Ferdinand Brunetière

1891

Études critiques sur l’histoire de la littérature française. Quatrième série

2016
Brunetière, Ferdinand (1849-1906), Études critiques sur l’histoire de la littérature : quatrième série [1891], 6e éd., Paris, Hachette et Cie, 1911, 386 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Nejla Midassi (OCR, Stylage sémantique).

Alexandre Hardy §

Il y a, dans la Poétique d’Aristote, une petite phrase que je me garderais bien de citer en son texte grec, si ce n’était qu’on en a proposé — comme de toutes les phrases de ce livre célèbre et obscur — cinq ou six traductions différentes. C’est quand, après avoir exposé sommairement les origines de la tragédie, Aristote arrive à parler d’Eschyle, et il s’exprime ainsi : Πολλὰς μεταβολὰς μεταβαλοῦσα ἣ τραγῳδία ἐπαύσατο ἐπεὶ ἔσχε τὴν αὑτῆς φύσιν. Ce que je traduis, ou plutôt ce que je paraphrase de la manière suivante : « Après s’être essayée dans bien des directions, la tragédie se fixa, quand elle eut enfin reconnu sa nature. » Tout aussi bien et même mieux que l’histoire de la tragédie grecque, dont encore aujourd’hui trop de parties nous échappent, l’histoire de la tragédie française peut servir à la fois de commentaire, d’illustration, et de preuve à cette phrase de la Poétique. Avant d’atteindre sa perfection, la tragédie française classique, celle de Corneille et de Racine, a essayé, comme la grecque, de plusieurs moyens d’y atteindre, et, quand elle y a eu touché, ἐπαύσατο, comme dit. Aristote, elle s’est reposée, ou fixée ; — pour bien peu de temps, il est vrai, puisque son histoire au xviiie siècle n’est que celle de sa décadence. L’intérêt du gros livre de M. Eugène Rigal sur Alexandre Hardy et le Théâtre français au commencement du xviie siècle1 est de faire une lumière nouvelle sur l’un des moments les plus intéressants de cette évolution.

Et je suis bien aise que son livre ne soit pas mauvais, qu’il soit même bon, quoique gros ; car autrement, puisqu’il a commencé par être une thèse de Sorbonne, je ne pourrais me tenir de dire qu’on s’occupe beaucoup de théâtre, en Sorbonne, depuis quelques années. En effet, de trois thèses que nous voyons paraître, il y en a quasi régulièrement deux qui roulent sur le théâtre, et je sais tel professeur de « poésie française » qui parle toute une année du théâtre de Scribe ou de celui de Labiche, d’Adrienne Lecouvreur ou du Chapeau de paille d’Italie. Sans doute, c’est pour repousser ou pour éloigner de lui par avance l’accusation de pédantisme, qui est celle dont tous nos professeurs, petits et grands, jeunes et vieux, semblent avoir aujourd’hui le plus de peur. Ils veulent enseigner en riant ; et ils feront bientôt jusqu’à de l’épigraphie punique en « hommes du monde ». Mais pour cette fureur des choses de théâtre, le moindre inconvénient que j’y trouve, c’est de réduire insensiblement toute l’histoire de la littérature à celle du théâtre, laquelle en fait sans doute une partie, mais une partie moins considérable, moins importante, moins littéraire surtout qu’on ne le croit. Songez qu’une tragédie : Zaïre ; cinq ou six comédies de Marivaux ; et le Barbier de Séville avec le Mariage de Figaro, voilà tout ce qui survit du théâtre du xviiie siècle ! Ajoutons-y, pour honorer les mânes de J.-J. Weiss, quelques opéras comiques de Favart.

Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé !

On l’a bien vu quand la Comédie-Française a essayé de ressusciter les Poinsinet et les Fagan. Ne sont-ce pas peut-être aussi de beaux sujets de thèse ? Et là-bas, au fond de sa province, quelque jeune professeur n’y travaille-t-il point ? C’est ce que j’attendrai de savoir pour reprendre ce thème ; — et, en vérité, tout ce que je crains, c’est que l’on ne me fasse pas attendre assez longtemps.

Au moins cet Alexandre Hardy, dont M. Rigal vient d’étudier si consciencieusement la biographie et les œuvres, a-t-il pour lui de représenter toute une époque de l’histoire du théâtre français. Écrivain détestable, mais dramaturge fécond, qui se vante lui-même quelque part de n’avoir pas écrit moins de cinq ou six cents pièces, ou peut dire que Hardy, de 1600 jusqu’en 1630, a régné souverainement sur la scène. En effet, nous ne trouverions guère à citer parmi ses contemporains qu’Antoine de Monchrestien, avec son Aman, sa Carthaginoise, ou son Écossaise, et un peu plus tard, aux environs du 1617, Théophile de Viau, pour son unique tragi-comédie de Pyrame et Thisbé. Mais ce qui rend Hardy plus intéressant encore à, étudier, c’est que non seulement toutes les pièces qui nous restent de lui ont été représentées, mais il est le premier de nos tragiques qui ait vraiment écrit pour la scène, dont les œuvres ne soient point un simple exercice de rhétorique ; et, par suite — en un sens plus précis et plus étendu qu’on ne paraît généralement l’entendre, — il mérite qu’on le nomme le vrai fondateur du théâtre français.

C’est ce que M. Rigal s’est attaché d’abord à établir, et ce que l’on peut considérer désormais, grâce à lui, comme acquis à l’histoire littéraire. Sans doute la Pléiade, au xvie siècle, animée qu’elle était de la généreuse ambition de tout renouveler, et de substituer aux anciens genres des genres, non pas nouveaux, mais au contraire quelque peu servilement imités de l’antique, n’avait eu garde d’oublier, après l’épopée et l’ode pindarique, la comédie et la tragédie. « Quant aux comédies et tragédies, avait dit Du Bellay dans sa Défense et illustration de la langue française, si les rois et les républiques les voulaient restituer en leur ancienne dignité, qu’ont usurpée les farces et moralités, je serais d’opinion que tu t’y employasses » ; et l’on sait que presque aussitôt, avec sa Cléopâtre avec sa Didon, avec son Eugène, Jodelle avait répondu à l’appel. D’autres avaient suivi, parmi lesquels, sur la fin du siècle, un vrai poète, Robert Garnier, l’auteur des Juives ; d’une Bradamante — la première en date, si je ne me trompe, de nos tragi-comédies, dont on pourrait prouver que Molière n’a pas dédaigné de se souvenir ; — et encore d’un Hippolyte, qu’on ne saurait mieux louer qu’en disant qu’on y trouve l’origine, ou le pressentiment tout au moins, de quelques-unes des plus belles scènes de la Phèdre de Racine.

Mais une chose lui avait manqué, comme à ses prédécesseurs : je veux dire cette épreuve de la représentation, oui peut seule établir entre l’auteur dramatique et le public de son temps la communication sans laquelle, à proprement parler, il n’y a pas de drame. Ce que l’œuvre dramatique a, en effet, de caractéristique et de distinctif, c’est qu’étant faite pour être jouée — comme la peinture, par exemple, est faite, sans doute, pour réjouir les yeux, et la musique, d’abord et avant tout, pour charmer l’oreille, — on ne saurait vraiment la détacher ni des conditions matérielles de la représentation scénique, ni de la nature et de la composition du public auquel elle est destinée. Disons encore, si l’on veut, que, jusqu’à la représentation, il en est d’elle comme d’un enfant qui aurait vécu dans l’isolement de la famille, et dont on pourrait bien dire quels sont les traits les plus généraux de son caractère, mais non pas prédire ce qu’ils deviendront au contact de la vie. Ce contact de la vie pour l’œuvre dramatique, c’est l’épreuve de la représentation. Non seulement action, mais action publique, ses qualités ou ses défauts n’apparaissent, comme l’on dit, qu’aux chandelles. Et elle ne commence enfin d’être elle-même qu’autant qu’elle monte sur la scène pour s’exposer au jugement des spectateurs assemblés. Les tragédies de Garnier, représentées dans les collèges, par des lettrés et pour des lettrés, écrites pour être lues, n’appartiennent qu’à peine — et comme qui dirait pour mémoire — à l’histoire du théâtre français.

Pour mettre ce point hors de doute, il suffit de rappeler, après M. Rigal, qu’au temps de Jodelle ou de Garnier, non seulement il n’existait pas, à Paris, de théâtre régulier, mais il ne pouvait pas même y en avoir. Depuis qu’un arrêt du Parlement, rendu en 1548, avait interdit aux Confrères de la Passion — qui venaient justement alors de s’établir à l’hôtel de Bourgogne — « de jouer le mystère de la Passion de Notre Sauveur, ni autres mystères sacrés, sous peine d’amende arbitraire », comme lesdits Confrères n’en avaient pas moins conservé le droit exclusif de donner des représentations théâtrales — et, par conséquent, de les interdire à tous autres qu’eux-mêmes, — il en était résulté l’impossibilité de fonder ni théâtre permanent, ni troupe régulière, ni répertoire durable. Favorisé ou entretenu qu’il était par l’esprit processif et jaloux des Confrères, d’une part, et, de l’autre, par le mépris qu’on affectait, dans l’école de Ronsard, pour les soties, moralités ou farces, et « autres pareilles épisseries », ce bizarre état de choses ne dura guère moins de quarante ou cinquante ans. Sans doute aussi que, parmi le tumulte des armes — puisque c’est le temps alors des guerres de religion et des troubles de la Ligue, — on n’avait pas grand loisir pour songer au théâtre. Mais toujours est-il que pendant ces quarante ou cinquante ans, ni les troupes de province, en supposant qu’il en existât, ni les forains, ni les comédiens italiens ne purent prévaloir contre le privilège des Confrères de la Passion ; que c’est à peine si l’on donna, dans les collèges ou dans les hôtels privés, quelques représentations, qui, n’ayant pas de lendemain, participaient plutôt du caractère d’une solennité que de celui d’un divertissement habituel ; et qu’enfin il fallut attendre que les Confrères, n’attirant plus personne avec leurs farces, eussent pris d’eux-mêmes le parti de céder ou d’affermer leurs droits à de véritables comédiens2.

On se précipita par la brèche. Les comédiens italiens, protégés par la faveur royale, commencèrent de jouer assez régulièrement ; les forains, en 1596, obtinrent un jugement qui consacra leurs droits ; le Parlement refusa d’enregistrer la permission que Henri IV, en 1598, accorda aux Confrères de reprendre leurs anciens mystères ; et une troupe régulière vint enfin se fixer à Paris. Il semble bien qu’elle arrivât de province, et que ce fût celle dont Alexandre Hardy, depuis déjà quelques années sans doute, était le poète à gages ou le fournisseur attitré. Triste métier que le sien ! « M. Corneille nous a fait un grand tort, disait plus tard une comédienne en renom ; nous avions ci-devant des pièces de théâtre pour frais écus que l’on faisait en une nuit ; on y était accoutumé et nous gagnions beaucoup : présentement, les pièces de M. Corneille nous coûtent bien de l’argent, et nous gagnons peu de chose. » On jugera sur ces paroles de la situation d’Alexandre Hardy ; et, à raison de trois écus la pièce, bien loin de s’étonner qu’il en ait fait cinq ou six cents, on le trouvera modéré de n’en avoir pas fait davantage. De ces cinq ou six cents, il n’en a d’ailleurs, heureusement pour nous, imprimé qu’une quarantaine : soit neuf « poèmes dramatiques », dont il y en a huit de consécutifs, tirés des Chastes et loyales amours de Théagène et Chariclée ; cinq « pastorales » ; quinze « tragi-comédies » ; et douze « tragédies ». Admirons ici le courage de M. Rigal, qui ne les a pas seulement lues, mais analysées, l’une après l’autre, et beaucoup plus longuement, à notre avis du moins, qu’elles n’en valaient la peine.

Il alléguera, je pense, pour sa défense, que peu de gens, même de ceux qui en ont parlé, semblent avoir lu le théâtre d’Alexandre Hardy ; et je conviens avec lui qu’il y paraît assez, rien qu’à la manière dont ils en ont parlé.

C’est ainsi que, pour avoir tiré des Nouvelles de Cervantès trois pièces en tout sur quarante et une : Cornélie ; la Force du sang, la Belle Égyptienne ; une autre d’un autre recueil espagnol ; et une cinquième enfin, sa Félismène, de la Diane de Montemayor, on lui reproche d’avoir effrontément pillé le répertoire de Lope de Vega. — Je ne dis rien de Calderon, dont aussi bien M. Rigal eût pu se passer de parler. Né vers 1600, Calderon ne commença d’écrire qu’en 1619 ou 1620 ; et quand ses comédies furent imprimées pour la première fois, il y avait huit ou dix ans qu’Hardy était mort.

D’autres reprochent à notre poète qu’ayant trouvé le théâtre engagé par ses prédécesseurs dans les voies de la tragédie classique, il l’en aurait détourné pour le rendre à l’irrégularité ou à la grossièreté du moyen âge.

Et d’autres s’étonnent ou se plaignent enfin, qu’étant maître de faire ce qu’il voulait, il ait encore écrit tant de Didon, de Méléagre ou d’Ariane, au lieu de nous donner, comme le faisait alors Shakspeare en Angleterre, des Hamlet, des Macbeth, et des Richard III. Mais tous ces reproches tombent, nous dit M. Rigal, si l’on prend la peine de le lire et surtout si l’on daigne considérer en quel temps il a vécu. Disciple de Ronsard, et, comme tel, « classique » par goût, c’est par nécessité que Hardy a été « romantique ». Tout ce que l’on pouvait faire alors pour préparer la tragédie de Corneille ou de Racine même, il l’aurait fait. Et son seul crime, si c’en est un, serait d’avoir manqué de génie.

Je le crois volontiers ainsi ; — quoique d’ailleurs ce que je ne saurais accorder à M. Rigal c’est que le caractère « romantique » du théâtre de Hardy dépende uniquement de l’organisation matérielle de la scène au commencement du xviie siècle, et, en particulier, de la nécessité de conformer le choix de ses sujets aux exigences du décor multiple ou simultané. Non que je méconnaisse l’intérêt de la découverte — car c’en est une, — ou que j’en veuille diminuer l’importance. M. Rigal me paraît avoir parfaitement montré qu’en héritant de la salle de Bourgogne, la troupe de Hardy avait également hérité du matériel des Confrères, de leurs décors, et de la manière de les planter. C’était celle du moyen âge. Tout autour de la scène, du côté cour au côté jardin, dans un ordre déterminé par la nature du sujet, on disposait donc la figure des lieux où devait successivement se transporter l’action, de telle sorte qu’ils fussent tous à la fois présents aux yeux des spectateurs, et, ordinairement, pour la durée entière de la représentation. « Au milieu du théâtre — lisons-nous dans un manuscrit dont personne encore n’avait tiré parti plus ingénieusement que M. Rigal, — il fautune chambre garnie d’un superbe lit, lequel se ferme et ouvre quand il en est besoin. À un côté du théâtre, il faut une forteresse… Autour de ladite forteresse doit avoir une mer haute de deux pieds huit pouces, et à côté de la forteresse, un cimetière… Une fenêtre d’où l’on voit la boutique du peintre, qui soif à l’autre côté du théâtre, et, à côté de la boutique, il faut jardin ou bois, où il y ait des pommes, des grignons, des ardans et un moulin. » Cela fait en tout cinq compartiments, comme on voit, ou cinq mansions, ainsi qu’on disait au moyen âge ; et, à la vérité, si le décor est multiple, il ne resterait plus, pour s’assurer qu’il est simultané, qu’à connaître la pièce qui s’y jouait3. Or, voici, d’autre part, un texte qui semble trancher la question : « Il ne faut pas, dit l’auteur anonyme du Traité de la disposition du poème dramatique, il ne faut pas introduire ni approuver la règle qui ne représente qu’un lieu dans la scène. Par exemple, il se tient aujourd’hui, à même heure et en même temps, conseil de guerre à Paris et à Constantinople… Si, des intelligences qui peuvent être de part et d’autre, il doit réussir quelque belle action ; pour en représenter le commencement, le milieu et la fin, il faudra pratiquer dans le théâtre la ville de Paris et celle de Constantinople. » Mais que maintenant, de cette manière d’entendre et de disposer le décor, il résultât pour le théâtre une obligation de choisir de certains sujets ; qu’il s’ensuivît pour Hardy la nécessité de s’adresser « aux yeux plutôt qu’à l’âme, à la curiosité plutôt qu’à la raison » ; et qu’enfin, bien loin d’être libre de ses inventions, il ait dû les accommoder, les soumettre, et les ployer au système décoratif le plus spécial et le plus conventionnel, c’est une autre question, qu’il ne me semble pas que M. Rigal ait entièrement résolue.

Je n’oserais pas ici poser en fait, quoique j’incline à le penser, que tous les systèmes dramatiques peuvent s’arranger de tous les systèmes décoratifs ; — et réciproquement. S’il eût plu par exemple à Shakspeare de limiter l’action de son Hamlet aux murs d’une seule salle du palais d’Elseneur, je pense qu’il y eût réussi ; et, pareillement, si Racine avait voulu que les cinq actes de son Bajazet se jouassent dans cinq appartements différents du sérail, je crois que sa tragédie n’en serait pas moins tout ce qu’elle est. Aussi bien, dans un système décoratif que nous connaissons mal, mais qui ne devait pas laisser d’avoir quelques rapports, plus de rapports peut-être avec celui du décor simultané qu’avec celui du décor successif les Grecs n’ont-ils pas écrit des tragédies dont le système dramatique est à coup sûr plus voisin de celui de Racine que de celui de Shakspeare ? Quelle que soit au théâtre la tyrannie des conditions matérielles — et je ne nie pas qu’elle y soit plus pesante, moins facile à secouer qu’ailleurs, — il ne faut pourtant pas admettre que les révolutions de l’art dramatique soient à la merci du décorateur, ou, comme on disait alors, du feinteur. S’il est vrai, d’autre part, que le public demandât des décors, cinq décors successifs ne l’auraient-ils pas tout autant satisfait que cinq décors simultanés ? Successifs ou simultanés, n’allait-il pas au surplus cesser précisément d’en vouloir ? Prédécesseur immédiat de Corneille, ne peut-on pas reprocher justement à Hardy de n’avoir pas pressenti ce changement du goût ? Et enfin et surtout, si les raisons de son système dramatique ; si l’explication de la diversité des genres où il s’est essayé — depuis la pastorale, en passant par le drame bourgeois, jusqu’à la tragédie ; — si l’origine du caractère de son théâtre, en quelque sorte hybride et indéterminé plutôt que romantique, se trouvent dans des causes plus lointaines, plus profondes, plus générales qu’un système de décors, ne vaut-il pas mieux les y aller chercher, que de s’arrêter aux plus prochaines, aux plus matérielles, et aux plus petites ?

Il s’agissait en ce temps-là de recruter, de composer, de former le public ; et — pour ne parler que du genre sérieux, — puisque les Mystères avaient cessé de plaire, il s’agissait d’inventer, pour les remplacer, quelque autre chose qui procurât à peu près le même genre d’émotions et le même plaisir. Or, les poètes de la Pléiade avaient essayé d’acclimater la tragédie parmi nous ; et ils n’avaient plus tout à fait échoué, puisque, si l’on ne jouait pas les tragédies de Garnier, en revanche les éditions s’en succédaient d’année en année. — Je crois que l’on en a compté, de 1585 à 1618, plus d’éditions que d’aucun autre ouvrage contemporain. — D’un autre côté, la vogue des bergeries italiennes : l’Arcadia, l’Amynta, le Pastor fido, de la Diane espagnole de Montemayor, trois fois traduite en vingt-cinq ans, de 1578 à 1603 ; le prodigieux succès de l’Astrée dont les premiers volumes paraissaient en 1607 ou en 1610, avaient mis la pastorale ou comme on l’appelait souvent alors, la « fable bocagère » à la mode. Enfin les romans, ou plutôt les nouvelles des conteurs espagnols et italiens, de Bandello, par exemple, ou de Cervantès, étaient pour ainsi dire presque autant de tragi-comédies toutes faites qu‘il suffisait d’un peu d’adresse pour adapter au théâtre. Ignorant ou incertain qu’il était du vrai goût du public, uniquement soucieux de réussir, Hardy essaya donc alternativement de la pastorale, de la tragédie, de la tragi-comédie, sans autre ni plus haute ou plus noble ambition, que d’attirer les spectateurs à l’hôtel de Bourgogne. Il leur en donna, comme on dit familièrement, de toutes les façons, pour voir celle qui finirait par leur plaire. Et comme le goût ne se forme pas en un jour, il s’attarda dans ces alternatives, et ses successeurs s’y attardèrent comme lui — sans en excepter Corneille même, — jusqu’aux environs de 1640.

Par là se démêle, s’explique, et s’éclaircit l’apparente confusion que tous les historiens ont justement signalée dans cette période de l’histoire du théâtre français. Drames en prose et drames en vers, tragédies et tragi-comédies, drames historiques et drames légendaires, sujets pieux, sujets païens, pastorales mythologiques ou bergeries amoureuses, on dirait au théâtre, comme un peu partout, d’ailleurs, le triomphe, non pas de la liberté, mais de l’indiscipline et du dérèglement. Ce sont les genres qui cherchent à prendre conscience d’eux-mêmes ; qui se différencient en quelque sorte les uns des autres ; qui s’organisent ; qui travaillent sourdement à dégager comme d’un fonds d’indétermination primitive chacun sa propre individualité. Parmi tant de formes voisines, on sent bien qu’il doit y en avoir une qui sera quelque jour supérieure aux autres, comme réalisant plus complètement le genre de plaisir qu’on demande au théâtre ; ou comme étant plus conforme aux exigences du milieu social, de l’esprit du temps, du génie de la race ; ou comme étant peut-être en soi capable de plus de beautés, et de beautés plus pures ou plus nobles. Mais on ne sait pas encore laquelle. Sera-ce la tragédie ? Sous l’influence du siècle qui finit, tout imprégné des souvenirs classiques, on le croit tout d’abord. Mais tout à coup, entre 1620 et la fable bocagère l’emporte ; on met l’Astrée tout entière au théâtre ; il n’est plus question que de Céladons et de Silvanires, de Chryséides et d’Arimants, d’Aglantes et de Fossindes. Puis, à son tour, la tragi-comédie remplace la pastorale ; et c’est entre elle et la tragédie, dans l’œuvre des Scudéri, des Tristan, des Rotrou, des Du Ryer, que se livre alors la dernière bataille, la plus chaude, celle où ne dédaigne pas d’intervenir Richelieu lui-même, celle qui doit se terminer, grâce à l’auteur d’Horace et de Cinna, quoique pourtant en dépit de lui, par la victoire de la tragédie…

On peut ici préciser en deux mots la part propre d’Alexandre Hardy. Il a déterminé les conditions générales de l’art dramatique, et il en a fixé le caractère essentiel.

Faute d’avoir écrit pour se faire jouer, ce qui manquait le plus à ses prédécesseurs de l’école de Ronsard, c’était le sens du théâtre. La tragédie de Jodelle, celle de Grévin, celle de Garnier même, celle de Monchrestien, toute en chœurs et toute en monologues, dépourvue d’action et de mouvement, n’est qu’un exercice lyrique ou oratoire. Le poète, plus ou moins intéressé lui-même, et plus ou moins profondément ému par quelqu’une des catastrophes de l’histoire ou du roman, faisait de son lecteur le confident de ses impressions, sans jamais négliger les moyens qu’il croyait avoir de s’en faire un admirateur. Artiste avant d’être poète, et poète avant d’être auteur dramatique, il songeait moins, en le traitant, à son sujet qu’à lui-même ; et son ambition n’était pas de faire vivre ses personnages : il ne travaillait qu’à se ménager, en quelque sorte, une réputation dans la leur, et comme qui dirait à charger Jules César de transmettre à la postérité le nom de Jacques Grévin. Mais en supprimant les chœurs, en raccourcissant les monologues, en équilibrant les actes — dont il y en avait avant lui qui ne consistaient qu’en une seule scène, — en compliquant enfin l’intrigue, Hardy a fait passer la tragédie française du mode oratoire ou lyrique au mode proprement dramatique. Ayant compris, ou senti le premier que le drame était action, il a senti ou compris que la première obligation de l’auteur dramatique était de s’aliéner de son œuvre. Et, à la vérité, il n’a pas tout à fait réussi, en ce sens que longtemps, jusqu’à Racine même, la tragédie française est demeurée trop oratoire encore. Et quand il aurait réussi, son mérite ne laisserait pas d’être quelque peu diminué par l’espèce d’impossibilité où il était de ne pas l’avoir : — par lui ou par un autre, il fallait bien, pour pouvoir se développer librement, que le drame se dégageât du lyrisme, ou qu’il mourût en naissant. Mais enfin, dans l’histoire, c’est quelque chose que d’avoir paru le premier ; et cette chance a été celle d’Alexandre Hardy.

Moins heureux sur un autre point, il n’a pas pu d’ailleurs achever l’œuvre, et, après avoir dégagé le drame du lyrisme, n’ayant pas le génie qu’il fallait, il n’a pas pu le distinguer et le différencier du roman. Ses successeurs immédiats n’y réussiront pas mieux que lui ; et là même est la raison de ce qu’on pourrait appeler, entre 1630 et 1610, le retour offensif de la tragi-comédie. On veut maintenant de l’action dans le drame. Pour satisfaire à cette condition qu’on exige de lui, le drame tente sur lui-même une épreuve nouvelle. Faute d’être encore assez déterminé dans sa nature, il essaie d’acquérir, s’il le peut, les qualités qui font autour de lui le succès du roman ; — et c’est la tragi-comédie. De là, dans le théâtre de Hardy, comme dans celui de ses successeurs, la complication de l’intrigue et la multiplicité des épisodes ; de là encore le choix des sujets, l’étrangeté, l’invraisemblance des aventures ; de là toujours cette résistance aux unités, dont la rigueur, en raccourcissant la durée de l’action, enlèverait à l’auteur les effets qu’il veut tirer de la diversité et de l’intervalle des temps. Si le drame sait qu’il doit être une action, il cou fond malheureusement encore l’action avec l’agitation. Il brouille ses moyens avec ceux d’un autre art ou d’un autre genre ; et la confusion va durer, comme nous le disions, jusqu’à ce que Corneille, en mettant l’action où elle doit être — je veux dire, dans l’exercice de la volonté, — ne laisse plus de ressources à ses anciens rivaux que dans la retraite, comme à Mairet, ou, ce qui est plus significatif encore, que dans le roman, comme à Scudéri et comme à La Calprenède.

Puisque ce n’est pas de Corneille que je parle, on me permettra de ne pas insister. Mais je voudrais que l’on vît ici ce qu’en un certain sens il y a de vain ou de puéril, d’artificiel ou d’arbitraire, et, en un autre sens, ce qu’il y a de fondé dans les distinctions que l’on a si souvent essayé d’établir entre la tragi-comédie et la tragédie proprement dite.

Les auteurs eux-mêmes ne s’en sont pas nettement rendu compte. On a peine à saisir la différence que Hardy a mise ou cru mettre entre ses tragédies et ses tragi-comédies. Et, s’il était vrai que, comme on le répète encore, le propre de la tragi-comédie fût de se terminer heureusement, par une réconciliation, par un mariage, par une apothéose, Corneille n’en aurait donc pas écrit de plus caractérisée que Cinna, la dernière pourtant de ses pièces à qui l’on disputera jamais le nom de tragédie ! Mais le fond de la pensée de Corneille, comme de celle de ses contemporains, comme de celle aussi de Hardy, c’est qu’il n’y a de vrais sujets de tragédie que les sujets historiques, et que, par conséquent, tous les autres appartiennent à l’espèce de la tragi-comédie. Seulement, comme les frontières de l’histoire sont flottantes, et que Corneille lui-même, dans ses sujets historiques, dans son Cinna même, et dans ses Othon ou dans ses Sertorius, n’a jamais pu prendre sur lui de ne pas les transgresser, Hardy aussi n’a pas pu s’empêcher de mêler le roman à l’histoire, de l’embellir de ses propres inventions, de la refaire au besoin quand elle ne lui semblait pas assez intéressante ; et c’est pour cela qu’il ne sait trop souvent, non plus que nous, de quel nom il doit nommer ses pièces. Ou, si l’on veut encore, et en prenant un autre chemin pour aboutir aux mêmes conclusions : comme la tragi-comédie, tout en la combattant, ne tendait pas moins vers la tragédie comme vers une forme plus sévère et plus pure d’elle-même, elle en diffère dans la mesure, très diverse pour chaque cas, dont les variétés d’un même genre diffèrent de celle qui contient, qui résume, et qui réalise en soi, à un degré supérieur, ce qu’elles ont toutes de commun et d’essentiel.

Je ne sais ce que M. Rigal pensera de ces considérations. Mais pour nous, beaucoup plus que tout ce qu’on pourra nous dire du décor simultané, nous persistons à croire que ce sont ces grandes causes qui ont contribué à déterminer le caractère du théâtre de Hardy. À tout le moins ne voyons-nous pas de motif pour qu’elles n’eussent pas aussi bien agi dans le système du décor successif liées quelles étaient à l’état du théâtre, à l’esprit du temps, et surtout à cette loi qui ne veut pas que, dans aucun art, aucun genre ait jamais débuté par ses chefs-d’œuvre. « Ni la nature, ni Dieu même, a-t-on bien osé dire, ne débutent tout à coup par leurs grands ouvrages : on crayonne avant que de peindre, on dessine avant que de bâtir » ; et l’admiration intéressée ou convenue des décadents pour les primitifs ne changera rien à cette loi, qui n’est dans l’histoire des genres littéraires que l’application de la loi la plus générale des choses. Pour que la tragédie française atteignît sa perfection, il fallait qu’elle eût traversé plusieurs formes inférieures ou rudimentaires d’elle-même. Quel que fût le système décoratif en usage de son temps, Hardy n’aurait donc pas pu franchir les degrés auxquels — et je me retrouve avec M. Rigal d’accord sur ce point — on lui reproche tout à fait à tort de s’être attardé. Avant que le public pût sentir le prix d’une intrigue aussi simple que celle d’Andromaque ou de Britannicus, il fallait qu’il se fût lassé des intrigues implexes de Rodogune et d’Héraclius. Mais avant de s’en lasser, il fallait qu’il les eût goûtées. Et avant enfin de les goûter il fallait qu’il les eût souhaitées. Même le système du décor unique, s’il eût triomphé dès le temps de Hardy, n’eût pas pu empêcher les choses de se passer de la sorte. Et, la preuve, après tout, n’en est-elle pas que, dans le système du décor simultané, s’il a fait plus mal, Hardy n’a rien fait de plus compliqué que cet Héraclius ou cette Rodogune dont nous rappelions à l’instant les titres ?

Mais cela ne nous empêchera pas de louer comme il convient M. Rigal de sa découverte. Si elle n’explique pas en effet le caractère du théâtre de Hardy, elle est intéressante pour l’histoire générale du théâtre français, dont il semble qu’elle éclaire dès à présent plus d’un point obscur.

C’est ainsi que l’existence de ce système décoratif, hérité, comme nous l’avons dit, de celui du moyen âge, pourrait prouver à elle seule que les tragédies du xvie siècle n’ont jamais été représentées sur un véritable théâtre. Car, comme le dit très bien M. Rigal, « peut-on admettre que les Didon, les Porcie, les Hippolyte aient été jouées avec une mise en scène empruntée au moyen âge et devant des spectateurs qui n’en admettaient pas d’autre ? Ou bien est-il vraisemblable que cette mise en scène si singulière, qui ne pouvait être acceptée que par des spectateurs accoutumés à elle et aveuglés sur ses défauts, ait été d’abord abandonnée par les Confrères, ses défenseurs naturels, et reprise par les comédiens ? » Évidemment non, répond M. Rigal, — et il le dit peut-être avec trop d’assurance.

D’un autre côté, une fois bien établie, l’existence de ce système décoratif nous explique plus d’un texte jusqu’à présent mal compris. M. Rigal en cite un de Corneille, dans son Examen de Mélite. « Le sens commun, qui était toute ma règle, m’avait donné assez d’aversion pour cet horrible dérèglement qui mettait Paris, Rome et Constantinople sur le même théâtre, pour réduire le mien dans une seule ville… » Il faudra prendre désormais ce passage à la lettre, comme aussi bien quelques passages analogues de d’Aubignac et de La Mesnardière.

Enfin, peut-être, un jour, puisque ce système était celui du moyen âge, sa persistance pendant les premières années du xviie siècle permettra-t-elle de rattacher les origines de la tragédie classique aux mystères du moyen âge… Il faudra toutefois pour cela que l’on ait étudié la question de plus près, et, comme le demande M. Rigal lui-même, que, franchissant les frontières de notre littérature, on ait éclairci la question de la mise en scène au temps de Lope de Vega et de Calderon en Espagne, ainsi que de Shakspeare en Angleterre.

Le livre de M. Rigal a d’ailleurs d’autres mérites encore, quand ce ne serait, comme on l’a vu, que de modifier assez profondément le jugement qu’on porte d’ordinaire sur Alexandre Hardy, et dont Nisard, dans son Histoire de la littérature française, peut passer pour l’interprète le plus autorisé, « Il y eut à la fin du xvie siècle, dit Nisard, une espèce d’insurrection contre la tragédie savante, dont le chef et le héros fut Alexandre Hardy. Hardy n’inventa rien, il emprunta où il put. Il imita les imitations de Jodelle et de Garnier. Il mêla les chœurs, les nourrices, les messagers du théâtre antique, avec les Pantalons italiens ou les Matamores espagnols. » Ce sont là presque autant d’erreurs que de mots.

Un autre historien dit encore : « Une semaine lui suffisait pour inventer, écrire et livrer une tragédie. Il imitait ainsi les auteurs espagnols. Il faisait mieux : il les pillait ; les nouvelles de Cervantès et les pièces de Lope de Vega étaient sa mine d’or. » Qui ne croirait, en lisant ces lignes, que les Nouvelles de Cervantès se comptent au moins par dizaines, comme celles de Boccace ou de Marguerite ? Grâce à M. Rigal, nous saurons désormais ce qu’il nous faut penser de ces jugements, ou plutôt de ces exécutions sommaires.

À la vérité, quand M. Rigal nous parle des « préoccupations artistiques » de Hardy, je crains qu’à son tour il n’exagère. Je crains surtout qu’il ne confonde les temps. Lorsque Hardy s’avisa, en 1623 seulement, de soumettre son œuvre au jugement des lettrés, il y avait près de trente ans qu’il travaillait sans se soucier de leur opinion, et la preuve, c’est que, quelque idée qu’il se fit de lui-même, il ne trouva que quarante et une de ses cinq ou six cents pièces qui lui parussent dignes de l’impression. Mais il ne fut pas non plus le comédien ignorant, le poète populaire, ni surtout l’insurgé que l’on dit. Il ne forma certes point le projet de substituer la liberté du drame espagnol à la régularité commençante des tragédies de Garnier. Autant que des Espagnols ou des italiens, il s’inspira de Plutarque ; et s’il traita volontiers des sujets romanesques, il en traita d’historiques aussi, qu’on avait traités avant lui, qu’on devait traiter après lui. Avec ses intrigues empruntées ou « pillées » — dont il n’y en a d’ailleurs pas une qu’il doive à Lope de Vega, — il n’en fut pas moins un inventeur, un inventeur adroit et fécond, dont les « pilleries » n’ont rien de plus reprochable que celles de ses successeurs. Je ne sache pas que Corneille ait « inventé » le sujet du Cid, ou Molière celui de l’Avare, ou Racine celui de Phèdre, ou Shakspeare celui de Roméo, ou Goethe celui de Faust. Ce qu’il prenait à Cervantès ou à Plutarque, Hardy l’a comme eux accommodé à la scène ; et il a d’ailleurs manqué de génie, il a manqué de style, il a manqué d’art au point qu’on n’en manque pas davantage, mais précisément, au sens où l’on entend habituellement le mot, ce qu’il a été, c’est un inventeur.

Comment cependant a-t-on pu s’y méprendre ? C’est qu’on l’a peu lu, tout d’abord ; et puis, c’est que l’on voulait que Corneille eût tout créé, tout tiré du néant. Ce n’était donc, avant le Cid,

Qu’une confusion, qu’une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme.

Nisard encore le dit presque textuellement. Aussi tous ceux qui s’étaient permis de précéder Corneille, les supprimait-on, croyant ainsi le rendre lui-même plus extraordinaire et plus grand. J’ai protesté plus d’une fois contre cette manière de louer Corneille, dont la part est sans doute assez belle, sans qu’on la grossisse aux dépens de celle de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Non seulement Corneille n’a pas « créé » les moyens de son art, mais on ne peut pas même dire qu’il ait opéré dans l’histoire du théâtre français ce qu’on appelle une révolution. S’il a fait œuvre de génie, cette œuvre n’a pas consisté, comme on le semble croire, à tirer quelque chose du néant, ni même à s’insurger contre la façon dont ses contemporains comprenaient et traitaient le théâtre, mais à voir plus clair qu’eux dans leurs propres intentions ; mais à dégager, de la multiplicité de leurs tentatives et de la lettre de leurs préceptes, l’esprit de la vraie tragédie ; mais enfin à exécuter ce qu’ils n’avaient, jusqu’à lui, que confusément et maladroitement ébauché.

C’est ce que l’on verra déjà dans le livre de M. Rigal ; et j’ajoute que c’est ce que l’on y verrait encore mieux, s’il y avait aussi parlé des successeurs immédiats et des contemporains de Hardy. Pour gros que soi ! son livre, dirai-je qu’il est écourté ? Non pas ! mais qu’il eût pu le faire à la fois plus court et plus complet. Hardy n’a pas d’intérêt par lui-même, et, du ton qu’il en parle, je ne pense pas que M. Rigal demande qu’on en reprenne jamais aucune pièce. Il ne demande seulement pas — ni nous non plus — qu’on lise son auteur ; et même c’est pour cela, pour nous en épargner la fatigue et l’ennui, qu’il en a si consciencieusement analysé jusqu’aux Pastorales. Et je ne doute pas enfin qu’il ne convienne que celui-là serait cruellement désappointé, qui voudrait lier avec Hardy des rapports plus étroits, une connaissance plus intime, un commerce plus familier. Jamais peut-être on n’a plus mal écrit en vers, d’un style à la fois plus emphatique et plus plat. Jamais non plus on n’a dépensé plus de mots pour dire moins de choses, ni entassé plus d’invraisemblances pour produire au total moins d’effets.

Qu’est-ce à dire, sinon que Hardy, dans l’histoire du théâtre français, représente moins un auteur qu’un moment, et son théâtre bien moins une œuvre qu’une époque ?

On aurait aimé que M. Rigal s’attachât donc plutôt à étudier le moment que l’homme, et qu’il sacrifiât un peu de l’analyse de l’œuvre à l’histoire de l’époque. Il l’a bien fait pour les prédécesseurs de Hardy ! Il aurait pu le faire aussi pour ses successeurs. Il a bien senti que, pour caractériser le rôle de Hardy, il lui fallait remonter jusqu’à Garnier, jusqu’à Jodelle, jusqu’aux derniers Mystères. J’aurais voulu qu’il prolongeât son étude encore de quelques années, et qu’il menât ainsi l’histoire du théâtre français jusqu’au Cid, ou mieux jusqu’à Horace et jusqu’à Cinna, si nos actions ne sont rien, ou peu de chose par elles-mêmes, si elles dépendent surtout de leurs intentions et de leurs conséquences, il n’en est pas autrement de la plupart des œuvres dans l’histoire de la littérature ou de l’art, et ce qui les a suivies ne sert pas moins à les expliquer que ce qui les a précédées…

Mais je me reprocherais de finir sur ce mot. Tel qu’il est, trop gros, trop compact, et pourtant incomplet, le livre de M. Rigal est de ceux dont on peut dire qu’il nous manquait. D’autres avaient écrit l’histoire de la tragédie française au xvie siècle ; et s’il y a beaucoup à dire encore de Corneille ou de Racine, cependant on les connaît. Ce que l’on connaissait moins, c’est justement leurs prédécesseurs, et c’est peut-être surtout Hardy, quoique Tristan, par exemple, ou Du Ryer soient encore assez ignorés. On le connaîtra maintenant, grâce à M. Rigal, et de cette connaissance, nous avons essayé de montrer le profit que tirerait l’histoire générale du théâtre français.

Le roman français au XVIIe siècle4 §

I §

Facile à lire, agréable même, élégamment écrit, jeune, honnête et délicat, me sera-t-il permis de regretter que le livre de M. André Le Breton sur le Roman au xviie siècle ne soit pas tout à fait celui que j’attendais, qui nous manque, et qu’il est surprenant que personne encore ne nous ait donné. Non qu’il n’y ait plus d’une manière de concevoir le même livre ; — et, là-dessus, je me doute bien qu’à Genève ou à Lausanne quelqu’un me reprochera qu’au lieu de louer le livre de M. Le Breton, je commence par lui proposer un moyen de le refaire. Mais, sans exiger qu’il eût lui-même lu, analysé, et jugé tout ce que le xviie siècle a vu naître et mourir de romans — puisque aussi bien un Allemand, M. Körting, l’avait fait avant lui, et, avant M. Körting, au siècle dernier, les laborieux compilateurs de la Bibliothèque des romans, — ne faut-il pas bien que je dise que trop d’œuvres, que trop de noms surtout sont presque absents du livre de M. Le Breton, quand, par exemple, ce ne seraient que ceux de Gomberville et de La Calprenède ? Imaginez qu’on eût omis, dans une histoire du roman anglais au xixe siècle, les noms de Walter Scott et de Fenimore Cooper.

Il faut encore que je me plaigne de ne pas voir assez clairement dans le livre de M. Le Breton ce que quelques-unes de ces interminables fictions, toutes ou presque toutes également illisibles aujourd’hui, ne laissent pourtant pas d’avoir eu de supérieur à d’autres, en leur temps, et combien l’Astrée d’Honoré d’Urfé est au-dessus des Artamène, des Ibrahim et des Clélie de Madeleine de Scudéri. Car il y a des degrés dans la médiocrité même, quoi qu’en ait dit Boileau : il y en a jusque dans le pire.

Et si enfin, pour s’être abandonné comme à la dérive de ces longs récits qu’il parcourait sans doute avec une attention un peu distraite, je crains que M. Le Breton n’ait perdu de vue son véritable sujet, ne le dirai-je pas aussi ? n’essayerai-je pas de montrer où il est, en quoi précisément l’intérêt en consiste ? comment on pouvait s’y prendre pour le faire ressortir ? Ou plutôt, si je ne l’essayais pas, n’est-ce pas alors que le lecteur et M. Le Breton lui-même auraient le droit de me demander pourquoi je vais parler du Roman français au xviie ? La critique n’est pas un commerce d’éloges ou un assaut d’épigrammes, ni peut-être un moyen de satisfaire, en les exprimant, nos goûts ou notre humeur individuelle, mais un effort commun, et, si je puis ainsi parler, une collaboration des critiques avec les auteurs pour la certitude et pour la vérité.

Où est donc l’intérêt d’une histoire du Roman français au xviie siècle ? Car, à Dieu ne plaise que nous invitions personne à relire le Cyrus ou l’Astrée même ! M. Le Breton ne le voudrait pas ! Rien de plus insipide pour nous ; et si je goûte encore l’Astrée, moi qui écris, j’ai peur que ce ne soit point pour ses grâces aujourd’hui fanées, mais pour avoir malheureusement lu trop de Germinie Lacerteux, trop de Bête humaine, trop de Sébastien Roch

Il n’y a pas lieu non plus d’en appeler du jugement que l’histoire a porté sur nos vieux romanciers. Autant vaudrait qu’on essayât de réhabiliter la Pucelle de Chapelain ! Et il est vrai qu’on l’a tenté ; mais M. Le Breton a trop de goût, il a surtout le goût trop fin et trop modeste pour s’amuser à ce paradoxe ; et ses conclusions sur « les primitifs du roman moderne », mieux motivées seulement, ne diffèrent pas beaucoup de celles que la tradition semble avoir consacrées.

Enfin, pour ce que Cyrus ou Clélie contiennent de peintures de la société française du temps, qui ne le saurait pas, c’est qu’il faudrait qu’il fût sourd, de ne pas l’avoir entendu crier par la voix emphatique, et même tonitruante, de Victor Cousin. Si d’ailleurs ces peintures sont aussi fidèles que le paraît croire M. Le Breton, et si tant de Lettres, tant de Mémoires, tant de Sermons aussi ne les suppléeraient pas, je ne l’examine point. Mais on sait qu’elles y sont ; on le sait depuis longtemps ; et, de nous montrer qu’elles y sont, M. Le Breton n’a pas pensé que cela pût suffire à nous intéresser. L’intérêt du sujet est ailleurs, et uniquement dans la nature de la question ou du problème qu’il soulève.

Car c’est bien un problème. Beaucoup de ces romanciers ne sont pas les premiers venus et toutes différences gardées : de temps, de milieu, de mœurs,

Combien y en a-t-il, je dis des plus huppés,

parmi nos romanciers contemporains, qui aient la subtilité, la dextérité d’analyse, le charme réel de d’Urfé, son style sinueux et enveloppant ? ou la verve bouffonne de Scarron ? ou « le diable au corps » de ce Gascon de La Calprenède ?

Nous savons, d’autre part, qu’on les a lus avidement, passionnément. Qui ne connaît les vers de La Fontaine sur d’Urfé :

Étant petit garçon, je lisais son roman,
Et je le lis encore, ayant la barbe grise… ?

Le grand Condé, dans la tranchée, devant Fribourg, « passait des heures » avec un volume de Cassandre, — ce qui lui valait immédiatement la dédicace de Cléopâtre. Mme de Sévigné ne se lassait pas de louer cette « beauté de sentiments », cette « violence de passions », cette « grandeur d’événements », qui la faisaient tressaillir ou presque pâmer d’aise. Voilà d’illustres cautions, des cautions plus que bourgeoises ! Voilà surtout la preuve que cette faveur publique, indispensable au développement des genres, n’a pas manqué à nos romanciers.

Mais, en outre, et c’est ici que le problème, en se compliquant, achève de se préciser, tous, tant qu’ils sont, ils ont écrit, si nous en exceptons d’Urfé, dans le temps même de la perfection de la langue, dans les plus belles années du xviie siècle, contemporains de Corneille et de Molière, de La Fontaine et de Racine, de Pascal et de Bossuet, de Bourdaloue et de La Bruyère. Comment donc se fait-il qu’il ne soit rien ou presque rien resté d’eux ? que, de tous leurs volumes, le seul qu’on lise encore soit la Princesse de Clèves, peut-être parce qu’il est le plus court ? et d’où vient qu’entre tant de chefs-d’œuvre — de Polyeucte et de Tartuffe, d’Andromaque et de Fables, — nous ne puissions compter qu’une « Nouvelle », et à vrai dire, pas un seul roman ?

On en pourrait donner bien des raisons, si l’on le voulait, mais il n’y en a qu’une ici qui serve. Le roman français du xviie siècle n’a pas eu conscience de la nature ou de l’objet du roman : je dirais volontiers de sa destination. Il n’a pas su ou il n’a pas pu, comme le faisait précisément alors la tragédie, sa rivale en popularité, se différencier des espèces littéraires voisines : épopée, tragédie, comédie, satire. Et tendant constamment vers sa définition, sans y pouvoir atteindre, son histoire n’est, depuis l’Astrée jusqu’à Gil Blas, que celle de ses tâtonnements ou de ses aventures à la recherche de lui-même.

Tout s’éclaire par là, dans sa chronologie un peu confuse ; et, avec la clarté, les motifs de s’y intéresser apparaissent dans cette fatrasserie.

Idéalistes ou réalistes, Sorel et d’Urfé, Gomberville et Scarron, La Calprenède et Furetière, qu’ils inventent ou qu’ils imitent, qu’ils aillent emprunter leurs sujets à l’histoire, ou qu’ils les tirent de la chronique de leur quartier, que les héros de leurs récits s’appellent Cyrus ou M. Vollichon, Alexandre ou Ragotin, Mandane ou Javotte, ce qui leur manque à tous, c’est de savoir ce qu’ils veulent faire, — et même ce qu’ils font.

Ne s’agit-il peut-être que d’embellir l’histoire, comme par exemple, dans sa Jérusalem, le Tasse a fait de la Croisade ? La Calprenède et Scudéri le disent. Ou bien ne serait-ce pas une manière d’enseigner l’histoire même, sous le voile de la fiction ? On le pourrait croire, à les entendre se vanter de ne rien dire « qu’ils ne puissent soutenir véritable quand il leur plaira », ou à les voir insister sur de certains détails : « Il prit alors, dit Mlle de Scudéri, des tablettes de bois de cèdre, de plomb et d’écorce, les plus magnifiquement enrichies, car toute l’antiquité ne connut ni papier ni encre… » À moins encore qu’ils ne mettent leur principal effort à peindre les passions de l’amour, ou à tracer les portraits de leurs contemporains, ou à romancer l’histoire qui se fait autour d’eux, ou à embarrasser agréablement la curiosité du lecteur dans l’inextricable complication de leurs intrigues ?

Mais le fait est qu’ils l’ignorent. Ils se doutent seulement qu’il y aurait quelque chose à faire. Ils sentent que ni l’épopée, ni la tragédie, ni la comédie, ni la satire n’épuisent, pour ainsi parler, ce que la vie humaine a de littérairement imitable. Chacun d’eux, pour sa part, avec des moyens différents, s’y évertue de tout son art. Et ceux-là seuls d’entre eux ont laissé une trace ou un nom, à défaut d’un chef-d’œuvre, qui y ont réussi en un point : je veux dire dont les exemples ont fixé l’un des traits essentiels de la définition du genre.

II §

C’est d’Urfé qui commence — Honoré d’Urfé, marquis de Valromey, baron de Virieu-le-Grand, gentilhomme ordinaire de la chambre, — avec cette Astrée, dont le titre est un symbole, et dont il suffira de rappeler, pour aider à en mesurer l’influence, qu’on en retrouve encore la veine, filtrée par la tragédie de Racine et par la comédie de Marivaux, jusque dans les romans de George Sand. Nous ne saurions lien ajouter d’ailleurs à ce que M. Émile Montégut en disait, voilà tantôt une vingtaine d’années5, dans des pages que je crains que M. Le Breton n’ait pas lues. « L’Astrée est un beau livre, un livre de haute portée, presque un grand livre » ; et nous, dans l’histoire du roman, pour le coup qu’elle a porté aux romans de chevalerie, nous la comparerions volontiers à Don Quichotte.

Des bords imaginaires et des régions fabuleuses où les auteurs des Amadis aimaient à égarer les exploits de leurs Esplandian et de leurs Palmerin, l’Astrée a ramené la scène du roman sur les rives du Lignon, dans ce Forez dont les d’Urfé étaient originaires, et elle a rafraîchi ou renouvelé ainsi, dans les imaginations, avec le son liment de la nature, celui de la réalité. « Que si quelqu’un me blâme, ô ma bergère, dit Honoré lui-même à son Astrée, de t’avoir choisi un théâtre peu renommé en l’Europe, t’ayant élu le Forez, réponds-leur que c’est le lieu de ta naissance ; que ce nom de Forez sonne je ne sais quoi de champêtre, et que le pays est tellement composé le long de sa rivière de Lignon qu’il semble qu’il convie chacun à y vouloir passer une vie semblable… Nous devons cela au lieu de notre naissance et de notre demeure de le rendre le plus honoré et renommé nous est possible. »

Nous nous devons aussi, à nous-mêmes, et aux autres, de les faire profiler de notre expérience ; et c’est encore ce qu’il y avait de nouveau dans l’Astrée : le déguisement transparent sous lequel d’Urfé s’y mettait en scène, lui, les siens, et ses contemporains. « Toutes les histoires de l’Astrée ont un fondement véritable, mais l’auteur les a toutes romancées, si j’ose user de ce mot », nous dit l’avocat Patru, et il nous apprend, de l’aveu de d’Urfé, que Céladon, c’était d’Urfé ; Astrée, sa propre femme, Diane de Châteaumorand ; Calidon, Monsieur le Prince ; Daphnide, Mme de Beaufort ; Thorismond, Henri III ; la cour enfin du grand Enric, la cour même de Henri IV. Neuf et original alors, on sait assez la fortune que devait faire ce procédé de perpétuelle allusion. Ne l’oublie-t-on pas trop quand on reproche si vivement à nos romanciers contemporains qu’ils s’inspirent de l’événement du jour ou du scandale de la veille ? Ce n’est qu’une question d’art, et surtout de mesure à garder. Pour imiter la vie, il faut bien que l’on commence par la copier, comme le peintre fait la nature ; et quel moyen plus sûr ou plus fidèle y en a-t-il que de mouler ses inventions, si je puis ainsi dire, sur les occasions qu’elle nous en présente ?

Un autre mérite encore de d’Urfé, c’est d’avoir le premier, dans l’histoire du roman moderne, compris l’importance des passions de l’amour, et d’en avoir fait ce que l’on pourrait appeler l’âme ou à tout le moins l’une des conditions d’existence du genre. On ne le voit pas bien, quand on s’attache, comme on fait d’ordinaire, à la faille principale de l’Astrée. Elle est longue, et confuse, et traînante. Mais, justement, c’est elle qu’il faut que l’on néglige, pour ne retenir que les épisodes qui la diversifient ; et c’est alors que l’on admire la richesse, la fécondité, la subtilité d’invention et d’observation de d’Urfé. « Toutes les variétés de l’amour, dit à ce propos M. Émile Montégut, avec quelle vigueur et quelle souplesse à la fois n’a-t-il pas su les saisir et les peindre, imitant avec une adresse souvent incomparable le tour propre à chacune d’elles, subtil avec l’amour de Sylvandre, noblement platonicien avec l’amour de Tircis, orageux et violent avec l’amour de Darnon et de Madonthe, véhément et énergique avec l’amour de Chryséide et d’Arimant, brutalement sensuel et presque bestial avec l’amour de Valentinian et d’Eudoxie, gai et spirituellement cynique avec les amours volages et inconstants d’Hylas. »

Ajouterai-je qu’à cet égard d’Urfé est en avance non seulement sur ses contemporains, mais encore et déjà sur la plupart de ceux qui le suivront ? Racine seul, au xviie siècle, saura peindre et représenter comme d’Urfé les passions de l’amour. Mais, par malheur, et en attendant que Racine paraisse, voici qu’aux mains des dramaturges qui pendant vingt-cinq ans ne vont guère s’inspirer que de l’Astrée, comme aux mains des romanciers qui l’imitent, la peinture de l’amour, monotone et métaphysique, va dégénérer en celle d’une fade galanterie qui n’en est que la contrefaçon.

Pour s’en apercevoir, et pour se sentir transporté dans un monde où la fiction ne recouvre plus la réalité, n’enveloppe et ne vêt que la fantaisie du romancier, il ne faut que passer de d’Urfé à Gomberville, et de l’Astrée à la Caritée, au Polexandre ou à la Cythérée. Il semble qu’ici les Amadis renaissent ; et, si j’osais essayer de parler le langage du temps, on y nage dans l’océan de l’invraisemblance, d’où l’on ne se sauve qu’en s’échouant sur l’écueil du ridicule. La seule chose qui explique le succès du Polexandre (car il fut prodigieux) — et qui est en même temps une indication du goût des contemporains, — c’est ce qu’il contient, non pas même de descriptions, mais de renseignements géographiques. Les Canaries à la cour de France, de la cour de France au Sénégal, au Maroc, au Pérou, au Mexique, on y parcourt l’univers habité. Les allusions y sont nombreuses, aussi. Mais l’intérêt y ploie et y rompt, pour ainsi dire, sous l’invraisemblance des événements, sous la complication de l’intrigue, sous la surcharge des embellissements que l’auteur y prodigue d’une édition à l’autre ; et il n’en demeure finalement, dans la mémoire et dans l’histoire, que l’impression d’un recul du roman sur le progrès que le genre avait précédemment accompli.

D’un autre côté, le vieux fonds gaulois subsiste toujours, et la politesse nouvelle n’en a pas encore triomphé. Dans cette même société qui travaille à épurer les mœurs, à spiritualiser au moins l’expression de l’amour, ils sont toute une école qui prétend, au contraire, continuer d’aimer « à la vieille française », sans tant de phrases ni de manigances, et « pour soy rigoler », comme eût dit Rabelais. Demi-bourgeois et demi-libertins, c’est pour eux que Charles Sorel écrit son Histoire comique de Francion, et cette longue parodie du Berger extravagant, à laquelle M. Le Breton consacre l’un des meilleurs chapitres de son livre, et presque le plus neuf. « Montrer toutes les déconvenues dont serait victime un homme assez fou pour prendre au pied de la lettre les romanciers à la mode, et pour se conduire dans la réalité comme tous leurs personnages, tel est le but du Berger extravagant » ; et ces longs romans d’amour dont il est ainsi la parodie, contentons-nous d’ajouter que l’Histoire comique de Francion, qui lui est antérieure, en était déjà la plus grossière et plus obscène que spirituelle contrepartie.

Mais les mœurs bourgeoises étaient-elles peut-être alors, entre 1625 et 1650, trop peu caractérisées, je veux dire trop uniformes ? les trouvait-on trop basses pour être imitées ? bonnes tout au plus à être raillées ? et le courant du siècle, favorisé par les circonstances, allait-il invinciblement à l’héroïque et au passionné ? toujours est-il qu’on put bien lire Francion, et le Berger extravagant, on ne les suivit point, on ne les imita guère, et, prenant encore une direction nouvelle, qui n’était ni celle de Francion, ni celle de l’Astrée, l’intérêt que le roman était incapable de trouver dans le récit des aventures privées et dans la peinture des mœurs quotidiennes, il l’alla demander à l’histoire.

C’est, en effet, le caractère des romans de La Calprenède, et sa Cassandre, sa Cléopâtre et son Faramond sont une espèce de cours d’histoire universelle, à peu près comme les romans de Walter Scott sont un cours d’histoire d’Angleterre, ou ceux de notre Dumas — depuis la Dame de Montsoreau jusqu’aux Louves de Machecoul, — un cours d’histoire de France. Il est même curieux, à ce propos, de noter que dans le Bulletin de la librairie du temps, si je puis ainsi dire : R. P. Ludovici Jacob parisina, les romans de La Calprenède et de Scudéri se trouvent catalogués sous la rubrique d’Historia mixta, pêle-mêle avec des ouvrages comme l’Introduction succincte à la connaissance des règles du blason, ou comme le Culte des anciens Égyptiens.

La Calprenède, au surplus, déclare ses prétentions dans la préface de son Faramond. « Je dirai, pour l’honneur de mes précédents ouvrages, qu’on ne leur a pas rendu justice dans le nom qu’on leur a donné, … et qu’au lieu de les appeler desRomans, comme les Amadis et autres semblables, dans lesquels il n’y a ni vérité, ni vraisemblance, ni chartes, ni chronologie, on les pourrait regarder comme des Histoires embellies de quelques inventions, et qui par ces ornements ne perdent rien peut-être de leur beauté. » On le voit, c’est la définition même du roman historique, tel qu’on pouvait le concevoir au temps de La Calprenède. Et il ajoute un peu plus loin, sur le genre d’intérêt qu’il se flatte d’avoir mis dans le même Faramond : « Avec la décadence de l’empire, on y verra le commencement de notre belle monarchie, et, avec celle des Français, on y verra commencer celle des Espagnols, des Huns, des Vandales, des Lombards et des Bourguignons… Je n’ajouterai rien du mien aux choses de conséquence, et je ne dirai rien de l’origine de nos rois qui ne soit appuyé sur un grand nombre d’auteurs célèbres. »

Les commencements de la monarchie française, la décadence de l’empire romain, la dissolution de l’empire d’Alexandre, telles sont donc les « grandes révolutions » — l’expression est encore de lui — que La Calprenède s’est proposé de raconter dans ses romans de douze tomes. Même il a protesté par avance contre toute « allusion » qu’on trouverait ou qu’on chercherait dans ses ouvrages, et là n’est pas sans doute, parmi les romanciers du temps, sa moindre originalité. Comment M. Le Breton, dans son livre, a-t-il pu passer La Calprenède sous silence ? D’autant que par ses qualités, par ses défauts, et surtout par l’idée qu’il a donnée du genre, nul plus que lui n’a contribué à détourner le roman de sa véritable voie.

En effet ces « grandes révolutions », outre que les historiens ne pouvaient pas manquer, tôt ou tard, de revendiquer pour eux le privilège de les raconter, elles faisaient déjà, aux environs de 1640, la matière propre de la tragédie. Cinna, Pompée, Rodogune, Nicomède, Sertorius, Attila sont contemporains des romans de La Calprenède, et ce que le grand Corneille y a mélangé plus d’une fois de mauvais romanesque à la vérité de l’histoire, je crois qu’on pourrait l’imputer à la fâcheuse émulation qu’ont excitée chez lui les succès de Cassandre, de Cléopâtre, de Faramond. Mais, s’il y a une loi d’histoire naturelle qui s’applique en littérature, c’est celle qui veut que, de deux espèces voisines, comme le roman et le drame, il y en ait toujours une qui s’adapte mieux aux circonstances, et dont la concurrence détruise l’autre, ou l’oblige à se modifier pour continuer de vivre et de prospérer auprès d’elle. Ainsi en est-il arrivé du roman au xviie siècle. Les surprenants succès de La Calprenède et de Mlle de Scudéri n’y ont rien pu. En tant que les romanciers proposaient à l’admiration de leurs lecteurs le spectacle des grands événements de l’histoire, ou, comme ils disaient alors, la peinture des « belles âmes », la tragédie, dont c’était précisément aussi l’ambition, remuait bien plus fortement et bien plus profondément les imaginations et les cœurs. Ses coups étaient plus droits, ses moyens étaient plus sûrs. Et pour cette raison seule, il ne se pouvait pas que, tôt ou tard, en dépit de la mode, elle ne triomphât du roman.

On le vit mieux encore quand Racine eut paru, avec son Andromaque, son Britannicus, sa Bérénice, son Mithridate, sa Phèdre même, si, comme je le crois, c’est ce qui explique, de 1670 à 1690 environ, l’appauvrissement de la veine romanesque. Non pas que l’on ne fasse beaucoup de romans encore, mais on n’en nommerait plus qui rivalise maintenant de succès, ni de dimensions, avec ceux de La Calprenède ou de Mlle de Scudéri. Les romanciers comprennent qu’il faut resserrer ou concentrer la dispersion de leurs intrigues. Elle-même, Mlle de Scudéri, renonce aux Artamène, aux Almahide, n’écrit plus que des Nouvelles, des Mathilde ou des Célinte. D’autres intentions s’y font jour ; On va tenter des directions nouvelles ; et ce n’est point tant ici, dans l’histoire du roman français, le fait de l’auteur de la Princesse de Clèves que de quelques auteurs plus obscurs, — et qui d’ailleurs ne la valent point.

Ni La Calprenède, ni Mlle de Scudéri ne s’étaient tout à fait inutilement inspirés de l’histoire. Ils y avaient, comme on l’a vu, pris le goût de certains détails précis dont le caractère d’authenticité sauvait à leurs yeux ce qu’ils eussent eu, hors de l’histoire, de bas et de familier. Par exemple, on n’eût pas osé dire de quelle encre ou de quel papier le grand Condé se servait pour écrire, mais il paraissait naturel autant qu’instructif de dire comment étaient faites les tablettes de Cyrus, de quelle matière, et en quelle forme « assez magnifique ». On avait également contracté dans le commerce de l’histoire le goût du portrait et celui de la psychologie. « Il n’y a pas dans toute la Clélie, disait Boileau en parlant de Madeleine de Scudéri, un seul Romain ni une seule Romaine qui ne soient pris sur le modèle de quelque bourgeois ou de quelque bourgeoise de son quartier. » Et ce que Boileau, pour beaucoup de raisons, croyait sans doute être une critique, M. Le Breton fait observer que ce serait plutôt une louange aujourd’hui.

Je voudrais seulement qu’il eût dit : à de certains égards, et en un certain sens. Ce qui n’est pas douteux, c’est que s’il n’y a guère d’allusions, je crois, dans Ibrahim ou dans Almahide, il y en a beaucoup dans le Grand Cyrus et dans la Clélie, et elles en ont fait le succès. Cette mauvaise langue de Furetière n’a-t-il pas insinué qu’on payait pour être peint, sous quelque nom grec ou babylonien, dans ces romans célèbres ? Mais, en essayant de faire ressemblant, on ne pouvait guère manquer d’être conduit à faire vrai. Sous les embellissements qu’y ajoutait le désir de plaire à une noble clientèle, il fallait bien que l’on retrouvât, dans le portrait de la princesse Clarinte, quelque chose au moins de la vraie marquise de Sévigné. Il fallait que l’on reconnût dans l’histoire de Scaurus et de Liriane l’histoire authentique de Scarron et de Mlle d’Aubigné. Ainsi se précisait le vague héroïque et galant des romans de La Calprenède ; ainsi la peinture de la réalité, qui n’avait servi à d’Urfé, dans son Astrée, que d’un point de départ, devenait, au contraire, l’objet même d’Artamène ou de Clélie ; et ainsi, dans ces romans mêmes, le genre se dégageait de ce qu’il avait encore jusque-là d’allure épique, pour tendre à une imitation plus fidèle de la vie.

D’autres causes encore, qu’il semble que M. Le Breton n’ait point indiquées, allaient achever de l’y diriger comme à son véritable but.

Tandis que, en effet, toute une troupe de femmes — je prie qu’on me pardonne celle expression irrespectueuse, et je sais bien de qui je parle — se jetait sur les traces de l’auteur de la Princesse de Clèves, et remplissait la littérature de Mémoires sur la cour de Charles VII ou de Marie de Bourgogne, d’adroits compilateurs fabriquaient les Mémoires apocryphes de leurs propres contemporains. Il faut citer, au premier rang de ces industriels, ce Courtils de Sandras, dont on peut lire encore les Mémoires de Rochefort, et surtout les Mémoires de d’Artagnan. Alexandre Dumas, on le sait, y a pris la première idée de ses Trois Mousquetaires, et jusqu’aux noms, devenus populaires, d’Athos, d’Aramis et de Porthos. Quoiqu’il n’y ait d’ailleurs aucune comparaison à faire de l’inépuisable fécondité d’imagination de Dumas avec la veine courte et sèche de Courtils de Sandras, on voit aisément quelles pouvaient être les conséquences de ce mélange, ou si l’on veut, de ce mariage du roman et de l’histoire toute contemporaine. La peinture ou l’imitation d’une réalité toute prochaine encore devenait l’une des conditions du genre. Plus de Grecs, ni de Romains, ni de Gaulois mêmes, plus de druides, c’est-à-dire plus de déguisement, ni de voiles, mais des Français du xviie siècle ; et nulle interposition de personnes fictives, mais des noms connus de tout le monde, et bientôt, selon le mot de Boileau, la chronique des bourgeois du quartier.

Pour faire ce dernier pas, il allait suffire qu’après avoir lui-même, quelques années auparavant, failli périr du triomphe de la tragédie, le roman s’enrichît des pertes de la comédie.

Car, ici, j’ai beau lire et relire les chapitres, d’ailleurs très intéressants, que M. Le Breton a consacré au Roman comique ou au Roman bourgeois, et j’ai beau y songer, je ne vois pas plus dans l’histoire du roman au xviie siècle l’influence de Scarron ou de Furetière que celle de Mme de la Fayette. Mais, en revanche, et tandis que les Dufresny, les Regnard, les Dancourt, héritiers très collatéraux de Molière, dénaturaient le fond que leur avait laissé le maître, et renonçaient au plus solide de la succession pour s’égarer en des fantaisies plus ou moins spirituelles, toute cette fidélité d’observation, toute cette peinture des mœurs bourgeoises du temps, toute cette justesse et cette vérité de satire qui ne sont pas, je pense, le caractère le moins original de sa comédie, se reversaient dans le roman. Vienne maintenant un homme qui sache profiter de l’occasion, qui discerne surtout la vraie loi du genre, et qui plus ou moins consciemment y subordonne toutes les autres, le roman de mœurs sera créé, et ses successeurs, à lui, n’auront plus qu’à faire valoir son héritage un peu plus habilement que n’ont fait celui de Molière les auteurs du Légataire universel, de l’Esprit de contradiction, et de… la Maison de campagne.

Il vint, et ce fut l’auteur de Gil Blas. J’en ai peut-être trop parlé pour en reparler encore6. Je me bornerai donc à dire, sans les vouloir mettre en parallèle, que, comme Corneille avait retrouvé, dans le caractère de sa propre volonté, la grande loi du théâtre, la loi fondamentale — qui est de nous montrer la volonté de l’homme luttant contre les circonstances, — Le Sage, lui, a trouvé la loi du roman — qui est de nous montrer les circonstances maîtresses de la volonté, — dans une certaine paresse d’esprit et dans une certaine incapacité qu’il avait lui-même de composer. Étudiez à cet égard son Gil Blas, ou, si vous le voulez, son Bachelier de Salamanque. L’occasion y fait tout, et ses personnages ne font que la subir. Ils n’agissent point, ils sont agis. Tantôt favorable et tantôt adverse, la fortune se joue d’eux, et tout l’emploi qu’ils font de leur volonté se réduit à revêtir les sentiments ou le caractère de leur condition. Mettez-les dans la troupe du capitaine Rolando, ils voleront, puisqu’il le faut. Donnez-leur un emploi de confiance auprès du duc de Lerme ou du duc d’Olivarès, ils ne s’en trouveront pas ni n’en seront effectivement indignes. Ils vivent, et leur vie se compose au gré des événements. Leur caractère, qui est presque de n’en avoir pas, n’est fait que de la diversité de leur expérience. Et, en vérité, leur histoire est à peine la leur, mais bien plutôt l’expression des « milieux » qu’ils ont traversés ou côtoyés tour à tour.

C’est ce que l’on reconnut d’instinct dans le Gil Blas de Le Sage ; et c’est ce qui en fit tout d’abord ce que l’on a longtemps appelé, ce que Nisard appelait encore : « le chef-d’œuvre du roman français ».  Chef-d’œuvre ? Non, c’est trop dire, ou du moins, c’est selon qu’on entend et qu’on explique le mot. Mais ce qui est vrai, c’est que Gil Blas est le premier en date des romans modernes, ou, pour mieux dire encore, le premier des romans où le genre ait pris conscience de lui. Désormais, l’objet du roman sera l’imitation de la vie réelle, de la vie commune même, aristocratique ou bourgeoise, il n’importe ; il sera la représentation, plus ou moins embellie et idéalisée, des mœurs environnantes ; il sera la peinture de ce qu’il y a d’humain, sans doute, en chacun de nous, mais surtout de ce qu’il y a de plus analogue aux idées, aux usages, aux modes, et aux façons de vivre de notre temps.

Là est bien le mérite et l’originalité de Gil Blas. Quoi qu’il y puisse manquer — et y manque beaucoup de choses, que ce n’est pas le lieu d’énumérer ici, — un grand pas n’en est pas moins accompli. La poésie avait son domaine, et le roman a maintenant le sien. Ils pourront se confondre encore, puisqu’enfin toute poésie a sa source au moins dans la réalité, comme toute réalité peut devenir poétique, si l’on la regarde et qu’on la traite en poète ; mais la confusion n’en sera plus une, et le romancier saura toujours ce qu’il fait. Aussi, plus tard, avec Prévost, avec Marivaux, avec Rousseau, le roman pourra s’enrichir des pertes de la tragédie, rivaliser de finesse et, de subtilité d’analyse avec les observations des moralistes, ou devenir capable de porter la pensée ; l’imitation de la vie en fera toujours le fond, et une certaine imitation seulement, la plus fidèle que l’on pourra, celle qui reproduira le mieux, non pas ce que la vie a de plus rare, ni de plus noble, mais de plus divers, de plus complexe, et de moins ordonné. Le genre a trouvé sa définition ; il est lui-même ; reconnaissable sous la multiplicité de ses espèces ; un et semblable désormais, sinon tout à fait identique dans la variété de ses manifestations, déterminé enfin et caractérisé, — comme l’épopée, comme l’ode, comme la tragédie, comme la comédie, comme la satire.

C’est ici que s’arrête l’histoire de ses origines.

III §

Que si maintenant je préfère le plan dont je viens de tracer l’esquisse à celui que M. Le Breton a suivi dans son livre sur le Roman français au xviie siècle, est-ce parce que j’en suis l’auteur ? On le dira sans doute, mais je n’en croirai rien ; et ma grande raison en est qu’il a pour lui, d’abord, d’être à peu près conforme à la chronologie. On affecte volontiers aujourd’hui de mépriser la chronologie, et rien ne paraît, non seulement plus fastidieux, mais encore plus inutile à quelques historiens, que d’encombrer leur mémoire de dates. Les dates, en effet, contraignent fortement la liberté naturelle des imaginations, et, si nous les respectons, elles nous empêchent de nous tromper brillamment. Que pourrait-on bien dire de l’influence de la Religieuse ou du Neveu de Rameau sur le mouvement des idées au xviiie siècle, lorsque l’on se rappelle qu’ils n’ont paru pour la première fois, le Neveu de Rameau qu’en 1823, et la Religieuse qu’en 1795 ? Voilà qui est fâcheux, sans doute ! Mais qu’y faire ? La chronologie est la trame de l’histoire ; et rien n’a plus nui, jusque de notre temps, aux progrès de l’histoire de la littérature que cet étrange dédain des dates. Quelque sujet que l’on traite, c’est donc un grand avantage qu’on le traite d’une manière qui soit d’abord conforme à la chronologie ; mais c’en est un plus grand encore, quand le sujet qu’on traite n’a guère d’autre intérêt lui-même, comme c’est le cas du Roman au xviie siècle, que celui de son histoire.

Mais il y a quelque chose de plus ; et, si je me suis fait entendre, cette manière de concevoir et de prendre le sujet peut servir à dissiper un malentendu que M. Le Breton a signalé dans sa Préface. « Les rares critiques, y dit-il, qui se sont occupés des romanciers du xviie siècle, soit en France, soit en Allemagne, ont cru devoir les diviser en deux catégories : l’une comprendrait les œuvres de Scarron, de Sorel, de Furetière, et de quelques oubliés, qui seuls auraient rompu avec la tradition de l’idéalisme ; l’autre, beaucoup plus nombreuse, les récits mérovingiens, mexicains, assyriens, romains, égyptiens de d’Urfé, de Gomberville, de La Calprenède, de Mlle de Scudéri. Peut-être cette classification repose-t-elle sur un malentendu. » Et M. Le Breton songeait à M. Körting, dont les deux volumes sur l’Histoire du roman français comprennent en effet, le premier, le Roman idéaliste, et le second le Roman réaliste.

M. Le Breton n’a pas tort, et M. Körting avait pourtant aussi raison. Les deux courants existent, ont existé presque pendant toute la durée du xviie siècle, mais moins distincts, ou plus mêlés que ne le donnerait à croire la division de l’ouvrage de M. Körting. Il n’y a pas beaucoup d’idéal ou d’idéalisme dans l’Histoire comique de Francion, et il n’y en a guère davantage dans Gil Blas : il n’y a qu’un peu plus de décence. En revanche, dans cette Astrée même, dont le nom est quasi devenu synonyme de fadeur sentimentale et, d’amoureuse langueur, il y a plus d’une scène, et plus d’un épisode franchement, hardiment, crûment réalistes. Et de l’Astrée jusqu’à Gil Blas, idéalistes et réalistes se sont disputé, avec des alternatives de revers et de succès, le domaine du roman.

C’est précisément ce que nous avons essayé de montrer. On peut donc maintenir la division, on le doit même. Seulement, ce que M. Körting a séparé, on le réunira, et on ne le confondra pas, mais on le fera pour ainsi dire alterner dans le progrès d’une vivante histoire. Conforme à la chronologie, le plan se trouvera l’être ainsi, de plus, à ce que nous appellerons l’histoire plus intérieure du genre. Ce n’est pas encore un petit avantage ; et, dans un sujet un peu confus, en y voyant plus profondément, peut-être qu’on y verra plus clair.

