Émile Faguet

1910

Études littéraires : dix-huitième siècle

2015
Émile Faguet, Études littéraires : dix-huitième siècle (Pierre Bayle, Fontenelle, Le Sage, Marivaux, Montesquieu, Voltaire, Diderot, J.J. Rousseau, Buffon, Mirabeau, André Chénier), vingt-huitième édition, Paris, Société Française d’Imprimerie et de Librairie, 1910. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Édition TEI).

Avant-propos §

Ce volume, comme ceux que j’ai donnés précédemment, s’adresse particulièrement aux étudiants en littérature. Ils y trouveront les principaux écrivains du xviiie siècle analysés plutôt en leurs idées qu’en leurs procédés d’art. C’était un peu une nécessité de ce sujet, puisque les principaux écrivains du xviiie siècle sont plutôt des hommes qui ont prétendu penser que de purs artistes. L’exposition devient toute différente, et a comme d’autres lois, selon que le critique s’occupe des deux grands siècles littéraires de la France, qui sont le xviie et le xixe, ou des temps où l’on s’est attaché surtout à remuer des questions et à poursuivre des controverses.

Du reste, quelque intéressant qu’il soit à bien des égards, le xviiie siècle paraîtra, par ma faute peut-être, peut-être par la nature des choses, singulièrement pâle entre l’âge qui le précède et celui qui le suit. Il a vu un abaissement notable du sens moral, qui, sans doute, ne pouvait guère aller sans un certain abaissement de l’esprit littéraire et de l’esprit philosophique ; et, de fait, il semble aussi inférieur, au point de vue philosophique, au siècle de Descartes, de Pascal et de Malebranche, qu’il l’est, au point de vue littéraire, d’une part au siècle de Bossuet et de Corneille, d’autre part au siècle de Chateaubriand, de Lamartine et de Hugo. Cette décadence, très relative d’ailleurs, et dont on peut se consoler, puisqu’on s’en est relevé, a des causes multiples dont j’essaie de démêler quelques-unes.

Un homme né chrétien et français, dit La Bruyère, se sent mal à l’aise dans les grands sujets. Le xviiie siècle littéraire, qui s’est trouvé si à l’aise dans les grands sujets et les a traités si légèrement, n’a été ni chrétien ni français. Dès le commencement du xviiie siècle l’extinction brusque de l’idée chrétienne, à partir du commencement du xviiie siècle la diminution progressive de l’idée de patrie, tels ont été les deux signes caractéristiques de l’âge qui va de 1700 à 1790. L’une de ces disparitions a été brusque, dis-je, et comme soudaine ; l’autre s’est faite insensiblement, mais avec rapidité encore, et, en 1750 environ, était consommée, heureusement non pas pour toujours.

J’attribue la diminution de l’idée de patrie, comme tout le monde, je crois, à l’absence presque absolue de vie politique en France depuis Louis XIV jusqu’à la Révolution. Deux états sociaux ruinent l’idée ou plutôt le sentiment de la patrie : la vie politique trop violente, et la vie politique nulle. Autant, dans la fureur des partis excités créant une instabilité extrême dans la vie nationale et comme un étourdissement dans les esprits, il se produit vite ce qu’on a spirituellement appelé une « émigration à l’intérieur », c’est-à-dire le ferme dessein chez beaucoup d’hommes de réflexion et d’étude de ne plus s’occuper du pays où ils sont nés, et en réalité de n’en plus être ; — autant, et pour les mêmes causes, dans un état social où le citoyen ne participe en aucune façon à la chose publique, et au lieu d’être un citoyen, n’est, à vrai dire, qu’un tributaire, l’idée de patrie s’efface, quitte à ne se réveiller, plus tard, que sous la rude secousse de l’invasion. C’est ce qui est arrivé en France au xviiie siècle. Fénelon le prévoyait très bien, au seuil même du siècle, quand il voulait faire revivre l’antique constitution française, et, par les conseils de district, les conseils de province, les États généraux, ramener peuple, noblesse et clergé, moins encore à participer à la chose nationale qu’à s’y intéresser1. Et on se rappellera qu’à l’autre extrémité de la période que nous considérons, la Révolution française a été tout d’abord cosmopolite, et non française, a songé « à l’homme » plus qu’à la patrie, et n’est devenue « patriote » que quand le territoire a été envahi.

Quoi qu’il en soit des causes, c’est un fait que la pensée du xviiie siècle n’a été aucunement tournée vers l’idée de patrie, que l’indifférence des penseurs et des lettrés à l’endroit de la grandeur du pays est prodigieuse en ce temps-là, et que la langue seule qu’ils écrivent rappelle le pays dont ils sont. Cela, même au point de vue purement littéraire, n’aura pas, nous le verrons, de petites conséquences.

La disparition de l’idée chrétienne a des causes plus multiples peut-être et plus confuses. La principale est très probablement ce qu’on appelle « l’esprit scientifique », qui existait à peine au xviie siècle, et qui date, décidément, en France, de 1700. La « philosophie » du xviiie siècle n’est pas autre chose, et quand les auteurs de ce temps disent « esprit philosophique », c’est toujours esprit scientifique qu’il faut entendre. Le xviie siècle avait été peu favorable à l’esprit scientifique, et même l’avait dédaigné. Il était mathématicien et « géomètre », non scientifique à proprement parler. Il était mathématicien et géomètre, c’est-à-dire aimait la science purement intellectuelle encore, et que l’esprit seul suffit à faire ; il n’aimait point la science réaliste, qui a besoin des choses pour se constituer, et qui se fait, avant tout, de l’observation des choses réelles. « Les hommes ne sont pas faits pour considérer des moucherons, disait Malebranche, et l’on n’approuve point la peine que quelques personnes se sont donnée de nous apprendre comment sont faits certains insectes, et la transformation des vers, etc… Il est permis de s’amuser à cela quand on n’a rien à faire et pour se divertir. » — Pour les esprits les plus philosophiques et les plus austères, de telles occupations n’étaient pas même un « divertissement permis ». C’étaient une forme de la concupiscence, libido sciendi, libido oculorum, un véritable péché, et une subtile et funeste tentation ; c’était, pour parler comme Jansénius, une « curiosité toujours inquiète, que l’on a palliée du nom de science. De là est venue la recherche des secrets de la nature qui ne nous regardent point, qu’il est inutile de connaître, et que les hommes ne veulent savoir que pour les savoir seulement. » — Littérature, art, philosophie, métaphysique, théologie, science mathématique et tout intellectuelle, voilà les différentes directions de l’esprit français au xviie siècle.

Mais, vers la fin de cet âge, par les récits des voyageurs, par la médecine qui grandit et que le développement de la vie urbaine invite à grandir, par le Jardin du roi qui sort de son obscurité, par l’Académie des sciences fondée en 1666, par Bernier, Tournefort, Plumier, Feuillée, Fagon, Delancé, Duvernay, les sciences physiques et naturelles deviennent la préoccupation des esprits. Elles profitent, pour devenir populaires, de la décadence des lettres et de la philosophie, de cette sorte de vide intellectuel qui n’est que trop apparent de 1700 à 1720 environ ; elles deviennent même à la mode, et les femmes savantes ont partout remplacé les précieuses, et les présidents à mortier en leurs académies de province ne dédaignent point de « considérer des moucherons » et de disséquer des grenouilles. Elles ont cause gagnée en 1725 et ont déjà donné son pli à l’esprit du siècle. Comme il arrive toujours à l’intelligence humaine, trop faible pour voir à la fois plus d’un côté des choses, la science nouvelle paraît toute la science, semble apporter avec elle le secret de l’univers, et relègue dans l’ombre les explications théologiques, ou métaphysiques ou psychologiques qui en avaient été données. Tout sera expliqué désormais par les « lois de la nature », le surnaturel n’existera plus, l’humain même disparaîtra ; plus de métaphysique, plus de religion ; et jusqu’à la morale, qui n’est pas dans la nature, n’étant que dans l’homme, finira elle-même par être considérée comme le dernier des « préjugés ».

Ajoutez à cela des causes historiques dont la principale est la funeste et à jamais détestable révocation de l’Edit de Nantes. Encore que le protestantisme n’ait nullement été, en ses commencements et en son principe, une doctrine de libre examen, une religion individuelle, insensiblement et indéfiniment ployable jusqu’à se transformer par degrés en pur rationalisme, encore est-il qu’il était dans sa destinée de devenir tel. Il a été, chez les peuples qui l’ont adopté, un passage, une transition lente d’une religion à un état religieux, et d’un état religieux à une simple disposition spiritualiste. Ce passage progressif et lent eût pu avoir lieu en France comme ailleurs, sans la proscription des protestants sous Louis XIV. La Révocation a eu, comme toute mesure intransigeante, des conséquences radicales ; elle a supprimé les transitions, et jeté brusquement dans le « libertinage » tous ceux qui auraient simplement incliné vers une forme de l’esprit religieux plus à leur gré. Ce n’est pas en vain qu’on déclare qu’on préfère un athée à un schismatique. A parler ainsi, on réussit trop, et ce sont des athées que l’on fait.

Pour ces raisons, pour d’autres encore, moins importantes, comme le trouble moral qu’ont jeté dans les esprits la Régence et les scandales financiers de 1718, le xviiie siècle a, dès son point de départ, absolument perdu tout esprit chrétien.

Ni chrétien, ni français, il avait un caractère bien singulier pour un âge qui venait après cinq ou six siècles de civilisation et de culture nationales ; il était tout neuf, tout primitif et comme tout brut. La tradition est l’expérience d’un peuple ; il manquait de tradition, et n’en voulait point. Aussi, et c’est en cela qu’il est d’un si grand intérêt, c’est un siècle enfant, ou, si l’on veut, adolescent. Il a de cet âge la fougue, l’ardeur indiscrète, la curiosité, la malice, l’intempérance, le verbiage, la présomption, l’étourderie, le manque de gravité et de tenue, les polissonneries, et aussi une certaine générosité, bonté de cœur, facilité aux larmes, besoin de s’attendrir, et enfin cet optimisme instinctif qui sent toujours le bonheur tout proche, se croit toujours tout près de le saisir, et en a perpétuellement le besoin, la certitude et l’impatience.

Il vécut ainsi, dans une agitation incroyable, dans les recherches, les essais, les théories, les visions, et, l’on ne peut pas dire les incertitudes, mais les certitudes contradictoires. Il avait tout coupé et tout brûlé derrière lui : il avait tout à retrouver et à refaire. Il touchait, du moins, à tous les matériaux avec une fièvre de découverte et une naïveté d’inexpérience à la fois touchante et divertissante, reprenant souvent comme choses nouvelles, et croyant inventer, des idées que l’humanité avait cent fois tournées et retournées en tous sens, et ne les renouvelant guère, parce qu’avant de les trancher il ne commençait pas par les bien connaître. Il est peu d’époque où l’on ait plus improvisé ; il en est peu où l’on ait inventé plus de vieilleries avec tout le plaisir de l’audace et tout le ragoût du scandale.

Cherchant, discutant, imaginant et bavardant, le xviiie siècle est arrivé à ses conclusions, tout comme un autre. Il est tombé, à la fin, à peu près d’accord sur un certain nombre d’idées. Ces idées n’étaient pas précisément les points d’aboutissement d’un système bien lié et bien conduit ; c’étaient des protestations ; elles avaient un caractère presque strictement négatif ; ce n’était que le xviiie siècle prenant définitivement conscience nette de tout ce à quoi il ne croyait pas et ne voulait pas croire. Révélation, tradition, autorité, c’était le christianisme ; raison personnelle, puissance de l’homme à trouver la vérité, liberté de croyance et de pensée, mépris du passé sous le nom de loi du progrès et de perfectibilité indéfinie, ce fut le xviiie siècle, et cela ne veut pas dire autre chose sinon : il n’y a pas de révélation, la tradition nous trompe, et il ne faut pas d’autorité. — Par suite, grand respect (du moins en théorie) de l’individu, de la personne humaine prise isolément : puisque ce n’est pas la suite de l’humanité qui conserve le secret, mais chacun de nous, celui-ci ou celui-là, qui peut le découvrir, l’individu devient sacré, et on lui reporte l’hommage qu’on a retiré à la tradition. — Par suite encore, tendance générale à l’idée, un peu vague, d’égalité, sans qu’on sût exactement laquelle, entre les hommes. A cette tendance bien des choses viennent contribuer : l’égalité réelle que le despotisme a fini par mettre dans la nation même, jadis hiérarchisée si minutieusement ; l’égalité financière relative que l’appauvrissement des grands et l’accession des bourgeois à la fortune commence à établir ; plus que tout l’horreur de l’autorité, toute autorité, ou spirituelle ou matérielle, ne se constituant, ne se conservant surtout, que par une hiérarchie, ne pouvant descendre du sommet à toutes les extrémités de la base que par une série de pouvoirs intermédiaires qui du côté du sommet obéissent, du côté de la base commandent, ne subsistant enfin que par l’organisation et le maintien d’une inégalité systématique entre les hommes.

Et ces différentes idées, aussi antichrétiennes qu’antifrançaises, je veux dire égales protestations contre le christianisme tel qu’il avait pris et gardé forme en France, et contre l’ancienne France elle-même telle qu’elle s’était constituée et aménagée, devinrent, peu à peu, comme une nouvelle religion et une foi nouvelle ; car le scepticisme n’est pas humain, je dis le scepticisme même dans le sens le plus élevé du mot, à savoir l’examen, la discussion et la recherche, et il faut toujours qu’un peuple se serre et se ramasse autour d’une idée à laquelle il croie, autour d’une conviction ; et jure et espère par quelque chose. Le xviiie siècle devait trouver au moins une religion provisoire à son usage ; et la vérité est qu’il en a trouvé deux.

Il a fini par avoir la religion de la raison et la religion du sentiment.

C’étaient deux formes de cet individualisme qui lui était si cher. Autorité, tradition, conscience collective et continue de l’humanité sont sources d’erreur. Que reste-t-il ? Que l’homme, isolément, se consulte lui-même ; « que chacun, dans sa loi, cherche en paix la lumière » ; que chacun interroge l’oracle personnel, l’être spirituel qui parle en lui. — Mais lequel ? Car il en a deux : l’un qui compare, combine, coordonne, conclut, obéit à une sorte de nécessité à laquelle il se rend et qu’il appelle l’évidence, et celui-ci c’est la raison ; — l’autre, plus prompt en ses démarches, qui frémit, s’échauffe, a des transports, crie et pleure, obéit à une sorte de nécessité qu’il appelle l’émotion ; et celui-ci c’est le sentiment. Auquel croire ? Le xviiie siècle a répondu : à tous les deux. Il s’est partagé : les tendres ont été pour le sentiment, les intellectuels pour la raison. Les hommes ont été plutôt de la religion de la raison, les femmes de la religion du sentiment. Rationalisme et sensibilité ont régné parallèlement vers la fin de cet âge, se reconnaissant bien pour frères, en ce qu’ils dérivaient de la même source qui n’est autre qu’orgueil personnel et grande estime de soi, mais frères ennemis, qui se défiaient fort l’un de l’autre en s’apercevant qu’ils menaient aux conclusions, aux règles de conduite, aux morales les plus différentes ; et aussi, dans les esprits communs et peu capables de discernement, dans la foule, frères ennemis vivant côte à côte, prenant tour à tour la parole, mêlant leurs voix en des phrases obscures autant que solennelles ; dieux invoqués en même temps d’une même foi indiscrète et d’un même enthousiasme confus.

N’importe, c’étaient des enthousiasmes, des cultes, des élévations, des manières de religions en un mot ; car tout sentiment désintéressé a déjà un caractère religieux. De l’instrument même dont il s’était servi pour détruire la religion traditionnelle, le xviiie siècle avait fini par faire une religion nouvelle, et la pensée humaine avait parcouru le cercle qu’elle parcourt toujours. — De même le sentiment, la passion, sévèrement refoulés, et tenus en suspicion comme dangereux par la religion traditionnelle, après avoir protesté contre elle et réclamé leurs droits (avec Vauvenargues, par exemple) de protestataires, puis d’insurgés, étaient devenus dogmes eux-mêmes et religions, et le cercle, de ce côté-là aussi, était parcouru.

Entre ces deux divinités nouvelles et les deux groupes de leurs croyants, restaient en grand nombre, et restèrent toujours, ceux que l’évolution de pensée que je viens d’indiquer n’avait pas entraînés jusqu’à son terme, les hommes du « pur » xviiie siècle, les hommes à la d’Holbach, qui s’en tenaient à la pure négation, et qui se refusèrent à n’abandonner un culte que pour en embrasser un autre. — Plus tard et la pure et simple négation, comme trop sèche et trop attristante ; et le sentiment et la raison, comme choses trop évidemment individuelles, et qui sont trop autres d’un homme à un autre, pour être de vrais liens des âmes, relligiones, et soupçonnées de n’être devenues des divinités que par un effort singulier et un coup de force d’abstraction, devaient cesser d’exercer un empire sur les esprits ; et l’on s’essaya à revenir à l’ancienne foi, ou à se mettre en marche vers d’autres solutions encore ou expédients.

Mais il était important de marquer la dernière borne du stade parcouru par le xviiie siècle, et celle surtout où il a comme « tourné ». On a fait remarquer, et avec grande raison2, que le xviiie siècle, à le prendre en général, et avec beaucoup de complaisance, avait eu une irréligion plutôt déiste, tandis que l’irréligion du xviie siècle était athée. Cette vue est très ingénieuse, et elle est presque vraie. La minorité irréligieuse du xviie siècle nie Dieu ; la majorité irréligieuse du xviiie siècle, je n’oserais trop dire croit en Dieu, mais aime à y croire.

La raison c’est précisément qu’elle est majorité. Tout parti qui réussit devient conservateur, et toute doctrine qui a du succès se moralise et s’épure et s’élève autant que sa nature et son essence le comportent. Le succès est une responsabilité, et se fait sentir comme tel. Une doctrine qui a des partisans, à mesure que le nombre en augmente, sent qu’elle a charge d’âmes, cherche à aboutir à une morale, et à prendre au moins un air et une dignité théocratique. C’est pour cela que la philosophie du xviiie siècle, et d’assez bonne heure, ménagea au moins le mot Dieu, sous lequel on sait qu’on peut faire entendre tant de choses ; et toujours et de plus en plus transforma en véritables objets de culte, sanctifia et divinisa les instruments mêmes de sa critique, et les armes mêmes de sa rébellion.

Voilà comme le fond commun et l’esprit général du siècle que nous étudions. Quelle littérature en est sortie, c’est ce qui nous reste à examiner.

Ce pouvait être une admirable littérature philosophique ; et c’est bien ce que les hommes du temps ont cru avoir. Il n’en est rien, je crois qu’on le reconnaît unanimement à cette heure. Il n’y a point à cela de raison générale que j’aperçoive. La faute n’en est qu’aux personnes. Les philosophes du xviiie siècle ont été tous et trop orgueilleux et trop affairés pour être très sérieux. Ils sont restés très superficiels, brillants du reste, assez informés même, quoique d’une instruction trop hâtive et qui procède comme par boutades, pénétrants quelquefois, et ayant, comme Diderot, quelques échappées de génie, mais en somme beaucoup plutôt des polémistes que des philosophes. Leur instinct batailleur leur a nui extrêmement ; car un grand système, ou simplement une hypothèse satisfaisante pour l’esprit (et non seulement les philosophes modernes, mais Pascal aussi le sait bien, et Malebranche) ne se construit jamais dans l’esprit d’un penseur qu’à la condition qu’il envisage avec le même intérêt, et presque avec la même complaisance, sa pensée et le contraire de sa pensée, jusqu’à ce qu’il trouve quelque chose qui explique l’un et l’autre, en rende compte, et, sinon les concilie, du moins les embrasse tous deux. Infiniment personnels, et un peu légers, les philosophes du xviiie siècle ne voient jamais à la fois que leur idée actuelle à prouver et leur adversaire à confondre, ce qui est une seule et même chose ; et quand ils se contredisent, ce qui pourrait être un commencement de voir les choses sous leurs divers aspects, c’est, comme Voltaire, d’un volume à l’autre, ce qui est être limité dans l’affirmative et dans la négative tour à tour, mais non pas les voir ensemble.

Aussi sont-ils intéressants et décevants, de peu de largeur, de peu d’haleine, de peu de course, et surtout de peu d’essor. Deux siècles passés, ils ne compteront plus pour rien, je crois, dans l’histoire de la philosophie.

Il était difficile, à moins d’un grand et beau hasard, c’est-à-dire de l’apparition d’un grand génie, chose dont on n’a jamais su ce qui la produit, que ce siècle fût un grand siècle poétique. Il ne fut pour cela ni assez novateur, ni assez traditionnel.

Il pouvait, avec du génie, continuer l’œuvre du xviie siècle, en remontant à la source où le xviie siècle avait puisé et qui était loin d’être tarie ; il pouvait continuer de se pénétrer de l’esprit antique et même s’en pénétrer mieux que le xviie siècle, qui, après tout, s’est beaucoup plus inspiré des Latins que des Grecs, maintenir ainsi et prolonger l’esprit classique français qui n’avait pas dit son dernier mot, et le revivifier d’une nouvelle sève.

Et il pouvait, décidément novateur, avec du génie, créer, à ses risques et périls, ce qui est toujours le mieux, une littérature toute nationale et toute autonome.

Il n’a fait ni l’un ni l’autre. Il a commencé par être novateur stérile ; puis il a été traditionnel timide, cauteleux, servile, traditionnel par petite imitation, traditionnel par contrefaçon.

Il a commencé par être novateur. Il était naturel qu’il le fût en littérature comme en tout le reste et qu’il repoussât la tradition littéraire comme toutes les autres. C’est ce qu’il fit. Fontenelle, Lamotte, Montesquieu, Marivaux sont en littérature les représentants d’une réaction presque violente contre l’esprit classique français en général, et le xviiie siècle en particulier. Ils sont « modernes », et irrespectueux autant de l’antiquité classique que de l’école littéraire de 1660. Et cela est permis ; ce qui ne l’était point, c’était d’être novateur par simple négation, et sans avoir rien à mettre à la place de ce qu’on prétendait proscrire. Les novateurs de 1715 ne sont guère que des insurgés. Ils méprisent la poésie classique, mais ils méprisent toute la poésie ; ils méprisent la haute littérature classique, mais ils méprisent à peu près toute la haute littérature. Si, comme font d’ordinaire les nouvelles écoles littéraires, ils songeaient à se chercher des ancêtres par-delà leurs prédécesseurs immédiats qu’ils attaquent, ils remonteraient à Benserade et à Furetière. Esprit précieux et réalisme superficiel, voilà leurs deux caractères. « Roman bourgeois » avec le Gil Blas, comédie romanesque et spirituellement entortillée avec les Fausses Confidences, croquis vifs et humoristiques de la ville, sans la profondeur même de La Bruyère, avec les Lettres Persanes, églogues fades et prétentieuses, fables élégantes et malicieuses sans un grain de poésie, voilà ce que font les plus grands d’entre eux. Cette première école, malgré un bon roman de mauvaises mœurs, deux ou trois jolies comédies et un brillant pamphlet, sent singulièrement l’impuissance, et n’est pas la promesse d’un grand siècle.

Le siècle tourna, brusquement, fit volte-face, non pas tout entier, nous le verrons, mais en majorité, sous l’impulsion vigoureuse et multipliée de Voltaire. Celui-ci n’était pas novateur le moins du monde. Conservateur en toutes choses, et seulement forcé, pour les intérêts de sa gloire, à feindre et à imiter une foule d’audaces qui n’étaient nullement conformes à son goût intime, dans le domaine purement littéraire il était libre d’être conservateur décidé et obstiné, et il le fut de tout son cœur. Il ramena vivement à la tradition ses contemporains qui s’en détachaient. Il prêcha Boileau et crut continuer Racine. Il fut franchement traditionnel, et beaucoup le furent à sa suite. Mais c’était là la tradition prise par son petit côté. Ce que, surtout au théâtre, l’école de Voltaire nous donna, ce fut une « imitation » des « modèles » du xviie siècle. Pour être dans la grande tradition et dans le vrai esprit classique, il ne s’agissait pas de les imiter, il s’agissait de faire comme eux ; il s’agissait de comprendre l’antique et de s’en inspirer librement ; et, au lieu de remonter à la première source, imiter ceux qui déjà empruntent, c’est risquer de faire des imitations d’imitations. La tradition telle que l’a comprise le xviiie siècle est une sorte de conservation des procédés, et c’est pour cela que, plus qu’ailleurs, ce fut alors un métier de faire une tragédie ou une comédie. Une tragédie coulée dans le moule de Racine, ou une comédie développée sur un portrait de La Bruyère comme un devoir d’écolier sur une matière, voilà bien souvent le grand art du xviiie siècle. Elles viennent de là la sensation de vide et l’impression de profonde lassitude que laissèrent dans les esprits, vers 1810, les derniers survivants de cette sorte d’atelier littéraire. Le grand art du xviiie siècle est une manière de mandarinat très lettré, très circonspect, très digne, et très impuissant.

Le petit vaux mieux. L’école de 1715, nonobstant Voltaire, avait laissé quelque chose derrière elle. Les précieux s’étaient évanouis, ou atténués, ou transformés en faiseurs de madrigaux et en poètes du Mercure ; mais les réalistes étaient restés. Partis d’assez bas, ils ne s’élevèrent jamais, et même au contraire ; mais ils furent intéressants ; ils contèrent bien leurs vulgaires histoires, quelquefois vilaines, ils créèrent toute une école de romanciers et de nouvellistes intelligents, vifs de style, piquants, parfois même, quoique trop peu, observateurs, parfois même et, comme par hasard, donnant un petit livre où il y a du génie. De Le Sage à Laclos c’est toute une série, dont il faut bien savoir que le roman français moderne a fini par sortir. Seulement ce n’est encore ici qu’une sorte d’essai et une promesse.

Deux choses, non pas toujours, mais trop souvent, manquent à ces romanciers, le goût du réel et l’émotion. Ces romanciers réalistes sont des romanciers qui ne sont pas touchants et des réalistes qui ne sont pas réalistes. Ils n’ont pas le don d’attendrir et de s’attendrir. Une certaine sécheresse, ou, plus désobligeante encore, une sensibilité fausse, et d’effort et de commande, est répandue dans toutes leurs œuvres, jusqu’à ce que Rousseau retrouve, mais seulement pour lui, les sources de la vraie et profonde sensibilité. — Et ils ne sont pas assez réalistes, j’entends, non point qu’ils ne peignent pas d’assez basses mœurs, ce n’est point un reproche à leur faire, mais qu’ils observent vraiment trop peu, et trop superficiellement, le monde qui les entoure. Ils ne sont pas assez de leur pays pour cela. Cette littérature, celle-là même, et non plus la haute et prétentieuse, n’est pas nationale. Ni chrétien ni français, c’est le caractère général ; ceux-ci ne sont pas plus français que les autres, et, précisément, si l’école de 1715, dont ils dérivent, si cette école novatrice n’a pas été plus féconde, c’est que si l’on repoussait la tradition classique comme insuffisamment autochtone, c’était une littérature nationale, curieuse de nos mœurs vraies, de nos sentiments particuliers, de notre tour d’esprit spécial, de notre façon d’être nous, qu’au moins il fallait essayer de créer ; et c’est à quoi l’on n’a pas songé.

Une philosophie peu profonde, et, aussi, insuffisamment sincère ; un « grand art » sans inspiration et qui n’est souvent qu’une contrefaçon ingénieuse ; une « littérature secondaire » habile, agréable et de peu de fond, aucune poésie, voilà soixante années, environ, de ce siècle.

Vers la fin un souffle passa, qui jeta les semences d’une nouvelle vie.

Un homme doué d’imagination et de sensibilité se rencontra, c’est-à-dire un poète. Rousseau émut son siècle. Par-delà la Révolution la secousse qu’il avait donnée aux âmes devait se prolonger. — Un autre, de sensibilité beaucoup moindre, et peut-être peu éloignée d’être nulle, mais de grandes vues, de haut regard, et d’imagination magnifique, déroula le grand spectacle des beautés naturelles, et écrivit l’histoire du monde. Non seulement dans la science, mais dans l’art, sa trace est restée profonde.

Un troisième, beaucoup moins grand, traversé du reste trop tôt par la mort, s’avisa d’être un vrai classique parmi les pseudo-classiques qui l’entouraient, retrouva les vrais anciens et la vraie beauté antique, et donna au xviiie siècle ce que, sans lui, il n’aurait pas, un poète écrivant en vers.

Enfin, très pénétré des grandes leçons de ces trois artistes, très digne d’eux, en même temps profondément original, comprenant la nature, comprenant l’art antique, capable d’attendrir et de troubler, et aussi croyant que la littérature et l’art devaient redevenir français et chrétiens, apportant une poétique nouvelle, et, ce qui vaut mieux, une imagination à renouveler presque toutes les formes de l’art littéraire, un grand poète apparaît vers 1800, ferme le xviiie siècle, quoique en retenant quelque chose, et annonce et presque apporte avec lui tout le dix-neuvième3.

Le xviiie siècle, au regard de la postérité, s’obscurcira donc, s’offusquera, et semblera peu à peu s’amincir entre les deux grands siècles dont il est précédé et suivi. — Cependant n’oublions point, et qu’il a sa vivacité, sa grâce et son joli tour dans les menus objets littéraires, et qu’il a aussi ses nouveautés, ses inventions qui lui sont propres. Il a créé des genres de littérature, ou, si l’on veut, et c’est mieux dire, il a ressuscité des genres de littérature que l’on avait, à très peu près, laissé dépérir. Il a presque créé la littérature politique ; il a presque créé la littérature scientifique ; il a presque créé la littérature historique. Montesquieu n’est pas seulement un homme de l’école de 1715, et même il n’en a pas été longtemps ; et il a fondé une école lui-même. Voltaire a fait trop de tragédies ; mais il a essayé un Essai sur les mœurs, et, trop incapable d’impartialité pour y réussir, il a du moins, à qui aura plus de sang-froid, montré le vrai chemin. Buffon enfin a fait entrer une si belle littérature dans la science, qu’il a fait entrer la science dans la littérature, et que, désormais, il est comme interdit d’être un grand naturaliste sans savoir exposer avec clarté, gravité et belle ordonnance. Ces agrandissements du domaine littéraire sont les vraies conquêtes du xviiie siècle. Par elles il est grand encore, et attirera les regards de l’humanité.

On remarquera peut-être avec malice que les conquêtes du xviiie siècle se sont renversées contre lui, que les sciences qu’il a créées se sont retournées contre les idées qui lui étaient chères.

Le xviiie siècle a créé, ou plutôt restitué la science politique ; et la science politique est peu à peu arrivée à cette conclusion que la politique est une science d’observation, ne se construit nullement par abstractions et par syllogismes, et, tout compte fait, n’est pas autre chose que la philosophie de l’histoire, ou mieux encore une sorte de pathologie historique ; conception modeste et réaliste, qui, pour avoir été celle de Montesquieu, n’a nullement été celle du xviiie siècle en général, et tant s’en faut.

Le xviiie siècle a créé, ou dirigé dans ses véritables voies l’histoire civile ; et l’histoire civile, constituée, fortifiée, enrichie, et semble-t-il, presque achevée par notre âge, condamne presque complètement l’œuvre et l’esprit du xviiie siècle, enseigne qu’au contraire de ce qu’il a cru, la tradition est aussi essentielle à la vie d’un peuple que la racine à l’arbre, estime qu’un peuple qui, pour se développer, se déracine, d’abord ne peut pas y réussir, ensuite, pour peu qu’il y tâche, se fatigue et risque de se ruiner par ce seul effort ; qu’enfin les développements d’une nation ne peuvent s’accomplir que par mouvements continus et insensibles, et que le progrès n’est qu’une accumulation et comme une stratification de petits progrès.

Le xviiie siècle a créé, ou admirablement lancé en avant les sciences naturelles ; et les sciences naturelles ont des opinions très différentes de celles du xviiie siècle. Elles ne croient ni au contrat social, ni à l’égalité parmi les hommes. Par les théories de l’hérédité et de la sélection elles rétablissent comme vérités scientifiques les préjugés de la « race » et de « l’aristocratie ». Elles sont assez patriciennes, et un peu contre-révolutionnaires.

Mais il n’importe. C’est la destinée des hommes de commencer des œuvres dont ils ne peuvent mesurer ni les proportions, ni les suites, ni les retours ; et ce que nous créons, par cela seul qu’il garde notre nom, sinon notre esprit, dût-il tourner un peu à notre confusion, reste encore à notre gloire. Celle du xviiie siècle, encore que faible par certains côtés, demeure grande et nous est chère. Que ce n’ait été ni un siècle poétique, ni un siècle philosophique, il nous le faut confesser ; mais c’est un siècle initiateur en choses de sciences, et l’annonce et la promesse, déjà très brillante, de l’âge scientifique le plus grand et le plus fécond qu’ait encore vu l’humanité.

Forcé de l’étudier surtout au point de vue littéraire, j’étais en mauvaise situation pour bien servir ses intérêts. Je l’ai considéré avec application, et retracé avec sincérité, sans plus de rigueur, je crois, que de complaisance.

J’avertis, comme toujours, les jeunes gens qu’ils doivent lire les auteurs plutôt que les critiques, et ne voir dans les critiques que des guides, des indicateurs, pour ainsi parler, des différents points de vue où l’on peut se placer en lisant les textes. Les auteurs du xviiie siècle ayant presque tous beaucoup écrit, j’ai indiqué, suffisamment, je crois, pour chacun d’eux, les œuvres essentielles qui permettent à la rigueur de laisser les autres, mais qu’il faut qu’un homme d’instruction moyenne ait lues de ses yeux.

On consultera aussi, avec fruit, et à coup sûr avec plus d’intérêt que le mien, les ouvrages de critique qu’il est de mon devoir de mentionner ici. C’est d’abord le livre de Villemain, encore très bon, très nourri et très judicieux, et plein d’aperçus sur les littératures étrangères, très utiles à l’intelligence de la nôtre. C’est ensuite le cours sur la Littérature française au xviiie siècle, du sagace, profond et si pur Vinet. C’est encore le Diderot du regretté Edmond Scherer ; le Marivaux si complet et si agréable en même temps de M. Larroumet ; l’admirable Montesquieu de M. Albert Sorel ; sans préjudice du bon livre, plus scolaire, de M. Edgard Zévort sur le même sujet ; les différents articles de M. Ferdinand Brunetière, et particulièrement ses Le Sage, Marivaux, Prévost, Voltaire et Rousseau, dans le volume intitulé Études critiques sur l’histoire de la littérature française (troisième série). — J’ai profité de ces maîtres, dont je suis fier que quelques-uns soient mes amis. Je ne souhaiterais que n’être pas trop indigne d’eux.

E. F.

Pierre Bayle §

I.
Bayle, novateur §

Il est convenu que le Dictionnaire de Bayle est la Bible du xviiie siècle, que Pierre Bayle est le capitaine d’avant-garde des philosophes, et cela, encore que généralement admis, n’est pas trop faux ; cela est même vrai ; seulement il faut savoir que jamais éclaireur n’a moins ressemblé à ceux de son armée, et que, s’il les eût connus, il n’est personne au monde, non pas même les jésuites et les dragons de Villars, qu’il eût, j’en suis sûr, plus cordialement détesté que ses successeurs.

Au premier regard il paraît bien l’un d’eux, très exactement. On feuillette, et voici les principaux traits distinctifs du xviiie siècle, tant littéraire que philosophique et « religieux », qui apparaissent. Bayle est « moderne », admire froidement Homère, le trouve souvent un peu « bas », et, du reste, est aussi fermé à la grande poésie, et même à toute poésie, qu’il soit possible. Voltaire aura le goût plus large et plus élevé que lui. — Bayle a l’esprit d’examen minutieux, étroit et négateur ; il ne croit qu’au petit fait et aux grandes conséquences du petit fait, comme Voltaire ; il a comme Voltaire, une sorte de positivisme historique, et là où nous trouvons, sans nul doute, ce nous semble, l’explosion d’un grand sentiment et le déploiement soudain de grandes forces d’âme, il ne voit qu’une intrigue habile et une supercherie bien conduite. Savez-vous où est, à peu près, le sommaire de la Pucelle de Voltaire ? Dans un passage de Haillan, amoureusement transcrit et encadré par Bayle dans son dictionnaire. — Bayle a l’esprit de raillerie bouffonne et irrévérencieuse, et cette méthode du burlesque appliqué à la métaphysique et aux religions, qui est celle du xviiie siècle tout entier, depuis Fontenelle jusqu’à Béranger. Les plaisanteries sur le système de Spinoza (Dieu modifié en Gros-Jean est un imbécile, et Dieu, modifié en Leibniz est un grand génie ; Dieu modifié en trente mille Autrichiens a assommé Dieu modifié en dix mille Prussiens), ces plaisanteries de Voltaire ne sont pas de Voltaire ; elles sont de Bayle, ou plutôt elles ont commencé par être de Bayle.

— « Les idées de l’Église gallicane touchant le concile et sur le Pape parlant ex cathedra peuvent être comparées à celles du paganisme touchant les oracles de Jupiter et celui de Delphes. Le Jupiter olympien répondant à une question trouvait dans l’esprit des peuples beaucoup de respect ; mais enfin son jugement, quand même il aurait été rendu ex cathedra, ou plutôt ex tripode, ne passait pas pour irréformable. Voilà le Pape de l’Église gallicane. L’Apollon de Delphes était le juge de dernier ressort : voilà le concile. » — Cela est-il assez voltairien ? C’est du Bayle.

Il a, non seulement l’esprit irréligieux, rebelle au sentiment du surnaturel, mais le goût de l’agression, et de la polémique, et de la taquinerie irréligieuses. Non seulement il ne cesse pas… je ne dis point de nier Dieu, la providence, et l’immortalité de l’âme ; car il se garde bien de nier ; je dis non seulement il ne cesse pas d’amener subtilement et captieusement son lecteur à la négation de Dieu, à la méconnaissance de la providence, et à la persuasion que tout finit à la tombe ; mais encore il prend plaisir à bien montrer aux hommes, patiemment, obstinément, avec la persistance tranquille de la goutte d’eau perçant la pierre, qu’ils n’ont aucune raison de croire à ces choses sinon qu’ils y croient, qu’autant la foi y mène tout droit, autant tout raisonnement, quel qu’il puisse être, en éloigne, et qu’ainsi ils font bien de croire, ne peuvent mieux faire, sont admirablement bien avisés en croyant. Ce détour malicieux, tactique absolument continuelle chez lui, sent le mépris et un peu d’intention méchante ; c’est un moyen d’intéresser l’amour-propre dans la cause de la négation, et, si l’on n’y réussit point, d’indiquer au rebelle qu’on le tient doucement pour un sot, ce qu’on le félicite d’être d’ailleurs, et de vouloir rester, puisque aussi bien il ne pourrait être autre chose. C’est du plus pur xviiie siècle.

Et dix-huitième siècle encore le goût très marqué et aussi désobligeant que possible de l’obscénité. Les détails scabreux recherchés avec soin et étalés avec complaisance, abondent dans ces volumes de forme austère. Le cynisme cher au xvie siècle, contenu et réprimé au xviie, recommence à couler de source et à déborder, et en voilà pour un siècle ; en voilà jusqu’à ce que la réaction de la satiété et du dégoût y mette, pour un temps, une nouvelle digue.

La défense de Bayle sur ce point est significative ; c’est une accusation très grave, dans le plus grand air de bonhomie et d’innocence, à l’adresse des contemporains. Bayle fait remarquer, avec le plus grand sang-froid, qu’un livre, pour être utile, doit être acheté, et pour être acheté doit contenir de ces choses qui plaisent à tout le monde, intéressent tout le monde, éveillent, entretiennent et satisfont toutes les curiosités. Autrement dit, ce n’est point Bayle qui est cynique, mais ses contemporains qui le sont trop pour ne pas l’obliger à l’être un peu, et même énormément, dans le seul but de ne point leur rester étranger. Un savant même est bien forcé d’être à peu près à la mode.

Et voilà bien toute la physionomie du xviiie siècle qui se dessine à nos yeux, au moins de profil. Il n’y a pas jusqu’à ce que j’appellerai, si on me le permet, le primitivisme, je ne sais quel esprit de retour aux origines de l’humanité, et je ne sais quel sentiment que l’humanité en s’organisant s’est éloignée du bonheur, en se civilisant s’est dénaturée et pervertie, idée familière au xviiie siècle même avant Rousseau, et devenue populaire après lui, que l’on ne trouvât encore dans Bayle, à la vérité en y mettant un peu de complaisance. Ne croyez pas, nous dit-il, que l’effort, humain ou divin, pour éloigner progressivement le monde de l’état primitif et naturel, soit un bien, et soit signe, ou de la bonté de l’homme, ou d’une bonté céleste. C’est une idée singulière des Platoniciens que, par exemple, Dieu ait créé le monde par bonté. La création est plutôt une première déchéance. Le chaos c’était le bonheur. « Tout était insensible dans cet état : le chagrin, la douleur, le crime, tout le mal physique, tout le mal moral y était inconnu… La matière contenait en son sein les semences de tous les crimes et de toutes les misères que nous voyons ; mais ces germes n’ont été féconds, pernicieux et funestes qu’après la formation du monde. La matière était une Camarine4 qu’il ne fallait pas remuer. » — Bayle s’amuse, car il s’amuse toujours ; mais cette théorie de polémique n’est pas autre chose que la doctrine de Rousseau poussée à l’extrême, en telle sorte qu’elle pourrait être ou page d’un disciple de Rousseau logique et naïf, ou parodie de Jean-Jacques dans la bouche d’un de ses adversaires.

Ce goût de critique négative, ce goût de faire douter, cette impertinence savante et froide à l’adresse de toutes les croyances communes de l’humanité, cet art de ne pas être convaincu, et de ne pas laisser quelque conviction que ce soit s’établir dans l’esprit des autres ; cet art, délicat, nonchalant et charmant dans Montaigne ; rude, pressant, impérieux et haletant, en tant que visant à un but plus élevé que lui-même, dans Pascal ; cauteleux, insidieux, tranquille et lentement tournoyant et enveloppant dans Pierre Bayle ; conduit à une sorte de désorganisation des forces humaines et à une manière de lassitude sociale. Bayle le sait, et le dit fort agréablement : « On peut comparer la philosophie à ces poudres si corrosives qu’après avoir consumé les chairs baveuses d’une plaie, elles rongeraient la chair vive et carieraient les os, et perceraient jusqu’aux moelles. La philosophie réfute d’abord les erreurs ; mais si on ne l’arrête point là, elle réfute les vérités, et quand on la laisse à sa fantaisie, elle va si loin qu’elle ne sait plus où elle est, ni ne trouve plus où s’asseoir. »

Voilà une belle porte d’entrée au xviiie siècle, et où l’inscription ne laisse rien ignorer de ce qu’on a chance de trouver dans l’enceinte. Nous savons d’avance ce qui sera, du reste, la vérité, que l’Encyclopédie et le Dictionnaire philosophique ne sont que des éditions revues, corrigées et peu augmentées du Dictionnaire de Bayle, que dans ce dictionnaire est l’arsenal de tout le philosophisme, et le magasin d’idées de tous les penseurs, depuis Fontenelle jusqu’à Volney. Le xviiie siècle commence.

II.
Bayle annonce le dix-huitième siècle sans en être §

Et il n’en est pas moins vrai que rien ne ressemble si peu que Bayle à un philosophe de 1750. Presque tout son caractère et presque toute sa tournure d’esprit l’en distinguent absolument. Et d’abord c’est un homme très modeste, très sage, très honnête homme dans la grandeur de ce mot. Laborieux, assidu, retiré et silencieux, personne n’a moins aimé le fracas et le tapage, non pas même celui de la gloire, non pas même celui qu’entraîne une influence sur les autres hommes. De petite santé et d’humeur tranquille, il a horreur de toute dissipation, même de tout divertissement. Ni visites, ni monde, ni promenades, ni, à proprement parler, relations. La vita umbratilis a été la sienne, exactement, et il l’a tenue pour la vita beata. Il a lu, toute sa vie — une plume en main, pour mieux lire, et pour relire en résumé — et voilà toute son existence. Il ne s’est soucié d’aucune espèce de rapport immédiat avec ses semblables. L’idée n’est pas pour lui un commencement d’acte, et il s’ensuit que ce n’est jamais l’action à faire qui lui dicte l’idée dont elle a besoin ; et c’est là une première différence entre lui et ses successeurs, qui est infinie. Il n’a pas de dessein ; il n’a que des pensées.

Ajoutez, et voilà que les différences se multiplient, qu’il n’a pour ainsi dire pas de passions. Son trait tout à fait distinctif est même celui-là. Il n’est pas seulement un honnête homme et un sage — on l’est avec des passions, quand on les dompte — il est un homme qui ne peut pas comprendre ou qui comprend avec une peine extrême et un étonnement profond qu’on ne soit pas un sage. Le pouvoir des passions sur les hommes le confond. « Ce qu’il y a de plus étrange, dans le combat des passions contre la conscience, est que la victoire se déclare le plus souvent pour le parti qui choque tout à la fois et la conscience et l’intérêt. » Il y a là quelque chose de si monstrueux que le bon sens en est comme étourdi, et il ne faut pas s’étonner que « les païens aient rangé tous ces gens-là au nombre des fanatiques, des enthousiastes, des énergumènes et de tous ceux en général qu’on croyait agités d’une divine fureur. » Certes Bayle ne se fait aucune gloire, il ne se fait même aucun compliment d’être un honnête homme : il croit simplement qu’il n’est pas un fou. Entre les Diderot, les Rousseau et les Voltaire, il eût été comme effaré, et se serait demandé quelle divine fureur agitait tous ces névropathes.

Enfin il est homme de lettres, et rien autre chose qu’homme de lettres. Les hommes du xviiie siècle ne l’étaient guère. Ils étaient gens qui avaient des lettres, mais qui songeaient à bien autre chose, gens persuadés qu’ils étaient faits pour l’action et pour une action immédiate sur leurs semblables, gens qui avaient la prétention de mener leur siècle quelque part, et ils ne savaient pas trop à quel endroit ; mais ils l’y menaient avec véhémence ; gens qui étaient capables d’être sceptiques tour à tour sur toutes choses, excepté sur leur propre importance ; gens qui faisaient leur métier d’hommes de lettres, à la condition, avec le privilège, et dans la perpétuelle impatience d’en sortir.

— Bayle n’en sort jamais. Il est homme de lettres sans réserve, sans lassitude, sans dégoût, sans arrière-pensée, et sans autre ambition que de continuer de l’être. Rien au monde ne vaut pour lui la vie de labeurs, de recherches désintéressées et de tranquille mépris du monde qu’il a choisie. Il a ce signe, cette marque du véritable homme de lettres qu’il songe à la postérité, c’est-à-dire aux deux ou trois douzaines de curieux qui ouvriront son livre un siècle après sa mort.

« Que craignez-vous ? Pourquoi vous tourmentez-vous ?.. Avez-vous peur que les siècles à venir ne se fâchent en apprenant que vos veilles ne vous ont pas enrichi ? Quel tort cela peut-il faire à votre mémoire ? Dormez en repos. Votre gloire n’en souffrira pas… Si l’on dit que vous vous êtes peu soucié de la fortune, content de vos livres et de vos études, et de consacrer votre temps à l’instruction du public, ne sera-ce pas un très bel éloge ?… Les gens du monde aimeraient autant être condamnés aux galères qu’à passer leur vie à l’entour des pupitres, sans goûter aucun plaisir ni de jeu, ni de bonne chère… Mais ils se trompent s’ils croient que leur bonheur surpasse le sien ; il (un savant, François Junius) était sans doute l’un des hommes du monde les plus heureux, à moins qu’il n’ait eu la faiblesse, que d’autres ont eue, de se chagriner pour des vétilles… »

Voilà Bayle au naturel. Considéré à ces moments-là, il apparaît aussi peu moderne que possible, et tel que ces artistes anonymes de nos cathédrales qui passaient leur vie, inconnus et ravis, dans le lent accomplissement de la tâche qu’ils avaient choisie, au recoin le plus obscur du grand édifice. Aussi bien, il ne voulait pas signer son monument. Des exigences de publication l’y obligèrent. « A quoi bon ? disait-il. Une compilation ! Un répertoire ! » Et, en vérité, il semble bien qu’il a cru n’avoir fait qu’un dictionnaire.

Et, par suite, ou si ce n’est pas par suite, du moins les choses concordent, aussi bien que toutes les vanités des hommes du xviiie siècle, tout de même les orgueilleuses et ambitieuses idées générales des philosophes de 1750 sont absolument étrangères à Pierre Bayle. Il ne croit ni à la bonté de la nature humaine, ni au progrès indéfini, ni à la toute-puissance de la raison. Il n’est optimiste, ni progressiste, ni rationaliste, ni régénérateur. Le monde pour lui « est trop indisciplinable pour profiter des maladies des siècles passés, et chaque siècle se comporte comme s’il était le premier venu ». L’humanité ne doute point qu’elle n’avance, parce qu’elle sent qu’elle est en mouvement. La vérité est qu’elle oscille, « Si l’homme n’était pas un animal indisciplinable, il se serait corrigé. » Mais il n’en est rien. « D’ici deux mille ans, si le monde dure autant, les réitérations continuelles de la bascule n’auront rien gagné sur le cœur humain. » Ce serait un bon livre à écrire « qu’on pourrait intituler de centro oscillationis moralis, où l’on raisonnerait sur des principes à peu près aussi nécessaires que ceux de centro oscillationis et des vibrations des pendules ».

On eût étonné beaucoup cet aïeul des Encyclopédistes en lui parlant du règne de la raison et de la toute-puissance à venir de la raison sur les hommes. Personne n’est plus convaincu que lui de deux choses, dont l’une est que la raison seule doit nous mener, et l’autre qu’elle ne nous mène jamais. Elle est pour lui le seul souverain légitime de l’homme, et le seul qui ne gouverne pas. Il est très enclin, sur ce point, à « soutenir le droit et nier le fait » ; à soutenir « qu’il faut se conduire par la voie de l’examen, et que personne ne va par cette voie ». La raison en est (dont Pascal s’était fort bien avisé) dans l’horreur des hommes pour la vérité. Un instinct nous dit que la vérité est l’ennemie redoutable de nos passions, et que si nous lui laissions un instant prendre l’empire, d’un seul coup nous serions des êtres si absolument raisonnables et sages que nous péririons d’ennui. Plus de désir, plus de crainte, plus de haine, vaguement l’homme sent que la vérité, le simple bon sens, s’il l’écoutait une heure, lui donnerait sur-le-champ tous ces biens, et c’est devant quoi il recule, comme devant je ne sais quel vide affreux et désert morne. Comment veut-on que jamais il s’abandonne à celle qu’il devine qui est la source de tout repos et la fin de toute agitation et tourment ?

Remarquez, du reste, que l’homme, s’il a une horreur naturelle et intéressée de la vérité, n’en a pas une moindre de la clarté. Il peut approuver ce qui est clair, il n’aime passionnément que ce qui est obscur, il ne s’enflamme que pour ce qu’il ne comprend pas. Certains réformateurs fondent leur espoir sur ce qu’ils ont détruit ou effacé de mystères. C’est une sottise. C’est ce qu’ils en ont laissé qui leur assure des disciples, joint aux nouveaux sentiments de haine et de mépris dont, en créant une secte, ils ont enrichi l’humanité. « C’est l’incompréhensible qui est un agrément. » Quelqu’un qui inventerait une doctrine où il n’y eût plus d’obscurité, « il faudrait qu’il renonçât à la vanité de se faire suivre par la multitude ».

Cela est éternel, parce que cela est constitutionnel de l’humanité. L’homme est un animal mystique. Il aime ce qu’il ne comprend pas, parce qu’il aime à ne pas comprendre. Ce qu’on appelle le besoin du rêve, c’est le goût de l’inintelligible. L’humanité rêvera toujours, et d’instinct repoussera toujours toute doctrine qui se laissera trop comprendre pour permettre qu’on la rêve. La raison est donc comme une sorte d’ennemie intime que l’homme porte en soi, et qu’il a le besoin incessant de réprimer. C’est Cassandre, infaillible et importune. « Je sais que tu dis vrai ; mais tais-toi. » — Il est donc d’un esprit très étroit de travailler à fonder le rationalisme dans le genre humain ; c’est une faute de psychologie et une ignorantia elenchi, comme Bayle aime à dire, tout à fait surprenante.

Certes Bayle ne songe point à un tel dessein, et personne n’a cru plus fort et n’a dit plus souvent que l’humanité vit de préjugés, qui, seulement, se succèdent les uns aux autres et se transforment, comme de sa substance intellectuelle.

Bayle est encore d’une autre famille que les philosophes du xviiie siècle en ce qu’il adore la vérité. J’ai dit qu’il n’a point de passion ; il a celle-là. Aucune rancune, aucune blessure ne peut gagner sur lui qu’il croie vrai ce qu’il croit faux. Il a des sentiments très vifs contre le catholicisme, cela est certain ; jamais cela ne le conduira à faire l’éloge du paganisme et du merveilleux esprit de tolérance qui animait les religions antiques. Il laisse ce panégyrique à faire à Voltaire. Il sait, lui, qu’il est difficile à une doctrine d’être tolérante quand elle a la force, et qu’en tout cas, si cela doit se voir un jour, il est hasardeux d’affirmer que cela se soit jamais vu. — Il penche très sensiblement pour le protestantisme, et jamais il n’a dissimulé l’intolérance du protestantisme. Il insiste même avec complaisance sur celle de Jurieu, parce que, sans qu’on ait jamais très bien su pourquoi, il a contre Jurieu une petite inimitié personnelle ; mais d’une façon générale, et qu’il s’agisse ou de Luther ou de Calvin, ou même d’Érasme, la rectitude de sa loyauté intellectuelle et de son bon sens fait qu’il signale l’esprit d’intolérance partout où il est. Il l’eût peut-être trouvé jusque dans l’Encyclopédie, et l’eût dénoncé. Je dirai même que j’en suis sûr.

Il faut indiquer un trait tout spécial par où Bayle se distingue des héritiers qui l’ont tant aimé. L’intrépidité d’affirmation des philosophes du xviiie siècle leur vient, pour la plupart, de leurs connaissances scientifiques et de la confiance absolue qu’ils y ont mise. Bayle ne s’est pas occupé de sciences, presque aucunement, et sa Dissertation sur les comètes est un prétexte à philosopher, non proprement un ouvrage scientifique. Dans son Dictionnaire, deux catégories d’articles sont d’une regrettable et très significative sécheresse : c’est à savoir ceux qui concernent les hommes de lettres et ceux qui concernent les savants. Encore sur les hommes de lettres, si sa critique est superficielle, hésitante, ou, pour mieux dire, assez indifférente, du moins est-il au courant. Pour ce qui est des savants, il me semble bien qu’il n’y est pas. Il en est resté à Gassendi. Inutile de dire que c’est là une lacune fâcheuse. A un certain point de vue ce lui a été un avantage. La certitude scientifique a comme enivré les philosophes du xviiie siècle, la plupart du moins, et leur a donné le dogmatisme intempérant le plus désagréable, le plus dangereux aussi. Nous y reviendrons assez. Je ne sais si c’est par peur du dogmatisme que Bayle s’est tenu à l’écart des sciences, ou si c’est son incompétence scientifique qui l’a maintenu dans une sage et scrupuleuse réserve ; mais toujours est-il qu’il n’a rien de l’infaillibilisme d’un nouveau genre que le xviiie siècle a apporté au monde, que le pontificat scientifique lui est inconnu, et que, rebelle à l’ancienne révélation, ou il n’a pas assez vécu, ou il n’avait pas l’esprit assez prompt à croire pour accepter la nouvelle.

Aussi toutes ses conclusions, ou plutôt tous les points de repos de son esprit, sont-ils toujours dans des sentiments et opinions infiniment modérés. En général sa méthode, ou sa tendance, consiste à montrer aux hommes que sans le savoir, ni le vouloir, ils sont extrêmement sceptiques, et beaucoup moins attachés qu’ils ne l’estiment aux croyances qu’ils aiment le plus. Il excelle à extraire, avec une lente dextérité, de la pensée de chacun le principe d’incroyance qu’elle renferme et cache, et non point à arracher, comme Pascal, mais à dérober doucement à chacun une confession d’infirmité dont il fait un aveu de scepticisme. Il tire subtilement, pour ainsi dire, et mollement, le catholicisme au jansénisme, le jansénisme au protestantisme, le protestantisme au socinianisme et le socinianisme à la libre pensée. Il aimera, par exemple, à nous montrer combien la pensée de saint Augustin est voisine de celle de Luther, combien il était nécessaire que le calvinisme finît par se dissoudre dans le socinianisme, et comment, après le socinianisme, il n’y a plus de mystères, c’est-à-dire plus de religion. — Il n’y a pas jusqu’à Nicole qu’il n’engage nonchalamment, qu’il ne montre, sans en avoir l’air, comme s’engageant dans le chemin de pyrrhonisme.

Non point « qu’en fait », je l’ai indiqué, il ne voie d’infinies distances entre les hommes ; mais c’est entre les hommes que sont ces espaces, non point du tout entre les doctrines. Ce sont abîmes que creuse entre les hommes leur passion maîtresse, qui est de n’être point d’accord ; mais, en raison, il n’y a point de telles divergences, et leurs passions désarmant, leurs vanités disparues, ils s’apercevraient qu’ils pensent à peu près la même chose. Il est vrai que jamais les passions ne désarmeront, ni ne s’évanouiront les vanités.

Ainsi Bayle circule entre les doctrines, les comprenant admirablement, et merveilleusement apte, merveilleusement disposé aussi, et à les distinguer nettement pour les bien faire entendre, et à les concilier, ou plutôt à les diluer les unes dans les autres, pour montrer à quel point c’est vanité de croire qu’on appartient exclusivement à l’une d’elles. On l’a appelé « l’assembleur de nuages », et voilà une singulière définition de l’esprit le plus exact et le plus clair qui ait été. Personne ne sait mieux isoler une théorie pour la faire voir, et jeter sur elle un rayon vif de blanche lumière ; mais il aime ensuite, cessant de l’isoler et de la circonscrire, à la montrer toute proche des autres pour peu qu’on veuille voir les choses d’ensemble, et à mêler et confondre l’étoile de tout à l’heure dans une nébuleuse.

Au fond il ne croit à rien, je ne songe pas à en disconvenir, mais il n’y a jamais eu de négation plus douce, moins insolente et moins agressive. Son athéisme, qui est incontestable, est en quelque manière respectueux. Il consiste à affirmer qu’il ne faut pas s’adresser à la raison pour croire en Dieu, et que c’est lui demander ce qui n’est pas son affaire ; que pour lui, Bayle, qui ne sait que raisonner, il ne peut, en conscience, nous promettre de nous conduire à la croyance, mais que d’autres chemins y conduisent, que, pour ne point les connaître, il ne se permet pas de mépriser. — Il se tient là très ferme, dans cette position sûre, et dans cette attitude, qui, tout compte fait, ne laisse pas d’être modeste. Ce genre d’athéisme n’est point pour plaire à un croyant ; mais il ne le révolte pas. Bien plus choquant est l’athéisme dogmatique, impérieux, insolent et scandaleux de Diderot ; bien plus aussi le déisme administratif et policier de Voltaire, qui tient à Dieu sans y croire, ou y croit sans le respecter, comme à un directeur de la sûreté générale.

Quand Bayle laisse échapper une préférence entre les systèmes, et semble incliner, c’est du côté du manichéisme. Il n’y croit non plus qu’à rien, mais il y trouve, manifestement, beaucoup de bon sens. C’est qu’avec sa sûreté ordinaire de critique, sûreté qu’il tient de sa rectitude d’esprit, mais aussi qui est facile à un homme qui n’a ni préjugé, ni parti pris, ni parti, il a bien vu que tout le fond de la question du déisme, du spiritualisme, c’était la question de l’origine du mal dans le monde, que là était le nœud de tout débat, et le point où toute discussion philosophique ramène. C’est parce qu’il y a du mal sur la terre qu’on croit en Dieu, et c’est parce qu’il y a du mal sur la terre qu’on en doute ; c’est pour nous délivrer du mal qu’on l’invoque, et c’est comme bien créateur du mal qu’on se prend à ne le point comprendre. Et il en est qui ont supposé qu’il y avait deux Dieux, dont l’un voulait le mal et l’autre le bien, et qu’ils étaient en lutte éternellement, et qu’il fallait aider celui qui livre le bon combat. — C’est une considération raisonnable, remarque Bayle. Elle rend compte, à peu près, de l’énigme de l’univers. Elle nous explique pourquoi la nature est immorale, et l’homme capable de moralité ; pourquoi l’homme lui-même, engagé dans la nature et essayant de s’en dégager, secoue le mal derrière lui, s’en détache, y retombe, se débat encore, et appelle à l’aide ; elle justifie Dieu, qui, ainsi compris, n’est point responsable du mal, et en souffre, loin qu’il le veuille ; elle rend compte des faits, et de la nature de l’homme et de ses désirs, et de ses espoirs, et, précisément, même de ses incertitudes et de son impuissance à se rendre compte.

— Je le crois bien, puisque cette doctrine n’est pas autre chose que les faits eux-mêmes décorés d’appellations théologiques. Ce n’est pas une explication, c’est une constatation qui se donne l’air d’une théorie. Il existe une immense contrariété qu’il s’agit de résoudre, disent les philosophes ou les théologiens. Le manichéen répond : « Je la résous en disant : il existe une contrariété. Des deux termes de cette antinomie j’appelle l’un Dieu et l’autre Ahriman. J’ai constaté la difficulté, j’ai donné deux noms aux deux éléments du conflit. Tout est expliqué. »

Si Bayle penche un peu vers cette doctrine, c’est justement parce qu’elle n’est qu’une constatation, un peu résumée. Ce qu’il aime, ce sont des faits, clairs, vérifiés et bien classés. Le dualisme manichéen lui plaît, comme une bonne table des matières, sur deux colonnes. Du reste, sa démarche habituelle est de faire le tour des idées, de les bien faire connaître, d’en faire un relevé exact, et d’insinuer qu’elles ne résolvent pas grand’chose.

En politique Bayle ne se paie pas plus qu’en autre affaire de nouveautés ambitieuses et de théories systématiques. Il semble même persuadé qu’il ne faut écrire nullement sur la politique, tant les passions des hommes rendront vite défectueuses et funestes dans la pratique les plus subtiles et les plus parfaites des combinaisons sociologiques5. Il est à l’opposé même des écoles qui croient qu’un grand peuple peut sortir d’une grande idée, et, là comme ailleurs, rien ne lui paraît plus faux que la prétendue souveraineté de la raison. Il est très franchement monarchiste, conservateur et antidémocrate. Sans étudier à fond la question, car la politique est au nombre des choses qui ne l’intéressent point, quand il rencontre la théorie de la souveraineté du peuple, il lui fait la suprême injure : il ne la tient pas pour une théorie. Il la prend pour un appareil oratoire à l’usage de ceux qui veulent assassiner les souverains, et complaisamment nous la montre reparaissant dans les ouvrages des tyrannicides appartenant aux écoles les plus diverses. — Seulement son impartialité ordinaire est ici un peu en défaut. M. de Bonald, non sans bonnes raisons, attribuait le dogme de la souveraineté du peuple aux écoles protestantes, et c’est surtout aux jésuites que Bayle l’impute de préférence. Il n’ignore pas, et connaît trop bien pour cela la Justification du meurtre du duc de Bourgogne par Jean Petit en 1407, que la théorie est antérieure aux jésuites aussi bien qu’aux luthériens, et il déclare même que « l’opinion que l’autorité des rois est inférieure à celle du peuple et qu’ils peuvent être punis en certains cas, a été enseignée et mise en pratique dans tous les pays du monde, dans tous les siècles et dans toutes les communions6 » ; mais il assure que si ce ne sont pas les jésuites qui ont inventé ces deux sentiments, ce sont eux qui en ont tiré les conséquences les plus extrêmes ; et il s’étend longuement sur l’apologie du crime de Jacques Clément et sur le De Rege et regis institutione de Mariana7. — Évidemment, chose bien rare dans Bayle, notre auteur, ici, s’intéresse personnellement dans l’affaire. C’est un homme tranquille et timide qui a besoin d’une autorité indiscutée et inébranlable pour protéger la paix de son cabinet de travail, qui en affaires philosophiques se contente de mépriser la foule illettrée, brutale et incapable de raisonner juste, même sur ses intérêts ; mais qui en choses politiques en a peur, n’aime point qu’on lui fournisse des théories à exciter ses passions, à décorer d’un beau nom ses violences et à excuser d’un beau prétexte ses fureurs ; et qui, sur ces matières, est tout franchement de l’avis de Hobbes.

Enfin, en morale pratique, Bayle n’est pas un modéré ; il est la modération même. L’excès quel qu’il soit, sauf celui du travail, qu’il ne considère pas comme un excès, le choque, le désole et le désespère. Son idéal n’est pas bien haut, et on peut dire qu’il n’a pas d’idéal ; mais il semble avoir voulu prouver, et par ses paroles et par son exemple, quelle bonne règle morale ce serait déjà que l’intérêt bien entendu, avec un peu de bonté, qui serait encore de l’intérêt bien compris. Labeur, patience, égalité d’âme, contentement de peu, tranquillité, absence d’ambition et d’envie, et conviction qu’ambition et envie sont plus que des fléaux, étant des ridicules du dernier burlesque, respect des opinions des autres, sauf un peu de moquerie, pour ne pas glisser à l’absolue indifférence, c’est son caractère, et c’est sa doctrine. La mitis sapientia Læli revient à l’esprit en le lisant, en y ajoutant cum grano salis.

Tout cela en fait bien un homme qui a frayé la voie au xviiie siècle et qui n’a rien de son esprit. Il eût bien haï les philosophes, et les aurait raillés un peu. Un seul se rapproche de lui par beaucoup de points : c’est Voltaire, parce que Voltaire, en son fond, est ultra-conservateur, ultra-monarchiste et parfaitement aristocrate ; aussi parce que Voltaire, s’il est intolérant, est partisan de la tolérance, et, s’il est assez dur, est partisan de la douceur. Ils ont des traits communs. Quand on lit Voltaire, on se prend à dire souvent : « Un Bayle bilieux. » Mais voilà précisément la différence. Aussi emporté et âpre que Bayle était tranquille et débonnaire, Voltaire, avec tout le fond d’idées de Bayle, a voulu remuer le monde, et a donné, à moitié, dans une foule d’idées qui étaient fort éloignées de ses penchants propres, si bien qu’il y a dans Voltaire une foule de courants parfaitement contradictoires ; et Voltaire, dans ses colères, ses haines et ses représailles, a donné aux opinions mêmes qu’il avait communes avec Bayle, un ton de violence et un emportement qui les dénature.

Bayle représente un moment, très court, très curieux et intéressant aussi, qui n’est plus le xviie siècle et qui n’est pas encore le xviiie, un moment de scepticisme entre deux croyances, et de demi-lassitude intelligente et diligente entre deux efforts. L’effort religieux, tant protestant que catholique, du xviie siècle s’épuise déjà ; l’effort rationaliste et scientifique du xviiie n’a pas précisément commencé encore. Bayle en est à un rationalisme tout négateur, tout infécond, et tout convaincu de sa stérilité. Il est du temps de Fontenelle, et Fontenelle a continué sa tradition. Trente ans plus tard, Fontenelle dira : « Je suis effrayé de la conviction qui règne autour de moi. » C’est tout à fait un mot de Bayle. Il l’aurait dit avec plus de chagrin même que Fontenelle, et personne n’aurait pu lui persuader que gens si convaincus fussent ses disciples, encore qu’il y eût bien quelque chose de cela.

III.
Le Dictionnaire lu de nos jours §

A le lire maintenant pour notre plaisir, et sans chercher autrement à marquer sa place et à déterminer son influence, il est agréable et profitable. Il est très savant, d’une science sûre, et qui va scrupuleusement aux sources, et d’une science qui n’est ni hautaine, ni hérissée, ni outrageante. Figurez-vous qu’il n’injurie pas ceux qu’il corrige. Très modeste en son dessein, il n’avait, en commençant, que l’intention de faire un dictionnaire rectificatif, un dictionnaire des fautes des autres dictionnaires, et il a toujours poursuivi ce projet, tout en l’agrandissant. Et, nonobstant ce rôle, il es très indulgent et aimable. Il manque rarement de commencer ainsi son chapitre rectificatif : « ‘ai peu de fautes à relever dans Moréri… » sur quoi il en relève une vingtaine ; mais voilà au moins qui est poli.

Son livre est mal composé ; il est éminemment disproportionné. La longueur des chapitres ne dépend pas de l’importance de l’homme ou de la question qui en fait le sujet ; elle dépend de la quantité de notes qu’avait sur ce sujet M. Bayle. Des inconnus, dont tout ce que Bayle écrit sur eux ne sert qu’à démontrer qu’ils étaient dignes de l’être et de rester tels, s’étalent comme insolemment sur de nombreuses pages énormes. Des gloires sont étouffées dans un paragraphe insignifiant. D’Assouci tient dix fois plus de place que Dante. C’est que Bayle est sceptique si à fond qu’il l’est jusque dans ses habitudes de travail. Il est si indifférent qu’il s’intéresse également à toutes choses ; et Aristote ou Perkins, c’est tout un pour lui. L’un n’est autre chose qu’une curiosité à satisfaire et une rechercher à poursuivre — et l’autre aussi. Personne n’a été comme Bayle amoureux de la vérité pour la vérité, sans songer à voir ou à mettre entre les vérités des degrés d’importance. Il en résulte, sauf une petite réserve que nous ferons plus tard, que son livre va un peu au hasard, comme il croyait qu’allait le monde. Il ne semble pas qu’il y ait beaucoup de providence ni beaucoup de finalité dans cet ouvrage.

Ce dictionnaire devrait s’intituler : ce que savait M. Bayle. Ce qu’il savait, c’était la mythologie, l’histoire et la géographie ancienne, l’histoire des religions (très bien, admirablement pour le temps), la théologie proprement dite, la philosophie, l’histoire européenne du xvie et du xviie siècle. — Ce qu’il savait moins et ce qu’il aimait peu, c’était la littérature, la poésie, l’histoire du moyen âge. — Ce qu’il ne savait pas du tout, c’étaient les sciences. Ce qu’on trouve dans ce dictionnaire, c’est donc une histoire à peu près complète, et souvent d’un détail infini et très amusant, de l’Europe et surtout de la France de 1500 à 1700, une mythologie intéressante, des particularités d’histoire ancienne, et presque une histoire complète du développement du christianisme, et presque une histoire complète des philosophies ; et ni Voltaire, quand il travaille à son Dictionnaire philosophique, ni Diderot quand il travaille à la partie philosophique de l’Encyclopédie, n’ignorent ces deux derniers points.

Le trésor est donc beau, si les lacunes sont considérables. Quelque chose est plus désobligeant que les lacunes : ce sont les commérages et les obscénités. Le mépris bienveillant de Bayle pour les hommes et la conviction où il est qu’ils ne liraient point un livre où il n’y aurait ni polissonneries ni propos de concierge, ne suffit vraiment pas à excuser l’auteur. Nous savons lire, et nous ne prenons pas le change sur ces choses. Il est parfaitement clair que Bayle se plaît personnellement et bien pour son compte à ces récits ridicules, ou scabreux. Il goûte ces plaisirs secrets de petite curiosité malsaine qui sont le péché ordinaire, sauf exceptions, Dieu merci, des vieux savants solitaires et confinés. Il lui manque d’être homme du monde. Il ne l’est ni par le bon goût, ni par la discrétion ou brièveté dédaigneuse sur certains sujets, ni par l’indifférence a l’égard des choses qui sont la préoccupation des collégiens et des marchandes de fruits. Il devait bavarder avec sa gouvernante en prenant son repas du soir. Son livre, comme souvent ceux de Sainte-Beuve, sent quelquefois l’antichambre et un peu l’office. Et voyez le trait de ressemblance, et voyez aussi qu’il faut s’attendre à la pareille : la principale question qui a inquiété Sainte-Beuve en son article sur Bayle a été de savoir si M. Bayle a été l’amant de Madame Jurieu.

Sans trop les lui reprocher, il faut signaler encore ses artifices et ses petites roueries de faux bonhomme. Il use d’abord de la classique ruse de guerre employée, ce me semble, déjà avant Montaigne, et, depuis Montaigne jusqu’à nos jours, tellement pratiquée, qu’elle ne trompe personne, et même que personne n’y fait attention. Elle consiste, comme vous savez bien, à présenter l’impuissance de la raison à démontrer Dieu comme une preuve de la nécessité de la foi, et par conséquent tout livre rationnellement athéistique comme une introduction à la vie dévote. A ce compte, on est bien tranquille. Bayle a abusé de ce détour. Ce lui devient une clausula et comme un refrain. On est toujours sûr à l’avance que tout article sur le platonisme, le manichéisme, le socinianisme, la création, le péché originel ou l’immortalité de l’âme, finira par là.

Il a d’autres stratagèmes, j’ai presque envie de dire d’autres terriers. C’est là où l’on cherche sa pensée sur les questions graves et périlleuses qu’on ne la trouve pas, le plus souvent. C’est dans un article portant au titre le nom d’un inconnu, que Bayle, comme à couvert, et protégé par l’obscurité du sujet et l’inattention probable du lecteur, ose davantage, et traite à fond un problème capital, au coin d’une note qui s’enfle et sournoisement devient une brochure. Aussi faut-il le lire tout entier, comme un livre mal fait ; car son livre est mal fait, moitié incurie (au point de vue artistique), moitié dessein, et prudence, et malice. Sainte-Beuve dit que c’est un livre à consulter plutôt qu’à lire. C’est le contraire. A le consulter on croit qu’il n’y a presque rien ; à le lire on fait à chaque pas des découvertes là précisément où l’on se préparait à tourner deux feuillets à la fois. C’est le livre qu’il faut le moins lire quatre à quatre.

Et à lire jusqu’au bout on découvre une chose qui est bien à l’honneur de Bayle : c’est que tous ces défauts que je viens d’indiquer diminuent et s’effacent presque à mesure que Bayle avance. Les histoires grasses ou saugrenues deviennent plus rares, les questions philosophiques et morales attirent de plus en plus l’attention de l’auteur, la commère cède toute la place au philosophe, l’ouvrage devient proprement un dictionnaire des problèmes philosophiques. On le voit finir avec regret.

Tout compte fait, c’est une substantielle et agréable lecture. C’est le livre d’un honnête homme très intelligent avec un peu de vulgarité. Son impartialité, relative, comme toute impartialité, mais réelle, sa modestie, sa loyauté de savant, nonobstant ses petites ruses et malignités de bon apôtre, surtout son solide, profond et plein esprit de tolérance, le font aimer quoi qu’on en puisse avoir. La tolérance était son fond même, et l’étoffe de son âme. Quand il s’anime, quand il s’élève, quand il oublie sa nonchalance, quand il montre soudain de l’ardeur, de la conviction, une manière d’onction même, c’est qu’il s’agit de tolérance, c’est qu’il a à exprimer son horreur des persécutions, des guerres civiles, des guerres religieuses, du fanatisme, de la stupidité de la foule tuant pour le service d’une idée qu’elle ne comprend pas, et en l’honneur d’un contresens. Il n’a pas dit : « Aimez-vous les uns les autres » : mais il a répété toute sa vie, avec une véritable angoisse et une vraie pitié : « Supportez-vous les uns les autres. » C’est là qu’est la différence, et pourquoi il ne faut pas dire comme Voltaire : « C’était une âme divine. » Mais c’était une âme honnête, droite et bonne.

Malgré sa prolixité, il est extrêmement agréable à lire ; car si ses articles sont longs, son style est vif, aisé, franc, et va quelquefois jusqu’à être court. Il a deux manières, celle du haut des pages et celle des notes. En grosses lettres il est sec, compact, tassé et lourd ; en petit texte il s’abandonne, il cause, il laisse abonder le flot pressé de ses souvenirs, il plaisante, avec sa bonhomie narquoise, malicieuse et prudente, et très souvent, presque toujours, il est charmant. On dirait un de ces professeurs qui en chaire sont un peu gourmés, contraints et retenus, mais qui vous accompagnent après le cours tout le long des quais, et alors sont extrêmement instructifs, amusants, profonds et puissants, à la rencontre, et se sentent tellement intéressants qu’ils ne peuvent plus vous quitter. C’est au sortir du cours qu’il faut prendre Bayle ; tout le suc de sa pensée et toute la fleur de son esprit sont dans ses notes, dont certaines sont des chefs-d’œuvre. Ici encore on retrouve la timidité un peu cauteleuse de Bayle, qui ne se décide à se livrer que dans un semblant de huis-clos, dans un enseignement au moins apparemment confidentiel.

Il a beaucoup d’esprit, et un esprit très particulier, une manière d’humour naïve, de malice qui semble ingénue, avec toutes sortes d’épigrammes qui ressemblent à des traits de candeur. C’est le scepticisme joint à la bonté qui produit de ces effets-là : « Desmarets avait raison contre Boileau8, mais Boileau avait pour lui d’avoir amusé. Les raisons de Desmarets avaient beau être solides ; la saison ne leur était pas favorable. C’est à quoi un auteur ne doit pas moindre garde qu’un jardinier. » Voilà sa manière. Elle est bien aimable. Voyez-vous le geste arrondi et paternel et le demi-sourire dans une demi-moue ? — De même : « Nous regardons la stupidité comme un grand malheur. Les pères qui ont les yeux assez bons pour s’apercevoir de la bêtise de leurs fils s’affligent extrêmement : ils leur voudraient voir un grand génie. C’est ignorer ce qu’on souhaite. Il eût cent fois mieux valu à Arminins d’être un hébété que d’avoir tant d’esprit ; car la gloire de donner son nom à une secte est un bien chimérique en comparaison des maux réels qui abrégèrent ses jours, et qu’il n’aurait point sentis s’il eût été un théologien à la douzaine, un de ces hommes dont on fait cette prédiction qu’ils ne feront point d’hérésie. » Ce ton de plaisanterie atténuée, adoucie et fourrée d’hermine, est admirable. — Voyez encore cette remarque pleine de gravité, et le beau sérieux avec lequel elle est faite : « La discipline du célibat paraît incommode à une infinité de gens : le mariage est pour eux celui de tous les sacrements dont la participation paraît la plus chère et précieuse ; et qui voudrait faire sur ce sujet un livre semblable à celui de la Fréquente communion se rendrait aussi odieux que M. Arnauld le devint quand il publia, sur une autre matière, un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit. » — Quelquefois la plaisanterie de Bayle est plus lourde ; quelquefois, très rarement, elle devient plus méchante.

Le scepticisme est désenchantement, et le désenchantement, de quelque bonté qu’il s’accompagne, ne peut pas aller toujours sans amertume. M. Renan a une page, une seule, qui est du Swift. Bayle a la sienne, peut-être en a-t-il deux ; mais je dois exagérer : « Les disputes, les confusions excitées par-des esprits ambitieux, hardis, téméraires, ne sont jamais un mal tout pur… Il en résulte des utilités par rapport aux sciences et à la culture de l’esprit. Il n’est pas jusqu’aux guerres civiles dont on n’ait pu quelquefois affirmer cela. Un fort honnête homme l’a fait à l’égard de celles qui désolèrent la France au xvie siècle. Il prétend qu’elles raffinèrent le génie à quelques personnes, qu’elles épurèrent le jugement à quelques autres, et qu’elles servirent de bain aux uns, aux autres d’étrille… A la vérité, le public se passerait bien de telles étrilles ou de telles limes. » Voilà, à peu près, jusqu’où va l’amertume de Bayle ; elle n’est pas rude ; il n’aurait pas écrit Candide. Mais on voit très bien qu’il aurait été très capable de le concevoir.

Il suffit pour montrer combien la lecture de Bayle est non seulement instructive et suggestive, mais combien agréable, attachante, enveloppante et amicale. C’est un délicieux causeur, savant, intelligent, spirituel, un peu cancanier et un peu bavard. Il dit souvent qu’il écrit pour ceux qui n’ont pas de bibliothèque et pour leur en tenir lieu. Je le crois bien, et il a fort bien atteint son but. Il était lui-même une bibliothèque, une grande et savante bibliothèque, incomplète à la vérité, et un peu en désordre, avec de mauvais livres dans les petits coins.

IV.
Conclusion §

C’est l’homme dont les hommes du xviiie siècle ont fait comme leur moelle et leur substance, et cela est amusant. Cela prouve (et j’ai trop dit que Bayle s’en fût irrité, il s’en fût amusé un peu lui-même) que le scepticisme est absolument inhabitable pour l’homme. L’homme est un animal qui a besoin d’être convaincu. Voilà un auteur qui, d’un solide bon sens et d’une rectitude d’esprit surprenante, détruit tous les préjugés, ne laisse debout que la raison, et ajoute, en le prouvant, que la raison ne mène à rien, et n’est qu’un dernier préjugé plus flatteur et séduisant que les autres. Ses disciples font de la raison une nouvelle foi, une nouvelle idole et un nouveau temple, et du scepticisme de leur maître trouvent moyen de tirer un dogmatisme aussi impérieux, aussi orgueilleux, aussi batailleur et aussi redoutable au repos public que tout autre dogmatisme. De cet homme qui ne croyait à rien ils tirent des raisons à démontrer qu’il faut croire à eux ; et de ce contempteur de l’humanité ils tirent des raisons à prouver que l’humanité doit s’adorer elle-même, puisqu’elle n’a plus autre chose à adorer, ce qui est une conséquence un peu ridicule, mais parfaitement naturelle. Et Bayle, par le plus singulier détour, mais à prévoir, se trouve être le promoteur d’une croyance et le fondateur bien authentique, encore que bien involontaire, d’une religion. Imaginez Montaigne — currente rota, cur urceus exit ? car il faut citer du latin quand on parle de Montaigne — devenant chef de secte. La roue aurait pu tourner ainsi ; personne n’est le potier de soi-même.

Ce qui eût consolé Bayle, si tant est qu’il en eût eu besoin, car il était peu inconsolable, c’est qu’il avait réfuté à l’avance ses disciples dévots jusqu’à le travestir ; c’est qu’il n’y a guère aucune de leurs théories dont il n’ait, comme par provision, dénoncé la témérité et raillé la vanité présomptueuse ; et c’est qu’il est un précurseur de xviiie siècle qui en dégoûte. — Il eût pu très légitimement se laver les mains de ce qu’on tenait pour son ouvrage, et qui, tout compte fait, l’était un peu. Une dernière chose l’eût fait sourire sur la terre, à savoir son influence, et la direction, très inattendue de lui, de son propre prolongement parmi les hommes. Il aurait considéré cette dernière aventure comme une de ces bonnes folies de l’humanité dont il se divertissait doucement, comme une des bonnes « scènes de la grande comédie du monde », comme un effet des « maladies populaires de l’esprit humain » ; et il n’est pas à croire que son scepticisme désenchanté et malicieux en eût été diminué.

Fontenelle §

Le xviiie siècle commence par un homme qui a été très intelligent et qui n’a été artiste à aucun degré. C’est la marque même de cet homme, et ce sera longtemps la marque de cette époque. Ce qui manque tout d’abord à Fontenelle d’une manière éclatante, c’est la vocation, et la vocation c’est l’originalité, et l’originalité, si elle n’est point le fond de l’artiste, du moins en est le signe. Il vient à Paris, de bonne heure, non point, comme les talents vigoureux, avec le dessein d’être ceci ou cela, mais avec la volonté d’être quelque chose. Et ce que pourra être ce quelque chose, Dieu, table ou cuvette, il n’en sait rien. « Prose, vers, que voulez-vous ? » Il n’est pas poète dramatique, ou moraliste, ou romancier. Il est homme de lettres. La chose est nouvelle, et le mot n’existe même pas encore. Il fait des tragédies puisqu’il est le neveu des Corneille, des opéras puisque l’opéra est à la mode, des bergeries en souvenir de Segrais, et des lettres galantes en souvenir de Voiture. Il a en lui du Thomas Corneille, du Benserade, du Céladon et du Trissotin. — Plusieurs disent : « C’est un sot ; mais il est prétentieux. Il réussira. » Il était prétentieux ; mais il n’était point sot. Ce qui devait le sauver, et déjà lui faisait un fond solide, c’était sa curiosité intelligente. Ce poète de ruelles, ce « pédant le plus joli du monde », faisait avant la trentaine (1686) des « retraites » savantes, comme d’autres des retraites de piété. Il disparaissait pendant quelques jours. Où était-il ? Dans une petite maison du faubourg Saint-Jacques, avec l’abbé de Saint-Pierre, Varignon le mathématicien, d’autres encore qui tous « se sont dispersés de là dans toutes les Académies  »9. Tous jeunes, « fort unis, pleins de la première ardeur de savoir », étudiaient tout, discutaient de tout, parlaient, à eux quatre ou cinq, « une bonne partie des différentes langues de l’Empire des lettres », travaillaient énormément, se tenaient au courant de toutes choses. — C’est le berceau du xviiie siècle, cette petite maison du faubourg Saint-Jacques. Un savant, un publiciste idéologue, un historien, un mondain curieux de toutes choses, déjà journaliste, d’un talent souple, et tout prêt à devenir un vulgarisateur spirituel de toutes les idées ; ces gens sont comme les précurseurs de la grande époque qui remuera tout, d’une main vive, laborieuse et légère, avec ardeur, intempérance et témérité. — De tous Fontenelle est le mieux armé en guerre et par ce qu’il a, et par ce qui lui manque. Il est de très bonne santé, de tempérament calme, de travail facile et de cœur froid. Il n’a aucune espèce de sensibilité. Ses sentiments sont des idées justes : loyauté, droiture, fidélité à ses amis, correction d’honnête homme. On se donne ces sentiments-là en se disant qu’il est raisonnable, d’intérêt bien compris et de bon goût de les avoir. Il n’est point amoureux, et rien ne le montre mieux que ses poésies amoureuses. Il a, avec tranquillité, des mots durs sur le mariage : « Marié, M. de Montmort continua sa vie simple et retirée, d’autant plus que, par un bonheur assez rare, le mariage lui rendit la maison plus agréable. » Il est ferme et malicieux dans la dispute, mais non passionné. Il est de son avis, mais il n’est pas de son parti. Son amour-propre même n’est pas une passion. C’est dire que la passion lui est inconnue. Il est né tranquille, curieux et avisé. Il est né célibataire, et il était centenaire de naissance. Plusieurs dans le xviiie siècle seront ainsi, même mariés, par accident, et mourant plus tôt, par aventure.

