Charles Du Bos

1927

Approximations. Deuxième série

Édition de Cécile Yapaudjian-Labat
2014
Source : Charles Du Bos, Approximations, deuxième série, G. Crès et Cie, Paris, 1927.
Ont participé à cette édition électronique : Frédéric Glorieux (encodage TEI) et Vincent Jolivet (encodage TEI).

Préface §

 

Les articles de la deuxième série ont été écrits entre 1914 et 1925. Dans sa dédicace à André Maurois, Charles du Bos prévient : ses études, cette fois, porteront moins sur les écrivains que sur les livres. Dans ses notes sur Le Rouge et le Noir, Du Bos relève la dimension psychologique de la phrase de Stendhal, sa densité. Il est aussi frappé par la part d’improvisation lorsque se rencontrent les personnages possédant par ailleurs une véritable profondeur psychologique. Il associe enfin chaque réplique à une composition picturale.

Dans les romans de Gérard d’Houville — Marie de Régnier — le critique loue la sûreté du regard mais relève certains travers propres aux femmes écrivains selon lui. Il regrette par exemple que les héroïnes l’emportent toujours sur les héros, voués quant à eux à la médiocrité. Les ouvrages du critique d’art François Fosca séduisent par leur netteté d’expression. Préférant le Bonnard au Degas, Du Bos développe son propre point de vue : c’est avec « vigueur d’esprit » que Degas traduit la forme et crée une « émotion intellectuelle ». Comme en photographie, il compose en découpant une « tranche de vie », ne gardant que l’essentiel. Le besoin du vrai s’accompagne chez lui d’une retenue, d’une stylisation. Enfin, Du Bos approuve Fosca voyant en Degas un moraliste comme La Bruyère.

Lytton Strachey est un historien-artiste. Avec Queen Victoria, il propose un divertissement subtil où l’ironie réfléchie apporte une « tranquille autorité » à l’ouvrage. Selon Du Bos, grâce à un art de lire personnel mêlant flair et détachement, Strachey invente un nouvel art d’écrire, entre histoire et biographie.

Dans sa « Remarque sur les dialogues de Paul Valéry », le critique insiste sur le « tact de la pensée » de l’écrivain. Valéry réussit à faire arriver la pensée comme malgré soi, sans qu’elle sorte des conditions de la vie, s’assurant ainsi la compréhension de l’interlocuteur. Pour Du Bos, le dialogue sur l’Âme et la Danse est un des plus beaux : il transcrit en mots le spectacle de la danse.

Du Bos, dans sa « Remarque sur les Goncourt », justifie l’absence de « continence esthétique » dans leurs romans par leur trop méticuleuse probité à bien rendre ce qu’ils ont senti. Or la finesse dans la vision peut devenir insistance indiscrète ! Pour le critique, le chef-d’œuvre des Goncourt est leur Journal. La « note » convient bien aux approches « familières » et à leur sensibilité visuelle.

Dans « Shakespeare Mesure pour mesure », Du Bos loue la qualité de la traduction de Guy de Pourtalès, loyale et « parlable » comme le prouve la mise en scène de Georges Pitoëff. Cette pièce, « microcosme de l’œuvre de Shakespeare », laisse voir dans des juxtapositions tranchées « l’obscénité drue », la bouffonnerie comme le pathétique.

Du Bos retrace les derniers jours du poète anglais dans « Le centenaire de la mort de Shelley ». L’œuvre de ce dernier montre bien sa familiarité avec la mort. Le critique décrit un homme qui n’est pas attaché à la vie et qui a pressenti, voire appelé sa mort.

Son art du composite, sa maîtrise du tour dans ses maximes font la modernité de P.-J. Toulet. Il sait réduire à l’unité des impressions pour créer la simultanéité, se situer au point d’intersection du réel et de l’imaginaire. Dans « P.-J. Toulet Les Trois Impostures — Almanach », le critique insiste sur la fantaisie de cet esprit très français.

« Le langage de Pascal » dans Les Pensées possède une force explosive dans l’expression mais aussi une simplicité, une fermeté. Le mot est plein, jaillissant. Avec l’art du raccourci d’un ascète, Pascal mate toute « concupiscence » du langage. S’il s’appuie sur la pensée de Montaigne, c’est pour l’approfondir, l’interroger, personnifier passions et idées, dans la fusion du sentiment et de la vue. Pour Du Bos, Pascal est un « apologiste-né ». Sa visée est de voir, de faire voir, de convertir en montrant la certitude.

Avec sa « Note sur Browning en France », Du Bos entend faire sortir de l’oubli le premier critique français de Browning, Joseph Milsand. Il se félicite aussi d’une initiative récente pour mieux faire connaître Browning en France : le Cahier Vert offre une excellente traduction de poèmes de Paul Alfassa et Gilbert de Voisins ainsi qu’un commentaire nourri de Mary Duclaux, même si Du Bos ne suit pas toujours cette dernière dans ses analyses.

Dans « Jacques Sindral Attirance de la mort  », le critique voit l’originalité de ce soliloque dans la position du narrateur, comme dédoublé spatialement : il vit et se survole, ce qui produit une instantanéité dans l’intellectualisation. L’auteur transmet à son personnage sa sensibilité intellectuelle dans la conscience de la brièveté de la vie.

Pour le critique, le dernier roman de François Mauriac, Le Désert de l’amour, est le plus réussi : son tempo « déblaie » sans aucune pause ; les perceptions sont déliées et associées au « sentiment de l’adolescence ». Ce « chef-d’œuvre de la rétrospection » est celui des « vérités englouties qu’une lame de fond ramène ».

Dans l’essai de Guy de Pourtalès, De Hamlet à Swann, Du Bos apprécie les analyses prenant en compte l’œuvre entière d’un auteur et introduisant une certaine « qualité métaphysique » dans la critique.

Le critique présente deux romans d’Edmond Jaloux : la prose de La Fin d’un beau jour est proche selon lui de la décharge nerveuse. Le lecteur suit les tâtonnements du narrateur qui font partie de l’action du roman, dans une « unité supérieure d’atmosphère ». Avec Les Profondeurs de la mer, le romancier décrit des états sentimentaux évolués mais aussi « l’élément sableux dans l’être humain », dans les passions comme dans l’indifférence.

Deux romans de Jean Schlumberger retiennent l’attention de Du Bos. Un Homme heureux est un récit intime au ton naturel. Le héros, comblé, aimé, est appelé par la solitude et tente de fuir le bonheur. Le romancier excelle à montrer le malaise dans l’être humain. Dans Le Camarade infidèle, le dialogue est l’agent dramatique essentiel, il se substitue à l’analyse, en tient lieu. Ce livre, marqué par l’exigence de sincérité, présente des personnages ayant pour souci premier la possession de soi, raison pour laquelle ils reculent l’échéance de l’amour.

À la mort de Marcel Proust, Du Bos écrit deux articles. Dans le premier, il montre que Proust a inauguré une forme d’art nouvelle où la force de désintégration de son esprit s’accorde avec la désagrégation des données premières qui caractérise l’époque. Il a su mettre l’hyperesthésie de sa vision au service de son amour du vrai. Le second article est un compte rendu de l’hommage de la critique anglaise à Proust. Certains des commentateurs manquent de nuance, peu apportent du nouveau. Mais Du Bos retient deux études dont celle de M. L. Pearsall Smith qui met en évidence la « contemplation créatrice de l’expérience » chez Proust.

Dans « André Maurois Ariel ou la vie de Shelley », Du Bos relève le péril à traiter de la vie d’un homme de génie dont la poésie naît de l’absence de toute attache à la vie. Maurois y parvient avec intelligence et sensibilité. Dans les Dialogues sur le commandement, la grâce et le naturel des idées de Maurois s’accordent à la forme dialoguée. Il a su rétablir ici le contact entre deux ordres, celui de l’action et celui de la pensée.

Pour découvrir Jacques Rivière, Du Bos suggère de lire d’abord l’Essai sur la sincérité envers soi-même. Dans ses Études, il a su transposer les différents arts en mots appropriés. L’Allemand, paru après l’armistice, donne un exemple non pas de déchaînement passionné mais de « haine intellectuelle ». Dans son roman Aimée, où le rythme épouse les oscillations du cœur, le héros possède une profondeur de sentiments exceptionnelle. À la mort de Rivière, Du Bos rappelle la loyauté de sa pensée, sa sensibilité esthétique, sa visée de « la perfection abstraite », exemplairement dans À la trace de Dieu, où il se fait le « savant du monde intérieur », dans l’humilité.

À André Maurois §

Cher ami,

J’ai quelque scrupule à dédier à l’auteur des Dialogues sur le Commandement un recueil qui se présente en un ordre si fâcheusement dispersé. J’eusse préféré inscrire votre nom en tête de quelque longue étude, mieux encore d’un livre véritable ; mais je connais trop à cet égard ma périlleuse habitude des sursis, et un sentiment à la fois impérieux et réfléchi m’interdit au contraire de surseoir lorsqu’il s’agit d’offrir un témoignage à l’amitié qui nous unit. Amitié du milieu de la vie, et qui en porte à tel point le caractère que sans doute ainsi que moi vous ne regrettez pas que tardive fut notre rencontre ; — amitié que mûrit chaque jour notre croissant accord sur les problèmes de fond de l’existence. N’ayant aujourd’hui rien de mieux à donner, prenez ce don pour ce qu’il vaut. Aussi bien, puisqu’il est de l’essence de notre amitié de regarder ensemble vers le travail du lendemain, convient-il que ce soit vous qui présidiez à cette liquidation ; — d’autant que comme moi vous vous ralliez à la remarque de Proust, à savoir que pour l’intelligence d’une œuvre rien ne vaut « la perception exacte d’une nuance juste, si légère semble-t-elleI ». Légères, les nuances que j’ai cherché à poursuivre ici le sont assurément ; justes ? je l’ignorerai toujours.

Vous trouverez cette fois des approximations dont la plupart visent non plus les auteurs — à quoi seule l’étude oserait prétendre —, mais les livres : toutefois n’est-il pas vrai que — dès qu’ils méritent qu’on en écrive — les livres eux aussi ont leur identité. Et sans doute ils ressemblent à leurs auteurs : les ouvrages où ne se laisse pas déceler une ressemblance de cet ordre, passée la première avidité de la jeunesse qu’ils ont tôt fait de nous tomber des mains. Mais le livre isolé n’est qu’une des toiles dans cette galerie de portraits qu’à travers son œuvre chaque écrivain qui compte trace tout inconsciemment de lui-même ; et ce livre isolé, je n’ai pas essayé de le situer dans une série (tâche qui, lorsqu’elle est vraiment conduite à terme, suppose une maîtrise de sa propre émotion que je ne possède point ; qui en revanche, lorsqu’elle a seulement l’air de l’être, implique une bonne santé, une robustesse dans le superficiel que je me borne à admirer du dehors) : plutôt ai-je cherché à le respirer, à vivre avec lui, à en exprimer — et plus encore par ma manière d’en parler que par les choses mêmes que j’en dis — cette qualité unique qui se dérobe hélas si adroitement dès qu’on tente de la fixer par des mots. Pour tels des écrivains dont le nom figure ici, vous verrez que je me suis arrêté devant plusieurs des portraits auxquels je viens de faire allusion : à la faveur de ces contre-épreuves y a-t-il place pour quelques recoupements qui peut-être alors me feraient remonter dans l’estime de l’un de ces chefs dont votre sagesse souhaite la suprématie ? Ai-je au contraire abusé de ce droit à la démonstration duquel Baudelaire disait que tout le monde est intéressé : le droit de se contredire ? Je vous laisse le soin d’en juger, et tout jugement me sera bon qui ne vous induira point à douter de la profondeur et de la fidélité de mon attachement.

 

C. D. B.

Avertissement §

Ces notes — qui presque toutes ont paru dans une revue ou dans un journal, et dont les dimensions étaient commandées par les circonstances —, je les présente cette fois encore dans l’ordre où elles furent écrites, me bornant à mettre ensemble celles qui ont trait au même auteur. J’aime tant la chronologie que quand on ne me la fournit pas j’essaie toujours de remonter jusqu’à elle ; à ceux qui partageraient mon goût je trouve plus simple d’épargner cette peine.

 

C. D. B.

En lisant Le rouge et le noirII §

Chez Stendhal, et en particulier dans Le Rouge et le Noir, chaque membre de phrase surgit comme un visage nouveau qui se tourne vers nous et que nous apercevons instantanément de face et en pleine lumière : la vision est si directe que le visage semble à nu, désarmé, et que nous lui attribuons la rougeur, le frisson de pudeur surprise, qui en réalité nous a envahis, nous. C’est ce qui explique que dans une phrase de Stendhal les membres de la phrase ne sont jamais les modulations d’un même air, les nuances d’une même tonalité fondamentale ; c’est une succession de visages qui se présentent, puis se détournent. Les membres de phrases ne s’additionnent pas, ne se commandent pas d’une manière rigoureuse et apparente ; chacun d’eux est un coup de feu tiré par un tireur individuel, et c’est seulement parce que tous les tireurs tirent sur la ligne du combat que le lecteur perçoit un crépitement ininterrompu. La grande phrase psychologique de Le Rouge et le Noir a une densité discontinue à la surface ; les agents de liaison sont tout à fait en profondeur, au centre même de l’esprit de Stendhal, de cet esprit qui supprime les idées intermédiaires et se moque de la logique quand celle-ci n’est que du discours.

Le style de Stendhal, c’est l’action d’un cheval de race : ses écarts sont les écarts d’un pur sang ombrageux.

A propos de la parole de Julien Sorel : On meurt comme on peut1. Certains mots de Stendhal évoquent irrésistiblement ces noms de batailles napoléoniennes qu’il aimait tant : Eylau, Wagram ; on songe à des couchers de soleil sur des champs de bataille. De tels mots sillonnent la vie morale et y retentissent comme les noms de batailles sillonnent l’histoire.

La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l’occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua ; toutes ses idées changèrent2. Le toutes ses idées changèrent est l’exact équivalent intellectuel du sang qui monte sous la peau ; ce qu’il y a de court, de brusque, de comme arrêté par un mur dans la phrase, ne fait que rendre plus sensible ce rétrécissement du champ de vision jusqu’à un point, cette opacité qu’engendre le désir.

L’esprit de Stendhal m’apparaît souvent comme un vaste champ de manœuvre où les idées se succéderaient telles des bataillons appelés par le général en chef des points les plus opposés du terrain : chaque bataillon massé se porte à son tour sur la ligne et fait face à l’objectif. Parce qu’il ne se sert jamais d’une unité inférieure au bataillon, son esprit garde toujours une densité merveilleuse ; le saut d’une idée à une autre est motivé par de si riches accumulations intérieures.

Julien atteignit un tel degré de perfection dans ce genre d’éloquence, qui a remplacé la rapidité d’action de l’Empire, qu’il finit par s’ennuyer lui-même par le son de ses paroles3.

Cette phrase si large est gonflée par le lyrisme qui la porte comme une voile par le vent qui s’y engouffre. Combien il est caractéristique que Stendhal en ait rompu l’harmonie au sens conventionnel du mot pour introduire ce membre de phrase : qui a remplacé la rapidité d’action de l’Empire. Nous voyons l’idée qui traverse instantanément l’esprit, qui naît de l’idée précédente et la complique en la transportant sur un autre plan, et que Stendhal ne pourrait pas sacrifier même s’il le voulait. La beauté si complexe de son style psychologique vient de là : il arrive souvent que dans un seul passage tous ses nerfs répondent à la même pression et vibrent l’un après l’autre ; et cette succession acquiert le charme d’une simultanéité en ces longues phrases qui ne déposent dans la mémoire le souvenir de la brièveté que parce que chacun de leurs moments porte la marque d’un tel accent. Stendhal est le seul qui puisse sans danger nous dire tout ce qui lui vient à l’esprit parce qu’il est le seul chez qui tout ce qui vient à l’esprit y arrive à l’état de chose déjà évoluée : la qualité de civilisation de sa pensée tient à la multiplicité des plans intérieurs, à l’épaisseur du terrain.

Les ressources du génie de Stendhal sont telles qu’il peut multiplier indéfiniment les scènes entre Julien et Mathilde sans que nous ayons jamais l’impression non seulement d’une redite, mais même d’une monotonie. Chaque scène a une présence si impérieuse qu’il semble toujours qu’elle soit la première. Lorsque certains romanciers mettent deux protagonistes l’un en face de l’autre, on devine que ce contact est le résultat d’intentions à très longue portée, que la rencontre doit se produire juste à ce moment-là et que peut-être elle ne se reproduira plus dans tout le cours du roman : la scène relève d’un art sévèrement architectural, elle est une des clefs de voûte d’un monument littéraire accompli. Rien de semblable chez Stendhal. Il prend plaisir à confronter sans cesse ses héros comme on rapproche deux silex pour voir quelles étincelles en jailliront. Il y a chez Stendhal un abandon, une improvisation, une invention perpétuels. Si la plupart des lecteurs sentent moins cet abandon dans Le Rouge et le Noir que dans La Chartreuse de Parme, c’est qu’ils transportent au livre même la tension de son héros. Même si Stendhal a une idée, une ligne qu’il s’est tracée d’avance pour le caractère de ses personnages ou la portée générale de son roman, son génie qui éclate de toutes parts brise sa propre cosse et rompt sur mille points toutes les digues qu’il aurait voulu s’imposer. C’est ainsi que le caractère de Julien déborde à tout instant non seulement l’idée qu’on s’en fait, mais l’idée que Stendhal lui-même voudrait s’en faire et voudrait qu’on s’en fît. Les romans de Stendhal ne sont nullement, quoiqu’on en pense, des livres dominés : ce qui fait naître cette impression, c’est son don exceptionnel du raccourci. L’emploi du raccourci en art éveille involontairement dans notre esprit l’idée d’un génie qui se domine : ce n’est pas toujours vrai, et Stendhal est le meilleur exemple du contraire.

Il y a dans Le Rouge et le Noir une scène où se trouve dépeint d’une manière prodigieuse l’état de somnambulisme dans lequel nous plongent certains accès d’enthousiasme intérieur. C’est la scène où Mathilde vient par deux fois déranger Julien dans la bibliothèque. Comme il est bien vu que seul un bruit matériel soit capable de tirer Julien de cet état !

Julien avait approché l’échelle ; il avait cherché le volume, il le lui avait remis sans encore pouvoir songer à elle. En remportant l’échelle, dans sa précipitation, il donna un coup de coude dans une des glaces de la bibliothèque ; les éclats, en tombant sur le parquet, le réveillèrent enfin4.

Dans les grandes scènes de Stendhal, dont la trame est tout entière psychologique et morale, l’introduction, la mention d’un objet matériel surprend notre esprit avec l’étrangeté toujours un peu brusque de l’horloge qui sonne l’heure ; si on compare Le Rouge et le Noir à une horloge sur laquelle les aiguilles de l’analyse se meuvent sans interruption, les objets matériels, les éclats de cette glace, sont les points de sonnerie, les points où le temps psychologique se signale, s’annonce lui-même.

Répondez-moi, du moins, dit enfin Mathilde du ton de voix le plus suppliant, mais sans oser regarder Julien. Vous savez bien que j’ai de l’orgueil5.

Cette phrase a tout le prestige du coup d’archet initial ; il semble que la voix de Mathilde tremble avant même qu’elle ait parlé : notre sensibilité suspendue tremble, elle aussi, dans l’attente, et sitôt que le premier son s’élève, la phrase atteint à un degré d’émotion contenue et folle tout à la fois qui est presque intolérable.

Un morne silence fut toute la réponse de Julien. De quel droit, pensait-il, me demande-t-elle une indiscrétion indigne d’un honnête homme6.

Les nerfs si frémissants de Julien trouvent enfin leur atmosphère dans une intrigue avec Mlle de La Mole, avec cette Mathilde de qui la hauteur romanesque fait que chacune de leurs rencontres ressemble à une passe d’armes. Les sentiments qui chez les gens du monde se sont desséchés en se codifiant, quand Julien les découvre, il les ressent avec toute la fraîcheur de sa noblesse naturelle. Ce soi-disant parvenu est un roi dépossédé qui rentre dans son royaume et le rajeunit par son activité.

Dans les grandes scènes stendhaliennes, à certains moments où les personnages sont pour ainsi dire prostrés sous l’afflux de leur émotion, il y a des répliques, ou des notations succédant à une réplique, qui se composent sourdement en nous comme des tableaux de maîtres. La vision se formait depuis plusieurs lignes déjà sous la phrase, mais elle ne devient précise, d’une précision aiguë et subite, que lorsque le nom du peintre nous monte aux lèvres.

Quelle garantie, quel dieu me répondra que la position que vous semblez, disposée à me rendre en cet instant vivra plus de deux jours ?

— L’excès de mon amour et de mon malheur si vous ne m’aimez plus, lui dit-elle en lui prenant les mains et se tournant vers lui7

La phrase : l’excès de mon amour et de mon malheur si vous ne m’aimez plus est un incomparable Corrège : c’est la pâmoison d’Antiope.

Le mouvement violent quelle venait de faire avait un peu déplacé sa pèlerine ; Julien apercevait ses épaules charmantes. Ses cheveux un peu dérangés lui rappelèrent un souvenir délicieux8

Cette phrase-ci évoque certaines figures de Boucher.

Ah ! se disait-il en écoutant le son des vaines paroles que prononçait sa bouche, comme il eût fait un bruit étranger ; si je pouvais couvrir de baisers ces joues si pâles, et que tu ne le sentisses pas !9.

Sous cette phrase serpente une musique analogue à celle des plus beaux morceaux de Mozart. Ce sont « les jeux d’une imagination tendre en délire » ainsi que l’écrit Stendhal lui-même de La Flûte Enchantée10.

Il semble que la grande émotion chez Stendhal fasse glisser l’imagination vers la peinture ou vers la musique. Peut-être faut-il voir ici la récompense de l’amour si désintéressé que Stendhal leur avait voué : parce qu’il a aimé « jouir des produits de ces arts et non les pratiquer gauchement11 », les impressions qu’il en a reçues, libres et comme désincarnées, volatiles et alertes, sont descendues en lui à une telle profondeur que dans les moments où tout son être est ébranlé, elles remontent à la surface sous la forme exquise et sublimée de Corrèges et de Mozarts littéraires.

En lisant Le Rouge et le Noir, j’ai eu fréquemment la vision de me trouver devant une glace de devanture derrière laquelle, de temps à autre, un personnage apparaissait, les lèvres appuyées contre la vitre et une buée montant tout à l’entour, puis le personnage disparaissait, un temps s’écoulait et un autre personnage apparaissait dans la même attitude, et l’on sentait obscurément que tout le pathétique venait de ce que ces deux personnages passaient exactement au même point mais que jamais ils ne pourraient y passer ensemble. Ils l’ignorent, mais pour nous c’est comme s’ils le savaient. Ils l’ignorent, parce qu’une des particularités des héros de Stendhal, c’est que dans les minutes, non seulement où ils vivent le plus, mais aussi où ils aiment le plus, il y a en eux une telle suffocation par la poussée intérieure qu’il leur est impossible de penser à quoi que ce soit d’autre qu’à eux-mêmes. En un certain sens, ils ne voient plus l’être qu’ils adorent dans le moment même où ils l’adorent le plus ; ils semblent ne pas pouvoir se représenter ce que l’autre éprouve. De là dans Le Rouge et le Noir ces merveilleux leitmotive, ces passages où Stendhal dit : Mathilde était alors dans l’état où Julien se trouvait quelques jours auparavant, et réciproquement. La profondeur des personnages stendhaliens est de telle sorte que l’amour, même à ses heures de complet désintéressement, ne peut que creuser et comme souligner d’une ombre la solitude de l’âme.

Gerard d’HouvilleIII §

Ni la grâce, plus belle encor que la beauté…IV

 

vers qui par sa seule cadence insinue déjà ce qu’il exprime : de temps à autre surgit dans notre littérature un de ces écrivains auxquels on ne peut songer sans qu’il revienne à la mémoire. Veut-on les définir ? le mot de beauté, si on le leur applique, prend aussitôt des contours trop arrêtés : subitement s’y accusent le grain de la matière, le ciseau du sculpteur. Leur ligne — car ils en ont une, non moins décidée pour paraître si fugace — garde la flexibilité d’un geste tout personnel : ils n’écrivent rien qui n’ait l’air de leur échapper ; ne parleraient-ils jamais d’eux-mêmes qu’involontairement ils en parlent toujours, car la moindre de leurs phrases les peint tout entiers. Parmi eux, La Fontaine qui a tracé leur devise figure lui-même au premier rang : non loin, André Chénier murmure les plaintes de sa tendresse ; ces accents inimitables qui nous transpercent, ce sont ceux du Musset des Caprices de Marianne et de Fantasio, mystérieux oiseau dont le chant ne suspend point le vol. Qui nommer aujourd’hui sinon Gérard d’Houville ? A l’œuvre de qui conviendrait mieux ce qu’elle dit de l’héroïne d’Esclave : « … Grâce, au joli nom qui lui seyait si bien ! car, plus séductrice encore que belle, elle était la grâce elle-même et jamais nom ne fut mieux porté, avec plus de charme, d’indolence et d’attrayante langueurV ».

Ceux qui avaient vingt ans en 1903 ne doivent pas avoir oublié l’impatience avec laquelle ils guettèrent l’apparition de certains numéros de la Revue de Paris. Pour ma part, je me souviens comme d’hier de l’éblouissement qu’apporta dans la chambrée d’une caserne de province cette première lecture de L’InconstanteVI ; nous formions à l’ancien peloton des dispensés un petit groupe de liseurs, et l’on n’aurait pu attribuer la vivacité de notre impression à quelque jeûne prolongé. Il semblait que fût tombée la taie qui s’interposait entre nos yeux et les objets : avec une netteté éclatante la vision de Gérard d’Houville nous les restituait dans leur première, leur divine fraîcheur : sur aucun d’eux le plus léger vestige de cette poussière qu’aux jours de fatigue ou de hâte les meilleurs écrivains laissent parfois traîner çà et là et dont nos regards la plupart du temps sont embus. Le regard de Gérard d’Houville se pose sur toutes choses avec la sûreté et le caprice d’un de ces papillons qu’à l’exposition de la rue de Sèze, Gillette s’imaginait ressuscités soudain, délivrés de leur cage de verre ; tout en cet art rappelle le papillon : la précision, la pureté hardie du dessin dans des dimensions réduites, et ce tragique sans dehors, immobile, qui se fixe sur certaines scènes comme sur les ailes les « signes mystérieux ». Ce premier livre ne possédait aucun des caractères d’un premier livre : il n’hésitait pas ; par ailleurs trop accompli pour qu’on y pût chercher des promesses, le coup d’essai était vraiment un coup de maître.

Depuis, j’ai relu bien souvent L’Inconstante, mais avant d’en écrire aujourd’hui j’ai tenu à la relire encore une fois, et si cette dernière expérience a confirmé, fortifié même mes impressions antérieures, je dois avouer qu’elle a accru mon embarras. L’Inconstante est un livre parfait, mais de la perfection la plus déconcertante de toutes : cette lisse perfection de certains chefs-d’œuvre mineurs — d’une figure de vase grec ou d’une épigramme de l’Anthologie — qui n’offre rien à la prise et qui plus sûrement peut-être nous élude que celle des grands chefs-d’œuvre lesquels pour nous instruire ou plutôt pour nous leurrer nous proposent du moins l’appât de cette grandeur elle-même. Oui, c’est bien de cet art grec mineur que L’Inconstante se rapproche le plus. Tout y est choix et tout y paraît abandon. Dans cette prose qui semble avoir sournoisement passé à travers je ne sais quel filtre invisible, les images, les sensations se suivent avec tranquillité, telles ces vertes tiges de pivoines qui « s’entrelaçaient dans l’eau du vase de cristal comme de longues jambes de nymphesVII ». Le livre stimule à la lecture et ne trouble qu’à la réflexion. Lorsqu’il parut, nous possédions déjà Le Cœur Innombrable et L’Ombre des JoursVIII : où trouver des images plus vives, plus justes, plus « sorties » que chez Mme de Noailles ? Mais dès ces deux premiers recueils la sensation manifestait une force de propulsion si tyrannique, si contagieuse, que nous oubliions dans l’émoi de la sensation elle-même l’image qui pourtant lui servait de héraut, — perdus et entraînés à la fois dans ce trouble bondissant auquel le génie de Mme de Noailles allait conférer de plus en plus une exceptionnelle valeur esthétique. Dans L’Inconstante, au contraire, si l’image ne fait pas saillie elle ne se laisse jamais déposséder : une limpide indifférence, telle est la valeur esthétique qui semble ici présider, — cette indifférence fondamentale de qui a soumis les choses à une stricte mesure, n’a retenu que les deux essentielles : la vie et la mort, et sait quel en est pour lui le prix dernier. Ecoutez les voix qu’entend Valentin dans le Campo Santo de Pise après avoir reçu la lettre où Gillette lui avoue à la fois son infidélité et son amour. « Hâte-toi d’aimer et de vivre… » semblait dire en mourant la petite rose prête à se flétrir.

« Vis !… » traçait en arabesques vertes sur les dalles chaudes, la queue remuante du petit lézard.

« Tout s’efface !… », disaient les fresques.

« Vis ! vis ! sans tarder d’un jour ! éloigne le tourment inutile ; rien ne t’appartient vraiment. Est-ce que cette femme était à toi seul ? Ta vie est-elle à toi ? Méprises-tu ce cloître, et ce préau et ces fresques écaillées, de ce que tes yeux ne les ont pas seuls possédés ? Pourtant, en cette minute, ce lieu n’est beau que pour toi. De même, lorsque tu serres ta maîtresse contre ton sein, alors elle t’appartient uniquement pour une minute périssable. Qu’importe ! Tout ce qui doit vous fuir est plus cher. Nous seules, les pierres séculaires, nous durerons plus que vous. Nous sommes là pour t’écraser, pour peser sur ton corps et sur le corps que tu désires, nous sommes là pour imprimer une dernière fois votre forme éphémère, votre suprême trace humaine, dans la terre profonde et noire ! IX »

La terre profonde et noire, — telle est l’inéluctable image qui accompagne la mort dans tous les livres de Gérard d’Houville : comme les personnages de L’Inconstante, la Marinette d’aujourd’hui sait elle aussi « la force puissante de la terre qui plus tard possédera son corps ainsi que nul amant ne la possédera jamaisX ». De cette terre cependant le rosier jaillit, s’élance : tout ce qui vit, semble murmurer aux humains le même pressant et insidieux appel.

C’est par là que l’Inconstante rejoint le sentiment grec et atteint dans la dernière scène à ce tragique si pur et si serein : tout le nécessaire y est dit, mais nulle parole n’est prononcée pour amplifier l’événement, de ces vaines paroles qui, dans les circonstances dramatiques, ont surtout comme objet de nous renvoyer le son de notre voix. Autant peut-être que par leur amour, Valentin et Gillette à cet instant sont unis par la sensation de leur petitesse éphémère : le bruissement d’ailes du grand oiseau nocturne les a effleurés au passage ; autour d’eux cependant tout semble revêtu d’un plus vif éclat : hâtivement, ils reprennent leur place dans la ronde ininterrompue des mondes.

Ils s’étreignirent longuement. Elle se leva et l’entraîna dans le cloître : le soir d’été tombait tiède et doux ; les roses embaumaient l’air calme, et le crépuscule s’assombrissait sous les blancs arceaux. Valentin songea au Campo Santo ; il revit le préau, le lézard vert, le rosier. Dans l’instant fugitif, il comprit fortement qu’il voulait vivre et garder son amour jusqu’à l’inévitable mort.

— Nous aussi, nous mourrons, dit Gillette, comme si elle avait lu la pensée de son amant.

— Tu es à moi, dit-il, jure-le, pour toute la vie !

Et sa main pressa passionnément la main de la jeune femme.

— Sens, dit-elle, comme il fait bonXI !

Le lecteur m’excusera si je n’ai su résister au sortilège de très chers souvenirs. Dans l’œuvre de Gérard d’Houville, L’Inconstante reste un peu pour moi ce qu’était à l’origine pour Marinette l’image de l’Enchanteur Merlin. Je ne puis l’oublier, même en faveur d’Esclave, ce livre complètement réussi dont une des séductions réside dans le contraste entre l’agilité du récit et la moite atmosphère que ce récit, sans jamais s’alanguir, fait tout le temps lever autour de lui. C’est à partir du Temps d’aimerXII qu’il survient dans l’œuvre de Gérard d’Houville comme un changement de direction, dont il est indispensable de dire quelques mots avant d’aborder Tant pis pour toi.

Qui n’a eu la vue comblée par ces bouquets où la réunion dans un vase de deux ou trois roses fermes, concentrées, ne semble que mieux faire valoir l’isolement de chacune d’elles ? Telles les images et les sensations dans les deux premiers livres de Gérard d’Houville. Elles s’épanouissent, au contraire, dans les livres suivants, elles se multiplient, et de plus en plus le penchant de l’auteur l’incline à effeuiller les pétales un à un. Que l’on m’entende : je constate, je ne reproche point ni surtout ne prétends à ériger en loi des prédilections personnelles. Il est certain que dans Le Temps d’Aimer en particulier — à mon gré le moins bien venu de ces livres — l’abandon semble fréquemment soustrait à la domination première du choix : c’est qu’au lieu d’être posé sur l’œuvre comme une grâce de plus, cet abandon se retrouve jusque dans la source d’inspiration elle-même : le nonchaloir est devenu complaisance. Il semble qu’il n’y ait pas de péril plus mortel pour un écrivain, et, en effet, il l’est presque toujours, mais justement Gérard d’Houville bénéficie de cette immunité qui fut le partage de celui à l’attrait irrésistible duquel elle céda, je veux dire Alfred de Musset. Au point qui nous occupe, c’est lui qui l’emporte définitivement, et si Gérard d’Houville a suivi de plus en plus cette pente nouvelle, c’est qu’elle a dû sentir qu’elle possédait en elle-même des sauvegardes analogues. Sans la moindre trace de pastiche, tout aujourd’hui l’apparente à Musset, mais rien plus que ces libertés qui, chez tous deux, nous ravissent et qui, chez d’autres, n’engendreraient que froide acrobatie et la plus monotone fadeur. Ils ont tant d’esprit qu’ils n’ont que rarement trop de sentimentalité. Qui d’autre aurait pu tenir jusqu’au bout l’exquise gageure de Le SéducteurXIII ? Qui d’autre surtout aurait pu écrire Jeune filleXIV, — ce livre où la surprenante, la magique justesse du ton empêche presque d’abord de faire attention à rien d’autre ; où il semble que l’on soit merveilleusement introduit dans la volière même de la jeunesse, que l’on assiste, pour la première fois peut-être dans le roman français, à cet inimitable gazouillis qui rend si tendre le souvenir que l’on garde de la Natacha et de la Sonia de Guerre et Paix ? On reprend le livre et on a presque honte de n’avoir pas goûté assez vite ce pathétique masqué, cette cruauté sans amertume. C’est ainsi que souvent chez Musset la profondeur ne nous apparaît que dans l’arrière-pensée de la lecture. Peintres incomparables de la jeune fille, Gérard d’Houville et lui ne nous la présentent, pour ainsi dire, qu’avec des attributs floraux, mais chez toutes il cuor nel petto è come pesca intatta12.

La Marinette de Tant pis pour toi, nous est-il dit, « savait joindre hardiment le réel à l’allégorique13 ». En quoi elle tient de sa mère, dont le dernier ouvrage se caractérise avant tout par la hardiesse de cette jonction. Certains — parmi ces lourdauds qui, lorsqu’il s’agit de la fantaisie, sont prédestinés à ne pouvoir suivre le train — ont désapprouvé le principe de l’alliance ; ceux, au contraire, qui avaient lu, j’allais écrire qui avaient bu d’un trait ces premiers livres de Gérard d’Houville, au clair pétillement, et qui distillent une ivresse si lucide, lui faisaient tout crédit dans le domaine de l’imagination pure ; dois-je avouer cependant qu’il leur a paru que la partie imaginaire languissait un peu et semblait avoir moins diverti l’auteur que l’on aurait pu s’y attendre et que peut-être l’auteur ne s’y était lui-même attendu : alors, mais alors seulement, sous l’influence des cent pages du début où la peinture du réel est de la plus preste, de la plus rare qualité, ont-ils été tentés de regretter cette incursion au royaume de Merlin. Ils auraient tort : ils ne sauraient d’abord prétendre à y trouver plus d’agréments que n’en trouva Marinette elle-même, et ne voient-ils pas l’intérêt qu’en retire le retour à la réalité ? Une observation de la vie aussi juste et aussi légère n’appartient qu’à qui la regarde avec un certain détachement, à qui ne regarde pas qu’elle, — et c’est par là que Tant pis pour toi nous introduit fort avant dans le secret du charme de Gérard d’Houville.

Tout grand écrivain a une vision qui lui est individuelle : il écrit à partir d’un certain point fort reculé, mais que l’on devine demeurer chez lui toujours sensiblement le même. Déterminer ce point de départ, ce serait saisir, par-dessous les moyens d’expression, l’organe même qui leur donne naissance. Il y a là pour la critique une ligne limite — sa ligne d’horizon — jusqu’où elle ne saurait se flatter d’atteindre ; car nul ne coïncide tout à fait avec un autre angle optique que le sien propre. Ces écrivains cependant dont la fantaisie désespère le plus l’analyse sont ceux justement qui varient le moins dans leur départ ; placés, semble-t-il, une fois pour toutes, de par la grâce d’un naturel heureux, en ce point d’intersection idéal d’où procèdent l’imaginaire et le réel, ils ont vue sur les deux versants, et ils l’ont simultanée ; ils voient toujours double, en ce sens que chaque phénomène leur apparaît sous ses deux faces. Les arcs-en-ciel vaporeux d’un Musset, le plaintif et déchirant stradivarius de Henri Heine, cette trame aérienne, mais déjà touchée par la Parque, dont s’enveloppe Nerval, peut-être les devons-nous en partie à ce qu’en ce point d’où ils écrivent nul dédoublement ne s’est encore produit. « Imagination et réalité, seriez-vous du même essor, les deux ailes14 ? » Oui, pour Gérard d’Houville, et c’est elle que l’on se représente aujourd’hui le plus volontiers tapie au pied de ces passants ombreux, tels les enfants qui, de leur vif éclat, animent le premier plan des grandes toiles de Véronèse.

Si les écrivains que nous venons de nommer n’ont à aucun degré le pédantisme de la réalité, ils n’en possèdent pas moins la connaissance la plus sûre. C’est que, du poste qu’ils occupent ayant cette réalité tout entière sous les yeux, et n’ayant pas qu’elle, ils aperçoivent les objets dans leurs proportions véritables, et ils échappent à cet hypnotisme qu’engendre parfois une contemplation trop prolongée. Les détails ne leur en imposent point, et bien moins encore ces rapports arbitraires que, pour sa sécurité, l’homme a soin d’établir entre les choses par nature le plus divergentes. Esprits éminemment désencombrés, libres de toutes bandelettes, et qui vont d’emblée à l’essentiel dans un plein jour aveuglant pour l’adversaire. Marinette n’a nul goût pour la dispute, mais qu’on l’y pousse, le beau carnage, le savoureux butin ! Lisez à cet égard les propos qu’échangent Remy et Marinette lors de l’épisode de la tante Eustachie, et dites si la sagesse, la propreté, l’honneur même dans la manière de penser et de sentir ne sont pas du côté de la petite femme instinctive. La réalité dans L’Inconstante, dans Esclave, dans Tant pis pour toi, est traitée comme cette « fine toile tendue » que la pie de chez Merlin perfore « d’une multitude de coups de becXV » : rapide, agile, l’auteur pique la toile en une quantité de points et passe ; c’est le lecteur qui se penche sur les jours ainsi ouverts. Par là, Gérard d’Houville participe de la plus rare prérogative peut-être de l’esprit français, je veux dire de ce privilège qu’ont eu de tous temps certains de nos écrivains, de n’être jamais plus profonds que lorsqu’ils restent à la surface. La profondeur à la surface, songez, pour ne citer que des morts, à Montaigne et à Retz, à Saint-Evremond et à Rivarol, à Sainte-Beuve et à Barbey d’Aurevilly. Objet de l’éternel regret d’un Nietzsche, c’est elle qui rend compte avant tout de l’admiration qu’il n’était jamais las de proclamer pour notre littérature.

Paul de Musset, à la fin de la biographie de son frère, nous a transmis un texte précieux sur la fantaisie qu’il est bon de rappeler ici. Parlant de ses imitateurs, Musset disait : « Ils ne savent pas, les imprudents, tout ce qu’il faut de bon sens pour oser n’avoir pas le sens commun. Mais le bon sens, le tact, l’esprit et l’imagination ne servent de rien, si l’on n’a pas surtout et avant tout beaucoup de cœur. La fantaisie est l’épreuve la plus périlleuse du talent ; les plus habiles s’y fourvoient comme des écoliers, parce que leur tête est seule de la partie. Ceux qui sentent juste et vivement peuvent se livrer au dangereux plaisir de laisser leur pensée courir au hasard, sûrs que le cœur est là qui la suit pas à pas. Mais les gens qui manquent de cœur se noient infailliblement s’ils ont une fantaisie ; une fois lancés à l’aventure, ils ne peuvent plus se rattacher à rien, parce qu’ils n’ont pas de point fixe dans l’âmeXVI ». Chez Gérard d’Houville ce point fixe existe, mais dans l’imagination elle-même. L’auteur ne dit-il pas expressément dans le premier épilogue que l’enchanteur Merlin lui paraît « représenter le rôle de l’imagination dans la vie des femmesXVII ». Lorsque Remy abandonne Marinette, voici l’aveu que celle-ci fait à son renard, son unique confident : « Ecoute-moi. Je ne suis pas une de ces créatures inconstantes, qui, ayant découvert dans l’homme qui les déçoit un être nouveau, un mâle inconnu, s’obstinent à l’aimer malgré tout, et deviennent ainsi infidèles à leur premier amour et à leur idéal sentimental. Puisque Remy un n’est pas Remy deux, je me sentirais déloyale envers le premier si je m’acharnais à le retrouver dans le second. Mieux vaut chercher ailleurs le reflet de cette image de la passion, toujours la même, que je porte invariablement en moi. Mieux vaut changer d’amant que de changer d’amour… C’est au moins un vers de Corneille. Oui, Adolphe, vous m’approuvez et jugez cela plus honnête. Alors, allons à l’aventure et que le destin décideXVIII ». Ne vous laissez pas tromper par la grâce narquoise du tour : ce passage correspond à un sentiment fort profond. Ecoutez plutôt Marinette expliquant à Merlin lui-même ce qu’elle attendait de lui : « J’espérais que tu contenterais mon cœur, ma curiosité, mes songes ; que tu saurais consoler cette peine qui pleure toujours au fond de ma joie comme un jet d’eau dans les fleurs ; que tu m’expliquerais ce que les amants ne savent pas dire ; que tu me chérirais d’ardeur chevaleresque ; que je serais ta « gentille dame » et non cette bête familière que l’on caresse sans la comprendre en pensant quelquefois : « Comme ses yeux sont doux ! Peut-être a-t-elle une âme…XIX » Relisez maintenant dans Les Forces Eternelles de Mme de Noailles les Poèmes de l’amour, puis dans Les Vrilles de la Vigne de Colette l’extraordinaire morceau intitulé : Jour Gris, et à travers mille différences vous retrouverez chez les trois grands écrivains féminins qui illustrent aujourd’hui les lettres françaises une identité de sentiment fondamentale. Si contradictoire que cela puisse paraître, le seul point fixe en certaines âmes de femmes, c’est la nostalgie, le mal de ce pays qu’un rêve de jeune fille a vu éclore un jour, tel un verger en fleurs, où elle a évoqué, projeté le double et indiscernable visage de l’Amour et de l’Avenir et vers lequel, comme vers un passé encore proche par ses mirages mais à jamais interdit, les femmes lancent plus tard de sourds appels qui, de l’homme, demeurent toujours inentendus ou incompris.

L’homme a plus d’un désir en son âme morose

Et partage ses vœux ;

Mais vous pensez toujours, vous, à la même chose.

Du fond de vos cheveux15.

À l’aventure même, ce qu’elles demandent, c’est la clé du jardin inaccessible ; mais rien ne saurait les y faire rentrer, ni Merlin, ni le rossignol. « Les trois premières notes de ce chant, si hautes, si perçantes, si pures, vont peut-être déchirer en Marinette le voile qui lui dérobe sa vie passée ? Mais non. Et, en les écoutant, elle souffre encore de ce je ne sais quoi d’inconsolé qui, goutte à goutte, pleure au plus profond des femmes, qu’elles souffrent de leurs douleurs, ou qu’elles les aient oubliées, ou qu’elles les pressentent, futures, ou bien qu’elles se croient même heureuses16 ».

Ce besoin de solitude que les femmes ressentent jusqu’au sein d’un amour comblé, c’est la fidélité farouche qu’elles gardent à leurs imaginations premières. Combien pourraient redire à celui-là même qu’elles aiment entre tous la parole de Colette : « Je regrette aujourd’hui quelqu’un qui me posséda avant tous, avant toi, avant que je fusse une femme17 ».

En regard de cette manière de sentir si intimement féminine, il serait intéressant de montrer les points par où en différent les réactions d’un homme supérieur. Mais ce n’en est pas ici le lieu, car Remy ne saurait vraiment nous en fournir le prétexte. Remy représente une de ces peintures accomplies de l’homme médiocre dans lesquelles les femmes ont toujours excellé : elles atteignent souvent, lorsqu’il s’agit d’un caractère masculin, à une objectivité de surface d’autant plus parfaite que craignant d’être prises au dépourvu, elles se dérobent devant le traitement des « dessous » ; elles évitent ainsi ces allées et venues du centre à la périphérie et vice versa, qui, alourdissant parfois la matière des plus beaux livres, ne leur en impriment pas moins leur trempe définitive. Voyez Marinette : l’auteur met une certaine coquetterie à ne nous la présenter que comme un tout petit personnage, mais tandis que Remy ne relève que d’une acuité à vrai dire incroyable d’observation, Marinette a derrière elle toutes les ressources, toutes les réserves de la sensibilité de Gérard d’Houville. Le talent, le génie même chez les femmes sont unis d’un lien si indissoluble à leur personnalité de femmes — à la fois dans ce que celle-ci a de plus individuel et dans ce qu’elle a de plus atavique — que leurs héroïnes l’emportent toujours sur leurs héros en beauté, en profondeur et en signification : seule, jusqu’ici George Eliot échappe à cette loi.

N’importe : ne soyons pas trop dur pour Remy ; hors soi-même — et un La Rochefoucauld ne manquerait pas de voir là aussi un détour de l’amour-propre — sait-on jamais si quelqu’un est vraiment médiocre ? La rêveuse sagesse de Gérard d’Houville a vite fait de nous rabattre cette prétention, et nous ne saurions mieux terminer qu’en citant ces paroles qui, par-delà les vaines conjectures, gardent toujours leur valeur :

— Ô Remy, qui es-tu ?

— Qui es-tu, Marinette ? 

Simples questions que ni l’une ni l’autre ne pensent un seul instant à se poser. Car, tout de suite, tel Adam créant son Eve, Remy a créé une Marinette en lui-même, telle qu’il la veut, telle qu’il la lui faut, telle qu’il l’aime, selon ses goûts et ses désirs, ses ordres et ses besoins. Quant à Marinette, en quelques coups d’œil et quelques baisers elle s’est imaginée un Remy qui, tout particulier qu’il soit, garde néanmoins un suffisant air de famille avec le Remy réel : réel, j’allais dire véritable. Mais qui donc est véritable ? Qui donc est ce qu’il croit être, non seulement dans la vision d’autrui, mais encore au plus secret de soi18 ?

François Fosca critique d’art et quelques remarques sur DegasXX §

I §

22 juin 1863. — Le premier mérite d’un tableau est d’être une fête pour l’œil. Ce n’est pas à dire qu’il n’y faut pas de la raison : c’est comme les beaux vers ; … toute la raison du monde ne les empêche pas d’être mauvais, s’ils choquent l’oreille. On dit : avoir de l’oreille ; tous les yeux ne sont pas propres à goûter les délicatesses de la peinture. Beaucoup ont l’œil faux ou inerte ; ils voient littéralement les objets, mais l’exquis, nonXXI.

Telle est la dernière des notes que l’on ait retrouvée sur les calepins de Delacroix, qui mourut le 13 août suivant, — digne testament d’un grand peintre conscient de l’objet fondamental de la peinture. La finesse de la vision, — si avant toutes choses un critique d’art ne possède pas cette qualité, il est bien inutile qu’il se mêle d’écrire. Or écoutez ceci :

Rappelez-vous les longs corps nattés des muscles de Michel-Ange, leurs attaches souples ; les femmes de Titien, avec le pied petit, cambré, au bas d’une jambe qui se rétrécit, quasi sans ressauts, de la hanche à la cheville ; les poupées à l’antique de Poussin avec leurs joues rouges, leur œil un peu proéminent, sans cils, et leur profil tout droit19.

