Ferdinand Brunetière

1892

Essais sur la littérature contemporaine

2016
Ferdinand Brunetière, Essais sur la littérature contemporaine, Paris, C. Lévy, 1892, 356 p. Source : Internet Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Haykuhi Gzirants (OCR, Stylage sémantique).

La critique impressionniste §

Lorsque l’on fait soi-même profession ou métier de critique, s’il est toujours facile, — et tentant quelquefois, — d’opposer son opinion à celle de ses confrères, de louer le roman qu’ils condamnent, de blâmer l’écrivain qu’ils admirent, il l’est déjà moins de se donner les airs de les juger eux-mêmes, et d’affecter ainsi sur eux je ne sais quelle espèce de supériorité. Cela sent, comme l’on dit, son pédant de collège. Mais ce qui est bien plus difficile encore, ce que l’on craint à bonne enseigne qui ne paraisse un peu outrecuidant, c’est de leur reprocher qu’ils entendent mal leur science ou leur art parce qu’ils l’entendent autrement que nous ; c’est d’oser le leur dire ; et c’est enfin de prétendre que leur manière de penser se soumette ou se convertisse à la nôtre… Il y faut cependant venir : d’abord, pour ne pas être dupe, — ce qui est la chose du monde qu’on nous pardonne le moins, dans ce siècle d’américanisme ; — et puis parce que, dans ces sortes de querelles, comme on le verra tout à l’heure, les questions de personnes recouvrent des questions de principes. Née avant nous, et destinée à nous survivre, il y a longtemps qu’en effet la critique serait morte, si elle n’avait un objet, un rôle, une fonction, extérieurs ou supérieurs à l’idée que s’en font M. Anatole France, M. Jules Lemaître, M. Paul Desjardins, quelques autres encore que je pourrais citer ; — et moi-même.

Ai-je besoin de dire ici que je fais le plus grand cas de M. Anatole France, de sa manière aimable, ironique et fuyante, où de si subtiles pensées s’enveloppent de si jolis voiles, avec tant d’élégance, de nonchalance, et au besoin de négligence ? Je n’en fais guère moins de M. Jules Lemaître ; et, avec « tout Paris », je m’amuse, ainsi qu’il convient, de ses doctes gamineries, où tant de naïveté, d’ingénuité même, s’allie toujours à tant d’esprit et quelquefois de bon sens. Son chef-d’œuvre est peut-être l’oraison funèbre de Victorine Demay — du concert de l’Horloge ou des Ambassadeurs — et le récit qu’il nous a laissé de l’entrevue de la chanteuse populaire avec le savant auteur de l’Histoire générale et comparée des langues sémitiques. Nul d’ailleurs n’écrit mieux que lui, d’un style plus vif, plus souple et plus inattendu : il joue avec les mots, il en fait ce qu’il veut, il en jongle… Et j’estime aussi M. Paul Desjardins, pour son inquiétude, pour sa bonne volonté, pour la préoccupation qu’il a d’être agréable à ceux qu’il aime, pour la tristesse émue avec laquelle il leur dit les choses les plus déplaisantes. Mais, avec tout leur talent, si j’ai peur qu’ils ne réussissent à diriger la critique dans une voie fâcheuse, et si j’en vois de grands inconvénients, pourquoi ne les signalerais-je pas ? Je les aime beaucoup tous les trois, mais je préfère encore la critique ; et je ne pense pas qu’ils s’en fâchent, mais le lecteur m’en approuvera.

M. Paul Desjardins le redisait hier même, à l’occasion de M. Taine ; et M. Jules Lemaître l’a dit vingt fois pour une ; mais c’est peut-être M. Anatole France, dans un article sur M. Jules Lemaître, qui a le plus énergiquement revendiqué pour la critique le droit de n’être plus désormais que personnelle, impressionniste, et, comme on dit, subjective. « Il n’y a pas plus de critique objective qu’il n’y a d’art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu’eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu’on ne sort jamais de soi-même. C’est une de nos plus grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l’œil à facettes d’une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d’un orang-outang ? Mais cela nous est bien défendu. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce me semble, c’est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d’avouer que nous parlons de nous-mêmes, chaque fois que nous n’avons pas la force de nous taire. » On ne saurait insinuer, en vérité, d’une façon plus habile, des choses plus « fallacieuses » ; brouiller plus adroitement ensemble des idées plus distinctes ; ni surtout affirmer avec plus d’assurance qu’il n’y a rien d’assuré…

Que d’ailleurs cette manière d’entendre la critique ait de grands avantages, je n’en disconviens pas. Elle souffre, ou plutôt encore elle autorise toutes les complaisances et toutes les contradictions. La « relativité » des impressions changeantes explique tout et répond à tout. En ne nous donnant pas ses opinions comme vraies, mais comme « siennes », la critique impressionniste se ménage le moyen d’en changer, — et l’on sait qu’elle ne s’en fait point faute. Elle dispense, avec cela, d’étudier les livres dont on parle et les sujets dont ils traitent, ce qui est parfois un grand point de gagné. « Faut-il essayer de vous rendre l’impression que j’ai éprouvée en lisant le deuxième volume de l’Histoire du peuple d’Israël ? nous demandait naguère M. Anatole France. Faut-il vous montrer l’état de mon âme quand je songeais entre ces pages ? » Et, sans attendre notre réponse, — car, après tout, nous autres, officiers du 199e d’infanterie ou négociants de la rue du Sentier, je suppose, et bonnes gens de Carpentras ou de Landerneau, pourquoi serions-nous si curieux de l’état de l’âme de M. France ? — M. France nous raconte qu’aux temps de son enfance, il avait parmi ses joujoux « une arche de Noé, peinte en rouge, avec tous les animaux par couple, et Noé et ses enfants faits au tour ». Si le procédé est ingénieux, on voit qu’il est surtout commode ! Grâce à son « arche de Noé », M. Anatole France n’a pas eu besoin seulement de lire l’Histoire du peuple d’Israël ; il a songé entre les pages du livre ; et, comme il est M. France, il n’en a pas moins très agréablement parlé.

C’est un peu moins agréablement, s’il faut être sincère, mais c’est de la même manière que M. Paul Desjardins nous parlait l’autre jour du cinquième volume des Origines de la France contemporaine. Il disait que M. Taine a vu Bonaparte et la Révolution avec les yeux de M. Taine, et il ajoutait, ou du moins il donnait à entendre que ses yeux à lui, Desjardins, n’étant pas ceux de M. Taine, il se représentait une autre Révolution et un autre Bonaparte. Mais quel Bonaparte et quelle Révolution ? Il n’avait gardé de nous le dire ; et, au fait, pourquoi nous l’eût-il dit, puisque toutes les « Révolution » et tous les « Bonaparte » sont également légitimes, je veux dire également vrais ? Ne serait-il pas plaisant, si M. Paul Desjardins a une opinion sur Bonaparte ou sur la Révolution, que les travaux de M. Taine prétendissent l’obliger d’en changer ? Mais si par hasard il n’en avait pas, exigerons-nous qu’avant de parler de M. Taine et de son livre, il s’en fasse une ? Autre avantage encore de la critique impressionniste : elle nous dispense de conclure. Quot capita, tot sensus, comme disait le rudiment : puisque nous ne saurions jamais nous dégager de nous-mêmes, à quoi bon y tâcher ? quoi de plus inutile et de plus fatigant ? de plus fatigant, si ce n’est pas sans doute une petite affaire que de se former sur la Révolution une opinion raisonnée ; de plus inutile, puisqu’enfin M. Paul Desjardins, M. Jules Lemaître et M. Anatole France le pensent, et qu’en vain nous déguiserons-nous, nous n’exprimerons jamais que nos « préférences personnelles ».

Mais je voudrais qu’ils ne se fussent pas contentés de le penser et de le dire, je voudrais qu’ils eussent essayé de le prouver ; et c’est ce qu’ils ont oublié de faire. Des métaphores ne sont pas des raisons. Assurément, si nous avions « l’œil à facettes de la mouche », ou le « cerveau rude et simple de l’orang-outang », notre vision du monde serait autre, elle serait surtout moins complexe et moins contradictoire : il ne paraît pas prouvé qu’elle fût aussi différente qu’on a l’air de le poser en principe, et nous savons, par exemple, que, chez beaucoup d’animaux, les sensations de forme et de couleur sont assez analogues aux nôtres. Mais ce qui est encore plus certain, c’est que nous ne sommes ni des « mouches », ni des « orangs-outangs » ; nous sommes hommes ; et nous le sommes surtout par le pouvoir que nous avons de sortir de nous-mêmes pour nous chercher, nous retrouver, et nous reconnaître chez les autres. Impressionniste ou subjective, lorsqu’elle emprunte à la métaphysique des arguments dont elle ne prend Seulement pas la peine de mesurer la portée, la critique ne fait pas attention que la valeur de ces arguments est purement métaphysique. Je veux dire qu’on peut bien disputer si la couleur est une qualité des objets colorés ou une pure sensation des yeux ; mais, sensation des yeux ou qualité des objets, c’est tout un pour nous, il n’importe ; et, dans l’un comme dans l’autre cas, les choses se passent de la même manière. Le rouge est toujours du rouge, et le vert toujours du vert. Pareillement, ce qui est carré n’est point rond, ce qui est rond n’est pas carré. Quoi que l’on puisse dire de la relativité de nos impressions, ou de la subjectivité de nos sensations, la capacité de ressentir les unes et d’éprouver les autres, semblable en chacun de nous, sinon toujours égale, et de même nature, sinon de même degré, fait un des caractères de l’espèce, pour ne pas dire une partie de la définition de l’homme. Laissons donc là les « mouches » ou les « orangs-outangs » : nous n’en avons que faire ; et on ne les met que pour brouiller. Ce qui est fallacieux, disons-le à notre tour, c’est d’abuser des mots pour donner le change sur le fond des choses. La duperie, s’il faut qu’il y en ait une, c’est de croire et d’enseigner que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes, quand au contraire la vie ne s’emploie qu’à cela. Et la raison sans doute en paraîtra assez forte, si l’on se rend compte qu’il n’y aurait autrement ni société, ni langage, ni littérature, ni art.

On demande, il est vrai, d’où vient alors la difficulté de s’entendre ? et comment il se fait qu’en matière d’art ou de littérature, les opinions soient si diverses ? Car il semble au moins qu’elles le soient ; et, pour ne rien dire de nos contemporains, — qu’il est convenu que nous ne voyons pas d’assez loin, ni d’assez haut, — combien de jugements, combien divers, depuis trois ou quatre cents ans, les hommes n’ont-ils point portés sur un Corneille ou sur un Shakspeare ! sur un Cervantes ou sur un Rabelais ! sur un Raphaël ou sur un Michel-Ange ! De même qu’il n’y a point d’opinion extravagante ou absurde que n’ait soutenue quelque philosophe, de même, il n’y en a pas de scandaleuse, ou d’attentoire au génie, qui ne se puisse autoriser du nom de quelque critique. Les poètes ou les romanciers ne se sont pas d’ailleurs mieux traités entre eux : Ronsard a injurié Rabelais, et Corneille, on le sait, n’a jamais compris Racine : il lui a même préféré publiquement Boursault… Qu’est-ce à dire, sinon que nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une « prison perpétuelle ? » et, quelque effort que nous fassions pour en échapper, il nous fatigue, mais il nous y rengage de plus belle.

C’est ce que je me permets de nier ; et nos critiques impressionnistes se croient ici trop originaux. Il n’est pas vrai que les opinions soient si diverses, ni les divisions si profondes. « Entre mandarins vraiment lettrés, — c’est une phrase de M. Jules Lemaître, — il est établi que tels écrivains, quels que soient d’ailleurs leurs défauts ou leurs manies, existent, comme l’on dit, et valent la peine d’être regardés de près. » Voilà toujours un premier point : Racine existe, Voltaire aussi, j’entends l’auteur de Zaïre, d’Alzire ou de Tancrède ; Campistron n’existe pas, ni l’abbé Leblanc, ni M. de Jouy. En voici un second : c’est qu’il y a des degrés entre Campistron et Voltaire ; c’est qu’il y en a d’autres entre Zaïre et Bajazet ; c’est qu’il y en a partout, et qu’il n’est personne qui n’en tombe d’accord. On peut n’en pas convenir. On peut se moquer de ceux qui « donnent des rangs ». On ne peut pas ne pas mettre Victor Hugo au-dessus de M. Vacquerie ; Lamartine au-dessus de madame Desbordes-Valmore ; Balzac au-dessus de Charles de Bernard ; — et ni M. France, ni M. Lemaître, ni M. Desjardins ne l’ont eux-mêmes jamais essayé, ne l’essaieront jamais. Et, à ces deux points, enfin, j’en ajoute un troisième : « défauts » ou « manies », ce sont les mêmes choses que les uns aimeront dans Balzac ou dans Hugo, que les autres y aimeront moins, que les autres y critiqueront, mais que tous ils y reconnaîtront. Même lorsqu’il s’agit d’un écrivain contemporain, voyez plutôt ce que M. France dans le Temps, M. Lemaître dans la Revue bleue, M. Desjardins dans le Journal des Débats, ont dit de l’auteur du Rêve et de la Bête humaine ; toute la différence est dans ce qu’ils ont mêlé indûment d’eux-mêmes, de l’expression de leurs sympathies personnelles, à ce qu’ils ont cru devoir dire de M. Zola : il n’y a que les mots de changés.

Mais j’ai tort de dire « indûment ». Nous ne sommes pas capables de nous dépouiller si complètement de nous-mêmes qu’il ne se mêle rien, absolument rien, de notre personne dans nos jugements. Nous nous aimons trop pour cela ! En littérature comme en tout, nous allons à ceux qui nous flattent ou que nous croyons qui nous profiteront. Je veux faire la part plus large encore à nos impressionnistes. Le jugement littéraire est un rapport complexe de trois termes inégaux. Dans une œuvre littéraire, poème, drame ou roman, nous y trouvons d’abord ce que nous y apportons de nous-mêmes, ce que nous y mettons de notre fond ; et, en ce sens, comme on l’a dit, nous en faisons la beauté. Les uns s’aiment mieux dans Candide, et d’autres se préfèrent dans Paul et Virginie. Nous y trouvons ensuite ce que leurs admirateurs ou leurs critiques y ont mis, ce que le temps, lui tout seul, en son cours insensible, y a comme ajouté de qualités ou de défauts, qui n’en étaient point pour les contemporains. Les contemporains n’ont pas vu dans l’École des femmes ou dans Tartufe ce que nous y voyons ; et pour cause, car Molière n’y avait point songé. Ils n’ont pas vu non plus dans Cléopâtre ou dans le Grand Cyrus ce que nous y trouvons de longueurs, de langueurs, et de fadeurs : c’est qu’ils pensaient moins vite, ils lisaient plus lentement, et ils étaient plus polis. Mais ne faut-il pas enfin que nous retrouvions dans Cléopâtre, et dans Tartufe, et dans Candide, quelque chose aussi de ce que La Calprenède, et Molière, et Voltaire y ont mis ? Quels que nous soyons, pour provoquer en nous des impressions déterminées, ne faut-il pas qu’il y ait dans Candide ou dans Tartufe des qualités, qui les déterminent ou qui les provoquent ? Et ces qualités, quelles qu’elles soient elles-mêmes, n’est-il pas vrai qu’elles ne se retrouvent pas dans un roman du jeune Crébillon ou dans une comédie de Poisson ou de Montfleury ?

Il n’en faut pas davantage pour fonder la critique ! objective. Lorsque nous nous sommes rendu compte à nous-mêmes de la vraie nature de nos impressions, ce qui n’est pas toujours facile, et ce qui est toujours long ; lorsque nous avons fait, ce qui est bien plus difficile encore, la part du préjugé, celle de l’éducation, celle du temps, celle de l’exemple ou de l’autorité dans nos impressions, il reste une œuvre, un homme, et une date. C’en est assez. On peut se proposer de déterminer cette date avec exactitude, et par là de préciser en quel temps, à quel moment de l’histoire d’une littérature, dans quel milieu social, parmi quelles préoccupations l’homme a vécu et l’œuvre a paru. On peut se proposer de dire quel fut cet homme, quelle espèce d’homme, triste ou gaie, basse ou noble, digne de haine ou d’admiration. Car les générations héritent, plus qu’elles ne le croient, de tout ce qui les a précédées : Nisard aimait à dire que ce qu’il y a en tout temps de plus vivant dans le présent, c’est le passé, Et l’on peut enfin se proposer, après l’avoir ainsi expliquée, de classer et de juger cette œuvre. C’est tout l’objet de la critique. Que voit-on là qui ne soit objectif ? qui ne soit, ou qui ne puisse être indépendant des goûts personnels, des sympathies particulières de celui qui se propose d’expliquer, de classer, ou de juger ? et, si l’on ne le voit pas, ou qu’on ne puisse pas le dire, que reste-t-il des paradoxes insinuants de M. Anatole France, des paradoxes étincelants de M. Jules Lemaître, et des paradoxes chagrins de M. Paul Desjardins ?

Insisterai-je ici sur l’obligation de juger ? rappellerai-je qu’elle est comme impliquée dans l’étymologie même du nom de la critique ? ou montrerai-je que peu de jugeurs, aujourd’hui même, le sont plus résolument que nos impressionnistes ? Les Contemporains, de M. Jules Lemaître, ne sont qu’un recueil de jugements, — sur les hommes, il est vrai, plutôt que sur les œuvres, — et dont l’« impressionnisme », après tout, ne consiste guère que dans la malice ou la drôlerie des considérants qui les motivent. Mais qui donc a été plus sévère, ou plus dur — pour M. George Ohnet, par exemple, ou pour M. Émile Zola — que le sceptique, l’indulgent et souriant M. France ? « Extravagance », « platitude », « lourdeur », « méchantes rapsodies », « abominables pauvretés », M. France en perdit ce jour-là jusqu’au goût d’atticisme, — ou plutôt d’alexandrinisme, — dont il se pique d’habitude. Et ne pourrais-je pas citer des jugements de M. Desjardins, qui, pour être moins vifs, ne sont pas moins décisifs. Que Dieu me garde, au moins, de les leur reprocher ! Il ne me déplaît pas qu’on appelle une rapsodie par son nom, ni, que ce que l’on pense, on le dise. En littérature, comme ailleurs, tout n’en irait que mieux, si nous le faisions plus souvent et plus hardiment ! Mais quelle est cette affectation de prétendre ne pas « juger » quand en effet on juge ? de nous donner pour des « impressions » des jugements que l’on entend bien, dans le fond de son cœur, qui soient pris comme tels ? et, quand on fait une chose, de prétendre nous persuader qu’on en ferait une autre ?

À la vérité, je sais bien que, s’ils subissent, bon gré mal gré, l’obligation de juger, parce qu’elle est dans la nature des choses, nos impressionnistes, se flattent, en revanche, d’échapper à la nécessité de classer. Classer, c’est comme ils disent, donner des rangs, distribuer des prix, mettre Balzac au-dessus de Flaubert, ou une tragédie de Racine au-dessus d’un vaudeville de Labiche ; et cette occupation est justement à leurs yeux le comble même du ridicule. Ne leur parlez pas seulement de comparer entre eux les hommes et les œuvres ! Tous les plaisirs ne se valent-ils point ? j’entends ceux qu’on appelle esthétiques. Quelle utilité de comparer les Fleurs du mal aux Méditations ? Le Cid est une belle chose ; Andromaque en est une autre ; cela fait-il que Ruy Blas n’en soit une troisième ? Si je préfère Valentine à la Cousine Bette, à quel titre et de quel droit prétendra-t-on me faire changer ou renverser l’ordre de mes préférences ? Chacun de nous, à lui tout seul, n’est-il pas un petit univers ? La variété n’est-elle pas une condition même du plaisir ? car, de quoi ne se lasse-t-on point ? Qu’y a-t-il donc de plus barbare, ou de plus inhumain, — disent-ils, — que de vouloir ainsi passer, sur toutes les têtes, au nom d’un principe théorique et d’un idéal abstrait, le lourd niveau des mêmes définitions, des mêmes règles, ou des mêmes lois ? Laissons aller le monde ; que chacun se montre tel qu’il est ; s’il découvre en soi quelque défaut original, ou le germe de quelque vice inédit, qu’il le cultive, bien loin de le détruire ; et qu’il s’en fasse, s’il le peut, un moyen d’existence littéraire, une réclame, et des rentes.

Contre ces théories, je ne saurais discuter les principes de la classification des genres : il y faudrait trop de place et de temps. Mais ce que je me contenterai de répondre à nos impressionnistes, c’est qu’ils n’ont peut-être assez réfléchi ni sur la nature de la classification, ni sur celle de la comparaison ? Ne serait-il pas, en effet, bien extraordinaire que, dans un siècle comme le nôtre, où la méthode comparative a presque tout renouvelé, la critique seule dût se l’interdire, pour ne pas s’exposer aux plaisanteries de quelques philologues ou de quelques anatomistes, lesquels ne vivent, dans leurs séminaires ou dans leurs laboratoires, que de « comparer » de vieux textes ou de vieux os entre eux ? Quoi, ce serait une besogne utile, intéressante, et féconde, que de comparer le « calcaneum » ou le « naviculaire » des Lémuriens avec celui des Simiades, le mètre et les « assonances » de la chanson de Roland avec les « assonances » de la chanson d’Aïol ; et ce serait perdre son temps que de comparer la tragédie de Racine avec le drame de Shakspeare, ou le roman de Fielding avec celui de Balzac ? Mais la « relativité » des choses, qu’en fait-on donc ? Un homme n’est ni grand, ni petit, ni maigre, ni gras, ni beau, ni laid ; il est seulement plus laid ou plus beau, plus gras ou plus maigre, plus petit ou plus grand qu’un autre, que les autres, que la moyenne de sa race ou de son espèce. C’est ainsi qu’une œuvre d’art n’est ce qu’elle est, n’achève de l’être, ne l’est pleinement et décidément qu’autant qu’on la compare elle-même avec une autre. Zaïre serait une belle tragédie si Bajazet n’existait pas ; et nous lirions sans doute encore avec avidité le Doyen de Killerine ou Cleveland, si nous ne connaissions pas les romans de George Sand et de Balzac. Tous les progrès que la critique peut se flatter d’avoir accomplis dans ce siècle, c’est à ce genre de comparaison qu’elle les doit ; et il est possible, si l’on y tient, que cette manie de comparer soit un signe de lenteur ou d’étroitesse d’esprit ; mais, en attendant, je ne la recommande pas moins à tous ceux qui croiront devoir mettre la vérité au-dessus d’eux-mêmes et des intérêts de leur propre talent.

Quant au pouvoir, et, si je puis ainsi dire, quant à la vertu de la classification, tant de philosophes, tant de savants en ont si bien parlé que je ne sais trop lequel il faut que j’appelle à mon aide ici, d’un Hæckel ou d’un Agassiz, d’un Stuart Mill ou d’un Auguste Comte. J’y pourrais joindre aussi les Darwin et les Huxley. Le bel Essai sur la classification, d’Agassiz, est un livre dont on ne saurait trop conseiller la lecture à nos impressionnistes. Mais s’ils aiment mieux qu’on leur cite un Français, Auguste Comte n’a pas moins bien montré, dans sa Philosophie positive, que « dans tous les genres quelconques de composition intellectuelle, soit scientifique, soit littéraire, soit artistique », de même qu’en histoire naturelle, « une classification méthodique était non seulement l’indispensable résumé du système actuel de nos connaissances, mais encore le principal instrument logique de leur perfectionnement ultérieur ». Et comment, en effet, dans la hiérarchie des genres, placerait-on la tragédie, par exemple, au-dessus du mélodrame, Polyeucte au-dessus de la Tour de Nesle, ou dans le roman, le Père Goriot au-dessus des Exploits de Rocambole, sans en donner des raisons ? Comment en donnerait-on sans pénétrer plus avant dans la connaissance de l’histoire, de l’évolution, de l’essence du genre ? et, comment, à mesure qu’on y pénétrerait, ces raisons elles-mêmes, de « subjectives » ou de personnelles, ne deviendraient-elles pas de plus en plus générales, et proprement « objectives ? » Après l’obligation de juger, la nécessité de classer nous apparaît ainsi comme étroitement inhérente à la notion même de la critique.

Ce n’est donc pas de classer ou de comparer qui est vieux et suranné, mais, au contraire, c’est de s’en abstenir ; et ce qui est arbitraire, ce n’est pas de « distribuer des prix », mais c’est de vouloir être le seul juge, le juge infaillible et le juge sans appel, de ceux que l’on décerne. Ainsi procèdent « les gens du monde », à qui leur « goût » tient lieu de compétence et d’étude, et qu’on voit décider de la pièce ou du roman du jour sur la beauté des choses qu’ils trouvent eux-mêmes à en dire. Mais Boileau, Boileau lui-même se proposait déjà quelque chose de plus. Il savait bien que si son goût était bon, ce n’était pas comme sien, mais, au contraire, comme extérieur et supérieur au sien propre, et que l’objet de la critique est d’apprendre aux hommes à juger souvent contre leur propre goût. La morale et l’éducation même ne consistent-elles pas aussi, comme la critique, à substituer en nous d’autres motifs de jugement et d’action que ceux que nous suggèrent le « tempérament », l’instinct, et la nature ? C’est une observation que je soumets encore à nos impressionnistes. Si chacun de nous avait la prétention de ne rien concéder ni céder aux autres de lui-même, la vie ne serait pas tenable ; et, pareillement, si l’œuvre d’art n’était que l’expression de l’individualité de l’artiste, ce n’est pas seulement la critique, mais c’est l’art même qui y périrait.

Cependant, juger et classer ne sont qu’un commencement, et il faut enfin expliquer. Cette obligation de la critique ou cette fonction, si l’on veut, qui a jadis été pour Sainte-Beuve toute la critique, et qui en doit demeurer l’une des parties essentielles, dirai-je que la critique impressionniste ne s’y soumet pas plus qu’aux autres ? En réalité, elle n’explique point, elle constate ; et elle décrit, ou elle commente, mais elle ne « raconte » point. Je crains bien d’en savoir l’un au moins des motifs. C’est que si l’on voulait distinguer dans un livre ou dans un auteur ce qu’ils doivent l’un et l’autre à tous ceux qui les ont précédés, et « causés », pour ainsi parler, on serait effrayé du peu d’originalité qu’il y a parmi les hommes. Nous ne faisons tous qu’un poème, qu’une pièce, qu’un roman, qu’un article ; et combien y mettons-nous de nous, qui soit à nous, qui soit de nous, qui ne soit que de nous et qu’à nous ? L’explication s’en trouve donc d’abord, ou du moins il faut qu’on la cherche partout ailleurs qu’en nous ; et trop heureux sont ceux alors dont l’originalité n’a pas comme fondu dans cette recherche même ! Autre preuve, s’il en faut encore une, de l’existence d’une critique objective. L’originalité d’un écrivain — de M. Zola, par exemple, ou de M. Henry Becque — ne se définit pas par rapport à lui-même, ce qui impliquerait contradiction ; elle ne se définit point par rapport à moi, qui ne suis pas sans doute plus original qu’eux ; elle se définit par rapport aux auteurs dramatiques ou aux romanciers qui les ont eux-mêmes précédés, lesquels sont dans l’histoire, et elle se définit par rapport à ce qu’ils ont eux-mêmes fait des lois de leur genre, ce qui est également dans l’histoire.

Le fondement de la critique objective est donc, à vrai dire, le même que celui de l’histoire. Pas plus qu’il n’y a de doute possible ou d’hésitation permise sur le génie militaire de Napoléon ou sur le génie politique de Richelieu, pas plus il n’y en a sur l’unique originalité de la comédie de Molière ou de la tragédie de Racine ; et quiconque traitera de « polisson » l’auteur d’Andromaque, il fera comme ce naïf Lanfrey, quand il donnait des leçons de tactique rétrospective au vainqueur d’Austerlitz : c’est lui-même qu’il aura jugé. Mais quiconque dira qu’on peut, si l’on le veut, préférer la comédie de Regnard à celle de Molière, le Distrait, l’École des femmes et les Folies amoureuses à Tartufe, ce sera bien pis encore, car ce sera comme s’il disait qu’il n’y a pas de raison de placer un être vivant au-dessous ou au-dessus d’un autre dans l’échelle animale ; et, avec le fondement de la critique objective, il renversera du même coup celui de l’histoire naturelle. Un genre littéraire n’est, en effet, supérieur à un autre, et, dans un même genre, drame, ode ou roman, une œuvre n’est plus voisine ou plus éloignée de la perfection de son genre, que pour des raisons analogues à celles qui élèvent, dans la hiérarchie des organismes, les vertébrés au-dessus des mollusques, par exemple, et parmi les vertébrés, le chat ou le chien au-dessus de l’ornithorynque. Telle est la vraie manière d’entendre « la relativité de la connaissance » ; telle est la bonne ; telle est la seule qui ne soit pas sophisme et logomachie pure. Eussions-nous « l’œil à facettes d’une mouche » ou « le cerveau rude et simple de l’orang-outang », les choses pourraient changer pour nous d’aspect ou de signification, mais non pas les rapports qui continueraient pour nous de les unir entre elles, ni le système quelconque, mais toujours lié, que ces rapports formeraient ensemble. Et, de là, puisque les lois ne sont pas autre chose que l’expression de ces rapports, il en résulte enfin que, de nier la possibilité de la critique objective, c’est nier la possibilité d’une science quelconque. S’il n’y a pas de critique objective, il n’y a pas non plus d’histoire naturelle, ni de chimie, ni de physique objectives. Ce qui ne veut pas dire que la critique soit une « science », mais qu’elle en tient pourtant, et qu’ayant, comme la science, un objet précis, elle peut emprunter à la « science » des méthodes, des procédés et des indications.

Comment donc l’a-t-on pu méconnaître ? Il y en a bien des raisons, parmi lesquelles je ne veux choisir, pour la donner ici, que la moins désobligeante, ou la plus flatteuse même, pour nos critiques impressionnistes. C’est qu’ils ont beau faire de la critique ; ils nourrissent tous, dans le fond de leur cœur, une secrète ambition de romancier, d’auteur dramatique, ou de poète. Ainsi Sainte-Beuve, autrefois, qui savait bien, puisqu’il l’a dit lui-même en propres termes, que « la vraie condition de l’esprit critique est de n’avoir point d’art à soi », mais qui ne pouvait s’empêcher, aussi souvent qu’il lui fallait parler de Balzac ou d’Hugo, de regarder du côté de Joseph Delorme ou de Volupté. Il en est de même de M. France, et de M. Lemaître, et de M. Paul Desjardins. Quand M. Desjardins, le plus jeune des trois, ne serait pas l’auteur de quelques Nouvelles, ses articles de critique, la forme habituelle qu’il leur donne, ce qu’il prend plaisir à y mêler de traits descriptifs ou de retours sur lui-même également étrangers au sujet qu’il traite, nous dénonceraient encore le romancier qui sommeille en lui. Pour M. Lemaître, après avoir presque débuté par de Petites Orientales, si j’ai bonne mémoire, et après avoir écrit des Contes, parmi lesquels il y en a bien deux ou trois de charmants, c’est le théâtre qui l’attire aujourd’hui, comme le savent tous ceux qui naguère applaudissaient Révoltée, ou, plus récemment, le Député Leveau. Enfin, pour ne rien dire des Noces corinthiennes ou des Poèmes dorés, ce n’est pas dans sa critique, c’est dans le Crime de Sylvestre Bonnard ou c’est encore dans Thaïs que M. France a mis le meilleur de lui-même. Évidemment, tous tant qu’ils sont, si la critique les intéresse, elle n’a jamais été ni ne sera jamais leur principale affaire ; ou plutôt ils n’y font qu’essayer, en attendant de leur donner une autre forme, plus personnelle encore, les idées qui seront un jour l’âme de leurs drames, de leurs poèmes, ou de leurs romans.

Rien de plus naturel. Poète ou romancier, ce qui fait l’originalité de l’artiste, c’est sa manière impressionniste, subjective, et vraiment personnelle de voir ou de sentir. Ajouter quelque chose à la connaissance que nous avons de la vie commune ; en découvrir, s’il en est encore, quelque province inexplorée ; compléter, corriger ou modifier l’idée que nous nous en faisons, voilà l’œuvre du poète, au sens le plus général du mot ; et voici celle de l’artiste : il élargit, il assouplit, il perfectionne les moyens de son art ; il en trouve de rendre ce que son art n’avait pas encore exprimé ; il y ajoute enfin l’individualité de ses propres sensations. La seule précaution que je crois qu’on doive prendre alors, c’est, en perfectionnant les moyens de l’art, de ne pas tout entier le réduire à la perfection de la forme, comme l’ont fait nos « Parnassiens », ou de ne pas commencer par mutiler et par calomnier en quelque sorte la vie, comme l’ont fait nos « naturalistes », avant de l’imiter. Mais, si l’objet de la critique est entièrement différent, les qualités du poète et du romancier n’y deviennent-elles pas autant de défauts ? Cette façon d’intervenir de sa personne, si peut-être elle aide beaucoup la nouveauté des impressions, n’en altère-t-elle point la justesse et la vérité ? C’est ce que croient tous ceux qui, comme Villemain ou Guizot jadis, comme Littré, comme Scherer plus près de nous, et comme enfin M. Taine, beaucoup plus convaincus de la « relativité » des choses que nos impressionnistes eux-mêmes, mais l’entendant comme il la faut entendre, n’en ont pas moins cru à l’existence d’une critique objective ; — et nous y croyons avec eux.

Je ne sais, en effet, si l’on voit les inconvénients, ou les dangers même, de cet impressionnisme, et par exemple, et d’abord, qu’il romprait les liens qui unissent étroitement la critique et l’histoire. M.  Anatole France, M. Jules Lemaître, M. Paul Desjardins, ne sont pas seulement des écrivains de talent. Ce sont aussi des lettrés, des mandarins, comme dit M. Lemaître, dont les impressions, quoi qu’ils en aient, sont déterminées ou causées, plus souvent qu’ils ne le croient, par l’éducation littéraire qu’ils ont reçue. Ils reprochent volontiers à la critique objective que son « dogmatisme » n’est qu’une forme qu’elle donne à ses « préférences personnelles ». Cependant, parmi leurs « préférences personnelles », ou qu’ils prennent pour telles, il y a toute une part de « dogmatisme » qui n’est point d’eux ni à eux. C’est qu’ils « savent » ; et leur science les préserve du piège que l’impressionnisme tient toujours tendu pour l’ignorance. Ils peuvent donc préférer Madame Bovary à l’Athalie de Racine. En réalité, leur paradoxe les amuse eux-mêmes ; ils en conviennent en dépit d’eux ; et la preuve, c’est qu’ils ne peuvent s’empêcher, en le développant, d’y laisser passer quelque chose de la vérité qui le ruine. Mais de moins lettrés viendront à leur tour ; ils sont déjà venus, qui ne sauront rien, qui se seront gardés de rien lire, de peur qu’on ne leur ait pris leurs impressions « par avance », et qui ne s’en constitueront pas moins, du droit de leur impressionnisme, les juges partiaux des choses de l’esprit. J’en connais plus de vingt que je pourrais nommer. L’histoire littéraire y périra d’abord ; la tradition ensuite, avec l’histoire littéraire ; et finalement, avec la tradition, le sentiment de la solidarité qui lie les générations les unes aux autres.

Une conséquence en résultera, et, ainsi coupée de ses communications avec l’histoire, la critique, en même temps que la notion de son objet, perdra la conscience de son rôle ou de sa fonction. Car, de dire qu’elle n’ait point de fonction ni de rôle, c’est une autre erreur, comme on a vu que c’en était une, pour nier son objet, que d’exagérer à plaisir le nombre, la nature, et la portée de ses contradictions. Il lui appartient de donner des directions à l’art, et cela s’est vu plusieurs fois dans l’histoire. Avec un peu d’emphase, mais non pas sans quelque vérité, n’a-t-on pas pu prétendre que la littérature allemande moderne était l’œuvre ou la création de la critique de Lessing ? Et, chez nous, trois fois au moins en trois cents ans, la critique n’a-t-elle pas orienté l’évolution de notre poésie ? Du Bellay, Ronsard lui-même, Baïf surtout ont commencé par être des critiques autant que des poètes ; Boileau n’a été que cela ; et qui ne sait aujourd’hui que le romantisme était déjà contenu tout entier dans le Génie du christianisme ? S’il n’est permis à personne de se flatter d’être jamais ou Chateaubriand, ou Boileau, ou Ronsard, il n’est, je pense, interdit à personne d’essayer de les suivre ; et, en tout cas, leur exemple suffit à montrer quels services et de quelle nature la critique peut rendre. Infatués qu’ils sont aujourd’hui d’eux-mêmes et de leur « sens propre », comme on disait jadis, si la critique ne peut pas agir immédiatement sur les auteurs, elle peut agir, elle agit tous les jours efficacement sur l’opinion, dont ils ne sont que l’expression, quand ils n’en sont pas les humbles serviteurs. Elle peut leur enlever leur public ; et elle peut, en modifiant le « milieu », réduire les plus récalcitrants à modifier eux-mêmes leur manière.

En veut-on des exemples ? L’un de nos impressionnistes, M. Paul Desjardins, n’a-t-il pas quelque part défini le naturalisme « l’application des procédés de la critique à la littérature d’imagination » ; et pour être un peu étroite, la définition n’en est pas moins ingénieuse et heureuse. Mais ce que j’en retiens comme absolument vrai, c’est que, sans la critique, le naturalisme n’aurait jamais fait la fortune qu’on lui a vu faire. Presque tout ce qu’il est, on prouverait aisément que l’auteur de la Bête humaine et de l’Assommoir le doit, non pas à Balzac, ni non plus à Flaubert, mais à M. Taine, à l’essai de M. Taine sur Balzac et à l’Histoire de la littérature anglaise. Aussi, combien de fois, à ses débuts, quand il n’était l’auteur encore que de la Fortune des Rougon ou de la Conquête de Plassans, ne s’est-il pas plaint que M. Taine l’eût abandonné ! Quare me dereliquisti ! C’est que M. Taine, s’il avait posé, dans son Histoire de la littérature anglaise, les principes du naturalisme, avait eu soin de marquer, dans sa Philosophie de l’art, les bornes que le naturalisme ne saurait dépasser sans sortir des conditions de l’art même. Si bien que, non seulement la critique a déterminé, comme nous le disions, la direction du naturalisme contemporain, mais encore elle l’a défendu contre ses propres excès ; et ainsi, ce qu’il y a de meilleur dans le naturalisme, — où personne, que je sache, n’a nié qu’il y eût beaucoup de bon, — c’est à la critique qu’il en faut faire honneur.

Je dirai la même chose du théâtre. Voilà vingt-cinq ou trente ans passés qu’il n’a paru sur la scène aucune œuvre qui marque une époque dans l’histoire de l’art, qui soit capable de faire école, de se susciter à elle-même d’heureux imitateurs. Cependant, l’esthétique du théâtre a complètement changé. Si nous sommes encore quelques-uns qui louions à l’occasion l’ingéniosité, la fertilité de moyens, la très réelle habileté d’Eugène Scribe, combien sommes-nous ? Et qu’y a-t-il, aux yeux des jeunes gens, qui soit plus démodé, plus artificiel, et plus faux qu’une Chaîne par exemple, si ce n’est Bertrand et Raton ? On ne veut plus de ces préparations, ni de ces conventions, ni de cette confusion ou de ce mélange des genres. La critique seule a fait cet ouvrage. C’est elle qui s’est demandé pourquoi le théâtre demeurait de trente ou quarante ans en arrière du roman ? C’est elle qui en a signalé la raison dans les conventions dont l’école de Scribe avait fait, pour ainsi dire, comme autant d’articles de foi. Mieux encore : parmi ces conventions, c’est elle qui travaille à débrouiller les nécessaires d’avec les arbitraires. Et c’est pourquoi, si quelque jour M. Becque, ou un autre, nous donne cette comédie, non pas sans doute entièrement nouvelle, mais enfin plus libre et plus franche, dont il faut bien avouer que la Parisienne ou les Corbeaux ne sont guère que la promesse, c’est à la critique encore que le xxe siècle en sera redevable.

Là est, dans le présent comme en tout temps, la vraie fonction de la critique, dont on voit bien qu’elle ne peut s’acquitter qu’en se débarrassant de l’illusion de l’impressionnisme. Si la critique veut agir, il faut qu’elle soit autre chose, et quelque chose de plus intéressant que la manifestation de nos goûts ou de nos préférences, lesquels, à vrai dire, n’intéressent habituellement que nous. Le reste d’autorité qu’elle conserve encore dans les provinces, M. Lemaître et M. France ne savent-ils pas bien qu’elle la doit à ce qu’ils mêlent eux-mêmes dans leurs jugements de raisons qui ne sont point à eux, mais à tout le monde ? C’est ainsi que, dans les Mémoires ou dans les Confessions des autres, nous croyons aimer ce que nous y trouvons de semblable ou d’applicable à nous ; et en réalité, ce que nous y cherchons, c’est une connaissance plus étendue, plus diverse, et plus approfondie de l’homme en général. Convenons-en donc de bonne grâce ; mettons quelque chose au-dessus de nos goûts ; et puisqu’il faut de la critique, disons qu’il n’y en saurait avoir qui ne soit objective. C’est tout ce que j’ai tâché de montrer dans ces pages ; et je pense qu’il ne serait indifférent d’y avoir réussi ni à l’idée qu’on doit se faire de la critique, ni à l’éducation de l’esprit, ni peut-être à l’avenir même de la littérature ; — ou à la littérature de l’avenir.

Car, pour quelques dilettantes, qui demandent à quoi bon la critique, et pourquoi l’on ne se passerait point d’elle, on pourrait se contenter de répondre par cette autre question : à quoi bon aussi l’art ? à quoi l’histoire ? ou à quoi la science ? Et en effet, le monde n’en sera pas changé, si la Comédie-Française nous donne cette année, je dis même un chef-d’œuvre de moins ; et, puisque l’on vit très confortablement dans une ignorance entière de la nature des Institutions mérovingiennes, à plus forte raison se passera-t-on de savoir ce qu’il faut penser des travaux de ceux qui les ont étudiées ! Mais j’ajouterai, qu’inférieure à l’histoire ou à l’art par tant d’autres côtés, la critique a sur l’art et sur l’histoire ce grand avantage ou cette supériorité qu’elle seule peut empêcher le monde, selon l’expression de M. Renan, « d’être dévoré par le charlatanisme ». Trop occupée, trop appliquée, trop asservie au labeur de la vie quotidienne, incapable d’analyser son plaisir et d’en reconnaître la qualité, la foule court toujours à l’appel de ceux qui la flattent ; et les charlatans de l’art ou de la littérature le savent bien. C’est précisément affaire à la critique de penser ou de juger pour la foule. En donnant ses rangs et en distribuant ses prix, il est possible qu’elle prête à rire à de petits philosophes, mais elle fait œuvre deux fois utile : elle apprend à la foule qu’il y a quelque différence entre Ponson du Terrail et Balzac, ce qui est sans doute bon à savoir ; et elle venge le talent des succès de la médiocrité, lesquels ont je ne sais quoi d’humiliant pour tout le monde. Pourquoi faut-il, hélas ! terminer en disant que, si jamais la tâche n’a été plus urgente à remplir, ce mot de la fin n’en est pas un ; et que, comme nos pères auraient pu s’en servir, ceux qui nous succéderont s’en serviront à leur tour ; — et il sera toujours vrai.

Alfred de Vigny1 §

M. Maurice Paléologue, à qui nous devions déjà, dans la collection des Grands écrivains français, un intéressant Vauvenargues, vient de nous donner un élégant Vigny, dont on louera les qualités de style, mais dont je ne sais si l’on trouvera que les traits rappellent assez ceux de son modèle. L’occasion n’en est que plus tentante de reparler ici du poète des Destinées, et, s’il en fallait une autre raison ou un autre prétexte, on les trouverait aisément dans l’influence discrète ou presque cachée, mais réelle, et chaque jour grandissante d’Alfred de Vigny sur quelques directions de la poésie contemporaine. Il ne fut pas non plus le moindre des « romantiques », ni surtout le moins original, quand ce ne serait que pour en avoir été le plus « intelligent », je veux dire : le seul qui ait eu ce que nous appelons des idées générales, et surtout une conception de la vie, raisonnée, personnelle, philosophique. Enfin, je n’apprendrai à aucun de mes lecteurs ni qu’il y a dans notre prose peu de récits d’une beauté plus triste, ou d’une émotion plus pénétrante que Laurette, ni que quelques vers du Mont des Oliviers, de la Colère de Samson, de la Maison du berger, ne périront, s’ils doivent périr, qu’avec la langue française ; — ceux-ci, par exemple, qui sont dans toutes les mémoires :

S’il est vrai qu’au Jardin sacré des Écritures
Le Fils de l’homme ait dit ce qu’on voit rapporté ;
Muet, aveugle et sourd aux cris des créatures,
Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté ;
Le juste opposera le dédain à l’absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.

Rappellerai-je encore, dans la Maison du berger, cette prosopopée de la Nature à l’Homme ?

Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
À côté des fourmis les populations,
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore, en les portant, les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe,
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adorations.

Lucrèce même n’a rien écrit de plus beau, d’une beauté plus sombre, et Lucrèce n’a pas trouvé l’admirable reprise :

C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors je la hais ; et je vois
Notre sang dans son onde, et nos morts sous son herbe,
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois…

Mais avant d’aller plus loin, et au nom même d’une admiration commune, M. Paléologue me pardonnera de lui faire une petite querelle. Il a consulté, nous dit-il, pour écrire son livre, les « quatre-vingts cahiers manuscrits sur lesquels le poète a consigné, quarante années durant, le journal de sa vie intérieure » ; et il en a tiré quelques citations d’un singulier intérêt. Il a également consulté les « Mémoires inédits » de Sainte-Beuve, que nous souhaiterons en passant que l’on n’imprime jamais… pour l’honneur même du critique des Lundis. À en juger par les extraits qu’en donne effectivement M. Paléologue, les Mémoires de Sainte-Beuve nous ont tout l’air de n’être que le journal de ses rancunes rentrées, son roman chez la portière ; et, en vérité, la moitié de sa critique y fondrait, si l’on y voyait, comme on les y verrait, les raisons de ses partialités. Puisque ceux-là ne le disent pas, qui s’emportent si fort contre la publication du Journal des Goncourt, c’est nous qui l’aurons dit… Mais, dans sa curiosité de l’inédit, M. Paléologue n’a-t-il pas négligé de recourir aux « imprimés » ? C’est ce que j’ose un peu regretter. Ni la critique ni l’histoire n’achèveront jamais leur œuvre, si nous affectons ainsi de nous ignorer les uns les autres, et, au lieu de continuer ceux qui nous ont précédés — en les contredisant au besoin, — si nous ne nous soucions que de les recommencer.

M. Émile Faguet, par exemple, a consacré jadis à Vigny l’un des meilleurs chapitres de ses Études littéraires sur le xixe siècle ; et je ne puis pas croire que M. Paléologue l’ignore, ou qu’il ne l’ait pas lu ; mais je ne vois pas qu’il l’ait cité seulement. N’a-t-il pas lu non plus l’article qu’écrivait dans la Revue des Deux Mondes, il y a déjà plus de vingt ans, à l’occasion du Journal d’un poète, M. Émile Montégut ? Ce qui est certain, c’est qu’il a oublié d’en profiter pour caractériser quelques parties du talent de Vigny, et qu’elles font défaut au portrait qu’il nous en a tracé. Tout original qu’il soit, Vigny n’est cependant pas sans ancêtres littéraires, ni surtout sans prédécesseurs : on est toujours « le fils de quelqu’un », et l’originalité ne consiste point à être « l’enfant de personne ». S’il y a donc du Millevoye dans Lamartine, je veux dire dans les Méditations, et aussi du Parny, voire du Chênedollé ; s’il y a du Jean-Baptiste Rousseau et du Lebrun dans les Odes et Ballades ; « il y a un peu de Watteau dans Vigny, davantage de Boucher, et beaucoup de Fragonard », et voilà qui le rattache à la pure tradition du xviiie siècle :

Est-ce la volupté qui, pour ses doux mystères,
Furtive, a rallumé ces lampes solitaires ?
……………………………………………
Quand la lune apparaît, quand ses gerbes d’argent,
Font pâlir les lueurs du feu rose et changeant ;
Les deux clartés à l’œil offrent partout leurs pièges
Caressent mollement le velours bleu des sièges,
La soyeuse ottomane où le livre est encor,
La pendule mobile entre deux vases d’or,
La Madone d’argent, sous deux roses cachée,
Et sur un lit d’azur une beauté couchée…

Il manque ici une touche au Vigny de M. Paléologue ; et peut-être qu’il n’a pas trouvé le moyen de la poser, mais elle manque ; et la ressemblance ne laisse pas d’en être altérée. Que ne l’a-t-il donc mise à l’endroit où il célèbre en Vigny « le sens profond de la volupté physique » ?

Né en 1797, élevé par un père quelque peu « philosophe », Vigny est bien du xviiie siècle ; et avant, non pas d’en étaler, — ce n’était pas sa manière, — mais d’en nourrir l’incrédulité dans son cœur, il en a fait passer dans ses premiers vers jusqu’à ces périphrases qu’il reprochera plus tard dans son Journal à notre tragédie classique :

Dolorida n’a plus que ce voile incertain,
Le premier que revêt le pudique matin,
Et le dernier rempart que dans sa nuit folâtre
L’Amour ose enlever d’une main idolâtre…

Ce n’est pas même à Racine ici que l’on songe, et aux deux vers :

Belle sans ornement, dans le simple appareil
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil ;

c’est à Léonard, à Colardeau, à Gentil-Bernard, à tous ces poètes galants dont le style s’aiguisait comme d’une pointe de polissonnerie. Lisez encore, dans un autre genre, et goûtez, si vous le pouvez, ces quatre vers du Bal :

Le signal est donné, l’archet frémit encore,
     Élancez-vous, liez ces pas nouveaux,
Que l’Anglais inventa, nœuds chers à Terpsichore,
Qui d’une molle chaîne imitent les anneaux.

Est-ce que Sainte-Beuve se moquait du monde, lorsqu’en 1864 il louait encore « la grâce aimable », la « souplesse », et « l’inspiration » de ces vers ?

L’influence des contemporains n’est pas moins sensible dans l’œuvre du poète de Moïse et d’Éloa.

Ainsi dans les forêts de la Louisiane
Bercé sous les bambous et la longue liane,
Ayant rompu l’œuf d’or par le soleil mûri
Sort de son lit de fleurs l’éclatant colibri ;
Une verte émeraude a couronné sa tête,
Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête,
La cuirasse d’azur garnit son jeune cœur,
Pour les luttes de l’air l’oiseau part en vainqueur…

Est-ce que ces vers encore, — pour lesquels, au surplus, je ne partage pas l’admiration du même Sainte-Beuve, — existeraient seulement si la prose de Chateaubriand, celle de Bernardin de Saint-Pierre, celle de Buffon, — ou de l’abbé Bexon, — ne les avait précédés ? Et le Moïse de Vigny, s’il « personnifie, comme nous le dit M. Paléologue, la solitude de l’âme dans le génie », la mélancolie de la toute-puissance, ou « la fatigue de la supériorité », est-ce que madame de Staël, dans sa Corinne, aux environs de 1807, n’avait pas exprimé quelque chose de cela ? Vigny avait dix ans alors. Mais cette idée encore, qui revient si souvent et sous tant de formes dans son Journal : « Je sens sur ma tête le poids d’une condamnation que je subis toujours, ô Seigneur ! mais ignorant la faute et le procès, je subis ma prison » ! il faut donc que j’aie bien mal lu les Soirées de Saint-Pétersbourg si ce n’est pas là que Vigny l’a puisée ! Joseph de Maistre, madame de Staël, Chateaubriand, — ajoutons-y Walter Scott, — voilà les maîtres de Vigny, comme au surplus de toute la jeunesse de son temps. Pour surprendre l’admiration de ses contemporains, comme Vigny l’allait faire, il faut que, dans ce qu’on leur donne, ils retrouvent toujours quelque chose de connu, et c’est ce que signifiait l’ancienne maxime : que, pour être soi-même vraiment original, il faut commencer par avoir imité.

N’appuyons pas sur ces observations… Aussi bien n’ont-elles trait qu’aux premières pages du livre de M. Paléologue, et je dirai tout à l’heure quelques mots des dernières. Mais essayons en attendant après et d’après lui, de préciser la nature et la portée du talent de Vigny.

C’est par l’exécution qu’il pèche ; et son inspiration, souvent très haute, ou presque toujours, manque presque toujours aussi d’haleine, de largeur, de continuité surtout : nul n’est plus vite essoufflé que Vigny. Dirons-nous là-dessus, avec M. Paléologue, « qu’en un temps où l’on faisait un si grave abus des effets littéraires il a été le seul à s’apercevoir de cette grande vérité : que la littérature diminue ce qu’elle semble parer ; que tout travail de style est en un sens une profanation de la pensée ; et que les plus belles pages de la légende morale de l’humanité demeureront à jamais inédites » ? J’ai quelque peine à le croire ; et, pour parler franchement, je n’en ai guère moins à comprendre ces mystiques formules. Non, en vérité, si, pour penser, on se sert de mots, si même on ne pense qu’au moyen des mots, si le langage enfin est la condition de la pensée, je ne conçois pas comment « le travail du style » en pourrait être « la profanation ». Qu’est-ce que l’idée, d’ailleurs, a de plus sacré que le mot ? Et quel est ce bruit qu’on essaie de répandre que, pour un Dante qui a écrit sa Divine Comédie ou un Milton son Paradis, ils seraient dix, ils seraient vingt, ils seraient trente qui s’en sont abstenus, — par dédain ou par humilité ? Ne changeons pas ainsi les vrais noms des choses. Sachons que les Milton et les Dante obéissent, en écrivant, au plus impérieux des besoins, comme les Corrège et les Titien en peignant. Ne persuadons pas aux amateurs qu’ils auraient sur le poète cette « supériorité » de ne pas écrire. Et pour Vigny, plus difficile envers lui-même, et, en un certain sens, plus « artiste » que Lamartine, que Victor Hugo, que Musset, plus délicat, plus « sincère » peut-être, disons tout simplement qu’il n’a pas eu tous les dons qu’ils avaient, et ne parlons pas, si l’on veut, « d’impuissance » ; ou du moins parlons-en, mais pour l’expliquer elle-même par des raisons qui soient dignes du Mont des Oliviers, de Moïse et d’Éloa.

Si donc Vigny a peu produit, et s’il a laissé dans ses papiers tant de projets de poèmes qu’il n’a pas eu le courage ou la force de réaliser, c’est que le problème de la poésie, — qu’on me pardonne pour une fois ce rapprochement de mots ! — n’était pas le même pour lui que pour ses rivaux de gloire et de popularité. Non que la poésie philosophique, une certaine poésie philosophique, n’existât peut-être avant lui dans notre langue. Mais les Méditations de Lamartine, quand on y songe, était-ce bien de la « philosophie » ? et les Discours sur l’homme, de Voltaire, était-ce de la « poésie » ? Vigny, lui, a essayé, s’est proposé de traduire en images colorées et mouvantes, vraiment « poétiques », des idées « philosophiques » rigoureusement définies, et dignes de ce nom. Ou plutôt, le philosophe, et, comme on dit de nos jours, le « penseur » attendait en lui, que l’inspiration eût apporté au « poète » les symboles qui seraient seuls capables de donner à sa pensée la clarté, ou, pour ainsi parler, la visibilité que celle-ci leur rendrait en profondeur de signification et en étendue de portée. Qu’il lui soit d’ailleurs arrivé quelquefois de choisir assez mal, on le sait assez ; — par exemple dans Stello, quand il a pris Chatterton, Gilbert et André Chénier pour « symboles » de la condition du poète et de la misère de sa destinée ; — mais la question n’est pas là. Il a mieux choisi dans Laurette, sinon dans la Canne de jonc ou dans la Veillée de Vincennes, que je viens de relire, et que décidément je n’aime point. Mais quand il a tout à fait bien choisi, ou trouvé, comme dans la Mort du loup, dans la Colère de Samson, dans la Maison du berger, — alors, c’est le cas de citer le vers de Virgile, — son inspiration s’élève autant au-dessus de celle de ses contemporains,

Quantum lenta solent inter viburna cupressi,

qu’au-dessus des viornes flexibles la cime aiguë du noir cyprès…

De semblables trouvailles ne pouvaient être que rares ; — et on le conçoit aisément. Plus en effet nos idées s’élèvent, et plus elles se détachent de terre ; plus elles s’épurent, et moins il y en a de traductions plastiques ; ou encore, plus elles se subtilisent, et moins elles ont de corps. Vigny l’a noté lui-même ingénieusement quelque part : « Les hommes du plus grand génie, — lisons-nous dans son Journal, — ne sont guère que ceux qui ont eu dans l’expression les plus justes comparaisons. Pauvres faibles que nous sommes, perdus par le torrent des pensées et nous accrochant à toutes les branches pour prendre quelques points dans le vide qui nous enveloppe ! » Il paraîtra peut-être assez curieux de retrouver la même observation sous la plume de Bossuet, dans son Sixième avertissement aux protestants. « Toutes les comparaisons tirées des choses humaines, y dit-il, sont les effets comme nécessaires de l’effort que fait notre esprit, lorsque prenant son vol vers le ciel, et retombant par son propre poids dans la matière d’où il veut sortir, il se prend, comme à des branches, à ce qu’elle a de plus élevé et de moins impur pour s’empêcher d’y être tout à fait replongé. » C’est précisément ce qui est arrivé à Vigny. Son œuvre, dans son ensemble, a souffert de cette « matérialisation » de la pensée qui semble être une des conditions nécessaires de la poésie ; car comment serait-on poète sans mouvements ou sans images ? Dans son effort vers les hauteurs, il les a quelquefois atteintes, pour ne pas dire qu’il s’y est perdu ; et c’est alors qu’il écrivait : « Ma pensée n’est-elle pas assez belle par elle-même pour se passer du secours des mots et de l’harmonie des sons ? » Il eût pu écrire aussi bien qu’il n’avait point pensé ce jour-là, mais rêvé seulement ! Il retombait quelquefois de tout son poids jusqu’à terre. Mais quelquefois, enfin, dans la rapidité de sa chute, se retenant « comme à des branches » à ce que la nature et l’humanité ont de « plus élevé » et de « moins impur », c’est alors qu’il écrivait ses chefs-d’œuvre.

Quelle était donc sa philosophie ? Personne aujourd’hui ne l’ignore, et M. Paléologue, dans le meilleur chapitre de son livre, l’a définie après M. Faguet, avec et par des traits qui ne manquent ni de sûreté, ni de force, ni même de profondeur. S’il y eut jamais un pessimiste, c’est Vigny ; M. Paléologue a raison de le dire ; et son pessimisme est peut-être « le plus désespéré qui se soit encore traduit dans notre littérature morale ». Je dis : peut-être, et je songe, en le disant, à Pascal, dont le Journal d’un poète rappelle plus d’une fois les Pensées. Qu’est-ce, en effet, que cette « pensée » de Vigny : « Bonaparte aimait la puissance et visait à la toute-puissance : c’était fort bien fait, car elle est un fait et un fait incontestable, facile à prouver, tandis que la beauté d’une œuvre de génie peut toujours se nier ? » N’est-ce pas celle de Pascal : « Cela est admirable : on ne veut pas que j’honore un homme vêtu de brocatelle, et suivi de sept ou huit laquais ! Eh quoi ! il me fera donner les étrivières, si je ne le salue. Cet habit est une force… » À moins qu’on n’aime mieux en rapprocher celle-ci : « Nos rois… n’ont pas l’habit seulement, ils ont la force. Il faudrait avoir une raison bien épurée pour regarder comme un autre homme le grand seigneur, dans son superbe sérail, environné de quarante mille janissaires. » Pascal dit encore : « Toute notre dignité consiste en la pensée. C’est de là qu’il faut nous relever, non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le fondement de la morale. » Et je lis dans le Journal de Vigny : « Consolons-nous de tout par la pensée que nous jouissons de notre pensée même, et que cette jouissance, rien ne peut nous la ravir… » Mais j’y trouve encore cette pensée, que l’on ne saurait trop remettre sous les yeux de ceux qui ne le savent pas assez : « La religion du Christ est une religion de désespoir, puisqu’il désespère de la vie et n’espère qu’en l’éternité. »

C’est vainement que l’on chercherait dans le tempérament ou dans la vie de Vigny les causes de son pessimisme. Il était, à la vérité, peu favorisé du côté de la fortune, et il s’en est plaint amèrement dans son Journal, — plus amèrement qu’on ne le voudrait. « Naître sans fortune est le plus grand des maux » ; et encore : « Mon père resta seul avec peu de fortune : malheur dont rien ne tire quand on est honnête homme ! » C’est faire beaucoup de cas de l’argent. Le gouvernement de la Restauration, dont il avait la petite vanité de se croire l’un des soutiens, lui fit attendre aussi neuf ans ses galons de capitaine ; et j’en conçois son dépit. Mais… il était noble, quoique depuis moins longtemps qu’il ne se plaisait à l’imaginer, et de moins haute origine. Mais… « du plus loin qu’on l’apercevait, nous dit Lamartine, on le remarquait à l’élégance aristocratique de son allure, à la noblesse sans affectation de ses attitudes, au goût et au style de sa toilette ». Mais… tout jeune encore, à vingt-cinq ans, il était célèbre, et c’est à peine si les Méditations avaient été mieux accueillies qu’Éloa. Mais… Qu’ajouterons-nous de plus ? Que les blessures de l’amour-propre ou celles mêmes de la passion trahie, que la douleur physique et la souffrance morale peuvent rendre un homme difficile à vivre, chagrin, mélancolique, misanthrope, insociable : elles ne le rendent pas pessimiste. Le pessimisme prend sa source plus haut : dans la souffrance « métaphysique », si je puis ainsi dire ; dans la conscience que nous avons de la misère de l’humanité ; dans la sourde angoisse qu’entretient au fond d’un cœur l’énigme de la destinée, le pourquoi de la mort, le pourquoi de la vie ; — et peut-être, j’ose le dire, dans le besoin que avons en avons pour ne pas tomber aux jouissances de l’épicurisme vulgaire… Tel fut le pessimisme d’Alfred de Vigny.