Enfin le sujet en sera aussi mieux limité, mieux encadré surtout. Le livre de M. Le Breton se termine par un joli chapitre sur la Princesse de Clèves, où il a trouvé le moyen d’être original après Sainte-Beuve et après M. Taine. Mais si — comme on le croit généralement et comme M. Le Breton a soin de le rappeler lui-même — la Princesse de Clèves a paru pour la première fois en 1678, comment et pourquoi ce chapitre est-il précédé d’un chapitre sur le Télémaque, qui est de 1699 ? et ce chapitre à son tour d’un chapitre sur les Mémoires de Grammont, lesquels n’ont paru qu’en 1713 ? On n’y est plus ; le fil se perd ; et le lecteur ferme le livre sur une impression, quelle qu’elle soit, qui n’est pas la vraie.

En réalité, c’est avec Gil Blas, dont les premiers volumes sont de 1715 ou même de 1714, que doit se terminer une histoire du Roman français au xviie siècle. Elle commence avec d’Urfé, en 1607 ou 1610 — on ne sait pas au juste, — et elle finit avec Le Sage, qui est en tout un homme du xviie siècle. Et entre d’Urfé et Le Sage, nous avons peut-être assez longuement dit comment se distribuaient les parties du sujet, pour qu’il ne fût, en terminant, que fastidieux d’y revenir encore.

Après tout cela, nous n’en remercierons pas moins M. André Le Breton du volume qu’il nous a donné. Lui-même ne doutera point que, si nous eussions pris moins d’intérêt au livre et au sujet, nous les eussions discutés de moins près. Nous espérons d’ailleurs qu’il ne dédaignera pas de reprendre quelque jour cette élégante esquisse de l’Histoire du roman français au xviie siècle. Car le sujet lui appartient maintenant, on pourrait presque dire par droit de découverte ou de premier occupant, puisqu’aucun de ceux qui l’ont subodoré ne l’a traité selon sa véritable étendue : si donc ce n’est pas lui qui ajoute à son livre ce que nous nous sommes plaint de n’y pas avoir trouvé, ce ne sera personne ; et, assurément, je ne veux point de mal à M. Körting, ou pour mieux dire à sa mémoire ; je lui ai même de la reconnaissance ; mais je ne voudrais pas non plus qu’un livre allemand sur un sujet français — moins agréable, à coup sûr, moins ingénieux, et moins littéraire, moins original peut-être — fût cependant plus complet que le livre français.

L’influence de l’Espagne dans la littérature française §

Parmi les grandes littératures de l’Europe moderne, il y en a peu, sans doute, qui soient plus riches, mais surtout plus originales que la littérature espagnole, et cependant il n’y en a guère qui nous soient moins connues. Nous connaissons, ou nous croyons connaître la littérature allemande ; nous en parlons du moins ; et, pour être francs, quoique nous n’y parlions guère que de Lessing, de Goethe, de Schiller et de Heine, il semble qu’en cela même nous en parlions assez convenablement. La littérature anglaise nous est plus familière. Enfin, si nous ne pratiquons pas beaucoup la littérature italienne, nous n’ignorons toutefois ni Dante, ni Pétrarque, ni Boccace, ni Machiavel, ni l’Arioste, ni le Tasse, — ni même Alfieri ou Leopardi. Mais, pour la littérature espagnole, on dirait que nous avons pris à la lettre le mot de Montesquieu : « Le seul de leurs livres qui soit bon est celui qui a fait voir le ridicule de tous les autres. » Et en effet, joignons au nom de Cervantès les noms de Calderon et de Lope de Vega ; joignons à Don Quichotte le Romancero du Cid, à cause de Corneille, le Lazarille de Tormes ou le Guzman d’Alfarache à cause de Le Sage, c’est à peu près tout ce que nous savons aujourd’hui de la littérature espagnole ; et ceux-là passent presque pour des érudits qui connaissent le nom de Quevedo7, par exemple, ou celui de George de Montemayor ; — je ne dis pas qui ont lu leurs œuvres.

Cette indifférence est de date assez récente, et nos pères s’en étaient bien gardés. Quoi que l’on puisse effectivement penser de la littérature espagnole, de ses défauts ou de ses qualités, ils savaient qu’en raison du voisinage et de la politique, aucune autre, pas même l’italienne, n’a plus souvent ni plus profondément agi sur la nôtre, ne s’y est mêlée plus intimement. Deux fois au moins l’influence espagnole n’a-t-elle pas modifié pour un temps la direction de la littérature française : vers le milieu du xvie siècle, avec ses Amadis ? et vers le milieu du xviie, par l’intermédiaire des deux Corneille, Pierre et Thomas, ou de Scarron, sans parler de tant d’autres ? Car, ce n’est pas seulement Rodrigue, c’est Arnolphe aussi, l’Arnolphe de l’École des femmes, et c’est même Tartufe qui nous sont venus d’Espagne. Que dirons-nous encore, au siècle suivant, de Gil Blas et de Figaro ? et, dans notre temps même, aux beaux jours du romantisme, d’Hernani et de Ruy Blas, de la Périchole ou de Carmen ? Ne sont-ce peut-être que des noms ? Cette « couleur locale », que Mérimée et Hugo se flattaient d’avoir dérobée à l’Espagne, n’est-elle que du placage et de l’enluminure ? La question n’est pas là, pour le moment du moins ; et tout ce que nous disons, c’est qu’il n’y a pas de littérature étrangère dont la connaissance importe plus à l’histoire de la nôtre.

Puisque l’on s’expose donc, sans un peu d’espagnol, à se méprendre gravement sur la valeur propre du Cid ou sur le degré d’originalité du Gil Blas — ce qui sans doute est bien quelque chose, — il nous faut remercier M. Morel-Fatio « d’avoir formé le projet, comme il dit, de raviver autant que possible le goût des choses de l’Espagne, en les expliquant de son mieux ». Voilà déjà deux volumes qu’il nous donne d’Études sur l’Espagne8, et dont nous attendions le second pour parler du premier. M. Morel-Fatio nous permettra-t-il de lui dire qu’il a un peu trompé notre attente ? et que nous craignons que son second volume, purement historique et anecdotique, n’intéresse beaucoup plus les Espagnols que les Français ? Mais, après comme avant, le premier n’en est pas moins ce qu’il est, et nous n’aurons qu’à exprimer nos regrets de ne pas l’avoir signalé plus tôt. Il contient une curieuse et amusante étude sur l’Histoire dans Ruy Blas ; de savantes Recherches sur Lazarille de Tormes, le premier des romans picaresques ; et enfin un long morceau : Comment la France a connu et compris l’Espagne depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, dont nous ne souhaiterions que de réussir à montrer ici l’intérêt.

Pour ne pas encourir le reproche de vouloir le récrire, nous le résumerons peut-être assez bien si nous disons que la littérature française, et même la littérature européenne, en général, doivent deux choses à l’Espagne : le sens du chevaleresque, et celui du romanesque.

C’est une question, ou plutôt ce n’en est pas une que de savoir ce que les Amadis, l’Amadis de Gaule, et les autres, et les Palmerin qui les ont suivis, et généralement tous les romans qui remplissaient la bibliothèque du chevalier de la Manche, doivent eux-mêmes aux Romans de la Table-Ronde et à nos Chansons de geste : ils s’en sont largement inspirés. Une question plus douteuse, mais d’ailleurs assez indifférente, est encore si l’Amadis espagnol n’a pas été précédé d’un original portugais. Mais ce qui est certain, c’est que dans le temps même de leur nouveauté, les Amadis ont fait, par toute l’Europe, et en France notamment, à la cour de François Ier, de Henri II, une fortune comme encore aucun roman, en quelque langue que ce fût, n’en avait faite avant eux. — « J’ai vu le temps, dit La Noue dans un de ses curieux Discours, que si quelqu’un les eût voulu blâmer, on lui eût craché au visage, d’autant qu’ils servaient de pédagogues, de jouets et d’entretien à beaucoup de personnes, dont aucunes, après avoir appris à amadiser de paroles, l’eau leur venait il la bouche, tant elles désiraient de tâter seulement un petit morceau des friandises qui y sont si naïvement et naturellement représentées. » — « Jamais livre ne fut embrassé avec tant de faveur l’espace de vingt ans, dit encore Estienne Pasquier, … et on y peut cueillir toutes les belles fleurs de notre langue française. » — De la matière des Amadis, les Espagnols ont eu l’art ou le bonheur de faire ce que notre Corneille fera plus tard de leur Rodrigue, ou notre Molière de leur don Juan : ils l’ont européanisée, si je puis ainsi dire ; et puisque aussi bien, en ce genre de littérature, le fond n’importe guère, c’est exactement comme s’ils l’avaient eux-mêmes inventée.

Je ne me pique point de connaître assez la littérature espagnole pour essayer d’en dire davantage. Évidemment, si les Amadis ont ainsi pu se conquérir, du jour au lendemain de leur apparition, une popularité que ne s’étaient acquise avant eux ni les Romans de la Table-Ronde, ni nos Chansons de geste, le génie de l’Espagne y a dû ajouter quelque chose qui n’était ni dans le Roland ni dans le Lancelot. Mais il suffit à nos yeux, pour expliquer leur succès, qu’il n’y ait jamais eu de romans ni plus romanesques ni plus chevaleresques. Il n’y en a pas eu de plus romanesques, si jamais la part n’a été faite plus large ni plus belle à ce que la vie, dans toutes les conditions, pour uniforme, monotone, et réglée qu’elle soit, ne laisse pas de comporter encore d’imprévu, qui échappe aux calculs, qui déjoue toutes les prévisions, qui se moque de la prudence ; et n’est-ce pas là peut-être la définition même du romanesque ? Mais il n’y en a pas de plus chevaleresques non plus, s’il n’y en a pas où les coups les plus inattendus de la fortune aient toujours trouvé le héros mieux préparé contre eux, plus confiant en lui-même, dans la force de son bras, dans la vertu de ses armes, dans la grandeur de son courage, dans la justice de sa cause ; plus dévoué, de profession, comme le bon chevalier de la Manche, aux victimes des trahisons du sort ; — ni d’ailleurs, parmi tout cela, plus galant, plus sentimental, et plus amoureux.

Si donc les Amadis ont dû, sans doute, une partie de leur succès à ce qu’il y avait en eux d’espagnol, ils en ont dû très certainement une autre à ce qu’ils contenaient de merveilleusement propre pour agiter toute espèce d’imaginations.

Ils en doivent une autre encore à ce qu’il y avait en eux de convenable ou d’analogue à la disposition générale des esprits de leur temps. Si le chevaleresque et le romanesque sont en effet des besoins de l’esprit humain, jamais la littérature ne s’était moins souciée de les satisfaire, depuis un siècle alors, qu’en France ou en Italie. Ni Boccace n’est romanesque, ni non plus Machiavel ; et on ne dira pas qu’il y ait rien de chevaleresque dans le roman de Rabelais ou dans le Grand Testament de Villon ; Il ne faut pas confondre le romanesque avec le poétique. L’Italie du xve siècle était poétique sans doute ; elle nous le paraît encore plus à distance ; mais elle était surtout naturaliste, profondément naturaliste, au sens le plus large du mot ; — et il était nécessaire qu’elle le fût pour pouvoir lutter contre l’esprit encore survivant du moyen âge. La France, demi-anglaise et demi-bourguignonne, était, elle, uniquement réaliste. Lisez plutôt les Repues franches, qu’on attribue quelquefois à Villon, ou les Cent Nouvelles nouvelles. Je ne sache rien de plus positif, de plus grossier souvent ; et jamais l’imagination n’a tenu moins de place dans les œuvres qui sont d’ailleurs censées relever d’elle. Les Amadis, avec leur merveilleux, rendirent les ailes et l’essor au rêve. Le besoin que nous avons d’oublier quelquefois notre condition, — d’ouvrir la fenêtre, en quelque manière, pour respirer un air plus pur, pour embrasser un horizon plus vaste, — ils parurent tout à point pour le satisfaire. Peut-être aussi contribuèrent-ils en posant, si je puis ainsi dire, la religion du point d’honneur, à réintégrer quelque idée de la justice dans ce monde nouveau qui était en train de se fonder alors sur l’intérêt comme sur sa seule base. Et parmi les raisons de leur succès, je ne serais pas étonné que celle-ci, qui est la plus haute, fût aussi la plus probable ou même la plus assurée.

Mais suivons la fortune de la littérature espagnole en France. L’Amadis de Gaule avait été traduit en français, dès 1543, par Nicolas d’Herberay des Essars. On doit également à des Essars une traduction de l’Horloge des princes, d’Antonio de Guevara, où La Fontaine devait prendre un jour son Paysan du Danube : elle est datée de 1561. Un autre de ces laborieux traducteurs, comme il en abondait alors, Nicole Colin, faisait passer en notre langue les sept premiers livres de la Diane amoureuse de George de Montemayor, en 1578. Un troisième survenait, du nom de Gabriel Chappuys, « translateur, annaliste, et garde de la librairie du Roy », l’homme de France qui, peut-être, a le plus traduit : il achevait, de 1576 à 1581, la traduction de l’Amadis, que des Essars n’avait pas eu le loisir de mener jusqu’au bout, puis il continuait celle de la Diane de Montemayor, qui finissait de paraître en 1582.

Ces dates sont parlantes et ces titres aussi. Car, la Diane de Montemayor, c’est le chef-d’œuvre du genre qui avait succédé en Espagne à celui des Amadis, le romanesque pastoral « où, par plusieurs plaisantes histoires déguisées sous noms et style de bergers et bergers, sont décrits les variables et étranges effets de l’honnête amour ». Cervantès, au chapitre vi de son Don Quichotte, n’en a condamné que les vers et les enchantements, en en louant au contraire la prose et l’heureuse invention. Mais, à son tour, la Diane de Montemayor, c’est l’Astrée d’Honoré d’Urfé, dont même le sous-titre explicatif est littéralement traduit de celui de l’auteur espagnol. Comment, d’ailleurs, Honoré d’Urfé a-t-il usé de son original ? Qu’en a-t-il retranché, qu’y a-t-il ajouté pour l’accommoder au goût français de son temps ? Les curieux iront y voir, et quand ils n’y trouveraient qu’une occasion de relire l’Astrée, je ne les en plaindrais pas. Nous ne leur demandons ici que de vouloir bien se rappeler l’influence considérable que l’Astrée a exercée sur le développement du théâtre et du roman français au xviie siècle ; et si, d’autre part, quant au cadre, quant à l’inspiration générale, et quant au choix des épisodes, l’Astrée, nous le répétons, c’est la Diane, je n’ai sans doute pas besoin de tirer la conséquence.

Montemayor, dans sa Diane, avait transformé le romanesque des Amadis : Lope de Vega, vers le même temps, en transformait le chevaleresque, le dégageait de ce que les Amadis y avaient mêlé d’inutile magie, et le réduisait, pour ainsi dire, à la seule religion du point d’honneur, Il fut suivi dans cette voie par de nombreux imitateurs, Guillén de Castro, Luiz Velez de Guevara, Tirso de Molina, Ruiz de Alarcon, etc. Je me contente en passant de nommer, parmi tant de poètes, ceux à qui nos poètes ou nos écrivains doivent eux-mêmes l’idée de quelqu’un de leurs chefs-d’œuvre. C’est à Guillén de Castro que Corneille a emprunté le sujet du Cid ; Luiz Velez de Guevara a fourni à Le Sage celui de son Diable boiteux ; nous devons à Tirso de Molina le Don Juan de Molière ; et enfin, c’est à Ruiz de Alarcon que Corneille a encore emprunté le Menteur.

Un critique allemand, qui ne nous aimait guère, Frédéric de Schack, dans son Histoire de la littérature dramatique en Espagne, a très soigneusement relevé les emprunts que nos auteurs ont cru jadis pouvoir faire au théâtre espagnol. Nous y insisterions davantage si de bons juges ne nous avaient appris « que les dramaturges espagnols n’ont créé que des personnages de convention, agissant d’après certaines règles invariables, accessibles seulement à certaines passions héroïques, et dont la forme est toujours la même ». Le même écrivain ajoute encore : « À vrai dire, la jalousie et le point d’honneur sont les seules passions qui défrayent le théâtre espagnol. L’intrigue change, grâce à l’inépuisable fécondité des auteurs, mais le fond demeure immuable. » C’est Mérimée qui s’exprime ainsi, et M. Morel-Fatio l’en approuve. Ne sont-ils pas un peu bien sévères ? Car, ne pourrait-on pas dire aussi que l’amour est « la seule passion qui défraye le théâtre français » ? Et, si l’on le disait, cela ferait-il qu’Andromaque ne différât encore assez du Cid, ou le Misanthrope des Fausses Confidences ?

Nous proposons la question ; nous ne voudrions pas prendre sur nous de la décider, ni de réformer le jugement de Mérimée et de M. Morel-Fatio dans un sujet qu’ils ont si bien connu. Qu’importe au surplus qu’il ait quelque chose d’excessif dans les termes, si le chevaleresque et le romanesque y apparaissent toujours comme les traits distinctifs et caractéristiques du théâtre espagnol ? Romanesque par l’invraisemblance, par la complication, par la liberté quelquefois extravagante et incroyable de l’intrigue, le chevaleresque n’en fait pas moins le fond du drame espagnol ; et cette union du chevaleresque avec le romanesque, qui en fait l’originalité, c’est ce que nos dramaturges du xviie siècle ont essayé d’en imiter.

Pour ne parler, en effet, que de l’un des plus grands, ne conviendra-t-on pas que l’auteur du Cid — qui est aussi celui de Rodogune, d’Héraclius, de Don Sanche d’Aragon — a plus d’une partie d’un auteur espagnol ? Comme eux, comme Calderon et comme Lope de Vega, il est romanesque, et comme eux, il est chevaleresque. Il a le goût des actions qu’il appelait lui-même implexes et qui seraient mieux appelées invraisemblables. Comme le leur, son dialogue est brillant, son style souvent précieux et souvent emphatique. Encore ses héros, comme ceux du drame espagnol, poussent volontiers la religion du point d’honneur jusqu’à la superstition, puisqu’ils la poussent jusqu’au crime. Et, sans doute, il a des qualités que les autres n’ont point. Ses personnages raisonnent leurs actions, n’obéissent point à l’impulsion du tempérament ou du préjugé. La dureté espagnole se tempère chez eux d’un peu d’humanité. Ce que ses sujets pourraient avoir de trop invraisemblable, il le déguise habilement, en l’allant emprunter à l’histoire. Ses intrigues, presque toujours, en même temps qu’elles sont des « actions illustres », roulent d’ailleurs sur quelqu’une de ces grandes questions qui doivent intéresser l’humanité tout entière. Il excelle aussi, dans ses vers, à donner, des sentiments les plus particuliers, une expression générale qui nous les fait accepter. Peut-être enfin a-t-il plus de respect de son art que Calderon et que Lope. Mais, après tout cela, il a bien quelque chose d’espagnol. Il doit à ses modèles mi peu de cet air de grandeur qui règne dans tout son théâtre. Quelques-uns de leurs traits ont passé dans son œuvre, en y devenant d’ailleurs originaux et personnels. Et, pour tout dire en deux mots, il serait moins romanesque s’il avait moins suivi les Espagnols ; mais il ne faut pas douter qu’il fût moins chevaleresque aussi, — puisqu’on voit que les gueux eux-mêmes le sont ou l’ont bien été en Espagne.

Ce serait sans doute, à ce propos, une étude curieuse que celle des rapports de l’esprit chevaleresque avec le genre qu’on appelle picaresque, des relations de l’Amadis de Gaule avec la Fouine de Séville ou du Palmerin d’Angleterre avec le Guzman d’Alfarache.

Faut-il croire qu’il y ait une poésie du désordre et de l’escroquerie ? que les Cartouche et les Mandrin soient à leur manière des espèces de chevaliers errants ? des façons de redresseurs de torts ? Ou bien, dirons-nous qu’à mesure qu’une société se compose, s’organise, et se règle, ce sont les chevaliers d’autrefois qui deviennent les gueux d’aujourd’hui ? Ce fut du moins un terrible sire en son temps que Rodrigue, un « routier » redoutable, fâcheux à rencontrer ; et ce serait sans doute un l’on bien dangereux que don Quichotte, s’il opérait librement aujourd’hui dans la banlieue de Madrid ou de Barcelone ! Mais ne peut-il pas y avoir aussi une façon singulière d’entendre le point d’honneur, laquelle serait de le mettre à ne faire œuvre de ses dix doigts ; et, comme Lazarille de Tormes ou comme Estevanille Gonzalez, n’ayant ni sou ni maille, à vouloir vivre en gentilhomme ? De nos jours, ce point d’honneur-là mènerait aisément ses gens au bagne ou à la potence ! Du temps de Charles-Quint, l’histoire nous apprend qu’il les menait tout aussi bien à la conquête du Mexique ou du Pérou !

Mais, quoi qu’il en soit de la cause, la relation est certaine : il y en a une entre les Amadis et les romans picaresques. Ce sont bien les produits d’un même temps, d’une même civilisation, du génie de la même race. L’auteur de Rinconete y Cortadillo n’est-il pas aussi le noble auteur de Don Quichotte ? Quevedo n’a-t-il pas écrit le Don Pablo de Ségovie ? et pendant longtemps le Lazarille de Tormes n’a-t-il pas passé pour être de la main d’un homme de cour, d’un diplomate, de l’un des meilleurs conseillers de Charles-Quint, l’illustre don Diego Hurtado de Mendoza ?

C’est notre Le Sage, on le sait, qui, comme les Espagnols avaient fait avant lui de la matière des Amadis, s’est emparé, dans les premières années du xviiie siècle, de cette matière du roman picaresque, pour la refondre dans son Gil Blas.

Non pas du tout qu’on l’eût ignorée jusqu’à lui : bien au contraire, et depuis le Lazarille de Tormes, qui est de 1554, jusqu’au Marcos de Obregon, qui est de 1617, il n’était pas un de ces romans que l’on n’eût fait passer dans notre langue. Le grave et pédant Chapelain fut le premier traducteur du Guzman d’Alfarache, et les notes qu’il a jointes à sa traduction pourraient encore, nous dit-on, « instruire aujourd’hui les plus experts ». Rappelons également les Nouvelles de Scarron, Celle, entre autres, qu’il a intitulée la Précaution inutile — et dont Molière a tiré l’École des femmes, Sedaine la Gageure imprévue, Beaumarchais enfin le sous-titre ou la moralité de son Barbier, — n’est qu’une adaptation, comme nous dirions maintenant d’une Nouvelle de très grande et très honnête dame doña Maria de Zayas y Sotomayor. Mais le goût public n’était pas encore au réalisme du roman picaresque. En fait d’« histoires espagnoles », on préférait alors Zayde. Et puis, entre 1660 et 1700, ou environ, l’attention, tenue en haleine, et constamment renouvelée par les Molière, les Racine, les La Fontaine ou les Boileau, s’était quelque peu détournée des choses d’Espagne. La guerre de la Succession l’y ramena tout naturellement, et, sur le conseil de l’abbé de Lyonne, son protecteur, Le Sage en profita pour emprunter d’abord le Diable boiteux à Luiz Velez de Guevara, Crispin rival de son maître à Francisco de Rojas, et Gil Blas, enfin, un peu à tous les auteurs de romans picaresques, — depuis Mendoza, s’il est l’auteur de Lazarille, jusqu’à Vincent Espinel.

J’ai tâché de montrer quelle était l’importance du roman de Le Sage, non seulement dans l’histoire du roman français, mais dans celle même du roman européen. Le roman de mœurs en est sorti, ce genre de roman qui, sans négliger l’adroite combinaison des aventures, s’applique et s’attache plutôt à la représentation des diverses conditions des hommes et du train familier de la vie quotidienne. Beaucoup de détails, jusque-là réputés un peu bas ou presque inconvenants, mais qui abondent précisément dans le roman picaresque — ce que l’on mange ou ce que l’on boit, et la façon de se le procurer, — c’est Le Sage, non sans causer quelque scandale et quelque étonnement, dont le Gil Blas les a rendus littéraires. Fielding même, et Smollett, Smollett surtout, le moins grand des deux, l’imiteront sans doute à l’anglaise, mais ils l’imiteront. Marivaux aussi l’imitera chez nous, d’une manière plus discrète, moins apparente, quelque peu déplaisante, en ne mettant en scène, trop souvent, dans ses romans et dans ses comédies, que des « gens de maison », des intendants, des laquais, des paysans plus ou moins parvenus. Le roman réaliste s’est toujours volontiers attardé dans les cuisines et dans les antichambres, où d’ailleurs il n’est pas impossible que, comme Gil Blas lui-même, on en apprenne long sur les mœurs des maîtres. Et ce n’est pas assurément un observateur bien profond que Le Sage, ni même toujours exact. Il y a toujours quelque fantaisie dans son observation, puisqu’il s’y mêle toujours quelque intention de nous faire rire. Mais comme il y a un peu de Turcaret dans toutes les comédies de mœurs qui l’ont suivi, et jusque dans les pièces de nos naturalistes, ainsi, dans leurs romans, et dans ceux de leurs prédécesseurs, il y a un peu de Gil Blas.

Il faut sans doute lui en faire honneur ; mais, de cet honneur même il en faut reporter une part au roman picaresque, et conséquemment à l’Espagne. Ce n’est pas une reprise ici de l’ancienne tradition française, du Roman bourgeois, de Furetière, ou du Francion, de Charles Sorel, lequel, au surplus, devait déjà beaucoup lui-même au roman picaresque. Mais l’idée vient d’Espagne, cette idée de mettre le récit dans la bouche du laquais ou de l’écuyer, la seule espèce d’homme, en ce temps-là, qui d’un milieu pût passer dans un autre, serviteur aujourd’hui d’un hidalgo qui ne le payait pas, quand encore il le nourrissait, et demain quasi-secrétaire de l’archevêque de Grenade ou demi-confident du confident de l’héritier de la monarchie. D’Espagne aussi viennent l’âpreté de la satire et la crudité de la plaisanterie, que Le Sage a sans doute singulièrement adoucies, mais qui n’en subsistent pas moins dans Gil Blas9. Et pourquoi n’en ferions-nous pas venir encore, par le même intermédiaire, cette sécheresse qui, de nos jours même, caractérise chez nous le roman réaliste ? Il n’y a pas beaucoup de place aux effusions du sentiment dans le monde des picaros ; et d’ailleurs c’est un caractère de la littérature espagnole que de manquer souvent, ou habituellement même, d’humanité. Les Œuvres de sainte Thérèse ou celles d’Ignace de Loyola n’en seraient-elles pas au besoin la preuve ?

Le romanesque et le chevaleresque reparaissent dans notre littérature, en même temps que l’Espagne — dirons-nous avec Beaumarchais, — mais, du moins, avec les romantiques, avec Mérimée, dans son Théâtre de Clara Gazul, avec Hugo, dans son Hernani ou dans son Ruy Blas, avec Gautier, dont M. Morel-Fatio loue éloquemment la probité descriptive. M. Morel-Fatio consent d’ailleurs qu’il y ait, dans le Théâtre de Clara Gazul, des traits du caractère espagnol, « bien entrevus, joliment dépeints », et il dit de Carmen que « jamais, en aucune langue, on n’avait encore décrit deux âmes espagnoles avec plus de force concentrée et une simplicité plus vivante ». Mais c’est pour Hugo qu’il se montre vraiment sévère ; pour Hernani, qu’il appelle — un peu crûment peut-être — « une pure mystification » ; pour Ruy Blas, à qui nous avons dit qu’il avait consacré la troisième de ses Études ; et enfin pour tout ce que l’on croit, sur la parole de Victor Hugo lui-même, qu’il y aurait d’espagnolisme dans l’œuvre du poète. M. Morel-Fatio va plus loin encore, et, à l’occasion du romantisme en général, il écrit : « La plupart des romantiques, presque tous, ont profondément ignoré la littérature espagnole tant ancienne que moderne : ce qu’ils ont pris à l’Espagne se réduit à des légendes, des noms, des costumes… »

J’y ai peut-être mauvaise grâce, mais je crains que ce ne soit trop dire, beaucoup trop dire, et qu’en vérité la question ne soit pas tout à fait posée comme il faudrait. Quand, en effet, pendant près de trois siècles, deux peuples voisins se sont mêlés constamment l’un à l’autre, et que leurs littératures se sont tour à tour plus ou moins fidèlement imitées, il y a quelques chances pour que leurs rapports soient en quelque sorte fixés, et pour que tout ne soit pas faux ni vain dans l’idée qu’ils se font l’un de l’autre. Il flotte alors entre eux, pour ainsi parler, je ne sais quelle image d’eux-mêmes, imprécise et brouillée, mais cependant assez ressemblante, ou même dont je ne suis pas bien sûr qu’elle ne fût pas moins fidèle, si les traits en étaient plus caractérisés.

Tout de même en littérature. M. Morel-Fatio reproche à l’auteur de Ruy Blas d’avoir gravement altéré la généalogie des Bazan, ou de s’être trompé sur la condition sociale des employés de la contaduria mayor. En quoi il oublie qu’il a reproché, d’autre part, aux Espagnols d’avoir « épluché » le Barbier de Séville et le Mariage de Figaro, « pour y relever des inexactitudes de faits et de noms ». Hugo a sans doute eu tort. Mais, se fut-il mépris sur plus d’un point encore — et c’est ce qui lui est arrivé, — je dis qu’il se pourrait que sa pièce n’en fût pas moins espagnole. La vérité d’un portrait ne dépend pas de l’exactitude entière de chacun des traits que le peintre dessine, mais plutôt d’une espèce de sympathie qui s’éveille entre son modèle et lui ; de la convenance qu’il découvre entre l’expression d’un visage et la nature de son propre talent. Et c’est pourquoi nous soutenons que Ruy Blas, et surtout Hernani, sont plus espagnols que ne le veut bien dire M. Morel-Fatio, si nous y retrouvons quelques-uns des caractères les plus certains de la littérature espagnole, et du drame de Calderon ou de Lope de Vega.

N’est-ce pas Mérimée qui nous disait tout à l’heure que « la jalousie et le point d’honneur sont les seules passions qui défrayent le théâtre espagnol » ; et qu’est-ce que Ruy Blas, mais encore et surtout Hernani, qu’un drame du point d’honneur et de la jalousie ? « L’intrigue change, nous disait-on encore, mais le fond demeure immuable. » Et nous dirons à notre tour : qu’importent quelques erreurs sur les noms et sur les faits, sur la généalogie de Bazan ou sur la vraie nature de l’almojarifazgo, si les passions qui défrayent le drame n’en sont pas moins celles qui font le principal ressort du drame espagnol ? C’est aussi ce que reconnaissent les critiques espagnols, qui ne semblent point mettre entre Hernani et le Théâtre de Clara Gazul la différence qu’y veut voir M. Morel-Fatio. Et le style à son tour, ce style dur et brillant à la fois, souvent précieux, plus souvent emphatique, hyperbolique, antithétique, imagé et sonore, s’il ne ressemble peut-être guère à celui de Calderon ou de Lope de Vega, ne nous rend-il pas cependant tout ce que nous avons entendu dire, depuis trois cents ans, du génie de la langue espagnole ? Ou bien nous faut-il croire que, depuis trois cents ans, tout le monde en France se soit trompé sur les défauts de ce genre d’écrire, comme sur les qualités dont ils sont la rançon ou la condition peut-être ? Il n’y a pas jusqu’aux mœurs de Ruy Blas et d’Hernani qui ne nous paraissent assez espagnoles ou, si l’on veut, assez conformes à l’idée que nous ont donnée de l’Espagne la comtesse d’Aulnoy, par exemple, ou encore Saint-Simon, dont M. Morel-Fatio loue quelque part la fidélité. Comment, d’ailleurs, en serait-il autrement, si c’est dans les récits de Mme d’Aulnoy, comme il le dit et comme il le prouve lui-même, que l’auteur de Ruy Blas a puisé la plupart des détails qu’il a encadrés dans son drame ?

Que si maintenant le mélange du romanesque et de chevaleresque est le caractère le plus général de la littérature espagnole, celui qu’on retrouve également dans les Amadis et dans le répertoire de Calderon, dans les romans picaresques eux-mêmes, et enfin jusque dans les Œuvres de sainte Thérèse ou dans la vie d’Ignace de Loyola, la ressemblance, plus profonde, et cachée plus profondément, ne sera-t-elle pas, pour cette raison même, ce qu’on appelle plus intime, et conséquemment plus réelle ? À défaut d’une imitation des chefs-d’œuvre du roman ou du théâtre espagnols, et d’une connaissance plus particulière des mœurs de l’Estramadure et de l’Andalousie, ce serait alors, chez nos romantiques, le hasard d’une de ces rencontres comme il y en a tant dans l’histoire, où l’on voit les mêmes causes, après un long intervalle écoulé, reparaître, et produire naturellement les mêmes effets. Le romanesque et le chevaleresque tenus en défiance ou en suspicion par nos classiques, et réduits à se dissimuler sous des noms grecs et babyloniens, quand encore on ne les déclarait pas indignes de la curiosité des « honnêtes gens », sont rentrés dans leurs droits avec le romantisme ; et comme l’Espagne était justement le seul pays d’Europe où ils ne les eussent pas abdiqués ni perdus, c’est pour cela qu’il y a quelque chose d’espagnol dans le romantisme.

C’est en effet la grande originalité de la littérature espagnole que d’avoir sauvé, dans le temps de la Renaissance, et transmis plus tard au reste de l’Europe, à peu près tout ce qui méritait d’être sauvé de l’idéal du moyen âge. Le romantisme allemand, dans le siècle où nous sommes, a tenté, lui aussi, quelque chose d’analogue ; mais il est venu trop tard ; et deux ou trois siècles de culture classique devaient condamner la tentative à ne pas réussir. En Espagne — et malgré Cervantès, — la tradition ne s’est pas interrompue. Tout en prenant leur part du mouvement de la Renaissance, aucun pays, aucune littérature, n’ont su mieux préserver leur entière originalité. Ils y étaient sans doute aidés par leur situation à l’extrémité de l’Europe, et surtout par les conditions de leur développement historique. Mais il suffit que le fait soit certain. Aussi, toutes les formes du romanesque et du chevaleresque, partout ailleurs contraintes et gênées, plus ou moins asservies à l’imitation du modèle grec et latin, se sont-elles ici librement épanouies. Jusqu’au milieu du xviie siècle, c’est-à-dire jusqu’au temps où sa décadence commence, l’Espagne a entretenu l’idéal de son âge héroïque. De là, l’originalité de sa littérature : c’est la seule qui se soit vraiment développée d’elle-même, sans interposition de modèle étranger, conformément à son libre génie. De là, la nature de son influence : le point d’honneur espagnol a peut-être empêché le naturalisme italien d’envahir les littératures modernes. Et de là, enfin, l’affinité secrète du romantisme avec la littérature espagnole si, dans l’Europe entière, le romantisme se définit et se caractérise en partie par l’effort qu’il a fait pour renouer, par-delà la Renaissance, la chaîne de la tradition du moyen âge. Je soumets cette façon d’envisager l’influence de l’Espagne dans la littérature française — ou européenne même, — à M. Morel-Fatio ; et je ne la crois pas, au surplus, très différente ni très éloignée de la sienne.

Si ces observations pouvaient engager ceux de nos lecteurs qui peut-être ne les connaissent pas, à lire les Études sur l’Espagne de M. Morel-Fatio, nous en serions heureux. Nous serions plus heureux encore si M. Morel-Fatio, laissant à d’autres les recherches de l’érudition, voulait bien nous apprendre, sur la littérature espagnole, puisqu’il la connaît comme personne, ce qu’il nous serait si précieux d’en savoir. Nous n’avons qu’une Histoire de la littérature espagnole, et je ne sais comment ni pourquoi, mais elle est la médiocrité même. Enfin et surtout, nous serions heureux, dans l’intérêt même de notre littérature, si la curiosité, sans se détourner pour cela de l’Allemagne ou de l’Angleterre, se dérivait toutefois un peu du côté des Pyrénées ou des Alpes. Nous ne devons que peu de chose à la littérature allemande ; nous devons un peu plus à la littérature anglaise, quoique d’ailleurs son influence ne commence de se faire sentir sur la nôtre qu’avec le xviiie siècle ; mais nous devons beaucoup à la littérature espagnole et à la littérature italienne ; et, sans méconnaître ce que nous devons à la seconde, ou plutôt en inclinant même à l’exagérer, je ne sais si la première, l’espagnole, n’a pas encore plus agi, je veux dire plus profondément et plus continûment, sur la nôtre.

Des « Provinciales » : à propos de discussions récentes10 §

À quelle occasion, dans quelles circonstances furent composées, publiées, et répandues les Lettres provinciales, c’est ce que tout le monde sait. Que si quelqu’un, par aventure, l’ignorait ou l’avait oublié, nous le renverrions au récit qu’en a laissé Nicole, dont on compléterait la lecture par celle des chapitres vi à xvi du livre III du Port-Royal de Sainte-Beuve, et surtout des livres XI, XII et XIII des Mémoires du P. Rapin, afin d’entendre, une fois au moins, les deux parties ou les deux sons. C’est ce que je crains qu’avant de parler du jansénisme en général, et des Provinciales en particulier, plus d’un critique ou d’un commentateur n’ait volontiers négligé.

Quel est le sujet de ces Lettres fameuses, on ne l’ignore pas davantage. Le même Nicole encore a rédigé, pour chacune d’elles, un court et substantiel sommaire. Nous voudrions pouvoir en reproduire ici la table. Elle permettrait, en effet, de saisir comme d’un seul coup d’œil tout l’ensemble de la polémique, et les rapports très étroits qui lient, dans les Provinciales, la question morale à la question de la grâce. On y verrait comme on se trompe, quand on va répétant que Pascal, à partir de la Cinquième Provinciale, changeant adroitement l’état de la question, et laissant aux théologiens l’objet essentiel de la dispute, se serait en quelque sorte échappé sur la morale et sur les Jésuites. Car, pour ne rien dire encore de plus, c’étaient bien les Jésuites, à Louvain, à Paris, et à Rome, qui poursuivaient, depuis seize ans déjà, a condamnation du jansénisme ; c’était bien contre eux que Jansénius avait écrit son Augustinus, c’était contre Vasquez, contre Molina — qui sont deux des « quatre animaux » d’Escobar, dans l’allégorie dont Pascal a cru pouvoir si fort s’égayer, — et c’était contre Lessius, auxquels il reprochait de renouveler dans l’Église les erreurs des « Marseillais » ou « Semi-Pélagiens ». C’est ce qu’on oublie trop souvent aussi quand on parle des Provinciales, et qu’on veut faire honneur aux amis mondains de Pascal, au chevalier de Méré, par exemple, ou je ne sais encore à qui, de l’avoir jeté lui-même, sans qu’il y songeât, dans la voie du succès.

Enfin je ne rappellerai pas non plus avec quel applaudissement universel les Provinciales furent reçues, ni, depuis deux cent cinquante ans bientôt, les louanges qu’on en a faites ou les jugements qu’on en a portés : il n’y a rien de plus connu, ni qui soit après tout d’un plus mince intérêt. Aussi bien « le monde est devenu défiant » ; et il y a longtemps qu’en pareille matière l’admiration de Voltaire ou celle même de Bossuet ne commandent, n’engagent, ni ne déterminent plus la liberté de nos appréciations. Nous voulons voir et juger nous-mêmes.

Mais ce qu’on peut faire, si je ne me trompe, ce qui est toujours et plus que jamais intéressant, c’est de préciser les raisons de ce succès ; c’est d’examiner le degré de sincérité de Pascal dans cette polémique ; c’est peut-être aussi de rechercher quelles ont été les conséquences des Provinciales. Si ces questions ne sont pas nouvelles, cependant on n’a pas serré d’assez près la première. Des discussions récentes et assez vives ont renouvelé la seconde, qu’il serait temps aussi bien d’élargir, et surtout d’élever au-dessus de celle de savoir si Pascal a plus ou moins littéralement rendu le latin d’Escobar et de Filliutius. Et, pour la troisième, je suis aussi loin qu’on le puisse être de consentir à la réponse qu’on y fait d’ordinaire.

I §

Écartons tout d’abord les mauvaises raisons, les petites, celles qui n’en sont plus depuis longtemps pour nous : l’attrait du mystère ou celui du scandale, comme aussi les raisons que Joseph de Maistre a proposées, l’intérêt de la faction « à faire valoir le libelle », ou « la qualité ces hommes qu’y attaquait Pascal ». Le même de Maistre n’a-t-il pas encore inventé cet impertinent paradoxe, que, si les Lettres provinciales, avec le même mérite littéraire, avaient été écrites contre les Capucins, il y a longtemps qu’on n’en parlerait plus ? Il n’a donc oublié que de nous dire comment il se fait que nous ne lisions plus aujourd’hui, quoiqu’ils soient de cent ans moins anciens que les Provinciales, les réquisitoires de La Chalotais contre la Compagnie, par exemple, ou le verbeux opuscule de ce plat d’Alembert : Sur la destruction des Jésuites. Comment encore « la faction », qui sans doute y eût eu le même intérêt, n’a-t-elle pas pu faire durer jusqu’à nous la Fréquente Communion d’Arnauld, ou les Visionnaires de Nicole ? Car, on remarquera qu’en leur temps le succès n’en a guère été moindre que celui des Provinciales ; on songera que les adversaires eux-mêmes du jansénisme ont loué dans la Fréquente Communion « tout l’artifice du langage joint à toutes les beautés de l’éloquence » ; et l’on se souviendra que les contemporains n’ont pas fait de comparaison entre « Monsieur Pascal » et celui qu’ils appelaient, tout d’une voix, « le grand Arnauld ».

Peut-on seulement dire, avec le même de Maistre, que les Provinciales soient, à leur date, dans notre histoire, « le premier livre vraiment français qu’on eût encore écrit en prose » ? Ce serait faire tort à Arnauld lui-même, pour son livre de la Fréquente Communion, qui est de 1643 ; à Descartes, pour son Discours de la méthode, qui est de 1637 ; à Balzac enfin, pour ses Lettres, dont les premières sont de 1624 ; — et je ne dis rien de Montaigne, ou de Calvin. Voltaire parle mieux, quand il veut qu’on rapporte aux Provinciales l’époque de « la fixation du langage » ; et il a presque raison quand il les appelle « le premier livre de génie qu’on eût vu ». Par malheur, ce que c’est que la « fixation du langage », et surtout par ou pour quelles qualités les Provinciales sont un « livre de génie », voilà ce qu’il a négligé de nous apprendre, et voilà pourtant tout ce que l’on voudrait savoir. Quand en finirons-nous avec cette manière sommaire, vague, et pompeuse de louer ! Si la langue ou la phrase de Pascal ont des mérites que celles de Nicole n’aient point, ne tâcherons-nous pas de les nommer par leur nom ? Si sa pensée pénètre à des profondeurs que celle d’Arnauld ne soupçonne même pas, n’essayerons-nous pas de les mesurer ? Et si nous ne pouvons pas nous flatter de jamais définir le « génie », ne ferons-nous pas un effort pour le caractériser en ce qu’il a toujours de particulier, d’individuel, et d’unique ?

Ne parlons pour cela ni de Rabelais ni de Montaigne. Leur langue est encore trop mêlée de latin ; leur phrase est trop « inorganique » ; et, même ce que leur style a de plus personnel, ces répétitions, ces énumérations dont Rabelais abonde, comme ces métaphores ou ces comparaisons qui semblent naître d’elles-mêmes sous la plume de Montaigne, ne sont à vrai dire que l’expression de leurs tâtonnements. Ils cherchent la propriété du mot, et, ne la trouvant pas, ils nous donnent à choisir entre les diverses formes qui leur semblent traduire à peu près leur pensée. Ne remontons pas au-delà d’Arnauld. Toujours ample, toujours correcte, et généralement claire, la phrase d’Arnauld est souvent lourde, habituellement triste, et toujours monotone. Je ne dis rien de sa longueur. La phrase de Pascal n’est pas plus courte que celle d’Arnauld ; et ses adversaires lui ont reproché plus d’une fois, avec apparence de raison, qu’elle était fréquemment embarrassée de parenthèses, d’incises, de propositions subordonnées ou relatives, et relatives de la relative. En voici une que le P. Daniel a relevée dans ses Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe : « Si je ne craignais d’être aussi téméraire, dit Pascal, je crois que je suivrais l’avis de la plupart des gens que je vois, qui, ayant cru jusqu’ici, sur la foi du public, que ces propositions sont dans Jansénius, commencent à se défier du contraire par le refus bizarre que l’on fait de les montrer, qui est tel, que je n’ai vu encore personne qui m’ait dit y les avoir vues. » Mais cette phrase est tirée de la Première Provinciale ; et peut-être ce physicien, ce géomètre, qui jusque-là n’a guère écrit que de science, est-il encore gêné de l’usage nouveau qu’il fait ici de sa plume. Voici donc la dernière phrase de la Treizième Lettre, l’une de celles qu’il a recommencées sept ou huit fois, dit Nicole : « Concluons donc, mes Pères, que puisque votre probabilité rend les bons sentiments de quelques-uns de vos auteurs inutiles à l’Église, et utiles seulement à votre politique, ils ne servent qu’à nous montrer, par leur contrariété, la duplicité de votre cœur, que vous nous avez parfaitement découverte, en nous déclarant, d’une part, que Vasquez et Suarez sont contraires à l’homicide, et, de l’autre, que plusieurs auteurs célèbres sont pour l’homicide, afin d’offrir deux chemins aux hommes, en détruisant l’esprit de Dieu, qui maudit ceux qui sont doubles de cœur, et qui se préparent deux voies : Væ duplici corde et ingredienti duabus viis. »

Mais, si la phrase de Pascal n’est pas courte, et si la longueur s’en mesure à l’importance, ou, pour ainsi parler, à la nature de la pensée qu’elle exprime, elle est toujours claire, plus que claire, lucide, comme on le voit dans ces exemples ; et elle l’est parce qu’elle est diversement éclairée. Là est la part d’invention de Pascal dans l’histoire de la prose française, et cette part est considérable, Tandis qu’avant lui la phrase d’Arnauld, comme celle de Descartes, ne s’éclairait encore que d’une lumière blanche et froide, partout égale, et en quelque sorte uniformément diffuse, l’air circule et se joue dans la sienne, et, avec l’air, s’y insinuent la flamme, le mouvement, et la vie. Il est court quand il le faut, et il n’est long que parce qu’il le veut. Ou plutôt, il n’est ni long ni court, mais sa phrase, sans rien perdre de la netteté du contour qui la cerne, s’assouplit, se ploie, se brise et se raccourcit, ou s’allonge, quand et comme il lui plaît, avec une docilité, une vivacité uniques. Si jamais dans notre langue on n’a porté plus loin le naturel, c’est que jamais on n’y a poussé plus loin l’art d’écrire, en tant qu’il consiste, non pas à vouloir briller aux dépens de son sujet, mais à chercher et à trouver, parmi toutes les expressions qu’il peut y avoir d’une même pensée, la seule qui lui convienne, la seule qui l’égale, et le seul tour qui en suive, qui en imite, qui en reproduise, pour ainsi dire, tous les accidents. Je ne connais qu’un style, à cet égard, qui soit comparable à celui de Pascal ; et il est aussi de Port-Royal, puisque c’est celui de Racine.

On comprend sans doute qu’ainsi défini, ce mérite ne se borne pas à la phrase, mais il s’étend de la phrase à la période entière, et de la période à toute la Lettre, et d’une lettre à toutes les autres.

Ironie légère, mondaine et enjouée ; raillerie grave et amère ; narration élégante et facile ; dialectique tour à tour ou ensemble subtile et passionnée ; vivacité du trait ; rapidité de la riposte ; ampleur et liberté du mouvement ; saintes indignations, si « Molière, comme on l’a dit, n’a rien de plus plaisant que les premières Provinciales, ni Bossuet de plus beau que les dernières », et, dans un tout petit volume, si « toutes les sortes d’éloquence et d’esprit se trouvent ainsi renfermées », c’est une conséquence de ce premier mérite. D’autres ont eu d’autres qualités, plus d’éloquence, comme Bossuet, et autant d’esprit, comme Voltaire — qui sont avec Pascal les maîtres de la prose française, — mais il semble qu’il y ait moins de variété dans leur manière que dans la sienne : et, du ton de la conversation familière à celui dont on célèbre les Henriette et les Condé, ils n’ont pas rempli, comme lui, tout l’entre-deux. Ils n’ont pas toujours eu, comme lui, dans l’emploi des moyens de l’art, cette sûreté, ou plutôt cette infaillibilité de tact.

Il n’est arrivé à Pascal d’en manquer qu’une seule fois peut-être, dans la Seizième Provinciale, celle « qu’il n’a pas eu le temps de faire plus courte ». Ce jour-là, le 4 décembre 1656, il s’est abusé sur l’intérêt que le public pouvait prendre à la façon dont les Jésuites avaient travesti les sentiments d’Arnauld sur la transsubstantiation. Mais, la seizième lettre mise à part, si l’originalité des Provinciales est quelque part, elle est là : dans ce goût sévère et caché qui règle le choix des mots et des tours, celui du ton de plaisanterie et de la véhémence du mouvement sur l’importance vraie de la pensée qu’ils expriment. On peut plaisanter sur « le soufflet de Compiègne », et s’égayer de l’altercation du cuisinier Guille avec le jésuite Borin. Cependant cette matière touche elle-même à une autre, qui est de savoir ce que nous pouvons faire pour venger notre « honneur » offensé. Mais si quelqu’un avance, comme Lessius ou comme Escobar, que nous sommes alors excusables de tuer, qui ne voit, qu’avec la question de savoir si nous nous ferons justice nous-mêmes, c’est celle de l’homicide, c’est celle du droit de punir, c’est celle du fondement de la justice des hommes qui se pose ? Et à mesure qu’une question s’engendre ainsi de l’autre, le ton de la polémique s’échauffe ; il s’irrite, il s’élève ; la raillerie devient plus âpre ; les formes oratoires s’ordonnent en quelque sorte d’elles-mêmes sous la plume de Pascal ; et, sans transition apparente, une discussion commencée par des plaisanteries s’achève par les coups de la plus haute éloquence.

Mais ce n’est pas tout encore. On ne sépare pas plus chez Pascal que chez Bossuet la forme d’avec le fond, et voici la grande raison du succès des Provinciales. Grâce à cette promptitude et à cette sûreté de coup d’œil, grâce à cette prestesse et à cette souplesse, grâce à cet art de mettre leur vrai prix aux choses et d’y proportionner son effort, les Provinciales sont venues faire tout à coup la lumière dans la question la plus obscure et la plus importante qui s’agitât alors au sein du christianisme. Non pas qu’elles en aient dissipé toutes les ombres ; et, au contraire, je dirais volontiers qu’elles en ont épaissi quelques-unes ; mais, du milieu de ces ombres mêmes, elles ont dégagé ce qu’il nous fallait uniquement savoir. C’est ce que n’avaient su faire ni le profond et savant auteur de l’Augustinus tout scolastique encore ; ni celui de la Fréquente Communion, — que l’ancienne Sorbonne a eu si grand tort de rayer du nombre de ses docteurs, car je doute qu’elle ait jamais eu le plus glorieux représentant d’elle-même. Cette morale, dont ils avaient caché les principes dans les profondeurs inaccessibles du dogme de la grâce, comme s’il était possible que la conduite humaine dépendît d’une règle que la raison n’entendrait pas, les Provinciales y ont réduit le tout du jansénisme ; et aussitôt, tout ce que l’on ne comprenait pas avant elles, on l’a compris ; on en a compris, on en a vu, on en a touché le lien avec la vie réelle.

Je ne puis donc assez m’étonner que Sainte-Beuve, comparant quelque part les Provinciales aux Philippiques, ait osé dire que Démosthène « demeurerait toujours plus beau que Pascal, parce qu’il ne demande pas tant d’efforts à distance, et qu’il agit dans des conditions humaines plus saines et plus naturelles ». Idolâtrie de l’antiquité ! Si nous avons une dette envers la patrie, ne nous devons-nous donc rien à nous-mêmes, et, en nous-mêmes, à l’humanité ? Que veut-on dire, avec cet « effort à distance », dont nous aurions besoin pour nous intéresser de toute notre personne aux questions que Pascal discute : si, par exemple, nous avons le droit de nous faire justice à nous-mêmes ; si notre « honneur » vaut la mort d’un homme ; si nous pouvons nous parjurer pour sauver notre vie ? Mais, précisément, ce que d’autres ont fait, comme Descartes, pour la philosophie, Pascal, avec ses Provinciales, l’a fait pour la théologie morale. Il l’a tirée de l’obscurité du cloître et du secret des confessionnaux, Il l’a produite au grand jour. Et sans s’attarder davantage à disserter du pouvoir prochain — et de la grâce suffisante, élargissant le terrain du combat, il est venu dire à tous ceux qui ne voyaient pas l’intérêt de ces questions, ou plutôt leur crier : « En voici les conséquences : voyez et jugez maintenant. »11

C’est aussi bien l’un des grands crimes qu’on lui fasse, n’étant pas théologien lui-même, d’avoir traité les questions que se réservaient les théologiens, et, par son exemple, d’avoir induit « le monde » à les débattre. Mais, puisque l’occasion s’en présente, il faut enfin que quelqu’un ait le courage de le dire : « le monde » en a le droit, et il en a même le devoir. Oui, « le monde » a le droit d’examiner les principes au nom desquels on prétend gouverner sa conduite ; et, ces principes, si les théologiens les ont comme à plaisir enveloppés, ou embrouillés souvent, dans le réseau de leurs subtilités, « le monde » a le droit de les en dégager ; et, si « le monde » ne le peut pas, il lui reste alors la ressource et le droit de juger d’eux sur leurs conséquences. La théologie n’est pas une science qui existe, comme l’algèbre ou comme la physique, indépendamment de ses conséquences, qui leur soit en quelque sorte antérieure ou supérieure, et il n’est pas ici question du « vide », ni du « plein », ni du « plein du vide », mais d’agir, et de se résoudre, et de se conduire. La grâce est-elle prévenante, concomitante ou subséquente ? Je n’ai garde de méconnaître l’intérêt du problème, et je crois que je pourrais le montrer au besoin. Mais ce que je demande, ce que j’ai le droit d’exiger qu’on me dise avant tout, c’est où me mènera la solution qu’on en donne ; et, de cette solution, ma conscience est apte à connaître : elle ne m’a même été donnée que pour cela. C’est ce que Pascal a cru, et c’est ce que nous croyons comme lui. Sans se séparer de l’Église, et même en continuant de faire corps avec elle presque malgré elle, il a réclamé pour « le monde » les explications qu’il semblait qu’on lui refusât. Il a fait plus : il les a données lui-même. Et, c’est pourquoi, si « les Provinciales avaient été écrites contre les Capucins », non seulement, quoi qu’en dise de Maistre, on en parlerait encore, mais on en parlerait de la même manière. Je vais essayer de montrer maintenant pour quelle raison Pascal s’en est pris aux Jésuites ; qu’il ne pouvait, qu’il ne devait s’en prendre qu’à eux ; et si j’y réussis, j’aurai montré du même coup ce qu’il a mis dans sa polémique de passion et de sincérité.

II §

Disons-le d’une manière générale : si l’auteur des Provinciales ne s’est pas toujours astreint à traduire ou à reproduire littéralement les textes qu’il citait, cependant on n’a pu le convaincre d’inadvertance ou d’oubli grave qu’en deux ou trois cas tout au plus, mais d’imposture en aucun. Le père Nouet, aidé du père Annat et du père Brisacier, y a jadis perdu son temps et l’abbé Maynard, de nos jours, dans cette Réfutation des Lettres provinciales à laquelle un prélat voulait bien nous renvoyer récemment, n’a guère été plus heureux. Que si d’ailleurs on objectait que c’est encore trop que deux ou trois inadvertances dans un ouvrage où le seul Escobar n’est pas cité moins de soixante-sept fois — c’est Escobar qui les a comptées lui-même, à moins que ce ne soit son éditeur, — nous en convenons, mais nous demandons alors la permission de faire observer que, si Pascal eût voulu faire ses Provinciales, selon son mot, encore « plus fortes », Escobar et les autres lui en eussent fourni les occasions par centaines.

Ils ont en effet des décisions sévères, comme quand ils enseignent que le médecin pèche mortellement qui se charge de plus de malades qu’il n’en saurait soigner. (Escobar, Tract. III, Ex. X, 34.) Ils en ont d’amusantes. « Les représailles sont-elles permises ? demande le même Escobar. Sans doute : ita plane ; mais à six conditions, dont la première est de ne pas s’exercer sur les personnes ecclésiastiques. » (Ibid., Tract. I, Ex. VII, 115.) Telle est encore une décision relative aux péchés mortels des bibliopoles : « Un libraire pèche mortellement quand il vend des livres étrangers qui font concurrence à ceux d’un auteur national. » (Ibid., Tract. II, Ex. III, 2.) Et ils ont enfin des décisions scandaleuses, qu’on voudra bien nous dispenser de préciser davantage. Pascal n’a pas nié qu’il y en eût de sévères — il a même eu le soin de le dire en propres termes, — mais, des amusantes et des scandaleuses, il n’a cru devoir prendre que celles qui convenaient à la gravité de son dessein12.

Mais on l’accuse d’une autre infidélité, plus générale et plus grave que l’omission ou le changement d’un mot dans un texte d’Escobar ou du père Bauny. On lui reproche d’avoir parlé de ces Théologies morales, écrites en latin, nous dit-on, pour l’usage des seuls confesseurs, comme si leurs auteurs les avaient proposées à la lecture commune des fidèles. Et on lui reproche aussi d’avoir écrit comme s’il croyait que les casuistes eussent permis ou autorisé par leurs décisions tout ce qu’ils ne défendaient point.

Pour le disculper entièrement, il faudrait donner ici — sur les casuistes eux-mêmes et sur la casuistique en général — plus de détails que nous ne le pouvons. Le sujet en vaudrait la peine ; et c’est un livre qui nous manque qu’une bonne histoire de la casuistique. Mais, en l’attendant, on oublie que, d’être écrite en latin, ce n’était pas alors une raison pour une Théologie morale d’être lue par moins de lecteurs ; et la preuve n’en est-elle pas que le succès des Provinciales n’est devenu lui-même européen, si je puis ainsi dire, qu’après que Nicole eût mis le texte de Pascal en latin ? J’ai d’ailleurs sous les yeux, au moment où j’écris, la quarante-deuxième édition de la Théologie morale d’Escobar13. Elle est datée de 1656. Si naïf qu’on le suppose — et le fait est qu’il l’est terriblement, — Escobar a-t-il pu croire que les confesseurs eussent à eux seuls consommé quarante et une éditions de son livre ? Pour être assurés du contraire, nous n’avons, au surplus, qu’à l’écouter lui-même. Il pose des questions, celle-ci, par exemple, que je cite en son texte latin : Dormire quis nequit nisi sumpta vesperi cæna : teneturne jejunare ? Et il répond sans atténuation, restriction, ni commentaire d’aucune sorte : « Minime. Pas le moins du monde. » Que veut-on de plus clair ? Voici pourtant une décision plus positive encore dans la forme ; « Dubito num expleverim annum vigesimum primum… — Rép. Non teneris jejunare. » Citons-en une troisième : « Dixisti a mortali parvitatem excusare maleriæ : assigna materiæ parvitatem. — Rép. Duarum unciarum, quæ est quarta pars collationis. » Supposé que ces questions ne soient à l’usage que des seuls confesseurs, n’est-il pas vrai que, de dire au pénitent qui s’accuse d’avoir rompu le jeune, faute, s’il n’avait pas soupe, de pouvoir dormir, qu’il ne l’a pas rompu, c’est lui donner une règle précise ? comme de lui dire qu’il peut boire du vin, et même de l’hypocras ? Peut-on prétendre que Pascal ait eu tort de voir dans tout cela des permissions et des conseils ? de quels yeux lisons-nous Escobar si nous y voyons autre chose ? et, pour ne rien dire encore du relâchement ou de la sévérité de sa morale, pouvons-nous l’entendre et le prendre autrement que ne l’a fait l’auteur des Provinciales ?

Non, les traités des casuistes ne sont pas à l’usage des seuls confesseurs, quoi qu’on en veuille dire ; et s’il en fallait une dernière preuve, je l’emprunterais aux approbations expresses dont ils sont revêtus : « Hoc opus— dit textuellement un évêque en présentant aux lecteurs le fameux De matrimonio de Sanchez, — hoc opus dignissimum censeo quod non solum pro communi scholæ utilitate in lucem prodeat, typisque quam citissime mandetur, verum quod omnium oculis ac manibus continue versetur. »

Ne nous lassons pas de justifier Pascal, On lui fait un autre reproche : c’est d’avoir imputé à la Société de Jésus tout entière les opinions de ses casuistes, comme si, dit-on, les supérieurs avaient le temps de lire ce qui s’écrit d’un bout du monde à l’autre ! et comme si les exagérations — on dit même les extravagances — de quelques particuliers pouvaient, du fond d’un couvent d’Italie ou d’Espagne, engager, et surtout compromettre un grand corps !

La réponse est vraiment trop facile. Si les Jésuites ne renient pas les gloires de leur ordre, ils ne sauraient non plus renier ni rompre dans l’histoire la solidarité qui les lie à ceux qu’ils n’ont point publiquement désavoués. Suarez et Sanchez, Vasquez et Escobar, Lessius et Lugo, Molina et Valentia ne sont-ils pas d’ailleurs eux-mêmes des « gloires » de l’ordre ? des « théologiens » en titre de la compagnie ? des « autorités » par conséquent en matière de morale ? Il faut en finir avec ce sophisme. Dans le Compendium theologiæ moralis du Père Gury, jésuite, revu, augmenté et corrigé par le Père Dumas, jésuite aussi, et daté de 1881, les Escobar et les Lami sont qualifiés d’auteurs graves, de même qu’Henriquez, de même que Reginaldus ; et, pour Layman ou pour Lessius, on ne trouve pas de mots qui suffisent à les louer. Nulli aut fere nulli theologo morali fuit secundus, y dit-on du premier ; et de l’autre : Inter maxima decora S. J. est numerandus, et ipsum laudare vix sufficimus. Est-ce ainsi que l’on parle de ceux que l’on n’approuve point ? Les Jésuites peuvent-ils être admis à taxer d’extravagance ou de singularité ceux qu’après deux cent cinquante ou trois cents ans ils continuent de célébrer en ces termes ? Et Pascal n’a-t-il pas eu raison de leur imputer en corps les opinions des « classiques » dont on voit qu’ils tirent toujours les principes, les méthodes, et les décisions de leur casuistique ?

Il n’a pas manqué davantage à la justice en ne les imputant qu’aux seuls Jésuites et en n’enveloppant qu’eux, si je puis ainsi dire, dans le réquisitoire qu’il dressait contre la casuistique. C’est cependant le grand argument des PP. Nouet et Annat dans leurs Réponses aux Provinciales ; c’est aussi celui du Père Daniel dans ses Entretiens de Cléandre et d’Eudoxe ; et c’était hier encore l’un de ceux de M. J. Bertrand, dans une curieuse étude sur les Provinciales. Puisque Caramuel ou Diana, qui ne sont point jésuites, n’ont pas fait, eux aussi, de moins « jolies questions » qu’Escobar ou le Père Bauny, on s’étonne que, ce qu’il disait de la morale ou de la politique des jésuites, Pascal ne l’ait pas étendu à celles des théatins ou des bénédictins. Et on ne s’en étonne pas seulement, on lui en fait un crime. On croit faire merveille de trouver chez Louis Lopez ou chez Thomas Mercado, qui sont, dit-on, des jacobins, telles ou telles solutions dont la subtilité scandaleuse ne le cède nullement aux plus inattendues qu’aient inventées Vasquez ou Lessius.

Mais, tandis que l’on s’imagine ainsi ruiner l’autorité des Provinciales, on ne fait rien que rapetisser les questions même que Pascal y agite. On réduit aux proportions d’une rivalité d’école, ou pour mieux dire de boutique — ce qui n’est toujours que trop aisé, — une controverse où le génie de l’auteur des Provinciales est justement d’avoir vu qu’il y allait de toute la morale, et on ressemble à ce spirituel Médicis qui ne voyait jadis aussi, lui, du haut de son Vatican, qu’une « querelle de moines » dans la mémorable dispute qui commençait à troubler son Église pour séparer bientôt l’une de l’autre les deux moitiés de la catholicité. La comparaison ne peut sans doute blesser personne…

Qu’importe, en effet, qu’il y ait eu des casuistes de toutes les robes et de toutes les couleurs ; qu’il y en ait eu de « déchaussés » et « d’encapuchonnés » ; qu’on en put découvrir au besoin jusque parmi les jansénistes, si nul ordre ou nulle famille religieuse n’en a compté de plus nombreux, de plus accommodants, et de plus justement fameux que la Société de Jésus ? si les jésuites ont vu mieux que personne le parti que l’on pouvait tirer de la casuistique, — non seulement pour la direction ou la domination des consciences, — mais encore pour incliner la religion, elle-même dans le sens qu’ils voulaient ? si ces « janissaires de l’Église catholique » — puisqu’on a cru les honorer en les nommant de ce, nom — en ont seuls su faire un moyen de politique, une arme de combat, un instrument de règne ? C’est ce qu’il faut voir, et c’est ce qu’on ne peut voir qu’en remontant jusqu’aux origines de la Société de Jésus, ou même un peu plus haut encore, jusqu’à l’époque de la Réformation.

Il y avait en effet alors, en 1656, quelque cent cinquante ans que la religion et la morale traversaient une crise qui dure toujours, et dont l’histoire du jansénisme, entre celle de la réforme du xvie siècle et de la philosophie du xviiie, n’est qu’un épisode ou une péripétie. Attaquée de tous les côtés à la fois, par les princes temporels et par les humanistes, par Henri VIII autant que par Érasme ; exposée du dehors à toute la fureur des haines populaires contre la domination ecclésiastique ; ébranlée au dedans — c’est Bossuet qui le dit dans son Histoire des variations — par ses propres désordres, il s’agissait de savoir ce qu’il adviendrait de la religion même : si elle continuerait de retenir plus longtemps le pouvoir qu’elle avait exercé sur les imaginations du moyen âge ; et si l’on sauverait enfin, de la ruine qui menaçait le dogme, les débris de la morale chrétienne. C’est ce qu’avait essayé Luther ; et si les nécessités de la politique, si les passions qu’il avait soulevées et acceptées pour complices, si sa propre faiblesse enfin, avaient mêlé trop d’alliage à sa réforme, Calvin, lui, à Genève, avait en partie réussi. C’est ce qu’il avait bien fallu que l’Église finît par comprendre ; et, selon l’expression consacrée, c’est pour essayer de se réformer elle-même, « dans son chef et dans ses membres », qu’elle avait recouru, comme suprême expédient, au concile de Trente.

On sait le rôle qu’y jouèrent les jésuites, comme aussi dans ce mouvement de Contre-réformation, ainsi qu’on l’appelle, qui ne ramena ni l’Allemagne ni l’Angleterre au catholicisme, mais qui peut être empêcha l’Autriche et la France de passer au protestantisme. Aucun historien n’en a jamais méconnu l’importance ni la grandeur, et Pascal même, s’en souvenant, oppose éloquemment, sur la fin de sa Treizième Provinciale, les anciens services de la Société, sa première politique, et la sévérité chrétienne de son institution primitive, au « dérèglement de doctrine » qui les avait suivis. « Si quelque jour je touche ce sujet, dit-il à ses adversaires, on sera surpris de voir, mes Pères, combien vous êtes déchus du premier esprit de votre Institut, et que vos propres généraux ont prévu que le dérèglement de votre doctrine dans la morale pourrait être funeste, non seulement à votre Société, mais encore à l’Église universelle. » C’est au généralat d’Aquaviva qu’il semble qu’on doive rapporter l’époque de ce changement de politique ; à la publication du livre de Molina : Liberi arbitrii cum gratiæ donis concordia ; et à renseignement de Lessius à Louvain.

Que s’était-il donc passé ? Rien que de profondément humain et de très naturel. Ce que n’avaient pu faire ni Calvin ni Luther : de ramener la vie chrétienne à l’idéal évangélique, ni la papauté, ni les jésuites ne l’avaient pu davantage ; — et l’esprit du monde avait vaincu celui de Dieu. Une société nouvelle était née, qui grandissait tous les jours, non pas précisément encore athée, ni même délibérément incrédule, mais déjà libertine, indifférente, ou toute laïque. Si l’on voulait quelle continuât de se dire chrétienne, d’accorder à la religion les honneurs du culte extérieur, il fallait donc qu’on lui rendît le christianisme facile. Il fallait surtout qu’on ne lui prêchât pas, au nom du christianisme, une morale dont les principes missent les mondains en demeure d’opter entre le monde et le christianisme. C’est ce que comprirent les jésuites, et c’est ce qu’ils virent dans la casuistique : un moyen de concilier les exigences de la morale chrétienne avec le train du monde ; et, dans le relâchement de l’ancienne sévérité — qu’excuserait sans doute la grandeur du but, — un moyen de sauver ce qu’on pouvait encore sauver de la religion.

Les textes sont formels sur ce point : « Combien n’ont-ils pas tort, s’écrie Escobar, dans le Préambule de sa grande Théologie morale, ceux qui se plaignent qu’en matière de conduite, les docteurs leur produisent tant et de si diverses décisions ! Mais ils devraient plutôt s’en réjouir, en y voyant autant de motifs nouveaux de consolation et d’espérance. Car la diversité des opinions en morale, c’est le joug du Seigneur rendu plus facile et plus doux ! Ex opinionum varietate, jugum Christi suavius deportatur. » Et il dit encore plus loin, d’une manière qu’on croirait ironique et presque voltairienne, si d’ailleurs sa vertu, sa sincérité, sa piété ne nous étaient connues : « La Providence a voulu, dans son infinie bonté, qu’il y eût plusieurs moyens de se tirer d’affaire en morale, et que les voies de la vertu fussent larges, patescere, afin de vérifier la parole du Psalmiste : Vias tuas, Domine, demonstra mihi14. » Voilà le dernier terme du probabilisme, et voilà, comme dit Pascal, le dernier excès de la doctrine de « leur » Molina.

Cependant quelques âmes, je n’ai garde de dire plus pures ou plus honnêtes, mais assurément moins politiques, et peu touchées de l’avantage qu’il y aurait à réconcilier l’Église avec le monde, si la réconciliation ne devait s’opérer qu’au détriment de la pureté du christianisme, s’indignaient en silence, et, dans ces doctrines complaisantes, ne pouvaient et ne voulaient voir, avec le renouvellement des erreurs de Pélage, que la corruption prochaine de la morale.

Le jansénisme est sorti de là. Deux points paraissaient inacceptables à ces chrétiens plus rigides. Ils n’admettaient pas que l’homme fût libre d’une liberté qui rendît la grâce inutile, et qui le fît lui-même le seul et souverain arbitre de ses destinées. Mais ils admettaient moins aisément encore que l’on rendît la pratique de la vertu facile, et que l’on expulsât de son idée les deux notions qui la déterminent : celle de l’effort de l’homme, et celle de la nécessité du concours de la grâce d’en haut. Ni nous ne sommes en effet naturellement bons, portés de nous-mêmes à bien faire, capables sans secours de l’exercice des vertus chrétiennes ; ni nous ne sommes jamais assurés, quand nous croyons le mieux agir, qu’il ne se mêle à nos actes quelque ferment de concupiscence ou d’orgueil, qui les corrompe et les rende coupables devant Dieu. Ai-je besoin de faire observer que c’est ici le fond des Provinciales ? C’est également celui des Pensées. Aussi rien n’est-il plus puéril de diviser Pascal, comme nous voyons qu’on le fait quelquefois encore, et, en rejetant ses Provinciales, que de vouloir retenir ses Pensées. « La face hideuse de son évangile », selon l’énergique expression de Bossuet, voilà ce que Pascal, dans ses Pensées comme dans ses Provinciales, s’est appliqué à mettre en lumière ; et quoi que l’Église en puisse dire, voilà l’honneur du jansénisme, que de n’avoir pas voulu transiger avec le monde, et d’avoir mis toute la morale dans la victoire de la grâce sur la concupiscence.

Que si maintenant cette corruption ou ce déguisement de l’Évangile était l’œuvre des jésuites, à qui voudrait-on que Pascal s’en fût pris, qu’aux jésuites ? Ce qui mettait, en effet, la grâce efficace et la morale en péril, ce n’étaient pas les opinions particulières, et comme isolées, d’un Caramuel ou d’un Diana, c’était le molinisme, c’était le probabilisme, c’était, à ses yeux comme aux yeux de l’auteur de l’Augustinus, la protection ouverte et déclarée que rencontraient ces doctrines parmi les théologiens de la Compagnie de Jésus. De telle sorte que, lorsqu’on lui reproche d’avoir particulièrement et comme uniquement attaqué les jésuites, en vérité, c’est comme si on lui reprochait d’avoir reconnu d’abord et d’avoir dégagé du milieu des chicaneries et des subtilités dont on l’embarrassait par une étroite politique, la vraie question, la seule qui importât, celle de savoir où était et en quoi consistait la vertu chrétienne. En réalité, on se plaint qu’il ait fait la lumière et qu’il soit venu dire : « Non ! la voie du salut n’est pas large ! Non ! vos mérites ne sauraient suffire à vous justifier devant Dieu ! Non ! vous ne pouvez pas plus concilier l’Évangile et le monde que la raison et la foi. »

Mais n’est-ce pas aussi ce qui met hors de doute l’entière sincérité de sa polémique ? Il ne faut qu’essayer, comme lui, de voir les choses d’un peu haut. Où il y va de presque toute la religion, et de ce que la morale a de plus élevé, ce ne seraient pas — si on les y trouvait — quelques citations infidèles ou tronquées dont on pourrait s’armer contre lui. Et, pour aller jusqu’au bout, je ne comprends pas bien qu’en se plaignant qu’il ait dirigé contre eux le grand effort de sa dialectique et de son éloquence, les jésuites oublient qu’ils ne seraient pas ce qu’ils sont dans l’histoire de l’Église, s’ils n’avaient été particulièrement dignes des coups de ce rude adversaire.

Est-ce à dire que nous soyons toujours contre eux et avec lui ? Non, sans doute ; et ce qu’on peut, je crois, lui reprocher à bon droit, c’est, par exemple, dans toute cette polémique, d’avoir nié qu’il fût de Port-Royal, ou même qu’il eût aucune relation avec les jansénistes. Il faut l’avouer, on ne relit jamais sans quelque gêne le début de la Dix-septième Provinciale :

« C’est donc tout de bon, mon Père, que vous m’accusez d’être hérétique… Je vous demande quelle preuve vous en avez ? Vous supposez premièrement que celui qui écrit les Lettres est de Port-Royal ; vous dites ensuite que le Port-Royal est déclaré hérétique, d’où vous concluez que celui qui écrit les Lettres est déclaré hérétique. Ce n’est donc pas sur moi, mes Pères, que tombe le fort de cette accusation, mais sur le Port-Royal, et vous ne m’en chargez que parce que vous supposez que j’en suis. Ainsi je n’aurai pas grand-peine à vous répondre… et à vous renvoyer à mes Lettres, où j’ai dit que je suis seul, et, en propres termes, que je ne suis point de Port-Royal. »

Quand c’est Voltaire qui retourne ainsi leurs propres armes contre ses adversaires, on peut, si l’on le veut, n’y voir qu’une feinte habile. Mais je ne m’habituerai jamais à pallier d’une semblable excuse l’équivoque où Pascal a eu le tort de se jouer ; — et lui-même, il faut le dire, nous a rendus plus scrupuleux pour lui.