Celui qui a écrit ces lignes voit « l’exquis », on n’en saurait douter. Il a fourni le gage, et tranquilles désormais sur l’essentiel, nous sommes prêts à le suivre. Mais il existe un degré qui suppose la finesse de vision, auquel on n’atteint qu’à travers elle, qui est nettement au-delà cependant et qui ressortit à une faculté spéciale : la dégustation. En dehors des professionnels, nombreux sont les dégustateurs de vins, et ils s’en targuent peut-être un peu trop ; les dégustateurs de tableaux sont fort rares, et pour cause ; puis, tandis que le connaisseur en vins chauffe de la main le verre qui renferme le bordeaux sans prix, eux se plaisent souvent à épaissir par le silence leur profonde délectation ; mais quand ils parlent, voici ce qu’ils disent :

Qui étudiera l’interprétation de la chair par les grands peintres ? les membres lisses et polis de Raphaël, les agates veinées de pourpre et d’or de Titien, les carnations de Rubens, aux luisants dorés, la Bethsabée de Rembrandt, qui semble, comme Esther, avoir macéré pendant six mois dans les aromates, et y avoir gagné l’or doux du hareng saur ; la neige que Prud’hon broie dans du lait à la clarté de la lune, les marbres lourds, les porphyres de Courbet, les coulées d’azur et de rose de Renoir20

Qui, en effet, si ce n’est Fosca lui-même ? Ou plutôt non, l’étude est faite : elle tient toute dans la justesse nourrie de ces équivalences qu’une interprétation quelle qu’elle soit ne pourrait qu’affaiblir en les ramenant sur le plan du seul intellect. Si l’on rapproche les deux textes, on saisit sur le vif la différence des degrés ; le premier n’implique encore qu’un œil, infiniment délicat il est vrai, mais enfin il ne relève que de la vue ; — en marge du second, au contraire, on inscrirait volontiers la définition de Cicéron : « le goût, qui de tous les sens est le plus voluptueux21… » Or la finesse de la vision, native le plus souvent et que l’on ne parvient que dans une certaine mesure à acquérir, — il semble qu’elle opère avec une sorte d’instantanéité, et les positions qu’elle emporte, elle les emporte d’un seul coup ; elle multiplie ses prises, mais chacune de celles-ci vaut en soi plutôt qu’elle ne s’agrège aux autres et les influence ; le goût voluptueux, lui, consiste précisément en d’innombrables sensations visuelles qui ont déposé : elles s’amalgament avec lenteur dans un inconscient qu’il faudrait, lorsqu’il s’agit de certaines natures douées de ce don particulier, appeler l’inconscient plastique, — et ce qui remonte ensuite à la surface, ce n’est jamais une simple comparaison toujours par quelque côté arbitraire, mais le plus savoureux coulis. Prenez la phrase sur la Bethsabée de Rembrandt, ou encore celle-ci : « Deux Grecos, passionnés et riches ; dahlias d’arrière-saison que l’automne échevela22 ». Ne croyez pas que pour préparer ces mets l’auteur ait cherché loin, ait forcé son esprit : aucun trajet intellectuel n’a été parcouru : simplement à vivre les unes avec les autres dans ce bain prolongé, telles sensations ont reconnu leurs affinités et les déclarent.

Voilà la faculté par laquelle, dans la critique d’art d’aujourd’hui, François Fosca me semble à peu près sans rival, — j’entends qu’il est le seul à en user, car les dégustateurs de tableaux, je le répète, sont gens volontiers silencieux, et il serait trop triste de penser que Fosca fût l’unique détenteur de ce précieux privilège. Nous lui sommes redevables jusqu’à présent de deux livres, un Bonnard et ce Degas qui a paru il y a quelques mois à la Société des Trente. L’agrément du ton réside dans la façon dont une expérience technique que l’on devine des plus poussées et en des directions fort diverses s’allie à l’aisance, à la bonhomie confortable de l’honnête homme « qui ne se pique de rien », — mais qui a partout ses entrées et qui a su les mettre à profit. Derrière tout ce que Fosca avance on sent la solidité du praticien, mais sauf lorsqu’il décrit un procédé particulier, la gravure sur zinc ou le monotype, — et alors comme en quelques lignes d’une précision gourmande il en fait entrevoir à l’ignorant le « timbre23 » — l’influence du métier se décèle moins dans le langage à l’emploi de certains termes qu’à un resserrement général de la trame, à d’imprévus et délicieux rehauts à travers lesquels percent le scrupule et l’accent du bon ouvrier.

Degas commence cette admirable série de nus dans des intérieurs, œuvres puissantes, veloutées, âcres. Dans des cabinets de toilettes, et parmi une atmosphère tiède et embuée, luisent doucement des linges blancs sur la peluche. Une femme étire ses membres maigres, frotte son échine où saillent les vertèbres. Une autre, pareille à un fruit pesant, se hisse hors d’une baignoire qu’irise la lumière. Une autre, que l’âge a mûrie comme un bel abricot, se laisse, les mains sur les hanches, peigner comme une chatte24 ».

Pas un terme technique, mais une netteté d’expression que plus d’un écrivain pourrait envier ; — voici maintenant l’autre aspect :

Cette époque qui commence au siège de Paris, pour se terminer à l’exposition de 1889, prend maintenant du recul, et rejoint dans l’histoire ses aînées, le Second Empire de Constantin Guys, et le Louis-Philippe balzacien… Dans des intérieurs encombrés de japonaiseries, des messieurs aux cols évasés et aux cravates étroites causent du dernier succès de Meilhac ou de Dumas fils avec de belles dames aux robes à tournure dont le ventre bombe presque autant que la gorge. Elles ont de lourdes coiffures, avec des franges sur les yeux, et des rouleaux de boucles sur la nuque. Sous les volants étages on découvre un mollet rond, que gaine un bas à larges raies. L’orchestre joue du Lecoq…

Ne vous semble-t-il pas entendre, après dîner, un causeur, qui a vu et retenu, évoquer en quelques traits pour votre plus grande satisfaction toute une époque disparue ? C’est que Fosca n’a pas seulement les références les plus étendues : de mêmes que ses sensations s’amalgament, ses références recomposent pour ainsi dire : elles forment des faisceaux, et en le lisant se dessinent des parentés là où sans lui peut-être on n’aurait aperçu que des juxtapositions. Précisément parce qu’en son esprit les choses gardent toujours leurs rangs respectifs, il est hospitalier sans péril : il sait que tout ce qui n’est que d’un « temps » a cependant du prix et il en sauve au passage le charme fugitif.

Son Bonnard me paraît irréprochable ; impossible de mieux équilibrer l’appréciation et les réserves. Sur Degas il me semble qu’il y aurait un peu à ajouter. J’ai voulu d’abord indiquer la séduction et les fermes « dessous » d’une pareille critique d’art.

II §

« C’est à la réflexion, et loin d’elles, que l’on trouve des objections aux créations de Bonnard. Vous chicanez, posez des principes… mais retournez les voir, ces toiles que vous critiquez. Les reproches résistent un moment, et s’évanouissent25 ». En ce qui concerne Bonnard, je me rallierais volontiers à la conclusion de Fosca, mais lui avouerai-je que ce sentiment précisément, toute reprise de contact avec l’œuvre de Degas me le fait éprouver au plus haut point ? Je vois bien que si Fosca maintient ici ses réserves, c’est en vertu du respect même qu’il porte à son sujet : il estime que l’on ne peut confronter Degas qu’aux plus grands. Cependant, il y a là un problème qui dans ces dix dernières années, — au fur et à mesure que le hasard des ventes faisait défiler devant nous la majeure partie de l’œuvre de l’artiste, — m’a souvent préoccupé ; je ne prétends certes pas à le résoudre : je voudrais seulement, en mettant l’accent sur un des termes dont il ne me paraît pas que l’on ait assez tenu compte, proposer une explication.

Et d’abord laissons de côté la question la plus controversée de toutes, — à laquelle on aimerait à voir un esprit sûr et délié apporter tous les développements et tous les éclaircissements nécessaires, — je veux dire la question de l’importance ou de l’indifférence des sujets, de la hiérarchie ou de l’équivalence des genres. J’irai plus loin : surmontant en moi certaines résistances intimes, j’adopterai temporairement le point de vue de ceux qui pensent comme Fosca, et je me rangerai à la lumineuse formule à laquelle au cours d’une discussion de cet ordre aboutissait Jean-Louis Vaudoyer : « Michel-Ange a une émotion d’un tel volume qu’elle ne peut s’exprimer par des pêches ». J’admets donc que toutes les objections que l’on élève contre l’œuvre de Degas soient fondées en droit, et je l’admets d’autant plus volontiers que je ne sais que trop combien il est difficile sur le moment de trouver pour y répondre un argument sans réplique. Or, pour moi du moins (il demeure bien entendu qu’une expérience de cette nature est la plus subjective qui soit), ces objections tombent, — je l’ai vingt fois éprouvé, — en présence des tableaux eux-mêmes. D’ordinaire, une constatation de ce genre apporte avec elle la tranquillité qui naît de la seule certitude qu’on puisse connaître en pareille matière, la certitude que l’on continue à sentir ce que l’on avait déjà senti : que l’on ait tort ou raison de sentir ainsi est une tout autre question et reste hors de cause. Or, dans le cas qui nous occupe, la constatation ne s’accompagne pas d’une absolue tranquillité : au sein même de la certitude, un malaise persiste. D’où provient-il ?

Il provient de ceci que derrière ces objections, c’est toujours Degas lui-même qui se tient. En face de l’œuvre qu’il a accomplie, Degas se dresse en ennemi : jamais elle ne rencontrera de plus redoutable contradicteur. Lui-même il a placé la bombe destinée à la faire sauter. L’homme en effet était de telle stature qu’il méprisait, non certes ses moyens, — personne n’eut une plus fière conscience de sa valeur, — mais les résultats auxquels ces moyens le conduisaient. Et ici reconnaissons que Fosca touche un point bien profond et qui va dans le sens même des hautains dégoûts de l’artiste lorsqu’il dit : « Ce malaise que laisse Degas ne tiendrait-il pas à ce que, chez lui, les moyens dépassent la conception26 ? »

Tâche ingrate, partie perdue d’avance, que de défendre, si grande soit-elle, une œuvre contre l’homme qui lui donna naissance, surtout lorsque, comme en ce cas, l’homme est encore plus grand que l’œuvre elle-même. Il faut néanmoins l’essayer.

À l’origine de cet art, on retrouve toujours la même qualité : la vigueur. Une œuvre de Degas stimule, tonifie directement, d’une façon tout à fait indépendante du sujet ; — je dirai presque avant qu’on ait eu le temps de se rendre compte de ses détails. Quelques traits décidés qui appuient et s’épaississent un peu dans les segments essentiels de leur trajet sans que rien jamais ralentisse le mouvement ; — des volumes d’une ampleur, d’une gravité majestueuse ; — je ne sais quelle sourde plénitude, quel aplomb austère jusque dans les parties vides en apparence. Est-ce une femme qui se coiffe ? ses cheveux forment une masse d’une seule coulée, immobile et compacte : on dirait un fleuve de pierre. Et ce dos au sillon accusé, grenu comme la margelle d’un puits ; toujours dans les plus beaux pastels le grain de la pierre. C’est dans la pierre que semblent taillés ces nus monumentaux de Degas, — blocs équilibrés, d’une absolue cohérence interne, qui ont l’air d’opposer au morcellement une résistance indestructible. De quoi s’agit-il ? De femmes, dites-vous ; et c’est contre quoi l’on proteste. Si nous parlons, non plus des corps, mais des visages, je me garderai bien de nier le tragique de certains masques qui tiennent à la fois de l’anthropoïde et du dégénéré ; mais l’impression première, qui est aussi l’impression d’ensemble, est sans commune mesure avec tel ou tel sujet délimité. A qui n’est-il pas arrivé, au hasard d’une promenade à travers quelque vaste musée de sculpture tel que le British Museum où se trouvent réunis des chefs-d’œuvre des arts les plus différents, de se sentir arrêté au passage par la vivacité de telle ou telle sensation ? Après coup seulement l’on se demande : « Qu’est-ce au juste ? » On examine et on situe ; mais c’est devant la signification d’un anonyme agencement de formes que l’on avait d’abord réagi. La grandeur fondamentale de l’art de Degas, c’est qu’il soit capable de susciter des réactions de cet ordre.

Par la vigueur avec laquelle il traduit la forme, Degas s’apparente, ainsi que l’indiquait autrefois Berenson27, aux grands artistes florentins. Il ne s’apparente pas moins à eux par le fait que cette vigueur n’est pas seulement vigueur de main : elle est essentiellement vigueur d’esprit, — mais ici il importe d’établir des distinctions. Le sens de la forme significative traduite par les moyens combinés de la vigueur de main et de la vigueur d’esprit, telles sont bien à la fois la faculté et la tendance centrales des grands artistes florentins ; mais elles s’accompagnent chez eux de dons si riches et si variés que les résultats dépassent sans cesse l’objet qu’ils se proposent et qu’ils atteignent en nous l’être tout entier. L’art de Degas, lui, a ceci de particulier que partant de l’esprit, c’est à l’esprit seul qu’il s’adresse ; qu’il n’atteint en effet que lui ; mais qu’il l’atteint de telle sorte que non seulement il le stimule et le tonifie au même titre que notre vitalité, mais que devant ses tableaux, pour reprendre la si juste expression de Camille Mauclair, nous éprouvons une « émotion intellectuelle » qu’il est peut-être le seul à donner à l’état pur. Personne aujourd’hui ne conteste sérieusement les moyens de Degas : c’est pourquoi je me sens plus à l’aise pour insister sur ce point. Si l’effet qu’il produit à cet égard est par-delà toute espèce de technique, ai-je besoin d’ajouter que ce n’est qu’à travers son métier, et jamais aux dépens de celui-ci, qu’il l’obtient.

Un appel à l’esprit, tel est le motif dominant de cet art. Nous citions en commençant la parole de Delacroix : « Le premier mérite d’un tableau est d’être une fête pour l’œil ». À cette proposition, il se peut, il est même probable que l’homme chez Degas aurait souscrit ; son art cependant ne la corrobore point : l’appel aux sens n’y intervient que comme rehaut, — ainsi qu’en ces pastels où la couleur — seul jet dans son œuvre d’une poésie véritable — juxtapose des masses qui rivalisent de délicatesse et d’éclat. Bouquets exquis, feux d’artifice étincelants, mais auxquels l’artiste semble n’attacher qu’une importance secondaire.

Je me souviens qu’au moment de l’exposition des Pastels et des Dessins de la collection Henri Rouart, plusieurs d’entre nous se trouvant réunis, quelqu’un observa qu’il lui semblait que Degas voyait la réalité à peu près du même angle que Vélasquez. — « Oui, repartit aussitôt le parfait critique d’art qu’est Paul Alfassa ; mais il existe cependant cette différence que Vélasquez accueille presque indifféremment tout ce qui se présente, tandis qu’il y a toujours chez Degas une certaine sévérité de vision ». On ne saurait mieux dire, et ce mot fournit un précieux point d’appui au moment d’aborder la question si complexe de la composition dans les tableaux de Degas. « Degas en arrive à jeter telles quelles les formes sur le papier ou la toile, n’évitant qu’une chose : la symétrie. Dans l’ordre de la composition comme dans les autres, il ruine l’idée de tableau, se contente du morceau28 ». Peut-on le nier ? Et pourtant, ceci admis, comment se fait-il que les œuvres ne donnent jamais malgré tout l’impression de morceau ? Une pénétrante analyse de Jacques Émile Blanche nous le laisse entrevoir.

Le système de composition, chez lui, fut la nouveauté. On lui reprochera peut-être un jour d’avoir anticipé le cinéma et l’instantané et d’avoir — surtout entre 1870 et 1885 — côtoyé le « tableau de genre ». La photographie instantanée avec ses coupes inattendues, ses différences choquantes dans les proportions, nous est devenue si familière, que les toiles de chevalet de cette époque-là ne nous étonnent plus ; mais Les Foyers de la danse, Le Ballet de Robert le Diable, et autres scènes chorégraphiques, les courses, les blanchisseuses, les gymnasiarques, enfin tant de tableaux que se disputent aujourd’hui les collectionneurs, personne n’avait songé avant lui à les faire, personne depuis, ne mit cette « gravité » — (encore une fois !) — dans une sorte de composition qui profite des hasards du kodak29.

La « gravité » de l’assemblage d’une part ; la sévérité de vision, de l’autre, — telles sont bien les deux forces qui assurent l’équilibre du tableau. Volontairement, — car il lui faut à tout prix dans la mise en page de la nouveauté (et c’est là sans doute la seule petitesse de ce grand esprit, le point par où il n’échappe pas tout à fait à son temps), — Degas découpe dans le réel un quadrilatère insolent, disons même, si l’on veut, pour employer l’expression naturaliste, « une tranche de vie » ; mais la mise en page une fois établie, à l’intérieur du cadre son œil rejette, expulse automatiquement tout ce qui est inessentiel ; après quoi, le travail de sa main aggrave les éléments subsistants.

Chez Degas, — en cela comme dans tout le reste de la meilleure lignée française, — il y avait à un degré éminent, non pas du tout l’amour, mais le goût et plus encore le besoin du vrai. Besoin chez certaines natures françaises si impérieux qu’elles lui sacrifient tout, et que pour lui obéir, elles vont parfois jusqu’à condamner au suicide toutes leurs autres qualités. D’où l’on déduit la conclusion générale que ces artistes aiment le vrai : certains, et parmi les plus grands, le haïssent, bien au contraire ; et s’ils finissent par contracter à son endroit un goût presque maniaque, ce goût chez eux naît du besoin et non de la prédilection : ils apportent en cette matière la même probité stricte, vétilleuse, le même sentiment de l’honneur qui dirige le Français de vieille souche dans toutes les affaires d’argent.

Ce besoin du vrai représente la boussole sur laquelle se sont réglées en France quelques-unes des plus importantes tentatives du XIXe siècle ; je ne sais cependant si nulle part il a conduit à des résultats aussi décisifs que dans l’œuvre de Degas. Que l’on m’entende bien : ceci n’est pas uniquement un éloge. Si dans Madame Bovary, et dans L’Éducation Sentimentale, nous ne prouvons nous défendre de sentir malgré tout une certaine application, — ce que cette application trahit, c’est la gigantesque lassitude qui résulte chez Flaubert de l’effort pour rester en deçà de ses pleines facultés : incalculable est la somme de matière broyée ; multiples les points où Flaubert se martyrise. Certes, à ce vrai sans plus Degas a consenti le plus dur sacrifice, — celui qu’enregistre son aveu à Maurice Denis : « Ce que c’est que d’appartenir à un temps ! Il y a deux cents ans j’aurais peint des Suzanne au bain, et je peins des femmes au tub30 ». Mais si l’homme en a souffert jusqu’au bout, cette souffrance ne passe pas dans son art, — ni en lassitude ni en application. Pour rendre le vrai, un Flaubert doit d’abord s’arracher au hamac où il s’abandonne interminablement à des nostalgies insidieuses et démesurées : il atteint le vrai, mais dans le moment même où l’homme en lui se courbe pour le rendre, l’artiste au contraire se hausse, je dirai presque se hisse. Chez Degas, il y a plus de hauteur que d’épaisseur dans les facultés : il est altier plutôt que riche ; il ne rend avec une netteté si souveraine le vrai que parce qu’il le domine — non comme Flaubert par la rêverie lyrique qui le repousse et n’a pas avec lui de frontières communes, mais par la lucidité d’esprit qui le juge.

Il voit ce qui est, — et il le voit de très haut ; c’est dans cette combinaison que me semble résider la signification singulière de son art ; c’est elle qui l’isole et l’érige au-dessus de tentatives en apparence analogues. Dans ce domaine du vrai sans plus, à côté de Degas, Flaubert paraît toujours un peu appliqué. Goncourt un peu enivré, Huysmans un peu haché, Courbet un peu confortable, Manet un peu évaporé : à tous il manque un grain de cette indifférence supérieure qui se révèle ici l’instrument de l’absolue mise au point.

Une indifférence de cet ordre porte parfois en art le beau nom de retenue, et je sais peu d’œuvres qui le méritent au même titre que certains portraits de Degas. « Un style grave, sérieux, scrupuleux va fort loinXXII ». C’est La Bruyère qui s’exprime ainsi, définissant avec le soin de la sollicitude des qualités françaises entre toutes : l’honneur de Degas, c’est que la définition revienne sans cesse à la mémoire devant ces visages qui regardent posément, toujours à leur hauteur, et dont l’expression est le plus souvent l’expression même de l’intelligence, — de l’intelligence au repos, mais qui sait que toutes choses devront passer par son crible : sous le sérieux de ces figures sourd parfois comme une lointaine douleur lucide, celle de l’esprit immuablement soumis à l’esprit, qui ne peut et peut-être qui ne voudrait s’évader de soi. Je songe à ce portrait de Mlle D… qui fut exposé chez Manzi en mars 1914 ; à la Femme aux mains jointes de la collection Gardner. Rappelez-vous dans la Femme à la potiche de la collection Camondo le regard perçant et froid, les lèvres serrées, cette grandiose maussaderie sculpturale qui fait que la figure semble détachée d’une fresque ; — à l’autre extrémité, les deux dessins à la mine de plomb et le portrait de Mme Julie Burtin, visage mat, immobile, un de ces visage expressifs par l’inexpression même dans lesquels la réserve acquiert une valeur positive ; — enfin et surtout, dans la collection Viau, ces deux portraits d’une même jeune femme, semble-t-il ; purs chefs-d’œuvre de cette vie intérieure contenue qui chez certaines Françaises a la dignité d’offrir une surface toujours unie.

Ces portraits de femmes de Degas possèdent un charme, je dirais volontiers dans la fermeté une douceur à peu près unique en son œuvre : l’admirable Groupe de famille du Luxembourg forme la transition avec les portraits d’hommes. Degas parvient souvent à donner un style à l’homme moderne, sans lui retirer, bien entendu, mais sans davantage souligner son caractère de modernité. Les moyens dont il use à cet effet sont fort variés : tantôt comme dans le Bonnat du Musée de Bayonne, l’homme du Groupe de famille du Luxembourg et les différentes versions du Vicomte Lepic, au calme de la pose et des traits concourt je ne sais quelle fixité enveloppée du regard par où le modèle s’intellectualise ; — dans l’œil de l’homme debout contre la porte de L’Intérieur (autrefois dénommé Le Viol) une flamme jette un dernier éclair : l’accès est passé, le personnage va retomber sous la servitude de son propre jugement ; — dans les deux Desboutin, celui du Luxembourg, l’artiste au travail : une assiette pleine de solidité, une bonhomie qui n’exclut pas la vivacité d’attention : celui de L’Absinthe, une gouaillerie rêveuse, un peu d’un Rembrandt cruel ; — dans le Mélida, une insolence tout juste indiquée aux pupilles et aux narines : comme Courbet et Manet eussent sorti cela ! Chez Degas le caractère n’éclate pas ni ne s’épanouit : il y a toujours une imperceptible réticence qui stylise.

J’ai nommé tout à l’heure La Bruyère ; c’est dire à quel point je me rallie à ce jugement de Fosca :

Il avait, — ceci est essentiellement français, — un tempérament de « moraliste » ; et je prends le mot dans son sens ancien d’amateur de mœurs. Cette même façon de juger la vie et les hommes, sans illusion et sans faiblesse, nous la retrouvons avec des nuances variées, chez La Rochefoucauld et La Bruyère, chez Chamfort, Stendhal et Mérimée31.

Oui, comme La Bruyère précisément, de qui dans les temps modernes l’art et la personne de Degas nous offrent la plus fidèle image, Degas est à la fois amateur et juge des mœurs : chez tous deux le jugement est impliqué dans la manière même dont ils peignent, — et je ne crois pas faire ici un usage abusif du verbe peindre alors qu’il s’agit du premier artiste littéraire conscient, de celui qui a introduit dans les lettres l’art de peindre par des mots : « Tout l’art d’un auteur consiste à bien définir et à bien peindreXXIII ». Décidément nous pouvons les laisser ensemble.

Avec Degas on aboutit toujours à citer un mot de lui que tout le monde connaît. Si je choisis celui-ci : « De mon temps, Monsieur, on n’avait pas de goût », c’est parce qu’il porte la marque du meilleur ascétisme français. Un Ingres, un Corot, un Degas réservent tout leur goût pour leurs tableaux : ils ne l’exercent qu’à l’intérieur du cadre. Dans nos décors et arrangements esthétiques ces grands artistes d’un autre âge ne voient que sensualité et coupable mélange des genres. En dehors de leur art ils sont et veulent être des bourgeois. Ce qui donne à leur figures tant de poids et d’autorité, c’est qu’ils ne se révoltent contre la convention que là où ils savent qu’elle est véritablement telle, — dans leur art. Pour tout le reste ils sont conservateurs, parce que pour tout le reste ils ne prétendent pas savoir. Probité de métier et sagesse d’esprit, telle pourrait être la devise de la plupart des grands peintres français.

Je n’ai rencontré Degas qu’une fois : c’était en 1912, chez de très anciens amis où il se sentait toujours en confiance. Quelqu’un (cette fois je n’étais pas le coupable) ne sut se retenir de lui avouer à quel point il aimait ses tableaux ; je n’oublierai jamais l’accent avec lequel il répondit : « Je voudrais bien être comme vous ».

Lytton StracheyXXIV §

Lorsque parut en mai 1918 Eminent Victorians32 de Lytton Strachey, le livre obtint un succès retentissant. Le succès — a-t-on dit avec raison — ne prouve rien ni pour ni contre la valeur d’un ouvrage. Il se trouva que cette fois il était justifié. De la préface, qui définit nettement le point de vue adopté par l’auteur, j’extrais ces lignes :

L’histoire de l’âge victorien ne sera jamais écrite : nous en savons trop à son endroit. Car, pour l’historien, l’ignorance est la première condition requise, l’ignorance qui simplifie et qui clarifie, qui choisit et qui omet, avec une placide perfection à laquelle l’art le plus accompli ne saurait atteindre… Ce n’est pas par la méthode directe d’une narration scrupuleuse que l’explorateur du passé peut espérer dépeindre cette époque singulière. S’il est sage, il usera d’une stratégie plus subtile. Il attaquera son sujet en des points inattendus ; il tombera sur les flancs ou sur l’arrière-garde ; il dirigera à l’improviste un phare puissant vers des recoins obscurs, jusqu’alors insoupçonnés… Il naviguera sur ce vaste océan de matériaux et plongera çà et là un petit récipient qui des profondeurs fera remonter à la lumière du jour quelque spécimen caractéristique, destiné à être examiné avec une curiosité soigneuse… J’ai essayé, par le moyen de la biographie, d’offrir à notre regard de modernes quelques visions victoriennesXXV.

Dans Eminent Victorians, Strachey a strictement rempli son programme ; le livre cependant offrait cette particularité d’être à la fois une réussite et une promesse, et la promesse était de celles qui arrêtent l’attention. Tout historien qui est en même temps un artiste le prouve avant tout par sa faculté de modeler, et ce pouvoir se reconnaît à la progression dans le récit. Un récit ne progresse que dans la mesure où il ne demeure jamais plan : il faut qu’il soit alerte, mais il ne faut pas moins qu’à de constantes ondulations, infiniment délicates à apprécier, mais dont par contre on remarque aussitôt l’absence, se décèle le pouce du modeleur. Eminent Victorians portait à chaque page les traces d’un tempérament d’historien-artiste, et il apparaissait évident que le jour où Lytton Strachey s’interdirait de nous éblouir, où il restreindrait même en apparence la part faite à l’amusement immédiat, il produirait une œuvre de la plus élégante fermeté.

Queen Victoria a répondu à cette attente. Je sais peu de lectures qui divertissent à ce point ; je n’en sais guère où le divertissement soit aussi subtilement provoqué. Le secret de l’art de Strachey, c’est qu’il nous prédispose : comme d’un coup de baguette, il suscite les arrière-pensées qui répondront aux siennes, et un accord tacite s’établit qui se maintient jusqu’au terme. S’il était difficile, — en mon cas impossible, — de résister à la qualité de la satire dans certains passages d’Eminent Victorians33, on redoutait cependant qu’elle ne rejaillît sur le contexte et qu’elle ne le discréditât quelque peu ; on regrettait surtout qu’elle usurpât une place qu’on devinait pouvoir être mieux tenue encore ; sans doute d’ailleurs aurait-il fallu y voir ce pétillement spécial qui fuse des dons lorsque pour la première fois ils jouent à plein et qu’ils se découvrent pour ainsi dire en cours de route à celui-là même qui les détient. Avec Queen Victoria, comme une peinture dans la toile, la satire rentre dans le constat : une basse continue d’ironie accompagne ce constat, mais toujours à la cantonade ; d’une ironie si réfléchie qu’il semble presque que ce soit elle qui donne à l’ouvrage cet air de tranquille autorité. Les conclusions, que l’auteur nous laisse partout tirer, en prennent une portée toute générale. Il y a même parfois, entre autres dans l’étonnant paragraphe final, un moelleux auquel avec Strachey nous ne pensions pas avoir droit.

Une traduction de l’ouvrage paraîtra prochainement34, et je m’en réjouis d’autant plus que ne possédant pas le talent d’exposition de Strachey, j’eusse été fort embarrassé de résumer un livre qui vaut par la science des éliminations non moins que par le nombre et l’imprévu des éclairages. J’essaierai d’indiquer ce qu’apporte de si nouveau l’art de Strachey et en quel domaine précis il s’exerce ; pour ce, ayant marqué la distinction entre les deux livres, je ne me ferai pas scrupule de les mettre tous deux à profit.

Et d’abord c’est bien un art, — qui recouvre sans doute une méthode, sur laquelle nous reviendrons tout à l’heure, mais qui ne la laisse pas transparaître ; — et c’est un art qui s’applique à la fois à l’histoire et à la biographie, qui est situé aux confluents des deux genres, ou plus exactement qui institue un confluent là où coulaient jusqu’alors deux courants parallèles. La signification de l’œuvre de Strachey réside avant tout dans l’originalité de la position où sont installées ses batteries. À l’ordinaire le don de l’historien se présente isolé, — et aussi bien celui du biographe : un Albert Sorel d’une part, un Romain Rolland, un Daniel Halévy de l’autre déploient des qualités qui ne s’apparient qu’exceptionnellement. Si chez Strachey le fond premier semble la disposition de l’historien, la curiosité complexe et cependant agile, aux insinuations balancées, est celle d’un biographe de race. « Les êtres humains, dit-il, sont trop importants pour qu’on ne les traite que comme des symptômes du passé. Ils ont une valeur indépendante de toutes les circonstances temporelles, — une valeur éternelle et qui doit être sentie pour elle-mêmeXXVI ». Gardez-vous d’attacher à cette phrase les concomitants spirituels et moraux qu’elle impliquerait chez un Romain Rolland ; prenez-la au contraire dans l’acception quasi-scientifique où l’entendrait « un botaniste des esprits » comme Sainte-Beuve, tel qu’il apparaît dans le Lundi sur Fontenelle par exemple, ce Fontenelle cher à Lytton Strachey qui offre avec lui plus d´une affinité.

Strachey avoue son goût pour « les incomparables éloges de Fontenelle qui dans le lustre de quelques pages condensent les existences multiples des hommes ». Lui-même ne rencontre pas en son récit un seul personnage qui y joue un rôle important qu’il n’en prenne la mesure : pour faire son portrait il choisit le moment où l’astre du personnage prévaut, grâce à quoi le portrait s’incorpore au récit sans que ce dernier en soit suspendu. Tout en ne perdant jamais de vue la position qu’elles occupent sub specie œternitatis, Strachey possède à un rare degré le sens de la complexité des figures secondaires. « Je songe, écrivait Stendhal à Balzac, que j’aurai peut-être quelques succès vers 1860 ou 80 ; alors on parlera bien peu de M. de Metternich, et encore moins du petit prince. Qui était premier ministre d’Angleterre du temps de Malherbe ? Si je n’ai pas le malheur de tomber sur Cromwell, je suis sûr de l’inconnu. La mort nous fait changer de rôle avec ces gens-là ; ils peuvent tout sur nos corps pendant leur vie ; mais à l’instant de la mort, l’oubli les enveloppe à jamais. Qui parlera de M. de Villèle, de M. de Martignac, dans cent ans ? M. de Talleyrand lui-même ne sera sauvé que par ses Mémoires, s’il en laisse de bons, tandis que Le Roman Comique est aujourd’hui ce que Le Père Goriot sera en 198035 ». Mais précisément Strachey excelle dans le travail inverse : ceux qui, vivants, furent les di majores de leur époque et que la postérité a ramenés à leur rang de minores, l’art de Strachey les tire de cet « oubli » qui menaçait en effet « de les envelopper à jamais » et leur fait contracter un nouveau bail avec l’existence36. Libre d’un dogme paralysant entre tous, Strachey ne croit jamais à la simplicité des médiocres. Toujours les éléments sont multiples, mêlés, et la question pour Strachey reste toujours une question de dosage. Qu’il s’agisse de la galerie des portraits du personnage central : la reine Victoria elle-même — qui nous livre vraiment les différents âges d’une existence humaine —, du prince Consort (la révélation la plus surprenante peut-être du volume : le personnage réel, d’une complexité si attachante, avait été à la lettre enterré sous les panégyriques officiels), de Lord Melbourne, de Lord Palmerston, de combien d’autres, il semble qu’avec je ne sais quelle courtoisie narquoise chez l’artiste, la fraîcheur des peintures ait voulu devoir quelque chose à la jeunesse abolie des modèles.

Malgré l’étiquette de la cour et l’ennui qu’on y respirait les relations de Lord Melbourne avec la Reine avaient fini par devenir pour celui-ci l’intérêt dominant de son existence ; se voir sevré de ces relations lui eût déchiré le cœur ; d’une manière ou d’une autre l’éventualité redoutable avait été conjurée ; il se retrouvait en place, triomphant : sans rien en laisser perdre, il savoura les heures passagères. Et c’est ainsi qu’enveloppée de la faveur d’une souveraine et réchauffée par l’adoration d’une jeune fille, cette rose automnale, en cet automne de 1839, connut une surprenante floraison. Pour la dernière fois, merveilleusement, les pétales s’épanouirent. Pour la dernière fois, en ces relations imprévues, incongrues, presque incroyables, le vieil épicurien goûta l’exquis du romanesque. Observer, instruire, réfréner, encourager la jeune créature royale à ses côtés, c’était déjà beaucoup ; davantage cependant de sentir, à travers cette constante intimité, le contact de son affection ardente, le rayonnement de sa vitalité ; plus que tout peut-être était-il doux de se perdre dans une contemplation enjouée que coupait de temps à autre une vaine apostrophe, — de parler sans suite, — de faire d’innocentes plaisanteries au sujet d’une pomme ou du volant d’une jupe, de rêver. Les sources enfouies de sa sensibilité débordaient. Souvent, lorsqu’il se penchait sur la main de la Reine pour la baiser, il se surprenait en larmesXXVII.

C’est au moment où il commence un de ces portraits qu’il faut observer Strachey : on dirait qu’il s’attable. Dans cet esprit qui possède un tour si à lui que le moindre détail en est marqué, — mais dont il semble toujours que ce soit en se retirant qu’il s’inscrive, — on surprend alors la délectation. Les problèmes humains qu’il a devant lui, son plaisir est moins d’y apporter une solution définitive — trop intelligent et trop désenchanté pour croire qu’on la tienne jamais — que d’en agiter les éléments, de secouer sans cesse le cornet, et de faire se contrebalancer les multiples combinaisons des dés. Parvenu presque au terme, il introduit parmi les données, au même rang qu’elles et à titre de complémentaire, un doute final sur la valeur des données elles-mêmes, et par cette dernière chance qu’il lui laisse de s’échapper il achève de circonvenir son modèle.

Car en dépit de tout, le Prince Consort n’avait jamais atteint au bonheur. Son travail, pour lequel en ses dernières années il finit par témoigner d’un appétit presque morbide, le soulageait, ne le guérissait point ; tel un dragon, son déplaisir dévorait avec une sombre satisfaction le tribut toujours grossissant des jours et des nuits laborieuses, mais sans que sa faim en fût assouvie. Les causes de sa mélancolie étaient cachées, mystérieuses, peut-être par-delà toute analyse ; elles plongeaient des racines trop profondes dans les replis les plus secrets de son tempérament pour que l’œil de la raison pût les appréhender. Il y avait des contradictions dans sa nature qui, aux regards de ceux qui le connaissaient le mieux, le faisaient apparaître comme une énigme inexplicable : il avait de la sévérité et de la mansuétude il était modeste et méprisant ; il soupirait après l’affection d’autrui et lui-même était froid. Il souffrait de la solitude, non seulement de cette solitude que crée l’exil, mais de celle qui enveloppe une supériorité dont on a conscience et qui n’est pas reconnue. Il avait l’orgueil, à la fois résigné et présomptueux, d’un doctrinaire. Et cependant ce serait le décrire inexactement que de ne voir en lui qu’un doctrinaire ; car le pur doctrinaire jouit toujours d’un contentement intime dont Albert était fort éloigné. Il y avait quelque chose que tout son être désirait et qu’il ne parvenait jamais à obtenir. Qu’était-ce ? Une sympathie sans réserves, inexprimable, quelque succès extraordinaire, sublime ? Peut-être bien une combinaison des deux. Dominer et être compris, — conquérir du même coup, par le triomphe d’une influence identique, la soumission et l’appréciation des hommes, — oui, ça, cela vaudrait vraiment la peineXXVIII !

Sous de tels résultats il y a certainement une méthode, et j’inclinerais à croire qu’elle consiste en un art de lire très personnel, fait à la fois de flair et d’un détachement dont nous aurons tout à l’heure à préciser la nature. Persuadé que c’est là où l’on doit le moins les attendre que surgiront le détail, le trait typique, Strachey lit tout sur son sujet : le caput mortuum de la documentation tombe par son propre poids, et Strachey le commet allègrement à l’oubli. Les traits qui survivent, il se garde de les détacher ainsi que nous avons coutume de le faire ; il n’y a pas — enviable exemption — d’italiques en cet esprit : le moment venu, les traits occupent tranquillement la place qui leur convient ; et ce rehaut qui les lustre, c’est le soulignement de notre adhésion qui le leur communique en partie : par eux-mêmes ils ne veulent devoir l’essentiel qu’à leur lumière. On sent que tout s’est composé d’abord dans la tête de l’auteur qui, à l’abri de toutes les sortes d’enivrement, ne prend jamais la plume trop tôt.

L’impression qui se dégage de la lecture de ces livres ne rappelle rien autant que celle que donne un grand mémorialiste. Il semble qu’à vivre avec les témoignages, Strachey ait acquis une expérience qui équivaut pratiquement à la fréquentation des personnes et qui le place à l’angle même d’où le mémorialiste écrit. Au « je » du mémorialiste se substituent — parfois sous la forme de propos entre guillemets, mais le plus souvent (et c’est là que Strachey est vraiment incomparable) sous la forme pour ainsi dire de la parole intérieure — les opinions, les points de vue et les jugements des personnages qui successivement viennent occuper le devant de la scène ; ailleurs, dans les parties où Strachey ne rapporte plus, où il évoque, il fait toujours figurer l’un ou l’autre de ces détails matériels qui demeurent bizarrement incrustés au premier plan de la vision interne pour y rompre toute perspective : au seul fait de leur mention à la minute opportune, l’apparition surgit. Il y a dans Queen Victoria certains chapitres — celui sur la joute engagée entre le Prince Consort et lord Palmerston, celui sur les rapports contrastés de Gladstone et de Beaconsfield avec la Reine — qui se classent tout près des passages opimes de Retz, — de ces passages où le récit roule sur les rails de telle sorte que parvenu au terme seulement, puis revenant en arrière le lecteur est en mesure d’évaluer le butin. L’histoire, chez l’un et l’autre, est bien « une résurrection », mais sans que nul fiat n’intervienne : ils discernent trop de choses pour être saisissants : l’exposition reste leur procédé favori, et Strachey a eu raison de placer son premier livre sous cette devise : « Je n’impose rien, je ne propose rien, j’exposeXXIX ».

Qui poursuivrait ces recherches jusque dans le style même de Strachey aboutirait sans doute à des constatations analogues. Non seulement Strachey préfère à tout le mot juste ; mais la justesse même, il la veut attendue, ayant passé par tous les frottements de l’usage. Demi-coquetterie d’un artiste qui sait ce dont il est capable. A chacun de ces mots, il semble qu’avant de les employer Strachey ait fait subir une cure d’isolement, et lorsqu’ils apparaissent sur la page, ils le font avec je ne sais quelle propriété négligente qui n’exclut pas l’étincelle : le galet scintille un instant. Dans le style de Strachey il y a comme une rareté, — mais c’est celle d’une familiarité qui a retrouvé son éclat.

Au moment où parut Eminent Victorians, le critique du Times « signalait quelque chose de presque sinistre dans le détachement de l’auteur », et l’épithète rendait avec exactitude le léger frisson que donnent certains passages du livre. À Queen Victoria, pour les raisons que j’indiquais au début, elle n’est plus applicable ; il ne faudrait pas en inférer cependant que le détachement fût moindre ; il semble seulement que l’on en aperçoive mieux les motifs. Essayons de préciser en quoi ce détachement consiste.

Sans doute, lorsque dans la mixture humaine on prise si fort, et on isole avec autant d’ingéniosité, le condiment personnel, il est impossible qu’on ignore le sien propre, ni qu’on en néglige l’emploi ; et le détachement d’un Strachey est en tout état de cause aussi inévitable que l’immersion d’un Péguy. Mais si on s’aventurait à en déterminer les composantes, peut-être les trouverait-on dans l’alliance d’un « point de vue de Sirius » (mais qui chez Strachey ne va jamais jusqu’à s’exprimer) avec un goût d’entomologiste qui collige les variétés des humeurs. L’intérêt qu’il porte à celles-ci semble en son cas fonction de ce détachement premier ; et par là l’attitude de Strachey devient l’attitude inverse de l’attitude de celui qui donna le premier la formule du « point de vue de Sirius ». « Renan peut être considéré comme le type d’une classe d’intelligences absolument contraire à cette autre classe d’intelligences qui reconnaît son modèle dans Sainte-Beuve. Pour ce dernier, les idées étaient un moyen de voir et de montrer la réalité. Cette réalité n’est guère, au regard de Renan, que la condition d’existence des idées37 ». Fontenelle et Sainte-Beuve, telles sont ici encore les références de Strachey38.

Mais en sus de la disposition native, le détachement de Strachey ressortit à des causes tout intellectuelles, lesquelles sont solidaires de la conclusion générale qui se dégage de ces volumes, et l’illuminent. Esprit critique avant tout, Strachey s’est constitué l’historien d’une époque où se produisit une éclipse quasi-totale de cet esprit, et son œuvre vient parfaire nos inductions à cet égard. Le fait négatif fondamental concernant l’époque victorienne semble bien résider dans une acceptation passionnée des données premières, dans le refus et l’incapacité tout ensemble de les critiquer. A quoi on pourrait objecter que l’époque victorienne fut au premier chef une époque de controverse, et en particulier de controverse religieuse ; mais la controverse précisément implique un accord tacite sur certaines données premières qui ne rend que plus aigus et plus âpres tous les différends qui surgissent autour de leur interprétation. Même chez les plus grands victoriens il subsiste toujours, parfois sans qu’ils en aient conscience, une donnée soustraite à toutes les attaques. De l’un à l’autre, la donnée varie, mais toujours il y en a une. Cette carence d’un esprit critique qui aille jusqu’au bout de son travail rend compte à la fois de la prodigalité du génie et de la réaction inévitable contre ce génie même. L’opulente richesse des œuvres qu’il engendra tient pour une part à la solidité jamais mise en question du terrain sur lequel il s’appuie. Il fallait que la victorian complacency vînt à être battue en brèche, et qu’il en résultât cette désagrégation que fait subir aux données l’analyse d’un Butler par exemple. Mais presque toujours l’épaisseur en est le prix : il semble que l’esprit critique soit obligé de payer par un certain amincissement des œuvres ce qu’il obtient par ailleurs de plus courageuse vérité39. C’est pourquoi lorsqu’on relit tel poème de Hardy composé dans les années 1866-186740, on mesure mieux que jamais la solitaire grandeur de l’homme qui, nous ébranlant d’une émotion à laquelle aucune région de notre nature ne saurait demeurer soustraite, ne l’obtient jamais aux dépens de la vue générale de l’univers à laquelle son esprit donne adhésion, qui par cette vue au contraire communique à l’émotion elle-même une vigueur qui la creuse et la tonifie à la fois. D’où le respect, la vénération même, mais viriles, que lui portent aujourd’hui en Angleterre tous ceux qui ont peine à être justes pour les grands victoriens.

J’ignore tout de l’attitude de Strachey envers le point de vue de Thomas Hardy ; mais s’il le contestait, ce ne pourrait être que parce que le détachement de Strachey l’aurait détaché du point de vue cosmique lui-même, et on serait libre alors d’y voir ou le comble de la logique, ou la pièce de choix dans la vitrine de ce perspicace collectionneur des illogismes humains.

Remarque sur les dialogues de Paul Valéry §

Phèdre. — Eupalinos était l’homme de son précepte. Il ne négligeait rien. Il prescrivait de tailler des planchettes dans le fil du bois, afin qu’interposées entre la maçonnerie et les poutres qui s’y appuient, elles empêchassent l’humidité de s’élever dans les fibres, et bue, de les pourrir. Il avait de pareilles attentions à tous les points sensibles de l’édifice. On eût dit qu’il s’agissait de son propre corps. Pendant le travail de la construction, il ne quittait guère le chantier. Je crois bien qu’il en connaissait toutes les pierres. Il veillait à la précision de leur taille ; il étudiait minutieusement tous ces moyens que l’on a imaginés, pour éviter que les arêtes ne s’entament et que la netteté des joints ne s’altère. Il ordonnait de pratiquer des ciselures, de réserver des bourrelets, de ménager des biseaux dans le marbre des parements. Il apportait les soins les plus exquis aux enduits qu’il faisait passer sur les murs de simple pierre.

— Mais toutes ces délicatesses ordonnées à la durée de l’édifice étaient peu de chose au prix de celles dont il usait, quand il élaborait les émotions et les vibrations de l’âme du futur contemplateur de son œuvre.

— Il préparait à la lumière un instrument incomparable, qui la répandit, toute affectée de formes intelligibles et de propriétés presque musicales, dans l’espace où se meuvent les mortels. Pareil à ces orateurs et à ces poètes auxquels tu pensais tout à l’heure, il connaissait, ô Socrate, la vertu mystérieuse des imperceptibles modulations. Nul ne s’apercevait, devant une masse délicatement allégée, et d’apparence si simple, d’être conduit à une sorte de bonheur par des courbures insensibles, par des inflexions infimes et toutes puissantes ; et par ces profondes combinaisons du régulier et de l’irrégulier qu’il avait introduites et cachées, et rendues aussi impérieuses qu’elles étaient indéfinissables ; elles faisaient le mouvant spectateur, docile à leur présence invisible, passer de vision à vision, et de grands silences au murmure du plaisir, à mesure qu’il s’avançait, se reculait, se rapprochait encore, et qu’il errait dans le rayon de l’œuvre, mû par elle-même, et le jouet de la seule admirationXXX.

Si, à défaut du temple d’Eupalinos, nous regardons la prose de Valéry, ne vous semble-t-il pas qu’entre les dialogues et les œuvres précédentes il existe une démarcation de même nature qu’entre les deux ordres de soucis qui absorbaient l’architecte ? « Ces délicatesses ordonnées à la durée de l’édifice », toujours la prose de Valéry en a tenu un compte sévère ; toujours elle présente une façade où les parties sont de telle sorte distribuées que la seule netteté des délimitations confère une valeur ornementale définie à quelques lignes pures, sveltes et plates. Dans les dialogues cependant — précisément peut-être parce qu’à « l’âme du futur contemplateur » est dévolue une importance esthétique centrale — se décèle avant tout « la vertu mystérieuse des imperceptibles modulations ». Ils appartiennent à ces édifices dont Phèdre nous dit qu’ils sont les plus rares, à ceux qui « chantent ».

Naguère déjà Valéry observait que Léonard de Vinci « se devait considérer comme un modèle de bel animal pensant, absolument souple et délié ; doué de plusieurs modes de mouvementsXXXI », et il ajoutait : « posséder cette liberté dans les changements profonds, user d’un tel registre d’accommodations, c’est seulement jouir de l’intégrité de l’homme, telle que nous l’imaginons chez les anciensXXXII ». À aucun moment dans la prose de Valéry le passage d’un mouvement à un autre ne trahit le moindre effort : tout dans l’expression de cette pensée s’accomplit sans que rien jamais, pour reprendre l’éloge que Marc Aurèle décerne à la mémoire d’Antonin le Pieux, ne soit porté « jusqu’à la sueurXXXIII ». Avant les dialogues néanmoins, l’impression était surtout d’une « jonction délicate, mais naturelle de dons distinctsXXXIV » : d’où ce plaisir de la façade, ce lisse et bel équilibre. Jonction et plaisir subsistent dans les dialogues, mais plus encore qu’à une façade l’on songe ici à de subtiles réponses d’instruments où sans que s’abolisse l’individualité d’aucun d’eux, un prolongement de l’un dans l’autre, une influence de l’un sur l’autre se laissent sentir grâce à quoi toutes les qualités antérieures apparaissent douées d’une flexibilité spéciale.

Soliloque : discours d’un homme qui s’entretient avec lui-même ; appliqué à Valéry le terme décrit, par-delà la sphère de la parole et même de la pensée, le rythme d’existence qui lui est propre : c’est à l’intérieur pour ainsi dire du soliloque que s’opèrent chez lui et se maintiennent les séparations entre les divers « modes de mouvement ». Aussi en son cas surtout convient-il de ne pas fausser, en en majorant la portée, le passage du soliloque au dialogue. L’adoption par un grand écrivain d’un genre nouveau est souvent accueillie des professionnels comme une bonne fortune, car elle leur permet d’établir après coup en raison de quelle nécessité rigoureuse le choix fut déterminé ; mais si l’on joue à ce jeu de la nécessité — exercice assez vain et qu’on ne saurait recommander qu’à ceux qui briguent des suffrages en haut lieu, — il ne serait que prudent de n’en pas négliger la contrepartie : le jeu du hasard, et de se rappeler la parole de ce Bourdaloue cher à Valéry : « il y a de la honte dans toute origine ». Une critique qui laisse de côté l’un et l’autre de ces jeux ne trouve guère dans l’œuvre de Valéry ces interstices si favorables à l’éclosion des parasites : quand il s’agit de Valéry on court toujours le danger d’aboutir à la paraphrase, et comme je me souviens que M. Teste « tuait l’assentiment poliXXXV », je bornerai mon hommage41 à une remarque, simple pierre d’attente de ce Du Dialogue que quelqu’un nous donnera bien un jour.

