, de rayonnant au regard, et puis, pour finir, la froideur glacée. Certes, avec toutes ses infériorités de race et d’élégance, la société de nos jours possède en plus que celle-là un sentiment du sérieux de l’existence, et parmi ceux qui font métier de causer, on n’en trouverait pas un peut-être qui n’ait connu par lui-même combien il est dur de vivre parfois et combien amer. Il suffit de comparer l’esprit des comédies d’il y a cent ans à l’esprit de notre théâtre actuel pour mesurer la distance franchie. Mais aussi les tempêtes politiques et sociales qui ont passé sur notre France nous ont rendus presque incapables de manier les idées avec la parfaite indépendance qui fut l’étourderie charmante de nos aïeux. Si dix personnes sont réunies à l’heure présente autour d’une table, et que l’on pose devant elles une thèse de philosophie générale, combien discuteront les doctrines sans apercevoir leur conséquence immédiate et pratique ? Nous savons trop que les hypothèses abstraites sur la religion, sur la politique, sur les lettres mêmes, ont un retentissement prolongé dans l’ordre des faits, et si c’est là une disposition moins imprudente, c’est aussi de quoi empêcher le libre courant de la causerie. Ajoutez à cela que la mêlée démocratique, en confondant les classes et en détruisant les traditions, a tendu à l’excès les conflits des amours-propres. La plupart des hommes abordaient jadis la vie mondaine avec une situation toute faite. La plupart des hommes, aujourd’hui, y arrivent avec un cortège de prétentions à imposer. Ainsi se trouve supprimée du coup la facilité insouciante et heureuse des rapports. La société du dix-huitième siècle était superficielle, légère et gaie. La nôtre a pour suprême défaut d’être troublée, calculatrice et incohérente. Les aimables exceptions qu’il est loisible à chacun de citer au gré de son expérience propre, sont dues à des influences personnelles et passagères. Elles ne sauraient infirmer la vérité presque banale de ces quelques remarquer, faites à mainte reprise par tous les observateurs réfléchis des deux époques.‌

Les circonstances permettaient qu’à l’heure même où Mme de Beaumont ouvrit son salon de la rue Neuve-du-Luxembourg, les survivants du dix-huitième siècle eussent encore tous les bénéfices de la société de l’ancien régime sans trop en subir les inconvénients. De leur jeunesse ils avaient gardé le goût des idées générales sans lequel la causerie dégénère en médisance mesquine ou en bavardage futile. D’autre part, les traditions étaient intactes, et le ton, cet élément essentiel et indéfinissable de toute réunion mondaine, ne s’était pas corrompu. A ces vécus de salon venait s’adjoindre un sentiment que les contemporains du duc de Richelieu et du second Lauzun n’avaient pas soupçonné, celui des besoins de la vie morale. C’est le bienfait des grands malheurs qu’ils laissent derrière eux, dans l’âme qu’ils ont éprouvée, pour peu qu’elle soit d’une trempe distinguée, un goût du sérieux et une entente de la profondeur. Une femme du monde, qui avait traversé, comme Mme de Beaumont, des journées sinistres et pleuré de certaines larmes, ne devait plus se contenter des amusements légers de l’esprit et du cœur où elle se serait complu auparavant. Elle ne pouvait pas aimer ses amis de la façon superficielle et détachée qui avait été celle de ses devancières dans l’art de diriger un tournoi de causerie. Elle comprenait le prix unique des affections vraies, pour avoir éprouvé d’une manière terrible combien la solitude soudaine est cruelle. La rapidité foudroyante avec laquelle lui avaient été enlevés tous les siens, lui enseignait à ne rien négliger des tendresses qu’elle pouvait inspirer et garder encore. Une loi de notre nature, dans laquelle un La Rochefoucauld reconnaîtrait un détour caché de notre égoïsme, veut que la vision de la brièveté de nos joies en relève singulièrement la douceur. C’est là une observation que les épicuriens, ces habiles psychologues du plaisir, ont traduite et interprétée sous bien des formes. Mme de Beaumont et ses amis furent la preuve qu’il y a dans ce sentiment de quoi produire des résultats d’une haute valeur morale Ces échappés du redouté naufrage avaient appris à ne rien laisser perdre de l’irréparable trésor des sympathies. Leurs effusions n’étaient plus seulement spirituelles. Un peu de sentimentalisme commençait de s’y mêler. Le style même dont ils s’écrivaient se teintait d’une couleur où nous reconnaissons aujourd’hui la trace de la métamorphose d’imagination qui aboutit plus tard à l’Idéal romantique. Si Pauline de Beaumont exerça un empire de séduction très particulier sur tout son groupe, c’est qu’elle incarna mieux que personne les tendances ondoyantes et mélangées de ce moment fugitif. Par tant de points, elle était demeurée la grande dame du dix-huitième siècle. Cependant elle avait la prescience obscure et le souhait d’une sensibilité nouvelle, au point de dire : « Les phrases de M. de Chateaubriand me font éprouver une espèce de frémissement d’amour, elles jouent du clavecin sur toutes mes fibres. »‌

III §

C’est ici le lieu de remarquer, par cet exemple illustre, quelle bienfaisante influence une femme de haute race peut exercer sur le développement du génie d’un artiste qui s’ignore à demi. On s’est moqué souvent, et non sans raison, de ce que l’on a nommé assez irrévérencieusement la littérature pour dames. Mais, s’il est inévitable qu’un écrivain qui ne travaille que pour les femmes tombe dans la mignardise, l’afféterie et la misérable élégance, c’est une mauvaise condition, en revanche, de mépriser tout à fait leur jugement. Si l’on voulait, par exemple, résumer d’un trait les insuffisances de certains romans et de certains recueils de vers à notre époque, — j’entends des plus célèbres, — on reconnaîtrait qu’il a manqué à leurs auteurs d’avoir vécu dans l’atmosphère d’idées nobles et de sentiments délicats que répand autour d’elle une femme véritablement affinée et fière. Le tendre esprit féminin est, moins que le nôtre, capable de l’extrême logique et des fortes conceptions. Il possède à un degré supérieur le sens de l’exquis, l’entente de la nuance, et comme un goût inné de ce qui fait la partie rare d’un talent. Les femmes ont, en outre, cette chance heureuse, quand leur âme est un peu hardie et subtile, de faire leur éducation beaucoup plus par elles-mêmes que par les livres. Leur vision du monde est alors directe, personnelle et neuve. Aussi les formes inédites de la littérature trouvent en elles des adeptes moins prévenues que ne sont la plupart des hommes. Elles sont plus capables de s’affranchir des doctrines étroites et des conventions de la rhétorique. Lorsque Chateaubriand revint d’exil, ses amis, Joubert, Fontanes et les autres, l’encouragèrent. Aucun ne lui donna, la mesure de son éloquence comme faisait le frisson de Pauline de Beaumont sous sa parole. Cette âme était la flûte de cristal fragile sur laquelle il essayait ses mélodies inédites, qui devaient faire pleurer d’admiration tant de beaux yeux. Sans qu’il s’en doutât, il apprenait d’elle à dessiner des images à la ressemblance de son cœur, à elle, qui valait mieux que toutes ces images. Si l’on tentait d’analyser ainsi les lois d’éclosion mystérieuse de cette magique plante qui est le talent, comme on s’étonnerait de la part d’influence exercée par d’autres êtres qui n’ont jamais songé à conquérir le don glorieux d’exprimer ! Qui enlèverait du miel composé par le génie de l’auteur de René le parfum pris à l’âme de sa sœur, à celle de Pauline, — lis frémissants et si vite fanés, — risquerait de faire évaporer le plus délicat arôme du divin mélange.‌

Chateaubriand s’est-il rendu bien compte de ce qu’il devait à ces nobles et gracieux esprits de femmes ? A coup sûr, il a dans ses Mémoires une phrase bien égoïste sur Pauline, et qui détonne singulièrement lorsque l’on vient de lire le livre de M. Bardoux : « Quand je la connus », dit-il, « elle était déjà frappée de mort. Je me consacrai à ses douleurs. » Elle n’était pas morte depuis six mois qu’elle était remplacée dans son cœur. Il s’en est excusé en écrivant une phrase éloquente sur « l’indigence de notre nature ». Nul plus que lui n’a su pratiquer cet art des aveux qui sauve nos faiblesses par la magnificence de leur ostentation. Une autre personne demeura plus fidèle au culte de la morte. Ce fut Joubert. Celui-là ne se consola jamais. Il continua, chaque année, de consacrer un mois à cette religion pieuse, au souvenir de celle qui avait donné à un autre qu’à lui le meilleur d’elle-même. Joubert n’était pourtant qu’un ami, mais peut-être, pour goûter pleinement le charme intime d’une femme, le mieux est-il de se trouver auprès d’elle à l’abri de la passion inspirée ou ressentie. Il y a un duel dans presque tous les amours, et il arrive le plus souvent que l’on a été ou le bourreau ou la victime, — l’un et l’autre parfois. — de celle qui nous fut unie par d’autres sentiments que ceux de l’amitié. Quand Pauline de Beaumont mourut à Rome, elle ne put se retenir d’avouer à Chateaubriand qu’elle ne s’était pas sentie aimée par lui. Les protestations dans lesquelles il enveloppa l’agonisante l’aidèrent à mourir, c’est lui qui nous le raconte, « désespérée et ravie. » Il n’en avait pas moins vu saigner la plaie de ce cœur malade, et une plaie ouverte par lui. C’était de quoi ne jamais songer à la pauvre femme sans un secret remords. Joubert, au contraire, n’avait gardé de l’ensevelie de Saint-Louis des Français que des souvenirs d’une pure, d’une suave poésie. Il avait été le consolateur des maux causés par un autre et qu’il avait devinés, rôle romanesque et tendre pour lequel était si naturellement fait ce songeur qui n’était qu’un esprit. M. Bardoux, à la dernière page et dans une phrase touchante, nous montre René agenouillé devant le tombeau de Pauline, « et la suppliant, comme dans l’épitaphe grecque, de ne pas boire, chez les morts, à la coupe qui fait oublier. » Il n’est pas sûr que dans le secret de sa pensée le grand écrivain, qui avait eu l’involontaire mais terrible tort de ne pas assez aimer son amie, ne formulât point précisément le vœu contraire et qu’il ne murmurât pas à l’ombre plaintive le conseil d’aller au fleuve sacré, afin de se guérir à jamais, tandis que Joubert eût certainement dit, avec le Grec ancien : « C’est ici le monument de notre amitié ; — la pierre est petite, notre amitié fut grande. — Je t’aimerai toujours… et toi, s’il t’est permis, au milieu des morts, pour moi, du moins, ne goûte pas à l’eau du Léthé ! »‌

V

Alfred de Vigny de Vigny §

Les œuvres d’Alfred de Vigny achèvent de paraître dans la petite bibliothèque elzévirienne publiée par la maison Lemerre. Après les poésies, après les romans, voici le Journal d’un poète, ce précieux recueil de pensées intimes, choisies avec un tact irréprochable, dans les papiers de l’écrivain mort, par M. Louis Ratisbonne. L’occasion est bonne à la critique pour revenir une fois encore sur l’auteur de Moïse, d’Eloa, de la Maison du berger, de la Mort du loup et de la Colère de Samson, poèmes d’une beauté inaltérée, et qui brillent, dans notre ciel littéraire d’aujourd’hui, avec une douce clarté de lointaines étoiles. La gloire de Vigny n’a-t-elle pas, elle aussi, un charme d’étoile par son éclat discret, son mystère, sa hauteur sereine et sa pureté ? Plusieurs poètes lui sont supérieurs par la puissance, et plusieurs par la renommée. Aucun ne l’égale en aristocratie. Il fut, par essence, un génie rare. Mais ce don de la rareté, dangereux autant que séduisant, ne dégénéra pas chez lui en manière. Le scrupule moral le protégea contre cet excès de ses qualités. Il dit quelque part dans son Journal : « Le malheur des écrivains est qu’ils s’embarrassent peu de dire vrai, pourvu qu’ils disent. Il est temps de ne chercher les paroles que dans sa conscience… » La phrase que j’ai soulignée pourrait servir d’épigraphe à toutes les parties de son œuvre. Il y a gagné de doubler son aristocratie native d’une étoffe vivante d’humanité. Cette poésie d’une forme exquise se trouve ne pas être un travail d’exception et de byzantinisme. Je voudrais essayer de montrer, en m’en tenant aux cinq morceaux dont j’ai cité les titres, en quoi ces œuvres d’un art raffiné traduisent quelques-unes des profondes aspirations de l’âme contemporaine. Ce n’est pas que les autres poèmes d’Alfred de Vigny n’abondent en fragments magnifiques, comme ses livres de prose en pages très distinguées. Mais les cinq poèmes dont je parle sont la portion la plus nécessaire, la plus inévitable, de ses ouvrages, et ils suffisent à évoquer en ses maîtresses lignes cette physionomie d’un des plus nobles artistes qui aient vécu parmi nous.‌

I §

Pour se représenter quelles influences ont concouru à former dans Alfred de Vigny le je ne sais quoi de presque inexprimable qui fait la personne et dont s’empreint tout l’œuvre d’un écrivain, ensemble et détails, volume par volume, page par page, il suffit de lire, d’abord dans le Journal d’un poète, la partie datée de 1847 et qu’il a intitulée : Fragment de Mémoires, puis, dans Servitude et Grandeur militaires, le chapitre du début : « Pourquoi j’ai rassemblé ces souvenirs. » Il était le descendant d’une vieille famille provinciale dans laquelle s’était conservée une tradition de féodalité guerrière : « François de Vigny mon trisaïeul, son fils Etienne de Vigny et Jean de Vigny ensuite, et après, Guy de Vigny, enfin Léon de Vigny, mon père, avaient vécu paisiblement, et sans ambition, dans leurs terres d’Emmerville, Moncherville et autres lieux, chassant le loup, se mariant et créant des enfants, après avoir poussé leur service militaire jusqu’au grade de capitaine, où ils s’arrêtaient pour se retirer chez eux avec la croix de Saint-Louis, selon la vieille coutume de la noblesse de province. » Le dernier de ces gentilshommes-soldats, le père du poète, avait fait campagne contre le grand Frédéric. Il racontait à l’enfant l’héroïque frivolité des armées d’alors, les élégances martiales du roi de Prusse, si pareil à César dans son mélange de réalisme foncier et d’insouciance apparente. — Ne s’amusait-il pas à jouer de la flûte dans sa tente, le soir d’une bataille gagnée ? — Le descendant des Vigny s’initiait ainsi à cette poésie de la guerre au dix-huitième siècle qui se retrouve dans les pages fringantes du prince de Ligne. Même le courage, en ces temps heureux, se faisait léger et coquet, pimpant et enrubanné. Cette poésie de la guerre n’était pas seulement dans les discours que le futur écrivain de Servitude et Grandeur, à peine aussi haut qu’un mousqueton, écoutait de toutes ses oreilles et de tout son esprit. Sur l’Europe d’après 1800 flottait une vapeur de poudre, grisante et traversée de cris de victoire. Alfred de Vigny était né en 1797, et sa première jeunesse s’écoula, comme toutes les jeunesses de ce début de siècle, dans la vision de l’Homme qui remplissait alors l’horizon avec ses maréchaux et sa grande armée. L’étrange atmosphère de féerie presque orientale, dans laquelle Napoléon enveloppa la France et le monde, exerça sur l’imagination des enfants de cette époque une ineffaçable influence. Victor Hugo et Balzac en sont deux vivantes preuves. Aux premières pages de la Confession, Alfred de Musset a dit magnifiquement les extases et les déceptions de cet enthousiasme, comme Michelet dans ses Mémoires a révélé le contrecoup de haine furieuse que cet enthousiasme éveillait, par réaction, dans les jeunes cœurs rebelles à l’Idole. Le Toscan Bonaparte, cet énigmatique et prestigieux magicien de gloire, a conservé jusqu’à nos jours le privilège de passionner. Il est ou trop aimé ou trop détesté. De son vivant, il était le dieu de la bataille, et, par lui, la sanglante religion de la guerre recrutait des fidèles d’un bout à l’autre du vieux monde. Alfred de Vigny, attiré déjà du côté des armes par les souvenirs de sa famille, subit, lui aussi, la fascination commune. Seulement ses dix-huit ans sonnaient au moment même où Bonaparte s’abîma dans le désastre final. — N’importe, personne à cette époque ne croyait à une paix durable, et le futur écrivain se fit lieutenant de cavalerie.‌

« Ce ne fut que très tard que je m’aperçus que mes services n’étaient qu’une longue méprise et que j’avais porté dans une vie tout active une nature toute contemplative… » Cette phrase très simple de Servitude et Grandeur explique et résume le drame secret qui fut celui de la jeunesse du poète. Le contraste était trop fort entre ce métier, choisi d’avance par une aveugle exaltation de tête, et cette nature de songeur. Ceux qui sont nés pour penser sur la vie, au lieu de vivre, ne seront jamais des hommes d’action, quand même le spectre d’un père assassiné leur apparaîtrait sur la terrasse d’Elseneur. Vigny avouait lui-même cette infirmité de son être intime, lorsqu’il constatait dans son Journal l’envahissement continu de la méditation intérieure, « Ce qui se fait et ce qui se dit par moi ou par les autres m’a toujours été trop peu important. Dans le moment même de l’action et de la parole, je suis ailleurs, je pense à autre chose. Ce qui se rêve est tout pour moi. » Avec une disposition pareille, les promiscuités et les duretés de son existence de garnison ne pouvaient qu’exaspérer en lui au plus haut degré ce sentiment de la solitude morale auquel les rêveurs sont déjà par nature trop enclins. C’est ainsi que peu à peu ce métier de la guerre lui devint non plus une occasion d’agir, mais un prétexte à réfléchir. Il en supportait les servitudes, il en devina les grandeurs, — servitudes et grandeurs qui se résolurent en une sorte de stoïcisme très personnel, très particulier, et précisément, c’est par ce stoïcisme que Vigny se trouve être un représentant admirable de ceux qui comme lui, pour des raisons de tous ordres, ont eu à souffrir de la solitude de l’âme. Comme le roi de la légende antique changeait en or les objets que touchaient ses doigts ensorcelés, une sorte d’alchimie de songe permet au poète de transformer en un métal précieux, en une matière sublimée, les plus menus événements de la vie, et voilà comment, de la mélancolie, assez médiocre après tout, d’un officier artiste, Alfred de Vigny fit sortir d’admirables fragments d’épopée morale.‌

II §

La solitude de l’âme, — n’est-ce pas le thème unique des poèmes que j’ai choisis dans l’œuvre de Vigny, suivant ainsi le goût de presque tous les lecteurs du poète ? Considérez, en effet, quelle plainte se dégage de ces vers, d’une si intense ardeur dans leur nudité, — car la phrase d’Alfred de Vigny, pensive et pure jusqu’à paraître entièrement spiritualisée, ignore les surcharges de couleur. — Le premier, Moïse, qu’est-ce autre chose que la solitude de l’âme dans le travail et dans le génie ? Ce gémissement du prophète que sa grandeur sépare des autres hommes, c’est le gémissement aussi de tout être emprisonné dans un incommunicable Idéal « Ah ! Seigneur », s’écrie le sublime ouvrier qui n’a pas, qui ne peut pas avoir de compagnon dans sa tâche mystique, — pas plus qu’aucun de nous n’en saurait avoir dans le silencieux effort vers la réalisation de ses songes, « Ah ! Seigneur…‌

« Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,‌
« Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre… »‌

Eloa, c’est la solitude de l’âme dans le plus tendre des sentiments, le plus capable, semble-t-il, de fondre les cœurs les uns dans les autres, la pitié. Vainement cette plaintive, cette caressante pitié se prodigue-t-elle jusqu’à l’entier sacrifiée de la personne elle est impuissante à transformer une autre personne et à la pénétrer. Eloa, descendue jusqu’à l’abîme, demande à celui qu’elle a voulu consoler au prix de son salut éternel :‌

« Seras-tu plus heureux du moins ? Es-tu content ? »‌

et l’autre répond par ce cri qui termine le poème sur un infini de douleur :‌

« Plus triste que jamais… »‌

La Mort du loup, c’est la solitude de l’âme dans le malheur, comme la Maison du berger raconte la solitude de l’âme dans le bonheur, — devant la nature aveugle, sourde et muette, qui ne sait rien de nos désastres ni de nos félicités, en sorte qu’il est puéril également de la maudire et de la bénir, de l’insulter et de l’adorer :‌

A voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse, ‌
Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.

Enfin, la Colère de Samson, cette imprécation sublime qui gronde au fond de toutes nos mémoires, c’est la solitude de l’âme dans l’amour,‌

Près de ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr : ‌
La femme, enfant malade et douze fois impur…

Sous des symboles qui vont ainsi d’une extrémité à l’autre des âges et des temps bibliques jusqu’à nos jours, Vigny n’a donc chanté qu’une misère, celle de la Psyché abandonnée qui cherche en vain avec qui échanger son secret, exilée immortelle que ses sœurs méconnaissent, sur une terre qui ne sera jamais sa patrie.‌

Cette émotion qui sert d’élément premier et comme de substance morale aux poèmes principaux d’Alfred de Vigny se trouve correspondre à l’un des caractères les plus marqués de notre siècle finissant. De là résulte cette intensité de leur retentissement dans le cœur de beaucoup d’entre nous. De tous les maux de notre âge d’angoisse, l’un des plus douloureux n’est-il pas justement cette solitude morale où vivent tant de sensibilités aujourd’hui ? Ne peut-on dire que c’est le sort non pas de tel ou de tel individu, mais de l’homme moderne lui-même ? Si l’on considère cet homme moderne du point de vue religieux, on trouve que le plus souvent il est seul parce qu’il n’a plus d’Eglise, qu’il ne fait plus partie d’une communion. Aucun autel nouveau ne se dresse en face de l’autel déserté. Que sera-ce du point de vue social ? Les traditions ont été détruites qui dans le présent faisaient survivre le passé, qui donnaient aux fils, comme compagne invisible et toujours présente, la bonne volonté des pères. La vaste marée démocratique roule dans ses vagues les débris des anciens foyers, et chacun lutte pour son compte parmi les larges ondes qui vont et qui viennent, balayant le sol de l’antique Europe. Que sera-ce encore du point de vue métaphysique ? Voici que l’homme moderne a cessé d’avoir cette notion du déisme, dogme consolateur où se réfugiaient les contemporains de Voltaire et de Rousseau. Esclaves de la conception scientifique de l’univers, nous ne pouvons pas nous représenter autrement qu’à l’état d’inconnaissable le fond ténébreux sur lequel se détache le songe, peut-être inutile, de notre pauvre vie. Où le retrouver, ce Dieu personnel, ce Père qui était aux cieux, le seul être avec qui l’âme pût engager le dialogue immortel du repentir et du pardon ? Ils sont noirs et fermés, les cieux, pour l’âme qui a perdu la foi, et elle se sent seule, d’autant plus seule qu’elle se souvient d’avoir été aimée, d’avoir senti qu’elle était aimée infiniment. Comme le saint Jean de la céleste Cène, elle se penche, cherchant une épaule où reposer le poids de ses pensées, et, ne la trouvant pas, ses larmes coulent, intarissables.‌

Ces larmes de nostalgie et de désespoir mouillent les pages des poèmes d’Alfred de Vigny. Mieux qu’aucun autre il a rendu cette double angoisse des négateurs de notre époque : l’angoisse que leur infligent la vision de l’universel néant et le besoin de l’universel amour, le sentiment de l’absolue, de l’implacable nécessité, et l’appétit insatiable de la justice. De là résulte une sorte de stoïcisme que nul n’a su traduire comme ce poète, le stoïcisme héroïque et tendre d’un vaincu qui ne crie pas à la douleur : — « Tu n’es pas un mal », mais qui lui soupire : — « Tu es un mal, et à cause de cela, je t’aime, parce que souffrir, c’est se distinguer de cet insensible monde, c’est donner tort à cette nature qui nous a fait sortir d’elle, capables de la juger et de la condamner. » Dans les projets de poèmes que Vigny a laissés derrière lui, il s’en trouvait un intitulé le Jugement dernier. « Ce sera ce jour-là que Dieu viendra se justifier devant toutes les âmes et devant ce qui est vie… » Se justifier, c’est-à-dire montrer qu’il y a une correspondance entre les exigences de notre âme et la nature, que cette âme, par suite, n’est pas seule… Les bergers de la fable coupaient au bord d’un lac le roseau où ils taillaient leur flûte ; on dirait que Vigny a coupé, lui, pour moduler ses mélodies plaintives, un roseau pensant, — comme celui dont parle Pascal, — et quoi d’étonnant si notre cœur défaille à écouter le soupir idéal que son souffle arrache à cet instrument de rêve ?‌

III §

Si l’auteur de Moïse et d’Eloa n’avait été que le poète de philosophie dont j’ai essayé de caractériser l’inspiration, certes, il serait très grand, il ne serait pas complet. Le problème de la solitude de l’âme a pour suite nécessaire le problème de l’amour, et Alfred de Vigny l’a si bien compris que deux de ses plus belles œuvres : la Maison du berger et la Colère de Samson, unissent ces deux données l’une à l’autre. Ces deux poèmes manifestent une conception du type féminin, si passionnée à la fois et si intellectuelle, si originale et en même temps si humaine, qu’elle n’a pas été surpassée, d’autres poètes ont aimé, souffert de leur amour et chanté leur souffrance. Alfred de Musset a jeté un cri d’agonie qui nous trouble encore. Seulement il a subi la passion sang la penser, si l’on peut dire. Ses vers laissent deviner des femmes diverses ; il n’a pas eu, semble-t-il, une vision supérieure de la femme et de l’amour. Lamartine, lui, a confondu l’amour avec l’enthousiasme. La femme qu’il célèbre en ses strophes merveilleuses ne lui est qu’une occasion d’hosannahs. Il était si profondément religieux que tout chez lui tournait, à la piété, même le plaisir. Qu’est-ce que le Lac, sinon la paraphrase du discours des impies dans l’Ecriture : « Couronnons-nous de roses avant qu’elles ne soient flétries… ? » Que disent d’autre les païens illustres, un Catulle et un Horace ? Mais cette paraphrase s’orchestre en hymne, et ces variations sur un thème de Catulle et d’Horace accompagnées par l’orgue immense de ce génie chrétien prennent des sonorités grandioses de plain-chant. Les stances d’amour de Victor Hugo ne sont qu’une effusion lyrique, une ode enivrée tour à tour et sentimentale, mais rien qu’une ode, un cri dans un assaut de visions. Il ne s’en dégage pas une idée de la femme et de l’amour, tandis que cette idée apparaît au-dessus de la Maison du berger et de la Colère de Samson, comme les idées, dont parle Platon, flottent au-dessus de notre monde, qui leur emprunte et sa force et sa vie.‌

Le sujet du premier de ces poèmes est indiqué par son titre même. C’est une invitation au voyage adressée par le poète à une femme qu’il appelle du nom symbolique d’Eva, et qu’il convie à s’enfuir avec lui au loin :‌

Il est sur ma montagne une épaisse bruyère ‌
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger, ‌
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière, ‌
Et garde dans la nuit le pâtre et l’étranger. ‌
Viens y cacher l’amour et ta divine faute.‌
Si l’herbe est agitée et n’est pas assez haute, ‌
J’y roulerai pour toi la maison du berger…‌

Et la femme évoquée ainsi dans ce paysage en devient l’âme réelle, la seule raison d’exister pour ce décor de nature, destiné uniquement à servir de cadre à sa beauté :‌

Viens donc ; le ciel pour moi n’est plus qu’une auréole ‌
Qui t’entoure d’azur, t’éclaire et te défend. ‌
La montagne est ton temple le bois ta coupole,
L’oiseau n’est sur sa fleur balancé par le vent, ‌
Et la fleur ne parfume et l’oiseau ne soupire ‌
Que pour mieux enchanter l’air que ton sein respire. ‌
La terre est le tapis de tes beaux pieds d’enfant…‌

A cette élévation extatique vers la femme considérée comme l’être de qui émane toute beauté, en qui s’incarne toute douceur, à ce culte tremblant qui fait dire au poète :‌

Eva, j’aimerai tout dans les choses créées, ‌
Je les contemplerai dans ton regard rêveur,‌

reconnaissez-vous le sentiment de l’amour tel qu’il dérive du moyen âge ? Nos brûlantes ambitions de spiritualité, nos tendresses imaginatives trouvaient de quoi se dépenser autrefois dans l’adoration de la Madone. Nous avons pu, en nos jours de négation, perdre la foi de jadis dans la mère de Dieu, dans la créature céleste en qui s’incorporait sous une forme purifiée le doux esprit féminin. Mais la croyance chassée de notre intellect survit dans notre sensibilité. Chez Edgar Poë, chez Baudelaire, chez d’autres poètes encore qui furent des curieux de la vie spirituelle, on retrouve cette vision de la femme, parée pour une heure de l’idéalité de la Vierge sainte. Aucun n’a eu les agenouillements, les effusions de tendre rêverie qui se manifestent dans la Maison du berger. Aucun n’a su, comme Vigny, mélanger à cette ferveur d’amour exalté la sensation amère que l’objet de cette ferveur n’est pas l’incorruptible et surnaturelle Marie, mais bien une créature de chair, fragile et périssable, dont la beauté va s’évanouir dans la vieillesse et dans la mort.‌

Aimons ce que jamais on ne verra deux fois,

s’écrie le poète, et il reprend :‌

Ah ! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse, ‌
Ange doux et plaintif qui parle en soupirant ?‌

Oui, elle est promise à la mort et il l’en aime davantage de ne faire que passer, — que passer, comme tant d’autres qui furent, elles aussi, une heure durant, le visible Idéal :‌

Nous marcherons tous deux, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé.‌
Et quelle signification tragique cela donne aux derniers vers qui montrent la bien-aimée,‌
Pleurant comme Diane au bord de ses fontaines
Son amour taciturne et toujours menacé

Toujours menacé, par la nature d’abord, par la vie, par les haines des autres hommes, et, danger pire, hélas ! par le cœur même de celui dont elle est aimée. Tournez quelques pages du recueil et lisez maintenant la Colère de Samson, qui sert de contraste à la Maison du berger. Tel, sur les murs d’une chapelle italienne, un crucifiement fait opposition à quelque heureuse scène de gloire religieuse : nativité, visite des rois mages, agenouillement de l’ange qui dit, Ave, son lis entre les doigts. Oui, de sa religion envers la Madone, l’homme moderne a gardé un besoin d’entourer d’un culte le doux esprit féminin ; mais aussi de ses coupables expériences, de ses curiosités criminelles, de ses réflexions de psychologie et de physiologie, il a pris la défiance de cet esprit si décevant dans sa douceur, si meurtrier dans ses trahisons :‌

Car, plus ou moins, la femme est toujours Dalila.

Qu’elle est impressive et simple, cette vision du Samson biblique ! — Une tente est dressée dans le désert. Le héros y rêve, ayant sur ses genoux la tête si belle de la maîtresse qui doit le vendre pour la quatrième fois. Il le sait, et il commence de se lamenter :‌

Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu, ‌
Se livre sur la terre, en présence de Dieu, ‌
Entre la bonté d’homme et la ruse de femme, ‌
Car la femme est un être impur de corps et d’âme.‌

Ah ! l’éloquente plainte et dans laquelle se résument les invectives les plus dures de Schopenhauer à l’égard des femmes, comme les amertumes éparses dans les comédies d’un Dumas, comme les réquisitoires dirigés par Tolstoï et les plus récents pessimistes contre l’amour et ses animalités natives ! Et quels vers que ceux où l’implacable poète lance à l’avenir cette prophétie sinistre :‌

Bientôt, se retirant dans un hideux royaume, ‌
La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome ; ‌
Et, se jetant de loin un regard irrité, ‌
Les deux sexes mourront chacun de leur côté !‌

Mais plus encore que cette éloquence et que cette colère, ce qu’il y a d’incomparable dans ce poème, c’est sa douleur, c’est le suintement de la plaie intime qui le colore de sang. Quelle plaie ? La plus inguérissable, celle du cœur qui, ne pouvant plus jamais croire tout à fait, ne peut cependant se guérir d’aimer, et qui s’abandonne aux trahisons possibles, par désespoir d’avoir à les combattre :‌

Mais enfin je suis las, j’ai l’âme si pesante‌
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante‌
Qui soutiennent le poids des colonnes d’airain,‌
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère dorée‌
Qui se tord dans sa fange et s’y croit ignorée !…‌

Comment sortir de cette affreuse lutte contre l’être aimé, — où il est honteux d’être vainqueur, si on l’est par la ruse, et trop douloureux, si c’est par le pardon, — autrement qu’en s’en allant d’un monde où il est également impossible de satisfaire le rêve de l’amour, héritage sublime des piétés de naguère, et d’y renoncer :‌

J’ai donné mon secret, Dalila va le vendre. ‌
Qu’ils seront beaux les pieds de celui qui viendra
Pour m’annoncer la mort ! Ce qui sera sera…‌

IV §

Le lecteur a pu le remarquer : les différents morceaux que je viens d’analyser appartiennent à l’ordre symbolique. C’est, à mon avis, une des preuves les plus frappantes de la hauteur de vues d’Alfred de Vigny que d’avoir deviné cette valeur poétique du symbole. La beauté poétique pure ne réside-t-elle pas dans la suggestion plus encore que dans l’expression ? Les esthétiques confuses de notre époque ont pu s’y tromper, et beaucoup de poètes ont essayé de produire des effets de poésie avec une transcription directe de leurs sentiments. L’expérience a prouvé qu’ils obtenaient ainsi de très puissants effets de passion, mais qui dit passion ne dit pas poésie. Pour que le sortilège des beaux vers s’accomplisse, il y faut du rêve et de l’au-delà, de la pénombre morale et du mystérieux. « Qu’est-ce que la poésie ? » disait Byron dans ses Mémoires. — « Le sentiment d’un ancien monde et celui d’un monde à venir. » Un autre univers aperçu, par-delà les événements de la vie présente, comme capable de nous combler le cœur, et regretté dans le désespoir ou pressenti dans le désir, c’est bien là où se meuvent les imaginations des poètes, et le symbolisme se prête merveilleusement à cette sorte de mirage. Alfred de Vigny a eu l’énergie, voyant cette vérité, de la mettre en pratique, comme il a eu l’énergie, si rare en un âge ivre de violence, de demeurer discret et tendre. Il a pratiqué la plus rare des intransigeances, celle de la délicatesse. Aussi reste-t-il cher à ceux qui l’aiment, comme Virgile et comme Shelley, — le Virgile de la Didon après la mort, qui détourne ses yeux pour ne pas voir son amant perfide ; le Shelley de la Plante sensitive ou du fragment : The Magnetic Lady to her patient, et longtemps encore les adorateurs des beaux vers auront dans les yeux la silhouette du noble artiste telle que lui-même l’a dessinée aux dernières strophes de la Maison du berger :

Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule en y posant ton front ? ‌
Viens, du paisible seuil de la maison roulante,
Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront…‌

Et le divin poète, lui, ne passera pas !‌

VI

Lamartine Souvenirs M. Alexandre Lamartine §

Il en est des grandes renommées littéraires, ces créations idéales de l’imagination des siècles, comme de tous les êtres vivants ; elles subissent des métamorphoses et sont soumises à l’universelle loi de l’évolution. Il semble que presque toutes traversent ainsi trois principales phases, au terme desquelles l’écrivain se trouve enfin rangé à une place fixe dans l’histoire générale des esprits. Il y a d’abord, pour le génie qui se manifeste, une période d’avènement, ou, si l’on veut, d’envahissante et subite conquête de l’opinion. Cette période, qui se produit d’ordinaire du vivant même de l’auteur, est celle des enthousiasmes extrêmes et des fanatismes. C’est l’époque ou les dévots du talent récemment révélé pullulent, s’agitent, s’exaltent, et sacrifient sur l’autel du dernier Dieu toutes les religions passées. Cela dure dix années ou cinquante, suivant les circonstances ; puis la période de la réaction commence, qui est celle de la cruelle injustice. Le Dieu d’hier se trouve soudain relégué, à son tour, parmi les idoles vieillies. La mode a fait volte-face et ne reconnaît plus que les défauts de l’artiste dont elle n’avait vu que les qualités. On dirait que la loi de la Némésis est, ici comme ailleurs, inévitable, et que l’excès de l’admiration se solde nécessairement par l’excès du dénigrement. La troisième période arrive enfin, qui est celle de la critique digne de ce nom, — de la critique pacifiante qui n’exalte ni ne condamne, mais qui comprend, et au regard de laquelle une étroite connexion unit les qualités aux insuffisances.‌

C’est alors seulement que l’œuvre de l’écrivain apparaît sous son vrai jour, dans la place qui lui convient, entre les œuvres qui l’ont précédée ou déterminée, d’une part, et, de l’autre, les œuvres qui l’ont suivie et qu’elle a déterminées. Elle n’était, cette œuvre, trop admirée tour à tour et trop décriée, qu’un moment de la littérature, et c’est après coup que l’importance de ce moment peut être mesurée. Aujourd’hui nous savons quelle fut la portée de l’effort de Ronsard. Qui pouvait en juger parmi ses contemporains, ivres d’engouement, et parmi ses successeurs, aveugles d’injustice ? Nous commençons de définir à sa valeur la besogne accomplie par Voltaire. Ni les encyclopédistes, ses fervents, ni les romantiques, ses détracteurs, n’étaient des appréciateurs équitables de ce grand homme. A une moindre distance, nous pouvons reconnaître ceux de nos illustres contemporains qui déjà sortent de la seconde période pour entrer dans la troisième. Parmi ceux-là, deux surtout doivent attirer l’attention de l’observateur qui étudie le flux et reflux du goût public : ai-je besoin de nommer Chateaubriand et Lamartine ? Qu’il est loin cet âge où Atala et les Harmonies apparaissaient comme une révélation nouvelle de la Beauté ! « Qu’ils ont vite passé… » disent du prosateur et du poète leurs adversaires triomphants, et même leurs fidèles répètent avec mélancolie : « Ils ont passé !… » Mais, s’ils ont passé, c’est pour revenir, pour s’asseoir à la place méritée qui doit demeurer la leur. A bien des signes, il est loisible de reconnaître que l’époque de la mise au point de ces glorieuses figures n’est pas très éloignée. Pour ce qui est du second au moins de ces deux écrivains, je veux parler du poète, la faveur avec laquelle est accueilli le livre de Souvenirs publié sur lui par son secrétaire intime, M. Charles Alexandre, suffirait à témoigner de ce retour d’opinion. Ce livre n’est pas près d’être un chef-d’œuvre. Il est composé au hasard d’un journal privé, tout mêlé d’anecdotes insignifiantes, écrit d’un style bien inégal. Il a été lu cependant, parce que Lamartine y revit tout entier, parce qu’à cette occasion, les traits essentiels de cette figure si typique, de ce poète qui ne fut que poète, se trouvent remis en pleine lumière, enfin parce que ces Souvenirs ont rappelé à notre mémoire à tous tant de vers d’une incomparable beauté, auxquels il faut bien retourner comme à la plus pure, à la plus jaillissante source de rêverie.‌

I §

Le Lamartine que M. Charles Alexandre évoque devant nous n’est déjà plus ce poète de la trentième année qui s’accoudait en 1820 au marbre des cheminées dans les salons du faubourg Saint-Germain pour réciter ses premiers vers, — charmant cavalier qu’une légende romanesque entourait d’une auréole. « La touche de ses vers », écrivait de lui Stendhal, « rappelle à tous moments ses aventures de Naples. Ces aventures touchantes ne sont un mystère pour personne ici ; mais il serait peu délicat de les imprimer. Elles ont plongé M. de Lamartine dans une mélancolie profonde, et lui ont donné son talent. » Un quart de siècle avait passé sur la tête bouclée de l’amant de Graziella, depuis cette entrée triomphante dans le génie et dans la gloire. On était en 1843. Le poète, né vers 1790, avait alors plus de cinquante ans. Il n’écrivait plus de vers que pour aider aux œuvres de charité de sa femme. Quand cette dernière lui disait : « Je vous aurais voulu à ce concert de musique », il répondait : « J’aime mieux la commission des chemins de fer. » Il avait abandonné la muse pour la politique, et l’ensorcellement où il tenait ses fidèles était si fort que même ceux-ci ne lui en voulaient point de ne plus les enivrer avec la mélodie sacrée de ses strophes. « Il veut mettre Dieu dans la politique, l’homme y est trop. » Cette ligne du journal de M. Charles Alexandre suffirait à indiquer ce que l’auteur des Méditations était pour ses admirateurs d’alors, — une religion ; et remarquez que le jeune homme qui parlait ainsi de son poète ne le connaissait que par ses livres. M. Charles Alexandre était venu de sa province, possédé par cet unique désir : voir Lamartine. « Lamartine ! Ce nom harmonieux me ravissait. — Ton nom est un parfum répandu, dit le Cantique des Cantiques, voilà pourquoi les vierges t’aiment… » Il était recommandé à un autre disciple du poète, ce dévoué et noble Dargaud, que Lamartine employait à ses négociations d’argent et dont il disait : « C’est un Talleyrand d’âme. » Dargaud vivait pour le grand homme, comme Ernest de la Brière vit pour Canalis dans la Modeste Mignon de Balzac. Rien de plus aimable que l’émotion timide ressentie par le futur secrétaire intime durant les semaines qu’il passe à espérer l’heure de la présentation. « Ah ! » écrit-il sur son journal, à la date de janvier 1843, « Dargaud a fait une longue promenade avec Lamartine ; que je l’envie ! » et il relate la conversation du poète, entendue à travers les récits du confident : « Aujourd’hui, dans la rue, au bruit des voitures, Lamartine a exposé à Dargaud les idées du discours par lequel il inaugure son opposition… Il y a quelques jours, séduit par le soleil, le poète est monté à cheval avec Dargaud… » Quand enfin il a pu l’approcher en personne, quels cris de joie, ceux d’un amoureux qui a réussi à se faire présenter à une femme idolâtrée de loin pendant des jours : « Soirée de bonheur ! J’ai entendu Lamartine… » Et, à la première visite : « Grande date dans ma vie, je suis allé au foyer de Lamartine… » L’enchantement avait commencé par la lecture des livres du poète, il continuait par le charme de sa personne. La mort même ne devait pas l’interrompre. Ce livre, daté de 1884, en est la vivante preuve. Rien qu’à feuilleter ces Souvenirs, on comprend bien cet enchantement, car c’était, cet homme de génie, la séduction même. Il avait pour lui, même à cet âge de la jeunesse finie et de la vieillesse toute proche, le don prestigieux du magnétisme physique. Il était beau, de cette beauté indestructible que Chateaubriand a gardée, lui aussi, jusqu’à la fin. « Sa tête maigre, nerveuse, sculptée par le divin artiste, bien posée sur la longue tige du cou, aux yeux noirs perçants, au nez aquilin, à la bouche souriante, au menton à large base, au front élevé, à la pâleur transparente, se détachait sur un habit noir. Sa taille élancée se cambrait avec une sveltesse, une élégance suprêmes. Il avait la démarche rythmée, légère, le corps ailé, la beauté de l’Apollon antique. Il était lyrique de la tête aux pieds. Son corps, fait de muscles et de nerfs, n’avait pas de chair… » En un mot, il ressemblait à sa propre poésie, — rencontre saisissante et qu’achevait de rendre plus saisissante une coquetterie de grand homme à laquelle il était difficile de résister. Comment un disciple, invité à dîner chez un maître adulé, n’aurait-il pas été touché aux larmes par des gestes comme celui-ci. « On annonce le dîner, et l’on passe à la salle à manger. Je restai le dernier. Lamartine, avec un geste plein de grâce caressante, m’entoura la taille et me conduisit doucement. Ce qu’il y avait de bonté charmante, de poésie, d’accueil dans ce geste d’amitié, je le sentis. Un geste, un accent, c’est le cœur ! » Ajoutez à cela une magie de conversation que M. Charles Alexandre traduit ainsi : « J’avais l’illusion d’une symphonie d’étoiles. » Ce charmeur possédait un art incomparable pour dorer de poésie les plus vulgaires détails de l’existence quotidienne. Il est à table entouré de ses lévriers, il ne touche qu’aux fruits et qu’aux légumes. « En Russie », dit-il, « on place une corbeille de fruits et de fleurs sur la table, où l’on ne met que le dessert. On présente les viandes, on en prend, et on les fait disparaître. On n’a pas cette odeur désagréable des carcasses sanglantes, mais quelque chose de réjouissant, une fête des yeux. » Il se promène dans un jardin et voit des chiens jouer ; « Comme Vinci devant les oiseaux prisonniers, il s’arrête et dit : Voilà nos amis. » Il sort du théâtre, la nuit est belle, et il improvise une sorte de cantique ; « Là, au fond de sa voiture, sous ce beau ciel étincelant d’étoiles » sous ce profond azur, image de l’idéale tristesse, il eut un accès d’inspiration. » Il garde une bonhomie à travers ce lyrisme continu, et c’est une coquetterie de plus : « Mangez ce jambon de Saint-Point », dit-il à son jeune secrétaire, « il est délicieux. Si Chevet connaissait cette façon de le faire, il gagnerait des millions. J’ai eu l’idée de me faire marchand de jambons… » Et puis, tout aussitôt, jaillit un torrent d’éloquence qui roule des images bibliques à l’occasion des réalités les plus positives. Il veut défendre la haute banque contre les rancunes des démagogues, et il trouve cette phrase : « Quand vous voulez de la pluie, il faut vouloir des nuées. Les réservoirs de l’industrie sont précisément au crédit et à l’argent ce que les nuées sont à la pluie qui féconde la terre. » Homme véritablement extraordinaire, qui ne se contentait pas d’être gracieux comme une femme, inspiré comme un prophète, familier comme un ami, éloquent comme un orateur, mais qui savait se montrer brave comme un soldat ! Il faut lire, dans le livre de M. Alexandre, l’épisode si connu de l’Hôtel de Ville, pour apprécier la somme d’énergie physique dont ce songeur était capable, comme aussi le récit des dernières années pour mesurer sa force morale. Presque jusqu’à la fin il lutta de son mieux pour briser l’imbrisable chaîne de ses dettes, couvrant des pages et des pages avec sa longue et fière écriture, trouvant le moyen de rester grand, là où n’importe quel autre aurait perdu sa dignité et, pour tout dire, si complètement, si uniquement poète à travers les étranges péripéties de son existence, qu’il est impossible de le juger à la mesure commune de l’humanité.‌

II §

Tout Lamartine, en effet, avec ses vertus et ses défaillances, avec ses grandeurs et ses misères, ne s’explique-t-il point par quelques-unes des lois de la nature poétique dont il fut un des exemplaires les plus significatifs ? Cette nature poétique s’accompagne d’ordinaire, chez ceux qu’elle domine, d’autres facultés qui font équilibre, et qui empêchent la saillie extrême des qualités et des défauts. L’auteur des Méditations, lui, encore une fois, n’était que poète, et, par cela seul, il présente un tableau, admirable pour le psychologue, d’une faculté grandiose développée sans aucune mesure, tour à tour bienfaisante et meurtrière, tellement forte qu’elle a créé à cet écrivain du dix-neuvième siècle une destinée sans analogue et dont la féerie ressemble à quelque caprice d’une légende orientale.‌

Quel rêve, et ce fut ton destin !…‌

Ce mot qu’il a dit de Napoléon pourrait s’appliquer à lui-même avec autant de justesse. Tout pouvoir excessif de l’esprit produit nécessairement une destinée excessive. Réduite cependant à ses éléments premiers, la faculté poétique paraît résider dans un don technique d’une part, celui du rythme ; — dans un don psychologique d’autre part, que, faute d’un terme plus exact, j’appellerai l’imagination des états de l’âme. Le pouvoir de manier le rythme s’expliquerait sans doute par une analyse de physiologie, comme l’aptitude de l’œil du peintre à saisir des rapports de couleurs et celle de l’oreille du musicien à mesurer des rapports de sons. L’imagination des états de l’âme ne saurait, elle, se ramener à un principe plus simple. C’est un fait initial qu’il faut admettre, comme l’existence des autres sortes d’imagination. Il est aisé de voir a priori quelles conséquences en découlent, pour peu qu’elle prédomine d’une manière absolue sur un caractère. Les Souvenirs de M. Alexandre permettent de suivre, expérimentalement, si l’on peut dire, dans le grand poète dont il fut l’ami, le jeu singulier de cette faculté, les vertus qu’elle exalte, comme aussi les défauts vers lesquels elle précipite ses victimes.‌

La différence essentielle qui sépare l’homme doué fortement de l’imagination des états de l’âme et l’homme ordinaire, paraît résider en ceci : ce dernier n’admet en lui que les sentiments qu’il éprouve en vérité, tandis que le premier est capable de se représenter avec une force extrême, par suite de ressentir, des sentiments qu’il conçoit possibles dans certaines circonstances données. Le résultat immédiat de cette capacité particulière est de compliquer à l’extrême la vie sentimentale de celui qui la possède, d’abord parce que les sentiments ainsi conçus à l’avance deviennent un but au lieu d’être un résultat, et surtout parce que la ligne de séparation finit par s’effacer entre les sentiments réels et les autres. Où réside alors la véritable personne, et comment la saisir parmi tous les avatars auxquels elle se complaît ? L’avantage d’une telle disposition est cette mobilité charmante que nous venons de reconnaître chez Lamartine. Il était bien, comme on l’a dit de Shakespeare, une créature à mille cœurs, car, pour lui, entrevoir un état de sensibilité, c’était, du même coup, se l’approprier ou s’y approprier. De là dérive cet aspect d’immortelle jeunesse intérieure. Il y a dans ces causeries, rapportées cependant après des années, le charme d’un être toujours nouveau à lui-même, toujours en train de s’inventer une vie jusqu’alors inconnue. Rien ne montre mieux combien cette puissance de se représenter à l’avance un « moi » idéal était souveraine chez Lamartine que l’anecdote rapportée par M. Alexandre à la date de 1850. Il n’y avait pas deux ans que le poète venait d’être mêlé à tous les événements de la vie contemporaine, — traduisez ces mots par les innombrables détails de minutieuse activité qu’ils représentent. — Voici qu’il fait demander au sultan Abdul-Medjid une concession près de Smyrne. Il l’obtient, et aussitôt sa vie d’hier est oubliée. « Maintenant », écrit Mme de Lamartine, « il ne songe qu’à la concession. Il voudrait à tout prix trouver des capitaux pour l’exploiter. Je tremble, tout en étant bien disposée à tout ce qu’il voudra… » Et lui : « Je rêve de me retirer dans l’hospitalité de l’Orient. L’homme y est noble. La politesse y est à un degré de religion et de solennité. L’âme y est grave, profonde et contemplative. Ils ont à la bouche des proverbes divins. Ils parlent Job et Salomon. » Est-ce bien le même personnage qui préférait à tout plaisir la commission des chemins de fer, celui qui disait : « L’annonce est un art inventé par Girardin et accompli par Lamartine ? » Il s’est vu en pensée éprouvant les sentiments d’un Sage oriental, et cela suffit pour qu’il ne soit plus reconnaissable ni à lui-même ni aux autres. Cette involontaire et continue métempsycose offre une séduction incomparable. Elle a ce danger d’interdire à celui qui s’y abandonne le maniement du réel. Au lieu de regarder les conditions des choses et de les accepter comme inévitables, l’homme que domine l’imagination des états de l’âme s’applique à voir ces conditions telles qu’il les désire. Absorbé qu’il est dans le jeu intérieur de ses fantaisies sentimentales, il ne regarde pas le jeu intérieur des forces parmi lesquelles il doit lutter, et c’est ainsi que les triomphes de Lamartine s’achèvent sur une lamentable déroute, — déroute dans sa vie littéraire, déroute dans sa vie politique, déroutes dans sa vie privée. C’est exactement le contraire de la destinée des poètes chez lesquels l’imagination des objets fut aussi forte que l’imagination de leur propre sensibilité : Shakespeare et Gœthe. Mais peut-être trouvera-t-on qu’ils sont moins absolument poètes que ne le resta jusqu’au dernier jour le vaincu de Saint-Point.‌

Cette imagination des états de l’âme n’a pas seulement pour résultat de faire de l’homme une créature mobile à l’extrême, elle en fait aussi une sorte d’artiste en émotions. Celui qui se complaît à se représenter des crises morales se complaît bien vite à en raffiner les délicatesses. Ce ne sont plus alors que sentiments exquis, subtilités tendres, constantes recherches de ce qu’il y a de plus haut et de plus rare dans l’ordre du cœur. Le volume de M. Alexandre abonde en récits qui montrent chez Lamartine ce goût invincible de la noblesse intime et cette habituelle distinction de sensibilité. Mais en même temps, et par un détour inattendu, cette imagination rend celui qui la possède de plus en plus incapable de se représenter le cœur des autres, en sorte qu’il est tout ensemble l’être le plus facile à l’attendrissement et le plus impuissant à aimer d’une manière complète. On ne saurait dire d’un tel homme qu’il est égoïste. Cependant il arrive d’ordinaire qu’il ne voit que lui-même, et par suite qu’il ne vit que pour lui-même. En lisant ces Souvenirs d’un disciple qui aima si passionnément son maître, on éprouve malgré soi un malaise à constater combien le poète est emprisonné, naïvement, magnifiquement, mais emprisonné tout de même dans sa propre personnalité. Généreux comme il l’était, et répandant autour de lui avec profusion les richesses qui passaient à travers ses mains, il semble avoir obéi, dans cette prodigalité, plutôt à son instinct qu’à ses affections. Il est impossible de ne pas en vouloir au grand homme de ses folles imprévoyances quand on lit les lettres de Mme de Lamartine que cite M. Alexandre, et si l’on mesure l’abîme de détresse où cette noble femme était tombée, avec le poète sans doute, mais aussi par lui : « … Voilà », dit-elle après l’avoir justifié de ses dettes, « voilà où est la grande plaie qui m’a troublée toute ma vie et qui me troublera jusqu’à la mort… Il est tout naturel que la nature de M. de Lamartine, tout imagination, poésie, générosité, grandeur, l’ait entraîné à mal calculer. On ne le sent pas assez, le génie a son prix. Il en souffre plus que personne, excepté moi… » Déjà Sainte-Beuve avait remarqué la curieuse nuance d’excessive personnalité qui se dissimule dans l’adorable élégie du Premier Regret. Le poète raconte qu’une jeune fille est morte d’amour pour lui, il la pleure, et cependant il y a une volupté plus qu’une pitié dans ces larmes. La douceur que lui procure son attendrissement est plus forte que la peine et que le remords. Il est presque heureux dans sa mélancolie d’avoir été aimé si follement. Peut-on lui en vouloir, puisque même les victimes de cet égoïsme involontaire et caressant paraissent l’avoir béni des souffrances qu’il a causées, et qu’il n’a certes pas vues ?‌