Je ne voudrais pas davantage qu’au commencement de sa Seizième Lettre il eût entrepris de justifier l’évêque d’Ypres sur une indélicatesse dont on avait raison de l’accuser. Il s’agissait des deniers du collège de Louvain, dont Jansénius avait cru pouvoir appliquer une part à l’entretien de M. de Barcos, le neveu de son ami Saint-Cyran. Mais c’est le danger des polémiques : on ne veut rien laisser sans réponse ; on veut détruire l’une après l’autre toutes les objections de l’adversaire ; on divise, on distingue, on raffine, et on n’a pas tout à fait tort — parce que l’adversaire triompherait trop bruyamment de notre silence, — mais on n’a pas raison non plus. Les meilleurs d’entre nous sont encore des hommes ; et si Jansénius eût sans doute mieux fait de pourvoir aux besoins de M. de Barcos sur d’autres fonds que ceux du collège de Louvain, Pascal eût bien fait, lui, de s’en taire, ou, s’il en parlait, de le reconnaître et de le confesser.

Il est certain également qu’en plus d’une rencontre nous ne saurions nous empêcher de donner raison aux jésuites, et que nous ne pouvons accepter ni ce qu’il dit du duel dans les Treizième et Septième Provinciales, ni l’étrange confusion qu’il fait encore dans la Quatrième entre « le péché d’ignorance » et le péché d’habitude. Sa dialectique se ressent là de la contagion, si je puis ainsi dire, de celle de ses adversaires.

Relisez attentivement le début de la Treizième Provinciale. N’est-il pas vrai que, sous le nom commun d’homicide, il y confond volontairement les trois espèces, assez différentes pourtant, en morale comme en jurisprudence, de l’assassinat, du meurtre, et du duel ? Oui, certainement, ainsi qu’il le dit, Escobar ou Lessius enseignent bien que « cette opinion, qu’on peut tuer pour un soufflet reçu, est probable dans la spéculation » ; et le second affirme, en propres fermes, qu’un homme « qui a reçu un soufflet est réputé sans honneur jusqu’à ce qu’il ait tué celui qui le lui a donné ». Mais ce qu’ils n’enseignent ni l’un ni l’autre, c’est que l’on puisse « assassiner » pour un soufflet, je veux dire s’en venger traîtreusement, par guet-apens ou par surprise ; et, en vérité, c’est ce que Pascal semble croire qu’ils disent. Ni dans la Treizième Provinciale ni dans la Septième nous ne trouvons en effet un seul mot sur cette égalité de risques ou de chances qui fait la définition même du duel, et qui ne permet qu’on y donne la mort qu’à la condition de la braver soi-même. Cependant, ce qu’Escobar et Lessius accordent, ou, pour mieux dire, ce qu’ils excusent, ce qu’ils absolvent — et dans des cas déterminés, — ce n’est pas le meurtre, ce n’est pas même la vendetta, c’est le duel, c’est le combat singulier, c’est la guerre, après tout ; et il est permis de penser qu’en défendant contre eux, sans distinction ni division, le Non occides du Décalogue, Pascal est en dehors ou à côté de la question.

Pareillement encore, c’est lui qui se trompe, dans la Quatrième Provinciale, quand il reproche au Père Bauny de poser en principe que « pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu’on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter ». Soit en effet la matière du jeûne, dont il a tant parlé dans sa Cinquième Lettre, ou celle de la messe. Comment violerai-je les commandements de l’Église si je ne les connais point ? Avec infiniment d’habileté, Pascal se jette ici sur ceux de nos péchés qui sont des vices ou des crimes, qui le sont partout, en Chine comme à Rome, qui le seront toujours, tels que, par exemple, le vol ou l’impudicité ! Mais n’oublie-t-il pas que toutes les religions en condamnent d’autres encore, qu’elles ont pour ainsi dire créés, comme de manquer à célébrer le jour du sabbat ou le repos du dimanche ? comme l’hérésie ? comme le sacrilège ? que même elles les condamnent plus fortement que les autres ? Au moins pour les commettre exigent-elles qu’on les connaisse. Excusatur a crimine qui in die jejunii carnes comedit, nihil cogitans de jejunio. C’est Escobar qui a raison. Allons plus loin : il a raison encore quand il décide que l’on peut, sans rompre le jeune, boire du vin, — et même de l’hypocras. Car, enfin, c’est l’Église qui a établi la loi du jeûne, et conséquemment il lui appartient, et il n’appartient qu’à elle de le définir, de dire en quoi consistera le jeûne, et ce que l’on pourra « boire », ou « manger », sans le rompre.

On voit d’ailleurs paraître ici le dernier reproche que nous osions adresser à Pascal. Si la morale d’Escobar est assurément trop indulgente, la sienne est trop sévère, et surtout trop intransigeante. Les Provinciales réclament de l’homme un effort qui n’est pas peut-être au-dessus de ses forces, mais, à vrai dire, dont la continuité s’accommode mal de ce que j’appellerai la dispersion de la vie. Pour nous attacher, ainsi que Pascal le demande, « uniquement et invariablement à Dieu », il nous faudrait — comme à lui-même — la solitude, les longs loisirs de Port-Royal ; il nous faudrait n’avoir aucune obligation qui nous retienne dans la société des autres hommes, n’être ni citoyen, ni mari, ni père, n’avoir pas de métier ni d’affaires ; il nous faudrait enfin des facilités de vivre qui ne peuvent exister pour quelques-uns d’entre nous qu’à la condition nécessaire que d’autres se résignent à ne pas les avoir. Disons le mot qu’il faut dire : austère en son principe, la morale qu’il nous propose est ascétique dans son application, et c’est ce qui en fait sans doute la beauté ; c’est ce qui en fait la supériorité sur cette casuistique dont il semble qu’il ait pour jamais discrédité jusqu’au nom même ; mais c’est aussi ce qui en rend la pratique si laborieuse. Si les jésuites ou les casuistes, en général, ont trop élargi les voies du salut, on peut se demander si Pascal ne les a pas trop rétrécies, s’il n’a pas « trop accru le poids de l’Évangile », et voulu « captiver les consciences chrétiennes sous des rigueurs très injustes ». On peut se le demander, puisque Bossuet le pensait, et l’a dit.

Mais, quoi qu’il en soit, c’est aussi ce qui achèverait de prouver, s’il en était maintenant besoin, la sincérité passionnée de Pascal. Dans la grande question qui tenait alors les esprits en inquiétude et en attente, il a pris l’extrême parti. Pas plus qu’il n’y aura de conciliation possible entre la raison et la foi pour l’auteur des Pensées, pas plus il n’y en a pas pour l’auteur des Provinciales entre la casuistique et la morale. Il faut choisir. D’un côté la loi du Christ, de l’autre la loi de nature ; d’un côté, les justes, de l’autre, les libertins, les indifférents, les athées ; jansénisme ou cartésianisme — nous dirions aujourd’hui : rationalisme, — la religion ou le monde. Mais ce qu’il n’admet pas, c’est l’accommodement.

Lisez le fragment intitulé : Comparaison des chrétiens des premiers temps avec les chrétiens d’aujourd’hui. Tout porte à croire qu’il est antérieur d’un ou deux ans aux Provinciales : « Autrefois il fallait sortir du monde pour être reçu dans l’Église, au lieu qu’on entre aujourd’hui dans l’Église en même temps que dans le monde. On les considérait (le monde et l’Église) comme deux contraires, comme deux ennemis irréconciliables, dont l’un persécutait l’autre sans discontinuation… On abandonnait les maximes de l’un pour embrasser les maximes de l’autre ; on se dévêtait des sentiments de l’un pour se revêtir des sentiments de l’autre, et ainsi on concevait une différence épouvantable entre l’un et l’autre… On fréquente les sacrements et on jouit des plaisirs du monde… On ne voit maintenant rien de plus ordinaire que les vices du monde dans le cœur des chrétiens », etc.

Si c’étaient les jésuites qui étaient pour lui, comme pour tout janséniste, les auteurs de ce « mélange de l’Église et du monde », quoi de plus naturel, comme nous le disions, qu’il ait dirigé contre eux son principal effort ? Si son but a été d’opérer la séparation de l’Église et du monde, qui ne voit qu’il n’en avait pas de meilleur moyen, ni surtout de plus légitime, que celui qu’il a pris ? Et si nous l’avons enfin bien entendu, qui ne voit qu’on n’a rien fait ni pour ni contre lui, en épiloguant comme depuis tantôt deux siècles et demi, sur la fidélité de quelques citations ?

Il ne me reste plus maintenant qu’à voir s’il a touché le but, et quelles ont été dans l’histoire les conséquences des Provinciales.

III §

Sainte-Beuve, dans son Port-Royal, a cru pouvoir jadis les résumer en trois mots : « En s’adressant au monde et sur le ton du monde, Pascal, y disait-il, a obtenu le résultat auquel il visait le moins, il a hâté l’établissement de la morale des honnêtes gens. » Et depuis que Sainte-Beuve l’a dit, c’est ce que tout le monde a plus ou moins répété.

Les jésuites eux-mêmes — ou généralement les ennemis du jansénisme, — qui ne s’étaient guère jusqu’alors avisés du reproche, s’en sont avidement emparés ; et le grand crime qu’ils font de nos jours à Pascal, c’est d’avoir, comme ils disent, frayé les voies à l’incrédulité ; « Pascal eut un malheur plus grand que de manquer de sincérité et d’impartialité, il tua la morale sévère pour laquelle il combattait, il affermit la morale relâchée, et contribua à répandre cet esprit d’incrédulité dont le souffle a rempli de ruines l’Église et la société. » Ainsi s’exprime un de nos évêques, et la tournure n’est-elle pas admirable ? Car n’eussiez-vous pas cru que le pire malheur, pour un chrétien, fût d’avoir détrôné, dans « le temple de son cœur », l’empire de la vérité ? Il paraît qu’il y en a de plus grands.

Mais, dans un autre camp, sur les conséquences des Provinciales, M. Ernest Havet, l’un des hommes qui pourtant ont le mieux parlé de Pascal, se rencontre avec les jésuites : « L’esprit de Pascal, dit-il, a commencé les ruines que l’esprit du xviiie siècle et du nôtre a poursuivies, ruines par l’éloquence au dehors, ruines par la philosophie au dedans. L’action destructive de ses idées se continue après, et va bien au-delà de ses idées mêmes. Discours de tribune, pamphlets, éclats de la presse quotidienne, tout cela relève des Provinciales Toutes les fois que l’esprit moderne se prépare pour quelque combat, c’est là qu’il va prendre des armes. »

C’est ainsi qu’oubliant ou négligeant toutes les précautions, atténuations ou restrictions dont Sainte-Beuve — l’homme du monde qui s’est toujours gardé le mieux — avait eu la prudence d’envelopper ses conclusions, on a, de nos jours, transformé les Provinciales je ne sais trop en quoi de vaguement analogue au Tartufe, et leur auteur lui-même en une sorte de précurseur de Voltaire15.

Je ne puis souscrire à cette opinion. Non pas du tout qu’il n’ait pu sortir des Provinciales, depuis plus de deux siècles passés, quelques conséquences que Pascal n’avait point devinées. Rien n’est malheureusement plus fréquent dans l’histoire. La vue de l’homme est toujours courte ; la conscience qu’il a de son œuvre est trop souvent incertaine ou obscure ; et il n’est pas douteux que, dans le siècle où nous sommes, les Provinciales, détournées de leur objet par l’esprit de parti, n’aient guère servi qu’à combattre, sous le nom des jésuites, l’Église et la religion mêmes.

Mais d’abord, c’est un usage auquel, comme nous l’avons dit, personne du xviiie ou du xviie siècle n’a jamais eu l’idée de les faire servir. Mieux que cela : Voltaire lui-même, à ce que l’on conte, n’a-t-il pas failli accepter la mission de les réfuter, preuve assez évidente, peut-être, qu’il ne les croyait pas dangereuses à la religion ? Et l’on sait, d’autre part, qu’après avoir presque débuté, en 1728, par s’en prendre à Pascal comme au grand adversaire dont il lui fallait combattre et renverser l’autorité, s’il le pouvait, c’est encore contre lui que, en 1778, plein de jours et de gloire, il livrait sa dernière bataille.

En second lieu, pour tourner les Provinciales contre la religion, il faut scrupuleusement se garder de les lire, ou les lire du moins sans avoir égard à leur sens, abstrahendo a sensu Jansenistarum, comme eût pu dire Pascal, et a sensu omnium aliorum theologorum. Il faut soi-même en ôter ce qu’elles contiennent ; puis on y met ce qui n’y est pas ; et alors on y trouve ce que l’on voulait.

Et enfin, quant au prétendu danger qu’il y aurait toujours, selon de certaines gens, rien qu’à toucher de certains sujets, l’Église elle-même a répondu « que son amertume la plus amère et la plus douloureuse est dans la paix » ; et l’esprit moderne répond à son tour qu’il ne saurait réserver a personne le privilège unique de traiter la morale et la philosophie. Je ne parle pas de ceux qui auraient voulu que Pascal s’indignât doucement, ou, pour ainsi parler, silencieusement ; qu’il modérât les éclats de sa colère et de son ironie, et qu’il les contînt, ou, au besoin, qu’il les renfermât entre les murs de Port-Royal. Je crains en effet qu’ils ne se moquent également de nous, de Pascal, et de la religion.

Mais la vérité, moins subtile et plus triste, c’est que Pascal a été vaincu dans la lutte qu’il avait entreprise.

Rappelons-nous plutôt ici la définition que Sainte-Beuve a donnée de la morale des honnêtes gens : « Ce n’est pas la vertu, disait-il, c’est un composé d’habitudes, de bonnes manières, d’honnêtes procédés, reposant d’ordinaire sur un fonds plus ou moins généreux, sur une nature plus ou moins bien née… Elle n’affecte guère le fonds général de bonté ou de malice humaine. Quand survient quelque grande crise, quand quelque grand fourbe, quelque grand criminel heureux s’empare de la société pour la pétrir à son gré, cette morale des honnêtes gens devient insuffisante ; elle se plie et s’accommode en trouvant mille raisons de colorer ses cupidités et ses bassesses. On en a vu des exemples. » Comment ne s’est-il pas aperçu qu’il définissait en ces termes la casuistique même ? et que cette « souplesse », et ces « accommodements », et ces compromis, ce n’est pas autre chose que ce qui indignait si fort Pascal dans les Théologies morales des Escobar et des Dicastillo ? « Je ne vous reproche pas de craindre les juges, disait-il ; mais de ne craindre que les juges, et non pas le juge des juges. C’est cela que je blâme, parce que c’est faire Dieu moins ennemi des crimes que les hommes… Vous êtes hardis contre Dieu, et timides envers les hommes. »

S’il y a une morale des honnêtes gens, et si cette morale est celle que l’on dit, ce sont bien les jésuites qui en ont substitué la facilité complaisante à la vérité de l’ancienne ; et il ne suffit pas de dire que « Pascal a obtenu le résultat où il visait le moins » ; il faut dire que ce sont ses adversaires qui l’ont vaincu lui-même.

Cette conclusion, au surplus, ne découle-t-elle pas naturellement et nécessairement de ce que nous avons dit du véritable objet des Provinciales et de l’Augustinus ? Chrétiens comme on ne l’était déjà plus de leur temps, les Pascal, les Arnauld, les Jansénius ont vainement essayé de ramener la morale chrétienne à la rigueur de son institution primitive. La pente était trop rapide et le courant trop fort. S’ils ont pu cinquante ans arrêter les progrès de la casuistique, c’est à peu près comme ils ont interrompu ou arrêté, pendant un demi-siècle, les progrès du cartésianisme. Aussi longtemps qu’ils ont soutenu leurs écrits de leur personne, et comme accablé leurs adversaires du poids de leur vivante autorité, joint à celui de leur éloquence, ils ont suspendu ou fixé le cours du temps, ce qui est le plus grand et le plus rare éloge que l’on puisse faire ensemble de leur génie et de leur vertu. Mais, en disparaissant, ils ont emporté leur cause avec eux. Tous les adversaires qu’ils avaient réduits au silence, et tenus en respect, ont relevé la tête, et retrouvé la voix. Libertins ou jésuites, tous ont compris — tous ont senti, pour mieux dire — qu’avec l’auteur des Pensées et des Provinciales, c’était leur grand ennemi qu’ils avaient eu le bonheur de perdre. Le temps, alors, a recommencé de couler. La morale des honnêtes gens, avec les facilités qu’elle offrait, a reconquis son empire naturel sur le monde. Une religion qui n’avait de raison d’être que dans la conviction de la misère de l’homme et de notre lamentable impuissance pour le bien, a célébré, par la bouche de quelques-uns de ses plus illustres représentants, d’un Fénelon ou d’un Massillon, la bonté de la nature. Et quand ce nouveau dogme a été solidement établi, quand il a été admis que l’homme, pour être vertueux, n’avait qu’à suivre les inspirations de son instinct, les philosophes sont survenus, qui ont déclaré que, puisque la nature est bonne, rien n’était plus inutile ou plus humiliant que de la soumettre à des observances puériles, la raison à des dogmes incompréhensibles, et l’homme, enfin, à une autre loi que celle de la nature. Si je vois bien dans tout cela l’influence de la « morale relâchée » des jésuites, et le châtiment de leur politique, je n’y vois pas l’action des Provinciales ; et je ne pense pas, si le lecteur y veut bien réfléchir, qu’il l’y voie plus que nous.

Ce que je crois seulement devoir ajouter — et qui peut servir d’un supplément d’explication à la durée des Provinciales, — c’est que la défaite de Pascal n’est pas définitive, et la question n’est pas terminée. Que dis-je ? nous la voyons renaître. Car est-il vrai qu’après tant et de si profondes révolutions dont le siècle qui va finir a été le témoin, personne aujourd’hui n’oserait soutenir que la nature humaine soit bonne en son fond, inclinée par sa propre pente à la pratique de toutes les vertus, capable enfin d’elle-même, sans aide ni secours, sans un perpétuel combat contre ses propres instincts, je ne dis pas de dévoilement ou d’abnégation, mais de charité seulement ? On exagérerait plutôt dans le sens contraire ; et, tout autour de nous, comme autrefois parmi les jansénistes, on dirait d’un accord ou d’un dessein formé pour nous convaincre de notre bassesse originelle et pour nous montrer, jusque dans celles de nos actions dont nous nous savons à nous-mêmes le plus gré, le principe d’égoïsme qui les altère et qui les corrompt. Vous n’expliquerez d’une autre manière ni le naturalisme de nos romanciers, ni le pessimisme de nos poètes, ni le réalisme de nos philosophes.

N’est-il pas également vrai que, depuis vingt-cinq ou trente ans, quiconque cherche un remède aux maux dont nous soutirons n’en propose pas d’autre, sous le nom barbare d’altruisme, que de sacrifier notre individualisme ; que d’apprendre à nous oublier nous-mêmes dans les autres ; que de travailler à placer hors de nous l’objet de notre activité et le but de la vie ? Ni Schopenhauer, avec son bouddhisme ; ni Comte même, Stuart Mill ou George Eliot, avec leur utilitarisme ; ni Tolstoï, avec son mysticisme, ni tant d’autres, enfin, avec leur socialisme, ne conseillent, n’enseignent, ne prêchent autre chose.

Or c’est là le fond du jansénisme ; c’est là, quand on l’a dépouillé de son enveloppe théologique, ce qui en demeure, ce qui en subsiste ; et c’est là ce que nous crierons éternellement, par la voix de Pascal, ses Pensées et ses Provinciales. Il n’y a pas de religion dont les observances puissent nous dispenser de travailler constamment à nous rendre meilleurs et plus désintéressés, parce qu’il n’y a pas d’observances ni de pratiques, il n’y a pas d’absolution ni de communion qui puissent remplacer l’effort qu’il nous faut faire contre nous-mêmes. Et, quant à cette vie mortelle, que l’objet en soit de perpétuer notre nom au-delà des quelques années qui nous sont départies ; ou de sacrifier nos plaisirs aux intérêts de la génération future ; ou de « faire enfin notre salut », elle n’est digne d’être vécue qu’autant qu’elle se propose une autre fin qu’elle-même. Le jour où ces idées triompheront des sophismes qui les ont longtemps obscurcies el, à défaut d’une règle de conduite, redeviendront au moins l’expression de la vérité, je dis que ce jour-là c’est Pascal qui aura vaincu. La bataille aura changé de face, la fortune aura changé de camp. Et je n’ose espérer que ce jour soit prochain, mais il viendra, nous en sommes tous sûrs ; et, parce que nous en sommes sûrs, il n’y aura jamais dans la langue française de plus éloquente invective que les Provinciales ; de plus beau livre que les fragments mutilés des Pensées ; et de plus grand écrivain, que l’on doive plus assidûment relire, plus passionnément aimer, et plus profondément respecter que Pascal.

Jansénistes et cartésiens16 §

C’est une opinion communément reçue que Descartes et le cartésianisme auraient exercé au xviie siècle, non seulement sur la direction des idées, mais aussi sur la littérature, et conséquemment sur la forme de l’art classique, une influence considérable. M. Désiré Nisard, dans son Histoire de la littérature française, M. Francisque Bouillier, dans son Histoire de la philosophie cartésienne, et plus récemment, M. Émile Krantz, dans un remarquable Essai sur l’esthétique de Descartes, l’ont soutenu, enseigné, démontré tour à tour, chacun d’eux enchérissant sur son prédécesseur, et le dernier réussissant même, par une espèce de tour de force, à faire sortir des leçons de Descartes la poétique de Boileau, les romans de Mme de la Fayette, et la tragédie de Racine.

On admet, d’autre part, qu’après avoir ainsi déterminé les caractères généraux de la littérature du xviie siècle, l’influence du cartésianisme, enveloppée pour ainsi dire dans le discrédit de la physique prétendue chimérique du maître, aurait cessé de se faire sentir dès les premières années du xviiie siècle. Une philosophie nouvelle, celle de Locke et de Condillac, la philosophie de la sensation, comme on l’appelle d’ailleurs assez improprement, aurait alors suscité une nouvelle littérature : celle de Voltaire et de Montesquieu, de Diderot et de Rousseau, de d’Alembert et de Condorcet.

Cette opinion est-elle conforme à la vérité des faits ? L’influence du cartésianisme — dont on verra que nous ne méconnaissons pas la grandeur — a-t-elle bien été ce que l’on croit ? et ne commet-on pas enfin une erreur assez grave sur la nature, sur le moment précis, et sur la portée de son action ? C’est ce que je me propose ici d’examiner. Je n’ai d’ailleurs aucune raison de ne pas dire dès le début qu’il s’agit de renverser ou de retourner l’opinion, et de montrer que l’influence du cartésianisme, nulle au xviie siècle, excepté peut-être en physique, a tout entière agi, cinquante ou soixante ans plus tard, sur ceux-là mêmes de nos grands écrivains qui croyaient, et que l’on croit, sur leur parole, qui l’ont le moins subie.

I. La formation du cartésianisme §

Pendant les dernières années du xvie siècle, et dans les années toutes récentes encore du règne de Henri IV, le scepticisme ou « le libertinage », comme on l’appelait alors, avait fait d’étranges progrès. Les Essais de Montaigne, avidement lus, l’avaient insinué, l’insinuaient plus subtilement et plus profondément tous les jours ; d’autres ouvrages, plus grossiers, parmi lesquels il faut citer l’énigmatique Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville, en avaient mis les conclusions à la portée des intelligences vulgaires ; et la licence enfin des mœurs de cour, en achevant de brouiller dans les esprits les idées de deux choses distinctes : le désordre de la conduite et la liberté de penser ; avait achevé de les autoriser publiquement l’une et l’autre.

En vain la religion et la philosophie avaient-elles essayé d’en barrer ou d’en ralentir le cours. En vain Du Vair, dans sa Philosophie morale des stoïques, et Charron, dans son Traité de la Sagesse — ce Charron que l’on regarde à tort comme un disciple de Montaigne, parce qu’il en est le plagiaire, — avaient-ils tenté quelque chose d’analogue à cette Apologie de la religion chrétienne, dont on croit distinguer, dans les Pensées de Pascal, au moins les grandes lignes. En vain, François de Sales, en rendant la religion plus humaine et surtout plus traitable, s’était-il efforcé de l’accommoder insensiblement au monde, de peur que le monde ne s’habituât à se passer d’elle. En vain Bérulle et Saint-Cyran, plus durs, avaient-ils tâché de reconquérir par l’attrait de la sévérité chrétienne les âmes qui glissaient hors de la main des « doux ». Ils avaient tous également échoué. Même la terreur, même le supplice de Vanini, brûlé, en 1619, par les magistrats de Toulouse, ou celui de Jean Fontanier, brûlé deux ans plus tard, en 1621, par les juges de Paris, n’y avaient pu faire davantage. Favorisé qu’il était par de nombreuses causes — dont les troubles de la fin du siècle, et le caractère plus qu’impie des querelles de religion, n’avaient pas sans doute été la moins agissante, — le mal avait continué de croître. C’est en 1623, dans un endroit souvent cité de ses Questions sur la Genèse, que le savant père Mersenne, celui qui devait être un jour non seulement le factotum, mais le facteur, si je puis ainsi dire, ou la « boîte aux lettres » de Descartes, passant en revue l’Europe catholique, n’évaluait pas le nombre des athées à moins de « 50 000 », pour Paris seulement. « Et il y a telle maison, disait-il, où j’en nommerais bien, si je le voulais, jusqu’à douze : In unica domo possis aliquando reperire duodecim qui hanc impietatem vomant. »

Athées ou sceptiques, en quoi consistaient leurs doctrines ? ou même en avaient-ils une ? C’est la question à laquelle on aurait depuis longtemps répondu, si nous n’avions été nourris dans le respect de l’une des paroles certainement les plus absurdes qui soient jamais tombées de la bouche d’un doctrinaire. Le doctrinaire, c’est Royer-Collard, et la parole absurde, c’est que « l’on ne fait pas au scepticisme sa part ». Mais, au contraire, on fait toujours sa part au scepticisme, puisqu’il n’y a pas un sceptique — depuis Sextus Empiricus jusqu’à l’auteur de la Critique de la raison pure — qui ne la lui ait faite ; et, du moment qu’on la lui fait, on fait nécessairement aussi celle des certitudes et des vérités que l’on met en dehors et au-dessus du doute.

En réalité, les athées ou les « pyrrhoniens » du père Mersenne, ainsi qu’il les appelle lui-même dans un autre de ses ouvrages, ne sont pas des sceptiques, ou du moins, ne l’étant, avec leur maître Montaigne, que par rapport à la morale et à la religion, ce sont plu lot des épicuriens, ou même déjà des rationalistes. Ils ne trouvent point des preuves de la religion solides — celles que Charron, par exemple, a exposées dans son livre des Trois Vérités, ou Raymond Sebon, avant lui, dans sa Théologie naturelle, traduite par Montaigne ; — et ils ne croient pas davantage à l’objectivité du devoir, à l’universalité de la morale, ou à l’immutabilité de la justice. Aussi le langage populaire, qui est plein de ces profondeurs, les a-t-il admirablement appelés de ce nom de « libertins », qui, s’il n’a point au xviie siècle le sens que nous lui donnons aujourd’hui, n’est pas non plus tout à fait synonyme de « libre penseur », mais qui enveloppe les deux acceptions ensemble, et, si l’on peut ainsi parler, qui les solidarise. On est libertin, en ce temps-là, dans la mesure où la religion, en contraignant la liberté des allures, gêne la licence des mœurs ; et ce que l’on attaque dans l’autorité de son enseignement, comme le rediront bientôt en vingt manières les Bossuet et les Bourdaloue, qui s’y connaissent peut-être, c’est la sévérité de sa discipline. Comment d’ailleurs en serait-il autrement ? et sur quoi la négation eût-elle pu s’appuyer à une époque où ni l’exégèse, ni l’histoire des religions, ni la science enfin n’étaient encore nées ?

C’est ce qui ressort d’un autre livre : la Doctrine curieuse des beaux esprits, ou prétendus tels, publié, en 1623, par ce révérend père Garasse, de la Société de Jésus, que ses démêlés avec Balzac et avec Saint Cyran, le père du jansénisme, devaient rendre presque célèbre.

Il y dénonçait à son tour, bruyamment, avec une violence d’invective qui se sentait encore des fureurs et du mauvais goût des prédicateurs de la Ligue, ces maudits athéistes, « ivrongnets, moucherons de taverne, Sardanapales, bélistres et autres jeunes veaux ». Ce sont là de ses moindres coups, et, s’il s’en fût tenu à de pareilles injures, nous aurions lieu de louer sa modération. Le livre était particulièrement dirigé contre ce malheureux Théophile de Viau, l’auteur de Pyrame et Thisbé, tragédie plus inoffensive encore que ridicule ; d’une traduction ou d’une paraphrase du Phédon, peu fidèle, encore moins orthodoxe ; et enfin, et surtout, d’un Parnasse satyrique, dont les obscénités brutales ramenaient dans la langue française, avec l’ancienne grossièreté latine, la moderne corruption italienne : les « priapées » des Minores dans les Ragionamenti de l’Arétin. Théophile avait fait école ; et autour de lui se groupaient les Frénicle, les Des Barreaux, les Saint-Pavin, les Mitton, jeunes alors, Lhuillier — ce maître des comptes qui fut le père de Chapelle, et dont il faut lire l’historiette dans Tallemant des Réaux, — d’autres encore dont il n’est demeuré que les noms. Entre autres principes, ils professaient « qu’il n’y a point d’autre divinité ni puissance souveraine au monde que la NATURE — c’est Garasse qui imprime le mot en capitales, — laquelle il faut contenter en toutes choses, sans rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu’ils désirent de nous ». Et, il est vrai de dire que, de la première partie de cette maxime, ils n’étaient point assez forts pour en tirer toutes les conséquences, qui d’ailleurs aujourd’hui même ne sont pas épuisées, mais ils tiraient très bien celles de la seconde ; — et il y en a quelques-uns parmi eux qu’elles devaient suffire pour mener finalement assez loin.

Or, en ce temps-là même, Descartes venait de rentrer en France, après avoir promené, six ou huit ans durant, de Hollande en Allemagne et d’Allemagne en Italie, sa curiosité presque universelle, son besoin de remuement, et cette imagination inquiète, ardente, et chimérique dont il semble que ses biographes, s’ils n’en ont pas ignoré la puissance, ont méconnu du moins la singularité. Indépendant d’humeur, et même un peu farouche, libre de sa personne, maître de ses loisirs, il avait beaucoup vu et beaucoup médité : il avait aussi beaucoup retenu.

Dirai-je à ce propos que c’est ce qui parfois me gâte un peu son personnage, la tranquille assurance avec laquelle, quand il se souvient, il prétend qu’il invente ? On ne peut guère douter au moins qu’il connût le livre de Garasse, puisqu’il en a textuellement emprunté la première phrase de son Discours de la méthode : « qu’il n’y a partage au monde si bien fait que celui des esprits, d’autant que tous les hommes pensent en avoir assez… ». Ce qui est encore plus certain, c’est qu’en rentrant à Paris, il y trouvait son ami Mersenne tout occupé d’un livre dont le titre : la Vérité des sciences démontrée contre les Pyrrhoniens, semble en quelque façon, dix ou douze ans d’avance, prévenir ou prédire le Discours de la méthode. Mais, puisqu’il avait pris soin, racontent ses biographes, de consigner dans une espèce de Journal de ses voyages, aujourd’hui perdu, que le 10 novembre 1619, étant à Prague, « l’esprit de vérité était descendu sur lui » pour lui révéler les principes de sa méthode future, nous voudrons bien l’en croire. Nous dirons donc seulement que, de 1625 à 1629, il ne passa pas impunément quatre années à Paris, et que, si ce n’est point alors qu’il « trouva », c’est alors du moins qu’il « arrêta » quelques-unes de ses principales idées, ou, si l’on aime mieux, c’est alors qu’il en adapta l’expression aux circonstances. Le Discours de la méthode ne devait paraître pour la première fois qu’en 1637, mais on peut admettre sans difficulté qu’il était fait, sinon écrit, dès 1628, et que ceux qui pressèrent Descartes de l’écrire — au premier rang desquels il faut mettre le père Mersenne et le cardinal de Bérulle, — en escomptaient déjà l’heureux effet sur ou contre les « libertins ». Ils se trompaient cruellement, et on le verra tout à l’heure.

Nous n’avons pas l’intention d’analyser ici le Discours de la méthode : il est dans toutes les mémoires ; non plus que d’y joindre les Méditations métaphysiques ou les Principes de Philosophie, pour en approfondir le sens : ce serait tomber dans l’erreur commune des interprètes de Descartes, et généralement des historiens de la philosophie.

Je veux dire par là que, s’il est intéressant de savoir ce que Descartes a pensé, il l’est bien plus encore de savoir ce que ses contemporains ont cru qu’il avait pensé. Car les doctrines et les systèmes n’agissent que dans la mesure où ils sont compris, et ceux qui les adoptent en sont autant les inventeurs que ceux qui les ont enseignés. Faut-il en donner un mémorable exemple ? Lorsqu’il y a quelque cent ans, Kant écrivait sa Critique de la raison pure, ce n’était pas, nous le savons, pour fortifier ou pour multiplier les motifs de doute. Bien au contraire, tout ce qu’il enlevait à l’autorité de la raison pure, il se proposait de le restituer à la raison pratique, et ainsi de fonder, sur les ruines de l’ontologie, la certitude et la souveraineté de la loi morale. Cependant, contre son intention formellement déclarée, il nous a plu, à nous, de diviser son œuvre ; nous avons étendu sa critique aux vérités qu’il en avait lui-même exceptées ; et enfin, du philosophe qui peut-être a parlé le plus noblement du devoir, nous avons fait le théoricien du scepticisme transcendantal. Est-ce lui qui n’a pas connu la portée de sa critique ? Est-ce nous qui ne l’avons lui-même qu’à moitié compris ? Nous répondons qu’autant la question est curieuse pour les historiens de la philosophie, autant est-elle indifférente à ceux qui ne veulent étudier dans l’histoire que les suites effectives et les conséquences réelles du kantisme. Pareillement, dans le cartésianisme, la façon dont on l’a compris ou entendu, ce que les contemporains ou la postérité de Descartes y ont vu, ce qu’ils y ont mis peut-être, voilà uniquement ce qui nous intéresse. Même une étude plus particulière, plus approfondie, plus voisine de la lettre ou de l’esprit du texte, bien loin de nous être nécessaire — et sans compter qu’on la trouvera partout, — ne pourrait que contribuer à nous induire en erreur sur la nature de son influence. Nous croirions en effet que ce qu’il y a de capital ou d’essentiel dans le Discours de la méthode l’est, ou le doit être aussi dans le cartésianisme. Et nous discernerions alors moins clairement les trois ou quatre thèses fondamentales auxquelles on peut réduire la doctrine entière.

La première est celle de l’Identité de l’être et de pensée. On sait en quoi elle consiste : si seulement on apprend ce que l’on n’a pas su jusqu’alors — et ce qui fait proprement l’objet, comme aussi toute la nouveauté de la méthode cartésienne, — c’est-à-dire à distinguer la pensée de tant d’imitations ou de contrefaçons d’elle-même, qui sont les impressions des sens, les fantômes de l’imagination, ou les visions du rêve, tout ce qu’on pense existe, rien n’existe qu’autant qu’on le pense, et la pensée enveloppe l’existence de son objet. C’est ce que Spinoza, plus cartésien encore que Descartes, a exprimé quelque part, dans son Éthique, avec sa concision et son énergie singulières. Si Dieu n’existait pas, dit-il, il y aurait donc dans l’entendement humain quelque chose de plus que dans la nature, ce qui est de soi parfaitement absurde.

Une conséquence résulte immédiatement de là, qui fait la deuxième des grandes thèses du cartésianisme : c’est celle de l’Objectivité de la science. En voici le bref résumé : ceux qui ont attaqué la vérité de la science, en s’autorisant contre elle de ses erreurs, n’ont connu ni la nature de l’erreur, ni celle de la science. L’erreur ne prouve que contre celui qui l’a commise, et, contre celui-là même, tout ce qu’elle prouve, c’est qu’il a confondu « le sensible » avec « l’intelligible », ce que Descartes appelle ses idées « adventices » ou « factices » avec ses idées « innées ». On peut d’ailleurs donner une confirmation a posteriori de l’objectivité de la science, si par exemple, comme il fait en son Traité du monde, il n’y a pas un phénomène ou une apparence dont on ne fournisse une explication mécanique, géométrique par conséquent, et par suite enfin rationnelle. La vérité ne dépend donc pas de la constitution de nos organes ; elle est la trace ou le souvenir en eux, si l’on peut ainsi dire, de sa propre manifestation ; ou encore, et puisque la raison et la vérité ne font qu’un, la science n’est que l’expression des correspondances qui existent entre elles à travers l’étendue.

De la combinaison de ces deux idées, il s’en forme une troisième : c’est celle de la Toute-Puissance de la Raison. La raison peut tout dans sa sphère, et rien ne la dépasse ; elle est égale ou adéquate au monde : quælibet intelligentia potest intelligere, quia omne intelligibile. Cette formule est de Duns Scot, un de ces scolastiques dont je ne répondrais pas qu’à la Flèche, ou ailleurs, Descartes n’eût lu les Barbouillamenta. Une fois dégagés des illusions des sens et de l’imagination, nous sommes les maîtres de l’univers ; et, sortis de la région du doute, nous entrons pour toujours dans celle de la certitude et de l’immuable vérité. Avec un peu de matière et de mouvement nous pouvons créer le monde, et avec un peu de patience ou de persévérance nous pouvons obliger la nature à nous livrer ses derniers secrets. Car la méthode est infaillible, et si l’ancienne ignorance ne provenait que de ne l’avoir pas connue, l’erreur ne procédera désormais que de l’avoir mal appliquée. Qu’on nous donne seulement le temps : ce qui est obscur s’éclaircira ; les problèmes qui résistaient aux vains efforts de l’imagination, la raison les résoudra ; nous verrons les liaisons des effets et des causes ; et nous connaîtrons enfin la formule ou la loi suprême dont les sciences particulières ne sont encore jusqu’ici que de lointaines approximations.

C’est ainsi qu’une quatrième idée, celle du Progrès à l’infini, s’ajoute aux précédentes, les prolonge, et les continue, d’autant plus naturellement que Descartes n’a jamais séparé l’idée de la science de celle de ses applications, la physiologie de la médecine, et la « méchanique » de l’utilité dont elle pouvait être « pour la diminution ou le soulagement des travaux des hommes ». L’âge d’or que ses contemporains, à l’imitation des Romains ou des Grecs, mettaient toujours dans le passé, c’est dans l’avenir qu’il nous en montre la vision confuse. À chaque progrès de la théorie répondra maintenant un progrès de la pratique, dont les limites, si jamais nous les atteignons, ne se rencontreront qu’aux confins mêmes du monde. Héritière de toutes celles qui l’auront précédée dans la vie, chaque génération nouvelle, ajoutant, quelque chose au patrimoine commun de l’humanité, l’accroîtra pour sa part d’un enrichissement durable. Et la vie même se perfectionnant avec la science, le progrès de l’espèce imitant ou suivant celui de la connaissance, nous deviendrons « comme des dieux », à moins que, soustraits aux conditions de la mortalité, nous ne devenions Dieu lui-même.

Et par là enfin, une cinquième et dernière idée, se dégageant de celle du progrès, achève de caractériser l’essentiel du cartésianisme ; c’est celle de l’Optimisme. Qui donc a dit qu’il n’y avait pas de philosophie un peu profonde qui n’inclinât au pessimisme ? Ce n’était pas sans doute un cartésien, car, généralement vraie des philosophies morales, de celles qui s’enferment elles-mêmes dans le cercle de l’expérience humaine, la remarque ne l’est pas des autres. Mais en tout cas, pour le cartésianisme, les principes qu’il avait posés ne pouvaient pas ne pas le conduire nécessairement à l’optimisme. Aussi aucune philosophie n’a-t-elle conçu la vie d’une manière plus optimiste, ni plus hardiment soutenu que la vie se compose de plus de biens que de maux ; et ce caractère, qui n’en est pas le moins original au xviie siècle, n’est pas non plus celui qui devait être d’abord le moindre obstacle à sa fortune.

On ne saurait en effet s’empêcher d’observer que le Discours de la méthode ne semble pas, au temps de sa publication, avoir fait grand bruit dans le monde. Non seulement dans sa nouveauté, mais dans le cours même du xviie siècle, à peine en connaît-on quelques rares éditions ; et c’est une preuve au moins qu’il ne fut pas beaucoup lu. Il est vrai que Chapelain, dans sa Correspondance, en parle avec éloges, et nous avons des témoignages de l’estime de Balzac pour Descartes. Mais peut-être que Chapelain, quoi que l’on ait tenté pour le réhabiliter, sinon comme poète, au moins comme critique, n’est pas un juge autorisé des choses de la philosophie, ni l’éloquent Balzac, du fond de son Angoumois, un garant bien sûr de l’opinion publique. En réalité, si l’on y regarde de près, trois sortes d’hommes seulement parurent s’intéresser, en France, au Discours de la méthode : les mathématiciens ou les curieux, le père Mersenne, Clerselier, Desargues, Roberval, Fermat, les Pascal, non point tant pour lui-même que pour les trois « Essais » dont il était suivi : la Dioptrique, les Météores, qui contenaient la première explication de l’arc-en-ciel, et la Géométrie, le plus mémorable de tous ; — en second lieu, les philosophes et les docteurs de profession, Arnauld, Hobbes, Gassendi, ceux qui devaient faire à Descartes les Objections auxquelles en répondant il allait achever de préciser sa doctrine ; — et, enfin, en troisième lieu, ces mêmes « libertins » contre lesquels on avait souhaité que Descartes dirigeât son Discours, contre lesquels il l’a dirigé peut-être, mais qui n’allaient pas moins s’emparer, pour le conserver et le transmettre au siècle suivant, de ce que l’on peut appeler le dépôt du cartésianisme. C’est ce que l’on n’a pas assez dit.

Assurément, nous n’avons pas le droit de suspecter la sincérité de Descartes, et, en vingt endroits de ses Œuvres ou de sa Correspondance, il a trop énergiquement protesté de sa foi pour que nous osions la mettre en doute. L’honnête et scrupuleux Baillet, son principal biographe, s’en est d’ailleurs porté garant, et ce protestant d’Huyghens, lui, a même trouvé que le catholicisme du maître approchait de la superstition. Cependant il n’est pas moins certain qu’ayant détruit son Traité du monde plutôt que d’éveiller la susceptibilité de l’Inquisition, nous n’avons pas, sur la matière de la religion, toute la pensée de Descartes, comme aussi qu’en plus d’une occasion son respect des choses de la foi ne va pas sans un peu d’ironie. Dira-t-on que c’est nous qui l’y insinuons, cette ironie que nous y croyons voir ? Mais ce que certainement nous ne mettons point dans le Discours de la méthode, et ce que nous ne nous trompons pas d’y signaler, c’est les deux ou trois concessions qui donnaient droit aux « libertins », sinon d’inscrire l’auteur dans leur petite troupe, mais au moins de le considérer comme un allié pour eux. En effet, s’il rétablissait contre eux la certitude et l’objectivité de la science, il leur accordait les deux points auxquels ils tenaient par-dessus tous les autres : à savoir, que la raison humaine est dans une impuissance radicale de prouver la religion, voilà le premier ; et qu’il n’y a pas de morale universelle, mais seulement des coutumes qui changent avec les temps, les lieux, et les circonstances, voilà le second,

Quelle est, en effet, la grande règle de sa morale ; et peut-on seulement dire que Descartes ait une morale ? « Ma première maxime était d’obéir constamment aux lois et coutumes de mon pays. » Au fond, c’est toute sa morale, et il est vrai que, dans le Discours de la méthode, elle n’est proposée que comme provisoire ; mais il a vécu douze ou treize ans encore, et ce provisoire est demeuré définitif. Il n’y a donc pas plus de morale cartésienne qu’il n’y a d’esthétique cartésienne, ou, si l’on veut qu’il y en ait une, ce sera la morale de Montaigne, celle des sceptiques de tous les temps et de toutes les écoles : vivons comme nous voyons qu’on vit autour de nous, et ne nous mêlons pas de réformer le monde.

Encore Montaigne et les sceptiques, en opposant la coutume à elle-même, et rien qu’en énumérant avec une insistance ironique la multiplicité de ses contradictions ou de ses bizarreries infinies, font-ils au moins de la morale, s’en occupent-ils, ne fût-ce que pour s’en moquer, lui donnent-ils ainsi dans leur œuvre une place presque égale à celle qu’elle tient dans la vie. Descartes, lui, commence par la mettre en dehors de ses préoccupations, — et l’y laisse. On dirait, en vérité, que toutes les questions qui regardent la conduite n’ont pas d’importance à ses yeux ; que le bon usage de la volonté s’apprend par son seul exercice ; et que de méditer sur de pareils sujets ne peut servir qu’à les embrouiller. Évidemment, rien ne pouvait plaire davantage aux « libertins » ou aux « sceptiques » du temps. Car, eux non plus, ils ne refusaient pas « d’obéir aux lois et coutumes de leur pays ». Si même ils l’avaient osé, c’est ce qu’ils auraient réclamé comme leur droit, plutôt que d’obéir aux préceptes d’une religion qui, née en Galilée, perfectionnée à Constantinople, et constituée finalement à Rome, n’avait donc pas été faite pour eux. Et, en attendant, que pouvaient-ils demander de mieux que de se voir accorder leur thèse par l’homme qui venait précisément de mettre hors de doute la vérité de la science et le critérium de la certitude ?

Mais, en religion, c’est bien autre chose encore, et, en isolant, comme il faisait, en reléguant, pour ainsi dire, les vérités de la foi dans l’ombre du sanctuaire, Descartes, selon l’expression du temps, « faisait encore pour eux ». Dirai-je qu’ils avaient reconnu, sous ses assurances de respect et de soumission, la même indifférence pour les choses de la religion que pour celles de la morale ? et que ceux qui n’avaient pris pour chrétiens ni Charron ni Montaigne ne pouvaient guère se tromper à l’accent de Descartes ? Ce serait aller trop loin peut-être ; et, quoique d’ailleurs ce grand homme ne manquât point de politique — pour un philosophe, — il ne faut point lui prêter de trop profonds calculs. Bornons-nous donc à observer qu’avec les arguments dont on use pour prouver le « christianisme » de Descartes, on pourrait aussi bien démontrer celui de l’auteur des Essais ; — et au surplus on l’a fait. Ce que Descartes dit des mystères et de la théologie : qu’il n’y touchera pas, comme étant à part et au-dessus du pouvoir de la raison, Montaigne, avant lui, l’avait dit presque textuellement. Mais ce n’est pas ainsi qu’agissent les chrétiens. Ils ne mettent pas à part, dans un coin, si je l’ose dire, les vérités de la foi, pour s’occuper uniquement de mécanique ou de géométrie. Ils ne vivent pas dans cette indifférence des moyens du salut. Et ils admettent bien que l’incompréhensibilité des mystères soit « une preuve de leur vérité », mais ils ne croient pas qu’elle suffise, et, persuadés qu’ils ne sont de n’y pas réussir, ils tâchent pourtant de soulever un coin du voile qui recouvre l’inconnaissable. Les « libertins » du xviie siècle ont donc parfaitement compris que si Descartes était chrétien, c’était, comme eux, du fait de sa naissance et de son éducation, par tradition et par habitude ; et d’autres aussi, comme nous l’allons voir, l’ont compris comme eux et mieux qu’eux. Sans le savoir ou sans le vouloir, cette philosophie nouvelle apportait avec elle un principe nouveau : celui de l’indifférence en matière de religion ; et, en vérité, c’est à se demander comment, de notre temps, on a pu s’y tromper ?…

Arrêtons-nous ici, car ce sont bien les idées essentielles du cartésianisme, autour desquelles il serait facile de grouper presque toutes les autres. Elles en sont en même temps la partie vivante et féconde. À défaut d’autre preuve, ce serait assez, pour nous en rendre certains, de celle que l’on pourrait tirer de la philosophie particulière de Malebranche ou de Spinoza, dont ces idées font vraiment l’âme, comme aussi bien de celle de Leibniz. Chacun d’eux, en effet, s’est presque contenté de développer dans son sens, et, autant qu’il était en lui, de mettre hors de contestation quelqu’un des dogmes du cartésianisme. Leibniz a choisi l’idée du progrès ou de la perfectibilité indéfinie de la raison ; Malebranche, de l’idée de l’objectivité de la science, a tiré la doctrine de la vision en Dieu ; Spinoza enfin a mis tout son effort à démontrer, dans les premiers livres de son Éthique, l’identité fondamentale de l’être et de la pensée ; — et l’on peut dire que c’est à travers lui qu’Hegel l’a reconnue dans Descartes. Inversement ou par contre-épreuve, si, négligeant ce que chacun de ces profonds philosophes a mis de lui-même dans le cartésianisme, on cherche ce qu’ils ont tous de commun entre eux et avec Descartes, on trouvera que ce sont encore ces cinq ou six idées essentielles. C’est ainsi qu’ils croient tous à la toute-puissance de la raison, et que cette croyance est à peine limitée chez quelques-uns d’entre eux, comme Malebranche, par la sincérité de leur sentiment religieux ; c’est ainsi qu’ils croient tous au progrès, puisque c’est Spinoza qui a dit que la sagesse était la méditation de la vie ; c’est ainsi qu’ils sont tous optimistes, et c’est Leibniz qui démontrera que ce monde où nous vivons est le meilleur possible. Assurés que nous sommes d’être au cœur de la doctrine, sinon de la connaître tout entière, nous pouvons donc l’abandonner maintenant à sa fortune, et nous contenter d’en suivre les vicissitudes.

II. Le cartésianisme au XVIIe siècle §

En général, pour en mieux étudier l’influence, on commence par isoler le cartésianisme, et, tout ce qu’il ne saurait expliquer dans l’histoire de la littérature ou de la pensée philosophique au xviie siècle, on le supprime. Cela se conçoit ; de tant d’écrivains en tout genre qui ont rempli du bruit de leur nom les cinquante premières années du xviie siècle, l’auteur du Discours de la méthode n’est-il pas, avec celui du Cid, le seul aujourd’hui qui survive ? Ils n’ont cependant ni seuls pensé, ni seuls écrit, ni seuls agi ; et, si l’on osait un moment supposer qu’ils n’eussent pas existé, on voit bien ce qui manquerait à la philosophie ou à la littérature du xviie siècle, mais il en resterait encore quelque chose. Comment pourrait-on attribuer à Descartes la formation de cette société polie qui, depuis déjà plus de vingt-cinq ans, lorsque parut le Discours de la méthode, s’efforçait d’épurer les mœurs et le discours, et d’introduire dans le langage — avec le bel esprit et la préciosité, sans doute — le goût de la règle, celui de l’ordre, et de la clarté ?

Je ne vois pas non plus quelle est la part de Descartes dans la détermination de cet idéal classique dont la fameuse querelle du Cid — qui date, comme l’on sait, de 1637 — n’est pas elle-même, il s’en faut, le premier monument. Avant le Discours de la méthode, il paraissait décidé que le théâtre français, s’éloignant du théâtre espagnol, chercherait ses chefs-d’œuvre dans la voie indiquée, dès 1628, par le succès éclatant de la Sophonisbe de Mairet. De même encore — et longtemps avant lui, puisque l’origine en remonterait au besoin jusqu’à l’hôtel de Rambouillet, — ce mouvement avait commencé, dont l’objet était de donner à la langue française les qualités qui jadis avaient fait du grec ou du latin la langue universelle. Nous nous contenterons de rappeler ici qu’il venait d’aboutir, deux ans avant la première publication du Discours de la méthode, à la fondation de l’Académie française…

Et bien moins enfin pourrait-on prétendre que le cartésianisme ait en quelque manière que ce soit favorisé le jansénisme — puisque la réformation de Port-Royal est antérieure de vingt-cinq ans à Descartes, — et que c’est de là que devait sortir, non pas la seule, mais la plus redoutable opposition que le cartésianisme ait rencontrée. Or, toutes ces causes ont agi, comme causes, sur la formation de la littérature classique ; et supposé que Racine ou Boileau doivent quelque chose à Descartes, ou plutôt au cartésianisme, ils doivent aussi quelque chose au jansénisme, à l’esprit académique, à Corneille, à cette société précieuse elle-même, — dont ils ont bien pu se moquer, mais dont ils n’ont pas moins subi la très certaine et profonde influence.

Serrons cependant la question de plus près, et cherchons tout d’abord quelle a été, dans l’école même, l’influence de Descartes.

Si grande qu’elle soit, on l’exagère ; et, après avoir indiqué ce que les Spinoza, les Malebranche, les Leibniz ont de commun entre eux et avec Descartes, il serait un peu long, mais, en revanche, il serait facile de faire voir que, tout en acceptant les données du cartésianisme, ils les ont tous les trois aussi profondément que diversement modifiées. Jamais disciples ne furent plus libres, puisque, partant des mêmes prémisses, aucuns disciples n’en vinrent à contredire plus formellement le maître. On pourrait ajouter que les questions mêmes à la discussion desquelles Descartes s’était systématiquement dérobé — comme la question de la Providence et celle du sens ou de l’objet de la vie, — sont précisément celles auxquelles Spinoza, Malebranche et Leibniz ont consacré de préférence leurs méditations. Bien loin, comme Descartes lui-même, de mettre à part et en dehors de la science les problèmes les plus généraux de la religion et de la morale, c’est à ces problèmes qu’ils se sont presque uniquement attachés ; — et cela seul suffit à mettre entre eux et lui bien plus de différences que les historiens du cartésianisme n’y ont aperçu de rapports.

Ce qui est vrai d’eux l’est bien plus encore des Bossuet et des Fénelon, dont on va pourtant répétant que les traités fameux — celui de la Connaissance de Dieu et de soi-même, et celui de l’Existence de Dieu, — inspirés du plus pur esprit du cartésianisme, n’existeraient pas sans Descartes et son Discours de la méthode. C’est à la fois considérer Descartes, sur sa seule parole, comme beaucoup plus indépendant de ses maîtres qu’il ne l’est réellement, et Bossuet et Fénelon, Bossuet surtout, comme beaucoup moins originaux, personnels, et profonds qu’ils ne le sont l’un et l’autre. Descartes est plein de raisonnements ou de théories qui ne lui appartiennent pas en propre, mais, d’un autre côté, Bossuet et Fénelon abondent en idées qui ne leur viennent point de Descartes. C’est même ce qu’un savant homme a exprimé quelque part assez dédaigneusement, en disant de Bossuet qu’il n’avait jamais eu d’autre philosophie que celle de ses vieux cahiers de Navarre.

Si donc c’est aux Pères de l’Église ou aux grands docteurs de la scolastique, si c’est à saint Augustin, à saint Anselme ou à saint Thomas, que remontent quelques-unes des idées de Bossuet, on avouera que toutes les probabilités sont pour qu’il les ait lui-même, et Fénelon à sa suite, puisées plutôt à leur source qu’empruntées à Descartes. Et ainsi, en effet, se sont passées les choses. Ce qu’ils trouvaient en lui de conforme ou d’utile à la religion dont ils étaient les représentants ou les docteurs, ni Bossuet ni Fénelon n’avaient garde, parce que Descartes les avait dites, et quand il les aurait dites le premier, de ne pas reprendre chez lui ce qui leur appartenait. Un libertin, un hétérodoxe ou un hérétique peuvent dire de bonnes choses, et l’Église, parce qu’ils l’ont abandonnée, n’a pas cru devoir se passer pour cela du secours des Origène ou des Tertullien. Mais, dans le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, ou dans le Traité de l’existence de Dieu, cherchez les idées fondamentales du cartésianisme, celles que nous avons reconnues comme telles, vous ne les y retrouverez pas, ou tellement dénaturées, que vous aurez de la peine à les y reconnaître. C’est qu’il était difficile à Bossuet ou à Fénelon de ne pas voir ce que les idées cartésiennes avaient de dangereux pour la religion, et aussi bien l’ont-ils eux-mêmes, en plusieurs endroits, nettement et expressément signalé17 Les véritables inspirateurs de Bossuet et de Fénelon, ce sont les saint Thomas et les saint Augustin, comme on le saurait depuis longtemps, si nous les lisions davantage.

Il n’y a donc en réalité que deux ou trois cartésiens obscurs ou inconnus, quelques bons et naïfs esprits, comme, par exemple, les auteurs de la Logique de Port-Royal, un Arnauld ou un Nicole, dont on puisse dire avec vraisemblance et quasi-certitude que, sans Descartes, ils ne seraient effectivement ni Arnauld ni Nicole. Mais qu’est-ce aujourd’hui que ce fougueux docteur d’Arnauld, et que ce bon homme de Nicole ? d’honnêtes écrivains, de second ou de troisième ordre, qui n’ont plus qu’un fantôme d’existence littéraire, et qui, d’ailleurs, de leur temps même, en dépit des apparences, n’ont exercé qu’une bien faible influence. Car, pour exercer sur son temps une action réelle, il ne suffit pas, comme on le croit, d’avoir beaucoup écrit ni même d’avoir été beaucoup lu, comme ils le furent tous les deux, mais encore faut-il nous donner à lire des choses qui se gravent, qui s’enfoncent dans les esprits, qui en prennent possession, si je puis ainsi dire ; — et c’est ce que n’ont fait ni les Arnauld ni les Nicole.

Pour ce qui est maintenant de l’influence du cartésianisme au dehors de l’école, c’est-à-dire dans le monde et sur la littérature, il semble bien qu’une seule réflexion pourrait et devrait suffire. C’est que le Discours de la méthode, qui parut en 1637, n’a modifié en aucune façon l’idéal d’art ou de style des écrivains contemporains. Après comme avant Descartes, Balzac et Voiture ont continué d’écrire comme ils écrivaient, d’abonder dans leurs défauts, l’un dans son emphase, et l’autre dans son baladinage ; et ils ont fait école ; et la transformation de la prose française par la substitution du style naturel au style qui s’efforçait avant tout de ne pas l’être, ne date que des Provinciales, c’est-à-dire de vingt ans plus tard. On sait, au surplus, que le style de Descartes, un peu long et traînant, sans relief ni couleur, sans creux, pour ainsi parler, et sans ombres, toujours également éclairé de la même lumière18, n’ayant aucune des qualités qui forcent l’attention, n’en avait aucune aussi de celles qui attirent les imitateurs. Et, à ce propos, n’y aurait-il point quelque superstition dans l’admiration que l’on éprouve sans doute, puisqu’on l’exprime, pour le style de Descartes ? C’est une question que je ne toucherai point, que je me contenterai d’avoir posée. Mais il y a certainement erreur, on l’a déjà vu, sur le succès du Discours de la méthode, et l’on se trompe également sur les imitateurs de son style que l’on croit que Descartes aurait suscités.

À défaut de ses exemples, on veut au moins que ses leçons ou ses principes aient agi sur la littérature de son temps.

Les uns donc, parce qu’ils ont trouvé dans une fable de La Fontaine : les Deux Rats, le Renard et l’Œuf, un très bel éloge de Descartes, n’en ont pas demandé davantage, et, si l’on voulait les en croire, ils extrairaient au besoin, des Méditations métaphysiques ou du Discours de la méthode, les Oies du frère Philippe et la Fiancée du roi de Garbe. D’autres, qui se rappellent la règle cartésienne : « Diviser les difficultés en autant de parcelles qu’il se pourra, et qu’il est requis pour les résoudre », font observer que Bourdaloue, dans ses Sermons, semblerait avoir voulu pousser à bout l’application de cette maxime. Mais, ceux que ne contentent point ces analogies superficielles et qui en cherchent de plus profondes, leur paradoxe n’est-il point jugé quand nous les voyons, pour le rendre probable, obligés de réduire la littérature classique tout entière aux tragédies de Racine et à l’Art poétique de Boileau ?

Car, comment ne voient-ils point que Descartes n’a pas inventé le bon sens ? et que, si Boileau, dans son Art poétique ainsi que dans ses Épîtres, estime à très haut prix la raison, ce n’est point parce qu’il est cartésien, mais parce qu’il est Nicolas, fils de Gilles, greffier au parlement, bourgeois de Paris, et comme tel, ainsi que son ami Poquelin, ennemi né de l’extravagance ? De même encore, s’il se défie de l’imagination, ce n’est point du tout dans la lecture des écrits de Descartes qu’il en a pu prendre la défiance — car, quelle imagination plus grande et, je l’ai dit, plus chimérique ou plus aventureuse que celle de Descartes ? — mais c’est qu’il en a vu partout autour de lui, dans les mélodrames du grand Corneille, et dans les comédies de ce « fiacre » de Scarron, dans les lettres de Balzac, et dans les romans de La Calprenède, les effets désastreux. C’est encore, si l’on veut, qu’il en a peu lui-même. Et s’il est enfin de certaines qualités dont il fasse cas par-dessus toutes les autres : la clarté, la netteté, l’ordre, le naturel et la simplicité, c’est qu’il s’honore d’imiter les anciens, et, qu’avant les leçons de Descartes, il a médité celles de Quintilien et d’Horace, toutes les conséquences que l’on veut qu’il ait, sans presque le savoir, tirées du Discours de la méthode, c’est de l’Épître aux Pisons que l’auteur de l’Art poétique les a tirées effectivement. — Je ne parle pas de ce qu’il y a lui-même ajouté de son propre fonds, et de ce qu’il y a mis, comme nous dirions aujourd’hui, de son tempérament, aussi hardi que celui de Descartes était timide, ou plutôt aussi belliqueux que celui du philosophe était ami de la tranquillité.

Ce qu’il n’est pas moins intéressant de noter, c’est que ce respect des anciens, il ne l’a pas pu contracter à l’école du cartésianisme, dont le mépris est sans mesure pour l’histoire et pour la tradition. Peu d’hommes ont eu d’eux-mêmes une plus haute idée que Descartes, ont plus arrogamment traité leurs adversaires — je dis les plus illustres dans l’histoire de la science : Fermat ou Pascal ; — peu de philosophies ont affecté plus de dédain pour celles qui les avaient précédées ; peu de doctrines enfin ont plus insolemment fondé leur espoir de succès sur la dérision de toute antiquité. Entre Descartes et Boileau, n’y eût-il que ce point de division, ce serait assez pour les classer dans deux camps différents et ennemis. Partisan des anciens, nul ne l’a été plus sincèrement que Boileau, plus aveuglément si l’on veut — comme dans les étranges raisons qu’il donne de son admiration pour Pindare, — mais Descartes, au contraire, est le premier des modernes.

Si l’admiration de Boileau pour Pindare a quelque chose d’un peu superstitieux, de plus traditionnel que de vraiment éprouvé, il en est autrement de Racine, le plus « grec » peut-être de tous nos grands écrivains, et celui qui a le mieux compris l’antiquité, parce qu’il l’a le plus profondément sentie. C’est une sensibilité qu’on accordera sans doute qu’il ne tenait pas du cartésianisme. Mais, au lieu de prendre Euripide pour guide et Sophocle pour modèle, quand il se serait contenté des exemples de Corneille, on a vu que, dix ans avant le Discours de la méthode, les règles du genre tragique, si peut-être on ne les observait pas toujours, n’en étaient pas moins fixées, acceptées, reconnues19. Et, pour cette science de la psychologie, pour cette connaissance des passions de l’amour, pour cette finesse et cette vérité d’analyse qui sont le triomphe de son art, ses auteurs favoris, parmi lesquels on doit compter au premier rang les romanciers grecs — et au second, sans doute, l’ingénieux, charmant et subtil auteur de l’Astrée, — lui en avaient donné de bien meilleures leçons que l’auteur du Traité des passions. Pas plus, en effet, que le bon sens, on ne saurait faire honneur à Descartes d’avoir inventé l’analyse psychologique ou morale ; et, pour raisonner éloquemment ou finement sur elles-mêmes, les âmes passionnées ne Font pas attendu. J’aimerais mieux, en vérité, si l’on croyait que le génie de Racine tout seul n’eût pu suffire à les créer, que l’on fît d’Hermione et de Roxane des filles de Chimène !

Chose curieuse ! la seule génération dont on puisse dire qu’elle ait subi l’influence de Descartes, c’est celle qui forme la transition du xviie au xviiie siècle, qui ne tient plus au siècle de Louis XIV que par l’empire de ses habitudes, mais dont les tendances, plus ou moins conscientes, sont déjà les tendances du siècle de Voltaire, la génération des Perrault et des Fontenelle, — celle aussi, remarquons-le, des ennemis de Racine et de Boileau. Les Parallèles de Charles Perrault (1693), voilà l’œuvre littéraire directement issue des principes de Descartes ; et la Pluralité des mondes (1686), voilà l’œuvre qui a popularisé le cartésianisme scientifique.

Comment et pourquoi cela ? Descartes était-il donc tellement en avance de son siècle que son siècle ne pût le comprendre ? Les idées qu’apportait le cartésianisme étaient-elles si nouvelles, ou tellement inouïes, qu’avant de se faire accepter, il leur ait fallu cinquante ans pour mûrir ? Car ce que sans doute on ne saurait admettre, c’est qu’en ce siècle — « de grands talents bien plus que de lumières », ainsi qu’un jour Voltaire l’appellera, mais qui n’en est pas moins le siècle des Bossuet et des Bourdaloue, des Molière et des Racine — les idées de Descartes soient tombées dans l’indifférence. Ou bien encore faut-il croire que ni Molière ni Racine ne pouvaient s’accommoder d’une philosophie qui tarissait la poésie dans ses sources ; Bossuet et Bourdaloue d’un système qui non seulement rompait l’ancien accord de la foi et de la raison, mais les isolait l’une de l’autre, chacune en son domaine, et, finalement, qui transférait de la première à la seconde le gouvernement des choses du monde et de la vie ? On le peut ; et je le crois dans une certaine mesure.

Mais la vraie raison, c’est que la voix de Descartes, quand elle commençait à se faire entendre, a été comme étouffée par une autre voix plus forte, parce qu’elle était plus éloquente et plus passionnée que la sienne. Bien loin de n’en pas comprendre la portée, quelqu’un, au xviie siècle, a vu plus clair et plus loin dans le cartésianisme que Descartes lui-même. La doctrine a été brusquement arrêtée par quelqu’un dans sa course, et, pendant plus d’un demi-siècle, on put se demander, dans la lutte qu’elle soutint alors, si elle ne périrait pas tout entière. Ce quelqu’un, c’est Pascal.

III. La lutte du cartésianisme et du jansénisme §

Environ dans le même temps que Descartes, retiré en Hollande, y composait son Traité du monde, un autre homme, non loin de lui, Corneille, fils de Jean, plus connu sous le nom de Jansen ou Jansénius, évêque d’Ypres, en Flandre, élaborait son Augustinus, énorme et puissant in-folio dont les flancs recélaient de terribles tempêtes. Le livre parut en 1640, trois ans seulement après le Discours de la méthode, et le succès en fut grand. Mais, s’il devait demeurer la Bible du jansénisme, et, pour entendre les Pensées elles-mêmes de Pascal, si c’est toujours à l’Augustinus qu’il faut que l’on remonte, cependant ce n’est pas de lui que date la popularité du jansénisme. Ce serait plutôt de l’application qu’en fit et du résumé qu’en donna, trois ans plus tard, en 1643, dans son Traité de la fréquente communion, celui que son siècle devait appeler le grand Arnauld.

Sainte-Beuve, en son Port-Royal, et depuis lui quelques-uns de ses contradicteurs — parmi lesquels il convient de mentionner tout particulièrement M. l’abbé Fuzet, évêque aujourd’hui de la Réunion — ont assez amplement raconté ces premiers débuts du jansénisme pour qu’il soit sans doute inutile d’y revenir. Ce que je regrette uniquement qu’ils n’aient pas marqué d’un trait assez profond, c’est l’opposition qu’il y avait, presque de tous points, entre l’Augustinus et le Discours de la méthode ; et il est vrai que c’est aussi ce que les contemporains de Descartes et de Jansénius eux-mêmes ne semblent pas avoir très nettement vu. Mieux que cela ! le secours ou l’appui que le « libertinage » ne pouvait manquer de trouver dans le cartésianisme, il y a jusqu’à des jansénistes qui n’ont pas compris d’abord que le jansénisme l’apportait aux chrétiens contre ce « libertinage » même. Telle est du moins l’explication de la naïveté doctorale, si l’on peut ainsi dire, avec laquelle nous avons vu qu’Arnauld, successeur de Jansénius et de Saint-Cyran dans la direction polémique du parti, s’inscrivit de lui-même, sans en être prié, parmi les fauteurs ou les propagateurs du cartésianisme. Sous le déguisement de la philosophie, il ne reconnut pas dans le cartésianisme ce que l’on pourrait appeler, en termes théologiques, le démon de la concupiscence de l’esprit ; libido sciendi, l’orgueil de savoir ; et son étonnement ne fut égalé que par celui de l’excellent Nicole, lorsque Pascal le leur y eut montré.

C’est une question souvent agitée que celle de la « philosophie » de Pascal et de ses rapports — comme aussi celle des rapports personnels du futur auteur des Provinciales — avec Descartes et la philosophie de Descartes. Mais pour l’éclairer, sinon pour la résoudre, ne suffirait-il pas de distinguer plus nettement qu’on ne le fait d’ordinaire plusieurs époques dans la vie de Pascal ? Un seul exemple montrera toute l’importance de cette distinction.

Il y a deux fragments célèbres de Pascal : l’un, Sur l’esprit géométrique, et l’autre, la Préface sur le traité du vide, qui, depuis que Bossuet, dans son édition des Œuvres de Pascal, en a fait les trois premiers articles des Pensées, continuent de faire corps, pour presque tous les commentateurs, avec le livre des Pensées ; et, dans l’un comme dans l’autre, mais dans le second surtout, il n’est pas difficile de trouver un Pascal résolument cartésien. Descartes lui-même n’a exposé nulle part, avec plus de force et de précision, l’idée du progrès, ni nulle part affirmé plus énergiquement les droits de la raison et de la vérité. Mais bien loin — et quoiqu’on les imprime habituellement avec elles — de faire corps avec les Pensées, dont les premières ne sauraient guère avoir été jetées sur le papier avant 1658, ces fragments leur sont, l’un de dix, et l’autre de trois ou quatre ans antérieurs, et conséquemment ils ne prouvent que pour la jeunesse de Pascal. Or, Pascal, cartésien en 1648, ne l’était plus dix ans plus tard ; et les raisons pour lesquelles il ne l’était plus, on pourrait dire que ce sont celles qui, en le rendant chrétien, l’ont fait en même temps janséniste.

Fils d’un père épris lui-même de science et de philosophie, élevé dans un milieu social dont la composition ne différait guère de celle du milieu où Descartes avait jadis vécu, lié d’amitié avec les correspondants, les émules, ou les disciples de Descartes, les Le Pailleur, les Carcavi, les Roberval et les Fermat, avec quelques-uns aussi de ces libertins qui avaient fait fête au Discours de la méthode, et plus jeune enfin que Descartes d’une trentaine d’années, Pascal, pour toutes ces raisons, a naturellement commencé par être cartésien. Mais à mesure qu’il vivait, et qu’en vivant il apprenait la vie, que Descartes désapprenait ; à mesure qu’il se dégageait de ce fanatisme de la science où l’autre, au contraire, s’enfonçait chaque jour davantage ; et enfin, à mesure qu’éclairé par sa propre expérience il voyait mieux, d’un regard plus lucide et plus pénétrant, la misère infinie de la condition humaine, naturellement aussi, sans effort et presque sans calcul, par le seul effet de son perfectionnement moral, il voyait mieux, non seulement l’insuffisance, mais les dangers du cartésianisme. Ou, en d’autres termes encore, et croyant avec Bossuet, qui commençait à paraître alors dans les chaires de Paris, que « nous avons besoin, parmi nos erreurs, non d’un philosophe qui dispute, mais d’un Dieu qui nous détermine dans la recherche de la vérité », chaque pas qu’il faisait vers l’idéal du jansénisme, il le faisait hors du cartésianisme, c’est-à-dire hors de la doctrine qui semblait avoir érigé l’indifférence morale en principe de sa morale même.

Si donc on veut comprendre la philosophie de Pascal, il faut d’abord avoir soin de ne pas la chercher, comme au hasard, dans la totalité de son œuvre, tout au rebours de Descartes ou de Bossuet, lesquels, mis de bonne heure en possession de leurs idées essentielles, n’ont employé l’un et l’autre leur existence et leur génie qu’à se confirmer ou s’ancrer eux-mêmes, plus profondément et plus solidement, dans leurs propres croyances, Pascal a longtemps tâtonné, parce qu’il revenait de plus loin ; ses idées se sont successivement, quoique rapidement, modifiées ; et il n’est vraiment lui-même que dans ses Provinciales et que dans ses Pensées. C’est, à notre avis, ce que n’ont assez bien vu, ni ceux qui parlent du « scepticisme », ni ceux qui parlent en gros de la « philosophie » de Pascal, mais encore bien moins ceux qui s’efforcent de nous montrer, dans les attaques de Pascal contre Descartes, un reste de rancune personnelle. On sait que, dans sa Correspondance, Descartes a bien dédaigneusement parlé du Traité des coniques, et qu’il a de plus revendiqué l’honneur d’avoir suggéré à Pascal la fameuse expérience du Puy de Dôme. Ils étaient hommes l’un et l’autre, et Descartes, plein de lui-même, avait certainement blessé le jeune amour-propre de Pascal autant que celui du quinteux Roberval, ou de l’aimable et savant Fermat ! Mais il y avait des années de cela ; il y avait dix ans que Descartes était mort ; et, en entrant à Port-Royal, le premier ennemi que Pascal avait étouffé en lui, c’était l’amour-propre et l’orgueil.

Irait-on trop loin si maintenant on voulait soutenir que l’intention même des Pensées était dirigée contre le cartésianisme ? et que ces « libertins », en vue de qui Pascal se proposait d’écrire l’apologie de la religion chrétienne, ce n’étaient pas sans doute les Nicole et les Arnauld, mais c’étaient les cartésiens, les vrais et bons cartésiens, ceux dont Spinoza, quelques années plus tard, devait être l’interprète ? — « Écrire contre ceux qui approfondissent trop les sciences ; Descartes », — lit-on encore dans le manuscrit des Pensées ; et, en vingt autres endroits, directement ou obliquement, c’est Descartes qu’il vise. Mais en même temps qu’aux cartésiens, c’est à une autre espèce aussi de « libertins », non moins nombreux alors et non moins dangereux, dont nous aurons prochainement à parler, que l’Apologie s’adresse. Disons donc alors qu’avec les autres il n’est pas douteux que les cartésiens soient enveloppés dans la polémique de Pascal ; et, pour preuve, c’est qu’il n’y a pas une seule des idées essentielles ou fondamentales du cartésianisme dont les Pensées, dans l’état d’inachèvement et de mutilation où elles nous sont parvenues, ne contiennent la contradiction catégorique ou la réfutation.

Et d’abord, tandis que Descartes fait de la religion et de la morale une chose à part et presque indifférente, Pascal, au contraire, en fait la principale affaire ou l’unique intérêt de l’humanité.

« Je trouve bon qu’on n’approfondisse pas la doctrine de Copernic ; mais ceci !… Il importe à toute la vie de savoir si l’âme est mortelle ou immortelle. » — Il dit encore ailleurs : — « Il faut vivre autrement dans le monde selon ces diverses suppositions : 1o si l’on pouvait y être toujours ; 2o s’il est sûr qu’on n’y sera pas longtemps, et incertain si on y sera une heure. » — C’est lui qui a raison. Procédant, comme nous faisons, d’une cause antérieure et assurément extérieure, sinon supérieure à nous, n’ayant en nos mains ni le commencement, ni le cours, ni le terme de notre vie, il doit y avoir une manière d’user de la vie, et il n’y en a qu’une, et il ne dépend pas de nous qu’elle soit autre qu’elle n’est. Il faut donc la chercher ; — « notre premier devoir est de nous éclaircir sur un sujet d’où dépend toute notre conduite » ; — et en comparaison de ce premier intérêt, — « toute la philosophie ne vaut pas une heure de peine ». — Lorsque nous saurons qui nous sommes, d’où nous venons et où nous allons ; pourquoi la mort et pourquoi la vie ; lorsque, ayant trouvé une réponse à ces questions, nous saurons quelle doit être la forme de notre conduite et l’usage de notre volonté ; alors, mais alors seulement, nous pourrons consacrer nos loisirs à la science, et lui demander le « divertissement » que d’autres hommes cherchent dans le jeu, dans l’amour, ou dans la politique.