Le tact de la pensée, — tel est l’attribut du Dialogue, celui dont sous peine de ne plus exister il ne saurait un seul instant se départir ; dont il définit d’ailleurs la nature par voie d’exclusion, repoussant, révoquant sur-le-champ quiconque ne le possède point. La pensée dans l’absolu — une pensée qui se dévide sans égard ni au lieu ni au temps, ni à la qualité de l’auditoire — est l’ennemie née du Dialogue où la règle consiste, non pas à partir d’une pensée, mais bien au contraire à y arriver, et comme à y arriver malgré soi. L’art détient ici une primauté souveraine à l’abri de laquelle la pensée elle-même s’affine, se taille, se civilise, parce qu’il ne lui est jamais permis de sortir des conditions de la vie. La plus subtile peut-être des multiples valeurs esthétiques qui entrent en jeu dans certains dialogues platoniciens réside dans l’hésitation, la résistance même que marque parfois Socrate à s’engager à fond : il surseoit sans cesse au départ véritable tant il sait que le bond une fois accomplit dans l’invisible, il surgira toujours un moment où avec telle ou telle fraction de son auditoire le courant sera interrompu ; — et le départ pris, voyez comme il a soin d’user de tous les prétextes, au besoin de les susciter pour rétablir le contact ! Dans la pensée qui ne s’adresse pas à une personne, il semble qu’il voie comme une discourtoisie tant soit peu brutale : le thème peut être en fin de compte aussi élevé, aussi abstrait ; l’air, dans les régions où il nous entraîne, aussi raréfié que possible, — toujours Socrate non seulement nous acclimate, mais il nous fait retour ; toujours il nous assure des haltes et des oasis de familiarité : tel l’oiseau sur l’épaule des jeunes persans dans les miniatures, l’esprit de Socrate se pose à ces instants-là sur quelque disciple préféré.

Or le tact de la pensée est à ce point natif chez Valéry qu’il régit jusqu’au soliloque : jamais Valéry n’y laisse les différents ordres se confondre et chevaucher : tous ont une partie à tenir et la tiennent, mais tous sont traités comme des registres d’orgue que l’on tire au moment voulu. Abordant le dialogue, nul ne devait s’y sentir plus à l’aise. En fait le dialogue de Valéry extériorise simplement un processus interne coutumier ; — et comme « le futur contemplateur » demeure toujours aux yeux de Valéry un contemplateur tout idéal, il l’extériorise sans le léser. Si l’on ne perçoit plus le geste de l’éventail qui se referme — un des hautains attraits des écrits antérieurs —, en revanche il y a dans la phrase, plus horizontale et non moins tressée, une flexibilité éventée cette fois et comme diligente : agile, sans jamais suspendre sa course, la phrase indique les passages par « des courbures insensibles » par des « inflexions infimes et toutes puissantes ». Ah ! certes de l’enseignement d’Eupalinos Valéry a retenu « ces profondes combinaisons du régulier et de l’irrégulier », et il a su les rendre « aussi impérieuses » qu’elles sont « indéfinissables ».

Dans les dialogues platoniciens il est un domaine où le tact de la pensée se trouve souvent en défaut : celui de la dialectique. Si nulle part ne nous est aussi délicatement ménagé que dans les parties vivantes de la dialectique de Platon le plaisir quasi-musical de voir venir une pensée, — les parties mortes sont celles où Socrate souligne tous les points et veut à tout prix faire intervenir chaque fois l’auditeur : prévus d’avance, les « assurément », les « il est vrai » de ce dernier engendrent une monotonie mécanique, et la notion de politesse, poussée alors à l’excès, se retourne contre son objet. Ce n’est pas ici le lieu d’aborder le problème en lui-même, mais on pourrait se demander si, plus profondément, l’aridité et le relatif ennui que dégage parfois la dialectique platonicienne ne tiennent pas à ce que toute dialectique, qui met dès le début les états du corps hors de question, rompt du même coup avec une de ces conditions de la vie dont je parlais tout à l’heure et qui assurent à la fois le tact de la pensée et la validité du dialogue.

De ce péril Valéry est exempt parce qu’à mesure qu’il tend sans cesse davantage à ne reconnaître comme acte de pensée totale qu’un acte unique : celui qui en son terme engendre l’œuvre d’art, il est amené à accorder une influence toujours plus prépondérante au corps comme instrument et comme véhicule de la pensée elle-même. S’il demeure par définition et demeurera toujours « l’homme de l’esprit » — celui dont naguère sous le couvert du nom de Léonard de Vinci il traçait la figure idéale, — l’esprit chez lui ne souffre jamais de n’être pas équilibré par un corps, faute de quoi il s’estimerait diminué en tant qu’esprit. C’est là, à mon sens, ce qui rend la position intellectuelle de Valéry à la fois si rare et si sûre : l’équilibre n’est que trop facile dans la plaine ou même à mi-côte : la beauté du cas, c’est que le phénomène se produise sur l’extrême pointe de l’esprit, que le corps prenne d’autant plus d’importance que l’esprit s’est avancé plus loin. D’où chez Valéry ce tact indéfectible de la pensée.

Ô Phèdre, quand je compose une demeure, (qu’elle soit pour les dieux, qu’elle soit pour un homme), et quand je cherche cette forme avec amour, m’étudiant à créer un objet qui réjouisse le regard, qui s’entretienne avec l’esprit, qui s’accorde avec la raison et les nombreuses convenances… je te dirai cette chose étrange « qu’il me semble que mon corps est de la partie »… Laisse-moi dire. Ce corps est un instrument admirable, dont je m’assure que les vivants, qui l’ont tous à leur service, n’usent pas dans sa plénitude. Ils n’en tirent que du plaisir, de la douleur, et des actes indispensables, comme de vivre. Tantôt ils se confondent avec lui ; tantôt ils oublient quelque temps son existence ; et tantôt brutes, tantôt purs esprits, ils ignorent quelles liaisons universelles ils contiennent et de quelle substance prodigieuse ils sont faits. Par elle, cependant, ils participent de ce qu’ils voient et de ce qu’ils touchent : ils sont pierres, ils sont arbres ; ils échangent des contacts et des souffles avec la matière qui les englobe. Ils touchent, ils sont touchés ; ils pèsent et soulèvent des poids ; ils se meuvent, et transportent leurs vertus et leurs vices ; et quand ils tombent dans la rêverie, ou dans le sommeil indéfini, ils reproduisent la nature des eaux, ils se font sables et nuées… Dans d’autres occasions, ils accumulent et projettent la foudre !…

Mais leur âme ne sait pas exactement se servir de cette nature qui est si près d’elle et qu’elle pénètre. Elle devance, elle retarde ; elle semble fuir l’instant même. Elle en reçoit des chocs et des impulsions qui la font s’éloigner en elle-même, et se perdre dans son vide où elle enfante des fumées. Mais moi, tout au contraire, instruit par mes erreurs, je dis en pleine lumière, je me répète à chaque aurore :

Ô mon corps, qui me rappelez à tout moment ce tempérament de mes tendances, cet équilibre de vos organes, ces justes proportions de vos parties, qui vous font être et vous rétablir au sein des choses mouvantes ; prenez garde à mon ouvrage ; enseignez-moi sourdement les exigences de la nature, et me communiquez ce grand art dont vous êtes doué, comme vous en êtes fait, de survivre aux saisons, et de vous reprendre des hasards. Donnez-moi de trouver dans votre alliance le sentiment des choses vraies ; modérez, renforcez, assurez mes pensées. Tout périssable que vous soyez, vous l’êtes bien moins que mes songes. Vous durez un peu plus qu’une fantaisie ; vous payez pour mes actes, et vous expiez pour mes erreurs : Instrument que vous êtes, de la vie, vous êtes à chacun de nous l’unique objet qui se compare à l’univers. La sphère tout entière vous a toujours pour centre ; ô chose réciproque de l’attention de tout le ciel étoilé ! Vous êtes bien la mesure du monde, dont mon âme ne me présente que le dehors. Elle le connaît sans profondeur, et si vainement, qu’elle se prend quelquefois à le ranger au rang de ses rêves ; elle doute du soleil… Infatuée de ses fabrications éphémères, elle se croit capable d’une infinité de réalités différentes ; elle imagine qu’il existe d’autres mondes, mais vous la rappelez à vous-même, comme l’ancre fait le navire…

Mon intelligence mieux inspirée ne cessera, cher corps, de vous appeler à soi désormais ; ni vous, je l’espère, de la fournir de vos présences, de vos instances, de vos attaches locales. Car nous trouvâmes enfin, vous et moi, le moyen de nous joindre, et le nœud indissoluble de nos différences : c’est une œuvre qui soit fille de nous. Nous agissions chacun de notre côté. Vous viviez. Je rêvais. Mes vastes rêveries aboutissaient à une impuissance illimitée. Mais cette œuvre que maintenant je veux faire, et qui ne se fait pas d’elle-même, puisse-t-elle nous contraindre de nous répondre, et surgir uniquement de notre entente ! Mais ce corps et cet esprit, mais cette présence invinciblement actuelle, et cette absence créatrice qui se disputent l’être ; et qu’il faut enfin composer ; mais ce fini et cet infini que nous apportons, chacun selon sa nature, il faut à présent qu’ils s’unissent dans une construction bien ordonnée ; et si, grâces aux dieux, ils travaillent de concert, s’ils échangent entre eux de la convenance et de la grâce, de la beauté et de la durée, des mouvements contre des lignes, et des nombres contre des pensées, c’est donc qu’ils auront découvert leur véritable relation, leur ActeXXXVI.

La parfaite sécurité que nous font éprouver certains artistes nous dispense une richesse qui semble croître avec chaque œuvre nouvelle : aussi la dernière venue nous est-elle souvent la plus chère : c’est pourquoi, en attendant le De Dieu que nous promet Valéry, et en dépit de la beauté d’Eupalinos, mes préférences actuelles vont encore au second dialogue. La prose la plus liquide, — un glissement perpétuel, et perpétuellement rattrapé, de la cadence, — un usage de l’allitération presque aussi subtil que dans les vers, — bref un instrument de tout point accordé à la nature du thème : l’Âme et la Danse. Sondant l’opposition entre les deux ordres essentiels : l’être et le connaître, et introduisant dans sa définition du connaître cette nudité vertigineuse, ce frisson pour ainsi dire abstrait qui lui sont propres42, Valéry nous apporte enfin de la Danse, tandis que son art la restitue sous nos yeux, l’interprétation où tout se réconcilie.

Car pour les esprits hantés de problèmes au point d’en devenir eux-mêmes problématiques, il n’est qu’un spectacle qui délivre : la Danse, — la danse qui semble tout résoudre dans l’entraînement de sa persuasive allégresse. Combien de fois en 1909, sortant du théâtre de la Gaîté après avoir revu l’Isadora Duncan d’alors danser, sur l’Iphigénie de Gluck, la danse des osselets et la danse guerrière, n’a vais-je pas vainement cherché à faire passer en des mots cette libération sans analogue ! Je ne regrette plus rien aujourd’hui.

Socrate. — Par les dieux, les claires danseuses !… Quelle vive et gracieuse introduction des plus parfaites pensées !… Leurs mains parlent, et leurs pieds semblent écrire. Quelle précision dans ces êtres qui s’étudient à user si heureusement de leurs forces moelleuses !… Toutes mes difficultés me désertent, et il n’est point à présent de problème qui m’exerce, tant j’obéis avec bonheur à la mobilité de ces figures ! Ici, la certitude est un jeu ; on dirait que la connaissance a trouvé son acte, et que l’intelligence tout à coup consent aux grâces spontanées…XXXVII

… On dirait que la danseuse paye l’espace avec de beaux actes bien égaux, et qu’elle frappe du talon les sonores effigies du mouvement. Elle semble énumérer et compter en pièces d’or pur, ce que nous dépensons distraitement en vulgaire monnaie de pas, quand nous marchons à toute finXXXVIII.

Phèdre. — Elle semble d’abord, de ses pas pleins d’esprit, effacer de la terre toute fatigue, et toute sottise… Et voici qu’elle se fait une demeure un peu au-dessus des choses, et l’on dirait qu’elle s’arrange un nid dans ses bras blancs… Mais à présent, ne croirait-on pas qu’elle se tisse de ses pieds un tapis indéfinissable de sensations… Elle croise, elle décroise, elle trame la terre avec la durée… le charmant ouvrage, le travail très précieux de ses orteils intelligents qui attaquent, qui esquivent, qui nouent et qui dénouent, qui se pourchassent, qui s’envolent !… Qu’ils sont habiles, qu’ils sont vifs, ces purs ouvriers des délices du temps perdu !… Ces deux pieds babillent entre eux, et se querellent comme des colombes !… Le même point du sol les fait se disputer comme pour un grain !…XXXIX

Remarque sur les GoncourtXL §

De l’écrivain qui fait école la gloire glisse parfois en un piège dont elle a peine à se dégager. Entre son œuvre et notre regard des contrefaçons innombrables interposent une série de rideaux, et toujours davantage l’œuvre recule dans l’invisible. Par sa nature même, le talent des Goncourt les désignait pour devenir de ce jeu du sort des victimes qu’ils auraient qualifiées d’« exquises ». Tandis qu’on les lit, il n’est pas toujours facile même à ceux qui les goûtent le plus de nettoyer la mémoire des paillettes poudreuses de tant de sémillants chroniqueurs, et en particulier d’un certain style « avant-propos pour catalogue d’exposition » dont le rapport aux réussites des Goncourt est à peu près celui d’un domino sur lequel il a plu aux taches vives d’une aquarelle de Boudin ou à quelque berge frissonnante de Sisley.

De là peut-être le vent de réaction qui dans les années antérieures à la guerre soufflait de tous côtés contre l’œuvre des deux frères. La réaction était d’ailleurs à ce point dépourvue de nuances qu’elle apparaissait proprement inique ; fille légitime, elle, de cette inintelligence même que l’on jugeait bon de reprocher à des hommes en leurs limites entièrement originaux ; qui ont retrouvé, ressuscité l’art de tout un siècle, et de ce siècle à la seule mention duquel certains détracteurs des Goncourt entrent en état d’abjection ; qui annexèrent le Japon à notre culture, et qui ont soumis nos habitudes visuelles à des exercices d’assouplissement et de précision singulièrement profitables. Aussi, le centenaire d’Edmond de Goncourt se fût-il produit quinze ans plus tôt, les esprits qu’anime un souci d’équité eussent préféré garder leurs réserves pour eux. Mais les livres des Goncourt appartiennent dorénavant à l’histoire ; de la direction nouvelle qu’ils imprimèrent au roman on peut discuter le principe : on ne saurait nier que non seulement ils furent les premiers, mais qu’ils remplirent leur objet de telle sorte que ceux qui prirent d’eux le mot d’ordre se trouvèrent réduits à la pâleur de la réplique ou à cette autre pâleur détournée que représente l’outrance. Aujourd’hui que la découverte éventuelle de nouveaux dessus de Watteau constitue à juste titre un événement ; qu’une exposition Prud’hon est ouverte, on a le droit de postuler que règne au sujet des Goncourt cette fixité barométrique seule favorable aux restrictions des admirateurs sincères.

« Bien écrire, c’est bien penser, bien sentir et bien rendreXLI ». Soutenir qu’envers le premier terme de la définition de Buffon les Goncourt ne se soient pas acquittés est parfaitement inexact ; on pense bien quand l’acte mental est adéquat à la fin qu’il se propose, et le fait de réclamer sans cesse d’un artiste qu’il pense davantage traduit le plus souvent une méconnaissance totale du rôle de la pensée dans l’art, — du plan où cette pensée est appelée à intervenir ; il n’en est pas moins vrai que c’est sur le second et plus encore sur le troisième terme de la définition que porte chez les Goncourt l’accent. Tout leur effort s’est concentré, — s’est crispé parfois, — sur le problème de « bien rendre » ce qu’ils avaient « bien senti ». C’est précisément pour avoir voulu maintenir avec une rigueur absolue l’équation qu’ils avaient établie entre ces deux termes que les Goncourt tombent sous le coup de certains des reproches qu’on leur adresse : une relative vulnérabilité esthétique naît en leur cas d’une trop méticuleuse probité. De chaque pièce d’or, ils ont cru qu’il fallait jusqu’au dernier sou toujours restituer la monnaie : ils n’ont pas su ouvrir ce compte de « Profits et Pertes » dont l’artiste tout à fait grand découvre bien vite que son industrie ne saurait se passer. Toutes les fois où comme ici c’est parce qu’il a trop préservé sa ligne qu’un artiste touche un écueil, il commande l’estime et suscite l’examen.

Le rendu strict des objets — et j’entends par là, non point cette suggestion grâce à laquelle les artistes du rang le plus haut peut-être obtiennent que l’objet se recompose irréprochablement dans la vision du lecteur, mais bien l’acte qui pose l’objet lui-même devant nous à la façon dont on le pose sur une table — ne s’introduit dans la littérature française qu’avec Théophile Gautier. Ce ne sont plus des analogies, ce sont des identités que l’artiste alors se propose. Mais le succès d’une telle entreprise implique cette stabilité de l’esprit présidant au pacifique travail de la main qui constitue un des traits les plus beaux et les plus attachants de Théophile Gautier : il semble toujours que Gautier soit assis devant le modèle qu’il restitue. Or l’art de prédilection des Goncourt est celui où la grâce tremble au sein même de la beauté ; c’est le mouvement de la forme qu’en leur œuvre ils visent toujours, et ce mouvement même, ils prétendent à le saisir de telle manière que dans leur transcription son tourbillon léger ne soit jamais suspendu. C’est en quoi la limite où s’ils s’établissent est périlleuse. Parce que les effets du peintre sont des effets dans l’espace, le peintre peut non seulement se permettre ce mouvement de la forme, mais y trouver un incomparable rehaut : la façon dont imperceptiblement une de ces figures a l’air de bouger est parfois chez lui l’indice même de la race : songez aux sanguines de Watteau. Mais l’écrivain qui se veut pictural est tenu au contraire de renforcer le caractère de fixité qu’a par nature le tableau peint ; la fixité fait ici contrepoids, et c’est ce qu’ont admirablement compris Gautier et, après lui, Flaubert. L’inconvénient en effet de l’expression qui bouge, c’est que survienne le moment où elle aboutit à la trépidation, et cette trépidation se rattache chez les Goncourt au fait qu’ils ont érigé le système nerveux en une valeur différenciée et consciente à l’excès. Ils ont provoqué par là l’entrée en jeu systématique d’une force qui n’est tout à fait efficace et belle que lorsqu’elle se dégage électriquement à la pointe d’autres facultés dont elle s’offre alors à nous comme quelque merveilleuse antenne. Chez les Goncourt, le réseau nerveux est si complètement à découvert que trop souvent l’on pense aux planches des atlas spéciaux.

Manquer de goût à force d’en avoir, — le cas des Goncourt nous apprend que pareille anomalie peut se produire : lorsqu’il est tout entier jouissance, le goût en matière d’art fausse parfois le tact en matière de style. La finesse même de la vision, le pouvoir de discrimination presque indéfinie qu’elle engendre, induisent certains artistes à mettre en cette finesse et en ce pouvoir toutes leurs complaisances, à modeler chaque sensation avec une insistance finalement indiscrète. « Est-ce beau ! Mais rendre ça !… le tripotis, le roulement, ça ! XLII » s’écrie un personnage de Charles Demailly devant le spectacle du bal de l’Opéra, et Charles lui-même, dans lesquelles les Goncourt ont su faire passer non seulement leurs plus frémissantes mais aussi leurs plus nobles ardeurs, ne dit-il pas : « Combien dans ma vie aurai-je tripoté d’objets d’art, et joui par eux ! XLIII » Si, sur le plan d’une certaine bienséance, cet exercice déconsidère légèrement celui qui s’y livre, du moins l’objet d’art n’en reçoit-il nulle atteinte : il n’en va pas de même de son équivalent verbal : l’expression, elle, ne se laisse pas tripoter sans qu’elle ne se chiffonne quelque peu. Chez les Goncourt le chiffonnage ne dépasse guère le point jusqu’où le mène à l’occasion une lingère experte et délicate, tandis que certains de leurs imitateurs ont travaillé pour le chiffonnier sans plus. N’importe : cette continence esthétique qui chez le grand artiste bride toutes choses, y compris l’expression de l’incontinence elle-même, voilà la qualité qui aux Goncourt a trop fait défaut.

Mais la sensibilité visuelle, au degré où ils la possédèrent, est un don si rare que c’est à elle que dans leur cas il faut toujours revenir. S’ils ont excellé dans la « note », c’est que la « note » souffre les approches les plus familières ; je dirai même qu’elle les appelle : elle n’est vraiment « note » qu’à ce prix. Aussi, envisageant les Goncourt non plus comme initiateurs mais comme stylistes, je serais enclin à voir leur chef-d’œuvre dans les trois premiers volumes du Journal, — je dis les trois premiers, car, bien que ce soit le centenaire d’Edmond que nous célébrons aujourd’hui, c’est du vivant de Jules que l’œuvre atteint, à mon sens, son point de maturité. Chose singulière, c’est dans le Journal que le moteur ronfle le moins. S’ils l’ont certainement écrit avec une arrière-pensée de publication, du moins l’écrivaient-ils pour une échéance lointaine qui pût contribuer à calmer cette fièvre de l’effet à produire que leur honnêteté foncière et la dignité de leurs scrupules ne parvinrent cependant jamais à éliminer. Le Journal est bien davantage que le document inappréciable reconnu de tous aujourd’hui : en ces annales de deux esprits hautains mais torturés, d’une intégrité vétilleuse, observations et aperçus pénètrent ; on y rencontre plus d’un trait que Chamfort n’aurait pas désavoué, et chez les Goncourt la formule a toujours l’air de s’enlever sur un de ces fonds teintés qui avivent tel dessin de maître. En maints endroits ils se sont targués de ne point aimer la nature : cependant le Journal renferme certains paysages d’une précieuse matière saupoudrée devant lesquels on comprend tout le sens de l’expression : les caresses du pinceau. Les Goncourt ont su voir, et presque tous leurs défauts ne naissent somme toute que de l’excès même de cette qualité. Leur regard ne peut se poser sur les objets sans qu’il y contracte une ivresse qui, se communiquant à la page, étend jusqu’à nous sa contagion et nous monte un peu à la tête. Ils appartiennent à l’ordre de ces écrivains qui pour être pleinement goûtés ont besoin qu’on devienne un peu leur complice, mais sont-ils vraiment aussi nombreux qu’on le dit ceux qui peuvent se passer tout à fait de cette complicité-là ?

Mesure pour mesureXLIV de Shakespeare : (traduction : Guy de Pourtalès) §

Ab Jove principium… Il sied d’autant plus qu’une chronique des Lettres anglaises s’ouvre sur le nom de Shakespeare que nous sortons à peine de ce mois d’avril qui est sien par le double droit de sa naissance et de sa mort.

Lorsque, dans ses plus beaux atours, le fier Avril bigarré

Infuse en chaque chose un esprit de jeunesse,

Alors le pesant Saturne gambade et rit avec luiXLV,

est-il dit dans les Sonnets. Aux fêtes du 22 avril, à Stratford-on-Avon, la France cette année participa : Firmin Gémier, interprète et ardent propagateur de l’œuvre de Shakespeare, fondateur de la Société Shakespeare, était présent et je pus constater l’accueil enthousiaste qui lui fut fait lorsque, à l’issue de la représentation de Tout est bien qui finit bien, il prit la parole sur la scène du petit Théâtre commémoratif dont la disposition en O se réfère à un passage du Prologue d’Henri V qui a trait à la salle de l’ancien Globe, d’illustre renom. De retour en France, c’est Shakespeare encore que je retrouve avec Le Songe d’une Nuit d’été et Mesure pour mesure.

Sur Le Songe d’une Nuit d’été, après le passage de Gérard d’Houville, il y aurait inconvenance et plus encore imprudence à revenir ici43. Mesure pour mesure en revanche, si l’on excepte l’unique représentation qu’organisa naguère Lugné-Poë, affronte pour la première fois la scène française, et dans une version nouvelle due à Guy de Pourtalès.

Lorsque parut l’an dernier à la Société Littéraire de France la traduction de Pourtalès, elle rencontra une approbation unanime. D’une exactitude parfaite, elle ne s’écarte du texte que là où il le faut, c’est-à-dire dans les cas où trop d’attachement à la lettre entraînerait dans notre idiome une véritable infidélité à l’esprit même de Shakespeare. Seuls peut-être ceux qui ont confronté la copie à l’original peuvent se rendre pleinement compte de la loyauté du travail qui partout a été fourni : jamais de difficultés éludées, ni même tournées : toujours elles sont abordées bien en face et résolues au moyen d’une langue énergique et sûre. Cette pompe constante du vocable laquelle — trait essentiel — appartient ici à la bassesse non moins qu’à la sublimité ; — cette dignité singulière dont s’orne jusqu’à la matière la plus indigne ; — cette opulence des métaphores, cette redondance splendide de l’expression qui chez Shakespeare — et chez lui seul — rend toujours un son plein parce qu’elle n’est que le vigoureux éclatement d’une poussée interne sans analogue, l’honneur de la version de Pourtalès, c’est d’avoir su nous les faire accepter comme naturelles.

Restait à savoir si la traduction possédait également, selon l’argot du théâtre, cette qualité d’être « parlable ». De cela, Georges Pitoëff — à qui nous devons déjà de grandes joies, qui nous en promet de plus grandes encore — nous apporte la preuve. Dans Pitoëff, Pourtalès a trouvé plus qu’un allié, un complice en intransigeance, hostile autant que lui à toute coupure et subordonnant toutes choses à la recréation d’une atmosphère authentiquement shakespearienne ; parce que cette considération a prévalu, parce que l’événement la justifia, la traduction de Pourtalès et la réalisation de Pitoëff viennent confirmer l’enseignement qui se dégageait déjà des représentations du Vieux-Colombier.

Car il faut s’y résigner : Shakespeare, quoi qu’on en ait, « tient la scène », et il la tient d’un bout à l’autre de chacune de ses pièces, aussi bien lorsqu’il s’agit de pièces secondaires dans son œuvre et qui seraient l’impérissable couronne de l’œuvre de tout autre. À cet égard l’expérience était particulièrement concluante à Stratford : Tout est bien qui finit bien demeurait jusqu’à ce jour en Angleterre même la plus impopulaire des pièces de Shakespeare : jamais elle n’avait réussi et on ne l’avait pas jouée depuis près de cinquante ans : cependant tous les écrivains réunis à Stratford : poètes, auteurs dramatiques et critiques durent reconnaître après coup — et quelques-uns non sans surprise — que pas un instant l’intérêt n’avait fléchi. Dans l’œuvre de Shakespeare Mesure pour mesure occupe un rang beaucoup plus élevé que Tout est bien qui finit bien, sans appartenir toutefois à la plus glorieuse constellation shakespearienne. On sait que la pièce fut représentée pour la première fois en 1604, la même année que Othello. Fut-elle composée à cette date ? Faut-il y voir comme le voudraient certains — et ainsi que cela semble à peu près établi pour Tout est bien qui finit bien — un remaniement partiel d’un original plus ancien ? Questions qui restent du seul ressort des spécialistes anglais. En tout cas, ainsi que le dit Pourtalès dans sa Préface — excellent morceau de critique où la position shakespearienne est présentée sous son jour le plus vrai —, Mesure pour mesure est « comme le microcosme de l’œuvre de Shakespeare… le drame où il a peut-être montré le plus à découvert son grave et indulgent visage ». Les juxtapositions les plus tranchées : une obscénité drue, sur laquelle la lumière tombe bien d’aplomb, et qui agit à la façon d’un de ces plants de soleils qui dans un jardin d’été plaquent leurs tons forts et nourriciers ; — une bouffonnerie rebondissante que, comme au jeu du ballon, les interlocuteurs ne cessent de se repasser ; — le pathétique le plus direct et le plus nu où derrière les arguments, derrière les sentiments mêmes qui les sous-tendent, on entend le froissement des fers qui se croisent ; — cependant que tantôt au milieu, tantôt au-dessus de la vie qu’à son gré elle suspend ou survole, lentement la méditation choit dans quelque invisible sablier. Si le sommet de Mesure pour mesure réside dans les scènes du second acte entre Angelo et Isabelle avec les prodigieux monologues qui les précèdent ou qui les suivent, — expliquera-t-on jamais grâce à quel coup de force du génie rien n’apparaît plus normal, plus attendu, plus imploré même de l’auditeur qu’un monologue shakespearien ? — ; si, à partir du moment où le Duc reprend les rênes de l’action, celle-ci en est à la fois desserrée et impliquée, on ne songe cependant guère à s’en plaindre, car c’est avec le Duc qu’on y assiste et c’est lui désormais que l’on fixe. Un de ces expérimentateurs en lesquels le génie de Shakespeare s’est complu et devait se complaire, qui sont à une autre échelle qu’à l’humaine et qui possèdent une autre table des valeurs : la hauteur du regard, — d un regard qui se voudrait tout serein, mais que trahit une main trop lasse pour ne pas laisser retomber le monde qu’elle soulève, — n’exclut pas ici une certaine ambiguïté qui va parfois, ainsi que le remarquait l’an dernier Jean SchlumbergerXLVI, jusqu’à être cruelle : le Duc proroge d’abord le dénouement comme à plaisir, puis il le bâcle, mû par je ne sais quel désenchantement alerte qui ne veut plus rien qu’en finir. (Avec quelle élégance élancée — celle d’un page grandi à la taille d’un seigneur — Pitoëff mène tout ce dernier acte !)

Par-delà le bien et le mal : retirez à ce titre l’intention agressive qui chez un Nietzsche le dresse ; substituez-lui au contraire une compréhension si souveraine qu’elle débouche dans l’incertitude parce qu’elle en sait bien trop long pour pouvoir juger vraiment, et vous aurez une approximation de l’attitude de Shakespeare dans Mesure pour mesure. C’est précisément parce qu’il ne peut pas juger qu’après avoir temporisé, le Duc précipite le jugement. Aussi naturellement que nous émettons des lieux communs, Shakespeare émet des vérités ; ces vérités atteignent toutes le fond, mais, parallèles les unes aux autres, elles touchent ce fond en des points inconciliables. Shakespeare cependant sait qu’il n’existe qu’un « par-delà » authentique : celui qui inclut ce qu’il domine, — et dans certains de ses personnages de femmes la vertu surgit avec une telle droiture de tige que, sans que le personnage cesse un seul instant d’être vivant, par chacun de ses actes et de ses paroles il adhère à cette vertu et en dégage à tout moment l’arôme. Pour l’avoir saisi d’instinct, — avec cette sensibilité si jeune et si sûre qui dans tous ses rôles la guide, — Mme Ludmilla Pitoëff fut l’autre soir une inoubliable figure de la Chasteté, — petite-fille non indigne de ces figures allégoriques des Vertus que nous ont léguées les grands artistes italiens.

Le centenaire de la mort de ShelleyXLVII §

En ces premiers jours de juillet comment songer à autre chose qu’à la mort de Shelley, — au naufrage dans lequel disparut le 8 juillet 1822 le seul véritable Ariel dont le passage ait été signalé ici-bas ?

Toutes ces idées qui confèrent à la mort la splendeur qui lui est propre, Shelley les avaient déversées l’année précédente en son chant. Aujourd’hui il semble qu’il ait pressenti son destin ; et lorsqu’on se représente l’esquif tel qu’il fut aperçu pour la dernière fois sur la mer de pourpre avant que l’orage ne le dérobât à la vue, et dont, la tempête dissipée, nulle trace ne réapparut, — qui pourrait s’empêcher de voir une prophétie dans la dernière stance d’Adonais : « Le souffle dont en mon chant j’ai invoqué le pouvoir descend sur moi ; la barque de mon esprit est chassée loin du rivage, loin de la foule tremblante des navires dont les voiles jamais ne furent à la tempête offertes ; la masse terrestre, les sphères célestes s’entrouvrent. Je suis porté au loin en de tragiques ténèbres ; tandis que brûlant au travers du voile le plus reculé du ciel, l’âme d’Adonais, telle une étoile, s’allume au séjour où les éternels résidentXLVIII ».

Au terme de l’édition que Mary Shelley donna en 1839 des œuvres complètes du poèteXLIX, cette évocation de la strophe dans laquelle culmine l’Élégie sur la mort de Keats est de la plus saisissante justesse. Shelley n’avait pas seulement pressenti son destin : il semble qu’il l’ait appelé. Je me bornerai ici à égrener un instant le collier de ses derniers jours.

« Comme un torrent qui précipite sa course » : ainsi nous est dépeint Shelley à l’heure où, balayant toutes les objections, il entraîne avec lui sa femme et leurs amis Williams dans la baie de Lerici, partie la plus retirée, mais non la moins grandiose du golfe de Spezzia. « Bâtisse isolée, à l’abandon. Casa Magni, nous dit Trelawny, avait plutôt l’air d’un bateau ou d’un établissement de bains que d’une habitation humaine. Elle n’offrait qu’un avantage : une véranda face à la mer et qui la surplombait presqueL » ; et Mary Shelley ajoute : « Le site était d’une beauté inimaginable : la mer montait jusqu’à la porte de la maison adossée à une colline en pente raideLI ».

La mort d’Allegra, la fille de Lord Byron et de Claire Clairmont (Shelley n’avait pas encore osé annoncer la nouvelle à cette dernière) ; le désir de couper court le plus tôt possible à toute intimité suivie avec Byron lui-même ; la précocité du merveilleux printemps de 1822 ; la nostalgie plus puissante que jamais de la mer et de la vie sur l’eau, autant de motifs qui poussaient Shelley à quitter Pise, et qui tous plongent leurs racines dans le même besoin : un infini besoin de solitude. « Je déteste toute société, presque toute du moins, et Lord Byron constitue le centre de tout ce qui m’est odieux et fastidieux dans la vie de société » Mais, plus profondément, et comme au second degré, c’est à l’intérieur de son génie même que Shelley veut rétablir la solitude ; et si ce génie semble alors replier ses ailes, c’est qu’il n’y abrite plus que ses facultés les plus natives, celles qui de tout temps l’isolèrent. L’ambition du drame le déserte, — de ce Charles Ier pour lequel il s’était proposé Le Roi Lear comme modèle idéal. N’a-t-il pas déjà composé Les CenciLII rien que pour se prouver à lui-même qu’il était capable de « décrire des passions qu’il n’avait jamais ressenties et de relater l’histoire la plus atroce en un langage pur et élevé… Les Cenci, disait-il, sont une œuvre d’art qui n’est ni colorée par mes sentiments, ni obscurcie par ma métaphysique. Je n’en fais pas grand cas ; Les Cenci m’ont coûté moins de mal qu’aucune autre œuvre d’égale étendue », Ainsi s’exprimait-il sur le compte du seul drame anglais moderne qui se puisse mettre en regard des drames élizabéthains. Mais qui avait apprécié Les Cenci, — mesuré à leur valeur le ProméthéeLIII et l’Adonais que Shelley considérait comme ses poèmes les plus parfaits, — pénétré les intentions secrètes de l’ÉpipsychidionLIV dont d’ailleurs, déçu par Emilia Viviani, Shelley lui-même s’était déjà détourné ? Les grands vents irrésistibles des odes, les impalpables brises errantes des pièces courtes, jamais dans la correspondance il n’en est même fait mention.

J’écris peu à présent, dit-il à John Gisborne dans la lettre du 18 juin 1822. Il est impossible de composer une œuvre si l’on n’est soutenu ou stimulé par l’assurance que ce que l’on écrit rencontrera de la sympathie. Représentez-vous Démosthène adressant une Philippique aux vagues de l’Atlantique. Lord Byron est fortuné à cet égard. Il a touché une corde à laquelle des milliers de cœurs ont répondu, et la grossière musique que pour leur plaire il a fait rendre à son instrument, l’a en retour discipliné, et aujourd’hui il approche de sa perfection. Je ne continue pas mon Charles Ier. Je me sens trop peu certain de l’avenir, et j’éprouve trop peu de satisfaction en ce qui concerne le passé, pour entreprendre un sujet quel qu’il soit sérieusement et en profondeur. Je suis placé pour ainsi dire sur une crête entre deux précipices ; cette crête, je l’ai gravie à grand péril et n’en puis redescendre sans péril plus grand encore, et je me tiens heureux pour autant que le ciel au-dessus de ma tête reste calme.

Et cependant — tels sont les remous de la croissance du génie — il ajoute aussitôt : « Je lis du grec et je songe à écrire ». Il faisait plus qu’y songer. Commencé à Pise, Le Triomphe de la vie — l’un des plus majestueux torses poétiques livrés à nos méditations — fut poursuivi, au dire de Mary Shelley, pendant les longues heures passées sur l’eau. Je ne puis aborder ici ce fragment en tierce rime, conçu sur le modèle du Triomphe de l’Amour de Pétrarque, mais dans lequel, comme dans la seconde version de l’Hyperion de Keats (quoique d’une façon toute différente), se laisse par moments surprendre l’écho du maître souverain dans l’art du vers, de Dante. Le poème s’interrompt sur ce pathétique hémistiche : « Alors qu’est-ce que la vie ? criai-jeLV ». — Ultime interrogation ; mais était-elle susceptible d’une autre réponse que la mort vers laquelle on sent que Shelley était déjà tourné et qui jamais ne lui apparut redoutable. Son tout premier poème s’ouvrait sur ce vers : « Combien merveilleuse est la Mort, la Mort et son frère le SommeilLVI » ; et ne dit-il pas de l’héroïne d’Épipsychidion : « Elle me rencontra, Étranger, sur le rude chemin de la vie, et m’attira vers la douce mortLVII ». Aucun témoignage n’est plus caractéristique que la promenade en mer où, ayant laissé tomber les rames, absorbé dans une rêverie profonde, Shelley lève brusquement la tête, et les yeux brillants, joyeux, s’adressant à Jane Williams, s’écrie : « Et maintenant résolvons ensemble le grand mystère ». Une fois revenue saine et sauve à terre, Jane disait : « Résoudre le grand mystère ? mais le plus grand de tous les mystères, c’est bien lui. Qui peut prévoir ce qu’il va faire ? On peut se former quelque idée de ce que les autres feront parce que les autres participent de notre nature à tous, mais pas lui. Il est à la recherche de ce que tous nous fuyons, de la mort ». Jane voit ici plus avant que quiconque. À la vie, Shelley n’a jamais eu d’attache : cor cordium, longtemps il a souhaité que les autres entrevissent ce qu’il entrevoyait et que leur existence s’en trouvât changée : il ne renie rien de sa foi ; simplement il sait que les hommes n’en veulent pas : l’unique amarre par laquelle il était retenu s’est dénouée en silence, et il n’est plus que l’esprit qui flotte sur les eaux. Et parce que l’esprit flotte, son corps est toujours prêt à se laisser couler. Shelley — et c’est peut-être le trait essentiel de sa nature, celui par lequel il apparaît unique — ne se débat jamais : on ne peut même pas concevoir de circonstance où il se débatte. Le jour où Trelawny le repêcha, il nous le montre « étendu au fond de l’Arno telle une anguille, ne faisant pas le moindre mouvement, pas le plus petit effort pour se sauverLVIII ». Il semble que dans la composition de son être aient été omis tous les réflexes défensifs inséparables d’ordinaire de l’être même.

Mais c’est précisément parce que le dernier lien avec la vie s’est délié que Shelley pour la première fois l’éprouve dans toute sa douceur ; « Nous naviguons le long de cette baie délicieuse au souffle du vent du soir sous la lune d’été jusqu’à ce que la terre apparaisse comme un autre monde. Jane emporte sa guitare, et si le passé et l’avenir pouvaient être oblitérés, le présent m’emplirait d’un tel contentement que je serais tenté de m’écrier comme Faust au moment qui passe : demeure, ô toi qui es si beau ». La musique au large, — c’est en fonction de cette alliance qu’il faut comprendre le sentiment impondérable et poignant qui l’unissait à Jane Williams ; qu’il faut écouter les réverbérations qu’à son tour à la musicienne il renvoie :

Les étoiles perçantes scintillaient, et, pure, la lune se levait parmi elles, chère Jane ! La guitare tintait, mais les notes ne furent pas douces avant qu’elles n’eussent passé par ton chant. — De même que la lune sur le faible et froid étincellement du ciel verse sa bénigne splendeur, de même ta voix si tendre, aux cordes sans âme a donné la sienne. — Les étoiles se réveilleront, quoique la lune dorme toute une heure de plus, ce soir ; nulle feuille ne remuera tandis que le serein de ta mélodie éparpille son enchantement. — Bien que le son anéantisse, chante encore, chante avec ta chère voix qui porte jusqu’à nous un accent de quelque monde loin du nôtre, où la musique et le clair de lune et le sentiment ne sont qu’unLIX.

Mais s’il l’éternise, Shelley pas plus que Faust ne saurait arrêter le moment qui passe ; et lorsqu’appelé à Pise le 1er juillet pour recevoir les Leigh Hunt il y est retenu plusieurs jours ainsi que Williams pour arranger avec Lord Byron les affaires de ses amis, il éprouve ce que de tels instants ont de fugace par essence, et il écrit le 4 à Jane : « Qu’elles ont vite passé ces heures et qu’elles sont lentes à revenir pour de nouveau passer si vite et peut-être pour toujours, ces heures dans lesquelles nous avons vécu en une intimité si étroite, si heureuse ! Adieu ma très chère amie ! Je n’écris ces lignes que pour le plaisir de tracer ce que vos yeux liront. Mary vous donnera toutes les nouvelles ». À quoi Jane répond : « Pourquoi parlez-vous de ne plus jamais goûter des moments comme ceux du passé ? Êtes-vous sur le point de rejoindre votre ami Platon ou pensez-vous que ce soit moi qui le doive faire bientôt ? Buona notte ». La lettre porte la date du 6 juillet : deux jours plus tard Shelley et Williams étaient noyés : la Miranda du divin envoi poétique qui accompagnait le don de la guitare avait perdu d’un seul coup et Ferdinand et Ariel.

Les trois impostures, P.-J.Toulet. Almanach §

Voici donc ce livre au sujet duquel MartineauLX, qui voulait la présentation parfaite, dut souvent trouver que ses amis le harcelaient un peu trop. « La critique — y est il dit —, c’est les os du gibierLXI » ; et nous guettions en effet les morceaux que maintes revues nous livraient (ici même l’on en exposa44), mais pour les savourer, non pour les dépecer.

Du Carnet de M. de Paur (1898), point de départ du recueil, vingt-deux ans séparent la mort de Toulet (1920) ; elle le prit qui se penchait encore sur la monture de certaines pierres. Dans l’œuvre et la vie même de Toulet, Les ContrerimesLXII et Les Trois Impostures figurent les médailliers avec lesquels il joua jusqu’à la fin : retirant, introduisant tour à tour, procédant à une frappe nouvelle, modifiant tel dispositif. Que de pièces « vingt fois sur le métier » remises avant que ne sortent, ne s’irisent, à la lumière, ces coupes infrangibles où s’accusent des formes toujours si élégantes, — usant parfois, pour feinte dernière, de je ne sais quel « jeté » qui provoque.

De Toulet en général, des Trois Impostures45 en particulier, personne n’a mieux parlé — et dès 1914 — que Jacques Boulenger : « … Les accords que rend une sensibilité touchée, écrivait-il dans le numéro spécial du Divan… les vérités qu’il énonce, on croirait qu’elles ont jailli comme des idées de poèmes baudelairiens. Il les a pincées par les ailes longuement et soigneusement parées, et piquées dans sa vitrine. Sous leur forme rare et merveilleuse, elles paraissent moins les fleurs de la pensée pure, que de l’émotion et de l’artLXIII ». Les peser dans les balances applicables à la pensée pure serait commettre à leur endroit une manière de contre-sens. Une pensée d’ailleurs ne comporte pas nécessairement un tour : songez aux lacs profonds, limpides, de Goethe, de Schopenhauer, de Joubert ; une maxime au contraire, et la plus décantée, et fut-elle de La Rochefoucauld, si loin qu’elle aille ne saurait s’en passer. Ce poli de l’ébène que donne aux Maximes l’emploi des « termes les plus généraux » est à lui seul un tour, et qui à leur date en constituait la modernité : soyez certains que chez Mme de Sablé on le tenait, et le prisait, pour tel. Parlant de la langue de son ami Louis de la Salle, Toulet écrivait : « Encore que pleine de cette modernité qui est la condition de la vie, elle est restée dans la tradition de Voltaire. Ajoutez-y enfin un goût sûr, et cet art de tout dire comme on patine, de tout pénétrer sans se salir : gloire d’Athènes qu’a héritée ParisLXIV », — par où Toulet définit et sa langue et son art propres. On sait assez l’adresse imperturbable, un rien narquoise, avec laquelle s’insèrent dans la trame de sa phrase ; ces fils aux tons acides ; comment il stylise tous les argots ; les effets qu’il obtient, d’une âpre bizarrerie, par ces rayures en zig-zag dont à dessein il offense le champ d’un antique blason. Le composite, mais d’un bon aloi, telle est sa modernité. Le tour est essentiel chez lui : l’espace me manque pour en dénombrer et en suivre les variétés : travail aussi bien superflu après la minutieuse et sagace analyse à laquelle Pierre Lièvre l’a soumis (Divan, mai-juin 1920). L’important, c’est de ne pas perdre de vue que le tour ici ne rehausse pas seulement la maxime ; qu’il la suscite, l’institue. La place des mots, — jamais peut-être semblable prépotence ne lui avait été dévolue : c’est leur arabesque qui dessine, et ne livre qu’en son extrémité, le sens spécial, implexe, qui à chaque fois est visé. Une syntaxe sur laquelle tout a été dit, la plus experte et la plus libre, qui joue pour elle-même, comme les draperies dans certains dessins de maîtres semblent soulevées par une brise matinale ; des suspensions, des reprises, des changements de ton ; un usage infiniment subtil de tous les signes de ponctuation, et par-delà les signes mêmes il n’est rien dans la phrase qui ne soit intérieurement ponctué.

Les femmes le savent bien que les hommes ne sont pas si bêtes qu’on croit, qu’ils le sont davantageLXV.

L’homme cherche des conseils le plus loin, les femmes le plus près possible. Et la métaphysicienne est encore à découvrirLXVI.

On dirait que la douleur donne à certaines âmes une espèce de conscience. C’est comme aux huîtres le citronLXVII.

On souffre un peu, puis on se console, fût-ce d’une bonne action. La femme d’un ami, un jour aussi viendra qu’elle sera laideLXVIII.

Bien plus cependant que dans les maximes, c’est dans la réduction à l’unité d’impressions venues des quatre points de l’horizon, mais perçues et senties simultanément, et comme avec instantanéité, sur le seul plan de l’imagination, que Toulet est incomparable. Sa défense des Épicuriens, que cite en son livre Martineau, est fort suggestive à cet égard : « Quoi donc, est-ce bassesse que de se plaire à la musique : « cette douce musique, dit Shakespeare, qu’on ne peut entendre et rester gai », — bassesse de goûter la saveur d’un fruit rouge ; ou le beau mouvement balancé d’une femme ; et l’ombre fraîche coupée d’un courant, le pli d’une plaine toute blanche de soleil ? N’est-ce rien de coordonner ces chosesLXIX » Ce membre de phrase, si je le détache en italiques (et combien Toulet les eût haïes !), c’est que mieux qu’aucun autre il me paraît nous placer en ce point d’intersection de l’imaginaire et du réel où Toulet vécut et écrivit : toujours atteint par les choses dans l’instant qu’elles confluent et atteint alors d’un seul coup, — leurs concordances mystérieuses sont les « nymphes » que son art « veut perpétuer » ; pour délicate, particulière qu’elle soit, l’alliance entre la vie et l’art est ici une des plus étroites qui se puisse concevoir, et le lieu en est la fantaisie.

« La fantaisie est une ellipse. On saute par-dessus le raisonnement ; ou bien on fait le tour, pour aller plus vite, et l’on continue de courir jusqu’à ce que l’on meure — que l’on meure tout seul, comme on a vécuLXX ». Cette réduction à l’unité comporte toujours chez Toulet exactement la longueur variable qu’il faut pour que chacun des éléments miroite un moment à la surface, et le miracle ici, c’est que les seules inflexions de la cadence insinuent la part prise par chacun d’eux dans l’émotion. Beaux chatoiements éphémères vus semble-t-il à la fois au fil du courant et sous l’eau. On songe à Boudroulboudour,

Plus blanche en son pantalon noir

Que nacre sous l’écailleLXXI ?

L’insuccès nous vaut d’être seul, et qu’à l’envi du genêt sur la lande on ne soit ores connu que de l’aurore ou de l’orageLXXII.

Les sources égouttées dans le silence de l’aurore et le réveil de la rainette égaient le pèlerin, mais plus encore au foyer de l’auberge assis, d’entendre dans la nuit craquer la neige sur les cèdres et la lointaine voix au loin de ces oiseaux mystérieux qu’enfante le courroux de la merLXXIII.

Floryse, dame créole, dont il semble toujours que la plie le désir ou la lassitude — sous son vêtement qu’on entend bruire du même son que les sables de la mer, après tant de tissu où la main s’égare, s’irrite, s’arrête : soudain, de rencontrer sa chair, c’est comme sous les herbes une source à nu. Sur l’escalier de pierre qu’elle gravissait vers son ami, la volute d’un or tissé dans l’écarlate enveloppait sa marche d’un murmure écumeux et nourri. Vous parûtes, Floryse, et sur le seuil demeura, un instant, suspendu le grimoire de votre visage où se déchiffre tour à tour le vice, la tendresse, — et cette angoisse d’un remords qui ne sera pas absousLXXIV.

« — Oui, dit Médée, j’ai le cœur dur ; mais c’est aux pierres que dort le feuLXXV ».