N’ai-je pas peut-être assez souvent essayé de le montrer : que, s’ils n’ont pas pour objet de nous faire abdiquer notre sens propre aux mains de la religion, tous les arguments que l’on va répétant contre le pessimisme ne servent en vérité que d’un masque pour couvrir notre attache aux plaisirs de la vie ? Mais ce que je tiens à faire observer une fois de plus, c’est que, dans les âmes un peu hautes, la puissance d’aimer s’engendre de l’excès même du pessimisme ; et Vigny en est l’un des plus nobles exemples qu’il y ait. Du sentiment de la commune misère de l’homme, celui de l’égalité se dégage d’abord, — égalité devant la souffrance, égalité dans la mort, — et, du sentiment de l’égalité, naissent à leur tour ceux de la justice et de la pitié : « Il m’est arrivé de passer des jours et des nuits, écrit Vigny dans son Journal, à me tourmenter extrêmement de ce que devaient souffrir les personnes qui ne m’étaient nullement intimes et que je n’aimais pas particulièrement. Mais un instinct involontaire me forçait à leur faire du bien sans le leur laisser connaître. C’était l’enthousiasme de la pitié, la passion de la bonté que je sentais en mon cœur. » C’est pourquoi, si les Destinées n’ont peut-être pas toujours la correction un peu mièvre parfois, trop étudiée, trop cherchée, l’élégance de contours, le charme subtil et concentré de la Dryade, d’Éloa, — de Dolorida, si l’on veut, — la pitié qui s’y déborde pour se répandre « sur tous les prisonniers de cette terre », — encore une expression à rapprocher du « petit cachot » de Pascal, — n’en fait pas moins d’elles l’œuvre vraiment caractéristique du talent d’Alfred de Vigny. Et son histoire est celle de tous les pessimistes, ou du moins je n’en connais pas un qui n’ait fini comme lui, par trouver, selon l’heureuse expression de M. Paléologue, « dans l’abdication de tout espoir et de toute joie un principe secret de renaissance et de suprême enchantement… » Je voudrais cependant que ces termes fussent un peu moins vagues…

C’est ici qu’à la place de M. Paléologue, et pour achever le portrait, j’aurais mis ce qu’il n’a point dit de Grandeur et servitude militaire. Un seul mot, en passant, sur ces trois récits, « qui demeureront… pour témoigner du degré de perfection où fut porté, dans ce siècle, l’art des Novellieri français », c’est trop, en un certain sens ; mais en un autre ce n’est pas assez. La Veillée de Vincennes, avec de jolis détails, et quelques-uns même d’exquis, est d’ailleurs, et en dépit de beaucoup de prétentions qui percent, une « Nouvelle » presque aussi mal composée que possible. Marie-Antoinette, Vigny et son ami, Timoléon d’Arc… avec sa maîtresse, Pierrette, Sedaine, un vieux soldat, madame de Lamballe, la séance de musique de chambre, l’explosion de la poudrière, tout cela fait ensemble un mélange où l’auteur s’est lui-même embrouillé. La Canne de jonc perd également la moitié de sa valeur, — pour être mal montée, si j’ose hasarder ce méchant jeu de mots. Laurette seule mérite ce qu’en dit M. Paléologue. Mais c’est l’idée du livre qu’il eût fallu mettre en lumière ; et je n’en sache pas où l’on pût mieux voir comment une certaine conception de l’honneur ou plutôt, tranchons le mot, et disons : comment l’orgueil a sauvé Vigny de lui-même ; épuré son pessimisme de ce que nos intérêts lésés, nos affections trahies, ou notre vie manquée risquent parfois d’y mêler d’aigreur et d’égoïsme ; et dirigé sa pensée dans ce que j’appellerai les voies de la méditation active. Je ne dis rien des quelques pages où il a éloquemment réfuté le paradoxe de Joseph de Maistre sur la guerre. Mais est-ce que cette autre page, au moins, ne valait pas la peine d’être rappelée ? « Dans le naufrage universel des croyances, j’ai cru apercevoir un point qui m’a paru solide… Je l’ai approché, j’en ai fait le tour, j’ai vu sous lui et au-dessus de lui, j’y ai posé la main, je l’ai trouvé assez fort pour servir d’appui dans la tourmente, et j’ai été rassuré… Cette foi, qui me semble rester à tous encore et régner en souveraine dans les armées, c’est l’honneur… Une vitalité indéfinissable anime cette vertu bizarre, qui se tient debout au milieu de tous nos vices… C’est une vertu tout humaine que l’on peut croire née de la terre, sans palme céleste après la mort, c’est la vertu de la vie. » Avons-nous tort de croire que ce panégyrique de « la vertu de la vie », en achevant de nous expliquer le pessimisme d’Alfred de Vigny, eût achevé aussi de mettre son portrait en place ? Si le pessimisme est dangereux, il ne l’est que pour ceux qui ne l’entendent pas, et, ne l’entendant pas, ne savent pas non plus en dégager ce qu’il contient en lui d’encouragement à l’action.

Que M. Paléologue ne m’en veuille donc point, si je dis que, cette page, j’eusse mieux aimé la relire dans son livre que d’y retrouver la chronique des amours du poète avec madame Dorval, ou l’histoire encore de sa réception à l’Académie française. La faute en est à Vigny, je le sais ; et sa candidature ou ses candidatures, ses visites, sa réception, Baour-Lormian, Royer-Collard, dans « robe de chambre », avec « la serviette au col du Légataire universel », M. Molé lui-même, occupent trop de pages du Journal du Poète. Sainte-Beuve est survenu là-dessus, dont l’article « célèbre » lui fait à vrai dire moins d’honneur encore qu’à Vigny. Lorsqu’on veut attaquer ses anciens amis, et, pour des « histoires de femmes », quand on veut leur reprendre les éloges dont on les avait autrefois accablés, il faut trouver un moyen de le faire sans trahir la cause de la littérature et de la poésie. Mais, que nous importent à nous ces vieilles histoires, et faut-il qu’elles fassent à jamais partie de la biographie d’un grand poète ? Je ne me rappelle pas en avoir trouvé trace dans l’article de M. Faguet… Je n’y en ai point trouvé non plus de madame Dorval ; et à ce propos, comment Paléologue n’a-t-il point vu que, de chercher dans le malheureux dénouement des amours de Vigny les causes de son pessimisme, c’était faire bien pis que de les attribuer, — comme il a fait un peu bien délibérément celles du pessimisme de Byron ou de Chateaubriand, — à son simple égoïsme ? Au temps de Moïse et d’Éloa je ne sache point que Vigny connût madame Dorval, et puis… quand en finirons-nous de composer l’histoire des « grands écrivains de la France » avec le récit de leurs petitesses ?

Aussi ne reprocherai-je point à M. Paléologue d’avoir, ou rejeté bravement dans l’ombre, ou à peine indiqué quelques côtés tout à fait déplaisants du caractère de Vigny. Sa morgue, cette hauteur d’estime où il était de lui-même, cette « réserve polie des manières du grand monde », qui n’est souvent qu’une forme du dédain, et ce qu’il semble bien que son abord eût d’hostile, tout cela, que l’on retrouve à chaque ligne de son Journal, ou que l’on entrevoit à travers le poète, M. Paléologue ne nous en a rien dit, et, tout pesé, je crois qu’il a bien fait. Mais voici peut-être une question plus intéressante, qu’il n’a pas même posée, bien loin de la traiter, et cependant qu’il faudrait que l’on eût résolue, je ne dis pas pour parler de Vigny seulement, je dis de l’écrivain, grand ou petit, quel qu’il soit, dont on veut écrire soi-même.

C’est celle de savoir si, de l’œuvre d’un poète ou d’un romancier, nous avons le droit d’extraire, en quelque sorte ce que nous en aimons ou ce que nous y trouvons de supérieur ; s’il nous est permis d’oublier dans quel fatras souvent quelques rares inspirations sont pour ainsi dire étouffées ; et dessinant ou peignant un « portrait littéraire », si nous n’y ferons entrer que ce qui loue notre modèle, mais rien de ce qui pourrait nuire à la fausse ressemblance que nous en donnons ainsi. Figurez-vous donc un Barbier, en qui l’on déciderait de ne voir que l’auteur des Ïambes et au besoin d’il Pianto ; un Bernardin de Saint-Pierre, en qui l’on ne nous montrerait que l’auteur de Paul et Virginie ; un Prévost encore, dont on ne retiendrait que l’unique Manon Lescaut. Ce serait faire tort aux Voltaire, aux Chateaubriand, aux Victor Hugo de ce qu’il y a de puissance dans leur fécondité même. Une « réussite » ne prouve rien, pas plus en art qu’ailleurs. Ou n’est pas un grand général pour avoir gagné une bataille, si l’on n’en a jamais gagné qu’une. On n’est pas non plus un grand poète pour s’être élevé si haut, une fois en sa vie, que l’on n’a plus pu se retrouver ni se recommencer soi-même. Mettons deux, trois, mettons dix fois : il semblera toujours naturel que la valeur d’un écrivain se détermine par rapport à la totalité de son œuvre, dont les parties médiocres compteront comme les bonnes, serviront souvent à les expliquer, et n’en changeront pas la qualité, sans doute, mais ne laisseront de modifier notre jugement sur l’homme. S’il n’y a rien de plus banal, il n’y a rien de plus oublié. Et Alfred de Vigny, — qui est l’auteur du Bal, s’il est celui de la Colère de Samson, l’auteur des Amants de Montmorency, s’il est celui de la Maison du berger, — est justement l’un de ceux à l’occasion de qui la question se pose.

Entre plusieurs moyens qu’il y a de la décider selon les cas, il n’en est guère de plus loyal, ni de plus sûr que de considérer la nature, l’étendue, la profondeur enfin de l’influence exercée. C’est précisément par-là que Vigny se relève. Je ne parle pas seulement de l’influence que ses exemples ont eue sur ses contemporains, « les romantiques » de la première heure, et de la seconde aussi : Lamartine même, Hugo, Musset. Si Cinq-Mars a suivi les romans de Walter Scott, il a précédé tous les romans prétendus « historiques » de l’école ; et je ne sais pas si Dolorida est « bien supérieure aux Andalouses de romance chantées plus tard par Alfred de Musset », — j’ose même en douter, — mais je sais que les Espagnoles de Musset nous viennent d’elle. Pareillement, si la transposition en est adroite et heureuse — du mode antique sur le mode moderne et parisien — l’Idylle d’Alfred de Musset est inspirée de la Dryade.

Ida, j’adore Ida, la légère bacchante,
Ses cheveux noirs, mêlés de grappes et d’acanthes
Sur le tigre, attachés par une griffe d’or,
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encor
En chantant Évohé ; sa démarche chancelle,
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle,
S’élancent, et son œil, de feux étincelant,
Brille comme Phœbus sous ce signe brûlant.

La Dryade est datée de 1815 ; et Sainte-Beuve prétend là-dessus que Vigny l’aurait antidatée pour écarter de lui le reproche d’avoir imité Chénier, dont la première édition ne parut qu’en 1819. Marie-Joseph communiquait volontiers les papiers de son frère, et l’on sait que Millevoye ne s’était pas fait faute de s’en inspirer. Mais Éloa n’appartient certainement qu’à Vigny, et il est bien difficile de croire qu’en écrivant la Chute d’un ange, Lamartine ne s’en soit pas souvenu. M. Paléologue m’a paru croire aussi qu’on retrouverait quelques traces d’une influence de Vigny dans quelques parties de Jocelyn. Enfin, pour Victor Hugo, n’est-ce pas l’une des idées les plus chères à l’auteur de Chatterton qu’il a reprise, pour l’amplifier de toute la splendeur de sa rhétorique, dans la pièce des Rayons et les Ombres intitulée Fonction du poète, ou, plus tard, dans les Mages ? Cela ne l’a pas empêché, dans son Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, d’oublier que Vigny avait été l’un des témoins de son mariage, et, dans un article enthousiaste qu’il avait écrit jadis sur Éloa, de remplacer Éloa par le Paradis perdu, et Vigny par Milton.

Mais, très réelle sur ses contemporains d’âge et de réputation, l’influence de Vigny a été bien plus considérable encore sur un Victor de Laprade ou sur un Charles Baudelaire, sur M. Leconte de Lisle et sur M. Sully Prudhomme…

Supposez donc qu’au lieu d’habiter dans une âme noble, et un peu dédaigneuse de complaire à la foule, le pessimisme de Vigny soit tombé dans une âme inférieure, désireuse ou avide à tout prix d’étonner ou de scandaliser : — c’est la graine des Fleurs du Mal, si je puis ainsi dire, jetée dans le terrain le plus propre à son évolution.

Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère, épouvantée et pleine de blasphèmes,
Crispe ses poings vers Dieu qui la prend en pitié.

Qu’est-ce que cette pièce autrefois célèbre, qu’aux environs de 1866 de jeunes hommes hurlaient avec enthousiasme dans les cafés du quartier latin, sinon la transcription de l’idée de Stello dans une langue violente ou forcenée, dont on aurait choisi scrupuleusement tous les mots, pour leur faire déshonorer ce qu’ils exprimeraient ? Et ce sujet encore, que nous trouvons inscrit au Journal d’un poète, qui l’eût mieux traité que l’auteur d’une Martyre ? « Un Christ dans une alcôve. Rêve d’une femme qui l’entend lui reprocher les plaisirs qu’elle a goûtés avec son amant devant la croix. Elle souffre et se sent percer les mains en expiation toutes les nuits. » Vigny et Sainte-Beuve sont deux des maîtres de Baudelaire : le Sainte-Beuve « carabin » ; et le Vigny mystique « en qui, comme le dit M. Paléologue, la pensée de la volupté s’associait presque toujours à celle de la damnation ». Je ne nie pas d’ailleurs que Baudelaire, de son propre fonds, ait ajouté beaucoup aux leçons de ses maîtres.

Si Sainte-Beuve et Vigny sont deux des maîtres de Baudelaire, Vigny encore et Gautier sont deux de ceux de M. Leconte de Lisle. Je sais les différences, et que, par exemple, à son tour, c’est l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares qui a fait comprendre, à Gautier même, le prix que pouvait avoir, en poésie, la réalisation de la beauté pure. Plus d’une fois, j’ai pris plaisir à louer aussi dans ses vers une largeur, une franchise, une netteté d’exécution, un choix de marbres et de gemmes, — si je puis ainsi parler, — une précision de dessin et une intensité de couleurs qui manquent trop souvent à Vigny. Mais je retrouve l’auteur de la Dryade, celui de Symétha, de la Fille de Jephté, même du Bain d’une dame romaine, dans l’auteur des Poèmes antiques. Et, dans des vers comme ceux-ci :

Dieu triste, Dieu jaloux qui dérobes ta face,
Dieu qui mentais, disant que ton œuvre était bon,
Mon souffle, ô pétrisseur de l’antique limon,
Un jour redressera ta victime vivace.
Tu lui diras : « Adore » ; elle répondra : « Non ! »

n’est-ce pas aussi la philosophie de l’auteur du Mont des Oliviers qu’on retrouve ? sa tranquille et hautaine incrédulité ? son stoïcisme aussi ? et, — avec quelque chose enfin de moins vibrant et de moins communicatif, — son pessimisme ?

Je pourrais poursuivre ; et jusque chez nos symbolistes contemporains, je n’aurais pas de peine à montrer l’influence de Vigny. « Le rêve est aussi cher au penseur que tout ce qu’on aime dans le monde réel, écrivait-il, et plus redoutable que tout ce qu’on y craint. » Et ailleurs encore, dans son Journal intime, M. Paléologue a relevé ce passage inédit : « Mon âme tourmentée se repose sur des idées revêtues de formes mystiques… Âme jetée aux vents comme Françoise de Rimini. Ton âme, ô Francesca, montait tenant entre tes bras l’âme bien aimée de Paolo : mon âme est pareille à toi ! » Aussi nul en son temps n’a-t-il eu plus que lui le sens du mystère et celui du symbole. Mystère, c’est le titre qu’il a donné lui-même à son Déluge, à son Éloa ; et pour des symboles, je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup de plus beaux que cette même Éloa, que la Maison du berger, que la Colère de Samson. Peut-être seulement sont-ils trop clairs ou trop transparents pour nos symbolistes actuels ; et M. Henri de Régnier ou M. Francis Vielé-Griffin croiront sans doute que je plaisante si je dis que je ne leur souhaite que d’en réaliser de semblables. Je leur reconnais cependant le droit d’y faire entrer tout ce que, depuis un demi-siècle, le pessimisme a pris de conscience de lui-même ; le rêve, de fluidité, si je puis ainsi dire, ou d’inconsistance nouvelle ; et, le vers français enfin de nouvelle souplesse…

En conclurons-nous maintenant, avec M. Paléologue, que « Vigny n’appartient pas seulement à notre littérature nationale ; qu’il a sa place marquée dans l’histoire générale des esprits, dans la lignée des Lucrèce, des Dante et des Goethe, dans l’élite des grands inspirés » ? Oh ! que voilà de bien grands noms, peut-être ; et que M. Faguet a mieux dit quand, après avoir analysé la philosophie de Vigny, il ajoutait, tout simplement : « C’est le plus grand artiste du siècle qui pouvait naître d’un esprit ainsi fait ! » Vigny, qui n’ignorait pas lui-même combien l’exécution était inférieure chez lui à la conception, n’en eût pas, je crois, demandé davantage. Il en a même demandé moins, dans ses derniers vers, qu’il écrivait six mois à peine avant sa mort :

Jeune postérité d’un vivant qui vous aime,
Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés.
Je peux en ce miroir me connaître moi-même,
Juge toujours nouveau de nos travaux passés !
Flot d’amis renaissants ! Puissent mes destinées
Vous amener à moi, de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, — et pour moi c’est assez.

C’est une satisfaction que n’ont point refusée à son ombre les deux ou trois générations qui sont, depuis lui, venues à la vie publique, et nous espérons que celles qui viendront ne la lui refuseront pas davantage.

La philosophie de Schopenhauer et les conséquences du pessimisme2 §

Il n’y a pas encore très longtemps qu’annonçant la première traduction française, par M. J.-A. Cantacuzène, du principal ouvrage de Schopenhauer : le Monde comme volonté et comme représentation, nous en prenions prétexte pour justifier le philosophe de quelques imputations ridicules, et pour dégager du fond de son système ce qu’il nous paraissait contenir d’essentiel, de plus original, et de vraiment durable. Nous avions cependant peu parlé de son pessimisme. C’est qu’on en parlait beaucoup alors, autour de nous ; et, sans doute, on sait assez qu’il n’y a rien de plus fâcheux pour une doctrine philosophique que d’être, comme l’on dit, à la mode. Non pas, assurément, que tout le monde n’ait le droit d’en juger, et le devoir même, quand elle n’est, à vrai dire, comme le pessimisme, qu’une conception ou qu’une théorie de la vie. Mais le propre de la mode est, — si j’osais risquer ce barbarisme expressif, — de futiliser tout ce dont elle s’occupe, afin de le pouvoir commodément traiter dans ses salons ou dans ses journaux ; et je n’en voudrais pour preuve, au besoin, que les plaisanteries qu’on entend faire encore quelquefois sur le pessimisme, ou que la manière dont on parle de Schopenhauer dans la Vie parisienne et dans le Charivari. Ce qu’elle a de moins bouffon n’aura pas consisté, j’imagine, à travestir en un pédant de philosophe l’homme du monde qui a le plus détesté « les professeurs de philosophie » ; et à faire de son nom, qui est celui du plus spirituel des Allemands, le synonyme d’obscurité métaphysique, de lourdeur, et d’ennui savant. Mais maintenant qu’il semble que la mode se soit détournée de Schopenhauer et du pessimisme vers d’autres objets qui lui conviennent mieux, c’est le moment d’y revenir, et pour cela de profiter de l’excellente et toute récente traduction de M. A. Burdeau. Parmi tant d’autres occupations qu’il a, si le savant député de Lyon a consacré trois ans de ses loisirs à traduire de nouveau le Monde comme volonté et comme représentation, c’est probablement qu’il a cru qu’on avait assez mal jugé Schopenhauer, en France, et que le procès du pessimisme n’était pas encore terminé. Nous qui le croyons comme lui, nous ne nous pardonnerions pas de laisser échapper l’occasion de le dire ; — et, si nous le pouvons, de le prouver.

« Les recherches de morale, a dit quelque part Schopenhauer lui-même, présentent une importance incomparablement supérieure à celle des recherches de physique, ou de toute autre recherche en général » ; et, en le disant, il a bien indiqué ce qui fait le caractère original de sa philosophie, comme aussi la supériorité du pessimisme sur toutes les doctrines qu’on essaie de lui opposer. Le pessimisme est une morale : l’optimisme, — et je n’entends pas ici l’optimisme vulgaire, celui de Béranger, par exemple, ou de Paul de Kock, mais l’optimisme philosophique, celui de Spinosa, si l’on veut, ou celui de Leibniz, — l’optimisme, lui, n’est et ne peut être qu’une métaphysique. Lorsque Leibniz proclame que « tout est au mieux dans le meilleur des mondes », il n’en sait rien. Il ne dit rien, au moins, qui soit fondé sur l’expérience actuelle de la vie. C’est une conséquence qu’il tire d’une certaine idée qu’il s’est formée de Dieu, dont la « toute-puissance » ne serait qu’un leurre, et la « bonté » qu’un mot, si ce monde, qui passe pour être le chef-d’œuvre de ses mains, était radicalement mauvais. Il fait de la métaphysique. Pareillement, pour suivre Hegel à travers les détours et les obscurités de sa Philosophie de la nature ou de sa Philosophie de l’histoire, il faut que l’on commence par lui consentir ou par lui passer un certain nombre de définitions et d’axiomes. Hegel fait encore de la métaphysique. Mais ce qui fait la force du pessimisme, c’est que, s’il se couronne, en quelque sorte, aussi lui, d’une métaphysique, elle est induite, non déduite ; ultérieure à la connaissance de l’homme et de la vie, non pas antérieure ; tirée du spectacle et de l’expérience des choses, au lieu de leur être comme imposée et superposée du dehors. Schopenhauer ne nous demande que de jeter avec lui les yeux sur ce qui nous entoure, de considérer le train ou les accidents de la vie quotidienne, et, quoi qu’il avance ou qu’il affirme, nous ne le comprenons pas, si nous n’entendons pas qu’il nous invite à le contrôler, en nous en procurant lui-même les moyens. Être ou ne pas être : lequel des deux vaut mieux ? La vie est-elle bonne, ou est-elle mauvaise ? La nature est-elle une mère pour nous, ou la spectatrice impassible de nos misères et de nos souffrances ? Autant de questions de fait, qui ne se résolvent point par d’autres, sur lesquelles nous ne pouvons qu’interroger la nature, la vie, et l’être même. Il ne saurait y en avoir de mieux posées, plus simplement, plus clairement. Il est vrai qu’en revanche il n’y en a pas non plus que les hommes aiment moins à se faire, parce qu’il n’y en a pas dont ils sachent mieux quelle sera la réponse. Par des chemins où les plaisirs mêmes sont des pièges tendus à notre étourderie, nous allons insensiblement à la mort, et la mort ne nous sert que d’un sanglant passage, non pas même peut-être au néant, mais à un inconnu plus formidable encore que la vie.

C’est ici, je le sais bien, que toutes les sortes d’optimistes triomphent. Cette conception de la vie ne leur paraît pas conforme à la réalité, disent-ils ; et d’ailleurs ils la trouvent désolante. Avec tout ce qu’elle traîne de maux après elle, la vie n’est pas à leurs yeux si mauvaise ; et quand ils repassent la leur en mémoire, ils disent qu’ils la recommenceraient volontiers. Si la douleur est réelle, le plaisir ne l’est-il pas aussi ? Boire, manger, dormir, et le reste, cela ne vaut-il pas la peine d’être né ? Puisque d’ailleurs les pessimistes trouvent la vie si triste, que n’en sortent-ils donc ? Mais ils s’en donnent bien de garde, et même on ne voit pas qu’ils soient moins empressés que les autres à courir aux plaisirs !… Mais j’aurais honte, en vérité, si j’insistais sur de semblables arguments. Qui ne voit, en effet, qu’ils ne sont que le développement plus ou moins ingénieux du vers :

Quand Auguste avait bu, la Pologne était ivre ?

Les plaisirs de quelques-uns ne suffisent pas au bonheur des autres ; et, pour le vrai pessimiste, la question n’est pas du bonheur d’Auguste, mais des souffrances des hommes, ou plus généralement, de la misère inhérente à notre condition. Il faudrait, d’ailleurs, examiner de quel prix nous payons nos prétendus plaisirs, et peut-être alors nous aviserions-nous qu’il convient d’en changer le nom. C’était l’opinion de Swift, dans ses Voyages de Gulliver, qu’il ne semble même avoir écrits que pour la démontrer. Le plaisir n’est qu’à la surface, mais le mal est à la racine. Quand ils nous opposent de semblables réponses, les optimistes ne prouvent qu’une chose, qui est qu’ils n’entendent pas la doctrine qu’ils croient réfuter. Mais ils le prouvent bien plus éloquemment encore, quand ils se récrient sur les conséquences du pessimisme ; et c’est ce que je voudrais surtout leur faire voir. Bien loin d’être capable d’aucune conséquence que l’on doive redouter, le pessimisme ne saurait être, et n’a été, en fait, qu’utile et bienfaisant dans l’histoire, pour l’individu, pour la société, et pour l’humanité.

Admettons, en effet, que la vie soit mauvaise, et la condition d’homme radicalement misérable. C’est ici, pour le dire en passant et d’abord, le principe même de tout changement, et de tout progrès, par conséquent. Qui se trouve bien ne change pas de place ; et le grand danger de l’optimisme est de limiter en tout temps nos aspirations aux bornes de la vie actuelle. Mais il fait pis encore, comme le remarque Schopenhauer, quand il s’élève jusqu’au panthéisme. Car alors il devient la théorie même de l’immoralité. « Si le monde est une théophanie, — c’est-à-dire si son histoire n’est que celle des manifestations de la divinité, — toutes les actions de l’homme et même de l’animal deviennent également divines et excellentes ; il n’y a plus de blâme, plus de préférence possible. Il n’y a plus de morale. De là provient, à la suite du renouvellement du spinosisme et du panthéisme en nos jours, ce profond abaissement de la morale ; de là ce plat réalisme qui a conduit à en faire un manuel de la vie régulière dans l’État et dans la famille, et à placer dans un philistinisme parfait, méthodique, tout occupé de ses jouissances et de son bien-être, la fin dernière de l’existence humaine. » Le quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation est plein de semblables passages, dont la signification n’est pas douteuse, et que nous recommandons aux lecteurs, comme aussi les Appendices qui le complètent ou qui l’éclaircissent… Mais il semble malheureusement que, pour parler chez nous de Schopenhauer, on ait en général commencé par négliger de le lire ; à moins encore que l’on n’en ait lu précisément que ce que l’on pouvait se passer d’en lire, pour n’en point lire ce qui contient l’expression de sa véritable pensée : la Théorie de la négation du vouloir vivre, par exemple ; ou l’Ordre de la Grâce ; ou son Épiphilosophie.

Car, de ce que la vie est mauvaise, on aurait alors compris que ce qui résulte, c’est qu’elle n’a point sa raison d’être ni sa fin en elle-même ; que c’est, par conséquent, son dénouement qui la juge ; et qu’elle n’est quelque chose de plus qu’une agitation sans objet qu’en devenant la constante méditation de la mort. On peut comparer la façon dont Schopenhauer a parlé de la mort, avec celle de notre Bourdaloue, dans un de ses plus beaux et plus solides sermons : sur la Pensée de la mort. Pour le philosophe comme pour le prédicateur chrétien, c’est de la mort même que nous apprenons à mépriser la mort, mais aussi, par un juste retour, à ne pas estimer au-delà de ce qu’elles valent réellement les satisfactions de la vie. La mort seule donne à la vie son intérêt et son sens : elle seule en détermine le prix et la valeur. Parce que nous sommes les seuls de tous les êtres qui connaissions la mort, c’est pour cela que nous sommes hommes ; et quelque ressemblance qu’on puisse trouver d’ailleurs entre l’homme et l’animal, c’est cette connaissance de la mort qui met entre eux un abîme. On pourrait définir l’homme : un animal qui connaît la mort, et qui, sans la certitude et l’effroi qu’il en a, ne serait rien de ce qu’il est, si, comme le dit Schopenhauer, « la mort est proprement le génie inspirateur de la philosophie ». C’est à quoi ne songent pas ceux qui trouvent la méditation de la mort inélégante, comme ils disent, et même volontiers un peu vile. Mais nous, avec Schopenhauer et avec Bourdaloue, c’est au contraire la méditation de la vie que nous trouverions bien courte et bien grossière. Car, à quoi sert-elle, en développant en nous la volonté de vivre, qu’à y nourrir en même temps tout ce qu’il y a d’instincts bas et vulgaires ? qu’à nous rendre les esclaves affairés de nos sens et de nos passions ? qu’à rétrécir l’horizon de notre pensée ? Seulement, ce que Bourdaloue, dans le sermon sur la Pensée de la mort, n’établit que sur la confiance qu’il met dans sa religion, Schopenhauer y arrive par un autre chemin. Nous dirons tout à l’heure l’avantage qu’il y a trouvé…

Pour le moment, c’est assez si l’on voit la conséquence toute morale qui découle de cette conception de la mort. Aspirer à la mort, dans le langage de Schopenhauer, ce n’est point se suicider soi-même, ni conseiller aux autres d’en faire autant, — comme on l’a dit en croyant ainsi ridiculiser la doctrine, — mais c’est leur conseiller, et c’est soi-même s’efforcer d’anéantir en soi ce qu’il appelle la volonté de vivre. Or, la volonté de vivre, c’est la volonté sourde et instinctive de persévérer dans notre être ; c’est la tendance que nous avons de tout ramener à nous comme au centre du monde ; c’est la disposition que nous tenons de la nature à considérer les autres et l’univers entier, si nous pouvions nous en rendre maîtres, comme autant de moyens mis à notre portée pour la réalisation de la fin que nous sommes seuls pour nous-mêmes. Qu’en résulte-t-il donc ? sinon que, tout ce que nous gagnons sur la volonté de vivre, nous le gagnons sur l’instinct et sur l’égoïsme ? À chaque effort que nous faisons pour nous déprendre et nous dépouiller de nous-mêmes, c’est un vice que nous attaquons dans sa source, et c’est une vertu dont nous commençons l’apprentissage. Nous commençons par mettre leur juste prix aux biens qui n’en sont point, tels que la fortune et la gloire ; — ce qui ne signifie pas que nous ne les poursuivions pas, puisqu’enfin la société des hommes est fondée en partie sur l’estime commune qu’ils en font ; — mais nous n’y mettons plus le même empressement, la même ardeur, la même âpreté. C’est la justice qui triomphe en nous de l’égoïsme. Faisons un pas de plus, si nous en sommes capables. Renonçons à ces biens qu’on estime, et quittons-en, pour ainsi dire, aux autres, la part que nous aurions pu, si nous l’avions voulu, nous attribuer. C’est la charité qui s’ajoute à la justice, qui la complète, et qui l’achève. Poussons plus loin encore ; élevons-nous plus haut : « reconnaissons notre être propre dans toute autre créature », et ne demandons pas d’autre destinée pour nous « que celle de l’humanité en général ». La charité est devenue dévouement, le dévouement abnégation, et l’abnégation sacrifice. C’est alors que la mort peut venir, ou plutôt c’est justement là ce que les hommes appellent la mort, quoique ce ne soit, si l’on y réfléchit, que le terme de la perfection. J’aimerais que l’on me dît ce que l’on trouve de « dangereux » dans une telle doctrine ; ce que signifient les éloquents anathèmes que l’on a lancés, que beaucoup de nos philosophes lancent encore tous les jours contre elle ; — et si l’on a fait attention qu’ils retombaient d’abord sur presque toutes les religions.

Nous objectera-t-on qu’en la résumant nous altérons peut-être la doctrine de Schopenhauer ? De peur qu’on ne le prétende, il faut donc ici que nous citions ses propres termes, et que nous le laissions lui-même nous montrer, dans la conformité de ses principes avec ceux du bouddhisme ou du christianisme, une confirmation de la vérité de son pessimisme. Il vient de comparer sa théorie de l’affirmation du vouloir-vivre avec celle du Péché Originel, et sa théorie de la volonté avec celle de la Rédemption ; et il s’exprime ainsi : « Ces dogmes de la religion chrétienne ne se rattachent pas directement à la philosophie, mais, en les appelant ici en témoignage, mon intention a été de montrer que la morale issue de mes études pourra bien paraître neuve et singulière dans son expression : elle ne l’est point dans le fond. Bien loin d’être une nouveauté, elle s’accorde pleinement avec les véritables dogmes chrétiens, qui la contiennent en substance et qui la résument. Et les dogmes chrétiens eux-mêmes s’accordent non moins parfaitement, malgré la radicale diversité des formes, avec les doctrines et les préceptes moraux qui sont contenus dans les livres sacrés de l’Inde. » On ne saurait mieux dire. C’est l’honneur du pessimisme que de faire le fond des religions supérieures qui se partagent encore aujourd’hui le monde. Mais, réciproquement, celles des religions que l’on peut appeler inférieures, — comme le judaïsme, — ou qui ne sont qu’à peine des religions, comme le naturalisme grec, — c’est ce qu’elles contiennent d’optimisme qui en fait l’infériorité. Une religion qui n’est pas pessimiste est à peine une morale ; elle n’est tout au plus qu’une discipline, ou pour mieux dire une observance ; elle est rarement une philosophie ; elle n’est jamais une religion.

« Que si d’ailleurs le christianisme, dans ces derniers temps, ainsi que l’écrivait Schopenhauer lui-même aux environs de 1818, a oublié sa première signification, et a dégénéré en un plat optimisme, nous n’avons pas à nous en soucier » ; non plus que de la dégradation du bouddhisme, tel qu’on l’observe de nos jours au Thibet ou en Chine. C’est en effet le sort de toutes les orthodoxies que, corruptibles dans les mœurs de ceux qui les représentent, elles aillent toujours en dégénérant de leur pureté primitive ; et, cette nécessité même, à laquelle on ne voit pas qu’aucune d’elles ait échappé dans l’histoire, ne pourrait-elle pas servir encore d’une preuve indirecte à la vérité du pessimisme ? Ce qu’en tout cas on ne peut nier, à moins de nier l’évidence même, c’est qu’à leur origine, dans leur fond et en soi, le bouddhisme et le christianisme soient des religions pessimistes. Elles le sont, quant à leur origine ; — comme étant l’une et l’autre sorties, à cinq ou six cents ans d’intervalle, de l’excès de la souffrance humaine et du dégoût ou de l’horreur de la vie. Elles le sont, quant à la manière dont elles se sont propagées, répandues, établies dans le monde ; — par la conspiration de tout ce qu’il y avait de misérables aux yeux de qui leurs promesses sont venues faire luire l’espérance d’une condition meilleure. Elles le sont quant à leur enseignement ; — si ce que Jésus en Palestine, et Çakya-Mouni dans l’Inde ont prêché l’un et l’autre aux hommes, c’est le détachement des biens de ce monde, c’est la mortification de l’égoïsme, c’est le renoncement à soi-même. Elles le sont enfin quant à leur discipline ; — dont les observances, quand on les entend bien, n’ont d’autre objet, en rappelant aux hommes qu’ils sont égaux devant la souffrance et la mort, que de faire vivre l’individu d’une vie qui ne soit pas la sienne, mais celle de l’humanité tout entière. Qu’importe après cela que, depuis deux mille ans, elles aient dû l’une et l’autre pactiser avec le monde, et donner quelque chose, pour ainsi dire, à la faiblesse humaine ? Il suffit que l’on voie ce qu’elles ont voulu faire. J’ose affirmer qu’elles n’en auraient jamais pu concevoir la pensée sans la complicité de l’universelle persuasion que la vie est mauvaise. Et je puis bien ajouter qu’elles ont atteint le but qu’elles se proposaient, si nous ne pouvons être impunément optimistes aujourd’hui que grâce à ce qu’elles ont introduit de pessimisme dans la conception de la vie, dans le jugement de la conduite humaine, et dans la règle de la morale.

Il n’y a rien, dans tout son livre, sur quoi Schopenhauer ait insisté davantage ni qu’il ait plus fortement exprimé. Lisez plutôt encore ce passage caractéristique sur le protestantisme. « Le protestantisme, par l’exclusion de l’ascétisme et de ce qui en est le centre, le côté méritoire du célibat, a renoncé proprement à la substance intime du christianisme et ne peut être ainsi regardé que comme un rameau détaché de ce tronc. Ce caractère s’est manifesté de nos jours par la transformation insensible du protestantisme en un plat rationalisme. Ce pélagianisme moderne aboutit en dernier lieu à la doctrine d’un père aimant qui a créé le monde, pour que tout s’y passe à la satisfaction et à l’agrément de chacun, — en quoi, à la vérité, il n’aurait guère réussi, — et qui, dans la suite, pour peu que nous nous accommodions à sa volonté sur certains points, nous ouvrira un monde plus agréable encore. Ce peut être là une bonne religion pour des pasteurs protestants, aisés, mariés et éclairés, mais ce n’est pas un christianisme. Le christianisme enseigne que la race humaine s’est rendue gravement coupable du fait même de son existence, que le corps aspire à en être affranchi, mais ne peut gagner son salut qu’au prix des plus lourds, sacrifices, du renoncement à soi-même, et par suite au prix d’une conversion totale de la nature humaine. » C’est ce qu’enseigne aussi Schopenhauer ; et en vérité j’admire qu’on ait pu s’y méprendre. Mais ce que j’admire bien davantage encore, c’est qu’on n’ait pas pris garde, en affectant de railler une semblable doctrine, de quelles autres doctrines, sous le nom d’optimisme, — basses et plates, comme il a raison de les qualifier, — on faisait les affaires.

C’est comme encore quand on a dénoncé le danger social du pessimisme. Il l’avait dit, pourtant, en propres termes, que « notre erreur fondamentale à tous, consistant à nous croire réciproquement les uns pour les autres des non-moi, se montrer au contraire juste, noble et humain, ce n’était pas autre chose que traduire sa métaphysique en action ». Et il avait également dit, en termes plus généraux encore, dont sa philosophie tout entière n’est que le commentaire ou le développement, que « la morale est le contraire de la nature ». Que trouve-t-on là de dangereux ? ou plutôt le danger n’est-il pas dans la doctrine adverse ? et pour n’en citer ici qu’un seul exemple, si jamais on réussissait à persuader aux hommes que « la vie est bonne », où trouverait-on des bornes et des restrictions au droit de jouir que chacun de nous apporte en naissant, sinon dans ce qu’il y a de moins respectable et de plus odieux au monde, c’est-à-dire dans l’égoïsme et dans la tyrannie de ceux qui détiennent les biens de ce monde ? Oui, si « la vie est bonne », si son objet est en elle-même, si l’unique fin qu’on nous propose est de nous satisfaire et de jouir, nous avons tous les mêmes droits sur les biens de la vie ; et comme d’ailleurs le nombre en est toujours moins grand que le désir de les posséder n’est ardent, c’est entre nous et ceux qui en prennent notre part la ruse et la perfidie, la force et la violence qui seules décideront. Les optimistes y ont-ils quelquefois songé ? que depuis cent cinquante ou deux cents ans que leurs principes, — renouvelés de ceux de l’antiquité classique, où quelques milliers de citoyens vivaient du loisir que leur faisaient quelques millions d’esclaves, — ont gouverné le monde, c’est depuis lors qu’il n’y a plus eu d’autre morale que celle du succès ? Mais comment ne voient-ils pas qu’en transportant dans l’ordre social, qu’en essayant du moins d’y transporter, les lois de l’ordre naturel, c’est l’égoïsme dont ils ont fait la règle des actions humaines, comme il est celle des actions de l’animal ? Comment surtout ne se rendent-ils pas compte que, si jamais le poids de la vie n’a pesé plus lourdement sur les hommes que dans le siècle où nous sommes, c’est depuis que nous avons cessé de croire que la vie est mauvaise en son fond ?

On pourrait ajouter bien d’autres réflexions encore. En voici une qui touchera peut-être quelques démocrates. C’est que nulle part ailleurs que dans le pessimisme on ne saurait trouver de fondement solide au dogme de l’égalité. Car l’inégalité est la loi de nature. Ni en force, ni en intelligence, ni en courage nous ne sommes tous égaux ; à peine même peut-on dire que nous le soyons en besoins. Mais, quelque différence qui sépare un homme d’un autre homme, elle s’évanouit, et l’égalité reparaît dans la souffrance et devant la mort. C’est encore ce que Bourdaloue, dans le beau sermon que nous citions plus haut, a éloquemment développé. « Quand, selon l’expression de l’Écriture, nous descendons encore tout vivants et en esprit dans le tombeau, et que le savant s’y voit confondu avec l’ignorant, le noble avec l’artisan, le plus fameux conquérant avec le plus vil esclave, même terre qui les couvre, mêmes ténèbres qui les environnent, mêmes vers qui les rongent, même corruption, même pourriture, même poussière : Parvus et magnus ibi sunt, et servus liber a domino suo… C’est alors, mes chers auditeurs, que la mort nous remet devant les yeux la parfaite égalité qu’il y a entre les autres hommes et nous… » Mais, à défaut de la méditation de la mort, le spectacle de la souffrance n’y pourrait-il pas suffire ? Et quand nous voyons ce que la douleur ou la maladie peuvent faire du plus courageux, du plus intelligent, et du plus puissant d’entre nous, — un accès de goutte ou une colique obscurcir l’esprit le plus lucide et anéantir la volonté la plus ferme, — n’est-ce pas alors que nous comprenons la vanité des distinctions humaines ? que nous sentons la solidarité qui lie les plus orgueilleux aux plus humbles ? et que nous acceptons enfin cette égalité « que nous oublions si volontiers, mais dont la vue nous est si nécessaire pour nous rendre plus équitables et plus traitables » ? Que dira-t-on encore qu’on trouve de funeste dans une doctrine dont le propre est ainsi de rétablir sans cesse entre les hommes l’idée de leur communauté d’origine et de faiblesse ? et quel meilleur, quel plus sûr moyen leur offrira-t-on jamais pour les faire consentir à la pratique de cette égalité, qu’ils ne reconnaissent en théorie que pour employer en fait la plus grande partie de leur vie à la rompre ?

Mais quant à l’espèce d’inertie qu’on a prétendu quelquefois que le pessimisme entretiendrait, si même il ne l’engendrait, qui ne voit qu’on s’est fait un fantôme de pessimisme pour le pouvoir plus aisément terrasser ? et que non seulement il ne l’engendre ni ne l’entretient, mais au contraire qu’il est le principe même et le ressort de la véritable activité ? Est-ce donc vraiment agir que de satisfaire ses instincts ? ou si ce n’est pas plutôt obéir et se laisser faire à ce qu’il y a de plus impulsif, et peut-être, et conséquemment, de plus paresseux en nous ? Agir, c’est lutter, et lutter c’est avant tout se combattre soi-même. L’optimisme raisonne comme s’il nous était facile d’être justes et charitables ; et il ne s’aperçoit pas que ce qui rend la justice et la charité si rares parmi les hommes, ce sont au contraire les sacrifices qu’elles coûtent. « Nous ne les admirons pas dans les bagatelles », comme dit Schopenhauer : personne n’a jamais trouvé qu’il y eût rien de « noble » à danser pour les pauvres, par exemple, ni qu’on méritât un renom d’intégrité pour n’avoir pas fraudé la douane. Mais la perpétuelle et constante attention de ne rien faire que l’on ne doive faire, voilà qui est déjà plus difficile ; et ce qui l’est sans doute plus encore, c’est de prendre sur ses épaules un peu du fardeau des misères des autres. Voilà sans doute aussi des vertus vraiment actives, et c’est ce que l’optimisme n’aperçoit pas non plus. La « négation du vouloir-vivre » n’est en réalité que le terme idéal vers lequel tend, sans jamais y atteindre, la morale du pessimisme ; mais, en le proposant à l’homme, elle développe en lui tout ce qu’il y a de ressort et d’énergie pour l’action. Non seulement il n’y en a pas de plus haute, parce qu’il n’y en a pas qui soit plus détachée de toute considération égoïste ; mais il n’y en a pas de plus propre à tremper les caractères, parce qu’il n’y en a pas qui exige de nous un plus grand effort sur nous-mêmes. Et les optimistes peuvent se rassurer : cet anéantissement de la volonté qu’ils affectent de confondre avec son inaction ne s’obtient au contraire que par son exercice, à peu près de la même manière et pour les mêmes raisons qu’on a toujours vu, dans l’histoire, ceux qui croyaient le moins à leur libre arbitre, — stoïciens dans l’antiquité, calvinistes au xvie siècle, ou jansénistes au xviie, — être pourtant ceux de tous les hommes qui ont le plus étroitement soumis à l’empire de la raison les impressions de leurs sens, les suggestions de leurs instincts, et le tumulte de leurs passions.

Avons-nous besoin d’ajouter maintenant que, dans ce très rapide examen des conséquences du pessimisme, il est plus d’un point qu’on s’apercevra bien que nous avons dû négliger ? Et, en effet, il nous suffirait d’avoir pu mettre ici le plus important en lumière. Si peut-être on l’a reconnu, nous le définirons d’un seul mot, — qui ne sonnera pas mal aux oreilles de nos contemporains, — en disant que ce qu’il y avait de plus élevé, mais surtout de plus difficile à faire admettre aux hommes dans la morale du bouddhisme ou du christianisme, la gloire de l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation est de l’avoir proprement et véritablement laïcisé. Bien loin d’être inouïes, ses conclusions ne sont pas nouvelles, ce qui, sans doute, est une preuve de leur solidité, mais il y est arrivé par des chemins tout nouveaux, qu’il s’est frayés tout seul, et c’est sa grande originalité. L’enseignement que les grandes religions pessimistes avaient dérivé, pour ainsi dire, de la révélation ; et à l’origine duquel, en mettant le miracle ou le mythe, elles avaient donc aussi mis l’obligation de croire, l’abdication du sens propre, l’acte de foi ; Schopenhauer l’a tiré du seul spectacle de la vie, et, dépouillant la doctrine de son enveloppe théologique, il a prétendu la fonder sur la considération toute philosophique du monde et l’humanité. C’est ce qu’il exprime encore à sa manière quand il dit quelque part que la philosophie ne doit pas devenir théologie, mais qu’elle doit demeurer cosmologie ; et pour, ceux qui entendent ce langage, on ne saurait, certes, mieux préciser ce qui rapproche et ce qui distingue à la fois son pessimisme de celui qu’on retrouve à la racine du bouddhisme ou du christianisme. Pour nous apprendre à placer l’objet et le sens de la vie en dehors et au-delà d’elle, il s’est contenté de l’étudier elle-même de plus près, plus attentivement, avec une curiosité plus sagace qu’aucun philosophe, je pense, ne l’avait fait avant lui. Il lui a paru, et il a montré comme personne, que tout était obscur, inexplicable, contradictoire dans l’homme et dans la vie, si l’on cherchait en eux ou autour d’eux, dans la bonté de la Nature ou dans la notion du Créateur, leur vraie cause et leur raison d’être. Et il a pu montrer ainsi que, bien loin d’être un mal en soi, la mort, au contraire, quelque effroi qu’elle provoque, étant le bien suprême, l’affranchissement du moi — la restitutio in integrum, comme il l’appelle encore — c’était vers elle que nous devions tendre, et, conséquemment, que c’est elle qui doit régler la vie. Encore une fois, à tous ceux qui trouveraient cette doctrine trop dure, qui la trouveraient surtout étrange, je me contente de répéter que, puisque nous la retrouvons au fond de toutes les religions, il faut bien qu’elle soit la doctrine idéale où l’homme aspire depuis qu’il existe et qu’il a commencé de se connaître. Schopenhauer n’a rien fait de plus que de la fonder en raison. On jugera que c’est sans doute assez pour la gloire de son nom ; — et pour la durée de sa philosophie.

Car deux choses paraissent aujourd’hui presque également certaines : l’une, que si l’on a pu jadis rêver de concilier ensemble la raison et la foi, c’était un beau rêve, mais c’était bien un rêve, que l’humanité ne recommencera plus ; et l’autre, que la science, non seulement ne résoudra jamais l’énigme du monde et de la destinée, mais encore que les questions mêmes qui nous intéressent le plus demeureront toujours en dehors de ses prises. Les religions pourront donc passer, en tant que leurs mystères, sans lesquels elles ne sont que des philosophies, prétendront s’imposer à la raison, désormais et pour toujours émancipée par la science. Elles ne passeront point, en tant qu’elles sont quelque chose de plus et d’autre que la science ; en tant qu’elles touchent à des problèmes qui, pour ne pas pouvoir être mis en équations, n’en sont pas moins réels ni moins graves ; en tant qu’elles répondent à d’autres besoins, plus universels, plus profonds, — et plus nobles peut-être, — que celui de connaître.

Ne le voyons-nous pas bien depuis quelques années ? Les temps ne sont plus du matérialisme et du positivisme, ni même du rationalisme. On ne croit plus qu’il soit ni permis ni possible à l’homme de se retrancher l’examen des seules questions qui l’intéressent, à vrai dire ; et chacun se rend bien compte qu’il ne lui importe guère, suspendu comme il est entre deux infinis ou entre deux néants, qu’on ; découvre demain l’art de diriger les ballons, ou qu’on ait achevé de percer l’isthme de Panama ! De là cette renaissance de l’idéalisme. De là ce besoin de croire, qui se manifeste quelquefois d’une étrange manière, il est vrai, mais qui n’en est pas moins sincère. De là cet effort que l’on fait un peu dans tous les sens et dans toutes les directions : ceux-ci pour démontrer « la vertu morale du christianisme » et que les morceaux en sont bons ; ceux-là, dont on a tort de rire, pour acclimater parmi nous je ne sais quel bouddhisme ; d’autres encore pour établir sur des bases nouvelles les vérités qui chancellent sur les fondements qu’on leur donnait jadis ; et tous ensemble si l’on y veut bien regarder d’assez près, pour sauver de la religion ce qu’ils sentent bien qu’on ne pourrait en laisser périr sans laisser l’homme retourner à l’animalité. Le pessimisme en général, et la philosophie de Schopenhauer en particulier, nous en offrent les moyens. Croyons fermement avec lui que la vie est mauvaise ; et ainsi nous l’améliorerons, puisque, en mettant son sens et son but hors d’elle-même, nous n’y aurons plus cet attachement qui fait une moitié de nos souffrances et de nos misères. Croyons que l’homme est mauvais ; et, en conséquence, proposons-nous, pour principal objet de notre activité, de travailler à détruire en nous, si nous le pouvons, ou en tout cas d’y mortifier cette « volonté de vivre » dont les manifestations égoïstes font une autre moitié des maux qui rendent la vie si laborieuse à vivre. Et croyons que la mort, dont on nous a fait si longtemps un épouvantail, est vraiment, au contraire, une libératrice ; ce qui nous permettra de la regarder fixement, de vaincre ce que la peur que nous en avons mêlé de lâcheté dans tous nos actes, et de la braver au besoin. Croyons-le, parce que tout cela est aisé à croire ; croyons-le, parce que tout cela est bon à pratiquer ; et croyons-le enfin parce que tout cela est maintenant court, simple, et facile à prouver.

« Le Bonheur3 » §

Pour parler du poème récent de M. Sully Prudhomme, j’avais songé d’abord à le lire, — naturellement ; — et, faisant aussitôt comme si je ne l’avais pas lu, j’en voulais prendre occasion pour exposer à mon tour mes idées sur le bonheur. C’est la nouvelle manière d’entendre aujourd’hui la critique.

Ce que l’on aime en moi, madame, c’est moi-même,

disait encore hier M. Anatole France ; et lorsque je m’engage à vous entretenir de Shakspeare ou de Dante, par exemple, vous entendez avec moi, continuait-il, que ce sont mes petites histoires que je vais vous conter. Oserai-je avouer que M. France m’avait à moitié persuadé ? Mais, comme j’étais prêt à dire à mes contemporains ce que je pense du bonheur, les expériences que j’en ai faites, et sous quelle forme je le rêverais, si j’en avais le temps, j’ai pensé que, depuis près de trois mois que le poème de M. Sully Prudhomme a paru, tout le monde ayant pris ce chemin, ce serait une chose originale, arrivant le dernier, que de parler du poème et du poète. S’il y a d’ailleurs toujours quelque injustice à traiter aussi négligemment une œuvre où un vrai poète a mis plusieurs années de sa vie, elle serait ici criante, où il y a donné le meilleur de lui-même. Dans ce beau poème du Bonheur, et en dépit de trop nombreuses défaillances, M. Sully Prudhomme s’est élevé assez haut pour que la critique la plus subjective, — cela veut dire la plus personnelle, — n’ait qu’à le suivre, le commenter, et l’interpréter.

Simple et large, la conception du poème est belle de sa largeur et de sa simplicité. Faustus, qui vient de mourir sur la Terre, se réveille et renaît dans un monde supérieur, où la vie, semblable encore à celle qu’il vivait hier, mais plus noble et plus pure, s’entretient d’elle-même et non, comme ici-bas, de la douleur, de l’esclavage, et de la mort des autres. Ce sentiment, l’un des premiers qu’il exprime en prenant possession de son nouveau séjour, indique d’abord la note et donne en quelque sorte la tonalité du poème.

Qu’il fait bon ne plus voir pendre à la boucherie
                Des cadavres ouverts,
Pour que l’humaine chair par d’autres chairs nourrie
                Nourrisse un jour des vers.

En effet, cela va plus loin que l’horreur instinctive du sang, plus loin que l’effroi commun du meurtre et de l’âpreté de la « concurrence vitale » ; cela touche presque au dégoût des fonctions naturelles de la vie. C’est du Schopenhauer appuyé sur Darwin. Et, je n’en doute pas, ni M. Sully Prudhomme non plus, les Gaulois de race ou de tempérament, ceux qui trouvent le vin bon, les filles belles, et la vie joyeuse ; ou les optimistes, ceux qui croient que la nature est une « mère » pour l’homme ; ou enfin les épicuriens, ceux qui se piquent de la duper elle-même et d’en jouir en s’en moquant, tous ceux-là trouveront ce sentiment bien bizarre… Mais qu’ils fassent attention seulement qu’ils sont en présence ici de l’une des formes les plus aiguës du pessimisme, née de l’impuissance où nous sommes de faire dominer l’esprit sur la chair ; qu’ils se souviennent que, du désespoir de n’y pouvoir pas réussir, on leur en pourrait nommer qui en sont morts ; et qu’ils considèrent surtout que toutes les exagérations, s’ils le veulent, mais aussi, dans l’histoire de l’humanité, toutes les beautés de l’ascétisme et de la sainteté nous sont venues de là. M. Sully Prudhomme a raison : si ce n’est pas une forme du bonheur, c’en est au moins l’une des conditions, la base physique, si l’on peut ainsi dire, que d’être affranchi de l’esclavage du corps et des nécessités humiliantes, honteuses et coupables où la chair et le sang nous engagent.

Son Faustus, il est vrai, n’arrive pas tout d’abord à cet entier dépouillement de sa plus grossière humanité. Dans ce monde où la mort vient de lui donner accès, une femme l’attendait, entre laquelle et lui les préjugés des hommes avaient jadis élevé leur barrière. Réunis maintenant à jamais, ils parcourent d’abord ensemble, avec des sens épurés, — dont les sensations mériteraient plutôt le nom de sentiments ou d’idées — la région des sensibles possibles, soupçonnés ou entrevus sur la Terre, moins éprouvés que rêvés, l’univers des saveurs et des parfums, des formes, des couleurs et des sons.

Quelle nette apparition
Au fond de mon cœur qu’il visite,
Chacun de ces parfums suscite,
Indolent ou vif aiguillon !

Discret comme, sous la paupière
Longue et soyeuse, la pudeur ;
Ou pénétrant, comme l’ardeur
D’une prunelle meurtrière ;

Léger, comme l’espoir naissant
Qu’une amitié de vierge inspire ;
Intense et fort comme l’empire
D’un amour fatal et puissant…

Si ce n’est pas la partie du poème qui nous agrée le plus, d’autres, sans doute, la goûteront mieux que nous. Et ils n’auront pas tort, car dans l’analyse de ces sensations nouvelles et extrêmes, M. Sully Prudhomme a fait preuve, en même temps que d’une rare habileté de main, d’une pénétration psychologique singulière. Aussi bien est-ce là son domaine, dont il n’est pas peut-être le premier occupant, et que, par exemple, Sainte-Beuve ou Baudelaire, entre autres, par des moyens assez différents, avaient essayé de s’approprier. Mais ils avaient l’imagination trop offusquée de trop vilaines images, trop impures surtout ; et ce n’était pas chez eux la sensation qui se changeait en idée, mais l’idée au contraire qui se dégradait en se matérialisant.

Cependant, à travers l’espace infini, tandis que Faustus et Stella s’enivrent de la joie de vivre, des « voix de la Terre » montent confusément. C’est la plainte des hommes, une clameur mêlée de lamentations et de blasphèmes, l’appel des mortels vers des cieux qui ne les entendent point. Peut-être que si Faustus et Stella l’entendaient !… Mais non !… Ô égoïsme de l’unique amour ! s’ils y reconnaissaient la voix de leurs anciennes souffrances, non seulement leur bonheur n’en serait pas effleuré, mais ils en jouiraient davantage. Ils ne sont pas encore assez éloignés de leur première existence, assez détachés de leur ancien corps de mort, pour que le malheur d’autrui n’entre pas de quelque chose dans la composition de leur félicité. Et puis, pour que la leçon soit plus haute, c’est d’elle-même qu’il faut que cette félicité s’use, d’elle-même que la satiété naisse, et c’est d’elle-même enfin que, du milieu de ses « ivresses », il faut que l’ancienne et plus noble inquiétude, celle de savoir et de connaître, se réveille dans le cœur de Faustus.

Car, ni les plaisirs des sens, épurés et idéalisés, ni l’amour même de Stella n’ont pu le délivrer du tourment de penser, et il n’a que l’illusion ou l’imitation du bonheur, mais ce n’est pas le bonheur même.

Je n’ai fait qu’aimer et sentir,
Mais sans pouvoir anéantir
Ma pensée et sa vieille attache ;
Il couve en ma joie un tourment,
Car sous l’objet le plus charmant,
Je veux savoir ce qu’il me cache.

S’arrachant donc à l’amour, Faustus repasse d’abord en sa mémoire, avant d’oser sonder lui-même le problème, toutes les leçons de la sagesse humaine. Voici les Grecs, Thalès et Pythagore, Aristote et Platon, Épicure et Zénon, avec Lucrèce à leur suite ; — le seul Romain qui peut-être ait jamais pensé. Voilà les docteurs de la scolastique, saint Anselme et Abélard, saint Thomas et saint Bonaventure ; — les premières et non pas les moins mémorables victimes du combat de la raison et de la foi. Voici les modernes en foule, Bacon, Descartes, Malebranche, Bossuet, Fénelon, Pascal, Leibniz ; — ceux dont le regard, pour y atteindre l’être, a essayé de percer les profondeurs du monde ; et ceux qui, moins ambitieux d’abord, mais presque plus hardis dans la suite, ont fouillé l’âme humaine pour y surprendre le secret de l’univers : — Berkeley, Hume, Rousseau, Kant, Fichte Schelling, Hegel, Schopenhauer. Et voilà les savants à leur tour, Descartes et Pascal encore, voilà Leibniz, voilà Newton, Copernic, Galilée, Kepler, les physiciens et les chimistes, les physiologistes et les naturalistes, Lavoisier, Bichat, Buffon, Lamarck, Darwin… Hélas ! ni les uns ni les autres n’ont trouvé la parole magique, le vrai nom de la cause d’où pend à l’infini l’enchaînement des effets. Ils ont seulement reculé les bornes de l’ignorance, mais, en changeant la forme des problèmes, ils n’en ont pu transformer la nature, qui est de résister aux efforts de l’humaine raison. En nous en apprenant ce que nous pourrions si bien nous passer de savoir, il est malheureusement trop vrai que de tout ce qu’il nous faudrait savoir, ils ne nous ont rien appris. D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Dans ce « petit cachot où nous sommes logés, j’entends l’univers », comme disait Pascal, qu’y faisons-nous ? Pourquoi la mort ? pourquoi la vie surtout ? De quelle tragédie sommes-nous les acteurs ? De quelle comédie les dupes, — ou peut-être de quelle farce ? Ni la philosophie ni la science ne nous l’ont dit encore ; elles ne nous le diront jamais ; si même et au contraire, en nous convainquant tous les jours plus profondément de la vanité de la recherche, elles ne doivent aboutir à établir enfin, sur les ruines de l’espérance, la certitude du néant.

Ainsi Faustus, ayant dépassé tour à tour
Les monuments épars des humaines doctrines
Et vu s’évanouir, au bout de leurs ruines,
Le fantôme du vrai vainement poursuivi,
Laisse enfin retomber son front inassouvi,
Que bat l’aile du doute, assuré de sa proie.

Pourtant il tentera un dernier effort. Comme autrefois Virgile à Dante, Pascal lui apparaît, et, par-delà les régions obscures de la science et de la philosophie, il lui laisse entrevoir celles plus lumineuses de l’amour et de la charité. Ce n’est rien que de sentir, et peu de chose que de connaître ; aimer ! il faut aimer ; et, au lieu de l’esprit ou des sens, c’est le cœur qu’il faut écouter et apprendre à entendre.

Et c’est à ce moment aussi que les « voix de la Terre » commencent enfin d’arriver jusqu’à lui. Car, tandis qu’il cherchait à surprendre la raison des choses, le flot roulait, roulait toujours, incessamment grossi, de planète en planète. Faustus en entend approcher le lointain murmure. Est-ce un bruit d’ailes ? ou le vent dans les feuilles ?

Le frisson gémissant des lointaines ramures
Ressemble vers le soir à de vivants murmures…

Non ! C’est bien une plainte, ce sont des voix humaines, c’est bien une parole ; et dont l’accent de détresse, en réveillant la pitié dans son cœur, y va faire épanouir l’esprit de sacrifice et de dévouement. Homme encore, il ne jouira pas plus longtemps d’un bonheur qu’il n’a pas assez chèrement payé ; il ira ; il redescendra sur la Terre, sur la planète où l’on souffre ; et Stella l’y suivra, car l’amour est plus fort que la mort ; et ils recommenceront de souffrir avec ceux dont tant de siècles écoulés n’ont pu leur faire oublier qu’ils furent autrefois les semblables, dont la nature, tout à l’heure encore, a douloureusement tressailli dans la leur, et dont les plaintes maintenant suffiraient pour empoisonner leur bonheur.