I.
Ses idées littéraires et ses œuvres littéraires §

Ainsi constitué, il était fait pour avoir toute l’intelligence qui n’a pas besoin de sensibilité. Cela ne va pas si loin qu’on pense. Car l’intelligence, même des idées, a besoin de l’amour des idées pour se soutenir. Fontenelle ne comprendra rien aux choses d’art, et, tout en comprenant admirablement toutes les idées, il n’aura jamais pour elles la passion qui fait qu’on en crée, qu’on les multiplie, qu’on les poursuit, qu’on les unit, qu’on les coordonne, qu’on en fait des systèmes puissants, faux parfois, mais animés d’une certaine vie, parce qu’on a jeté en elles une âme humaine. Nous verrons cela plus tard. Pour le moment considérons-le dans les choses d’art. Véritablement, il n’y entre pas du tout. On a remarqué que, si en avance et vraiment précurseur au point de vue philosophique, il est arriéré en choses de lettres. Cela est très vrai. Sa poésie et sa fantaisie sont du goût de Louis XIII. Ses tragédies sont d’un homme qui est neveu de Corneille, mais qui a l’air d’être son oncle. Elles ont des grâces surannées et de ces gestes de vieil acteur qui semblent non seulement appris, mais appris depuis très longtemps. — Ses opéras, qui sont très soignés, sont d’un homme naturellement froid, qui s’est instruit à pousser le doux, le tendre et le passionné. Ses Bergeries sont bien curieuses. Elles ne sont pas fausses, ce qui est, en fait de bergeries, une nouveauté bien singulière. On sent que cela est écrit par un homme avisé qui sait très bien où est l’écueil, et qu’on a toujours fait parler les pâtres comme des poètes. Les siens ne sont pas de beaux esprits ni des philosophes, et il faut lui en tenir compte. Mais ce n’est là qu’un mérite négatif, et n’être pas faux ne signifie point du tout être réel. Les bergers de Fontenelle ne sont point faux ; ils n’existent pas. Ils n’ont aucune espèce de caractère. Il a voulu qu’ils ne fussent ni grossiers, ni spirituels, ni délicats, ni comiques, ni tragiques. Restait qu’ils ne fussent rien. C’est ce qui est arrivé. Il semble que Fontenelle voudrait peindre simplement des hommes oisifs et voluptueux. Mais il faut encore une certaine sensibilité, d’assez basse origine, mais réelle, pour composer des scènes voluptueuses, Fontenelle n’est pas assez sensible pour être un Gentil-Bernard. On sent qu’il ne s’intéresse pas le moins du monde au succès des tentatives galantes de ses héros et ne tiendrait nullement à être à leur place. On voit aisément dès lors combien ces scènes sont laborieusement insignifiantes. C’est une chose d’une tristesse morne que les juvenilia d’un homme qui n’a jamais eu de jeunesse. — Cette singulière destinée d’un écrivain qui, après Molière et Racine, jouait le personnage d’un contemporain de Théophile, a dû bien surprendre, et, en effet, elle a étonné les hommes de l’école de 1660, les Boileau et La Bruyère. Ce « Cydias », ce « petit Fontenelle » leur est souverainement désagréable, et leur paraît étrange. Le phénomène, de soi, n’est pas surprenant. Fontenelle est l’homme de lettres par excellence, l’homme intelligent qui n’a en lui aucune force créatrice, mais qui est doué d’une grande facilité d’assimilation et d’exécution. Ces gens-là ne devancent jamais, en choses d’art ; ils imitent, et non pas toujours la dernière manière, celle de leurs prédécesseurs immédiats. N’ayant point d’inspiration personnelle, ils s’en sont fait une avec les objets de leurs premières admirations et de leurs premières études, et cette influence, chez eux, persiste longtemps. Fontenelle, en littérature pure, est un homme qui adore l’Astrée, comme fait La Fontaine, mais qui ne sait pas, comme La Fontaine, la transformer en lui. Il la réédite, et, n’était une autre direction que son esprit devait prendre, il aurait toujours écrit l’opéra de Psyché, moins les deux ou trois passages partis du cœur, c’est-à-dire une Astrée un peu moins longue. — Sa critique est comme ses poésies, et les explique bien. Le sentiment du grand art y manque absolument. — Et il est très intelligent ! — Sans aucun doute ; mais c’est une erreur de croire qu’il ne faille pour comprendre les choses d’art que de l’intelligence. Il y faut un commencement de faculté créatrice, un grain de génie artistique, juste la vertu d’imagination et de sensibilité qui, plus forte d’un degré, ou de dix, au lieu de comprendre les œuvres d’art, en ferait une. On n’entend bien, en pareille affaire, que ce qu’on a songé à accomplir, et ce qu’on est à la fois impuissant à réaliser et capable d’ébaucher. Le critique est un artiste qui voit réalisé par un autre ce qu’il n’était capable que de concevoir ; mais pour qu’il le voie, il fallait qu’il pût au moins le rêver. — Fontenelle n’a pas même eu le rêve du grand art. Il n’aime point l’antiquité. Il lui fait une petite guerre indiscrète, ingénieuse et taquine, qui n’a point de trêve. À chaque instant, dans les ouvrages les plus divers, nous lisons : « … Et voilà les raisonnements de cette antiquité si vantée »10. — « Nous ne sommes arrivés à aucune absurdité aussi considérable que les anciennes fables des Grecs ; mais c’est que nous ne sommes point partis d’abord d’un point si absurde  »11. — Il faut se débarrasser « du préjugé grossier de l’antiquité  »12. Il y a là pour lui comme une obsession. On dirait un chrétien du IIIe siècle attaquant les païens, ou un homme de parti de notre temps qui ne peut dire une parole, dans l’entretien le plus indifférent, sans exprimer son horreur pour le parti adverse. — Et, en effet, sa critique, toute de détail, a bien ce caractère. Dans son Discours sur la nature de l’Églogue, il fait son procès à Théocrite, puis à Virgile, reprochant à l’un surtout d’être trop bas, et à l’autre surtout d’être trop haut, mais trouvant moyen aussi de montrer qu’il arrive à Théocrite d’être trop haut et à Virgile d’être trop bas. C’est une série de chicanes puériles. — Quand lui-même s’élève un peu, et laisse cette petite guerre pour des considérations plus sérieuses, il montre une inquiétante infirmité. Il n’atteint pas la grande poésie, c’est-à-dire la poésie. Le Silène de Virgile lui paraît une étrange absurdité, à lui, homme de science, et qui, ailleurs, comprend la majesté de la nature. C’est que Silène est lyrique, et c’est le lyrisme qui est la chose la plus étrangère à ces beaux esprits du xviiie siècle commençant, aux Lamotte, aux Terrasson, et tout aussi bien, quoique « anciens », aux Dacier. C’est ce sens de la grande poésie qui manquera aux plus grands hommes du xviiie siècle, et, s’ajoutant à d’autres causes, les maintiendra dans le mépris de l’antiquité dont précisément le caractère est d’avoir converti en poésie tout ce qu’elle touchait. — Il ne faut pas croire qu’en cela le xviiie siècle soit la suite du xviie. L’école de 1660 a été peu lyrique, il est vrai, et il est bien arrivé à Boileau de dire que l’excellence des anciens consiste à peindre élégamment les petites choses13; mais Racine comprenait la poésie des grandes passions tragiques autant que faisaient les anciens, et trop même pour être bien entendu de son temps ; et Fénelon avait le sens de la grande mythologie, et d’Homère, autant que de Virgile ; et Boileau, « moderne » en cela au vrai sens du mot, défend contre Perrault, non seulement Homère et Pindare, mais le lyrisme des poètes hébreux, et donne à ce propos la définition de la poésie lyrique en homme qui sait ce que c’est. — C’est bien vers 1700 que les hommes de prose, ou de poésie prosaïque, prennent le dessus, parce que quelque chose disparaît alors, qui, tout compte fait, et sauf très rare exception, ne reparaîtra qu’un siècle après, l’enthousiasme littéraire, le goût ardent du beau pour le beau, ce qui fait les grands artistes en vers, les grands orateurs, et même les grands critiques. — Soit, et de grande poésie, et de lyrisme, et de Lucrèce non plus que d’Homère, qu’il ne soit plus question. Mais quand les enthousiastes s’éloignent, les réalistes arrivent. C’est une loi d’histoire littéraire en effet, et nous verrons qu’au xviiie siècle elle s’est vérifiée. Mais rien ne montre à quel point Fontenelle, en choses d’art, était un arriéré et non un précurseur, comme ceci qu’il a été encore moins réaliste qu’enthousiaste. Il a tout une théorie sur l’Églogue14. C’est là qu’il trouve Virgile tour à tour trop vulgaire et trop noble. Admettons. Que faut-il donc être dans les Bergeries ? Il faut sans doute être vrai, nous montrer cette poésie, plus humble, moins ambitieuse que l’autre, qui est dans le travail de l’homme, dans son rude et patient effort, dans ses joies simples et naïves. L’inquiétude du pâtre pour ses chèvres, du laboureur pour ses bœufs ou ses blés qui poussent ; et aussi les vignerons attablés, les moissonneurs buvant à la dernière gerbe… — Nullement. « La poésie pastorale n’a pas grand charme si elle ne roule que sur les choses de la campagne. Entendre parler de brebis et de chèvres, cela n’a rien par soi-même qui puisse plaire. » — Qu’est-ce donc qui plaira, et qu’est-ce qui fait la poésie des hommes des champs ? — Pour Fontenelle c’est leur oisiveté. Les hommes aiment à ne rien faire ; ils « veulent être heureux, et voudraient l’être à peu de frais ». La tranquillité des campagnards, voilà le fond du charme des églogues, et c’est pour cela que les poètes ont choisi pour héros de ces ouvrages, non les laboureurs qui travaillent péniblement, ou les pêcheurs qui peinent si fort ; mais les bergers, qui ne font rien. — C’est bien cela. L’Astrée, et non les Géorgiques. A défaut de la poésie qui est l’expression des plus beaux rêves de l’homme, Fontenelle ne comprend pas même celle qui est l’expression de sa vie réelle dans la simplicité touchante de ses douleurs et de ses joies, et plus que le Silène de Virgile, il ne goûterait les paysans de La Fontaine. — Que lui reste-t-il ? Rien, absolument rien. Et c’est bien pour cela qu’il ne sent point l’antiquité, qui, précisément, a, tour à tour, ouvert ces deux sources éternelles de poésie. A la vérité, s’il a persisté dans cette erreur de jugement, il ne s’est point entêté dans l’erreur plus forte qui consistait, n’entendant rien à la poésie, à en faire. Il était très souple, et quoique vain, très avisé. Il vit assez vite, non point qu’il n’était pas poète, mais qu’on ne goûtait pas sa poésie. Il y renonça, et, comme il a dit dans le plus mauvais vers de la littérature française,

Et son carquois oisif à son côté pendait.

Sur quoi il se contenta quelque temps d’être homme d’esprit. Il l’était véritablement, et de la bonne sorte, et de la mauvaise, et de toutes les façons dont on peut l’être. Il y a en lui du Voiture, du Le Sage et du Voltaire. Là encore il est arriéré et bel esprit de province, mais de son temps aussi, fréquemment, et même du temps qui va venir. Ses Lettres Galantes, que Voltaire ne peut pas souffrir, sont le plus souvent, en effet, du pur Benserade, mais parfois aussi ont bien du piquant et un joli tour. Le fond en est d’une cruelle insignifiance. Figurez-vous des chroniques comme nos journaux en publient à notre époque. Un mariage, un procès, une dame qui change de soupirant, le tout vrai ou supposé, et là-dessus des turlupinades. Il y en a d’exécrables. A une jeune personne protestante, qui, pour se marier avec un catholique, changeait de religion : « … Nous regardons avec beaucoup de pitié nos pauvres frères errants ; mais j’en avais une toute particulière pour une aimable petite sœur errante comme vous. J’étais tout à fait fâché de croire que votre âme, au sortir de votre corps, ne dût pas trouver une aussi jolie demeure que celle qu’elle quittait… » — Il y en a de plaisantes, sinon comme idées, du moins comme grâce de geste, pour ainsi dire, et de mot jeté : « Il y a longtemps, Madame, que j’aurais pris la liberté de vous aimer, si vous aviez le loisir d’être aimée de moi… Gardez-moi, si vous voulez, pour l’avenir ; j’attendrai quinze ou vingt ans, s’il le faut. Je me passerai à un peu moins d’éclat que vous n’en avez aujourd’hui… Aussi bien y a-t-il beaucoup de superflu dans votre beauté. Je ne veux que le nécessaire, que vous aurez toujours… Je ne vous demande que ce temps de votre vie que vous auriez donné aux réflexions. Au lieu de rêver creux, ou de ne rêver à rien, vous pourrez rêver à moi. Adieu, Madame, jusqu’à nos amours. » — Sans doute, il y a encore du Mascarille dans tout cela ; mais comme l’allure est vive, la phrase preste, et combien aisée, en sa précision rapide, la pirouette sur le talon : « Adieu, Madame, jusqu’à nos amours. » — On peut mesurer la distance parcourue depuis Voiture, d’autant mieux que le fond est le même. Grâce au travail des auteurs comiques et de La Rochefoucauld et de La Bruyère, la grande phrase patiemment tressée du commencement du xviie siècle s’est dénouée et assouplie, et désormais on peut être entortillé en phrases courtes. C’est l’instrument au moins qui est créé, la phrase rapide et cinglante, qui va être si redoutable aux mains d’un Voltaire.

Ailleurs c’est l’épigramme émoussée, la malice sournoise, le « coup de patte » lancé de côté et retiré du même mouvement, si familier à Le Sage, et qui est une des grâces de l’esprit que nous goûtons le plus : « Mes souhaits sont accomplis, j’ai un successeur… Je vous assure que j’ai désiré avec un égal empressement la tendresse, et l’indifférence de Madame de L. Enfin je les ai obtenues toutes deux l’une après l’autre, et c’est sans doute tirer d’une personne tout ce qui s’en peut tirer. » — C’est ici même le genre d’esprit particulièrement propre à Fontenelle, homme d’ironie couverte et qui sourit du coin des yeux. Nous la retrouverons souvent dans les Éloges : « M. Dodart était laborieux. Ses amusements étaient des travaux moins pénibles. Il lisait beaucoup sur les matières de religion ; car sa piété était éclairée, et il accompagnait de toutes les lumières de la raison la respectable obscurité de la foi. » Le bon apôtre ! Nous voilà bien au temps des Lettres Persanes, et Cydias, avec cette adresse à manier la langue, à lancer l’épigramme et surtout à la retenir, n’est plus ce je ne sais quoi « immédiatement au-dessous de rien » qu’il était au temps de La Bruyère.

II.
Ses idées et ses ouvrages philosophiques §

Il avait en effet assez d’intelligence, d’esprit et de style pour occuper une grande place dans le monde des lettres, à la condition de trouver sa voie. Il était de ceux qui ne la trouvent point tout de suite parce qu’ils n’ont ni passion, ni faculté dominante. Il était de ceux qui peuvent ne jamais la trouver, précisément parce qu’ils ont l’esprit souple, et s’accommodent du premier chemin qui s’ouvre à eux. Ils ont besoin des circonstances. Les circonstances servirent admirablement Fontenelle. Le moment où il parut dans le monde, celui surtout où il commençait à être connu sans être encore illustre, était le temps où les découvertes scientifiques attiraient vivement les esprits curieux, comme était le sien. La science moderne date du xviie siècle. Descartes, Leibniz, Newton, coup sur coup, presque en même temps, font aux yeux de l’intelligence un monde nouveau, renouvellent la matière des méditations de l’esprit humain. Les littérateurs du xviie siècle sont trop de purs artistes pour avoir tendu l’oreille de ce côté, et pourtant, comme ils sont moralistes, très prompts à observer les changements des goûts, ils n’ont pas été sans s’apercevoir de cet état nouveau des esprits et de son influence au moins sur les mœurs. Descartes inquiète La Fontaine, l’astrolabe de madame de la Sablière préoccupe Boileau, et Molière fait une place, d’avance, à madame du Châtelet ou à la « marquise » de la Pluralité des mondes dans son salon, agrandi désormais, des Précieuses. — Au commencement du xviiie siècle, ce mouvement s’accuse de plus en plus. Fontenelle y prit garde de très bonne heure. Il n’était pas plus lettré, de vocation, que savant. Il était intelligent et curieux. Il s’occupa de sciences comme de pastorales. Seulement les sciences avaient plus de raisons de l’attirer. Elles étaient chose de mode, et il était homme à suivre la mode, comme tous ceux qui n’ont pas une forte originalité. Surtout elles étaient chose que l’antiquité n’avait point connue, et c’était le point sensible de Fontenelle. Les sciences ont été d’abord pour lui un élément essentiel de la querelle des anciens et des modernes. S’il est une idée à laquelle tient un peu cet homme qui ne tenait à rien, c’est que l’on n’a pas dit grand’chose de bon avant lui, ou, sinon avant lui (car il est de bon ton et, même en le pensant un peu, ne le dirait point), avant le temps où il a eu l’honneur de naître. Il n’a pas le sens de l’admiration, ni le respect de la tradition, et « le préjugé grossier de l’antiquité » n’est point son fait. Il est « homme de progrès. » Dans l’idée du progrès il y a de très bons sentiments, et toujours aussi une très notable partie de fatuité. Tout au fond du Fontenelle savant et ami des sciences, personnage très respectable, en cherchant bien, en cherchant trop, on trouverait encore un peu de Cydias. Voyez-le dans ses premiers ouvrages, les Dialogues des morts, par exemple. Sa malice, et elle est piquante, est toute en paradoxes, et en adresses légères à taquiner les opinions reçues. Elle consiste à prouver combien Phryné est incomparablement supérieure à Alexandre, autant que les conquêtes pacifiques l’emportent sur les conquêtes meurtrières ; à montrer Socrate s’inclinant devant la sagesse de Montaigne, etc. Ce n’est point seulement un jeu. Fontanelle n’aime point les idées traditionnelles. Elles ont d’abord le tort de n’être plus spirituelles, ensuite celui de supposer que nos pères étaient aussi habiles que nous. Très doucement, en homme du monde, il a continué pendant quelque temps cette petite guerre, qui était le prélude de la guerre de Cent Ans du xviiie siècle. Le christianisme, par exemple, sans le gêner, car qu’est-ce qui pouvait gêner cet homme si souple et qui glissait dans toute étreinte ? l’importunait quelque peu. C’est que le christianisme aussi est une antiquité, sans compter qu’il est un sentiment. Il l’a attaqué obliquement, et, du premier coup, en stratégiste consommé. Sous couleur d’attaquer les erreurs de l’antiquité païenne, il fait deux petits traités, l’un sur « l’Origine des fables », l’autre sur « les Oracles », qui sont de petits chefs-d’œuvre de malice tranquille et grave, et de scepticisme à la fois discret et contagieux. Il y laisse tomber comme par mégarde quelques gouttes d’une essence subtile qui, destinées à détruire les préjugés antiques, doivent d’elles-mêmes se répandre dans les esprits à la perte de toute croyance. Le procédé est habile, l’adresse légère, l’art très délicat. Les fables ne sont point l’effet d’un artifice et d’une tromperie grossière. Il ne serait pas bon qu’on le crût : on aurait confiance quand à l’origine des croyances on ne verrait pas de thaumaturge. Elles sont des produits naturels de l’ignorance aidée de l’imagination. Tous les peuples, en leur âge grossier, en ont eu, qui, peu à peu, se sont parées des prestiges de l’art, et, parfois, recommandées de quelques considérations morales. Il ne faut pas les détester, il faut s’en débarrasser doucement par l’efficace de la raison. Car nous avons les nôtres, moins ridicules que celles des anciens, mais que le temps nous fait chérir comme eux les leurs. « Nous savons aussi bien qu’eux étendre et conserver nos erreurs, mais heureusement elles ne sont pas si grandes, parce que nous sommes éclairés des lumières de la vraie religion et, à ce que je crois, des rayons de la vraie philosophie. » — Il n’a pas dit quelles étaient ces erreurs ; il compte, pour en avoir raison, et sur la religion et sur la philosophie, et il n’y a rien de plus innocent que ces remarques, ni de plus orthodoxe. — Faites bien attention que l’histoire de tous les peuples, grecs, romains, phéniciens, gaulois, américains et chinois commence par-des fables… Voilà qui peut mener loin par voie de conséquences. Attendez ! « … excepté le peuple élu, chez qui un soin particulier de la providence a conservé la vérité. » Restriction pieuse et précaution honnête, à laquelle ce n’est pourtant point la faute de l’auteur si l’on trouve un air d’épigramme. — Et c’est ainsi, de l’air le plus doux du monde, que Fontenelle nous amène à cette modeste conclusion qui ne vise personne et n’est assurément qu’un conseil de haute prudence : « Tous les hommes se ressemblent si fort qu’il n’y a point de peuple dont les sottises ne nous doivent faire Trembler. »

Fontenelle excelle à ces insinuations qui ont besoin de la complicité du lecteur, qui comptent sur elle et s’en assurent sans l’exciter. Il est l’homme dont parle La Bruyère, qui ne médit point, qui n’articule aucun grief, qui se tait presque avant d’avoir parlé. « Et il a raison : il en a assez dit. » — Même art, avec un peu plus d’insistance et une malice un peu plus appuyée dans les Oracles. On saura que ce livre est inspiré par le zèle chrétien le plus pur, et par une horreur pour le paganisme que certains chrétiens ont eu l’imprudence de ne pas pousser aussi loin que Fontenelle. Ils ont cru qu’ils pouvaient tirer avantage de deux choses : de ce que certains oracles païens avaient annoncé l’avènement du christianisme, et de ce que, le Christ venu, les oracles avaient cessé. De ces deux choses la seconde est fausse, les oracles ayant continué de sévir, quoique avec moins de véhémence, pendant quatre cents ans après Jésus ; et la première blesse infiniment l’auteur qui n’aime pas que les vérités de la foi aient un appui dans les instruments de l’idolâtrie. Les chrétiens, flattés d’être annoncés par la bouche même de leurs ennemis, ont supposé que les oracles étaient inspirés par les démons, c’est-à-dire par les anges déchus, à qui Dieu a permis de dire quelquefois la vérité. C’est une erreur. Mille exemples prouvent que les oracles n’étaient qu’une jonglerie assez grossière, et Fontenelle énumère religieusement tous ces ridicules artifices, dans le dessein de montrer, non pas tant, soyez-en sûrs, qu’une des preuves au moins dont se soutient le christianisme est ruineuse, et que parmi les prophéties, celles qui sont d’origine païenne sont vaines et ridicules, que de prouver combien le paganisme est abominable. Il n’y a rien d’édifiant au monde comme ce petit livre.

Ainsi allait, désormais prudent, modéré et délicieusement perfide, l’ancien auteur de l’île de Bornéo, satire par allégorie du catholicisme, dont Bayle avait fait un ornement de son journal15, mais qui avait eu un succès un peu trop bruyant pour les oreilles sensibles de Fontenelle. — Aussi bien la science commençait à l’attirer pour elle-même, et sans cesser d’y voir une arme excellente contre le christianisme et l’antiquité, instrument à les détruire et prétexte à les mépriser, il s’y donnait déjà d’une ardeur vraie, certainement sincère et presque désintéressée. Fontenelle a commencé par-des opéras comiques et continué par-des pamphlets. La Pluralité des Mondes est un ouvrage de savant, où il n’y a plus que des traces de pamphlet et des souvenirs d’opéra comique. On y sent encore une légère démangeaison d’embarrasser les théologiens, et une certaine vanité à se montrer recherché des belles. Il insiste complaisamment sur les « hommes dans la lune », ce dont peuvent s’alarmer les catholiques, et il nous fait de tout son cœur les honneurs de la marquise qui est censée l’écouter. Pour les habitants de la lune, il n’y a rien à dire : il se défend trop bien d’en faire une armée à attaquer la foi. « Il serait embarrassant en théologie qu’il y eût des hommes qui ne descendissent point d’Adam… ; mais je ne mets dans la Lune que des habitants qui ne sont point des hommes… Je n’attends donc plus cette objection que des gens qui parleront de ces Entretiens sans les avoir lus. Est-ce un sujet de me rassurer ? C’en est un au contraire de craindre que l’objection ne me vienne de bien des endroits16. » — Pour sa marquise, il faut confesser qu’elle est bien incommode. Elle a de l’esprit sans doute : « … Vous voyez, Madame, que la Géométrie est fille de l’intérêt, la Poésie de l’amour, et l’Astronomie de l’oisiveté. — En ce cas, je vois bien qu’il faut que je m’en tienne à l’astronomie. » Mais le rôle que lui a ménagé Fontenelle est bien désobligeant. Sous prétexte de donner une suite naturelle aux raisonnements, elle ne sert qu’à les interrompre à tout moment, et à les faire languir. Elle comprend ou ne comprend pas, trop visiblement, selon qu’il y a longtemps ou peu de temps qu’elle n’a parlé, et selon que Fontenelle sent ou ne sent point le besoin de nous rappeler sa présence. J’aimerais mieux les naïfs [Grec : panu ge ] ou [Grec : pos dhou] des interlocuteurs de Socrate, qui au moins ne sont que des signes de ponctuation. — Et puis ce procédé du dialogue, quand l’écrivain y est si scrupuleusement fidèle, est impatientant. Je souhaiterais que l’auteur s’adressât enfin à moi-même ; je suis fatigué de l’écouter ainsi comme de profil ; je me sens en tiers dans une conversation, et je crains d’être gênant. Le plus simple, le plus naturel et le plus poli dans un livre destiné au public, est encore de lui parler.

Sauf ces réserves, qui sont légères, ce livre est de grand mérite. Pour la première fois Fontenelle y montre un certain sens du grand. Il l’a comme malgré lui, il est vrai ; car à chaque moment il fait effort pour abaisser le sujet ou en faire oublier la majesté par les finesses et les petites grâces dont il l’accompagne. Mais le sujet prend sa revanche et quelquefois l’entraîne. La description de la Lune, de Vénus, surtout de Saturne, ne sont pas sans une certaine poésie contenue, et que l’auteur s’obstine à contenir, mais qui éclate. C’est un passage presque éloquent que celui où la rotation de la terre inspire à l’auteur ce tableau mouvant, glissant devant nos yeux, des différents peuples humains. En ce même point de l’espace où Fontenelle cause avec une grande dame, au milieu d’un parc, la Normandie va passer, puis une grande nappe d’eau, puis des Anglais qui causent politique, puis une mer immense, puis des Iroquois, puis la Terre de Jesso ; et voilà cent aspects divers : ici ce sont des chapeaux, là des turbans, et puis des têtes chevelues, et puis des têtes rases ; et tantôt des villes à clocher, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, et des villes à tours de porcelaine, et de grands pays qui ne montrent que des cabanes… Elle est charmante cette page. Elle le serait plus encore, si l’on ne sentait que l’auteur se contient, s’observe, se prémunit contre l’éloquence par le soin de badiner. Mon Dieu ! qu’il a peur d’être pittoresque ! Et il l’a été, malgré lui : c’est sa punition.

Et prenez garde. Elle va très loin, sans affectation, ou avec l’affectation d’un enjouement inoffensif, cette petite leçon de cosmographie. Il est bon apôtre encore avec sa précaution de dire qu’il met dans les mondes qui ne sont pas la terre des habitants qui ne sont pas des hommes. C’est précisément cela qui forme une difficulté nouvelle dont la philosophie libre penseuse va s’emparer. Des habitants dans toutes les planètes ? — Très probablement. — Semblables à nous ? — Assurément non ! qui ont une autre nature, une autre complexion, d’autres sens. — Plus que nous ? — Il est possible. — Et alors le monde est pour eux tout différent, et l’âme tout autre ? — Sans doute. — Et notre vérité à nous, vérité philosophique, vérité scientifique, vérité morale, qu’est-elle donc ? — Une vérité relative, une vérité de ver de terre, qui ne vaut pas qu’on en soit fier… — Ni qu’on y tienne ? — Que voulez-vous ?

C’est le « vérité en deçà des Pyrénées » de Montaigne et de Pascal, mais renouvelé et agrandi, plus frappant de cette énorme différence qu’on sent bien qui doit exister entre nous et Saturne ; et tout le xviiie siècle, et Diderot comme Voltaire, vont agiter avec véhémence cet argument du sixième sens ou du quinzième, que Fontenelle introduit le premier, en jouant, du bout des doigts, comme il fait toujours.

La science l’avait saisi ; elle ne le lâcha plus. Il s’y sentait admirablement à l’aise. Il la comprenait très bien ; il en était l’interprète clair et élégant auprès des gens du monde : elle lui servait de prétexte perpétuel à faire entendre sans tumulte et sans scandale qu’avant Descartes personne n’avait eu le sens commun ; elle donnait à son scepticisme l’apparence, la dignité, et peut-être pour lui-même l’illusion d’une croyance. C’était pour lui une sûreté, un agrément, une arme, et presque une doctrine. Il s’y délassait, s’en amusait et s’en faisait honneur. Il en enveloppait ses épigrammes, et en habillait décemment sa frivolité. Du reste, il en avait le goût ; mais il n’en avait pas la vertu. Le savant de cœur et d’âme, selon sa tournure d’esprit, ou se cantonne dans une étroite province de la science et l’agrandit, ou cherche à entendre les rapports qui unissent les différentes sciences de son temps et en tire une doctrine : il fait une découverte bien précise ou un système bien général. Fontenelle lit tout, comprend tout, ne découvre rien, ne généralise rien, et fait des rapports qui sont excellents. Il est le secrétaire général du monde scientifique. — Non pas tout-à-fait en dilettante. Il a son but qu’il ne perd pas de vue : persuader au monde par mille exemples que désormais la vérité devra être scientifique, et que la science est la source, désormais trouvée, de toute opinion générale. Le mot lui échappe, qui porte loin. Il appelle la science Philosophie expérimentale.

L’auteur des Éloges est bien le même homme que l’auteur de l’Origine des Fables et des Oracles. Seulement il a trouvé un terrain solide où il établit sa place d’armes, et le tirailleur prudent sent désormais derrière lui un corps de réserve. — Il y a infiniment gagné, même au point de vue littéraire. Il a tant été dit que ces Éloges sont des chefs-d’œuvre, qu’on voudrait qu’ils ne le fussent point tout à fait, pour pouvoir dire quelque chose de nouveau. Il en faut prendre son parti : ce sont des chefs-d’œuvre. C’est le vrai ton convenable en une académie des sciences, simple, net, tranquille, grave avec une sorte de bonhomie, sans la moindre espèce de recherche soit d’éloquence, soit d’esprit. Pour la première fois de sa vie, Fontenelle est spirituel sans paraître y songer. Le trait, qui est fréquent, est naturel à ce point qu’il n’est pas même dissimulé. Il vient de lui-même et dans la mesure juste, disant précisément ce que l’on croit, après l’avoir entendu, qu’on allait dire. Tout au plus, dans les grands éloges, dans celui d’un Leibniz ou d’un Malebranche, voudrait-on un peu plus de largeur, un ton qui imposât davantage, et une admiration non plus vive, mais, sans être fastueuse, plus déclarée. Mais toutes ces courtes biographies de laborieux chercheurs maintenant inconnus, sont de petites merveilles de vérité, de tact et de goût. Le portrait littéraire n’y est jamais fait, et la figure du personnage y est vivante, individuelle, tracée d’une manière ineffaçable en quelques traits. Ce sont des éloges, et rien n’y est dissimulé. Ces savants sont bien là avec leurs petits défauts caractéristiques, leur simplicité, leur naïveté, parfois leur ignorance des manières et des usages, leurs manies même, et les aliments pesés de celui-ci, et le sommeil réglé au chronomètre de celui-là. Et ces traits ne sont qu’un art de mieux faire revivre les personnages ; et ce qui domine, sans étalage du reste, et sans rien surcharger, ce sont bien les vertus charmantes de ces laborieux : leur probité, leur loyauté, leur labeur immense et tranquille, leur modestie, leur piété, leur dévotion même naïve et comme enfantine, et délicieuse en sa bonhomie, comme celle de ce mathématicien17 qui disait « qu’il appartient à la Sorbonne de disputer, au Pape de décider, et au mathématicien d’aller au ciel en ligne perpendiculaire. » Ils sont exquis ces savants de 1715, vivant de leurs leçons de géométrie ou d’une petite pension de grand seigneur, sans éclat, presque sans journaux, inconnus du public, formant en Europe comme une petite république dont les citoyens ne sont connus que les uns des autres, tranquilles et simples d’allures dans leur régularité de quinze heures de labeur par jour, et disant quelquefois du Régent : « Je le connais. J’ai fréquenté dans son laboratoire. Oh ! c’est un rude travailleur. » — Fontenelle en vient à les aimer, personnellement. C’était la passion dont il était capable. Et quelque chose se communique à lui, à sa manière, à son style, de leur candeur, de leur simplicité, de leur solidité, de leur vérité.

III.
Conclusion §

Il avait trouvé la place juste qui lui convenait, entre le monde, les lettres et les sciences. Ce génie moyen était bien fait pour une sorte de situation intermédiaire. Elle convenait à ses goûts aussi, à son besoin d’être en vue sans être jamais trop à découvert. Il allait des salons à l’Académie des sciences, comme du Forum aux templa serena, et l’un lui était un divertissement, agréable et nécessaire de l’autre. De cela il se composait un bonheur délicat, élégant et discret, qui était bien celui qu’il avait défini naguère18, quand il indiquait que le bonheur humain ne pouvait être qu’une absence de peine, faite d’esprit avisé, de froideur de cœur et de mesure dans l’ambition. Il alla longtemps ainsi, comme un homme qui avait assez ménagé sa monture pour la mener loin. Il mourut de la mort qu’il avait souhaitée, c’est-à-dire extrêmement tardive, et comme il l’avait dit, avec complaisance, puisqu’il le répétait19: « d’une mort douce et paisible, et par la seule nécessité de mourir. » Il avait fait beaucoup de bruit avec des querelles littéraires qui n’aboutirent à rien, et sans bruit ni éclat, il avait soulevé les plus graves questions que Voltaire et l’Encyclopédie devaient remuer plus tard. Il les avait, surtout, posées, sans paraître y prendre garde, sur le terrain le plus favorable, les présentant comme la Science opposée à la Foi, le Progrès opposé à la Tradition et l’Expérience au Préjugé. C’était le xviiie siècle qui devait naître de là. Il en est le père discret et prudent. Ce qui chez lui ne va que de la taquinerie à une demi-conviction, deviendra chez d’autres une doctrine, et chez d’autres un entêtement, et chez d’autres encore une fureur. Il a semé, d’une main nonchalante et d’un geste élégant, les dents du dragon.

Le Sage §

I.
Transition entre le dix-septième siècle et le dix-huitième au point de vue purement littéraire §

Il ne faut point se piquer de nouveauté quand on n’a rien trouvé de nouveau. Il a été dit un peu partout que Le Sage est le créateur du roman réaliste en France, et il a été dit, peut-être encore plus, qu’il formait une transition entre le xviie siècle et le xviiie siècle ; et je ne hasarderai dans cet article rien de plus que ces deux banalités, ayant pour raison que je les crois vraies ; et pour ce qui est de donner au lecteur de l’inattendu, il faudra que ce soit pour une autre fois. — Homme de transition entre les deux siècles, Le Sage l’est excellemment. Tout un côté du xviiie siècle, Le Sage l’a ignoré, méconnu, repoussé, tant il appartient à l’autre âge, et tout un côté du xviiie siècle Le Sage l’a préparé, amené, pressé d’être, tant il appartient au temps où il écrit. Il ne manque guère d’exprimer son admiration et son culte pour l’âge précédent. Lope de Vega et Calderon, c’est-à-dire Corneille et Racine ; car il n’y a pas à s’y tromper, malgré ce que ces pseudonymes peuvent, avoir de surprenant ; voilà les dieux qu’il ne cesse d’opposer au héros du jour. Il est « classique » et il est « ancien ». Il est pour ceux qui parlaient « comme le commun des hommes », et il approuve Socrate, c’est-à-dire Malherbe, d’avoir dit « que le peuple est un excellent maître de langue  »20. Il y a de son temps cinq ou six « Fabrice » qu’il ne désigne pas autrement, mais où l’on peut reconnaître, sans être très méchant, Lamotte, Fontenelle, un peu Voltaire, et certainement Marivaux, qu’il poursuit de ses épigrammes, dont il trouve insupportables « les expressions trop recherchées », les « phrases entortillées, pour ainsi dire », le langage « mignon » et « précieux », « les attraits plus brillants que solides », les pensées « souvent très obscures », les vers « mal rimés », etc21. — C’est presque une affectation chez lui que de ne point vouloir être de cette littérature-là, ni, pour ainsi dire, de son temps. Aussi bien les compliments que les épigrammes que reçoit son cher Gil Blas comme écrivain vont à montrer à quel point Gil Blas a un style naturel et simple, peu en usage autour de lui : « Tu n’écris pas seulement avec la netteté et la précision que je désirais, je trouve encore ton style léger et enjoué », lui dit le duc de Lerne. « Ton style est concis et même élégant, lui dit le comte d’Olivarès ; mais je le trouve un peu trop naturel… » Sur quoi Gil Blas fait un second mémoire plein d’emphase, qu’Olivarès, homme à la mode, trouve « marqué au bon coin ». — Évidemment, pour Le Sage la littérature et surtout la langue, au commencement du xviiie siècle, sont sur la pente d’une rapide décadence. Il est homme de 1660. Il n’est pas sûr qu’il eût écrit les Précieuses ridicules et les Femmes savantes ; mais il les refait, discrètement, à sa manière, à plusieurs reprises. De Fontenelle et de Marivaux le bon lui échappe, et le mauvais l’exaspère ; et de la Henriade, en son Temple de mémoire, malgré l’engouement d’alentour, il se moque cruellement. C’est tout à fait un retardataire.

Notez que du siècle précédent il en est aussi par la tournure d’esprit, du moins par un certain tour de l’esprit. Il a l’instinct généralisateur. Il n’est point contestable, bien que je ne me lasse point de protester contre l’excès où l’on a poussé cette considération, que les hommes du xviie siècle aiment fort les idées générales, les conceptions qui s’étendent loin et embrassent un très grand nombre d’objets. Dieu sait si Le Sage est philosophe ; mais, à sa manière, il aime aussi généraliser, et sinon avoir des idées universelles, du moins tracer des tableaux d’ensemble. Ce n’est rien moins que toute la vie humaine qu’il encadre dans chacun de ses romans. C’est tous les toits des maisons d’une ville, et ceux des bourgeois, et ceux des nobles, et ceux des princes, et ceux des prisonniers, et ceux des fous, que soulève le Diable boiteux ; c’est toutes les conditions humaines, de dupe, de fripon, d’écolier, de bandit, de valet, de gentilhomme, d’homme de lettres, d’homme d’État, de médecin, d’homme à bonne fortune, de mari tranquille et campagnard, et la pudeur m’avertit d’en passer, que traverse successivement Gil Blas. Le goût du xviie siècle est là. Les hommes de ce temps, ou simplement de cet esprit, aiment les grands aspects, les perspectives vastes ; il ne leur déplaît pas de faire le tour du monde en un volume ; et quand ce n’est pas le monde de la pensée humaine, ou celui de l’histoire, que ce soit celui de la société, avec tous ses vices, tous ses ridicules et tous ses travers.

Et voyez encore de qui Le Sage procède directement, où sont ses origines et comme ses racines littéraires. Il est tout autre que La Bruyère ; mais il est né de lui. Avant d’avoir pris possession de sa pleine originalité, il écrit un livre qui est le Chapitre de la Ville arrangé en petit roman fantaisiste. Après l’immense succès des Caractères, cent imitations ou contrefaçons du livre à la mode se succédèrent. La centième, et la meilleure, c’est le Diable boiteux. Autre style, et un cadre, mais même procédé. Quel est celui-ci ?… Et celui-là ?… C’est un homme qui… et des portraits ; et, pour varier, entre les portraits, des anecdotes, des actualités, des nouvelles à la main. Comparez aux Lettres Persanes. Dans celles-ci, des portraits encore, sans doute, mais, plus souvent, des idées, des discussions, des vues, des paradoxes, des espiègleries, et, tout compte fait, plus de pamphlet que de tableau de mœurs ; et dans Duclos il en sera de même, et aussi dans les romans de Voltaire, et c’est bien là qu’est la différence entre les deux siècles, celui des moralistes et celui des « penseurs ». Très naturellement, quand on lit Le Sage, c’est plutôt à ce qui précède qu’on songe, qu’à ce qui suit.

Et s’il n’en était que cela, Le Sage ne serait pas une transition entre les deux âges, mais appartiendrait tout simplement au précédent. Il est vrai ; mais à côté de ces inclinations d’esprit qui en font un contemporain de La Bruyère, et comme derrière elles et plus au fond, Le Sage en a d’autres, par où il tend vers une toute autre date, un peu trop même peut-être, et c’est ce qu’on verra par la suite.

II.
Le « réalisme » dans Le Sage §

Ce n’est pas encore indiquer par où Le Sage est de son temps que le considérer comme réaliste. Presque au contraire. Le réalisme en effet a son germe dans l’École de 1660, en ce que cette école a été un retour au naturel, à l’observation exacte, au goût du réel, et une réaction très violente contre le genre romanesque. Le réalisme remplit les satires de Boileau, les comédies de Molière, le Roman bourgeois de Furetière, aimé de Boileau, et les Caractères de La Bruyère. En 1715, le réalisme n’est point une nouveauté, c’est une tradition, et bien plus novateurs seront ceux qui de la sphère des faits se jetteront dans celles des idées et des systèmes, ce qui souvent sera encore un retour au romanesque par une autre voie. — Le Sage, homme très peu prétentieux du reste, et modeste dans ses ambitions littéraires, ne fait donc, ou ne croit faire, que ce qu’on faisait avant lui. Il regarde, il observe, il collectionne, et il écrit des « caractères » avec l’assaisonnement d’un « roman comique ». Seulement, si, à proprement parler, il n’invente rien, il apporte dans l’art réaliste sa nature propre, et il se trouve que cette nature est comme merveilleusement appropriée à cet art, ne le dépasse pas, ne reste point en deçà, s’y accommode et le remplit exactement. Le Sage est né réaliste par goût de l’être, par capacité de le devenir, et par impuissance d’être autre chose. Il l’est plus qu’éminemment ; il l’est exclusivement.

Le réalisme est d’abord curiosité et bonne vue. Personne n’a été plus curieux que Le Sage, et n’a vu plus juste dans le monde où il lui était permis de regarder. — Mais ce monde n’était pas le très grand monde, et ce n’était pas un gentilhomme de lettres que Le Sage. Très honnête homme, et même presque héroïque dans sa probité, encore est-il qu’il n’a guère fréquenté que dans les théâtres, dans les cafés et chez les petits bourgeois. — Précisément ! Je ne dirai pas tout à fait : « C’est ce qu’il faut », mais je dirai, presque : ce n’est pas une mauvaise condition ni un mauvais point de vue pour le réaliste. Le plus haut monde et le plus bas sont tout aussi réels que le moyen ; je le sais sans doute, et il n’est pas mauvais de le répéter ; et, pourtant l’art réaliste a deux écueils dont le premier est de trop s’enfoncer dans la sentine humaine, et l’autre de vouloir peindre les sommets brillants. Tel grand réaliste moderne, Balzac, a échoué piteusement à vouloir faire des portraits de duchesses, et tel autre moins grand, très bien doué encore, Zola, a dénaturé le réalisme à s’obstiner dans la peinture cruelle de tous les bas-fonds. C’est que l’art est toujours un choix, et par conséquent une exclusion. C’est sa raison d’être. S’il était la reproduction exacte de la nature tout entière, il ne s’en distinguerait pas. Il s’en distingue, avant tout, en ce qu’il est moins complet qu’elle. Il consiste, avant tout, à la voir d’un certain point de vue, bien choisi, ce qui est n’en voir qu’une portion. Or l’art réaliste, comme tout autre, est un point de vue, et comme tout autre, découpe dans l’ensemble des choses la circonscription qui lui est propre. Mais laquelle, puisque ce dont il se pique, de par son nom même, est de nous donner la vérité même des mœurs humaines ?

La vérité des mœurs humaines, pour l’art réaliste, ne pourra être que la moyenne des mœurs humaines, et son point de vue devra être pris à mi-côte. Pour le sens commun, qui se marque à l’usage courant de la langue, la réalité c’est ce qui frappe le plus souvent et comme assidûment nos regards. Un grand homme, comme Napoléon, est parfaitement réel ; seulement il ne semble pas l’être. Du seul fait de sa grandeur il est légendaire, relégué, même en un entretien populaire, dans le domaine du poème épique. — Et il en est tout de même d’un scélérat hors de la commune mesure : il est vrai, et paraît être imaginaire. Remarquez que vous l’appelez un monstre : vous le mettez, quoiqu’il en soit aussi bien qu’un autre, en dehors de la nature. Par une sorte de nécessité rationnelle, qui pour l’artiste devient une loi de son art, qui dit réalité — chose singulière mais incontestable — ne dit donc pas toute la réalité, mais ce qui, dans le réel, paraît plus réel, parce qu’il est plus ordinaire. L’art réaliste, comme un autre art, et précisément parce qu’il est un art, aura donc ses limites, en haut et en bas, et devra s’interdire la peinture des caractères trop particuliers soit par leur élévation, soit par leur bassesse, soit, simplement, par leur singularité. Or Le Sage était, par sa situation dans la vie, admirablement placé pour observer, sans effort et naturellement, les limites de cet art. Il ne le créait point ; et souvent il en semble le créateur ; moins parce qu’il l’inventait, que parce que cet art semblait inventé pour lui. Il ne devait guère songer à peindre les créatures d’exception, ou seulement les hommes d’un monde élevé et raffiné ; car, petit bourgeois modeste, timide même, à ce qu’il me semble, et un peu farouche, il ne faisait guère que passer dans les salons, parfois même un peu plus vite qu’on n’eût désiré. Il ne devait pas se plaire dans la peinture des trop vils coquins ; car il était très honnête homme, et, notez ce point, très rassis d’imagination et très simple d’attitudes, n’ayant point, par conséquent, ou ce goût du vice qui est un travers de fantaisie dépravée chez certains artistes d’ailleurs bonnes gens, ou cette affectation de tenir les scélérats pour personnages poétiques, qui est démangeaison puérile de scandaliser le lecteur naïf chez certains artistes d’ailleurs très réguliers et très bourgeois. — Restait qu’il fût un bon réaliste en toute sincérité et franchise, sans écart ni invasion d’un autre domaine, et bien chez lui dans celui-là.

Voilà pourquoi il semble avoir inventé le genre. Ses prédécesseurs, en effet, ne le sont pas si purement. D’abord ils le sont moins essentiellement qu’ils ne le sont par réaction contre les romanesques qui les précédaient eux-mêmes. Et puis ils le sont avec quelque mélange. Les uns, comme Boileau, le sont avec une intention satirique, et c’est cela, sans doute, mais ce n’est pas tout à fait cela. Le réalisme est une peinture dont le lecteur peut tirer une satire, mais dont il ne faut pas trop que l’auteur fasse une satire lui-même, auquel cas nous serions déjà dans un autre genre, tenant un peu du genre oratoire, lequel est précisément un des contraires du réalisme. L’intention satirique n’est pas moins marquée dans La Bruyère, dans Furetière. Ai-je besoin de dire que quand nous donnons Racine pour un réaliste, nous ne cédons point à un goût de paradoxe ou de taquinerie, et croyons avoir raison ; mais qu’encore ce n’est qu’en son fond que Racine est réaliste, par son goût du vrai, du précis, et du naturel, et de la nature ; et que sur ce fond, qui du reste est un de ses mérites, il a mis et sa poésie, qui est d’une espèce si délicate et précieuse, et son goût d’une certaine noblesse de sentiments, de mœurs et de langage, une sorte d’air aristocratique qui se répand sur son œuvre entière. Racine est un réaliste qui est poète et qui est homme de cour. — Le Sage est réaliste sans aucun de ces mélanges. Il l’est comme un homme qui non seulement a le goût de la réalité, mais l’habitude de ces mœurs, moyennes qui sont la matière même du réalisme.

Pour être un bon réaliste, il ne faut pas seulement l’habitude et le goût des mœurs moyennes, il faut presque une moralité moyenne aussi, dans le sens exact de ce mot, et sans qu’on entende par là un commencement d’immoralité. Il faut n’avoir ni ce léger goût du vice, vrai ou affecté, dont nous avions l’occasion de parler plus haut, ni un trop grand mépris, ou du moins trop ardent, des bassesses et des vulgarités humaines. Philinte eût été bon réaliste, lui qui voit ces défauts, dont d’autres murmurent, comme vices unis à l’humaine nature, et qui estime les honnêtes gens sans surprise, et désapprouve les autres sans étonnement. — Il faut remarquer qu’une certaine élévation morale donne de l’imagination, étant probablement elle-même une forme de l’imagination. Un Alceste qui écrit fait les hommes plus mauvais qu’ils ne sont, par horreur de les voir mauvais. Tels La Rochefoucauld, ou même La Bruyère, et encore Honoré de Balzac. Ils prennent un plaisir amer à montrer les scélératesses des hommes pour se prouver à eux-mêmes, avec insistance et obstination chagrine, à quel point ils ont raison de les mépriser. Et nous voilà dans un genre d’ouvrage qui s’éloigne de la réalité, qui donne dans les conceptions imaginaires. — L’inverse peut se produire, et tel esprit délicat, par goût d’élévation morale, fermera les yeux aux petitesses humaines, s’habituera à ne les point voir, et peindra les hommes plus beaux qu’ils ne sont. Une partie de l’imagination de Corneille est dans sa haute moralité, ou sa moralité tient à son tour d’imagination ; car que la morale rentre dans l’esthétique ou que l’esthétique tienne à la morale, je ne sais, et ici il n’importe.

Eh bien, le bon Le Sage n’est ni un Corneille ni un La Rochefoucauld. Il est tranquille dans une conception de la nature humaine où il entre du bien et du mal, qui, certes, se distinguent l’un de l’autre, mais ne s’opposent point l’un à l’autre violemment, et n’ont point entre eux un abîme. Vous le voyez très bien écrivant une bonne partie des Caractères, avec moins de finesse et de force ; mais vous ne le voyez point du tout y ajoutant le chapitre des Esprits forts, essayant de se faire une philosophie, d’affermir en lui une croyance religieuse, mettant très haut et prenant très sérieusement sa fonction et sa mission de moraliste. Non, sans être un simple baladin, comme Scarron, il n’a pas une vive préoccupation morale qui circule au travers de ses imaginations et qui les dirige, comme La Bruyère ou comme Rabelais. C’est pour cela qu’il est si vrai. Point de cette amertume qui force le trait et noircit les peintures. Il n’en a guère que contre certaines classes de gens qui apparemment l’ont maltraité, les financiers, les comédiens et comédiennes. Ailleurs il est tranquille. Il peint les coquins sans complicité, certes, mais sans horreur, et, pour cela, les peint très juste. Il ne se refuse point du tout à voir des honnêtes gens dans le monde, des hommes bons et charitables, même de bonnes femmes, dévouées et simples, et il les peint sans plus de complaisance, ni d’ardeur, ni d’étonnement, très juste ici encore, et du même ton placide. Mais où il excelle, c’est à voir et à bien montrer des hommes qui sont du bon et du mauvais en un constant mélange, et qu’il ne faudrait que très peu de chose pour jeter sans retour dans le mal, ou sans défaillance prévue, dans le bien. C’est en cela qu’il est plus capable de vérité que personne. La réalité ne se déforme point en passant à travers sa conception générale de la vie ; parce que de conception générale de la vie, je crois fort qu’il n’en a cure. Est-il pessimiste ou optimiste ? Soyez sûr que je n’en sais rien, ni lui non plus. Croit-il l’homme né bon, ou né mauvais ? Il n’en sait rien, et comme, au point de vue de son art, il a raison de n’en rien savoir ! Il voit passer l’homme, et il a l’œil bon, et cela lui suffit très bien. Il nous le renvoie, comme ferait un miroir qui, seulement, saurait concentrer les images, aviver les contours, et rafraîchir les couleurs. — Mais cela revient presque à dire, ou mène à croire que le « bon réaliste » ne doit pas avoir de personnalité. — Ce ne serait point une idée si fausse. L’art réaliste est la forme la plus impersonnelle de l’art, celle où l’artiste met le moins de lui-même, et se soumet le plus à l’objet. On est toujours quelqu’un, sans doute ; mais la personnalité de l’un peut être dans ses passions, et alors, comme artiste, il sera lyrique, ou élégiaque, ou orateur ; et la personnalité de l’autre peut être dans ses appétits, et alors il ne sera pas artiste du tout ; — c’est le cas du plus grand nombre ; — et la personnalité de celui-ci peut être dans sa curiosité, dans son intelligence, et dans son goût de voir juste, et alors, comme artiste, il sera réaliste. Et c’est le cas de Le Sage, qui n’a pas une personnalité très marquée, qui semble n’avoir eu ni passion forte, ni goût décidé, ni système, ni idée fixe, ni manie, ni vif amour-propre, ni grande vanité, et qui pour toutes ces raisons « n’était quelqu’un » que par les yeux, que par l’habitude d’observer et par le goût (aidé du besoin de vivre) de consigner ses observations.

III.
L’art littéraire de Le Sage §

Tout cela est tout négatif. C’est de quoi éviter les écueils de l’art réaliste : ce n’est pas de quoi y bien faire. Le Sage avait mieux pour lui qu’une absence de défauts. Il avait d’abord, ce qui me paraît le mérite fondamental en ce genre d’ouvrages, un très grand bon sens.

Quand les hommes — car dès qu’il s’agit d’art réaliste il ne faut guère songer à avoir des lectrices — quand les hommes s’éprennent d’art réaliste, c’est par un désir assez rare, mais qui leur vient quelquefois, par réaction, dégoût d’autre chose, ou seulement caprice, de trouver le vrai dans un ouvrage d’imagination. Le cas se présente. Nous aimons successivement toutes choses, en art, et même la vérité. Mais voyez comme pour l’auteur il est malaisé de contenter ce goût particulier. Les termes de son programme sont apparemment, et même plus qu’en apparence, contradictoires. Il doit imaginer des choses réelles. Et ceci n’est pas jeu d’antithèse de ma part. Il est bien exact que nous demandons au romancier réaliste des inventions et non absolument des choses vues, des créations de son esprit, et non des faits divers ; mais inventions et créations qui donnent, plus que choses vues et faits divers, la sensation du réel. Et je crois que pour aboutir, ce qu’il faut à notre artiste, c’est un peu d’imagination dans beaucoup de bon sens ; un peu d’imagination, une sorte d’imagination légère et facile, qui est surtout une faculté d’arrangement, — et beaucoup de bon sens, c’est-à-dire de cette faculté qui voit comme instinctivement les limites du possible, du vraisemblable, et celles de l’extraordinaire et du chimérique,

Nous appelons homme de bon sens dans la vie celui qui sait prévoir et qui se trompe rarement dans ses prévisions, et nous disons que cet homme a « le sens du réel ». Qu’est-ce à dire sinon qu’il a une idée nette de la moyenne des choses ? Car l’inattendu et l’extraordinaire aussi sont réels, et le trompent quand ils surviennent ; seulement il nous semble qu’ils ont tort contre lui, parce qu’ils sont en dehors des coups habituels, et qu’on aurait tort de parier pour eux. L’homme de bon sens est celui qui ne met pas à la loterie. De même en art l’homme de bon sens est celui qui aura le sens du réel, c’est-à-dire de cette moyenne des mœurs humaines que nous avons vu qui est la matière du réalisme. Ce bon sens en art est fait de tranquillité d’âme, d’absence de parti pris, de modération, d’une sorte d’esprit de justice aussi, a ce qu’il me semble, et d’une certaine répugnance à trancher net, à déclarer un homme tout coquin, ce qui est toujours lui faire tort, ou impeccable, ce qui est toujours exagérer. Cet art n’est point fait d’observations et d’enquête ; ne nous y trompons pas. Il s’en aide, mais il n’en dépend point. Car on peut être observateur très injuste, et voir avec iniquité. Personne n’a plus observé que notre Balzac, et ses observations étaient soumises à une imagination, et à une passion qui les déformaient à mesure qu’il les faisait. C’est ce qui me fait dire que le bon sens est le fond même du vrai réaliste.

Le Sage avait cette qualité pleinement. Balzac est comme effrayé devant ses personnages ; « Le Sage est familier avec les siens. Il semble leur dire : « Je vous connais très bien ; car je sais la vie. Vous ne dépasserez guère telle et telle limite ; car vous êtes des hommes, et les hommes ne vont pas bien loin dans aucun excès. Vous serez des friponneaux ; car il n’y a guère de bandits ; et vertueux avec sobriété ; car il n’y a guère de saints dans le monde. Et vous ne serez pas très bêtes ; car la bêtise absolue n’est point si commune ; et vous n’aurez pas de génie ; car il est très rare. Et vous ne serez point maniaques ; car c’est encore là une exception, et les êtres exceptionnels ne me semblent pas vrais. Si vous le deveniez, je serais très étonné, et je ne m’occuperais plus de vous. »

Et c’est ainsi qu’il procède, dès le principe. Son Turcaret est bien remarquable à cet égard. Le sujet est d’une audace inouïe pour le temps, et la modération est extrême dans la manière dont il est traité. Pour la première fois dans une grande comédie, le public verra en scène un gros financier voleur, et pour la première fois une fille entretenue, et pour la première fois un favori de fille. Les trois témérités de notre théâtre contemporain sont hasardées, toutes trois ensemble, du premier coup, en 1709, tant il est vrai que c’est bien de Le Sage (en y ajoutant, si l’on veut, Dancourt) que date la littérature réaliste et « moderne ». — Mais ces trois témérités, il n’y avait guère que Le Sage qui les pût faire passer. Ce n’est point qu’il atténue, qu’il tourne les difficultés ; non, mais il les sauve à force de naturel, à force de n’en être ni effrayé lui-même, ni échauffé. On ne s’aperçoit pas qu’il est hardi, parce qu’il est hardi sans déclamation. Tout y est bien qui doit y être, dans ce drame : braves gens ruinés par le financier, financier « pillé » par une « coquette », coquette « plumée » par qui de droit ; c’est un monde abominable. Voyez-vous l’auteur du xixe siècle, qui, cent cinquante ans après Le Sage du reste, découvre ce monde-là, et ose l’exposer au jour. Il sera comme étourdi de son audace et, dans son émotion, il la forcera ; chaque trait sera d’une amertume atroce ; l’œuvre sera d’un bout à l’autre « brutale » et « cruelle » et « navrante » ; il n’y aura pas une ligne qui ne nous crie : « quels êtres puissamment abjects, et quelle puissante audace il y a à les peindre ! » — et de tout cela il résultera une grande fatigue pour nous, comme de tout ce qui est guindé et tendu. — Tout naturellement, et non point par timidité, car s’il eût été timide, c’est devant le sujet qu’il eût reculé, Le Sage borne sa peinture à la réalité, à l’aspect ordinaire des choses. Ces monstres sont des monstres très bourgeois, parce que c’est bien ainsi qu’ils sont dans la vie réelle. — Cette « coquette » est d’une inconscience naïve qui n’a rien de noir, rien surtout de calculé pour l’effet et pour le « frisson » ; elle est abjecte et bonne femme ; elle a perdu tout scrupule et n’a point perdu toute honnêteté ; car, notez ce point, elle est capable encore d’être blessée de la perversité des autres : « Ah ! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d’un tel procédé. » C’est la vérité même. — Et ce Turcaret ! Comme cela est de bon sens de n’avoir pas dissimulé sa scélératesse, de l’avoir montré voleur et cruel, mais de n’avoir pas insisté sur ce point, et de l’avoir montré beaucoup plus ridicule que méprisable. C’est connaître les limites de la comédie, dit-on. Oui, et c’est surtout connaître le train du monde. Scélérat, un tel homme l’est de temps on temps, quand l’occasion s’en présente ; burlesque, il l’est sans cesse, dans toute parole et dans tout geste, et de toute sa personne et de toute la suite naturelle de sa vie. C’est ce que nous voyons de lui à tout moment ; c’est en quoi il est « réel », c’est-à-dire dans le continuel développement et non dans l’accident de non être. — Tous ces personnages ont comme une vie facile et simple. Ils n’ont pas une vie « intense », ce qui, je crois, est chose assez rare. Ils vivent comme vous et moi. Ils posent aussi peu que possible ; ils n’ont pas d’attitudes. C’est au point que Turcaret est comme un drame qui n’est point théâtral. S’il plaît mieux (de nos jours surtout) à la lecture qu’aux chandelles, c’est probablement pour cela.

Gil Blas est tout de même. C’est le chef-d’œuvre du roman réaliste, parce que c’est l’œuvre du bon sens, du sens juste et naïf des choses comme elles sont. Petits filous, petits débauchés, petites coquines, petits hommes d’État, petits grands hommes, petits hommes de bien aussi, et capables de petites bonnes actions, il n’y a pas un genre de médiocrité dans un sens ou dans un autre, qui ne soit vivement marqué ici, et pas un genre de grandeur qui n’en soit absent. L’impression est celle d’un tour que l’on fait dans la rue.

— Et par conséquent cela ne vaut guère la peine d’être rapporté. — Pardon, mais fermez les yeux, et, un instant, regardant dans le passé, retracez-vous à vous-même votre propre vie. C’est précisément cette impression de médiocrité très variée que vous allez avoir. Cent personnages très ordinaires, dont aucun n’est un héros, ni aucun un gredin, tous avec de petits vices, de petites qualités et beaucoup de ridicules ; cent aventures peu extraordinaires où vous avez été un peu trompé, un peu froissé, un peu ennuyé, où parfois vous avez fait assez bonne figure, dont quelques-unes ne sont pas tout à fait à votre honneur, et sans la bourreler, inquiètent un peu votre conscience : voilà ce que vous apercevez. — Rendre cela, en tout naturel, sans rien forcer, vous donner dans un livre cette même sensation, avec le plaisir de la trouver dans un livre et non dans vos souvenirs personnels, que vous aimez assez à laisser tranquilles, voilà le talent de Le Sage. Son héros c’est vous-même ; mettons que c’est moi, pour ne blesser personne, ou plutôt pour ne pas me désobliger moi non plus, c’est tout ce que je sens bien que j’aurais pu devenir, lancé à dix-sept ans à travers le monde, sur la mule de mon oncle.

Gil Blas a un bon fond ; il est confiant et obligeant. Il s’aime fort et il aime les hommes. Il compte faire son chemin par ses talents, sans léser personne. Nous avons tous passé par là. Et le monde qu’il traverse se charge de son éducation pratique, très négligée. C’est l’éducation d’un coquin qui commence. On va lui apprendre à se délier, et à se battre, par la force s’il peut, par la ruse plutôt. Une dizaine de mésaventures l’avertiront suffisamment de ces nécessités sociales. Mais remarquez que ces leçons, Le Sage ne leur donne nullement un caractère amer et désolant. Le pessimisme, la misanthropie, ou simplement l’humeur chagrine consisteraient à montrer Gil Blas tombant dans le malheur du fait de ses bonnes qualités Il y tombe du fait de ses petits défauts. Il est volé, dupé et mystifié parce qu’il est vaniteux, imprudent, étourdi ; parce qu’il parle trop, ce qui est étourderie et vanité encore ; et ainsi de suite, jusqu’au jour où il est guéri de ces sottises, et un peu trop guéri, je le sais bien, mais non pas jusqu’à être jamais profondément dépravé. — Car ici encore la mesure que le bon sens impose serait dépassée. Il faut que l’éducation du coquin soit complète, mais ne donne pas tous ses fruits, parce que c’est ainsi que vont les choses à l’ordinaire. Ce serait ou déclamation ou conception lugubre de la vie que de faire commettre à Gil Blas, désormais instruit, de véritables forfaits. Ce serait dire d’un air tragique : « Voilà l’homme tel que la vie et la société le font. » Eh ! non ! sur un caractère de moyen ordre elles ne produisent pas de si grands effets, nous le savons bien. Elles peuvent pervertir, elles ne dépravent point. C’est merveille de vérité que d’avoir laissé à Gil Blas, une fois passé du côté des loups, un reste de naïveté et de candeur. Disgracié, mais sa disgrâce ignorée encore, il rencontre une de ses créatures, qui se répand en actions de grâces et en protestations de dévouement. Et le bon Gil Blas confie son chagrin à cet ami si cher, lequel aussitôt prend un air « froid et rêveur » et le quitte brusquement. Et Gil Blas a un moment de surprise, comme s’il ne connaissait point encore les choses. Toujours le mot de la Comtesse : « Ah ! chevalier, je ne vous aurais pas cru capable d’un tel procédé. » Il reçoit encore des leçons d’immoralité ; il peut en recevoir encore. Les plus mauvais d’entre nous en recevront jusqu’au dernier jour, et Dieu merci !

Et si l’expérience durcit peu à peu son cœur et détruit ses scrupules, elle affine son intelligence, et par là, tout compte fait, le ramène aux voies de la raison. Tant d’aventures lui font désirer le repos, et tant de batailles et de ruses, une vie simple et calme. — Mais voyez encore ce dernier trait. N’est-ce point une idée très heureuse que d’avoir ramené Gil Blas de sa retraite sur le théâtre des affaires ? Il est tranquille, il a vu le fond des choses ; et il s’est dit : « cultivons notre jardin » ; et il le cultive. Il se croit sage ; mais dans cette sagesse la nécessité entrait pour beaucoup, sans qu’il s’en doutât. Le prince qu’il a servi monte sur le trône. Notre homme revient à Madrid, sans précipitation à la vérité, sans ardeur, et comme retenu par ce qu’il quitte. Mais une fois à la cour, une fois posté sur le passage du Roi dont il attend un regard, il confesse honteusement qu’il ne peut repartir : « Afin que Scipion n’eût rien à me reprocher, j’eus la complaisance de continuer le même manège pendant trois semaines. » On sent ce que c’est que cette complaisance. Il reviendra plus tard à son jardin, sans doute ; mais il était naturel qu’il eût au moins une rechute. La conversion d’un ambitieux est-elle vraisemblable, qu’il n’ait été relaps au moins une fois ?

Tout cela est bien juste et bien pénétrant, sans la moindre affectation de profondeur. Il y a, je l’ai dit, une certaine imagination qui se mêle à ce bon sens, à cette vue juste de la condition humaine. C’est l’imagination du poète comique. Elle est très difficile à définir, n’étant, pour ainsi dire, qu’une demi-faculté d’invention. Elle consiste, ce me semble, à vivifier l’observation — et à lier entre elles les observations, ce qui n’est encore rien dire, mais nous met sur la voie. Le poète comique observe les hommes, qui se présentent toujours à nous en leur complexité, c’est-à-dire dans une certaine confusion. Pour les mieux voir, il débrouille, il distingue, il analyse ; il essaye de saisir la qualité ou le défaut principal de chacun d’eux, de l’isoler de tout le reste, et de le considérer à part. Cela fait, s’il a de bons yeux, il peut tracer le portrait d’une faculté abstraite, de l’avarice, de l’ambition, de la jalousie, ou de « l’avare », de « l’ambitieux », du « jaloux », ce qui est absolument la même chose. — S’il s’arrête là, il n’est qu’un moraliste, une manière de critique des caractères, nullement un artiste. S’il va plus loin, si ce produit de son analyse, sec et décharné, s’entoure comme de lui-même, en son esprit, d’une foule de particularités, de détails, qui s’y accommodent, le complètent, l’élargissent, qu’est-il arrivé ? C’est que l’imagination est intervenue ; c’est que cette complexité de l’être humain, notre poète, après l’avoir détruite par l’analyse, l’a rétablie par une sorte de faculté créatrice qui est le don de la vie ; l’a rétablie moins riche à coup sûr qu’elle n’est dans la réalité ; l’a rétablie dans les limites de l’art, qui étant toujours choix est toujours exclusion ; l’a rétablie juste assez incomplète encore pour qu’elle soit claire ; mais enfin l’a reconstituée. — C’est ce que j’appelle vivifier l’observation. — C’est ce que le poète comique doit savoir faire. C’est ce que Le Sage fait excellemment.

Ses personnages vivent. Ils se meuvent devant ses yeux ; il les voit circuler et se promener par le monde. Voit-il bien le fond de leur âme ? Il faut reconnaître, et on l’a dit avec raison, que sa psychologie n’est point bien profonde. Mais, sans vouloir prétendre que c’est un mérite, je crois pouvoir dire que dans le genre qu’il a adopté c’est un air de vérité de plus. Il ne voit pas le fond de ces âmes, parce que les âmes de ces héros n’ont aucune profondeur. Il n’y a pas à « faire la psychologie » d’un intrigant, d’une rouée et de son associé, d’un garçon de lettres moitié valet, moitié truand, d’un archevêque beau diseur, d’un ministre qui n’est qu’un « politicien » et un faiseur d’affaires. Les âmes moyennes, voilà, encore un coup, ce qu’étudie Le Sage ; et les âmes moyennes sont, de toutes les âmes, celles qui sont le moins des âmes. Celles des grands passionnés, celles des hommes supérieurs, celles des solitaires, qui au moins sont originales, celles des hommes du bas peuple, où l’on peut étudier les profondeurs secrètes, et les singuliers aspects et les forces inattendues de l’instinct, demandent un art psychologique bien plus pénétrant.

— Autant dire que l’art qui veut donner la sensation du réel ne donne que la sensation de la médiocrité. — Sans aucun doute ; seulement la médiocrité vraie, bien vivante, parlante, et où chacun de nous reconnaît son voisin est infiniment difficile à attraper, et Le Sage, autant, si l’on veut, par ce qui lui manquait, que par ses qualités, était merveilleusement habile à la saisir : et je ne dis pas qu’il n’y ait un art supérieur au sien, je dis seulement que ce qu’il a entrepris de faire, il l’a fait à merveille. En quelque affaire que ce soit, ce n’est pas peu.

Je dis encore qu’il avait l’art, non seulement de vivifier les observations, mais de lier entre elles les observations. C’est d’abord la même chose, et ensuite quelque chose de plus. C’est d’abord avoir ce don de la vie qui, de mille observations de détail, crée un personnage vivant, c’est ensuite inventer des circonstances, des incidents, vrais eux-mêmes, et qui, de plus, servent à montrer le personnage dans la suite et la succession des différents aspects de sa nature vraie. On peut dire que c’est ici que Le Sage est inimitable. Les aventures de Gil Blas sont innombrables ; toutes nous le montrent, et semblable à lui-même, et sous un aspect nouveau. Il y a là et un don de renouvellement et une sûreté dans l’art de maintenir l’unité du type qui sont merveilleux. De ces histoires si nombreuses, si diverses, aucune ne dépasse le personnage, ne l’absorbe, ne le noie dans son ombre. Il en est le lien naturel, et aussi il est comme porté par elles, comme présenté par elles à nos yeux tantôt dans une attitude, tantôt dans une autre ; elles le font comme tourner sous nos regards, sans que jamais l’attention se détache de lui, et de telle sorte, au contraire, qu’elle y soit sans cesse ramenée d’un intérêt nouveau. — Et avec quel sentiment juste de la réalité, encore, pour ce qui est du train naturel des choses ! Elles ne se succèdent, ces aventures, ni trop lentement, ni trop vite. Par un art qui tient à l’arrangement du détail et qui est répandu partout sans être particulièrement saisissable nulle part, elles semblent aller du mouvement dont va le monde lui-même. On ne trouve là ni la précipitation amusante, mais comme essoufflée, et qu’on sent factice, du roman de Pétrone, ni cette lenteur, amusante aussi, et ce divertissement perpétuel des digressions, qui est un charme dans Sterne, mais qui nous fait perdre pied, pour ainsi dire, nous éloigne décidément du réel, et nous donne bien un peu cette idée, qui ne va pas sans inquiétude, que l’auteur se moque de nous. Le Sage a tellement le sens du réel que jusqu’à la succession des faits et le mouvement dont ils vont à l’air, chez lui, de la démarche même de la vie.

Les épisodes même, les aventures intercalées, qui sont une mode du temps dont il n’est aucun roman de cette époque qui ne témoigne, ont un air de vérité dans le Gil Blas. Ils suspendent l’action et la reposent, juste au moment où il est utile. Au milieu de toutes ses tribulations, le héros picaresque s’arrête un instant, avec complaisance, à écouter un roman d’amour et d’estocades, et s’y délasse un peu. On sent qu’il en avait besoin. On sent que ce sont là comme les rêves de Gil Blas entre deux affaires ou deux mésaventures. Il a pris plaisir à se raconter à lui-même une histoire fantastique et consolante de beaux cavaliers et de belles dames, au bord du chemin, en trempant des croûtes dans une fontaine, pour ne pas manger son pain sec. Il a fait trêve ainsi au réel. Nous lui en savons gré.

Et notez que Le Sage, avec un goût très sûr, et pour bien marquer l’intention, ne met ces histoires-là que dans les épisodes. Ce sont choses qui se disent dans les conversations, que ses personnages se racontent pour s’émerveiller et se détendre. L’auteur n’en est pas responsable. Lui se réserve la réalité. — Notez encore qu’à mesure que le roman avance, ces épisodes sont moins nombreux. L’action, sans se précipiter, domine, prend le roman tout entier. Cela veut dire qu’à mesure qu’il arrive aux grandes affaires, et aussi à la maturité, Gil Blas rêve moins, ou rencontre moins de rêveurs sur sa route ; et c’est la même chose ; et sa pensée est moins souvent traversée de Dons Alphonse et d’Isabelle. Adieu les belles équipées d’amour, même en conversation ou en songes ; et c’est encore le train véritable de la vie : car il faut toujours en revenir à cette remarque ; et le roman se termine par la plus bourgeoise et la plus tranquille des conclusions.

C’est en quoi il est bien composé, à tout prendre, ce roman, quoi qu’on en ait pu dire. Qu’on observe qu’il semble quelquefois recommencer (comme la vie aussi a des retours), qu’il n’y a pas de raison nécessaire pour qu’il ne soit pas plus court ou plus long d’une partie, je le veux bien ; mais il est bien lié, et il est en progression, et il s’arrête sur un dénouement naturel, logique, et qui satisfait l’esprit. Il est d’une ordonnance non rigoureuse, mais sûre, facile et où l’on se retrouve aisément. Dans quelle partie du livre se trouve telle scène caractéristique ? D’après l’âge de Gil Blas, et la tournure d’esprit particulière chez lui qu’elle suppose, vous le savez, sans rouvrir le livre. Voilà la marque. — Et surtout, ce qui est art de composition supérieure encore, l’impression générale est d’une grande unité. Ignorez-vous que les Pensées de Pascal et les Maximes de La Rochefoucauld sont livres mieux composés, tels qu’ils sont par la volonté ou contrairement au dessein de leurs auteurs, que tel livre bien disposé, bien arrangé, bien symétrique et où l’unité et la concentration de pensée font défaut ; parce que toutes les idées des Maximes et des Pensées se rapportent et se ramènent à une grande pensée centrale, gravitent autour d’elle, et parce qu’elles y tendent, la montrant toujours ? — À un degré inférieur il en est de même de Gil Blas. Il y a dans ce livre une conception de la vie, que chaque page suggère, rappelle, dessine de plus en plus vivement en notre esprit, et que la dernière complète. Cette conception n’est point sublime ; elle consiste à penser que l’homme est moyen et que la vie est médiocre, et qu’il faut peindre l’un et raconter l’autre avec une grande tranquillité de ton et d’un style très naturel et très uni, ce qui revient à dire que dans la pratique il faut prendre l’un et l’autre avec une grande égalité d’humeur et une grande simplicité d’attitude. La vie (c’est Le Sage qui me semble parler ainsi) est une plaisanterie médiocre, et, aux plaisanteries de ce genre, il y a ridicule à le prendre trop bien ou trop mal ; il ne faut être ni assez sot pour en trop rire, ni assez sot pour s’en fâcher. — Voilà une belle philosophie ! — Je n’ai pas dit qu’elle fût belle, je dis que c’en est une, et que ce livre l’exprime fort bien, d’où je conclus qu’il est bien fait.

IV.
Le Sage plus vulgaire §

Et, à y regarder de très près, Le Sage a-t-il bien songé à tout cela, et est-il bien le philosophe même de moyen ordre que nous disons ? Il l’est dans Gil Blas, et c’est un éloge encore à lui faire, que donnant Gil Blas partie par partie, à des intervalles très éloignés, il ait toujours retrouvé cette même direction de pensée et ce même état d’humeur, et ce même ton. — Mais il y a tout un Le Sage qui n’a pas même cette demi-valeur morale que nous cherchions tout a l’heure à mesurer au plus juste. On dirait qu’il est dans la destinée du réalisme de tendre au bas, qui n’est pas moins son contraire que le sublime. Je comprends très bien les critiques, comme Joubert par exemple, qui n’admettent pas ces peintures de l’humanité moyenne, et ne trouvent jamais assez de délicatesse et de distinction dans la littérature. Si on les pressait, ils nous diraient : « Oh ! c’est que je vous connais ! Dès que vous n’êtes plus au-dessus de la commune mesure, vous êtes infiniment au-dessous. L’étude de la réalité n’est jamais qu’un acheminement ou un prétexte a explorer les bas-fonds, et la région moyenne entre l’exception distinguée et l’exception honteuse, c’est où vous ne vous tenez jamais. » — Il y a du vrai en vérité, je ne sais pourquoi. Voilà un homme qui a écrit le Gil Blas, qui a montré un sens étonnant du réel, qui s’est tenu, comme la vie, également éloigné des extrêmes, qui n’est pas distingué, mais qui est de bonne compagnie bourgeoise, qui n’est pas très moral, mais qui n’a pas le goût de l’immoralité, et qui, du reste, est honnête homme. Quand il recommence, c’est de coquins purs et simples qu’il nous entretient, avec complaisance peut-être, en tout cas avec une remarquable impuissance à nous entretenir d’autre chose, Guzman d’Alfarache, le Bachelier de Salamanque, traductions ou adaptations de la littérature picaresque, sont du picaresque tout cru. Voilà des gens qui n’ont pas besoin de recevoir de la vie des leçons d’immoralité. Ils naissent gradins de parents voleurs, vivent en brigands, meurent en bandits, après avoir fait souche de canaille.

Le premier effet de la chose, c’est qu’ils sont cruellement ennuyeux. — Quel intérêt voulez-vous en effet qu’il y ait, et quelle variété, et quel éveil de curiosité, et où se prendre, dans une série de fourberies se continuant par des vols auxquels succèdent des espiègleries de Cartouche ? Je remarque qu’à la page 50 c’est Guzman qui est le voleur, et qu’à la page 55 c’est Guzman qui est le volé ; le divertissement est mince ; et cela dure, et les volumes sont gros. — Et je remarque aussi, sans oublier que le Sage est honnête homme, que l’indifférence entre le mal et le bien, que j’acceptais chez un peintre réaliste, il ne la garde plus tout à fait. Il penche vers les coquins, il faut l’avouer. Où est mon bon archevêque de Grenade qui n’était qu’un honnête sot ? Je vois dans Guzman tel évêque qui est absolument enchanté de l’habileté de son laquais à lui voler ses confitures. Quel adroit coquin ! Quel génie inventif ! Mais voyez comme il me vole bien ! Est-il assez gentil ! Et toute l’assistance est en extase. On cherche des compliments à ajouter à ceux de Monseigneur. On envie le voleur. Que ne sait-on aussi spirituellement piller la maison pour mériter l’applaudissement du maître et entrer en faveur ! Voilà le goût pour les coquins qui commence. — Oh ! chez Le Sage, ce n’est pas encore bien grave. Mais c’est un commencement, c’est un signe. Au xviie siècle l’idéal moral est toujours présent aux esprits, du moins dans le domaine des lettres. Les comiques mêmes ne l’oublient pas ; et c’est La Bruyère qui marque son mépris des malhonnêtes gens à chaque page, et ne veut pas qu’un livre de portraits satiriques signé de lui s’en aille à la postérité sans un chapitre où se montre le grand honnête homme et le chrétien ; et c’est Molière qui écrit Scapin, mais qui écrit Alceste aussi et Tartuffe. Ils ont au moins la préoccupation des choses morales ; ils l’ont, ou leur public la leur impose, et cela revient presque au même.

Le Sage est leur élève, moins cette préoccupation, moins ce souci, du moins la plume en main. Et dans Gil Blas il n’est qu’insoucieux des choses de la conscience, et voilà qu’un peu plus tard, il descend d’un degré, d’un seul ; mais la chute commence. D’autres iront jusqu’au bas de l’échelle. Nous aurons deux phénomènes littéraires très curieux : le goût du bas, et le goût du mal, les amateurs de mauvaises mœurs et les amateurs de méchanceté. Et ce sera la Pucelle, et Crébillon fils et Laclos, et il y a pire que Laclos. Plus on avance dans l’étude du xviiie siècle, plus on s’aperçoit de cette brusque rupture qui s’est faite, dès son commencement, dans les traditions intellectuelles. Une lumière s’est éteinte. L’affaiblissement des idées religieuses a eu pour effet une diminution morale. Les hommes se plairont un peu, pendant quelque temps, dans cet état, et puis, s’en fatiguant, chercheront à reconstruire la conscience. Pour le moment il ne faut pas se dissimuler qu’ils s’en passent. Et voilà comment le bon Le Sage, avec tout ce qu’il tient du xviie siècle, est de son temps, nonobstant, et annonce un peu celui qui va suivre, et comment on a bien eu raison de voir dans son œuvre modeste une transition d’un âge à l’autre.

V.
Conclusion §

Excellent homme, au demeurant, qui n’y a pas mis malice, et bon auteur qui a laissé un chef-d’œuvre de bon sens, d’observation juste, de narration facile et vive, de satire douce et fine ; auteur dont il faut se défier, tant il a l’art de déguiser l’art, tant on est exposé à ne pas s’aviser assez des qualités incomparables qu’il cache sous sa bonhomie et l’aisance modeste de son petit train : auteur aussi qui fait le désespoir des critiques, parce qu’il ne fournit pas la matière d’un bon article n’offrant guère prise à l’attaque, ni aux grands éloges oratoires, ni aux grandes théories. — Il en est ainsi pour tous ceux qui ont excellé dans un genre moyen. Cela leur fait un peu de tort : ils n’ont pas de belles oraisons funèbres, ni, ce qui est plus flatteur encore pour une ombre, de batailles sur leurs tombeaux. Leur compensation c’est qu’ils sont toujours lus. Et ils sont lus personnellement, ce qui vaut beaucoup mieux que de l’être par « fragments bien choisis », dans les livres des autres.

Marivaux §

Ce sera un divertissement de la critique érudite dans quatre on cinq siècles : on se demandera si Marivaux n’était point une femme d’esprit du xviiie siècle, et si les renseignements biographiques, peu nombreux dès à présent, font alors totalement défaut, il est à croire qu’on mettra son nom, avec honneur, dans la liste des femmes célèbres. — Si on se bornait à le lire, on n’aurait aucun doute à cet égard. Il n’y eut jamais d’esprit plus féminin, et par ses défauts et par ses dons. Il est femme, de cœur, d’intelligence, de manière et de style. Il l’était, dit-on, de caractère, par sa sensibilité, sa susceptibilité très vive, une certaine timidité, l’absence d’énergie et de persévérance, une grande bonté et une grande douceur dans une sorte de nonchalance, et après des caprices d’ambition, des retours vers l’ombre et le repos. Ses sentiments religieux, des mouvements de tendresse pour ceux qui souffrent, son goût pour les salons et les relations mondaines, complètent, si l’on veut, l’analogie. — Mais c’est par sa tournure d’esprit qu’il semble, surtout, appartenir à ce sexe, qu’il a, souvent, peint avec tant de bonheur. Son nom est fragilité, et coquetterie, et grâce un peu maniérée. Je n’ai pas dit frivolité, je dis fragilité, pensée fine, brillante et légère, incapable des grands objets, et se brisant à les saisir. Je n’ai pas dit mauvais goût, je dis coquetterie, démangeaison de toujours plaire, avec détours, manœuvres et ressources un peu empruntées pour y atteindre. Faut-il ajouter encore un certain manque de suite dans les démarches de son esprit ? Il quitte, reprend, et quitte encore les plus chers objets de son étude ; il a comme de l’inconstance dans le talent. — Faut-il dire encore qu’un certain degré d’originalité lui manque, ou plutôt, car ici il y a lieu à de grandes réserves, qu’il ne sait pas bien se rendre compte de sa vraie originalité, et une fois qu’il l’a trouvée, s’y bien tenir ? — Il y a toujours du je ne sais quoi dans Marivaux, et un très piquant mystère. Il inquiète. Il échappe. Il entre très difficilement dans les définitions toutes faites, et non moins dans celles qu’on fait pour lui. Il impatiente par une inégalité de talent qui semble une inégalité d’humeur. On le trouve quelquefois absurde, quelquefois ennuyeux, quelquefois exquis ; et tout compte fait, on est amoureux de lui. Décidément c’est l’érudit du vingt-cinquième siècle qui a raison.

I.
Marivaux philosophe §

Il était absolument incapable d’une idée abstraite. Comme le goût de son temps était à la philosophie, il a philosophé de tout son cœur, en plusieurs volumes ; car il avait cela aussi de féminin qu’il obéissait à la mode. Il semble même avoir eu une grande inclination pour cette mode-là. A plusieurs reprises il a voulu courir la carrière de publiciste. Après le Spectateur français, l’Indigent philosophe ; après l’Indigent philosophe, le Cabinet du philosophe, et les Lettre de Madame de M***, et le Miroir. C’étaient feuilles volantes, sorte de journal intermittent où il prétendait exprimer, au hasard des circonstances, ses idées sur toutes choses. La lecture en est cruelle. On préférerait l’abbé de Saint-Pierre, qui, du moins, provoque la discussion. Dans le Marivaux publiciste, il n’y a pas même une idée fausse. Quand ce ne sont point des anecdotes et petites histoires sentimentales, sur quoi nous reviendrons, ce sont des lieux communs entortillés dans des phrases difficiles, ou des banalités de sentiment délayées dans du babillage. Il n’y a rien au monde qui soit plus vide. On saisit là le fond de la pensée de Marivaux, qui était qu’il ne pensait point. On s’est efforcé de trouver dans ces volumes au moins des tendances philosophiques, intéressantes à relever, comme indication du tour d’esprit général de l’aimable écrivain. On le montre ennemi du préjugé nobiliaire, très touché de l’inégalité des conditions sociales, etc. A le lire sans parti pris ni pour ni contre lui, et même avec la complaisance qu’il mérite, on reconnaîtra qu’il ne nous donne sur ces sujets, faiblement exprimées, que les idées courantes, et qui couraient depuis bien longtemps. Ses dissertations sont démocratiques comme la satire de Boileau sur la Noblesse, et socialistes comme un sermon de Massillon. C’étaient là propos de salon, à remplir les heures, et rien de plus. Quand il ne raconte pas quelque chose, on ne saurait dire à quel point Marivaux, dans le Spectateur et ouvrages analogues, nous tient les discours d’un homme qui n’a rien à dire. — « Du moment qu’il se fait journaliste… », me répondra-t-on. — Sans doute ; mais ce journaliste est Marivaux, et dans tout le fatras ordinaire des feuilles volantes, on s’attendrait à trouver, çà et là, quelque passage révélant un homme qui réfléchit, ou qui a, d’avance, certaines idées arrêtées sur les choses. C’est ce qui manque. L’absence d’idées générales, et probablement l’incapacité d’en avoir, est un trait important du personnage que nous considérons. À lire les autres œuvres de Marivaux, on soupçonne cette lacune ; à lire le Spectateur, on s’en assure.

La chose est peut-être plus sensible, quand on s’enquiert des idées littéraires de Marivaux. On sait que Marivaux est un « moderne », ce que je ne songe nullement à lui reprocher ; car non seulement il est permis d’être « moderne », mais il n’est pas mauvais de l’être, quand on est artiste, pour avoir le courage d’être original. Marivaux est donc contre les anciens ; mais rien ne montre mieux son impuissance à exprimer une idée, c’est-à-dire à en avoir une, que la manière dont il plaide sa cause. Tout à l’heure, il était diffus et vide, maintenant il est inintelligible et inextricable :

« Nous avons des auteurs admirables pour nous, et pour tous ceux qui pourront se mettre au vrai point de vue de notre siècle. Eh bien, un jeune homme doit-il être le copiste de la façon de faire de ces auteurs ? Non ! cette façon a je ne sais quel caractère ingénieux et fin dont l’imitation littérale ne fera de lui qu’un singe, et l’obligera de courir vraiment après l’esprit, l’empêchera d’être naturel. Ainsi, que ce jeune homme n’imite ni l’ingénieux, ni le fin, ni le noble d’aucun auteur ancien ou moderne, parce que ou ses organes s’assujettissent à une autre sorte de fin, d’ingénieux et de noble, ou qu’enfin cet ingénieux et ce fin qu’il voudrait imiter, ne l’est dans ces auteurs qu’en supposant le caractère des mœurs qu’ils ont peintes. Qu’il se nourrisse seulement l’esprit de tout ce qu’ils ont de bon (il faudrait indiquer à quoi ce bon se reconnaît) et qu’il abandonne après cet esprit à son geste naturel. »

Toutes les fois qu’il touche à cette question, c’est ainsi qu’il parle. Ce qui précède est à là fin de la septième feuille du Spectateur ; le galimatias est plus terrible au commencement de la huitième.

— Voici de son style quand il se fait critique. Sur Ines de Castro :

« … Et certainement c’est ce qu’on peut regarder comme le trait du plus grand maître : on aurait beau chercher l’art d’en faire autant, il n’y a point d’autre secret pour cela que d’avoir une âme capable de se pénétrer jusqu’à un certain point des sujets qu’elle envisage. C’est cette profonde capacité de sentiment qui met un homme sur la voie de ces idées si convenables, si significatives ; c’est elle qui lui indique ces tours si familiers, si relatifs à nos cœurs ; qui lui enseigne ces mouvements faits pour aller les uns avec les autres, pour entraîner avec eux l’image de tout ce qui s’est déjà passé, et pour prêter aux situations qu’on traite ce caractère séduisant qui sauve tout, qui justifie tout, et qui même, exposant les choses qu’on ne croirait pas régulières, les met dans un biais qui nous assujettit toujours à bon compte ; parce qu’en effet le biais est dans la nature, quoiqu’il cessât d’y être si on ne savait pas le tourner : car en fait de mouvement la nature a le pour et le contre ; et il ne s’agit que de bien ajuster. »

Marivaux était de ceux, ou de celles, a qui l’idée pure, même très peu abstraite, échappe complètement, qui n’ont ni prise pour la saisir, ni force pour la suivre, ni langage pour l’exprimer. Il n’était un « penseur » à aucun degré, et le peu de cas qu’en ont fait les philosophes du xviiie siècle tient en partie à cette raison.

— Il était mieux qu’un penseur ; il était un moraliste. — Ce n’est pas encore tout à fait le vrai mot, et c’est chose curieuse même, comme ce romancier si agréable, et cet auteur dramatique si rare, est peu moraliste à proprement parler. Il me semble qu’il observe assez peu, et qu’on ne trouverait guère dans Marivaux de véritables études de mœurs ni de copieux renseignements sur la société de son temps. Dans ses journaux, pour commencer par eux, on ne rencontre que très peu de détails de mœurs. Il trouve le moyen de faire des « chroniques » non politiques, rarement littéraires, et où la société qu’il a sous les yeux n’apparaît point. Il n’a pas même cette vue superficielle des choses environnantes qui rend lisible Duclos. Ses causeries, pour ce qui est du fond, et dans une forme abandonnée et languissante qui, malheureusement, n’est qu’à lui, annoncent beaucoup moins Duclos qu’elles ne rappellent les Lettres galantes de Fontenelle. Ce sont des mémoires pour ne pas servir à l’histoire de son temps. Il est juste de faire quelques exceptions. On a relevé avec raison ce passage où nous apparaît un pauvre jeune homme, distingué, aimable, causeur spirituel, et qui devient absolument muet, stupide et paralysé de terreur devant son père. Voilà qui est vu, et voilà un renseignement. Mais dirais-je qu’il me semble que cela a bien l’air d’un cas très particulier et exceptionnel, et forme un renseignement plutôt sur l’époque antérieure que sur celle dont est Marivaux ? — J’aime mieux citer la jolie page sur l’admiration des Français pour les étrangers, parce que c’est là un travers qui paraît bien s’introduire en France précisément dans le temps que Marivaux l’observe et le dénonce. Le passage, du reste, est charmant :

« C’est une plaisante nation que la nôtre : sa vanité n’est pas faite comme celle des autres peuples ; ceux-ci sont vains tout naturellement, ils n’y cherchent point de subtilité ; ils estiment tout ce qui se fait chez eux cent fois plus que ce qui se fait ailleurs… voilà ce qu’on appelle une vanité franche. Mais nous autres, Français, il faut que nous touchions à tout et nous avons changé tout cela. Nous y entendons bien plus de finesse, et nous sommes autrement déliés sur l’amour-propre. Estimer ce qui se fait chez nous ! Eh ! où en serait-on s’il fallait louer ses compatriotes ?… On ne saurait croire le plaisir qu’un Français sent à dénigrer nos meilleurs ouvrages, et à leur préférer les fariboles venues de loin. Ces gens-là pensent plus que nous, dit-il ; et, dans le fond, il ne le croit pas… C’est qu’il faut que l’amour-propre de tout le monde vive. Primo il parle des habiles gens de son pays, et, tout habiles qu’ils sont, il les juge ; cela lui fait passer un petit moment assez flatteur. Il les humilie, autre irrévérence qui lui tourne en profondeur de jugement : qu’ils viennent, qu’ils paraissent, ils ne l’étonneront point, ils ne déferreront pas Monsieur ; ce sera puissance contre puissance. Enfin, quand il met les étrangers au-dessus de son pays, Monsieur n’a plus du paysan au moins : c’est l’homme de toute nation, de tout caractère d’esprit ; et, somme totale, il en sait plus que les étrangers eux-mêmes. »

À la bonne heure ! voilà surprendre en ses commencements une manie qui n’existait point à l’âge précédent, qui est un caractère assez important de tout le xviiie siècle, qui aura ses suites, bonnes, mauvaises, parfois heureuses, souvent ridicules, dans l’avenir, et dont le principe psychologique est très finement démêlé.

Cela est rare. Le plus souvent Marivaux n’observe point, ou fait des observations déjà faites, par exemple sur les financiers et les directeurs, sans les renouveler par le détail ou par la forme. Dans ses romans même, je ne le trouve point si profond connaisseur en choses humaines. Ce que je dis ici sera redressé par ce qui va suivre ; mais je fais une remarque générale qui m’inquiète un peu : voici deux romans de mœurs, formellement et de profession romans de mœurs, qui se passent dans le temps où l’auteur écrit, dans le pays et dans la société où il vit, des romans où le petit détail des actions humaines a sa place, des « romans où l’on mange », comme on a dit spirituellement, enfin des romans de mœurs. Eh bien, j’en vois un où il n’y a guère que des gens parfaits, et un autre où il n’y a guère que de plats gueux et des femmes perdues. Je ne sais pas lequel (à les considérer en leur ensemble) est le plus faux. Dans Marianne, jusqu’aux loups sont tendres, sensibles et vertueux. Marianne est exquise de délicatesse ; voici une dame qui a la passion du désintéressement, en voici une autre qui est l’idéal même. Le Tartuffe de l’affaire, M. de Climal, a une fin si édifiante et dans tout le cours de son histoire une attitude si piteuse dans le mal, qu’on en vient à se dire que ce n’est point du tout un Tartuffe, mais un homme bon et vraiment pieux, qui a eu une faiblesse, ou plutôt une tentation de quinquagénaire, très pardonnable quand on connaît Marianne. Savez-vous ce qu’aurait fait M. de Climal, s’il eût vécu, en présence de la résistance de la jeune fille ? Je suis sûr qu’il l’eût épousée.