Enfin, et c’est là un troisième effet de la prédominance de cette sorte d’imagination, si celui qui la possède a naturellement le goût du sublime et du délicat, il lui arrive souvent de se servir de ce goût comme d’une parure. Il se complaît volontiers dans l’attitude. Pour tout dire, il y a un peu de comédie, inconsciente ou non, dans son personnage. Ce Lamartine auprès duquel nous introduit M. Alexandre, tout divin qu’il fût par tant de côtés, n’était pas exempt d’une nuance au moins de ce défaut. Il lui plaisait trop d’être le grand homme qu’il était. L’admiration émue l’enveloppait d’une trop douce flatterie. Il y avait en lui comme une fatuité angélique, si l’on ose associer ces deux mots. Ce défaut fait comprendre, plus encore que l’antipathie littéraire, une boutade cruelle de Chateaubriand et quelques épigrammes de ce même Sainte-Beuve. Il est vrai aussi de dire que ce goût de l’attitude était si ingénument, si délicieusement inoffensif ! Reconnaissons-y la jouissance naturelle d’une grande manière d’être, mais qui se sait grande, d’une âme très noble, mais qui se contemple trop pour ne pas se savoir noble. Précisément, cette grandeur et cette noblesse préservent le poète de tomber dans ce que l’on a flétri du terme moderne de « cabotinage ». Seulement on comprend que les mêmes facultés, mises au service d’une créature de distinction moindre, doivent la conduire à ce vice horrible qui dessèche le cœur, en tarissant à sa source la sincérité. On s’explique ainsi pourquoi le premier moraliste de notre siècle, Balzac, a étudié à deux reprises les effets destructeurs de l’imagination propre au poète, lorsqu’elle se développe dans un mauvais sens. Il a créé ainsi le Rubempré des Illusions perdues et le Canalis de Modeste Mignon, on a dit même que le second de ces deux héros de roman était une copie de Lamartine. C’est alors une copie où se retrouvent exagérés les défauts que l’analyse malveillance pouvait pressentir dans le modèle, tandis qu’il y manque ce qui a sauvé l’auteur des Harmonies et de ses qualités et de ses défauts : la magnificence morale.‌

III §

Elle apparaît, elle déborde, cette magnificence, à travers l’œuvre lyrique de cet écrivain sans analogue dans notre dix-neuvième siècle, et qui fait bien plutôt songer aux chanteurs des temps légendaires qu’à un homme de lettres parisien. A reprendre ses trois grands recueils : les Premieres et les Nouvelles Méditations, puis les Harmonies, on demeure étonné devant ce flot ininterrompu de vers grandioses, qui vont, qui passent, avec la facilité, avec l’amplitude, avec la puissance d’un large fleuve épandu dans une vaste plaine, et tour à tour coloré de tous les reflets du ciel, rosé avec l’aurore, bleu avec le midi, pourpre avec le soir, ténébreux sous la taciturne nuit. Cette imagination des états de l’âme, si exclusivement dominatrice dans cette tête de songeur, est la cause que ces poèmes expriment non pas une âme individuelle et spéciale, mais l’Ame elle-même, la Psyché vagabonde et nostalgique et son dialogue immortel avec Dieu, avec l’Amour, avec la Nature. Si le poète est incapable d’étreindre le réel, il est aussi affranchi de sa servitude, et le monde du rêve infini s’ouvre devant son essor. S’il n’est pas un scrupuleux observateur de la sensibilité d’autrui, il y gagne d’apercevoir plus aisément l’Idéal et de donner à ses mélodies ce charme presque céleste, celui d’une musique entendue dans une sphère où les cris des passions ne pénètrent pas. S’il s’attarde trop complaisamment à la beauté de ses propres sentiments, il y gagne d’évoquer les images à profusion, de doubler et de redoubler les développements de son éloquence, et ces mêmes facultés, qui dans l’existence quotidienne étaient son danger, l’exaltent et le portent au premier rang dans l’univers de la création intellectuelle, — tant il est vrai que ces mots : un défaut, une qualité, n’expriment qu’un accord entre nos dons intimes et le milieu dans lequel nous les appliquons.‌

Aujourd’hui que ces poèmes ont perdu, avec leur magie de nouveauté, le prestige que leur assurait une harmonie profonde entre les aspirations du public et les inspirations de l’auteur, il est malaisé de ranger cette œuvre, tour à tour trop admirée et trop négligée, à sa place définitive. On est en droit cependant de remarquer que, parmi nos artistes modernes, Lamartine est celui qui ressemble le plus aux grands rêveurs du Nord, à un Shelley, à un Keats, par ce caractère d’une beauté poétique absolument étrangère à tout ce qui n’est pas la poésie. Il y a du peintre dans Victor Hugo, il y a de l’orateur dans Alfred de Musset, il y a du philosophe dans Alfred de Vigny. Chez Lamartine seul aucun alliage n’est venu déformer ou compléter, — comme on voudra, — le génie primitif. Il ne suit pas de là qu’il soit le premier de tous, mais à coup sûr il est unique. Sainte-Beuve disait des derniers entretiens des Cours familiers de littérature : « Il a toujours cette flûte enchantée dont il jouera jusqu’à la fin. » Ceux qui aiment les sons de cette musique idéale continueront à en surprendre l’écho dans ses vers ; et le vœu qu’il fit un jour se trouvera réalisé, ce vœu :‌

De ne laisser ici pour trace et pour mémoire‌
Qu’une voix dans le temple…‌
et même sur les ruines du temple où il priait, cette voix s’entendra toujours.‌

VII

Victor Hugo8 §

L’effort littéraire de l’homme de génie dont je viens d’écrire le nom en tête de ces pages a été si grand, si continu et si complexe qu’il déconcerte les procédés habituels de la critique. Cet écrivain qui, durant soixante années et plus, a multiplié les coups de théâtre de sa gloire, passant des Orientales à la Légende des siècles, de Hernani aux Châtiments, de Notre-Dame aux Misérables, échappe presque à l’analyse. Cette production démesurée ne saurait, semble-t-il, s’étreindre dans une formule qui l’explique tout entière. Il faudrait que M. Taine reprît la plume des Essais de critique et d’histoire pour que nous eussions un portrait intellectuel de Victor Hugo, vraiment définitif et complet. A défaut de ce portrait total, c’est une simple esquisse que je voudrais essayer ici, en m’excusant de parler de ce mort d’hier avec une émotion, trop justifiée par la soudaineté de cette catastrophe. Victor Hugo restait si invinciblement vivant et alerte qu’il paraissait devoir demeurer longtemps encore parmi nous comme un témoin, et le plus illustre, des grandes batailles littéraires livrées dans la première moitié du siècle. Maintenant qu’il n’est plus, on peut appliquer à cette génération des écrivains de 1830 le vers admirablement mélancolique :‌

Ô soleils disparus derrière l’horizon !…‌

I §

Il y a une méthode à peu près assurée pour reconnaître la qualité maîtresse d’un écrivain. Elle consiste à comparer un certain nombre des fragments de son œuvre aux fragments analogues qui se rencontrent dans l’œuvre de ses principaux rivaux de génie. Si l’on soumet à ce procédé quelques pages de Victor Hugo, on arrive à trouver que sa supériorité constante réside dans l’expression. D’autres poètes ont possédé à un degré plus rare le don de la mélancolie, ainsi Lamartine ; d’autres le don de l’éloquence et du pathétique, ainsi Alfred de Musset ; d’autres celui de la pensée et de l’au-delà, ainsi Alfred de Vigny. D’autres prosateurs ont fait de la langue un instrument de notation plus subtil et plus exact. Aucun n’égale le manieur de rimes des Orientales et le conteur épique des Misérables dans l’art d’employer le mot qui fait saillie et grave l’idée avec une intensité d’eau-forte. Presque toute poésie paraît décolorée à coté de la sienne, presque toute prose adoucie. Ces strophes où la rime s’incruste comme une pierrerie qui renvoie la lumière, ces phrases aux cassures hardies qui semblent avoir des portions renflées et des portions creuses, comme un métal repoussé, entrent dans l’œil du lecteur par une magie presque physique ; et ce pouvoir d’expression était chez Victor Hugo si profondément inné, que dès les premières odes et aux temps où il subissait la rhétorique classique, il en faisait preuve, comme il en fit preuve dans ses discours de tribune, dans ses pamphlets de proscrit, dans ses harangues d’académicien. Parcourez au hasard la seule table d’un de ses livres, celle, par exemple, d’un de ses romans. Voici quatre titres de chapitres qui se suivent dans Quatre-vingt-treize. « Un coin non trempé dans le Styx… — Minos, Eaque et Rhadamante… — Magnâ testantur voce per umbras… — Tressaillement des fibres profondes… » Apercevez-vous comme les moindres détails deviennent une occasion de style pour ce visionnaire des mots, qui fut en même temps un visionnaire prodigieux des choses ?‌

Car ce pouvoir d’expression, est lui-même un cas d’une faculté plus haute, qu’une analyse, même superficielle, découvre aussitôt chez Victor Hugo : le pouvoir de l’image. Les quelques confidences que nous avons sur ses procédés de travail nous permettent d’affirmer que la faculté de l’évocation intérieure était chez lui beaucoup plus forte que chez les autres personnes. Il a pu ainsi, de mémoire et sans notes, décrire le quartier de Paris par où s’échappe Jean Valjean dans les Misérables, et cette description est strictement exacte, rue par rue, maison par maison. Lorsque Hugo fermait les yeux et qu’il pensait à un objet, le contour physique de cet objet ressuscitait en lui d’une manière intégrale, et même avec un peu plus de rehaut que dans l’impression première. Les dessins qu’il a laissé publier attestent cette exagération. Pour tout dire, il semble avoir possédé d’une façon surprenante une imagination spéciale qui est celle du relief, et cette sorte d’imagination lui était à ce point essentielle qu’il l’appliquait aux phénomènes de la vie morale. Il concevait les caractères de ses personnages par antithèses, aussi naturellement qu’un écrivain d’imagination psychologique conçoit les siens par nuances. Il lui fallait des contrastes vigoureux d’ombre et de lumière, qui lui donnassent l’impression de la saillie morale. Hernani, ce bandit plein d’honneur, — Ruy Blas, ce valet sublime, — Marion Del orme, cette courtisane aimante, — Jean Valjean, ce forçat héroïque, sont construits ainsi. Et jusque dans son fond métaphysique cette, œuvre énorme porte l’empreinte de cette espèce particulière d’imagination. Aucun esprit plus que celui-là n’a conçu le monde comme le champ d’antagonisme de deux principes contradictoires, c’est-à-dire se faisant saillir l’un l’autre, le Bien et le Mal. Et ne croyez pas qu’il y eût là un procédé ajusté en vue d’un certain effet. C’était l’élément premier de l’esprit de Victor Hugo que cette vision par violentes oppositions, et cet élément premier explique toute l’histoire de son génie.‌

II §

Pour un artiste dominé par cette imagination du relief, la poésie classique de 1820 devait être l’objet de la plus invincible antipathie. Car, précisément, c’est à la suppression absolue du relief qu’aboutissait cette poésie, dernier moment de la grande évolution idéologique commencée par les cartésiens du dix-septième siècle. Plus d’images vives et naturelles, partant nul éclat ; plus de termes propres, partant nul pittoresque ; plus de rimes imprévues et riches, plus de variété dans la césure, partant une terne, une grise monotonie de versification. Les notes placées par Sainte-Beuve, alors dans la pieuse ferveur de ses débuts, à la suite de Joseph Delorme, attestent que ces problèmes de technique jouèrent un rôle capital parmi les fidèles de Victor Hugo. Des pièces telles que le Pas d’armes du roi Jean, Sarah la Baigneuse, les Djinns, démontrent combien Hugo lui-même fut préoccupé, en ces années-là, de l’invention d’une forme nouvelle. Quelle forme ? Celle dont ses visions avaient besoin pour se traduire avec l’énergie de leur relief. Par-delà deux cents ans, il alla rechercher le vers souple et si expressif de Ronsard, il le travailla de toute la force de son génie, et il finit par créer un vers nouveau dont les qualités principales se raccordent merveilleusement à son don premier. D’abord une césure mobile permet de varier la valeur de chaque partie d’une période poétique. Tantôt l’alexandrin coupé en morceaux se plie à copier l’humble détail de l’existence quotidienne. Tantôt, soufflé d’un trait, il s’enfle et s’agrandit jusqu’à une ampleur énorme :

Et leur âme chantait dans les clairons d’airain…‌
(Les chatiments.)
Étant le grand rêveur solitaire de l’ombre…‌
(La légende des siecles.)‌

Ces vers immenses abondent dans l’œuvre de Hugo qui, en second lieu, a introduit dans la langue poétique française toute la masse des termes jusque-là réputés sans noblesse. Il a comme affiché un décret de mise en liberté du mot. Lui-même a raconté dans une pièce des Contemplations (livre I, 7), essentielle pour l’intelligence de son esthétique, de quelle manière il avait compris son rôle de chef applaudi du romantisme :‌

Je fis souffler un vent révolutionnaire.‌
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.
Plus de mot sénateur ! Plus de mot roturier !‌
Je fis une tempête au fond de l’encrier…‌

Enfin il aperçut, avec l’entente profonde qu’il eut toujours de l’animalité de la langue, quelle fonction vitale la rime occupait dans l’organisme du vers français. Etant la dernière syllabe de ce vers et une syllabe redoublée, c’est elle qui fait sommet, si l’on peut dire, et Victor Hugo se complut a la charger de sens. Il choisit, pour les mettre à cette place de lumière, les mots qui donnent la tonalité au morceau poétique. Il accrut encore cette valeur de la rime en la voulant à la fois sonore et inattendue, concise et riche. M. de Banville, dans son Traité de poésie française, a étudié par le menu et de ce point de vue spécial un long fragment de la Légende des siècles, — modèle accompli d’analyse que le lecteur pourra vérifier en prenant une pièce quelconque du grand poète, et considérant simplement quels mots terminant chaque vers.‌

C’est toute une langue nouvelle que Victor Hugo a façonnée ainsi pour l’usage des versificateurs. Cette langue a eu la fortune la plus extraordinaire. Un critique exercé déterminerait, presque à coup sur, en présence d’un poème, s’il date d’avant ou d’après l’auteur des Orientales, Cette fortune s’explique par ce fait que la révolution prosodique accomplie ainsi a coïncidé avec la plus grande révolution psychologique de notre âge. Lorsque au lendemain du premier empire les jeunes gens ouvrirent les yeux sur la vie, il se trouva que leur sensation de toutes choses ne ressemblait guère à la sensation notée par leurs pères du dix-huitième siècle. La métamorphose de la société, les guerres héroïques, les mêlées de races avaient eu pour résultat de produire des âmes nouvelles qui eurent besoin, elles aussi, d’une nouvelle langue pour s’exprimer au dehors. Rien de plus impraticable que le conseil célèbre de Chénier :‌

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Lui-même avait fait des vers très nouveaux sur des pensées très nouvelles. Victor Hugo, grâce au don supérieur d’expression dont il était muni, inventa presque du premier coup cette forme dont ses jeunes contemporains étaient obscurément, mais passionnément désireux. Aux affamés d’exotisme, comme Théophile Gautier, il offrait un vers capable de se colorer, ainsi qu’une toile de peintre, de tous les tons de la palette. Aux curieux de pittoresque, comme fut le Sainte-Beuve de Joseph Delorme, il apportait le droit d’insérer dans la trame de leurs descriptions les humbles vocables du parler quotidien. Aux lyriques purs, il présentait vingt rythmes ou nouveaux ou renouvelés. Aux écrivains de théâtre, il révélait un dialogue tout mêlé de comique et de tragique Quoi d’étonnant si une dévotion ininterrompue des lettrés accompagna, depuis la première heure jusqu’à la dernière, ce grand ouvrier de poésie qui avait inauguré, puis du premier coup porté à sa perfection, la rhétorique moderne ? ‌

III §

Nos facultés exercent sur nous une tyrannie. Nous avons le besoin de les employer, comme l’enfant de remuer ses membres, comme l’oiseau de déplier ses ailes. Le don supérieur de l’expression conduisit aussitôt Victor Hugo à un besoin irrésistible d’exprimer ce qui flottait dans l’air de son temps. Il se fit, d’instinct, le porte-voix des idées de sa génération. Cela ne veut pas dire qu’il ait rendu dans ses vers et dans sa prose toutes les aspirations du dix-neuvième siècle. Plusieurs lui ont échappé, dont une essentielle : la Science. Vous chercherez vainement en lui une trace de cet esprit d’analyse qui se rencontre à un si haut degré dans Stendhal et dans Balzac. Son intelligence, merveilleusement armée pour l’élan du lyrisme, était impuissante à la lente besogne de l’observation anatomique. Il s’est défini lui-même avec une justesse saisissante lorsqu’il s’est représenté comme une sorte de harpe, émue au moindre souffle,‌

Mise au centre du tout, comme un écho sonore.‌

Par une involontaire soumission à cette destinée, il fut, dès son « enfance sublime », le poète, non pas de ses propres tortures, comme Henri Heine ou Musset, mais des passions de ceux qui l’entouraient. Les voix plaintives des victimes de la Terreur, entendues encore dans le grand silence de la Restauration, passèrent dans ses Odes. Puis la sonnerie des victoires napoléoniennes se répercuta dans d’autres odes, et dans des strophes magnifiques l’appel des revendications grecques. Il devait plus tard laisser passer en lui le cri tragique de la démocratie militante, et qu’est-ce que la Légende des siècles, le chef-d’œuvre entre ses chefs-d’œuvre, sinon l’écho de la vaste clameur de l’histoire humaine ? Même ses vers les plus intimes, ceux des Feuilles d’automne et des Contemplations, ont quelque chose de presque impersonnel par la simplicité des sentiments exprimés. Il semble qu’il ait recueilli le soupir de toutes les familles dans ses vers de foyer, le souffle de tous les amants dans ses vers d’amour. Ce qu’il y a d’individuel et de local s’efface, et c’est ainsi que, même dans les élégies, dans les paysages, dans les confidences, grâce à ce je ne sais quoi de toujours collectif et de général, la poésie de Victor Hugo prend comme un caractère d’épopée.‌

Epique, — telle est bien la définition naturelle de cette poésie aux ampleurs démesurées, aux visions grandioses, aux impersonnalités sublimes. Même on peut suivre dans l’œuvre de Victor Hugo le travail d’esprit par lequel cette sensation épique de la vie s’élabore. Examinez, par exemple, ce que devient, pour le créateur de Didier et de Ruy Blas, ce personnage si fréquent à notre époque et qui s’appelle le plébéien révolté. Nous avons dans les Confessions de Rousseau, dans le Rouge et le Noir de Stendhal, dans le Jacques Vingtras de Jules Vallès, des monographies de valeur différente où ce type d’homme se trouve étudié. Comparez ces analyses aiguës aux deux esquisses de héros tracées par le poète et voyez la métamorphose accomplie. Après avoir analysé avec M.Taine la psychologie du Jacobin, ouvrez Quatre-vingt-treize, et contemplez la figure de Cimourdain. Ce n’est pas qu’il y ait une contradiction absolue entre les œuvres des analystes et l’œuvre de Hugo. Lui aussi a vu les causes profondes qui font le soubassement des caractères. Mais au lieu de montrer ces causes avec les misères que comporte une existence individuelle et bornée, il crée des êtres plus grands que nature, plus pénétrés de symbolisme, et dans lesquels s’incarne l’espérance ou la souffrance d’une classe entière. Encore ici, le poète exprime ce qui tressaille, inexprimable, dans des milliers de créatures tourmentées de confus désirs. Il y a une interprétation religieuse, et d’ailleurs inexacte, de la Révolution éparse dans la vague rêverie de beaucoup de Français. Vous trouverez cette interprétation rendue avec la plus étonnante éloquence dans telles pages des Misérables ou de Quatre-vingt-treize. C’est là proprement la puissance épique. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause du succès de Hugo parmi les foules. Elles ont aimé en lui un grand écrivain dont le génie vibrait à leur haleine. Elles crurent voir, dans cette faculté de transformation épique de la vie, une sorte de charité intellectuelle qui manque aux purs analystes. Il y avait là une singulière illusion, car cette soi-disant charité n’est qu’une flatterie et la plus dangereuse. Mais un écrivain épique est nécessaire à la vaste conscience flottante d’une époque. Et Hugo sentait si bien cette force de son rôle qu’il a pu écrire dans la préface des Contemplations : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé qui crois que je ne suis pas toi ! »

IV §

Grâce à ce double caractère de nouveauté dans la rhétorique et de large généralité dans les conceptions, l’œuvre de Victor Hugo a été, tout ensemble, admirée par les artistes et admirée par le peuple. Gustave Flaubert, s’il vivait encore, inscrirait en pleurant son nom sur le registre déposé à la porte du poète mort, et, à côté de lui, Bouvard et Pécuchet viendraient signer aussi. A cette gloire universelle, il y a une autre cause qui tient, celle-là, aux profondeurs mêmes du cœur de l’homme. Nous avons tous en nous, que nous le sachions ou non, ce que Carlyle appelait : le culte du héros, c’est-à-dire du personnage représentatif dans lequel se résument les vertus propres à un groupe d’individus. Victor Hugo aura été ce personnage représentatif au plus haut chef, un héros littéraire incomparable. Il était, de son vivant, l’Ecrivain, et le cas le plus réussi de cette race qu’il ait été donné à un contemporain de réaliser, depuis Gœthe. De ce point de vue, son existence entière peut être considérée comme une œuvre d’art à laquelle la chance et la volonté avaient concouru en proportions pareilles. Il avait su maintenir un équilibre accompli entre la vie physique et la vie intellectuelle, si bien que, dans un âge de troubles cruels, il a gardé jusqu’à la fin la sérénité du génie qui domine son art et remplit toute sa tâche Quel contraste saisissant avec l’avortement de tant d’autres ! Le même esprit de raison, qui lui avait permis de maintenir sa vigueur corporelle à travers son gigantesque labeur, l’avait, préservé des folles prodigalités à l’heure du succès, qui se payent plus tard par l’indigence et la dépendance des années suprêmes. Sa fortune, noblement acquise, sagement préservée, faisait de lui un grand seigneur de la poésie qui pouvait ouvrir sa maison à ses fidèles sans rien demander à leur admiration. Ses opinions politiques se trouvaient avoir triomphé momentanément, en sorte qu’une immense popularité enveloppait cette vieillesse égale à la plus vigoureuse maturité. Il n’avait, en outre, jamais abandonné cet art des vers auquel il devait les commencements de sa renommée Les hasards heureux de sa destinée, comme les prudences heureuses de sa réflexion, concouraient donc uniquement chez lui au triomphe du Poète. Cela faisait de sa personne quelque chose de rare, de presque surhumain, une poésie vivante qui, elle, ne pouvait pas durer comme sa poésie écrite, et voici que cette existence aussi étonnante qu’un songe a fini brusquement. Qu’il est profond et d’une rêverie pénétrante ce vers que je citais tout à l’heure et que je ne puis m’empêcher d’écrire de nouveau, à la fin de cette courte étude :‌

Ô soleils disparus derrière l’horizon !…‌

VIII

George Sand‌9 §

C’est une dure épreuve pour un grand écrivain, que ces tristes années qui suivent la cinquantième, alors que la meilleure portion de l’œuvre est accomplie, la gerbe des plus riches fleuri moissonnée et liée, et que le poète célèbre commence de survivre à la génération dont il fut un des porte-voix. Comment supportera-t-il le talent des nouveaux venus qui grandissent autour de lui, — qui ne grandit plus ? Comment les volte-face inévitables du goût public ? Comment la progressive diminution de ses forces ? Comment la vue toujours plus présente du tombeau rapproché ? Aussi un intérêt de curiosité passionné nous attache-t-il aux confidences de l’artiste durant cet automne de sa pensée, comme si, dans la manière de traverser cette suprême crise, l’âme révélait plus complètement le secret de sa vigueur intime ou de sa faiblesse. C’en est fini des espérances et des désespoirs imaginaires. La vie a fait sur l’être son travail meurtrier ou bienfaisant. Elle a mutilé ou redressé l’arbre intérieur, cette ramure mystique dont les feuilles et les fleurs sont nos sentiments et nos idées. Si l’homme garde un dernier mot à dire sur la destinée, quand le prononcera-t-il, sinon dans ces années-là ? Et il semble bien que presque tous les écrivains aient la notion du caractère solennel que revêtent leurs paroles à cette époque de leur existence, car c’est pour la plupart la saison des Confessions et des Souvenirs, celle aussi des longues lettres à des amis plus jeunes ou à des compagnons de jadis demeurés fidèles malgré les défections et les désabusements de l’âge, et sur toutes ces pages, familières ou graves, résignées ou mélancoliques, plane un peu de ce que Tourguéniev appelle avec tant d’éloquence « la sincérité de la mort » !…‌

I §

C’est bien elle, cette inimitable, cette divine sincérité qui fait le charme unique du volume des lettres de George Sand — le 5me de la série — qui vient de nous être donné. Pour comprendre la haute valeur de ces lettres, et mieux apprécier leur signification intime, leur qualité d’âme, si l’on peut dire, il faut se représenter exactement dans quelles circonstances se trouvait emprisonnée la femme de génie qui les écrivait entre les années 1864 et 1870. George Sand avait alors soixante ans. Elle n’était plus celle que Balzac a peinte dans son roman de Béatrice et sous le nom de Camille Maupin, avec ses yeux « impénétrables », — avec sa beauté d’Isis, « plus sérieuse que gracieuse, et comme frappée de la tristesse d’une méditation constante » ; — avec « ses cheveux noirs descendant en nattes le long du cou comme la coiffe à double bandelette rayée des statues de Memphis » ; — avec son front « plein et large, illuminé par des méplats où s’arrête la lumière, coupé comme celui de la Diane chasseresse » ; — avec son teint « olivâtre au jour et blanc aux lumières », sur lequel tranchait la pourpre vive d’une bouche admirable de bonté. L’auteur d’Indiana était bien loin de ces années de sa jeunesse, par le masque, superbe encore, mais superbe de lassitude, que nous lui avons connu, et elle en était plus loin encore par sa situation d’écrivain. Toutes les causes auxquelles s’étaient dévoués ses premiers efforts et qui lui avaient valu ses anciens triomphes semblaient si près d’être perdues ! Elle avait représenté, avec quelle puissance, on le sait de reste, la tradition du roman à idées issu de la Nouvelle Héloïse et de Corinne, et elle assistait à la victoire de la littérature d’observation, du roman de mœurs ou d’analyse. Son œuvre, dans la sorte de lutte pour la vie que les livres soutiennent les uns contre les autres, n’était-elle pas vaincue par celle de son prodigieux rival, le maître de la Comédie humaine ? Et il en était de ses convictions politiques comme de ses croyances esthétiques. Tous les rêves généreux du socialisme avaient rencontré en elle un apôtre éloquent, puis la révolution de 1848 s’était achevée sur une ruine de ces décevantes espérances. Si du moins, à servir ces causes perdues dans la littérature et dans la politique, elle avait conquis le droit de se reposer ? Mais non. L’immense succès de ses premiers livres n’avait pas assuré la complète indépendance de sa vieillesse, et il lui fallait continuer d’écrire au jour la journée, conter derechef après avoir conté, imaginer des romans nouveaux après tant d’autres, couvrir de sa large écriture des feuilles de papier, encore, et cela sans espérance de s’affranchir jamais entièrement. « J’ai bien le droit », s’écriait-elle, « de mépriser mon argent. Je le méprise en ce sens que je lui dis : Tu représentes l’aisance, la sécurité, l’indépendance, le repos nécessaire à mes vieux jours. Tu représentes donc mon intérêt personnel, le sanctuaire de mon égoïsme. Mais pendant que je te placerai en lieu sûr et que je te ferai fructifier, tout souffrira autour de moi, et je ne m’en soucierai pas ? Tu veux me tenter ? Va au diable ! je dédaigne ta séduction ; donc, je te méprise. » Mais elle ajoutait, non sans un retour de mélancolie résignée : « Avec cette prodigalité-là, j’ai passé ma vie à ne me satisfaire jamais, à écrire quand j’aurais voulu rêver, à rester quand j’aurais voulu courir… » Elle disait aussi : « J’ai bien donné un demi-million, sans compter les dots de mes enfants », et toute sa réserve se montait, c’est elle qui nous le dit dans une de ses lettres, à deux billets de mille francs ! Ce sont là des peines de toutes les heures, auxquelles s’ajoutaient les chagrins inséparables de toute longue existence. Elle voyait mourir ceux qu’elle aimait. Un de ses petits-enfants venait d’être emporté par un mal foudroyant. Ses amis de jeunesse s’en allaient l’un après l’autre. Elle-même était souffrante, et, à maint indice, bien qu’elle prétendît dominer la maladie à force de volonté, elle sentait les signes de la faiblesse physique se multiplier. S’il y eut jamais un terrain préparé pour les sombres fleurs de la tristesse, certes c’était celui-là. « Croyez bien », écrivait-elle à Barbès, « croyez bien que je pourrais dire avec vous : ma vie a été triste. Elle a été, elle sera toujours pleine d’atroces déchirements. » Par-dessous les causes de chagrin qu’elle avouait, n’y en avait-il pas d’autres encore, qu’elle ne s’avouait peut-être pas à elle-même ? Toute femme de génie qu’elle fût, George Sand n’en était pas moins une femme, et elle avait connu, comme toutes celles qui ont été belles, les implacables cruautés du miroir, dure revanche des splendeurs d’autrefois ! Même pour les plus nobles, même pour les plus ardemment éprises d’idéal, ne sont-ils pas terriblement vrais, ne fût-ce qu’une heure, les vers du poète :‌

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides, ‌
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement ‌
Dans des yeux où longtemps burent vos yeux avides ? ‌
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?…‌

Oui, c’est bien là le dessin visible des conditions où se débattait cette âme, mais les conditions de milieu et d’existence sont-elles autre chose qu’un prétexte à déployer l’originalité intime de notre être moral ? Quand le psychologue a tout montré des circonstances parmi lesquelles palpite un cœur, cette palpitation même reste à montrer, et elle seule importe. Une vie humaine n’est pas écrite dans les faits, elle réside dans les sentiments que ces faits inspirent. C’est bien pour cela que chacun de nous constitue un univers à part des autres, que toute sensibilité apparaît à l’observateur comme un domaine solitaire et inabordable, et, si l’on veut, que toute créature pensante porte avec elle un monde d’illusions où se révèle ce je ne sais quoi d’indéfini, d’unique : sa personne. Après avoir dénombré les circonstances de tristesse parmi lesquelles la grande romancière vieillissait, nous ouvrons le recueil de ses lettres. Nous en lisons une, puis dix, puis vingt, et voici que nous entendons s’élever de ces pages un cantique d’allégresse, un hymne de reconnaissance inspirée, la réconfortante et magnanime action de grâces d’un esprit que rien n’a brisé, que tout suscite et qui s’épanche en effusions de joie profonde. A son vieil ami, le conspirateur Barbès, à son fils, à ses jeunes confidents, Flaubert et Dumas, à d’autres encore, la généreuse femme prodigue les paroles de vacance et d’espoir courageux. « Il faut aimer » dit-elle, « il faut souffrir, il faut pleurer, créer, espérer, être… ne pas compter les chutes, les blessures, les vains espoirs, les cruels événements de la pensée, mais toujours se relever, ramasser, rassembler les lambeaux de son cœur accrochés à toutes les ronces du chemin, aller toujours à Dieu avec ce sanglant trophé. » C’est sur cet héroïque appel que s’achève le sanglot que vient de lui arracher la mort de son petit-fils. Quand elle songe à la vieillesse, avec quelle grâce elle lui sourit ! « Je cherche, car mon état, à cette heure, c’est d’être‌

« Au soleil couchant‌
« Toi qui vas cherchant‌
« Fortune.‌

Oui, fortune intellectuelle, lumière, dans ce soleil couchant de la vie qui est la plus belle heure des tons et des reflets… » Si l’image de la funèbre nuit, où elle va bientôt entrer, s’offre à sa pensée, comme elle l’accueille d’un geste paisible ! « Ne désespérons jamais, mon ami ; tout ce qui s’éteint en apparence est un travail occulte de renouvellement, et nous-mêmes aujourd’hui, c’est toujours vie et mort, sommeil et réveil. Notre état normal résume si bien notre avenir infini. » Se trouve-t-elle aux prises avec une des mille difficultés de l’existence d’artiste ? « Je fais mon état d’écrivain » raconte-t-elle, « au milieu de toutes les choses et de tous les êtres, et, comme je l’aime, mon état, j’aime tout ce qui l’alimente et le renouvelle. On me fait bien des misères que je vois, mais que je ne sens plus. Je sais qu’il y a des épines dans les buissons, ça ne m’empêche pas d’y fourrer toujours les mains et d’y cueillir des fleurs. » Jamais peut-être la cordiale félicité du bon ouvrier n’a été exprimée d’une façon à la fois plus éloquente et plus simple. Car de quoi s’agit-il sans cesse ? Des menus événements d’une vie sans éclat imprévu, d’une pièce à faire représenter, d’un roman à écrire, du rôle de châtelaine de Nohant à remplir. Ces humbles tâches s’ennoblissent, comme touchées par une baguette de fée heureuse, et c’est bien cette noblesse qui fait la beauté de cet optimisme. Certes, dans cette époque de spleens longuement caressés et de complaisantes névroses, il ne manque cependant pas d’hommes robustes et qui célèbrent la joie de la vie. Cette joie s’obtient trop souvent par le sacrifice de ce qui donne seul du prix à la vie, et le courage n’est pas chose admirable s’il n’est fondé que sur la brutalité satisfaite. L’optimisme de George Sand comporte autant d’idéal que le pessimisme le plus sublime, et c’est précisément un problème d’un grand intérêt pour le moraliste que de savoir comment cet idéal n’a pas fait plaie dans cette âme, ainsi que chez la plupart des enfants du siècle. A cette santé persistante et victorieuse, malgré toutes les conditions de maladies, je vois trois causes principales. George Sand a été préservée dès tortures de la vie d’artiste par sa conception de l’art. Par sa conception du dévouement, elle a été guérie des malheurs de la vie sentimentale. Enfin l’une et l’autre de ces théories s’appuyaient sur une instinctive intuition de la Nature qui se retrouve dans le fond de tout optimisme. Je voudrais préciser ces trois points dans ce qu’ils ont d’essentiel.‌

II §

On aperçoit, ai-je dit, dans cette correspondance de George Sand une conception de l’art, inconsciente d’abord, et qu’elle a surtout formulée dans ses réponses aux lettres douloureuses de Flaubert. J’ai essayé, ailleurs, dans les Essais de Psychologie10, de montrer, à propos de ces lettres, comment l’auteur de Madame Bovary fut la victime de l’étrange doctrine qui lui faisait considérer l’œuvre comme un but pour ainsi dire indépendant de l’esprit. Tout autre était le principe de George Sand, pour qui la grande affaire fut, comme pour Gœthe, non pas de produire des livres, mais de développer sa pensée à travers ses livres. Tandis que Flaubert découvrait dans chaque production manquée un motif de désespoir, elle rencontrait, elle, même dans ses erreurs d’artiste, de quoi marcher en avant, et, par suite, de quoi se réjouir : « Quand on reconnaît », écrit-elle, « qu’un sujet ne vaut rien, ou qu’on n’est pas propre à s’en servir, on y renonce. On a perdu du temps, c’est vrai, mais il n’est pas perdu en ce sens qu’on a raiguisé l’instrument cérébral qui sert à composer. » C’est qu’aussi bien elle recherche dans la composition, comme elle le dit avec une rare profondeur, « un état de son être… » Cette conviction, que le perfectionnement personnel est tout, la domine d’une manière si complète, qu’elle y revient à plusieurs reprises : « Il n’y a pas de travail perdu, du moment qu’on a eu du plaisir à travailler. Ça apprend, et la vie se passe à apprendre. » Armée de cette foi ardente dans la valeur du développement intime, comment ne serait-elle pas à l’abri de ces incertitudes sur la durée future des œuvres, habituelle angoisse de l’homme de lettres vieillissant ? Comment se dirait-elle le sinistre : « Si je m’étais trompée ?… » Est-il possible de se tromper, quand on a demandé à ses travaux seulement d’être des travaux, c’est-à-dire des étapes de sa vie intérieure ? « L’artiste », dit-elle ailleurs, « doit vivre dans sa nature le plus possible… C’est un homme dont tout doit jouer avant qu’il joue des autres… Moi, je n’ai jamais su soigner ni polir. J’aime trop la vie. » Quand elle jette les yeux sur ses volumes d’autrefois, c’est avec l’indifférence qu’un arbre pensant pourrait avoir pour son feuillage de l’autre année. La fête de sa végétation une fois finie, qu’importe que ce feuillage se flétrisse et tombe ? Naïvement, avec une bonhomie enfantine, elle écrit à Flaubert ; « Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, est-ce que c’est de moi ? Je ne m’en rappelle plus un traître mot… » Elle dit plus loin qu’elle est panthéiste en fait d’art, entendant par là que des procédés de tous ordres trouvent grâce devant elle. Le mot va plus avant dans son être qu’elle ne l’imagine. Il peut s’interpréter autrement. Oui, cette femme au talent si facile était une panthéiste d’art, en ce sens qu’elle laissait agir en elle le Dieu caché, l’esprit obscur, instinctif, qui commande à l’écrivain d’écrire, comme à la fleur de s’ouvrir, comme à l’oiseau de voler ; et, pas plus que la fleur ne discute son parfum, ou l’oiseau la couleur de ses ailes, ce génie obéissant ne discutait la portée de son effort. Le grand moraliste du portique, Marc-Aurèle, donne-t-il un autre conseil : « Il faut vivre avec les Dieux. C’est vivre avec les Dieux que de leur montrer une âme satisfaite de son partage, obéissant à tous les ordres du génie qui est son gouverneur et son guide : — don de Jupiter, émanation de la nature ? »‌

Cette même puissance de soumission, d’impersonnalité, pour employer un terme plus exact, qui se révèle chez George Sand dans l’ordre de la vie artistique apparaît aussi dans la vie affectueuse et sentimentale. Parlant des impressions que lui procurent les choses et les individus, elle laisse tomber cette phrase étrange : « J’aime tout ce qui caractérise un milieu : le roulement des voitures et le bruit des ouvriers, à Paris ; les cris de mille oiseaux, à la campagne ; le mouvement des embarcations sur les fleuves. J’aime aussi le silence profond, et, en résumé, j’aime tout ce qui est autour de moi, n’importe où je suis… » Traduisez cette phrase en ses éléments psychologiques. Vous apercevrez par derrière elle un don singulier de vivre dans autrui, de glisser son âme dans des formes étrangères, de se renoncer soi-même pour épouser des existences différentes, — don de sympathie qui fut refusé à quelques très grands artistes comme Byron et Chateaubriand, et accordé si généreusement à Michelet ainsi qu’à George Sand. Celle-ci écrivait à Flaubert : « Il n’y a d’intéressant, dans ma vie à moi, que les autres. Te voir à Paris, bientôt, me sera plus doux que mes affaires ne me seront embêtantes. Ton roman m’intéresse plus que tous les miens. L’impersonnalité, espèce d’idiotisme qui m’est propre, fait de notables progrès. » Et ailleurs : « Je sais si bien vivre hors de moi ! » Rien n’est plus touchant que de voir avec quelle souplesse cette âme heureuse et facile se plie à des idées et à des sentiments différents des siens, comme elle est ingénieuse à comprendre des êtres opposés à elle, à les aimer. Probablement cette faculté d’aimer n’était chez elle qu’un cas particulier d’une faculté plus haute : celle d’imaginer des cœurs autres que son cœur. Peut-être l’égoïsme a-t-il pour racine une impuissance à nous représenter complètement une sensibilité qui n’est pas la nôtre ? En même temps que cette étonnante imagination dès autres cœurs » faisait de George Sand un grand romancier, elle faisait d’elle une créature d’une infatigable sympathie. L’intelligence des sentiments a toujours pour conséquence la tendresse. On ne peut pas comprendre profondément un être sans l’aimer. Cela est si vrai que les pessimistes comme Georges Eliot et Tourguéniev, qui ont eu l’imagination des cœurs à un haut degré, n’ont jamais passé du pessimisme à la misanthropie, ainsi qu’il arrive d’ordinaire. Ils ont trouvé moyen de concilier par la pitié leur théorie de la misère de toutes choses et leur vision trop complète de la douleur humaine. Cette conciliation, George Sand, elle, n’eut jamais besoin de la tenter, car personne n’a répugné davantage au pessimisme, personne n’a cru plus profondément qu’elle à la bonté de la vie et à l’harmonie de l’âme avec la nature.‌

III §

Nous touchons ici à ce qui fait, sous tous les déguisements, le fond même du débat dans le-procès de l’optimisme contre le pessimisme. Y a-t-il un accord initial et final entre les exigences foncières de notre être intime et l’ordre des choses, ou bien non ? Suivant la réponse que l’on donne à cette question première, on croit ou l’on ne croit pas que la vie vaille la peine d’être vécue. Si, en effet, notre bonne volonté demeure sans correspondance suprême et définitive, — si notre cœur, ou tendre ou cruel, ou bon ou mauvais, n’est qu’un phénomène d’un instant destiné à disparaître comme il est apparu, pour toujours, — si le travail de l’humanité entière aboutit à une irréparable banqueroute, puisque avec la mort de la planète tout doit un jour mourir ici-bas de l’œuvre des âges, comment ne pas apercevoir la vie sous une clarté de cauchemar, et à l’état de sinistre bouffonnerie ? Les plus éloquentes phrases n’empêcheront pas que l’existence, dépourvue de signification d’au-delà, ne roule et ne retombe sans cesse sur un fond immobile de désespoir. Et si l’on veut bien examiner tous les désespérés de tous les temps, on reconnaîtra qu’ils ont souffert uniquement de ne pouvoir dire : « Notre Père, qui êtes aux cieux… » Hélas ! combien ont gardé la nostalgie de la foi, après avoir perdu la foi elle-même, et ceux-là qui soupirent : « Notre Père, qui étiez aux cieux… » sont les plus misérables de tous ! Ils sont vraiment ces rois dépossédés dont parlait Pascal. La croyance que Dieu existe, c’est-à-dire que la vie humaine a un sens supérieur, notre volonté un résultat durable, notre caducité un point d’appui éternel, se rencontre au contraire dans l’arrière-fond de tout optimisme. Celui de George Sand n’échappe pas à la loi commune : « Croyons en Dieu, dès à présent, quoique nous ne puissions pas le prouver », dit-elle. Et ailleurs : « Croyons qu’il y a toujours, quand même, une bonne route à chercher, et que l’humanité la trouvera ; ne disons jamais : il n’y en a pas… » Et comparant l’agonie de Sainte-Beuve à celle de Barbès : « Barbès », dit-elle, « est doux et souriant. Il ne lui semble pas, et il ne semble pas non plus à ses amis, que la mort le séparera de nous. Celui qui s’en va tout à fait, c’est celui qui croit finir et ne tend la main à personne pour qu’on le suive ou le rejoigne. » Mais, si Sainte-Beuve avait pu lire ces lignes, il aurait sans doute répondu à George Sand que les croyances sont des actes de foi et que la foi ne se commande pas plus que la santé. C’est l’impression que l’on éprouve en fermant le volume où se trouvent tant de pages d’un si bel accent d’énergie et d’espérance. Elles ne guériront personne de ceux qui sont malades à un certain degré, pas plus qu’elles n’ont guéri Flaubert. Il n’y a pour les souffrances de la vie morale comme pour celles de la vie physique qu’un remède, c’est le temps — qui nous ouvre tôt ou tard la porte derrière laquelle s’apprend le mot de l’énigme. Cette porte, et George Sand, la vaillante, et Flaubert, le désespéré, l’ont franchie pour ne plus la passer. Lequel avait raison, de la noble femme qui ne doutait plus, ou du grand négateur, son ami d’il y a vingt ans ? Il y a quelque chose de plus effrayant que le silence des espaces infinis dont s’épouvantait Pascal, c’est le silence des grandes âmes qui s’en sont allées, — nous ne savons où !‌

IX

Jules Vallès11 §

Je voudrais parler sans passion d’un homme qui, de son vivant, fut tout passion, et qui, mort, vient de passionner ses amis comme ses ennemis, la rue comme la presse, — j’ai nommé Jules Vallès. Le psychologue a le devoir de demeurer impartial devant toutes les natures humaines, s’il veut les comprendre. Chaque homme, en effet, a subi, pour arriver à une formation définitive de son caractère, des centaines d’influences que nous ne connaissons pas. Cette ignorance doit nous décider à suspendre notre jugement, si nous tenons à être justes, même à l’égard des personnes dont les idées répugnent le plus, à nos idées. J’ajoute que cette impartialité est plus nécessaire encore à qui veut se placer au point de vue historique ; et pour celui qui étudie notre époque si confuse et si complexe, le grand agitateur qu’on enterrait tumultueusement voici quinze jours est un phénomène d’histoire, un échantillon très précieux de l’espèce révolutionnaire. Jules Vallès ne se contenta pas d’agir, comme la plupart de ceux de sa race. Il a écrit et il s’est raconté. Doué à un degré supérieur du pouvoir de traduire sa sensibilité avec des mots, il s’est longuement et minutieusement confessé dans quelques volumes, documents de première main et qui nous introduisent dans l’arrière-fond même de sa vie morale. Grâce aux Réfractaires, grâce à l’autobiographie en trois volumes qu’il a intitulée Jacques Vingtras, nous pouvons nous représenter le secret agencement des rouages qui déterminèrent les actes de cette vie. Les faits matériels n’abondent pas dans ces livres. Ils sont d’ailleurs connus de tous. On sait communément que Vallès naquit, vers 1830, en Auvergne, qu’il fut l’enfant malheureux d’un petit professeur de province, qu’il lutta contre la misère à Paris, qu’il se fit connaître au Figaro hebdomadaire par les articles réunis dans son premier volume ; qu’il participa à l’insurrection de la Commune, qu’il passa les années de l’exil à Londres, et aussi qu’une fois revenu de l’exil, il reprit son œuvre d’anarchiste et de démolisseur social où il l’avait laissée, non moins implacable dans son dernier journal que dans ses premiers articles de jeune écrivain pauvre et obscur. C’est là comme le dessin visible de cette existence. Lisez maintenant ce Jacques Vingtras, et, derrière ces événements, vous verrez apparaître les causes profondes dont ils sont la manifestation saisissable : une certaine sorte de sensibilité d’abord, puis l’influence d’un certain milieu, enfin, comme résultat du conflit de ce milieu et de cette sensibilité, une vue particulière de la vie, si caractérisée, si violente, qu’elle a conduit cet homme à représenter, avec une saillie exceptionnelle de physionomie, toute une catégorie d’autres hommes, nos contemporains et ses semblables.‌

I §

« Rien que mes idées, à moi, c’est terrible ! Des idées comme en auraient un paysan, une bonne femme, un marchand de vin, un garçon de café ! Je ne vois pas au-delà de mes yeux, pas au-delà, ma foi non ! Je n’entends qu’avec mes oreilles, des oreilles qu’on a tant tirées… » Tout Jules Vallès tient dans ces quelques lignes avec ses puissances de vision et ses insuffisances. Nul écrivain n’a été emprisonné plus que celui-ci dans la sensation personnelle et animale des choses. Ce qui ressuscite dans son esprit quand il songe, ce sont des couleurs, des sons, des odeurs, le tout d’une manière très intense à la fois et très bornée, car ces images ne lui servent pas d’instrument pour sortir de lui-même. Il en jouit ou bien il en souffre, à la manière des enfants et des sauvages. Aussi, comme les enfants, charge-t-il naturellement ses phrases d’onomatopées qui reproduisent l’impression directe et concrète. Dès la première page de Jacques Vingtras, l’auteur raconte qu’il était beaucoup fouetté : « Vlin ! Vlan ! Zon ! Zon ! — Voilà le petit Chose qu’on fouette… » Il décrit une promenade à cheval : « La bête va l’amble, tatata, tatata, toute raide ; on dirait que son cou va se casser, et sa crinière couleur de mousse roule sur ses gros yeux qui ressemblent à des cœurs de mouton… » Et durant les trois volumes ce sera ainsi, à chaque page, des sursauts de style destinés à traduire des bruits et des mouvements. Ces phrases vous entrent dans les oreilles comme le fracas d’une rue, comme l’accent d’une voix. La sensation est copiée telle quelle, ou plutôt elle s’est inscrite toute seule dans cette prose. De là dérive un autre caractère de ce style, qui est la recherche et la trouvaille de la comparaison purement physique. Les associations d’idées sont ici des associations d’imagés, et d’images d’objets. J’ai souligné, comme très significatif, le membre de phrase où les yeux d’un cheval se trouvent assimilés à des cœurs de mouton. Voici une description de marché où le procédé se fait plus palpable encore : « Les vestes des hommes se redressent comme des queues d’oiseau. Les cotillons des femmes se tiennent en l’air comme s’il y avait un champignon dessous. Des cols de chemise comme des oreilles de cheval ; des pantalons à pont, couleur de vache, avec des boutons larges comme les lunes, des chemises pelucheuses et jaunes comme des peaux de cochon, des souliers comme des troncs d’arbres… » Evidemment la méthode de cet esprit est de lier ensemble des souvenirs d’ordre matériel, parce que la nature de ce système nerveux est de retenir seulement des souvenirs de cet ordre. « Les mitrons », dit-il en parlant des boulangeries devant lesquelles il passait à cinq ans, « les mitrons ont les joues blanches comme de la farine et la barbe blonde comme de la croûte… » Un enfant, en effet, a cette façon de saisir la réalité. L’auteur de Jacques Vingtras a écrit de cette manière jusqu’à la fin, parce qu’il a, jusqu’à la fin, vu et senti ainsi.‌

« Mon père », a-t-il dit quelque part, « est le fils d’un paysan qui a eu de l’orgueil et a voulu que son fils étudiât pour être prêtre… Il s’est installé, un beau jour, dans une petite chambre, au fond d’une rue noire, d’où il sort pour donner quelques leçons à dix sous l’heure, et où il rentre pour faire la cour à une paysanne qui sera ma mère… » Cette hérédité suffit à expliquer l’imagination de Vallès et sa nuance spéciale. Il est demeuré homme du peuple dans son impression intime de la vie. Traduisez ces mots. Ils signifient la plus absolue incapacité d’arriver à l’idée abstraite. Je ne crois pas qu’il y ait, dans les quatre volumes dont j’ai cité les titres, une seule phrase qui enferme une généralisation ou qui exprime un raisonnement. C’est exactement l’envers de l’esprit philosophique ou scientifique, lequel voit les choses par formules. Vallès, lui, les voit en elles-mêmes, avec une telle intensité, qu’il ne peut pas aller au-delà. En outre, et par suite de cette même intensité, il se trouve incapable de se figurer les objets ou les êtres en contemplateur, c’est-à-dire d’une manière impersonnelle, ou, comme disent les Allemands, objective. Il ne peut pas se détacher de sa personne. Dans une de ses notes sur sa vie de collège, il s’écrie : « Je ne peux cependant pas me figurer que je suis un Latin. Je ne peux pas… Je ne sais pas comment les Latins vivaient. Moi, je fais la vaisselle, je reçois des coups, j’ai des bretelles, je m’ennuie pas mal, mais je ne connais pas d’autre consul que mon père qui a une grosse cravate et des bottes ressemelées… Je me moque de la Grèce, de l’Italie, du Tibre et de l’Eurotas. J’aime mieux le ruisseau de Farreyroles, la bouse des vaches, le crottin des chevaux et ramasser des pissenlits pour faire de la salade… » Ne prenez pas cet aveu pour une boutade sans conséquence. C’est la constatation d’un trait essentiel de cette imagination. Le don de la métamorphose intellectuelle lui était refusé par l’énergie même de la sensation animale. Aussi dans tous ses livres ne trouverez-vous jamais l’évocation d’un individu qui ne soit lui, ou qui n’ait des rapports avec lui. Il ne voit pas les hommes qu’il rencontre, en eux-mêmes et de leur point de vue. Il les saisit dans leurs relations avec sa propre nature, d’une manière très pittoresque et très vive, mais ne lui demandez jamais de se transformer en autrui par la compréhension, comme ce fut, par exemple, le plaisir habituel d’un Tourguéniev ou d’un Balzac. Il ne le pourrait pas plus que ne le pouvait sa mère, elle qui le torturait sans savoir qu’elle le torturait. Ne lui demandez pas non plus de se transformer dans les choses, c’est-à-dire de saisir la complexité des objets qui l’entourent, et d’admettre, par suite, comme inévitables, les conditions, même hostiles, où il se trouve engagé. Il jouit et il souffre trop vivement. L’amour et la haine, le désir et la colère, se mélangent à toutes ses descriptions, parce que toutes ses impressions en sont teintées. C’est le secret de l’énergie infuse dans cette langue et de son étrange saveur. Parlant de son désir de pêcher, quand il était tout petit, il s’exalte : « Un goujon pris par moi ! — Il portait toute mon imagination sur ses nageoires… » Phrase singulière et d’une justesse admirable sous sa forme comique ! C’est le propre d’un tempérament semblable de s’en aller tout entier dans la convoitise ou la répulsion, de subir la tyrannie de chaque secousse venue du dehors. C’est dire que, dans le développement d’une créature douée de cette sorte, l’action du milieu est décisive. On va voir quel fut celui où le hasard jeta Jules Vallès. ‌

