René Doumic

1898

La poésie lyrique en France au XIXe siècle

2016
René Doumic, La Poésie lyrique en France au XIXe siècle, Montréal, Beauchemin, 1898, 152 p. Source : Internet Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Lucie Mollier (OCR et Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Note des éditeursI §

Nous offrons aujourd’hui au public, réunies en volume, les cinq conférences que M. René Doumic, le distingué critique de la Revue des Deux Mondes, a faites à l’université Laval, à Montréal, au cours du mois dernier.

Nous ne doutons pas de la faveur que doit assurer à ces pages le mérite d’une judicieuse et fine critique, d’une érudition sûre, d’un style d’une remarquable clarté et d’une rare précision.

Les auditeurs de ces conférences retrouveront, à la lecture, le plaisir qu’ils ont eu à les entendre ; les autres, en le goûtant pour la première fois, regretteront, nous en sommes sûrs, un bonheur manqué et voudront s’en consoler en se procurant les autres volumes de l’éminent critique.

Ces conférences avaient été sténographiées pour un journal de cette ville qui a renoncé, après avoir donné la première, à publier les autres ; c’est pour suppléer à cette lacune que nous avons entrepris de les publier en volume. N’ayant pu les soumettre à la révision de l’auteur, nous ne saurions les présenter, jusque dans leurs moindres parties, comme l’expression définitive de sa pensée ; mais nous pouvons garantir l’exactitude de la reproduction sténographique dont nous avons corrigé les très rares erreurs, de même que nous avons vérifié sur les textes l’exactitude des citations. Et il ne nous semble pas faire acte de flatterie en émettant l’opinion que la plume du conférencier aurait peu de retouches à faire subir à sa phrase parlée, toujours si correcte et si maîtresse d’elle-même.

Première conférence.
Lamartine §

Excellence1, Messeigneurs2,

Mesdames et Messieurs,

Je veux d’abord vous remercier d’être venus si nombreux et si sympathiques. On vient de me dire qu’ici on aime la France3 ; je m’en suis aperçu déjà, depuis le peu de temps que je suis au Canada, et ce que je veux essayer de faire, c’est, en vous parlant de nos écrivains, des écrivains du xixe siècle, vous montrer ce qu’il y a, dans cette littérature moderne, de bon, d’intéressant et qui, je le crois, peut faire aimer davantage encore cette France.

J’essaierai donc de vous retracer une histoire de la poésie lyrique en France, au xixe siècle. Vous comprenez que, étant donné le peu de temps dont je dispose, je serai obligé d’être très bref : je m’en tiendrai aux grands écrivains, je tâcherai de marquer les grands courants.

Vous savez que depuis deux cents ans la France n’avait pas de poésie lyrique : le xviie, le xviiie siècle, chez nous, ont été admirables pour l’éloquence, pour la philosophie, pour le théâtre, mais n’ont pas eu de poésie lyrique. À la fin du xviiie siècle, nous avions, en France, la parodie du lyrisme, la gesticulation lyrique, nous n’avions pas la poésie lyrique. Or, en 1820, et plus exactement, le 13 mars 1820, parut un mince recueil de vers. C’était un modeste volume contenant 116 pages, 24 pièces. C’était l’œuvre d’un inconnu, d’un jeune homme qui n’était même pas de Paris, et qui avait eu toutes les peines du monde à trouver un éditeur. Les éditeurs n’aiment pas beaucoup à publier des vers, parce que les vers, ça ne se vend pas. Mais, songez-y, les vers d’un jeune homme, les vers d’un inconnu, les vers d’un provincial, des vers qui, suivant le mot d’un libraire fameux d’alors et qui ne se doutait pas qu’il allait dire une sottise destinée à devenir fameuse, des vers qui ne ressemblaient aux vers de personne.

Enfin, il trouva un éditeur plus audacieux que les autres, ou peut-être qui avait moins à risquer : il s’appelait Nicole, et ce nom, pour un éditeur de vers, sonnait d’une manière un peu comique : et il dirigeait une librairie grecque, latine, allemande, ce qui alors devenait tout à fait funambulesque. Ce fut lui qui se décida à publier.

Mesdames et Messieurs, le jeune homme inconnu, c’était Lamartine ; le mince recueil de vers, c’était les Méditations. Le 13 mars 1820, c’est la poésie lyrique qui venait de naître en France. On s’en aperçut d’ailleurs immédiatement ; le succès fut rapide, immense, universel.

Quelle est donc cette poésie lyrique française, telle qu’elle se révélait dans les Méditations ? Voilà ce que j’essaierai de vous montrer aujourd’hui.

Pour cela, je suivrai une méthode qui sera la même et que j’appliquerai dans toutes ces leçons. Je me demanderai d’abord quelles sont les influences que l’écrivain a subies : influences de la famille, de l’éducation, influences aussi des lectures faites, de la littérature de l’époque : puis, je me demanderai quels sont les événements de la vie qui ont contribué à déterminer l’œuvre du poète : enfin, qu’est-ce qu’il y avait chez cet écrivain qui lui venait de sa nature même, qui lui appartenait en propre, qui a fait que son œuvre a été la sienne et non pas celle d’un autre. J’aurai ainsi expliqué, par les influences venues du dehors et par la réaction venue du dedans, la production de l’œuvre. Il me restera à montrer ce qu’il y a dans cette œuvre à la fois de noble et de durable et quelle est la place qui lui appartient dans le développement de notre histoire littéraire.

Lamartine est né le 21 octobre 1790, à Mâcon. Il a passé toute sa première enfance à la campagne, dans le domaine de Milly, dans un domaine qui appartenait à son père. Ce père de Lamartine est un gentilhomme d’ancienne noblesse provinciale, avec tout ce que cela comporte de simplicité de mœurs et de vie patriarcale.

Eh bien, ici déjà nous avons quelques-uns des traits essentiels qui vont contribuer à définir la poésie de Lamartine. Lamartine est né à la campagne. Or, Messieurs, remarquez-le, ceux des écrivains qui ont su peindre les beautés de la nature, qui ont su rendre le charme de la campagne, c’est qu’ils y ont vécu tout enfants. Ainsi un Jean-Jacques Rousseau, élevé au milieu des montagnes de la Suisse ; ainsi un Chateaubriand, élevé sur les grèves de la Bretagne et sous les ombrages mystérieux de son château de Combourg ; ainsi une George Sand, élevée dans ses terres du Berry. Nous autres, gens de Paris, qui ne voyons la campagne que par intervalles, à la campagne nous sommes ce quelque chose de ridicule : un citadin en villégiature. Ce qu’il faut, c’est que les impressions qui nous viennent de la campagne se mêlent avec les impressions délicieuses qu’apporte à l’âme toute neuve l’éveil de la vie. C’est alors que la campagne dépose en nous tous les germes de poésie qui sont en elle.

Lamartine le sait très bien ; il sait ce qu’il doit à la campagne, aux spectacles qui se sont d’abord déroulés sous ses yeux. Il nous dit qu’il est né au milieu des bergers, au milieu des pasteurs :

Je suis né parmi les pasteurs ;
Enfant, j’aimais comme eux à suivre dans la plaine
Les agneaux, pas à pas, égarés jusqu’au soir,
À revenir, comme eux, baigner leur blanche laine
Dans l’eau courante du lavoir ;
J’aimais à me suspendre aux lianes légères,
À gravir dans les airs, de rameaux en rameaux,
Pour ravir le premier, sous l’aile de leurs mères,
Les tendres œufs des tourtereaux.
J’aimais les voix du soir dans les airs répandues,
Le bruit lointain des chars gémissant sous leur poids,
Et le lourd tintement des cloches suspendues
Au cou des chevreaux dans les bois.

L’impression reçue, elle est au fond du cœur. Plus tard, lorsque Lamartine sera obligé de vivre dans les villes, il s’y sentira toujours comme exilé : il s’efforcera de rentrer au plus vite à Milly, à Saint-Ouen, et surtout il mettra dans ses vers les souvenirs que lui a laissés la campagne.

Voilà déjà, par conséquent, un premier trait, celui de ce sentiment des beautés de la nature. À ces impressions d’enfance, ajoutez les impressions de la vie de famille. Lamartine a été élevé dans un milieu d’affections féminines qui ont bercé son enfance. Elevé par une mère, par des sœurs très tendres, la maison où a vécu Lamartine, c’est le cadre rêvé à souhait pour une enfance heureuse. Cette maison, voici comment, plus tard, le vieux Lamartine s’en souvient et la décrit : il se rappelle le temps où

La maison vibrait comme un grand cœur de pierre,
De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits,
À l’heure où la rosée au soleil s’évapore,
Où ses volets fermés s’ouvraient à la chaleur,
Pour y laisser entrer, avec la tiède aurore,
Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur.
On eût dit que ses murs respiraient comme un être
Des pampres réjouis la jeune exhalaison ;
La vie apparaissait rose, à chaque fenêtre,
Sous les beaux traits d’enfants nichés dans la maison.

Messieurs, ceci encore est d’une grande importance. On ne saurait attacher trop d’attention à ces impressions qui se sont fait sentir à nos premières années, qui ont façonné notre âme. Tout ce qui ne vient pas de notre nature, nous vient de là. Ceux qui ont eu une enfance pénible et qui ont fait de la vie un rude apprentissage, ne lui pardonneront jamais, ils conservent contre elle une sorte de rancune ; la vie aura beau, plus tard, leur prodiguer ses satisfactions, jamais ils n’oublieront les humiliations et les souffrances des débuts.

Ceux, au contraire, dont l’âme s’est d’abord épanouie librement, ceux-là seront toujours reconnaissants à la vie ; ils auront pour elle une gratitude contre laquelle les épreuves qui viendront peut-être ne prévaudront pas : ils auront fait dès le début une large provision de douces illusions, de mirages dorés, ils continueront à les projeter sur la vie toute entière.

Tel est le cas de Lamartine. Et de cette enfance qu’il a passée comme je viens de vous le dire, il me semble que se dégage très évidemment certains résultats au point de vue de son œuvre. De là vient d’abord sa tendresse. Vous savez qu’on a prétendu que l’on pouvait classer les écrivains entre ceux qui ont été élevés par des femmes et ceux qui n’ont pas reçu l’éducation féminine. Les premiers seraient seuls capables de connaître tout ce qu’il y a de délicat dans la sensibilité, Eh bien, ce procédé de classement-là est un peu périlleux. Car Racine, qui s’y connaissait en fait de sentiments et de passions, n’a jamais connu sa mère. Il n’en reste pas moins vrai que les mains de femmes ont pour former un jeune homme des délicatesses que les autres n’ont pas. Ceux qui ont été élevés par des femmes, se reconnaissent à quelque chose de plus fin, de plus naturellement distingué qui est en eux.

Ce quelque chose de féminin, on l’a toujours noté chez Lamartine, et je pense bien qu’il lui vient de son éducation première. De là vient aussi à Lamartine son christianisme et l’espèce particulière de ce christianisme. En effet, la foi, chez Lamartine, n’est pas le résultat d’un effort volontaire, ce n’est pas le résultat d’un raisonnement ; la foi, chez lui, jaillit d’une façon spontanée ; cette foi, il l’a trouvée autour de lui au foyer paternel, elle a été dans l’atmosphère qu’il a toujours respirée ; le christianisme lui est apparu à travers toutes ces affections familiales, à travers toutes ces douces choses dont il aimait à se souvenir. Et de là vient le caractère de ce christianisme chez Lamartine, un christianisme confiant et heureux.

On remit l’éducation de Lamartine à un prêtre, l’abbé Dumont, prêtre qui avait passé par la révolution, qui avait vécu dans le siècle, dont l’imagination était fort aventureuse. Ce prêtre, c’est celui dont Lamartine s’est souvenu, quand il a, plus tard, écrit son Jocelyn. Et de la vie avec l’abbé Dumont, je pense bien qu’il est venu à Lamartine quelque chose du tour romanesque qu’on trouvera dans son imagination.

Cependant, on voulut mettre l’enfant, déjà grandi, au collège. Lamartine ne put supporter la discipline et la régularité du collège. On le mit alors au petit séminaire de Belley : il n’y apprit pas non plus grand-chose. À seize ans, il avait terminé ses études, je veux dire qu’il ne savait rien. Il revint alors dans le domaine paternel, et nous allons le voir pendant plusieurs années mener tout à fait la vie d’un gentilhomme campagnard. Il part dès l’aube, siffle son chien, s’en va droit devant lui, s’arrête, aux heures chaudes du jour, sous les arbres au large feuillage et tire de sa poche, tantôt un album sur lequel il crayonne quelques vers, tantôt les livres qui sont ses livres favoris.

Nous pouvons très facilement faire la liste de ces livres et voir quelles sont les lectures qui ont influé sur Lamartine. Lamartine a d’abord beaucoup lu la Bible ; il en a tiré le grand caractère, l’allure épique, les tableaux champêtres. Il a lu Ossian.

Vous connaissez cette fameuse supercherie. Macpherson, à la fin du xviiie siècle, s’avisa d’écrire des poésies d’un caractère très primitif et les donna, sous le nom d’Ossian, comme étant d’un barde du vie siècle. Tout le monde accepta la supercherie, et on lut Ossian avec la conviction qu’on était en présence de quelque chose de sauvage.

Mais, d’ailleurs, peu importe : Lamartine aima les poésies d’Ossian, d’abord parce qu’elles l’aidaient à se débarrasser de la mythologie des Grecs et des Latins ; puis, il aima les poésies d’Ossian à cause de leur tristesse, à cause du paysage où l’auteur place ses personnages, du paysage de rêve, où les fantômes des êtres que nous avons aimés, aiment, passent, où une lumière vague se répand sur les brouillards, sur les bruyères.

Lamartine a lu Jean-Jacques Rousseau : il lui a emprunté sa théorie de la beauté de la nature. Il a lu Bernardin de Saint-Pierre, et il a suivi sous les cocotiers de l’île Bourbon ces deux enfants, Paul et Virginie, qu’embrase un amour pur et ardent. Surtout il a beaucoup lu Chateaubriand. Chateaubriand a été pour lui le grand initiateur : il a pris de Chateaubriand les tristesses vagues, il en a pris ce dégoût des hommes qui se console dans la solitude. Il a aimé Chateaubriand, surtout pour la cadence de ses phrases, pour le rythme, pour ces mots si merveilleusement choisis et qui éveillent dans l’âme on ne sait quelle lointaine et profonde sonorité. Enfin, Lamartine a beaucoup lu Platon, dont l’idéalisme le séduit, et il a emprunté à Pétrarque sa conception de l’amour.

Vous savez en quoi consiste cette conception de l’amour, dans les sonnets de Pétrarque. Elle consiste à mêler au sentiment de l’affection celui du respect, de l’enthousiasme, à en faire une sorte de culte.

Voilà comment se forment, grâce à toutes sortes d’influences, grâce à des lectures faites en tous sens, voilà comment se forment, chez Lamartine, les éléments et comme la matière de la poésie. Nous allons voir comment deux événements surtout ont aidé cette matière de poésie à prendre forme, à faire jaillir l’œuvre que va faire Lamartine.

Le premier de ces événements, c’est un voyage que le jeune homme fit en Italie, vers 1812. L’Italie, en ce temps-là, n’était pas ce qu’elle est devenue depuis, grâce à la facilité déplorable des communications ; les endroits les plus beaux n’avaient pas été dépoétisés et banalisés par une admiration de commande ; les points de vue les plus pittoresques n’avaient pas été gâtés par l’industrie des hôteliers, et enfin il n’y avait pas de funiculaire pour monter sur les volcans. Cette belle nature avait conservé toute sa saveur, et l’âme du poète en fut d’autant plus émue, qu’il y avait une sorte d’accord entre la sensibilité même de Lamartine et le caractère de la nature italienne. Cette terre italienne, cette nature d’Italie, avec la douceur de son atmosphère, avec sa transparence, avec ce bleu de ciel qui se mêle au bleu de la mer, c’est une terre de volupté ; quelque chose s’en dégage, qui détend les ressorts de l’énergie ; il y a de la douceur, il y a de la mollesse dans l’air ; on se laisse aller, on ne veut plus que goûter la douceur de vivre.

Lamartine connut à Naples une jeune fille née chez des pêcheurs de l’île de Procida : c’est Graziella. Il se laissa aimer par elle. Ce fut une idylle en pleine nature, et Graziella, c’est pour Lamartine à peu près ce que Mignon est pour Goethe : c’est comme une personnification de l’Italie ; on dirait l’image idéale de ces cités italiennes qui trempent leurs pieds dans la mer, qui secouent au vent leurs chansons et, dans l’atmosphère, leur chevelure embaumée, livrant ses parfums à la tiédeur d’un air bienveillant.

Lamartine avait-il aimé ? Il serait plus juste de dire qu’il s’est laissé aimer. Mais, d’ailleurs, soyez tranquilles, son heure va venir. Lamartine avait été envoyé en 1816, fort malade, aux eaux d’Aix, en Savoie. Il connut là une jeune femme, déjà touchée par la mort et qui était comme la personnification de la poésie spiritualiste. Mesdames et Messieurs, il y a des femmes qui semblent n’avoir emprunté à la matière que juste ce dont une Ame a besoin d’enveloppe pour se mouvoir parmi nous. Julie était de ces femmes-là. Le jeune homme enthousiaste et la jeune femme se sentirent attirés l’un vers l’autre. Julie était mariée à un vieillard, le physicien Charles. Lorsque Lamartine la revit pendant l’hiver, dans le salon de son mari, il s’aperçut que, dans ce milieu scientifique, où se continuait la tradition de l’incrédulité du xviiie siècle, Julie avait perdu la foi. Mais est-ce qu’on peut s’aimer, quand il y a une divergence aussi grande que celle de la croyance ? Cela n’est pas possible ; et aussi, peu à peu, Julie revenait-elle à la foi de celui qui l’attirait.

À l’automne suivant, Lamartine revint au lac où il attendait celle qu’il y avait vue l’année d’avant. Elle ne revint pas. Il apprit peu de temps après qu’elle était morte, en baisant ce crucifix qu’il lui avait appris à aimer.

Désormais, chez Lamartine, le poète est formé. Vous voyez ce que Lamartine doit à l’éducation. À sa vie à la campagne il doit le sentiment des choses de la nature ; à son éducation de famille il doit sa tendresse et son christianisme ; à ses lectures il doit quelques-unes de ses idées ; enfin, deux événements, ce voyage en Italie, ses rapports avec Julie qui vient de mourir, ont aidé chez lui la poésie à se former complètement. Il nous reste à nous demander comment Lamartine, par une disposition spéciale de son esprit, a pu imprimer à certains sentiments un caractère qui lui est propre : il nous reste à nous demander quel est, chez Lamartine, le tour d’esprit qui lui appartient à lui et à aucun autre.

Ce tour d’esprit, chez Lamartine, faute d’un mot juste, je l’appellerai optimisme. Par optimisme, vous pensez bien que je n’entends pas parler d’une conception philosophique ; non. Mais il y a des gens qui ont cette faculté de ne voir en toute chose que ce qui est noble et ce qui est grand, l’aspect de la beauté et non pas celui de la laideur, le bien et non pas le mal, la lumière et non pas l’ombre. Lamartine est de ceux-là.

Lamartine a quelque part défini le poète, tel qu’il le comprend ; il s’adresse à lord Byron, et il lui dit :

Viens reprendre ton rang dans ta splendeur première,
Parmi ces purs enfants de gloire et de lumière,
Que d’un souffle choisi Dieu voulut animer
Et qu’il fit pour chanter, pour croire et pour aimer.

Eh bien, ces purs enfants de gloire et de lumière, ce sont les poètes, parmi lesquels Lamartine a sa place ; il est un de ceux, en effet, qui n’ont que des visions glorieuses et lumineuses. Voilà ce que j’entends par l’optimisme foncier de Lamartine. Vous allez voir comment cet optimisme lui a permis de renouveler les sentiments et les idées qui forment les thèmes essentiels de la poésie lyrique. Ces thèmes de la poésie lyrique, — nous ne prenons que les plus importants, — furent l’amour, l’idée de la mort, le sentiment de la nature, le sentiment de Dieu.

L’amour, vous savez ce qu’il était devenu pour les gens du xviiie siècle : ce n’était que la fantaisie passagère. Mais pour Lamartine, c’est justement le contraire ; pour Lamartine, l’amour est un sentiment dans lequel il doit entrer quelque chose d’infini ; car tout passe, les êtres et les choses disparaissent ; mais rien ne saurait briser le lien par lequel deux âmes qui se sont retrouvées se sont unies. La mort peut enlever celle qui, transfigurée par la poésie, s’appellera Elvire ; mais Elvire n’en apparaîtra que plus radieuse aux yeux du poète. Et l’amour est justement cela : il est un effort contre toutes les puissances de destruction, il est une sorte de prise victorieuse sur l’infini.

L’idée de la mort, Mesdames et Messieurs, je n’ai pas besoin d’insister pour vous dire quelle en est l’importance. Aussi bien, dans la littérature et dans la conduite même de notre vie, la mort, on en retrouve partout l’idée. La religion ne cesse de nous y rappeler. La mort, c’est elle qui est l’ouvrière des philosophies, de la morale, puisque toutes les doctrines humaines n’ont été inventées que pour nous préparer au grand passage. C’est elle qui est l’ouvrière de la beauté, elle à qui nous devons les jouissances mêmes de cette vie ; car ces jouissances, si nous nous y attachons avec tant d’âpreté, c’est parce que nous savons qu’elles sont brèves et qu’elles vont nous échapper. Et, en littérature, vous savez qu’il n’y a pas un grand livre d’où cette idée de la mort soit absente. Chez nous, en France, la poésie est née le jour où François Villon, dans sa ballade des Dames du temps jadis, s’est mis en présence de cette loi universelle et inéluctable de la mort. C’est Malherbe qui rappelle ensuite que « la mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ». Dans l’œuvre de Bossuet, dans l’œuvre de Pascal, l’idée de la mort est toujours présente. — Et nous-mêmes, de la façon dont nous concevons la mort, dépend la façon dont nous vivons chaque jour : car, pensons-nous que le jour de la mort est vraiment la fin de tout, mais alors, réjouissons-nous, hâtons-nous de jouir et, pareils aux sages épicuriens, couronnons-nous de roses. Ou, au contraire, pensons-nous que le dernier jour de cette vie mortelle est le commencement d’une autre vie, alors, c’est cette autre vie qui importe et c’est dans cette autre vie qu’il faut mériter le bonheur. Avons-nous peur de la mort, alors, nous ne pourrons goûter ici-bas aucune jouissance, toutes nos joies seront empoisonnées, c’est une ombre qui s’étendra sur notre vie tout entière. Ou, au contraire, est-ce que nous envisageons sans crainte l’idée de la mort, mais, alors, aucune épreuve ne sera pour nous véritablement pénible, car nous savons bien qu’un jour viendra, il viendra sûrement ou cette épreuve sera terminée, où toutes les souffrances de notre chair meurtrie, où toutes les tortures de notre âme déçue, s’apaiseront dans ce grand sommeil que dorment les morts.