On le voit : pour nous servir d’une expression de Pascal lui-même, c’est un renversement du pour au contre. Ce qui est capital aux yeux de l’auteur des Pensées, c’est, précisément tout ce que celui du Discours sur la méthode a laissé en dehors de la science et de la philosophie. Ce qui est secondaire ou accessoire dans la philosophie du second, c’est ce qui fait le fond de celle du premier. Et tandis qu’enfin Descartes nous convie de toutes les manières à sortir de nous-mêmes pour nous répandre dans l’univers, Pascal n’a d’ambition que de ramener l’homme à lui-même.

Autre différence, non moins profonde et non moins caractéristique : tandis que Descartes et ses disciples n’ont à la bouche ou sous la plume que la toute-puissance de la raison, au contraire, il semble que Pascal éprouve un âpre et cruel plaisir à en démontrer la faiblesse et la vanité. C’est où l’on a cru voir quelquefois un signe ou une conséquence de son scepticisme, et justement c’est ce qui démontrerait, s’il en était besoin, la sincérité et la solidité de sa foi. Pour croire au Dieu qu’il enseigne, Pascal n’a pas besoin de longs raisonnements, ni de « preuves » de son existence, et rien n’excite, dans ses Pensées, sa verve sarcastique et hardie comme cette prétention de lui « démontrer » Dieu. Est-ce que l’on prend Dieu pour un théorème ? et la vie pour une espèce de géométrie, à peine plus délicate que l’autre ? — « Les preuves de Dieu métaphysiques — et il entend évidemment celles que Descartes a données — sont si éloignées du raisonnement des hommes, et si impliquées, qu’elles frappent peu. » — Quant à celles que l’on a tirées de l’ordre de la nature, c’est — « donner sujet de croire que les preuves de notre religion sont bien faibles, et je vois par raison et par expérience que rien n’est ; plus propre à en faire naître le mépris ». — Quel dommage que Port-Royal, dans son édition des Pensées, ait cru devoir atténuer ici l’expression de Pascal ! Fénelon, mieux averti, n’aurait peut-être pas écrit la première partie de son Traité de l’existence de Dieu.

Et, encore, si c’était seulement dans les choses de la religion ou de la morale que l’humaine raison bronchât à chaque pas ! mais, ailleurs, dans le domaine même de la science ou de l’expérience, quelle est donc son autorité ? Nous ne savons rien, nous n’entendons rien. — « L’homme n’est qu’un sujet plein d’erreur, naturelle et ineffaçable. » — Tout ce que Montaigne a dit dans cette célèbre Apologie de Raymond Sebon est vrai, — « que les sens et la raison, outre qu’ils manquent chacun de sincérité, s’abusent réciproquement l’un l’autre » ; — et même, humainement parlant, il n’y a que cela de vrai. Si l’imagination est maîtresse d’erreur, la raison est institutrice d’orgueil. — « J’avais passé longtemps dans l’étude des sciences abstraites, et le peu de communication qu’on en peut avoir m’en avait dégoûté. Quand j’ai commencé l’étude de l’homme, j’ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m’égarais plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant. »

Ce n’est pas tout : non seulement la raison nous trompe, mais elle nous trompe de la manière la plus dangereuse, en entretenant en nous un esprit d’opposition à la vraie religion. Sur quelque sujet qu’on l’interroge, ou elle faiblit, ou elle gauchit, ou elle se dérobe. Si elle s’estimait elle-même à son prix, mesuré par son impuissance, sa première démarche devrait donc être de reconnaître qu’il y a une inimité de choses qui la surpassent. Que fait-elle cependant ? Parce qu’elle a découvert que c’est la terre qui tourne autour du soleil, la voilà qui prétend égaler son pouvoir à l’infinitude du monde, et elle établit des principes qu’elle étend jusqu’aux choses surnaturelles elles-mêmes, comme si « la contradiction était marque d’erreur » ou « l’incontradiction marque de vérité ! » Elle refuse d’admettre ce qu’elle n’entend point ; et elle n’entend pas qu’une religion raisonnable n’en serait plus une. Elle se sert de ses forces pour argumenter contre Dieu ; et elle ne comprend pas que ce Dieu ne serait pas Dieu si sa nature pouvait se circonscrire à la médiocrité de l’humaine raison. — « L’obscurité de notre religion prouve la vérité de notre religion », — et si nous croyions par raison, c’est alors que nous n’aurions vraiment plus de raisons de croire. Y a-t-il rien de plus contraire à l’esprit du cartésianisme, et, par exemple, pour la seule fois qu’il se soit essayé dans la religion, y a-t-il rien de plus contraire à la prétention qu’il a affectée d’expliquer — au moyen de sa méthode — le mystère de la transsubstantiation ?

Non content cependant d’avoir ainsi détruit le pouvoir de la raison, c’est encore contre Descartes que Pascal rétablit l’intégrité de la nature humaine, en substituant à la raison le cœur, « avec ses raisons que la raison ne connaît point », et l’autorité du sentiment à celle du calcul ou du raisonnement. Il n’y a pas de doute que le dernier fragment sur la distinction de « l’esprit de finesse » et « l’esprit de géométrie » — celui qui fait ou qui devait faire partie du livre des Pensées, — soit dirigé contre Descartes et le cartésianisme. Ceux qui veulent réduire les choses de la morale et de la vie humaine à un très petit nombre de principes, dont il n’y a plus alors, dans le silence et dans l’isolement de la vie méditative, qu’à déduire les conséquences, ce sont les cartésiens. Mais leurs adversaires, ce sont ceux qui, comme Pascal, savent que l’âme de l’homme ne se laisse pas ainsi pénétrer, qu’il y a du mystère en elle et de l’incompréhensible, et que le pouvoir de la raison n’échoue nulle part plus misérablement que quand il essaye de pénétrer le secret de notre nature. — « Le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principes et par démonstration : le cœur en a un autre. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour : cela serait ridicule. » — Là, dans cette distinction, est le principe de la philosophie de Pascal. Le cartésianisme a mutilé la nature humaine en croyant l’exalter, et pour n’avoir attribué la certitude qu’aux opérations de la raison ou de l’entendement, il a séparé ce qu’au contraire il fallait unir. L’homme n’est pas une intelligence pure, il est aussi une volonté, et celle volonté, le cartésianisme l’énerve, ou plutôt il l’anéantit, en lui enlevant, son objet, qui est de vivre.

C’est qu’aussi bien la contradiction n’est pas moins formelle entre leur conception^ tous deux de la vie, et tandis que Descartes, comme on l’a vu, conclut à l’optimisme, je ne sache guère, dans l’histoire de la philosophie, de pessimiste plus sincère et plus convaincu que Pascal. D’où vient à ce propos la relation singulière, mais constante, qu’il semble qu’il y ait dans l’histoire entre le pessimisme et la philosophie de la volonté ? Quoi que l’on en ait dit, ceux qui ont estimé la volonté au plus haut prix, depuis Bouddha jusqu’à Schopenhauer, sont aussi ceux qui nous ont tracé de l’humaine condition le plus triste tableau, comme si ce qu’elle offre de plus lamentable était la disproportion du vouloir au pouvoir. Mais, quoi qu’il en soit de cette relation, ce que l’on peut et ce que l’on doit dire, c’est que, si le christianisme repose lui-même sur une conception pessimiste de la vie, conçue comme un temps à la fois d’expiation et d’épreuve, le jansénisme en est la forme aiguë, et les Pensées de Pascal en sont l’expression d’autant plus éloquente qu’elle est arrivée jusqu’à nous plus naturelle, moins préparée pour la lecture, et plus voisine ainsi de sa source première. Après le plus pénétrant des interprètes de Pascal, j’ai plus d’une fois essayé de montrer que le « pessimisme » faisait bien le fond des Pensées ; et l’on a contesté le mot, mais on n’a point ébranlé la chose. Pascal n’est point sceptique, et, tout en attaquant l’autorité de la raison, il la reconnaît — dans la physique ou dans la géométrie, — mais il est pessimiste, parce que la raison est impuissante à la solution des seules questions qui l’intéressent. Il l’est encore, parce qu’il est janséniste, et que si, dans l’état présent : in statu naturæ lapsæ, la condition de l’homme est misérable, il croit, avec Jansénius, qu’elle l’est presque plus encore dans l’hypothèse de l’état de nature : in statu naturæ puræ. Mais il l’est surtout parce qu’il est chrétien, et qu’un chrétien cesserait de l’être s’il pouvait croire à la bonté de l’homme et au prix de la vie.

Que de différences ou que de contradictions ne pourrait-on pas encore signaler, si l’on le voulait ! Je crois, toutefois, que ce sont ici les principales, et que toutes les autres s’y ramèneraient aisément, Non seulement le cartésianisme et le jansénisme n’ont pas fait entre eux une alliance qu’aussi bien ils n’eussent pu contracter qu’en se laissant duper l’un par l’autre ; mais, si l’on peut encore dire qu’ils se sont partagé la direction des esprits au xviie siècle, c’est comme deux rivaux se partagent les conquêtes que chacun d’eux désespère de conserver tout entières. Regardons-y de plus près : ils ne se les sont point partagées et, pendant plus de cinquante ans, le jansénisme ne s’est pas contenté de tenir le cartésianisme en échec, il l’a véritablement surmonté.

Si d’ailleurs les Pensées n’ont paru pour la première fois qu’en 1670, c’est-à-dire trente-trois ans après le Discours de la méthode, il suffit d’ajouter : premièrement, que le Discours de la méthode, à peine lu, comme on l’a vu, du vivant de Descartes, n’a commencé qu’après sa mort, en 1650, à exercer quelque influence ; et, en second lieu, que les Pensées de Pascal, étant le plus pur du jansénisme, ne contiennent rien qui ne fut déjà dans l’Augustinus. Elles ne sont pas un point de départ, elles sont un terme ou un point d’arrivée. C’est ce que l’on oublie quand on va chercher, Dieu sait où ! les origines de ce livre immortel. Mais elles sont là où il est vraiment étrange qu’aucun interprète ou commentateur ne les soit allé chercher, je veux dire tout simplement dans l’Augustinus de Jansénius, et dans les Lettres de Saint Cyran. Aux lieux communs du jansénisme, Pascal n’a fait que donner sa forme inoubliable, et il est bien vrai qu’en un certain sens, au point de vue littéraire par exemple, le jansénisme ne date que de là ; mais son action est antérieure, son influence, l’autorité même de sa propagande, et la prédication publique de ses doctrines. Pascal a seulement décidé pour un demi-siècle, ou à peu près, d’une victoire demeurée jusqu’alors indécise.

Aussi, pour bien entendre l’histoire des idées au xviie siècle, il ne faut pas nier l’influence du cartésianisme, il faut seulement la restreindre ; et surtout il faut bien voir qu’ayant rencontré le jansénisme en face de lui, c’est le cartésianisme qui a été momentanément et presque complétement vaincu. Mais dans l’hypothèse la plus favorable — je veux dire la plus conforme aux idées communément reçues, — il faut toujours admettre que l’histoire des idées au xviie siècle ne s’explique que par cette lutte.

Si l’on ne le sait pas, ou qu’on n’en tienne pas compte, on ne s’explique pas que le cartésianisme ait si peu réussi, que les disciples en soient si rares, et, pendant plus de cinquante ans, les conquêtes si modestes. C’est qu’il ne pouvait rien là où déjà le jansénisme occupait la place ; et que, là même où il paraissait extérieurement établi, comme chez un Arnauld et chez un Nicole, ses conséquences essentielles, étant stérilisées par l’esprit du jansénisme, ne pouvaient y produire leur plein et entier effet. Pareillement, si l’on oublie que cette lutte a rempli le siècle, on ne s’explique pas que le cartésianisme ait recruté ses principaux adhérents parmi les précieuses et chez les libertins. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce point. Mais ce que l’on s’expliquerait moins encore que tout le reste, c’est que le xviie siècle apparaisse dans son ensemble comme un pont jeté sur le courant où les eaux du xvie siècle se confondent avec celles du xviie siècle, et la philosophie des derniers « Humanistes » avec celle des premiers « Publicistes ». La raison en est que dans le temps même où le cartésianisme acheminait les idées vers la philosophie du xviiie siècle, le jansénisme, intervenant, leur a barré la route. Sans doute, empêchées de passer par cette route qu’elles avaient choisie, elles en ont pris une autre, comme il arrive toujours dans l’histoire des idées, qui ne disparaissent point avant d’avoir accompli leur œuvre. Mais ce n’était plus cette voie droite ou royale ; c’était un chemin difficile et oblique ; et tandis qu’elles le gravissaient lentement et péniblement, la conception de la vie substituée par le jansénisme à celle du cartésianisme occupait le devant de la scène.

Il est permis d’aller plus loin encore, et de dire que, par une conséquence naturelle, c’est le xviiie siècle à son tour, dont certaines parties ne s’expliqueraient point sans cette lutte presque séculaire du jansénisme et du cartésianisme. Pourquoi, par exemple, dès 1728, dans ses Lettres philosophiques, Voltaire a-t-il pris Pascal à partie, ou pourquoi, dans le singulier Éloge qu’il en a prononcé en 1778, Condorcet, ce Condorcet que l’on a si bien appelé « le produit supérieur » de la civilisation du xviiie siècle, a-t-il essayé le premier de transformer Pascal en un halluciné ?

« Va, va, Pascal, laisse-moi faire — écrivait Voltaire dans une lettre bien connue à son ami d’Argental, au lendemain même de la publication de ses Lettres philosophiques, — tu as un chapitre sur les prophéties où il n’y a pas l’ombre de bon sens ; … attends, attends ! »

Avant même d’entrer dans ce rôle d’ennemi public de la religion qu’il ne devait revêtir que beaucoup plus tard, Voltaire, servi par son instinct, avait compris que l’on ne ferait rien tant que l’on n’aurait pas discrédité à fond le jansénisme, et ruiné sans retour l’autorité du livre des Pensées. Et, en effet, lui qui vivait dans un temps dont nous sommes obligés aujourd’hui de recomposer laborieusement et péniblement la psychologie, il avait mesuré le pouvoir de ce livre demeuré cependant imparfait ; il en avait vu l’action sur les intelligences ; il avait senti l’appui que trouvait enfin le sentiment religieux dans ces aveux de l’homme qui n’avait pas été seulement l’un des plus grands écrivains du siècle précédent, mais aussi l’un de ses savants les plus illustres. C’est ce qu’il nous faut essayer de montrer maintenant ; — et que, si l’on a quelque peine à retrouver des cartésiens dans les plus grands écrivains du xviie siècle, il n’est rien au contraire de plus aisé que d’y reconnaître des jansénistes.

IV. L’influence du jansénisme §

Il y en a seulement deux ou trois, et des plus grands, qui n’ont pas plus subi l’influence du jansénisme que celle du cartésianisme ; qui ne sont pas pour cela demeurés en dehors du mouvement des esprits ; qui représentent seulement une autre direction ou un autre courant d’idées : Molière et La Fontaine, l’auteur des Fables et des Contes, celui de l’École des femmes et de Tartufe. Mais, cette exception faite, et de quelque côté que je tourne la vue, je ne vois plus que jansénistes, c’est-à-dire que poètes, qu’écrivains de toute sorte, que gens du monde, et que femmes, dont les croyances et les opinions semblent aussi voisines de celles de Pascal que distantes, au contraire, de celles de Descartes.

C’est en vain qu’on les persécute — ou c’est peut-être parce qu’on les persécute, — mais les jansénistes remplissent la cour, la magistrature et la ville, Paris et les provinces. Les ministres en sont : Pomponne, Pontchartrain, Torcy. De grandes dames : Mme de Guémenée, Mme de Longueville, Mme de Liancourt, Mme de Sablé se sont honorées et s’honorent d’être appelées par les mauvais plaisants « les Mères de l’Église ». Les Messieurs de Port-Royal font l’éducation du jeune duc de Luynes. Ils recueillent les débris de la marine et de l’armée : Pontis, le corsaire dont ils ont écrit les Mémoires, et Tréville, l’ancien capitaine des mousquetaires du roi. Bien avant Arnauld et avant Nicole, le meilleur ami de Pascal, son confident le plus particulier, c’est le duc de Roannez, dont les faiseurs de romans ont même voulu qu’il ait aimé la sœur, depuis duchesse de la Feuillade. Jusque dans le clergé, séculier, régulier, à l’archevêché de Paris, dans les séminaires, dans les couvents, chez les carmélites de la rue Saint-Jacques, et dans les congrégations, chez les Bénédictins de Saint-Maur ou chez les pères de l’Oratoire, si la soumission aux décrets du Saint-Siège arrête sur les lèvres l’expression du jansénisme, le jansénisme est au fond des cœurs. Fénelon, à la fin du siècle, n’en peut contenir son indignation ; dans des lettres et dans des Mémoires qu’il fait passer à Rome par l’intermédiaire du père Le Tellier, confesseur du roi — et qui ressemblent à des notes ou à des rapports de police, — il dénonce nommément les personnes : princes et princesses du sang, cardinaux, évêques, magistrats, et réclame contre elles, pour en finir, des mesures de violence20. Même la destruction et le rasement de Port-Royal, la violation sacrilège des sépultures des religieuses, ne lui suffiront point ; il lui faudra le renouvellement solennel des anciennes censures ; et son Nunc dimittis, … le pieux archevêque ne le prononcera qu’en apprenant la promulgation de la bulle Unigenitus.

Lorsqu’une société tout entière adopte ainsi pour règle ou pour profession des mœurs, une doctrine philosophique ou religieuse, il peut bien ne pas arriver à la littérature de s’en inspirer, mais le cas est rare ; et, ce qui est plus rare, c’est qu’elle choisisse précisément ce temps pour s’inspirer de la doctrine adverse.

Laissons encore une fois là Molière et La Fontaine : ils ne sont pas jansénistes, mais ils ne sont pas non plus cartésiens ; ils sont Gaulois, « libertins » de l’ancienne marque, héritiers au xviie siècle de Montaigne et de Rabelais. Négligeons même Boileau, quoiqu’en fait de religion, dès le temps des Satires, on pût aisément montrer qu’il inclinait vers le jansénisme, et que les jésuites, encore aujourd’hui, s’en souviennent.

Mais le génie de Racine, une partie au moins du génie de Racine, et quelques-unes des différences qui distinguent si profondément sa tragédie — et la conception du monde et de la vie qu’elle enveloppe, ou dont elle procède — de celle de Corneille, ne peuvent s’expliquer que par ses origines et son éducation jansénistes. Ce que le grand Corneille a le plus ignoré, c’est ce que Racine a le mieux connu, ce « cœur humain », mélange de grandeur et de bassesse, variable et changeant, éternellement agité d’inquiétude, mystérieux et profond, énigme irritante, insoluble et désespérante pour lui-même. Ce que le grand Corneille a le moins représenté, c’est ce que Racine a mis le plus volontiers sur la scène : la passion, avec ses entraînements, son impuissance à se gouverner, son incapacité de trouver en soi sa satisfaction et sa règle. Ce que le grand Corneille a su le moins exprimer, c’est ce qui est précisément le triomphe de Racine : cette sensibilité dont les nuances imperceptibles fait la diversité des caractères et la complexité de la vie. Et qui ne sait enfin que si de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur de Phèdre on essaye de dégager une conception de la vie, il n’y en a guère qui ressemble davantage à celle des Pensées de Pascal ?

La même conception se retrouve dans les moralistes qui ont immédiatement précédé ou suivi Pascal, dans les Maximes de La Rochefoucauld et dans les Caractères de La Bruyère. À la vérité, lorsque l’on moralise, ce n’est point pour montrer la nature humaine par ses beaux côtés, et même, il n’y a point de « moraliste », au sens de La Bruyère et de La Rochefoucauld, dont on ne pût dire qu’il penche vers le jansénisme. Mais dans le cas de l’auteur des Caractères ou de celui des Maximes, il semble qu’il y ait quelque chose d’autre et de plus une dans le cas de Vauvenargues, par exemple, ou de Chamfort. On sait d’ailleurs comment fut fait le livre des Maximes, et l’on connaît les liaisons de La Rochefoucauld avec Mme de Sablé. Le genre des Maximes est né dans le salon d’une précieuse illustre, mais cette précieuse était de Port-Royal, et le livre de La Rochefoucauld porte encore la marque de cette double origine. J’oserai même dire que la seconde a en quelque sorte recouvert la première, et la preuve, c’est que si l’on ne saurait faire du livre de La Rochefoucauld une apologie de la religion chrétienne, cependant il ne laisse pas d’y être une espèce de préparation. « Mon cher lecteur, faisait-il dire à un anonyme ou disait-il lui-même dans l’Avis au lecteur de l’édition de 1666, je me contenterai de vous avertir de deux choses, l’une que…, et l’autre, qui est la principale et comme le fondement de toutes ces Réflexions, est que celui qui les a faites n’a considéré les hommes que dans cet état déplorable de la nature corrompue par le péché. » Et, sans doute, il y a quelque malice ou quelque ironie dans cette précaution oratoire, mais un peu moins pourtant que l’on ne croit ; et quand il y en aurait encore davantage, il resterait toujours vrai que les Maximes contiennent « l’abrégé d’une morale conforme aux pensées de plusieurs Pères de l’Église ». Ce qui n’est pas moins vrai, c’est qu’en fait, au xviie siècle, on ne prit pas autrement le livre des Maximes ; on le trouva d’une ressemblance entière ; et, au fond, si l’on y veut bien regarder d’un peu près, la raison en est que le jansénisme avait accoutumé les esprits à cette image de la nature humaine.

Enfin, c’est au jansénisme et à son influence que le xviie siècle et sa littérature doivent cet aspect de grandeur et de sévérités morales qui les caractérisent. Non pas, sans doute, que ce caractère se retrouve indistinctement dans toutes les œuvres de l’époque. S’il est le siècle de Pascal et de Bossuet, il est aussi celui de La Fontaine et de Molière : en sortant d’écouter les sermons de Bourdaloue, je sais que l’on allait voir jouer Amphitryon ; et je n’oublie pas que le temps de Massillon sera le temps des romans de Courtils de Sandras, de Mlle de la Force, de Mme de Murat, celui de la comédie de Regnard, de Le Sage, de Dancourt. On n’ignore pas sans doute que, dans l’histoire de la littérature dramatique, et à l’exception peut-être du théâtre anglais de la Restauration — de Congreve et de Wycherley, — il peut bien y avoir des inventions plus hardies ou plus libres ; il n’y a rien de plus indécent, rien qui soit d’aussi mauvais ton. Mais ce n’est qu’un peu plus tard, sous la Régence et vers le milieu du siècle suivant, que cette littérature de tripots ou de mauvais lieux atteindra son épanouissement. En attendant, elle est comme étouffée sous le bruit de la voix des grands prédicateurs, et si bien étouffée qu’aujourd’hui ceux-là seuls connaissent les œuvres ou le nom même de Dancourt et de Courtils de Sandras, qu’une insatiable curiosité ou la nécessité professionnelle y obligent.

C’est que les Provinciales ont porté coup, et que l’effet en dure toujours. Depuis que Pascal a démasqué la politique des jésuites, les confesseurs, directeurs, prédicateurs ont compris qu’il leur fallait eux-mêmes rompre avec l’habitude qu’ils semblaient avoir prise, selon la forte expression de Bossuet, « de porter les coussins sous les coudes des pêcheurs ». L’opinion, de son côté, maintenant avertie des dangers de la casuistique, s’est habituée à réclamer de ceux qui prétendent gouverner les consciences une morale et des enseignements qui ne soient pas les mêmes que ceux de l’honneur mondain. Cela ne veut dire en aucune façon que le xviie siècle ait mieux valu que les autres : les hommes sont toujours les mêmes, et la cour de Louis XIV n’a pas plus que celle de Henri IV ou de Louis XV manqué d’exemples fameux de scandale et d’immoralité. Mais cela veut dire que l’on a compris combien il importait de ne pas adoucir les rigueurs de la règle qui condamnait ces exemples eux-mêmes, et qu’en les donnant, il fallait que l’habitude ne se perdît pas de les nommer de leur nom. En effet, c’est ce qui mesure la moralité d’un peuple ou d’une époque : les noms qu’ils imposent aux vices qui sont éternellement ceux de l’humaine nature, et le souci qu’ils témoignent par là de ne pas diminuer la honte ou l’horreur qui s’y attachent.

Les Pensées sont venues compléter les Provinciales, et, à cette idée que la morale ne saurait, sans cesser d’être elle-même, se ployer aux exigences des temps ni des lieux, elles sont venues ajouter celle-ci, que le devoir essentiel de l’homme est de travailler au « renouvellement » intérieur de lui-même. C’est une autre mesure encore de la moralité.

Quand vous voudrez savoir ce qu’il convient de penser de la moralité d’une époque, dispensez-vous de le demander aux historiens secrets et aux anecdotiers du temps : vous trouveriez, vous prouveriez qu’elles se valent toutes. Mais, aux différents étages de la société, cherchez et comptez combien d’hommes se sont proposé ce « renouvellement », ou ce « perfectionnement moral » d’eux-mêmes, comme objet de leur vie. Pour en trouver autant qu’au xviie siècle, il vous faudra remonter jusqu’au siècle héroïque du moyen âge, à moins encore que, changeant de ciel, vous n’en remarquiez le nombre parmi les premiers adeptes du protestantisme. Pendant plus de cinquante ans, la conscience française, si l’on peut ainsi dire, incarnée dans le jansénisme, et rendue par lui à elle-même, a fait contre la frivolité naturelle de la race le plus grand effort qu’elle eût fait depuis les premiers temps de la réforme ou du calvinisme. Et c’est même pour cette raison qu’à de certains égards la destruction de Port-Royal, qui semble n’être dans notre histoire politique intérieure qu’une mesure d’ordre administratif, à la vérité violente et tyrannique, est dans notre histoire intellectuelle et morale un fait presque aussi considérable que la révocation de l’édit de Nantes.

L’un des traits les plus remarquables de cette influence du jansénisme, c’est peut-être dans la prédication de Bourdaloue que nous le trouverions. On a dit de lui qu’il était une réponse vivante aux Provinciales, et on a eu raison, car il est difficile d’enseigner une morale plus sévère que la sienne, plus pure, plus étrangère à ces compromissions que Pascal avait éloquemment reprochées aux jésuites. Quelques historiens ont pu faire un grief à Bossuet — injustement, je dois le dire, mais avec une apparence de raison quelquefois — de sa complaisance pour Louis XIV, notamment dans les affaires de la régale et des libertés de l’Église gallicane. Nous-même nous avons essayé de montrer que, dans les Sermons de Massillon21, il apparaissait déjà quelques symptômes de la morale toute laïque du xviiie siècle. Bourdaloue, comme il est par excellence, au xviie siècle, le prédicateur orthodoxe et catholique, est aussi et en même temps le prédicateur ou le moraliste rigide, s’il en fut, — pour ne pas dire impitoyable.

Or là même, si je ne me trompe, est la grande raison de son prodigieux succès : dans la morale de Bourdaloue, l’opinion publique aima cette sévérité plus grande qu’elle avait appris à goûter dans les Provinciales. Car c’est là ce qu’il y a de surtout intéressant pour nous. Contre les attaques de Pascal et du jansénisme, si Bourdaloue a relevé la réputation compromise de l’ordre des jésuites, c’est « en rompant tout pacte » avec la casuistique, et en retournant leurs propres armes contre ses adversaires. Dans les douze ou quinze volumes de Sermons qui nous restent de lui, il n’y en a pas un — je dis même ceux qu’il a prêchés sur la Fréquente Communion — auquel Port-Royal tout entier n’eût pu souscrire. Et on peut bien dire qu’avant d’être inspirés du jansénisme, ils le sont du christianisme ou du catholicisme lui-même. Mais ce serait mal entendre et mal poser la question. Ce que l’on soutient, en effet, ce n’est point du tout que le jansénisme ait apporté au monde une morale nouvelle, mais uniquement qu’il est venu rappeler la morale traditionnelle à une rigueur dont les Provinciales nous sont un garant assez sûr que, sous l’influence de diverses causes, elle s’était singulièrement écartée.

Est-il nécessaire de multiplier les exemples ? et si nous retrouvons jusque dans les Sermons de Bourdaloue la trace visible de l’influence du jansénisme, est-il nécessaire de montrer qu’elle est plus visible encore dans les Sermons de Massillon et dans l’œuvre entière de Bossuet ? Sauf un ou deux cas, on pourrait presque dire que Bossuet, dans la question de doctrine, a évité de se prononcer sur le sujet du jansénisme. À tout le moins s’en faut-il beaucoup qu’il l’ait jamais attaqué comme il fit le protestantisme ou le quiétisme. Mais, sur la question de morale, il suffit de rappeler que c’est lui qui deux fois, à vingt ans d’intervalle, en 1682 et en 1701, demanda et obtint de l’assemblée du clergé de France la condamnation ou le renouvellement de la condamnation des propositions jadis attaquées par les Provinciales. Et pour Massillon, qui fit partie de cette congrégation de l’Oratoire qui devait demeurer l’un des derniers foyers de l’esprit janséniste, sait-on bien qu’aujourd’hui même il est recommandé aux fidèles de ne pas lire ses Sermons sans quelques précautions ? Ils sont trop jansénistes ! et, comme autrefois, on craint que, dans les âmes faibles, en jetant des semences de découragement, ou de terreur de la justice divine, ils ne fassent désespérer de la vertu, du salut, et de la religion.

Ainsi, de tous les côtés, on le voit, nous retrouvons le jansénisme et son influence. Le siècle en est comme imprégné. Une seule influence fait vraiment échec à la sienne, et à peine peut-on dire que ce soit celle du cartésianisme : ce serait plutôt celle d’une espèce de philosophie de la nature qu’incarnent La Fontaine et Molière. Il continue cependant d’exister une société de cartésiens, et, comme nous l’avons dit, l’espèce a bien pu s’en cacher, elle ne s’est pas perdue. La destruction de Port-Royal et généralement les mesures de persécution dirigées contre le jansénisme vont avoir maintenant pour conséquence de refaire en quelque façon la fortune du cartésianisme. À mesure que le siècle approche de sa fin, l’influence de Pascal décroît, cette de Descartes augmente et se répand. C’est le xviiie siècle qui commence, et avec lui se prépare le triomphe de toutes les idées que le jansénisme a bien pu interrompre et gêner dans leur évolution, mais non pas réussir à détruire.

V. La renaissance du cartésianisme §

Si l’on ne saisit pas, en effet, tout d’abord, les liaisons du xviiie siècle avec le xviie, c’est qu’en général on ne reprend pas la question d’assez haut, ou d’assez loin. Mais pour ce qui regarde en particulier l’histoire du cartésianisme, il semble qu’on soit dupe d’une véritable illusion d’optique.

Les « philosophes » du xviiie siècle, à l’exception de Buffon peut-être, n’ont pas assez de dédain pour Descartes ; et, parce qu’ils se sont mis à l’école de Bacon, de Locke et de Newton, ils se proclament et ils se croient indépendants de leurs vraies origines, nouveaux ou étrangers dans leur propre patrie. Au regard de Voltaire lui-même — en qui, comme l’on sait, quelque timidité ou quelque respect humain se mêle à beaucoup de hardiesse, et la superstition du siècle de Louis XIV à un pressentiment si vif de l’avenir, — Descartes n’est qu’un esprit rare et singulier » ; mais, pour Diderot et pour les encyclopédistes, l’auteur du Discours de la méthode n’est proprement qu’un faiseur de systèmes, dont les « tourbillons » et les « idées innées » n’ont pas plus de valeur à leurs yeux que les « universaux » ou les « quiddités » de la scolastique. La vraie, l’unique méthode, la méthode expérimentale date pour eux de Bacon et du Novum Organum ; la connaissance de l’homme, de ses facultés, du mécanisme de l’esprit, de l’origine et de la formation des idées, n’a commencé qu’avec Locke et l’Essai sur l’entendement humain ; et quant à celle du système du monde, elle ne remonte pas au-delà de la publication du livre des Principes. En d’autres termes — et c’est ce qui les rend si l’on veut si insupportables à lire, — la « Science » est née avec leur siècle, et rien ne compte pour eux que ce qu’ils ont eux-mêmes vu naître, pas plus Galilée que Descartes, Kepler que Leibniz, et Tycho Brahé que Malebranche.

Heureusement que cela même nous avertit de leur erreur, el, si l’on peut ainsi dire, du point précis où ils la commettent. Pour nous rendre compte du principe de leur illusion et pour rétablir la vérité contre elle, nous n’avons en effet qu’à bien voir comment ils en sont devenus dupes.

À la faveur des querelles de religion qui avaient rempli les dernières années du xviie siècle, et au cours desquelles il s’en était fallu d’assez peu que le même roi qui révoquait l’édit de Nantes et qui proscrivait le jansénisme ne se détachât du Saint-Siège, en entraînant ses peuples avec lui, les « libertins » ou les « esprits forts » avaient repris lentement quelque chose de leur ancienne audace. Ils avaient vu misérablement échouer ces tentatives de réunion entre catholiques et protestants dont Bossuet en France et Leibniz en Allemagne avaient voulu prendre l’initiative. Des prélats maladroits, au premier rang desquels on ne saurait hésiter à placer Fénelon, en persécutant le jansénisme à outrance, semblaient avoir travaillé pour ôter à la religion ce qui en faisait en quelque sorte le principal support, et le nerf. Enfin, le même Fénelon, et Bossuet, aussi lui, avec leur mémorable querelle du Quiétisme, par la vivacité de leur polémique et leur acharnement réciproque, avaient — comment dirai-je ? — scandalisé les âmes pieuses, et moins indigné qu’encouragé dans leur libertinage tous ceux qui semblaient attendre que la religion se divisât une fois de plus contre elle-même.

Mais ce qui paraissait plus démontré que tout le reste, et ce qui faisait la joie des rares spinozistes et des nombreux cartésiens d’alors, de Fontenelle, par exemple, et de Bayle, c’était l’impossibilité d’accorder la raison et la foi, ou, en d’autres termes, l’échec de l’œuvre à laquelle il semblait que le xviie siècle se fût particulièrement employé. On tenait désormais pour certain que la raison, fière de ses progrès, n’abandonnerait plus les positions qu’elle avait conquises, et qu’au besoin elle les défendrait contre la religion elle-même, si peut-être et bientôt elle ne prenait l’offensive. Mais il était également prouvé qu’à moins d’abdiquer et de cesser d’être elle-même, il y avait des points sur lesquels jamais ni à aucun prix la religion ne consentirait de sacrifice ni de transaction. Dans ces conditions, quoi de plus naturel que la fin du siècle ressemblât à ses commencements ? et que l’influence du cartésianisme, en particulier, reprît son cours suspendu depuis cinquante ou soixante ans par l’opposition du jansénisme ?

Ce qu’il est effectivement curieux de constater, c’est que le petit groupe de « libertins » ou d’« esprits forts » qui, pendant la durée du règne de Louis XIV, en dissimulant d’ailleurs son indépendance d’esprit, n’en avait pas moins maintenu la tradition, était le même aussi, nous l’avons dit, qui avait conservé le dépôt du cartésianisme. On l’avait bien vu — ou du moins on l’eût pu voir, si l’attention eût alors été éveillée sur ce point — dans cette grande querelle des anciens et des modernes, où Charles Perrault avait fait son principal argument de l’idée de progrès, idée vague et incertaine encore idée confuse et mal définie, mais idée cartésienne, dont le triomphe devait être nécessairement la ruine ou la subversion de l’idée janséniste et chrétienne. Perrault, l’auteur de Peau d’Âne et du Petit-Poucet — dont on a quelquefois essayé de faire une façon de grand esprit, — avait-il mesuré la portée de ses propres raisons ? J’en douterais, pour ma part ; mais c’est en vérité ce qui n’importe guère, puisque, autour de lui, à défaut de lui, ni les femmes même ni les hommes ne manquaient pour systématiser en quelque sorte ses pressentiments, et leur donner cette forme portative sous laquelle les idées font leur chemin dans le monde. Fontenelle en était l’un, le neveu des Corneille, l’auteur d’Aspar et des Lettres du chevalier d’Her… bel esprit composé de pédant et de précieux, homme du monde, mais l’auteur aussi des Entretiens sur la pluralité des mondes et de l’Histoire de l’Académie des Sciences, d’ailleurs cartésien convaincu, cartésien obstiné, pour mieux dire, et le dernier, avec Mairan, qui ait défendu contre Newton le système de leur commun maître. C’est grâce à lui, grâce à cette universalité de connaissances dont il a su habilement se servir pour être, pendant près d’un demi-siècle, la principale autorité de son temps, que cette idée de progrès allait commencer de prendre figure et tournure, de porter dans ses propres écrits ses premières conséquences, et de préparer la transformation prochaine de la littérature et l’esprit français.

Rien ne paraît plus caractéristique du xviiie siècle que cette foi au progrès ; et, par-dessous les différences particulières, c’est elle qui fait l’air de ressemblance et de famille de toutes les grandes œuvres du temps : l’Esprit des lois et l’Essai sur les mœurs, les Discours de Rousseau et l’Histoire naturelle de Buffon ; quoi encore ? L’Encyclopédie, l’Histoire philosophique des deux Indes, et la fameuse Esquisse de Condorcet sur les Progrès de l’esprit humain.

D’une manière générale, si l’on voulait caractériser nos grands siècles littéraires par rapport à l’idée qu’ils se sont formée de la marche de l’histoire, on dirait que le xvie siècle, celui de Ronsard et de Calvin, a placé son idéal dans l’imitation, la résurrection, ou la rénovation du passé. Par-delà les temps du moyen âge, le sentiment est le même qui pousse Ronsard à chercher ses modèles dans les littératures anciennes, et Calvin à réintégrer dans un christianisme corrompu la pureté de son institution primitive. Le xviie siècle, celui de Pascal et de Bourdaloue, de Racine et de Bossuet, convaincu de la perversité de la nature humaine, de la nécessité de la grâce, et du peu de valeur de la vie de ce monde, se représente l’histoire comme un lent acheminement de l’humanité vers des fins qui lui sont assignées par la sagesse divine. De notre temps, enfin, c’est l’idée de l’évolution qui triomphe, l’idée d’un développement qui n’a rien d’absolument nécessaire ni de régulier dans son cours, que les circonstances peuvent toujours contrarier, et quelquefois même indéfiniment arrêter ou suspendre, qui peut enfin, à la rigueur, être exactement le contraire du progrès. Nous avons vu trop de révolutions, et surtout nous avons vu trop et de trop belles espérances n’aboutir qu’à des effets trompeurs, pour croire au progrès tel que l’ont conçu nos philosophes du xviie siècle.

Car eux enfin, que nous avons gardés pour les derniers, c’est au progrès qu’ils ont cru, au progrès constant, à la marche continue de l’humanité vers un perfectionnement croissant et infini de l’homme et de la société. Là est leur utopie, — avec une autre, celle de la bonté native de l’homme, que je ne veux point examiner d’ailleurs aujourd’hui, parce qu’elle m’entraînerait trop loin, et qu’elle provient d’une autre source.

Pour mesurer l’importance et le rôle de cette idée dans la philosophie du xviiie siècle, il suffirait au besoin de noter la place qu’elle occupe dans l’œuvre de Voltaire, qui, de tous les écrivains du temps, lui est sans doute non pas le plus hostile, mais au moins le plus récalcitrant. Voltaire, pour croire au progrès, et surtout au progrès moral, a trop connu les hommes, de trop près, les a trop fréquentés, s’est trop connu lui-même. Cela est bon pour Rousseau, pour Diderot, pour Condorcet, — et voilà ceux, en effet, que l’on peut appeler les apôtres de l’idée de progrès, ceux qui l’ont répandue dans le monde. Mais Voltaire, lui, pense, à l’égard de la « canaille », qu’elle restera toujours « canaille » ; et il n’y trouve pas de difficulté, ni d’inconvénient, ni même d’injustice, car, sans cela, demande-t-il, comment s’accomplirait le gros ouvrage de la société ?

Cependant, et malgré tout, depuis le Mondain jusqu’à l’Essai sur les mœurs, voyez comme les instincts de Voltaire et les traditions qu’il a héritées du siècle précédent luttent, pour ainsi dire, dans ses œuvres, avec les convictions raisonnées qu’il s’est faites. Nul plus que lui n’admire Corneille ou Racine, mais, dans ce progrès universel des arts et des sciences, il ne peut s’empêcher de croire que ses tragédies, à lui, sa Zaïre et sa Mérope, valent mieux que les leurs, ont quelque chose au moins d’autre et de plus que le Cid, que Cinna, qu’Iphigénie, qu’Athalie. De même il sait bien que les lettres, comme les arts, ont eu leurs époques dans l’histoire de l’humanité, que le génie ne dépend ni des temps ni des lieux, que jamais poètes n’ont surpassé Sophocle ou Euripide, ni jamais peintres ceux de Florence ou de Rome ; mais il se rend bien compte aussi du bénéfice héréditaire que chaque génération retire du travail de celles qui l’ont précédée, et que de siècle en siècle, d’une manière générale, l’esprit humain a grandi, s’est accru, s’est assoupli, a passé comme un homme de la faiblesse de l’enfance à la vigueur de la maturité. De même, enfin, il admet bien que tout le monde « est fait comme notre famille » — c’est un mot d’Arlequin qu’il cite volontiers, — mais cependant il n’écrit son Essai sur les mœurs que pour essayer de débarrasser l’humanité des fléaux qui retardent seuls son progrès : la guerre et la religion.

Par la place que l’idée du progrès occupe dans l’œuvre de Voltaire, on peut juger de celle qu’elle tient dans l’œuvre de ses contemporains, et notamment des encyclopédistes. Diderot ne croit rien d’impossible à l’homme ; Turgot enchérit sur Diderot ; et Condorcet, enfin, dans le livre que nous rappelions, celui qu’il écrivit dans sa retraite, l’Essai sur les progrès de l’esprit humain, continue d’affirmer, sous le couteau de la guillotine, que si tout est mal actuellement, tout sera bien un jour.

Avec la croyance au progrès et à la perfectibilité infinie de l’espèce, s’il est une autre opinion dont conviennent tous les « philosophes » du xviiie siècle, c’est la toute-puissance de la raison. À ce sujet, ne pourrait-on pas dire que l’erreur capitale du xviie siècle est d’avoir voulu soumettre à la raison tout ce qui lui échappe, tout ce qui, par nature et par définition, ne saurait être de sa compétence ? L’homme tel que Voltaire lui-même, Diderot, Montesquieu, Buffon, Rousseau, d’Alembert, Condorcet, Condillac, le conçoivent, c’est l’homme selon Descartes, l’homme rationnel, si je puis ainsi dire, l’homme abstrait, ou plutôt encore l’homme soustrait aux conditions de temps et de lieu, c’est-à-dire indépendant de l’histoire et de la réalité.

De là leur inintelligence, que l’on leur a si souvent et si justement reprochée, de la religion d’abord, de la poésie, de l’histoire et de la politique.

Ce sont, en effet, d’autres facultés, ce sont d’autres pouvoirs ou d’autres formes de l’intelligence qui ont engendré, dans l’histoire de l’humanité, les grandes religions et la grande poésie, facultés si différentes de la faculté de concevoir et de raisonner, que celle-ci les dessèche à mesure qu’elle occupe et qu’elle envahit l’entendement. Aussi longtemps que le jansénisme a dominé sur les esprits, le sens de la réalité, l’idée de la duplicité ou de la complexité de l’homme, la connaissance ou le sentiment de la limitation de l’esprit ont empêché nos philosophes de faire à la raison cette place prééminente, unique, souveraine. Mais maintenant, émancipée de ses anciennes contraintes, livrée à elle-même, fière de ses progrès, la raison ne voit plus rien qui doive demeurer en dehors de ses prises, aucun domaine sur lequel elle n’ait la prétention d’étendre son empire.

C’est le développement de la science prédit et préparé par Descartes qui entretient et qui développe à son tour cette illusion.

Car on a bien pu renoncer aux « tourbillons » de Descartes, et les traiter, comme Voltaire, avec presque autant de dédain que la « vision en Dieu » de Malebranche, ou « l’harmonie préétablie » de Leibniz : il n’en est pas moins vrai que l’on doit deux choses à Descartes, et qu’elles subsistent. La première est l’idée de l’universel mécanisme, c’est-à-dire de la solidarité de toutes les parties, et conséquemment de l’unité de la science. La seconde est l’application de l’instrument mathématique à toutes les questions scientifiques, ce qui est une suite et une preuve à la fois de leur solidarité et de l’objectivité de leur existence. Quoi que l’on dise d’ailleurs du discrédit de la science de Descartes, il ne demeure pas moins qu’elle inspire encore l’une des grandes œuvres scientifiques du siècle : je veux dire l’Histoire naturelle de Buffon. Mais quand on le contesterait, ce qui serait encore certain, c’est que le mouvement est parti de lui. D’Alembert se moque, en vérité, quand, dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, c’est à Bacon qu’il fait honneur d’avoir inauguré le mouvement scientifique moderne. Mathématicien distingué, sinon de premier ordre, il est impossible qu’il ne sentît pas que, dans la mesure où la physique nouvelle est fille du calcul, c’est au cartésianisme qu’elle doit ses découvertes et ses progrès. Seulement, pour diverses raisons — qu’il serait trop long de débrouiller, — d’Alembert veut nous donner le change, et j’avoue qu’il y a réussi, puisque je suis obligé de parler si longtemps pour redresser l’erreur dont il fut l’un des patrons au xviiie siècle. Mais cette idée que la science seule est capable de certitude, qu’en dehors de la certitude rationnelle ou expérimentale il n’y en a pas d’autre, et que la raison aidée du calcul est ou sera quelque jour la maîtresse du monde, elle appartient bien à Descartes ; et ici, comme plus haut, après une longue éclipse, c’est son influence que nous voyons reparaître.

De cette croyance au pouvoir infini de la raison, combinée avec l’idée de la souveraineté de la science, est né l’optimisme du xviiie siècle, dont quelques-uns de ses apôtres, dans les jours troublés de la révolution, allaient payer si chèrement l’illusion.

Quand, en effet, il est admis que la science peut tout, et, d’un autre côté, que la capacité de la raison humaine est égale, pour ainsi dire, à l’infinitude du monde, comment admettre qu’il puisse y avoir un terme aux espérances de l’humanité ? Aussi les philosophes du xviiie siècle n’en ont-ils point vu, ni d’ailleurs, supposé. Mais leur homme idéal et abstrait, ils l’ont cru bon, ils l’ont cru perfectible, ou, si l’on aime mieux, ils ont cru et ils ont enseigné, par une conception que l’on pourrait croire imitée du platonisme, si l’on n’en connaissait maintenant les liaisons avec le cartésianisme, que le vice était synonyme d’ignorance, et, réciproquement, que la science était institutrice de vertu. C’est une erreur que beaucoup d’honnêtes gens partagent encore de nos jours, n’oubliant en cela que deux points, qui sont tout le problème : le premier que, bien loin d’être bon, l’homme naturel, supposé qu’il existe, voisin encore de l’animal et impulsif comme lui, pourrait bien être moralement mauvais ; et le second, que l’objet de l’institution sociale étant de soustraire l’homme à l’empire de la nature, une connaissance plus approfondie de la nature en éloigne peut-être les civilisations plus qu’elle ne les en rapproche. Disons-le plus nettement encore : la connaissance de la nature ne peut servir qu’à en éloigner l’homme social, et la grande erreur du siècle est d’avoir cru qu’elle l’en devait rapprocher.

On le voit donc : l’une après l’autre, dans la littérature ou dans la philosophie du xviiie siècle, les idées essentielles du cartésianisme renaissent, et, c’est même alors seulement, qu’en perdant la conscience de leur propre origine, elles prennent celle de leur puissance et de leur fécondité. Sans doute, pour agir, pour exercer une influence réelle sur la direction des esprits, il fallait que le cartésianisme se fût dégagé ou libéré du système particulier qui l’enveloppait. On remarquera d’ailleurs qu’il n’a vaincu le jansénisme qu’avec ses propres armes, je veux dire : en lui empruntant ses moyens d’action ; en devenant, comme lui, une philosophie ou une conception de la vie ; et en proposant sa solution effective et pratique des problèmes que Descartes, par oubli, manque de loisir, prudence, ou ironie peut-être, avait négligé de traiter. C’est, en effet — avec l’accroissement qu’elle a reçu des progrès de la science, — la principale modification que la doctrine cartésienne ait subie du xviie au xviiie siècle : elle est descendue du ciel en terre, et se désintéressant des questions qui, comme quelques-unes de celles où s’était complue l’aventureuse imagination du maître, sont étrangères ou indifférentes à la plupart des hommes, elle a pris à la vie l’intérêt qu’une doctrine y doit prendre, toutes les fois qu’elle veut durer, et ne pas finir en une espèce de curiosité de cabinet. Mais c’est bien elle, nous la reconnaissons ; c’est son esprit qui anime également le matérialisme de Diderot ou le sentimentalisme de Jean-Jacques ; et la fortune que Pascal ou Bossuet l’avaient empêchée de faire, elle la réalise au xviiie siècle. Qu’importe après cela que la physique de Newton se soit substituée à celle de Descartes ? ou la théorie de la sensation transformée à celle des idées innées ? Ne savons-nous pas assez, que, dans l’explication scientifique de l’univers ou de l’homme, il y aura toujours quelque chose de caduc et de ruineux, et qu’aussi bien, comme on l’a dit, la science ne consiste guère qu’à reculer, de génération en génération, les bornes de notre ignorance…

Que si maintenant nous avons peut-être insisté longuement sur la question, c’est que, pour ne rien dire de l’intérêt qu’il y a sans doute à se faire une juste idée d’un Pascal et d’un Descartes, il nous a paru que la solution que nous en proposons pouvait éclairer d’une lumière nouvelle plusieurs points importants de l’histoire des idées et de la littérature du xviie siècle. Trois grandes influences, pour ne rien dire aujourd’hui des moindres, auxquelles aussi pourtant il nous faudra faire leur part, se disputent au xviie siècle la direction des idées et la domination des esprits. La plus considérable est peut-être celle des trois dont nous n’avons presque rien dit encore, et que nous étudierons prochainement, en étudiant ce que l’on peut bien appeler, comme on le verra, la philosophie de Molière. C’est au moins celle dont les origines remontent le plus haut, et dont aujourd’hui même les effets ne sont pas épuisés. Le cartésianisme et le jansénisme sont les deux autres, dont nous venons de voir la lutte se terminer pour un temps par le triomphe de la première.

La philosophie de Molière §

Il est difficile, je le sais, de se faire entendre, et j’admets volontiers que quiconque n’y réussit point, c’est sa faute. Mais, en vérité, quelle que soit mon insuffisance, ce que je n’aurais jamais cru, c’est qu’il fût aussi malaisé de persuader à quelques Français — auteurs dramatiques, professeurs, journalistes et conférenciers, — que Molière ne serait pas Molière s’il n’avait pensé quelquefois ; qu’il y a quelque chose d’autre et de plus en lui qu’un Labiche classique ; et qu’en sortant de voir jouer l’École des femmes ou le Malade imaginaire, après avoir bien ri d’Arnolphe ou du bonhomme Argan, on en remporte encore de quoi songer longtemps. Pour l’avoir osé dire, en effet, je me suis vu rappelé de tous côtés à la fausse modestie qui doit être celle des commentateurs, et j’aurais traité Molière de baladin ou de bouffon que je n’aurais pas jeté plus d’alarme au camp de tous ceux qui ne sauraient souffrir qu’on dérange l’idée qu’ils s’en font ; — ou plutôt, d’après eux, c’est ainsi qu’on devra désormais le traiter.

« Allons, Baptiste, fais-nous rire », disait Molière à Lulli quand il éprouvait le besoin de rire d’autres bouffonneries que les siennes — lesquelles ne sont pas, au surplus, toujours gaies, — et la légende raconte que le Florentin s’y employait de son mieux. Pareillement, à celui que son siècle appelait le « contemplateur », il semble qu’aujourd’hui nous ne demandions plus, nous, que de nous divertir. Bouffon il fut, bouffon qu’il reste ! Toute son affaire est de nous amuser, et, si ce n’est pas nous, nos pères l’ont payé pour cela ! On oublie seulement qu’il serait mort, aussi lui, comme tant d’autres, qui n’ont pas laissé pourtant de faire rire les « honnêtes gens » de leur temps, s’il n’y avait rien de plus dans son œuvre que dans la leur ; et que, parce qu’il nous faut, pour comprendre l’École des femmes ou Tartufe, ce qu’on appelle ironiquement des « lumières », et un « esprit », qui sont tout à fait superflus pour entendre la Cagnotte, c’est pour cela qu’il est Molière.

J’appuie d’abord sur cette observation. Personne, aujourd’hui n’ignore que le sujet de l’École des femmes, emprunté par Molière à Scarron, est le même en son fond que celui des Folies amoureuses et du Barbier de Séville. Même situation, même intrigue et même dénouement. Mêmes personnages aussi : Bartholo, Albert ou Arnolphe, c’est toujours le même tuteur dupé ; Rosine, Agathe ou Agnès, c’est toujours la même ingénue qui le berne ; Almaviva, Éraste ou Horace enfin, c’est toujours le même amant qui l’y aide, jeune, entreprenant et vainqueur. Cependant, quelque estime que l’on fasse de Beaumarchais ou de Regnard, ils ne sont point Molière, de sa taille ni de son rang, ni peut-être de son espèce, et on peut bien les lui préférer, mais on ne les lui compare point. Pourquoi cela ? Car, d’avoir paru le premier des trois, on n’en saurait faire un si grand mérite à l’auteur de l’École des femmes. En supposant d’ailleurs que ce mérite en soit un, ce n’est pas à lui qu’il appartiendrait, c’est à Scarron — nous venons de le dire, — et non pas même à Scarron, mais à doña Maria de Zayas y Sotomayor, le nouvelliste espagnol dont Scarron a lui-même imité sa Précaution inutile. D’un antre côté, de bons juges, des juges délicats et subtils, ont pu soutenir, non sans quelque raison, que le vers de Molière, en général, n’avait pas l’élégance et l’aisance, la grâce de facilité de celui de Regnard ; que son style, plus cossu peut-être, selon l’heureuse expression de Sainte-Beuve, était cependant moins vif, moins alerte, moins spirituel ; son allure moins libre et moins cavalière. Et qui refusera de convenir enfin que, si le Barbier de Séville n’est pas mieux intrigué que l’École des femmes, il l’est à tout le moins d’une manière plus implexe, comme on disait jadis, plus ingénieuse, plus riche en surprises, plus voisine surtout de notre goût moderne ? Depuis Molière jusqu’à Beaumarchais, dans l’insensible décadence de toutes les autres parties de l’art dramatique, une seule s’est perfectionnée, qui est précisément l’intrigue ; — et la comédie de Beaumarchais a marqué la principale époque de ce progrès.

Puisque ce n’est, donc ni par la complication ou par l’ingéniosité de l’intrigue, ni par la qualité du style, ni par la nouveauté de l’invention que Molière est aussi supérieur à son premier modèle qu’à ses imitateurs, que reste-t-il, et que faut-il conclure ? Il reste que ce soit par la profondeur avec laquelle il a enfoncé dans les caractères ; il reste que ce soit par la vérité d’une imitation de la vie qui ne saurait aller sans une certaine manière, personnelle et originale, de voir, de comprendre, et de juger la vie même ; il reste en un mot que ce soit par la portée, ou, si l’on veut encore, par la « philosophie » de son œuvre.

C’est cette philosophie que, dans les pages qui suivent, je voudrais essayer de définir et de caractériser. Non pas du tout, comme on le pourrait craindre, que je veuille prêter à l’auteur des Fourberies de Scapin ce qu’on appelle un système lié. Je n’oublierai pas que je parle d’un auteur dramatique, et qu’avant tout ce sont des comédies que Tartufe, que l’École des femmes, que le Malade imaginaire. Mais ce que je n’oublierai pas aussi, c’est que Molière me fait songer ; et, puisqu’il me fait songer, je veux savoir à quoi ? Puisqu’il m’oblige à réfléchir sur de certaines questions, je veux savoir quelles sont précisément ces questions. Puisqu’il les a posées, je veux savoir comment il les a décidées. Et si peut-être, toujours actuelles, ces questions sont toujours vivantes, je veux savoir enfin jusqu’à quel point je suis moi-même pour ou contre Molière. Ses comédies ne sont pas tout à fait des thèses, mais elles ne sont pas très éloignées d’en être. Elles ont plus de rapports avec le Fils naturel qu’avec Adrienne Lecouvreur, ou avec l’Ami des femmes qu’avec Mademoiselle de Belle-Isle. Rien ne ressemble moins à des anecdotes étendues en cinq actes. En ce sens, on peut dire que la « philosophie » de Molière, c’est Molière lui-même, et je vais essayer de montrer qu’à la bien entendre, c’est Molière tout entier.

I. La philosophie de la nature §

Il ne semble pas qu’il ait pris aucun souci de la dissimuler, ni, par suite, qu’elle soit bien difficile à reconnaître ou à nommer. Naturaliste ou réaliste, ce que la comédie de Molière prêche de toutes les manières, par ses défauts autant que par ses qualités, c’est l’imitation de la nature ; et la grande leçon d’esthétique et de morale à la fois qu’elle nous donne, c’est qu’il faut nous soumettre, et, si nous le pouvons, nous conformer à la nature. Par là, par l’intention d’imiter fidèlement la nature, s’explique, dans son théâtre, la subordination des situations aux caractères ; la simplicité de ses intrigues, dont la plupart ne sont que des « scènes de la vie privée » ; l’insuffisance de ses dénouements, qui, justement parce qu’ils n’en sont point, ressemblent d’autant plus à la rie, où rien ne commence ni ne finit. Par là encore s’expliquent l’espèce et la profondeur du comique de Molière. Entre tant de moyens qu’il y a de provoquer le rire, si Molière savait trop bien son triple métier d’auteur, d’acteur, et de directeur pour en avoir dédaigné ou négligé aucun, sans en excepter les plus faciles et les plus vulgaires, il y en a pourtant un qu’il préfère ; et ce moyen, c’est celui qui consiste à nous égayer aux dépens des conventions ou des préjugés vaincus par la toute-puissance de la nature. Enfin, par là toujours, par la confiance qu’il a dans la nature, s’explique encore et surtout le caractère de sa satire, si, comme on le sait, il ne l’a jamais dirigée que contre ceux dont le vice ou le ridicule est de masquer, de fausser, d’altérer, de comprimer, ou de vouloir contraindre la nature.

C’est ainsi qu’il ne s’en est point pris au libertinage ou à la débauche ; il ne s’en est point pris à l’ambition : on ne voit pas même qu’il ait manifesté l’intention de les attaquer jamais. En effet, ce sont vices qui opèrent dans le sens de l’instinct, conformément à la nature ; ce sont vices qui s’avouent et au besoin dont on se pare. Quoi de plus naturel à l’homme que de vouloir s’élever au-dessus de ses semblables, si ce n’est de vouloir jouir des plaisirs de la vie ? Mais, en revanche, précieuses de toute espèce et marquis ridicules, prudes sur le retour et barbons amoureux, bourgeois qui veulent faire les gentilshommes et mères de famille qui jouent à la philosophie, sacristains ou grands seigneurs qui couvrent

De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;

les don Juan et les Tartufe, les Philaminte et les Jourdain, les Arnolphe et les Arsinoé, les Acaste et les Madelon, les Diafoirus et les Purgon, voilà ses victimes. Ce sont tous ceux qui fardent la nature ; qui, pour s’en distinguer, commencent par en sortir ; et qui, se flattant enfin d’être plus forts ou plus habiles qu’elle, ont affecté la prétention de la gouverner et de la réduire.

Inversement, tous ceux qui suivent la nature, la bonne nature, les Martine et les Nicole, son Chrysale et sa Mme Jourdain, Agnès, Alceste, son Henriette, avec quelle sympathie ne les a-t-il pas toujours traités !

Voilà ses gens, voilà comme il faut en user.

Tels qu’ils sont, ils se montrent ; et, rien qu’en se montrant, ils font ressortir, ils mettent dans son jour la complaisance universelle et un peu vile de Philinte, l’égoïsme féroce d’Arnolphe, la sottise de M. Jourdain, les minauderies prétentieuses d’Armande ou la préciosité solennelle de sa mère Philaminte. La leçon n’est-elle pas assez claire ? Du côté de ceux qui suivent la nature, du côté de ceux-là sont aussi la vérité, le bon sens, l’honnêteté, la vertu ; et de l’autre côté le ridicule, et la prétention, et la sottise, et l’hypocrisie, c’est-à-dire du côté de ceux qui se défient de la nature, qui la traitent en ennemie, et dont la morale est de nous enseigner à la combattre pour en triompher.

On ne veut pas cependant se rendre ; on épilogue ; on équivoque sur les mots de nature et de naturel. La nature est une chose, dit-on, le naturel en est une autre ; et cela fait deux ; et si l’on ne va pas jusqu’à dire qu’elles sont le contraire l’une de l’autre, en vérité, je crains qu’on ne le pense. Voilà une distinction dont Molière eût bien ri ! Le « bon père » des Lettres provinciales en a peu de plus réjouissantes, et c’est pourquoi je ne nommerai pas celui qui l’a trouvée. D’autres veulent que cette espèce de « religion » ou de philosophie de la nature ait pu séduire un Rousseau, disent-ils, mais non pas un Molière, un auteur comique, l’homme qui nous a laissé « une si riche galerie de vicieux et de ridicules ». C’est qu’ils n’ont pas fait attention quelle est habituellement l’espèce de ces « ridicules » et de ces « vicieux » ; et que, si leur vice ou leur ridicule est de contrarier la nature, c’est précisément ce que nous venons de dire. Mais on semble toucher plus juste quand on fait observer que ce mot de nature, vague, ondoyant et mal défini, souffre peut-être plusieurs acceptions ; que, s’il en a une dont on puisse aujourd’hui convenir, elle doit différer de celle qu’il avait pour les gens du xviie siècle ; et, qu’avant de savoir combien elle en diffère, ce serait de l’imprudence que d’inscrire Molière au nombre des philosophes de la nature. Il importe donc de rechercher ce que l’on entendait en ce temps-là sous ce mot de nature : s’il n’était qu’un nom mystérieux dont on couvrît un grand fonds d’indifférence philosophique et d’amour des plaisirs faciles ; ou au contraire, comme nous le croyons, s’il enveloppait deux ou trois idées très précises, très hardies, et beaucoup plus voisines qu’on ne le pense de celles qu’il exprime aujourd’hui.

Si je suis obligé, pour cela, de remonter un peu haut, j’en renvoie le reproche aux historiens de notre littérature. On dirait en effet, à les lire, que les Molière et les Racine sont tombés un jour comme des nues, et, lorsqu’ils en parlent, s’ils comptent quelquefois avec le milieu — parce que le milieu c’est l’histoire des amours de Racine avec Mlle du Parc ou des relations de Molière avec Madeleine et Armande Béjart, — en revanche leur insouciance ou leur incuriosité du moment est étrange, et la chronologie n’existe pas pour eux. Sans doute, pour expliquer la comédie de Molière, ils ne sont pas incapables de remonter jusqu’à celle de Scarron, et, au besoin, jusqu’au Menteur ou jusqu’aux Italiens, mais ils s’en tiennent ordinairement là. Les commentateurs, eux, remontent bien un peu plus haut, jusqu’aux fabliaux du moyen âge et jusqu’à la comédie latine. Mais ce qu’ils ne semblent connaître ni les uns ni les autres, c’est le xvie siècle, qu’ils réduisent à trois ou quatre noms, et dont on croirait qu’ils ignorent que le xviie siècle est issu tout entier. Je m’en suis bien aperçu quand, pour avoir insinué que la philosophie de Molière était ce que nous appelons une « philosophie de la nature », ils m’ont triomphalement objecté que je prêtais à Molière des idées plus jeunes que lui de quelque cent ans, et qu’ainsi je brouillais, tout à fait impertinemment, en y mêlant des traits du xviiie, la vraie physionomie du xviie siècle.

C’est que je pensais que le roman de Rabelais fût un livre du xvie siècle, et le langage m’en paraissait assez significatif et assez éloquent.

« Toute la vie des Thélémites était employée non par lois, statuts, ou règles, mais selon leur vouloir et franc arbitre. Se levaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait… En leur règle n’était que cette clause, fais ce que voudras. Parce que gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux, et retire de vice : lequel ils nomment honneur. Iceux, quand par vile subjection et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection, par laquelle à vertu franchement tendaient, à déposer et enfreindre ce joug de servitude : car nous entreprenons toujours choses défendues et convoitons ce que nous est dénié. »

  • (Gargantua, LVII.)

Il me semblait retrouver là, dans cette apologie hardie de l’excellence de la nature, toute la philosophie de l’École des femmes. Mais je croyais également retrouver celle de Tartufe dans la fameuse allégorie que l’on sait :

« Physis (c’est Nature) en sa première portée enfanta Beauté et Harmonie… Antiphysie, laquelle de tout temps est partie adverse de Nature, incontinent eut envie sur cestuy tant beau et honorable enfantement, et au rebours enfanta Amodunt et Discordance… Et (comme vous savez qu’aux singesses semblent leurs petits singes plus beaux que chose du monde) Antiphysie louait et s’efforçait prouver que la forme de ses enfans plus belle était et advenante, que des enfants de Physis… Et, depuis, elle engendra les Malagots, Cagots et Papelards ; les Maniacles Pistolets ; les Démoniacles Calvins de Genève, les enragés Putherbes, Briffaux, Cafards, Chattemites, Cannibales, et autres Monstres difformes et contrefaits en dépit de Nature. »

  • (Pantagruel, IV, 32.)

C’est ici la plus pure substance du pantagruélisme ; et si, peut-être, on s’avisait de faire observer que l’allégorie n’est pas de l’invention de Rabelais, c’est justement alors que la signification n’en serait que plus claire, car en ce cas, au lieu d’une boutade, elle ne serait rien de moins que la figure ou le symbole de la philosophie même de la Renaissance.

On peut le montrer en quelques mots, dont on vérifierait la justesse aussi bien dans l’histoire de la philosophie européenne, que dans celle de l’art italien, ou de la littérature française. La Renaissance n’a été, en tout genre, que la réaction, ou, pour mieux dire encore, que la révolte ardente et passionnée de la chair contre l’esprit, de la nature contre la discipline ; et, généralement, par le moyen de ce retour au paganisme, ce qu’elle s’est proposé, ç’a été d’émanciper la nature et la chair de leur antique servitude, en attendant qu’elle les divinisât. S’il y a dans l’épopée bouffonne de Rabelais un sens, non pas certes caché ni secret, mais intime, j’ose bien dire qu’il n’y en a pas d’autre. C’en est ici, pour user des propres termes du maître, « l’horrifique mystère » ; c’en est « la doctrine absconse » ; c’en est « la substantifique moelle ». Conformons-nous à la nature. Ne demandons pas à ses œuvres ni à ses opérations autre chose que d’être siennes. Et ne doutons surtout jamais qu’en la suivant nous remplissions tout notre devoir, puisque nous remplissons ainsi tout son objet. Assez et trop longtemps, sous le prétexte « d’imiter le Créateur de l’univers », les hommes, obéissant on ne sait à quels « dégarnis de bon jugement et de sens commun », ont marché « les pieds en l’air, la tête en bas », et vécu comme à contresens de la Nature et de la vérité. Maintenant, le moment est venu pour eux de comprendre que s’ils font partie de la nature, ce n’est pas pour s’en distinguer ; qu’où il y a du plaisir il n’y a point de péché ; et qu’institutrice ou mère de toute beauté et de toute harmonie, Physis l’est par conséquent de tout honneur et de toute vertu. Voilà ce qu’enseigne Rabelais ; voilà « le saint Évangile » qu’il est venu annoncer « quoi qu’on gronde » ; et voilà pourquoi son œuvre, où l’ordure se mêle effrontément, pour le salir, à presque tout ce qu’il touche, est l’expression la plus complète qu’il y ait — justement parce qu’elle est la plus trouble — de l’esprit de la Renaissance. Il ne faut pas oublier ici que les priapées de Jules Romain sont sorties de l’école de Raphaël lui-même.

Les protestants ne s’y sont pas mépris, ni Luther, ni Calvin surtout ; et, à cet égard, on ne saurait commettre, de plus étrange erreur que de vouloir les réconcilier, ou plutôt les confondre, dans une espèce de sympathique indifférence, avec ceux dont ils furent les pires ennemis. Comme si cependant, aujourd’hui même encore, la haine de la Renaissance n’était pas visiblement inscrite aux murs nus et chagrins du temple protestant ! Si Luther n’avait pas vu de ses yeux la splendeur tant vantée du siècle de Léon X, qu’il appelait, lui, l’époque de l’infamie romaine, et le paganisme assis sur le trône pontifical, peut-être la Réforme, commencée par une « querelle de moines », se fût-elle obscurément terminée dans l’in-pace de quelque couvent d’Allemagne ou d’Italie. Et qui ne sait également que ce que Calvin a essayé de fonder à Genève, c’est une république de justes, où la loi civile et politique, expression de la morale chrétienne, fût fondée comme elle sur le dogme du péché originel et de la prédestination ? Mais il arriva ce que ni l’un ni l’autre n’avaient prévu : je veux dire qu’en armant une moitié de la chrétienté contre l’autre ils se rendirent suspects de faire servir les noms de liberté, de morale, et de religion à des fins temporelles ; qu’ils compromirent la cause dont ils s’étaient fait les défenseurs dans de déplorables et sanglantes querelles ; et qu’à la faveur de leurs disputes contre le catholicisme ce ne fut pas la morale qui se rectifia, mais bien l’indifférence, le scepticisme, et l’épicuréisme qui gagnèrent.

À la fin du siècle, en effet, le langage de Montaigne est identique à celui de Rabelais :

« J’ai pris — dit-il — bien simplement et bien crûment, pour mon regard, ce précepte ancien que : “Nous ne saurions faillir à suivre nature”, que le souverain précepte, c’est de : “Se conformer à elle”. Je n’ai pas corrigé, comme Socrate, par la force de la raison, mes complexions et n’ai aucunement troublé par art mon inclination. Je me laisse aller comme je suis venu ; je ne combats rien… Dirai-je ceci en passant ? que je vois tenir en plus de prix qu’elle ne vaut, qui est seule quasi parmi nous en usage, certaine image de prudhomie scolastique, serve des préceptes, contrainte sous l’espérance et la crainte. Je l’aime telle que les lois et religions non fassent, mais parfassent et autorisent ; qui se sente de quoi se soutenir sans aide ; née en nous de ses propres racines, par la semence de la raison universelle, empreinte en tout homme non dénaturé. »

  • (Essais, iii, 12.)

Ce sera bientôt le discours aussi des Cléante, et des Philinte, et des Ariste de notre Molière. Même, nous pouvons dès à présent noter qu’ils n’iront pas tout à fait aussi loin que Montaigne, et qu’aucun deux n’usera dire aussi franchement que l’auteur des Essais :

« Nature a maternellement observé cela que les actions qu’elles nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses ; et nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles. Quand je vois, et César, et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes — lisez, je pense : d’aimer la courtisane Campaspe ou d’assassiner Clitus dans un accès d’alcoolisme aigu, — je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la roidir, soumettant, par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ses violentes occupations et laborieuses pensées. »

  • (Essais, iii, 13.)

On attendra cent cinquante ans maintenant avant de reparler ce cynique langage, et il faudra qu’Helvétius, que Diderot, que le baron d’Holbach aient paru.

C’est que le xviie siècle a vu clairement le danger ; et même, tout ce qui le caractérise dans ses premières années ne se peut comprendre et réduire à l’unité que par là : par l’inquiétude qu’il a ressentie de la propagation de ces doctrines, par l’horreur des conséquences qu’il en a vues prêtes à sortir, et par l’effort enfin qu’il a fait pour essayer de les arrêter. Les précieuses les premières — ces précieuses dont Molière se moquera si cruellement, et dont il rendra jusqu’aux vertus ridicules, — les Arthénice et les Sapho, les Cathos et les Madelon, qu’ont-elles fait, en épurant la langue, que de tâcher de la ramener au respect d’elle-même et de ses lecteurs ? Contre ce débordement des mœurs dont le témoignage est écrit partout, dans le Moyen de parvenir ou dans le Parnasse satyrique — et dont il faut avoir la franchise de dire que Henri IV a lui-même donné sur le trône un exemple bien autrement scandaleux que Louis XIV, — les « honnêtes gens » de l’hôtel de Rambouillet s’efforcent d’élever une digue. Les François de Sales et les Bérulle, de tous côtés, viennent à leur aide. Contre les libertins de l’espèce des Théophile et des Des Barreaux, il se forme une coalition de tous ceux qui ne croient point que la vertu se puisse, comme disait Montaigne, « soutenir sans aide », ou, comme disait Rabelais, que « gens libères… aient par nature un aiguillon qui les pousse à faits vertueux ». Prêtres de l’Oratoire et religieuses de la Visitation, Carmélites, Frères de Saint-Jean de Dieu, Sœurs grises, c’est en effet alors, entre 1610 et 1625, que tous ces ordres se fondent ou s’établissent en France. C’est aussi vers le même temps que la mère Angélique réforme Port-Royal ; que Saint Cyran et Jansénius commencent de répandre et de prêcher l’augustinianisme ; qu’à la morale même des jésuites, encore trop mondaine, trop accommodante ou trop politique, on s’efforce, en remontant jusqu’aux sources de l’institution chrétienne, d’en substituer une plus rigide et, si je l’ose dire, une plus intransigeante. La lutte est engagée maintenant sur toute la ligne, et, à partir de cette époque, L’histoire des idées au xviie siècle n’est plus que cette du long combat du jansénisme contre le rationalisme cartésien d’une part, et, de l’autre, contre le « libertinage », — puisque c’est le nom dont on nomme alors la philosophie de la nature.

Mais cette philosophie de la nature, quelle est-elle ? et peut-on dire vraiment que ce soit une philosophie ? Ces libertins, qui sont-ils ? et quand Mersenne, par exemple, dans un fragment souvent cité, n’évalue pas le nombre des athées à moins de cinquante mille pour Paris seulement, n’est-il pas bien suspect d’un peu de fantaisie d’abord — car comment les a-t-il comptés ; — et de beaucoup d’exagération ? Est-on « athée » pour courir volontiers les brelans ou les filles ? l’est-on pour ne point faire ses Pâques ? ou pour brûler ensemble « un morceau de la vraie Croix » ? Qui sait les secrets des consciences ? et jusque dans l’âme d’un Théophile ou d’un Des Barreaux, qui sait, qui pourra jamais dire ce qu’il se mêle encore de foi latente aux fanfaronnades extérieures de l’impiété ?

Personne, assurément. Mais, à défaut des secrets de leur cœur, nous connaissons au moins les principes que nos libertins affichaient, et en voici quelques-uns : « Les beaux esprits, disaient-ils, ne croient point en Dieu que par bienséance, et par maxime d’État. » Ils disaient encore : « Toutes choses sont conduites et gouvernées par le Destin, lequel est irrévocable, infaillible, nécessaire et inévitable à tous les hommes, quoi qu’ils puissent faire. » Et ils disaient enfin : « Il n’y a point d’autre divinité ni puissance souveraine au monde que la Nature, laquelle il faut contenter en toutes choses, sans rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu’ils désirent de nous en l’exercice de leurs puissances ou facultés naturelles. »

Qu’on les désigne donc eux-mêmes du nom que l’on voudra, si c’est autour de ces principes que se sont groupés les « libertins » du xviiie siècle, leurs doctrines, nous pouvons le dire, étaient déjà celles de nos modernes déterministes, naturalistes, ou matérialistes. Ils prétendaient à quelque chose d’autre et de plus qu’à se procurer la liberté de vivre de plaisirs. Et pour être aujourd’hui plus précises, pour s’être enrichies de tout ce qui s’est fait de découvertes scientifiques depuis tantôt trois cents ans, nos idées sur Dieu, sur le Destin, ou la Nature, n’en sont pas plus profondément, ni plus solidement ancrées dans nos esprits. Les formules seules en ont varié — et c’est bien quelque chose, — mais non pas la substance ou le fond.