II §

« Un métier », s’écrie Jacques Vingtras à plusieurs reprises dans sa douloureuse confession. « Ah ! tout mon talent pour un travail qui occupe les bras, brise le corps, et permette de vivre parmi les simples !… » C’est là un souhait qui vaut les autres souhaits de ceux qui reçurent de la nature le pouvoir fatal d’écrire. Ils écriront toujours, et toujours l’univers tiendra pour eux dans leur encrier. Cependant Vallès était sincère en se rêvant une destinée d’ouvrier, et il y voyait juste sur l’origine de sa détresse intime. Avec la sorte d’imagination que la nature lui avait départie, la classe intermédiaire où il était né devait lui fournir l’occasion d’une torture constante. Son père est un pauvre diable de professeur pauvre qui gagné à grand’peine la vie des siens à travers beaucoup d’humiliations. L’enfant souffre dans ses appétits matériels que le grand exercice physique ne dompte pas. Il souffre aussi dans son orgueil, car le pouvoir qu’il possède de se représenter avec force les sensations le contraint à s’exagérer les déboires d’amour-propre qu’il lui faut supporter. Sa mère est une paysanne que l’inconnu des mœurs bourgeoises épouvante et attire à la fois ; elle rudoie son fils parce qu’elle-même est rude ; elle l’habille mal parce qu’elle-même ne sait pas s’habiller ; elle le méconnaît parce qu’elle-même ne se comprend pas bien, et les petits désastres de cet intérieur sans certitudes deviennent des supplices pour ce garçon qui s’affole dans les mésintelligences de sa famille. Les bourgeois en face desquels il se trouve hors de sa maison ne font qu’augmenter ce froissement premier. Chose étrange ! Il n’y a pas trace dans cette autobiographie d’une amitié d’enfance, d’une de ces douces fraternités d’élection propres à la douzième année. Jacques Vingtras se sent trop différent des autres et par la fortune et par la nature. Il hait ses maîtres, parce que ces derniers sont les instruments de la discipline du collège, si absolument contraire aux besoins de son âme, plébéienne jusqu’à en être aisément sauvage. Oui, il les hait, et d’une haine qui confine parfois à la férocité. Songeant qu’il a été couronné à une distribution de prix et qu’on a ri de lui voir le front chargé de trois couronnes, il dit : « C’est le premier ridicule qui m’ait écorché le cœur ! » Quoi d’étonnant si, rencontrant, après des années, un de ces maîtres qui, dans une minute de vivacité, a levé la main sur lui, il se prend à se venger avec fureur. — « Il me souffleta un mardi : — un mardi matin. Je n’ai pas oublié le jour, je n’ai pas oublié l’heure… » Et il lui saisit le poignet : « Je vous tiens et je vais vous garder le temps de vous dire que vous êtes un lâche, le temps de vous gifler et de vous botter, si vous n’êtes pas un lâche jusqu’au bout, si vous ne m’écoutez pas vous insulter comme j’ai besoin et envie de le faire, parce que vous m’êtes tombé sous la coupe… » Vous souriez devant cette folle réapparition de la colère de l’enfant chez l’homme fait. Mesurez plutôt à la force de cette réapparition la force primitive de cette colère, et quel levain de révolte fut déposé alors dans l’âme de celui qui devait dédier ses confessions : « A tous ceux qui crevèrent d’ennui au collège, ou qu’on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres, ou rossés par leurs parents. »‌

Donc, révolte contre les personnes, telle est l’attitude du précoce enfant, et aussi révolte contre les idées. La nature d’esprit qui le rend rebelle à ses parents et à ses maîtres le raidit contre l’enseignement qu’on lui impose. J’ai copié tout à l’heure le passage où il décrit ses impressions devant ses sujets de composition. Un des traits les plus curieux de ses confidences d’écolier me paraît être la complète indifférence où l’a laissé la beauté, — telle que la révèle l’antiquité classique. Visiblement les vers attendris de Virgile, la noble prose de Tite-Live, l’ardente rhétorique de Tacite, ne lui ont jamais représenté qu’une salle d’étude puante, où, parmi les faces grossières des camarades, sous le regard inquisiteur du maître, il s’agit de noircir une feuille de papier blanc, afin de mériter l’éloge inutile d’un proviseur haï, au jour de la distribution des places. « Je ne sais pas ce que c’est que la liberté, moi, ni ce que c’est que la patrie. J’ai toujours été fouetté, giflé, — voilà pour la liberté ; — pour la patrie, je ne connais que notre appartement où je m’embête et les champs, où je me plais, mais où je ne vais pas… » Tel est le cas qu’il fait des sentiments exprimés par les grands poètes d’autrefois. L’afflux des sensations personnelles est encore ici trop fort. Tout ce qui est présent, concret, immédiat s’empare de lui et l’absorbe. Il n’est pas davantage attiré par la poésie de la religion, si puissante pour les enfants à imagination tendre, ni par le mystère de la philosophie, si fascinateur pour les enfants à imagination morale. Sa mère l’entraîne à la messe de minuit, mais il a respiré dans la rue l’odeur des grillades de porc, préparées pour le réveillon : « Cet arôme de salaison domine tous mes souvenirs. Une satanée petite queue de cochon m’apparaît partout, même dans l’église. Le cordon de cire au bout de la perche de l’allumeur, le ruban rose qui sert à faire des signets dans le livre, et jusqu’à la mèche du vicaire qui se tirebouchonne, isolée et fadasse, au coin d’une oreille violette, la flamme même des cierges, la fumée qui monte, en se tortillant, des trous des encensoirs, sont autant de petites queues de cochon que j’ai envie de tirer, de pincer ou de dénouer, que je visse par la pensée à un derrière de petit porc gras, rose et grognon, et qui me font oublier la résurrection du Christ, le bon Dieu, Père, Fils, Vierge et Cie… » Telle est son émotion devant les pompes de la liturgie catholique. Il a connu, d’autre part, un vieux maniaque qui démontrait l’existence de Dieu en représentant les preuves classiques par des haricots : « Tous les haricots sont dans le coin, donc, Dieu existe… » Quand il songe aux problèmes métaphysiques, c’est le bonhomme grotesque et ses pareils qu’il aperçoit, en sorte que littérature, religion et philosophie se confondent pour lui dans un pêle-mêle de mornes ou d’odieux souvenirs, sans qu’une émotion ou exaltante ou consolante s’y mêle.‌

Il sort du collège et il entre dans la vie libre. Y rencontre-t-il du moins un milieu auquel sa sensibilité particulière puisse s’adapter ? Pas davantage. Comme sa famille est isolée entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, il ne voit aucune protection sur quoi s’appuyer. Comme il n’a d’autre titre en poche qu’un diplôme de baccalauréat, il ne peut du premier coup entrer dans une carrière. Il faudrait attendre, travailler encore d’après des programmes, — et pourquoi ?… Pour se glisser plus avant dans cette bourgeoisie régulière dont il hait tout, esprit et mœurs ! Le voilà lancé dans la bohème ; avec quels sentiments, les premières lignes des Réfractaires en font foi : « Il existe de par les chemins une race de gens qui, au lieu d’accepter la place que leur offrait le monde, ont voulu s’en faire une toute seule, à coup d’audace ou de talent, qui, se croyant de taille à arriver d’un coup, par la seule force de leur désir, au souffle brûlant de leur ambition, n’ont pas daigné se mêler aux autres, prendre un numéro dans la vie… » Quel moyen cependant de gagner son pain avec de pareilles dispositions d’âme, dans ce vaste Paris où chacun travaille ? Et voilà qu’il faut subir les hasards douteux des professions louches, donner des leçons au rabais, rimer des chansons pour les almanachs, rédiger des réclames pour des magasins, et, à travers ces aventures de la noire misère, souffrir comme au collège dans tous ses appétits contrariés, dans toute sa sensualité bridée. C’est la révolte encore qui est au bout de cette existence de jeune homme, comme elle était au terme de ces années d’une lamentable enfance. « Il faut bien que les déclasssés se casent ou se vengent. Et voilà pourquoi il coule tant d’absinthe dans les poitrines ou de sang sur les pierres ; ils deviennent ivrognes ou émeutiers… » L’enfant placé dans un milieu contraire à sa sensibilité innée a donné naissance au collégien blagueur et furieux, le collégien s’est changé en un réfractaire malheureux, et du réfractaire, voici jaillir le révolutionnaire qui ne désarmera pas.‌

III §

« Oui, tu nous le payeras, société bête… Tu ne perdras rien pour attendre. J’aiguiserai l’arme qui un jour t’ensanglantera… » Écoutez bien ce cri de guerre, et ne croyez pas que ce soit là une simple déclamation de littérateur. La flamme des incendies de la Commune éclaire ces phrases semblables de la plus effrayante lumière. La destruction du vieux monde, à ce programme se borne la doctrine de Jules Vallès, mais cela même donne une valeur typique à tous ses livres. Il n’est pas un révolutionnaire par théorie, comme un Robespierre ou un Saint-Just. Il n’est pas davantage un révolutionnaire par ambition, tel que fut ce barbare de Danton, qui ne demandait sans doute qu’une place à la mesure de ses appétits pour se ranger, comme firent tant de personnages de 89 sous le premier empire, du côté de la résistance. Jacques Vingtras n’appartient ni à l’une ni à l’autre de ces deux classes. Des théories sur la rénovation sociale ? Où les aurait-il prises ? Il l’avoue lui-même, avec cette terrible franchise qui fait la force de ses moindres écrits : « Tu as dû, pendant tes moments durs, songer au remède contre la famine et ruminer les articles frais d’un code de justice sociale… Qu’apportes-tu du fond de ta jeunesse affreuse ?… Réfléchir ? Etudier ? Quand ?… » Une ambition ? Pourquoi en aurait-il une ? Est-ce que la richesse ou le pouvoir rafraîchiraient l’ardeur brûlante d’un sang que consume la fièvre des inexpiables rancunes ? Les faits sont là : Vallès a connu, durant ses dernières années, sinon la fortune, du moins l’aisance, et sinon la gloire, la renommée. Sa fièvre de révolution en fut-elle diminuée une heure ? A-t-il cessé de prêcher la guerre et toujours la guerre contre cette, société qu’il ensanglantait en effet de sa plume parce que c’était la seule arme à sa portée ? C’est que la révolution était pour lui « la minute espérée et attendue depuis la première cruauté du père, depuis le premier jour passé sans pain, depuis la première nuit passée sans logis… — Elle est la revanche du collège ! » Oui, du collège comme du reste, comme de toute une jeunesse qui n’a pas pu trouver un accommodement entre sa façon de sentir et son milieu, et d’un âge mûr qui ne le trouvera jamais. Que faire, sinon détruire, abattre ce qui reste debout de l’édifice social, par désespoir de le sentir inhabitable, accomplir une besogne de nihilisme ? Et c’est bien aussi le seul mot qui caractérise exactement l’esprit de Jacques Vingtras, des Réfractaires et de la Rue. Vallès fut un exemplaire, et le plus saisissant peut-être, du nihiliste français.‌

Du nihiliste en effet, du Bazarof redoutable que Tourguéniev nous montre par exemple dans Pères et Enfants, il a l’ironie cruelle et l’infatigable force de négation. Le premier volume de Jacques Vingtras, consacré tout entier à raconter les plaies de son enfance et la misère morale de ses parents, permet de mesurer cette force. Pas un souvenir de famille qui ne suscite dans cette âme ulcérée l’aversion et le dégoût. Du Bazarof de Tourguéniev, il a encore la haine de la littérature, lui, le littérateur d’une prose si intense, et comme une horreur de l’admiration, cette forme enivrée de l’amour intellectuel : « A la hotte, ce tas de vieilleries ; à bas le mélodieux Virgile et l’immortel Patachon qui a fait l’Iliade et l’Odyssèe !… Cascade, Hortense Schneider, et toi, vieil Homère, aux Quinze-Vingt !… » De ce même nihiliste russe, il a le mépris inné pour ses prédécesseurs, même en révolte : 1789 et 1793, mais c’est encore de la tradition, de la légende… « Vos longs cheveux, Robespierre et Saint-just, tout ça, c’est de la blague. Vous êtes les calotins de la démocratie… Il m’arrive souvent le soir, quand je suis seul, de me demander si je n’ai pas quitté une cuistrerie pour une autre, et si, après les classiques de l’Université, il n’y a pas les classiques de la Révolution — avec des proviseurs rouges et un bachot jacobin… » Voici pourtant un premier trait qui le distingue de son frère slave et par lequel son nihilisme demeure celui d’un occidental et d’un Français : tout destructeur de la société qu’il puisse être, par tempérament et par éducation, il demeure social, en ceci qu’il lui faut l’opinion des autres. Il n’a pas ce pouvoir d’isoler son âme, face à face avec son idée, qui permet au révolutionnaire russe d’aller et de venir comme en dehors des autres hommes. Parlant d’un projet de régicide, Jacques Vingtras s’écrie : « Il aurait fallu être en bande et que personne ne fût spécialement l’assassin… » Apercevez-vous là, même dans la révolte, le civilisé, pour qui la conscience des autres existe et qui ne peut pas se sentir jugé ? — Ce qui le sépare encore de Bazarof, que j’ai choisi comme type afin de préciser davantage, c’est que Bazarof sort de la science. C’est un positiviste et c’est un illettré. Vallès sort, au contraire, de l’éducation classique. Il est un Latin, et l’héritier malgré lui de l’antique esprit de la civilisation romaine, même en la reniant. Il a le sentiment oratoire, le goût de la phrase habile, un art très savant sous sa rudesse visible. Il a beau s’insurger contre les Lettres, elles l’ont saisi, et il est leur œuvre. C’est à elles qu’il a demandé son pain dans sa jeunesse, c’est à elles qu’il a demandé son arme dans sa guerre sociale, et, par une contradiction suprême, ce sont elles aussi, ces Lettres indulgentes et immortelles, qui garderont sans doute son nom de prosateur, âpre et violent, contre l’éternel oubli.‌

X

Barbey d’Aurevilly‌12 §

Les deux cahiers de notes intimes auxquels M. Barbey d’Aurevilly a donné le titre de Mémoranda se rapportent à l’époque de sa vie d’écrivain qui fut la plus féconde en œuvres. N’est-ce pas aux environs de ces années-là, entre 1850 et 1860, que la Vieille Maîtresse successivement et l’Ensorcelée et les Ricochets de conversation, — devenus dans les Diaboliques, après coup, le Dessous de cartes d’une partie de whist, — furent publiés, romans extraordinaires, mais dont la vive originalité éclate aujourd’hui seulement à tous les yeux ? Alors aussi se multipliaient d’innombrables articles de critique. M. d’Aurevilly donnait chaque semaine au journal le Pays une étude littéraire sur un des livres parus de la veille. Ces études ont été réunies en plusieurs volumes. — Les séries s’en continuent sous la désignation : Les Œuvres et les Hommes. — Deux éclaircies dans cette atmosphère chargée d’œuvres, quelques journées d’absence, passées les unes dans une ville de Normandie jadis habitée par l’auteur, les autres dans un port voisin de l’Espagne, — voilà toute la matière des deux cahiers de notes que l’écrivain a griffonnées entre deux pages de ses romans ou deux paragraphes de ses articles. Mais, dans ces notes, il apparaît tout entier, comme Byron et Stendhal dans les leurs, avec sa puissance extraordinaire d’expression, avec sa belle faculté de voir intense là où d’autres verraient médiocre et de donner de l’esprit même aux plus menus détails de la vie. — Et quel esprit !… Depuis Rivarol et le prince de Ligne, personne n’a causé comme M. d’Aurevilly. Il n’a pas seulement le mot, comme tant d’autres, il a le style dans le mot, et la métaphore, et la poésie. Mais c’est que toutes les facultés de ce rare talent se font équilibre et se tiennent d’une étroite manière ; et, même à l’occasion de ces feuilles légères des Memoranda, c’est ce talent tout entier qu’il convient d’évoquer.

I §

M. d’Aurevilly ferme ses lettres d’un cachet sur lequel il a fait graver une devise, à la fois résignée et superbe ; fière et vaincue ; Too late !Trop tard !… Il prétend, lui, le courageux écrivain et qui n’a guère fait d’aveux plaintifs devant les autres, que ces deux mots contiennent l’histoire secrète de sa vie, et que tout lui est arrivé trop tard de ce qui, venu plus tôt, lui aurait comblé le cœur, — si le cœur peut être comblé. — Trop tard !… Cette devise est-elle vraie des événements de cette vie ? Il est malaisé d’en juger ; car M. d’Aurevilly, au rebours de la plupart de ses contemporains et des plus illustres, n’a pas dévoilé dans des Mémoires ou des Confidences le roman de ses bonheurs ou de ses mélancolies, et un mystère demeure sur sa lointaine jeunesse, sur la période surtout de cette jeunesse dont il ne reste aucune trace littéraire. Mais ce qui domine les faits matériels de notre vie, ce qui les crée même, en un certain sens, — car de ces faits rien n’existe pour nous que leur retentissement dans notre âme, — c’est notre personne ; et la devise du cachet de M. d’Aurevilly apparaît comme évidemment exacte pour qui connaît la personne qu’il est aujourd’hui, qu’il a dû être à vingt ans. Il offre un rare exemple, et d’un intérêt singulier pour le psychologue, de facultés13 qui n’ont rencontré ni leur milieu ni leur époque. Il a eu, dès son adolescence où il vit Brummel, et il a conservé dans son âge mûr où il connut d’Orsay, le goût passionné de l’aristocratie. Le dandysme, dont il a donné une piquante théorie, ne fut pas chez lui affaire d’attitude, il en aima la rareté, le quant à soi, l’impertinente solitude, — car, être rare, ne pas se mêler à la foule, c’est de la quintessence d’aristocratie. Le malheur est que, des diverses façons de sentir, l’aristocratique est celle qui suppose le plus de conditions extérieures, et ces conditions ont manqué à l’auteur de Brummel. Il n’a pas eu cette arme de l’argent, ce bâton de longueur contre les promiscuités cruelles. Il lui a fallu subir, avec une nature affamée de distinction, toutes les vilenies du métier : l’âpreté des médiocres concurrences qui dégoûte même du triomphe, l’exécution des besognes à jour fixe qui fait regretter même le talent qui vous en rend capable, et, pour combler la mesure, ce métier, ces concurrences, ces besognes, en pleine société démocratique. Mais cet amour de la haute vie et des élégances ambiantes n’est-il pas commun à tous les poètes ? Est-ce autre chose que le désir d’imprégner d’âme les vulgarités nécessaires, et ne s’en guérit-on pas, comme des autres nostalgies de l’ordre physique, par le sentiment que la matière ne suffit point aux exigences de l’esprit, si bien que réaliser certains de ses rêves serait les diminuer ? Un trait plus particulier de M. d’Aurevilly et qui lui assigne une place spéciale parmi les hommes de lettres de ce temps, c’est qu’il était né, c’est qu’il est resté fanatique de l’action. Le caractère de ses personnages préférés dans l’histoire, comme le caractère de ses héros inventés dans le roman, atteste ce fanatisme que son aspect volontiers martial ne dément point. Il a vécu cependant sédentaire, assez analogue par l’antagonisme de ses désirs et de ses habitudes à ces héritiers de familles ruinées que Walter Scott évoque au coin du foyer désert, sous le portrait d’un roi chassé et qui ne régnera plus, à l’ombre d’un blason qui va s’effaçant, et que nulle piété ne réparera. Etait-ce par l’intuition d’une analogie pareille que Théophile Silvestre appelait M. d’Aurevilly de ce nom de laird si étroitement uni pour l’imagination au souvenir de l’héritier des Ravenswood ? « Allons chez le laird », disait-il à leur ami Léon Gambetta, tout jeune alors et qui aimait à disputer avec l’extraordinaire causeur. Pourtant ils n’avaient guère d’idées du même ordre, lui, l’orateur méridional, lancé si hardiment en plein courant du monde moderne, et l’autre, l’écrivain solitaire, d’une invincible énergie de protestation contre ce monde. M. d’Aurevilly en effet a encore exagéré par ses convictions acquises — cette seconde nature qui parfois contredit la première, parfois en accroît l’originalité native en la doublant de réflexion — le divorce qui le séparait de son époque. Il est devenu catholique, et du catholicisme le plus hautement proclamé, jusqu’à écrire l’apologie des procédés inquisitoriaux, à l’heure précise où la science contemporaine paraissait se résoudre dans le positivisme le plus hostile à la tradition catholique. Absolutiste et nourri de la moelle des doctrines de Joseph de Maistre, il a vu les monarchies s’écrouler, les théories issues de la Révolution foisonner et grandir, la France multiplier les essais de gouvernement parlementaire. Idéaliste dans son art comme il l’a été dans sa vie, admirateur de Byron et de Lamartine, il assiste aujourd’hui à l’avènement de la littérature documentaire. Rarement antithèse plus étrangement et plus complaisamment prolongée n’a isolé davantage un homme dans les partis pris de son orgueil et de sa chimère. Faut-il voir dans cet isolement l’inévitable résultat de causes lointaines et faire intervenir ce mot si commode et qui rend compte de tant de mystère : l’atavisme ? Faut-il attribuer à une destinée d’exception le développement dans un sens inattendu de facultés déjà par elles-mêmes exceptionnelles ? De lentes années de jeunesse passées en province à tuer l’ennui à force de songes ; d’autres, plus douloureuses, passées à Paris aux aguets d’une occasion d’employer tout son mérite, qui n’est pas venue ; les injustices de la critique et les misères de la publicité, rendues plus dures par la hauteur d’âme, — voilà de quoi expliquer beaucoup de froissements, par suite beaucoup de résolutions de farouche indépendance. Quoi qu’il en soit des causes dont ces habitudes furent l’effet visible, il est certain que pareil à ce lord Byron qu’il aime tant, M. d’Aurevilly aura vécu, dans notre dix-neuvième siècle, à l’état de révolte permanente. Seulement Byron retranchait ses dégoûts derrière sa pairie et ses quatre mille livres de revenu, et M. d’Aurevilly, ce Saint-Simon qui n’a pas connu la cour, disait Paul Arène, a dû conquérir son indépendance avec sa plume et son encrier. Il n’a pourtant pas accordé une concession de plus à la société que le châtelain de Newstead Abbey. C’est une destinée moins romanesque peut-être, mais, en un sens, aussi poétique, sinon davantage.‌

II §

Il faut bien apercevoir le caractère étrange de cette destinée pour juger l’œuvre écrite de M. d’Aurevilly du point de vue exact, et pour en pénétrer la secrète logique. Il y a une question à se poser devant chaque existence consacrée aux lettres : quelle sorte de volupté l’écrivain leur a-t-il demandée, à ces lettres complaisantes ? Car elles se prêtent à toutes les fantaisies, et pourvu qu’on es aime de tout son cœur, elles consentent qu’on les aime de beaucoup de façons diverses, piques auteurs exigent d’elles une gloire immédiate. Ils veulent exprimer leur époque et devenir, comme Latouche le disait de Mme Sand, un écho qui « double la voix » de la foule. C’est une conception qui convient à des âmes communicatives, faciles et chaudes, et il y a des règles d’esthétique qui lui correspondent S’il veut réaliser cette ambition d’être l’orateur et le héraut acclamé de son temps, l’écrivain doit avoir un style de transparence et de bonne humeur. Une certaine largeur d’humanité, l’acceptation des formes à la mode, même des préjugés reçus, sont aussi nécessaires. Cet écrivain-là comprend et pratique avec naïveté la formule ironique du moraliste : « C’est une grande folie que d’être sage tout seul. » On peut, quoi qu’il en semble aux apôtres de l’art dédaigneux, penser ainsi et composer des chefs-d’œuvre. La preuve en est dans Molière et dans George Sand elle-même. Il est une autre race d’hommes de lettres, dont Flaubert fut, de nos jours, le type achevé, qui reporte sur les initiés seuls le culte pieux que les premiers accordent à la foule. Ceux-ci sont des hommes d’étude et de raffinement. Ils s’emprisonnent dans l’ombre d’une école. Ils évitent la brutale lumière, ils ne travaillent qu’avec la sensation des yeux aigus des juges fixés sur eux. Quels juges ? Leurs confrères vraiment avertis des plus délicats secrets de la composition, les connaisseurs scrupuleux qui sont capables d’apprécier la valeur d’une syllabe mise à sa place et les insuffisances d’une métaphore manquee. Cette préoccupation, qualifiée de byzantine par les malveillants, aboutit volontiers à une littérature hiératique et sibylline, dans laquelle la science accomplie des procédés techniques s’accompagne d’un mépris transcendantal pour la simple émotion et l’éloquence spontanée du cœur. Les innombrables épigrammes dirigées contre ce byzantinisme n’empêcheront pas la Tentation de saint Antoine d’être un livre supérieur. — Il est enfin un troisième groupe d’artistes pour lesquels écrire est une façon de vivre, rien de plus. Ceux-là n’ont d’autre but que d’aviver avec leurs propres phrases la plaie intérieure de leur sensibilité. La réalité leur est douloureuse. Elle les opprime, elle les blesse. Leur âme ne rencontre pas dans le cercle de circonstances où cette réalité l’emprisonne, de quoi satisfaire son appétit d’émotions grandioses et intenses. Ils demandent aux mots et à la sorcellerie de l’art ce que les Orientaux obtiennent par le haschisch, ce que l’Anglais Quincey se procurait en appuyant sur ses lèvres sa fiole noire de laudanum, un autre songe des jours et une nouvelle destinée. C’est leur vengeance à la fois et leur affranchissement que la littérature : leur vengeance, car ils attestent ainsi que le sort fut injuste pour eux et qu’ils ont été, comme a dit magnifiquement un ancien, « humiliés par la vie… » — leur affranchissement, car ils conquièrent ainsi une excitation qui efface en la dépassant l’empreinte de la haïssable réalité. A ce groupe d’écrivains par désir passionné d’être ailleurs appartenait ce même Byron, qu’il faut nommer sans cesse lorsqu’on parle de M. d’Aurevilly, et qui composa la Fiancée d’Abydos en quelques nuits, afin de chasser des fantômes qui sont toujours revenus. A ce même groupe, ce furieux duc de Saint-Simon, qu’il faut nommer aussi de nouveau. Rentré de la cour et le fiel crevé, il couvrait de sa large écriture les énormes feuilles de papier de ses Mémoires, pour devenir, de par la magie de sa propre prose et pendant ces heures de travail, l’homme d’Etat qu’il ne pouvait être qu’alors… Il jugeait ministres et ambassadeurs. Il disait les causes profondes de l’avilissement public. Il prévoyait les inévitables catastrophes. Il découvrait la gangrène des infamies, et démaillotait de leurs langes blasonnés les âmes pourries des courtisans. Puis, cette plume réparatrice une fois posée, cet encrier vengeur une fois fermé, il fallait reprendre le collier de médiocrité, subir la superbe de Louis XIV, l’insolence des bâtards, la lâcheté du régent, l’infamie de Dubois, et faire politesse à la honte ! Au même groupe appartient M. d’Aurevilly. Comme à Byron, comme à Saint-Simon, la littérature lui aura été la fée libératrice et qui console de tout. Les contradictions dont il a souffert se sont résolues, les avortements de son destin se sont réparés, les crève-cœur de ses désespoirs se sont soulagés lorsqu’il a écrit. Ce beau vers de son mince recueil de poésie,‌

L’Esprit, l’aigle vengeur qui plane sur la vie,‌

pourrait servir d’épigraphe à ses moindres volumes comme à ses plus importants, comme à ses lettres familières, comme aux Memoranda composés au jour la journée. Qu’importe que le lecteur s’épouvante de ces orgies d’images, de ces violences d’invention, de ces audaces de style, puisque l’auteur a du moins atteint son but, puisqu’il a été Lui-Même, avec la pleine expansion de tout l’intime de sa personne, durant les trop courtes heures qu’il a dépensées à écrire ces pages ?‌

C’est à cause de cela qu’il n’y a rien de moins factice que de tels livres, bien que la rêverie en soit très intense, la rhétorique très violente, et l’impression si souvent étrange. Quand cet homme vous raconte le détail des excessives passions de Ryno de Marigny (Une Vieille Maîtresse) ou qu’il évoque devant vos yeux la face cicatrisée du gigantesque abbé de la Croix-Jugan (l’Ensorcelée), croyez qu’il ne se propose pas de vous étonner par l’inattendu de sa fantaisie. Vous êtes parfaitement absent de sa pensée, vous, le lecteur futur du roman, à l’heure de nuit où, fenêtres closes, bougies allumées, cet alchimiste élabore son grand œuvre, qui vous intéressera ou non, — peu lui soucie. Vraisemblablement, il a débattu quelque affaire dans la journée, où sa noblesse native s’est irritée ; il a lu des articles qui l’ont excédé, entendu des paroles qui l’ont écœuré, aperçu des visages qui l’ont dégoûté, deviné des sentiments qui l’ont indigné. Ces basses misères de la quotidienne expérience s’évanouissent, et, le Sésame, ouvre-toi ! de l’imagination à peine prononcé, voici que la caverne magique dévoile ses enchantements. Le romancier voit Marigny, il voit Vellini la Malagaise, il voit Jéhoël de la Croix-Jugan. Est-il encore un univers de sensations vulgaires et de médiocres destinées ? Il n’en sait plus rien, absorbé qu’il est dans ses personnages. Oui, ses personnages, au sens littéral du terme ; car il les a projetés hors de son cerveau, — comme le Jupiter de la Fable la guerrière Minerve, — engendrés et nourris de la plus pure substance de son être. Il a imaginé, comme les croyants prient, comme les amants se plaignent, par un impérieux besoin de sfogarsi pour employer une tournure italienne chère à Beyle. Pareillement, si chaque phrase de ces tragiques récits est chargée jusqu’à la gueule, comme un tromblon de giaour, avec les mots les plus énergiques du dictionnaire ; si l’expression est ici portée à son extrême degré de vigueur, ne croyez pas que ce soit un artifice d’industrieux ouvrier de prose. L’auteur n’a point fait besogne de rhétorique. Cette furie du langage est, à sa manière, une furie d’action. Pour cet écrivain, comme pour tous ceux qui ont un style, les mots existent d’une existence de créatures. Ils vivent, ils palpitent, ils sont nobles, ils sont roturiers. Il en est de sublimes, il en est d’infâmes. Ils ont une physionomie, une physiologie, une psychologie. Dans le raccourci de leurs syllabes que ne tient-il pas d’humanité ! En un certain sens, écrire est une incarnation, et l’esprit d’un grand prosateur habite ses phrases, comme le Dieu de Spinoza habite le monde, à la fois présent dans l’ensemble et présent dans chaque parcelle. Voilà pourquoi le romancier d’Une Vieille Maîtresse et des Diaboliques s’est fabriqué une prose à la fois violente et parée, aristocratique et militaire, comme il aurait souhaité que fût sa propre vie. Que dis-je ? Il ne s’est pas fait cette prose, il a seulement noté la parole intérieure qu’il se prononce à lui-même dans la solitude de sa chambre de travail, et la parole improvisée qu’il jette au hasard des confidences de conversation. J’ai bien souvent remarqué au cours de mes entretiens avec lui, — un des plus vifs plaisirs d’intelligence que j’aie goûtés, — cette surprenante identité de sa phrase écrite et de sa phrase causée. Il me contait des anecdotes de Valognes ou de Paris avec cette même puissance d’évocation verbale, avec la même surcharge de couleurs qui s’observe dans ses romans. Il s’en allait tout entier dans ses mots. Ils devenaient lui, et lui devenait eux. Je comprenais plus clairement alors ce que la littéraire a été pour cet homme dépaysé, et quel alibi sa mélancolie a demandé à son imagination. De là dérive, entre autres conséquences, cette force de dédain pour l’opinion qui lui a permis de ne jamais abdiquer devant le goût du public. Il admire beaucoup ce titre d’un poème de Lamartine : le Génie dans l’obscurité. Cette admiration est de bonne foi, et je ne serais pas étonné qu’aimant les Lettres de l’amour que j’ai dit, non seulement les insouciances de la renommée à son endroit l’aient trouvé indifférent, mais encore qu’il s’en soit réjoui, aux heures d’entière sincérité.

III §

Sa littérature a donc été pour M. d’Aurevilly un songe réparateur. Mais, en dépit d’un proverbe fameux, tous les songes ne sont pas des mensonges, et quand le songeur est un moraliste et un psychologue, il n’est pas bien malaisé de déterminer dans l’arrière-fond de sa rêverie quels éléments d’expérience il a combinés, exagérés parfois, parfois déformés, et ils demeurent pourtant invinciblement solides et réels, — comme la matière brute sur laquelle travaille un sculpteur. Il y a dans une lettre de Stendhal à Balzac une phrase significative et qu’il faut citer sans cesse. Elle marque bien quel procédé de métamorphose emploient à l’égard de leurs observations ces alchimistes de l’âme humaine qui sont les grands romanciers : « Je prends », dit l’auteur de Rouge et Noir, « un personnage de moi bien connu. Je lui laisse les habitudes qu’il a contractées dans l’art d’aller tous les matins à la chasse du bonheur. Ensuite je lui donne plus d’esprit. Le plus d’esprit devient pour un d’Aurevilly un plus de passion, mais le procédé reste sensiblement analogue. Il est d’ailleurs aisé, pour qui connaît un peu la jeunesse de M. d’Aurevilly, de faire un départ des sources diverses qui ont nourri de réalité son imagination. Il a vécu enfant, et même adolescent, dans la vieille ville de Valognes, et il a connu les survivants des terribles guerres de la chouannerie du Cotentin. Il a entendu ces hommes raconter des actions, qu’ils avaient faites de ces mêmes mains qu’ils chauffaient maintenant au feu des veillées d’hiver. De cette impression première, demeurée ineffaçable sur son souvenir, M. d’Aurevilly a tiré l’Ensorcelée et le Chevalier des Touches. Il a vu, à cette même époque, les jeunes nobles de sa province et les anciens soldats de l’Empire tuer les loisirs forcés de leur stagnante existence par toutes sortes d’excès de jeu, d’amour dangereux et de conversation. Il s’est souvenu de ces nobles et de ces soldats lorsqu’il a écrit le Bonheur dans le crime, le Dîner d’athées et le Dessous de cartes d’une partie de whist. Puis il est venu à Paris, et les sensations de sa vie mondaine ont abouti à l’Amour impossible, à la Bague d’Annibal, à la Vieille Maîtresse, au Plus bel amour de don Juan, comme les heures de mysticisme qu’il a traversées sous une influence de femme se sont résumées dans le Prêtre marié. Je citais tout à l’heure le nom de Quincey, le mangeur d’opium. Ce singulier analyste de son propre vice, et si perspicace, avait reconnu que ses visions les plus effrayantes et les plus ravissantes, les plus démesurées et les plus surhumaines, dérivaient toutes des impressions ambiantes. L’ivresse les transformait en les amplifiant, en les interprétant d’une manière grandiose. C’est une vérité acquise aujourd’hui à la science des poisons de l’intelligence. La littérature a son ivresse aussi, qui ne fait qu’interpréter et amplifier les sensations que l’écrivain a subies. Cette transformation-là s’appelle le talent.

Ce qui fait l’intérêt, psychologique des Memoranda, c’est précisément que l’on y assiste à ce travail de métamorphose On y peut saisir à plein comment chez M. d’Aurevilly les impressions s’écrivent. Ce livre, qui n’est pas un livre, me séduit par ce charme d’une nuance fine. Il laisse voir la minute où l’homme va devenir l’auteur, où la réalité se change en poésie, où l’observation se double de rêve. Et le rêve est si naturel à M. d’Aurevilly que le moindre événement l’y conduit par une invincible pente. Un enfant s’endort à son côté dans une diligence, et la Léïla de Byron lui apparaît. Il regarde le vent frapper des arbres : « Il sabrait les ormes comme avec un bancal et leur hachait leur beau visage de verdure nuancée », dit-il. Et ailleurs, sur la pluie : « Ne sommes-nous pas en Normandie, la belle Pluvieuse, qui a de belles larmes froides sur de belles joues fraîches ? J’ai vu des femmes pleurer ainsi. » A chaque page c’est ainsi un au-delà entrevu derrière la vibration présente des nerfs et du cœur. C’est que M. d’Aurevilly est, au sens le plus beau et le plus exact de ce mot, un poète, — un créateur. Même sa poésie est aussi voisine de celle des Anglais que sa Normandie est voisine de l’Angleterre. Je me rappelle, dans un voyage que je fis en ligne directe de Caen à Weymouth, par Cherbourg, au mois d’août 1882, être demeuré saisi par l’extraordinaire ressemblance des paysages d’Aurevilly Etudes et Portraits Les Lacs anglais. Cette ressemblance est-elle descendue jusqu’aux âmes ? Je le croirais à sentir combien le rêve d’un Shakespeare ou d’un Carlyle est voisin du rêve d’un Normand de race pure comme M. d’Aurevilly. C’est un trait encore à joindre aux traits que j’ai notés, et qui explique pourquoi l’accord intime n’a jamais pu se faire entre ce noble écrivain et notre dix-neuvième siècle français. Apre et Solitaire destinée, à laquelle M. d’Aurevilly aura dû de séjourner dans un monde de visions magnifiques, et de conserver une superbe intégrité de sa pensée. — Un homme fier peut-il souhaiter davantage ?

XI

Gustave Flaubert‌15 §

Je ne me doutais guère, messieurs, la première fois que je vins à Oxford, voici quatorze ans, qu’un jour je me trouverais associé, même pour la plus humble part, à la grande œuvre d’enseignement qui s’accomplit ici depuis des siècles. Laissez-moi tout d’abord vous en dire ma reconnaissance. Vous avez trouvé le secret d’allier dans votre Université le respect de ce qu’il y eut d’excellent dans le passé au goût et à l’intelligence de ce qu’il y a de plus nouveau dans le présent, comme vous faites monter sur les vénérables murs de vos collèges de jeunes verdures et de jeunes fleurs. C’est ainsi que votre large hospitalité n’a pas craint de convier aujourd’hui parmi vous un romancier français à s’asseoir dans cette place où il a eu comme prédécesseurs tant de littérateurs distingués, et parmi eux un de vos écrivains qu’il a le plus admirés et aimés, le regretté Walter Pater. Vous me permettrez, messieurs, d’apporter ici mon tribut d’hommage a cette précieuse mémoire et de mettre sous les auspices de ce parfait prosateur, dont je m’honore d’avoir eu la sympathie, le court et un peu technique essai que je vais vous lire. Si ce scrupuleux ouvrier de style était encore des vôtres, le savant fellow de Brasenose, l’artiste accompli de Marius l’Epicurien et de la Renaissance, m’approuverait d’avoir choisi pour l’évoquer devant vous la figure du prosateur français le plus scrupuleux aussi et le plus accompli qui ait paru chez nous dans cette seconde moitié du siècle, l’auteur de Madame Bovary, de Salammbô, de l’Education sentimentale, de la Tentation de saint Antoine, de Bouvard et Pécuchet et des Trois Contes, Gustave Flaubert. Tous vous connaissez les livres que je viens de vous nommer, et qui sont classiques déjà par leur forme, malgré les hardiesses de certaines de leurs pages. Ils sont en effet d’un art très sévère, mais très libre, où se trouve pratiquée cette esthétique du vrai total qui se reconnaît dans Aristophane, dans Plaute, dans Lucrèce, dans les dramatistes de la période Elisabethéenne, dans le Gœthe de Faust, des Affinités, des Elégies romaines et de Wilhelm Meister, Ce n’est pas ici le lieu de discuter M. périls de cette esthétique, si tant est que le souci pieux de l’art puisse aller sans une profonde moralité. Et, pour Flaubert, je me chargerais de démontrer que si ses livres sont audacieux, l’esprit qui s’en dégage n’est pas corrupteur. Mais ce n’est pas une thèse que je viens soutenir devant vous, c’est un homme que j’ai l’intention de vous montrer. Ses idées ont pu être plus ou moins exactes, plus ou moins complètes. Une chose est certaine : il les a conçues dans toute la sincérité de sa conscience, il y a conformé son effort avec la plus courageuse ardeur et la plus désintéressée ; à l’ambition de réaliser ce rêve d’art il a tout sacrifié, plaisir, argent, succès, santé. Enfin ce Maître du réalisme a donné le plus noble, le plus continu spectacle d’idéalisme pratique. Dans sa correspondance et à propos d’Alfred de Musset, on rencontre cette phrase significative : « C’est un malheureux. On ne vit pas sans religion et il n’en a aucune… » Flaubert, lui, a eu la religion des Lettres, poussée jusqu’à la dévotion, jusqu’au fanatisme. Aucun homme n’a représenté à un degré supérieur les hautes vertus du grand artiste littéraire. Son existence ne fut qu’une longue lutte avec les « circonstances et avec lui-même pour égaler le type d’écrivain qu’il s’était formé dès sa première jeunesse, et, vraiment, à lire sa correspondance, à le suivre parmi ses quotidiens, ses acharnés efforts vers la perfection du style, à le regarder qui pense et qui travaille depuis ses années d’adolescence jusqu’à la veille de sa mort, on comprend la tragique justesse du mot que Balzac prête à un de ses héros dans son roman sur la vie littéraire, les Illusions perdues : « Un grand écrivain est un martyr qui ne mourra pas, voilà tout… »

I §

Depuis ses années d’adolescence ?… C’est depuis ses années d’enfance que j’aurais dû dire. Le premier volume des lettres de Flaubert s’ouvre par un billet, daté de décembre 1830, — il avait neuf ans, — où il s’adresse en ces termes à l’un de ses camarades : « Si tu veux nous associer pour écrire, moi j’écrirai des comédies et toi tu écriras tes rêves », et le dernier volume de ces mêmes lettres s’achève en 1880, sur ces lignes griffonnées quelques jours, quelques heures presque avant sa mort : « Je me flattais d’avoir terminé le premier volume de Bouvard et Pécuchet ce mois-ci. Il ne le sera pas avant le mois d’octobre. J’en ai probablement pour toute l’année… » Et ces deux phrases encadrent un demi-siècle d’une correspondance qui n’est qu’une longue confession du même labeur toujours recommencé, Aucune vocation d’écrivain ne fut plus continûment prolongée, aucune ne fut plus précocement caractérisée. Pour comprendre dans quel sens cette vocation se développé il faut se représenter d’abord avec exactitude le milieu social où l’écrivain se trouva placé par le hasard de la naissance, et le milieu intellectuel où il se trouva placé par le hasard de l’éducation.‌

Le père de Gustave Flaubert était chirurgien en chef à l’Hôtel-Dieu de Rouen. Les témoignages s’accordent à célébrer son génie professionnel, la droiture de son caractère, la sûreté de sa science, la généreuse ampleur de sa nature. Mais quel témoignage vaut le portrait fameux que son fils en a tracé sous le nom du docteur La Rivière et cette page ou il le montre, arrivant dans la chambre de Mme Bovary mourante : « les mains nues, de fort belles mains et qui n’avaient jamais de gants, comme pour être plus promptes à plonger dans les misères. » Quelle touche de maître et qui fait penser à ces tableaux de Van Dick où toute une race tient dans la minceur ou la vigueur des doigts ! Et il ajoute : « Son regard, plus tranchant que ses bistouris, vous descendait dans l’âme, et désarticulait tout mensonge à travers les allégations et les pudeurs. Et il allait ainsi, plein de cette majesté débonnaire que donnent la conscience d’un grand talent, de la fortune, et quarante ans d’une existence laborieuse et irréprochable… » De ce père, qu’il admirait si profondément. Gustave Flaubert avait hérité cette précision dure, comme chirurgicale, de son analyse. Mais cette ressemblance intellectuelle ne devait apparaître que plus tard et, dans l’exécution, dans le tour de main de son œuvre, au lieu que, durant les années d’apprentissage, un irréparable divorce d’idées s’établit entre le père et le fils dont celui-ci souffrit cruellement. Voici pourquoi. Pareil à tant de spécialistes dont les facultés se condensent sur un point unique, le père Flaubert était d’une indifférence absolue à l’endroit de la littérature et de l’art. Maxime Du Camp, qui fut l’intime ami de Gustave à cette époque, rapporte dans ses Souvenirs quelques-uns des propos que tenait le vieux chirurgien lorsque son fils lui parlait de ses ambitions d’écrivain : « Le beau métier de se tremper les doigts dans l’encre ! Si je n’avais manié qu’une plume, mes enfants n’auraient pas de quoi vivre aujourd’hui… » Et encore : « Ecrire est une distraction qui n’est pas mauvaise en soi. Cela vaut mieux que d’aller au café ou de perdre son argent au jeu… Mais à quoi cela sert-il ? Personne ne l’a jamais su… » De telles boutades, si elles n’entamaient pas la tendresse et l’admiration du jeune homme, paralysaient en lui tout abandon, toute confiance. Il s’habituait à considérer le monde profond de ses émotions esthétiques comme un domaine réservé qu’il fallait constamment défendre contre l’inintelligence de sa famille, contre celle de ce père d’abord, contre celle de son frère, héritier du bistouri et des préjugés du chirurgien, contre celle de sa mère qui lui disait : « Les livres t’ont dévoré le cœur… » Ce père, ce frère, cette mère, — cette mère surtout, — il les chérit d’une grosse et large affection d’homme robuste qui contraste d’autant plus étrangement avec l’évidente réserve de son être intime chaque fois qu’il s’agit des choses de la littérature ou de l’art. Rien de plus significatif, de ce point de vue, que les lettres écrites à son plus cher confident, Alfred Le Poittevin, durant un voyage en Italie entrepris avec toute cette famille durant sa vingtième année : « Mon père », dit-il, « a hésité à aller jusqu’à Naples. Comprends-tu quelle a été ma peur ? En vois-tu le sens ? Le voyage que j’ai fait jusqu’ici, excellent sous le rapport matériel, a été trop brut sous le rapport poétique, pour désirer le prolonger plus loin… Si tu savais ce qu’involontairement on fait avorter en moi, tout ce qu’on m’arrache et tout ce que je perds… »‌

Remarquez, messieurs, la nuance du sentiment exprimé dans ces quelques mots. Il y a là bien autre chose que la mauvaise humeur du jeune homme dont les vingt-deux ans, fougueux parfois jusqu’au désordre, se rebellent contre les cinquante ans d’un père ou d’une mère, assagis jusqu’à la froideur. J’y reconnais la protestation douloureuse d’un talent qui veut durer, grandir, s’épanouir, qui veut vivre enfin, contre un milieu qui l’opprime en le protégeant, comme un vase trop étroit pour l’arbuste qui vient d’y pousser. J’y reconnais aussi l’origine d’une des idées maîtresses de Gustave Flaubert : la persuasion, pour prendre une de ses formules, que le monde a la « haine de la littérature ». Il devait, sur le tard de sa vie, exagérer encore cette théorie sur la solitude de l’écrivain et sur l’hostilité que lui portent les autres hommes. Le même Maxime Du Camp raconte qu’après la guerre de 1870, et à propos de chaque événement politique capable de nuire à un roman ou à une pièce de théâtre, Flaubert s’écriait : « Ils ne savent qu’imaginer pour nous tourmenter. Ils ne seront heureux que lorsqu’il n’y aura plus ni écrivains, ni dramaturges, ni livres, ni théâtres… » C’est là une explosion qui fait sourire. Rapprochez-la de ses mécontentements de jeune homme contre les inintelligences de sa famille, de ses fureurs d’homme mûr contre sa ville natale, ce Rouen « où », disait-il, « j’ai bâillé de tristesse à tous les coins de rue », et vous comprendrez comment il est arrivé à ce qui fait le fond même de son esthétique : la contradiction de l’art et de la vie.‌

Vous le comprendrez davantage, si vous considérez qu’à cette première influence d’exil hors de la vie une autre vient s’ajouter qu’il est nécessaire de caractériser avec quelque détail, car elle circule d’un bout à l’autre de l’œuvre de Flaubert, et en un certain sens elle en fait la matière constante : cette influence est celle du romantisme français de 1830, perçu sur le tard, à travers les livres des Hugo, des Musset, des Balzac, des Mérimée, des Sainte-Beuve, des Gautier, par un jeune provincial enthousiaste. Tout a été dit sur les dangers et les contradictions de cet Idéal romantique, conçu au lendemain de la prestigieuse aventure napoléonienne par les enfants oisifs et nostalgiques des héros de la Grande-Armée. Aucune analyse n’en saurait mieux montrer la déraison que la confidence faite par Flaubert lui-même dans sa biographie de Louis Bouilhet : « … Tandis que les cœurs enthousiastes auraient voulu des amours dramatiques avec gondoles, masques noirs et grandes dames évanouies dans des chaises de poste au milieu des Calabres, quelques caractères plus sombres, épris d’Armand Carrel, un compatriote, ambitionnaient les fracas de la presse et de la tribune, la gloire des conspirateurs. Un rhétoricien composa une Apologie de Robespierre qui, répandue hors du collège, scandalisa un monsieur, si bien qu’un échange de lettres s’ensuivit, avec proposition de duel où le monsieur n’eut pas le beau rôle. Je me souviens d’un brave garçon toujours affublé d’un bonnet rouge. Un autre se proposait de vivre plus tard en Mohican, un de mes intimes voulait se faire renégat pour aller servir Abd-el-Kader !… » Figurez-vous maintenant la rencontre de pareilles sensibilités avec les mœurs paisibles de la France au temps de Louis-Philippe et la nécessité pour tous ces petits lords Byron en disponibilité de prendre un métier, celui-ci d’avocat, cet autre de professeur, un troisième de négociant ; un quatrième de magistrat. Quelle chute du haut de leur chimère ! Quelle impossibilité d’accepter sans révolte l’humble labeur, l’étroitesse du sort, le quotidien des jours ! Et voilà pour Flaubert un second principe de déséquilibre intime. Il était, par naissance, un homme de lettres parmi des savants et des praticiens. Il fut, par éducation, un romantique au milieu des bourgeois et des provinciaux.‌

Il fut aussi, et c’est la troisième influence qui achève d’expliquer sa conception de l’art, un malade au milieu de l’humanité saine et simple, la victime courageuse et désespérée d’une des plus cruelles affections qui puissent atteindre un ouvrier de pensée, car il souffrait d’une de ces infirmités qui touchent au plus vif de l’être conscient, toutes mêlées qu’elles sont de troubles physiques et de troubles moraux. On peut regretter que Maxime Du Camp se soit reconnu, dans ses Souvenirs, le droit de révéler les attaques d’épilepsie qui, dès la vingt-deuxième année, terrassèrent Flaubert. La révélation est faite, et il y aurait une puérilité à paraître ignorer ce qui fut le drame physique, si l’on peut dire, de ce malheureux homme. Quand les premiers accès se furent produits, il eut le courage de prendre dans la bibliothèque de son père les livres qui traitaient du terrible mal. Il y reconnut la description exacte des symptômes dont il avait été victime et il dit à Maxime Du Camp : « Je suis perdu… » Dès lors, il vécut dans une préoccupation constante de l’attaque toujours possible, et ses habitudes furent toutes subordonnées à cette angoisse, depuis la plus légère jusqu’aux plus essentielles. Il prit en horreur la marche, parce qu’elle l’exposait à être saisi en pleine rue de la crise redoutée. Il ne sortait qu’en voiture, lorsqu’il sortait, et il lui arrivait de rester des mois enfermé, comme s’il n’eût éprouvé de sécurité qu’entre les murs protecteurs de sa chambre. Désireux de cacher une misère dont il avait la pudeur, il se concentra de plus en plus dans le cercle étroit de l’affection domestique. Il se refusa toute espérance d’un établissement personnel, estimant qu’il n’avait pas le droit de se marier, de fonder une famille, d’avoir des enfants auxquels il eût risqué de transmettre une tare aussi certainement héréditaire. Les liens qui rattachent l’homme à la vie achevèrent de se rompre pour lui sous l’assaut de cette dernière épreuve, et, comme il l’a dit lui-même dans une formule singulière, mais bien profonde : « tous les accidents du monde lui apparurent comme transposés pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris sa, propre existence, ne lui semblèrent plus avoir d’autre utilité.. . » Traduisez cette phrase dans sa signification précise. Vous y trouverez la définition même de l’artiste littéraire, pour qui la vie n’est qu’une occasion de dégager l’œuvre d’art, devenue ainsi, non plus un moyen, mais une fin, non plus une image de la réalité, mais la réalité même et la seule qui vaille la peine de supporter la douleur d’être homme.‌

II §

L’art littéraire a été souvent défini de la sorte, comme constituant un but par lui-même et aussi comme représentant la consolation et la revanche de la vie. Pour ne citer que deux noms, très disparates, mais moins éloignés l’un de l’autre qu’il ne semble, par leur haine du monde moderne, c’est la thèse que proclamaient Théophile Gautier et ses disciples, et c’est aussi la thèse à laquelle aboutissait le pessimisme de Schopenhauer. L’originalité de Flaubert réside en ceci, qu’il était, comme je l’ai marqué déjà, doué de cette ferveur intime qui fait les convaincus, les fanatiques même, et cette ardeur de sa conviction l’a fait pousser jusqu’au bout les conséquences logiques de son principe d’art avec une netteté qu’aucun autre écrivain n’a peut-être égalée. On extrairait de sa correspondance un code complet des règles que doit suivre l’écrivain qui s’est voué au culte de ce que l’on a quelquefois appelé l’art pour l’art, s’il se dédie au travail du roman. La première de ces règles, celle qui revient constamment dans cette correspondance, c’est l’impersonnalité, ou, pour prendre le langage des esthéticiens, l’objectivité absolue de l’œuvre. Cela se comprend aisément : le fond de cette théorie de l’art pour l’art, c’est la crainte et le mépris de la vie. La fuite de cette vie redoutée et méprisée doit donc être aussi complète qu’il est possible. L’artiste essayera avant tout de se fuir soi-même, et, pour cela, il s’interdira de mêler jamais sa personne à son œuvre. Flaubert est, sur ce point, d’une intransigeance farouche : « N’importe qui », écrivait-il à George Sand qui l’engageait à se confesser, à se raconter, « n’importe qui est plus intéressant que le sieur Flaubert parce qu’il est plus général. » Et ailleurs : « Dans l’idéal que j’ai de l’art, je crois qu’on ne doit rien montrer de ses colères et de ses indignations. L’artiste ne doit pas plus apparaître dans son œuvre que Dieu dans la nature. » Et dans son roman de l’Education sentimentale, parlant d’un travail d’histoire que fait un de ses héros : « Il se plongea dans la personnalité des autres, ce qui est la seule façon de ne pas souffrir de la sienne… » Poussant cette règle d’impersonnalité jusqu’à ses dernières limites, il défend à l’artiste de conclure ; car conclure, c’est montrer une opinion, c’est se montrer. « Aucun grand poète », dit-il quelque part, « n’a jamais conclu. Que pensait Homère ? Que pensait Shakespeare ? On ne le sait pas… » Il défend de même au romancier l’emploi du personnage sympathique : préférer un de ses personnages à un autre c’est encore se montrer. Sur ce chapitre de l’impassibilité que l’écrivain doit observer d’après lui, avec une rigueur entière, il a prononcé des paroles d’une saisissante éloquence. Reprenant sa comparaison de Dieu et de la nature, il disait : « L’auteur dans son œuvre doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part. L’art étant une seconde nature, le créateur de cette nature-là doit agir par des procédés analogues. Que l’on sente dans tous les atomes, à tous les aspects, une impassibilité cachée, infinie. L’effet pour le spectateur doit être une espèce d’ébahissement. Comment tout cela s’est-il fait ? doit-on dire, et que l’on se sente écrasé sans savoir pourquoi… » Il disait encore : — je cite au hasard — « nul lyrisme, pas de réflexions. L’abus de la personnalité sentimentale sera ce qui, plus tard, fera passer pour puérile et un peu niaise, une bonne partie de la littérature contemporaine… Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est, comme elle est toujours en elle-même, dans sa généralité et dégagée de toutes les contingences éphémères… » Et, dominant ces préceptes, il réclame une continuelle surveillance de son propre élan, une intime défiance envers cette espèce d’échauffement que les niais appellent l’inspiration… « Il faut écrire froidement », dit-il… « Tout doit se faire à froid, posément. Quand Louvel a voulu tuer le duc de Berri, il a pris une carafe d’orgeat, et n’a pas manqué son coup. C’était une comparaison de ce pauvre Pradier qui m’a toujours frappé. Elle est d’un haut enseignement pour qui sait la comprendre… »‌