L’image de la mort plane sur les Méditations ; mais c’est une image qui n’est ni lugubre ni sombre. Voici comment Lamartine salue cette mort dans laquelle il voit une délivrance :

Je te salue, ô mort, libérateur céleste :
Tu ne m’apparais point sous cet aspect funeste
Que t’ont prêté longtemps l’épouvante et l’erreur ;
Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur.
Ton front n’est point cruel, ton œil n’est point perfide ;
Au recours des douleurs un Dieu clément te guide.
Tu n’anéantis pas, tu délivres……………………

Derrière la mort, ce que Lamartine apercevait d’abord, c’était la fidélité du souvenir : et derrière la mort, ce que Lamartine apercevait encore, c’était l’immortalité radieuse.

Le sentiment de la nature. Messieurs, nous faisons partie d’un vaste ensemble de création. Y a-t-il des rapports entre cet univers qui nous entoure et nous, ou bien sommes-nous seuls au milieu de la nature ? Vous savez qu’au xviie et au xviiie siècle on pensait que, entre la nature et nous, il n’y a pas de correspondance. Nous sommes aujourd’hui de l’avis justement opposé : nous pensons que la nature n’est pas insensible, qu’elle n’est pas indifférente ; nous le pensons, nous faisons mieux que de le penser : cette opinion est devenue chez nous une sorte d’instinct. Il y a des jours où nous nous éveillons et nous sentons que nous sommes gais, sans qu’il y ait pour cela de raison ; mais il fait beau, l’air est léger et la gaieté des choses est entrée en nous-mêmes. Il y a des jours où nous sommes tristes, et alors, si le ciel est sombre, si le vent souffle, si le temps est pluvieux, si la nature a un aspect misérable et comme en deuil, il nous semble que cette tristesse des choses s’est mise à l’unisson de notre tristesse intérieure. Ou si, au contraire, alors que nous avons l’âme en détresse, le ciel est radieux et le soleil brillant, il nous semble que toute cette gaieté extérieure insulte à la tristesse de notre âme.

Eh bien, cette nature à laquelle nous prêtons des sentiments presque humains, les uns ont conçu contre elle une sorte de haine violente, d’autres, au contraire, considèrent que la nature est pour nous une amie, une mère, une consolatrice. Je n’ai pas besoin de vous dire parmi lesquels se range Lamartine ; Lamartine nous dira :

Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime,
Plonge-toi dans son sein qu’elle t’ouvre toujours ;
Quand tout change, pour toi la nature est la même
Et le même soleil se lève sur tes jours.

D’où vient que Lamartine ait tellement de confiance dans cette bonté de la nature ? C’est que, derrière la création, ce qu’il aperçoit sans cesse, c’est le Créateur ; de ce qui est relatif, passager et changeant, il s’élève à l’Être souverain, absolu : la nature lui apparaît comme une sorte de temple où se fait le sacrifice en l’honneur du Créateur ; la nature, il la voit toujours adorant et remerciant Dieu.

Voici comment il nous décrit, à la fin du jour, cet aspect de la nature, considérée comme un temple, en train de célébrer le culte divin :

Comme une lampe d’or dans l’azur suspendue,
La lune se balance au bord de l’horizon ;
Ses rayons affaiblis dorment sur le gazon,
Et le voile des nuits sur les monts se déplie.
C’est l’heure où la nature, un moment recueillie,
Entre la nuit qui tombe et le jour qui s’enfuit,
S’élève au Créateur du jour et de la nuit,
Et semble offrir à Dieu, dans son brillant langage,
De la création le magnifique hommage.
Voilà le sacrifice immense, universel !
L’univers est le temple, et la terre est l’autel.

Personne, parmi nos poètes, n’a poussé plus loin que Lamartine cette faculté qui consiste à retrouver Dieu partout ; la nature devient pour lui transparente : c’est Dieu qu’il y retrouve sans cesse :

Ce monde qui te cache est transparent pour moi ;
C’est toi que je découvre au fond de la nature,
C’est toi que je bénis dans toute créature.

Car ce Dieu de bonté, Lamartine sait très bien quelles sont les objections qu’on peut faire contre la bonté de Dieu. Pourquoi est-ce que Dieu nous a imposé la souffrance ? pourquoi est-ce que Dieu nous permet le péché ? Nous ne le savons pas. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Cela prouve la faiblesse de notre intelligence, cela ne prouve pas contre la bonté de Dieu. Nous ne voyons les choses qu’à notre point de vue humain, c’est-à-dire que nous ne voyons qu’une partie ; il faudrait voir l’ensemble. Quand on voit les choses d’ensemble, on s’aperçoit que tout est bien, que tout est bon, que tout est grand, à sa place.

Voilà comment Lamartine, en apportant en toute chose cet optimisme dont je vous parlais, a pu élargir, transformer les sentiments que, jusque-là, célébraient les poètes et rendre, pour ainsi dire, à la poésie lyrique ces thèmes qui étaient desséchés et taris avant lui.

Si j’en avais le temps, je ferais avec vous une étude sur les images et sur le style de Lamartine ; je vous montrerais comment Lamartine a toujours emprunté ses images à ce qu’il y a de plus pur et de plus léger, ce qui vole, ce qui est aérien, ce qui est fluide ; et de même pour son style, je vous montrerais que les mots dont se sert Lamartine, ce sont les mots dans lesquels il y a le moins de matière. Une idée, un sentiment, quand on veut les exprimer par un mot, ce mot, nécessairement, les altère et les déforme ; une idée se rétrécit, un sentiment se fige, pour entrer dans le cadre étroit du mot ; et c’est pour cela que les poètes, la plupart du temps, nous disent, une fois que leurs vers sont écrits, qu’ils ne les reconnaissent plus : c’est autre chose qu’ils avaient dans l’imagination.

Eh bien, Lamartine, au lieu d’employer des mots qui peignent, des termes précis, emploie ceux dont le contour reste toujours un peu indécis ; ainsi, dans ses vers on retrouve la poésie, telle qu’elle jaillit de l’âme, et je crois bien que chez nous, en France, si, en effet, on voulait savoir où est la poésie, c’est dans les Méditations de Lamartine qu’il faudrait aller la chercher. D’autres poètes ont une poésie plus pittoresque, une poésie plus éloquente, mais chez Lamartine, il y a la poésie, et Lamartine, c’est le poète.

Dans son œuvre, rien qui sente l’effort volontaire le travail ; sa poésie est spontanée, jaillissante. Lamartine a été poète, sans avoir appris à écrire, sans avoir fait, pour ainsi dire, l’apprentissage de son métier. Il nous l’a dit, la poésie c’est, pour lui, une fonction naturelle :

Je chantais, mes amis, comme l’homme respire,
Comme l’oiseau gémit, comme le vent soupire,
Comme l’eau murmure en coulant…

Il chantait, et il est le seul, en effet, pour qui l’on puisse employer cette expression métaphorique ; car nous savons bien, dans notre siècle de prose, qu’un poète ne chante pas. Un poète, c’est un monsieur qui est dans son cabinet de travail, qui met du noir sur du blanc, qui écrit des lignes et qui fait des ratures. De même, nous savons très bien qu’un poète n’a pas de lyre. Le reporter le plus indiscret, s’il allait chez un poète, ne lui demanderait pas de lui montrer sa lyre. Lamartine est le seul dont on puisse dire sans ridicule qu’il a porté une lyre.

Lamartine représente pour nous le type lui-même du poète inspiré et, si on voulait faire le portrait du poète, il semble bien qu’on le ferait à sa ressemblance. Il est beau, il a cette beauté du visage dans laquelle nous aimons à voir un reflet de la beauté de l’âme. Il traverse la vie sans rien connaître de ses mesquineries. Etranger à toutes les préoccupations de calcul et d’intérêt, il dépense sans compter, sans s’apercevoir qu’il ouvre sous ses pas le gouffre de la ruine. Il a besoin de s’entourer d’un décor brillant. Il voyage en Orient, il a frété un vaisseau à ses frais, et les populations de là-bas, éblouies, en le voyant passer, disent que c’est le grand pacha de France.

De même, il traverse la littérature, il renouvelle la poésie lyrique et il passe. Poésie, philosophie, roman, histoire, il touche tout de son génie, sans s’y poser davantage ; il montre la voie d’un geste large et dédaigne de se faire chef d’école. De même, en politique, il ne voudra pas être chef de parti. Quand il entre au Parlement, on lui demande : « Où siègerez-vous ? » Et il répond : « Au plafond. » Et c’est juste, il a siégé au plafond : c’est-à-dire qu’il a plané au-dessus de toutes les médiocres compétitions. Puis il a été, en 1849, le maître du gouvernement ; il a calmé l’émeute, il a parlé noblement à l’Europe, au monde.

Il a tout d’un coup cessé d’être le premier personnage de son pays, il est rentré dans l’ombre ; les années sont devenues douloureuses ; la misère, une noire misère, a assiégé les dernières années du poète ; mais cette pauvreté, qui a attristé la fin du glorieux vieillard, n’a pas diminué le prestige de son nom ; peut-être, au contraire, y a-t-elle ajouté je ne sais quoi de plus noble et de plus beau. Vous savez que nous aimons que la tristesse, que la douleur consacre ici-bas toute chose.

Et enfin, Lamartine a été, autant qu’on peut l’être, un homme réalisant l’idée complète que nous pouvons nous faire d’un homme de génie : il a été homme de pensée et il a été homme d’action ; il a été conducteur de peuple, il a été orateur, il a été poète avec une facilité merveilleuse : et si l’on veut chercher dans notre xixe siècle, c’est Lamartine, et ce n’en est pas un autre, qui a été vraiment chez nous le poète comparable à l’aède primitif, celui qui fait, dans notre xixe siècle, figure de héros.

Deuxième conférence.
Victor Hugo §

Excellence, Messeigneurs,

Mesdames, Messieurs,

Hier je vous montrais que, chez Lamartine, la poésie jaillit de l’intérieur. La poésie de Lamartine, c’est l’effusion d’une belle âme qui se répand au dehors et qui, sous la forme qu’elle s’est choisie, conserve son essence immatérielle.

Eh bien, prenez le contraire de cette définition, et vous aurez assez justement une idée de ce que c’est que la poésie, chez Victor Hugo. Chez Victor Hugo, par un mouvement en sens contraire, la poésie vient de l’extérieur et se répercute dans l’âme du poète. L’âme du poète est un miroir, c’est un écho. C’est Victor Hugo lui-même qui nous fournit cette comparaison qui est en même temps la meilleure explication de la production poétique, telle qu’elle se passe chez lui. Dans une pièce fameuse des Feuilles d’automne, Victor Hugo définit ainsi la, manière dont, chez lui, se produit ce phénomène de la production poétique :

Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j’adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore.

C’est cela même. L’âme de Victor Hugo est un écho, et Victor Hugo a eu l’ambition d’être l’écho universel, de répercuter toutes les voix : toutes les voix du siècle, toutes les voix de la nature, toutes les voix de l’humanité.

Mesdames et Messieurs, toutes les voix, cela fait beaucoup de voix, et vous devinez que Victor Hugo n’a pu réaliser qu’une partie de son ambition. Je voudrais justement vous montrer comment, chez Victor Hugo, le tempérament, l’éducation, le milieu où il a vécu, ont déterminé le choix des thèmes poétiques. Puis, nous passerons en revue ces différents thèmes poétiques, et enfin, nous nous demanderons comment Victor Hugo les a mis en œuvre, par conséquent, quelle est la forme particulière, quelle est la sonorité propre de son âme, ce qui fait que sa poésie, comme pour Lamartine, est à lui et non pas à un autre.

Comme pour Lamartine, je ne retiens de Victor Hugo que les faits essentiels de sa biographie, ceux qui ont influé sur son œuvre.

Victor Hugo est né en 1802 :

Ce siècle avait deux ans…

Il était le fils d’un général de l’empire, le général comte Léopold-Sigisbert Hugo.

Si vous ouvrez la biographie que Victor Hugo a écrite de lui-même. Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, vous y lirez que la famille Hugo remonte jusqu’au xvie siècle. Il y avait un Hugo, capitaine aux gardes, puis : il y a eu toute une série de gentilshommes, des comtes, des marquis, des évêques, une chanoinesse de Remiremont ; et ça fait une très noble généalogie. Mais pour connaître la généalogie, même des poètes, nous avons d’autres moyens de renseignements que leur témoignage, et cela s’appelle les registres des mairies ou ceux des paroisses. Et, si on consulte ces registres, on trouve que le grand-père de Victor Hugo était serrurier et que son arrière-grand-père était cultivateur. Il y a bien eu une famille Hugo qui remonte au xvie siècle, où il y a eu des évêques, une chanoinesse, des gentilshommes, des comtes et des marquis : seulement, ce n’est pas la même famille.

Si je relève ce trait, ce n’est pas pour faire au poète un reproche de vanité, mais c’est parce qu’il est essentiel de noter chez lui l’origine plébéienne. Victor Hugo est tout près du peuple par sa naissance, et cela explique chez lui bien des choses. De là vient, d’abord, cette vigueur de sa constitution physique, où l’on sent les richesses d’un sang jeune et les ressources inépuisables d’une nature intacte. Victor Hugo a vécu jusqu’à une vieillesse très avancée, et, quand la mort est venue le prendre, il a fallu qu’elle engageât contre lui une sorte de duel géant qui a duré huit jours. Pendant toute sa vie, Victor Hugo a écrit ; quand il est mort, il a continué d’écrire. Vous savez que, depuis la mort de Victor Hugo, il n’a pas cessé de paraître à peu près deux volumes de Victor Hugo par an. Victor Hugo s’était accoutumé à publier ses deux volumes ; la mort est survenue, et ça été un accident négligeable. Il n’est rien comme d’avoir pris de fortes habitudes. Victor Hugo, c’est l’ouvrier qui se met, dès l’aube, à sa tâche, en chantant et qui la poursuit jusqu’à la fin du jour.

De là vient encore cette violence, cette âpreté dans la colère, qui, à de certains jours, sera un des éléments de l’inspiration du poète. Pour comprendre que Victor Hugo ait pu devenir le furieux insulteur qu’il est dans Les Châtiments, il faut se le représenter à la manière de ces gens du peuple qui, quand ils sont possédés par la colère, ne savent plus comment s’arrêter, ne peuvent plus se maîtriser et qui subissent la colère comme on subit un accès de folie.

Et de là vient encore, chez Victor Hugo, cette santé intellectuelle qu’il a conservée jusqu’au bout. Chez Victor Hugo, vous ne trouverez rien de maladif, rien de morbide. Il n’a pas même été effleuré par ce que l’on a appelé le mal du siècle, par cette maladie du découragement. Lui, au contraire, il croit à la bonté de la nature, au progrès de l’humanité, à la vertu de l’action. Par une conséquence naturelle et par une juste rançon, Victor Hugo a les défauts de ses qualités. Il manque de certaines délicatesses, il manque un peu de sensibilité véritable, de tact, de goût, et tout cela concorde. Par cette vigueur, par cette âpreté, par cette rudesse, Victor Hugo est bien près du peuple, il est bien de souche plébéienne.

Puis, Victor Hugo, tout enfant, suit son père en Italie, en Espagne, lorsque le général Hugo y est nommé gouverneur. C’est une éducation tout à fait décousue, menée au hasard, laissée à l’aventure, aux circonstances. C’est le contraire d’une de ces éducations réglées, tranquilles et qui préparent à la vie intérieure. Au contraire, l’éducation que reçoit Victor Hugo, c’est l’éducation d’une enfance errante, promenée à travers l’Europe, dans la clameur des batailles, dans un décor changeant sur lequel les yeux de l’enfant se promènent, étonnés et curieux. C’est justement une enfance faite pour détourner l’esprit de l’intérieur et le reporter vers l’attention des choses extérieures. En se promenant ainsi à travers toute l’Europe du midi, l’Italie, l’Espagne, l’enfant déjà s’emplit l’esprit de belles images, de couleurs, de choses pittoresques ; lorsqu’il revient ensuite à Paris, il a fait provision de belles images, de belles visions.

Je revins, rapportant de mes courses lointaines
Comme un vague faisceau de lueurs incertaines.
………………………………………………………
L’Espagne me montrait ses couvents, ses bastilles ;
Burgos, sa cathédrale aux gothiques aiguilles ;
Irun, ses toits de bois ; Vittoria, ses tours,
Et toi, Valladolid, tes palais de familles,
Fiers de laisser rouiller des chaînes dans leurs cours.
………………………………………………………
Mes souvenirs germaient dans mon âme échauffée…

Et, en effet, ce qu’il fallait maintenant, c’est que ces souvenirs vinssent à germer, c’est que ces faisceaux de lueurs encore vagues vinssent à se renforcer, de façon, plus tard, à illuminer toute l’âme et toute l’œuvre du poète. C’est dire qu’il fallait que cette enfance errante vînt à se fixer ; qu’il fallait que cette enfance voyageuse vînt à rêver. Pour cela, il était besoin de calme et de solitude. Victor Hugo va les trouver dans ce jardin des Feuillantines, un jardin de couvent abandonné, où s’était établie la famille Hugo ; jardin plein de vieux arbres, de jeunes fleurs, auxquels le poète est resté plus tard toujours reconnaissant, et auxquels l’enfant était d’autant plus attaché qu’il craignait sans cesse qu’on vînt l’arracher à ce jardin.

Le jardin était grand, profond, mystérieux,
Fermé par de hauts murs aux regards curieux,
Semé de fleurs s’ouvrant ainsi que les paupières,
Et d’insectes vermeils qui couraient sur les pierres,
Plein de bourdonnements et de confuses voix ;
Au milieu, presque un champ ; dans le fond, presque un bois.
………………………………………………………………
… tout ce beau jardin, radieux paradis,
Tous ces vieux murs croulants, toutes ces jeunes roses,
Tous ces objets pensifs, toutes ces douces choses,
Parlèrent à ma mère, avec l’onde et le vent,
Et lui dirent tout bas : Laisse-nous cet enfant.

Ce jardin des Feuillantines, le séjour que Victor Hugo y a fait, ça été justement la période d’incubation pendant laquelle les images qu’il avait rapportées de ses courses à travers l’Espagne et l’Italie ont pu devenir chez lui des éléments d’art.

Victor Hugo passe quelque temps au collège : il y fait des mathématiques, il y fait des vers ; il publie ses premiers romans, ses premières odes, et il se marie… Il fait un mariage comme en faisaient les jeunes gens de ce temps-là, un mariage d’inclination. Il épouse une jeune fille qu’il aime, mademoiselle Adèle Fouché.

Le voici marié, père de famille, et il devient, et il ne cessera plus d’être le type du bourgeois, tel qu’il était en 1880, et tel, je crois, qu’il est resté en 1898.

Il faut donc que je vous fasse le portrait du bourgeois français. Le bourgeois de chez nous est un homme d’ordre, de mœurs régulières ; rangé, méthodique, qui a le souci de ses intérêts, de son bon renom et de sa situation sociale. Il fait dans sa vie peu de place au rêve, et généralement à tout ce qui est inutile. Pour ce qui est de la passion, dont les orages sont troublants et dont les jouissances mêmes sont douloureuses, il s’arrange pour l’ignorer. L’amour est chez lui une petite fièvre, vite calmée. Cet amour se change très vite en une affection tranquille et reconnaissante pour celle qui est la gardienne de son foyer. Notre bourgeois a un attachement solide pour sa femme. Je ne dis pas qu’il n’ait jamais de torts envers elle ; mais cela ne prouve pas du tout qu’il ait cessé de l’aimer. Mais ceux qu’il aime surtout, ce sont ses enfants. Les enfants, ce sont eux qui remplissent le cœur du père aussi bien que celui de la mère : ces enfants, pour qui nous avons tant de sollicitude inquiète, tant de tendresse protectrice, et par qui nous souffrons tant, ces enfants qui, même quand ils ont grandi, même quand ils sont partis, même quand ils nous ont oubliés, restent pour nous toujours « les petits ».

Le bourgeois de chez nous est badaud, et il est bavard ; il faut qu’il lise son journal chaque matin et qu’il recommence chaque soir ; il est curieux de toutes sortes de choses qui cependant ne l’intéressent que de fort loin, comme la politique de l’Extrême-Orient ou l’opinion des danseuses sur l’immortalité de l’âme. La politique surtout est pour lui une matière à dissertations abondantes. Il est libéral en paroles et du bout des lèvres, et la liberté est un mot avec lequel on peut, à certains jours, le mener très loin. D’ailleurs, par tempérament et par suite d’une longue hérédité, il est monarchique. Il est patriote, et son patriotisme a volontiers cette exaltation et cette intransigeance infiniment respectables qui en font le chauvinisme. C’est pourquoi, sans être lui-même un très grand guerrier, il aime les récits et les spectacles militaires ; il aime à voir passer les soldats dans les rues, à voir défiler des bataillons, musique en tête, et caracoler des généraux qui ont un beau cheval et un panache. Il n’est pas très religieux, en ce sens que la religion n’est pas pour lui ce sentiment qui imprègne l’être tout entier ; mais il tient à l’existence d’un Dieu, qu’il considère comme une sorte de policier céleste, dont la fonction principale est de récompenser dans l’autre vie ceux qui ont été sur cette terre de braves hommes de bourgeois.

Il n’est pas mystique, pas mystique pour un sou ; il n’est pas métaphysicien, et généralement il trouve que les spéculations abstraites sont des rêveries de songe-creux. En revanche, il a beaucoup de goût pour la morale, pour un monde que tantôt il développe avec abondance et que tantôt il condense en un aphorisme. Cette morale, il ne se soucie pas d’en donner une interprétation très particulière ; il se méfie des opinions particulières, qui sont dangereuses et qu’il flétrit du nom de paradoxe. Mais il aime les lieux communs : il pense, il sent, il s’indigne en commun.

Mesdames et Messieurs, si j’ai tant insisté sur ce portrait du bourgeois français, c’est que c’est en même temps le portrait de Victor Hugo, auquel il ne manque qu’un détail, un détail, qui, je l’avoue, a une certaine importance : c’est le rayon du génie. Et Victor Hugo est cela même : c’est un bourgeois qui a du génie.

Par là se trouvent déterminés les thèmes qui s’imposeront à l’inspiration du poète.

L’amour a très peu inspiré Victor Hugo. Il y a, à coup sûr, dans ses premiers recueils, quelques pièces où il est parlé d’amour, mais cela est fade, banal et ennuyeux. Plus tard, il y aura chez lui une certaine note d’émotion sensuelle. Mais le goût du plaisir, ce n’est pas l’amour. Et, en effet, rappelez-vous les vers d’amour qui peuvent chanter dans vos mémoires : ils ne sont pas de Victor Hugo.