Ils appellent à eux la Mort :

La Mort, l’auguste Mort…
Non celle qu’imagine, infecte, blême, osseuse.
Notre horreur invincible pour le cadavre humain,

mais la Vierge pudique, celle qui soulage et celle qui console, mais la Libératrice, mais

… La Force qui fraie aux âmes le chemin
Et les entraîne au but que l’espérance indique.

Endormis de leur dernier sommeil, côté à côte et la main dans la main, c’est elle qui, de monde en monde et d’étoile en étoile, renversant pour eux son trajet ordinaire, les remmènera de leur Éden vers leur ancien séjour. Et ils approchent ; et déjà la senteur des forêts, le murmure des mers, la rumeur bourdonnante et confuse de la vie leur ont vaguement révélé le voisinage de la Terre. Elle est là ; ils ont en pleurant reconnu l’air natal ; ils ont hâte de le respirer, hâte surtout d’apprendre à cette foule de souffrants, — eux qui reviennent du pays d’où personne jamais n’est revenu, — que la vie se continue, qu’elle se purifie, et qu’elle s’achève ailleurs.

Mais pourquoi la Mort s’est-elle arrêtée ? Que tarde-t-elle encore ? et, suspendue ainsi au-dessus de la Terre, pourquoi n’y aborde-t-elle pas ? C’est que, depuis qu’ils ont quitté leur humaine dépouille, tant de jours ont passé, tant de siècles ont coulé, dont ils ne savaient plus mesurer la chute insensible, que, de la face de cette planète où il avait tout asservi sous la loi de son orgueil, le dernier Homme a disparu. Des mers, des plaines, des forêts, quelques ruines, et, au milieu d’elles, rendue à elle-même par la mort de l’homme, la Nature en liberté, c’est maintenant la Terre. Faustus et Stella se consultent. Trop tard ! ils ont trop attendu ! Si cependant ils l’osaient ! s’ils rouvraient à, une humanité nouvelle le champ de souffrance, de l’épreuve, et de la vertu ! Faustus hésite, car, avec la souffrance, le mal aussi va renaître, le désespoir avec l’épreuve, et le crime avec la vertu ! C’est Stella qui l’encourage ; à l’approche de la Terre, le besoin de souffrir et de se dévouer s’est réveillé plus impérieux dans la chair de la femme. Allons ! Faustus,

Que mon flanc se déchire et qu’un Abel en sorte ;

recommençons l’existence ancienne ; et toi, ô Mort ! redescendons.

…………… La suprême Berceuse
Sans bouger, sur son aile ouverte et paresseuse,
Attend, le regard fixe au fond des cieux rivé,
Un ordre souverain qui n’est pas arrivé…
……………………………………………
Dans l’azur, un silence immense et solennel
Semble épier l’arrêt de l’Arbitre éternel…

Mais ce n’est qu’un moment, et reprenant brusquement son vol vers les hauteurs, la Mort les enlève et la Terre, et, d’une course vertigineuse, montant jusqu’au zénith, elle les dépose, encore « étonnés du départ », dans le suprême et entier Paradis. Car c’est assez, pour être mis au nombre des élus, qu’ils n’aient point hésité devant le dernier sacrifice ; et, dégagés désormais de toutes les attaches qui les retenaient encore à la condition humaine, ils ont mérité d’entrer, pour avoir eu plus de pitié des autres que d’eux-mêmes, dans le sein de la paix, dans le midi de la lumière, et dans la gloire du triomphe éternel.

Telle est, dans son ensemble, la conception de ce beau poème, dont nous nous dispenserons de discuter ici la valeur philosophique, le poète nous ayant de lui-même avertis que « nous serions déçus si nous y cherchions une solution des grands problèmes qui s’y posent ». Ce n’est qu’un rêve, dit-il encore ; ou moins qu’un rêve, car le rêve est encore quelque imitation de la réalité ; ce n’est qu’un souhait, et un souhait que sa raison n’approuve pas toujours. Et c’est pourquoi, sur quelques points que nous puissions différer d’opinion avec M. Sully Prudhomme, — ainsi sur l’idée trop romantique, à notre humble avis, qu’il se fait de Pascal, — nous nous contenterons d’ajouter que le souhait est d’un penseur et le rêve d’un poète. Si l’exécution en avait répondu de tous les points à la conception, le Bonheur serait un chef-d’œuvre que l’on pourrait sans doute égaler aux plus rares. Tel quel, et avec les manques ou les défauts qu’on y pourrait aisément noter, c’est au moins l’une des œuvres qui honoreront le plus dans l’avenir la mémoire de M. Sully Prudhomme ; — et j’ajoute, cette fin de siècle.

Quand, en effet, nous disons qu’il ne nous paraît point que l’exécution du Bonheur en égale toujours et partout la conception, ce n’est pas pour nous associer à la plupart des critiques que l’on en a faites. Ou du moins, on peut les ramener et les réduire toutes à une seule : trop scrupuleuse et trop attentive, trop minutieuse plutôt, l’exécution du Bonheur est toujours et presque partout trop serrée. L’air n’y circule pas, si je puis ainsi dire ; une certaine aisance y manque, une certaine largeur ou liberté de touche ; et je ne sais enfin quelle grâce de facilité d’autant plus nécessaire que la sévérité des idées, pour se faire accepter, devait ici s’envelopper de plus de séduction. Disons-le d’une autre manière : il y a peut-être trop de « pensée » dans les vers de M. Sully Prudhomme, et, trop inquiet du côté de la Sorbonne ou de l’École polytechnique, il ne se soucié pas assez de nous, simples et naïfs lecteurs, qui ne lui demandons ni tant d’exactitude, et bien moins encore, pour y atteindre, un effort si pénible. Peut-être aussi ces excès de concentration ou de condensation de sens tiennent-ils encore, chez M. Sully Prudhomme, à deux autres causes : il s’est trop longtemps attardé dans le sonnet, c’est-à-dire dans le poème à forme fixe, où il faut bien avouer que les grandes pensées ne sauraient rentrer qu’en se rapetissant ; et son éducation de versificateur s’est faite parmi les Parnassiens.

Nous avons plusieurs fois rendu justice aux Parnassiens, et, certes nous les louerons toujours d’avoir enseigné dans l’art, il y a quelque vingt ou trente ans, le respect de la forme et de la vérité. Mais ont-ils fait attention que leurs leçons, poussées trop loin, et leur technique, trop fidèlement suivie, tournaient peut-être contre leur objet même ? En devenant pour eux le premier des mérites, ou le seul même aux yeux de quelques-uns, la difficulté d’art vaincue n’a-t-elle pas trop développé chez eux l’amour de la virtuosité ? Cette extrême précision qu’ils ont exigée du poète n’a-t-elle pas quelque peu détourné la poésie de son but, — qui n’est pas tant de satisfaire ou de « nourrir » l’esprit, que d’ébranler mystérieusement, l’une après l’autre, et comme par une lente propagation d’onde en onde, toutes les puissances de l’âme ? Et, pour en revenir à M. Sully Prudhomme, aux Vaines Tendresses, à la Justice, au Bonheur, n’est-ce pas eux, les Parnassiens, qui l’ont engagé dans cette laborieuse et un peu stérile entreprise de vouloir nous résumer en vers la Critique de la raison pure… ou les travaux de Fresnel sur la double réfraction. Sans doute, pour les savants et les philosophes, c’est une douce flatterie que de se voir étudiés par ce poète avec autant de conscience, et leurs systèmes ou leurs inventions rendus en de si spirituelles formules :

Anselme, la foi tremble et la raison l’assiste ;
Toute perfection dans ton Dieu se conçoit :
L’existence en est une, il faut donc qu’il existe ;
Le concevoir parfait, c’est exiger qu’il soit.

C’est ce que l’on appelle dans l’école la preuve de l’existence de Dieu par l’idée de l’être parfait ; mais cela n’approche-t-il pas bien de la prose ? pour ne pas dire des vers mnémoniques ?

Le carré de l’hypothénuse,
Est égal, si je ne m’abuse,
À la somme des deux carrés.
Faits sur les deux autres côtés…

Et cette prose même ne devient-elle pas plus obscure encore que prosaïque, dans une strophe comme celle-ci :

Archimède dans l’onde pèse,
Ce qu’un diadème a d’or pur,
Pour qu’un jour sa pesée atteste
Quel bras pousse la nef céleste
Où Montgolfier conquiert l’air,
Après que sur le Puy de Dôme
Prouvant à l’air sa pesanteur,
Pascal, de ce subtil royaume,
A déjà toisé la hauteur.

Évidemment, il s’opère dans ces vers un mélange bizarre de termes propres et de termes figurés, d’expressions simples et de mots recherchés, de vocables techniques et de périphrases plus ou moins poétiques, dont l’inhabileté du versificateur n’est pas coupable, mais plutôt et uniquement la nature de sa tentative. C’est du Delille, mais beaucoup plus savant, et d’autant moins bon. Pour vouloir être exact, le poète devient obscur ; étant précis, il est pénible ; on dirait de ses vers une mosaïque, dure et froide à l’œil, comme le sont toutes les mosaïques. Il a soumis l’indépendance native de son allure à des lois qui n’étaient pas les siennes ; — qui sont peut-être contradictoires à la notion même de la poésie. Parce qu’ils sont également pesés, et qu’ils veulent tous enfermer autant de sens, tous les mots viennent au même plan, ils prennent tous la même importance ; la préoccupation du détail nuit à l’effet de l’ensemble ; et, comme nous le disions tout à l’heure, la beauté de la forme, par un retour inattendu, périt en quelque sorte dans la recherche de la forme même.

C’est que le mot technique est rarement harmonieux, et il traîne d’ailleurs à sa suite l’expression abstraite, qui, par définition même, fait rarement image. D’autre part, les exigences de la précision scientifique, multipliées par celles de la rime, embarrassent le poète en de pénibles périodes, où les incises, les oppositions, les parenthèses, les inversions ne sont plus déterminées par leur propre beauté, mais par la double nécessité de la rime et du sens. Et tout cela manque de liberté, parce que tout cela manque d’un degré de cette « inconscience » dont M. Sully Prudhomme, qui a médité sur Schopenhauer, devrait bien savoir cependant le pouvoir. Et il est beau sans doute que ces scrupules excessifs, ou en tout cas hors de leur lieu, ne parviennent pas à glacer l’inspiration du poète, mais il est certain qu’ils la gênent, qu’ils en ralentissent l’élan, et qu’ils en diminuent l’ampleur. Singulière critique ! et qu’il faut se hâter de faire, de peur de n’en pas retrouver l’occasion : M. Sully Prudhomme est trop artiste et il est aussi trop savant ; il est surtout trop consciencieux ; et il approcherait la perfection de plus près, s’il « improvisait » davantage.

Mais j’en ai dit beaucoup ; et, si j’insistais, je craindrais que peut-être on ne se méprît sur la portée de ces observations… Hâtons-nous donc de faire observer que, de la même origine d’où ces défauts procèdent, de là aussi procèdent quelques-unes des plus rares qualités de M. Sully Prudhomme ; et, après avoir indiqué la conception du poème, essayons de caractériser le poète. Ce n’est pas l’un des moindres du siècle. Pour se mettre au rang des plus grands, ou pour conquérir cette popularité, — qui est bien l’un des éléments de la grandeur, puisqu’elle l’est de la gloire, — c’est une question de savoir si les qualités qui lui ont manqué ne seraient pas plus oratoires que proprement poétiques, peut-être ; et je n’oserais pas dire, je ne voudrais pas dire qu’il en est le plus délicat, car il ne faut pas multiplier inutilement les superlatifs, mais il en est l’un des plus pénétrants.

Tout au fond des âmes humaines, et comme cachées dans leurs derniers replis, enveloppées d’ombre et de pudeur, ignorées souvent de nous-mêmes, il y a des fibres plus sensibles, plus fragiles aussi, que la main la plus légère et la plus caressante peut à peine toucher sans les briser. C’est elles que nous sentons parfois douloureusement tressaillir, pour les troubler, dans nos joies les plus pures ; c’est elles qui gardent fidèlement, — on serait tenté de dire pieusement, — la mémoire affaiblie de nos impressions très lointaines, très anciennes, pour nous les rendre un jour ; c’est elles que nos semblables froissent en nous sans le vouloir, sans le savoir, parce qu’ils ne connaissent pas toujours le pouvoir d’un mot ou d’un regard ; c’est elles que nous nous étonnons de découvrir en nous, quand jusqu’alors oisives, un accident, tragique ou banal, banal pour les autres et tragique pour nous, les émeut brusquement ou les offense pour la première fois. Peu de poètes ont su les atteindre et les faire vibrer : j’en citerais parmi les plus grands qui ne semblent pas seulement en avoir soupçonné l’existence. On pourrait les nommer, d’un nom qui ne saurait désobliger personne — puisque l’on a trouvé qu’il convenait à Bossuet — les sublimes interprètes des idées communes. Mais « ils n’ont pas sondé tout l’océan dans l’âme » ; ou plutôt, ils n’ont connu de l’âme que ce qu’elle en laisse voir, ce qu’elle met ou ce qu’elle trahit d’elle-même dans ses actes extérieurs, les chagrins qu’elle ose avouer, qui ne sont pas toujours les plus profonds ni surtout les plus durables ; les joies dont elle séparé ; et, heureuses ou malheureuses, les passions dont elle se fait gloire.

Moins ambitieux et plus patient, analyste subtil, trop subtil parfois, observateur ému et pénétrant, c’est l’originalité de M. Sully Prudhomme, et son premier titre de poète, que d’avoir enfoncé plus avant que personne dans ce domaine de la vie intérieure. Ai-je besoin de rappeler ici tant de poèmes qui sont dans toutes les mémoires ? Mais s’il y en a d’aussi beaux, je n’en connais point de plus achevé en son genre que l’admirable élégie du premier chant du Bonheur, celle qui commence par ces vers :

Te souvient-il du parc où nous errions si tristes ?
     Dans un sentier tout jonché de lilas
     La solitude alanguissait nos pas,
Le crépuscule aux fleurs mêlait ses améthystes.

et qui se termine par ceux-ci :

Ton chant s’évanouit comme un baiser qui tremble,
Et sous tes doigts tendus, arrêtés tous ensemble,
     Expira le dernier accord ;
Et pâle, les yeux clos, la tête renversée,
Stella, tu répondis tout bas à ma pensée :
     « Après la mort, après la mort. »

Le thème en est presque banal, d’une banalité qu’il était d’autant plus audacieux d’affronter que Lamartine, — sur le ton de l’ode, à la vérité, plutôt que de l’élégie, — l’avait déjà traité dans quelques strophes célèbres de Jocelyn. Et, j’en conviens, la phrase de M. Sully Prudhomme n’a ni l’ampleur aisée, ni l’harmonie, ni la longue haleine de celle de Lamartine… Mais comme l’accent en est plus déchirant ! comme la tristesse discrète en est plus pénétrante ! comme l’émotion en est plus profonde, plus intense ! Et sous chaque mot, presque sous chaque mot — jusque dans ses vers descriptifs — comme on retrouve, pour parler le langage dont il faut bien se servir, puisqu’il traduit ici quelque chose de nouveau, l’impression vécue !

La nuit mélancolique achevait de descendre
Et semblait sur le parc avec lenteur tomber,
Comme d’un fin tamis une légère cendre,
En noyant les contours qu’elle allait dérober.

M. Sully Prudhomme ne s’empare pas de nous tout d’abord, en maître et par droit de conquête ; il s’insinue plutôt ; il suscite lentement en nous son propre état d’esprit ; et, sans nous en être aperçus, nous nous trouvons changés, pour ainsi dire, en lui-même.

Aussi bien n’est-ce là qu’un naturel effet de l’étendue et de la diversité de sa sympathie. Nul poète n’a plus vécu de la vie de ses contemporains ; et nul aussi n’en a mieux traduit, avec plus de tristesse, mais avec plus de simplicité ou de sincérité, les plus nobles inquiétudes. C’est pourquoi, dans cette poésie pourtant si personnelle, il n’y a pas ombre seulement de fatuité poétique, aucun étalage de soi, pas trace de dandysme, ni de byronisme, ni de romantisme. La soumission du poète à son objet est entière, si entière qu’elle en a quelque chose de touchant… Quand on rencontre dans les Fleurs du mal, par exemple, un vers plus mauvais que les autres, — et il y en a beaucoup, — on en est bien aise ; quand on en rencontre un moins beau que l’on ne le voudrait dans les Poèmes barbares ou dans les Poèmes antiques, on en est fâché, parce qu’il dépare de fort belles pièces ; mais quand on en trouve de faibles dans le Bonheur ou dans la Justice, de prosaïques et de durs, on en est peiné, — tellement que, si on le pouvait, on les prendrait soi-même à son compte. C’est que l’on sent bien que le poète a voulu être constamment vrai ; qu’au lieu de la superficie des choses, il en a voulu connaître l’âme ; et que pour la connaître il a commencé par l’aimer.

Ma vie est suspendue à de fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime,
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.

Et aussi le lien qui s’établit entre ses lecteurs et lui semble-t-il plus étroit et plus fort qu’il n’est d’ordinaire entre nous et le poète. Si nous nous changeons aisément en lui, c’est qu’il s’est d’abord, lui, changé en chacun de nous-mêmes. Nous lui sommes reconnaissants d’avoir si bien compris ce qu’il y a tout au fond de nous de plus secret et de plus personnel ; et nous disons que M. Sully Prudhomme est le plus pénétrant de nos poètes, parce qu’il en est celui qui a le mieux connu le pouvoir de la sympathie.

C’est cette sympathie qui s’est étendue des choses de la sensibilité à celles de l’intelligence ; et, tout en regrettant l’abus des formules de la science et de la philosophie — ou des périphrases qui les suppléent — dans le Bonheur comme dans la Justice, on doit cependant reconnaître que l’effort et l’exemple de M. Sully Prudhomme n’auront pas été tout à fait inutiles. Assurément, à sa manière plus savante et plus précise, je continue de préférer, pour ma part, la manière dont Lamartine et Vigny, par exemple, ont entendu et traité la poésie philosophique, plus sommaire, plus large, plus poétique de son vague même et d’une certaine inexactitude. Ne faut-il pas convenir toutefois que, vivant au xixe siècle, ils sont demeurés trop indifférents à ce mouvement scientifique, dont chaque progrès renouvelait autour d’eux la forme de la civilisation contemporaine et la constitution de l’esprit humain ? Philosophique ou scientifique, nous avons vu de nos jours une seule hypothèse — comme celle de Schopenhauer ou celle de Darwin, — renverser de fond en comble les anciennes conceptions de la nature, de l’homme, et de la vie. Et il est bien vrai que, lorsqu’elles ont paru ou commencé de faire fortune, Lamartine et Vigny avaient cessé d’écrire, ou au moins d’être poètes ; mais combien d’autres en pourrions-nous citer que l’on s’étonne un peu qu’ils n’aient pas l’air d’avoir connues seulement ! Je ne dis rien de Victor Hugo : son Âne parle assez pour lui.

À ces révolutions de la science et de la philosophie, M. Sully Prudhomme a toujours cru que, sans perdre, par là même, son contact avec la pensée contemporaine, et sans cesser d’être une occupation virile, la poésie ne pouvait demeurer étrangère. Qu’est-ce que la justice ? Quand il a voulu traiter cette question, dont sans doute la « position » n’a rien qui répugne à la poésie, il eût cru manquer non seulement à son sujet, mais à sa conscience et à sa probité d’artiste, s’il n’avait pas d’abord interrogé sur leur définition de la justice la science, la philosophie, et la théologie même. Pareillement, dans le Bonheur, — et puisque le bonheur, tel du moins que nous le pouvons imaginer, ne consiste qu’en trois choses, qui sont sentir, savoir et pouvoir, — c’est ainsi que le premier chant ou la première partie contient toute une psychologie de la sensation ; la seconde une critique rapide de la métaphysique et de la science entières ; et la troisième une exposition du système du monde. Il sait d’ailleurs, et il le dit lui-même, que « si la curiosité à titre de passion, relève de la poésie, la recherche ne peut avancer sûrement sans ramper, ni aucune notion s’éclaircir sans se décolorer ». Attiré cependant par « la difficulté d’art », il n’en a pas moins persévéré dans la tentative ; et nous, nous serions plus sûrs encore que nous ne le sommes de sa stérilité, nous ne voudrions pas cependant en avoir méconnu l’intérêt. Car, s’il n’y a pas de progrès en art, ou du moins s’il est certain que la poésie ne se perfectionne pas d’âge en âge, comme la machine à vapeur ou comme le télégraphe, il est cependant certain aussi que rien de grand ne s’est fait en art qui n’ait été plusieurs fois tenté, et que rien n’a réussi qui n’y ait d’abord, presque toujours, été manqué.

C’est ce qui s’ajoutera aux autres mérites de M. Sully Prudhomme pour lui marquer sa place dans la poésie contemporaine et achever de caractériser son originalité. Rien en effet ne serait plus injuste que de ne pas dire en terminant de quelles beautés neuves nous sommes redevables — et dans le Bonheur même — à cette constante préoccupation de science et de philosophie. Elle ne fait pas seulement une grande part de la beauté de la conception ; elle ne donne pas seulement, en général, au vers de M. Sully Prudhomme, une plénitude unique de sens ; elle lui a encore dicté tant de stances charmantes que je ne veux pas disputer au lecteur le plaisir de lire dans le poème lui-même ; et elle lui a procuré, dans la dernière partie, deux ou trois des plus belles visions qui aient jamais traversé une imagination de poète. Car, vous ne penserez pas, ou vous vous tromperez, qu’un poète moins philosophe eût inventé les traits dont M. Sully Prudhomme nous a représenté dans le beau fragment intitulé le Retour, la Terre, veuve, ou plutôt à jamais délivrée de l’homme, son pesant fardeau ?

Dans la faune et la flore une fixe harmonie,
Fait durer chaque espèce autant que son milieu ;
L’homme seul, conquérant devenu demi-dieu,
Finit avant le monde où régna son génie,
Et ses sujets ont tous à leur roi survécu.
La vie a déserté, d’âge en âge plus brève,
Son corps plus affaibli par le luxe et le rêve ;
Par sa victoire même il a péri vaincu.

De même encore, qu’y a-t-il de plus net et en même temps de plus beau, de plus simple et « Je plus grand que cette belle image de la Mort, avec Faustus et Stella dans ses bras, l’aile ouverte, suspendue au-dessus de la Terre, et comme en libration dans le bleu de l’éther infini ? Mais un poète savant la pouvait seule trouver, je veux dire un poète qui connût, qui sentît autrement que par un ouï-dire de ouï-dire la beauté du système du monde et la simplicité des lois de la gravitation. Et pareillement aussi, lorsque, dans sa course rapide, la Mort, d’étoile en étoile, emporte les Élus au-delà même des cieux et connus…

L’immensité fuyante offre, emporte et dévore
Andromède, Orion, d’autres signes encore,
Persée et les Gémeaux, Castor après Algol :
Le Zodiaque épars s’effondre sous leur vol !
Ils montent, étreignant la Mort qui les entraîne
Là-haut, là-haut où germe une lueur sereine :
Et tout le peuple astral que l’homme a dénombré,
Ce qu’il nommait le ciel, sous leurs pieds a sombré.

Non ! ne croyez point que, pour écrire ces vers, il ait suffi de parcourir des yeux une carte du ciel, ou, comme on eût fait il n’y a pas longtemps, comme le bon Hugo faisait en ses vieux jours, d’ouvrir un Dictionnaire, Mais plus beaux encore, comme de vrais vers de poète, de tout ce qu’ils suggèrent à l’imagination que de tout ce qu’ils contiennent, il fallait pour les trouver, eux, cette inspiration intérieure qui fait ici la beauté de l’énumération ; il fallait que l’émotion de la science se joignît à celle de la poésie ; et il fallait que la sensibilité s’y échauffât de la chaleur de l’intelligence.

Avons-nous besoin maintenant de « conclure » ; et, pour imiter la précision de M. Sully Prudhomme, calculerons-nous gravement les chances de durée du Bonheur ? Ce qu’au moins nous pouvons dire, c’est qu’indépendamment de la beauté de la conception et de la richesse du détail, le Bonheur contient, dans sa première partie, avec quelques-uns des vers les plus pénétrants de M. Sully Prudhomme, une des plus belles élégies de la langue française ; dans la seconde, une tentative nouvelle, dont le prix est d’autant plus grand que le poète en sent lui-même tout le premier, non seulement la difficulté, mais ce qu’elle semble avoir de contradictoire à la notion même de la poésie ; et dans la troisième, deux ou trois visions auxquelles nous n’en connaissons guère dans toute la poésie contemporaine qui soient supérieures. Est-ce assez pour durer ? Nous l’espérons, pour notre part. Mais, comme à tant de prophètes, s’il devait nous arriver un jour de nous être trompé, il resterait du moins qu’en parlant du Bonheur, nous n’avons pu nous empêcher de proposer la question. Et, en vérité, nous voyons bien paraître un ou deux ouvrages qui nous l’imposent, — tous les douze ou quinze ans.

Alexandre Vinet4 §

Je me sens un peu embarrassé pour parler d’Alexandre Vinet. Comme, en effet, quand je rassemble mes plus anciens souvenirs et que je fais mon examen de conscience, je ne trouve pas d’historien de la littérature à qui je doive davantage ni de qui j’aie plus appris, — non pas même Sainte-Beuve ou Désiré Nisard, — je suis heureux que l’occasion s’offre à moi de le dire. Mais, d’un autre côté, comme il y a bien déjà quinze ou vingt ans que je ne le lis plus, que je me garde même soigneusement de le lire, pour m’être jadis aperçu que, si j’avais par hasard une idée, Vinet l’avait toujours eue avant moi, je crains de n’en pouvoir parler avec autant de précision que je le voudrais. Je l’espère pourtant ; et que le livre de M. Louis Molines sur Alexandre Vinet, critique littéraire, m’y servira de guide. S’il n’est pas toujours très bien écrit, ni même toujours assez clair, le livre de M. Molines est du moins consciencieux ; il est surtout complet en son genre ; et puisque rien n’a nui davantage à Vinet que l’extrême dispersion de son œuvre, on ne pouvait sans doute lui rendre un meilleur office que de la ramasser ou de la résumer tout entière en un seul volume. Grâce à M. Louis Molines, il ne tiendra désormais qu’à ceux qui ne connaîtraient pas Alexandre Vinet, — j’entends le critique et l’historien de la littérature, — ou qui le connaîtraient mal, de le mieux connaître ; et j’ose les assurer, sur ma propre expérience, qu’ils ne s’en plaindront pas.

Car il est mal ou peu connu en France ; et c’est une chose assez singulière que, Sainte-Beuve lui-même ayant saisi toutes les occasions qu’il pouvait de le louer, n’ait rien fait que de précaire pour la réputation d’un ami qui fut quelquefois son maître. Un autre critique, Edmond Scherer, en louant Vinet à son tour, a cherché les raisons de cette indifférence, et il a cru les trouver dans cette observation, assez désobligeante pour nous,

Qu’eût-il eu, par ailleurs, cent belles qualités,

Vinet avait le tort, à nos yeux, d’être chrétien, protestant, et Suisse. Il y avait ainsi chez Edmond Scherer, on se le rappelle peut-être, une intrépidité d’affirmation dans le paradoxe tout à fait remarquable, comme encore le jour qu’il commençait un article sur les Sermons de Bossuet par ces paroles dignes de mémoire : « Le sermon est un genre faux » ; … et qu’il continuait en ces termes : « J’entends par genre faux celui dans lequel on ne peut ni penser, ni dire juste »… On avouera du moins, que, dans le pays où leur qualité d’étrangers, et de Suisses, bien loin de leur nuire, a plutôt servi la gloire de Jean-Jacques Rousseau et de madame de Staël, il serait bien étonnant qu’elle eût empêché Vinet de « prendre place dans notre littérature », et ses œuvres d’y « atteindre le rang », que leur mérite « semblait devoir leur assigner ». Et, aussi bien, tout récemment encore, ce que Scherer n’avait pas pu pour Alexandre Vinet, ne l’avons-nous pas vu le pouvoir lui-même pour Henri-Frédéric Amiel, pour son Journal intime, pour l’inoffensive, précieuse, et déplaisante personne de cette contrefaçon de rêveur ?

Il n’est pas plus vrai de dire qu’étranger de naissance et d’éducation, le « protestantisme » de Vinet nous le rende encore plus « étrange et étranger ». Mais plutôt, ce que l’on pourrait prétendre, c’est qu’en voulant accaparer Vinet pour eux seuls et en ne séparant pas en lui le théologien du critique, quelques protestants ont failli nous faire croire que la critique de Vinet, qui n’en est qu’à peine une conséquence, était une forme de sa théologie. En écrivant ceci, je songe au rédacteur de l’article Vinet dans la dernière Encyclopédie des sciences religieuses ; et je crains que M. Louis Molines lui-même, dans son livre, n’ait encore trop appuyé sur ce qu’on pourrait appeler le caractère confessionnel de la critique de Vinet. À Dieu ne plaise, au moins, que je médise ici de la théologie ! « Ces études théologiques, abstraites et aujourd’hui presque décriées, sont une vigoureuse gymnastique pour l’esprit », dit avec raison M. Louis Molines ; et, pasteur lui-même, je n’aurais pas trouvé mauvais du tout qu’il en montrât l’utilité. J’admets d’ailleurs, puisque Vinet a joué son rôle dans l’histoire religieuse de la Suisse, et même du protestantisme contemporain, que l’on en tienne compte, comme l’a fait jadis M. Eugène Rambert dans son Histoire de la vie et des œuvres d’Alexandre Vinet5. Mais, après cela, si la partie durable de son œuvre, c’en est la partie de critique et d’histoire, c’est elle seule qui nous importe. En vérité, ce n’est pas d’être « protestant » qui nous rendrait Vinet étranger ; mais c’est quand on veut qu’il le soit à tout prix, quand on nous le rappelle avec une inutile insistance, quand on réclame enfin pour le « protestantisme », la hauteur de vues, la pénétration d’esprit, la préoccupation morale qu’il a portées dans la critique et dans l’histoire littéraire.

De toutes les raisons que l’on a données pour expliquer l’indifférence relative du public français à l’égard de Vinet, je n’en retiendrai donc qu’une seule : c’est la sincérité, c’est la sévérité, c’est, si je puis ainsi dire, l’intensité de son christianisme. « Analyser le rôle littéraire de Vinet, dit à ce propos M. Louis Molines, ce n’est pas autre chose qu’étudier la critique littéraire au point de vue chrétien » ; et en effet, c’est bien ainsi que Vinet a compris la critique. Nous, cependant, en France, nous l’aimons mieux « laïque », étant pour la plupart, comme on l’a dit si souvent, de la religion de Voltaire et de Béranger. Le Dieu des bonnes gens nous suffit, un Dieu qui aime à rire, un bonhomme de bon Dieu, qu’on honore sans y songer et rien qu’en usant de ses dons. Aussi excellons-nous, chez nos grands écrivains, à distinguer artificiellement ce qui ne saurait pourtant se séparer l’un de l’autre : nous admirons « le style » de Pascal, mais nous réprouvons « le fanatisme » dont il est l’expression : nous sommes fiers de Bossuet et de son « éloquence » ; nous regrettons seulement qu’elle enveloppe quelquefois des idées « cléricales ». Nous n’aimons pas, pour le dire en deux mots, qu’on mêle la religion et la littérature. Nous n’aimons pas beaucoup non plus que l’on confonde la littérature et la philosophie. Ainsi nous faisons cas de l’Esprit des lois, mais le Montesquieu que nous citons, c’est celui des Lettres persanes ou du Temple de Gnide. Nous ne méprisons pas l’Émile, ni le Discours sur l’inégalité, mais comme nous préférons la Nouvelle Héloïse ! Quoi encore ? Nous estimons que la littérature est faite pour nous divertir, et non pas pour nous faire penser. Rien n’est plus éloigné de la nature de Vinet, et rien par conséquent ne l’éloigne davantage de la nôtre. La valeur des œuvres, leur intérêt même, ne se mesure pour lui qu’au nombre et à la grandeur des idées qu’elles expriment. Et, comme il n’y en a pas de plus grandes à ses yeux que celles qui touchent à la vie morale, celles d’où dépendent la conduite — et conséquemment le progrès — c’est pour cela qu’on a pu dire que son « christianisme » avait éloigné de lui la foule des lecteurs français.

Mais est-il bien nécessaire d’être « chrétien » pour penser comme lui ? Ses préoccupations, qui sont pour lui la conséquence de son christianisme, ne pourraient-elles pas s’en détacher, peut-être ? Et, indépendamment de toute idée religieuse, ne peut-on pas croire que, de tous les problèmes, le plus important et le plus tragique pour nous, c’est encore celui de notre destinée ? Je le crois, pour ma part ; et qu’il l’est même d’autant plus que nous sommes plus libres et plus dégagés de toute espèce de confession. Catholiques ou protestants, c’est quand nous sommes vraiment « chrétiens » que nous pouvons, à la rigueur, nous passer d’agiter la question ; elle est résolue ; et nous ne sommes « chrétiens » qu’autant que nous la tenons fermement pour résolue. Nous n’avons pas davantage à nous préoccuper de la morale : elle est faite ; et, d’en chicaner les applications particulières, — mais à plus forte raison, d’en discuter le principe, — outre que cela s’appellerait proprement hérésie, c’est ébranler très imprudemment l’autorité simple et souveraine de ses prescriptions. Mais, au contraire, dès que nous ne croyons plus, dès que nous revendiquons et dès que nous reconquérons notre liberté de penser, alors, c’est justement alors, c’est alors surtout que nous avons besoin d’une règle qui guide nos actions, et d’une philosophie qui détermine notre conduite. Et d’où dépend cette philosophie, à son tour ? ou qu’est-elle en elle-même, en son fond, qu’est-elle et que pourrait-elle être qu’une certaine façon de concevoir et de résoudre, ou de poser tout au moins le problème de la destinée ? Moins nous sommes « chrétiens », plus ces questions ont donc d’intérêt et d’importance pour nous. Bien loin d’en diminuer la grandeur, on l’augmenterait plutôt en les laïcisant. Et c’est ce que je veux dire en disant que, si le « christianisme » de Vinet est la règle intérieure de ses jugements littéraires, on peut juger pourtant comme lui, — sans être « chrétien ».

« La littérature, a-t-il dit quelque part, est par excellence l’expression de la société, c’est-à-dire tout à la fois du gouvernement, de la religion, des mœurs et des événements » ; et quand il le disait, il ne disait sans doute rien de bien neuf. Mais il ajoutait ailleurs : « Ce qu’on nomme communément la littérature se rapporte réellement à une connaissance spéciale, qui est celle de la vie humaine. Cela ne veut pas dire précisément qu’elle nous apprend à vivre, mais qu’elle nous ouvre le spectacle de la vie. » Et encore : « Une société sans lettres serait une société sans lumière, sans morale, sans sociabilité et même sans religion. Non pas à la vérité que la littérature crée aucune de ces choses, mais elle les accompagne, et elle en est tellement la condition qu’on ne les conçoit pas sans elle. » Voilà le premier principe de sa critique, et non pas le moins original, ni surtout le moins fécond. M. Molines, dans son livre, s’est complu à montrer comment, par quelle suite ingénieuse de déductions subtiles, Vinet en a tiré des conséquences qui s’étendent jusqu’à la rhétorique et jusqu’à la grammaire. « Quoi d’étonnant, s’écrie Vinet, si un instinct universel veille d’un soin jaloux sur une grammaire et sur un vocabulaire dont l’altération rendrait imminentes la confusion des langues et la dispersion des forces de la société. Veiller sur la langue, c’est veiller sur la société elle-même. » Il compare en un autre endroit les écrivains sans correction à de « faux monnayeurs » dont les opérations « diminuent le crédit de la parole » ; et il ajoute ces mots, que je livre aux méditations de nos naturalistes et des réformateurs de l’orthographe française : Le respect de la langue c’est presque de la morale. En effet, l’observation en paraîtra peut-être curieuse : les grands écrivains n’ont pas toujours assez respecté la morale ; ils lui ont même souvent donné de profondes atteintes ; mais, en revanche — depuis l’auteur du Paysan parvenu jusqu’à celui du Paysan perverti, depuis Marivaux jusqu’à Restif de la Bretonne, ou depuis l’auteur de la Paysanne pervertie jusqu’à celui de la Fille Élisa — tous les grands inventeurs de néologismes ont plus ou moins encouru le reproche d’immoralité.

Mais ce que Vinet veut surtout dire, et ce que nous pouvons dire avec lui, sans avoir besoin pour cela d’être « protestant » ni « chrétien », c’est que, puisque les mots expriment des idées, ce sont bien les idées dont la valeur mesure celle des œuvres littéraires, et que, si la littérature est l’expression de la société, la critique et l’histoire ne sauraient séparer l’art d’avec la vie, qui l’inspire, l’enveloppe, et le juge. Pour nous approprier la doctrine et la rendre laïque, nous n’avons donc qu’à étendre un peu le sens du mot même de morale, et, puisque l’étymologie nous le permet, nous n’avons qu’à le prendre comme synonyme du mot de mœurs.

La littérature n’est pas un amusement d’oisifs ou un divertissement de mandarins ; elle est à la fois un instrument d’investigation psychologique, et un moyen de perfectionnement moral. En renouvelant les procédés de l’art, la manière même de composer ou d’écrire, nous pouvons dire, il faut dire qu’une grande œuvre n’accroît pas seulement le patrimoine héréditaire d’un grand peuple, elle en renouvelle encore et elle étend l’âme. Après le Cid et après Polyeucte l’âme française était plus grande, elle s’était enrichie de tout ce qu’il y a de plus dans le Polyeucte de Corneille que dans Siméon Métaphraste ou dans son Cid que dans celui du Romancero. Quand un grand écrivain, en rendant littéraire ce qui ne l’était pas avant lui, — la jurisprudence ou la théologie, — ajoute au domaine public une province de plus, c’est la littérature elle-même qui s’annexe ainsi par milliers les indifférents et les étrangers. Après les Provinciales, il ne fut plus permis, il ne fut plus possible aux théologiens de s’isoler avec leur science dans l’obscurité des écoles, et l’Esprit des lois a tiré les magistrats du silence de leur cabinet pour les mêler aux agitations de l’opinion publique. Et de conquête en conquête, lorsqu’une grande littérature, ayant passé ses frontières, est devenue plus que nationale, ce n’est pas seulement le prix du bien dire qu’elle a fait sentir aux hommes, c’est encore celui de l’institution sociale et de la civilisation. Après et depuis Voltaire, il s’est établi dans l’Europe entière une façon nouvelle de penser, dont on peut bien discuter si les inconvénients n’ont pas plus d’une fois balancé les avantages, mais dont on ne saurait méconnaître en tout cas que la douceur des mœurs, que la facilité des relations, que l’agrément de la vie commune aient singulièrement profité. En d’autres termes encore : écrire, ce n’est pas seulement rêver, ou sentir, ou penser, c’est agir ; et même, pour agir, il n’y a pas seulement besoin de le vouloir, dès qu’on écrit ; puisque après tout, c’est la condition même de l’œuvre écrite qu’elle se détache de son auteur, et que, vivant d’une vie propre et indépendante, elle dure d’âge en âge pour être aux hommes un modèle qu’ils imitent, une conseillère qu’ils consultent, et une institutrice qu’ils écoutent.

Il me faudrait parler beaucoup, si je voulais énumérer ici les suites presque infinies du principe. Je me bornerai à faire observer aujourd’hui, que, depuis Vinet, il a été celui de George Eliot ; que M. Taine y souscrit quand il fait de ce qu’il a nommé le « degré de bienfaisance du caractère », le juge suprême de la valeur littéraire des œuvres ; et qu’hier encore il inspirait tout un livre : l’Art au point de vue sociologique, du regretté M. Guyau, — l’auteur assez libre, je pense, assez indépendant, assez audacieux même, de l’Irréligion de l’avenir, et de l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction.

Si tel est le premier principe de la critique de Vinet, en voici le second : c’est que, ce qu’il s’agit de retrouver sous les œuvres, c’est l’homme, et que, ce qui fait l’homme, c’est cette « combinaison de qualités qui distingue un homme entre tous ses semblables, et ne permet pas de le confondre avec aucun d’eux, ou, d’un seul mot, l’individualité ». Il s’en explique avec plus de précision dans ses Études sur Blaise Pascal, son chef-d’œuvre, et, — dans l’état d’inachèvement où elles nous sont arrivées, par une conformité singulière avec son modèle même, — ce que l’on a écrit de plus juste, de plus pénétrant, et de plus profond sur l’auteur des Pensées. « L’individualité est la base de notre valeur propre, car, pour que nous soyons quelque chose, il faut d’abord que nous soyons, ou, en d’autres termes, que nos qualités soient à nous. Dans ce sens, l’individualité est rare, et l’on n’exagère pas en disant que la plupart des hommes, au lieu d’habiter chez eux, vivent chez autrui, et sont comme en loyer dans leurs opinions et dans leur morale. » On ne saurait mieux dire : il n’est donné qu’à peu de nous d’être eux-mêmes ; il n’appartient qu’à un très petit nombre d’hommes de ne ressembler qu’à eux seuls. J’ajouterai seulement que si, comme Vinet en fait la remarque à bon droit, « l’intelligence et le développement de l’esprit ne sont pas des gages tout à fait assurés de l’individualité », réciproquement, d’être soi, seul de sa race et seul de son espèce, ce n’est pas non plus une garantie du développement de l’esprit ou de l’intelligence. Le théologien a ici égaré le critique. L’individualité, qui mesure bien la supériorité des consciences, ne mesure pas la valeur des esprits. Dans l’histoire de la littérature et de l’art, il y a des combinaisons uniques auxquelles on peut, auxquelles on doit préférer des combinaisons moins rares. Marivaux, par exemple, au xviiie siècle, est plus unique, si je puis ainsi dire, plus individuel que Voltaire, et, inversement, au siècle précédent, Bourdaloue le fut beaucoup moins sans doute que madame de La Fayette ou que madame de Sévigné.

Ce n’en est pas moins là que Vinet a vraiment excellé, comme critique, dans l’art délicat, savant, et subtil, de démêler ou de caractériser l’individualité des autres. Sainte-Beuve, avec sa manière de tourner autour du personnage, et presque uniquement soucieux d’étudier l’homme dans son œuvre, l’homme total, avec « ses mœurs domestiques, le tic familier, la gerçure indéfinissable », Sainte-Beuve, dans sa chasse à l’anecdote, a plus d’une fois oublié l’œuvre ; et nous savons de lui des jugements bien étranges. Nisard, dans son ignorance affectée, je ne dis pas même de la psychologie, mais de la biographie des grands écrivains, les a traités trop souvent comme il eût fait d’illustres anonymes dont l’œuvre seule, pour ainsi dire, lui garantissait l’existence. Vinet, lui, les a connus aussi bien que Sainte-Beuve ; mais tout ce qu’il pouvait savoir de leur personne, c’est à une interprétation plus intime de leurs œuvres qu’il l’a fait uniquement servir ; écrivain moins habile sans doute que Nisard, et juge habituellement moins sûr, mais, en revanche, combien plus pénétrant ! Dans un Corneille et dans un Racine, dans un Voltaire et dans un Rousseau, ce qu’il a surtout cherché, c’est ce qui fait qu’ils sont eux ; il la trouvé sans sortir de leurs œuvres, en s’y renfermant, au contraire ; et j’ose dire qu’en général il l’a mieux montré, plus ingénieusement que personne.

Il faut le suivre dans cette voie. Nous avons trop donné, depuis trente ans ou davantage, aux grandes causes, aux « grandes pressions environnantes » : la race, le milieu, le moment, — dont l’action est certaine, mais obscure, — et qui expliquent bien le génie des nations ou le caractère des siècles, qui n’expliquent pas, ou qui expliquent moins le caractère et le génie des individus. Si d’ailleurs nous avons en nous le pouvoir de résister à celui des grandes causes, et d’équilibrer la pression de la race, par exemple, ou celle du moment, c’est ce que je n’examine point, et j’en laisse volontiers le problème à la métaphysique. Mais évidemment, dans la même race et chez le même peuple, au même moment de son histoire et dans le même milieu, quelquefois dans une même famille, si, de deux hommes, l’un est Thomas et l’autre Pierre Corneille, si l’un est Scarron et si l’autre est Molière, il faut bien qu’en chacun d’eux il y ait quelque chose de différent de l’autre, et, dans tous les deux, de leurs contemporains. C’est ce que nous appelons leur individualité, dans la composition ou dans la définition de laquelle nous n’avons besoin de rien faire intervenir de mystérieux ou d’encore innommé. Comme en effet on voit, dans la nature, les mêmes éléments simples, combinés en des proportions différentes, engendrer des corps dont les propriétés diffèrent également de celles des corps qui leur ressemblent le plus, et de leurs propres éléments ; ainsi, chacun de nous apporte en naissant des aptitudes qui sont uniquement siennes ; et pas plus que nous ne rencontrons deux visages humains qui se ressemblent, deux Ménechmes ou deux Sosies, pas plus il n’y a deux esprits parfaitement semblables. L’individualité, parmi les hommes, c’est ce qui fait de chacun d’eux un exemplaire unique de lui-même, une combinaison, si je puis ainsi dire, qui n’a pas besoin d’être rare pour être singulière. Et de là cette conséquence : que, fût-elle un « produit » de la race, du moment ou du milieu, l’individualité, rien qu’en s’y mêlant, modifie l’action des grandes causes. Après qu’un Dante, par exemple, ou un Shakspeare ont passé, les « grandes pressions » elles-mêmes diffèrent de tout ce qu’ils y ont ajouté qui n’y était point contenu avant eux. Ou plutôt, l’individualité dans l’histoire est une de ces grandes causes dont on parle ; — et je crains, comme je le disais, que depuis un demi-siècle, historiens ou critiques, nous ne l’ayons vraiment trop oublié.

Car enfin, si l’individualité manifeste quelque part son pouvoir, n’est-ce pas précisément dans l’histoire de la littérature et de l’art ? Quelques-grands écrivains, j’y consens, — Voltaire ou Bourdaloue, dont nous parlions tout à l’heure, — peuvent bien être considérés comme l’expression de leur race ou de leur temps, quoique, si leur individualité n’a rien de très singulier, cependant elle soit déjà rare. Leurs qualités d’éloquence ou d’esprit sont celles de leurs contemporains, qui s’y reconnaissent, pour ne pas dire qu’ils s’y mirent avec complaisance ; et déjà c’est une chose rare que d’avoir à soi tout seul autant d’esprit ou d’éloquence que tous ses contemporains ensemble. Mais, plus souvent encore, c’est par leur individualité que les artistes ou les écrivains s’inscrivent dans l’histoire de la littérature ou de l’art. La différence qui paraît entre eux et leurs contemporains, voilà ce qui consacre et ce qui fait durer leur mémoire. Nous ne leur demandons pas d’être très grands, il nous suffit qu’ils soient originaux. Inversement, s’ils ne sont pas originaux, nous les négligeons, et nous avons raison. Ou encore, si nous les lisons, si nous lisons Mairet, par exemple, ou Rotrou, ce n’est pas pour eux, ni pour notre plaisir, c’est parce qu’ils en ont précédé ou préparé de plus grands qu’eux-mêmes, c’est pour nous apprendre à sentir la différence qui les sépare de Corneille, et c’est toujours, on le voit, pour nous habituer à mettre à leur vrai prix le génie, l’originalité, l’individualité.

Mais un moraliste comme Vinet, tout en recherchant et tout en louant par-dessus les autres qualités celles qui font l’originalité, ne pouvait pas méconnaître les dangers de l’individualisme. Aussi, s’est-il constamment efforcé de distinguer l’individualisme et l’individualité. « Je ne crains pas, a-t-il encore dit dans ses Études sur Blaise Pascal, qu’aucun de vous confonde dans une fraternité imaginaire deux ennemis jurés : l’individualisme et l’individualité : le premier, obstacle et négation de toute société ; la seconde, à qui la société doit tout ce qu’elle a de saveur, de vie, et de réalité. » Ces distinctions sont un peu subtiles, et il semble bien que le théologien et le critique se gênent encore ici l’un l’autre. C’est le théologien qui l’emporte dans le passage suivant : « Aussi longtemps que l’homme est immortel, il vaut plus que l’humanité, qui ne l’est pas. Aussi longtemps que l’individu attend un jugement au-delà de ce monde, il est plus grand que la société qui n’en attend point… L’immortalité de l’âme détrône la société et la met aux pieds, non de l’individu sans doute, mais de l’individualité. » Je n’aime pas voir ainsi les droits de l’individu mis dans la dépendance et au hasard d’une hypothèse métaphysique. Il y a d’ailleurs une distinction certaine, je l’accorde — sinon peut-être une contradiction — entre l’individualisme et l’individualité, ou, pour nous servir de mots moins ressemblants, qui prêtent moins à la confusion, entre l’égoïsme et l’originalité. Mais quelle est-elle exactement, c’est ce que Vinet n’a pas pu dire, et, si j’avoue pour ma part que je serais embarrassé de mieux faire, il faut savoir quelquefois ne pas mettre dans nos opinions plus de logique et de cohésion que leurs objets n’en comportent.

Il a été plus heureux quand, pour achever sa doctrine et compléter son œuvre, il a le premier, je crois, ou l’un des premiers, essayé de saisir d’un coup d’œil toute l’histoire de notre littérature. Sur ce sujet, on remarquera qu’encore aujourd’hui même, c’est ce qui nous manque le plus, une histoire qui en soit une, si je puis ainsi dire ; la véritable et vivante histoire dont Nisard a tellement simplifié, réduit, et systématisé les grandes lignes qu’on prendrait la sienne pour un théorème ; l’histoire que Sainte-Beuve lui-même, dans ses Causeries, à force de battre les buissons, aurait plutôt embrouillée qu’éclaircie.

Grâce à ses préoccupations, morales autant que littéraires, c’est cette histoire qu’a entrevue Vinet, si même on ne peut dire qu’il en a tracé l’esquisse, — pour ceux au moins qui savent lire, — dans l’Introduction de son Histoire de la littérature française au xviiie siècle. Non pas sans doute qu’il se soit aperçu le premier que le xviie siècle, dans son ensemble, « pouvait être considéré comme une halte, un espace intermédiaire entre deux époques de critique et de négation » ; ou encore, et pour en emprunter à Sainte-Beuve l’image expressive, comme un pont, jeté sur le courant qui relie Montaigne à Pierre Bayle, et l’auteur de Pantagruel à celui du Rêve de d’Alembert. Mais, considérant que la Renaissance était, dans un monde chrétien, la réapparition de l’antique naturalisme, il a vu que la Réforme, et après la Réforme, le jansénisme étaient, eux, un effort pour sauver la morale au moins des ruines du moyen âge. Le xviie siècle a semblé justifier la tentative, et, pendant cinquante ou soixante ans, on a pu croire qu’on avait enrayé le progrès du naturalisme. Mais il n’a pas tardé longtemps à reprendre son cours, plus impétueux, plus violent de tout ce qu’il avait rencontré de résistance, et les derniers « philosophes » ont fini par conclure qu’il fallait, selon le mot célèbre, « se déchristianiser et se rendre Grec ou Romain par l’âme ». De telle sorte que les dernières années du xviie siècle rejoignent ainsi les commencements du xvie siècle ; et trois cents ans d’histoire littéraire se distribuent, s’ordonnent, et se composent par rapport à un seul problème.

Sur quelle conception de la vie réglerons-nous la conduite ? C’est la question que Rabelais a posée et qu’il a résolue dans le sens que l’on sait ; la question que Calvin, que Pascal, que Bossuet, que Leibniz, ont décidée dans le sens précisément contraire ; et la question enfin que l’Encyclopédie, en la ramenant à son point de départ, a résolue comme la Renaissance. Ou en d’autres termes encore : le xviie siècle est une « réaction » contre le xvie, mais le xviiie à son tour en est une contre le xviie, et comme c’est le même problème que l’on continue d’agiter, le xviiie siècle, par-delà le xviie siècle, dans ses traits les plus généraux, reproduit, renouvelle, et en même temps fortifie la tradition du xvie.

Encore ici, je crois que Vinet a raison, et quand il aurait tort, — je veux dire, si l’on refusait de mettre ainsi, dans une histoire de la littérature française, la question morale au premier plan, — il aurait toujours raison, puisque d’aucun autre point de vue, vous ne pourrez, en effet, mieux reconnaître ni mieux déterminer les « masses » de cette histoire ; d’aucune autre manière vous ne pourrez plus aisément grouper les hommes ni définir les caractères des œuvres ; d’aucun autre sommet vous ne discernerez plus nettement la division, la succession, la diversité des époques. Mais je vais plus loin ; et je dis que le théologien, s’il l’a quelquefois gêné, a au contraire ici singulièrement aidé le critique et l’historien. En réalité, pendant trois cents ans, la question religieuse a été l’âme de la littérature. De l’Institution chrétienne au Génie du christianisme, en passant par les Essais de Montaigne et par les Pensées de Pascal, par les Sermons de Bossuet et par le Tartufe de Molière, par l’Athalie de Racine et par le Candide de Voltaire, il n’y a pas une grande œuvre qui ne soit plus ou moins pour ou contre la religion ; et il serait bien étonnant que la connaissance ou la curiosité des choses de la religion ne fussent pas de quelque secours à l’intelligence et au jugement d’une telle littérature…

Voilà sans doute bien des services. Comment donc expliquer que la réputation de Vinet, qui de son vivant même avait déjà franchi les frontières de sa patrie, ne soit pas plus grande ni plus solidement établie parmi nous ? C’est qu’en premier lieu, s’il a eu des idées, beaucoup d’idées, de très générales et de très ingénieuses, il a manqué — je ne sais d’ailleurs comment ni pourquoi — de la force d’esprit qu’il lui eût fallu pour les développer ou les faire valoir. Ses vues, quand elles sont profondes, sont courtes, mais, quand elles sont plus longues ou plus larges, elles sont vagues. À la vérité, quoique nous ayons de lui vingt ou vingt-cinq volumes, dont il y en a bien une dizaine sur l’histoire de la littérature, nous n’avons pourtant que des fragments de son œuvre, dont il n’a pas eu le temps d’équilibrer les proportions. Mais autant qu’on en puisse juger, « le temps n’eût rien fait à l’affaire », et très capable de concevoir le plan d’une grande œuvre, il semble qu’il le fût beaucoup moins de l’exécuter. Comme d’ailleurs on faisait volontiers en son temps, il met ses idées dans une espèce de Discours préliminaire, et content de les y avoir mises, il ne les oublie pas, mais on dirait qu’il les oublie, à mesure qu’il avance et qu’il essaye de pénétrer dans le détail des choses.

J’ajouterai qu’il écrit mal ; et rien ne m’a plus étonné, dans cet article d’Edmond Scherer dont j’ai cité quelques mots, que d’y lire ce jugement du style de Vinet : « Si j’avais à définir le style de Vinet, je dirais qu’il a mis l’esprit dans le style, comme d’autres y ont mis l’imagination. Il a l’image heureuse, appropriée, mais il a surtout l’inattendu de l’image, la rencontre fortuite, le contraste piquant, l’esprit qui consiste dans le rapprochement à la fois exact et imprévu. L’esprit éclate sous sa plume comme les étincelles qui partent d’une machine électrique trop chargée. C’est un feu roulant de choses ingénieuses. Ce sont des allusions, des intentions, des comparaisons qui se croisent, qui s’enchevêtrent et qui finiraient par éblouir, si le tout n’était soutenu d’un dessein ferme et net. » C’est à peu près ainsi que l’on pourrait louer le style de Marivaux ; et comme, par malheur, il n’y en a pas qui soit moins convenable aux idées que traite habituellement Vinet, on ne saurait, à notre avis, en croyant servir sa réputation d’écrivain, lui nuire davantage.

À vrai dire, il est lourd et précieux, lourd quand il s’abandonne, et précieux quand il se travaille, avec moins d’esprit, comme la plupart des précieux, que d’envie d’en avoir. Ses allusions me déroutent, ses intentions m’importunent, et ses comparaisons m’affligent. « L’esprit humain marche par antithèse et par réaction : il ressemble au pendule, dont les oscillations vont sans cesse de gauche à droite et de droite à gauche. Mais le pendule demeure enchaîné ; la valeur de l’une de ses oscillations est perpétuellement compensée par celle de l’autre ; tandis que l’action et la réaction de l’esprit humain ne se détruisent pas complètement : il reste toujours un excédent, et ces excédents additionnés forment la somme des progrès de l’esprit humain. » Voilà de ses comparaisons ; et voici de ses images : « Au sein du bassin limpide, mais profond, où s’arrête l’esprit du xviie siècle, on entrevoit la forme du monstre qui doit plus tard arriver au jour. » J’en citerais bien d’autres encore, s’il le fallait, mais je me le reprocherais à moi-même ; et ces exemples suffisent à prouver que Vinet, qui a si bien parlé du style des autres, n’a pas eu, pour lui, le sentiment du style. Encore une fois, il écrit mal, et les défauts de sa manière d’écrire sont justement ceux de tous qu’on pardonne le moins au critique et à l’historien.

Que restera-t-il donc d’Alexandre Vinet ? Car je ne l’ai pas assez dit, en termes assez clairs, et c’est par là que je veux terminer. Il en restera tout d’abord ce que l’on pourrait appeler un penseur dans la critique et dans l’histoire de la littérature, abondant et fécond en idées, qu’il n’a pas eu la force ou le temps de développer lui-même, et qu’ainsi nous pouvons lui reprendre pour nous les approprier. C’est ce que savent bien tous ceux qui ont pratiqué ses Moralistes français, ou ses Poètes français sous Louis XIV, ou son Histoire de la Littérature française au xviiie siècle, ou ses Études, — le premier volume surtout de ses Études sur la littérature française au xixe siècle, où il a si bien parlé de Chateaubriand et de madame de Staël. D’autres amusent ou charment, si l’on veut, davantage, comme Sainte-Beuve ; et d’autres, comme Nisard, ont cette supériorité sur lui, d’avoir mis tout leur talent et donné leur mesure dans un livre durable ; Vinet fait penser ; il aide surtout à penser, ou mieux encore il y excite ; et, de combien de nous en peut-on dire autant ? Psychologue, longtemps avant que ce mot fût à la mode, et moraliste ingénieux, pénétrant, profond, personne encore n’a parlé mieux que lui de quelques-uns de nos grands écrivains, et en particulier de Pascal, — le Pascal des Provinciales, mais surtout celui des Pensées, — non pas même Sainte-Beuve, et encore bien moins Victor Cousin. C’est quelque chose, et c’est même beaucoup, si nos jugements nous jugent nous-mêmes, et que bien parler de quelques hommes extraordinaires, ce soit, pour ainsi dire, se mettre un peu de leur famille. Ni Cousin ni Sainte-Beuve n’étaient de la famille de Pascal. Et ce fut enfin une âme haute et noble, une de ces âmes rares qui sont naturellement, ou nécessairement, pour beaucoup de raisons, plus rares en critique qu’ailleurs. Car, vous ne croyez pas sans doute, — je ne nomme ici que des morts, tout à fait morts, — vous ne croyez pas qu’ils eussent l’âme noble, les La Harpe ou les Fréron ? Aussi, bien des choses leur ont-elles échappé, toutes celles qu’on nomme à peu près des mêmes noms en morale et en littérature : délicatesse du sentiment, distinction de l’esprit, élévation de la pensée, toutes ces qualités plus intimes et par conséquent plus cachées, qui peuvent autant pour faire durer les œuvres que la vérité de l’observation, que la richesse de l’imagination, que la splendeur du style. Mais c’est précisément ce que Vinet a le mieux connu, ce qu’il a le mieux mis en lumière, et c’est ce qui fait l’entière originalité de sa critique. Ce qu’il y a de plus noble dans la littérature ou de plus exquis, voilà ce qu’il a le plus profondément senti lui-même, et le mieux exprimé ; et il est bien possible que ses livres ne soient pas des livres, qu’ils ne soient que des notes, et des notes souvent mal écrites, mais voilà cependant ce qu’on ne trouvera, ce que du moins, pour ma part, je n’ai jamais trouvé qu’en eux.

Le symbolisme contemporain §

Si nous voulions tout d’abord, pour nous concilier la faveur de nos symbolistes, essayer de parler leur langage, voici, ou à peu près, comment nous pourrions définir leur dessein :

Pour tout soucieux de nantir d’art cette mourante sécularité, et en urgente réaction, ou mieux nommée révolte, contre le turpide asservissement du naturalisme alexiaque et zoliste à des besognes de duplication d’un réel infixable, le symbolisme, — dirions-nous, — est la réintégration de l’imprécis ou du fluent des choses, à inscrire dans le comparatif ou le suggestionnant, par l’instrumentation d’un rythme polymorphe, allié d’un verbe ondulatoire jusqu’aux limites incessamment promues du métaphorisme émancipé des triviales usances…

Mais n’aurions-nous pas l’air de nous moquer du monde, y compris le symbolisme et les symbolistes eux-mêmes ? ce qui est tellement éloigné de notre intention qu’au contraire, du milieu des railleries faciles que provoquent leurs Écrits d’art ou leurs Entretiens littéraires, nous voudrions justement dégager ce que nous y trouvons, quant à nous, de beaucoup plus digne d’être encouragé que moqué ? Car enfin, passe d’en sourire ! mais nous ne saurions oublier que le rire ne laisse pas de ressembler parfois à une forme de l’inintelligence ; et c’est pourquoi, si les symbolistes ne voient pas toujours clair dans leurs propres idées, ni surtout ne connaissent les moyens de les réaliser, il appartient à la critique, après l’avoir constaté, d’essayer de les y aider.

Non que je consente à être leur dupe.