Si maintenant, messieurs, vous passez de la correspondance de Flaubert, où ces idées sont exprimées de cette façon abstraite et doctrinale quasi à chaque page, aux œuvres sur lesquelles s’est consumé son patient, son acharné labeur, vous constaterez aussitôt que ses livres ne sont que ces idées mises en pratique. Et d’abord tous les sujets en ont été choisis par l’auteur, systématiquement, en dehors de son existence et dans une tonalité en pleine antithèse avec ses préférences, ses goûts, son caractère, son atmosphère d’esprit. Rien de plus significatif sous ce rapport, que cette Madame Bovary qui marqua une date dans l’histoire du roman français, et servit de point de départ à l’évolution naturaliste. Quel contraste entre ce roman anatomique et les circonstances de magnanime exaltation où il fut composé ! Flaubert était retiré à la campagne près de Rouen, chez sa mère, dans cette maison blanche de Croisset, ancienne habitation de plaisance d’une confrérie religieuse. Il y vivait de manière à justifier une de ses plaisanteries habituelles : « Je suis le dernier des Pères de l’Eglise… » Il était jeune, il était riche, il était libre, et son unique souci était de peiner parmi ses livres et sur sa page blanche, passionnément, infatigablement. La semaine s’écoulait à travailler seize heures sur vingt-quatre, et la récompense du bon prosateur était de recevoir, le dimanche, la visite du poète Louis Bouilhet avec lequel il lisait tout haut Ronsard et Rabelais. D’ordinaire, de pareils labeurs sont, chez un homme de cet âge, le signe d’une ambition d’autant plus violente qu’elle a reculé plus loin son terme et ajourné son assouvissement. Dans une page d’autobiographie très frappante, Balzac, parlant de sa jeunesse et du travail auquel il se condamna lui-même, a fait la confession de tous les ambitieux pauvres qui voient dans le triomphe littéraire un moyen de rentrer dans le monde, illustres, riches et aimés : « J’allais », dit-il, « vivre de pain et de lait, comme un solitaire de la Thébaïde, au milieu de ce Paris si tumultueux, sphère de travail et de silence, où, comme les chrysalides, je me bâtissais une tombe pour renaître brillant et glorieux. J’allais risquer de mourir pour vivre… » Gustave Flaubert, lui, ne poursuit à travers son patient effort aucune chimère de luxe, d’amour ou de gloire. C’est un Idéal tout intellectuel qu’il s’est proposé de réaliser, avec le plus complet dédain de la réussite extérieure : « Je vise à mieux qu’au succès », déclarait-il à un ami, « je vise à me plaire. J’ai en tête une manière d’écrire et une gentillesse de langage auxquelles je veux atteindre, voilà tout… » Et avec une rude bonhomie, celle du gars normand qu’il était resté : « Quand je croirai avoir cueilli l’abricot, je ne refuse pas de le vendre, ni qu’on batte les mains s’il est bon. Mais si, à ce moment-là, il n’est plus temps et que la soif en soit passée à tout le monde, tant pis… » Peu lui importe que les compagnons de sa jeunesse arrivent à la notoriété, tandis qu’il demeure inconnu : « Si mon œuvre est bonne, si elle est vraie, elle aura son écho, sa place, dans six mois, dans six ans, après ma mort, qu’importe. .. » Et quelle modestie dans cet orgueil : « Je n’irai jamais bien loin », gémit-il, « mais la tâche que j’entreprends sera exécutée par un autre, j’aurai mis sur la voie quelqu’un de mieux né et de plus doué… Et qui sait ? Le hasard a des bonnes fortunes. Avec un sens droit du métier que l’on fait et de la persévérance, on arrive à l’estimable… » ‌

Ouvrez maintenant Madame Bovary, qu’y rencontrez-vous ? Le tableau, scrupuleux jusqu’à la minutie, des mœurs les plus violemment contraires à cette pure et fière existence d’un jeune Faust emprisonné dans sa cellule. Ce ne sont, dans les scènes décrites par cet implacable roman, qu’espoirs médiocres, passions mesquines, intelligences avortées, sensibilités basses, une déplorable légion d’âmes grotesques au-dessus desquelles plane le sourire imbécile du pharmacien Homais, de ce bourgeois, grandiose à force de sottise ! Cet effet d’ébahissement rêvé par Flaubert est obtenu. Cette prose impeccable, tour à tour colorée comme une peinture flamande, taillée en plein marbre comme une statue grecque, rythmée et souple comme une phrase de musique, s’emploie à représenter des êtres si difformes et si diminués que l’application de cet outil de génie à cette plate besogne vous étonne, vous déconcerte, vous fait presque mal. Que pense l’auteur des misères qu’il examine d’un si lucide regard, qu’il raconte dans cet incomparable langage ? Vous ne le saurez jamais, et pas davantage son jugement sur les vilenies de ses personnages, sur l’état social dont ils sont les produits, sur les maladies morales dont ils sont les victimes. Le livre est devant vous, réellement, comme une chose de la nature. Il se tient debout par lui-même, ainsi que le voulait Flaubert, « par la force interne du style, comme la terre, sans être soutenue, se tient dans l’air… » C’est en ces termes qu’il annonçait son projet. Ils pourraient servir d’épigraphe à ce roman de mœurs provinciales, comme à ce roman de mœurs carthaginoises qui s’appelle Salammbô, comme à ce roman d’histoire contemporaine qui s’appelle l’Education, comme à cette épopée mystique qui s’appelle Saint Antoine, comme à ce pamphlet contre la bêtise moderne qui s’appelle Bouvard et Pécuchet, comme à ce triptique des Trois Contes qui ramasse sous une même couverture de volume les infortunes d’une servante normande, la légende pieuse de saint Jean l’Hospitalier et la Décollation du Baptiste. Il semble que l’artiste littéraire ait vraiment exécuté tout le programme qu’il formulait dans ses lettres de jeunesse : « Ecrire, c’est ne plus être soi… »‌

III §

J’ai dit : « il semble », car si Gustave Flaubert avait vraiment conformé son activité d’artiste à la rigueur de ses théories, et complètement, absolument dépersonnalisé son œuvré, ses livres ne nous arriveraient pas imprégnés de cette saveur de mélancolie, pénétrés de ce pathétique qui nous les rend chers. C’est ici, messieurs, l’occasion de constater une fois de plus une grande loi de toutes les créations d’art : ce qu’il y a de meilleur, d’essentiel, de plus vivant en elles, ce n’est pas ce que l’artiste a médité et voulu, c’est l’élément incalculé qu’il y a déposé, le plus souvent à son insu, et quelquefois malgré lui. J’ajoute qu’il faut saluer dans cette inconscience non pas une humiliation pour l’artiste, mais un ennoblissement de sa tâche et une récompense d’un autre travail : celui qu’il a fait non pas sur son œuvre elle-même, mais sur son propre esprit. Ce don de mettre dans un livre plus de choses qu’on ne le soupçonne soi-même, et de dépasser sa propre ambition par le résultat, n’est accordé qu’aux génies de souffrance et de sincérité qui portent dans le fond de leur être le riche trésor d’une courageuse, d’une haute expérience désintéressée. C’est ainsi que Cervantès a fait Don Quichotte, et Daniel de Foë Robinson, sans se douter qu’ils y insinuaient, l’un toute l’héroïque ardeur de l’Espagnol, l’autre toute l’énergie solitaire de l’Anglo-Saxon. S’ils n’eussent pratiqué, de longues années durant, ces vertus, le premier de chevaleresque entreprise, le second d’invincible endurance, leurs romans fussent restés ce qu’ils voulaient que ces livres restassent, de simples récits d’aventures. Mais leur âme valait mieux encore que leur art, et elle a passé dans cet art pour lui donner cette puissance de symbole qui est la vitalité agissante des livres. Eh bien ! l’âme de Flaubert aussi valait mieux que son esthétique, et c’est cette âme insufflée, contre sa propre volonté, dans ses pages, qui leur assure cette place à part dans l’histoire du roman français contemporain.‌

Reprenez en effet cette Madame Bovary qu’il a prétendu exécuter de cette manière impeccablement objective, et cherchez à dégager la qualité qui en fait, de l’aveu des juges les plus hostiles, un livre supérieur. Ce n’est pas l’exactitude du document. Vous trouveriez dans tel ou tel procès rapporté par la Gazette des tribunaux, des renseignements aussi précis sur les mœurs de province. Ce n’est pas la difficulté que l’auteur a vaincue pour rédiger dans un style aussi magistral une anecdote aussi sottement vulgaire. La saillie toute hollandaise des figures, le relief d’une phrase à vives arêtes qui montre les objets comme à la loupe, la correction d’une syntaxe qui ne se permet jamais une répétition de mots, une assonnance, un hiatus, — ces suprêmes habiletés de métier risqueraient plutôt, à ce degré, de donner une impression de factice, presque de tour de force, et Sainte-Beuve avait, dès le début, mis le trop adroit écrivain en gardé contre ce péril de l’excessive tension. Non. Ce qui soulève cette médiocre aventure jusqu’à une hauteur de symbole, ce qui transforme ce récit des erreurs d’une petite bourgeoise mal mariée en une poignante élégie humaine, c’est que l’auteur n’a pas pu, malgré les gageures de sa doctrine, se renoncer lui-même. Il a eu beau choisir un sujet situé aux antipodes de son mondé moral, le raconter tout uniment et sans une seule réflexion, maintenir chacun de ses personnages à un même plan d’indifférente impartialité, ne pas juger, ne pas conclure, sa vision de l’existence le révèle tout entier. Le mal dont il a souffert toute sa vie, cet abus de la pensée qui l’a mis en disproportion avec son milieu, avec son temps, avec toute action, involontairement, instinctivement, il le donne à ses tristes héros. C’est la pensée, mal comprise, égarée par un faux Idéal, par une littérature inférieure, mais la pensée tout de même qui précipite Emma Bovary dans ses coupables expériences, et tout le livre apparaît comme un violent et furieux réquisitoire contre les ravages que la disproportion des rêves imaginatifs et du sort produit dans une créature assurément vulgaire, mais encore trop fine, trop délicate pour son milieu. Et ce même thème du danger du rêve et de la pensée court d’un bout à l’autre de cette Education sentimentale dont Flaubert aurait pu dire plus justement encore que de Bouvard et Pécuchet que c’était « le livre de ses vengeances ». Ce même thème soutient Salammbô où l’emprisonnement de la pensée et du rêve est montré agissant sur des âmes barbares avec la même force destructrice que sur des âmes civilisées. Ce même thème circule dans la Tentation de saint Antoine où la pensée et le rêve sont de nouveau aux prises, cette fois, avec une âme croyante qui en agonise de douleur, en sorte que cet homme de raisonnement et de doctrine, qui s’est voulu impassible, impersonnel et glacé se trouve avoir donné comme motif profond à tous ses livres, le mal dont il a souffert l’impuissance d’égaler la vie à la pensée et au rêve. Seulement au lieu que, chez lui, cette pensée et ce rêve étaient à leur maximum, ses doctrines d’art l’ont amené à choisir pour ses romans des existences dans lesquelles cette pensée et ce rêve sont à leur minimum, et cela même ajoute à l’accent de ces livres. Par-delà ses ironies continues, sa réserve volontaire, sa surveillance de lui-même, nous sentons un monde d’émotions cachées qu’il ne nous dit pas. C’est Diderot, je crois, qui a jeté au cours d’une de ses divagations esthétiques cette phrase admirable : « Un artiste est toujours plus grand par ce qu’il laisse que par ce qu’il exprime. » Flaubert se fût révolté là contre, lui, l’expressif par excellence, et pourtant aucune œuvre plus que la sienne ne justifie cette parole du philosophe, tant il est vrai que nous sommes tous, suivant une vieille comparaison, les ouvriers d’une tapisserie dont nous ne voyons que l’envers et dont le dessin nous échappe.‌

Quand on aperçoit Gustave Flaubert sous cet angle, comme un romantique comprimé par son milieu, rejeté par les circonstances aux plus intransigeantes théories de l’art pour l’art, et cependant conduit par l’instinctive nécessité de son génie intérieur à imprégner ses livres de sa tragique mélancolie intellectuelle, on se rend mieux compte des raisons qui ont fait de lui un chef d’école, à son insu encore et contre sa volonté. Il était de bien bonne foi, lorsqu’en 1875, et au moment où triomphaient ses disciples Zola et Daudet, il écrivait à George Sand : « A propos de mes amis, vous ajoutez : mon école. Mais je m’abîme le tempérament à tâcher de n’avoir pas d’école. A priori, je les repousse toutes. Ceux que je vois souvent et que vous désignez recherchent tout ce que je méprise et s’inquiètent médiocrement de ce qui me tourmente… » Ici encore, Flaubert ne mesurait pas la portée complète de son œuvre. Elève attardé des maîtres de 1830, il était arrivé dans la littérature française au moment précis où cette littérature se partageait entre les deux tendances que résument les deux plus grands noms du milieu du siècle : Victor Hugo et Balzac. Avec Hugo, une rhétorique nouvelle était née, toute en couleurs et en formes, et qui avait poussé jusqu’à la virtuosité le talent de peindre par les mots. Avec Balzac, l’esprit d’enquête scientifique avait fait irruption dans le roman, et presque aussitôt l’une et l’autre école avait manifesté le vice qui était son danger possible : la première, l’insuffisance de la pensée, la seconde, l’insuffisance du style. Ce qui fit de la publication de Madame Bovary un événement d’une importance capitale, une date, pour tout dire, dans l’histoire du roman français, ce fut l’accord de ces deux écoles dans ! un même livre, égal en force plastique aux plus belles pages de Hugo et de Gautier, comparable en lucidité analytique aux maîtres chapitres de Balzac et de Stendhal. Cette rencontre en lui des deux tendances du siècle, du romantisme et de la science, Flaubert ne l’avait pas cherchée. Sa théorie de l’art pour l’art l’y avait conduit par un jeu de logique dont lui-même s’étonna toute sa vie. On sait qu’il a constamment souffert des éloges donnés au réalisme de Madame Bovary. Sa recherche systématique de l’impersonnalité, en le faisant s’effacer devant l’objet, l’avait amené à cette rigueur d’analyse exacte. Ayant, de parti pris, choisi comme objet de son premier roman une aventure commune et terre à terre, il s’était trouvé composer une étude de mœurs, et la composer dans une prose supérieurement ouvrée, sa prose. Ce fut pour ses contemporains une révélation. L’article de Sainte-Beuve dans ses Lundis, celui de Baudelaire dans son Art romantique, restent les monuments d’une surprise qui tout de suite devint féconde et suscita tour à tour les livres des frères de Goncourt, ceux de M. Emile Zola, ceux de M. Alphonse Daudet, ceux de Guy de Maupassant, pour ne citer dans le roman français contemporain que des artistes incontestés. Un roman dont la matière soit la vérité quotidienne, « l’humble vérité », comme disait Maupassant en tête d’Une Vie, — un roman capable de servir à l’histoire des mœurs, comme un document de police — et ce roman, écrit dans mie prose éplorée et plastique, serrée et savante, avec ce que les Goncourt appelaient, barbarement d’ailleurs, une « écriture artiste », tel est le programme issu de Madame Bovary, qu’ont essayé d’appliquer tour à tour, suivant leur tempérament, les miniaturistes énervés de Renée Mauperin, le puissant visionnaire de l’Assommoir, le chroniqueur sensitif du Nabab, le large conteur de Pierre et Jean. Flaubert, ce poète lyrique, né d’un médecin et grandi dans un hôpital, l’avait trouvée toute faite en lui, cette synthèse du romantisme et de la science. Il s’était trouvé aussi tout prêt pour ressentir et pour traduire, lui, l’ardent idéaliste emprisonné dans les plates misères d’une ville de province, la haine des lettrés contre la médiocrité ambiante, qui est une des formes de la révolte contre la démocratie. Enfin, et c’est par là qu’il demeure si vivant parmi nous et si présent, malgré les tendances nouvelles des Lettres françaises, il a donné aux écrivains le plus magnifique exemple d’amour passionné, exclusif pour la littérature. Avec ses longues années de patient scrupule et de consciencieuse attente, son admirable dédain de l’argent, des honneurs, des succès faciles, avec son courage à poursuivre jusqu’à leur extrémité son rêve et son œuvre, il nous apparaît comme un héros intellectuel. Je serai bien fier, messieurs, si le témoignage d’un ordre un peu trop technique, que je lui ai apporté aujourd’hui, pouvait contribuer à répandre et à augmenter dans ce libéral Oxford, malgré les inévitables malentendus que la très libre conception du roman français risque toujours de soulever en terre anglo-saxonne, le respect auquel a droit le plus grand, le plus pur, le plus complet de nos artistes littéraires.

II

Questions d’esthétique‌ §

I

Science et poésie Essais de Psychologie de Lisle

(Dialogue) §

Quand les deux jeunes gens entrèrent dans la boutique du fleuriste de la rue d’Antibes, à Cannes, ils venaient de goûter pleinement la divine impression de la belle matinée d’hiver, et qui ne connaît le charme méridional de ces matinées-là, dont même les printemps du Nord n’ont point la douceur ? L’air était léger, la lumière heureuse. De coquettes voitures passaient, attelées de petits chevaux dont le trot sonnait gaiement sur les dalles de la longue rue, et, dans ces voitures, des femmes souriaient au soleil, étrangères pour la plupart, comme il était aisé de le reconnaître à ce je ne sais quoi d’exotique auquel des yeux de Français ne se trompent guère, — séduction pour les uns, pour les autres antipathie. Mais les deux jeunes gens ne se retournèrent pas vers les promeneuses, car aussitôt la porte de la boutique refermée sur eux, la fraîcheur de cette salle ombreuse les saisit, et surtout son atmosphère exquise, et ils s’arrêtèrent, comme involontairement, à respirer l’arôme des plantes de toute essence qui garnissaient les tables.‌

C’était, dans cette boutique, plus longue que large, comme une agonie de parfums, enivrante et délicieuse. On y distinguait d’abord, — sorte de fond richement étoffé sur lequel les autres senteurs brodaient leurs fines arabesques, — l’exhalaison des narcisses dont les longues tiges vertes et les fleurs pâles s’entassaient par gerbes. L’haleine embaumée des roses se reconnaissait ensuite, et les nobles fleurs allongeaient à côté des narcisses leurs files soigneusement distribuées en plusieurs groupes. Il y en avait de pourprées comme un beau sang. D’autres presque dorées et pourtant fraîches faisaient songer à la grâce un peu morbide d’une enfant blonde. D’autres étaient blanches comme les joues d’une morte. Plus loin des bouquets énormes de violettes de Parme s’amoncelaient dans des corbeilles, et leur souffle caressant qui s’accorde si bien avec l’aristocratique délicatesse de leur aspect arrivait, à demi étouffé par le voisinage des arômes trop forts des autres fleurs. Des œillets d’un rose délicat se mêlaient à des œillets d’un rouge intense ; il fallait les prendre dans la main et les respirer pour distinguer la senteur poivrée qui leur est propre, et c’était encore, s’échappant des brouettes de bois doré prêtes pour la vente, le parfum des mimosas et des muguets, tandis que du fouillis de fougères qui faisait rideau à la devanture sortait le relent des plantes de serre, raides et magnifiques dans leurs vases épais. La fleuriste errait à travers cet étroit domaine dont elle subissait la meurtrière influence, car son teint trop mat, ses yeux trop brillants, quelque chose d’énervé répandu sur toute sa personne disait la sûre et lente intoxication de cette atmosphère de fièvre. Les deux jeunes gens la regardaient, sans même qu’elle s’aperçût de leur présence, occupée qu’elle était à tresser un cadre de violettes et de roses à un portrait de femme, qui devait sans doute partir au loin le soir même. Vers quel regard ami et pour annoncer quel sentiment ?… La bouquetière froissait les tiges, disposait les pétales. Une joie éclairait ce pauvre visage à manier ces frêles matériaux de son chef-d’œuvre de quelques jours. — Combien de jours, en effet, ou combien d’heures résisterait-il, ce cadre vivant où se complaisait l’agilité de ces mains effilées, que le réseau bleuâtre des veines nuançait délicatement ?‌

Oui, quelques minutes durant, les deux visiteurs se tinrent debout, appuyés sur leurs cannes, et comme respectant l’inspiration d’artiste avec laquelle la jeune fille achevait son travail. L’un et l’autre étaient mis avec une recherche de tenue qui disait un goût à la fois très personnel et très sûr, — car une harmonie parfaite de physionomie et de toilette est chose aussi rare chez un homme à la mode que chez une femme élégante. L’un était mince et gracile, de taille moyenne et souple, avec un visage légèrement creusé aux joues, des yeux d’un bleu sombre, et sur la lèvre supérieure comme une ombre d’or. S’il eût vécu à Oxford ou à Cambridge, ses camarades lui eussent appliqué sûrement cet intraduisible adjectif d’ethereal, et l’état de morbidesse où il se trouvait évidemment ajoutait encore à cette impression. L’autre, au contraire, athlétique et d’une tournure martiale d’officier en congé, avait le teint presque bistré qui révèle un tempérament inattaqué. Ses yeux charbonnés et sa largeur de menton eussent donné à son profil un caractère un peu animal, si la belle vivacité intellectuelle du regard de ses prunelles glauques, presque vertes, n’eût dénoncé aussitôt le personnage de haute culture, comme tout son aspect dénonçait le personnage de haute vie. Tandis que son compagnon, les yeux mi-clos, aspirait avec une langueur quasi féminine le parfum des fleurs, il étudiait la jeune fille, et il communiqua le résultat de ses observations à son ami par une phrase dite en anglais qui produisit l’effet des formules d’exorcisme dans la légende. L’enchantement de ces quelques minutes cessa tout à coup. Les deux amis sourirent avec malignité. La bouquetière se leva et prit en rougissant les commandes de M. Pierre V… — c’était le nom du jeune homme aux yeux bleus, — et du marquis Norbert de N… ainsi s’appelait celui qui avait parlé le premier, — et ces messieurs quittèrent la petite boutique pour reprendre leur promenade.

Une boutique de fleurs cueillies de la veille et du jour, — une jolie et intéressante créature de la couleur d’un camellia, et qui mourra des bouquets charmants qu’elle compose, — un bleu et doux matin d’hiver méridional sur une ville de plaisance semée de palais en miniature et de grands jardins, — en faut-il davantage pour mettre en éveil des esprits de causeurs ? Les deux compagnons, que le hasard avait fait se rencontrer sur le trottoir qui passe devant l’étalage du fleuriste, étaient de la race de celui qui disait : « Avec de la conversation et de la lecture on se console de tout, même de vivre… » La pratique constante des Sciences naturelles n’avait pas enlevé au marquis Norbert ce goût des idées générales, sans lequel la tête la mieux approvisionnée de faits ressemble à une cheminée garnie de bois, mais qu’on a négligé d’allumer. Pierre V… passait les heures de réclusion forcée, auxquelles sa santé le condamnait trop souvent, à étudier des métaphysiciens et des poètes, si bien que le pouvoir de la discussion s’unissait en lui d’une manière assez inattendue au pouvoir de la rêverie. Bref, une fois la boutique laissée derrière eux, ces jeunes gens se laissèrent aller à inventer des théories. Il était dix heures quand ils commencèrent de bavarder à propos des fleurs qu’ils venaient de voir. Il était midi quand ils se séparèrent. Leur dialogue improvisé parut intéressant à noter au plus littéraire des deux, et je l’ai transcrit sur ses notes, tant bien que mal, en gardant seulement les thèses essentielles de cette causerie. Cela pourrait s’intituler, comme le bel essai du grand analyste américain : Etude sur le principe poétique. J’ai conservé le titre plus vague que Pierre V… avait griffonné en tête de ses notes. Si le lecteur connaît la promenade de la Croisette qui longe le golfe de Cannes, il peut se représenter les palmiers et la mer, les îles à une extrémité de la baie, la pointe de la Napoule à l’autre, et songer qu’il valait mieux peut-être ne pas philosopher sur l’esthétique devant ce paysage admirable. Mais cette côte de Provence ressemble aux côtes de la Grèce, et, comme les jeunes gens de Platon, les deux amis s’abandonnèrent au plaisir de penser librement parmi des sensations heureuses. Firent-ils pas aussi bien que de médire des femmes avec lesquelles ils avaient dîné la veille ?‌

Ce fut Pierre V… qui, respirant une poignée de violettes russes avant de les passer à sa boutonnière, commença d’éveiller un sourire sur les lèvres du marquis par une citation de quelques vers du poème de Shelley sur la Plante sensitive :‌

« The snowdrop, and then the violet ‌
Arose from the ground with warm rain wet,
And their breath was mixed with fresh odour sent
From the turf, like the voice and the instrument…‌

« Le perce-neige puis la violette — se levaient du sol, humides de pluie chaude, — et leur soupir se mêlait à la fraîche senteur sortie — du gazon, comme la voix se mêle à l’instrument. » Et il continua : « Je n’ai jamais regardé de près une de ces idéales, de ces magiques fleurs, dont nous venons de voir une jonchée, sans me rappeler quelques-unes des stances du poème de Shelley, celle sur le narcisse qui mire ses yeux dans les enfoncements du fleuve — jusqu’à ce qu’il meure de sa propre beauté trop aimée, ou celle encore sur l’hyacinthe, — qui de ses clochettes frêles jette un carillon — de noies si délicates, si douces et si intenses, — qu’elles pénètrent dans les sens comme un parfum17… Ce n’est rien, la matière de ce poème, c’est l’histoire de la vie et de la mort d’un jardin… Il vit, il respire, il est heureux par les mille corolles de ses fleurs, par les mille frissons de ses feuilles, tant qu’une femme aux yeux de la couleur des violettes des plates-bandes, aux doigts délicats comme les tiges des jeunes plantes, aux joues rosées comme les pétales des églantines, au pas léger comme un soupir du vent parmi les arbres, se promène à travers les allées… Son pied, dit le poète, semblait avoir pitié du gazon qu’il foulait… Trait divin et digne de Virgile par la nuance d’âme qu’il indique !… Cette femme meurt, et le jardin abandonné languit et meurt, comme une personne, laissant les pétales et les feuilles jaunir, tomber, tourbillonner, s’amonceler… C’est la transcription, presque surnaturelle à force de beauté, de tout ce que nous ressentons de vagues impressions devant le mystère du monde végétal, — ce monde où sommeille, incarnée dans des formes merveilleuses, une pensée qui n’est pas différente en essence de notre sentiment… Toute poésie paraît brutale, si on la compare à celle-là, et choquante, et prosaïque… Mais je vous donnerai le volume ce soir, et vous jugerez vous-même si j’ai menti dans mon enthousiasme pour le chef-d’œuvre de celui que Byron appelait my delicate Ariel… comme Prospero son génie familier… »

— « Je vous remercie », répondit l’autre, « mes propres sensations me suffisent, et je n’ai pas besoin de les fouetter avec de la littérature. Je vous avouerai même qu’en vous voyant vous extasier ainsi devant un commentaire et une expression de la réalité plus que vous n’aviez fait devant la réalité même, je vous examinais avec une curiosité presque triste. Vous acheviez de m’apparaître comme un exemplaire singulier de notre civilisation occidentale dans ce qu’elle a de profondément artificiel et qui répugne à l’étreinte directe de ce qui est. Vous me permettez de vous parler avec ma terrible franchise de positiviste ?… Ce n’est rien, ce que vous venez de me dire tout a l’heure, c’est une phrase comme vous en avez prononcé des centaines devant moi. Vous n’y attachez pas beaucoup plus d’importance que ce promeneur à la fumée de son cigare, ou cette dame, qui vient de passer, à la douceur de son œillade… Vous causez ainsi, comme vous pensez, comme vous sentez, avec toute votre personne, et c’est précisément ce naturel dans le factice, cette sensibilité dans la littérature qui me semble signifier un état d’âme aussi dangereux qu’il est illusoire. Je m’explique. Dans notre société moderne, deux sortes d’esprits très différents se partagent la royauté des pensées. L’un, que je considère comme un esprit de mort et de byzantinisme, que vous décorez, vous, du beau nom d’esprit de raffinement et de subtilité, pousse ses adeptes à interposer sans cesse quelque chose entre la nature et eux. Ce quelque chose est un livre ou bien un tableau, un dogme de religion ou une hypothèse de métaphysique. N’importe… Ceux que domine cet espoir n’ont pas pénétré leur être de la grande, de l’unique maxime qui soit aujourd’hui féconde : ne rien devoir qu’à l’expérience ; car c’est d’expérience, et d’expérience seulement, qu’est fait l’autre esprit, celui qui emporte avec lui la vie. Le positivisme en a donné la plus complète formule. La Science et l’Industrie en ont démontré la prodigieuse puissance. Nous en sommes arrivés au point où il faut, de toute nécessité, choisir entre la chinoiserie stérile des anciennes formes de la pensée ou l’acceptation vigoureuse et rajeunissante du procédé nouveau. Pouvez-vous me dire quelle place occupent, si cette conception du monde est vraie, et votre Shelley, et tous les poètes, et la poésie elle-même, art aussi étranger à l’activité de notre existence contemporaine que l’architecture du moyen âge ou la peinture religieuse du quinzième siècle ? ».‌

L’autre répondit doucement : — « Vous n’êtes pas la première personne avec laquelle j’aie eu maille à partir à l’occasion de ce que vous appelleriez volontiers ma manie poétique. Je pourrais vous répondre simplement que des sensations d’un certain ordre ne disputent pas contre des sensations d’un ordre différent, et qu’en définitive, nous avons toujours raison de professer des goûts qui sont les nôtres. J’aime mieux vous demander quelles sont vos preuves positives, — puisque vous aimez ce mot, — pour croire que la poésie n’a pas sa place légitime dans notre civilisation nouvelle. Car c’est bien votre avis, n’est-il pas vrai, qu’une révolution immense s’accomplit sous nos yeux dans l’intelligence humaine, et c’est votre avis encore, si je vous ai bien compris, que la forme poétique ne doit pas survivre à cette révolution ?… j’ai souvent constaté qu’une conviction analogue tendait à s’établir dans beaucoup de têtes fortement organisées. Ni l’exemple de la gloire de Victor Hugo en France, ni la renommée de Tennyson en Angleterre ne paraissent justifier cette hypothèse d’une disparition prochaine de la catégorie poétique, telle que les siècles passés l’ont transmise à l’âme humaine jusqu’à nos siècles a nous. Mais, en pareille matière, les faits sont insuffisants. Il pourrait se rencontrer que ces illustres poètes dussent leur autorité à un reste de préjugé, et que ce reste de préjugé fût destiné à s’en aller comme d’autres préjugés qu’on eût cru impossibles à déraciner. C’est donc une démonstration théorique et raisonnée que je voudrais avoir de vous, et je vous expliquerai ensuite pourquoi mes théories à moi vont directement à l’encontre des vôtres… »‌

Le marquis rassembla ses idées durant un assez long silence, tandis que son compagnon regardait les lames bleues onduler sous le soleil et les mouettes agiter leurs ailes blanches. Il y avait quelque chose de piquant à parler contre la poésie dans ce cadre merveilleusement poétique, et devant cet horizon fermé de montagnes neigeuses. Pierre V… ne put s’empêcher de sourire à ce contraste qui s’imposa aussitôt à son imagination, mais déjà l’autre commençait : — « Mon hypothèse, en effet, — » car tout pronostic de cet ordre est condamné à demeurer une hypothèse, puisque la vérification expérimentale reste à jamais interdite, — mon hypothèse donc repose uniquement sur un principe que l’histoire nous permet de considérer comme indiscutable, à savoir que toute forme d’art ne subsiste qu’à la condition d’être nécessaire. Nécessaire à la sensibilité de l’artiste qui s’y consacre. Nécessaire à l’âme du public qui s’en nourrit. La nature n’admet pas plus le luxe et la virtuosité dans l’ordre de l’intelligence qu’elle ne l’admet dans l’ordre de la matière. Il n’y a pas dans le corps d’organe inutile, et il ne s’accomplit dans aucun organe des opérations indifférentes. La loi du besoin domine la physiologie. Elle domine également la psychologie. Même ce que nous appelons le dilettantisme, cet amusement en apparence capricieux de l’épicurien intellectuel, est régi par une implacable nécessité. L’esprit est une créature vivante qui se développa par les aliments qui lui sont indispensables. Il les cherche partout et il ne cherche que ceux-là. Je prononçais tout à l’heure le mot de factice, et je le regrette maintenant, car, à mon sens, rien n’est factice dans cette vie de l’esprit, de même que rien n’est factice dans la vie du corps. C’est nous qui supposons gratuitement, que l’esprit pourrait penser d’une autre manière, comme nous supposons que le corps pourrait s’accommoder d’un autre régime. En réalité, l’esprit a pompé le suc d’idées qu’il devait s’assimiler, comme le corps s’est assimilé les substances qui devaient s’absorber en lui. Si donc nous voulons savoir quelles chances une forme d’art conserve de prospérer, un problème se pose aussitôt : à quels besoins de l’esprit contemporain correspond-elle ? Il n’y a pas de rhétorique dont les préceptes puissent inspirer le goût de cette forme d’art, si l’esprit n’en a pas faim et soif, comme nous avons faim de viande et soif de vin. Il n’y a pas de rhétorique dont les défenses puissent paralyser ce goût si son tourment nous travaille. Hé bien ! Ma thèse d’iconoclaste se ramène à ceci : l’esprit contemporain est en voie de perdre tout besoin de la forme poétique.‌

» Puisque nous nous sommes placés sur le terrain des hypothèses et des généralités, permettez-moi quelques-unes de ces simplifications qui facilitent les raisonnements. Si vous aviez à définir les grands courants qui nous emportent et qui paraissent déterminer la direction de notre avenir, vous trouveriez que ces courants sont au nombre de deux. Le premier est la Démocratie. Le second est la Science. Ces deux courants roulent paisiblement ou violemment ceux qui s’y abandonnent et ceux qui tentent de les remonter, avec l’inexorable fatalité qu’élabore toute la succession de l’histoire. Démocratique et scientifique, l’époque est ainsi par des raisons profondes, qui tiennent à l’essence même de la société. Voici à peine cent ans que l’homme a commencé de comprendre et de gouverner la nature par une application enfin lucide des méthodes expérimentales. Vous ne supposez point qu’il va renoncer à cette besogne avant de l’avoir poussée jusqu’à son terme, et pour se rapprocher de ce terme, vous n’attendez point qu’il respecte les obstacles anciens. La Science est une idole suprême à laquelle toutes les autres idoles des vieux jours seront sacrifiées les unes après les autres. La sublime ingratitude de la vie exige ces sacrifices et elle les a toujours obtenus. En même temps que le colossal développement de la faculté expérimentale et scientifique s’accomplit, observez que les conditions matérielles de l’existence se modifient, que le bien-être plus répandu permet une multiplicité presque infinie des éducations moyennes, que les dogmes capables de justifier les inégalités sociales ou sont détruits ou ne sont pas formés, en un mot, que la poussée démocratique résulte évidemment des milliers d’efforts partiels vers un développement et vers une jouissance, accomplis par des armées de petits travailleurs et de petits propriétaires. Dans quelque voie qu’il veuille marcher, l’homme de notre temps se trouve collaborer à une de ces deux œuvres, ou la Science, ou la Démocratie. La question est de savoir s’il y collabore de bonne volonté, ou à contre-cœur. Je connais et je comprends les objections qui peuvent être dirigées contre le résultat final de ces deux vastes tendances. Je n’ignore pas que la Science recèle un fonds incurable de pessimisme, et qu’une banqueroute est le dernier mot de cet immense espoir de notre génération — banqueroute dès aujourd’hui certaine pour ceux qui ont mesuré l’abîme de cette formule : l’Inconnaissable. Il y a un principe assume ; de désespoir dans la définition même de la méthode expérimentale, car, en se condamnant a n’atteindre que des faits, elle se condamne du coup au phénoménisme final, autant vaut dire au nihilisme. Il est probable, d’autre part, que la Démocratie, suivant une antique comparaison, mais toujours juste, fait perdre à la civilisation en profondeur ce qu’elle lui fait gagner en étendue. Plus simplement encore, la Démocratie paraît aboutir au triomphe de la médiocrité, par cela seul qu’elle aboutit, en politique à la souveraineté imbécile du plus grand nombre, en instruction à l’éparpillement des connaissances, en économie sociale à l’éparpillement de la richesse. Tout cela est vrai ou vraisemblable. Mais, bienfaisantes ou dangereuses, la Science et la Démocratie n’en sont pas moins inévitables, et comme il n’a jamais été décrété ailleurs que dans notre ignorance que l’inévitable fût en même temps le meilleur pour l’homme, nous nous abstiendrons de toute discussion sur le plus ou moins de malheur que l’avenir réserve aux sociétés nouvelles, pour nous borner à constater les deux grands faits qui dominent ces sociétés.‌

» Oui, deux grands faits, mais qu’il faut traduire, ou si vous aimez mieux, décomposer en leurs éléments pour en mesurer davantage la portée. Qui dit Démocratie dit en même temps développement de plus en plus marqué des tendances individuelles et diminution de plus en plus marquée aussi de la culture. Je m’explique. Le caractère propre d’un peuple démocratique est que les individus y soient très actifs, que chaque citoyen y ait sa part d’initiative et de bonheur, que la vaste conscience commune s’y résolve en une série de consciences personnelles, en un mot, que les masses n’aient plus leur représentation dans un héros ou dans une caste. C’était bon, cela, dans des périodes de hiérarchie, partant d’aristocratie, où l’activité de tous se subordonnait à la direction d’un monarque, ou d’une élite. Le monarque et l’élite incarnaient l’idée commune à la nation. Elle jouissait, elle pensait, elle triomphait par délégation. C’est le principe contraire qui nous gouverne aujourd’hui. Il y a comme une résolution de l’ensemble dans ses éléments, comme une distribution du gâteau public en des millions de petites parts. Une prodigieuse variété de points de vue est la conséquence intellectuelle de ce retour à l’individu. Une exagération des difficultés de la lutte pour la vie en est la conséquence économique. Suivez aussitôt la filière des métamorphoses inéluctables. L’homme de la démocratie se trouve obligé, une fois sur mille, de se faire, aussitôt qu’il entre dans la vie, un capital de convictions sur les principaux objets de la pensée et un capital matériel d’argent monnayé. L’hérédité des dogmes et des fortunes tend à disparaître, et, si nous étudions la France actuelle, a disparu. Les moralistes déplorent amèrement cette solitude où la plupart des jeunes gens se trouvent à vingt ans, cette nécessité imposée à presque tous de se suffire à eux-mêmes et dans le domaine des idées et dans le domaine des faits. C’est là une condition mauvaise pour la floraison de certaines plantes rares, mais les moralistes négligent d’ajouter que l’espèce des plantes rares est bientôt détruite, quand la marée démocratique déferle à plein flot. Il y a, en effet, une transformation de la race qui s’accomplit sous nos yeux et dont le résultat se révèle déjà au regard des observateurs. Les mariages se font de plus en plus fréquents de province à province et de pays à pays, — d’où il résulte que l’homme s’attache de moins en moins à un sol et consent de plus en plus à mener sans douleur une vie errante. La facilité des carrières ouvertes rend de plus en plus rare la persévérance des membres d’une même famille dans un même métier, d’où une certaine banalité des caractères et une étrange improvisation des talents. La sécurité de l’hygiène permet la conservation des enfants faibles qui grandissent, se marient et deviennent les reproducteurs de leur propre faiblesse, d’où cette quantité effrayante de créatures grêles et diminuées dont les grandes villes foisonnent. Apercevez-vous la race de demain, avec son activité fébrile, ses insuffisances, ce je ne sais quoi de très positif tout ensemble et de très momentané qui doit être son signe distinctif ?‌

« Tel je le pressens et tel je le salue, cet homme de demain, car il aura moins de martyrs sur qui pleurer s’il a moins de héros sur qui s’exalter. D’ailleurs, aux changements que sa sensibilité aura subis sous la pression de la Démocratie, il nous faut joindre ceux qu’aura produits la pression non moins efficace de la Science. Vous plaît-il que nous énumérions quelques-uns d’entre ces derniers, un peu au hasard ? Ce sera d’abord un amoindrissement, sinon une annulation définitive du sens du mystère, — ce sens à peine étudié par la psychologie ordinaire et qui rend pourtant compte des plus passionnées volte-face de la vie morale, dans l’individu et dans la race. Non pas que la Science, comme l’imaginaient les faux prophètes du dix-huitième siècle, doive jamais parvenir à tout expliquer, mais, si elle ne pénètre pas l’Inconnaissable, elle le caractérise. Cela suffit pour que nos sentiments à l’égard de cet Inconnaissable soient tout autres. La Science nous dit bien qu’au-delà d’une limite marquée un domaine s’étend que nous ne conquerrons jamais, mais elle ajoute que si nous conquerrions ce domaine, nous n’y rencontrerions rien qui fût en contradiction avec le domaine que nous possédons déjà. Entre ce que nous connaissons d’une connaissance scientifique et l’Inconnaissable, il y a une différence de degré, il n’y a pas une différence d’essence. Il n’y a pas une nature à côté ou au-delà de la nature, un univers à côté ou au-delà de note univers. La portion inexpliquée des phénomènes n’est telle qu’à cause de la faiblesse de notre intelligence, elle n’est pas d’un ordre transcendantal et qui recèle quelque chose de terrifiant ou d’adorable, — comme les mystiques l’affirmaient. En d’autres termes, la Science substitue à la notion de mystère la notion d’ignorance. Apercevez-vous la diversité de ces deux notions, et combien les sentiments qu’elles évoquent ont peu de rapports entre eux. La sombre, l’ineffable ardeur de l’imagination, en train de descendre dans cet abîme et ce silence que les gnostiques de l’antiquité apercevaient au fond de toute réalité, cette féconde et dangereuse ardeur s’en ira de notre monde d’expérimentation, car elle enveloppait une espérance que nous ne pouvons plus nourrir. Jamais les Alexandrins n’auraient pratiqué l’extase, s’ils avaient su d’une façon indiscutable qu’ils n’arriveraient par elle à aucune vision de vérité. Tenez pour assuré que du jour où l’humanité croirait tout entière qu’il n’y a pas de volonté particulière et surnaturelle capable d’intervenir dans les événements d’ici-bas, et même qu’il n’y a ni ici-bas, ni en haut, puisque le cosmos ne forme qu’une seule série de phénomènes, indéfiniment prolongés, la face de la civilisation changerait. C’est là une de ces grosses branches de l’arbre intérieur dont parlait Pascal, et qui en soutiennent quantité de plus petites. Ajoutez à cette première modification de l’intelligence humaine le développement, par l’exercice continu, de deux pouvoirs à l’exclusion des autres : celui de constater et celui de raisonner. Constater et raisonner, — ces deux mots résument assez bien ce que nous appelons, nous autres philosophes, plus barbarement, l’esprit positiviste. Imaginez que par l’hérédité d’abord, puis par l’éducation, cet esprit positiviste soit le maître de ce monde où ne passera plus aucun souffle de mystère, et dont la Démocratie aura fait une immense usine d’industrie et de bien-être. Avivez en vous cette image par le souvenir de vos voyages dans les grands centres de vie véritablement moderne et d’action véritablement pratique, — et tout de suite examinez à quel besoin des habitants de ce monde de Science et de Démocratie peut correspondre la force poétique. Il me semble que, toutes réserves faites sur le caractère forcément hypothétique d’une pareille méthode, vous aurez en main les éléments d’une induction, sinon absolument correcte, au moins assez voisine de la vérité.‌

« N’admettez-vous pas que les grands poètes ont toujours été reconnus à ce signe distinctif qu’ils ramassaient en eux-mêmes et qu’ils exprimaient les larges et vagues sentiments épars dans l’atmosphère contemporaine ? L’histoire de la littérature semble attester cette loi de communion entre les illustres faiseurs de vers et leur époque. Cette époque prend cœur en eux, si je peux dire. Ils traduisent à la fois et ils concentrent l’âme, heureuse ou malheureuse, héroïque ou vaincue, d’une génération. J’assimilerai volontiers leur rôle à celui de l’orateur de race au milieu d’une foule. Une assemblée est réunie et discute. Vingt personnes ont successivement énoncé leur avis, sans que leur voix ait pu dominer le tumulte. Enfin l’orateur prend la parole, celui auquel est échu de par la nature ce don magnétique de trouver la phrase et l’accent, les gestes et la physionomie qui font vibrer d’accord tous ceux qui l’écoutent ? Ce don, l’illettré Gambetta, pour prendre un exemple personnellement connu de nous deux, le possédait au plus haut degré. Il parlait sur un balcon et à une tribune, il parlait devant des ouvriers et devant des artistes, il parlait en improvisant ou en argumentant, et toujours sa parole devenait celle de tous ceux qui l’entouraient. Il disait le mot qui résumait les aspirations communes, et il le disait comme il fallait le dire, pour que cette unité d’aspiration se révélât dans la diversité des avis. Une condition pourtant était nécessaire à l’exercice de cette faculté ensorcelante. C’était que l’assemblée fût capable de vibrer d’accord. Il pouvait se rencontrer que l’orateur fût paralysé, et cela s’est rencontré, quand les divisions étaient si profondes entre les auditeurs, qu’elles les rendaient incapables d’aucune exaltation commune. Précisément, comme l’orateur, le poète incarne en lui une sorte d’harmonie au moins passagère entre toutes les sensibilités de son temps. Il est l’interprète du frémissement universel qui court sur la houleuse marée des amours et des haines de son siècle. Mais il faut que ce frémissement soit universel. Il faut que ces sensibilités puissent se fondre en un seul frisson. Pour que le poète soit le type de sa génération, il faut que cette génération ait des traits qui se prêtent à la formation d’un type ; or c’est justement ce qu’une démocratie immense et mouvante interdit. De vaste conscience nationale, elle n’en laisse point se former, tant elle éparpille les intérêts et les passions. Les mœurs générales et les tendances communes, elle les rend impossibles par la diffusion à l’infini des activités individuelles. Concluez.‌

» Donc, faute d’une vaste conscience commune de la race, pas de poésie, et pas de poésie non plus, faute de très grande culture ou d’entière naïveté. On l’a remarqué souvent : deux milieux sont particulièrement favorables à la production poétique ceux qui sont raffinés au plus haut point, comme l’Athènes du siècle de Périclès, comme la Rome du siècle d’Auguste ; ceux qui sont incultes et rudes comme la Grèce des poèmes homériques, comme les campagnes où grandit même aujourd’hui la charmante fleur des chansons populaires. Peut-être ne considère-t-on les choses de l’intelligence d’un point de vue absolument désintéressé que lorsqu’on possède une âme très supérieure ou une âme très simple, et ce désintéressement me paraît la condition première du sortilège poétique. Un artiste de la valeur spéculative de Gœthe et une paysanne qui songe à son amoureux en soupirant la navrante romance‌

« Chante, rossignol, chante,‌
« Si tu as le cœur gai… »‌

ont ce trait commun que pour eux la sensation de la poésie est parfaitement détachée de toute idée de profit ou de perte. Le grand rêveur qui compose le Faust, comme la pauvre abandonnée qui se complaît aux naïves mélancolies de sa chanson ne recherchent, l’un et l’autre, qu’une satisfaction d’un ordre idéal, — satisfaction sans calcul utilitaire, et qui ne saurait se résoudre en un profit matériel. Entre cette culture supérieure et cette suprême naïveté se groupe la légion des bons et solides esprits, comme la Démocratie en produit un très grand nombre, pour qui leur pensée est un outil. Ceux-là, fissent-ils tous leurs efforts pour développer en eux le sens poétique, sont incapables de l’exaltation et du renoncement que ce sens exige. Je les connais d’autant mieux, ces esprits positifs, que j’ai la prétention d’être l’un d’eux, et qu’il m’est impossible, comme à eux, de ne pas me poser la question : à quoi cela sert-il ? quand j’ai entendu ou lu quelques pages. Cette question se raffine et se subtilise. On se demande : quelle est la valeur psychologique d’un poème, quelles idées il défend, quelle inspiration l’anime, quelle conséquence morale il emporte ? Toutes périphrases au fond desquelles se retrouve la vieille conception utilitaire. Tenez pour certain qu’un homme à qui un beau poème ne procure pas une satisfaction complète et définitive, par cela seul que c’est un beau poème et que cette beauté-là le grise comme un vin, est un homme qui n’aime pas vraiment les vers. Ils ne lui seront jamais cet indispensable, cette nécessaire pâture qu’ils doivent être.‌

» Et d’ailleurs, quel appétit de nos intelligences scientifiques la poésie rassasie-t-elle ? Notre faim et notre soif suprême, c’est de connaître. Pour apaiser cette faim et cette soif, le poète peut-il redevenir le vates des premiers jours, le devin dont les révélations projettent des clartés nouvelles dans la nuit de notre ignorance ? L’intuition a perdu son rang et ne compte plus parmi les procédés de science. Enoncera-t-il du moins des vérités déjà établies par d’autres méthodes et rédigera-t-il en formules supérieures et définitives, comme fit Lucrèce après Empédocle, les résultats des travaux de son époque ? Mais une telle besogne serait inutile, sans compter qu’elle est impossible. Une loi de notre physique ou de notre chimie trouve sa rédaction la plus complète, la plus correcte aussi, dans un langage technique et qu’il serait puéril de prétendre réduire aux exigences du rythme. L’essayer en effet, le réussir même serait un tour de force gratuit, et contraire à toute règle d’esthétique. En art le tour de force, c’est-à-dire le sentiment de la difficulté vaincue, n’a de valeur que si cette difficulté s’imposait nécessairement. De là les insuccès des diverses tentatives, et elles ont été nombreuses, que des versificateurs, même très industrieux, ont exécutées, dans le noble et naïf dessein de revêtir d’une expression poétique les découvertes du génie moderne. C’est l’aveu pourtant, ces tentatives, que la vie des générations nouvelles est dans la Science. Les poètes ne sont pas les seuls à s’être aperçu qu’en dehors de cette Science tout aujourd’hui est vieux, formel, impuissant. Les romanciers l’ont senti aussi, et de là ce foisonnement d’œuvres de réalisme, — comme on dit assez peu philosophiquement en France. Les auteurs dramatiques l’ont senti, et de là cette recherche de l’observation exacte et positive qui fait du théâtre de ces vingt années tour à tour une école de Bourse ou un commentaire d’actes notariés. L’erreur est de croire que tous les genres sont également propres à des transformations de cet ordre. Il s’est trouvé que le roman s’y prêtait merveilleusement. Le théâtre déjà offre plus de difficultés. La poésie se refuse absolument à cette intrusion de l’esprit scientifique de l’époque.‌

» Il y a une vue profonde dans la vieille théorie de la rhétorique vulgaire qui distribue la littérature en un certain nombre de genres. Des espèces littéraires existent, analogues aux espèces vivantes, constituées par des caractères propres et irréductibles les unes aux autres, malgré l’unité de composition de notre monde intellectuel. Comment se sont formées ces espèces littéraires ? Par quelle série d’association d’idées sont-elles arrivées, d’hérédité en hérédité, à cet état presque concret que nous leur reconnaissons maintenant ? Toujours est-il que ces espèces littéraires, comme les espèces vivantes, restent soumises à la loi de la concurrence. Elles se livrent une sorte de combat pour la primauté, qui a pour champ l’intelligence des races. Parmi ces espèces littéraires, les unes triomphent à leur heure et absorbent en elles ce qu’il y a de sève créatrice dans les cerveaux d’une génération d’écrivains, — de plusieurs générations quelquefois. C’est ainsi qu’à l’époque de Shakespeare la forme, j’allais dire l’espèce dramatique, a vaincu les autres en Angleterre. Elle a pullulé avec une intensité prodigieuse en œuvres de toutes sortes. D’autres fois, ces mêmes espèces languissent jusqu’à être bien voisines de la mort, quand elles ne meurent pas. Faut-il vous rappeler que nous parlons du poème épique, aujourd’hui, comme du plésiosaure et du ptérodactyle, avec l’étonnement qu’impose la monstruosité d’un organisme jadis florissant, puis disparu, et dont la magnificence antique est indiscutée ? Ne vous paraît-il pas que la tragédie, elle aussi, appartient au groupe de ces espèces littéraires à jamais mortes, que des archéologues du style peuvent reconstruire, mais à la manière dont un naturaliste reconstruit des animaux d’avant le déluge ? Seriez-vous bien loin de penser que les symptômes d’une disparition semblable menacent aussi la comédie et le drame en vers ? C’étaient là des rameaux divers de ce vaste et puissant arbre de la poésie, des variétés, si vous aimez mieux, dans la grande espèce. Les rameaux tombent les uns après les autres, les variétés s’en vont successivement, l’arbre va suivre. La grande espèce est en train de s’en aller. Je vous ai dit quelques-unes des raisons que je vois à cette disparition qui ne sera pas plus extraordinaire que celle de beaucoup d’autres formes de l’art. Est-ce que l’architecture est demeurée un art vivant, et le Parthénon ou Notre-Dame de Paris n’égalent-ils pas en suggestion de beauté tous les poèmes ? Ah ! mon ami, pourquoi des catégories entières de là pensée ne s’effaceraient-elles pas, quand des Dieux sont morts, les magnifiques et sombres Dieux de l’Egypte, les florissants et adorables Dieux de l’Hellade, et combien d’autres ? On peut s’attendre à toutes les destructions dans l’avenir lorsque l’on voit de ces tombes ouvertes dans le passé et que l’on se rappelle ce que l’humanité y a laissé choir de son cœur. A nous de choisir entre ces deux rôles : pleurer immortellement sur ces tombes et habiter les siècles de jadis, ou bien regarder devant nous et marcher vers l’avenir, comme les soldats marchent vers l’horizon, sans s’occuper des blessés ou des traînards. Entre les lamentations indéfinies du regret inutile et la hardie conquête, je n’hésite point et voilà pourquoi je tiens pour la Science contre la Poésie, comme je tiens pour la Démocratie contre l’Ancien Régime. Je ne reconnais qu’un mot d’ordre ici-bas : Vive la vie !… »‌

Il y eut un silence entre les deux jeunes hommes. Ils s’intéressaient très vivement sans doute à l’objet de leur discussion, car ils négligèrent d’admirer la portion du paysage où leur promenade s’égarait maintenant. La route avait quitté le bord de la mer ; elle courait entre des massifs d’oliviers et d’orangers, auxquels l’épaisseur de leur feuillage donnait un vague aspect de bois sacré. Au pied de ces arbres, la terre, récemment remuée, était presque rouge ; et la lumière du soleil, tour à tour épandue largement sur la route, brisée contre le faîte des arbres, emprisonnée dans les creux des montagnes, baignait cette tranquille campagne d’une vaste et heureuse sérénité. Cependant Pierre V… répliquait à son compagnon : — « Je ne suis pas tellement aveuglé par l’enthousiasme que je ne reconnaisse la grande part de vérité enveloppée dans vos arguments. Vous avez même énoncé, en passant, une théorie qui m’est familière, et dont j’estime que, profondément interprétée, elle éclairait beaucoup l’histoire de l’esprit humain. Je suis persuadé, comme vous, qu’il y a des espèces littéraires, non pas abstraites et mathématiques, mais vivantes, et gouvernées, comme les autres espèces, par la loi souveraine de l’évolution. Nous différons en ceci que vous croyez une de ces espèces, la Poésie, arrivée au terme suprême de cette évolution et que, moi, je ne le crois pas. Voulez-vous qu’une par une nous reprenions vos preuves et que je leur oppose les miennes ? Ce faisant, je vous aurai dévidé presque tout le fil de mon esthétique.‌