La voix baisse chez Toulet dans l’instant que chargée, — jamais plus émouvante que lorsque sonne le couvre-feu. De quel prix n’est pas un cœur dur bien placé ? Et ceux-là, ce n’est guère qu’en France qu’on les trouve sans défaut.

« Ils deviennent des almanachs de l’autre année ». La Bruyère le disait : « des livres faits par des gens de parti et de cabaleLXXVI ». Les Trois Impostures portent en sous-titre : almanach ; qu’elles sont exemptes de ce péril, « avenir qui n’est pas nécessairement un juge lucide et équitableLXXVII », écrivait un jour Valéry ; en tout cas un avenir qui ne retiendrait pas l’œuvre de Toulet serait un avenir bien peu français : certaines des plus indéfinissables qualités françaises, — natives, jamais proclamées — s’y distillent et tout ensemble s’y rétractent. Mais n’anticipons pas ; ce serait contrevenir à l’adage des Trois Impostures :

C’est le temps qui donne aux chefs-d’œuvre, comme aux grands vins, la lumière, la saveur, la gloireLXXVIII.

Le langage de PascalLXXIX §

… Souvent un seul mot est un discours tout entier… Comme tout y est pressé, il en sort tant de lumières de toutes parts, qu’elles font voir à fond les plus hautes vérités en elles-mêmes, qui peut-être auraient été obscurcies par un plus long embarras de paroles.

Approbation de M. de Ribeyran, archidiacre de Comminges, pour l’Édition de Port-Royal.

« Oh ! qu’il a éclaté aux esprits », est-il dit d’Archimède dans les Pensées : oh ! que Pascal éclate aux esprits et aux cœurs46. Ravisseur parce que lui-même ravi47, il fond sur nous, nous aveugle de sa lumière, arrache à ses proies l’adhésion. Une force explosive toujours présente dans l’expression, voilà ce qui investit le langage de Pascal de ce caractère immédiat qui partout constitue la donnée première de son génie. Lancé par lui, le projectile n’est pas plus tôt parti qu’il arrive. Cet indéfinissable intervalle qu’il faut ailleurs à l’expression pour prendre sa place, pour y faire luire l’aloi de sa propriété même, est ici tout éliminé : instantané, l’effet est produit. Aussi avec Pascal s’agit-il d’un langage plus encore que d’un style ; sans doute nul style français n’égale le sien, mais l’expression pascalienne — surgissant telle un bloc de formation primitive, chauffé du dedans, dont l’irradiation même est étroitement liée aux calories qu’il dégage — semble toujours antérieure à ces plans de l’espace et du temps sur lesquels se poursuivent, s’accomplissent les opérations qui engendrent les grands styles. C’est que chez Pascal il n’y a pas d’opérations distinctes : l’acte spirituel est une projection unique, indivisible, fulgurante ; les trois temps que marque la définition de Buffon48 sont en un seul résorbés. D’où que lorsqu’on pense à Pascal écrivain on pense à lui séparément : son nom n’est guère de ceux qui se présentent, son autorité de celles qu’on invoque, lorsqu’on interroge les modèles pour mieux comprendre les styles : l’expression saisit, subjugue presque trop pour ne pas passer le point où un style condescend encore à instruire. Ces jets brûlants ne se laissent pas refroidir ; non moins qu’au-dessus, Pascal est toujours en dehors.

« Le trait fondamental, cette simplicité ferme et nue49… » à quoi je voudrais adjoindre : pleine. J’entends bien que pour Sainte-Beuve l’idée de plénitude est incluse en celle de fermeté ; mais je crois que dans le cas de Pascal il y a lieu de la faire saillir. Simplicité, nudité, fermeté, on les peut rencontrer chez d’autres, et à la rigueur leur union ; mais chez le seul Pascal ces pleins architecturaux, ce maximum de portée et de cohésion du vocable. Ailleurs la plénitude s’obtient au terme d’une croissance régulière : elle couronne, récompense le trajet vers l’expression ; et si sobre que soit celle-ci, elle n’en apparaît pas moins comme ornée de ce triomphe même. Dans les Pensées au contraire la plénitude est toute de jaillissement, donnée dans le jaillissement, — par où loin d’envelopper la nudité, elle l’attise.

De cette plénitude avant tout relève le raccourci pascalien. « Pour bien écrire il faut sauter les idées intermédiairesLXXX », dit Montesquieu qui savait pratiquer son adage ; mais justement en vertu de cette force même de l’expression, Pascal ne produit pas d’idées intermédiaires, je veux dire que nulle chez lui n’est atteinte de débilité. Il n’opère qu’avec des corps simples qui valent tout ensemble par leur volume et par leur compression. Le raccourci de tels autres combine (au sens chimique du terme) ; Pascal, lui, juxtapose des éléments tout à fait purs ; là où les premiers amalgament, mentalement il biffe. Raccourci non point tant d’écrivain que d’ascète qui mate toute « concupiscence » du langage : Pascal ne tolère rien dans la phrase dont il estime qu’elle se puisse passer50 : personne avec les mots ne joua jeu aussi serré.

Sans doute le style de Pascal est un, en ce sens que tout dans les Pensées reçoit, subit le sceau d’une même personne, et de la plus impérieuse ; mais cette personne — irréductible en son noyau, — sous combien d’aspects ne se manifeste-t-elle pas dont chacun entraîne à sa suite son langage propre. Telles paroles semblent proférées, du fond de sa gigantesque langueur, par l’Adam de Michel-Ange élevant un triste regard vers l’Esprit qui est porté sur les eaux.

Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle. Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination ; nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini ; mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmesLXXXI.

Ailleurs, dans le corps d’un paragraphe, ces à-coup dédaigneux (quel style eut jamais tant de race !) jusqu’au trait final, brusqué, où, dégoûté d’avoir trop raison, Pascal coupe court, livre le fond de son expérience dans une sorte de bouderie grandiose, et comme avec un haussement d’épaules.

Il ne faut point détourner l’esprit ailleurs, sinon pour le délasser, mais dans le temps où cela est à propos, le délasser quand il faut, et non autrement ; car qui délasse hors de propos51, il lasse ; et qui lasse hors de propos délasse, car on quitte tout là ; tant la malice de la concupiscence se plaît à faire tout le contraire de ce qu’on veut obtenir de nous sans nous donner du plaisir qui est la monnaie pour laquelle nous donnons tout ce qu’on veutLXXXII.

Les extrêmes du style de Pascal, je les vois dans le fragment sur la différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse — surface plane où court sans arrêt le raisonnement le plus agile et le plus pressant — et les prières jaculatoires du Mémorial et du Mystère de Jésus, ou (car pour celles-là il y a presque profanation à parler encore de style) les lignes sur les fleuves de Babylone dont la lourde volute contrite s’apparente à tel adagio des derniers Quatuors de Beethoven.

Artiste sans rival, Pascal est perpétuellement en réaction contre toute attitude artistique vis-à-vis de la pensée. Pour nombre de grands artistes littéraires la pensée n’est que le marbre le plus rare de leur atelier, celui qu’ils choisissent pour en faire jaillir la statue parfaite, aux pures et harmonieuses proportions ; et avec quel soin ne lui ménagent-ils pas l’emplacement et la lumière favorables ! Oui, « Pascal est l’homme de la terre qui savait mettre la vérité dans un plus beau jourLXXXIII », ce n’est pas moi qui contredirai Vauvenargues quand il trouve une formule digne de Pascal lui-même ; mais Pascal l’y met pour l’éclairer en tant que vérité, non pas pour l’éclairer en tant qu’œuvre d’art. Il faut citer une fois encore l’étonnant passage :

Je n’admire pas l’excès d’une vertu, comme de la valeur, si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée, comme en Épaminondas, qui avait l’extrême valeur et l’extrême bénignité. Car, autrement, ce n’est pas monter, c’est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant tout l’entre-deux. Mais peut-être que ce n’est qu’un soudain mouvement de l’âme de l’un à l’autre de ces extrêmes, et qu’elle n’est jamais en effet qu’en un point, comme le tison de feu. Soit, mais au moins cela marque l’agilité de l’âme, si cela n’en marque l’étendueLXXXIV.

Après « et remplissant tout l’entre-deux » il me semble voir les autres mettre à la ligne, — assurer à l’expression le recul d’un blanc irréprochable. Pascal au contraire, la souveraineté même de l’expression l’arme aussitôt de défiance contre la validité de la pensée ; et avec cette vue simultanée des vérités qui jamais ne le déserte, il donne une seconde atteinte ; puis, comme d’un hautain coup de cravache, il se redresse avec un « soit ». Après quoi, ayant posé les deux solutions les plus profondes, d’un simple paraphe il fixe le résidu de conclusion qu’il retient pour l’heure valable.

« Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle…LXXXV » Et lorsqu’il s’agit de l’auteur de certain opuscule sur L’Art de persuader, la disposition est essentielle ; mais il y a autre chose et qui introduit au cœur même de cette faculté de posséder les idées par où Pascal est unique, en vertu de laquelle il n’a nul besoin d’originalité pour être original au plus haut point. Expérience décisive que de confronter les Pensées aux passages de Montaigne que les éditions Havet et Brunschvicg donnent en note : il n’est guère de pensée de Pascal — et je l’entends des plus frappantes — qui n’ait à son origine un texte de Montaigne ; et cependant Pascal avait tous droits d’écrire : « Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi, que je trouve tout ce que j’y vois52 ». Parmi les esprits de premier rang en effet, nul n’est moins que Montaigne engagé dans sa pensée propre alors même que celle-ci lui est le plus personnelle. Les pensées de Montaigne, une à une Pascal les sort de l’ample aquarium des Essais où telles de beaux poissons lustrés elles n’ont jamais fini de virer avec indolence : chacune d’elles il la repense, d’abord dans le sens même de Montaigne, la poussant à fond, mettant toujours en action ce dernier ressort de l’esprit dont la sagesse complaisante de Montaigne redoute au contraire l’entrée en jeu ; puis aussitôt il lui demande ses raisons et ses titres : à quoi, où tend-elle ? La direction de la pensée, et non point son attrait spécifique ; — sa relation aux autres pensées, sa localisation spirituelle, et non point sa valeur isolée, tout est là pour Pascal.

« Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en son auteur ; comment, par où, jusqu’où il la possède…53 » L’originalité de Pascal se fonde sur ce « jusqu’où » qu’il porte toujours à la limite ; grâce à quoi sa possession des idées — de celles des autres et des siennes — atteint à une manière d’absolu ; et cependant malgré l’intensité quasi-fiévreuse de cette possession multiple, jamais dans ce champ clos une idée n’usurpe sur l’autre : jamais la hantise du problème unique n’induit à l’idée fixe. La plus vaste imagination, — et la plus contractée sur son objet. Vaste et clos, — lorsqu’on pense à Pascal les deux mots s’appellent l’un l’autre, réciproquement nécessités : l’espace intérieur ici, à nul édifice inégal, repousse la notion de plein air : les figures s’y ordonnent, s’y subordonnent (quelle subordination plus infrangible que celle des ordres pascaliens ?) : elles ne s’y coupent point ; nulle part l’interdépendance des idées n’exerce davantage sa pesée, jamais les idées mêmes ne passent l’une dans l’autre.

Mais quand on possède à ce degré les idées ; quand on est à ce point engagé dans chacune d’elles ; quand, pour reprendre à Pascal un de ses mots, on est « embarqué » dans chaque proposition qu’on énonce, ce n’est plus sur un peuple de figures, mais bien sur un peuple d’êtres vivants que l’on règne. Il semble que les idées chez Pascal aient des physionomies et des humeurs, — que l’on surprenne l’anxieuse dilatation d’une prunelle, la lassitude d’une main qui retombe. Il circule à travers les Pensées une incessante et tout involontaire personnification des tendances et des passions ; non point jamais saisies dans quelque être particulier ni surtout ramenées, réduites à lui ; mais tout au contraire en vertu d’une prodigieuse individualisation de l’universel, — cette individualisation qui fait que parfois chez un Shakespeare telle réflexion générale paraît douée d’une vie encore plus sanguine que le personnage qui l’articule ; et c’est à dessein que j’introduis ici le nom de Shakespeare. Rien que dans Hamlet, Macbeth et Mesure pour mesure, si la place ne me manquait, je pourrais citer dix textes qu’un nouveau contact avec les Pensées m’a aussitôt contraint à relire54. Je songe à ces moments où passe comme la voix d’un destin devenu conscient, portant arrêt contre lui-même, exhalant sa plainte irrémédiable ; je songe aussi à cette vue toujours conjuguée de la grandeur et de la misère de l’homme que seuls peut-être ils détiennent jusqu’en ses profondeurs dernières : « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre ; dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur ; gloire et rebut de l’univers » (Pensées, fragment 434)LXXXVI. Comment ne pas sentir que le ton, le diapason55 shakespeariens, seul Pascal chez nous les a connus : en regard de Shakespeare, Pascal est la plus haute réponse humaine que la France puisse produire.

Humaine, — mais le mot même nous rappelle qu’il s’agit encore là d’une grandeur que le Pascal des Pensées eût réprouvée pour sa « superbe ». La grandeur dernière de Pascal, il faut la voir dans l’opération par laquelle le plus impatient des génies le cède au saint ; — le cède ? plutôt, se détourne de toute destination profane jusqu’à ne se plus supporter que comme impétueux affluent de la sainteté. Cette opération, Pascal l’eût appelée, l’appelait56 la grâce ; et j’aurai garde en ces domaines d’oublier l’avertissement de Sainte-Beuve57. Mais sans prétendre à pénétrer un seul des autres obstacles que Pascal put rencontrer en lui-même, il suffit qu’il portât en soi la pierre d’achoppement, à savoir la nature même de son génie. Le texte de Mme Périer me paraît à cet égard capital : « L’extrême vivacité de son esprit le rendait si impatient quelquefois qu’on avait peine à le satisfaire58 ». Dans la structure du génie de Pascal l’impatience est l’aiguillon même ; et si Pascal jette cette note dans les Pensées : « L’inquiétude de son génie, trop de deux mots hardis »LXXXVII, il parle en honnête homme, en ami de Méré, et de ce point de vue il a raison ; mais justement ces deux mots hardis sont en son cas applicables à la lettre. L’inquiétude ressortit ici au génie de Pascal, non à Pascal lui-même, du moins en tant que croyant. La dernière parole du Christ dans le Mystère de Jésus : « Ne t’inquiète donc pas »LXXXVIII appose son baume sur l’inquiétude de Pascal quant à son salut, non quant à sa foi. Il paraît bien établi que si cette foi connut les troubles atmosphériques, — auxquels d’ailleurs les plus grands saints restent soumis, — le noyau n’en fut point entamé. C’est plutôt que la constance même de cette foi maintenant Pascal sur un seul sujet, trouvant chez ce fervent pour l’y maintenir l’appui d’une logique qui onques ne capitule, s’alimentant à une doctrine qui, parce qu’elle tend toujours davantage à restreindre le petit nombre des élus, laisse, pour balancer la joie de leur élection, planer sur la destinée de ces élus mêmes le contre-poids de la crainte, affronte ici un génie en pleine croissance, incapable d’immobilité, et duquel l’unique chose qu’on ne puisse obtenir, c’est qu’il consente à demeurer tranquille59 »  Jamais les saints ne se sont tusLXXXIX » ; mais de témoigner pour leur foi n’était pas nécessairement aggravé par les poussées en tous sens d’un génie à soi-même imprévisible. Devoir sacré aux yeux d’un Pascal que l’Apologie ; — peut-être aussi recours majeur contre les exigences de son génie même : en appelant les âmes au Christ, Pascal du même coup purifie la sienne. « Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au dehorsXC » : pour que la vie intérieure de Pascal pût se poursuivre au sein de la zone du Mémorial, il était essentiel que son génie trouvât à se jeter au dehors, — à quoi pourvoient les Pensées.

Elles y pourvoient d’autant plus sûrement qu’à quelque sujet qu’il se prenne, le tempérament de Pascal est celui de l’apologiste-né, du plus grand qui se puisse concevoir : il en comble, on dirait qu’il en épuise l’idée. Persuader est le mouvement naturel, l’acte normal de tout son être ; et si mieux que quiconque il en a déduit et pratiqué l’art, c’est qu’il possédait, là aussi, « l’original des préceptes ». Voir d’abord, — mais immédiatement après, faire voir aux autres ce qu’il voit, de la manière exacte dont il le voit, — et pour ce les amener à la position d’où cette vue est inévitable60. Animé de ce besoin de convertir inséparable de maintes formes de la certitude ; et c’est de certitude encore plus que de vérité61 que Pascal est affamé : je le sais, entre les deux termes la démarcation est difficile, impossible peut-être à tracer : elle se sent néanmoins, — et surtout en ceci que chez l’homme que seule la vérité oriente, il existe presque toujours une marge de pensée si désintéressée que de la vérité même cette pensée semble alors déprise ; — semble, mais son détachement est l’expérience nouvelle qu’elle institue ; elle opère à distance, avec lenteur, non sans sécurité, à la façon de l’astronome : dans la fuite du temps elle voit moins l’adversaire qu’un magicien énigmatique dont le retrait même détient puissance, susceptible de devenir le complice de ses entreprises ; elle circonvient, elle flatte ce temps que la pensée de Pascal harcèle, force sans cesse dans ses derniers retranchements, Sublimement intéressé, Pascal tenant la barre jamais ne relâche son étreinte.

« On est entré dans sa chambre quand il était seul, quand il parlait haut…62 ». C’est bien ainsi que je me représente Pascal, — seul et parlant haut. Solitaire éminemment ; mais non point tant silencieux, — peut-être parce que ce n’est pas que des « espaces infinis » que le silence « l’effraie », peut-être parce que tout silence (au sens absolu du terme), quelque chose en Pascal le redoute. Du moins je ne le sens pas — et dans sa sainteté même — ami du silence au même degré que tels autres. « Feu » — le terme essentiel, isolé au milieu de la ligne en tête du Mémorial — certitude, joie, (avec les pleurs qui en doublent la portée), — tels dans l’écrit décisif apparaissent les mots entre tous pascaliens : celui de paix n’y figure qu’une fois, dans le brouillon, et à la fin d’une énumération63. Et cependant la paix ne correspond-elle pas à tout l’entre-deux entre la joie jaculatoire et l’anéantissement devant Dieu ? Agenouillé, Pascal dialogue avec le Christ, ou bien il s’abîme à ses pieds : on sent moins qu’il couve silencieusement en soi la présence du visiteur. Et sans doute par définition ces moments-là sont ceux dont se dérobe à nous le témoignage ; cependant le goût du silence passe dans la manière même dont on dit : à côté du style de la solitude — dont le Pascal des Pensées nous transperce —, il existe un style du silence où il semble toujours qu’affleure un recueillement qui nous gagne, — style du saint Augustin des Confessions et des Soliloques, du Plotin de la Sixième Ennéade, de telle méditation d’Eckhart ou de ce Fénelon de qui la parole suivante définit si bien Pascal par opposition : « On aime d’autant plus purement alors qu’on aime sans sentir, comme on croit avec plus de mérite lorsqu’on croit sans voir64 ». Pour Pascal, sentir et voir sont les deux nécessités absolues de son être.

Et c’est parce qu’il a senti, parce qu’il a vu comme nul autre qu’à telles heures privilégiées s’est produite à la plus haute température cette simultanéité, cette fusion du « sentiment » et de la « vue » qu’atteste le Mémorial, qu’implique le Mystère de Jésus : ardeur inextinguible et cependant toute concentrée ; élans d’offrande inséparables des resserrements d’humilité. Si ces deux témoignages nous transportent en deux mondes qui diffèrent autant que les grands anges éblouis de Melozzo diffèrent des Pèlerins d’Emmaüs de Rembrandt ; si dans le Mémorial il semble que se prosterne une jubilation sacrée tandis que le Mystère de Jésus est tout embaumé d’une odeur de divine pauvreté ; spirituellement cependant c’est du « centre » que tous deux émanent.

La vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un être véritablement aimable, pour l’aimer. Mais, comme nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes. Or il n’y a que l’Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu est en nous : le bien universel est en nous, est nous-même, et n’est pas nous65.

Pour l’homme qui écrivait ces lignes, après avoir vécu le poignant colloque du Mystère de Jésus plus rien ici-bas ne pouvait subsister que la Sainteté.

Note sur Browning en FranceXCI §

À l’ordre du jour, — pour nombre d’entre nous Browning ne cessera jamais de l’être : le besoin que de lui nous éprouvons est tout aussi simple, non moins urgent que celui qui nous pousse vers tel aliment premier. Libres aujourd’hui de tout caractère ésotérique, les attachements qu’il suscite ne cherchent qu’à se propager ; et la passion pour Browning (je l’ai constaté souvent et sur moi-même et sur d’autres) s’accompagne, s’anime d’une flamme d’inconscient prosélytisme. Je ne m’excuserai donc pas de mon retard à saluer le recueil où trois de nos anglo-français les plus qualifiés ont mis tous leurs dons à son service66. D’ailleurs c’est strictement au sujet de Browning en France que je voudrais m’acquitter d’une tâche précise d’informateur ; aussi, avant de souhaiter à ce Cahier Vert toute la diffusion qu’il mérite, dois-je réparer un oubli — involontaire j’en suis sûr — de Mme Duclaux en rappelant les antécédents de l’étude de Browning en France. Car en 1851, c’est-à-dire à une époque où — sauf d’Elisabeth de qui l’amour a toujours tout su et tout dit sur Robert — le génie poétique de Browning était contesté par presque tous en Angleterre, fréquemment méconnu de ceux-là mêmes qui aimaient l’homme, ce fut un Français qui sonna en son honneur la volée inaugurale. Nous étions plusieurs qui n’ignorions pas le rôle très important joué dans la vie et jusque dans l’œuvre de Browning par ce Joseph Milsand, à qui le poète dédia en 1863 la réimpression de Sordello ; dont il écrivait à Isa Blagden le 19 août 1870 : « Je n’ai jamais rencontré ni ne rencontrerai son semblable parmi les hommes » ; de qui, au lendemain de la mort de Milsand (1887), il réinscrivait le nom en tête des Parleyings with certain people of importance in their days, avec la significative épigraphe : Absens absentem auditque videtque. Témoignages auxquels hier encore Edmund Gosse, — le grand lettré dont on ne prend pas la mémoire en défaut — apportait cette précieuse confirmation : « Un matin vers 1880, venant faire ma visite habituelle à Robert Browning, je trouvai, assis avec le poète dans la salle à manger de Warwick Crescent, un gentleman âgé et de l’aspect le plus tranquille. Browning me présenta à lui avec son effusion coutumière, ajoutant : « C’est Joseph Milsand67, le premier en date de mes interprètes et le meilleur ! » Le poète était très en train, parlait vite et assez haut, ponctuant ses propos de ces gesticulations qui lui donnaient souvent un certain air étranger. M. Milsand, immobile, observait et écoutait, avec une affection et une fierté visibles ; mais il ne dit presque rien et ne bougea guère davantage. Le contraste était amusant entre le robuste anglo-saxon débordant de vivacité et ce latin frêle, silencieux et réservé. Ce fut l’unique occasion où j’eus la fortune de rencontrer un homme très remarquable dont l’influence sur la vie du grand poète anglais s’exerça plus en profondeur que celle de n’importe quel homme de lettres, mais dont l’œuvre et même le nom étaient à peine connus dans notre pays ». Qu’en France ils le soient davantage, je voudrais pouvoir l’affirmer ; mais en aurais-je sincèrement le droit ? Une source trop tôt redevenue une nappe d’eau souterraine, telle m’apparaît la critique de Milsand. Les browningiens français ont à son égard une dette d’autant plus indéniable que grâce à lui la France se trouve avoir devancé le jugement de la postérité. Intéressons au besoin dans la question notre amour-propre national, pour l’heure tant en éveil, si par là s’accroissent, de si peu que ce soit, les chances d’acclimater définitivement chez nous le baobab, — dont un précurseur affronta le tronc gigantesque, les branches pesantes, la reptation indéfinie des racines.

Joseph Milsand naquit le 23 février 1817 à Dijon qui demeura son quartier-général jusqu’à sa mort le 4 septembre 1886. Dans l’Avant-Propos de l’ouvrage posthume sur lequel je vais revenir, il nous est dit qu’« il obtint le prix de peinture de sa ville natale et se rendit à Rome pour y achever son éducation d’artiste. Le mauvais état de ses yeux le força de renoncer à la peinture, mais pendant son séjour en Italie il eut l’occasion d’étudier Ruskin ». De son vivant Milsand ne publia que trois ouvrages : L’Esthétique anglaise (1865, Germer-Baillière) qui introduisait Ruskin en France (et Marcel Proust eut soin naguère de rappeler cette prioritéXCII) ; Les Études classiques et l’Enseignement public (1872, Germer-Baillière) ; Luther et le Serf Arbitre (1884, Fischbacher), dont William James atteste quelque part la haute valeur. Mais, collaborateur de La Revue des Deux-Mondes, Milsand y avait donné une série d’études sur la poésie anglaise depuis Byron. C’est ainsi qu’orienté par la citation d’un passage de Paracelse68 et s’étant procuré tout ce qui avait déjà paru de Browning, il publia dans les numéros d’août 1851 deux longues études sur Browning qui méritent la lecture la plus attentive et la récompensent, et qui comprenaient des citations très étendues de poèmes d’un intérêt aussi capital que Saül, L’Épître de Karshish, Comment les choses frappent un contemporain, Lippo Lippi, N’importe quel époux à n’importe quelle épouse, etc. Arrivant à Paris en 1851 peu après l’apparition des articles, Robert et Elisabeth firent la connaissance de Milsand, et c’est alors que naquit entre le poète et le critique cette amitié que la mort même fut impuissante à dénouer. Examinés à la date d’aujourd’hui — et avec ce sang-froid quasi-cruel dont on dispose devant les pièces d’un procès depuis longtemps gagné —, on constate que les articles de Milsand ont devancé sur la majorité des points les conclusions désormais acquises. Si parfois leur manque ce degré de lustre dans l’expression sans lequel les vues les plus vraies ne paraissent jamais tout à fait sorties, « le train d’idées que l’auteur y mène » — pour reprendre la commode et lumineuse formule de Barbey — se meut toujours dans la direction juste, sur la voie de laquelle il nous est devenu facile de ne plus dérailler. Appuyés sur le plus scrupuleux examen des textes, les pénétrants aperçus de détail abondent ; et pas davantage ne leur font défaut ces indications des tournants dangereux que tout écrivain non infatué reçoit avec gratitude d’un critique lorsque celui-ci a fourni au préalable tout l’effort nécessaire pour le bien entendre69.

Cependant — malgré les incalculables avantages de rayonnement qu’offrait du temps de Buloz La Revue des Deux-Mondes — il faut bien reconnaître que les articles de Milsand n’emportèrent pas la place ; et c’est à l’urgence qu’il y avait de reprendre la tâche à pied d’œuvre que nous devons ce Cahier Vert. Milsand d’ailleurs eût-il possédé le lustre d’expression d’un Rivarol ou d’un Joseph de Maistre, il n’est nullement certain que ses articles ne se fussent pas brisés contre le plus insaisissable mais le plus ruineux des obstacles que l’on rencontre en pareil domaine, — je veux dire cette quasi-impossibilité lorsqu’il s’agit d’un écrivain étranger de fonder, puis de maintenir une tradition. Le plus souvent, si elles n’échouent, les tentatives ne déterminent que des remous superficiels ; au mieux, un de ces engouements qui préludent parfois à un demi-siècle d’oubli. Tous les pays à cet égard en sont à peu près au même point, — sauf cependant l’Allemagne, parce que spontanément pour celle-ci toutes les grandes œuvres tombent sous une catégorie unique, celles de produits d’un même esprit humain : à égalité de culture un Allemand porte une identique acceptation sereine dans l’approfondissement d’un Flaubert et d’un Dostoïevski, d’un Hölderlin et d’un Quincey, d’un Dante et d’un Kierkegaard ; — un Anglais majore un peu le plus anti-anglais d’entre eux ; — un Français se sait quelque gré de s’être avancé à leur rencontre. Chez nous le problème se complique encore du fait que le public français voit dans l’écrivain étranger avant tout un exotique : or, tant qu’en un écrivain étranger n’est pas senti le prochain (dans l’acception évangélique du terme), on possède peut-être un bibelot de plus, mais non une authentique richesse spirituelle70.

Si elle sauva l’honneur, la première offensive dans la direction de Browning, fut donc un échec : sera-ce la seconde71 — celle de ce Cahier Vert — qui obtiendra la percée ? En tous cas elle se présente dans les conditions les plus favorables. D’abord une étude de Mme Duclaux de qui les écrits — tant anglais que français — assurent depuis vingt ans entre les deux littératures le plus gracieux et le plus diligent service de pigeons voyageurs ; et dont il faudra bien que l’effacement volontaire, l’indémontable modestie subissent un jour notre hommage. Si l’étude du Cahier Vert n’a pas le prime-saut ailé d’un Ménage de Poètes72 ou la plus belle aventure réelle était comme tressée en quelque nouvelle guirlande de Méléagre, on ne peut que remercier Mme Duclaux d’être revenue, à notre seul bénéfice, sur un thème sans doute pour elle familier presque à l’excès ; et le lecteur français ne saurait s’instruire plus agréablement qu’en ces pages qui, comme tout ce qui échappe à cette plume, gardent le charme d’improvisation de la causerie la plus libre, la plus juste, la moins appuyée. Peut-être — parce qu’elle connaît trop bien les expéditives impatiences de son pays d’adoption — Mme Duclaux a-t-elle quelque peu sous-estimé notre pouvoir assimilateur : j’aurais voulu qu’elle fît ici plus appel à notre sens de la grandeur ; qu’en nous présentant Browning, davantage elle revendiquât pour lui sa place — et toute sa place — au soleil. J’avoue ne plus la suivre quand se demandant si sa poésie survivra aux siècles, elle répond : « Je n’ose l’affirmer ». Même en tenant compte des correctifs si nuancés qu’elle apporte à cette phrase, — elle ajoute presque aussitôt : « Toutefois, je pense que ce qui subsistera de son œuvre sera considérable », — est-il si certain que « le déchet » sera « énorme » ? Sera-t-il supérieur à celui d’un Byron, d’un Wordsworth, d’un Coleridge ? Et lorsqu’il s’agit d’un poète, cette question du déchet a-t-elle en soi telle importance ? Si l’on appliquait cette règle à nos grands poètes à nous, trois ou quatre mis à part, lesquels y résisteraient ? « Browning s’est peu soucié de la beauté verbale, sel qui conserve indéfiniment la pensée des poètes ». D’accord ; cependant, s’il s’en est peu soucié, combien de fois ne surgit pas dans ses poèmes « cette fusion absolue entre la musique, la vision et le contenu, qui combinent le claquement des castagnettes et les sonorités des flûtes, l’éclat des fleurs et les ardeurs du couchant, les plus subtils appels à sympathiser avec le sentiment et à adhérer au jugement73 ». — « … Ce qui lui manque en tout, le sentiment de l’unité », dit Mme Duclaux. Oui, je le reconnais ; et il est exact de soutenir avec certains critiques qu’à cet égard l’œuvre de Browning n’a pas rempli par la suite les promesses de son Paracelse ; mais c’est peut-être en partie à cause même de cette absence du sentiment de l’unité que nous ne pouvons nous passer de Browning, aujourd’hui qu’en tous domaines la notion d’unité est remise à l’étude. Voilà pourquoi à certains d’entre nous L’Anneau et le Livre, — où Browning « use de son procédé le plus caractéristique : la désintégration de la matière, sa réduction à une poudre d’or et d’argent74 », où l’unité est morcelée en autant de points de vue qu’il y a de personnages, où le point de vue de l’auteur lui-même vis-à-vis du sujet réside « dans une curiosité presque sublime en sa liberté75 », — apparaît comme la première en date, et l’une des plus grandes, des œuvres contemporaines. Mais ce sont là problèmes beaucoup trop vastes pour une note ; et d’ailleurs, n’étant pas Anglais, je n’ai aucun titre à contester le pronostic un peu hésitant de Mme Duclaux : je sens si bien qu’elle et moi souhaitons au fond la même chose, à savoir une survie maxima pour l’ensemble de l’œuvre de Browning.

L’étude de Mme Duclaux est entremêlée de traductions où, usant de la double prérogative d’être la compatriote et d’avoir été l’amie de Browning, elle a pu prendre avec ses textes certaines libertés qui souvent ont donné de très heureux résultats. Edmund Gosse signale avec raison comme le plus étonnant de ces tours de force la version des dernières strophes de Popularity76. Dans leurs traductions Paul Alfassa et Gilbert de Voisins étaient tenus à plus de sévérité. Ceux qui avaient déjà lu M. Sludge, médium, dans La Nouvelle Revue Française ont pu se rendre compte du soin et des scrupules qu’apportèrent les traducteurs dans l’accomplissement de leur tâche ; mais bien peu, je le crains, sont en état de mesurer les difficultés qu’il fallait surmonter pour aboutir à semblable réussite. On en trouvera d’autres dans ce Cahier Vert, qui renferme des chefs-d’œuvre tels que Le Dernier Mot d’une Femme, Prospice, Une Toccata de Galuppi, Une Femme légère, etc., — de quoi mettre le public en appétit de Browning. Qu’il témoigne seulement de sa faim, et ni Daniel Halévy, ni Edmond Jaloux, ni moi-même ne la laisserons jamais insatisfaite.

Attirance de la mort de Jacques Sindral §

Entre les trois parties de ce soliloque77, dont — comme dans les devises du Prieur — « toujours le trépas demeure le centreXCIII », je me refuse à choisir. Tout au plus conviendrai-je que la seconde partie est moins dense, moins accomplie que les deux autres78. Soliloque, oui ; mais où l’auteur fait surgir à volonté telles figures inoubliables : le Prieur, auquel à l’instar du héros nous nous garderions de couper la parole ; Anne, à mes yeux aussi présente que cette « femme au bain » qu’elle évoquait ; Charlier, l’industriel qui dispense de presque tous les autres, et jusqu’au moindre de ces comparses « qui ne sont pas des relations pour qui porte en son corps la Mort auguste ». Certes, Sindral ne sera pas pris au dépourvu le jour — sans doute hélas prochain — où il lui plairait de renouer les rapports, — de traiter d’égal à égal avec la toute-puissance des romanciers ; et j’ai quelque mérite à le dire puisque tous mes vœux vont à ce que souvent encore il se sente « trop subtil pour se satisfaire d’autre chose que de soi-mêmeXCIV », — visent à l’installer parmi nous comme un Constant en permanence.

« Chaque phrase reflète l’œuvre, raconte, et annonce, elle nous mène dans l’esprit de l’auteur, et nous savons ce qu’on peut en attendre ; un lecteur un peu exercé arrive en avance à la conclusion ». C’est donc que je n’ai pas droit à ce titre ; car voilà cinq mois — dès le fragment de La Revue Européenne — que j’explore « l’esprit de l’auteur » ; et cependant aujourd’hui je serais tenté de reprendre la formule du héros : « À force de penser je ne sais plus…XCV » D’un livre qui ne se résout pas (et tout au contraire) dans le « encore un citron de presséXCVI » de Barrès, on peut être sûr qu’essentiellement il diffère. En quoi ? C’est tout ce que dans une note on peut chercher à indiquer.

Non point par le talent, du moins au sens habituel du terme : il est toujours là, ce talent, mais à la manière de quelque hôte courtois, si bien acclimaté qu’on l’oublie. (Moi, du moins je n’y songe qu’après coup et comme par devoir). La différence essentielle réside dans un certain talent de l’esprit même qui constitue ici le trait capital : de façon ininterrompue le héros se survole, — et c’est son présent qu’il survole, du mouvement le plus spontané, le plus aisé, et qui semble, non pas une « seconde nature », mais la nature même ; — en vertu de quoi le dédoublement chez Sindral ne s’opère jamais dans le temps, mais toujours comme dans l’espace. « Observateur en avion », disait fort bien Maurois de Proust ; mais dans le riche réseau des coordonnées proustiennes, position parmi d’autres, et adoptée en vue de tels précieux résultats spéciaux. L’originalité de Sindral, c’est que telle position soit en son cas constante, normale et pour ainsi dire native ; — anneau de Gygès de je ne sais quelle distinction isolante et cernée. D’où cette instantanéité dans l’intellectualisation, à peu près sans analogue, et dont l’exemple le plus typique est le survol de la possession dans l’acte de la possession même. (Le principe admis, — contre lequel beaucoup, et pas seulement toutes les femmes, à bon droit protesteront, — qui veut savoir jusqu’où peut aller l’alliance du tact et de la précision fera bien d’étudier de près le passage).

Qu’en cette occurrence le survol soit possible s’explique précisément par l’intensification du présent dont la possession s’accompagne ; car il suffit que le présent revendique l’autonomie pour que le héros de Sindral — et ceux qui appartiennent à cette lignée — la lui dénient. Toujours par ceux-là en effet le présent est visualisé comme l’ennemi ; non point de propos délibéré (ils ne souhaitent rien tant au contraire que d’être subjugués, vaincus par lui) mais en vertu du monotone, du cyclique retour de la déception79 : jamais le présent ne s’offre à eux que comme la plus mince pellicule aussitôt traversée par l’esprit : dépourvu de cette autorité que pourrait seule lui conférer l’épaisseur, il se défait dès qu’ils le touchent. C’est que de façon permanente les habite un certain sens de la mort (mais sur ce point nous reviendrons tout à l’heure) ; — et c’est aussi qu’au regard d’une sensibilité authentiquement métaphysique — et qui refuserait à Sindral cette sensibilité-là s’accorderait à soi-même un valide brevet d’incompétence —, la possession ne se justifie tout à fait que comme l’acte d’une certaine transcendance, comme l’instrument d’une connaissance autre et extrême, la brusque ouverture sur un ailleurs80. « Vies métaphysiquement nullesXCVII », laisse échapper le héros au début de la promenade qu’il accomplit à la veille de sa tentative de suicide, et au cours de laquelle comme dans les conversations du Prieur « les êtres et les choses défilentXCVIII » pour être par lui conduits « à la mort ». Le drame de la sensibilité métaphysique, c’est que — le veuillent-ils ou non — pour ceux qui en sont doués, le présent ne saurait jamais être qu’un moyen81.

À vrai dire le talent n’est ici rien d’autre que l’huissier qui discrètement s’efface devant une intelligence jamais en défaut. « Penser juste, voilà » — nous est-il dit — « ce que convoite le PrieurXCIX », ce que Sindral atteint ; et comme à ce mot d’intelligence je désire conférer sa pleine valeur de louange, il sera prudent d’écarter les malentendus. Il ne s’agit pas ici de cette intelligence que naguère l’on vit se constituer en parti : mesure de précaution en effet que de se mettre à plusieurs pour penser ; pas davantage de celle que visent sans doute les gens fort nombreux qui, sur un ton d’implicite supériorité gourmande, proclament comme entrée de jeu : « Il est très intelligent » pour donner à entendre « Il n’est que cela ». L’intelligence sans prix, c’est celle qui a tout ensemble ses racines et ses antennes dans la sensibilité, pourvue de cette faculté non moins indubitable pour défier toute définition qui s’appelle la sensibilité intellectuelle82. Elle suppose qu’un système nerveux infiniment délicat soit maintenu en sa perfection d’équilibre ; elle ne suppose pas moins une sensualité. Mais ici passons la parole à Sindral caractérisant le Prieur :

Je croirais volontiers que ce sage n’a renoncé à aucune jouissance, qu’il a seulement transposé sa jeunesse. Sa sensualité est devenue une subtilité de l’intelligence… Il sait trouver dans l’intelligence ces joies physiques qui animent les muscles et répandent des ondes brûlantes dans le sangC.

Pour une intelligence sans défaut il n’est qu’un sujet : la mort. Si « le courage, n’est-ce pas, c’est toujours de penser à autre choseCI », le courage de l’esprit justement, c’est que, pensant à tout, on ne pense jamais au fond qu’à cela. Oui, « c’est une certaine opinion intime et sensuelle sur la brièveté de la vie qui décide de nos penséesCII » ; mais si rien n’est plus fréquent comme thème que la brièveté de la vie — qu’il s’agisse d’une oraison funèbre ou de n’importe quel admirable morceau d’anthologie (et alors le degré même où l’on objective agit comme un mode de délivrance), — rien n’est plus rare au contraire que de se refuser à objectiver de la sorte, que de repousser toute délivrance facile et de laisser le sablier s’écouler à l’intérieur. C’est parce que toute l’existence de Benjamin Constant — l’un des hommes les plus intelligents qui furent jamais — est écrite dans cette seule clef de la brièveté de la vie, parce que toujours sa tristesse a derrière elle tout l’esprit, qu’il n’est pas une ligne de lui qui ne rende le son d’un perpétuel Mercredi des Cendres, par où tout son être est investi d’une inaliénable grandeur ; et je ne saurais décerner à Sindral un éloge qui à mes yeux vaille davantage que de citer ce passage de la lettre de Constant à Prosper de Barante auquel une fois de plus la lecture de son livre me ramena : « Chaque jour j’entends moins ce que c’est que la vie ; et je suis prêt à me jeter sur la terre, pour lui demander son secret. Tout le monde a-t-il ce sentiment et le cache-t-il comme je le cache ? Tout le monde joue-t-il son rôle, et se fait-il commun et inconséquent de peur de paraître fou ? Ou y a-t-il vraiment des gens à qui la vie telle qu’elle est convienne, et à qui il paraisse tout simple de naître, de voir mourir autour d’eux, de sentir la main invisible qui s’appesantit sur eux, sillonne leurs traits, et affaiblit leurs organes, enfin de mourir eux-mêmes ? Je suis comme ces pédants qui répètent le Om mystérieux. Il n’y a pas de parole dans aucune langue qui puisse exprimer les questions que je voudrais adresser à cet inconnu muet que je sens, et qui se taitCIII ».

Le désert de l’amour de François MauriacCIV §

Ce n’est pas en une note, mais dans l’étude que désormais son œuvre exige, qu’il conviendrait de parler de Mauriac. Jusqu’au Désert de l’amour83 peut-être pouvait-on négliger les livres qu’avec dédain son actuelle maîtrise abandonne, que pour ma part naguère, je n’ai que trop méconnus, — ou du moins, de la période antérieure au Baiser au lépreuxCV, ne retenir que l’élément de promesses. Aujourd’hui au contraire, combien il serait attachant et instructif de tout reprendre depuis le début, de repérer le don (qui certainement existait dès l’origine) au plus épais de la gangue même, d’en agir avec lui comme la pensée de Maria Cross lorsqu’elle commence à se poser sur le visage de Raymond Courrèges84. Ainsi seulement se laisserait suivre cet admirable travail — ici tout ensemble d’ordre intime et d’ordre esthétique — en vertu duquel, parce qu’il a su s’obliger à « la cellule de la connaissance de soi-même », ce don s’est sculpté au point que l’on puisse dire — comme l’observait Sindral dès la publication du Désert de l’amour dans la Revue de Paris — qu’avec ce livre Mauriac se classe à la tête de nos romanciers. Il surprendra l’avenir, le cours accéléré de cette Garonne qui en trois ans rejeta sur sa rive Le Baiser au lépreux, net, irréprochable galet ; Le Fleuve de feu (des précédents livres de Mauriac le plus ambitieux, d’une ambition toute légitime parce que toute dans le sens de ses problèmes ; où peut-être seule la patience fit défaut, mais dont une troisième lecture vient de m’assurer que ne s’en épuise pas la qualité de bouleversement) ; Genitrix : cette eau-forte par endroits un peu soulignée, mais qui en sa fermeté si objective fixe les sombres dessous de plus d’une famille française ; — et voici que ce cours s’élargit, comme en son estuaire girondin, dans Le Désert de l’amour, à ce jour le chef-d’œuvre de son auteur.

Mais avant de définir cet élargissement, comment se refuser une approche du don lui-même ? Le tempo omniprésent dans les derniers livres de Mauriac : ces « longues foulées dans les allées pleines de feuilles85 », ce presto venteux et désolé, mince86, quasi grêle, au passage duquel bougent, tressaillent, se lèvent de toutes parts les pollens les plus vaporeux et les miasmes les plus chargés, — où parfois c’est la décomposition même qui semble receler je ne sais quelle sourde vertu germinatrice, — tempo curieusement analogue à celui du vent d’ouest tel que nous le dépeint Shelley87. (Des contrastes que nous offre le don88 de Mauriac, ce n’est pas le moins saisissant que la svelte et souveraine élégance de l’instrument et l’opacité de certaines des proies qu’il déterre et pousse devant lui). Et toujours — au centre de ce don — le geste « de déblayer », « de balayer89 » : « chasseur », « ravageur », « n’aimant que ce qui se dévore », ah ! oui certes — « jeune dévastateur rapide » — par bonheur ce don est tout cela ; mais étant tout cela, c’est prodige de constater à quel point en fin de compte toujours son nettoyage assainit. (Sans doute les passions comportent-elles quelque Égypte spéciale où la venue des sauterelles détient une valeur curative). Rien ne retarde ni ne brise l’allure de ce cross-country : d’autant plus casse-cou le cavalier, d’autant plus infaillible le parcours ; il ne saute pas l’obstacle, il le traverse sans que nul bond ne soit perçu. Jamais ici de ces pauses qui nous servent d’appuis, de ces mesures pour rien où nous laissons souffler nos forces, — et que nous sommes habiles (pour donner le change sur leur caractère) à charger d’une couleur méditante : hélas ! cet art réduit à néant nos dernières illusions à ce sujet.

Ce tempo, telle m’apparaît chez Mauriac je ne dis pas la donnée première (puisqu’il n’intervient en sa perfection que depuis Le Baiser au lépreux), mais celle investie aujourd’hui de l’efficacité la plus radicale : car, mues désormais par elle, les autres données antérieures prennent aussitôt une valeur décuplée : cet extraordinaire appareil olfactif qui dès l’origine nous frappa tous, mais auquel Le Grix fut le premier, je crois bien, à apporter témoignage : odorat si délié, qui n’a nul besoin d’être aux aguets pour que tout arrive jusqu’à lui, qui ne nous paraît avide que parce que sans cesse assiégé, le plus souvent en proie au dégoût90 et presque toujours dès que l’être vivant est en jeu, mais parfois aussi, rafraîchi, délicieusement éventé au passage par la moindre bouffée végétale ; — ce sentiment inégalé de l’adolescence91, de ses buées, de ses riches torpeurs, de ses gauches étirements92 angoissés, de ses béatitudes où il semble que tantôt s’aère une force devenue sans limites et que tantôt un or diffus plonge dans la stupeur, puis dans le sub-délire de l’insolation, et aussi de cet état tout particulier — tour à tour sa plus capiteuse ivresse et son plus périlleux désespoir — que déclenche chez l’adolescent le regard qu’il s’imagine ou qu’il sent posé sur lui93 ; — enfin cette poésie en sa brièveté si poignante où il semble que sur le dehors une fenêtre reste toujours entrouverte et que cependant ce soit au dedans des êtres — et comme pour les déchirer et les consoler tout ensemble — que brusquement sont perçus les zigzags du paysage (Songez à la mort de la jeune femme au début de Genitrix).

Or — et c’est là ce qui en fait à mes yeux la rareté — l’élargissement que marque dans l’œuvre de Mauriac Le Désert de l’amour n’a absolument rien d’artificiel. Pour trop d’artistes au milieu de la vie la volonté d’élargissement — d’élargissement à tout prix — constitue la tentation entre toutes spécieuse, et parfois il advient que, sous prétexte de s’accomplir, ils en aboutissent à se nier parce que sans le savoir ils ont en cours de route troqué leur instrument pour un autre. Chez Mauriac l’instrument reste le même : au contraire à chaque page du Désert de l’amour il contracte avec sa tonalité fondamentale cette ressemblance profonde et comme adhérente où de plus en plus je tends à voir le signe de l’originalité irréductible, de celle à partir de laquelle dans tout ce que l’on écrit et aussi bien dans tout ce que l’on dit on est soi — et si involontairement soi. Seulement, plus approche de l’absolu cette fidélité à l’instrument propre, plus se creuse et se serre tout ensemble la sonorité qu’on sait lui faire rendre, — et plus aussi gagne, s’épand la zone sur laquelle on règne. Les plus grands artistes eux-mêmes ne disposent que d’un nombre fort limité de registres ; et leur grandeur précisément se mesure à leur capacité d’avoir l’air de disposer de tous par le degré même dont des leurs ils disposent. Dans Le Désert de l’amour peut-être n’y a-t-il rien d’autre que les deux registres que Mauriac possède à fond : la vie des sens — dans l’acception la plus étendue du terme, — et la lointaine présence du Dieu, de l’immuable qui domine, dirait-il, qu’inlassablement projette — retiennent le droit de dire les incroyants (mais sur le plan qui nous occupe ici la distinction n’importe guère) — l’inassouvissement inséparable de la vie des sens elle-même, l’action à distance de « Celui qui à leur insu appelle, attire du plus profond de leur être cette marée brûlanteCVI » ; et cependant de ces deux seuls registres — en eux-mêmes il est vrai parmi les plus puissants qui soient — si parfait s’affirme ici le maniement que nulle part nous n’éprouvons un manque, et que si à la première lecture nous sommes emportés, et de façon irrésistible, dans le mouvement du livre lui-même, à la seconde en revanche nous sommes arrêtés à tout moment tant nous envahit, nous inonde la nappe toujours plus vaste de l’émotion.