En revanche, peut-être serait-il inexact d’appeler Victor Hugo le poète de la famille, mais, en tout cas, il est très vrai de dire qu’il est le poète de sa famille. Il a mis dans ses vers toute sa famille : il y a mis son père, « ce héros au sourire si doux » ; sa mère, dont il fait, bien gratuitement, une brigande vendéenne ; son frère, qui s’appelait Eugène : il s’y est mis lui-même, avec ses souvenirs d’enfance, avec les émotions de son foyer ; il y a mis sa femme, il y a mis ses enfants.

Mais c’est une des meilleures parties de l’originalité de Victor Hugo que la façon dont il a su parler des enfants, et cela dans un pays où les enfants tiennent beaucoup de place dans la famille, mais où ils n’en tiennent aucune dans la littérature. Remarquez-le, dans toute notre littérature classique, il n’y a pas d’enfants. Chez les Grecs, Iphigénie suppliante montre à son père le petit Oreste, tout petit, en larmes, qui pleure parce qu’il ne sait pas parler, et qui tient sa robe. Chez nous, dans la pièce de Racine, vous ne trouveriez pas Oreste : Oreste est trop petit, on l’a envoyé se coucher de bonne heure.

Au xviie siècle, La Fontaine est le seul qui ait parlé des enfants. Vous savez ce qu’il en a dit, il a dit :

Cet âge est sans pitié.

Il avait horreur des enfants.

Victor Hugo est le premier qui ait su exprimer le charme de l’enfance. Je crois bien qu’il est resté le seul. Et il me semble que je devine à peu près pourquoi les meilleurs de nos poètes n’ont pas réussi à peindre la grâce de l’enfance : c’est que, en vérité, c’est trop difficile. Demandez-le aux peintres ; demandez-leur ce qu’ils pensent de la difficulté qu’il y a à faire un portrait d’enfant.

Mesdames, Messieurs, un portrait d’homme, c’est relativement facile. Un homme, c’est carré, ou c’est tout rond, ou quelquefois c’est anguleux : mais c’est toujours quelque chose de net, d’arrêté.

Un portrait de femme, c’est beaucoup plus délicat. Il faut un peu flatter l’original, parce que, à force de se l’être entendu dire, une femme se croit presque toujours un peu plus agréable qu’elle ne l’est ; mais il ne faut pas trop flatter, parce que ce serait désobligeant. Et, en fait, le charme d’une femme n’est pas deux fois le même, et il n’est pas le même pour deux personnes : tout dépend avec quels yeux nous la regardons.

Mais un portrait d’enfant ! Chez l’enfant, justement, la grâce est quelque chose d’indécis ; ce sont des sentiments à peine ébauchés ; c’est une parole encore incertaine. Le charme de l’enfant est caractérisé par ceci, qu’il est insaisissable et fugitif. Quand on parle des enfants, presque toujours on le fait avec mièvrerie, et, c’est le cas de le dire, avec puérilité. C’est le mérite de Victor Hugo d’avoir conservé à l’enfant dans certaines pièces, comme la pièce intitulée À des oiseaux envolés, ou celle qui est intitulée L’Enfant de Louis, toute sa grâce. Et plus tard, quand Victor Hugo aura perdu sa fille, noyée dans cet accident de Villequier, sa douleur paternelle lui arrachera des accents dont l’éloquence vient justement de leur simplicité.

Puis, nous trouvons dans les recueils lyriques de Victor Hugo beaucoup des épisodes de la chronique au jour le jour : les événements publics ou privés, les naissances, les deuils, les cérémonies, les morts, les suicides ; surtout, la politique tient beaucoup de place dans cette œuvre de Victor Hugo. Et, à ce sujet, on a souvent reproché à Victor Hugo ses variations en politique. Il est très exact que Victor Hugo a célébré avec la même ferveur les opinions les plus différentes. Mais il serait injuste de le lui reprocher. Victor Hugo n’a pas changé d’opinion, pour une raison excellente : c’est qu’il n’en a jamais eu. Les opinions qu’il a traduites n’étaient pas à lui : elles étaient en lui. Le siècle les avait déposées en lui, pour qu’il les lui rendît amplifiées et magnifiées. Si ses opinions n’étaient pas toujours les mêmes, ce n’était pas la faute de Victor Hugo : ce n’est pas lui, c’est le siècle qui avait changé.

C’est ainsi que, dans ses premiers recueils, Victor Hugo est royaliste et catholique ; et non pas avec tiédeur, mais royaliste d’un royalisme effréné, catholique d’un catholicisme éperdu. Pour la Vendée, pour Quiberon, pour la naissance du duc de Bordeaux, pour le baptême du duc de Bordeaux, pour les funérailles de Louis XVIII, pour le sacre de Charles X, que sais-je encore ? il a des hymnes tout prêts.

Il ne tarit pas sur les bienfaits de la royauté :

Ah ! que la royauté, peuples, est douce et belle !

Il est impossible d’être davantage, vous le voyez, le champion du trône et de l’autel.

Puis, voici que l’opinion se passionne pour ce petit peuple grec qui secoue la domination du Turc. Victor Hugo écrit Les Orientales, qui sont toutes pleines du souffle de la liberté, pleines de la liberté et de son culte farouche. C’est Canaris, c’est l’enfant grec qui veut de la poudre et des balles, et c’est le klephte, le klephte avec son fusil brisé :

Un klephte a pour tous biens l’air du ciel, l’eau des puits,
Un bon fusil bronzé par la fumée, et puis
La liberté sur la montagne ………………………

Dans Les Feuilles d’automne, composées au lendemain de 1830, il y a déjà un souffle révolutionnaire venu des journées de juillet. Le poète entend à l’horizon un bruit qui parfois tombe et parfois recommence ; c’est un murmure sourd, un grondement lointain et menaçant ; c’est la haute marée du peuple qui se rapproche, qui menace de tout envahir. Dans cette lutte des rois et des peuples, Victor Hugo prendra parti pour les peuples. Il considère que c’est son devoir et, oubliant la famille, l’amour, l’enfance, il ajoutera à sa lyre une corde nouvelle qui sera la corde d’airain.

Les Chants du crépuscule, comme le titre l’indique, sont consacrés justement à interroger le caractère de l’époque, d’une époque qui semble trouble, incertaine. Gouvernement, forme sociale, tout semble remis en question. Une lueur indécise flotte sur les idées, sur les croyances, sur les passions. Et cette lueur indécise, qu’est-ce qu’elle annonce ? Annonce-t-elle le renouveau ? annonce-t-elle la décadence ? est-ce le jour qui se lève, est-ce le jour qui finit ? On ne sait :

Rien n’est dans le grand jour et rien n’est dans la nuit ;
Et le monde, sur qui flottent les apparences,
Est à demi couvert d’une ombre où tout reluit.
…………………………………………………
Nous voyons bien là-bas un jour mystérieux,
Mais nous ne savons pas si cette aube lointaine
Nous annonce le jour, le vrai soleil ardent……
C’est peut-être le soir qu’on prend pour une aurore.

Mais d’ailleurs, à travers tous ces recueils, comme dans ceux qui suivront, celui qui est le héros de Victor Hugo, c’est Napoléon.

Vous savez le phénomène qui s’est produit chez nous au sujet du nom et de la personne de Napoléon. Il s’est formé une légende sous nos yeux et en plein xixe siècle. Dans un siècle d’histoire, de critique, d’informations précises, nous avons assisté au même travail de création légendaire qui s’était formée jadis autour des noms de Charlemagne et de Roland. Victor Hugo a été l’un des ouvriers les plus puissants de cette légende napoléonienne.

Depuis le début de son œuvre, il est hanté par cette image, par ce souvenir de Napoléon. Au temps de sa ferveur royaliste, il représente Napoléon comme un fléau de Dieu ; mais il en parle. Il l’appelle Buonaparte, ce qui est la façon désobligeante de prononcer le nom de Bonaparte ; mais ce nom, il ne peut pas le taire. Puis, l’admiration éclate, et dans des pièces telles que Bounaberdi, Lui, d’autres encore, ce qu’il célèbre, c’est le Napoléon promenant ses bataillons vainqueurs à travers l’Europe et revenant joyeux dans sa vieille capitale aux acclamations de tout un peuple.

Enfin, dans ses dernières pièces, ce qu’il va dire, c’est le Napoléon de l’exil, frappé dans ses rêves d’empereur, dans sa gloire aussi bien que dans ses affections de père. Et c’est là ce qui est décisif. Car, notez-le, ce n’est pas la prospérité qui sacre les grands hommes, c’est le malheur. Il ne nous suffit pas que nous ayons à les admirer, nous voulons avoir à les plaindre. Il faut que notre sensibilité s’émeuve, il faut que le héros s’achève en martyr ; et pour le cas de Napoléon, ce n’est pas Arcole, ce n’est pas Austerlitz, c’est le désastre final, c’est l’agonie qui va donner l’essor à la légende.

Enfin, il y a dans l’œuvre de Victor Hugo un certain nombre de développements de lieux communs de morale. Ainsi, il faut faire l’aumône : c’est la pièce intitulée Pour les pauvres. Il faut prier pour tout le monde : c’est La Prière pour tous. Il ne faut pas se suicider : c’est la pièce intitulée : Il n’avait pas vingt ans. Il faut être indulgent : c’est la pièce qui commence par Oh ! n’insultez jamais une femme qui tombe.

Voilà les principaux des thèmes que nous trouvons dans l’œuvre de Victor Hugo : thèmes sur la famille, sur les événements de chaque jour, sur la politique, sur la morale. Il me reste à chercher comment Victor Hugo a mis ces thèmes en œuvre, comment il les a traduits, et je ne me dissimule pas que c’est là ce qui est le plus important. Car enfin, tout le monde est d’avis qu’il faut faire l’aumône, excepté cependant les économistes, et pourtant il n’y a que Victor Hugo qui ait écrit la pièce Pour les pauvres ; tout le monde est d’avis qu’il faut implorer la miséricorde de Dieu, et cependant Victor Hugo est le seul qui ait écrit La Prière pour tous ; beaucoup ont admiré Napoléon, et c’est Victor Hugo, lui seul, qui a écrit l’Ode à la Colonne. C’est toujours là qu’il faut en revenir, à savoir que la matière n’est rien et que tout dépend de la forme qu’un écrivain, un artiste, lui a donnée, en y appliquant son esprit et ses qualités personnelles.

Voyons donc ce qui vient de la tournure même de l’esprit de Victor Hugo, ce qui est le caractère propre de son imagination.

Or, remarquez que les premiers recueils de Victor Hugo n’étaient pas du tout des recueils originaux et ou la poésie eut quoi que ce soit de nouveau. Les Odes ont pu être composées après les Méditations de Lamartine ; elles semblent antérieures et nous reportent à une forme de lyrisme qui est celle de Lebrun ou peut-être de Jean-Baptiste Rousseau.

C’est dans Les Orientales que Victor Hugo commence à donner sa mesure, à être lui-même. Or, qu’est-ce qu’il y a dans Les Orientales ? Il y a, dans les Orientales, une couleur, une lumière, des visions matérielles qui n’avaient pas encore paru dans la poésie. Or, Victor Hugo, vous le savez, n’était pas allé en Orient ; l’Orient qu’il mettait dans ses Orientales, il ne l’avait pas vu ; par conséquent, il l’imaginait, et, si vous voulez, il l’inventait. Je ne prétends pas que cet Orient en fût d’autant plus vrai, mais, au point de vue de l’étude du génie de Victor Hugo, il est d’autant plus intéressant, car alors, cette lumière, cette couleur, puisque Victor Hugo ne les avait pas trouvées en dehors de lui, c’est donc qu’il les trouvait en lui.

Et c’est justement ce qui arrive. D’autres, quand ils regardent en eux-mêmes, y trouvent des émotions, des idées, des sentiments, des rêves. Victor Hugo, quand il regarde en lui, y trouve des images matérielles, y trouve des formes, des couleurs, des jeux d’ombre et de lumière.

Rappelez-vous cette pièce fameuse : la Tristesse d’Olympio, qu’on a souvent rapprochée du Lac de Lamartine et du Souvenir d’Alfred de Musset. C’est le même sujet. Ce qui différencie la pièce de Victor Hugo, de celles de Musset et de Lamartine, c’est que, chez Victor Hugo, l’expression du sentiment tient beaucoup moins de place que la peinture du cadre, du décor. Ici, les choses ont plus de place que les sentiments ; la nature est plus vivante que l’homme.

Rappelez-vous une autre pièce de Victor Hugo, celle qui est intitulée : À l’Arc de triomphe de l’Étoile. Victor Hugo se demande qu’est-ce qu’il manque à cet arc de triomphe de Paris pour donner tout à fait l’impression du sublime. Il y manque que cette impression ait été achevée, parfaite par le temps. Et Victor Hugo suppose que du temps se passe, que des siècles s’écoulent, que la ville qui fut Paris n’est plus qu’un amas de ruines, et que sur ces ruines se dresse encore cet arc de triomphe, témoin d’un passé glorieux. Alors, il lui semble que la vision serait tout à fait magnifique. Et ici, vous le voyez, qu’est-ce qui est grand ? Ce n’est plus seulement la nature, mais ce sont les pierres.

Eh bien, c’est cela même qui est caractéristique chez Victor Hugo, ce sont les choses qui font sa poésie, et la poésie française, avec lui, se charge de sensations.

Voilà un premier point. L’esprit de Victor Hugo est tout plein de belles images. Victor Hugo a le don de penser en images ; mais il ne se contente pas de penser en images : ces images, il les multiplie, il les renforce par ses procédés de développement, si vous voulez, par sa rhétorique.

La rhétorique, on a l’habitude d’en dire du mal ; on emploie généralement ce mot dans un sens défavorable. Mais, faites-y bien attention, en soi-même, la rhétorique n’est autre chose qu’un ensemble de moyens, pour développer tout le contenu d’une idée, ou encore, pour donner à une idée toute sa valeur.

Victor Hugo a su admirablement les ressources de la rhétorique, et vous allez voir comment, grâce aux ressources de cette rhétorique, il arrive à donner à sa pensée une ampleur, une magnificence qu’elle n’aurait pas eue sans cela Voici quelques vers que je vous cite en exemple et que j’emprunte à une pièce bien connue, à la pièce Pour les pauvres.

Victor Hugo veut dire qu’il faut faire l’aumône, et il s’adresse ainsi aux riches :

Donnez, riches ! l’aumône est sœur de la prière…
……………………………………………………
Donnez ! afin que Dieu qui dote les familles
Donne à vos fils la force et la grâce à vos filles ;
Afin que votre vigne ait toujours un doux fruit ;
Afin qu’un blé plus mûr fasse plier vos granges ;
Afin d’être meilleurs ; afin de voir les anges
        Passer dans vos rêves la nuit.

Donnez ! il vient un jour où la terre nous laisse :
Vos aumônes là-haut vous font une richesse.
Donnez, afin qu’on dise : Il a pitié de nous !
Afin que l’indigent que glacent les tempêtes,
Que le pauvre qui souffre à côté de vos fêtes,
Au seuil de vos palais fixe un œil moins jaloux.

Donnez ! pour être aimé du Dieu qui se fit homme,
Pour que le méchant même en s’inclinant vous nomme,
Pour que votre foyer soit calme et fraternel ;
Donnez ! afin qu’un jour, à votre heure dernière,
Contre tous vos péchés vous ayez la prière
        D’un mendiant puissant au ciel.

Voilà de beaux vers, voilà un beau développement. Mais comment est-ce que Victor Hugo est arrivé ici à donner à sa pensée toute son ampleur ? Vous allez voir que c’est en employant les procédés les plus décriés de la rhétorique : l’énumération, l’énumération elle-même, et la répétition. Victor Hugo a commencé par dire une fois, et par très bien dire ceci, qui est l’idée que nous retrouverons répétée sans cesse : Donnez ! afin que Dieu vous récompense.

Donnez ! riches, l’aumône est sœur de la prière.

C’est bien ce que cela veut dire. Victor Hugo vient donc d’exprimer son idée une fois. Vous allez voir combien de fois il recommence :

Donnez ! afin que Dieu, qui dote les familles,
Donne à vos fils la force et la grâce à vos filles.

— Ça fait une fois.

Afin que votre vigne ait toujours un doux fruit.

— Deux.

Afin qu’un blé plus mûr fasse plier vos granges.

— Toujours la même chose, trois.

Afin d’être meilleurs.

— Quatre.

Afin de voir les anges passer dans vos rêves la nuit.

— Cinq.

Donnez ! il vient un jour où la terre nous laisse :
Vos aumônes là-haut vous font une richesse.

— Six.

Donnez afin qu’on dise : il a pitié de nous.

— Sept.

Afin que l’indigent que glacent les tempêtes,
Que le pauvre qui souffre à côté de vos fêtes,
Au seuil de vos palais fixe un œil moins jaloux.

— Huit.

Donnez pour être aimés du Dieu qui se fit homme.

— Neuf.

Pour que le méchant même en s’inclinant vous nomme.

— Dix.

Pour que votre foyer soit calme et fraternel.

— Onze.

Donnez ! afin qu’un jour à votre heure dernière,
Contre tous vos péchés vous ayez la prière
D’un mendiant puissant au ciel.

Vous voyez combien cela fait. Il a répété sa pensée sous des formes différentes, mais elle seule, toujours la même ; et il l’a répétée douze fois.

Donc, vous le voyez, c’est en se servant de ce procédé, qui consiste à répéter sous des formes différentes une même idée, que Victor Hugo est arrivé à faire cet admirable développement.

Je ne lui reproche pas du tout de s’être servi de ce procédé ; au contraire, je le félicite de s’en être si bien servi. C’est par les procédés qu’un écrivain peut être imité et c’est pour cela que Victor Hugo aura des disciples, c’est pour cela qu’il sera chef d’école, c’est pour cela qu’il aura sur toute la littérature du siècle une si grande influence.

Un ensemble de procédés, c’est ce qu’on appelle un art, et Victor Hugo, justement, a fait rentrer dans la poésie le sentiment de l’art, ce sentiment que Lamartine avait trop dédaigné, Lamartine qui s’appelait lui-même un amateur en poésie.

Victor Hugo, nous le voyons, commence par traduire son idée en image, puis il renforce l’image par les développements, enfin il soutient l’image et le développement par le rythme, par la cadence.

Victor Hugo, de très bonne heure, a compris toutes les ressources du rythme en poésie et, dans ses premiers recueils, nous trouvons déjà de purs exercices de virtuosité. Ainsi, dans La Chasse du Burgrave, Victor Hugo s’amuse à faire des séries de vers où un vers d’un pied alterne avec un vers de huit pieds.

Daigne protéger notre chasse,
                  Châsse
De Monseigneur saint Godefroi
                  Roi ! etc.

Dans Le Pas d’armes du roi Jean, c’est une série de vers de trois pieds. Je n’accorde pas à ces exercices plus d’importance qu’ils n’en ont ; mais c’est que Victor Hugo sait toujours tirer de là des effets merveilleux. Par exemple, voici une strophe du Pas d’armes du roi Jean, qui est consacrée à évoquer l’image de Paris, du Paris du moyen âge. Vous allez voir si ces vers ne sont pas déjà singulièrement descriptifs :

Cette ville
Aux longs cris,
Qui profile
Son front gris,
Des toits frêles,
Cent tourelles,
Clochers grêles,
C’est Paris !

Est-ce que derrière ces vers dentelés et comme à jour il ne vous semble pas apercevoir l’image de ce Paris du moyen âge, avec cette architecture de légèreté et de fantaisie ?

Victor Hugo a su plus qu’aucun autre comment les sons peuvent accompagner et compléter l’impression poétique : en sorte que le vers est expressif, non pas seulement par l’idée ou le sentiment qu’il traduit, non pas seulement par l’image qu’il montre, mais par le son qui éveille en nous, au plus intime de nous-mêmes, une sorte de lointain et de mystérieux retentissement.

Ajoutez que, depuis La Fontaine, personne n’avait jamais si bien su les ressources de sonorité de notre langue ; que personne, sauf La Fontaine, n’a eu l’oreille aussi juste, musicalement juste, que Victor Hugo. Peut-être voyez-vous maintenant pourquoi Victor Hugo est un de nos grands poètes et quelle est la place qui lui appartient.

Notez que, aujourd’hui, je n’ai pu vous parler que du Victor Hugo des premiers recueils lyriques. Nous aurons à y revenir, à l’apercevoir sous un autre aspect. Mais déjà j’ai pu vous montrer ce qui, chez Victor Hugo, est caractéristique et essentiel. Chez d’autres poètes, ce que nous admirons, ce sont surtout les idées, les conceptions, les sentiments ; d’autres poètes ont éveillé nos âmes à des émotions nouvelles et nous ont fait apercevoir en nous des replis de notre cœur que nous ne connaissions pas. Chez Victor Hugo, il n’en est pas ainsi. Mais lui, il a ouvert nos yeux sur des images nouvelles ; il a ouvert nos oreilles à des sonorités nouvelles ; il nous a donné l’habitude d’éprouver certaines sensations délicieuses, et depuis, nous n’avons plus été capables de nous en passer et nous avons demandé d’abord à tous les poètes qui sont venus ensuite de nous en donner l’absorbante volupté.

Troisième conférence.
Alfred de Musset §

Messeigneurs, Mesdames et Messieurs,

Alfred de Musset est né en 1810. Il était d’une famille de bourgeoisie lettrée. Il fut élevé très doucement, très gâté. On le mit au collège Henri IV ; il y fit de bonnes études. C’est tout. Il n’y a pas autre chose dans toute la jeunesse d’Alfred de Musset, de même qu’il ne s’est rien passé dans sa vie et que, pour parler comme lui, toute son histoire c’est l’histoire de sa sensibilité, de son cœur, de ses nerfs.

Alfred de Musset est d’abord un enfant nerveux. Tous ceux qui l’ont connu dans les premières années en ont rapporté cette impression. Ce qui, chez lui, est caractéristique, c’est l’extrême mobilité de l’humeur, une humeur changeante, fantasque, capricieuse, allant, sans raison apparente, d’un extrême à l’autre. Quelquefois, pour un rien, l’enfant entrait dans de violentes colères, et alors il devenait vraiment méchant, avec un désir de faire mal, de nuire, de blesser. Puis, l’accès une fois passé, il avait honte de lui-même, il se repentait, il se détestait et il s’ingéniait à se faire pardonner, c’étaient des crises de larmes. Et alors il était si séduisant, il trouvait des façons si charmantes de demander pardon ! Il était de ceux dont on souhaiterait presque qu’ils eussent des torts, pour avoir ensuite à les leur pardonner.