Voilà l’aspect général de Marianne ; on y voit comme un parti pris d’optimisme et une indiscrétion de vertu. Et voici le Paysan parvenu où je ne trouve ni un honnête homme ni une femme sage, où tout roule, je ne dis pas sur les plus bas sentiments, mais sur le plus bas des instincts, sur l’appétit sexuel, sans que rien, absolument, s’y mêle, de ce qui, d’ordinaire, le relève, le déguise, ou au moins l’habille. Lui, rien que lui. Par lui les intérieurs sont troublés, les familles désunies, robe, finances et ministères en émoi ; par lui on meurt, on épouse, on s’enrichit, on entre en place, on parvient à tout.

Je reviendrai plus tard sur ces choses ; pour le moment, je ne montre que l’ensemble et le contraste entre ces deux œuvres d’imagination, et je crois voir que ce sont bien des œuvres, en effet, où l’imagination domine. La réalité n’est point si tranchée que cela, ni dans le bien ni dans le mal. Ces romans renferment, nous le verrons, des parties d’observation très distingués, qu’il faut connaître ; mais, en leur fond, ils ne procèdent pas de l’observation ; ils n’ont point été conçus dans le réel ; un peu de réel s’y est seulement ajouté. Ils procèdent chacun d’une idée, et un peu d’une idée en l’air, d’une fantaisie séduisante, qui a amusé l’esprit de l’auteur. Ce n’est point un vrai moraliste qui a écrit cela.

C’est qu’en effet il l’était peu, et seulement comme par boutades. La preuve en est encore dans ce tour d’esprit singulier, dans cette humeur fantasque d’imagination, dans cette excentricité laborieuse qui le guide plus souvent qu’on ne l’a remarqué dans le choix de ses sujets. Il s’en ira écrire des comédies mythologiques où figurent Minerve, Cupidon et Plutus, échangeant des « discours sophistiqués et des raisonnements quintessenciés ». C’est ce que disait La Bruyère de Cydias ; et ce que ces singulières productions dramatiques rappellent le plus, c’est bien en effet les Dialogues des morts de Fontenelle, et leur banalité attifée de paradoxes. Voyez plutôt : Cupidon fait l’éloge de la Pudeur, ce qui est le fin du fin, le plus piquant ragoût, et il dit : « Moi ! je l’adore, et mes sujets aussi ! Ils la trouvent si charmante qu’ils la poursuivent partout où ils la trouvent. Mais je m’appelle Amour ; mon métier n’est point d’avoir soin d’elle. Il y a le Respect, la Sagesse, l’Honneur qui sont commis à sa garde ; voilà ses officiers… » — Que tout cela est joli, et que voilà un rien bien travaillé !

Sur cette pente, il va jusqu’au bout, et quel est l’extrême en cela ? Rien autre que la Moralité à allégories du moyen âge. Ne doutez point qu’il n’en ait écrit. Nous voici sur le Chemin de Fortune. Deux gentilshommes se rencontrent non loin du palais de Fortune. Ils voient de petits mausolées, avec des épitaphes : « Ci gît la fidélité d’un ami ! » — « Ci gît la parole d’un Normand ! » — « Ci gît l’innocence d’une jeune fille ! » — « Ci gît le soin que sa mère avait de la garder », ce qui est bien plus finement imaginé encore, car il faut renchérir. — Et les deux gentilshommes avancent. Un seigneur qui s’appelle Scrupule sort d’un petit bois et les arrête ; une dame qui se nomme Cupidité les soutient et les encourage, et le drame continue ainsi…

N’est-ce pas curieux ce retour au xve siècle par-dessus toute la littérature classique, et qu’est-ce à dire, sinon, d’abord que Marivaux a une naturelle contorsion dans l’esprit, et ensuite qu’un esprit s’abandonne à ces singulières démarches parce qu’il n’est pas nourri et soutenu de connaissances solides et de vérité ? — Il y a autre chose, certes, dans Marivaux ; qu’il y ait cela, c’est un signe, non seulement de mauvais goût, mais d’un certain manque de fond. Le fond, ce sont les idées et les observations morales, et les grands siècles littéraires sont riches, avant tout, de cette double matière. Quand elle fait un peu défaut, il arrive qu’un homme de beaucoup d’esprit, et novateur sur certains points, recule tout à coup, par-delà les grandes générations littéraires dont il sort, jusqu’au temps où les hommes de lettres pensaient peu, observaient moins encore, et où la littérature était une frivolité pénible, et une charade très soignée.

II.
Marivaux romancier §

Faible penseur et médiocre moraliste, qu’était-il donc ? — Il avait de très grands dons de romancier et de psychologue. Car il ne faut pas confondre le psychologue et le moraliste. Ils sont très différents. Pascal dirait que le moraliste a l’esprit de finesse et le psychologue l’esprit de géométrie. Le moraliste a la passion de regarder et le don de voir juste. Il se pénètre de réalité de toutes parts. Il voit une multitude de détails, du menus faits, « principes » ténus et innombrables de sa connaissance, et c’est de la lente accumulation de ces multiples impressions du réel que se fait l’étoffe du son esprit. Il peut n’être pas psychologue : ces faits qu’il saisit si bien, et en si grand nombre, et qu’il garde sûrement, il peut ne pas les analyser, n’en pas voir les sources ou les racines, les causes prochaines ou éloignées, l’enchaînement, l’évolution, la secrète économie. Personne n’est plus sûr moraliste que Le Sage, personne n’est moins psychologue. — Le psychologue ne voit, ou peut ne voir que quelques faits moraux, assez sensibles, assez gros même, « principes » peu nombreux et facilement saisissables de son art. Il peut n’être pas plus informé que chacun de nous. Mais, ces principes, il sait en tirer tout ce qu’ils contiennent ; ces faits moraux, il sait les creuser, les analyser, voir ce qu’ils supposent, ce qu’ils comportent, et d’où ils doivent venir, et où ils mènent, et pénétrer comme leur constitution, comme leur physiologie.

Le moraliste se prolongeant en un psychologue sera un romancier admirable. Le moraliste qui n’est que moraliste, le psychologue qui n’est que psychologue, pourra être un romancier de grand mérite, mais incomplet. — Tout romancier est l’un et l’autre, mais il tient plus de l’un que de l’autre, selon sa complexion naturelle. Marivaux est surtout psychologue, et il l’est presque exclusivement. Voilà pourquoi ses romans semblent faux dans leur ensemble : il n’a pas assez vu ; — et ont des parties éclatantes de vérité : certaines choses qu’il a vues, il les a très profondément pénétrées.

Quant à être attiré vers le roman, et né pour cela, il l’était absolument. Le psychologue a toujours au moins la tentation d’être romancier. Le moraliste l’a souvent aussi, mais beaucoup moins. Réunir beaucoup de documents sur l’espèce humaine, c’est là son plaisir, et le plus souvent il se borne à écrire les Caractères. Coordonner ses documents dans un tableau d’ensemble et faire mouvoir ce tableau sous les yeux du lecteur par la machine simple et légère d’un récit un peu lent, l’idée peut lui en plaire, et il écrira le Gil Blas ; mais il faut déjà qu’il ait d’autres dons, et partant d’autres sollicitations que ceux du simple moraliste.

Le psychologue, lui, va droit au roman, de son mouvement naturel, et sans se douter qu’il n’a pas tout ce qu’il faut pour l’achever ; d’où, peut-être, vient que Marivaux a toujours commencé les siens et ne les a jamais finis. Il va droit au roman, parce que sa manière d’étudier est déjà une façon de se raconter quelque chose. Il n’est pas l’homme qui jette de tous côtés avec promptitude des regards exercés et puissants ; il est l’homme qui, frappé d’un certain fait, le creuse et le scrute avec patience pour remonter à ses origines, quitte à redescendre ensuite à ses conséquences. Il suit l’évolution d’un sentiment, d’une passion, soutenant tel point de la chaîne d’une observation ou d’un souvenir, et comblant discrètement les lacunes avec quelques hypothèses. Il va, vient, induit, déduit, raccorde, et tout compte fait, c’est un petit récit de la naissance, du développement, de la grandeur et de la décadence d’un fait moral, qu’il s’expose à lui-même. — Que le roman sorte naturellement de là, c’est tout simple ; qu’il en sorte complet, avec tous ses organes, et doué d’une vie, c’est une autre affaire. Quant à la tentation de l’écrire, elle est sûre.

Et c’est bien ce qui arrive à Marivaux. J’ai assez dit, et un peu trop, qu’il n’y a rien dans le Spectateur, et suites. Il n’y a presque rien dont le moraliste ou l’historien des idées puisse faire son profit. Mais il y a à chaque instant des commencements de roman, des nouvelles, des romans rudimentaires. A chaque instant Marivaux glisse au récit. Et quel est le caractère de ce récit ? Ce sont toujours, non précisément des observations morales, mais des situations psychologiques. Une jeune fille lui écrit : « J’ai été séduite, et je suis bien malheureuse, et voici ce que j’ai senti, et ce que je sens pour le coupable… » — Un mari lui écrit : « Je n’ai pas de chance. Ma femme a telle conduite à mon égard. Je suis jaloux, et je suis perplexe. D’un côté… de l’autre… etc. » — L’Indigent philosophe devrait être, comme le Spectateur, un recueil de réflexions diverses : très vite il se tourne de lui-même en récit picaresque.

Ainsi partout. Quoi qu’écrive Marivaux, il ne va pas loin sans qu’on voie poindre le roman, et sans qu’on voie aussi, peut-être, que c’est roman très mince d’étoffe et qui ne comportera guère que l’histoire d’un seul sentiment traversant deux ou trois situations légèrement différentes, et entouré, pour qu’il y ait cadre, à peu près de n’importe quoi.

Marianne et le Paysan parvenu sont conçus ainsi, avec plus de prétentions, plus de suite, plus de succès aussi ; mais au fond tout de même.

Marivaux a été frappé d’un trait du caractère féminin, l’amour-propre dans le désir de plaire. Il a vu une jeune fille française, assez froide de cœur et de sens, intelligente, avisée et fine, sans aucune passion, et même sans aucun sentiment fort, ni pour le bien ni pour le mal, incapable d’exaltation, à peu près fermée aux ardeurs religieuses et parfaitement à l’abri des emportements de l’amour, ne désirant que plaire et inspirer aux autres le culte très délicat qu’elle a d’elle-même, et puisant dans cette complaisance qu’elle a pour soi une foule de vertus moyennes qui la rendent très aimable et très recherchée. Elle est née avec des instincts de délicatesse, de précaution à ne point se salir, de propreté morale, et la coquetterie est chez elle comme une forme de son amour-propre : quel que soit le miroir où elle se regarde, que ce soit sa petite glace d’ouvrière, sa conscience ou le cœur des autres, elle veut s’y voir à son avantage.

En butte à la poursuite d’un vieux libertin, elle n’aura point le mouvement de dégoût violent d’un cœur orgueilleux, la nausée d’une patricienne. Elle feindra de ne pas comprendre le désir qui la poursuit, elle se persuadera à elle-même qu’elle ne s’en aperçoit pas. Tant qu’elle peut dire, ou se dire, qu’elle ne sait pas ce qu’on lui veut, l’amour-propre est sauf. Cet argent qu’on lui donne, ce trousseau qu’on lui achète, tant qu’on n’a rien demandé en échange, cela peut passer pour charités paternelles ; qui sait si ce n’est pas cela ? L’orgueil refuserait, l’amour-propre accepte, parce que l’amour-propre est un sophiste. Ce baiser sur l’oreille en descendant de voiture méritait un soufflet. Mais s’il peut passer pour un heurt involontaire ? Il faut qu’il passe pour cela, qu’il soit cela : « Ah ! Monsieur ! vous ai-je fait mal ? » Le sophisme est un peu fort ; mais encore pour cette fois l’amour-propre s’est tiré d’affaire.

Mais quand M. de Climal en est venu aux déclarations franches, et aux propositions sans périphrases ? — Cette fois, il n’est sophisme qui tienne. Il faut renvoyer l’argent. On le renvoie. Il faut renvoyer la robe. Ah ! la robe, c’est plus difficile, et c’est ici que le cœur se gonfle. Marianne se sent si bien née pour porter cette robe-là, offerte autrement ! Est-ce qu’elle ne devrait pas venir d’elle-même sur ses épaules ? Enfin on la renvoie aussi ; le sacrifice est fait, et l’on peut se regarder dans son miroir.

Voilà la conscience de Marianne. Elle est réelle, puisqu’elle ne capitule point ; mais elle négocie. Elle ne fait point de sortie ; elle s’assure, au plus juste, et sans sacrifices inutiles, les honneurs de la guerre. Elle est faite d’un fond de dignité où s’ajoute beaucoup d’adresse et de prudence : il n’est pas défendu d’être habile. Marianne la définit elle-même bien finement : « On croit souvent avoir la conscience délicate, non pas à cause des sacrifices qu’on lui fait, mais à cause de la peine qu’on prend avec elle pour s’exempter de lui en faire. »

Ses coquetteries auront le même caractère que ses défenses ; et comme ses résistances étaient mesurées juste à ce que l’amour-propre exige, ses demi-provocations se tiendront dans les limites d’une dignité qui est ferme, sans se croire obligée d’être barbare. On est à l’église. On se place parmi le beau monde. Et pourquoi non ? On s’y place, on ne s’y étale point. La modestie, c’est la dignité, et l’on est modeste ; mais l’humilité ce n’est plus de la conscience ; cela dépasse les bornes ; c’est du christianisme. — On regarde les vitraux, non point parce que ce mouvement fait valoir les yeux et l’attache du cou, mais parce que ces vitraux sont de belles choses ; et si les yeux et le cou en profitent, ce n’est pas de notre faute. — Il n’est pas bien de montrer la naissance de son bras ; mais il n’est pas défendu de redresser sa cornette, et si, dans ce geste, le bras attire quelque regard approbateur, ce n’est point qu’il se montre, ce n’est point qu’il se laisse voir ; c’est la faute de la cornette. Ce sont coquetteries innocentes, parce qu’elles sont involontaires, ou du moins qu’elles pourraient l’être.

Et en présence d’un amour sérieux qu’elle a fait naître, comment se comportera notre Marianne ? Remarquez d’abord que les amours qu’elle inspire sont vifs mais non point ardents ni profonds. Les grandes passions ne vont point à des femmes comme Marianne ; elles vont plus haut, ou plus bas. Trois hommes aiment Marianne : un libertin qui n’a vu que ses quinze ans ; un Dorante qui a vu sa grâce ; un homme mûr et sérieux qui a vu l’équilibre, l’assiette ferme de son esprit. Le libertin est repoussé ; l’homme sérieux a le sort ordinaire des hommes sérieux : il a un grand succès d’estime ; le Dorante, M. de Valville, est accueilli, sévèrement puni d’un instant d’infidélité, et, en définitive, serait épousé, si Marianne avait terminé son œuvre22.

Marianne aime donc, mais comme elle fait toute chose : elle aime sur la défensive. Elle ne s’abandonne ni à l’amour, ni même au plaisir d’être aimée, parce qu’elle ne s’oublie jamais. L’amour-propre défend d’être dupe. Tant que Valville se montre empressé, elle se montre attentive, et rien de plus. Et comme elle a bien raison ! Car voilà que Valville est infidèle, et où en serions-nous maintenant, si nous avions laissé voir que nous aimions ? Mais nous n’avons point fait cette faute, et nous confondons le perfide par une petite scène de générosité dédaigneuse très bien conduite : « Allez ! Monsieur, il vous est tout loisible… » — Et alors, comme nous sommes, sinon heureuse, du moins contente de nous, ce qui est la petite monnaie du bonheur ! Comme nous puisons dans notre vanité satisfaite, dans notre amour-propre chatouillé, dans notre dignité qui se sent intacte et qui se rengorge un peu, une consolation que d’autres trouveraient amère, mais que nous trouvons très suffisante !

« Pour moi, je revenais tout émue de ma petite expédition ; mais je dis agréablement émue : cette dignité de sentiments que je venais de montrer à mon infidèle ; cette honte et cette humiliation que je laissais dans son cœur ; cet étonnement où il devait être de la noblesse de mon procédé ; enfin cette supériorité que mon âme venait de prendre sur la sienne, supériorité plus attendrissante que fâcheuse… tout cela me chatouillait intérieurement d’un sentiment doux et flatteur… Voilà qui était fait : il ne lui était plus possible, à mon avis, d’aimer Mlle Walthon d’aussi bon cœur qu’il l’aurait fait ; je le défiais d’avoir la paix avec lui-même… et c’étaient là les petites pensées qui m’occupaient… et je ne saurais vous dire le charme qu’elles avaient pour moi, ni combien elles tempéraient ma douleur. »

Fort bien, Marianne, vous n’aimez point, voilà qui est clair ; mais, d’abord, vous prenez le vrai chemin pour être aimée, et du reste, vous êtes une petite personne clairvoyante, très ferme, très sûre de soi, très forte, et qui le sait, et qui s’en félicite très complaisamment, et qui trouve dans ce sentiment tous les réconforts du monde ; et c’est plaisir de voir avec quelle gratitude envers vous-même vous vous regardez dans votre miroir.

Voilà Marianne. Ce n’est guère qu’un portrait ; ce n’est guère que l’étude minutieuse d’un seul sentiment, ou d’un groupe de sentiments qui ont ensemble étroit parentage, et qui s’entrelacent les uns dans les autres. Mais c’est une étude psychologique très poussée, et souvent très finement juste. Quelquefois on dirait du La Rochefoucauld un peu délayé. Marivaux connaît bien les femmes. Je crois qu’il ne connaît qu’elles ; mais il s’y entend. Il démêle très heureusement les ressorts déliés et frêles d’un caractère féminin. À ne considérer dans Marianne que Marianne seule, la lecture de ce livre est d’un très grand charme. Sur le reste je reviendrai, et j’aurai bien à dire ; mais ce que je crois voir pour le moment, c’est combien Marivaux a de pénétration psychologique pour aller jusqu’au fond intime d’un sentiment surprendre la structure secrète, compter les contractions, isoler les fibres.

Le Paysan parvenu, à ne regarder encore que le personnage principal, est beaucoup moins distingué. Ne crions pas trop vite à la pure convention. Il y a de la vérité dans M. Jacob. L’homme qui arrive par les femmes est un caractère saisi sur le vif, qui est particulièrement contemporain de Marivaux ; mais qui est de tous les temps ; et Marivaux en a bien saisi le trait principal, la confiance tranquille et presque béate, le laisser-aller, l’aimable abandon. Un tel homme se sent très vite une force naturelle, une puissance sereine et inévitable du monde physique, une sève. Il a la placidité d’un élément. Il en a l’inconscience. Les succès lui sont dus, comme au fleuve les vallées profondes ; il s’y laisse aller d’un mouvement lent et sûr.

À cela s’ajoute, chez M. Jacob, un peu de finesse rustique, un patelinage de paysan madré, qui est un bon détail, et met un peu de variété dans la monotonie forcée, et comme essentielle, d’un tel personnage.

La progression même, dans le développement du caractère, est bien observée. Au commencement quelques scrupules, et aussi quelques timidités. Le propre d’une force comme celle qui fait le fond de l’honorable M. Jacob est de s’ignorer d’abord, et, tant qu’elle s’ignore, d’être contenue par les préjugés de l’éducation en usage chez les honnêtes gens. M. Jacob commence par n’accepter que quelques écus de la dame et de la femme de chambre ; il refuse une forte somme, parce qu’elle est trop forte, et d’origine suspecte. Il refuse d’épouser la suivante, à certaines conditions que le maître de la maison veut imposer. On a son honneur, un honneur de valet, point trop délicat, mais qui ne s’accommode pas encore de tout.

Mais ensuite M. Jacob apprend peu a peu ce qu’il est, et il s’abandonne à son étoile ; et il est admirable d’assurance sur le domaine qu’il sait qui est à lui. Distinction très fine : il est à l’aise, et très vite, beau parleur avec les femmes ; mais les hommes l’intimident longtemps. À l’opera, au milieu des beaux marquis, il se sent gêné, voudrait se cacher ; il rencontre le regard d’une marquise, et le voilà rétabli dans ses avantages. — Il y a des détails excellents. On lui offre une place ; il est chez celui qui en dispose ; il l’a acceptée. La pauvre femme de celui à qui on la retire arrive en larmes et supplie. Voyez-vous Gil Blas à la place de Jacob ? Je crois l’entendre : « Je m’en allai très confus et faisant réflexion que le bonheur des uns est toujours formé du malheur des autres. Mais elle était arrivée un instant trop tard ; j’avais accepté, et il eût été désobligeant de rendre. » M. Jacob, lui, rend la place. Ce n’est point un ambitieux ou batailleur dans le combat de la vie. Il ne se pousse pas, il arrive. Il fait cent fois pis que Gil Blas ; mais point les mêmes choses. Leurs empires sont différents. Cette place, il a le sentiment qu’il n’en a pas besoin ; il la retrouvera, ou mieux. Sa carrière est ailleurs que dans les antichambres ministérielles, et plus sûre. Chacun n’a d’assurance, d’énergie, et même d’effronterie que dans son métier.

Il est donc bon ce Jacob ; mais il n’est pas conduit, ce me semble, jusqu’au terme logique et naturel de son développement (ce qui tient peut-être à ce que Marivaux n’a pas terminé lui-même le Paysan parvenu, non plus que Marianne). J’ai soupçon que l’assurance de l’homme doué de la puissance naturelle qui fait la fortune de M. Jacob, doit se tourner assez promptement, en une sorte de brutalité. Se sentir sûr de l’amour de toutes les femmes développe étrangement le fond de férocité qui est en l’homme. Si les mortels ordinaires ont tant d’aversion pour les Jacob, c’est un peu jalousie ; un peu sentiment de dignité ; surtout certitude que ces gens-là ne se bornent pas à être des misérables et deviennent très vite des coquins. Molière n’a pas manqué de faire son Don Juan méchant. Il faut un peu l’être pour être Don Juan, et surtout à faire comme Don Juan, on est sûr de le devenir. Le Leone-Leoni de George Sand, encore qu’un peu poussé au noir, est très bien vu à cet égard23. Marivaux ne l’a pas entendu ainsi et s’est peut-être trompé.

Ainsi M. Jacob s’est marié. Il était dans son caractère de rendre sa femme horriblement malheureuse, la rencontrant comme un obstacle après l’avoir saisie comme un premier échelon. Marivaux est doux ; il lui a épargné cette cruauté, en tuant sa femme à propos. C’est peut-être reculer devant le point délicat, difficile et intéressant. — Passons, et après tout, Mme Jacob a pu mourir. Mais M. Jacob ne montre nulle part le plus petit trait de cette dureté si naturelle à ses semblables, et dont il fallait au moins qu’il eût comme un germe. Il est bénin, et tout passif. Il est choyé, dorloté, engraissé et doucement papelard. Souvent on le prendrait plutôt pour un « directeur » que pour ce qu’il est, et il n’y a rien de plus différent. C’est que Marivaux est un génie féminin, et s’entend a peindre surtout les femmes et les personnages qui leur ressemblent. Il a fait un Jacob un peu adouci, un peu féminisé, sans songer que les Jacob réussissent auprès des femmes précisément parce qu’ils ne leur ressemblent pas ; un Jacob qui n’est point faux, car le trait principal est bien saisi ; mais qui s’arrête comme à mi-chemin de son évolution naturelle, qui bénite à s’accomplir, qui reste indécis parce qu’il resta inachevé, et qui devrait, ce me semble, ne pas réussir, du moins entièrement.

Jolie esquisse du reste, étude psychologique dessinée d’un trait délié et fin, à laquelle il manque, comme toujours, la vigueur, la plénitude, les dons, pour tout dire, du grand moraliste.

Et, enfin, sont-ce là des romans ? Mon Dieu, non, et l’on voit bien que c’est à cette conclusion que je suis forcé de venir. Marivaux est un psychologue ; il fait un bon « portrait » ou un bon « caractère » ; il l’expose bien, dans un bon jour, il le fait deux ou trois fois pour montrer son modèle dans deux ou trois attitudes et dans le jeu nouveau de lumière et d’ombres que de nouveaux entours font sur lui, et il croit avoir écrit un grand roman. Mais il n’a pas assez de matière, une assez grande richesse d’observations pour que ce qui environne sa figure centrale ait autant de réalité qu’elle en a. Il s’ensuit que dans ses romans le personnage principal est vrai, et tout le reste conventionnel.

J’exagère un peu. Dans Marianne, après Marianne, il y a M. de Climal. Dans le Paysan, après Jacob, il y a Mlle Habert cadette. Je le veux bien. Et encore M. de Climal est-il d’une si puissante réalité ? Deux ou trois discours de lui sont de petits chefs-d’œuvre, mélanges infiniment heureux de fausse dévotion qui ronronne et de libertinage honteux qui balbutie. Mais il y a bien quelque incertitude dans le trait général, et je ne sais pas si c’est moi que je dois accuser quand j’hésite à son égard entre le dégoût, la pitié et presque l’estime, selon les circonstances. La complexité, dans la composition d’un personnage, est, suivant les cas, trait de génie ou signe d’impuissance. Le mal est que, pour M. de Climal, le doute au moins reste dans l’esprit.

Mlle Habert n’est point complexe ; et elle a de la vérité ; mais elle est pâle, elle est sans relief. Elle ne laisse presque rien dans la mémoire. Une figure pleine et grasse, des yeux qui luisent sous des paupières discrètes, les lignes arrondies d’une chatte gourmande, voilà ce que je me rappelle, et c’est quelque chose, mais c’est tout.

Je suis sûr que cette impuissance relative à fournir de matière ses personnages secondaires, Marivaux en a conscience, et que c’est pour cela qu’il les tue à mi-chemin, M. de Climal au tiers de Marianne, Mlle Habert à la moitié du Paysan. Sans doute il ne pouvait point les soutenir, et il s’en est débarrassé, et le vice de composition n’est peut-être qu’une indigence d’invention.

Quant à ce qui reste, quand on en parle, savez-vous ce qui arrive ? C’est que ce n’est plus de Marivaux qu’on s’entretient. Ce n’est plus lui qui écrit, c’est son temps. Marivaux, dans ses romans, se trace un cadre assez vaste, y dessine, avec sa psychologie adroite, mais peu puissante, et son observation juste, mais peu riche, une, deux, trois figures, et surtout une, qui ont de la vérité ; et il remplit les espaces vides avec ce que lui donnent le tour d’esprit, le tour d’imagination, le bel air, le goût général, les lieux communs et les manies intellectuelles de son époque. Or dans l’époque dont il est, il y a surtout deux goûts dominants en littérature d’imagination : c’est à savoir la vertu et le dévergondage.

Je dis le dévergondage, et c’est chose bien connue déjà du lecteur : il sait que Crébillon fils commence de très bonne heure au xviiie siècle, avec les Lettres Persanes et le Temple de Gnide. Ce qu’on oublie quelquefois, c’est que la « vertu », la vertu à la mode de Jean-Jacques, « l’âme vertueuse et sensible » n’est point née sous les auspices de Diderot et de Rousseau. Elle vient au jour, elle aussi, presque au commencement du siècle. On la trouve dans ces mêmes Lettres Persanes à l’épisode des Troglodytes ; on la trouve dans tout le théâtre sentimental de La Chaussée, et ne perdons pas de vue que le théâtre de La Chaussée est exactement contemporain des deux romans de Marivaux.

Il faut bien se persuader, et que Diderot n’a inventé ni le libertinage, ni la sensibilité, et que l’un et l’autre sont venus à peu près ensemble, dès que l’influence du xviie siècle s’est affaiblie, comme frère et sœur, qu’ils sont en effet. Car ils sont de même famille, et se soutiennent l’un et l’autre, et même se supposent. Dès que la gravité chrétienne a cessé de remplir, ou de soutenir, ou, au moins, de réprimer les esprits, le libertinage s’y est insinué ; et dès que le libertinage s’y est introduit, le respect humain, pour en tempérer la crudité, y a mêlé le goût de la vertu et le don de l’attendrissement. On est licencieux, on est lubrique ; mais on a bon cœur, on est pitoyable, le spectacle du malheur vous arrache de généreuses larmes, et, sous ce couvert, on continue d’être libertin en toute décence. Et le lecteur peut lire sans rougir l’œuvre où tant de vertu enveloppe un peu de cynisme ; et l’auteur se sauve de ses écarts par la beauté morale de ses conclusions ; et tout le monde trouve son compte ; et vertu et dévergondage s’en vont de concert tout le long du siècle, jusqu’à Diderot et Rousseau, si enclins à l’un comme à l’autre, et qui ont à l’un et à l’autre, unis et enlacés jusqu’à se confondre, fait de si grandes fortunes, qu’ils passent pour les avoir inventés.

Le fait est constant ; quant à la théorie, elle n’est pas de moi ; elle est de Marivaux. C’est lui qui établit cette règle de l’union nécessaire de la licence et de l’honnêteté. Il gronde Crébillon fils : Vous êtes trop cru, lui dit-il. Il faut des débauches dans un bon ouvrage, mais tempérées par-des tendances vertueuses ; « nous sommes naturellement libertins, ou, pour mieux dire, corrompus ; mais il ne faut pas nous traiter d’emblée sur ce pied-là. Voulez-vous mettre la corruption dans vos intérêts ? Allez-y doucement, apprivoisez-la, ne la poussez point à bout. Le lecteur aime les licences, mais non point les licences extrêmes, excessives… Le lecteur est homme ; mais c’est un bomme en repos, qui a du goût, qui est délicat, qui s’attend qu’on fera rire son esprit ; qui veut pourtant bien qu’on le débauche, mais honnêtement, avec des façons, avec de la décence. » — Que disais-je ?

Ces deux goûts dominants, ces deux lieux communs de l’esprit public au xviiie siècle, ils n’étaient guère, à la vérité, dans Marivaux. Là où Marivaux est supérieur, ils sont absents ; mais c’est avec quoi il a comblé les vides et fait l’étoffe courante et commune de ses romans ; c’est ce qu’on trouve dans son œuvre quand il n’y intervient pas directement, et qu’il la laisse aller d’elle-même.

Sensibilité conventionnelle, toute la partie de Marianne (le second tiers) où la jeune fille est menée dans le monde, conduite chez le ministre, etc. Il y a là une scène dans le cabinet ministériel, avec larmes, génuflexions, genoux embrassés, et ministre la main sur son cœur, qui mériterait d’être peinte par Greuze. Il n’y manque qu’un huissier au second plan ouvrant les bras à demi étendus dans un geste qui veut dire : « Spectacle divin pour une âme sensible ! »

Libertinage concerté et appuyé, toutes les dames qui veulent du bien à M. Jacob ; détails scabreux, peintures lascives qui se répètent à satiété ; une certaine gorge de madame de Fécourt qui reparaît régulièrement, toutes les dix pages… Et tout cela aussi très conventionnel, sans relief, sans individualité des personnes : mademoiselle Habert à part, je confesse que je confonds toutes les autres, et que j’attribue peut-être à madame de Fécourt la gorge de madame de Ferval ou de madame de Vambures. — Il y a même un peu de libertinage dans Marianne, et le, pied, déchaussé par accident, de Marianne est bien le pendant du pied, volontairement sans pantoufle, de madame de Ferval.

En vérité tout cela n’est pas de Marivaux ; c’est de tout le monde qui est autour du lui ; cela n’a pas d’originalité parce que ce n’est pas conception de l’auteur, substance de son esprit, mais matière commune dont il entoure et gonfle ses conceptions pour faire volume. Il a un bien joli mot quelque part : « … moins à la honte de mon cœur qu’à la honte du cœur humain ; car chacun a d’abord le sien, et puis un peu celui de tout le monde… » — Et chacun aussi a d’abord son esprit, et puis un peu celui des autres, qu’on ajoute au sien pour étendre un peu son domaine ; mais à ces biens d’emprunt on ne laisse pas sa marque et les traces d’une possession véritable.

Ce qui est bien de lui, ce sont des longueurs d’une autre espèce, d’interminables réflexions. « Je suis naturellement babillard », dit-il en une préface. Il l’est doublement, étant de complexion un peu féminine, et faisant état de psychologue. Il faut qu’il explique tout par le menu, et, quand il a tout expliqué, qu’il recommence. Il peint deux dévotes engloutissant des plats énormes avec des mines dégoûtées qui doivent donner le change, et convaincre le spectateur, et elles-mêmes, qu’elles n’y mettent point de concupiscence. Il suffisait de dire cela. Il le dit, déjà longuement, et ensuite :

« … Je vis à la fin de quoi j’avais été dupe. C’était de ces airs de dégoût que marquaient mes maîtresses, et qui m’avaient caché la sourde activité de leurs dents. Et le plus plaisant, c’est qu’elles s’imaginaient elles-mêmes être de très petites, de très sobres mangeuses. Et comme il n’était pas décent que des dévotes fussent gourmandes (sans doute, passons) ; qu’il faut se nourrir pour vivre et non pas vivre pour manger ; que, malgré cette maxime raisonnable et chrétienne, leur appétit glouton ne voulait rien perdre, elles avaient trouvé le secret de la gloutonnerie… »

Ah ! c’est fini ! — Non !

« … et c’était par le moyen de ces apparences de dédain pour les viandes ; c’était par l’indolence avec laquelle elles y touchaient qu’elles se persuadaient être sobres, en se conservant le plaisir de ne pas l’être ; c’était (allez ! allez !) à la faveur de cette singerie que leur dévotion laissait innocemment le champ libre à l’intempérance. »

Voilà trop souvent sa manière. Il semble croire que son lecteur est très inintelligent et n’a jamais compris. Marianne ne veut pas avouer au jeune Valville qu’elle est fille de magasin chez Mme Dutour. Elle refuse de donner son adresse ; elle retournera à pied, quoique blessée. Elle évite de prononcer le nom de la lingère. Puis, à un moment donné, perdant la tête : « Il faudra donc envoyer chez Mme Dutour. » Quel malheur ! elle s’est trahie ! « — Ah ! cette marchande de linge…., répond Valville ; c’est donc elle qui aura soin d’aller chez vous dire où vous êtes. » Quelle bonne fortune ! Valville n’a pas compris ! — Le revirement est joli, il est très clair, et le lecteur n’a pas besoin de commentaire. Mais Marivaux en a besoin ; il est explicateur fieffé :

« … Y avait-il rien de si piquant que ce qui m’arrivait ? Je viens de nommer Mme Dutour ; je crois par là avoir tout dit, et que Valville est à peu près au fait. Point du tout. Il se trouve qu’il faut recommencer ; que je n’en suis pas quitte ; que je ne lui ai rien appris ; et qu’au lieu de comprendre (le voilà parti !) que je n’envoie chez elle que parce que j’y demeure, il entend seulement que mon dessein est de la charger d’aller dire à mes parents où je suis ; c’est-à-dire qu’il la prend pour ma commissionnaire : c’est là toute la relation qu’il imagine entre elle et moi. »

Cela est continuel. Il le sait lui-même, s’en accuse, s’en excuse, s’en amuse, et recommence. C’est la marque de la manie psychologique. Vauvenargues a de ce travers ; Massillon aussi ; Le Sage n’en a pas l’ombre. On voit les pentes différentes. Le roman, de Le Sage à Marivaux, d’œuvre de moraliste, devient œuvre de psychologue, avec les défauts et les qualités aussi que comporte ce genre. Il est fait de l’étude très minutieuse de quelques sentiments, avec beaucoup de réflexions et de considérations ; et cela fait un fond un peu dénué, et, pour l’étoffer, l’auteur y ajoute des choses qui ne sont pas de lui, mais de ses voisins : un peu de ce réalisme des vulgarités qui avait commencé à poindre avec Le Sage, et qui devait être vite à la mode en France, où le réalisme n’a le plus souvent été qu’un certain goût de s’encanailler ; un peu de sensibilité et de vertu larmoyante ; un peu de polissonnerie.

Et voilà, ce me semble, les romans de Marivaux. Ils ont des disparates extraordinaires, et sont, selon les pages, excellents ou assommants. C’est qu’ils ont été écrits comme par deux hommes, l’un psychologue, contemporain de La Rochefoucauld et de Mme de La Fayette, qui est exquis, encore qu’un peu long, l’autre par un homme du xviiie siècle qui connaissait le goût du jour et qui expédiait, comme à la tâche, des pages de grivoiseries ou de sensibleries pour aider l’autre. Et il n’y a personne qui ressemble moins au premier que le second, d’où suit dans l’ouvrage commun quelque incohérence.

Trouve-t-on en quelque ouvrage Marivaux à peu près tout seul, et sans collaborateur trop apparent ? Oui, et c’est là que nous allons le considérer pour achever de le bien connaître.

III.
Marivaux dramatiste §

Il était né pour le théâtre, et plutôt le théâtre était l’endroit où ses qualités devaient se trouver dans tout leur jour, — où ce qui lui manquait n’est point nécessaire, — où, enfin, il se pouvait qu’il fût contraint de renoncer à ses défauts, justement parce qu’ils y sont plus graves qu’ailleurs.

Cet art psychologique où il était fin ouvrier, le théâtre en vit ; c’est sa ressource propre. Ce ne sont point les grands moralistes qui réussissent à la scène, ce sont les grands psychologues. Ce ne sont point des tableaux très riches et abondants des mœurs humaines que le théâtre peut nous présenter, c’est l’analyse très nette, très diligente et bien conduite, d’une ou deux passions dans chaque pièce, et c’en est assez ; c’est l’évolution, bien suivie en ces phases successives, d’un ou de deux sentiments, qu’on saura présenter et opposer d’une manière dramatique. Et tant s’en faut qu’il soit besoin d’une foule de personnages, tous bien saisis, c’est-à-dire d’une multitude de renseignements sur les mœurs des hommes, qu’il ne faut pas même de personnages trop complexes, sous peine de n’être plus clair. Au théâtre l’homme est comme dépouillé de tous les accessoires de son caractère, il est réduit à ses passions dominantes ; et puis, en revanche, ces passions sont étudiées dans tout leur détail et étalées dans tout leur développement.

Essayez de mettre Gil Blas au théâtre. Vous vous apercevrez d’abord que tant de personnages si variés, tous si précieux pourtant, deviennent inutiles et gênants, fondent et s’effacent, et que Gil Blas seulement et ses amis intimes peuvent rester, et que Gil Blas prend une importance énorme ; et que dès lors, en revanche, lui n’a plus assez de fond, est trop en surface pour les proportions que vous êtes contraint de lui donner ; et qu’en fin de compte c’est tout le tableau de mœurs qu’il faut laisser tomber, et un caractère qu’il faut creuser davantage.

Eh bien, Marivaux était à son aise au théâtre précisément parce qu’il savait creuser un caractère, et parce que le grand tableau de mœurs, qu’il n’eût pas su remplir, ne lui était pas demandé là.

Il n’était qu’à demi réaliste, et comme par caprice. Ceci encore, au théâtre, n’était point mauvais. Le théâtre n’admet le réalisme qu’à légères doses, parce que le réalisme est tout fait de menus détails, et que le théâtre procède par grandes lignes. Une scène épisodique réaliste a de la saveur au théâtre ; mais les grandes passions éternelles (sous de nouvelles couleurs et regardées d’un nouveau point de vue, tous les cinquante ans), voilà toujours le fond où il ne faut pas tarder à revenir, et où le spectateur vous ramène.

Ses complaisances pour le goût du temps, sensiblerie fade ou manie de libertinage, n’avaient guère leur place sur la scène, où la gauloiserie est bien reçue, mais où l’art de provoquer des mouvements honteux est absolument proscrit ; où les sentiments délicats sont bien accueillis, mais où la comédie larmoyante n’avait pas encore pu s’établir en faveur. Si Marivaux avait eu, de son fond, ce goût de pleurnicherie sentimentale, il l’aurait apporté là, comme fit La Chaussée ; mais j’ai cru voir qu’il n’est chez lui que ressource d’emprunt pour allonger ses volumes, et aussi n’y a-t-il pas songé en un genre d’ouvrages où la mode ne l’imposait point, et qui, du reste, doivent être courts. — Enfin ses défauts, bien personnels ceux-là, d’abstracteur de quintessence et d’explicateur à perte d’haleine, minutieux commentaires, analyses confuses à force d’être multipliées, et galimatias dans la finesse, pouvaient le perdre absolument au théâtre, — à moins que le théâtre ne l’en détournât. C’était partie de va-tout. Subsistant, ces défauts eussent été là odieux ; mais précisément parce qu’ils devenaient odieux, ils pouvaient, là, lui sembler tels, et le dégoûter, et, à force d’apparaître extrêmes, être amenés à disparaître. Dans une circonstance où une sottise serait énorme, ou bien on la fait, ou bien son énormité vous avertit de ne point la faire. C’est ce dernier qui est arrivé, ou à peu près ; car les défauts intimes ne s’abolissent point, mais il arrive qu’ils se contiennent.

Rien ne montre mieux que cet exemple combien le théâtre est une bonne discipline, en ses rigueurs salutaires, pour les hommes de lettres. Le théâtre a ramené les défauts de Marivaux à la mesure de demi-qualités, de dons aimables et un peu suspects, de grâces légèrement inquiétantes. Comme il faut être court au théâtre, ses longueurs se sont restreintes à de simples nonchalances ; — comme il faut être vif, ses analyses se sont ramassées en traits rapides et pénétrants, et les coups de sonde ont remplacé les longues galeries souterraines ; — comme il faut être clair, son galimatias est resté dans les honnêtes limites du précieux ; et de tout cela s’est formé le marivaudage, dont on n’a jamais su s’il est le plus joli des défauts, ou la plus périlleuse des qualités, ou une bonne grâce qui s’émancipe, ou un mauvais goût qui se modère.

Le théâtre lui était donc un lieu favorable en somme, où ses dons avaient leur emploi, ses lacunes leur excuse, ses mauvais penchants leur correctif ; et où il pouvait donner une note toute nouvelle, ce qu’il a d’original s’accommodant bien à la scène, et ce qu’il a de commun ne pouvant guère y trouver place.

Aussi ce théâtre de Marivaux est-il d’une qualité rare et précieuse. La première impression en est ravissante. Il est joli d’abord de tout ce qui n’y est point. On sent, au premier regard, un homme qui n’a point de métier (plus tard on s’apercevra que c’est un homme qui a un métier à lui). On ouvre le volume, on parcourt, et c’est une surprise aimable. Quoi ! point d’intrigue ; point de quiproquo ; point d’obstacle extérieur au bonheur des amants, point de circonstance accidentelle qui les sépare, corrigée par une circonstance accidentelle qui les réunit ; — et point de tuteur barbare, de père terrible, d’oncle sauvage et stupide ; — et pas davantage de peinture de la société (oh ! non !) ; point de traitants, d’agioteurs, de femmes d’intrigue, de chevaliers d’industrie, de « chevaliers à la mode », de valets flibustiers, de parvenus, de femmes galantes, de dévotes, de directeurs ; — et point non plus de comédies de caractère : point de pièce qui s’intitule le distrait, l’inconstant, le maniaque, le disputeur, le décisionnaire, le grondeur, le grave, le triste, le gai, le sombre, le morne, l’acariâtre, le tranquille, l’amateur de prunes, et qui nous offre le divertissement de dix lignes de La Bruyère en cinq actes ! — Quel singulier théâtre ! Voilà qui ne ressemble à rien ! Mais déjà c’est quelque chose que cela, et l’on en est comme tout reposé et rafraîchi.

On lit de plus près, et l’on s’aperçoit qu’il y a là un genre nouveau, une sorte de comédie romanesque, des ouvrages dramatiques qui sont des « nouvelles », ou bien plutôt, de petits romans traités dans la manière dramatique, du reste avec le moins de procédés dramatiques qu’il se puisse. Cette comédie n’emprunte presque rien — ayons le courage de dire rien du tout — à la vie courante ; elle n’a la prétention ni de corriger les mœurs ni de les peindre ; elle n’est ni une thèse ni un miroir ; elle est faite d’une douce et légère aventure de cœurs entre gens qu’on n’a jamais rencontrés dans la rue. Les critiques qui veulent voir dans ce théâtre la comédie traditionnelle, et y chercher des renseignements sur les hommes du temps, ont le double malheur de n’y trouver rien, et de nous amener, par leurs analyses les plus laborieuses, à cette conclusion, très fausse, qu’il est nul. Les personnages y sont d’un pays qui n’est nullement géographique. Les suivantes sont des dames très bien élevées, et qui ne sont pas seulement spirituelles, qui sont ingénieuses. Et faites bien attention, souvent les grandes dames ont des naïvetés, de petites impatiences, de légers et adorables manques de réflexion ou de tenue qui en font de charmantes grisettes. Il n’y a pas une grande distance, non seulement d’allures, mais même de race, entre maîtres et valets. Au théâtre les acteurs jouent ces rôles chacun selon son « emploi » et rétablissent la différence ; mais examinez, et vous verrez qu’elle est factice. — Et, pareillement, les mères (le plus souvent) sont aussi jeunes de cœur que leurs filles ; les pères dressent des pièges joyeux où se prendront leurs enfants, d’une humeur aussi gaie et alerte que de jeunes valets. — Et tout cela est léger, capricieux, aérien, fait de rien, ou d’un rêve bleu, qui nous emmène bien loin, loin des pays qui ont un nom, dans une contrée où l’on n’a jamais posé le pied, et que pourtant nous connaissons tous pour savoir qu’on y a les mœurs les plus douces, les caractères les plus aimables, des imperfections qui sont des grâces, et que c’est un délice d’y habiter.

— Autrement dit, cette comédie est ultra-romanesque, et diffère de toutes les autres en ce qu’elle est plus conventionnelle qu’aucune d’elles. — Il faut voir. Relisons un peu. Ces gens-là ne sont que des âmes, cela est clair ; mais des âmes peuvent avoir une certaine réalité, qui consiste à ressembler aux nôtres tout en étant beaucoup plus belles ; elles peuvent avoir une certaine vie qui consiste à aimer, à désirer, à sentir, à se chercher, à se fuir, à se contracter douloureusement dans la tristesse, à s’épanouir délicieusement dans la joie, à hésiter dans l’incertitude, à se mouvoir enfin librement dans l’atmosphère légère et pure qu’elles habitent ; et si le moraliste proprement dit, ou pour mieux parler l’historien de mœurs, n’a guère que faire ici, il me semble que le psychologue peut s’y trouver bien. — Marivaux n’a pas compris autrement la comédie. Il a considéré des âmes humaines parfaitement en dehors de quelque temps et de quelque lieu que ce fût, mais qui étaient bien des âmes humaines, et qu’il regardait de très près. Il n’est fantaisiste que de première apparence, et parce qu’il supprime à peu près le support matériel et l’habitacle ordinaire des esprits humains ; mais avec les ressorts mêmes de ces esprits, il ne badine point ; il n’invente pas, il est très informé et très diligent, et il arrive ainsi que ce théâtre, qui contient si peu de réalité, contient plus de vérité que beaucoup d’autres. — Il est très libre, très dégagé, très affranchi de toute imitation des choses de la rue ou de la maison ; il paraît très imaginaire, et tout à coup on s’aperçoit qu’il est très profond. Figurez-vous qu’on dît à Racine : « Vos Grecs ne sont pas des Grecs. Ils sont du temps d’Homère et ils n’ont rien d’homérique. » Il eût répondu sans doute : « Ce ne sont guère des Français davantage. Ce sont des hommes. J’ai un goût pour l’étude des sentiments humains en eux-mêmes, et ce goût ne s’accommode guère du souci de la couleur des temps et des lieux. S’il me conduit à tracer des développements de passion qui ne soient ni d’un siècle ni d’un autre, mais qui soient vrais, il suffit peut-être. » A un degré inférieur, et dans un autre ordre, Marivaux procède de même. La couleur locale de la comédie, c’est le réalisme. Il n’en a souci, et d’autant plus peut-être, étant connaisseur en choses de l’âme, il nous donne l’impression de la vérité pure. Veut-on voir comment une idée de comédie lui vient en l’esprit, et d’où il part pour en faire une ? Allons chercher une comédie qu’il n’a point faite, et dont il n’a jeté sur le papier que la matière :

« J’ai eu autrefois une maîtresse qui était savante. Sa folie était de philosopher sur les passions quand je lui parlais de la mienne. Cela m’impatienta… J’avais remarqué quelle était glorieuse de savoir si bien jaser ; je pris le parti de la louer beaucoup et de faire le surpris de sa pénétration. Elle m’en croyait enchanté. Savez-vous ce qui arriva ? C’est que pendant qu’elle définissait les passions, je lui en donnai en tapinois une pour moi, que sa vanité lui fit prendre par reconnaissance, et qui m’ennuya à la fin, parce que j’en méprisais l’origine. Elle fut fâchée de la retraite que je fis : mais elle ne perdit pas tout ; car, comme elle aimait à philosopher, je lui laissai de la besogne pour cela en me retirant. Elle ne parlait des passions que par théorie. Il n’y avait que son esprit qui les connût, et je les lui avais mises dans le cœur… dès lors je crois qu’elle s’occupa plus à les sentir qu’à les examiner. »

Ceci est une page de l’Indigent philosophe, et ç’aurait pu devenir une comédie de Marivaux. C’est une analyse d’une façon d’aimer. La Rochefoucauld a dit qu’il y a bien des gens qui n’auraient jamais connu l’amour s’ils n’en avaient pas entendu parler, et l’on a dit depuis que parler d’amour c’est déjà le faire. Voilà justement le sujet de cette comédie que Marivaux n’a pas écrite.

La Comtesse, le Marquis, le Chevalier. La Comtesse discute sur l’amour avec une profondeur extraordinaire, en femme qui affecte d’être sûre de ne point le ressentir, quand on cause en théoricien, avec une froide raison, de ces choses, c’est qu’on est bien loin d’aimer… « En effet, il n’y a aucun danger, dit le marquis. Mais comme vous en parlez bien ! quelle intelligence, quelle finesse, que d’esprit ! C’est plaisir de s’entretenir avec une femme supérieure. »

LA COMTESSE. — Lisette, je sais trop la vanité de l’amour pour trouver un homme aimable ; mais je sais connaître le mérite. Le marquis est fort bien. Voilà un homme qui m’apprécie.

LA COMTESSE. — Lisette, le marquis vient moins souvent. Cela est fâcheux. Il a dit la conversation. Il sait les choses. Dans cette campagne, on ne sait avec qui causer. Il me manque…

Ah ! vous voilà, marquis ! on ne vous voit plus. L’entretien d’une pauvre femme est sans doute languissant…

LE MARQUIS. — Non, l’entretien d’une femme supérieure est intimidant. Les femmes qui sentent encouragent, et les femmes qui savent effrayent.

LA COMTESSE. — Qui vous dit que savoir empêche de sentir ?

LE MARQUIS. — Il y est au moins un retardement, ou une distraction.

LA COMTESSE. — Ou un acheminement peut-être.

LE MARQUIS. — Ce n’est vrai que de celles qui ne savent qu’à moitié. Mais il n’est point de secret pour vous ; et connaître le fond de la passion, c’est s’en garantir. Ah ! c’est dommage !

LA COMTESSE. — Pour qui ?

LE MARQUIS. — Pour… mettons pour le chevalier qui vous aime, et qui ne vous le dira jamais. Il sait trop bien qu’on n’aime point les philosophes ; on les admire.

LA COMTESSE. — L’admiration n’est-elle point une forme déguisée de l’amour ?

LE MARQUIS. — Pas plus que parler amour n’est une façon de le ressentir. À ce compte, vous m’aimeriez infiniment. Vous voyez bien !

LA COMTESSE. — Je vois que vous voulez me faire dire que je vous aime !

LE MARQUIS. — Vous pourriez le dire ; car vous aimez à badiner. Mais ce serait pour faire une étude sur la fatuité des hommes en ma pauvre personne.

LA COMTESSE. — Lisette, ce marquis est un sot. Quand je songe que j’étais sur le point de lui dire que je l’aimais, et peut-être de le croire ! Il est très borné, avec toutes ses finesses. J’aime les gens plus unis. Ce pauvre chevalier, si simple, doit savoir aimer… Mais il est timide. Si on l’aimait, ne fût-ce que pour punir le marquis, il ne faudrait pas le décourager en l’éblouissant… »

Voilà la méthode de Marivaux. Décomposer un sentiment, en saisir les éléments, démêler les parties dont il se compose, et de ces légers mouvements du cœur, de leur suite, de leurs démarches, de leurs chocs et de leurs conflits faire le drame lui-même avec ses péripéties couvertes, secrètes, intimes, cachées même aux yeux des personnages, et surtout aux leurs.

Il n’y a pas beaucoup de sentiments sur lesquels il soit capable de faire ce travail menu et délicat d’analyse. À vrai dire, il n’y en a qu’un. Les femmes, à l’ordinaire, ne se connaissent bien qu’en amour. Il ressemble aux femmes extrêmement. Sa petite découverte est tout simplement d’avoir introduit l’amour dans la comédie française ; et cette petite découverte était une très grande nouveauté,

Je ne crois pas exagérer aucunement. Avant Marivaux il y avait eu des amoureux sur notre théâtre comique ; seulement il n’y avait pas eu de peintures de l’amour. L’amour était un des ressorts de toutes les comédies ; il n’en était jamais le fond et la matière. L’auteur comique nous présentait une Angélique qui était amoureuse de Valère, et un Valère qui était le soupirant déclaré d’Angélique. Leur amour était chose acquise, fait authentique, antérieur à l’ouverture des débats ; et ce qui s’opposait à cette passion, et comment elle finissait par triompher des obstacles, là était la matière de la comédie. Il semblait que l’amour fût un fait tout simple, qu’on ne décompose point, irréductible à l’analyse ; qu’on est amoureux ou qu’on ne l’est pas. On nous disait : « Ceux-ci le sont. Ils le seront toujours. Il n’y a pas à y revenir, et nous ne nous en occuperons plus. La comédie part de là, et elle porte sur autre chose. » — C’est pour cela que vous voyez tant de titres de comédies qui annoncent des analyses de caractère : Avare, Imposteur, Glorieux, Grondeur ; et que vous ne voyez pas une comédie qui s’intitule l’Amoureux ; car l’Homme à bonnes fortunes, je n’ai pas besoin de dire que c’est autre chose. À voir de près, on s’aperçoit bien que chez nos comiques l’amour est même à peine un ressort ; il est une manière de signalement : il est un moyen d’indiquer au spectateur ceux des personnages auxquels il doit s’intéresser. Comme il est entendu, au théâtre, que c’est les amoureux qui ont raison, à condition qu’ils soient aimés, l’auteur nous dit en commençant : « Amoureux : Angélique et Valère. Vous êtes prévenus que c’est des autres que je vais me moquer. Quant à eux, je ne m’en occuperai qu’au dénouement ; et c’est bien naturel, puisqu’il n’y a qu’eux qui ne soient pas comiques. » Mesurez l’importance qu’a l’amour dans toutes nos comédies classiques, et jugez si nos auteurs comiques ont pris autrement les choses. A peine pourrez-vous citer comme sortant de cette règle le Dépit amoureux, qui n’est qu’une comédie d’intrigue, et le Misanthrope, qui est en partie une étude sur une manière comique d’aimer, et en grande partie autre chose. Un ouvrage portant sur l’amour lui-même et ses démarches eût paru moins du domaine de la comédie que du roman.

Marivaux a cru que l’amour n’était pas un fait simple, qui ne pût servir que d’un point de départ. Il a vu qu’il était composé de beaucoup d’éléments divers, qu’il avait ses raisons d’être, et ses développements, et ses marches et contre-marches, son mouvement par conséquent ; et, par suite, qu’il pouvait contenir sa comédie en lui-même, sans avoir besoin, pour entrer dans une comédie, d’avoir des obstacles extérieurs à lui.

Il a vu cela parce qu’il était bon psychologue, et surtout parce qu’il avait une admirable psychologie féminine, j’entends une psychologie de la femme comme il semblerait qu’une femme seule pût l’avoir. On est quelquefois étonné de sa pénétration sur ce point. Par exemple, c’était, c’est peut-être encore une banalité que d’estimer que les femmes sont fausses. Marivaux sait parfaitement qu’il n’en est rien. Ce n’est vrai que pour ceux qui ne font que les écouter, et qui s’en tiennent à leurs paroles. À ce compte, on peut, en effet, les accuser quelquefois d’artifice. Mais c’est une injustice véritable. Comment un être qui est tout de sentiment et de passion pourrait-il tromper ? Il ne peut que mentir. Précisément parce qu’il a conscience que la vivacité de ses sentiments et son incapacité de réflexion livre à tout venant ses secrets, il essaye peut-être d’abuser par ses discours. Mais ce n’est que la preuve qu’il est et qu’il se sent incapable de tromper autrement. — Et, de fait, vous n’avez qu’à ne pas l’écouter : la vérité sort et éclate de tous ses gestes, de tous ses airs, de tous ses regards, de toutes ses attitudes, et se précipite de tout son être. Ce qu’il pense, il vous l’apprend toujours « par une impatience, par une froideur, par une imprudence, par une distraction, en baissant les yeux, en les relevant, en sortant de sa place, en y restant ; enfin c’est de la jalousie, du calme, de l’inquiétude, de la joie, du babil, et du silence de toutes les couleurs… Une femme ne veut être ni tendre, ni délicate, ni fâchée, ni bien aise ; elle est tout cela sans le savoir, et cela est charmant. Regardez-la quand elle aime et qu’elle ne veut pas le dire. Morbleu ! nos tendresses les plus babillardes approchent-elles de l’amour qui perce à travers son silence24 ? »

Avec cette connaissance qu’il avait des femmes, des sentiments qu’elles éprouvent et de ceux qu’elles inspirent, il avait tout un théâtre tout nouveau dans la tête. La comédie de l’amour, voilà ce qu’il a écrit, et que personne n’avait écrit avant lui. Racine en avait fait le drame, et précisément Marivaux est un Racine à mi-chemin, un Racine qui ne pousse pas le conflit des passions de l’amour jusqu’à leurs conséquences funestes, et qui, par cela, reste auteur comique, un Racine qui n’écrit que le second acte d’Andromaque.

On a dit qu’il n’avait jamais peint que « l’aube de l’amour », que l’amour en ses commencements incertains et indécis, et qui s’ignore encore. C’est que c’est là, et non ailleurs, qu’est la comédie de l’amour. L’amour déclaré, connu de celui qui l’éprouve et de celui à qui il s’adresse, n’est point matière de comédie à lui tout seul. Car de deux choses l’une : ou il est malheureux, et c’est un drame qui commence, ou il est heureux, et il n’y a rien à en tirer du tout. L’amour commençant, au contraire, peut être comique, parce qu’il s’ignore pendant que le spectateur s’en aperçoit ; parce qu’il se trompe d’objet ; parce qu’il hésite, recule, louvoie, se prend aux pièges des précautions dont il se défend ; par tout ce qui s’y mêle de dépit, de honte, de fausse honte, de fierté qui finit par capituler, d’amour-propre qui finit par être confondu, de mille autres choses, et là est le drame gai et divertissant de l’amour. — Dans une comédie où l’amour n’est pas un ressort, mais le fond même, c’est le moment où les amoureux s’aperçoivent clairement qu’ils aiment, qui est celui du dénouement, et, au contraire des autres, c’est par la déclaration d’amour que ce genre de drame doit finir. — Et c’est ainsi que finissent d’ordinaire les comédies de Marivaux. — On conçoit combien cette manière d’entendre la comédie rend le travail de l’auteur difficile. Il doit suivre avec sûreté le travail insaisissable d’un sentiment à peine formé au fond d’un cœur, et le rendre très visible au public, sans qu’il le soit aux personnages. Il doit étudier des passions si indécises encore que ceux qui ont le plus d’intérêt à s’en rendre compte ne s’en doutent point, et que le spectateur qui n’a que l’intérêt de son plaisir doit les voir pleinement et les suivre sans peine. Il doit mettre le public dans la confidence, sans y mettre aucun des acteurs ; et dans la confidence, non d’un fait, facile à faire connaître une fois pour toutes, mais des lueurs fugitives d’une passion secrète, des velléités de l’amour. Il y a de la gageure dans cette conception de l’art et le désir malicieux, la prétention piquante de vouloir être compris sans presque rien dire. Marivaux a de la femme jusqu’à la coquetterie.

Il réussit du reste pleinement à ce jeu aimable. C’est que, d’abord, cette science si sûre qu’il faut avoir, en pareil dessein, de la complexion, pour ainsi dire, et de la nature intime de l’amour, il l’a pleinement. Personne, depuis La Rochefoucauld, mais en matière d’amour seulement, n’a su démêler si finement ce qui entre dans la composition d’un sentiment ou d’une passion. De quoi l’amour est fait, dans telle circonstance ou dans telle autre, c’est ce qu’il voit d’abord ; ce qui l’amène à prendre peu à peu conscience de lui-même, c’est ce qu’il voit et montre ensuite. — Ici, il est fait de dépit amoureux (Surprises) : que deux personnes qui ont juré de ne plus aimer se rencontrent et se confient leurs résolutions, il y a de grandes chances qu’elles en arrivent à la sympathie, et de là à l’amour : « Comme celui-ci sait me comprendre ! » — Là il est fait d’impatience de ce qu’on possède et du désir de ce qu’on vous défend (Double inconstance). — Ailleurs il est fait de la honte même d’aimer : « Quoi ! l’on me soupçonne d’aimer ! J’ai bonne opinion de cet homme ! Quelle insolence ! écartons cette idée… » Il ne faut pas l’écarter avec violence, parce que la combattre c’est s’en préoccuper, et déjà voilà qu’on aime (Jeu de l’amour et du hasard). — Ailleurs il est fait du bonheur naïf d’être aimé, de bonté, de douceur, d’esprit de contradiction aussi, quand tout le monde vous répète que l’objet de votre amour en est indigne, et qu’à force de se dire : « C’est vrai, je serais folle ! » on finit par penser : « Serait-ce si fou ? » (Fausses confidences.) — Tout cela avec une science des nuances, une connaissance de nos petits secrets, qui ne nous accable pas, comme Molière, lequel connaît les grands, mais qui nous surprend et nous inquiète un peu. — La Double inconstance est un ouvrage un peu languissant ; mais c’est plaisir comme Marivaux a bien marqué chaque inconstance, celle de l’homme et celle de la femme, de son trait véritable et distinctif. Le bon Arlequin est inconstant sans oublier ses premières amours. On sent que le présent n’efface qu’à moitié le passé, que le désir ne fait qu’un peu tort à la gratitude. Au fond il les aime toutes deux, la nouvelle seulement plus vivement que l’ancienne, comme il est juste. Le petit fond de polygamie, instinctif au moins, sinon de fait, qui est dans l’homme, est indiqué, avec mesure du reste, d’une manière très heureuse. — Silvia, au contraire, dès qu’elle aime ailleurs, n’aime plus où elle aimait. L’ancien sentiment est ruiné absolument par le nouveau. Elle n’est plus retenue même par un regret ; elle ne se sent plus attachée que par le devoir, ce dont il est facile de venir à bout.

Et tout cela, dira-t-on, est bien frêle, bien ténu, et, qui sait ? bien superficiel peut-être. Dans ces analyses de l’amour qui s’ignore, ne serait-ce point l’amour vrai que l’auteur oublie, et à force de nous montrer de quels éléments l’amour se compose, amour-propre, dépit, et autres menus suffrages, ne nous le montrerait-il point fait précisément de tout ce qui n’est pas lui ? — Il y a du vrai dans cette objection ; mais il y a aussi beaucoup à dire. Et d’abord nous sommes ici dans la comédie. L’amour qui est parce qu’il est, le coup de foudre de Juliette et de Phèdre, est affaire de tragédie ou de drame. L’amour-goût, pour parler comme Stendhal, qui, fortifié par l’accoutumance, l’estime, les bons rapports, peut aller très loin et peut-être plus loin que l’autre, est essentiellement du domaine de la comédie, parce qu’il est dans les conditions moyennes de l’existence. Et lui seul peut servir à la comédie de l’amour ; lui seul est piquant, tandis que l’autre, force simple, est redoutable comme les armées qui marchent en bataille, ainsi qu’il est dit aux Livres saints. — Lui seul, par le conflit et le va-et-vient des sentiments dont il se mêle, ou dont il naît, ou qu’il fait naître, car tout cela s’entrelace, et est plaisant pour cette raison même, forme un petit drame à lui tout seul, et c’est le point ; et un petit drame divertissant et tendre parce qu’il a pour dénouement, « après beaucoup de mystère », comme dit La Rochefoucauld, l’éclosion de l’amour même.

Notez ceci encore. S’il est bien vrai qu’un sentiment profond est parce qu’il est, et qu’à le décomposer, on risque tout simplement de passer à côté ; il est vrai aussi qu’il est bien rare que nos sentiments aient ce sublime et cet absolu. « Ce que j’aime en vous… disait une dame, qu’a connue Chamfort à celui qui lui plaisait. — Arrêtez, répondit le galant ; si vous le savez, je suis perdu. » Le galant avait de l’esprit et même de la profondeur ; mais il y avait à répondre : « Sans doute, le grand amour romanesque est aveugle, et je n’aime point follement, si j’ai des yeux, même pour voir vos mérites. Mais si ce n’est pas être aimé pour soi-même qu’être aimé pour ses qualités, au moins est-ce être aimé pour quelque chose qui nous touche d’assez près. L’amour mêlé d’estime, par exemple, s’il n’est pas pur, est du moins d’un alliage assez agréable. L’amour, né peut-être du ressentiment contre quelqu’un qui ne vous vaut pas, est tout au moins une préférence. Ainsi de suite ; et de tels sentiments on peut encore s’accommoder. » — Eh ! oui ! et c’est de ce train que vont d’ordinaire les choses, et c’est de ce petit manège de l’amour susceptible d’analyse parce qu’il n’est pas absolument pur, et de degré et de gradation parce qu’il n’est pas absolu, que se fait une comédie.

Et encore ! Savez-vous bien que La Rochefoucauld a dit que « s’il existe un amour pur et exempt du mélange des autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur et que nous ignorons nous-mêmes. » Eh bien, c’est cet amour qui s’ignore, précisément, que peint Marivaux, ou, du moins, c’est par lui qu’il commence. Puis il le montre mêlé de ces autres passions dans lesquelles il prend conscience de lui-même, dont il a besoin pour se connaître et en quelque sorte pour revêtir un corps ; mais c’est encore de l’amour, et le vrai, celui qui a été longtemps caché au fond du cœur. — C’est pour cela que cette comédie de l’amour est divertissante et touchante. Elle est divertissante parce que c’est un malin plaisir, un des plus vifs au théâtre, de voir plus clair dans les sentiments des personnages qu’eux-mêmes, et de savoir mieux qu’eux ce qu’ils vont faire ; elle est touchante parce que cet amour qui s’ignore longtemps c’est bien l’amour même, et qu’on s’intéresse à l’amour bien plus quand il a son obstacle en lui, dans son impuissance à se connaître ou à se faire entendre, que quand il se heurte à un obstacle extérieur : on voudrait l’aider à naître. Et quand ces autres passions, dépit, amour-propre, capables de le faire éclater, commencent à poindre, on les aime pour ce qu’elles vont faire ; on les donnerait aux personnages pour les exciter un peu : « Sois donc jaloux ! Tu vas t’apercevoir que tu aimes ! »

Elle est touchante encore, cette comédie de l’amour, parce que l’auteur y a répandu une exquise bonté. C’est notre Térence, un Térence un peu attifé. Ses personnages sont d’une bonté charmante. Il n’y a rien de plus difficile que de mettre la bonté au théâtre, parce qu’elle y prend très vite l’air fade de la sensiblerie. Marivaux se sauve du danger parce que ses bonnes gens ont de l’esprit. On veut ôter Silvia à Arlequin. « Laissez Silvia au prince. Il l’aime. Il sera malheureux s’il ne l’épouse pas. — A la vérité, il sera d’abord un peu triste ; mais il aura fait le devoir d’un brave homme, et cela console ; au lieu que s’il l’épouse, il la fera pleurer ; je pleurerai aussi ; il n’y aura que lui qui rira, et il n’y a point plaisir à rire tout seul. » — Voilà leur manière ; ils ont de l’esprit jusqu’au fond du cœur.

Où l’on voit bien et toute la finesse de psychologie de Marivaux, et cette bonté qu’il mêle à toute sa finesse, c’est dans le Legs. Le Legs est une étude d’homme boudeur, grognon, injuste, et qui, pour un peu plus, va devenir insupportable. Il est très aimé. Rien de mieux vu ; les hommes de ce genre ont très souvent beaucoup de succès, des succès sérieux et durables. C’est que d’abord l’esprit de contradiction est un de ces éléments de l’amour que Marivaux a si bien démêlés ; on met son amour-propre, et Dieu sait à quel degré d’entêtement va l’amour-propre chez une femme, à apprivoiser un ours ; c’est une belle victoire, — Ensuite c’est que notre boudeur est rébarbatif par timidité, et que la femme qui l’aime s’en est aperçu ; mais il fallait plus que la finesse féminine, il fallait de la bonté pour s’en apercevoir.

Tel est le fond de la comédie dans Marivaux. C’est quelque chose de tout nouveau, d’inattendu, de parfaitement original, et de très profond sous les apparences d’un jeu de société. Marivaux, en mettant l’analyse de l’amour dans la comédie, a conquis à la comédie des terres nouvelles. Il a tracé des chemins. Ce sont petits chemins, je le sais bien, « il connaît tous les sentiers du cœur et il en ignore la grande route » ; Voltaire a raison ; mais on pouvait répondre : « Là où personne n’est allé, il n’y a pas même de sentiers. »

La manière dont il dispose ses légères fictions dramatiques est bien intéressante à suivre de près. Il n’y a chez lui aucun art de « composition », j’entends de composition factice, il n’y a pas l’ombre de « métier ». Cela tient d’abord à ce qu’il n’en a point, et ensuite à ce qu’il n’en a pas besoin. Son petit drame n’est pas composé de faits matériels qu’il faudrait distribuer en un certain ordre pour en faire une suite enchaînée et logique aboutissant à une conclusion contenue dans les prémisses : il est composé de faits moraux se succédant d’eux-mêmes, sans la moindre circonstance extérieure qui les suscite ou les pousse. — En pareil cas l’art de la composition se confond avec l’art même de lire dans les cœurs, et le drame n’a pas d’autre marche que le progrès même des sentiments. L’intrigue n’est point nécessaire là où le mouvement dramatique est intime en quelque sorte et vient de l’évolution même des mouvements du cœur. L’intrigue est la part d’invention proprement dite que l’auteur apporte dans le drame. A qui voit parfaitement la succession des sentiments dans les âmes, inventer n’est point nécessaire ; voir suffit. Celui-ci restreindra tout naturellement son invention à trouver une situation, et, la situation trouvée, laissera ses personnages aller tout seuls. Ce sera même une tendance commune à tous les grands psychologues au théâtre de réduire l’intrigue à rien. Racine glisse, d’un penchant naturel, à Bérénice ; et quand il a trouvé ce chef-d’œuvre de la suppression de l’intrigue, et qu’on lui reproche de n’avoir pas d’invention, il répond : « Précisément ! J’ai l’invention par excellence. L’invention consiste à créer quelque chose de rien. »

A la vérité, dans un grand drame, une situation et l’évolution naturelle des sentiments qu’elle a mis en présence ne suffit pas. Les sentiments, d’eux-mêmes, ont un mouvement trop lent, et restent trop longtemps pareils à ce qu’ils sont d’abord pour qu’il ne soit pas nécessaire que quelques circonstances habilement ménagées les renouvellent, les pressent, et les fassent comme tourner pour présenter leurs divers aspects. Pour que nous ne voyions point Phèdre toujours pleurer et mourir, il faut que Thésée soit cru mort, puis que Thésée revienne, puis que les amours d’Aricie soient connus de Phèdre, et c’est là l’intrigue, que, nonobstant ses dédains, Racine est passé maître à disposer. D’un psychologue pur psychologue, comme Marivaux, on peut donc dire et qu’il n’a pas besoin d’intrigue et que l’intrigue est sa borne. Autrement dit, il sera à l’aise dans les ouvrages de courte étendue où l’intrigue lui est inutile, et il ne pourra aborder les œuvres de longue haleine où le secours de l’intrigue lui serait indispensable.

C’est ce qui est arrivé à Marivaux. Ses chefs-d’œuvre sont de petites pièces qui sont des drames en raccourci. Du drame ils ont l’essence, qui est la vie morale, ils ont le mouvement et la distribution aisée du mouvement. Ils n’ont pas l’ampleur et la variété, parce qu’ils n’ont pas l’invention des incidents, des incidents chose vile en soi, simples machines, mais machines qui servent, l’évolution d’un sentiment étant accomplie, à en faire paraître un autre, lequel, à son tour, fait son chemin, marque son trait, et complète la peinture du caractère.

De là le seul défaut sérieux des petits drames de Marivaux : ils ont une certaine uniformité, et ils sont un peu prévus. Ils ne nous trompent point ; nous savons un peu trop où ils vont. Rien n’est sot, dans le théâtre aussi bien que dans le roman, comme l’inattendu qui n’est qu’un caprice de l’auteur ; mais l’inattendu naturel, l’inattendu dont on se dit après coup qu’on s’y devait attendre, savoir donner cet inattendu-là, c’est connaître le fond des choses ; et savoir ne pas le montrer tout d’abord, c’est avoir des réserves de renseignements psychologiques et être habile à les dissimuler, c’est la science ménagée par l’art.

Dira-t-on aussi qu’une certaine indigence (très relative, et qu’on ne peut qualifier ainsi que quand on songe aux grands maîtres du théâtre), qu’une certaine indigence de fond se marque dans le raffinement même de ces sentiments si déliés ? Ces gens qui ont des commencements de passion si impalpables, des lueurs d’émotion si fugitives, des aubes d’amour si délicieusement indistinctes, ils sont soupçonnés d’être ainsi pour être agréables à l’auteur ; ils mettent un peu de bonne volonté à se comprendre si tard ; c’est peut-être avec complaisance qu’ils passent si lentement du crépuscule de l’inconscient à la lumière de la conscience. On est tenté de leur dire, quand ils s’aperçoivent qu’ils aiment ou qu’ils n’aiment plus : « Ne vous en doutiez-vous pas un peu depuis quelque temps ? »

Et ils répondraient : « Peut-être ; et peut-être aussi n’est-ce point pour le profit de l’auteur, mais pour notre plaisir, et point pour votre amusement, mais pour le nôtre, que nous ne nous pressions point d’aboutir, et n’avions point hâte d’éclore. C’est un grand délice que de ne point savoir où l’on en est en pareille chose, et le chatouillement que des raffinés plus vulgaires que nous éprouvent à ne pas dire tout de suite qu’ils aiment, nous le sentons, nous, à ne pas même le penser, et à ne pas trop le sentir. »

Car ce sont de fins artistes en sensations suaves et légères, et il n’y eut jamais hommes aussi habiles qu’eux à manier leur cœur comme un instrument de musique très délicat, très susceptible et infiniment compliqué.

IV.
Conclusion §

Marivaux, qui méritait d’être commensal de M. de La Rochefoucauld et ami de Mme de La Fayette, et qui, du reste, eût causé finement avec Joubert ou avec Henri Heine, est un peu déplacé au xviiie siècle. — Il en tient, certes, et il a des parties de La Motte, et des parties de Crébillon fils ; mais son pays d’origine est ailleurs. Il est psychologue en un temps où la psychologie est infiniment courte et pauvre. Il est fin et délié en un temps où ce n’est pas exagérer que de dire que tout le monde a vu un peu gros en toute chose. Malgré son Jacob, il a la connaissance, le sentiment et le goût de l’amour très délicat, très pur, très timide et un peu inquiet de lui-même, en un temps où l’amour est, à l’ordinaire, une grossièreté exprimée en tours spirituels. — Il est un de ces hommes du xviie siècle que le xixe siècle comprend et prend plaisir à comprendre. Placé entre les deux par la destinée, il n’a pas réussi pleinement. Il lui fallait l’un ou l’autre, non seulement pour que son mérite fût estimé, mais pour qu’il remplit tout son mérite. En l’un ou en l’autre, il eût été plus goûté, et même il fût devenu plus digne de l’être. Il eût fait des romans moins gros, et où certaines banalités de sensiblerie ou de libertinage n’eussent point trouvé place. Il eût, au théâtre, fait ce qu’il a fait, mis l’amour dans la comédie, ce qui avait à peine été essayé jusqu’à lui, et le public, un peu guidé par Racine ou par Musset, s’en fût aperçu davantage. — Tel qu’il est, il n’est pas grand, mais il est considérable, parce qu’il a inventé quelque chose dont on ne s’était point avisé, et qu’il est assez difficile même d’imiter. Il est le plus original de nos auteurs comiques depuis Molière jusqu’à Beaumarchais et peut-être au-delà. Il fait beaucoup songer à Racine, à un Racine qui aurait passé par l’école de Fontenelle. Il a beaucoup bavardé, un peu coqueté, et dit deux ou trois choses exquises, qui, quand on y regarde d’un peu près, se trouvent être des choses profondes. — La conversation des femmes a de ces surprises ; et c’est pour cela que la postérité s’est engouée, sans avoir lieu d’en rougir, de cette coquette, de cette caillette, de cette petite baronne de Marivaux, qui en savait bien long sur certaines choses, sans en avoir l’air.

Montesquieu §

La plupart des études qui ont été publiées sur Montesquieu ont un caractère commun : elles sont comme fragmentaires. On y voit un côté du grand publiciste, puis un autre, et il semble que cet autre n’a aucun rapport avec le premier. Ce n’est point de la faute des commentateurs ; et si je fais de même, comme je ferai certainement, peut-être ne sera-ce qu’à moitié de la mienne. C’est que Montesquieu lui-même, sans être précisément ni mobile, ni fuyant, à la façon d’un Montaigne, a comme un caractère d’ubiquité. Il y a dans sa complexion plusieurs hommes, qui ne font pas société très étroite, et dans son esprit plusieurs systèmes, qui se rencontrent quelquefois, mais qu’il ne s’est pas donné la peine, ou qu’il n’a pas eu le souci, de lier. Il est complexe sans être enchaîné. Il est partout ; et la continuité, l’embrassement, la vaste étreinte lui manquent pour être, ou pour paraître, universel.

Il y a en lui un ancien, un homme de son temps, un homme du notre, un homme des temps à venir, un conservateur, un aristocrate, un démocrate, un philosophe naturaliste, un philosophe rationaliste, autre chose encore ; et tout cela non point confus et fumeux, comme chez d’autres, admirablement clair et lumineux au contraire, mais à l’état d’étoiles brillantes, point coordonné par quelque chose qui ramasse, ou, seulement qui nous guide. C’est un monde immense et brillant où manque une loi de gravitation.

Il faudrait, pour l’exposer sous forme de système, avoir plus de génie qu’il n’en a eu, ce qui est peut-être difficile ; ou plutôt faire entrer ces diverses conceptions dans un système plus étroit que chacune d’elles, ce qui serait le trahir. — Peut-être ce qu’il y a de mieux à faire est de le décrire par parties, patiemment et fidèlement, quitte ensuite à indiquer, à nos risques, non point la pensée qui nous semblera envelopper toutes ses pensées — il n’y en a point d’assez vaste, et s’il y en avait une, il l’aurait eue, — mais les tendances plus accusées parmi ses tendances ; les idées qui, chez un homme qui les a eues toutes, ont au moins pour elles qu’elles lui sont plus chères ; la doctrine, qui, sans être plus, à le bien prendre, qu’une de ses doctrines, semble du moins celle où il préférerait vivre si elle devenait une réalité.

I.
Montesquieu jeune §

Je vois d’abord dans Montesquieu l’homme de son temps, d’un temps très spirituel, très curieux ; très intelligent, très frivole, et qui semble, dans tous les sens de ce mot, ne tenir à rien. Ce monde n’a plus d’assiette. C’est pour cela qu’il est si amusant. Il semble danser. Il ne s’appuie à quoi que ce soit. Il a perdu ses bases, qui étaient religion, morale, et patriotisme sous forme de dévouement à une royauté patriote ; qui étaient encore, à un moindre degré, enthousiasme littéraire, amour du beau, conscience d’artistes. Il a perdu une certitude, et il ne s’en est point fait encore une nouvelle, pas même celle qui consiste à croire que, s’il n’y en a pas encore, il y eu aura une un jour, certitude sous forme d’espérance qui sera celle du xviiie siècle, et au-delà. — En attendant, ou plutôt sans rien attendre, il s’amuse de lui-même, se décrit dans de jolis romans satiriques, dans des comédies sans profondeur et sans portée, et s’occupe, sans s’en inquiéter, de sciences, ou plutôt de curiosités scientifiques. Avec cela, frondeur, parce qu’il est frivole, et très irrespectueux des autres, comme de lui-même ; se moquant de l’antiquité autant au moins que du christianisme, et un peu pour les mêmes raisons, l’antiquité étant une des religions du siècle qui le précède ; mettant en question l’art lui-même, et très dédaigneux de la poésie, comme de tout ce dont il a perdu le sens ; sceptique, fin curieux, un peu médiocre et un peu impertinent.

Montesquieu, dans sa jeunesse, est l’homme de ce temps-là, et il lui en restera toujours quelque chose (comme aussi dès sa jeunesse, il ne tient pas tout entier dans ce caractère). Au premier regard on dirait un Fontenelle. Il est sec, malin, curieux et précieux. Il n’a ni conviction forte, ni sensibilité profonde. Il est homme du monde aimable, et même charmant, « la galanterie même auprès des femmes », dit un contemporain ; mais sans attachement durable ni profonde émotion ; « Je me suis attaché dans ma jeunesse à des femmes que j’ai cru qui m’aimaient. Dès que j’ai cessé de le croire, je m’en suis détaché soudain25 ». Il a l’âme la moins religieuse qui soit. Les athées sont plus religieux que lui ; car l’athéisme est souvent haine de Dieu, et la haine est une forme de la crainte, un signe de la croyance, en tout cas une préoccupation à l’endroit de l’objet haï. Montesquieu ne songe pas à Dieu. Il n’en parlera guère qu’une fois dans sa vie, et en pur rationaliste, non comme d’un être, mais comme d’une loi, comme d’une formule. Il ne le sent aucunement.

Il n’est pas chrétien. Les Persanes sont avant tout un pamphlet contre le christianisme, non plus à la Fontenelle, indirect et voilé, mais acéré et rude, à la Voltaire : « Il y a un autre magicien plus fort… c’est le Pape : tantôt il fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin ; et mille autres choses de cette espèce. » Voilà le ton général des Lettres qui touchent aux choses de religion, et elles sont nombreuses. Plus tard le ton sera tout différent, mais non la pensée. En cela, comme en toutes choses, remarquons-le bien tout d’abord, des Persanes aux Lois, Montesquieu a changé de caractère, il n’a pas changé d’esprit, et il n’y a de différence que du ton plaisant au ton grave. Il pourra ne plus traiter légèrement le christianisme, il pourra le considérer comme une force sociale, et non plus comme un objet de railleries ; mais il n’en aura jamais la pleine intelligence, et moins encore le sentiment.

Il est de son temps encore par l’inintelligence du grand art. Il méprise les poètes, épiques, lyriques, élégiaques, pêle-mêle, surtout les lyriques26, ne faisant grâce qu’aux poètes dramatiques, ces « maîtres des passions » parce que nos poètes dramatiques sont surtout des moralistes et des orateurs. — Les quatre plus grands poètes sont pour lui Platon, Malebranche, Montaigne et Shaftesbury, opinion où il y a du vrai, et beaucoup d’inattendu. Il faut entendre sans doute que les plus grands poètes, à ses yeux, sont les philosophes, les créateurs et évocateurs d’idées. Mais il n’a que des mépris pour « l’harmonieuse extravagance » des lyriques, pour « ces espèces de poètes » qu’on appelle les romanciers « qui outrent le langage de l’esprit et celui du cœur », pour tous ces hommes dont « le métier est de mettre des entraves au bon sens, et d’accabler la raison sous les agréments ». On sent là l’homme de raison froide qui n’aura de passion que pour les idées. Quoi qu’il en soit de Montaigne et de Shaftesbury, et même de Racine, ce maître des idées n’a pas aimé les « maîtres des passions » ; cet homme qui a vu si peu de sentiments dans le monde n’a pas aimé ceux qui en vivent et qui les peignent.

Il y a une preuve indirecte, et comme à rebours, de ce peu de goût de Montesquieu pour les choses d’art. Le paradoxe de Rousseau sur les effets funestes des arts et des lettres parmi les hommes, il l’a fait d’avance, et, d’avance aussi, réfuté ; et c’est sa réfutation même qui montre qu’il ne les aime point d’une vraie tendresse27. Elle est d’un économiste, et non pas d’un artiste. A quoi bon ces découvertes, demande Rhédi, dont les suites salutaires ont toujours leur compensation, et au-delà, dans des malheurs, inconnus avant elles, qu’elles versent sur l’humanité ? — Usbeck va-t-il répondre par les arguments de Goethe : Qu’importe ? plus de vérité, plus de lumière, plus d’horizon, plus d’espace ; épuisons toute la faculté humaine, pour remplir toute l’idée de l’homme ? — Non, mais par les arguments du Mondain et par « l’homme à quatre pattes » de Voltaire : Les arts engendrent le luxe, qui alimente le travail des hommes. La toilette d’une mondaine occupe mille ouvriers, et voilà l’argent qui circule, et la progression des revenus. Cela ne vaut-il pas mieux que d’être un de ces peuples barbares « où un singe pourrait vivre avec honneur, passerait tout comme un autre, et serait même distingué par sa gentillesse ? » — Il est possible ; mais de l’art pour l’art, c’est-à-dire de l’art pour le beau, pas un mot dans les raisonnements d’Usbeck.

De son temps, il en est encore par un certain souci de choses scientifiques, et, comme disait Fontenelle, de philosophie expérimentale. « Le philosophe épuise sa vie à étudier les hommes… », disait La Bruyère. Le philosophe de 1715 épuise ses yeux à disséquer un insecte. Ce n’est point du tout que je l’en blâme, ni le tienne pour inférieur à l’autre. J’indique le nouveau sens du mot, et, du même coup, le nouveau tour des idées. Montesquieu dissèque donc, et observe, et use du microscope, et fait des rapports à l’Académie de Bordeaux sur ses études d’histoire naturelle. Est-il en route, lui aussi, pour l’Académie des sciences ? Non. Il est seulement de sa génération, et c’est un point à ne pas oublier que le premier des grands philosophes du xviiie siècle a, lui aussi, le signe qui leur est commun, la marque encyclopédique, la curiosité des choses de sciences, l’idée plus ou moins arrêtée que là est la clef d’un monde nouveau.

Mais l’esprit de sa génération, il le montre surtout dans la manière dont il observe les hommes, et dont il les peint. Ces Lettres Persanes sont significatives. Voltaire a raison, cela est « facile à faire », j’entends pour un homme comme Voltaire. Sauf quelques-unes, dont nous reparlerons, il est bien vrai qu’il n’y fallait que beaucoup d’esprit. Elles sont d’une frivolité charmante. En voulez-vous une preuve qui saute aux yeux ? Elles font paraître La Bruyère profond. Oui, veut-on, de parti pris, trouver La Bruyère, non seulement très sérieux, très convaincu et très pénétrant, ce qu’il est, mais grand philosophe, donnant le dernier mot de la misère humaine et encore d’une sensibilité déchirante, et d’une imposante grandeur ? Veut-on faire de La Bruyère un Pascal ? Il n’y a qu’à commencer par les Lettres Persanes.

Du reste, elles sont charmantes. Un tour vif, une allure cavalière, un sourire qui mord, un clin d’œil qui perce, un geste rapide qui trace toute une silhouette. De petits chefs-d’œuvre de style sec, net et cassant, infiniment difficile à attraper, du moins à un pareil degré d’aisance. Mais comme observations, des observations de journaliste. Que voyons-nous passer dans ces pages si vives ? Un nouvelliste, un inventeur de pierre philosophale, une coquette, un pédant, un petit-maître, un directeur… — C’est quelque chose ! — Eh ! non ! pas même cela, le front plissé d’un nouvelliste, l’effarement d’un inventeur, l’attifement d’une coquette, le geste fat d’un petit-maître, le dos arrondi d’un directeur. Ce sont des croquis, des crayons rapides d’actualités bien saisies au vol. Dans La Bruyère il y a, comme dit Voltaire, « des choses qui sont de tous les temps et de tous les lieux » ; c’est-à-dire que, ne peignant que ce qu’il voyait, La Bruyère a pénétré assez avant pour trouver le fond commun, la nature humaine permanente, et pour nous la montrer dans une vive lumière. Montesquieu se tient au dehors. Un geste caractéristique ne lui échappe point ; l’homme lui échappe.

Je ne voudrais pas lui reprocher de n’avoir pas été pédant ; mais enfin sur l’homme, révélé par une époque aussi singulière que la Régence, il me semble bien qu’il y avait quelque chose de plus intime à surprendre et à nous dire. Le siècle sera ainsi, bon peintre satirique, faible moraliste, ayant de bons yeux, et très aigus, mais ne voyant bien que les choses du moment, actualiste, et incapable de soutenir l’observation au jour le jour de la science pleine et solide de l’homme éternel. Une partie de sa faiblesse, une partie aussi de son charme tiendra à cela.

Et voyez encore comme Montesquieu, en ces années de jeunesse, est homme de sa date par d’autres penchants, que je ne relève que parce qu’il lui en restera toujours quelque chose. Il a du libertinage dans l’imagination et de la préciosité dans le style. Nous sommes au temps des salons littéraires et scientifiques. » Faites bien attention à l’époque de Catulle, disait méchamment Mérimée à une de ses correspondantes. C’est l’époque où les femmes ont commencé à faire faire des bêtises aux hommes. » Le commencement du xviiie siècle est l’époque où les salons commencent à faire dire des sottises aux écrivains. Tout homme de lettres a dans son cœur un Trissotin qui sommeille, ou tout au moins un Cydias qui germe. Être lu des femmes du monde qui se piquent de lettres est chez les auteurs une forme du désir d’être aimé, parce qu’ils sentent que chez les femmes l’admiration littéraire est une forme vague de l’amour. Selon les temps cette démangeaison les mène à être libertins, cavaliers ou mystiques, et parfois le tout ensemble. Au temps de Fontenelle et de Montesquieu, elle les poussait à un libertinage précieux, à un mélange de mignardise et de grossièreté, à une gauloiserie coquette, qui tient du courtisan et aussi de la courtisane, et qui est la pire des gauloiseries et des coquetteries.

Même avant le Temple de Gnide, Montesquieu donne un peu dans ce travers. Il y donne plus que Fontenelle. Dans la Pluralité des Mondes il n’y avait qu’une marquise ; dans les Persanes, il paraît que ce n’est pas trop de tout un sérail. Dans les Mondes on voyait un savant s’excusant de tracer des figures de géométrie sur le sable d’un parc où il ne devrait y avoir que chiffres entrelacés sur l’écorce des arbres. Dans les Persanes, nous aurons des histoires de harem et les mémoires d’un eunuque. Cela est plus désobligeant qu’on ne saurait dire. Toute une lettre (la CXLIe), voluptueuse de sang froid, avec ses grâces maniérées, semble être écrite par un vieillard. Ce qui est grave, c’est que c’est un jeune homme, et de génie, qui en est l’auteur.