S’il y en a dans la bande entière cinq ou six de vraiment sincères, je n’ignore pas, hélas ! qu’en général ils sont moins curieux d’art qu’affamés de réclame et de notoriété. Oui ; de même qu’autrefois le naturalisme pour l’auteur des Rougon-Macquart, de même aujourd’hui, pour l’auteur du Pèlerin passionné, je crains, en vérité, que le symbolisme ne soit qu’un moyen de parvenir ; et c’est ce que suffirait à prouver au besoin la façon colérique et haineuse dont ces jeunes gens parlent dans leurs Revues de tous ceux qui les ont précédés. Je dois avouer d’ailleurs que je ne puis rien produire ou citer d’eux qui justifiât l’éloge que j’aimerais à en faire, et qu’aussi je n’en fais point. C’est alors, en effet, si je mettais sous les yeux du lecteur quelques phrases de la Princesse Maleine ou quelques vers, — non pas même choisis, — du Pèlerin passionné, c’est alors que M. Maeterlinck et M. Moréas auraient quelque droit de se plaindre de moi. Et j’en sais enfin, pour tout dire, que je ne puis qu’approuver l’illustre professeur Lombroso d’avoir jadis classés dans la catégorie de ses mattoïdes, — une catégorie un peu mêlée peut-être, mais d’ailleurs fort honorable, — où l’on voit figurer Savonarole à côté de Coccapieller, et saint François d’Assise en compagnie de Bosisio, de Lodi. Vous ne connaissez pas Bosisio, de Lodi ? C’est un de nos contemporains, auquel il n’a manqué, selon le professeur Lombroso, qu’un siècle plus propice pour être « le Mahomet de l’Italie ». Pourquoi le Mahomet ?… Mais, après tout cela, je n’en persiste pas moins à croire qu’au fond du symbolisme il y a deux ou trois idées justes, et c’est elles que, sans autrement me soucier des personnes, je vais tâcher de mettre en lumière.

Encore que la plume de nos symbolistes ne soit pas toujours chaste, ni leur imagination remplie d’idées parfaitement pures, félicitons-les donc d’abord de la campagne qu’ils mènent contre ce qui subsiste encore du naturalisme contemporain. Nulle n’était plus urgente, ni ne doit être plus encouragée. Pornographie et reportage, voilà tout ce que l’auteur de l’Argent a su faire d’une grande doctrine d’art, et, — sans remonter plus haut, jusqu’à la Terre et jusqu’à Pot-Bouille, — tentez-en vous-même l’expérience, calculez ce qui resterait de l’Argent, si vous en aviez ôté le reportage et la pornographie.

Répéterai-je une fois de plus, à ce propos, ce que, depuis quinze ou seize ans, j’ai dû tant de fois dire de M. Zola ? Ce laborieux et puissant ouvrier de lettres, moins laborieux que régulier peut-être, et assurément moins puissant que commun, n’a pas compris ni ne comprendra jamais qu’en rendant le mot de naturalisme synonyme de celui de grossièreté, son œuvre manquait à toutes les promesses du nom qu’elle avait usurpé. Si l’auteur d’Adam Bede et l’auteur d’Anna Karénine sont des naturalistes, M. Zola n’en est pas un. Quiconque donc le lui reprochera, symboliste ou décadent, de quelque nom qu’il se pare ou s’empare à son tour, de quelque doctrine qu’il se réclame ou qu’il se recommande, non seulement il aura raison, mais il faudra qu’on l’applaudisse, et au besoin qu’on l’aide. Tel que l’a conçu M. Zola, tel qu’il le représente encore, et ses rares disciples avec lui, le naturalisme a fini sa journée.

Si nous lui devons d’ailleurs quelques services, — dont nous ne voulons pas contester, mais dont il ne faut pas non plus exagérer l’importance, — et si ses conseils, plutôt que ses exemples, ont ramené le roman contemporain à une observation plus précise de la réalité, ce n’aura pas été sa faute, et je lui disputerais jusqu’au droit de s’en vanter. Comme rien, dit-on, ne se perd dans la nature, rien aussi ne s’y crée. Le naturalisme contemporain n’étant qu’une application du positivisme au roman, d’autres, sans doute, l’auraient inventé, si ce n’avait pas été M. Zola. Mais lui, tout ce qu’il a fait, en n’en développant que les côtés les plus vulgaires, ç’a été bien plutôt d’en compromettre, et non pas d’en aider la fortune. Il nous aurait dégoûtés d’observer la nature, si l’on n’y rencontrait que des Quenu-Gradelle et des Rougon-Macquart. Et nous sommes heureux que l’on commence enfin de s’en apercevoir ; et nous aimons d’abord du symbolisme contemporain l’utile réaction qu’il est contre le naturalisme de l’Argent et de Pot-Bouille. Ajoutons-y celui de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa.

C’est qu’aussi bien toute esthétique naturaliste a nécessairement quelque chose d’étroit, d’incomplet et de mutilé. Elle réduit l’objet de l’art à l’imitation de la nature, et en le faisant, elle n’oublie qu’un point : c’est qu’il y a des arts qui ne sont pas d’imitation. Ni l’architecture n’imite, à proprement parler, les lignes de la nature, ni la musique, non plus, n’en imite les bruits. Où est « l’original » d’une cathédrale gothique ? et quelle scène de la vie privée a jamais servi de « modèle » à une symphonie ? L’architecture et la musique ont leur objet, leurs moyens, et leurs lois en elles, pour ainsi dire, ou dans la convention primordiale dont elles ne sont que le développement, et ces lois, ces moyens, ou cet objet n’ont rien de commun avec la production ou la traduction du réel.

Mais il suit de là que toute une partie de l’art est autre chose, et quelque chose de plus qu’une imitation de la nature. Il suit encore que, tout en nous séduisant par « l’imitation de choses dont nous n’admirons pas les originaux », la peinture et la poésie, sans méconnaître leurs conditions, peuvent se proposer de produire en nous des effets plus ou moins analogues à ceux de la musique ou de l’architecture. Et il suit enfin que l’art, en général, peut corriger, rectifier, modifier, continuer, prolonger même ce qu’il imite. Si c’est un mérite à un portrait que d’être ressemblant, qui ne sait que c’en est le moindre ? Et, sans doute, il n’importe guère à la valeur d’une tragédie que le sujet en soit authentique en son fond. Une esthétique purement naturaliste, outre qu’elle laisse toute une partie de l’art en dehors d’elle, ne tend donc à rien moins qu’à priver la peinture et la poésie même d’une partie de leurs moyens. L’imitation, qui n’épuise point la réalité, qui ne l’égale même pas tout entière, dont le domaine est borné de toutes parts, ne saurait imposer à l’art les lois de sa propre étroitesse. Les symbolistes l’ont-ils bien vu ? Je n’oserais en répondre. Mais ils raisonnent comme s’ils le voyaient ; et il faut leur en savoir gré comme d’une preuve de perspicacité.

Ce qu’ils ont encore mieux vu, — ou senti, — c’est qu’une esthétique naturaliste est encore et forcément plus superficielle qu’étroite. Ne pose-t-elle pas, en effet, ce principe, ou, si l’on veut, ce sous-entendu, qu’il n’y a rien derrière la nature ? C’est ce qui n’est ni prouvé, ni probable. La nature n’est peut-être qu’un déguisement ou qu’un voile. Qui l’a jamais su ? qui le saura jamais ?…

Ce qui du moins n’est pas douteux, c’est que rien n’est clair en nous ni en dehors de nous, et que nous sommes de toutes parts environnés d’ombres et de mystère. L’inconnaissable nous étreint : in eo vivimus movemur et sumus. Si nous réussissons parfois à en saisir quelque chose, il est également certain que ce n’est pas en nous bornant à observer la nature ; mais nous y ajoutons, de notre fonds à nous, les principes d’interprétation qu’elle ne contient pas. Et comment le pourrions-nous, s’il n’y avait certainement aussi quelque convenance, ou quelque correspondance, entre la nature et l’homme, des harmonies cachées, comme on disait jadis, un rapport secret du sensible et de l’intelligible ?

Voilà l’origine et le fondement de tout le symbolisme.

La nature a des dessous dont le plus habile naturaliste, n’ayant jamais saisi que les dehors, n’a donc aussi jamais représenté que la plus vaine apparence. Mais nous voulons pénétrer plus avant ; nous voulons déchirer le voile ; et nous voulons atteindre enfin l’essence dont les manifestations se jouent à la surface des choses.

Là, également, est l’explication de la joie presque sauvage avec laquelle nos symbolistes célèbrent, comme ils disent, « les funérailles du Parnasse contemporain ». Admirable, sans doute, — pour eux comme pour nous, — mais quelquefois insupportable aussi de précision et de netteté, dense et sonore comme l’airain, le vers parnassien a le tort, à leurs yeux, de ne rien suggérer au-delà de ce qu’il dit. Ce qu’il veut exprimer, il l’exprime complètement ; mais aussi n’exprime-t-il que ce qui se peut complètement exprimer. C’est qu’on l’a forgé, jadis, à peu près dans le même temps qu’on ébauchait l’esthétique naturaliste, et justement dans la même intention : je veux dire, pour astreindre le poète à cette probité de la couleur et du dessin dont les romantiques s’étaient émancipés, en même temps que de beaucoup d’autres choses. Mais les symbolistes estiment que le vague et l’imprécis, que le flottant et le fugitif, que l’aérien et l’impondérable sont une partie de la poésie, — si même, peut-être, ils n’en font tout le charme.

Au lieu donc de tyranniser la liberté de l’imagination et du rêve, ils demandent que la poésie les rende à leur essor. Et pourquoi ne l’essaierait-elle pas ? Pourquoi le vers, après avoir développé, si je puis ainsi dire, ce qu’il y avait d’abord en lui de rationnel, et de plastique ensuite, ne développerait-il pas ce qu’il y a de musical aussi ? Pourquoi la poésie ne se proposerait-elle pas, comme fait la musique, de dissoudre l’unité du moi dans une diversité d’états d’âme successifs, et en le rendant, comme encore la musique, à son indétermination première, de le rendre à la volupté vagabonde du rêve ? Les symbolistes disent : « erratique », mais c’est bien ce qu’ils veulent dire.

Qu’il y ait là des dangers évidents, contre lesquels il ne semble pas que nos symbolistes se tiennent assez en garde, je n’en disconviens point. Mais, en attendant, si ce sont bien là quelques-unes des questions qui les préoccupent, non seulement elles n’ont rien de ridicule, mais elles sont intéressantes et elles touchent, ou elles mènent, à d’autres questions plus intéressantes encore.

Telle est précisément la question de la nature et de l’usage du symbole, qui sans doute est trop vaste, et surtout trop fuyante, pour qu’on espère en quelques pages de la préciser et de l’épuiser. Je renverrai donc les curieux aux grands ouvrages de Görres sur la Mystique et de Creuzer sur les Religions de l’antiquité, j’y renverrai aussi nos symbolistes eux-mêmes, qui ne me paraissent pas les avoir assez pratiqués ; et je ferai seulement deux observations.

La première, c’est qu’il est prodigieux que ces noms seuls de Symbolisme et de Symbole n’éveillent guère autour d’eux qu’une hilarité dédaigneuse, quand autour de nous cependant tout est Symbole et n’est que Symbolisme. Une religion n’est qu’une symbolique, puisque ses cérémonies et ses rites ne sont que l’enveloppe, ou, si je puis ainsi dire, la traduction plastique, l’imitation sensible, mouvante et colorée, des vérités mystérieuses qui la constituent en son fonds. Pareillement, tout art n’est qu’une symbolique, en tant qu’il exprime des idées abstraites par des images, et qu’il communique aux couleurs et aux formes une signification qu’elles n’ont point d’elles-mêmes. Pareillement encore, une langue n’est qu’une symbolique, s’il peut bien y avoir quelques rapports secrets, et souvent des analogies profondes, mais non pas de liaison fixe et nécessaire entre la forme ou le son d’un mot, et la nature propre de l’objet ou de l’individu qu’il désigne. Et, généralement, n’y ayant rien au monde qui ne puisse à l’occasion exprimer, signifier, ou suggérer quelque chose de plus que lui-même, il n’y a donc rien qui ne soit ou qui ne puisse à quelque égard devenir un symbole. Apprenons-le, si nous l’ignorons. Mais, si nous ne l’ignorons pas, ne faisons pas les étonnés ou les mauvais plaisants en présence du symbolisme. C’est vraiment nous qui donnerions plutôt à rire. Examinons ; et voyons ce qu’il y a dans le symbole d’analogue à l’idée que nos symbolistes se font eux-mêmes de la poésie : c’est ma seconde observation.

Il y a d’abord l’attrait de sa richesse et de sa complexité Le symbole n’est-il peut-être, comme le disent les grammairiens et les lexicographes, qu’une comparaison ou une allégorie plus prolongées et plus obscures ? Je croirais plutôt le contraire, et que, comme les figures ont précédé les définitions et les catalogues des rhéteurs, ou comme le discours a précédé l’analyse de ses parties, ainsi, le symbole a précédé la comparaison ou l’allégorie, qui n’en sont, à vrai dire, que des démembrements. Tandis qu’en effet, la comparaison ou l’allégorie n’expriment guère que deux choses ensemble, le symbole au contraire en exprime au moins trois, et souvent davantage. Il est image, il est légende, il est idée ; et la pensée, le sentiment, les sens y trouvent également leur compte.

La Diane d’Euripide est la déesse des bois et des montagnes ; elle est aussi l’immortelle protectrice d’Hippolyte et l’irréconciliable ennemie de Vénus ; elle est encore la chasteté qui fait les cœurs froids, les esprits lucides, et les volontés fermes. La Béatrice de Dante est une personne réelle, que l’Alighieri a réellement aimée ; elle est aussi son inspiratrice ou sa Muse ; elle est encore la Science et la Philosophie. L’Éloa de Vigny est une « sœur des anges » ; elle est aussi la femme ; elle est encore le mystérieux et impur attrait qui pousse les Elvire dans les bras des don Juan.

Là, dans cette complexité, est la puissance, la beauté, la profondeur du symbole. Ce que la comparaison ou l’allégorie distinguent, divisent, et séparent pour l’exprimer alternativement, le symbole, au contraire, l’unit, le joint ensemble, et n’en fait qu’une seule et même chose. Il relie l’homme à la nature, et tous les deux à leur principe caché. Ou encore, et tandis que l’allégorie ou la comparaison ne servent qu’à faire briller l’esprit ou l’habileté du poète, le symbole, allant plus loin et plus profondément, nous fait saisir entre le monde et nous quelqu’une de ces affinités secrètes et de ces lois obscures, qui peuvent bien passer la portée de la science, mais qui n’en sont pas pour cela moins certaines. Tout symbole est en ce sens une espèce de révélation.

Entendons par là que, toutes les fois qu’il n’exprime pas ou qu’il n’enveloppe pas au moins dans les plis et replis de ses voiles quelque idée substantielle et profonde, alors il n’est vraiment qu’une faible imitation, une contrefaçon, ou une parodie de lui-même. Peu importe, d’ailleurs, que cette vérité soit d’ordre naturel ou moral, qu’elle tende à l’explication de l’énigme du monde, ou qu’on nous la propose comme une règle de la conduite humaine, mais il faut qu’elle y soit. Autre caractère du symbole, et non pas le moins essentiel. Il intéresse les sens et l’imagination à des idées qui les dépassent, plus pures et plus hautes, qui s’en dégagent, pour ainsi parler, à mesure qu’il se développe, comme la flamme sort de la fumée, et, de la flamme à son tour, je ne sais quoi de moins matériel ou de plus subtil qu’elle-même.

Et il faut sans doute que l’idée soit assez claire pour qu’on la comprenne, assez précise pour qu’on ne s’y trompe point, mais il faut se rendre compte aussi que ce qu’elle a de vague et d’obscur ne laisse pas de faire une partie de son pouvoir.

« Ce que nous pressentons, dit un ancien rhéteur, fait en nous plus d’impression que ce qui s’offre sans voile à nos regards. De là vient que les doctrines secrètes sont proposées dans des symboles comme dans les ténèbres de la nuit, car on peut très bien comparer la forme symbolique aux ténèbres et à la nuit. »

Il avait raison. Si la profondeur et la complexité font deux caractères importants du symbole, l’obscurité en fait un troisième, une obscurité relative, dont on voudra bien remarquer que la poésie même ne saurait s’affranchir qu’en tendant à la prose. C’est ce qui s’y mêle de crépuscule, et parfois d’ombre épaisse, aux clartés crues des Orientales qui fait, par rapport à elles, dans l’œuvre de Victor Hugo, la supériorité des Contemplations ou de la Légende des siècles. Ce qu’il y a de plus poétique dans Shakspeare, et de plus shakspearien, ce n’est pas sans doute Coriolan, ni même Othello, c’est ce qu’il y a de plus symbolique : c’est le Songe d’une nuit d’été, c’est Hamlet, c’est la Tempête. Que dirai-je d’Eschyle, et de son Prométhée, dont la valeur mythique est si supérieure à la valeur dramatique, et qui, comme on en a fait plus d’une fois la remarque, arrivé plus tard que l’Iliade, « a l’air pourtant d’un aîné d’Homère » ?

Aussi, ce que nous pouvons reprocher à nos symbolistes, c’est si peu de s’être emparés du nom de symbolistes, qu’au contraire ce serait plutôt de croire qu’ils en sont les premiers inventeurs. Et il est vrai que leur ignorance est grande ! Mais il faut dire aussi que l’école à laquelle ils succèdent n’ayant guère été qu’une école descriptive, — très différente en son genre, mais la plus pauvre en idées qu’on eût assurément vue depuis celle de l’abbé Delille, — ils ne sont pas inexcusables de s’imaginer qu’ils inventent ce qu’ils ne font que retrouver. Rappelons-leur donc qu’avant eux, et dans ce siècle même, c’est du symbolisme que la Légende des siècles, c’est du symbolisme que la Chute d’un ange, c’est du symbolisme que les Destinées. Et s’ils disaient peut-être — ce qui est vrai dans une certaine mesure — que Vigny, Lamartine et Hugo ne sont symbolistes qu’en tant que poètes, secondairement et accessoirement, au lieu qu’ils sont, eux, poètes en tant que symbolistes, mais symbolistes d’abord, je les renverrais à l’Antigone de Ballanche et à la Panhypocrisiade de Népomucène Lemercier.

Précisément parce que le symbolisme est de l’essence de la poésie, comme ils le pensent, et comme je viens d’essayer de faire voir pourquoi, il faut bien que le symbolisme soit aussi ancien que la poésie même, et contemporain, si je puis ainsi dire, de ses premiers balbutiements.

Mais, d’un autre côté, si, depuis une quarantaine d’années, les poètes eux-mêmes l’ont oublié, s’ils ont traité la poésie comme on faisait autour d’eux le roman, avec la même préoccupation de la fidélité matérielle du décor et la même incuriosité de l’idée, on voit pourquoi nous savons gré à cette jeunesse, rien qu’en prenant ce nom de symbolistes, non pas, hélas ! d’avoir encore ramené, mais d’avoir voulu ramener la poésie à une conception d’elle-même plus libre, plus large, et plus haute. Nous ajouterons, si l’on veut, que dans l’œuvre même de Lamartine et d’Hugo — sinon dans celle de Vigny — l’éloquence tenant presque plus de place encore que la poésie même, ce n’est pas sans quelque apparence de raison qu’ils persistent, même après eux, à tenter d’autres voies.

Maintenant, pour atteindre leur but, ont-ils besoin, comme ils le disent, de réformer la métrique et la langue ? Je pense qu’il leur est permis au moins de l’essayer. Et, en vérité, si l’on voulait bien y réfléchir, puisque l’on loue les parnassiens d’avoir créé pour eux un vers nouveau, qui n’est pas le vers romantique, et les romantiques, encore davantage, d’avoir émancipé le vers classique des entraves que lui avaient forgées les Malherbe et les Boileau, n’est-il pas plaisant qu’on dispute aux symbolistes le droit de chercher à leur tour un nouveau vers, dont la complexité, l’harmonie savante, et la fluidité réponde à l’idée qu’ils se font la poésie même ? C’est l’objet, et si je puis ainsi dire, c’est l’ambition, la très naturelle et très légitime ambition de leurs vers polymorphes, et j’ajoute que, comme autrefois pour le vers romantique, c’est le succès qui jugera la question.

Je leur fais seulement observer que cette question elle-même en forme deux, dont je ne vois pas qu’ils se soucient assez.

La première est de savoir si le vers de douze pieds, l’alexandrin français et l’hexamètre grec, ne serait pas peut-être, comme l’a soutenu M. Becq de Fouquières — en son curieux Traité de versification française — la limite extrême de la durée d’expiration normale de la voix humaine, auquel cas des vers de quatorze ou seize pieds ne seront donc jamais des vers. Quelles que soient, en effet, les analogies cachées de la musique et de la poésie, nous ne saurions oublier que le vers est fait pour être dit, et qu’aussi longtemps qu’il sera composé de mots, c’est une loi de nature à laquelle on ne le soustraira pas.

Mais l’autre question, qui n’est pas moins importante, n’est pas non plus moins obscure, étant de savoir, pour parler ici le jargon de nos jeunes gens, si le polymorphisme, par l’intermédiaire du métamorphisme, ne tendrait pas à l’amorphisme. Je veux dire par là qu’en poésie comme ailleurs, la forme sera toujours une partie considérable et constitutive de l’art. Or, elle n’existe évidemment comme forme qu’autant qu’elle est, non point du tout pensée ou conçue, mais effectivement « perçue » comme forme. On pourra donc bien l’assouplir ; on pourra la libérer de ce qu’elle a de trop matériel encore pour la délicate oreille de quelques raffinés ; on pourra la spiritualiser : pourra-t-on la faire évanouir ? C’est ce qui ne paraît ni souhaitable, ni d’ailleurs probable ; et c’est pourquoi les tentatives que nos symbolistes ont faites en ce sens, je voudrais qu’ils eussent pris la peine de les justifier ou de les autoriser par d’autres raisons, moins personnelles que celles qu’ils nous en ont données.

Ils veulent aussi réformer la langue, et, il faut l’avouer, — je le répète encore, si je l’ai déjà dit, — c’est une prétention qui peut paraître étrange quand on voit qu’ils se nomment Stuart Merrill et Maurice Maeterlinck, Jean Moréas et Jean Psichari. Nous ne songeons point, en France, à réformer le flamand ni le grec… Je consens cependant qu’à des besoins nouveaux il faille une langue nouvelle. Où sont donc ces besoins nouveaux ? Et voyons les moyens qu’on propose pour y satisfaire ?

On veut exprimer des sensations plus subtiles dans leurs rapports avec des idées plus générales, et on parle pour cela d’accroître le vocabulaire et de bouleverser la syntaxe. — Je ne dis rien ici de ceux qui demandent qu’on retourne à la syntaxe romane, et je me contente en passant d’admirer ce qui peut encore se mêler de candeur juvénile au vif désir d’étonner ou de mystifier ses contemporains. On ne remonte pas le cours du temps. Se proposer d’écrire comme Rutebeuf ou comme Villehardouin, c’est se proposer de peindre comme les Van Eyck ou comme Angelico de Fiesole, et la tentative est aussi vaine que si l’on se flattait de ramener la pensée contemporaine à la science de Duns Scot et de saint Thomas d’Aquin. Mais, pour exprimer ce qu’ils sentent sourdre confusément en eux de sensations nouvelles, les symbolistes n’ont affaire ni d’enrichir le dictionnaire, ni de bouleverser la syntaxe, et le moyen en est tout indiqué, beaucoup plus simple, plus conforme au génie intérieur des langues, plus analogue surtout à la définition du symbolisme et du symbole : c’est de réintégrer les mots dans la pleine et entière propriété de leur sens étymologique ; c’est de les allier entre eux d’une manière si subtile que l’on retrouve toujours, dans l’acception qu’on leur donne, avec leur sens originel, un souvenir affaibli de tous les états qu’ils ont traversés dans l’histoire ; c’est de confier enfin, si je puis ainsi dire, à la comparaison et à la métaphore le soin de mettre en lumière ce que les choses les plus différentes ont souvent entre elles d’analogies cachées.

Si jamais, en effet, on a pu accuser la langue française de misère lexicographique, ou sa syntaxe de raideur et d’uniformité, ce n’est pas depuis que le romantisme, au commencement de ce siècle, et après lui le naturalisme, l’ont désarticulée, disloquée, désossée, pour ainsi dire, et y ont ensuite comme versé l’argot de tous les métiers. À cet égard même, on l’a trop enrichie, selon nous, et, comme il arrive encore assez souvent, alourdie, en l’enrichissant. Car, c’est en vain que l’on entassera les mots dans les dictionnaires, on n’y donnera pas, avec leur définition, le secret de savoir s’en servir : on exposera seulement à la tentation d’en user tous ceux dont la pensée rudimentaire n’a jamais assez de mots ou de tours à sa disposition. Mais ce qui est toujours possible, si la métaphore est le procédé naturel de développement ou de fructification des langues, c’est d’en aider le pouvoir, et pour cela d’élargir le sens des mots en approfondissant la diversité des relations des choses. Sous combien d’aspects un même objet ne peut-il pas apparaître ; que d’impressions différentes ne peut-il pas exciter tour à tour ; et par combien d’autres objets ne le peut-on pas lui-même exprimer !

C’est ce qui est encore plus vrai de ces grands objets qui sont ceux du symbolisme, et d’autant plus vrai que, comme nous le disions, là même — dans la diversité d’aspects qu’un même objet peut revêtir — est la raison du symbolisme. Tout le problème de l’art, et en particulier de l’art symbolique, est de ramener cette complexité à son unité primitive ; et le véritable artiste est celui qui le fait avec aisance, mais surtout avec clarté.

Il faut qu’une face au moins du symbole soit claire. D’ailleurs, un grand écrivain en tout genre est celui qui sait exprimer clairement des idées même obscures, qui le demeurent encore après qu’il a parlé : Bossuet, quand il nous montre Dieu « développant du centre de son éternité l’ordre des siècles » ; ou Hugo lorsqu’il nous fait voir :

……… tous les morceaux noirs qui tombent
Du grand fronton de l’inconnu.

On ne saurait donc donner de meilleur conseil aux symbolistes que de renoncer à ce style habituellement inintelligible dont ils font profession, quand aussi bien ce ne serait que pour éviter le reproche de le faire servir d’enveloppe à l’indigence de leurs pensées. Car, après tout, il n’y a rien de plus facile que d’écrire inintelligiblement, mais, sous cet inintelligible, s’il y a par hasard quelque chose, le difficile serait précisément de réussir à l’en dégager. Nos symbolistes n’y sont pas encore parvenus. Et sans doute, c’est qu’ils ne l’ont pas pu ; mais s’ils ne l’ont pas pu, j’en crois voir une raison qu’il est bon de leur signaler.

À vrai dire, il y a contradiction, ou, du moins, discordance entre le principe et l’objet de leur esthétique. Engagés qu’ils sont encore dans les habitudes de l’école qui les a précédés, ils ne savent pas s’abstraire d’eux-mêmes ; ils ont ce culte ou cette superstition du moi, qui fut jadis, comme l’on sait, la religion du romantisme ; et toute leur crainte, où beaucoup de vanité se mêle à beaucoup d’enfantillage, est que nous ne confondions les titres de M. Jean Moréas avec ceux de M. Gustave Kahn, ou l’esthétique de M. Vielé-Griffin avec celle de M. de Régnier. Si cependant il n’y a de symbole que du général ou même de l’universel, c’est-à-dire, — comme ils en conviennent, et, comme, au surplus, on le prouverait aisément par l’histoire du mot, — s’il faut être au moins deux pour qu’il y ait symbole, celui qui le propose et celui qui le comprend, ou si plutôt, à bien y regarder, c’est une espèce de consentement commun qui fait la vérité du symbole, ils n’ont pas encore découvert le moyen de concilier ces contraires. Et même, ce qu’il y a jusqu’ici de plus étrange dans tout ce qu’ils nous ont donné, prose, vers ou critique, c’est ce qu’ils y juxtaposent de sensations particulières jusqu’à en être artificielles, et de sentiments ou de vérités banales jusqu’à en paraître naïves. J’imagine qu’ils le doivent à la pratique des Fleurs du mal et aux pernicieux exemples de Charles Baudelaire.

Mais il faudra pourtant qu’ils se décident, et qu’entre les deux tendances auxquelles on dirait qu’ils s’abandonnent tour à tour, ils prennent enfin parti. Le baudelairisme, si j’ose me servir de ce mot, est de toutes les formes de la poésie la plus étroite et surtout la moins naturelle. Si le symbolisme en est, au contraire, la plus large et, pour ainsi parler, la plus universelle, comment serait-on à la fois symboliste et baudelairien ? Rien n’a plus contribué peut-être que cette indécision, que cet équilibre instable de leurs goûts entre des maîtres aussi différents, à gêner nos symbolistes, — et, en les gênant, à les empêcher de nous donner l’œuvre qui les soustrairait enfin à la juridiction des mauvais plaisants.

Ce qu’en tout cas je tiens à dire, c’est que s’ils ne nous la donnaient point, ils n’en auraient pas moins essayé de rendre la poésie contemporaine à ses vraies destinées ; et ce service, dès à présent, leur doit être compté lorsque l’on parle d’eux. La volonté, en effet, a plus de part qu’on ne le veut bien dire aux révolutions littéraires. C’est par un acte de volonté qu’entre 1550 et 1560, les Ronsard et les Du Bellay, rompant avec la tradition gauloise, ont « illustré » la poésie française, et l’ont rendue capable, pour la première fois, des grandes images, des grands mouvements, et des grandes pensées. C’est par un acte de volonté qu’entre 1620 et 1660, les Malherbe et les Boileau ont fixé, en opérant la séparation du style noble et du vulgaire, les règles ou plutôt les lois du classicisme. C’est par un acte de volonté qu’entre 1820 et 1840, les Hugo et les Sainte-Beuve ont accompli la révolution romantique. Leurs œuvres, au surplus, en sont d’assez éloquents témoignages, s’il est vrai, comme je me chargerais de le montrer au besoin, que la poésie de Ronsard soit exactement au contrepied de celle de Marot, et que les premiers essais du romantisme naissant se définissent et se caractérisent de point en point, trait pour trait, par leur opposition avec les dernières œuvres du classicisme expirant. Hernani est d’abord, et presque avant d’être lui-même, le contraire de Sémiramis ou de Denys le Tyran, comme l’Ode au chancelier de l’Hôpital est avant tout le contraire des Épîtres de Marot.

Dirai-je qu’il y a mieux encore ? Je le pourrais, si je le voulais ; et je ferais voir aisément que chacune de ces renaissances poétiques a été précédée d’un retour au symbolisme. Maurice Scève et les Lyonnais ont frayé les voies à Ronsard ; précieux et précieuses ont préparé pour Boileau le terrain dont il a, d’ailleurs, commencé par les balayer ; et, dans ce siècle même, qui ne sait la part de Bernardin de Saint-Pierre et de Chateaubriand, des Études de la nature et du Génie du christianisme dans la formation de l’idéal romantique ?…

Mais, sans insister sur ces rapprochements qu’aussi bien ne faut-il pas serrer de trop près, je dis que la valeur des idées critiques de nos symbolistes est entièrement indépendante de celles de leurs œuvres ; j’ai tâché de montrer qu’elle était réelle ; et, si j’y ai réussi, on conviendra que cela valait mieux peut-être que d’en rire, et que de citer, pour l’ébattement des admirateurs du Roi d’Yvetot, quelques vers d’Ancæus, des Palais nomades ou du Pèlerin passionné.

Critique et roman §

Un journaliste, qui s’est fait une manière de l’indignation — et même une spécialité — se plaignait récemment, avec autant d’éloquence ou de fracas qu’il pouvait, de l’indifférence de la critique pour les romans et pour les romanciers. Romancier lui-même, je suis bien obligé de croire qu’il songeait à ses propres romans. Car, en vérité, si l’on peut adresser un reproche à la critique contemporaine, ce n’est pas d’avoir trop rarement parlé de Gustave Flaubert ou de M. Zola, des frères de Goncourt ou de M. Alphonse Daudet ; et plutôt, pour notre part, si nous éprouvions quelque remords, ce serait, depuis quinze ou vingt ans, d’en avoir fatigué le lecteur. Ni Sainte-Beuve, en des temps anciens, n’a parlé aussi souvent de George Sand ou de Balzac, ni M. Taine, plus près de nous, aussi souvent de l’auteur de Madame Bovary, qu’on l’a fait, qu’on le fait tous les jours encore de l’auteur du Nabab ou de celui de la Bête humaine. Mais les romanciers sont insatiables. Il ne leur suffît point qu’on les lise, il faut qu’on dise qu’on les a lus ; il faut surtout qu’on engage les autres à les lire, — ou au moins qu’on les en détourne, ce qui n’est souvent, comme l’on sait bien, qu’une manière plus subtile de les y engager ; — et la critique, à leurs yeux, ne semble pas avoir d’autre utilité, d’autre intérêt, ni d’autre raison d’être. Pour la plupart des romanciers, nous ne sommes que ce qu’on pourrait appeler les « annonciers » de la littérature ; et quand nous « n’annonçons » pas, on dirait, à les entendre, que nous manquons à une espèce de contrat. « Passez-moi la casse et je vous passerai le séné », écrivait jadis M. Zola à l’un de ses confrères ; et il n’a jamais pardonné ni ne pardonnera jamais à M. Taine de s’être enfoncé dans la recherche des Origines de la France contemporaine, au lieu d’employer son temps, son talent, et ses forces, à commenter l’épopée naturaliste des Rougon-Macquart. C’est ainsi que Hugo ni Balzac n’avaient pu pardonner à Sainte-Beuve de s’être moins soucié de la Cousine Bette ou des Misérables que de ses « bonshommes » de Port-Royal, — comme les appelait Flaubert, — du livre d’Arnauld sur la Fréquente Communion, des Essais de morale de Nicole, ou des Pensées de Pascal.

Voilà peut-être une étrange façon d’entendre la critique ; et, si ce n’était qu’il faut soigneusement éviter jusqu’à l’air de plaider dans sa propre cause, nous ne la passerions ni aux Hugo, ni aux Balzac, et bien moins encore à M. Zola. Mais personne, heureusement, n’ignore que depuis une cinquantaine d’années, en dépit des romanciers, la critique n’a pas étendu moins loin que le roman lui-même ses conquêtes, son domaine, sa juridiction. Et qui sait, à considérer les choses d’un peu haut, si ce ne serait pas ici, précisément, la secrète raison de leur hostilité ? Rara concordia fratrum ! Par des chemins différents, le roman et la critique, depuis Sainte-Beuve et depuis Balzac, — j’essayerai de le montrer quelque jour, — ont tendu constamment au même but, qui est ce que Balzac appelait « l’histoire naturelle des cœurs », et Sainte-Beuve « l’histoire naturelle des esprits ». Entre la Comédie humaine de l’un et le Port-Royal ou les Lundis de l’autre, à peine semblerait-il d’abord qu’il y eût quelque ressemblance, ou seulement des rapports lointains. Ce sont cependant bien des œuvres du même temps, dont l’objet est le même ; des œuvres également inspirées de l’émulation de faire pour le « règne humain » ce que les Cuvier, les Geoffroy Saint-Hilaire, les Lamarck, avaient fait ou faisaient pour le règne animal ; et des œuvres dont on peut aisément se convaincre qu’elles nous procurent le même genre d’instruction, de profit, et de plaisir. J’en pourrais dire autant de l’œuvre critique de M. Taine et des romans de M. Zola. Si l’auteur des Rougon-Macquart est fort loin d’avoir tenu toutes ses promesses, et si depuis longtemps déjà le romantique qui est en lui l’a emporté sur le naturaliste, toujours est-il qu’il a voulu d’abord écrire « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire » ; et, pour l’auteur de l’Histoire de la littérature anglaise, l’originalité de sa tentative ou de son rôle, quelle est-elle parmi nous, sinon d’avoir, en y introduisant les méthodes et les préoccupations de l’histoire naturelle, vraiment renouvelé la critique et l’histoire ? La qualité des esprits diffère, et leur éducation, et surtout la portée des œuvres : l’ambition n’en est pas moins la même ; et, tôt ou tard, c’est ce qu’on verra bien, à la nature des conclusions, qui déjà se rapprochent et en plus d’un point se rejoignent… Mais si je voulais insister davantage, ces considérations risqueraient de m’entraîner un peu loin, et, plutôt que dans les progrès de la critique, j’aime mieux aujourd’hui chercher les raisons de l’indifférence dont on l’accuse dans la décadence, ou, si l’on veut encore, dans l’insignifiance du roman contemporain.

Il ne faudrait pas en effet que l’abondance de la production fît illusion aux romanciers sur la fécondité de leur art, ni sur son avenir ; mais tout au contraire, s’il ne se publie pas beaucoup moins de deux cent cinquante à trois cents romans l’an, rien qu’en français seulement, c’est pour cette raison même, précisément, que la critique n’y a rien à voir, non plus qu’aux chansons de cafés-concerts, par exemple, ou aux ballets des Folies-Bergère, ou aux clowneries de l’Hippodrome. Ce ne sont là qu’objets, ou, si je puis ainsi dire, ce ne sont que denrées de consommation, dont le propre est de périr par l’usage qu’on en fait. Comme celui des liqueurs fortes ou des boissons fermentées, l’usage des romans s’est donc généralisé parmi nous ; et une blanchisseuse noie ses ennuis dans le feuilleton du Petit Journal, comme un charretier fait ses chagrins dans le vin ou l’absinthe. Voilà tout ce que prouve l’abondance de la production. Ou plutôt, je me trompe, et malheureusement elle prouve encore quelque chose de plus : elle prouve qu’il y a des. « recettes » pour fabriquer des romans ; que ces recettes sont devenues publiques, ou banales pour mieux dire ; et qu’avec un peu d’école, de patience, et de chance on y peut introduire jusqu’aux apparences du talent. Mais la réalité du talent n’en demeure pas moins rare. N’est-ce pas aussi bien l’histoire de tous les genres ? On se presse en foule sur les traces des maîtres ; on marche dans leurs pas ; on en imite ce que l’on peut, — qui est nécessairement ce qu’ils ont eu de moins original ; — on copie surtout leurs défauts, qu’encore on exagère ; et, finalement, le genre s’épuise au sein de cette abondance même qu’on eût prise pour un signe de sa fécondité. S’il a paru depuis quinze ou vingt ans trois ou quatre mille romans, comptez, je ne dis pas combien il en survivra, mais combien il y en a dont on ait seulement retenu les titres. Les romanciers voudront-ils m’en croire ? Le triomphe de la critique serait un jour de n’avoir signalé que ceux-là !

Cependant, s’il y avait un genre qui pût se flatter d’une longue carrière, un genre dont on eût cru volontiers la fortune inépuisable, il semble que ce fût le roman. Tandis qu’en effet, gênés qu’ils sont par les conditions de leur art, et trop souvent aussi par les exigences du goût particulier de leur temps, ni le poète, ni l’auteur dramatique ne sauraient s’arranger indifféremment de toute sorte de sujets, on ne demande en tout temps au romancier que d’imiter fidèlement la vie, et de nous en donner, sans distinction ni choix, s’il le veut, la ressemblance ou la sensation. Même, à ce prix, nous voyons qu’on lui passe, comme à Fielding, de manquer de goût, comme à Balzac, de manquer de style, comme à Tolstoï, de manquer d’art ou de composition. C’est la liberté qu’on accorde aux peintres de genre ou de portraits, les plus libres assurément de tous, qu’on ne rend point responsables de la laideur ou de la vulgarité de leurs modèles, ou encore, selon le mot bien connu, qui nous plaisent et qui nous enchantent par la peinture de choses dont nous n’admirons point, dont nous n’aimons point, dont nous pouvons au besoin haïr quelquefois les originaux. Peintres ou romanciers, si cette liberté leur a jadis été refusée, ou plutôt chicanée, — car en la leur refusant on ne pouvait s’empêcher de la reconnaître au fond, — les théoriciens du naturalisme, mais surtout les exemples contemporains de Balzac et de Flaubert, la leur ont pour toujours conquise. Les droits du roman, plus étendus en tout sens que ceux de pas un autre genre, n’ont de limites aujourd’hui que celles de son pouvoir. Et non seulement son domaine est le plus vaste peut-être qu’il y ait dans l’art, mais encore il ne lui est pas interdit d’empiéter sur celui des autres genres, et de nous procurer, s’il s’en trouve capable, jusqu’aux émotions de la tragédie ou de la poésie même. Comment donc se fait-il qu’il semble l’avoir épuisé, ce domaine ? de dix romans que l’on lit, — car nous les lisons, — pourquoi, s’il y en a neuf qui se ressemblent dans la médiocrité, le dixième n’en vaut-il pas mieux ? et, — sans parler du talent, qui fait, hélas ! cruellement défaut à la plupart de nos soi-disant romanciers, — de quelle erreur sur la nature, les moyens, et la portée de leur art les autres, ceux dont on pourrait attendre, dont nous attendons quelque chose, sont-ils donc les victimes ?

Je dis : de quelle erreur ? C’est que peut-être ils n’en ont commis qu’une ; mais il est vrai qu’elle est considérable. Ils ont commencé d’écrire avant d’avoir pensé. Pressés de parvenir, ils n’ont pas compris que, si l’on peut, à vingt ans, écrire les Méditations ou les Orientales, pourvu qu’on soit Lamartine ou Hugo, il faut avoir vécu, même quand on doit être George Sand ou Balzac, pour écrire Valentine ou la Recherche de l’absolu. Ils ont essayé d’imiter la vie sans en connaître autre chose que ce qu’on en apprend dans les livres — et non pas même dans toute sorte de livres — mais dans les livres singuliers et rares, dans le Rouge et Noir, dans les Fleurs du mal, dans l’Éducation sentimentale. Forts de leur ignorance, qui est quelquefois ineffable, ils n’ont pas vu que le naturalisme, en rendant la critique plus exigeante sur la qualité de l’imitation, l’avait du même coup rendue moins indulgente aux bizarreries que, jadis, elle aimait à prendre pour des promesses de talent. Et comme un pauvre homme de savant, — puisqu’il y en a de tels, — qui rassemblerait des « documents » ou qui ferait des « expériences » au hasard, — parce qu’il aurait entendu dire dans les laboratoires que la science consiste à faire des « expériences » ou à rassembler des « documents », — ils ont cru que les « documents » ou les « expériences » avaient en soi, par eux-mêmes, leur valeur absolue, leur intérêt, ou leur raison d’être. Ou, en d’autres termes, ne sachant pas, sans doute, qu’il n’y a rien que de « relatif », ils n’ont oublié, dans leurs prétendues représentations de la vie, que l’expression des rapports changeants qui en font la complexité, la mobilité, et la vérité.

C’est ainsi qu’en général ils ont limité le monde à la circonférence de leur moi, et, depuis quelques années, c’est miracle s’il paraît un roman qui n’ait pas l’air d’une confession. On dirait que nos jeunes gens n’ont rien vu de plus intéressant ni de plus curieux pour nous qu’eux-mêmes, et, comme ils croient d’ailleurs se bien connaître, c’est ainsi qu’ils concilient les intérêts de leur amour-propre avec les principes du naturalisme. Les paradoxes qu’ils ont donc échangés sur la littérature ou sur l’art, en prenant une absinthe au Chat noir, voilà ce qu’ils appellent des « documents » ; et, dans les environs du Val-de-Grâce ou du Panthéon, s’ils ont connu quelque fille de brasserie, c’est l’amour, et c’est une « expérience ». Un autre nous décrit le régime intérieur de l’École polytechnique ou de l’École des mines : je suppose donc qu’il en sort, et quelques pères de famille le liront sans doute avec curiosité. Un autre encore nous contait naguère l’histoire de son mariage, — en y déshabillant sa femme, pour se mieux analyser lui-même, — et vous eussiez juré qu’en vérité, personne avant lui ne s’était marié ! Faut-il citer ici des titres ? Je n’en vois pas la nécessité. S’il est arrivé, par hasard, au lecteur de feuilleter quelqu’un de ces romans, je ne doute pas qu’il ne les reconnaisse au bref signalement que j’en donne. Mais pour qui nos jeunes romanciers nous prennent-ils ? pour quels enfants trouvés, qui n’auraient jamais eu de père ? pour quels bohémiens, qui n’auraient jamais vu d’école ? pour quels vieillards, qui n’auraient jamais connu de jeunesse ? À moins encore qu’ils n’ignorent que leur moi n’est pas eux ; que ce qu’il y a de moins assuré parmi nos connaissances, il se pourrait que ce fût, en tout temps, celle que nous croyons avoir de nous-mêmes ; et qu’en tout temps aussi, par conséquent, notre expérience de la vie a besoin d’être complétée, contrôlée, rectifiée par celle des autres ? Mais s’ils ne l’ignorent pas, pourquoi écrivent-ils comme s’ils l’ignoraient ? Et de quoi se plaignent-ils si l’on attend, pour parler d’eux et de leurs « œuvres », premièrement que leurs œuvres existent, et ensuite, et pour cela, qu’ils aient eux-mêmes grandi, mûri, vécu ?

Leurs maîtres l’entendaient autrement — je veux dire les maîtres dont ils se réclament, quoique d’ailleurs, au fond, ils n’en fassent qu’une assez mince estime, — les Balzac, les Flaubert, ou, de nos jours encore, M. Émile Zola et M. Alphonse Daudet. Ils ne se renfermaient point en eux-mêmes, ils ne s’hypnotisaient pas dans la contemplation de leur moi, et, au contraire, ils faisaient effort pour en sortir et pour s’en libérer. Concevant le roman comme une vaste et scrupuleuse enquête sur les mœurs de leur temps, ils cherchaient, ils s’informaient, et trouvant, à l’user, leur expérience toujours trop courte par quelque endroit, ils faisaient leur principale affaire de l’étendre et de la compléter. Ne parlons pas davantage aujourd’hui de Balzac ou de Flaubert, et, sur ce point, contentons-nous de renvoyer à leur Correspondance. Mais si l’on signalait à l’auteur de Jack ou de l’Évangéliste, en son bon temps, quelque coin plus mystérieux et inexploré de Paris, quelque profession singulière, quelque manière de vivre et de sentir qui différât de la sienne, il y courait, et il en rapportait, avec de vrais « documents », non seulement les inoubliables croquis que l’on sait, mais souvent aussi quelques préjugés de moins, et toujours une connaissance plus vaste, plus diverse, plus sûre du monde et de la vie. Quant à l’auteur de l’Assommoir et de Germinal, il a poussé si loin la manie de la « documentation » qu’il a fini lui-même par s’y perdre et que, la confondant avec la « statistique » des professions, ses derniers romans ne sont plus composés que d’un Manuel du Parfait porion ou du Parfait chauffeur, mêlé d’un affreux mélodrame. Si, d’ailleurs, son œuvre a souffert et souffrira, quelque jour, bien davantage encore de cette maladresse d’exécution, la leçon n’en était pas moins bonne. Le premier devoir du romancier naturaliste, c’est de « s’aliéner » de soi-même. Il devra constamment s’efforcer de tout comprendre pour tout rendre ; et ses romans ne mériteront leur nom que dans la mesure exacte où il y aura réussi.

Cette incapacité fâcheuse de mettre aux choses leur juste prix, et de ne leur donner dans le roman ni plus ni moins d’importance qu’elles n’en ont dans la réalité de la vie, n’apparaît nulle part plus clairement que dans la façon, ensemble ou alternativement subtile et grossière, dont nos jeunes romanciers ont parlé de l’amour. Ils savent qu’il n’y a pas de roman sans amour ; que la peinture de l’amour ou des différents commerces qui se déguisent sous son nom fait, en quelque sorte, partie de la définition du genre ; que de vouloir l’en ôter, ce serait, pour ainsi dire, désintéresser du roman la moitié de l’humanité. Aussi longtemps, en effet, que l’amour sera, de toutes les préoccupations de la jeunesse, la plus naturelle et la plus absorbante à la fois ; aussi longtemps que la destinée de la femme dépendra presque tout entière de son premier amour ; aussi longtemps que l’amour, pour des millions d’êtres humains, sera la seule forme, enfin, sous laquelle l’idéal leur soit accessible, aucune autre passion, n’étant d’ailleurs plus universelle, ni plus mystérieuse dans ses causes, ni plus diverse dans ses effets, ni plus dramatique aussi dans ses suites, aucune autre passion ne balancera jamais, au théâtre ou dans le roman, le pouvoir, l’intérêt, le prestige des passions de l’amour. C’est ce que je ne prendrais pas la peine de faire observer si quelques dégoûtés, — dont avec cela les romans roulent assez volontiers sur les aberrations de l’instinct sexuel, — ne s’étaient avisés récemment de faire son procès à l’amour, et de se plaindre qu’il tienne trop de place dans le roman contemporain. L’amour ! toujours l’amour ! tant d’amour les excède ! Et ils voudraient qu’on écrivît, comme ils disent, le roman de « l’intelligence », le roman du « savant » ou celui de « l’artiste », le roman de « l’inventeur » ou celui du « financier » ! Pourquoi pas le roman de « la gourmandise » ou de la « paresse » ? Et je le veux bien avec eux. Mais je les avertis qu’ils n’en feront pas deux, par la raison sans doute assez forte que, dans la réalité de la vie contemporaine, ils ne trouveront guère de passions qui n’aient avec l’amour quelques liaisons secrètes, je veux dire dont la femme ne soit le mobile ou la fin ; qu’une vie est incomplète ou mutilée dans laquelle l’amour n’a pas joué son rôle, lui-même ou ses contrefaçons ; et que l’intérêt même que nous continuons d’y prendre, au théâtre ou dans le roman, est exactement en raison de l’intérêt et de l’importance qu’il a dans la vie.

C’est de cette importance et de la nature de cet intérêt que ne se doutent pas nos jeunes romanciers, et l’amour, dans leurs romans, n’est rien que de pathologique et de honteux. Ils n’ont qu’une manière de le représenter, comme une espèce d’exaspération ou de délire des sens. Selon le mot de M. Zola, c’est le déchaînement de la « bête humaine ». Tout le travail délicat et subtil qu’on a fait, depuis tant de siècles déjà, pour analyser les passions de l’amour, pour en distinguer les espèces et les degrés, pour en reconnaître les expressions diverses, ils font profession de n’en tenir aucun compte. Avec leur intrépidité d’assurance habituelle, ne regardant comme humain et comme vrai que ce qu’ils éprouvent et que ce qu’ils comprennent, ce n’est pas eux qui s’embarrasseraient de tant de distinctions ni de nuances ! Qu’importe le chemin, si l’on arrive au but ? Et le but, ici, quel est-il ? Toutes les fleurs dont les hommes ont essayé d’enguirlander l’amour ne sauraient l’empêcher d’être finalement ce qu’il est. Mais s’il n’est rien de plus qu’un acte matériel dont on essayerait vainement de « poétiser » la nature, les principes du naturalisme n’exigent-ils pas qu’on le réduise au ridicule ou à la laideur de sa matérialité ? C’est une tâche au moins à laquelle nos romanciers n’ont pas failli depuis quelques années, et si l’amour n’est pas encore mort, ils peuvent se vanter que ce n’est pas leur faute…

Ai-je besoin de montrer ce qu’il y a de superficiel et de grossier dans cette conception de l’amour ? Non, sans doute. Mais ce qui m’en semble presque le plus fâcheux, — pour les romanciers, — c’est ce qu’elle enlève, non seulement d’intérêt, mais de fond, de substance, de matière à leur art. Traité dans ce goût, avec cette brutalité de moyens, pas de sujet qui ne se réduise à une pochade naturaliste ; et sous prétexte de vérité, on ne saurait trop le redire, c’est la substitution de la caricature à l’art de peindre. Qu’est-ce en effet que l’on supprime, sinon tout ce qui fait, dans la réalité, la différence d’un homme à un autre homme, et, par conséquent, la vérité de la représentation de la vie ? Là peut-être, au seul point de vue de l’art, est le secret du pouvoir des passions de l’amour. Il n’y a pas de raison pour qu’un Harpagon anglais ou allemand diffère beaucoup du nôtre, lequel déjà ne laisse pas de ressembler à l’avare de Plaute. Dans la composition de l’avarice, comme aussi bien dans celle des autres passions que l’amour, il semble que ce qu’elles ont de général, et partant d’identique, l’emporte beaucoup sur ce qu’elles ont de particulier, de local, d’individuel. Elles ne se diversifient point, si je puis ainsi dire, elles ne se colorent pas des nuances du caractère ; elles les effacent plutôt, et elles s’y substituent. Mais l’amour allemand ou anglais, s’il tend sans doute aux mêmes fins que l’amour français, il en diffère pourtant de tout ce que la race, la religion, la constitution de la famille, la manière de vivre, que sais-je encore ? ont introduit entre eux d’inévitables diversités ; et, d’un homme à un autre homme, n’est-il pas vrai de dire que, tandis que l’intelligence ou la volonté diffèrent surtout en degré, c’est vraiment en nature que les sensibilités se distinguent ou s’opposent ? Du moins, aussi facilement que nous pouvons, dès que nous le voulons, comprendre les idées des autres — et même au besoin nous les approprier — aussi malaisément pouvons-nous nous abstraire et nous désintéresser de nos goûts pour partager les leurs. Réduire dans le roman les passions de l’amour à ce qu’elles ont de semblable en tout temps et en tous lieux, ce n’est donc pas seulement défigurer la réalité, mais c’est se priver soi-même du plus subtil, du plus délicat des moyens dont dispose l’analyse psychologique, et ce n’est pas seulement priver le roman de son principal élément d’intérêt, c’est le réduire, si je puis employer cette expression pédantesque, à n’être que le schéma de la vie, au lieu d’en être la représentation.

C’est pour une raison du même genre encore, parce qu’ils n’ont pas vécu, parce qu’ils ne savent pas observer, parce qu’ils sont incapables d’étendre leur regard de myopes au-delà de l’étroit horizon que les circonstances ont déterminé pour eux, que, si nos jeunes romanciers approchent quelquefois de la vérité, ce n’est guère que dans quelques « scènes de la vie parisienne ». Comme ils habitent Paris, on dirait que le reste du monde n’existe pas pour eux, et qu’au-delà des fortifications c’est l’inconnu qui commence. Je sais bien qu’ils ont une réponse prête : le télégraphe et les chemins de fer ont supprimé la province ; à Tulle ou à Carpentras, le genre est de vivre comme on fait à Paris ; il n’y a plus d’usages ni de mœurs locales, et bientôt, dans le fond même de la Bretagne, devers Rosporden ou Landivisiau, quand une paysanne portera son « costume national », on croira qu’elle est déguisée… Mais je crois, moi, qu’ils se trompent, et sans remonter au temps d’un Ménage de garçon, ou de Madame Bovary, je n’en veux pour preuve que les romans de M. Émile Pouvillon, par exemple, ou la plupart encore des Nouvelles de M. de Maupassant. À qui sait voir, des récits comme Jean de Jeanne ou comme Chante-pleure, — auxquels on ne saurait reprocher que d’être, ou de paraître au moins, trop étudiés, — montrent assez clairement que, sous l’apparente uniformité des mœurs françaises, la vivace originalité des mœurs provinciales ne laisse pas de subsister toujours, et de se retrouver profondément empreinte, non seulement dans le langage, les usages, et les paysages, mais jusque dans les caractères. Plus souvent qu’on ne le veut bien dire, en France même, l’homme ressemble à la terre qu’il habite ; et, s’il faut s’en convaincre, on n’a qu’à comparer les Languedociens de M. Pouvillon aux Bretons de Pierre Loti. Mais si, peut-être, on trouvait que l’auteur de Pêcheur d’Islande et celui de l’Innocent ont quelquefois abusé de la « couleur locale », c’est alors que je renverrais aux Nouvelles de M. de Maupassant, si sobres de descriptions, et cependant si vivantes et d’un accent si particulier. Les chemins de fer n’y feront rien ; aussi longtemps que la mer baignera les côtes de la Normandie, qu’il y poussera plus de pommiers que d’orangers, et qu’on y boira plus de cidre que de vin, il y aura une province ; et je plains nos jeunes romanciers de ne pas le savoir ou de ne s’en plus souvenir.

J’ose bien croire, en effet, que rien n’a contribué davantage à désintéresser la critique de leurs élucubrations, que cette manie qu’ils ont tous, en descendant, comme on disait jadis, du coche d’Auxerre ou d’Orléans, de nous peindre des « scènes de la vie parisienne ». Car quel intérêt veulent-ils enfin que nous y prenions ? Comme si ce n’était pas assez déjà que de la vivre, leur vie parisienne ! et surtout, ce que des naturalistes devraient pourtant savoir, comme s’il y en avait une au monde qui fût moins naturelle, plus artificielle, et plus composée ! Joignez ici, que pour leur malheur et pour notre ennui, ce qu’ils en imitent, — et ce qui paraît donc les en intéresser — c’est justement ce qu’elle a de plus artificiel, c’est le criminel, c’est la fille, c’est le bohème, c’est l’étudiant, c’est l’homme de lettres, c’est le « clubman », c’est le « monde ». C’est quelquefois aussi l’Américain. Je leur passe le « monde », parce qu’en effet, dans la société très mêlée qu’on est convenu d’appeler de ce nom, je pense que les sentiments peuvent éprouver des déformations très particulières. Peut-être mêmes certaines passions, y étant moins gênées qu’ailleurs, moins contraintes sous la nécessité de travailler pour vivre, plus libres de leur cours, si je puis ainsi dire, et plus favorisées par le temps qu’on a d’y songer, ne peuvent-elles se développer que dans le « monde ». De certains connaisseurs prétendent pourtant que c’est le contraire. Enfin les limites du « monde » sont flottantes, et ne sachant jamais avec exactitude qui est du « monde » et qui n’en est point, on peut donner, à la chose comme au mot, autant qu’on voudra d’étendue. Mais s’il y en a qui sont las de l’amour, nous sommes bien las des filles et des hommes de lettres ; — et je crois que le public en est las comme nous.

Qu’avant donc de se plaindre de l’indifférence de la critique à leur égard, les romanciers s’examinent eux-mêmes, et qu’ils prennent garde à ce qu’ils sont en train de faire du roman. Ils n’ont jamais tant parlé d’observation, et jamais ils n’ont moins observé. Jamais non plus, ils n’ont affecté plus de prétentions, et jamais leurs œuvres ne les ont moins justifiées. Lisez plutôt, si vous le pouvez, les romans de M. Mirbeau, — qu’il faut bien que je finisse par nommer, puisque c’est lui qui se plaint le plus fort, — ou ceux encore de M. Rosny, qui doit depuis dix ans nous donner un chef-d’œuvre : — mais le chef-d’œuvre n’est pas encore venu. Nous faudra-t-il donc penser d’eux tout le bien qu’ils en pensent eux-mêmes ? ou nous prennent-ils pour leur cornac ? Et si nous trouvons qu’ils manquent de talent, pourquoi veulent-ils que nous disions qu’ils en ont ? Mais, au contraire, puisqu’ils ne le savent point, nous le leur dirons donc : que ce que la critique doit à leurs rivaux ou à leurs maîtres, c’est avant tout d’empêcher que l’opinion ne leur égale ou ne leur compare, même de loin, leurs imitateurs ou leurs parodistes. Elle a d’ailleurs autre chose à faire, et si les romanciers s’imaginent, s’ils étaient assez naïfs, assez « romantiques » pour s’imaginer que sans eux, sans leurs Termite ou sans leurs Sébastien Roch, la critique, embarrassée de son rôle, serait obligée de chômer, c’est l’occasion de leur dire qu’on ne saurait s’en faire une idée plus étroite et plus fausse.

Tandis qu’en effet, de proche en proche, le roman rétrécissait le champ de son observation, la critique, elle, au contraire, étendait son domaine et l’accroissait, pour ainsi parler, de la substance et du fond des œuvres dont elle n’avait pendant longtemps examiné et jugé que la forme. Cette espèce d’enquête que le roman pouvait être sur la vie sociale d’un peuple ou d’un temps, c’est la critique, — pour nous borner à ce seul point, — depuis Sainte-Beuve et depuis M. Taine, qui la dirige ; et, on vient de le voir, ce que la critique reproche au roman, c’est de n’y point apporter ce qu’il avait promis d’y apporter de documents. Rien qu’avec le roman de Richardson et de Fielding, avec le roman de Smollett et de Sterne, on a pu se proposer de reconstituer la vie anglaise au xviiie siècle, et peut-être y a-t-on réussi. Mais je crains bien que les romans eux-mêmes de M. Zola, la Bête humaine, ou la Terre, ou Pot-Bouille, n’apprennent un jour que fort peu de chose à l’historien des mœurs de notre temps ; et, assurément, ceux de M. Rosny ou ceux de M. Mirbeau ne lui apprendront rien. La collection du Figaro lui sera plus précieuse, et dans le Figaro la partie des « faits divers » ou celle de la « chronique judiciaire », ou celle même au besoin des « annonces ». Oserons-nous ajouter que, si le roman contemporain avait voulu vraiment remplir l’objet qu’il s’était donné, — lequel était en principe l’imitation de la vie tout entière, — en vain s’y serait-il efforcé, quelques parties de la vie n’auraient pas cependant laissé de lui échapper encore ? Ce sont toutes celles dont la description est plus capable d’instruire que d’intéresser ou de plaire, au sens familier du mot ; et ce sont toutes celles dont l’étude exige moins de qualités naturelles que d’érudition ou de science acquise, moins d’originalité que de travail, — ou un tout autre genre d’originalité, — et moins d’imagination que de prudence, que de patience, que de défiance de soi. N’y en a-t-il pas aussi qu’en les choisissant pour les imiter, le romancier sera toujours suspect d’avoir plutôt choisies dans l’intérêt de son propre talent, ou de ses passions, que dans l’intérêt de la vérité ? Toute femme qui écrira Indiana, Valentine, ou Jacques, se verra toujours et justement soupçonnée d’avoir plaidé la cause du divorce plutôt que d’avoir voulu peindre le mariage et la famille ; comme d’un autre côté, pour avoir ce qu’on appelle une valeur philosophique, il manquera toujours au pessimisme d’un Flaubert d’être fondé sur des raisons plus générales que lui-même, ou pour parler plus clairement, sur une expérience plus étendue que celle de la vie présente.