Cette prédominance des nerfs dans le tempérament est une disposition assez commune, et on sait à combien de déceptions elle expose ceux qui y sont sujets. Ceux-là, le temps pourra venir pour eux, l’expérience : rien n’y fera : ils seront toujours à la merci de leurs impressions, prisonniers de l’heure et du moment, cédant au caprice et déplorant d’y céder au moment même qu’ils y cèdent. Un rien les irrite, un souffle les abat ; un sourire qu’ils ont recueilli en passant suffit pour les faire mourir de joie ; un sourire qui a oublié de luire pour eux suffit pour qu’ils s’en aillent mourir de douleur. Ils sentent plus vivement que les autres, ils ont les impressions d’une manière plus aiguë ; mais aussi, au moment même où ils ont les impressions, ils sentent qu’elles leur échappent, ils ont comme le tact immédiat de ce qu’il y a de décevant dans toutes les choses d’ici-bas. C’est pour cela que chez eux le sourire se mouille si tôt de larmes, et que leur gaieté, cette gaieté nerveuse, s’achève si volontiers en sanglots.

Ce qu’a été Musset enfant, il le restera dans toute sa vie et dans toute son œuvre. Il nous dit :

Mes premiers vers sont d’un enfant,
Les seconds d’un adolescent,
Les derniers à peine d’un homme.

Vous voyez, il l’avoue, même lorsqu’il est devenu un poète, même lorsqu’il est devenu un homme : il est toujours resté l’enfant nerveux, à l’humeur capricieuse, changeante, fantasque, que je viens de vous montrer.

Alfred de Musset a vécu toute son enfance, toute sa jeunesse à Paris. C’est un Parisien. Et je n’attache pas plus d’importance qu’il n’en faut au pays d’origine d’un écrivain : deux écrivains peuvent être nés dans le même pays ou dans la même ville, et être extrêmement différents, ou même n’avoir entre eux aucun point commun. Mais si l’influence du pays d’origine, du terroir, est quelque chose de difficile à démêler, il y a une influence qui est très certaine, qu’on voit s’appliquer constamment : c’est l’influence du milieu, l’influence de l’atmosphère dans laquelle on a vécu. Or, à Paris, ce qui importe justement, c’est l’atmosphère. Il y a une atmosphère de Paris. Cette atmosphère est faite des éléments les plus complexes ; elle a cependant son unité. Elle a son unité au point qu’elle est presque unique. Paris, c’est tout à la fois le confluent de ce qu’il y a de plus frivole et de ce qu’il y a de plus sérieux ; de ceux qui cherchent à s’amuser et de ceux qui veulent travailler, des hommes qui vivent pour le plaisir et des hommes qui vivent pour la pensée. De cette complexité il résulte que l’air est chargé d’une sorte d’électricité ; il y a de la fièvre dans l’air, et ceux qui le respirent continûment ont une sorte d’excitation au cerveau.

L’air de Paris, Musset l’a respiré toujours, et de là vient justement un côté de son caractère. Dans cet air de Paris, on veut vivre vite, se hâter et assister à la vie comme à une sorte de comédie dont les actes sont divers, dont le décor est sans cesse renouvelé. Le Parisien a horreur de tout ce qui pèse et de tout ce qui est lourd, qui dure. Le Parisien est en garde contre le pédantisme et il s’arme contre lui de la raillerie, d’une raillerie qui est d’ailleurs assez innocente. Le Parisien est railleur, il est moqueur, il n’est pas méchant. Et même sous ses apparences de scepticisme, il conserve un grand fonds de naïveté et de candeur. Ce qui est vrai, c’est que dans l’air de Paris les choses prennent une apparence brillante, légère. Et c’est cela même que j’aperçois dans l’esprit d’Alfred de Musset.

Cet enfant de Paris est en outre un enfant du xviii siècle ; non pas du xviiie siècle passionné de Jean-Jacques Rousseau, mais de l’autre, du xviiie siècle sceptique, de celui de Voltaire. La tradition de ce xviiie siècle incrédule, Alfred de Musset l’avait trouvée dans sa famille même. Le père d’Alfred de Musset s’était occupé de travaux littéraires sur l’époque de la fin du xviiie siècle, et dans les conversations, à chaque instant, Musset avait entendu parler des gens, des hommes, des choses du xviiie siècle. L’impression que lui avaient faite ces conversations familiales s’était augmentée par les lectures. Alfred de Musset a beaucoup lu les écrivains du xviiie siècle. Et si, un peu plus tard, il apostrophe Voltaire de la façon que vous savez :

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encore sur tes os décharnés ?……

si Alfred de Musset éprouve le besoin d’adresser à l’ombre de Voltaire cette apostrophe violente, c’est apparemment qu’il sentait en lui encore vivante cette influence de Voltaire, et c’est qu’il pouvait bien protester contre elle ; mais il protestait d’autant plus qu’il la sentait en lui et qu’il n’arrivait pas à s’en débarrasser.

Enfin, je noterai un dernier trait chez Alfred de Musset. C’est un certain goût inné de l’élégance. Alfred de Musset, par sa naissance, appartient à la bourgeoisie modeste, et cependant, dès le collège, il s’est lié surtout avec ceux de ses camarades qui appartenaient à des familles aristocratiques ou à des familles riches. Ce n’est pas de sa part vanité et sotte prétention, mais c’est qu’Alfred de Musset, par un goût instinctif, avait besoin des formes élégantes, raffinées, de la société et de la vie. C’est là seulement qu’il se trouvait tout à fait à sa place et tout à fait à son aise ; c’est là seulement qu’il trouvait l’emploi de certaines qualités, d’une sorte de délicatesse, du raffinement de son esprit, de la coquetterie, s’il faut le dire, et du besoin de plaire qui était en lui. Avec l’élégance de sa tournure, avec l’élégance de son esprit, avec ses beaux cheveux blonds et ses yeux bleus, Alfred de Musset était fait pour les succès mondains. Et il est resté, en effet, un mondain.

Un enfant nerveux, un fils du xviiie siècle, un enfant de Paris, un mondain, voilà les traits constitutifs que je relève chez Alfred de Musset. Et vous voyez déjà par ce que je viens de vous dire en quoi Alfred de Musset diffère de ses illustres rivaux, d’un Lamartine et d’un Victor Hugo.

Mais voulez-vous vous faire une image d’Alfred de Musset tel qu’il était à dix-huit ans ? Il existe d’Alfred de Musset un portrait où Musset est dans un costume de page, qu’il aimait à porter. Et, en effet, c’est à un page que cet Alfred de Musset de dix-huit ans ferait assez bien songer, au page que Beaumarchais a mis dans Le Mariage de Figaro, à Chérubin. Vous connaissez cette figure séduisante et inquiétante, Chérubin, l’adolescent qui sent son cœur gonfler d’il ne sait quel trouble. Ce Chérubin personnifie un moment, une date de la vie : c’est l’éveil d’une âme au désir. Et Musset, avec la même hardiesse que le Chérubin de Beaumarchais, va aller au-devant de toutes les émotions, se jeter au-devant de la vie, qu’il défie, et à laquelle il demande toutes les jouissances.

C’est bien ainsi que nous le peignent ceux qui l’ont rencontré vers cette époque. Voici le portrait qu’en trace Sainte-Beuve :

« Il n’avait pas dix-huit ans. Le front mâle et fier, la joue en fleur et qui gardait encore les roses de l’enfance, la narine enflée du souffle du désir, il avançait le talon sonnant et l’œil au ciel, comme assuré de sa conquête et tout plein de l’orgueil de la vie. »

Et lui-même, Alfred de Musset, un peu plus tard, fatigué, lassé de beaucoup de choses, se revoit dans le passé tel qu’il était alors :

Il était gai, jeune et hardi,
Il se jetait en étourdi
         À l’aventure.
Librement il respirait l’air,
Et parfois il se montrait fier
         D’une blessure.

Ce Musset, jeune, fier, hardi, insouciant, impertinent, c’est celui qui va publier les Contes d’Espagne et d’Italie.

Dans les Contes d’Espagne et d’Italie, ce que nous trouvons, ce sont d’abord et surtout des pièces d’un caractère tout à fait romantique ; ce sont des histoires d’amour et des histoires de duels, dans un cadre très italien ou très espagnol. Mais, à côté de ces pièces, où sont appliqués docilement les procédés du romantisme, on en trouve d’autres, comme, par exemple, cette ballade à la lune :

Sur un clocher jauni,
Comme un point sur un i,

cette lune, à laquelle Alfred de Musset adresse toutes sortes de questions saugrenues :

C’était dans la nuit brune,
Sur le clocher jauni,
          La lune,
Comme un point sur un i.

Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d’un fil,
          Dans l’ombre,
Ta face et ton profil ?

Es-tu l’œil du ciel borgne ?
Quel chérubin cafard
          Nous lorgne
Sous ton masque blafard ?

N’es-tu rien qu’une boule ?
Qu’un grand faucheux bien gras
          Qui roule
Sans pattes et sans bras ?

Es-tu, je t’en soupçonne,
Le vieux cadran de fer
          Qui sonne
L’heure aux damnés d’enfer ?

Sur ton front qui voyage,
Ce soir ont-ils compté
          Quel âge
A leur éternité ?

Est-ce un ver qui te ronge,
Quand ton disque noirci
          S’allonge
En croissant rétréci ?

Qui t’avait éborgnée
L’autre nuit ? T’étais-tu
          Cognée
À quelque arbre pointu ?

La Ballade à la lune à côté des autres pièces, c’est justement la parodie à côté de la copie. Et, en effet, Alfred de Musset n’a jamais été, dans l’école romantique, qu’un écolier indiscipliné. Il s’est moqué très vite de la couleur locale, de ce bariolage de couleurs, de ce badigeonnage si facile qui consiste, comme il dit, à peindre

Quelque ville aux toits bleus, quoique blanche mosquée
Avec l’horizon rouge et le ciel assorti.

Et de même il raillera l’étalage de sentimentalité :

Moi, je hais les pleurards, les rêveurs à nacelles,
Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles.

C’est qu’il y a, chez Alfred de Musset, un écrivain de race tout à fait française, de la race des Molière, des La Fontaine, des Boileau, un écrivain qui a horreur de l’exagération et de l’affectation ; il a le goût de ce qui est mesuré, du bon sens, et, au milieu même des pires excentricités, il se souviendra toujours du bon sens. Le Français est conteur, et Alfred de Musset, dans Simone, par exemple, a écrit de très jolis contes. Alfred de Musset, comme le Français aussi, est un causeur ; il cause en vers ; il cause en vers avec esprit, avec légèreté, avec souplesse. Les Contes d’Espagne et d’Italie eurent un très grand succès. On y apprécia d’abord les qualités proprement poétiques, l’éclat des images, certaines larges comparaisons ; mais, surtout, ce que l’on y aima, c’est qu’on y trouvait de l’esprit. Nous aimons beaucoup l’esprit en France — on l’aime partout, — et il faut bien dire que les romantiques avaient manqué d’esprit. Lamartine n’a pas d’esprit, et même il est assez bizarre de parler d’esprit à propos de Lamartine. On ne s’imagine guère Lamartine, dans la barque qui voguait sur le lac silencieux, en train de débiter des paradoxes ou de tourner des épigrammes à Elvire. Alfred de Vigny, dans sa Tour d’ivoire, on ne le suppose guère en train de badiner. Sainte-Beuve a eu de l’esprit en prose, — quand il s’est agi d’égratigner les confrères, — mais il n’a pas d’esprit dans ses vers. Et pour ce qui est de Victor Hugo, il est bien vrai qu’il a du goût pour une sorte de drôlerie énorme, de plaisanterie gigantesque ; mais ce n’est pas tout à fait la même chose que d’avoir de l’esprit, et il nous est bien difficile d’appeler spirituel un homme qui aimait les calembours.

De même qu’il réconcilie la poésie avec l’esprit, Alfred de Musset, dans ce premier recueil, y fait rentrer la gaieté. Et vous savez aussi que les romantiques n’étaient pas gais. Ils étaient tous, ou pompeusement solennels, ou désespérément lugubres. Enfin, en voilà un qui ne portait pas le diable en terre !

Mais surtout, ce qu’on aima dans ce recueil, c’est que, d’un bout à l’autre, dans tous les vers, sous tous les mots, il y avait une poussée, une explosion de jeunesse. De la jeunesse, Alfred de Musset, qui alors avait dix-huit ans, a les qualités et aussi les défauts, je veux dire l’impertinence, l’air cavalier, le mépris hautain pour tout ce qui n’est pas les idées et les sentiments de son âge. Mais, Mesdames et Messieurs, c’est de la jeunesse qu’il est vrai de dire que nous l’aimons jusque dans ses défauts. Nous aimons la jeunesse, nous autres déjà engagés sur l’autre versant de la vie, parce qu’elle nous reporte à un temps qui nous est resté cher ; nous l’aimons comme un bien qui est très rare. Car c’est une erreur de croire que tout le monde, à un certain moment de sa vie, ait été jeune. On n’a pas le temps, on a trop de choses à faire, la vie est trop occupée, la société est trop bien encadrée, on n’a pas le temps d’être jeune. Et enfin, il ne faut pas croire que nous en voulions aux jeunes gens d’un excès de confiance en eux-mêmes. Au contraire, car, sur ce chemin de la vie, il faut avoir beaucoup d’illusions au début, pour en conserver quelques-unes à la fin. Et c’est pourquoi nous n’avons que des regards d’indulgence pour les jeunes gens que nous voyons partir en chantant, au-devant de tant d’épreuves qui les attendent.

Pour vous donner une idée plus complète de ce côté, de cet aspect du talent de Musset, il faut que je fasse quelques emprunts à son théâtre. Mais peut-être ne vous en plaindrez-vous pas. C’est dans le théâtre d’Alfred de Musset que je trouverai surtout ces qualités de fantaisie.

La fantaisie ! Il y a une pièce d’Alfred de Musset intitulée Fantasio, et je pense bien que Fantasio emprunte son nom à la fantaisie. Ici, en effet, les personnages, l’action, les dialogues, les propos, tout est fantaisie.

Nous sommes en Bavière, mais dans une Bavière imaginaire, dans une Bavière chimérique. La fille du roi de Bavière, la princesse Elsbeth, doit épouser le prince de Mantoue. Et la ville est en fête, Munich est en réjouissances ; les bourgeois, les jeunes gens se promènent dans les rues, et le jeune Fantasio est assis dans une taverne avec son ami Spark. Ils causent, et leur conversation effleure tous les sujets, sans peine, sans effort, et surtout sans raison. « Beaucoup parler, dit Fantasio, voilà l’important. » Il parle beaucoup. Il dit des absurdités et il dit de jolies choses ; il en dit même de profondes, car il lui arrive en passant, et sans le faire exprès, de toucher à ce qui fait le fond même de la misère humaine. Car qu’est-ce qu’il y a de douloureux dans notre nature humaine ? Eh bien, entre autres choses c’est ceci, à savoir que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes ; nous ne pouvons jamais avoir d’autres visées que les nôtres et d’autres sentiments que les nôtres. Nous ne pouvons pas être « ce monsieur qui passe. » Eh bien ! c’est cela qui désole Fantasio : « Si je pouvais seulement sortir de ma peau pendant une heure ou deux. Si je pouvais être ce monsieur qui passe… Ce monsieur qui passe est charmant ; regarde : quelle belle culotte de soie, quelles belles fleurs rouges sur son gilet ; ses breloques de montre battent sur sa panse en opposition avec les basques de son habit qui voltigent sur ses mollets. Je suis sûr que cet homme-là a dans la tête un millier d’idées qui me sont absolument étrangères. Son essence lui est particulière. Hélas ! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble, les idées qu’ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations ; mais dans l’intérieur de toutes ces machines isolées, quels replis, quels compartiments secrets ! C’est tout un monde que chacun porte en lui, un monde ignoré, qui naît et qui meurt en silence. Quelle solitude que tous ces corps humains ! »

Et voilà justement ce qui est triste : nous aurons beau faire, nous n’arriverons jamais à pénétrer entièrement l’âme d’autrui ; nous aurons beau faire, il y aura toujours en nous des replis qui resteront secrets pour le regard d’autrui. Dans ces replis secrets, nous seuls nous pouvons descendre ; et encore ne faut-il pas que nous y descendions trop, parce que le vertige pourrait bientôt nous prendre. Cela dessèche, attriste et trouble de trop regarder en nous. Que faut-il donc faire ? Quel est le secret pour vivre heureux, ou, tout au moins, pour vivre ? Eh bien ! il y a un remède, qui est évidemment le plus efficace qu’on ait trouvé contre les tourments de la pensée, c’est celui qui consiste à supprimer la pensée. Alfred de Musset remarque qu’il n’y a pas de maître d’armes mélancolique. C’est vrai. Mais ici le remède est peut-être pire que le mal, et tout le monde ne se résout pas à se faire maître d’armes. Que reste-t-il alors ? C’est de se soumettre aux choses, de tâcher de se transformer en elles, de s’oublier soi-même.

Dans la disposition d’esprit où vous voyez qu’est Fantasio, il faut absolument qu’il commette une grande folie : il a besoin de faire une de ces excentricités dont nous rêvons dans nos heures de philosophie, mais que nous ne mettons pas à exécution, parce que nous sommes lâches. Fantasio n’hésitera pas. Il aperçoit passer un enterrement. C’est le bouffon du roi qui est mort. Fantasio prend le costume du bouffon, met sa bosse et s’introduit ainsi dans le palais. De cette façon il surprend le secret des fiançailles de la princesse Elsbeth. Ce sont de tristes fiançailles. Elsbeth épouse par résignation, pour la raison d’État, le prince de Mantoue, qui est ridicule et sot. Ce mariage est un sacrifice, c’est un meurtre ; il ne faut pas que ce mariage se fasse.

Mais comment est-ce que Fantasio va empêcher ce mariage de se faire ? Il s’avise pour cela d’un moyen auquel vous n’auriez peut-être pas songé.

Au bout d’un hameçon, pendu au bout d’un fil, il pêche la perruque du prince de Mantoue. Une perruque qui s’élève et se balance dans les airs, quelle que soit la tête qu’elle découvre, c’est toujours amusant, c’est en soi une bonne farce ; mais, dans les circonstances où opère Fantasio, son espièglerie prend des proportions tout à fait particulières ; elle dépasse les bornes d’une simple plaisanterie, elle devient un grand événement, car le prince de Mantoue est furieux, il va rentrer dans ses États, se mettre à la tête de ses troupes. Ce sera la guerre. Ce sera pour un peuple la défaite, pour l’un et l’autre beaucoup de ruines. Mais Fantasio ne songe à rien de tout cela, et pour lui, il lui semble que le plus important, c’était d’épargner un chagrin, un gros chagrin à la petite princesse Elsbeth.

Dans Fantasio, il y a Fantasio et il y a Elsbeth. Elsbeth est une des jolies figures de jeunes filles qu’il y ait dans notre littérature, — et vous savez qu’il n’y en a pas beaucoup. La jeune fille, chez nous, on la représente toujours d’après un type de convention. On en fait l’ingénue, l’ingénue de théâtre, qui est niaise, bebête et bêlante. Cette ingénue, Alfred de Musset en trace à l’occasion le portrait, et c’est Fantasio, justement, qui nous dit qu’elle le fait songer à un petit serin qu’il a, un serin qui a une serinette dans le corps. On pousse tout doucement un ressort sous la patte gauche, et il chante tous les opéras nouveaux. Il y a beaucoup de petites filles très bien élevées qui n’ont pas d’autre procédé que celui-là. Elles ont un petit ressort, un joli petit ressort en diamant, fin comme la montre d’un petit-maître : le gouverneur ou la gouvernante fait jouer le ressort, et vous voyez aussitôt les lèvres s’ouvrir avec le sourire le plus gracieux, une charmante cascatelle de paroles mielleuses sort avec le plus doux murmure, et toutes les convenances sociales, pareilles à des nymphes légères, se mettent aussitôt à dansotter sur la pointe du pied autour de la fontaine merveilleuse. Le prétendu ouvre des yeux ébahis, l’assistance chuchote avec intelligence, et le père, rempli d’un secret contentement, regarde avec orgueil les boucles d’or de ses souliers.

La jeune fille, il est très difficile de la peindre, parce que la grande réserve que lui imposent les mœurs fait qu’elle ne livre pas ses idées, ses sentiments, et parce qu’il y a chez elle forcément quelque chose d’indécis, d’incertain encore.

Alfred de Musset a fort bien su dire ces rêves romanesques qui hantent la jeune fille vers ses dix-huit ans. Ces rêves se concentrent assez ordinairement sur le prince Charmant. Il lui semble que ce prince Charmant va, le plus naturellement du monde, sortir de l’ombre et, avec son manteau de velours, sa chaîne d’or, l’emporter dans ses bras, tremblante et ravie.

Elsbeth est romanesque, elle aussi. D’abord parce qu’elle est une jeune fille, ensuite parce que sa gouvernante lui a farci l’imagination de toutes sortes de lectures absurdes. Elsbeth rêvait du prince Charmant, c’est le prince de Mantoue qui est venu. Aussi, quand elle a vu la distance entre son rêve et la réalité, elle en a été triste à pleurer. Cependant, elle s’est résignée, parce qu’elle connaît son devoir. Elle sait très bien que les petites princesses ne sont pas sur la terre pour être heureuses, — et les petites bourgeoises non plus… Pour les princesses, il y a la raison d’État, et pour les petites bourgeoises, il y a le mariage de raison.

Elsbeth était romanesque : c’est un caractère de jeune fille. Mais il y en a d’autres dans ce théâtre d’Alfred de Musset. Voici, dans Il ne faut jurer de rien, mademoiselle Cécile de Mantes. Cécile de Mantes, c’est simplement une jeune fille de qui l’innocence fait tout le charme. Un jeune homme, un écervelé, un jeune fat, un certain Valentin, a fait le pari de la séduire, comme cela, tout de suite, dans les quarante-huit heures. Pour arriver à ce beau résultat, il invente tout un stratagème. Il se fait verser par son postillon devant le château de la jeune fille, lui envoie des billets incendiaires, lui donne un rendez-vous dans le parc, et tout ce manège, digne de don Juan ou de Machiavel, aboutit à quoi ? à ce qu’il se jette, respectueux et timide, aux pieds de la jeune fille et lui demande de lui faire la grâce de devenir sa femme.

Cécile de Mantes, c’est l’innocence et c’est la pureté, une pureté qui chante dans sa voix, qui rayonne dans ses yeux, qui fait autour d’elle une atmosphère à laquelle les plus indifférents ne résistent pas.

Et voulez-vous savoir ce que deviendra Cécile de Mantes, quand elle sera femme ? Musset nous le dirait, en nous citant l’exemple que nous trouvons dans un autre proverbe de lui intitulé Barberine.