II. Les débuts de Molière §

Pour échapper à l’influence des idées de son temps, et surtout pour ne pas se ranger de l’un ou l’autre parti, dans un siècle beaucoup plus contentieux que le nôtre, où l’on avait plus volontiers qu’aujourd’hui le courage de ses opinions, il aurait fallu que Molière, naissant dans une autre condition que la sienne, eût reçu de sa famille et de ses entours une autre éducation que la leur, et qu’il eût fait lui-même de la vie réelle un autre apprentissage que le sien. Mais bourgeois de Paris, comme Boileau, comme Voltaire — et petit bourgeois, fils de Jean Poquelin, marchand tapissier, — si jamais Molière, dans la maison paternelle, a entendu prononcer les noms des Saint Cyran ou des Arnauld, on peut douter que ce soit avec l’accent du respect, ou seulement de la sympathie.

Ils voulaient aux mortels trop de perfection.

Je veux dire qu’ils prêchaient des vertus dont le bourgeois de Paris, ami des plaisirs faciles, ne s’accommodait pas plus en ce temps-là que de nos jours. Et puis, bourgeois eux-mêmes, ils étaient cependant déjà trop gentilshommes pour tous ces tapissiers, lingers, plumassiers ou gagne-deniers : le jansénisme au xviie siècle a toujours été un peu aristocratique… On me permettra d’ailleurs, sur cette question de l’éducation première de Molière — non seulement bourgeoise, mais laïque, — de renvoyer, comme aussi sur le point de savoir ce qu’il tira des leçons de Gassendi, aux travaux récents, si consciencieux et si savants, de MM. Louis Moland, Gustave Larroumet, et Paul Mesnard.

À la vérité, quoi qu’en dise la tradition, on ne saurait prouver que Molière ait jamais entendu ni beaucoup connu Gassendi. Mais il peut suffire qu’en sortant du collège de Clermont, le jeune Poquelin, sans que nous sachions comment, se soit lié d’amitié avec le jeune Chapelle, et que, par son intermédiaire, il ait fréquenté dans la maison de Lhuillier, le père naturel de Chapelle, beaucoup plus cynique encore et plus débraillé que son ivrogne de fils. « J’ai vu quelque part une stampe de Rabelais, dit Tallemant des Réaux, qui ressemblait à Lhuillier comme deux gouttes d’eau, car il avait le visage chafouin et riant comme Lhuillier. » On peut ressembler à Rabelais sans que cela lire à conséquence. Malheureusement, quelques autres détails que Tallemant ajoute, donnent — ou donneraient, si seulement nous pouvions les transcrire — une bien plus fâcheuse idée du personnage. Et si nous osions encore y joindre ce que son ami Nicolas Bouchard en a dit, dans ses Confessions d’un bourgeois de Paris, c’est alors qu’on pourrait juger à quelle école, en sa vingtième année, Molière apprit la vie de garçon. « Ces Confessions d’un fort vilain homme — a dit Paulin Paris dans son excellente édition des Historiettes — éclairent d’un jour assez peu favorable le petit cénacle des Lhuillier, des Du Pays, des Gassendi et autres illustres. Sauf la passion, et pour ainsi dire la rage du prosélytisme, ces messieurs n’étaient pas trop en arrière des sentiments philosophiques du siècle suivant. » Ce n’est pas nous qui le lui faisons dire, et il y a tantôt quarante ans que ces lignes ont paru ! Parmi ces débauchés et ces libres esprits, si l’on veut que Molière ait pris des leçons de philosophie, elles ont donc dû ressembler singulièrement à celles que le « petit Arouet » recevra plus tard à son tour de la vieille Ninon de Lenclos et des habitués de la société du Temple. Est-il étonnant qu’elles aient porté les mêmes fruits ? ou, si l’on ne veut pas encore aller jusque-là, quoi de plus naturel que les exemples d’indifférence, ou d’insouciance qu’il avait trouvés tout enfant dans la maison du tapissier Poquelin, aient disposé Molière à profiter des leçons de « libertinage » qu’il trouvait dans la maison du conseiller Lhuillier ?

Celles qu’il se donna lui-même ne pouvaient, on le sait, que corroborer les premières. Nos comédiens sont aujourd’hui « les notaires de l’art », comme on l’a si bien dit ; et, pour peu qu’ils y aient du goût, rien ne les empêche de joindre à l’exercice de leur profession celui de toutes les vertus bourgeoises : — bons fils, bons époux, bons pères, et le reste. Il en était autrement du temps de Molière. Le comédien, vivant en marge de la société, s’attribuait alors les bénéfices d’une irrégularité dont on lui faisait journellement sentir les ennuis ou les humiliations ; et, si ses allures n’étaient pas tout à fait d’un révolté, elles étaient d’un indépendant, qui ne comptait guère avec les préjugés de

Madame la baillive ou Madame l’élue.

La vie de bohème, l’existence aventureuse du comédien de campagne, ainsi qu’on l’appelait, courant l’aventure au long d’une grande route, jouant les rois dans une grange, à Pézenas ou à Fontenay-le-Comte, voyageant dans une « roulante », quand ce n’était pas à pied, sous le costume de ses emplois, vêtu en tyran, ou tantôt en nourrice, rappelons-nous donc que Molière l’a menée pendant plus de douze ans. Ouvrons maintenant le Roman comique. Représentons-nous l’arrivée dans les villes, à Narbonne ou à Toulouse, par un chaud après-midi d’été, les gamins accourus pour voir passer « les montreurs de jeux », le coup d’œil curieux et défiant de l’artisan au seuil de sa boutique ou de la bourgeoise à sa fenêtre ; et le soir, les nuitées à l’auberge, le compagnonnage et la promiscuité, la grosse joie de la troupe attablée pour fêter une belle recette ; ou bien encore, le lendemain, si l’on a reçu des pommes cuites, comme cela ne laisse pas d’arriver quelquefois, la fuite au petit jour, avec la rage au cœur, qui s’exhale en récriminations réciproques, et bien souvent, en plus, l’incertitude de savoir où l’on ira coucher et de quoi l’on soupera. Ainsi s’est écoulée la jeunesse de Molière : trop heureux quand le dédain de ces provinciaux, qu’il divertissait pour un petit écu, n’allait pas jusqu’à l’outrage ! et admirable, il faut bien le dire, pour ne leur en avoir pas gardé plus de rancune, si quelques plaisanteries inoffensives sur Limoges, dans son Monsieur de Pourceaugnac, et les caricatures de la Comtesse d’Escarbagnas semblent être à peu près l’unique vengeance qu’il en ait tirée.

Mais s’il croyait à peu de choses, et, en quittant Paris, s’il avait emporté peu d’illusions, on-ne voudrait pas sans doute qu’il en eût rapportées de ses pérégrinations à travers la province ! S’il avait pu, dans sa vingtième année, céder, sans y songer, au simple attrait du plaisir, il avait eu le temps, pendant ces douze ans, de voir, de comparer, de réfléchir. Et ce n’était pas enfin un « libertin » ordinaire, ou un vulgaire « épicurien », que le comédien qui rentrait à Paris, en 1658, pour n’en plus désormais sortir : il avait ses idées, il avait sa philosophie, il avait ses intentions de derrière la tête ; et tous ceux qu’il eût volontiers, comme autrefois Rabelais, traités de « matagots, cafards et chattemittes », n’allaient pas tarder à s’en apercevoir.

Je passe rapidement sur ses premières pièces : l’Étourdi, le Dépit amoureux, les Précieuses ridicules, Sganarelle, l’École des maris. Non pas déjà qu’en y regardant bien, on ne puisse y voir poindre l’idée de Molière, et, déjà, la liberté de sa plaisanterie préluder à de plus grandes hardiesses. Si le Dépit amoureux et l’Étourdi ne sont que des canevas à l’italienne, sur lesquels Molière s’est contenté de faire courir les arabesques de sa fantaisie — plus brillante, plus gaie, plus spirituelle aussi peut-être, à cette heure où la jeunesse ne l’avait pas encore quitté, que dans la cérémonie du Bourgeois gentilhomme ou dans celle du Malade imaginaire, — déjà les Précieuses ridicules, et déjà l’École des maris sont une vive attaque, une attaque en règle à tous ceux qui prétendent, comme nous l’avons dit, masquer ou farder la nature. Même la succession m’en paraît instructive. Au lieu de prier tout simplement M. de Mascarille de s’asseoir, lui dites-vous peut-être, avec les demoiselles Gorgibus : « Contentez donc un peu l’envie que ce fauteuil a de vous embrasser », vous êtes parfaitement ridicule, comme n’étant pas du tout naturel : vous n’êtes pourtant que ridicule. Mais, au lieu d’outrer la nature, et de la rendre, s’il était possible, aussi ridicule que nous, prétendons-nous peut-être la forcer, la contraindre, et la discipliner ? Prenons garde, nous courons le sort du Sganarelle de l’École des maris avec son Isabelle, et nous ne sommes plus seulement ridicules, mais nous commençons d’être secs, d’être durs, d’être odieux. Première épreuve ou premier crayon d’Arnolphe, ce Sganarelle n’en diffère que pour être traité moins sérieusement, dans le goût de Scarron, si je puis ainsi dire, plutôt que dans le grand goût de Molière. Arrivons donc promptement à Arnolphe, et parlons de l’École des femmes. C’est aussi bien la première en date des grandes comédies de Molière ; celle qui l’a mis la première au rang qu’il continue d’occuper toujours seul ; et enfin — parce que l’intrigue en est plus divertissante, la langue plus franche, et la philosophie plus optimiste, — je sais plusieurs de ses dévots qui veulent y voir encore aujourd’hui son chef-d’œuvre.

On a fait, tout récemment, sur l’École des femmes, cette amusante proposition d’essayer d’en parler, comme si Molière l’avait intitulée : la Suite de l’École des maris. Il est probable également que si le Misanthrope était intitulé : le Mariage fait et défait, nous n’y verrions pas ce que nous y voyons, ce que nous avons au moins le droit d’y vouloir voir, non plus que dans Tartufe — qui devait d’abord s’appeler l’Imposteur, — si Molière l’avait intitulé, par exemple ; Une famille au temps de Louis XIV. Voilà une singulière façon de raisonner ! Pour justifier Bossuet des reproches qu’on a pu faire à son Discours sur l’Histoire universelle, que ne propose-t-on aussi d’en parler comme s’il l’avait intitulé : Observations sommaires sur l’histoire de quelques peuples anciens ! Mais les titres, qui n’ont pas de valeur quand il n’a pas plu aux auteurs de leur en donner — comme par exemple Monsieur de Pourceaugnac, — en ont une quand, comme l’École des femmes, ils signifient d’eux-mêmes quelque chose ; et, en vérité, je suis sans doute naïf d’en faire ici la remarque, mais il le faut bien, puisqu’on s’est avisé du contraire.

Quelle est donc « l’école des femmes » d’après Molière, et quelle est la leçon qui ressort de sa comédie ? Rien ne paraît plus évident. « L’école des femmes », c’est l’amour, ou mieux encore, c’est la nature ; et la leçon, assez parlante, c’est que la nature toute seule sera toujours plus forte que tout ce que nous ferons pour en contrarier le vœu. Élevée

Dans un petit couvent, loin de toute pratique,

Agnès n’a rien pour elle que d’être la jeunesse, l’amour, et la nature. — Même il semble qu’il y ait en elle un fond d’insensibilité, pour ne pas dire de perversité naïve, dont je me défierais, si j’étais que d’Horace ! — Plus naturelle et moins savante, moins piquante aussi que l’Isabelle de l’École des maris, elle n’a pas, elle n’aura jamais la grâce enjouée de l’Henriette des Femmes savantes. Pour Arnolphe, Molière lui-même a pris soin de nous avertir, en en parlant, « qu’il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres ». Ce n’est point d’ailleurs un vieillard, comme il semble qu’on se le représente, et beaucoup de gens se croient jeunes à son âge. Ce qu’il a contre lui, c’est donc uniquement de vouloir forcer la nature, et il n’est sot, il n’est ridicule, il n’est odieux qu’en ce point. Je ne dis rien d’Horace : parmi les « amoureux » du répertoire de Molière, il n’y en a pas de plus insignifiant, dont le mérite se réduise plus étroitement à celui de sa « perruque blonde », qui soit d’ailleurs plus digne d’Agnès. Il est jeune comme elle, comme il est naïf, et comme elle il est la nature. Que veut-on de plus clair ? Et à moins de sortir des bornes de son art, à moins de prêcher sur la scène, comment voudrait-on que Molière nous eût dit qu’on ne change point de nature en son fond ; que quiconque l’essaie, il lui en coûte cher ; et, conséquemment, que le principe de tous nos maux, c’est de vouloir le tenter ?

Car, pour ceux qui repoussent cette interprétation de l’École des femmes, je serais curieux de savoir comment ils expliquent l’effet qu’elle produisit, et le déchaînement qui s’ensuivit. La très indécente équivoque de la scène du ruban ou les plaisanteries sur « les chaudières de l’enfer » y auraient-elles suffi ? Oui, si l’on le veut, et à la condition de signifier quelque chose d’autre et de plus qu’elles-mêmes Mais, en réalité, ce que les contemporains sentirent, c’est que la comédie, qui s’était bornée jusqu’alors, avec les Corneille, avec Scarron, avec Quinault, à les divertir par ses inventions tour à tour bouffonnes et romanesques, venait, avec Molière, de s’enfler, si je puis ainsi dire, d’une bien autre ambition, et que, pour commencer, elle venait, dans l’École des femmes, de toucher obliquement à la grande question qui divisait alors les esprits. Ils reconnurent dans l’École des femmes une intention qui la passait elle-même. Il leur parut enfin que ce poète franchissait les limites, qu’il étendait les droits de son art jusque sur des objets qui devaient lui demeurer étrangers, qu’il sortait insolemment de son rôle d’« amuseur public ». Ils essayèrent de le faire taire. Molière leur répondit coup sur coup par la Critique de l’École des femmes, l’Impromptu de Versailles, et Tartufe.

III. La question de Tartufe §

Comme en effet il avait écrit la Critique de l’École des femmes pour répondre aux pédants et aux prudes, aux Lysidas et aux Climènes qui « censuraient son plus bel ouvrage » ; comme il avait écrit l’Impromptu de Versailles pour se venger des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, lesquels ne craignaient pas de l’attaquer jusque dans sa vie privée ; ainsi Molière ne semble avoir d’abord conçu Tartufe que pour répondre, en portant lui-même le fer et le feu dans leur camp, à ceux qui l’accusaient d’indécence et surtout, d’impiété dans son École des femmes.

C’est ce que prouve la chronologie. Mais, parce que Tartufe n’a pris possession de la scène qu’en 1669 seulement, et que, jusque de nos jours, dans beaucoup d’éditions de Molière, il est séparé de l’École des femmes — par Don Juan, qui est de 1665 ; par le Misanthrope, qui est de 1666 ; par le Médecin malgré lui et par Mélicerte la continuité d’inspiration qui lie les deux pièces maîtresses de l’œuvre de Molière échappe aux yeux d’abord ; et nous ne voyons pas, ou nous oublions, qu’avant tout, dans l’histoire de la vie publique de Molière, Tartufe est une riposte et une agression. Pour ne pas s’y méprendre, il suffit de se rappeler qu’ayant vu le jour pour la première fois au mois de mai 1664, Tartufe n’est vraiment séparé de l’École des femmes, représentée pour la première fois l’hiver de 1662, que par un intervalle de quinze ou seize mois — le temps nécessaire pour l’écrire ! — et par deux ou trois pièces, lesquelles sont précisément la Critique de l’École des femmes, l’Impromptu de Versailles… et le Mariage forcé. Si l’on connaît assez les premières, nous devons dire de la troisième qu’expressément composée pour le roi, et en hâte, Molière y vit sans doute un moyen de faire sa cour, de ranger de son côté le maître tout-puissant dont ses adversaires dépendaient comme lui. C’était, en effet, un adroit courtisan que Molière ; il faut ici s’en souvenir ; et ce pauvre grand Corneille lui-même n’a pas de dédicace plus humble que celle de l’École des maris à Monsieur, frère du roi : « Il n’est rien de si superbe que le nom que je mets à la tête de ce livre, et rien de plus bas que ce qu’il contient. »

Cette remarque préliminaire jette peut-être déjà quelque jour sur le vrai sens de Tartufe et sur les intentions de Molière. Elle fait voir au moins que — très différent à cet égard d’Amphitryon, par exemple — Tartufe autant qu’une œuvre est un acte : une œuvre de combat, comme nous dirions aujourd’hui, et un acte d’hostilité déclarée. Mais contre qui ? c’est là le point. Car on aura beau nous répéter que Molière a déclaré lui-même qu’il n’en avait qu’aux « faux monnayeurs en dévotion », je répondrai d’abord qu’étant lui-même partie dans la cause, son témoignage est irrecevable ; et quand on le recevrait, j’ajouterai qu’il y aurait encore d’excellentes raisons, sinon du ne pas l’en croire, mais de faire pourtant comme si l’on ne l’en croyait pas. On me permettra de n’en donner qu’une : c’est que, sans courir le risque à peu près inévitable d’y perdre les bonnes grâces du roi, de voir disperser sa troupe et fermer son théâtre, de compromettre enfin son repos et sa liberté, Molière ne pouvait pas tenir un autre langage. Le voyez-vous se faisant gloire d’avoir ouvertement attaqué la religion ? Mais Voltaire même, au siècle suivant, ne posera qu’à peine ; et, jusque de nos jours, j’en connais qui l’attaquent et qui ne veulent pas que l’on dise qu’ils l’ont attaquée. Cependant, ils n’ont pas de Bastille à redouter ! Laissons donc un peu les phrases : quand il a protesté de son estime et de son respect pour les vrais dévots, si Molière a dit une chose « au moment où il en pensait une autre », et si « cela s’appelle mentir », n’ayons pas peur du mot : il a menti. Disait-il pas peut-être aussi la vérité quand, dans la préface de ses Précieuses, il prétendait n’avoir attaqué que les fausses ? ou quand encore, dans Critique de l’École des femmes, il imputait l’équivoque de la scène du ruban à l’imagination salissante de celles qui s’en montraient choquées ? Ne tenons aucun compte non plus des arguments que l’on tire d’une certaine idée qu’on se fait des intentions de Molière ; souvenons-nous plutôt que ce qu’il s’agit d’éclaircir, c’est précisément la nature de ces intentions ; et, prenant Tartufe dans l’histoire, voyons où ils étaient, entre 1660 et 1664, ces « hypocrites » et ces faux dévots ; de quels si grands dangers ils menaçaient la société ; et de quels noms ils se nommaient ?

Car on raisonne toujours comme s’il n’y avait qu’un « xviie siècle », identique à lui-même dans toute la durée des cent ans de son cours, et comme si Tartufe était contemporain du règne de Mme de Maintenon, au lieu de l’être de la faveur des La Vallière et des Montespan ! Mais, dans cette cour où Louis XIV, à peine émancipé de la tutelle de sa mère, promenait son caprice de sultane en sultane et laissait sa convoitise s’égarer jusque sur la femme de son frère ; où toutes et tous, autour de lui, jeunes et ardents comme lui, ne respiraient, à son exemple, que la galanterie, que l’amour, que la volupté ; où le sévère Colbert lui-même se faisait le ministre des plaisirs autant que des affaires du maître, il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir d’« hypocrites » ni de « faux dévots », par la bonne raison que la dévotion n’y menait personne à rien ; qu’il eût donc été non seulement inutile, mais imprudent, mais dangereux de la feindre ; et qu’à moins d’y être obligé par son métier de confesseur ou de prédicateur, on eût été suspect, en n’imitant pas la conduite du prince, de la blâmer. Qu’on se rappelle, à ce propos, l’aventure de Mme de Navailles, chassée de la cour — et son mari dépouillé de tous ses emplois — pour avoir fait murer la porte qui mettait l’appartement de Louis XIV en communication avec la chambre des filles. Voilà tout le profit qu’un dévot, faux ou vrai, pouvait songer alors à tirer de sa dévotion ; et je laisse au lecteur à penser s’ils étaient beaucoup qui en fussent avides. L’hypocrisie n’est pas un de ces vices qui soient à eux-mêmes leur cause, ni surtout leur assouvissement, comme l’avarice, ou comme l’ambition, ou comme la débauche. Elle ne se repaît pas de ses grimaces, comme Harpagon de la vue de son or. Et elle n’a de raison et de lieu d’être qu’autant qu’elle conduit à des satisfactions solides : à la fortune, aux honneurs, à la réputation.

Mais, s’il n’y avait pas de faux dévots à la cour du jeune Louis XIV, il y en avait de vrais, que le spectacle de celle autre espèce de « libertinage » attristait ; et je ne suppose pas que nous leur disputions le droit d’en avoir été sincèrement attristés — plus qu’attristés, scandalisés, — puisqu’après deux cents ans nous l’accordons encore, dans leurs Histoire de France, au grave Henri Martin et au lyrique Michelet. Et ces vrais dévots ne s’appelaient point l’abbé de Pons, ou l’abbé Roquette, ou le sieur Charpy de Sainte-Croix, comme le répètent à satiété les annotateurs ou les commentateurs de Tartufe ; ils étaient de plus haute origine, d’un autre monde, et plus importuns, plus gênants pour le roi lui-même et pour Molière. C’était d’abord la reine mère, Anne d’Autriche, témoin secret des larmes de la jeune reine Marie-Thérèse, et qui craignait de voir Louis XIV compromettre, au hasard de ses amours faciles, sa santé d’abord, la gloire de son règne en ce monde, et son salut dans l’autre. C’était le prince de Conti — sur lequel on veut que Molière ait pris le modèle et la mesure de son don Juan, — et c’était sa sœur, la duchesse de Longueville, tous les deux convertis maintenant, et dont je ne sais comment ni pourquoi nous osons suspecter l’entière sincérité. C’était encore cet éloquent abbé qui commençait de prêcher ou plutôt de tonner, dans les chaires de Paris, contre l’Amour des plaisirs temporels — le futur évêque de Condom et de Meaux, le futur précepteur du dauphin, — en attendant qu’il écrivît ses Maximes sur la comédie. Et, à la ville enfin comme à la cour, c’étaient les jansénistes, les Desmares et les Singlin, les gens de Port-Royal, ceux du « parti », comme on disait alors, c’était l’honnête et doux Nicole, c’était Arnauld, c’était ce chrétien austère et passionné qui usait ce qui lui restait de forces à griffonner les fragments du livre des Pensées, c’était Pascal ; — et je ne nomme ici que les plus importants.

Voilà les ennemis ou les adversaires de Molière, les vrais dévots, non pas les faux, ceux que l’éclat du succès de l’École des femmes avait fait murmurer, et surtout ceux dont l’indignation et le crédit menaçaient ou pouvaient menacer la liberté de son art. Pour toute sorte de motifs, Molière a craint que les dévots,

Les bons et vrais dévots, qu’on suivait à la trace,

ne contraignissent un jour la vivacité de sa satire, si même ils ne réussissaient à l’éteindre.

« J’attends avec respect l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer sur cette matière — lit-on dans le second Placet relatif à Tartufe, celui de 1667, — mais il est très assuré qu’il ne faut plus que je songe à faire de comédies si les Tartufes ont l’avantage, qu’ils prendront droit par là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver à redire aux choses les plus innocentes qui sortiront de ma plume. » Nous lisons également dans la triomphante préface de 1669 : « Ou l’on doit approuver la comédie du Tartufe, ou condamner généralement toutes les comédies… C’est à quoi l’on s’attache furieusement depuis un temps, et jamais on ne s’était si fort déchaîné contre le théâtre. »

Là, pour Molière, était le danger. Il redoutait, avec son instinct, que le jansénisme ne fit du théâtre ce que le puritanisme en avait fait en Angleterre. Et nous, il faut sans doute nous féliciter que le jansénisme n’y ait pas réussi, mais il ne faut pas nier que Molière, en écrivant Tartufe, ait attaqué le jansénisme, et, dans le jansénisme, nous t’allons voir maintenant, la religion même.

Ou n’en douterait pas, si l’habitude ne s’était accréditée parmi nous de ne considérer dans Tartufe que Tartufe lui-même ; et, quand on n’y considère que Tartufe, on n’a pas de peine à démontrer qu’effectivement il est… Tartufe.

Au travers de son masque on voit à plein le traître.
On le connaît d’abord pour tout ce qu’il peut être,
Et ses roulements d’yeux et son ton radouci
N’imposent…

qu’à Mme Pernelle, une vieille folle, et qu’à son fils Orgon. Tartufe sue l’hypocrisie ; toutes les basses convoitises sont comme ramassées en lui pour en faire un monstre de laideur morale ; si comique qu’il soit, il inspire la peur, plus de dégoût peut-être encore que de peur ; pour le toucher, on voudrait des pincettes ; et, le rencontrant sur notre route, nous regarderions à l’écraser, — pour ne pas nous salir. L’intention est sans doute évidente ici ; Tartufe est bien la satire ou la charge de l’hypocrisie ; les termes dont il use ne sauraient faire un instant illusion à personne ; et si l’on osait adresser une critique à Molière, ce serait, avec La Bruyère, de l’avoir peint de couleurs trop crues. Mais que fait-on des autres personnages et en particulier d’Orgon, qui, sans doute, a bien son importance, puisque ce n’était pas, pour le dire en passant, le personnage de Tartufe, mais celui d’Orgon, que Molière interprétait dans sa pièce, comme il faisait Arnolphe dans l’École des femmes, Alceste dans le Misanthrope, et Harpagon dans t’Avare ? Et, en effet, autant que sur Tartufe, c’est sur Orgon que roule toute la pièce ; c’est lui qui tient la scène depuis le premier jusqu’au dernier acte, tandis que Tartufe ne paraît qu’au troisième ; et c’est à lui, par conséquent, si l’on y veut voir clair, qu’il faut demander, autant qu’à Tartufe, le secret de Molière.

Or, ce n’est point du tout un imbécile qu’Orgon, et Dorine, dès le premier acte, a pris grand soin de nous en avertir.

Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage.

On vivait librement et largement dans cette maison, où la venue d’une belle-mère n’avait apporté ni désordre, ni trouble. C’était un bon époux, un bon père, un bon maître qu’Orgon : c’était aussi un bon citoyen. Ami fidèle et sûr, on le choisissait entre vingt autres pour lui confier un dépôt dont l’honneur, dont la liberté, dont la vie d’un ami dépendaient.

Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartufe on le voit entêté.

C’est-à-dire : depuis qu’il l’a rencontré, toutes ses qualités d’autrefois se sont tournées en autant de défauts. D’époux indulgent d’une jeune femme, le voilà devenu mari indifférent et quinteux ; le père fendre s’est changé en un tyran domestique ; l’homme d’honneur est devenu un dépositaire infidèle. Qu’est-ce à dire — car Orgon est sincère, car sa dévotion est vraie, car pas un instant on ne nous l’a présenté sous les traits d’un malhonnête homme, et encore moins d’un hypocrite, — qu’est-ce à dire, sinon qu’autant il ait de progrès dans la dévotion, autant il en fait vers l’inhumanité ? Maintenant,

Il pourrait voir mourir frère, enfants, mère et femme
Qu’il s’en soucierait bien autant que de cela,

dit-il en faisant claquer son ongle sur ses dents ; et Tartufe a seul accompli cet ouvrage, non pas, bien entendu, le Tartufe qui convoite sa femme en épousant sa fille, mais le Tartufe qu’on ne voit qu’à peine, celui dont les leçons n’enseignent, selon le langage chrétien, que détachement du monde, abnégation de soi-même, et pur amour de Dieu.

Ces mots nous mettent sur la trace de ce que Molière attaque dans la religion, et la nuance est assez délicate, mais elle est importante à marquer. Est-ce en effet le dogme ? Non sans doute, quoique d’ailleurs il pense, avec les « libertins » de son temps, les Des Barreaux ou les Saint-Pavin, que « d’obliger un bon esprit à croire tout ce qui est dans la Bible, jusques à la queue du chien de Tobie, il n’y a pas d’apparence ». Est-ce peut-être les maux dont le fanatisme a été la cause dans l’histoire ? Non encore, et quoique cette idée, qui passe pour voltairienne, soit déjà dans Lucrèce, l’un des auteurs favoris de Molière, à l’abri duquel il eût pu se cacher.

Tantum relligio potuit suadere malorum !

Ou bien enfin est-ce la morale ? je veux dire la morale usuelle, La morale courante, la morale des « honnêtes gens », celle dont on dit volontiers qu’elle suffit à la pratique de la vie ? Non, pas même cela ! Molière est « honnête homme », aussi lui ; beaucoup plus « honnête homme » que son ami La Fontaine ; et, s’il n’a jamais rien enseigné de très haut ni de très noble — ce qui n’est pas, après tout, l’affaire de la comédie, — du moins n’a-t-il rien enseigné qui ne soit, en apparence, sage et raisonnable.

Mais ce qu’il n’aime pas de la religion, c’est ce qui s’oppose à la philosophie dont il est ; c’est le principe sur lequel toute religion digne de ce nom repose ; et c’est la contrainte surtout qu’elle nous impose, tandis qu’on enseigne autour de lui, non seulement parmi les jansénistes, mais parmi les jésuites aussi, que la nature humaine est corrompue dans son fonds ; que nos plus dangereux ennemis, nous les portons en nous et que ce sont nos instincts ; qu’en suivant leur impulsion nous courons de nous-mêmes à la damnation éternelle ; qu’il n’y a donc d’espoir de salut qu’à les tenir en bride ; que la vie de ce monde nous a été donnée pour ne pas en user, et la nature pour nous être une perpétuelle occasion de combat, de lutte, et de victoire sur elle-même, Molière, lui, croit, comme nous l’avons montré, précisément le contraire. Il croit « qu’il ne faut rien refuser à notre corps ou à nos sens de ce qu’ils désirent de nous en l’exercice de leurs puissances et facultés naturelles » ; il croit qu’en suivant nos instincts, nous obéissons au vœu de la nature ; et, puisqu’enfin nous faisons nous-mêmes partie de la nature, il croit qu’on ne saurait dire s’il y a plus d’insolence et plus d’orgueil ou plus de sottise et de folie, à vouloir vivre non seulement en dehors d’elle, mais contre elle.

L’opposition n’est-elle pas évidente ou flagrante ? Sous le nom d’hypocrisie, n’avouera-t-on pas bien que c’est à cette contrainte morale qui fait le fond de la religion — qui le faisait uniquement depuis l’apparition du calvinisme et du jansénisme, — que Molière s’en est pris avec son Tartufe ? Ce qu’il a voulu nous montrer, n’est-ce pas qu’en nous enseignant à n’avoir « d’affection pour rien », la religion nous enseignait à nous détacher, non pas tant de nous-mêmes que de ces « sentiments humains » qui font le prix de la vie ? N’est-ce pas enfin que les dévots, vrais ou faux, sont toujours dangereux ; qu’en proposant aux efforts des hommes un but inaccessible, ils les dissuadent de leurs vrais devoirs ; et qu’en prêchant enfin, comme ils font, le mépris ou l’effroi du monde, ils nous détournent de l’objet de la vie, qui est d’abord de vivre ?

C’est ici, je le sais, qu’on invoque les discours de Cléante :

Il est de faux dévots ainsi que de faux braves ;
Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.

Mais, pour les invoquer, il faudrait d’abord avoir établi que ces vers, et généralement les discours de Cléante, sont l’expression de la vraie pensée de Molière. Or, on ne le peut pas plus qu’on ne peut rendre Molière solidaire, dans son Misanthrope, d’Alceste ou de Philinte ; et quand on nomme encore, à ce propos, le Chrysalde de l’École des femmes, on ne fait pas attention, si ce bonhomme parlait au nom de Molière, quels étranges conseils Molière nous aurait donnés, et qu’ils justifieraient les passages les plus violents des Maximes sur la comédie.

En fait, les « raisonneurs » de son répertoire ne jouent pas le rôle du « chœur » dans l’ancienne comédie ; ils n’expriment qu’une partie de sa pensée seulement, celle qu’il croit la plus conforme aux préjugés de son public ; et leurs discours ne sont, que l’appât qu’il jette au parterre. Et puis, ici, quelle est la distinction que Cléante essaye d’établir entre les « vrais » et les « faux » dévots ? Les faux dévots, ce sont, pour lui, tous ceux qui « étalent », si je puis ainsi dire ; ce sont tous ceux qui pratiquent en quelque sorte ouvertement ; ce sont tous ceux qui ne se cachent point de leur dévotion comme d’une faiblesse ou comme d’un crime. Mais l’enseigne des vrais est de n’en pas avoir ; ils se contentent d’être dévots pour eux-mêmes ; et pourvu qu’ils vivent bien, ils laissent les autres vivre à leur guise. En d’autres termes encore, la marque de la vraie piété, pour Cléante, c’est de ne se soucier que d’elle-même. Dès que la religion prétend s’ériger en guide de la vie, elle lui devient suspecte, comme il dit encore, de « faste » et d’insincérité. Et c’est pourquoi, si l’on avait besoin d’une preuve nouvelle de la nature des intentions de Molière, on la trouverait dans les discours et dans le rôle de celui de ses personnages que l’on nous donne comme son « truchement ».

Aussi bien, s’il avait voulu vraiment mettre son Tartufe à l’abri des interprétations malveillantes, je n’aurai pas l’impertinence de dire comment il eût dû s’y prendre, mais ce n’est pas Cléante qu’il eût choisi pour porter en son nom la parole, c’est Elmire, c’est la femme d’Orgon, dont il eût opposé la dévotion traitable et sincère à la dévotion sincère aussi, mais outrée, de son benêt de mari. C’est elle, puisqu’il l’a chargée de démasquer tartufe, qu’il eût également chargée d’exprimer son respect pour les sentiments dont le langage de Tartufe n’est qu’une parodie sacrilège, elle, et non pas Cléante, qui ne tient pas à l’action, qui ne parle qu’à la cantonade, qu’on pourrait ôter de la pièce sans qu’il y parût.

Ainsi du moins a-t-il fait dans le Misanthrope, où la « sincère Éliante » départage Alceste et Philinte, et tient, entre la coquetterie de Célimène et la pruderie d’Arsinoé, le parti de la nature et de la vérité. Ainsi encore a-t-il fait dans le Bourgeois gentilhomme, et ainsi dans les Femmes savantes, où ce n’est pas le bonhomme Chrysale, ni le beau-frère Ariste, ni peut-être Clitandre, mais Henriette surtout qui incarne sa véritable pensée…

Mais l’Elmire de Tartufe n’est qu’une aimable femme, à qui l’on peut bien dire que toute idée religieuse paraît être étrangère, qui ne trouve, pour répondre à la grossière déclaration de Tartufe, aucun des mots qu’il faudrait.

D’autres prendraient cela d’autre façon, peut-être ;
Mais sa discrétion se veut faire paraître ;

et comme, d’ailleurs, sa vertu n’en est pas moins inattaquable, qu’est-ce à dire, sinon que, par nature, « gens libères… ont un aiguillon qui les pousse à faits vertueux et les retire de vice » ? Dans sa situation difficile de jeune femme d’un vieux mari, comme de belle-mère d’une grande fille et d’un grand garçon, pour ne donner aucune prise à la médisance, et pour demeurer foncièrement honnête, Elmire n’a en qu’à suivre sa nature, et pas le moindre besoin de la corriger, de la vaincre, ou d’essayer seulement de la perfectionner.

Les contemporains — qu’il en faut bien croire sur leurs impressions — ne s’y trompèrent point ; et, cinq jours après la première de Tartufe, la Gazette de France, dans son numéro du 17 mai 1664, déclarait la pièce « absolument injurieuse à la religion, et capable de produire de très dangereux effets ». Molière, soutenu par le roi, paya d’audace et riposta, comme l’on sait, en écrivant Don Juan. Il fit mieux encore ; il profita des divisions de ses adversaires ; il eut l’art de persuader aux « jésuites » que son Tartufe était une revanche des Lettres provinciales, et aux « jansénistes » qu’il en était la continuation ou le redoublement. C’est Racine qui nous l’apprend, dans la phrase si souvent citée : « Les jansénistes disaient que les Jésuites étaient joués dans cette comédie, mais les jésuites se flattaient qu’on en voulait aux jansénistes. » Et, en effet, quand Tartufe entrait en scène en prononçant le vers :

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,

comme encore, quand il disait, en tendant son mouchoir à Dorine :

Couvrez, couvrez ce sein que je ne saurais voir,

il semblait que ce fût un janséniste qui parlât. En revanche, n’était-ce pas le jésuite qu’on jouait à son tour, lorsque Tartufe exposait passionnément à Elmire :

L’art de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention ?

Mais la vérité, plus conforme à tout ce qu’on vient de voir, était que Molière n’avait point fait de distinction ; et, tous dévots, tous ennemis du théâtre, tous hostiles à la nature, le fait est qu’il les confondait tous — jansénistes et jésuites, Escobar avec Arnauld, Pascal avec Bourdaloue — dans la dérision hardie qu’il faisait de la dévotion ou plutôt de la religion même. S’ils avaient pu s’y méprendre un instant, c’est ce qu’ils reconnurent tous quand, après bien des difficultés, Tartufe, en 1669, parut enfin publiquement sur la scène. L’épreuve de la représentation décida du sens de la pièce. Jésuites ou jansénistes, ils se sentirent également atteints ; et c’est ce qu’oublient ceux qui ne veulent voir encore aujourd’hui dans Tartufe qu’une machine dirigée contre Port-Royal : que personne n’en fut plus indigné, ni ne traduisit plus éloquemment la douloureuse indignation de tous les « vrais dévots », que Bourdaloue, dans son Sermon sur l’hypocrisie.

Quant à la question maintenant de savoir si Molière a « trompé » Louis XIV, et si le roi, dans toute cette affaire, a donc été « la dupe de son valet de chambre », elle est jolie, mais elle est naïve ; et de la proposer en ces termes, c’est être bien dupe soi-même des grands mots dont on use. Car, pourquoi Molière n’aurait-il pas trompé Louis XIV ? ou pourquoi Louis XIV n’aurait-il pas manqué de perspicacité ? Mais on sait de reste que, si le roi ne vit pas le danger, il le soupçonna, puisqu’il hésita cinq ans durant à permettre la représentation de Tartufe ; et Molière, de son côté, n’eut pas besoin de tromper son maître : il l’inquiéta seulement sur ses propres plaisirs, et, dans les ennemis du théâtre, il n’eut qu’à lui montrer les censeurs silencieux de ses propres désordres.

Même, à ce propos, n’a-t-on pas pu dire que Louis XIV avait « commandé » Tartufe à Molière ? Rapin l’affirme dans ses curieux Mémoires. Ce qui est du moins certain, c’est que, de tout temps, avant d’être une règle de conduite intérieure pour lui, la religion a été pour Louis XIV une affaire d’État. Longtemps encore après Tartufe, dans la question des libertés de l’Église gallicane, il ne craindra pas, pour faire triompher sa politique religieuse, de menacer de pousser jusqu’au schisme, s’il le faut. « Évêque du dehors », il n’a jamais laissé passer l’occasion, quand elle s’offrait, de faire sentir aux représentants de la religion que sa volonté devait demeurer toujours au-dessus d’elle. Et si nous ne croyons pas, pour beaucoup de raisons, qu’il ait provoqué l’occasion de Tartufe, tout nous permet de dire que, quand Molière la lui eut donnée, il s’en servit comme d’un instrument de règne.

Vrais ou faux, les « dévots » lui étaient suspects de vouloir lui imposer une autre volonté que la sienne, peut-être même, comme les protestants jadis, de prétendre former un parti, un État dans l’État. Après une longue hésitation — qu’il accorda surtout aux instances de sa mère ou peut-être à celles de l’archevêque de Paris, M. de Péréfixe, son ancien précepteur, et de M. de Lamoignon, — il laissa donc jouer Tartufe. Et sachant que la pièce était « capable de produire de très dangereux effets », il se crut sans doute assez fort pour empêcher les choses d’aller plus loin qu’il ne voulait, mais il ne fut la dupe de personne, ou même c’est précisément parce qu’il avait mesuré la portée prochaine de la comédie qu’il finit par en autoriser la représentation.

Ne le sait-on pas bien, d’ailleurs, quand on le loue « d’avoir remporté ce jour-là l’une des plus glorieuses victoires de son règne » ! Car, autrement, que voudrait-on dire ? et de quoi le louerait-on ? Mais on le loue, en dépit des fanatiques, s’il y en avait à sa cour, d’avoir mieux compris les vrais intérêts de la religion que tout ce qu’il y avait alors autour de lui d’esprits sincèrement et profondément religieux. C’est eux qui ont eu tort de se sentir atteints et blessés par Tartufe. Ils n’ont pas compris Molière. En distinguant la fausse dévotion de la vraie, « le masque d’avec la personne » et « la fausse monnaie d’avec la bonne », ils n’ont pas vu le service que cette « comédie réformatrice » rendait à la cause de la religion. Mais Louis XIV l’a vu, parce qu’il était lui-même comme en dehors et au-dessus du débat : on le loue d’avoir eu le courage de s’y mettre ; et nous, aujourd’hui, ce qu’il a si bien vu, nous avons la prétention de le voir encore mieux que lui.

Ai-je besoin de montrer ce qu’il y a d’étrange dans cette prétention ? et quelle pourrait, à elle toute seule, nous être un assez sur garant de la vraie pensée de Molière ? Pour « innocenter » Tartufe, elle suppose, en effet, qu’où les Bossuet et les Bourdaloue n’ont rien vu, c’est nous, critiques dramatiques et conférenciers de l’Odéon, fils de Voltaire et du xviie siècle — qui n’usons de la religion, quand encore nous en usons, qu’au jour de notre mariage ou de notre enterrement, avec accompagnement de barytons et de soprani, — c’est nous qui savons, c’est nous qui voyons clair, c’est nous qui pouvons dire avec exactitude où la religion finit et où l’hypocrisie commence ! Si cependant nous étions sincères — ou plutôt, si nous prenions seulement la peine de réfléchir, — nous nous rendrions compte que ce qui nous plaît dans Tartufe, c’est justement l’effort que Molière y a fait pour séparer la morale de la religion. Nous n’avons pas besoin d’une règle pour bien vivre, ni surtout d’une règle qu’on place en dehors et au-dessus de la nature : c’est ce qu’enseigne assez clairement Tartufe, et c’est ce que nous aimons dans l’interprétation qui s’en est accréditée. Nous sommes bien aises d’y voir tous ceux qui travaillent à corriger en eux la nature, tomber, comme Orgon et sa mère, dans le ridicule ou dans la sottise ; et, inversement, nous admirons dans l’honnêteté d’Elmire ou dans le bon sens de Dorine la beauté de notre indifférence. Mais il serait temps aussi de reconnaître que c’est là le contraire de la religion. Il serait temps surtout d’avouer que, si c’en est le contraire, les vrais « dévots » ont le droit de se sentir blessés de Tartufe ; que, depuis deux cent cinquante ans, si la blessure n’est pas fermée, c’est sans doute qu’elle était profonde ; que la main qui l’a faite a bien voulu la faire ; que c’est donc non seulement la fausse dévotion, mais la vraie que Molière a voulu attaquer ; et que c’est au profit de la nature qu’il a voulu détruire la religion de l’effort et de la contrainte morale.

IV. L’apologie de la nature §

Les dernières comédies de Molière, bien loin de démentir cette définition de sa philosophie, la confirment, et dans l’auteur de George Dandin, du Bourgeois gentilhomme, ou du Malade imaginaire, avec tout son génie, c’est aussi la pensée de l’auteur de l’École des femmes que l’on retrouve. Considérez seulement la place et le rôle qu’y tiennent — je ne dis pas les soubrettes, mais les servantes, ce n’est pas la même chose — la Nicole du Bourgeois gentilhomme, ou Martine, encore, dans les Femmes savantes, vraies filles de la nature, s’il en fut, qui ne font point d’esprit, comme la Nérine de Monsieur de Pourceaugnac ou comme la Dorine de Tartufe, mais dont le naïf bon sens s’échappe en saillies proverbiales, et qui ne nous font rire, qui ne sont comiques ou « drôles », qu’à force d’être « vraies ». Ne semble-t-il pas qu’elles soient là pour nous dire que, tout ce qu’on appelle des noms d’instruction et d’éducation, inutile où la nature manque, ne peut, là où elle existe, que la fausser en la contrariant ? Un seul mot d’elles suffit pour déconcerter la science toute neuve de M. Jourdain ou pour fermer la bouche à la majestueuse Philaminte ; et ce mot, elles ne l’ont point cherché, c’est la nature qui le leur a suggéré, cette nature que leurs maîtres, en essayant de la perfectionner, n’ont fait, nous le voyons, qu’altérer, que défigurer, que corrompre en eux. Ou encore, tandis que leurs maîtres, à chaque pas qu’ils font, s’enfoncent plus avant dans le ridicule, elles sont belles, elles, si je puis ainsi dire, de leur simplicité, de leur ignorance, et de leur santé.

Considérez également la nature des sujets, et la leçon qui s’en dégage. À cet égard, la dernière des comédies de Molière — ce Malade imaginaire que l’on a quelquefois le tort de ranger, avec Pourceaugnac ou Scapin, parmi ses farces — est peut-être la plus instructive. On s’est, en effet, demandé plusieurs fois d’où procédait l’étrange acharnement de Molière contre la médecine et contre les médecins. Les Purgon et les Diafoirus étaient-ils donc, eux aussi, comme on l’a dit, « l’un des fléaux du siècle » ? et Molière, en les ridiculisant sur la scène avec une liberté sans mesure — dont il n’y a pas un seul trait qui n’atteigne encore à travers eux tous leurs successeurs, — croyait-il peut-être rendre le même service à l’hygiène qu’à la morale en s’attaquant aux Tartufes ? Ou bien encore, dirons-nous qu’ayant éprouvé sur lui-même l’inutilité de leurs prescriptions et la vanité de leur art, il n’aurait fait, depuis son Don Juan jusqu’à son Malade imaginaire, que soulager sur eux ses rancunes de valétudinaire ? Non ; mais la vérité, c’est qu’à ses yeux, les prétentions des médecins ne sont pas moins ridicules, en leur genre, que celles des dévots. Eux aussi, comme les dévots, ils se croient plus forts ou plus habiles que la nature, et ils se vantent, comme eux, de la réparer, de la rectifier, et au besoin de la perfectionner. Avec leurs remèdes, comme les autres avec leurs « grimaces », ils se croient assez habiles pour en contrarier les opérations ; ils nous promettent, si nous les écoutons, de nous rendre, avec des saignées, des purgations et des lavements, nos forces qui s’en vont ; et cette matière, selon l’expression de Lucrèce, que la nature nous redemande incessamment pour d’autres usages, ils se flattent de la fixer, pour ainsi dire, et de l’éterniser en nous. N’est-ce pas, au surplus, ce que Béralde dit en propres termes, dans une longue scène du Malade imaginaire, qu’on a grand soin d’abréger au théâtre, et dont je prends, pour cette raison, la liberté de reproduire ici quelques lignes.

« La nature, dit-il, d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée » ; et comme Argan lui répond qu’encore peut-on bien « aider cette nature par de certaines choses », il réplique, avec une insistance et une âpreté nouvelles : « Mon Dieu ! mon frère, ce sont de pures idées, dont nous aimons à nous repaître… Lorsqu’un médecin vous parle d’aider, de secourir, de soulager la nature, de lui ôter ce qui lui nuit et lui donner ce qui lui manque, de la rétablir et de la remettre dans une pleine facilité de ses fonctions ; lorsqu’il vous parle de rectifier le sang, de tempérer les entrailles et le cerveau, de dégonfler la rate, de raccommoder la poitrine, de fortifier le cœur et d’avoir des secrets pour étendre la vie à de longues années, il vous dit justement le roman de la médecine. »

Ces paroles me semblent assez caractéristiques, et en même temps qu’elles éclairent le ridicule d’Argan — qui est de vouloir être malade « en dépit de la nature », — on voit sans doute où elles nous ramènent. Si Molière n’a pas été moins vif et moins passionné contre les médecins que contre les pédants et que contre les hypocrites, les raisons qu’il en a eues sont les mêmes, ou plutôt elles n’en font qu’une. À tous tant qu’ils sont, aux Purgons comme aux Trissotins, aux Vadius comme aux Tartufes, il en veut de ce qu’ils ne suivent pas la nature, quand encore ils ne poussent pas l’excès de leur prétention jusqu’à la vouloir combattre. Mais c’est eux qui succomberont : et il suffira, pour en savoir autant que tous les Diafoirus du monde, que Sganarelle ou Toinette en passe la robe, ou en coiffe le bonnet pointu, comme il a suffi de l’honnêteté naturelle d’Elmire pour déjouer les manœuvres de Tartufe, comme il a suffi, toute « idiote qu’on l’eût rendue », que la nature instruisit Agnès pour déjouer la « politique » d’Arnolphe. Car, encore une fois, ce ne sont point des sots, ou, si l’on aime mieux l’expression de Molière, ce ne sont point des « bêtes » que les Arnolphe, et les Tartufe, et les Purgon. Ceux-ci, en particulier, « savent, la plupart, de fort belles humanités, savent parler en beau latin, savent nommer en grec toutes les maladies, les définir et les diviser ». Mais, « pour ce qui est de les guérir, c’est ce qu’ils ne savent point du tout », c’est ce qu’ils ne sauront jamais, et, plus habile que toutes leurs ruses, la nature, « d’elle-même », en aura finalement raison.

Il y a là quelque chose d’autant plus surprenant que, comme on le sait assez, la vie n’a pas toujours été douce pour Molière, et que ni les ennuis, ni les humiliations, ni les chagrins aussi de toute sorte ne lui ont manqué. Si sa jeunesse irrégulière et nomade n’avait guère été pour lui qu’un long apprentissage du mépris qui s’attachait alors à la condition de comédien, la faveur même de Louis XIV n’a pas pu le défendre, dans sa maturité, contre l’insolence habituellement polie, mais quelquefois brutale aussi des gens de cour, et encore bien moins contre la grossièreté du parterre. Je ne dis rien des difficultés ou des prises qu’il eut, en sa qualité de directeur de troupe, avec les comédiens ses rivaux, avec ses acteurs, avec ses auteurs, ou, comme auteur lui-même, avec ses adversaires et avec ses envieux. Les ennemis de Molière ne lui ont pas nui ; et, après tout, de lutter ainsi qu’il a fait, en rendant coup pour coup — en répondant au Portrait du peintre par l’Impromptu de Versailles, ou à l’interdiction de Tartufe en écrivant Don Juan, — c’est une manière de se sentir vivre.

Mais on connaît, d’autre part, les tristesses de son ménage, et, sans nous soucier autrement de défendre ou d’attaquer une fois de plus la vertu d’Armande Béjart, on sait, à n’en pouvoir douter, ce que Molière a souffert de l’avoir épousée. Plus jeune que lui de vingt ans, coquette, légère, galante peut-être, et traînant après elle une cour d’adorateurs dont les cheveux blonds, « l’ongle long », et

                                  la voix de fausset,
Avaient de la charmer su trouver le secret,

Mlle Molière a fait connaître à son mari la réalité de ces tortures jalouses, et cette humiliation d’aimer ce qu’on méprise, qu’il a lui-même si souvent exprimées :

Chose étrange d’aimer, et que pour ces traîtresses
Les hommes soient sujets à de telles faiblesses.
……………………………………………………
Leur esprit est méchant et leur âme est fragile,
Il n’est rien de plus faible et de plus imbécile,
Rien de plus infidèle : et malgré tout cela,
Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là.

Combien de fois Molière n’a-t-il pas dû se redire à lui-même ces vers de son École des femmes ! Il fallut en venir à une séparation, et, de 1666 à 1671, Molière et sa femme ne se revirent plus qu’au théâtre…

Enfin, la maladie vint s’ajouter à toutes les raisons qu’il avait d’être mécontent des autres et de lui-même, et, si l’on ne peut pas dire qu’à dater de cette même année 1666, il commença lentement de mourir, du moins est-il vrai que, dès cette époque, il perdit, pour ne la plus jamais retrouver, la bonne humeur allègre des années d’autrefois. La vie, jusqu’alors « également mêlée de douceur et de plaisir », n’eut plus pour lui désormais « aucun moment de satisfaction et de douceur » ; et quand il fallut la quitter, il y était si bien préparé que sans doute la mort lui parut comme une délivrance.

C’est ce qui explique le caractère de ses dernières pièces — de quelques-unes au moins d’entre elles, — de ce Malade imaginaire dont nous parlions, du Bourgeois gentilhomme, de George Dandin. La satire y est évidemment plus âpre, la gaîté plus amère, et si je l’ose dire, le rire, par instants, presque convulsif. La portée même en est autre.

Sans doute, on le prendra d’un autre ton plus tard, mais ce qu’il y a d’inique dans la diversité des conditions des hommes, Rousseau lui-même le fera-t-il plus éloquemment ressortir que l’auteur de George Dandin ? Car qu’y aurait-il de plus immoral que George Dandin, si ce n’en était pas là le vrai sens et la vraie leçon ? Mais l’auteur de Candide a-t-il nulle part traité la « guenille » humaine plus outrageusement que celui du Malade imaginaire ? Que dis-je, l’auteur de Candide ! c’est celui de Gulliver qu’il faut dire, c’est à Swift que je pense, aussi souvent que je vois jouer le Malade imaginaire, c’est au caractère hardi, cynique et violent de sa bouffonnerie. Tournez et retournez en effet le Malade imaginaire en tous sens ; prenez-en l’un après l’autre tous les personnages : Argan lui-même et Béline, et Angélique, et M. Bonnefoi, et Toinette, et les Purgon, et les Diafoirus, et jusqu’à la petite Louison, jamais Molière — à moins que ce ne soit dans l’Avare, peut-être — n’avait mis ensemble à la scène pareille collection d’imbéciles ou de coquins ; ni jamais non plus, à vrai dire — sauf toujours dans l’Avare, — il n’a marqué d’un trait plus fort ce qui se cache si souvent de sottise, ou de gredinerie, sous les apparences de la régularité, de l’honorabilité, de la vertu bourgeoise. Étant né, comme on l’a dit, naturellement triste, on est presque tenté de croire que son naturalisme eût fini, s’il avait vécu davantage, par aboutir, comme celui de quelques-uns de nos contemporains, à une sorte de pessimisme. C’est une gaîté singulière que celle qui se dégage de George Dandin ou du Malade imaginaire, une gaîté méprisante et mauvaise, la gaîté de ceux qui se pressent de rire des choses. — de peur d’être obligés d’en pleurer.

Si cependant, parmi tout cela, comme on l’a vu, la philosophie de Molière se retrouve toujours, et toujours la même ; s’il ne peut s’empêcher de recommencer, entre deux scènes de ménage ou entre deux hoquets, l’apologie de la nature ; s’il continue de bafouer tous ceux qui veulent entreprendre sur les droits de cette mère de toute santé, de toute sagesse, et de toute vertu, combien ne fallait-il pas que cette philosophie lui tînt au cœur, et qu’il en fût sans doute plus profondément imbu qu’il ne croyait lui-même ! Écoutez plutôt l’Angélique de George Dandin : « Je veux jouir, s’il vous plaît, de quelques beaux jours que m’offre la jeunesse, et prendre les douces libertés que l’âge me permet. » C’est toujours le langage de l’École des femmes. Ni l’expérience de la vie, ni les tristesses des dernières années n’y ont rien fait.

Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?

C’est le cri de la nature ; et quand on connaît les hommes, quand on les a jugés, quand on a soi-même éprouvé la vanité des choses, le moyen de ne pas s’attacher plus étroitement encore à ce principe ? est-ce pas alors surtout que la vie paraît bonne ? et alors, qu’avant qu’elle nous échappe, on se hâte d’en jouir ? Suivons donc la nature, voilà pour Molière la règle des règles : j’entends celle qui juge les autres, à laquelle donc il faut qu’on les rapporte toutes ; et la fin de son œuvre en rejoint ainsi le commencement. Je n’ai plus qu’à faire voir qu’aussitôt qu’il fut mort, c’est bien ainsi qu’on l’a comprise, et puisque l’œuvre vit toujours, il ne me reste plus qu’à dire la place qu’elle assigne à Molière dans l’histoire des idées.

V. La comédie de Molière dans l’histoire des idées §

« M. Molière, dit le docte Baillet dans ses Jugements des savants, est un des plus dangereux ennemis que le siècle ou le monde ait suscités à l’Église, et il est d’autant plus redoutable qu’il fait encore après sa mort le même ravage dans le cœur de ses lecteurs qu’il avait fait de son vivant dans celui de ses spectateurs… La galanterie n’est pas la seule science qu’on apprend à l’école de Molière, on y apprend aussi les maximes les plus ordinaires du libertinage contre les véritables sentiments de la religion, quoi qu’en veuillent dire les ennemis de la bigoterie, et nous pouvons assurer que son Tartufe est une des moins dangereuses pour nous mener à l’irréligion — c’est Baillet qui souligne — dont les semences sont répandues d’une manière si fine et si cachée dans la plupart de ses autres pièces, qu’on peut assurer qu’il est infiniment plus difficile de s’en défendre que de celle où il joue pêle-mêle bigots et dévots, le masque levé. »

Lorsque ces lignes parurent, en 1686, douze ou treize ans après la mort de Molière, je ne sache pas qu’aucune voix se soit élevée pour protester contre le jugement de Baillet. S’il y avait un parti du « libertinage » et de « l’irréligion », personne ne doutait donc que l’auteur de Tartufe en eût été ; personne de ses contemporains ne se méprenait sur le caractère de son œuvre ; et personne, enfin, n’aurait alors osé prétendre que les coups qu’il avait adressés aux « bigots » n’eussent atteint, en même temps qu’eux, les « dévots » et la « religion ». Une seule question se pose : c’est de savoir ce qu’était devenue, depuis une soixantaine d’années, la doctrine léguée à Molière par ses maîtres, et transmise à ceux-ci, comme on l’a vu, par les Montaigne et par les Rabelais.

Les renseignements ne nous font point défaut ; et si ce n’est pas contre les « libertins », je voudrais savoir contre qui Pascal avait médité d’écrire, avant même que Molière eût paru, cette Apologie de la religion chrétienne dont les Pensées sont les fragments. Comme depuis plus de cent ans les éditeurs des Pensées les ont disposées dans un ordre d’autant plus arbitraire qu’il diffère davantage de celui de l’édition de 1670, donnée par Port-Royal, on a cru, on croit trop souvent encore que Pascal a écrit pour lui-même, sans autre intention que de résoudre ses propres doutes et de s’assurer des fondements de sa foi. Mais il suffit de se reporter à l’édition de 1670 et d’y relire le fragment célèbre contre l’Indifférence des athées, pour se rendre certain que, si la mort n’était pas venue l’interrompre, l’Apologie de la religion chrétienne, comme les Provinciales, devait être, avant tout, œuvre de polémique, et qu’après avoir combattu la « dévotion aisée », c’était le « libertinage » que Pascal s’était proposé d’y combattre.

« Je ne sais ni qui m’a mis au monde, fait-il dire au libertin, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même… Comme je ne sais d’où je viens, aussi je ne sais où je vais, et je sais seulement qu’en sortant de ce monde je retombe pour jamais dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité… Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui me doit arriver, et que je n’ai qu’à suivre mes inclinations sans réflexion et sans inquiétude, … et en traitant avec mépris ceux qui se travailleraient d’un autre soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte, … et me laisser mollement conduire à la mort dans l’incertitude de l’éternité de ma condition future. »

  • (Pensées. Éd. 1670. Contre l’Indifférence des athées, 1-8.)

On reconnaît ici le langage de Montaigne ; et, je ne puis pas dire que ce fût aussi celui de Descartes : mais j’ai tâché pourtant de montrer, dans une précédente Étude, qu’avec son affectation de mettre à part de la science les vérités de la religion et les règles de la morale, Descartes n’avait pas laissé d’aider aux progrès de l’indifférence et du « libertinage ». Ou plutôt, ce qui n’était avant lui qu’une façon de vivre autant que de penser, il l’avait fondé, si je puis ainsi dire, en raison, — par conséquent en droit ; — et sans doute les « libertins » ne s’étaient pas rangés précisément au cartésianisme, mais ils y avaient trouvé l’excuse et la justification de leurs principes habituels de conduite.

C’est ce que prouve un texte de Spinoza, dans cette Éthique, où je ne puis voir, généralement, qu’une doctrine de la libération, et, comme dans le de Natura rerum de Lucrèce, une intention d’émanciper enfin la vie humaine des terreurs que font peser sur elle les vains fantômes de la superstition. Au nom du cartésianisme et de l’épicuréisme, conjurés ce jour-là contre la religion, n’est-ce pas en effet à Pascal, n’est-ce pas aux Pensées, alors parues depuis cinq ou six ans, n’est-ce pas aux moralistes chrétiens — protestants ou jansénistes, — que Spinoza répond dans les lignes suivantes ?

« La plupart de ceux qui ont jusqu’ici traité des passions de l’homme et de la morale semblent en avoir parlé, non pas du tout comme de choses naturelles et réglées à ce titre par les lois de la nature, mais comme de choses qui seraient en dehors de la nature. Ou plutôt, ils se représentent l’homme dans la nature comme un empire dans un autre… C’est pourquoi, bien loin d’attribuer l’inconstance ou la faiblesse de l’homme aux lois de la nature, ils les imputent je ne sais à quel vice de la nature humaine sur laquelle, à ce propos, les uns se lamentent, les autres s’égaient ou la méprisent, ou finissent par la prendre en haine. »

  • (Éthique, iii. Préambule.)

Voilà bien le cas des protestants au milieu desquels vivait l’auteur de l’Éthique, voilà le cas des jansénistes, et voilà le cas aussi de l’auteur des Pensées. Mais voilà surtout le témoignage explicite et authentique du progrès qu’avait accompli, dans la première moitié du xviie siècle, la philosophie de la nature, et c’est ce qu’il faut savoir, si l’on veut savoir avec exactitude quel était, entre 1660 et 1680, le fond de la pensée de nos « libertins ».

Ils ne croyaient pas précisément que la nature fût bonne, an sens où l’entendra plus tard l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Émile, mais ils ne croyaient pas non plus qu’elle fût mauvaise. Ils professaient seulement qu’elle était la nature, que ses inspirations ou ses conseils ne sauraient en général différer de ceux de la sagesse :

Nunquam aliud natura, aliud sapientia dicit ;

et surtout ils disaient — c’est l’expression de La Mothe Le Vayer, l’un des amis particuliers de Molière — que de vouloir lui résister, c’est prétendre ramer contre le cours de l’eau. Non pas d’ailleurs qu’on doive toujours la suivre, ni toujours obéir à ses impulsions :

Un certain Grec disait à l’empereur Auguste
Comme une instruction utile autant que juste
Que, lorsqu’une aventure en colère nous met,
Il nous faut avant tout dire notre alphabet,
Afin que dans ce temps la bile se tempère
Et qu’on ne fasse rien que l’on ne doive faire…

Les conseils de la nature ne sont pas toujours opportuns, et ils ne sont pas toujours clairs. Mais, en ne la suivant pas, il faut prendre garde au moins de ne pas la contrarier, et, pour cela, de ne rien mêler à ses opérations qui ne soit pris ou tiré d’elle-même, si je puis ainsi dire, et puisé dans son fonds. On ne dira donc pas à l’homme d’essayer de s’en distinguer, mais au contraire de s’y conformer, d’en user avec elle comme les membres avec l’estomac, de se bien souvenir qu’étant en elle il ne vit que par elle, et de ne jamais enfin la traiter en puissance ennemie. Est-ce pourtant ce que l’ont toutes les religions ? et, comme les religions, toutes les disciplines qui ne mettent pas dans la vie même et dans le plaisir de vivre l’objet et le but de la vie ? On voit la conséquence, et je n’ai pas besoin ici de la déduire longuement.

C’est de cette « philosophie », très nette et très précise, que Molière a été l’interprète, et ce sont là les « semences d’irréligion fine et cachée » que Baillet découvrait dans presque toutes ses comédies. Les partisans en étaient plus nombreux qu’on ne croit au xviie siècle, et — pour n’en citer qu’un ici — les Contes et les Fables même de son ami La Fontaine ne l’insinuent pas moins subtilement que les chefs-d’œuvre de Molière. Tous ensemble, avec une conscience plus ou moins claire de leur œuvre, indifférents ou sceptiques, libertins ou athées, puisque c’étaient les noms qu’on leur donnait alors, ils continuaient la tradition païenne de la Renaissance, et par un effort contraire à celui des Pascal, des Bossuet ou des Bourdaloue, ils travaillaient à « déchristianiser » l’esprit du xviie siècle, ou, si je puis me servir de ce mot, ils travaillaient à « laïciser » la pensée. Doit-on les en louer, ou le leur reprocher ? C’est une question que je n’examine point, et je me borne à dire qu’en prêchant la liberté de penser, les deux plus grands d’entre eux, La Fontaine et Molière, sont suspects à bon droit d’avoir prêché la liberté des mœurs. S’ils ne sont pas eux-mêmes ce que l’on appelait dans le langage du temps des « incrédules passionnés » — et encore, ne le sont-ils point ? — toujours est-il que leur doctrine a cependant contre elle d’avoir mis les passions au large. Mais je ne traite aujourd’hui que d’histoire ; et, quoi qu’on pense de leur influence, il ne m’importe pour le moment que d’en préciser la nature. Or, elle est telle que, dans l’histoire des idées du xviie siècle, ayant balancé le pouvoir du jansénisme, et n’ayant pas d’ailleurs agi dans le même sens que le cartésianisme, le naturalisme qu’ils représentent est comme un troisième courant qu’il faut donc distinguer expressément des deux autres.

Si l’on a vu plus haut comment l’esprit du xvie siècle était devenu celui du xviie, on voit ici comment celui du xvie à son tour est devenu celui du xviiie siècle. C’est aussi bien ce que j’essaierai de faire voir quelque jour, avec plus de précision et plus de netteté. Mais, en attendant, c’est, assez si l’on se rend compte que Voltaire et Diderot, par exemple, ont bien là leurs vraies origines. Je ne parle point de Rousseau : Rousseau vient d’ailleurs ; mais Voltaire et Diderot y sont bien tout entiers. Si je l’ai déjà ‘ait observer, il ne sera pas mauvais de le redire : avec une sûreté de coup d’œil singulière, c’est à Pascal que Voltaire, dès 1728, s’en est pris tout d’abord, et c’est d’abord contre les Pensées ou contre le jansénisme qu’il a renouvelé le combat de Tartufe et de l’École des femmes. Les jésuites ont eu l’insigne maladresse de l’y encourager, comme Louis XIV avait fait autrefois Molière. C’était au nom des « honnêtes gens » en effet, qu’il écrivait aussi, lui, Voltaire, dans ses Remarques sur les Pensées de Pascal :

« L’homme n’est point une énigme, comme vous vous le figurez, pour avoir le plaisir de la deviner : l’homme paraît être à sa place dans la nature. Supérieur aux animaux, auxquels il est semblable par les organes, inférieur à d’autres êtres, auxquels il ressemble probablement par la pensée, il est, comme tout ce que nous voyons, mêlé de bien et de mal, de plaisir et de peine ; il est pourvu de passions pour agir, et de raison pour gouverner ses actions… Et ces prétendues contrariétés que vous appelez “contradictions” sont les ingrédients nécessaires qui entrent dans le composé de l’homme, qui est, comme le reste de la nature, ce qu’il doit être. »

  • (Édition Beuchot, xxxvii, p. 36.)

Molière n’avait pas dit autre chose, par la bouche de Philinte, « l’honnête homme » du Misanthrope :

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
Et je crois qu’à la cour de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

Encore n’est-ce là que l’excuse de la nature, pour ainsi dire, ce n’en est pas l’apothéose, ni la religion. Voltaire, à bien des égards, est toujours du xviie siècle, et, nourri dans le jansénisme, il ne croit pas plus que Molière à la bonté de la nature. Il croit seulement à l’inutilité d’abord, et ensuite à la cruauté des moyens que les hommes ont imaginés pour combattre la nature, et ne réussir finalement qu’à être vaincus par elle. Mais c’est Diderot qui va plus loin ; et, cette religion de la nature qui n’était encore enveloppée, chez Voltaire et chez Molière, que comme une conséquence lointaine dans son principe premier, c’est lui qui l’en dégage, bien plus ouvertement et bien plus hardiment que Rousseau.

« Veux-tu savoir en tout temps — dit Orou à l’aumônier, dans le Supplément au voyage de Bougainville — veux-tu savoir ce qui est bon et ce qui est mauvais ? Attache-toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton semblable, à l’influence de ta conduite sur ton utilité particulière et sur le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu’il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l’univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu ordonneras le contraire, mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par les châtiments et par les remords ; tu dépraveras les consciences, tu corrompras les esprits. Troublés dans l’état d’innocence, tranquilles dans le forfait, ils auront perdu l’étoile polaire dans leur chemin. Réponds-moi sincèrement, en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs — Dieu, le prêtre et le magistrat, — un jeune homme, dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur permission, avec une jeune fille ? »

  • (Édition Assézat et Tourneux, ii, p. 198.)

Je demande pardon pour cette dernière ligne. Obligés que nous nous croyons, quand nous le citons, de ne citer toujours qu’une moitié des paroles de Diderot, il en résulte que l’on ne connaît pas assez le personnage ; et ici, en particulier, je craindrais qu’on n’eût pas mesuré la portée de la citation, si je ne l’avais donnée tout entière.

Caractéristique, en effet, de l’espèce habituelle des préoccupations de Diderot quand il « moralise », il me semble qu’elle ne l’est, pas moins des conséquences où la superstition de la nature ne saurait, tôt ou tard, s’empêcher d’aboutir. Diderot rejoint ici Rabelais, et son rêve d’Otaïti, si, je puis ainsi dire, nous ramène à l’abbaye de Thélème. Ébranlé dans ses fondements par le paganisme de la Renaissance, dont Luther et surtout Calvin ont vainement essayé d’arrêter le progrès, compromis et discrédité par l’âpreté même des querelles théologiques du xviie siècle, rendu pour cinquante ans à peine, par les Pascal, les Bossuet et les Bourdaloue, à la dignité de son institution, attaqué sur tous les points à la fois ou successivement par les libertins, par les philosophes du xviiie siècle et par les encyclopédistes, le christianisme a perdu la bataille. On ne s’étonnera pas, sans doute — si le combat singulier de Molière contre les Pascal, les Bossuet, et les Bourdaloue n’en est pas le moins intéressant épisode, — que nous ayons tenu à le mettre en lumière, et que nous y ayons longuement insisté.

Que maintenant Molière ait prévu toutes les conséquences qui devaient sortir un jour de ses doctrines, c’est ce que je n’oserais dire, mais c’est ce qui n’importe guère. Ni Voltaire, ni Diderot non plus n’ont prévu, ni sans doute voulu, tout ce qui s’est fait depuis eux sous l’autorité de leur nom. Dans l’ardeur de la lutte, enveloppé qu’on est et comme aveuglé par la fumée du champ de bataille, à peine mesure-t-on ses coups, bien loin d’en pouvoir préjuger les effets. Peut-être, d’ailleurs, est-ce le propre du génie que d’insinuer ainsi dans son œuvre quelque chose de plus qu’il n’y croyait mettre lui-même. Le talent, qui sait tout ce qu’il fait, qui peut en rendre compte, ne le peut et ne le sait que comme incapable d’étendre son regard au-delà des horizons dès son temps ou des bornes actuelles de son expérience ; mais le génie, lui, c’est vraiment le pouvoir d’anticiper sur l’avenir ; et d’âge en âge, ses créations ne changent pas pour cela, comme on le dit quelquefois, de nature ou de sens, mais il faut les comparer à ces lois dont la formule féconde enveloppe jusqu’aux phénomènes qu’elles n’ont pas prévus. On ne me disputera pas le droit d’inscrire Molière au rang et au nombre des hommes de génie.

En tout cas, conscient ou non de l’entière portée de son œuvre, ce qui n’est pas douteux, c’est que, fils de Montaigne et de Rabelais, ami de Chapelle et de La Fontaine, amant de Madeleine Béjart et mari d’Armande, nul n’a été plus libre que Molière, plus dégagé de toute croyance, plus indifférent en matière de religion, — ni, par cela même, plus agressif, en un temps où la religion ne laissait à personne la liberté de son indifférence. On la lui eût accordée que, comme j‘ai tâché de le montrer plus haut, je crois qu’il eût encore attaqué dans la religion tout ce qu’elle prétend imposer d’entraves au développement ou à l’expansion du naturel et de la nature.

Son œuvre rentre ainsi dans l’histoire, et il reprend la place à laquelle il a droit dans l’histoire des idées. La physionomie générale du xviie siècle en est sensiblement modifiée. La fausse unité qu’on lui prêtait n’est plus qu’en étalage ou en superficie. On y distingue des époques, et, dans chacune de ces époques, des partis. Les cartésiens en font un et les jansénistes un autre. Mais les libertins en forment un troisième, et Molière en est le plus illustre représentant. Ce que l’on ne murmurait pour ainsi dire qu’à portes closes, comme entre complices, dans les coteries des beaux esprits, il l’a dit publiquement, à portes ouvertes. Ce qui n’était qu’une doctrine secrète ou réservée, dont on ne croyait pas que le vulgaire fût encore capable, il l’a enseigné sur la scène, et comme inoculé aux clercs de procureurs, aux mousquetaires, à la valetaille qui remplissaient le parterre. Enfin, ce qui n’était qu’une théorie à laquelle on n’osait pas toujours conformer sa conduite, il en a fait une morale : une morale, c’est-à-dire une pratique, une règle de vivre.

Et la bataille a été chaude, la mêlée a été confuse, avec des alternatives de revers et de succès. Les jansénistes ont paru triompher un moment, et les cartésiens, un moment, ont paru s’unir aux jansénistes. Ce même Baillet, qui a si bien reconnu dans Molière « un des plus dangereux ennemis de l’Église », est le biographe de Descartes. Mais c’est Molière qui l’a emporté ; son Tartufe a changé le sort du combat ; et ni la piété, ni l’éloquence., ni le génie même n’en ont pu rétablir la face et la fortune. À cet égard, on peut dire qu’il annonce l’esprit du xviiie siècle, ou même déjà qu’il le prépare. Il a en quelque sorte interrompu la prescription de la libre pensée. Et comme on passe de Rabelais et de Montaigne à lui sans secousses, ainsi, tout doucement, et, presque insensiblement, passe-t-on de lui-même à Voltaire et à Diderot. Il est de la famille ; et sans essayer ici de faire un parallèle, il est sans doute celui de tous qui a le plus agi, quand ce ne serait que par le moyen de ce que la forme dramatique a de supériorité sur les autres pour propager les idées dont elle se fait l’interprète.

Dirai-je qu’il en est plus grand ? Non, puisque l’on m’a fait obligeamment remarquer qu’il n’était au pouvoir de personne de « diminuer » ou de « grandir » Molière, — ce qui ne signifie rien, pour le dire en passant, à moins que ce ne soit la négation de toute critique. Mais au lieu d’être un simple amuseur ou un « bouffon de génie », je ne crois pas qu’il puisse être indifférent à sa gloire d’avoir été un « penseur » aussi. L’École des femmes, ou Tartufe, ou le Malade imaginaire ne sont pas des œuvres qu’on puisse vider de leur contenu, pour ne s’en attacher qu’à la forme, dont on puisse négliger le fond et n’en considérer que le « style » : on l’oublie trop, et je ne veux pas en dire aujourd’hui les raisons, je ne les dirai que si l’on me pousse, mais on l’oublie trop. C’est ce que j’ai tâché de montrer. Si maintenant, et en outre, j’avais pu faire voir, par un illustre exemple, ce qu’il y a d’humiliant pour tous les écrivains dans cette critique verbale, qui ne leur demande compte que de la manière dont ils ont dit les choses, et jamais des choses qu’ils ont dites, je ne penserais avoir perdu ni mon temps ni ma peine ; — et j’espère que le lecteur voudra bien le penser avec moi.