Cette expérience plus étendue de la vie, fondée sur la connaissance d’un autre homme que celui de notre race, et servie par cette curiosité du passé sans laquelle on n’a jamais rien compris au présent, voilà tout justement l’objet de la critique ; et voilà, je ne veux pas dire ce qui fait sa supériorité sur le roman ou sur le théâtre, mais à tout le moins ce qui l’en distingue ; voilà ce qui l’en rend pleinement indépendante. Car, si les romans de M. Daudet ou de M. Zola sont un « document » sur le temps présent, ils n’en sont pas un, j’imagine, sur l’homme du xvie siècle ou sur celui du moyen âge ; et, de savoir comme on vit de nos jours, en France et à Paris, c’est ce qui, sans doute, ne nous apprend rien sur la façon dont on vit en Chine, par exemple, ou au Japon. Japonais ou Chinois, ce sont pourtant des hommes, eux aussi, dont la connaissance n’est pas indifférente à celle de l’homme que nous sommes nous-mêmes ; et, d’autre part, à tout moment de sa longue existence, l’humanité se compose de plus de morts que de vivants. C’est donc si la critique ne se souciait que du présent comme on le lui demande ; si son unique ou principale occupation était de faire des « extraits » des drames de M. Maeterlinck ou des romans de M. Mirbeau, que l’on pourrait l’accuser de méconnaître sa tâche, et qu’en effet, de toutes les besognes littéraires, elle serait la plus vaine. Le temps est passé désormais de cette complaisance un peu servile ! Il faut à la critique, aujourd’hui, pour l’émouvoir et pour l’intéresser, des œuvres plus significatives que celles dont on lui reproche de ne rien dire, comme si le silence n’était pas quelquefois une opinion plus éloquente que tous les discours ! Il lui faudrait surtout des œuvres où il y eût un peu plus de talent ! Et celles-ci vinssent-elles à lui manquer un jour, la critique n’en continuerait pas moins d’être tout ce qu’elle est, parce qu’il n’y a rien d’absolument nouveau sous le soleil ; parce que l’homme n’est pas composé d’imagination seulement ; et parce qu’enfin, dans la mesure où la littérature est l’expression de son temps, c’est assez peu de chose que Gil Blas en comparaison de l’Esprit des lois, et un assez mince personnage qu’un Crébillon ou qu’un Choderlos de Laclos en comparaison d’un Buffon.

Rassurons donc les romanciers : la critique se passera plutôt d’eux qu’ils ne se passeront, eux, de la critique, s’il n’y a rien dont on se lasse moins que d’apprendre l’homme et la vie, ni rien dont, en revanche, on se lasse plus tôt que d’entendre conter des histoires.

J’aimais les romans à vingt ans,
Aujourd’hui je n’ai plus le temps…

disait jadis un poète. Mais rassurons le public aussi. Lorsqu’il se publie deux cent cinquante ou trois cents romans l’an, s’il y en a dans le nombre, je dis une douzaine qui méritent qu’on les lise, qui fassent agréablement passer une heure ou deux, dont on se souvienne avec un plaisir mêlé de reconnaissance, c’est beaucoup, et l’année est bonne. Elle est féconde si, de ces douze ou quinze, il y en a cinq ou six qui soient dignes qu’on en parle, car, à ce compte, nommez-en donc cent vingt, depuis vingt ans, dont les titres survivent ! Et de ces cinq ou six, enfin, s’il y en a deux ou trois qui s’inscrivent, en naissant, parmi les chefs-d’œuvre du genre, c’est plus qu’on n’a jamais vu, dans aucun temps ni dans aucune littérature, se succéder de chefs-d’œuvre. Soixante chefs-d’œuvre ! Ni notre tragédie classique, en un siècle et demi, n’en a produit autant, ni le roman anglais en cent ans. Et je ne veux pas dire qu’ils n’y soient point, de peur de me faire lapider ; mais quoi ! la vérité est encore la plus forte ; et décidément, depuis vingt ans, non, ils n’y sont point !

Le roman de l’avenir §

Ce que ces « enquêtes littéraires », qui remplissent depuis quelques mois nos journaux du matin, ont de bon pour les journalistes, c’est qu’elles simplifient considérablement leur besogne : il leur suffit de savoir écouter. Ce qu’elles ont d’instructif, et de divertissant aussi pour la critique, c’est qu’elle y trouve la justification de ses pires sévérités : quel critique a jamais parlé des romanciers ou des poètes comme l’on voit qu’ils se traitent entre eux ? Mais ce qu’elles ont, en revanche, de fâcheux pour tout le monde, c’est que, ce qui était assez clair, elles l’embrouillent ; ce qui était obscur, elles l’obscurcissent encore davantage ; — et la confusion des idées, qui déjà n’était pas petite, elles l’accroîtraient, si c’était possible.

Voici, par exemple, un jeune romancier, pressé de parvenir, M. Marcel Prévost, qui se rend à lui-même le service de nous dire ce qu’il nous faut penser de son dernier roman : la Confession d’un amant. Les qualités qu’il y a mises, ou les intentions qu’il y a voulu mettre, il croit, — et il le déclare, — qu’elles seront celles du roman de l’avenir. « La jeunesse contemporaine demande à l’avenir, nous dit-il, en même temps qu’une philosophie mieux informée de ses aspirations, une littérature moins dédaigneuse de les refléter. » Il ajoute et il précise : « Le besoin d’une expression romanesque de la vie est une des catégories de la conscience et de l’esprit humains ; il subsiste tant que subsiste l’humanité, avec ses rêves, ses émotions passionnelles, ses espérances indéterminées. » Et cela, me semble-t-il, pourrait être mieux dit ; mais cela se comprend, cela est clair, cela est un programme, — sinon une doctrine ; — cela s’entend de soi, presque sans qu’on y réfléchisse, et pour peu qu’on ait lu les romans de M. Lucien Descaves, ou ceux de M. Henry Fèvre, ou ceux de M. Jean Ajalbert : Sous-offs, l’Honneur, En amour, etc.

Cependant, consultés là-dessus par un reporter du Gaulois, les confrères de M. Prévost s’indignent ou se moquent. « Le roman romanesque ! est-ce que tous les romans ne sont pas romanesques ? » Ainsi s’écrie l’un d’eux, qui croit peut-être que les siens le sont. Mais quoi ! toutes les comédies sont-elles donc si comiques ? n’en avons-nous pas connu de sentimentales ou de larmoyantes ? et, depuis tantôt vingt ans, les naturalistes n’ont-ils voulu rien dire quand ils ont demandé que l’on expulsât le romanesque du roman ? D’autres ont affecté de croire que le romanesque, c’était « la chaise de poste », « l’échelle de cordes » ; les romans de M. Richebourg ou ceux de M. du Boisgobey : la Main coupée, le Crime de l’Opéra, Cornaline la dompteuse ; et pourquoi pas aussi ceux de M. de Montépin ou de feu Ponson du Terrail ?… Mais, tous ou presque tous, ce qui les a surtout blessés, — dirai-je dans le « manifeste », ou dans la « réclame » de M. Marcel Prévost ? — c’est que ce jeune homme ait osé dire publiquement de son roman, à lui, ce qu’ils pensent intérieurement des leurs ; et rien, à cet égard, n’est plus amusant que de voir dans leurs interviews le regret ou le dépit percer sous leur indignation. Ah ! s’ils avaient su !… Mais ils n’ont pas su ; ou ils n’ont pas pu ; ou ils n’ont pas réussi. Et, en attendant, ce que chacun d’eux a le plus soigneusement évité, ç’a été de s’expliquer sur la question qu’on, lui posait. Ou plutôt, à l’exception d’un ou deux, ils se sont tous entendus sur un point, et ce point, c’est que la question n’existant pas, il n’y a pas lieu de s’occuper plus longtemps du roman romanesque, de la Confession d’un amant, et de M. Marcel Prévost.

J’ose ne point partager cet avis.

M. Marcel Prévost ne manque ni de talent, ni surtout d’adresse : à quoi, si j’ajoutais qu’il ne manque pas d’ambition, ce ne serait pas pour le lui reprocher. Il veut réussir ; c’est son droit ; et ce l’est même encore d’en prendre les moyens qui sont ceux de son temps. Pour un article qu’il a mis dans le Figaro sur le Roman romanesque moderne, combien M. Zola, jadis, en a-t-il mis, où il composait sa réclame de tout ce qu’il disait d’injurieux à ses rivaux de popularité ? Personne, d’ailleurs, ne regrettera d’avoir lu la Confession d’un amant, et M. Marcel Prévost, dans un prochain roman, n’aura qu’à ne pas tomber au-dessous de lui-même. Dût-il y tomber, qu’est-ce que cela ferait à la vérité des idées qu’il exprime ? et, — je vais plus loin, — sa Confession d’un amant fût-elle illisible, qu’en serait-il de plus ou de moins du roman romanesque, et de l’avenir du roman ? Il faudrait faire attention qu’en perdant le goût des idées générales, c’est aussi celui de ce qu’il y a dans l’œuvre littéraire de plus intime et de plus profond, de plus durable et de plus permanent qu’on finira par perdre ; — si la plupart de nos romanciers ne l’ont déjà perdu.

C’est ce qui résulte au moins de leurs déclarations, qui ne leur font guère d’honneur, s’il faut qu’elles soient sincères. On dirait, en vérité, qu’aucun d’eux n’a jamais réfléchi sur son art, ni, — ce qui est plus grave, — ne s’est jamais interrogé sur les raisons qu’on peut avoir d’écrire. Il est surtout une phrase qui leur échappe à tous, et dont je ne puis croire qu’ils aient mesuré la portée. « Pas d’étiquettes, s’écrient-ils, pas d’écoles ; on fait ce qu’on peut, comme on le peut ; et tout est bien qui réussit. » C’est comme s’ils disaient qu’il importe peu comment on fait sa fortune, pourvu que l’on la fasse. Mais, quand ils nient ainsi le pouvoir de la volonté ou de l’idée dans l’art, c’est la notion même de l’art qu’ils expulsent de l’art. Et, pour les « écoles », ou pour les « étiquettes », — qui ne sont que les noms dont on nomme les écoles, — quand ils déclarent qu’il n’en faut plus, je suis comme effrayé du nombre de banalités qu’ils ignorent ou de vérités qu’ils nient sans le savoir.

Ô reporters, s’il m’est permis de vous donner un bon conseil, n’interrogez jamais les poètes sur les poètes, les romanciers sur les romanciers, les auteurs dramatiques sur les auteurs dramatiques ! S’ils n’ont pas de talent, votre opinion vaut la leur : elle vaut même davantage, étant toujours plus désintéressée. Mais s’ils ont du talent, comme ce talent consiste en une manière de voir, de concevoir, de rendre la nature et la vie, qui leur est personnelle ou exclusive à chacun, oh ! alors, rappelez-vous qu’aussitôt qu’ils essaient de sortir d’eux-mêmes, leur incompétence devient indiscutable ! L’auteur de Madame Bovary ne serait pas celui de l’Éducation sentimentale, s’il eût pu rendre justice à l’auteur de Monsieur de Camors ou comprendre seulement l’Histoire de Sybille… Mais n’interrogez pas les critiques non plus. Car, pour ceux-ci, supposé qu’ils aient quelque chose qu’ils croient intéressant à dire, ils voudront le dire eux-mêmes, trop honorés d’ailleurs de vos visites, et aussi trop polis pour abuser de votre complaisance.

Je sais bien pourquoi nos poètes et nos romanciers ne veulent plus aujourd’hui d’écoles : c’est que, pour former une école, il faut être au moins deux, un maître et un disciple ; et personne aujourd’hui ne veut être « disciple », mais chacun a la prétention de ne ressembler qu’à lui-même. Voilà une étrange prétention ! Car, comme le disait en son jargon, — où je me rappelle avoir signalé d’excellentes choses mêlées, — ce pauvre Émile Hennequin, l’auteur de la Critique scientifique : « à la base de toutes les formes et de toutes les doctrines d’art, il y a des faits psychologiques généraux ». N’est-ce pas exactement ce que veut dire M. Marcel Prévost, quand il dit à son tour « que le romanesque est une catégorie de la conscience et de l’esprit humain » ? Et, pas un collégien ne l’ignore aujourd’hui, s’il y a quelque chose de certain et de prouvé, c’est cela. Un grand peintre ou un grand romancier, un grand poète ou un musicien peuvent être et sont habituellement quelque chose de plus ; mais ce qu’ils sont avant tout, ce sont des exécutants ; ou, si l’on veut encore, ce sont les traducteurs pittoresques ou musicaux des sensations, du rêve, de l’idéal sonore ou coloré de ceux qui les admirent. Ils expriment pour nous ce que nous pensons comme eux. Ni les uns ni les autres n’auraient d’admirateurs, s’ils n’avaient pas de semblables. Et parce qu’ils en ont en tout temps, c’est ce qui donne aux grandes œuvres de la littérature ou de l’art leur caractère d’éternité…

Là est l’un des premiers principes des classifications, et par conséquent des jugements de la critique. Là est également la raison d’être des écoles, et pour laquelle il y en aura toujours.

Aussi remarquera-t-on qu’il y en a plus aujourd’hui que jamais. C’est vainement qu’on se débat et qu’on essaie de se distinguer : les procédés sont les mêmes partout. Rien ne ressemble plus à un roman naturaliste qu’un autre roman naturaliste : la Gamelle, par exemple, de M. Jean Reibrach, à l’Argent ou au Germinal de M. Zola. Si l’on ne changeait pas de volume, on ne croirait pas avoir changé d’auteur en passant des Poèmes romanesques de M. de Régnier, aux Cygnes ou à l’Ancæus de M. Francis Vielé-Griffin. Et j’en appelle aux spectateurs ordinaires du Théâtre-Libre : l’Honneur de M. Henry Fèvre, ou l’École des veufs, de M. George Ancey, qu’y a-t-il de plus facile à définir par les mêmes traits, qui se ramène ou qui se réduise plus aisément à une même conception de l’art ou de la vie, pessimiste, courte, brutale, — et surtout puérile ? Mais, comme en étant d’une école, on voudrait bien ne pas en être, on affecte de n’en être pas, et en vérité, je crois qu’on finit par croire que l’on n’en est plus. On perd du même coup le bénéfice d’en être, et personne n’y gagne.

S’ils ne veulent plus d’étiquettes ni d’écoles, ni surtout de classification, — car c’est là le grand point, — ils ne veulent pas aussi de « théories » ni de « principes » ; et c’est pour les mêmes raisons. L’art est indépendant, disent-ils, et surtout capricieux. Par où, s’ils entendent qu’on ne connaît point de recette pour faire des chefs-d’œuvre, ils ont sans doute raison, comme encore s’ils prétendent que le propre du véritable artiste est de ne jamais égaler ni réaliser son idée tout entière. Mais veulent-ils dire qu’il importe peu qu’on se propose, par exemple, d’imiter la nature, ou au contraire de la corriger, d’en retrancher ou d’y ajouter ? Je le crains, si je les entends…

« Que chaque écrivain, nous dit l’un d’eux, — et non pas l’un des moindres, — écrive selon son tempérament, sans se soucier dans quel genre il écrit ou il doit écrire » ; et un autre ajoute : « Les systèmes sont d’enfantines manières de se donner l’illusion d’une liberté intellectuelle que nul ne peut avoir. »

On ne saurait dire plus nettement que la volonté ne peut rien dans l’art, ce que dément toute la suite de l’histoire de l’art, et ce qui est d’ailleurs la négation de l’art même. Si nous ne pouvons pas tout ce que nous voudrions, dans l’art non plus que dans la vie, il est, hélas ! au moins aussi fréquent de ne pas vouloir ce que nous pourrions. Maîtres de nos actions, ou supposés tels — ce qui est tout un dans l’usage de la vie — nous le sommes bien plus encore de nos pensées, dès que nous les exprimons, et surtout quand nous les imprimons. Il y a donc lieu de poser des « principes », d’édifier des « théories » ; et, en littérature comme ailleurs, si quelqu’une de ces « théories » est plus large ou plus élevée que d’autres ; si quelques-uns de ces « principes » sont plus conformes à l’objet même de l’art, cela suffit pour qu’on les préfère, pour qu’on les enseigne, et pour qu’on essaie de les appliquer.

Quant à savoir maintenant ce que sera le roman de demain, naturaliste, ou romanesque, ou symbolique, c’est assurément ce qu’on n’oserait prédire avec une assurance entière ; — mais c’est cependant ce qu’on peut essayer d’indiquer.

Il ne sera pas naturaliste, si du moins on prend ce mot comme synonyme de ceux de pessimisme, ou plutôt de morosité cynique, de bassesse, et de vulgarité. L’Assommoir et Pot-Bouille sont faits : le roman de demain ne les recommencera pas. Mais le naturalisme ne périra pas pour cela tout entier. Les morceaux en seront bons, si j’ose user ici de cette locution familière ; et non seulement ses procédés ou ses moyens lui survivront, — cette probité d’observation, qu’il a d’ailleurs beaucoup plus célébrée qu’il ne l’a pratiquée ; l’obligation pour le romancier de situer ses personnages dans un milieu qui les explique en partie ; celle de ne laisser passer de sa personne dans son œuvre que le moins qu’il pourra ; — mais encore, deux ou trois choses qu’il a voulues sans les faire, parce que les temps n’en étaient pas venus, le roman de demain les fera.

Il étudiera de plus près dans les hommes, « ces combinaisons infinies de la puissance… de la richesse, des dignités, de la force, de l’industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l’impuissance, de la roture et de la bassesse… » ainsi s’exprimait La Bruyère, il y a déjà deux siècles, en son chapitre de l’Homme, et il continuait en ces termes : « Ce sont ces choses qui, mêlées ensemble en mille manières différentes, et compensées l’une par l’autre en divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes conditions. » Il dit encore ailleurs : « Celui qui n’a vu que des hommes polis et raisonnables, ou ne connaît pas l’homme, ou ne le connaît qu’à demi. Celui, au contraire, qui se jette dans le peuple ou dans la province, y fait bientôt, s’il a des yeux, d’étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait pas avoir le moindre soupçon ; il avance par des expériences continuelles dans la connaissance de l’humanité. » C’est la partie de sa tâche que le roman naturaliste a trop négligée depuis vingt-cinq ans ; c’est ce qu’il a quelquefois essayé d’en remplir qui a fait son succès, — mœurs de province dans Madame Bovary, mœurs populaires dans Germinie Lacerteux, mœurs parisiennes dans Jack et dans le Nabab ; — et c’est ce qu’en reprendra le roman de demain.

L’homme, en effet, sera toujours ce qu’il y a de plus curieux au monde pour l’homme, et surtout dans une civilisation comme la nôtre, où la diversité croissante des « états », et la différence des « conditions », s’aggravant de celle de la manière de vivre, déforment ou transforment incessamment les âmes encore plus que les corps. Qui sont ces gens qui remplissent les cafés du boulevard ? Où logent-ils ? Dans quels meubles ? Que font-ils ? Quels sont leurs plaisirs et leurs peines ? Où vont ceux-ci, qu’on voit juchés sur l’impériale des omnibus ? À quelles affaires ? Et ceux-là, qui marchent d’un pas si pressé, quel souci les talonne ? Que signifient ces plis sur leur visage ? À quoi sourient-ils en passant ? D’où viennent-ils ? Où seront-ils demain ? Que pensent-ils de tant de choses qui nous intéressent ? Et nous, que connaissons-nous de tant d’autres choses qui remplissent peut-être leur vie ? Voilà cent cinquante ans que l’auteur de Gil Blas a commencé l’enquête, et celui de la Comédie humaine l’a continuée parmi nous… Elle ne s’achèvera jamais ; on la recommencera toujours ; et l’obligation de la poursuivre sera certainement l’une de celles du roman de demain, étant, comme en tout temps, l’une des raisons d’être, ou même une des parties de la définition du roman.

Par le même chemin, il faudra qu’il nous fasse avancer dans la connaissance de l’humanité. Notre psychologie la plus fine est si grossière encore ! Elle est si courte, par tant de côtés ! Elle est si superficielle ! Que de nuances qui nous échappent ! Que de passages ! Que de relations ! Voyez-le plutôt dans l’histoire, où tant de documents, et leur vie connue jour par jour ne nous ont pas encore permis de pénétrer dans les âmes, cependant assez simples, d’un Saint-Just ou d’une Charlotte Corday. On parle beaucoup d’états d’âme. Mais combien en connaissons-nous ? combien en confondons-nous, sous l’unité d’un même nom, de différents ou de contraires peut-être ? Si nos naturalistes ont oublié de les distinguer, s’ils n’en ont décrit, analysé ou traduit que les plus apparents, c’est par là surtout qu’ils ont manqué aux promesses de leur nom, en n’étudiant de la nature que ce qu’il faut bien qu’on en voie, si l’on a des yeux.

Mais c’est tout ce que l’on conservera de l’héritage du naturalisme, et c’est comme si l’on disait que, pour le conserver, on commencera par le dénaturer. Le roman de demain tournera-t-il d’ailleurs au romanesque ; et, pour bien préciser, le sens de ce mot, refera-t-on le Roman d’un jeune homme pauvre, ou Mademoiselle de la Seiglière, ou Valentine et Indiana ? Je ne le crois pas. Je craindrais plutôt qu’on n’essayât d’un sentimentalisme à la Dickens où à la Dostoïevsky. Mais je crains surtout que l’on ne donne dans un certain mysticisme dont j’essaierai prochainement de définir la nature. Moins artificiel qu’on ne le veut bien dire, peut-être verra-t-on quelle en est la valeur, et ce qu’il enferme en lui d’espérances ou de promesses. Cependant les romanciers auraient tort de s’en inspirer. Les exigences, quelles qu’elles soient, en sont trop contradictoires à celles que nous venons de dire. Si l’on ne voit pas d’ailleurs les raisons que le roman pourrait bien avoir d’être symboliste, on voit encore moins les moyens qu’il en aurait. En revanche, il ne faut pas douter qu’il ne fasse aux idées leur part dans la représentation ou dans l’interprétation de la vie humaine ; et ce sera bien quelque chose ; et, à cet égard, depuis quelques années, il semble que le chemin soit plus d’à moitié fait.

La littérature ne saurait se contenter d’être un divertissement de mandarins, et le roman moins que tout autre genre, si c’est l’imitation de la vie dans sa complexité qu’il a pour premier et pour dernier objet. La vie même est l’école de la vie ; et exclure de la représentation ou de l’interprétation qu’on en donne les leçons qu’elle contient, c’est la fausser ou la mutiler. Il ne s’agit point ici de leçons de morale ; et nous ne demandons pas que le roman de l’avenir retourne au roman de George Sand, d’Eugène Süe, de Victor Hugo, au Meunier d’Angibault, aux Mystères de Paris, aux Misérables. Mais les problèmes de toute sorte qui sont comme engagés dans la vie même ; tant de questions que nous résolvons, que nous tranchons du moins, dès que nous agissons, et rien qu’en agissant ; toutes ces difficultés qui nous font hésiter tous les jours sur la valeur de nos actes, voilà les sujets que traitera le roman de demain, ce qui le différenciera du roman naturaliste, et ce qui le renouvellera.

On a fait trop longtemps le contraire. Encore que Rousseau, dans son Émile et dans sa Nouvelle Héloïse, depuis plus de cent ans, ait rendu le roman capable, si je puis ainsi dire, de porter la pensée, la plupart de nos romanciers, pour éviter, je pense, le reproche de pédantisme, ont semblé se réduire au rôle d’amuseurs publics. Le roman de l’avenir aura de plus hautes ambitions, et je dis qu’elles seront légitimes. Car comment apercevons-nous, dans la vie même et dans la réalité de chaque jour, — les inconvénients ou les dangers d’une loi, d’une coutume, ou d’un préjugé social ? Est-ce un effet d’une révélation, d’une illumination soudaine ? ou celui d’une méditation de cabinet ? Non pas ; mais c’est que dans la vie réelle, nous-mêmes ou ceux qui nous entourent, des êtres vivants, faits de chair et de sang, nous avons éprouvé l’absurdité du préjugé, l’injustice de la coutume, ou la cruauté de la loi. À nous-mêmes ou à d’autres, quand nous y pensions le moins, quelque chose est arrivé, d’heureux ou de malheureux, il n’importe, mais d’inattendu, qui nous a obligés de réfléchir aux principes de notre conduite et d’en examiner le titre. L’imitation de la vie n’est donc vraiment complète qu’autant que, comme la vie même, elle enveloppe un jugement sur la vie.

Sans sortir pour cela des bornes de l’observation, mais au contraire en s’y renfermant, le roman de l’avenir voudra faire servir son pouvoir à des fins plus générales et plus hautes que la reproduction de la figure passagère des choses. Il comprendra que la nature toute seule peut bien faire des peintres ou des poètes, mais que c’est la société qui fait les auteurs dramatiques et les romanciers. Et je ne sais si l’on dira que ce soit là du roman romanesque, mais ce sera du roman vécu, comme l’on dit, et ce sera certainement autre chose que ce que l’on nous donne.

L’une des plus graves erreurs que l’on doive, en effet, reprocher à nos naturalistes, c’est d’avoir confondu les moyens du roman avec son objet ou, si l’on veut encore, de n’avoir pas compris qu’en tout art l’art commence au point précis où l’imitation se termine. On n’imite pas pour imiter, mais pour acquérir une connaissance ou une science de l’objet qu’on imite, qui nous aide à en comprendre le sens et à en saisir la nature.

Sur quoi, je ne demanderai sans doute pas ce que prouvent les Assommoir, les Éducation sentimentale ou les Germinie Lacerteux, mais qui niera pourtant que ce soit leur faible que de ne rien prouver ? je veux dire de ne nous pas faire avancer d’un pas dans la connaissance de nous-mêmes et de l’humanité. Que nous font ces histoires ? Quelles raisons avons-nous de nous intéresser à mademoiselle de Varandeuil ou à madame Arnoux ? Pas même celles que nous avons de nous intéresser aux « faits-divers » ou aux affaires d’assises dont le compte rendu remplit nos journaux. Ce sont des études, mais non pas des romans. J’entends par là qu’elles n’ont ni ce degré de généralité, ni cet air de nécessité qui sont, quand on y réfléchit, les raisons mêmes de l’art d’écrire. C’est ce que savent bien les jeunes romanciers, et ce qui leur déplaît du naturalisme, bien plus encore que la grossièreté de ses moyens ou la bassesse de ses sujets, c’est l’inutilité de son effort et la vanité de son œuvre.

De ce retour à l’idéalisme, il résultera plusieurs conséquences, et tout d’abord celle-ci, que la composition redeviendra, comme il convient, l’une des parties essentielles du roman. Au lieu d’être notés pour eux-mêmes, avec l’intention de n’en rien omettre, les détails le seront par rapport à l’ensemble ; et on en sacrifiera précisément ce qu’il faudra pour les faire servir à la mise en valeur de l’idée. N’est-ce pas là proprement la définition d’un art idéaliste ? À moins que les langues ne soient si mal faites qu’entre deux mots de même racine il n’y ait rien de commun ! Dans le roman comme ailleurs, être idéaliste, c’est d’abord avoir des idées ; — n’importe qu’elles soient justes ou fausses, bonnes ou mauvaises, heureuses ou saugrenues, n’importe même qu’on les accepte ou qu’on les repousse ; — et ensuite c’est faire servir les moyens de l’art à l’expression et à la communication de ces idées.

En ce sens, le roman de demain sera sans doute idéaliste. On voudra qu’il soit œuvre d’art autant ou plus que d’observation ; et le premier caractère de l’œuvre d’art, c’est de se distinguer de la nature par la précision de son contour, l’équilibre de ses parties, la logique intérieure de son développement. Il se permettra donc de « corriger », de « rectifier », et — pourquoi reculerais-je devant le mot ? — il se permettra « d’embellir » la nature.

Ce qui est plus obscur, c’est de savoir comment on l’écrira, de quel style, si la forme en sera plus simple, plus limpide et plus rapide, ou au contraire, pourvu qu’il soit vivant, s’il se souciera peu de la gloire d’être « bien écrit ».

À la vérité, la question est de peu d’importance. Qui donc l’a dit, et avec raison, dans cette enquête sur le roman de l’avenir, — en songeant au petit nombre des romans d’autrefois qui survivent, depuis Manon Lescaut jusqu’à Madame Bovary, — que le style, de la manière étroite qu’on l’entend trop souvent, n’avait peut-être pas la vertu de conservation qu’on lui attribue quelquefois ? Mais M. Alexandre Dumas l’avait dit avant lui, « qu’il y a jusqu’à des incorrections qui donnent quelquefois la vie à l’ensemble, comme des petits yeux, un gros nez, une grande bouche et des cheveux ébouriffés donnent souvent plus de grâce, de physionomie, de passion et d’accent à une tête que la régularité grecque ». Et à cet égard, il paraîtra curieux qu’y ayant dans notre langue trois écrivains entre tous à qui ce don d’animer et de faire vivre tout ce qu’ils touchent a été le plus largement départi — Molière au xviie siècle, Saint-Simon au xviiie, et Balzac de notre temps, — ce soient ceux en même temps dont on a presque le plus, et le plus justement, critiqué le style.

Est-ce que, peut-être, comme en peinture et comme en sculpture, où la beauté ne s’atteint trop souvent qu’au détriment du caractère, ainsi, dans le roman et au théâtre, la pureté du style ne s’obtiendrait qu’aux dépens de la complexité de la vie ? Je serais parfois tenté de le croire. Mais quand je le croirais plus fermement encore, je ne sais si j’oserais le dire. Pour détourner nos romanciers de cette soi-disant « écriture artiste », qui naguère encore, aux yeux de quelques-uns de leurs prédécesseurs, était l’art à peu près tout entier, je ne voudrais pas qu’on m’accusât d’encourager personne à mal écrire, ni surtout à chercher l’originalité dans le barbarisme. Je me contenterai donc, sur ce sujet, de répéter à peu près ce que j’avais plus haut l’occasion de dire, en parlant des symbolistes et du symbolisme.

Sous l’influence de beaucoup de causes, assez difficiles à démêler, nous voyons bien qu’il s’opère dans la langue, obscurément et sourdement, depuis quelques années, une révolution ou une transformation nouvelle ; mais ni le sens n’en est assez clair, ni, à plus forte raison, l’objet assez distinct et assez précis pour qu’on puisse essayer seulement de les définir. Il semble qu’avec un vocabulaire plus étendu, des combinaisons de mots plus savantes, plus rares, et une plus grande liberté de tours, on s’efforce d’exprimer des choses plus intimes, des « correspondances » ou des affinités plus secrètes. Mais ce n’est peut-être là qu’une apparence ou une illusion ; la désorganisation même de la langue, que l’on prendrait pour son contraire ; et les symptômes d’une anarchie croissante que l’on confondrait avec une promesse prochaine de renouvellement. Il n’y a rien, depuis un demi-siècle, dont on ait plus déraisonné, ni qui nous soit moins connu…

Si cependant c’est en pareil sujet, où il va de l’avenir d’une langue d’une littérature et du génie même d’un grand peuple, qu’il convient d’espérer contre l’espérance, nous ferons observer qu’il n’est pas sans exemple qu’une langue se soit dégagée, plus claire et plus limpide, plus vigoureuse et plus saine, par une espèce de chimie mystérieuse, du milieu même de la corruption qui semblait l’envahir. Qui se serait attendu, voilà tantôt trois cents ans, que de la langue de Ronsard lui-même, de Desportes ou de Du Bartas — disons encore, si l’on veut, de celle d’un Théophile ou d’un Scudéri — ce fût la langue de Malherbe, celle de Corneille et de Molière, de La Fontaine et de Racine qui dût sortir un jour ? La langue de Pascal et de Bossuet, aussi riche et aussi souple, n’est-elle pas plus claire, moins gauloise, mais plus universelle que celle de Montaigne et de Rabelais ?

On ne peut donc rien dire de ce que sera le style de nos romanciers à venir, et le caractère en dépendra de causes plus générales que les exigences de leur art, sans compter, s’ils ont quelque talent, ce qu’ils y mettront d’eux-mêmes. J’incline seulement à penser qu’en étant plus complexe peut-être que celui de nos naturalistes, il sera cependant plus cursif, si je puis ainsi dire, et non pas moins net, mais pourtant plus aisé, plus libre en son contour, et plus voisin du style de la conversation.

Mais j’ose bien affirmer que rien de tout cela n’aura lieu si la volonté ne s’en mêle. Comme autrefois les naturalistes, et avant eux les parnassiens, et avant les parnassiens nos romantiques, il faudra que nos romanciers conviennent entre eux de quelques principes communs, et s’efforcent de les faire triompher. Au nom de ces principes, il faudra que, comme nos peintres ou nos musiciens, ils réforment et ils transforment en quelque manière l’éducation de leur public. Car il est bien vrai que le public ne demande, quant à lui, ni romans « romanesques » ni romans « naturalistes », mais des romans qui l’amusent, qui l’intéressent, qui le passionnent ; — et je consens qu’il ait raison. Je dis seulement qu’étant capable de s’intéresser à plus de choses que l’on ne le croit, c’est le privilège du talent, si même ce n’est l’une aussi de ses obligations, de faire que le public s’intéresse à des choses qui ne l’intéressaient point. Ajouterai-je qu’on le peut quand on le veut ? En tout cas, il n’est pas mauvais, pour le pouvoir, de commencer par le vouloir.

S’il ne s’agissait pas ici d’une question très particulière, que je ne voudrais pas avoir l’air d’escamoter en la transformant, je montrerais sans peine que les Hollandais, par exemple, quand ils ont substitué de nouveaux principes à ceux de l’art italien, et, plus près de nous, nos romantiques, lorsqu’ils écrivaient, celui-ci son Cromwell et celui-là son Henri III, ont parfaitement su ce qu’ils faisaient ; — et ne l’ont fait que parce qu’ils le voulaient.

Mais, sans sortir de l’histoire du roman et du roman contemporain, qui niera que l’esthétique de Han d’Islande et de Notre-Dame de Paris soit antérieure à la composition de l’un et l’autre roman ? ou qui ne sait ce que l’auteur de la Comédie humaine a mis dans son œuvre de conforme au plan presque scientifique qu’il s’était imposé ? ou qui doute enfin que, si celui des Rougon-Macquart n’a pas rempli le sien, cependant ce sont ses idées, c’est sa doctrine, c’est son naturalisme qu’on aime ou qu’on n’aime pas dans son œuvre ? En revanche, il est vrai que les Charles de Bernard, les Aloysius Bertrand, et les Augustus Mac-Keat n’ont eu ni « systèmes », ni « théories », ni « principes ». Je laisse à juger au lecteur s’ils en sont plus grands pour n’en avoir pas eu ; si l’on croit que leur œuvre en soit plus durable ; et s’ils n’eussent pas bien fait de « se soucier un peu dans quel genre ils écrivaient ». Y eussent-ils gagné ? J’avoue que je l’ignore, mais, à coup sûr, ils n’y eussent point perdu.

C’est qu’à vrai dire, quand on n’apporte en art ni « théories », ni « principes », on ne suit point du tout son tempérament, comme l’on croit : on suit la mode. Mais, dans la réalité, on n’écrit qu’à la condition d’avoir une certaine idée du style, de ce qu’il doit être, de ce qu’il faut qu’il soit. On ne compose qu’à la condition d’avoir une certaine idée de l’œuvre d’art, et de tendre à la réaliser. Voyez plutôt la Correspondance, récemment publiée, de Flaubert. Et on ne se détermine enfin dans le choix d’un sujet, ou des moyens de le traiter, qu’en vertu de la conception qu’on se fait de l’objet de l’art et de celui de la vie. « Rappelons-nous toujours que l’impersonnalité est le signe de la force ; absorbons l’objectif et qu’il circule en nous ; qu’il se reproduise au dehors sans qu’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse. Notre cœur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres. Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe. » Si ce ne sont pas là des « principes » et des « théories », qu’on nous dise alors ce que les mots veulent dire. Mais si ce sont des « théories » et si ce sont des « principes » ; si Madame Bovary, Salammbô même, et l’Éducation sentimentale n’en sont que des effets ; si l’histoire littéraire de Flaubert, — ce lyrique, — n’est faite que des victoires de sa volonté sur son tempérament, qu’on ne nous parle plus de l’inutilité des « systèmes ». Pas plus qu’il n’y a de recettes pour faire des chefs-d’œuvre, je n’ai ouï dire qu’il y en eût pour gagner des batailles, des Austerlitz ou des Friedland. Mais où est le général qui soutiendra pour cela qu’il n’y ait pas d’art de la guerre ? et qui n’en fera pas sa perpétuelle étude ? On le prendrait pour un caporal…

Que, d’ailleurs, nos romanciers ne le veuillent pas voir, et qu’ils persistent chacun dans la superstition de son Moi, on ne cessera pas d’écrire pour cela des romans. N’y eût-il plus de journalistes, tout le monde sait bien qu’il y aurait des journaux ; et s’il n’y avait plus d’auteurs dramatiques, il y aurait encore des théâtres, et surtout des spectacles. Je veux dire que la littérature n’est souvent qu’une industrie, comme la filature, et que longtemps encore, — aussi longtemps qu’un honnête homme en pourra vivre, — on fera des romans. Et on en pourra vivre aussi longtemps qu’on en lira, c’est-à-dire aussi longtemps que l’homme aimera les « histoires ». Mais ces romans, on l’entend bien, ne seront eux-mêmes qu’une copie, à peine déguisée, qu’une épreuve affaiblie, qu’une reproduction, pour modistes et couturières, de ceux qui les auront précédés. Ils n’appartiendront pas à l’histoire de la littérature, mais à la statistique de la librairie, comme tant d’autres qui dorment aujourd’hui sur les rayons des bibliothèques. Et le genre lui-même, après avoir eu tant de peine à conquérir son droit de cité, le perdra tôt ou tard, mais immanquablement.

Car, à défaut du génie, qui est toujours rare, et du talent, qui n’est pas si commun, ce sont uniquement les « principes » et les « théories » qui maintiennent leur caractère esthétique aux œuvres de la littérature et de l’art. Il n’est pas nécessaire qu’un roman soit littéraire, non plus qu’un drame. S’ils le sont, c’est presque de surcroît. Et quand ils ne le sont pas, nous voyons tous les jours qu’ils n’en sont ni moins bien accueillis, ni moins vigoureusement applaudis. C’est ce que n’ignorent pas les fournisseurs ordinaires de l’Ambigu-Comique et les auteurs de romans feuilletons. Mais si le roman n’est littéraire qu’autant qu’on y respecte certaines conditions dont la première n’est pas du tout d’être ce que l’on appelle intéressant, qui ne voit l’importance de connaître ces conditions ? de les observer ? et, quand on les viole, de savoir en quoi, comment, et pourquoi on les viole ? C’est, en vérité, ce qu’ont l’air aujourd’hui de ne pas savoir la plupart de nos romanciers, et c’est ce qu’il est bon de leur apprendre, — ou de leur rappeler.

Qui nous donnera cependant ce roman de demain ? Sera-ce M. Marcel Prévost lui-même ? ou M. Margueritte ? ou M. J.-H. Rosny ? puisque ce sont les trois noms que cette enquête aura mis en lumière ; et qu’en dépit de bien des différences, il y a certainement, au fond, plus d’un trait commun entre la Confession d’un amant, la Force des choses et Daniel Valgraive.

Il y a plus d’habileté, plus d’adresse, un désir plus évident de plaire, plus de concessions aussi, dans la Confession d’un amant ; il y a plus d’art, avec plus de réalité, et cependant plus de « romanesque » dans la Force des choses, plus d’émotion, plus de discrétion, plus de tendresse aussi ; et il y a enfin dans Daniel Valgraive plus de maturité, plus de volonté, plus de noblesse, — il y a plus de profondeur et d’élévation à la fois. Mais ce qu’ils ont de commun, c’est de raffiner tous les trois sur l’amour, et de tendre à en mettre la perfection dans le sacrifice ; — en quoi sans doute on conviendra qu’ils ne sont guère naturalistes. C’est encore de donner moins de place à l’aventure, ou même à l’imitation qu’à l’analyse des sentiments ; — et tous les trois, à cet égard, on peut les dire psychologiques. C’est enfin tous les trois de poser des questions, ou, comme on eût dit jadis, d’être plus ou moins des thèses, dont le choix même des situations, celui des caractères ou des types a pour objet de montrer la justesse ; — et en ce sens il faut les appeler idéalistes. Si d’ailleurs le style de M. J.-H. Rosny n’était hérissé de barbarismes inutiles et de termes plus affectés que vraiment scientifiques, il est souvent neuf, toujours personnel et original, jusqu’à en être exaspérant. Celui de M. Paul Margueritte, plus facile et plus faible, n’a pas encore le degré de consistance que l’on voudrait : il est disparate et un peu décousu. Mais pour celui de M. Prévost, qui est sans doute le plus « coulant », il est aussi, comme ce mot même l’indique, de beaucoup le moins personnel…

J’insisterais, s’il s’agissait ici de parler de M. Prévost, de M. Paul Margueritte, et de M. J.-H. Rosny, mais je n’ai voulu que montrer dans la Confession d’un amant, la Force des choses et Daniel Valgraive les tendances du roman de demain, et je répète que quand « l’enquête » n’aurait eu d’autre utilité que de signaler ces trois livres et ces trois noms à l’attention publique, elle n’aurait pas été tout à fait vaine.

C’est par où je terminerais, si je n’avais auparavant un dernier mot à dire de l’intérêt de ce genre de discussions, qu’on traite en vérité trop volontiers de byzantines.

Il ne faut pas assurément s’exagérer l’importance des discussions littéraires, mais il ne faut pas non plus la diminuer ; et on aurait grand tort de croire qu’il n’y en ait pas de plus vitales, mais on se tromperait également de les trop dédaigner. Est-il bien vrai, d’ailleurs, que le public y soit indifférent ? Oui et non. Oui, si l’on ne sait pas s’y prendre, et qu’on les rabaisse à des discussions de personnes ou de boutique. Mais non, si l’on peut lui montrer l’intérêt très réel qu’il a dans ces sortes de questions, et que cet intérêt même est moral ou social autant que littéraire. Tant pis alors pour ceux qui ne le comprennent pas ! Fussent-ils d’ailleurs plus nombreux encore, il y a toujours un point qu’il faudrait maintenir. C’est qu’on doit faire ce que l’on fait, le faire de son mieux, s’y mettre tout entier, sans se soucier des mauvais plaisants ; et que, sous ce rapport, pas plus qu’il n’est permis à un militaire de taxer d’oiseuses les questions de tactique et de stratégie, ou à un homme d’État les questions de politique et d’économie, il ne l’est à un homme de lettres de se piquer d’être « supérieur » aux questions d’art et de littérature.

Les artistes littéraires6 §

Disons d’abord deux mots du titre de ce livre, qui est obscur, et de son objet, qui pourrait bien n’être pas aussi nouveau qu’arbitraire. Dans l’œuvre ou dans la vie de ceux qu’il appelle du nom d’Artistes littéraires, — et qui ont pour trait commun et pour air de famille d’avoir non seulement écrit, mais vécu, comme si leur art était à lui-même son origine, son moyen, et sa fin, ou encore sa raison d’être, son objet, et son but, — M. Maurice Spronck s’est donc proposé de chercher l’expression de notre « vie intellectuelle contemporaine, et surtout sensorielle et sentimentale, à son degré suprême d’intensité ». C’est un peu ce qu’avaient fait, voilà déjà quelques années, M. Paul Bourget dans ses Essais de psychologie contemporaine, et M. Taine, longtemps avant lui, mais pour toute une grande nation, dans son Histoire de littérature anglaise. Il y a seulement une nuance ; et M. Spronck ne reconnaît qu’une sorte de littérature dont on puisse dire qu’elle soit « l’expression de la société » : c’est la littérature « artiste », épurée, pour ainsi parler, de toute intention morale ou utilitaire, et n’ayant d’autre mesure de sa valeur que la beauté, ou plutôt la rareté des sensations qu’elle nous procure. M. Taine avait cru qu’autant au moins que David Copperfield et que les Idylles du roi, les Histoires de Macaulay et la Logique de Stuart Mill reflétaient, comme on dit aujourd’hui, l’âme anglaise contemporaine. M. Bourget, dans ses Essais, à côté de Flaubert et de M. Leconte de Lisle, de Charles Baudelaire et des frères de Goncourt, avait encore fait une place considérable à M. Taine lui-même, à M. Renan, à M. Dumas. M. Spronck, lui, n’admet plus à l’honneur de témoigner de la vie « intellectuelle, sentimentale et sensorielle » de leur temps, que les artistes littéraires : Gautier, Baudelaire, MM. de Goncourt, M. Leconte de Lisle, Flaubert et M. Théodore de Banville ; et, sans doute, c’est ce qui fait l’originalité de son point de vue, mais c’est ce qui en fait aussi l’étroitesse ; — et, comme nous disions, l’arbitraire.

Il l’a d’ailleurs bien senti lui-même ; et ce n’est pas pour une autre raison que, dans le premier chapitre de son livre, il nous a proposé toute une Théorie de l’art en général, quelque peu superficielle, vague et flottante encore en son contour, mais enfin, telle quelle, dont l’objet est de servir d’excuse à ses omissions. Elle ne les justifie point ; et nous-même, nous avons naguère essayé de montrer qu’assurément M. Taine et M. Dumas n’ont pas exercé sur les transformations de la pensée contemporaine une moindre influence que Gustave Flaubert. Si nous n’avons pas ajouté qu’ils en ont exercé tous les trois une beaucoup plus grande que les auteurs de Renée Mauperin et de Germinie Lacerteux, c’est que nous avons cru que tout le monde en était convaincu comme de l’évidence. Pour être, en effet, vides ou dépouillées de toute « arrière-pensée scientifique, politique ou morale », c’est une question que de savoir si les créations du roman ou de la poésie en sont plus conformes au véritable objet de l’art. Mais ce qui n’en fait certainement pas une, c’est que, dans un siècle comme le nôtre, agité d’une infinité de préoccupations « scientifiques, politiques ou morales », les œuvres où l’avenir n’en retrouvera pas quelque trace, n’exprimeront pour lui, comme pour nous, que la moindre part de l’esprit de ce siècle. M. Spronck n’a pas démontré, et il aura beau faire, il ne démontrera pas qu’une œuvre d’art soit d’autant plus expressive ou significative qu’elle est plus curieuse, si même ce ne sont là des qualités assez différentes pour n’avoir peut-être entre elles aucune commune mesure. Allons encore plus loin. Où l’on retrouve l’esprit d’un siècle et d’une génération, c’est constamment dans les œuvres les moins curieuses, les moins personnelles, par conséquent, qu’ils nous aient léguées, c’est dans le roman de Frédéric Soulié, c’est dans le théâtre d’Eugène Scribe, c’est dans les poésies de M. Auguste Vacquerie ; ce n’est déjà ni dans les Feuilles d’automne ou dans les Méditations, ni dans les proverbes ou dans les comédies de Musset, ni dans les romans enfin de Stendhal ; mais c’est encore bien moins dans l’œuvre de ces « artistes littéraires », dont j’ai craint bien souvent pour eux que l’originalité ne fût savamment élaborée de quelque singularité naturelle d’esprit, de beaucoup de parti pris, — et d’un peu de charlatanisme.

Mais, si je voulais insister, je m’éloignerais trop du livre de M. Spronck, ou du moins je donnerais le change, et l’on ne verrait pas ce que j’en apprécie. C’est qu’étant l’œuvre d’un nouveau venu, — car je ne me rappelle pas avoir rien lu de M. Spronck, — son livre nous apporte, sur l’auteur des Fleurs du mal ou sur celui de Madame Bovary, le témoignage ou l’écho des opinions et des conversations, comme dirait M. Daudet, du « bateau » qui nous suit. Depuis plus de vingt-cinq ans, en effet, que nous lisions pour la première fois, dans le lourd silence de l’étude du soir, à l’abri d’un Quicherat, les vers de Baudelaire ou les romans de Flaubert, c’étaient alors des contemporains, et ils sont devenus des anciens maintenant : M. Spronck dirait volontiers des classiques. Aussi, quand nous les relisons, quelque effort que nous fassions sur ou contre nous-mêmes, nous avons nos idées préconçues, et notre impression se mélange ou s’altère du ressouvenir des impressions d’autrefois. Historiens ou critiques, s’il nous est arrivé, non pas une fois, mais dix fois, mais vingt fois de parler d’eux, quelles difficultés alors, quelle peine, si nous en reparlons, pour ne pas abonder comme involontairement dans notre propre sens ! Tout change autour de nous, on nous le dit, et nous le voyons bien, et nous sentons que nous changeons nous-mêmes : il n’y a précisément que nos préjugés qui ne changent guère ; et, dans la fuite universelle des choses, nous nous y attachons comme aux plus sûrs témoins de notre identité. De loin en loin, — et même plus souvent, — il est donc bon que ceux qui nous suivent, nous avertissent ; et qu’en nous irritant au besoin, ils nous obligent non pas peut-être toujours à refaire nos opinions ou notre siège, mais à revoir les unes et à rectifier l’autre. De nouveaux points de vue, qui contrarient les nôtres, nous obligent à trouver de nouvelles raisons d’y persister, plus détaillées et plus démonstratives, ou, au contraire, quelque moyen de les ajuster tous ensemble et de les concilier sous un point de vue supérieur. C’est l’utilité que nous avons trouvée pour notre part dans le livre de M. Spronck. Voilà donc ce qu’on pense aujourd’hui, parmi les jeunes gens, — et M. Spronck est un jeune auteur, du moment qu’il écrit ou qu’il imprime pour la première fois, — de Baudelaire et de Flaubert, de Théophile Gautier et de M. Théodore de Banville. Ou, si M. Spronck était peut-être moins jeune que nous ne le supposons, voici, sur les Odes funambulesques et sur Mademoiselle de Maupin, sur les Paradis artificiels et sur la Tentation de saint Antoine, l’opinion désintéressée d’un homme à qui n’ont pas suffi les opinions des autres, qui s’est fait à lui-même la sienne, et qui se l’est faite pour écrire son livre. Elle vaut la peine d’être enregistrée, et signalée à tous ceux que l’histoire de la littérature n’a pas encore cessé d’intéresser…

Sur Théophile Gautier, M. Spronck n’a rien dit de bien neuf ni de très personnel : il s’est efforcé seulement de nous faire mieux connaître l’homme, et surtout de montrer qu’en somme, l’auteur d’Émaux et Camées avait peut-être moins manqué d’idées qu’on ne l’a bien voulu dire. Ce serait un phénomène en effet trop extraordinaire, et un miracle d’impuissance que, dans « la formidable masse de livres, de brochures ou de chroniques qui représentent son œuvre », un écrivain de la valeur de Théophile Gautier, pendant un demi-siècle, n’eût pas déposé quelques idées au moins, d’une « essence particulière et peu répandue », mais des idées pourtant ; et nous, là-dessus, nous partagerons d’autant plus aisément l’opinion de M. Maurice Spronck qu’il nous souvient de l’avoir exprimée avant lui. « Sous l’abondance, sous la richesse, l’étrangeté même des métaphores dont il aime à se servir, — disions-nous en ce temps-là, — les idées de Gautier ne sont pas seulement plus nettes qu’on ne l’a bien voulu dire, elles sont plus profondes » ; et nous le faisions voir. Mais si d’ailleurs on nous opposait que les idées de Gautier sont plastiques, c’est-à-dire à peu près uniquement relatives à la matière et à la forme de son art, M. Spronck a très bien montré que sa conception de l’art, — si peut-être elle ne l’impliquait pas d’abord, — a fini par devenir toute une conception de la vie. Qui donc a dit que ce qui caractérisait éminemment l’esprit de la renaissance italienne, c’était d’avoir conçu la vie même comme une œuvre d’art, et l’art comme la raison d’être ou l’objet de la vie ? Il y a quelque chose de cela dans Théophile Gautier, — quoi que l’on puisse d’ailleurs penser d’Albertus ou de Fortunio, du Roman de la Momie ou d’Émaux et Camées ; — et c’en est assez pour que sa mémoire soit assurée de vivre.

Faut-il aussi voir en lui, comme le veut M. Spronck, « l’un de ces grands désespérés qui nous ont redit si douloureusement leur incurable tristesse » ; et, quand un jour on étudiera de plus près qu’on ne l’a fait encore le mal du siècle, — je crois que quelqu’un s’en est donné la tâche, — Mademoiselle de Maupin passera-t-elle pour un « document » de la même valeur que René, qu’Oberman, que Lélia, que la Confession de Musset ? J’en doute ; mais je conviens que, de ce roman fameux, et réputé uniquement scandaleux ou obscène, M. Spronck a fait des extraits, sinon « révélateurs », mais en tout cas qui donnent à penser. « J’ai vécu dans le milieu le plus calme et le plus chaste… Mes années se sont écoulées à l’ombre du fauteuil maternel, avec les petites sœurs et le chien de la maison. Eh bien, dans cette atmosphère de pureté et de repos, sous cette ombre et ce recueillement… au sein de cette famille honnête, pieuse, sainte, j’étais parvenu à un degré de dépravation horrible. » Sans doute il faut faire ici la part, non seulement de la fiction, mais aussi de la rhétorique. Il faut la faire plus grande encore dans cette Comédie de la mort, dont on dirait que M. Spronck oublie qu’elle est, dans l’œuvre de Gautier, ce que Notre-Dame de Paris est dans celle de Victor Hugo : un portail, un vitrail, une rosace, la Danse macabre mise en vers, et un souvenir aussi de Villon, que Gautier sortait alors de lire :

Quand je considère ces tôles
Entassées en ces charniers,
Tous furent maîtres des requêtes
Au moins de la chambre aux deniers…

Mais, après tout cela, il ne reste pas moins que Gautier n’a pas débuté dans la vie ni dans l’art par cette impassibilité dont il est devenu plus tard le théoricien, et dont quelques pièces d’Émaux et Camées demeureront les modèles. Et je sais bien que c’est comme si l’on disait qu’avant d’être parnassien Gautier fut romantique ; mais il y a manière de dire les choses, — et M. Spronck les a dites ici d’une manière assez ingénieuse.

Plus indulgent encore pour Baudelaire que pour Gautier, M. Spronck n’hésite pas à l’appeler « le caractère peut-être le plus original qu’ait produit notre époque ». N’est-ce pas beaucoup dire ? et l’originalité de Baudelaire n’aurait-elle pas consisté, pour une bonne part, dans son charlatanisme ? Qu’est-ce donc que M. Spronck trouve de tellement original à vivre autrement que tout le monde ; et, si l’on découvre en soi quelque principe morbide, que l’on connaisse pour tel, qu’y a-t-il de si rare à le « cultiver, comme Baudelaire, avec jouissance et terreur », pour s’en faire un moyen de réputation ou un instrument de vie ? C’est ce que font les monstres de la foire. Il est vrai que M. Spronck, lui, voit en Baudelaire, « de tous les écrivains de notre siècle, le moins occupé de la réclame et le plus dédaigneux du succès » ; mais, de le dire, cela ne suffit pas, et il faudrait l’avoir prouvé. C’est ici l’un des points où je ne puis me rendre. Je serai bien vieux ou je serai devenu un bien plat courtisan de la mode et de l’opinion quand je verrai dans Baudelaire un poète sincère ; et plutôt que de cesser de voir en lui le roi des mystificateurs, on me fera dire que Bouvard et Pécuchet est un chef-d’œuvre d’esprit parisien, de grâce légère, et d’aimable ironie. J’accorde donc seulement à M. Spronck qu’en même temps qu’un mystificateur Baudelaire fut un malade, et peut-être le commencement d’un fou.

En revanche, et après avoir encore une fois relu les Fleurs du mal, avec le livre de M. Spronck sous les yeux, il me semble que je vois mieux qu’autrefois, comment, par quel dangereux prestige, elles ont, depuis une trentaine d’années, séduit et corrompu tant d’imaginations. Je n’en trouve pas les vers moins prosaïques, ni surtout moins laborieux ; quelques beautés ou plutôt quelques curiosités m’y paraissent toujours chèrement payées ; les thèmes habituels m’en déplaisent autant, ceux-ci pour leur banalité, ceux-là pour leur ignominie ; mais M. Spronck a peut-être raison, et l’on sent, à travers tous ces poèmes, sous cette perpétuelle affectation, circuler en quelque manière la recherche active de la nouveauté. « D’autres artistes, dit M. Spronck, se sont faits les chanteurs de la nature ou de l’humanité, de la beauté plastique ou de la beauté morale, de l’amour terrestre ou de l’amour divin. Quant à Baudelaire, le but suprême qu’il indique, le seul vers lequel il ait tendu avec une énergie continuelle et absorbante, ce fut cette abstraction, — où il faisait tenir tout ce qui n’est pas humain, terrestre, réel, déjà vu et déjà senti. » Qu’est-ce à dire ? sinon qu’il a enseigné la manière de se procurer, à défaut de la vraie, dont on manque, l’air au moins et les apparences de la fausse originalité ? Peut-être est-ce la pire leçon que l’on puisse donner à la jeunesse ; car, voulez-vous être nouveau ? Ne tâchez pas de l’être. Il y en a bien des raisons, dont celle-ci n’est pas l’une des moindres, que l’imitation de la nature et de la vérité, qui sont le commencement de l’art, en sont aussi le terme. Avec sa théorie de l’artificiel, avec son idée « d’une création, due tout entière à l’art, et dont la nature serait complètement absente », je comprends donc, et je déplore d’ailleurs l’influence qu’a exercée Baudelaire. Mais j’aurais alors voulu qu’en expliquant la théorie, M. Spronck en fit voir, — je ne dis pas le danger, ce n’était pas de son dessein, ni de l’objet de son livre, — mais ce qu’elle a d’artificiel, ou plutôt d’illusoire. Si l’on presse les termes, qu’est-ce qu’une « création due tout entière à l’art » ; et comment d’une œuvre d’art, si compliquée soit-elle, la nature peut-elle être complètement absente ?

Une formule heureuse, expressive, et spirituelle, c’est celle dont M. Spronck s’est servi pour caractériser les frères de Goncourt : « Le développement exagéré de la sensibilité artistique les a menés tout droit à l’impuissance dans l’art » ; et, si je ne me trompe, il serait difficile de mieux concilier ce que les admirateurs de Germinie Lacerteux ou de Renée Mauperin ont loué, louent encore dans l’œuvre des deux frères, avec ce que nous avons, nous, toujours regretté de n’y pas trouver, c’est à savoir : une exécution dont la valeur d’art soit égale à leurs prétentions. Vous rappelez-vous cette Préface où le survivant des deux frères, il y a quelques années, revendiquait pour eux l’honneur d’avoir précédé Flaubert même dans les voies du naturalisme, et se plaignait à ce propos, non sans quelque amertume, qu’on les eût injustement frustrés du plus éclatant de leurs titres de gloire ? Mais il en faisait valoir aussi deux autres : ils avaient découvert le xviiie siècle, disait-il ; et ils avaient, en quelque sorte, inventé le japonisme. C’était justifier tout ce qu’on leur a jamais adressé de critiques. Si du xviiie siècle ils n’ont connu que les boudoirs, les théâtres et les cafés, les peintres des fêtes galantes et ceux des élégances mondaines, comment auraient-ils porté, dans le roman naturaliste, ce sens du naturel et de la vérité qu’il exige avant tout ? ou encore, pour apprendre à rendre et à voir la nature, quelle école que l’art japonais, quoi qu’on en ait pu dire ! et, pour des Occidentaux, quelle éducation de l’œil et de la main ! Tiraillés qu’ils étaient entre des tendances contraires, les frères de Goncourt n’ont donc jamais su prendre leur parti d’en sacrifier une seule, et peut-être qu’ils ne l’eussent pas pu. Bien loin, en tout cas, de connaître leur intérêt, j’entends leur intérêt d’artistes, qui était de faire l’éducation de leur sensibilité, ils se sont donnés ou livrés à leurs sensations, dans la multiplicité fugitive desquelles ils ont fini par ne plus pouvoir se ressaisir ou se retrouver eux-mêmes. « Leur moi ne persiste pas dans leurs œuvres », dit avec raison M. Spronck, « ni même dans leurs confidences ou dans leurs souvenirs ». Et comme la force leur manquait, ainsi qu’à tous les dilettantes, pour se déprendre de leur plaisir, ils n’ont pu qu’ébaucher, dans tous les genres, — au prix de quel labeur, leur Journal nous l’a dit ! — les chefs-d’œuvre qu’ils avaient rêvés. « Le développement exagéré de la sensibilité artistique les a menés tout droit à l’impuissance dans l’art. » Personne encore ne le leur avait dit aussi nettement que M. Maurice Spronck ; et je crains bien que son jugement sur eux ne ressemble beaucoup à celui de la postérité.

C’est qu’aussi bien, s’il peut suffire de l’imagination ou de la sensibilité pour concevoir une œuvre d’art, c’est la volonté seule qui l’exécute. M. Leconte de Lisle en est un exemple. Il ne s’est pas donné son talent ; il a même failli, si nous en croyons ce que nous raconte M. Maurice Spronck, l’égarer un moment dans des voies qui n’étaient pas les siennes : « À côté du penseur nihiliste, il y a chez lui un autre penseur d’une intelligence très moyenne, celui-là, assez étroit dans ses utopies d’humanitairerie candide et de libéralisme intransigeant ; derrière le grand génie plastique se cache un versificateur larmoyant et poncif, une sorte de faiseur de romances prétentieuses et sentimentales. » Et effectivement ce « versificateur », M. Spronck le retrouve dans quelques ballades, dans quelques chansons, dans quelques historiettes, moitié musulmanes, moitié chevaleresques, telles que la Fille de l’Émir ; et, cet « autre penseur », il nous le montre dans le Catéchisme républicain et dans l’Histoire populaire de la Révolution. Nous avions oublié le second ; et, pour être franc, dans les Poèmes barbares, nous n’avions pas aperçu le premier. Il y est cependant ; et, avertis par M. Spronck, nous en convenons maintenant. Mais pour qu’ils ne reparussent plus l’un et l’autre qu’à de lointains intervalles, ce fut assez que l’Inde antique se révélât au poète qui ne se connaissait pas encore ; et, dans ces thèmes légendaires, préhistoriques et métaphysiques, lorsque M. Leconte de Lisle eut trouvé la matière de sa poésie, on peut dire que sa vie n’eut plus d’objet que de se l’assimiler. Il en prit même des moyens qui nous ont paru toujours un peu puérils — comme de transcrire littéralement les noms sanscrits, grecs ou scandinaves — ce qui rend quelquefois ses vers difficultueux à lire et terribles à prononcer. La « couleur » en est-elle pour cela plus authentique ? et la substance des Pouranas a-t-elle passé tout entière, comme le dit M. Spronck, dans l’œuvre du poète ? C’est une question secondaire, si son œuvre est là, debout devant nous, unique, incomparable en son genre, et aussi supérieure à tant d’imitations qui l’ont suivie, que différente en tout de cette Légende des siècles à laquelle on l’a trop souvent et indûment comparée.