Je ne sais quel air de corruption élégante commence à se répandre dès les premières années de ce siècle. Nous verrons pire, mais non point différent. La marque du siècle apparaît, une certaine impudeur froide et raffinée, qui ne se fait point excuser par sa naïveté, qui n’a point le rire large et franc, mais le sourire oblique, qui ne brave pas le scandale, qui le sollicite, et qui fait qu’on estime Rabelais, et qu’on le regrette.

Tel était Montesquieu… Nullement, tel était un des hommes que Montesquieu, déjà très complexe, portait en lui, et promenait dans le monde. A la vérité, en 1721, il faisait surtout les honneurs de celui-là.

II.
Montesquieu amateur de l’antiquité §

Il en avait d’autres comme en réserve. Et d’abord un homme extraordinaire pour cette date, un homme qui n’était point du tout de son temps, et qui semblait appartenir à l’époque précédente, un adorateur de l’antiquité. « Ils adoraient les anciens », dit La Fontaine de la petite école littéraire de 1660. « J’adore les anciens… cette antiquité m’enchante… », dit Montesquieu. D’un coup nous voilà bien loin de Fontenelle. Montesquieu dépasse la Régence. Sous le sceptique aimable et léger, curieux d’observation mondaine, d’histoire naturelle, de peintures scabreuses et de malices irréligieuses, il y a un homme qui est attiré vers quelque chose de solide et de grave. Du mépris que les hommes de son temps affectent pour tout ce qui est antique, christianisme et civilisation ancienne, Montesquieu ne prend pour lui que la moitié. Il n’est pas tout entier un homme à la mode.

Entendons-nous bien cependant. Ce qu’aime Montesquieu dans l’antiquité, ce n’est pas précisément ce que l’antiquité a de plus grand ; ce n’est pas l’art antique. A-t-il lu Homère ? Je n’en sais rien. Le sentirait-il ? Je le crois ; mais je ne réponds de rien. Ce qui « l’enchante », ce n’est pas ce que l’antiquité a d’enchanteur, c’est ce qu’elle a d’imposant. Il aime le grand, lui, homme de 1720, contemporain de Le Sage et de Massillon, marque singulière d’une forte originalité, qui le sauvera. Il aime l’histoire grecque et surtout l’histoire romaine. Il aime Tite-Live et Tacite. Le développement d’un grand peuple, fort par ses vertus, sa patience et son courage, les grands consuls, les durs tribuns, les censeurs rigides, et ce Sénat, qui, vu d’un peu loin, semble un seul homme, une seule pensée traversant les âges, toute pleine d’une force inébranlable et d’un dessein éternel, voilà ce qui le ravit. Il a le sens et le goût de l’éternité. Un grand monument fondé sur une grande force, l’empire romain établi sur la vertu romaine, le Capitole éclatant rivé à son rocher indéracinable, cela plaît à ce méridional, à ce gallo-romain, à ce juriste, né en terre latine, au pays des Ausone et des Girondins.

Il y a une antiquité d’une certaine espèce, non point fausse, mêlée seulement d’un peu de convention, et vraie d’une vérité dramatique et oratoire, une antiquité faite de la naïveté de Plutarque, de la noblesse de Tite-Live, et des regrets de Tacite, et des colères de Juvénal, et des grands airs des Stoïciens, qui met dans l’esprit des lettrés un idéal excellent et précieux de vertu austère, de simplicité hautaine, de frugalité un peu fastueuse, d’énergie et de constance infatigable ; qui, par l’image répétée qu’elle place sous nos yeux du désintéressement en vue d’une fin supérieure, tend à devenir une manière de religion. Les Français ont été très sensibles à cet ascendant. Bossuet, si bien défendu par une autre religion, a senti celle-là, assez pour la comprendre. Montesquieu en est très pénétré, en un temps où on l’a complètement mise en oubli. Est-il arriéré, est-il précurseur ? Il est, en cela, l’un et l’autre. Ce culte fait partie de notre patrimoine classique. Il est parmi nos sacra. Notre xvie siècle l’a mis en honneur, notre xviie siècle l’a soutenu. Au commencement du xviiie on en perdait le sens ; mais vers la fin de ce même siècle il revivait avec une force singulière, avait son contrecoup, et ridicule, et terrible aussi, sur les mœurs et sur l’histoire. Montesquieu, en 1720, gardait, comme une superstition domestique, ce qui avait été un culte national et devait devenir un fanatisme.

III.
Son goût pour les récits de voyages §

Ajoutez un nouveau personnage, un Montesquieu qui ressemble à Montaigne, qui est curieux de mœurs singulières, de coutumes locales, de relations de voyage, et de voyages. Il lit Chardin de très bonne heure, avec passion, avec une grande application de réflexion aussi ; car si les Persanes en sont sorties, une partie de l’Esprit des Lois y a sa source. Il est original par ce côté encore. De son temps on est curieux de sciences, comme aussi bien il l’est lui-même ; on ne l’est point d’exotisme. Au xvie siècle les savants voyageaient beaucoup, mais surtout pour courir à la recherche de manuscrits précieux et de savants. Au xviie siècle, les Français voyagent moins : la France est si grande, son influence est si loin répandue ! C’est à elle qu’on vient. Au xviiie siècle on voyagera moins encore. La grande illusion des philosophes de ce temps a été de croire que Paris pensait pour le monde. L’idée de légiférer à Paris pour l’humanité toute entière en devait sortir.

Montesquieu s’est infiniment inquiété des différentes manières qu’on avait de penser et de sentir au-delà des Pyrénées et des Alpes. Il a voyagé d’abord, et avec soin, dans les livres. Chardin ; Lettres édifiantes et curieuses des missions étrangères ; Description des Indes occidentales de Thomas Gage ; Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la Compagnie des Indes, etc., voilà ses excursions de bibliothèque. — Il a poussé plus loin. Il a voulu se donner le sens de l’étranger, non plus la science par ouï-dire de ce qui se passe loin de nous, mais le tour d’esprit qu’on se donne à vivre en dehors de la sphère natale, cette souplesse particulière d’intelligence que la transplantation donne aux esprits vigoureux, comme, du reste, elle râpe et use les esprits vulgaires. Il visita l’Angleterre, l’Allemagne, la Hongrie, l’Autriche, Venise, l’Italie, la Suisse, la Hollande, curieux, attentif, lisant, regardant, écoutant, conversant avec les hommes les plus célèbres de toute l’Europe.

Voyage tout intellectuel, remarquez-le, tout de savant, de moraliste, d’économiste et d’homme d’État, où le méditatif n’est nullement diverti par l’artiste, où la réflexion n’est nullement interrompue par le spectacle d’un monument ou d’un paysage ; car Montesquieu n’est pas artiste, n’a de pittoresque, ni dans l’esprit ni, presque, dans le style. Son génie s’est agrandi ainsi, et enrichi, je ne dirai pas fortifié. Sans ce goût de l’exotisme, Montesquieu fût resté enfermé dans sa vision, haute et puissante, de l’antiquité héroïque ; et son esprit, resté plus étroit, eût probablement semblé plus fort. C’est de la Grandeur et décadence que fût sorti l’Esprit des Lois ; et, son beau rêve antique, il l’eût ordonné en un système. Le Montesquieu voyageur a contribué à nous faire un Montesquieu plus instructif, de plus de portée, de fonds plus riche ; moins imposant et moins maîtrisant.

IV.
Idées générales de Montesquieu §

En effet, à mesure que l’esprit critique s’aiguisait en Montesquieu par ce soin de chercher tant d’aspects divers des choses, la force systématique s’affaiblissait d’autant, et de même qu’il y a en Montesquieu plusieurs hommes, de même il y a aussi plusieurs pensées dominantes. Ce que, sans doute, il ne sera jamais, nous le savons : ni idéaliste, ni religieux, ni porté au mystérieux, ni très sensible à la beauté. C’est un philosophe. Mais que de personnages encore il peut prendre, et que de chemins ouverts ! Philosophe expérimental, comme dit Fontenelle, positiviste, il peut l’être. Il l’est déjà, de très bonne heure. Je vois dans les Lettres Persanes28 telle théorie sur les peuples protestants et les peuples catholiques, qui est toute positive, tout appuyée sur de simples faits, qui ne veut tenir compte que des réalités palpables et tombant sous la statistique : tant d’enfants ici, tant de célibataires là, terres labourées, terres en friches, rendement des impôts. Le sociologue positif apparaît. — Le voici encore, plus accusé (lettre CXXXI). Une sorte de fatalisme scientifique semble s’emparer de son esprit. L’action inévitable du climat sur les hommes une première fois se présente à sa pensée : « Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d’Europe, et la servitude pour celui des peuples d’Asie. Rappelez vous les Romains offrant la liberté à la Cappadoce, et la Cappadoce ne sachant qu’en faire » — Soit ; nous allons avoir un politique naturaliste comprenant et expliquant les développements des nations, les grands mouvements des peuples, les accroissements et les décadences, les conquêtes, les soumissions, par d’énormes et éternelles causes naturelles pesant sur les hommes et les poussant sur la surface de la terre comme les gouttes d’eau d’une grande marée ; et cela, dans un autre genre, et comme en contre-partie, sera aussi beau, si le génie s’en mêle, que ce « Discours » immortel où nous voyions naguère empires et peuples menés d’en haut, par une invisible main, à travers des révolutions qu’ils ne comprennent pas, vers une fin mystérieuse.

— Eh bien, non ! Montesquieu ne sera pas un pur fataliste. Rappelez-vous l’adorateur de l’antiquité, l’homme qui admire chez le Romain deux forces personnelles, individuelles, supposant et prouvant la liberté humaine, haute raison et pure vertu, puissances parlant d’elles-mêmes, ressorts sans appui, causes en soi, qui façonnent et dressent un peuple, soumettent et organisent un monde. Voilà un autre homme, qui s’appelle encore Montesquieu, un rationaliste, un philosophe qui croit que la raison humaine est la reine de cette terre, qu’un grand dessein est une cause, qu’une grande intelligence a des effets dans l’histoire, qu’une loi bien faite peut faire une époque. — N’en doutez point, il le croit. C’est peut-être même ce qu’il croit le plus. Les sociétés, qui lui apparaissaient tout à l’heure comme les combinaisons de forces naturelles et aveugles, se présentent à ses yeux maintenant comme des systèmes d’idées. Des principes deviennent féconds : « L’amour de la liberté, la haine des rois conserva longtemps la Grèce dans l’indépendance et étendit au loin le gouvernement républicain29. » Une loi n’est pas un fait qui se répète, c’est une idée juste. L’idée est au-dessus des faits. Elle est, malgré eux et par elle-même. « La justice est éternelle et ne dépend point des conventions humaines. » Elle oblige les hommes de par soi, et ils doivent se défendre de croire qu’elle résulte de leurs contrats. Si elle en dépendait, ce serait une vérité terrible qu’il faudrait se dérober à soi-même. » Elle oblige Dieu. « S’il y a un Dieu, il faut nécessairement qu’il soit juste… il n’est pas possible que Dieu fasse jamais rien d’injuste. Dès qu’on suppose qu’il voit la justice il tant nécessairement qu’il la suive… »

Voilà comme un nouveau fatalisme, un fatalisme rationnel qui s’impose à la pensée de Montesquieu et qu’il impose à la nôtre. « Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité. » Supposons que Dieu n’existe pas, l’idée de justice existe, et nous devrons l’aimer, faire nos efforts pour ressembler à un être hypothétique supérieur à nous, « qui, s’il existait, serait nécessairement juste  »30. Qu’est-ce à dire, sinon que voilà Montesquieu rationaliste pur, mettant la plus haute pensée humaine (car il y en a une plus élevée, qui est la charité ; mais c’est un sentiment) au centre et au sommet du monde, comme une force indépendante des fois naturelles, créant puisqu’elle oblige, dominant hommes et dieux, reine et guide de l’univers ?

Cela dans les Lettres Persanes, dans ce livre frivole dont je disais un peu de mal tout à l’heure. C’est que la fin n’en ressemble guère au commencement. A mesure que le livre avance, le ton s’élève, les questions graves sont touchées, l’Esprit des lois s’annonce. Origine des sociétés (lettre XCIV), monarchie, et comment elle dégénère soit en république, soit en despotisme (lettre CII) ; périls des gouvernements sans pouvoirs intermédiaires entre le roi et le peuple (lettre CIII) ; ces grandes affaires sont indiquées d’un trait rapide, mais qui frappe et fait réfléchir. L’observateur mondain s’efface peu à peu devant le sociologue. Des hommes divers qui composent Montesquieu, on voit qu’il en est un qui écrira l’Esprit des Lois. Il ne serait même pas impossible que tous y missent la main.

V.
L’Esprit des Lois, livre de « critique politique » §

Et, en effet, il en a été ainsi. L’Esprit des Lois nous montrera, agrandies, toutes les faces différentes de l’esprit de Montesquieu. Ce grand livre est moins un livre qu’une existence. C’est ainsi qu’il faut le prendre pour le bien juger. Il y a là, non seulement vingt ans de travail, mais véritablement une vie intellectuelle tout entière, avec ses grandes conceptions, ses petites curiosités, ses lectures, son savoir, ses imaginations, ses gaîtés, ses malices, sa diversité, ses contradictions. — Imaginez un de nos contemporains, très souple d’esprit, juriste, mondain, politicien, voyageur et savant, qui réunit des notes et écrit des articles pour la Revue des Deux-Mondes, les Annales de Jurisprudence, le Tour du Monde et la Romania ; qui s’occupe de politique spéculative, de science religieuse, de science juridique, de curiosités ethnographiques, d’histoire et d’institutions du moyen âge. Au bout de sa vie il a cinq ou six volumes, sur des sujets très différents, qui n’ont pour lien commun qu’un même esprit général. Montesquieu a fait ainsi ; mais de ces cinq ou six volumes il a formé un livre unique auquel il a donné un seul titre.

Ce livre s’appelle l’Esprit des Lois ; il devrait s’appeler tout simplement Montesquieu. Il est comme une vie, il n’a pas de plan, mais seulement une direction générale ; il est comme un esprit, il n’a pas de système, mais seulement une tendance constante ; et tendance constante et direction générale suffisent comme ligne centrale d’un esprit bien fait et d’une vie bien faite. Dirai-je que, comme une vie humaine, à la prendre à partir de la jeunesse, il a, en ses commencements, le ton ferme et décidé, les vues d’ensemble un peu impérieuses, les mots hautains qui sentent la force31, les généralisations ambitieuses ; plus tard, les études de détail, les investigations minutieuses : plus tard encore certaines traces d’affaiblissement, d’insuffisante clarté dans beaucoup de science, de dessein général perdu, oublié, ou moins passionnément poursuivi ?

Nous y retrouverons tout Montesquieu, tous les Montesquieu que nous connaissons. D’abord, et disons-le vite pour n’y pas revenir, le bel esprit de la Régence, l’homme de la philosophie en madrigaux et des grands sujets en style de ruelle. Celui-ci peu marqué, mais reparaissant de temps à autre. S’il y a déjà de l’Esprit des Lois dans les Lettres Persanes, il y a encore des Lettres Persanes dans l’Esprit des Lois. Tel chapitre se termine par une pointe galante, telle considération sur les mœurs d’Orient par un compliment épigrammatique aux dames d’Occident qui, « réservés aux plaisirs d’un seul, servent encore à l’amusement de tous ». — L’homme du bel air n’a pas disparu.

Nous retrouvons encore, et plus accusé, se surveillant moins, le voyageur curieux, le grand collectionneur d’anecdotes des deux mondes. Il est fureteur. Souvent on désirerait qu’il ne quittât point une grande vérité encore mal éclaircie à nos faibles yeux, pour rapporter une particularité sur le roi Aribas, ou tel cas étrange de polygamie à la côte de Malabar. Il y a beaucoup trop de rois Aribas dans ce livre composé de notes patiemment accumulées. Montesquieu, si bien fait pour les grands sujets, nous apparaît souvent comme un savant de La Bruyère. Il devait savoir si c’était la main droite d’Artaxerce qui était la plus longue.

Et voici venir le Romain, l’adorateur de l’antiquité latine. Tout ce qui se rapporte au gouvernement républicain, dans son livre, est tiré de l’étude qu’il a faite et de la vision qu’il a gardée de la vieille Rome. Grandes vertus civiques, législation forte, amour de la patrie, respect de la loi, un grand courage et un grand dessein ; lorsque l’un et l’autre faiblissent, décadence et décomposition, substitution de la Monarchie à la République : pour Montesquieu voilà toute l’histoire romaine, et voilà l’essence de toute république. La République est : soyez vertueux. Il s’ingénie, pour ne désobliger personne, à restreindre le sens de ce mot de vertu. Qu’on ne s’y trompe point : il ne s’agit que de vertu « politique », c’est-à-dire d’amour de la patrie, de l’égalité, de la frugalité. Le lecteur s’est toujours obstiné à prendre, en lisant Montesquieu, le mot vertu dans tout son sens ; et, en vérité, il a raison. L’auteur l’emploie à chaque instant dans sa signification la plus étendue ; et quand même il ne le ferait point, l’amour de la patrie poussé jusqu’à lui sacrifier tout et soi-même n’est pas autre chose que la vertu tout entière, parce qu’elle la suppose toute.

Montesquieu apporte donc comme un élément, au moins, de sociologie moderne, l’idéal un peu convenu, un peu livresque, de simplicité voulue, de pureté et d’innocence dans les mœurs, qui lui est resté de son commerce avec Plutarque, avec Valère Maxime, et, remarquez-le, aussi avec les Mœurs des Germains, qu’il prend un peu trop au sérieux, et dont, vraiment, il abuse. Son fond d’optimisme, sa confiance dans les forces morales de l’homme, que lui a si durement reproché Joseph de Maistre, et que nous retrouverons ailleurs, vient de là. Il a eu sur sa pensée, et sur la pensée de beaucoup d’autres en son siècle, une grande influence.

Et si l’érudit ancien a sa part dans l’Esprit des Lois, l’observateur moderne a la sienne aussi. S’il prend l’idée de l’essence de la République dans ses livres latins, il prend l’idée de l’essence de la Monarchie dans le spectacle qu’il a sous les yeux. L’honneur est pour lui le principe des monarchies. Il faut entendre par là, non point le sentiment exalté de la dignité personnelle, ce serait état d’esprit que les anciens ont connu et qui se confond avec l’instinct du devoir ; non point l’orgueil féodal, le respect d’un nom longtemps porté haut par une race fière, ce qui est l’essence plutôt des aristocraties ; mais l’aptitude à se contenter pour sa récompense d’un titre « d’honneur » accordé par un souverain généreux et noble en ses grâces, le désir d’être distingué dans une cour brillante, l’amour-propre se satisfaisant dans un rang, un grade, un titre, une dignité. C’est dans ce sens que Montesquieu emploie toujours ce mot d’honneur toutes les fois qu’il en use en parlant monarchie. C’est l’impression laissée en son esprit par le siècle de Louis XIV qui lui a donné cette idée. Dans les Persanes il voyait surtout en France des sentiments légers et délicats de valeur brillante et un peu étourdie, des airs, du paraître, de la vanité. La vanité française élevée presque au degré d’une vertu, voilà cet honneur dont il fait le fondement, un peu fragile, de la monarchie tempérée. Il suppose un prince magnanime, une noblesse qui ne rêve que cour, une bourgeoisie qui n’aspire qu’à devenir noblesse ; et il faut confesser qu’un Français né sous Louis XIV a quelques raisons de se faire de la monarchie cette idée-là.

Et nous tournons la page ; et voici que nous nous trouvons en présence d’un autre homme, d’un savant qui a médité sur la physiologie et qui se dit que la sociologie pourrait bien n’être que l’histoire naturelle des peuples. Il avait déjà, nous l’avons vu, ce pressentiment dans les Persanes ; il arrive, dans les Lois, à en faire toute une théorie. Les peuples sont des fourmilières à qui le sol qu’elles habitent donne leur tempérament, leur complexion, leur allure, leurs démarches, leurs lois ; car « les lois sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses ». Les climats font ici les fibres plus molles, et là les nerfs plus solides. Ils donnent ici la volonté, et là l’esprit de soumission. Ce n’est pas tel homme qui est monarchiste, c’est telle région. Ce n’est pas tel homme qui est républicain, c’est telle zone. La famille n’est pas la même dans les pays chauds et les pays froids32. Là où le climat fait la femme nubile de bonne heure, il la met dans un état de dépendance plus grande qu’ailleurs. L’égalité des sexes n’est pas une conception de la raison, c’est un effet des climats tempérés. Et, l’état politique se modelant sur l’état domestique, voilà, avec la famille, la constitution, le gouvernement, la législation, la cité, forcés de changer d’une latitude à l’autre, ou seulement de la vallée à la montagne33.

Plantes, un peu plus mobiles, nourries par la mère commune, les hommes varient comme les végétaux d’un point à un autre de cet univers. Forêts, un peu plus agitées, les peuples, des tropiques aux zones tièdes, offrent aux yeux des aspects différents dont la raison est dans le sol qui les alimente, l’air qui les secoue ou qui les berce, le soleil qui les soutient ou qui les accable.

— Mais qu’il poursuive, dira quelqu’un : toute la théorie physiologique appliquée aux races humaines est dans ces principes ! Ajoutez-y ce qu’ils comportent naturellement. Considérez, ainsi qu’il fait, un peuple comme un organisme : voyez en ce peuple sa sève se former, s’accroître, fleurir, produire, s’épuiser ; les sentiments, idées, préjugés, religions, arts, propres à l’essence de cette race, se former lentement, éclore en une civilisation particulière, décliner, s’effacer, disparaître…

— Permettez ! Montesquieu n’ira pas loin dans le chemin qu’il vient d’ouvrir, parce qu’il rencontrera un autre Montesquieu qui ne s’accommoderait pas de ce système. Si l’histoire des peuples est fatale comme une végétation, il n’y a qu’à la laisser aller. Il sera intéressant de la décrire, il serait inutile d’essayer de peser sur elle. Il ne faudra pas donner des lois aux peuples ; il faudra observer les lois selon lesquelles les peuples se développent. Le mot même de législateur, si cette théorie est juste, est un non-sens. Or Montesquieu est né législateur. Il aime à croire aux causes intelligentes ; il aime à croire à la raison humaine modelant les peuples, formulant des maximes de conduite qui sont des morales, des principes de statique sociale qui sont des constitutions, des axiomes de justice qui sont des codes ; et s’il a dit que « les lois sont des rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses » et s’il le croit, il ne croit pas moins que les lois sont des rapports justes entre les idées. — Et par suite il arrivera, conséquence assez piquante, que l’inventeur même, en France, de la sociologie fataliste, sera le plus déterminé et le plus minutieux des législateurs, sera l’homme qui dira le plus souvent : « les législateurs doivent faire ceci » ; comme s’il n’était pas contradictoire qu’ils eussent quelque chose à faire.

— N’aperçoit-il point la contrariété ? — Si vraiment Montesquieu n’a point remarqué, je crois, à quel point il était complexe, divers, fleuve où se jettent et se mêlent les eaux les plus différentes ; mais quand la variété des idées va jusqu’au conflit, il n’est pas homme à ne s’en point aviser. La manière dont il s’est dégagé ici montre, de ses différents sentiments, quel est enfin celui qui l’emporte. Cette théorie des climats il ne la pousse pas jusqu’à l’exclusion de la raison législative ; il l’y subordonne. Ces puissances naturelles il y croit ; mais il croit que le législateur peut et doit les combattre (Livre XVI). — Loin que la loi soit la dernière conséquence fatale du climat, elle est faite pour lutter contre lui, bonne à proportion qu’elle lui est contraire. « Les bons législateurs sont ceux qui se sont opposés aux vices du climat, et les mauvais ceux qui les ont favorisé. » Il faut opposer les « causes morales » aux « causes physiques » (XIV, 5), combattre la paresse, par exemple, par l’honneur (XIV, 9), l’inertie fataliste des pays chauds par une doctrine d’initiative et d’énergie (XIV, 5) ; etc.

Ce n’est pas tout : si les mœurs sont des effets du climat, que le législateur doit tempérer, les constitutions, de plus loin, le sont aussi. Ce sera aux lois particulières de tempérer les constitutions, comme c’était aux constitutions de redresser les mauvaises influences des climats. Là où la forme du gouvernement comportera une certaine rapidité d’exécution, les lois devront y mettre une certaine lenteur (V, 10). « Elles ne devraient pas seulement favoriser la nature de chaque constitution, mais encore remédier aux abus qui pourraient résulter de cette même nature. »

Et nous voilà aussi loin que possible du point où nous étions tout à l’heure ; nous voilà, non plus avec un philosophe expérimental, un naturaliste politique ; mais avec une sorte de fabricateur souverain, un démiurge, une sorte de mécanicien qui monte et démonte les rouages des institutions humaines, non seulement explique le jeu des ressorts, mais croit qu’on en peut fabriquer, en fabrique, met ici plus de poids, là plus de liant, ralentit ou précipite par l’addition d’une roue ou d’un balancier, a le secret de l’équilibre, et croit avoir la puissance de l’établir.

C’est ceci qu’il est surtout. Ses penchants sont très divers, comme chez un homme qui a beaucoup d’intelligence et peu de passions. Mais l’intelligence, à s’exercer, devient une passion aussi, et si, souvent, il lui suffit de comprendre, qu’elle aime bien mieux se satisfaire du plaisir ou de l’illusion de créer ! Montesquieu y cède avec ravissement. En présence des peuples il est d’abord un spectateur attentif ; puis un peintre, un interprète, un historien ; puis enfin, un savant qui, à force de connaître et de comprendre, croit pouvoir redresser, corriger, améliorer, guérir, qui croit que les lumières peuvent être créatrices, que les idées, quand elles sont si belles, doivent être fécondes ; — et qui peut-être ne se trompe pas.

Mais ceci est le dernier trait, le plus important, je crois, mais seulement le dernier. N’oublions pas les autres. Rappelons-nous bien que Montesquieu, de par son intelligence même, qui est infiniment souple et admirablement pénétrante, entre partout et ne s’enferme nulle part, et de par son tempérament qui est tranquille, aurait bien de la peine à être systématique. — Car un système est, selon les cas, une idée, une passion ou une table des matières. — C’est une idée chez ceux qui ne sont pas très capables d’en avoir deux, et qui, en ayant conçu ou emprunté une, y accommodent toutes les observations de détail qu’ils font sur les routes. — C’est une passion chez ceux qui, incapables de penser autre chose que ce qu’ils sentent, d’un penchant de leur tempérament font une idée, optimisme, pessimisme, scepticisme, fatalisme, et y font comme inconsciemment rentrer tout ce que l’expérience ou la réflexion leur présente. — C’est un simple memento, une méthode de classement, pour les intelligences vulgaires qui ont besoin d’un cadre à compartiments, d’un casier commode à ranger leurs pensées et découvertes dans un bon ordre et à les retrouver aisément.

Montesquieu n’a de casier ni dans le tempérament ni dans l’intelligence. Il est si peu homme à système qu’il est capable d’en avoir plusieurs. Comme il a en lui plusieurs hommes, il a en lui plusieurs idées générales des choses. Sa facilité est incroyable pour se placer successivement à plusieurs points de vue très divers. Ce serait faiblesse chez un homme médiocre ; chez lui, chaque livre de l’Esprit des lois suggérant tout un système historique ou politique qui ferait la fortune intellectuelle de l’un de nous, on est bien forçé de croire que c’est supériorité.

De cette nature d’esprit quel genre de livre pouvait sortir ? Rien autre chose qu’un livre de critique. Le critique est précisément celui qui a une aptitude naturelle à entrer successivement dans les idées et les états d’esprit les plus différents, et même contraires : c’est sa marque propre. Et quand cette aptitude ne lui permet que de bien saisir et traduire les idées des autres, il est dans la hiérarchie intellectuelle, mais au plus bas degré ; et quand elle va jusqu’à lui permettre de comprendre des idées et des systèmes différents et contraires qui n’ont pas même été encore inventés, il est précisément au sommet de l’intelligence humaine. Un génie si puissant qu’il est inventeur, et si varié et pénétrant dans divers sens qu’il est critique, voilà Montesquieu ; un livre de critique divinatrice, voilà l’Esprit des lois.

C’est ainsi qu’il le faut prendre pour en saisir toute la portée. Cet homme se place au centre de l’histoire, puis, successivement, envisage toutes les façons dont les hommes ont organisé leur association, et de chaque institution il voit la vertu, le vice, le germe vital et le germe mortel, et dans quelles conditions elle peut devenir grande, ou languir, ou durer sans accroissement, ou s’élancer pour tomber vite, ou se transformer en son contraire même. Il est tour à tour : monarchiste, pour savoir que la monarchie se soutient par le sentiment de l’honneur dans une classe privilégiée qui entoure le prince et qu’elle tombe par l’avilissement de cette classe ; — aristocrate, pour comprendre qu’une aristocratie subsiste par la modération, c’est-à-dire par la prudence et la sagesse d’un ordre de l’État, et se transforme en ploutocratie et de là en despotisme, dès que l’esprit de modération l’abandonne ; — démocrate, pour sentir que tout un peuple devant, dans ce cas, avoir la sagesse d’un bon prince ou d’un excellent sénat, il faut un prodige (qui s’est vu du reste), la vertu même, pour gagner une pareille gageure ; — despotiste même (et pourquoi non ?) pour nous peindre le bonheur d’un peuple qui a su rencontrer (cela s’est vu aussi) un despotisme intelligent34 ; mais pour nous montrer aussi combien un pareil état est instable et comme monstrueux, effet d’un heureux hasard qui ne se renouvelle point.

Et encore il se fera chrétien, lui qui, de nature, l’est si peu, pour nous faire voir non seulement l’esprit du christianisme, mais jusqu’à ses transformations et son évolution historique. Qu’un lecteur superficiel ouvre ce livre à telle page, il y verra que le christianisme est antisocial (XXIII, 22) : « Le christianisme a favorisé le célibat, diminué la puissance paternelle, détaché les citoyens de la patrie terrestre au profit d’une autre. » Que le même lecteur regarde le livre suivant, il verra (XXIX, 6) que le christianisme fait les meilleurs citoyens, les plus éclairés sur leurs devoirs, les plus capables de comprendre la patrie, étant les plus habitués au renoncement à eux-mêmes. C’est que Montesquieu ne borne point sa vue à un temps, et sait qu’une religion ne peut naître qu’en s’isolant de la cité ; ne peut subsister qu’en s’y rattachant ; ne peut commencer que comme une secte, ne peut s’assurer qu’en devenant un organe social ; a par conséquent dans sa maturité des démarches contraires à l’esprit de son origine, jusqu’au jour où, perdant son influence sur la cité, elle revient à son point de départ.

C’est ainsi que certains étonnements qu’il provoque tournent à la gloire de son sens critique. On trouve une petite étude sur le Paraguay dans son chapitre sur les institutions des Grecs35. Quel rapport, et que signifie cet éloge de l’État-couvent établi par les Jésuites au nouveau monde ? Qu’on lise tout le chapitre, et l’on verra combien Montesquieu a l’intelligence de l’État antique : comme il a bien vu que Sparte était une sorte de couvent, un ordre de moines guerriers, sans idée de la liberté et de la propriété individuelle, rapportant tout à la maison commune, à la grandeur et à la richesse de l’Ordre ; qu’il y a quelque chose de cet esprit dans toutes les républiques antiques, et dans la Rome primitive comme dans la Grèce ancienne ; que ces républiques de l’ancien monde étaient des associations de religieux ayant pour église la patrie, et faisant vœu pour elle d’égalité, de frugalité, de pauvreté et de bonnes mœurs36 ; qu’ainsi s’expliquent cette idée de la vertu tenue pour principe des États républicains et cette autre idée que l’État républicain convient aux pays limités et concentrés ; et toute cette admirable critique de la constitution républicaine, écrite par un philosophe solitaire, et qui n’était pas républicain, au milieu de l’Europe monarchique.

Et, je l’ai dit, cette critique est tellement puissante, elle va si sûrement, au fond des organismes sociaux, saisir le secret ressort qui dans telles conditions doit produire tels effets, qu’elle peut devenir prophétique. Montesquieu comprend l’histoire jusqu’à la prédire. Il a vu que la Révolution française serait conquérante ; cela sans songer à la Révolution française ; mais la prophétie sort, sans qu’il y pense, de la théorie générale : « Il n’y a point d’État qui menace si fort les autres d’une conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre civile… » On croirait à un paradoxe. Il faut se défier des paradoxes de Montesquieu. Le plus souvent il est en dehors de la croyance commune parce qu’il la dépasse. Continuons : « Tout le monde, noble, bourgeois, artisan, laboureur, y devient soldat, et cet État a de grands avantages sur les autres, qui n’ont guère que des citoyens. D’ailleurs, dans les guerres civiles il se forme sauvent des grands hommes, parce que, dans la confusion, ceux qui ont du mérite se font jour, chacun se place et se met à son rang ; au lieu que dans les autres temps on est placé presque toujours tout de travers37. »

Il a prédit Napoléon, rien qu’en indiquant les suites nécessaires du passage d’une monarchie tempérée à une monarchie militaire : « L’inconvénient n’est pas lorsque l’État passe d’un gouvernement modéré à un gouvernement modéré, mais quand il tombe et se précipite du gouvernement modéré au despotisme. La plupart des peuples d’Europe sont encore gouvernés par les mœurs. Mais si par un long abus du pouvoir, si, par une grande conquête, le despotisme s’établissait à un certain point, il n’y aurait pas de mœurs ni de climats qui tinssent ; et dans cette belle partie du monde, la nature humaine souffrirait, au moins pour un temps, les insultes qu’on lui fait dans les trois autres. » — Avec la prédiction de 1793 faite en 1789 dans le Courrier de Provence par Mirabeau38, je ne vois pas d’exemple de génie politique plus habile à pénétrer l’avenir ; et Mirabeau prévoit de moins loin.

A le prendre comme un livre de critique, voilà cet ouvrage étonnant, né d’un esprit incroyablement propre à se transformer pour comprendre, à se faire tour à tour ancien, moderne, étranger, non seulement à entrer dans une âme éloignée de lui, mais à s’y répandre, à la pénétrer tout entière, à s’y mêler et à vivre d’elle ; non moins apte encore à la quitter, et à recommencer avec une autre. Il y a peu d’exemples d’une liberté plus souveraine, d’une intelligence, d’une compréhension plus prompte, plus facile, plus sûre et plus complète. J’ai dit que ce livre était une existence ; c’est l’existence d’un homme qui aurait vécu de la vie de milliers d’hommes. — La haute critique, aussi bien, n’est pas autre chose. C’est le don de vivre d’une infinité de vies étrangères, quelquefois d’une manière plus pleine et plus intense que ceux qui les ont vécues, et avec cette clarté de conscience, que ne peut avoir que celui qui est assez fort pour se détacher et s’abstraire, et regarder en étranger sa propre âme ; ou assez fort, en sens inverse, pour entrer dans une âme étrangère et la contempler de près, comme chose à la fois familière et dont on sait ne pas dépendre.

Et comme c’est une vie de penseur qui est dans ce livre, aussi faut-il le lire comme il a été écrit, le quitter, y revenir, y séjourner, le laisser pour le reprendre, le répandre par fragments dans sa vie intellectuelle. Chaque page laisse un germe là où elle tombe. Il s’est peu soucié de donner, d’un coup, une de ces fortes impressions comme en donnent les livres qui sont construits comme des monuments. Il a semé prodigalement et vivement des milliers d’idées, toutes fécondes en idées nouvelles. C’est dans le foisonnement des pensées qu’il a fait naître chez les autres qu’il pourrait s’admirer. La beauté est dans la moisson qui ondoie et luit au soleil ; la force, l’âme, le Dieu caché était dans le grain.

VI.
Système politique qu’on peut tirer de l’Esprit des Lois §

Mais encore n’a-t-il été que critique, que le contemporain, l’hôte et l’interprète de tous les peuples, indifférent du reste, à force d’indépendance, et impartial jusqu’à être sans opinion ? Quoi ! rien de didactique dans un livre de philosophie sociale ! Montesquieu n’a jamais enseigné ? Il a donné des explications de tout et n’a point donné de leçons ? — Il faut s’entendre. A le prendre comme professeur de science politique, on le restreint, mais on ne le trahit pas. Le critique explique toutes choses, mais au plaisir qu’il prend à en expliquer quelques-unes, sa secrète inclination se révèle. On peut comprendre toutes choses et en préférer une. De tout grand critique on peut tirer un corps de doctrine, en surprenant les moments où, sans qu’il y songe, sa façon de rendre compte est une manière de recommander. Lorsque Montesquieu nous dit : « Dans tel cas… tout est perdu ! » on peut croire que ce qu’il désigne comme étant tout, est ce qu’il aime.

Supposons donc un élève de Montesquieu, très pénétré de toute sa pensée, et soucieux d’en faire un système, qui serait pour Montesquieu ce que Charron fut pour Montaigne, et qui voudrait écrire le livre de la Sagesse politique, exprimer la leçon que l’Esprit des Lois contient, et, aussi, enveloppe. Il diminuera Montesquieu, en donnant pour tout ce qu’il pense seulement ce qu’il souhaite. Mais il l’éclaircira aussi en montrant, parmi tout ce qu’il explique, ce qu’il approuve. — Et voici, ce me semble, à peu près, ce qu’il dira.

Montesquieu était un modéré. Il l’était de naissance, d’hérédité et comme de climat, étant né de famille au-dessus de la moyenne, sans être grande, et dans un pays tempéré et doux. Il détestait tout ce qui est violent et brutal. Ayant eu vingt-cinq ans en 1715, la première grande violence et frappante brutalité qu’il ait vue a été le despotisme de Louis XIV, la monarchie française se rapprochant du despotisme oriental. L’horreur de cette contrainte est le premier sentiment dominant qu’il ait éprouvé. Les Lettres Persanes le prouvent assez. La haine du despotisme est restée le fond même de Montesquieu.

Homme modéré, il déteste le despotisme, parce qu’il est un état violent qui tend tous les ressorts de la machine sociale. Homme intelligent, il le déteste parce qu’il est bête : « Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir… c’est un chef-d’œuvre… Le gouvernement despotique saute pour ainsi dire aux yeux. Il est uniforme partout. Comme il ne faut que des passions pour l’établir, tout le monde est bon pour cela39. — Voyez cette pensée si profonde : « L’extrême obéissance suppose de l’ignorance dans celui qui obéit ; elle en suppose même chez celui qui commande. Il n’a point à raisonner, il n’a qu’à vouloir. » — Voyez ce qu’il reprochait dans sa jeunesse, et injustement, je crois, à Louis XIV ; c’est surtout d’avoir été un sot40. Ce qui n’est pas calcul, prudence, prévoyance, ménagements délicats, exercice de l’intelligence ordonnatrice, le révolte ; et le despotisme n’est rien de cela. Gouverner, c’est prévoir. Le gouvernement c’est le laboureur qui sème et récolte ; le despotisme c’est le sauvage qui coupe l’arbre pour avoir les fruits41.

Cette haine du despotisme, il l’applique à tout ce qui en porte la marque. Il l’appliquait à son roi ; remarquez qu’il l’applique à Dieu. L’idée de Dieu-providence lui répugne. Un Dieu qui intervient dans les affaires particulières des hommes lui paraît un gouvernement arbitraire ; c’est un tyran bon. Il résiste a cette conception. Il soumet Dieu à la justice, et pour l’y mieux soumettre il l’y confond. « S’il y a un Dieu, il faut nécessairement qu’il soit juste…42. » Il ne veut pas de la fatalité, qui est un despotisme bête ; il ne voudrait pas d’un Dieu arbitraire, qui lui semblerait un despotisme capricieux : « Ceux qui ont dit qu’une fatalité aveugle gouverne le monde ont dit une grande absurdité  »43 ; mais ceux-là aussi lui sont insupportables « qui représentent Dieu comme un être qui fait un exercice tyrannique de sa puissance  »44. Reste qu’il croit à un Dieu très abstrait, qui ne diffère pas sensiblement de la loi suprême née de lui45. Il s’amuse, dans une des Persanes, à dire que si les triangles avaient un Dieu, il aurait trois côtés. Il fait un peu comme les triangles. Par horreur du despotisme, il voudrait mettre à la place de la Divinité une constitution. Il ne la voit guère que comme l’essence des règles éternelles. Pour Montesquieu, Dieu, c’est l’Esprit des Lois.

Haine du despotisme encore, sa méfiance à l’endroit de la démocratie pure. Personne n’a parlé plus magnifiquement que lui des démocraties anciennes. C’est qu’elles étaient mixtes ; dès qu’elles ont été le gouvernement du peuple seul par le peuple seul, elles ont penché vers la ruine. « Le peuple mené par lui-même porte toujours les choses aussi loin qu’elles peuvent aller ; et tous les désordres qu’il commet sont extrêmes46. Aussi toute démocratie est sur la pente ou du despotisme ou de l’anarchie. L’esprit « d’égalité extrême » la porte à considérer comme des maîtres les chefs qu’elle se donne, et à tout niveler au plus bas. Dans ce désert l’espace est libre et l’obstacle nul pour un tyran, à moins que l’idée de despotisme ne soit tout à fait insupportable, auquel cas « l’anarchie, au lieu de se changer en tyrannie, dégénère en anéantissement  »47.

Si la crainte du despotisme est tout le fond de Montesquieu, la recherche des moyens pour l’éviter sera toute sa méthode. Dans tout son ouvrage on le voit qui guette en chaque état politique le vice secret par ou la nation pourra s’y laisser surprendre. Le despotisme est pour Montesquieu comme le gouffre commun, le chaos primitif d’où toutes les nations se dégagent péniblement par un grand effort d’intelligence, de raison et de vertu, pour se hausser vers la lumière, d’un mouvement très énergique et dans un équilibre infiniment laborieux et infiniment instable, et pour y retomber comme de leur poids naturel ; les raisons d’y rester, ou d’y revenir, étant multiples, le point où il faut atteindre pour y échapper étant unique, subtil, presque imperceptible, et la liberté étant comme une sorte de réussite.

Comme l’homme, engagé dans le monde fatal, dans le tissu matériel et grossier des nécessités, sent qu’il est une chose parmi les choses et dépendant de la monstrueuse poussée des phénomènes qui l’entourent, le pénètrent, le submergent et le noient ; et s’élève pourtant, ou croit s’élever, au moins parfois, à un état fugitif et précaire d’autonomie et de gouvernement de soi-même où il lui semble qu’il respire un moment ; — de même les peuples sont embourbés naturellement dans le despotisme, et quelques-uns seulement, les plus raffinés à la fois et les plus forts, par une combinaison excellente et précieuse de raffinement et de force, peuvent en sortir, et peut-être pour un siècle, une minute dans la durée de l’histoire ; et cette minute vaut tout l’effort, et le récompense et le glorifie ; car ce peuple, un cette minute, a accompli l’humanité.

Montesquieu la cherche donc, cette combinaison délicate. Il en a trouvé tout à l’heure des éléments dans la démocratie et il ne les oubliera pas. Mais, nous l’avons vu aussi, la démocratie ne suffit pas à réaliser son rêve ; elle a des pentes trop glissantes encore vers le despotisme, et seule, sans mélange, étant le caprice, elle est le despotisme lui-même. — Nous tournerons-nous vers l’aristocratie, qui pour Montesquieu, et il a raison, n’est qu’une autre forme de la République ? Montesquieu est profondément aristocrate. Il a donné comme étant le principe du gouvernement aristocratique la qualité qui était le fond de son propre caractère, la modération. C’était trahir son secret penchant. Ce qu’il entend par aristocratie, c’est une sorte de démocratie restreinte, condensée et épurée. Un certain nombre — et il le veut assez considérable — de citoyens distingués par la naissance, préparés par l’hérédité, affinés par l’éducation (notez ce point, il y tient), et se sentant, et se voulant égaux entre eux, gouvernent l’État du droit de leur intelligence, de leurs aptitudes et de leur savoir. — Idées singulières, qui montrent assez combien Montesquieu reste de son temps et de sa caste. Il en est tellement qu’il semble ne pas soupçonner l’idée, vulgaire cinquante ans plus tard, de l’admissibilité de tous aux fonctions publiques. Il est pour la vénalité des charges de magistrature, ce qui arrache à Voltaire, si peu démocrate pourtant, un cri d’indignation48. Ses idées sur ce point sont très arrêtées. Il sait bien que la vénalité c’est le hasard ; mais il estime qu’en cette affaire mieux vaut s’en remettre un hasard qu’au choix du gouvernement49. Comme il veut une séparation absolue entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire50, pour que ce dernier soit absolument indépendant, à la nomination des juges par le gouvernement il préfère le hasard comme origine, et la fortune comme garantie d’indépendance. Il n’y a pas d’idée plus aristocratique que celle-là. Sous prétexte que les citoyens peuvent avoir des différends avec le gouvernement, elle établit, pour les trancher, un pouvoir aussi fort que celui-ci. Tandis que le principe démocratique veut que les intérêts particuliers du citoyen soient sacrifiés à l’intérêt du gouvernement, Montesquieu, pour les sauver, crée un pouvoir aussi indépendant, aussi solide, et aussi absolu que le Pouvoir. Et il a raison.

Une aristocratie nobiliaire, une aristocratie judiciaire, il désire l’une et l’autre. Il veut un corps des nobles héréditaire51, l’aristocratie étant « héréditaire par sa nature », puisqu’elle n’est pas autre chose que sélection, traditions, éducation. Il y voit trois garanties, modération, stabilité et compétence.

Il reste donc aristocrate ? — Non pas exclusivement. L’aristocratie a autant de raisons de glisser au despotisme que la démocratie. Sans aller plus loin, sa raison d’être est raison de sa ruine. « Elle doit être héréditaire » (XI, 6) et « l’extrême corruption est quand elle le devient » (VIII, 5). Ceci n’est pas une contradiction de Montesquieu, c’est une contrariété des choses mêmes. L’hérédité fonde l’aristocratie parce qu’elle fait une classe compétente ; elle ruine l’aristocratie parce qu’elle fait une classe d’où les compétences isolées sont exclues. Elle fait du corps aristocratique un gouvernement très intelligent qui arrive vite à n’appliquer son intelligence qu’à son intérêt. Dans la démocratie manque l’intelligence des intérêts généraux : dans l’aristocratie manque le souci des intérêts généraux. Et obéissant à sa nature, qui est concentration du pouvoir, l’aristocratie tend à se faire de plus en plus restreinte, jusqu’à n’être plus qu’aux mains de quelques-uns, dont le plus fort l’emporte : nous voilà encore au despotisme.

Nous retournerons-nous du côté de la monarchie ? — Mais c’est le despotisme ! — Non ! Non ! et Montesquieu tient à cette distinction. Pour lui la monarchie même non parlementaire, même sans Chambres délibérantes à côté d’elle, n’est point le despotisme.

Les critiques qui depuis 1789 ont étudié Montesquieu ont été surpris de cette assertion, et l’ont considérée comme une singularité de son imagination. L’idée peut être une erreur ; mais elle n’est pas une nouveauté. Quand elle ne daterait pas de Rodin, elle daterait de Bossuet52 ; c’est une idée commune aux publicistes de l’ancien régime qu’une monarchie sans dépôt des lois n’est pas pour cela une monarchie sans lois. Elle est absolue, elle n’est pas arbitraire. Elle n’est contenue par rien, mais elle doit se contenir ; elle n’est forcée d’obéir à rien, mais elle doit obéir à quelque chose. Elle a devant elle vieilles lois nationales, vieilles coutumes, antiques religions, qu’elle ne doit pas enfreindre. Elle est une volonté qui doit tenir compte des coutumes. Il n’y a despotisme que dans les pays où il n’y a ni lois, ni religion, ni honneur, ni conscience.

Mais là où la garantie de tout cela n’existe pas ? — Il y a pente au despotisme et trop grande facilité à l’établir, mais non point despotisme. Pour Montesquieu, la monarchie de Louis XIV, par exemple, n’est point despotisme ; il est vrai qu’elle y tend.

La monarchie ne doit donc pas être repoussée a priori. Elle est très acceptable. Elle a même pour elle un singulier avantage : elle fait faire par honneur, par besoin d’être distingué du prince, ce qu’on fait ailleurs par vertu. Elle supplée au civisme. Elle arrive à créer des sentiments, et des sentiments qui sont très bons : fidélité personnelle, amour pour un homme ou une famille, dont c’est la patrie qui profite. — Autant dire (ce que Montesquieu n’a pas assez dit) qu’elle fait une sorte de déviation du patriotisme, de déviation et de concentration. Cette patrie, qu’on aimerait peut-être languissamment, on l’aime ardemment, et on la sert, dans cet homme qu’on voit et qui vous voit, et peut vous remarquer, dans cet enfant qui vous sourit, qui vous plaît par sa faiblesse, qui, homme, sera là certainement, dans vingt ans, avec une mémoire que la grande patrie n’a guère. — Mais le despotisme est la pire des choses, et il est bien vrai que la monarchie y tend très directement. Il suffit, pour qu’elle y glisse, que le roi soit fort et ne soit pas très intelligent53, qu’il soit si capricieux « qu’il croie mieux montrer sa puissance en changeant l’ordre des choses qu’en le suivant… et qu’il soit plus amoureux de ses fantaisies que de ses volontés ». Cela se rencontre bien vite et est bien vite imité.

Que faire donc ? Montesquieu n’a pas inventé ce qui suit. Aristote savait le secret, et Cicéron avait très bien lu Aristote. Il faut un gouvernement mixte, qui, par une combinaison très délicate des avantages des différents gouvernements, s’arrête dans un juste équilibre, et soit aux États ce que la vie est au corps, l’ensemble organisé des forces qui luttent contre la mort toujours menaçante : la mort des États, c’est le despotisme.

Les anciens ont eu de ces sortes de gouvernements, et ce furent les meilleurs qui aient été. Ils ont su mêler et unir, à certains moments, aristocratie et démocratie, dans des proportions très heureusement rencontrées. Nous avons une force de plus, une institution particulière apportant, elle aussi, ses avantages propres, la monarchie : faisons-la entrer dans notre système. Montesquieu s’arrête à la monarchie aristocratique entourée de quelques institutions démocratiques.

La monarchie, en effet, est excellente à la condition d’être à la fois soutenue et contenue par quelque chose qui soit entre elle et la foule. Le despotisme n’est pas autre chose qu’une foule d’égaux et un chef. C’est pour cela que despotisme oriental ou démocratie pure sont despotisme au même degré. Une nation n’est pas poussière humaine, avec un trône au milieu. Elle est un organisme, où tout doit être poids et contrepoids, résistances concertées et équilibre. Égalité absolue avec chefs temporaires, c’est despotisme capricieux. Égalité absolue avec chef immuable, c’est, selon le caractère du chef, despotisme capricieux encore, ou despotisme dans la torpeur. Le fondement même de la liberté, c’est l’inégalité.

Ce qu’il faut, c’est quelqu’un qui commande, quelqu’un qui contrôle, et quelqu’un qui obéisse ; et entre ces personnes diverses de l’unité nationale des rapports, fixés par-des lois, dont quelqu’un encore ait le dépôt. Entre le roi et la foule des Corps intermédiaires, qui limitent, redressent et épurent la volonté de celui-là et préparent l’obéissance de celle-ci. Une noblesse héréditaire est un bon corps intermédiaire54. Elle a la tradition de l’honneur national, et héréditaire comme le roi, mais collective elle est l’obstacle naturel à la volonté du trône quand celle-ci est capricieuse. Elle est un excellent corps de veto ; c’est la « faculté d’empêcher » qui est son office propre55. — Le clergé est un corps intermédiaire assez utile. Bon surtout où il n’y en a point d’autre56, il est salutaire dans une monarchie comme obstacle mou et insensible, pour ainsi dire, infiniment fort encore par son ubiquité, sa ténacité, « algue » qui amortit, énerve le flot.

Il faut encore un ordre intermédiaire qui ait « le dépôt des lois ». Sauf en Orient, toutes les monarchies ont des lois, puissances idéales, limitatives du prince, protectrices du citoyen. Écrites ou non, simples précédents et coutumes, ou textes et chartes, elles existent partout où il y a organisme social. Elles ne sont que les définitions du jeu de cet organisme. Mais il est des pays où on les sent plutôt qu’on ne les voit. Elles en sont plus redoutables, étant plus mystérieuses. Mais elles sont plus faciles à étudier. Elles sont plus redoutées que contraignantes. Il est bon qu’on puisse les voir, les lire quelque part. Un corps en aura la garde, les retiendra, les transcrira, les rappellera, et, de ce chef, aura des privilèges (indépendance, inviolabilité, autonomie) parce qu’il aura un office social57.

Enfin, au bas degré, il y a tout le monde. Le peuple doit obéir, mais non pas être tout passif. Incapable de « conduire une affaire, de connaître les lieux, les occasions, les moments, d’en profiter », en un mot incapable de gouverner58, il est essentiel pourtant qu’on sache ce qu’il désire et surtout ce dont il souffre, parce qu’au bout de ses souffrances il y a la révolte qui ruine les lois, ou l’inertie et la désespérance qui distendent et brisent les muscles mêmes de l’État. Le peuple aura donc ses représentants, qu’il choisira très bien, car « il est admirable pour cela », qui interviendront dans la direction générale des affaires publiques. Il aura même sa part dans le pouvoir judiciaire, non pas en ce qui regarde le dépôt des lois, mais en ce qui concerne la distribution de la justice. Des jurys, de pouvoirs essentiellement temporaires, seront tirés du corps du peuple, chargés d’appliquer la loi, sans avoir droit ni de l’interpréter ni de s’y soustraire, jugeant non en équité, mais sur le texte59.

— Voilà la royauté, les institutions aristocratiques, et les institutions démocratiques mises en présence.

Et comment tout cela s’organisera-t-il ? — Trois puissances : exécutive, législative, judiciaire.

Le législateur fait la loi, le prince gouverne en s’y conformant, le magistrat en a le dépôt, et juge d’après elle. Ces pouvoirs sont scrupuleusement séparés. Le législateur ne jugera pas ; car, alors, il ferait des lois en vue des jugements qu’il voudrait porter. Une loi serait dirigée à l’avance contre un homme qu’on voudrait proscrire. Plus de liberté.

Le législateur ne gouvernera pas, car alors il ferait des lois en vue des ordres qu’il voudrait donner. Une loi serait la préparation d’un caprice. Plus de liberté.

Le pouvoir exécutif ne légiférera point ; car il aurait les mêmes tentations que tout à l’heure le législateur. Il ne jugera point ; car il jugerait pour gouverner. Ses arrêts seraient des services, qu’il se rendrait. Plus de liberté. — Il ne nommera même pas les juges, car il ferait des juges des instruments, et de la justice un système de récompenses ou de vengeances personnelles. Plus de liberté.

Chacun doit faire un office qu’il n’ait aucun intérêt à faire, si ce n’est honneur, et souci du bien général. La liberté c’est chaque pouvoir public s’exerçant, sans profit pour lui, au profit de tous. — L’exécution doit être prompte : le pouvoir exécutif sera aux mains d’un homme. — La délibération doit être lente : le pouvoir législatif sera aux mains de deux assemblées, de nature différente, dont l’une aura toutes les chances de ne pas obéir aux préjugés ou céder aux entraînements de l’autre. — Le dépôt des lois et la justice sont choses de nature permanente : ils seront aux mains d’un grand corps de magistrats, qui, par l’effet d’un renouvellement insensible, aura comme un caractère d’éternité. « Voilà la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le Corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législatrice. »

Et rien ne marchera ! — Pardon ! ces différents ressorts, forment en effet un équilibre, et il semble qu’ils « devraient former une inaction ». Mais les choses agissent autour d’eux ; les affaires pèsent sur eux ; il faut « qu’ils aillent » ; seulement ils ne pourront qu’aller lentement et « qu’aller de concert », et c’est précisément ce qu’il nous faut60.

Mais tout cela, ou du moins de tout cela les germes et les premiers linéaments ne se trouvaient-ils point dans l’ancienne monarchie française ? Royauté et vieilles lois n’est-ce point la « monarchie » ? Clergé, Noblesse, Parlement ne sont-ce point les « pouvoirs intermédiaires » ? Communes et États généraux, n’est-ce point la part nécessaire et désirable d’institutions démocratiques ? — Sans aucun doute ; et Montesquieu n’est point un novateur, ce n’est point non plus un conservateur ; c’est un rétrograde éclairé. Ce serait, s’il faisait une constitution, un restaurateur ingénieux des plus anciens régimes. Il n’aime pas ce qui est de son temps, il aime ce qui a été. C’était un « très bon gouvernement » que le « gouvernement gothique », ou du moins qui avait en soi la capacité de devenir meilleur : « La liberté civile du peuple (communes), les prérogatives de la noblesse et du clergé, la puissance des rois, se trouvèrent dans un tel concert que je ne crois pas qu’il y ait eu sur la terre de gouvernement si bien tempéré ». Tirer du gouvernement « gothique » toute l’excellente constitution qu’il contenait en germe, voilà quel aurait dû être le travail du temps et des hommes. Les circonstances et l’esprit despotique de certains hommes ont amené le résultat contraire. Des guerres civiles, et des efforts de Richelieu, Louis XIV, Louvois, les trois mauvais génies de la France61, une monarchie est sortie, qui n’est point l’apogée de la monarchie française, qui en est la décadence, une monarchie mêlée de despotisme, qui y tend et qui le prépare, d’où peut sortir le despotisme sous forme de tyrannie ou sous forme de démocratie. Il est temps de revenir aux principes et en même temps aux précédents, aux principes rationnels et aux précédents historiques, qui justement ici se rencontrent ; et l’on sauvera deux choses, la monarchie et la liberté.

Un retour en arrière éclairé par la connaissance de l’esprit des constitutions, voilà la sagesse. Montesquieu ne raisonne pas d’une autre façon qu’un Saint-Simon qui serait intelligent. Ce qui, dans Monsieur le Duc, est rêve confus et entêtement féodal, est chez Montesquieu à la fois sens historique, sens sociologique, et sens commun. Il sait que les nations se développent selon le mouvement naturel des puissances qu’elles portent en elles, et ces puissances, il montre ce qu’elles étaient en France, et ce qu’il importe qu’elles restent. Il sait que certain jeu et certains tempéraments d’éléments dissemblables sont nécessaires à tout gouvernement humain, et cette mécanique, il l’applique à la constitution française. Mais l’historien et le mécanicien politique ne s’oublient point l’un l’autre ; ils se rencontrent et conspirent. Les principes du gouvernement idéal, c’est à la France telle qu’elle a été, telle qu’il ne serait pas si difficile qu’elle fût encore, que le sociologue les rapporte ; les forces réelles et vives de la France historique, l’historien les place aux mains du mécanicien politique, seulement pour qu’il les mette en ordre et en jeu.

VII.
Montesquieu moraliste politique §

Qu’on le considère comme critique ou comme théoricien, Montesquieu paraît très grand. Il a vu infiniment de choses, et il a compris tout ce qu’il a vu. Il était capable de se détacher de son temps et d’y revenir, — de comprendre l’essence et le principe des États antiques, et d’esquisser pour son pays une constitution toute moderne et toute historique, tirée du fond même de l’organisation sociale qu’il avait sous les yeux ; — et encore sa vue d’ensemble était assez forte pour prédire ce que deviendrait ce pays même quand les anciennes forces dont était composé son organisme auraient disparu. — Son livre est un étonnant amas d’idées, toutes intéressantes, et dont la plupart sont profondes. Il n’y a aucune œuvre qui fasse plus réfléchir. C’est son merveilleux défaut qu’à chaque instant il donne au lecteur l’idée de faire une constitution puis une autre, puis une troisième, sans compter qu’il persuade ailleurs qu’il est inutile d’en faire une. De quelque biais qu’on le prenne, il paraît extraordinaire. Tantôt on comprend son œuvre comme une promenade à la fois très assurée et très inquiétante à travers toutes les conceptions humaines dont sont pénétrés comme d’un seul regard les grandeurs, les faiblesses, le ressort puissant, le vice secret. Tantôt on la voit comme un monument très ordonné et très régulier, construit d’après les lois d’une logique dogmatique impérieuse, construction solide et immense, qui, encore, a laissé autour d’elle d’énormes matériaux à construire des édifices tout différents.

C’est un livre si vaste et si fourni qu’il forme système, se suffit à lui-même, et aussi qu’il se réfute, ce qui est une façon de dire qu’il se complète. Ne le prenez pas pour l’ouvrage d’un théoricien uniquement épris d’idées pures, agençant la machine sociale comme par données mathématiques. Montesquieu est cela, et cela surtout, soit ; mais il est autre chose. Il est l’homme qui sait que ces subtiles combinaisons ne sont rien si elles ne sont soutenues et comme remplies de forces vives, vertus ici, honneur là, bon sens et modération ailleurs, énergie morale partout. Il est étrange qu’on ait cru62 qu’à ce livre il manque une morale. L’erreur vient de ce qu’il est très vite dit que le fonds des sociétés est fait de vertus sociales, et un peu plus long de tracer le cadre savamment ajusté où ces vertus s’accommoderont le mieux pour produire leurs meilleurs effets. La partie morale de l’ouvrage peut disparaître, matériellement, à travers la multitude des minutieuses considérations politiques. Mais la morale sociale est le fond même de ce livre et si l’on y peut découvrir comment les meilleures volontés sont au risque de demeurer impuissantes dans une constitution politique mal conçue, ce qui est vrai, et bien important ; encore plus y trouvera-t-on comment les meilleurs agencements sociaux restent, faute de grandes forces morales, des ressorts sans moteur et des cadres vides.

Je veux bien qu’on dise que Montesquieu est peut-être un peu trop optimiste. Il l’est de deux manières : par trop croire aux hommes, et par trop croire à lui-même, Il a trop confiance dans la bonté humaine. En plusieurs endroits de l’Esprit et de la Défense de l’Esprit des Lois, on le voit très préoccupé de combattre Hobbes et la théorie du « Bellum omnium contra omnes ». L’homme naturel, « sorti des mains de la nature », comme on dira plus tard, n’est point pour lui un loup en guerre contre d’autres loups pour un quartier de mouton ; c’est un être timide et doux, et c’est l’état de société qui a créé la guerre. Il y a dans Montesquieu un commencement de Jean-Jacques Rousseau, ce qui tient, du reste, à ce que toutes les grandes idées modernes ont leur commencement dans Montesquieu.

Encore n’est-ce point tant de n’avoir point fait assez grande la part de férocité dans l’homme que je reprocherai à Montesquieu, étant très enclin à penser comme lui sur cette affaire. Je lui reprocherai plutôt de n’avoir pas fait assez grande la part de démence. L’homme n’est point un fauve ; mais c’est un être très incohérent, en qui rien n’est plus rare que l’équilibre des forces mentales, et en un mot la raison. Montesquieu croit un peu trop que l’homme est capable de se gouverner raisonnablement, et que, parce qu’un système politique raisonnable, par exemple, peut être connu par un homme, il peut et doit être pratiqué par les hommes. Il y a beaucoup à parier que c’est une noble erreur. Avec un esprit comme celui de Montesquieu il ne faut point se hasarder, et vous pouvez être sûr qu’il connaît votre objection mieux que vous. Je sais très bien que ce gouvernement raisonnable qu’il construit et qu’il enseigne, il le tient lui-même pour une « réussite » extraordinaire, pour un merveilleux accident dans l’histoire humaine, qui est l’histoire du despotisme. Encore est-il qu’il semble trop croire, comme à des réalités et non pas seulement comme à des théories, à la vertu des démocraties, à la modération des aristocraties, surtout à la capacité politique des foules. Il a affirmé très énergiquement que le peuple ne se trompe point dans le choix de ses représentants, et il en donne comme exemple Athènes et Rome, ce qui est bien un peu étrange. Pour Athènes, cela ne peut pas se soutenir, et figurez-vous Rome sans le Sénat. J’ai parfaitement peur de ne pas comprendre et de faire une critique qui ne prouve que ma sottise ; mais enfin je le vois réclamer le jury avec insistance (xi, 6, alinéas 13, 14, 15, 18) et vouloir en même temps (alinéa 17) que le verdict ne soit que l’application stricte et comme aveugle d’un texte précis, sans être jamais une « opinion particulière du juge ». Croit-il donc qu’un jury sera assez philosophe pour juger sur texte sans passions et sans préjugé ? Ne voit-il pas que c’est précisément avec le jury que les jugements seront toujours des opinions particulières, et que c’est avec lui, fatalement, qu’on sera toujours jugé « en équité » ? Qu’on préfère cette manière de juger, je le veux bien ; mais que ce soit l’homme qui n’en veut point qui recommande des juges incapables d’en avoir une autre, cela m’étonne.

Il y a certainement un peu de chimérique dans Montesquieu, un peu de l’homme qui n’est pas moraliste très informé ni très sûr. Je serais tenté de dire que ses admirables qualités d’esprit et de caractère lui sont source d’erreur, en ce qu’à les voir en lui, il se persuade qu’elles sont communes. Il est souverainement intelligent et merveilleusement à l’abri des passions : il est un peu porté à en conclure que les hommes sont assez intelligents et peu passionnés. Cher grand homme, c’est faire trop petite la distance qui vous sépare de nous. L’erreur est bien naturelle à l’homme ; puisque posséder la vérité intellectuelle et la vérité morale, cela mène encore à une illusion, qui est de croire que la vérité est commune. Faudrait-il aux hommes parfaits un peu d’orgueil et de mépris, c’est-à-dire un défaut, pour être tout à fait dans le vrai ? Peut-être bien.

J’ai dit que Montesquieu est trop optimiste en ce qu’il croit trop aux hommes, ce aussi en ce qu’il croit trop en lui. J’entends par ceci qu’il croit peut-être trop à l’efficace de son système, quand il en est à faire un système. Encore une fois, avec lui, il faut bien prendre ses précautions, et retirer à moitié sa critique au moment qu’on l’aventure. Je sais qu’il a un fond ou plutôt un coin de scepticisme, et qu’il dit tout d’abord que le meilleur gouvernement est celui qui convient le mieux à tel peuple. Et cependant il est si bon théoricien qu’il lui est difficile de ne pas avoir confiance dans l’excellence de sa théorie, de ne pas croire, au moins à demi, qu’elle peut suffire et se suffire, et qu’un État bien organisé par lui serait, par cela seul, un très bon État. Il lui échappera de dire que dans « une nation libre il est très souvent indifférent que les citoyens raisonnent bien ou mal ; il suffit qu’ils raisonnent : de là sort la liberté qui garantit des effets de ces mêmes raisonnements » — De là sort la liberté, ou plutôt c’est la liberté même, d’accord ; mais « qui garantit des effets des mauvais raisonnements », je n’en suis pas bien sûr. Voilà bien le point dogmatique, car il faut toujours qu’on en ait un, voilà bien le point dogmatique de Montesquieu. Il déteste tant le despotisme qu’il finit par croire presque que la liberté est un bien en soi, par conséquent un but, et que pourvu qu’on l’atteigne tout est gagné. Je ne sais trop. Il me semble que la liberté n’est point précisément un but, mais un état, un « milieu », comme on dit maintenant, où la raison peut s’exercer mieux qu’ailleurs, pourvu qu’elle existe ; mais que, cet état favorable une fois obtenu, il n’est point indifférent qu’on y raisonne mal ou bien.

Sa conception même de la liberté a quelque chose de « formel » ; et, comme tout à l’heure il prenait pour la perfection sociale la condition qui peut y conduire, de même il prend pour la liberté ce qui n’est que la formule de son exercice. Elle est selon lui « le droit de faire ce que la loi ne défend pas ». Il est vrai, et c’est là le signe à quoi l’on connaît un despotisme d’un État libre ; mais si toute la liberté était là, il ne pourrait donc pas y avoir de lois despotiques ? On sent bien qu’il peut en être. — C’est que la liberté n’est pas seulement le droit de n’obéir qu’à la loi, elle est la capacité de faire des lois qui ne ressemblent pas à un despote. Elle est un sentiment d’équité et de justice partant de la majorité des citoyens, se déversant et se fixant dans la loi, et revenant aux citoyens sous forme de lois justes, sous lesquelles ils se sentent libres et organisés selon l’équité. — Elle n’est pas une forme de constitution, elle est une vertu civique. Un peuple despotique dans l’âme peut renverser le despotisme ; après quoi, il fera immédiatement des lois despotiques. Aussitôt qu’il ne subira plus la tyrannie, il l’exercera, et contre lui-même ; car la majorité est solidaire de la minorité, les oppresseurs sont solidaires des opprimés ; la loi tyrannique que vous faites vous met, avec celui-là même que vous liez, dans un état violent dont est gêné le peuple entier où une violence existe, dans une sorte d’état de guerre où l’on souffre autant de la guerre qu’on fait que de celle qui vous est faite.

Cette idée, il ne me semble point que Montesquieu l’ait eue. Ce domaine réservé des droits individuels devant lequel doit s’arrêter même la loi, il ne me paraît pas qu’il le connaisse. Cette idée que la liberté est avant tout mon droit senti par un autre, c’est-à-dire un respect et un amour réciproques de la dignité de la personne humaine, c’est-à-dire une solidarité, c’est-à-dire une charité, il l’a eue peut-être ; car il déteste trop le despotisme pour ne l’avoir pas au moins confusément sentie ; mais il ne l’a pas exprimée.

Et, après tout, c’est encore un grand libéral ; car cette forme et ce mécanisme social où la liberté vraie s’exerce, ces conditions les meilleures pour que l’idée libérale puisse se dégager et venir remplir et animer la loi, il les a si bien comprises, si bien ménagées, si délicatement et prudemment et fortement établies, qu’il suffirait d’un minimum de libéralisme dans l’âme de la nation, pour qu’en un pareil système il eût tout son effet, et parût presque plus grand dans ses effets qu’il n’était en soi. C’est la forme de la liberté, qu’il nomme liberté ; mais ici la forme sollicite le fond, et semble presque le contraindre à être.

Voilà ce que j’appelais une trop grande confiance dans les systèmes politiques qu’il préconise, de même que je le trouvais un peu trop optimiste aussi dans l’idée qu’il a de la capacité politique des peuples. Remarquez que ces deux optimismes se confondent, l’un supposant l’autre. Quand il nous dit qu’un peuple est capable de la liberté, c’est qu’il le voit dans l’organisation sociale, rêvée par lui, qui est la plus propre à maintenir un peuple dans l’état libre ; quand il trace le cadre d’une constitution libre, c’est qu’il croit qu’il suffit presque de l’offrir à un peuple pour que demain il en soit digne. « Donnez aux hommes, semble-t-il dire, les procédés pratiques pour n’être ni tyrannisés ni tyrans, ils ne seront ni l’un ni l’autre ; car ils en ont en eux les moyens. » C’est dans ces derniers mots qu’est l’optimisme, peut-être aventureux.

Mais disons-nous bien que Montesquieu est ici comme dans la nécessité de son office. On ne peut pas être sociologue sans un peu d’optimisme. C’est pour cela que Voltaire n’a pas été sociologue. On ne saurait écrire une politique, c’est-à-dire un code sans sanction, une législation supérieure ne pouvant s’imposer aux hommes que par l’éclat de la vérité qu’elle porte en elle, sans croire que les hommes sont séduits à la vérité rien qu’à la voir. Si l’on croit à la fatalité des instincts humains, on sera peut-être historien, non sociologue. On ne dira point aux hommes ce qu’ils doivent faire ; on les regardera faire ; et, tout au plus, on indiquera les lois habituelles de leurs errements, les chemins ordinaires par où ils passent. Cela est si vrai que c’est souvent ce que fait Montesquieu, n’étant sociologue qu’une partie du temps et comme dans ses moments de confiance, de haute bonne humeur. L’optimisme est comme une condition, non seulement du novateur, cela est évident, mais de tout sociologue dogmatique. Bossuet est optimiste au plus haut point. Il croit que tout, même le mal, est réglé et voulu par une parfaite intelligence en vue d’une fin supérieure ; et par conséquent que tout est bien. Montesquieu qui semble croire en Dieu, mais non pas à la Providence, ne peut pas mettre son optimisme dans le ciel ; et il reste qu’il le mette sur la terre.

VIII.
Conclusion §

« Encore une fois, je le trouve grand », comme disait Fénelon d’un autre, et c’est bien la dernière impression. L’idée de grandeur est surtout inspirée par la noble empreinte de l’intelligence, et ce que Montesquieu a été, c’est surtout un homme souverainement intelligent. Il est impossible de trouver quelqu’un qui ait mieux compris ce qu’il comprenait, et pour ainsi dire ce qu’il ne comprenait pas. Sa pensée et le contraire de sa pensée, son système, et ce qui est le plus opposé à son système et ceci, et son contraire et, ce qui est le plus difficile, l’entre-deux, il pénètre en tous ces mystères, et s’y meut avec une pleine liberté, comme entouré d’un air lumineux, qui émane de lui.

On sent qu’il n’y a pas eu de vie intellectuelle plus forte, plus intense, et, avec cela, plus libre ni plus sereine. Personne n’a plus délicieusement que lui, à l’abri des passions, joui des idées. Voir les idées sourdre, jaillir, abonder, s’associer, se concerter, conspirer, former des groupes et des systèmes, et comme des mondes ; voir « tout céder à ses principes », « poser les principes et voir tout le reste suivre sans effort » ; et aussi n’être point esclave de ses principes, et savoir s’y soustraire, et en aborder d’autres, et dans un ordre d’idées qui n’est point celui qu’il préfère, ouvrir des voies que ce sera une gloire à ses successeurs seulement de suivre ; ce jeu agile et sûr de l’intelligence est pour lui comme une sorte de délice, une ivresse calme et subtile. Le seul transport lyrique qu’il ait connu lui est inspiré par cette manière de ravissement de l’intelligence jouissant d’elle-même comme d’un sens aiguisé et affiné. Il s’arrête au milieu de son long travail pour s’écrier : « Vierges du mont Piérie, entendez-vous le nom dont je vous nomme ? Je cours une longue carrière, je suis accablé de tristesse et d’ennui. Mettez, dans mon esprit ce charme et cette douceur que je sentais autrefois et qui fuient loin de moi. Vous n’êtes jamais si divines que quand vous menez à la sagesse et à la vérité par le plaisir… Divines muses, je sens que vous m’inspirez… Vous voulez que je parle à la raison : elle est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de tous les sens. »

Il a parlé à la raison ; pendant vingt années il a eu avec elle un entretien continu, plein de sincérité, d’abondance de cœur, d’infinis et renaissants plaisirs. Il s’éveillait « avec une joie secrète de voir la lumière », et son âme aussi voyait avec une joie pleine et une sorte d’élargissement se lever en elle à chaque jour la lumière pure d’une idée nouvelle. Il s’est pénétré d’idées et en a fait comme sa substance. Il a cru qu’elles devaient gouverner le monde, ce qui est peut-être vrai, et qu’elles pouvaient facilement le gouverner, parce qu’il était tout entier gouverné par elles. Il a voulu mettre dans l’organisation du monde beaucoup de raison, et même beaucoup de raisonnement, parce que, si le raisonnement n’est pas la raison, il en est la marque, ou, du moins, le signe qu’on la cherche.

Il est si prodigieux pour son temps qu’avant lui on ne se doutait même pas de la science où il reste le maître. Il inspire le temps qui le suit, tout en le dépassant, à ce point que Rousseau ne fait que pousser à l’extrême et mettre en système une des idées de Montesquieu, presque dédaignée par lui parmi tant d’autres. Après avoir cherché loin de lui sa lumière, la France revint à lui, et longtemps chercha à s’organiser selon sa pensée ; et maintenant qu’elle l’a définitivement abandonné, quelques-uns se demandent si elle a raison, si notre histoire même a raison contre lui. Et à mesure que sa pensée devient moins applicable, que ce soit par sa faute ou par la nôtre, elle n’en paraît que plus belle, devenant purement artistique, et comme l’esquisse lumineuse d’un idéal.

On ne peut lui reprocher d’avoir embrassé trop de choses pour avoir pu tout approfondir. Il court trop vite au travers de la multitude d’objets qu’il rencontre. « Il annonce plus qu’il ne développe », dit admirablement Voltaire. Et encore on sent bien qu’il y a là insuffisance de nos yeux et non des siens. Tout ce qu’il a vu, il l’a pénétré ; il a seulement trop compté que nous le pénétrerions aussi vite et aussi à fond que lui. « Je suis, dit-il lui-même, avec son esprit charmant, comme cet antiquaire qui partit de son pays, arriva en Égypte, jeta un coup d’œil sur les Pyramides, et s’en retourna. » — Je n’aime pas à le contredire, et je veux bien qu’il soit comme cet antiquaire ; seulement il a été dans tous les pays, et il a vu toutes les Pyramides, et il les a mesurées toutes, et surtout les plus hautes.

Voltaire §

I.
L’homme §

Je suppose en 1817 un vieil émigré sortant d’une représentation du Bourgeois gentilhomme, et je l’entends dire : « C’est une très jolie satire. Elle me rappelle M. de Voltaire, comte de Tournay. » — Le propos est injurieux ; mais il y a du vrai. Voltaire est avant tout un bourgeois gentilhomme français du temps de la Régence, devenu très riche, un peu audacieux, très impertinent, et gardant tous ses défauts d’origine et d’éducation. — Seulement c’est un bourgeois gentilhomme très spirituel, ce qui fait qu’il n’a pas eu tous les ridicules, et très intelligent, ce qui fait qu’il a mis un grand talent au service de ses préjugés et a tenu par là une très grande place dans le monde intellectuel.

« Ce que j’aime dans les artistes, c’est qu’ils ne sont pas des bourgeois », dit la bourgeoise Michaud dans Le Buste d’Edmond About. Ce qui distingue d’abord le bourgeois, c’est qu’il n’est pas un artiste. Voltaire n’a pas été artiste pour une obole. Ce qui distingue encore le bourgeois, c’est qu’il n’est pas philosophe. Les hautes spéculations le rebutent. Voltaire n’a aucune profondeur ni élévation philosophique, et la synthèse lui est interdite. Il est évident qu’il ressemble peu à Platon, et nullement à Malebranche. — Ce qui marque encore, sans doute, le bourgeois, c’est qu’il est peu militaire. Voltaire a une peur naturelle des coups, et n’a rien d’un chevalier d’Assas, ni même d’aucun chevalier.

Ce qui achève de peindre le bourgeois, c’est qu’il est éminemment pratique. Voltaire est un homme d’affaires de génie, et le sens du réel est son sens le plus développé et le plus sûr, en quoi est une partie de sa valeur, qui est grande. Voltaire est un bourgeois qui a vingt ans en 1715, qui est très ambitieux, très actif, fait sa fortune en quelques années, n’a plus besoin que de considération, la cherche dans la littérature parce qu’il sait qu’il écrit bien, n’a point d’idées à lui, ni de conception artistique personnelle, ni même de tempérament artistique distinct et tranché à exprimer dans ses écrits ; mais qui se sait assez habile pour mettre en belle lumière pendant soixante ans, s’il le faut, les idées courantes, et produire des œuvres d’art distinguées selon les formules connues. Ce n’est pas un monument à élever ; c’est une fortune littéraire à faire. Il la fera, comme il a fait l’autre, avec beaucoup de suite, d’ardeur et de décision.

Et il aura toute sa vie les défauts du bourgeois français. Sans être précisément cruel, et même tout en ne détestant point donner quand on le regarde, il sera bien dur pour les petits, et bien méprisant pour la « canaille » ; persécuteur, quand il pourra persécuter avec une « suite enragée », comme disait de Saint-Simon le duc d’Orléans. On le verra poursuivre un Rousseau, qui ne lui a rien fait, que lui dire une sottise, avec un acharnement incroyable, le dénoncer comme ennemi de la religion, et, à ce titre, au moment où le malheureux est déjà proscrit et traqué partout, crier qu’il faut « punir capitalement un vil séditieux  »63, ce qui est un peu fort peut-être dans la bouche d’un adversaire de la peine de mort.

On le verra, incapable de pardon, dénoncer de Brosses comme un voleur à toute l’Académie française, dans vingt lettres furibondes, parce qu’il a eu un procès de marchand de bois avec de Brosses ; tempêter contre Maupertuis par-delà le tombeau, vingt ans après la mort du pauvre savant, dans toutes les lettres qu’il écrit à Frédéric ; ne jamais manquer de réclamer les galères, la Bastille et le Fort-l’Évêque contre tous les Fréron, Coger, Desfontaines ou La Beaumelle qui le gênent. La prison pour qui l’attaque sera toujours tenue par lui comme son droit strict. Jamais l’idée de la liberté de penser contre lui n’a pu entrer dans son esprit. Ses amis, sur tous les tons, lui disent : « Laissez cela ; dédaignez. Si vous croyez que cela vaille la peine…. » Il ne veut rien entendre. Il n’a ni le détachement du philosophe, ni l’élévation du vrai artiste. Il ne songe qu’à écraser ce qui, étant au-dessous de lui, ne l’adule pas.

En revanche, il ne songe qu’à aduler ce qui, à quelque titre que ce soit, est au-dessus. Empereurs, impératrices, rois, princes, grands-ducs, ducs, maîtresses des rois, et que ce soit Catherine II, Pompadour, Frédéric ou Du Barry, pour ceux-là les apothéoses sont toujours prêtes, et de ceux-là les familiarités, même meurtrissantes, toujours bien reçues. Frédéric l’a traité comme un valet ; mais à celui-ci on pardonne, « et la moindre faveur d’un coup d’œil caressant nous rengage de plus belle. » — « Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples » ; mais non point de prévaloir contre les rois. — Richelieu ne lui paye point les intérêts de son argent, et lui joue d’assez mauvais tours. Mais que voulez-vous qu’on dise à « un homme qui parle de vous dans la chambre du roi », si ce n’est merci ? — Mme du Deffand lit Fréron avec délices et daube Voltaire avec complaisance. Mais une marquise, et qui reçoit si bonne compagnie, et qui a si grande influence ! On n’en sera que plus galant avec elle. Nul homme n’a reçu de meilleure grâce les petits coups de pied familiers des puissances. C’est même alors qu’il est tout à fait charmant, et spirituel. Car « l’esprit est une dignité », — qui supplée à l’autre.

C’est même alors qu’il devient meilleur. Il ne veut pas recevoir la souscription de Rousseau à sa statue. Dix fois Dalembert lui écrit : « Mais si ! cela fait honneur à Rousseau de souscrire. Cela vous fera honneur de pardonner, et d’accepter. » La raison de sentiment le touchant peu ; il redouble de colère. Mais Dalembert s’avise de lui écrire : « Rousseau, quoique exilé, se promène dans Paris la tête haute. Jugez s’il est protégé ! » Voltaire n’insiste plus. Il n’a point pardonné Mais il s’adoucit. Il est des cas où il sait se vaincre. Il a le mépris pour le vaincu devant le vainqueur. Rien ne lui a plus agréé que le partage de la Pologne, parce que c’est une belle manifestation de la force, et il en félicite Catherine de tout son cœur. La prise de la Silésie est une chose aussi qui a son charme ; il prémunit Frédéric contre les remords qu’il en pourrait avoir : « Qu’avez-vous donc à vous reprocher ?… Vous vous sacrifiez un peu trop dans cette belle préface de vos Mémoires… N’aviez-vous pas des droits très réels ?… Je trouve Votre Majesté trop bonne… » — Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi.

Avec cela, la prudence étant une vertu bourgeoise, il est très prudent. Il l’est jusqu’à l’anonymat perpétuel et le pseudonymat obstiné. Tous ses ouvrages sont des lettres anonymes, à moins qu’ils ne soient signés de noms qui ne sont pas le sien. Du reste, sauf, je crois, la Henriade et sauf, j’en suis sûr, le poème de Fontenoy, il les a tous démentis. Cela ne lui coûte pas, parce que le contraire pourrait lui coûter. Se démentir et mentir, c’est à quoi une bien grande partie de sa vie est occupée. Combler Maffei de compliments sur sa Mérope, et cribler la Mérope de Maffei d’épigrammes dans un ouvrage pseudonyme ; dire à Mme de Luxembourg qu’il n’a jamais dénoncé Rousseau ; à l’Académie française qu’il a passé sa vie à chanter la religion chrétienne, et à l’univers entier qu’il n’a jamais écrit le Dictionnaire philosophique ; conseiller le mensonge aux autres comme une chose qui va de soi, et écrire à Duclos : « Diderot n’a qu’à répondre qu’il n’a pas écrit les Lettres philosophiques et qu’il est bon catholique ; il est si facile d’être catholique ! » ; ce sont là des jeux pour Voltaire. — Ce ne lui sont pas même des jeux. C’est sans effort. Voltaire ment comme l’eau coule. Il est menteur à ce point que la notion du mensonge lui est étrangère. Il est tout à fait stupéfait qu’on lui reproche ses pasquinades et ses tartuferies, comme, par exemple, d’offrir le pain bénit et de communier solennellement dans son église. Puisque c’est utile ; puisqu’il y aurait danger à ne pas le faire ; puisqu’on le chasserait (car il a toujours peur) lui, pauvre vieillard ruiné et sans asile dans toute l’Europe ! Ce n’est qu’un acte de haute philosophie pratique.

Et il s’admire dans sa sagesse, dans cette vie si bien conduite, troublée quelquefois par le noble souci de plaire au « Trajan » de Versailles ou au « Salomon » de Potsdam, et le désagrément de n’y pas réussir ; mais habile en somme et avisée et qui finit bien, et qui finit tard.

Il a été doux envers la mort des autres ; il a écrit le 27 janvier 1733 : « J’ai perdu Mme de Fontaine-Martel : c’est-à-dire que j’ai perdu une bonne maison dont j’étais le maître et quarante mille livres de rente qu’on dépensait à me divertir… Figurez-vous que ce fut moi qui annonçai à la pauvre femme qu’il fallait partir… J’étais obligé d’honneur à la faire mourir dans les règles… Je lui amenai un prêtre… Quand il lui demanda si elle était bien persuadée que Dieu était dans l’Eucharistie, elle répondit : « Ah ! oui ! » d’un ton qui m’eût fait pouffer de rire dans des circonstances moins lugubres ». — Il voit arriver sa propre mort avec une gaîté moindre ; mais il lui fait encore bonne figure. Il regarde ce peuple de laboureurs et d’artisans qu’il a créé autour de lui, ces beaux domaines, ces fabriques, cette ville florissante qui est son œuvre, et son rempart. Il fait du bien en s’enrichissant et en criant qu’il se ruine. Ce sont trois jouissances. Il écrit pour deux ou trois innocents condamnés, ce qui restitue sa popularité, satisfait ses rancunes contre la magistrature, lui sera compté par la postérité comme s’il n’avait fait autre chose de toute sa vie, et ce qui, du reste, est très bien. C’est une conscience qu’il se fait sur le tard, et une estime de soi qu’il se ménage au dernier moment, et certes, c’est la seule chose qui lui manquât encore. Il est complet désormais ; le bourgeois s’est épanoui en gentilhomme terrien, en grand seigneur attaché au sol, bienfaisant et protecteur, ce qui vaut mieux, il le fait remarquer, et il a raison, que de courre la pension et le cordon à Versailles.

Il joue ce rôle, comme tous les rôles, « en excellent acteur », mais un peu en acteur, avec une insuffisante simplicité. Quand il communie à son église, c’est par intérêt, c’est par malice et pour faire une niche à l’évêque d’Annecy ; c’est aussi pour s’établir dans le personnage de seigneur, et pour haranguer avec dignité, comme c’est son « privilège », ses « vassaux », à l’issue de l’office.

C’est une belle vie et une belle fin. Il ne lui a manqué qu’une solide estime publique : « Je n’ai jamais eu de popularité, s’il vous plaît, disait Royer-Collard, dites un peu de considération ». Pour Voltaire, ç’a été l’inverse. Ne nous y trompons point. Il a occupé et charmé le monde, il ne s’en est pas fait respecter. Cette « royauté intellectuelle », de Voltaire, n’est qu’une jolie phrase. Ses contemporains l’admirent beaucoup et le méprisent un peu. Diderot le méprise même beaucoup, et évite de lui écrire. Duclos se tient sur la réserve et le tient à distance. Dalembert le rudoie durement, à l’occasion, et les occasions sont fréquentes, et d’un ton qui va jusqu’à surprendre. Quant à Frédéric, il ne semble tenir à écrire à Voltaire et lui dire des douceurs, que pour en prendre le droit de le fouetter, de temps à autre, du plus cruel et lourd et injurieux persiflage qui se puisse imaginer. M. Jourdain a eu de durs moments ; Roscius a été bien vertement sifflé dans la coulisse ; mais qu’importe quand on est applaudi sur le théâtre ? — Des rois, des princes lui écrivent amicalement, sans doute. Je ferai simplement remarquer qu’autant en advint à l’Arétin, et si l’on examine d’un peu près, on verra que c’est pour les mêmes motifs, et qu’entre l’Arétin à Venise et Voltaire à Ferney il y a des analogies.

C’était un homme très primitif en son genre : il ignorait la distinction du bien et du mal profondément. C’était le cœur le plus sec qu’on ait jamais vu, et la conscience la plus voisine du non-être qu’on ait constatée. Il se relève par d’autres côtés, et nous finirons par le trouver moins noir que je ne le fais en ce moment ; parce que l’intelligence sert à quelque chose. Mais le fond du caractère est bien là. Il est peu sympathique et singulièrement inquiétant.

II.
Son tour d’esprit §

Un parfait égoïsme, beaucoup d’intelligence et beaucoup d’esprit se trouvent réunis dans un homme. Que va-t-il sortir de là ? Un grand ambitieux ou un grand curieux, ou les deux ensemble. Voltaire a été l’un et l’autre. — De l’ambitieux qui voulut être ministre, diplomate, et même homme de guerre, du moins par ses inventions de ses « chars assyriens », nous ne parlerons pas. Pour curieux, éternel et universel curieux, c’est la définition même de Voltaire. D’autres ont un génie de persuasion, un génie d’émotion, un génie de peinture, un génie d’exaltation ou de mélancolie, ou de vérité ou de logique. Voltaire a un génie de curiosité. Ce qu’il veut, après tout avoir, peut-être avant, c’est tout savoir. Je ne fais pas l’énumération ; il faudrait aller de l’agronomie à la métaphysique en passant par la musique et l’algèbre, et remplir des pages. Il a touché absolument à toutes choses. Faire le tour de son temps, savoir où en est le monde, tout entier, à l’heure où l’on y passe, ç’a été le rêve de quelques hommes d’audaces, très rares, et ç’a été son effort, et presque son succès. — Seulement, d’abord il était pressé ; ensuite il vivait en un temps où, déjà, ces tentatives étaient condamnées à être vaines ; et enfin il n’aimait pas. — Il n’aimait pas ; il était égoïste, et voilà pourquoi ce génie universel a été étroit ; universel par dispersion, étroit, borné et sans profondeur sur chaque objet. Pour comprendre à fond quelque chose, — que vais-je dire là, et qui peut rien comprendre à fond ? — pour pénétrer seulement assez loin dans une étude, la première condition est le détachement, le renoncement, l’oubli de soi. Voltaire est superficiel parce qu’il est incapable de dévouement. Il y a un dévouement intellectuel, un amour passionné pour les idées, une joie profonde à sentir qu’on n’est plus soi-même, mais l’idée qu’on a eue, et qui à son tour vous possède, une abolition de l’égoïsme dans l’ivresse d’embrasser ce que l’on croit être le vrai. Songez au bonheur sensuel (ce sont ses expressions) que Montesquieu éprouve à chérir les théories qui enchantent son esprit, à jouir pleinement et infiniment de sa « raison, le plus noble, le plus parfait, le plus exquis de tous les sens ». Certes, en de pareils moments, les plus voluptueux qui soient ici-bas, le détachement, pour un homme comme lui, est absolu, le renoncement parfait et facile, la personnalité délicieusement oubliée et détruite ; — et ce sont ces moments que Voltaire n’a jamais connus.