De cet élargissement — dont nous tenons maintenant, je crois, l’essentielle validité — il faudrait (mais je n’en ai pas la place) par une série d’analyses de détails dénombrer les composantes et suivre leurs manifestations. Cette impatience, en soi si précieuse, qui ne fait qu’un avec le don même et qui en est le point de race, — cette impatience qui semble d’un seul mouvement savoir la vie, la fixer sur la page en une incisive brûlure et la rejeter avec mépris, — s’accompagne cette fois de la patience que réclamait un grand sujet, — mais d’une patience qui ne sort jamais de son unique attribution : veiller à ce que du sujet aucune partie ne soit omise ou étranglée, et qui nulle part ne transparaît pour l’alourdir ou pour la retarder dans l’exécution elle-même. Ne doutons pas en revanche qu’elle n’ait joué un rôle capital dans la surprenante réussite technique que constitue Le Désert de l’amour (Technique ? c’est par pure probité professionnelle et combien à contre cœur que je recours au terme : quand on l’applique à cet art, on a la sensation d’obéir à un pédantisme, presque à un tic — à tel point que dans Le Désert de l’amour un des prestiges les plus subtils réside dans le fait que les difficultés — accumulées ici à plaisir — sont résolues comme en se jouant, assument le masque d’une facilité désarmante, qu’il semble que l’on devine l’auteur murmurant à part soi : « Comme c’est facile !… A vrai dire, ce l’est même trop ! Décidément en art il n’est point de Maria Cross pour les Raymond Courrèges »). À ma connaissance le chef-d’œuvre de la rétrospection, — de la rétrospection en acte : point de fiction d’une confidence adressée à qui que ce soit — et combien le livre y gagne en pressante âpreté ! — nul usage de la méditation ou de l’analyse tant soit peu poussée, de rien qui suppose chez le lecteur une part, si minime soit-elle, de complicité ; seuls, les deux plans du récit et des propos ; ces derniers, d’une réalité, elle aussi, désarmante ; le récit, lui, incomparable par la féconde irrévérence avec laquelle il ignore toutes les notions scolaires que trop longtemps l’on groupa sur le mot de composition, par la sûreté à bride abattue du va-et-vient intérieur, par l’aisance dédaigneuse (qui est le comble de l’adresse) avec laquelle les faits s’insèrent dans la trame (je songe, par exemple, à l’arrivée de Maria au bar de la rue Duphot). Et, à la place de tout ce qu’il rejette, dans Le Désert de l’amour Mauriac instaure comme une nouvelle catégorie de la profondeur, la profondeur en pleine course : vérités englouties, par fortune oubliées, et qu’une lame de fond ramène ; de ces vérités incurables au même titre que des maladies, et qui d’un bout à l’autre du livre — comme au corps défendant de l’auteur, et parfois sur un mode si pathétiquement interrogatif, — telles des suppliantes abîmées dans leur déploration — soulèvent un moment leurs voiles94. Plus profondément que tout savoir, que tout plan de l’intellect, l’expérience de la vie est ici avant tout saveur, — une saveur âcre, mais d’une âcreté si saturée d’irrémédiable qu’il semble qu’elle se délie au sein de cet irrémédiable même. L’expérience de Mauriac : une acuité ici-bas sans espoir. Et j’imagine que c’est dans son dernier chapitre — par l’accent, peut-être le sommet de son œuvre jusqu’ici — que l’auteur a dû trouver sa propre récompense : parce qu’il a su vaquer si bien — avec cette patience chez lui nouvelle — aux relations réciproques de ce père et de ce fils qui « sont parents par Maria CrossCVII », toutes possibilités épuisées, si Dieu n’intervient pas, de l’un comme de l’autre le sort est à jamais fixé : le père repris par sa famille, redevenu un de ces « cadavresCVIII » — mais cette fois volontaire — contre lesquels adolescent Raymond s’insurgeait ; et Raymond, lui, sachant à n’en plus douter « qu’il porte en lui une passion forcenée, héritée de son père — passion toute puissante, capable d’enfanter jusqu’à la mort d’autres mondes vivants, d’autres Maria Cross dont il deviendra tour à tour le satellite misérableCIX ».

« Chacun de ses romans non seulement est en progrès sur le précédent mais encore contient de quoi faire rêver au-delà de lui-même. C’est le signe d’un talent en pleine croissance et qui n’a pas fini de nous donner d’heureuses surprisesCX », écrivait Rivière à propos du Fleuve de Feu, ne se contentant pas d’avoir su comme à l’ordinaire reconnaître le premier la valeur du livre et l’accueillir dans sa revue, mais revenant délicatement à la charge pour lui apporter en une note son témoignage personnel. « L’heureuse surprise » du Désert de l’amour nous savons qu’il eut encore le temps de la connaître dans la Revue de Paris, qu’en fait le Désert de l’Amour — et ce n’est pas un de ses moindres titres de gloire — est un des derniers livres qui exercèrent longuement son attention scrupuleuse ; nous savons qu’il l’aima, qu’il l’admira, et qu’avec l’excès de modestie dont de façon si touchante il était sans cesse affligé, de cette réussite l’artiste créateur en Rivière allait jusqu’à faire surgir une source de découragement quant à son œuvre propre. À quoi l’on aurait pu lui répondre que, comme dans la maison du Père, dans la maison du roman il est beaucoup de demeures et qu’Aimée n’avait rien à envier à personne. C’est en un sens différent sans doute qu’il eût estimé cette fois que le livre contenait « de quoi faire rêver au-delà de lui-même » : telles de ses rêveries, peut-être nous les eût-il ici95 communiquées ; en y songeant il semble que d’une nuance nouvelle de tristesse se charge le vers mallarméen :

Sur le vide papier que la blancheur défendCXI.

C’est pourquoi je tairai aujourd’hui tous les rêves qu’au-delà de lui-même Le Désert de l’amour fait lever en moi — pour relire le dernier écrit de Mauriac, le bel et émouvant hommage qu’il a consacré à notre ami.

De Hamlet à Swann de Guy de PourtalèsCXII §

« Lecture substantielle et lenteCXIII », c’est ainsi, nous dit Guy de Pourtalès, que les adeptes de Senancour le pratiquent, — Senancour sur l’Éthique et l’Esthétique duquel il nous donne une étude qui ne peut que les satisfaire, qui eût satisfait jusqu’au Matthew Arnold des deux beaux poèmes en mémoire de l’auteur d’Obermann. Les écrivains qui en valent vraiment la peine, j’incline à croire que c’est toujours de la sorte que Pourtalès les lit, — à quoi ce recueil doit son charme96. Il s’en dégage comme l’arôme du loisir confortable dans lequel on le devine composé : on songe à ces longues soirées solitaires qu’un amateur très renseigné passe dans sa Bodleian privée ; il suit tel courant de pensées, ou médite sur telle figure dont depuis longtemps l’obsèdent les secrets : il reprend une édition princeps pour la confronter avec la définitive, retrouve d’anciennes notes marginales, en ajoute de nouvelles qui tempèrent ou creusent l’impression, en tout cas la complètent ; et ainsi peu à peu il voit sa propre étude se faire sous ses yeux : on dirait qu’il assiste à son élaboration. Tel m’apparaît ici Pourtalès, à la fois liseur et lettré, alliance à toute époque peu fréquente, plus exceptionnelle encore en notre temps de « plumitifs autodidactes pour qui les connaissances antérieures à leur expérience personnelle n’ont proprement pas d’intérêtCXIV ». De la culture véritable Pourtalès possède en effet l’attribut qui trompe le moins : ce refus de juger un homme autrement que sur l’ensemble de son œuvre et en y incorporant tous les aveux qui lui échappent, tous les témoignages dignes de foi qui nous ont été transmis à son sujet. Trop souvent le critique de profession se laisse hypnotiser par le livre dont il parle : s’il ne dispose de l’étendue et de la justesse des références, et par-dessus tout de ce cran d’arrêt qu’impose l’exercice de la réflexion, — qualités où la critique d’un Jaloux apparaît entre toutes irréprochable, — il sombre dans le néant du compte rendu, avec l’inévitable paragraphe de la fin qui oscille de façon si comique entre le palmarès et l’exécution capitale. Tout à l’inverse, dans la forme de critique qui lui est particulière, Pourtalès, par son honnêteté et par sa sagesse, me remet en mémoire sa propre observation sur Hamlet ; « Hamlet, qui veut voir clair, n’y voit que trop ; d’où ces lucides hésitations où les superficiels dénoncent de l’inconséquenceCXV ».

Si j’écarte les annotations aux marges d’un La Fontaine que les lecteurs de la Revue de Genève furent les premiers à apprécier97, et la préface à Mesure pour mesure dont ailleurs j’eus l’occasion de louer la solidité, l’ouvrage contient — outre le Senancour et un essai sur « l’esprit européen » dans la littérature (en manière d’introduction) — la postface à une traduction nouvelle de Hamlet, des remarques sur Benjamin Constant et une note sur Marcel Proust et John Ruskin. Cette dernière, qui parut d’abord à La Revue Hebdomadaire où l’hommage de La Nouvelle Revue française à Marcel Proust lui servit de prétexte, révèle, en ses dimensions, un peu réduites, la connaissance la plus savante et la plus fine compréhension du problème Ruskin-Proust, — précisant le rôle essentiel qu’à une certaine heure Ruskin joua dans le développement de Proust (que Proust du reste, avec ce luxe de gratitude qui le caractérise, a magnifiquement reconnu par ses traductions et ses préfaces, mais qu’à ce jour, faute peut-être d’un savoir approfondi, la critique française n’a pas assez étudié), et les points non moins essentiels où de Ruskin Proust se sépare, mais afin de le dépasser : problème sur lequel pour ma part je souhaiterais que l’autorité de Pourtalès s’exerçât une fois encore et nous livrât la solution finale. Mais sans doute a-t-il mieux à faire, et il garde le droit de se sentir quitte envers « le vieux prophète Ruskin, parlant avec l’amour d’un ange de toutes les beautés de la terreCXVI », et même envers Proust, « ce Palissy de la pensée dont chaque composition, au sortir des cuissons intellectuelles, apparaît toute chargée de délicates figurinesCXVII ».

Dans les Remarques sur Benjamin Constant (l’étude la plus longue du volume) si pressant est l’attrait de trouver réunis tant de textes de Constant lui-même — dont chacun est à la fois un aveu inoubliable, irrémédiable et l’acte de courage de l’esprit le plus nu qui se puisse concevoir — textes pour la découverte desquels (et certes jamais constantien authentique ne fut ménager de sa peine à cet égard) il nous fallait dépouiller combien de livres et de revues — qu’à la seconde lecture seulement peut-être, rend-on au metteur en œuvre tout ce qu’il mérite ; mais alors on s’aperçoit avec quelle adroite sinuosité est conduit un portrait qui jusqu’au terme (nul modèle ne le requiert davantage) doit demeurer sujet à retouches ; et telles des remarques du commentateur, on les annexe selon son procédé favori comme autant d’annotations marginales au grand, à l’inépuisable thesaurus veritatum que représente Constant tout entier. « On accuse trop vite les intelligents d’avoir le cœur secCXVIII ». « Il découvre qu’en substance l’événement n’est rien, que la résonnance, la répercussion de l’action en soi est le fonds même de la vieCXIX ». « Il n’a jamais eu peur d’être luiCXX ». « Il a voulu que son Adolphe arrivât entre nos mains comme un petit marbre parfaitement poli auquel ni nous, ni même le temps, n’eussions rien à reprendreCXXI ».

Au cours de ces Remarques, Pourtalès, en une constatation qui va loin, nous dit : « Signe qui ne trompe point de la durée d’un ouvrage ; c’est par sa qualité métaphysique qu’Adolphe est d’essence immortelleCXXII ». Or c’est par la tendance — couronnée ici de succès — à introduire dans la critique elle-même une certaine « qualité métaphysique », que vaut à mes yeux le morceau que je tiens pour le plus profond du recueil, et dont j’ai plaisir à signaler qu’il est en même temps le plus récent : la postface à une nouvelle traduction de Hamlet. Il me semble y voir la justification en acte d’une phrase antérieure de Pourtalès : « À mesure que l’humanité vieillit, le fait diminue d’importance, perd de son relief au profit de son interprétationCXXIII ». Rencontre heureuse d’une telle tendance et du sujet entre tous adéquat à la mettre dans son plus beau jour. Lorsqu’il s’agit en effet de Hamlet, le fait n’est rien ; l’interprétation, tout ; et si ce chef-d’œuvre parfois malmené — mais par ceux-là surtout pour qui la « qualité métaphysique » demeure non avenue — a subi des interprétations innombrables, il en est à ma connaissance bien peu qui aussi fidèlement que celle de Pourtalès épousent ce drame spirituel en son apparente ductilité, en son « invariant » réel. C’est à dessein que j’emploie ici un terme cher à Valéry ; car je crois sentir dans cette postface un essai d’application aux œuvres proprement dites du mode de penser valérien. Que semblable application puisse devenir pour la critique un instrument des plus efficaces, c’est ce que prouvent ces quelques passages sur lesquels je veux clore. « Dans Hamlet, plus visible qu’en n’importe quelle autre de ses pièces, ce souci de montrer que tout drame d’intelligence n’a pas d’aboutissement, a conduit Shakespeare à choisir une catastrophe sans objetCXXIV ». « Par la bouche même de Hamlet, il cherche jusqu’au bout à justifier un caractère tellement humain qu’il ne le paraît plusCXXV ». « Le seul instant où cet ennemi du spontané sorte de son caractère est celui où il tue Polonius, piteux roi du discours et maître ès lieux communs. Il n’est pas défendu de penser que Shakespeare entend montrer par là l’inévitable conflit entre la pure pensée et celle qui s’affuble, entre la méditation et le verbiage, l’incertitude et l’affirmationCXXVI ». « Le temps freine toujours davantage sur cette action en sorte que, s’alentissant, tournant sur elle-même, reculant, elle remonte de monologue en monologue jusqu’à l’être ou ne pas être, roc de sommet placé au milieu de la chaîne d’où partent, sur chaque versant du possible, les sentiers du hasard. Entendons par être, penser ; par n’être pas, agir (la première conséquence d’une action étant le renoncement à mille autres). Dans ce débat d’une si patiente volonté, le destin seul interviendra avec quelque efficacité, jamais l’idée. Dès que celle-ci s’amorce, tout s’arrête de bougerCXXVII ». « Le mal de Hamlet, il le porte en soi et le serre précieusement contre son âme comme chacun étreint les misères qui le font soi-mêmeCXXVIII ».

La fin d’un beau jour d’Edmond Jaloux §

Lorsque l’Académie française décerna l’an dernier le Grand Prix de Littérature à Edmond Jaloux, le choix rencontra une approbation unanime ; avec une élégance que l’on a plaisir à enregistrer l’auteur vient d’y répondre en publiant un roman qui est jusqu’à présent son chef-d’œuvre. Les lecteurs du Divan connaissent déjà par l’article de Henri Martineau la valeur de l’ouvrage98 ; nous n’avons aujourd’hui d’autre objet que de justifier le jugement que nous venons de porter sur La Fin d’un beau jour99.

Si parmi les qualités dont témoigne l’œuvre d’Edmond Jaloux, l’on voulait isoler celle qui lui est la plus particulière, peut-être la trouverait-on dans une sorte de nervosisme cosmique, dans l’ébranlement qui traverse sans cesse et les personnages et l’auteur lui-même, et qui semble toujours déborder la ténuité ou l’importance de l’événement en cause. C’est qu’importants aussi bien que ténus, des événements qu’un roman s’applique à traduire la plupart ne le sont que sur un plan tout humain, et dans un livre de Jaloux ce plan n’est jamais le seul. Non qu’il s’agisse ici de quoi que ce soit d’analogue à ce point de vue cosmique que Paul Bourget a si magistralement défini dans le cas de Renan lors de la publication de sa correspondance avec Berthelot : nous sommes au contraire dans le domaine de la sensation toute physique, dans celui de la décharge nerveuse et non de l’élaboration méditée. Sous les pas des personnages une secousse sismique infime, mais continue, fait légèrement trembler le sol ; c’est en se désagrégeant pour ainsi dire qu’ils se construisent, et ils atteignent leur individualité propre au moment où ils ont le plus l’air de la perdre. Non seulement tout ce qui leur arrive, mais tout ce à quoi ils assistent, ils le ressentent sous l’influence de ces forces impersonnelles auxquelles d’invisibles fils les relient, — et l’électricité qui se propage le long de ces fils hyperesthésie leur conscience mais inhibe leurs réactions. Une indifférence apparente n’est souvent chez eux que le signe d’une plus vaste participation.

Une qualité de cette espèce trouve dans le poème en prose son débouché le plus naturel, et elle est certainement au nombre de celles qui parvinrent à l’imposer comme genre littéraire distinct. En fonction d’un point de départ aussi quelconque que l’on voudra, recomposer en toute liberté, susciter une vision, ou plus exactement transmettre une émotion de l’ensemble de l’univers, — c’est presque la définition du poème en prose, en tout cas l’une des tâches pour lesquelles il se montre l’instrument le mieux adapté. De cette forme Jaloux éprouve à ses heures le besoin, et tels poèmes en prose du Boudoir de ProserpineCXXIX— au premier rang desquels je placerais Flirtilla — attestent ce dont il est à cet égard capable. Davantage cependant l’attire le roman, et dans le roman la qualité que nous avons essayé d’analyser comporte de sérieux inconvénients. Le plus grave d’entre eux, c’est qu’elle introduit inévitablement dans un ouvrage un certain arbitraire qui risque de le décentrer, qui peut même porter atteinte à la crédibilité. Dans le poème en prose le point de départ n’a pas plus d’importance que l’identité du trapèze sur lequel l’acrobate accomplit ses tours de voltige : il en faut un, voilà tout, — mais dans le cas du romancier il n’en va pas de même, car le romancier se meut en un monde où il est essentiel que soit communiquée au lecteur l’illusion de la nécessité. Plus il a été libre tout le temps où il concevait, moins le romancier doit l’être dès l’instant qu’il exécute. Dans le poème en prose — poursuite par excellence des analogies — l’arbitraire même sert l’écrivain : il suffit alors que dans ce jeu de balles un tact naturel règle la succession bigarrée des images : tour à tour surgissent les damiers d’un fantastique manteau d’arlequin. Il dessert au contraire le romancier, dont l’objet premier ne saurait être la recherche des analogies pour elles-mêmes, mais un reploiement sévère sur un terrain choisi et strictement délimité : tapi, il ne doit être aux aguets que des proies qui passent à portée de son tir. Qu’il jette un seul coup de fusil en pure perte, aussitôt l’arbitraire intervient, et le lecteur est en droit de demander : pourquoi maintenant plutôt que tout à l’heure, pourquoi pas tout le temps, puisqu’aussi bien, selon la formule consacrée, tout est dans tout ?

Or jusqu’à présent ceux qui suivaient avec le plus d’intérêt le développement d’Edmond Jaloux pouvaient craindre qu’entre ses qualités mêmes et les lois non écrites du roman l’équilibre fût malaisé à établir. Sans doute par la dignité qu’il leur confère, ce nervosisme cosmique sauve dans une certaine mesure jusqu’à ses ouvrages les moins bien venus : dans L’Éventail de crêpe et dans L’IncertaineCXXX par exemple, la veulerie est évitée à la faveur de je ne sais quelle sourde résonnance métaphysique qui — telle une basse continue — accompagne la stupeur consciente, le vertige lucide dont les personnages sont saisis. Mais prenez ses ouvrages les meilleurs : Les Amours PerduesCXXXI qui témoignent d’une rare entente des possibilités que recèle la forme du Journal qui, par les allées et venues qu’il permet entre le passé et le présent, par la nostalgie contagieuse qui s’en dégage, abolit un des artifices les plus difficiles à surmonter dans l’art du roman, — au livre il ne manque pas moins quelque chose de plus particularisé, je ne dis pas dans le sujet, mais dans son mode de présentation : un sujet a le droit d’être aussi vague, aussi général que l’on voudra, et de ce vague, de cette généralité nuls dons ne s’accommodent mieux que ceux de Jaloux dont toute l’œuvre exhale avec une pénétrante puissance cette poésie du « trouble » et du « mêlé » qui fut recueil de tant d’autres. L’atmosphère flotte partout sous nos yeux, mais derrière elle aucune ligne ne se dessine encore. Même Fumées dans la campagneCXXXII qui d’un bout à l’autre garde, toutes réserves faites, un caractère de belle solidité, dont le début, la promenade rétrospective à travers Aix, demeure peut-être le morceau le plus accompli de Jaloux, où la figure de M. de Cordouan s’impose fortement à la mémoire, — à cause de Calixte Aigrefeuille et surtout du petit groupe qui gravite autour d’elle — ne parvient pas tout à fait à entraîner la conviction. Toujours on sentait les qualités comme éparses, et cette sensation jointe à la trame un peu lâche, quoique non sans agrément, du style m’a fait souvent en songeant à Jaloux me répéter mentalement le mot profond de Sainte-Beuve sur Mme de Staël : « Sa plume n’a pas ce qui termine ». Pourtant, sans opérer à coup sûr, le charme opérait néanmoins, et l’on ne savait trop si dans une conception plus serrée du roman ce charme ne viendrait pas à s’évaporer.

Il suffisait cependant d’avoir causé un peu longuement et intimement avec Jaloux pour reconnaître qu’à un esprit aussi préoccupé des problèmes les plus hauts de son art, il convenait d’accorder confiance. Je sais peu d’écrivains qui aient une vue aussi nette des obligations multiples qui incombent au romancier, ni qui maintiennent plus sévèrement l’écart entre ce qu’ils ont déjà fait et ce qu’ils rêvent d’exécuter. Personne autant que lui n’est conscient que parvenu au point où le roman se trouve aujourd’hui, sous peine de redites et de pastiches, ce genre doit se renouveler et dans ses sujets et dans les formes qu’ils revêtent. Ouvert à toutes les manifestations du talent, Jaloux pratique envers elles l’hospitalité la plus large et la plus désintéressée : il fut le premier à témoigner publiquement, et sans les restrictions d’usage, en faveur de la prodigieuse signification de l’œuvre d’un Marcel Proust : dès l’origine il sut apprécier un Giraudoux, un Larbaud, un Morand. Qualité plus rare chez un Français : de l’œuvre des grands romanciers étrangers il n’ignore rien d’essentiel, — et il les lit pour eux-mêmes, libre de cette obsession qui s’empare de tant de nos compatriotes dès qu’ils abordent les littératures étrangères, et qui consiste à vouloir tout évaluer d’après nos propres poids et mesures. Jaloux est un de ceux qui possèdent encore cet art qui va se perdant, je veux dire l’art de lire, — car c’est un art, et non pas, comme on l’imagine habituellement, une besogne, — un art auquel nulle science ne supplée.

Cette méditation sur les grands romanciers étrangers — en particulier sur la technique de l’œuvre de Henry James — devait amener Jaloux à trouver le fil conducteur qui lui faisait jusqu’ici défaut. Pas du premier coup cependant : lorsque parut Au-dessus de la ville je lus l’ouvrage, dans La Minerve Française d’abord, puis en volume, avec une continuelle alternance d’intérêt et de désappointement. Il était impossible de ne pas voir que Jaloux avait cherché ici quelque chose de vraiment nouveau (et en ce sens, écrivant avant La Fin d’un beau jour Albert Thibaudet avait bien raison de dire qu’Au-dessus de la villeCXXXIII était l’œuvre la plus sérieuse de son auteur100), mais il n’était pas moins impossible de nier que le livre n’était pas réussi. On avait l’impression d’assister à l’épreuve d’essai d’un nouveau moteur d’aéroplane et d’être le témoin des efforts répétés et infructueux de l’appareil pour quitter le sol. En fait — et nous nous en rendons compte aujourd’hui — Au-dessus de la ville était le type de « l’œuvre de transition », occupant, toutes proportions gardées, dans la production de Jaloux une place analogue à la place d’IsabelleCXXXIV dans la production de Gide. Avec La Fin d’un beau jour au contraire le moteur est au point et le livre prend son vol.

Le fil conducteur que Jaloux doit au Henry James des grandes nouvelles, c’est de placer l’unité de l’ouvrage dans un lent et graduel investissement de l’histoire qui en forme le sujet. La technique adoptée est celle-là même à laquelle James avait abouti, et que dans une de ses Préfaces il définit à peu près en ces termes : « J’ai trouvé profit à confier le récit des événements à un observateur qui sans être directement engagé dans les événements eux-mêmes en soit un témoin aussi intelligent que possible ; j’ai toujours éprouvé que la matière à traiter s’en trouvait enrichie en cours de route ». Cette méthode présente le premier avantage qu’elle assure l’existence d’un foyer central dans lequel tout se réfléchit, en fonction duquel tout doit s’organiser, — et elle offre par là au ductile talent de Jaloux la fermeté d’un point d’appui auquel il ne peut plus se soustraire ; en outre du fait même que l’auteur ne parle pas en son nom propre, s’évanouit chez le lecteur cette impression indéfinissable, mais presque toujours présente, que l’auteur peut agir à sa guise avec ses personnages, pénétrer par effraction dans leur vie et peut-être en fausser le sens, — et d’autre part ce narrateur, tout ensemble intéressé et désintéressé, préserve avec l’auteur lui-même un contact assez étroit pour qu’il puisse sans inconvénient devenir, non pas l’agent de ses irruptions intempestives, mais le truchement des réflexions que les événements déposent dans son expérience. Mais surtout le grand, l’essentiel avantage de cette méthode, c’est de créer chez le lecteur l’illusion qu’au lieu de la savoir par cœur, d’avance, et de nous la réciter tout d’un trait, le narrateur découvre l’histoire au fur et à mesure et pour ainsi dire en même temps que lui. Les données même dont ce narrateur est en possession au départ, — Jaloux a su, à l’instar du maître dont il s’inspire, les laisser filtrer, suinter, une à une, comme ces souvenirs se rattachant tous à une même personne ou à un même événement, mais qui ne remontent que séparément, et parfois à intervalles très espacés, dans le champ de la conscience. C’est par là que La Fin d’un beau jour rivalise vraiment avec la vie : le sujet central y est investi avec la lenteur détournée, les faux pas, les retours en arrière, les interruptions à travers lesquelles dans la réalité l’on arrive à la connaissance d’une histoire vécue. Et voyez comment toutes les qualités que nous aimons le plus dans Jaloux y trouvent leur compte. Le narrateur suit une piste dont il n’est pas sûr qu’elle soit la bonne : il faut qu’il tâtonne, — mais ses recherches, ses méditations, ses hypothèses font partie intégrante de l’action, s’y incorporent : encaissée entre les gorges sinueuses d’un récit qui ne perd jamais son objet de vue, la rêverie de Jaloux s’écoule — d’une qualité si belle parce que toujours si intime —, ici toute psychologique, murmurant commentaire de quelque nouvel indice entrevu, — jaillissant par endroits en sources chaudes et lyriques.

La Fin d’un beau jour est un livre que hante comme une présence invisible le sens du mystère spirituel des êtres. Rien n’est plus attachant à cet égard que de suivre les mues de Volpelier où se reflètent toute la noblesse et tout le scrupule de l’incertitude de Jaloux. Du mystère spirituel il a au plus haut point la curiosité, mais il n’a pas foi dans l’attaque directe et il y répugne : en chacun de ses personnages il respecte une zone d’ombre, — celle où il devine que si l’on portait brutalement la main, une ombre nouvelle et plus épaisse aurait tôt fait de se former. Il aborde successivement le mystère en tous les points où celui-ci s’offre pour ainsi dire à l’investigation, et il remonte comme à l’abri de sa connivence jusqu’en ses retraites cachées. Lorsqu’il s’interroge mentalement sur un Prémery, sur une Olive, il semble presque que ce soit avec leur agrément, et que ceux-ci volontiers lui prêteraient leur appui. C’est qu’ils sentent que comme la leur, pure de toute bassesse, sa curiosité est la nostalgie de l’ultime, de l’insaisissable Psyché. « Penchés sur les profondeurs de leur être que sans trêve ils considèrent », — la phrase magique de Barrès revient ici à la mémoire.

« Des espaces d’ambiguïté, des abîmes d’ombre, constituent une notable partie du revêtement qui convient à certains effets que doit produire un romancier ». Cette parole de Henry James, à laquelle je reconnais (et qui l’eût mieux reconnu que James lui-même ?) qu’un contrepoids est nécessaire (mais à cet égard nulle crainte : ce contre-poids, le génie français le fournit de lui-même, et aussi tous les Français sans génie), — La Fin d’un beau jour y demeure fidèle, et il règne une unité supérieure d’atmosphère dans laquelle, comme en une sorte de bain chimique, plongent toutes choses analoguement influencées.

Mais ce qui donne à La Fin d’un beau jour une importance, une dignité singulière, c’est que Jaloux s’y est attaqué à un des problèmes les plus tentants, mais aussi les plus malaisément solubles qui puissent solliciter un romancier : la présentation d’un homme de génie, — et qu’il l’a abordé en toute loyauté, accumulant comme à plaisir les difficultés plutôt que d’en éluder une seule. « En pleine lumière », reconnaissait ici même Henri Martineau, avant de conclure : « Du reste, le génie lui-même pourrait-il peindre le génieCXXXV ? » Et certes l’objection est bien forte : le lendemain du jour où je la lisais dans Le Divan, elle venait spontanément sur les lèvres d’un des esprits les plus compréhensifs de ce temps auquel j’avais soumis la question, mais qui cependant ajoutait après réflexion : « Peut-être pourrait-on réussir à faire apparaître l’homme de génie, mais plutôt alors dans un roman où il ne serait pas le personnage principal ». De fait, si nous en appelons à nos souvenirs, que trouvons-nous ? D’une lecture attentive de Louis Lambert, il ressort que seules survivent les parties de l’ouvrage qui ne sont pas consacrées à dépeindre directement le génie même du héros : l’existence des deux amis au collège de Vendôme, et l’épilogue : la visite de l’auteur au château de Villenoix, — mais cet épilogue même trahit l’impossibilité où se trouvait Balzac de résoudre le problème, car dès qu’il nous met sous les yeux les pensées de Louis Lambert, éclate ce qui était déjà sensible dans ses propos et dans ses lettres, à savoir la disproportion écrasante entre le génie qui lui est imputé et les pauvres succédanés de Saint-Martin et de Joseph de Maistre (le tout imprégné de cette spiritualité pour ainsi dire matérialiste si curieuse à suivre chez Balzac) qui nous sont fournis comme preuves. Même les grandes nouvelles de Henry James qui ont trait à la vie intellectuelle ou littéraire ne l’affrontent pas au centre — dans l’obscur noyau de l’activité créatrice —, mais à tels points soigneusement choisis de la périphérie, de ce que l’on pourrait appeler la vie de relations du génie : soit qu’il s’agisse, comme dans La Leçon du Maître, d’un génie dévoyé, et que le pathétique de l’histoire naisse précisément de ce fait ; — soit que James nous montre dans La Mort du lion les impitoyables faveurs du monde tuant littéralement l’écrivain sur lequel elles s’abattent ; — soit encore, ainsi que dans Le Motif du tapis, que le sujet réside dans le sens secret de l’œuvre d’un artiste dont la personne même n’intervient que lointainement. Henry James savait d’ailleurs mieux que personne le piège que recèle tout sujet de ce genre dès l’instant qu’on veut le traiter au centre et non plus à la périphérie : revenant en 1908 dans une de ses préfaces sur un roman qu’il avait écrit en 1890 : La Muse tragique, il constate que le personnage du peintre n’est pas le mieux venu du livre, et il ajoute aussitôt : « La raison en est que de l’artiste véritable nous ne voyons jamais que le dos qu’il penche sur son ouvrage ». Or Joachim Prémery est un homme de génie intact, un artiste qui n’est jamais sorti de ses voies : si nous ne le voyons pas tout à fait de face — car enfin il ne faut pas oublier que le foyer central est dans la conscience réfléchissante de Volpelier, — il n’en est pas moins vrai que tout gravite autour de lui et que le drame même dans lequel il est engagé a pour objet essentiel de nous le faire entièrement connaître. C’est dire que Jaloux n’a rien esquivé : j’estime que dans son audacieuse entreprise il a presque complètement réussi, — qu’en tout cas il s’est approché plus près qu’aucun autre d’un point peut-être inaccessible : autant que le succès, l’échec partiel projette ici une vive lumière sur les possibilités et (jusqu’à nouvel ordre) sur les impossibilités du sujet. Laissons de côté les passages, d’ailleurs fort rares, où Jaloux cite en témoignage des fragments d’œuvres de Prémery, encore que celui sur lequel se clôt l’ouvrage ne soit pas indigne de son auteur : c’est dans ce domaine surtout que l’objection de Martineau a toute sa force. Mais il en est encore un autre où Jaloux se montre vulnérable : c’est toutes les fois où Volpelier nous affirme, à la fois comme un dogme et comme une vérité première, le génie de Prémery ; j’avoue que je ne puis lire sans malaise ni scepticisme la page 8 de La Fin d’un beau jour où tous les titres de Prémery à notre admiration nous sont assenés d’affilée. Mais comment fallait-il s’y prendre pour nous mettre en possession des faits indispensables ? J’incline pour ma part à penser qu’il eût mieux valu les instiller graduellement, et chacun autant que possible à propos de quelque événement qui survient au cours du récit, — bref procéder à l’extrême début comme Jaloux l’a d’ailleurs si bien fait aussitôt après. Mais l’auteur gardera toujours le droit de répondre qu’en employant cette méthode, le lecteur manquerait au départ des données suffisantes, et peut-être n’a-t-il pas tort. En revanche, sitôt le livre parti, les commentaires de Volpelier au sujet d’une scène à laquelle il a assisté, les hypothèses à l’aide desquelles il recompose les événements avec des indications fragmentaires, me paraissent dessiner la figure de Prémery avec une justesse, une profondeur et une ductilité incomparables ; et il nous reste encore une dernière source d’informations, je veux dire les propos que Jaloux prête à son héros. Ici je me trouve en désaccord avec Henri Martineau, mais il se pourrait que notre désaccord ne naquît que d’une conception légèrement différente des propos d’un homme de génie, et je dois m’en expliquer. Martineau conviendrait sans doute avec moi que pas plus que l’homme en général l’homme de génie ne doit parler comme un livre, — fut-ce comme un de ses propres chefs-d’œuvre. Entre les propos d’un homme de génie, — j’entends lorsqu’il ne se double pas d’un comédien et qu’il estime assez l’interlocuteur pour lui faire, selon l’expression de Jaloux, « l’honneur de sa sincérité » —, et la forme définitive à laquelle dans une œuvre aboutit sa pensée, il subsiste le même écart qu’entre un liquide et un minéral, entre la vapeur en suspension, parfois même en ébullition, et le cône de cristal où elle se condense, dans lequel elle culmine. La conversation représente pour l’homme de génie soit la détente allègre après le labeur, l’ivresse légère d’un jeu libre et aisé avec ces éléments qui dans la création elle-même n’ont pas trouvé accès ou emploi ; — soit au contraire l’essai d’une idée, ce qu’un grand poète contemporain appelait un jour sa période de cuisson : la lointaine préformation d’un thème. De l’acte créateur la conversation d’un homme de génie est un surplus ou une préparation : elle ne saurait en être l’équivalent. Et voici, me semble-t-il, la réponse que l’on pourrait opposer à l’objection de Martineau : non, l’homme de génie lui-même ne saurait peindre l’homme de génie si vous envisagez celui-ci dans ses heures de production solitaire, si par cette peinture vous entendez l’« état déjà lyrique de sa pensée » où il donne naissance à ses créations ; — mais si vous le prenez par contre dans ses propos, où il préserve du moins avec nous cette frontière commune d’un monde que ses propos mêmes, il est vrai, commencent à mettre « en fusion », mais dont il n’a pas encore « cristallisé les valeurs », — alors le talent de Jaloux qui se montre ici si plein de richesses, la parfaite justesse d’un ton d’une gravité familière où, sans pour cela jamais s’abaisser, rien n’excède le naturel de la parole, — tout évoque Prémery devant nous, lui confère véritablement une présence. « Son génie, dit Martineau, n’éclate pas en ses proposCXXXVI », — non en tant que génie en acte ; — oui, en tant que génie en puissance, et toujours conformément aux conditions variables que permet et réclame tout ensemble une situation qui d’un bout à l’autre du livre va sans cesse se modifiant. Relisez dans La Fin d’un beau jour les chapitres 3, 5, 8, 10, 14, 16, et cet admirable chapitre 25 où Prémery livre à Girval et à Volpelier le testament même de sa pensée, et dites si, pour la souveraineté de l’intelligence, la mouvante multiplicité des points de vue, et cet indéfinissable air de grandeur qui maintient l’homme de génie toujours au-dessus même de ce qu’il dit de meilleur, — vous avez rencontré souvent des morceaux de cet ordre. Que si dans les propos de Prémery vous éprouvez parfois le manque du raccourci d’un Rivarol, n’oubliez pas que Prémery (décidément Jaloux aime la difficulté !) nous est donné avant tout pour un génie vaste, aux yeux de qui toutes choses sont à l’échelle du cosmos et non simplement de l’être humain, — et que l’on ne saurait demander à l’ampleur de trop resserrer son étreinte.

Tel m’apparaît ce livre qui fait si grand honneur à son auteur. Je n’ai pas parlé d’Olive — dont le plus bel éloge, c’est que, bien qu’elle n’ait appris le grec que pour complaire à Prémery, elle n’était pas indigne de lire Antigone dans le texte —, mais j’ai voulu concentrer mes réflexions sur les points qui demeurent en litige. Dans ma mémoire néanmoins Prémery et Olive sont inséparablement unis, comme Jupiter et Sémélé dans la toile de Gustave Moreau.

Les profondeurs de la mer d’Edmond JalouxCXXXVII §

« Avec ce livre-là, Jaloux monte d’un cran », disait devant moi un bon juge lequel m’autorise à faire usage d’un propos qui traduit exactement mon impression générale sur Les Profondeurs de la mer101. Jaloux n’avait encore rien écrit dont la réussite fût sur le plan de la scène où le héros est mis en garde par sa femme contre l’entreprise de séduction qui se secrète en lui, — des pages où, comme à la lente liquéfaction d’un solide, nous assistons à la mort même d’une douleur, — par-dessus tout peut-être de la conversation entre le mari et l’amant futur, magistrale traversée spirituelle où, du point de vue technique, la valeur d’action est constamment sous-tendue par la plus ample valeur interprétative. En ce livre, des défauts ne sont sensibles (faut-il y voir une vindicte exercée par le sujet lui-même ?) que dans les parties où, infidèle à son titre, Jaloux se tient à la surface. Ainsi qu’il arriva à de plus grands que lui, au Henry James de la fin — celui du Golden Bowl —, au Bourget du Démon de midi, le don de peindre les surfaces en les laissant telles lui est refusé : il est aux antipodes de cet art félin avec lequel Mauriac égratigne le réel ; pareillement il est mal à l’aise dans le propos superficiel où le dessert encore une emphase dont à tous égards d’ailleurs il serait important qu’il parvînt à se délivrer. Que cette emphase soit en situation chez le héros — qui en dénonce en lui-même l’existence102 — ne fait que souligner pour moi un certain vice de conception dans le point de départ du personnage. À mon sens Claude Lothaire n’aurait pas dû être un homme de théâtre et de boulevard. (Oui, je sais, à un moment la Comédie-Française intervient ; mais qu’est-elle d’autre aujourd’hui que l’Académie des théâtres de boulevard ?) Outre que le talent de Jaloux est inapte à représenter ce monde si court en sa bassesse, il me paraît difficile d’admettre qu’un personnage dont le soliloque rejoint parfois naturellement le ton du soliloque chez un Tourgueniev103 réagisse d’abord devant un « four » comme le pourrait faire un personnage de Bernstein, — surtout lorsque peu de mois après il aboutit à la vraie définition de la gloire : « C’est une grande solitude de l’esprit. C’est être enfin de plain pied avec les grands morts qui nous ont précédésCXXXVIII ». Signe, dira-t-on, qu’en lui la pensée s’élève, se purifie, et je reconnais que Les Profondeurs de la mer sont à plus d’un égard l’histoire de semblable purification ; mais point n’était besoin de partir de si bas. Si l’on m’objecte par ailleurs que ces piètres antécédents sont bien d’accord avec les désastres que le personnage déclenche autour de lui, je répondrai ce que Jaloux sait aussi bien que moi, à savoir que — pourvue ou frustrée du don créateur, peu importe — la supériorité intellectuelle, la suprématie du regard, coexistent sans cesse avec les pires désordres du cœur, des sens, et parfois de l’esprit même. Telle est, à mon avis, l’unique disparate de l’ouvrage. Il me semble que le drame pouvait, devait d’un bout à l’autre se produire au-dessus d’un certain niveau ; et puisqu’à Claude Lothaire est déniée la faculté créatrice, Jaloux n’avait pas à craindre de retrouver des problèmes trop voisins de ceux qu’il avait traités dans La Fin d’un beau jour. Cette exigence, ce sont les qualités mêmes de Jaloux qui me l’inspirent : qu’il en prenne son parti : il est condamné au sérieux, et je ne saurais pour ma part lui souhaiter plus enviable destin.

Partout le livre témoigne d’un bel et sincère effort pour éviter ces poncifs du sentiment dont naguère Jaloux fut le premier à féliciter Marcel Proust de nous avoir débarrassés. « … Oui, j’entends vos pensées. Ne voyez-vous pas que c’est le portrait véridique d’un homme que j’essaie de tracer iciCXXXIX ? », s’écrie le héros, après avoir exploré de son sérail spirituel un détour particulièrement critique ; et toujours Claude Lothaire établit sa feuille de température avec ce soin minutieux et comme désintéressé dont Marcel Proust nous donna l’exemple. À ce soin le portrait de Claude Lothaire — véritable sujet des Profondeurs de la mer — doit tout ensemble sa ductilité et son extrême valeur représentative. Ce qui en effet investit la figure de Claude de son puissant, de son pressant intérêt, c’est que son cas fait affleurer la nappe spéciale que nous offrent aujourd’hui certains sentiments. Car si les conséquences de ces sentiments, j’entends leur solidification et leur dépôt en résultats, leur retentissement sur autrui, demeurent d’une constance désespérante — et cette permanence des effets dans la perpétuelle variabilité des causes m’apparaît chaque jour davantage comme la plus poignante de nos tragédies —, le trajet parcouru par les sentiments eux-mêmes les a tellement éloignés de leur point de départ que souvent ils ont l’air de mériter un nom opposé à celui qu’ils portaient à l’origine. Avec Claude Lothaire nous sommes toujours en présence d’états sentimentaux infiniment évolués : aucun d’eux — et c’est une des victimes même de Claude qui le relève104 — que l’on puisse, sans une inexactitude confinant à l’injustice, condamner sous son nom propre : dès que, fixant les yeux sur les effets, on veut appliquer au sentiment quelque dénomination flétrissante, il semble aussitôt que le sentiment tourne vers vous un visage autre — et qui paraît alors le vrai —, un visage de songe et d’irresponsabilité devant lequel vacille le jugement. Ni l’égoïsme, ni la vanité même, ni ce génie de séduction — que sa femme a toutes raisons de qualifier d’« infernalCXL », mais qui assume chez Claude des formes si contraires à toute vue naïve de l’enfer, — bref aucun sentiment ici ne se laisse prendre sur le fait. C’est que Claude possède au plus haut point ce sortilège qui se pourrait définir le sortilège de la force créatrice diffuse lorsque cette force reste juste en deçà de la possibilité d’une création véritable : à un certain niveau, moins un homme est susceptible d’être canalisé par l’acte créateur, plus il émane de lui des valeurs au suprême degré contagieuses : il n’en est pas responsable, car sans l’or de ces mirages il lui serait impossible de vivre, — et en lui ces vapeurs correspondent à celui de tous nos sentiments qui garde à nos yeux la valeur et l’application les plus générales, les moins tournées vers tel ou tel individu : une indéfinissable exaltation du sens intime ; mais ceux, celles surtout que ces vapeurs enveloppent croient presque toujours qu’elles leur sont directement adressées, — que le prestige qu’elles subissent avec tant de force, leur seule présence le suscita : cette exaltation du sens intime, elles le visualisent comme l’amour même. Que si à ce sortilège on unit ainsi que Claude le trait suivant : « Oui, ma femme mon fils… Mais s’ils n’étaient pas sans action sur mon cœur, ils l’étaient sur mon imagination. Et cette imagination constructive m’était nécessaire ; ma coquetterie même avait été causée par elle. J’avais toujours voulu plaire, parce que je me représentais aussitôt les sentiments que l’on pourrait avoir pour moiCXLI », — oh ! alors, il n’y a plus rien à faire ; et il est du destin des Claude Lothaire de donner à tous égards le change, par suite de demeurer toujours à la fois bourreaux et victimes.

« Cet état dans lequel le faisceau de notre être semble se dénouer… qui nous met dans l’âme une sorte de délire naturelCXLII », voilà bien avant tout l’état que, plus que quiconque peut-être aujourd’hui, Jaloux excelle à traduire ; naguère déjà je le signalais ailleurs comme l’aspect le plus particulier de son talent. L’élément sableux dans l’être humain, — à quel point Les Profondeurs de la mer ne nous font-elles pas assister à son écoulement ! Plage indéfinie qui s’harmonise si parfaitement avec ce ton d’insistante rêverie105, ces nuées sans cesse en formation, ce couchant toujours entrevu derrière des voiles superposés, cette attachante solennité à mi-voix, cette pensée comme à la ceinture flottante, mais parce que lui demeure toujours présent (et combien Jaloux est loin de la plupart de ses contemporains à cet égard, et combien je l’en félicite !) tout ce qui fut pensé avant elle. Si j’excepte le solitaire bloc de granit — et sur lequel « la dent de l’envie ne mordra pas » — que présente l’œuvre d’un Claudel, l’élément granitique dans l’être humain a-t-il aujourd’hui encore beaucoup à nous livrer, — sinon le pseudo-granit de tant d’orthodoxies se décernant à elles-mêmes leurs mandats ; — et n’est-ce pas vers l’élément sableux que se tournent les regards des esprits les plus capables d’avenir. Songeant à Claude Lothaire, je voyais se dessiner une de ces courbes chères à notre ami Thibaudet. Elle part de l’Eutichrate de La Bruyère : « Il est à chaque moment ce qu’il n’était point, et il va être bientôt ce qu’il n’a jamais été ; il se succède à lui-mêmeCXLIII » (Heureux temps où ce diagnostic ne définissait encore qu’un caractère, au sens pittoresque, semi-comique du terme !) Elle marque un tournant mémorable avec le chapitre sur le Vague des Passions qui dans le Génie du christianisme introduit à René, et avec René lui-même (Quel génie d’expression n’a-t-il pas fallu à Chateaubriand pour investir ce Vague des Passions — sans jamais le fausser en le trop précisant — de la souveraineté, et non moins de la généralité de langage d’un Bossuet !) Elle nous conduit enfin — à travers combien de relais — au point où nous en sommes. Avec Chateaubriand, et déjà avant lui avec Rousseau, s’était produit un premier déplacement dû à cette découverte du Vague des Passions dont toute la littérature moderne est tributaire ; — il semble que se produise aujourd’hui — et le livre de Jaloux est un de ceux qui le font le mieux sentir — un second déplacement ; que le problème ait insensiblement glissé sur un autre plan : ce n’est plus seulement dans les « passions » que le « vague » séjourne — là il semble bien qu’il soit installé à demeure —, mais dans un certain élément qui se trouve au-dessous des passions mêmes, et qui, lui, tend chaque jour davantage à devenir l’élément primordial. Écoutez plutôt les paroles de Claude à sa première femme, celle qu’il abandonna : « Claire, dans les plus fortes tempêtes, les vagues ne sont agitées qu’à la surface ; ces montagnes mouvantes qui engloutissent tout ce que nous aimons n’ont pas de bien profondes racines ; à quelques mètres du typhon, la mer, dans ses profondeurs, est étale et sereine. Pour nous, c’est la région du bonheur, et le désespoir même nous y mène. Mais le malheur ne descend pas si bas. Au fond de notre âme il y a la sérénité. Je l’ai trouvée comme vousCXLIV ». Je ne puis lire ces lignes — dont le symbole nous livre la signification dernière des Profondeurs de la Mer — sans songer à ces Causeries du Vieux-Colombier où l’an dernier, en une de ses plus belles intuitions critiques, Gide nous découvrait chez Dostoïevski, sous le plan des événements et sous celui des passions, un certain troisième plan que ni les événements ni les passions ne parviennent jamais à atteindre, et qu’il nous signalait chez Dostoïevski comme fondamental. Plus d’un aspect de l’œuvre de Gide, un livre comme Les Profondeurs de la Mer, d’autres indices encore, m’inclinent à penser que ce troisième plan va se trouver bientôt — et pour ma part il s’y trouve déjà — au centre même de nos préoccupations. Un tel plan, selon les natures où on le rencontre, peut représenter un plan d’indifférence, ou un plan de participation ; mais, dans ce dernier cas, de participation à la vie sans plus, abstraction faite des événements et des passions qui se produisent sur les deux autres. On voit assez l’importance incalculable de ce stade nouveau : ce n’est plus seulement l’événement, c’est la passion cette fois et sous toutes ses formes qui cesse d’être un ultime ; elle perd sa finalité, et elle la perd non plus du tout comme naguère au bénéfice de quelque chose soit de plus haut, soit de plus désintéressé, soit de plus consistant qu’elle, mais au bénéfice de cette région que Jaloux nous décrit « étale et sereine », qui l’est en effet, qui est aussi dans un certain sens la région des lois et des idées-mères, mais de laquelle la valeur tragique à proprement parler — qu’elle soit celle d’un Polyeucte, d’une Phèdre, ou d’un Zarathoustra — se trouve exclue, parce que qui dit valeur tragique, dit valeur de résistance, et qui dit valeur de résistance postule que subsistent des valeurs morales, — ou, au besoin, immorales. Mais je ne puis ni ne veux écorner ici le plus grave peut-être des problèmes actuels que je me propose prochainement d’aborder en lui-même dans une étude sur l’amoralisme contemporain ; et je n’avais aujourd’hui d’autre objet que de toucher le fond d’un beau livre. Citons en terminant le poignant paragraphe final des Profondeurs de la Mer. Meurtri, mais purifié, par ses marches et ses contremarches à travers le labyrinthe intérieur, Claude Lothaire regagne le port ; il rentre à l’improviste, et du jardin surprend sa femme et son fils qui parlent de lui : d’une voix exaltée, transposant le conte d’Andersen cher à Jack où le canard comprend qu’il est un cygne, Huguette explique à l’enfant que plus tard on rendra justice au génie de son père et que lui, Jack, assistera à ce triomphe. Cependant Claude est suspendu à leurs paroles : « J’écoutais, j’écoutais avec reconnaissance ; il y avait donc encore quelque chose qui m’accompagnerait dans la vie, quelque chose qui me donnerait à la fois de la joie et de la confiance. Et je voyais naître sous mes yeux et grandir déjà ma légendeCXLV ». Notre légende, — hélas ! n’en avons-nous pas tous besoin ? et combien davantage en ont besoin ceux qui nous aiment malgré tout !