Montesquieu22 §

M. Paul Janet vient de rééditer, à la librairie Delagrave, pour l’usage des classes, les cinq premiers livres de l’Esprit des lois, précédés d’une savante Introduction et suivis de notes explicatives. Chez un autre éditeur, pour une collection de Classiques populaires — préparatoire en quelque sorte à la connaissance de nos grands écrivains, et où les extraits tiennent presque autant de place que la biographie, — M. Edgar Zévort vient d’écrire un assez bon Montesquieu. Enfin, pour cette bibliothèque ou galerie des Grands Écrivains français, moins « populaire », inaugurée tout récemment par un si joli volume de M. Gaston Boissier sur Madame de Sévigné, et un si malicieux de M. Jules Simon sur Victor Cousin son maître, M. Albert Sorel, qui s’était chargé du Montesquieu, nous le donnait il y a quelques jours. Écrivant tous les trois pour un public différent, et ne s’étant proposé le même but qu’en gros, si l’on peut ainsi dire, il n’y a pas lieu de comparer l’édition de M. Janet à la biographie de M. Zévort, ni celle-ci au livre de M. Sorel. Ce qu’ils ont seulement de commun, c’est de venger Montesquieu de l’édition qu’en avait publiée jadis Édouard Laboulaye, mais surtout de la soi-disant Histoire de sa vie et de ses ouvrages que l’on devait à M. Louis Vian. Et, nous, pour parler de l’Esprit des lois et de Montesquieu, ne pouvant assurément souhaiter des guides plus sûrs, un secours plus utile, une occasion plus favorable, nous la saisissons avec empressement.

Nous manquons, on le sait, de renseignements sur Montesquieu ; je veux dire que nous manquons d’anecdotes et de particularités, et si jamais on publie les papiers du château de la Brède, nous n’en aurons pas davantage : ils contiendront des extraits de ses lectures, des commencements de pensées, des notes sur Bantam ou sur le Japon, sur les usages d’Achem et les coutumes de Macassar, dont l’auteur n’en a mis qu’un trop grand nombre déjà dans son Esprit des lois. Seul, en effet, ou presque seul de ses contemporains, avec Buffon, Montesquieu n’a point écrit de Mémoires sur lui-même, il n’a pas cru devoir « se confesser », et sa Correspondance, assez maigre d’ailleurs, est assez insignifiante. On peut noter, dans cette réserve même, un premier trait de caractère. Il est de ceux qui ne donnent d’eux au public que leurs ouvrages ; et jusque dans l’intimité, nous savons d’autre part, au témoignage de ses amis, qu’il n’aimait pas à se livrer. Il n’a point connu de Mme de Warens dont il ait trahi les complaisances, il n’a confié à aucune demoiselle Volland le secret de ses infirmités ou de celles de Mme de Montesquieu, sa femme. Toutefois, de quelques-unes de ses Pensées diverses, d’un court portrait qu’il a tracé de lui, mais surtout d’une étude attentive de son Esprit des lois, de ses Lettres persanes, de son Temple de Gnide, il y a des indications à tirer, sinon des « révélations » ; — et M. Sorel, dans son livre, l’a, en vérité, très habilement fait.

C’est un gentilhomme, tout d’abord, ou qui se croit tel, et qui ne badine point sur l’article de sa noblesse. Il parle volontiers de ses « terres », de ses « vassaux » ; et s’il a l’air de se moquer de sa généalogie, c’est pour prévenir les mauvais plaisants, mais tout de même il la fait faire. Tout Gascon qu’il soit, et philosophe, très dégagé de préjugés, et son scepticisme voisin ou cousin de celui de Montaigne, il ne tient pas moins à descendre des « anciens Germains », conquérants de la Gaule romaine, possesseurs-nés du sol français. Même c’est cette illusion, comme le fait justement observer M. Sorel, qui l’a sans doute jeté dans ces longues recherches sur les lois féodales, ardues, ingrates, assez inutiles à l’objet de son Esprit des lois : dans les vingt et quelques premiers livres de son grand ouvrage, il avait « retrouvé les titres perdus du genre humain » ; il a voulu, dans les derniers, retrouver et fonder en droit ceux des barons de la Brède et de Montesquieu. Pour la même raison, parce qu’il en est et qu’il est sensible à la gloriole d’en être, il exagère volontiers le rôle de la noblesse dans l’état monarchique. Et ne pourrait-on pas dire qu’en plus d’une rencontre ce préjugé ne laisse pas d’avoir altéré la justesse de son sens historique habituel, comme dans ces condamnations qu’il a prononcées sur Louvois, sur Richelieu, « les plus méchants citoyens de France », et sur Louis XIV ? Et, en effet, l’un après l’autre ou ensemble, si quelqu’un, dans l’ancienne France, a brisé l’aristocratie de la noblesse ou, comme disait Saint-Simon, « rendu tout peuple et vil peuple » devant « les ministres, intendants ou financiers de la dernière espèce », n’est-ce pas eux ? Et jamais Montesquieu ne le leur a pardonné !

Le préjugé n’est pas moins fort en lui contre les gens de lettres. On l’eût fâché, blessé même de le comparer à Fontenelle ou à Voltaire. Je ne dis rien des autres, les Duclos, les Jean-Jacques, les Diderot, qui se glorifieraient volontiers de manquer de naissance ou d’éducation, et qui trop souvent croient faire acte de « citoyen », en le faisant de grossier personnage.

Bien né, bien élevé, de bonne compagnie et de bon ton — sinon toujours de bon goût, — jusque dans la licence et le libertinage, Montesquieu est un homme du monde, qui a un état et une condition. Qu’est-ce que seraient Voltaire ou Fontenelle, s’ils n’étaient les auteurs de leurs œuvres ? Un mince procureur, un petit avocat. Montesquieu, lui, serait encore et toujours le Président, comme on l’appelle dans les salons qu’il fréquente, c’est-à-dire un personnage : et il en respecte en lui la dignité sociale. Je trouve des marques de son mépris dans la manière dont il a parlé, non seulement des gens de lettres, mais encore de la matière de leurs occupations, du théâtre, du roman, de la poésie. Son mot d’ailleurs est assez connu : « J’ai la maladie de faire des livres, disait-il, et d’en être honteux quand je les ai faits » ; et l’on sait qu’il n’a mis son nom ni aux Lettres persanes ni aux Considérations, ni à l’Esprit des lois. La vocation était la plus forte, mais, en la déclarant publiquement, il eût cru déroger ; et, ne pouvant se tenir d’écrire, il voulait avoir l’air au moins d’écrire en se jouant, de n’en pas faire métier ni marchandise, de s’y délasser enfin d’occupations plus graves, plus convenables à son rang et aux fonctions qu’il avait traversées, ou plus utiles à la société, — comme de faire son vin, et d’améliorer ses terres.

Ajoutons encore un ou deux traits à sa physionomie : il y a en lui du magistrat, avec sa morgue et ses hauteurs, avec cette manie aussi d’expliquer habituellement, par un long circuit de raisons très lointaines et très compliquées, les actions les plus simples. C’est ce que l’on a quelquefois appelé le machiavélisme de Montesquieu. Il n’est pas simple, il le sait bien, mais il se pique de ne pas l’être. Dans ses Considérations, il aime à expliquer de grands succès par un mélange heureux de crimes ou de vices : ainsi ceux de Sylla, de César ou d’Octave ; et, dans l’Esprit des lois, il note, ici et là, des « qualités admirables » dont il prétend montrer que les effets politiques sont très pernicieux à ceux qui les possèdent. Les magistrats, à leur manière, sont de grands réalistes, comme les médecins, et un peu pour les mêmes raisons, sans assez réfléchir peut-être qu’ils n’ont communément affaire, les uns qu’avec le vice et les autres qu’avec la maladie. Le président de Montesquieu, qui faisait en gros trop d’estime de l’espèce humaine, la méprise trop en détail.

Et c’est enfin un bel esprit, et, à de certains égards — si je l’ose dire tout bas — un bel esprit de province. Il a des goûts littéraires bizarres, des admirations capricieuses, très indépendantes, mais aussi très particulières, et assez peu justifiées. Parmi les anciens, ce n’est pas Salluste ni César, Tite-Live ni Tacite qu’il préfère, c’est Florus, et son Abrégé de l’histoire romaine, avec ses faux brillants. Ou bien encore, chez les modernes, l’Inès de Castro, de La Motte Houdard, lui paraît un chef-d’œuvre ; et les tragédies du vieux Crébillon, son Atrée, son Rhadamiste, son Catilina même, le troublent, le ravissent, le font entrer, selon son expression, « dans les transports des bacchantes ». En revanche, il a du regret de voir Tite-Live « jeter des fleurs sur les colosses de l’antiquité » — ce qui sans doute est dit d’une manière galante, — et il déclare que Voltaire ne fera jamais « une bonne histoire ». A-t-il écrit, comme on le veut, son Temple de Gnide pour faire sa cour à Mlle de Clermont ? Mais plutôt c’est qu’il se complaît en ces sortes de pastiches, et, jusque dans l’Esprit des lois, entre un livre sur les Lois dans le rapport qu’elles ont avec le principe qui forme l’esprit général d’une nation, et un livre sur les Lois dans le rapport qu’elles ont avec le commerce, nous le voyons introduire cette étrange Invocation aux muses : « Vierges du mont Piérie, entendez le nom que je vous donne !… » Jacob Vernet, qui surveillait à Genève l’impression du livre de Montesquieu, lui fit sacrifier ce morceau. Le bon M. Laboulaye s’en indigne, et, s’il l’osait, il injurierait cet imprudent ami. M. Sorel ne laisse pas d’y trouver des traits d’une admiration profonde et sincère de l’antiquité. Je n’y puis voir que l’affectation de bel esprit et le pédantisme d’un magistrat lettré. Montesquieu a trop d’esprit, plus encore d’envie d’en avoir, et cet esprit n’est pas toujours du bon aloi ni du meilleur goût.

C’est ainsi que, mêlés à des traits d’une ironie supérieure, le fameux chapitre sur l’Esclavage des nègres en contient quelques-uns qui ne sont, guère que des plaisanteries de robin, ou qui sentent la province. Mais n’est-ce pas se moquer du monde, et pas très plaisamment, que d’écrire le chapitre suivant ?

CHAPITRE XV
Moyens très efficaces pour la conservation
des trois principes.

« Je ne pourrai me faire entendre que quand on aura lu les quatre chapitres suivants. »

Il y a un mot plus juste que celui de Mme du Deffand pour caractériser ce genre d’esprit, avec la nuance propre de gravité qui persiste sous l’affectation, et ce mot est de Voltaire : « C’est faire le goguenard, disait-il, dans un livre de jurisprudence universelle ».

De tout cela cependant, de ces défauts et de ces qualités, dont les uns ne sont pas vulgaires et dont les autres sont rares, de ce souci de garder et de maintenir son rang, de cette gravité de magistrat et de cette impertinence d’homme du monde, de cette préoccupation de bien dire — et surtout de dire autrement que les autres, s’est formé laborieusement ou forgé un style unique, d’une pénétration, d’une concentration, d’une densité, si je puis ainsi parler, et d’une hardiesse d’effet souvent admirables et toujours singulières. Fénelon disait de saint Augustin qu’il était touchant, même en faisant des pointes : on pourrait dire de Montesquieu qu’avec tous les défauts d’un bel esprit on n’est pas, au fond, plus éloigné d’en être un.

« Lorsque la vertu cesse dans le gouvernement populaire, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir et l’avarice entre dans tous. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles ; chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître : ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public, mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille, et sa force n’est plus pue le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous. »

Ce n’est pas ici le lieu de rechercher dans ce tableau ce qu’il pourrait y voir d’applicable à des temps et des hommes pour lesquels Montesquieu ne l’avait pas tracé. Mais ce style haché et heurté, sentencieux et épigrammatique, qui procède par addition successive de traits également forts, ces antithèses qui expliquent les lois des choses en fixant le sens des mois, ces remarques de grammairien, qui sont en même temps les observations d’un moraliste et d’un homme d’État, une certaine fierté stoïque — je ne sais si je ne devrais dire une certaine tristesse, — qui recouvre et enveloppe tout le reste, voilà ce qui était sans modèles dans a langue française et dont nous n’avons revu depuis lors que de faibles imitations. C’est que précisément les particularités du caractère et de la condition de Montesquieu y concourent pour la meilleure part, et Bossuet seul peut-être ou Pascal ont écrit d’un style plus personnel, sous son apparente impersonnalité, plus original, et qui soit plus « l’homme » tout entier.

C’est pourquoi Montesquieu n’a point conformé son style à ses sujets, mais plutôt ses sujets à son style ; et sa manière d’écrire lui a comme imposé sa manière de penser. Le titre importe à peine, et le cadre, et la nature des digressions : sous le nom de Lettres persanes, de Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, d’Esprit des lois, Montesquieu, en réalité, n’a jamais écrit qu’un seul ouvrage ; et les huit ou dix volumes de ses œuvres sont huit ou dix volumes de Considérations sur les mêmes matières. C’est un homme qui lit, non pas à l’aventure, omis sans beaucoup de suite, qui inédite sur ce qu’il a lu, qui le reprend à son compte, qui le plie aux exigences de sa propre personnalité, qui le transforme en se l’assimilant, — et qui ne réussit pas d’ailleurs à lui imposer une véritable unité.

Car, je veux bien, comme le dit M. Janet, au début de son Introduction que « l’Esprit des lois, sans aucun doute, soit le plus grand livre du xviiie siècle » — quoique pourtant l’Essai sur les mœurs, et la Nouvelle Héloïse, et l’Histoire naturelle, dans des genres assez différents, comme l’on voit, soient d’assez grands livres aussi, — mais il faut bien l’avouer, le désordre y est extrême et la lecture en est laborieuse. Bodin, au xvie siècle, dans sa République, est beaucoup plus prolixe : il est à peine plus confus. Qui donc a dit que l’intelligence de Montesquieu était en quelque sorte fragmentaire, peu capable d’ordre, et tout à fait inhabile à la composition ? On pourrait ajouter, quoique sujet dont il s’empare, comme il le creuse très profondément, que ses conclusions vont en s’éloignant, en divergeant les unes des autres à mesure même qu’il leur donne cette forme arrêtée et définitive, qui est la sienne. Il ne perd pas sa matière de vue, mais elle lui échappe d’elle-même, et les « mains paternelles », selon son expression, lui en tombent de découragement : Bis pairiæ cecidere manus. Il y a trop de choses dans l’Esprit des lois, trop diverses, et un plan trop vaste.

Plus j’ai lu l’Esprit des lois, et moins j’en ai discerné le véritable objet. Les analyses que l’on en a données ne m’ont pas éclairé davantage ; et elles n’ont pas non plus éclairé les autres, puisque, autant que j’ai consulté de commenta leurs de l’Esprit des lois, autant en ai-je trouvé de différents interprètes. L’Essai sur les mœurs, ou le Discours sur l’histoire universelle, voilà qui est, clair, qui est lumineux, dont l’objet et l’idée générale, faciles à saisir, faciles à retenir, n’ont jamais fait hésiter personne. Il n’en est pas de même de l’Esprit des lois. « Ceux qui auront quelques lumières, disait Montesquieu dans sa Défense de l’Esprit des lois, verront du premier coup d’œil que cet ouvrage a pour objet les lois, les coutumes et les divers usages des peuples de la terre. » N’est-ce pas à peu près comme s’il nous disait que son ouvrage a pour objet toute la jurisprudence et toute la politique, toute l’histoire et toute la morale ? Il se moque de nous, et sa définition n’est qu’une gasconnade. Mais la vérité, c’est que deux ou trois principaux objets se disputent, dans l’Esprit des lois, la pensée de Montesquieu ; qu’incertain lui-même entre eux, il va sans cesse de l’un à l’autre, non sans pliera chaque pas sous l’amoncellement de ses notes ; et qu’en vain il affecte la décision et la sécurité, il manque du point fixe qui devrait servir de repère à ses excursions, de but à ses démarches, et de centre à son livre.

Si nous en voulions croire Édouard Laboulaye, dans son édition — et M. Zévort, qui l’a suivi de trop près, à mon sens, — l’Esprit des lois ne serait qu’une continuation des Lettres persanes ; j’entends une satire politique habilement voilée, un pamphlet allusif dans le goût du Prince Caniche ou de Paris en Amérique. Partout donc où Montesquieu parle de Despotisme, c’est la Perse antique, la Turquie moderne, ou la régence d’Alger qu’il faudrait entendre ; lorsqu’il écrit Démocratie, ce serait tantôt Rome et tantôt l’Angleterre ; et enfin et surtout ce qu’il dit de la Monarchie, il faudrait constamment le prendre de la France du xviiie siècle, la France du Régent et celle de Louis XV. Comme les Caractères et comme le Diable boiteux, l’Esprit des lois deviendrait ainsi ce que l’on appelle un « livre à clé » ; et, moins absolu qu’autrefois en ce point, je n’en repousse pas tout à fait l’idée.

Car, l’interprétation n’a peut-être pas l’avantage, comme le croyait Laboulaye, de « rajeunir Montesquieu » — elle l’envieillirait plutôt, — mais elle peut servir à le justifier, entre autres critiques, de celles que l’on adresse à sa théorie des « principes » des trois gouvernements. S’il fait de la vertu le principe des gouvernements démocratiques, et de l’honneur celui des monarchiques, ce n’est pas qu’un démocrate ne puisse aimer l’honneur, ou que la vertu soit exilée nécessairement des monarchies, c’est tout simplement que l’honneur, c’est-à-dire le sentiment de la dignité personnelle, était, en son, temps, le principal ressort de la noblesse française, et la vertu, c’est-à-dire l’amour des institutions politiques de l’Angleterre, le principe effectif de la puissance britannique.

Admettons donc, sans difficulté, qu’il se soit glissé dans l’Esprit des lois plus d’une intention de satire, et que non seulement une cour ou un parlement, mais plus d’un ministre et plus d’un traitant aient « posé » devant Montesquieu. Le brillant auteur des Lettres persanes pouvait-il, en effet, renoncer à ces allusions malignes où il excellait ? Pour ne pas découvrir, jusque dans les matières les plus graves, un peu de ridicule, n’était-il pas d’ailleurs un observateur trop attentif ; un artiste aussi trop complaisant à lui-même pour ne pas s’en amuser ? Et enfin, s’il faut tout dire, dans les salons qu’il fréquentait, chez Mme du Deffand ou chez Mme Geoffrin, pourquoi voudrions-nous qu’il eût compromis sa réputation d’homme d’esprit ?

Il convient seulement de ne rien exagérer : et, à ce propos, M. Sorel a très bien montré qu’il fallait aussitôt et rigoureusement limiter cette interprétation, pour pouvoir l’accepter. Les procédés de Montesquieu, dit-il excellemment, ou sa méthode, si l’on veut, est celle des classiques. Comme à La Bruyère dans ses caractères, comme à Bourdaloue dans ses sermons, comme à Molière dans ses comédies, les réalités prochaines ou présentes ne lui servent que d’une occasion pour étudier en elles quelque chose de plus général et de plus permanent qu’elles-mêmes. Possible que Tartufe ait quelques traits de M. de Roquette ; que la cour, en tremblant, ait reconnu le maître lui-même dans le fameux Sermon sur l’Impureté ; qu’on doive mettre des noms propres, celui de Brancas ou celui de Lauzun, sous les portraits de La Bruyère ; mais La Bruyère, Bourdaloue, et Molière se flattent bien d’avoir en même temps insinué dans leur œuvre quelques traits qui soient de tous les temps comme de tous les lieux ; — et c’est même pour cela que leurs comédies, que leurs portraits et que leurs sermons survivent à tant d’autres.

Montesquieu tout de même. Il a Rome et l’antiquité dans sa bibliothèque, il a la Turquie, la France et l’Angleterre sous les yeux ; mais il a aussi les Délations des voyageurs, il a la collection des Lettres édifiantes ; il voit les lois se faire et se défaire, les institutions changer avec les mœurs ; et de tout cela il a bien la prétention de tirer des conséquences, d’induire des principes qui soient vrais de l’avenir comme du présent et comme du passé, de conclure enfin des rapports fondés sur la « nature des choses », et qui participent de sa nécessité. Cette interprétation de l’Esprit des lois, plus large, plus conforme aussi, je crois, à la pensée de l’auteur, ne détruit pas la première ; elle la limite, comme nous disions ; mais en la limitant elle s’y ajoute ; et il n’est pas douteux qu’en s’y ajoutant, la confusion du livre s’en augmente.

Eu voici cependant une troisième, et, d’après Vinet, qui se rencontre ici, par hasard, avec Auguste Comte, l’idée maîtresse de Montesquieu, l’objet propre de l’Esprit des lois, ce serait ce qu’ils appellent « l’Histoire naturelle des lois ». Observateur désintéressé du spectacle des choses humaines, les phénomènes de l’histoire, aux yeux de Montesquieu, ne se distingueraient qu’en apparence de ceux de la nature, mais en réalité seraient soumis comme eux à des lois invariables. La détermination de ces lois, comme aussi celle des rapports qu’elles soutiennent entre elles, de leur corrélation et leur solidarité, de leurs connexions et de leurs dépendances, tel serait le but de l’ouvrage. Et, au fait, ne l’a-t-il pas dit lui-même ? « J’ai d’abord examiné les hommes, et j’ai cru que dans cette infinie diversité de lois et de mœurs, ils n’étaient pas uniquement conduits par leurs fantaisies. J’ai posé les principes, et j’ai vu les cas particuliers s’y plier comme d’eux-mêmes, les histoires de toutes les nations n’en être que les suites, et chaque loi particulière liée à une autre loi ou dépendre d’une autre plus générale. »

On oublie seulement que, s’il l’a dit, c’est dans une Préface, dont il s’agit précisément de savoir si son livre a tenu les promesses. Tout ce que l’on peut donc affirmer, c’est que Montesquieu a bien eu le pressentiment de cette histoire naturelle des lois, qu’il en a même esquissé, si l’on veut, quelques chapitres — dans sa théorie des climats par exemple, — mais le fait est qu’il ne l’a point écrite ; et, dans l’état de la science de son temps, quand les matériaux ne lui eussent pas manqué pour en remplir le plan, ç’eût encore été la décision d’esprit, le parti pris philosophique, et la sévérité de composition nécessaires pour le tracer seulement.

Est-ce tout ? Non, pas encore ; et s’il y a dans l’Esprit des lois des traces de fatalisme, les intentions révolutionnaires ou réformatrices y abondent, au point que d’Alembert, dans son Éloge de Montesquieu, n’y a guère vu que cela. C’est une autre manière de comprendre et d’interpréter le livre. « Pour Montesquieu, l’homme est de tous les pays et de toutes les nations ; … il s’occupe moins… des lois qu’on a faites que de celles qu’on a dû faire, … des lois d’un peuple particulier que des lois de tous les peuples. » Et il est évident, quand il fait la théorie de la séparation des pouvoirs ou l’apologie de la constitution anglaise, comme quand il plaide contre l’esclavage, que Montesquieu ne croit point l’esclavage nécessaire, ni le régime parlementaire ou les lois protectrices de la liberté civile tellement liés au sol, au climat, à l’histoire de l’Angleterre qu’on ne les puisse transplanter sur le continent. Si ce beau système « a été trouvé dans les bois », c’est dans les villes qu’il se pratique, et si l’on le voulait, ce serait à Paris tout aussi bien qu’à Londres.

Montesquieu n’étudie donc point les lois pour elles-mêmes, ni surtout pour elles seules, mais pour les leçons ou les exemples qu’on en peut tirer, et pour les applications prochaines, quand il les trouve bonnes, que l’on en pourrait faire à sa propre patrie. C’est un publiciste, comme on dit aujourd’hui ; c’est un citoyen, comme on disait au xviiie siècle : il travaille en vue du bien public, et non pas seulement, comme Buffon, pour la science. L’histoire naturelle des lois l’intéresse, mais son pays autant ou davantage, et le progrès, et l’humanité. Citons encore d’Alembert et passons-lui son emphase habituelle toutes les fois qu’il parle d’un collaborateur de l’Encyclopédie : « L’amour du bien public, le désir de voir les hommes heureux, se montrent de toutes parts dans l’Esprit des lois, et n’eût-il que ce mérite si rare et si précieux, il serait digne par cet endroit seul d’être la lecture des peuples et des rois. » D’Alembert est un contemporain ; et je ne puis me faire à l’idée que, pour entendre un livre, il soit indispensable de n’avoir pas vécu parmi les préoccupations qui l’ont dicté jadis à son auteur.

Sans doute, on dira que toutes ces intentions, non seulement se touchent, mais s’entretiennent ; et je répondrai que c’est justement quand les matières se touchent qu’il est nécessaire de les bien distinguer, quand elles s’entretiennent qu’il importerait de nous en faire voir le lien. C’est ce lien que je ne vois pas dans l’Esprit des lois ; et je crains qu’il n’y soit point. Faute de cela. L’Esprit des lois n’est pas un livre ; mais seulement l’idée, ou encore mieux, les fragments d’un grand livre ; il y fait constamment penser, il ne l’est pas lui-même, il ne l’a jamais été. Stat magni nominis umbra : c’est le souvenir d’un grand monument, mais le monument n’a jamais existé.

On a quelquefois accusé de sa ruine, comme de celle de l’Histoire naturelle de Buffon, le progrès même de la science ; mais on n’a pas fait attention que l’érudition moderne avait renouvelé de fond en comble aussi l’histoire romaine, et qu’en dépit d’elle cependant les Considérations demeuraient toujours debout. C’est que les Considérations font un ensemble, et qu’à défaut d’une idée maîtresse, la chronologie toute seule y mettrait encore cette unité qu’on exige d’un livre. L’Esprit des lois est à peine un livre : ni chronologie ni perspective, comme le dit M. Sorel ; tout y est au même plan, s’y éclaire de la même lumière ; ce n’est pas seulement l’unité qu’on y regrette, c’est encore la suite, c’est surtout l’ordre et la clarté.

Y seraient-ils, si Montesquieu, dont il faut bien dire que la décision apparente ne laisse pas de cacher souvent une certaine timidité, avait pris parti dans la première question — et la plus importante, — que soulevait le seul dessein, quel qu’il fût, de son Esprit des lois ? C’est la question de la liberté.

Dans une monarchie, s’il ne dépend que de nous de pratiquer les vertus républicaines, quelles sont en effet ces connexions que l’on veut établir, et à quoi bon tant d’esprit pour démontrer que tout doit nécessairement différer dans l’État, selon que la puissance publique est aux mains de plusieurs ou d’un seul ? Pourquoi encore nous indignerons-nous contre l’esclavage ou contre l’Inquisition, si les phénomènes historiques et sociaux sont conditionnés eux-mêmes par d’autres phénomènes, sur lesquels nous ne pouvons rien de plus que sur la révolution de la terre autour de son axe, ou sur le refroidissement du soleil ? On voit aisément que, si l’auteur de l’Esprit des lois avait résolu la question, une moitié de son livre tombait, pour ainsi dire, cessait d’être, n’avait plus de raison d’exister. Mais ce que l’on voit peut-être encore mieux, c’est ce qu’il eût dû sacrifier de ses lectures et de ses observations, et qu’en le lui demandant on ne lui eût demandé rien de moins que de changer sa méthode de travail ou de transformer sa nature même d’esprit. Moins libre en son plan, moins capricieux en sa diversité, plus clair et mieux ordonné, l’Esprit des lois serait sans doute un livre mieux fait, qui donnerait moins de prise à la critique ; il serait moins de Montesquieu, si l’on peut ainsi dire, image ou portrait moins fidèle de son génie fragmentaire. Et puisque enfin sa manière de penser procède elle-même de l’originalité de sa manière d’écrire, il serait impie de souhaiter qu’au lieu de Montesquieu il se fût appelé… Goguet.

Ce qu’en effet toutes ces critiques ne sauraient empêcher, c’est que Montesquieu ne soit lui-même un très grand esprit, et son livre un livre essentiel dans l’histoire de la littérature française.

Il marque d’abord une date, une époque même de la prose classique. Toutes ces considérations de droit public et de jurisprudence, toutes ces matières de politique et d’économie, la théorie des gouvernements comme celle du change, ou l’interprétation des lois civiles comme celle des lois pénales, enfouies jusque-là dans les livres savants et spéciaux des Cujas ou des Barthole, des Grotius ou des Puffendorf, des Domat ou des Pithou, l’Esprit des lois, pour la première fois, les faisait sortir de l’enceinte étroite des écoles, de l’ombre des bibliothèques, et, les mettant à la portée de tous, accroissait ainsi le domaine de la littérature de toute une vaste province de celui de l’érudition. C’est ce que Descartes, avec son Discours de la méthode, avait fait pour la philosophie, Pascal, pour la théologie, dans ses Lettres provinciales ; et c’est ce que faisaient, vers le même temps que Montesquieu, pour l’histoire, Voltaire, dans son Essai sur les mœurs, et pour la science, Buffon, avec son Histoire naturelle. Les hommes du monde dans les salons, les femmes elles-mêmes à leur toilette, s’étonnèrent de se trouver si savantes en politique, si avancées dans ces problèmes qu’on leur avait jusqu’alors enveloppés de tant de mystère, et comme défendus par tant de barrières. L’étonnement devint de l’admiration en devenant du plaisir. Et c’était justice, puisque aussi bien cette bonne fortune n’est jamais échue qu’à de très grands écrivains. Elle exige, en effet, pour être méritée, deux qualités voisines du génie : un sentiment très sûr, très profond, des ressources d’une langue et un tact très subtil du point d’avancement de l’intelligence publique. Montesquieu, dès les Lettres persanes, eut ce sentiment et ce tact : l’un lui dicta le choix de son sujet, l’autre lui procura les moyens de le traiter ; et c’est ainsi que, par l’Esprit des lois, la politique et la jurisprudence entrèrent dans la littérature.

Le livre eut un autre mérite : ce fut de donner aux études historiques une direction nouvelle. Apologétique ou érudite avec les Bénédictins, polémique avec Bossuet, narrative avec Voltaire, l’histoire, avec l’Esprit des lois, devient philosophique, en ce sens qu’elle fait désormais consister son principal objet dans la recherche des causes. Je n’examine point à ce propos si Montesquieu lui-même a réussi dans cette recherche des causes, ni s’il n’en a point sacrifié quelques-unes, et des plus effectives, à son goût personnel d’expliquer les événements par les plus lointaines ou les plus générales. La philosophie de l’Esprit des lois a quelquefois besoin d’être corrigée par la philosophie de l’Essai sur les mœurs. Si ce n’est point « la fortune qui domine le monde », on peut douter pourtant que « tous les accidents soient soumis à des causes » qui en déterminent la forme. Mais ce qui est certain, c’est l’influence de Montesquieu sur tous les historiens qui l’ont suivi et sur la manière même de considérer, d’étudier, et d’écrire l’histoire.

C’est l’Esprit des lois qui a dégagé les historiens de la superstition des modèles antiques, en leur proposant une autre ambition que d’imiter de loin César ou Tite-Live. Ce que l’on n’avait pas très clairement discerné dans les Considérations, quoique la méthode y fût déjà tout entière, on le vit à plein dans l’Esprit des lois ; et « comme un ouvrage original en fait toujours éclore cinq ou six cents autres », quand on l’eut vu, on ne l’oublia plus. Voltaire même, autant qu’il le pouvait, se mit à l’école de Montesquieu ; les Anglais suivirent ; et de nos jours encore chez Guizot chez Tocqueville, chez M. Taine enfin, rien ne serait plus facile que de retrouver l’influence de l’Esprit des lois. « Si nous devons reprendre en sous-œuvre l’édifice du maître, a dit quelque part M. Taine, c’est seulement parce que l’érudition accrue a mis en nos mains des matériaux plus solides et plus nombreux. » Et c’est peut-être bien aussi qu’en donnant aux idées de Montesquieu plus d’extension et de portée qu’elles n’en axaient dans sa pensée même, nous les avons un peu dénaturées, mais enfin, ce sont bien les siennes, et celles que l’on en a tirées, elles y étaient contenues, après tout, comme la conséquence l’est dans son principe.

Enfin — et peut-être est-ce là, de tous les services qu’il a rendus, le plus considérable et le plus oublié, — à cette société du xviiie siècle, envahie par le doute et l’incrédulité, Montesquieu vint enseigner la grandeur et, par conséquent, le respect de l’institution sociale. Quelques épigrammes que l’auteur des Lettres persanes ait dirigées contre les institutions de son temps et de son pays, quelques libertés qu’il ait prises, trop souvent, et jusque dans l’Esprit des lois, avec la morale, Montesquieu n’en considère pas moins la société comme la plus belle invention des hommes, si l’on peut ainsi dire, puisque aussi bien elle est la condition, le lieu, et la garantie enfin de toutes les autres.

C’est pour cela qu’il a écarté de son Esprit des lois toute recherche scientifique et toute spéculation métaphysique sur l’origine et la formation des sociétés. Il lui suffit qu’elles soient. « Je n’ai jamais ouï parler du droit public, a-t-il dit dans ses Lettres persanes, que l’on n’ait commencé par rechercher soigneusement quelle est l’origine des sociétés, — ce qui me paraît ridicule. » Il a raison ; qu’importe l’origine, si le droit public ne commence lui-même qu’avec la société formée ? Ne serait-ce pas aussi pour cela qu’il n’a pas cru devoir discuter plus à fond le problème de la liberté ? Libres ou non, esclaves de la fortune ou artisans de nos destinées, toute société des hommes n’est-elle pas effectivement fondée sur l’hypothèse, ou, comme disent les philosophes, sur le postulat de la liberté ? Quelle est la loi pénale qui ne suppose la liberté de celui qu’elle frappe ? la loi civile qui ne dérive du consentement ou du vœu des parties ? la loi politique dont un accord fictif ou réel des volontés ne soit l’origine, le principe, et la sanction ? Et c’est encore pour cela qu’en dépit de beaucoup d’erreurs, qu’il ne pouvait guère éviter, et d’un peu d’utopie, sans laquelle il ne serait pas tout à fait de son siècle, Montesquieu est si modéré, et au fond si peu révolutionnaire. « Il est quelquefois nécessaire, a-t-il dit, de changer certaines lois. Mais le cas est rare, et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante : on y doit observer tant de solennités, et apporter tant de précautions, que le peuple en conclut naturellement que les lois sont bien saintes, puisqu’il faut tant de formalités pour les abroger. » Bossuet lui-même n’a pas mieux parlé de « ce quelque chose d’inviolable sans lequel la loi n’est pas tout à fait loi ».

Il y a toutefois une différence entre l’auteur de la Politique tirée de l’Écriture sainte et celui de l’Esprit des lois : il y en a même plusieurs, mais je n’en retiens ici qu’une seule. Tandis que Bossuet fait de la religion le fondement mystique de l’institution sociale, c’est le respect de l’institution sociale dont on peut dire qu’il fait lui seul toute la morale, toute la philosophie, toute la religion de Montesquieu. Nous sommes nés pour la société, pour en exercer les devoirs, sans en attendre, en les exerçant, d’autre récompense que d’en avoir, chacun pour notre part, entretenu le culte. Ou encore, quand la société n’aurait d’autre objet qu’elle-même, non seulement nous serions tenus de toutes nos obligations envers elle, mais c’est alors qu’il faudrait nous y attacher plus étroitement que jamais. Et ce dernier trait, si je ne me trompe, en achevant de caractériser l’homme, achève aussi de mesurer l’influence et de préciser la portée de l’œuvre. C’est par là, en effet, qu’il a surtout agi, que le publiciste a conquis, qu’il a gardé longtemps la confiance et l’autorité que nous ne reconnaissons plus aux théologiens. C’est par là que son œuvre, si quelques parties en ont peut-être vieilli, n’a pas péri tout entière, que la vie continue toujours de circuler sous ses rides, que sa bienfaisante influence n’a pas cessé d’opérer sur ceux mêmes qui l’ignorent. Et c’est par là, enfin, que Montesquieu, si Français cependant, et voire un peu Gascon, est presque un plus grand homme encore dans l’histoire de la pensée européenne que dans celle de la littérature française.

Voltaire23 §

I §

Parmi nos grands écrivains, s’il en est un dont la Bibliographie soit indispensable à l’intelligence entière de ses œuvres, c’est assurément Voltaire ; — et on en voit aisément les raisons. Il a d’abord, lui tout seul, autant ou plus écrit que Montesquieu, Jean-Jacques, et Diderot ensemble. En second lieu, s’il a comme eux écrit quelquefois sous son nom, il a peut-être écrit encore davantage sous des noms supposés ; — et Quérard, qui jadis, dans sa Bibliographie voltairienne, ne relevait pas moins de cent trente-sept pseudonymes du grand homme, en a certainement oublié quelques-uns. Enfin, son œuvre est plus ou moins qu’une œuvre, c’est de l’action, et tout le monde sait que la littérature, pendant plus de soixante ans, n’a pas été pour l’auteur de l’Essai sur les mœurs et du Dictionnaire philosophique un art, mais proprement une arme. Il en résulte que, s’il y a des écrits qu’on ne puisse pas détacher de leur cause ou de leur occasion, dont le sens et la portée ne dépendent pas moins de la date et des circonstances de leur publication, en dépendent même davantage, que de l’effet qu’ils peuvent produire encore aujourd’hui sur nous, ce sont les siens.

Un seul exemple le fera bien voir.

En quelle année les grands comédiens, ceux de l’hôtel de Bourgogne ont-ils joué le Polyeucte de Corneille ? en 1640 ou en 1643 ? La question est intéressante, sans doute, et, à la réponse qu’on en donne, plusieurs autres questions sont liées : elle n’est pas importante ; je veux dire qu’elle ne fait rien, ou peu de chose, à l’histoire du théâtre français et à la connaissance du génie de Corneille. Mais, en quelle année précise, ou plutôt en quel mois de l’année 1762 a paru le Sermon des Cinquante ? avant ou après la Profession de foi du Vicaire savoyard ? La question n’est pas intéressante seulement, elle est presque capitale pour l’histoire des idées de Rousseau, pour la connaissance du caractère ou de la politique de Voltaire, et pour l’histoire même du mouvement philosophique au xviiie siècle, si, comme Condorcet l’assure, « le Sermon des Cinquante est le premier ouvrage où M. de Voltaire, qui n’avait jusqu’alors porté à la religion chrétienne que des attaques indirectes, ait osé l’attaquer de front ». Et, en réalité, sur ce point particulier, je crois que Condorcet se trompe ; mais s’il se trompe, c’est faute justement de connaître assez bien la Bibliographie des œuvres de son maître ; et nous, si nous sommes en mesure de rectifier son erreur, c’est qu’après cent ans écoulés, nous commençons à la connaître mieux.

Nous ne saurions donc trop remercier M. Georges Bengesco du service qu’il vient de rendre à l’histoire de la littérature française en nous donnant une Bibliographie des œuvres de Voltaire, dont l’intérêt, pour être autre et moins piquant au premier abord, n’est cependant pas moindre que celui des Études sur Voltaire de M. Gustave Desnoiresterres, ou des précieux commentaires de Beuchot dans sa monumentale édition des Œuvres. Ce que d’ailleurs les bibliographes de profession pourront penser des trois volumes déjà parus de l’ouvrage de M. Bengesco, ce qu’ils y trouveront à reprendre ou à critiquer, je l’ignore, et même je ne veux pas le savoir. Je sais ce que je puis dire, comme sachant un peu les difficultés et surtout l’étendue de la tâche, c’est que, pour aucun de nos grands écrivains, nous n’avons de Bibliographie comparable à celle de M. Bengesco. Le savant et laborieux auteur lui-même de la Bibliographie cornélienne, M. Émile Picot, ne m’en démentirait pas au besoin. Heureux en éditeurs, et heureux en biographes, car depuis Condorcet jusqu’à M. Desnoiresterres presque toutes les biographies de Voltaire participent de l’intérêt de sa vie — ce qu’on ne pourrait pas dire des biographies de Rousseau, — Voltaire ne l’aura pas été moins en fait de bibliographe.

On peut diviser l’œuvre entière de Voltaire en trois parts d’inégal volume, d’inégale importance, et d’inégal intérêt. La première, et à tous égards la moins considérable, s’enfonce tous les jours plus profondément dans l’oubli. On peut prévoir avec assurance que de son Théâtre entier — qui ne fait pas moins d’une cinquantaine de tragédies, de comédies, d’opéras, — et de ses Poésies, il ne surnagera guère, dans quelques années, que Zaïre, une douzaine d’épigrammes, autant de madrigaux, et quelques vers passés en proverbes. La troisième — c’est la Correspondance — est aujourd’hui la seule, ou à peu près, que l’on lise ; et, au fait, quand on sait la lire, car il y faut, quelque apprentissage, on y retrouve tout Voltaire, et les plus fameux de ses contemporains avec lui. Mais la seconde — les Histoires et les Contes, le Dictionnaire philosophique et les Mélanges, les Mélanges surtout, — voilà de beaucoup la plus volumineuse, comme aussi la plus importante, celle qu’il faut ne pas se lasser de lire et de relire, si l’on veut savoir et mesurer la nature, la grandeur, et la direction de l’action que Voltaire a exercée sur son siècle. La tâche en est d’ailleurs beaucoup moins fatigante, et plus profitable aussi qu’on ne le croit. Si Voltaire est en effet souvent superficiel, il ne l’est pas au moins faute de voir ou de comprendre ; et, sans jamais y viser, il a souvent atteint, par la seule et merveilleuse agilité de sa compréhension, la véritable profondeur. En proposant, d’ailleurs, pour les problèmes que nous agitons encore entre nous, des solutions trop simples, et par cela même, si l’on peut ainsi dire, éminemment contestables, il n’en a pas moins fait le tour des idées. Et puis, et enfin, Voltairiens que nous sommes sans le savoir ou même en voulant ne pas l’être, c’est là que nous avons nos origines ; et l’on est étonné, pour peu qu’on les lise avec quelque attention, de tout ce qu’il y a dans le Dictionnaire philosophique — moins encore que cela, dans une simple facétie, comme la Conversation d’un Intendant des Menus avec l’abbé Grizel, ou comme l’Histoire d’un bon Bramin — de choses que nous croyons avoir inventées ou trouvées d’hier.

Conformément à cette division, M. George Bengesco nous a donc donné, dans son premier volume, la Bibliographie des œuvres dramatiques, poétiques, et historiques de Voltaire. Il a consacré le second aux Mélanges. Enfin, dans le troisième, qui vient de paraître, il s’occupe uniquement de la Correspondance. Ce quatrième et dernier contiendra la description des collections d’Œuvres complètes, et l’examen des nombreux écrits plus ou moins faussement attribués à Voltaire. Mais nous nous reprocherions d’attendre pour parler de l’ouvrage qu’il soit entièrement terminé, puisque aussi bien nous n’avons pas attendu jusque-là pour nous en servir ; et, parmi les questions qu’il décide, nous en avons choisi deux où l’on verra clairement, je pense, le genre d’intérêt qu’il y avait à l’écrire.

La première est relative à l’influence que plus de trois années de séjour en Angleterre auraient exercée sur la formation ou le développement des idées de Voltaire.

Si l’on en croyait effectivement la plupart des biographes, les Allemands, les Anglais aussi, M. John Churton Collins, par exemple, dans son Voltaire en Angleterre (1886), ou M. Édouard Herz dans son Voltaire et la procédure criminelle au xviiie siècle (1887) — pour ne parler que des plus récents, — c’est à Bacon et à Locke, c’est à Newton et à Clarke, c’est à Collins, à Toland, à Woolston que Voltaire devrait les principes au moins de sa philosophie, de sa science, de sa théologie surtout ; et son œuvre polémique, sous une forme assurément française — aussi française qu’il y en ait au monde, on veut bien l’accorder, — serait cependant, dans son fond, tout anglaise. Aux environs de 1720, nous aurions donc député, un peu malgré lui, comme on sait, dans la patrie de la tolérance, du déisme, et de la libre pensée, un poète, une façon de gentilhomme, un bel esprit de salon et de cour, l’auteur d’Œdipe, de Mariamne, de la Henriade ; et l’Angleterre, trois ans plus tard, nous aurait rendu un philosophe, un sage, l’homme qui devait un jour, au nom de la libre pensée, du déisme, et de la tolérance, porter à l’ancien édifice religieux les coups les plus sensibles et les plus retentissants qui l’eussent ébranlé depuis le temps de Calvin et celui de Luther. J’aimerais autant que l’on dît que c’est l’Angleterre qui a fait la Révolution française ; et que ce qu’il y a de louable et de bon dans le long effort de l’homme qui n’en fut pas le moindre ouvrier, c’est ce qu’il doit à ses maîtres étrangers, mais que ce qu’il y a de moins bon, et même de condamnable, c’est ce qu’il y a mis de lui-même et du génie de sa race.

Sans aller jusque-là, les biographes français de Voltaire, avec cette singulière manie que nous avons d’en croire les étrangers sur eux-mêmes et sur nous, une paraissent pourtant avoir beaucoup exagéré la dette de Voltaire envers les philosophes et les libres penseurs anglais du commencement du xviiie siècle. Il était homme à se passer d’eux ; et s’il lui fallait absolument des maîtres, il en avait eu de français qui valaient bien Woolston, Toland, Collins, et Bolingbroke à la fois.

Rappelons-nous en effet l’état des esprits, même au xviie siècle : « Dans Paris seulement, écrivait le père Mersenne en 1623, dans ses Questions sur la Genèse, je ne compte pas moins de 50 000 athées, et l’on peut dire en vérité que cette superbe ville n’est pas plus infectée de l’odeur de ses boues que de celle de son athéisme ; Si luto plurium multo magis atheismo fœtet. » On connaît également la phrase de Nicole, quelques années plus tard : « Il faut donc que vous sachiez que la grande hérésie du monde n’est pas le calvinisme ou le luthéranisme, que c’est l’athéisme, et qu’il y a toute sorte d’athées, de bonne foi, de mauvaise foi, de déterminés, de vacillants et de tentés. » Et Leibniz s’écriait à son tour, en 1696 : « Plût à Dieu que tout le monde fût au moins déiste, c’est-à-dire bien persuadé que tout est gouverné par une souveraine sagesse ! » Mais déjà Bossuet avait mis le doigt sur l’origine du mal, sur sa cause toujours subsistante, et sur celle de ses progrès futurs quand il disait : « Je vois un grand combat se préparer contre l’Église sous le nom de la philosophie cartésienne. » Les libres penseurs français ont précédé dans l’histoire de la pensée moderne les free-thinkers anglais, si même on ne doit dire qu’ils les ont inspirés, et, dans Bolingbroke ou dans Shaftesbury, mais surtout dans Toland et dans Collins — qui me paraissent tous deux absolument médiocres — je doute que l’on trouvât rien que quelqu’un des nôtres n’eût dit avant eux24.

Il est surtout un livre et un homme dont on a méconnu dans cette question l’importance vraiment européenne, et qui nous appartiennent tous les deux tout entiers : l’homme, c’est Pierre Bayle, et le livre, c’est son Dictionnaire, trois ou quatre énormes in-folio, dont il ne s’est pas succédé, de 1696 à 1740, en moins de cinquante ans, moins de douze éditions, y compris deux adaptations ou traductions anglaises. Entre Spinoza, que le xviie siècle a d’ailleurs assez mal connu, et Voltaire, dont nous parlons, Bayle a été, non seulement en France, mais en Europe, l’apôtre de la tolérance ; et son Dictionnaire, entre le Traité et le Dictionnaire philosophique, a été le bréviaire de la libre pensée. Toutes les thèses que la philosophie du xviiie siècle a développées, ou presque toutes — car il en faut excepter celle de la bonté originelle de l’homme, — c’est Bayle qui les a proposées, définies, et enseignées le premier. Avant que Locke eût écrit son Essai sur la tolérance, Bayle avait publié sa France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, et son Commentaire philosophique sur le Compelle intrare, dont le titre même ressemble à celui d’un pamphlet de Voltaire. Avant que Collins eût composé ses Discours sur l’usage de la raison et sur la Liberté de penser, Bayle avait donné ses Pensées sur la comète ; et, dans son Dictionnaire, il avait épuisé tout ce qu’on a jamais produit d’arguments sur l’incompatibilité de la raison et de la foi. Avant que Toland eût écrit son Pantheisticon, qui est le compendium de l’athéisme anglais de ce temps, Bayle enfin avait osé dire : « que la religion chasse tellement les idées naturelles de l’équité qu’on devient incapable de discerner les bonnes actions d’avec les mauvaises » et, en conséquence, que, catholique ou protestante, musulmane ou païenne, la religion ne sert « qu’à ruiner le peu de bon sens que nous avions reçu de la nature ». Il exprime ailleurs la même idée d’une façon presque plus énergique, dont aucun des « philosophes » du xviiie siècle, anglais ou français, n’a dépassé la singulière et tranquille audace : « Les sentiments d’honnêteté qu’il y a parmi les chrétiens, dit-il, ne leur viennent pas de la religion qu’ils professent, — et la nature les donnerait à une société d’athées, si l’Évangile ne la contrecarrait pas. »

Mais peut-être que ces idées n’étaient pas sorties du cabinet des érudits ou des philosophes, et qu’en les reprenant à Bayle ou en les exprimant après lui, ce sont les libres penseurs anglais qui les auraient répandues et popularisées en Europe. Tout au contraire ; et quand les Œuvres, quand le Dictionnaire de Bayle n’auraient pas été pour Arouet ce que nous savons qu’ils étaient alors pour une jeunesse avide de nouveautés : des livres où l’on apprenait pour ainsi dire à lire, et l’arsenal dialectique où Voltaire devait toujours puiser plus tard de préférence aux livres anglais, il en eût encore retrouvé l’esprit tout entier dans la conversation des sociétés qu’il fréquentait.

On oublie trop, en vérité, que lorsque Voltaire débarqua pour la première fois en Angleterre, au mois de mai 1726, il avait passé la trentaine, et que, depuis déjà plus de vingt ans alors, il n’était guère de monde où son extraordinaire précocité ne l’eût familièrement mêlé. Chez la vieille Ninon de Lenclos, où son parrain, l’abbé de Châteauneuf, le menait aux jours de congé ; au Temple, chez les Vendôme, où l’on tenait, après boire, académie de libertinage ; ailleurs encore, chez les Maisons, où Dumarsais faisait le philosophe ; au café Gradot, au calé Procope, où Boindin donnait des leçons d’athéisme ; à la cour du Régent ou chez Mme de Prie, tous ces audacieux paradoxes, toutes ces idées que Bayle avait insinuées sous le couvert de son érudition, Voltaire les avait entendu soutenir et discuter, il les avait discutées lui-même, il les avait mises en vers faute d’oser encore les mettre en prose. Ou si peut-être enfin on aimait mieux cette autre manière de dire la même chose : avant qu’il fût Voltaire, il avait déjà trouvé, dans la France du temps de la Régence et de M. le Duc, une tradition de voltairianisme établie.

C’est ici qu’intervient le renseignement bibliographique pour compléter et achever la preuve. On peut lire, en effet, dans les Poésies de Voltaire, une pièce intitulée, selon les éditions : Épître à Uranie ou le Pour et le Contre, qu’il faut prendre d’abord grand soin de ne pas confondre avec deux autres pièces, qui portent bien aussi le titre d’Épître à Uranie, mais qui sont adressées à Mme du Châtelet, et dont la date est d’ailleurs certaine. Celle dont nous parlons commence par ces vers :

          Tu veux donc, charmante Uranie,
Qu’érigé par ton ordre en Lucrèce nouveau,
          Devant toi, d’une main hardie,
Aux superstitions j’arrache le bandeau…

La suite répond au début :

Entends, Dieu que j’implore, entends du haut des cieux
          Une voix plaintive et sincère,
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire,
…………………………………………………………
Je ne suis pas chrétien, mais c’est pour t’aimer mieux.

Et l’épître finit sur ces mots, dont le sens est sans doute assez clair :

Un Dieu n’a pas besoin de nos soins assidus.
Si l’on peut l’offenser c’est par des injustices,
          Il nous juge sur nos vertus
          Et non pas sur nos sacrifices.

Les éditeurs de Kehl ne s’y sont pas trompés. Ils ont très bien vu que le déisme voltairien était déjà tout entier dans cette courte pièce, et ils l’ont rapprochée de la Profession de foi du Vicaire savoyard. « Cet ouvrage, dit Condorcet, a le mérite singulier de renfermer en quelques pages et en très beaux vers les objections les plus fortes contre la religion chrétienne. » Mais quelle en est la date ? C’est ce qu’il a négligé de rechercher, et c’est ce qui importe.

La plus ancienne édition qu’on en connaisse est de 1738, mais on croit communément que l’épître dut paraître en 1734 ou en 1733 : Beuchot disait en 1732, et il est certain qu’elle courait manuscrite en 1731. Il y avait alors deux ans que Voltaire était revenu d’Angleterre. Mais, d’autre part, on lit, dans un factum de Jean-Baptiste Rousseau : Au sujet des calomnies répandues contre lui par le sieur Arouet de Voltaire et daté de 1736 : « Tout allait bien entre nous, lorsqu’un jour, m’ayant invité à une promenade hors de la ville, il s’avisa de me réciter une pièce de vers de sa façon, portant le titre d’Épître à Julie, si remplie d’horreurs contre ce que nous avons de plus saint dans la religion, et contre la personne même de Jésus-Christ, enfin si marquée au coin de l’impiété la plus noire, … que je l’interrompis, en prenant tout à coup mon sérieux. » Quelle est cette Épître à Julie ? Il semble bien que ce ne puisse être que le Pour et le Contre, dont la composition se trouverait ainsi reportée jusqu’en 1722, puisque c’est en cette année-là que les deux poètes se virent, à Bruxelles, pour la dernière fois. Mais si ce n’est pas le Pour et le Contre, alors, à en juger d’après le langage de Rousseau, c’est quelque pièce encore plus hardie, qui n’a pas été recueillie dans les œuvres de Voltaire. Et dans l’un comme dans l’autre cas, une telle pièce étant de 1722, ou de 1721 peut-être, elle est antérieure de quatre ou cinq ans pour le moins au départ de Voltaire pour l’Angleterre. Avant d’avoir lu ni Toland ni Collins, avant même de connaître Bolingbroke, Voltaire était donc en possession des principaux arguments de sa polémique antichrétienne. Et puisqu’on ne veut pas qu’il fût capable de les trouver tout seul, nous avons indiqué à quelle source il les avait empruntés.

On demandera pour quelle raison il attendit à les produire. Si la discussion de la première question a été quelque jour sur l’origine de ses idées, la discussion de la seconde fera peut-être quelque lumière sur la vérité de son rôle et de son caractère.

Un an de Bastille, trois ans d’exil, et le bruit soulevé par ses Lettres anglaises en 1734 l’avaient rendu prudent. Nous n’avons pour nous en convaincre qu’à parcourir le second volume de la Bibliographie de M. Bengesco, dont les quatre cents pages, comme nous l’avons dit, sont uniquement consacrées aux Mélanges. Les Mélanges de Voltaire, si l’on veut se faire une idée du contenu des quatorze tomes qu’ils remplissent dans l’édition Beuchot, peuvent se diviser en littéraires, comme l’Éloge de Crébillon, ou les Lettres sur la Nouvelle Héloïse ; scientifiques, tels que les Éléments de la philosophie de Newton ou l’Essai sur la nature du feu ; et polémiques enfin ou philosophiques — puisque c’est alors ainsi qu’on les appelait, — comme les Questions sur les Miracles ou le Dîner du comte de Boulainvilliers. Ces derniers, qui sont les plus nombreux et aussi les plus importants, roulent un peu sur toutes les questions que le xviiie siècle ait agitées, depuis celle du « produit net » et de la liberté du commerce des grains, jusqu’à celle de l’authenticité des Évangiles ou des rapports de la morale et de la religion. Enfin, parmi ces questions, à dater de 1760, il en est surtout deux ou Voltaire ne se lasse pas de revenir, sans autrement se soucier de se voir accusé de « rabâchage » par le baron de Grimm : l’une est la question de l’administration de la justice criminelle, et l’autre la question, non pas précisément de la divinité, ou de la vérité du christianisme, mais de sa conformité à la raison.

Je dis : à dater de 1760 ; et c’est ce que confirme l’examen bibliographique. Tandis qu’en effet, dans le second volume de M. Bengesco, les Mélanges antérieurs à 1760 s’inscrivent sous quatre-vingt-douze numéros seulement — de 1548 à 1640, — dont la description n’occupe pas plus de soixante-quinze pages ; les Mélanges postérieurs à 1760 se classent sous deux cent trente-huit numéros — de 1641 à 1879, — dont la description remplit tout près de trois cents pages. On remarquera que cela fait environ treize ou quatorze pamphlets par an, dont quelques-uns sont de gros livres, comme le Traité de la tolérance, ou la Bible enfin expliquée. Encore, je ne parle ni des Contes — l’Ingénu est de 1767, et l’Homme aux quarante écus de 1768 ; — ni des tragédies que l’infatigable rimeur continue de brocher — Tancrède est précisément de 1760 ; — ni des Épîtres enfin ou des Contes en vers — l’Épître à Boileau est de 1769, et la Bégueule de 1772 ; — ni du Dictionnaire philosophique, ni du Commentaire sur Corneille. Mais je crois devoir ajouter qu’il en est de la Correspondance comme des Mélanges, et que, dans l’édition de M. Moland, par exemple, tandis que, de 1711 à 1760, pour un demi-siècle, nous n’avons que 4 011 pièces, nous en avons 6 250 pour les dix-huit années seulement de Ferney, de 1760 à 1778. — Les pertes ou les manques se compensent ; et si, pour la première période, nous n’avons plus les lettres de Voltaire à Mme du Châtelet, ni l’espérance qu’on les retrouve un jour, on publiera sans doute les six ou sept cents lettres de Voltaire au banquier Tronchin, mais elles ne sont pas encore dans nos éditions. — Évidemment, à cette suractivité du « vieillard de Ferney », il doit y avoir d’autres raisons que son éloignement de Paris ; et la bibliographie, qui nous aidait tout à l’heure, a besoin, maintenant, que nous l’aidions à son tour.

Oui, dès l’époque où Voltaire écrivait l’Épître à Uranie, si ses idées n’étaient pas encore arrêtées, comme l’on dit, il en avait au moins les commencements de toutes ; et c’était bien celles que, dans ses Mélanges ou dans le Dictionnaire philosophique, il devait un jour développer. Même on pourrait observer, puisque l’Épître à Uranie ne parut publiquement qu’en 1732 au plus tôt, que, par où le vieillard devait finir, par là aussi le jeune homme avait commencé. En effet, le dernier ouvrage de Voltaire est une suite de Remarques sur les Pensées de Pascal, datée de 1778 ; et, dans ses Lettres anglaises, qui parurent en 1734, mais qui sont de 1728, rien n’avait plus ému l’opinion qu’une Vingt-cinquième Lettre sur les Pensées de Pascal. Autre preuve, en passant, que la polémique antireligieuse de Voltaire, pour être d’un goût généralement douteux, n’est pas du moins aussi superficielle qu’on l’a bien voulu dire.

Éclairé par l’instinct — et aussi par la vive antipathie qu’il ressentait pour Armand Arouet, son « janséniste de frère », — Voltaire a bien pu n’opposer que de médiocres raisons à l’auteur des Pensées, mais il a reconnu en lui l’ennemi qu’il fallait vaincre d’abord, ou écarter, pour arriver au but qu’il entrevoyait. La « philosophie » de Voltaire ne pouvait s’établir que sur les débris de celle de Pascal ; et c’est ce que personne, au xviiie siècle, adversaire ou allié de sa cause, n’a discerné plus clairement que Voltaire, ni surtout avant lui. Cependant, après le premier éclat de 1734, il paraît un moment s’assagir. Il écrit bien, dans une lettre à son ami d’Argental, après la condamnation et le broiement des Lettres anglaises, une phrase qui semble annoncer l’intention de redoubler d’audace : « Va, va, Pascal, laisse-moi faire ! tu as un chapitre sur les Prophéties où il n’y a pas l’ombre du bon sens. Attends, attends » ; mais, cette menace, il n’y donne pas suite ; et, selon l’expression de Condorcet, il attendra maintenant, pour « attaquer de front la religion chrétienne » dans son Sermon des Cinquante, plus d’un long quart de siècle. Quelle en est la raison ? Car il a l’esprit hardi, s’il a le cœur timide, et, tout en calculant de loin les conséquences de ses actes, la vivacité de son imagination l’a rarement empêché d’en courir tous les risques.

C’est qu’il vient de contracter alors, avec Mme du Châtelet, une liaison où l’amour-propre semble d’ailleurs avoir autant ou plus de part que l’amour ou les sens ; et, du bel esprit de salon et de cour, du libertin ou du philosophe, son Émilie a fait un géomètre. Dans le château de Cirey, restauré, meublé, entretenu à ses frais, « il y a des chapelles pour quelques divinités subalternes », et il écrit Alzire ; il ébauche l’Essai sur les mœurs ; mais le « Dieu à qui l’on sacrifie », c’est Newton, et la grande affaire, c’est la physique. Elle remplit la plupart de ses lettres à l’abbé Moussinot. De bons juges estiment d’ailleurs que, si les Éléments de la philosophie de Newton ne sont guère que ce qu’on appelle une œuvre de vulgarisation, l’Essai sur la nature du feu est un travail original, où peu s’en faut qu’on ne discerne un pressentiment au moins de la théorie mécanique de la chaleur. Nous pouvons ajouter que, sans ses travaux scientifiques, Voltaire, quelques années plus tard, n’aurait jamais exercé l’influence qu’il devait avoir sur les Diderot et les d’Alembert. Ces physiciens et ces géomètres, qui n’auraient jamais reconnu l’autorité du poète de Zaïre et d’Œdipe, feignirent de se soumettre au commentateur de Newton. Pour lui, en attendant, comme il ne séparait jamais la pensée de l’action, ni la théorie de la pratique, il comptait bien que l’Essai sur la nature du feu ou les Doutes sur la mesure des forces motrices lui ouvriraient l’Académie des sciences, et cette espérance, aussitôt que formée, lui avait inspiré toute une politique, à laquelle, autant que sa naturelle mobilité le souffrait, il essayait de conformer sa conduite.

L’épisode, si je pouvais ici le raconter en détail, n’est pas l’un des moins curieux de l’histoire de sa vie, et de l’histoire même du xviiie siècle. En réalité, pendant près de quinze ans, sans vouloir ni l’un ni l’autre s’engager à fond et se compromettre, mais en se réservant soigneusement le droit de se haïr et de se combattre, le pouvoir s’est efforcé de conquérir Voltaire, et Voltaire d’embrigader avec lui, si je puis ainsi dire, un pouvoir qui n’avait pas alors moins d’affaires que lui-même avec ses parlements et avec son clergé. On sait la légende ou l’histoire de ces Contre-Provinciales qu’il faillit écrire à la requête ou sur l’invitation de Fleury. On connaît celle de ses missions diplomatiques, et le rôle d’intermédiaire, qu’avant d’en être prié seulement, il voulut jouer entre Frédéric et Louis XV. On se rappelle encore les espérances qu’il fonda sur « l’avènement » de Mme de Pompadour à la charge de maîtresse en titre, sa nomination d’historiographe de France et de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi. Tout cela se rapporte à cette politique, et se confond ensemble dans la duplicité de la même partie. Pendant quinze ou vingt ans, le pouvoir, en cela fidèle à la tradition de Louis XIV, s’est efforcé, mais sans en prendre tous les moyens qu’il eût fallu, d’absorber la réputation de Voltaire au profit de la gloire du règne ; et Voltaire s’est flatté que par le moyen des maîtresses, dont les ennemis, disait-il, étaient effectivement les mêmes que les siens, on inoculerait à Louis XV cette impiété théorique, cette insouciance relative, et ce mépris politique des choses de la religion qu’il a tant célébrés dans les rois « philosophes », dans son grand Frédéric ou dans sa grande Catherine.

Joignez enfin que, si Voltaire aimait à parler et à écrire librement, il y avait une chose dont il était plus avide encore que de liberté : c’était la popularité. Jamais homme n’a été plus soucieux que Voltaire, d’être en intime et perpétuel contact avec l’opinion, afin de la mieux diriger, ni d’ailleurs plus habile, en lui rendant ce qu’il lui empruntait, à lui faire croire qu’il le lui donnait.

Or, jusqu’aux environs de 1750 ou 1755, jusqu’en 1758 — si l’on veut bien prendre pour époque décisive du siècle la date de la suppression de l’Encyclopédie, — l’opinion hésitait, flottait encore, quoi qu’on en ait pu dire, et n’était déjà plus du côté du pouvoir, mais n’était pas encore passée tout entière aux philosophes et à l’opposition. On s’en était bien aperçu, dans les premiers jours de l’année précédente, où l’attentat de Damiens avait ramené à Louis XV presque autant de sympathies qu’en avait jadis émues, douze ou treize ans auparavant, la nouvelle qu’il était malade et mourant à Metz. D’un autre côté, l’interminable querelle du jansénisme venait alors de s’éteindre ou de se transformer. En dépit des convulsionnaires et du ridicule ou de l’odieux qu’ils avaient jeté sur la religion, la société française, légère dans ses mœurs, cynique en ses propos, semblait ne l’être qu’en surface, et demeurer vraiment chrétienne en son fond. Ceux que l’on commençait d’appeler les philosophes, tous pauvres, tous inconnus, tous étrangers à l’usage du monde, d’Alembert, Diderot, Rousseau, scandalisaient l’opinion, l’étonnaient, si l’on veut, mais ne l’avaient pas encore convertie. Il fallait pour cela l’espèce de persécution, plus apparente que réelle, mais maladroite surtout, dont ils allaient être victimes. Et voilà pourquoi Voltaire, avant de se ranger de leur bord, attendit qu’ils eussent l’opinion avec eux : il ne se sentait point né pour le martyre, mais encore bien moins pour l’impopularité ; et je n’ose point dire qu’il eût gardé ses idées, mais assurément, il n’en eût point donné les expressions hardies qu’il en a données dans ses Mélanges, s’il ne s’était piqué, quand il les vit en faveur, de surpasser les encyclopédistes en audace, « comme il les surpassait en génie ».

J’ai choisi ces deux questions parmi les plus importantes que soulève naturellement une Bibliographie des Œuvres de Voltaire. Ai-je besoin de dire qu’il y en a bien d’autres encore ? Je ne parle pas ici des moindres, comme de savoir si Voltaire est effectivement l’auteur des Anecdotes sur Fréron, puisque, quand on déchargerait sa mémoire de ce fâcheux et malpropre pamphlet, il serait encore l’auteur de l’Écossaise. Est-il aussi l’auteur d’une Lettre au docteur Pansophe, assez célèbre dans l’histoire de ses démêlés avec Jean-Jacques Rousseau ? Les uns le croient, dont M. Bengesco ; et les autres non. Mais il est assurément l’auteur des Lettres sur la Nouvelle Héloïse, qu’il fit signer au marquis de Ximenès ; et cela nous suffît. Des renseignements bibliographiques nouveaux, qui peuvent nous apprendre beaucoup de faits nouveaux de la vie de Voltaire, ne changeront rien, ou bien peu de chose, à ce que l’on sait de son caractère ; ils nous le rendront seulement mieux connu ; et la ressemblance ne s’accroîtra pas, mais, au lieu de l’esquisse, nous aurons le portrait. Si l’acquisition a sans doute son prix, je ne voudrais pourtant pas qu’on en exagérât l’importance.

Autant en dirai-je d’un souhait, que je forme d’ailleurs avec M. Bengesco, mais dont la réalisation n’intéresse pas beaucoup le jugement définitif à porter sur la Correspondance de Voltaire.

Imprimée pour la première fois, dans son ensemble, en 1789, à la veille de la Révolution, par les éditeurs de Kehl — Beaumarchais, Condorcet et Decroix, — on sait peut-être que, pour diverses raisons, la Correspondance de Voltaire ne l’a pas été très fidèlement, avec le scrupule d’exactitude que nous apportons aujourd’hui dans ce genre de publications, et qu’aussi bien, en ce temps-là, nous pouvons dire que les éditeurs tenaient pour injurieux à la mémoire d’un grand écrivain. S’il avait laissé passer dans ses lettres familières, quelque négligence et surtout quelque incorrection, on croyait lui rendre hommage en redressant les unes, et l’honorer en effaçant les autres. Nous le regrettons ; et toutes les fois que l’existence des originaux permettra de rétablir dans son authenticité le texte de Voltaire, nous nous féliciterons qu’on le fasse. Mais, après cela, ne croyons pas — si nous y gagnons toujours quelque chose, ne fût-ce que de mieux connaître l’histoire du « ménage » et des « finances » de Voltaire, — ne croyons pas que sur la plus diverse, sur la plus vivante, sur la plus amusante, sur la plus naturelle surtout des Correspondances qui nous soient parvenues, ces « restitutions » nous apprennent rien que nous ne sachions. Je ne dirai pas, avec Rivarol, que deux vers ou deux lignes de prose classent un écrivain sans retour, mais nous possédons aujourd’hui plusieurs milliers de lettres de Voltaire, dont il me suffirait qu’une centaine fussent authentiques pour me faire sur sa Correspondance une opinion motivée. Sous ce rapport, il en est du jugement littéraire comme de la vérité scientifique, dont la certitude, une fois acquise et démontrée, ne s’accroît point par le nombre des vérifications qu’on en fait.

On entend bien au moins que ce que j’en dis n’est pas pour détourner un libraire, s’il s’en rencontrait un, de nous donner quelque jour, de la Correspondance de Voltaire, une édition plus complète, plus authentique, et surtout plus copieusement annotée que celle de Beuchot et de M. Moland. Un éditeur qui prendrait en effet pour modèle le Saint-Simon de M. de Boislisle ferait aisément de la Correspondance de Voltaire ; — je me trompe, il ne le ferait pas aisément ; — mais enfin il en ferait pour l’histoire du xviiie siècle un répertoire de renseignements aussi précieux, et plus abondant encore que ne le sont pour l’histoire du xviie siècle les Mémoires de Saint-Simon. Car Saint-Simon, à vrai dire, n’a guère connu que la cour, mais de qui et de quoi n’est-il pas question dans la Correspondance de Voltaire ? et en hommes ou en femmes, depuis le grand Frédéric jusqu’à ce bohème de Thieriot, et depuis Mme Denis jusqu’à la grande Catherine, avec qui n’a-t-il pas été en relations ? Même, si c’est le triomphe de sa souplesse que d’avoir su pendant soixante ans accommoder la diversité de son langage à toute sorte de gens, c’est le tour de force de sa politique que d’avoir su se garder, dans les cafés comme dans les salons, dans les taudis comme à la cour, et à l’étranger comme en France, des amis, des complaisants, des admirateurs, — et au besoin des complices. Une édition bien annotée de la Correspondance de Voltaire formerait un tableau de l’histoire du xviiie siècle, et, sans compter qu’elle tiendrait lieu toute seule de la lecture de ses Œuvres, je ne vois pas de quel événement du temps elle ne serait pas le vivant commentaire.

Si jamais on l’entreprenait, cette édition nouvelle, c’est alors qu’on sentirait le prix du troisième volume de la Bibliographie de M. Bengesco. Année par année, en effet, avec une patience et un dévouement à son œuvre que l’on ne saurait trop louer, M. Bengesco a dressé la liste de toutes les lettres qui nous sont parvenues de Voltaire, en indiquant pour chacune où l’on en retrouverait au besoin l’original, et, à défaut de l’original, la première édition. À mesure donc que l’on découvrira de nouvelles lettres de Voltaire — et comme le disait Beuchot, on en découvrira jusqu’au jugement dernier, — elles s’intercaleront d’elles-mêmes, à leur date et à leur place, dans la liste de M. Bengesco. C’est ici le cadre de l’édition que nous voudrions ; et, en attendant que M. Bengesco nous la donne peut-être lui-même, c’est la trame d’une biographie de Voltaire plus complète et surtout plus exacte qu’aucune de celles que nous possédions. Toutes ces questions de chronologie, dont chacune est de soi assez indifférente ou assez ingrate, mais qui n’en ont pas moins ensemble une importance capitale, nous avons en effet, dès à présent, tout ce qu’il faut pour les discuter, sinon toujours pour les résoudre, dans le travail de M. Bengesco.

Nous ne saurions donc trop recommander, en terminant, cette Bibliographie des œuvres de Voltaire à tous ceux qui s’intéressent à Voltaire, en particulier, et, plus généralement, à l’histoire de la littérature française. À peine avons-nous pu indiquer ce qu’elle contient de renseignements utiles et précieux. Pour faire mieux, ou davantage, il nous aurait malheureusement fallu entrer dans des détails dont la sécheresse aurait risqué de déguiser l’importance réelle. Œuvre de patience, de précision, et de plus d’ingéniosité souvent qu’on ne le croit, la bibliographie n’est pas l’histoire littéraire, mais elle en est pourtant la base. Et, de tous nos grands écrivains, comme nous le disions en commençant, si Voltaire est peut-être celui dont la bibliographie est le plus indispensable à la connaissance entière de son œuvre, sa fortune, constante encore après cent ans, aura voulu, répétons-le, qu’aucun autre n’ait trouvé un bibliographe plus consciencieux, plus savant, et d’ailleurs plus modeste que M. Georges Bengesco.

II §

Il y a de cela cent cinquante ans passés, et Voltaire en avait trente-sept. La Bastille et l’exil avaient déjà rendu son nom presque célèbre. Il avait publié sa Henriade, que la France, sur sa parole, avait prise pour un poème épique ; son Histoire de Charles XII, que l’on s’arrachait comme un roman ; et il achevait d’écrire ses Lettres philosophiques. Mais, parmi tout cela, plus amoureux que jamais du théâtre, les lauriers de Crébillon et d’Houdart de la Motte l’empêchaient de dormir, et, depuis tantôt quinze ans que son Œdipe avait paru sur la scène, il ne pouvait se consoler de n’en avoir pas vu se renouveler le succès. Or, cette année-là même, le 7 mars 1732, il venait de donner une tragédie d’Ériphyle, qui, comme son Brutus, comme sa Mariamne, n’avait qu’à moitié réussi, et, selon son usage, avant d’imprimer sa pièce, il la refaisait consciencieusement, acte par acte, vers par vers, quand, « pour pouvoir revoir son ouvrage avec moins d’amour-propre, et se donner le temps de l’oublier », il s’avisa, vers le mois de mai, d’en entreprendre un autre. « La scène, écrivait-il à son ami Cideville, sera dans un lieu bien singulier ; l’action se passera entre des Turcs et des chrétiens. Je peindrai leurs mœurs autant qu’il me sera possible, et je tâcherai de jeter dans cet ouvrage tout ce que la religion chrétienne semble avoir de plus tendre et l’amour de plus cruel. Voilà ce qui va m’occuper six mois. Quod felix, faustum, musulmanumque sit. » La lettre est du 29 mai : le 23 juin, il annonçait à son ami Formont que Zaïre était achevée, et, le 13 août 1732, on en donnait la première représentation. Trois mois, au lieu de six, avaient suffi pour concevoir le sujet, en former le plan, l’exécuter, écrire la pièce, la répéter et la jouer. Auteurs ni comédiens ne travaillent aujourd’hui d’une telle vitesse.