» Comme vous, je considère que la haïssable Démocratie représente, suivant toute vraisemblance, l’avenir, au moins passager, de notre civilisation, et, comme vous, je veux bien admettre qu’elle est synonyme d’éparpillement. Oui, le règne de l’individu médiocre est proche, et ce règne s’accompagnera d’une anarchie morale, d’une régression mentale, dont les signes précurseurs sont déjà visibles autour de nous. Habitudes privées et publiques, principes de politique et de religion, théories du devoir et du plaisir, tout ce qui fait le fond et la forme de la vie humaine est devenu personnel aujourd’hui et différent d’un homme à un autre. Les prophètes de décadence qui vont annonçant avec des lamentations qu’il n’y a plus de goût national, et plus de société, au sens mondain et ancien du terme, constatent simplement un des mille prodromes de la grande déliquescence démocratique. Vous en concluez qu’il y a plus de chances pour l’apparition d’un poète qui soit la synthèse vivante de son époque, à la manière d’un Shakespeare, d’un Racine ou d’un Gœthe. Vous ajoutez que les poètes de cet ordre sont les seuls poètes, semblable à tous ceux qui n’aiment pas réellement la, poésie, par votre dédain pour les poètes que l’on appelle mineurs, et ces poètes mineurs ont pourtant écrit les chefs-d’œuvre peut-être de l’art des vers. Mais je veux vous suivre sur ce terrain et borner mon analyse aux seuls très grands poètes. Je soutiens donc que la portion vraiment nécessaire et inévitable de leur œuvre était précisément la portion qu’ils n’ont pas due à l’influence de leur milieu. Il y a en eux un premier talent, par lequel ils sont représentatifs. Il y en a un second par lequel ils sont absolument et invinciblement individuels. Ils ont écrit deux sortes de pages : celles où ils se proposaient de communiquer leurs sensations et leurs sentiments, celles où ils se proposaient uniquement de les aviver, je vous accorde que la grande gloire vient du pouvoir de représentation et de communication, et aussi que ce pouvoir exige un certain état de la société. Je vous accorde encore que cette intime correspondance entre les artistes et leur époque est, pour un naturaliste des esprits le fait important. Je ne me scandalise pas que dans son Histoire de la littérature française, M. Taine ait consacré quelques pages au divin Shelley, qui fut un solitaire, et une longue étude à Byron, qui a si fortement traduit les cœurs de ses contemporains. Mais le véritable amoureux de la poésie ne s’attache pas dans une œuvre, vous l’avez dit, à son caractère social ou psychologique. C’est la beauté poétique pure qu’il demande au poète, et il la rencontre, cette beauté, dans ces Vers où l’artiste révèle la race de son âme, dans ceux où il a mis à nu sa sensibilité d’homme qui songe et qui se trouve seul devant la nature, comme s’il n’y avait ici-bas de réel que lui et sa destinée. Il n’est besoin d’aucune influence du milieu pour que Shakespeare rencontre ces lignes de son Othello : Sois ainsi quand tu seras morte et je te tuerai, et je t’aimerai ensuite… — ni pour que Hugo écrive :‌

Tout parle et tout s’émeut. Le bois profond tressaille, ‌
Le bœuf reprend son joug et l’homme sa douleur. ‌
Le matin, froid et bleu derrière la broussaille, ‌
Ferme l’œil de l’étoile, ouvre l’œil de la fleur…‌

ni pour que Racine soupire :‌

Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée ‌
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée…‌

ni pour que Baudelaire murmure :‌

Que m’importe que tu sois sage, ‌
Sois belle et sois triste…

A des traits semblables se décèle une façon amère ou extatique de sentir la vie. Ce n’est pas une expérience sociale qui donne cela, ni qui l’enlève. Il faut naître avec une certaine qualité d’imagination et de cœur, Pour affirmer qu’il n’y aura plus de poètes capables de trouver de pareils accents ou d’analogues, vous devriez démontrer du même coup que cette qualité d’imagination et de cœur s’en ira du monde. ‌

» Ah ! je le sais trop et vous l’avez trop justement montré, l’abominable invasion démocratique s’accompagne d’un abaissement général des intelligences. Une lèpre de vulgarité envahit l’univers. Cette conviction me troublerait dans ma foi profonde à l’avenir de l’art que je préfère, si je n’étais persuadé que la grande puissance de création poétique a pour loi première une solitude. De tous les milieux raffinés que la vieille aristocratie européenne avait constitués, combien de vrais artistes sont donc sortis, et à quel prix ? Est-ce que lord Byron n’a pas eu à renier et sa caste et sa société ? Est-ce que le vicomte de Chateaubriand n’a pas grandi comme un enfant du peuple, dans la sauvagerie d’un château à demi ruiné qu’encerclaient des étangs solitaires et de vastes bois ? D’autre part, le caractère démocratique de la société américaine a-t-il empêché l’atavisme irlandais de fermenter dans la tête d’Edgar Poë et d’élaborer en lui là liqueur étrange de son rêve ? J’irai même jusqu’à dire que l’absence d’un milieu qui puisse le comprendre est pour un artiste un bienfait, au moins dans un certain sens. Partout où nous sommes compris, nous sommes regardés. Être regardé, c’est aussi se sentir regardé, et cela seul altère un peu la sincérité. Je me suis souvent représenté le poète comme un Gygès et qui ne pourrait entendre ce que l’on dit de lui, et, si vous voulez étudier la psychologie des tout à fait grands, de ceux qui, comme Shakespeare, comme Shelley, comme Keats, comme Heine, ont reculé les bornes du cœur et du songe, vous trouverez qu’ils ont eu au doigt, même dans la gloire, la bague qui rend invisible, et autour de leur personne le nuage qui rend isolé. Il y a un ineffable et sublime renoncement aux suffrages des autres dans tout effort vers la découverte d’un monde nouveau de pensées et de sensations. Car être nouveau, c’est être différent et c’est déplaire. Je ne doute pas que la Démocratie ne soit parfaitement insouciante, comme les aristocraties étaient hostiles, à l’égard de tout génie poétique d’une originalité intense. Mais cette insouciance n’aura pas plus de résultats destructifs que n’en a eu l’hostilité de ce que l’on appelait au dix-huitième siècle la bonne compagnie. L’âme poétique sera même préservée plus aisément, si jamais cette indifférence devient la règle, des tentations de vanité auxquelles son pouvoir d’imagination la condamnait. Gœthe a écrit son Tasse pour montrer que le poète se laisse séduire jusqu’à la folie par les brillantes étoffes, les festins, les triomphes, l’éclat. Balzac du moins cite quelque part cette opinion de l’auteur de Faust. Il la partageait pleinement, puisqu’il a montré dans son Lucien de Rubempré et dans son Canalis à quelles fautes criminelles ou à quelles hypocrisies honteuses les séductions de cet ordre entraînent l’homme de poésie qui se grise de succès sociaux. C’est vous dire combien peu je redoute, pour la production poétique, l’abandon d’une Démocratie. C’est une sollicitude que je considérerais comme terrible, — car elle seule empêcherait l’artiste de s’en aller tout entier dans sa chimère, ce qui est, à mon sentiment comme au vôtre, la maîtresse condition de la poésie. Si la très haute culture ou la très grande naïveté sont plus favorables à cette entière absorption de la personne dans le songe, c’est uniquement parce que toutes deux font la solitude autour de l’âme. Vous avouerez que je ne suis pas trop paradoxal en estimant que les sociétés démocratiques, qui par définition excluent les hommes supérieurs des affaires et de la popularité, constituent l’atmosphère la plus favorable au développement du génie désintéressé et personnel.‌

» Mais quel sera le fond de l’œuvre du poète, dites-vous, puisque la Science doit diminuer jour par jour et annuler sans doute ce sens du mystère qui paraît avoir été la faculté dominante de tous les grands créateurs, depuis Lucrèce jusqu’à Victor Hugo ? — Ici encore je vous arrête sur une définition. Oui, la Science chasse la notion du mystère hors de l’entendement, mais de quel droit ajoutez-vous que son Inconnaissable n’a rien de commun avec ce que nous pouvons proprement appeler le Mystérieux ? De quel droit affirmez-vous sur cet Inconnaissable, puisque vous n’en connaissez rien, qu’il est un au-delà de la même nature que l’en-deçà ? Toutefois je veux admettre, pour un moment, même cette définition : il n’en demeurerait pas moins vrai qu’il est un autre domaine du mystère qui appartient à la sensibilité seule et non pas à l’entendement. Il est un mystère qui se révèle non plus dans le raisonnement, mais dans l’émotion, et que la Science ne peut pas restreindre par le simple motif qu’elle ne peut pas l’atteindre. Quand la Science, en effet, a constaté chez nous les phénomènes que nous étiquetons du terme de cœur, — plaisirs ou peines, — elle a fini son œuvre. Ces plaisirs et ces peines demeurent inattaquables à toutes ses conclusions. L’homme qui souffre et l’homme qui jouit n’ont ni tort ni raison de souffrir ou de jouir, aux yeux du psychologue ou du physiologiste. Jouissance et souffrance sont deux phénomènes légitimes, quelle que soit leur cause, en tant que modification de notre sensibilité. Nierez-vous maintenant qu’il y ait des jouissances et des souffrances du mystère ? Ne m’accorderez-vous pas qu’il se rencontre des heures, des minutes étranges, dans lesquelles notre propre existence et les existences qui nous entourent nous apparaissent comme quelque chose d’ineffable, de divin, comme la vision d’un songe où le présent et le passé se confondent, où l’étonnement d’exister nous fait presque mal ? Refuserez-vous d’avouer que certains souvenirs, la vue d’un paysage, la couleur d’un ciel, un son de voix, une parole, un regard peuvent nous jeter ainsi dans ce trouble indéfinissable et nous faire monter aux paupières ces larmes dont parle une jeune fille de Tennyson : … Des larmes, de vaines larmes, je ne sais pas ce quelles veulent dire, — des larmes sorties du profond de quelque divin désespoir — roulent dans le cœur et se rassemblent dans les yeux, — à regarder les heureuses plaines de l’automne — et à songer aux jours qui ne sont plus…18. — Dans les angoissantes, dans les défaillantes délices de ce frissonnement, il y a une impression toute sentimentale, par suite indiscutable, qu’un mystère est au fond de nous et autour de nous, que la nature entière est surnaturelle. J’ai dit impression et non pas affirmation. Si j’ai absorbé de l’opium et que, sous l’influence du poison, le temps s’amplifie pour moi au point de me sembler indéfini, cette illusion est par elle-même une réalité contre laquelle aucune constatation d’horloge n’est valable, pourvu que je prétende, non point que le temps est ainsi, mais que je le perçois ainsi. Pareillement le fait qu’à des moments particuliers l’univers m’apparaisse comme un inexprimable mystère de mélancolie ou d’extase est par lui-même un fait réel, que nous devons reconnaître comme légitime. Vous en énumérerez toutes les conditions, sans le détruire. Vous direz que nous percevons sous cette forme des états d’épuisement nerveux auxquels aboutissant certaines sensations trop vives. Vous supposerez que cette illusion du mystère résulte d’un sentiment confus de l’être inconscient qui s’agite au fond de nous d’après quelques psychologues. Qu’importe la cause, pourvu que l’effet se produise ? Et je soutiens qu’il se produit, rarement chez vous ou chez moi, très fréquemment chez ceux qui méritent le nom magnifique de poètes. C’est cette illusion qu’ils cherchent à transcrire dans leurs vers. Dans les aveux qu’ils laissent échapper sur leur art, il est visible qu’ils se rendent compte que c’est proprement la matière de cet art. « Qu’est-ce que la poésie ? » dira l’un d’eux : « Le sentiment d’un ancien monde et d’un monde à venir… » Et le plus grand de tous : « Nous sommes faits de la même étoffe que nos songes… » Transcrire cette illusion, ils l’essaient du moins, car s’il est vrai que la philosophie consiste à comprendre l’incompréhensible comme incompréhensible, la poésie, elle, consiste à exprimer l’inexprimable comme inexprimable. C’est pour cela que la musique et la poésie, lorsqu’elles réussissent à fixer dans une de ses nuances cette illusion du mystère, exercent leur charme sur nous par une puissance que nous ne pouvons pas clairement définir à ceux qui ne la subissent point, — puissance qui s’adresse à une tout autre catégorie de l’esprit que la Science, et c’est pour cela aussi que cette expression, la Poésie de la Science, ne soutient guère l’analyse. En voulez-vous un exemple ? Représentez-vous le ciel physique dont cette Science a fait la découverte, — les astres, leur volume, leur distance. L’imagination est écrasée, mais cet écrasement n’est pas une poésie. Lisez maintenant les vers de Hugo : ‌

Les astres sont vivants et ne sont pas des choses
Qui s’effeuillent, aux soirs d’été, comme des roses…‌

et ceux de Sully-Prudhomme :‌

La grande Ourse, archipel de l’océan sans bords, ‌
Scintillait bien avant qu’elle fût regardée, ‌
Bien avant qu’il errât des pâtres en Chaldée ‌
Et que l’âme anxieuse eût habité les corps…‌

Il n’y a pas de chiffres qui procurent de ces frissons-là. Il y faut cette sorte de sentiment tout voisin du mysticisme qui se retrouve au fond des grandes extases religieuses ou amoureuses. Ce n’est pas la Science qui le donne et ce n’est pas elle qui peut l’enlever. Il vient d’ailleurs. Il jaillit des abîmes de cet insondable cœur humain d’où ruisselle une intarissable source d’adoration et de tendresse, qui est aussi la source de toute poésie.‌

» Et voici que nous ne sommes plus aussi éloignés l’un de l’autre qu’il semblerait, car une partie au moins de votre raisonnement se raccorde aux conséquences de la thèse que je viens de soutenir. Je constate comme vous que la Poésie a subi une métamorphose, qu’elle s’est dépouillée d’une quantité d’éléments qui jadis en paraissaient inséparables. J’avoue que le poème épique, par exemple, n’appartient plus à notre âge. En d’autres termes, il n’y a plus d’expression poétique des sentiments communs à tout un peuple. C’est une formule négative, cela, et qui enveloppe une formule positive. Elle signifie simplement que la Poésie se fait de jour en jour individuelle. Je constate encore, et comme vous toujours, que la Poésie a cessé d’être un instrument, un porte-voix de la vérité, si vous voulez, et que de grands écrivains en vers ont vainement essayé de renouveler les tentatives des initiateurs helléniques ou latins, les Empédocle et les Lucrèce. Traduisons encore cette formule négative en une formule positive. Elle signifie que la Poésie se concentre de plus en plus dans le domaine de la sensibilité, tandis que sa rivale, la Science, s’empare de plus en plus du domaine de l’intelligence. Comme vous, je reconnais volontiers que la forme poétique est rebelle aux exigences du théâtre moderne. Admettons que par suite cette forme devienne de moins en moins apte à traduire l’action, j’irai plus loin, à traduire la vie. Nos critiques nouveaux croient avoir tout dit quand ils ont prononcé ce mot magique, comme si à côté de la Vie ne s’étendait pas le Rêve, et comme si, à parler juste, rêver n’était pas encore une manière de vivre, comme si, enfin, ce n’était pas une mine assez riche d’exploitation pour un art que ce Rêve et son indéfini royaume ? — Personnelle, suraiguë, préoccupée avant tout de nous procurer un frisson d’au-delà, que la Poésie soit ainsi, et au lieu de dénoncer comme vous sa décadence, je proclamerai que de plus en plus elle cherche à réaliser cet Idéal, que je désignais tout à l’heure par cette intraduisible périphrase : la Beauté poétique pure.‌

» C’est bien dans ce sens qu’ont travaillé ceux des artistes de notre temps qui ont continué à faire des vers, malgré l’indifférence ou la malveillance du public. Etudiez, par exemple, les principaux caractères de l’école assez barbarement appelée Parnassienne, et qui a groupé en elle, à un moment, les plus rares talents de l’époque. Les poètes de cette école se sont appliqués à se créer une langue tout à fait spéciale, ils ont exagéré la valeur technique de leurs vers. C’est qu’ils ont profondément senti que la Poésie, pour pénétrer dans le mondé du songe et du mystère et pour procurer cette vague suggestion de beauté qui lui est propre, doit procéder par voie d’initiation et rompre résolument avec le quotidien de la vie réelle. Dans cette langue, presque hiératique et sacerdotale, ces poètes ont composé des pièces de courte haleine, et, quand ils ont hasardé de longs ouvrages, ç’a été en les morcelant en une suite de fragments lyriques. Il y a longtemps qu’Edgar Poë, ce savant esthéticien, et, avant lui, Henri Heine, avaient reconnu que la brièveté est une condition de l’art suggestif. Poë allait plus loin et soutenait que les grands poètes de toutes les époques ont procédé de la sorte. Il démontrait que l’Iliade, l’Enéide et le Paradis perdu forment une mosaïque de morceaux plus ou moins courts, distincts les uns des autres, et reliés par un artifice industrieux qui décèle l’ingéniosité de l’écrivain, mais qui n’ajoute pas à la qualité poétique de l’œuvre. C’est une théorie qui me paraît, à moi, indiscutable, et j’en trouve la vérification dans l’étude du grand Shakespeare. Considérez les drames de ce poète sous le point de vue psychologique ou simplement scénique, leur unité vous semble absolue. Considérez-les sous le point de vue poétique, ils vous apparaissent comme une succession de courts fragments, duos et couplets, stances ou méditations, reliés tellement quellement par un dialogue dont pas un mot n’ajoute à la valeur du poète en tant que poète.‌

» Donc un style très particulier, une brièveté réfléchie de composition, tels sont les deux premiers caractères de l’école des poètes contemporains, à l’étranger d’ailleurs aussi bien qu’en France. Il fallait cette sorte de style et cette sorte de composition pour répondre à la sorte d’Idéal qu’ils ont conçu. Ou bien leur art a été exclusivement personnel et ils se sont efforcés de reproduire ce qu’il y a de plus subtil, de plus maladif dans la sensibilité d’une créature moderne surexcitée par les névroses, ou bien, renonçant à ce monde moderne et à ses douleurs, ils se sont réfugiés dans une contemplation visionnaire des siècles morts. Mais dans l’un et dans l’autre cas ils ont cherché ardemment, quoi donc ? le Rêve et toujours le Rêve. Ils ont inventé un art de décadence, disent les uns, de renaissance, disent les autres, art personnel, suraigu, et affamé d’au-delà, — un art de haschisch et d’opium, qui correspond bien aux nécessités sociales que j’ai tenté d’analyser après vous. Oui, un art de haschisch et d’opium et pourquoi pas ?… Lorsque je me rends compte des éléments de pessimisme qui flottent dans l’atmosphère d’action à outrance, où nous souffrons tous, lorsque je vois cette action se faire plus brutale, plus violente chaque jour, lorsque je considère les cataclysmes public et privés que l’inévitable inintelligence de la Démocratie infligera au vieux monde, lorsque je constate le fond de pessimisme qui se dissimule sous l’apparente splendeur de la Science et que je mesure l’intensité de pression destructrice qu’elle exerce sur les plus antiques tendances du cœur, — alors j’imagine que le besoin va s’imposer, plus violent, plus irrésistible chaque jour à certaines âmes de s’en aller, comme dit Baudelaire, n’importe où, mais hors de ce monde ? Il n’y aura plus de cloîtres dans les vallées comme aux mauvaises heures de l’agonie romaine, mais beaucoup voudront se construire un cloître idéal, où se réfugier loin de l’odieuse violence des barbares et loin de la tyrannie obsédante des faits. Ce sera l’occasion pour la Poésie de se développer davantage encore dans cette tendance qui est la sienne depuis qu’elle a commencé d’être. A côté de la littérature positiviste qui prolonge la Science avec une telle vigueur de moyens, une littérature peut et doit grandir, d’une humanité tendre et triste, qui plaigne et qui caresse l’endolorissement des esprits froissés, littérature dont Shelley, dont Keats en Angleterre, dont Vigny, Baudelaire, Sully-Prudhomme en France, sont les maîtres déjà reconnus. Non, vous n’arracherez pas de notre obscur et tragique univers cette fleur de nostalgie et de songe qui, par son parfum, console de tout, même du chagrin dont Byron disait qu’on ne se console jamais, celui d’avoir eu vingt-cinq ans et de ne plus les avoir, — fleur céleste qui refleurira tous les printemps, comme ces autres fleurs de la terre que nous avons admirées ce matin, dans la petite boutique, refleuriront l’année prochaine et les autres années. N’est-ce pas le plus gracieux et le plus vrai symbole du germe de poésie qui vit pour toujours dans nos âmes ?… »‌

Ils continuèrent, jusqu’à leur retour, de parler ainsi, reprenant leurs idées et les exprimant sous de nouvelles formes, tandis que le soleil éclairait la magnifique campagne, la mer immortelle, les montagnes claires. Ils se séparèrent sans s’être convaincus, et peut-être avaient-ils raison l’un et l’autre. Il n’y a pas de théorie absolument vraie, puisque de belles œuvres ont été produites d’après et contre toutes les théories. Mais les spéculations sur l’esthétique ont ce charme de nous apprendre à goûter un plus grand nombre de ces œuvres diverses. Elles nous apprennent à déplacer nos points de vue et à nous affranchir des préjugés. Ainsi pensait celui des deux jeunes gens qui transcrivit cette causerie d’un matin d’hiver, ainsi ai-je pensé en la recopiant du mieux que j’ai pu. Puisse ainsi penser le lecteur de ces notes de philosophie artistique.‌

Janvier 1883,

II

L’esthétique du Parnasse M. Mendès §

Voici que M. Catulle Mendès vient de réunir en volume les quatre causeries dans lesquelles il raconta au public de la salle des Capucines la Légende du Parnasse contemporain. Le livre a réussi sous sa forme définitive, et il le mérite. Il est courageux, car l’auteur n’atténue et ne renie aucune des convictions littéraires qui furent celles de sa jeunesse. Il est généreux, car dans ces pages où se trouvent analysées les œuvres de plusieurs poètes rivaux, le lecteur ne relèvera pas une seule épigramme, pas une seule non plus de ces odieuses indiscrétions de vie privée qui font le déshonneur de la soi-disant critique moderne. Enfin il a cette qualité, précieuse entre toutes, d’être l’œuvre d’un témoin direct M. Catulle Mendès fondait en 1859 la Revue fantaisiste, à laquelle M. Sully-Prudhomme porta ses premiers vers. Il fut mêlé, dès cette époque, à cet essai de renaissance poétique, peu compris à ses débuts, souvent raillé, mais auquel se rattachent presque tous les noms un peu marquants des artistes en vers d’avant 1870. Aujourd’hui le groupe des Parnassiens, comme on les appelait, a été dispersé par le temps, qui n’épargne pas plus la ferveur des cénacles que la beauté des visages ou la verdure des arbres. Il semble que l’heure ait sonné de fixer avec plus d’impartialité quelques caractères d’une école qui eut, à tout le moins, ce rare honneur de servir la plus noble des causes, celle des Lettres, aimées comme elles doivent être aimées, — pour elles-mêmes.‌

I §

C’est donc aux environs de 1859 que commença de se recruter la petite phalange de ceux qui devaient collaborer au Parnasse contemporain et qui, en ces temps-là, eussent été très justement nommés les néo-romantiques. Ils reprenaient, en effet, après un intervalle d’une génération, les idées et les rêves des écrivains de 1830. Une réaction avait suivi le triomphe de Victor Hugo et de ses fidèles, — réaction marquée par la défaite des Burgraves, par le succès de la Lucrèce de Ponsard, continuée par l’avènement de l’école dite du bon sens, et accentuée encore par la vogue de la littérature d’analyse. « Anatomistes et physiologistes je vous retrouve partout », s’écriait celui qui avait été le porte-voix du romantisme naissant, devenu le chef d’une école d’investigation exacte et de documents précis, Sainte-Beuve. Un art s’inaugurait dès lors dont le développement entier s’accomplit de nos jours, préoccupé de vérité plus que de beauté, soucieux avant toutes choses de reproduire le réel et d’appliquer aux travaux de l’imagination les procédés de la Science. Les comédies de M. Dumas, les essais de M. Taine, les romans de Gustave Flaubert paraissaient coup sur coup, révélant une curiosité passionnée et audacieuse du quotidien de la vie, une intransigeante ardeur d’analyse, et un renoncement tantôt exalté, tantôt douloureux, aux nobles, aux décevantes chimères du romantisme. Mais ce décevant, ce chimérique romantisme fut pourtant la jeunesse du siècle, et, au regard de ceux qui étaient jeunes trente années après lui, comment n’aurait-il pas revêtu des apparences de magnifique croisade et un prestige d’héroïsme littéraire ? Il était donc inévitable qu’un renouveau de cette foi romantique se produisît à une date fixe, et c’est ainsi que naquit le Parnasse.‌

D’où cependant ce nom de Parnasse, si singulier en pleine seconde moitié du dix-neuvième siècle ? Précisément il trahit bien le culte que les néo-romantiques, fidèles sur ce point à la tradition du premier cénacle, portaient aux souvenirs du seizième siècle et aux poètes du temps de Louis xiii. Ils l’attachèrent, ce nom, que Ronsard et Théophile de Viaud eussent pu choisir, à leur essai de restauration de poésie savante. Ils l’attachèrent, cet essai lui-même, à ceux des maîtres qui avaient gardé intacte la tradition de l’Idéal posé par Hugo et ses disciples : — à Théophile Gautier, d’abord, puis à Baudelaire, à M. Théodore de Banville et à M. Leconte de Lisle, pour citer les quatre noms les plus célèbres. Presque tout de suite le nouveau cénacle fut au complet. C’était Albert Glatigny, d’abord, la plus étrange figure littéraire qu’ait peut-être vue notre âge : un comédien errant et ronsardisant qui a aimé les vers comme on aime l’amour, et qui en est mort. C’était M. Mendès lui-même, avec la déconcertante souplesse d’un talent qui a su se hausser jusqu’à la plus noble puissance épique dans son poème swedenborgien d’Hespérus, — digne pendant poétique de la Séraphita de Balzac. C’était M. Sully-Prudhomme, ce rêveur adorable dont les vers ont le charme d’un regard et d’une voix, — un regard où passent des larmes, une voix où flotte un soupir. Il écrivait alors les Stances et Poèmes et préparerait les sonnets des Epreuves C’était ensuite M. François Coppée, cet aquafortiste des élégances de Paris et de ses misères, de ses boudoirs et de ses banlieues, l’auteur des Intimités et des Humbles. C’était M. José-Maria de Heredia, qui n’a guère écrit que des sonnets, mais excellents. C’étaient MM. Albert Mérat et Léon Valade qui traduisaient ensemble l’intermesso de Henri Heine, et méritaient d’être signalés par Sainte-Beuve, « l’oncle Beuve », comme l’appelaient familièrement les nouveaux romantiques, par contraste avec le « père Hugo ». Il fut si merveilleux, cet auteur des Lundis, pour avoir gardé jusqu’aux derniers jours la sensation aiguë du talent jeune, et si admirable dans l’art de la critique suggestive et fécondante. Il comprenait Madame Bovary, la Littérature anglaise de M. Taine, le Demi-Monde, la profonde et douloureuse Fanny de Feydeau, et il remarquait une ou deux strophes d’une belle facture, fussent-elles signées d’un nom inconnu, dans le coin d’un petit journal du quartier latin. C’était encore M. Léon Dierx, d’une bien haute inspiration dans son Lazare, étrange et sombre poème où est évoquée la figure du ressuscité, incapable de se reprendre à la vie, maintenant qu’il a vu la mort face à face :‌

Oh ! que de fois, à l’heure où l’ombre emplit l’espace, ‌
Loin des vivants, dressant sur le fond d’or du ciel ‌
Sa grande forme aux bras levés vers l’Eternel, ‌
Appelant par son nom l’ange attardé qui passe,‌
Que de fois l’on te vit dans les gazons épais,‌
Seul et grave, rôder autour des cimetières, ‌
Enviant tous ces morts, qui dans leurs lits de pierres
Un jour s’étaient couchés pour n’en sortir jamais !…‌

J’aurais vingt noms à énumérer, et quelques-uns qui mériteraient, comme ceux de MM. Mallarmé, Villiers de l’Isle-Adam, Paul Verlaine, Armand Silvestre, une étude toute spéciale à cause de l’influence particulière qu’ils exercent encore aujourd’hui. D’autres, comme ceux de MM. Henry Cazalis, André Theuriet, André Lemoyne, Emmanuel des Essarts, Georges Lafenestre, représentent des tendances trop distinctes pour être rangés parmi les parnassiens purs. D’autres, comme M. Anatole France, le plus exquis peut-être de ces parnassiens purs, sont arrivés plus tard. Les curieux d’histoire littéraire trouveront tous ces noms, et ceux que j’omets forcément, accompagnés de commentaires d’une grande justesse dans le volume de M. Mendès. J’en ai dit assez pour montrer que ce groupe de poètes contenait des artistes d’une grande valeur, aussi distincts les uns des autres qu’ils l’étaient de leurs maîtres. Beaucoup n’ont écrit que des pièces d’anthologie, mais d’exquises, comme celle-ci que je cite au hasard de mes souvenirs et qui est signée du nom de M. Armand Renaud :‌

Heureux les palmiers ! Leurs amours ‌
Vont sur les ailes de la brise
De l’amant ignoré toujours ‌
A l’amante toujours surprise.‌
Rien de réel ne vient briser ‌
L’idéal essor de leurs fièvres ; ‌
Ils ont l’ivresse du baiser ‌
Sans avoir à subir les lèvres.‌

N’est-ce pas là une épigramme — au sens où les Grecs prenaient ce mot — d’une délicatesse et d’un art infinis, de quoi mériter que celui qui l’a composée ait sa place, au « temple de Mémoire », comme on disait autrefois, entre André Chénier et Ronsard ? Et pourquoi des poètes, dont chacun a composé ainsi plusieurs pièces d’une originalité charmante, ont-ils rencontré de la part du public ou l’indifférence ou l’hostilité ? Par quel malentendu ce titre de Parnassien est-il devenu, pendant plus de quinze années, un objet de moquerie ? Y avait-il dans l’esthétique de l’école quelque chose de particulièrement inacceptable pour l’opinion française moyenne ? Répondre à ces questions, ce sera poser quelques-unes des conditions faites à la poésie par le public de nos jours, et du même coup marquer en quoi l’école du Parnasse s’est distinguée dans la mêlée des théories contemporaines.‌

II §

On écrirait un curieux chapitre d’histoire littéraire, et bien significatif, en analysant simplement les raisons du succès des divers poètes qui sont devenus célèbres chez nous depuis la Pléiade et Malherbe jusqu’à notre époque. La conclusion serait, semble-t-il, que la plupart du temps ce succès a été l’œuvre d’une élite, qui a imposé les poètes à la foule, ou bien, quand cette foule a d’elle-même applaudi le poète, ç’a été pour des motifs étrangers à ce qui constitue l’essence même du génie poétique. Peut-être les personnes qui ont voyagé en Angleterre comprendront-elles mieux, par une comparaison facile, cette situation respective du poète français et de ses lecteurs. Comment ne pas être frappé, en regardant les devantures des bibliothèques des chemins de fer, dans les gares d’outre-Manche, de ce fait qu’il s’y rencontre toujours un Shakespeare, un Milton, un Burns, un Byron, un Tennyson, un Wordsworth, et, pour peu que la station soit de quelque importance, un Cowper, un Keats, un Shelley, un Browning ? C’est que l’œuvre des poètes anglais ne sert pas seulement au régal des lettrés. Elle fait la pâture d’une masse énorme d’hommes et de femmes, occupés d’ailleurs au métier quotidien, mais rendus capables d’aimer les beaux vers, soit par la nature méditative de la race, soit, par la familiarité constante avec ce prodigieux livre de poésie qui est l’Ancien Testament. Il ne semble pas qu’il en ait jamais été de même chez nous. Qui a fait la fortune de Ronsard et de ses disciples ? Des érudits et des grands seigneurs. Sans la faveur du roi et les applaudissements de la cour, Racine et Boileau eussent-ils triomphé du même absolu triomphe ? Lamartine et Victor Hugo eussent-ils obtenu, sans le secours de la réaction monarchique et religieuse, contemporaine de leur jeunesse, leur popularité immense, popularité balancée par la gloire du poète le plus prosaïque, le moins exaltant qui fut jamais, Béranger, simplement parce que ce dernier représentait une tendance politique en vogue ? Et quand un poète qui n’est que poète obtient la renommée, c’est d’ordinaire par les portions de son talent que les véritables amants de son génie voudraient en distraire. Tel fut le sort d’Alfred de Musset, que sa sublime Portia, son adorable A quoi rêvent les jeunes filles, ses tragiques Marrons du feu n’auraient jamais servi autant que l’a fait le dandysme voltairien du début de Namouna et de la Bonne Fortune. On a loué ce grand poète de ses négligences affectées d’artiste, on l’a célébré parce qu’il était un homme d’esprit et un amoureux, — comme si dans une œuvre de poésie il pouvait se rencontrer une vertu supérieure à la beauté poétique pure. En revanche, ni la Comédie de la Mort de Gautier, ni le Joseph Delorme de Sainte-Beuve, ni le Moïse et la Maison du berger d’Alfred de Vigny, ni le Pianto de Barbier, ni les Dernières Paroles d’Antony Deschamps n’ont pu percer jusqu’au grand public, parce qu’il n’y avait là que de la poésie. Ces poèmes, — dont le dernier nommé est un chef-d’œuvre d’analyse égal à Adolphe, — sont demeurés le domaine propre des lettrés auxquels la foule a rendu Lamartine, aujourd’hui qu’elle n’a plus à voir en lui qu’un poète, auxquels elle va rendre Victor Hugo, maintenant que les basses passions démocratiques ne trouvent plus de quoi admirer dans l’auteur de Ruth et Booz et de la Rose de l’lnfante le polémiste puéril des Châtiments. La puissance du lyrisme, la magnificence de la vision, la magie du rêve, — ces qualités constitutives de la beauté poétique, — ne sont certes pas étrangères à notre race, mais on dirait qu’elles sont plutôt acquises pour nos esprits, et que notre goût inné nous porte davantage vers l’amour d’une poésie presque dépouillée de tout élément poétique, d’une poésie où cet élément soit du moins assagi et mélangé d’une forte dose d’autres principes. Le Voltaire des petites pièces, du « Si vous voulez que j’aime encore… » et de tant de délicats badinages, tous les chansonniers galants ou moqueurs du dix-huitième siècle sont bien plus suivant notre tempérament national que le Victor Hugo de la Légende des Siècles, et la plupart d’entre nous n’arrivent à bien sentir cette poésie, ainsi que M. Sarcey l’avouait de lui-même avec sa bonne foi accoutumée dans ses Souvenirs, que par éducation.

Ces remarques, si elles sont exactes, ne suffisent-elles pas à expliquer comment les Parnassiens se sont trouvés aussitôt en antipathie avec le public ? Il y avait à cela deux raisons, dont l’une résidait dans le fond même de l’esthétique de l’école ; la seconde dans le caractère d’exotisme qu’affectait volontiers son inspiration. Elle est assez malaisée à définir, cette esthétique, — lien commun entre des esprits aussi différents que ceux de M. Sully-Prudhomme, de M. Valade et de M. Mendès par exemple. Il est pourtant un point sur lequel ces trois écrivains et tous leurs confrères du Parnasse seraient d’accord, à savoir que la première qualité d’un poème, celle qui le constitue essentiellement œuvre de poète, réside en ceci : que les vers en soient bien faits. C’est là une formule qui serait très simple, si, derrière les problèmes de facture, ne se dissimulait une philosophie entière de l’art. Cette formule suppose, en effet, qu’il y a une langue poétique spéciale, laquelle a sa beauté propre, comme la langue de la musique et comme celle de la peinture. Or, en quoi réside essentiellement cette beauté ? Ce n’est pas dans la passion. L’amant le plus sincère, même s’il traduit son cœur avec intensité, pourra écrire des vers touchants qui ne seront pas de beaux vers. Ce n’est pas dans la vérité des idées exprimées. Les plus grandes vérités du monde, celles de la géologie, de la physique, de l’astronomie ne paraissent pas susceptibles de recevoir une expression poétique. Ce n’est pas dans l’éloquence. Tous les connaisseurs savent bien que telle tirade de tel illustre auteur dramatique est souverainement éloquente sans avoir une grande valeur de poésie. Certes l’éloquence, la vérité, la passion peuvent être poétiques au plus haut degré, mais à de certaines conditions seulement. Quelles, conditions ? C’est à les rechercher que s’est consacré l’effort de l’école du Parnasse. Il a semblé aux adeptes de cette école que la vertu essentielle de la poésie était la suggestion, entendez par là le pouvoir d’évoquer des images, ou des états particuliers de l’âme, avec des rencontres de syllabes, si étroitement liées à ces images et à ces états de l’âme qu’elles en fussent comme la figure perceptible. C’est en vertu de ce principe que ces poètes se sont appliqués à une étude savante et raffinée des rapports entre l’expression et l’impression. S’ils mettent à la rime des mots sonores et singuliers, c’est afin que cette singularité imprime plus profondément ces mots dans l’imagination du lecteur, et avec eux évoque un cortège de sensations d’un certain ordre. Considérez de ce point de vue cette stance d’un d’entre eux sur la Mort d’Adonis, et reconnaissez avec quel savant artifice chacun des vers se termine sur un mot qui s’accorde à l’effet total de mystère et de sensualité cherché par le poète :

Car sur un lit jonché d’hyacinthe fleurie, ‌
La mort ayant fermé ses beaux yeux languissants, ‌
Repose parfumé d’aromate et d’encens ‌
Le jeune homme adoré des vierges de Syrie.‌

Victor Hugo s’est écrié dans une des pièces les plus profondes des Contemplations :‌

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant.‌

Les poètes du Parnasse adoptèrent cette doctrine dans sa pleine rigueur. De là dérive leur souci de l’épithète rare, leur scrupule sur là délicatesse et sur la sonorité des termes. De là aussi leur travail pour donner à chaque vocable une valeur de position, car les mots placés les uns à côté des autres se modifient par réciprocité, comme les couleurs dans un tableau. De là encore leur amour des allitérations, des coupes significatives, des rythmes spéciaux. A cette recherche d’une beauté poétique pure, ils ont tout sacrifié, appliquant ainsi une théorie de Buffon qui disait du style : « Toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent, tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit public, que celles qui peuvent faire le fond du sujet. »‌

Si le lecteur français est déjà peu disposé par nature à goûter des vers pour leur beauté propre, il l’est moins encore à les goûter lorsque cette beauté se trouve ainsi raffinée et compliquée. Dans le cas des poètes du Parnasse, une autre cause de malentendu se rencontrait. Je l’ai indiquée tout à l’heure, quand j’ai parlé de leur exotisme. La trace des grands artistes étrangers, et des plus opposés au génie national, apparaît partout dans l’œuvre des maîtres et des disciples de cette école. M. Leconte de Lisle s’était éperdument plongé dans l’abîme du rêve hindou. Baudelaire, à la suite de Quincey et de Poë, s’était assimilé la portion la plus douloureusement singulière de l’âme anglo-saxonne. Le germanisme intense de Richard Wagner ensorcelait plusieurs des artistes du groupe. Toutes ces influences, d’autres encore, se réunissaient pour que l’Idéal de la jeune école poétique devînt quelque chose de complexe, de nouveau, d’inaccessible aussi à ceux qui n’avaient pas traversé les mêmes initiations. Un observateur philosophe reconnaîtrait là une des formes littéraires d’un certain cosmopolitisme contemporain. Il remarquerait que les deux poètes qui réussirent le mieux auprès du public, dans ce cénacle de 1860 et des années suivantes, furent précisément ceux qui échappèrent le plus à cette influence cosmopoIite, MM. Sully-Prudhomme et François Coppée. C’était là aussi une continuation du romantisme, car presque tous les poètes de 1830 furent tentés par la poésie exotique, depuis Victor Hugo, qui écrivait les Orientales, jusqu’à Sainte-Beuve que préoccupaient les lakistes, sans parler de Lamartine et d’Alfred de Musset qui chantaient l’Italie et l’Espagne, le premier pour y avoir aimé, le second, à peine âgé de vingt ans, pour avoir désiré d’y aimer. Mais les romantiques essayaient de prendre aux littératures étrangères ce qui pouvait s’adapter au génie de notre race. Les poètes du Parnasse s’efforçaient au contraire de s’assimiler ce qu’il y a de plus rare dans l’originalité des génies étrangers. Arrivés tard et cherchant un « frisson nouveau », comme disait Victor Hugo de Beaudelaire, ils ont bien arraché à notre vieille langue une musique dont elle n’était pas capable jusque-là, — mais, de cette musique, ils ont dû être seuls à jouir pendant longtemps. L’oreille du public n’y était pas façonnée.‌

III §

Que reste-t-il aujourd’hui de cette école poétique, grandie durant les dernières années de l’Empire, et dispersée depuis la guerre comme le fut le groupe romantique après là révolution de 1830 ? Des poèmes d’abord, de quoi former un volume d’anthologie qui tiendra sa place dans la grande histoire des Lettres françaises ; — une technique en second lieu qui, longtemps encore, imposera aux nouveaux venus le souci de la beauté de la forme20. Et c’est sur ce mot de Beauté que je voudrais finir cette brève analyse de quelques idées chères à ces poètes. Les théories d’esthétique sont choses de discussion, et l’on disputera indéfiniment entre partisans de la couleur et du dessin, entre dévots de l’art antique et fervents de l’art moderne, entre adorateurs du rêve et copistes du réel, entre poètes de l’image et poètes de l’idée. Mais la question suprême à se poser sur un artiste est celle-ci : — de quel amour a-t-il chéri la Beauté ? Les poètes du Parnasse, à cette question, peuvent répondre qu’ils l’ont adorée, elle, l’inaccessible, la céleste, de toute la ferveur dont ils étaient capables. Dans notre âge où l’Utile et le Vrai sont les rois du monde, ils ont dressé un autel à la pure Déesse, à celle que les rêveurs du moyen âge incarnaient dans l’Hélène apparue au docteur Faust. Nous ressemblons, tous, ou plus ou moins, aujourd’hui, au vieil alchimiste, perdu parmi ses creusets et ses livres ; nous avons, comme lui, l’âme surchargée ; notre intelligence plie sous les connaissances héritées des siècles morts ; quelques-uns, à de certaines heures, ferment les livres, laissent s’éteindre le feu du laboratoire, et ils invoquent le mystérieux et consolant fantôme. La voici venir, celle pour qui ont souffert tous les grands artistes, celle dont le sourire et le regard semblent parfois la raison d’être de ce dur monde, celle qu’Homère a chantée, que Gœthe a priee, que Gustave Moreau a peinte debout sur les remparts de Troie, une fleur dans sa main parmi la jonchée des héros tombés pour elle :‌

Elle seule survit, immuable, immortelle.
La mort peut disperser les univers tremblants,
Mais la Beauté sourit, et tout renaît en elle ‌
Et les mondes encor roulent sous ses pieds blancs.

C’est parce qu’ils l’ont profondément aimée, cette immortelle Beauté, que les poètes du Parnasse méritent que la critique parle d’eux avec respect, et que leur effort n’aura pas été tout entier perdu.‌

III

Deux paradoxes

D’un demi-savant21 §

I

Paradoxe sur la musique §

Mon homme, je l’avoue ingénument, appartient à ce que l’on appelle — ou que l’on appelait — la mauvaise compagnie. Il a été ouvrier dans sa jeunesse. La rencontre de quelques rapins l’a détourné de son métier vers les seize ans. Il s’est cru peintre. Puis, dans le monde très mêlé de petits ateliers, il a rencontré une façon de philosophe qui lui prête Proudhon. Mon homme est bouleversé. Il jette le pinceau et prend la plume. Il ne savait pas l’orthographe ; il l’a apprise, ainsi que le latin, l’allemand, la métaphysique, un peu de sciences naturelles, l’histoire. Il s’est mal instruit, par bribes et hâtivement, entre deux articles de journaux. Car il a écrit, et beaucoup, dans les feuilles socialistes de la fin de l’Empire. La Commune l’eût trouvé prêt à siéger à côté de son ami, le réfractaire Vallès, s’il n’eût été assez gravement malade des suites d’une blessure reçue à Champigny. Depuis lors, il a jeté le pinceau et pris la cornue. Il est chimiste. Il a hérité d’environ dix-huit cents francs de rentes, dont il vit.‌

Le personnage est un type. Il a un brave cœur tout d’une pièce et un esprit en morceaux, comme un morceau de verre tombé par terre. Il formule les théories les plus saugrenues où des éclairs de raison brillent par instants, puis ce sont d’interminables déclamations. Je l’ai connu dans ma prime jeunesse, au bureau d’un petit journal littéraire où je collaborais timidement. Mon homme ne me rencontre jamais sans m’aborder. Il essaie de me convertir au socialisme et à ses pauvretés doctrinales. Il réussit peu, mais je l’écoute. Comme à beaucoup d’apôtres cela lui suffit. Ceux qui le connaissent l’ont déjà reconnu. Pour les autres, j’ajouterai qu’il est hirsute comme le paysan du Danube, grisonnant, mal nippé, le teint bilieux, une vilaine barbe. Les yeux bruns et le front sont magnifiques.‌

Il était furieux, l’autre jour, quand il me prit le bras à l’Odéon :‌

Sous les piliers tournants de la vague demeure,‌

ainsi que s’exprimait Sainte-Beuve en ses mauvais jours de poésie compliquée. « Lisez ceci », fit-il en me tendant un journal à l’article Gazette des tribunaux. Je lus en effet. C’était le détail d’un grotesque procès intenté au directeur de l’Opéra par un dilettante intransigeant. Le dilettante a loué une loge pour entendre la Favorite. On lui fait entendre la Favorite, mais légèrement modifiée pour les besoins de la scène. Il y a donc eu dol dans la livraison de la marchandise. Sur quoi le dilettante réclame des dommages-intérêts. « Parbleu », dis-je, « voilà un étrange original. Mais qu’y a-t-il là qui vous mette hors de vous ?… » — « Il y a que les Français deviennent fous », répliqua-t-il avec conviction. Je flairai une de ces sorties foudroyantes où ce diable d’homme mêle toujours deux ou trois phrases qui rachètent par leur éloquence le désordre du reste, et je me laissai entraîner par lui jusqu’au Luxembourg. Il parlait, s’interrompait, roulait une cigarette, l’allumait. La cigarette s’éteignait, puis l’allumette. Il les jetait, secouait le parement de mon pardessus. Bref, voici le monologue qu’il prononça pour mon édification esthétique, — ou à peu près :‌

— « Oui », s’écria-t-il, « fous par idolâtrie… Vous riez, monsieur le psychologue, ignorez-vous que le monde est plein d’idolâtres qui ont déplacé la notion de Dieu, et qui adorent un tas d’êtres ou d’objets d’un véritable culte de lâtrie, comme disent les mystiques ? Vous voyez ce plaideur singulier qui s’indigne de ce que l’on ne vénère pas son Donizetti comme un Dieu ? C’est une exception ? Ah ! que non ! Cest un symbole du Mélomane. La plupart incarnent leur Dieu ailleurs, dans Wagner ou dans Bach. C’est exactement la même chose. Et c’est de l’idolâtrie au premier chef, avec accompagnement de cérémonies appropriées. Idolâtrie et cérémonies gagnent chaque jour. Le dimanche, ce peuple ne va plus à la messe, il va au concert. Le soir, sous prétexte de vous offrir une tasse de thé, que font les idolâtres ? Ils vous attirent dans un concert. De la conversation, de cet aimable goût qu’avaient nos pères de jouer à la raquette avec les idées, que reste-t-il ? Absolument rien. Violons, pianos, violoncelles, altos ont expulsé l’esprit comme profane et irrévérencieux, et en son lieu et place règne, triomphe, se pavane la sacro-sainte, la céleste, la surnaturelle musique ?… »‌

« — Cela revient à dire que vous êtes de l’avis de Gautier : pour vous la musique est un bruit plus cher que les autres. Il vous manque un sens, voilà tout… »‌

Le personnage me regarda d’un œil attendri : — « Il me manque un sens ?… Mais c’est précisément parce que je l’aime vraiment, la musique, mais en homme et non pas en pédant, que je vous parle comme je fais et que je m’indigne contre cette universelle affectation d’engouement. Tel que vous me voyez, il y a des airs que je n’entends jamais sans trembler » — Et il fredonna quelques notes, de la voix la plus rauque du monde. « Celui-ci par exemple. C’est le début d’une mazurka de Chopin… Je chante faux… » ajouta-t-il, en voyant mon nouveau sourire. « Qu’importe, si je m’entends juste ? Mais cet air-là, je l’ai compris, parce que je l’ai vécu… C’était dans les plus romanesques circonstances. Vous étiez trop jeune pour avoir connu cela », fit-il en comptant sur ses doigts, « Quatre, cinq… oui, cinq années avant la guerre. Ce n’est pas aujourd’hui, pas vrai ? Le paysagiste Louis R… avait pour maîtresse une Russe, la plus singulière créature que j’aie connue, très bien élevée, parfaitement folle et poitrinaire jusque dans la moelle de ses os qu’elle avait si minces, à croire qu’on lui casserait les doigts en les lui serrant. Nous allions chez eux les samedis. Un de ces soirs-là, il faisait clair de lune, comme dans les ballades romantiques. Nous avions tous un je ne sais quoi, les uns et les autres : des phrases de poète qui nous bourdonnaient dans un coin de cerveau. La Russe s’assied au piano et joue cet air, tout doucement, tout lentement… Elle vibrait jusqu’au bout des notes. Cette musique achevait son être, comme ma main achève mon bras. Le frémissement contenu, un élan sauvage vers un impossible bonheur, l’énervement d’un désir malade qui se sait d’avance condamné à ne jamais se réaliser, de la nostalgie et du renoncement, — elle mit tout cela dans son jeu. Elle ferma le piano ensuite. Il y eut un silence, et nous partîmes… Voilà comme j’aime la musique. » ‌

« On ne peut cependant pas vous louer des femmes poitrinaires, à l’heure, comme des fiacres, pour vous jouer du Chopin… »

« — Non ; mais on ne me persuadera jamais que l’on donne rendez-vous à ces sensations-là, comme à un notaire, à heure fixe. A neuf heures dix minutes, vous serez tendre et mélancolique. A dix heures, héroïque et gai. Ma parole d’honneur, vos programmes de concert mériteraient d’être rédigés sur ce modèle. Vous ne sortirez jamais de ce dilemme : ou vous ne comprendrez pas Chopin à neuf heures dix minutes, ou vous ne comprendrez pas Bach à dix, à moins d’être professeur d’harmonie et passé maître en contre-point. Or pour combien de vos mélomanes est-ce le cas ?… Je m’en tiens donc à mon rôle d’ignorant et de simple auditeur, mais de bonne foi ; et je vous soutiens que je ne dois pas, vous m’entendez, que je ne dois pas avoir de plaisir à un de vos concerts qui vont de Mozart à Rossini et de Verdi à Beethoven. Qu’est-ce qu’un artiste ? Un homme qui a vécu une certaine vie, senti de certains sentiments, et qui raconte cela. Il n’y a pas d’art, il n’y a que de l’humanité. C’est vrai de la musique, comme de la poésie, de la peinture et de la sculpture. Comprendre une œuvre d’art, c’est comprendre une sensibilité, un spiritualiste dirait : une âme. Le reste, c’est du métier » c’est-à-dire un monde spécial auquel je tire mon chapeau, mais ce métier, voulez-vous me dire combien le possèdent, encore un coup ? Et ces gens qui s’interdisent d’avoir le plaisir qu’ils peuvent avoir pour courir après celui qu’ils auraient, — s’ils étaient les techniciens qu’ils ne sont pas !… Les maîtres italiens, vous les dédaignez, je le sais, en votre qualité d’amateur de musique savante, mais avez-vous vécu dans le Midi ? J’ai là, dans mon souvenir, un petit café de Toulon, sur le joli quai garni de tendelets… C’était au printemps, un soir encore. Décidément, mon imagination est comme les belles-de-nuit, elle s’ouvre à la lune. Il soufflait un tantinet de brise de mer. Nous prenions des glaces. Des mandolinistes arrivent qui nous jouent des airs de Naples. La facile et fine mélodie nous ravissait tous. Pourquoi ? parce qu’elle s’adaptait à la fine et facile sensation que procurait au corps cette atmosphère méridionale, ce ciel léger, cette brise douce. C’était un peu d’Italie que ce coin de Provence. Allez donc jouer ces airs-là dans le Nord ! Autant vaudrait y planter des orangers… »‌

 

Et l’implacable sophiste continua une longue heure. Il avait voyagé. Il me raconta une visite à Munich, avant la guerre, et qu’il avait entendu le choral de Luther entonné à pleine voix par une tablée d’étudiants : — « … De vrais fils de la brume. C’est de la brume chantée, ce choral, avec tout ce qu’il contient de profond et d’enveloppé ; de sérieux et de réfléchi, l’existence dans cette brume froide, sans le gai soleil, sans l’allure voluptueusement vive que le sang de nos veines prend sous le ciel provençal… Où je veux en venir ? A ceci, que la musique est cela pour un profane ou qu’elle n’est rien. C’est une langue comme une autre, mais qu’il faut traduire. Eh bien, vous ne me convaincrez pas que cette traduction s’improvise dans un coin de salon, là, subitement, sans préparation, entre des messieurs en habit noir, ou au concert, dans des conditions pires encore. Mais voilà ! La mode s’impose. On ne comprend pas, on adore plus aveuglément. Idolâtrie, vous dis-je, idolâtrie !… »‌

— « Vous avez fini ?… » repris-je, et, sur son mouvement de tête affirmatif : — « Vous ne savez pas une note de musique, voilà ce que vous venez de dire et de prouver en effet. Rien de plus. Indépendamment de ce sentiment humain dont vous parlez, une suite d’accords est belle par elle-même, comme une suite de couleurs mises à côté les unes des autres. Pourquoi voulez-vous qu’à force d’entendre les maîtres, un amateur n’arrive pas à sentir cette beauté-là, même sans connaître le contrepoint ? Vous ne la goûtez pas, vous, cette beauté. Pour vous, la musique est un verre de liqueur qui vous plaît ou qui vous déplaît suivant l’heure, la disposition de votre estomac, ce que vous avez mangé à dîner. C’est précisément ce qui vous sépare de l’artiste… »‌