Quant à la signification plus intérieure de l’œuvre, et quant à la pensée qui circule sous ces formes magnifiques, je ne crois pas que M. Spronck ait ajouté ni changé grand-chose à ce qu’en avait dit M. Bourget dans ses Essais. Tout au plus semble-t-il que cette impassibilité dont on faisait jadis un reproche à M. Leconte de Lisle, — et dont M. Bourget s’efforçait de le disculper, — on serait tout proche aujourd’hui de lui en faire au contraire un mérite. « On peut parler de l’œuvre de M. Leconte de Lisle, dit ingénieusement M. Spronck, comme du marbre grec connu sous le nom de Vénus de Milo. Que représente-t-il exactement ? Nul ne le sait, et les érudits en sont réduits à des conjectures plus ou moins vraisemblables. Mais que l’artiste ait voulu modeler une Aphrodite, une Victoire Aptère ou une Polyxène… ce qui est certain, c’est que dans ce corps de femme aux lignes admirablement pures et aux contours harmonieux, dans ce visage d’une sérénité plus qu’humaine, il a laissé à travers les âges une des expressions les plus hautes de la Beauté idéale. » C’est en effet une idée qui gagne et qui se répand tous les jours davantage, que, comme le sculpteur et comme le peintre, le poète a le droit de ne se préoccuper dans son œuvre que de la réalisation de la beauté. Bajazet ou Andromaque n’ont pas de signification morale, et le moindre défaut de Ruy Blas ou de Marion Delorme n’est pas d’en avoir une. On le saurait depuis longtemps, si, sous prétexte d’élargir la critique, on ne l’avait pas faussée plutôt en étendant à la poésie les conditions ou les lois des genres en prose. La théorie de l’art pour l’art, inacceptable dans le roman, et discutable au théâtre, ou tout au moins dans la comédie, est défendable dans la poésie pure ; et si l’on n’admettait pas, avec M. Bourget, que, sous son apparente impassibilité, l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares n’est demeuré insensible ou indifférent à aucune des misères de son temps, alors, dans notre littérature, la théorie n’aurait pas de plus éclatante justification ou de plus solide et de plus inébranlable support que le Rêve du jaguar, ou le Sommeil du condor, ou Khirôn, — ou Qaïn.

Tout en les discutant, j’inclinerais volontiers, on le voit, à partager en général les opinions de M. Maurice Spronck ; et il est vrai que lui-même, sauf peut-être sur l’article de Baudelaire, a gardé généralement la mesure. Mais quand il arrive à Flaubert, il la passe ; et quand, non content de l’avoir appelé « prodigieux par la pensée, prodigieux aussi par la forme impeccable du langage », il l’appelle encore « le représentant peut-être le plus achevé de la prose française dans notre littérature tout entière », on relit la phrase, et on se demande si on l’a bien lue. Les admirateurs outrés de Flaubert veulent-ils donc enfin nous le faire prendre en haine ? « Elle ne croyait pas que les choses pussent se représenter les mêmes à deux places différentes, et puisque la portion vécue avait été mauvaise, sans doute ce qui restait à consommer serait le meilleur. » Cette phrase est tirée de Madame Bovary. Pour être juste, empruntons-en une à l’Éducation sentimentale : « Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n’était peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités secrètes ne l’eussent fait épanouir. » J’ose bien assurer M. Maurice Spronck que des « représentants moins achevés de la prose française » n’ont jamais pourtant écrit de ce style. Flaubert, et je l’ai fait plusieurs fois observer, bronche, et tombe dans le galimatias, aussi souvent qu’il essaie d’exprimer des idées, ce qui doit être la grande épreuve des « représentants de la prose française ». Je crois d’ailleurs, tout récemment encore, avoir fait à Flaubert une part assez considérable dans l’histoire de la littérature contemporaine pour qu’on ne m’accuse pas ici de parti pris. Mais enfin, il n’est pas le seul ; on savait écrire avant qu’il eût paru ; et je veux bien qu’on l’appelle « étonnant » ou « surprenant », mais non pas « prodigieux », ni surtout « impeccable ». Quand, en effet, ce ne serait pas mal servir sa mémoire, ce serait encore fourvoyer la légion de ses imitateurs.

À part cela, je n’ai rien trouvé de curieux ni d’inattendu dans le chapitre de M. Maurice Spronck sur Gustave Flaubert, et je ne le lui reproche pas : on a tant parlé de Madame Bovary ! Dans l’homme qui demeure, en dépit des frères de Goncourt, je ne dirai pas le pontife, mais l’initiateur et le maître incontesté du naturalisme contemporain, M. Spronck n’a pas eu de peine à retrouver le romantique impénitent. M. Maxime Du Camp, qui l’avait connu dès l’enfance, nous avait appris à l’y voir ; et, depuis lors, tout ce qu’on a publié de Lettres intimes ou de confidences de Flaubert nous l’a montré toujours identique à lui-même, extrême en ses propos, outré dans ses sentiments, extravagant en ses rêves, et cependant, quand il écrivait, — que ce fût au surplus la Tentation de saint Antoine ou l’Éducation sentimentale, — précis dans ses observations, minutieux ou méticuleux dans le choix de ses mots, aussi maître enfin de sa plume qu’il l’était peu de ses discours. « Si l’imagination chez Flaubert était immense, dit M. Spronck à ce propos, il faut se souvenir que le don d’invention chez lui fut toujours à peu près nul. » Pareillement, dans ce romantique, il n’a pas eu plus de peine à nous faire voir, si je puis ainsi dire, le vaudevilliste énorme ; et il lui a suffi pour cela d’analyser l’un après l’autre, dans leur suite logique et chronologique, Madame Bovary, l’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet. Et dans cet artiste enfin si convaincu de l’unique dignité de son art, aurait-il eu beaucoup plus de peine, s’il l’avait essayé seulement, à nous obliger de reconnaître un « bourgeois », — je veux dire une espèce d’homme dont l’horizon n’était pas moins étroitement limité que celui même de son Bouvard ou de son Pécuchet ? Il y a de cela quelque dix ans, quand nous eûmes l’audace de poser la question, les amis de Flaubert crièrent au scandale, pour ne pas dire au blasphème. On y a répondu depuis lors ; — et la réponse ne diffère pas beaucoup de celle que nous avions proposée.

Ces contradictions, ou, comme il les appelle un peu bien doctement, ces « antinomies » du goût personnel et du tempérament littéraire de Flaubert avec la nature de ses œuvres, M. Spronck les explique par la terrible « névrose », dont on sait qu’encore jeune, et presque avant d’avoir rien écrit, l’auteur de Madame Bovary ressentit les atteintes. Et je ne l’ai point encore dit, mais c’est l’occasion de le dire : non seulement chez Flaubert, mais chez les frères de Goncourt, chez Baudelaire, chez Théophile Gautier, tout ce qu’il a pu rassembler d’indices ou de symptômes de la « névrose », M. Spronck les a si soigneusement notés qu’on a pu prendre, et non pas sans raison, ses Artistes littéraires pour un commentaire, pour une application, ou une illustration de certaines théories bien connues sur les rapports du talent et de la folie. Je ne conseille pas aux lecteurs qui voudraient approfondir cette obscure question de s’aider pour cela de l’un des derniers livres auxquels elle ait donné lieu ; mais, s’ils sont curieux de savoir ce que le nom respecté de la science peut couvrir de puérilités, alors je les renvoie au livre du professeur Lombroso : Génie et Folie. Critiques ou historiens de la littérature, il est possible que la matière, comme le fait justement observer M. Spronck, ne soit pas de notre compétence ; mais il semblerait résulter de ce livre qu’elle est bien moins encore de celle des aliénistes. Si peut-être ils connaissent l’un des termes du problème, c’est nous qui tenons l’autre ; et nous sommes fort ignorants, je l’avoue, des mystères de la pathologie mentale, mais en revanche ils ne le sont pas moins des exigences de la critique, de l’histoire, et de la psychologie.

Quoi qu’il en soit, et sans vouloir examiner si vraiment « la névrose, sous ses multiples aspects, a presque toujours accompagné, comme cause ou comme effet, les grandes surexcitations cérébrales », ce qui n’est pas démontré, ni peut-être démontrable, — car qu’est-ce que prouvent des statistiques ? l’ingénuité de celui qui les dresse, ou sa mauvaise foi ? — j’aurais voulu que M. Spronck, puisqu’il touchait à la question, et pour la poser comme elle doit être posée, la renversât. Je m’explique en quelques mots. Dans l’œuvre d’un artiste de qui l’on sait, par ses confidences ou par le témoignage de ses amis, qu’il était ce que nous appelons un « névropathe », on cherche, avec une curiosité malsaine, les traces ou les preuves de sa « névropathie ». Je voudrais que l’on fît précisément le contraire ; et, dans sa « névropathie » que l’on nous fit voir avant tout le danger, la fausseté, l’illégitimité de sa conception de l’art et de la vie. Par exemple, ce qu’il y a de durable et d’admirable dans Madame Bovary, c’est ce que Flaubert y a mis quand, entre deux attaques du mal, entièrement maître de lui-même, sain de corps et d’esprit, il écrivait comme on doit écrire ; mais ce qu’il y a d’extravagant et de fou dans la Tentation de saint Antoine, inversement, c’est ce que le névropathe y a comme insinué malgré lui des formes de sa maladie. Ou encore, et si nous généralisons, ce qu’il y a d’étrange, d’insolite, et de contradictoire au bon sens dans la conception que les Baudelaire et les Flaubert se sont formée de l’art, n’est-ce pas, justement ce qu’ils y ont mis quand ils étaient, malades ? et, d’y faire consister leur originalité, n’est-ce pas changer les vrais noms des choses, confondre la fièvre avec l’inspiration, « la surexcitation cérébrale » morbide avec le fonctionnement normal de l’intelligence ? et enfin et surtout, à la suite de quelques « névropathes », n’est-ce pas lancer leurs imitateurs dans une voie dangereuse et l’art lui-même sur la pente au bout de laquelle nous l’avons vu tomber du réalisme dans le naturalisme, du naturalisme dans le symbolisme, du symbolisme dans le décadentisme, et du décadentisme dans… « la privation de la vie, où l’aura conduit sa folie » ?

Voilà quelques questions que M. Spronck eût pu sans doute examiner, et dont je ne puis m’empêcher de croire que la discussion attentive aurait diminué quelque chose de la sympathie qu’il témoigne pour les « artistes littéraires ». S’il y a certainement une petite part de vérité dans la doctrine de l’art pour l’art, par exemple quand on l’applique à la peinture ou à la musique, on peut craindre qu’en littérature la « névropathie » de ceux qui l’ont professée n’en fasse, pour la plus grande part, l’illusion ou le rêve d’un malade. Et il est humain de soigner les malades, et, pour les guérir, on peut affecter d’entrer dans leurs manies… Il ne faut pas se mettre à leur remorque et substituer en soi leurs conceptions délirantes à l’exacte vision de la nature, de la vérité, de la vie. Mais M. Spronck pourra répondre qu’en fait de questions difficiles il en a déjà trop touchées dans son livre, et qu’il en a surtout trop tranchées. Tout tient à tout, nous ne l’ignorons pas ; et, de la critique en particulier nous pouvons dire qu’elle n’a de nos jours, en cette fin de siècle, d’autre limite à ses ambitions que celle même de ses forces. Mais peut-être qu’il n’était pas indispensable, pour parler des frères de Goncourt, d’ébaucher une théorie générale de la sensibilité dans la production artistique, ou, pour louer convenablement les Poèmes antiques et les Poèmes barbares, d’exposer en quelques pages le système général de la métaphysique indoue. Oserai-je ajouter que, de ces deux théories, telles que je les trouve dans le livre de M. Spronck, si la seconde est bien incomplète, bien confuse, et bien peu conforme à l’exactitude historique, la première est bien superficielle ? À plus forte raison, parce que la question est encore plus difficile, sont-elles bien incomplètes et bien superficielles aussi, les quelques pages de ce livre où M. Spronck nous a donné sa Théorie de l’art en général. M. Spronck a des idées, mais je crains qu’elles ne soient pas encore assez mûres, qu’il n’en ait pas vu toutes les liaisons, toutes les conséquences, qui vont parfois à l’infini, — comme dans la question de l’art pour l’art, — et je crains encore qu’il ne soit assez sûr ni de leur vérité, ni de ce qu’il en pensera lui-même « dans quelques années, dans quelques mois, demain peut-être ». C’est d’ailleurs un assez beau défaut que d’avoir trop d’idées, pour que nous le signalions sans crainte ni scrupule de nuire au livre de M. Spronck ; et si le livre en est moins bon peut-être, l’auteur, au contraire, n’en est que plus intéressant.

Puisqu’il est évident que ce siècle est en train de régler ses comptes, et si j’ose employer cette expression familière, de faire le tri de ses gloires, nous espérons donc que M. Spronck n’en restera pas sur ce premier début. Quelques défauts que nous ayons pu signaler dans les Artistes littéraires, c’est un livre curieux, et que nous ne craindrons pas de recommander. Le style en est sans doute un peu pénible, la phraséologie trop embarrassée de termes scientifiques ou philosophiques. Pour la rendre plus facile, plus humaine, M. Spronck n’aura d’ailleurs qu’à faire une de ces transpositions dont il a lui-même ingénieusement parlé. Dans la bonne langue de tout le monde, il trouvera sans peine des équivalents littéraires à ces locutions abréviatives dont les savants peuvent bien user dans leurs laboratoires, ou les philosophes dans leurs écrits, mais qu’il faut laisser à la cabale. Et rien alors n’empêchera d’apprécier à leur juste prix les qualités d’impartialité critique, d’indépendance réelle d’esprit, et de pénétration dont il a fait preuve dans ces Études sur le xixe siècle.

Le naturalisme au théâtre7 §

S’il ne s’agissait que de constater la chute récente, retentissante, et méritée, sur la scène de l’Odéon, de la Germinie Lacerteux de M. de Goncourt, quatre mots en feraient l’affaire, et ces quatre mots, pour beaucoup de raisons, je ne sais, en y songeant, si je les eusse écrits. L’idée au moins ne m’est pas venue de parler du drame de M. Auguste Vacquerie, Jalousie, tombé sans fracas au Gymnase, dix ou douze jours auparavant. Mais, tirée, comme elle l’est, de l’un des meilleurs romans des deux frères, et en tout cas du plus connu, traitée par des moyens qui se disent ou qui se croient nouveaux, portée enfin par une cabale dont l’intolérance n’a d’égale que l’habileté, Germinie Lacerteux n’est pas une pièce ordinaire, ni surtout indifférente ; et, quoique n’ayant pas les apparences d’un manifeste, puisque l’auteur et ses amis ont voulu qu’elle en eût l’importance, nous ne saurions nous dérober à la discussion du système d’art dont on prétend qu’elle serait l’expression. Ce sera tant pis pour M. de Goncourt, si nous trouvons, comme je le crains, qu’au fond de ce système il y a peut-être moins de nouveauté que d’impuissance ; plus de naïveté que de hardiesse ; et beaucoup moins enfin d’originalité que d’ignorance ou de méconnaissance des lois, des conditions, et de la nature du théâtre.

 

Réalistes ou naturalistes, ils se trompent en effet, et, sans le vouloir assurément, ils donnent le change à l’opinion, quand ils disent, ou qu’ils font dire, par des gens apostés, que ce que nous leur disputons, c’est le choix de leurs sujets. Non, la vérité ne nous fait pas peur ! et nous pouvons bien préférer, pour notre usage personnel, un roman qui nous amuse à celui qui nous ennuie, mais d’ailleurs nos jugements n’ont rien de commun avec nos préférences. La preuve en serait, s’il en fallait une, qu’il n’y a jamais eu qu’une voix pour mettre l’Assommoir au-dessus de tous les autres romans de M. Zola, sans en excepter l’Œuvre ni le Rêve, qu’il écrivait « pour les jeunes filles » ; et, parmi les romans de M. de Goncourt, nous n’hésitons pas à mettre la Faustin, par exemple, ou Chérie, qui se passe « dans le plus grand monde », fort au-dessous de Germinie Lacerteux. C’est une question d’exécution, avant d’être une question de morale. Beaucoup moins dégoûtés que les naturalistes eux-mêmes, nous nous intéressons à une foule de choses qui ne les intéressent point, que peut-être même rie comprennent-ils pas, mais nous ne sommes point incapables pour cela de nous intéresser à celles qui les intéressent uniquement, telles que l’amour d’un zingueur pour une blanchisseuse, et l’aventure d’une cuisinière avec un peintre en bâtiments. Ou plutôt, si quelquefois, nous leur avons fait un reproche, n’est-ce pas de manquer de sympathie, d’indulgence, et de pitié, pour les « humbles » dont ils nous racontaient les histoires ? Ni les Anglais ni les Russes, évidemment moins aristocrates que nos romanciers bourgeois, n’ont commis cette faute…

Mais ce que nous disons, et ce qu’on ne saurait trop redire, ce que M. de Goncourt ne semble pas vouloir entendre, non plus d’ailleurs que M. Daudet ou que M. Zola, c’est uniquement ceci : que le théâtre est un art particulier, dont il faut commencer, comme de tous les arts, par connaître le métier, le maniement, si je puis ainsi dire, avant de l’aborder ; — un art qui a ses lois, ses conditions, ses conventions, si l’on préfère ce mot, mais ses conventions nécessaires, puisqu’elles sont tirées de sa nature ou de son objet même ; — et un art enfin dont l’instinct ou le sens, comme on voudra les appeler, ne s’acquièrent pas plus, quand on ne les a pas apportés en naissant, que ce don de voir qui fait les peintres, ou cette qualité d’imagination qui fait les poètes et les romanciers. Oh ! je le sais bien ! M. de Goncourt n’en veut pas convenir, ni l’auteur de la Curée, ni celui des Rois en exil ; et je vous en dirai les raisons. Romanciers à succès, tout étonnés d’abord, et ensuite vexés, irrités, furieux d’avoir échoué sur les mêmes scènes où réussissent tous les soirs les. Bisson, les Valabrègue et les Ordonneau, ils ont commencé par nier qu’il y eût un sens du théâtre (puisqu’ils ne l’avaient pas), et maintenant ils essaient d’en dégoûter ceux qui l’ont. Incapables qu’ils sont de soumettre aux exigences de l’action dramatique leur façon de voir ou de concevoir la vie, quand il était si simple pour eux de s’en tenir à leurs romans, ils ont essayé de prouver que le théâtre est un art inférieur (puisqu’ils n’y réussissaient pas), et, maintenant, pour le relever, ils nous proposent de les aider à l’achever de détruire. Et ce qu’il pouvait y avoir enfin de « scénique » dans leur Assommoir ou dans leur Germinie Lacerteux, ils l’ont eux-mêmes gâté ou abîmé de leurs propres mains (puisqu’ils ne le soupçonnaient pas), et maintenant c’est leur maladresse même qu’ils tâchent d’ériger en principe d’un art nouveau. Mais ils eussent mieux fait d’examiner si ces préjugés de théâtre, comme ils les appellent, n’avaient pas quelque raison d’être, au lieu de croire, ou d’affecter de croire, qu’établis par le hasard, c’est la routine qui les perpétue. Car peut-être alors se fussent-ils aperçus que, si le roman était le théâtre, et si le théâtre était le roman, il n’y aurait, à proprement parler, ni roman ni théâtre, mais une forme unique et indivise de l’art. Et, en creusant un peu davantage, ils eussent enfin pu voir qu’au sein de cette forme unique la distinction des deux genres ne se fût pas opérée, si ce n’était que nous allons demander au théâtre un genre de plaisir assez différent de celui que le roman nous procure.

Éclaircissons un peu ce paradoxe, qui devrait être un lieu-commun. De diviser, par exemple, une pièce, au lieu de cinq actes, en dix tableaux, il semble que cela ne soit rien ; et, en effet, cela ne serait rien, ou cela ne serait qu’une mauvaise plaisanterie, si le mot de « tableau » n’était, comme on l’a paru croire, qu’un synonyme plus ambitieux des mots « d’acte » ou de « scène ». Mais il veut dire quelque chose de plus, et surtout quelque chose d’autre. Le « tableau », tel du moins qu’on l’entend dans l’école naturaliste, avec la diversité de ses accessoires, qui le particularisent, et la netteté de son cadre, qui l’isole, est complet en lui-même, indépendant de celui qui le précède et de celui qui le suit, tellement indépendant que, de Germinie Lacerteux, on a pu, sans qu’il y parût, — l’histoire dit même avec avantage, — en retrancher déjà jusqu’à trois. On en pourrait retrancher cinq, on en pourrait retrancher dix qu’il n’y paraîtrait pas autrement ; et on les remplacerait par dix autres, que ce serait toujours la même pièce. Il n’y a pas plus de liaison entre eux, — j’entends de liaison nécessaire, — qu’entre les épisodes successifs d’un roman à tiroirs, le Diable boiteux de Lesage ou le Pendennis de Thackeray ; il n’y en a pas plus qu’entre une série d’estampes de Daumier ou de Gavarni, comme les Propos de Thomas Vireloque ou les Souvenirs du bal Chicard. Retranchez, ajoutez, transposez, c’est toujours le Diable boiteux, toujours le Bal Chicard, et toujours aussi Germinie Lacerteux. Seulement si cette liberté, cet imprévu, cette fantaisie de la composition, font quelquefois le charme du roman, rien n’est plus contradictoire à la nature de la représentation dramatique, pour une foule de raisons, dont on me permettra de ne retenir que la principale.

J’ose dire qu’elle est merveilleusement simple, puisqu’elle se réduit à cette observation naïve, dont je rougis moi-même, que dix-huit cents spectateurs assemblés ne sont pas un lecteur solitaire. Différents d’âges, d’humeur, de goûts, de condition sociale et d’éducation littéraire, vous ne pouvez retenir leur attention commune, l’intéresser, la passionner, qu’à la condition de l’enchaîner ; et, pour l’enchaîner, c’est peut-être un moyen nouveau, mais c’est un mauvais moyen, que de commencer par la diviser. Chaque scène, au théâtre, doit logiquement sortir de la précédente, et en même temps, et nécessairement, engendrer la suivante. Les vaudevillistes le savent bien, dont une partie de l’art, et non pas la moins difficile à manier, consiste à pousser cette logique au-delà, de toute vraisemblance : rappelez-vous plutôt la Cagnotte ou le Chapeau de paille d’Italie. De même encore, chaque acte ne doit rien contenir qui ne soit annoncé, pour ainsi dire, implicitement dans le précédent, ni rien nous mettre aux yeux qui ne soit une préparation du suivant. C’est ce que n’ignorent pas les dramaturges, qui disposeront volontiers toute une pièce en vue d’un dénouement, dont les exigences deviennent alors, par contrecoup, la mesure et la règle de ce qui est nécessaire et de ce qui ne l’est pas : voyez Ruy Blas ou Caligula. Mais au nom de quelle esthétique pourrait-on condamner l’emploi de ces moyens, s’ils n’ont pour objet, comme on voit, que de nous assurer le plaisir même du théâtre ? Et si, pour quelques heures, dix-huit cents spectateurs assemblés ne peuvent être sensibles qu’à ce que la raison a de plus général, la sensibilité de plus universel, et la logique de plus impérieux, que voulez-vous qu’on y fasse ? Il faut s’y résigner ; — et ce qui est peu naturel, sous prétexte d’élargir ou d’émanciper l’art, c’est de commencer soi-même par aller contre la nature.

Mais ce n’est pas le seul inconvénient des « tableaux » au théâtre ; et, par une conséquence encore du même principe, on pourrait presque dire que, plus ils sont complets ou parfaits en leur genre, pittoresques et précis, vus et rendus, plus aussi nous sont-ils importuns et gênants. Car ils deviennent une pièce dans la pièce ; et, sollicités que nous sommes par leur netteté même de les prolonger, pour en mieux jouir, au-delà de leur durée, si c’était l’attention qu’ils détournaient tout à l’heure, c’est maintenant le public lui-même qu’ils partagent, en interrompant la communication d’émotions qui est sans doute aussi l’un des plaisirs du théâtre. Supposé que je n’aie jamais vu le bal de la Boule-Noire ; je m’intéresse au tableau que vous m’en présentez comme à un document tout neuf et instructif pour moi ; supposé que je l’aie quelquefois visité, je m’amuse en ce cas de la fidélité de la représentation ; mais supposé qu’enfin j’en sois un habitué, alors je ne suis plus attentif qu’aux imperfections de détail dont mes yeux sont d’abord choqués. Une image authentique et fidèle n’est pas celle en effet dont vous avez rassemblé les traits pour la peindre, c’est celle qui s’est gravée d’elle-même dans des yeux qui la voient tous les jours. Cependant votre action continue de se dérouler, toute la salle en perd le fil, et, ce qui est plus grave, en dissociant les impressions du paradis, des loges, et l’orchestre, vous avez rendu à ses origines, — et conséquemment à ses différences, — un public à qui vous aviez promis, avant tout, de les lui faire oublier… Mais, si je voulais en dire davantage, il faudrait aborder la question de la mise en scène, et je craindrais qu’aujourd’hui cela ne m’entraînât trop loin.

Aussi bien est-il une autre loi sur laquelle j’aime mieux insister, comme étant non pas plus certaine, plus nécessaire, mais en quelque sorte plus fondamentale, et une loi dont on pourrait, avec un peu d’adresse, déduire aisément toutes les autres. Elle est d’ailleurs plus simple encore, s’il se peut, que fondamentale, puisqu’elle ne consiste essentiellement qu’en ceci, que le « drame » est le « drame », c’est-à-dire une « action ». Mais justement parce qu’elle est très simple, les conséquences en sont nombreuses, et nous n’avons qu’à les suivre pour préciser avec exactitude en quoi le théâtre diffère du roman. Tandis que dans le roman il ne dépend que du romancier de diminuer au profit des circonstances la part de la volonté ; au théâtre, au contraire, c’est la part de la volonté qu’il faut que l’on fasse toujours plus grande que celle des circonstances. Le propre du héros de roman, — et je ne parle, si vous le voulez, que du roman contemporain, réaliste et naturaliste, — le propre de Madame Bovary, de Germinie Lacerteux, de Sapho, de Frédéric Moreau, de Numa Roumestan, comme généralement de tous les Rougon-Macquart ou de tous les Quenu-Gradelle, c’est d’être le « produit » de leur hérédité, de leur milieu, de leur temps, de ce que l’on appelle enfin les « grandes pressions environnantes », et d’obéir à l’occasion plutôt que de la diriger. Mais le propre, au contraire, du personnage dramatique, le propre de Dora et de Théodora, de Fanny Lear et de Froufrou, de Francillon et de Suzanne d’Ange, de Maxime Odiot et de Marguerite Laroque, de Me Guérin et de M. Poirier, c’est d’être les « maîtres » de leurs actions, ou du moins de prétendre l’être ; et ils sont dramatiques précisément dans la mesure où ils résistent à ces « pressions » dont les personnages de roman, eux, sont les victimes désignées. Ou encore, et en deux mots, le propre des uns, c’est d’être agis, et celui des autres, d’agir.

Appliquez maintenant la formule ; et voyez en passant combien de petites questions elle pourrait nous aider à résoudre. Qu’est-ce, par exemple, qu’une comédie « romanesque » ? C’est une comédie, quel qu’en soit d’ailleurs le sujet, où les circonstances tiennent plus déplacé que les résolutions, et dont les personnages ne sont pas tant les artisans que les instruments de leur destinée. Pourquoi de certains romans réussissent-ils à la scène, et d’autres, au contraire, n’y réussissent-ils point ? Parce que, dans les premiers, c’étaient déjà les volontés qui dirigeaient les événements, et qu’au contraire, dans les seconds, elles étaient déterminées par eux. À quelles conditions une « idée » de roman pourra-t-elle devenir ce qu’on appelle une « idée » de pièce ? Ce sera si vous la retournez, en quelque sorte, et que vous imputiez à la liberté des personnes ce que le roman impute à la fatalité de la loi de nature. Je ne veux pas dire, évidemment, que cela suffira ; je dis seulement, et vous pouvez le vérifier vous-même, que je ne sache point de chef-d’œuvre, au théâtre ou dans le roman, dont l’observation ne se trouve être juste. C’est elle, effectivement, qui vous expliquera pourquoi le Roman d’un jeune homme pauvre n’a pas eu moins de succès au théâtre que sous sa forme primitive ; pourquoi, lorsqu’ils ont voulu transporter Sacs et Parchemins et la scène, Jules Sandeau et Émile Augier n’en ont pris que les dernières pages ; pourquoi l’auteur du Demi-Monde, au lieu d’en faire une pièce, a fait un roman de l’Affaire Clémenceau.

Si M. de Goncourt eût pris la peine de s’en rendre compte, je doute qu’il eût mis Germinie Lacerteux au théâtre, puisque, en effet, pour l’y mettre, il en eût dû premièrement ôter ce qui en fait le principal ou l’unique intérêt. N’ai-je pas ouï dire aussi que l’on se proposait de porter Madame Bovary à la scène ? Je le regretterais pour l’honneur de Flaubert ; et, en vérité, comme les hommes sont faits, je craindrais que l’insuccès de la pièce ne compromît le renom du roman. Mais encore Madame Bovary n’était-elle pas un cas pathologique, et le personnage principal y jouait-il un autre rôle que d’être le support de sa maladie ! La névrose n’annulait pas la liberté de ses paroles ou de ses actes. Même elle trouvait dans la satisfaction de son vice une autre volupté que d’y succomber, et elle faisait une partie de son plaisir de tout ce qu’elle savait qu’elle violait pour en jouir. Il en est autrement de la Germinie de M. de Goncourt ; et je suppose qu’il le sait bien. Car, s’il ne le savait pas, comment revendiquerait-il, pour son frère et pour lui, l’honneur d’avoir jadis écrit le premier roman naturaliste ? À moins encore que nous ne nous trompions quand nous croyons que Madame Bovary a précédé de cinq ou six ans Germinie Lacerteux ? Mais non ; et j’entends bien le langage de M. de Goncourt. Il veut dire qu’en publiant Germinie Lacerteux, il a osé le premier réduire la femme à la définition qu’en donne la physiologie, — une certaine physiologie du moins, — et, en ce sens, il a raison. Germinie Lacerteux, dans l’histoire de ce temps, c’est le premier roman où l’être humain n’ait plus de la liberté que l’apparence ; « fonctionne » au lieu d’« agir » ; et ne cesse enfin de fonctionner qu’en cessant de vivre.

Mais comment mettrait-on un tel être à la scène ? Comment même réussirait-on à nous le faire comprendre ? et, si l’on y réussissait, quel genre d’intérêt voudrait-on nous y faire prendre ? Aussi n’y en prenons-nous aucun. Toutes les circonstances qui, dans le roman, nous expliquent Germinie, M. de Goncourt a vainement essayé d’en faire passer quelques-unes dans sa pièce ; il n’y a point réussi, parce qu’il n’y pouvait pas réussir. Car, s’il eût retourné son sujet, comme nous le disions plus haut, s’il eût fait de Germinie la maîtresse de ses actes et de ses résolutions, s’il lui eût seulement donné quelque conscience d’elle-même, s’il l’eût rendue responsable de sa douloureuse aventure, étant donnée d’ailleurs la condition des personnages, il tombait fatalement dans le mélodrame le plus vulgaire, et sa pièce appartenait de droit au répertoire de l’Ambigu. C’est ce qui était arrivé à M. Zola, si l’on se le rappelle, avec son Assommoir. L’habile homme qui s’était chargé de le transporter à la scène, et qui sait, lui, son métier, s’y prit tout comme pour lui-même ; il mit devant ce qui était derrière ; et quand ce ne fut plus du Zola, mais du Busnach, alors, le mélodrame fit courir Paris. Je ne crois pas, ni ne souhaite au surplus, que Germinie Lacerteux fasse courir personne, mais je ne puis ici m’empêcher de faire une remarque. Si la pièce n’a pas encore disparu de l’affiche, et si même elle y peut durer encore quelques jours, elle le devra uniquement aux parties de mélodrame engagées dans l’intrigue ; — et au jeu aussi de mademoiselle Réjane, que d’ailleurs je louerais davantage, si les « effets », comme on dit au théâtre, en étaient seulement moins « sûrs ». De telle sorte que, par une ironie du sort, les seuls applaudissements que recueillera M. de Goncourt, il faudra qu’il en fasse honneur à ce qu’il y a de plus gros, de plus vulgaire, de plus poncif enfin dans sa pièce. Cette situation n’est-elle pas pénible ! Mais la réforme du théâtre ? Ce sera pour une autre fois.

Que si maintenant l’action a été jusqu’ici la première loi du théâtre, croirons-nous qu’aucune réforme doive jamais prévaloir contre elle, et l’abroger ? Je ne le pense pas, puisque, comme on l’a vu, le mot de « loi » n’est ici que l’expression de la nature des choses. Mais ce qu’en revanche on peut bien affirmer, c’est que, plus le roman s’inspirera des moyens et de l’esthétique du naturalisme, plus il s’éloignera des conditions du théâtre, et plus, en conséquence, il sera difficile et hasardeux à nos romanciers de vouloir transporter leurs romans à la scène. Qui ne voit, en effet, qu’à mesure qu’il se complaira davantage dans la description des milieux, le roman, nécessairement, fera la part moins grande à la liberté de la créature humaine ? et qui doute que ce soit aujourd’hui sa tendance ? celle du moins des maîtres du naturalisme, contre qui là-dessus nous n’irons pas disputer, parce que, en premier lieu, elle leur a trop bien réussi pour essayer encore de les en détourner, et puis, disons-le franchement, parce que ce succès n’a pas été toujours immérité. Pour admirer le Demi-Monde ou au Père prodigue, nous ne nous croyons pas tenus de méconnaître l’Assommoir ni Germinal, et encore moins le Nabab ou Sapho.

De ce que la disposition du sujet ne saurait être la même dans le roman et au théâtre, il en résulte que l’intérêt non plus n’y saurait être de la même nature, et c’est encore une de ces lois que, dans l’école naturaliste, on s’obstine à ne pas comprendre. Non pas du tout, comme ils le disent, — et comme il leur faut, en vérité, trop peu de franchise ou de bonne volonté pour le croire, — que nous leur demandions de marier Jupillon avec Germinie Lacerteux, ou seulement de punir le vice et de récompenser la vertu, puisque, hélas ! à ce compte, le roman cesserait d’être une imitation de la vie. On le leur a redit plus de vingt fois, et nous voulons bien le leur redire encore : toute liberté leur est laissée, dans le roman au moins, de représenter la nature et la vie telles qu’elles sont, ou telles qu’ils croient les voir ; et, nous, le seul droit que nous réclamions, c’est celui de discuter la justesse ou la vérité de leur manière de voir. Qu’au lieu donc de nous intéresser aux personnes, et de nous mettre avec elles en communication de souffrances ou de joies, ils s’efforcent de nous intéresser plutôt aux conditions, et, sans avoir égard à la valeur morale des actes, qu’ils les décrivent tels qu’ils sont, du point de vue de l’histoire naturelle, à la façon d’un zoologiste qui déterminerait les caractères d’une espèce, ou d’un physiologiste qui chercherait les raisons générales d’un cas particulier, c’est leur affaire ; et, de notre part, nous ne voyons pas ce qu’ils y gagnent, ou même nous pourrions leur dire ce qu’ils y perdent, mais, après tout, il n’y a rien là qui leur soit interdit par les lois du roman. Les considérations qui devraient quelquefois les empêcher de traiter de certains sujets, — comme la Fille Élisa, par exemple, et comme Germinie Lacerteux, — sont d’un autre ordre, purement morales, nullement esthétiques ; et on a tort de les confondre. On a tort de leur reprocher au nom du bon goût ce qu’on pourrait leur reprocher au nom de la morale publique. Mais, au théâtre, il n’en va pas de même ; la morale fait, elle aussi, une partie du plaisir que nous y allons chercher ; nous ne supporterions ni que de certaines scènes y fussent mises sous nos yeux ni que le vice y triomphât avec trop d’insolence ; et si la comédie n’a pas été inventée précisément pour « corriger les mœurs », qui ne sait au moins qu’une plus équitable répartition de la justice parmi les hommes, après en avoir été l’origine, continue, si l’on peut ainsi dire, d’en être toujours l’une des fonctions ?

Ici encore, les naturalistes auront beau faire, la nature des choses sera plus forte qu’eux et que leurs prétentions. Cette dureté de cœur, cette indifférence de l’auteur pour les misères de ses personnages, que nous accepterons même dans le roman, que nous y mettrons au compte, si l’on veut, d’une observation plus pénétrante et plus impartiale (puisqu’elle sera plus désabusée) jamais dix-huit cents spectateurs ne s’y résigneront. Toujours il leur faudra ce qu’on appelle des personnages sympathiques. La raison n’en est-elle pas bien évidente et bien simple ? C’est que, le plaisir du théâtre étant une forme du plaisir de vivre, et de vivre en société, le théâtre ne saurait s’accommoder d’une esthétique dont le premier mot est la négation ou la dérision de ce plaisir lui-même. Comme tous les plaisirs collectifs — et comme, par exemple, le plaisir du monde — le théâtre tend en quelque sorte à reconstituer tous les jours, au moyen de la sympathie, une société que les plaisirs égoïstes, que la perversité des instincts naturels, que l’âpreté de la concurrence vitale tendent inversement, et perpétuellement, à dissoudre. Son rôle est de toucher ce qu’il y a de plus humain en nous, ce qui nous rend tous étroitement solidaires les uns des autres, ce qui nous ramène, par-delà les distinctions extérieures, à l’égalité naturelle ; — et voilà pourquoi la sympathie en est l’âme. Le moins qui puisse arriver à un drame dont tous les personnages nous seraient diversement mais également antipathiques, c’est de nous ennuyer ; c’est ce qui est arrivé à Germinie Lacerteux ; et c’est ce qui arrivera sans doute à toutes les pièces qu’un naturaliste s’avisera de concevoir ou d’exécuter sur le même modèle. Il pourra facilement aussi lui arriver de nous indigner, et nous aurons raison dans notre indignation, et M. de Goncourt, ou Antoine, le directeur du Théâtre-Libre auront tort de nous traiter « d’imbéciles » ou de « gueux ». Car c’est eux qui auront voulu faire du théâtre sans y rien connaître, ou trop peu de chose, et ils ne pourront s’en prendre de notre indignation qu’à eux-mêmes.

Si je ne craignais d’abuser de la patience du lecteur, et que l’on ne me reprochât, en parlant si longuement de Germinie Lacerteux, d’en exagérer l’importance, j’en aurais encore bien des choses à dire. Ce que, par exemple, de certaines scènes ont d’odieux ou de répugnant en elles-mêmes, beaucoup plus que de pittoresque, comment M. de Goncourt ne s’est-il pas aperçu que, si le langage qu’il prête à ses personnages en accroissait l’effet, c’était, je ne dis pas aux dépens du bon goût ou du respect qu’un écrivain doit à ses spectateurs, mais aux dépens de la nature et la vérité ? Car enfin, cet argot qu’il leur met dans la bouche n’est pas la langue naturelle de ses personnages ; ce n’est pas ainsi qu’ils parlent couramment, mais seulement pour se distinguer ; et, quand ils sont grossiers, c’est justement alors qu’ils croient faire ce que dans un autre monde on appellerait de l’esprit. Je ne dis rien de l’inconvenance qu’il y a, sous quelque prétexte que ce soit, à réunir dix-huit cents personnes, pour leur faire entendre des mots dont on n’oserait pas se servir soi-même en leur parlant. C’est une perfidie, c’est une trahison, c’est une espèce de guet-apens. Mais j’ajoute que, si l’on avait pu, de loin en loin, s’émouvoir de quelque sympathie pour les personnages de la pièce de M. de Goncourt, il suffirait de la langue ordurière qu’on y parle pour nous en empêcher. Les hommes assemblés pour en écouter d’autres acquièrent aussitôt une délicatesse ou une susceptibilité d’oreille dont M. de Goncourt évidemment ne se doute pas, et que la première habileté de l’auteur dramatique est de ménager d’autant plus qu’il croit avoir des choses plus hardies à nous dire. Mais M. de Goncourt ne connaît pas les ménagements ; et quand une censure, pourtant bien indulgente, a porté la main sur sa prose, on lui disputerait la gloire d’avoir inventé le « japonisme » et découvert le xviiie siècle, qu’il n’aurait pas crié plus fort ! Dans la prose de M. de Goncourt, l’expression et la pensée sont si étroitement unies qu’on ne saurait, sans déchirure, les séparer l’une de l’autre, ni toucher à un de ses mots qui ne fût précisément celui pour lequel il avait écrit toute sa pièce !

Voilà d’étranges prétentions ; et ceci nous amène à noter en terminant ce qu’il y a peut-être encore de plus déplaisant que tout le reste dans le mélodrame de M. de Goncourt : c’est ce qui s’entremêle de présomption à son inexpérience ; et le contentement de soi-même, la sécurité vaniteuse, l’orgueil naïf et provocant avec lequel il commet ses pires maladresses. Comment on parle quand on s’appelle mademoiselle de Varandeuil et comment on allie la liberté du langage ou la brusquerie des manières avec le sentiment du nom que l’on porte et de ce que l’on est ; ce que disent des enfants assemblés autour d’un arbre de Noël, et les exclamations qu’ils font quand on apporte « le plat sucré » ; comment on pense parmi les fruitières, et les propos qu’elles échangent avec les bonnes du quartier, M. de Goncourt sait tout cela ; il n’y a que lui qui le sache ; et il est si fier de le savoir, on le sent si sûr de sa science, qu’il en devient insupportable. Passe encore dans ses romans ! Mais au théâtre ! dans une pièce où tant de puérilité se juxtapose à tant de brutalité ! et d’un auteur qui, depuis tantôt quarante ans qu’il écrit, n’a jamais remporté que des succès douteux ! dont on s’étonne qu’il soit un « maître » pour des écrivains qui, sans jamais l’imiter, l’ont depuis longtemps dépassé ! C’est trop ; et l’irritation remplace enfin ce que l’on eût autrement témoigné d’indulgence pour une vie consacrée tout entière à la littérature et à l’art. Pas plus, en effet, que M. de Goncourt, nous ne voulons être dupes ; il ne nous plaît pas qu’on le prenne de si haut avec si peu de titres ; et décidément, pour tant d’orgueil ou de prétention, l’œuvre est trop incomplète, l’exécution trop inférieure, et l’artiste enfin trop au-dessous de ce qu’il croit être. Nous nous disons aussi qu’il n’est pas le seul qui ait vécu pour la littérature et pour l’art, et qu’étant plus de dix qui ne vivons, comme lui, que pour l’art et la littérature, nous ne voyons pas pourquoi nous n’admirerions qu’en lui ce que nous faisons comme lui, sans en mener tout ce fâcheux, cet immodeste, et ce bruyant tapage.

Pour toutes ces raisons, je l’avouerai sans détours, je ne puis regretter la chute de Germinie Lacerteux ; et je suis bien aise, au contraire, après les expériences du Théâtre Libre, faites à huis-clos, pour ainsi parler, d’avoir vu, sur une grande scène, le naturalisme s’offrir enfin au jugement du public, sous l’espèce de ses « chefs-d’œuvre », et dans la personne de l’un de ses « grands hommes ». Car, ce que c’est que cet « art nouveau » dont on nous rebattait les oreilles, le public le saura maintenant ; et les amis de M. de Goncourt, pour détourner la conséquence, auront beau dire, — comme ils l’ont fait, — que Germinie Lacerteux n’est pas une pièce naturaliste, il suffira de leur demander, au cas d’une victoire, si ce n’est pas au naturalisme qu’ils en eussent fait honneur. L’art nouveau, tel qu’il s’annonce dans Germinie Lacerteux, c’est l’enfance même de l’art, et ses procédés n’ont rien de plus original que de nous reporter aux origines du théâtre. Je pourrais aisément philosopher là-dessus, et montrer que, sortis autrefois des mêmes commencements, si le théâtre et le roman se sont perfectionnés en se séparant, et en passant, comme l’on dit, de « l’homogène à l’hétérogène », ce serait sans doute un singulier progrès que de prétendre aujourd’hui les ramener à leur état d’indivision ou de confusion primitive. Mais je ne veux pas brouiller les idées et mêler ensemble deux choses qui n’ont rien de commun : le progrès, dont la nature est d’être continu, et l’art, qui ne serait plus l’art, s’il suffisait de le vouloir pour le renouveler et le perfectionner. Finissons donc plutôt en nous excusant d’avoir parlé si longuement et si sérieusement d’une pièce dont nous aurions mieux aimé nous taire. Nous serons d’ailleurs assez justifié si le lecteur pense avec nous, en y songeant un peu, que nous devions à la réputation de M. de Goncourt (quoique surfaite), au bruit que l’on a fait autour de Germinie Lacerteux (quoique démesuré), d’en parler comme d’une pièce qui aurait mieux valu ; que, pour discuter une question d’art ou de littérature, il faut bien la prendre comme elle se pose ; et que le dédain, qui est une manifestation de notre humeur, n’est pas une forme de la critique.

La réforme du théâtre §

Pour la troisième ou la quatrième fois depuis quatre-vingts ans, il est question de réformer le théâtre. Les « jeunes », avec une vivacité mêlée d’aigreur, accusent les… autres, d’encombrer ou d’accaparer la scène, et ainsi d’immobiliser l’art. Ils reprochent aux directeurs, en fait de nouveautés, de n’en accueillir et de n’en « monter » que de vieilles. Et ils en veulent enfin à la critique, au lieu d’applaudir à leurs tentatives, d’en détourner, d’en décourager, d’en dégoûter le public. Ont-ils tort ? ont-ils raison ? Pour ce qui est des directeurs, ils nous permettront de n’en rien dire. Un directeur de théâtre a derrière lui des actionnaires, comme au Gymnase ; il a au-dessus de lui, comme à l’Odéon ou comme à la Comédie-Française, une administration ; ses intérêts ne sont donc pas seulement les siens ; et, quand ils le seraient, on ne peut pas exiger de lui que, par amour de l’art, il brave les risques de la faillite ou de la liquidation judiciaire. Quant aux auteurs, ce n’est pas cette année, je pense, qu’on pourra décemment reprocher à M. Feuillet, à M. Dumas, à M. Sardou, à M. Pailleron, à M. Halévy, d’avoir « accaparé » la scène. Mais, pour la critique, je conviens que c’est une autre affaire ; et, si c’est une de ses fonctions que d’éclairer, que de préparer, que de devancer le goût du public, les jeunes gens n’ont peut-être pas tort de la trouver lente, paresseuse, et un peu rebelle à s’en acquitter.

J’en sais bien un motif : c’est qu’en vérité les jeunes gens, pressés de parvenir, ne négligent rien aujourd’hui de ce qu’il faut faire pour s’aliéner ceux qui les ont précédés dans la vie. Ils n’exigent pas seulement de nous des applaudissements ou des louanges ; ils veulent des abjurations solennelles ; ils nous somment de reconnaître avec eux qu’il n’y a qu’un comédien dans Pâris, — c’est Antoine ; et qu’il n’y a qu’un auteur, — c’est M. Léon Hennique, à moins que ce ne soit M. Jean Jullien, ou encore M. George Ancey. Ce qu’il y a d’ailleurs de plus irritant dans ce dédain de leurs aînés, c’est ce qu’il trahit chez les jeunes gens d’étrange confiance en eux-mêmes. Quoi qu’ils aient voulu faire, on dirait qu’ils le prennent pour fait, comme si toute la difficulté de l’art n’était pas là, précisément, dans la difficulté même de faire ce que l’on voudrait ! On a une idée, et l’on sait, ou l’on croit savoir, on entrevoit plutôt comment il faudrait la traduire, par quels mots il faudrait l’exprimer, et on ne les trouve point, et ceux qu’on réussit à trouver ne rendent que la moitié de ce qu’on voudrait dire, quand encore ils n’en sont pas la caricature ou l’involontaire parodie. Nos jeunes gens, pour eux, ne connaissent point ces doutes ni ces angoisses. Comme les choses leur viennent, elles leur semblent bonnes, puisqu’elles sont leurs ; et qu’en résulte-t-il ? Il en résulte que, de se conformer aux lois élémentaires de leur art, ils y voient une abdication de leur personne, une concession aux préjugés, une complaisance, une lâcheté… Aussi faut-il les entendre parler de ceux qui leur disent que leurs pièces ne sont point « faites », ou que leurs romans sont « mal écrits ». Mal écrits ? Est-ce que quelqu’un aurait la prétention d’apprendre le français à l’auteur du Termite ? et point faites ? leurs pièces ? Ah ! les prenez-vous donc pour l’auteur d’une Chaîne ou d’Adrienne Lecouvreur ? Qu’on les ramène plutôt à Poinsinet de Sivry, l’auteur du Cercle, ou à Fagan, celui des Originaux. — Si je parle ici des Originaux, c’est que, comme on le sait, la Comédie-Française les a récemment exhumés de l’oubli pour que M. Coquelin, dans cinq rôles différents, avant de partir pour l’Amérique, nous fit sentir toute l’étendue de notre perte.

Ce n’est pas, au surplus, que les jeunes gens aient tout à fait tort ; et on est tenté d’incliner vers eux, quand on voit ce que la plupart des théâtres nous donnent. Je ne voudrais détourner personne d’aller voir Paris fin de siècle au Gymnase, ou Feu Toupinel au Vaudeville. Bien au contraire ! et s’il n’est question que de rire, allez au Vaudeville et allez au Gymnase. Feu Toupinel, surtout, vous amusera presque autant que les Surprises du divorce. C’est le vaudeville classique ; ou plutôt, non, c’est le vaudeville contemporain, le vaudeville mathématique, si je puis ainsi dire. Étant donné que Toupinel, en son vivant, comme le courrier de Strasbourg, avait deux femmes : l’une à Paris, la légitime, et l’autre à Toulouse, la préférée ; si l’on suppose, maintenant, que, la première s’étant remariée, les amis de son nouvel époux, M. Duperron, la prennent pour la seconde ; on se propose de trouver des moyens pour prolonger pendant trois actes, et ne dénouer qu’à la dernière scène, un quiproquo qui n’a de raison d’être que dans la fantaisie de M. Alexandre Bisson. C’est un problème, on le voit, et cela pourrait se mettre en équations. Puisque d’ailleurs on y rit ; puisque le rire y jaillit de la drôlerie des situations ; puisque mademoiselle Magnier, dans le rôle de madame Duperron, et M. Jolly dans celui de Duperron lui-même, touchent presque à la perfection de la caricature ; et puisqu’il faut, enfin, des amusements pour tous les goûts, nous n’avons garde de nous plaindre, et nous ne demandons point qu’on renonce à ce genre de vaudeville. Mais c’est pourtant à la condition que l’on le prendra pour ce qu’il est ; et il faut qu’on avoue qu’il n’est rien de très littéraire. — Ainsi fait-on, direz-vous peut-être. — Mais je vous réponds qu’au contraire c’est ce qu’on ne fait point ; et la réputation de Labiche en est la preuve ; Labiche, dont on met couramment la Cagnotte ou le Voyage de M. Perrichon à côté du Demi-Monde ou du Gendre de M. Poirier. Les jeunes gens ont le droit de s’en plaindre ; et nous celui de nous en lamenter.

Et que veut-on qu’ils disent encore quand ils voient qu’on accueille, et qu’on applaudit même, hélas ! à la Comédie-Française, la Camille de M. Philippe Gille ? Oui, que veut-on qu’ils disent, et quelle confiance veut-on qu’ils aient au feuilleton lui-même du Journal des Débats, quand ils y lisent l’éloge d’une invention que sa nature destinait si manifestement au répertoire du Palais-Royal ou des Variétés ? — Qu’importe comment on s’amuse, pourvu que l’on s’amuse, nous répondent ici les amis de l’auteur, M. Pierre Véron, M. Jules Lemaître ; et, ce qui vous divertirait sur les planches du Palais-Royal, quel est ce pédantisme d’y bouder quand on vous l’offre sur la scène du Théâtre-Français ? — Mais, c’est que je doute que Camille divertisse personne, ou plutôt, quant à moi, j’y aurais volontiers pleuré l’autre soir. Une erreur sur le sexe dans la rédaction d’un acte de naissance, la vingt-septième variété des Mormons, une Américaine qui devient un Américain… ni la grâce mutine de mademoiselle Müller, ni tout le talent de M. de Féraudy, ni les mines de M. Coquelin cadet n’ont pu faire que Camille ne fût-ce qu’on appelle une chose navrante. Et si j’y avais ri, je protesterais encore que ce n’est pas pour y rire de cette qualité de rire que nous donnons à la Comédie-Française 250 000 francs de subvention annuelle. Les plaisanteries qui peuvent être excellentes au fumoir ne le sont pas toujours dans un salon ; la qualité du rire n’est pas plus indifférente au théâtre ou en littérature que celle des manières ou de l’éducation dans la vie ; et tous les jours on voit de fort bonnes choses cesser de l’être pour la seule raison qu’elles ne sont pas à leur place. Camille n’est point à sa place à la Comédie-Française ; et si c’est cela que les jeunes gens veulent dire, ils ont encore raison.

Je vais plus loin ; et s’ils veulent qu’il soit temps enfin d’émanciper l’art dramatique de certaines contraintes, il faut encore être avec eux. Ni la littérature ni l’art, quoi que l’on en dise quelquefois, ne sont en effet incapables de quelque progrès ou de quelque perfectionnement, au moins dans leurs procédés matériels ; et on en pourrait donner de mémorables exemples. C’est ainsi que la reconnaissance, dont nos tragiques du xviiie siècle, sur la foi d’Aristote, et depuis eux nos romantiques, ont abusé sans mesure, est devenue de nos jours un moyen uniquement ou exclusivement propre au mélodrame. Ce n’est plus qu’au théâtre de l’Ambigu-Comique ou de la Porte-Saint-Martin qu’un personnage, pris pour un autre pendant quatre actes, reconnaît, au cinquième, sa fille dans sa victime, ou son père dans son assassin. De même encore, la méprise ou le quiproquo, — que Molière lui-même, dans l’École des femmes, et Beaumarchais, dans le Mariage de Figaro, n’ont pourtant pas dédaigné d’employer, — sont devenus de nos jours le moyen ordinaire et à peu près constant du vaudeville. Ce n’est plus que sur la scène du Palais-Royal ou des Variétés que l’on prend encore un accordeur de pianos pour un ministre plénipotentiaire, ou la fausse madame Toupinel pour la vraie. Non pas précisément que ces moyens ne puissent encore quelquefois réussir ; mais enfin, ils sont ce que l’on appelle aujourd’hui démodés, pour l’espèce de facilité courante qu’il y a de s’en servir, et pour la vulgarité de l’emploi qu’on en a fait. Est-ce un progrès d’ailleurs ? Oui, sans doute, si la part de la convention et de l’artifice en est d’autant réduite ; si l’abandon de ces procédés a pour effet d’approcher l’art d’une imitation plus fidèle de la vie. C’est un mouvement ; c’est un changement, en tout cas ; et je ne vois pas trop à quel titre on le condamnerait…

Mais toutes les conventions sont-elles également vaines ? et quand les jeunes gens nous parlent aujourd’hui de mettre la vie tout entière, et telle quelle, sur la scène, cela signifie-t-il, peut-être, à leur avis, que l’art du théâtre n’a ni règles qui le limitent, ni lois qui le définissent, ni principes enfin qui le guident ? Les romanciers aussi le disaient de leur art, il y a quinze ou vingt ans ; et, pour voir comme ils s’y sont tenus, à cette unique loi, qui serait qu’il n’y a plus de lois, lisez la Terre, lisez la Bête humaine, où vous trouverez en cinq cents pages plus d’événements entassés que dans la légende entière des Atrides. Mais ne parlons pas de « règles », si ce mot offusque quelqu’un, et puisque d’ailleurs il ne peut servir qu’à perpétuer un long malentendu. Disons au contraire qu’il n’y a pas de « règles » du théâtre, pas plus qu’il n’y en a, si l’on veut, de l’art de parler ou d’écrire. Seulement, si l’on n’est un écrivain ou un orateur qu’à de certaines conditions, c’est-à-dire s’il y a, je ne dis point une « idée », mais une « définition » de l’éloquence ou du style, — et qui peut douter qu’il y en ait une ? — c’est ainsi qu’en prose ou qu’en vers, qu’en cinq actes, en trois actes ou en un, triste ou gaie, naturaliste ou idéaliste, une « machine » n’est du théâtre qu’autant qu’elle répond à des conditions définies.

N’est-ce pas un peu ce qu’oublient les jeunes gens ? Et, tout d’abord, comme aux romanciers naturalistes, leurs maîtres, ne peut-on pas leur reprocher qu’ils manquent d’une certaine franchise ou probité d’observation ? Voici, par exemple, Monsieur Betsy, de MM. Paul Alexis et Oscar Méténier ; — puisque aussi bien M. Paul Alexis, quoique ses débuts remontent à plus de dix ans, est encore et toujours « un jeune ». — Si vous la prenez comme un vaudeville, je veux dire comme une fantaisie dans le genre de Feu Toupinel ou de Paris fin de siècle, la pièce, quoique d’ailleurs assez mal faite, sans art et sans adresse, est assez amusante. Je crois, au surplus, l’avoir fait jadis observer : il y a dans tout naturaliste un vaudevilliste qui sommeille, ou plutôt qui s’ignore. Mais si vous la prenez peut-être pour une étude de mœurs, alors le sujet en est parfaitement répugnant ; de plus, et, nous qui ne connaissons point les mœurs qu’on y prétend peindre, je me plains qu’on nous ôte, pour commencer, les moyens de vérifier la justesse de l’observation. Est-il dans la vérité qu’une écuyère de cirque, une étoile, à qui l’on donne cinquante ou soixante mille francs d’appointements par an, ayant besoin d’un mari, le prenne au hasard parmi les garçons du café voisin, avec autant de facilité qu’elle ferait d’un bock ? Je n’en sais rien ; et il me semble, à moi, que cela n’est pas dans la vérité humaine ; mais peut-être que cela est dans la vérité du cirque. Ce que je dis seulement, c’est que l’observation manque ici de la preuve de sa vérité ; c’est qu’ainsi restreinte à un monde spécial, elle manque également de largeur ; c’est enfin qu’elle ne manque pas moins de franchise. Car, si c’est le « ménage à trois » que vous avez voulu peindre, que signifient ces oripeaux ? pourquoi les bottes à l’écuyère de mademoiselle Réjane ? et que nous veulent tous ces détails qui, bien loin d’étendre la portée de l’observation, ne peuvent, au contraire, que la diminuer ? C’est du romantisme encore que ce naturalisme-là ! À moins qu’effrayé vous-même de la nature de votre observation, vous ne l’ayez déguisée pour la faire passer ? Et n’est-ce pas un signe, en ce cas, qu’en dehors du milieu où vous l’avez prise, vous ne sauriez-vous porter garants de sa justesse et de son exactitude ?

J’insiste sur ce point. Comme le théâtre est un lieu public, et comme le plaisir qu’on y prend, on l’y prend en commun, il faut que l’observation y soit large, y soit générale. Mais, à plus forte raison, si l’on veut qu’il soit une imitation suffisamment exacte de la vie, devra-t-on renoncer à nous montrer sur la scène des personnages d’exception. Plus d’écuyères de cirque, comme dans Monsieur Betsy ; plus de forçats, comme dans les Deux Tourtereaux, de M. Paul Ginisty ; plus de Ménages d’artistes, comme M. Eugène Brieux nous en montrait, l’autre soir, au Théâtre-Libre ; plus d’Italiennes de la renaissance, de chevaliers ou de soudards du temps de Louis XII, comme dans Amour, de M. Léon Hennique. Mais des paysans, comme dans le Maître, de M. Jean Jullien, mais des personnages comme ceux de l’École des veufs ou de Grand-Mère, de M. George Ancey, — j’entends dont la condition soit plus approchée de la nôtre, et qui ne diffèrent sensiblement ni de ceux de l’orchestre, ni de ceux du « paradis ». À la vérité, ce sont les plus difficiles à faire marcher à faire parler, à faire vivre sur la scène. On n’a pas, avec eux, la ressource de mettre au moins dans le décor l’intérêt qu’ils n’offrent pas eux-mêmes. Leurs costumes seront les nôtres. Mais, si c’est affaire au roman, — qui s’en est d’ailleurs assez mal acquitté jusqu’ici, — que d’étudier les « conditions » ou les « états », le magistrat ou le prêtre, le militaire ou le professeur, l’ingénieur ou le financier, l’industriel ou le commerçant, tel n’est point l’objet du théâtre. Il ne s’adresse point à des curieux, mais à la foule, et ce qu’il faut qu’il touche, qu’il intéresse et qu’il remue, c’est l’âme commune des foules. Parmi les moyens de n’y pas réussir, il y en a plusieurs autres, mais il n’y en a pas de plus sûr que de mettre à la scène des sujets singuliers ; et, conséquemment, on peut dire qu’il n’y en a pas de moins dramatique.

Ce qui ne paraît pas moins nécessaire que la vérité de l’observation, c’est la clarté du sujet ; et, malheureusement, presque dans toutes ces pièces : Monsieur Betsy, Amour, Ménages d’artistes, le Maître ou Grand-Mère, rien n’est plus obscur ou plus douteux que l’intention des auteurs. Veulent-ils nous faire rire ? Veulent-ils nous faire penser ? Veulent-ils nous faire pleurer peut-être ? Je n’en sais rien ; et, s’il faut être franc, je crains qu’ils ne le sachent pas eux-mêmes. Qu’est-ce que cette histoire que M. Léon Hennique, l’auteur d’Amour, nous contait donc à l’Odéon l’autre soir ? Un chevalier français épouse une Vénitienne dont on vient, au lendemain du sac de Brescia, de décapiter le père. Elle trompe ce brave homme avec son propre frère. Il les chasse tous les deux. Et voici que, par un soir d’hiver, s’introduisant dans ce château où ils se sont passionnément aimés, ils assassinent leur mari et leur frère. Si je la lisais dans Marguerite ou dans Bandello, cette histoire m’intéresserait peut-être, sans compter qu’à cette occasion, ni l’un ni l’autre, mais surtout Marguerite, ils n’oublieraient de moraliser et, en moralisant, de m’instruire de leur intention. Mais à l’Odéon, je n’ai pas pu discerner ce que M. Hennique pouvait bien avoir voulu faire ? Est-ce un tableau de mœurs, un drame historique ? Est-ce un drame de passion, une étude psychologique ? Est-ce peut-être un drame symbolique ? Je l’ignore. On n’y voit pas. Bien loin de s’expliquer, comme il faudrait, les uns les autres, les actes, et dans chaque acte les scènes, se succèdent sans raison nécessaire, ou seulement apparente ; l’ombre s’épaissit à mesure qu’on avance ; et ce qu’il y a de plus obscur enfin que tout le reste, c’est le dernier mot de la pièce : « Amour, c’est folle haine ! »

Étant plus moderne, et même contemporain, le sujet de la pièce de M. Eugène Brieux : Ménagez d’artistes, est plus clair. Un pauvre diable de poète, enflé de son génie, a quitté femme et fille, après dix-sept ans de ménage, pour vivre aux dépens d’une jeune femme qui l’a fait directeur et gérant d’une petite Revue littéraire. Cette jeune femme, autrefois amie de la sienne, et accueillie, puis chassée par elle, se venge ainsi du bienfait et de l’injure à la fois. La Revue meurt après quelques mois d’existence, et le poète, qui voit venir la faillite et le déshonneur, nous quitte pour aller se faire écraser par un omnibus. Qu’est-ce encore que cela veut dire ? Est-ce un tableau de mœurs, aussi lui, que M. Brieux a voulu nous donner ? ou plutôt n’est-ce pas un drame qu’il a prétendu faire, un drame de la vie réelle, une vengeance de femme à laquelle il a cru nous intéresser ? À moins encore, qu’au détriment de l’un comme de l’autre, il n’ait voulu mêler deux sujets ensemble dans sa pièce, et même trois, si l’on comptait bien. Mais le fait est que nous n’en savons rien. Et M. Brieux ou M. Hennique savent-ils, eux, l’impression que le public remporte d’Amour ou de Ménages d’artistes ? Le public, irrité de deux heures d’attention inutile, remporte l’impression qu’on s’est moqué de lui ; et, sans doute, il a tort, quant aux intentions des auteurs ; mais il faut bien avouer qu’il a raison, s’il croit que M. Hennique et M. Brieux ne savent pas encore leur métier.