Un homme heureux de Jean SchlumbergerCXLVI §

Dans la conférence qu’il fit autrefois sur l’Influence en littérature André Gide accorde une signification particulière aux influences d’élection, pays ou livres vers lesquels un instinct nous pousse et que l’on choisit précisément parce que « l’on sait que l’on va être influencé par euxCXLVII », et que l’on devine que ce qu’ils éveilleront en nous, c’est le plus profond de notre personnalité même. La marque de ces influences d’élection réside dans la perfection avec laquelle elles se laissent assimiler ; l’assimilation une fois produite, la personnalité de l’influence réapparaît avec un relief affermi ; il semble que silencieusement un bond ait été accompli. Tel l’enseignement d’un Dostoïevski pour le Georges Duhamel de Confession de minuitCXLVIII ; telle l’influence de Gide lui-même sur l’auteur d’un livre qui après qu’on l’a lu retient longtemps encore et fortement l’attention, je veux parler d’Un homme heureux106 de Jean Schlumberger.

Jean Schlumberger, qui appartient depuis l’origine au groupe de la Nouvelle Revue Française et du Vieux Colombier à la fondation desquels il contribua, était surtout connu jusqu’ici comme dramaturge et comme critique : il n’avait publié qu’un roman, L’Inquiète paternitéCXLIX, ouvrage déjà fort curieux, mais de cette nudité un peu factice et tendue que l’on retrouve dans certains drames idéologiques et qui est volonté de dépouillement plutôt que dépouillement véritable : visiblement l’auteur cherchait encore son ton. Dans Un homme heureux au contraire il l’a trouvé : un ton naturel qui jamais ne se contrefait, et dont la saveur provient en grande partie de la distinction de sa familiarité.

L’influence de Gide est sensible dans la forme ; elle l’est également, si on veut, dans le choix du sujet, mais l’originalité de Schlumberger consiste à avoir éveillé à son tour, appelé à la vie certains territoires dormants dont l’œuvre de Gide impliquait bien l’existence sur la carte mais qu’il n’avait pas encore colonisés. La forme adoptée dans Un homme heureux, c’est cette forme du récit intime, — de la confidence allant jusqu’à la confession, — et où nul fait n’est admis qui ne favorise et n’éclaire l’aveu des sentiments : forme française s’il en fut, dont Adolphe reste le chef-d’œuvre jamais égalé, et qu’après une notable éclipse (je ne sais si entre Dominique — 1863 — et L’Immoraliste — 1902 l’on trouverait une seule œuvre de grand ordre où elle soit appliquée dans sa rigueur) Gide a ressaisie et remise dans son plus beau jour. Un père au déclin, mais non au terme de sa vie, écrit une longue lettre à son fils pour lui parler « de ce qui est inactuel et lointain, mais qui seul vaut qu’on s’y attardeCL », pour remettre entre ses mains « ce peu qui mérite en effet d’être conservéCLI ».

Tu ne sais pas tout, lui dit-il, « et sans doute pas le plus exquis. Il faut qu’il reste d’elle (la femme alors morte du narrateur) en ta mémoire une image aussi parfaite que possible. Il faut que tu les aimes tous les trois, elle, mon père et ma mère ; car ils ont désiré mon bonheur avec un soin, un dévouement, une passion de tous les jours ; et si je n’ai pas su les récompenser en me laissant combler des dons que leur amour imaginait, si je leur ai résisté, si j’ai déconcerté leur espoir, j’ai besoin que, par-dessus moi, ils obtiennent justice. Ce n’est pas mon apologie que je suis impatient d’écrire, c’est leur louange. Et s’il faut que je me charge, qu’importe ce qu’on peut en penser, et même ce que tu peux en penser, toi ! Je suis vivant ; je puis me défendre ; tandis que personne ne prendra plus pour eux la paroleCLII ! 

La fin du préambule résume tout le sujet du livre :

Je voudrais aller jusqu’au bout de mon récit, puis, le cœur en paix, j’affronterai la solitude. L’âge me la ramène comme une ancienne compagne qui s’était éloignée de ma vie, mais à qui je reste lié par un vieux désir. À vingt-huit ans, à l’heure de ma jeunesse la plus facile et la plus comblée, quand je régnais sur le cœur de femme le plus épris, que je vous avais, vous, mes trois petits, si câlins et si bien portants, et que tout me réussissait au-delà de mes espérances, combien, brusquement, au sein même de cette richesse, la solitude m’a paru désirable ! Être loin, vivre du travail de mes mains, rester en tête-à-tête avec moi-même, et peut-être aussi ne plus être aimé !… Que n’ai-je pas rejeté loin de moi, quelles blessures n’ai-je pas infligées pour conquérir cette liberté ! Avec quelle ferveur je l’ai respirée durant ces deux années de voyage, d’où je suis revenu mûri et durci ! La solitude !… J’aurais mauvaise grâce à en craindre le visage, maintenant qu’il est fatigué et qu’il n’a plus ses belles promesses. Nous avons bien changé, elle et moi ! Est-ce vraiment par amour de cette indépendance aujourd’hui désenchantée que j’ai fait verser tant de larmes ? Je revois Lucile appuyée au montant de la porte, blême, blême ! Elle murmurait : « Pars, mon amour, pars vite ! » Il y avait dans ses yeux du triomphe, mais la souffrance semblait sur le point de la faire tomber en faiblesse. Mon père jetait mes paquets dans la voiture et me poussait sur le marchepied. Je me laissais faire, épouvanté, prêt à me coucher sur les marches du perron, écrasé par le chagrin et la honte. Et, dans le même temps, mon cœur bondissait de joie plus haut que les maisonsCLIII ! 

Ces quelques citations suffisent pour que le lecteur puisse se rendre compte combien et par le ton et par la nature des problèmes Un homme heureux se rattache à L’Immoraliste et au Retour de l’enfant prodigue. « Je n’avais pas en vain orné Marceline de tant de vertus : on ne pardonnait pas à Michel de ne pas la préférer à soiCLIV ». La petite phrase de la préface de L’Immoraliste pose en ses termes stricts un problème dont les éléments sans doute ont toujours été donnés dans la nature même de l’homme, mais qui a pris disons depuis Nietzsche un relief nouveau, et qui s’est aggravé en s’ennoblissant, — qui s’est aggravé de la qualité même de ceux qu’aujourd’hui il sollicite : sans doute aujourd’hui comme hier égoïsme ou égotisme (peu importe de quel nom on le nomme) se retrouve inévitablement dans les résultats, mais les mobiles où cette préférence de soi prend sa source ont changé. Abandon, recherche du plaisir, ce ne sont plus eux que l’on trouve au départ, mais l’idée d’un certain devoir pressant envers soi-même, d’autant plus difficile à remplir pour une âme un peu haute qu’il assume le visage d’une complaisante facilité et que l’on sait qu’à l’accomplir on goûtera en effet une volupté. S’il martyrise, tout immoraliste lui aussi est martyrisé : il l’est par cette partie de lui-même à laquelle il cherche en vain à échapper, dont il sent qu’elle survivra toujours, et dont quelque chose tout au fond de lui ne parvient même pas à souhaiter la disparition : témoin Nietzsche lui même de qui on a dit avec profondeur qu’il était mort « d’avoir voulu étouffer son monstrueux besoin de tendresse107 ». Sujet de telle importance et d’une si redoutable complexité qu’il demande à être abordé de plus d’un biais ; aussi ne peut-on que se réjouir quand un livre de la valeur d’Un homme heureux vient en éclairer un des aspects.

Ce qui donne ici au drame son caractère particulier, c’est qu’il est traité en fonction non seulement du narrateur lui-même, mais du groupe familial auquel il appartient : or si, appliquée à tout un temps, l’idée de génération dont on fait aujourd’hui le plus puéril abus ne peut aboutir qu’à de vagues approximations, il en va tout différemment lorsqu’on l’étudie dans le cadre d’une même famille où elle s’incarne en des personnages vivants qui s’affrontent souvent malgré eux, et où le choc entre les manières de penser et de sentir engendre des conflits d’une pathétique signification. Cet effort déjà en soi si difficile qui consiste devant un être humain à faire entièrement abstraction de notre personne, à ne nous le représenter qu’en lui-même et pour lui-même, à lui imputer des pensées et des sentiments où nous n’ayons aucune part, qui ne postulent même pas notre existence, — il semble que les liens du sang y apportent des obstacles presque insurmontables : entre les membres d’une même famille circulent sans cesse des courants d’attractions et de répulsion passionnés, — d’un si puissant animalisme que le jeu normal des facultés s’en trouve comme suspendu, et involontairement chacun tend à n’y plus voir les autres que par rapport à lui-même ; ajoutons à cela les sentiments qu’il est convenu que l’on éprouve, que l’on doit éprouver et qui viennent compliquer inextricablement la situation. À cause d’eux nul sentiment familial n’est tout à fait simple, je veux dire ne fuse avec la fraîcheur, la vivacité d’une sympathie spontanée : s’il les rejoint, c’est à travers un détour, après avoir tourné l’obstacle et inauguré une relation toute nouvelle. Le poignant intérêt du récit de Schlumberger vient de ce que tout le temps on y sent chez le narrateur le désir de rendre à chacun des siens ce qui lui est dû, de lui créer une autonomie, de surmonter enfin cette voix du sang dont les oracles sont chargés de tant d’injustes et aveugles humeurs : qu’il s’agisse du père, de la mère, de la femme, il semble que la main qui opère ne touche jamais une plaie que pour la guérir, pour purifier un souvenir avant de l’accrocher, net, intangible désormais, dans le musée idéal de la mémoire : seule, sa plaie à elle, elle ne peut la guérir en l’opérant, et sur tout le livre s’étend cette mélancolie de la maturité criblée où les blessures que l’on a faites ne laissent pas moins de cicatrices que celles que l’on a reçues.

Il est cependant une objection qui s’élève tout d’abord dans l’esprit à la première lecture d’Un homme heureux et que j’ai entendu formuler par de sincères admirateurs du livre : elle repose sur le sentiment d’une disproportion entre la petitesse du gain et l’énormité de l’enjeu ; et il demeure certain qu’aux esprits positifs (et j’emploie le terme sans arrière-pensée de critique : j’entends ceux qui partout exigent des précisions, pour qui tout se solde en bénéfices et en déficits nets) le cas de Blaise Eydieu doit apparaître presque dérisoire : tant d’embarras, tant de souffrances infligées, et au bout du compte pour quoi ? Nul n’en a mieux conscience que Blaise lui-même : lorsque sa tante Céline s’écrie : « Hélas, malheureux enfant, tu aventures ce que tu possèdes de plus précieux » il répartit : « Ah ! je sais le prix de tout ce que je veux quitter. Ce que je risque est plus précieux que tout ce que jamais je gagnerai ; mais je ne peux plus goûter de paix dans mon bonheurCLV ». Mais plus on y réfléchit, mieux on perçoit que dans cette disproportion même gît la raison d’être du livre : c’est elle qui donne à la peinture l’exquise délicatesse de ses valeurs. Ce qui pousse Blaise au départ n’a rien à voir avec le goût de l’aventure au sens vulgaire du mot, et guère davantage avec celui dont à grand fracas on nous rebat aujourd’hui les oreilles. Sans doute, entretenant sa femme de son projet, il lui dira : « il y a tant d’aspects du monde, tant de formes de la vie, et je n’en connais presque rienCLVI ! » Mais dans la phrase précédente, répondant à d’anxieuses préoccupations, il venait de dire : « Si tu savais combien la volupté joue peu de rôle dans cette envie qui me tient quelquefois de mener une vie différenteCLVII ». Ne croyez pas que ces paroles n’aient d’autre objet que d’apaiser une inquiétude : elles traduisent au contraire le motif profond du départ de Blaise. Ce qu’il veut, c’est mener une vie différente, et il le veut pour des raisons tout intérieures. Âme malheureuse au sein de laquelle collaborent étrangement orgueil et humilité, — orgueil de qui se refuse à « partager ses pensées », peut-être parce qu’il ne le peut pas : il est prompt aux sorties hargneuses dès que l’on s’avise de prétendre à quelque lumière sur ses sentiments ; — humilité à la fois réelle et voulue qui consiste surtout dans le besoin de se simplifier pour guetter ensuite avec une curiosité farouche ce qui du dénuement même surgira. Incapable de supporter aucune forme de prospérité matérielle ou sentimentale, il exige de ne rien devoir qu’à lui-même : il semble qu’au moment de la crise il y ait comme une intolérance, un dégoût de l’organisme : Blaise ne peut plus rien assimiler dont il ne se soit fourni la preuve qu’il eût été de taille à se le procurer sans secours étranger. Cependant il n’appartient pas à la race de ceux qui, comme le camarade qu’il est allé retrouver, partent pour toujours : l’idée du retour l’aiguille, l’idée de reprendre sa place dès qu’à ses propres yeux il pourra vraiment la considérer comme sienne. Jusque dans la rude existence qu’il mène à Dinah’s Creek l’usine de Bois Thibert l’oriente.

Mais quand, peu à peu, je me sentis plus à l’aise dans la puanteur et dans l’inconfort, quand il ne me coûta plus une épuisante dépense d’énergie pour me maintenir simplement à flot, quand je retrouvai quelque liberté d’observation et quelque franchise du collier, ah ! quelle satisfaction de tout mon corps et quel sentiment de victoire ! Non pour avoir obtenu droit de cité dans la pauvre république de tâcherons où je n’étais, après tout, qu’un citoyen de passage, mais parce que, sous mes vêtements trempés et gluants, je me sentais peu à peu conquérir, là-bas dans cette lointaine Europe à demi oubliée, mon usine même de Bois ThibertCLVIII.

Mais bien plus profondément encore c’est à l’appel de la solitude que Blaise à répondu, et c’est la solitude qui représente pour lui l’aventure véritable. Il comprend que le travail et cette forme de la pensée qui consiste dans la découverte quotidienne de soi-même et le colloque intime qui en résulte correspondent à deux ordres de réalité inconciliables et qui veulent qu’on les pratique séparément. Devant le travail Blaise n’a jamais reculé : il aime son métier ; il a besoin d’ailleurs d’un métier quel qu’il soit qui lui assure et qui justifie à ses yeux la possession et la jouissance de l’autre chose. Or à Bois Thibert, lorsqu’il rentre de l’usine que trouve-t-il sinon toutes les affections dont il est comblé, qui tissent autour de lui l’inextricable réseau de leur tendresse, et qui par leur protection vigilante ne l’arrachent que plus sûrement à lui-même. « Être loin, vivre du travail de mes mains, rester en tête-à-tête avec moi-même, et peut-être aussi ne plus être aimé…CLIX » ah ! voilà le point sensible et que nous livre le mot le plus profond de tout le récit : voilà l’aveu de cet éloignement, je dirais presque de cette haine involontaire que certains ressentent vis-à-vis de l’amour et plus encore vis-à-vis du bonheur : dans l’autre plateau de la balance le poids de la liberté est trop lourd et fait tout basculer. Je me garderai d’effleurer ici cet affreux et tragique problème dont une conception trop étroite de l’idée même du bonheur me semble en grande partie responsable : sujet si cher que je m’en voudrais de n’y toucher qu’en passant. Scrupuleusement sincère, Blaise estime qu’il ne doit rien recevoir qu’il ne puisse rendre dans la même mesure ; il s’éloigne. Il faut lire au Deuxième Cahier d’Un homme heureux ces chapitres IV et V où dans la solitude de la forêt de Trinity, ayant enfin « bien dépouillé toute existence antérieureCLX », Blaise « écoute avec une sorte de ravissement remuer en lui un être mystérieuxCLXI », — et qui contiennent le récit de la mort du grand cèdre Jéroboam : il s’en dégage une émotion cosmique d’une authenticité et d’une ampleur incomparables. « Ce vide même qui se faisait en moi ne s’emplissait-t-il pas de quelque chose d’éternelCLXII ? » Point culminant dans la mémoire de Blaise parce que c’est celui où il a respiré à pleins poumons ; « ce qui est sûr, devait-il avouer plus tard, c’est qu’il m’était impossible de considérer un seul instant l’idée du retourCLXIII », et en fin de compte c’est la mort d’un de ses enfants qui le ramène définitivement au foyer. Aux esprits positifs semblable ivresse ne peut apparaître que négligeable, pour ne pas dire incompréhensible, indigne en tous cas du moindre sacrifice ; ce n’en est pas moins elle qui sauve le personnage de Blaise et lui confère je ne sais quelle dignité qui attache. Oui, en faveur de son acte Blaise n’a presque rien à faire valoir, et au retour que peut-il montrer ? De Trinity il écrivait à son père : « La seule chose que je ne pourrai me pardonner, c’est de vous revenir avec une âme encore troubleCLXIV ». Est-il en droit au retour de se rendre ce témoignage ? Pas complètement : il était parti pour échapper à un indicible malaise ; quelque chose toujours en survivra en lui, et si je voulais caractériser le don le plus particulier de Schlumberger c’est à ce même mot que j’aurais recours. Dans l’être humain il excelle à montrer le malaise : un malaise sourd, toujours présent, que le moindre contact exacerbe, rend rétif et crispé, — qui en toute circonstance voue ceux qu’il travaille à un demi-échec et qui n’en constitue pas moins, sans que l’on voit toujours comment, leur point de supériorité. On a incriminé ce qu’il y a d’incertain dans la nature de Blaise Eydieu : c’est cette incertitude au contraire qui lui donne sa portée esthétique et morale. L’image dernière que nous gardons de Blaise revêt à mes yeux un émouvant caractère de généralité et que vient souligner la tristesse non point ironique mais pour ainsi dire immanente du titre du livre. Je vois en lui le type de ces hommes si nombreux (que l’on n’apprend à bien connaître que parce qu’on les a d’abord méjugés), directeurs d’usines, fondateurs de vastes entreprises, chefs avant tout, que le travail — souvent un travail qu’ils n’auraient pas choisi — a tôt pris dans son engrenage et qu’il ne lâche plus jusqu’à la mort : objets d’envie pour les autres parce qu’ils n’ont pas à gagner leur pain, mais qui s’usent, parfois en vain, pour accroître les biens de leurs enfants : sous une forme ou sous une autre, il arrive que ces hommes à un moment de leur vie esquissent une tentative d’évasion, puis docilement ils reprennent le licol. Proches du terme, combien, j’en suis sûr, auraient envie d’écrire à leur fils la longue lettre de Blaise Eydieu ! Tout ce qui dans leur vie n’est pas métier — et de ce métier qui toujours et partout les relance, comme ils sont las ! — s’est concentré autour des souvenirs à la fois chéris et douloureux de leur vie de famille, autour aussi peut-être des quelques aventures par où ils risquèrent d’en saper l’édifice ; puis au dernier moment convention ou timidité les arrête, et pourtant on sent en eux l’étoffe de ces cent cinquante pages qui seules pourraient les soulager et du même coup sans doute nous instruire.

Sous l’Ancien Régime l’usage voulait que chaque chef de famille tînt un livre de raison. Schlumberger nous a donné ce qui vaut bien mieux encore : le livre de sentiments d’une famille ; on aimerait à en posséder beaucoup de semblables.

Le camarade infidèle de Jean Schlumberger §

Parler d’un roman à l’endroit où d’abord il parut dispensé d’en résumer « l’histoire108 », — entreprise non moins vaine pour être si malaisée et qui, conduite à terme, me laisse toujours déçu. Succédant à Un homme heureux, — récit qui a rallié bien des cœurs et pris tranquillement sa place, — Le Camarade infidèle109 montre la maîtrise de Schlumberger en un genre tout différent et que l’on a le droit d’appeler nouveau dans la mesure où la faculté de mise au point de l’auteur obtient ici la conjonction d’éléments fort disparates. J’ai employé au début le mot de roman, — pour simplifier ; mais ce n’est pas qu’en l’occurrence il me satisfasse : mot si large, si lâche qu’il entraîne souvent ambiguïté, et déjà je vois poindre le moment où soucieux de distinguer, le critique dans certains cas refusera de s’en couvrir. Henry James revient à plusieurs reprises dans ses préfaces sur l’alternative qui s’ouvre devant l’artiste lorsqu’il s’engage à représenter les êtres et les choses : il nous le dépeint oscillant sans cesse entre le « tableau » et le « drame », sans cesse à la recherche d’un compromis entre les deux termes, conscient que pour chaque sujet il n’existe qu’un seul compromis viable ; et plus Henry James avançait dans la connaissance et dans la pratique de son art, plus il se répétait à lui-même : « dramatisons, dramatisons ! » Or la forme du Camarade infidèle est une forme où le « drame » domine, et où la part faite au « tableau » se ramène presque à ces indications scéniques telles que les transforma Bernard Shaw, telles aussi que nous les retrouvons dans Jean Barois. Mais l’art de Schlumberger justement a su établir la liaison, ménager partout les passages. Dans le Jean Barois de Martin du Gard ces indications trahissent encore la gaucherie d’une probité trop juvénile, et je ne serais pas surpris qu’elles constituassent une des raisons en vertu desquelles le flair soupçonneux de Martin du Gard s’est détourné de cette voie pour regagner avec Les Thibault la grande route du roman dont je parlais ici naguère à propos de L’Épithalame. Dans Le Camarade infidèle le « chant » est confié à la « partie haute », que représente le dialogue ; la basse ne sert que d’accompagnement, et la réussite technique du livre n’est pas sans analogie avec l’exécution impeccable (je reconnais qu’elles sont rares) d’une partition jouée à quatre mains au piano. Le dialogue est ici l’agent dramatique essentiel, et puisque nous ne sommes point au théâtre le constater n’est pas qu’un truisme. Constructeur à tout moment des caractères, le dialogue se substitue à l’analyse, mais pour faire son travail ; et en même temps il rend sans cesse une sonorité de réplique. Au danger inhérent à la réplique Schlumberger a su parer en alliant à je ne sais quelle dignité touchée de hauteur dans l’accent une rudesse, des à-coups, et comme une brusquerie dans le vocabulaire. Les mots sortent boudeurs, ainsi qu’il advient chez ceux qui ont à la fois envie et pas envie de parler. Il y a une stylisation certaine des propos, mais si adroitement compensée par la dépréciation du langage que toutes les répliques portent, blessent juste au point visé sans que jamais cependant le cliquetis des armes — péril majeur de la réplique — confisque l’attention : il n’est perçu qu’autant qu’il faut pour dénoncer le choc des sensibilités. D’où cette atmosphère si spéciale — tendue, âcre, salubre, — comme d’une tragédie continûment en révolte contre son tragique même : un cornélianisme d’abord voulu ; puis à moitié accepté, à moitié subi ; et qui finit par mettre son courage à se dépriser.

Une démobilisation sentimentale, — connexe de cette démobilisation intellectuelle dont nous entretenait Thibaudet, mais pour certains combien plus malaisée encore à obtenir de soi, — tel est le vrai sujet du Camarade infidèle : il semble qu’à travers un dédale de « boyaux » nous assistions à la marche laborieuse des personnages pour, du cornélianisme, rejoindre la sincérité sans plus des sentiments ; et une des beautés du livre réside dans le sens aigu chez les personnages eux-mêmes des abandons, des reniements, des ingratitudes que ce retour comporte, et auxquels cependant c’est la sincérité même qui nous invite. Voilà les dessous — d’importance et de valeur si générales — qui font du Camarade infidèle un des livres les plus directement issus de la guerre, et d’autant plus directement peut-être que le rôle de la guerre s’y réduit à celui d’une ombre portée. Partout y est sensible l’inévitable déchirement du combattant en face de l’attitude que lui commande l’après-guerre. Après comme avant, la sincérité s’affirme l’intacte et exigeante déesse ; mais l’honneur de Schlumberger c’est de ne jamais fermer les yeux sur ce que l’on peut avoir à perdre en remettant le cornélianisme au fourreau. Nulle part la coupure si choquante qui se produisit dès l’armistice n’a mieux été marquée qu’en ce passage :

… Cette torsion qu’on s’est fait subir, on ne la détord pas d’un jour à l’autre. On n’a fait don de soi qu’au prix d’une extrême violence : on ne se reprend pas au premier commandement ; et ce qu’on a eu tant de mal à s’imposer comme inviolable, on ne peut pas le considérer tout à coup comme insignifiant.

Vernois s’aperçoit qu’il fait de l’éloquence, mais, contrairement à ce qu’eût été son mouvement habituel, il ne songe pas à s’en excuser. Sur la joue qu’elle aperçoit de profil, Clymène remarque un pli qui tantôt n’y était pas.

— J’ai vu, dit-elle, l’incompréhension de l’arrière pour les angoisses du front éveiller des sentiments très amers chez quelques blessés dont j’ai suivi la convalescence ; à tel point que la colère et la rancune les aidaient à vaincre la crainte d’un nouveau départ.

Jamais Vernois n’a connu le plaisir de sentir une autre pensée venir si vivement au-devant de la sienne ; il en oublie sa taciturnité.

— Déjà pendant nos permissions, dit-il, nous flairions le malentendu ; mais on avait tant d’intérêt à ne pas nous décourager qu’on usait de quelque prudence. C’est seulement une fois tout danger passé qu’on a cyniquement jeté les masques. On pouvait enfin tout dire et tout faire, rire de ces lieux communs, bien râpés, bien usagés, dont on avait tiré un si beau rendement. Dieu sait si le retour nous soulevait d’ivresse, et pourtant ces premiers mois de liberté restent dans notre souvenir parmi les plus sombres, ceux où nous nous sommes posé les questions les plus découragéesCLXV.

Entre un tel sujet et les moyens de Schlumberger il semble qu’il existât comme une prédestination. Esprit d’une sincérité des plus strictes, — mais d’une sincérité toute en redressements plutôt qu’en sinuosités, — son originalité foncière je la vois dans le constant refus qu’il oppose — ferme, délibéré, allant jusqu’à l’entêtement — à toutes les formes de l’oubli. Il ne s’agit point seulement ici de l’incapacité d’oubli qui est, elle, un don, susceptible certes de culture, et qui se mue parfois en une inappréciable vertu esthétique, mais qui n’en a pas moins ses origines en deçà de la volonté : à l’incapacité d’oubli se superpose chez Schlumberger une volonté de ne pas oublier qu’il ne cesse de nourrir et qui frappe par son caractère tout positif. L’aspect le plus particulier que cette volonté assume en ses écrits, c’est qu’il semble qu’elle ne se limite pas aux sentiments et aux idées, qu’elle s’étende à tous les visages qui furent une fois regardés bien en face. Le regard paraît créer ici une obligation quasi morale, — l’obligation du souvenir, et d’un souvenir qui tend toujours à réduire au minimum la part jouée par les éléments de hasard ; et c’est sans doute le fait que l’auteur sache à quoi chaque regard l’engage qui rend compte de cette impression d’une certaine absence d’ouverture, d’accueil, comme d’une anti-hospitalité, que laisse presque partout son œuvre. Écrivant naguère sur Un homme heureux, je disais que Schlumberger excellait à peindre « un malaise sourd, toujours présent, que le moindre contact exacerbe, rend rétif et crispéCLXVI » ; aujourd’hui je me demande si ce refus opposé à l’oubli ne nous en fournit pas l’explication véritable. Aux choses et aux êtres les personnages de Schlumberger ne disent jamais oui qu’à la dernière limite, parce que sur ce oui, une fois prononcé, il n’est pas dans leur nature de pouvoir revenir. Agiraient-ils autrement qu’ils seraient aussitôt submergés, ce à quoi leur apparente froideur — qui est toujours à base de violence — ne saurait aucunement consentir. Leur primat demeure la possession de soi : aussi ne s’éprouvent-ils en sûreté que dans les sentiments bien différenciés, aussi sont-ils pleins de méfiance envers l’amour dont ils reculent autant qu’ils le peuvent l’échéance. « Eh bien, dit Vernois, je pense qu’il existe deux sentiments honnêtes, nettement définis, et qui n’essaient pas de se donner pour ce qu’ils ne sont point, dont l’un est le désir, l’autre l’amitié. Le premier est compris partout, mais l’hypocrisie veut qu’on le déclare grossier. Le second jouit de la considération universelle, mais presque personne ne s’y intéresse. Toute l’attention, tout le bavardage, toute la littérature, toute l’éducation sont tournés vers le mélange des deux qui, comme tant de métis, a de la séduction et les vices superposés de ses deux parentsCLXVII ». Sans doute cette sortie est commandée par les caractères et par la situation ; mais, une fois posé le primat de la possession de soi, la vue qu’elle défend se justifie parfaitement ; seulement serait-il très logique ou très fructueux de condamner en fonction de la possession de soi un sentiment dont la grandeur — ainsi que pour certaines formes du génie — gît dans la dépossession de soi qu’il entraîne ? En tout cas l’originalité de la vie intérieure des personnages de Schlumberger, c’est d’être faite d’un petit nombre d’éléments, mais qui sont tous comme fichés dans la mémoire, qui ne s’épuisent que très lentement et pour ainsi dire à la place même où ils furent primitivement introduits.

Lorsque dans la scène finale Vernois avoue à Mme Heuland quel fut le tout premier mobile de son intervention, cet aveu — sagement tenu en réserve parce que son rôle est de nous apprendre que la démobilisation sentimentale est désormais un fait accompli — en même temps qu’il ferme le cercle, touche un point d’une singulière subtilité.

Je dois vous avouer d’abord un abus de confiance. Avec les effets de votre mari, vous avez reçu toutes celles de vos lettres qui se trouvaient dans son bagage, toutes, sauf une que voilà.

Au bout de ses doigts, l’enveloppe blanche vacille un peu.

— Il fallait savoir à qui retourner ces lettres : c’est mon excuse pour avoir ouvert celle que je tiens. Je n’en ai guère pour l’avoir lue jusqu’au bout ; j’en ai moins encore pour l’avoir gardée. Et quand je dis que l’intérêt d’Heuland a été le premier mobile de mon intervention, cela n’est pas tout à fait vrai ; le tout premier, c’est cette lettre.

— Je ne comprends pas.

— Une femme dont la tendresse trouvait pour s’exprimer des mots si simples, si touchants, la savoir menacée d’une révélation brutale et s’en tourmenter : c’était peut-être romanesque. Votre prénom l’est bien un peu, et je me souvenais d’une photographie où l’on ne distingue que votre profil. Assurément je ne songeais pas tous les jours à cette petite armoire où votre mari cachait sa correspondance, car quel espoir avais-je de me montrer utile ? Mais je ne l’oubliais pas ; et lorsque, cet été, j’ai pu prendre inopinément quinze jours de repos, cette idée m’a conduit sur votre plage… Il faut vous figurer l’ignorance où presque tous les hommes sont d’une femme véritable. Cette lettre de vous, que j’avais surprise, représentait pour moi ce que l’amour peut avoir de plus fidèle et de plus charmantCLXVIII.

Peut-être (allant plus loin que le cas strict de Vernois ne le comporte) pourrait-on déceler ici l’embryon d’un phénomène assez général et enregistrer un détour nouveau de l’amour-propre : nous sommes si naturellement égocentristes, il nous paraît si anormal (quoique nous n’en convenions pas) que les autres puissent éprouver et plus encore inspirer des sentiments, que lorsque nous en interceptons l’expression adressée à autrui, nous sommes suffisamment surpris pour qu’une curiosité en naisse, — qui peut à l’occasion devenir irrésistible. Nul dessein arrêté ; simplement une pente que l’on suit et au sujet de laquelle, ainsi qu’il advient dans Le Camarade infidèle, on se donne dès le départ les motifs les plus spécieux. Combien, et qui ignorent jusqu’au nom de Schopenhauer, n’en vivent pas moins toute leur vie en fonction de son axiome liminaire : « le monde est ma représentation ».

Une réserve pour finir, et qui vise le rôle prépondérant et pas assez différencié que l’auteur accorde au petit Antoine. Il me semble qu’avec le goût des difficultés qui le caractérise Schlumberger aurait dû se donner une difficulté de plus en obligeant son dénouement à ne surgir que des deux protagonistes : que si l’on me répond que la nature de Vernois avait besoin de ce prétexte pour se découvrir tout à fait, je le veux bien ; mais alors il faudrait que l’enfant apparût nettement, sinon comme un simple prétexte, du moins comme un mobile de second plan ; or le sentiment que Vernois éprouve pour le petit Antoine nous est montré comme plus important que cela, et je ne dis pas qu’il ne soit pas concevable que Vernois épouse Clymène en partie à cause de lui, mais en ce cas le problème dévie un peu, perd quelque chose de sa plénitude et de sa rondeur : la boucle est moins complètement bouclée.

Points de repère §

« L’étendue d’une chose considérée depuis la superficie ou l’entrée jusqu’au fond », dit Littré à l’article profondeur, — le mot qui me vient d’abord chaque fois que je songe à Marcel Proust110. Tous les segments de cette étendue, il les tient simultanément sous son regard : installé devant les choses tel un organiste devant son instrument, il tire à volonté les registres par l’action desquels nous sommes tour à tour transférés à des hauteurs différentes. Il semble qu’il sache, et non pas qu’il trouve ; d’autres conquièrent la vérité les armes à la main : lui a l’air de la sortir de sa poche comme quelque objet usuel, indispensable, que l’on a toujours sur soi. L’élaboration de cette vérité remonte à si loin dans son esprit qu’il existe entre elle et lui, au moment où il l’énonce, une extériorité réciproque, une indépendance parfaite. Sans doute à l’origine elle lui apparut « cet idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur111 », — mais progrès et effort ont été à ce point accomplis que Proust règne sur ce qu’il ne se proposait que de rejoindre, et qu’il le survole. Aussi telles de ses pages ne ressemblent à rien tant qu’à ces profils de terrains avec lesquels nous familiarisent les traités de notre enfance ; et l’opération par laquelle, géologue de terres mal connues, Proust nous fait passer d’une couche dans l’autre, s’exécute avec une agilité dans la profondeur qui constitue un des attributs les plus rares de son génie. Cette agilité, je ne crois pas que puisse la méconnaître quiconque possède la seule qualité que Proust exige pour être suivi : le souffle. Observez les mouvements de ses phrases tandis qu’elles gravissent puis redescendent l’échelle à corde si souple mais si solidement nouée du récit. On dirait que c’est en traversant qu’elles définissent : elles ne campent jamais sur leurs victoires. Rien ne les arrête, ni les incidentes ni les parenthèses que l’auteur leur fait porter ; ainsi que sur certains panneaux Louis XV où il semble que bondisse encore le torrent que l’on vient de capter, incidentes et parenthèses n’ont ici d’autre résultat que de creuser en le compliquant le motif original.

Tout artiste dans l’art duquel le réel est investi d’une valeur centrale atteint son objet dès lors qu’il a su édifier un monde à trois dimensions ; mais cette fin l’oblige, dans une mesure non négligeable, à prendre le monde de la perception extérieure pour ce qu’il se donne, à sembler ajouter créance aux propriétés de solidité, de résistance que celui-ci présente à la naïveté de nos organes, — et c’est dans cette attitude que réside peut-être la feinte dernière jusqu’à Proust inhérente à tout art autre que le décoratif, et qui trace du même coup des limites, reculées il est vrai mais non moins certaines, à l’activité de l’esprit. Or de ce monde à trois dimensions — est-il besoin de le rappeler aux lecteurs d’Un amour de Swann, aux familiers du salon de Mme de Villeparisis, aux hôtes de la duchesse de Guermantes ? — Proust dispose à l’égal des plus grands ; mais quoique notre existence normale ait l’air d’y être stabilisée, il n’est aux yeux de Proust que l’un — et non certes « le meilleur » — « des mondes possibles ». « Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposée par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles112 ». L’homme qui a écrit ces lignes et dont l’esprit est doué par surcroît d’une incroyable force de désintégration, ne veut ni ne peut admettre aucune des deux immobilités ; la nature spéciale de son génie le place ici en une position inverse de la nôtre : il faut presque que nous dérivions pour que la fiction de l’immobilité se trouve en notre cas suspendue : Proust, lui, est situé comme en retrait de la mobilité pure, dans un observatoire d’où il surveille son intarissable écoulement (Ce qu’il doit à Bergson à cet égard, et les points par où de Bergson il s’écarte, — sujet qui occupera longtemps sans doute certains d’entre nous, mais que l’on ne saurait même effleurer en quelques pages). Le pouvoir émissif de cet esprit est tel qu’il ne rencontre nulle zone capable de s’opposer à la traversée du rayon ; et les zigzags de son trajet, qui nous découvrent au passage, comme autant d’univers superposés, les « mondes possibles » du philosophe, illuminent — mais d’une lumière indifférente, et déjà presque refroidie — tous les hasards inscrits dans la constitution du nôtre.

Car cette sensation des hasards, les livres de Proust la communiquent au suprême degré. Autant le fait de tout ramener à une seule cause ne saurait nous restituer que le trompe l’œil d’un pas de parade, autant la connaissance de toutes les causes, et de ce que l’on pourrait appeler le plan d’efficacité de chacune d’elles, dégage l’absurdité fondamentale de ces composés issus d’un petit nombre « de corps simples et d’éléments irréductibles113 », et non moins divertissants pour être si rigoureusement déterminés. Si en effet, appliquées aux phénomènes naturels, les lois de la nature gardent encore quelque dignité, vis-à-vis des phénomènes humains ces mêmes lois perdent toute retenue, à cause des efforts dérisoires que l’homme tente pour s’en évader, et plus encore à cause du succès dont à chaque fois il croit ses efforts couronnés.

Pas plus que le roman en tant que genre littéraire, l’art en tant qu’activité unique ne pouvait suffire à Marcel Proust ; ou plutôt ayant compris et s’étant assimilé les formes d’art antérieures, il en inaugurait une toute nouvelle, la seule peut-être qui fût de tous points adaptée aux conditions, elles-mêmes si nouvelles, d’aujourd’hui. Entre la force de désintégration de son esprit et cette désagrégation des données premières qui caractérise notre époque il existait un accord singulier. En ce sens l’achèvement d’À la recherche du temps perdu ne saurait modifier en rien l’irréparable de sa disparition. Non seulement son œuvre conçue et exécutée — et quelle ne fut pas à cet égard sa sagesse — dans les cadres les plus libres et les plus souples qui soient, pouvait supporter presque jusqu’à l’infini la richesse des additions ; mais surtout lui eût-il plu d’y mettre pour de bon le point final, de se détacher de ces personnages et de cette société avec laquelle il avait si longtemps vécu, la tournure de son génie faisait précisément de lui le seul qui aurait été capable de peindre la nôtre. Exempt de tout préjugé, ou — ce qui revient pratiquement au même — connaissant pour tels ceux dont seule la mort sans doute délivre, sachant comme personne faire le départ entre un préjugé et une pensée véritable, il avait atteint au comble de cette impartialité scientifique qui constitue peut-être aujourd’hui la seule attitude possible pour l’artiste s’il veut rendre l’humanité contemporaine. Le regard de Proust est ici irremplaçable, mais il est presque trop pénible de formuler un pareil regret.

D’autres écrivains, et parfois de grand talent, cherchent à établir un plain-pied avec ces conditions nouvelles en les incorporant pour ainsi dire à l’expression elle-même. Le plain-pied de Proust avec elles relevait avant tout de la vision : il procède de sa position, du point d’intersection à partir duquel il écrit. L’hyperesthésie même de sa vision n’est que l’instrument le plus subtil d’un insatiable amour du vrai. Si sa phrase lui est personnelle jusqu’à l’inimitable, ce n’est jamais cependant à la mimique de cette phrase qu’il confie le soin de transmettre le message : servante docile, diligente et qui sait plus d’un tour ; mais non point maîtresse.

Et c’est parce que l’originalité de Proust était en profondeur — parce que celle-ci constituait l’arrière plan qui vaquait à sa sûreté — qu’il pouvait se permettre de jouer si librement à la surface et avec toutes les surfaces. Là où d’autres eussent échoué dans une excentricité irrémédiable, il avait une manière tout à lui de rejoindre un de ses centres rien que par l’approfondissement de l’excentricité elle-même. Dans notre seule littérature peut-être, si parfait est souvent le rendu des surfaces qu’une profondeur y luit au passage : elle compte par ailleurs quelques-uns de ces hommes qui se fixent une fois pour toutes dans les sous-sols. Mais entre la surface et la profondeur, il existe un certain plan intermédiaire peu défini, dont la présence se décèle aussitôt dans un livre à je ne sais quel roulis plein d’insécurité : terrains vagues mal fréquentés, surpeuplés cependant et où de leur début jusqu’à leur mort s’établissent tant d’écrivains, et pas seulement toujours les moindres (Un instinct de conservation les mène : hors de ce plan ils ne sauraient produire : surface et profondeur leur sont également interdites). Entre tous les plans sur lesquels s’étendait le pouvoir de Marcel Proust, ce plan intermédiaire est le seul avec lequel son génie n’a jamais pactisé.

Marcel Proust §

An English Tribute, — by Joseph Conrad, Arnold Bennett, Arthur Symons. Compton Mackenzie, Clive Bell, W. J. Turner, Catherine Carswell, E. Rickword, Violet Hunt, Ralph Wright. Alec Waugh, George Saintsbury, L. Pearsall Smith, A. B. Walkley, J. Middleton Murry, Stephen Hudson, G. S. Street, Ethel C. Mayne, Francis Birrell. Reginald Turner, Dyneley Hussey, — collected by : C. K. Scott Moncrieff (Chatto et Windus)CLXIX.

L’organisateur de cet hommage à Marcel Proust, M. C. K. Scott Moncrieff, valeureux et savant traducteur de Du côté de chez Swann (et qui poursuit d’ailleurs en ce domaine sa tâche), nous dit dans son Introduction que dès la mort de Proust, apprenant que La Nouvelle Revue française préparait un numéro spécial, il se demanda si en faisant appel aux écrivains anglais il lui serait possible d’obtenir un résultat analogue (quoique naturellement à une échelle plus réduite), et que c’est un peu en qualité d’expérimentateur qu’il se mit à l’œuvre. L’événement a dû combler son attente ; car ceux-là mêmes qui déclinèrent le firent en alléguant « que leur connaissance de Proust n’était pas suffisante pour qu’ils osassent s’attaquer à pareil thème », — donnant par là une preuve et de leur modestie et de leur sens de l’importance du sujet dont tels commentateurs français pourraient à la rigueur s’inspirer ; et parmi les articles qui composent ce livre, s’ils sont bien entendu de valeur inégale, il n’en est aucun qu’on ne sente avoir été précédé d’une lecture sérieuse. Beaucoup traitent de sujets précis, soigneusement délimités ; et plusieurs des collaborateurs ont le scrupule de spécifier quelles sont les parties de l’œuvre de Proust qu’à ce jour ils ignorent et de s’en tenir aux quelques points qu’ils espèrent avoir pénétré.

Ainsi qu’il advient parfois dans les hommages, ce ne sont certes pas les noms les plus fameux qui prirent ici le plus de peine. Le fragment de lettre de M. Conrad — à côté d’une assertion qu’on ne saurait laisser passer114 — renferme des éloges qui, pour justes qu’ils soient, n’apportent rien de nouveau, — à l’exception toutefois d’une formule très heureuse où il est dit que la prose de Proust subjugue notre admiration par sa « grandeur voilée » ; — et la conclusion des quelques pages de M. Arnold Bennett « Que Proust fut un génie, on n’en saurait douter » couronne un ensemble de critiques (dont toutes ne sont pas fausses en elles-mêmes, mais qui se juxtaposent en une série d’affirmations tranchantes) en fonction desquelles justement un tel doute serait au contraire licite ; par où se vérifie l’exactitude de la remarque du Prieur dans Attirance de la mort, à savoir « qu’on passe plus facilement d’un extrême à un autre que d’une nuance à une autre nuanceCLXX ».

Condamné au choix — et m’excusant de ce chef envers tous, mais en particulier vis-à-vis de Catherine Carswell, de Ethel C. Mayne et de Violet Hunt (les contributions féminines sont ici au nombre des meilleures), — laissant même de côté J. Middleton Murry, un vétéran parmi les proustiens anglais, mais dont nos lecteurs115 connaissent déjà certaines des vues sur le sujet, — je ne retiendrai que les deux articles à mon sens les plus importants. L’un, de Francis Birrell, jeune et pénétrant critique, fort versé dans notre littérature et amateur de Proust tout ensemble passionné et sagace, est intitulé Le Prophète du désespoir : j’en traduis un passage significatif :

Il me semble que Proust possédait la très rare faculté de voir ses caractères objectivement et subjectivement dans le même moment. Il peut se projeter si avant dans l’esprit des personnages qu’il décrit qu’il semble en savoir sur eux plus long qu’eux-mêmes n’en sauront jamais ; et tout en lisant, le lecteur est obligé de s’avouer qu’il ne se connaît en rien lui-même. En même temps Proust ne prend jamais parti. La chair palpitante qu’il crée est aussi et toujours une figure décorative qui fait partie du gigantesque motif de sa tapisserie, tout comme dans Petrouchka les marionnettes sont des êtres humains et les êtres humains des marionnettes. Car Proust est tout ensemble le plus objectif et le plus personnel des écrivains… Il a greffe le moelleux et non moins l’exacerbation de l’expérience sur l’infatigable esprit d’inquisition de la jeunesse.

L’autre article est dû à M. L. Pearsall Smith (que notre public connaît déjà grâce à la présentation de Larbaud et à la traduction par Philippe Neel du savoureux petit volume : Trivia). Par son choix de Sermons de Donne — que précède une lumineuse introduction —, par son Anthologie de la prose anglaise, par son récent opuscule sur les IdiomesCLXXI, M. L. Pearsall Smith apparaît comme un des plus purs lettrés d’aujourd’hui — de ceux dont la science est toujours équilibrée par l’art et par un tact infaillible en matière de goût. Il a choisi pour sujet : The little Proust, c’est-à-dire — de même que Gide dans le numéro de La Nouvelle Revue françaiseCLXXII— l’auteur des Plaisirs et des Jours. Ses remarques sur ce que l’on pourrait appeler le Du côté de chez Platon dans l’œuvre de Proust me paraissent si pertinentes et, à l’heure actuelle, si opportunes à souligner que j’en détache certaines.

Un des amis de Proust (il s’agit de l’article de M. Robert de Billy dans le numéro de La Nouvelle Revue françaiseCLXXIII) nous apprend qu’étudiant il s’était plongé dans la philosophie de Platon ; et bien que ses jours fiévreux fussent remplis d’aventures amoureuses et de succès mondains ; bien que jusqu’à la lie il s’abreuvât à la coupe enchanteresse de la vie, tout ce qu’il sentait et tout ce qu’il voyait ne semble qu’avoir confirmé chez le précoce jeune homme la leçon que déjà de Platon il avait reçue, à savoir que la signification véritable de la vie, jamais on ne la trouve dans l’expérience immédiate ; qu’il existe une autre réalité qui ne peut être appréhendée que par l’esprit, et pour ainsi dire créée par l’intellect, une réalité plus profonde et plus ultime, face à face avec laquelle la vie n’est plus éprouvée comme contingente, médiocre, périssable, où les vicissitudes tombent, où la brièveté apparaît une illusion. Certainement, dans cette grande bataille entre les Géants et les Dieux que Platon décrit dans le Sophiste, la bataille où les Géants affirment que seules sont réelles ces choses qui peuvent être touchées et maniées, tandis que de l’altitude d’un monde invisible les Dieux se défendent, soutenant avec vigueur que l’essence vraie consiste dans les idées intelligibles, dans cet éternel conflit Proust combat du côté des Dieux avec non moins de netteté que Shelley lui-même. Pour lui comme pour Shelley l’espérance

… creates

From its own wreck the thing it contemplates116 ;

et c’est cette attitude envers la vie, cette contemplation créatrice de l’expérience qui à mon avis donne à l’œuvre de Proust sa signification la plus profonde, lui confère un arrière-plan, investit d’une importance les juvéniles et assez mesquines aventures, les vices et les mondanités élégantes qui forment une si large partie de son sujet. Qu’il y a quelque chose de défectueux — de défectueux d’une façon irrémédiable — dans le présent, dans l’instant ; que la réalité vraie est création du désir et de la mémoire ; qu’elle existe le plus dans l’espoir, dans la réminiscence et dans l’absence, jamais dans l’expérience immédiate ; que nous tuons nos âmes en vivant, et que c’est dans la solitude, dans la maladie ou à l’approche de la mort que nous les possédons le plus véritablement, tels sont les thèmes, repris avec des harmonies plus étoffées, de plus riches modulations dans son œuvre postérieure, sur lesquels le jeune Proust essaye sa harpe dans cette ouverture — d’une divine fraîcheur — par où il prélude à son chef-d’œuvre futur.

Et, à propos des Plaisirs et des Jours, notons que plusieurs collaborateurs de cet hommage citent comme un rare exemple de divination critique certaines phrases de la préface d’Anatole France, à laquelle l’un d’eux, M. Ralph Wright emprunte le titre de son intéressante étude : Un Pétrone ingénu. Mieux que nous-mêmes, semble-t-il, ont-ils su rendre justice à ce jugement d’une formulation si poétique, et où, ainsi qu’il advient dans le tout meilleur France, l’acuité revêt le masque du nonchaloir : « Soudain dans l’air lourd et délicieux, passe une flèche lumineuse, un éclair qui, comme le rayon du docteur allemand, traverse les corps. D’un trait le poète a pénétré la pensée secrète, le désir inavouéCLXXIV ». Il y a ici bien autre chose encore que le mérite (qu’en aucun cas d’ailleurs on n’a le droit de décompter) d’avoir été le premier à parler.