— « Possible ! »‌

— « Mais comme vous êtes le théoricien acharné de votre ignorance, vous ne changerez jamais. »‌

— « Probable ! »‌

Sur ce mot, tout distrait, fredonnant sa mazurka, il me serre la main et disparaît, marchant à grands pas. Son paradoxe m’avait diverti. En y réfléchissant, il me parut que si sa conclusion était outrée, elle avait le mérite de la franchise et que l’analyse de ses sensations pouvait intéresser. Je rédigeai du mieux que je pus, sitôt rentré, ces phrases dont quelques lecteurs reconnaîtront peut-être, sans l’avouer, qu’elles expriment ce qu’ils pensent eux-mêmes. — Excusez les fautes du sténographe.‌

II

Paradoxe sur la couleur §

Cette fois, je le rencontrai dans une salle d’une petite exposition que des peintres indépendants avaient organisée au boulevard des Capucines. Par les fenêtres entr’ouvertes et qui donnent sur une cour, on aperçoit un intérieur de couturière. Les bustes sans tête des mannequins tendent de leurs seins en bois l’étoffe claire ou sombre des robes. Toutes sortes d’échantillons traînent sur la table. Là-haut, un morceau de ciel bleuit dans l’angle du toit. Mon homme regardait ce coin de Paris au lieu de regarder les tableaux : — « Vous lorgnez une jolie fille ?… » lui dis-je en manière de salut. Il répliqua : « Pas le moins du monde ; j’étudie ma sensation de la couleur… » Et comme la manie des idées générales talonnait son intelligence, le voilà qui commence une théorie de la vision. Je quitte la salle. Il prend mon bras et m’accompagne. Deux romans nouveaux gonflent la poche un peu déformée de son pardessus de bouquiniste. Il les tire pour me montrer une page. Il ne voit plus que sa pensée. Est-il au boulevard ? Est-il en Chine ? Ô puissance de la métaphysique ! Il n’en sait rien. Il invente ses idées en me parlant. Il gesticule. L’autre jour il m’avait exposé une théorie de la musique ; maintenant c’est une hypothèse sur la peinture. Demain il me parlera médecine. Heureux personnage qui croit tout savoir, pendant qu’il parle !‌

Il disait : — « C’est la dixième fois au moins que je rends visite à ces tableaux. Ce n’est pas que je les aime. Ou ceux-là ou d’autres !… Je n’ai pas le sentiment des beaux-arts, étant incapable de me représenter autre chose que des abstractions. » Remarquez qu’il m’avait soutenu le contraire, dans notre dernière causerie, avec une égale bonne foi. « Mais ces peintres-ci m’intéressent passionnément pour un autre motif. Ils confirment toutes mes réflexions sur la personnalité des sens. Je suis convaincu que, les uns et les autres, nous avons des sensations analogues, mais seulement analogues, et jamais identiques. Un violet, tenez, celui de ces violettes », et il achète un bouquet à une marchande qui vend des fleurs près d’un café, — « m’affecte d’une façon, vous d’une autre. La différence du ton est presque insignifiante, je dirais négligeable, si j’étais un mathématicien ; mais, pour un philosophe, rien n’est négligeable, pas plus que pour un artiste, et voilà ce que comprennent nos indépendants. Cet infiniment petit qui distingue nos sensations fait l’originalité de notre tempérament. Ils s’acharnent à le rendre, cet infiniment petit, et, à s’acharner, à étudier le menu détail de leurs sensations, ils exaspèrent leur œil, comme les écrivains par l’exercice habituel de l’attention exaspèrent en eux le frémissement du système nerveux. Nos indépendants — j’entends les sincères — en arrivent à percevoir cette mobilité incessante de la lumière que la physique peut bien démontrer, mais non pas rendre réelle pour nos rétines encore brutales. Une sorte d’impalpable poussière d’atomes colores flotte dans ce que nous prenons pour de l’ombre et teinte cette ombre. Ces peintres trempent leurs pinceaux dans cette poussière-là. C’est ainsi qu’ils obtiennent ces colorations singulières qui font hausser les épaules au visiteur inattentif. Supposez que ce visiteur soit un psychologue de l’école allemande, un disciple de Fechner, il y a là pour lui un problème des plus curieux. Vous savez que, de l’autre côté du Rhin, ils ont déterminé avec des chiffres la mesure de nos sensations. Ils savent, par exemple, de combien il faut augmenter un poids pour que cette augmentation soit perceptible. Cela est précis comme un compte de bourse, monsieur. De 6 pour 100. Ainsi, vous avez cent grammes sur votre main, j’ajoute un gramme, deux grammes, quatre grammes, vous ne percevez pas une différence. A six, vous percevez cette différence. Si c’est mille grammes que vous soupesez, je devrai en ajouter soixante pour que la perception du poids augmenté se produise. Et cela est vrai de l’œil comme de l’effort musculaire. Les nuances de la même couleur ne sont appréciables qu’à des intervalles d’intensité toujours fixes. Cette fixité est-elle absolue ? Une éducation particulière de l’œil ne peut-elle pas permettre de diminuer ces intervalles ? Précisément nos peintres répondent à cette question, car leur œil, à eux, saisit des nuances que le nôtre ne saisit pas, — pour l’instant du moins, car ils feront notre éducation, soyez-en sûr… Avez-vous jamais songé à ce sujet d’étude : l’histoire d’un sens à travers les âges ? Ah ! si les historiens des littératures n’étaient pas, comme dit l’autre, des hommes qui croient que la Science est une chose morte, bonne à enfermer dans une bouteille de Leyde, s’ils comprenaient vraiment qu’une langue, un style est un organisme vivait, — cette histoire des littératures nous apprendrait l’histoire des sensations, et nous suivrions, d’âge en âge, la modification artificielle et héréditaire de la rétine humaine. Examinez nos écrivains actuels, par exemple, et comparez leurs descriptions à celles des auteurs de la génération de 1830, vous devinerez du coup qu’ils ont appris à regarder à une autre école, que leur œil a subi, comment faut-il dire ? une amélioration ou une déformation ? A coup sûr un changement. Tenez, j’ouvre ce livre nouveau du réaliste Huysmans, un de ces subtils manieurs de style, pour qui écrire c’est mettre des papilles nerveuses sous les mots. Cela s’appelle En ménage, et voici la fin d’une description d’un marché. »‌

Et il déploie un des livres qui grossissent sa poche, il cherche une page cornée et me déclame :‌

« — Ajoute encore un brouhaha furieux, des gueulements rauques auxquels répondent des crécelles aiguës de femmes, puis, de tous côtés, sous le vert-de-gris des bâches, des envolées bleues et blanches de blouses, des coups de rouge frappés par des gilets de laine à manches, des taches de lilas plaquées par les blouses à petites raies des garçons bouchers ; enfin des blancs de bonnets, et des noirs de casquettes montant et descendant sans arrêts, dans le flux ininterrompu des têtes… — Examinez cette phrase, membre à membre, en laissant de côté vos souvenirs de prose classique. N’est-il pas vrai que l’écrivain a vu des objets, non plus leur ligne, mais leur tache, mais l’espèce de trou criard qu’ils creusent sur le fond uniforme du jour ? Alors la décomposition presque barbare de l’adjectif et du substantif s’est faite comme d’elle-même : — les noirs de casquette… les coups de rouge des gilets ?… — Et cet autre, ce Pouvillon dont j’ai là le roman rustique, la Césette, un délicieux récit d’amour campagnard. Regardez comme il décrit un paysage vu à la lueur d’un éclair… »

Il tire un second volume de son pardessus, cherche une nouvelle page cornée et recommence :‌

« — … Rien d’abord. Le noir, l’obscur de la nuit, et pendant que, anxieuse, elle s’obstine à fixer les ténèbres, le ciel longtemps fermé soulève le bord de sa paupière, une large lueur éclate, et tout un morceau d’horizon jaillit sur le blanc de l’éclair. Loin, très loin, une crête de coteau frangée d’arbres, et, tout près, le jardin entier, la treille verte, la tête ronde des choux, tout, jusqu’au luisant d’une bêche oubliée dans un carré d’oignons… C’est le même état de l’organe, visuel que chez Huysmans ; — l’obscur de la nuit… le blanc de l’éclair… le luisant de la bêche… — La tache affecte la rétine qui saisit, non plus le contour, mais le petit mouvement lumineux qui fait couleur. J’irai plus loin, et jusqu’au bout de ma théorie. Cette modification de l’organe correspond à une modification bien plus profonde dans la race. Vous allez sourire, mais n’est-il pas évident que chez nous, et avec la démocratie grandissante, la ligne s’en va, comme la race dont elle est le signe ? Montez sur un tramway et regardez les gens qui passent dans la rue. Voyez comme le costume a perdu son dessin, comme les visages ont perdu leur caractère typique, comme la charpente osseuse, si admirable chez les peuples d’une tradition de sang soigneusement conservée par l’hérédité, est ici bizarre, tourmentée, sans contour net ? Ce qu’il y a de curieux, c’est la vie changeante du teint révélant tout le tempérament et l’heure du tempérament, l’avant ou l’après du déjeuner. L’existence s’est morcelée, l’homme a cessé d’avoir des habitudes et cette cessation imprime à son visage, à son costume, à son être entier, ce je ne sais quoi de momentané, la marque propre de toute l’époque. Or, qu’est-ce que la tache ? C’est un moment de la lumière. Et voilà pourquoi les peintres et les écrivains de cette époque hâtive et à la minute apprennent, sans trop s’en douter, à ne plus voir que des taches… »‌

 

Et voilà aussi comment, avec cette baguette magique qui s’appelle l’imagination, un rêveur, qui a beaucoup lu au hasard, peut trouver, suivant le proverbe ancien, un peu de tout dans tout. Il énonça encore beaucoup d’autres théories, une fois lancé sur la politique, essayant de me démontrer que le suffrage universel constitue une espèce d’impressionnisme gouvernemental. Oui, heureux homme, pour qui les phénomènes du monde ne sont qu’un métal sur quoi frapper l’effigie de son système, — ou de ses systèmes, car, avec cela, il a la bonne fortune d’être inconséquent.‌

IV

Réflexions sur l’art du roman Rouge et Noir Conquet Essais de psychologie Stendhal §

I §

Je viens de relire le Rouge et le Noir de Stendhal, qu’une édition nouvelle, et de tous points digne du livre, a remis entre les mains des curieux de littérature. Nous devons cette édition à la librairie Conquet, qui nous avait déjà donné la Chartreuse de Parme. Par la qualité du papier, par la beauté de la typographie, par l’exactitude du texte, par la finesse des eaux-fortes, par la préface enfin du regretté Léon Chapron, cette publication mérite qu’on la signale à tous ceux qui aiment ce singulier roman et son non moins singulier auteur, à ceux qui ont été « mordus » par Beyle ; — le mot est de Sainte-Beuve, — et il ajoutait : « Ceux que Beyle a mordus sont restés mordus. » L’énigmatique écrivain qui signa du pseudonyme de Stendhal tant de pages d’une originalité rare, est, en effet, de ceux qui attirent l’engouement ou l’aversion. Ses lecteurs deviennent presque aussitôt ou ses complices ou ses ennemis. Ceux qui l’aiment se prennent à l’aimer dans ses défauts ; ceux qu’il rebute, à le haïr dans ses qualités. Le même Sainte-Beuve lui refusait le talent de conteur. M. Taine, à plusieurs reprises, proclame la Chartreuse de Parme un des premiers romans de ce siècle. Ce pauvre Léon Chapron, dont cette préface fut le dernier travail, n’admettait, lui, que le Rouge et le Noir. Mais son enthousiasme pour ce livre touchait à la dévotion. Il en savait les moindres phrases par cœur. Il vous rencontrait sur le boulevard, dans un entr’acte d’une première représentation, et commençait de vous parler de Julien Sorel, de Mme de Rénal, de l’abbé Frilair, de Mlle de la Môle, comme Balzac parlait d’Eugénie Grandet ou du baron Hulot. Réellement Chapron habitait ce livre, et il n’était pas le seul, car, ayant raconté, dans un journal, son projet de fonder un dîner des Rougistes, — ou amateurs passionnés de Rouge et Noir, — il reçut lettres sur lettres, parmi lesquelles un billet d’un Anglais assez fervent admirateur du maître pour avoir voulu réparer à ses frais la tombe d’Henri Beyle au cimetière Montmartre, cette tombe qui porte comme épitaphe : « J’ai écrit, j’ai aimé, j’ai vécu. » J’imagine que ce subtil ironique de Stendhal aurait été à demi étonné de ce zèle pieux, lui qui considérait ses ouvrages comme des billets mis à la loterie : « Je pensais n’être pas lu avant 1880 », avouait-il un an avant sa mort ; « j’ai renvoyé à cette époque les jouissances de l’imprimé. Quelque ravaudeur littéraire fera la découverte de mes ouvrages. » Mais il y a une grande coquette cachée au fond de tout grand écrivain, et dans la même lettre où se trouve ce passage, Célimène-Beyle laisse apercevoir sa vraie pensée : « La mort », dit-il en parlant de M. de Metternich, « nous fait changer de place avec ces gens-là. Ils peuvent tout sur notre corps pendant leur vie, mais, à l’instant de la mort, l’oubli les enveloppe à jamais. »‌

Elles ont donc été réalisées, et au-delà, les ambitions littéraires de Beyle. Pourtant, c’est encore une étrangeté de cette renommée étrange que la Chartreuse de Parme, le Rouge et le Noir, les Chroniques italiennes, soient des œuvres à la fois très célèbres et très isolées, j’allais dire très inefficaces. D’ordinaire, un romancier fameux suscite autour de lui une légion d’imitateurs qui usurpent ses procédés, appliquent ses méthodes, copient sa facture. Celui-ci est invoqué comme un ancêtre par les conteurs modernes, au même titre que Balzac ; mais on cherche en vain la trace de son influence dans les œuvres contemporaines, tandis qu’à chaque occasion il est loisible de constater la souveraineté du génie de Balzac sur tous les essais de l’école dite assez improprement réaliste ou naturalisa, laquelle devrait s’appeler plus justement l’école de l’observation. M. Emile Zola, au cours de son curieux ouvrage sur les romanciers naturalistes, a bien écrit : « Stendhal est notre père à tous, comme Balzac. » C’est là une paternité officielle et comme honoraire. Ni dans les romans de Flaubert, ni dans ceux des frères de Goncourt, ni dans les études de M. Zola lui-même et de M. Daudet, ni dans celles de M. de Maupassant et de M. Huysmans, on ne saurait découvrir un trait qui rappelle, même de loin, le « faire » si spécial et si reconnaissable de l’auteur de Rouge et Noir. Est-ce qu’un problème intéressant d’esthétique contemporaine ne se pose pas à cet endroit ? Marquer pourquoi Stendhal se trouve en effet d’accord sur le principe de l’art du roman avec l’école nouvelle, et pourquoi il s’en distingue par sa mise en œuvre de ce principe, ce serait du coup marquer dans quel sens la littérature d’observation s’est développée depuis cinquante ans. Grâce à des comparaisons semblables, la critique peut fixer plus nettement la véritable position des doctrines littéraires à l’heure présente, et, quand des réimpressions comme celle de M. Conquet n’auraient d’autre avantage que de rendre une valeur d’actualité à des réflexions de cet ordre, il faudrait se féliciter que des éditeurs lettrés et artistes donnent comme une seconde jeunesse aux livres déjà lointains qu’ils ont choisis.‌

II §

Ce n’est certes pas le dix-neuvième siècle, bien qu’en pensent les fanatiques de la littérature moderne, qui a inventé la littérature d’observation. La Bruyère et La Rochefoucauld, Molière et Racine attestent que l’âge classique a eu ses psychologues, et de premier ordre. Il semble cependant que de nos jours seulement ait été professée la théorie de l’observation pour l’observation, et sans aucun souci de beauté ou de moralité. Etudier l’âme humaine, non plus comme l’auteur de Phèdre pour tirer de cette étude un effet de pitié attendrissante, non plus, comme le comique des Précieuses, pour aboutir à un enseignement de sagesse, mais seulement pour le plaisir de constater et de décrire une réalité, à la manière d’un naturaliste qui considère les mœurs d’une espèce animale ou le développement d’une fleur, — c’est là un point de vue nouveau et qui paraît plus particulièrement propre à notre âge d’analyse sans métaphysique. M. Taine a donné la formule la plus nette de cette conception, quand il a défini la littérature « une psychologie vivante ». Comme le genre romanesque, par la souplesse de sa forme, était le plus apte à cette besogne d’investigation presque scientifique, il est devenu par excellence le genre à la mode, celui auquel se sont essayés tous ceux qui ont cru avoir des vérités à énoncer sur l’âme humaine, depuis les poètes comme Gautier, Musset, Sainte-Beuve, jusqu’aux politiciens comme Constant, et aux artistes comme Fromentin. Il est indiscutable que Stendhal, un des premiers, a entrevu ce mariage possible de l’imagination et de l’enquête psychologique. L’un des premiers il s’est appliqué, pour employer une de ses expressions, « à y voir clair dans ce qui est. » C’était à ses yeux la fin dernière de l’art d’écrire : « Le public », disait-il dans une de ses lettres, « en se faisant plus nombreux, moins mouton, veut un plus grand nombre de petits faits vrais sur une passion ou une situation de la vie. » Et ailleurs, parlant de nos plus illustres poètes : « Combien ne font-ils pas de vers chapeaux pour la rime ! Eh bien, ces vers occupent la place qui était due légitimement à de petits faits vrais. »

Recueillir le plus grand nombre de ces petits faits vrais et les rédiger en corps de roman, ce fut donc, l’occupation constante de Beyle. De ce point de vue, il se rattache au groupe qu’on appelle, dans les termes des polémiques d’aujourd’hui, l’école du document. Il appelait cela « dépenser sa vie en expériences ». Mérimée, dans une sagace et force notice consacrée à celui qui fut son unique maître, cite quelques exemples qui attestent jusqu’à quel degré ce goût du détail significatif était poussé chez Stendhal : « Dans chaque anecdote pouvant servir à porter la lumière dans quelque coin du cœur humain, il retenait toujours ce qu’il appelait le trait, c’est-à-dire le mot ou l’action qui révèle la passion. » Il racontait à Mérimée, avec des larmes dans la voix, une affreuse trahison dont il avait été la victime de la part d’une maîtresse. Elle l’avait trompé dans des circonstances humiliantes au dernier point : « Je m’en suis vengé » disait-il, « mais bêtement, par du persiflage. Elle s’affligea de notre rupture et me demanda pardon avec des larmes. J’eus le ridicule orgueil de la repousser avec dédain. Il me semble encore la voir me suivre, s’attachant à mon habit et se traînant le long d’une grande galerie ; je fus un sot de ne pas lui pardonner, car assurément elle ne m’a jamais tant aimé que ce jour-là… » Et aussitôt le collectionneur de documents humains reprenait le dessus : « Se traîner à genoux », ajoute Mérimée, « c’était pour Beyle le trait dans cette historiette, et selon son habitude de tirer des faits à lui particuliers des conclusions générales, il tenait que cette façon de faire était l’expression même du remords et de l’amour passionné. » Aussi Stendhal avait-il toutes les raisons, lorsqu’on lui demandait son métier, de répondre, au risque de passer pour espion de police : « Observateur du cœur humain. » D’un bout à l’autre de son œuvre, c’est bien cette recherche du fait vrai qui domine, et du fait énoncé dans un langage si lucide et si juste qu’il n’y ait « rien à en rabattre à la réflexion ». Souci scrupuleux de l’exactitude, goût de l’analyse sans autre but que l’analyse même, haine de la rhétorique, absence absolue de prétention d’esthétique ou de moralité, — ne sont-ce pas bien là les points principaux sur lesquels s’appuie le dogme de la littérature d’observation, et quoi d’étonnant si les adeptes de ce dogme reconnaissent l’auteur de Rouge et Noir pour un des initiateurs de la doctrine ?‌

Il en est cependant de cette doctrine comme de toutes les autres. La théorie semble très simple, l’application est plus compliquée. Quand on a prononcé le mot d’observation, il semble que l’on ait tout dit. Tout reste à dire. L’ensemble des phénomènes physiques et moraux qui constituent l’homme est à ce point touffu et confus, mouvant et changeant, que l’observateur doit, qu’il le veuille ou non, choisir parmi eux, et c’est de ce choix, nécessairement partiel, que dépend la direction finale de son œuvre. Il est arrivé que Stendhal a choisi en effet un champ, et que nos romanciers contemporains en ont choisi un autre. C’est pour cela qu’entre le Rouge et le Noir et Madame Bovary, par exemple, la relation est nulle. Un terme me Semble marquer la différence. Beyle a écrit des romans de caractères, et nos romanciers, à la suite de Flaubert et de ses fervents, écrivent tous des romans de mœurs. C’est là une distinction si fondamentale, qu’elle domine et Stendhal et l’école nouvelle, et qu’elle touche à l’essence même de la littérature romanesque.

III §

Ce que l’on appelle le caractère réside chez un homme, et par définition, dans les quelques traits profondément individuels qui le distinguent et font de lui un être à part des autres. Ce que l’on appelle les mœurs réside au contraire dans les traits généraux qui conviennent à une classe entière de personnes, en sorte que deux habitants d’une même petite ville et de même condition, deux membres d’une même confrérie, pourront se ressembler beaucoup par les mœurs et différer totalement par le caractère. Etant donnée une espèce sociale, celle des avocats, des médecins, des professeurs, le psychologue qui fait l’anatomie de cette espèce rencontre aussitôt un certain nombre d’habitudes communes, imprimées par le métier ; puis, dans chaque échantillon de cette espèce, un certain nombre d’habitudes spéciales et originales, attribuables à la nature propre de celui qui les possède. Le romancier qui se trouve en présence de cette vaste classe peut donc se proposer un double but : ou bien il tentera de saisir et de reproduire les ressemblances du groupe entier, ou bien il sera intéressé par l’originalité de tel ou tel membre du groupe, et il s’attachera de son mieux à peindre le personnage singulier dans son relief natif ou acquis. Dans le premier cas, il écrira un roman de mœurs ; dans le second, il composera un roman de caractères, et la divergence du but aura pour corollaire une divergence absolue de la méthode . La Princesse de Clèves, Dominique, les Affinités, Adolphe, Fanny Essais de psychologie Tourguéniev.‌

Si l’écrivain a pour ambition d’exécuter un roman de mœurs, ses personnages se trouveront devoir représenter une classe entière. Par conséquent, ils devront rester moyens, ils ne seront ni trop réussis ni trop avortés ; car ni l’extrême intensité, ni l’excessive dépression ne sont la règle commune. Mais c’est surtout le talent trop complet qui détruit la valeur de représentation générale d’un homme. Il est très évident qu’un bon roman sur les avocats ne saurait avoir comme héros un Berryer, pas plus qu’un bon roman sur l’armée ne saurait incarner l’officier dans un Napoléon. Ce sont là des créatures exorbitantes, chez lesquelles le génie personnel s’additionne au métier dans une quantité trop forte. Le romancier de mœurs est donc amené à copier, dans un groupe social quelconque, l’homme ordinaire, et à l’entourer d’événements ordinaires. De là dérivent les traits principaux qui se reconnaissent dans tant de romans contemporains : médiocrité des héros, diminution systématique de l’intrigue, suppression presque complète des faits dramatiques, multiplicité du détail presque insignifiant, — il a une plus forte signification de vie commune, et c’est là l’objet propre de la peinture. On peut considérer, même aujourd’hui, l’Education sentimentale de Flaubert comme le modèle le plus définitif de cette sorte de romans. C’est bien la jeunesse du temps de Louis-Philippe qui revit dans cette œuvre, représentée par des personnages tels qu’il a dû s’en rencontrer beaucoup aux environs de 1845. D’innombrables échantillons ont évidemment existé, pareils à ceux que le botaniste-psychologique a catalogués et desséchés dans son herbier. C’est bien un raccourci des mœurs d’une époque, et que l’on aime ou non ce singulier livre, exécuté avec un si vigoureux talent dans un parti de grisaille et de monotonie, il est impossible de ne pas se dire ; en le fermant, que l’on vient d’assister au détail d’une existence comme il s’en est produit des milliers de semblables à la même époque et sous le jeu des mêmes circonstances sociales.‌

Si le Romancier de mœurs cherche ainsi l’effacement et la moyenne, il est logique que le romancier de caractères cherche, au contraire, la saillie ; et l’exception. Du point de vue de la représentation d’une, classe sociale, l’individu typique est celui qui réunit en lui les qualités et les défauts ordinaires de cette classe, partant un personnage médiocre. En revanche, il semble que, dans l’ordre du caractère, l’individu typique est celui qui porte ce caractère à son plus haut degré d’intensité. Tartufe ne s’offre pas comme un très bon représentant de la classe de ceux qui hantent les églises, car il y constitue une exception par la noirceur de son mensonge, la férocité de son égoïsme, l’acharnée et sourde persévérance de ses entreprises. Il est, par contre, un excellent exemplaire de l’hypocrite, car tous les traits de l’hypocrite sont ceux qui se retrouvent dans ce caractères, montrés sous la pleine lumière et avec un développement accompli. De même le Julien Sorel de Rouge et Noir n’est pas un bon représentant du provincial instruit et pauvre qui veut se hisser jusqu’aux hautes sphères du monde parisien. Sa haine invincible contre l’ordre établi, ses qualités formidables de résolution, l’ardeur folle de sa convoitise, l’isolent du reste de ses pareils et en font une sorte de monstre social. Il est, d’autre part, un excellent exemplaire de l’ambitieux, précisément parce que ses facultés exceptionnelles sont celles qui mettent un homme en guerre avec ses semblables et qui le précipitent à l’assaut de la fortune, en proie au plus sauvage désir de parvenir.‌

On pourrait multiplier les exemples. Ces deux-là suffisent à montrer que le peintre de caractères aboutit aussi nécessairement à copier le personnage supérieur que le peintre de mœurs à reproduire le personnage moyen. La littérature d’observation, suivant qu’elle s’oriente d’un côté ou de l’autre, change donc sa méthode en changeant son objet. Peut-être l’effort suprême consisterait-il à reproduire à la fois les mœurs et les caractères. Balzac l’a tenté. Il y a réussi à maintes reprises. Mais beaucoup de critiques lui reprochent ses parfumeurs hommes de génie, ses dandies à haute portée intellectuelle, ses boursiers napoléoniens, et les autres ne lui pardonnent pas les prodigalités de ses humbles descriptions, le pullulement de ses bourgeois, de ses maniaques et de ses imbéciles. Eh définitive, il est demeuré le seul romancier capable de cette double vision du monde social et du monde individuel, grâce à une puissance de génie créateur qui le met à part de toutes les théories. Il n’a pas un seul modèle de roman, il en a et quatre et cinq et six. Est-ce que le Curé de Tours, Béatrice, la Peau de chagrin, Louis Lambert, Honorine, n’appartiennent pas chacun à un genre particulier, et comment ramasser en une formule cette production d’un Protée qui s’est tour à tour incarné dans le songe mystique de Séraphita et dans la trivialité satirique des Employés ?‌

IV §

Stendhal, n’a eu, lui, qu’un moule de romans. Armance, le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme sont construits avec plus ou moins d’habileté, mais sur le même plan et par un artiste que toutes les circonstances d’humeur et de destinée poussaient à devenir un peintre de caractères. Cet homme, brave et subtil, héroïque et réfléchi, qui avait vécu dans la brûlante, dans l’électrique atmosphère du premier Empire, possédait, développé en lui au plus rare degré, le sens de l’énergie. Il avait agi et il avait vu agir. Ajoutez à cela que ses études sur l’Italie de la Renaissance avaient achevé de lui montrer quel relief la médaille humaine peut prendre au regard du contemplateur pour peu qu’elle soit intacte et bien frappée. Beyle se rendit compte de très bonne heure qu’il y a deux sortes très distinctes de créatures humaines, celles qui sont domestiquées et celles qui sont demeurées entières et violentes Castille Histoire de ménage Balzac Histoire de ménage. C’est à la recherche et à la peinture de ces dernières qu’il se voua. Il se trouvait mieux outillé qu’un autre pour cette étude. Il était un idéologue, nourri à la forte école des Condillac et des Destutt de Tracy, partant très capable de montrer le détail complet d’un mécanisme intérieur, et c’est en effet au point de vue intérieur que doit se placer l’écrivain qui veut démonter et démontrer les rouages d’un caractère singulier. En nature humaine, tout ce qui est très intense est aussi très compliqué. La monographie d’un personnage d’exception comme le Sorel de Rouge et Noir ou le Mosca de la Chartreuse de Parme suppose, pour être complète, la vision et la notation d’une innombrable quantité de petits moments psychologiques, et la langue de la fin du dix-huitième siècle, cette algèbre morale, était un instrument unique pour une semblable besogne. La preuve en est, non seulement dans les œuvres de Beyle, mais dans les rares romans d’analyse, écrits de ce style, comme l’Adolphe de Benjamin Constant. Il y avait là une forme d’une tradition très française et à laquelle il n’a manqué justement que d’être moins française, en un temps ou l’exotisme de l’art romantique ensorcelait les imaginations.

S’il est donc aisé de déterminer les causes qui ont tourné l’auteur de Rouge et Noir du côté du roman de caractères, il ne l’est pas moins de déterminer celles qui ont fait prospérer le roman de mœurs dans la seconde moitié de notre dix-neuvième siècle. La première et la plus importante a été le désir de donner à l’œuvre littéraire un appareil scientifique. Beaucoup d’excellents esprits ont aperçu cette vérité que l’histoire nouvelle s’efforçait de reconstruire, à grand renfort de témoignages et dans tout leur détail réel, les façons de vivre d’autrefois. Avec quelle minutie un Michelet, un Augustin Thierry, un Carlyle, n’ont-ils pas recherché les plus humbles, les plus mesquins renseignements sur les mobiliers, les costumes, la nourriture des âges qu’ils ont tenté de ressusciter ? N’était-il pas possible de faire à l’avance cette besogne pour l’âge contemporain et de ramasser dès aujourd’hui les documents capables de servir à l’histoire privée de notre époque ? Le simple sous-titre de Madame Bovary, celui des Rougon-Macquart, ceux aussi des divers livres de M. Alphonse Daudet, attestent cette préoccupation, que Balzac avait exprimée déjà dans la préface de la Comédie humaine : « En lisant les sèches et rebutantes nomenclatures de faits appelées histoires, qui ne s’est aperçu que les écrivains ont oublié dans tous les temps, en Egypte, en Perse, en Grèce, à Rome, de nous donner l’histoire des mœurs ? Le morceau de Pétrone sur la vie privée des Romains irrite plutôt qu’il ne satisfait notre curiosité… Peut-être pouvais-je arriver à écrire cette histoire oubliée par tant d’historiens. » En second lieu, la société moderne, pareille sur ce point à toutes les sociétés démocratiques, est peu favorable au développement des personnalités très intenses et très vigoureuses. Pour le peintre de caractères, les modèles s’y font rares, tandis qu’il lui suffit d’ouvrir les yeux pour apercevoir le fonctionnement des grands organismes sociaux qui absorbent l’homme et font de lui une de leurs cellules. C’est la grande valeur de M. Zola d’avoir vu ce fait social et de l’avoir montré avec une extrême puissance dans ses romans, comme le Ventre de Paris, comme le Bonheur des dames, comme Germinal, où le personnage principal est non plus tel ou tel homme, mais un quartier, un magasin, une mine. La plupart du temps, l’écrivain français a grandi dans un milieu de vie bourgeoise où il a constaté la soumission au métier, l’enrôlement docile dans quelque carrière, le pétrissage de l’individu par les forces collectives, en un mot l’action des mœurs sur les personnes. — Enfin, si la langue de la fin du dix-huitième siècle était merveilleusement apte à noter des décompositions d’idées, celle que nous ont léguée les maîtres de 1830 se trouve particulièrement capable de copier des milieux, et qui niera l’influence de l’outil sur l’ouvrier ? A travers la descendance de Théophile Gautier, cette langue française, enrichie de termes pittoresques, souple et compliquée, vibrante et colorée, est parvenue à un « rendu » des choses visibles véritablement extraordinaire. Elle excelle à évoquer des intérieurs de maison, des physionomies de rues, toute la gesticulation de la vie, toute la portion perceptible des habitudes quotidiennes. Quoi d’étonnant si les écrivains se complaisent à brosser ces toiles pour lesquelles les couleurs sont là, toutes préparées ?‌

V §

L’école de l’observation — car ces réflexions s’appliquent à cette seule école et non pas à ceux de nos romanciers, et il en est d’un très beau talent, qui pratiquèrent une esthétique différente Feuillet Loti, — s’est donc cantonnée dans le roman de mœurs. Les excès qui ont pu être commis au nom de ce principe ne doivent pas empêcher la critique de reconnaître la très réelle valeur de la tâche accomplie. En achevant la lecture du livre de Stendhal qui a fourni prétexte à ces quelques notes, j’imagine pourtant qu’un renouveau du roman de caractères est possible à côté de cette efflorescence du roman de mœurs. Si les artistes à la suite de Balzac et de Flaubert ont été préoccupés par l’histoire, ils ne l’ont pas été au même degré par la psychologie. Cette science, qui s’est développée avec tant de force, grâce aux magnifiques travaux de l’Ecole anglaise, est demeurée presque sans influence sur la conception de l’âme humaine telle que les romanciers d’observation nous la montrent. Pour n’en citer qu’un seul exemple, il est acquis aujourd’hui que l’imagination diffère d’homme à homme, non point seulement par l’intensité, mais par le genre. Dans telle tête ressuscitent des images de sentiments, dans telle autre des images de sensations, dans une troisième des images de raisonnement. M. Taine a renouvelé la critique littéraire par l’application de cette vérité. Vous chercheriez en vain un roman moderne où il en soit tenu compte. Dans la Madame Bovary de Flaubert, par exemple, tous les personnages ont le genre d’imagination de l’auteur lui-même, cette étonnante et obsédante vision du moindre détail physique. Et cependant, qui ne s’en rend compte ? — dans un groupe d’êtres humains, les formes d’esprit doivent être différentes, par suite là marche de là volonté. Ce qu’il y a de remarquable dans Stendhal, bien au contraire, c’est qu’il tient compte de toutes les vérités psychologiques acquises de son temps et de celles aussi qu’il a devinées. Il est pareil en cela à la grande romancière anglaise, George Eliot. L’un et l’autre ont aperçu et réalisé avec la nuance de leur génie ce problème difficile : la mise en action des grandes lois connues de l’esprit. Cette mise en action est l’œuvre propre du roman de caractères, et aucun de ceux qui la tenteront ne pourra se dispenser de connaître le Rouge et le Noir et la Chartreuse de Parme, au même titre que Silas Marner et que le Moulin sur la Floss. Cela ne suffit-il pas à la gloire de Beyle ?‌

V

Réflexions‌

Sur l’art de l’Histoire26 §

M. Taine vient de publier à la librairie Hachette le tome quatrième de son grand ouvrage sur les Origines de la France contemporaine. Ce volume, consacré au gouvernement révolutionnaire, peut être, comme les précédents, examiné sous bien des aspects. Je voudrais aujourd’hui discuter, au sujet de ce livre magistral, un problème de pure esthétique. M. Taine, en composant ses Origines, a inauguré une forme particulière dans ce vieil art d’écrire l’histoire, déjà discuté, analysé et défini par les rhéteurs grecs. J’essayerai de caractériser cette forme originale, de marquer en quoi elle se rattache à l’ensemble des travaux de son auteur, quelle me paraît être sa puissance et par cela seul sa limite. ‌

I §

Pour bien comprendre M. Taine historien, il faut se souvenir qu’il n’est pas arrivé du premier coup à l’histoire, pas plus qu’il n’a, du premier coup, abordé la critique, la littérature de voyage, et celle de l’observation humoristique. Il a cependant écrit des ouvrages d’un ordre rare, et comme critique, et comme voyageur, et comme humoriste, de même qu’il écrit depuis dix ans un admirable fragment d’histoire ; mais dans cette tâche il demeure ce qu’il était dès l’abord, ce qu’il est aujourd’hui, ce qu’il sera demain, avant tout et par-dessus tout, un philosophe. De l’esprit philosophique il a les deux traits spéciaux et caractéristiques : le goût passionné de concevoir les choses par idées générales, et la faculté de ramasser les faits épars en un système. Un tel esprit a son emploi immédiat et naturel dans les vastes combinaisons de la métaphysique, dans les discussions sur les origines et les fins dernières des choses, dans l’interprétation par larges hypothèses des lois fondamentales de la pensée et de la vie. En un mot, son royaume propre est ce vaste domaine flottant qui va de la théorie du syllogisme aux essais d’explication intégrale de l’univers. Il est probable que, placé dans un autre milieu et soumis à d’autres influences, M. Taine, outillé comme il était pour le maniement des grandes idées, se serait tourné de ce côté. Nous l’imaginons aisément enfermé comme Spinoza, comme Kant et comme Hegel, dans la solitude d’une doctrine purement spéculative et composant une Ethique, une Critique de la raison, une Phénoménologie de l’esprit. Il est le frère de ces sublimes architectes intellectuels par son audace divinatoire, sa maîtrise de l’abstraction, la poussée extraordinaire de sa logique. Il se distingue d’eux cependant par un détail essentiel. Spinoza, Kant et Hegel étaient des philosophes qui croyaient à la métaphysique ; M. Taine, lui, ne croit qu’à la Science et c’est pour cela que son œuvre de philosophie proprement dite se borne jusqu’ici à quelques pages, celles sur la nature qui terminent les Philosophes français, celles sur l’universel phénoménisme qui se trouvent dans la préface de l’Intelligence. Elles sont égales en beauté aux plus célèbres passages des grands songeurs, mais celui qui les a écrites s’est interdit d’en composer d’autres. Ayant grandi dans un siècle d’analyse exacte, pour lui, l’esprit philosophique n’est qu’une machine qui fonctionne à vide si on ne lui donne pas une solide pâture de faits réels, en d’autres termes, si on ne le met pas au service de la Science. Des groupes de faits réels scientifiquement établis, contrôlés et classés comme objet de son étude, et c’est ainsi qu’au lieu de s’abandonner au plaisir, qui lui était inné, de développer des formules spéculatives, il a dépensé l’énergie de sa robuste intelligence à circonscrire le champ de son analyse dans quelque portion bien nettement définie du monde positif. Il a tour à tour pris corps à corps l’œuvre de certains écrivains particuliers : La Fontaine, Tite-Live, Balzac — l’œuvre collective des écrivains de toute une race, dans la Littérature anglaise, — les mœurs du Paris moderne, dans son Graindorge, — la peinture de telle ou telle époque, dans ses études d’art, — ailleurs un pays entier, comme l’Italie, — ailleurs une province du cerveau, ainsi dans son traité de l’Intelligence. Mais, quelque matière qu’il ait choisie, il a toujours eu soin qu’elle fût concrète et que le philosophe pût s’y appuyer comme sur un terrain résistant et solide. Il s’est trouvé ainsi faire tour à tour besogne d’essayiste, d’esthéticien, de conteur, presque de romancier, comme il fait aujourd’hui besogne d’historien. Il y a un intérêt capital à suivre de semblables entreprises. Ces incursions d’un esprit dressé à d’autres disciplines dans un genre pour lequel il ne semblait point préparé, sont fécondes en conquêtes nouvelles. Qui voudrait retrancher de la littérature romanesque, par exemple, ces livres composés par des auteurs qui n’étaient pas des romanciers de profession : Adolphe, Volupté, Dominique ? Il y a une saveur d’originalité profonde dans ces essais pour ainsi dire hors cadre, et cette saveur se retrouve dans les récits d’histoire de M. Taine qui est entré d’hier dans l’art des Thierry, des Guizot, des Fustel de Coulanges, et qui, armé de sa méthode, a créé une variété inédite dans un genre qui n’était pas le sien, — tant il est vrai qu’en dernière analyse, la vitalité d’un genre, c’est la vitalité de l’esprit qui s’y donne.‌

M. Taine s’est chargé lui-même de définir sa méthode à plusieurs reprises. Il me semble que la préface de sa Littérature anglaise en renferme l’exposé le plus définitif. Essayons d’en bien pénétrer l’essence pour apprécier la nature de l’effort tenté par M. Taine en tant qu’historien. A ses yeux de déterministe absolu, tout, dans ce que nous appelons une âme humaine, est un produit. Les actions visibles résultent d’un état invisible, et cet état lui-même a été amené à l’existence par quelques causes très générales, qui dominent l’individu et façonnent son être. Trois de ces forces sont plus particulièrement aisées à constater : la race, le milieu, le moment. Les comprendre, c’est comprendre du coup un groupe de personnes et chaque personne de ce groupe. Elles sont les génératrices, et c’est à les montrer que doit s’attacher le philosophe qui entreprend d’expliquer, ou pour parler plus strictement, de conditionner une série de créatures et d’actions humaines. Etant donné que la série de ces créatures et de ces actions est une époque d’histoire, comme la Révolution française, on voit du coup quel but poursuivra un écrivain convaincu de cette doctrine Sa grande affaire sera de découvrir les conditions génératrices, ou deux, ou trois, ou quatre, et il écrira nécessairement une histoire des causes. Elle sera pour lui, cette histoire, non pas le drame changeant des passions, non pas l’épopée mystique de la Justice et de la Providence, mais « un problème de mécanique psychologique ». La métaphore est de M. Taine. Pour la continuer, représentons-nous qu’une époque, en effet, peut être assimilée à quelque prodigieuse machine composée d’une quantité presque innombrable de vivants rouages qui sont les individus. Chacun de ces rouages a conscience de son mouvement propre, et comme il ne se rend pas compte qu’il emprunte ce mouvement à la force qui met en branle tout l’ensemble, il se croit indépendant. C’est le propre de l’historien philosophe de briser cette illusion, et d’établir quelle était la force primitive, sa direction, son intensité, par quelles transformations successives elle s’est distribuée dans le vaste organisme pour en animer les parties. A vous de préférer une théorie plus consolante, plus complexe aussi, de l’âme humaine et une théorie plus souple de l’histoire. Celle-ci est nette et puissante dans sa mutilation, et M. Taine l’a merveilleusement appliquée. ‌

II §

Suivons le détail de cette application. Les conditions génératrices qui déterminent les âmes humaines ne sont pas, remarquons-le, dans le système de M. Taine, distinctes de ces âmes. La race n’est pas en dehors des individus qu’elle a créés et qui la transmettent. Le milieu, qu’il soit constitué par le climat ou par un état social, est, lui aussi, un ensemble d’impressions individuelles. De même, le moment n’est que le rapport entre des générations successives, toutes composées d’individus, le moment n’est que le rapport entre des générales doivent être montrées par un très grand nombre de faits particuliers. Aussi le premier procédé de cette histoire, fondée sur la généralisation, consiste-t-il à réunir et à classer la quantité la plus considérable qu’il, est possible de menus détails. Quand on lit d’affilée ces volumes sur les Origines, c’est bien cela qui frappe d’abord. On reste étonné de l’amoncellement. Il est presque effrayant de calculer combien de petits faits M. Taine a dû colliger pour composer son Gouvernement révolutionnaire, si l’on songe que parmi ces faits il a choisi seulement les significatifs, — entendez par là ceux qui soutiennent les hypothèses générales, conclusion de tout son livre. Nécessairement, et pour amener le lecteur à tirer de son côté les mêmes conséquences, l’historien emploiera non pas la narration, mais l’énumération, se distinguant ainsi de l’école de ceux qui conçoivent l’histoire comme un tableau. M. Taine veut-il faire comprendre au lecteur ce qu’était le personnel gouvernemental des jacobins ? Il énumérera tous les types successivement dans lesquels ce personnel a pu s’incarner. Il montrera d’abord des échantillons supérieurs, les grands chefs : un Marat, un Danton, un Robespierre. Il comptera ensuite les types moyens, et parmi eux il distinguera les hommes d’affaires, un Carnot, un Prieur (de la Côte-d’Or) ; les hommes d’Etat, un Billaud-Varennes, un Couthon, un Saint-Just. Il étudiera les représentants en mission, dans l’Est, dans l’Ouest, dans le Sud, dans le Nord. Il dénombrera le personnel administratif, tant à Paris qu’en province. Il passera en revue la force armée, garde nationale et gendarmerie. La masse des documents distribuée dans la suite de ces chapitres est formidable. Il n’en fallait pas moins pour mettre en lumière le travail réel des quelques grandes causes qui ont soulevé la formidable masse d’individus que représente ce terme : un gouvernement. Aussi cette énumération n’est-elle pas un simple étalage de science, elle est vivante. Sous cet amas de faits une idée s’agite, et ce dénombrement tout entier n’est qu’une preuve.‌

C’est le second procédé de cette histoire : la démonstration. Il sert de correctif au premier, en resserrant dans le plus étroit faisceau la masse éparse des documents. La démonstration est même tellement forte ici que les quatre volumes des Origines déjà publiés peuvent se résumer en quelques lignes, si l’on cherche en eux la thèse établie. Cette simplicité résulte de la conception même que l’auteur se forme de la nature. Il la voit, cette riche et mouvante nature, a-t-il dit quelque part, « comme le retentissement, prolongé en ondulations inépuisables, d’une formule créatrice », et, dans tout fragment de l’immense univers, pareillement il admet que la complexité visible se résout au fond en quelques éléments premiers. Pour lui, la Révolution française n’est que la rencontre d’une certaine théorie, d’un certain moment, et d’un certain milieu. La théorie, c’est la doctrine inexacte sur l’homme abstrait et sur le contrat social, élaborée à travers les développements de l’esprit classique par notre race française, déjà plus tournée d’instinct vers l’idéologie que vers le sens du réel, plus oratoire que créatrice ; et les conditions imposées aux mœurs par la monarchie de Versailles ont encore exaspéré ce défaut. Le moment, c’est celui de la décadence des grands corps constitués et régulateurs, noblesse et clergé, qui n’ayant pas transformé leurs privilèges en instruments de supériorité, ne sont plus qu’une aristocratie de parade et de façade — ombre sans corps, et qui ne saurait opposer de résistance effective à un mouvement révolutionnaire. Le milieu, c’est celui du tiers état mécontent, de la plèbe malheureuse, des déclassés, raisonneurs et désespérés. Le premier volume des Origines montrait le détail de ces trois conditions génératrices ; le second étudiait l’effet immédiat de ces causes, à savoir l’anarchie universelle et spontanée ; le troisième et le quatrième racontent la suite nécessaire de cette anarchie. Ils expliquent, dans le vaste désordre, l’organisation momentanée de la partie forte de la nation, qui se trouve précisément être le groupe des déclassés, son triomphe de quelques mois et sa chute. Toute cette démonstration est aussi claire et aussi nette qu’un livre de mathématiques. M. Taine a dit, un jour, que l’homme est un théorème qui marche, et lui aussi pourrait écrire à la première page de son dernier volume ce que Spinoza écrivait dans la préface du troisième livre de l’Ethique : « Cela peut sembler étonnant à quelques-uns, mais ma méthode consiste à traiter des fautes et des folies humaines avec les procédés de démonstration rationnelle qu’on emploie pour les figures de géométrie… »

III §

Cette façon de comprendre et de pratiquer l’histoire emporte plusieurs avantages. J’en donnerai comme exemple deux principaux, l’un qui s’applique à l’ouvrage tout entier de M. Taine, l’autre qui touche à un point plus particulier de détail. Et d’abord, cette méthode est, entre toutes, celle qui permet le plus à l’histoire de produire des effets d’ensemble. Aucun écrivain n’a surpassé l’auteur des Origines dans l’art supérieur d’ajuster les unes aux autres les diverses parties d’une vaste composition, de telle sorte que, chaque volume convergeant vers un terme unique, chaque chapitre de même, et chaque page du chapitre, et chaque phrase de la page, le tout à la fois se dresse comme un immense édifice, suspendu à sa flèche dernière depuis les pierres de soubassement jusqu’aux colonnettes de la nef et aux arceaux du chœur. On éprouve un plaisir intellectuel de l’ordre le plus rare à saisir d’un coup d’œil cette magnifique ordonnance, comme à s’arrêter derrière Notre-Dame sur l’un des points d’où l’on voit la vieille cathédrale détacher dans le ciel, ou bleu ou sombre, sa silhouette d’une si visible et si imbrisable unité. D’autant que ce n’est pas seulement un effet d’optique, ni le tour de force d’un puissant ouvrier littéraire. Par cette sorte d’enchaînement entre les divers détails d’une époque d’histoire, M. Taine restitue, avec une intensité surprenante, ce qui fut une réalité, mais si difficile à comprendre à distance : l’atmosphère morale de cette époque et sa pression sur les hommes qui la subissaient. Toutes les intelligences d’une même génération supportent, en effet, la pesée sur elles de quelques certitudes communes. Il y a une vue générale des choses qui s’impose même aux plus indépendants, et par suite une psychologie collective que M. Taine dégage sous une pleine lumière quand il met en saillie les grandes causes génératrices des œuvres d’un temps. A la distance même de cent années, il nous est malaisé de nous représenter comment les hommes d’un autre âge n’ont pas aperçu l’erreur de certaines hypothèses sur la vie. C’est qu’aussi bien cette erreur faisait partie intégrante de leur personne. Il y a dans toute pensée humaine une nécessité de limitation, et le procédé de M. Taine, par cela seul qu’il dessine d’un trait toute la ligne dans laquelle se meut un groupe de ces pensées, marque avec une énergie singulière la raison fondamentale de cette limite. C’est un stratégiste qui, sachant d’avance le type des fusils distribués à chaque soldat, mesure du même coup la portée du tir sur toute la ligne de bataille.‌

Cette méthode n’est pas uniquement féconde en effets d’ensemble. L’écrivain a pu, grâce à elle reprendre et modifier de la manière la plus heureuse certaines portions de l’art, de l’histoire. Le lecteur même superficiel du dernier volume des Origines ne saurait s’empêcher de remarquer la quantité de portraits ou de grande ou de petite taille qui s’y trouvent, et la nouveauté du procédé employé pour chacun d’eux. Ils sont singulièrement difficiles à bien tracer, ces portraits historiques, dans le raccourci desquels une créature humaine doit tenir. Il s’agit en effet de résoudre ce double problème : rendre d’une part un individu vivant, et de l’autre l’expliquer, — montrer à la fois et démontrer, reproduire le geste et souligner le muscle qui l’accomplit. C’est la même difficulté qui se rencontre dans le roman, lorsque le romancier, préoccupé de psychologie, s’efforce de mettre en action ses personnages et de les analyser au même moment. Si le portraitiste, plus soucieux de couleur que d’explication, incline vers le détail anecdotique, il donne sur le héros qu’il veut peindre des renseignements qui peuvent être circonstanciés, mais il écrit une monographie et non un portrait, car il ne restitue pas l’homme dans la totalité de son être ; il ne fait pas toucher au doigt le ressort primordial et dominateur. Si au contraire c’est à dégager ce ressort qu’il s’emploie, il risque de montrer son propre esprit plus encore que celui du personnage qu’il évoque. Aussi la plupart des portraits d’histoire sont-ils déformés par l’un ou par l’autre de ces deux défauts. M. Taine, lui, grâce à sa théorie des conditions génératrices, a su éviter l’un et l’autre. Partant de cette idée que la créature humaine n’est qu’un cas particulier d’une loi de psychologie générale, c’est à la mise en lumière de cette loi qu’il s’attache, à travers l’immense détail des documents individuels et particuliers. De même que les grands peintres, un Rembrandt, un Rubens, un Titien, découvrent dans une construction de corps, dans la nuance d’une peau, dans les bouffissures et dans les amaigrissements d’une chair, quelque vérité de physiologie, il découvre, lui, à travers les paroles, les écrits, les actes d’un personnage d’histoire, l’évidence de quelque vérité aujourd’hui connue sur l’esprit. C’est ainsi qu’il se sert de la doctrine actuelle sur les différences d’imaginations pour faire comprendre en quoi se distinguent les uns des autres Robespierre, Danton et Marat. Nulle part peut-être cette sorte de relief obtenu par l’anatomie des causes ne se remarque plus qu’à l’occasion de cette dernière figure. Patiemment, minutieusement, l’écrivain établit l’existence, chez l’Ami du peuple, du délire ambitieux, avec manie des persécutions et monomanie homicide ; il étudie son hérédité, son tempérament, son éducation, puis le choc d’un tel personnage avec les idées d’absolutisme rationnel propre aux jacobins. Alors seulement il évoque l’homme politique, et les quelques phrases qu’il cite de ce dictateur de massacres achèvent de rendre vivant le personnage. Les aiguilles de la montre sont là qui marchent, et, comme à travers une boîte en cristal, nous suivons l’intime rouage. Nous voyons à la fois et nous comprenons. Il faut remonter aux romans de Balzac pour rencontrer ce double plaisir, si complexe qu’il semble fondé sur une sorte de contradiction.‌

IV §

Ce sont là quelques avantages, entre beaucoup, de la conception que M. Taine s’est formée de l’art d’écrire l’histoire. Voici, ce me semble, quelques-unes des difficultés que cette conception comporte. La première réside dans l’exécution même. Il semble presque impossible que l’historien philosophe arrive jamais à la reproduction de la scène vivante et colorée, telle que l’historien conteur la donne constamment. C’est ici un cas, parmi cent autres, de l’antithèse inévitable entre l’es/prit d’analyse et la vision dramatique. Celui qui aperçoit la créature humaine par le dedans voit d’ordinaire des facultés plus que des actions ; il distingue des états, de préférence à des événements. Il est certain, pour nous en tenir à un morceau indiqué déjà, que M. Taine a merveilleusement évoqué Danton, Marat et Robespierre. Mais il les a évoqués isolément et comme un naturaliste qui regarde tour à tour plusieurs échantillons d’une même espèce. Il ne les a pas vus en conflit, assis à une même table, comme ils ont dû l’être, agissant les uns sur les autres. Il y a deux raisons à cela. D’abord les documents tout à fait exacts manquaient, et si l’historien qui raconte a le droit de compléter les renseignements sur ce qui a été par l’imagination de ce qui a dû être, l’historien qui démontre ne le peut pas. En outre, l’historien qui raconte aperçoit des individus, et l’historien qui démontre aperçoit des causes. Sa besogne est achevée quand il a décomposé le jeu de ces causes, et ce jeu est borné à l’intérieur de l’âme. Même la couleur de la vie n’est pas non plus de son domaine, il ne peut qu’en jeter une touche à peine marquée et que complète le lecteur. Il vous a montré la source d’où jaillit le fleuve, la quantité d’eau épandue, la configuration du terrain. A vous de vous figurer ce que le paysagiste reproduit, et qui n’est plus du ressort du géographe : le bruissement de l’eau transparente, le frémissement des vertes herbes de la rive, les reflets du jour clair et de la nuit sombre sur le flot changeant. Michelet était le paysagiste de la Révolution, M. Taine en est le géographe.‌