La clarté suffit-elle ? et d’autres qualités, ou d’autres conditions encore ne sont-elles pas nécessaires ? l’action ? le mouvement ? je ne sais quoi de successif ou de progressif, qui ne se répète pas, qui s’ajoute, qui se complique sans s’obscurcir, qui s’accélère de sa vitesse acquise ? Ou, en d’autres termes, si le roman, comme on le dit, peut se passer d’intrigue ou d’aventure, le théâtre, lui, peut-il, sans cesser d’être le théâtre, s’en passer, comme le roman ? À quoi d’abord on pourrait répondre que c’est une question de savoir si le roman peut se passer d’intrigue ; puisqu’il y en a une — lâche et mal conduite, il est vrai, — mais une intrigue enfin, jusque dans l’Éducation sentimentale, ce modèle du roman sans intrigue, et qu’au surplus nous voyons bien, dès qu’il se sent capable d’en inventer ou d’en développer une, qu’aucun romancier n’en fait le sacrifice à ses théories… Mais, en fait de théâtre, je crains qu’ici l’horreur d’Eugène Scribe n’emporte, et n’entraîne, et n’égare un peu loin la jeunesse.

Non pas assurément que je veuille prendre ici contre les jeunes gens la défense de Scribe. Ils ne lui refusent point d’avoir connu le théâtre, et ils rendent justice à la fertilité de son invention dramatique : l’auteur d’une Chaîne et de Bataille de Dames en pourrait-il vraiment demander davantage ? Mais ce qu’ils lui reprochent, et ce qu’ils déplorent, c’est l’abus ou plutôt c’est l’emploi qu’il a fait de sa facilité. Ni caractères, ni passions, ni peintures de mœurs, disent-ils, on ne trouve rien dans son théâtre ; et son habileté de prestidigitateur n’a pour objet que de nous éblouir sur cette absence de mœurs, de passions, et de caractères. Or, il a fait école. Ses successeurs, en introduisant après lui dans la comédie contemporaine ce qu’il s’était montré tout à fait incapable d’y mettre, des caractères, des passions, des mœurs, ont hérité de lui cette maxime fâcheuse que la représentation des mœurs, des passions, des caractères, avait besoin d’être soutenue par des intrigues aussi savamment ou aussi artificieusement combinées que les siennes. Ils n’ont point imité l’auteur de l’École des femmes, de l’Avare, du Malade imaginaire, chez qui l’intrigue est habituellement nulle, n’existe pas en elle-même, ne semble pas avoir d’autre utilité que d’amener ou de préparer les situations les plus propres à faire, comme on disait, sortir le caractère. Mais, du caractère, ils n’ont retenu que les traits qui pouvaient s’ajuster aux exigences d’une ingénieuse intrigue ; et, pour vouloir demeurer fidèles à une tradition qui n’est au fond que l’expression du talent personnel d’Eugène Scribe, qui n’a pas de justification théorique, ils ont transmis à la critique, aux directeurs de théâtre, et finalement au public, la superstition de la pièce « bien faite ».

Ces raisonnements sont-ils bien solides ? sont-ils surtout conformes à la vérité des faits ? n’abuse-t-on pas du nom de Molière ? Scribe est-il bien le grand coupable ? et, Beaumarchais avant lui, Marivaux avant Beaumarchais, Regnard avant Marivaux, n’ont-ils pas essayé de mettre dans la comédie de Molière cet intérêt d’intrigue et de curiosité dont le xviiie siècle a généralement trouvé qu’elle manquait ? Mais, inversement, — et nous le voyons aussi souvent qu’on remet son chef-d’œuvre à la scène, — il n’en a pas bien pris à l’auteur de Turcaret de vouloir imiter l’indifférence de Molière sur l’agrément de l’intrigue et sur la qualité du dénouement. Qu’est-ce à dire ? sinon, qu’en s’efforçant d’unir au mérite plus rare d’une peinture fidèle des caractères et des mœurs, le mérite plus vulgaire, mais non pas méprisable, d’une action bien liée, les auteurs n’ont pas uniquement suivi leur caprice ou la liberté de leur inspiration, mais ils ont tâché de conformer leur art à de nouvelles exigences du goût. Et si tous les genres, dans leur évolution, nous apparaissent comme soumis à une loi de complexité croissante ; si, par exemple, nous goûtons en musique ou en peinture des combinaisons de sons ou de couleurs qui sans doute eussent blessé les oreilles ou offensé les yeux de Raphaël et de Palestrina ; si personne aujourd’hui, parmi ceux qui l’admirent le plus, n’oserait proposer de ressusciter la tragédie de Corneille ou de Racine, est-on bien sûr qu’en demandant au théâtre de se passer désormais d’intrigue, ce soit un progrès qu’on propose ? une réforme urgente, utile, ou seulement désirable ? C’est ce que l’on a quelque peine à croire d’abord, et c’est ce que l’on croit d’autant moins qu’on y réfléchit davantage.

Il y a, en effet, tout au fond de la définition même de l’art dramatique, si je puis ainsi dire, une nécessité contre laquelle on ne prévaudra pas. C’est que le théâtre vit d’action, et qu’il faut qu’il en vive, ou que, tôt ou tard, perdant sa raison d’être, il se confonde avec le roman. Le spectacle d’une volonté qui se déploie, voilà l’objet du drame ; et voilà d’ailleurs, si l’on y veut bien songer un moment, ce que nous allons chercher au théâtre. Que, d’ailleurs, cette volonté soit aux prises avec le destin, c’est-à-dire, comme de nos jours, avec la nature, avec la loi, avec l’état social, avec les mœurs environnantes ; ou, qu’elle ait à combattre une volonté contraire ; ou qu’enfin, embarrassée de ses propres contradictions et comme entravée dans les liens qu’elle s’est à elle-même donnés, on nous la montre en lutte avec elle-même, ce n’est pas là le point, mais il faut qu’elle agisse. Et pourquoi le faut-il ? Parmi d’autres raisons qu’on en pourrait donner, je n’en indiquerai qu’une seule. C’est que toutes les autres définitions qu’il y ait de l’art dramatique, ne lui convenant pas uniquement, ne le définissent donc pas non plus dans ce qu’il a d’essentiel, de propre, et de spécifique. « Divertir les honnêtes gens ? » Il y en a vingt autres moyens que le théâtre, et si c’est la fin de la comédie, n’est-ce pas celle aussi de la nouvelle et du conte ? « Peindre les hommes d’après nature ? » Mais Bourdaloue dans ses Sermons, et La Bruyère dans ses Caractères, s’ils l’ont fait autrement, ne l’ont-ils pas fait aussi bien que Molière ? « Corriger les mœurs en châtiant les ridicules ? » C’est l’affaire de la satire, à moins que ce ne soit celle des moralistes. « Représenter les passions ? » Le roman y pourrait suffire, dont même l’on doit dire que c’est le principal objet. Tout cela peut donc bien entrer dans la définition de l’œuvre dramatique ; et, selon les temps, selon les hommes, tout cela y est effectivement entré. Mais ce qui n’appartient qu’au théâtre ; ce qui fait à travers les âges l’unité permanente et continue de l’espèce dramatique, si j’ose ainsi parler ; ce que l’histoire, ce que la vie même ne nous montrent pas toujours, c’est le déploiement de la volonté ; — et voilà pourquoi l’action demeurera la loi du théâtre, parce qu’elle est enveloppée dans son idée même, quoi que l’on en dise et quoi que l’on en ait.

On simplifiera donc, si l’on veut, une action que je consens qu’Eugène Scribe et ses successeurs aient plus d’une fois inutilement compliquée. On aime à faire ce que l’on fait bien ; et quand on sait « faire » une pièce, on se donne volontiers le plaisir de la « faire », seulement pour la « faire ». Tout art a ses virtuoses, dont il faut savoir reconnaître et louer le mérite. On nous donnera donc des actions plus simples, plus nettes, plus agiles, et ainsi plus naturelles et plus conformes à la vérité. On n’emploiera plus deux actes, et quelquefois la moitié du troisième, à nous tendre des pièges, pour se procurer le plaisir de nous en délivrer. On ne nous posera pas de véritables énigmes, et on ne fera pas consister le triomphe de l’art à les résoudre d’une manière neuve et inattendue. Mais, d’un autre côté, si l’auteur de Bertrand et Raton a perfectionné les procédés matériels de son art, on ne l’avouera pas seulement, et on se fera comme un devoir ou une obligation d’en profiter. C’est en effet ainsi qu’on peut bien discuter, dans l’histoire et théoriquement, si le vers de Corneille, de Racine, de Boileau n’a pas eu quelques qualités que n’aurait pas celui de Lamartine ou d’Hugo, mais on ne s’aviserait pas cependant de remettre en honneur aujourd’hui l’alexandrin du xviie siècle. « Les anciens sont les anciens », disait Molière lui-même, « et nous sommes les gens d’aujourd’hui ». Ce qui veut dire que nous pouvons bien préférer les anciens aux modernes, mais non pas exiger des modernes qu’ils ressemblent aux anciens ; et, encore bien moins, qu’ils affectent, pour mieux leur ressembler, d’ignorer tout ce qui s’est passé depuis les anciens jusqu’à eux.

Si nous voulions maintenant approfondir ou pousser plus avant, nous ne manquerions pas de bonnes raisons pour protester contre l’abus que l’on fait du nom de Molière dans ce débat. Il n’y a pas d’intrigue, au sens où l’on prend aujourd’hui le mot, dans le Misanthrope ou dans le Don Juan, mais ce n’est peut-être pas ce qui en fait le mérite. Si le dénouement de l’École des femmes ou celui de l’Avare étaient moins artificiels, je n’oserai certes pas dire que l’Avare ou l’École des femmes en vaudraient mieux, mais on aura quelque peine, je pense, à nous démontrer qu’ils en vaudraient beaucoup moins. Et parce que les procédés de Molière convenaient admirablement à la peinture des ridicules, ou des caractères très généraux, qu’il a pris pour la matière habituelle de sa comédie, il ne s’ensuit pas qu’ils conviennent à la peinture des caractères plus complexes, ou des ridicules plus particuliers, qui sont la matière de la nôtre. On nous donne donc le change, et on le prend soi-même quand on oppose ici à la critique l’exemple et le nom de Molière.

Quand sur une personne on prétend se régler
C’est par les beaux côtés qu’il lui faut ressembler,

c’est par les côtés éternels de sa comédie, si je puis ainsi dire ; ce n’est point par les côtés qui la datent, qui en font une œuvre de son temps ; ce n’est point enfin par ses défauts, s’il en a ; — et qui doute, aussi lui, qu’il en ait ?

Mais ce qu’on pourrait lui emprunter, ou ce qu’on pourrait apprendre de lui, c’est un art qui n’est pas moins indispensable à l’auteur dramatique qu’à l’orateur lui-même, c’est l’art de développer. Il n’y a rien encore qui semble manquer davantage à nos jeunes auteurs. Quelques indications ou plutôt quelques notations sommaires leur suffisent ; et l’on dirait que ceux mêmes d’entre eux qui ont de réelles qualités de dialogue ne savent pas la manière ou l’art de s’en servir. Je songe, en écrivant ceci, à la pièce de M. Jean Jullien, le Maître, « étude en trois tableaux », où, si l’on ne voit pas très clairement ce que l’auteur a voulu faire, je crois pourtant qu’il le savait lui-même ; mais il est admirable, pour n’avoir pas plus tôt commencé de développer une idée ou une situation, qu’il la quitte pour passer à une autre. Est-ce au « maître » qu’il a prétendu nous intéresser, au père de famille, volontaire et absolu ? Mais il faudrait alors que ce « maître » en fût un, et quiconque a trouvé la manière de s’y prendre, il fait ce qu’il veut de ce tyran domestique. Est-ce à l’avidité de sa femme et de son fils, qui le croyaient déjà mort, et qui ne peuvent se consoler de le voir reprendre, avec la santé, le gouvernement de ses biens, de ses étables, de sa cave et de sa bourse ? Est-ce à l’ingratitude inattendue dont il fait preuve envers le pauvre diable de vagabond qui l’a sauvé de la mort ? Ou bien encore est-ce aux amours de Pierre Boudas et de Françoise Fleutiaut ? Faute d’explications ou de développements, c’est-à-dire pour n’avoir pas eu l’art de trouver dans un seul de ces quatre sujets de quoi remplir ses « trois tableaux », M. Jean Jullien les a mêlés tous les quatre ensemble. Un seul pourtant eût pu suffire, mais il eût fallu savoir en tirer ce qu’il contenait.

C’est ce que semblait s’être proposé M. George Ancey, dans Grand-Mère. Une bonne dame, à qui ses filles n’avaient donné que des petites-filles, attendait avec impatience la naissance d’un petit-fils. Elle avait compté sans son fils qui prétend, lui, garder l’enfant pour lui tout seul, et qui, pour le soustraire à l’envahissante affection de l’excellente grand-mère, n’imagine rien d’autre ni de mieux que de déménager. Mais à peine a-t-il visité quelques appartements que la bonne dame, plus subtile, loue, pour l’habiter « en famille », l’hôtel même qu’avait choisi ce fils d’humeur trop indépendante, et, moyennant la promesse d’un cheval et d’une voiture, on se réconcilie. Sujet bizarre ; vaudeville pessimiste, que quelques traits d’observation juste et quelques qualités de dialogue n’ont pu préserver de tomber ; sujet insignifiant, dont l’auteur du Roman chez la portière eût bien tiré trois ou quatre scènes ; et sujet cependant dont M. George Ancey n’a pas voulu, lui, tirer moins de trois actes. Mais comment les en a-t-il tirés ? D’une manière si simple qu’elle en parut ce soir-là puérile, ou écolière. Car, la situation étant donnée tout entière dans le premier acte, il ne pouvait qu’y revenir dans le second, et l’ayant épuisée dans le second, il fallait bien encore qu’il recommençât dans le troisième. Aussi la vraie pièce était-elle dans la salle, où, de scène en scène, avec une curiosité bien naturelle, on s’attendait à voir le sujet avancer d’un pas. Mais la toile est tombée sans que personne pût discerner où l’auteur voulait en venir, et nous cherchons encore ce qu’il a prétendu faire en écrivant Grand-Mère. Pas plus que M. Jean Jullien, M. George Ancey ne sait encore développer : ou plutôt, il en confond l’art avec celui de se répéter, comme l’auteur du Maître avec celui de s’agiter.

On en voit, je crois, la raison : c’est que leurs sujets n’en sont point. Déjà dans le roman, mais surtout au théâtre, il faut que les sujets enveloppent quelque intérêt plus général qu’eux-mêmes. S’il se peut que la peinture nous intéresse par la ressemblance de choses dont les originaux ne nous intéressent point, et au besoin nous choqueraient, c’est qu’elle est muette, je veux dire, c’est qu’elle ne se sert point de mots. Et s’il est possible que l’imitation de la réalité familière suffise quelquefois à nous plaire dans le roman, c’est que nous le lisons seul à seul. Mais au théâtre, c’est au public, encore une fois, c’est à la foule que l’on s’adresse, et conséquemment ce ne peut être qu’à ce qu’il y a de plus commun, j’entends de plus général en elle. Le théâtre est une action publique ; et il en résulte cette double obligation, pour le drame et pour la comédie, d’abord qu’ils ne sauraient rien traiter de trop exceptionnel, — nous le disions plus haut, — et ensuite, que, les parties de la vie qu’ils imitent, ils doivent encore les interpréter. Non pas, évidemment, que l’on y doive soutenir ce qu’on appelle des thèses, quoique d’ailleurs il y ait des thèses proprement et éminemment dramatiques. Non pas même qu’il s’y agisse de prouver quelque chose, quoique l’on pût discuter encore sur ce point, et que cela dépende après tout de ce que l’on entendrait par prouver : l’École des femmes et Tartufe, comme la Dame aux Camélias et les Lionnes pauvres, ont bien l’intention de prouver quelque chose. Mais il faut bien que douze ou quinze cents personnes assemblées, de toute condition, de tout sexe, et de tout âge, retrouvent au théâtre ce qui fait d’elles les parties d’une même société. Toutes les fois donc que le drame ou la comédie, plus ou moins indirectement, ne toucheront pas à ces questions communes, ils manqueront du genre d’intérêt qui leur est propre, et, quelques qualités qu’on y puisse déployer, ils seront ce que l’on voudra, mais non pas du théâtre. Voilà pourquoi la peinture des conditions spéciales y pourra bien amuser quelques dilettantes, mais non pas intéresser toute une salle. Voilà pourquoi l’analyse d’un cas psychologique rare ou extraordinaire témoignera sans doute en faveur de la subtilité d’esprit ou du talent de l’auteur, mais ne remplira pas l’attente du spectateur. Et voilà pourquoi, drame ou comédie, nous demanderons qu’ils roulent toujours sur quelqu’une de ces relations ou de ces questions qui intéressent tous les « états ».

Ce sont peut-être encore ici les théoriciens de l’art pour l’art qui ont égaré nos jeunes auteurs. Ils semblent croire que des mœurs bien observées ou des caractères bien tracés sont l’œuvre entière, l’œuvre totale, l’œuvre complète et achevée dont ils ne sont, en réalité, que la préparation nécessaire. Ils prennent des « études » pour des œuvres, ou, si l’on veut encore, ils confondent, je ne dis pas l’échafaudage, mais « l’épure » avec l’édifice. On ne loge point pourtant dans une « épure ». Pareillement, les moyens de l’art ne sauraient être ainsi séparés de sa destination. Là est l’explication ou la raison de la vivacité des critiques dont ils se plaignent, et là aussi l’explication de quelques succès qui les étonnent, qui les affligent, qui les scandalisent. C’est que l’homme n’est point fait pour l’art, ni la vie pour être imitée ou satirisée par les auteurs ; la vie est faite pour être vécue ; et l’imitation de la vie, comme l’art même, sont faits pour l’homme. Et si cela n’est pas entièrement vrai de la peinture ou de la poésie, — des genres solitaires, pour ainsi parler, qui sont pour l’artiste l’expression de son rêve de beauté, — cela est vrai, absolument vrai des genres communs, dont on pourrait dire, comme du théâtre, qu’ils n’existent qu’avec et par la complicité du public.

Une autre manie ou une autre erreur, contre laquelle les jeunes gens ne sauraient trop se tenir en garde, c’est de croire qu’il suffise qu’ils s’intéressent à l’art pour que nous nous intéressions à eux. On entend bien ce que nous voulons dire. « Messieurs, de la douceur, disait Chardin aux critiques d’art de son temps, et à Diderot en particulier, qui nous le raconte. Entre tous les tableaux qui sont ici, cherchez le plus mauvais, et sachez que deux mille malheureux ont brisé entre leurs dents le pinceau, de désespoir de faire jamais aussi mal. » Mais la critique n’est pas tenue de prendre le parti de ces deux mille malheureux, si même ce n’est son devoir de leur dire qu’au lieu de faire de la peinture, ils feraient mieux d’auner de la toile. Et combien cela n’est-il pas plus vrai, quand, animés, comme ils paraissent l’être quelquefois, d’une fureur de dénigrement sans mesure, les « deux mille malheureux », pour faire triompher leur peinture, s’efforcent d’insinuer, ou de démontrer que personne avant eux n’a su peindre ! Eh ! qu’ils aient donc du talent d’abord ! Qu’ils y joignent un peu de modestie ensuite ; qu’ils ne nient pas les principes de l’art pour justifier les maladresses qui sont souvent tout leur art, à eux ; qu’ils laissent d’ailleurs à la critique une liberté qui ne sera profitable qu’à eux ; et, se rendant compte, enfin, de la distance qu’il y a partout, mais surtout en art, de l’intention à l’exécution, qu’ils en croient ceux qui, n’ayant en portefeuille ou en projet ni roman, ni comédie, ni drame, ni poème, n’ont donc aucune raison personnelle d’exalter ou de déprécier les œuvres de M. Jean Jullien ou de M. George Ancey, de M. Léon Hennique ou de M. Paul Alexis.

Est-ce à dire, toutefois, que parmi leurs erreurs il ne se glisse quelques idées justes ; et, pour en louer la justesse, attendrons-nous qu’un chef-d’œuvre l’ait rendue publique ? Non, sans doute ; et s’ils sont sincères, nous les féliciterons en premier lieu d’une admiration un peu confuse encore qu’ils témoignent pour les classiques. Toutes les fois que M. George Ancey juge les pièces des autres, il se réclame de Molière ; et je me rappelle que l’an dernier M. Charles Morice, dans un livre bizarre, que j’ai plusieurs fois cité, n’hésitait point à rendre aux grands écrivains du passé la justice que naturalistes et romantiques leur ont constamment refusée. Voilà qui va le mieux du monde ! à la condition pourtant qu’on les entende, ces classiques dont on parle ; qu’on ne les admire point pour ce qui leur manque, mais pour ce qu’ils ont ; et qu’on ne croie pas qu’ils aient épuisé, ni peut-être connu toutes les ressources de leur art.

Félicitons également les jeunes gens de vouloir, même au théâtre, une observation à la fois plus précise et plus large, plus scrupuleuse et plus aiguë. Ils n’ont pas tort, quand ils demandent qu’on subordonne l’intérêt des situations à la peinture des caractères ; qu’on simplifie d’autant l’intrigue ; et, — à la condition de ne pas oublier que l’action demeure la loi fondamentale du théâtre, — ils n’ont pas tort, quand ils demandent qu’on ne sacrifie pas tous les autres plaisirs que le théâtre comporte au seul plaisir de la curiosité. Depuis soixante ou quatre-vingts ans, nous en convenons volontiers avec eux, les moyens du vaudeville ont empiété sur ceux de la comédie ; et, combien connaissons-nous de drames, dont une inutile complication romanesque a gâté les plus belles parties ! Je n’en citerai qu’un seul exemple : c’est celui de Maître Guérin, qui longtemps a passé presque pour le chef-d’œuvre de l’auteur de Giboyer, et qui résistera peut-être à la lecture, mais qui certainement ne durera pas à la scène… Voilà des réformes utiles, et celui qui les fera triompher, nous pouvons lui répondre que le public le suivra.

Et en voici, je pense, une autre, qu’on ne s’étonnera pas que nous approuvions : c’est la séparation plus rigoureuse des genres. On ne veut plus de parties tragiques dans la comédie, ni dans la tragédie de parties comiques ou grotesques. Et, en effet, est-il bien vrai que dans la vie le comique et le tragique se mêlent aussi communément qu’on le disait jadis ? C’est une question ; et nous avons bien aisément adopté la réponse que le romantisme y a faite. Tragique ou comique, selon l’aspect sous lequel on la considère, la vie est rarement à la fois l’un et l’autre. Voyez plutôt, partout où l’on a essayé de mêler l’un à l’autre ces deux éléments disparates ou contradictoires, comme il serait facile d’en ôter l’un ou l’autre. À quoi riment, par exemple, dans le Mariage de Figaro, les deux ou trois scènes de mélodrame qu’y a intercalées Beaumarchais ? Et croyez-vous encore que Ruy Blas y perdît, si vous en retranchiez ce quatrième acte, à la Scarron, dont on dirait en vérité qu’Hugo l’y a surajouté ? Mais quand la vie serait ainsi perpétuellement mêlée de comique et de tragique, ce serait affaire au roman de la représenter dans sa complexité, non pas au théâtre, qui en est bien moins une imitation, à vrai dire, ou une reproduction, qu’une interprétation : parodie, comme dans le vaudeville ; satire, comme dans la comédie ; idéalisation enfin, comme dans le drame. On remarquera que c’est pour cela qu’ayant fait si souvent un reproche à nos romanciers naturalistes de manquer dans le roman de pitié, d’indulgence et de sympathie, c’est pour cela que nous ne faisons point la même critique aux auteurs dramatiques, et nous ne les chicanons point sur leur affectation de pessimisme. Il ne paraît pas effectivement prouvé que la comédie ne soit pas avant tout la satire des ridicules ou des vices, et, conséquemment, qu’il ne soit pas de son essence ou de sa définition de nous peindre la nature en laid. Ne craignons donc pas de le dire : quand ils essaient de réagir contre ce genre mixte ou plutôt bâtard, dont La Chaussée, l’auteur de Mélanide, fut l’inventeur au dernier siècle, avec sa comédie larmoyante, les jeunes gens ont raison. Et s’ils ne réussissaient un jour qu’à en débarrasser la scène française, il faut dire dès à présent que ce n’est pas un médiocre service qu’ils nous auraient rendu.

Mais s’ils parvenaient surtout, fût-ce au prix de quelques « paysanneries », à nous débarrasser de ce « parisianisme » dont la plupart des auteurs, depuis une vingtaine d’années, se croient obligés de faire montre, c’est encore de quoi nous ne les remercierions jamais trop. Évidemment, ce ne sera pas en traitant des sujets comme celui de Monsieur Betsy, ou comme encore, nous l’avons dit, celui de Ménages d’artistes. Aux yeux des bons juges du « parisianisme », si cela n’est qu’à moitié parisien, cela l’est trop encore pour nous. Rien n’a plus contribué, ne contribue davantage à rétrécir le domaine du roman et celui du théâtre. Il s’agit d’emporter le suffrage du public des « premières », ce public parisien par excellence, dont je ne dirai jamais autant de mal qu’en pensent les auteurs dramatiques eux-mêmes ; auquel je conviens qu’il n’est pas facile de plaire ; mais, en revanche, à qui l’on ne plaît qu’au détriment de la nature et de la vérité. J’en faisais encore la remarque à l’Odéon, il y a plus d’un mois, et l’autre soir, au Théâtre-Libre. Chaque fois qu’il passait dans Grand-Mère un souffle de vérité vraie, — oh ! bien léger sans doute, — on sentait le public prêt à se révolter, mais, en revanche, tout ce qu’il y avait dans le Maître de plus superficiel et de moins observé, c’était précisément ce que l’on en applaudissait. Avez-vous aussi remarqué ce qu’on a le plus loué de Monsieur Betsy ? C’est une scène du troisième acte, au café du Cirque, où M. Dupuis et M. Baron, à la fin d’une longue dispute, étant sur le point d’en venir aux mains, le gérant s’avise d’éteindre brusquement le gaz et de les plonger, avec leur querelle, dans une profonde obscurité. Il paraît que rien n’est plus parisien…

Il faut conclure. Quand ils affectent, pour ceux qui les ont précédés au théâtre, un dédain où leur propre impuissance a presque autant de part que leurs « aspirations vers un art nouveau », les jeunes gens font preuve d’autant de présomption que d’injustice. Deux ou trois générations d’hommes ne sauraient s’être entièrement trompées sur leur plaisir, ni même sur la qualité de leur plaisir ; et il n’est pas jusqu’aux contemporains de Scribe qui ne nous aient rendu parfaitement raison de ce qu’ils goûtaient en lui. Quand les jeunes gens demandent que l’on débarrasse la scène de quelques conventions surannées, je crois qu’il faut le demander avec eux ; et nous le demandons. Mais, sous le nom trompeur de conventions, il leur faut prendre garde à ne pas envelopper les principes mêmes de l’art. Je n’insiste pas, à ce propos, sur la part indispensable de métier que comporte tout art, sur ce qu’on en pourrait appeler la grammaire ou l’orthographe, et qui n’en est pas assurément le tout ni la fin, mais qui ne laisse pas d’en faire une condition nécessaire. Il y aurait de l’enfantillage, — et de la paresse aussi, — à vouloir s’en passer. Je ne fais même pas observer que c’est dans le métier même, et rien que dans le métier, qu’on peut apprendre ou trouver les moyens, non pas de s’en passer, mais de le faire avancer. Je tiens seulement que, quand on mesurerait encore plus étroitement la part du procédé dans l’art, et quand on réussirait presque à la réduire à rien, il resterait toujours qu’un art n’en est pas un autre, que la peinture n’est pas la musique, qu’une ode n’est pas un vaudeville, et qu’une comédie n’est pas un roman. Ce qui revient à dire qu’en tant qu’un genre est défini par des limites précises, qui le séparent de celui qui lui ressemble le plus, il a ses lois, sinon ses règles, dont on ne peut se dispenser qu’en sortant de l’art même. Et j’accorde enfin que ces règles ou ces lois ne sont point si nombreuses qu’on le croit ; qu’en raison même de leur origine, elles se réduisent à deux ou trois pour chaque genre, dont il y en a bien la moitié qui lui sont communes avec le genre le plus voisin. Mais d’autant qu’elles sont moins nombreuses, ce n’est qu’en s’y conformant qu’on réformera le théâtre. Il en est de l’art comme de la nature, que nous ne pouvons asservir à nos fins qu’en commençant nous-mêmes par entrer dans ses vues, et par feindre, pour ainsi parler, d’en être d’abord les dupes, si nous voulons en devenir les maîtres.

Apologie pour la rhétorique §

S’il est, comme on l’a dit, des morts qu’il faut qu’on tue, n’en est-il pas peut-être aussi, de loin en loin, qu’il faut qu’on ressuscite, ou dont on essaye de ranimer et de renouveler la mémoire ? C’est à quoi je songeais en lisant, tout récemment encore, l’invective d’un honnête homme de philosophe contre la rhétorique, et je me demandais si le temps ne serait pas venu de plaider un peu la cause de cette illustre victime. Car enfin, s’il y a certainement une partie de l’art d’écrire, divine et comme inspirée, qui ne s’apprenne pas, qui ne se transmette point, inimitable et incommunicable, n’y en a-t-il point de plus humbles aussi, qui s’enseignent, et dont il y a vraiment des règles ou une théorie ? Personne, je pense, n’oserait prétendre qu’il n’y ait pas un art de chanter. C’est peu de posséder la plus belle voix du monde, et il faut encore savoir s’en servir, la diriger, la ménager. Comment n’y aurait-il pas aussi un art de parler et d’écrire ? L’abus de la rhétorique en doit-il faire condamner l’usage ou méconnaître l’utilité, je dirai tout à l’heure le prix ? Et parce que quelqu’un aura dit que « la vraie éloquence se moque de l’éloquence », l’en croirons-nous sur sa parole ? ou prétendrons-nous peut-être, avec un autre, qu’on écrit toujours assez bien quand on parvient à se faire entendre ? Je ne sache pas, en ce cas, de cuisinière ou de palefrenier qui n’y réussisse aussi bien qu’un académicien.

Ah ! sans doute, si nous ne parlions jamais que pour agir ; si nous étions toujours uniquement guidés, dans tout ce que nous écrivons, par des intérêts supérieurs à nous-mêmes, des intérêts où celui de notre amour-propre ne fût jamais mêlé ; si nous ne nous proposions que d’instruire, de gagner ou de convertir des âmes ; si nous étions Pascal, — puisque je viens de le citer, — ou Bossuet, ou Bourdaloue seulement, alors, oui, nous pourrions affecter ce mépris de la rhétorique ! Nous en pourrions rejeter loin de nous les « ornements », et les « artifices ». Nous aurions le droit de dédaigner, pour notre parole comme pour notre personne « tout ce que les hommes admirent ». Et cependant et encore, Pascal lui-même, pourquoi donc récrivait-il jusqu’à sept ou huit fois chacune de ses Provinciales8 ? Pourquoi Bossuet, plus désintéressé que Pascal, refaisait-il, aussi lui, ses Sermons ? Pourquoi revoyait-il si soigneusement le texte de ses Oraisons funèbres ou de son Histoire universelle ? Pour en assurer la doctrine, je le sais ; et je le veux bien ; mais aussi, tous les deux, pour que la force de leur parole fit entrer plus sûrement leurs idées dans les esprits de leurs lecteurs ou de leurs auditeurs. Ils avaient donc beau la mépriser, ils faisaient de la rhétorique ! S’ils ne lui laissaient pas prendre, dans leurs discours, plus de place qu’elle n’en doit occuper, ils en usaient pourtant ! Ils savaient le « pouvoir d’un mot mis en sa place » ; ils connaissaient aussi celui d’une « cadence harmonieuse » ! Ayant affaire avec des hommes, ils les prenaient par des moyens humains. Cela ne valait-il pas mieux que de les rebuter d’abord, et, voulant nous dire quelque chose, devaient-ils commencer par nous décourager ou par nous dégoûter de les entendre ? Mais ce qui est vrai de ces grands hommes, combien ne l’est-il pas davantage de nous, je veux dire de tous les écrivains qui ne sont ni des apôtres, ni des conducteurs d’âmes, qui écrivent « pour se faire plaisir » à eux-mêmes, peut-être, mais aussi pour que l’on les lise, comme le peintre pour qu’on le regarde, comme le musicien pour qu’on l’écoute ! Je ne passe le mépris ou le dédain de la rhétorique qu’à ceux-là seuls qui n’impriment point, qui n’imprimeront jamais, qui ne laisseront pas non plus de Mémoires derrière eux, qui se garderont enfin toujours d’écrire ; — fût-ce contre la rhétorique, puisqu’on en fait dès que l’on écrit.

Il est vrai qu’il faudrait s’entendre sur ce mot même de rhétorique ; et c’est ce qui n’est pas facile, depuis qu’on l’a détourné de son ancien sens, de celui qu’il avait encore au temps de Bossuet et de Pascal, pour en faire une espèce d’injure littéraire. Aussi bien vivons-nous dans un temps où chacun se plaît d’attacher aux mots le sens qui lui convient, sans se préoccuper autrement ni de leur signification, ni de leur histoire, ni de leur origine. Qu’est-ce que voulait dire, par exemple, M. Ernest Renan, dans la Préface du tome III de son Histoire du peuple d’Israël, quand, à ceux qui ne voient pas entre Félix Pyat et le prophète Jérémie la ressemblance dont il s’égaye lui-même, il reprochait assez aigrement « leur susceptibilité de rhéteurs » ? Il ne se proposait, j’imagine, que de leur être désagréable ; car quelle « rhétorique » peut-il y avoir à trouver une ressemblance douteuse, une comparaison mauvaise, un rapprochement malheureux ; — et à le dire, très simplement ? On peut le dire, on peut avoir d’autres idées que M. Renan sur les prophètes, et n’être pas un « rhéteur » pour cela ! Mais, à son tour, M. Maxime Du Camp, dans son Théophile Gautier, lorsqu’il nous dit qu’avec les vers de Musset, ceux de Gautier sont les seuls de leur temps qui ne soient pas « entachés de rhétorique », comment l’entend-il ? Et nous, comment l’entendrons-nous ? Car j’aurais pensé jusqu’ici qu’il n’y avait point de « rhétorique », ou bien peu, dans Jocelyn et dans les Destinées, par exemple, dans les vers de Lamartine et dans ceux de Vigny ; mais j’en trouvais beaucoup, au contraire, et bien plus que je n’en eusse voulu, dans Albertus et dans Rolla.

Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre,
Marchait et respirait dans un peuple de dieux…

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés…

Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C’est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer…

Qui jamais a plus abusé que Musset de l’exclamation, et de l’apostrophe, et généralement de tout ce qu’il y a de « figures » cataloguées dans les traités des rhéteurs ? Mais, pour Gautier, n’est-il pas plaisant qu’on veuille exempter aujourd’hui du reproche de rhétorique celui de tous nos contemporains qui a cru le plus fermement au pouvoir des « vocables », à leur valeur propre et intrinsèque, extérieure et supérieure à celle des idées qu’ils expriment ? Pour ne pas nous égarer parmi toutes ces contrariétés, tenons-nous-en donc aux anciennes définitions, et prenons ici le mot comme on l’a toujours pris, depuis Aristote jusqu’à Fénelon. La rhétorique est l’ensemble des règles et des lois qui gouvernent l’art d’écrire, considéré lui-même comme inséparable de l’art de penser ; et, qu’on le sache ou non, — mais je crains qu’on ne le sache fort bien, — ce que l’on nie quand on attaque la rhétorique, c’est qu’il y ait un art de penser et d’écrire.

En quoi consiste-t-il ? Je me garderai bien de le vouloir préciser. On ne manquerait pas de me demander si je crois donc le posséder moi-même ; et il est vrai que la plaisanterie ne signifierait rien ; mais j’aime mieux ne procurer à personne une trop belle occasion de la faire. Les règles ou les lois en sont d’ailleurs dans toutes les Rhétoriques ; et Quintilien ou Aristote disent là-dessus de fort bonnes choses, qui le sont pour nous comme pour les Grecs ou les Latins. Mais ce qui sera plus intéressant peut-être, ce sera de rappeler quels sont les principes de cet art, ou encore les raisons, les éternelles et solides raisons qu’il y aura toujours d’en faire cas. Non seulement ce n’est rien d’aussi futile et d’aussi puéril qu’on le dit quelquefois, que d’apprendre à écrire, mais il se pourrait que ce fût quelque chose d’essentiel. Née de bonne heure, on le sait, et presque contemporaine des origines de la littérature grecque, la rhétorique doit sans doute répondre, et je crois qu’en effet elle répond à quelque besoin général, intérieur et profond, de la littérature et de l’humanité.

« C’est trop peu estimer le public de ne prendre pas la peine de se préparer quand on traite avec lui. Et un homme qui paraîtrait en bonnet de nuit et en robe de chambre, un jour de cérémonie, ne ferait pas une plus grande incivilité que celui qui expose à la lumière du monde des choses qui ne sont bonnes que dans le particulier, et quand on ne parle qu’à ses familiers ou à ses valets. » Ainsi s’exprime quelque part Balzac, l’autre Balzac — celui des deux que Sainte-Beuve préférait, pour des raisons toutes personnelles — et dont il a si bien dit qu’il avait précisément fait faire sa « rhétorique » à la prose française. Combien de gens qui n’écriraient pas, si l’on exigeait, si l’on pouvait exiger d’eux qu’avant d’écrire ils eussent médité cette leçon de l’ancienne politesse ! Combien de Mémoires, et de Journaux, et de Confessions, dont la littérature serait heureusement privée, si nous savions nous-mêmes distinguer entre ce qui n’est bon que pour nos « familiers », ou nos « valets », — quand nous en avons, — et ce qui vaut la peine qu’on l’expose « à la lumière du monde » ! Voilà le premier principe de toute rhétorique. C’est pour soi, mais c’est aussi pour les autres qu’on écrit et qu’on parle ; et, assurément, nous ne devons ni leur sacrifier, ni déguiser pour eux ce que nous croyons être la justice et la vérité, mais nous devons les leur présenter d’une manière qui ne heurte pas trop rudement leurs oreilles, leurs habitudes, et leurs préjugés. N’est-ce pas ainsi, — je crois que la remarque vaut bien qu’on la fasse en passant, — n’est-ce pas ainsi qu’a grandi, que s’est développée notre littérature classique ? Je ne parle plus de Balzac maintenant. Mais soyez sûr que l’auteur des Provinciales, s’il n’avait pas pris le soin de mettre d’abord « le monde » de son côté, n’eût jamais réussi à insinuer dans les esprits de son temps quelque chose de la sévérité de la morale janséniste. Et, en vérité, les moyens qu’il en a choisis, c’était de l’excellente rhétorique, mais c’était de la rhétorique…

Souvenons-nous, en effet, ici, que la littérature, comme l’art en général, a vraiment une fonction, et je serais tenté de dire une mission sociale. C’est le sens profond des anciens mythes qui plaçaient l’éloquence à l’origine des civilisations ou des sociétés mêmes. Ne savons-nous pas bien, d’ailleurs, que, si les grands peuples prennent quelque part une pleine conscience de ce qu’ils sont, c’est dans leur littérature ? Et, divisés que nous sommes de toutes les manières, par nos intérêts ou par nos passions, n’est-ce pas la littérature encore qui rétablit tous les jours une solidarité qu’au contraire l’attrait des plaisirs égoïstes et l’âpreté de la lutte pour la vie tendent perpétuellement à dissoudre ? Une ode ou une élégie, un drame ou un roman n’opèrent sur le lecteur, si je puis ainsi parler, qu’autant qu’ils éveillent ou qu’ils font naître en lui des « états d’âme » voisins de celui du romancier, de l’auteur dramatique, ou du poète. La connaissance de ces « états d’âme », en ce qu’ils ont de plus général et de plus humain, et par conséquent, l’art ou la science des moyens de la provoquer, c’est ce que les anciens rhéteurs appelaient « la topique ». Changeons le mot, si peut-être nous le trouvons aujourd’hui trop grec, trop pédantesque, trop rébarbatif : la chose n’en demeure pas moins. Un peu de topique eût jadis empêché Corneille d’écrire sa Théodore, son Pertharite, son Attila. Elle pourrait empêcher nos romanciers contemporains de prendre des états plus que particuliers, exceptionnels et morbides, pour des états ordinaires et généraux de l’âme humaine. Tout au moins, en les décrivant, sauraient-ils peut-être alors les rattacher à ces états moins exceptionnels dont ils ne sont qu’une aberration. Enfin, comme autrefois, chacun de nous abonderait sans doute moins dans son sens individuel, et je ne sais ce qu’il adviendrait de la littérature, mais, en se mêlant davantage à la vie de tout le monde, elle se rapprocherait assurément de son véritable objet. On ne croirait pas que l’originalité consiste à ne ressembler à personne, mais uniquement à faire passer dans ce que l’on écrit son expérience personnelle du monde et de la vie. Et ce serait toujours de la rhétorique, mais j’ose dire que c’en serait encore de la bonne et de l’excellente.

Voici qui va plus loin, peut-être. Si vous y regardez d’assez près, vous verrez qu’au fond, ce que l’on attaque sous le nom de rhétorique, c’est tout ce qu’il y a de moyens pour persuader aux hommes les choses qui ne se démontrent point. On ne démontre ni la liberté, ni l’immortalité, ni même la morale : on les persuade. On ne prouve pas la nécessité d’obéir, ni celle de vaincre ses passions, ni celle de se sacrifier : mais on y incline les cœurs. C’est ce que ne peuvent tolérer ceux qui, pour eux, ne veulent croire, comme ils disent, qu’à ce qui se prouve. Aussi, sous le nom de rhétorique, — avec un dédain qui ne va pas sans quelque colère, — enveloppent-ils indifféremment tout ce qu’ils craignent qui gêne ou qui contrarie leurs propres convictions. Rhétorique, une Provinciale de Pascal ! Rhétorique, un sermon de Bossuet, sur l’Honneur du monde ou sur la Haine des hommes contre la vérité ! Rhétorique, un Discours de Rousseau, son Contrat social ou sa Profession de foi du vicaire savoyard ! Rhétorique, le Génie du christianisme ou l’Essai sur l’indifférence ! Et, généralement, rhétorique, tout ce qu’ils sentent bien qui va, non pas du tout contre la vérité, — puisqu’elle nous échappe, hélas ! en toutes ces matières, — mais contre les idées ou contre les principes dont ils ont décidé, qu’à défaut d’elle, et parce qu’il faut bien vivre, ils s’accommoderaient. Je n’ai pas besoin, quant à moi, d’un plus bel éloge de la rhétorique ; et plus j’y ai songé, plus il m’a semblé qu’en même temps que la raison cachée des attaques si vives qu’on dirige contre elle, c’était là précisément son fort.

Oui ; — là où viennent expirer le pouvoir de la logique et celui de la dialectique, là commence le pouvoir de la rhétorique. Où le raisonnement s’égare, et où la raison même gauchit, c’est là qu’elle intervient et qu’elle fonde son empire. Toute une province de l’âme humaine, et non pas la moins vaste, inaccessible, impénétrable aux démonstrations des savants et aux inductions de la métaphysique, elle s’en empare, elle s’y établit, et elle y règne souverainement. « Dites-moi, demandait Cicéron, — tout au début de l’un de ses traités de rhétorique, parmi lesquels il y en a qui valent ses discours, — dites-moi comment les hommes auraient jamais pu se plier à l’observation de la probité et de la justice ; comment ils auraient consenti à incliner leur volonté sous celle de l’un de leurs semblables ; comment on leur aurait persuadé de faire cause commune dans l’intérêt commun ; et, à cet intérêt, de sacrifier au besoin leur vie même, si ce n’était à l’aide et par le moyen de la persuasion, de l’éloquence et de la rhétorique ? » Et, en effet, probité, charité, justice, vertu, amour de la patrie, tout ce qu’il y a de sentiments qui font le prix de la société des hommes, et que non seulement l’instinct, toujours égoïste, mais que la raison même, toujours calculatrice, nous déconseille, c’est elle, c’est l’éloquence et c’est la rhétorique qui les rendent sensibles aux cœurs, qui leur prêtent une voix et des gestes, qui les font parler, si je puis ainsi dire, aux corps mêmes. Telle est l’origine de leurs « figures » ; tel aussi l’objet de leurs « mouvements » ; telle est l’explication de leur puissance. En matérialisant ce qui ne se voit ni ne se touche, la rhétorique en fait des motifs actuels, ou, pour mieux dire encore, des mobiles d’action. Les « rhéteurs » du xvie siècle ont fait la réforme, et les « rhéteurs » du xviiie ont fait la révolution, qui sont peut-être d’assez grandes choses ; — quoi que d’ailleurs on en puisse penser. C’est qu’ils ont agi, comme rhéteurs, au lieu où se prennent les grandes résolutions, et c’est que leur pouvoir était comme inhérent à ce qu’il y a de plus profond dans la nature humaine. Nous ne vivons pas seulement de pain, d’algèbre et d’exégèse, mais de toute parole qui vient du cœur de nos semblables et qui pénètre jusqu’au nôtre. Si la rhétorique est l’art de faire valoir cette parole, — et c’en est une définition que je ne crois pas qu’on puisse me disputer, — ni la logique ni la dialectique ne prévaudront jamais contre elle ; et, bien loin de s’en plaindre, il me semble qu’il convient plutôt que l’on s’en félicite.

Car il n’importe pas qu’on en puisse faire un mauvais usage. De quoi ne peut-on mésuser ? Corruptio optimi pessima est. Si la rhétorique avait moins de pouvoir pour le bien, elle en aurait moins aussi pour le mal ; et puis la science, qu’on lui oppose, est-elle donc si sûre de n’avoir jamais fait que du bien ? On montrerait aisément qu’elle aurait tort de le croire ; et, plus d’un service que nous devons aux savants, l’humanité l’a chèrement payé. Mais ce qui est encore plus certain, c’est qu’une démonstration n’a jamais triomphé d’un sentiment, et que, par suite, s’il y a une mauvaise rhétorique, tout ce que nous pouvons contre elle, c’est de lui en opposer une meilleure. On ne répond, si je puis ainsi dire, à un Discours que par un Discours, on ne répond à un Sermon que par un autre Sermon, — Démosthène contre Eschine, Bossuet contre Calvin, — et, pourquoi n’irais-je pas jusque-là ? on ne répond à une prosopopée que par une hypotypose, et à une métonymie que par une synecdoque. Ou, en d’autres termes encore, on ne substitue point dans les cœurs « la vérité » à « l’erreur », mais une croyance à une autre croyance, un sentiment à un autre, une volonté plus ferme à une volonté plus molle, et un motif d’agir plus persuasif à un mobile d’action plus lent et plus paresseux. De telle sorte que, proscrire la rhétorique sous le prétexte des maux qu’elle a causés et de l’abus qu’on peut faire de ses exemples ou de ses leçons, je crois, et peut-être voit-on, que ce serait tout simplement se désarmer contre elle. Nous avons besoin d’elle contre elle-même. Puisqu’elle répond à une nécessité de la nature humaine, il faut qu’on s’y résigne ; et, si je me suis clairement expliqué, cette nécessité, c’est la plus impérieuse de toutes, — plus impérieuse, assurément, que le besoin de savoir ou de voir, — puisque c’est la nécessité d’agir.

On dira, je le sais, que je confonds ici la rhétorique avec l’éloquence ? J’aimerais alors qu’on voulût bien aussi me dire où est la différence. Car, fût-il Démosthène, Cicéron ou Bossuet, je ne sache guère d’orateur que l’on n’ait accusé de déclamation ; et j’ai même observé qu’en général il suffisait, pour cela, qu’on ne pensât pas comme lui. Bossuet, par exemple, qui est un rhéteur pour Voltaire, quand il écrit son Discours sur l’Histoire universelle, n’en est pas un pour l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg ; mais qu’il prononce le Sermon sur l’unité de l’Église, c’est assez, et il en redevient un pour l’auteur du Pape et de l’Église gallicane. La vérité, la voici donc : c’est que, d’orateur à rhéteur, il n’y a de différence que celle de la solidité des choses qu’ils disent ; et, comme cette solidité n’est et ne peut être jamais fondée que dans l’opinion de ceux qui les écoutent, la différence, on le voit, n’est pas grande. Si cependant, prenant le mot de rhétorique dans son sens le plus étroit, et laissant là le fond des choses pour ne nous attacher uniquement qu’à la forme, nous acceptons la définition qu’en donnent ceux-là mêmes qui la méprisent le plus, les arguments ne manquent pas encore pour leur répondre, nombreux et décisifs, parmi lesquels je n’en choisirai qu’un.

Une langue est-elle un organisme ? On le dit ; je n’en sais rien, et je ne le crois pas ; mais ce qu’elle est certainement, ce qu’elle devient dès qu’on s’en sert pour autre chose que pour les besoins de la vie quotidienne, c’est une œuvre d’art. Die Sprache als Kunst : ce titre d’un livre allemand me plaît. Ce que les couleurs et les lignes sont en effet dans les arts plastiques, ou les sons encore en musique, les mots le sont dans une langue, et, à plus forte raison, les « figures », les tours, la disposition des parties de la phrase. Il y a de beaux mots, qui sonnent bien à l’oreille, il y en a d’odieux, qui l’offensent, qui la blessent, qui remplissent aussi l’imagination d’idées communes, vulgaires, ou impures. Mais que dis-je, des mots ? c’est des syllabes qu’il faut dire, c’est une simple combinaison de consonnes et de voyelles. Vous en trouverez dans nos Dictionnaires d’argot autant d’exemples que vous en voudrez. Osera-t-on soutenir que l’art soit méprisable ou seulement indifférent, qui s’efforce d’éviter ces rencontres ou ces concours de sons, ces mots de prison ou bagne, et s’il ne peut pas toujours absolument les éviter, qui fait du moins son possible pour les dissimuler ? Mais si, selon le mot de Pascal, « le seul ton de la voix change un poème ou un discours de face », l’accent, le tour, le mouvement ne suffisent-ils pas à modifier le sens d’une phrase ? Rien que de renverser l’ordre des mots d’une phrase, on la rend claire d’obscure qu’elle était ; vive et légère celle qui était lourde ; nombreuse et harmonieuse, de rude et de cacophonique. Et les métaphores, qui longtemps avant d’être des « ornements du discours », ont été, sont encore le moyen ou le procédé naturel de développement et, pour ainsi parler, de fructification des langues ? C’est l’imagination qui les trouve, mais si la rhétorique est l’art de s’en servir, de ne pas confondre une antithèse avec une similitude, si surtout elle nous apprend quand et comment on en use, avec quelle mesure, et pour l’expression de quelles idées ou de quels sentiments, qui ne voit que, même ainsi prise, comme je disais, dans son sens le plus étroit, la rhétorique mène toujours et nécessairement de l’art d’écrire à celui de penser ?

J’aurais vraiment la partie trop belle, si je voulais montrer qu’elle est encore l’art de composer. Mettre de l’ordre dans ses pensées, mesurer à leur importance le développement que l’on en donne, passer de l’une à l’autre par des transitions qui ne s’aperçoivent point, régler l’allure de son mouvement sur quelque chose de moins capricieux que notre humeur, — je dirais presque de moins capricant, — c’est ce que de fort grands écrivains n’ont point su, faute d’un peu de rhétorique, un Montesquieu par exemple, et un Chateaubriand. En sont-ils moins grands pour cela ? demandera-t-on peut-être. Non ; mais ils n’en sont pas plus grands, je pense ; et l’Esprit des lois ou le Génie du christianisme, moins bien composés, en sont par cela même, l’un moins clair, moins intelligible, et l’autre, le second, moins persuasif ou moins démonstratif. Si, d’ailleurs, nul ne peut se flatter lui-même d’être Chateaubriand ou Montesquieu, c’est sans doute une raison de leur laisser leurs défauts, qui ne sauraient « être couverts ou excusés que par des qualités égales ou analogues aux leurs. En attendant, on ne court aucun risque, s’il existe un art de composer, et qu’il s’enseigne, de l’apprendre. Notez encore que ce genre de règles contient en soi le moyen même de s’en passer, S’il y a lieu. Savoir ce qu’il ne faut pas faire, c’est une partie de la justice, et une partie assez étendue, puisqu’en tout pays nous voyons que les codes roulent sur elle. La rhétorique nous apprend pareillement ce qu’il ne faut ni écrire ni dire. Mais elle nous apprend de plus ce qu’il faut faire, et il ne s’ensuit pas que nous puissions le faire, mais en vérité, je ne vois pas ce qu’il peut y avoir de mal à tenter de le faire.

Rappelons-nous enfin que ce sont ces rhéteurs qu’on méprise ou dont on se moque, ces peseurs jurés de mots et de syllabes, ces « greffiers » de l’usage, ces curieux en l’art de bien dire, ces éducateurs de la mode, un Balzac, un Vaugelas, les précieuses elles-mêmes, La Bruyère, Fénelon aussi, Voltaire surtout, un Rollin, un Rivarol, — combien d’autres encore ? — ce sont eux qui ont fait de notre prose française le souple et le flexible à la fois, le délicat et le pénétrant, l’admirable instrument qu’elle est ; — ou qu’elle fut. Cette rhétorique plus haute qu’on trouve, quand on l’y cherche, dans les écrits d’un Chateaubriand ou d’un Rousseau, d’un Bossuet ou d’un Pascal, ils l’en ont dégagée, et ils l’ont mise à notre portée. On ne savait pas ce que c’était que le style naturel : Pascal a paru qui nous l’a révélé, et on en a senti aussitôt tout le prix. Mais en quoi ce style naturel consiste, et s’il y en a quelques secrets que l’on puisse dérober à l’auteur des Provinciales, ce sont les rhéteurs qui l’ont cherché, qui nous en ont indiqué les moyens, et qui ont enrichi la langue, si je puis ainsi dire, des « propres » de Pascal. Inversement, dans un autre écrivain, l’auteur du Petit Carême, par exemple, s’il y a trop de vains ornements, trop de désir de plaire, trop de jolies choses, et généralement plus de souci de lui-même que de son sujet, — ce qui pourrait bien être la définition même de la mauvaise rhétorique, — ce sont encore les rhéteurs qui nous l’ont dénoncé, qui nous en ont dévoilé l’artifice, qui nous ont fait sentir l’abus de la rhétorique dans l’usage de ces procédés mêmes. Je ne puis croire qu’ils nous aient rendu là de si mauvais services ; et qui continuerait leur tâche parmi nous, je n’estimerais pas qu’il y perdît son temps.

Quelques-uns s’en sont avisés, dont on ne se doute pas, parce que nous ne savons plus reconnaître, sous la diversité des mots, la ressemblance des choses. Étant entendu que la rhétorique est un legs du passé — ce qui suffît, auprès de bien des gens, pour la discréditer — nous ne faisons aucun cas des rhéteurs, mais nous en faisons un tout particulier des stylistes. Est-ce que pourtant Gautier ne faisait pas de la rhétorique, — et de la bien mauvaise, pour le dire en passant, — quand il écrivait son Capitaine Fracasse ? Est-ce qu’il n’en tenait pas ouvertement école quand il répétait un de ses mots favoris : « Je suis très fort, j’amène cinq cents au dynamomètre, et je fais des métaphores qui se suivent. » On a même si bien retenu le conseil, qu’ouvrez vos journaux, et vous verrez que l’unique mesure qu’il y ait de la valeur du style d’un écrivain, ce n’est pas même la justesse, mais la « cohérence » de ses métaphores. Une métaphore incohérente ! qu’on le renvoie à l’école ! Et on ne fait pas attention que l’un des principaux caractères de l’affectation et de la préciosité du style, c’est précisément la « cohérence » des métaphores9. Mais la Correspondance tout récemment publiée de Flaubert, qu’est-elle, en vérité, qu’un cours de rhétorique, où j’avoue d’ailleurs très volontiers qu’on trouve d’excellentes leçons ? En voici une qu’il me paraît piquant de relever au passage : « Nous nous étonnons des bonshommes du siècle de Louis XIV, mais ils n’étaient pas des hommes d’énorme génie, — et j’en connais au moins quatre sur lesquels il se trompe, — mais quelle conscience ! Comme ils se sont efforcés de trouver pour leurs pensées les expressions justes ! Quel travail ! Comme ils se consultaient les uns les autres ! Comme ils savaient le latin ! Comme ils lisaient lentement ! Aussi toute leur idée y est ; la forme est pleine, bourrée et garnie de choses jusqu’à la faire craquer. » Est-ce ou non la rhétorique ? et je ne dis pas de la plus fine, — il n’y a guère de mot qui convînt moins à Flaubert, — mais de la bonne, et presque de la meilleure ?

Que si, cependant, ces considérations, un peu sommaires, ne réussissaient pas à désarmer et à toucher quelques dédaigneux, on leur en pourrait offrir de plus utilitaires, — et de fort érudites en même temps. On leur demanderait pourquoi les Latins et les Grecs ont si passionnément cultivé la rhétorique. Et je ne vois pas ce qu’ils pourraient répondre, sinon que, dans les républiques de l’antiquité, la parole étant une arme, quiconque voulait agir, il fallait bien qu’il en connût le maniement ou l’escrime ? Dans Athènes comme dans Rome, qui n’eût point su parler n’eût pas pu seulement se défendre, et il fallait qu’il fût à peu près immanquablement de la clientèle ou de la domesticité politique d’un plus éloquent. Lisez là-dessus Fénelon, dans sa Lettre à l’Académie. Nous donc, qui vivons aujourd’hui sous le gouvernement de la parole, dont on peut dire que nos intérêts quotidiens sont à la merci d’un discours ou de l’impossibilité d’y répondre, il nous faut apprendre à parler, et, comme les Grecs ou les Romains, nous avons de la rhétorique plus de besoin que n’en avaient nos pères. Nous en avons besoin, quand ce ne serait que pour rétorquer ou, comme on disait jadis, pour reboucher celle de nos adversaires… Mais si j’insistais sur cet argument, je craindrais de mêler, dans une question jusqu’ici toute qu’ils revendiquent énergiquement pour les autres, c’est celui de se taire.

Une autre raison me paraît d’ailleurs plus forte, et c’est par là que je veux terminer. On a rayé la rhétorique, voilà déjà quelques années, du programme de notre enseignement secondaire, pour l’y remplacer par de vagues « notions d’histoire littéraire » ; et, si j’ose prendre une fois la liberté de parler en mon nom, ce n’est pas moi qui me plaindrai qu’on ait fait quelque chose pour l’histoire littéraire. Il est bon que l’on sache, au sortir du collège, que le vieux Corneille, par exemple, en son Cinna, n’a point voulu flatter Louis XIV sous le nom d’Auguste. On l’ignorait, il n’y a pas longtemps. La rhétorique est une bonne chose, la chronologie en est une autre, et dois-je le dire ? elle fait une de mes passions. Mais, puisqu’on parle aujourd’hui beaucoup de la constitution future d’un « enseignement classique français », il ne paraîtra pas inutile d’exprimer le vœu que la rhétorique y reprenne sa place naturelle, et l’on ne trouvera pas mauvais que j’en donne le principal motif. C’est que notre littérature classique, — et je ne dis pas seulement la prose, je dis aussi la poésie, — est essentiellement oratoire. « La parole qui se prononce, disait Vaugelas dans la Préface de ses Remarques sur la Langue française, est la première en ordre et en dignité, puisque celle qui est écrite n’est que son image, comme l’autre est l’image de la pensée » ; et de Malherbe jusqu’à Buffon au moins, jusqu’à Chateaubriand, jusqu’à Guizot, je ne vois guère que quelques conteurs dont la manière d’écrire ne vérifie pas le principe. Encore sait-on le cas que faisait de l’harmonie de la phrase l’auteur de Madame Bovary. Qu’est-ce à dire, sinon que, pendant deux ou trois cents ans, nos plus grands écrivains se sont non pas vus, mais qu’ils se sont entendus écrire. Voulez-vous voir s’évanouir la plupart des chicanes qu’on fait au style de Molière : ne vous contentez pas de le parcourir des yeux, allez le voir jouer, ou lisez-le vous-même à haute voix. Or comment, sans un peu de rhétorique, pourrait-on interpréter une telle littérature ? et ne perdrait-on pas la moitié du profit que l’on croit en tirer ? Ce serait oublier, comme on dit, d’allumer sa lanterne. Essayez donc d’expliquer Racine, son Andromaque ou son Britannicus, sans insister sur cette ironie qui est un des moyens qu’il aime de nuancer sa pensée, et dont on peut dire qu’il semble avoir voulu épuiser tous les tours ! Ou bien encore essayez de faire sentir ce que les Sermons de Bossuet ont d’unique sans essayer de faire toucher du doigt ce qu’ils ont de supérieur à ceux de Bourdaloue, et réussissez-y sans le secours de la rhétorique ! Sans la rhétorique on peut être assuré que « l’enseignement classique français » dégénérera promptement en un « enseignement de choses », et ce n’est pas sans doute ce que l’on veut, — ou du moins ce que l’on nous promet. Cette raison seule aurait suffi pour m’engager à prendre la défense de cette dédaignée. J’espère cependant que le lecteur approuvera les autres, et qu’en les joignant toutes ensemble il voudra bien convenir avec nous qu’il est décidément des morts qu’il faut parfois qu’on ressuscite.