La curiosité n’y suffit point, quoique, déjà, ce soit une très haute distinction. Il y faut davantage ; et c’est à ce degré que Voltaire ne s’est pas élevé. Il s’éprend des idées avec avidité, non avec enthousiasme ; il a du plaisir à penser, non du bonheur ; et toutes les idées l’attirent et aucune ne le retient, et, partant, il sera tour à tour, très vivement et courtement séduit par l’une, et, sans s’en apercevoir, par la contraire ; et de chacune il aura saisi vite et un instant connu, non le fond et l’intimité, mais les brillants dehors, les abords attrayants, presque l’apparence seule, et les contours légers qui la dessinent. — Superficiel parce qu’il est étroit, étroit parce qu’il est égoïste, c’est bien l’homme ; avec quelle légèreté gracieuse, quel élan preste et précis, quel investissement rapide et vif, à la française et en conquérant qui ne fonde pas de colonies, mais laisse partout son nom éclatant et sonore, je le sais ; mais enfin à la course, et avec des oublis, des contradictions, des efforts inutiles, des distractions, et peu de résultats.

Car enfin il a tout regardé, tout examiné, et rien approfondi, ce semble ; et qu’est-il ?

Est-il optimiste ? Est-il pessimiste ? — Croit-il au libre arbitre humain ou à la fatalité ? Croit-il à l’immortalité de l’âme, ou à l’âme purement matérielle et mortelle ? — Croit-il à Dieu ? Nie-t-il toute métaphysique et est-il un pur agnostique, ou ne l’est-il que jusqu’à un certain point, c’est-à-dire est-il encore métaphysicien ? — En histoire est-il fataliste, ou croit-il à l’action de la volonté individuelle sur le cours des destinées ? — En politique est-il libéral ou despotiste ? — En religion, oui, même en religion, est-il abolitioniste radical, ou abolitioniste modéré, c’est-à-dire encore, non pas certes religieux, mais conservateur du culte ? — Je défie qu’on réponde par un oui ou par un non bien tranché sur aucune de ces affaires, et, selon la question, on sera plus rapproché du non que du oui, ou du oui que du non, et sur certaines à égale distance de l’un et l’autre ; mais jamais, si l’on est sincère, on ne pourra adopter la négative certaine ou l’affirmative absolue, et, si on le relit, s’y tenir.

Non pas qu’il soit sceptique, ou qu’il soit « dilettante ». Il aime à croire, et il prend les idées au sérieux ; il est convaincu, et il est pratique. Ce qu’il dit, il le croit toujours, et ce menteur effronté dans la vie sociale est un sincère dans la vie intellectuelle. Et ce qu’il croit, il le croit jusqu’aux résultats, inclusivement ; il désire qu’il passe dans l’opinion des hommes, et de leurs opinions dans leurs actes ; il veut ce qu’il pense, ce qui en fait le contraire du dilettante, qui pense ce qu’il veut. Tout à l’opposé du sceptique il a conviction facile ; et tout à l’opposé du dilettante il a la conviction impérieuse et visant à l’acte. Seulement ses convictions sont multiples, fugaces, contradictoires et aussi inconsistantes qu’elles sont sûres d’elles-mêmes. Il est de ceux dont on a dit qu’ils changent souvent d’idée fixe. Reprenons, en effet, et examinons dans le détail.

Est-il optimiste ? J’ai deux lecteurs : l’un certainement va me répondre oui, l’autre non, selon le livre de Voltaire, Mondain ou Candide, qui l’aura le plus frappé. Voltaire trouve le monde mauvais (Candide), et la société bonne (Mondain) ; ou le monde bon (Histoire de Jenni), et la société mauvaise (Dictionnaire philosophique, « Méchants »). Il veut que l’homme se trouve heureux (Mondain) et il veut qu’il se méprise (Marseillais et Lion). Très souvent vous le prenez pour un pur Condorcet, optimiste béat qui touche de la main le progrès et la réalisation prochaine de toutes les promesses du progrès. Il vous dira : « J’ose prendre le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime (Pascal) ; j’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants ni si malheureux qu’il le dit… » Et ceci est la tradition de Vauvenargues et le pressentiment de Condorcet, et la transition de l’un à l’autre. — Il vous dira : « C’est une étrange rage que celle de quelques messieurs qui veulent absolument que nous soyons misérables. Je n’aime point un charlatan qui veut me faire accroire que je suis malade pour me vendre ses pilules. Garde la drogue, mon ami… » Et ceci est contre Jean-Jacques, ou Pascal, et dit dans la crainte que le pessimisme ne conduise à la religion, comme à ce qui le justifie à la fois, et le répare. — Il vous dira : « L’homme n’est point né méchant ; il le devient, comme il devient malade… Assemblez tous les enfants de l’univers ; vous ne verrez en eux que l’innocence, la douceur et la crainte… L’homme n’est pas né mauvais : pourquoi plusieurs sont-ils infectés de cette maladie, c’est que ceux qui sont à leur tête étant pris de cette maladie, la communiquent au reste des hommes… » Et voilà du pur Rousseau, l’homme né bon et perverti par l’état de société, et corrompu par ses gouvernements, et Voltaire va écrire l’Inégalité parmi les hommes.

— Et c’est Candide qu’il a écrit, et il vous dira, ailleurs même que dans Candide : L’homme est fou ; « historien, je m’amuse à parcourir les petites maisons de l’univers. » Le monde est un gouffre : « Ubicumque calculum ponas, ibi naufragium invenies. Le monde est un grand naufrage. La devise des hommes est sauve qui peut ! » Et dans ses moments de pessimisme il est le plus désespéré et le plus désespérant des pessimistes ; et si dans le poème sur le Tremblement de terre de Lisbonne il laisse une place encore, restreinte et précaire, à l’espoir (Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion ; tout sera bien un jour, voilà notre espérance), dans Candide éclate et largement et longuement se déploie le pessimisme absolu, celui qui n’admet ni exception, ni espoir, ni plainte même et blasphème, forme encore, sans le vouloir, de la prière, et partant de l’espérance ; ni recours à l’avenir humain, ni recours à l’avenir céleste, ni recours à rien, sinon à la résignation muette, qui n’est que le désespoir, bien plus, qui est comme la lassitude du désespoir.

Est-il déterministe, ou croit-il au libre arbitre humain ? J’en suis aux questions où chez lui les plateaux de la balance sont dans le plus parfait équilibre. Il est impossible de savoir ici de quel côté je ne dis pas il penche, mais il serait disposé à pencher. Tout au plus pourrait-on dire, et nous le verrons plus tard, qu’en avançant dans la vie il semble avoir plus incliné du côté du déterminisme. En attendant, pendant cinquante ans, il vous dira, très pratique, et très préoccupé du danger qu’il y aurait pour l’homme à se croire esclave de la force des choses : « Nier la liberté c’est détruire tous les liens de la société humaine. » — « Je vous demande comment vous pouvez raisonner et agir d’une manière si contradictoire, et ce qu’il y a à gagner à se regarder comme des tourne-broches lorsqu’on agit comme un être libre. » — « Le bien de la société exige que l’homme se croie libre ; je commence à faire plus de cas du bonheur de la vie que d’une vérité. » — Et il vous dira, bon logicien : une seule action libre « dérangerait tout l’ordre de l’univers… Si un homme pouvait diriger à son gré sa volonté, il pourrait déranger les lois immuables du monde. Par quel privilège l’homme ne serait-il pas soumis à la morne nécessité que tout le reste de la nature ? » La liberté n’est précisément que l’illusion que nous en avons, illusion qui nous est nécessaire, comme d’autres, et qui nous maintient dans l’état où nous devons être pour ne pas mourir : « La liberté dans l’homme est la santé de l’âme. »

Mais l’âme, elle-même, qu’est-elle donc ? Une entité, un être en nous qui nous dirige, nous abandonne, et nous survit ? Non, et dans cette négation il n’a pas varié. L’âme pour lui est matière pensante, faculté donnée à la matière humaine pour se conduire, comme elle en a d’autres pour se développer et se soutenir. — Mais survit-elle à la matière qui se dissout ? Est-elle immortelle ? Eh non, puisqu’elle n’est qu’une faculté d’une matière essentiellement périssable. Et il insiste cent fois sur cette considération.

— Mais si l’âme n’est pas immortelle, il n’y a ni peine ni récompense par-delà le tombeau ? Qu’importe, reprend Voltaire : « On chantait publiquement sur le théâtre de Rome : Post mortem nihil est…. » et ces sentiments ne rendaient les hommes ni meilleurs ni pires. Tout se gouvernait, tout allait à l’ordinaire…. » — Il importe infiniment, réplique Voltaire, et dans le même ouvrage (Dictionnaire philosophique) ; je tiens essentiellement à l’âme immortelle parce qu’il n’est rien à quoi je tiens plus qu’à l’Enfer : « Nous avons affaire à force fripons qui ont peu réfléchi ; à une foule de petites gens, brutaux et ivrognes, voleurs. Prêchez-leur, si vous voulez, qu’il n’y a pas d’enfer, et que l’âme est mortelle. Pour moi je leur crierai dans les oreilles qu’ils sont damnés s’ils me volent. » — Et, donc, en style élevé : « Oui, Platon, tu dis vrai, notre âme est immortelle ! »

Dieu est-il ? Dieu n’est-il point ? Ici c’est l’affirmative qui saute aux yeux d’abord, dans Voltaire, et, tout compte fait, c’est à elle qu’il a toujours aimé à revenir. Mais son idée de Dieu est telle que, sans interprétation abusive et sans chicane, elle ne suggère que l’athéisme. Sa conception de Dieu conduit, d’un seul pas, à le nier, et il est étonnant qu’à croire ainsi en Dieu, il n’ait pas lui-même conclu qu’il n’y en avait point. — Son idée de Dieu est d’une part un expédient, et d’autre part, elle est toute disciplinaire, et d’autre part tout en l’air et ne tenant à rien qui la soutienne. Il voit Dieu comme un architecte qui a fait le monde, comme un « horloger » dont l’horloge où nous sommes prouve l’existence. Quand il veut prouver Dieu, il jette un regard rapide sur le monde, y trouve de « l’art », dit que « tout est art dans l’univers » (Histoire de Jenni), et déclare qu’il y a un grand artiste. — Mais son raisonnement repose sur des prémisses qu’il a mis tous ses soins à ruiner d’avance. Passer sa vie, ou à bien peu près, à montrer que l’horloge est dérangée et n’a jamais été réglée ; et d’autre part, quand l’idée de l’horloger lui vient à l’esprit, vite s’appliquer à admirer l’horloge, c’est à la fois démontrer Dieu, et démontrer qu’on n’y croit point. C’est plaider pour Dieu en prenant à l’inverse les arguments mêmes dont on s’est servi pour lui faire procès. Ce serait perfide si ce n’était léger, et cela va contre le but, puisque cela va par le chemin qu’on prend d’ordinaire pour s’en écarter. C’est dire : Je crois en Dieu. Voir ma conception du monde. — Vous vous y reportez et vous la trouvez athéistique.

Cela revient à dire que Voltaire n’a pas l’idée de Dieu présente à son esprit d’une manière constante. Il n’y croit que quand il veut le prouver. Un pessimiste qui croit en Dieu tire l’idée de Dieu du pessimisme même. Le pessimiste qui, quand il songe à enseigner Dieu, reconstruit rapidement un système optimiste, c’est un homme qui ne croit en Dieu que tant qu’il l’enseigne.

L’idée de Dieu, d’autre part, dans Voltaire, est toute disciplinaire. Il tient à un Dieu « rémunérateur et vengeur ». Dieu est pour lui un service auxiliaire et supérieur de la police : « Il ne faut point ébranler une opinion si utile au genre humain. Je vous abandonne tout le reste…. » — « Mon opinion est utile au genre humain, la vôtre lui est funeste…. » — « Ah ! laissons aux humains la crainte et l’espérance ! » — « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Dalembert et Condorcet tiennent des propos irréligieux à sa table. Il renvoie les domestiques : « Maintenant, Messieurs, vous pouvez continuer. Je craignais seulement d’être égorgé cette nuit….  »64. — Mille autres traits ; car c’est à cette idée qu’il s’attache de toutes ses forces. Or il n’y en a pas de plus athéistique ; car si elle prouvait quelque chose, elle prouverait que Dieu est une invention de la peur, un artifice humain, un expédient social, un instrument de gouvernement, une mesure de salubrité, bref un mensonge utile. Mille athées ont pris immédiatement l’argument de Voltaire pour prouver l’absence réelle de Dieu ; et il est bien vrai que dire que si Dieu n’existait pas on l’inventerait, c’est dire qu’on l’invente.

C’est dire qu’on l’invente, surtout quand, comme Voltaire, on écrit cent volumes où rien ne mène à lui, ni ne l’inspire, ni ne le suppose, et où au contraire tout, sauf strictement les pages où il est question de lui, l’élimine ; où ce qui frappe le plus c’est l’effort incessant pour écarter le surnaturel de l’histoire, du monde et de l’âme. — C’est ce qui me faisait dire que chez Voltaire l’idée de Dieu est « en l’air » et ne tient à rien. Elle est une exception à son positivisme habituel. Elle est, aux regards du pur logicien, comme un repentir, une timidité, ou une étourderie. — Et précisément l’idée de Dieu est la seule qui ne soit rien si elle n’est pas tout, et celui-là prouve mieux qu’il la possède qui n’en parle jamais, mais dont les idées générales, toutes et chacune, s’y rapportent, et seraient inintelligibles s’il ne l’avait pas. — Par où on revient bien à dire que, comme presque toutes les idées de Voltaire, l’idée de Dieu est une idée qu’il croit avoir, et non une idée dont il a pris la pleine possession. C’est un des besoins de ses passions qu’il prend pour une conception de son esprit. Il est théiste comme nous verrons qu’il sera monarchiste, et exactement pour les mêmes causes. Sa religion est une suggestion de ses terreurs et une forme de sa timidité.

Et tout cela se tiendrait encore, satisferait à peu près l’esprit, aurait l’air du moins d’être raisonné, si Voltaire se donnait pour un homme qui connaît son impuissance métaphysique, s’il s’avouait « agnostique » et déclarait modestement ne point pouvoir pénétrer le secret des choses. Il le fait souvent, reconnaissons-le, pour l’en louer. Mais son agnosticisme, comme le reste, est vacillant, intermittent et contradictoire. Souvent il proclame qu’il y a un inconnaissable qui nous dépasse et que nous tâchons en vain à atteindre. Plus souvent il s’y élance avec une audace étourdie, et bâcle une métaphysique comme une tragédie contre Crébillon. Son esprit, vulgaire en cela, il n’y a pas d’autre mot, et semblable aux nôtres, n’avait pas besoin de certitude permanente et soutenue et qui se soutint ; et avait besoin de certitudes d’un jour et d’une heure, d’une foule de certitudes successives, qui au bout d’un demi-siècle formaient un monceau de contradictions. Nous en sommes tous là, je le sais bien ; et c’est ce que je dis, et qu’on est un homme comme nous quand on en est là.

Il en va parfaitement de même pour lui en histoire, en politique, en morale, en questions religieuses proprement dites. Est-il un pur positiviste en morale ? Il semble que oui ; il semble que non. Il semble que oui : il repousse de toutes ses forces les idées innées. L’homme, animal plus compliqué que les autres, mais seulement plus compliqué, est guidé par les instincts divers dont le jeu assure sa conservation, et il n’y a en lui rien de plus. Donc point de lumière spéciale, surnaturelle, qui nous distingue des autres êtres animés. Donc point de loi morale, ce semble ; car la loi morale nous distinguerait du monde, nous donnerait un but en dehors du but commun, qui n’est que persévérer dans l’être. Point de loi morale ; car ce but autre que celui de persévérer dans l’être, ce n’est pas le monde (qui n’a pas d’autre but que le vouloir vivre) qui pourrait nous l’enseigner ; — et il faudrait supposer qu’il nous est enseigné par une idée innée, par une révélation, à nous particulière, choses que nous nions qui existent. — Point de loi morale.

— Si ! il y en a une, et Voltaire fait une exception en sa faveur. Pour elle, il supposera une idée innée, une manière de révélation. Dieu a parlé. « Il a donné sa loi » ; il « jeta dans tous les cœurs une même semence » ; il a mis la conscience en l’homme comme un flambeau. Qu’on ne dise point que la conscience est un effet de l’hérédité, de l’éducation, de l’habitude et de l’exemple, elle est bien un ordre de Dieu à notre âme, non une invention humaine. Et voilà la loi morale établie, et une idée théologique, un minimum, si l’on veut, d’idée théologique admis par Voltaire65.

— Mais cette loi morale, quelle est-elle ? La même à Rome qu’à Athènes, comme dit Cicéron, universelle et constante dans l’humanité. Montrez-moi un peuple où le meurtre, le vol et l’injustice soient honorés ! — Fort bien, et Voltaire répète cela mille fois ; mais jamais il ne va plus loin. La loi morale, pour lui, c’est ne pas commettre l’injustice. Or définir la loi morale ainsi, c’est la restreindre ; et la restreindre ainsi, voilà que c’est encore la nier. Car si la morale n’est que l’idée qu’il ne faut pas vivre à l’état barbare, il n’est pas besoin d’une loi pour la fonder ; elle n’est que l’instinct social, l’instinct de conservation chez un être fait pour vivre en société ; l’instinct de persévérance dans l’être, chez un animal qui, s’il ne vivait pas en société, ne vivrait plus. Dire : les hommes n’ont jamais cru qu’ils dussent se détruire les uns les autres, ce n’est donc pas dire autre chose que : les hommes ont toujours vécu en société ; ce qui ne signifie pas autre chose que : l’homme existe. — Ce n’est pas en tant que résistant à la mort sociale que la morale est une morale, c’est à partir du moment où, le trépas social conjuré, elle va plus loin. Ce n’est pas quand elle dit : ne tue point ! qu’elle est une morale ; car ne tue point indique seulement que l’homme a envie de vivre ; c’est quand elle dit : donne, dévoue-toi, sacrifie-toi. Alors, seulement alors, elle est autre chose qu’un instinct, n’est pas enseignée par la nécessité d’être, ne dérive point de nos besoins mêmes, et semble être une véritable révélation. L’instinct social embrasse et comprend toute la justice, la morale commence à la charité. — Or c’est où elle commence que Voltaire n’atteint pas ; et voilà qu’après l’avoir niée par ses principes généraux, puis avoir un instant cru l’apercevoir et la proclamer, il se trouve enfin qu’il ne l’a pas connue.

En histoire Voltaire est-il fataliste, providentialiste ou spiritualiste ; je veux dire croit-il à une simple série de chocs et de répercussions de faits les uns sur les autres sans qu’aucune intelligence se mêle à leur jeu et sans qu’ils aient aucun but ? — ou croit-il qu’il s’y mêle, ou plutôt que les embrasse une intelligence universelle, les guidant vers un but connu d’elle, inconnu d’eux ? — ou croit-il qu’à cette mêlée des événements se surajoutent et s’appliquent, les ployant, les redressant, les dirigeant, en partie au moins, l’esprit humain, l’intelligence indépendante, la volonté éclairée ?

Pour ce qui est du providentialisme, la réponse est aisée : Voltaire le repousse absolument. C’est contre « l’homme s’agite, Dieu le mène » ; c’est contre le Discours sur l’histoire universelle, c’est contre toute l’idée chrétienne sur l’histoire qu’a été écrit l’Essai sur les mœurs, plus les vingt ou trente petits livres où Voltaire a indéfiniment et cruellement réédité l’Essai sur les mœurs. Écarter le surnaturel de l’histoire, c’est l’effort tellement incessant de Voltaire qu’on peut quelquefois le prendre pour toute son œuvre et y trouver l’idée maîtresse de sa vie intellectuelle, qui en réalité n’en a pas eu. S’il croit en Dieu (et il croit qu’il y croit), à coup sûr l’idée de la Providence lui est étrangère absolument, et radicalement odieuse. Il l’a combattue en tous ses livres, et particulièrement, en ses livres d’histoire, avec la dernière énergie.

Et remarquez ce détail. Tout le monde a observé le goût qu’il a pour montrer les grands événements comme des effets de petites causes. Ce goût n’est pas autre chose qu’une forme de ce penchant plus général à écarter le surnaturel de l’histoire. Vous qui aimez à voir dans la série des faits historiques l’effet et le développement de grandes causes très générales, ne voyez-vous point que vous mettez, sans y prendre garde peut-être, des desseins, des plans, ce qui revient à dire des idées, quelque chose d’intellectuel enfin, dans la marche de l’humanité ? Vous y voyez des lois. Mais une loi est une idée, et une idée suppose un esprit. Un esprit pensant l’histoire, avant qu’elle commence, pour lui donner sa loi de direction, c’est un Dieu. Vous êtes, sans y songer, au même point de vue, ou de quoi s’en faut-il ? que Bossuet écrivant son Histoire universelle. — Direz-vous que cette loi que vous voyez dans l’histoire suppose un esprit en effet, mais ne suppose que le vôtre ; que c’est vous qui la faites après coup ? Alors elle n’est qu’un expédient, elle n’a pas de réalité objective, elle n’est pas en effet dans l’histoire, et vous n’y croyez pas. Mieux vaudrait ne pas l’énoncer, puisqu’elle n’est qu’un mensonge d’art. Ou vous croyez à des lois réelles, c’est-à-dire à intention, plan, direction, but que vous n’inventez pas, que vous retrouvez et démêlez à travers les faits ; et alors vous êtes encore, bon gré mal gré, dans un reste de conception théologique ; — ou vous devez ne voir dans l’histoire qu’une mêlée confuse de chocs et de contre-chocs sans but, sans plans, sans lois, sans signification, et comme un tourbillon d’atomes dans le hasard.

Le meilleur moyen, en matière d’histoire, de combattre et d’extirper le surnaturel, c’est donc de montrer qu’elle est absurde, qu’elle ne porte la marque d’aucune intelligence, que les révolutions des empires y dépendent d’un verre d’eau qui tombe, d’un nez trop court, d’un grain de sable, — et c’est ce que Voltaire a aimé à faire. Il se rencontre ici avec Pascal, parce que l’athéisme se rencontre toujours avec Pascal, là où Pascal n’en est qu’à la première partie de son argumentation.

Voltaire est donc radicalement hostile à toute idée de providence dans l’histoire. Est-il donc pur positiviste, pur fataliste ? Il devrait l’être. S’il n’y a pas de lois historiques, ne voyons dans l’histoire que le hasard, agglomérations fortuites, dissolutions sans causes, ou ayant pour causes des riens, grands souffles, sautes de vent, remous. Mais il aime trouver l’intelligence dans les objets de son étude, et si d’intelligence générale il n’en voit pas dans l’histoire, il se plaît à y contempler des intelligences particulières. Il est, du moins il veut être, spiritualiste en histoire. Il attribue une immense importance aux hommes d’action, aux rois, aux grands ministres, aux gouvernements. Nous avons vu de lui cette idée curieuse, par où il rejoignait Rousseau, que l’homme est né bon et que de méchants gouvernements l’ont perverti. Les gouvernements ont cette force. Ils pétrissent les hommes. Ils les corrompent parfois, souvent ils les rendent excellents. L’histoire est le domaine et la matière de la volonté de quelques-uns. Idée importante dans Voltaire. Nous la retrouverons dans ses goûts politiques. Voilà pourquoi il a tant aimé les grands princes et a aimé à les voir plus grands qu’ils n’étaient. César, Louis XIV, Pierre le Grand, Frédéric, Catherine, ce sont les héros de sa pensée. C’est que ce sont eux qui ont fait l’histoire, ou qui la font, les démiurges de l’humanité. Il le croit ainsi, et aussi que lui-même en est un. C’est même un peu pour ceci qu’il croit cela.

Seulement voici l’intelligence qui reparaît dans l’univers. Elle reparaît au pluriel. Elle n’est pas universelle ; elle est fragmentaire ; elle éclate ici et là dans une tête élue ; mais elle existe ; et désormais elle va embarrasser Voltaire presque autant que l’autre. Son fond d’aristocratisme et de monarchisme va gêner son fond de positivisme et de fatalisme. Il s’arrête donc, le hasard, va-t-on lui dire ; son empire est donc suspendu par une grande intelligence unie à une grande volonté, par un grand esprit qui s’élève, fixe le chaos flottant, a un plan, commence un dessein ? L’histoire est donc le hasard traversé de temps en temps par le génie ? Voilà la providence générale remplacée par-des providences particulières, le monothéisme historique remplacé par un polythéisme historique. — Voltaire a été, j’avais tort de dire embarrassé, il ne l’est jamais. Il a été partagé sur cette affaire, comme il l’est toujours. Il a beaucoup donné au hasard, il a donné beaucoup au génie. Il est fataliste ; et il est spiritualiste, dans le sens que j’ai donné à ce mot. Il parcourt les petites maisons de l’humanité ; puis tout à coup salue un grand aliéniste, qui quelquefois n’est qu’un chirurgien. Cela, un peu arbitrairement, et attribuant à un « petit fait » un grand événement dont il pourrait faire remonter la cause à un grand homme. Il passe d’un système à l’autre. Son histoire en devient comme bariolée. Tantôt elle n’est, comme il y tient, qu’un état de mœurs, coutumes, usages, croyances, superstitions, manies d’un peuple en un temps ; tantôt elle est, comme il y tient aussi, ramassée autour d’un grand prince, et, pour ainsi dire, en lui. — Curieux esprit, souple et fuyant, insaisissable, clair à chaque page, et, les cent volumes lus, laissant l’impression la plus confuse !

En politique que nous enseigne-t-il ? Libéralisme ou despotisme ? Plus celui-ci que celui-là, sans doute, mais encore les deux. Il n’a pas laissé de donner dans l’optimisme (nous l’avons vu) et par conséquent dans le libéralisme de son temps. Il n’a pas laissé de croire l’homme bon, capable de progrès par l’intelligence et le « lumières ». Il le dit, quelquefois : « Non, Monsieur, tout n’est pas perdu quand on met le peuple en état de s’apercevoir qu’il a un esprit. Tout est perdu au contraire quand on le traite comme une troupe de taureaux. Croyez-vous que le peuple ait lu et raisonné dans les guerres civiles de la Rose rouge et de la Rose blanche, dans les horreurs des Armagnacs et des Bourguignons, dans celles de la Ligue ?… » On pourrait trouver quelques passages de ce genre dans ses ouvrages. Il aimait même à prononcer le mot de liberté. On ne combat point une autorité, sans se persuader à soi-même qu’on est libéral. Or il combattait énergiquement l’autorité religieuse. — Mais il est difficile de savoir ce qu’il entendait par ce mot de liberté. Toutes les formes du libéralisme, c’est-à-dire, sans doute, de quelque chose s’opposant à l’omnipotence de l’État, lui sont odieuses. Il a détesté les Parlements, les États généraux et la liberté de la presse. On peut citer, de la Henriade, une jolie définition, et élogieuse, du gouvernement parlementaire anglais ; mais s’il faut prendre la Henriade pour autorité en matière politique, on y trouve aussi cette jolie épigramme contre le gouvernement par les assemblées :

De mille députés l’éloquence stérile
Y fit de nos abus un détail inutile :
Car de tant de conseils l’effet le plus commun,
Est de voir tous nos maux sans en soulager un.

Pour dire tout un peu courtement, mais assez juste, Voltaire ne s’est pas appliqué à la politique. Il y entrait peu, et ne la goûtait pas. Il n’en a pas les premières notions. Il n’a exactement rien compris à l’Esprit des lois, et il fallut lui faire remarquer que le Contrat social était quelque chose. Quand il prétend réfuter, en passant, Montesquieu, il est un peu ridicule. Il observe que le gouvernement turc n’est point si despotique qu’on le veut bien dire, puisqu’il est tempéré par les janissaires. Il le dit sérieusement ; c’est à ces hauteurs qu’il s’élève. Incertitude, ici comme partout, mais surtout moitié ignorance, moitié mépris. Voltaire en science politique n’a absolument rien à nous apprendre.

En questions religieuses, enfin, il sait ce qu’il veut, sans doute. Il faut reconnaître que la guerre au surnaturel a été sa grande tâche, et préférée. Sa conception de l’histoire intellectuelle de l’humanité est celle-ci :

Antiquité : point de surnaturel ; un merveilleux d’imagination inventé par les poètes, utile aux beaux-arts, et parfaitement inoffensif ; tolérance absolue ; liberté de conscience indiscutée ; sauf les guerres de conquête, paix profonde ; bonheur. — Christianisme : apparition de la croyance au surnaturel dans le monde. Dès lors « les deux puissances », la spirituelle et la temporelle ; monde déchiré, guerres pour des idées, et pour des idées qu’on ne comprend pas, persécutions, oppressions, assassinats, bûchers, barbarie, enfer sur la terre. — Temps modernes : expulsion du surnaturel, « écrasement » d’une des puissances, omnipotence de l’autre, retour à l’antiquité, paix, bonheur.

Voilà, certes, qui est faux, sans doute, mais qui est net. C’est une conception d’ensemble qui est claire, c’est une idée générale qui est précise, chose si rare dans Voltaire. Cela se tient, cela fait corps ; Victor Hugo en fera de beaux poèmes toute sa vie ; cela enfin peut se soutenir. — Eh bien ! il ne l’a pas soutenu. La conclusion c’est : « écrasons l’infâme ! » et il a dit mille fois « Écrasons l’infâme ! » ; mais il a dit assez souvent de ne pas l’écraser. Il veut le maintien, non pas seulement de l’idée de Dieu, comme nous l’avons vu, mais de la religion pour la foule. « Il faut une religion pour le peuple », le mot fameux est de lui. Il faut une religion pour la canaille, « qui sera toujours la canaille, et qui ne sera jamais éclairée », etc. — Ici la contradiction est énorme en raison même de la hardiesse de l’affirmation de tout à l’heure, maintenant démentie. S’il est vrai, non d’une vérité de théorie, de spéculation et de souper, mais vrai historiquement et dans le réel, que les hommes, les hommes en chair, les hommes qui vivent et souffrent, ont reçu un accroissement de souffrance du christianisme et des notions trop subtiles et dangereuses pour eux à manier qu’il apportait — ce que j’admets qu’on peut prétendre — si cela est vrai, ou si l’on en est convaincu, il ne s’agit pas de réserver cette vérité à une aristocratie de beaux esprits, et d’en écrire des Ingénus ; il faut sauver ces hommes qui pâtissent et les arracher à leur torture. — Dire : il faut un Dieu… pour le peuple, ce n’est pas trop loyal ; mais j’admets cela. Dieu consolateur vague, Dieu rémunérateur et punisseur lointain, que vous n’y croyiez guère et que vous vouliez que les simples y croient, c’est un dédain, peut-être une pitié : ce n’est pas une cruauté. — Mais dire : l’histoire, la réalité terrestre, est atroce à partir du Christ ; il convient qu’elle cesse pour nous ; et il nous est utile que pour les humbles elle continue ; c’est cela qui est monstrueux.

Et ce n’est pas monstrueux, parce que c’est de Voltaire. Il est trop léger pour être cruel. Il dit des choses énormes en pirouettant sur son talon. Mais il est admirable pour se contredire ; pour aller d’un bond jusqu’au bout d’une idée et d’un autre élan jusqu’au bout de l’idée contraire ; pour être inconséquent avec une souveraine intrépidité de certitude ; pour être athée, déiste, optimiste, pessimiste, audacieux novateur, réactionnaire enragé, toujours avec la même netteté de pensée et de décision d’argument, toujours comme s’il ne pensait jamais autre chose, ce qui fait que chaque livre de lui est une merveille de limpidité, et son œuvre un prodige d’incertitude. Ce grand esprit, c’est un chaos d’idées claires.

III.
Ses idées générales §

Ce qu’il y a au fond de tout cela, c’est l’égoïsme, comme je l’ai dit, l’égoïsme vigoureux, et exigeant, devenant toute une philosophie. A se placer à ce point de vue les contradictions disparaissent. Les besoins ou les goûts de M. de Voltaire sont la mesure de toutes ses idées, les créent, les déterminent, et font qu’elles concordent. C’est un grand bourgeois ; il est riche, il aime le monde, le luxe, les arts, les conversations libres entre « honnêtes gens », le théâtre, et la paix sous ses fenêtres. Tout ce qui contribuera à ces goûts ou concordera avec eux sera vrai, tout ce qui les contrariera sera faux. — Comme il n’a pas d’imagination, il n’a pas beson de merveilleux, et de surnaturel ; donc il n’y a pas de religion. — Comme il a de la curiosité, qu’il aime le théâtre, et qu’il n’est pas très rigoureux sur la règle des mœurs, il n’aime guère une religion hostile à la curiosité, au spectacle et au libertinage ; donc il ne faut pas de religion. — Comme il aime que le peuple le laisse tranquille, il aime tous les freins qui peuvent contenir le peuple ; donc il faut une religion. — Comme il déteste les guerres civiles, il a horreur de ce qui en a excité et qui peut en déchaîner encore ; donc il ne faut pas de religion, etc. — Le principe est constant, ce n’est pas sa faute si les conséquences sont contradictoires.

Comme il est grant bourgeois, à demi gentilhomme et né dans un siècle où cette classe peut parvenir à tout, il n’est nullement adversaire de l’aristocratie dont il sent qu’il est ; de la monarchie qui ne laisse pas de s’être faite à demi bourgeoise. Remarquez que Louis XIV est son Dieu, pour les mêmes raisons qui empêchaient Saint-Simon d’aimer Louis XIV. Ce qu’il aime, c’est « ce long règne de vile bourgeoisie » (Saint-Simon), où Colbert, Louvois et Chamillart sont ministres, Molière, Boileau et Racine favoris. Remarquez que Louis XV et Louis XVI sont rois de la noblesse beaucoup plus que Louis XIV, et que c’est pour cela qu’il les aime moins. Remarquez qu’il se préparait à écrire une réfutation de Saint-Simon, alors récemment connu, quand il est mort.

Quant à la démocratie, pourquoi l’aimerait-il ? Il la prévoit niveleuse, et il est riche ; peu littéraire, ou ayant tendresse pour la littérature médiocre, et il est un fin lettré ; bruyante, et il chérit la paix ; aimant mieux les phrases que l’esprit, et il est spirituel et « n’a pas fait une phrase de sa vie ». — Et certes, mieux vaut entrer dans une aristocratie de gouvernement despotique, c’est-à-dire ouverte au talent, à la richesse et aussi à la flatterie, qu’être englouti dans une démocratie peu clairvoyante sur ces divers genres de mérite. — Donc Louis XIV, Catherine, Frédéric s’il avait bon caractère, Louis XV s’il voulait ressembler à Louis XIV. Donc il faut une aristocratie sous un despote, une aristocratie dont un despote ouvre les rangs pour qui lui plaît. — Mais point de corps privilégiés, point de parlements, point de clergé autonome, ni « deux puissances », ni « trois pouvoirs ». A quoi serviraient-ils qu’à être des obstacles au gouvernement personnel, sans profit appréciable pour un homme comme M. de Voltaire ; et dès lors que signifient-ils ? Point d’aristocratie indépendante, sous aucune forme. Montesquieu est à peu près inintelligible.

Cette inaptitude radicale à sortir de soi est tout Voltaire. Elle fait son caractère, elle fait sa conduite, elle fait sa politique ; mais, vraiment, elle fait aussi son histoire et sa philosophie. Elle devient, en considérations historiques, en philosophie, bref en idées générales, une manière d’anthropomorphisme un peu naïf, un peu étroit et à courtes vues, qui est bien curieux à considérer. L’homme est anthropomorphiste naturellement, fatalement, par définition, et presque par tautologie, parce qu’il est homme. Il ne peut s’empêcher, ni de se regarder comme le centre de l’univers, et son but et sa cause finale ; — ni de se tenir pour le modèle de l’univers, ne réussissant jamais à rien voir dans le monde qu’il ne suppose constitué comme lui. — Voltaire lui-même a bien spirituellement indiqué cette tendance primitive et inévitable de l’esprit humain. Une taupe et un hanneton causent amicalement dans le coin d’un kiosque : « Voilà une belle fabrique, disait la taupe. Il faut que ce soit une taupe bien puissante qui ait fait cet ouvrage. — Vous vous moquez, dit le hanneton ; c’est un hanneton tout plein de génie qui est l’architecte de ce bâtiment. » Nous sommes tous hannetons et taupes en cette affaire. Seulement nous le sommes plus ou moins selon, je le répète, que nous avons une plus grande ou moindre puissance de détachement. Le lien entre le caractère et l’intelligence est là plus, intimement plus, qu’ailleurs. Voltaire, extrêmement personnel, est anthropomorphiste essentiellement. Il n’a pas assez réfléchi sur les propos de son hanneton.

L’anthropomorphisme, en question d’histoire, consiste principalement à croire que les hommes ont toujours été tout pareils à ce que nous les voyons, et à ce que nous sommes nous-mêmes. Voltaire a dans son personnalisme cette source d’erreurs. Toutes les fois que dans l’histoire quelque chose s’écarte de la façon de penser et de sentir d’un Français de 1740, et particulièrement de la façon de penser et de sentir de M. de Voltaire, il crie ; « c’est faux ! » tout de suite. — « A qui fera-t-on croire ?… », « Comment admettre ?… », « Il n’y a pas lieu de croire ?… » sont les formules favorites de son Essai sur les mœurs. A qui fera-t-on croire que le fétichisme ait existé sur la terre ? A qui fera-t-on croire qu’il y ait eu souvent des immoralités mêlées aux cultes religieux ? A qui fera-t-on croire que le polythéisme ait été persécuteur ? A qui fera-t-on croire que Dioclétien ait fait couler le sang des chrétiens ? « Il n’est pas vraisemblable qu’un homme assez philosophe pour renoncer à l’Empire l’ait été assez peu pour être un persécuteur fanatique. » — C’est surtout ce grand fait de gens qui ne sont pas des chrétiens persécutant ceux qui ne pensent pas comme eux qui est pour Voltaire un scandale de la raison, et par conséquent une impossibilité, et par conséquent un mensonge. Ce qu’il voit dans l’histoire moderne, c’est des guerres religieuses entre chrétiens ; donc il n’y a jamais eu de guerres religieuses qu’entre chrétiens ; la persécution est de l’essence du christianisme, a été inventée par lui, et avant lui n’existait pas, et après lui n’existera plus. Le polythéisme a été tolérant, le christianisme oppresseur, la philosophie sera bienfaisante, et voilà l’histoire universelle. Le polythéisme a été tolérant et doux. Qu’on ne parle à Voltaire ni des sacrifices humains de Salamine, ni de la loi d’asébeia comportant peine de mort, ni d’Anaxagoras, ni de Diogène d’Apollonie, ni de Diagoras de Mélos, ni de Prodicus, ni de Protagoras, ni de Socrate. Il ignore, ou il atténue. Dans sa chaleur indiscrète à atténuer les choses, il en arrive même à manquer d’esprit. Sans doute Socrate a bu la ciguë. Mais Jean Huss, Monsieur ! Jean Huss a été brûlé. « Quelle différence entre la coupe d’un poison doux, qui, loin de tout appareil infâme et horrible, laisse expirer tranquillement un citoyen au milieu de ses amis, et le supplice épouvantable du feu… ! » Entendez-vous l’accent de M. Homais ? — Qu’on ne parle pas à Voltaire des persécutions subies par les chrétiens pendant quatre siècles, parfois sous les meilleurs empereurs. Ceci précisément devait l’avertir que c’est chose naturelle aux hommes de tuer ceux qui ne pensent pas comme eux ; il n’en tire que cette conclusion que les persécutions n’ont pas existé. Il les nie, ou les réduit à bien peu de chose, ou les explique par-des motifs politiques, ou, le plus souvent, les passe absolument sous silence. Que des hommes qui ne sont ni jansénistes ni jésuites aient fait couler le sang de leurs adversaires, n’est-il pas vrai que cela ne s’est jamais vu ? C’est impossible ! Évidemment. Donc c’est l’histoire qui se trompe.

A ne voir ainsi que l’homme de son temps, c’est sur l’homme que Voltaire se trompe. Il ne peut atteindre jusqu’à cette idée que les hommes ont toujours eu et auront toujours le besoin d’assommer ceux qui pensent autrement qu’eux, et que pour eux les plus grands crimes ont toujours été et seront toujours les crimes d’opinion. Chaque grande idée générale qui traverse le monde donne seulement matière à ce besoin impérieux de l’espèce. Aucune ne le crée, chacune le renouvelle. Avant le christianisme, le polythéisme a proscrit cruellement, meurtrièrement le monothéisme sous forme philosophique d’abord, sous forme chrétienne ensuite ; et le christianisme vainqueur a persécuté le paganisme ; et les sectes chrétiennes se sont proscrites les unes les autres ; et voilà que le christianisme détruit par vous, vous croyez l’intolérance exterminée du monde, ne sachant pas prévoir, comme vous ne savez pas voir juste dans le passé, et ne vous doutant point qu’après vous l’on va s’assassiner pour des idées comme auparavant ; que, seulement, les théologiens seront remplacés par-des théoriciens politiques, et le crime d’être hérétique par celui d’être aristocrate.

Cette étroitesse d’esprit va plus loin. Elle s’applique à l’histoire naturelle comme à l’histoire. Comme Voltaire est incapable de sortir des idées de son temps pour comprendre le passé historique, tout de même il est incapable de dépasser l’horizon de son siècle pour comprendre ou imaginer le passé préhistorique. Les théories de Buffon paraissent extravagantes. Quoi ! La mer couvrant la terre tout entière, les Alpes sous les eaux ; il en reste des coquillages dans les montagnes ! Quelle plaisanterie ! — On lui montre les fossiles. Il ne veut pas les voir. Laissez donc : ce sont des coquilles de saint Jacques jetées là par-des pèlerins revenant de Terre Sainte. — Et cet autre, avec sa génération spontanée et ses anguilles nées sans procréateurs ! Ce n’est pas même à examiner. — Et cet autre qui croit à la variabilité des espèces, et que les nageoires des marsouins pourraient bien être devenues avec le temps des mains d’hommes de lettres et des bras de marquise. Quels fous ! — Investigations curieuses pourtant, hypothèses fécondes dont un renouvellement de la science, et un peu de l’esprit humain, pourra sortir, et que, là-bas, un Diderot accueille avec attention, examine avec ardeur, homme nouveau, lui, vraiment moderne, donnant le branle à la curiosité publique, et, ce que vous n’êtes en rien, précurseur.

C’est encore à ce penchant anthropomorphiste, infirmité essentielle de tout homme, je l’ai accordé, mais chez Voltaire plus grave que chez d’autres, que se rattache toute sa philosophie. Ne croyez pas que, quand il passe de l’optimisme au pessimisme, il devienne si différent de lui-même. Il reste au fond identique à soi. Optimiste il l’est à la façon d’un homme du xviie siècle, et avec, les arguments de Fénelon. Voyez-vous ces montagnes comme elles sont bien disposées pour la répartition des eaux en vue de la plus grande commodité l’homme66… (Voir dans Fénelon la première partie du Traité sur l’existence de Dieu.) Un monde créé pour l’homme, un Dieu pour créer et organiser le monde au profit de l’homme, l’homme centre du monde et but de Dieu, donc sa cause finale, donc sa raison d’être, voilà l’univers. Pour un contempteur de la Bible, en n’est pas de beaucoup dépasser la Bible.

Et quand il est pessimiste, c’est le même système à l’inverse, mais le même système. C’est un pessimisme d’opposition dynastique. Il consiste à accuser Dieu de n’avoir pas atteint son but. « Vous avez crée l’homme, comme c’était votre devoir. Mais vous n’avez pas assez fait pour l’homme. Il se trouve insuffisamment bien. Il n’a pas lieu d’être content de vous. Au moins il faudra réparer. Vous lui devez quelque chose. » — Double aspect de la même idée, optimisme ou pessimisme anthropomorphique, dans les deux cas proclamation des droits de l’homme sur le créateur ; croyance à Dieu, si vous voulez ; créance sur Dieu serait, je crois, mieux dit.

Tout son « cause-finalisme », auquel il tient tant, se ramène à cela. Il est le sentiment énergique qu’un immense effort des choses a été accompli pour nous contenter ou pour nous plaire ; qu’il a atteint quelquefois ce but si considérable ; que le monde est à peu près digne de nous ; que pour cette raison nous devons le trouver intelligent, que le monde reconnu intelligent s’appelle Dieu. — Mais aussi cet universel effort n’a pas laissé d’être maladroit ; nous mesurons ses maladresses à nos souffrances et les lacunes du monde à nos déceptions ; nous trouvons l’univers habitable, mais défectueux, donc intelligent mais capricieux ou étourdi, et sans refuser notre approbation, nous retenons quelque chose de notre respect. — Comme le paganisme est bien le fond ancien et toujours prêt à reparaître de la théologie humaine, et comme c’est bien la religion vraie des hommes, même très intelligents, quand on creuse un peu, qu’un commerce familier avec la divinité, dans lequel on la craint, on l’admire, on la querelle, et l’on doute un peu qu’elle nous vaille !

Voilà donc, à ce qu’il paraît, un esprit assez étroit, dispersé et curieux, mais superficiel et contradictoire, quand on le presse et qu’on le ramène, sans le trahir, il me semble, aux deux ou trois idées fondamentales qui forment son centre ; très peu nouveau, assez arriéré même, répétant en bon style de très anciennes choses, sensiblement inférieur aux philosophes, chrétiens ou non, qui l’ont précédé, et ne dépassant nullement la sphère intellectuelle de Bayle, par exemple ; surtout incapable de progrès personnel, d’élargissement successif de l’esprit, et redisant à soixante-dix ans son credo philosophique, politique et moral de la trentième année.

Prenons garde pourtant. Il est rare qu’on soit intelligent sans qu’il advienne, à un moment donné, qu’on sorte un peu de soi-même, de son système, de sa conception familière, du cercle où notre caractère et notre première éducation nous ont établis et installés. Cette sorte d’évolution que ne connaissent pas les médiocres, les habiles, même très entêtés, s’y laissent surprendre, et ce sont les plus clairs encore de leurs profits. Je vois deux évolutions de ce genre dans Voltaire. Voltaire est un épicurien brillant du temps de la Régence, et l’on peut n’attendre de lui que de jolis vers, des improvisations soi-disant philosophiques à la Fontenelle, et d’amusants pamphlets. C’est en effet ce qu’il donne longtemps. Mais son siècle marche autour de lui, et d’une part, curieux, il le suit : d’autre part, très attentif à la popularité, il ne demandera pas mieux que de se pénétrer, autant qu’il pourra, de son esprit, pour l’exprimer à son tour et le répandre. Et de là viendra un premier développement de la pensée de Voltaire. Ce siècle est antireligieux, curieux de sciences, et curieux de réformes politiques et administratives. De tout cela c’est l’impiété qui s’ajuste le mieux au tour d’esprit de Voltaire, et c’est ce que, à partir de 1750 environ, il exploitera avec le plus de complaisance, jusqu’à en devenir cruellement monotone. Quant à la politique proprement dite, il n’y entend rien, ne l’aime pas, en parlera peu et ne donnera rien qui vaille en cette matière. Restent les sciences ef les réformes administratives. Il s’y est appliqué, et avec succès. Il a fait connaître Newton, très contesté alors en France et que la gloire de Descartes offusquait. Il aimait Newton, et n’aimait point Descartes. Le génie de Newton est un génie d’analyse et de pénétration ; celui de Descartes est un génie d’imagination. Descartes crée son monde, Newton démêle le monde, le pèse, le calcule et l’explique. Voltaire, qui a plus de pénétration que d’imagination, est très attiré par Newton. Il a pris à ce commerce un goût de précision, de prudence, de sang-froid, de critique scientifique qu’il a contribué à donner à ses contemporains et qui est précieux. Sa sympathie pour Dalembert et son antipathie à l’égard de Buffon, sa réserve à l’égard de Diderot viennent de là. Et s’il n’est pas inventeur en sciences géométriques, ce qui n’est donné qu’à ceux qui y consacrent leur vie, son influence y fut très bonne, son exemple honorable, son encouragement précieux. Comme Fontenelle, comme Dalembert, il maintenait le lien utile et nécessaire qui doit unir l’Académie des sciences à l’Académie française.

En matière de réformes administratives il a fait mieux. Il a montré l’impôt mal réparti, iniquement perçu, le commerce gêné par-des douanes intérieures absurdes et oppressives, la justice trop chère, trop ignorante, trop frivole et capable trop souvent d’épouvantables erreurs. Je crains de me tromper en choses que je connais trop peu ; mais il me semble bien que je ne suis pas dans l’illusion en croyant voir qu’il a deux élèves, dont l’un s’appelle Beccaria et l’autre Turgot. Cela doit compter. J’insiste, et quelque admiration que j’aie pour un Montesquieu, quelque cas que je fasse d’un Rousseau, et quelque estime infiniment faible que je fasse de la politique de Voltaire, je le remercie presque d’avoir été un théoricien politique très médiocre, en considérant que négliger la haute sociologie et s’appliquer aux réformes de détail à faire dans l’administration, la police et la justice, était donner un excellent exemple, presque une admirable méthode dont il eût été à souhaiter que le xviiie siècle se pénétrât. Ici Voltaire est inattaquable et vénérable. C’est le bon sens même, aidé d’une très bonne, très étendue, très vigilante information. Ici il n’a dit que des choses justes, dans tous les sens du mot, et tel de ses petits livres, prose, vers, conte ou mémoire, en cet ordre d’idées, est un chef-d’œuvre.

Je vois une autre évolution de Voltaire, celle-là intérieure (ou à peu près), intime, et qu’il doit à lui-même, au développement naturel de ses instincts. C’est un épicurien, c’est un homme qui veut jouir de toutes les manières délicates, mesurées, judicieuses, ordonnées et commodes, qu’on peut avoir de jouir. Donc il est assez dur, nous l’avons vu, assez avare (« l’avarice vous poignarde », lui écrivait une nièce), et la charité n’est guère son fait. Cependant le développement complet d’un instinct, dans une nature riche, intelligente et souple, peut aboutir à son contraire, comme une idée longtemps suivie contient dans ses conclusions le contraire de ses prémisses. L’épicurien aime à jouir, et il sacrifie volontiers les autres à ses jouissances ; mais il arrive à reconnaître ou à sentir que le bonheur des autres est nécessaire au sien, tout au moins que les souffrances des autres sont un très désagréable concert à entendre sous son balcon. Pour un homme ordinaire cela se réduit à ne pas vouloir qu’il y ait des pauvres dans sa commune. Pour un homme qui a pris l’habitude d’étendre sa pensée au moins jusqu’aux frontières, cela devient une vive impatience, une insupportable douleur à savoir qu’il y a des malheureux dans le pays et qu’il serait facile qu’il n’y en eût pas. Voltaire, l’âge aidant, du reste, en est certainement arrivé à cet état d’esprit, et je dirai de cœur, si l’on veut, sans me faire prier. Les pauvres gens foulés d’impôts, tracassés de procès, « travaillés en finances » horriblement, lui sont présents par la pensée, et le gênent, et lui donnent « la fièvre de la Saint-Barthelemy », cette fièvre dont il parle un peu trop, mais qui n’est pas, j’en suis sûr, une simple phrase. — Et l’on se doute que je vais parler des Calas, des Sirven et des La Barre. Je ne m’en défends nullement. Oui, sans doute, on en a fait trop de fracas. On dirait parfois que Voltaire a consacré ses soixante-dix ans d’activité intellectuelle a la défense des accusés et à la réhabilitation des condamnés innocents. On dirait qu’il y a couru quelque danger pour sa vie, sa fortune ou sa popularité. On sent trop, à la place que prennent ces trois campagnes de Voltaire dans certaines biographies, que le biographe est trop heureux d’y arriver et de s’y arrêter ; et l’effet est contraire à l’intention, et l’on ne peut s’empêcher de répéter le mot de Gilbert :

Vous ne lisez donc pas le Mercure de France ?
Il cite au moins par mois un trait de bienfaisance.

Oui sans doute, encore, cette pitié se concilie chez Voltaire, et au même moment, et dans la même phrase, avec une dureté assez déplaisante pour des infortunes identiques : « J’ai fait pleurer Genevois et Genevoises pendant cinq actes… On venait de pendre un de leurs prédicants à Toulouse ; cela les rendait plus doux ; mais on vient de rouer un de leurs frères67… » Oui, sans doute, encore, il y a, dans ces belles batailles pour Calas, Sirven, La Barre et Lally, beaucoup de cet esprit processif qui était chez Voltaire et tradition de famille et forme de sa « combativité ». Il a été en procès toute sa vie et contre tel juif d’Allemagne, ce qui exaspère Frédéric, et contre de Brosses, et contre le curé de Moëns ; et s’il y a dix mémoires pour Calas, il y en a bien une vingtaine pour M. de Morangiès, lequel n’était nullement une victime du fanatisme. — N’importe, c’est encore un bon et vif sentiment de pitié qui le pousse dans ces affaires des protestants, des maladroits ou des étourdis. Pour Calas surtout, le parti qu’il prend lui fait un singulier honneur ; car, remarquez-le, il sacrifie plutôt sa passion qu’il ne lui cède. Ses rancunes auraient intérêt à croire plutôt à un crime du fanatisme qu’à une erreur judiciaire, sa haine étant plus grande contre les fanatiques que contre la magistrature. Il hésite, aussi, un instant ; on le voit par ses lettres ; puis il se décide pour le bon sens, la justice et la pitié. Ce petit drame est intéressant.

On le voit, d’une part sous l’influence de son temps, d’autre part moitié influence de son temps, qui fut clément et pitoyable, moitié propre impulsion et développement, dans une heureuse direction, de ses instincts intimes, Voltaire, par certaines échappées, s’est dépassé, ce qui veut dire s’est complété. Une partie de son œuvre de penseur est sérieuse, c’est la partie pratique et actuelle ; une partie (trop restreinte) de son action sur le monde est bonne, ce sont des démarches d’humanité et de bon secours. « J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage », est un joli vers, et ce n’est pas une gasconnade.

Mais quand on en revient à l’ensemble, il n’inspire pas une grande vénération, ni une admiration bien profonde. Un esprit léger et peu puissant qui ne pénètre en leur fond ni les grandes questions ni les grandes doctrines ni les grands hommes, qui n’entend rien à l’antiquité, au moyen âge, au christianisme ni à aucune religion, à la politique moderne, à la science moderne naissante, ni à Pascal, ni à Montesquieu, ni à Buffon, ni à Rousseau, et dont le grand homme est John Locke, peut bien être une vive et amusante pluie d’étincelles, ce n’est pas un grand flambeau sur le chemin de l’humanité.

Quand, tout rempli depuis bien longtemps de ses pensées et s’assurant sur une dernière lecture, récente, attentive et complète de ses ouvrages, on essaye de se le représenter à un de ces moments où l’homme le plus sautillant et répandu en tous sens, et rimarum plenissimus, s’arrête, se ramène en soi et se ramasse, fixe et ordonne sa pensée générale et s’en rend un compte précis, voici, ce me semble, comme il apparaît. — Positiviste borné et sec, impénétrable, non seulement à la pensée et au sentiment du mystère, mais même à l’idée qu’il peut y avoir quelque chose de mystérieux, il voit le monde comme une machine très simple, bien faite et imparfaite, combiné par un ouvrier adroit et indifférent, qui n’inspire ni amour ni inquiétude et qui est digne d’une admiration réservée et superficielle. — Conservateur ardent et inquiet, il a horreur de toute grande révolution dans l’artifice social et même de toute théorie politique générale et profonde ayant pour mérite et pour danger de pénétrer et partant d’ébranler, en pareille matière, le fond des choses. — Monarchiste ou plutôt despotiste, il ne trouve jamais le pouvoir central assez armé, ni aussi assez solitaire, ne le veut ni limité, ni contrôlé, ni couvert ni appuyé d’aucun corps, aristocratie, magistrature ou clergé, qui ait à lui une existence propre. — Antidémocrate et anti populaire plus que tout, il ne veut rien pour la foule, pas même (il le répète cent fois), pas même l’instruction ; et, par ce chemin, il en revient à être conservateur acharné, même en religion, voyant dans Dieu tel qu’il le comprend, et dans le culte, et dans l’enfer, d’excellents moyens, insuffisants peut-être encore, d’intimidation. — Et ce qu’il rêve, c’est une société monarchique dans le sens le plus violent du mot, et jusqu’à l’extrême, où le roi paye les juges, les soldats et les prêtres, au même titre ; ait tout dans sa main ; ne soit pas gêné ni par États généraux ni par Parlement ; fasse régner l’ordre, la bonne police pour tous, la religion pour le peuple, sans y croire ; soit humain du reste, fasse jouer les tragédies de M. de Voltaire et mette en prison ses critiques. Il se fâche contre les philosophes de 1770 quand ils « mettent ensemble » les rois et les prêtres. Pour les rois, non, s’il vous plaît ! « Il ne s’agit pas de faire une révolution comme du temps de Luther ou de Calvin, mais d’en faire une dans l’esprit de ceux qui sont faits pour gouverner. » Son idéal, c’est Frédéric II ; non pas encore : Frédéric accueille et recueille les Jésuites ; son vrai idéal, c’est Catherine II. La société qu’il a rêvée c’est celle de Napoléon Ier.

Et ce système est un système. C’est celui de Hobbes. Seulement Voltaire est trop léger pour avoir en soi, ou pour atteindre, du système qu’il conçoit ou qu’il caresse, la substance et le fond. Il n’appuie sur rien les constructions légères de sa pensée. Positiviste, il n’a pas l’essence du positiviste ; monarchiste, il n’a pas la raison d’être du monarchiste ; antidémocrate, sans être sérieusement aristocrate, il n’a pas les qualités patriciennes ; et, conservateur, il n’a pas les vertus conservatrices.

Positiviste, il ne sait pas que l’essence du positivisme c’est une qualité, très religieuse, quoi qu’elle en ait et très grave, qui est l’humilité ; que le positiviste sincère est surtout frappé des bornes étroites et des voûtes affreusement basses et lourdes qui limitent et répriment notre misérable connaissance ; qu’il dit : « Bornons-nous, puisque nous sommes bornés ; sachons ne pas savoir, puisqu’il est si probable que nous ne saurons jamais ; à l’ama nesciri de l’Imitation ajoutons aude nescire » ; — et que c’est là une disposition d’esprit plus respectueuse du grand mystère que toute téméraire affirmation, puisqu’elle le proclame. — Voltaire, lui, ne s’humilie point, croit savoir (le plus souvent du moins) et tranche lestement. Il est positiviste assuré et audacieux, avec un petit déisme très positif aussi, sans aucun mystère, dont on fait le tour en trois pas, dont il est fâcheux aussi qu’il ait besoin comme instrument de terreur, et qui au défaut d’être un peu naïvement positif, joint celui d’être trop pratique. Il n’a pas le positivisme sérieux et réfléchi qui s’arrête au seuil du mystère, mais précisément parce qu’il y est arrivé.

Monarchiste, il n’a pas la raison d’être du monarchiste, qui n’est autre chose que le patriotisme. Le monarchisme, quand il est profond, est un sacrifice. Il est l’immolation du droit de l’homme au droit de l’État pour la patrie. Il part de cette conviction que la patrie n’est pas un lieu, mais un être, qu’elle vit, qu’elle se ramasse autour d’un cœur ; et que ce cœur, s’il n’est pas un Sénat éternel, doit être une famille éternelle, une maison royale, une dynastie ; que cette maison est le point vital du pays, languissant parfois (et alors malheur dans le pays, mais respect encore et fidélité au trône : ce ne sera qu’une génération sacrifiée à la perpétuité du pays) ; puissant parfois et vigoureux et alors gloire dans la nation et élan nouveau vers l’avenir ; mais toujours conservateur du pays, en ce qu’il en est la perpétuité, et parce qu’un pays n’est autre chose qu’un être perpétuel et fidèle à sa propre éternité. — Cette conception est absolument inconnue de Voltaire ; il est monarchiste sans être dynastique, il est monarchiste sans être patriote, d’où il suit qu’il n’est monarchiste que par instinct banal de conservation. Il est si peu monarchiste dans le sens profond du mot qu’il change de roi ; il est si peu patriote qu’il change de patrie. Son indifférence pour le pays dont il est, est telle qu’elle a étonné même ses contemporains. Elle est telle qu’elle le rend inintelligent même au point de vue pratique, ce qui peut surprendre. Agrandissement de la Prusse, débordement de la Russie, suppression de la Pologne, les Russes à Constantinople, voilà sa politique extérieure, cent fois exposée. C’est toujours la France amoindrie qu’il semble rêver. — Ce n’est pas qu’il lui en veuille précisément. Il n’en tient pas compte. Que d’énormes monarchies, qui ne risquent pas d’être catholiques et qu’il espère naïvement qui seront « philosophiques », se forment dans le monde, il lui suffit. C’est le plus remarquable cas, non de colère blasphématrice contre la patrie, ce qui serait plus décent, mais d’indifférence à l’endroit du pays, qui se soit vu.

Antidémocrate, il l’est, sans être patricien. Ce n’est pas le mépris du peuple qui fait le vrai aristocrate, c’est la certitude que le peuple est incapable de gouverner ses affaires, et que, par conséquent, il faut se dévouer à lui. Voltaire a le mépris sans avoir le dévouement. Il n’a que la plus mauvaise moitié de l’aristocrate. Il veut tenir la foule dans l’ignorance et l’impuissance, et c’est un système qui peut se défendre ; mais il ne tient à aucune aristocratie éclairée, organisée et pouvant quelque chose dans l’État, de quoi étant adversaire, il devrait être démocrate ; et Rousseau est plus logique que lui. Mais tout ce qui n’est pas monarchie pure, et que ce soit démocratie, ou aristocratie, ou gouvernement mixte, lui est antipathique. On s’attendrait, puisqu’il est si personnel, et puisque c’est notre ridicule à tous de tenir pour le meilleur l’état où nous serions les personnages les plus considérables, qu’il rêvât une aristocratie philosophique et un gouvernement des « hautes capacités » et des « lumières ». Nullement. Diderot y songe plus que lui. C’est même une chose monstrueuse pour lui que « l’Église » ait pu être jadis un « ordre » de l’État. Cela dérange sa conception de l’État. Cependant, si l’Église a été un ordre. C’est qu’elle était en ces temps-là la corporation des capacités. — Mais la vraie idée aristocratique est totalement étrangère à ce contempteur du peuple. Il n’est aristocrate que par négation.

Et il n’est conservateur que par timidité. Le conservatisme sérieux et fécond n’est pas la peur de l’avenir ; c’est le respect du passé. C’est une sorte de piété filiale. C’est le sentiment que le passé a une vertu propre, que les institutions du passé sont bonnes, même quand elles sont un peu mauvaises, comme maintenant dans la nation l’idée de la continuité des efforts, de la longueur de la tâche, et de la patience commune. La tradition, c’est la solidarité des hommes d’aujourd’hui avec les ancêtres, et par là c’est la patrie agrandie, dans le temps, de tout ce qu’elle retient et vénère du passé. — Et cela est vrai que le passé a une vertu, sans avoir été si vertueux quand il était le présent ! Comme d’un père mort un fils ne garde en mémoire, très naturellement et sans effort, que ce qu’il avait d’excellent, et comme ce souvenir devient en lui un viatique et un principe d’énergie morale ; de même un peuple dans les institutions qu’il garde de ses ancêtres ne trouve, naturellement, qu’une image épurée de ce qu’ils étaient, qui lui devient un réconfort et un idéal. Montaigne gardait dans son cabinet les longues gaules dont son père avait accoutumé de s’appuyer en marchant, et certes, je voudrais qu’il les eût gardées même si son père s’en fût servi quelquefois pour le fustiger. — Voltaire n’a point ce genre de piété. Il est homme nouveau essentiellement ; et il n’a aucune espèce de respect. Il n’est conservateur que parce qu’il se trouve à peu près à l’aise dans la société telle qu’elle est. Il est conservateur par appréhension beaucoup plus que par respect. Il est conservateur beaucoup moins des souvenirs que des défiances, et beaucoup plus des remparts que du Palladium. — Il n’y a pas à s’y tromper : l’humanité qu’il a rêvée serait l’humanité ancienne, seulement un peu, je ne veux pas dire dégradée, un peu déclassée ; et la société qu’il a rêvée serait la société ancienne un peu nivelée, aussi comprimée. Ce serait quelque chose comme l’Empire sans gloire. Ce serait un état social parfaitement ordonné et odieux.

On ne le voit pas si déplaisant que cela, à le lire de temps en temps. Non certes, d’abord parce qu’il est plaisant, et spirituel et causeur aimable, ce qui sauve tout, surtout en France ; ensuite parce qu’il a beaucoup de bon sens, et que ses idées de détail sont très justes, très vraies, très pratiques, et excellentes à suivre. Le Voltaire négatif, le Voltaire prohibitif, le Voltaire qui dit : « Ne faites donc pas cela », est admirable. S’il s’était borné à répéter : « Ne brûlez pas les sorciers ; ne pendez pas les protestants ; n’enterrez pas les morts dans les églises ; ne rouez pas les blasphémateurs ; ne questionnez pas par la torture ; n’ayez pas de douanes intérieures ; n’ayez pas vingt législations dans un seul royaume ; ne donnez pas les charges de magistrature à la seule fortune sans mérite ; n’ayez pas une instruction criminelle secrète, à chausse-trapes et à parti pris68 ; ne pratiquez pas la confiscation qui ruine les enfants pour les crimes des pères ; ne prodiguez pas la peine de mort (il a même plaidé une ou deux fois pour l’abolition) ; ne tuez pas un déserteur en temps de paix, une fille séduite qui a laissé mourir son enfant, une servante qui vole douze serviettes ; soyez très propres ; faites des bains pour le peuple ; n’ayez pas la petite vérole ; inoculez-vous » ; — s’il s’était borné à répéter cela toute sa vie avec sa verve et son esprit et son feu d’artifice perpétuel, et à faire une centaine de jolis contes, je l’aimerais mieux. Mais le fond des idées est bien pauvre et le fond du cœur est bien froid. Ce qu’il paraît concevoir comme idéal de civilisation est peu engageant. Le monde, s’il avait été créé par Voltaire, serait glacé et triste. Il lui manquerait une âme. C’est bien un peu ce qui manquait à notre homme.

IV.
Ses idées littéraires §

Il en est des idées de Voltaire sur l’art comme de ses autres idées. Elles paraissent contradictoires et incertaines au premier regard : elles le sont en effet ; et elles se ramènent à une certaine unité en ce qu’elles sont uniformément assez justes, très étroites et peu profondes. — Au premier abord il paraît tout classique. Il arrive à la vie littéraire au moment d’une grande croisade des « modernes », et il prend parti contre les modernes avec décision. Il défend, contre Lamotte, Homère, la tragédie en vers et les trois unités ; il défend, contre Montesquieu, la poésie elle-même qu’il sent méprisée par le raisonnement, la didactique, la science sociale et le jeu des idées pures. Nul doute n’est possible sur ses intentions. On est en réaction, autour de lui, contre tout le xviie siècle ; il veut, lui, que l’on continue le xviie siècle, que l’on rime plus que jamais, et que, plus que jamais, on fasse des tragédies, des odes et des poèmes épiques. Il en fait, pour donner l’exemple, et ramène vivement son siècle, qui sans lui, certainement, s’en écartait, à la littérature d’imagination.

Et, sur cela, vous croyez qu’il est ancien, à la façon d’un Racine, d’un Boileau, d’un Fénelon et d’un La Bruyère, ou, ce qui est mieux encore, un ancien avec de vives clartés et très heureux reflets des littératures modernes, comme un La Fontaine. Nullement. Il n’a guère perdu une occasion de mettre le Tasse et l’Arioste au-dessus d’Homère, de profiter malignement des maladresses d’Euripide et de taquiner Homère sur ce qu’il a parfois de primitif et d’enfantin. Pindare pour lui n’existe pas, à quoi l’on peut mesurer le chemin parcouru en arrière depuis Boileau. La tragédie française est incomparablement supérieure à la tragédie grecque. Aristophane n’est qu’un plat bouffon, indigne d’intéresser un moment les honnêtes gens ; Virgile, très supérieur à Homère du reste, a surtout des qualités de belle composition et d’ordonnance. Bref, Voltaire est un classique qui ne comprend à peu près rien à l’antiquité. Il est curieux, quand on lit Chateaubriand, de reconnaître à chaque page que, du révolutionnaire et du classique conservateur, c’est le révolutionnaire qui a le plus vivement, le plus puissamment, le plus complètement, le sens de l’antiquité.

C’est que Voltaire, en cela comme en toute chose, n’a pas le fond. C’est comme son originalité. Il est classique en littérature comme il est conservateur ou monarchiste en politique, sans savoir ce que c’est qu’un classique, non plus que ce que c’est qu’un conservateur. En cela, comme en autre affaire, c’est aux formes et à l’extérieur des choses qu’il s’attache. Le goût classique, pour lui, ce n’est pas forte connaissance de l’homme, passion du vrai et ardeur à le rendre, imagination énergique et mâle associant l’univers à la pensée de l’homme et peuplant le monde de grandes idées humaines devenant des dieux et des cieux, sensibilité vraie et forte née de la conscience profonde des misères et des grandeurs de notre âme — et, parce que tout cela est bien compris et possédé pleinement, et, pour que tout cela soit bien compris des autres, clarté, ordre, harmonie, proportions justes, marche droit au but, ampleur, largeur, noblesse. Non ; l’art classique n’est pour lui que clarté, ordre, netteté, ampleur et noblesse, sans le reste ; et c’est ce qui est saisir la forme, la bien voir même, avec justesse et sûreté, mais ne pas soupçonner le fond ; et c’est tout Voltaire critique.

Un certain modèle de bon ton, de justesse d’idées et de justesse de proportions dans les œuvres, d’élégance, de distinction et de noblesse, voilà ce qu’il a vu, et certes il n’a pas eu tort de le voir, dans le siècle de Louis XIV. Avec son manque de profondeur, et d’imagination, et de sensibilité, c’est tout ce qu’il pouvait voir, et il s’en est fait une poétique, qui est bonne, qui est saine, qui est incomplète et qui est tout ce qu’il y a au monde de plus stérile. C’est, si l’on veut, un assez bon acheminement. « Il faut avoir passé par là », ou plutôt on peut avoir passé par là. Ceux qui y restent n’ont rien compris au fond des choses.

Il y est presque resté. Aussi, appliquant ce cadre étroit aux grandes œuvres de la grande littérature classique pour les mesurer, on peut juger ce qu’il en laisse de côté ou en proscrit. De la Bible il ne reste rien (Boileau la comprenait) ; de l’antiquité grecque les deux tiers, au moins, tombent ; et Homère lui est, à l’ordinaire, un prétexte à parler de l’Arioste. Sophocle reste : il est noble, il est mesuré, il est harmonieux ; mais il est religieux, il est philosophe, il est grand créateur d’âmes, il est grand poète lyrique, et Voltaire s’en est peu aperçu. De l’antiquité latine ne restent guère que Virgile et Horace, Horace surtout.

Appliqué même au xviie siècle, le cadre est étroit. Pascal n’est pas compris, du moins celui des Pensées. C’est que Pascal, sans qu’on s’occupe ici ni du philosophe ni du théologien, est le plus grand poète, peut-être, du xviie siècle.

Où le critérium adopté par Voltaire a des effets bien curieux, c’est dans les questions de « bon goût » proprement dit et de bienséance. Le grand défaut des auteurs du xviie siècle, pour Voltaire, est d’avoir trop souvent manqué de noblesse. Bossuet est quelquefois bien familier dans ses Oraisons funèbres, et la « sublimité » de ces beaux ouvrages en est « déparée  »69. Comparez le portrait si correct et bien compassé de la reine d’Égypte dans le Séthos de l’abbé Terrasson et le portrait de Marie-Thérèse dans Bossuet : « vous serez étonné de voir combien le grand maître de l’éloquence est alors au-dessous de l’abbé Terrasson70. » La Fontaine est charmant ; il a un « instinct heureux et singulier » et fait ses fables « comme l’abeille la cire » ; mais que de trivialités quelquefois, que de « bassesses », que de « négligences » et que d’« impropriétés » ! Surtout il est regrettable qu’il n’ait « ni rime ni mesure ». — Il n’y a pas jusqu’à ce bon Rollin qui n’ait donné dans le familier. Dans un passage sur les jeux scolaires, il ose nommer la « balle », le « ballon » et le « sabot » ; et ce sabot ne saurait se souffrir. — Sait-on bien que Racine lui-même n’est pas constamment élégant ? Il y a dans le second acte d’Andromaque des « traits de comique » qui sont absolument insupportables dans une tragédie. Ah ! quel dommage !

Voltaire n’a pas cessé d’avoir de ces singulières délicatesses et de ces étranges dégoûts. En littérature aussi c’est un gentilhomme, certes, mais trop récemment anobli, et il est plus intraitable qu’un autre sur la noblesse.

Avec sa vive sensibilité, je voudrais pouvoir dire « nervosité » d’homme de théâtre, il a reçu comme le coup et la secousse de Shakspeare, pendant son séjour en Angleterre, et il a crié en France la gloire du grand tragique. — Pourquoi cette croisade furieuse, tout à la fin de sa carrière, contre l’auteur d’Othello ? C’est qu’on est l’auteur de Zaïre, sans doute ; c’est aussi que le goût intime reprend le dessus ; et que le goût intime consiste dans les qualités de forme infiniment préférées au fond. Le goût de Voltaire c’est le goût de Boileau devenu beaucoup plus étroit et beaucoup plus timide et beaucoup plus superbe. Prenez ce qui est comme l’enveloppe de la poétique du xviie siècle : trois unités, distinction rigoureuse des genres, noblesse de ton, merveilleux, éloquence continue, toutes choses qui sont des effets de la conception artistique du grand siècle, et non cette conception même ; et cette sorte d’enveloppe et d’écorce, désormais sans substance et sans sève, prenez-la pour l’art lui-même ; ayez cette illusion ; vous aurez celle de Voltaire, et l’explication, du même coup, de ce qu’il y a, manifestement, d’artificiel, de sec, d’inconsistant et de creux dans l’art de Voltaire et de son groupe.

Et aussi ce soutien et cet appui dont s’aidaient les hommes du xviie siècle, l’imitation de l’antiquité, destituez-le de sa force de sa vertu première, réduisez-le à n’être plus un art de penser comme les anciens, et un commerce perpétuel avec eux, et une puissance de renouvellement par leur exemple ; réduisez-le à n’être plus qu’un instinct et une habitude d’imitation, et un procédé d’ouvrier avisé et habile ; et un procédé s’appliquant aux modèles les plus différents, à Virgile comme à Camoëns, à Arioste ainsi qu’à Shakspeare : et s’appliquant, encore, à des modèles qui sont déjà en partie des imitations, c’est-à-dire aux œuvres du xviie siècle : vous avez un autre aspect de l’art poétique et un autre secret de la façon de travailler de Voltaire ; et vous arrivez, par tout chemin, à vous convaincre que cet art est l’art, moins le fond de l’art.

Est-ce là tout ce qui constitue le goût littéraire de Voltaire ? Non pas ! N’oublions jamais, en parlant d’un homme, la qualité maîtresse, petite ou grande, qui fait son originalité. L’originalité de Voltaire, c’est son instinct de curiosité. C’est par là que, de tous côtés, il échappe à ses faiblesses. Une partie du rôle littéraire de Voltaire, c’est d’avoir résisté à la réaction contre le xviie siècle, et d’avoir soutenu que le xviie siècle était grand ; mais une autre partie de son rôle, c’est d’avoir fureté partout. Si étroit d’esprit qu’on puisse être accusé d’être, on ne va point partout sans en rapporter quelque chose. Il sait beaucoup d’histoire, de littérature, d’histoire de mœurs. Cela fait que son goût, étroit pour nous, est quelquefois plus large que celui de ses contemporains. Il les redresse, à la rencontre, fort heureusement. S’il trouve des enfantillages dans Homère, tel des hommes de son temps y trouvait des grossièretés qu’il ne tient pas pour telles. « Peut-on supporter, disait-on autour de lui, Patrocle mettant trois gigots de mouton dans une marmite ?… » — « Eh ! mon Dieu, répond Voltaire, c’est que vous n’avez rien vu. Charles XII a fait six mois sa cuisine à Demir-Tocca, sans perdre rien de son héroïsme. » — « Pourquoi tant louer la force physique de ses héros ? Cela n’est pas du ton de la cour. » — « Non, mais avant l’invention de la poudre, la force du corps décidait de tout dans les batailles. Cette force est l’origine de tout pouvoir chez les hommes ; par cette supériorité seule les nations du Nord ont conquis notre hémisphère depuis la Chine jusqu’à l’Atlas. »

Voilà à quoi sert de savoir quelque chose. De ses excursions à travers toutes les littératures à peu près, et toutes les histoires, Voltaire a rapporté de quoi tempérer quelquefois ce que son esprit avait naturellement d’impérieux dans la soumission. D’Angleterre il tient un demi-shakspearianisme, qui, au moins, nous le verrons, doit diversifier ses procédés d’imitation. De ses Italiens il tient un certain goût de fantaisie folle qui l’écartera par moments (mais beaucoup trop) de son ferme propos de noblesse académique dans l’art. De ses Espagnols, qui n’ont que de l’imagination, comme il n’en a pas, il ne tire rien. Mais, tout compte fait, sa critique, quoique en son fond plus étroite que celle de Boileau, a quelques échappées, pour ne pas dire hardiesses, et quelques saillies, assez heureuses. Il a loué éternellement Quinault, il est vrai, et c’est un crime, et sans excuse, car tout ce qu’il en cite à l’appui de sa louange est d’une platitude incomparable ; mais il a inventé Athalie, et c’est une gloire. C’est qu’il était homme de théâtre, grand premier rôle de naissance, et que la grandeur du spectacle le ravissait. Il a, plus tard, vingt fois, démenti cet enthousiasme, en faisant remarquer combien Athalie est d’un mauvais exemple. C’est qu’il est monarchiste et anticlérical ; mais ces vingt passages, on ne veut pas les lire, et on a raison.

En somme, il aimait passionnément la littérature, ce qui est très bien, sans la bien comprendre, ce qui est étrange. Cela tient à ce qu’il n’était pas poète et à ce qu’il se sentait très bon écrivain. Cette complexion mène à étre un ouvrier infiniment adroit et prestigieux, qui, sans bien sentir l’art, se donne, et même aux autres, l’illusion qu’il est un artiste.

V.
Son art littéraire §

J’ai commencé l’étude de Voltaire artiste par l’étude de Voltaire critique. Ce n’est pas sans raison. Je crois en effet que l’art dans Voltaire n’est guère que de la critique qui se développe, et qui se donne à elle-même des raisons par-des exemples. Il y a des hommes de génie qui se transforment en critiques, pour leurs besoins, et alors ils donnent comme règle de l’art la confidence de leurs procédés. Tels Corneille et Buffon. Il y a des hommes de goût, de finesse, d’intelligence qui sont critiques de naissance, qui disent : « ce n’est pas comme cela qu’on fait un ouvrage ; c’est comme ceci » ; et qui ajoutent, le moment d’après, ou l’année suivante : « et je vais le montrer, en en faisant un ». On reconnaît généralement les premiers à ce qu’ils ne s’adonnent qu’à un genre d’ouvrages, et ensuite prescrivent des règles d’art qui ne s’appliquent bien qu’à ce genre-là. Tels Buffon et Corneille. On reconnaît généralement les autres à ce qu’ils ont des idées de critique sur tous les genres d’ouvrage, et s’aventurent à composer des œuvres à peu près de tous les genres. Tels Marmontel, Laharpe, à cent degrés plus haut tel Voltaire. — Seulement Voltaire, outre ce talent ou plutôt cette souplesse à transformer sa critique en exemples agréables, qu’il prend et donne pour des modèles, a un talent original, et peut-être deux. Il a un génie de curiosité, et c’est ce qui en fera un bon historien ; il a un génie de coquetterie, de bonne grâce, d’habileté à bien faire les honneurs de lui-même, et c’est ce qui en fera un conteur, un rimeur de petits vers charmants, et un épistolier des plus aimables.

Commençons par ceux de ses ouvrages où l’inspiration n’est que de la critique qui s’échauffe.

Ce sont ses poésies, ses tragédies, ses comédies. Ils ont deux défauts, dont le premier est précisément d’être nés d’une idée et non d’un transport de l’âme tout entière, de l’intelligence et non de tout l’être, et par conséquent de rester froids ; dont le second, conséquence du premier, est d’être presque toujours des œuvres d’imitation ; car la critique qui invente ne peut guère être que de l’imitation qui se surveille, et qui surveille son modèle, de l’imitation avisée qui corrige ce qui redresse, mais de l’imitation encore.

C’est là les caractères essentiels de tous les grands ouvrages artistiques de Voltaire. De quoi est née la Henriade ? Du traité sur le poème épique qui l’accompagne, soyez-en sûrs. Le traité a été fait après ; mais il a été pensé avant. Voltaire s’est dit : « Homère brillant, mais diffus et enfantin ; Virgile élégant, mais souvent froid, avec un héros qu’on n’aime point ; Lucain déclamateur, mais vigoureux, « penseur », éloquent, bon historien. Ce qu’il faut dans un poème épique, c’est un héros sympathique une histoire vraie et grande, des pensées philosophiques, des discours brillants, un peu de merveilleux, car vraiment Lucain est trop sec, mais un merveilleux civilisé, moderne et philosophique, et des vers d’une prose solide et serrée, comme : « Nil actum reputans si quid superesset agendum », et je songe à une Henriade. » — Et la Henriade a vu le jour. C’est un poème très intelligent.

Non pas, sans doute, d’une intelligence très profonde et très pénétrante des vraies conditions de l’art, lesquelles se sentent, plus qu’elles ne se comprennent. Ici la création est la mesure juste du sens critique, et l’invention juge la théorie. Voltaire se trompe, encore ici, sur le fond des choses, qu’il n’atteint pas. Il prend la galanterie pour l’amour, l’allégorie pour le merveilleux et l’histoire pour l’épopée. Mais dans les limites d’une intelligence qui fut toujours fermée aux trois ou quatre conceptions supérieures de l’âme humaine, la Henriade est un poème très intelligent. — Je comprends qu’elle laisse froid, je ne comprends pas qu’elle ennuie. C’est de l’histoire anecdotique très amusante. Le sens critique que l’a conçue ; mais le génie de curiosité l’a exécutée. Il y a là des portraits bien faits, des scènes bien racontées, et des « États de l’Europe en 1600 » rédigés en prose admirable, précis, ramassés et clairs, qui feraient très grand honneur à des manuels d’histoire pour homme du monde. — Comment il faut lire la Henriade ? Posément, sans anxiété et sans transport (elle le permet), en saisissant bien ce qu’il y a dans chaque vers d’allusion à une foule d’événements, et en lisant surtout les notes de Voltaire, qui éclairent les allusions et complètent le cours. Et lue ainsi, elle est un vif plaisir de l’esprit dans une grande tranquillité du cœur et un grand calme de l’imagination. On y voit presque toute l’histoire de France, surtout ce que Voltaire en aime, dans la belle lumière d’un jour clair et un peu frais : Saint Louis, François Ier, les Valois, Henri IV et ce cher siècle de Louis XIV prolongé quelque peu jusqu’à Voltaire lui-même. La curiosité a dicté ces pages, a dicté ces notes, et elle se satisfait à les lire. C’est le poème le plus distingué, le plus judicieux et le plus utile qu’on ait écrit en France depuis Mézeray.

La Pucelle est moins amusante. On peut même dire qu’elle est illisible. C’est un poème plaisant, à qui il manque d’être comique. Ces personnages burlesques font des sottises qui ne font point rire. Faut-il écrire un très grand mot en parlant de la Pucelle ? N’importe ; je dirai que c’est parce que Voltaire manque de psychologie. Ce ne sont point les aventures où des hommes sont engagés qui sont bouffonnes par elles-mêmes ; ce sont les travers par où les hommes se jettent dans des aventures désagréables, ou par où ils les subissent de mauvaise grâce, ou par où ils les rendent plus humiliantes encore et les prolongent ; ce sont ces travers qui piquent notre malignité et la chatouillent. Ne comparez pas à Don Quichotte, mais seulement à Ragotin, pour sentir tout de suite où est le fond vrai d’un roman comique ou d’un poème burlesque. Ce fond n’existe aucunement dans la Pucelle. Ce ne sont qu’inventions de petits faits grotesques ; on dirait les imaginations d’un collégien vicieux. Pour comprendre que cet énorme amas d’ordures ait plu aux contemporains, il faut avoir lu tous les romans froidement lubriques du temps ; et pour ce qui est de comprendre que Voltaire ait pu les entasser, par poignées, pendant à peu près toute sa vie, il faut y renoncer absolument. Cela confond.

Ce qu’on en pourrait distraire, ce serait quelques-uns de ces avant-propos ou billets au lecteur qui sont placés en tête de chaque chant. Il y en a de très jolis. Le Voltaire des petits vers et des petites lettres s’y retrouve. Il a bien fait d’emprunter ce procédé a l’Arioste.

Son goût pour l’histoire se retrouve encore dans cet ouvrage pour laquais. Il a trouvé le moyen d’y dérouler toute l’histoire de France depuis Charles VII jusqu’au système de Law inclusivement. Ce n’est pas le plus mauvais endroit. Cela rappelle un peu la Ménippée. Mais c’est sans doute assez parlé de la Pucelle.

C’est dans ses tragédies qu’on voit le mieux à quel point l’art de Voltaire est une critique qui cherche à se transformer en invention. La tragédie de Voltaire est sortie de la théorie de Voltaire sur la tragédie. C’est une date importante pour l’étude de la critique dramatique en France. Voltaire admire les Grecs, leur préfère Corneille, lui préfère Racine, et croit qu’après Racine, il n’y a qu’à imiter Racine en le corrigeant. Que manque-t-il à Racine ? C’est de cette question et de la réponse qu’il y croit pouvoir faire, que toute la tragédie de Voltaire est née, à bien peu près. Il manque à Racine de l’action. Il manque à Racine du spectacle. Deux pièces hantent sans cesse la pensée de Voltaire : Rodogune et Athalie. L’action de Rodogune ajoutée au théâtre de Racine, voilà la perfection ; et Voltaire l’atteindra, et il l’a atteinte, comme tous ses contemporains, on peut le voir par les lettres de Dalembert et de Bernis, en sont persuadés.

Au fond, cela voulait dire que Voltaire ne comprenait pas le théâtre de Racine. Malgré son adoration pour Racine et ses superbes mépris pour Corneille, Voltaire, qui se croit novateur, est beaucoup plus rapproché de Corneille que de Racine. Le théâtre français pour lui est un recueil « d’élégies amoureuse » ; c’est un riassunto di elegie e epitalami. Qu’est-ce à dire ? Que, comme tous les critiques depuis 1700 jusqu’à 1850 environ, il trouve Racine « tendre », ce qui est la plus incroyable méprise littéraire qui se soit vue depuis Hésiode. Ces propos amoureux des héros de Racine, où, sous les politesses et les grâces du langage, il ne s’agit que d’assassinat, de suicide, de mort, de fureur et de folie, et au bout desquels, invariablement, et comme conséquences fatales, arrivent en effet, en réalité, assassinats, suicides et « grandes tueries » et folies furieuses ; ces propos, Voltaire les prend pour des madrigaux et de langoureuses fadeurs. Donc il faut… les supprimer, et les remplacer par-des incidents. Remplacer la psychologie tragique de Racine, qui « fait longueur », par-des incidents, « parce que toutes les tragédies françaises sont trop longues » : voilà le dessein et l’effort de Voltaire.

Or remplacer le détail psychologique, qui est tout Racine, par un détail matériel, on a dit que c’était créer le mélodrame ; mais on a oublié que Corneille l’avait créé. Il y a un Corneille, vraiment grand tragique et vrai précurseur de Racine, qui est un psychologue un peu gauche, mais puissant ; c’est celui que les écoliers connaissent ; c’est celui qui a créé les âmes d’Auguste, de Polyeucte, de Pauline, de Camille, de Chimène et de Viriate ; mais il y a un Corneille moins connu, qui a écrit quarante mille vers peu lus de nos jours et qui a bâti trente mélodrames, dont quelques-uns, comme Attila, sont inintelligibles, dont quelques-uns, comme Nicomède, Rodogune, Don Sanche d’Aragon, sont très amusants, pleins d’action, d’incidents, d’entreprises, de méprises, de surprises et de reconnaissances. C’est ce théâtre-là que Voltaire a inventé. Sauf vers la fin de sa vie, et dans sa décadence lamentable, il n’a pas inventé autre chose.

Et ce n’était pas maladroit, Racine étant très présent aux mémoires, Corneille, le Corneille mélodramatiste du moins, beaucoup moins familier aux esprits, Racine n’étant pas très imitable, et Corneille, quand il n’est qu’habile, pouvant être vaincu en habileté. — Tant y a que c’est là ce que Voltaire a fait, avec une application soutenue et une honorable dextérité. Prendre un sujet de Racine, ou un sujet de Corneille aussi, quelquefois de Shakspeare, et le traiter en mélodrame, sans psychologie, sans peinture des variations et des démarches compliquées des sentiments, avec beaucoup de petits faits formant intrigue, c’est où il s’est montré ouvrier habile et souvent heureux. C’était « dépasser » Racine en marchant à reculons ; ce n’était peut-être pas donner un théâtre nouveau à la France : il est vrai que c’était lui en rendre un.

Il a repris deux fois le sujet d’Athalie, et deux fois il a comme noyé la tragédie dans un mélodrame. Sémiramis c’est Athalie sans Joad, et sans Athalie (avec un peu d’Hamlet rudimentaire). Joad y est réduit à rien. Voltaire n’a pas compris que Joad est le caractère le plus profond et le plus intéressant du théâtre de Racine, et qu’une Athalie sans Joad est bien amoindrie ; et c’est une Athalie moins Joad qu’il écrit. Ajoutez que sa reine Sémiramis est une Athalie singulièrement obscure, à peu près indéfinissable et presque inintelligible. Mais en revanche que de spectres, que d’incestes, que de parricides, que de fratricides, et quelle « méprise » !

Mahomet, c’est Athalie, et cette fois avec Joad comme personnage principal. Mais Mahomet est un Joad sans profondeur, et comme sans ressort intime. Ce n’est pas plus Mahomet qu’un ennemi quelconque de Zopire. C’est un scélérat ; ce n’est pas un fanatique. C’est un ambitieux qui sait faire tuer son rival, ce n’est pas un « séducteur » d’âmes qui crée autour de lui des dévouements aveugles et forcenés. — Il n’y a qu’une chose qu’on ne comprenne pas, c’est son influence sur Séide. Figurez-vous un Joad dont on ne pourrait pas comprendre l’ascendant sur Abner. C’est le fond des choses qui manque. Mais l’aventure, sauf une maladresse ou deux, est bien menée, et l’intérêt de curiosité bien ménagé.