En tête du volume, dans les quelques pages de souvenirs de M. Stephen Hudson — qui fut l’ami de Proust — sont inclus trois précieux fragments de lettres.

Bref un volume qui fait grand honneur à Proust et aux lettres anglaises, et dont il faut souhaiter qu’en des circonstances analogues nous serions en mesure de fournir l’équivalent.

Ariel ou la vie de Shelley d’André MauroisCLXXV §

« Ce qui nous fit veiller surtout, ce fut l’histoire de la duchesse Sanseverina à laquelle quelqu’un fit allusion, et que le neveu voulut bien raconter tout entière en mon honneur ». J’ignore à quel neveu de Shelley André Maurois eut affaire, — ou plutôt je sais trop à combien de voix il dut prêter l’oreille avant de les fondre, à la faveur de la sienne propre, dans ce lisse et svelte récit ; mais je serais fort surpris si, contée par lui, l’histoire de Shelley ne faisait veiller tous les lecteurs117. Appliquer le procédé de La Chartreuse de Parme118 à une figure réelle — et à celle d’un poète de génie, — l’entreprise était périlleuse ; mais de tous les périls s’est joué un art d’une prestesse tamisée d’innocence, — apposé comme un masque léger sur la plus délicate pudeur d’imagination. Seuls ici m’occuperont et ces périls et cet art. Aussi bien, dans l’espace d’une note, de Shelley en lui-même il me serait impossible de rien dire : chacun de nous a ses anges gardiens (la complexité de nos incertitudes ne nous permet guère de nous en tenir à un seul) : à leur sujet notre discours ne saurait être qu’interminable ; et, à défaut des dimensions d’un Cahier Vert, une silencieuse action de grâces convient, et non une louange écourtée.

Périlleuse, — l’entreprise l’était en soi, je veux dire à quelque homme de génie qu’elle s’appliquât ; et au premier abord elle pouvait dans le cas de Shelley paraître très particulièrement telle. Cependant la réussite de Maurois laisse voir que, poussée plus loin, la réflexion nous eût appris que le péril recelait ici son antidote. D’une part en effet, de tous les êtres de génie Shelley est sans doute le seul en qui soient à ce point rompues les attaches avec la vie ; mais de l’autre, l’existence qui lui échut en partage a fait de lui la plus prestigieuse des figures, une figure au prestige de laquelle coopère une poésie supérieure encore à celle des événements, — cette poésie qui naît précisément de l’absence de toute attache à la vie. Le miracle qui a nom Shelley se manifeste à la fois sur trois plans, de signification fort diverse, et où le Shelley essentiel intervient dans des mesures très inégales. Le plan de la figure s’étend à tout ce que l’on pourrait appeler la « vie de relation » de Shelley : sur ce plan-là il ne vit, il ne séjourne que pour les autres : sa présence l’illumine, mais toujours y a valeur d’apparition ; les autres vivent par lui, s’animent ou languissent selon qu’il surgit ou que s’évanouit son sillage : lui-même ne vit pas119. Inépuisable, inexigeant, le cœur répond, qui dispense — avec quelle déchirante douceur — cette bonté active, propre à ceux qui n’attendent plus rien ; mais l’âme — telle un oiseau les yeux clos sur son perchoir — est immobile, en exil. Le second plan — celui où Shelley commence de vivre — est le plan de la solitude ; soit que dans un matinal tête-à-tête il se cloître avec Platon et Spinoza, ou tienne conseil avec les poètes en qui au terme de sa Défense de la poésieCLXXVI il salue « les législateurs méconnus du monde » ; — soit qu’en l’un de ces promenoirs illimités que furent pour lui la baie de Naples et celle de Lerici, la Tamise et le Serchio, les chênes de Windsor et la forêt de pins pisane, tantôt il contemple et tantôt il médite : heures de travail, mais préparatoires, apaisées, bénies par le poète parce qu’en lui l’inspiration encore circum præcordia ludit ; mais celui sur la tombe duquel Leigh Hunt devait faire graver l’irremplaçable cor cordium n’ignore pas que ces heures amoncellent les nuées qui vont fondre sur lui, — le transporter sur la crête éventée, vertigineuse, où, dans une solitude aux yeux des hommes plus inaccessible encore, Shelley s’éprouve dépossédé de la solitude elle-même, où il n’est plus qu’une vaste, qu’une intarissable réponse à ce Spirit of Delight inséparable ici de

The awful shadow of some unseen PowerCLXXVII.

Région d’extase et d’effroi que Shelley appelle et redoute, sur laquelle planent sans cesse les menaçantes délices de l’évanouissement, ce troisième plan correspond au climat même de son chant120. De ces plans superposés — et qui s’étagent bien plutôt qu’ils ne se pénètrent121, — il est trop évident qu’en l’absence de Shelley lui-même, seules les ressources visuelles d’un Bergson ou d’un Proust entreprendraient simultanément la triple évocation sans courir à un échec certain. La figure, l’âme et le chant ne pouvant ici être appréhendés que de trois points de vue sinon inconciliables, du moins distincts jusqu’à la divergence, — à la tenter on n’obtiendrait qu’une de ces sommes volumineuses et pourtant inadéquates, avec les tiroirs prévus : vie et œuvre, — non moins mornes que, sur le même palier, les deux portes si interchangeables que l’on a envie de ne sonner à aucune. Une telle solution répugnera toujours, doit répugner à un artiste : or Ariel témoigne partout des susceptibilités artistiques les plus fines ; et le premier mérite de Maurois — duquel tous les autres découlent, — c’est d’avoir vu nettement, et dès l’origine, où se trouvait ici ce que le Cardinal de Retz dénomme si bien « le point de la possibilitéCLXXVIII ». L’ajustement de cet esprit à tout objet qu’il considère est un des plus précis, des plus parfaits que je sache ; et dans Ariel, pour reprendre l’expression de Sainte-Beuve à propos de Madame Bovary, « l’auteur, ou mieux l’artiste a fait d’un bout à l’autre ce qu’il a vouluCLXXIX ». Que la grâce même, la souplesse du tour n’induisent pas en illusion : nulle part de son propos Maurois ne se laisse défléchir. Il règne ici cette unité de point de vue que préconisent les romanciers qui se plaisent aux exigences de leur art, — et qui est d’un heureux présage pour les romans futurs de Maurois. Ariel ou la Vie de Shelley, dit le titre ; et très exactement c’est le passage d’Ariel ici-bas — avec ses réfractions multiples dans ce chœur mémorable, composé de personnages dont presque tous ailleurs tiendraient des rôles de protagonistes : Byron au premier plan, Hogg et Trelawny, Mary, Claire, Fanny et les Williams — que Maurois a su retracer. Maintenant son objectif sur la figure de Shelley telle qu’elle se présente parmi eux — et qui acquiert par là la plus subtile valeur d’isolement —, à la faveur des rayons que tous émettent dans sa direction, sans que se produise la moindre rupture d’équilibre, Maurois nous conduit jusqu’au Shelley véritable et l’éclaire122. À travers les réfractions de la figure il atteint l’âme, — non dans sa fine pointe (dont son dessein d’ailleurs lui interdisait l’accès), — mais dans cette zone vulnérable, exposée, où il semble que l’on effleure la solitude même rien que dans le geste frêle dont tendrement, mais sans espoir, Shelley s’essaye à écarter123. Moments où Maurois pose ces touches, se permet ces discrètes avancées qui a color che sanno rendent son livre cher. La retenue n’a peut-être tout son prix que dans ses abandons, — que hante alors une profondeur. « Ce que Mary lui reprochait surtout, c’était sa complète indifférence à ce que tous les autres hommes jugent désirable et digne d’efforts. Elle l’admirait autant que le premier jour ; en lui seul elle sentait une force sur laquelle elle pouvait s’appuyer. Mais quelque chose d’indéfinissable faisait que cette force ne s’exerçait jamais au profit de Shelley lui-même. Il semblait que l’idée de son propre intérêt lui fût tout à fait étrangère. Sa personne n’était pas à ses yeux comme elle l’est pour tous les hommes, limitée par un trait précis ; mais elle s’étendait par une sorte de frange lumineuse jusqu’à celle de ses amis, jusqu’à celle des inconnus même124… » Vue dont la vérité va jusqu’au fond, que toute interprétation de Shelley aspirant à être complète se doit d’incorporer, et qui rend compte, non seulement de sa nature angélique, mais de sa qualité d’ange gardien.

Et voici que près de finir je m’aperçois que je n’ai rien dit de ces remarques qui coupent le sentier à la façon d’une eau courante, qui ne durent pas plus qu’une fugitive caresse : le terme de maxime leur pèserait trop lourd : Maurois ne les frappe point, il les glisse : fleurs plutôt que fruits, et qui insinuent au passage la poésie, la saveur de haï-kaïs de l’intellect125. Esprit de la même famille que Strachey, non moins désabusé, non moins amène ; où cependant, par rapport à Strachey, la silhouette un peu uniforme de la sagesse tient parfois lieu du modelé composite de l’expérience ; plus porté par contre à l’enjouement, et où la constatation a pour coquetterie je ne sais quelle ingénuité, comme d’un Chérubin averti ouvrant encore sur le spectacle la fraîcheur de ses yeux d’enfant. Chez Maurois entre l’intelligence et la sensibilité se surprennent les échanges, les jeux les plus charmants ; et quel sens de l’absurde — tout ensemble à la manière anglaise et à la nôtre — en ce livre si français, — délibéré, alerte, dont point n’hésite le contour.

Dialogues sur le commandement d’André MauroisCLXXX §

« Selon moi, il n’y a pas jusqu’aux Vérités à qui l’agrément ne soit nécessaire »CLXXXI, dit l’auteur des Entretiens sur la Pluralité des Mondes que celui des Dialogues sur le commandement126 eût à tel point satisfait. N’ont-ils pas reçu tous deux en partage cette forme du naturel qui le plus rarement se rencontre : le naturel des idées ? Et, pour définir l’agrément de Maurois, me revient en mémoire de ce même Fontenelle une phrase que mieux que personne aujourd’hui Maurois pourrait reprendre à son compte : « C’est une idée qui me plaît, — et qui s’est placée dans mon esprit d’une manière rianteCLXXXII » : en l’esprit de Maurois il semble que toujours de la sorte les idées soient placées ; d’où leur grâce, d’où cet attrait — comme d’un geste féminin — que prend, que garde chez lui l’acte même de penser. Intelligence entraînée certes — et qui veille avec soin à sans cesse se maintenir telle —, mais plus encore dispose ; que l’appel du moment trouve invariablement à son poste et dont jamais cependant la réponse n’outrepasse. Elle-même toute civilisée, elle civilise tout ce à quoi elle touche : adéquate donc au dialogue en tant que genre — où c’est partie du naturel que d’observer les règles du jeu, où certaines conventions justement défendent contre l’artifice. Dans ces pages un honnête homme qui a réfléchi souhaite induire d’autres en réflexion ; mais ces autres, il les considère comme des égaux : il préférerait tout — et même de ne les point convaincre — à leur en imposer : le lecteur est comme cueilli au passage du même mouvement que Maurois va au fait — en un tour qui ni ne s’attarde ni ne brusque, équidistant de la complaisance et du raccourci. Le degré d’allongement de la phrase de Maurois me fait toujours penser à l’action du crack qui dans un beau galop d’essai donne sa mesure, mais sans se dépenser.

Comme dans La Pluralité des Mondes, l’agrément ici n’est que la parure des « Vérités » : — de certaines d’entre elles peut-être dira-t-on, peut-être a-t-on déjà dit que ce sont des évidences. Mais d’abord, en terre cartésienne, à cette constatation ne s’attacherait nul discrédit : La Lutte contre les Evidences, c’est un Russe qui la mène si toutefois sur Dostoïevski il nous faut en croire sans réserves le regard perçant — mais perçant plus que tout impartial — de ce précieux iconoclaste qui a nom Chestov. Et puis surtout nulle part l’évidence même n’est mieux à sa place que dans un livre qui est avant tout un acte, — sur la nature duquel on se méprend si on ne l’envisage essentiellement comme tel — : un acte qui d’un bout à l’autre a pour objet de rétablir le contact entre deux ordres : celui de l’action et celui de la pensée, et qui partant adhère sans cesse à la zone de la pratique. Rétablir ce contact, — je sais peu de tâches plus opportunes, plus urgentes, en un temps où la pensée et l’action ne frayent guère ensemble, où les deux ordres affectent de se développer dans une indifférence, une irresponsabilité réciproques foncières, — l’homme d’action innocent de toute velléité de pensée, et l’homme de pensée, lui, lorsqu’il ne se borne pas à une déploration hargneuse de tout ce qui se fait, mettant sa coquetterie — parlons franc : son snobisme — dans la complicité (tantôt sournoise et tantôt affichée, mais surtout théorique) qu’il accorde à n’importe quelle forme d’action pourvu qu’extrême. Mais, pour réussir dans cette tâche, il fallait cette alliance de qualités dans laquelle je tendrais à voir le plus beau fleuron de la couronne de Maurois : le courage à défendre ces choses précisément de la défense desquelles nul lustre ne rejaillit sur le défenseur, et non moins cette modestie qui consiste à écarter, à repousser doucement, tous ces diamants faux par l’appât desquels la pensée nous tente — pour nous empêcher de penser plus avant.

Or justement qu’entre ces deux ordres : action et pensée la disjonction soit tout artificielle, ne corresponde en rien à la réalité, c’est ce dont ces dialogues nous apportent la preuve — et d’autant plus convaincante que, l’auteur ne visant ici en fait que l’analyse de l’action, tout ce que cette analyse obtient, tout ce qu’elle l’amène à avancer au sujet de l’action, vaut à chaque fois — et exactement de la même manière — si on l’applique à la pensée (De quoi du reste Maurois mieux que quiconque est conscient puisque sans cesse viennent sous sa plume des exemples empruntés indifféremment aux deux ordres — et que de ces exemples nul n’apparaît déplacé.) Que l’on relise, que l’on médite comme elles le méritent les pages sur lesquelles se clôt le second Dialogue — et qui, à mon sens, constituent tout ensemble le noyau et l’apogée du livre —, et l’on constatera que ce à quoi l’on assiste, c’est à un effort loyal, sérié, pour remonter jusqu’à la source du génie, pour appréhender ce génie antérieurement au moment où il s’engagera dans l’une des deux grandes directions : pensée ou action ; pour le toucher en ce point capital — toujours identique en soi quelles que soient les formes à travers lesquelles par la suite il adviendra au génie de se manifester — qui est l’acte même de l’intuition (Le génie est toujours acte ; il est toujours cet acte-là ; et c’est à partir de cette intuition seulement qu’il s’oriente ou mieux qu’il est orienté dans sa voie propre.) Acte ineffable sans doute ; et ce que la fin du second Dialogue laisse à l’esprit à désirer est précisément ici la marque de la probité même du mode de penser : du processus l’analyse a repéré tous les temps repérables ; dans sa remontée elle n’a brûlé nulle étape : elle s’arrête au bord de cet indicible sur lequel Bergson — dans le chef-d’œuvre qu’il lui inspira : l’Introduction à la métaphysique — a jusqu’à nouvel ordre dit le dernier motCLXXXIII.

Naguère, ici même127, à propos d’Ariel, je signalais que la caractéristique de l’esprit de Maurois est de toujours apercevoir, selon le mot de Retz, « le point de la possibilitéCLXXXIV » ; en présence des Dialogues je n’ai pas à infirmer mon diagnostic puisqu’au contraire ce problème du possible constitue, pourrait-on dire, l’épine dorsale de l’ouvrage. En toutes circonstances pour Maurois resurgit la question : « Qu’est-ce qui est possible ? » — et avec cette saine et sage validité, ne craignons pas d’ajouter avec cette norme du point de vue qui est le sien, il insiste sur le fait que cette question-là est celle précisément que sans cesse se pose à nouveau le génie, — que celui-ci n’est tout à fait génie que s’il se la pose. Visiblement c’est avec plaisir, avec approbation qu’il cite le mot de Molé sur Napoléon, le mot qui nous montre « par où le colosse basculait ». « Il ne savait jamais discerner le point où s’arrêtait le possibleCLXXXV ». Connaître le territoire des possibles, l’avoir minutieusement délimité, étudié ; accepter que « la partie du tableau qui a été déroulée ne puisse plus être niéeCLXXXVI », l’incorporer à sa pensée ; à chaque instant « repartir du nouveau réel créé par les nouvelles révélationsCLXXXVII » (et pour ma part combien je sais gré à Maurois de mettre si fortement l’accent sur l’acceptation du passé comme donné une fois pour toutes, comme définitivement intégré à la réalité présente ; rien de plus puéril, de plus en deçà de toute maturité que tout ensemble de nier le passé et de prétendre à agir ou à penser avec efficace), — autant de traits où Maurois reconnaît le « grand homme », et qui à ses yeux tracent comme la route royale par où passe le génie (et certes je n’irai pas jusqu’à lui concéder qu’il n’y ait rien à dire en faveur du sens de l’impossible, et que ce sens de l’impossible ne puisse pas à son tour former la substance de certains génies de nature spéciale et rare ; mais le soin serait ici superflu : il le sait mieux que personne : on n’est pas impunément le biographe de Shelley).

Sens du possible qui n’est pas seulement la condition de l’action ou de la pensée accomplie, mais qui plus profondément encore est à la base, est la racine même de toute éthique personnelle, — de la possibilité d’une telle éthique ; et c’est cela qui davantage encore importe à Maurois ; c’est là où ses vues apparaissent si claires, si réfléchies, si nettement équilibrées : aux possibilités inscrites dans les choses correspondent — parfois hélas s’opposent — les possibilités inscrites dans notre être même ; et c’est pourquoi au philosophe qui du grand homme affirme : « le présent est sa tranchée de départCLXXXVIII », le lieutenant donne, mais bien plus tard, et sur un ton à la fois sérieux et nostalgique, la réplique en ces termes : « Oui, se connaître comme tranchée de départ…CLXXXIX » Savoir ce dont on est capable, — la capacité actuelle comprenant ou du moins n’excluant jamais la zone encore inatteinte, non toute hors d’atteinte cependant de la capacité virtuelle, s’étendant jusqu’à elle pour s’y prolonger, pour y rejoindre par un incessant effort la plus intime des aspirations, se refusant toutefois à passer — fût-ce sur le seul plan de l’imagination — dans la sphère de l’impossible proprement dit. À l’égard de cette sphère le désintérêt, le détachement de Maurois sont en raison directe de l’intérêt central, passionné, de tous les instants, qu’il porte à toute anticipation de notre être futur susceptible de s’intégrer vraiment à notre être présent, de s’incorporer à lui, à la limite de ne faire qu’un avec lui (d’où tour à tour le crédit qu’il accorde au « personnage » et la méfiance dans laquelle il le tient ; car si « le personnage est maintenu jusqu’à la mort, il se confond avec l’homme mêmeCXC » ; si au contraire il ne sert qu’à mettre l’homme commodément à couvert, il consomme sa dégradation). Bref — et nulle part je ne me sens en plus profond accord avec lui — rien ne retient Maurois davantage qu’une idée susceptible d’être vécue ; rien ne le laisse aussi indifférent qu’une idée qui jamais ne passera dans notre action.

Attitude irréprochable, me semble-t-il, toutes les fois où elle est le résultat et non la prémisse de l’analyse ; et c’est en cela par-dessus tout peut-être que se vérifie le mieux l’honnêteté de fonds de cette pensée ; c’est cela qui donne envie de lui appliquer à elle-même le mot admirable sur Turenne (que je suis si reconnaissant au lieutenant d’avoir révélé à mon ignorance) : « Il avait l’air d’être devenu étranger à lui-même tant il était devenu impartial à l’égard de ses propres idéesCXCI ». Oui, tel est bien l’air idéal qui sied à l’esprit dans l’examen, dont il doit d’autant moins se départir que c’est de ses propres idées qu’il s’agit. La façon dont nos idées se comportent au contact de l’expérience — et d’une expérience prolongée ; — dont dans leur cohabitation avec nous elles s’affirment viables ou non, seule nous renseigne sur le moment où sans péril l’impartialité elle-même peut être transcendée. Viables, — alors, mais alors seulement, nous est-il loisible, nous devient-il naturel d’éprouver leur présence et comme leur circulation en nous avec cette chaleur qui n’est pas l’attribut du seul génie, dont participe à son rang le plus humble de ses servants, chaleur toujours inséparable pour moi de la pure et parfaite figure de Vauvenargues — qui ne saurait qu’être très chère au lieutenant, et qui s’allie en ces Dialogues à celle de Fontenelle pour nous offrir une attachante image de certains traits permanents du meilleur esprit français.

« Chez l’artiste véritable le goût de l’action est intermittentCXCII », constatation par où Maurois ne laisse pas que de nous placer dans un dilemme embarrassant. Devant ces Dialogues, peut-être serait-on tenté de déplorer cette intermittence ; moins encore cependant accepterions-nous de renoncer à ce que nous doit « l’artiste véritable ». Souhaitons donc qu’à l’art, à l’art seul Maurois fasse à présent retour ; mais demandons-lui d’avance de revenir plus tard — et avec une expérience encore accrue — une fois au dialogue pour nous donner ces Dialogues sur la conduite de la vie dont pour ma part je ne saurais le dispenser.

Jacques Rivière §

La fondation américaine pour la pensée et l’art français, due à la belle et généreuse initiative de Mme Georges Blumenthal, vient d’attribuer un de ses prix à Jacques Rivière, l’auteur d’Études et de L’Allemand, et le directeur de La Nouvelle Revue française. De la part d’un jury aussi parfaitement composé, ce choix n’a rien qui doive surprendre, et autant qu’à la fondation, il fait honneur au titulaire.

Nous ne disposons pas ici de l’espace qu’il faudrait pour tracer un portrait de Jacques Rivière, et, si nous nous en avisions, le modèle nous rappellerait que le temps n’en est pas venu. Comme tous ceux qui dans l’acte d’écrire voient avant tout un instrument de connaissance, — le moyen et l’occasion de quelque progrès intérieur, — Jacques Rivière n’a souci que des livres qu’il voudrait faire : de ceux qu’il a déjà faits, il se détourne, et c’est dans la mémoire du lecteur que s’ouvre pour eux une vie nouvelle qui s’y poursuit et pousse des prolongements. Bornons-nous donc à glaner parmi nos souvenirs.

À qui voudrait saisir cet esprit en son centre, — isoler le noyau résistant, — je conseillerais d’aborder Rivière par l’« Essai sur la sincérité envers soi-même » (La Nouvelle Revue française, janvier 1912). Problème auquel, dans la mesure où l’être humain se dégage de l’automate, nul d’entre nous n’échappe tout à fait, et dont beaucoup parlent sur ce ton de familiarité suffisante qui donne à entendre qu’on en sait long sur un sujet : de nos jours, n’avons-nous pas vu la sincérité envers soi-même se réduire parfois à une recette pour faire carrière, et l’adresse à s’en prévaloir tenir lieu d’œuvres véritables ? Mais aux yeux de Jacques Rivière, elle demeure toujours ce qu’elle est en effet : la plus difficile, parce que la plus fugitive, des vertus. Il sait qu’elle ne se rencontre presque jamais au premier plan de la conscience, dans ces réponses immédiates par lesquelles nous réagissons à l’incessant appel des choses ; il ne la confond point avec la spontanéité : « Ce n’est jamais par moi, dit-il, que je commenceCXCIII » ; il la situe au contraire en des profondeurs reculées, là où sont tapies ces pensées « jusqu’où, ajoute-t-il, je ne vais pas », — défendant, au moins autant qu’elles ne le livrent, l’accès à notre âme, — cette âme dont Rivière a écrit ailleurs qu’il y a toujours entre elle et nous « une fine, une décourageante différenceCXCIV ». Sur combien de fausses pistes l’effort vers la sincérité ne nous engage-t-il pas, et à quels dangers il nous expose ! Rivière les connaît tous, y compris le plus spécieux, celui que crée l’exercice de la sincérité elle-même qui peut devenir déformante rien que par l’importance dont elle investit les nuances les plus passagères des sentiments. Mais Rivière ne s’arrête pas à connaître ces dangers : il les surmonte. C’est qu’à une impitoyable pénétration d’esprit s’allie en lui une entière ingénuité : il n’est pas seulement atteint, si l’on peut dire, de sincérité ; il en est doué. Il semble qu’il ait compris toute la force de cette sentence de La Rochefoucauld : « Le plus grand défaut de la pénétration n’est pas de n’aller point jusqu’au but, c’est de le passerCXCV ». Chez Rivière, la liberté de la pensée ne détruit pas la stabilité de l’esprit qui s’y adonne ; elle n’entame pas ce fonds premier duquel dépend la permanence de l’être pensant.

Lorsque parurent, à partir de 1910, dans La Nouvelle Revue française, les essais qui furent réunis en volume l’année suivante sous le titre d’Études, il devint bientôt impossible de se méprendre sur leur qualité, non plus que sur le son de cette voix, à la fois tremblante et juste, à travers laquelle une mélodie encore inentendue ne semblait d’abord hésiter un peu que pour percer avec plus de sûreté l’instant d’après. C’est que Jacques Rivière inaugurait, non pas une nouvelle méthode, mais un nouvel art de la critique. Qu’il s’agît d’un écrivain, d’un peintre ou d’un musicien, il faisait porter tout son effort sur une sorte de transposition en profondeur ; après être descendu aussi avant que possible dans son œuvre, il ne nous en parlait qu’avec les mots qui convenaient, et qui ne convenaient qu’à elle seule, mettant à éviter les termes universellement applicables un soin qui n’a d’égal que celui avec lequel la plupart des critiques les recherchent. Scrupule qui était déjà exceptionnel alors, mais qui le paraîtrait bien davantage aujourd’hui, où tant d’articles, bons ou mauvais, le sont, pour ainsi dire, dans l’absolu, sans qu’on ait l’impression qu’ils se réfèrent à tel auteur plutôt qu’à tel autre. Dans les Études, pareil malentendu n’est jamais même concevable. Voici Baudelaire : « Et soudain, froissant toute ma discrétion, faisant s’évanouir mon hypocrisie, s’élance un vers si nu, si pur, si déplacé, qu’il me touche comme une offense. C’est la vérité jaillissant de l’âme. C’est une sorte de délivrance affreuse. C’est un aveu si sévère qu’il accuse et laisse blessé… Vers si parfaits, si mesurés, que d’abord on hésite à leur donner tout leur sens ; un espoir veille quelques instants, un doute sur leur profondeur. Mais il ne faut qu’attendre. Dans mon souvenir, peu après, je les retrouve, vibrant encore comme des flèchesCXCVI ». Voici Ingres : « Le dessin d’Ingres est fait de quelques lignes parfaites. Autour du corps elles sont posées, comme des arcs légers et de délicats cerceaux ; elles l’entourent ainsi qu’un bras, il est au milieu d’elles comme empêché parmi les cercles de sa grâceCXCVII ». Voici Bach : « C’est la musique de la contrition. Elle est possédée par la pensée du péché ; elle s’accuse profondément ; elle prie afin d’être pardonnée. Comme la prière, dont elle emprunte les modes invariables, elle est à la fois rigide et haletanteCXCVIII ». Et derrière telles de ces Études, il semble que surgisse en retrait la figure du jeune écrivain, un peu comme en ces effigies, visages fiers et intacts, anxieux et pourtant assurés, que fixèrent d’eux-mêmes, au départ de la vie, un Ingres, précisément, et un Chassériau, et qui occupent avec insistance le souvenir.

Le volume des Études comprenait deux essais sur Claudel et sur Gide qui anticipaient de dix ans l’état actuel de l’opinion cultivée à leur égard. Il fut suivi d’un Essai sur la foiCXCIX, qui contient les pages les plus profondes et les plus émouvantes que Rivière ait écrites jusqu’à ce jour. Trois articles sur le roman d’aventureCC, et une étude sur Rimbaud dont la publication fut interrompue par la guerre, devançaient, eux aussi, de façon assez curieuse, des préoccupations que nous avons vues depuis passer au premier plan.

Peu de semaines après l’armistice paraissait L’Allemand : Souvenirs et réflexions d’un prisonnier de guerreCCI. À qui ne connaissait pas les écrits précédents de Rivière, le titre eût pu inspirer quelque méfiance. La guerre avait donné lieu, non certes parmi les combattants, mais chez ceux que le comte Czernin appelait les héros du fauteuil, à un tel abus de la psychologie nationale et ethnique, terrain en tous temps propice à la généralisation hâtive et superficielle. Cependant parmi tant d’ouvrages nés de l’état de guerre, et que seul cet état pouvait justifier, je ne serais pas surpris que celui-ci fût un des rares qui survécussent. C’est que si Rivière, ainsi qu’il l’avoue dans son avant-propos, « cède ici, le sachant, à la fureur de son esprit »CCII, cette fureur est bien celle d’un esprit, et non plus l’aveugle déchaînement des réflexes. Le livre est un beau cas d’un phénomène assez peu fréquent, celui de la haine intellectuelle à l’état pur, et sa pureté réside en ceci qu’elle a pour unique objet une certaine manière de penser et de sentir. Rivière la décrit avec patience, puis la définit par ses génératrices, et il se trouve que du même coup, il se décrit et se définit lui-même ; en sorte que, comme l’a tout de suite observé André Gide, l’intérêt de l’ouvrage est double : il vaut d’abord par ces remarques d’une acuité presque intolérable dont, comme avec de longues aiguilles, Rivière transperce, çà et là, tels centres vitaux de son sujet, — et il vaut aussi par la vivacité et par la netteté des réactions qu’opposent à l’Allemand une intelligence et une sensibilité bien authentiquement françaises.

Mais je m’en voudrais d’insister davantage sur un livre que son auteur juge aujourd’hui trop incomplet et qu’il a d’ailleurs surtout écrit pour se délivrer d’une obsession. La phrase où se peint peut-être le mieux la stricte délicatesse de sa nature, c’est dans l’avant-propos que je la cueille : « Je ne suis pas de ceux, dit-il, qui confondent leurs sentiments et pensent faire œuvre de charité chrétienne en s’abandonnant à leur haineCCIII ». Sitôt rendu à lui-même, il dirige toute son attention sur les phénomènes multiples à travers lesquels — dans des domaines différents, sur des plans qui ne se coupent pas — commence d’apparaître la figure nouvelle de ce monde qui, laborieusement, s’essaie sous nos yeux ; et lorsqu’il prend la direction de La Nouvelle Revue française, l’appel qu’il adresse aux Français, c’est de savoir « rester à la fois des écrivains sans politique et des citoyens sans littératureCCIV ». Les réflexions auxquelles il a été conduit jusqu’ici sont contenues dans l’article sur « la Décadence de la liberté » (La Nouvelle Revue française, septembre 1919) où il aborde le problème le plus tragique peut-être que la guerre nous ait laissé pour compte : ce glissement insensible d’abord, puis ce déplacement de l’objectif que l’anormale prolongation des événements a déclenché dans le monde des idées, et qui passe dans celui des faits avec la révolution russe. L’article réclame une suite, et Jacques Rivière nous la doit. Que la direction de La Nouvelle Revue française, à laquelle il apporte tant de soins et tant de scrupules, ne l’absorbe pas au point de lui faire oublier qu’avant tout nous comptons sur lui comme écrivain. Quelle que soit la tâche qu’il entreprenne, nous sommes certains qu’il saura demeurer fidèle à la formule toujours valable que Taine avait reprise à Goethe, et dans laquelle il voyait en 1863 la matière de la littérature prochaine : « . Tâche de te comprendre et de comprendre les choses ».

Aimée de Jacques RivièreCCV §

Le violon frémit comme un cœur qu’on affligeCCVI.

C. B.

Le son d’une voix toute particulière — ravissante, au sens fort du terme, et qui accomplit son rapt avec la soudaineté persuasive d’un thème musical —, délicieusement incapable de rien émettre, de rien laisser passer où aussitôt on ne la retrouve : une voix si humaine — chargée et semi-plaintive, mais d’une plainte qui toujours retourne contre soi son dard — et pourtant instrumentale aussi : le secret déchirement d’un solo prolongé de violon, telle m’apparaît, irrésistible, la prime séduction de ce livre128, — celle aussi qu’il ne faut jamais décompter si l’on veut ne point commettre de contre-sens à son endroit. Car un son de voix aussi authentique ne saurait appartenir à un personnage qui le fût moins, — et cependant il y a dans la nature, partant dans l’amour de François quelque chose d’assez exceptionnel pour qu’il risque d’être méconnu. De cet exceptionnel relève toute l’innervation d’un organisme entre tous sensible. Emmenés dans le sillage de François, nous démêlons peu à peu que, plutôt qu’à la nature même des sentiments, l’exception tient ici à la profondeur et à la logique tout ensemble avec lesquelles ils sont éprouvés ; — à l’incroyable faculté du héros de transformer sur la piste intérieure toutes les courses prévues comme de vitesse en autant de courses de fond ; — et par ailleurs à la simultanéité d’états presque toujours successifs.

Mais il s’agit d’un très beau livre, et je ne saurais procéder à ce travail de discrimination avant d’avoir salué — en tentant, si fragmentairement que ce soit, de le définir — cet art tout tributaire de la perfection, mais que sa perfection même — parce que si individuelle — isole bien plutôt qu’elle ne le situe. Des cadences que règlent toujours les oscillations du cœur, jamais nombreuses (au sens périodique), jamais cependant perçues comme brèves à cause de cette inclinaison florale du sentiment qui de sa caresse semble les délier ; — un contenu tout en raccourcis, nulle sensation de raccourci dans l’expression elle-même : autour de la moindre remarque, le très doux mouvement d’une vague qui se retire ; — et cependant, ainsi que me le disait si bien Gide : « Dans Aimée jamais Rivière ne quitte la ligne » : phrases aux proportions mesurées, aux attaches impeccables, closes mais qui ardent, et se refermant sur leur sens comme des bracelets bien ajustés enserrent et rehaussent de leurs feux la délicatesse d’un poignet. Dans l’économie de ce style avec quel tact ne sont pas répartis les rôles de l’abstrait et de l’imagé, le premier tenant le fond de la trame, le second intervenant à la fois pour rendre plus lumineux un trait et désaltérer notre soif à l’instant même qu’elle surgit. Il y a chez Jacques Rivière une divination exquise de la sensibilité spéciale incluse dans tout vocable abstrait : sur les pages d’Aimée le mot abstrait luit avec ce brillant sombre, cet onyx qui lui est propre lorsqu’une sollicitude sans cesse aux aguets a su lui ménager sa place ; et chaque image, lorsqu’elle obtient licence de se produire, c’est toujours celle de qui l’on humait la solitaire approche.

L’inévitabilité d’Aimée est inscrite en son premier chapitre, comme de Tristan dans le prélude ; et l’on sait assez combien, une fois habité par l’œuvre, on ne se lasse jamais au concert de l’y retrouver toute. François a eu exactement avec Aimée l’aventure d’amour qu’il appelait ; et avec toute autre femme son aventure aurait été à peu près semblable, je ne dis pas dans les faits, ni même peut-être dans leur aboutissement, mais dans ce seul monde où François vive vraiment, qui soit le sien : celui d’une certaine prédestination interne. Que demandait-il à l’amour ? Non pas avant tout d’être aimé, mais de connaître ces « pièges », ces « empêchements » « une certaine embâcle où j’étais fait pour me prendre et dont je ne pouvais rester sans inconséquence, sans inachèvement de moi-même, dégagéCCVII » ; et plus haut il parle de « certain mauvais fond de mon âme qui n’aspirait qu’à être intrigué, éconduit, désespéréCCVIII ». La première incitation à l’amour ici, c’est de connaître tout cela pour, à la faveur de tout cela, se connaître. Oui, sans doute, ces vérités sur lui-même il ne les apprend que peu à peu, plus tard ; ce sont fruits de son expérience : « Je ne savais encore que je fusse si mal construit que d’avoir du goût pour le malheurCCIX » ; cependant ne nous avoue-t-il pas déjà qu’il ne rencontrait pas une femme « dont le visage eût quelque attrait sans m’interroger avidement sur son compte : était-ce celle contre qui j’allais enfin me briser, contre qui se consommerait enfin mon naufrage ? Je gouvernais vers elle en insensé : je cherchais le récifCCX ».

Ce récif, il le trouve en Aimée ; et un aussi incomparable logicien — si le logicien seul avait chez François la parole — serait contraint de reconnaître qu’en ce sens il doit à Aimée une gratitude. Non seulement la passion de la connaissance de soi va ici de pair avec l’amour — nous reviendrons sur ce point tout à l’heure — ; mais elle le précède, en partie le fait naître, l’accompagne pas à pas ; et ce n’est que lorsque François renonce à son dessein, lorsqu’il aboutit à cette inoubliable définition : « Le bonheur, c’est de ne plus s’appartenir ; le bonheur, c’est de recevoir congé de soiCCXI » que tout purifié il devient vraiment tout amour.

Oui, le renoncement — ainsi qu’il le reconnaît lui-même — est bien sa « vocationCCXII » (et en vertu d’une vocation plus primitive encore dont nous parlerons dans un instant) : si doué à cet égard qu’il mérite d’être compté au petit nombre des élus, lui qui mieux que quiconque a su peindre la béatitude, la rentrée en grâce avec soi-même dont d’abord le renoncement nous emplit. Mais en deçà du renoncement François est incurable. « Pur de tout vice, j’étais pourtant affligé d’une perversité d’ordre psychologique… Je n’aimais point le bonheurCCXIII ». (N’anticipons pas encore sur le correctif qu’il apporte à cette constatation et qui en réalité l’aggrave). Semblable en cela à beaucoup de ses contemporains — et j’entends des meilleurs — plus encore qu’il n’aime pas le bonheur François s’y sent « enliséCCXIV », ce qui équivaut à dire qu’il ne sait rien en faire : il ne conçoit même pas que le bonheur précisément soit la plus mouvante, la plus inépuisable aventure, qu’on n’ait jamais fini d’en découvrir les paliers (que ne les a-t-il contemplés qui s’étendent à perte de vue, dans le chef-d’œuvre le plus plein que jamais le bonheur inspira, dans By the fire sideCCXV de Browning). Victime, lui aussi, de la tyrannie d’une certaine notion régnante de la sincérité sur laquelle il faudra bien s’expliquer un jour parce qu’à son ombre trop de choses sont tapies ; mais victime, lui du moins, tout à fait sincère, — sincère jusqu’à la naïveté. Rarement intelligence aussi aiguë laissa transparaître un fond de plus tenace ingénuité : l’ingénuité est toute dans le grossissement formidable, immédiat, si involontaire, qu’il est de la nature de François de faire subir au moindre indice qu’il surprend chez Aimée ou chez lui-même, et aussi dans la valeur d’entité qu’il confère sans cesse aux états les plus fugaces (Il faut vraiment que l’art de Rivière soit d’une justesse, d’une sûreté incomparables pour que l’impression esthétique qui d’un bout à l’autre du livre se dégage soit exactement à l’inverse : toute de discrétion, elle, et de grâce.) En relisant Aimée je me rappelais ce passage des Souvenirs d’égotisme où, pour marquer l’antithèse entre son ami Mareste et lui, Stendhal disait : « Je voyais comme trente, tandis que ce n’était que quinze ce que lui ne voyait que comme six ou septCCXVI ». En regard de Stendhal ce n’est pas trop que de dire que François voit toujours au moins cinquante.

Profondeur et logique, — lorsque ces deux qualités coexistent au sein d’un même être, nous les voyons tantôt opérer chacune pour son compte et sur des plans qui d’ordinaire ne se coupent pas ; tantôt, et plus souvent, tirer chacune de son côté et se contrarier dans leur travail. La particularité de François — et où je suspecte une des origines de son supplice —, c’est que profondeur et logique travaillent toujours de concert : de la profondeur native, toujours chez lui la logique est le prolongement, — et un prolongement non moins naturel, non moins inévitable que la profondeur elle-même. C’est par là qu’à ceux qui ont insuffisamment médité le mot de Victor Cousin sur « la géométrie enflamméeCCXVII » de Pascal, — mais à ceux-là, seuls, — le personnage peut apparaître comme une construction de l’esprit. De telles natures sont avant tout religieuses, — je préférerais même dire ici théologiennes en purgeant le mot de tout autre sens que la contention vers Dieu : « Mon Dieu, ajoutai-je, faites que je vous aime un jour comme j’aime cette femmeCCXVIII », cri à travers lequel un désespoir se délivre, mais non moins signe d’une primitive, d’une ineffaçable vocation : cette femme, François l’eût-il aimée et de cette façon ; faisant déferler contre elle sans relâche les flots de sa passion, les aurait-il laissés se briser avec sa secrète connivence si Aimée n’avait été l’idole qu’on implore parce qu’inaccessible ? S’il n’y a pas ici de point d’arrivée, ne serait-ce pas parce que Dieu — l’unique point d’arrivée pour cette âme — fut aussi son point de départ ? « J’étais comme un magicien sur le bord de son prodige : comment l’eussé-je refuséCCXIX ? » ainsi se peint François, en arrêt devant l’amour de Marthe. Ce prodige, si en Aimée François désespère de le susciter, ce n’est pas seulement qu’Aimée ne l’aime point ; c’est que toujours au dernier moment il ressent comme un effroi sacrilège devant la destruction d’un absolu. Car en cette âme — provisoirement désaffectée — si l’amour jette une flamme si vive, c’est que l’amour lui est alors un absolu, qu’Aimée lui tient lieu de Dieu, — oh ! un Dieu qui ne cesse de recevoir de son fidèle de « douces injuresCCXX », des « flèches trempées du plus exquis venin de l’intelligenceCCXXI » ; mais ce trait même en François ne dénonce que plus sûrement sa vocation. Toujours il m’apparaît comme un être marqué de Dieu, — qui se débat sous les serres de plus grand que lui, « de plus hautement situéCCXXII », dit-il en parlant d’Aimée, mot qui souligne la valeur symbolique d’Aimée et duquel mon interprétation n’hésite pas à s’emparer : François se rebelle contre la prise, la déteste, voudrait la nier, — réduit parfois à l’état d’un enfant furieux à qui l’on a trop dit qu’il était sage et qui s’ingénie à prouver sa méchanceté.

Les grands romans d’amour — et je suis persuadé que l’avenir tiendra Aimée pour l’un d’eux — manifestent presque toujours une connaissance accrue de soi, mais une connaissance qui émerge lentement et comme des cendres de l’amour même, qui se dépose goutte à goutte, filtrée par tout le temps qui s’écoula entre le moment où l’on fut amoureux et celui où l’on confesse un amour qui appartient au passé. Rien de tel dans Aimée : l’accent de François n’est nulle part l’accent de qui fut, mais bien toujours de qui est amoureux, et cependant parmi ses prédécesseurs — dont chacun vis-à-vis de soi-même bénéficiait du recul — qui jamais poussa plus loin la connaissance de soi ? Simultanéité stricte, constante, de l’amour et de la connaissance de soi, — voilà, du point de vue historique pourrait-on dire, la suprême originalité de ce livre. François est bien le fils de l’auteur de cette étude sur la Foi qui écrivait ici même129 il y a dix ans : « C’est la passion de la connaissance qui m’anime ; la seule qui soit vraiment impie. La science n’est dangereuse pour la religion, que lorsqu’elle est la science de soiCCXXIII ». Conduite jusqu’où il la mène, entre les mains de tout autre peut-être que de François, cette science de soi aurait pu devenir bien dangereuse pour l’amour même ; et si François esquive toujours ce danger, c’est encore à des propensions religieuses de sa nature qu’il le doit : à ses scrupules et à ses reprises, à ce sentiment d’incessante responsabilité vis-à-vis de la totalité de son être intime — où je vois à tous égards le plus admirable trait de la complexion spirituelle de Jacques Rivière —, à son don d’auto-accusation, à la distinction de son humilité.

Cependant François s’aime bien s’il se châtie bien, et surtout — il l’avoue dans le correctif auquel je faisais allusion — « il aime son cœurCCXXIV » : là est le point de vulnérabilité qui rend soucieux sur son avenir. La faculté héroïque, sans prix, qu’il reconnaît à Marthe « de ne point s’arrêter aux petits accidents de son cœur, aux anicroches de sa sensibilitéCCXXV » lui est déniée. C’est pourquoi de tous les rapprochements auxquels ce livre a prêté, celui avec Adolphe me paraît le plus inexact, en tout cas le plus extérieur130. La grandeur de ce sévère chef d’œuvre attristé, c’est qu’il est avant tout une catharsis, et grâce à Adolphe le mot de Mme de Beaumont sur Constant : « Lui-même ne peut parvenir à s’aimerCCXXVI » se tourne en un éloge, le plus beau et le mieux approprié. Les références d’Aimée dans le passé, je les vois auprès de Racine, des héros duquel François a si bien connu « l’ennui », auprès de La Princesse de Clèves à cause du caractère de musique de chambre de la psychologie, auprès de Dominique aussi en raison de certains paragraphes où il semble que tendrement étouffés les élans finissent en sourds sanglots, qu’au passage des oiseaux abaissent leur vol, mais par-dessus tout auprès de cet Andantino du Quatuor de Debussy où le son reste toujours si fidèlement proche de la ligne des sentiments qu’une inexprimable beauté linéaire à son tour l’en récompense.

Quant à Aimée, le rapport de sa figure à celle de François constitue une valeur esthétique des plus rares. Dans la page où — avec tant de tremblement que ce tremblement même lui fait contracter le vœu d’une entière lucidité du regard — François se poste devant son chevalet, la note juste est donnée : Aimée est un tableau à l’intérieur d’un tableau, un portrait à l’intérieur d’un portrait, — tel ce tableau accroché au mur dans presque toutes les toiles de Vermeer, et pour l’amour duquel François ici — comme Vermeer lui-même dans le mystérieux chef-d’œuvre de la collection Czernin — ne se montre à nous que de dos.

Dans mon âme enfin brisée, enfin retournée jusqu’à l’extinction de ses moindres germes d’amour-propre, le renoncement se trouvait tout à coup malgré moi souverain… Je n’étais pas un homme peut-être, mais je redevenais moi-même…CCXXVII

« Jusqu’à l’extinction de ses moindres germes d’amour-propre ». Oui, alors peut-être cesse-t-on d’être un homme, mais si à ce prix l’on redevient soi-même ?… Et ne serait-ce pas peut-être aussi le premier tressaillement de la sainteté ?