Sur l’organisation de l’enseignement secondaire français §

Depuis tant d’années que l’on parle d’organiser un enseignement secondaire classique purement français, il semble que le projet en soit à la veille d’aboutir ; et, selon toute apparence, la présente année ne se passera pas que les anciens, délogés des dernières positions qu’ils occupent encore, n’aient cédé la place aux modernes. Nous le regretterons, pour beaucoup de raisons, que nous avons déjà plus d’une fois dites, et qui ne nous paraissent pas avoir perdu de leur valeur10. Si l’objet de l’enseignement secondaire est de former l’esprit, et non de l’accabler sous un fastueux amas de connaissances prétendues positives, aucune littérature, non pas même la nôtre, qui cependant lui ressemble le plus, ne vaudra pour cet usage la littérature latine… Mais ce n’est pas la question que je veux examiner aujourd’hui.

Je n’examinerai pas non plus celle de savoir comment on répartira ce nouvel enseignement secondaire : si, par exemple, il se substituera, dans tous les lycées et collèges de France, à l’enseignement secondaire ancien ; ou si ce ne sera que dans quelques-uns seulement ; ou si quelques établissements, comme aujourd’hui le lycée Charlemagne et quelques lycées de province, continueront à les donner tous deux concurremment. Je ne rechercherai pas même quelle part proportionnelle on attribuera dans les nouveaux programmes, combien d’heures par semaine, à l’enseignement de la langue et de la littérature françaises, combien aux langues étrangères, combien à l’histoire, aux sciences, à la philosophie. Ces questions viendront en leur temps. Mais pour résoudre les difficultés, il faut, selon le conseil de Descartes, commencer par les diviser ; et c’est pourquoi je ne parlerai que de l’organisation de l’enseignement de la langue et de littérature françaises. Pour répondre aux exigences qui sont celles de tout enseignement secondaire, pour retenir quelque chose des vertus éducatrices que nous persistons à croire qui sont celles du latin, pour être vraiment digne enfin, tout en devenant purement français, de garder le nom de classique, quel doit donc être cet enseignement ? Nous n’aurions pas rendu peut-être, si nous réussissions à le dire, un médiocre service, ni surtout si nous le disions avec assez de clarté pour qu’un programme d’études s’en dégageât nettement.

Les exigences ou les conditions d’un enseignement secondaire purement français, et cependant classique, semblent être au nombre de trois. En premier lieu, il faut qu’on prenne garde à n’en pas éliminer cette nécessité de l’effort, sans laquelle, tout ce que l’on croit apprendre, on ne le retient guère, ou plutôt on le laisse échapper à mesure qu’on l’apprend. Il faut, en second lieu, que les textes qui serviront de base, pour ainsi dire, et de matière perpétuelle à cet enseignement, soient, quant au fond, comme ces textes latins qu’il s’agira pour eux de remplacer, les plus généraux qu’il se puisse, les plus impersonnels, les plus humains, et quant à la forme, les plus clairs, les plus achevés, les plus voisins de la perfection de leur genre ou de celle de la langue. Et il faut enfin, puisque cette langue est toujours vivante, cette littérature toujours féconde, il faut que, dans un temps comme le nôtre, où la méthode historique a tout renouvelé, jusqu’à l’enseignement même des sciences, l’enseignement de la littérature ne soit pas donné au rebours de l’histoire et de la chronologie. Voyons comment on pourra concilier ce que ces exigences, toutes les trois nécessaires, offrent d’abord de contradictoire.

La première n’est sans doute pas la moins importante. Sous le prétexte, en effet, de nous proportionner à l’intelligence de l’enfant, — et aux besoins de l’agriculture ou de l’industrie, — si nous lui mettons des textes entre les mains qu’il entende aussi couramment que le feuilleton du Petit Journal ou les faits divers du Figaro, je ne dis rien des idées bizarres, incohérentes et tumultuaires dont nous remplirons sa mémoire et son imagination, mais notre enseignement secondaire aura beau se dire et se croire « classique », il sera ce qu’est aujourd’hui notre enseignement secondaire « spécial », un enseignement primaire à peine supérieur, — si l’on peut ainsi parler, sans se faire accuser de jouer sur les mots, — et néanmoins beaucoup plus prétentieux. Là était justement l’une des vertus du latin. Rien que pour prendre possession du matériel de la langue, du vocabulaire ou de la syntaxe élémentaire, du mécanisme de la déclinaison ou de la règle du que retranché, il y fallait plus que de la mémoire ; et l’esprit de l’enfant, obligé de sortir de lui-même et de ses habitudes, s’élargissait en se dépaysant, s’assouplissait en s’exerçant, se fortifiait en se développant. On n’aura rien fait si l’on ne trouve pas quelque moyen de maintenir, dans les programmes du nouvel enseignement secondaire, cette nécessité de l’effort.

Ce n’est point à nous, là-dessus, de parler des mathématiques ni de l’histoire naturelle, mais évidemment les langues étrangères ne sauraient ici suffire. Passer, en effet, de la lecture du Temps à celle du Times, et traduire du Lessing en français ou mettre du Voltaire en allemand, c’est aller du même au même, si l’on y veut bien faire attention ; et ni la diversité des vocabulaires, ni les difficultés de la syntaxe particulière n’empêchent que l’on retrouve ou que l’on croie retrouver promptement le même fond de préoccupations habituelles, de sentiments et d’idées. On ne se trompe pas tant ; et, pour considérables qu’elles soient, les différences n’apparaissent que plus tard, beaucoup plus tard. Mais, en attendant, et de même qu’après s’être endormi, par exemple, à Bruxelles, si l’on se réveille à Francfort ou à Milan, à peine croit-on avoir changé de ville, tant les rues, tant les magasins, tant les passants se ressemblent, de même, en passant du français à l’allemand ou à l’anglais, on ne change vraiment pas assez d’atmosphère intellectuelle, et on s’imagine être toujours chez soi. L’arabe ou l’hindoustani nous donneraient-ils peut-être la sensation d’en être sorti ? Mais il n’est pas encore question de les introduire dans un enseignement secondaire français…

Si ce qui est à mille ans de nous n’en est pas moins éloigné que ce qui est à mille lieues, — et l’est même aujourd’hui davantage, — notre littérature du moyen âge répondra mieux à cette exigence. Assurément, nos vieux poètes, l’auteur, quel qu’il soit, de la Chanson de Roland, nos vieux conteurs, nos vieux chroniqueurs, Villehardouin, Joinville ou Froissart, sont fort éloignés de cette perfection de forme qu’on pouvait presque faire toucher au doigt dans un chant de l’Énéide ou dans un discours de Cicéron. Aussi ne les proposons-nous pas pour modèles, et on ne leur demandera pas des leçons de style ou de composition. Mais, en revanche, leurs idées sont simples, peu nombreuses et courtes. Leur syntaxe est plus simple encore, plus logique ou plus analogique, et, comme telle, moins savante que la nôtre. Puisque donc chacun de nous revit en abrégé l’histoire entière de sa race, étant l’enfance de la langue ou de la littérature, la littérature et la langue du moyen âge sont ainsi celles de l’enfance. Et leur vocabulaire, il est vrai, diffère sensiblement du nôtre, mais cela même, en créant l’espèce de difficulté qu’il nous faut, maintiendra dans notre enseignement français la nécessité de l’effort. Ce sera vraiment faire une version que de traduire en français moderne, de mot à mot, une page de Joinville ou quelques couplets de la Chanson de Roland. Sans compter qu’au lieu de l’apprendre plus tard, très tard, d’une façon presque savante, ces versions deviendront une occasion naturelle d’étudier la grammaire historique de la langue, au vif, pour ainsi dire, et comme en action, sans y mêler presque aucune considération de « linguistique » ou de « philologie ».

Car, — je suis bien aise d’en faire en passant la remarque, — ce qui a nui le plus à l’enseignement de la langue et de la littérature du moyen âge, c’est qu’on les a traitées, c’est qu’on les traite encore, dans des ouvrages trop spéciaux, d’une manière trop « scientifique », avec trop d’appareil, et quelquefois aussi trop de prétention. Point de prétention ni d’appareil dans nos écoles secondaires. Mais qu’on traite seulement le français, le vieux français, comme on faisait jadis le latin, empiriquement… et modestement. Il y a moyen d’expliquer à des enfants de dix ou douze ans les lois de la formation historique de leur langue : il ne faut que les dégager de ces grands mots savants dont on les enveloppe, et au lieu de les confier aux mémoires, les faire découvrir par les intelligences. En empruntent aux médiévistes les résultats de leurs travaux, on se gardera soigneusement d’imiter leurs méthodes, et tout le monde en profitera : eux-mêmes, leurs études, et l’enseignement secondaire.

Non moins importante, la question du choix des textes classiques est de beaucoup plus délicate.

La plupart de nos conteurs n’ont point écrit pour la jeunesse, et on ne saurait guère commenter ou lire dans les classes ni Rabelais, ni l’Heptaméron, — quoique, de ce dernier livre, l’inspiration soit plutôt morale, — ni les Contes de La Fontaine, ni Candide, ni encore la Nouvelle Héloïse. Admettrons-nous seulement qu’on y lise l’École des femmes, ou la Phèdre de Racine ?

À un autre point de vue, pour de tout autres raisons, donnerons-nous une place dans nos programmes à l’Institution chrétienne, de Calvin ? à l’Histoire des variations des églises protestantes ? à l’Essai sur les mœurs ? Dans le temps où nous sommes, ce serait bien de l’imprudence, à moins que ce ne fût de la provocation. Je le regrette surtout pour Bossuet, dont l’Histoire des variations est peut-être le plus beau livre. Mais il faut aussi songer un peu à nos professeurs, qu’on mettrait dans l’alternative, s’il leur fallait s’expliquer sur de pareils sujets, de soulever des tempêtes, — ou d’être moins que superficiels.

Pour ce dernier motif aussi, parce que nos jeunes maîtres n’en sauraient rien dire que d’insignifiant, ou qui passerait la portée de leurs élèves, je ne les chargerais d’expliquer ni le Contrat social, ni l’Esprit des lois. Ce sont là matières d’enseignement supérieur. Me permettra-t-on d’ajouter que presque tous les problèmes qu’ont soulevés Montesquieu et Rousseau étant encore pendants, leurs livres, qui sont de beaux livres, n’ont point ce quelque chose de définitif et d’achevé qui fait les livres vraiment classiques ?

Voilà déjà bien des ratures et bien des exclusions. En effet, dans la plupart des littératures modernes, et dans la nôtre en particulier, la perfection des chefs-d’œuvre n’en est point altérée, si même elle n’en est quelquefois accrue, mais la valeur pédagogique en est singulièrement diminuée par ce qu’ils ont souvent de passionnel, ou de confessionnel, ou de professionnel. Il nous en reste heureusement assez d’autres ; et, sans sortir de l’âge classique, depuis Ronsard jusqu’à Rousseau, nous sommes assez riches de textes qui peuvent dans une certaine mesure suppléer les latins. C’est ce qu’il convient de montrer, et qu’on peut bien préférer, pour son goût personnel, Chateaubriand à Bourdaloue, mais non pas comme éducateur de la jeunesse, ni comme modèle de l’art d’écrire, de composer et de penser.

Je ne manquerais pas pour cela d’excellentes raisons, mais si j’avais la maladresse de les proposer comme miennes, on me reprocherait sans doute, — à Genève ou à Lausanne, — que, de préférer le Cid à Ruy Blas, par exemple, ou Tartufe au Fils de Giboyer, ce n’est pas une preuve que Molière soit du tout au-dessus d’Émile Augier, ni la tragédie de Corneille en rien supérieure au drame de Victor Hugo, mais tout simplement que je le pense, ou plutôt que je le sens ainsi. Puisque je crois donc que la littérature française classique, — et en particulier celle du siècle de Louis XIV, — a des qualités ou des vertus éducatrices tout à fait singulières, analogues à celles de la sculpture grecque ou de la grande peinture italienne dans l’histoire de l’art, c’est à d’autres que je donnerai la parole pour le dire.

Elle est d’abord la plus humaine qu’il y ait jamais eue, sans même peut-être excepter la littérature latine ; et ce qu’il faut entendre par ce mot, nul, je crois, ne l’a mieux ni si bien dit qu’Eugène Fromentin, dans ses Maîtres d’autrefois :

« Il existait alors une habitude de penser hautement, grandement, un art qui consistait à faire choix des choses, à les embellir, à les rectifier, qui vivait dans l’absolu plutôt que dans le relatif, qui voyait la nature comme elle est, mais se plaisait à la montrer comme elle n’est pas. Tout se rapportait plus ou moins à la personne humaine, en dépendait, s’y subordonnait et se calquait sur elle, parce qu’en effet, certaines lois de proportions et certains attributs, comme la grâce, la force, la beauté, savamment étudiés chez l’homme et réduits en corps de doctrine, s’appliquaient aussi à ce qui n’était pas l’homme. Il en résultait une sorte d’universelle humanité ou d’univers humanisé dont le corps humain, dans ses proportions idéales, était le prototype. Histoire, visions, croyances, dogmes, mythes, symboles, emblèmes, la forme humaine presque seule exprimait tout ce qui peut être exprimé par elle. La nature existait vaguement autour de ce personnage absorbant. À peine la considérait-on comme un cadre qui devait diminuer et disparaître de lui-même dès que l’homme y prenait place. Tout était élimination et synthèse. »

C’est de peinture ou de sculpture, on l’entend bien, que Fromentin parlait là, mais autant qu’au grand art italien de la Renaissance, ce qu’il en dit s’applique de point en point à notre littérature du xviie siècle. Une « habitude de penser hautement » ; une constante préoccupation « de faire choix des choses », « de les embellir », de « les rectifier » ; la nature « vue comme elle est » et montrée « comme elle n’est pas » ; ou plutôt « rapportée, réduite et subordonnée à l’homme » si ce sont là des traits, et les traits essentiels de l’art de Léonard et de Raphaël, ce sont bien ceux aussi de notre littérature classique, de la tragédie de Racine ou de la fable de La Fontaine. Les uns et les autres, en essayant de saisir dans l’homme ce qu’il y a de plus général et de plus permanent, ils y ont atteint ce qu’il y a précisément de plus intime et de plus profond. En éliminant de la peinture de l’homme tout ce qu’on peut appeler des noms d’accident individuel et de particularité locale, ils ont, les uns et les autres, introduit dans leur œuvre cet élément d’universalité qui fait justement les modèles. Et nous, en les suivant, nous sommes assurés de ne pas les égaler — ce qui n’importe après tout qu’aux peintres et aux poètes, — mais nous sommes assurés aussi de ne pas nous égarer, et ceci, je pense, importe à tout le monde. On n’en saurait dire autant, dans notre littérature, ni de ceux qui les ont précédés : Rabelais ou Ronsard ; ni de ceux qui sont venus après eux : Rousseau, par exemple, ou Chateaubriand.

Un philosophe en a donné quelque part une bonne raison : c’est Cournot, dans ses Considérations sur la marche des idées dans les temps modernes, un de ces livres auxquels je ne sais ce qu’il a manqué pour être plus connus.

« Les caractères de grandeur qui distinguent le plus singulièrement le xviie siècle tiennent à la marche de la civilisation européenne plutôt qu’à l’influence et aux destinées de la France, mais la prérogative de la France consiste à s’être trouvée dans des circonstances où son mouvement propre était précisément dans le sens du mouvement général de l’Europe, de manière à la placer tout naturellement à la tête du mouvement général, à la rendre l’interprète et le véhicule des idées communes, à faire en sorte qu’elle pût signer de son nom les grandes choses auxquelles elle se mêlait. »

Et il n’y a pas enfin de littérature dont la vertu sociale ou civilisatrice soit plus considérable, parce qu’il n’y en a pas dont les grands écrivains, tout en étant originaux, l’aient été plus simplement, avec moins de charlatanisme, et j’oserais presque dire avec plus d’abnégation.

Avant eux en effet, et après eux, non seulement l’écrivain a mêlé sa personne dans son œuvre, — Ronsard dans ses Amours et Montaigne dans ses Essais, Rousseau dans son Héloïse et Chateaubriand dans son Atala ou dans son René, — mais il y en a dont l’œuvre entière n’est, pour ainsi parler, qu’une promenade ou quelquefois une divagation complaisante autour d’eux-mêmes. Au contraire, comme encore les grands peintres de la Renaissance et comme les sculpteurs grecs, nos classiques, les vrais classiques, n’ont mis d’eux dans leur œuvre que le moins qu’ils pouvaient, en s’étudiant à corriger, par l’interposition ou l’interférence de celle des autres, leur vision particulière des choses et leur conception personnelle de la vie. Leur crainte perpétuelle a été, comme le disait l’un d’eux, « d’abonder dans leur sens individuel », et leur effort de se souvenir que l’art était fait pour l’homme et non l’homme pour l’art. De là le caractère, non pas précisément « commun » ou « moyen », ainsi qu’on l’a dit quelquefois, — et qui d’ailleurs ne les rendrait que plus classiques encore peut-être, — mais le caractère « public » de ce qu’ils nous ont laissé. Bossuet l’a bien marqué, dans son Discours sur l’histoire universelle, en y parlant des philosophes et des poètes de la Grèce :

« Ce que fit la philosophie pour conserver l’état de la Grèce n’est pas croyable. Plus ces peuples étaient libres, plus il était nécessaire d’y établir par de bonnes raisons les règles des mœurs et celles de la société… Il y eut des extravagants qui prirent le nom de philosophes, mais ceux qui étaient suivis étaient ceux qui enseignaient à sacrifier l’intérêt particulier et même la vie au salut de l’État… »

« Pourquoi parler des philosophes ? Les poètes mêmes qui étaient dans les mains de tout le peuple, les instruisaient plus encore qu’ils ne les divertissaient. Le plus renommé des conquérants regardait Homère comme un maître qui lui apprenait à régner. Ce grand poète n’apprenait pas moins à bien obéir et à être bon citoyen. Lui et tant d’autres poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu’ils sont agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous avons expliquée. »

Raisons morales, raisons historiques ou philosophiques, raisons esthétiques, lesquelles faut-il que l’on ajoute encore pour établir que, s’il existe une littérature vraiment capable de nous « instruire » autant ou plus que de nous « divertir », c’est la littérature du xviie siècle ? et que c’est donc elle qu’il faut que l’on maintienne à la base d’un enseignement secondaire classique purement français ? Car il serait aisé d’en tirer d’autres, et de non moins fortes, de la nature même des genres que nos écrivains du xviie siècle ont portés à leur perfection : éloquence, théâtre, observation morale ; genres « communs » entre tous, si je puis ainsi dire, qui s’adressent aux hommes assemblés, et dont l’objet, selon l’expression de Voltaire, est, « en rendant les hommes plus sociables, d’adoucir leurs mœurs et de perfectionner leur raison ».

Ils ont encore écrit dans le temps précis de la perfection de la langue, s’efforçant de mettre dans le discours, tout l’ordre et toute la netteté dont il était capable, plus naturels, avec cela, plus simples qu’aucun de ceux qui les ont précédés, et non pas moins exacts, mais moins méticuleux que ceux qui les ont suivis.

Et enfin, — cette considération n’est pas non plus indifférente, — émancipés de l’imitation souvent servile du grec et du latin dont Boileau n’a pas eu tort de critiquer, dans Ronsard, « le faste pédantesque », et s’étant converti « en sang et en nourriture », ce que leurs prédécesseurs avaient maladroitement emprunté de l’Espagne ou de l’Italie, ce sont les plus Français de nos écrivains, ceux en qui l’on reconnaît le moins de traces de l’étranger ; et, tout universels ou européens qu’ils soient, ce sont pourtant ceux dont les qualités les plus rares échappent le plus aisément à quiconque n’est pas de leur race.

Aussi, de leur égaler, — je ne dis pas dans nos préférences, qui doivent toujours demeurer libres et ne jamais régler ni gêner nos jugements, — mais dans nos programmes d’enseignement, qui que ce soit de leurs prédécesseurs ou de leurs successeurs, ne serait-ce rien de moins, en déplaçant le centre de notre histoire littéraire, que désorbiter l’esprit français lui-même. Non que les autres n’aient aussi leur place, et leur place considérable… Mais elle est autre ; et, ce que je discute ici, c’est le choix des auteurs qui, durant les six années que l’on assignera sans doute à l’enseignement secondaire français, seront ceux qu’on ne devra pas se lasser de relire. Pour les raisons que l’on vient de voir, il n’y en a guère plus d’une douzaine : Corneille et Racine, Molière et La Fontaine, Boileau, madame de Sévigné, Pascal et Bossuet, Bourdaloue et La Bruyère, Fénelon aussi, Voltaire et Buffon enfin, — qui sont bien des hommes du xviiie siècle, mais qui d’ailleurs, à tant d’égards, ont retenu quelque chose de ceux du siècle précédent.

Six ans durant, c’est donc sur eux qu’il faudra que l’on vive, pour ainsi parler, allant tour à tour du Cid à Polyeucte, et du Misanthrope aux Femmes savantes, et des Oraisons funèbres au Discours sur l’Histoire universelle. Ils seront l’élément fixe et persistant du programme. C’est leur prose et leurs vers que l’on apprendra par cœur ; et, après avoir commencé par eux, c’est par eux que l’on finira. Immobilisés, en quelque manière, comme les anciens,

Dans une attitude éternelle
De génie et de majesté,

ils prendront dans notre enseignement secondaire la place laissée vacante par les Virgile et les Cicéron, les Tite-Live ou les Horace. Leurs textes contracteront ainsi quelque chose de l’autorité qui a si longtemps été celle des textes latins. Leur personne, qu’ils ont eu soin, nous l’avons vu, d’y mêler le moins qu’ils pouvaient, disparaîtra presque entièrement de leur œuvre, ou elle ne servira plus qu’à en expliquer les rares défaillances. Ils deviendront, celui-ci, comme Pascal, le maître presque anonyme de la polémique, et celui-là, comme Racine, le « tragique » par excellence. Molière ne sera plus le valet de chambre de Louis XIV, ni le mari d’Armande Béjart ; Bossuet ne sera plus le précepteur du dauphin ou l’évêque de Meaux ; ils seront, l’un « la comédie », et l’autre « l’éloquence » même.

J’arrive maintenant à la troisième des exigences que j’ai tout à l’heure indiquées : c’est celle qui est relative à l’enseignement de l’histoire littéraire.

Mais on devra d’abord modifier assez profondément cet enseignement lui-même, comme celui de la littérature et de la langue du moyen âge. On étudiera l’histoire littéraire pour elle-même, en elle-même, et non plus accidentellement, à l’occasion, et par grâce. Elle n’est encore qu’une chronologie, entremêlée d’anecdotes, je ne sais quoi de sec et de trop décharné. Il faudra qu’elle devienne vraiment une histoire, une histoire vivante, où le mouvement circule ; et, cessant d’être un tableau, il faudra qu’elle se propose d’imiter ou de reproduire, dans le cours de son développement, l’évolution même des idées dans le temps.

Pour cela, je ne vois pas qu’il y eût beaucoup d’inconvénients ni de difficultés, — et l’on trouverait plus d’un avantage, — à la concevoir ou à la traiter comme européenne. Je veux dire que, depuis tantôt huit ou dix siècles qu’il se fait en quelque manière, d’un bout de l’Europe à l’autre bout, un commerce ou un échange d’idées, il serait temps enfin de s’en apercevoir, et, s’en apercevant, il serait bon de subordonner l’histoire des littératures particulières à l’histoire générale de la littérature de l’Europe. Une idée naît en France, et de là passe en Italie ; les Italiens s’en emparent, ils l’élaborent à leur tour, ils la transforment, et nous la renvoient transformée ; nous la reprenons alors, nous y ajoutons de notre fond, après un long intervalle, ou nous en retranchons, de notre autorité, du droit que nous avons de nous mettre dans nos œuvres, ce qu’il nous faut pour nous l’approprier ; puis ce sont les Anglais qui surviennent, à moins que ce ne soit l’idée qui émigre : nouvelle évolution et nouvelle métamorphose : pour s’inspirer de Boileau, qui s’était lui-même inspiré de Vida, et tous les deux d’Horace, Pope n’est pas moins original ; et lorsque Voltaire, revenant d’Angleterre, nous en rapporte Pope, il n’est pas moins original, moins Français, moins Voltaire aussi lui.

Sic alid ex alio nunquam desistit oriri.

Rien ne se perd, tout se transforme ; une même idée prend diverses formes, une même forme s’applique à différentes idées ; rien ne cesse aussi d’évoluer, de devenir autre en restant le même jusqu’à ce qu’il en devienne quelquefois le contraire ; et tout cela, c’est le mouvement, c’est la vie, c’est l’histoire d’une littérature européenne dont les littératures nationales ne sont que les manifestations locales.

Si l’on se plaçait à ce point de vue pour étudier l’histoire de la littérature française, elle n’en paraîtrait ni moins originale ni surtout moins classique ; et j’ose bien ajouter qu’on la renouvellerait en partie… J’insisterais sur ce point, si je ne craignais de passer les bornes où je veux m’enfermer, et de sortir de la question de l’enseignement purement français.

Mais en restant dans ces bornes mêmes, on peut se proposer d’introduire cet élément de vie dans l’histoire particulière de la littérature française ; et j’en vois deux ou trois moyens.

Par exemple, on pourrait alléger l’histoire de la littérature française d’une foule d’œuvres et de noms qui l’encombrent sans titre ni raison suffisante. Si déjà l’histoire d’un genre, — de la comédie française ou du roman anglais, — n’a pas à tenir compte de tous les romanciers ni de tous les auteurs comiques, à plus forte raison l’histoire d’une littérature. Dirai-je qu’il faut qu’elle coure de sommets en sommets ? Non, sans doute ; ou du moins je n’oublie pas que la hauteur des sommets se mesure à la profondeur des vallées. Mais enfin ce qu’il faut qu’on connaisse d’abord, c’est la configuration générale de la carte, où il devient alors facile de situer les moindres accidents du sol. Pareillement en histoire littéraire. Le reste s’apprendra plus tard ou ailleurs, ou au besoin ne s’apprendra pas, comme ce qu’il faut penser des tragédies de Campistron ou des romans de madame de Murat. Ce que l’enseignement secondaire doit donner, c’est le dessin général de l’histoire de la littérature.

Il faudra, sans doute, aussi qu’on modifie, pour la rectifier, une division qui ne semble avoir jusqu’ici servi, en nous rendant comme aveugles ou indifférents aux époques de transition, qu’à nous ôter la connaissance des œuvres où les chefs-d’œuvre s’essaient, et pour ainsi dire, s’ébauchent avant que de naître. Il y a quelqu’un et quelque chose entre Corneille et Racine ; il y a quelque chose et quelqu’un entre Fontenelle et Voltaire ; quelque chose et quelqu’un qui expliquent une partie de leur œuvre. Ne parlons donc plus de xvie, ni de xviie, ni de xviiie siècle, ou parlons-en, si nous le voulons, mais ne croyons pas que cette chronologie abstraite réponde à la réalité. Les époques de l’histoire d’une littérature se déterminent ou devront désormais se déterminer par rapport à elle ; et on ne tiendra compte, dans le nouvel enseignement de l’histoire littéraire, ni des événements politiques, par exemple, ni des avènements royaux, à moins qu’eux-mêmes ils ne se trouvent, comme quelquefois, coïncider avec des avènements ou des événements littéraires.

Cela seul, en faisant l’histoire littéraire plus semblable à la réalité, la rendra plus conforme à la vie. Car, il ne faut pas l’oublier, la littérature française est toujours vivante, et nous en pouvons bien immobiliser une partie, mais non pas la traiter comme morte, cette partie même ; et d’ailleurs, ici, comme en tout, la fin finale de l’analyse, c’est la synthèse. On déterminera donc, pour une époque donnée, la relation des œuvres qu’elle a vues naître avec l’idée la plus générale dont ces œuvres ne sont elles-mêmes que l’expression, puis le rapport de cette idée avec celles qui l’ont précédée ou suivie ; et c’est au développement naturel de cette idée qu’en conformant le développement de l’histoire littéraire, on y introduira ce qu’elle exige de mouvement pour être vraiment une histoire. Quelques critiques, je le sais, et quelques historiens l’ignorent. Ce sont ceux qu’on entend demander tous les jours à quoi bon les écoles ? et s’il ne suffit pas que les œuvres soient belles, sans qu’on s’inquiète après cela de savoir si elles sont naturalistes ou idéalistes ? Que ne disent-ils également qu’il suffit que le bœuf soit comestible, et le mouton aussi, sans qu’on s’inquiète après cela de savoir en quoi les ruminants diffèrent des carnassiers ! Mais ces questions, qui font toute l’histoire naturelle, font toute une partie de l’histoire littéraire, et sa partie presque la plus vivante, si jamais l’homme, pour grand qu’il soit, ne sent ni ne pense isolément ; si ceux qui l’admirent, étant ceux qui pensent et sentent comme lui, font une école avec lui ; si les écoles ne se groupent qu’autour des idées ; et s’il n’y a d’histoire enfin que des idées.

Sur ces indications, voit-on le programme qu’il serait facile de tracer ? Je l’espère ; et qu’il répondrait aux exigences d’un enseignement secondaire purement français et vraiment classique. Ce ne sera toutefois qu’à une dernière condition, dont il me reste à dire, très brièvement, quelques mots.

Aucune des parties de cet enseignement ne pourra être donnée, ni ne devra donc l’être, par des professeurs qui ne sachent eux-mêmes beaucoup plus de choses qu’ils n’en devront enseigner. Le latin, qui n’est pas indispensable à l’intelligence de la littérature française — encore qu’il n’y puisse pas nuire — est indispensable à ceux qui seront chargés d’enseigner l’histoire de cette littérature, et celle de la langue ou de la grammaire. C’est ainsi que le droit romain, dont on dit que la connaissance n’est pas indispensable aux notaires ou avoués, ne saurait être ignoré de nos magistrats ni surtout de nos professeurs de droit. Nous demandons qu’on ne l’oublie pas quand on organisera l’enseignement secondaire français. De cette manière, ce que le latin pourra perdre en étendue d’influence, il sera permis de dire qu’il le regagnera par ailleurs, et par exemple en autorité. Ce qui n’était guère qu’une étrange illusion, à moins que ce ne fût une mauvaise plaisanterie, quand on le disait pour excuser la diminution de la part du latin dans l’enseignement classique, pourra devenir une réalité, quand le latin ne contribuera plus qu’à, former les professeurs de l’enseignement français. La question est de savoir si l’on maintiendra le principe. Car si l’on ne le maintient pas, l’expérience est là qui le prouve : l’enseignement classique français aura tôt ou tard le sort de l’enseignement français spécial, qu’on le destine à remplacer ; et c’en sera fait non plus seulement alors du latin, mais, en matière d’enseignement comme ailleurs, de cet esprit de tradition dont une démocratie ne peut pourtant pas plus se passer qu’une aristocratie. « L’humanité, — je le répète encore une fois de plus avec Auguste Comte, et je ne cesserai de le redire, — l’humanité se compose en tout temps de plus de morts que de vivants. »

Sur la « littérature » §

Nous avons essayé dans un précédent chapitre, de plaider la cause de la rhétorique. Ce sera dans quelque temps celle des idées générales, que je prévois qu’il nous faudra défendre, et montrer, je ne sais dans quelle incapacité fâcheuse de les former, l’une au moins des raisons de l’affaiblissement de la pensée contemporaine. Pour aujourd’hui, c’est la cause de la « littérature » même dont je voudrais dire quelques mots, et, sans prétendre épuiser le sujet le plus vaste, en toucher deux ou trois points seulement.

Ce n’est pas précisément que « la littérature » soit en danger de périr ; et la confrérie des « compagnons de la vie nouvelle », — qui ne se compose encore, au surplus, que d’un apôtre et d’un disciple récalcitrant, — n’a pas réussi jusqu’à ce jour ni ne réussira, je l’espère, à faire croire aux jeunes gens que le mépris mystique de l’art serait le commencement de la sagesse ou le triomphe de la moralité. Nous avons assez de barbares parmi nous ! Mais, déjà, nous lisons, ici et là, que « la littérature diminue ce qu’elle semble parer » ; que « tout travail de style est en un sens une profanation de la pensée » ; que « les plus belles pages de la légende morale de l’humanité demeureront sans doute à jamais inédites » ; — et savez-vous ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’infécondité, qui passait jusqu’alors pour marque d’impuissance, l’est, au contraire, selon l’esthétique nouvelle, d’étendue, de portée, de vigueur d’esprit. Ce que nous appelons talent ou génie ne serait qu’un nom dont nous déguiserions l’incontinence des « polygraphes », les Cicéron ou les Dante, les Voltaire ou les Hugo. Mais le grand artiste, ce serait le rêveur ! Le grand écrivain, ce serait celui qui n’a rien écrit, faute d’une langue au monde assez belle, ou d’un verbe assez spiritualisé, pour traduire la sublimité de ses pensées ! Et le grand poète, — comme on disait au temps de ma jeunesse, — le grand poète, ce serait Orphée, dont il ne nous reste rien, à moins encore que ce ne fût Linus, lequel n’a sans doute jamais existé !

Quelques académiciens ne sont pas éloignés de penser les mêmes choses, mais ils ne prennent pas encore les mêmes « conclusions », et ils ne raisonnent pas tout à fait de la même manière. C’est qu’ils en sont un peu empêchés par leur titre, si l’Académie, n’ayant de raison d’être que par et pour la « littérature », n’a donc aussi qu’une obligation dont elle ne puisse absolument pas s’affranchir, qui est de patronner « les littérateurs ». De même qu’en effet on ne conçoit guère une Académie des beaux-arts sans quelques peintres, quelques sculpteurs, quelques musiciens… de même on ne conçoit pas ou l’on conçoit mal une Académie française sans quelques poètes, quelques romanciers, quelques auteurs dramatiques ; … et sans doute il en faut le moins possible, mais enfin il en faut. C’est pourquoi, si quelque illustre avocat s’honore d’en faire partie, c’est en qualité de « littérateur » lui-même, et non pas, j’imagine, à titre de jurisconsulte éminent. Comme autrefois les Dufaure et les Duvergier de Hauranne, il se rend bien compte, « quelque éclat dont il brille », qu’il le doit à, la présence auprès de lui, dans la Compagnie, je ne dis même pas des Lamartine ou des Hugo, je dis des Ponsard ou des Empis de son temps. Pour dédaigneux qu’il soit de la « littérature », il est bien obligé de convenir avec lui-même, qu’il n’aurait pas brigué son « fauteuil » si cinq ou six générations de « littérateurs » ne l’avaient occupé avant lui… Et cela ne laisse pas de le gêner pour dire toute sa pensée sur les « littérateurs » et la « littérature ».

Mais nous l’entendons de reste ; et quand il se demande : « si vraiment le monde des lettres, — c’est lui qui souligne, — n’est qu’un syndicat professionnel où l’on fabrique par état des drames, des romans et des comédies, des comédies, des romans et des drames, terminés invariablement par un duel, un assassinat, un suicide ou un mariage », nous le comprenons. Nous le comprenons encore, quand il se flatte « qu’un jour viendra peut-être, où la vogue et la renommée iront au moins pour une bonne part au politique ou au soldat qui dit avec simplicité ce qu’il a fait ; au philosophe ingénu qui exprime avec sincérité ce qu’il a pensé ; à l’honnête témoin qui raconte ce qu’il a vu ; au voyageur qui, venant de loin, nous dira en bon français :

J’étais là, telle chose m’advint. »

Mais, si la question n’est pas trop indiscrète, combien M. Rousse en connaît-il, de ces « philosophes ingénus » qu’il appelle de ses vœux ? Combien de ces « soldats » ou de ces « politiques » ? Pour un Ségur ou pour un Marbot, — puisqu’ils sont à la mode, — a-t-il songé seulement combien nous avons d’auteurs de Mémoires militaires que leur simplicité n’empêche pas d’être parfaitement illisibles ? et pour quelques auteurs de Mémoires politiques, combien de Richelieu même et de Sully dont les Œconomies royales ou l’Histoire de la mère et du fils ne distillent qu’inoubliable ennui ?

C’est que « c’est un métier de faire un livre, comme de faire une pendule », disait autrefois La Bruyère, et, de cette vieille vérité, deux siècles de « littérature » écoulés depuis lors n’ont pas fait, que je sache, une erreur. Apprendrai-je donc à M. Rousse qu’aucun métier ne s’improvise ou ne s’invente, pas plus en vérité celui de « littérateur » que celui d’avocat, et bien moins encore celui d’auteur dramatique, ou de poète, ou de romancier même ? Non, sans doute ; et il sait comme moi qu’une intrigue de drame ou de roman, quand elle devrait « invariablement » se terminer par un suicide ou par un mariage, n’en est pas pour cela plus facile à disposer qu’un procès à plaider, qui ne se termine pas, lui, moins « invariablement », par être gagné ou perdu. Le « don » lui-même, comme on l’appelle, n’y sert de rien, ou de peu de chose, et jamais longtemps, si le travail, si la patience, si le temps ne s’y joignent. Aucun apprentissage n’est plus long que celui de l’art d’écrire, ni plus laborieux, et combien sommes-nous qui peinons trente ou quarante ans pour mourir sans l’avoir achevé ? Non seulement cela : mais le « métier des lettres » est l’un des rares, le seul peut-être, où, comme dans la voie de la perfection, si l’on cesse d’avancer, on ne s’arrête pas, on recule… Et nous laisserions les académiciens dire aux « vieux généraux », ou aux « jeunes voyageuses », qu’ils n’ont qu’à nous conter « avec simplicité », les unes ce qu’elles ont vu, les autres ce qu’ils ont fait, pour que « la vogue » et « la renommée » leur viennent de surcroît ! Non, jeune fille, non, général ; remerciez-les, mais ne les en croyez pas ; ni vous surtout, jeunes gens ! C’est le vieux Boileau qui a raison. La « littérature » est un art, et s’il n’y a pas d’art sans un peu d’inspiration, souvenez-vous qu’il n’y en a pas non plus sans un « métier » qui lui serve en quelque façon de support ! Pour égaler même le vaudevilliste que vous avez sifflé, le romancier dont vous avez jeté le volume au panier, ne vous figurez pas qu’il vous suffirait de le vouloir. Mais si vous le tentez et que vous ne réussissiez pas, si la « vogue » est lente à venir et « la renommée » plus lente encore, ne vous en prenez qu’à vous-mêmes, n’en accusez que votre insuffisance, et n’allez pas enfin vous persuader

qu’on verrait le public vous dresser des statues,

si vous aviez eu seulement pour vous « l’attache d’une coterie, la camaraderie d’une école, l’appât d’un nom, le patronage d’une revue, ou la réclame d’un journal ».

Je sais ce que l’on dit : que tant de romans dont les titres, et parfois les images, font comme une tache obscène aux devantures de nos librairies ; tant de vaudevilles tour à tour épileptiques ou idiots que l’on joue sur nos scènes ; tant de chansons qu’on braille, ou qu’on hurle, ou qu’on gesticule dans nos cafés-concerts ne sont pas de la « littérature » ; — et je n’en disconviens pas. Il en est de l’art comme de tant d’autres choses, dont les beaux noms couvrent les pires commerces : nos pères avaient le Théâtre de la foire, et je ne sache pas qu’après tout Restif ou Casanova soient de nos contemporains ! Je consens également qu’il y ait beaucoup de « littérateurs », qu’il y en ait même trop, et que plusieurs d’entre eux fissent aussi bien ou mieux de peser du sucre ou d’auner de la toile. Les romanciers surtout abondent ; — car pour les poètes, je n’en vois guère ; et, pour les auteurs dramatiques, j’aime à croire que la race n’en est pas perdue, mais, en vérité, où sont-ils cette année ? Que si donc le public ne demande, comme le croit M. Rousse, « qu’à se débarrasser de l’effroyable cohue de fictions banales ou scélérates dont il est rassasié et comme abêti », le public n’a premièrement qu’à ne pas les lire, ce qui est facile ; et nous, pour l’y déterminer, c’est sur lui qu’il faut que nous tâchions d’agir. Mais, dans le procès de quelques industriels ou de quelques histrions de lettres, il ne serait pas seulement injuste, il serait dangereux d’envelopper la « littérature ». Et si le nombre des « littérateurs » est grand, j’ajoute qu’il y en a des raisons qu’un académicien devrait nous rappeler, — si nous les avions par hasard oubliées.

Car on peut bien répéter, en se donnant des airs de délicat, que le roman, par exemple, ou le drame ne supportent pas la médiocrité. Ce n’est cependant qu’un mot ; et le fait est qu’au contraire ils la supportent si bien, qu’ils en vivent. On pourrait le regretter, si les chefs-d’œuvre tombaient du ciel en terre comme les aérolithes. Mais, parce que la « littérature », comme la « peinture », est un métier, il faut, — si l’on ne veut pas que de génération en génération elles périssent, pour ainsi parler, tout entières, — que la « technique » ou les « procédés » s’en entretiennent d’âge en âge et se perfectionnent ; et c’est à quoi servent tous les romans qui ne sont pas de Molière. Comme il y a des degrés en tout, comédies ou romans peuvent d’ailleurs avoir leur mérite : on voit jouer le Menteur encore avec plaisir, et Gil Blas n’est point un roman méprisable. Mais quand ils n’auraient servi qu’à préparer l’École des femmes ou la Cousine Bette, ce serait encore assez pour les justifier d’être ; — et leurs auteurs de les avoir écrits. Si les savants, par cet aveu « dépouillé d’artifice », ne craignaient pas de compromettre auprès de quelques ignorants le prestige de leur science, on serait étonné d’apprendre de combien d’expériences manquées, de combien d’essais avortés, de combien de calculs trompés, leurs plus belles découvertes sont faites. Il n’en va pas autrement dans l’histoire de la littérature et de l’art. Le roman que vous jugez médiocre, et qui l’est effectivement, il se peut qu’un chef-d’œuvre y soit comme enveloppé, pour des yeux qui l’y verront un jour. Laissez faire au temps. Ne vous défiez que de ceux qui proposent leurs nouveautés comme telles, puisque le génie même n’a qu’une idée confuse du progrès dont il est l’ouvrier. On ne forme pas le dessein de renouveler le théâtre ou de « rénover » le vers français ; et l’évolution se fait sans qu’on y pense. Mais, romanciers ou poètes, ceux qui n’ont d’ambition que de faire ce que leurs prédécesseurs ont fait avant eux ; d’y ajouter leur personne à leur tour et d’empêcher ainsi que l’art ne se prescrive ou que la tradition ne s’interrompe ; ceux-là, ni leur effort, ni leur travail ne seront entièrement perdus. Et c’est pourquoi, s’ils étaient plus nombreux encore, je doute, en y réfléchissant de plus près, qu’il fallût avoir peur de leur nombre.

L’occasion serait belle, — si je le voulais, — de faire ici reparaître « les compagnons de la vie nouvelle » ; mais, s’ils le veulent bien, eux aussi, je les réserverai pour une autre et plus ample occasion. Ce qui me semble en effet plus utile, c’est d’essayer de préciser le sens de ce mot même de « littérature », plus large, à notre avis, et surtout plus profond que ne le paraissent croire d’une part quelques romanciers ou quelques symbolistes, et d’autre part M. Rousse lui-même. Si nous ne pouvons sans doute admettre, avec M. de Goncourt, par exemple, que la « littérature » se réduise à noter des sensations rares au moyen d’une écriture artiste, laisserons-nous croire à M. Rousse qu’on ait fait œuvre de « littérature », quand on a mis du bon français sur des pensées ingénues ? Si la comédie, le roman et le drame ne sont pas, comme le croit M. de Goncourt, toute la « littérature », admettrons-nous, avec l’Académie, que l’heure soit venue de les chasser de la « littérature », pour n’y laisser de place qu’aux mémoires des soldats ou qu’aux récits des voyageurs ? On peut essayer de voir d’un peu plus haut les choses. Il ne faut pour cela que de se détacher un peu de soi-même, — comme le demandent les nouveaux mystiques, mais comme d’ailleurs ils ne le font pas ; — ne se soucier ni de plaire ni de déplaire à personne, ce qui semble être malheureusement le principal objet de beaucoup d’écrivains ; et tâcher de ne rien dire qui ne soit également vrai de toute la « littérature » et de toutes les littératures.

Se place-t-on à ce point de vue, il apparaît d’abord que là « littérature », qui n’a pas sans doute été faite pour les « hommes de lettres », est encore moins inventée pour le divertissement des « hommes du monde ». On décide aujourd’hui volontiers du mérite d’un livre entre une conversation d’affaires et une discussion politique ; et je ne sais, quoi qu’on en puisse dire, si cela vaut mieux que de n’en point parler du tout. En tout cas, ce n’est point pour fournir un sujet de causerie aux « salons » de Thèbes, que Pindare a composé ses Odes, ni pour distraire les oisifs d’Athènes que Démosthène prononçait ses Olynthiennes ou ses Philippiques. Lorsque Dante écrivait sa Divine Comédie ou Milton son Paradis perdu, leur intention n’était même pas de doter la langue italienne, ou l’anglaise, d’un genre de poème qu’elles ne possédaient pas. Et Pascal, dans ses Provinciales, ou Bossuet, dans ses Sermons, comme après eux Montesquieu dans son Esprit des lois, ou Rousseau dans son Émile, se proposaient assurément quelque chose d’autre et de plus que de mettre du bon français sur des pensées ingénues. Mais le rôle de la « littérature », sa fonction propre, si je puis ainsi dire, est de faire entrer dans le patrimoine commun de l’esprit humain, et d’y consolider par la vertu de la forme, tout ce qui intéresse l’usage de la vie, la direction de la conduite, et le problème de la destinée. Dans une langue intelligible à tous, transposer et traduire ce qui ne devient clair, — et même peut-être vrai, — qu’en devenant général ; donner une existence durable, en lui donnant une valeur universelle, et pour ainsi parler constante, à ce qui n’avait qu’un commencement d’être ; faire comprendre aux autres hommes les intérêts qu’ils ont dans les questions dont ceux mêmes qui les traitent ne connaissent pas toujours toute l’importance, voilà l’objet de l’art d’écrire, et voilà ce qui est proprement « littéraire ».

Laissons aujourd’hui les poètes, et ne parlons que de nos grands prosateurs. Si Montaigne en est un, c’est pour avoir le premier chez nous montré, dans ses Essais, ce que l’observation du moi peut nous apprendre non seulement de nous-mêmes, mais de l’homme en général. Si Pascal en est un autre, c’est pour avoir, dans ses Provinciales et dans ses Pensées, tiré la morale du demi-jour du sanctuaire et de l’ombre du confessionnal. Arnauld et Nicole, — qui l’ont également tenté, mais qui n’y ont point réussi, — ne sont qu’à peine des écrivains. Bossuet a continué l’œuvre de Pascal ; et, de tant de théologiens ou de controversistes jadis fameux contre lesquels sa vie s’est usée à combattre, s’il est le seul qui survive, le seul aussi dont l’œuvre soit de la « littérature », c’est pour nous avoir fait entendre que notre destinée se jouait dans ces disputes où ses adversaires n’ont vu qu’une occasion d’étaler tout l’arsenal de leur érudition et de leur dialectique. En écrivant ceci, je pense à Jurieu, le moins « littéraire » des hommes et le plus justement oublié. Ce que Bossuet avait fait pour la théologie, Montesquieu l’a fait pour la jurisprudence universelle, et c’est pour cela que l’Esprit des lois est de la « littérature », pour nous avoir montré que, dans ces lois dont le formalisme des jurisconsultes nous déguisait les raisons d’être, il n’y allait de rien de moins que de l’existence de l’institution sociale. Mais connaissez-vous Goguet, et son Traité de l’origine des lois ? C’est un contemporain de Montesquieu, qui ne manquait certes pas de lettres, mais seulement d’esprit « littéraire ». Et Buffon, si son nom n’est pas moins grand dans l’histoire de la littérature que dans celle de la science même, à quoi le doit-il, si ce n’est à l’idée de génie qu’il a eue de tirer, aussi lui, l’histoire naturelle du secret des amphithéâtres ou des laboratoires ? Mais si l’Histoire naturelle est de la « littérature », la Philosophie zoologique n’en est point, parce qu’elle n’est accessible qu’aux seuls naturalistes. Je ne me priverai pas du plaisir d’ajouter à tous ces grands noms celui de M. Renan, dont l’œuvre « littéraire » est d’avoir fait entrer dans la circulation de la pensée contemporaine les résultats généraux de l’exégèse biblique, et d’avoir fait comprendre aux « gens du monde », qui ne s’en doutaient guère avant lui, que toute la morale et toute la religion peuvent être impliquées dans une question de philologie hébraïque.

Et vainement dira-t-on que c’est ici trop élargir, ou trop enfler en quelque sorte, le sens du mot de « littérature » ! Qui donc a décidé qu’il ne désignerait que « l’art subtil de faire quelque chose avec rien » ? Non que ce fût un art à dédaigner, si du moins on en croit une parole de Racine, qui définissait précisément ainsi l’invention poétique. Mais l’histoire est là pour fixer le sens des mots. C’est elle qui nous apprend à discerner ce qui est de la « littérature » de ce qui n’en est pas ; et puisque c’est elle qui nous montre le mot partout et toujours entendu de la même manière, c’est donc elle aussi qui limite le pouvoir des Académies. Ainsi comprise et définie, je ne puis croire que ce soit une pure vanité que la « littérature » ; et, en vérité, ceux qui le disent le croient sans doute, mais comment alors, et pourquoi continuent-ils d’en faire ? Comment encore ne voient-ils pas, quand ils essayent de détourner « la vogue » et la « renommée » vers les récits de voyages ou les Mémoires personnels, que, de toutes les formes de la « littérature », ce sont justement les plus inutiles qu’ils encouragent ? Car il faut être bien sûr de l’originalité de ses impressions pour nous venir conter une fois de plus ce qu’il ne dépend que de nous d’aller voir. Mais pourquoi écrit-on ses Mémoires, si ce n’est pour nous imposer, et, dans le cas le plus favorable, pour se montrer soi-même à la postérité plus grand que sa fortune. Demandez-le plutôt aux éditeurs de Saint-Simon ? et si l’histoire ne se serait pas bien passée des récits de cet « honnête témoin », qui n’a presque rien vu, mais tout inventé de ce qu’il nous raconte. Voilà vraiment de la « littérature », non pas au sens où nous entendons le mot, — de la mauvaise « littérature » ; — et voilà un bel exemple de « la démangeaison d’écrire ». Il y a aussi les Historiettes de Tallemant des Réaux ; et les Mémoires de Richelieu ; et les Souvenirs de la marquise de Créqui !

Quelles sont pourtant les raisons de ce dédain assez nouveau de la « littérature » ? les raisons qu’on en donne, et celles aussi que l’on n’en donne pas ? Car, en vérité, si nous courons quelque danger, qui croira que ce soit de voir trop d’écrivains, je ne dis pas s’isoler dans « leur tour d’ivoire », mais s’enfermer dans leur art ou dans leur métier, comme font dans le leur un militaire, un ingénieur, un savant ? La maladie régnante serait plutôt de rougir de sa profession, et, en tout cas, d’en vouloir sortir : Mascarille devient auteur ; des professeurs de rhétorique se mêlent de réformer le monde ; et, si les sous-préfets font des vers ou les ingénieurs de la critique dramatique, il ne me paraît pas que ce soit une compensation. Faut-il parler encore plus net ? Nous ne manquons donc aujourd’hui de rien tant que d’ouvriers laborieux, si ce n’est de consciencieux artistes, — peintres ou poètes, auteurs dramatiques ou romanciers — qui ne mettraient uniquement leur ambition et leur gloire qu’à remplir les promesses de leur nom. Tout le monde se croit apte à tout. On ignore qu’en quelque métier que ce soit, celui-là est un homme rare qui s’acquitte supérieurement de sa tâche. Et on ne veut pas comprendre que, dans une société bien réglée, comme il n’y a rien au-dessus d’un bon ébéniste qui fait de bonne ébénisterie, d’un bon ingénieur qui fait de bonnes routes et de bons ponts, d’un bon architecte qui fait de bonnes maisons, pareillement, il n’y a rien au-dessus d’un bon « littérateur » qui fait de bonne « littérature ». Les « emplois de feu », comme on disait jadis, ne sont pas les seuls qui demandent tout un homme ; et dans cette fin de siècle où nous sommes, je ne sache pas de métier ni d’art qui ne réclame de ceux qui s’y sont engagés toute leur application, toute leur intelligence, et toute leur activité.

Je ne vais pas sans doute, à ce propos, traiter une fois de plus ici la question de « l’art pour l’art ». Mais si d’ailleurs l’art et la « littérature » ont vraiment une fonction sociale, et, — sans aller pour cela jusqu’à dire qu’ils aient un autre objet qu’eux-mêmes, — si l’achèvement de leur œuvre n’en épuise pas les effets utiles, quelle est cette singulière défiance qu’on en témoigne ? à quoi tend ce mépris qu’on essaye d’en semer ? Oui, je le sais, on nous invite à l’action. Mais, quelle action, d’abord ? Et depuis quand des discours, eux aussi, des livres comme ceux de Voltaire ou de Rousseau, des romans comme Candide et comme la Nouvelle Héloïse, des comédies ou des drames comme la Femme de Claude ou comme la Princesse George, des romans comme Adam Bede, quoi encore ? des livres comme la Vie de Jésus et comme l’Ancien Régime, ne sont-ils plus des actions ? Demandez-le donc aux croyants, combien la Vie de Jésus a enlevé d’âmes au christianisme ! demandez à nos hommes politiques, et aux historiens, et aux maîtres de la jeunesse, combien l’Ancien Régime a fait pour établir la « nécessité » de la Révolution. N’est-ce pas là ce qu’on appelle agir ? Et « cette religion de la souffrance humaine » ; cette pitié plus vaste, plus large, plus active, ce sentiment plus profond de la solidarité qui lie tous les hommes entre eux en les égalant tous devant la douleur et devant la mort ; cette charité plus efficace, ne sont-ce pas encore des « littérateurs », de simples romanciers, les Tolstoï et les Dostoïevsky, les George Eliot et les Charles Dickens, dont les chefs-d’œuvre ont comme préparé l’âme contemporaine à en recevoir l’enseignement ? Non seulement la « littérature » est une forme de l’action, mais, s’il y en a de plus brutales, je doute qu’il y en ait beaucoup de plus efficaces, et quand Voltaire, l’un des « littérateurs » les plus complets qu’il y ait eus écrivait le vers célèbre :

J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin,

je veux bien qu’il se méprît sur la valeur de son action : il ne se trompait certes ni sur sa portée, ni sur son étendue, ni surtout sur sa réalité.

C’est qu’après tout, s’il est bien vrai que la volonté gouverne le monde, ce sont les idées qui font l’éducation de la volonté, qui lui suggèrent les mobiles de ses résolutions, qui la conduisent donc et qui la gouvernent elle-même. Et ce n’est pas nous qui nierons que l’exemple soit un moyen de répandre autour de soi les idées qu’on croit justes ; mais il n’est pas le seul ; et pourquoi la « littérature » n’en serait-elle pas un autre, aussi sûr, plus rapide, et conséquemment plus puissant ? On a vu quelquefois des pamphlets valoir des armées. Et comme un général, pour diriger ses troupes, n’a pas toujours besoin d’être lui-même, de sa personne, au fort de l’action, de même il est arrivé que, du fond de son cabinet, un « littérateur », en changeant ou, si je puis ainsi dire, en renversant le mouvement de l’opinion, changeât aussi le destin d’un empire. La littérature, qui rend en quelque sorte les idées portatives, en fait ainsi des motifs d’agir, et, d’inertes qu’elles étaient, c’est elle, en les animant, qui les transforme en moyens de défense ou d’attaque.

Je sais encore ce que l’on répond : que les temps ne sont plus les mêmes, qu’il n’est permis à personne d’avoir l’air de se désintéresser de la chose publique, et que le poète l’a dit :

Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle
S’il n’a l’âme, et la lyre et les yeux de Néron ;
Pendant que l’incendie en fleuve ardent circule
Des temples aux palais, du cirque au Panthéon.
Honte à qui peut chanter pendant que chaque femme
Sur le front de son fils voit la mort ondoyer ;
Que chaque citoyen regarde si la flamme
            Dévore déjà son foyer !

Mais, si l’heure présente est aussi trouble qu’on le veut bien dire, c’est ce qu’il faudrait d’abord examiner ; et quand elle le serait, n’est-ce pas justement alors que, comme autrefois les moines d’Occident, il nous faudrait sauver du naufrage, pour en conserver le dépôt aux âges futurs, les parties nobles de la civilisation ? Sans un peu de cet art et de cette « littérature » qu’on dédaigne, où en serions-nous de notre propre histoire ? à quel point de notre développement en serions-nous demeurés ? Quels ou qui serions-nous, sans quelques-uns de ces « littérateurs » qui faisaient, il y a cinq cents ans, l’éducation du monde moderne en achevant la leur ? Si nul sans doute ne peut le dire avec une assurance entière, la question n’en est pas moins de celles qui donnent singulièrement à penser. Je respecte et j’admire, pour moi, jusqu’à ces « philologues » et jusqu’à ces « érudits » qui ne pensaient pas rendre, en éditant les dialogues de Platon, ou en annotant les comédies de Térence, un moindre service à l’humanité même qu’à la gloire de leur auteur. Et je vois bien, je crois bien voir où nous mènerait le mépris de leur tradition ; — ce qui est sans doute une bonne raison, la meilleure même que l’on puisse avoir d’en entretenir le respect et le culte ; — mais je ne vois pas l’intérêt qu’il peut y avoir à en détourner la jeunesse et l’opinion.

Il faut bien que je le dise en effet, puisque l’on ne le voit pas ou qu’on ne le veut pas voir. De toutes les formes de la « littérature », il n’y en a pas qui paraisse à beaucoup de gens plus inutile ou plus vaine que de s’attacher, que d’employer quelquefois une vie d’homme tout entière, à « restituer » le texte authentique des Sermons de Bossuet ou à déterminer avec exactitude ce qu’un Voltaire peut devoir à tous ceux qui l’ont précédé. Cependant, s’il y a de plus hauts emplois de l’intelligence et s’il y en a surtout de plus brillants, il n’y en a pas de plus utiles ni de plus nécessaires. Ou, plutôt, rien n’est indifférent, pas plus en littérature qu’ailleurs ; et sans doute on ne se trompe pas si l’on croit que le public ne demande au « littérateur » que de lui plaire, mais on se trompe, si l’on croit que le « littérateur » y réussisse autrement qu’à force de scrupules. J’en voudrais à Molière d’avoir semblé dire le contraire, — comme aussi, dans son Misanthrope, que le temps ne fait rien à l’affaire, — si d’ailleurs on pouvait prendre une boutade comique pour l’expression de la vraie pensée d’un homme. Eh non ! sans doute, le public ne se soucie guère de nos petits papiers, de nos « documents » ou de nos « preuves », non plus que de la longueur de nos recherches, ou du labeur qu’il nous en a coûté. Le public n’a pas tort. Mais ce qu’il sent parfaitement, s’il n’en connaît pas les raisons, c’est que tout ce travail, toutes ces recherches, tous ces scrupules sont justement ce qui fait la différence de qualité des œuvres, leur valeur, et, par conséquent, une partie de son propre plaisir. C’est ce qui nous justifierait d’y mettre tant d’importance. « L’existence de personnes même insignifiantes a des conséquences importantes en ce monde, dit quelque part George Eliot, et on peut prouver que cela agit sur le prix du pain ou sur le taux des gages… » Pareillement, en « littérature », on peut prouver que le moindre détail, ayant son importance dans l’économie d’une œuvre, l’a donc aussi dans le plaisir qu’elle cause, dans le jugement qu’on en porte, et dans l’influence qu’elle exerce.

Mais si j’insistais, je craindrais ici d’avoir l’air de plaider dans ma propre cause, et c’est ce qu’il vaut toujours mieux éviter. Pour la même raison, je me passerai de montrer ce qu’il y a d’impatience, et presque d’horreur de la critique, dans ce dédain de la littérature. Tout ce que je dirai, c’est que, si j’ai cru longtemps : — qu’en se faisant une loi de ne jamais toucher aux personnes, de les distinguer ou de les séparer de leur œuvre, et de ne discuter que les idées ou le talent ; — qu’en parlant de ses contemporains comme on aurait pu faire des Latins ou des Grecs, avec la même liberté, mais avec le même détachement de soi ; — qu’en essayant de se placer au point de vue de l’histoire, et de se dégager de son propre goût, sinon pour entrer dans les raisons du goût des autres, mais pour maintenir les droits de la tradition, qui sont ceux de l’esprit français lui-même, et, en un certain sens, de la patrie ; — qu’en ne négligeant aucun moyen d’accroître l’étendue de ses informations, d’en réparer laborieusement l’insuffisance ou la pauvreté ; — qu’en évoluant pour ainsi dire avec les auteurs eux-mêmes, et en s’efforçant de triompher du mauvais amour-propre qui nous fait mettre quelquefois l’accord de nos doctrines au-dessus de la sincérité de notre impression — qu’en se défendant de juger en son nom, et en réduisant au plus petit nombre possible les principes du jugement esthétique ou moral ; — si j’ai cru que l’on réconcilierait les auteurs et la critique, je suis désabusé… Mais, bien loin de décourager ou de lasser la critique, n’est-ce pas ce qui doit, au contraire, l’assurer de son utilité ? Car ne provoquerait-elle pas moins d’impatience autour d’elle, si elle n’était pas une forme de l’action ? Et si, d’autant qu’elle est plus impartiale, ou plus impersonnelle, qu’elle s’efforce au moins de l’être, et qu’elle s’en pique, il semble justement qu’on la trouve plus importune ; est-il au monde une preuve plus claire que les idées sont des forces ? et que la « littérature » est quelque chose de plus qu’un divertissement de mandarins, buvant du vin exquis dans « des tasses mille fois remplies », et traçant avec leur pinceau des « caractères légers comme des nuages de fumée » ?

FIN