Barberine est restée seule au château, pendant que son mari est allé faire la guerre. Barberine est jeune, Barberine est jolie, et il est très facile de prévoir que, en l’absence du mari, le château où Barberine file sa quenouille sera l’objet d’entreprises qui ne seront pas des entreprises militaires. Et, en effet, de même que Valentin tout à l’heure avait juré de séduire Cécile dans les quarante-huit heures, voici un jeune homme, le jeune chevalier de Rosemberg, qui prétend avoir aussi vite raison de la vertu de Barberine. Ce Rosemberg n’est pas un méchant homme, il est tout à fait dépourvu de perversité ; il est seulement fat, c’est tout à fait un bon jeune homme. Barberine s’en rend compte et elle est d’avis qu’il lui suffit d’une petite leçon donnée gentiment. C’est pourquoi, après l’avoir prié de l’attendre dans la grande salle, elle sort, et Rosemberg, avec étonnement d’abord, puis avec effroi, entend verrouiller la porte par l’extérieur. Un guichet s’ouvre, et par ce guichet Barberine l’avertit qu’il est prisonnier, et qu’il aura à manger, quand il aura filé, filé de cette quenouille qui est là-bas. Qu’il file et il mangera. Dure alternative, surtout pour un séducteur. Filera-t-il, ou jeûnera-t-il ? Est-ce la vanité qui l’emportera ? C’est la faim qui l’emporte.

Et voilà comment se conduit une honnête femme. Elle n’éprouve pas le besoin de faire du tapage et d’ameuter les gens, elle ne se drape pas dans sa vertu, elle ne se pose pas en héroïne, parce qu’elle a fait son devoir : une honnête femme, jusque dans sa vertu, met de la simplicité, de la bonne grâce et de l’esprit.

Je reviens à l’œuvre proprement poétique d’Alfred de Musset. Dans les recueils qui suivent, et notamment dans Le Spectacle dans un fauteuil, apparaît une note nouvelle : la mélancolie, la tristesse, une note plus grave et bientôt désespérée. Nous pouvons maintenant nous installer au centre même de l’œuvre d’Alfred de. Musset et nous demander quelle est la conception qu’il se fait de son art et quelle est la conception qu’il se fait de la vie.

Sur la conception qu’Alfred de Musset se fait de son art, quand même elle ne se dégagerait pas suffisamment de son œuvre, nous avons son témoignage. Alfred de Musset, à cette question : Qu’est-ce que c’est que la poésie ? répond de la façon suivante ; il répond que : « Être poète, c’est écouter dans son cœur l’écho de son génie. » Et c’est lui encore qui, dans des vers adressés à un ami, écrit ceci :

Tu te frappais le front un lisant Lamartine.
…………………………………………………
Ah ! frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie.

Ainsi, le génie est dans le cœur, la poésie est dans le sentiment. Ce que doit faire un poète, d’après Alfred de Musset, c’est de se mettre lui-même dans son œuvre ; c’est de faire sa poésie avec ses joies et avec ses souffrances, mais surtout avec ses souffrances. C’est là le sens de cette fameuse comparaison du poète avec le pélican.

Le pélican a erré pendant la journée tout entière, cherchant de la nourriture pour ses petits. Il n’en a pas trouvé, et lorsqu’il revient le soir, ce sont ses entrailles moines qu’il donne en pâture à ses petits, et, sur ce festin, il tombe mourant, ivre de volupté, de tendresse et d’horreur.

Eh bien, dit Alfred de Musset, tels sont aussi les festins que les poètes servent au public :

Poète, c’est ainsi que font les grands poètes.
Ils laissent s’égayer ceux qui vivent un temps,
Mais les festins humains qu’ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans ;
Quand ils parlent ainsi d’espérances trompées,
De tristesse et d’oubli, d’amour et de malheur,
Ce n’est pas un concert à dilater le cœur,
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

C’est de moine ce qu’il faut comprendre dans les vers qu’Alfred de Musset adresse à la Malibran. Cette cantatrice, Mme Malibran, ne faisait pas comme font bien d’autres, qui restent insensibles aux passions qu’elles expriment dans leurs chants ; elle se mettait elle-même dans son chant, et elle est morte, d’après le poète, de s’être ainsi dépensée, d’avoir donné son âme, sa vie au public.

Ainsi, la poésie est dans le sentiment. Alfred de Musset va plus loin et il prétend que la poésie est tout entière dans le sentiment. Il fait bon marché des qualités d’expression, du style, de la forme : il n’y veut voir autre chose que des procédés factices ; il se moque de ceux qu’il voit « rimer à tour de bras, rabauder l’oripeau qu’on appelle antithèse » ; et à ceux qui possèdent cet art, ces procédés, il refuse le beau nom de poète :

Grand homme si l’on vent, mais poète, non pas.

Non seulement la poésie tout entière réside dans le sentiment, mais Alfred de Musset veut que le sentiment soit encore la base de la critique. C’est là le vers fameux :

Vive le mélodrame où Margot a pleuré.

Mais ici je n’ai pas besoin d’insister pour vous montrer tout ce qu’il y a de puéril dans une pareille théorie. Margot, la fille du peuple, l’ouvrière ou la grisette, est un très médiocre critique littéraire. Margot aime en effet le mélodrame et le préfère au drame. En fait de pathétique, elle aime le plus gros, et en fait de poésie, elle ne connaît guère que la poésie des romances, à laquelle nous ajouterons, si vous le voulez, le lyrisme des chansons de café-concert.

Voilà jusqu’où va Alfred de Musset. Vous voyez que sa théorie, poussée si loin, est tout à fait insoutenable. Mais elle n’en est que plus significative et elle nous fait mieux comprendre ce que pense Musset de son art. La poésie toute personnelle, la poésie où l’on se met soi-même, tout soi-même et rien que soi-même, voilà la poésie telle que la comprend Alfred de Musset. La poésie n’est autre chose que la traduction de ce qu’on a dans le cœur.

Reste donc à savoir ce qu’Alfred de Musset avait dans le cœur, reste à savoir quelle est cette conception qu’il se faisait de la vie.

La conception qu’Alfred de Musset se fait de la vie, oh ! c’est très simple. Alfred de Musset pense que dans la vie il n’y a que l’amour. On vit pour aimer, et voilà. Vous voyez que ce n’est pas très compliqué. Mais Alfred de Musset l’a répété sous toutes sortes de formes, en cent manières ; il a, pour ainsi dire, le culte de l’amour, et c’est pourquoi il célèbre ceux et celles qui en ont été les victimes, les héros, les héroïnes. Ainsi, Manon Lescaut a été perverse, a été coupable, mais elle a aimé et c’est pourquoi Alfred de Musset s’écrie

Ah ! folle que tu es, comme je t’aimerais
                 Demain, si tu vivais !

Et c’est pourquoi encore il célèbre don Juan. Don Juan c’est, comme vous le savez, la personnification de l’amour, ou de la poursuite de l’amour. Alfred de Musset le magnifie, il le représente comme un chercheur d’idéal, et c’est parce que cet idéal lui échappe sans cesse et qu’il ne peut pas renoncer à le poursuivre qu’il passe par toutes sortes d’expériences où il laisse sa beauté, son génie et sa dignité.

L’amour ainsi compris, c’est une sorte de sombre passion, apporteuse de plus de souffrances que de joies. C’est un mal sacré. La vie qui a reconnu pour son maître un pareil amour en subit la tyrannie et elle est en proie à une sorte de fléau. C’est bien ainsi qu’Alfred de Musset conçoit l’amour, et dès ses premiers vers, dès le temps où il ne pouvait avoir des tourments de l’amour qu’une divination lointaine, il le salue comme une sorte de divinité redoutable :

Amour, fléau du monde, exécrable folie,
Toi qu’un lien si fragile à la volupté lie,
Quand par tant d’autres liens tu tiens à la douleur…

Mesdames et Messieurs, les tourments de l’amour, quand on y songe, on se les représente toujours sous la forme de l’infidélité, des serments violés. Et, à coup sûr, il est triste de voir tromper la confiance qu’on avait dans autrui. Mais il y a quelque chose de plus triste encore et, en amour comme ailleurs, les pires souffrances ce sont celles qui viennent de nous-mêmes et du sentiment de notre indignité. Car cet amour, auquel on demande tant de bonheur, pour qu’il remplisse la plénitude de bonheur que nous en attendons, il faut qu’il soit à base d’honnêteté, de confiance et de vertu ; mais l’amour tel que le conçoit Alfred de Musset est à base de plaisir. Le plaisir s’émousse ; il faut, pour le raviver, le renouveler à chacune de ses expériences nouvelles. On éprouve qu’on est abaissé, qu’on a subi une sorte de dégradation, et alors, de cette série de chutes successives, il s’élève une amertume qui est l’amertume de la débauche. La débauche, Alfred de Musset en a senti de très bonne heure le venin « sous sa mamelle gauche », et c’est elle qui plus tard va faire pour lui de l’amour je ne sais quel filtre empoisonné.

D’après ce que je viens de vous dire, vous voyez que chez Alfred de Musset tout s’orientait, se combinait de façon qu’il éprouvât une grande passion et, une fois qu’il aurait éprouvé cette grande passion, qu’il y appartînt tout entier, qu’il fût contre elle sans défense. Et, en effet, d’où aurait pu venir à Alfred de Musset le pouvoir d’y résister ? Il ne pouvait pas le trouver en lui-même, puisque je vous ai montré en lui une nature capricieuse et faible. Il ne peut pas le trouver dans le sentiment de son art, puisque son art, il le fait consister justement à exprimer ce qui est en lui. Il ne peut le trouver davantage dans aucune croyance, puisque nous avons vu qu’il y a chez lui une sorte de scepticisme foncier. C’est donc que, lorsque viendra la passion, elle sera sur l’âme, sur le cœur de Musset souveraine maîtresse. Et c’est, en effet, ce qui est arrivé.

La passion, dans la vie d’Alfred de Musset, s’est appelée George Sand. Vous savez quelles ont été les relations de George Sand et d’Alfred de Musset : on ne vous en a laissé rien ignorer. Nous voudrions oublier tous les détails qu’on a donnés et nous souvenir seulement que, à la suite de cette grande épreuve de sa vie, Alfred de Musset a écrit les très beaux vers que l’on trouve dans Les Nuits et dans Les Souvenirs.

Quel est le caractère de ces pièces qui terminent la carrière poétique d’Alfred de Musset ? Mesdames et Messieurs, ce que l’on n’a peut-être pas assez remarqué, c’est le caractère de tristesse profonde, de morne désolation qu’on trouve dans ces vers. Les images qui s’y présentent à l’esprit de Musset ne sont que des images douloureuses. C’est celle, par exemple, du pélican, que je vous rappelais tout à l’heure ; ou bien il compare son âme desséchée, son âme entièrement ruinée, à cette chaumière du paysan qui vient de brûler et dont il ne retrouve plus que les ruines ; ou bien c’est encore, dans La Nuit de décembre, cette vision du jeune homme vêtu de noir qui lui ressemble comme un frère :

Du temps que j’étais écolier,
Je restais un soir à veiller
Dans notre salle solitaire.
Devant ma table vint s’asseoir
Un pauvre enfant vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Son visage était triste et beau :
À la lueur de mon flambeau,
Dans mon livre ouvert il vint lire.
Il pencha son front sur ma main,
Et resta jusqu’au lendemain,
Pensif, avec un doux sourire.

Comme j’allais avoir quinze ans,
Je marchais un jour, à pas lents,
Dans un bois, sur une bruyère.
Au pied d’un arbre vint s’asseoir
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Je lui demandai mon chemin ;
Il tenait un luth d’une main,
De l’autre un bouquet d’églantine.
Il me fit un salut d’ami,
Et, se détournant à demi,
Me montra du doigt la colline.

À l’âge où l’on croit à l’amour,
J’étais seul dans ma chambre un jour,
Pleurant ma première misère.
Au coin de mon feu vint s’asseoir
Un étranger vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Il était morne et soucieux ;
D’une main il montrait les cieux,
Et de l’autre il tenait un glaive.
De ma peine il semblait souffrir,
Mais il ne poussa qu’un soupir,
Et s’évanouit comme un rêve.

À l’âge où l’on est libertin,
Pour boire un toast en un festin.
Un jour je soulevai mon verre.
En face de moi vint s’asseoir
Un convive vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Il secouait sous son manteau
Un haillon de pourpre on lambeau.
Sur sa tête un myrte stérile,
Son bras maigre cherchait le mien,
Et mon verre, on touchant le sien,
Se brisa dans ma main débile.

Un an après, il était nuit,
J’étais à genoux près du lit
Où venait de mourir mon père.
Au chevet du lit vint s’asseoir
Un orphelin vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.

Ses yeux étaient noyés de pleurs ;
Comme les anges de douleurs,
Il était couronné d’épine ;
Son luth à terre était gisant,
Sa pourpre, de couleur de sang,
Et son glaive, dans sa poitrine.

Je m’en suis si bien souvenu
Que je l’ai toujours reconnu
À tous les instants de ma vie.
C’est une étrange vision,
Et cependant, ange ou démon,
J’ai vu partout cette ombre amie.

Et cette ombre dont nous parle ici Alfred de Musset, ce n’est pas seulement une vision, ou plutôt ce n’est pas seulement une fiction, mais Musset l’a vue réellement ; c’est une sorte de cauchemar auquel il a été en proie, c’est sa tristesse, c’est lui-même qui s’est apparu, qui a pris forme et corps devant lui.

Ou encore, ces vers d’Alfred de Musset à cette époque, ce sont les vers qui commencent ainsi :

J’ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaieté,
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.

Cette note profondément douloureuse est la dernière qui retentisse dans l’œuvre d’Alfred de Musset.

Et vous voyez maintenant quel est le dessein général de son œuvre. Musset a commencé par la gaieté, l’esprit, l’insouciance ; il a terminé par les accents les plus mornes, les plus désespérés qu’il y ait dans notre poésie. Il a voulu s’abandonner au caprice tout seul, à la passion toute seule, et de là est venu ce caractère désespéré de la fin de son œuvre. C’est là ce qui marque la place qui appartient à Alfred de Musset dans l’histoire de notre poésie romantique. Alfred de Musset n’a mis dans ses vers, en effet, que lui-même, et de lui-même il n’a voulu engager dans ses vers absolument que ses désirs, absolument que ses passions. C’est ce qui fait que l’inspiration d’Alfred de Musset est souvent profonde, mais qu’elle est étroite, et nous n’y trouvons pas le grand et large caractère que nous trouvions chez un Lamartine ou même chez un Victor Hugo. Alfred de Musset n’est pas l’écrivain qu’on prend lorsqu’on veut trouver, exprimer quelques-unes de ces grandes idées, quelques-uns de ces nobles sentiments auxquels se rattache sans cesse l’humanité ; ces grandes idées, ces grands sentiments, c’est chez d’autres qu’il faut aller les chercher ; et chez Alfred de Musset, — il faut en être bien prévenu, — ce qu’on peut trouver, ce qu’on trouvera dans son œuvre et dans la partie de son œuvre même la plus profonde, c’est uniquement la tristesse désespérée d’une âme qui s’abandonne tout entière aux suggestions de l’instinct, aux ravages de la passion.

Quatrième conférence.
Alfred de Vigny, Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Victor Hugo après 1852 §

Messeigneurs, Mesdames, Messieurs,

Les trois poètes dont je vous ai entretenus jusqu’ici sont les principaux représentants de notre poésie romantique. Le principe de cette poésie, nous l’avons vu exprimé d’une façon extrême, absolue, poussée jusqu’il ses extrêmes limites, par Alfred de Musset. Mais, chez les uns ou chez les autres, ce principe est toujours le même ; ce principe, c’est celui de la poésie personnelle, à savoir que le poète doit se mettre lui-même dans son œuvre et entretenir le public de ses émotions, des événements de sa sensibilité, de ses joies et de ses douleurs.

Cette poésie personnelle date du xixe siècle, elle est quelque chose de tout à fait nouveau. Dans l’époque classique, il était entendu que l’écrivain ne doit pas parler de lui-même. Au xviiie siècle, vous savez ce qu’on dit ; on dit : le moi est haïssable. Eh bien, nous avons changé tout cela, et depuis le temps de Jean-Jacques Rousseau on a trouvé au contraire que le moi était très agréable ; et les écrivains, persuadés que le moi est aussi intéressant pour les autres que pour nous-mêmes, n’ont cessé d’en entretenir leurs lecteurs. C’est depuis ce temps-là que tous les écrivains écrivent leurs mémoires et qu’on publie ses mémoires, ses souvenirs, ses confidences, ses confessions, l’histoire de sa vie, etc.

Ce que je voudrais vous montrer aujourd’hui, c’est comment, vers le milieu de ce siècle, il s’est fait une réaction, dans la poésie française, contre ce système de l’étalage de la personnalité, et comment la poésie, qui avait commencé par être personnelle, est devenue, au contraire, impersonnelle ; comment la poésie romantique s’est transformée, pour devenir la poésie parnassienne.

Déjà, dès le temps du romantisme, il s’en faut que tous les poètes n’eussent trouvé rien de plus intéressant à mettre dans leurs vers que les épisodes de leur propre sensibilité, et, très peu de temps après les Méditations de Lamartine, il paraissait un recueil de vers d’un poète qui est l’un de nos plus grands, d’Alfred de Vigny.

Quelle est donc, dans l’histoire de notre poésie au xixe siècle, la part d’Alfred de Vigny ? Ce qui lui appartient en propre, ce qu’il représente, c’est ceci : une tentative pour donner à la France une poésie philosophique, pour allier ces deux choses : la poésie, d’une part et la philosophie, d’autre part. La tentative était très difficile et très périlleuse ; car, songez-y, la poésie et la philosophie, si on se demande ce que c’est au fond, il semble bien que ce soient deux ennemies, deux antagonistes, et que la définition de l’une soit l’exclusion de la définition de l’autre.

Qu’est-ce que c’est, en effet, que la poésie ? La poésie, c’est quelque chose de concret ; il n’y a pas de poésie sans images. Mais la philosophie, c’est l’idée pure, c’est quelque chose d’abstrait. De sorte que la poésie et la philosophie, la poésie philosophique, il semble bien que ce soit l’alliance du concret et de l’abstrait, c’est-à-dire, si vous le voulez, de l’eau et du feu. Et, en effet, la plupart du temps, lorsqu’on a voulu exprimer des idées philosophiques en vers, on a exprimé des idées philosophiques, mais on n’a pas fait des vers ; on a fait de la prose rimée, de la poésie mnémotechnique. L’idéal, en ce sens, c’est la Géométrie mise en vers. Vous connaissez quelques-uns des théorèmes de cette Géométrie mise en vers ; par exemple :

Le carré de l’hypoténuse
Est égal, si je ne m’abuse…

… Au fait, je ne sais plus du tout à quoi est égal le carré de l’hypoténuse.

Aussi, la poésie philosophique, dans tous les pays, n’a-t-elle donné lieu qu’à un nombre d’œuvres fort restreint. Chez les Grecs, il y a ce que l’on appelle les vers dorés ; chez les Romains, le poème de Lucrèce : et en France, je crois bien que les vers d’Alfred de Vigny sont le premier modèle que nous en ayons, modèle resté presque unique.

Comment procède Alfred de Vigny ? Alfred de Vigny essaie de trouver, pour une conception abstraite, un beau symbole qui exprime cette conception abstraite, mais qui a par lui-même son intérêt, son développement, sa vie indépendante. Je prends un exemple, je l’emprunte au poème d’Éloa, qui est un des premiers en date d’Alfred de Vigny et l’un de ceux sur qui repose le plus sûrement sa réputation. L’idée philosophique est la suivante, à savoir que la pitié est vertu souveraine, mais que la pitié doit s’appliquer à la forme de la souffrance qui est vraiment la plus douloureuse. Or, quelle est la forme de la souffrance qui mérite le plus de nous apitoyer ? Il y en a une qui est plus grave, plus terrible que la souffrance physique : c’est la souffrance morale. Le péché est quelque chose de pire que la souffrance qui ne nous torture que dans notre chair. Par conséquent, la pitié doit s’adresser au pécheur ; et au pécheur, pourquoi ? justement parce qu’il est le pécheur. On doit l’aimer, parce qu’il fait mal, parce qu’il est plus à plaindre, à la fin, qu’un autre. Voilà l’idée ; voici comment Alfred de Vigny va la traduire, — c’est un beau symbole. Il imagine que lorsque le Christ fut appelé auprès de Lazare, il laissa dans son chemin tomber une larme. Cette larme fut recueillie par les séraphins dans une urne d’albâtre et portée jusqu’au pied du trône de Dieu le Père. Dieu le Père, d’un regard, anima cette larme, et cette larme du Christ devint Eloa, la sœur des anges. Au ciel, au paradis, Eloa entendit parler de l’ange déchu et elle prit pitié de lui : elle l’aima, justement parce qu’il était déchu. Elle voulut le voir, le connaître, descendit jusque dans l’empire de l’ange déchu et se perdit avec lui. Voilà le symbole à côté de l’idée ; voilà l’idée abstraite, traduite sous une tonne concrète, matérielle et vivante.

Alfred de Vigny s’est servi de ce procédé pour mettre en vers, dans une série de pièces composant le recueil des Destinées, une philosophie qui lui est particulière. Cette philosophie est l’une des plus sombres, l’une des plus tristes qui se puissent imaginer. Mais vous allez voir en quoi cette tristesse de l’œuvre d’Alfred de Vigny diffère, par exemple, de la tristesse que nous notions hier dans l’œuvre d’Alfred de Musset.

Alfred de Musset était triste. Pourquoi ? Parce qu’il avait souffert personnellement, en lui-même, pour lui-même. Chez Alfred de Vigny, la tristesse est le résultat, la conclusion d’un raisonnement : c’est un système qui, d’après Alfred de Vigny, vaut non pas pour le poète, lui seul, mais pour tous les hommes. Ce système est éminemment un système pessimiste. Vigny pense que nous sommes malheureux ; malheureux, non par suite de tel accident particulier, mais malheureux d’une façon générale, par une nécessité de notre condition, parce que nous sommes des hommes. Nous sommes malheureux, condamnés au malheur : et non seulement nous avons à souffrir, mais personne ne nous prend en pitié. À qui nous adresser ? Nous adresser à la nature ? compter sur la sensibilité de la nature ? voir dans la nature une consolatrice, comme faisait Lamartine ou comme faisait Hugo ? Mais la nature, c’est justement l’insensibilité. La nature est insensible, et Vigny, dans une pièce fameuse, suppose qu’il s’adresse à la nature, qu’il lui demande si elle sympathise avec l’homme, et voici ce que lui répond cette nature :

Elle me dit : « Je suis l’impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs ;
………………………………………………
Je n’entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine
Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.

« Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
À côté des fourmis, les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore, en les portant, les noms des nations.
On me dit une mère, et je suis une tombe. »

Ainsi, l’homme est seul au milieu de cette nature insensible qui est pour lui une tombe ; non pas une mère, mais une marâtre. Ce mal, ce malheur, cette souffrance, c’est Dieu même qui l’y a condamné. Alors, où se tourner ? de quel côté espérer un soulagement ? Et si nous sommes condamnés ainsi au malheur, qu’est-ce qu’il faut faire ? quelle sera notre règle de conduite ?