Fragments d’un journal §

« Ce n’est que lorsque la mort vient encadrer la vie que le portrait est vraiment accroché au mur ». Cette phrase de Henry James, combien elle m’aura obsédé, … jamais cependant autant que depuis la mort de Jacques Rivière. Oui, la mort accroche le portrait au mur — parce qu’à toutes choses, à chacune des paroles prononcées ou écrites non moins qu’aux traits de la figure, elle confère cette propriété entre toutes mystérieuse : la troisième dimension. Dans le terrible suspens des derniers jours — et plus encore depuis l’événement, — quel recours, pour tromper l’angoisse, puis pour endiguer la désolation, sinon de saisir presque au hasard tel livre, tel article, telle note de lui, et toujours de sentir aussitôt — à côté même de ces lumières dont déjà on savait tout le prix, dont on n’avait laissé perdre nul rayon — d’autres lumières surgissant pour la première fois, surgissant de toutes parts : toutes les divergences à l’instant de se composer en la gloire d’un invulnérable faisceau. Du portrait que nous découvre la mort on ne peut détacher le regard tout le temps que dure cet examen de conscience si spécial auquel induit la disparition d’un être très cher. De l’avoir toujours aimé, — d’une tendresse toute particulière, distincte, — il tenait tant à ce que les sentiments fussent distincts, il était d’une telle netteté à cet égard, semblable à Bach, des sentiments duquel il nous dit : « qu’il fallait qu’il les vît tous devant lui, bien séparés, bien purs, bien sincères », — sur ce point, et au sein de sa douleur même, mon cœur ne se reproche rien. Comment d’ailleurs eût-on pu ne point l’aimer ? Ingénu, intact, et toujours dédié ; apportant au service de ses dieux successifs (et même quand ils avaient visage humain toujours il les faisait accéder jusqu’à cette perfection abstraite dont il ne pouvait se passer) une ferveur et non moins une analyse qui jamais ne se lassèrent ; car chez lui (et j’y vois un des traits qui définissent le mieux sa figure) l’analyse était ferveur, l’analyse était l’acte d’amour de l’esprit même. Tout son être paraissait non point tant isolé que délicatement préservé par le svelte contour de sa personne, — présent parmi nous tel un de ces dessins dont, parce que la ligne est suivie avec une si amoureuse application, le charme est tout ensemble de trembler et de ne trembler point. Je le revois tel qu’il m’apparut pour la première fois chez Gide, Villa Montmorency, le 17 décembre 1911 (déjà — et avec quel enivrement — j’avais lu et relu son Baudelaire, son Bach, son Ingres, où il exprimait tout ce que je n’étais capable que de sentir) : dans son visage olivâtre et lumineux je retrouvai cette séduction sévère que j’avais récemment découverte et goûtée dans le portrait que tout jeune Chassériau peignit de lui-même ; — et aussi une ouverture vers la vie, mais une ouverture si décente, et — malgré l’apparente contradiction des termes (mais cette contradiction des termes, si on le veut peindre tel qu’il fut il y faut sans cesse recourir, ainsi qu’il advient pour ceux dont nulle part la nature n’offre avec une vulgarité quelle qu’elle soit la moindre frontière commune) — pleine de je ne sais quelle chaste avidité. Je me souviens que c’est en nous entretenant de l’exposition des peintures chinoises chez Durand-Ruel (qui alors semblablement nous occupait) que nous prîmes le premier contact : il en parlait si bien que je le décidai — Gide joignant ses instances aux miennes — à faire la note qui parut dans La Nouvelle Revue française, de février 1912 — une des pages les plus justes qu’ait inspirées la peinture chinoiseCCXXVIII, de cette justesse magique que Jacques toujours détint lorsque sa sensibilité esthétique entrait en jeu (et où par surcroît se laisse déjà voir — car il était alors si requis par les tentatives picturales modernes — l’hospitalité de son goût) . Dans mes journaux des années 1911-1914 je retrouve tant d’allusions à Rivière — bien simples, mais pour moi aujourd’hui si émouvantes — où je note la naissance et les progrès de mon affection, et aussi ma foi en son avenir. Je ne puis résister à transcrire celle-ci : « 11 mai 1912. J’ai relu l’étude sur Ingres. Mon admiration pour Rivière et ma confiance en lui augmentent tous les jours : il est si riche. Jamais chez lui banalité ni remplissage ; c’est une image idéale d’un certain modèle de jeune homme si grave, si sincère, si scrupuleux ». Avec lui nul échange qui fût jamais indifférent, comme il arrive si souvent malgré tout même dans des amitiés éprouvées : c’est qu’avec lui dans l’entretien toujours la vie intérieure affleurait, et que parfois laborieusement elle affleurât ne faisait qu’ajouter à son prix. Causant avec lui, on assistait — et avec l’émotion du respect — à l’effort même de la sincérité en travail, — tant pour l’expression de sa pensée il ne se satisfaisait jamais que du tracé le plus strict — de celui-là même que l’on aimait sur son visage. Le bel essai — et si caractéristique — De la sincérité envers soi-mêmeCCXXIX parut peu de temps après notre rencontre ; et dans les mois qui suivirent, à chaque conversation, j’avais l’impression de voir si je puis dire cet essai se vivre à nouveau sous mes yeux. Puis vint De la foi. Oui, je sais, il n’aimait guère que de cet essai on lui reparlât aujourd’hui : il en estimait trop frêle l’armature intellectuelle ; mais combien ne lui en ai-je pas parlé alors ! À vrai dire De la foi est un des seuls écrits contemporains qui ait agi profondément sur moi, — non point au sens religieux ; ma position religieuse était alors quasi identique à la sienne (mais par là même d’autant mieux me pénétraient — parce qu’éveillant en moi de si fraternelles résonnances — les pages sur le péché originel et sur la profondeur catholique : j’étais tellement d’accord avec lui sur cette « avance en profondeurCCXXX » qu’il revendiquait pour le christianisme). Mais si cet essai — surgissant au moment d’une crise déterminée de mon histoire intérieure — m’aida à triompher de difficultés longtemps tenues par moi pour insolubles, c’est à cause de son assimilation de l’homme qui doute « à ces malades dont l’infirmité est de ne pouvoir pas s’en tenir à ce qu’on leur demande, à la question que l’on traite ; ils cèdent, il s’en vont de côté, ils dérivent tout de suite, ne parvenant pas à soutenir le tête-à-tête et la fixité. Le doute, c’est le refus de regarder en face, c’est le clin d’yeux de l’homme qui s’abrite avec son bras d’un éclat trop vif, c’est la digression et le détourCCXXXI ». Or je venais de découvrir dans Vauvenargues et de méditer avec quelle intensité la phrase suivante : « Quiconque a l’esprit véritablement profond doit avoir la force de fixer sa pensée fugitive, de la retenir sous ses yeux pour en considérer le fond et de ramener à un point une longue chaîne d’idéesCCXXXII ». À quoi l’analyse de mon ami apportait un inappréciable renfort pour m’aider, sinon à sortir, du moins à comprendre que l’on pouvait sortir de ces notions de « carrefourCCXXXIII » et d’« arbitraireCCXXXIV » dont la tyrannie, sur moi toute puissante, m’avait paralysé dix ans. Mais ceci est un autre registre — et tout personnel ; et je ne l’ai entrouvert ici que pour apporter un témoignage de plus sur la bienfaisante influence que la pensée de Rivière pouvait exercer, que si souvent elle exerça, parfois même sans qu’il le sût. Au reste sur De la foi (que je viens à nouveau de relire) j’aurai à revenir ailleurs ; car jamais je n’ai senti aussi clairement que c’est dans la partie intitulée « de la difficulté de croire » que se trouve la clef de tout le Rivière ultérieur. Mais dans cet essai il est une page qu’en ce temps-là combien de fois j’ai relue, dont certaines phrases d’une vérité si humble et si poignante m’accompagnaient tout au long du jour, — et qui aujourd’hui apparaît à tel point investie de je ne sais quelle désespérante consolation que je la veux transcrire ici.

Vous pouvez le nier (le dogme du péché originel) avec des mots, avec des rires : mais le soir, au moment de se coucher, l’homme fatigué regarde sa journée et il voit un manque en toutes ses actions, un vide entre ce qu’il a fait et ce qu’il avait résolu de faire. Il n’a pas épargné sa peine ; jusqu’à la nuit il a donné le même effort, et chaque minute lui semblait emplie à en déborder de sa besogne. Pourtant il a maintenant la sensation d’une sorte d’échec, et qu’il ne pouvait rien faire pour éviter. Nous avons beau nous appliquer : il y a un léger et fidèle malheur sur toutes nos entreprises ; nous ne rattrapons pas tout à fait ce sur quoi nos yeux sont fixés, il vient toujours un mystérieux moment où l’idée que nous suivons se dégage, s’échappe ; et quand nous avons fini notre ouvrage, elle nous raille d’un peu plus loin et nous n’avons entre les mains que son image blessée. Nous sommes ici-bas comme des gens qui tâchent de retrouver un nom très ancien et perdu. Tous nos mouvements sont pareils à ces vagues pénibles de la mémoire qui viennent frapper l’oubli comme un mur. Et même lorsqu’il cède un peu, lorsque nous entrevoyons un peu ce qu’il cachait, lorsqu’enfin les consonnes du mot sous tant d’insistance commencent à réapparaître, même alors il reste quelque chose qui ne se laisse pas ressaisir : ce n’est jamais tout à fait ça. L’arbre qui pousse, c’est qu’il se rappelle ; il remonte du plus profond de lui-même vers sa forme antique, il va l’atteindre. Mais non ! ce n’est point là ces éclatantes fleurs qu’il rêvait ; elles tombent ; et, de nouveau il reprend avec une morne obstination son même rêve, sa même obscure recherche. Et moi, moi, toute proche, toute intérieure, à peine distante de ce que je suis et pourtant jusqu’à ma mort inaccessible, je vois, je touche mon âme, l’âme d’où je suis déchu et que je ne sais que confusément imiter. Tous nos sentiments ne sont que l’image d’eux-mêmes, ils viennent comme des flammes lécher, sans pouvoir s’y tenir, leur propre vérité, il y a toujours entre nous-mêmes et notre âme une fine, une décourageante différence. Oui, le péché originel est sur nous. Et il est au monde. Et rien n’en peut guérir que de passer à la vie éternelleCCXXXV.

Si je me suis permis de citer cette page, je ne voudrais pas que l’on pût en rien se méprendre sur le motif qui m’y induit : je la cite pour sa beauté intrinsèque : non seulement l’on y rencontre en décembre 1912 — et sur des points trop faciles à repérer — une anticipation de ce Proust qui devait lui devenir si cher (et il y a aujourd’hui pour nous une douceur à les joindre dans notre souvenir) ; mais il en émane je ne sais quelle pauvreté toute divine, une lumière si intérieure, une lumière analogue à celle des Rembrandt les plus touchants parce que les plus déshérités ; et par-dessus tout je la transcris parce que l’âme même qui était propre à notre ami n’apparaît jamais mieux — n’apparaît jamais plus sienne — que dans le mouvement par où il désespère de la rejoindre. Mais — sur un autre plan, sur le plan suprême — rien n’appartient plus étroitement, plus exclusivement à l’être même que la dernière pensée qui le visita. S’il ne l’a point communiquée, s’il n’a pu la communiquer, c’est son droit strict de l’emporter intacte, soustraite, pour l’insondable voyage. En tel domaine les interprétations — en quelque sens qu’elles se produisent — sont sacrilèges. À cet égard, de ceux qui restent le devoir ne peut être que de s’incliner et de suspendre tout jugement.

Mais non point — et tout au contraire — de suspendre l’examen de conscience auquel je faisais allusion tout à l’heure. Devant une mort de cette nature, quand même le cœur ne se reproche rien, l’esprit est bien loin d’être aussi tranquille. Un des attributs de Rivière — et qui commence à poindre dès 1913 dans l’étude sur le Roman d’aventure, — attribut qui constitue à la fois l’intrépidité et le scrupule dernier de l’intellect, — consistait non seulement à savoir, mais à vouloir penser contre lui-même, — par où j’entends à tenir en suspicion le flux et surtout l’afflux intérieur, à estimer qu’il y avait plus de chance de saisir la vérité en pensant, si je puis ainsi m’exprimer, à contre-courant. Dans quelle mesure est-ce un devoir de penser contre soi-même ? Dans quelle mesure en revanche convient-il de ne pas outrepasser à cet égard ? Où se situe en pareille matière le point d’équilibre ? Problème si complexe — et du reste si important — qu’il faudra le reprendre ailleurs. Sans introduire ici Proust (au sujet duquel il nous reste tant à débrouiller), il est certain que le Nietzsche de la période médiane, celui de 1876 à 1882 — le plus entièrement satisfaisant peut-être pour l’esprit, sinon le plus grand par la valeur tragique et lyrique, — a su se tenir et œuvrer avec quelle maîtrise sur cette donnée de la pensée contre soi-même ; il est certain aussi que notre ami, remontant sa propre pente — et la remontant toujours avec une si héroïque loyauté —, nous offre un spectacle intellectuel et non moins moral de l’ordre le plus rare, le plus inoubliable. Cependant c’était là quelque fois entre nous l’objet d’un tout amical débat. En juin 1919, comme il voulait bien me demander de lui écrire mon avis sur son articleCCXXXVI pour la réapparition de La Nouvelle Revue française, après avoir formulé mes quelques réserves, j’ajoutais : « Je suis on ne peut plus sensible à cet incessant effort pour compléter votre pensée naturelle, à ce besoin de prendre parti contre vous-même qui me fait songer au mot singulier et profond d’un de mes amis, en garde comme vous contre la trop grande facilité de notre pensée à glisser sur sa propre pente : « Je voudrais, me disait-il, avoir des idées que je n’aimerais pas » ; mais à votre tour ne soyez pas surpris si parfois ceux qui vous aiment le plus éprouvent le désir de prendre votre propre parti contre certaines de ces idées-là ». — Aujourd’hui, hélas, c’est le désir inverse que si vainement j’éprouve : je voudrais avoir toujours assez pensé comme moi-même pour avoir toujours pu prendre le parti de celles de ses idées qui n’étaient pas miennes : ce sont celles-là surtout qui aujourd’hui ne me laissent pas en repos. Ah ! comme dans les attachements de cette sorte, dans les attachements spirituels, la mort a tôt fait de nous apprendre que l’intégrité du don du cœur ne compense pas tout à fait les restrictions — si minimes soient-elles — du don de l’esprit. L’avoir suivi partout, dans toutes ses entreprises, d’une égale compréhension, — de ce degré dans la compréhension qui est acceptation virtuelle et qui marque le point limite jusqu’où l’affection de l’esprit puisse s’avancer. Dans toutes ses entreprises, — et voici qu’avec ce mot me revient l’inoubliable exclamation de Bossuet dans la Panégyrique de saint Bernard « La vie nous manquera, comme un faux ami, au milieu de nos entreprises CCXXXVII ». Comme un faux ami, oui ; car à la vie lui jamais ne manqua. « Mais moi je n’estime rien au-dessus de vivre et ce dont d’abord je ne veux rien laisser échapper, c’est de vivreCCXXXVIII ». La phrase est dans l’essai De la sincérité envers soi-même (sincère ; comme, lorsqu’on évoque Rivière, cela reste toujours le dernier mot : sincerus : tout pur, dit Littré) ; mais cette phrase, gardons-nous de l’isoler de ce qui la suit : « Le véritable honnête homme est celui qui sait employer son âme comme il faut aux événements ; il n’ignore rien de ce qu’elle contient, mais il n’a pas perdu sur elle son autorité légitime, et il fait d’elle ce qu’il veut… Il a soin de maintenir ses émotions secondaires à leur place et dans leur proportion ; il accepte que soient brisées quelques velléités étranges et fragiles qu’il eût peut-être pu abriter en lui… Au lieu de s’amuser à son foisonnement, il cherche à le pencher exactement, à lui donner de la pertinence, une disposition bien sensible. Il veut répondre au coup qui le frappe par un cri pur, juste et surpris… Ainsi l’honnête homme demeure tout occupé à vivre, en échange perpétuel et dans une conversation liée avec les événements. On a besoin de lui, et il ne fera pas défautCCXXXIX ». Ah ! comme on avait besoin de lui, comme il fait défaut, et combien il importe que vivent en nous et sa mémoire et son exemple.

Jacques Rivière et de la perfection abstraite §

Ils vivent pour vivre, et nous hélas ! nous vivons pour savoir. Tout le mystère est là.

Charles BaudeIaire, La Fanfarlo.

 

Je ne vois clair qu’au contact de la vie.

Jacques Rivière, Préface pour la réimpression de L’Allemand, septembre 1924.

 

« Ce sentiment d’incessante responsabilité vis-à-vis de la totalité de son être intime où je vois à tous égards le plus admirable trait de la complexion spirituelle de Jacques RivièreCCXL », écrivais-je ici131 il y a deux ans. M’interrogeant aujourd’hui — avec cette intensité dans la réflexion qu’obtient de nous le malheur —, il me semble que je conçois mieux pourquoi j’étais amené à dire cela ; c’est qu’au milieu des irresponsables ou du moins des fragmentaires auxquels nous finissons presque tous par nous réduire, notre ami se voulait responsable, se voulait entier, soucieux — comme il nous l’indique dans la Préface pour Miracles d’Alain-Fournier — de « sa perfection abstraite ». Sa perfection abstraite, — qu’entendait-il exactement par là ? Ah ! si de cette question nous tenions la réponse, nous serions bien près de lui apporter le seul hommage qu’admettait sa nature — à tel point ennemie de toute complaisance — : une compréhension sans défaut. « Simplement savoir le vrai sur mon compte, savoir bien au juste qui est-ce que moiCCXLI ». Savoir, — nul mot auquel Rivière se soit aussi héroïquement inféodé : il n’est plus là pour invalider ou pour contresigner les résultats de notre recherche ; mais, dussions-nous ne jamais savoir, ce n’est qu’en cherchant à savoir que nous pouvons lui demeurer vraiment fidèles.

Que Rivière fût né pour la perfection — par où je ne vise ici nul autre sens que le sens étymologique d’achèvement132 —, il suffisait, pour en être persuadé, de l’avoir vu une fois, ou d’avoir su entendre, dans le moindre de ses écrits, les irréprochables inflexions de sa voix. Mais, voué à la perfection par sa qualité même, de par cette prédestination que je signalais chez son François, Rivière s’interdisait de composer avec l’une — quelle qu’elle soit — des formes de la perfection reçues jusqu’à lui. On ne saurait trop consulter à cet égard la fin de De la foi : la partie intitulée la « difficulté de croire » ; car la tragédie centrale qui fut la sienne (en son essence quasi invariable, si la faculté — confinant chez Rivière au génie — de sécréter, et de vivre chaque fois à fond, de nouveaux événements intérieurs la laissait apparaître sous des aspects fort divers) — tragédie toujours si discrète en son mode d’expression, si nette de tout faux tragique, et même de tout tragique explicité, nulle part notre ami ne nous la dévoile en une analyse d’une aussi communicative profondeur. Cette difficulté de croire, lui-même nous apprend qu’elle tient tout entière dans « l’impossibilité de souhaiter être différentCCXLII ». Ce désir de « la victoire en nous de ce que nous avons de meilleurCCXLIII », il nous dit qu’il « ne peut pas l’éprouverCCXLIV ».

Pour chaque sentiment qui paraît en mon âme, trop d’étonnement, trop d’attention, trop de délice s’empare de moi. Je ne pense pas à sa qualité, à ce qu’il vaut… je n’ai souci que de le connaître… Chacun de mes sentiments a son indépendance, ses droits contre tous les autres et contre moi-même… L’esprit de science : ce souffle sans amour, ce conseil brûlant : « Apprends de toi tout ce qu’on en peut savoir ! » De chaque jour qui se lève j’attends non pas qu’il me rapproche de la perfection, mais qu’il me révèle de moi quelque chose de nouveau. Eh ! je ne lui demande pas de me rendre meilleur ; mais qu’il me dise un peu mieux qu’hier ce que je suis, qu’il me mette plus étroitement en possession de mon âme. Je quête de lui non pas un progrès, mais un renseignement. Je ne cherche pas à façonner avec moi-même un être idéal et qui plaise à DieuCCXLV.

Et enfin cette définition — grosse d’une infinité de conséquences : « Je suis une chose pour moi, dont il faut que je m’empare par l’esprit. Je suis un objet d’expérienceCCXLVI ». Ces textes de décembre 1912 — (combien il était inévitable que Rivière admirât si fort Proust, et que dans l’œuvre même de Proust il mît de préférence l’accent sur le Proust non-platonicien), — il ne m’importe en rien ici — et aujourd’hui moins que jamais — qu’ils soulèvent (et sur tous les plans) quantité de problèmes qui demanderaient à être traités pour eux-mêmes : je ne fais état que de la lumière qu’ils projettent ; je n’ai souci que de « connaître », que de « comprendre » mon ami. Lui-même d’ailleurs — dans un passage tout récent et de la justesse la plus aiguë — ne nous dit-il pas : « Les efforts de mon esprit ont toujours été dans une étroite dépendance de ma sensibilité : ou secondés par elle, ou contrariés133 ». Or cette « étroite dépendance » — et non moins lorsqu’elle se traduit par une rébellion que lorsqu’elle se résout en un accord, — c’est le signe dont toujours sont marqués ces êtres — en tous temps fort rares — auxquels échoit le glorieux fardeau de devoir « vivre leurs idées » ; c’est la prédisposition géniale aux événements intérieurs : un des aspects (peu nombreux du reste, si ailleurs j’en ai indiqué un autre) par où — spontanément et quand bien même il n’aurait jamais subi son influence — Rivière s’apparente à Nietzsche, — au point que pour définir chez Rivière cet aspect-là, c’est à des paroles que j’employais pour Nietzsche — cherchant à faire sentir la distance infinie qui existe entre avoir une idée et la vivre — que je suis conduit à recourir : « Vivre ses idées — dans l’acception nietzschéenne du terme — est une opération qui se joue tout entière au dedans, qui y accomplit sa pleine révolution, un acte de pensée, si l’on veut, l’acte de pensée par excellence ; et si nous avons une certaine peine à la concevoir, c’est que l’acte de pensée est trop souvent envisagé par nous tel un astre refroidi, — cet astre refroidi qu’est en effet la pensée lorsque se limitant à avoir des idées, on reste en deçà du fait de les vivre ».

Notre ami, lui, ne restait jamais en deçà, — allant parfois (mais ce n’était que la rançon de sa valeureuse intégrité) jusqu’à vivre certaines de ses idées (je pense, par exemple, à ses vues sur le XIXe siècle) au-delà peut-être de ce que rigoureusement elles eussent exigé. L’esprit et la sensibilité de Rivière ; l’histoire si chargée, si contrastée de leurs rapports ; ces alliances suivies d’insurrections ; cette guerre civile dont, en ses profondeurs, fréquemment il était le lieu, mais non moins ces réconciliations au sein d’un art tout de tendre sveltesse, de diaphane flexibilité (telles de ses phrases, on dirait qu’en lui échappant elles enlacent la beauté134) ; ces coups de sonde toujours si pénétrants (même lorsqu’ils cristallisent en plus contestables coups d’État) ; ces percées aventureuses auxquelles succédait chez lui le besoin des brusques reprises en main, qui lui imposaient alors — comme par mortification — l’ossature de l’assagissement le plus dénudé ; — tout cela c’est le legs qu’il transmet, et dont Paulhan a eu tellement raison de marquer tout de suite à quel point il est « complexe, grave et bouleversant ».

Promis à la perfection et se refusant à « rien toucher135 » en soi, et pourtant n’apparaissant jamais plus fait pour elle que dans ce refus même, dans la grâce austère, semi-farouche, avec laquelle il s’écarte, — lui seul sans doute pourrait nous dire où se situait la perfection qu’il tenait pour sienne et à travers quels chemins il savait la rejoindre. (Qu’il sût la rejoindre, pour ma part je n’en doute pas : au milieu des fourrés les plus denses il était toujours si ingénieux à se frayer sa propre piste ; toujours son passage avait l’air de s’accomplir comme le tracé d’une arabesque). Nous, du moins, sachons ne négliger nul repère. La perfection des sentiments d’abord, le consentement ravi au plein épanouissement de chacun d’eux : devant chacun d’eux il est « en proie à l’admiration, à l’admiration toute pure et telle que l’entendait Descartes, c’est-à-dire à l’étonnementCCXLVII ». Ainsi qu’il est naturel et logique (et dans ce domaine de la logique de quelle force et de quelle vaillance ne témoigna pas notre ami ! gardant le contact avec des réalités profondes là où si vite tant d’autres aboutissent à l’automatisme) lorsque le moi est conçu comme « une chose dont il faut s’emparer par l’esprit », lorsque le problème est non point de la personnalité, mais bien de ses manifestations, c’est beaucoup moins à la personne elle-même qu’aux sentiments dont elle est le lieu que Rivière impute une valeur maxima. Il écrivait ici en février 1924 : « l’idée de la relativité pénètre lentement, mais invinciblement, le système entier de nos conceptionsCCXLVIII ». Or (et c’est ce qui apparaîtra mieux lorsque seront publiées les conférences qu’il fit tout récemment en Suisse, si importantes à tous égards pour le dernier état de sa pensée), c’est l’individu que de plus en plus Rivière tendait à replonger dans la relativité ; — peut-être parce que pour lui l’absolu (cet absolu dont sans doute comme nous tous il ne parvenait que théoriquement à se passer) résidait dans le sentiment et non point dans l’être qui le sent, — dans le sentiment en soi, et comme abstrait de celui-là même qui l’éprouve (j’entends abstrait au sens étymologique de « tiré de » ; et dans ce sens combien ce mot d’abstrait est capital lorsqu’il s’agit de Rivière dont — si toujours il retint la prudence de partir du sujet — toujours davantage cependant l’effort conscient, délibéré, visait à convertir le sujet lui-même en objet). Voir les sentiments — et avant tout les siens propres — devant lui ; les voir exactement à la manière dont il nous dit de Bach « qu’il fallait qu’il les vît tous devant lui, bien séparés, bien purs, bien sincères », (et c’est pourquoi — et sur ce point aussi les conférences de Suisse nous enrichiront de nuances subtiles et variées — nul mieux que Rivière ne comprenait Racine, le grand maître des sentiments abstraits ; c’est pourquoi est irréparable la perte de cette Vie de Racine dont un soir chez lui-même l’an dernier nos insistances lui avaient arraché la promesse) ; mais voir les sentiments ainsi, on ne le peut que si l’on détient « un certain don contemplatif, une certaine pureté de regard » que notre ami discernait en lui et dont il pensait qu’ils pouvaient peut-être devenir son originalité136. À quel point cette « pureté de regard » était, non pas son unique, mais une de ses originalités — et une originalité sans cesse et minutieusement repolie (il n’en est aucune qui davantage ait tendance à se ternir) ; — à quel point chez lui non plus ne s’opérait pas « cette réaction de l’intérêt sur la perception » dont il signalait l’absence chez Proust : à quel point il était désintéressé (dans tous les sens du terme, et sur les plans multiples où il trouve son application), c’est ce que nous savons tous, et que j’aurais scrupule à rappeler si nous ne devions songer aussi à ceux qui ne l’ont pas connu.

La perfection des sentiments, la « pureté » du regard qui se pose sur eux, s’alliait chez Rivière à un instinct de connaissance insatiable, impitoyable, si à nous il n’apparaissait point tel à cause de l’exquise gaine morale dans laquelle il se trouvait pris. « Je manque pour moi-même de charitéCCXLIX » (Je ne pense pas qu’à son propre sujet Rivière ait jamais articulé mot plus profond ni plus explicatif) : sa charité, il la réservait pour nous ; et par là (et pour les motifs les plus valables) lui, si sincère, était contraint dans une certaine mesure de nous celer l’étendue et les exigences de son instinct de connaissance. Plus émouvant même que chez Proust, cet instinct de connaissance chez Rivière parce que chez lui le désintéressement ne se doublait jamais de détachement ; chez lui l’instinct de connaissance était toujours une passion (II l’est souvent chez Proust, mais parfois aussi il se ramène à un magistral exercice). « C’est la passion de la connaissance qui m’anime, la seule qui soit vraiment impieCCL ». Impie ? Oui, il est hors de doute qu’en règle générale il a raison ; mais pourquoi faut-il (et je n’avance ceci qu’après m’être bien interrogé ; en l’avançant je ne crois pas céder à quelque prédilection personnelle) que de cette règle justement son cas me paraisse constituer l’insigne exception ? Le pathétique, le mystérieux spectacle que de surprendre notre ami engagé — et aussitôt lancé — sur cette piste de la connaissance : déjà les toutes premières approches l’emplissent d’un religieux tressaillement : plein tout ensemble de vénération, de précaution et d’implacabilité le voici au bord de savoir, tout contre son prodige préféré ; et à l’apogée il semble qu’il goûte l’extase de la Connaissance en soi, et qu’il la goûte sous une forme qui lui est toute particulière (à tel point « sienne », celle-là) : l’extase de la discrimination : « Je sens une étrange et fine lucidité, un esprit délicieux de différence inspirer tous mes jugements. Je ne prendrai rien dont je ne sache à plein ce que c’est et ce que ce n’est pas… Goût de la pureté, comme on dit que le vin est pur quand il n’y a point d’eau dedans, goût de ce qui n’a qu’un goût, et qu’une odeur, et qu’une couleur toute seule. Quoi de plus suave qu’une gorgée d’un liquide sans mélange et d’une seule teneur ? » Aux élixirs même de l’extase, ce n’est pas la possession, ni surtout la fusion qu’il demande ; ce n’est pas la « vie unitive » comme telle (comme telle au contraire il la redoute) ; mais bien qu’ils stimulent et qu’ils comblent « l’esprit délicieux de différence ». Oh ! de quelle beauté spéciale, étrange, poignante, ces aiguilles mystiques qui surgissent chez les non-mystiques !

Doué à un tel degré de l’instinct de connaissance, et sachant à travers lui — dans l’absolu de la connaissance, et d’une connaissance qui différencie — rejoindre l’acmé de « sa perfection abstraite », il n’y a rien de surprenant à ce que Rivière nous paraisse parfois admettre la possibilité d’une connaissance exhaustive de soi-même. (Dans son cas du reste cette possibilité ne présentait en soi rien de contradictoire puisqu’à maintes reprises il insista sur la nécessité du dédoublement : « Il faut que notre esprit reprenne foi en une réalité distincte de sa puissance, qu’il arrive à distinguer à nouveau en lui un instrument et une matière »). Mais cette connaissance exhaustive, il estimait — et toujours davantage — qu’elle ne peut s’obtenir « qu’au contact de la vie », que si à ce contact l’on s’offre en une série d’instructives immolations. Loin de moi la pensée de vouloir sous-estimer en quoi que ce soit chez notre ami le goût de la vie pour elle-même, — ce « goût de la vie » dont à la fin d’une de ses conférences de Suisse il fait l’essentielle vertu des classiques ; — mais je tiens que ce serait fausser bien plus radicalement encore sa figure que de méconnaître que ce contact de la vie il le prisait avant tout — et peut-être par-dessus tout (mais là c’est mon sentiment personnel qui s’exprime) — parce qu’à ce contact seul il était sûr de « voir clair ». (« Voir clair dans ce qui est », combien il devait aimer la devise de Stendhal !) Au terme de son exploration, qu’espérait-il rencontrer ? Cette « réalité » en laquelle il demande que notre esprit « reprenne foi », cette « réalité » qu’à l’intérieur même de l’esprit il jugeait « distincte de sa puissance », sans doute était-ce elle qui l’orientait : je me le représente aux aguets de quelque instant suprême où, devenu enfin (après combien de campagnes) infaillible, « l’instrument » vienne toucher en plein centre la « matière ».

Ailleurs j’ai laissé parler mon cœur ; ici j’ai tâché de faire parler mon esprit : des nombreux visages que je garde de mon ami il m’a paru que comme de son vivant il préférerait que dans sa maison ce fût le plus intellectuel, le plus objectif qui figurât ; — et celui-là, c’est le visage d’un héros de la connaissance.

Jacques Rivière et de la féconde humilitéCCLI §

L’humilité, — non pas un sentiment négatif, la contrainte de l’orgueil, — mais elle est là, respirante, vivante, avec une chère figure timide et hardie. Sous son inspiration la mélodie parle et prie. Tout de suite elle s’élance ; tout de suite elle entame son candide discours… Ô diaphane litanie ! »

J. R., À propos de MoussorgskiCCLII.

 

Mon Dieu, aidez-moi à me considérer comme rienCCLIII.

J. R.

 

Qu’elle va loin la parole d’Euripide que Chestov rappelle en tête de son Dostoïevski CCLIV : « Qui sait, il se peut que la vie soit la mort, et que la mort soit la vie ». Personne aujourd’hui ne vit avec la même intensité que Rivière ; personne n’est aussi radicalement soustrait à ce royaume des ombres que trop souvent nous constituons ici-bas. Fait plus significatif encore que notre besoin de parler de lui, sa présence parmi nous est si centrale et si sous-jacente qu’il suffit que l’entretien s’approfondisse, se creuse — un entretien dont il ne forme ni le thème ni l’arrière-pensée — pour que nous le sentions là, qu’aussitôt nous nous tournions vers lui, et qu’il réponde. Car comme il répond depuis qu’il est passé « de l’autre côté de notre cœur dans le secret de la vérité », ainsi que le disait Jouhandeau. Sans nul interrègne sa vie posthume nous assiège, nous envahit de toutes parts : il semble qu’elle nous affronte à quelque insoutenable mystère de l’Église triomphante. C’est que comme toutes les grandes vies posthumes — celles qui ne s’épuisent pas en une rapide dernière flamme, mais bien qui instaurent un nouvel et durable foyer lumineux, — elle fut précédée des périodes souffrante et militante où l’on s’interdit toute anticipation. Sans préjuger à notre tour ce que réserve l’avenir, les Lettres à Alain Fournier et à Gide, la Correspondance avec Claudel et À la trace de Dieu137 nous mettent en possession d’une de ces forêts vierges intérieures que le génie français ne comporte guère.

Forêt vierge dans laquelle Rivière dès l’origine est engagé, sous le foisonnement de laquelle nulle part cependant il ne succombe : il plante tous les jalons, décèle, reconnaît et éprouve tous les sentiers praticables, veillant alors avec une ardeur obstinée à ne les plus laisser recouvrir (souvent on l’aperçoit en train d’écarter les branches avec une tendre, une précautionneuse fermeté) ; multipliant en un mot ces minutieux travaux de propreté où il excelle. Pour défiant qu’il soit envers tout ce qui « ne résiste pas à un second regard138 », il ne l’est pas moins, et davantage encore, lorsqu’il s’agit de ces obstructions artificielles que, du sein de sa paresse et de son désespoir, du sein aussi de son actif ennui, notre esprit n’est jamais las de produire et de projeter — comme s’il n’avait de cesse qu’il n’ait bouché et rebouché les voies si rares par où peut-être l’on aurait pu, l’on pourrait passer.

Une intériorité toujours à nouveau en émoi, mais toujours à nouveau soumise à la probité du savant, d’un savant du « monde intérieur139 », qui, parce qu’il y vit, a « le sentiment de sa réalité140 », cette connaissance intime que seule donne dans tous les ordres la pratique du laboratoire ; qui tient pour possible l’expérience d’un surnaturel qui s’offre à la constatation et donc s’impose à elle, et qui en tant que savant demande que par ceux qui la constatent et qui la vivent cette expérience au même titre que les autres soit dûment intégrée, — telle m’apparaît — pour reprendre la formule de Gabriel Marcel — une des constantes de Rivière, à mes yeux l’essentielle, en tout cas celle qui éminemment caractérise jusqu’ici le Rivière de la vie posthume : sûreté du diagnostic, patience infinie dans l’observation (ce goût et cette estime du « retrait141 », jamais il ne consent à « forcer »), acuité, ductilité et ressources de la thérapeutique, — c’est bien à une « médecine expérimentale » de l’âme elle-même que Rivière se consacre et nous convie.

Nous sommes encore loin du temps où l’on pourra essayer d’écrire cette « biographie de la vie spirituelleCCLV » de Jacques Rivière dont Jaloux fut le premier à signaler la nécessité. Notre tâche présente se borne, et se doit borner, à en recueillir et à en scruter les éléments au fur et à mesure qu’ils se présentent à la méditation. Pour parler non tout indignement d’À la trace de Dieu il faudrait un espace dont je ne dispose pas aujourd’hui, et surtout il importerait que fût achevé en moi le travail sans analogue que ce livre déclenche, qu’il ne peut guère ne pas déclencher chez tous ceux où le dernier mot n’est pas laissé au « démon du rétablissement142 » dont en un passage — frère par la profondeur des plus bouleversants coups de sonde des Pensées — Rivière débusque l’existence en « tout être humain ». À tous ceux-là qui attendent, qui appellent peut-être « cette directe opération sur l’âmeCCLVI » dont parle en sa préface Claudel ; à qui ce livre peut infliger — avec quelle brûlante délicatesse : la délicatesse de la charité — la première curative atteinte, je voudrais indiquer, plus encore que la richesse d’un contenu qui prêterait à d’innombrables commentaires, la disposition toute spéciale, inscrite si avant dans la nature de Rivière, qui seule lui permit d’écrire ces pages exactement telles qu’il les écrivit, — pages dont on ne parvient pas à savoir d’où découle plus abondante l’efficace, de la persuasive vérité des paroles ou des modestes inflexions de la voix.

Fruit de « discussions préparées » tenues par quelques prisonniers du camp de Kœnigsbrück, où « chacun à son tour parlait de ce qu’il connaissait le mieux » et où Jacques Rivière « choisit de parler de Dieu », À la trace de Dieu143 renferme les plans et notes de L’Apologétique Chrétienne que projetait Rivière, suivis des pages du Journal de Captivité qui ont trait au même sujet. Les deux parties forment un tout indissoluble ; et s’il est évident, de par leur caractère même, que les pages du Journal — il en est peu d’aussi pures, partant d’aussi contagieuses parmi celles que suscita le besoin d’écrire pro rimedio animae suae — ont chance d’être plus immédiatement peut-être, plus universellement en tout cas « converties en sang et nourriture », il ne l’est pas moins qu’elles ne développeront toute la vertu de leur message qu’en ceux qui auront su s’approprier les substantiels et si divers apports des chapitres qui précèdent. Dans les deux parties l’attitude est identique — spontanément pascalienne et par la position et par l’instrument choisi. « Relire Pascal. En écartant son romantisme144, il est vraiment un de ceux auxquels je tiens le plus.

Ce qu’il a fait ressemble essentiellement à ce que je veux faire : l’expérience de Dieu, la constatation directe de ses habitudes, de ses préférences, de ses moyens, en un mot de ses voies. Ce que j’aime c’est cette attitude de savant en face du règne mystique. Et puis il est un de ceux qui ont su reconnaître le véritable instrument, cette faculté indéfinissable et impossible à confondre, la seule appropriée. Exactitude du moyen, comme le géomètre qui, au moment qu’il faut, prend dans sa boîte le compas qu’il fautCCLVII ». Tout de même que chez Pascal, l’instrument ici c’est le « cœur », — mais le « cœur » en tant que faculté de connaissance145 ; et qui procède, qui doit procéder par « coups de sonde directs, perpendiculaires au donné, séparésCCLVIII » ; c’est aussi, si l’on veut, le bon sens, mais alors « au lieu d’entendre comme Descartes par bon sens simplement la raison pure, il faut garder au mot son sens plus vague et plus général et lui faire désigner une faculté composite, où entrent des éléments très différents ; les deux principaux : une faculté de sondage, une faculté de développement. Et on peut ajouter : une faculté de tâtonnement, d’exploration, de détermination empirique de ce qui va ou ne va pas, du degré auquel on s’est approché de la vérité146 ». Chez Rivière, c’est le tact au sens strict du terme — au sens de toucher en exercice, — un tact spirituel infaillible qui lui permet, parce qu’il possède ce qu’il appelle « l’état d’esprit psychologiqueCCLIX », de proposer comme « voie apologétiqueCCLX » — et d’adopter dans À la trace de Dieu — la voie qu’il définit « comme la mise en contact de la vérité religieuse avec la conscience psychologiqueCCLXI », de « suivre la même méthode jusque dans l’explication des questions suprêmes et de faire de réponses du même genre la clef même de l’universCCLXII ». Rarement la psychologie des forces invisibles et de leurs modes d’action n’a été poussée aussi loin, ne s’est révélée aussi féconde, — et jamais peut-être elle n’a été traitée avec autant de simplicité sans qu’à aucun moment celui qui s’adresse à nous ne profite d’un seul des effets inclus dans la grandeur même du thème ; — fidèle jusqu’au moindre détail au titre de son premier chapitre : « Le respect dû à la véritéCCLXIII », et à cette petite phrase du début qui a l’air d’une évidence, dont un regard jeté autour de nous apprend qu’elle est tout le contraire, et que je tiens pour capitale : « il faut chercher Dieu en se demandant non pas comment y croire, mais s’il existe. La croyance viendra après et n’aura de valeur que dans ce cas147 ». Qu’il s’agisse du chapitre, peut-être le plus dense de tous : La Mentalité du Chrétien vue de l’intérieur, de la localisation des Mystères, de la nature de la Providence148 (oh ! que Rivière sur ce sujet-là est en accord avec le tréfonds le plus intime de l’expérience individuelle !), ou bien du vice selon lui congénital à la philosophie elle-même en tant qu’activité spécifique149, À la trace de Dieu contient des trésors, et qui n’ont rien de « réservé », accessibles au contraire à tous ; mais je ne suis ici que le porteur d’une bonne nouvelle.

Pour que l’humilité puisse être à ce point féconde, pour que ce ne soit pas seulement le cœur, mais l’esprit même qu’elle ouvre « comme on ouvre un fruit150 », il faut qu’elle soit de cette sorte qui ne se rencontre que chez les très rares qui sont — c’est le cas où jamais de reprendre la forte expression chrétienne — « fondés en humilité ». Rivière était l’un d’entre eux ; et c’est à cause de cela même qu’il lui fallait sans cesse mettre en avant son orgueil, le majorer, le démesurer151. À travers tout le recueil d’Études — ce livre dont il est si beau, si conforme à lui-même qu’il l’ait plus tard sévèrement jugé, — chef-d’œuvre où la ferveur ne fait qu’un avec la perspicacité, — serpente ce murmure de « diaphane litanie ». Dans la lettre à Gide du 4 janvier 1913 il dit :

Il y a déjà une des vertus que l’Évangile enseigne dont je ressens la beauté, c’est l’humilité, ou plutôt le goût de l’humiliation152… C’est la prochaine étude morale que je compte écrire. Je l’écrirai mieux, et plus lentement, et d’une façon plus exhaustive, que cette dernière (De la Foi)… Dans cette étude je ferai rentrer toutes mes idées sur l’effacement du péché par l’aveu, sur les délices, les dangers et les horreurs de confession, sur la comédie qu’il y a dans la sincérité envers autrui, et enfin mon immense amour qui ne fait que croître de jour en jour pour l’âme russe ou du moins pour les vertus que je résume sous ce nomCCLXIV.

Elle eût été bien belle, cette étude ; cependant oserais-je l’avouer, de tous les écrits qu’eût pu nous donner Rivière c’est celui dont je me passe le mieux, car je le possède dans toute son œuvre, dans toute sa vie, dans tout son être même. Combien sienne l’inoubliable fin de la lettre à Gide : « Je vous ai vu avec votre âme… et à ce moment j’ai touché le dernier fond de l’amitié humaine, où il y a une sorte d’abjuration de soi et de préférence dévorante pour autruiCCLXV ».

Oui, dans À la trace de Dieu il est vraiment « à terre153 » ; et c’est pourquoi, en outre de ceux qui laissent le dernier mot au « démon du rétablissement », peut-être est-il encore une catégorie de lecteurs que ce livre trouvera insensibles, la catégorie de ceux que volontiers j’appellerai les hommes verticaux, et qu’habite un autre démon : celui du redressement. L’homme vertical est pour Rivière tantôt un spectacle comique, et tantôt un objet de scandale : « Sur l’impossibilité de comprendre le point d’honneur et, plus généralement, l’état d’esprit de celui qui pense qu’on lui doit telle ou telle marque de respect, et qui s’offense de ce qu’elle ne lui soit pas rendue. Je ne vois plus, à la lettre, l’échelle sur laquelle il est juché et ainsi il m’apparaît suspendu dans le vide. Ce qui à la fois m’ébahit et me donne envie de rireCCLXVI ». Et voici comment il dénonce, masqué sous « toutes les apparences de l’humilitéCCLXVII », l’orgueil du déiste ou de l’athée, voici le langage qu’il leur prête, puis le commentaire qu’il en donne : « Je ne suis pas un enfant. Je suis assez grand pour faire mes affaires tout seul… Je suis un homme digne et éclairé, parfaitement pur de toute illusion… Peut-être le monde tel que je le conçois, est-il plus triste, moins réconfortant. Mais du moins il est plus courageux, plus digne d’un homme, c’est-à-dire, — car ici il faut traduire la pensée profonde de celui qui parle — c’est-à-dire il me laisse un rôle bien plus important, il me permet de me tenir debout, de développer toute ma taille ; il me consolide et me confirme à la place que l’opinion que j’ai de moi-même me faisait désirer d’occuperCCLXVIII » ; et Rivière ajoute : « Il n’y a pas très loin à ce point de vue du déisme à l’athéisme. Sentimentalement cette opinion est très voisine de l’orgueil nihiliste d’un Vigny154, se posant en antithèse au « silence éternel de la divinité ». La seule différence est que dans un cas l’homme s’oppose à l’absence de Dieu tandis que dans l’autre il s’oppose à Dieu lui-même (en un sens, c’est pire !), mais dans les deux cas et quoi qu’il en puisse dire, il commence par se prendre pour quelque chose ; il cherche à se représenter à ses propres yeux comme la plus haute créature pensante, comme un être essentiellement autonomeCCLXIX ». Se prendre pour quelque chose, — telle est bien aux yeux du Rivière de toujours (de celui d’Aimée et des derniers écrits non moins que de celui d’À la trace de Dieu) l’inexplicable aberration. « Mon Dieu, aidez-moi à me considérer comme rienCCLXX ».

« Je sais qu’en face d’une certaine question très droite, que je pourrais tout à coup lui poser, il serait sans réponseCCLXXI », écrivait Rivière dans De la foi, à propos de « cette sorte de naïveté » qu’il signalait « en tout écrivain non chrétienCCLXXII ». Or ici c’est une question de même nature, très droite, elle aussi, que pose l’état d’inachèvement où du vivant de l’auteur fut laissée cette Apologétique Chrétienne ; et cette question, fidèle à l’esprit du propos que je viens de citer, je ne me sens pas le droit de l’esquiver.

« Projet qu’il n’abandonna jamais, mais que la vie d’abord, chargée, difficile, urgente, puis la mort l’empêchèrent de réaliserCCLXXIII », dit l’Avertissement ; et Claudel dans sa préface conclut en ces termes : « Toute sa destinée pendant les huit années qui suivirent ne fut plus que la constatation, une espèce de maniement comme d’un manuscrit qu’on s’applique à relire une dernière fois, une espèce de constatation testamentaire de ces choses qu’au fond de lui-même il avait déjà abandonnéesCCLXXIV ». En l’absence de la réponse décisive, ne manquons pas — avant de voir s’il n’est rien qui s’y puisse ajouter — d’extraire de ces deux textes les vérités qu’ils recèlent. Il est certain que plus encore que d’autres — et bien plus irréparablement à cause de ce qu’il aurait pu, lui, donner — Rivière a connu, vécu le sort qui tend trop à devenir « l’éminente dignité » des meilleurs aujourd’hui : c’est la vie même qui les empêche de réaliser les projets qui sont le plus profondément leurs ; il est certain qu’il a consenti en faveur de La Nouvelle Revue française un sacrifice incalculable, que celle-ci n’oubliera pas, qu’elle ne doit jamais oublier. Et d’autre part, en ce qui me concerne, je suis loin de sous-estimer l’importance de la phrase de Claudel, et celle, plus grande encore, de ce si perspicace passage de l’émouvant poème qu’à Rivière il consacra :

Mais toute cette pensée en train de naître comme de l’eau, la comprendre, comment faire sans y participer ?

Tout ce bruit en train de devenir une parole, c’est peut-être intéressant après tout. Qui est-ce qui sera là pour comprendre si je tourne courtCCLXXV ?

Comprendre, — quelle place ce mot ou plutôt cet acte n’aura-t-il pas tenu dans la destinée de Rivière155 ! « C’est d’abord pour comprendre que je suis devenu chrétienCCLXXVI », est-il dit dans À la trace de Dieu ; et une des tragiques beautés du Rivière des dernières années, c’est qu’en aucun cas on ne peut le concevoir donnant sa démission de comprendre ; que ce même « respect dû à la véritéCCLXXVII » l’incite à garder les yeux fixés sur tous les points de l’horizon, et que placé au poste de la compréhension, chargé d’intégrer toute expérience nouvelle et se tenant vis-à-vis d’elle pour responsable, non seulement il n’avait plus le temps, mais peut-être même ne se reconnaissait-il plus le droit de revenir sur ce qu’il avait si profondément compris : rien ne serait davantage dans le sens même de sa nature. — Mais sans doute y avait-il autre chose encore, et qui cette fois nous introduit au cœur des scrupules de l’âme la plus scrupuleuse qu’il nous aura été donné d’approcher. Après les trois années de « ce sévère tête à tête avec Dieu156 » — subi dans quelles conditions, et cependant accompagné de quels infatigables sursauts d’activité créatrice157 — il dut se produire chez Rivière, peut-être ne pouvait-il pas ne pas se produire un abaissement de température qui entraîna — ou au contraire que causa (mais sait-on jamais en pareils domaines !) — une éclipse de la Grâce, ou même simplement de l’état de grâce, — celle que marque le : « J’ai été trop délaissé » de sa lettre à Mauriac. C’est alors surtout qu’il mesura sans doute la portée de sa propre remarque : « On a coupé le courant : la mystérieuse vertu électrique de la vérité s’est évanouieCCLXXVIII ». La volonté continuait-elle chez Rivière de remplir l’office que naguère il lui assignait ? Venait-elle « relever Dieu pendant les intervallesCCLXXIX » ? Relisons le passage qui est au nœud de notre question, et dont l’événement depuis a encore accru l’importance. « Si la foi ne peut plus être présente d’une façon sensible, qu’elle demeure au moins en nous à l’état théorique, qu’elle occupe le sommet de notre esprit, si elle ne peut plus occuper tout notre êtreCCLXXX ». Il suffisait qu’elle n’occupât plus tout son être pour que momentanément Rivière ne se reconnût plus le droit de parler : là gît à mon sens le motif le plus intime de l’inachèvement dans lequel — par-delà le pesant fardeau des contingences — non tout involontairement sans doute le livre fut laissé ; il importait de ne point « forcer », de pratiquer le « retrait », d’attendre, de savoir attendre que revînt l’état de grâce. — Mais chez le Rivière de la fin, non pas de l’extrême fin (de celui-là j’ai écrit ailleurs que « s’il ne l’a point communiquée, s’il n’a pu la communiquer, rien n’appartient plus étroitement à l’être même que la dernière pensée qui le visita », et je ne m’en dédis point) —, la foi occupait-elle encore « le sommet de l’esprit » ? Ici par-dessus tout je m’interdis d’interpréter, mais ne puis m’empêcher de réfléchir. Je sais trop par expérience personnelle que ce n’est pas seulement avec la vérité qui est nôtre, mais aussi bien et avec « le sommet » et avec les profondeurs dernières de notre esprit que la vie excelle à « couper le courant », — à nous rendre indisponibles pour Dieu. (Qu’elle va loin cette simple phrase de Rivière : « Comme tout de même la vie est contraire à la saintetéCCLXXXI ! ») Mais cependant comment ne pas constater qu’il est du temps même de la foi la plus « sensible » — du 15 octobre 1914 — ce fragment de carnet si caractéristique, si « ressemblant » : « Étrange sort de l’amour de Dieu en moi ! Quelle petite chose ! Sèche comme une plante de rocher, mais agrippée comme elle. Cela dure petitement. De temps en temps une ondée la fait fleurir, ou plutôt simplement respirer un peu, épandre un léger parfum. Et aussitôt elle se recroqueville. Quel amour difficile ! Dans quelle sécheresse a-t-il été se loger ! Qu’il lui faut de vertu et d’obstination pour durerCCLXXXII ! » II connaîtrait bien mal Jacques Rivière celui qui de ce passage même arguerait pour mettre en doute la survie de cette « petite chose » : les petites choses, celles qui détiennent cet étrange pouvoir de « durer petitement », il n’est rien au contraire à quoi Rivière fût plus attaché ; c’étaient elles — et parce que petites — qui obtenaient de lui la fidélité plus « difficile » encore que l’amour. Là où par ses soins toutes les autres prospérèrent, comment croire que de ces petites choses, seule la plus grande ait été vouée à l’échec ? « Sèche comme une plante de rocher », peut-être — « mais agrippée comme elle ». Cette réponse tant cherchée, tant poursuivie, pourquoi ne pas reconnaître que nous l’avons dans la parole que lui fait prononcer Claudel — et qui pour ma part me satisfait pleinement — :

Il n’y a qu’à me regarder pour voir à quoi j’ai donné consentementCCLXXXIII.