Le succès en fut vif ; et, de beaucoup d’autres succès que le théâtre réservait encore à l’auteur d’Alzire et de Mérope, de Sémiramis et de Tancrède, c’est celui dont il devait conserver toute sa vie, comme du dernier triomphe de sa jeunesse et du moins disputé, le plus lumineux et le plus cher souvenir. « Mes chers et aimables critiques, écrivait-il encore à ses amis Cideville et Formont, qui habitaient Rouen, je voudrais que vous pussiez être témoins du succès de Zaïre. Souffrez que je me livre avec vous en liberté au plaisir de voir réussir ce que vous avez approuvé. Ma satisfaction s’augmente en vous la communiquant. Jamais pièce ne fut si bien jouée que Zaïre à la quatrième représentation. Je vous souhaitais bien là : vous auriez vu que le public ne hait pas votre ami. Je parus dans une loge, et tout le parterre me battit des mains. Je rougissais, je me cachais, mais je serais un fripon si je ne vous avouais pas que j’étais sensiblement touché. Il est doux de ne pas être honni dans sa propre patrie. » Ce qui ne lui fut pas moins « doux » que les battements de mains du parterre, ce fut de voir jouer sa tragédie, deux mois plus tard, à Fontainebleau, devant la reine et devant le roi…

Quelques envieux murmurèrent bien. On parodia Zaïre au théâtre-italien, et l’avocat Marais s’indigna de voir « la vraie croix sur le théâtre ». Piron, qui était peut-être un « bon garçon », mais d’ailleurs un assez vilain homme, et qui se croyait l’égal de Voltaire pour quelques farces de la Foire — à moins que ce ne fût pour un Callisthène qui est autant au-dessous, je ne dis pas de Zaïre, mais d’Œdipe, que le Sapor du joyeux Regnard ou que l’Annibal de Marivaux, — Piron fit la grimace. Un autre Bourguignon, l’abbé Le Blanc, qui rêvait aussi lui de théâtre, et dont il nous reste un Abensaïd, écrivait de son côté au président Bouhier : « Zaïre, tant par le manège de son auteur que par celui des comédiens, a un succès prodigieux. Il y a plus ; on commence à la croire une bonne tragédie, à l’applaudir.O sæclum insipiens et inficetum. » Ils se croyaient en ce temps-là d’excellents juges à Dijon ; — et ce n’était pas au moins pour avoir donné Bossuet à la France, mais pour avoir produit les Nicaise et les Bouhier. Enfin, on prétendit que le succès de la pièce était dû à Mlle Gaussin, à la voix touchante, au jeu naïf, aux « grands yeux noirs » de Mlle Gaussin. Elle avait débuté, l’année précédente, par le rôle de Junie dans Britannicus, et Zaïre était le premier de ces « rôles de tendresse » où, pendant plus de trente ans, elle allait faire couler tant de larmes. Mais en dépit des médisants, les dames, pour qui Voltaire l’avait écrite, n’en continuèrent pas moins d’applaudir passionnément Zaïre ; l’amoureuse tragédie fut traduite en anglais, on la joua sur les théâtres de Londres ; et le bruit commença de courir qu’après un demi-siècle d’attente, Corneille et Racine avaient enfin trouvé un successeur, — pour ne pas dire un maître.

Telle fut l’opinion des contemporains de Voltaire, et telle était encore, cinquante ans plus tard, l’opinion des meilleurs juges. « Zaïre est la tragédie du cœur et le chef-d’œuvre de l’intérêt… Aurait-on cru qu’après Racine on pût sur la scène ajouter quelque chose aux passions de l’amour ? Ah ! c’est que jamais, parmi ses victimes, on n’a montré deux êtres plus intéressants que Zaïre et son amant… Quel moment, que celui où l’infortuné Orosmane, dans la nuit, le poignard à la main, entendant la voix de Zaïre !… Mais prétendrais-je retracer un tableau fait de la main de Voltaire avec les crayons de Melpomène ? » Ainsi s’exprimera La Harpe, dans son Éloge de Voltaire, en 1780. Et Condorcet, à son tour, quelques années plus tard, en 1789, dans sa Vie de Voltaire : « Cette pièce est la première où, quittant les traces de Corneille et de Racine, Voltaire ait montré un art, un talent et un style qui n’étaient plus qu’à lui. Jamais un amour plus vrai, plus passionné n’avait arraché de plus douces larmes, jamais un poète n’avait peint les fureurs de la jalousie dans une âme si tendre, si naïve, si généreuse… Zaïre est dans toutes les opinions, comme par tous les pays, la tragédie des cœurs tendres et des âmes pures. » Voilà, je crois, ce qui s’appelle louer. On peut joindre à ces témoignages celui de Chateaubriand dans son Génie du Christianisme.

Nous ne partageons plus aujourd’hui cet enthousiasme ; mais, à force d’indépendance et de largeur d’esprit, sommes-nous donc devenus tellement exclusifs ou étroits, que nous ne puissions plus le comprendre ? ou bien, depuis cent ans, comme je l’entends dire, la qualité de l’âme française a-t-elle si profondément changé que Zaïre ne soit plus pour nous qu’une occasion de critiques ou de plaisanteries faciles ?

Eh ! oui, je le sais bien — puisque personne ne l’ignore, — que l’intrigue en est plus ingénieuse que forte, et romanesque plutôt que tragique. Fondée qu’elle est d’ailleurs tout entière, comme celle de l’Atrée, du Rhadamiste, de l’Électre du vieux Crébillon, sur une « reconnaissance » invraisemblable, suivie d’une sanglante « méprise », je puis même ajouter que Voltaire n’a pas la gloire d’en avoir inventé les ressorts. Je sais aussi qu’en même temps que de Crébillon ou d’Houdart de la Motte, Voltaire, dans Zaïre, s’est inspiré de Racine, de Molière, de Shakspeare, d’Othello, du Dépit amoureux, mais surtout de Bérénice, de Bajazet, de Mithridate. Nos pères aimaient ces combinaisons nouvelles des données classiques, et, dans cette manière d’imiter, ils ne voyaient pas de « plagiat », mais vraiment un hommage aux maîtres de la scène. Il y a des comédies entières de Regnard, et ce ne sont point les moindres — le Joueur, par exemple, ou le Légataire universel, — dont on ne citerait presque pas une scène qui n’en rappelle quelqu’une du Misanthrope, ou des Femmes savantes, ou de l’Avare, ou du Malade imaginaire. Et je sais enfin ce que l’on peut penser du style de Voltaire, de sa phraséologie pompeuse et sentimentale, de sa versification généralement harmonieuse, ou peut-être plutôt redondante, mais lâche, mais diffuse ; — une prose rimée, dont les rimes encore seraient pauvres !

Mais, après tout cela, je persiste à redire que Zaïre est une jolie chose, un peu plus même que jolie, et je n’y saurais que faire, mais je vois qu’aussi souvent qu’on la reprend, le public est de mon avis. Il y court, il y pleure, des dames mêmes s’y évanouissent. Voltaire en eût-t-il demandé davantage ? Et ce qui nous fait pleurer encore après cent cinquante ans ne vaut-il pas au moins que nous cherchions les raisons de notre émotion ?

Laissons donc de côté ce qu’il peut y avoir de « turquerie » dans Zaïre, quoique cela fût pourtant quelque chose, en 1732, sur cette scène classique où, depuis près d’un siècle, on ne s’égorgeait plus qu’entre empereurs ou satrapes. N’étant pas difficile, je ne suis pas exigeant en fait de couleur locale ; et, puisque Michelet prétend qu’Orosmane ne ressemble pas mal au « Saladin de l’histoire, chevaleresque et généreux », quelques nègres avec cela, des sofas, et des turbans, me sont une Palestine suffisamment authentique. Zaïre a bien d’autres mérites, et l’intérêt en est fait d’abord de celui que Voltaire y a pris.

Rien de moins commun en tout temps, on le sait, et rien de plus rare au xviiie siècle. L’âme héroïque de Corneille a pu passer dans celle de Rodrigue, mais vous ne croyez pas que le vieux Crébillon, dans son taudis de la rue des Douze-Portes, entre ses chiens et ses chats, s’intéressât beaucoup aux querelles des Atrides, ou Piron à Callisthène, Gresset à Édouard III, Marmontel à Denys le Tyran ? C’est ainsi que ni son Œdipe, ni sa Mariamne, ni son Brutus, Voltaire n’avait traité ces sujets lointains pour eux-mêmes, mais pour lui seulement, dans son intérêt de gloire et de popularité, comme il fera plus tard sa Sémiramis, son Oreste, sa Rome sauvée dans l’intérêt de son amour-propre, justement irrité de se voir préférer Crébillon. Mais dans sa Zaïre au contraire, comme dans son Alzire, comme dans son Tancrède, il a mis quelque chose de plus, quelque chose de lui-même, je dirais quelque chose de son cœur, si je ne craignais que le mot ne parût étrange.

« Elle ne m’a coûté que vingt-deux jours, écrivait-il à Formont. Jamais je n’ai travaillé avec tant de vitesse. Le sujet m’entraînait, et la pièce se faisait toute seule. » C’est que, pendant ces vingt-deux jours, il avait cru lui-même à sa fable ou à son roman. Pendant près d’un mois, en traçant le rôle de Zaïre et celui d’Orosmane, il avait lui-même oublié ses intrigues et ses affaires, l’impression de son Ériphyle, celle de ses Lettres philosophiques, la défense de son Charles XII, sa politique et ses rancunes, sa préoccupation même du parterre et du succès. Il avait vécu avec Lusignan, il s’était intéressé à l’histoire des croisades et, d’une manière tout intellectuelle, tout historique, tout extérieure, il avait failli comprendre la puissance du sentiment religieux. Nous le récompenserions mal de sa sincérité, si nous ne savions la reconnaître. Quand elle n’aurait que ce seul mérite, c’en serait assez pour mettre Zaïre fort au-dessus de la plupart des autres tragédies de Voltaire. Elle est vivante ; et elle l’est parce que, si je puis ainsi dire, tandis qu’il n’y a personne dans Marianne ou dans Ériphyle, il y a quelqu’un dans Zaïre.

Ne serait-ce pas aussi qu’il était amoureux alors ; j’entends comme il pouvait l’être — modérément et à temps perdu, — mais enfin amoureux ? N’ayant pas encore d’état de maison ni de domicile à lui, Voltaire, en 1732, logeait au Palais-Royal, chez Mme de Fontaine-Martel, une vieille femme, « riche et avare », qui donnait à souper, et chez laquelle, au dire de d’Argenson, « les affaires se commençaient ». Pourquoi ne serait-ce pas chez Mme de Fontaine-Martel que se serait nouée « l’affaire » de Voltaire et de Mme du Châtelet, dont les « commencements » sont demeurés un peu obscurs ? Je me garderai de les vouloir éclaircir ; mais il ne faudrait anticiper que d’un an sur l’époque de leur liaison publique, et ne pouvons-nous pas faire cela pour la « belle Émilie » ?

Une indication plus certaine, et d’un intérêt plus général, est celle que Michelet a donnée dans un des derniers volumes de son Histoire de France : « L’âme française, dit-il, un peu légère, mobile, et refroidie par le convenu, l’artificiel, semble à ce moment gagner un degré de chaleur. »

En effet, si c’est le temps de Zaïre, c’est aussi celui des comédies de Marivaux et des romans de Prévost, le temps de Manon Lescaut, des Serments indiscrets, des Fausses Confidences. Timidement chez Marivaux, qui est encore trop du monde, presque honteusement ; plus librement avec Voltaire ; hardiment enfin chez Prévost, il semble, à ce moment du siècle, que la nature et la passion aspirent à se dégager des usages tyranniques, des conventions importunes, de la politesse élégamment hypocrite qui les règlent et qui les contiennent. Sous l’influence des femmes, chaque jour grandissante, pour elles, pour leur plaire et pour les glorifier, commence d’éclore toute cette littérature d’amour qui était enfermée dans la tragédie de Racine.

« Tout le monde ici me reproche que je ne mets point d’amour dans mes pièces. Ils en auront cette fois-ci, je vous jure, et ce ne sera pas de la galanterie. Je veux qu’il n’y ait rien… de si amoureux, de si tendre, de si furieux que ce que je versifie à présent pour leur plaire… » C’est lui qui le dit, et qui le dit bien. Ce qu’il y avait de « galanterie » dans son Œdipe ou dans son Ériphyle, Voltaire l’avait imité de Corneille, et surtout de Quinault, dont il savait les opéras par cœur : ce n’était pas de « l’amour », Mais il y en a vraiment dans Zaïre ; et ce qui fit en 1732 la nouveauté de la pièce en a fait depuis la durée. Car, c’est une erreur de croire qu’il n’y ait que les œuvres « bien écrites » qui passent à la postérité ; il y a aussi les œuvres fortement pensées ; et il y a surtout les œuvres vivement senties, pour ainsi parler. Amoureux lui-même ou non, Voltaire, en écrivant Zaïre, a vivement senti, vivement exprimé le pouvoir de l’amour ; et, dans une intrigue où d’ailleurs les moyens du vaudeville s’entrecroisent avec ceux du mélodrame, il a suffi de cela pour assurer sa tragédie de vivre. L’expression est souvent faible dans Zaïre, mais les sentiments y sont tout à fait justes, et le second, j’ose le dire, n’est guère plus fréquent que le premier.

J’ajoute qu’en y mettant la croyance en conflit avec la passion, et la religion avec l’amour, Voltaire a eu le bonheur de porter à la scène un de ces « cas de conscience », dont il n’y a pas d’âme si grossière qui ne soit capable de ressentir le tragique intérêt.

C’est ce qui manquait dans les tragédies de ses contemporains, et dans celles notamment de ce Crébillon qu’on lui a si souvent opposé, que je vois quelquefois qu’on lui oppose encore : c’est ce qui manquait dans sa propre Ériphyle, dans Marianne dans son Œdipe. Que nous importe Atrée ? Que nous importe Rhadamiste ? Ce fils de Pharasmane, qui croit depuis dix ans avoir assassiné sa femme, la retrouve un jour à la cour de son père, qui prétend l’épouser ; il lui propose de l’enlever, elle y consent, quand surpris au moment du départ, Rhadamiste succombe sous les coups ; et c’est son frère au lieu de son père, le galant Arsame au lieu du féroce Pharasmane, qu’on nous dit qu’épousera Zénobie. Voilà le Sujet de Rhadamiste, et le chef-d’œuvre de Crébillon ! Voilà ce qu’on applaudissait, et ce qui faisait entrer le grave Montesquieu lui-même « dans les transports des bacchantes » ! Mais que signifie cette aventure ? quel intérêt veut-on que je prenne à tous ces gens-là ? qui sont-ils ? d’où viennent-ils ? et, qu’ils s’épousent ou qu’ils s’assassinent, qu’en sera-t-il de moins ou de plus ? C’est ce que Crébillon a oublié de nous apprendre ; — et c’est aussi bien ce qu’il ignorait lui-même.

On ne saurait cependant trop le redire. Parmi beaucoup de moyens qu’il y a d’apprécier la valeur ou la portée des œuvres, et au besoin de les classer — ce que font comme tout le monde ceux-là mêmes qui s’en défendent ou qui s’en moquent le plus, — s’il en est un qui ne trompe guère, c’est de les juger sur ce qu’elles contiennent d’intérêt universellement et éternellement humain. À très peu de chose près, les sentiments ont dans l’art le degré d’importance, et conséquemment d’intérêt, qu’ils ont dans la vie même ou dans l’histoire de l’humanité. Ici est le pouvoir du lieu commun. On ne nous émeut point pour des rois d’Arménie qui ont passé sans laisser de traces, et dont les aventures n’ont d’autre raison d’être mises à la scène que de leur être autrefois arrivées. Ou plutôt encore, sans le savoir, sans le sentir, solidaires que nous sommes de tous ceux qui nous ont précédés comme de ceux qui nous suivront, une œuvre d’art n’est qu’un tour de force ou d’adresse, à moins qu’elle ne soit une pure opération financière, toutes les fois qu’elle n’exprime pas quelque chose de cette solidarité.

C’est ce que les contemporains ont admiré, c’est ce que nous applaudissons encore dans Zaïre. Le cas est humain. Il est fréquent, il est ordinaire et presque quotidien, de nous trouver pris, comme Zaïre elle-même, entre nos passions et notre conscience. Elle aime Orosmane, et elle sait, elle apprend, nous apprenons, et nous sentons comme elle quelle ne peut être à lui

…………………………… sans renier son père,
Son honneur qui lui parle et son Dieu qui l’éclaire.

La fille de Lusignan pourrait-elle oublier qu’Orosmane, après l’avoir vaincu, a été pendant vingt ans le geôlier de son père ? Osera-t-elle sacrifier, comme la Desdémone de Shakspeare, aux plaisirs de l’amour, la gloire et le renom de toute une race de héros ? Et chrétienne enfin, consentira-t-elle, dans les honneurs obscurs et humiliants du harem, à vieillir sous la loi musulmane ? Ce sont les questions qu’elle agite, et que nous agitons nous aussi, passionnément, avec elle, parce que nous savons bien, comme elle, que, dans la vie de l’humanité, famille, honneur, religion, ce ne sont pas des mots seulement, mais des choses, et pour des âmes un peu hautes ou un peu délicates, les principales, sinon les seules raisons qu’elles aient de vivre. En 1732, ce conflit de l’amour et de la religion, personne encore n’avait osé le porter à la scène pas même l’auteur de Polyeucte et de Théodore ; et, pour le rendre intéressant, émouvant, tragique même ou au moins dramatique, personne, en tout cas, n’avait aussi heureusement choisi le temps, le moment historique, les circonstances et les personnages que Voltaire dans sa Zaïre.

Car il n’y a pas jusqu’aux traits dont le futur auteur du Dictionnaire philosophique a su peindre ici la religion, qui ne fassent à son goût et à son imagination beaucoup d’honneur. Pourquoi Michelet dit-il que « le drame, avec ses sermons, avec son verbiage qui ne trompait personne, pour l’effet, est antichrétien » ? et croit-il, par hasard, avec Condorcet, que le public en veuille à ces « fanatiques » de Lusignan ou de Nérestan « de venir troubler la si touchante union d’Orosmane et de Zaïre » ? Il n’a donc pas vu qu’il n’y aurait plus de pièce ? Mais je les aurais bien souhaités l’autre jour, l’historien et le « philosophe », au deuxième acte de Zaïre ; et ils auraient compris qu’en même temps que, sur les époques de l’irréligion de Voltaire, ils se trompaient sur l’effet réel de la tragédie. Si peut-être Voltaire ne l’a pas très bien vu, ni surtout très heureusement rendu, il a du moins pressenti ce qu’il pouvait y avoir de valeur « pittoresque » dans un judicieux emploi de la religion, de moyens nouveaux d’émouvoir, et de ressources enfin qu’une piété un peu janséniste avait jusqu’alors interdites au drame ou au roman.

À cet égard même, quoiqu’elles soient de Voltaire, Zaïre et Alzire ne sont pas tellement éloignées, ne diffèrent pas tant du Génie du Christianisme ; et si Chateaubriand n’a pas craint d’en faire l’éloge que nous disions, il prenait sans doute un malicieux plaisir à louer dans Voltaire ce qu’il y trouvait de moins « voltairien », mais il payait aussi une espèce de dette, et, en faisant les affaires de sa thèse, il faisait celles de sa conscience littéraire. Dans ce livre célèbre, n’est-ce pas, en effet, aussi lui, comme Voltaire, le sentiment, l’imagination, les sens mêmes qu’il a tâché d’intéresser à la vérité de la religion chrétienne ? la supériorité du « merveilleux chrétien » sur les fictions du paganisme qu’il a voulu plaider ? de la Jérusalem sur l’Iliade ou du Paradis perdu sur l’Odyssée, de la Phèdre de Racine sur l’Hippolyte d’Euripide, ou de la Zaïre de Voltaire sur l’Iphigénie de Racine ? et, il faut bien enfin le voir, ce qu’il a prétendu démontrer, n’est-ce pas, sous l’influence de la morale évangélique, le perfectionnement de tout ce qui fait le plaisir ou le prix de la vie sociale : musique et peinture, beaux-arts et poésie, délicatesse et sensibilité, douceur des mœurs, humanité, passions même et amour ?

Je pourrais signaler d’autres mérites dans Zaïre, comme par exemple celui-ci : que tous les personnages en sont intéressants ou « sympathiques », — ce qui est rare dans la tragédie. J’y retrouve encore celle « humanité » que Voltaire appelle quelque part le « premier caractère d’un être pensant ». Mais ce que je tiens surtout à dire, c’est que les faiblesses de l’exécution, les négligences, l’air d’improvisation et de facilité, bien loin de nuire à la pièce, lui donnent au contraire une grâce ou un charme de plus en achèvent d’expliquer la séduction durable. Comme l’héroïne elle-même du poète, sa tragédie est forte de sa faiblesse, et véritablement, elle a des défauts qu’on préfère à ses qualités.

Lorsque l’on veut faire sentir l’éternelle beauté d’Andromaque et de Phèdre, on ne les replace pas dans leur « milieu » ; on les en distingue ; et on montre aisément que deux siècles aujourd’hui passés n’en ont pas altéré la ressemblance fidèle avec la vie. Mais, au contraire, dans Zaïre, ce qu’il faut apprendre à goûter, et ce que l’on y goûte en effet, c’est l’imitation des mœurs et du langage de son temps. Quoi qu’on en ait pu dire, soyez certains qu’il n’y avait pas beaucoup d’Hermiones, ou de Roxanes, ou de Phèdres à la cour du grand roi. Cette violence de passions n’y était pas connue, cette résolution, cette hardiesse, et ce « front » dans le crime. On aimait plus modérément, avec moins de fureur, et surtout moins d’éclat, moins de bruit, plus de secret. Mais, c’est bien un chevalier de Froulay, c’est le chevalier français que le galant Orosmane, c’est le chevalier d’Aydie, et chez les Ferriol ou les d’Argental vous rencontreriez Zaïre sous les traits et le nom de Mlle Aïssé.

Vertueuse Zaïre, avant que l’hyménée
Joigne à jamais nos cœurs et notre destinée,
J’ai cru sur mes projets, sur vous, sur mon amour,
Devoir en musulman vous parler sans détour…

Ainsi s’exprimait peut-être encore ce « Sarmate », Maurice de Saxe, quand il faisait sa cour à Adrienne Lecouvreur, et je crois entendre celle-ci lui répondre à son tour :

Ces noms chers et sacrés et d’amant et d’époux,
Ces noms nous sont communs ; et j’ai par-dessus vous,
Ce plaisir si flatteur à ma tendresse extrême,
De tenir tout, Seigneur, du bienfaiteur que j’aime,
De voir que ses bontés font seules mes destins,
D’être l’ouvrage heureux de ses augustes mains ;
De révérer, d’aimer un héros que j’admire…

Oui, c’est ainsi que l’on parlait, que l’on devait parler alors, et dans ces vers galants, faibles, et harmonieux, Voltaire a fait passer le sourire heureux et aimable, les inflexions de voix caressantes, et jusqu’aux attitudes élégamment passionnées de ce moment du siècle. Par un reste de galanterie, on mettait alors encore de l’esprit dans l’amour, et on ne s’autorisait pas pour plaire du droit de sa passion, mais du désir que l’on avait de plaire, ce qui en donnait quelquefois les moyens. Tous élégants, tous charmants, tous souriants parmi leurs larmes, c’est un moment unique du xviiie siècle, celui qui fut la perfection même de la politesse des mœurs, du plaisir et de la joie de vivre que Voltaire, dans Zaïre, a fixé pour toujours. Et ce mérite, qui en est bien un, si vous étiez tenté de le croire vulgaire, je veux dire commun, si vous ne l’estimiez pas à son prix, qui est grand, sous ce vain prétexte qu’une œuvre est toujours de son temps, cherchez-le donc un peu, dans le Glorieux de Destouches, qui est aussi lui de 1732, dans le Wasa de Piron, dans l’Ériphyle de Voltaire lui-même !

Et c’est pour ces raisons, qu’unique dans l’œuvre de Voltaire, Zaïre l’est aussi dans son genre, et, marquant une époque dans la vie de son auteur, elle on marque une aussi dans l’histoire de la tragédie. Comme ces enfants de grande famille dont la distinction même est faite, pour ainsi dire, de leur délicatesse et la grâce de leur fragilité, un sang plus rare coule plus lentement dans leurs veines, parce que leurs aïeux l’ont prodigué sur les champs de bataille, et ils savent eux-mêmes qu’ils seront les derniers de leur race ; ainsi, ou à peu près, Zaïre, paraissant sur la scène française après Corneille et Racine, Zaïre n’est plus qu’une ombre des chefs-d’œuvre qui l’ont précédée, mais elle est bien de la famille, et parce que nous sentons qu’elle en est la dernière, une sorte d’indulgence ou de pitié pour elle se mêle en nous au souvenir des grandeurs qu’elle évoque. Ce seront maintenant d’autres mœurs, plus voisines peut-être de la nature et de la vérité ; il faudra plaire à un autre public, moins choisi, moins délicat, moins difficile sur son plaisir ; et ce sera un autre art, plus vivant, ou du moins on le dit, mais moins pur, moins aristocratique aussi. Avant de céder la place au drame, qui déjà la déborde, la tragédie classique a voulu la lui disputer, et un instant elle a pu croire qu’elle y avait réussi, ou du moins qu’en échange de la force qu’elle lui emprunterait, le drame recevrait d’elle quelques leçons de cette décence, de cette dignité, de cette noblesse dont elle avait la tradition en garde. Ce n’est certes pas une œuvre médiocre que celle qui, comme Zaïre, lui a procuré cette illusion ; c’est encore moins une œuvre indifférente ; et c’est une œuvre enfin sans laquelle nous pouvons dire avec assurance qu’il manquerait quelque chose à l’histoire du théâtre français, — comme si, par exemple, la comédie de Regnard et de Le Sage ne s’interposait pas entre celle de Molière et celle de Beaumarchais.

III §

M. Émile Faguet a publié récemment25, sur le xviiie siècle, une dizaine d’Études littéraires, originales, spirituelles, un peu trop spirituelles peut-être, non moins solides pourtant que spirituelles, également dignes, enfin, de leur auteur et de ses modèles, qui n’étaient point faciles à attraper : Le Sage, Marivaux, Montesquieu, Diderot, Buffon, Jean-Jacques Rousseau… J’y reviendrai prochainement pour dire tout le plaisir et tout le profit que j’en ai tiré. Mais en attendant, puisque l’Étude sur Voltaire semble avoir fait — je ne sais pourquoi — plus de bruit que les autres, et que, si je ne partage pas de tous points l’opinion de M. Faguet sur Voltaire, je partage encore bien moins celle de ses contradicteurs, j’ai pensé qu’on m’excuserait de me mêler à la discussion. Laissant donc aujourd’hui de côté, pour en avoir peut-être bien souvent parlé, l’homme, dont M. Faguet n’a rien dit où je ne souscrive, et l’écrivain, qu’il a trop sévèrement traité, c’est du philosophe, ou mieux encore, c’est de l’apôtre que je voudrais dire quelques mots, et tâcher de faire voir, si nous lui devons quelque chose, de quel prix nous l’avons payé.

On nous répète, en effet, tous les jours que, si Voltaire et quelques autres n’avaient pas écrit, « notre métier serait moins facile, notre vie moins douce, notre provision d’idées plus pauvre ou moins libre, et notre plume, quand nous en avons une, moins légère ». Et, en un certain sens, comme il est vrai que nous descendons tous de tous ceux qui nous ont précédés, il est également vrai que nous leur devons à tous quelque chose de tout ce que nous sommes. Seulement, dire cela, c’est ne rien dire, quand on y songe. Car il s’agit de savoir ce que nous leur devons, et, comme dans le cas de Voltaire, si les charges de l’hérédité n’en passeraient point les bénéfices. Nous sommes hommes avant que d’être journalistes ; et, d’avoir rendu « le métier d’écrire plus facile », au lieu d’en louer Voltaire, il se pourrait que l’on dût l’en blâmer. De même encore, pourquoi lui serions-nous obligés d’avoir rendu « notre plume plus légère », s’il n’est que trop aisé de montrer les inconvénients de celle légèreté ? Traiter légèrement les choses sérieuses, et pour cela commencer soigneusement par s’abstenir de les comprendre ; juger d’un mot plus ou moins spirituel et injuste l’Esprit des lois et l’Histoire naturelle ; couper court aux discussions par une pantalonnade ; répondre par Candide à la Lettre sur la Providence ou à la Théodicée de Leibniz ; s’égayer en polissonneries aux dépens de Pascal, et parodier le christianisme en écrivant la Bible enfin expliquée par les aumôniers du roi de Pologne, je ne vois pas qu’il y ait lieu d’être si reconnaissant à Voltaire de nous en avoir enseigné la manière ; — ou plutôt, nous avons le droit de le lui reprocher. Les plaisanteries ne sont pas toujours ni partout à leur place ; et j’en veux à l’auteur du Dictionnaire philosophique de tout ce qu’il en a fourni de trop aisées, depuis cent ans, aux Gaudissart et aux Homais.

Mais Voltaire ne s’est pas contenté de leur rendre le métier plus facile ; il a voulu, nous dit-on, leur rendre aussi la « vie plus douce », et il a enrichi leur « provision d’idées ». Elle était donc, en vérité, bien pauvre ? Ce que M. Émile Faguet s’est en effet efforcé de montrer, c’est que Voltaire fut l’homme du siècle, le courtisan de l’opinion de son temps, et l’interprète enfin de ce qu’on pourrait appeler les idées communes de ses contemporains. J’ajouterais, si je ne craignais d’avoir l’air de jouer sur les mots, que sa grande originalité est surtout d’en avoir manqué. Je ne sache pas du moins une idée de Voltaire qui lui appartienne, qui soit sa découverte ou son invention, qu’il ne doive à ses lectures ou à la conversation ; et, cela ne diminue rien de sa gloire, puisque ses idées nous sont parvenues sous son nom, ni de son mérite ou de sa valeur d’écrivain, puisqu’il les a revêtues, si je puis ainsi dire, de la lucidité de son expression ; mais cela donne pourtant à réfléchir, et cela change étrangement la nature ou l’espèce de nos obligations envers lui. Ses idées sont celles de son siècle ; autant ou plus qu’il ne les a servies, il en a profité lui-même ; il en aurait eu d’autres, si son siècle en avait eu d’autres ; et son œuvre — ce que je ne pourrais dire ni de celle de Montesquieu, ni de celle de Buffon, ni de celle de Rousseau, — se serait faite certainement sans lui.

Puisqu’il y a pourtant deux ou trois de ces idées dont on ne détache pas l’invention ou la propagation de l’expression qu’il en a donnée, et qui sont celles que l’on vise quand on dit qu’il nous a fait la « vie plus douce », il y faut regarder de plus près. Si l’invention ne lui en appartient pas, n’est-ce pas assez, en effet, qu’il les ait rendues portatives, si l’on peut ainsi dire, et qu’entrées grâce à lui dans la composition de l’esprit moderne, elles conservent encore de nos jours la forme qu’elles ont reçue de lui ?

La première est cette idée de Tolérance, qui ne paraissait pas moins sacrilège à Jurieu qu’à Bossuet lui-même et, généralement, aux protestants qu’aux catholiques du siècle précédent. En 1755 encore, et Voltaire ayant déjà passé la soixantaine, on sait que les pasteurs de Genève s’indigneront de l’accusation de socinianisme lancée contre eux par l’auteur de l’article Genève de l’Encyclopédie ; et le socinianisme, c’est autre chose encore, mais c’est essentiellement l’indifférence en matière de religion. Qu’est-ce que Voltaire a fait pour le triomphe de l’idée de Tolérance ? À peine autant que Bayle, qui l’avait précédé de plus d’un demi-siècle, et beaucoup moins que l’adoucissement général des mœurs autour de lui. Si le Traité de la Tolérance, que Voltaire écrivit en faveur des Calas, est de 1763, le Dictionnaire de Bayle est de 1697, et son Commentaire philosophique sur le Compelle intrare est de 1687, c’est-à-dire d’un temps où Voltaire n’était pas encore né. Or, puisque je crains bien de n’en avoir encore persuadé personne — tant il est difficile en critique de prévaloir contre les légendes, — je le répéterai donc : le maître des esprits au xviiie siècle, celui de Bolingbroke, de Voltaire et de Lessing, ç’a été Bayle ; — et la philosophie de Voltaire, notamment, on la retrouve dans Bayle tout entière. Dans la mesure où l’on peut assigner une origine certaine aux idées qui, comme celle de la Tolérance, ne sont pas tant des idées que des noms que l’on donne, pour abréger le discours, à une conspiration générale des esprits, soyons donc reconnaissants à Bayle de ce qu’il a fait pour la répandre ; remercions-en Locke ensuite dont la Lettre sur la Tolérance est de 1689 ; puis Montesquieu, dont les Lettres persanes ont paru treize ans avant les Lettres philosophiques ; et parlons alors, mais alors seulement, de Voltaire.

Faut-il préciser son rôle encore davantage ? Aussi longtemps que l’on a pendu nos protestants « pour cause de religion », et de quelque persécution obscure qu’ils aient été les victimes ou plutôt les martyrs, Voltaire ne s’en est pas ému. « Qu’on pende le prédicant Rochelle, ou qu’on lui donne une abbaye — écrivait-il à Richelieu, le 27 novembre 1761, — cela est fort indifférent pour la prospérité du royaume des Francs, mais j’estime qu’il faut que le parlement le condamne à être pendu, et que le roi lui fasse grâce. » Telle était sa façon d’entendre alors la tolérance. Mais, quand la malheureuse affaire des Calas eut une fois éclaté, quand le retentissement s’en fut étendu à l’Europe entière, et quand Voltaire eut vu quelle incomparable occasion c’était de ramener à lui l’opinion et la popularité qui s’en détachaient, il prit la plume — sa « plume légère », — et il intervint dans un débat qu’il n’avait pas ouvert. Le calcul était bon et le succès passa son espérance. Les magistrats de Genève virent en lui le défenseur de la cause protestante ; on oublia l’auteur de Nouvelle Héloïse et de l’Émile, dont le succès grandissant importunait bien des oreilles ; et Voltaire reprit ou reconquit sur l’opinion publique l’ascendant et la souveraineté dont les encyclopédistes, depuis dix ou douze ans, l’avaient dépossédé.

Je pourrais m’en tenir à cette explication de sa conduite, mais j’en veux chercher une plus favorable et une plus honorable pour lui. On la trouvera, si je ne me trompe, dans une autre idée, toute voisine de celle de la Tolérance, et qui me semble avoir été le mobile de ses meilleures actions, la généreuse inspiratrice de son théâtre comme de ses Histoires, et non pas sans doute la justification, mais l’excuse, en quelque mesure, de son fanatisme à rebours. C’est l’idée d’Humanité.

Les mœurs étaient dures encore au xviie siècle ; et pour les y montrer, jusqu’à la cour du grand roi, non seulement passionnées, mais tragiques, mais cruelles, mais féroces, on n’aurait pas besoin de creuser très profondément. La vie humaine était de peu de prix ; et pour atteindre un grand objet — tel que paraissait être l’agrandissement du territoire national ou la réalisation de l’unité religieuse, — on ne regardait pas au nombre d’existences qu’il fallait sacrifier. On ne regardait pas non plus en justice, pour obtenir, même d’un innocent, l’aveu du crime qu’il n’avait pas commis, à lui faire subir les plus hideuses tortures. Nature délicate, impressionnable et nerveuse, quand Voltaire se représentait le supplice de Jean Calas ou celui du chevalier de la Barre, il en frissonnait ou il en tressaillait d’horreur dans ses fibres les plus secrètes. Mais, quand il parcourait l’histoire et qu’il en voyait, avec les yeux de l’esprit, le sang souiller toutes les pages, une indignation toute physique, si je puis ainsi dire, s’élevait dans son cœur, montait à ses lèvres, et se répandait en injures contre les rois et contre les prêtres.

Ce qu’il y a de puéril et ce qu’il y a d’étroit, ce qu’il y a de superficiel dans cette conception de l’histoire, j’en dirai deux mots tout à l’heure. Pour le moment, je n’en veux retenir que ce qu’elle a de généreux, sinon dans son principe, au moins dans quelques-unes de ses conséquences. Et plus j’y ai songé, plus il m’a paru que, si l’honneur, si la gloire, si la part originale de Voltaire dans l’œuvre du xviiie siècle étaient vraiment quelque part, elles sont là.

Pourquoi son pathétique au théâtre, s’il manque toujours de noblesse, est-il, comme on l’a dit, plus « déchirant » que celui de Racine et que celui de Corneille ? Que veut-il dire quand il se vante « qu’on trouvera dans ses écrits cette humanité qui doit être le premier caractère d’un être pensant » ? À quelle intention écrit-il son Essai sur les mœurs ou son Traité sur la tolérance ? Il ne faut pas marchander à le reconnaître ; et, selon le mot du don Juan de Molière, c’est « pour l’amour de l’humanité ». Si l’on ne peut pas dire que Voltaire ait aimé les hommes, il a aimé l’humanité. Son irréligion même, qu’il tient sans doute en partie de sa naissance et de son éducation première, c’est la fausse idée qu’il se fait du rôle de la religion dans l’humanité qui l’a développée, nourrie, exaspérée en lui. Là, dans les replis de cette idée, est le nœud de son caractère, l’unité de son œuvre, et l’identité de son être par-dessous la diversité de ses métamorphoses. Là aussi est le seul service dont je lui serais reconnaissant, si d’ailleurs, comme on le va voir, il ne nous l’avait fait assez chèrement payer.

Mais, auparavant, à cette même idée d’Humanité, il en faut rattacher une autre : c’est celle de la grandeur, et — s’il ne s’agissait pas ici de Voltaire, — je dirais, c’est celle de la sainteté de l’Institution sociale. Pour supporter leurs maux, ce que les hommes ont encore inventé de mieux aux yeux de Voltaire, c’est de les mettre en commun, et la société seule est capable de nous consoler de la misère de notre condition. C’est l’idée qu’il soutenait déjà, en 1728, dans ses Remarques sur les Pensées de Pascal, et c’est celle qu’il défend encore, après quarante ans passés, en 1768, dans son ABC. Lisez aussi le Mondain et les premiers chapitres de l’Essai sur les mœurs. Conservateur en tout, sauf en religion — c’est le mot de Vinet, — et même réactionnaire, pour parler la langue d’aujourd’hui, rien n’a paru plus scandaleux à Voltaire que la prétention d’un Rousseau voulant refondre l’humanité. De tous nos instincts, il n’y en a pas à ses yeux qui nous suit plus naturel que l’instinct de sociabilité. Nous sommes faits pour vivre en société, comme les oiseaux « pour faire des nids », comme les abeilles « pour faire du miel » ; nous y avons toujours vécu, nous y vivrons toujours ; et si la vie a un sens, si la morale a une règle, si l’action a un but, c’est de travailler au maintien, au développement, et au perfectionnement de l’institution sociale.

Je suis bien obligé de dire, cependant, que si nous devons savoir gré à Voltaire d’avoir défendu contre les encyclopédistes et contre Rousseau la grandeur de l’institution sociale, ce n’est pas lui qui s’est avisé le premier, au xviiie siècle, d’en faire la règle de la morale et l’objet de la vie : c’est Montesquieu. Sans doute, ayant vécu lui-même dans le temps de notre histoire où peut-être il a été le plus doux et le plus facile, sinon le plus glorieux, de vivre, Voltaire a senti vivement le prix de la civilisation ; et l’on peut dire qu’en plusieurs endroits de son œuvre il l’a presque éloquemment exprimé. Mais enfin, l’idée ne lui appartient pas ; et on doit ajouter que, bien loin d’en voir, comme Montesquieu, toutes les conséquences, il n’en a saisi que les applications les plus superficielles. N’en peut-on pas conclure avec sécurité que sans lui, sans son œuvre, sans le Mondain et sans la Princesse de Babylone, ce que cette idée contient en elle d’utile ou de fécond, Montesquieu, lui tout seul, n’était pas incapable d’en faire la fortune ? Voltaire, pour sa part, l’a plutôt obscurcie de tous les préjugés qu’il y a constamment mêlés, et parmi lesquels il y en a quelques-uns dont la prodigieuse étroitesse nous empêchera toujours d’être voltairiens.

Il est temps, en effet, d’y venir ; et si l’on accorde à Voltaire d’avoir été parmi nous le propagateur de ces idées, il importe maintenant de voir quelles autres idées, sous leur couvert, il a répandues dans le monde.

Et d’abord sa conception de l’Institution sociale est éminemment ou insolemment aristocratique. « Ce monde-ci, il faut que j’en convienne, est un composé de fripons, de fanatiques et d’imbéciles, parmi lesquels il y a un petit troupeau séparé qu’on appelle la bonne compagnie. Ce petit troupeau étant riche, bien élevé, instruit, poli, est comme la fleur du genre humain ; c’est pour lui que les plaisirs honnêtes sont faits ; c’est pour lui plaire que les plus grands hommes ont travaillé ; c’est lui qui donne la réputation. » Nous entendons de reste ce que cela veut dire : on est l’auteur d’Œdipe et de Zaïre, on est gentilhomme ordinaire de la chambre du roi ; on est l’ami de Mme de Pompadour et de M. de Richelieu ; on a été le chambellan du vainqueur de Rosbach ; on a ramassé quatre ou cinq millions à tripoter dans les vivres ou dans les fournitures militaires ; on s’est fait « roi chez soi », dans son château de Ferney ; qu’importe la « canaille », et n’est-elle pas trop heureuse, trop honorée surtout de travailler à l’entretien et à la parure du « petit troupeau » dont on est ? Homme de lettres jusqu’au bout des ongles, l’institution sociale n’a d’autre objet pour Voltaire que d’aider les honnêtes gens à « cultiver les arts » ; et si seulement nous consentons à travailler pour lui, il se charge de jouir, de vivre, et de penser pour nous. On n’a jamais plus lestement ni plus crûment condamné, pour le plaisir de « quelques oisifs », les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des hommes au pénible labeur du « gros œuvre » de l’humanité.

Théoriquement, et à la condition de ne pas s’expliquer, on peut donc bien être reconnaissant à Voltaire d’avoir défendu l’Institution sociale : il est permis de l’être moins, si sa conception de la société ne fut pas, comme on vient de le voir, moins égoïste qu’aristocratique. Mais si, de plus, le fondement en est ruineux, je ne vois pas alors de quoi nous nous sentirions obligés. Or, qu’il soit possible d’établir la société sur le fondement de l’utilité générale, conçue par chacun de nous comme étant la sienne propre, c’est une question litigieuse et que je n’oserais pas décider. Mais de vouloir la fonder, comme Voltaire, sur l’utilité générale considérée comme adéquate aux divertissements de « la bonne compagnie », c’est se moquer du monde, à moins que ce ne soit bien profondément mépriser ses semblables. Je crois que Voltaire les méprisait et s’en moquait à la fois. Exigera-t-on que je l’en remercie ? Ou plutôt, s’il a fait un peu de bien, sans le vouloir, ne sentira-t-on pas combien il a fait plus de mal en persuadant depuis tantôt cent ans, à toute sa « descendance », qu’un peu d’esprit, et quelques plaisanteries indécentes ou impies acquittaient l’homme envers l’homme et envers la société ?

De même encore, dans son Amour de l’humanité, j’aurais voulu — pour lui — qu’il se mêlât moins de souci de lui-même et un peu plus de charité. Ce n’est pas, comme on l’a vu, que j’en conteste ni la sincérité, ni l’ardeur, ni les heureux effets. Aussi longtemps qu’il y aura des hommes, le nom de Voltaire sera certainement attaché au souvenir de l’abolition de la torture, comme celui de Montesquieu le sera sans doute au souvenir de l’abolition de l’esclavage. Je regrette seulement que leur indignation à tous deux, toujours froidement ironique et toujours maîtresse d’elle-même, procède ou paraisse procéder, si je puis ainsi dire, de leur tête plutôt que de leur cœur. Il ne faut pas craindre les grands mots dans les grands sujets, ni les grands mouvements dans les grandes causes ; et, pour n’être pas une rhétorique, ce n’en est pas moins une espèce d’affectation que de plaisanter si librement sur la torture ou sur l’esclavage. Comme la plupart des Français de son temps, Voltaire avait le cœur sec ; sa sensibilité, très vive, mais surtout très mobile, était à fleur de peau : les misères de l’humanité ne l’ont guère ému qu’intellectuellement, si l’on peut ainsi dire ; elles ne l’ont pas touché dans son fond ; s’il a eu l’horreur de la souffrance, il n’en a pas eu la pitié, bien moins encore ce qu’on en appelle aujourd’hui la religion ; — et c’est pourquoi nous avons le droit de lui mesurer notre reconnaissance.

Une autre raison nous y oblige encore. C’est la façon dont il a cru servir une grande cause par le moyen du mensonge. Il y a plus qu’une erreur, en effet, dans sa conception de l’histoire ; et quand il impute au « fanatisme » des maux qui tiennent à la condition même de l’humanité, Voltaire ment et il sait qu’il ment. Il sait parfaitement que ce n’étaient point des protestants qui combattaient contre des catholiques à Salamine et à Platée ; il sait que ce n’étaient point des ariens qui combattaient contre des orthodoxes dans les plaines de Cannes ou de Zama ; il sait parfaitement que ce n’était point du dogme de la transsubstantiation qu’il s’agissait dans les champs de Philippes ou sur les eaux d’Actium. De même encore il sait que la religion n’est point l’œuvre de « la fourberie des prêtres », à moins que, comme l’on dit, prêtant ses qualités aux autres, il n’ait vu dans le christianisme qu’une politique analogue à celle des encyclopédistes. Et il sait enfin, puisqu’il ne veut pas lui-même abandonner son « dieu rémunérateur et vengeur », que cette religion qu’il outrage, après avoir changé la face du monde, a été depuis dix-huit cents ans la consolation, le refuge, et l’espérance de tous ceux qui ont souffert. Étrange façon de servir la cause de la justice et de la vérité, que de commencer par fausser ainsi l’histoire, ce qui donne étrangement à douter de la bonté de la cause ! Mais s’il peut y avoir d’agréables mensonges, il n’y en a jamais d’utiles ; et nous nous demandons en lisant l’Essai sur les mœurs, si les services que le livre a rendus ne sont pas compensés, et au-delà, par les maux qu’il a faits.

Et ne pourrais-je pas ajouter qu’en exagérant le prix de la vie humaine, je veux dire en plaçant dans cette vie même le but et la fin de la vie, Voltaire a renouvelé parmi nous cette crainte de la mort qui est le principe de toutes les faiblesses et de toutes les lâchetés ? Le plus sûr moyen qu’il y ait de bien vivre, c’est de n’avoir pas peur de la mort, et le seul moyen qu’on sache de n’en avoir pas peur, c’est de ne pas trop s’attacher à la vie. Mettre la vie à trop haut prix, c’est donc tarir le courage et la générosité dans leurs sources. Il se pourrait que ce fût aussi substituer insensiblement le calcul à la charité dans les rapports des hommes ; et qu’ainsi ce grand amour de l’humanité, conçu d’une certaine manière, se terminât à déguiser sous un nom pompeux l’intérêt et l’égoïsme mêmes. On a le droit, je pense, d’hésiter à s’en féliciter. En apprenant aux hommes à respecter la vie de leurs semblables, si Voltaire leur a surtout appris à respecter la leur, on ne voit pas au moins qu’il y ait lieu de lui en savoir trop de gré. Son œuvre encore ici nous apparaît mêlée, douteuse à tout le moins. On n’ose pas conclure ; et, sans doute, on ne peut pas ne pas être reconnaissant à Voltaire de nous avoir rendu la « vie plus douce », mais s’il nous l’avait rendue en même temps moins noble, et s’il l’avait rendue surtout plus sombre aux misérables, faudrait-il encore lui en être obligé ?

Ce qui achève de nous décider à poser la question en ces termes, c’est la manière dont il a traité la Tolérance. Pour enlever au prince, comme on disait alors, le droit de punir l’hérétique, était-il nécessaire, était-il utile de s’en prendre à la religion même ? et en s’y attaquant, ne devait-on pas on tout cas se garder d’en atteindre le principe ? C’est ici le grand crime de Voltaire, ou si l’on aime mieux, c’est ici que nous touchons les bornes de son intelligence. « Je veux, disait-il, que mon procureur, que mon tailleur, que mes valets, que ma femme même croient en Dieu, et je m’imagine que j’en serai moi moins volé et moins c… » Voilà tout ce qu’il a vu dans la religion. Mais, inversement, il a vu dans l’impiété grossière une marque de force d’esprit. « Voilà les fondements de la religion chrétienne, dit quelque part un personnage de ses dialogues. Vous n’y voyez qu’un tissu de plates impostures, faites par la plus vile canaille, laquelle seule embrassa le christianisme pendant plus de cent ans. » Je pense qu’il est bon de remettre ces textes sous les yeux des lecteurs. Non seulement Voltaire n’a pas rendu justice au christianisme — ce qui s’expliquerait par les entraînements de la polémique, — mais il n’a pas senti que nous sommes enveloppés de mystère et d’obscurité ; que notre intelligence se heurte de toutes parts à l’inconnaissable ; et qu’il y a quelque chose en nous que ne sauraient satisfaire ni la joie de vivre ni l’orgueil de savoir.

Autant qu’il pouvait être en lui, on peut donc dire qu’il a découronné d’abord, et ensuite ravalé la pensée. Il existait avant lui une manière de penser qu’on peut bien appeler « sans critique », mais qui n’en était pas moins haute ni moins large : c’était la manière de Malebranche et de Spinoza, c’était celle aussi de Bossuet et de Pascal. Elle attachait la réflexion de l’homme à la méditation des intérêts éternels de l’humanité, je veux dire de ceux qui nous élèvent au-dessus de notre condition présente en transportant l’esprit dans une région supérieure. Voltaire est venu la ridiculiser. Exigera-t-on encore que nous lui en marquions notre reconnaissance ? Tout ce que les sens ne peuvent pas atteindre, il ne s’est pas contenté de le nier, il s’en est moqué, moins légèrement, moins spirituellement qu’on ne le veut bien dire, avec une ironie dont l’impertinence n’exclut pas toujours la lourdeur. Ces mots ne sont-ils pas un peu vifs, peut-être ? Je suis donc obligé de citer. « Un gueux qu’on aura fait prêtre, un moine sortant des bras d’une prostituée, vient pour douze sous, revêtu d’un habit de comédien, me marmotter en une langue étrangère ce que vous appelez une messe, fendre l’air en quatre avec trois doigts, se courber, se redresser, faire autant de dieux qu’il lui plaît, les boire, les manger et les rendre ensuite à son pot de chambre. » Que trouve-t-on à de spirituel ? et qui croira que ces grossièretés soient de l’homme dont le nom est devenu synonyme d’esprit ? Mais quand on en parle aujourd’hui, c’est de confiance, comme l’on dit, sans avoir pris le temps de le lire ; et, à ceux qui l’ont lu, on leur demande ce que Voltaire leur a fait, pour le traiter comme ils le font ? Je viens d’essayer de le dire.

J’en avais aussi bien deux ou trois autres bonnes raisons, dont la première était de marquer deux époques très distinctes de la vie de Voltaire. Il y a un Voltaire bourgeois et presque gentilhomme, l’auteur de Zaïre et du Siècle de Louis XIV, celui de Zadig et de Candide même, si l’on veut, dont la spirituelle ironie s’enveloppe encore de politesse ou, au besoin, de courtoisie ; un Voltaire « tout à l’ambre », paré et fardé, dont les allures et la conversation sont celles des salons de Paris ou de la cour de Versailles : c’est celui que l’on lit encore, et c’est le seul qu’on connaisse aujourd’hui. Mais il y en a un autre, le Voltaire de Potsdam et de Ferney, le chambellan de Frédéric et l’amuseur de la grande Catherine, un Voltaire insolent et cynique, l’auteur du Dîner du comte de Boulainvilliers, du Dictionnaire philosophique et des Oreilles du comte de Chesterfield, l’auteur encore des Lettres sur la Nouvelle Héloïse ou des Anecdotes sur Fréron, le Voltaire dont la facile audace n’a d’égale que la grossièreté : c’est celui qu’on ne lit plus guère — et on a bien raison, — le Voltaire des Mélanges, mais c’est, celui qui a pourtant agi.

On ne saurait trop le redire : jusqu’aux environs de 1750, Voltaire n’a passé parmi ses contemporains que pour « un bel esprit » ; et là même est la principale raison qui lui a fait quitter la France pour la Prusse, la cour de Louis XV pour celle de Frédéric. Il est allé chercher à Potsdam la consécration de gloire et de popularité qu’on lui refusait dans sa propre patrie. Mais quand il est revenu, quand, après avoir essayé de rentrer en grâce auprès de Mme de Pompadour, il a dû se fixer à Ferney, le siècle avait marché, l’Encyclopédie avait paru, le parti des « Philosophes » s’était constitué, les Diderot, les d’Alembert et les Rousseau l’avaient passé depuis longtemps en audace. Pour en devenir le chef, il les suivit ; et, c’est alors seulement qu’inondant l’Europe de ses feuilles volantes, âgé de près de soixante-dix ans, il essaya de compenser, par la violence de sa propagande, la timidité de son ancienne politesse, et réussit ainsi à se faire pardonner le long retard qu’il avait mis à se ranger du côté des novateurs ou des révolutionnaires.

Je pense aussi qu’il n’est pas mauvais, si la critique et l’histoire littéraire sont un peu l’histoire des familles naturelles d’esprit, de bien savoir quel fut Voltaire. Or, ni Rousseau, ni Buffon, ni Montesquieu n’ont eu la brillante facilité de Voltaire, cette rapidité d’assimilation et d’improvisation, ce don d’éclatante universalité, ni sa souplesse, ni son esprit, ni tant de qualités enfin par lesquelles encore aujourd’hui même il nous amuse, il nous enchante. D’ailleurs, et selon l’expression de M. Faguet, « l’esprit moyen de la France est en lui ». N’est-ce pas comme si l’on disait que le voltairianisme existait avant Voltaire ? Et le fait est qu’en lui vous aurez beau chercher, vous ne trouverez rien d’unique, divinæ particulam auræ, rien qui ne fût avant lui dans le monde, rien qui en fasse quelque chose d’autre ou de plus que l’expression de son milieu. Très supérieur à ceux qui l’entourent, il est pourtant de la même famille. Rousseau, lui, n’est que de la sienne, seul en son temps de son espèce, autre en nature, et non pas seulement comme Voltaire en degré. C’est pourquoi l’on peut dire de lui qu’il a enrichi notre « provision d’idées », parce que nous voyons très clairement, parce que nous pouvons dire, avec certitude et avec précision, quelles sont les idées de Rousseau. Mais, parce que nous ne pouvons pas dire quelles sont les idées de Voltaire, et parce que d’ailleurs il n’y a pas une idée de son siècle — y compris celles de Rousseau lui-même, quand Rousseau les eut jetées dans la circulation — que Voltaire n’ait supérieurement exprimée, c’est pour cela que jamais homme n’a mieux représenté cinquante ou soixante ans d’histoire. Ne voit-on pas que c’est aussi pour cela, qu’on pourrait l’ôter de son siècle, non pas certes sans qu’il y parût, mais sans que l’esprit du siècle différât de ce qu’il est, et que l’on peut bien concevoir que le cours en eût été ralenti, mais non pas arrêté ni changé ?

Enfin, si l’histoire est une justice aussi, je pense qu’il est équitable de rendre à chacun sa part, et de ne pas faire à un seul homme les honneurs d’un siècle tout entier. Je sais bien que l’action de toute une armée s’attribue au chef qui la commande ; mais encore — et quoiqu’ils marchent tous deux en tête de leur troupe — ne faut-il pas confondre le trompette avec le général. Voltaire n’a été que le trompette ou le clairon retentissant de l’esprit du xviiie siècle.

Comme il sonna la charge, il sonna la victoire,

et les échos en retentissent encore. Mais s’il a pris part au combat, ce n’est pas lui qui en a arrêté les dispositions, ce n’est pas lui qui l’a livré sur le point décisif, ce n’est pas lui enfin qui l’avait préparé de loin et rendu comme inévitable. C’est ce que j’essaierai de montrer prochainement, en m’aidant du livre de M. Faguet pour déterminer les caractères les plus généraux du xviiie siècle. Je puis bien dire par avance que mes conclusions ne différeront pas sensiblement des siennes, et comme j’y arriverai par un autre chemin que lui, cette rencontre fera peut-être présumer la justesse de ce qu’elles auront de commun.

La folie de J.-J. Rousseau26 §

Que Rousseau soit mort fou, ce qui s’appelle fou, personne aujourd’hui ne l’ignore ni n’en doute, et on ne discute guère que du nom, du progrès et de l’origine de sa folie. Quomodo cecidisti de cœlo, Lucifer ? Comment ce poète, car c’en est un que l’homme qui a rouvert en France les sources longtemps fermées du lyrisme ; comment cet orateur, je ne veux pas dire le plus grand, ni surtout le plus noble, mais assurément le plus puissant qu’il y eût eu, depuis Bossuet, dans la langue française ; comment enfin ce dialecticien retors, et non moins passionné que retors, est-il devenu le lypémaniaque des Confessions, des Dialogues, des Rêveries du promeneur solitaire ? Mais l’est-il devenu ? ne l’a-t-il pas toujours été peut-être ? et, puisqu’il entre des poisons dans la composition des remèdes, ne serait-ce pas sa folie même qui ferait une part de l’originalité de la Nouvelle Héloïse, de l’Émile, du Contrat social ? Ou, s’il est devenu fou quand et comment l’est-il devenu ? sous l’influence de quelles causes ? à quel moment précis de son histoire ? et nous tous qui procédons de lui, puisque le roman contemporain était déjà tout entier dans la Nouvelle Héloïse toute la poésie de la nature dans les Confessions et dans les Rêveries ; nous, qui lui devons jusqu’au droit, qu’il a conquis pour nous, d’étaler notre personne dans nos œuvres, pouvons-nous diviser les siennes ? et, le fer à la main, pouvons-nous y séparer les parties saines d’avec les parties malades, ce qui est gangrené de ce qui ne l’est pas encore, et les imaginations enfin de son délire d’avec les inspirations de son génie ?

Si ce ne sont pas là précisément les questions qu’un savant physiologiste allemand, le docteur Möbius, de Leipzig, a traitées dans un livre récent sur la maladie de Rousseau, ce sont elles en tout cas qui font l’intérêt de son livre. Auteur estimé de nombreux travaux sur les maladies nerveuses, le docteur Möbius, qui n’avait jamais lu Rousseau, se trouvait de loisir sur les bords du lac de Genève, lorsque les Confessions lui tombèrent entre les mains. Il y fut pris ; « ce livre extraordinaire l’empoigna fortement », nous dit-il ; et il en admira, comme tant d’autres avant lui, « l’entraînante éloquence, les descriptions enchanteresses, la psychologie si fine et si profonde ». Mais à mesure qu’il avançait dans sa lecture, un soupçon grandissait en lui. Physiologiste et médecin, quelques particularités lui paraissaient symptomatiques d’un état maladif de l’auteur et du héros du livre. « Cet homme est fou, murmurait-il : dieser Mann war geisteskrank. » Et c’est alors que, pour s’assurer de la vérité de son diagnostic, il fut tout d’une haleine Rousseau d’abord, depuis ses Discours jusqu’à ses Rêveries, et non seulement Rousseau, mais encore la plupart de ceux qui l’ont étudié, — depuis Musset-Pathay jusqu’à M. Brockerhoff. Voilà un bel exemple d’intelligente curiosité. En voilà un aussi du prestige et du pouvoir qu’après cent ans passés le nom de Rousseau continue d’exercer toujours à l’étranger comme en France ! Et voilà de quoi nous excuser de reparler de Rousseau, — si par hasard il en était besoin.27

Sur les origines, sur la famille, sur la première éducation de Rousseau, M. Möbius n’a pas tout dit, ni même tout ce qu’il aurait dû dire, s’il avait eu connaissance de quelques pièces tirées des Registres du consistoire de Genève, et publiées, il y a quelque dix ans, par M. Eugène Ritter, dans le Bulletin de l’Institut genevois. Si je ne puis ici les reproduire, pour diverses raisons, je puis du moins m’approprier la réflexion qu’elles inspiraient à leur éditeur. « Une plus juste appréciation du caractère de cet homme malheureux ressortira, disait M. Ritter, de tons les documents qui nous aideront à connaître le niveau moral de son premier entourage et de sa parenté. Il y a des foyers domestiques où l’on respire un air de délicatesse et d’innocence… On verra que notre Jean-Jacques, malheureusement, a des origines un peu troubles et limoneuses. » C’est donc à tort que Saint-Marc Girardin, dans son Jean-Jacques Rousseau, s’est jadis avisé de vouloir disputer au futur époux de Thérèse Levasseur, pour en faire un fils de bourgeois, ses origines plébéiennes. Non seulement par leur situation de fortune — ce qui ne signifierait rien, — mais par leur éducation, par leurs goûts, par toutes leurs habitudes, père et mère, oncles et tantes, les parents de Jean-Jacques étaient peuple, au sens le plus fâcheux du mot, et lui-même on le sait, devait mettre une vanité singulière à le demeurer toute sa vie. Nous naissons pourtant où nous pouvons ; — et il ne faut pas rougir, comme disait l’autre, d’avoir été bercé sur les genoux d’une duchesse, mais d’un autre côté, pourquoi se glorifierait-on d’être né dans une arrière-boutique ? La vulgarité de son origine, et de là celle de ses goûts, c’est le premier trait du caractère de Rousseau, celui qui le distingue d’abord des écrivains de son temps, tous bourgeois, ou presque tous, quelques-uns même de l’ancienne marque, et dont le premier soin, quand ils ne le sont pas, est de se vêtir, de se tenir, de se conduire surtout, de parler, et d’écrire comme s’ils l’étaient.

Les origines étaient « troubles » : l’éducation fut déplorable. Mis en apprentissage, à treize ans, chez un graveur en horlogerie, c’est Rousseau qui nous avoue lui-même que « les goûts les plus vils et la plus basse polissonnerie » succédèrent pour lui aux « aimables amusements » de la première enfance. Abandonné de son père et des siens, il quitte l’atelier, deux ou trois ans plus tard, pour s’en aller à l’aventure, sans argent ni moyen d’en gagner, sans profession ni recommandation, vagabonder de ville en ville, changeant de religion pour un morceau de pain et prêt à tous les métiers pour vivre. C’est alors qu’il connaît la dégradante promiscuité de l’office et de la valetaille, l’amical tutoiement des laquais et des filles de chambre ; que Mlle Giraud le convoite, et qu’il voyage aux frais de Mlle Merceret ; — si toutefois il n’en a pas menti, car, l’occasion est bonne de le dire, autant de faits que l’on vérifie dans les douze livres de ses Confessions, presque autant y trouve-t-on de mensonges ou d’erreurs.

Il ment, par exemple, quand il nous dit, dès la deuxième page de ses Confessions, que Gabriel Bernard et Théodore Rousseau, son oncle et sa tante, se marièrent le même jour qu’Isaac Rousseau et Suzanne Bernard, son père et sa mère : ils se marièrent cinq ans plus tôt, « après avoir anticipé de sept mois sur le mariage », disent les Registres du Consistoire, et son cousin Bernard naquit huit jours après la noce. Il ment, quand il dit que son père « ne se consola jamais » de la perte de sa mère : on se console quand on convole, et son père se remaria. Il ment encore quand il parle ailleurs du « ministre Bernard », le père de sa mère, et son grand-père, à lui, par conséquent : le « ministre Bernard » n’était que son grand-oncle ; — et Rousseau devait bien le savoir. Il ment toujours, quand il dit qu’il passa « cinq ans » avec son cousin Bernard, tant à Bossey, chez le pasteur Lambercier, qu’à Genève même, chez son oncle : ces « cinq ans » là n’en sont pas même trois ; et comme c’est le temps où il apprit « avec le latin, tout le menu fatras dont on l’accompagne sous le nom d’éducation », on voit la raison de son mensonge.

Je lui en veux si peu que je souhaiterais pour lui qu’il eût également romancé tout ce qu’il n’a pas craint de consigner d’anecdotes indécentes ou grossières dans les premiers livres de ses Confessions. Mais je souhaiterais surtout qu’il eût menti sur Mme de Warens ; et, cette éducation commencée sur les grandes routes, je souhaiterais qu’il ne l’eût pas achevée dans cette maison des Charmettes, où il était chargé de remplir auprès de la maîtresse du logis les intervalles que laissait libres la mâle vigueur de Claude Anet, — son valet de chambre, et leur meilleur ami… Je ne connais pas un de nos grands écrivains dont l’enfance et la première jeunesse aient à ce point manqué de direction morale ; pas un dont l’éducation ressemble davantage à celle d’un enfant, non pas même trouvé, mais perdu ; pas un enfin dont l’expérience de la vie, bien loin de le tremper, ait à ce point déséquilibré, dissocié, si l’on peut ainsi dire, et énervé le caractère. Les parents de Diderot, brouillés avec leur fils, ne l’avaient pas cependant lâché dans le monde avant qu’il fût un homme ; et, elle-même, la fameuse Mme de Tencin n’a pas fait apprendre au futur d’Alembert l’état de vitrier.

Il faut attribuer, je crois, dans la composition successive du caractère et dans le développement ultérieur de la folie de Rousseau, beaucoup plus d’importance à ce manque d’éducation première, d’éducation morale surtout, de bons exemples et de bons conseils, qu’à un certain défaut de conformation physique, sur la nature et les effets duquel le docteur Möbius nous dispense heureusement d’insister. On a beaucoup écrit sur ce sujet, et j’ai là, sous les yeux, deux ou trois brochures dont il me suffira, pour les curieux, de copier les titres : la Relation de la maladie qui a tourmenté la vie et déterminé la mort de J.-J. Rousseau, par le docteur Desruelles (Paris, J.-B. Baillière, 1846), ou l’Explication de la maladie de. J.-J. Rousseau, et de l’Influence qu’elle a eue sur son caractère et sur ses écrits, par le docteur Mercier (Paris, Le Normant, 1859). Il me semble bien aussi me rappeler que, plus récemment, dans la Critique philosophique, aux environs de 1884, M. Renouvier reprochait à ceux qui ont étudié le caractère de Rousseau de n’avoir pas examiné d’assez près la nature de sa maladie. Sans doute, ils auront pensé qu’elle tenait assez de place dans les Confessions. Mais le docteur Möbius nous déclare en propres termes que, si ses prédécesseurs, et notamment le docteur Mercier, ont bien diagnostiqué la maladie de Rousseau, ils ont eu tort d’y voir l’explication suffisante ou la cause de ses bizarreries ou de ses singularités. Entre une maladie de la prostate et la folie des persécutions, il n’y a pas pour lui de liaison nécessaire ; la coïncidence des deux affections chez un même sujet n’en établit pas la solidarité ; et, de même

Qu’on peut être honnête homme et faire mal les vers,

ce n’est pas une raison, si parfois on éprouve quelques difficultés à faire de l’eau, pour qu’on devienne fou.

En revanche, et sous le nom de neurasthénie, nom savant et rébarbatif, le docteur Möbius signale chez Rousseau l’existence d’un état nerveux dont il nous est plus facile de parler. Nous n’avons en effet pour cela qu’à transposer les choses ; et, dans la mesure où les états psychologiques sont déterminés ou conditionnés par des états physiologiques, nous n’avons qu’à considérer la neurasthénie de Rousseau comme étant l’équivalent, ou, pour ainsi parler, la base physique de son extraordinaire sensibilité.

C’est un autre trait, de son caractère, qui le distingue profondément de la plupart de ses contemporains, les plus secs des hommes, les plus portés à l’ironie : Fontenelle, Marivaux, Montesquieu, Voltaire, d’Alembert, Grimm encore, si l’on veut, Marmontel et tant d’autres, dont on eût pu dire, comme du premier d’entre eux, qu’à la place du cœur, c’était encore de la cervelle qu’ils avaient sous la mamelle gauche. Étrange façon de s’exprimer, j’en conviens, si Mme de Tencin ne l’avait rendue historique ! Le seul Prévost, peut-être, autre aventurier, pour qui la vie n’a pas été non plus clémente ni facile, l’auteur de Cleveland et de Manon Lescaut, semblerait avoir eu quelque chose de cette sensibilité diffuse et passionnée dont la Nouvelle Héloïse et les Confessions nous ont conservé l’éloquent témoignage. Chose assez remarquable ! c’est à peu près le seul aussi de ses contemporains dont Rousseau, dans ses Confessions, ait parlé sans aigreur, et même avec une certaine bienveillance. L’extrême sensibilité de Rousseau, de quelque épithète que l’on se serve pour la définir ou pour en noter les manifestations diverses, physique, esthétique ou morale, voilà ce qui le sépare de nos Français du xviiie siècle, le secret de sa puissance, et l’origine aussi de sa folie.

J’aurais aimé qu’à cette occasion le docteur Möbius discutât l’opinion de quelques aliénistes qui, toujours fidèles à l’esprit d’Esquirol, cherchent encore aujourd’hui le principe ou la condition des désordres qu’on enveloppe sous le nom de folie, dans les altérations ou les aberrations de la sensibilité générale. « La monomanie, disait Esquirol il y a plus de cinquante ans, est la maladie de la sensibilité ; elle repose tout entière sur nos affections. Son étude est inséparable de la connaissance des passions, c’est dans le cœur de l’homme qu’elle a son siège, c’est là qu’il faut fouiller pour en saisir toutes les nuances. »

Ce qu’Esquirol disait de la monomanie, qui n’est elle-même qu’une espèce parmi beaucoup d’autres, il semble, qu’après l’avoir contesté plus d’une fois, on y revienne, et même qu’on l’ait étendu depuis lors à la totalité des maladies mentales. « La lésion que l’on doit surtout étudier dans les maladies mentales, dit le docteur Falret, est celle de la partie affective de notre être, la lésion des sentiments et des penchants. Cette altération primitive des sentiments et des penchants chez les aliénés mérite au plus haut degré l’attention de l’observateur. Elle doit servir de base à la connaissance de la maladie, à la description de ses diverses formes, à leur classement, à leur pronostic et à leur traitement. » Un autre dit encore, en termes plus brefs et plus généraux : « Les états moraux et émotifs réagissent sur l’ensemble de l’organisme ; ils constituent pour les opérations intellectuelles une sorte de milieu dont l’influence peut les stimuler, les ralentir ou les dévoyer : c’est le terrain sur lequel germent les conceptions délirantes28. » Enfin, M. Maudsley, dans son beau livre sur la Pathologie de l’esprit, ne dit-il pas également que « le premier symptôme de la folie consiste ordinairement en une affection du ton psychique, c’est-à-dire en une perversion de la manière de sentir, qui produit un changement ou une aliénation du caractère et de la conduite ? »

Si ce n’est pas affaire à nous que de juger ces opinions, ne pensera-t-on pas que ce l’était peut-être au docteur Möbius ? Et si nous regrettons qu’il l’ait oublié, c’est qu’en vérité, pour expliquer l’une au moins des origines de la folie de Rousseau, nous ne saurions imaginer de théorie plus probable. Que dis-je ! on l’aurait inventée pour lui qu’elle ne s’adapterait pas mieux, qu’elle n’adhérerait pas d’une manière plus étroite à tout ce que nous savons du caractère de sa personne et de l’histoire de sa vie.

Oui, sa nature était ainsi faite qu’elle dirait au plaisir comme à la douleur ce qu’on me permettra d’appeler une surface d’impressionnabilité plus vaste, ou des prises plus nombreuses et plus tenaces à la fois. Se rappelle-t-on comme il a parlé, dans la Nouvelle Héloïse et dans l’Émile, des odeurs et de l’odorat ? « L’odorat est le sens de l’imagination ; donnant aux nerfs un ton plus fort, il doit beaucoup agiter le cerveau : c’est pour cela qu’il ranime le tempérament, et l’épuise à la longue… » Remarquez la force des termes : Baudelaire et M. Zola, que nos jeunes gens en louent comme d’une découverte, n’en ont guère employé de plus forts pour chanter les parfums. Mais, évidemment, l’homme qui parle ainsi du plus obtus et du moins intellectuel, mais du plus suggestif aussi des cinq sens, avait lui-même des sens plus aiguisés, plus fins, plus subtils que les nôtres. Telle impression glisse sur nous, qui pénétrait en lui profondément, y en suscitait d’autres, le transformait tout entier lui-même en sa sensation du moment. Il n’était plus, comme la plupart des hommes, le sujet, le support, le lieu de son plaisir ou de sa douleur ; il devenait sa douleur ou son plaisir eux-mêmes ; et ses nerfs en recevaient une secousse qui d’abord allait jusqu’au spasme, quand ce n’était pas jusqu’à l’évanouissement. « Je rêvais en marchant à celle que j’allais voir, à l’accueil qu’elle me ferait, au baiser qui m’attendait à mon arrivée. Ce seul baiser, ce baiser funeste, avant même de le recevoir, m’embrasait le sang à tel point que ma tête se troublait, un éblouissement m’aveuglait, mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir, j’étais forcé de m’arrêter, de m’asseoir ; toute ma machine était dans un désordre inconcevable ; j’étais prêt à m’évanouir. » Ce n’est pas tout à fait ni précisément dans le même état que le jetteront plus tard les persécutions de la « tourbe philosophesque », ou de la « coterie holbachique » ; mais c’est pourtant, quant à l’intensité de la sensation ou quant à l’incapacité de s’en rendre maître, dans un état analogue. Jamais homme au monde n’a moins pu contre les impulsions de sa sensibilité, ni d’ailleurs ne s’est moins soucié de les combattre ou de les vaincre.

C’est qu’il savait bien que sa sensibilité, comme elle faisait son originalité dans les salons du temps, faisait une part aussi de son génie. Le frisson d’éloquence qui passait dans son style, il se rendait bien compte que c’était la vibration continuée de son impression, de sa sensation, de son émotion. Il savait également que ce qui fait la différence d’un homme à un autre homme, ce n’est pas la raison — commune en tant qu’impersonnelle, et identique en tant qu’universelle, — mais c’est la façon dont ils sont différemment affectés des mêmes choses. « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus, dit-il au début de ses Confessions ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. » En effet, quelques notes de musique suffisaient à le déplacer de son centre ; la vue d’un beau paysage le jetait hors de lui-même ; une belle phrase ou une belle action le ravissaient comme en extase. Aussi savait-il bien qu’autant il gagnerait sur lui-même de pouvoir et d’empire, autant en perdrait-il, en perdant du même coup son originalité, sur les femmes, sur ses lecteurs habituels, sur ce public encore neuf aux effets qu’il lui apportait. Et savait-il peut-être que celle exaltation de la sensibilité, morbide en son principe, le conduirait un jour à la folie ? Mais quand il l’aurait su, je doute qu’il eût essayé de s’en rendre maître, lui qui ne se souciait pas d’être remarqué, dit-il encore quelque part, mais qui, si l’on le remarquait, « eût mieux aimé être oublié de tout le genre humain que d’être regardé comme un homme ordinaire ».

Malheureusement pour lui, si cette sensibilité — cette hyperesthésie, pour mieux dire peut-être — se liait d’une part à cette force d’imagination qui l’accompagne d’ordinaire, il était bien difficile d’autre part qu’elle ne produisît pas en lui ses effets habituels, dont ce n’est pas le moins fâcheux que de désorganiser d’abord, d’affaiblir ensuite, et finalement d’anéantir le pouvoir de la volonté. « Je n’ai de volonté que pour ne pas vouloir », disent fréquemment les lypémaniaques, et on remarquera qu’ils ne font que traduire, en s’exprimant ainsi, un mot célèbre de saint Augustin : Volens, quo nollem perveneram. À force de vouloir, dans le sens familier mais superficiel du mot, c’est-à-dire à force de suivre les impulsions du désir ou de la sensibilité, nous en arrivons à ne plus vouloir, au sens moral, au vrai sens du mot.