Notre règle de conduite, eh bien, ce sera de souffrir, non pas avec résignation, mais avec une sorte de silence stoïque. Nous ne nous plaindrons même pas, nous ne réclamerons même pas, nous subirons ; nous subirons avec une sorte de dédain et de mépris hautain. C’est là la conclusion morale du système philosophique d’Alfred de Vigny. Et, fidèle à son procédé de traduction poétique, voici par quel symbole ingénieux il le traduit : il suppose, dans une pièce intitulée La Mort du loup, que des chasseurs ont frappé à mort un loup et que le loup ne s’est pas défendu. Seulement, il est resté là, il a tenu tête aux chasseurs jusqu’à ce que la louve et ses petits eussent eu le temps de se mettre en sûreté. Alors, il s’est affaissé, il est tombé, il est mort. Et il semble au poète que ce loup, ce loup héroïque, ce loup philosophe a donné une leçon à l’homme.

J’ai reposé mon front sur mon fusil sans poudre,
Me prenant à penser, et n’ai pu me résoudre
À poursuivre sa louve et ses fils, qui, tous trois,
Avaient voulu l’attendre, et, comme je le crois,
Sans ses deux louveteaux, la belle et sombre veuve
Ne l’eût pas laissé seul subir la grande épreuve ;
Mais son devoir était de les sauver, afin
De pouvoir leur apprendre à bien souffrir la faim,
À ne jamais entrer dans le pacte des villes
Que l’homme a fait avec les animaux serviles
Qui chassent devant lui, pour avoir le coucher,
Les premiers possesseurs du bois et du rocher.

Hélas ! ai-je pensé, malgré ce grand nom d’hommes,
Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !
Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,
C’est vous qui le savez, sublimes animaux !
À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,
Seul, le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.
— Ah ! je t’ai bien compris, sauvage voyageur,
Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur !
Il disait : « Si tu peux, fais que ton âme arrive,
À force de rester studieuse et pensive.
Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté
Où, naissant dans les bois, j’ai tout d’abord monté.
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler. »

Je n’ai pas besoin de vous montrer ce qu’il y a de noblesse dans ce stoïcisme farouche.

Ajoutez que si Alfred de Vigny note cette misère de la condition humaine, il ne se contente pas de nous la signaler, et il passe à ce qui vaut mieux que la constatation de la misère, à savoir, la pitié pour cette misère. Alfred de Vigny, en voyant ce que nous soutirons et comme nous sommes condamnés à souffrir, à défaut d’autre chose, nous prend en pitié, et il a écrit un des plus beaux vers qui soient dans notre langue, justement sur cette sympathie que la souffrance doit inspirer. C’est Vigny qui a écrit :

J’aime la majesté des souffrances humaines.

La majesté des souffrances humaines ! Vous voyez combien l’expression est belle. Car, sans doute, ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est qu’il souffre et c’est qu’il mérite par la souffrance.

Il y a, à coup sûr, une doctrine supérieure à celle de Vigny, c’est celle qui consiste, au lieu d’un stoïcisme farouche, à nous donner la confiance dans une volonté suprême et la résignation à ses ordres : mais cette doctrine-là, c’est celle qu’enseigne la religion, et comme philosophie humaine, purement humaine, je crois qu’il y en a peu qui montrent autant de vigueur, autant de noblesse que celle que Vigny a exprimée dans ses Destinées.

Voilà donc, dans Alfred de Vigny, un poète philosophe, un poète penseur, un poète qui met, comme vous le voyez, dans ses vers autre chose que son histoire à lui-même, qui y met ses réflexions sur l’ordre du monde, ses idées sur l’ensemble de notre destinée.

Nous ne trouvons rien d’aussi profond en nous occupant de Théophile Gautier. Si Alfred de Vigny a eu des idées, c’est justement d’idées qu’a le plus manqué Théophile Gautier, qu’on appelait « le bon Théo ».

Le bon Théo, le bon Théophile Gautier, un excellent homme, en effet, avait débuté dans les rangs du romantisme, et pas comme un guerrier obscur ; mais il y avait débuté au premier rang, parmi les lutteurs… comment dire ?… les plus flamboyants. C’était lui qui, vous le savez, s’était fait remarquer ce fameux soir, le soir de la première de Hernani.

Vous connaissez l’histoire de cette bataille littéraire, restée fameuse et restée presque unique. Il s’agissait, pour les romantiques, de s’emparer du théâtre, sur lequel les classiques étaient jusque-là restés les maîtres incontestés. On savait qu’une bataille décisive serait livrée et, pour cette bataille Victor Hugo, en bon général d’armée qui ne remet rien au hasard, avait pris toutes ses précautions. Dès l’après-midi, à deux heures, trois cents jeunes gens, trois cents Spartiates, avaient occupé les positions de la Comédie-Française. Notez ! pour une représentation qui devait commencer à huit heures du soir ! Cela faisait six heures d’attente. Pendant ces six heures, on passa le temps comme on put ; on chanta, on mangea, et lorsque la rampe commença à s’allumer, le lustre à descendre, la salle à se remplir, les deux partis purent s’observer, se mesurer et se reconnaître. C’était très facile de se reconnaître, entre classiques d’un côté et romantiques de l’autre. Il y avait différence déjà dans l’attitude extérieure. Par exemple, les classiques portaient le menton rasé, parce que, à cette époque-là, ce n’était pas convenable de porter sa barbe ; les romantiques, au contraire, avaient des barbes fluviales. Les classiques étaient généralement âgés ; les romantiques étaient jeunes. Les classiques, de même qu’ils ne portaient pas leur barbe, généralement ne portaient pas non plus de cheveux — ce n’était pas mauvaise volonté, mais c’était pour une autre cause ; — les romantiques avaient des crinières mérovingiennes. Les classiques portaient des vêtements corrects, et les romantiques avaient laissé à leur fantaisie, en fait d’habillement, toute sa liberté, ou plutôt, je crois qu’ils avaient travaillé cette fantaisie.

Et notamment, on apercevait au balcon, sous des cheveux rutilants, qui sortaient d’un chapeau de feutre à larges bords plats, un jeune homme à la face pâle et dont la longue barbe descendait sur un pourpoint cramoisi. C’était Théophile Gautier. Et il est resté, depuis ce temps, célèbre sous le nom de « l’homme au gilet rouge de la première représentation de Hernani ».

Eh bien, ce romantique des temps héroïques, qui a si bien lutté pour Victor Hugo, est un de ceux qui ont contribué à modifier l’esthétique de notre poésie française, et à amener cette poésie à des conceptions assez différentes de celles de Victor Hugo.

Je vous ai dit que Théophile Gautier n’a guère d’idées. Il n’a pas beaucoup plus de sentiments. Mais il a autre chose : il a une vision de l’extérieur, plus nette, plus précise que personne ne l’avait eue avant lui. Théophile Gautier s’est défini lui-même par certains aphorismes qui ont forme de boutades. Ainsi, Théophile Gautier dit que son mérite à lui, c’est d’être « un homme pour qui le monde extérieur existe ». Eh bien, cela a l’air paradoxal : un homme pour qui le monde extérieur existe. Est-ce que le monde extérieur n’existe pas pour tous les hommes ? Nous n’avons qu’à faire quelques pas, et il nous heurte. Nous nous apercevons tous que le monde extérieur existe. Si cependant vous creusez un peu cette idée, vous verrez qu’elle est pleine de sens. Il y a beaucoup de gens pour qui le monde extérieur n’existe pas. Il y a des gens qui sont ainsi, ils entrent dans une chambre : demandez-leur ensuite de quelle couleur était le papier, ils ne sauront pas vous le dire. Ce sont des gens pour qui le monde extérieur n’existe pas. Il y a fort peu de gens qui, au sortir d’un spectacle extérieur, sont capables de vous le décrire avec précision. De même, Théophile Gautier dit : « Moi, ce qui fait ma supériorité, le voici : je suis très fort, j’amène cinq cents au dynamomètre, et je fais des métaphores qui se suivent. »

Eh bien, si Théophile Gautier, en frappant sur la tête de turc dans les foires faisait monter tout en haut le système, il se peut qu’il en tire vanité : mais ce qui nous importe, c’est ceci : c’est qu’il fait des métaphores qui se suivent. Et, notez-le, chez Lamartine, les métaphores ne se suivent pas toujours. Savez-vous pourquoi ? Parce que parfois, c’était lui qui les commençait, mais c’était un autre qui les achevait.

Lamartine était très insoucieux de ses écrits ; et il lui arrive, par exemple, de porter le manuscrit de son poème de Jocelyn chez le libraire, et de lui dire : « Il y a un certain nombre de vers qui ne sont pas terminés, mais vous trouverez toujours bien quelqu’un pour les terminer. » En sorte qu’il y a certains hémistiches de Jocelyn qui ne sont pas de Lamartine, mais qui sont d’un commis de librairie quelconque. Espérons au moins que ce ne sont pas ceux-là que nous admirons le plus.

Je vous montrerais bien des négligences chez Alfred de Musset ; il y en a même chez Victor Hugo, qui cependant, pour le style, a plus de soin que les autres. Mais, d’après ce que je viens de vous montrer, vous voyez que, pour Théophile Gautier, d’une part, le monde extérieur existe, d’autre part, il fait des métaphores qui se suivent. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il est sensible aux choses, aux objets, à l’extérieur et que, dans la façon dont il rend l’extérieur, il s’occupe plus qu’un autre de la précision. Il est, en vers, un peintre. Il l’avait été en réalité ; il avait commencé par l’être dans un atelier de peinture. C’est un peintre manqué qui a fait en vers un peintre excellent. C’est un peintre, et vous savez que, d’habitude, sa propre pratique on l’érige en théorie ; avec ses qualités à soi on fait des maximes. Théophile Gautier était un bon peintre en vers ; c’est pourquoi il a déclaré qu’il fallait peindre en vers et que la poésie doit être une rivale de la peinture : rivale de la peinture, et aussi de la sculpture, et aussi de la gravure sur médailles, et aussi des émaux, et aussi des camées. C’est le titre que porte son principal recueil : Émaux et camées. Vous voyez comme ce titre est différent de Méditations ou même de Feuilles d’automne. Émaux et camées, le poète s’y donne pour un rival du graveur. Le style, d’après lui, doit être plastique, et cette théorie même est celle de Théophile Gautier : la théorie du style plastique, la théorie d’après laquelle le poète doit rivaliser avec le peintre et le sculpteur.

Cette théorie, je n’ai pas besoin de vous le dire, prise sous une forme aussi absolue, est une théorie fausse. On aura beau faire, la plume ne sera jamais vraiment un pinceau. On aura beau faire, on n’obtiendra pas avec la plume les mêmes effets qu’avec le ciseau. Et si avec la plume on doit peindre, c’est condamner la poésie à une infériorité certaine, parce que jamais, avec les vers les plus pittoresques et les plus évocateurs, on n’arrivera à produire un effet aussi saisissant, aussi intense qu’avec la vision même de l’objet, que nous devons soit au tableau, soit à la statue. Faire de la poésie la rivale de la peinture et de la sculpture, c’est la condamner d’avance à être toujours battue.

De même que Théophile Gautier a été l’inventeur de la théorie du style plastique, il est le premier qui ait recommandé ce que l’on appelle la théorie de l’art pour l’art. La théorie de l’art pour l’art, voici à peu près ce que cela veut dire. Cela veut dire que l’artiste doit se désintéresser de toutes les choses de son temps, il doit être indifférent à ce qui préoccupe les autres hommes. C’était l’avis de Théophile Gautier. Il disait : « Rien ne sert à rien, et d’abord, il n’y a rien ; cependant tout arrive, mais cela est bien indifférent. » Être indifférent à toute chose, être indifférent à la vie politique, indifférent à la morale, indifférent au progrès, indifférent à tout ce qui préoccupe les autres hommes, et être sensible seulement à son art, aux choses de son art. Mais alors, vous vous demandez : dans cet art où on ne met rien de ce qui préoccupe les autres hommes, qu’est-ce qu’on met ? Dans la théorie de l’art pour l’art, on arrive, en effet, à faire le vide en art, et à prendre pour ce qui est l’art ce qui en est seulement la forme extérieure, l’apparence.

Vous voyez que, comme théoricien, Théophile Gautier est allé trop loin, et c’est que, je crois, il avait le goût du paradoxe. Mais, quoi qu’il en soit, son œuvre a été efficace : elle a été utile et elle a ramené les écrivains, les poètes, à avoir un souci plus complet de leur métier, à faire attention davantage aux questions de forme, à donner à l’expression un souci sévère qu’ils n’avaient pas jusque-là.

C’est en 1866 que parut, chez un éditeur inconnu jusque-là, un recueil de vers intitulé Le Parnasse contemporain. L’éditeur est depuis devenu fort célèbre : c’est l’éditeur Lemerre ; et quelques-uns des Parnassiens sont arrivés à une grande réputation. Le chef de l’école parnassienne, c’est Leconte de Lisle, et vous allez voir comment Leconte de Lisle prend place justement à l’opposé des théories qui avaient été les théories romantiques. Leconte de Lisle pose en principe que le premier devoir du poète, c’est d’être impersonnel. Il a horreur de ce qu’il y a d’impudique, pourrait-on dire, dans cette façon d’aller faire les honneurs de soi-même à tout le monde, d’aller se raconter à tout venant, de se traîner sur la scène et d’y étaler ce qui devrait être le plus intime, ce qu’on devrait justement garder pour soi. Cette façon dont les poètes romantiques se livraient ainsi à la foule, lui paraît justement l’analogue du métier de comédien, pris dans le sens le plus défavorable, du métier d’histrion. C’est ce qu’il indique dans un très beau sonnet, intitulé justement Les Montreurs, c’est-à-dire dirigé contre ceux qui se montrent à tout le monde, qui font à n’importe qui les honneurs de leur sensibilité :

Tel qu’un morne animal, meurtri, plein de poussière,
La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d’été,
Promène qui voudra son cœur ensanglanté
Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière :

Pour mettre un feu stérile en ton œil hébété,
Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière,
Déchire qui voudra la robe de lumière
De la pudeur divine et de la volupté.

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m’engloutir pour l’éternité noire,
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal.

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées,
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal,
Avec tes histrions et tes prostituées.

Voilà, contre la théorie de la poésie personnelle, la déclaration la plus vigoureuse, vous le voyez, qu’on puisse faire. Cependant, il ne faudrait pas adresser à Leconte de Lisle un reproche qu’on lui a fait souvent, en confondant l’un avec l’autre deux mots très différents. Leconte de Lisle veut que la poésie soit impersonnelle, mais il ne prétend pas que le poète doive être impassible. Et c’est ce terme dont on s’est servi maintes fois contre Leconte de Lisle et son école. On leur a dit : « Vous êtes des impassibles. » Bien, qu’est-ce que c’est qu’un poète qui est impassible ? Si un poète ne sent rien, c’est donc qu’il n’a rien à nous dire, il faut qu’il se taise. L’impassibilité, ce n’est pas la même chose que l’impersonnalité : on peut sentir très vivement, mais sentir, pour ainsi parler, d’une façon générale et sans l’appeler, comme c’était le fait des romantiques, les incidents particuliers de sa biographie. C’est ce que vous allez bien voir dans une des pièces les plus significatives de Leconte de Lisle ; dans la belle pièce qui est intitulée Midi, vous allez voir les deux aspects du talent de Leconte de Lisle. D’une part, Leconte de Lisle est celui des écrivains du xixe siècle qui a fait en France les vers les plus complets, comme rendu, comme expression, comme harmonie sonore ; c’est celui qui, dans ses descriptions, s’est rapproché davantage de l’objet lui-même, de la réalité : et, d’autre part, Leconte de Lisle, tout en se soumettant à l’objet, tout en étant un descriptif exact et minutieux et tout en s’interdisant les vaines lamentations, est celui qui nous a fait le mieux comprendre l’espèce de désenchantement profond qui était dans son cœur. Voici la première partie de cette pièce de Midi, et vous allez voir que c’est seulement une admirable description :

Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La terre est assoupie en sa robe de feu.

L’étendue est immense, et les champs n’ont point d’ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.

Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent, au loin, dédaigneux du sommeil ;
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.

Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux,
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux.

Non loin, quelques bœufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.

Je ne crois pas qu’il y ait de tableau qui soit plus évocateur de choses vues. Ce mouvement qui s’éveille, cette ondulation lente dans les blés mûrs et ces bœufs qui bavent avec lenteur, vous voyez qu’ici l’expression, le terme, est aussi réaliste que possible, et il n’a rien de grossier, il n’a rien de bas ; au contraire, la façon dont se termine la strophe éveille chez nous une belle idée : cette idée que l’animal, lui aussi, est pour nous un frère, un frère, à quelque degré qu’ait voulu la nature. Et, vous voyez, ici il n’y a pas autre chose qu’un tableau. Mais voici la fin de cette pièce, et vous allez voir que le caractère s’en modifie :

Homme, si, le cœur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais vers midi dans les champs radieux,
Fuis ! la nature est vide et le soleil consume :
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux.

Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce inonde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,

Viens ! Le soleil te parle en paroles sublimes ;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le cœur trompé sept fois dans le néant divin.

Et par conséquent, vous le voyez, Leconte de Lisle n’était pas désintéressé, et quand tout à l’heure il décrivait pour nous cette nature qui souffre sous le soleil torride, c’était pour arriver à cette conclusion, à savoir, que, comme le pensait déjà Alfred de Vigny, la nature est mauvaise, la nature est notre ennemie et qu’il faut se réfugier dans une espèce de foi au néant.

Voilà ce qu’il y a au fond, dans cette œuvre désespérée de Leconte de Lisle. Mais, ici encore, ce dont Leconte de Lisle veut nous entretenir, ce n’est pas de lui et de ses souffrances personnelles, mais c’est de la condition de l’humanité.

Ses deux recueils de vers sont intitulés Poèmes antiques, Poèmes barbares. Dans les Poèmes antiques, il s’est efforcé de ressusciter la civilisation antique, la religion grecque ; dans les Poèmes barbares, il s’est efforcé de nous donner une idée surtout de la civilisation orientale, des religions hindoues, des vieux mythes. Et, vous voyez, là-dedans, quel rapport y a-t-il entre les vieux mythes hindous et Leconte de Lisle, bibliothécaire du sénat et candidat à l’Académie française. Voilà le départ absolu que le poète arrive à faire entre lui et son œuvre. C’est justement le terme extrême à l’autre bout du romantisme, c’est justement le contraire de ce que le romantisme avait voulu faire.

L’œuvre de Leconte de Lisle marque une espèce de séparation dans l’histoire de notre poésie au xixe siècle. Cela est à tel point que cette œuvre de Leconte de Lisle a influé sur l’œuvre de Victor Hugo, et que le Victor Hugo que nous allons voir maintenant est un Victor Hugo transformé et très différent de celui dont je vous parlais l’autre jour.

L’autre jour, je vous ai parlé de Victor Hugo dans ses premiers recueils, à peu près jusque vers le temps de l’exil. Vous savez qu’au moment où se fonde chez nous le second empire, vers 1852, Victor Hugo ne veut pas rester en France ; il part en exil, il jure une haine implacable au nouveau régime, à celui qu’on appelle le second empire. Cet exil de Victor Hugo a eu une importance considérable, au point de vue de la transformation de son génie et au point de vue aussi de sa réputation. C’est à partir de ce moment que Victor Hugo a commencé à devenir pour les Français, non plus seulement un très grand poète, mais une sorte de personnage mystérieux, légendaire et qui, peu à peu, tournait en idole. Je ne dis pas du tout que Victor Hugo l’ait fait exprès, — bien loin de là ; mais c’était un très grand artiste, et justement, l’artiste, inconsciemment, d’instinct, fait ce qui est le plus artistique. Et, notez-le, si Victor Hugo était resté à Paris, il ne pouvait pas devenir cette espèce d’idole. Enfin ! Victor Hugo, c’était un monsieur qu’on rencontrait dans les rues, sur l’impérial de l’omnibus. Il aimait beaucoup l’impérial de l’omnibus, — non pas parce que ça coûtait moins cher, mais parce que de là il dominait les rues de Paris, dont il aimait infiniment le spectacle. Eh bien, ce monsieur qu’on coudoie, c’est un monsieur comme nous. Mais supposez que le poète soit là-bas, en exil, dans un exil à demi volontaire, réfugié justement dans une île, dans une île où ses pieds sont battus par l’Océan, où son front, comme on le représente dans les vignettes d’alors, touche presque aux nuages : il est entre la mer et le ciel, entre l’Océan et les nuages. Véritablement, ce n’est plus un homme comme nous : c’est une créature spéciale, et on ne va plus s’étonner si, au lieu de poèmes, ce sont quelquefois des oracles qu’il nous envoie.

D’une autre façon encore, cet exil a été infiniment profitable à Victor Hugo. Victor Hugo a vécu là dans le voisinage de l’Océan, et l’Océan a exercé certainement sur son imagination une influence très grande et très féconde. Le Victor Hugo de la fin, de la dernière manière, a une largeur, une abondance qu’on ne lui soupçonnait pas, même dans ses plus belles pièces du début. Eh bien, grâce, d’une part, à l’exil, d’autre part, au courant nouveau qui pénétrait alors la poésie, Victor Hugo va pouvoir nous donner une œuvre que depuis longtemps attendait la poésie française, dans laquelle elle avait toujours échoué et dont elle commençait à désespérer : je veux dire une œuvre épique.

La poésie épique, la France, depuis le xvie siècle, essayait de la retrouver. Au xvie siècle, c’était Ronsard qui écrivait sa Franciade, un poème ennuyeux s’il en fut. Au xviie siècle, Chapelain écrivait La Pucelle, et il était, vous le savez, un très grand poète, tant que son poème n’était pas encore publié ; mais, du jour qu’il était publié, il ne fut plus qu’un poète très ridicule. Au xviiie siècle, c’est Voltaire qui écrit La Henriade, et certainement, Voltaire, qui avait d’autres qualités, manquait par excellence des qualités épiques. Si quelqu’un n’a pas eu la tête épique, c’est certainement Voltaire. Au début du xixe siècle, Chateaubriand écrit Les Martyrs ; et Les Martyrs ont toutes sortes de qualités épiques ; par malheur, Les Martyrs sont écrits en prose.