Mérope c’est Andromaque ; mais le procédé est le même que ci-dessus. Dans Racine, dès le premier acte, Andromaque est placée entre Pyrrhus et Astyanax à sauver. Qu’elle se décide ! Et la décision doit ne se produire qu’au dénouement. Racine ne craint pas de laisser Andromaque pendant cinq actes en cet état d’incertitude, parce qu’il sait que cette incertitude est toute la pièce, parce qu’il sait aussi que, des mouvements divers d’une âme pressée entre deux devoirs, il saura faire toute une pièce, et que c’est son art même. — Que Voltaire est plus prudent ! Ce n’est qu’après trois actes qu’il mettra Mérope dans cette situation. Le reste sera incidents, méprises invraisemblables, complication étrange, bizarre (et intéressante du reste) de menus faits, de péripéties et de coups de théâtre qui supposent une combinaison bien extraordinaire de circonstances et une bonne volonté un peu forte du parterre. — La convention propre au mélodrame, c’est la naïveté du spectateur.

Zaïre, c’est Othello avec beaucoup de Mithridate ; mais tirer de la jalousie seule cinq actes de tragédie, pour Voltaire ce n’est pas du théâtre. Que Zaïre ait perdu son frère, ait perdu son père, et retrouve son père et retrouve son frère et qu’il y ait « reconnaissance » et qu’il y ait « méprise » ; voilà du théâtre ! Pendant le temps que prennent ces choses, on n’est pas forcé d’avoir du génie.

Alzire c’est Polyeucte, un Polyeucte d’Ambigu. Que Polyeucte ait épousé une fille recherchée autrefois par Sévère, et que Sévère revienne tout-puissant, voilà une « situation piquante », comme dit Voltaire. Mais elle n’est pas assez piquante. Il y faut plus de complication. Supposez que Polyeucte ait un père qui a été sauvé jadis par Sévère. Supposez que Sévère ait été persécuté par Polyeucte. Supposez que Polyeucte ignore que son père a été sauvé jadis par Sévère. Supposez que Sévère ignore que Polyeucte est le fils de l’homme qu’il a sauvé. Vous avez le point de départ d’Alzire et vous voyez combien de méprises et de brusques révélations et de beaux coups de théâtre vous pouvez attendre. — Quant à Pauline entre Polyeucte et Sévère, c’est chose moins importante et qui pourra être considérablement abrégée, et qui le sera ; n’en faites aucun doute. Par exemple, Alzire demandera à Guzman la grâce de Zamore, c’est-à-dire à l’homme qui l’aime la grâce de l’homme qu’elle aime. Main elle n’osera pas le faire longuement. Trois phrases, une réticence, et c’est fini. Et quand elle se retrouve avec sa confidente, elle dira : « J’assassinais Zamore en demandant sa vie ! » Mais voilà précisément la scène qu’il fallait faire ! Elle est contenue dans ce vers. Il fallait tout un long combat où Alzire, s’avançant, reculant, revenant par détours, tirant parti de l’amour qu’elle inspire en tremblant de révéler celui qu’elle ressent, compromettant Zamore en le défendant trop, et vite, quand elle s’en aperçoit, se faisant douce à Guzman pour regagner le terrain perdu ; laissant voir au spectateur ses sentiments vrais sous les évolutions tantôt habiles, tantôt moins adroites de sa stratégie pieuse, nous donnât tout un tableau riche et varié des agitations de son cœur. — Seulement, cela, c’eût été du Racine. Voltaire ne peut qu’indiquer d’un mot ce dont Racine fait tout un acte. Ce vers de tout à l’heure, c’est une note de critique intelligent au bas d’une page de Racine.

Irène c’est le Cid ; mais, comme dans Mérope, Voltaire n’aborde la véritable tragédie qu’au troisième acte. Figurez-vous un Cid qui, au lieu d’un acte de prologue, en aurait deux et demi. Les deux amants séparés par un crime ne sont séparés par ce crime qu’à la fin du troisième acte. Et ces deux amants, Corneille, naïvement, les fait se parler sans cesse, sachant que le drame est dans ce qu’ils pourront se dire, et se taire ; Voltaire, prudemment, les empêche le plus possible de se parler. Le spectateur ne demande qu’à les voir l’un en face de l’autre, et il ne les voit jamais que séparément.

L’impuissance psychologique éclate, en ce théâtre, dans la composition et la contexture de tous les ouvrages. Les plus brillants, comme Tancrède, sont fondés, non sur l’analyse des sentiments de l’âme humaine, mais sur une méprise initiale que tous les personnages font des efforts inouïs pour prolonger. Les héros de Voltaire sont des hommes chargés par lui de ne se point connaître contre toute apparence, et de retarder de toutes leurs forces pendant quatre ou cinq actes le moment de la reconnaissance. Ils y mettent un zèle admirable. — Ces tragédies sont tellement des mélodrames qu’elles commencent déjà à être des vaudevilles. On sait qu’entre le mélodrame moderne et le vaudeville, il n’y a aucune différence de fond. L’un ont fondé sur une ou plusieurs méprises, l’autre sur un ou plusieurs quiproquos. Et la méprise n’est qu’un quiproquo triste et le quiproquo qu’une méprise gaie, et les personnages du mélodrame doivent se prêter complaisamment à la méprise, et les personnages du vaudeville s’ajuster de leur mieux au quiproquo. Les tragédies de Voltaire ont déjà très nettement ce caractère. Combien le chemin est étroit en même temps que sinueux, que doit suivre docilement Mérope, sans faire un pas à droite ou à gauche, pour en arriver à lever le poignard sur la tête de son fils avec un reste de vraisemblance ; on ne l’imagine pas si l’on n’a point le texte sous les yeux. C’est ce que les auteurs de petits théâtres appellent « filer le quiproquo. » Il y avait déjà quelque chose de cela dans don Sanche d’Aragon. Voltaire est un élève de ce Corneille inférieur à lui-même qui a mis beaucoup de comédie d’intrigue dans un grand nombre de ses tragédies.

L’esprit qui règne dans ces ouvrages d’imitation, et qui en a fait en partie le mérite aux yeux des contemporains et qui, pour nous, est au moins important à considérer en ce qu’il marque fortement la distance entre le xviiie siècle et le xviie, c’est un esprit de compassion, de ménagement pour les nerfs et la « sensibilité » des spectateurs. C’est un esprit, et je ne dis que la même chose en d’autres termes, d’optimisme relatif, qui porte Voltaire à ne pas présenter les héros tragiques ni comme trop épouvantables, ni comme trop malheureux. Il adoucit très « philosophiquement », et comme il convient en un siècle de « lumières », l’âpre et rude tragédie antique, acceptée le plus souvent par Corneille, et que Racine, quoi qu’en pense Voltaire, n’a nullement (ce serait peut-être le contraire) amollie et énervée. — La tragédie était un spectacle de terreur et de pitié fait pour intéresser, avant tout ; mais aussi, un peu, pour faire réfléchir l’homme sur l’affreuse misère de sa condition, sur tous les crimes et malheurs que, soit l’immense hasard où il est jeté, soit les redoutables forces aveugles, désordonnées et folles qu’il porte en son cœur, peuvent lui faire commettre, ou subir. A ce compte on sait si Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakspeare, Corneille souvent, Racine toujours, entendent bien ce que c’est qu’une, tragédie. — Voltaire l’entend aussi ; mais il aime à adoucir les choses. L’épicurien reparaît ici. Voltaire n’a rien de féroce. Il n’est pas « Crébillon le barbare ». Il veut que les grands crimes soient commis, puisqu’il en faut dans les tragédies ; mais il aime qu’ils soient commis par mégarde. Il a pleuré bien des fois (on le voit par une dizaine de passages de ses dissertations et de ses lettres) sur cette pauvre Athalie si méchamment mise à mort par Joad. Il s’étonne que Joad ne laisse pas Éliacin s’en aller avec Athalie et devenir son fils adoptif ; ce qui arrangerait tout. Voyez-vous l’homme qui ne se représente pas les grandes passions furieuses et absorbantes, ambition ou fanatisme, et qui, partant, ne se fait pas une idée vraie de la tragédie.

Aussi, quand il en fait une, il tempère et il biaise. Sémiramis sera tuée par son fils, mais par méprise, et à cause de l’obscurité qui règne dans ce maudit caveau. C’est Assur qu’Arsace croyait tuer. Il pourra se consoler. — Clytemnestre sera tuée par Oreste, mais dans la confusion d’une mêlée ; c’est Égisthe qu’Oreste cherchait de son poignard. Il pourra s’excuser auprès des Furies. Notez qu’il n’a tué Égisthe lui-même que parce qu’Égisthe voulait le faire mourir. Il était dans son droit ; il faut qu’il soit dans son droit. Voilà la tragédie philosophique.

Cela est curieux en soi, et ensuite en ce qu’il contribue à expliquer la dernière manière de Voltaire tragique, ou plutôt une manière que, sans abandonner l’autre, Voltaire a prise souvent vers la fin de sa carrière. — Reconnaissons que, vers la fin, assez souvent, Voltaire n’imite plus. Il invente. Il imagine des romans philosophiques vertueux, auxquels il donne le nom de tragédie. Ce sont l’Orphelin de la Chine, les Scythes, et les Guèbres, et les Lois de Mînos. Ce sont des histoires attendrissantes, destinées à faire aimer la justice, l’humanité et la tolérance, racontées très lentement, sous forme de dialogue, en vers. Au fond, ce sont des Bélisaîres. Le mélodrame s’est dégagé peu à peu de la tragédie et maintenant se présente à l’état pur. Il s’insinuait précédemment, dans une carapace de tragédie classique ; en gardait les formes extérieures ; sous cette enveloppe multipliait les complications et les rouages, et faisait du tout une tragédie à quiproquos. Maintenant il se montre à nu, simple histoire édifiante et un peu fade, propre à inspirer à ceux qui la liront un peu de vertu bourgeoise, et n’est plus qu’un roman-feuilleton. L’alexandrin seul reste encore comme marque traditionnelle d’une vieille maison.

Cette transformation de la manière dramatique de Voltaire est due à deux causes. D’abord elle est, comme je viens de dire, une évolution naturelle : le mélodrame a pris conscience de lui-même, a grandi, et a brisé sa chrysalide ; ensuite Voltaire a suivi son temps. Autour du lui le mélodrame, tout franc, et sans mélange de vieille tragédie, s’est produit et développé, avec La Chaussée, plus tard avec Diderot et avec Sedaine. Voltaire a d’abord raillé ce genre de tout son cœur ; puis, après deux ou trois variations successives, n’aimant pas à être en minorité, il s’est habitué à ce genre et a fait des comédies sur ce modèle ; et enfin il en arrive à y plier sa tragédie elle-même. Remarquez que dans sa correspondance, à deux ou trois reprises, il finit par donner à ses Scythes leur véritable nom ; guéri de ses vieilles répugnances, il les appelle « un drame » ; et il a raison. Au fond sa tragédie n’avait jamais été autre chose ; seulement il a mis cinquante ans à s’en apercevoir.

Ces pièces, comme tous les ouvrages d’imitation, sont écrites dans une langue qui n’est ni mauvaise ni bonne, qui est indifférente. C’est une langue de convention. Elle n’est pas plus de Voltaire que de Du Belloy ; elle est de ceux qui font des tragédies en 1750. — Il est étonnant, même, à quel point elle ne rappelle aucunement la langue de Voltaire. Elle n’est pas vive, elle n’est pas alerte, elle n’est pas serrée, elle n’est pas variée de ton. Elle est extrêmement uniforme. Une noblesse banale continue, et une élégance facile, implacable, voilà ce qu’elle nous présente. L’ennui qu’inspirent les tragédies de Voltaire vient surtout de là. On souhaite passionnément, en les lisant, de rencontrer une de ces négligences involontaires de Corneille, ou un de ces prosaïsmes voulus de Racine, que Voltaire lui reproche. On souhaite un écart au moins, ou une faute de goût. On ne trouve, pour se divertir un peu, que quelques rimes faibles, nombre de chevilles, et quelquefois la fausse noblesse ordinaire tournant décidément à l’emphase, ce qui amuse un instant. — Disons aussi qu’on peut rencontrer deux ou trois tirades véritablement éloquentes. Celle de Luzignan dans Zaïre est célèbre. Elle est justement célèbre. Voltaire est incapable de poésie ; il n’est pas incapable d’éloquence. Il y en a quelquefois dans la Henriade ; il y en a quelquefois dans les Discours sur l’homme, qui sont décidément ce que Voltaire a fait de mieux en vers. Voltaire est capable de s’éprendre d’une idée générale jusqu’à l’exprimer avec vigueur, avec ardeur, ce qui donne le mouvement à son style, et avec éclat. Les tragédies de Voltaire sont des mélodrames entrecoupés de « Discours sur l’homme » ; on en peut détacher d’assez belles dissertations, comme celle d’Alzire sur la tolérance. C’est butin tout prêt pour les « morceaux choisis » ; et c’est bien le péché de Voltaire, d’avoir, dans ses œuvres d’art, travaillé pour les morceaux choisis, et peut-être avec intention.

On a félicité Voltaire d’avoir « agrandi la géographie théâtrale », c’est-à-dire d’avoir pris ses sujets en dehors de l’antiquité, et, indistinctement, dans tous les temps et tous les lieux, moyen âge, temps modernes, Europe, Asie, Afrique, Amérique, Extrême Orient, etc. — Puis on le lui a reproché, en faisant remarquer combien ses Assyriens, Scythes, Guèbres, Chinois et chevaliers du moyen âge ressemblent à des Français du xviiie siècle, et que, par conséquent, ce grand progrès est bien illusoire. C’est la « couleur locale » qu’il fallait donner au théâtre si l’on faisait tant que d’y introduire tantôt des turcs et tantôt des mandarins. — Le reproche fait à Voltaire d’avoir manqué de couleur locale me touche infiniment peu. Il n’y aura jamais au théâtre de couleur locale. On appelle couleur locale ce qui distingue tellement une nation de celle dont je suis, que je ne le comprends pas, que je n’arrive à le comprendre qu’après mille patients efforts. Par définition cela est impossible à mettre au théâtre, — ou, si on l’y met, sera perdu, ne pouvant pas être compris vite, — ou, si on l’explique longuement, fera du drame la plus ennuyeuse des conférences. En d’autres termes, à quelque point de vue qu’on se place, il n’en faut point. S’il est vrai qu’un Japonais insulté s’ouvre le ventre pour venger son injure, à voir cela en scène je ne serai point touché, n’y comprenant rien ; ou si on me renseigne par un cours sur les mœurs japonaises, je m’ennuierai. — Si Joad m’intéresse, au contraire, c’est que (sauf quelques détails très rapidement jetés, et qui, dans cette mesure, piquent ma curiosité, et me dépaysent juste assez pour m’amuser) Joad n’est pas un prêtre juif, formellement, exclusivement ; c’est un prêtre chef de parti, comme moi, homme du xviie siècle, sortant du xvie, j’en connais vingt. Voilà la mesure.

Il n’y a donc pas à en vouloir à Voltaire de n’avoir point fait des Assyriens vraiment Assyriens et des Chinois vraiment Chinois.

Mais, à ce compte, a-t-il donc en tort de sortir du domaine consacré de l’antiquité ? — Je dis encore non. La vraie couleur locale n’est pas chose de théâtre ; mais dépayser un peu le spectateur, sans prétendre à plus, je l’ai dit, cela n’est point mauvais. Cela le réveille, le dispose bien, fait qu’il ouvre les yeux, condition nécessaire pour bien écouter, localise son attention ; rien de plus ; mais c’est la fixer. Racine sait bien ce qu’il fait en nous parlant du labyrinthe au début de Phèdre, du sérail au début de Bajazet, de l’Euripe au début d’Iphigénie, et du Temple au début d’Athalie. Passé le premier acte, sa tragédie pourrait, à bien peu près, se passer à Paris : c’est l’histoire d’une femme amoureuse ou d’un prêtre conspirateur ; on n’a pas besoin de savoir l’histoire ou la géographie pour la suivre ; mais l’impression première était utile. — Voltaire, avec moins de talent, a fait de même, et il a eu raison. De vraie couleur locale il n’en a point mis ; le minimum, je dirai presque la petite illusion nécessaire, ou agréable, de couleur locale, il l’a donnée.

Il l’a rendue plutôt, et c’est là son mérite. Rappelez-vous que, de son temps, on était, sur ce point, en arrière de Bajazet, et de Corneille. On n’osait plus s’écarter de l’antiquité grecque et latine : « C’est au théâtre anglais que je dois la hardiesse que j’ai eue de mettre sur la scène les noms de nos rois et des anciennes familles du royaume. » — « L’auteur de Manlius prit son sujet de la Venise sauvée, d’Otway. Remarquez le préjugé qui a forcé l’auteur français à déguiser sous des noms romains une aventure connue, que l’Anglais a traitée naturellement sous des noms véritables… Cela seul en France eût fait tomber sa pièce. » — Voltaire n’a point élargi le domaine tragique, il a tout simplement varié les sujets ; il n’a point, et pour bonne cause, inventé la couleur locale, mais il a affranchi le théâtre de la routine gréco-romaine. C’était un progrès, en ce sens que c’était une excitation. Ce n’était point ouvrir une source ; mais c’était stimuler l’attention du public, l’imagination des auteurs. De là, bien plus que de Shakspeare, est venu plus tard le théâtre romantique. Les drames romantiques de 1830 sont des tragédies de Voltaire enluminées de métaphores. Et si ce n’est pas un très grand service rendu à la littérature française d’avoir, en revenant à Don Sanche, conduit à Hernani, c’en est un de n’en être pas resté a Manlius.

Les comédies de Voltaire ressemblent à ses tragédies de la dernière manière, et peuvent être un des chemins qui l’y ont amené. Ce sont de petits contes moraux, ou de petites nouvelles sentimentales. Un roman conté lentement et solennellement, en dialogue, en alexandrins, c’est, le plus souvent, une tragédie de Voltaire ; un conte déduit lentement, en dialogue, en vers de dix syllabes, une comédie du Voltaire n’est jamais autre chose. Pour faire lire et un peu goûter les tragédies de Voltaire, je dis quelquefois : « Sachez les lire en prose. Abstraction faite du vers, elles intéressent. » Je dirai des comédies : « Lisez-les comme des contes. Prises ainsi, elles sont intéressantes. » Il n’y a nulle psychologie, nulle peinture des caractères, et presque (et cela étonne) nulle observation même des petits travers et ridicules courants. Mais ce sont de jolies petites histoires. La Prude est un conte charmant. La suite et l’enchaînement des scènes, les entrées et les sorties, la forme dialoguée elle-même, ce semble, sont un peu des gênes pour Voltaire, et il court moins lestement que dans un conte proprement dit ; mais le conte est fait cependant, et il est agréable. La verve, l’invention facile de petites aventures amusantes est là, comme par-dessous, un peu offusquée et refroidie ; mais on la retrouve. On voudrait que cela fût raconté, tout simplement.

L’Enfant prodigue est de même, et aussi Nanine. Ce n’est jamais dramatique, et ce n’est jamais en scène. On ne voit jamais les forces diverses du petit drame former rouage, peser l’une sur l’autre, s’engrener, et se froisser de plein contact. Dans un Tartufe écrit par Voltaire, Tartufe serait hypocrite de son côté, et Orgon crédule du sien. Ils ne se rencontreraient point. Dans un Avare écrit par Voltaire, Harpagon sérait avare en a parte, et Frosine intrigante en monologue. Ils ne se heurteraient guère.

Et, d’autre part, le relief manque ; ce qui fait qu’une scène, même à la lire, s’arrange d’elle-même pour le théâtre et s’y ajuste, y est vue s’y posant et s’y mouvant, a la vie scénique, en un mot, chose plus facile à sentir qu’à définir ; cela fait défaut à Voltaire bien plus dans ses comédies que dans ses tragédies. Des contes, rien de plus ; un conte moitié sentimental, moitié satirique comme l’Écossaise ; un conte sentimental et moral comme Nanine, sorte d’Ami Fritz plus romanesque ; un conte vertueux et « attendrissant », dans le goût de La Chaussée, comme l’Enfant prodigue, mais toujours des contes, où le fait, d’une part, l’intention morale, de l’autre, font l’intérêt. Mais en matière de comédie ce sont justement ces deux choses-là qui sont d’un intérêt médiocre. — C’est dans son théâtre comique que l’impuissance psychologique de Voltaire et son impuissance à créer des êtres vivants éclatent le plus, sans doute parce que c’est dans le théâtre comique que les qualités ou de créateur ou d’observateur pénétrant sont le fond de l’art.

Toutes les grandes formes de l’art, Voltaire s’y est donc essayé, toujours avec un demi-succès, pour les mêmes causes pour lesquelles il a touché a toutes les grandes idées sans les approfondir. Il n’était pas capable de détachement ; et c’est l’honneur des grands artistes que la même vertu leur soit essentielle et nécessaire qu’aux grands penseurs, et c’est l’honneur des grands penseurs que la même vertu leur soit essentielle et nécessaire qu’aux grands artistes. Aux uns comme aux autres, avec une personnalité puissante et exceptionnelle, il faut la faculté de sortir de soi. Aux grands penseurs il faut la puissance de s’éprendre des idées et de les aimer pour elles-mêmes sans considération de ce qu’elles peuvent avoir d’utile ou de nuisible à notre parti ou notre fortune ; — aux grands artistes il faut la connaissance de l’homme, qui ne s’acquiert qu’en observant les autres avec impartialité, détachement très difficile ; ou en s’observant soi-même sans complaisance, détachement plus rare encore ; — et il leur faut la sensibilité vraie qui est pitié de frère et non d’épicurien aristocrate ; — et il leur faut l’imagination ardente qui est plein oubli de soi-même et ravissement à la poursuite du beau. C’est cette puissance de s’arracher à soi qui a toujours manqué à Voltaire, soit comme penseur, soit comme poète, et c’est pour cela qu’il n’a atteint les sommets d’aucun art, comme il n’a touché le fond de rien. — Et comme nous avons vu qu’il a été conservateur sans les vertus conservatrices, déiste sans comprendre l’idée de Dieu, monarchiste sans entendre le principe monarchique, et ainsi de suite ; il a été poète, aussi, sans le fond et la source vive de la poésie. Du reste, privé de ces hautes facultés qui font l’homme supérieur, n’y ayant d’homme supérieur que celui qui d’abord est supérieur à lui-même, on peut encore être un homme curieux, intelligent et spirituel, ce qui suffit aux genres dits secondaires, et c’est ce que Voltaire a été, et c’est dans ces genres qu’il a excellé.

VI.
Son art dans les « genres secondaires » §

Voltaire est agilité d’esprit, par soif et véritable besoin de connaître. Parmi toutes ses petitesses, c’est sa noblesse et sa distinction. Sans avoir le plein dévouement au vrai, il en a le goût. Quand ses passions ordinaires ne traversent et ne contrarient pas celle-là, il est très beau d’ardeur et d’impétuosité, et de patience même, à la recherche. Ses livres d’histoire lui font grand honneur. Ce qu’ils ont qui les recommande le plus, c’est d’avoir été refaits chacun dix fois. Les nouveaux renseignements, sans relâche cherchés, sans humeur accueillis, sans impatience enregistrés, trouvent indéfiniment leur place dans ces volumes. Voltaire aime cette enquête sur le monde, qu’il s’est proposée de très bonne heure, comme sûr d’une longue existence et d’une inépuisable puissance du travail. Il la poursuit toujours, à travers ses erreurs, ses colères et ses désespoirs. C’est la partie vraiment glorieuse de sa vie. On aime à croire qu’il s’y reposait et s’y épurait. A coup sûr il s’y plaisait. Si l’Essai sur les mœurs sent trop le pamphlet, et souvent inquiète et parfois irrite, le Siècle de Louis XIV et Charles XII et Pierre le Grand sont des œuvres de conscience, d’exactitude et de grand talent.

Et sans doute, reprenant mes considérations générales, je pourrais bien dire qu’ici encore la pénétration de Voltaire a ses limites ordinaires ; que, si bien informé des choses de l’Europe moderne, le mouvement général de l’histoire de l’Europe moderne lui échappe ; que sa politique est bornée comme elle est peu généreuse ; que l’écrasement des petits par les colosses ayant pour résultat dans l’avenir la pesée, redoutable et ruineuse pour tous, des colosses les uns sur les autres, il ne l’a pas vu venir, ou s’y est résigné bien complaisamment, ou l’a souhaité ; que, comme le pressentiment de l’avenir, le sentiment du passé parfois lui fait défaut ; que l’âme du xviie siècle français, si près de lui, à savoir la grandeur morale, le haut idéal et l’ardent patriotisme, est chose dont il ne s’aperçoit guère. — Mais j’aime mieux voir de quel soin minutieux il poursuit le menu détail instructif, le trait de mœurs caractéristique et curieux, de quel art aussi il fait revivre avec une sympathie vraie ce siècle de ses prédécesseurs qu’il admire au moins pour sa gloire littéraire et artistique. Il n’y a de patriotisme, en tout Voltaire, que dans le Siècle de Louis XIV ; mais vraiment, ici, il y en a. — Et, peut-être on me dira que Voltaire est bien adroit, et que le Siècle de Louis XIV écrit à Berlin était une jolie parade à l’adresse de ceux qui l’appelaient « le Prussien », une rentrée éventuelle bien ménagée, et un bon passeport de retour ; mais j’aime mieux me figurer l’homme qui a été Français au moins en ceci que personne ne fut jamais plus Parisien, sentant, une fois en sa vie, l’amour du pays lui venir au cœur au moment où le sol natal lui manque ; et, par le soin qu’il prend de dresser un monument à l’honneur de sa patrie, se consolant, ou se châtiant, de l’avoir quittée.

On lira toujours les livres d’histoire de Voltaire, parce que la qualité maîtresse de l’historien, comme l’a dit Thiers, c’est l’intelligence, et que — sauf cette intelligence générale, étendue, pénétrante, qui saisit les lois d’existence et de développement de l’humanité, qui est celle d’un Montesquieu, et qui suppose l’esprit philosophique — Voltaire a toutes les lumières, toutes les agilités, toutes les adresses, et toutes les prudences et tous les scrupules de l’intelligence. — On les lira toujours, parce que le mérite essentiel de l’histoire est la clarté, et que Voltaire est souverainement clair et limpide. — On saura toujours que le tableau de l’Europe depuis le xve siècle dans l’Essai sur les mœurs est un chef-d’œuvre, et que les récits du Siècle de Louis XIV et de Charles XII sont incomparables de vivacité, de verve et de lumière.

On reprochera toujours à ces livres d’être insuffisamment composés. Sauf Charles XII, parce que Charles XII est un pur récit, ces ouvrages ne sont jamais construits, aménagés et ramassés autour d’une idée centrale qui les commande et les soutienne. Ils commencent, finissent, et recommencent. On l’a dit du Siècle ; on ne l’a pas dit assez de l’Essai, si admirable par endroits. L’Essai est souvent indéfinissable. Est-ce de la philosophie de l’histoire ? Est-ce de l’histoire anecdotique ? C’est de la philosophie de l’histoire intermittente, et de l’histoire sautillante et saccadée. C’est une étude sur « l’esprit et les mœurs » qui s’oublie elle-même à chaque instant, et laisse la place à l’histoire proprement dite, incomplète du reste, ou au désordre tumultueux des petits faits amusants et des anecdotes satiriques. A tout prendre, c’est un joli chaos. Le livre fermé, cherchez à en retrouver ou rétablir la ligne générale et le dessin.

C’est le défaut suprême de Voltaire, comme aussi de tout son siècle. Jusqu’à Rousseau et Buffon, ce qu’on voit qui a été perdu dans les choses de lettres, c’est le sentiment du rythme. Les ouvrages ne sont plus harmonieux. L’Esprit des Lois ne l’est pas. Les ouvrages de Diderot ne le sont jamais. Les romans du xviiie siècle sont invertébrés. Les livres de ces hommes sont sans rythme, leur art est sans loi secrète, leurs œuvres ne sont pas des concerts, parce que leurs pensées sont toujours un peu des aventures. Ils n’ont pas de juste ordonnance dans leurs écrits, parce que, si intelligents qu’ils soient, ils sont toujours un peu déséquilibrés.

La curiosité est une muse, la coquetterie en est une autre. On devrait les grouper toutes deux autour du médaillon de Voltaire. Voltaire est un éternel désir de plaire parce qu’il est un insatiable besoin de jouir ; et au souci de plaire il a donné tout ce qu’il ne donnait pas à la curiosité, et la coquetterie a fait la moitié de son talent, a fait même son talent le plus original, le plus pur et le plus sincère. Ici les choses sont à l’inverse de ce que nous avons vu jusqu’ici : son égoïsme, la tyrannie que le moi exerce sur lui ne limite plus son talent ; elle le sert. Car si le détachement est une condition du grand art, la forte attache à soi-même est une condition du petit ; ou plutôt les hommes ont eu l’instinct et ont pris l’habitude d’appeler grand art celui qui suppose et qui exige le détachement, et art inférieur, ou genres secondaires, ceux qui permettent à l’auteur de ne pas cesser de songer à soi. C’est dans ces genres que Voltaire a eu tout son jeu et tout son succès. Il a été excellent et charmant en tout ouvrage où il faisait les honneurs de sa propre personne, divinement accommodée. Le conte en prose, la nouvelle en vers, le billet en vers, la lettre en prose, ou en prose et vers, sont vraiment son domaine, son domaine au sens précis du mot, sa maison parée et brillante, où il vous reçoit avec mille grâces. — Qu’est-ce qu’un conte pour Voltaire ? Une causerie où le principal personnage est l’auteur, une anecdote bien dite par le maître de maison accoudé à sa cheminée, et où ce qui intéresse ce n’est ni le héros ni l’aventure, mais les réflexions, les digressions, les intentions et les malices. On sait que Voltaire n’aime pas les romans anglais, ni en général les romans. Cela est bien naturel. Un vrai romancier est un être assez singulier qui rencontre un homme dans la rue, s’intéresse à sa façon de marcher et le suit toute sa vie, pour raconter aux autres ce qu’était cet homme et quelle était sa manière de penser et de sentir. Voltaire n’a point un tel goût d’observateur. Ce qu’il aime c’est le conte ou la nouvelle servant d’un cadre agréable à une pensée satirique ou malicieuse de M. de Voltaire.

Ainsi ne lui ferai-je point ce reproche que les personnages de ses petites histoires n’existent pas plus, existent moins encore, que ceux de ses tragédies ou comédies. Il le sait bien, et qu’il n’a pas fait de vrais romans, ni créé de caractères, non pas même mitoyens, comme celui d’un Gil Blas. Un roman de Voltaire est une idée de Voltaire se promenant à travers des aventures divertissantes destinées à lui servir et d’illustrations et de preuves. C’est un article du Dictionnaire philosophique conté, au lieu d’être déduit, par Voltaire. — Et c’est pour cela qu’il est exquis ; c’est Voltaire lui-même, mais moins âpre et moins irascible, au moins dans la forme, qui s’arrange et s’attife, et se compose une physionomie et un sourire, et glisse ses épigrammes, au lieu d’asséner ses violences, avec un joli geste, adroitement, nonchalant, de la main. Quand on ferme un de ces petits livres, on n’a vécu ni avec Zadig, ni avec Candide, mais avec Voltaire, dans une demi-intimité très piquante, qui a quelque chose d’accueillant, de gracieux et d’inquiétant.

Ses billets et ses lettres sont de même. Voyez comme c’est bien la coquetterie qui est la région moyenne où Voltaire se trouve le plus à l’aise. Dans l’attaque il est grossier, et ses épigrammes sont bien loin de valoir ses madrigaux. Rien ne dégoûte plus que ses factums de poissarde contre les Desfontaines, les Fréron, les Nonotte, les Pompignan même et les Maupertuis. On a beaucoup trop dit que la haine l’a bien servi ; et je plains un peu ceux qui prennent dans celle partie des papiers de Voltaire l’idée qu’ils se font de l’esprit. — Et d’autre part l’amour, l’amitié l’inspirent assez mal. Il y est froid, bref, ou hyperbolique. Il n’a pas le ton. — Et encore la louange décidée, déchaînée et à corps perdu lui sied très peu. Frédéric et Catherine ne peuvent s’empêcher de lui dire : « Laissez-nous donc tranquilles avec vos éternels Salomon et Sémiramis. » — Mais ses simples « amabilités » sont ravissantes. Quand il a à faire sa cour à une grande dame, à un grand seigneur, ou à Dalembert ; quand il a à obtenir quelque chose, ou à rappeler quelqu’un au souvenir de lui, ou à se faire pardonner, ou à se faire aimer un peu et un peu craindre, ou à ménager et circonvenir une jeune gloire qui perce, il a des ressources infinies de séduction, de finesse, de délicatesse même, de bonne humeur, de malice qui se montre juste assez pour qu’on voie qu’elle se cache. C’est là qu’il a mis tout son esprit, qui fut le plus prompt, le plus éclatant, le plus souple aussi et le plus sûr de lui qui fût jamais. C’est un délice que la première lettre à Rousseau (avant toute brouille) sur le discours des Lettres et des arts. Jamais on n’a contredit avec tant de bonne grâce, loué avec plus de malignité badine, et salué avec plus de correction à la fois digne, sympathique et impertinente. On sent là, qui se dissimule, rentre au moment qu’elle sort, et ne laisse luire qu’un éclair, une épée souple, étincelante et effilée, à poignée de nacre. — Sa lettre à l’abbé Trublet entrant à l’Académie est une petite merveille de gentillesse narquoise, d’espièglerie élégante et fine, qui n’oublie rien, pardonne tout et force, quoi qu’on en ait, à pardonner et oublier. On croit voir des mains de fée légères, adroites et fortes, roulant un enfant dans un réseau de soies chatoyantes et solides, en le caressant.

Ce sont là ses prestiges et ses merveilles. Il a enchanté bien des hommes qui ne l’estimaient guère. Il a été miraculeux dans l’usage des dons secondaires de l’esprit. Une suprême adresse lui a manqué, qui eût été de se restreindre à ces genres qui ne demandent que le talent adroit et spirituel. Les Discours sur l’homme ; un Dictionnaire philosophique moins prétentieux, et ne touchant point aux grandes questions ; les Contes et nouvelles ; de petits vers inimitables ; cinq ou six bons livres d’histoire sans prétendue philosophie de l’histoire ; un peu de science intelligemment vulgarisée ; des conseils de bon sens à des contemporains sur l’équité, l’humanité et la tolérance : il aurait pu se borner à cela, et il eût été ce qu’il est, le plus grand des Fontenelle, sans prêter à la critique, parfois au ridicule, parfois à un peu de mépris. — Il s’est un peu trompé sur lui-même. Il faut bien, sans doute, que l’intelligence elle-même nous soit un instrument d’erreur parmi tous les autres ; elle nous trompe en se trompant sur elle : parce qu’elle comprend tout, elle se croit créatrice en toutes choses. Il n’y a guère de critique qui n’ait un moment, si court qu’on voudra, où il se croit capable de faire, et mieux, les œuvres dont il voit si net les qualités et les défauts. Il n’y a guère d’explicateur de la pensée des autres, qui ne s’estime lui-même, l’espace d’un instant, un très grand penseur. C’est l’erreur, précisément, de Voltaire, je dis la plus noble, la plus généreuse, et fort honorable, de ses erreurs, celle ou ses passions n’ont point eu de part.

VII.
Conclusion §

Voltaire a eu la plus grande fortune littéraire, avant et après sa mort, qu’on ait jamais vue. De son temps il a été pris pour le plus grand poète de toute l’Europe, ce qui, chose étonnante, très heureuse pour lui, était vrai. Sans être tenu, ce me semble, pour le plus grand philosophe, il a été trouvé très profond et très hardi par la plupart. Il a été assez habile pour être même populaire, un peu grâce à ses méfaits, un peu grâce à ses bienfaits. Il est mort chargé de gloire, ce qui laisse dans l’indécision, puisqu’il l’a assez méritée pour qu’on sache gré au dieux de la lui avoir donnée, et assez surprise pour qu’on les en accuse. Il a eu un rare bonheur, qui est que le rêve qu’il a conçu pour l’humanité a été réalisé pour lui. Il a rêvé pour les hommes une félicité toute matérielle, longue vie, bonne santé, aisance, lectures amusantes, bon théâtre et gouvernements tyranniques et fastueux. Il a joui à peu près de tout cela ; et s’en est allé à propos pour lui, comme il était venu. — Il a eu plus qu’il ne souhaitait à ses semblables : il a été heureux après sa mort. Une révolution faite en opposition absolue avec celles de ses idées qui lui étaient les plus chères n’a pas nui à sa gloire, et, je ne sais trop pourquoi, l’a augmentée. Il s’est trouvé que de toute cette révolution, démocratique, antilittéraire, antiartistique et antifinancière, qu’ils ont plus subie que faite, ce que les Français, en définitive, ont le plus aimé, c’est qu’elle était irréligieuse, et Voltaire était irréligieux, et il est sorti triomphant d’une révolution qu’il eût détestée. — Une révolution littéraire faite, non plus seulement en dehors de lui, mais contre lui, l’a servi encore. Les Romantiques, en leur ardeur inconsidérée et un peu ignorante, ont attaqué la littérature classique française, et Voltaire, qui en était l’héritier un peu indigne, s’en est trouvé le représentant le plus soutenu, le plus rappelé, le plus acclamé, parce qu’il en était le plus récent ; et les excès du Romantisme se sont, pendant longtemps, tournés au profit de Voltaire, plus que de Racine. Et ainsi Voltaire a traversé toute la période de la Restauration et du gouvernement de Juillet, et même du second Empire, comme au milieu d’une conspiration en sa faveur. Certaines petites causes ne sont pas sans une grande importance en cette affaire. Voltaire n’avait qu’à moitié raison quand il disait spirituellement, songeant à tout son « fatras » :

.… on ne va pas sur Pégase monté
Avec si gros bagage à la postérité.

Toutes les masses sont imposantes, et combien de critiques, en un pays où l’on se dispense souvent de lire par admirer, se sont écriés, quelques volumes lus : « Et il y en a encore cinquante ! Il y en a toujours encore cinquante ! Que d’idées remuées ! Que de savoir ! Que de recherches ! Que de questions soulevées, et résolues ! » — Il en faut rabattre. Quand on a lu vraiment tout Voltaire, on sait qu’il y a relativement peu d’idées et peu de questions dans cette encyclopédie. Il y en a plus dans Diderot et beaucoup dans Sainte-Beuve. Voltaire est l’homme qui s’est le plus répété. Il n’est guère de livre de philosophie, de critique religieuse, d’histoire religieuse surtout, de critique littéraire même, qu’il n’ait fait dix fois, sous différents titres, — et on les retrouve ensuite dans sa Correspondance. Il a même certaines plaisanteries qui lui sont chères, qu’on retrouverait chacune une centaine de fois dans ses œuvres en faisant un bon index. C’était simplement un homme très instruit, se tenant au courant, bien renseigné, qui réfléchissait très vite, qui a vécu longtemps, et qui écrivait deux pages par jour, ce qui est très considérable, non pas stupéfiant. Mais toute cette bibliothèque en impose.

Bien des critiques, aussi, sans s’en rendre compte, lui ont su gré d’avoir été un si grand personnage. Il est rare qu’un homme de lettres devienne riche, grand propriétaire, grand châtelain et un peu prince. Qu’un sans plus, où à bien peu près, soit devenu tout cela, cela ne laisse pas de flatter l’esprit de corps, et dans ce beau mot de « royauté intellectuelle de Voltaire » il n’est pas impossible que le souvenir de ses trois ou quatre châteaux et de ses quatre ou cinq millions soit entré pour quelque chose.

Voilà de petites explications d’une immense gloire. Il y en a de plus grandes. Il est beaucoup plus rare qu’on ne croit que les grands hommes de lettres soient l’expression du pays dont ils sont, et représentent brillamment l’esprit de leur nation. Ni Corneille, ni Bossuet, ni Pascal, ni Racine, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ne me donnent l’idée, même agrandie, embellie, épurée, du Français, tel que je le vois et le connais. Ce qu’ils représentent, c’est chacun un côté de l’esprit français, une des qualités intellectuelles de cette race, comme choisie, et portée par eux à son point d’excellence, ce qui fait précisément que, tant à cause du choix exclusif qu’à cause de la supériorité, ils ne nous ressemblent guère. Voltaire, lui, nous ressemble. L’esprit moyen de la France est en lui. Un homme plus spirituel qu’intelligent et beaucoup plus intelligent qu’artiste, c’est un Français. Un homme de grand bon sens pratique, de grande promptitude de repartie, de jeu de plume brillant et vif, et qui se contredit abominablement quand il se hausse aux grandes questions, c’est un Français. Un homme impatient des jougs légers et s’accommodant des plus lourds, c’est un Français. Un homme qui se croit poète, qui est conservateur de toute son âme, et qui en littérature et en art, est étroitement attaché à la tradition, pourvu qu’il ait le plaisir d’être irrespectueux, c’est un Français. — Voltaire est léger, décisif et batailleur : c’est un Français. Il est sincère, d’esprit du moins, et parmi tous ses défauts n’a ni celui de la pédanterie ni celui du charlatanisme : c’est un Français. Il est à peu près incapable de métaphysique et de poésie : c’est un Français. Il est gracieux et charmant en vers et en prose, et éloquent quelquefois : c’est un Français. Il est radicalement incapable de comprendre l’idée de liberté, et ne sait qu’être opprimé avec malice, ou oppresseur avec délices : c’est un Français. Il est despotiste dans l’âme et attend tout progrès de l’État, d’un sauveur intelligent : c’est un Français. Il n’est pas très brave ; et ceci n’est plus Français, mais les Français se sont tellement reconnus en lui par ailleurs qu’ils lui ont pardonné ce défaut, en faveur des autres.

Ils lui ont tout pardonné, et s’en détachent, maintenant encore, avec peine. « Que dis-je ? Tel qu’il est, le monde l’aime encore. » Ce qui avait fini par lui faire tort, c’étaient ses disciples. A force de ne pas lire Voltaire et de l’adorer, certains en étaient tellement devenus à ne retenir de lui que les plus aveugles de ses colères, et les plus étroites de ses rancunes, et les plus grossières de ses facéties, que le prince des hommes d’esprit était devenu le Dieu des imbéciles. Mais ces élèves compromettants disparaissent. La gloire de Voltaire a longtemps, même après sa mort, ressemblé à une popularité. Il sort, à présent, de la popularité pour entrer dans la gloire. Il n’est plus nommé que par les hommes instruits. Ceux-ci savent qu’il est très grand par sa curiosité ardente, insatiable et souvent heureuse, par la langue excellente de clarté, de vivacité et de joli tour qu’il a parlée, par sa grâce inimitable à conter sobrement et spirituellement. Ils savent qu’il n’a pas créé un grand mouvement d’idées, qu’il n’a pas non plus une bien grande influence sur l’histoire des lettres, n’ayant guère inspiré que la tragédie de Victor Hugo, moins le style, et la conception historique de Victor Hugo, laquelle passe pour un peu étroite. Mais ils savent qu’on lira toujours un Voltaire en dix volumes qui est une merveille de bonne humeur française, de fine satire française et d’esprit français ; et que, chose abominable, mais vraie, parmi ceux mêmes qui ne l’aiment pas, il en est bien peu qui ne fissent le pacte de donner les qualités, même supérieures, de leur caractère, pour les qualités même secondaires, de son esprit.

Diderot §

I.
L’homme §

Il arrive quelquefois que la littérature est l’expression de la société. Celle de Diderot est l’expression qui me semble la plus exacte de la petite société du xviiie siècle. Ce qu’on a dit de cette « tête allemande » de Diderot m’étonne fort. Que Rousseau l’est bien davantage ! Diderot est éminemment Français, et Français du centre, Français de Champagne ou de Bourgogne, Français de la Seine ou de la Marne. Et il est Français de classe moyenne, excellemment. Montesquieu est le parlementaire, Rousseau le plébéien, Voltaire le grand bourgeois, riche, somptueux et orgueilleux. Diderot est le petit bourgeois, le fils d’artisan aisé, qui a fait ses études en province, qui s’est marié pauvrement, se pousse dans le monde par le travail, vit toute sa vie à un cinquième étage, toujours demi-ouvrier demi-monsieur, entre une grande dame, impératrice parfois, qui le rend fou de joie en le traitant bien, et sa femme, petite ouvrière, qui l’ennuie, et qu’il soigne très, affectueusement, cependant, quand elle est malade. Et il a tous les caractères communs de cette classe intermédiaire. Il est vigoureux, sanguin et un peu vulgaire. Il mange et boit largement, « se crève de mangeaille », comme lui dit une contemporaine, vide goulûment des bouteilles de champagne, a des indigestions terribles, et, trait à noter, raconte ces choses avec complaisance.

Et il est laborieux comme un paysan, fournit sans interruption pendant trente ans un travail à rendre idiot, a comme une fureur de labeur, ne trouve jamais que sa tâche soit assez lourde, écrit pour lui, pour ses amis, pour ses adversaires, pour les indifférents, pour n’importe qui, bûcheron fier de sa force qui, l’arbre pliant, donne par jactance trois coups de cognée de trop. Et il a une vulgarité ineffaçable, qu’il ne songe jamais même à dissimuler. Il est bavard jusqu’à l’extrême ridicule, indiscret jusqu’à la manie, parlant de lui sans cesse, se mettant en avant, se faisant centre constamment, intervenant dans les affaires des autres, arrangeant et examinant les querelles avec candeur, conseiller implacable et même sottement impérieux. Il ne faut pas que Rousseau vive à la campagne : « Il n’y a que le méchant qui vive seul ». Il ne faut pas que Rousseau fasse vivre sa belle-mère dans une maison humide : « Ah ! Rousseau ! une femme de quatre-vingts ans ! » Il ne faut pas que Rousseau prive les mendiants de Paris des vingt sous par jour qu’il leur donnait. Il faut que Rousseau accompagne Mme d’Épinay à Genève, sinon il est un ingrat, et peut-être pis. Qu’il l’accompagne à pied s’il ne peut supporter la chaise ! Il faut que Falconnet soit de l’avis de Diderot sur Pline, l’Ancien, sur Polignotte et sur M. de la Rivière ; sinon les grands mots arrivent, les gros mots aussi. Il a l’amitié bien encombrante et bien contraignante. C’est celle de nos hommes du peuple. Leurs bons sentiments manquent de délicatesse. Indélicat, Diderot l’est à souhait. Le tact lui fait absolument défaut. Certaine espièglerie de jeunesse avec un moine à qui il extorque de l’argent sous promesse d’entrer dans son ordre pourrait être qualifiée sévèrement. Il se plaît à la campagne, en ce Grand-Val qu’il aime tant, à des farces et drôleries de charretiers ivres ; c’est dans cette mauvaise société qu’il s’épanouit de tout son cœur ; il lâche devant des enfants des énormités de propos « qui font piétiner la mère de famille », et il les répète dans sa correspondance ; il donne à sa fille des leçons de morale, à bonne fin, mais d’une crudité extraordinaire, et, un peu inquiet, demande ensuite à tous ses amis s’il n’a pas été un peu loin.

Avec cela, excellent homme, serviable, charitable, généreux, probe et large en affaires, homme de famille malgré ses maîtresses, aimant son père, sa mère, sa sœur, sa fille, sa femme même, je ne puis pas dire de tout son cœur, mais d’une forte et chaude affection, parlant, en particulier, de son père, en des termes qui font qu’on adore, un bon moment, son père et lui. — Moralité faible, délicatesse nulle, penchants grossiers, vulgarité, bon premier mouvement du cœur, bons instincts, plutôt que vraies qualités domestiques, acharnement dans le travail, honnêteté, rectitude et sincérité, mais lourdeur de main dans les relations sociales, voilà bien notre petit bourgeois français, quand, du reste, il est d’un tempérament robuste et énergique ; le voilà avec ses qualités et ses défauts ; et voilà Denis Diderot.

Nos indulgences pour lui viennent de là. Il est un de nous, très nettement. Nous le reconnaissons. Nous avons tous un cousin qui lui ressemble. Nous ne songeons guère à le respecter ; mais cela nous aide à l’aimer, à le goûter familièrement. Il nous semble toujours que, comme il faisait à Catherine II, il nous frappe amicalement sur le genou. C’est un bon compère.

Et comme il a bien, je ne dis pas arrangé, et pour cause, mais fait sa vie, en partie double, avec ses défauts et ses qualités ! D’une part il fait l’Encyclopédie. C’est son bureau. C’est là qu’il est « bon employé ». Ponctuel, attentif, dévoué absolument au devoir professionnel, travailleur admirable, écrivain lucide, sachant, du reste, faire travailler les autres, et excellent « chef de division » ; il est l’honneur et le modèle de la corporation. Décent, aussi, et très correct en ce lieu-là. Point d’imagination, et point de libertés, du moins point d’audaces. Au bureau il faut de la tenue. L’histoire de la philosophie qu’il y a écrite, article par article, est fort convenable, nullement alarmante, très orthodoxe. Ce pauvre Naigeon en est effaré et s’essouffle à nous prévenir que ce n’est point sa vraie pensée que Diderot écrit là. Il s’y montre même plein de respect pour la religion du gouvernement. Un bon employé sait entendre avec dignité la messe officielle.

D’autre part, il fait ses ouvrages personnels, et il s’y détend. Ce sont ses débauches d’esprit. Ce sont ses ivresses. Ils semblent tous écrits en sortant d’une très bonne table. Ce sont propos de bourgeois français qui ont bien dîné. C’est pour cela qu’il y a tant de métaphysique. Ils sont une dizaine, tous de classe moyenne et de « forte race ». L’un est philosophe, l’autre naturaliste, l’autre amateur de tableaux, l’autre amateur de théâtre, l’autre s’attendrit au souvenir de sa famille, l’autre aspire aux fraîcheurs des brises dans les bois, l’autre est ordurier, tous sont libertins, aucun n’a d’esprit, aucun, en ce moment, n’a de méthode ni de clarté ; tous ont une verve magnifique et une abondance puissante ; et on a rédigé leurs conversations, et ce sont les œuvres de Diderot.

II.
Sa philosophie §

Les idées générales de Diderot, infiniment incertaines et contradictoires, car Diderot n’est pas assez réfléchi pour être systématique, sont cependant ce qu’il y a en lui de plus considérable et digne d’attention. Ce sont des intuitions, mais quelquefois, assez souvent, les intuitions d’un homme supérieur. Vous savez, du reste, qu’avec toute sa fougue, il est informe. Il est très savant, plus que Voltaire, qui l’est beaucoup, infiniment plus que Rousseau, plus peut-être, plus diversement au moins, que Buffon. Il sait toute l’histoire de la philosophie, d’après Brucker, sans doute, mais par lui-même aussi, il me semble ; et il la sait bien. On peut le considérer comme l’initiateur de cette science chez les Français, qui avant lui, j’excepte Bayle, ne s’en doutaient pas. Ses articles de l’Encyclopédie sur Aristote, Platon, Pythagore, Leibniz, Spinoza, le Manichéisme, sont tout à fait remarquables, et à lire encore de près. Il est tout plein de Bayle, cette bible du xviiie siècle, et connaît les sources de Bayle. Cela est beaucoup ; ce n’est rien pour lui. Il sait la physique, la chimie de son temps, la physiologie, l’anatomie, l’histoire naturelle, très bien. Il a compris que les idées générales des hommes se font avec tout ce qu’ils savent, et qu’une philosophie est une synthèse de tout le savoir humain. En cette affaire, comme en presque toutes, Voltaire suit la même voie, mais est en retard. Il en est aux mathématiques, presque exclusivement, ne s’inquiète pas assez, encore qu’il s’inquiète de tout, des sciences d’observation, et nie, légèrement, les aperçus nouveaux, trop inattendus, où elles commencent à mener. Diderot est au courant de toutes choses. Il n’y a oreille plus ouverte, ni œil plus curieux. Dans tous les sens il pousse avec ardeur des reconnaissances hardies et impétueuses.

Ses premiers ouvrages, Essai sur le mérite et la vertu, Pensées philosophiques, sont d’un écolier qui a, de temps en temps seulement, d’heureuses trouvailles. Mais déjà la Lettre sur les aveugles et la Lettre sur les sourds-muets contiennent une philosophie, qui sera celle où Diderot se tiendra plus ou moins toute sa vie. L’essai sur le mérite et la vertu était religieux et « déiste » ; les Pensées philosophiques étaient irréligieuses et « théistes », et peuvent être considérées comme une esquisse de « morale indépendante » ; les Lettres sur les aveugles et sur les muets sont un programme de philosophie athéistique et matérialiste. Pour la première fois Diderot y hasarde à nouveau, avec beaucoup de verve et même d’ampleur, cette ancienne hypothèse que la matière, douée d’une force éternelle, a pu se débrouiller d’elle-même, en une série de tentatives et d’essais successifs, les êtres informes périssant, quelques autres, parce qu’ils se trouvaient bien organisés, devenant plus féconds, les « espèces » s’établissant ainsi, devenant durables, et le monde tel qu’il est se faisant peu à peu à travers les âges. Épicure, Lucrèce, Gassendi et toute la petite école matérialiste du xviie siècle, obscure et timide en son temps, reparaissait, et allait user des ressources nouvelles que des recherches scientifiques plus étendues lui fournissaient.

En effet, les études de Charles Bonnet, de Robinet et de Maillet paraissaient coup sur coup, de 1748 à 176871, et toutes sous l’influence de la grande loi de continuité de Leibniz, voyant entre tous les êtres une chaîne ininterrompue, tendaient obscurément à la doctrine du transformisme ; supposaient plus ou moins formellement que les espèces, puisque les limites qui les séparent sont flottantes et comme indistinctes, pourraient bien, elles-mêmes, n’avoir rien de fixe, s’être transformées les unes dans les autres et être douées d’une force de transformation et d’accommodement aux circonstances qui n’aurait pas encore à présent donné ses derniers résultats. Ces hypothèses, qui du reste, encore aujourd’hui, ne sont que des hypothèses, mais considérables, fécondes, et de nature à aider autant qu’exciter le savant dans ses recherches, faisaient rire Voltaire. Elles faisaient réfléchir Diderot, ébranlaient fortement son imagination ; et dans l’Interprétation de la Nature (1754), non seulement bien avant Charles Darwin, mais bien avant Bonnet et Robinet, prenaient en son esprit énergique et audacieux une forme si arrêtée et précise qu’il traçait déjà tout le programme, en quelque sorte, de la doctrine évolutionniste : « De même que dans les règnes animal et végétal un individu commence pour ainsi dire, s’accroît, dure, dépérit et passe, n’en serait-il pas de même des espèces entières ?… Ne pourrait-on soupçonner que l’animalité avait de toute éternité ses éléments particuliers épars et confondus dans la matière ; qu’il est arrivé à ces éléments de se réunir, parce qu’il était possible que cela fût ; que l’embryon formé de ces éléments a passé par une infinité d’organisations et de développements ; qu’il s’est écoulé des millions d’années entre chacun de ces développements, qu’il a peut-être d’autres développements à prendre et d’autres accroissements à subir qui nous sont inconnus… ? »

Et plus tard, dans le Rêve de d’Alembert, il mettait en vive lumière, par une image ingénieuse et frappante, cette supposition de Charles Bonnet, devenue aujourd’hui une doctrine, que l’être vivant n’est qu’une collection, une tribu, une cité d’êtres vivants. Voyez cet arbre, avait dit Bonnet. C’est une forêt. « Il est composé d’autant d’arbres et d’arbrisseaux qu’il a de branches et de ramilles… » Voyez cet essaim d’abeilles, dit Diderot, cette grappe d’abeilles suspendue à cette branche. Un corps d’animal, notre corps, est cette grappe. Il est composé d’une multitude de petits animaux accrochés les uns aux autres et vivant pour un temps ensemble. Un animal est on tourbillon d’animaux entraînés pour un temps dans une existence commune qui se sépareront plus tard, se disperseront, iront s’agréger l’un à un autre tourbillon, l’autre à un autre encore. Les cellules vivantes passent ainsi indéfiniment d’une cité que nous appelons animal ou plante en une autre cité que nous appelons plante ou animal ; et cette circulation éternelle, c’est l’univers.

Enfin, dans le Rêve de d’Alembert encore, il donnait, avant le transformisme constitué, la formule définitive du transformisme : « Les organes produisent les besoins, et, réciproquement, les besoins produisent les organes. » Ceci, quarante ans avant Lamarck, et soixante ans avant Charles Darwin, est presque aussi étourdissant que le mot de Pascal sur l’hérédité72. Il arrive souvent que les hommes d’imagination devancent ainsi les sciences qui naissent, ou même encore à naître. Leur synthèse rapide passe par-dessus les observations qui commencent et les preuves encore à venir, et leur génie d’expression trouve le mot auquel la lente accumulation des notions de détail ramènera.

Chez Diderot c’était là plus qu’une imagination d’un moment. La matière vivante, éternelle et éternellement douée de force, et, sans plan préconçu, sans but, sans « cause finale », sans intelligence ordonnatrice, évoluant indéfiniment, soulevé d’une sorte de perpétuel bouillonnement, créant des êtres, puis d’autres êtres, des espèces, puis d’autres espèces ; versant l’élément nutritif dans l’animal, et en faisant de la sensation et des passions ; dans l’homme, et en faisant de la sensation, de la passion et de la pensée ; rejetant l’animal et l’homme dans l’éternel creuset, et, de ces fibres qui pensèrent, faisant des végétaux, qui deviendront plus tard, sous forme d’animal ou d’homme, des choses sentantes et pensantes à leur tour : c’est le système qui séduit son esprit et la vision où son imagination se complaît. — Il est matérialiste comme un Lucrèce, en poète, et autant par exaltation que par raisonnement. La « nature » l’enivre et le transporte hors de lui-même. Il en reçoit « l’enthousiasme » comme d’autres croient le recevoir du ciel. Relisez cette page si curieuse, belle du reste, qui est égarée, comme presque toutes les belles pages de Diderot, dans un endroit où elle n’a que faire73:

Il m’entendit et me répondît d’une voix altérée :

« Il est vrai. C’est ici qu’on voit la nature. Voici le séjour sacré de l’enthousiasme. Un homme a-t-il reçu du génie ? Il quitte la ville et ses habitants. Il aime, selon l’attrait de son cœur, à mêler ses pleurs au cristal d’une fontaine ; à porter des fleurs sur un tombeau ; à fouler d’un pied léger l’herbe tendre de la prairie ; à traverser à pas lents des campagnes fertiles ; à contempler les travaux des hommes, à fuir au fond des forêts. Il aime leur horreur sacrée… Qui est-ce qui s’écoute dans le silence de la solitude ? C’est lui… C’est là qu’il est saisi de cet esprit, tantôt tranquille et tantôt violent, qui soulève son âme et qui l’apaise à son gré.

« Oh ! nature ! tout ce qui est bien est renfermé dans ton sein. Tu es la source féconde de toutes les vérités !… L’enthousiasme naît d’un objet de la nature. Si l’esprit l’a vu sous des aspects frappants et divers, il en est occupé, agité, tourmenté. L’imagination s’échauffe, la passion s’émeut… l’enthousiasme s’annonce au poète par un frémissement qui part de sa poitrine et qui passe d’une manière délicieuse et rapide jusqu’aux extrémités de son corps. Bientôt c’est une chaleur forte et permanente qui l’embrase, qui le fait haleter, qui le consume, qui le tue, mais qui donne l’âme, la vie à tout ce qu’il touche. Si cette chaleur s’accroissait encore, les spectres se multiplieraient devant lui. Sa passion s’élèverait presque au degré de la fureur. »

Voilà l’extase, voilà le grain de folie, voilà le mysticisme, car l’homme est toujours mystique par quelque endroit, de Diderot. L’adoration de la nature a été son genre de piété. Il trouve la nature auguste, douce, bonne, et bonne conseillère. « Tout est bon dans la nature. » Ce n’est pas elle qui pervertit l’homme ; c’est l’homme qui se pervertit malgré elle ; « ce sont les misérables conventions et non la nature qu’il faut accuser74. Écoutez-la : elle ne vous donnera que de bonnes et salutaires instructions. Elle vous dira : « Ô vous qui, d’après l’impulsion que je vous donne, tendez vers le bonheur à chaque instant de votre durée, ne résistez pas à ma loi souveraine. Travaillez à votre félicité ; jouissez sans crainte ; soyez heureux. Vainement, ô superstitieux, cherches-tu ton bien-être au-delà des bornes de l’univers où ma main t’a placé… Ose t’affranchir du joug de cette religion, ma superbe rivale, qui méconnaît nos droits ; renonce à ces dieux usurpateurs de mon pouvoir, pour revenir sous mes lois. Reviens donc, enfant transfuge, reviens à la nature ! Elle te consolera, elle chassera de ton cœur ces craintes qui t’accablent, ces inquiétudes qui te déchirent, ces haines qui te séparent de l’homme que tu dois aimer. Rendu à la nature, à l’humanité, à toi-même, répands des fleurs sur la route de ta vie…. »

— C’est le retour à l’état sauvage que prêche là ce singulier philosophe ! — N’en doutez pas un instant ; et son dernier mot sur ce point est le Supplément au voyage de Bougainville, qu’il m’est difficile d’analyser ici, mais que je prie qu’on croie que je ne calomnie pas en l’appelant une priapée sentimentale. Plus de religion, cela va sans dire ; mais aussi plus de morale, et plus de pudeur ! La nature (ceci est parfaitement vrai) ne connaît ni l’une, ni l’autre, ni la troisième. Toutes ces choses sont des « inventions » humaines, imaginées par-des tyrans pour nous gêner et nous rendre misérables. « Il existait un homme naturel : on a introduit au dedans de cet homme un homme artificiel, et il s’est élevé dans la caverne une guerre civile qui dure toute la vie. Tantôt l’homme naturel est le plus fort ; tantôt il est terrassé par l’homme moral et artificiel… Cependant il est des circonstances extrêmes qui ramènent l’homme à sa première simplicité : dans la misère l’homme est sans remords, dans la maladie la femme est sans pudeur75.. » — Et à la bonne heure !

Que faire donc : « Faut-il civiliser l’homme ou l’abandonner à son instinct ? » Pressé de « répondre net », Diderot ne se fera pas prier : « Si vous vous proposez d’en être le tyran, civilisez-le, empoisonnez-le de votre mieux d’une morale contraire à la nature, éternisez la guerre dans la caverne », c’est ce qu’ont fait tous les tyrans parés du beau titre de civilisateurs : « J’en appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses : examinez-les profondément ; et je me trompe fort, ou vous verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. » — Voulez-vous, au contraire, « l’homme heureux et libre ? Ne vous mêlez pas de ses affaires… Méfiez-vous de celui qui veut mettre l’ordre  »76.

On voit assez que Diderot a été l’ami et le premier inspirateur de Rousseau. Le retour à l’état de nature leur a été longtemps une chimère et une impatience communes. Tous les deux ont cru fermement qu’état social, état religieux, état moral étaient des inventions humaines, des supercheries ingénieuses et malignes imaginées un jour, et non par tous les hommes pour vivre et durer, mais par quelques hommes pour opprimer les autres, ce qui, comme on sait, est si agréable ! Tous deux ont eu cette idée ; seulement, gênés tous les deux par l’état social, chacun en a repoussé plus spécialement et avec plus de force ce qui l’y gênait davantage : Rousseau insociable, la sociabilité ; Diderot intempérant, la morale. — Et, du reste, Rousseau, réfléchi et concentré, a reculé devant le scandale d’une attaque directe à la morale commune ; Diderot, débraillé, scandaleux avec délices, et fanfaron de cynisme, a poussé droit de ce côté-là, avec insolence et bravade.

Et quoi qu’il en soit, c’était bien là le dernier terme de « l’évolution » des idées ou des tendances dissolvantes du xviiie siècle. Entendez bien que toute doctrine philosophique est le résultat, d’une part, de l’état d’esprit d’une génération, d’autre part, de son état de passions ; résume plus ou moins bien d’un côté ce qu’elle sait, de l’autre ce qu’elle désire. Le xviiie siècle français a été une lassitude et une impatience de toutes les règles, de tout le joug social, jugé trop lourd, trop étroit et trop inflexible. Richelieu, Louis XIV, Louvois, Bossuet, Villars et la morale janséniste, tout cela se tient parfaitement dans l’esprit des hommes de 1750, et c’est à leurs yeux autant de formes diverses d’une tyrannie lentement élaborée et machinée par les ennemis de l’humanité. C’est « l’invention sociale » avec ses éléments divers, législation dure, répression implacable, religion austère, morale, luttant contre la nature. C’est toute cette invention sociale qu’il faut, les modérés disent adoucir, les fougueux disent supprimer. On commence par lui contester ses titres. On la représente proprement comme une invention, comme quelque chose qui pourrait ne pas être, qui a commencé, qui peut finir, et qui ne doit pas se dire légitime, parce qu’elle n’est pas nécessaire. Et de cette invention on ruine, les unes après les autres, toutes les parties essentielles. On s’attache à montrer, pour ce qui est de la législation, qu’elle n’est pas raisonnable, pour ce qui est de l’autorité, qu’elle est despotique, pour ce qui est de la religion, qu’elle n’est pas divine. — Et il reste la morale, à laquelle on n’ose point toucher d’abord. Cependant Vauvenargues réclame déjà en faveur de la nature, qu’il lui semble qu’on réprime trop, et des « passions », dont il lui paraît que certaines sont belles et « nobles ». Et Rousseau hésite, cherchant d’abord à mettre le « sentiment » à la place de la morale « artificielle », revenant plus tard à une sorte de morale rattachée à la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme, c’est-à-dire à une morale religieuse, qui n’exclut que le culte.

Et Diderot plus audacieux, non seulement, dans la destruction de l’invention sociale, va jusqu’à la ruine de la morale, mais surtout, et presque exclusivement, insiste sur ce point, et y porte tout son effort. Ce qu’il y a de plus « artificiel » pour lui dans toutes ces inventions méchantes et funestes, c’est la moralité. C’est elle (et en ceci il a raison) qui éloigne le plus l’homme de l’état de nature où vivent les animaux et les plantes. La nature est immorale. D’autres en concluent que l’homme doit mettre toute son énergie à s’en distinguer. Il en conclut qu’il doit la suivre, sans vouloir s’apercevoir que si la nature est immorale, ce qui peut séduire, elle est féroce aussi, et par suite, ce qui peut faire réfléchir. Mais le besoin d’affranchissement l’emporte dans son esprit, et le dernier fondement de la forteresse sociale, respecté encore, ou indirectement et mollement attaqué, c’est où il se porte avec colère et véhémence. Avec lui le cercle entier, maintenant, est parcouru, et la dernière extrémité où la réaction violente contre l’état social, trop gênant et pénible, pouvait atteindre, c’est lui qui y est allé.

N’en concluez pas que ce soit un coquin. C’est un homme qui s’amuse. Il n’attache pas lui-même grande importance à ces ouvrages épouvantables où il y a de l’ingénieux, de l’éloquent et du criminel. Il en parle comme d’impertinences, « d’extravagances » et de « bonnes folies ». Ce sont gaietés et propos de table. C’est à cela qu’il se délasse de l’Encyclopédie. Considérez toujours Diderot comme un homme qui s’enivre facilement. C’est son tempérament propre. Il se grisait de sa parole, et il parlait sans cesse ; il se grisait de ses lectures, de ses pensées et de son écriture ; il se grisait d’attendrissement, de sensibilité, de contemplation et d’éloquence, devant une pensée de Sénèque, une page de Richardson, la Marne, parce qu’elle venait de son pays, ou un tableau de Greuze ; et ensuite venait le verbiage intarissable, l’épanchement indiscret et indéfini, allant au hasard, plein de répétitions, encombré de digressions, coupé ça et là de pensées profondes, de mots éloquents, de grossièretés et de niaiseries. — Et ses ouvrages de philosophe et de moraliste sont propos d’homme très intelligent, très étourdi et très inconscient qui s’est grisé d’histoire naturelle.

Notez, de plus, que, comme le cœur n’était pas mauvais, et tant s’en faut, Diderot a je ne dis pas sa morale, la morale étant, sans doute, une règle des mœurs, mais sa source, à lui, de bonnes intentions et d’actions louables. Ses déclamations, exclamations et proclamations sur la vertu, ne sont pas des hypocrisies. La vertu pour lui c’est le mouvement « naturel » et facile d’un bon cœur, le penchant altruiste, la sympathie pour le semblable, qui chez lui, en effet, est très vive ; et il croit que l’homme n’a vraiment pas besoin d’autre chose.

A la vérité, il varie un peu sur ce point, comme sur tous. Je le vois dire quelque part : « C’est à la volonté générale que l’individu doit s’adresser pour savoir jusqu’où il doit être homme, citoyen, sujet, père, enfant, et quand il lui convient de vivre et de mourir. C’est à elle à fixer les limites de tous les devoirs », et cela, s’il s’y tenait, ce serait une règle, une loi du devoir, assez variable, vraiment, et dangereuse, cependant une loi. — Mais d’autre part, et plus fréquemment, il a cette idée, un peu confuse, mais dont on voit bien qu’il est souvent comme tenté, que c’est dans le fond de son cœur que l’individu, isolé, sans s’inquiéter de la pensée et de la volonté générale, et même s’y dérobant et luttant contre elles, trouve l’inspiration bonne et vertueuse. L’homme de bien crée le devoir, fait la loi morale. Il ne la reçoit point : elle coule de lui. Deux fois, dans l’Entretien d’un père avec ses enfants » et dans Est-il bon ? Est-il méchant ? il a, sinon conclu, du moins fortement penché en ce sens. Un homme en possession d’un testament qui dépossède des malheureux et qui gonfle inutilement l’avoir de gens riches, désintéressé du reste absolument dans l’affaire, peut-il brûler le testament ? Diderot ne cache point qu’il a le plus vif désir de répondre par l’affirmative. — Un homme, pour répandre les plus grands bienfaits sur des hommes qui du reste en ont le plus grand besoin, et en sont très dignes, peut-il mettre de côté tout scrupule dans l’emploi des moyens, mentir, tromper, ruser, inventer des fables, et des machines et des fourberies de Scapin ? Diderot semble tout près de le croire. Il a ce sentiment, confus je l’ai dit, et qui hésite, mais assez fort, que la morale commune est au-dessus et au-dessous des morales particulières, qu’elle est une moyenne ; que, partant, tel homme peut se sentir meilleur qu’elle, et du droit que lui fait cette conscience, agir d’après sa loi personnelle.

C’est à peu près cela que l’on peut, si l’on y tient, appeler la morale de Diderot. Je n’ai même pas besoin de dire que, quoique plus aimable, et nous réconciliant un peu avec lui, elle procède du même fond que son immoralité. C’est toujours l’homme naturel opposé à « l’homme artificiel et moral » ; c’est toujours la société, la communauté, le consensus qui est dépossédé du droit, abusivement et frauduleusement pris, de nous faire penser et agir, de diriger nos doctrines et nos volontés. Plus de loi que je n’ai point faite ! Plus de devoir que je ne sais quel ancêtre, peut-être, probablement, fourbe et fripon, a tracé pour moi. En thèse générale, point de morale aucunement. La morale est une invention d’anciens tyrans subtils ; c’est une des pièces de l’homme artificiel qu’on a introduit en nous. Si cependant vous voulez une règle, ou quelque chose qui s’en rapproche, fiez-vous à vous-même scrupuleusement interrogé ; quelque chose de bon parlera en vous, qui vous dirigera bien, même contre le gré de la loi civile.

Voilà bien comme le dernier terme de l’individualisme orgueilleux et intransigeant. Au fond, et certes sans qu’il s’en doute, ce que le xviiie siècle nie le plus énergiquement, c’est le progrès. Le progrès, s’il y a progrès, c’est sans doute le résultat de l’effort commun de l’humanité à travers les âges, c’est ce que les hommes, peu à peu, et les fils profitant des travaux et héritant de la pensée des pères, ont fini par établir et par accepter comme vérités au moins provisoires, lumières pour se guider, et forces pour se soutenir. Cet « homme artificiel », en admettant même qu’il soit artificiel, cet homme social, religieux et moral, ce n’est pas un enchanteur qui l’a imaginé un jour, ce sont les hommes, les générations successives qui l’ont fait peu à peu ; et si rien n’est plus naturel et ne semble plus légitime que le modifier à notre tour, c’est-à-dire continuer de le faire ; le repousser tout entier, le déclarer tout entier une erreur et un monstre, vouloir le supprimer purement et simplement, c’est une sorte de nihilisme sociologique ; c’est proclamer que les hommes, pensant ensemble pendant mille siècles, n’aboutissent qu’à une cruelle et méprisable absurdité, ce qui est possible, mais, s’il était vrai, devrait, non vous donner tant d’audace à penser à votre tour et tant de confiance en vos décisions individuelles, mais vous décourager à tout jamais de toute pensée et de toute recherche, et vous dissuader de recommencer, en la reprenant à son point de départ, une expérience qui a si malheureusement réussi. — A moins que vous ne soyez convaincu que vous seul, abstraction et destruction faite de tout ce que la pensée de vos prédécesseurs amendés les uns par les autres vous a appris, êtes capable d’une pensée saine et d’un regard juste ; et c’est bien là l’immense et puéril orgueil des radicaux du xviiie siècle.

Mais ce mot d’orgueil m’avertit que je m’écarte de Diderot et que je pense beaucoup plus à Jean-Jacques. Le bon Diderot n’est pas orgueilleux tant que cela. Il a eu des audaces plus radicales encore que Jean-Jacques ; mais ce sont les audaces de la légèreté, de l’étourderie, d’un tempérament sanguin et d’une pointe d’ivresse joyeuse. Hobbes disait que le méchant est un enfant robuste. L’enfant robuste est plutôt inconsidéré, fantasque, impertinent et scandaleux, avec de bons mouvements et d’étranges écarts. Et c’est Diderot ; c’est l’homme dont on a pu dire et qui a dit de lui-même : « Est-il bon ? Est-il méchant ? »

III.
Ses oeuvres littéraires §

On a tout dit sur l’imagination de Diderot, excepté qu’il n’en avait pas ; et, je m’en excuse, c’est à peu près ce que je vais dire. J’en ai le droit, parce que je ne résiste jamais à répéter un lieu commun quand je le crois juste.

Diderot n’a pour ainsi dire pas d’imagination littéraire. Il a, nous l’avons vu, une certaine imagination dans les idées, une certaine imagination philosophique. Le Rêve de d’Alembert est une sorte de poème matérialiste, non sans beauté, non sans beautés surtout. L’imagination littéraire est autre chose. Elle consiste à créer des âmes, ou à inventer des événements. Elle est faite d’une puissance singulière à sortir de soi, pour devenir une âme qui n’est pas notre âme, ou pour vivre des existences qui ne sont pas la nôtre. C’est une aptitude particulière et innée que rien ne remplace. L’observation y aide, mais ne la constitue pas ; la sympathie, le détachement facile y aide, mais ne la donne pas nécessairement. Or Diderot n’avait pas l’imagination proprement dite, et il n’avait pas l’observation pénétrante et patiente. Il avait le détachement et la sympathie ; mais cela ne suffisait point. Il n’a jamais ni tracé un caractère, tout un caractère, fait vivre un homme qui ne fût pas lui ; ni il n’a jamais raconté une existence, fait, ou, ce qui est plus beau, suggéré à l’esprit du lecteur toute une biographie. Il a tracé des silhouettes, et raconté des anecdotes. Cela merveilleusement, en admirable peintre de genre.

Qu’est-ce à dire ? Qu’il savait raconter, d’abord. Il le savait comme personne au monde, mieux que Le Sage, mieux que Voltaire, aussi vivement et fortement que Mérimée, avec plus de verve. Ensuite, qu’il savait voir, qu’il voyait avec une étonnante vigueur. Cet œil de Diderot, vous le connaissez, rond, à fleur de tête, interrogateur, tout en dehors, tout jeté en avant, curieux, avide et qui semble se précipiter sur les choses. C’est l’organe essentiel de Diderot. Il a surtout aimé à regarder, et à voir. Il regardait ; puis, dans son cabinet, ou dans le fiacre où il roulait la moitié de sa journée, il revoyait la figure, l’attitude, le geste, la scène ; puis, devant son papier, il revoyait encore, avec plus de netteté et dans un plus haut relief, en écrivant.

Aussi tout ce qu’il nous a raconté, ce sont des anecdotes vraies, des historiettes de son temps. Il les combine les unes avec les autres, les fait entrer dans un récit quelconque qui leur sert de reliure ; mais ce sont les petits mémoires de son siècle. Il n’a jamais créé, il a bien vu, bien retenu, bien reconstitué et bien raconté. Et dans chacune de ses histoires, après des préparations quelquefois longues, qui sont des hors-d’œuvre, qu’est-ce qui frappe, retient, s’imprime vivement dans nos mémoires ? La scène, le tableau, la vignette ; cette femme suppliante aux pieds de cet homme immobile dans son fauteuil77 ; cet homme qui part, tordant ses bras, les yeux en larmes, la tête tournée vers cette femme impérieuse et implacable78.. — Ces choses Diderot les a vues. Le dessin, les lignes, les oppositions, les ombres, les traits de physionomie, les détails curieux, tout cela s’est profondément gravé dans sa mémoire de peintre, et il nous le rend. C’est le plus clair de son talent, qui est très grand et très Original.

Mais quand il s’essaye à l’œuvre d’imagination pure, il écrit la Religieuse, où l’ennui le dispute au dégoût ; il écrit les parties d’invention de Jacques le Fataliste, à savoir l’histoire proprement dite de Jacques et de son maître, qui est de médiocre intérêt. Il n’a plus alors (mais dans Jacques le Fataliste il les a à un haut degré) que ces qualités de conteur, l’entrain, la verve, le rapide courant du style, la cascade sautillante et brillante du dialogue. Mais le fond est singulièrement faible, je ne dis pas seulement comme peinture de caractères, mais comme invention d’incidents et d’aventures. A la vérité, et c’est toujours à Jacques le Fataliste que je songe, il produit une illusion agréable, ce qui est encore du talent : il mêle, suspend, ramène, entrecroise et entrelace cinq ou six récits différents, chacun peu intéressant en lui-même, de manière à toujours faire croire que celui qu’il a laissé en train et qu’il doit reprendre est plus intéressant que celui qu’il fait ; et il y a là comme un chatouillement de curiosité, et, aussi, comme une sensation de fourmillement et de foisonnement copieux. On croit voir les récits sourdre, s’échapper, jaillir et courir en babillant, avec des fuites et de soudains retours, en se mêlant, se quittant et courant les uns après les autres. Il y a là un peu de diversité d’accent ; car Diderot était l’homme des digressions, des échappées, et des parenthèses plus longues que les phrases ; mais il y a un peu de procédé aussi et d’attitude ; et surtout il y a plus de verve de conteur que d’imagination de créateur, ou, pour parler simplement, de romancier.

Notez aussi que ce manque de composition dont nous voyions tout à l’heure qu’il réussit à peu près à faire une grâce, n’en révèle pas moins une singulière pauvreté de fond. Où la composition est absente, mais je dis absolument, tenez pour certain que c’est l’invention même qui manque. Si l’on ne compose point, c’est qu’on n’a point trouvé ou une forte idée à vous soutenir, ou un personnage vrai, profond et puissant, qui vous obsède. Gil Blas est composé, quoi qu’on puisse dire. Le personnage de Gil Blas lui fait un centre et lui donne son unité. Candide est composé. Il gravite autour d’une idée dont on sent toujours la présence, et qui de temps à autre, fréquemment, ramène à elle le regard, haut sur l’horizon. Ni Jacques ni la Religieuse ni les Bijoux ne sont composés, parce que Diderot, demi-artiste, demi-penseur, artiste par saillies, penseur par belles rencontres, n’est ni grand penseur, ni grand artiste, et ne sait rassembler son œuvre, souvent si brillante, ni autour d’un caractère vigoureux, complet et vraiment vivant, ni autour d’une idée importante et considérable.

Je ne vois qu’une œuvre vraiment forte, serrée, qui descende profondément dans la mémoire, parmi toutes les improvisations prestigieuses de Diderot : c’est le Neveu de Rameau. Là encore c’est l’œil qui a guidé la main. Le neveu de Rameau est un personnage réel que Diderot a vu et contemplé avec un immense plaisir de curiosité. Il l’a aimé du regard avec passion. Mais cette fois le personnage était si attachant, si curieux, et pour bien des raisons (pour celle-ci en particulier qu’il était comme l’exagération fabuleuse, l’excès inouï et la caricature énorme de Diderot lui-même) Diderot a tant aimé à le regarder, qu’il en a oublié d’être distrait, qu’il en a oublié les digressions, les bavardages, les a parte, les questions à l’interlocuteur imaginaire, et les réponses de celui-ci et les répliques à ces réponses ; qu’il a concentré toute son attention sur son héros ; qu’il a eu, non seulement son œil de peintre, comme toujours, mais, ce qu’il n’a jamais, la soumission absolue à l’objet, et que l’objet s’est enlevé sur la toile avec une vigueur incomparable. Qu’on se figure un personnage de La Bruyère tracé avec la largeur de touche et la plénitude de Saint-Simon. — Et là encore il n’y a pas d’imagination proprement dite ; ce n’est qu’un portrait, mais un portrait fait de génie. — Sauf cette rencontre, Diderot n’est qu’une sorte de chroniqueur spirituel et diffus, ou un novelliste à qui manque ce qui est le charme même de la nouvelle, le concentré et le ramassé vigoureux. Il est, sauf ce Neveu de Rameau, un romancier qu’on se rappelle avoir lu avec amusement, mais qui ne fait ni penser ni se souvenir. Ni on ne vit au cours de son existence, avec aucun de ses personnages, ni on ne réfléchit, le livre fermé, sur une pensée générale de quelque grandeur ou portée. Reste qu’il est un narrateur amusant et un metteur en scène presque inimitable, parce qu’il avait de la vie, et des yeux qui ne lâchaient point leur proie ; et c’est ce que je me plais à répéter.

Diderot s’est essayé à l’art dramatique, et c’est où il a le moins réussi. Tout lui manquait, à bien peu près, pour y entrer, pour s’y reconnaître, pour y avoir l’emploi de ses qualités. Et d’abord remarquez qu’il a beaucoup réfléchi sur l’art dramatique et que c’est un grand raisonneur en questions théâtrales. Mauvais signe. Il peut exister, et la chose s’est vue, un homme assez complet et assez bien doué pour être d’une part un théoricien d’art dramatique, d’autre part pour être capable d’oublier toute théorie quand il prend sa plume de théâtre, condition nécessaire pour s’en bien servir. Mais la rencontre est rare. D’ordinaire, des théories familières et chères au critique, les unes s’évanouissent et lui échappent, dont il faut le féliciter, quand il conçoit une pièce de théâtre ; mais quelques-unes restent, celles auxquelles il tient le plus, et c’est encore trop, et son imagination de créateur en est refroidie et paralysée, quand ce n’est pas chose plus grave, que la théorie reste parce que l’imagination n’est pas venue. Ceci est le cas de Diderot.

Il avait une foule d’idées vagues sur le théâtre ; d’idées vagues, obscurcies encore par ce verbiage incohérent et fumeux, qui lui est naturel quand il dogmatise, et qui est cruel pour le lecteur. De ce chaos, où je crains qu’il n’y ait beaucoup de vide, je tire du mieux que je peux les trois ou quatre doctrines les plus saisissables.

Il voulait plus de naturel au théâtre, comme tout le monde ; car, d’âge en âge, le naturel de l’époque précédente paraît le pire conventionnel à celle qui vient ; et cela est nécessaire, parce que, seulement pour se maintenir au même degré de conventionnel, il faut réagir contre le conventionnel tous les cinquante ans, sans quoi l’on tomberait dans le pur procédé en deux générations. — Il voulait donc plus de naturel, ce qui, pour lui, voulait dire : point de vers, moins de discours, et moins de paroles, — de la prose, plus de cris et plus de gestes. Un sauvage entre à la Comédie française ; il ne comprend rien à des gens qui parlent un langage rythmé, qui à une question de vingt lignes répliquent par une réponse de trente, et qui se tiennent bien en s’insultant, et se donnent cérémonieusement la mort. — Remarquez que le sauvage regardant une statue ne comprendrait rien, non plus, à une femme toute blanche d’un blanc de céruse, qui garde une immobilité absolue et qui ne cligne pas des yeux ; qu’un sauvage regardant un tableau ne comprendrait rien à des personnages dont on ne peut pas faire le tour, et qu’on ne peut voir que d’un côté et même à une certaine place précise ; que l’art est précisément l’art, et reste l’art, en se séparant franchement de la nature, et en n’essayant point d’en donner l’illusion, mais seulement une certaine ressemblance, à l’exclusion des autres, et qu’on frémit à imaginer ce que serait une statue de cire qui ferait la révérence et qui, par un mécanisme ingénieux, vous réciterait le sonnet d’Anvers ; que, précisément parce que le théâtre, le plus complexe des arts, donne, non pas une ou deux, mais huit ou dix ressemblances et imitations de la vie, il faut d’autant plus, pour qu’il ne tombe pas dans le trompe-l’œil, l’illusion puérile et le contraire même de l’art, qu’il conserve avec soin un certain nombre de contre-vérités ou de contre-réalités salutaires, préservatrices, artistiques pour tout dire ; et que le vers, par exemple, ou le discours soutenu, ou l’attitude noble, ou des Romains, des Grecs, des Cid, des Paladins ou des Dieux parlant et marchant devant les Français de 1750, sont justement de ces contre-réalités qui ne constituent point l’art, mais en sont les conditions nécessaires.

Et qu’il faille, à chaque génération, s’inquiéter, cependant, d’introduire un peu de réalité nouvelle, c’est-à-dire, pour beaucoup mieux parler, de modifier par un souci de la réalité le conventionnel de l’âge précédent pour ne pas tomber dans un pire, à savoir dans le même se continuant, s’imitant et se répétant ; j’en suis d’avis, et j’ai pris soin de le dire, et je félicite Diderot, sinon de sa théorie, du moins de sa préoccupation79. Nous verrons ce que, dans la pratique, il en a gardé.

Il voulait, de plus, que le théâtre fût moralisateur. En cela il était dans la tradition du théâtre français et surtout de la critique dramatique française. Sur ce point, l’indépendant Diderot est d’accord avec Scaliger, avec Dacier, avec l’abbé d’Aubignac, avec Marmontel et avec Voltaire. Il n’est guère, du xvie siècle au xixe, de théoricien dramatique qui n’ait vivement insisté sur la nécessité de moraliser le théâtre, et de moraliser du haut du théâtre. Seulement au xviiie siècle ce penchant fut plus fort que jamais. Et il était mêlé de bon et de mauvais, comme la plupart des penchants. — D’un côté, l’idée de remplacer les prédicateurs chatouillait l’amour-propre des philosophes ; d’autre part, ils sentaient bien, ce qui leur fait honneur, que la direction morale, qui autrefois venait de la religion, commençant à languir, il en fallait sans doute une autre, et qu’il n’y avait guère que la littérature qui pût recueillir ou essayer de prendre cette succession. — Quoi qu’il en soit, Diderot est sur ce point de l’avis de tout son temps. Il ne s’en distingue qu’en allant plus loin, ayant accoutumé d’aller toujours plus loin que tout le monde. Il voudrait que le drame fût non seulement un sermon ; mais, comment dirai-je ? une sorte de soutenance de thèse. « J’ai toujours pensé qu’on discuterait un jour au théâtre les points de morale les plus importants, et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l’action dramatique… Quel moyen (le théâtre) si le gouvernement en savait user et qu’il fût question de préparer le changement d’une loi ou l’abrogation d’un usage ! »

Enfin Diderot estime qu’on pourrait renouveler le théâtre en substituant la peinture des conditions à la peinture des caractères. Entendez par « condition » l’état où est un homme dans la famille : on est « un père », « un fils », « un gendre » ; ou dans la société : on est magistrat, on est soldat, etc.

La critique s’est trop exercée sur cette vue de Diderot. Elle n’est pas méprisable. Ce qu’il y avait de suranné dans l’ancienne conception des « caractères » au théâtre, c’est que les « caractères » étaient devenus des abstractions. On étudiait le distrait, le constant, le contradicteur et le glorieux, comme s’il y avait un homme au monde qui strictement ne fût que glorieux, que contradicteur ou distrait. L’homme en soi, et encore réduit à sa passion maîtresse, et sans le moindre compte tenu des impressions que ses entours ont dû faire sur lui et de l’empreinte qu’elles y ont dû laisser, voilà ce que les dramatistes prétendaient avoir devant les yeux ; ce qui conduit à croire qu’ils n’avaient en effet sous le regard qu’un mot de la langue française dont ils faisaient méthodiquement l’analyse. — Diderot se disait qu’un homme peut être né contradicteur, et, partant, être cela ; mais qu’il est bien plus ce que la pression longue et continue de l’habitude, des fonctions exercées, des préjugés de classe reçus et conservés, a fait de lui. Père depuis trente ans, un homme n’est plus qu’un père ; magistrat depuis dix ans, un homme n’est plus que magistrat ; et ainsi de suite. En d’autres termes, le caractère acquis remplace le caractère inné. — J’ai la prétention, dont je m’excuse, d’exposer la théorie de Diderot beaucoup plus clairement qu’il n’a fait ; mais je ne crois pas le trahir.

Elle ne manque pas de justesse ; surtout elle ouvre à la « comédie de caractères » un chemin nouveau que ce sera à elle d’éprouver. Mais Diderot a peut-être tort de croire qu’il faille substituer purement et simplement les conditions aux caractères, comme si les conditions étaient tout, et les caractères si peu que rien. Notez d’abord que les conditions sont : ou des effets du caractère, — ou des forces en lutte contre le caractère, — et autant que dans les deux cas il faut s’inquiéter du caractère autant que de la condition. Je suis époux et père parce que j’étais homme de famille, et dans ce cas, quand vous croyez et prétendez étudier ma condition, c’est mon caractère que vous étudiez, et la « substitution » est nulle, et il n’y a aucun renouvellement de l’art. — Ou bien je suis époux et père, par suite de circonstances, et quoique je ne fusse pas né pour cela ; et alors le drame sera très probablement la lutte entre mon caractère et ma condition, entre mon caractère inné et mon caractère acquis, dont les forces commencent à se montrer ; auquel cas il faut bien que vous connaissiez mon caractère autant que ma condition ; et la pire erreur serait de ne vouloir connaître et peindre que cette dernière, puisque par cette omission ou négligence, c’est le drame même qui disparaîtrait.