Un second inconvénient de la méthode réside dans la répétition forcée du même procédé. Il y a plusieurs manières de montrer ; il n’y en a qu’une de démontrer. Tout à l’heure nous constations l’antithèse de l’esprit d’analyse et de la vision dramatique. C’est maintenant un cas de l’antithèse entre l’art et la science. L’historien qui n’est qu’un historien peut changer son style au gré des événements qui se déroulent devant lui. Il se fera, comme Michelet, lyrique pour reproduire l’allégresse hardie d’un Luther, élégiaque pour égaler la plainte du cœur blessé d’une Marguerite de Navarre, tendu et dur pour mouler le masque de Bonaparte. Il a le droit de prendre toutes les nuances d’expression, parce qu’aussi bien toutes les nuances se mélangent dans cette trame de la vie, tapisserie à mille teintes que les siècles tissent avec du fil couleur de sang et du fil couleur d’espérance, sur un dessin fantastique de tragédie tour à tour et de farce grossière. M. Taine, et il l’a prouvé, n’a qu’à vouloir pour colorer son style d’un éclat radieux ou sinistre, délicat ou violent. Mais de son génie de styliste il se défie plus encore que de son imagination dramatique. Un homme qui écrit une belle phrase est trop près d’ajouter quelque chose au fait que sa phrase traduit, par conséquent d’altérer l’exactitude du document et du coup l’effet total de la preuve. Ce scrupule est poussé si loin par l’auteur des Origines que, dans certains chapitres, il s’efface presque entièrement de son œuvre ; je dirais entièrement, si l’ordre imposé aux textes qu’il cite ne lui appartenait en propre. A cela se borne la concession à sa propre personnalité. Il cède la parole aux témoins, il s’établit leur introducteur, par suite il procède presque toujours par citations. L’avantage est qu’une conviction profonde s’installe dans l’esprit du lecteur. Le danger est que ces citations, étonnantes par le choix et la portée significative, sont empruntées presque toujours à des témoins qui ne savaient que constater la réalité immédiate. Elles font certitude, elles ne font pas couleur, et l’on se prend à regretter que M. Taine n’ait pas donné à leur place l’impression que lui ont causée, à lui, artiste aux nerfs tendus, à la sensibilité vibrante, les textes authentiques qu’il rapporte. On voudrait que cet artiste l’eût emporté sur le savant, mais ce serait vouloir qu’il eût entrepris une œuvre de beauté. Or, il a rêvé d’accomplir une œuvre de vérité. Il est en cela dans la logique de son existence entière, admirable existence d’un homme qui a toujours dit et sur toutes choses toute sa pensée, et — ce qui est plus difficile encore — rien que sa pensée !‌

VI

Réflexions sur la critique M. Caro Revue des Deux Mondes §

A l’heure présente, on lui fait durement son procès, à cette pauvre critique ; et, presque sur toute la ligne, on la condamne. Il y a quelque dix-huit mois, c’était le tour de M. Caro, lequel déclara, dans un article qui fit du bruit, que ladite critique allait se mourant. A maintes reprises, depuis lors comme auparavant, vous avez rencontré, dans les journaux quotidiens, des doléances pareilles, et voici qu’aujourd’hui un écrivain de la plus solitaire et de la plus intense originalité, M. d’Aurevilly, dans quelques pages férocement dures de son nouveau livre : les Ridicules du temps, mène, lui aussi, le deuil de feu la critique. Et il faut bien que le fait soit vrai, puisque les académiciens et les chroniqueurs, les réguliers de la littérature et les indépendants s’accordent à constater la disparition de cette influence qui fut jadis prépondérante jusqu’au despotisme. Elle est passée, en effet, l’époque où un article signé d’un certain nom sacrait grand homme un inconnu de la veille ; et si l’opinion publique attendait maintenant pour admirer ou dédaigner un livre que le signal lui vînt d’en haut, elle risquerait, comme l’âne de la Scholastique, de demeurer indéfiniment entre cette admiration ou ce dédain, sans jamais choisir… Donc, la critique est bel et bien défunte, mais qui expliquera d’autre part que notre siècle soit, d’un accord unanime, et par les mêmes personnes, désigné comme le siècle de l’esprit critique, s’il en fut ? Nous a-t-on assez démontré, et par d’innombrables exemples, que l’analyse nous dévore, que l’érudition nous ronge, que la grande invention et la spontanéité s’en sont allées de notre art, que les livres des plus créateurs d’entre nous sont la mise en œuvre d’une théorie ? Inconséquence étrange et qui, exprimée sous une forme saisissante, se résume dans cette thèse que notre âge est un âge de critique sans critiques, — quelque chose comme une époque de poésie sans poètes ou de peinture sans peintres…‌

Il y a là, semble-t-il, une confusion de mots, et par suite une confusion d’idées, qui valent la peine d’être étudiées d’un peu plus près. Il est probable qu’en déplorant la disparition de la critique, les écrivains comme MM. Caro et d’Aurevilly constatent simplement une transformation, ou, pour employer le style à la mode, une évolution du genre. Ce terme de Critique s’est profondément modifié en effet depuis ces cinquante dernières années. Traduit en langue vulgaire, il signifiait autrefois, comme son étymologie l’indique, un jugement. Ainsi l’entendait l’abbé Morellet, par exemple, lorsqu’il critiquait l’Atala de Chateaubriand, alors dans la fleur de sa nouveauté. Phrase par phrase, le spirituel abbé discutait la valeur du livre, et certains des arrêts qu’il apportés au cours de cet examen sont restés célèbres. « Que signifie », s’écriait-il, « ce grand secret de mélancolie que la lune raconte aux chênes et aux rivages des mers ?… » Gustave Planche fut, à l’époque du romantisme, le célèbre champion de cette critique à conclusions impératives, comme Boileau en avait été, au moment le plus éclatant du génie classique, le maître et presque le fondateur. Le rôle du critique était alors celui d’un arbitre suprême et convaincu, sorte de procureur de la littérature qui dressait le dossier des méchants ouvrages, et, distributeur de couronnés autant que de châtiments, décernait des récompenses aux bons auteurs. Au demeurant ces juges méritaient eux-mêmes d’être jugés et avec sévérité, car ils se permettaient nombre d’erreurs. L’impeccable Boileau a consacré à Molière dans son Art poétique, des vers qui nous étonnent aujourd’hui ; il a gardé le silence sur le divin La Fontaine, et parlé de Ronsard avec une inintelligence singulière du génie lyrique. Pour ce qui est de Gustave Planche, il ne s’est jamais douté que les deux plus puissants génies littéraires de sa génération fussent Victor Hugo et Balzac, malgré son amitié personnelle pour celui-ci. L’admiration qu’il professa pour le précis et dur Mérimée ne suffît pas à l’absoudre de cette colossale méprise. Est-il un talent nouveau, si l’on excepte Mme Sand, dont il ait su prévoir l’épanouissement, un talent fameux dont il ait mis en lumière les côtés méconnus ? Il resterait donc à se demander si, durant ses plus beaux jours et dans la personne de ses plus fameux adeptes, cette ancienne critique a donné des preuves irrécusables de son utilité. Mais là n’est point la question. Ce qui nous intéresse, c’est de savoir comment elle semble morte et pourquoi. La définition seule de son principe suffirait à rendre raison de cette mort.‌

Ce principe résidait tout entier dans l’affirmation qu’il y a des lois inflexibles de la beauté, en même temps qu’un type absolu de l’œuvre d’art. Tout arrêt suppose une affirmation de cet ordre. Je ne peux conclure à la condamnation ou à l’apothéose d’un homme qu’autant que je possède un code impersonnel où se trouvent prescrits les devoirs de cet homme. Ce qui maintenait debout un Boileau, un La Harpe, un Voltaire même dissertant sur Corneille, ou bien un Planche discutant sur Hugo, c’était la foi inébranlable en quelques canons absolus d’esthétique. Ce qui empêche aujourd’hui l’existence de semblables juges et de semblables arrêts, c’est un déplacement singulier de notre point de vue. Ce déplacement nous amène à concevoir, au rebours de nos ancêtres, qu’un Credo littéraire trop affirmatif est la négation, même de l’esprit critique. L’Art poétique de Boileau nous paraît, pour citer la plus illustre manifestation de cette école abolie, l’œuvre d’un écrivain consciencieux, remarquable manieur d’alexandrins, intègre conseiller, auquel il aura manqué la qualité la plus nécessaire à celui qui étudie les œuvres de littérature : la compréhension des qualités opposées à ses qualités et d’un Idéal opposé à son Idéal. Une découverte, dangereuse peut-être, mais probablement définitive, de notre âge, n’est-elle pas celle de la variété des intelligences ? Le fondement philosophique de l’ancienne critique comme de l’ancienne politique était le dogme cartésien de l’identité des esprits. Le jour où la connaissance des littératures étrangères s’imposa aux Français, à la suite des grandes mêlées nationales du commencement du siècle, ce dogme tomba de lui-même. Il devint évident à toute personne instruite et sincère, que beaucoup de façons diverses de penser et de sentir, par conséquent de se procurer l’émotion du beau, étaient légitimes. Shakespeare avait composé des drames d’une poésie supérieure employant des procédés de tous points contraires à ceux d’après lesquels Racine avait écrit ses tragédies. Drames et tragédies n’avaient-ils pas un droit égal à l’admiration ?‌

Racine, rencontrant Shakespeare sur ma table,
S’endort près de Boileau qui leur a pardonné…‌

Ces deux vers d’Alfred de Musset contiennent en germe une théorie nouvelle de la critique — et cette théorie, grâce à Stendhal d’abord, puis à Sainte-Beuve, puis à M. Taine, s’est développée dans toute sa vigueur. S’il y a en effet beaucoup de diversités dans les œuvres de la littérature et de l’art, cela tient à ce que ces œuvres ne sont pas le produit artificiel d’un travail de la réflexion. Des hommes vivants les ont composées, pour qui elles étaient un profond besoin, une intime et nécessaire satisfaction de tout l’être. Une page de prose ou de poésie manifeste donc un état de l’âme de celui qui l’a mise au jour. Pour comprendre cette page, c’est une condition indispensable que de se représenter cet état de l’âme. Ce que l’ancienne critique appelait l’imperfection d’une œuvre apparaît alors comme une condition de la vie même de cette œuvre. Si Ronsard a parlé grec et latin en français, c’est que l’enivrement de l’érudition fut le délice de la Renaissance, et que l’on aime aisément trop ce que l’on aime passionnément. Si Rabelais abonde en plaisanteries grossières qui répugnent aux délicats, c’est que la forte imagination, la verve hardie, la libre sensualité de la nature débridée confinent à l’orgie brutale et à la gouaillerie cynique. Il est malaisé de faire un départ et de condamner les défauts en même temps qu’on admire les qualités. Quand on aperçoit nettement la liaison invincible qui fait de ces défauts la conséquence nécessaire de ces qualités, on se prend bien plutôt à sympathiser avec l’une et l’autre manifestation de la vie, — et c’est ainsi que peu à peu l’on se déshabitue du jugement absolu et affirmatif pour mieux se plier à l’art des métamorphoses intellectuelles. Apercevez-vous maintenant pourquoi un certain dogmatisme esthétique s’en est allé de notre littérature moderne, et avec lui les habitudes de l’affirmation exclusive et des arrêts sans appels ?‌

Elle n’est pas cependant dépourvue d’affirmations, cette nouvelle critique dont Sainte-Beuve et M. Taine ont été les initiateurs. Seulement ces affirmations ne portent plus sur la valeur définitive des œuvres. Même le mot de critique ne lui convient plus ; il y faudrait substituer cet autre mot, plus pédant mais plus précis, de psychologie. Ce que les écrivains contemporains, qui font métier d’analyser les livres d’hier ou d’aujourd’hui, ont à découvrir et à confirmer, ce sont les lois de la sensibilité ou de l’intelligence. Ils collaborent, en étudiant les littératures, à une histoire naturelle des esprits. Les uns, comme Sainte-Beuve le disait de lui-même, procèdent à la manière des botanistes et décrivent soigneusement des échantillons divers de la flore intellectuelle, sans aboutir à des conclusions théoriques sur cette flore elle-même et ses origines. D’autres, au contraire, et c’est le cas de M. Taine, procèdent par voie de vérification. Leur point de départ est une hypothèse sur la pensée, et l’histoire littéraire leur apparaît comme une immense expérience instituée par la nature, grâce à quoi ils élucident et précisent leur généralisation théorique. Avec des facultés inégales et une inégale conscience de la direction de leurs efforts, c’est dans l’un ou dans l’autre sens que travaillent les critiques de notre époque Ils ne régentent pas plus la production des génies littéraires que les physiologistes ne régentent la production de la vie, mais est-ce vraiment là une infériorité ? L’exemple de tous les siècles prouve que la grande ouvrière des créations de génie est l’inconscience, et que le meilleur procédé pour composer de belles œuvres est de travailler à se faire plaisir à soi-même. Aucun précepte n’enseigne cette sorte de plaisir, et aucun précepte ne prévaut là contre. Cette réflexion, à défaut d’autres, suffirait pour consoler de la mort — ou de la métamorphose de l’ancienne antique.‌

VII

Réflexions sur le théâtre‌ §

Je m’excuse de faire précéder les six morceaux, réunis sous ce titre, d’une petite note toute personnelle qui est pourtant nécessaire pour en expliquer la composition et la spécialité. En 1880, je me trouvais chargé de la critique dramatique au journal le Globe. Je quittai ce feuilleton pour celui du Parlement, que je conservai jusqu’à la fin de 1882. Durant ces trois années, j’assistai à bien des pièces, sans m’y instruire beaucoup, J’y apportais trop d’idées préconçues, un système de théories psychologiques dont j’ai essayé depuis l’application dans la critique et le roman. Une telle application est-elle possible au théâtre ? j’ai souvent pris et repris cette question à cette époque dans les analyses que je donnais, par profession, le lundi. Il m’est arrivé de la poser d’une manière plus générale durant quelques semaines vides de nouveautés. Les fragments qu’on va lire sont empruntés à la longue suite de ces feuilletons. Ils résument des arguments qui me paraissaient alors plus valables qu’aujourd’hui, peut-être parce que j’ai reconnu qu’au fond l’histoire de la littérature est, comme l’autre histoire, tout entière fondée sur le fait. Démontrer d’un genre qu’il devrait abonder en œuvres de tel ordre est superflu si ces œuvres sont en voie de se produire, et tout autant si ces œuvres ne se produisent pas. Il reste le plaisir de spéculer sur des idées, qui, lui, du moins, est réel. C’est donc à ce simple titre de réflexions spéculatives que se trouvent réimprimés ici les morceaux suivants. Dans le premier on s’est posé le problème de savoir ce que pouvait alors supporter de psychologie au théâtre une salle parisienne ; — dans le second on a essayé de doser ce qu’en fait les auteurs mettaient de cette psychologie dans leurs pièces ; — dans le troisième on discute une question de style rattachée aux deux précédentes par le lien qui unit les problèmes de fond aux problèmes de forme ; — dans le quatrième on examine, à propos d’un livre de M. Zola, les rapports du roman et du théâtre ; — dans le cinquième, et à propos d’une publication du regretté James Darmesteter, on expose une hypothèse sur l’histoire du génie de Shakespeare. Les deux dernières de ces études sont consacrées à démontrer par l’analyse de deux types célèbres de la comédie et de la tragédie, Alceste et Hamlet, que cette psychologie, si insuffisante encore maintenant chez tant de dramaturges, a été mise sur la scène par les maîtres avec autant d’ampleur qu’alors et depuis elle a pu l’être dans le livre.‌

I

le public contemporain §

Quand on désire pénétrer dans ses sources profondes une œuvre dramatique, il faut d’abord se demander pour quel public elle a été composée. Un roman d’analyse, des vers intimes, un recueil de pensées peuvent avoir été conçus dans un silence entier de l’univers autour de l’écrivain, et les préoccupations de l’effet à produire n’avoir exercé aucune influence sur l’exécution. Il semble même que ce détachement soit la condition du talent et qu’une page de prose ou de vers ait d’autant plus de chances d’être belle que l’auteur ressent à l’écrire un plaisir plus désintéressé et ne pense pas au succès. Il n’en va pas ainsi lorsqu’il s’agit d’une pièce de théâtre, à tout le moins d’une pièce composée en vue de la scène. L’auteur ne s’est pas proposé alors de transcrire la beauté d’un songe intérieur, sous l’impérieuse contrainte d’un besoin d’expression littéraire. Son but est d’imposer à l’attention de deux mille personnes réunies dans une salle une peinture de mœurs ou de passions. Quelles mœurs, sinon celles que toutes ces personnes connaissent ? Quelles passions, sinon celles qui leur sont familières ? Ecrire une pièce de théâtre, c’est donc établir comme une moyenne des opinions du public pour lequel on l’écrit. Pareil sur ce point à l’orateur, le dramaturge est une vivante synthèse des idées éparses dans une foule. C’est à la fois sa gloire et sa faiblesse. Comme l’orateur, il est sublime ou il est médiocre, suivant que son public est sublime ou médiocre. Vraisemblablement, Shakespeare n’eût pas rencontré dans la solitude de sa pensée l’énergie admirable de ses chroniques sur la guerre des Deux-Roses. Il était porté, quand il écrivait ces drames d’héroïsme et de fureur, par le souffle échappé à ce peuple anglais de la Renaissance avec lequel il vivait, si l’on peut dire, en communion. La parfaite politesse des tragédies de Racine, elle aussi, décèle la parfaite politesse des aristocratiques spectateurs pour lesquels le poète ciselait ses alexandrins. Il est probable qu’un auteur dramatique possède à là fois l’imagination des espaces et celle des sentiments. La première lui permet de voir les planches, les allées et les venues des acteurs, leurs entrées et leurs sorties. La seconde lui permet de voir les émotions qui, dans la salle, correspondent aux paroles, aux gestes, aux actions des personnages de la scène. Si cette hypothèse sur l’imagination des écrivains de théâtre se trouvait vérifiée, elle expliquerait du coup pourquoi le don naturel leur est nécessaire et d’une nécessité absolue. Il n’y a point d’éducation ni de volonté qui puisse amener dans l’intelligence la production d’images d’un certain ordre, si ces images ne surgissent point par une reviviscence instinctive.‌

Quand de nos jours un auteur dramatique compose une pièce, quel public a-t-il devant les yeux de sa pensée, suivant la forte et si juste expression du peuple ? Telle est la question à laquelle doivent répondre ceux qui s’intéressent à l’avenir de notre art dramatique français. Toute théorie qui néglige cette question-là est hors de la réalité. La réponse est bien simple au premier abord. Cet auteur vit d’ordinaire à Paris, et il voit des Parisiens comme lui ; il connaît le détail de leurs goûts et la qualité de leurs idées, en premier lieu parce qu’il est un d’entre eux ; puis il a comme un sens particulier qui lui permet de se créer à son usage une façon de spectateur imaginaire, en qui s’incarne la salle entière. Ces Parisiens arrivent au théâtre ayant travaillé toute la journée. Le nombre des oisifs est si petit qu’il disparaît dans le grand ensemble. Ces gens qui ont peiné les uns cinq ou six heures, les autres dix, dans un bureau, dans un magasin, à la Bourse, veulent s’amuser. Si vous leur apportez quelque comédie très profondément pensée ou quelque drame surabondant de lyrisme, peut-être subiront-ils la domination du talent, mais ce ne sera là qu’une exception. La littérature ne peut pas être l’objet d’un nouvel effort pour ces cerveaux qui se sont déjà fatigués au dur effort quotidien. L’auteur dramatique se figure donc ce public de neuf heures du soir. Le lustre est allumé. Le frémissement de l’impatience commence à courir le long des fauteuils d’orchestre et des loges. Combien rencontrerez-vous, parmi ces femmes dont les toilettes chatoient et parmi ces hommes en habit noir, de personnes capables de ressentir un plaisir purement littéraire ? Pour apprécier la place d’un mot, la nuance d’un style, l’originalité d’un point de vue, la finesse d’une analyse, il faut qu’une forte éducation première ait préparé l’intelligence ou qu’une pratique continue des livres en tienne lieu. Dans cette salle de théâtre, combien ont poussé leurs études au-delà d’un baccalauréat mal passé ? Combien ont lu, depuis vingt ans, autre chose que des journaux et des romans, et pour y chercher quelle provision d’idées ? Tout au plus des renseignements de politique ou la distraction pimentée d’une heure.‌

Si le Parisien, qui vient au théâtre, veut s’amuser, et s’il est peu capable de se complaire dans un amusement d’un ordre très intellectuel et très délicat, il est en revanche très capable de juger le degré d’habileté scénique, d’observation exacte et d’esprit dialogué que l’auteur a mis dans son œuvre. D’habileté, — car ce Parisien a l’habitude du théâtre, et son incompétence à l’endroit du style et de la philosophie se double d’une compétence très avertie à l’endroit des combinaisons d’événements qui constituent la mise en œuvre dramatique. D’observation exacte — car dans la formidable mêlée d’intérêts qui constitue la vie à Paris, notre homme a pris l’habitude et le goût d’une certaine dissection brève, mais sûre, qui va au fond des caractères et des situations. D’esprit dialogué, — car notre homme est exercé a dire et à entendre des « mots ». Il est lui-même spirituel et ironique, ou, pour employer la vieille formule toujours vraie, il est blagueur. Sa faculté poétique est à peu près nulle. Ce n’est pas lui qui partirait pour les Indes comme un habitant de Londres, avec un Shakespeare et une Bible dans sa valise. Par contre, ce Parisien est débarrassé de beaucoup de préjugés, et comme il est infiniment nerveux il demande qu’on lui traduise son positivisme pratique en formules d’une intensité nouvelle. Nécessairement aussi, et par suite de ce positivisme et de cet énervement, il aime les allusions libertines, la basse gaieté qui chatouille ce qu’il y a de plus sensuel dans l’animal humain. Pourvu que ce libertinage soit allègre, et cette gaieté assaisonnée d’esprit, ce spectateur est heureux, son cerveau se détend, sa rate s’épanouit. Tout cela, l’auteur dramatique le sait, — et qu’il faut, pour plaire a ces blasés, une extrême ingéniosité de procédés, de la vérité voire de la brutalité dans la mise à nu des passions, et une gouaillerie hardie du drogue pour achever le succès.‌

Une contradiction en apparence très singulière apparaît lorsqu’on a suivi les représentions théâtres pendant plusieurs années, et particulièrement étudié le public durant les chutes des pièces. Ces mêmes Parisiens que la grivoiserie de telle chanson d’opérette fait pâmer d’admiration épanouie, n’auraient pas assez de sifflets pour un auteur qui se permettrait de railler sur la scène les « grands sentiments », comme on dit en langage de critique courante. Il a fallu que M. Alexandre Dumas déployât les plus secrètes ressources d’un talent prestigieux pour que la Visite de noces tînt les planches, — et qu’y était-il dit cependant, sinon que l’adultère est une chose vilaine et triste, terminée le plus souvent parle mépris de l’homme et par la haine de la femme ? Mais c’était dire aussi que l’amour est parfois une dangereuse duperie, et l’amour est au nombre des « grands sentiments ». Le patriotisme et la famille demeurent encore comme deux thèmes auxquels une salle de spectacle ne souffrirait pas que l’on touchât sans respect. L’écrivain qui traite, ces thèmes au contraire avec un enthousiasme, sincère ou joué, peut être assuré d’unanimes applaudissements. Le moraliste doit sourire de cette naïve anomalie. N’y a-t-il pas quelque naïveté en effet, et une étonnante inconséquence, à prétendre respecter son pays d’une part, lorsque, de l’autre, on ne respecte rien de ce qui fait la vigueur d’un pays : la chasteté des hommes, la grande et entière simplicité du cœur, le profond sérieux de la vie morale ? Mais le Parisien ne s’inquiète guère de concilier sa gouaillerie et ses générosités, ses heures cyniques et ses heures lyriques. Le défaut essentiel de notre race française est chez lui plus manifeste que chez tout autre. Il manque d’idéalisme — au sens philosophique et intime de ce mot — à un incroyable degré. Le besoin d’interpréter l’existence par une idée intérieure qui nous mette d’accord avec nous-même et avec l’univers lui demeure parfaitement étranger et presque inintelligible. Je ne doute point que même un tel reproche ne lui parût très extraordinaire. Comment aurait-on démontré aux Français de 1830 que les chansons de Béranger, avec leur mélange de sensualisme grossier et de déisme irraisonné, constituaient le plus misérable des compromis ? Saluer Dieu le verre à la main, célébrer dans un même couplet les appas de Lisette et la bonté indulgente du Très-Haut, était la mode de l’époque. Le pauvre Henri Murger, qui a écrit le Manchon de Francine, ce chef-d’œuvre de sensibilité malade, a renchéri encore sur l’auteur du Dieu des bonnes gens, en faisant de ce Dieu le complaisant témoin des baisers de Rodolphe et de Mimi, dans son Requiem d’Amour, où se trouvent d’ailleurs des strophes dignes de Henri Heine :‌

Embrassez-vous encor, je ne regarde pas,

est-il censé leur dire de son balcon d’azur ! Ce sont des phrases inexplicables sinon par une altération du sens des mots, produite elle-même par une altération des idées philosophiques.‌

Encore une fois, les Parisiens de 1882 n’ont pas changé sur ce point. Ils ne chantent plus du Béranger, mais ils sont bien les fils de ceux qui avaient dénommé ce médiocre poète le chansonnier national, et ils ont gardé en, eux, vivantes et durables, les deux tendances contraires que j’ai signalées. Ces deux tendances, l’homme qui écrit pour le théâtre les connaît bien, et il en tient soigneusement compte. Il sait leurs conséquences logiques, et pour réussir il va jusqu’au bout de ces conséquences. Le Parisien veut s’amuser, donc il ne faut pas le laisser sur une impression trop amère. Le Parisien veut que les grands sentiments soient respectés, donc il ne faut pas que les héros ou les héroïnes coupables triomphent trop complètement. C’est ainsi qu’une moyenne de moralité s’établit, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire. Peut-être cette hypocrisie est-elle plus immorale à elle seule que les pires outrances des pires paradoxes. Ce qu’il y a de certain, c’est que pas un auteur n’a osé la braver, — exception soit faite pour M. Dumas dont l’œuvre doit toujours être considérée à part, tant elle est personnelle et unique dans ses meilleures pages : l’Ami des femmes, la Femme de Claude, la Visite de noces. On sait d’ailleurs quel succès accueillit les deux premières de ces pièces.‌

Ces quelques traits généraux de la physionomie du public pour le plaisir duquel travaille l’auteur dramatique auraient besoin d’être complétés par des traits plus particuliers. A chaque période de deux ou trois années correspondent certaines passions politiques et religieuses. L’écrivain dramatique en tient parfois compte pour son malheur, témoin un Daniel Rochat M. Sardou, — ou pour son bonheur, témoin un Quatre-vingt-treize Hugo. A des périodes un peu plus longues correspondent certaines vogues d’artistes, qui exercent une influence décisive sur la conception des rôles. Tel acteur est, à tel moment, pour un auteur, une série d’effets assurés sur le public. Il faut donc écrire à l’usage de ce comédien en vogue un rôle qui soit exactement dans ses moyens et qui lui permette de produire tous ses effets. L’écrivain incarne alors sa jeune première sous les traits de Mme Judic ou son jeune premier sous les traits de M. Delaunay, — je prends au hasard ces deux noms que me suggèrent de récents triomphes30. — Qui pourrait analyser l’influence d’un interprète aimé du public sur l’imagination des auteurs dramatiques composerait un curieux chapitre d’histoire littéraire. Il ne faut pas croire que cette influence soit toujours mauvaise. En définitive, un acteur qui réussit longtemps et beaucoup n’obtient cette sorte de dictature sur la foule qu’à la condition d’incarner un certain type idéal que le public retrouve en lui. Son jeu résume certaines façons de comprendre les passions ou les mœurs qui flottent dans l’air de l’époque. Observer ce jeu, c’est donc observer l’époque entière, indirectement il est vrai, et comme en un miroir qui en déforme un peu l’image, mais cette observation est parfois féconde. C’est en tout cas une des manières dont l’auteur dramatique se conforme au goût du public et une des manières dont le public influe sur l’auteur dramatique.‌

II

La psychologie au théâtre‌ §

Quand on a remarqué l’influence du grand public sur les auteurs dramatiques de notre époque, il est curieux de constater comment cette influence les conduit à se mettre en désaccord absolu avec cet autre public tout restreint qui est celui des lettrés : prosateurs raffinés ou poètes délicats, faiseurs de romans ou forgeurs de sonnets. Il suffît pour faire cette constatation d’être assis à une table d’un café à Montmartre ou sur le boulevard, dans un fumoir de jeune écrivain ou dans un atelier de peintre, partout, enfin, où se parlent des feuilletons d’une saveur de critique dont les plus alertes chroniqueurs ne donnent pas l’idée. Fervents du naturalisme et dévots du Parnasse s’entendent avec une rare unanimité à refuser tout talent aux pièces les plus acclamées. Il est probable que les triomphateurs de la scène, forts des applaudissements écoutés et des sommes encaissées, se soucient peu du déchet littéraire qu’ils peuvent ainsi subir au regard d’écrivains dont la plupart débutent. En cela, ces triomphateurs ont à la fois raison et tort. Raison, car les intransigeants de cette critique parlée ont soin de gâter leurs théories les plus justes par leur excès. Tort aussi, car ce divorce absolu entre les écrivains du livre et ceux du théâtre est un fait nouveau qui atteste que le théâtre actuel ne répond pas suffisamment aux besoins artistiques de l’époque. Ce divorce est si profond, qu’il s’est produit, parmi la jeunesse littéraire qui grandit, une véritable hostilité contre la forme dramatique. L’insuffisance de nouvelles pièces signées de nouveaux noms ne provient pas d’autre cause. Sauf exception, un passionné de lettres s’attaquera aujourd’hui, pour son coup d’essai, à un roman ou à un recueil de vers bien plutôt qu’à un drame ou à une comédie. La difficulté de la représentation de l’œuvre scénique n’entre que pour peu de chose dans cette préférence. Car les avantages matériels du succès au théâtre compensent les difficultés et les font disparaître aux yeux du débutant qui rêve la gloire et la fortune. Les raisons sont plus profondes et valent qu’on les expose. Je voudrais dire celles que je vois nettement.‌

Le dix-neuvième siècle est un âge de science. C’est là une thèse répétée si souvent qu’elle en est banale. Et comme tout se tient des productions d’une époque, parce que la même idée maîtresse domine les intelligences dans leurs diverses applications, la littérature du dix-neuvième siècle est une littérature de science. Cela signifie que le goût de la notation exacte est le trait commun aux maîtres de ce temps. Formé et fond, sous l’influence de ce besoin sans cesse avivé d’exactitude, considérez comme l’art d’écrire s’est petit à petit rapproché de la sociologie avec le roman de mœurs, de la psychologie avec celui d’analyse31. Pour être plus exacts, les romanciers ont introduit dans leurs récits soit des descriptions minutieuses comme des inventaires, soit une anatomie mentale des personnages, jusqu’alors inconnue ou du moins négligée. Pour être plus exacts, les poètes objectifs ont doublé leurs poèmes historiques d’une consciencieuse étude des livres spéciaux, et dans leurs poèmes intimes poursuivi la sincérité jusqu’au cynisme. C’est en vue d’une exécution plus exacte que les prosateurs ont semé leurs phrases de termes techniques et les versificateurs brisé le rythme des alexandrins, de manière à serrer de tout près le contour réel des objets à peindre. Les « Zeus » et les « Odysseus » de M. Leconte de Lisie, les « architraves » et les « linteaux » de Théophile Gautier, comme les interminables catalogues de Balzac, comme les hypothèses nosographiques de Michelet, — je prends les exemples pêle-mêle, — procèdent de cette même soif, avouée ou involontaire : un besoin de rigueur scientifique et de constatation vérifiée.‌

Des trois principales formes de la littérature d’imagination : la forme poétique, la forme romanesque, la forme dramatique, il semblait que la dernière dût s’accommoder de préférence à ce goût singulier d’exactitude. Le théâtre n’a-t-il pas été considéré de tout temps comme la peinture vivante des caractères, c’est-à-dire comme une psychologie en action ? L’événement a montré cependant qu’il n’en allait pas ainsi. Renouvelé par Balzac et Stendhal, le roman foisonne en œuvres renseignées fournies de menus faits comme un mémoire de naturaliste. Renouvelée par dix auteurs de grand talent, la poésie analytique abonde en recueils d’une saveur inédite et toutes les nuances de l’âme moderne s’y trouvent reproduites en des vers merveilleux de subtilité, depuis le libertinage nostalgique d’un Baudelaire jusqu’à la mélancolie métaphysique d’un Sully-Prudhomme. Le théâtre, lui, est allé se rétrécissant de plus en plus, multipliant à l’infini les combinaisons d’un petit nombre de types une fois découverts. M. Dumas mis à part, comme un novateur que nul n’a suivi, tous les autres auteurs n’ont su, avec cette forme rebelle, qu’établir des œuvres de psychologie moyenne, telle que le Gendre de M. Poirier, ou qu’aboutir à des soutenances de thèses et à des escamotages de scène. La complication mécanique, si l’on peut dire, est arrivée à son perfectionnement suprême, mais d’œuvres que le lettré puisse « sucer comme une fleur », suivant le mot de Byron, de ces œuvres qui se reprennent et se reprennent encore dans la solitude des soirées ou des matinées pour en nourrir son cœur et redoubler en soi le sentiment de la vie morale, — de ces œuvres enfin qui passent dans la substance de l’âme de celui qui les aime, — est-ce illusion ou parti pris ? j’avoue que j’en cherche et que je n’en trouve guère. Si l’on excepte des chefs-d’œuvre, comme la Visite de noces et l’Ami des femmes, quelques pièces exquises d’ironie signées des noms de MM. Meilhac et Halévy, quelques comédies supérieures, comme la Parisienne de M. Becque, mon humble avis est que dans une cinquantaine d’années c’est par nos romans et nos volumes de vers que nous comparaîtrons devant ceux qui nous auront succédé. C’est dans ces romans et dans ces vers qu’ils trouveront notre goût particulier de l’existence. C’est par ces romans et par ces vers que nous avons fait notre psychologie et celle des hommes de notre race.‌

Les causes abondent qui expliquent pourquoi, psychologique comme elle l’est, la littérature du dix-neuvième siècle ne pouvait que malaisément trouver une formule théâtrale qui lui convînt. Le théâtre est constitué par l’action. Il la veut énergique et il la veut rapide. Or, la vie moderne, au moins en France, rend de plus en plus rares les hommes qui agissent de cette action-là. L’hérédité nerveuse, l’éducation complexe, la douceur relative des mœurs tendent à faire de nous des êtres de réflexion ou de rêverie. Il y a du Hamlet dans chacun de nous, de ce prince douteux, inquiet, qui raisonne au lieu de frapper, et chez qui l’événement extérieur n’est qu’un contre-coup très diminué de l’événement intérieur. Un tel personnage est tout à sa place dans un roman. Une série de poèmes lyriques conviendra bien encore pour reproduire l’ondoiement de sa pensée solitaire. Il a fallu le génie de Shakespeare et la richesse de procédés familière au drame du seizième siècle anglais pour qu’un pareil héros tînt les planches. Puis la créature humaine est de nos jours domestiquée, si l’on peut dire. La lutte pour la vie ayant été soumise à une réglementation sociale de plus en plus stricte, nous sommes tous ou presque tous des êtres d’habitude, subissant un métier et profondément modifiés par lui. Dans l’existence de la plupart des Français d’aujourd’hui, il n’arrive aucune espèce d’événements. C’est pour démontrer cette vérité que Flaubert a composé sa plus douloureuse étude : l’Education sentimentale, — cette histoire d’une attente de plus de trente années, Pour peindre des hommes qui vivent ainsi une vie toute en détails infiniment petits, toute en impressions sans crises aiguës, il faut une accumulation d’observations infiniment petites. Car une accumulation d’influences en apparence négligeables, en réalité très importantes par leur répétition et leur persistance, a façonné l’employé qui se rend à son bureau, la femme du monde qui tient un salon, l’ouvrier qui travaille dans son atelier. A rendre cette accumulation d’influences, le roman et la poésie excellent. Laissant de côté l’Education, qui peut paraître excessive par son parti pris de vaste fresque sans morceau central, prenons comme types la Madame Gervaisais, des frères de Goncourt, et les Fleurs du mal, de Baudelaire. Les Goncourt, pour marquer l’envahissement de l’âme de la femme philosophe par la dévotion, Baudelaire pour caractériser un spleen si maladivement spécial, ont comme tenu un journal des heures et des minutes. Ce sont les passagères, les vagues, les mystérieuses demi-teintes de la sensation et du sentiment qu’ils étiquètent en une série de notules juxtaposées. Comme les innombrables pierres d’une mosaïque, ces notules se complètent les unes les autres et font dessin. Une nature entière se révèle à nous, avec le petit frisson quotidien qui lentement la modifie. Comment, avec le dialogue pour seul outil, l’auteur dramatique arriverait-il à rivaliser, sur ce point, le poète ou le romancier ? Il ressemble à un peintre de plafond obligé d’encadrer des anatomies compliquées dans le raccourci d’un caisson. Même quand ce raccourci est exécuté avec une puissance qui tient du prodige, — ainsi le de Ryons de l’Ami des femmes, — le personnage cesse d’être entièrement intelligible au public. Ses mots sont trop chargés de sens, et la pièce, au lieu d’être jouée, devient un livre, un roman dialogué auquel manquent seules les descriptions.‌

La qualité du style crée à l’auteur dramatique soucieux de psychologie une difficulté de plus. Ceux qui ont étudié de près un ou deux styles de grands écrivains savent que le rapport seul des mots révèle une sensibilité entière. Il y a des syntaxes énervées, il en est de musclées, il en est de violentes et de douces. Une phrase de Gautier par sa structure un peu massive mais sereine, une phrase de Stendhal par son allure vive et détachée, une phrase de Saint-Simon par ses enragées surcharges d’incidentes, montrent tout un homme. « Il est vraisemblable que le don d’écrire s’accompagne toujours du don d’entendre une petite voix intérieure qui dicte la phrase. Faire passer l’accent de cette voix dans les mots, c’est proprement avoir du style, et ainsi compris, le style devient en effet un élément de psychologie d’une extraordinaire valeur. Voilà qui est rendu singulièrement difficile à l’auteur dramatique, lequel doit écrire d’abord un langage parlé haut, puis un langage qui serve à une action déterminée, qui soit celui de personnages, pour la plupart vulgaires et médiocres. Ne cherchez pas un autre motif à l’étonnante insuffisance de style qui se remarque chez tant d’auteurs applaudis sur la scène contemporaine. Ils n’ont pas su se créer un dialogue à la fois très vivant et très littéraire, comme Molière, comme Beaumarchais, comme M. Dumas chez qui la portion dialoguée de l’œuvre est plus écrite que les fameuses préfaces et que les romans.‌

Ces causes et d’autres encore — telles que les exigences, notées plus haut, d’un public qui va au spectacle pour s’amuser, telles que les tyrannies des acteurs en vogue qui commanderaient volontiers à l’écrivain un rôle à leur taille ainsi qu’un habit à leur tailleur, — ces causes, dis-je, ont empêché que le théâtre ne prît, en notre âge de psychologie, un développement psychologique comparable au développement de la poésie et du roman. M. Zola, au cours de sa campagne violente, mais souvent trop justes de chroniqueur dramatique, n’a guère fait, comme je le montrerai à propos du recueil de ses articles, que répéter cette accusation. Peu osent avouer qu’il a raison, et c’est cependant le thème courant des causeries entre lettrés, dans un certain groupe d’indépendants. A ces causes d’ordres divers, il convient d’en ajouter une autre qui fait l’orgueil des auteurs dramatiques ; pourtant, cette cause-là est plus stérilisante pour le théâtre que toutes les autres réunies : c’est le souci exagéré, j’allais dire la manie de la beauté technique Riche Donnay l’Amoureuse Amants.‌

Il y a en effet, dans chaque partie de l’art, une beauté technique. Elle réside tout entière dans un tour de main difficile, le plus souvent inintelligible au profané, qui ravit les initiés et atteste une science achevée de l’exécution. Pour la peinture, cette beauté technique consistera dans la valeur des tons. Une couleur allume ou éteint une autre couleur. L’initié trouve un plaisir délicieux dans ces jeux de lumière qui, sous le pinceau de certains peintres contemporains, procurent à l’œil l’impression d’une vie de la clarté sans forme. Pour la poésie, cette beauté technique consistera en un rapprochement de syllabes douces à l’oreille, et balancées avec une harmonie qui fasse chanter le vers, Gautier disait que Racine n’avait rien écrit de plus beau que cet alexandrin :‌

La fille de Minos et de Pasiphaé…‌

Et ce vers est vraiment d’une réelle beauté technique, avec la longueur du dernier mot, le charme de l’hiatus qui le termine, le nombre qui en rythme toutes les syllabes. Pareillement le nombre fait la beauté technique de la prose, et certains écrivains, comme Flaubert, ont martyrisé leur style pour l’obtenir. Au théâtre, la beauté technique paraît consister dans l’art de couper les scènes. Telle entrée ou telle sortie qui, au regard du spectateur, semble naturellement amenée, est un chef-d’œuvre de combinaisons et revêt une beauté technique incomparable au regard du connaisseur. Je disais plus haut que le théâtre peint en raccourci. Mettons que la beauté technique réside dans la perfection de ce raccourci, et nous comprendrons la valeur de ces formules quasi cabalistiques qui résument le jugement des auteurs dramatiques, des directeurs et des feuilletonistes expérimentés, sur une scène quelconque d’une pièce nouvelle : « Ceci est du théâtre, — ceci n’est pas du théâtre… » II y aurait quelque naïveté à s’inscrire en faux contre cette conception. Il y a, ce me semble, quelque réserve à faire contre son excès.‌

Il est arrivé, en effet, aux auteurs dramatiques contemporains, — comme à beaucoup d’artistes d’ailleurs, dans notre âge d’énervement, — qu’à force de s’intéresser à la qualité technique de leurs œuvres, ils en ont négligé de plus en plus la qualité vivante. Ils se sont souciés beaucoup moins de poser sur les planches des hommes réels et de montrer des intérieurs d’âmes, que de faire courir prestement et comme prestigieusement, sur ces mêmes planches, des personnages devenus de simples prétextes à jeux de scènes. Les plus forts ont dû, pour ne point paraître inférieurs en dextérité aux moins vigoureux, mutiler leur observation, couler leur pensée dans un moule chaque jour plus rétréci, faire de chacune de leurs pièces en même temps une étude de psychologie et un tour de force. Quoi d’étonnant s’ils n’ont pu aller aussi avant dans l’étude de l’homme que ceux de leurs confrères qui, libres, audacieux, ne relevant que d’eux-mêmes, poursuivaient en pleine indépendance du livre cette même besogne d’analyse morale, la gloire et l’œuvre propre de notre temps ?‌

La conclusion de ces notes, forcément incomplètes et dépourvues des exemples qui feraient démonstration, c’est qu’un avenir admirable paraît réservé aux auteurs nouveaux qui assoupliront l’art dramatique au point d’y introduire autant d’observation que dans le roman ou dans la poésie. Toutefois un, pareil assouplissement est-il possible ? En considérant l’histoire littéraire, on reconnaît que les genres sont, comme les races, soumis à des lois de développement et de décadence inévitables. Peut-être la forme dramatique n’est-elle guère compatible avec cet esprit d’analyse qui est l’allure même de notre époque. En pareil cas, le théâtre serait destiné, sinon à disparaître, du moins à devenir de plus en plus quelque chose de composite et de bâtard, un divertissement des yeux et de la curiosité, mais aussi quelque chose de tout à fait en dehors du grand mouvement littéraire. Il y a bien des signes qui révèlent cette décadence momentanée aux craintes des observateurs désintéressés. Néanmoins une génération ne doit jamais renoncer à une forme littéraire sans avoir combattu pour la garder. C’est pourquoi le dédain de Gautier, de Saint-Victor et de leurs amis pour les comédies ou les drames dont ils rendaient compte était aussi funeste qu’il était magnifique. L’auteur du Demi-Monde n’est-il pas là pour attester que les plus hardis problèmes de psychologie personnelle et sociale peuvent être traités en pleine scène ? Seulement, trop peu de personnes travaillent aujourd’hui dans cette direction…‌

III

De l’emploi des vers au théâtre §

Cette question du style au théâtre, quand on la soulève devant des passionnés d’art dramatique, ne manque jamais d’aboutir à cette phrase ou à quelque autre, mais très analogue : « Et le théâtre en vers, qu’en faites-vous ? » Et si vous hasardez cette réponse qu’à tout le moins la plupart des comédies en vers jouées au Théâtre Français depuis trente ans étaient écrites en très médiocres vers, ce qui tendrait à prouver que ce genre n’est plus guère vivant aujourd’hui, on ne manque pas de vous citer les grands noms de Molière et de Regnard… En effet, devons-nous la considérer comme à jamais morte, cette comédie en vers dont quelques chefs-d’œuvre sont demeurés à la scène, si vivants encore, si jeunes, si évidemment adaptés à l’essence du génie de notre langue qu’il semblait que ce fût là un genre français entre tous ? Oui, Molière a écrit en vers des comédies de mœurs bourgeoises ; et, sans rien sacrifier de la réalité de l’observation, il a su donner à ces vers un relief inoubliable. Le rôle d’Arnolphe, dans l’Ecole des femmes, pour nous borner à un exemple des plus célèbres, est enlevé d’un bout à l’autre avec une dextérité d’exécution véritablement délicieuse. Pas une fois, tout au long des cinq actes que dure ce drame de vie moyenne, Molière ne descend jusqu’au prosaïsme, et il ne sacrifie à la beauté du style aucun des traits qui peuvent pousser en avant l’action ou montrer le fond du cœur de son personnage. Voilà certes, des vers de théâtre s’il en fut, et qui osera dire que ce ne sont point d’admirables vers ? Qui n’a entendu avec émotion le malheureux répondre à la plainte naïve d’Agnès :‌

Hélas ! vous le pouvez si cela peut vous plaire,‌

par la tirade célèbre :‌

Ce mot et ce regard désarme ma colère, ‌
Et produit un retour de tendresse de cœur ‌
Qui de son action efface la noirceur.
Chose étrange d’aimer ! Et que pour ces traîtresses, ‌
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !…‌

Qui n’a lu et relu avec attendrissement les scènes familières où la jeune fille raconte avec cette ingénuité si terrible à son interlocuteur qu’Horace l’aime tant…‌

Oh ! tant ! Il me prenait et les mains et les bras ‌
Et de me les baiser il n’était jamais las !‌

Mais quand on essaye d’analyser les procédés à l’aide desquels Molière obtient ses effets de poésie dramatique et franche, on découvre que, bien loin de démontrer la possibilité de comédies modernes écrites en vers, ces chefs-d’œuvre du vieux maître marquent seulement combien les conditions de théâtre ont changé depuis deux cents ans. Et d’abord la valeur des mots a subi une altération. Au dix-septième siècle, tous les termes du langage possédaient une plénitude neuve du sens. Ils étaient comme ces pièces récemment frappées, dont nulle usure n’a effacé l’effigie ou terni l’éclat Une force de style en résultait, que nous pouvons comprendre, mais non pas imiter, car les mots ont duré depuis lors, ils ont servi et leur qualité s’est modifiée. Rien que par un juste accord de ces termes pleins de sève, Molière obtenait des effets intenses que les modernes n’égaleront jamais. C’est la différence qui sépare les écrivains de la jeunesse d’une langue et les écrivains de la maturité vieillissante de ce même idiome. Ajoutons que Molière, comme tous les observateurs de son époque, aperçoit dans l’homme le côté moral et intellectuel et qu’il n’aperçoit que ce côté. Il ne s’attache pas à dégager et à reproduire l’influence du métier sur le personnage qu’il met en scène. Sa psychologie demeure typique et générale. Il ne se heurte pas à l’écueil du menu détail quotidien, ou, s’il le rencontre, il se tire d’affaire par cette gaillardise de la phrase qui s’en est allée de nos livres avec le temps et qui ne sera pas plus retrouvée que le sens intact des mots encore tout voisins de leur racine. Notons enfin que, dans Molière, l’action de la comédie est réduite à son expression la plus simplifiée. La fable est si largement conçue que l’art des transitions, cette difficulté capitale des casse-tête du théâtre actuel, est quasi nulle. Une langue dont le métal est vierge, des personnages dont le caractère est tout en passions générales, une intrigue dont les péripéties sont presque naïves de bonhomie, voilà, semble-t-il, les conditions favorables qui ont permis à Molière et à ses imitateurs d’écrire des comédies en vers, sans encourir le reproche également redoutable de trivialité prosaïque ou de préciosité lyrique. Un auteur d’aujourd’hui peut-il se placer dans des conditions pareilles autrement que par un tour de force d’archaïsme ?‌

L’intrigue d’abord ne saurait plus être traitée avec cette hardiesse de facture qui se soucie peu de la vraisemblance. Croyez-vous de bonne foi que cet auteur d’aujourd’hui se risquerait à fonder cinq actes sur le quiproquo qui sert de base à l’Ecole des femmes ? Arnolphe a imaginé de se nommer pompeusement Monsieur de la Souche.‌

Qui diable vous a fait ainsi vous aviser
A quarante-deux ans de vous débaptiser,‌
Et d’un vieux tronc pourri de votre métairie‌
Vous faire dans le monde un nom de seigneurie ?…‌

lui dit Chrysalde. Et le noble de fraîche date pourrait répondre : — « Tout simplement afin qu’Horace, trompé par ce nom de M. de la Souche, ne devine pas que je suis le tuteur d’Agnès et me conte par le menu son intrigue avec la pauvre innocente. » — A tort ou à raison, le public de notre époque a d’autres exigences sur le chapitre de ce que l’on pourrait appeler la logique matérielle d’une pièce de théâtre, comme il a d’autres exigences sur la psychologie des personnages. Les types généraux ont, en effet, fourni matière à des études définitives. Nos prédécesseurs, Molière en tête, ont peint d’une façon incomparable l’Avare, l’Hypocrite, le Séducteur. Nous ne pouvons pas toucher après eux à ces figures. Mais nous pouvons, dans les espèces morales dont ils ont ainsi marqué les traits essentiels, distinguer des groupes et définir ces groupes par des traits particuliers. Lorsque Balzac a conçu le père Grandet après que Molière avait conçu Harpagon, il s’est bien gardé de refaire l’Avare, il a voulu étudier et il a étudié un certain avare, dans un certain milieu. Ce n’est pas une scène de la vie de tous les temps qu’il s’est proposé de représenter, c’est une scène de la vie de province au dix-neuvième siècle ; et, avec ce principe de la spécialisation de plus en plus profonde des individus, il a renouvelé la psychologie littéraire. Il en résulte qu’à l’heure présente un auteur dramatique peut difficilement mettre sur les planches un personnage de notre société sans lui donner un métier et sans tenir compte des influences de ce métier sur sa sensibilité. Mais comment reproduire en vers qui ne soient pas entachés de prosaïsme le fonctionnement de ce métier ? On a cité souvent, pour le bafouer, ce distique, de Ponsard, je crois :‌

Mon ami, possesseur d’une papeterie, ‌
A fait avec succès appel à l’industrie…‌

Comment l’écrivain aurait-il pu exprimer la même idée en d’autres termes ? Et comment, s’il ne l’avait point exprimée du tout, aurait-il expliqué avec la précision la conduite de son personnage, homme du monde ruiné qui refait sa fortune ?‌

Les mots enfin dont l’écrivain de nos jours se sert pour établir ses phrases n’ont plus cette valeur entière qu’ils avaient encore au temps de l’Ecole des femmes. Ils sont détériorés par l’usage. Leur sens n’est plus direct et simple, comme il était alors. Les uns sont devenus veules et plats, qui, à l’époque de Molière, étaient riches de suc et de signification. D’autres sont surchargés de nuances et ils ont besoin d’être employés avec beaucoup d’art. L’idiome tout entier s’est transformé ou, si l’on veut, déformé. Ecrire aujourd’hui est devenu un travail très compliqué et qui exige une sensibilité très réfléchie. Ceux qui se plaignent de cette complication et qui demandent que l’on en revienne à la prose de Voltaire ou à la poésie de Molière ne me paraissent pas tenir compte de cette détérioration organique des mots, si l’on peut dire, — détérioration que les curieux de littérature constatent, et que les philologues expliquent par les lois générales de la vie du langage. Dans ce problème particulier de la versification qui nous occupe, il est aisé de constater le moment où les poètes se sont aperçus que le vers du dix-septième siècle cessait d’être un vers. Ça été le point de départ de la révolution romantique. Petit à petit, les mots dont s’étaient servis Racine, Boileau, Molière lui-même, avaient dépouillé leur force. Ils s’étaient comme vidés de leur substance. Cela faisait un vocabulaire incolore, et qu’à tout prix il importait de renouveler, de même que le vers auquel ce vocabulaire avait communiqué sa faiblesse devait être repris et remanié. Ainsi s’est élaborée une poétique nouvelle dont il faut mettre en lumière quelques principes essentiels, pour examiner avec plus de précision les rapports de ce vers nouveau et de l’art dramatique.‌

Le vers moderne se distingue du vers du dix-septième et de celui du dix-huitième siècle par un caractère qui saute aux yeux les moins perspicaces : il est infiniment plus loin de la prose. Il constitue vraiment un langage spécial, comme la musique et la peinture, par suite assez malaisé à comprendre sans une certaine initiation. Les éléments de ce langage spécial consistent en deux principaux : l’importance de la rime est plus considérable d’une part, et d’autre part, les poètes s’étudient à donner une vie plus indépendante à chacun de leurs vers. Si l’on étudie une page du grand manieur d’alexandrins de notre âge, Victor Hugo, l’on trouvera que les mots essentiels de la phrase sont placés à la rime et font comme une articulation visible à la période poétique La Fontaine Hugo ; l’on trouvera que beaucoup de vers forment un tout isolé, grâce à des rapports inattendus de mots, grâce à une harmonie très savante des syllabes, surtout grâce au choix d’un vocabulaire très pittoresque. Ce sont là, si l’on peut dire, des procédés de relief qui rendent au métal avili de la langue un peu de sa valeur ancienne. Comme un peintre éveille un ton qui serait terne en posant à côté un ton qui l’avive, le poète a soin de rajeunir, par la position, les termes éteints et fatigués. Que cette manière d’écrire présente des dangers, cela est indiscutable. Ce qui ne l’est pas moins, c’est qu’aucun poète de ce temps n’a eu du talent en vers avec d’autres, procédés, — pas même Alfred de Musset, dont l’apparente négligence est une coquetterie de virtuose. — Et les connaisseurs ne s’y laissent pas tromper.‌