Et quelle était la raison qui faisait qu’on avait toujours échoué jusque-là ? Il y en avait peut-être d’autres, mais une de ces raisons était celle-ci : c’est qu’on s’était obstiné à faire un poème en douze ou en vingt-quatre chants, se suivant, avec invocation au début et conclusion à la fin, en continuant de suivre les exemples d’Homère ou de Virgile. Victor Hugo eut une idée de génie. Ce fut, au lieu de nous donner un poème se suivant du début à la fin, ce pour quoi il faut, de la part du poète, un souffle puissant et de la part des lecteurs, beaucoup de patience et de résignation, au lieu de nous donner ainsi un poème épique tout d’un bloc, de nous donner des séries de fragments épiques. C’est justement ce que sera La Légende des siècles. Dans La Légende des siècles, Victor Hugo va s’efforcer de nous montrer successivement des tableaux des différentes époques de l’humanité, tableaux dont chacun mettra en relief un trait qui sera caractéristique de l’époque. Et nous allons voir ainsi se succéder l’époque primitive, patriarcale, les temps de la Bible ; nous verrons les temps anciens, nous verrons le moyen âge ; nous arriverons jusqu’à l’époque moderne ; plus loin que l’époque moderne, nous arriverons jusqu’à la fin du monde ; plus loin que la fin du monde, jusqu’au jugement dernier, et plus loin que le jugement dernier. C’est, vous le voyez, l’histoire complète de l’humanité qui se déroule dans cette série de tableaux. Je vous lirai un de ces fragments épiques, pour vous donner une idée du procédé de composition de Victor Hugo.

Je choisis la pièce intitulée La Conscience, qui est aussi bien une des plus belles :

Lorsqu’avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Échevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : Couchons-nous sur la terre, et dormons.
Caïn, ne dormant pas, songeait aux pieds des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
— Je suis trop près, dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir, sinistre, dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil, il atteignit la grève
Des mers, dans le pays qui fut depuis Assur.
— Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes —
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’œil à la même place, au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit, en proie au noir frisson.
— Cachez-moi, cria-t-il ; et le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
— Etends de ce côté la toile de la tente. — 
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
— Vous ne voyez plus rien ? dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : — Je vois cet œil encore !
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs,
Souillant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : Je saurai bien construire une barrière. —
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit — Cet œil me regarde toujours !
Hénoch dit : — Il faut faire une enceinte de tours,
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle.
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. —
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toile,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes.
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre.
Et lui restait lugubre et hagard. — Ô mon père !
L’œil a-t-il disparu ? — dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : — Non, il est toujours là.
Alors il dit : — Je veux habiter sous la terre,
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. — 
On fit donc une fosse et Caïn dit : — C’est bien.
Fuis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn.

Vous voyez quel est le procédé employé ici par Victor Hugo : il éclate dans toute sa netteté. Victor Hugo choisit pour chaque époque l’idée morale que, il lui semble, cette époque a apportée au monde. Ici, il a voulu nous montrer l’idée du remords, la naissance du sentiment de la conscience : et pour nous montrer cette idée, pour lui donner forme, il tache d’évoquer sous nos yeux le décor même de l’époque. C’est ainsi que nous avons, d’époque en époque, une histoire tout à la fois morale et pittoresque de l’humanité.

Après La Conscience, voici Booz endormi, et je ne veux de cette pièce vous citer quelques vers que parce que je ne crois pas que Victor Hugo jamais ait poussé plus loin l’art de décrire. À la fin de cette pièce de Booz endormi se trouve une vision des nuits orientales, de ces nuits lumineuses, tièdes, qui sont vraiment une merveille :

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait,
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse :
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lis sur leurs chemins.

Ruth songeait et Booz dormait ; l’herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C’était l’heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l’ombre
Brillait à l’occident, et Ruth se demandait,

Mobile, ouvrant l’œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l’éternel été
Avait, en s’en allant, négligemment jeté
Cette faucille d’or dans le champ des étoiles.

Vous voyez quelles ressources Victor Hugo a su mettre au service de cette grande idée : une sorte d’histoire légendaire de l’humanité. C’est ici, c’est dans cette dernière partie de son œuvre, que Victor Hugo réalise le plus complètement son génie. Je vous ai montré l’autre fois que, au point de vue des idées et au point de vue de la sensibilité, on pouvait lui préférer d’autres écrivains ; mais Victor Hugo a justement les qualités qui font le poète épique, il a l’art de raconter, il a l’art de décrire ; il a cette espèce de sensibilité, en commun, et vous savez que le poète épique est non pas l’interprète de sa propre sensibilité, mais l’interprète de la sensibilité commune à toute une époque. Ainsi, c’est Victor Hugo lui-même, l’auteur des recueils lyriques, qui devient l’auteur de La Légende des siècles, et c’est donc bien, comme je vous l’annonçais au début de cette causerie, la poésie romantique, la poésie personnelle, qui devient historique et impersonnelle.

Cinquième conférence.
José-Maria de Heredia, François Coppée, Sully Prudhomme, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine §

Monseigneur, Mesdames, Messieurs,

Je vous parlais hier du mouvement qui s’est fait dans notre poésie au milieu de ce siècle et qui a consisté à remplacer la poésie romantique par une poésie impersonnelle et qu’on pourrait appeler réaliste. Nous allons voir aujourd’hui comment le mouvement s’est continué, ce qu’est devenue l’école parnassienne, et quelles sont les dernières tendances qui ont essayé de se faire jour dans notre poésie française.

Parmi les poètes qui composaient l’école du Parnasse, il y en avait, si je ne me trompe, cent trente-sept. Je n’ai pas besoin de vous dire que tous ne sont pas parvenus à la gloire. Il faut choisir, et j’ai choisi, suivant les indications de l’estime publique, José-Maria de Heredia, François Coppée, Sully Prudhomme.

José-Maria de Heredia est parmi tous ces poètes celui qui tient le plus étroitement à la doctrine du Parnasse. Il semble être le dernier venu par la date, car son livre de poésies, intitulé Les Trophées, n’a paru qu’il y a trois ans ; mais il y avait longtemps déjà que les pièces principales des Trophées étaient connues ; on les savait par cœur et Heredia les récitait dans les salons. Il les récite admirablement ; il a tout ce qu’il faut pour dire des vers. D’abord, étant poète, il est beau de sa personne. Les poètes, remarquez-le, les poètes sont beaux. C’est bien pour cela qu’on met toujours leur portrait en tête des volumes. Lamartine a une des têtes les plus admirablement inspirées qu’on puisse imaginer ; Victor Hugo avait de la beauté, de la noblesse dans les traits ; Alfred de Vigny avait quelque chose de délicat, de fin ; Musset était séduisant ; Théophile Gautier avait une véritable beauté plastique ; François Coppée, une tête de médaille ; Sully Prudhomme, un charme de grâce, de rêverie. Les poètes sont beaux, c’est la profession qui veut cela, il y a un physique de l’emploi.

Les critiques, eux, n’ont pas besoin d’être beaux. Villemain était d’une laideur incroyable : Sainte-Beuve, … Sainte-Beuve n’était pas seulement laid, il était vilain.

Et Heredia dit ses vers avec la voix que lui a donnée la nature, une voix admirablement timbrée, avec des sonorités de cuivre, et il y ajoute, — ce qui est excellent, un défaut de prononciation. Il est… comment faut-il dire ?… bègue ?… ce n’est pas tout à fait cela. Il a une sorte d’hésitation qui, avant les syllabes les plus importantes, a tout à fait l’air d’être quelque chose de voulu et de fait exprès.

Les principaux sonnets de Heredia avaient fait aussi leur chemin par le monde, avant qu’ils fussent réunis en un volume, Les Trophées, un petit volume qui compose toute l’œuvre du poète, mais qui vaut mieux à lui seul que beaucoup d’autres volumes d’autres poètes.

Heredia, autre particularité, est un ancien élève de l’Ecole des chartes. C’est au milieu des paperasses savantes qu’il a fait son éducation ; il s’est asservi aux méthodes rigoureuses, à la discipline scientifique de l’érudition, et sa poésie est, en effet, une poésie d’érudit. Poésie d’historien, d’abord, qui connaît admirablement le caractère des différentes époques, qui le connaît non pas simplement comme nous le connaissons nous autres, amateurs, mais qui le connaît comme un homme qui a vécu dans l’étude minutieuse et pratiqué familièrement les textes. Ce souci de l’exactitude, Heredia le pousse dans les moindres détails. Si Heredia vous décrit une épée, ou s’il vous décrit un cimeterre, ou s’il vous décrit un instrument quelconque, soyez sûr que la description est exacte et qu’elle vaut un inventaire. Et c’est toujours le terme précis qu’emploie Heredia.

Vous le voyez, c’est la continuation de ce principe, qui était celui de Théophile Gautier et de Leconte de Lisle, à savoir, qu’un poète doit se subordonner à l’objet.

Qu’est-ce qu’a voulu faire Heredia ? qu’est-ce qu’il a fait ? Vous ouvrez Les Trophées, et qu’est-ce que vous y trouvez ? Vous y trouvez une série de sonnets. Ces sonnets portent sur l’histoire ancienne, sur le moyen âge, sur la découverte de l’Amérique, sur les temps modernes. C’est donc une sorte de légende des siècles, analogue à La Légende des siècles de Victor Hugo, mais avec les différences que vous devinez tout de suite.

Victor Hugo a le sens de l’histoire, mais il n’entre pas dans les détails. Victor Hugo est un homme d’imagination plutôt que ce n’est un érudit scrupuleux.

Heredia a l’imagination, mais il a l’érudition scrupuleuse. Ensuite il fallait à Victor Hugo les développements de pièces abondantes ; Heredia réalise ce tour de force de faire tenir des visions, des visions complètes, de larges visions de toute une époque, dans l’espace étroit d’un sonnet de quatorze vers.

Vous savez que Molière, pour ridiculiser un de ses personnages, dit qu’il est en train de mettre en madrigaux toute l’histoire romaine. Heredia a mis en sonnets toute l’histoire de l’humanité. Et ce n’est pas ridicule du tout, et cela a vraiment un caractère épique.

Comment est-ce que le poète y est arrivé ? comment est-ce qu’il a pu, dans un cadre si étroit, nous donner une telle impression de grandeur ? Vous allez le voir.

D’abord, vous savez bien que les proportions du cadre ne font absolument rien à l’impression que nous donne un tableau. Je vous citerais bien des tableaux dont les proportions sont exiguës et dont l’impression est immense. Pour ne citer qu’un exemple, vous connaissez certainement notre peintre Meissonier. Quelques-uns des plus grands tableaux d’histoire ont été faits par Meissonier : ils ont été peints avec un cadre plus petit que cette feuille de papier. Les tableaux de Meissonier et les sonnets fie Heredia, ce sont, en effet, des compositions du même genre. Mais le sonnet, avant Heredia, se terminait tout à fait au quatorzième vers ; le quatorzième vers fermait l’horizon. Ce que fait Heredia, c’est justement le contraire, et le dernier vers de son sonnet, — c’est là ce qui en fait la beauté et la grandeur, — élargit l’horizon et le prolonge à une distance infinie.

Je me ferai mieux comprendre en vous citant quelques exemples. Ainsi, il y a un sonnet de Heredia qui est fameux ; c’est celui qui est intitulé Antoine et Cléopâtre. Antoine et Cléopâtre, c’est la bataille d’Actium : c’est Antoine battu par Octave, parce qu’il s’est oublié auprès de Cléopâtre ; Cléopâtre étant la cause de la ruine définitive d’Antoine. Comment est-ce que le poète va s’y prendre pour nous exprimer cette idée. Il nous montre Antoine auprès de Cléopâtre, Antoine oubliant la bataille qui se livre près de là, les yeux fixés sur les yeux de Cléopâtre et voyant dans les yeux de Cléopâtre sa ruine, sa défaite, ses galères battues, parce que la flotte de Cléopâtre, vous le savez, au moment décisif, est partie, a abandonné Antoine. Il nous le montre donc, il nous montre Antoine auprès de Cléopâtre. Et voici les vers de la fin, qui, justement, nous ouvrent des horizons immenses :

Et sur elle courbé, l’ardent Imperator
Vit dans ses larges yeux, étoilés de points d’or,
Toute une mer immense où fuyaient des galères.

Eh bien, ce dernier vers :

Toute une mer immense où fuyaient des galères,

vous le voyez, au lieu de fermer l’horizon du sonnet, au contraire, l’ouvre sur des perspectives infinies.

C’est ce que nous admirons encore dans un autre de ces sonnets de Heredia, non moins fameux, intitulé Les Conquérants. Et ces conquérants, ce sont justement ceux qui sont partis pour découvrir cette terre américaine :

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos, de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des Tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter, en un ciel ignoré,
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Tout à l’heure c’était toute une flotte qu’on nous montrait fuyant sur l’Océan, et maintenant ce sont des étoiles, des étoiles nouvelles qu’on fait paraître au ciel. Vous voyez quel est le procédé de Heredia et comment le sonnet a été véritablement renouvelé, agrandi, magnifié par lui.

Mais Heredia est le seul, en effet, qui ait conservé fidèlement la théorie de l’école parnassienne et appliqué, peut-on dire, les leçons de Leconte de Lisle. Au contraire, les autres poètes, qui d’abord s’étaient rangés parmi les parnassiens, vont suivre chacun sa nature, chacun ses tendances, son tempérament. Et vous allez voir combien la poésie d’un François Coppée est différente de celle d’un Heredia, ou celle d’un Sully Prudhomme différente de celle des deux autres.

François Coppée a commencé à écrire un peu avant 1868. Il avait déjà publié des vers, mais ces vers, comme cela est assez naturel, étaient tombés au milieu du silence le plus complet et de l’inattention la plus absolue. C’était cette période du début, pour un poète, la période noire.

Un soir, on allait donner dans un théâtre, un théâtre lointain appelé l’Odéon, une pièce, une petite pièce en un acte et en vers. Vous savez ce que sont ces levers de rideau de l’Odéon : ce sont des consolations que l’on donne à de bons jeunes gens qui ont la maladie de faire des vers. Ajoutez que cette petite pièce, en un acte et en vers, devait être jouée par une jeune actrice sur qui on ne fondait aucune espérance et dont on disait seulement qu’elle avait une voix assez agréable. La petite pièce fut donnée, et, le lendemain, ce fut un engouement comme nous en avons revu de pareils, mais comme, cependant, il n’y en a pas souvent dans un siècle. La petite pièce s’appelait Le Passant. L’actrice à la voix agréable, tout à fait inconnue, depuis s’est fait assez connaître sous le nom de Sarah Bernhardt, dont on dit, vous le savez, qu’elle a une voix d’or. Et, enfin, l’auteur s’appelait François Coppée. Quand je dis qu’il s’appelait François Coppée, ce n’est pas tout à fait exact. Il s’appelait bien Coppée, mais il ne s’appelait pas François : il s’appelait Francis. Seulement, vous comprenez, Francis Coppée, c’est dur à l’oreille. François sonne d’une façon plus large, le son est plus posé. On se demandait qui était ce François Coppée, et on apprit toutes sortes de choses qui surprirent agréablement la curiosité publique, entre autres, qu’il avait déjà publié des vers et que ces vers étaient très jolis. Puis, on sut qu’il appartenait à une famille modeste, qu’il était fils d’un employé de ministère, employé de ministère lui-même, et enfin, ce qui est tout à fait important, qu’il avait la tête du premier consul.

Il est, vous le savez, extrêmement important, pour réussir en littérature, d’avoir une tête. Les gens qui veulent réussir en littérature et qui n’ont pas une tête, sont obligés de s’en faire une. François Coppée avait le masque du premier consul. Ils sont plusieurs dans la littérature qui ont eu le masque du premier consul, et ici c’est en partie l’origine de la réputation littéraire de François Coppée. Vous savez que cela n’a pas nui non plus au succès de Victorien Sardou.

L’auteur du Passant avait commencé par des vers d’une sensibilité délicate, un peu précieuse, non sans mièvrerie. Il chercha quelque temps sa voie et il la trouva dans un genre qui, véritablement, lui appartient. François Coppée, on l’appelle, et assez justement, le poète des humbles. Voici quelle a été la conception de François Coppée pour cette poésie des humbles.

François Coppée remarque que, en littérature, on ne s’occupe que des privilégiés : ce sont toujours des gens qui occupent une situation sociale élevée. Notre ancienne littérature classique est tout à fait aristocratique, et si les gens ne sont seulement pas princes, on trouve que ce n’est pas la peine de s’en occuper. Au xixe siècle, il en est à peu près de même, et on ne songe pas qu’il y a une foule de gens qui sont peut-être de petites gens, mais qui cependant ont un cœur, qui sont capables de souffrir comme d’autres, et que leurs souffrances peut-être ne sont naturellement ni moins douloureuses, ni, d’une façon générale, moins intéressantes, moins pleines d’humanité que celles des gens qui sont nés dans une condition sociale plus élevée. Coppée est le premier qui se soit véritablement avisé de cette idée, à savoir, que tout le monde a droit à la vie littéraire. Donc, il s’est efforcé, dans une série de petites pièces, de nous montrer quelques-uns de ces humbles et de nous initier aux tristesses, aux découragements, et peut-être aux héroïsmes de ces vies médiocres et obscures.

L’idée est très belle, la tentative est très intéressante et très noble. Je me demande seulement si Coppée a toujours très bien vu ce qu’il y a vraiment de poétique dans ces humbles existences. Car, si les petites gens ont droit à la vie poétique, c’est pourquoi ? C’est parce que dans leur cœur ils souffrent ou ils se réjouissent, mais ce n’est pas parce qu’ils ont un petit commerce, parce qu’ils tiennent de la mercerie ou de l’épicerie ; et si de petites filles qui sont orphelines sont intéressantes, c’est parce qu’elles sont seules dans la vie, mais ce n’est pas parce qu’elles ont vaqué à certaines occupations tout à fait médiocres, banales, et presque basses. Tenez, voici une pièce de Coppée intitulée Le Petit épicier de Montrouge ; et vous allez voir si ce que nous dit Coppée de ce petit épicier, si la façon dont il nous le présente, répond véritablement à l’idée que vous vous faites de la poésie :

C’était un tout petit épicier de Montrouge,
Et sa boutique sombre, aux volets peints en rouge,
Exhalait une odeur fade sur le trottoir.
On le voyait debout derrière son comptoir,
En tablier, cassant du sucre avec méthode.
Tous les huit jours, sa vie avait pour épisode
Le bruit d’un camion apportant des tonneaux
De harengs saurs ou bien des caisses de pruneaux ;
Et, le reste du temps, c’était dans sa boutique
Un calme rarement troublé par la pratique,
Servantes de rentiers, ou femmes d’artisans,
Logeant dans ce faubourg à demi paysan.
Ce petit homme roux, aux pâleurs maladives,
Était triste, faisant des affaires chétives
Et, comme on dit, ayant grand-peine à vivoter ;
Son histoire pouvait vite se raconter.
Il était de Soissons, et son humble famille,
Le voyant à quinze ans faible comme une fille,
Voulut lui faire apprendre un commerce à Paris.
Un cousin, épicier lui-même, l’avait pris,
Lui donnant le logis avec la nourriture ;
Et, malgré la cousine, épouse avare et dure,
Aux mystères de l’art il put l’initier.
Il avait ce qu’il faut pour un bon épicier :
Il était ponctuel, sobre, chaste, économe.
Son patron l’estimait, et, quand ce fut un homme,
Voulant récompenser ses mérites profonds,
Il lui fit prendre femme et lui vendit son fonds.

Eh bien, je vous demande si véritablement c’est cela qui vous donne une idée de la langue des dieux. Mais voici un petit tableau qui peut-être vous élèvera à des hauteurs plus nobles. Il s’agit de deux petites filles qui sont restées orphelines. L’aînée sert de mère à la cadette ; elle la conduit à l’école, et, avant que la cadette entre à l’école, l’aînée… Mais vous allez voir ce que fait l’aînée :

Les deux petites sont en deuil,
Et la plus grande, c’est la mère,
A conduit l’autre jusqu’au seuil
Qui mène à l’école primaire.

Elle inspecte, dans le panier,
Les tartines de confitures
Et jette un coup d’œil au dernier
Devoir du cahier d’écriture.

Puis, comme c’est un matin froid
Où l’eau gèle dans la rigole,
Et comme il faut que l’enfant soit
En état d’entrer à l’école,

Écartant le vieux châle noir
Dont la petite s’emmitoufle,
L’aînée alors tire un mouchoir,
Lui prend le nez et lui dit : « Souffle. »

Et si vous ne saviez pas encore pourquoi la poésie a été inventée, vous le savez maintenant, c’est pour exprimer de pareilles opérations…

Je crains donc que François Coppée ne se soit souvent trompé dans l’exécution, et qu’ayant eu une idée très juste, à savoir, que les humbles, les petits ont droit à la vie littéraire, il n’ait cherché l’intérêt de ses peintures dans l’extérieur, dans les détails qui, par eux-mêmes, n’ont rien d’intéressant, et non pas dans l’intérieur, dans les sentiments qui, eux seuls, méritent de nous arrêter.

Poète des humbles, François Coppée est en outre et encore, et peut-être surtout, un poète parisien. Il est né à Paris, il a toujours vécu à Paris. Il aime Paris comme on l’aime, quand on l’aime vraiment. C’était Montaigne, vous le savez, au xvie siècle, qui disait que, quand on aime Paris, on aime jusqu’à ses verrues. François Coppée aime Paris, surtout dans ses verrues. Car Paris, à l’étranger, on ne le connaît pas du tout. Quand les étrangers viennent à Paris, ils vont dans les beaux quartiers, ils vont là où il y a de belles maisons, de grandes avenues. Les grandes maisons et les belles avenues, c’est un peu plus beau, c’est un peu plus grand, mais c’est partout la même chose. Le véritable Paris, c’est le Paris qui se cache à ceux qui ne font que le traverser ; c’est, si vous le voulez, le Paris des quartiers déserts, c’est le Paris des quartiers lointains, c’est le Paris des quartiers pauvres. C’est justement celui-là que François Coppée a aimé et c’est celui-là qu’il a su décrire. Nul autre que lui n’a mieux, en quelques vers, dans un cadre étroit, donné des impressions justes des paysages de banlieue ou des paysages de faubourg.

L’œuvre de François Coppée est d’ailleurs multiple, variée. Si nous en avions le temps, nous pourrions suivre François Coppée dans son théâtre. Il a donné quelques-unes des plus belles pièces en vers, que nous ayons lues dans ces derniers temps. Il y a deux ou trois ans, il faisait représenter un drame plein de généreux sentiments et de beaux vers, intitulé Pour la couronne.

Pour la couronne, c’est un fils qui, pour la patrie, pour l’honneur, est obligé de tuer son père. Le malheur, c’est que, dans le même temps, et pendant qu’on jouait Pour la couronne à l’Odéon, de l’autre côté de la Seine, au Théâtre-Français, on jouait un autre drame où un père tuait son fils. De sorte que, d’un côté de la Seine, le fils tuait le père, de l’autre côté, le père tuait le fils, et cela donnait une idée de la famille française…

Enfin, François Coppée a écrit, dans le genre de la Légende des siècles et des Trophées, de beaux morceaux, de beaux fragments épiques. Il y en a qui sont dans toutes les mémoires, dans tous les recueils choisis. Vous trouverez la Lettre d’un mobile breton, qui est belle par la générosité de ses sentiments et par la simplicité de la forme ; ou bien ce poème intitulé La Bénédiction, où l’on voit un vieux prêtre, dans un couvent envahi par les soldats, continuer à dire la messe sans se laisser troubler par le danger ; frappé d’un coup de fusil, frappé à mort, et, en mourant, bénissant ceux qui viennent de le tuer.