De plus, à considérer les conditions comme de véritables caractères, tant on suppose qu’elles ont pétri, modelé et sculpté l’homme qu’elles ont saisi, encore est-il que les conditions sont des caractères d’emprunt qui n’ont pas la profondeur et la plénitude de caractères innés. Elles sont les attitudes et les gestes appris de la personne humaine plutôt que des ressorts intimes et permanents. Ce sont des modifications de caractère, et non des caractères. — Dès lors, autant elles sont intéressantes, montrées avec le caractère qu’elles ont modifié, autant elles sont comme vides et comme sans support, présentées sans ce caractère et abstraites de lui. — Et de là cette conséquence curieuse : loin que Diderot corrige ce défaut de nos pères qui consistait à donner des abstractions pour des caractères, voilà qu’il y tombe plus qu’eux. Tout au moins, en un autre sens, il procède exactement de même. Eux nous donnaient pour tout un homme un défaut. Lui nous donne pour tout un homme, une habitude prise, ou un préjugé, ou une mine. Peindre l’inconstant c’est faire une abstraction ; mais peindre le juge d’instruction, c’est en faire une autre. Écrire l’Avare c’est abstraire ; mais écrire le Père de famille c’est abstraire encore. Ce qu’il nous faut mettre devant les yeux, c’est un homme avec sa faculté maîtresse, modifiée, ou aidée et exagérée, ou combattue par sa condition, c’est-à-dire l’homme avec son fond, et avec la pression que font sur lui ses entours, et le pli qu’ils laissent sur lui. — Et, par exemple, ce n’est ni l’avare ni le père de famille qu’il faut écrire, mais l’avare père de famille, et c’est précisément ce qu’a fait Molière quand il a créé Harpagon. — D’où il suit qu’au lieu de faire un pas en avant, Diderot en faisait un en arrière sur ceux qui, tout en procédant par « caractère », d’instinct n’en montraient pas moins l’homme concret et complet, en présentant ce caractère dans le cadre que la « condition » lui faisait, avec l’appoint que la « condition » y ajoutait, dans le jeu, enfin, et le branle où la « condition » ne pouvait manquer de le mettre.

Voilà ce que Diderot n’a point vu. Il n’en reste pas moins qu’apercevoir une partie de la vérité, et celle justement que les contemporains n’aperçoivent pas, c’est contribuer à la vérité, et qu’abstraction pour abstraction, il valait mieux pencher vers celles où l’on ne songeait pas, que rester dans celles où l’on s’obstinait. La théorie de Diderot avait donc et de la justesse et surtout de la portée.

Elle n’était point, du reste, une rencontre et comme un accident dans la pensée de Diderot. Il me semble qu’elle se rattachait à l’ensemble de sa doctrine, ou, si l’on veut, de ses penchants. Médiocre et même mauvais moraliste, médiocre et même à peu près nul comme psychologue, il ne devait guère voir dans l’homme que des instincts innés qui se développent, grandissent, et se font leur voie ; « naturaliste » et grand adorateur des forces matérielles, il devait voir l’homme plutôt comme engagé dans l’immense, rude et lourd mouvement des choses, et absolument asservi par elles ; il devait le voir bien plutôt comme un effet que comme une cause, et comme une résultante que comme une force, et dès lors c’était l’homme déterminé et « conditionné », c’était l’homme tellement modifié par sa fonction qu’il fût comme créé par elle, et en dernière analyse exactement défini par elle, qu’il devait s’imaginer, et par conséquent croire qu’il fallait peindre.

De toutes ces théories, Diderot, lorsqu’il a passé de la théorie à la pratique, n’en a guère retenu qu’une, c’est à savoir l’idée qu’il fallait moraliser sur la scène. Il a peu rencontré et même peu cherché ce naturel qu’il recommandait, et s’il n’a guère peint des caractères, il n’a pas davantage peint véritablement des « conditions ». Le naturel de Diderot s’est réduit à éviter le discours suivi et à mettre souvent plusieurs points dans le texte de ses dialogues. Encore n’en met-il pas plus que La Chaussée. Mais le vrai naturel lui est aussi inconnu que possible, et ses couplets sont des harangues ampoulées comme, dans Balzac, étaient les lettres ad familiares. On a tout dit sur ces déclamations qui dépassent les limites légitimes et traditionnelles du ridicule, et je n’y insisterai pas davantage.

Quant à la manie moralisante, elle s’étale dans ce théâtre de Diderot de la façon la plus indiscrète et aussi la plus désobligeante. On voit bien pourquoi et en quoi Diderot se croyait nouveau quand il insistait sur cette doctrine de la moralisation par le théâtre. Elle n’était pas nouvelle ; mais par la manière dont Diderot prétendait l’appliquer elle avait quelque chose de nouveau. Dans le drame, Diderot « moralise » et dogmatise de deux façons, par la maxime, comme au xvie siècle, et par les conclusions, par les tendances que comportent et que suggèrent les dénouements. Il est plus rare, quoiqu’il y ait encore dans Alzire de belles leçons sur la tolérance, que la morale procède dans le théâtre de Voltaire par tirade. C’est sa méthode perpétuelle dans le théâtre de Diderot. Son drame n’est absolument qu’un prétexte à sermons laïques, et tout son théâtre n’est que sermons reliés en drames. Sa comédie nouvelle n’est qu’une « comédie ancienne » où il n’y aurait que des parabases.

Cela est ennuyeux d’abord : ensuite cela manque absolument le but poursuivi. Le propos délibéré de mettre une doctrine morale en lumière est, d’expérience faite, le moyen (un des moyens, car, hélas ! il y en a d’autres) de ne point réussir en une œuvre littéraire. On n’a jamais vraiment bien su pourquoi il en est ainsi ; mais toutes les épreuves sont concluantes. — Peut-être cela tient-il tout simplement à ce qu’il en est tout de même dans la vie réelle. L’acte moral est toujours chose louable et qu’on respecte ; mais pour qu’il ait sa chaleur communicative, sa vertu pénétrante et vivifiante, pour qu’il soit aimable et, partant, pour qu’il ait tout son effet, il faut qu’il ne soit pas concerté, qu’il n’ait pas trop l’air de se rendre compte de lui-même, qu’il ait un certain abandon et oubli de soi. Sinon, il a l’air moins d’un acte que d’une leçon qui se déguise en acte. Il reste vénérable bien plutôt qu’il n’est sympathique et contagieux. — L’effet est tout pareil en littérature. Nous aimons tirer la leçon morale des faits qu’on nous met sous les yeux ; nous n’aimons pas qu’on nous la fasse.

Voilà une des raisons pour lesquelles le Père de Famille et le Fils naturel sont des œuvres si ennuyeuses. Il y a malheureusement d’autres raisons. Deux choses manquent essentiellement à Diderot, qui ne laissent pas d’être importantes pour l’auteur dramatique, la connaissance des hommes et l’art du dialogue. Il n’avait aucune faculté de psychologue. Jamais un homme n’a été pour lui un sujet d’études, parce que chaque homme lui était une cible d’éloquence. Toute personne qui entrait chez lui était immédiatement roulée dans le flot bouillonnant de son discours. Un torrent est médiocre observateur et mauvais miroir. — Et il ignorait l’art du dialogue pour la même cause. Sur quoi l’on m’arrête. Les dialogues semés dans les romans et les salons de Diderot sont pleins de verve. Il est vrai. Mais ce ne sont pas des dialogues, ce sont des monologues animés. C’est toujours Diderot qui s’entretient avec lui-même. Il se multiplie avec beaucoup d’agilité et de fougue ; mais il ne se quitte point. Il est de ceux qui font à eux seuls toute une discussion. « Vous me direz que… J’entends bien qu’on me répond… Tout beau ! dira quelqu’un » ; mais qui, du reste, ne discutent jamais. Ces gens-là, à force de se faire l’objection à eux-mêmes, n’ont jamais eu ni la patience ni le temps d’en entendre une. — Ainsi Diderot dans ses dialogues. Il dit quelque part : « Entendre les hommes, et s’entretenir souvent avec soi : voilà les moyens de se former au dialogue. » Le second ne vaut rien, et Diderot l’a pratiqué toute sa vie ; le premier est le vrai, et Diderot ne l’a jamais employé, pour avoir consacré tout son temps au second. Aussi, dans ses drames, c’est toujours le seul Diderot qu’on entend. A peine déguise-t-il sa voix. C’est un soliloque coupé par-des noms d’interlocuteurs. Comme Diderot a cru que le naturel consistait à mettre des points de suspension au milieu des phrases, il a cru que le dialogue consistait à mettre beaucoup de tirets dans une dissertation.

Une seule de ses comédies offre un certain intérêt. C’est celle où il ne s’est souvenu d’aucune de ses théories, et où il a peint le seul caractère qu’il connût un peu, à savoir le sien. C’est Est-il bon ? Est-il méchant ? — Dans Est-il bon ? point de prétention moralisante ; point de « condition », et au contraire, un caractère qui n’est modifié par aucune condition particulière ; et enfin le défaut ordinaire de Diderot devient ici presque une qualité, puisque ce défaut consistait à ne pouvoir sortir de soi, et qu’ici c’est au centre de lui-même qu’il s’établit. On dira tout ce que l’on voudra, et il y a à dire, sur la composition bizarre de cet ouvrage, sur les inutilités, sur les longueurs ; et que cette comédie ne peut être mise à la scène, et je le crois ; mais le personnage central est singulièrement vivant et d’un bien puissant relief. Ce Scapin honnête homme, ce « neveu de Rameau » généreux et bienfaisant, ce Sbrigani à manteau bleu, cet homme de moralité douteuse et de générosité toujours en éveil, qui poursuit et atteint des buts excellents par-des moyens à mériter d’être pendu, et dont la bonté s’amuse du but où elle tend, et dont la perversité, naturelle à tout homme, se divertit sous cape du moyen employé ; cela est original, piquant, inquiétant et hardi, et ambigu et équivoque comme le titre, qui résume très bien la chose ; et l’on sent que cela est vrai, et qu’il y a bien en chacun de nous tous un être qui voudrait avoir la joie de conscience des bienfaits répandus, avec le ragoût de la mystification bien combinée et de la demi-escroquerie bien conduite. — Trop spirituel, cet homme-là ; mais il est si bon ! Trop bon ; mais par-des stratégies si suspectes qu’il ne risque pas d’être fade.

L’étrangeté même de la composition de cette comédie n’est pas pour me déplaire, au moins à la lire. C’est une comédie faite comme Jacques le Fataliste. Cinq ou six histoires s’y coupent et s’y entre-croisent. Cela est d’un frétillement délicieux, et qui serait vite déconcertant et désespérant, si le principal personnage ne formait centre, et ne ramenait assez clairement tout à lui. Il est là ; il a, pour sauver cinq ou six personnes, amorcé cinq ou six intrigues diverses. Elles lui reviennent et lui retombent sur les bras tour à tour : « Ah ! voici l’histoire de Paul ! Eh bien, elle est en bon train. Ceci, cela, pour la pousser où il faut… Qu’est-ce ? l’affaire Jacques. Elle va mal. Ceci, cela, pour la redresser… Qu’est-ce encore ? Et pourquoi diable me mêlé-je de tout cela ? Pour des gens qui ne me sont de rien, et qui jugeront, en fin de compte, que j’ai agi en vrai fripon ! Tout coup vaille ! Et à l’affaire Bertrand !… » — Autant de dextérité qu’il y a, du reste, de mouvement, de verve et d’entrain, la main de Beaumarchais, discrètement, en tel et tel endroit, et Est-il bon ? Est-il méchant ? serait une chose très distinguée. Tel qu’il est, c’est une chose très originale.

IV.
Diderot critique d’art §

Le chef-d’œuvre de Diderot c’était très probablement sa conversation, et voilà pourquoi les chefs-d’œuvre qui restent de lui sont, avec le Neveu de Rameau, les Salons et la Correspondance familière. Il n’avait pas la vraie imagination littéraire ; mais il avait cette demi-imagination, je l’ai dit, qui consiste à être transporté de ce qu’on voit, à décrire avec ravissement ce qu’on a vu et à y ajouter quelque chose. Diderot est incapable de créer, mais il est très capable de refaire. L’œuvre d’art ou la chose vue, après avoir saisi ses yeux, saisit son esprit et le met en un mouvement extraordinaire. Sans l’une ou l’autre il n’inventerait rien, ou fort peu de chose ; ébranlé par un spectacle, il s’anime, raconte, décrit, déplace et replace, imagine des détails, reconstitue. Il a cette demi-imagination, secondaire, inférieure, mais précieuse encore, et que tant s’en faut que tout le monde ait, qui retient, achève, et recompose. Les Lettres à mademoiselle Volland sont pleines et fourmillantes d’anecdotes vivement contées, de scènes joliment décrites, de croquis, de silhouettes et d’eaux-fortes. Et ces petits tableaux ont ce qu’on ne connaissait guère au xviie siècle, la couleur. Non seulement on les voit ; mais on les voit dans une sorte de lumière chaude et dans une atmosphère qui vibre et paraît vivante. Il n’y a pas de vide, d’espace mort entre les figures ; le tableau entier baigne dans l’air réel et frémissant ; la sensation de plénitude est parfaite. Comparez rapidement avec une anecdote de Crébillon fils ou de Voltaire : vous sentirez ce que je veux dire mieux que je ne pourrais l’exprimer.

Avec cet œil, cette mémoire réchauffante, et cette imagination à la suite, et qui a besoin que quelque chose fasse la moitié de son office, mais vive encore et alerte, il eût été un critique dramatique, ou plutôt un chroniqueur théâtral de premier ordre. Ce sont des tableaux qu’il a regardés ; c’était encore mieux son affaire. Les Salons sont très souvent admirables. Il décrit d’abord, puis il refait ; c’est son procédé ordinaire. C’est la part de l’œil et celle de l’imagination spéciale que j’ai dite. Quand l’œil, si voluptueusement rempli des formes et des couleurs, s’est comme vidé, l’imagination excitée se donne carrière. Elle reprend la matière que le peintre lui a fournie et la dispose d’une autre façon. Elle se joue dans ces limites bornées avec infiniment de souplesse, de vivacité et de bonne grâce : puis elle s’émancipe encore, dépasse un peu le cadre et du tableau du peintre et du tableau refait par elle-même, et se livre à une rêverie, un peu contenue encore, qui est charmante. Ces échappées de fantaisie sont plus agréables ici, et moins inquiétantes qu’ailleurs, parce qu’on sait qu’elles n’iront pas trop loin, seront un peu surveillées par le critique qui ne peut s’endormir tout à fait, seront dominées, du reste, toujours un peu, et, partant, un peu maîtrisées par le souvenir de l’œuvre qui les a inspirées. Dans ces conditions la verve de Diderot a tout charme, sans ses périls. Comme son imagination a besoin qu’on lui donne le branle, sa verve aussi a toujours besoin qu’on lui donne le ton.

Et je sais tout ce qu’on a reproché à cette critique artistique de Diderot. Cette critique artistique, a-t-on dit, est une critique toute littéraire. Variations d’un lettré à propos de tableaux. — Il est un peu vrai. Et c’est ici qu’il est à propos de faire remarquer quel est le fond même de la critique et de toute l’entente de l’art chez Diderot. Ce n’est autre chose que la confusion des genres. Il a eu sur le théâtre des idées de peintre, et sur la peinture des idées de littérateur. Il a voulu au théâtre des tableaux et sur les toiles des scènes de cinquième acte. Il a été pour un théâtre qui parlât aux yeux et pour une peinture qui parlât aux cœurs ; et quand on est méchant, on dit qu’il a été bon critique dramatique au Salon, et bon critique d’art au Théâtre. Cela certes est un défaut, mais qui ne va pas sans sa revanche. Il ne faut pas confondre les genres, mais il ne faut pas les séparer jusqu’à mettre entre eux des lois de proscription. Les arts sont frères. A les confondre, il est vrai qu’on leur fait parler à tous une langue de Babel ; mais aussi quand on cultive l’un, être, de nature ou par effort, entièrement étranger et insensible aux autres, c’est risquer de ne connaître que le métier et de s’y confiner. Le poète dramatique ne doit pas viser au tableau, mais qu’il se connaisse en peinture, même pour son art je ne crois pas que ce soit inutile. Le peintre ne doit pas faire propos d’attendrir ; mais qu’il sache ce qu’est la personne humaine dans l’attendrissement et la douleur, ce n’est point de trop. Et le critique ne doit pas se tromper d’émotion, et transporter devant les toiles l’état d’esprit qu’il a eu parterre, et c’est un travers où Diderot tombe parfois ; mais s’il ne connaissait qu’un genre d’émotion, peut-être risquerait-il de n’en connaître aucun, peut-être en arriverait-il vite, à moins que même il ne partit de là, à ne savoir d’une pièce que si elle est bien faite, et d’une toile rien, sinon que tel ton est juste et tel douteux.

Un critique artiste plutôt que « technique » c’est ce qu’a été Diderot, et c’est le « métier » aussi bien au théâtre qu’au salon qu’il a peu connu ; mais ses impressions générales sont justes, et il ne s’est trompé ni sur Greuze ni sur Sedaine. — Remarquons de plus que si sa critique est si littéraire, c’est que la peinture de son temps est bien littéraire aussi. Il a affaire à des tableaux qui s’appellent quelquefois, et même souvent : Le Clergé, ou la Religion qui converse avec la Vérité ; — Le Tiers État, ou l’Agriculture et le Commerce qui amènent l’Abondance ; — Le Sentiment de l’amour et de la nature cédant pour un temps à la Nécessité ; — L’Étude qui veut arrêter le Temps ; — La Justice que l’Innocence désarme et à qui la Prudence applaudit. « Je défie un peintre avec son pinceau…. » disait Molière…. ; les peintres du temps de Diderot avaient l’intrépidité de traiter ces sujets-là avec leur pinceau. Ils étaient extrêmement littérateurs. Ils étaient pathétiques, comme Greuze, et spirituels, comme Boucher. Quand on y songe bien, ce qui doit étonner ce n’est point du tout que Diderot ait été littéraire dans sa critique d’art, c’est combien il l’a été modérément. Et c’est bien plutôt un retour au vrai sens artistique que je serais tenté de voir dans les Salons de Diderot qu’une influence prédominante et funeste du « point de vue littéraire ».

Car, on ne le dit vraiment pas assez, il a le sens infiniment sûr, d’abord de la couleur, et ensuite de la lumière, et voilà deux points qui ne sont pas si peu de chose. Partout où nous pouvons contrôler la critique de Diderot par l’examen des toiles mêmes qu’il a critiquées, nous voyons, ce me semble, que son sentiment du ton et des colorations est entièrement juste, et affiné ; et que pour savoir d’où vient la lumière, où elle doit aller, dans quelle mesure juste les objets en doivent être avivés, ou baignés mollement, ou effleurés, il est peu d’œil plus savant et plus exercé que le sien.

Et pour ces qualités qui sont moitié du peintre, moitié du littérateur (et qui sont nécessaires au peintre), savez-vous bien qu’il est passé maître ? J’entends parler de l’instinct de la composition et du juste choix du moment. Cet homme qui compose si mal un écrit, compose, ou recompose, admirablement un tableau. Là où il dit : bien composé, on peut l’en croire. L’heureuse conspiration en vue d’un effet d’ensemble lui saute aux yeux d’abord. Et quand il défait un tableau pour le refaire, on sent bien le plus souvent, sinon que son tableau serait meilleur, du moins que celui qu’il critique a bien les défauts de composition qu’il relève.

Et de même, le moment précis de l’action qui est celui que le peintre doit saisir comme comportant le plus de clarté, le plus de beauté des figures, le plus d’harmonie des lignes, et le plus d’intérêt, il est souvent admirable comme Diderot l’entend bien et l’indique juste. Tout le Laocoon de Lessing est sorti de cette notion sûre du « moment » du peintre ou du sculpteur. Diderot avait tout à fait ce don, celui de voir une action se grouper pour l’effet esthétique, et celui de l’arrêter juste à la minute où elle sera le mieux groupée pour indiquer le commencement d’où elle vient et suggérer la fin où elle va, et pour être belle en soi, et pour être pleine de sens dans la plus grande clarté. « Chardin, La Grenée, Greuze et d’autres (et les artistes ne flattent point les littérateurs) m’ont assuré que j’étais presque le seul de ceux-ci dont les images pouvaient passer sur la toile presque comme elles étaient ordonnées dans ma tête. » — Je le crois fort, et cela va beaucoup plus loin qu’on ne pense. C’est la marque même du littérateur né pour sentir l’art. Un critique d’art doit être un peintre à qui ne manque que le métier. C’est à bien peu près ce qu’a été Diderot.

— Mais le métier lui-même, la technique, pour parler plus noblement, est partie essentielle de l’art à ce point que n’en pas rendre compte c’est causer sur l’œuvre d’art et non point en faire la vraie critique. — Il faut s’entendre, et ne point trop demander. Chaque art a sa beauté propre que ne peut comprendre, je dis comprendre, et pleinement et minutieusement goûter, par conséquent, que l’homme qui connaît à fond la technique de cet art. Par exemple il faut avoir fait beaucoup de vers pour savoir quel est le secret de la beauté d’un vers de Lamartine ou d’une strophe d’Hugo. Mais d’autre part les arts ont une beauté d’expression qui leur est commune, c’est-à-dire sont faits pour éveiller dans les âmes certaines sensations générales, un peu confuses, il est vrai, mais fortes, dont la foule est susceptible, et dont, aussi, elle est juge. Pour me servir du spirituel apologue de M. Sully-Prudhomme80, peinture, sculpture et musique, par exemple, sont un Anglais, un Allemand et un Italien qui racontent le même fait chacun en sa langue devant un homme qui ne sait que le français. Le Français ne les comprend pas ; mais à leur mimique il entend très bien que la chose racontée est triste ou gaie, dramatique ou bouffonne ou gracieuse, et il ne perd nullement son temps à les entendre et regarder. Très sensible même, femme, enfant, ou méridional, il pourra même rire, pleurer ou sourire à leur récit. Voilà ce que la foule entend aux choses des arts. Chaque art a sa langue particulière, tous ont un langage commun.

Eh bien, supposez maintenant un interprète. Quel service pourra-t-il rendre au Français qui écoute ? Prétendre le faire entrer dans le talent de narrateur de l’Anglais ou de l’Italien qui est là, il n’y doit point songer. C’est toute la langue anglaise ou italienne qu’il faudrait qu’il commençât par enseigner, dans toutes ses nuances. Mais appeler l’attention sur tel geste et telle intonation, traduire en passant tel mot plus nécessaire qu’un autre à un commencement d’intelligence du récit, donner une idée générale, confuse encore, sans doute, mais déjà plus saisissable du fait raconté, voilà ce qu’il peut faire. Et voilà ce que le critique d’art doit se proposer. Il entre, de quelques pas, dans la technique, sans cesser de se tenir, à l’ordinaire, dans le domaine de l’expression, et il donne, par quelques vues discrètes sur la technique, un peu plus de précision à la sensation d’ensemble, à l’impression générale qui affectait la foule.

Et ceci est affaire de mesure. A un Fromentin qui écrit au xixe siècle pour un public plus familier déjà aux choses de peinture, un peu plus d’interprétation technique, quelques leçons de langue poussées un peu plus loin sont déjà permises. A Diderot une traduction brillante du sentiment général du tableau suffit le plus souvent, et doit suffire ; et nos critiques modernes les plus savants sont bien forcés, à l’ordinaire, de se tenir eux-mêmes à peu près dans ces limites. — Un critique d’art sera toujours surtout un homme qui a assez de talent, en décrivant un tableau, pour donner au public le désir de l’aller voir ; et si la critique d’art, qui consiste surtout en cela, ne consistait strictement qu’en cela, Diderot serait certainement le grand maître incontesté de la critique d’art. Il en reste, en tous cas, le brillant, séduisant et éloquent initiateur.

V.
L’écrivain §

Diderot est grand écrivain par rencontre et comme par boutade, et il trouve une belle page comme il trouve une grande idée, avec je ne sais quelle complicité du hasard. C’est un homme d’humeur, et par conséquent un écrivain inégal. « Un homme inégal n’est pas un homme, dit La Bruyère ; ce sont plusieurs. » Et il y a plusieurs écrivains dans Diderot. — Il y a l’écrivain lucide, froid et lourd qui écrit les articles de l’Encyclopédie. — Il y a l’écrivain dur et obscur qui expose une théorie philosophique qu’il n’entend pas bien. — Il y a le rhéteur fieffé qui a donné à Rousseau le goût des points d’exclamation, qu’il a, à son tour, reçu de lui, et qui, brusquement, sans prévenir, au cours d’une exposition très calme ou d’une lettre très tranquille, s’échappe en apostrophes et prosopopées qu’on sent parfaitement factices. Le voilà qui écrit à Falconet : « Que vous dirai-je encore ? Que j’ai une amie… Tenez, Falconet, je pourrais voir ma maison tomber en cendres sans en être ému, ma liberté menacée, ma vie compromise, pourvu que mon amie me restât. Si elle me disait : Donne-moi de ton sang, j’en veux boire ; je m’en épuiserais pour l’en rassasier. » — Ceci pour s’excuser auprès de Falconet de ne point l’aller rejoindre en Russie. Or, à cette amie même, à Mme Volland, il parle de la perspective et de l’approche de ce voyage en Russie, à la même date, avec la plus parfaite tranquillité. Et il y a aussi en Diderot l’écrivain ardent, impétueux, d’une prompte et vive saillie, qui jette une scène sous nos yeux ou qui enlève un récit d’un tel mouvement, d’un tel élan, et, notez le, avec une telle perfection de forme, qu’on ne songe plus à la forme, qu’on ne s’en aperçoit plus, qu’on croit voir, sentir et penser soi-même, que l’intermédiaire entre vous et la chose, que l’interprète, que l’écrivain, en un mot, a disparu ; et c’est là le triomphe même de l’écrivain. C’est en cela que Térence, et Racine, et ce pauvre Prevost une fois par hasard, et Mérimée souvent, sont des écrivains supérieurs. Diderot a une centaine de pages où l’on est tout étonné de le trouver de cette famille.

Et quelquefois encore, quoique bien rarement, Diderot est même poète. Il trouve le mot puissant et sobre, court et magnifique, si plein qu’il descend comme d’une seule coulée dans l’âme, et la remplit et l’habite immédiatement tout entière : « Tout s’anéantit, tout périt : il n’y a que le monde qui reste, il n’y a que le temps qui dure. » — Il trouve le symbole exact et en même temps riche, ample, s’imposant à l’imagination, et il sait l’enfermer dans une période harmonieuse dont le retentissement prolonge longtemps dans notre mémoire ses ondes sonores : « Méfiez-vous de ces gens qui ont leurs poches pleines d’esprit et qui le sèment à tout propos. Ils n’ont pas le démon ; ils ne sont jamais ni gauches ni bêtes. Le pinson, l’alouette, la linotte, le serin jasent et babillent tant que le jour dure. Le soleil couché, ils fourrent leur tête sous l’aile, et les voilà endormis. C’est alors que le génie prend sa lampe et l’allume, et que l’oiseau solitaire, sauvage, inapprivoisable, brun et triste de plumage, ouvre son gosier, commence son chant, fait retentir le bocage et rompt mélodieusement le silence et les ténèbres de la nuit. » — Et voilà, certes, qui est étrange, de trouver dans l’auteur des Bijoux indiscrets une pensée, un sentiment et une « strophe » de Chateaubriand. — C’est que le style c’est l’homme, quoi qu’en ait dit Buffon : le style est la mélodie intérieure de notre pensée, et la pensée de Diderot a ce caractère entre tous qu’elle est inattendue, même de lui-même. Inégal, inconstant, multiple, versatile, girouette sur le clocher de Langres, comme il a dit, il est, selon le quart d’heure, vulgaire, plat, ordurier, tendre, aimable, charmant, quelquefois sublime ; et son style, non appris, non acquis, non surveillé, non châtié, non corrigé, son style d’improvisateur, comme sa pensée, est capable de bassesses, d’obscurités, d’incorrections, de gaucheries, de grâces, de vivacités aisées et brillantes, parfois d’échappées subites vers les hauteurs, et même de sérénités imposantes.

VI.
Conclusion §

Quelques intuitions de génie, quelques récits plein de verve, quelques silhouettes bien enlevées, quelques théories neuves trop mêlées d’obscurités, beaucoup de polissonneries, beaucoup de niaiseries, énormément de verbiage et de fatras fumeux, voilà ce qu’a laissé Diderot. Rien de complet, rien d’achevé, ni comme système philosophique, ni comme œuvre d’art. Son rôle a été plus grand que son œuvre. Par son infatigable activité, par ses qualités estimables, et presque inestimables, de caractère et de bon cœur, il a tenu une très grande place en son temps ; il a été le lien entre les esprits et les caractères les plus difficiles et quelquefois les moins faits pour s’entendre, et personne plus que lui n’était né directeur de journal. Il ne lui a manqué qu’un vrai et grand génie, ou peut-être seulement de la suite dans les idées, pour mener son siècle, que personne n’a mené, comme il est arrivé d’ailleurs à presque tous les siècles. — Il l’a rempli d’un grand bruit d’audaces, de scandales et de papier remué. Il a vécu dans cette fournaise et ces bruits de forge comme dans son élément naturel. Il a fort agrandi le calme atelier de son père, et fabriqué beaucoup plus de couteaux que lui, moins inoffensifs. C’était un rude ouvrier que le travail grisait, et aussi la récréation, et aussi les histoires racontées, les discussions et la rhétorique. De pensée calme, de réflexions, de méditation, de contemplation, au milieu de tout cela, aussi peu que rien. Vrai Français des classes moyennes, sans esprit, sans distinction, plein d’intelligence, de facultés d’assimilation, de facilité au travail et à la parole, avec un idéal peu élevé, peu de scrupules de moralité, et un très bon cœur. Il s’est laissé aller à cette nature, si mêlée de mal et de bien, de tout son mouvement et de tout son élan, incapable de réaction contre lui-même, comme de réflexion. Cette nature, il la croyait bonne ; le souci, le sentiment seulement, de notre infirmité, de notre misère, et de notre puissance à nous améliorer, lui était inconnu. Quand cela manque, on ne peut être qu’une force de la nature très intéressante. Il l’a été. Ce n’est pas peu.

Sa fortune littéraire a été curieuse. Très connu dans son temps et très en lumière comme remueur d’idées et « philosophe », beaucoup moins comme artiste, il a eu cette chance, pour prolonger sa gloire, que ses écrits les plus heureux, les plus piquants, les plus vivants, sont sortis les uns après les autres, à de longs intervalles, quelques-uns tout récemment, des bibliothèques particulières ou des armoires à manuscrits les plus éloignées et les mieux closes. A chaque révélation ç’a été un étonnement et une joie littéraire. On le croyait toujours la veille beaucoup moins grand. L’attention sur lui et l’admiration à son égard ont été renouvelées et rajeunies périodiquement comme par son bon ami le hasard, qui se montrait aussi intelligent que bienveillant ; et une sorte de dévotion littéraire en a été comme confirmée et rafraîchie avec soin autour de son monument.

Une autre sorte de dévotion, qui n’avait rien absolument de littéraire, s’est fort échauffée aussi sur son nom. Vers le milieu de ce siècle, beaucoup lui ont été infiniment reconnaissants d’être irréligieux plus scandaleusement qu’un autre, de mettre la grossièreté la plus déterminée au service de la « saine philosophie ». Cela n’a pas laissé de grossir sa cour.

Aujourd’hui nous le connaissons, ce semble, tout entier, et nous sommes trop loin des querelles religieuses, reléguées dans les basses classes de la nation, pour ne pas le juger avec une pleine tranquillité d’esprit. Nous le trouvons grand par le travail ; curieux, intelligent, et pénétrant parfois, mais trouble et empêtré souvent, comme philosophe ; romancier plein de verve, sans imagination véritable, critique d’art d’un grand goût et d’une sensibilité artistique tout à fait rare et supérieure ; écrivain inégal, dont quelques pages sont des chefs-d’œuvre, et dont la manière la plus ordinaire est un bavardage intarissable mêlé de galimatias. — Il faut savoir dire qu’il est décidément de second ordre. Mais, plus qu’un autre, il représente quelque chose : l’individualisme du xviiie siècle s’appliquant enfin franchement et insolemment à tout, pour tout détruire, peut être sans le vouloir ; à la société, à la religion, à la morale ; ne laissant debout que l’homme avec ses instincts, tenus pour bons ; dissolvant la communauté humaine, sous forme de pensée commune dans l’espace, sous forme de pensée traditionnelle dans le temps. Il représente plus qu’un autre, plus que Rabelais et Montaigne, infiniment plus que Voltaire, plus que Rousseau, la revanche de la « nature » contre ce que les hommes ont cru devoir faire, depuis qu’ils existent, pour s’en distinguer. L’obéissance et l’adhésion complaisante à l’instinct naturel, c’est son fond même. Cela veut dire peut-être que cet instinct naturel, il ne le comprend nullement. Car il est aussi de la nature humaine, et c’en est peut-être la vérité et le caractère propre, de sacrifier l’instinct individuel à une règle et à une loi commune, pour que nous puissions vivre et durer, ce qui est encore, ce semble, le besoin le plus impérieux de notre nature.

Jean-Jacques Rousseau §

I.
Son caractère §

Jean-Jacques Rousseau, romancier français, naquit à Genève le 28 juin 1712. Sa vie jusqu’à la quarantième année, et même toute sa vie, fut un roman. Déclassé dès l’enfance, vagabond, homme de tous métiers, depuis les plus honorables jusqu’aux pires, graveur et laquais, musicien et industriel forain, presque secrétaire d’ambassade et, plusieurs fois, favori soudoyé de grandes dames, point mendiant, mais quelquefois un peu voleur, à travers tout cela rêveur, artiste, infiniment sensible aux beautés naturelles et aux plaisirs simples, sans un grain d’ambition, n’écrivant point, ne rimant point, de temps en temps lisant avec fureur, toujours regardant avec délices le ciel, les verdures et les eaux, ou caressant avec extase un rêve intérieur ; c’est ainsi qu’il arriva jusqu’à l’âge mûr. — C’est la vie de jeunesse et l’éducation d’un Gil Blas sensible, imaginatif et passionné. Il pouvait en sortir un « neveu de Rameau » de la pire espèce. Il en sortit un déséquilibré, mais non point un homme vil. Le fond était bon, non le fond moral, qui n’existait pas, mais le fond sensible. Rousseau avait très bon cœur. Faible, et sans aucune espèce d’énergie morale, il était bon, compatissant, charitable, et, très réellement et non pas seulement en phrases, « fraternel ». — Il ne faut jamais perdre cela de vue ; c’est le premier trait. Rousseau est un candide. Son cynisme même, quand il n’est pas une forme de son orgueil, est une forme de son ingénuité. Le premier mouvement dans Rousseau est un geste naturel et spontané d’élan vers autrui, de confiance, et de bras ouverts. Il a toujours commencé par adorer qui lui faisait accueil. Il y montre une naïveté lamentable, honorable et touchante. Les grandes amitiés qu’il a fait naître, et qu’il n’a pas toujours réussi à lasser, lui vinrent de là ; les affections posthumes qu’il a excitées tout de même. Mille lecteurs se sont dit comme Mme de Staël : « J’aurais réussi à l’apprivoiser, à le ramener, à le garder. » Il a donné, il donnera toujours cette illusion, parce que naturellement on va au fond, et que le fond chez lui est bien douceur et naïve tendresse.

Seulement, s’il était bon, il se sentait bon, ce qui est très dangereux, lorsque manque le correctif de l’humilité. Sans vraie religion, sans instinct moral primitif, et après une vie de jeunesse si démoralisante, d’où aurait pu lui venir l’humilité ? La modestie vient du bon sens très puissamment aidé par l’éducation religieuse ou au moins morale. Rousseau n’avait pas l’ombre de modestie, et, se sentant bon, il se jugeait le meilleur des hommes, et s’il était bonté de tout son cœur, il était orgueil des pieds à la tête. Il l’était avec candeur, avec passion, et avec exaltation, comme il était tout ce qu’il était. Dans ses rêveries de jeunesse, il songeait au chant des oiseaux, à presser l’humanité entière sur son cœur, et, aussi, il songeait à lui, avec des transports de complaisance, à sa bonté, à sa douceur, à ses facultés d’épanchement et de tendresse, et, insensiblement, se bâtissait un piédestal, que plus tard il sentira toujours sous lui, et sur lequel, innocemment, il prendra des attitudes.

Ajoutez enfin l’absence complète de sens du réel et une imagination romanesque que tout a contribué à entretenir et que rien n’a contenu. Le roman, vulgaire et picaresque, mais enfin le roman qu’il a vécu jusqu’à quarante ans, et au-delà, a passé dans son esprit et dans tout son être, l’a marqué profondément, et pour toujours. Il n’a jamais vu aucune chose telle qu’elle est. Il a vu chaque chose plus belle qu’elle n’est, jusqu’à quarante ans, plus laide qu’elle n’est à partir de l’âge mûr, et de plus en plus jusqu’à la vieillesse. Et, comme dans l’âge mûr il y a toujours en nous des retours de l’être antérieur, souvent, même en sa maturité, il commençait par voir une chose nouvelle en jeune homme, et en était ravi ; puis, très vite et brusquement, il la voyait en vieillard, et en frémissait d’horreur. Mais toujours, noir ou bleu tendre, le rêve s’est interposé entre lui et le réel, et a déformé le contour et changé la couleur des choses.

Bon, candide, orgueilleux et romanesque, tel il était quand il rencontra la société humaine. Jusqu’à quarante ans, il ne l’avait pas habitée. Le vagabondage produit les mêmes effets que la solitude. Le voyageur voit plus d’hommes que les autres, et, moins que les autres, connaît l’homme ; car à changer sans cesse on ne pénètre rien. A quarante ans Rousseau avait eu des aventures diverses, et des épreuves, sans pour cela avoir acquis l’expérience. Le monde avait glissé devant ses yeux, et l’avait infiniment amusé ; mais il ne le connaissait point. Du contact du Rousseau que nous connaissons avec la société, et du froissement terrible qui s’ensuivit, naquit le Rousseau d’après quarante ans, celui qui a pensé et qui a écrit.

Rousseau arrivait à Paris avec l’éducation des champs, des bois, des marches à pied, des rêveries, des amours faciles, et d’une imagination puissante et charmante. C’était La Fontaine, plus sombre déjà, parce qu’il était malade, et parce qu’il s’était chargé d’une compagne stupide, tyrannique et traîtresse, dont je ne dirai qu’un mot, mais avec certitude, c’est que c’est à elle que toutes les fautes graves de Rousseau doivent être imputées ; — c’était La Fontaine moins léger et déjà hanté de soucis ; mais c’était La Fontaine. Même âge, même éducation provinciale et champêtre, même candeur, même tendresse caressante, même imagination romanesque, mêmes lectures libres et vagabondes, et, remarquez-le, même absence de manuscrits jusqu’à quarante ans. — Il fut accueilli comme La Fontaine, avec empressement, avec engouement. Et il se livra avec candeur, et avec passion. Il n’était pas averti. Ces grandes dames et grands seigneurs qui l’accueillaient, sa naïveté, et sa bonté, et son orgueil aussi, lui montrèrent en eux des amis, de purs et simples amis. Il accepta leur hospitalité sans se douter qu’elle ne pouvait pas aller sans servitude. Les servitudes vinrent, ou au moins les exigences. — Habiter une petite maison de Mme d’Épinay, quoi de plus simple ? Mais courir au château de Mme d’Épinay quand Mme d’Épinay s’ennuie, c’est-à-dire toujours, il n’avait pas songé à cette contre-partie, et la trouva rude. — Recevoir, à peu près, l’ordre de suivre Mme d’Épinay, en hiver, dans un voyage fatigant, triste et onéreux, toute affaire cessante et toute étude laissée, il n’avait pas prévu que cela fût dans le contrat. Stupéfait et désorienté, maladroit par conséquent, tergiversant, non sans une certaine duplicité, comme il arrive presque toujours dans les situations fausses, il en vient à se faire détester et chasser ; et voilà un de ses premiers contacts avec le monde. — Aimer une comtesse, charmante du reste, et qui ne le hait pas, mais qui est une dilettante du sentiment, nullement une héroïne de l’amour, et qui le laissera se tirer d’affaire comme il pourra, quand une trahison domestique, ou simplement les propos du monde, les auront compromis tous deux ; s’en tirer très mal, par-des démarches et des lettres assez humiliantes : voilà une de ses premières écoles. — Serrer sur son cœur toute la troupe encyclopédique, et croire que ces gens de lettres, si pleins de beaux sentiments, ne veulent de lui que son affection ; s’apercevoir trop tard qu’ils exigent la soumission dans l’école et la discipline dans le rang, et qu’ils sont très durs pour qui vit et pense d’une façon indépendante : voilà une de ses premières expériences.

L’orgueil aidant, et l’imagination romanesque, il en vint très vite à détester cette société humaine pour laquelle, je ne dirai point il n’était pas fait, mais, ce qui est bien pis, pour laquelle il était fait, au contraire, de par ses sentiments tendres, et à laquelle quarante ans de vie vagabonde ne l’avaient point préparé. Un misanthrope de naissance n’eût pas souffert des petites misères sociales ; un homme candide, et tendre, et orgueilleux, souffrait autant de l’amour naturel qu’il avait pour le monde que des blessures qu’il en recevait, et de l’un et l’autre réunis, jusqu’au désespoir. — Ajoutez sa maladie, qui était de celles qui développent l’irritabilité et la mélancolie ; ajoutez son intérieur dont il souffrait sans que son orgueil lui permit d’en convenir, ni sa bonté de s’en plaindre, ni sa faiblesse de s’en délivrer ; et vous comprendrez ce trouble mental qui n’était un mystère pour aucun des amis de Rousseau, et qui n’est pour les médecins rien autre chose que la manie des persécutions et la folie des grandeurs, affections qui vont presque toujours ensemble et s’entretenant l’une l’autre ; et voilà le dernier état moral de Rousseau.

N’oubliez point d’ailleurs que la complexion première, à travers toutes les vicissitudes de la vie, est chez nous si forte que le goût de Rousseau pour les amitiés mondaines, et les protecteurs et les bienfaiteurs, persistait encore et malgré tout, jusqu’au terme ; que, jusqu’à la fin de sa vie, il rechercha ces dépendances affreuses et adorées dont il fut toujours dégoûté et toujours épris ; que le passage continuel d’un transport de confiance à un accès de désenchantement et de colère secouait jusqu’à la briser sa frêle machine, et l’inclinait de plus en plus aux humeurs noires et aux chagrins profonds ; et tout ce qu’il y a d’amertume mêlée d’illusions douces dans les ouvrages de ce singulier philosophe n’aura plus rien qui vous étonne.

Ses ouvrages en effet sont lui-même, et, ce qui est plus rare, ne sont rien que lui. Il est avant tout un homme d’imagination : tous ses ouvrages sont des romans. Il a fait le roman de l’humanité, et c’est l’Inégalité ; le roman de la sociologie, et c’est le Contrat ; le roman de l’éducation, et c’est l’Émile ; un roman de sentiment, et c’est la Nouvelle Héloïse ; le roman de sa propre vie, et c’est les Confessions. — Et dans chacun de ces romans il s’est mis tout entier, tendresse et orgueil, illusions de tendresse et illusions d’orgueil, sa tendresse lui traçant un idéal de bonheur simple, de vertu facile et d’épanchement et d’embrassement fraternel ; son orgueil le mettant en guerre violente et implacable contre la société réelle qui l’a mal accueilli, à son gré, et lui persuadant d’en faire la satire ardente, d’en prendre toujours le contre-pied, et de la démolir pour la refaire ; — d’où résulte un optimiste misanthrope, un Sedaine satirique, un François de Sales qui est un Juvénal, et un révolutionnaire plein d’esprit de paix et d’amour, le tout dans un romancier de génie.

II.
Le Discours sur l’inégalité §

Tout Rousseau est dans le discours sur l’Inégalité parmi les hommes. Ceci est un lieu commun. Je m’y résigne, parce que je le crois vrai. On en a contesté la vérité. J’y reviens parce que, contrôle fait, je le crois vrai. Rousseau trouve la société mauvaise. J’ai dit pourquoi. C’est un plébéien qui a voulu être du monde, qui en a été, qui a cru n’en pouvoir pas être, qui s’en est cru méprisé, et qui s’en venge par en médire, tout en l’adorant encore. (Remarquez que, plus tard, dans la Nouvelle Héloïse, c’est un plébéien épris d’une patricienne, aimé d’elle, trahi par elle, regretté par elle et toujours resté dans son cœur, que Rousseau mettra en scène. La Nouvelle Héloïse est le rêve d’une nuit d’été d’un maître d’études.) Pour le moment il n’en est qu’à regarder la société en son ensemble, et à la trouver horrible. Et pourtant l’homme est bon ! Rousseau le sent, à se sentir, sans se bien connaître. L’homme bon, la société inique ; l’homme bon, les hommes méchants ; l’homme né bon, devenu infâme : cette double idée, sous quelque forme qu’on l’exprime, et qu’il l’exprime, c’est la pensée éternelle de Rousseau. Et il est aisé de le croire, puisque c’est son âme même. « L’homme bon », c’est sa tendresse qui parle ; « les hommes mauvais », c’est son orgueil. Il a répété cela toute sa vie, parce que, toute sa vie, son orgueil et sa tendresse n’ont cessé de parler.

Mais encore comment cela est-il arrivé ? Comment l’homme bon est-il devenu méchant ? Qui résoudra cette contrariété ? — Ici intervient la réflexion, et se forme peu à peu, assez vite d’ailleurs, le système. Raisonnant sur lui-même, sans s’en rendre compte, Rousseau raisonne ainsi : « Et moi aussi j’ai été bon. J’ai eu quarante ans de bonté facile et charmante. Mes mouvements de haine et de malice, depuis quand les trouvé-je en moi ? Depuis que je suis entré dans la société des hommes. Si tant est que je le sois, c’est eux qui m’ont gâté. L’humanité tout entière a dû subir la même transformation. L’homme est né bon (car j’en suis sûr) ; il s’est rendu méchant en se faisant social. Le mal moral est le résultat d’une erreur. L’humanité s’est trompée sur ses destinées ; elle s’est abusée sur sa vocation. Elle s’est crue faite pour vivre en état social. C’est en état de nature qu’elle devait rester. Cet état de nature a dû exister. — Il a existé. — Il faut le retrouver, et y retourner. Des siècles nous en séparent. Qu’importe ? Et, du reste, ce n’est pas vrai. Dans le temps infini, qu’est-ce que six ou sept mille ans peut-être ? Très probablement un court instant. C’est d’hier, par une erreur d’un jour, que nous nous sommes mis nous-mêmes aux bras la chaîne qui nous froisse et qui en nous irritant nous rend mauvais. Revenons à l’état de nature. Effaçons l’histoire, cette courte méprise, ce mauvais rêve d’une nuit de l’humanité. »

C’était une idée toute nouvelle, — très vieille aussi ; nouvelle forme d’une pensée très ancienne parmi les hommes. C’était l’idée du paradis primitif, et de la chute. L’homme est né bon et heureux. La nature ne pouvait que le faire tel. Il a voulu inventer quelque chose, sortir de son état. Il s’est perdu, il est tombé. Son effort, désormais, est éternellement à se relever et à revenir. — Cette idée, presque instinctive chez l’homme, est fondée en raison et en sentiment. Le sentiment qui l’entretient chez chacun est sans doute le souvenir de l’enfance heureuse, insouciante et innocente (sans qu’on fasse réflexion que l’enfance heureuse est un bienfait, et le plus grand, de la société, le résultat chèrement acquis de centaines de siècles qui ont créé un peu de sécurité pour la faiblesse). — L’idée rationnelle qui est au fond de cette conception, c’est celle de l’inquiétude éternelle de l’homme. Chacun de nous sent les malheurs que le désir de changement lui a attirés, sans pouvoir comprendre quel serait le malheur effroyable d’une éternelle immobilité. Nous concluons que le meilleur eût été, pour chacun de nous, de rester tranquille, et, généralisant, nous voyons l’humanité souffrant et peinant parce qu’elle a bougé, un jour, a tendu au mieux, s’est déplacée, s’est mise en route. Que ne se tenait-elle coi ?

Cette idée, quoi qu’on en puisse penser, est bien celle de Rousseau. Il rencontrait, — ou il retrouvait dans quelque réminiscence obscure, ce que je serais très porté à croire — l’idée théologique de la chute. Il voyait l’homme d’abord innocent au sortir des mains de Dieu, s’engageant par une faute… non, car dans ce cas il n’aurait pas été tout bon… s’engageant par une erreur de son esprit dans une voie mauvaise où il reste longtemps, et ayant besoin d’un sauveur. Et ce sauveur ce sera Rousseau lui-même.

Remarquez qu’il est beaucoup plus près de l’idée théologique qu’il ne le croit sans doute. Car, dans son système, la chute de l’homme, c’est sa transformation en animal social ; mais c’est aussi la conquête qu’il a faite de la science, et qu’il a eu tort de faire. Le Discours sur les lettres, les sciences et les arts, bien moins important que le Discours sur l’Inégalité, et presque enfantin, n’en est pas moins un chapitre de celui ci. Le tort des hommes a été de vouloir vivre en société ; il n’a pas été moins de vouloir savoir et de vouloir penser. « L’homme qui réfléchit est un animal dépravé. » Simplicité, ignorance, innocence, et insociabilité : voilà les conditions véritables du bonheur humain.

L’homme a été dans cet état très longtemps ; il en est sorti, par erreur comme j’ai dit, par une demi-faute aussi, si l’on veut, entendez par une sorte de paresse et d’abandonnement bien mal entendus. L’homme a cru que l’état social lui donnerait des moments de loisir et de repos. La vie naturelle est dure : chacun y doit pourvoir à sa subsistance et à celle de ses enfants. L’état social c’est la division du travail, qui permet à chacun, son office rempli, de se reposer sur la communauté et de reprendre haleine. — Il est très vrai ; mais l’état social développe, ou plutôt crée dans l’homme, des passions qu’il n’avait pas prévues et qui lui ôtent en effet tout ce repos. L’ambition, l’avidité, la jalousie, la simple émulation, l’amour-propre, qui n’existaient point tout à l’heure et qui existent à présent, demandent à l’homme plus d’efforts que la sécurité sociale et la bonne ordonnance sociale ne lui en épargnent. — De même, sciences, lettres et arts sont des inventions de la paresse humaine, qui la frustrent, et se tournent contre elle. On a inventé les premières sciences pour prévoir, mesurer, compter, s’accommoder mieux sur la terre et avoir ainsi des moments de répit ; les premiers arts, locomotion, navigation, métallurgie, agriculture, pour avoir quelque chose au grenier et à la grange, et ne pas chasser tous les jours ; les lettres et les arts d’agrément pour charmer les heures de trêve ainsi conquises. Mais on ne se doutait pas que ces moyens d’affranchissement deviendraient puissances oppressives et absorbantes, véritables tyrans, par l’attrait qu’elles devaient exciter ; qu’elles seraient la civilisation, sorte de course furieuse à la poursuite d’un idéal reculant toujours, exigeant de l’homme, seulement pour la suivre, des efforts énormes et une contention qui est un état morbide continu, et toujours aspirant à être plus complète et achevée, et traînant l’homme éperdument à sa suite dans un labeur toujours plus rude et un élan toujours plus disproportionné à ses forces. — Il y a là une immense méprise de l’humanité. Il faut que l’humanité revienne en arrière.

Mais pourra-t-elle recouvrer l’état primitif ? En un certain sens, non ; en un autre oui, et mieux que cet état. Elle était vertueuse par ignorance, et heureuse sans le savoir. Sa longue erreur, dont il ne faudrait point qu’elle perdît le souvenir, lui aura servi à revenir à l’état primitif par choix, par préférence et par juste estime faite de lui. Elle ne le subira plus, elle y adhérera, et elle ne le vivra point seulement, elle le pensera en le vivant ; et il ne sera plus un état seulement, mais à la fois un état, une idée et une volonté. Et tous les précieux biens du premier âge seront retrouvés, aussi précieux, mais plus nobles, en ce qu’on en sentira le prix. La simplicité sera mépris de l’orgueil, l’ignorance mépris du savoir, l’insociabilité mépris des vanités et des ambitions, — et l’innocence sera vertu. C’est à ce troisième état qu’il faut parvenir, qui est un progrès, et sur le second, et même sur le premier.

C’est ainsi que Rousseau, tout en paraissant tourner le dos à son siècle, est de son siècle plus que personne ; car sa régression est un progrès, et le plus grand que l’humanité puisse faire, et il l’en croit capable ; car sa réaction est un violent effort pour rebrousser, mais dans le dessein de revenir en avant, une fois le vrai chemin retrouvé, et il croit le voyage possible ; car son horreur pour la prétendue perfectibilité n’est que l’amour de celle qu’il croit vraie ; et non pas, comme les autres, il croit l’homme bon et devenant meilleur ; mais il croit l’homme bon, dépravé, et corrigible ; bon, déchu et capable de relèvement, ce qui est croire à la perfectibilité comme avec redoublement de foi et un raffinement de certitude.

Et maintenant que la misanthropie de Rousseau et son esprit de dénigrement à l’égard de son siècle trouvent leur compte dans ce détour, et même qu’ils ne soient pas sans inspirer un peu ce système, il est bien possible. Mais c’est l’idée fondamentale, originale et profonde de Rousseau ; c’est tout Rousseau ; et je m’étonne qu’on en doute. Passe encore si vraiment elle n’était que dans le Discours sur les lettres et les sciences et dans le discours sur l’Inégalité. Mais elle est reprise et résumée magistralement (après l’Émile) dans la Lettre à Monseigneur de Beaumont et, en la reprenant, Rousseau renvoie formellement le lecteur au discours sur l’Inégalité, dont il affirme que l’Émile n’est que la suite ; et du reste elle est dans tous les ouvrages de Rousseau (sauf le Contrat social), et de tous elle forme comme le fondement et le centre.

Elle est une pure hypothèse et un roman. Elle suppose tout ce qui est à prouver. Elle ne tient compte des faits que pour nier tous ceux qu’on connaît. Rousseau le dit en propres termes : « J’écarte tous les faits ». Dès lors que reste-t-il ? Une antinomie dont un des termes est une pure invention de l’imagination. Rousseau dit : « L’homme est né bon, et partout il est méchant. Résolvons cette contrariété » ; comme il dira plus tard : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Dire : « le mouton est né carnivore ; et partout il mange de l’herbe ; expliquons ce prodigieux changement », serait aussi juste. Ce qu’il faut avouer, c’est que nous n’avons aucune notion historique de l’homme dans l’état de nature, et que dès lors, sans nier cet état, nous n’avons qu’à ne pas nous en occuper. Il n’existe pas comme élément de raisonnement. Y pousser comme à un idéal dans l’avenir serait permis ; y pousser comme à un retour et à une restauration est mettre au principe de l’argumentation un vice qui la ruine d’avance. Tout ce que nous savons des fourmis, c’est qu’elles ne vivent qu’en fourmilières ; des abeilles, c’est qu’elles ne vivent qu’en ruches, et des hommes qu’ils ne vivent qu’en société. Comme a dit Rossi, « l’homme vit en société comme le poisson dans l’eau ». Le supposer vivant autrement est une idée, du reste très intéressante, de romancier. Le Discours sur l’Inégalité, l’œuvre, d’ailleurs, de Rousseau où il y a le plus d’imagination, de verve, d’originalité neuve encore et fraîche et naturelle, n’est qu’une histoire de Swift à laquelle l’auteur croirait. C’est l’Astrée de la sociologie.

Aussi j’engage à le lire et ne l’analyserai point. L’histoire de l’humanité qui y est tracée est d’un grand poète qui ne serait pas très bon psychologue. Des idées très justes, çà et là, sur la nature humaine y traversent la rêverie continue, puis disparaissent sans aboutir. L’auteur n’en tire rien. Par exemple, il nous dit que tout l’homme primitif est égoïsme et altruisme, et rien de plus ; et de cette vue tout un système pourrait sortir. Mais, ensuite, il abandonne l’altruisme complètement et attribue uniquement l’invention sociale à l’égoïsme mal entendu des foules et à la tromperie de quelques habiles. Tout cela est peu lié, peu suivi et mal fondu. Reste la tendance générale. Elle est celle que j’ai dite : conviction que l’homme est, au moins, trop social : qu’il faudrait, au moins, restreindre l’état social à son minimum, revenir, sinon à la famille isolée, du moins à la tribu, au clan, à la petite cité ; qu’ainsi diminueraient et la lourdeur de la tâche et l’intensité de l’effort, et l’énormité des inégalités entre les hommes ; qu’ainsi seraient atténués les besoins factices, gloire, luxe, vie mondaine, jouissances d’art ; qu’ainsi l’homme serait ramené à une demi-animalité intelligente encore, mais surtout saine, paisible, reposée et affectueuse, qui est son état de nature, en tout cas son état de bonheur. — Et vous pouvez ne pas lire ce qui suit. Sauf dans le Contrat social (et encore !) Rousseau, de toute sa vie, n’a pas dit autre chose que ce qu’il vient de dire.

III.
La Lettre sur les spectacles §

Il l’a professé et proclamé dans sa Lettre sur les spectacles avec une éloquence spécieuse et entraînante qui est d’un grand maître. D’un coup d’œil sûr de polémiste, qui ne lui a jamais manqué, il a bien vu la place particulièrement sensible où il fallait frapper. Si la littérature est l’expression suprême de la civilisation, le théâtre est l’expression extrême et comme aiguë de la littérature et de l’état littéraire. Là le dernier terme de l’artificiel est atteint. L’homme ne se contente pas d’y être artiste, il s’y fait moyen d’expression lui-même. Il fait une œuvre d’art, et il la joue. Il conçoit une statue, il la crée ; et cette statue c’est lui-même, sur un piédestal qui s’appelle la scène. Il conçoit un poème, il l’écrit, et ce poème il le vit, artificiellement, il fait semblant de le vivre, entre deux décors. — Arrivé là, l’homme est aussi loin de l’état de nature, si l’état de nature existe, qu’il est possible. Il est tout art, tout artifice, tout jeu. C’est l’extrême amusement et raffinement du civilisé ; pour Rousseau ce doit être l’extrême dégradation.

De fait, il le croit, et il le crie de tout son cœur. Pour lui le théâtre est une école de mauvaises mœurs, et il corrompt les mœurs en riant, ou en pleurant. Il montre les hommes toujours dans un état violent et monstrueux, soit de passion, soit de ridicule, et il incline les hommes, par l’accoutumance et l’instinct d’imitation, à être tels dans la vie réelle. Il déforme ainsi la nature humaine, il la pétrit à nouveau pour la faire plus singulière et plus bizarre qu’elle n’était. Dépravé une première fois par la société, l’homme l’est une seconde fois par le théâtre, et c’est cet homme ainsi perverti qui fera la société de demain, et la société ainsi faite qui inspirera le théâtre de la génération prochaine, et ainsi de suite à l’infini. Voilà l’idée maîtresse de la Lettre sur les spectacles.

Même en acceptant l’ensemble de la théorie de Rousseau, son idée ici est bien contestable. — Ce ne serait point « école de mauvaises mœurs » qu’il devrait dire, mais « école de mœurs factices ». Ainsi redressée, sa pensée prend une grande vraisemblance. Le théâtre doit habituer les hommes, grâce à l’instinct d’imitation, à exprimer des sentiments qu’ils n’éprouvent point. Le théâtre imite la vie, mais la vie imite le théâtre. Le théâtre crée une manière d’affectation et une sorte d’hypocrisie. Cela, on peut l’accorder. — Reste à savoir précisément si les mœurs factices que le théâtre donne ainsi sont mauvaises, et, à passer, comme il arrive, de l’affectation à l’habitude, et par l’habitude au fond même de l’être, corrompent en effet ce fond. — C’est ce qu’il est très difficile de prouver. Le théâtre présente au public des mœurs figurées de telle sorte qu’elles puissent être comprises aisément d’un certain nombre d’hommes assemblés, et approuvées par eux. Sans aller jusqu’à dire, comme on l’a fait, que les hommes assemblés n’acceptent et n’approuvent que des mœurs qui soient bonnes, assertion pleine d’une douce naïveté, on peut croire que les hommes assemblés ne peuvent aisément comprendre que des mœurs moyennes. L’énormité des crimes et l’excès des ridicules représentés sur les théâtres ne nous doit pas abuser. Encore est-il qu’il faut, pour être vite saisis par nous, qu’en leur fond ces personnages, non seulement nous ressemblent, cela va de soi, mais n’aient de l’humanité que les traits généraux, communs à un très grand nombre, à un nombre immense d’individus. Cela est une nécessité, une condition même de l’art dramatique, une manière d’être sans laquelle il n’irait pas à son premier but, qui est, sans doute, d’être compris sur-le-champ. — Dès lors c’est une moyenne des mœurs que nous donne le théâtre, tout compte fait. Or s’il est vrai que les mœurs qu’il représente, il nous les communique peu à peu, il s’ensuivrait qu’il ne déprave les mœurs, ni ne les perfectionne, mais qu’il les égalise, en quelque sorte, et les nivelle. En nous inspirant des mœurs factices imitées de mœurs moyennes, il nous inclinerait à avoir les mœurs de tout le monde.

Il est très probable qu’il en est ainsi. Et Rousseau a raison : le théâtre fait comme la société ; seulement ni le théâtre ni la société ne dépravent l’homme ; l’un et l’autre l’humanise, au sens propre du mot, le fait ressembler davantage à son semblable en l’en rapprochant. C’est l’originalité, c’est l’exception, en bien comme en mal, que la société détruit dans l’humanité à user, pour ainsi dire, les hommes les uns contre les autres. C’est l’originalité, c’est l’exception que le théâtre, en ne les représentant point, fait oublier, peut-être, à la longue, fait périr. — Et il resterait à examiner si ce nivellement de l’humanité n’est point, justement, une décadence, si mieux vaudrait, ou moins, pour l’homme, de fortes exceptions en bien et d’autres en mal, et si les chances seraient que celles-là l’emportassent, ou celles-ci. Mais ce n’est point dans cet ordre d’idées que s’est placé Rousseau, et je n’ai point à y entrer. Je n’avais qu’à montrer pourquoi Rousseau juge le théâtre funeste, et à indiquer pourquoi il est plutôt à croire que le théâtre est neutre.

A un autre point de vue, Rousseau institue une théorie qui n’aboutit point parce qu’elle est un cercle vicieux. Pour réfuter les défenseurs du théâtre, il leur fait remarquer que le dramatiste, « au lien de faire la loi au public, la reçoit de lui » ; que « l’auteur suit les sentiments du parterre, suit les mœurs de son temps » ; que « jamais une pièce bien faite ne choque les mœurs de son siècle » ; et il conclut que le théâtre ne saurait corriger un goût auquel sa première règle est de se conformer. — Et, tout de suite, il ajoute que l’amour du bien est dans nos cœurs, que nous sommes convaincus que la vertu est aimable par notre sentiment intérieur, et que vraiment la comédie ne pourrait produire en nous des sentiments que nous n’aurions pas. — Tout cela est très juste ; mais si les hommes sont naturellement bons, et si le théâtre ne leur rend que ce qu’ils lui inspirent, comment peut-il leur donner de mauvaises leçons, et d’où pourrait-il tenir le venin qu’il leur communique ? — Ceci n’est qu’un cas particulier de la grande contradiction de Rousseau. Il a toujours soutenu deux choses : la première que l’homme est bon, et la seconde que l’art le corrompt. Mais d’où vient l’art, si ce n’est de l’homme ? Jamais Rousseau n’a clairement expliqué comment l’homme, si parfait, a inventé tant de choses qui l’ont rendu exécrable ; de même qu’il n’a jamais expliqué comment l’homme, né dans l’état de nature, en est sorti ; et, aussi bien, c’est exactement le même problème.

Je ne déteste, certes, point le scepticisme de Rousseau à l’endroit de la vertu moralisatrice du théâtre, quand je songe à l’idée vraiment candide, et peut-être pire, que se faisaient Voltaire et Diderot, ou qu’ils affectaient d’avoir, relativement aux salutaires et merveilleux effets du théâtre sur les mœurs. Et cependant, sans aller jusqu’à tenir le théâtre pour une école de morale, je ne suis pas sans lui accorder une très légère, très flottante, presque insensible, mais salutaire, influence. L’argument est trop facile qui consiste à dire : le théâtre n’a jamais corrigé personne. Il n’a jamais corrigé précisément tel vicieux, tel ridicule ou tel imbécile, parce qu’il est trop évident qu’ils ne s’y sont pas reconnus. Mais il crée une atmosphère générale, un état d’opinion, un « milieu », comme on dit en langage scientifique, qui ne laisse peut-être pas d’avoir son influence, sinon sur les vicieux ou les sots authentiques, du moins sur ceux qui sont à mi-chemin de l’être, c’est-à-dire sur tout le monde. Rousseau reconnaît que c’est le goût général qui est la règle du théâtre. Eh bien, ce « goût général » le théâtre le renvoie au public, mais « développé », comme dit Rousseau encore, renforcé, plus vif, exprimé en traits brillants, ou en types et caractères saisissants. Il frappe des proverbes, et il donne des noms propres aux vices. Appeler l’hypocrisie Tartufe, si l’on a assez de génie pour que Monsieur Tartufe soit immortel, je suis très disposé à croire que c’est peu de chose, mais encore soyez sûr que ce n’est pas rien. Ainsi, de ce goût général revenu au public fortifié, vivifié et comme illuminé par le théâtre, se forme une opinion publique qui pèse, un peu, au moins, sur la conduite des hommes. Les hommes pensent désormais un peu plus fortement ce qu’ils pensaient, et peut-être agissent un peu plus comme ils pensent. Or rendre les actions des hommes un peu plus conformes à leurs pensées et un peu moins à leurs passions, ce n’est pas un très grand profit moral, j’en conviens ; mais c’en est un. Voilà ce que le théâtre fait. Il ne me corrige pas ; mais il redresse un peu le bon sens public qui, à son tour, pèse sur moi. « Vous dites qu’il n’a corrigé personne ; je le veux bien ; mais le but n’est pas de corriger quelqu’un ; c’est de corriger tout le monde. » Ce mot d’Émile Augier est plein de justesse81. Il est ce qu’on doit dire en faveur du théâtre quand on ne veut tomber dans aucun excès ni de confiance ni de mépris.

Et enfin encore un seul mot. Il faut des amusements aux hommes. Que ceux de l’esprit ne soient pas d’un caractère beaucoup plus élevé ni d’un effet beaucoup plus salutaire que ceux des sens, je le crois assez ; on reconnaîtra sans doute qu’ils sont cependant un peu plus nobles. Art et littérature sont presque un peu plus que des divertissements, ils commencent à être des contemplations ; les jouissances qu’ils donnent ont un caractère comme à demi désintéressé. Si l’on m’accorde cela (je sais bien que l’auteur du Discours sur les lettres et les arts ne me l’accordera pas ; mais je vais jusqu’au bout de mon idée, quitte à revenir), je ferai remarquer que par sa nature, de toutes les formes de l’art, le théâtre est celle qui a le plus de chances de ne pas être démoralisante. Le théâtre s’adresse aux hommes assemblés. Il ne faut pas dire que les hommes assemblés sont généreux, c’est aller trop loin ; mais il est certain que les hommes assemblés ont plus de pudeur que chacun pris à part : il est certain que les hommes assemblés veulent qu’on les respecte. L’homme en public rougit de ce qu’il a de mauvais en lui et ne permet pas que l’artiste s’y adresse, du moins cyniquement. De là vient que tous les arts ont je ne sais quel arrière-magasin suspect, je ne sais quel musée secret honteux, tous, peinture, gravure, sculpture, poésie, roman, tous, sauf l’architecture et le théâtre, parce que tous deux sont arts de grand jour et de pleine lumière.

Si donc on repousse toute espèce d’amusement littéraire et artistique (c’est ce que fait Rousseau) il n’y a rien à dire à cela, si ce n’est que je crains l’homme qui s’ennuie ; mais si on accorde à l’homme ce genre de divertissements, c’est le théâtre qui est le meilleur, ou, si l’on veut, le moins mauvais de tous. — Ce qui serait naturel, ce serait donc que l’austère moraliste qui se défie de tous les arts et qui les condamne, fit presque une exception pour le théâtre. C’est le contraire que fait Rousseau, parce que, comme je l’ai dit en commençant, le théâtre, s’il est, peut-être, le moins nuisible des arts, est aussi de tout ce qui est art, littérature, vie de civilisation et vie mondaine, l’expression la plus éclatante, la plus séduisante et la plus vive ; et que c’est l’art, la vie de civilisation, et la vie mondaine que Rousseau, avec une sorte de colère et d’inquiétude, poursuit en lui.

IV.
L’Émile §

Il les poursuit, sinon plus encore, du moins en les serrant et pressant de plus près, dans l’Émile. L’Émile est un roman d’éducation destiné à montrer et à prouver qu’il ne faut pas instruire ; et étant donné le système général de Rousseau, il n’y a rien de plus juste. — La société corrompt ; l’éducation doit dépraver : car l’éducation n’est pas autre chose que l’art de mettre l’enfant au niveau de la société où il naît et en commerce avec elle. C’est à ce niveau qu’il ne faut pas le faire descendre, et c’est ce commerce qu’il faut lui épargner jusqu’au moment, au moins, où il pourra le subir sans en être gâté. L’essentiel est donc d’isoler l’enfant, de le séparer de la société des hommes, de la société des enfants, et même de la famille. Les reproches ordinaires qu’on fait soit à Rabelais, soit à Montaigne, soit à Fénelon, ne sont plus de saison ici. On peut leur dire avec raison que l’éducation non publique, que l’éducation par le gouverneur, par Ponocrates ou par Mentor, est tellement exceptionnelle par sa nature même qu’elle ne peut servir ni de modèle, ni d’exemple, ni même d’indication utile ; qu’elle n’est qu’une éducation de gentilhomme ou de prince, et qu’ils ont, de la question, laissé de côté toute la question. — Cette fin de non-recevoir, nous l’opposerons, quoi qu’il dise, à Rousseau aussi ; mais il peut y répondre. Il est au moins très logique, et d’accord avec lui-même, en repoussant l’éducation publique. Son gouverneur est surtout un gardien des frontières, et un chef de cordon sanitaire qui empêche la contagion sociale de parvenir à son élève. Son précepteur a pour essentielle mission d’empêcher l’enfant d’être instruit. C’est pour cela que dans ce roman domestique, non seulement la société, le le monde, l’école, les enfants du même âge que le jeune Émile, sont écartés avec un soin jaloux ; mais la famille elle-même d’Émile n’intervient pas dans son éducation. A la mère il semble bien que Rousseau ne demande que de nourrir l’enfant. Cela fait, l’enfant ne paraît plus lui appartenir, et elle disparaît du livre. Le père n’y fait qu’une seule apparition insignifiante ; et je crois que, quand Émile a quinze ans, le père est mort. — Rien de plus juste d’après l’ensemble des idées de Rousseau. La famille c’est la société encore, dont il faut à tout prix éloigner l’enfant ; c’est aussi, même chose sous un autre nom, la tradition, c’est-à-dire l’amas séculaire de préjugés et de méprises sur sa destinée que l’humanité a légué et lègue, toujours plus énorme et plus lourd, aux générations successives. L’homme naturel, voilà ce qui était bon ; l’homme naturel, voilà ce qu’il faudrait tâcher de retrouver.

— Mais alors retranchez aussi le précepteur ! — Mais non, puisque la société existe ! Elle est la ; on ne peut pas la supprimer. Il faut donc quelqu’un entre l’enfant et elle pour le garantir. Il faut, par malheur, un procédé artificiel pour permettre à l’homme naturel de renaître. Le gouverneur est l’homme qui connaît et met en pratique ce procédé. Il protégera l’enfant contre l’instruction, et c’est là son rôle. Il donnera à son disciple ce que Rousseau appelle très justement « l’éducation négative ».

Elle consiste à laisser l’enfant se développer lui-même et trouver toute chose tout seul. Le maître n’est qu’un témoin et un observateur. Il n’est pas un homme qui enseigne. L’enfant se développe, il le surveille, et répond seulement à ses curiosités, sans même les satisfaire toutes. Il le laisse essayer, tâtonner, chercher, trouver ; car l’éducation c’est l’apprentissage des forces de l’esprit, nullement un fardeau qu’on doit jeter sur un esprit évidemment trop faible pour le porter.

— Mais encore, à laisser l’enfant trouver seul toutes choses, on risque qu’il lui faille toute sa vie pour s’instruire, et plus d’une vie ; car ce que sait l’humanité, elle a mis bien des siècles pour l’apprendre, et cet enfant qui s’instruit seul, c’est l’humanité qui recommence. — A ceci Rousseau répond par la seconde partie de son système. « L’éducation négative, c’est son premier point ; son second point c’est ce que j’appellerai l’éducation positive indirecte. Le maître doit d’abord empêcher la société d’instruire l’enfant ; il doit, ensuite, non pas enseigner, cela jamais, mais mettre l’enfant dans certaines conditions où il sera capable de s’instruire, bien disposé à s’instruire et excité à s’instruire. — Ce qui instruit, ce sont les choses, et les réflexions que l’homme fait sur elles : c’est le monde qui nous entoure et l’intelligence que peu à peu nous en acquérons. Le maître peut, pour abréger l’éducation personnelle, rapprocher les choses de l’enfant, et créer autour de lui un monde abrégé, arrangé, mais vrai. De là cette sorte de machination perpétuelle qu’on a tant remarquée dans l’Émile, et ces « coups de théâtre pédagogiques  »82 qui y sont si multipliés. L’esprit romanesque de Rousseau s’y complaît, il est vrai ; mais sa méthode aussi, sous peine d’être absolument vaine et sans aucun effet, les exige.

— Ne parlez jamais de propriété à l’enfant. — Mais alors, il l’ignorera ? — Non ; ayez la complicité du jardinier qui jouera devant l’enfant le personnage du propriétaire lésé et fera sentir à l’enfant ce que c’est qu’un droit. — Ne dites pas à l’enfant : « Vous étes faible ; il ne faut pas sortir seul » ; mais ayez la complicité de tout le quartier, qui, le jour où vous aurez laissé l’enfant sortir seul, par quelques mésaventures concertées l’en dégoûtera. — Ainsi de suite.

Ceci n’est que l’application particulière de tout un système d’éducation morale dont Rousseau avait eu, longtemps avant l’Émile, l’idée confuse. Convaincu de la grande influence qu’ont les objets extérieurs sur nos humeurs, nos sentiments et nos idées, il avait eu je ne sais trop quel dessein d’instruire l’homme à se gouverner par l’extérieur. Ces choses qui nous dirigent, nous devions apprendre à les diriger elles-mêmes (comment ? je le vois mal) de manière qu’en définitive elles nous gouvernassent pour notre bien. Je suppose, par exemple, — car je ne suis pas sûr de bien comprendre, — que l’hygiène bien entendue, une habitation bien exposée, des fréquentations honnêtes, des exercices physiques, etc., étaient ces choses extérieures dont nous dépendons, mais qui aussi dépendent de nous, que nous pouvons disposer, arranger, concerter de manière a nous assurer de leur bonne influence sur notre âme. Ainsi nous nous gouvernions par l’intermédiaire des choses qui nous gouvernent ; nous prenions en dehors de nous le levier à nous mouvoir, et nous étions maîtres de nous indirectement. — Telle était cette « morale sensitive » ou ce « matérialisme du sage », idée ingénieuse et non sans justesse, dont Rousseau avait rêvé, et qui est restée en projet83.

Il gouverne et dirige Émile de la même façon. Il crée autour de lui l’habitat qui le modèle, l’atmosphère qui l’anime, la température qui le modifie, le concours de forces qui doucement le plient. — Ce système d’éducation indirecte trahit chez Rousseau la conscience confuse qu’il a de n’être pas doué de volonté, et d’autre part son esprit d’indépendance et son horreur de toute direction. Ni il ne compte que l’enfant, sur une grande et forte idée qu’on lui aura donnée, se gouvernera lui-même, ni il ne veut que le précepteur pèse directement et immédiatement sur l’enfant. Reste que le précepteur l’aide à être instruit par les choses.

Ce système, qui est fort loin d’être méprisable, et nous reviendrons sur ce qu’il a d’infiniment judicieux, a des inconvénients qui sautent au regard. D’abord, et il faut bien y insister, quoique l’objection d’une part soit banale, et d’autre part tende à montrer combien Rousseau est d’accord avec lui-même, d’abord tout plan d’éducation qui n’est pas un plan d’éducation publique n’est qu’un pur roman pédagogique. Il ne va qu’à créer une âme d’exception dont il sera intéressant de voir ce qu’elle deviendra, et ce qu’elle sera rencontrant Sophie ; mais il ne nous sert quasi à rien. Si dans une pédagogie toute familiale, supprimant l’école publique, et gardant l’enfant à la maison, est d’une application extrêmement difficile, et, déjà, a un caractère exceptionnel ; que dire d’une pédagogie qui se défie de la famille elle-même, l’écarte ou la neutralise, et exige pour chaque enfant, dans chaque famille, un gouverneur célibataire qui lui consacre vingt-cinq ans de son existence ?

Rousseau, qui a un mépris superbe de l’objection, nous répondrait : « C’est tout mon système. Sûr que l’éducation publique déprave, précisément parce qu’elle est l’image ou plutôt une forme de la société, je veux justement créer un être d’exception, au moins un, sauver un enfant, le dresser pour la vie naturelle, dont, au moins, plus tard, il donnera l’exemple et le modèle. »

— Soit ; mais puisqu’il est certain qu’à peine un millier d’enfants dans une nation pourront être élevés ainsi, l’inutilité de l’effort est égale à l’immensité du labeur. — N’importe ; Rousseau tient à son système parce que c’est le seul vrai, à son avis, et peu l’inquiète qu’il soit presque impraticable ; et il y tient peut-être justement parce qu’il sent que Rousseau seul, ou à peu près, le peut appliquer. C’est cela même, au fond, qui le séduit. Comme Rousseau a, ce me semble, beaucoup d’esprit théologique dans l’intelligence, de même il a quelque chose du tempérament sacerdotal. Rousseau est un prêtre ; c’est un très mauvais prêtre, si l’on veut, mais c’est un prêtre. Il en a l’orgueil, l’esprit de domination et la tendresse. Vous pouvez songer à Joad. Il veut l’enfant séparé du monde, des autres enfants et de la famille, et livré à l’influence enveloppante et continue d’un sage célibataire, chaste, pieux, instruit, méditatif surtout, moraliste plutôt qu’humaniste, et contempteur du monde et du siècle. Émile reçoit l’éducation d’un jeune lévite. Ce millier d’enfants, dans une nation, élevés par un millier de religieux, que je supposais tout à l’heure, je ne serais pas étonné que ce fût l’idée de derrière la tête de Rousseau, beaucoup plus aristocrate qu’on ne croit. — Remarquez que si Rousseau respecte fort le développement spontané de l’intelligence dans son disciple, il n’entend pas raillerie, ni tolérance, pour ce qui est de la volonté dans l’enfant. Il la brise ; il n’admet pas qu’elle se déclare ; il ne veut pas qu’on raisonne avec elle, qu’on essaye de la persuader ; il veut qu’elle rencontre, non pas même une défense, ce qui ressemble encore à une discussion, mais un non pur et simple et invincible, une contre-volonté massive, muette et inébranlable comme un obstacle matériel. « Ce dont il doit s’abstenir ne le lui défendez pas ; empêchez-le de le faire, sans explication, sans raisonnement… Que le non une fois prononcé soit un mur d’airain84… »

Je suis donc porté à croire que le reproche qui consiste à dire que l’éducation de l’Émile est une éducation ultra-aristocratique toucherait peu Rousseau, et que c’est à celle-là même qu’il a songé. Seulement j’aurais voulu qu’il indiquât par quoi, au moins, il eut admis qu’elle fût complétée. Au-dessous de la classe élevée à la Rousseau, que devrait-on faire pour la foule qui ne peut pas avoir de gouverneur, et qui, bon gré mal gré, sera toujours instruite en société ? Je n’admets guère un prétendu traité d’éducation où une question pareille n’est pas même soulevée.

Pour en revenir au jeune Émile lui-même, on remarque encore, d’abord, qu’il n’apprend rien du tout, ensuite que cette éducation naturelle de l’homme naturel destiné à rester l’homme de la nature est aussi artificielle que possible.

La première de ces deux objections est faible ; elle ferait plaisir à Rousseau, et elle ne m’émeut guère. Il est très vrai, quand on fait un petit tableau synoptique des « matières vues » par Émile, pour parler pédagogiquement, que cela se réduit à très peu de chose. Émile n’a pas été « surmené ». Un peu d’histoire, un peu de géographie, un peu d’astronomie, un peu de botanique, un métier manuel (excellent, surtout pour Sophie), beaucoup de morale, la religion naturelle en dernier lieu (ce qui n’a rien que de très juste dans une éducation privée et solitaire), voilà tout, ou à bien peu près, ce qu’Émile a appris.

Il n’y a pas lieu de s’emporter contre Rousseau sur ce point. D’abord on ne peut lui reprocher d’avoir à peu près exclu les arts et les lettres, puisqu’il les considère comme des agents de corruption ; mais, même en sortant de son système, et en raisonnant dans le sens commun, on doit convenir qu’il n’a pas si grand tort. Quand l’éducation est l’acquisition hâtive et impatiente d’un gagne-pain, ce qu’elle est forcément et fatalement pour l’immense majorité d’entre nous, il est vrai qu’elle doit être plus pratique, et plus matérielle pour ainsi dire ; mais cela ne signifie point que celle-ci soit la vraie, ni qu’elle soit bonne. Elle est même très mauvaise. Elle n’est pas une éducation ; elle est un apprentissage. Elle fait un bon ouvrier, non pas un homme. Dans les conditions particulières, exceptionnelles, et favorables, où Rousseau s’est placé, quand on a affaire à un enfant qui n’aura pas besoin de gagner sa vie, une précaution seulement, le métier manuel, pour qu’il la puisse gagner si sa destinée change, et, sauf cela, une éducation générale toute de culture de l’esprit, d’exercice du raisonnement, de développement du bon sens et d’élévation du cœur, une longue causerie grave et judicieuse, pendant vingt ans, avec un sage, aidé de quelques bons livres en très petit nombre : c’est l’éducation véritable. — Ne croyez pas que Mme de Maintenon en ait rêvé une autre. — Il ne s’agit pas de savoir ; il s’agit d’être intelligent. Le savoir dont on aura besoin, ou envie, on l’acquerra plus tard, avec une intelligence ainsi dressée, bien aisément, et bien vite. Il est vrai que ce n’est pas au combat pour le pain qu’une telle éducation prépare ; mais ce n’est pas à ceux qui auront à le livrer, je le dis une fois de plus, que songe Rousseau.

L’autre critique porte sur ce qu’il y a d’artificiel dans les procédés de Rousseau. Celle-ci est juste. L’éducation par les choses et par ce qu’elles éveillent dans une intelligence juste, un peu aidée, rien n’est meilleur ; mais les leçons de choses concertées et machinées manquent absolument leur but, parce qu’elles ne sont que de l’enseignement direct déguisé, de l’enseignement direct avec une hypocrisie en plus. Enseigner une vertu par un événement qui en montre la nécessité ou l’utilité, d’accord ; mais inventer et susciter cet événement, ce n’est qu’enseigner cette vertu en affectant de ne pas l’enseigner, et il y a là une supercherie dont l’enfant, moins raisonnable que nous, mais rusé comme un sauvage, ne sera jamais dupe, et une faiblesse, une petite lâcheté, qui ne nous vaudra que son mépris. Beaucoup meilleur est, dans ce cas, l’enseignement direct, tout franc et tout brave. — Je ne sais ; mais c’est qu’il me semble que Rousseau n’est pas très courageux ; et la légère et pardonnable, mais réelle duplicité que nous avons remarquée dans son caractère se retrouve peut-être ici.

Enfin, et cela n’a pas été assez dit, il manque à cette éducation, ce qui est peut-être le fond de l’éducation, la notion du devoir. Il s’agit de faire un homme. La vraie définition de l’homme est qu’il est un animal qui se sent obligé. Il se sent obligé, et il sent le besoin de se créer des choses qui l’obligent. Au-dessus des lois, qui suffiraient à maintenir l’état social, il crée les religions, les philosophies, les mystères, et les sociétés particulières d’édification, d’expiation et d’effort, pour s’inventer des devoirs. Est-ce là le fond de l’homme ou est-ce sa dernière expression, il n’importe ici ; c’est ce qui le distingue le plus et le mieux des autres êtres. C’est donc le fond de l’éducation, de « l’humanitas », comme disaient les anciens. On ne le trouve pas dans Rousseau. On a dit que Kant procédait de Rousseau. Il est possible, et il est probable. Le culte du sentiment intérieur, la confiance en l’homme et en ses bons instincts, l’amour aussi de la vie solitaire, cachée et méditative, sont les mêmes chez les deux philosophes. Mais n’allons pas plus loin, ni même, peut-être, aussi loin. Rousseau, en tout cas, est un Kant bien sensualiste encore. Sa morale est faite de sentimentalité un peu vague, et sa religion naturelle de l’admiration des grands spectacles de la nature. Puisqu’il devait terminer par la religion, comme Kant, mener à Dieu par tout le reste, que ne commençait-il, comme Kant, par l’analyse et la démonstration de la loi d’obligation morale ? Comme c’est un beau cours de philosophie que celui qui, après les déblaiements nécessaires, commence par l’obligation morale et finit à la Divinité, c’eût été un beau cours d’éducation, exceptionnel, disons-le toujours, mais d’un dessin imposant et magnifique, que celui qui eût commencé par le devoir et abouti à Dieu.

Mais c’est une éducation attrayante que celle que donne Rousseau, plutôt qu’une éducation forte ; et l’éducation attrayante est exclusive de l’éducation de la volonté, et l’éducation de la volonté tient tout entière dans l’enseignement continuel, par les paroles et surtout par l’exemple, de la loi du devoir. Émile sera bon, surtout s’il l’était de naissance, mais cela pour Rousseau ne fait nul doute ; il sera surtout « sensible », et légèrement déclamateur, et homme à effusions. Je ne vois pas qu’il doive être énergique ; et même dans une éducation aristocratique, que dis-je ? surtout dans l’éducation d’un homme qui ne sera pas un simple rouage de l’immense machine, mais un dirigeant, ou au moins un indépendant soustrait aux communes servitudes, c’est l’énergie personnelle qu’il faut, dirai-je, enseigner ? cela ne s’enseigne guère, qu’il faut suggérer, susciter, réveiller, avertir, rappeler à son rôle comme on pourra, autant qu’on pourra ; dont, au moins, il faut faire mention.

C’est un oubli ; il y a bien des oublis dans l’Émile, parce que, comme toujours, Rousseau écrivait son livre avec ses sentiments et son humeur, autant et peut-être plus qu’avec sa raison. Il a écrit comme le reste, avec son orgueil et avec son esprit romanesque. Il y a, disais-je, oublié bien des choses ; il ne s’y est pas oublié lui-même. Cette éducation sentimentale, libre (ou qu’il croit libre), vagabonde, pleine d’incidents et d’épisodes, nullement didactique, et toute personnelle, et comme spontanée, c’est la sienne, dont il se souvient, et dont il est fier. Il est fier de n’avoir pas été instruit, de s’être instruit lui-même, dans le plus grand désordre du reste, sans contrainte, en plein caprice, et d’avoir, comme il le croit, ne recevant rien, tout inventé. Ce n’est pas lui que la société a parqué, que la famille a lié, que l’éducation traditionnelle a déformé ; et quel grand homme est sorti de cette éducation sans enseignement, vous le savez ! Cette vie de jeunesse si féconde (et, sans raillerie, elle l’a été, mais parce que l’homme avait du génie), il en fait celle de son cher Émile ; il se borne, en sa faveur, à l’abréger et à la ramasser. Il la fait tenir en vingt ans au lieu de quarante ; mais c’est la sienne, et en Émile il s’admire. — Et il lui donne un précepteur qui est Rousseau encore. Il se dédouble, un peu pour s’admirer deux fois ; et quelques-unes des contradictions, quelque chose d’un certain embarras qui règne dans l’Émile vient de là. Au Rousseau de quinze ans qui est Émile, Rousseau a tenu à donner un très beau rôle, et il voudrait le montrer découvrant toutes choses de lui-même ; au Rousseau de quarante ans qui est le gouverneur, Rousseau voudrait donner aussi un beau personnage, et il n’a pas laissé d’être gêné à bien faire les parts.

Puis, peu à peu, au cours de ce long travail, l’esprit romanesque, assez sévèrement contenu dans les commencements, reprenait le dessus dans l’âme de Rousseau. Vers la fin l’ouvrage n’est plus qu’un roman, et, qu’on me pardonne, un roman peu délicat. Quand le jeune homme en est à chercher la compagne de sa vie, peut-être ne lui doit-on de conseils que s’il en demande ; en tout cas, on ne lui doit que des conseils. Le suivre pas à pas dans ses tendres engagements, y intervenir jusqu’à la veille, et jusqu’au lendemain, et jusqu’au surlendemain du mariage, marque plus d’indiscrétion curieuse que de sage dévouement. Mais il y a un « directeur » dans Rousseau, et un directeur romanesque qui ne résiste pas à se mêler des mystères du cœur et des sens, et à qui rien n’a tant plu dans sa vie que de côtoyer, le regard éveillé et le maintien grave, de belles amours ; et le livre s’achève comme une Nouvelle Héloïse dont le dénouement serait heureux. — Il avait bien été un peu cela dès son principe, un roman traversé de dissertations morales, qui elles-mêmes sont un peu des œuvres de l’imagination.

Et n’y a-t-il rien à tirer de l’Émile ? — Une seule leçon, mais importante, si importante et si naturellement oubliée toujours qu’il est bon qu’à chaque siècle un grand homme la donne à nouveau. Au fond de l’éducation, comme au fond de toutes les choses humaines peut-être, il y a une contradiction essentielle, inhérente, dont on ne sait comment faire pour se dégager. Nous enseignons à écrire, et tout style qui n’est pas original n’est pas un style ; — nous enseignons à penser, et toute pensée que nous tenons d’un autre n’est pas une pensée, c’est une formule ; et toute méthode pour penser que nous tenons d’un autre n’est pas une méthode, c’est un mécanisme ; — nous enseignons à sentir, et un sentiment d’emprunt est une affectation, une hypocrisie ou une déclamation ; — nous enseignons à vouloir, et vouloir par obéissance est l’abdication de la volonté. — L’enseignement va donc, par définition, contre tous les buts qu’il poursuit. Les maux qu’il soigne augmentent à les vouloir guérir, et plus il réussit, plus il échoue. La perfection de l’enseignement aurait comme plein succès la nullité du disciple. Et cela n’est ni un paradoxe, ni une vérité de théorie. La chose s’est vue. Le duc de Bourgogne est très probablement le parfait disciple, le disciple absolu. Le monde a pu le contempler. — Et pourtant il faut enseigner ; car, si la perfection de l’enseignement mène au néant ; ni plus, ni moins, mais tout de même, l’absence d’enseignement y laisse. Nous avons bien vu que, quoi qu’il veuille, Rousseau enseigne encore, par suggestion au moins, et par quelque chose de plus. Il sent la nécessité d’enseigner. — On se débat dans cette contradiction naturelle et nécessaire, et l’on s’en tire, comme en toute affaire, par un moyen terme dont on peut être sûr qu’il est défectueux, qu’il a quelque chose des inconvénients des deux excès, et que, s’il n’est pas doublement mauvais, du moins il l’est de deux façons ; mais encore faut-il s’y résigner. Quel sera ce moyen terme ? Naturellement il flotte, il glisse entre les deux extrêmes selon les temps, les lieux, les maximes générales et les humeurs. Mais il est dans l’essence de tout ce qui est constitué et traditionnel, de tendre vers le développement et l’exagération de son principe. L’éducation, dans les peuples civilisés, est une institution, comme l’État, comme une Église ; elle tend à ce qu’elle croit être sa perfection, c’est-à-dire à son extension illimitée et à l’absorption de tout en elle, sans pouvoir songer que son point de développement extrême, et au-delà duquel elle ne laisserait rien, serait le point juste où ses effets seraient si achevés qu’ils seraient nuls, et où par conséquent elle s’écroulerait sur elle-même.