Quand un type de vers a été trouvé, il entre, si l’on peut dire, dans l’usage commun, et les écrivains essayent de l’adapter à toutes les variétés du travail littéraire. Rien qu’à considérer les éléments du vers moderne, tels que j’ai tenté de les définir, il est facile de comprendre qu’il doit être un outil excellent pour certaines besognes et un très mauvais outil pour d’autres. Comme il est constitué par la saillie de la rime et par la beauté pittoresque de l’expression, le vers moderne convient merveilleusement à la transcription poétique des objets visibles. Il est résulté de cette convenance que les poètes de nos jours ont été supérieurs dans ce que l’on nommait autrefois le genre descriptif. Je ne crois pas que dans aucune littérature on rencontre des paysages plus complètement montrés que ceux de M. Leconte de Lisle, par exemple. Ce même vers s’est aussi trouvé, toujours par la qualité de sa rime et par sa recherche du rythme, s’adapter très bien à la musique du genre lyrique, et que de noms se pressent sous la plume, depuis ceux de Victor Hugo et de Lamartine jusqu’à ceux des derniers venus, noms de poètes ayant écrit des stances d’une mélodie inconnue en France depuis Ronsard et la pléiade ! Il y a des couplets de Théophile Gautier, comme celui qui commence :‌

Les ramiers sur le toit roucoulent,
Roucoulent amoureusement.

dont on pourrait dire ce que Henri Heine disait des chansons de Gœthe, que c’est un baiser mis sur notre âme. Et en même temps ce vers moderne s’est trouvé capable de reproduire les plus subtiles analyses du rêve intérieur. Attribuant une vie indépendante aux mots, il s’accommode aux nuances les plus fines, les plus minutieuses de la sensibilité. Le Maître des Solitudes et des Epreuves, M. Sully-Prudhomme, a donné des modèles achevés de ces analyses poétiques. On aurait à citer cinquante de ses petits poèmes où une forme, savante jusqu’au raffinement, rend palpables et perceptibles des sentiments raffinés jusqu’à la ténuité. Enfin, ce même vers moderne est devenu, entre les mains d’un artiste très habile, M. Théodore de Banville, un extraordinaire instrument de fantaisie et de caprice. Il a suffi à l’auteur des Odes funambulesques de tirer de la richesse paradoxale et de l’imprévu des rimes des effets de comique tout à fait nouveaux. On se rappelle les triolets sur Abd-el-Kader :‌

Bugeaud veut prendre Abd-el-Kader,
A ce plan le public adhère…‌

et tant d’autres menues pièces d’une tintinnabulation de syllabes si amusante à l’oreille. On voit, par ce bref résumé de l’effort de ces cinquante années, que la rénovation romantique a été des plus fécondes dans la poésie descriptive et lyrique, intime et personnelle, capricieuse et funambulesque. En a-t-il été de même au théâtre ?‌

Il ne fallait pas beaucoup d’effort pour comprendre que le vers moderne est trop écrit et que c’est là un défaut considérable pour le théâtre d’action et pour le théâtre de vie moyenne. L’action rapide s’accommode mal des rehauts énormes d’expression, et, comme on sait, la plus grande affaire du plus grand poète dramatique des temps nouveaux, Shakespeare, fut d’assouplir autant qu’il put le vieux vers anglais en y introduisant l’enjambement, en supprimant la rime, en augmentant d’une syllabe facultative le nombre des pieds34. Pareillement la vie moyenne est laite d’habitudes médiocres, de sensations insignifiantes, dont une notation trop soulignée déformerait la perspective. L’expérience a démontré qu’en fait les poètes de l’école moderne n’étaient capables que de composer des drames lyriques, comme l’Hernani de Victor Hugo ; des tragédies archaïques, comme les Erinnyes de M. Leconte de Lisle ; des comédies romanesques, comme le Passant de M. François Coppée, ou des bouffonneries comme le Tricorne enchanté de Théophile Gautier Cyrano Rostand ; — mais un grand drame vivant qui aille et vienne sur la scène comme une créature, mais une comédie moderne qui serre de près la réalité de nos passions contemporaines, — cela, ils n’ont point réussi à le faire. J’ajouterai même qu’ils ne l’ont guère tenté. Il me semble que l’instrument dont ils se servent, pour les mêmes raisons qu’il est très habile à d’autres ouvrages, est inhabile à celui-là.‌

La grande erreur des poètes de l’école du bon sens — gardons-leur le nom qui les étiquetait voici vingt années — me paraît avoir résidé en ceci surtout qu’ils ont méconnu l’usure du vers ancien. Ils ont poursuivi la vaine chimère d’écrire à la façon de Molière et de Regnard, avec une langue fatiguée et qui avait perdu sa verdeur, sur des sujets qui ne comportaient pas la forme rythmique. Ils sont arrivés à ces étranges combinaisons de syllabes dont les jeunes écrivains se sont tant gaussés :‌

Tu nous feras, tu sais, ce machin au fromage

Et combien d’autres alexandrins de cette venue auraient mérité d’enrichir le volume de notes que Flaubert voulait ajouter à son Bouvard et Pécuchet, pour y colliger tous les illustres exemples de mal écrire ! En revanche, lorsque les poètes de l’école du bon sens accusaient le vers nouveau d’être impropre à la comédie moderne, ils n’avaient pas tort. Seulement, que prouve ce reproche ? Rien autre chose, sinon que chaque forme de pensée a sa forme de phrase qui lui correspond. La vie contemporaine, avec sa mêlée de passions et d’intérêts, avec la grosse surcharge de la question d’argent, a son expression toute trouvée dans une prose complexe et multiple qui enregistre des chiffres et qui se permette des termes d’argot, qui aille jusqu’à la technicité scientifique, et qui cependant, à de certains moments, module un chant ou montre un paysage. Cette prose-là est celle du roman moderne, elle sera celle du théâtre s’il vient un homme qui reprenne vaillamment la révolution commencée par M. Alexandre Dumas, le premier qui ait tenté pour la scène ce que Balzac a tenté pour le roman. Les poètes feront, eux, leur œuvre de poètes en écrivant des drames, des tragédies et des comédies lyriques. La part est assez belle pour qu’ils s’y tiennent.‌

IV

Le naturalisme au théâtre Zola §

Ce nouveau volume de M. Zola n’est pas tout à fait inédit. C’est la réunion, sous couverture jaune, des principaux articles donnés par l’auteur des Rougon-Macquart, au temps où il écrivait le courrier dramatique dans les journaux Le Bien public et le Voltaire. C’était un assez étrange courriériste que M. Emile Zola et qui se souciait peu d’analyser les vaudevilles de la semaine. Les lecteurs du journal risquaient fort, après avoir parcouru les six ou douze colonnes signées de son nom, d’ignorer si le jeune premier épousait ou non la jeune première. En revanche, ils acquéraient à cette lecture l’inquiétude de quelques problèmes littéraires. Ils rencontraient sur le Credo dramatique de notre époque des questions nouvelles et qui réclamaient une réponse. M. Zola, très incomplètement connu dans le tapage de sa réputation, est une espèce de philosophe qui développe avec une extrême logique les conséquences, de deux ou trois idées initiales. Son système a été dénommé, par lui et ses amis, le naturalisme, assez maladroitement, à mon sens car le mot a le double tort d’être restreint et de n’être pas précis. Comme tous les esprits systématiques, M. Zola est souvent brutal, souvent injuste, mais il est sincère, il est vigoureux, et c’est un des grands artistes de l’époque. Il fait donc penser, et, le recueil de ses articles une fois fermé, des idées s’éveillent qui valent la peine qu’on les examine.‌

Le point de départ de M. Zola a été le roman. Il importe de ne pas l’oublier, car d’un bout à l’autre de son livre actuel, circule cette conviction que le roman contemporain est infiniment au-dessus du théâtre. Pour le démontrer, il s’efforce de résumer le développement, depuis ces cinquante années, de l’un et de l’autre genre. Dans le roman, Balzac apparaît, sorte de Shakespeare du monde moderne, qui, appliquant à l’étude de l’homme les procédés des sciences naturelles, arrive à des réalisations jusque-là inouïes. Cet écrivain ne se propose plus seulement de raconter des actions, comme les conteurs anciens, ou de peindre des passions, comme les conteurs modernes. Il se propose d’expliquer ces actions et ces passions en découvrant à nu leurs causes, qui sont les habitudes. Une créature humaine ne peut être comprise qu’à la condition d’être située dans son milieu, et voilà que la description entre dans le roman, non plus majestueuse comme chez Chateaubriand ou saisissante comme chez Hugo, mais psychologique, mais philosophique, si l’on peut dire. L’empreinte de l’être vivant sur les choses qui l’entourent et l’influence de ces choses sur cet être qu’elles accompagnent, tel est l’objet que se propose le romancier en étudiant, avec une minutie de juge d’instruction, la pension Vauquer ou la maison du père Grandet. La description devient ainsi une notation d’atmosphère. En même temps que Balzac inventait ce procédé, il reconnaissait que la société, par le simple fait du métier, crée des espèces factices analogues aux espèces animales. Il y a l’espèce-médecin comme il y a l’espèce-avocat, l’espèce-littérateur, l’espèce-boursier. Le roman s’agrandit encore. Il ne se contente plus d’instituer une enquête personnelle sur tel ou tel individu. Il dégage de cet individu ce qu’il y a de typique et il institue une enquête sociale. Dès lors ce genre de production devient le plus large de tous, celui qui correspond le mieux à la profonde définition que M. Taine donne quelque part de la littérature : « Une psychologie vivante. »‌

Comme il arrive d’un genre vraiment renouvelé, les hommes de valeur se portent en foule de ce côté, apportant chacun des procédés d’art personnels. Stendhal exécute des prodiges d’analyse suraiguë en réduisant le caractère à une suite d’association d’idées. Gustave Flaubert emprunte à Théophile Gautier la puissance du « rendu » concret et comme matériel. Les frères de Goncourt énervent la langue. Entre leurs mains la description s’exagère encore dans son sens physiologique Madame Gervaisais, leur plus curieuse étude, qui raconte la conversion d’une libre penseuse par un séjour dans la Rome catholique, c’est-à-dire l’envahissement d’un système nerveux par les choses, peut être considérée comme le modèle de cette méthode d’interprétation des milieux. Il faudrait citer beaucoup de noms encore. Ceux-là suffisent pour marquer les étapes que le roman moderne a fournies avant d’être tel que les descendants de Balzac le conçoivent aujourd’hui : un chapitre entier de l’histoire des mœurs, où se trouve transportée du coup une masse énorme de réalité, tout le détail physiologique de la passion en même temps que tout son détail moral, la vie sociale en même temps que la vie individuelle. Ce domaine est même devenu si large qu’il est destiné à se distribuer en plusieurs autres, par un travail en retour. On peut constater, dès aujourd’hui, une scission entre le roman de mœurs proprement dit et le roman d’analyse. Cette scission ne fait qu’attester davantage la vitalité du genre.‌

L’art du théâtre a bien poursuivi le même but que l’art du roman, mais il est loin d’avoir marché avec la même rapidité. Au théâtre comme dans le roman nous retrouverions l’esprit scientifique, commun à tous les écrivains de l’époque, ce qui faisait dire à Sainte-Beuve, dans les dernières lignes de son article sur Madame Bovary, ce mot, qu’il faut toujours citer, à sa date de 1857, comme un remarquable exemple de prophétie littéraire : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout !… » Seulement, la somme de réalité que les meilleures comédies de ce temps-ci ont fait passer sur la scène est-elle comparable à la somme de réalité qu’un grand romancier fait passer dans son livre ? Les exemples sont là pour répondre et la réponse est négative. M. Emile Augier a étudié, dans les Lionnes pauvres, le type de la bourgeoise en train de se corrompre par le luxe et qui finit par se vendre pour avoir des bijoux. Comme la figure, pourtant fouillée, de sa jeune femme est pâle et toute peinte en superficie à côté d’une Mme Marneffe ! Si l’on met à part les viveurs et les mondaines de M. Alexandre Dumas et quelques-uns des Parisiens, mâles et femelles, caricaturés si justement par MM. Meilhac et Halévy, quelle observation les historiens de l’avenir pourront-ils emprunter aux centaines de pièces jouées depuis quarante ans avec succès qu’ils n’aient rencontrée dans le roman, avec une autre ampleur et une autre précision ? Presque toujours, au lieu de peindre des créatures typiques, ces pièces peignent des à-peu-près d’hommes et de femmes. Presque toujours leurs héros sont en l’air, hors de tout milieu, sans que l’on puisse comprendre par quelles attaches le métier tient au caractère, l’action présente à l’habitude durable. Enfin le curieux détail de style qui fait le souci des romanciers actuels manque aux plus forts d’entre les auteurs dramatiques, au point que M. de Goncourt a pu dire, sans soulever un tolle général, dans la préface de sa Patrie en danger : « Le théâtre actuel n’est pas de la littérature. » C’est avec des nuances, l’opinion de M. Zola, et je crois en avoir expliqué les raisons.‌

Il y a beaucoup de vrai dans ces reproches et dans ceux d’autres écrivains. Les auteurs dramatiques ont toujours le droit, dont ils ne se privent, pas, d’arguer du succès et de montrer les échecs que les mêmes romanciers, si fiers de leurs multiples éditions, ont dû subir lorsqu’ils ont voulu aborder les planches avec les procédés de leurs études de mœurs. Par définition, une pièce est faite pour être jouée et non pour être lue. Si donc les nécessités de la scène et de ce que l’on est convenu d’appeler replique théâtrale exigent que l’étude des milieux soit négligée, la nuance conventionnelle des caractères encore exagérée, l’intrigue construite d’une façon spécieuse, le style adapté au ton de la causerie courante, ce n’est pas l’auteur qu’il faut condamner, c’est le genre lui-même. Ainsi font d’ailleurs les intransigeants du roman. Ils soutiennent que, non seulement le théâtre actuel n’est pas de la littérature, mais qu’aucun théâtre ne peut en être. Théorie qui se détruit par son propre excès et que les noms des plus grands génies des temps modernes, Shakespeare, Molière et Gœthe, suffisent à réduire à néant.‌

M. Emile Zola, lui, estime que le théâtre peut supporter une somme de réalité égale à celle que supporte le roman, mais que deux influences principales s’y opposent depuis cinquante ans. La première serait celle du romantisme ; la seconde, celle du procédé à la Scribe, la conception que la conduite d’une intrigue est un art particulier dont il faut connaître les finesses pour se permettre d’écrire un drame ou une comédie. Il est bien certain que le romantisme a introduit chez nous la notion d’un Idéal diamétralement opposé à l’étude de la vie réelle, et certain aussi que l’infiltration de cet Idéal romantique est visible à travers les œuvres des auteurs les plus audacieux dans leurs tentatives de nouveauté, les plus préoccupés d’être vrais et justes. Le Nourvady de la Princesse de Bagdad, par exemple, venait en droite ligne du pays romantique. D’autre part, l’habileté de facture et l’escamotage scénique ont singulièrement éloigné de l’étude approfondie de la vérité contemporaine quelques excellents esprits. Ils ont été les victimes de leur propre adresse, couronnées d’ailleurs, et de couronnes d’or. Ces exemples, affirme M. Zola, sont des plus funestes aux débutants. D’un côté, ces débutants s’imaginent que, pour composer une œuvre de théâtre, il est nécessaire d’inventer des événements extraordinaires et de concevoir des personnages hors nature. De l’autre, ces mêmes débutants s’exercent à étudier un mécanisme d’entrées et de sorties, d’embrouillement et de débrouillement d’intrigues, au lieu de s’essayer à voir exact et à dire ce qu’ils voient. De là résulte cette effroyable disette de jeunes auteurs, dont tout le monde se plaint : les directeurs, parce qu’ils voient les maîtres achever leur carrière sans successeurs probables ; les acteurs, parce qu’ils n’ont plus de rôles nouveaux à créer ; le public, parce qu’il est fatigué du moule connu, las des pièces qu’il revoit toujours. — Et M. Zola n’a pas eu tort en disant qu’il a seulement exprimé haut ce qui se pense tout bas dans bien des endroits.‌

Ces critiques sont belles et bonnes. La grande affaire serait d’indiquer le remède. Ici, les directeurs se taisent, les acteurs cherchent, le public attend et M. Zola lui-même s’arrête et recule. Il parle de la nécessité d’inventer une nouvelle formule, et il qualifie cette formule de naturaliste. Là se borne sa prescription. Quant à nous expliquer en quoi consiste cette formule naturaliste, il s’avoue lui-même incapable de ce tour de force. Or, le mot naturaliste n’a pas d’autre valeur que d’indiquer une tendance. Traduit en français vulgaire, il signifie que l’avenir du théâtre est dans-une recherche plus consciencieuse de la vérité. C’est proprement piétiner sur place, puisque toute la question entre les représentants les plus autorisés de la scène contemporaine et les novateurs du roman pose là-dessus. — « Le livre supporte une dose énorme de réalité, le théâtre, non », disent les premiers. — « Mettez cette même dose au théâtre », disent les autres. — « Essayez », disent les premiers. — A quoi les novateurs du roman sont encore à répliquer.‌

Le livre de M. Zola ne donne point cette réplique. Aucun livre de critique ne résout des problèmes d’art. Ce sont les œuvres qui jugent les théories, et en dernier ressort. Mais c’est beaucoup que de poser des points d’interrogation et de chercher le défaut des systèmes en vigueur. S’il doit y avoir un renouvellement de l’art dramatique, il est probable que ce renouvellement s’accomplira en effet dans le sens indiqué par M. Zola, et que la part de la convention y sera réduite à son minimum. Mais il est certain que ce renouvellement s’accomplira par l’apparition d’un talent nouveau et non par la mise en œuvre d’une formule. Il n’en va pas du théâtre comme du roman. Les grands auteurs ne font pas école. Où sont les élèves de Molière ? Où ceux de Beaumarchais ? Il est au contraire des élèves de Balzac, de George Sand, de Flaubert. La raison en est précisément dans le caractère de synthèse, propre à la création dramatique. Chaque auteur de génie a sa vue d’ensemble et c’est le résultat de cette vue qu’il met sur la scène tout entier, si bien que, pour l’imiter, il faudrait exactement voir comme lui, c’est-à-dire être lui, au lieu que, dans le livre, les descriptions, la façon de disposer les parties, la méthode enfin, peuvent être l’objet d’une imitation plus ou moins habile. S’il y a une conclusion à tirer des articles de M. Zola, c’est que le théâtre contemporain manque d’auteurs de génie depuis bien des années, et que ceux qui n’ont que du talent se stérilisent par l’abus du procédé. Le malheur est que ce n’est pas là une situation bien nouvelle. De tout temps il en a été ainsi dans l’interrègne des grands écrivains. N’importe. Il valait la peine de le constater courageusement, et si le livre de M. Zola n’a d’autre résultat que de faire chercher quelques jeunes gens encore inconnus, l’auteur aura bien mérité des Lettres — une fois de plus.‌

V

Une hypothèse sur shakespeare §

Un des premiers essayistes de ce temps-ci, M. James Darmesteter, vient de nous donner37 une édition classique de Macbeth, en tête de laquelle il a mis une introduction qui n’est rien moins que l’histoire du génie de Shakespeare. M. Darmesteter appartient à cette élite de travailleurs qui se sont voués, à la suite de la guerre, au relèvement des hautes études dans notre pays. Si la critique contemporaine doit être rajeunie, c’est de ce côté-là que lui viendra son rajeunissement. L’analyse scientifique des textes, l’application de la méthode inductive dans sa pleine rigueur, un ardent amour de l’exactitude, telles sont les qualités qui distinguent ces représentants, chez nous, des fortes méthodes allemandes. Le noble Charles Graux, si tôt ravi à ses amis et à la France, était un des premiers de ce groupe. M. James Darmesteter montré une fois de plus dans cette préface qu’il joint à ces dons d’investigation érudite et stricte les plus, beaux dons d’écrivain. Sa phrase vive et pittoresque décèle l’humaniste dans le philosophe. La rencontre est plus rare qu’on ne le croirait. Voici un bref résumé de ce remarquable morceau.‌

L’œuvre de Shakespeare est si démesurée qu’elle a d’abord écrasé la critique. Devant la splendeur de l’invention, la magnificence du style, l’intensité du rêve, la profondeur de la psychologie, le débordement de l’effusion lyrique, on s’est incliné comme devant une sorte de prodige, Le livre que l’auteur de la Légende des siècles a consacré à l’auteur de la Tempête peut être donné comme l’exemple le plus frappant de cette critique adoratrice et prosternée que M. Darmesteter définit très justement : l’Ecole de la Révélation. Coleridge avait déjà résumé d’un mot tout ce que Victor Hugo a dit de Shakespeare, il l’avait appelé le murianous, l’homme aux dix mille âmes. Les confusions de dates étaient venues ajouter à cette sorte de mystère dont l’œuvre du grand Anglais demeurait enveloppée. A quelle époque avait-il produit telle comédie, tel drame, tel poème ? Fresque démesurée et passionnante, cette œuvre apparaissait dans un mirage d’apothéose. Tout au plus les analystes démêlaient-ils la faculté maîtresse qui avait présidé à la naissance de tant de créations, presque monstrueuses de nombre et de vie. Des historiens de la littérature caractérisaient de leur côté, les prédécesseurs du poète. Ils mesuraient, pour ainsi dire, le degré de la température où cette fleur énorme de son génie avait poussé. Aucune de ces études n’abordait directement l’histoire de ce génie lui-même. Il y manquait l’analyse des procédés de style, cette forme vraiment naturaliste de la critique historique. MM. Furnivall et Dowden ont été, nous dit M. Darmesteter, les deux initiateurs à cette analyse du style shakespearien. Initiation bien récente, car c’est en 1874 seulement que M. Furnivall a fondé la New Shakespeare Society, dont le groupe a produit le mouvement d’idées que M. Darmesteter nous résume aujourd’hui.‌

On peut classer les pièces de Shakespeare dans leur ordre historique par des renseignements de faits et des renseignements de forme. Les premiers sont fournis par des documents précis : date de la première édition des pièces, témoignages directs des contemporains mentionnant une pièce ou y faisant allusion, rappel dans cette pièce d’un certain événement historique. On a, par exemple, une édition du Roi Lear, de 1608. On en conclut que le Roi Lear n’est pas postérieur à 1608. On possède un journal d’un docteur Simon Forman, rendant compte d’une représentation de Macbeth à la date du 20 avril 1610. On rencontre dans la Tempête une traduction presque littérale d’un passage de Montaigne, et l’on sait que la première traduction des Essais, faite par John Florio, date de 1603. On en conclut que la Tempête est postérieure à 1603. Quelque ingénieuses toutefois que puissent être les hypothèses auxquelles ces renseignements de fait servent de prétexte, elles seraient presque stériles sans les renseignements de forme, c’est-à-dire sans les inductions que la structure intime du vers et la qualité du style permettent au commentateur, qu’elles lui imposent même car ce sont autant d’évidences. Il est assez curieux d’examiner avec M. Darmesteter quelques-unes de ces évidences. Le lecteur y verra un bon exemple des suggestions que peut fournir cette science, toute

récente, la philologie.‌

Le rythme de la tragédie anglaise était primitivement le couplet rimé : deux vers de dix syllabes rimant ensemble. Avec Marlowe, l’admirable poète du Faust et de Tamerlan, le vers du drame devient le vers blanc, mais le sens finit avec chaque vers. L’absence de la rime est là seule différence entre ce vers nouveau et le vers ancien. Dans les premières pièces de Shakespeare, presque tous les vers sont de cette sorte. La réforme qui est personnelle à notre poète consiste dans l’usage de l’enjambement et dans l’addition à la fin du vers d’une syllabe non accentuée. M. Furnivall a établi d’une façon mathématique l’accroissement du nombre des enjambements. Dans Peines d’amour perdues, il y a un enjambement sur dix-huit vers ; dans la Tempête, il y en a un sur trois. Pareillement les premières pièces de Shakespeare n’offrent presque pas d’exemples de la syllabe ajoutée. Elles envahissent un tiers des vers dans les dernières.‌

Avec des dissections de cette précision anatomique, et qui portent sur le texte même, il se comprend que la classification des pièces de Shakespeare ait pu devenir vraiment exacte. L’intérêt de cette classification n’est pas seulement technique. Nous pouvons, à la suite de ce travail, accompagner la pensée de Shakespeare étape par étape, et apercevoir comment sa philosophie de la vie s’est transformée avec sa vie même. M. Darmesteter a eu la très saisissante fantaisie de comparer cette vie à un drame en trois actes avec un prologue. Dans chacune de ces quatre divisions se distribue en effet une façon particulière d’interpréter le problème de la destinée.‌

Le prologue de cette tragédie intellectuelle et sentimentale va de 1588 à 1593. Shakespeare, né en 1564, a par conséquent de vingt-quatre à trente ans. Il fait son apprentissage comme adaptateur, puis comme auteur. Il imite les imaginations de ses contemporains : emphatique et brutal dans les deux Henri IV, mièvre et raffiné dans les Peines d’amour perdues, amusé au royaume des fées dans le Songe d’une nuit d’été, juvénilement passionné dans les Deux Gentilshommes de Vérone, mais incapable encore de peindre un caractère et de créer des héros qui vivent. Son génie poétique s’est éveillé. Son génie dramatique demeure en arrière. Richard III marque le point où ces hésitations se fixent II n’y a qu’un caractère dans Richard III ; mais qu’il soutient puissamment le drame de son ampleur extraordinaire !

L’acte premier — je continue à exposer le plan conçu par M. Darmesteter — va de 1593 à 1601. Toutes les chaudes fièvres de la jeunesse coulent dans les veines du poète. La verve et la gaieté débordent. C’est la période où la comédie pénètre le drame, éclairant de son rire aux blanches débits les durs combats des passions. Shakespeare est optimiste encore. Les catastrophes se terminent en fêtes, comme dans Beaucoup de bruit pour rien, ou, si la fin est triste comme dans Roméo et Juliette, rien n’accuse le fond de la nature humaine. A cette période se rattachent — avec Roméo et Juliette et Beaucoup de bruit pour rienJean sans Terre, le Marchand de Venise, les deux Henry IV, Henri V, la Mégère mise à la raison, les Joyeuses Commères de Windsor, le Jour des Rois, et enfin ce délicieux Comme il vous plaira où déjà se dévoile le sentiment qu’il y a « quelque chose de pourri dans le monde », comme dirait Hamlet  « Souffle, souffle, vent d’hiver, tu n’es pas si dur que l’ingratitude de l’homme… » Ces strophes de la chanson d’Amiens (II, 7) résonnent sous la forêt verte en attendant que la chanson d’Edgar, mêlée aux vents de la tempête qui fouette les cheveux blancs de Lear, fasse un écho terrible à ces premières plaintes, encore romanesques, de la misanthropie, encore résignée.

L’acte second va de 1601 à 1608. Le monde a fait banqueroute aux songes du poète. Les personnages qui hantent la pensée de Shakespeare sont maintenant les bourreaux féroces ou les victimes lamentables. Hamlet voit le spectre de son père assassiné lui montrer sa mère incestueuse. Othello écoute la voix du traître Iago et presse l’oreiller sur la bouche de Desdemona. Antoine meurt, trahi par Cléopâtre. Troïlus entend Cressida murmurer à Diomède les paroles d’amour qu’elle lui disait à lui, hier. Macbeth égorge Duncan. La Mariana de Mesure pour mesure, seule dans la grange entourée d’eau, soupire la lamentation que Tennyson a répétée depuis. « Il ne vient pas », dit-elle. — Elle dit : « Je suis fatiguée, fatiguée, oh ! comme je voudrais être morte… » Timon invoque : « l’heure d’être honnête !… » et maudit l’existence. Les héros ont à lutter contre une puissance trop forte pour eux. Ils tendent les bras, roidissent les reins, crient vers le ciel. Ils sont vaincus. Ophelia, Desdemona, Cordelia penchent la tête comme des lis coupés par le brutal ciseau de la Parque injuste. Le crime et la folie sont maîtres de la scène, entassant destruction sur destruction, pour s’écraser à leur tour sous les décombres. « Therefore be abhorred — All feats, societies, and throngs of men !… » Ce cri de Timon est celui que Shakespeare jette à la face de la création décevante et tragique. Il est pessimiste comme Schopenhauer ou Leopardi, et il l’est avec l’outrance d’une sensibilité que rien n’égale dans ses déchaînements. Il faut attendre la venue de Balzac pour retrouver une portée de monstres analogue à celle que cette misanthropie met bas dans les heures noires de la quarantième année.‌

L’acte troisième va de 1608 à 1613. La lutte cesse dans la pensée du poète, et son regard tombe plus serein sur le monde. Déjà, dans Antoine et Cléopâtre, quelque chose décèle comme un apaisement… « Les deux héros sont tellement livrés à l’insouciance de l’instinct, si bien en proie, sans défense, à tous les vents du hasard moral, que l’irresponsabilité du destin les protège et qu’un vague sentiment de pitié s’éveille et les enveloppe. » Cette phrase de Darmesteter résume le travail guérisseur qui s’accomplit dans Shakespeare. Le sentiment de la nécessité le sauve de la misanthropie. Il aperçoit les gigantesques causes dont nous sommes les effets fragiles. Il participe à l’indifférence de la nature immortelle, et, dans la contemplation des lois souveraines, il rencontre la sérénité mélancolique de la Tempête. « Nous sommes de la matière dont sont faits les rêves, et nos petites vies sont des îles de sommeil… » A cette époque d’apaisement suprême se rattachent encore Cymbeline et le Conte d’hiver. En 1616, Shakespeare meurt, retiré dans sa maison de Stratford, laissant à deviner le secret de son âme, — de cette âme complexe et tendre, énergique et sensible, de laquelle il a tiré tant de créations inexpliquées. Carlyle a écrit : « De Shakespeare, combien qui reste caché ! Ses douleurs, ses luttes silencieuses, connues de lui seul ! Combien inconnu de lui-même et indicible ! Racines souterraines, sève invisible, travaillant en silence… »‌

VI

Alceste §

J’ai devant les yeux (1882) une plaquette de quatre-vingts pages qui m’a paru mériter que la critique ne la laissât point passer sans discussion, d’autant qu’elle me permet, pour ma part, de prouver par un exemple qu’il peut tenir beaucoup d’analyse dans un personnage de théâtre, sans qu’il cesse pour cela d’être très scénique et très vivant. Cette plaquette est signée du nom d’un des plus fameux sociétaires de la Comédie-Française, M. Coquelin aîné. Le Misanthrope en est le sujet. Ces deux raisons seules vaudraient qu’on lût ces pages. Il y a un intérêt très vif, en effet, à connaître les réflexions qu’inspire à un acteur de grand talent tel ou tel personnage du répertoire. L’acteur se met, pour juger d’un rôle, à un point de vue aussi légitime qu’il est différent du nôtre, à nous spectateurs, qui ne considérons la scène que de notre fauteuil d’orchestre et du dehors. L’acteur, lui, voit les rôles par le dedans. Une réplique lui représente un geste à oser, un effet à produire. Le texte d’un dialogue est pour lui une arme avec laquelle il doit se battre, et qu’il essaye à sa main. Sans doute les chances seront nombreuses pour que ce commentaire du rôle soit trop exclusivement pratique et utilitaire. Il a cet avantage de nous bien montrer ce que l’œuvre comporte de réalisation concrète. Puis il s’agit d’Alceste, c’est-à-dire d’une des figures les plus « suggestives » — pour employer l’expression anglaise chère à Baudelaire — qui aient jailli d’une imagination humaine. C’est le propre de ces personnages qu’ils tourmentent la curiosité des siècles comme une énigme jamais déchiffrée. Ils ne sont pas nombreux dans l’histoire littéraire, les sphinx de cette intensité de mystère, et quand on a nommé, après Alceste, Hamlet, que j’étudierai tout à l’heure, don Quichotte, Faust et don Juan, la liste est close. Sur chacun de ces cinq héros, — notez qu’il y en a quatre qui appartiennent au théâtre, — chacun de nous a discuté ou plus ou moins longuement et hasardé son interprétation telle quelle. Précisément cette abondance d’interprétations a soulevé une vapeur autour de ces types déjà par eux-mêmes mystérieux et par suite autour de l’âme des poètes qui les ont créés. Pour nous en tenir au seul Molière, voici que depuis quelque cinquante années une légende s’établit, qui fait de cet Epicurien un prophète de la Révolution, de ce hardi moqueur un mélancolique, de ce robuste et franc génie un amateur de symboles. Le Misanthrope est la comédie qui a le plus fourni matière à cette légende, laquelle, passant des livres sur les planches, a peu à peu incliné les comédiens vers un assombrissement des rôles les plus joyeux du répertoire du grand homme. Ne nous a-t-on pas donné, ces temps-ci, un Georges Dandin tragique, un Arnolphe désolé, et un Harpagon d’une noirceur à faire envie au Shylock du Marchand de Venise ? La thèse ne date pas d’hier. Elle remonte en droite ligne aux maîtres de 1830. Les écrivains romantiques ne pouvaient raisonnablement pas proscrire Molière comme ils faisaient de Racine et Boileau, avec cette désinvolture de mépris qui dictait à l’un d’eux les vers connus :‌

Shakespeare est un chêne, ‌
Racine est un pieu…‌

Il leur répugnait d’autre part d’admirer chez l’auteur des Précieuses les qualités condamnées de l’esprit classique : l’allure bourgeoise et modérée, la haine de l’exaltation et de l’outrance, l’horreur du lyrisme et de l’emphase. Ils ont donc fouillé ce théâtre de vie moyenne, quêtant les quelques scènes un peu moins lucides, un peu moins éclairées par le jour transparent et sobre du bon sens français. Ces scènes trouvées, ils ont raffiné sur leur étrangeté. Ils ont creusé le mot de don Juan au pauvre dans le Festin de Pierre : « Je te le donne par amour de l’humanité… » Ils ont creusé l’Ecole des femmes. Ils ont creusé le Misanthrope. Un des héros de Balzac, le condottiere Maxime de Trailles, dit quelque part : « Je pleure, moi, à la grande scène d’Arnolphe… » On connaît les vers d’Alfred de Musset sur l’Homme aux rubans verts, dans sa Soirée perdue :

Quelle mâle gaîté, si triste et si profonde‌
Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer !…‌

De pareilles hypothèses conduisaient tout droit à un jeu nouveau. Les rôles ainsi conçus quittaient du coup l’ordre comique pour monter dans l’ordre tragique. Si Alceste, pour en revenir à lui, représente, représente vraiment, comme l’affirme M. Emile Montégut dans la préface de sa traduction de Hamlet, « … tout ce que pouvait concevoir d’Idéal l’œuvre de Molière, qui d’ordinaire n’aime pas à s’élever au-dessus d’un certain niveau moral », il est évident qu’Alceste doit émouvoir et non faire rire. L’acteur devra donc mettre en saillie les parties héroïques de la comédie, dissimuler les parties grotesques, s’il s’en rencontre, et le spectateur devra rester sous une impression, non point de raillerie satisfaite, mais de mélancolie et d’attendrissement.‌

M. Coquelin s’inscrit en faux contre cette légende. Particulièrement à l’endroit d’Alceste, il s’efforce de démontrer que Molière, en écrivant le Misanthrope, a bel et bien voulu réaliser le programme du sous-titre et composer une vraie comédie. Il étudie par le menu les scènes où paraît l’amoureux de Célimène ; et, vers par vers, dans une argumentation très fine, il établit que ce prétendu Timon du jansénisme ne cesse pas un instant d’être comique. Le ridicule, en effet, résulte d’une disproportion, et Alceste est sans cesse en disproportion avec la réalité ou avec lui-même. S’il s’emporte contre la politesse trop complaisante de Philinthe ou la préciosité trop compliquée du sonnet d’Oronthe, c’est, comme on dit, prendre un pavé pour assommer une mouche. S’il s’humilie aux pieds de Célimène, il dément d’un trait tout son caractère. M. Coquelin le dit très justement après avoir analysé le dialogue célèbre :‌

Oh ! ciel ! de mes transports puis-je être ainsi le maître ?‌

« … Comment ne serait-il pas plaisant, ce paysan du Danube, ce pourfendeur de toutes les hypocrisies et de toutes les complaisances, qui, de la façon la plus extravagante, se trouve amené par le nez à la soumission précisément la plus grosse de compromis et de sous-entendus ?… »‌

La conclusion de cette judicieuse étude est donc qu’Alceste est un personnage de franche comédie et qu’il faut se garder de l’interpréter à la moderne. M. Coquelin en fait la démonstration en acteur, et par le dosage des effets que comporte le rôle, pesé mot par mot. Il y aurait lieu de généraliser ce travail et d’établir que l’esthétique entière de Molière répugne à une interprétation tragique de la vie humaine. Il me semble que l’auteur du Misanthrope a eu de tout temps en haine deux choses que, faute de meilleurs termes, j’appellerai l’exception et l’abstraction. L’exception d’abord. Considérez, en effet, comme il a soin de ne jamais exagérer un seul de ses personnages dans un sens qui ferait de lui un monstre à part, une singularité unique. Une comparaison éclairera mieux ce parti pris de juste milieu. Molière a traité le type du séducteur et il a fait don Juan, le type de l’avare et il a fait Harpagon, le type de l’hypocrite et il a fait Tartufe. Des écrivains, venus après lui, ont repris à nouveau ces trois types, et Laclos nous a donné le Valmont des Liaisons dangereuses, Balzac le père Grandet d’Eugénie Grandet, Stendhal le Julien Sorel de Rouge et Noir. Ces trois incarnations nouvelles sont plus intenses et d’un art qui peut nous séduire davantage, nous autres blasés de littérature qui prisons avant tout la saillie du caractère, mais comme elles sont moins typiques, précisément parce que Molière s’attache à peindre la passion dans une mesure qui n’excède pas les conditions habituelles de la vie ! Cet observateur sait bien que la passion ne devient une habitude que si elle s’accommode aux circonstances, par conséquent si elle se normalise, pour ainsi parler. Valmont et Julien Sorel, tendus au degré où ils sont haussés, vont aussitôt se briser. Le père Grandet a beaucoup de chances d’être hémiplégique avant quarante ans. Don Juan, Tartuffe et Harpagon au contraire exerceront leur vice durant de longues années, parce que leur perversité n’est pas de celles qui rompent toute règle et qui constituent une exception redoutable. Ce sont des créatures dépravées, mais non pas monstrueuses. Don Juan est folâtre et bon compagnon, Tartufe gourmand et sensuel, Harpagon galantin et vaniteux. Pour s’être accentués dans le sens d’une manie, ils n’ont pas dépouillé l’infirmité commune à nous tous. Ils ne sont pas des héros du crime, parce que Molière ne croit pas aux héros. Il n’y croit pas dans le mal, il n’y croit pas dans le bien non plus, et, quand il a créé son Alceste, il n’a pu vouloir donner un démenti à une philosophie qui est exactement celle de Montaigne, de La Fontaine, de Rabelais. C’est le « Ne quid nimis » antique. C’est la formule de Pascal : « L’homme n’est ni ange ni bête. » C’est en un mot la doctrine réaliste dans ce qu’elle a de plus légitime : le désir de créer une humanité à hauteur d’homme, si l’on peut dire.‌

Grâce à cette doctrine, Molière a été préservé d’un défaut que n’ont pas évité quelques-uns des plus remarquables artistes de son temps : l’abstraction. Cartésiens par système ou par tempérament, les écrivains du dix-septième siècle ont trop souvent le tort de considérer la passion comme existant par elle-même, et sans qu’il y ait lieu de tenir compte de la créature qui incarne cette passion. Le troisième livre de l’Ethique de Spinoza contient un véritable manuel de cette psychologie. Racine et La Bruyère en ont fait les plus complètes applications. Dans la réalité, il n’y a pas de passions, il y a seulement des créatures passionnées, pas plus qu’il n’y a de pensées, il y a seulement des créatures pensantes. C’est aussi le point de vue auquel se place Molière. Chaque fois qu’il a peint une manie, il s’est efforcé de montrer, par-dessous la manie, la créature vivante et sentante qui est en proie à cette manie, et de la montrer dans les conditions communes de la vie et du sentiment. Cela est surtout reconnaissable lorsqu’il étudie des ridicules intellectuels. Ses personnages alors sont, pour ainsi parler, composés de deux couches : la première est faite du tassement des idées spéciales qui constituent le ridicule, la seconde est faite du véritable terreau humain. Derrière les phrases précieuses de Bélise, il y a les rancunes aigries de la vieille fille. Derrière les déclamations exagérées d’Alceste, il y a l’homme de cœur amoureux d’une femme plus jeune que lui et perfide. A de certains moments, dans la comédie, la première couche saute et la seconde apparaît. Nous avons alors les cris éloquents de la fin du Misanthrope. Le personnage était grotesque. Le voici touchant. C’est précisément là ce qui a trompé les critiques. Ils n’ont pas assez vu que le procédé de Molière est compliqué comme celui de la vie, et ils ont voulu que la partie risible du rôle s’absorbât dans la partie sentimentale. C’est méconnaître l’intention de l’auteur et l’esprit général de son esthétique. C’est aussi diminuer Molière, car il est plus difficile et plus rare d’imiter exactement la nature que de l’exagérer.‌

VII

Hamlet §

Après avoir étudié dans Alceste un personnage de théâtre emprunté à la vie moyenne, je voudrais montrer dans un autre personnage, extrême, celui-là, et sorti du drame, que ce même théâtre, quand un homme de génie s’en mêle, comporte une complexité d’observation égale à celle des romans les plus fouillés, les plus éloignés en apparence de toute tragédie. J’ai nommé Hamlet, cette création de Shakespeare, si pareille à la Joconde du Vinci par le prestige de l’universelle popularité joint à un caractère d’énigme insoluble. Jamais, peut-être, l’art n’a réussi davantage à reproduire les ondoiements et les fuites de la réalité. Qu’elle est vivante, cette forme de femme évoquée par Léonard dans un paysage de rochers et de glaciers, — vivante et lointaine ! Comme on la sent à la fois présente et insaisissable ! Qu’il est vivant aussi, le prince danois ! Comme ses moindres paroles nous prennent le cœur ainsi qu’une main ! Comme nous le suivons haletants, à travers son labyrinthe de pensées tragiques et de douloureuses incertitudes, et comme nous nous trouvons incapables de définir cet homme, tour à tour furieux et tendre, persifleur et sentimental, héroïque et défaillant, bouffon et sublime ! Aussi peut-on raisonner à perte de vue sur ce sphinx de la vengeance et de la rêverie, sans lui arracher son secret. Ce travail cependant n’est pas inutile. La quantité de vérités psychologiques notées par Shakespeare est si considérable qu’il en reste toujours quelques-unes à indiquer, au moins dans leurs nuances.

A voir représenter Hamlet, une première impression s’impose, me semble-t-il, c’est que le drame réside moins encore dans les hésitations du jeune homme devant l’acte à commettre que dans son effort contre l’envahissement d’une douleur trop forte pour sa sensibilité. Le jour où sa mère s’est remariée, — avant que les souliers fussent usés, dans lesquels elle avait suivi le deuil du roi mort, — Hamlet a commencé de sentir en lui la morsure intolérable d’une idée fixe. Quand le fantôme lui est apparu et lui a révélé la monstrueuse vérité, cette morsure est devenue si cruelle que du coup la machine nerveuse s’est détraquée jusqu’à l’affolement. Ce n’est pas de tuer que le prince a peur. La vie d’un homme ne lui coûte guère, ni un coup d’épée à donner. Il le prouve lorsqu’il égorge Polonius caché derrière la tapisserie. Ce n’est pas de vouloir non plus qui lui pèse ; voyez comme il se décide vite à organiser la représentation de la Souricière, comme il a tôt fait de rompre avec Ophélie, comme il envoie rapidement à la mort les deux traîtres auxquels son oncle l’a confié. Ce qui l’immobilise tour à tour et l’affole au point de l’entraîner à ces accès de férocité, justement indiqués par certains critiques, c’est la présence en lui d’une vision atroce qu’elle l’hypnotise par moments, et, à d’autres, le fait bondir sous l’aiguillon, comme un cheval à qui l’on enfonce les éperons dans les flancs. Hamlet est exactement, par rapport au mariage de sa mère et au meurtre de son père, dans la situation morale d’un homme qui, ayant cru de tout son cœur à une femme adorée, découvrirait soudain dans la vie de cette femme quelque hideuse aventure de prostitution, une ineffaçable souillure et qui ne pourrait ni supporter cette découverte, ni s’en nier à lui-même la vérité. Considérez sous ce jour les sursauts de cette âme et de ces nerfs ; ces étranges volte-face se trouveront expliquées du coup. Hamlet éprouve le besoin de vérifier dans son plus petit détail la confidence du fantôme. C’est sans doute, comme je le montrerai tout à l’heure, pour assurer la légitimité de son action, mais c’est aussi dans la secrète espérance d’échapper à l’horrible cauchemar. Il traîne Polonius assassiné par les pieds, en l’injuriant, et cela n’est guère généreux. Mais c’est qu’il vient de causer avec la reine et d’avoir avec elle une de ces explications comme l’amant trompé en aurait avec la maîtresse convaincue de trahison. La parole alors met à nu la blessure envenimée, elle l’exaspère, et, dans cette extrémité de souffrance où le désespoir entraîne l’homme, la brutalité soulage. Elle procure à l’âme malade une sorte de détente, qui la repose en l’avilissant. Hamlet est singulièrement cynique lors de cet entretien avec cette mère, et non moins cynique dans sa rupture avec Ophélie. C’est que le cynisme se trouve au terme de l’angoisse excessive. Son ricanement insulteur, en dégradant tout, et nous-mêmes, et la vie entière, nous venge un peu de ce monde où les plus douces apparences nous ont le plus menti. Il y a au fond de ce rire d’Hamlet le sarcasme qui se retrouve dans Chamfort, dans Schopenhauer, et surtout dans le plus cruel des moqueurs, le névropathe Henri Heine, — parmi cette descendance d’Hamlet, le plus mortellement blessé, le plus pareil aussi au héros de Shakespeare par les jaillissements de la poésie à travers les éclats de l’ironie sacrilège et les frénésies de la folie.‌

Voilà, en effet, un de ces contrastes déconcertants qui pour beaucoup d’excellents esprits paraissent de véritables non-sens : l’excès de la douleur morale peut rendre par instants Hamlet persifleur et sauvage. Cette douleur n’empêche pas en lui l’afflux constant de l’intense rêverie. Bien au contraire, la douleur provoque cette rêverie et la rend plus intense encore, en sorte que le même homme capable d’appeler son père « vieille taupe », d’injurier Ophélie comme une fille, d’égorger Polonius sans un remords, se trouve être aussi un philosophe pour qui toutes les destinées et la sienne propre deviennent l’objet d’une méditation désintéressée, comme celle de Faust dans sa cellule de savant. Ce trait si marquant du personnage a fini par devenir la définition même d’Hamlet et cette légende suffit pour expliquer comment l’autre partie de son caractère, la frénétique et l’implacable, étonne les spectateurs habitués à se ressouvenir de lui comme d’une sorte d’Amiel du seizième siècle. Ne rendrait-on pas compte de cette double face et de ce caractère si complexe en se rappelant qu’Hamlet est un Anglais, et conçu comme tel par le plus Anglais de tous les poètes ? En examinant et l’histoire et la littérature de l’Angleterre, on reconnaît chez cette race une double tendance. L’Anglais est volontiers rude jusqu’à la brutalité, farouche jusqu’à la violence et dur jusqu’à la cruauté. Il est aussi, par excellence, l’homme de la réflexion profonde, le visionnaire scrupuleux et méditatif, et un être poétique à un degré tel que toute poésie paraît prose à côté d’un Keats ou d’un Shelley. Et l’art de Shakespeare lui-même, avec ses audaces de sang, de carnage et de trivialités, unies aux plus suaves, aux plus délicates des aspirations poétiques, ne résume-t-il pas l’un et l’autre penchant de l’âme anglo-saxonne ? Hamlet, gros et fort, amateur forcené d’exercices violents, d’escrime et très vraisemblablement de cheval, qui s’élance à l’abordage le premier aussitôt qu’un pirate attaque son vaisseau, est en même temps un scrutateur acharné de sa propre conscience. Mettez-lui une Bible entre les mains. Vous transformerez en puritain du temps de Cromwel ce casuiste qui hésite à tuer Claudius, parce que tuer son ennemi en prière, c’est l’envoyer au ciel. Il importe de bien observer que les scrupules de cet ordre tiennent une place dans les irrésolutions de ce vengeur, qui n’est pas sur d’avoir à venger une bonne cause : « L’esprit que j’ai vu peut être le diable ; or, le diable a le pouvoir de revêtir une forme aimable aux yeux ; oui, et peut-être veut-il tirer parti, pour me damner de ma faiblesse et de ma mélancolie, car il est très puissant avec des âmes de la nature de la mienne. Il me faut marcher sur un terrain plus solide que celui-là… » Apercevez-vous dans ces deux phrases le fond de moralité solitaire et de mysticisme raisonneur qui se manifestera bientôt dans la guerre religieuse en même temps que l’autre élément, celui de la cruauté native et forcenée ?‌

Donc une âme profondément, intimement anglaise, envahie par une douleur intolérable et tour à tour jetée à la violence la plus frénétique et à la rêverie la plus abstraite, — ainsi m’apparaît l’énigmatique Hamlet. Il y a en lui autre chose encore. Il n’est pas seulement un personnage individuel, il est un symbole, et ce symbolisme achève de compliquer cette créature déjà si étrangement complexe. Qu’on réfléchisse, en effet, à quelle période de sa vie le fantôme vient le surprendre et dans quelle situation morale. Hamlet a trente ans. Il a fini longuement ses études. Il a, réunies sur sa tête, toutes les chances : fils d’un prince glorieux, héritier désigné d’un trône, amoureux d’une jeune fille dont il se sent aimé, chéri du peuple qu’il doit gouverner un jour, quelle espérance n’a-t-il pas, flottante et brillante devant ses yeux ? Il incarne en lui la jeunesse, celle dont a si magnifiquement parlé notre poète :‌

Quand la chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, ‌
Couvre tout de son ombre, horizon et chemin.

Eh bien ! à cette minute même d’enthousiasme et d’enivrement le voile de l’illusion est déchiré d’un coup brusque ; — et le monde apparaît au regard du jeune homme dans la réalité de sa hideur. L’implacable égoïsme à qui même la pire action ne répugne pas pour s’assouvir, l’incurable fragilité du cœur de la femme, les mensonges des amitiés perfides se dévoilent à la fois devant lui. C’est la première rencontre de l’Ame et de la Vie, c’est le conflit de l’Idéal et du Réel qui font la matière de ce drame. Quel homme n’a été Hamlet un jour, une heure ? Qui n’a connu les désenchantements de la terrasse d’Elseneur, et, une première fois, aperçu l’envers tragique et misérable de cette farce pompeuse de l’existence, dans l’éclair d’une désillusion terrassante ? Oui, pour quelques-uns, l’expérience ne vient pas peu à peu. Il n’y a pas une initiation lente et consolée du cœur à la vérité amère. C’est d’un coup et pour toujours que les yeux s’ouvrent et qu’ils voient la différence entre ce qu’ils avaient espéré des choses et ce qu’elles donnent. Cette soudaine entrée dans le pays du désert moral, Hamlet l’accomplit devant nous qui reconnaissons dans sa redoutable aventure l’image amplifiée et glorieuse de notre mesquine histoire. C’est à cause de cela qu’il est si attirant et si captivant pour des imaginations de jeunes hommes, plus encore que cette prodigieuse tragédie du Roi Lear, qui symbolise, elle, une suprême amertume, mais celle de l’homme avancé dans la vie, et qui ayant fait sa tâche selon sa conscience, se débat contre le mortel poison de l’ingratitude.‌

On frémit de penser aux crises sentimentales que Shakespeare a dû traverser quand il composait ces deux pièces, car toutes les deux ont pour matière cet état indéfini et passager du cœur où la souffrance est si aiguë qu’elle confine à la folie. La très courte distance qui sépare de la manie le chagrin désordonné se trouve ici notée et mesurée avec une précision qui fait peur. On a beau jeu à dire que ce sont de simples travaux d’imagination. Pour ma part, je ne crois en aucune manière que la sensibilité intellectuelle puisse fonctionner d’un côté, la sensibilité réelle de l’autre. Je veux bien admettre qu’un poète ne copie aucunement les faits de sa vie, et que, dans toute son œuvre, on ne puisse découvrir un événement qui lui soit arrivé, ni le portrait d’une personne qu’il ait connue. Je crois même que c’est la règle pour les artistes vraiment passionnés, et à cause de cette passion même. Je me refuse à comprendre qu’il écrive la scène entre Hamlet et sa mère, et l’acte de la tempête dans le Roi Lear, s’il n’a pas connu dans leur affreuse âcreté les sensations qui servent de thème à ces deux morceaux : celle de voir tachée à ne jamais se pouvoir laver, l’âme la plus aimée ; — celle d’avoir subi, ou commis, quelque irréparable injustice. Est-ce dans les sonnets de Shakespeare qu’il convient de chercher la clef de ce mystère de souffrance ? Il y en a de très étranges et qui semblent témoigner que cet homme de génie fut la victime des plus singuliers écarts du cœur et de l’imagination. A coup sûr, cette sensibilité brûlante, ces éclats d’éloquence qui vous secouent jusqu’à la racine de votre être, cette poésie aussi touchante que de vraies larmes sur un vrai visage, tout cela dut avoir sa source dans une âme aussi passionnée que ces drames. Nous avons vu, en étudiant le bel essai que lui a consacré M. James Darmesteter, qu’Hamlet et que le Roi Lear correspondent à une crise qui semble avoir duré des années. Quelle crise ? Qui sait ? Si Shakespeare a souffert par une femme, peut-être celle qui tortura cette âme divine fut-elle aussi vulgaire que cette âme était rare. Peut-être les jalousies dont souffrit l’auteur d’Othello eusent-elles pour objet quelque comparse de théâtre, dont il avait honte d’être jaloux. Peut-être cette femme n’était-elle pas même belle, ou, si elle l’était, sans doute elle lui avait menti, elle l’avait trahi, comme Gertrude, « lui, Hypérion, pour un satyre. » Ce n’est pas une des moindres ironies de la destinée que les contrastes entre les désespoirs des grands hommes et l’indignité des objets auxquels ces désespoirs s’appliquent le plus souvent. On connaît l’histoire de Molière et de la Béjart. Que ne donnerait-on pas pour connaître exactement ce qui fut le tourment profond de la vie du créateur d’Hamlet et de Lear ? On aperçoit du sang qui coule sur des phrases inoubliables ; on entend un soupir passer entre deux vers, et, comme dit le prince de Danemark en mourant, « le reste est silence… »‌