Sur ce point, je renverrais volontiers le lecteur aux travaux des aliénistes contemporains, ou encore au livre de M. Ribot sur les Maladies de la volonté, si ce n’était un philosophe, un métaphysicien même, puisque c’est Malebranche, dans sa Recherche de la vérité, qui a peut-être le mieux mis en lumière et le plus ingénieusement expliqué ce rapport de la force de l’imagination avec la dépression de la volonté. « Ce n’est pas un défaut, dit-il, que d’avoir le cerveau propre pour imaginer fortement les choses, et recevoir distinctement des images très distinctes et très vives des objets les moins considérables… Mais lorsque l’imagination domine sur l’âme, et que, sans attendre les ordres de la volonté, ces images s’impriment par la disposition du cerveau et par l’action des objets…, il est visible que c’est une très mauvaise qualité et, une espèce de folie. » Si l’auteur des Confessions a jamais lu ces lignes, il a pu s’y reconnaître. Mais s’il avait médité toute cette partie du livre de la Recherche de la vérité, sur « la communication contagieuse des imaginations fortes », il se serait trouvé sans doute moins différent des autres hommes. Et nous, nous comprenons pourquoi les hommes du xviie siècle en général se sont défiés des sens et de l’imagination. C’est qu’ils ont bien vu que, de s’asservir au monde extérieur, c’était comme abdiquer le gouvernement de sa machine et se démettre de sa volonté. On aurait peine à en donner un plus mémorable exemple ou un plus significatif que celui de Rousseau ; et, le manque d’éducation morale, avec l’excès de la sensibilité, concourant ensemble pour énerver en lui le ressort de la résistance, la folie ne pouvait guère trouver nulle part de terrain plus favorable ou de « sujet » mieux préparé.

Joignez maintenant les circonstances, et d’abord celles qui marquèrent la publication de ses premiers écrits. Il avait trente-huit ans quand il fit paraître son premier discours, sur la célèbre question : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ? Il en avait quarante-trois quand il publia le second. Il touchait à la cinquantaine quand il donna coup sur coup la Nouvelle Héloïse, le Contrat social et l’Émile. Le succès en fut « foudroyant », c’est le cas de le dire, le plus retentissant et le plus soudain à la fois qu’on eût peut-être vu depuis un siècle passé. « Les femmes s’enivrèrent du livre et de l’auteur — a-t-il dit lui-même en parlant de son Héloïse, — au point qu’il y en avait peu, même dans les plus hauts rangs, dont je n’eusse fait la conquête, si je l’avais entrepris » ; et selon son habitude, il se vante, s’il ne ment pas, quant à la forme de son succès, mais il a raison, et il dit vrai quant au fond. Du jour au lendemain, ce que Voltaire lui-même, en quarante ans de labeur acharné, n’était pas encore devenu, il le devint pour le public, lui, Rousseau, l’obscur amant de Thérèse Levasseur, l’élève à tout faire de Mme de Warens, le petit vagabond qui s’était jadis élancé de Genève à la conquête du monde. Ou encore, pauvre hier et dédaigné, vivant d’expédients et toujours incertain du lendemain, il avait fait trois pas, comme les dieux d’Homère, et il avait touché le bout du monde, l’extrémité, si je puis ainsi dire, le comble de la réputation et de la gloire. Une tête plus forte y eût-elle résisté ? Oui, peut-être. Mais Rousseau, comme les femmes avaient fait de son roman, il s’enivra de son succès ; et ce que l’absence d’éducation, ce que sa sensibilité maladive, ce que la dépression de la volonté avaient commencé pour lui, le délire de l’orgueil l’acheva.

Encore ici, tous les aliénistes sont d’accord, non seulement sur le prodigieux orgueil des aliénés, mais sur les rapports que soutient cet orgueil avec les altérations de la sensibilité générale. Même, c’est une forme ou une espèce classée de l’aliénation mentale, sous le nom de Mégalomanie, que celle dont l’orgueil, s’il n’en est pas le principe, est du moins le caractère essentiel. Mais il y a quelque chose d’autre, et de plus que le physique, dans le cas particulier de Rousseau. Son orgueil, en effet, n’est pas un orgueil ordinaire ; et l’habituelle vanité de l’homme de lettres s’augmente et se complique en lui de l’orgueil de l’autodidacte ou du parvenu, font ce qu’il est, et dont la voix publique lui donne l’assurance, il l’est devenu par lui-même, non seulement en dépit de l’humilité de son origine, mais en dépit des obstacles qu’il a rencontrés sur sa route. Il s’est fait ce qu’il est, dans l’isolement et dans la misère. On ne l’a pas mis dans les collèges ; un précepteur, des maîtres amis ne l’ont pas pris tout petit, pour en faire un lettré ; autant que son Émile ou que sa Julie son instruction est son œuvre.

Il ne doit qu’à lui seul toute sa renommée ; …

et cependant, pour mieux faire qu’un d’Alembert et qu’un Diderot, nourris aux lettres dès leur enfance, il lui a suffi de le vouloir ; son début a passé du premier coup leurs promesses ; s’ils sont le talent, il est le génie. Pour que l’on s’aperçût qu’il ne ressemblait à personne, il a suffi qu’il parlât, qu’il se montrât tel qu’il est, et on l’a trouvé plus extraordinaire encore qu’il ne croyait l’être lui-même !

Calculez, si vous le pouvez, ce que cette seule pensée, retournée quinze ans durant dans une tête comme la sienne, devait nécessairement y faire de ravages. Songez ensuite que, pendant quinze ans, quelque idée qu’il se fît de lui-même, l’enthousiasme de ses admirateurs lui en donnait une plus grande encore. Ajoutez, si vous le voulez, qu’aussi souvent fait-on mine de contredire, aussi souvent se lève-t-il un défenseur pour plaider sa cause ; et quand il perd un protecteur, c’est pour en voir s’offrir un plus qualifié ; après Mme d’Épinay, M. de Malesherbes ; après Malesherbes, la maréchale de Luxembourg ; après la maréchale, le prince de Conti.

Faites attention également à ce qu’il disait tout à l’heure : « Les femmes s’enivrèrent du livre et de l’auteur… ». Et, en effet, si la moitié de son œuvre est composée de Confessions, l’autre moitié n’en est guère faite que de Mémoires. C’est lui Saint-Preux ; c’est lui le précepteur d’Émile ; et non seulement Émile est ainsi les Mémoires de ses préceptorats, comme la Nouvelle Héloïse est l’indiscrète histoire de ses amours avec Mme d’Houdetot ; mais, dans la bouche même des autres personnages de l’Héloïse ou de l’Émile, ce qu’il met, c’est encore ce qu’il y a de plus secret et de plus intérieur dans ses sentiments. Il parle par la bouche de milord Édouard Bomston, et il parle par la bouche du Vicaire savoyard. Nul n’invente moins et ne se souvient davantage. Il en résulte que, tous les compliments qu’on lui fait de ses ouvrages, il ne les prend pas pour l’écrivain ou pour l’artiste, mais pour sa personne et pour l’homme qu’il est, tel qu’il est. On ne le « loue » pas, si je puis ainsi dire, on « l’approuve » ; on n’admire pas ses écrits, mais ses sentiments ; ils ne sont pas louables comme beaux, ni comme bons, mais comme siens. S’il réussit par-dessus les autres, ce n’est pas, pour lui, qu’il ait plus de talent — ou du génie, comme je disais, tandis qu’ils n’ont que du talent ; — c’est parce qu’il est Rousseau. On s’enivre de lui, comme il le dit lui-même ; et parce qu’il n’y a pas deux hommes en lui, mais un seul, à mesure qu’il réussit, c’est sa personnalité qui se déborde, c’est son Moi qui s’hypertrophie ; ou, pour parler enfin le langage des aliénistes, si « le degré de subjectivité des conceptions intellectuelles est proportionnel à l’intensité des états passionnels ou émotifs qui existent au moment où elles se forment », la réalité du monde et de la vie n’a plus bientôt de mesure pour lui que l’impression qu’il en reçoit. C’est le signe, — ou plutôt c’est la définition même de la folie.

Mais ce n’est pas tout encore. Ni les hommes de lettres, ni les artistes ne passent ordinairement pour être heureux du succès de leurs confrères ; et on peut bien l’avouer, puisqu’il y a trois mille ans qu’on a fait observer qu’il en était de même dans la corporation des potiers. C’étaient des confrères qui avaient monté contre Racine la cabale de Phèdre ; c’étaient des confrères qui venaient on ce temps-là d’obliger Voltaire à partir pour Berlin ; c’étaient naturellement des confrères aussi que devait exaspérer le bruit étourdissant du succès de Rousseau, — et Voltaire tout le premier. On sait comment il a parlé de la Nouvelle Héloïse, dans une brochure qu’il fit signer par le marquis de Ximénès ; et, non seulement dans sa Correspondance, mais en vingt endroits de ses œuvres, à peine a-t-il chargé Rousseau d’injures moins grossières que celles dont il accablait Fréron. Réconciliés avec lui par le péril commun, Diderot, ce faux bonhomme, Grimm, ce faux baron, d’Alembert, Marmontel, et généralement tous les garçons de la « grande boutique encyclopédique », suivirent le signal que Voltaire donnait du fond de sa retraite. Si bien qu’en même temps que sa réputation grandissait, Rousseau voyait grossir le nombre de ses critiques, de ses adversaires, de ses ennemis. Et de là — pour une imagination déjà surexcitée comme la sienne, pour un orgueil comme celui dont nous venons de dire les premiers mobiles et le perpétuel aliment — à se représenter une conspiration forcée contre sa réputation, son honneur d’homme, son repos, sa vie même, il n’y avait qu’un pas. L’affaire de l’Émile, en 1762, allait le lui faire franchir.

Cette affaire de l’Émile est obscure, mais ce n’est pas aujourd’hui le temps de l’éclaircir. Disons donc seulement que la condamnation du livre par le parlement de Paris, suivie d’un décret de prise de corps contre l’auteur, en obligeant Rousseau de quitter la France, et le brûlement du Contrat social, à Genève, en lui fermant sa patrie, le rejetaient à cette existence vagabonde et précaire dont quinze ans de séjour à Paris l’avaient déshabitué. Sans asile et sans fortune ; âgé de cinquante ans ; embarrassé de sa Thérèse, la plaie saignante de son orgueil, le démenti vivant de ses doctrines, l’opprobre de sa vieillesse ; expulsé d’Yverdon, où il s’était réfugié d’abord ; « attaqué dans toute l’Europe avec une fureur qui n’eut jamais d’exemple » ; traité « d’impie, d’athée, de forcené d’enragé, de bête féroce, de loup », le peu de bon sens qui lui restait encore sombra du coup dans cette aventure. Son exaltation ordinaire, contenue jusqu’alors par la nécessité de s’accommoder au monde, se donna librement carrière. En comparant ses intentions, qu’il trouvait bonnes, aux effets qui les avaient suivies ; attaqué d’une part en Suisse par les pasteurs, et de l’autre à Paris par les « philosophes » ; il commença de croire à la réalité de la conspiration dont il ne s’était encore fait qu’une idée générale et vague. Il en chercha les preuves, il les trouva ; il vit l’univers conjuré contre lui ; son unique occupation devint de déjouer les complots dont il se croyait le but ; et la folie s’empara, pour ne plus la quitter, de cette belle intelligence.

Rien n’est plus pénible que d’en suivre, dans ses Confessions, dans sa Correspondance, dans ses Dialogues, le fatal progrès, à peine entrecoupé de quelques mois de « rémittence » ou de tranquillité d’esprit. Lisez la lettre du 8 septembre 1767 à son ami du Peyrou. Il est au château de Trye, près de Gisors, que le prince de Conti a mis à sa disposition. « Où aller, où me réfugier ? où trouver un plus sûr abri contre mes ennemis ? Où ne m’atteindront-ils pas, s’ils m’atteignent ici même ?… Si l’on ne voulait que s’assurer de moi, c’est ici qu’il me faudrait laisser, car j’y suis à leur merci, pieds et poings liés ; mais on veut absolument m’attirer à Paris. Pourquoi ? Je vous le laisse à deviner. La partie est sans doute liée : on veut ma perte, on veut ma vie, pour se délivrer de ma garde une fois pour toutes. Il est impossible de donner à ce qui se passe une autre explication… Mon Dieu ! si le public était instruit de ce qui se passe, quelle indignation pour les Français ! »

Une autre lettre, datée de 1770, est plus caractéristique encore. On y surprend la folie en quelque sorte à l’œuvre, et la conception délirante en flagrant délit de formation. « Quoique ma pénétration, naturellement très mousse, mais aiguisée à force de s’exercer dans les ténèbres, me fasse deviner assez juste des multitudes de choses qu’on s’applique à me cacher, ce noir mystère — celui de la conspiration — est encore enveloppé pour moi d’un voile impénétrable. Mais à force d’indices combinés, comparés, à force de demi-mots échappes saisis à la volée, à force de souvenirs effacés qui, par hasard, me reviennent, je présume Grimm et Diderot les premiers auteurs de la trame. Je leur ai vu commencer il y a plus de dix-huit ans des menées auxquelles je ne comprenais rien, mais que, je voyais certainement couvrir quelque mystère… À quoi ont abouti ces menées ? Autre énigme non moins obscure. Tout ce que je puis supposer le plus raisonnablement est qu’ils auront fabriqué quelques écrits abominables qu’ils m’auront attribués… Il est aisé d’imaginer comment M. de Choiseul s’associa, pour cette affaire particulière, avec la ligue, et s’en fit le chef, ce qui rendit dès lors le succès immanquable, au moyen des manœuvres souterraines dont Grimm avait probablement fourni les plans. »

On me pardonnera de citer tous ces textes, qui sont sans doute connus, qu’on a plus d’une fois cités, mais dont il semble, en vérité, qu’on ne tienne pas compte quand il est question de Rousseau. La critique française, en général — c’est une juste observation du docteur Möbius dans sa préface, — a bien souvent traité Rousseau de malade et de fou, mais elle l’a fait pour l’outrager, et jamais ou rarement pour chercher dans son délire ou dans sa maladie l’atténuation ou l’excuse que ces mots cependant doivent porter toujours avec eux. Il est donc bon que l’on sache exactement ce qu’ils signifient, et, quand nous parlons de la folie de Rousseau, que nous prenons le mot dans toute l’étendue de son sens. Mais c’est aussi de quoi nous ne saurions convaincre le lecteur, si nous ne mettions les preuves sous ses yeux, et c’est pourquoi nous demanderons qu’on nous permette d’emprunter aux Dialogues une dernière citation.

« Voyez-le entrant au spectacle — c’est lui-même qu’il met en scène, — entouré dans l’instant d’une étroite enceinte de bras tendus et de cannes, dans laquelle vous pouvez penser comme il est à son aise. À quoi sert cette barrière ? S’il veut la forcer, résistera-t-elle ? Non, sans doute. À quoi sert-elle donc ? Uniquement à se donner l’amusement de le voir enfermé dans cette cage et à lui faire bien sentir que tous ceux qui l’entourent se font un plaisir d’être à son égard autant d’argousins et d’archers. Est-ce aussi par bonté qu’on ne manque pas de cracher sur lui toutes les fois qu’il passe à portée et qu’on le peut sans être aperçu de lui ?… Tous les signes de haine, de mépris, de fureur même qu’on peut tacitement donner à un homme sans y joindre une insulte ouverte et directe, lui sont prodigués de toutes parts, et, tout en l’accablant des plus fades compliments, en affectant pour lui les petits soins mielleux qu’on rend aux jolies femmes, s’il avait besoin d’une assistance réelle, on le verrait finir avec joie sans lui donner le moindre secours. Je l’ai vu, dans la rue Saint-Honoré, faire presque sous un carrosse une chute très périlleuse ; on court à lui ; mais sitôt qu’on reconnaît Jean-Jacques les passants reprennent leur chemin, les marchands rentrent dans leurs boutiques, et il serait resté seul dans cet état si un pauvre mercier, rustre et mal instruit, ne l’eût fait asseoir sur son petit banc, et si une servante, tout aussi peu philosophe, ne lui eût apporté un verre d’eau. »

Ce n’est pas, à la vérité, que la « persécution » dont il se plaint soit entièrement imaginaire ; et, décrété de prise de corps à Paris, à Genève, à Berne, il a pu craindre pour sa liberté, comme il a pu craindre pour sa vie même, une fois au moins, à Motiers-Travers, quand une populace excitée par ses pasteurs fit mine un jour de le lapider. Mais ce qui est surtout vrai, et ce qu’on ne saurait trop redire, ce qu’a très bien vu le docteur Möbius, c’est qu’aussitôt qu’il eut quitté Paris, tous ceux dont sa réputation offusquait la vanité souffrante s’efforcèrent de créer dans l’opinion du temps un préjugé défavorable et vaguement hostile à sa personne. Le malheureux y prêtait assez. Ses anciens amis surtout s’y acharnèrent, et, au premier rang, ce Grimm qu’il avait jadis introduit chez Mme d’Épinay.

Si maintenant on veut bien observer qu’ils régnaient souverainement dans les salons littéraires, celui-ci chez Mme d’Épinay, comme je viens de le dire, celui-là chez Mme Geoffrin, un troisième chez le baron d’Holbach, un autre, chez Mlle de Lespinasse, et Voltaire même, tout absent qu’il était, chez Mme du Deffand ; si on songe qu’à cette date, où la littérature française était vraiment universelle, c’étaient eux dont les ouvrages, les Correspondances, et les jugements gouvernaient l’opinion de l’Europe presque entière, de Naples jusqu’à Saint-Pétersbourg ; et si l’on veut bien réfléchir qu’indépendamment des petites raisons, des raisons personnelles, tous ces philosophes en avaient dix, en avaient vingt, de détester les idées de Rousseau — de littéraires et doctrinales, de religieuses et de politiques, — on ne prendra pas pour cela sa part de la folie de Rousseau, mais ou reconnaîtra qu’à la base de ses conceptions délirantes il y avait un fonds de vérité. Quel était-il exactement ? C’est une autre question, qu’on ne pourrait décider qu’en étudiant de près l’histoire littéraire du xviiie siècle, et, en ce qui touche Rousseau, sur d’autres témoignages que ceux de ses ennemis, il nous suffit ici qu’en se considérant lui-même comme une victime, Rousseau ne fût pas complètement fou, qu’il y eût dans sa folie plus d’une lueur de raison, et qu’en même temps qu’à l’état maladif de sa sensibilité générale, sa folie répondît à quelque chose de plus objectif qu’elle-même, et de réellement existant.

Une autre observation n’est pas moins importante : c’est que, comme le remarque le docteur Möbius, « le délire de Rousseau n’a jamais été que partiel » ; ou, en d’autres termes encore, qu’il y a toujours eu de la raison dans sa déraison. Et il ne faut pas entendre seulement par là qu’avec la logique des aliénés il excelle à transformer les faits les plus insignifiants en preuves de son système, si bien liées, si démonstratives en un mot que quelques biographes — ainsi jadis M. Morin, dans son Essai sur le caractère de Rousseau — se sont laissé persuader ou convaincre. Mais il ne semble pas que sa folie ait altéré ou gâté son talent, si les Confessions, et ces Rêveries du promeneur solitaire, qu’il écrivait presque à la veille de sa mort, sont comptées à juste titre au rang de ses chefs-d’œuvre et de ceux de la langue. C’est peut-être, comme j’ai tâché de le faire voir, que son délire opérait en lui dans le sens de son talent ou de son génie, et que l’exaltation du sentiment du Moi, avant de dégénérer en folie chez l’auteur des Confessions avait d’abord été pour celui de l’Émile et de la Nouvelle Héloïse la source même de quelques-unes de ses plus belles inspirations : — « S’il existe une loi générale qui domine toutes les différences individuelles, dit M. Charles Bail, dans ses Leçons sur les maladies mentales, à l’article même du délire des persécutions, c’est la systématisation, ou, pour parler plus exactement, l’autophilie, c’est-à-dire la tendance à tout rapporter à eux-mêmes, à s’imaginer que tous les événements qui se passent dans le vaste univers ont un rapport direct et immédiat avec leur propre histoire. Ils se croient l’objet de l’attention universelle, et toutes les paroles, toutes les actions de leur entourage sont interprétées par rapport à eux-mêmes ; en un mot, ce sont des esprits chez qui la tendance subjective est poussée non seulement jusqu’à l’exagération, mais jusqu’au délire. » Il n’y a rien qui convienne mieux à la folie de Rousseau ; mais il n’y a rien aussi qui caractérise plus nettement ce qui fait le mérite original et la nouveauté de ses chefs-d’œuvre. Après avoir poussé, dans ses premiers écrits, la tendance subjective jusqu’à l’exagération, et réintégré ainsi l’éloquence dans la prose française, il l’a poussée jusqu’au délire, dans les derniers ; — et de là, précisément, l’air de famille qu’ils ont tous entre eux.

Si donc, pour répondre à la question que nous nous proposions, et au lieu de descendre, comme l’on fait d’habitude, nous remontons l’histoire des ouvrages et des idées de Rousseau, voici les conclusions où nous sommes conduits.

Les Rêveries, les Dialogues et les Confessions sont l’œuvre de la folie de Rousseau, dont ils peuvent même servir à marquer les progrès, ou pour mieux dire les alternatives. Ainsi, les Rêveries ont été composées dans un temps d’accalmie, par un fou, si l’on veut, mais par un fou lucide et maître de sa pensée comme de son expression, rendu à la raison par l’excès même de sa souffrance ou par la conviction de l’inutilité de la lutte et de l’effort. La dernière doit être du mois d’avril 1778 : c’est celle qui commence par la phrase célèbre et cependant bien simple où il a su faire entrer toute la poésie du souvenir. « Aujourd’hui, jour de Pâques fleuries, il y a précisément cinquante ans de ma première connaissance avec Mme de Warens ! » Considérant que les premières ne sauraient remonter au-delà de la fin de 1777, les Rêveries suffiraient à prouver que Rousseau ne s’est pas suicidé. C’est l’opinion du docteur Möbius, et nous la partageons.

Tout au contraire des Rêveries, les Dialogues doivent être, eux, rapportés au paroxysme de la folie de Rousseau. Ils sonnent la fêlure, si l’on peut ainsi dire ; et, de l’état d’ennuagement de la pensée dont ils sont le douloureux témoignage, ce qui est encore plus extraordinaire qu’eux-mêmes, c’est qu’un homme en soit revenu. Enfin, pour les Confessions, et si par hasard nous n’étions pas capables d’y reconnaître la folie, il faudrait bien cependant qu’elle y fût, « invisible et, présente », puisque, au rapport du docteur Möbius, un physiologiste qui, comme lui, n’a jamais rien lu de Rousseau, ne saurait les ouvrir sans la diagnostiquer. Et, en effet, elle y est bien, quoique sans doute moins étalée que dans les Dialogues ou dans certaines parties de la Correspondance ; consciente en quelque sorte et honteuse d’elle-même ; déguisée d’ailleurs et masquée par le charme des souvenirs et par la beauté singulière du style.

C’est pourquoi, de ce que les Confessions, comme les Dialogues, sont l’œuvre d’un fou, on se gardera de conclure, avec de récents biographes de Rousseau, qu’elles soient indignes de toute confiance. Ce serait trop flatter le préjugé vulgaire ; ce serait se montrer trop indulgent à ceux qui sont trop fiers d’allier le bon sens à l’incurable médiocrité d’esprit ; ce serait trop ignorer que, s’il y a de la raison, enfin, jusque dans la folie, il y a souvent aussi de la folie jusque dans la raison. « On se trompe si l’on croit, disent les aliénistes, que raison et folie soient deux termes contradictoires, qui s’excluent inévitablement l’un l’autre ; et que, du moment où un individu présente des troubles intellectuels caractéristiques de la folie, on ne doit plus attendre de lui rien qui conserve l’empreinte de la raison ; ou bien, et à l’inverse, que du moment où cet individu donne encore des signes de raison, il n’est pas, il ne doit pas être aliéné29. » C’est justement le cas de Rousseau. Sa folie démontrée ne nous autorise ni à rejeter en bloc le témoignage de ses Confessions, ni surtout ne nous dispense de vérifier, comme s’il avait sa raison, celles mêmes de ses allégations qui nous scandalisent ou qui nous étonnent le plus. Il s’agit seulement de savoir si la réciproque est également vraie, je veux dire si, comme nous trouvons des preuves de raison dans les Confessions, nous en trouverons de folie dans l’Émile et dans l’Héloïse.

Je le crois, et j’en vois, pour l’Héloïse, dans telles ou telles lettres, assez connues, dont l’obscénité naïve et l’inconsciente grossièreté n’ont rien de semblable à la grossièreté de Diderot, par exemple, dans sa Religieuse, ou à l’obscénité du jeune Crébillon, — dans ces romans dont on me pardonnera d’omettre ici les titres. J’en trouve également, pour l’Héloïse et pour l’Émile, dans cet étalage du Moi, dans cette exhibition de la personnalité dont j’ai dit qu’ils y faisaient pressentir les Confessions. L’homme qui se peint ainsi lui-même dans les autres, et qui les compose uniquement de ses sensations, ne pouvait guère manquer de dépouiller tôt ou tard les voiles dont il ne s’enveloppait encore que par respect humain. C’était comme un besoin pour lui que de se montrer au monde. Entre ce besoin d’exhibitionnisme dont le docteur Möbius n’a pas eu de peine à retrouver les traces dans les premiers livres des Confessions, et l’égoïsme du futur aliéné, rapportant tout à soi, limitant l’univers à la circonférence de son Moi, la Nouvelle Héloïse et l’Émile font la chaîne.

Et je les vois encore, ces symptômes inquiétants de la folie prochaine, jusque dans la finesse et dans la profondeur de certaines analyses. N’est-ce pas, en effet, un des caractères de certaines formes de la folie que de nous rendre conscients de certaines sensations qui nous échapperaient si nous étions sains ? « Chez certains malades, disent encore les aliénistes, il semble qu’il y ait une sorte d’hyperesthésie du sens intime : certains phénomènes psychiques normalement inconscients se trouvent alors perçus, au même titre que le sont, à l’état maladif, certains phénomènes viscéraux, tels que les battements cardiaques, le travail de la digestion… Il semble qu’ils assistent à ce travail obscur qui prépare et précède l’éclosion des pensées. » La folie peut ainsi rendre à la connaissance de la psychologie les mêmes services que la pathologie rend à la physiologie. D’être aliéné de soi-même, cela devient un moyen de voir plus clair au dedans de soi, dans les profondeurs mêmes de l’être, comme certains poisons servent d’instrument pour dissocier le mécanisme de la nature vivante, pour isoler un fait ou une série de faits, pour les rendre indépendants de ceux qui les accompagnent, et, en les accompagnant, les offusquent…

Ainsi, sans remonter plus haut — puisque ce sont ici les œuvres maîtresses de Rousseau, — ni la Nouvelle Héloïse, ni l’Émile eux-mêmes ne nous paraissent tout à fait exempts ni purs de toute trace de folie. Nous ne les en admirerons pas moins ; peut-être même quelques-uns les en admireront-ils davantage, comme ayant quelque chose en eux de plus rare et de plus singulier ; mais nous étendrons jusqu’à eux la légitime défiance que nous inspirent les Dialogues ou les Confessions, Quoi de plus naturel, au surplus, si, comme nous avons essayé de le faire voir, la folie de Rousseau a ses premières origines dans sa sensibilité, et si les circonstances de sa vie n’ont fait que développer le germe qu’il avait apporté en naissant ? C’est à quoi n’ont pas assez songé ceux qui l’ont pris autrefois pour modèle et pour guide et qui, sans avoir l’excuse de son génie, mais surtout celle de sa folie, l’ont imité dans ce que son œuvre avait de plus dangereux. Me permettra-t-on de rappeler qu’il n‘y a pas encore très longtemps j’essayais de le faire voir : je l’indiquais tout au moins, en parlant du Mouvement littéraire au xixe siècle, et du romantisme en particulier30 ? Si le romantisme a détourné la littérature française de sa tradition nationale et si depuis tantôt une quarantaine d’années, nous la méconnaissons, cette tradition, dans l’effort même que nous faisons pour la ressaisir, « c’est la faute à Rousseau », comme dit la chanson ; mais c’est surtout la faute à ceux qui ont cru qu’en lui prenant sa manière, ils lui prenaient aussi son génie. Lui, d’ailleurs, il n’en demeure pas pour cela moins grand, ni surtout moins original. Car « un palais est beau, même lorsqu’il brûle », des artistes ajouteront : « surtout lorsqu’il brûle » ; et je terminerais sur cette conclusion, si M. Taine, dans son Histoire de la littérature anglaise, n’avait ainsi terminé l’étude qu’il consacre à cet autre fou de génie, l’auteur des Voyages de Gulliver, ce Swift, dont Rousseau n’a pas eu l’ironie, mais dont son éloquence a pourtant plus d’une fois rappelé la méprisante invective.

Est-ce donc à dire, comme on l’a prétendu, comme le soutenait tout récemment encore le professeur Lombroso, « qu’entre la physiologie de l’homme de génie et la pathologie de l’aliéné il existe de nombreux points de coïncidence » ? À quoi je répondrai qu’il faudrait peut-être examiner d’abord si « les points de coïncidence » ne sont pas plus nombreux encore entre la pathologie des aliénés et la physiologie des imbéciles. Après cela, puisque le talent ne préserve pas de la petite vérole, ou le génie de la tuberculose, pourquoi voudrait-on qu’ils nous missent à l’abri de la folie, ou pourquoi, dans un même homme, qu’ils ne pussent coexister avec elle ? Je vais plus loin ; et dans le cas particulier de Rousseau, je ne craindrai pas, sinon précisément de confondre le génie avec la folie, mais de rendre au moins la qualité de son génie solidaire de l’exaltation qui devait un jour le conduire à la folie. Car enfin, si l’on raisonne bien, qu’en résultera-t-il ? Que le génie et la folie ne sont qu’une même chose ? Oui, si le plus grand éclat du génie coïncidait toujours avec le paroxysme de l’exaltation morbide ; — oui, si pour quelques cas comme ceux de Rousseau, de Swift ou du lasse, il n’y en avait pas vingt, comme ceux d’Arioste, ou d’Addison, ou de Voltaire ; — et oui, si généralement, le génie consistant, par définition même, en ce qu’il a d’unique, il n’était pas toujours incomparable, indéfinissable, incommensurable.

Les romans de Madame de Staël31 §

On parle, ou on reparle beaucoup de Mme de Staël depuis quelque temps. M. Gustave Merlet, il y a de cela sept ou huit ans, lui avait fait, dans son Tableau de la littérature française sous le premier empire, la place éminente et considérable à laquelle elle a droit. M. Émile Faguet, il y a moins de trois ans, étudiait et définissait à son tour — avec quelle pénétration et avec quel bonheur d’expression, il n’est personne qui ne le sache — « la pensée littéraire, politique et philosophique » de l’auteur de l’Allemagne et des Considérations sur la Révolution française. M. George Pellissier, plus récemment encore, lui consacrait un des meilleurs chapitres de son Mouvement littéraire au xixe siècle. C’est ce que faisait également, dans son intéressante Histoire littéraire de la Suisse française, M. Philippe Godet, qui ne trouvait d’ailleurs, pour protester contre la manière dont il parlait de Mme de Staël, qu’une seule voix parmi nous. Enfin, il y a quelques jours, M. Auguste Dietrich nous donnait la traduction du grand ouvrage de lady Blennerhassett sur Mme de Staël et son temps, trois forts volumes, un peu compacts, un peu confus aussi, qui sont une histoire de la révolution française et de l’empire presque autant que de la vie et des œuvres de Mme de Staël, mais que nous ne saurions passer sous silence : d’abord parce qu’ils sont pleins de choses, et puis, et surtout parce que quiconque parlera désormais de Mme de Staël ne pourra se dispenser d’y recourir.

Je n’ai jamais eu l’occasion de dire ce que je pensais des idées politiques de Mme de Staël, et, au, surplus, je ne l’ai point cherchée. Si je voulais un jour le dire, je me contenterais de développer une seule phrase de Delphine : « Cette révolution, que beaucoup d’attentats ont malheureusement souillée — Delphine est de 1802, et l’action en est datée de 1791, — sera jugée dans la postérité par la liberté qu’elle assurera à la France. S’il n’en devait résulter que diverses formes d’esclavage, ce serait la période de l’histoire la plus honteuse, mais si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce qu’il y a de noble dans l’espèce humaine est intimement uni à la liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événements qui l’ont amenée. » N’est-ce pas peut-être ce que l’auteur des Origines de la France contemporaine a trop souvent oublié, comme aussi celui de l’Allemagne au temps de la réforme, M. Jean Janssen ? La liberté se paye, comme la gloire ; et ses victoires, comme celles des champs de bataille, se sont toujours achetées chèrement.

Pour le rôle que Mme de Staël a joué dans le renouvellement de la critique, l’ayant indiqué déjà plusieurs fois, comme lady Blennerhassett a bien voulu s’en souvenir32 on me permettra de n’y point revenir aujourd’hui.

Mais ce sont les romans de Mme de Staël, c’est Delphine et c’est Corinne qu’il me semble qu’on a quelquefois négligé d’étudier d’assez près dans cette révision de son œuvre ; et c’est de Corinne et de Delphine que je voudrais parler. Comme dans l’histoire de la critique, ou, pour mieux dire, des idées critiques, Mme de Staël a sa place dans l’histoire du roman, entre Rousseau et George Sand ; Delphine a la sienne entre Julie d’Étanges et Valentine de Raimbault, Oswald même entre Saint-Preux et Bénédict ; et c’est cette place que je voudrais essayer de préciser.

Disons-le tout d’abord, et convenons-en de bonne grâce : si l’on ne lit plus guère aujourd’hui les romans de Mme de Staël, c’est qu’ils ont contre eux d’être assez mal écrits. « Il sortit de cette chambre où, pour la dernière fois peut-être, il s’était senti aimé comme la destinée n’en offre pas un exemple », ou encore : « Il se rappela tout ce que lady Edgermond avait pu dire de la légèreté de Corinne, et il entra dans le sens de l’inimitié contre elle. » Ces sortes de phrases, vagues et flottantes en leur contour, dont le sens inachevé laisse toujours au lecteur quelque chose à suppléer ou à compléter, abondent dans les romans, et, d’ailleurs un peu partout dans la prose de Mme de Staël. En passant de la phrase déclamatoire et tendue, mais éloquente aussi, forte et nombreuse, de la Nouvelle Héloïse, à la phrase de Delphine ou de Corinne, ou éprouve une pénible surprise ; et il semble qu’en moins d’un demi-siècle l’art d’écrire se soit perdu. Mais, de la phrase de Corinne ou de Delphine lorsque l’on passe à la phrase abondante, limpide et harmonieuse, d’Indiana et de Valentine, on respire, et l’on dirait d’un souffle venu de la plaine ou des bois pour rafraîchir et pour renouveler l’air factice des salons. Mme de Staël, née en 1760, morte en 1817, a vécu dans le temps de la langue où — Chateaubriand et Bernardin de Saint-Pierre mis à part — on a peut-être le plus mal écrit depuis tantôt quatre ou cinq cents ans, beaucoup plus mal, d’une façon beaucoup plus lâche et beaucoup plus improvisée qu’on n’écrit de nos jours. Pourquoi faut-il, après cela, que ses romans fassent la chaîne entre ceux de Rousseau et ceux de George Sand : Rousseau, l’un de nos grands écrivains, et George Sand, dont le style enchanteur a, pendant quarante ans, aveuglé ses admirateurs sur le caractère plus que romanesque, si je puis ainsi dire, de la plupart de ses fictions ? J’ai trouvé pourtant des phrases bien étranges dans la première préface d’Indiana.

Resterait à savoir, il est vrai, si la forme, dans le roman ou ailleurs, a toujours toute l’importance que l’on paraît croire ? On peut bien dire, en tout cas, que, depuis plus d’un demi-siècle, les défauts du style de Mme de Staël n’ont pas réussi, ni ne réussiront, je l’espère, à la déclasser. Ou, si l’on veut encore, avec son ami Bonstetten, on répétera que « le sentiment de l’art lui a manqué », même dans Corinne, surtout dans Corinne — où, en vérité, l’art n’est conçu que comme un moyen d’embellir la vie mondaine et de diversifier la conversation ; — mais il n’en sera rien de plus ni de moins. C’est qu’en écrivant mal, Mme de Staël pense bien ; c’est qu’elle écrit spirituellement, comme elle devait parler sans doute ; c’est que son esprit excite, éclaire, échauffe ; et c’est enfin que, fussent-ils plus mal écrits encore, ou plus négligemment, ses romans sont et seront toujours des romans intelligents

Quelque influence qu’eût exercée la Nouvelle Héloïse — dont nous reconnaissons aisément la trace dans les romans de Mme Riccoboni ou de Mme de Charrière, — cependant, comme elle n’était qu’un accident, et un accident unique, dans l’œuvre de Rousseau, les romans, selon l’expression de Voltaire, après comme avant l’Héloïse, avaient continué « d’être méprisés des vrais gens de lettres », et regardés par eux comme « l’amusement de la jeunesse frivole ». Mme de Staël s’en plaint encore dans son Essai sur les fictions. « L’art d’écrire des romans n’a point la réputation qu’il mérite, y dit-elle, parce qu’une foule de mauvais auteurs nous ont accablés de leurs fades productions en ce genre, où la perfection exige le génie le plus relevé, mais où la médiocrité est à la portée de tout le monde. » Elle cherchait alors comment, par quels moyens on pourrait relever l’art d’écrire les romans de cette espèce d’infériorité ; et, s’inspirant de Rousseau — dont on peut dire que l’une des innovations fécondes est d’avoir rendu le roman capable de porter la pensée, — elle proposait d’en étendre et d’en diversifier les sujets. « On regarde les romans, disait-elle, comme uniquement consacrés à peindre l’amour, la plus violente, la plus universelle, la plus vraie de toutes les passions… Mais l’ambition, l’orgueil, l’avarice, la vanité, pourraient être l’objet principal de fictions dont les incidents seraient plus neufs et les situations aussi variées que celles qui naissent de l’amour… Que de beautés ne pourrait-on pas trouver dans le Lovelace des ambitieux ! Quels développements philosophiques, si l’on s’attachait à approfondir, à analyser toutes les passions, comme l’amour l’a été dans les romans ! » C’est le programme que devait remplir un jour Balzac ; — et il est bien vrai que Mme de Staël, après l’avoir indiqué, ne l’a pas elle-même suivi, mais enfin elle a le mérite et l’honneur de l’avoir indiqué.

Quant à le suivre, ou pour essayer seulement de le réaliser, elle était bien trop de son sexe et de son temps. Je ne parte point ici de ses premiers essais, d’Adélaïde et Théodore, ou de l’Histoire de Pauline ; mais Delphine et Corinne, comme aussi bien René, comme Oberman, comme Adolphe, comme Indiana, sont des romans lyriques, dont la flamme de l’amour est l’aliment intérieur, et surtout dont l’auteur vit lui-même la vie de ses personnages, n’a pas la force encore de se détacher d’eux, ne les conçoit que par rapport à lui, ne les anime enfin que de ses propres sentiments. Il n’y a pas d’indiscrétion à le redire aujourd’hui, puisqu’au lendemain de la mort de Mme de Staël, c’est Mme Necker de Saussure qui le disait déjà : « Corinne est l’idéal de Mme de Staël, Delphine en est la réalité durant sa jeunesse. » On dirait mieux encore : Corinne, c’est toute son intelligence, et Delphine, c’est toute sa sensibilité. Je laisse d’ailleurs à ceux pour qui ce genre de recherches peut avoir quelque attrait le soin de soulever les masques, et de reconnaître Talleyrand, par exemple, sous les traits de Mme de Vernon, ou Benjamin Constant sous ceux de M. de Lebensei, — qui seraient, en ce cas, singulièrement flattés.

On ne saurait trop le répéter, en effet : tout au rebours de ce que l’on a l’air aujourd’hui de croire, c’est par là que les romans périssent, par le document humain, par ces allusions ou ces portraits qui n’intéressent plus personne au bout de cinquante ou de cent ans seulement. Qu’est-ce que cela nous fait, à nous qui vivons en 1890, que Julie d’Étanges ressemble à Mme d’Houdetot, ou que, sous les traits du colonel Delmare, on puisse retrouver ceux du baron Dudevant ? Pour apprécier Delphine ou Corinne, je n’ai pas besoin de savoir ce que Mme de Staël y a mis des secrets de son cœur, ou plutôt, si l’on ne savait, pas, si l’on ne sentait pas ce qu’elle y en a mis, étant moins personnels, ses romans seraient moins lyriques ; ils répondraient peut-être mieux à la définition de leur genre ; ils seraient enfin plus vivants, d’une vie moins individuelle et par conséquent plus durable. Est-ce Valentine qui soutient aujourd’hui la réputation de George Sand, ou si c’est le Marquis de Villemer ? et qu’y a-t-il d’Honoré de Balzac dans Eugénie Grandet ou dans le Cousin Pons ? Le roman est avant tout l’imitation de la vie moyenne ; la vérité en est faite surtout de l’intelligence des intérêts ou des sentiments des autres ; et on n’y atteint, comme en tout, le premier rang, qu’à la condition de savoir s’aliéner de soi-même.

À titre de romans lyriques, Delphine et Corinne sont donc dans la pure tradition de la Nouvelle Héloïse. Elles y sont également pour l’invraisemblance et pour la bizarrerie de l’intrigue. Le dénouement de Corinne a de la grandeur ; mais le premier dénomment de Delphine était vraiment plus que romanesque, et le second, qui vaut mieux — celui que Mme de Staël y substitua sur le conseil de ses amis et de la critique, pour ne pas s’entendre accuser d’avoir fait l’apologie du suicide, — est encore bien extravagant. C’est également et toujours du Rousseau, que la promptitude avide et la mobilité avec laquelle Mme de Staël, aussi souvent que l’occasion s’en présente ou s’en laisse entrevoir, s’échappe en digressions toujours ingénieuses, et plus souvent inopportunes, sur la politique, sur la religion ou sur l’art. « Pour dissiper la mélancolie d’Oswald, nous dit à ce propos lady Blennerhassett dans l’analyse qu’elle nous donne de Corinne, Corinne se constitue son guide à travers les trésors artistiques et les ruines de Rome. Elle évoque en sa faveur l’esprit des temps disparus, fait parler les pierres, et raconter leur histoire aux monuments de deux mondes. » Mais nous, aujourd’hui, bien loin d’en faire un mérite à Mme de Staël, c’est ce qui nous déplaît dans Corinne. Le lien est vraiment trop frêle, il est surtout trop artificiel entre ces parties descriptives et la partie romanesque ou psychologique du récit. Et si peut-être, comme nous le croyons, la première qualité d’un roman est d’en être un, c’est pour cela que, contrairement à l’opinion reçue, nous mettrions presque Delphine au-dessus de Corinne. Enfin, j’oserai dire qu’il n’y a pas jusqu’il la sentimentalité passionnée des héroïnes de Mme de Staël qui ne vienne en droite ligne encore de celle de Saint-Preux et de Julie d’Étanges, Ou plutôt, je le dirais, si, par-dessous tant de ressemblances entre elle et son maître Rousseau, nous ne commencions ici d’entrevoir, dans l’accent même de cette sentimentalité, ce qui fait l’originalité de Mme de Staël dans le roman.

Elle est du monde, voilà ce qui la distingue d’abord du maître qu’elle imite ; et — je pense que la remarque vaut la peine d’en être faite — voilà ce qui la distingue de Diderot, de Marivaux, de Prévost, de Le Sage, de tous ceux enfin de nos romanciers qui n’ont pas traité d’égal, si je puis ainsi dire, avec les modèles qu’ils copiaient. Depuis l’auteur de la Princesse de Clèves, on n’avait pas vu de romancier qui fût vraiment du monde ; — car je n’y compte point Mme de Tencin, ni, malgré la splendeur de son nom et la noblesse de sa race, Mlle de la Force. On connaît d’autre part la vie besogneuse et douteuse du pauvre abbé Prévost ; on sait la vie honorable, régulière et rangée, mais obscure et bourgeoise de l’auteur de Gil Blas et du Diable boiteux : Marivaux seul, au xviiie siècle, a fréquenté dans les salons, et non pas, en vérité, dans les plus aristocratiques. C’était le ton bourgeois, et assez pesamment bourgeois, qu’il trouvait dans le salon de Mme Geoffrin, mais dans le salon de Mme de Tencin, c’était le mauvais ton. On s’en aperçoit bien quand on lit le Paysan parvenu, et, au besoin quelques endroits choisis de la Vie de Marianne. Au contraire, née dans la richesse, entourée d’adulations précoces dans le salon de sa mère, élevée pour le monde et dans le monde, mariée au baron de Staël, ambassadeur de Suède, et depuis, ayant connu ou reçu à Coppet, tout ce qu’il y avait alors, non seulement en France, mais en Europe, d’hommes ou de femmes distingués, Mme de Staël, pour peindre le monde, n’a eu qu’à se souvenir ; et, puisque c’est elle que Delphine, puisque c’est elle que Corinne, elle n’a eu, en faisant son portrait, qu’à l’accompagner de son fond naturel et qu’à le mettre dans sa bordure.

C’est ce qui donne à ses romans, et à Delphine surtout, la valeur ou l’intérêt d’un roman historique. Comment on a vécu dans les années troublées de la révolution, entre 1790 et 1792 ; comment, en pleine guerre civile, et sous la menace toujours prochaine de la guerre étrangère, européenne, universelle, on a cependant continué de causer, et d’intriguer, et d’aimer ; quelles questions, toujours les mêmes, on n’a pas cessé d’agiter dans les conversations mondaines, avec ce que l’inquiétude publique y mêlait de fiévreux, je ne sache guère de documents, de Mémoires ou de Correspondances, qui nous l’apprennent mieux, et comme plus naturellement que la Delphine de Mme de Staël. Avec ses qualités d’observatrice mondaine, Mme de Staël a fixé là, pour nous, ce que l’on appelle un moment de l’histoire de la société française. On ne saurait sans doute l’oublier, dans un temps comme le nôtre, où, si quelques jeunes gens et quelques femmes ne demandent guère au roman que de leur faire « passer une heure ou deux », il n’y a pas en revanche de défauts que les érudits ou les historiens ne lui pardonnent s’ils y trouvent quelques renseignements sur « la danse du schall », ou sur la vie noble, aux environs de 1795, dans une petite ville du Northumberland.

Mais, à un point de vue plus général, ce que ces romans jadis fameux, et toujours célèbres, ont fait entrer pour la première fois dans le domaine du roman, c’est la peinture de « la bonne compagnie ». Toute une classe de la société, la moins nombreuse, mais non pas la moins intéressante à connaître, parce qu’elle est la plus complexe, étant la plus raffinée ; dont les sentiments, dans la tragédie de Racine lui-même, transposés par l’éloignement de la distance et du temps, ne portaient pas avec eux la preuve de leur ressemblance ; toute une aristocratie de la fortune et du nom paraît et se montre à nous presque pour la première fois dans les romans de Mme de Staël. Ce qu’avait fait Rousseau, dans son Saint-Preux, pour le petit bourgeois frondeur, sentimental et ambitieux de 1760, ou Le Sage, entre 1715 et 1730, pour l’aventurier parti d’en bas, qui devenait Gourville, et quand il était plus heureux, Dubois ou Alberoni, Mme de Staël l’a fait pour ces aimables femmes et pour ces grands seigneurs, auprès de qui Talleyrand avait si bien senti la subtile « douceur de vivre ». Il est possible que son héros, que Léonce de Mondoville, et Henri de Lebensei, et M. de Valorbe ne vivent pas, au sens où l’on entend le mot ; mais ils ont certainement existé. Je veux dire que Mme de Staël les a connus ; que, si leur physionomie manque d’accent et d’individualité, cependant les traits en sont vrais ; et que, s’ils ne sont pas ce qu’on appelle des types, on trouve en eux de quoi reconstituer le leur. Les femmes sont plus vivantes, sans l’être autant qu’on le voudrait — à l’exception de Delphine et Corinne elles-mêmes : — Mme d’Arbigny ou lady Edgermond dans Corinne, et, Mme de Vernon, Mme de Mondoville, Mme de Ternan, Mlle d’Albémar dans Delphine ; mais comme les hommes, ou plus encore que les hommes, elles sont de leur « monde » ; et ce monde en est un qu’avant Mme de Staël personne encore n’avait peint dans le roman.

Autre qualité, que je ne pense pas qu’on lui dispute. Quoique Mme de Staël ait toujours en écrivant quelque chose de viril, elle est femme, autant qu’on le puisse être, et ses romans sont des biographies de femmes. « Pour la première fois depuis bien longtemps, disait l’autre jour M. Faguet, en parlant de la Julie de Rousseau, une complète biographie féminine était faite dans un roman » ; et n’oublie-t-il pas un peu Marianne et Clarisse ? Mais il a cependant raison. Seulement, c’est le cas ici de nous rappeler qu’une âme humaine n’est jamais entièrement comprise ni connue d’une autre âme, et qu’au dedans de chacun de nous, il y a toujours pour les autres une irritante, une obscure, une indéchiffrable énigme. J’ai donc des doutes sur la vérité du caractère de Julie d’Étanges, comme j’en ai sur la vérité de celui de Clarisse Harlowe : j’en ai moins sur Delphine, sur Corinne, sur Indiana, sur Valentine, sur Jane Eyre ou sur Hetty Sorel. Je veux dire que je crains toujours que, pour analyser ou pour peindre un caractère de femme, pour écrire surtout « une complète biographie féminine », il soit fâcheux d’être homme. Et, en effet, le serions-nous, si dans un portrait de femme, quand nous en traçons un, nous ne mettions toujours un peu plus de rêve, ou de rancune, que de réalité ? C’est pourquoi, tout en admettant que Clarisse Harlowe et la Nouvelle Héloïse en aient donné, l’une le signal et l’autre le modèle, ce grand éloge que fait M. Faguet de l’un des mérites éminents et effectifs du roman de Rousseau, je lui demande la permission de le transporter aux romans de Mme de Staël. Avec la peinture ou la satire légère, quelquefois même assez vive, des mœurs ou des ridicules du « monde », c’est Mme de Staël qui la première a tracé dans le roman une complète biographie de femme. Les femmes, jusqu’à elle, n’occupaient dans le roman que la place qu’il plaisait à l’homme de leur donner, objets de ses désirs plutôt que de sa curiosité, rarement étudiées en elles-mêmes, pour elles-mêmes, mais toujours par rapport à l’homme, et, comme telles, toujours au second plan, même quand elles avaient l’air de tenir ou de remplir le premier. On sait si depuis, à la suite et sur les traces de Mme de Staël, elles en ont appelé de cette inégalité de traitement !

C’est qu’aussi bien, plus audacieuse en ce point que Rousseau, Mme de Staël, qui ne dissimulait pas aisément sa façon de penser, a posé la première, dans Corinne et dans Delphine, la question qui les intéresse toutes : celle du droit de la femme à vivre pour elle-même. Si elle a le respect de l’institution sociale, Mme de Staël n’en a pas la superstition. Sa politique, c’est le libéralisme, mais sa philosophie c’est l’individualisme. Que la société s’arroge donc le droit de punir chez la femme une supériorité d’esprit qu’elle admire chez l’homme ; que le monde honore en Léonce une indépendance de caractère qu’il condamne en Delphine ; que l’opinion fasse enfin à Corinne, pour être heureuse, une obligation d’anéantir ou d’ensevelir sa personnalité dans l’unique amour d’Oswald, le bon sens de Mme de Staël a pu s’y résigner, mais son cœur, mais la conscience qu’elle avait de sa valeur ont toujours protesté. Là, si je puis ainsi dire, est la clé de ses romans, et là en est la nouveauté. C’est par là, c’est pour cela que Delphine lui a valu, du jour au lendemain, la réputation que ne lui avaient conquise ni ses Lettres sur Jean-Jacques Rousseau, ni le livre sur l’Influence des passions, ni même le livre si curieux, si spirituel, si suggestif, de la Littérature. Ce devait être aussi, cinq ou six ans plus tard, la grande raison, la raison du succès « européen » de Corinne. Et c’est enfin pour cela que Delphine et Corinne, quand on a rabattu ce qu’il faut des éloges des contemporains, demeurent et demeureront longtemps encore des dates dans l’histoire du roman.

On a beaucoup discuté sur l’épigraphe de Delphine, que Mme de Staël a tirée des Mélanges de Mme Necker, sa mère : « Un homme doit savoir braver l’opinion, une femme s’y soumettre » ; et Vinet lui-même, je ne sais comment, ne semble pas l’avoir très bien comprise. Il ne veut pas qu’un homme fasse en quelque sorte état de « braver » constamment l’opinion, mais il n’admet pas non plus qu’une femme doive toujours s’y « soumettre » ; et, assurément, de la façon qu’il l’entend, c’est le discours de la sagesse et du bon sens mêmes. Mais ce que Mme de Staël a voulu dire, et ce que Delphine tend à prouver — car Mme de Staël n’a pas peur de prouver quelque chose avec ses romans, — c’est peut-être une vérité plus subtile, et aussi de plus déportée. Tandis qu’en effet, à « braver » l’opinion, l’homme ne court habituellement qu’un risque, un seul, qui est de ne pas réussir à en devenir le maître, au contraire, la femme, en ne s’y « soumettant » pas, y joue, elle, sa part de bonheur, et assez communément elle l’y perd. Ou encore, de ne pas ressembler aux autres hommes, comme Rousseau, c’est échanger l’anonymat contre la gloire de la popularité ; mais de prétendre se tirer de la foule des autres femmes, comme Mme de Staël, c’est exposer sa réputation à toutes les attaques de la médisance et de la calomnie. Et enfin, tandis que l’opinion pardonne ou passe tout à l’homme, pourvu qu’il réussisse, elle se fait contre la femme une arme de ses succès mêmes. Si c’est bien là, comme je le crois, ce que Mme de Staël a voulu dire avec son épigraphe, la question, on le voit, est tout autre que ne pensait Vinet ; et, sans en avoir l’air d’abord, il faut convenir qu’elle touche au fondement même de la société.

C’est ce que savait bien Mme de Staël, et c’est ce qu’elle a dit en propres termes dans le curieux opuscule intitulé : Quelques réflexions sur le but moral de Delphine. « Il y a dans les caractères d’une franchise remarquable… une puissance singulièrement importune à la plupart des hommes… Quand il vient à paraître un caractère inconsidérément vrai, il semble que la civilisation en soit troublée, et qu’il n’y ait plus de sécurité pour personne, si toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur sens… Enfin la supériorité de l’esprit et de l’âme suffit à elle seule pour alarmer la société… La société est constituée pour l’intérêt de la majorité, c’est-à-dire des gens médiocres : lorsque des personnes extraordinaires se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en attendre du bien ou du mal, et cette inquiétude la porte nécessairement à les juger avec rigueur. Ces vérités générales s’appliquent aux femmes d’une manière bien plus forte : il est convenu qu’elles doivent respecter toutes les barrières et porter tous les jougs. »

Elle expliquait alors la moralité du caractère de sa Delphine ; et elle ajoutait : « Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l’exemple de Delphine : j’ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnable dans la rigueur que la société exerce contre elle… Souvent un homme est méconnu pour ses qualités mêmes : plus souvent une femme est perdue par un sentiment d’autant plus vrai qu’elle était moins maîtresse de le cacher, et celle qui, assise en paix au milieu de son cercle, se sera permis d’accuser le malheur, verra sa considération augmenter par l’impitoyable preuve de sévérité qu’elle aura nonchalamment donnée. Ce sont ces bizarres contrastes des jugements de l’opinion que le roman de Delphine est destiné à faire ressortir. Il dit aux femmes : ne vous fiez pas à vos agréments ; si vous ne respectez pas l’opinion, elle vous écrasera. Il dit à la société : ménagez davantage la supériorité de l’esprit et de l’âme ; vous ne savez pas le mal que vous faites et l’injustice que vous commettez quand vous vous laissez aller à votre haine de la supériorité, parce qu’elle ne se soumet pas à toutes vos lois ; vos punitions sont bien disproportionnées à la faute, vous brisez des cœurs, vous renversez des destinées qui auraient fait l’ornement du monde, vous êtes mille fois plus coupable à la source du bien et du mal que ceux que vous condamnez. »

C’est la même thèse encore qu’elle a soutenue dans Corinne, et, bien plutôt que ces descriptions d’art auxquelles il semble que nos pères aient attaché tant de prix, c’est ce qui en fait encore aujourd’hui l’intérêt. Car, de peinture et de sculpture, Mme de Staël, peu sensible aux séductions de la forme ou de la couleur, n’a point parlé en artiste, ni seulement en critique, mais en femme du monde, avec esprit et incompétence, et quand elle en aurait mieux parlé, je me plaindrais toujours de trouver dans un roman un Guide au Capitole ou au musée du Vatican. Mais, si l’on peut préférer comme roman, et si je préfère Delphine, il faut avouer que dans Corinne la question est mieux posée, plus adroitement et plus franchement. Ce sont, en effet, de bien légères imprudences que celles que commet Delphine, et, tout autant que de la liberté de ses allures ou de l’indépendance de son caractère, le malheur de cette jeune veuve est l’œuvre des circonstances, de l’artificieuse amitié de Mme de Vernon, et du sot orgueil de Léonce. Il en est autrement de Corinne. Ce qu’elle paye du prix de son bonheur de femme, c’est bien sa « supériorité », d’intelligence et de talent. Avec moins de dons, elle eût été plus heureuse. La convention mondaine ou le préjugé social dont elle souffre jusqu’à en mourir, c’est celui qui confine la femme dans l’exercice des vertus domestiques. Et si son Oswald enfin se détourne délie, ce n’est point, comme le Léonce de Delphine, par dépit ou par mépris, c’est qu’il craint, en l’obligeait d’abdiquer sa « supériorité », de faire leur malheur à tous deux.

Nous touchons ici le fond de la question, et sans doute on en voit l’importance et l’actualité. Tout ce que la société semble avoir fait pour la femme, c’est d’instituer le mariage, et il n’y a pour la femme de considération, de véritable gloire, et de bonheur surtout que dans le mariage. L’amour même, dans une âme un peu noble, n’en saurait être que l’imitation ; et, pour la gloire — la gloire du dehors, celle que l’on propose aux hommes comme le but le plus élevé de leurs ambitions, — elle n’est pour la femme, selon la vive expression de Mme de Staël, que « le deuil éclatant du bonheur ». Mais, par hasard, si le génie, si le talent, si la « supériorité intellectuelle et morale » se sont en quelque sorte trompés de sexe ? Si quelque femme, forte de sa valeur, est incapable de mettre son devoir dans « le sacrifice des facultés distinguées qu’elle possède », et d’expier le tort d’avoir de l’esprit « en menant précisément la même vie que ceux qui en manquent » ? Ou si enfin, considérant que « les grandes pensées, les sentiments généreux, sont dans le monde la dette de ceux qui sont capables de l’acquitter », elle veut vivre, et, comme l’homme, « se frayer à elle-même sa route d’après son caractère et d’après ses talents », la société la répudiera-t-elle ? faudra-t-il qu’une telle femme renonce à sa part de bonheur ? et de quel droit lui demandera-t-on, à quel titre, dans quel intérêt, de travailler à étouffer en elle tout ce que la nature y avait mis de meilleur, de plus rare, de plus éminent, de plus utile peut-être — c’est bien l’idée de Mme de Staël, — au progrès futur de la civilisation et de l’humanité ? Corinne a posé la question. Elle est assez difficile pour qu’on ne s’étonne point si Mme de Staël ne l’a pas résolue.

On voit en même temps — si l’on a vu plus haut comment et par où les romans de Mme de Staël procédaient de la Nouvelle Héloïse — comment ils préparent et comment ils annoncent les romans de George Sand. Au lieu de résister à la violence de son « sentiment » pour Léonce, il suffira que Delphine s’y abandonne franchement pour devenir Indiana ou Valentine ; il suffira, pour devenir Lélia, que Corinne se mette en révolte ouverte contre les conventions ou les nécessités sociales qu’elle avait trop longtemps subies. Ou plutôt encore : ce que les héroïnes de Mme de Staël ne réclamaient qu’au nom de « leur supériorité intellectuelle ou morale » — et, par conséquent, en un certain sens, au nom de l’intérêt social mieux entendu, — les héroïnes de George Sand le réclameront bientôt du droit de leur passion. La différence est grande, sans doute ; et, de résister, comme Delphine, comme Corinne, qui en meurent, aux entraînements de la passion, ou, au contraire, de s’y livrer, comme les héroïnes de George Sand, et, pour combattre la tentation, d’y succomber, il semble d’abord que ce ne soit pas la même chose. Mais faisons attention que selon l’esthétique romantique, la passion même, la passion toute seule est à celles qui l’éprouvent un signe ou un témoignage de leur propre supériorité. Dans le roman de George Sand comme dans le théâtre de Dumas ou d’Hugo, les « âmes vulgaires » ne savent pas aimer ; l’amour est comme la foudre, « qui ne tombe pas sur les lieux bas » ; et l’adultère même y a quelque chose d’héroïque et de surhumain. C’est donc bien une espèce de supériorité que d’être capable de passion. Et si nous ajoutons maintenant que les seules preuves que les Corinne, et surtout les Delphine, puissent donner de la supériorité dont elles se vantent en s’en plaignant, c’est la conscience qu’elles en ont, ne reconnaîtra-t-on pas entre elles et les Valentine ou les Indiana la parenté que nous disions ? C’est toujours « l’être faible, chargé de représenter les passions comprimées, ou, si vous l’aimez mieux, supprimées par les lois ». C’est « l’amour heurtant son front à tous les obstacles de la civilisation ». C’est toujours la question du droit de la femme ; et la diversité des solutions qu’on en propose ne l’empêche pas d’être toujours la même.

Seulement, et voici la vraie différence — qui est dans les auteurs plutôt que dans les sujets, — Mme de Staël, en écrivant, n’a jamais oublié qu’elle prenait, comme on dit, charge d’âmes ; et, si je puis user ici de ces grands mots, rien n’est plus admirable ni même plus touchant, dans ses romans, que l’effort d’une âme généreuse pour empêcher de dégénérer en égoïsme.

Il en faut louer d’abord l’étendue et la liberté de son intelligence. En effet, que Corinne ou Delphine s’irritent et s’indignent de l’étroitesse ou de la sévérité des préjugés sociaux dont elles sont les victimes, cependant elles les comprennent ; elles en savent les raisons d’être ; et elles se désolent presque autant d’être elles-mêmes qu’elles se plaignent de la société. Très différentes en ce point des héroïnes du romantisme, et plus vraies, sinon plus naturelles, elles savent « qu’il y aurait de l’inconvénient pour la société en général à ce que le plus grand nombre des femmes eût des sentiments passionnés ou même des lumières très étendues » ; qu’il n’est donc pas étonnant qu’à cet égard « la société redoute tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable » ; et cette science, qui ne leur donne pas celle de la résignation, mêle du moins à leurs plaintes, qui ne vont jamais jusqu’à l’invective, je ne sais quel accent de noblesse et de dignité. C’est comme si nous disions que la passion n’éteint jamais tout à fait en elles les lumières de la réflexion, ou que la violence du sentiment n’y obscurcit jamais complètement la lucidité de l’intelligence. Dans cette lutte qu’elles soutiennent contre les conventions, elles demeurent capables de comprendre que la raison ou la justice ne sont pas tout entières avec elles ; et parce qu’elles le comprennent, leur langage et leur conduite, même quand ils sont le plus personnels, ne sont cependant jamais égoïstes.

Mais ce qu’il faut surtout dire, parce qu’en effet c’est encore dans le roman, comme ailleurs, l’un des mérites originaux de Mme de Staël, elle n’a jamais admis que la littérature se séparât de faction ni le roman de la morale. « Un roman tel qu’on peut le concevoir, disait-elle dans son Essai sur les fictions, est une des plus belles productions de l’esprit humain, une des plus influentes sur la morale des individus, qui doit ensuite former les mœurs publiques. » Elle ajoutait un peu plus loin : « On peut extraire des bons romans une morale plus pure, plus relevée que d’un ouvrage didactique sur la vertu. Ce dernier genre, ayant plus de sécheresse, est obligé à plus d’indulgence, et les maximes, devant être d’une application plus générale, n’atteignent jamais à cet héroïsme de délicatesse dont il serait raisonnablement impossible de faire un devoir. » C’est ce qu’auraient pu dire comme elle, c’est ce qu’avaient pensé avant elle l’auteur de la Nouvelle Héloïse et celui de Clarisse Harlowe. Avec l’auteur du Gil Blas et du Diable boiteux, dans les premières années du xviiie siècle, le roman s’était comme enrichi de la substance même de la comédie de Regnard et de Molière. Avec l’auteur de Cleveland et du Doyen de Killerine, il s’était approprié les moyens consacrés de la tragédie classique. Et si l’on dirait volontiers qu’avec Richardson et Rousseau, c’est à l’éloquence de la chaire qu’il emprunte le sujet de ses prédications, Mme de Staël, à son tour, y fait entrer ce genre d’observations, moins générales et plus subtiles, que s’étaient réservées jusqu’alors ceux qu’on peut appeler nos petits moralistes : un Duclos, un Vauvenargues, un La Bruyère.

Elle a bien senti que ce n’était pas là sa moindre ambition, et que ce ne serait point, si elle réussissait, son moindre mérite ni sa moindre originalité. « Les événements ne doivent être, dans les romans, que l’occasion de développer les passions du cœur humain… Les romans que l’on ne cessera jamais d’admirer… ont pour but de ré vêler ou de tracer une foule de sentiments dont se compose, au fond de l’âme, le bonheur ou le malheur de l’existence, ces sentiments que l’on ne dit point parce qu’ils se trouvent liés avec nos secrets ou nos faiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu’ils éprouvent. » Voilà pour la psychologie ; et voici pour la morale : « Observer le cœur humain, c’est montrer à chaque pas l’influence de la morale sur la destinée. Il n’y a qu’un secret dans la vie, c’est le bien ou le mal qu’on a fait… Il se cache, ce secret, sous mille formes trompeuses ; vous souffrez longtemps sans l’avoir mérité, vous prospérez longtemps par des moyens condamnables ; mais tout à coup votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle… C’est ainsi que l’histoire de l’homme doit être représentée dans les romans, c’est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentiments, les mystères de notre sort. » Il serait difficile, je crois, d’entendre plus largement l’usage de la morale dans le roman ; — et de mieux définir le roman psychologique.

Or, on remarquera qu’il n’existait point, ou à peine, avant Mme de Staël, et que Marivaux l’avait bien ébauché, mais Marivaux n’avait point fait école. Mettant à part la Nouvelle Héloïse, tous nos romans du xviiie siècle sont des satires, comme Gil Blas et comme Candide, à moins que ce ne soient, comme les romans de Prévost, des tissus d’aventures, où ce qu’il peut y avoir d’observation mêlée se cache, et ne se laisse pas aisément découvrir sous l’invraisemblance des événements qui l’enveloppent. Là même est une des raisons du mépris dédaigneux qu’on a vu que les « vrais gens de lettres » affectaient volontiers pour le roman. Ou le roman n’est qu’à peine un roman, l’intérêt n’en étant fait alors que de la belle humeur ou de l’âpreté de la satire, que de la malice des allusions, ou du bel esprit de l’auteur même — comme dans Zadig, par exemple, ou dans le Diable boiteux ; — ou bien c’est un roman, mais il n’est pas littéraire, les moyens dont il use pour séduire la curiosité du lecteur étant trop grossiers, l’artifice trop vulgaire, le drame à la fois trop invraisemblable et trop sanglant, — comme dans Cleveland ou comme dans les Mémoires d’un homme de qualité. Quant à imiter fidèlement la vie ; quant à discerner, pour les mettre au jour, les mobiles secrets des actions des hommes ; quant à nous faire avancer dans la connaissance de nous-mêmes ; quant à observer seulement les mœurs de leur temps, c’est le moindre souci de Prévost on de Voltaire lui-même. Le roman, au xviiie siècle, est considéré comme un genre inférieur parce qu’il ne se propose pas d’ambition plus haute que d’amuser le lecteur, parce qu’on n’écrit point de roman quand on veut s’assurer le suffrage des vrais juges, et aussi — pour tout dire — parce qu’il est, en ce temps-là, Je refuge et la ressource de tous les gens de lettres besogneux.

Si cette petite raison, bien mesquine sans doute, n’avait pas moins contribué que les autres à faire mépriser ou dédaigner le roman, il ne faudrait pas s’en étonner. Au xviiie siècle, comme au XIIe, quand on n’était pas capable des grands emplois de la littérature, si je puis ainsi dire, et qu’il fallait vivre cependant de sa plume, ou se mettait « aux gages des libraires » — c’était l’expression consacrée, — on compilait des Dictionnaires, on rédigeait des Mémoires apocryphes, ou l’on écrivait des romans. Le Sage lui-même a fait ainsi toute sorte de besognes, le malheureux Prévost toute espèce de métiers ; et encore je ne dis rien d’un Courtils de Sandras, l’auteur des Mémoires de M. d’Artagnan ou des fabricateurs de romans indécents et obscènes. Si peut-être on ignorait ce que le xviiie siècle en a produit, je ne veux point en donner les titres ni seulement en nommer les auteurs. Mais, naturellement, la déconsidération des auteurs de romans avait rejailli sur le genre lui-même. À peine osait-on s’avouer romancier. Voyez plutôt la façon dont Voltaire parle toujours de son Candide, et lisez la préface de la Nouvelle Héloïse. Parce que les romanciers en général, depuis La Calprenède jusqu’à l’abbé Prévost, n’avaient guère été que des aventuriers de lettres — ou des aventurières, depuis Mme de Villedieu jusqu’à la plupart de celles dont on trouvera les noms dans la Correspondance de Grimm, — c’était devenu comme une occupation quasi servile que décrire ou plutôt de brocher des romans.

C’est ce qui explique l’intérêt que Mme de Staël, à plus d’une reprise — dans son Essai sur les Fictions, dans la préface de la première édition de Delphine, dans ses Réflexions sur le but moral de Delphine — semble avoir mis à se justifier d’écrire des romans. En vérité, l’on dirait qu’elle en rougit un peu, comme d’une manie bien singulière pour la femme d’un ambassadeur et pour la fille d’un ministre d’État. Mais, d’un autre côté, comme en en rougissant elle ne les a pas moins écrits et signés, c’est ce qui explique aussi ce que le succès de Delphine et surtout celui de Corinne ont fait pour relever d’abord et pour accroître ensuite la dignité du genre. En composant des romans, et des romans à succès, Mme de Staël, presque la première, a égalé le roman, dans les premières années de ce siècle, à la tragédie même, « le plus noble » de tous les genres ; et, à cet égard, on doit dire que tous les romanciers lui sont quelque peu redevables, jusque dans le temps où nous sommes, du nombre de leurs éditions, de la popularité de leur nom, et de l’honorabilité de leur vie.

Ils lui sont sans doute encore plus redevables, en y mettant ce qu’elle y a mis, d’avoir fait entrer, si l’on peut ainsi dire, le roman dans la littérature. J’entends par là que si, d’ailleurs, Delphine ou Corinne même me paraissent encore assez éloignées de la perfection de leur genre, cependant on peut dire qu’après Corinne et qu’après Delphine le genre est désormais constitué. L’intérêt en est mis où il doit être : dans une imitation de la vie, qui l’explique ou qui l’interprète ; et l’agrément en est fait de ce qui doit le faire : la peinture des caractères, la finesse ou la profondeur de l’observation, et les réflexions qu’elles suggèrent. J’ai tâché de montrer qu’en éveillant l’attention sur la condition sociale de la femme, Mme de Staël avait comme inspiré les romans de George Sand. On a vu plus haut qu’elle avait eu le pressentiment de ce que le roman pourrait devenir un tour entre les mains d’un Balzac. Ou plutôt ne faut-il pas dire qu’elle en indiquait le programme quand elle appelait de ses vœux un « nouveau Richardson » qui, laissant là « ce sentiment si facile à peindre et si aisément intéressant par ce qu’il rappelle aux femmes », peindrait les autres passions de l’homme ; qui « développerait en entier leurs progrès et leurs conséquences » ; qui ne demanderait enfin son succès « qu’a la vérité des caractères, a la force des contrastes, à l’énergie des situations » ? Et si je rappelle après cela que personne peut-être, pas même Dickens ou George Eliot, n’a mieux parlé qu’elle de « cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien des êtres mortels entre eux », ne conviendra-t-on pas qu’étant l’auteur de Delphine et de Corinne, elle a eu de plus l’honneur ou la gloire d’indiquer au roman contemporain les deux ou trois directions principales entre lesquelles il s’est partagé ?

Je ne veux pas insister sur ce qu’il y a d’autres mérites encore, mais moins personnels et moins originaux, dans les romans de Mme de Staël. Avant de terminer, il me faut cependant rappeler cette abondance de vues et d’idées, souvent paradoxales, mais toujours ingénieuses et toujours amusantes, qui est l’un des traits de son talent, si même il n’en doit faire la définition. Mme de Staël a des clartés de tout, des clartés imprévues et soudaines ; et je sais bien, puisque je l’ai dit à propos de Corinne, que ce sont souvent des clartés un peu superficielles, mais enfin elles brillent et elles éclairent. Elle en a d’autres, on le sait, et de tout à fait lumineuses, et de fixes, si je puis ainsi dire, sur ce qu’elle a mieux connu ou aimé que le reste, et par exemple, en particulier, sur la société, sur la civilisation, sur la littérature. Deux livres au moins de Corinne : le sixième, sur le Caractère et les mœurs des Italiens, et le septième, sur la Littérature italienne, sont comparables aux meilleurs chapitres de la Littérature ou de l’Allemagne ; et qui ne les connaîtrait point ne saurait pas tout ce que Mme de Staël a fait pour répandre parmi nous la connaissance et le goût des littératures étrangères. Le quatorzième et le dix-septième : Histoire de Corinne et Corinne en Écosse, dans un autre genre, doivent être assurément de fidèles peintures de la vie de province en Angleterre, à la fin du siècle dernier, puisque les Anglais eux-mêmes en ont loué l’exactitude. Lady Blennerhassett, à cette occasion, cite un jugement curieux de sir James Mackintosh, — auquel je renvoie le lecteur.

Car, en parlant des romans de Mme de Staël, nous n’en avons voulu mettre ici en lumière que les mérites qui sont vraiment siens, uniquement siens, qu’elle ne partage avec personne, et ainsi dont elle a la première enrichi le roman. Si donc on est curieux de connaître les autres, on lira Delphine et on lira Corinne, à moins encore que l’on ne se borne aux analyses qu’en ont données Vinet, il y a déjà longtemps, dans ses Études littéraires, et, depuis lui, M. Gustave Merlet, dans son Tableau de la littérature sous le premier empire. Si c’est plutôt aux circonstances de la publication de ces romans fameux que l’on s’intéresse, comme encore si l’on tient à savoir ce que Mme de Staël y a mis d’elle-même, on lira les trois volumes de lady Blennerhassett, où l’on trouvera quelques faits et beaucoup de textes assez peu connus ni France. Et enfin, si l’on veut se faire une idée générale de la philosophie de Mme de Staël de son influence européenne, de sa part dans et que j’appellerai la formation de l’esprit général du xixe siècle, on lira l’Étude de M. Émile Faguet. Pour nous, un peu lassé de la critique biographique, et surtout fâché du tort qu’elle a fait, qu’elle fait encore tous les jours à la connaissance des œuvres, il nom a paru intéressant de chercher ce qu’il y avait de moins dans la Nouvelle Héloïse, que dans Delphine ou dans Corinne ; ce qu’il y avait de plus dans Indiana dans Valentine, dans les romans de la première manière de George Sand, que dans ceux de Mme de Staël et d’esquisser ainsi un chapitre de l’histoire du roman. La publication de l’ouvrage de lady Blennerhassett était une occasion trop favorable pour la laisser échapper. J’ajoute seulement, par acquit de conscience, qu’entre la Nouvelle Héloïse et Delphine, il faudrait, pour être complet, parler aussi des romans de Mme Riccoboni et de ceux de Mme de Charrière — je ne dis rien d’Atala ni de René qui sont des poèmes ; — et qu’entre Delphine et Indiana il faudrait dire quelques mots d’Oberman et d’Adolphe.

FIN