Il y a donc, vous le voyez, dans François Coppée une générosité de sentiments très réelle. Il a des intentions qui ont toujours été très belles, très nobles ; le défaut, chez Coppée, c’est que, trop souvent il a rapproché la poésie de la prose et qu’il y a certains vers, chez lui, que rien véritablement ne distingue, non seulement de la prose, mais de la prose la plus banale.

Ce que Coppée a essayé de faire, c’est de dégager la poésie des spectacles de chaque jouir, des spectacles de la vie ordinaire, et, s’il le faut, des spectacles de la rue ; il n’a pas cherché la poésie dans une inspiration rare et dans une inspiration qui est connue lointaine de l’humanité.

Nous allons trouver quelque chose d’analogue chez Sully Prudhomme. Seulement, tandis que Coppée cherchait l’inspiration poétique, pour ainsi dire, en dehors de lui, Sully Prudhomme va la chercher en lui. La poésie de Sully Prudhomme, c’est la poésie intime, dans ce qu’elle a d’ailleurs de plus délicat et de plus fin. Vous avez quelquefois entendu dire de certaines gens : « C’est une belle âme. » Eh bien, peu d’hommes ont mérité cette définition aussi bien que Sully Prudhomme. C’est une âme d’élite, c’est une nature exquise, et les notes de la sensibilité la plus fine, dans notre poésie française, c’est certainement Sully Prudhomme qui les a données.

Comme vous pourriez ne pas me croire sur parole, je vais feuilleter avec vous l’un des recueils de Sully Prudhomme, intitulé Les Solitudes et, après que je vous en aurai lu deux ou trois pièces, je suis bien sûr que nous serons du même avis. Je ne vais pas bien loin, je prends la première Solitude. Cette première Solitude nous expose les tristesses auxquelles on ne songe pas d’habitude, les tristesses que peuvent avoir de petits, de tout petits écoliers, qui n’arrivent pas à se faire à être séparés de la famille. Mais, qu’est-ce que vous voulez, il y en a comme ça !

On voit dans les sombres écoles,
Des petits qui pleurent toujours !
Les autres font leurs cabrioles,
Eux, ils restent au fond des cours.

Leurs blouses sont très bien tirées,
Leurs pantalons en bon état,
Leurs chaussures toujours cirées ;
Ils ont l’air sage et délicat.

Les forts les appellent des filles,
Et les malins des innocents :
Ils sont doux, ils donnent leurs billes.
Ils ne seront pas commerçants.

Les plus poltrons leur font des niches,
Et les gourmands sont leurs copains,
Leurs camarades les croient riches,
Parce qu’ils se lavent les mains.

Ils frissonnent sous l’œil du maître,
Son ombre les rend malheureux.
Ces enfants n’auraient pas dû naître,
L’enfance est trop dure pour eux !

Oh ! la leçon qui n’est pas sue,
Le devoir qui n’est pas fini !
Une réprimande reçue,
Le déshonneur d’être puni !

Tout leur est terreur et martyre ;
Le jour, c’est la cloche, et, le soir,
Quand le maître enfin se retire,
C’est le désert du grand dortoir :

La lueur des lampes y tremble
Sur les linceuls des lits de fer ;
Le sifflet des dormeurs ressemble
Au vent sur les tombes, l’hiver.

Pendant que les autres sommeillent,
Faits au coucher de la prison,
Ils pensent au dimanche, ils veillent
Pour se rappeler la maison ;

Ils songent qu’ils dormaient naguère
Douillettement ensevelis
Dans les berceaux, et que les mères
Les prenaient parfois dans leurs lits.

Ô mères, coupables absentes,
Qu’alors vous leur paraissez loin !
À ces créatures naissantes
Il manque un indicible soin ;

On leur a donné les chemises,
Les couvertures qu’il leur faut :
D’autres que vous les leur ont mises,
Elles ne leur tiennent pas chaud.

Mais, tout ingrates que vous êtes,
Ils ne peuvent vous oublier,
Et cachent leurs petites têtes,
En sanglotant, sous l’oreiller.

En voici une autre dont l’inspiration est aussi exquise et un peu plus rare. Il y a, chez Sully Prudhomme, une sorte de subtilité, mais une subtilité qui ne dégénère pas en mièvrerie. Sully Prudhomme, c’est l’homme qui sait dire joliment des choses qui souvent sont très profondes. Le poète veut dire ceci : ce qui nous rend si malheureux, c’est que souvent nous nous sentons seuls, nous ne trouvons pas d’âme avec laquelle la nôtre soit entièrement en rapport, en correspondance. Et voici comment il exprime cette idée. Il suppose qu’il s’adresse aux étoiles, aux étoiles de la voie lactée, et qu’il trouve que ces étoiles ont un air de tristesse. Tristes, pourquoi ? Comment cela se fait-il ? Et ces étoiles lui répondent : « Oui, nous sommes tristes, mais nous sommes tristes, parce que nous sommes seules. On croit, quand on nous voit de la terre, que nous sommes tout près les unes des autres ; en réalité, il y a entre chacune de nous et sa voisine des espaces immenses. Nous sommes pareilles à des âmes qui n’ont pas trouvé une âme sœur » :

Aux étoiles j’ai dit un soir :
« Vous ne paraissez pas heureuses ;
Vos lueurs, dans l’infini noir,
Ont des tendresses douloureuses ;

Et je crois voir, au firmament,
Un deuil blanc mené par des vierges
Qui portent d’innombrables cierges
Et se suivent languissamment.

Êtes-vous toujours en prière ?
Etes-vous des autres blessés ?
Car ce sont des pleurs de lumière,
Non des rayons, que vous versez.

Vous, les étoiles, les aïeules
Des créatures et des dieux,
Vous avez des pleurs dans les yeux… »
Elles m’ont dit : « Nous sommes seules…

Chacune de nous est très loin
Des sœurs dont tu la crois voisine ;
Sa clarté caressante et fine
Dans sa patrie est sans témoin ;

Et l’intime ardeur de ses flammes
Expire aux cieux indifférents. »
Je leur ai dit : « Je vous comprends,
Car vous ressemblez à nos âmes :

Ainsi que vous, chacune luit
Loin des sœurs qui semblent près d’elle,
Et la solitaire immortelle
Brûle en silence dans la nuit. »

Enfin, voici une pièce de vers qui est une des plus harmonieuses et des plus profondément tendres qu’il y ait dans notre poésie ; c’est une pièce que Sully Prudhomme intitule L’Agonie, et il y exprime cette idée qu’il veut, lorsqu’il viendra à mourir, être bercé par un peu de musique :

Vous qui m’aiderez dans mon agonie,
              Ne me dites rien ;
Faites que j’entende un peu d’harmonie,
              Et je mourrai bien.

La musique apaise, enchante et délie
              Des choses d’en bas :
Bercez ma douleur ; je vous en supplie,
              Ne lui parlez pas.

Je suis las des mots, je suis las d’entendre
              Ce qui peut mentir ;
J’aime mieux les sons qu’au lieu de comprendre
              Je n’ai qu’à sentir :

Une mélodie où l’âme se plonge
              Et qui, sans effort,
Me fera passer du délire au songe,
              Du songe à la mort.

Vous qui m’aiderez dans mon agonie,
              Ne me dites rien.
Pour allègement un peu d’harmonie
              Me fera grand bien.

Vous irez chercher ma pauvre nourrice,
              Qui mène un troupeau,
Et vous lui direz que c’est un caprice,
              Au bord du tombeau.

D’entendre chanter, tout bas, de sa bouche,
              Un air d’autrefois,
Simple et monotone, un doux air qui touche
              Avec peu de voix.

Vous la trouverez : les gens des chaumières
              Vivent très longtemps ;
Et je suis d’un monde où l’on ne vit guère
              Plusieurs fois vingt ans.

Vous nous laisserez tous les deux ensemble :
              Nos cœurs s’uniront ;
Elle chantera d’un accent qui tremble,
              La main sur mon front.

Lors elle sera peut-être la seule
              Qui m’aime toujours,
Et je m’en irai dans son chant d’aïeule
              Vers mes premiers jours,

Pour ne pas sentir à ma dernière heure,
              Que mon cœur se fend,
Pour ne plus penser, pour que l’homme meure
              Comme est né l’enfant.

Vous qui m’aiderez dans mon agonie,
              Ne me dites rien ;
Faites que j’entende un peu d’harmonie,
              Et je mourrai bien.

Vous voyez quelle est cette note de Sully Prudhomme, note intime, recueillie, délicate, triste, ou plutôt mélancolique, d’une de ces mélancolies que nous aimons, qui sont douces, qui sont agréables, qui nous apportent une volupté délicieuse.

Et tous les vers que je vous ai lus jusqu’ici, vous les avez très bien compris, parce que une des premières qualités de notre langue française, dans la poésie comme dans la prose, c’est justement la clarté.

Attendez un peu que je vous parle de la poésie symboliste. Je vous dirai quelques mots de cette école de poésie qui, dans ces derniers temps, a fait un certain bruit et qui s’appelle la poésie décadente, ou, si vous le préférez, la poésie symboliste, ou, si vous aimez mieux, la poésie instrumentiste, ou, si cela vous fait plus de plaisir, la poésie symbolo-instrumentiste, ou enfin, si vous y tenez absolument, la poésie instrumento-symboliste.

À quoi se reconnaît la poésie décadente ou symboliste ? Elle se reconnaît à ceci d’abord, c’est que d’habitude les recueils de vers sont publiés dans un format connu et qui a quelque chose d’humain : l’in-douze, l’in-octavo, l’in-seize ou l’in-trente-deux, mais les recueils décadents sont publiés en plaquettes de formats tout à fait inouïs ; il y en a de carrés, il y en a de longs, il y en a d’ovales, il y en a de toutes sortes de formes. Ils sont imprimés généralement sur du papier de chandelle ; et les vers, au lieu d’y avoir une mesure régulière, les vers ont tantôt treize pieds, — c’est le minimum, — tantôt seize ou dix-sept pieds ; d’autres fois, on essaie de les scander, mais on n’y arrive pas : il n’y a aucun rythme, aucune mesure appréciable. Mais ce n’est pas encore là le signe distinctif, caractéristique, celui qui est vraiment décadent et vraiment symboliste. Ce signe, c’est celui-ci : c’est l’incompréhensibilité. Un vers décadent, — vous verrez pourquoi tout à l’heure, mais il faut au moins constater le fait, — un vers décadent est d’abord un vers qu’on ne peut pas comprendre : je dis qu’on ne peut pas comprendre, en y mettant toute la bonne volonté du monde. Je pourrais vous citer n’importe quel vers décadent, mais je ne veux pas que vous puissiez m’accuser d’avoir choisi exprès, et je vais vous lire, vous soumettre, soumettre à votre interprétation un sonnet qui est de l’un des maîtres de l’école décadente, de Stéphane Mallarmé lui-même. Ce sonnet est un sonnet fameux, un des plus admirés dans l’école décadente, un sonnet à Richard Wagner. Le voici :

Le silence déjà funèbre d’une moire
Dispose plus qu’un pli seul sur le mobilier
Que doit un tassement du principal pilier
Précipiter avec le manque de mémoire.

Comprenez-vous ?… Moi non plus. Mais je continue :

Notre si vieil ébat triomphal du grimoire,
Hiéroglyphes dont s’exalte le millier
À propager de l’aile un frisson familier,
Enfouissez-le moi plutôt dans une armoire !

Du souriant fracas originel haï
Entre elles de clartés maîtresses a jailli
Jusque vers un parvis né pour leur simulacre.

Trompettes tout haut d’or pâmé sur des vélins,
Le dieu Richard Wagner irradiant un sacre
Mal tu par l’encre même en sanglots sibyllins.

Eh bien, il n’y a dans tout cela, pour ma part, qu’un mot que je comprenne ; c’est le dernier : sibyllin. Vous voyez, lu de la façon que je viens de vous le lire, en commençant par le premier mot et en finissant par le dernier, ça n’a aucun sens appréciable. Vous vous dites peut-être : « Mais on pourrait commencer par la fin et remonter jusqu’au commencement ; on pourrait les lire à l’envers. » Je n’essaierai pas : j’ai essayé à part moi, ça n’a pas plus de sens. Ou encore, vous savez, aux dernières pages des journaux, il y a des mots qu’on propose à la curiosité des lecteurs, des mots qui sont des énigmes, des énigmes que résout l’Œdipe du Café du commerce, il y a des mots en losange, des mots carrés, des mots qu’on lit en travers, de côté.

Eh bien, on peut essayer de toutes les manières sur ces vers-là, ou sur les autres vers de l’école décadente : ni en les prenant par le commencement ni en les prenant par la fin, ni en les lisant de droite à gauche, ni en les lisant de gauche à droite, comme de l’écriture européenne ou comme de l’écriture chinoise, on n’arrive à y rien comprendre.

Et, vous comprenez, il faut toujours se dire : Je ne comprends pas, mais est-ce la faute de ce que je lis ou est-ce ma faute ? Il faut être modeste. Si c’était nous qui avions tort de ne pas comprendre ? Mais pas du tout ! Nous ne comprenons pas, parce qu’il n’y a rien à comprendre, parce que ces vers n’ont pas de sens, parce que les auteurs n’ont pas voulu qu’ils eussent de sens.

La théorie de l’école symboliste est, en effet, celle-ci : des vers ne doivent pas exprimer des idées. Des vers sont comparables à la musique, qui n’exprime pas des idées, mais qui suggère des sentiments, des états d’âme. La musique ne peut pas exprimer une idée. Essayez un peu de dire, en jouant sur le piano : « Le temps est douteux, il faut prendre un parapluie. » Ce n’est pas possible. Mais la musique vous jette dans certains états d’âme, à la fois très vagues, très troublants, très profonds, parfois douloureux, parfois délicieux. C’est justement ce que doit faire la poésie, d’après les décadents. Et, par conséquent, un certain nombre de syllabes, qui ne représentent aucune idée mais qui évoquent ou des images ou des sensations, voilà ce que doit être la poésie. Et ils ont fait le catalogue, la liste, le répertoire des sensations que peuvent-éveiller les syllabes, des rapports qu’il y a entre les voyelles, les couleurs et les sons.

Vous ne savez peut-être pas que chaque voyelle a sa couleur ? Eh bien oui, chaque voyelle a sa couleur, et il ne faut pas confondre.

A est noir, E est blanc, I est bleu, O est rouge, U est jaune.

Voulez-vous éveiller des images noires ? Vous mettrez beaucoup de « a » dans le vers.

Et le noir, c’est l’orgue ; le blanc, c’est la harpe : le bleu, c’est le violon : le rouge, la trompette ; et le jaune, la flûte.

L’orgue, — j’emprunte toutes ces définitions à un livre de théorie sur la poésie décadente, — l’orgue exprime la monotonie, le doute et la simplesse ; la harpe exprime la sérénité ; le violon, la passion et la prière ; la trompette, la gloire et l’ovation ; la flûte exprime l’ingénuité et le sourire.

Voilà ce qu’il y a au fond de cette poésie symboliste. C’est une tentative pour vider la poésie des idées et des sentiments et pour substituer à ce qui avait été appelé la poésie jusque-là je ne sais quelle musique, musique indéchiffrable, musique que chacun interprétera à sa manière.

L’école décadente et symboliste a fait un certain bruit. Elle a eu comme principaux représentants Stéphane Mallarmé, qui est comme le grand prêtre, le pontife de l’école, et un pauvre homme qu’on a essayé de donner comme un grand poète, auquel il s’agit d’élever une statue : c’est Paul Verlaine.

Paul Verlaine a publié des recueils alternants, tantôt un recueil de poésies tout à fait désobligeantes, désagréables par les sujets, inconvenantes, odieuses, et tantôt des recueils mystiques. Cette espèce d’opposition, entre ce qu’il y avait de honteux dans certains de ces recueils et ce qu’il y avait d’édifiant dans d’autres recueils, a beaucoup frappé l’attention, et on a essayé de nous donner Verlaine pour une espèce de François Villon, revenu en plein xixe siècle.

Vous savez que François Villon a été, dans son temps, condamné pour assassinat et qu’il est de ceux qui ont fait les vers les plus beaux qu’il y ait dans notre poésie, et souvent même les plus recueillis et les plus touchants. On a voulu nous donner Verlaine pour un autre Villon, ayant, comme lui, la possibilité de passer d’un extrême à l’autre.

Verlaine est, en réalité, un malade, dont la poésie n’a eu de succès qu’auprès de quelques excentriques et, il faut bien le dire, d’un certain nombre d’étrangers. C’est surtout aux États-Unis que j’ai entendu faire grand éloge de Paul Verlaine. Mais Paul Verlaine, en dépit du bruit qu’on a essayé de faire autour de son nom, n’est qu’un écrivain manqué, qui a commencé par écrire de beaux vers, qui avait de beaux dons, et qui a fini de la façon la plus lamentable. Pour vous donner une idée de ce qu’était l’homme, voici quelques souvenirs, écrits sur lui par quelqu’un qui l’a bien vu :

« Un jour, voici longtemps, j’étais entré écrire une lettre en je ne sais quel café désert de la rue Soufflot Quand j’eus terminé ma correspondance, je regardai autour de moi et, à la table en face de la mienne, j’aperçus un consommateur que je n’avais pas remarqué, en pénétrant dans la pénombre de l’estaminet. C’était une sorte de vagabond pitoyable, avec une tête de faune, vicieuse, étrangement modelée et une attitude générale plus que bizarre. Ce personnage avait une plume entre les doigts et devant lui une feuille de papier blanc, un encrier et un verre d’absinthe. Parfois, il griffonnait hâtivement quelques lignes, en marmottant des paroles inintelligibles. Puis, brusquement, il trempait sa plume dans son verre, la rejetait sur la table d’un geste de dépit, se frottait les mains ou les agitait avec un tremblement, riait d’un rire niais, qui accentuait encore le relief inquiétant de sa physionomie tourmentée ; puis, soudain, il avalait une gorgée de son breuvage et reprenait sa besogne, ne voyant rien autour de lui, toujours tremblotant, toujours convulsif, comme secoué par une sorte de fièvre dont on n’aurait trop su dire si elle était la conséquence de la folie ou de l’alcool.

« Au moment de payer et de sortir, j’interrogeai le garçon sur cet unique et singulier client de son établissement. “ C’est un poète, me dit-il, avec une nuance de dédain, il est toujours comme ça. Il s’appelle M. Verlaine. Pour le moment, il fait des vers. On dit qu’il a du talent, mais quand il est tout à fait ivre, il devient méchant comme le diable.” »

Voici une autre impression, rapportée par le même écrivain :

« Quelques années après, M. Verlaine, dans l’intervalle, étant passé grand homme, plusieurs de mes amis l’invitèrent à dîner et me firent la grâce de me convoquer à ces agapes extra littéraires. Le poète arriva, vêtu d’un grand ulster sordide, à carreaux jaunes, avec un chapeau mou, fangeux et un énorme gourdin à la main.

Cette soirée, dont j’ai gardé un souvenir très net, pourrait se diviser en trois parties. D’abord, Verlaine à jeun, insignifiant, sauf peut-être une préoccupation d’extrême politesse, un souci assez manifeste, — si bizarre qu’il semble chez le personnage, — de montrer qu’il avait les usages du monde. Ensuite, Verlaine en état de demi-ivresse. Là, il fut infiniment curieux et, dans son genre, tout à fait admirable. Enfin, Verlaine ivre-mort. Et, alors, rarement j’ai assisté à un aussi lamentable spectacle que cet écroulement brusque d’un être humain dans l’inconscience la plus hideuse. »

Il y a, chez Verlaine, quelques vers, d’ailleurs assez rares, qui ne manquent pas de délicatesse. Mais ces quelques vers, perdus dans l’ensemble d’une œuvre déplaisante et que je ne veux pas analyser davantage, ne suffisent pas à imposer son nom à l’attention et, si je vous ai parlé de Verlaine, c’est pour vous dire que nous ne l’acceptons pas comme représentant de la poésie française de ces dernières années, et que nous protestons énergiquement contre les tentatives qui ont été faites, hors de chez nous, pour représenter en lui l’art de chez nous.

La poésie décadente est aujourd’hui une tentative finie, qui n’a pas réussi. Ce qu’on a appelé le vers libre est aujourd’hui quelque chose de tout à fait abandonné. Et puis, je ne dis pas qu’il n’y ait pas une sorte de crise dans notre poésie, qu’on ne cherche pas avec une sorte de malaise quelle est la forme nouvelle qui sera celle de la poésie de demain, mais, en tout cas, on a renoncé à la chercher dans l’incompréhensible, dans l’inintelligible, et les derniers succès de la poésie chez nous, ont montré, au contraire, qu’il y a un retour vers les qualités essentielles à notre race, à savoir, la clarté, le bon sens, l’honnêteté et la délicatesse des sentiments. Que sera d’ailleurs la poésie de demain ? il n’appartient pas plus à moi qu’à aucun autre de faire à ce sujet de pronostics. Pour prédire à coup sûr, vous savez qu’il n’y a qu’un moyen, c’est de prédire après coup.

Je m’arrête donc ici. J’ai essayé, comme vous l’avez vu, de vous donner une vue d’ensemble de la poésie lyrique en France, au xixe siècle. Je n’ai pu que vous indiquer les sommets, je n’ai pu parler de chaque auteur que d’une façon très rapide et nécessairement très incomplète. J’ai essayé d’indiquer ce que m’a semblé le plus caractéristique, de définir chaque auteur, dans ce qu’il y a chez lui d’essentiel. Je l’ai fait en toute liberté, ne me croyant pas imposé de faire continuellement un panégyrique des auteurs dont je vous parlais. Il me semble que cela même ajoutait plus de prix et plus d’autorité à ce que je pouvais vous dire. Je vous ai indiqué le bien et le mal. J’ai essayé de vous faire ressortir les qualités littéraires. J’ai analysé, sans les discuter, les doctrines. À vous maintenant de choisir d’après vos préférences, d’après vos goûts, d’après vos principes, d’après des principes que, j’espère, je n’ai ni choqués, ni chagrinés.

Il me reste, en terminant, à vous remercier. Le premier jour, je vous remerciais d’être venus une première fois ; aujourd’hui, je vous remercie d’être venus une cinquième fois. Je ne me dissimule pas ce qu’il y avait d’indiscret dans la tentative que je faisais, à savoir, de vous demander de venir cinq fois de suite, sans vous laisser un jour de repos.

Vous y avez répondu avec une bienveillance dont je suis infiniment reconnaissant. Je vous en remercie tous et je vous demande la permission de remercier surtout ceux de la galerie supérieure, les jeunes gens, ceux qui me prouvent, en étant venus ici, que la langue française a au Canada un bel et grand avenir.