Contre cette tendance naturelle, il est bon qu’une réaction très forte, et même brutale, se fasse de temps en temps, que quelqu’un vienne qui dise : « Prenez garde ! Mieux vaudrait ne point enseigner, qu’enseigner si fort. Vous revenez par un cercle au point que vous fuyez. » C’est ce qu’a dit Rousseau. On instruisait trop l’homme, il a crié qu’il fallait qu’il s’instruisit seul. C’est une chose à ne pas croire vraie, et à ne jamais oublier. Il a inventé « l’éducation intuitive », comme il n’a pas dit, mais comme nous disons d’après lui. C’est une chose où il ne faut nullement se fier, mais qu’il y a un péril immense à perdre de vue. Il faut enseigner ; mais profiter de toutes les velléités que l’enfant montre de s’instruire lui-même, vénérer sa curiosité, ses efforts personnels, ses excursions hors du cercle tracé par nous, se plaire à ses objections quand elles sont naïves, et lui montrer même jusqu’où elles pourraient s’étendre, pour l’en récompenser en quelque sorte, au lieu de les proscrire, quitte à dire ensuite : « Moi, je juge plutôt de telle façon » ; ne pas détester, comme a dit spirituellement M. Renan, le disciple qui pense le contraire de notre pensée, sauf quand c’est taquinerie ; car, sauf ce cas, celui-ci est probablement votre vrai disciple, celui qui vous a entendu, tandis que son voisin est peut-être un paresseux qui n’a fait que nous écouter ; — en un mot, croire que l’enfant est un être qui réfléchit un peu, et rien qu’à le croire, l’incliner doucement et sensiblement à être tel.

Voilà la grande idée de Rousseau, qui n’est pas de lui, car Montaigne l’avait merveilleusement exprimée déjà, mais à laquelle il a donné une très grande force et un très grand éclat. Elle est de celles qui sont des scrupules nécessaires et de salutaires sauvegardes.

Elle est de celles aussi qui vont très loin dans leurs suites. Car, remarquez-le, en face de l’enfant, tenir compte de nous et non de lui, ne pas croire à son originalité, mais seulement à la tradition et à l’institution pédagogique, amène peu à peu à une sorte de dogmatisme d’enseignement, et à un type unique, uniforme et rigide d’éducation, grave défaut qui était celui de l’enseignement français au xviiie siècle et où nous aurons toujours des penchants presque invincibles à retomber. Tenir grand compte des puissances propres de l’enfant, estimer, un peu au moins, qu’il serait capable de s’instruire tout seul, aimer à le suivre plus qu’à le traîner, le tenir pour une personne, faire pour lui (sans la lui communiquer) une sorte de « déclaration des droits de l’enfant » ; c’est une manière d’individualisme pédagogique, qui mène à croire qu’il ne faut pas dans une nation une seule forme et comme un unique moule à façonner les esprits ; qu’il en faut plusieurs, qu’il faut des systèmes d’éducation et d’enseignement très divers, capables, par leur multiplicité, leur élasticité, soit l’un, soit l’autre, et où celui-ci ne réussit point un autre intervenant, de se prêter, de s’ajuster et de répondre à la diversité des tempéraments et à l’inégalité des esprits.

Et Rousseau nous dirige vers cette idée. Il nous y amène même, car il y est venu, sinon dans l’Émile, du moins dans la Nouvelle Héloïse (partie V, lettre III), et cette vue est tellement nouvelle, cette fois, tellement imprévue, si féconde aussi, et pose si bien, au moins, les vraies données du problème, qu’elle est une conquête.

V.
La Nouvelle Héloïse §

La Nouvelle Héloïse est tout le cœur de Rousseau. On le sait par ses Confessions, par ses lettres, jamais l’expression « écrire avec amour » n’a été plus juste que de Rousseau écrivant Julie. Julie est la femme qu’il a vraiment aimée. Saint-Preux est l’homme qu’il eût voulu être ; Claire est l’amie qu’il eût voulu avoir ; lord Bomstom est l’ami qu’il a cherché et cru trouver toute sa vie ; — sans compter que Wolmar est le Saint-Lambert qu’il eût désiré que Saint-Lambert eût bien voulu être.

Le singulier roman ! Tous les personnages y sont dans une position fausse, et, je ne dirai pas n’en souffrent point, mais cependant ne laissent pas de prendre plaisir à s’y sentir. — Ils sont dans le faux comme dans l’atmosphère naturelle et l’entretien de leur esprit. Ils font des gageures contre le sens commun et goûtent je ne sais quelle jouissance à les tenir. Un mari, d’une haute raison en tout le reste, retire chez lui l’ancien amant, encore aimé, de sa femme, pour les guérir tous deux ; la femme, devenue honnête et vertueuse, consent à cette combinaison ; l’amant honnête et loyal l’accepte ; tous font de concert, avec réflexion, gravement et solennellement, la plus grande folie qui se puisse. — Que veulent-ils ? S’exercer à la vertu ? Non pas précisément, ils se reconnaissent faibles. — Étudier leurs propres passions en les mettant dans les conditions où elles auront tout leur jeu et toutes leurs prises et faire des expériences sur leur propre cœur ? Un peu ; car ils sont de terribles analyseurs. — Mais ils veulent surtout jouer à l’exception. Ils tiennent infiniment, partie orgueil, partie raffinement d’imagination, à n’être pas comme tout le monde, à être des créatures comme on n’en voit point, dans des situations extraordinaires, en tant du moins qu’elles sont recherchées de ceux qui en souffrent. En un mot, ils sont follement romanesques. Ils ne sont pas engagés dans un roman, comme nous pouvons tous l’être ; ils s’y engagent eux-mêmes ; ils ne subissent pas le roman, ils le veulent ; ils font le roman dont ils pâtissent.

Est-ce assez Rousseau ? Qu’il était bien capable d’agir ainsi lui-même ! Aussi bien, l’a-t-il fait. Il est si piquant de se sentir « hors de l’ordre commun », non point, comme les héros de Corneille, par une exaltation et une tension violente de la volonté, mais par goût du singulier, mépris du bon sens vulgaire, et je ne sais quel vagabondage intellectuel, appétit des courses errantes et amour des gîtes peu sûrs, dans la vie morale comme dans l’autre ! Ces gens de la Nouvelle Héloïse sont les aventuriers du sentiment, et la Nouvelle Héloïse est le roman picaresque du cœur.

Aussi voyez comme il finit. A l’aventure aussi, et non point d’une façon logique, non point par un dénouement qui soit la conséquence nécessaire ou vraisemblable des prémisses. Ces gens qui se sont placés volontairement dans une situation bizarre, avec assez de faiblesse pour souffrir, et assez de force pour ne faillir point, que deviendront-ils ? — Ils pourraient devenir fous, car on ne joue point impunément avec les sentiments puissants ; mais ils le deviendraient à la longue, et le roman ainsi fait serait interminable. — Ils pourraient user peu à peu leurs puissances d’aimer, s’émousser, s’engourdir, s’endormir dans la langueur des fatigues de l’âme, et, à la fin, ne plus se voir des mêmes yeux. Mais, ainsi, ils deviendraient vulgaires ; et c’est ce que Rousseau, qui les aime trop pour cela, ne veut point. — Aussi il tue le principal personnage, et il le tue par accident. La situation ne comportait guère de dénouement logique ; on en a inventé un accidentel. Les personnages avaient fait comme une association de singularités. Ils seraient restés singuliers et étranges, examinant et discutant l’étrangeté de leurs cas, sans ni pouvoir ni vouloir en sortir, sans qu’il y eût aucune raison pour qu’ils en sortissent, ou par une catastrophe, ou par le bonheur, puisque la fatalité qui pèse sur eux n’est autre chose que leur volonté même, et qu’ils la créent et la renouvellent en même temps qu’ils la subissent. — Un cas fortuit était donc la seule chose qui pût mettre fin à leur entreprise contre le sens commun.

Les voilà ces personnages où Rousseau a mis tout son goût du faux, ces personnages vertueux, qui sont immoraux ; candides et naïfs, qui sont déclamateurs ; pleins de haute raison, qui font d’insignes folies. — Les personnages de Rousseau sont des paradoxes comme ses idées.

Et ce qui est comme un paradoxe encore, c’est que, mêlé au romanesque le plus romanesque qui soit au monde, il y a là un goût profond de simplicité et de naturel. Ces personnages sont d’accord pour concerter entre eux une vie sentimentale contre nature ; ils le sont aussi dans l’amour des plaisirs simples, et de la vie pratique ordonnée, tranquille, douce, grave et sage. Julie et Wolmar ont le génie de la vie morale absurde et de la vie domestique sensée, et ils gouvernent aussi sagement leur maison que follement leur cœur. Rousseau est leur père, Rousseau, simple en ses goûts, sobre, économe, « qui n’usait point », comme disent ses contemporains, serviable avec cela et charitable ; mais passionné, néanmoins, pour mille chimères, et jetant à chaque instant un roman étrange et même insensé dans sa vie de petit bourgeois tranquille, timide et studieux. La simplicité dans le romanesque, c’est Rousseau lui-même. Il aime les deux d’un égal amour, et c’est ce qui donne à sa simplicité toujours quelque chose de fastueux dans la forme, à ses fictions aussi le charme dangereux d’un fond de conviction, de sincérité et de candeur.

Et, dernier paradoxe enfin, ces personnages amoureux du faux et épris du simple et du naïf, ils ne manquent pas tous de vérité. Wolmar est décidément fantastique et n’a aucune réalité ; mais Saint-Preux, Julie et Claire ont quelque chose de vrai. Saint-Preux, faible, flottant, sensuel et lyrique, être tout d’imagination et de sensibilité, né pour aimer et pour parler d’amour avec éloquence, tendresse et subtilité, sophiste de l’amour et rhéteur de la vertu, aimé des femmes comme un printemps capiteux, tiède et plein de jolis babils ; il est bien vrai, et, alors, il était nouveau. L’amour avait été jusque-là, de la part de l’homme, une puissance de domination. L’homme faible, aimé un peu, peut-être beaucoup, pour sa faiblesse, sa grâce un peu molle, ses plaintes caressantes, se faisant petit, se reconnaissant inférieur à la femme, au mari, à lord Édouard, à tout le monde ; c’était vrai, puisque, aussi bien, il y avait du Rousseau de vingt ans dans ce personnage ; et c’était à peu près inconnu avant la Nouvelle Héloïse ; et cela intéressa comme une nouveauté où l’on sentait, nous savons assez si l’on avait raison de le sentir, tout un renouvellement du roman.

Claire, un peu manquée dans la première partie, parce que Rousseau veut la faire gaie et rieuse, et Dieu sait si Rousseau sait être rieur et gai, a un rôle très juste et bien dessiné dans la seconde partie. Il ne faut pas contempler trop complaisamment ni seconder les amours des autres, et les confidentes sont des demi-amoureuses qui deviennent amoureuses en titre. Ainsi advient de la pauvre Claire, et cette contagion lente de l’amour côtoyé de trop près et trop longtemps regardé, de l’amour contemplé surtout dans ses douleurs, plus séductrices que ses joies, est d’une fine observation.

Enfin Julie, trop raisonneuse et sermonneuse sans doute, n’en est pas moins un des caractères les plus complets, les plus solides et les plus vivants que la littérature romanesque nous ait mis sous les yeux.

Mal élevée, et Rousseau n’a pas oublié ce trait, et il y a insisté, par une servante qui ressemble à la nourrice de Juliette ; mise, à dix-huit ans, par une imprudence un peu forte, dans l’intimité intellectuelle d’un jeune homme lettré, ce qui est dangereux ; passionné, ce qui est grave ; et mélancolique, ce qui est désastreux ; elle se laisse aller aux premiers mouvements de son cœur ; elle commet une faute ; plus tard, trop faible, et d’une conscience trop obscure et trop peu avertie pour résister à la destinée qu’on lui fait, elle se laisse marier à un autre homme ; et, dès lors (si je comprends bien), épouse, mère, maîtresse de maison, un être nouveau naît en elle. Elle est, ce qui est le propre des femmes, transformée par sa fonction. La jeune fille fut faible ; l’épouse (bien mariée) est digne, forte, capable de vertus, à la hauteur des grandes tâches. Elle peut revoir celui qu’elle a aimé, sinon sans trouble, du moins sans défaillance. Elle songe, sincèrement, à l’unir à une autre femme. — Mais voilà qu’un coup funeste la frappe. Voisine de la mort, le passé la ressaisit. Tout son amour ancien se réveille et l’envahit, et alors elle croit l’avoir eu toujours en elle aussi fort et invincible que jadis et qu’aujourd’hui. L’immense empire des premières sensations sur l’être humain revient sur elle affaiblie et désarmée ; et elle bénit la mort qui l’affranchît d’un amour qu’elle croit invincible, et que, saine de corps et d’esprit, elle avait vaincu.

Le double caractère de la femme, persistance des premiers sentiments, facilité à se plier à une destinée nouvelle, se trouve donc ici ; sans compter faiblesse, audace étourdie, duplicité naïve et maladroite ; et aussi goût de prédication morale ; et aussi relèvement par la maternité ; et aussi transformation, à demi vraie et à demi sincère, de l’amour en bienveillance et protection maternelles. — Tout cela signifie que pour la première fois depuis bien longtemps une complète biographie féminine était faite dans un roman. Les contemporains, je veux dire les contemporaines, ne s’y sont pas trompées une heure. Les femmes étaient lasses, ou du moins il est à croire qu’elles devaient l’être, de romans où la femme n’était jamais qu’un jouet des passions légères ou des vanités cruelles, où elle n’était jamais peinte qu’à un seul moment de sa vie, celui où elle plaît et est séduite. On leur montrait enfin une vie féminine dans toute sa suite, du moins ayant une certaine suite. On leur montrait une femme ayant des faiblesses, ayant des qualités, ayant un caractère. Ce roman flatta en elles quelques-uns de leurs vices, quelques-uns de leurs bons penchants, et très directement et précisément leur orgueil. J’oubliais le besoin de larmes, que personne n’avait vraiment satisfait depuis Racine. Quelqu’un osait faire pleurer, et non point par l’accumulation des malheurs épouvantables, comme Prevost en ses longs romans, mais par la « douleur des amants, tendre et précieuse », comme dit Saint-Évremont, par une histoire simple en son fond, abominablement fausse aussi, mais où les principaux personnages avaient le goût naturel et comme l’appétit de la douleur.

Et, de plus, et surtout, ce roman pouvait être faux, il était sincère. On y sentait un auteur qui était aussi attendri du sort de ses personnages que le pouvait être aucun de ses lecteurs ; qui adorait Julie, Claire, Saint-Preux et même Wolmar. C’était un roman écrit par un héros de roman triste, un roman romanesque écrit par le plus romanesque des hommes. Le secret est là. C’est pour cela que pareil succès est chose rare. Les hommes sont animaux d’imitation, mais ils n’imitent que la sincérité. On imita Rousseau ; on se fit des sentiments sur le modèle de la Nouvelle Héloïse. C’était se faire des sentiments déclamatoires, mais qui ressemblaient à la vie, car, au moins à la source d’où ils venaient, ils avaient été vivants et profonds. — Le siècle n’en fut pas changé, c’est trop dire ; il en fut adouci et comme amolli. La philanthropie existait, elle, devint fraternité, épanchement, expansion, besoin de confidence et d’appel au cœur ; la sensibilité existait, elle était dans Marivaux, dans La Chaussée, dans Prevost ; elle devint à la fois plus intime et plus prétentieuse : plus intime, j’entends s’inquiétant moins des incidents, des situations extraordinaires, des grands et rudes malheurs, n’en ayant pas besoin pour éclater, naissant d’elle-même, coulant comme de source, palpitant du seul battement du cœur, mêlée à toute la vie et au train de tous les jours ; plus prétentieuse, j’entends s’attribuant franchement cette fois la direction morale de la vie, s’érigeant en dominatrice légitime de l’existence humaine, se croyant une vertu, s’estimant un devoir, se prenant pour la conscience, et par conséquent remplaçant la morale, dont la place, aussi bien, était depuis longtemps vide, par un égoïsme sentimental et attendri.

Tant de choses dans un roman ! — Elles y étaient parce que Rousseau s’est mis tout entier dans la Nouvelle Héloïse, avec un peu de ses vices, beaucoup de ses vanités, beaucoup de ses bontés et tendresses, beaucoup de cette croyance, éternelle chez lui, que tout est affaire de bon cœur, sans qu’il ait su jamais en quoi un cœur doit être reconnu comme bon ; parce qu’enfin c’est encore dans son roman que ce maître romancier s’est le plus ouvertement peint et le plus complètement déclaré.

VI.
Les Confessions §

Ses Confessions n’en sont que le complément. Elles sont plus piquantes, plus prenantes, nous saisissent et nous captivent davantage parce qu’il y dit je ; plus agréables aussi à lire pour nous, parce que le style n’en est presque plus déclamatoire, ni tendu ; elles ne nous apprennent presque rien de plus sur lui, sur ses sentiments, ni sur sa philosophie générale. C’est là qu’on voit bien, mais ce n’est qu’une confirmation de ce qu’on savait déjà, combien a été forte sur Rousseau l’empreinte de sa vie de jeunesse, combien l’originalité même de Rousseau est faite de ses années de vagabondage, d’insouciance, de paresse gaie, d’insociabilité, et, disons-le, d’immoralité.

Nous sommes ceci et cela, beaucoup de choses diverses ; nous sommes surtout ce que nous aimons en nous. Ce que Rousseau a adoré en lui-même, et ce qu’il a toujours été, de la vie puissante que crée en nous le souvenir quand le souvenir est un ravissement, c’est le Rousseau de vingt à trente ans. On cherche, ce me semble, les causes de sa misanthropie dans le ressentiment amer de ses années d’humiliation et d’épreuves. Mais ces années n’ont jamais été pour lui des épreuves et ne l’ont jamais humilié. Il en a joui avec délices, et il en est encore fier. Il n’en a pas l’amer déboire, il en a encore aux lèvres la caresse et le parfum. Il n’en écarte pas le souvenir, il s’y réfugie et y habite avec une véritable ivresse. Le Léman, la Savoie, les Charmettes, le gué, le cerisier, les bords de la Saône, le coche de Montpellier, ce sont les asiles de Rousseau, c’est où il s’apaise, sourit, se détend, se repose, et délicieusement s’attarde, parce que c’est là qu’il se retrouve. — Ne vous figurez point un plébéien qui a peiné et souffert et qui dit avec orgueil au monde : voilà ce qu’un homme comme moi a subi avant de se faire sa place au soleil. Figurez-vous, mon Dieu, à bien peu près, un sauvage, civilisé presque malgré lui, ne détestant pas absolument le monde nouveau où il est entré, et flatté d’y être trouvé intelligent, mais le méprisant un peu, s’y trouvant gêné beaucoup, et d’un long regard lointain caressant le beau désert vaste et libre, la hutte fraîche, le sentier qui mène aux sources, les fleurs dans le buisson, le grand ciel clair et profond, propice au sommeil parfois, toujours au rêve.

Et, dès lors, non point : sont-ils coupables, les civilisés ! mais plutôt, plus souvent : sont-ils sots ! et pourquoi tant de peine ? Pourquoi ces arts, ces sciences, ces ambitions, ces efforts, ces complications de la vie, ces immenses labeurs à s’éloigner du but ? Pourquoi ne suis-je pas resté toujours jeune ? Je l’ai été si longtemps sans peine et avec bonheur ! Pourquoi l’humanité n’est-elle pas restée toujours enfant ? Elle l’a été si longtemps sans doute, avec tranquillité, paresse, songerie, candeur, douceur ! Et le rêve recommence de l’Arcadie perdue, dédaignée, oubliée, si facile peut-être à reconquérir.

Voilà pourquoi la misanthropie de Rousseau presque toujours reste aimable, du moins, réussit moins qu’elle ne voudrait même, à être incommode et irritante. On y sent toujours, au fond, et plus près qu’au fond, très proche, sous un voile léger de mélancolie, ou sous les plis apprêtés mais peu épais des phrases déclamatoires, le rêve ingénu d’un enfant, un peu gâté, un peu vicieux, très vain, mais généreux, tendre et doux. Sachons que les hommes de ce genre sont les pires directeurs d’hommes ; mais ne nions point qu’ils sont les plus séduisants des artistes, et comprenons l’influence qu’ils ont exercée, sans que nous consentions à la subir.

Et voilà aussi pourquoi les Confessions restent l’ouvrage de Rousseau qu’on aime encore le plus à lire, sauf les quelques pages où la grossièreté de l’auteur — aidée de celle du temps — a laissé des souillures honteuses. C’est que dans les autres ouvrages de Rousseau le sentiment est devenu idée, et l’idée est toujours si contestable qu’elle déconcerte et irrite, même quand elle est profonde. Dans les Confessions, c’est le sentiment tout pur que Rousseau a épanché naïvement, complaisamment, j’ajouterai, si l’on veut, avec Voltaire, un peu longuement. C’est que Rousseau, dans cet effort qu’il a fait pour se détacher de la société, de la civilisation, du monde organisé, en est venu, ici, à se détacher même des théories qu’il instituait laborieusement pour combattre tout cela, même des violences et des colères que tout cela lui inspirait. De lui il ne nous donne plus que lui, et, tout compte fait, c’est encore ce qu’il avait de meilleur. Il ne nous dit plus guère : que le monde est mal fait ! il nous dit surtout : « Voilà ce que je fus. Comme j’étais bon ! » Et, comme il y a un peu de vrai en ceci, on ne saurait dire en quelle mesure la confidence est plus ridicule que touchante, ou plus touchante que ridicule.

Et voilà encore pourquoi ces mémoires ont leur originalité si frappante parmi tous les mémoires. Les mémoires ont toujours quelque chose de désobligeant et ceux-ci même n’échappent point à la destinée commune. Il y a toujours une impertinence extrême à occuper le monde de soi, et à se donner ainsi pour une créature exceptionnelle. Mais quand, en effet, on est un être d’exception, non pas seulement parce qu’on est un homme de génie, mais parce qu’on a eu une loi de développement différente de celle des autres, alors, si l’on pèche encore contre l’humilité, du moins l’on ne pèche plus contre le bon sens, en se racontant. Les mémoires sont alors une explication des opinions et des théories, explication dont on pourrait se passer à la rigueur, mais qui a son sens, son utilité et son prix. Les mémoires de Voltaire n’étaient pas à écrire, nul homme n’ayant été plus que lui façonné par le monde où s’est passée sa jeunesse, et ce monde étant connu. Mais les mémoires d’un vagabond devenu parisien à quarante ans, et qui a eu du génie, devaient être écrits. Je voudrais avoir ceux de La Fontaine, encore qu’ils ne me soient pas nécessaires ; mais ils me seraient agréables, — d’autant qu’ils seraient naïvement modestes, au lieu d’être naïvement orgueilleux.

Enfin remarquez cette dernière différence entre les mémoires de Rousseau et la plupart des autres. Les autres, pour la plupart, ont ce défaut, assez grave peut-être, qu’ils sont faux. Nous écrivons, à soixante ans, l’histoire d’un jeune homme qui fut nous et que nous ne connaissons plus. Nous ne pouvons plus le connaître. Notre vie s’est placée entre lui et nous, et fait nuage. Nous le reconstruisons ; et avec quoi ? avec les suggestions de notre vanité ; et c’est ce que, avec nos idées de sexagénaire, nous aimerions avoir été à vingt ans, que nous affirmons que nous avons été en effet. De là tous ces jeunes sages dont les mémoires sont pleins. La vanité, aussi, mais d’une autre sorte, produit chez Rousseau un effet contraire. Ce n’est point, ce n’est guère le Rousseau de cinquante ans qu’il aime. Il le trouve gâté, vicié, corrompu par la société où il s’est laissé séduire, à peine réhabilité par la demi-solitude qu’il a reconquise. Ce qu’il n’a cessé d’aimer, c’est le Rousseau de trente ans, et il ne l’a pas quitté pour ainsi parler, tant il a continué de le chérir. Par l’amour dont il l’a caressé toujours, il l’a gardé vivant et tout près de lui. Il est là, point changé, ou presque point, parce qu’il est conservé par le culte dont on l’honore. Rousseau le retrouve dès qu’il rentre dans la solitude. Aussi comme il est vivant dans ces pages, comme il est vraiment jeune, ni fané par le temps, ni fardé par l’impuissant effort d’une restitution laborieuse ! L’orgueil, presque monstrueux, a eu, au point de vue de l’art, un merveilleux effet : il a fait une résurrection.

Aussi c’est un roman, ces Confessions ; c’est un roman par l’arrangement délicat, l’art de faire attendre, de préparer et d’amener les incidents, de mettre en pleine et vive lumière les points saillants, les événements décisifs de la vie d’une âme ; mais c’est un roman plein de vérité, de franchise, de franchise insolente, mais de franchise ; plein de candeur, de candeur cynique, mais de candeur ; l’une des informations les plus certaines, les plus complètes que nous ayons sur l’âme humaine, ses tristes joies, ses désirs violents et indécis, ses trêves, ses misères, ses impuissances, son acheminement, de si bonne heure commencé sans qu’elle s’en doute, vers les régions noires de la désespérance et de la folie.

VII.
Ses idées philosophiques et religieuses §

L’originalité du tempérament, l’originalité du sentiment, une certaine originalité même dans la conception de la vie suffisent à faire un grand romancier et une manière de brillant poète ; elles ne suffisent point à faire un grand philosophe, et Rousseau n’a point été un grand philosophe. Ses idées philosophiques et ses idées politiques sont dignes d’attention plutôt que d’admiration, et sont au-dessous de la gloire de leur auteur, et même de la leur propre. Sa philosophie est très élémentaire, et les « cahiers scolastiques », comme disait Diderot en parlant de la Profession de foi du Vicaire Savoyard, sont plus brillants de forme, plus entraînants par leur mouvement oratoire et plus engageants par leur chaleur de conviction, que satisfaisants pour l’esprit et pour la raison. — Rousseau est parti, comme il était naturel, d’une morale toute de sentiment un peu vague, et d’une sorte de bonne volonté instinctive, et après avoir songé, comme nous l’avons vu, à transformer ses confuses sensations du bien en un système, il en est revenu à une sorte de dogme rudimentaire, fait de la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme, auquel il s’attache fortement sans renouveler les raisons d’y croire. Autrement dit, ce qui restait en son temps, à peu près intact, des antiques croyances théologiques, il le relient, il s’y complaît, il aime, de plus en plus à mesure qu’il avance, à y adhérer, et il le fait aimer par l’élévation naturelle de l’éloquence avec laquelle il l’exprime.

Rien de plus, ce me semble ; et la religion naturelle de Rousseau n’a vraiment d’originalité, et n’a eu de charmes pour ses contemporains, qu’en ce qu’elle n’était point prêchée par un prêtre, qu’en ce qu’elle était professée par un homme un peu indigne d’en être l’apôtre. — Elle n’est point mauvaise ; je cherche par ou elle se rattache à un nouveau principe et à quoi elle emprunte une autorité nouvelle. Elle n’est ni plus ni moins que celle de Voltaire, sauf peut-être que celle de Voltaire est décidément trop quelque chose dont il n’a besoin que pour ses valets, tandis que celle de Rousseau est bien quelque chose dont il a besoin pour lui-même. Cela fait, certes, une différence, surtout dans le ton, et le ton de Rousseau est plus convaincu et pénétré ; mais la profondeur est la même ici et là, et la puissance, sinon de persuasion, du moins de conquête est égale. Le sceptique vigoureux n’a rien à craindre de l’un ou de l’autre. Le riche pharisien, homme d’ordre et partisan du « respect », sera convaincu par Voltaire, avant même de l’avoir lu ; et la femme sensible sera aisément de l’avis de Rousseau, en le lisant ; et je ne vois guère de différence plus essentielle. Tous deux aboutissent au même point par-des chemins très divers. L’un a besoin d’un minimum de religion pour se rassurer, l’autre pour garder quelque consolation et quelque espérance ; et ce minimum est le même où Voltaire trouve un frein pour les autres sans contrainte pour lui, Rousseau une douceur sans effroi, un apaisement sans inquiétude et une assurance sans devoir. — Cette philosophie religieuse est à très bon marché, vraiment, et à très bon compte. A en être, on ne perd rien, on ne risque rien et l’on croit gagner quelque chose, ce qui est gagner quelque chose. De ses deux aspects elle séduisit le monde d’alors, par Voltaire les gens pratiques, par Rousseau les gens de sentiment et de tempérament oratoire. Et peut-être les hommes du temps y ont vu ou y ont mis plus que je n’y peux voir ou mettre ; mais, quelque effort que je fasse pour ne pas traiter légèrement deux grands hommes de pensée du reste, il me serait difficile d’en parler mieux, ou même d’en dire plus, que je ne fais.

Une remarque cependant. Comme, encore que revenant au même, la « religion » de Voltaire et « la religion » de Rousseau partent de sentiments très différents, il s’ensuit que les idées de Rousseau sur la question religieuse s’écartent de celles de Voltaire. Il y a une certaine générosité de cœur dans Rousseau, et, nous l’avons noté, certaines tendances, certain goût et certain air de directeur de conscience, qui font qu’il n’a pas cette haine furieuse pour le prêtre qui est le côté tantôt odieux, tantôt ridicule, de l’auteur du Dictionnaire philosophique. Aussi Rousseau n’a jamais voulu « écraser l’infâme » ; il ne prétendait qu’à l’améliorer. Il le voulait plus philosophe, plus « éclairé » et moins croyant, devenant un simple « officier de morale » ; mais gardant son influence, salutaire, douce, non plus rude, impérieuse et terrible, mais son influence encore, sur la société. C’est là un des rêves de Rousseau les plus caressés, et si j’y insiste un peu, c’est qu’il n’a pas été caressé seulement par lui.

Même religion celle de Rousseau et celle de Voltaire ; mais pourtant deux écoles très différentes, au point de vue de la question religieuse, sortent de l’un ou de l’autre. A Voltaire se rattachent ceux qui, allant du reste plus loin que lui, n’ont songé qu’à renverser et à « écraser » ; à Rousseau ceux, plus timides ou plus doux, qui ont essayé d’associer la religion ancienne aux idées nouvelles, de créer un clergé patriote et un clergé citoyen, et qu’a perpétuellement comme poursuivis la vision aimable et vague du Vicaire Savoyard. Ces deux écoles ont traversé toute la période révolutionnaire et toute la période contemporaine, et on les retrouve sans cesse l’une en face de l’autre, dans l’histoire des idées au xixe siècle, représentant du reste deux penchants divers, très persistants l’un et l’autre, de l’esprit français.

Rousseau s’est peu occupé de philosophie générale. Il n’a pas un système lié et solide, et bien des fois, dans sa correspondance, il le reconnaît de bonne grâce. Il n’a guère qu’une idée à laquelle il tienne fort, et que nous connaissons déjà, car ses opinions de moraliste s’y rattachent et s’y appuient toutes. Il est optimiste profondément. — L’optimisme misanthropique c’est la définition même de Rousseau. — Le monde est bon parce que Dieu est bon, c’est le fort où Rousseau se retranche et d’où il ne serait pas aisé de le faire sortir. Le monde est bon ; seulement, vous vous y attendez, l’homme l’a rendu mauvais. Le mal physique et le mal moral n’embarrassent donc pas beaucoup Rousseau. Il s’en explique, dans sa fameuse lettre à Voltaire sur le désastre de Lisbonne, à laquelle Candide est une réponse, avec une assurance et une intrépidité de conviction très significatives. Le mal moral, l’homme serait mal venu de s’en plaindre : c’est lui qui l’a fait. Le péché est de lui. Il est une monstruosité que l’homme a introduite sur la terre. Que l’homme l’en retire, et purge le monde. — Resterait à expliquer comment et pourquoi Dieu a créé un homme sinon méchant, Rousseau nierait, du moins si aisément capable de le devenir ; et c’est, bien entendu, ce que Rousseau, non plus que personne, n’a jamais éclairci. Il s’en tire, comme nous tous, par la considération du parfait et de l’imparfait, par cette idée que l’homme, s’il était parfait, serait Dieu, et en d’autres termes ne serait pas ; qu’existant il doit être borné, fini, incomplet… — Mais l’imperfection n’est pas la malice, et si l’homme imparfaitement bon, cela va de soi, l’homme créateur du mal, cela étonnera toujours. Rousseau ne s’est pas fait, ou n’a pas entendu, cette objection.

Quant au mal physique, c’est l’homme aussi qui l’a inventé, à bien peu près, si presque entièrement, que, retranché le mal physique créé par l’homme, l’homme ne se douterait sans doute point de l’existence du mal physique. Il ne sent que celui qu’il a fait. Il a créé les maladies par ses imprudences et ses intempérances. Il a créé les accidents par son humeur aventureuse et sa fureur de braver les éléments dans un dessein de lucre ou d’ambition. Il a créé les misères sociales par la sottise qu’il a faite de se mettre en société. Sans aller plus loin, le désastre de Lisbonne ne vient pas du tremblement de terre ; il vient de ce qu’on a bâti Lisbonne. De bons sauvages, chacun dans sa hutte isolée, ont bien peu de chose à craindre d’un tremblement de terre. — Reste la mort ; mais la mort sans maladie, sans accident et sans crime, après une longue vie saine et robuste, n’est point un mal. C’est la mort de vieillesse, un dernier sommeil, l’engourdissement suprême, la simple impossibilité d’exister toujours, et quelque chose qu’on ne sent point. — Voilà le système tout entier, et je ne l’affaiblis point, peut-être au contraire.

Je fais effort pour ne pas le traiter de puéril. Cette vue du monde est-elle assez étroite ! Il n’y a donc que des hommes dans le monde ! Mais le mal souffert par les animaux n’existe donc pas ! Leurs maladies, leurs accidents, leurs souffrances, qu’en faites-vous ? Et la loi universelle qui veut que les êtres animés vivent uniquement de la mort, prématurée et douloureuse, des autres, si bien que, la souffrance cessant aujourd’hui, la vie disparaîtrait demain ; si bien que le mal n’est pas une exception dans le monde, mais ce par quoi le monde existe et sans quoi il ne serait pas ; si bien que la vie universelle n’est que le mal organisé, si bien que vie et mal sont tout simplement la même chose : voilà à quoi vous ne songez pas ! C’est bien étrange. — Il semble que la pensée, quelquefois, chez les hommes surtout qui en font la complice de leurs sentiments, paralyse une partie du cerveau, produise une sorte d’hémiplégie intellectuelle, et que, plus elle perce vivement dans une certaine direction, d’autant elle laisse toute une région de ce qu’elle explore étrangère à sa prise, à sa recherche, à son soupçon même.

L’optimisme pur, et je ne dirai pas corrigé par la misanthropie, confirmé au contraire et comme renforcé par la misanthropie, chéri d’autant plus que la malice des hommes le gêne ; le monde cru bon, non seulement malgré le mal, mais d’autant plus que le mal, pure invention des hommes, l’a pour un temps offusqué et apparemment enlaidi, voilà où Rousseau se tient obstinément, et d’où il ne veut pas sortir. — Ses misères même l’y ramènent ; et ici il a une idée qui ne laisse pas d’être juste, c’est que le pessimisme est une maladie d’homme heureux. Il est singulier, dit-il, que ce soit un Voltaire, avec ses cent mille livres de rente, qui se plaigne de l’organisation des choses, et un Rousseau, misérable et persécuté, qui la bénisse. — Il n’a point tort, et le pessimisme vulgaire, celui qui n’aboutit point ou ne se rattache pas à une énergique volonté de faire cesser ou d’amoindrir le mal qu’il accuse, n’est en effet que le besoin de se plaindre, naturel à l’homme, besoin qui, quand il ne peut se satisfaire dans la considération de malheurs personnels, se prend à tout. — Mais si le pessimisme ordinaire est le besoin de se désoler, l’optimisme commun est le besoin de se consoler aussi et de s’endormir, et s’il n’est pas fondé sur la notion du devoir, sur cette idée qu’il n’y a que le bien moral qui compte et que celui-ci il dépend de nous de le faire, il ne vaut pas plus comme système que le système adverse ; — et s’il se complique d’un mépris infini pour les hommes, il n’est plus qu’une forme assez malsaine de l’orgueil, et cette opinion, peut-être suspecte, qu’il n’y a que deux êtres estimables dans l’univers, Dieu qui le fit bon, Rousseau qui doit le redresser.

Mais, à vrai dire, ce n’est pas dans ses traités philosophiques, rares et courts du reste (Lettre à Voltaire sur le désastre de Lisbonne. — Lettres à M. l’abbé de ***, 1764), qu’il faut chercher ce qu’on pourrait appeler la sagesse de Rousseau ; c’est dans ses lettres demi-familières à ses amis, à Mylord Maréchal, à M. de Mirabeau, et surtout à ses amies, Mme de Boufflers, Mme de Luxembourg, Mme de Verdelin. Souvent ce sont, dans le sens littéral du mot, des lettres de direction, c’est-à-dire des lettres de moraliste délié, clairvoyant, bon conseiller, charitable et consolant. Elles sont très souvent exquises. Les « sermons » de « Julie » et les « lettres de direction » de Rousseau, avec quelques pages, au hasard échappées de Diderot, sont ce qu’il y a de plus sage, de plus élevé, de plus « spirituel » dans tout le xviiie siècle. La religion du xviiie siècle est là. Elle est courte. Elle est mêlée, et d’une essence toujours un peu basse. Il est très rare qu’il ne s’y égare point ou quelque sensibilité si prompte, si facile et si conventionnelle qu’elle en est niaise, ou quelque demi-sensualité qui ne laisse pas d’être un peu grossière. Les sages du xviiie siècle n’ont pas eu des mains à manier les âmes, ou les âmes qu’ils maniaient, je dis les plus fines et pures, ne détestaient point une certaine lourdeur de tact. Tant y a, et pour ne pas poursuivre la comparaison, même à leur gloire, avec les François de Sales, les Bossuet, les Fénelon, que le « Sénèque à Lucilius » du xviiie siècle est dans Rousseau, partie dans l’Émile, partie dans Héloïse, partie, et c’est encore ici qu’il est le meilleur, dans la correspondance. Rousseau moins malade, moins misanthrope et moins persécuté, eût été, d’abord ce qu’il a été, un grand romancier, et un grand poète, et un peintre amoureux et touchant des beautés naturelles, — ensuite un médiocre philosophe, — enfin un moraliste délié, presque profond, grand, bon et salutaire ami des cœurs, savant à les connaître, habile à les séduire, non sans quelque douce et insinuante puissance à les guérir.

VIII.
Le Contrat social §

Les idées politiques de Rousseau me paraissent, je le dis franchement, ne pas tenir à l’ensemble de ses idées.

Est-il douteux que l’insociabilité soit le fond des sentiments et des idées de Rousseau ; que s’affranchir lui-même, et affranchir l’homme, s’il est possible, du joug dur, dégradant et corrupteur que l’invention sociale a forgé soit sa pensée maîtresse, cent fois exprimée ? — Eh bien, ses théories politiques ne sont nullement dans ce sens, et ce serait à peine, ce ne serait vraiment point, de ma part, une exagération de polémiste que de dire qu’elles tendent plutôt à renforcer le joug social et à le rendre plus solide, plus étroit et plus lourd.

Cette discordance est si visible qu’elle sert à quelques-uns à prouver justement le contraire de ce que j’avance85… Ils disent : il ne faut pas croire que Rousseau ait à ce point l’horreur de l’état social et des prétendues servitudes qu’il impose et des prétendues dégradations qu’il entraîne. Le discours sur l’Inégalité est dans ce sens ; mais c’est le Contrat social qu’il faut lire, qui est dans un autre, et ne considérer l’Inégalité que comme une boutade de Rousseau jeune, soufflé très fort par Diderot.

S’il n’y avait que l’Inégalité d’un côté et le Contrat de l’autre, je dirais que Rousseau a eu deux idées générales, si différentes qu’elles sont contraires, et je m’arrêterais là. Mais l’idée de l’Inégalité, l’idée antisociale, l’idée que les hommes ont serré trop fortement le lien qui les unit, et ont créé ainsi une force artificielle dont ils souffrent, une âme commune artificielle dont ils se gâtent, et une vie artificielle dont ils meurent, cette idée elle n’est pas seulement dans l’Inégalité. Elle est, seulement, et sans la mettre où elle n’est pas, dans le Discours sur les Lettres, dans l’Inégalité, dans la Lettre sur les Spectacles, dans l’Émile, dans la Nouvelle Héloïse et dans la Lettre à Mgr. de Beaumont ; et j’ai montré que dans cette dernière (après l’Émile), Rousseau renvoie à l’Inégalité, en résume les principes, en répète et en confirme les conclusions, en accepte, en revendique, en proclame plus que jamais l’esprit. — Donc cette idée est partout dans Rousseau, et est presque le tout de Rousseau, et fort, maintenant, précisément du raisonnement de mes adversaires, pris à l’inverse, je dis que le Contrat social de Rousseau est en contradiction avec ses idées générales ; — à moins qu’on ne préfère dire que tous les écrits de Rousseau sont en contradiction avec le Contrat social, ce à quoi je ne m’oppose point.

Oui, le Contrat social a l’air comme isolé dans l’œuvre de Rousseau. Il s’y rattache par une phrase, par la première, qui pourrait tromper ceux qui jugent tout un livre par la première ligne. — « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » : oui, voilà bien qui est du Rousseau que nous connaissons ; l’homme est né bon, et partout il est mauvais ; le monde a été créé bon, et il est inhabitable ; l’homme est né libre, et partout esclave : voilà, bien sa manière de raisonner. Et nous pourrions nous attendre à ce qu’il continuât d’après sa méthode ordinaire, ou plutôt sa pente d’esprit naturelle, et à ce qu’il dit : « Donc rebroussons ; donc revenons à un état social aussi proche que possible de la liberté primitive, à un état où l’individu ait le plus possible ses aises et le jeu libre de sa force propre, où la société soit contenue et réduite autant que possible. « L’anti socialisme, c’est l’individualisme ; en politique, la forme que prend l’Individualisme absolu c’est le Libéralisme radical. Ce à quoi un lecteur assidu, de Rousseau peut et doit s’attendre en ouvrant le Contrat et en lisant la première ligne, c’est à voir Rousseau devenir, je veux dire rester, libéral intransigeant, anarchiste. — Il a été le contraire ; je n’y peux rien.

Et je ne veux ni surprise, ni exagération, et je préviens que, comme il y a un peu de flottement dans le Contrat et que tout n’y est pas très lié, on y trouvera du libéralisme ; comme on y trouvera un peu de bien des choses que Rousseau prétend combattre ; mais le fond du Contrat est nettement et formellement anti libéral. Rousseau avait soutenu toute sa vie que la société était illégitime, et illégitime sa prétention de demander aux hommes le sacrifice d’une part d’eux-mêmes ; il va soutenir que les hommes lui doivent le sacrifice d’eux tout entiers, et par conséquent qu’il n’y a de droit que le sien,

Le souverain, c’est tout le monde, et ce souverain est absolu ; voilà l’idée maîtresse du Contrat social. Ce tout le monde qui a corrompu chacun — n’est-il point vrai, Rousseau ? — c’est lui qui a tout droit sur chacun de nous. Ce tout le monde qui m’a fait esclave — n’est-il pas vrai, Rousseau ? — peut légitimement disposer de moi à son plein gré et resserrer ma servitude. Ce tout le monde qui m’a fait mauvais — n’est-il pas vrai, Rousseau ? — ne doit rien sentir qui l’empêche de peser de plus en plus sur moi de toute sa détestable influence. Il fera la loi civile, la loi politique et la loi religieuse, ce qui veut dire que je serai sa chose comme homme, comme citoyen et comme être pensant, comme corps, comme âme, comme esprit. Il m’élèvera selon ses idées, me fera agir selon sa loi, « expression de la volonté générale », me fera penser selon sa religion, qui sera chose d’état comme tout le reste, que je devrai accepter, sous peine d’être exilé si je la repousse, d’être « puni de mort » si, l’ayant acceptée, j’oublie de la suivre. Tel est le dessin général du Contrat.

Le détail en est, le plus souvent, encore plus oppressif et rigoureux. Le jeu facile des rouages, ce qui est une manière de liberté encore, Rousseau s’en défie. Une démocratie représentative, par cela seul qu’elle est représentative, est plus libre et plus libérale qu’une autre. Le peuple, ou plutôt la majorité, a une volonté, impérieuse et brutale, dont il va faire une loi s’imposant à chaque individu. Mais s’il fait faire cette loi par-des législateurs qu’il nomme, ces législateurs discuteront, réfléchiront, tiendront compte, sinon des droits, du moins des convenances, des intérêts respectables de la minorité ; ou même des individus. Rousseau voit très bien que cet état n’est déjà plus la pure démocratie ; elle est une manière d’aristocratie, et il la nomme de son vrai nom « l’aristocratie élective ». Voilà qui n’est pas bon. Il nomme bien cela, en passant, « le meilleur des gouvernements » ; mais il s’arrange de manière que ce meilleur des gouvernements ne fonctionne pas. Ces législateurs, dont les discussions mettraient un peu de raison, d’atténuation au moins et de tempérament, dans la rude organisation sociale, dans ce système de pression de tous sur chacun, ces législateurs n’auront pas à discuter ; leur mandat sera impératif, et leur décision nulle, du reste, tant qu’elle ne sera pas ratifiée par le peuple lui-même. Cette « souveraineté » ne peut être représentée, parce qu’elle ne peut pas être aliénée. « Les députés du peuple ne sont pas ses représentants ; ils ne sont que ses commissaires. Toute loi que le peuple n’a pas ratifiée est nulle… Le peuple anglais se croit libre ; il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il n’est rien. » — Et nous voilà revenus au pur gouvernement direct, c’est-à-dire à la foule pur tyran, tyran dans toute la force du terme, c’est à savoir despote capricieux et irresponsable.

Plus capricieuse, plus irresponsable et plus despote qu’un roi absolu, remarquez-le, parce qu’elle est multiple et anonyme. Un roi absolu n’est jamais absolu, parce qu’il n’est jamais irresponsable. L’isolement est une responsabilité. Un homme qui gouverne seul ose rarement tout se permettre, parce qu’il est seul, et qu’il a un nom, et qu’il est connu. Il sait, quand une faute est commise, vers qui les yeux se tournent, sur qui les blâmes tombent, vers qui les plaintes montent. La foule anonyme se permet tout, parce que son irresponsabilité est absolue. Elle ne risque pas même d’être méprisée. — C’est pourtant à ce despote sans frein que l’ombrageux Rousseau, si jaloux de son indépendance, s’abandonne. Il n’y a pas un atome ni de liberté ni de sécurité dans son système.

Il n’y a pas non plus une seule chance de bonne justice. Ce peuple souverain qui m’élève, me fait penser, me fait agir, et me pétrit de toute part, me jugera-t-il aussi ? Oui, sans doute, et soyez-en sûrs. Dans l’État de Rousseau, la justice sera rendue par les candidats à la députation86. « La fonction de juge doit être un état passager d’épreuves sur lequel la nation puisse apprécier le mérite et la probité d’un citoyen pour l’élever ensuite aux postes plus éminents dont il est trouvé capable. Cette manière de s’envisager eux-mêmes ne peut que rendre les juges très attentifs…. » — à quoi, si ce n’est à plaire à ceux qui les nomment, et à être les instruments dociles d’un parti ? Tout au gré du suffrage universel, rien qui soit soustrait, par une constitution, ou par-des privilèges et droits acquis, ou par une reconnaissance du droit de l’individu, à sa prise inquiète, avide et capricieuse ; et avec cela le mandat impératif, le plébiscite nécessaire à chaque loi pour qu’elle soit valable, et la magistrature élective, c’est-à-dire servante d’un parti : tel est le système complet de Rousseau. C’est la démocratie pure, dans toute sa rigueur, avec tout son danger.

J’ai montré que Montesquieu, déjà, sans être démocrate, avait eu quelques illusions sur l’aptitude du peuple, non pas seulement à contrôler la manière dont on le gouverne, mais à choisir ses gouvernants. Montesquieu repousse absolument le plébiscite, et ne reconnaît à la foule aucune valeur législative ; mais il la croit très judicieuse dans le choix des personnes. « Le peuple est admirable pour choisir ses magistrats », dit Montesquieu ; et s’il n’avait été un parlementaire, sans doute eût-il pris le mot magistrat aussi bien dans le sens de juge que dans celui de représentant politique. Cette manière de penser, dont on voit que je ne fais point l’erreur du seul Rousseau, vient d’abord d’un certain optimisme généreux, de quelques souvenirs de l’antiquité ensuite, qui mieux entendus, au reste, pourraient conduire à d’autres conclusions, enfin et surtout de l’absence d’expérience, et de l’impossibilité d’observer. Les hommes du xviiie siècle ont eu l’idée de bien des choses ; ils n’ont pas pu avoir l’idée d’une nation. Ils ont tous cru, plus ou moins, qu’une nation avait beaucoup d’unité dans les vues, et qu’au moins, ce qui en effet paraît probable au regard superficiel, elle ne pouvait que bien entendre son intérêt. Un penseur est toujours un homme qui a peu de passions, du moins qui en a moins que les autres, du moins qui en est moins continuellement obsédé que les autres, moyennant quoi, justement, il pense ; et il est par là toujours assez porté à voir dans le monde plus de raison et moins de passion qu’il n’y en a. Rousseau tout à fait, Montesquieu un peu, voient une nation comme une famille qui a un procès et qui ne songe qu’à choisir le meilleur avocat. Une nation n’est point telle ; c’est, fatalement, un certain nombre de classes, de groupes, de partis, qui sont surtout menés par l’instinct de combattivité. L’essentiel pour chacun est de vaincre les autres, ou à deux d’en vaincre un troisième, cela même sans haine violente, et sans noirs desseins. Jamais on n’a vu une élection qui ne fut un combat, et un combat pour le plaisir de combattre, sans plus, ou à bien peu près. Dès lors, non seulement le résultat de l’élection n’est pas l’expression de la volonté nationale, mais il n’est pas même l’expression de la volonté du parti le plus fort ; il n’indique que ses répugnances. Toute décision de la majorité a le caractère d’un veto. Indication précieuse, qu’il faut bien se garder de négliger, et que même il faut provoquer, mais qui ne peut être le fondement ni d’une législation ni d’une politique. Or toute législation et toute politique, selon Rousseau, est fondée sur cette base unique. Là est l’erreur, qui part, à ce que j’ai cru voir, d’une psychologie des foules fausse ou incomplète.

Peut-être aussi — je n’en sais rien du reste — peut-être aussi les quelques écrivains politiques qui ont penché, au xviiie siècle, vers « l’État populaire » n’ont-ils jamais songé au suffrage universel. Il était trop loin d’eux, trop inouï, trop absent de la terre, trop inconnu même dans l’antiquité (où les esclaves sont le peuple, et où le « citoyen » est déjà un aristocrate), pour que l’idée, nette du moins, de la foule gouvernant se soit vraiment présentée à eux. — Sans doute quand ils parlaient démocratie, ils songeaient aux « bourgeoisies » des villes libres, c’est-à-dire à des aristocraties assez larges, mais très éloignées encore des démocraties modernes.

Quoi qu’il en soit, le système de Rousseau, en sa simplicité extrême dont il est si fier (car il méprise les gouvernements « mixtes » et « composés » et fait de haut, sur ce point, la leçon à Montesquieu), est certainement l’organisation la plus précise et la plus exacte de la tyrannie qui puisse être.

Mais encore d’où vient-il, puisque les idées générales de Rousseau n’y mènent point ? — Il vient, ce me semble, de l’éducation protestante de Jean-Jacques Rousseau, ni tant est qu’il ait reçu une éducation ; mais on sait assez que l’éducation de l’esprit se fait des lieux ou l’on a passé sa jeunesse, autant et plus que de tout autre chose. Rousseau a vécu dans une cité protestante durant tout le premier développement de son esprit, et c’est chose constante qu’il a perpétuellement eu les yeux tournés vers Genève pendant toute sa vie. Or, l’ancienne théorie politique des écoles protestantes n’est pas autre chose que le dogme de la souveraineté du peuple. Quand on lit les écrits politiques de Fénelon, on peut être étonné de le voir réfuter point par point, et comme texte en main, le Contrat social87. Cela tient à ce que ce n’est pas Rousseau qui a écrit le Contrat social. C’est Jurieu qui en est l’auteur, et non pas même le premier auteur ; c’est Jurieu que Fénelon (Bossuet aussi, du reste) s’attache à réfuter et à confondre.

Jurieu avait dit en propres termes : « Le peuple est la seule autorité qui n’ait pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes. » Avant lui Grotius, bien moins hardi, beaucoup plus prudent et circonspect, n’en avait pas moins posé en principe et comme base de tous ses raisonnements le « contrat social » de Rousseau, une convention par laquelle les hommes ont fait délégation de leurs droits pour les assurer, ce qui mène (quoique Grotius tergiverse là-dessus) à penser qu’ils peuvent toujours légitimement les reprendre quand ils jugent qu’on les viole. — Même doctrine dans Pufendorf, élève de Grotius, et dans Barbeyrac, élève de Pufendorf. C’est l’école protestante qui s’organise, se maintien et se répète. Même doctrine enfin dans Burlamaqui, auquel il me semble qu’il faut faire attention ; car il est protestant, il est de Genève, et les Principes du droit politique sont de 1751, et le Contrat social est de 1762. Or, les principes de Burlamaqui sont ceux-ci textuellement : La société humaine est par elle-même et dans son origine une société d’égalité et d’indépendance. — L’établissement de la souveraineté anéantit cette indépendance. — Cet établissement ne détruit pas et ne doit pas détruire la société naturelle. — -Il doit servir à lui donner plus de force. (Ce n’est pas Rousseau que je copie, c’est Burlamaqui.) — De Burlamaqui encore, copiant Grotius, du reste, et ne faisant que le souligner, cette idée que « la souveraine autorité sur l’économie de la religion doit appartenir au souverain », que « la nature de la souveraineté ne saurait permettre que l’on soustraie à son autorité quoi que ce soit de tout ce qui est susceptible de la direction humaine » ; que, quand on prend une autre voie, il y a soit « anarchie », soit « deux puissances », auquel cas tout est perdu ; car « on ne peut servir deux maîtres, et tout royaume divisé périra ». — De Burlamaqui encore cette idée88 que la démocratie exige un État d’un territoire peu étendu, etc.

Rousseau était donc comme le dernier venu de l’école protestante, il ne faisait, ce me semble bien, qu’en résumer très brillamment toutes les leçons ; il en subissait très directement l’influence, et ses idées générales elles-mêmes ne réussissaient pas à l’en détacher, comme il me paraît qu’elles auraient dû faire. Cette école était trop autorisée, trop illustre, et il y tenait par trop d’attaches d’amour-propre religieux et d’amour-propre national. (Remarquez qu’il cite quelque part Grotius parmi les livres de chevet de son père.) — Cette école, tout entière, avait pris la souveraineté populaire pour la liberté. L’idée libérale a été très lente à naître en Europe. Elle est essentiellement moderne ; elle est d’hier. Elle consiste à croire qu’il n’y a pas de souveraineté ; qu’il y a un aménagement social qui établit une autorité, laquelle n’est qu’une fonction sociale comme une autre, et qui, pour qu’elle ne soit qu’une fonction, doit être limitée, contrôlée, et divisée, toutes choses aussi difficiles, du reste, à réaliser, qu’elles sont nécessaires, et qu’on arrive à réaliser, quelquefois, avec beaucoup de tâtonnements dans beaucoup de bonne volonté. Cette idée était presque inconnue au xviiie siècle, et l’on sait à quel point pour les hommes de la Révolution elle est restée confuse.

— Mais Montesquieu ? — Nous y arrivons. Montesquieu a eu une très grande influence sur le Contrat social. Trop orgueilleux pour en convenir, Rousseau a commencé par railler durement Montesquieu. Il fait remarquer89 ce qui est vrai, mais va contre Rousseau plus que contre l’auteur de l’Esprit des Lois, que Montesquieu est plutôt un critique sociologue qu’un théoricien systématique : « … il n’eut garde de traiter des principes du droit politique ; il se contenta de traiter du droit positif des gouvernements établis ». Il plaisante un peu lourdement sur la théorie de la division des pouvoirs : « Nos politiques, ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet : ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance exécutive… Tantôt ils confondent toutes ces parties, et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées… Les charlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs ; puis, jetant en l’air tous ses membres l’un après l’autre, ils font retomber l’enfant vivant et tout rassemblé90. » — Voilà qui est dédaigneux. Il n’en est pas moins qu’après avoir ainsi détourné le soupçon d’imitation ou d’emprunt, Rousseau profite de Montesquieu et ramène à son profit quelques-unes de ses idées ; — et nous voilà ainsi conduits nous-mêmes à relever ce qu’il y a de libéralisme dans le Contrat social ; car il y en a.

Cette division des pouvoirs que Rousseau raille si dédaigneusement, il la rétablit par un détour. La souveraineté doit rester indivisible, mais les délégations de la souveraineté doivent être séparées, les pouvoirs délégués doivent être distincts, et cette précaution prise, revenant tout simplement à l’idée et même au langage de Montesquieu qu’il jugeait tout à l’heure si plaisants, Rousseau nous dira : « Dans le corps politique on distingue la force et la volonté, celle-ci sous le nom de puissance exécutive91… Il n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute 92. »

Et cela pour une raison à la fois un peu subtile et très juste, que Rousseau tire ingénieusement de l’idée même qu’il se fait de la souveraineté. La loi est la parole de la souveraineté ; elle est l’expression de la volonté générale. C’est pour cela que la souveraineté ne peut parler que par la loi, non par une décision particulière. La volonté générale n’a son expression que dans la loi ; elle ne peut l’avoir dans une résolution de détail, d’interprétation ou d’application. Elle cesserait alors d’être volonté générale. « La volonté générale change de nature ayant un objet particulier, et ce n’est pas à elle de prononcer ni sur un homme, ni sur un fait93. » Donc le peuple ne doit être ni gouvernement, ni juge. Il y perdrait comme sa nature propre. Il deviendrait un particulier. Il y perdrait son droit (et il faudrait ajouter son aptitude) à penser généralement, à décider sur les ensembles, et à concevoir l’ordre et la règle. Donc ni le peuple, du moment même qu’il est législateur, ne peut être ni gouvernement, ni juge ; ni, non plus, la loi ne peut avoir un caractère particulier, viser une personne, ou être faite pour une circonstance. Une loi contre une personne, ou une loi de circonstance, non seulement a toutes les chances du monde d’être injuste, mais elle est une monstruosité : elle n’est pas une loi ; elle est un acte de gouvernement qu’on appelle loi pour tromper l’opinion. C’est le renversement de toute morale politique.

Quel dommage que ces idées, d’une part restent un peu obscures dans le texte de Rousseau, d’autre part soient disséminées et diffuses dans ce texte, soient quittées, reprises et quittées encore, ne forment point corps et faisceau ! Il me semble que Rousseau n’en a pas pris très nettement conscience, ou qu’il a eu peur de les amener à leur dernier point de netteté, sentant qu’à ce moment il eût été la main dans la main de Montesquieu, ce que peut-être sa vanité redoutait.

Toujours est-il que ces idées si libérales et si justes, qui ne vont à rien moins qu’à réduire infiniment la souveraineté du peuple, et qu’à ruiner le Contrat social, sont dans le Contrat social. C’est la plus heureuse des contradictions. Elle montre et que Rousseau, qui n’a pas assez médité sur les questions politiques, n’est point arrivé, quoi qu’il en croie, à un système arrêté, définitif et rigoureux ; et que Rousseau, se retrouvant lui-même, avec sa passion intime de liberté individuelle, au milieu même de son rêve de souveraineté populaire, y a glissé ou laissé s’introduire toute une théorie, qui, suivie jusqu’où elle tend, mènerait à la doctrine libérale des publicistes modernes. — Et voilà que le dernier représentant de l’école politique protestante apparaît, non plus comme celui qui en a le plus étroitement ramassé les principes tyranniquement démocratiques, mais comme celui qui s’en relâchait déjà, et, au moins, en atténuait singulièrement la rigueur.

Seulement ce n’est pas sur ces premières vues libérales, encore que si profondes, que Rousseau insistait le plus, et c’est le dogme de la souveraineté populaire, considérée comme ayant existé toujours, et s’étant seulement organisée fortement, sans abdiquer jamais, dans les sociétés civilisées, qu’il posait avec netteté, soutenait avec vigueur, proclamait avec éloquence et avec passion. — Et c’était aussi, partie grâce à lui, partie par la nature même du sujet, ce qu’il y avait dans son livre de plus clair, de plus frappant, de plus prenant, de plus vite et facilement intelligible. — Et il faut bien que je reconnaisse, en finissant, que c’est ce qui en est resté ; et que de cette doctrine, encore qu’elle ne soit pas de lui, encore qu’elle soit peu conforme à ses idées générales, encore que même dans le Contrat il s’en écarte, Rousseau est demeuré le propagateur le plus éclatant, le seul éclatant, glorieux et influent, à ce point qu’elle ne porte guère plus, parmi les hommes, que son seul nom. Elle a fait, ou consacré (ce qui est plutôt mon avis) beaucoup de mal, dont il est difficile de ne pas le laisser, pour une grande part au moins, responsable.

IX.
Rousseau écrivain §

Tel est ce singulier homme, puissant et faible, faible par le cœur, puissant par la pensée et l’imagination, et assez puissant par elles pour faire de ses faiblesses mêmes des forces redoutables à charmer et plier les cœurs.

Rousseau est un de ces hommes séduisants et dangereux, chez qui l’imagination et la sensibilité dominent et étouffent la raison, le sens commun, les facultés de réflexion, d’analyse et d’observation. Autant dire que c’est un poète, et il est très vrai que c’est un des plus grands poètes de notre race. Seulement, c’est un poète né dans un siècle de théories, de systèmes et de raisonnement, et sa poésie, il l’a mise, sous l’influence de ses contemporains, dans des systèmes et des théories ; et c’est là son originalité en même temps que le danger perpétuel, et pour lui-même et pour les autres, de tout ce qu’il écrit et de tout ce qu’il pense.

Entraîné, comme tous les poètes, à un rêve de perfection de vie idéale, froissé, comme tous les poètes, par ce qu’il y a de vulgaire dans la vie telle qu’elle est, et dans la société telle qu’elle existe autour de nous, il s’est réfugié, non pas, comme les poètes à l’ordinaire, dans des rêveries, des contemplations, des visions, mais dans des théories politiques et des doctrines sociales, où il a apporté non l’observation et l’étude des faits, mais des constructions à priori et des abstractions de « promeneur solitaire ».

Et ces systèmes étaient spécieux, d’abord parce que tout ce qui porte la marque du génie est spécieux, et ensuite parce que Rousseau était doué d’une singulière puissance de raisonnement et de logique. Un logicien n’est pas nécessairement un homme de raison froide et tranquille. Il arrive fort souvent que la déduction à outrance est une des formes de l’imagination et de la passion. On ne s’enivre point de raison, c’est-à-dire d’étude, d’attention, d’examen et de réflexion ; mais on s’enivre de raisonnement, c’est-à-dire de la poursuite indéfinie, en ses transformations successives, d’une idée générale devenant système politique, système pédagogique, système religieux, système social.

Un poète que le dégoût des choses qui l’entourent jette dans un rêve de perfection irréalisable, prolongé par un logicien qui de ce rêve fait une théorie sociale très logique, très suivie, très liée, très systématique et très séduisante, voilà Rousseau.

Et, comme il arrive toujours quand on a affaire à ces rêveurs qui ont du génie, telle intuition, peu ramenée à la vérité pratique par l’auteur lui-même, mais contenant, comme en un germe, une partie de vérité, met d’autres hommes moins grands, et plus réfléchis et attentifs, sur la voie d’une excellente doctrine de détail, très réalisable, très utile et féconde en résultats. Et voilà pourquoi de pareils hommes, non seulement doivent être étudiés au point de vue de l’art, comme des poètes glorieux et des rénovateurs de l’imagination humaine, ce qui déjà vaut qu’on s’en pénètre ; mais encore, au point de vue des applications, comme des initiateurs, des promoteurs, des prophètes un peu obscurs, mais inspirateurs et « suggestifs », des guetteurs de la lumière qui commence à poindre, un peu étourdis par les premiers rayons qu’ils en surprennent ; en un mot, presque comme les alchimistes, précurseurs de la chimie, qu’ils rêvent, qu’ils aident à naître et qu’ils doivent ne pas connaître.

Rousseau est un des plus grands prosateurs français. Il est un rénovateur du style et de la langue. Il a ramené en France le style oratoire qu’elle avait complètement désappris depuis Fénelon, et presque depuis Bossuet.

A la prose large, étoffée, nombreuse et harmonieuse, au beau développement et aux souples évolutions des grands maîtres eu style du xviie siècle, avait, peu à peu, et même assez brusquement, sans qu’on en puisse voir très nettement les causes, succédé une prose fort distinguée aussi, mais d’un genre essentiellement différent, un style coupé, court, nerveux plutôt que fort, procédant par phrases braves, vives et comme tranchantes, par traits, par maximes et par épigrammes.

Fontanelle, Montesquieu, Voltaire, avec de très grandes différences entre eux, du reste, présentent tous ce caractère commun ; et leurs contemporains portent à l’excès cette manière, comme toujours font les élèves. Rousseau, qui, sinon pour les idées, du moins pour ce qui est l’homme même, à savoir le style, n’est l’élève de personne, apporte avec lui un style nouveau ; et comme il est passionné, c’est le style oratoire.

Il est éloquent dans l’effusion, dans la confidence, qu’il mêle à tout ce qu’il écrit, dans la raison, dans le raisonnement, dans le sophisme, jusque dans les souvenirs, et sa manière émue, attendrie et brûlante de les rapporter. Il a la suite, la pente, le prolongement facile dans la conduite du discours, et, plutôt que l’ordre véritable, ce mouvement qui vient de l’échauffement d’un cœur toujours en émoi, ce mouvement que Buffon a donné avec raison pour la seconde des deux qualités fondamentales du style, mais que, après l’avoir une fois nommé, il oublie complètement et laisse à l’écart, parce que lui-même n’en a pas le don.

C’est le don propre de Rousseau. Pour la première fois depuis plus de cinquante ans, quand il parut, on put lire un livre comme un discours qui saisit l’auditeur, le captive, l’entraîne, le porte avec soi, et, sans le laisser reposer, le mène au but toujours poursuivi.

Ajoutez l’éclat, la richesse du coloris, le mot qui n’est pas seulement un signe de la pensée, mais qui est une trace de la sensation, qui vit, qui respire et qui brille.

C’est grâce à ces dons que Rousseau est non seulement un écrivain, orateur entraînant et séduisant, mais un peintre des choses réelles, ce que personne n’était plus depuis bien longtemps. C’est ainsi qu’il a pu faire vivre la nature pittoresque dans ses écrits et réveiller chez les Français le goût des beautés naturelles, susciter dans la génération littéraire qui l’a suivi une foule de grands peintres de la nature, les Bernardin de Saint-Pierre, les Chateaubriand, les Sénancour, et surtout son élève passionné, George Sand.

A ces titres, j’entends comme peintre ému de la nature et comme écrivain éloquent, Rousseau est un grand précurseur. Ce qu’il y a de plus sincère, de plus vrai, de plus solide et de plus durable dans la révolution littéraire du commencement de ce siècle, en grande partie dérive de lui. Il a aimé les grandes harmonies de la nature, et il a retrouvé les grandes harmonies de la phrase. C’étaient deux découvertes, et deux chemins ouverts au génie, et aussi à la médiocrité. Mais qu’importe que celle-ci suive, si l’autre a passé ?

X. Concluision §

Rousseau a été en son temps le maître et le guide le plus fascinateur, le « subtil conducteur » dont parle Bossuet. Il l’a été, et parce qu’il était bien de son siècle, et parce qu’il s’en séparait juste assez pour l’inquiéter, le piquer et achever de le séduire.

Il était de son siècle en ce que, plus que personne, il repoussait l’autorité, toutes les autorités, et la tradition, toutes les traditions. Ce n’était plus seulement avec la tradition religieuse et avec la tradition nationale qu’il rompait violemment. Derrière ces autorités séculaires, au-delà des siècles, et presque au-delà du temps, il allait attaquer l’autorité de l’humanité tout entière, la tradition du genre humain. Ce n’était pas seulement une nation ou une religion, c’était l’humanité qui s’était trompée. C’était l’humanité dont il fallait récuser l’exemple et qu’il fallait convaincre d’erreur, et c’était toute la sagesse humaine qu’il fallait tenir pour folie. Rien de plus inattendu — et rien de plus préparé. L’habitude une fois prise de considérer l’antiquité et la longue possession d’une doctrine comme une raison de n’y pas croire, il fallait s’attendre à ce qu’un esprit audacieux révoquât en doute la croyance la plus ancienne du genre humain, et voulût convaincre d’illusion l’instinct même par lequel le genre humain croit qu’il subsiste. — C’était, sous la forme d’un rêve doux et charmant, la plus pure, la plus nette et la plus radicale pensée révolutionnaire. Burcke disait aux révolutionnaires français : « Vous avez préféré agir comme si vous n’aviez jamais été civilisés. » Rousseau disait aux Français de 1760 : « Il faut agir comme si nous n’avions jamais été civilisés. » Rousseau est le révolutionnaire par excellence, et c’est bien pour cela que Voltaire, qui ne s’y trompe pas, le déteste si fort. Il tend directement à cette sorte de nihilisme politique, dont Tolstoï, qui a tant d’idées communes, en politique, en morale, en éducation, avec Rousseau, est en ce moment le représentant prestigieux. Et les causes, là-bas et ici, sont les mêmes. C’est la civilisation, qui fléchit, en quelque sorte, sous son propre poids, — nec se Roma ferens, — qui s’épuise à se poursuivre, et finit par douter d’elle-même.

En cela Rousseau, d’abord répondait à un secret désir de ses contemporains, celui d’aller jusqu’au bout de la négation ; ensuite se montrait vraiment grand penseur, encore que ses conclusions ne menassent à rien, encore même qu’il reculât devant elles. Il comprenait l’intime, l’essentielle contradiction qui est au fond de la civilisation comme au fond de toute chose humaine. Il comprenait que la civilisation se ruine à se consommer, qu’elle manque son but, en le dépassant, à force de le poursuivre ; qu’inventée pour soulager l’homme, elle finit par le surcharger ; qu’inventée pour diminuer l’effort individuel, elle en demande de plus en plus de nouveaux, et qu’il y a là encore une grande et douloureuse vanité, un grand et décevant préjugé. Restait à savoir si ce préjugé n’est point nécessaire, et une condition même de notre nature ; mais l’avoir vu, et avoir porté sur lui la lumière est d’une vigoureuse et pénétrante intelligence ; et c’est un effort et un tour de pensée qui se trouvaient bien à leur place en ce siècle de démolisseurs des idées toutes faites, qui a secoué l’esprit humain comme un crible.

S’il était de son temps par tout ce côté négateur, il en était moins, et il ne l’en flattait que davantage, par ce qu’il apportait de tendresse, de mollesse, de non-sécheresse, et de rêverie sentimentale. — C’était un romancier et un poète, en un temps où l’on devait être affamé de vraie poésie et de roman vraiment romanesque. Le xviiie siècle est un âge tout épris de sciences, de géométrie, de physique et d’histoire naturelle. C’est par ces armes que depuis cinquante ans on battait en ruine les traditions. C’est avec d’autres armes que Rousseau venait les attaquer, en communauté de dessein avec son siècle, s’en distinguant par les moyens. Il n’aimait pas les encyclopédistes, ni n’en était aimé. De quoi une des raisons est qu’ils sont surtout hommes de sciences, et lui le contraire. Il portait le combat sur un nouveau champ de bataille, et rien ne pouvait plus intéresser que cette continuation de la lutte avec une tactique nouvelle. Il en appelait, non plus à la raison et aux raisonnements, dont peut-être on était las, mais au sentiment, à l’instinct du cœur, à l’émotion simple et « naturelle », faisant de toutes ces choses des vertus, et, par son talent, amenant, qui plus est, à les faire considérer comme, des élégances. — C’était un poète, mais comme je l’ai dit, ce qui était pour achever de ravir ceux qui l’écoutaient, un poète logicien. La conception poétique, rêve d’humanité heureuse, ou d’éducation idéale, ou de société ramenée à la nature, au lieu de se poursuivre dans son esprit et de se dérouler en songeries ou en tableaux, se développait en systèmes, en constructions logiques, en chaînes d’arguments. Il part d’un rêve tendre, et il s’engage dans la dialectique ; et je ne sais de quoi ses lecteurs lui savent plus de gré, du point de départ ou du chemin.

Enfin ses effusions sentimentales arrivaient bien en leur temps, et comme réaction, et comme chose déjà suffisamment préparée. La Chaussée, Prevost, Marivaux lui-même, avaient déjà fait verser de douces larmes. La « sensibilité » du xviiie siècle remonte à eux : et il est juste de leur en tenir compte. Seulement, s’ils avaient fait pleurer, ils n’avaient pas eu l’autorité nécessaire sur les esprits pour qu’on se sût gré et qu’on se fît honneur des larmes versées. Il fallait un homme de génie qui fît des faiblesses du cœur un mérite de la conscience, qui les autorisât et les consacrât par-des chefs-d’œuvre, et qui, non seulement mît la sensibilité en liberté, mais la plaçât comme sur le trône. Rousseau a fait là ce qu’il dit quelque part que fait le poète dramatique94. Le poète, selon lui, « suit le goût public en le développant », et ne fait que penser ce que le public va penser lui-même, « sitôt qu’on osera lui en donner l’exemple ». Rousseau a donné l’exemple de la sensibilité qui se croit sanctifiante et d’une sorte d’attendrissement qui se donne l’air sacerdotal ; et il fit du don des larmes une manière de vocation religieuse. Le prêtre manquait, le directeur d’âmes, le guide des cœurs, dont jamais les hommes ne se sont passés. L’homme de science avait essayé de l’être, n’avait réussi qu’à demi. Ce fut l’homme sensible qui le fut. L’œuvre de Rousseau, dont les effets durent encore, a été de remplacer, pour une partie considérable de la nation, les prêtres par les romanciers.

C’est en cela, plus que pour toute autre cause, qu’il a été si grand révolutionnaire. S’il l’a été par ses idées et son tour d’esprit, comme nous l’avons vu, il l’a été plus encore par le changement dans les mœurs qu’il a fait, ou aidé, ou consacré. Montesquieu avait dit : « Il ne faut jamais changer les mœurs et les manières dans l’État despotique. Rien ne serait plus promptement suivi d’une révolution. » C’est Rousseau que Montesquieu prévoyait, ou, pour parler plus exactement, la société à la Rousseau, la société déjà désorganisée, confondant ses rangs, brouillant comme par jeu ses idées, doutant d’elle-même et s’en moquant, et se faisant des mœurs factices, société chancelante et égarée, à laquelle Rousseau a donné une dernière impulsion et comme une dernière façon de fausseté d’esprit.

En fausseté d’esprit, il y était maître, en effet, ne fût-ce que parce qu’il a toujours été par le monde dans une situation fausse. Plébéien déclassé, dépaysé par son génie même, placé au centre de la société polie, et, à certains égards, à sa tête, il restera comme le symbole même de la démocratie brusquement précipitée au sommet de la nation, et chargée, ou se chargeant, de la conduire. Là, en contact avec ce qui reste des anciennes classes dirigeantes, elle respire un air auquel elle n’est point habituée ; et elle s’y grise, s’y vicie, s’y aigrit. Elle y devient orgueilleuse, puis ambitieuse et tourmentée de désirs, puis défiante et irascible. — Et aussi, non accoutumée par l’hérédité à porter sans faiblesse, ou tout au moins sans étonnement, le poids séculaire d’une civilisation compliquée, elle n’en sent que l’embarras et la gêne, et songe vite à en rejeter le fardeau. — Et encore ses vertus mêmes, la simplicité de ses goûts et la simplicité de ses besoins, l’inclinent aux idées simples aussi, et aux solutions claires et courtes, qu’elle croit faciles, et elle traitera de l’organisation d’un grand État comme de l’établissement et de l’ordonnance d’un petit ménage. — Rousseau a donné en lui, pour ainsi parler, cette image et ce portrait. Il a représenté et figuré à l’avance l’évolution vers le pouvoir de toute une classe sociale, et sa manière de s’y accommoder.

Cela veut dire qu’il est très grand, que c’est une nature originale et riche, une de ces individualités qui résument en elles, ou au moins figurent par la trace qu’elles laissent, toute une période historique. Ses intentions sont d’un esprit supérieur, ses rêveries d’une grande âme douce et blessée. Auprès de lui Voltaire ne laisse pas de paraître parfois un étudiant spirituel, et Buffon un bien remarquable professeur de rhétorique. Montesquieu seul, inférieur comme homme d’imagination, l’égale par la puissance du regard, et le dépasse par la clarté de la vue. — Il y a de plus grands génies ; il y en a surtout de meilleurs ; il n’y en a guère qui ait donné, en un siècle où pourtant la hardiesse est une banalité, une plus imprévue et plus rude secousse à l’esprit et au cœur humains.

Buffon §

I.
Son caractère §

De l’homme qui vit de la vie de son siècle au risque de se disperser, mais de manière à laisser son nom et son souvenir dans tout les chemins que ses contemporains auront parcourus ou tentés ; ou de celui qui se détache de son siècle jusqu’à s’en isoler complètement, et à tel point qu’il n’y tient pas même en tant qu’adversaire et antagoniste, au risque de n’avoir ni partisan, ni allié, ni même d’ennemi ; mais cela pour une si grande œuvre, unique et solitaire, que toute sa vie s’y consacre, y coule et s’y dépense, et que le monument élevé, encore qu’inachevé, soit le plus imposant que ce siècle ait produit ; lequel est le plus grand, je ne sais ; mais le second au moins paraît plus fort, plus vigoureusement doué, d’une personnalité plus énergique, et, tout au moins, plus original.

Ce Buffon est très singulier. Contemporain de Voltaire, de Diderot et de Rousseau, homme du xviiie siècle, et du xviiie siècle central, il ne s’est occupé ni de politique, ni d’économie politique, ni de théâtre, ni de roman, ni de théologie. Il n’a pas été de l’Encyclopédie, il n’a pas été de tel ou tel cercle ou club politique ou philosophique, il n’a pas même été d’un salon, il n’a pas même été homme du monde, il n’a pas même été homme d’esprit, ni voulu l’être. Les plus grands de ses contemporains ont leurs divertissements et leurs gaietés, Montesquieu lui-même, moins vulgaires que celles de Voltaire ou de Diderot ; mais assez libres et relâchées encore. Buffon n’a jamais eu l’idée d’écrire une Lettre haïtienne ou un Temple de Lesbos, ni, probablement, de lire une page de ceux qu’on écrivait autour de lui. En plein xviiie siècle il a vécu dans deux jardins, le jardin de Montbard et le Jardin du Roi. Il est difficile d’être moins de son temps qu’il n’a été du sien. Il n’a pas de date. Il a pris quelque chose du caractère de la nature qu’il étudiait ; il vit dans le temps indéfini ; sa vie intellectuelle va du moment où la terre s’est détachée du soleil à celui où l’homme a paru sur la terre, peut-être jusqu’à celui où l’homme s’est organisé en société ; mais point au-delà, et de ce qui s’est passé depuis il semble ne rien savoir, ou plutôt il sait très bien qu’il ne s’est rien passé du tout. — Il compte par milliers de siècles et seulement de l’apparition d’une espèce à la formation d’une autre. Pour un tel homme un événement comme la chute de l’Empire romain est une ride insensible sur l’océan des âges, et le xviiie siècle se confond si exactement avec le xiiie ou xive siècle qu’il ne l’a jamais distingué, et ne s’est pas aperçu de son existence.

Il s’y rattache cependant, me dira-t-on, par ce goût même pour l’histoire naturelle que l’on sait bien qui est un des penchants dominants du xviiie siècle, le plus fort peut-être. Ce n’est pas même cela précisément. Buffon n’a nullement été entraîné vers l’histoire naturelle par une impatience de curiosité « philosophique » et une démangeaison d’indépendance, comme Diderot. Il ne songeait pas d’abord à l’histoire naturelle. Il songeait à savoir, en général. Jeune, il était plutôt mathématicien et géomètre. Nommé directeur du Jardin du Roi et se préoccupant de Linné, il prit son parti, se cantonna dans l’histoire naturelle, c’est-à-dire dans le monde entier, moins les vétilles, s’y sentit à l’aise, et n’en sortit plus. Tout l’y retint, et il ne connut jamais rien, tant au dedans de lui qu’au dehors, qui l’en détournât.

Car s’il était hors de son siècle, il était également hors de l’histoire et n’était pas plus lié par la tradition que séduit par les nouveautés ; et, à vrai dire, choses consacrées ou choses nouvelles étaient mots qui n’avaient pour lui aucune espèce de signification. Quelques paroles de complaisance courtoise, comme précautions à l’endroit de la Sorbonne et de l’Église, c’était tout ce qu’il pouvait accorder aux puissances du passé ; et quant aux puissances nouvelles, aussi impérieuses, et plus bruyamment impérieuses, il s’est contenté de les ignorer. Il voulait être, et il était presque, une pure intelligence en face des choses éternelles, les regardant et tâchant de les comprendre. Il a travaillé ainsi cinquante ans, en se levant de très grand matin, sans faire attention aux rumeurs, ni aux critiques, ni même aux louanges ; car, une fois pour toutes, il s’était accordé très franchement celles dont il se jugeait digne, et l’on eût été mal venu tout autant de les surfaire que d’en retrancher.

Le fond de ce tempérament c’est l’énergie tranquille, la patience, la lucidité, et la fierté sans inquiétude, c’est-à-dire sans vanité. « Assez de génie, beaucoup d’étude, un peu de liberté de pensée », il a dit cela un jour en parlant des qualités nécessaires au naturaliste : c’est la définition de Buffon par Buffon. Forçons seulement un peu les termes, et disons : un grand génie, et une liberté de pensée comme je ne vois pas qu’il y en ait eu jamais une plus complète, plus inaltérable et plus constante.

La qualité essentielle de Buffon, c’est la bonne santé. Personne n’a eu, appuyée sur une robuste constitution physique, une plus magnifique santé morale. Il n’a vraiment pas connu les passions. Ce que, dans sa vie, on peut, à la rigueur, appeler de ce nom, n’est que caprices, délassements, ou plutôt distractions d’un tempérament vigoureux. Il n’a jamais ni brigué, ni tracassé, ni demandé, ni exigé. A peine peut-être a-t-il souhaité. Jamais il n’a été irrité, jamais il n’a été jaloux. Son dédain vrai des critiques, le silence pur et simple, qui à peine même est dédaigneux, dont il les accueille, est quelque chose d’admirable. Une chose humaine est inconnue de cet homme, c’est l’inquiétude. Par là, il semble presque échapper à l’humanité ; et pour ce qui est de son siècle, par là il s’en détache d’une manière qui tient du prodige.

Il est bien curieux à observer quand il considère les hommes à ce point de vue. Il ne les comprend plus du tout ; ils l’étonnent jusqu’à la profonde stupéfaction. Qu’ont-ils donc ? semble-t-il se dire. Ils recherchent le plaisir, et ils ont le bonheur. « Le bonheur est au dedans de nous-mêmes ; il nous a été donné ; le malheur est au dehors, et nous l’allons chercher. » Le bonheur c’est la possession de nous-mêmes, et nous ne songeons qu’à sortir de nous. « Nous voudrions changer la nature même de notre âme ; elle ne nous a été donnée que pour connaître, et nous ne voudrions l’employer qu’à sentir. Et il en résulte que les hommes sont dans un état à peu près continuel de démence. Ils ne sont « raisonnables que par intervalles, et ces intervalles, ils voudraient les supprimer ». Ainsi se passe leur vie, qui, étant comme déréglée et dénaturée par eux-mêmes, ne peut être, que malheureuse et abrégée. « La plupart des hommes meurent de chagrin. »

Buffon n’a eu ni ce genre de vie ni ce genre de mort. Il n’a pas été inquiet, il n’a eu ni chagrins, ni ennuis. Il a trouvé la vie admirablement bonne, du moment qu’il avait « une âme pour connaître », et puisqu’il y a plus de choses à connaître qu’on n’en peut apprendre en une vie. Il n’a pas senti le besoin de sentir ; et le besoin de savoir ne l’a pas quitté une minute pendant toute son existence. Le secret de la vie naturelle de l’homme lui avait été révélé, et le bonheur de sa destinée lui a permis de la mener dans les conditions les plus belles et les plus nobles.

On définit incomplètement, mais avec netteté par les contraires. Songez à Pascal pour comprendre Buffon. Ce sont les antipodes. Ici le malade, le passionné, l’éternel inquiet et l’éternel effrayé. Là le parfait équilibre, la puissance calme, le regard tranquille, le travail facile et régulier, la parfaite sérénité d’esprit et d’âme. Buffon a écouté « le silence éternel de ces espaces infinis » ; et il n’en a pas été effrayé. Il a vécu « toute sa vie dans une chambre », et il n’en a pas été incommodé, et il n’a été surpris que d’une chose, c’est que les hommes pussent souffrir d’une telle existence, et la considérer comme un « supplice insupportable ».

C’est de 1730 à 1788 qu’il a montré au monde, sans le démentir, ce singulier personnage. Il est venu parmi les agités et il les a fort étonnés, et il en a été très étonné lui-même, sans s’en inquiéter autrement. Cet homme, qui ne s’est presque jamais permis un mot plaisant ni une boutade, a été lui-même, à travers tout son siècle, un long, sévère et imperturbable paradoxe.

II.
Le savant §

C’est un très grand savant. Aucune des qualités du savant ne lui a manqué : ni le goût de l’observation et la patience à observer ; ni le labeur énorme, continu et tranquille ; ni l’esprit d’ordre ; ni la clarté ; ni l’absence de passion et de parti pris, ni l’imagination scientifique, c’est-à-dire la faculté de généralisation et d’hypothèse ; ni le sang-froid à ne prendre les généralisations que comme des hypothèses, et les hypothèses que comme des commodités de travail, ayant toujours un caractère provisoire et toujours destinées à être un jour abandonnée ; ni la puissance de former des systèmes ; ni le mépris des systèmes dès qu’ils veulent être tenus pour des dogmes inébranlables et lier l’esprit humain qui les a produits.

Il était patient et humble et soumis observateur, quoi qu’on en ait dit. Comme l’attention s’est surtout portée sur son Histoire des animaux, et sur ses deux grandes généralisations, Théorie de la terre et Époques de la nature, on a beaucoup dit qu’il a souvent décrit sans avoir observé par lui-même, ce qui est un peu vrai pour ce qui est des animaux, et qu’il est surtout un homme à magnifiques idées générales, ce qui est vrai de ses deux Discours. Mais il faut lire son admirable minéralogie, et sa curieuse, sagace, et pour le temps merveilleuse embryologie, pour voir à quel point il est l’homme du laboratoire, de l’observation cent fois reprise et de l’expérience cent fois répétée. Il y a telles pages qu’on pourrait intituler « sur la manière de se servir du microscope », et telles autres sur les fourneaux à grand feu, les fourneaux à feu restreint mais activé, et les miroirs ardents, qui font aimer le grand homme appliqué et pratique, qui le montrent sachant son métier et le faisant de près avec toute la patience minutieuse qu’il exige. Buffon penché, et la loupe à son œil de myope, voilà le portrait qu’on n’a pas assez fait, voilà l’attitude où l’on n’a pas suffisamment pris coutume de le voir ; et ce portrait est plus intéressant et au moins aussi vrai que celui de Buffon en manchettes écrivant dans un cabinet vide. Il avait ses heures pour le microscope, le fourneau et le creuset ; il en avait d’autres pour la rédaction paisible dans sa tour nue, à la voûte élevée et pleine d’air pur. La vérité est qu’il a observé et expérimenté infiniment, et que la moitié de son œuvre, géologie, minéralogie, génération, est strictement originale et deux fois de sa main, de sa main de manipulateur et de sa main d’écrivain.

Ajoutez cet ordre qu’il mettait en tout, dans sa vie, dans le partage de son temps, dans la distribution de son travail, dans son domaine, dans sa correspondance, comme dans le Jardin du Roi. Buffon est un ministère bien tenu. Il est l’homme d’État de la science. Il donnait à Hume l’idée d’un maréchal de France. Ceci est l’aspect extérieur. A Montbard, lisant, interrogeant, provoquant les rapports et les instructions, classant, ordonnant, vérifiant, centralisant et vivifiant le tout par l’idée maîtresse et dirigeante, il donne l’idée plutôt d’un Richelieu, d’un Colbert ou d’un Carnot de l’Histoire naturelle.

A travers tout cela, la grande, l’inestimable qualité du savant, la liberté d’esprit absolue. Il n’est l’esclave que de la vérité. Il a varié, il s’est contredit. C’est qu’il avait des idées, sans cesse nouvelles, sans cesse plus larges, et que sa saine fierté, sans mélange d’orgueil, ne lui a jamais persuadé qu’il fût tenu d’honneur à répéter les anciennes quand les nouvelles lui paraissaient plus justes. Il avait commencé par la Théorie de la terre, où il rapportait à peu près exclusivement au mouvement des eaux toute la configuration de la planète. Trente ans plus tard, il écrivait les Époques de la nature, où la planète est presque tout entière expliquée par l’action du feu primitif. C’est qu’entre la Théorie de la terre et les Époques de la nature, à la science des calcaires et des « coquilles », s’étaient ajoutées ses profondes études minéralogiques et la science des roches vitrescibles. Et que les Époques de la nature semblent contredire la Théorie de la terre, il n’importe, si, en réalité, elles la complètent, et ce n’est pas l’étroite cohésion des idées, signe d’étroitesse d’esprit plus souvent que d’autre chose, qui est titre vrai au regard de la postérité, mais l’abondance des idées, chacune ouvrant une avenue à l’esprit, et entre lesquelles, profitant de toutes, la science à venir choisira. Ainsi Buffon, comme presque tous les savants de son temps, et l’imperfection relative des instruments en est cause, croit à l’organisation spontanée de la matière. Il croit que de la pourriture, de la fermentation naissent, sans germes, certaines espèces d’animaux. Mais prenez garde, et qu’une science si arriérée ne vous inspire point un sentiment de pitié. Il est rare que Buffon n’ait pas deux idées pour une, et que, se plaçant dans une hypothèse, et y restant provisoirement, il n’aperçoive pas longtemps avant les autres l’hypothèse contraire. « Ces espèces de zoophytes se décomposent, changent de figure et deviennent plus petits, et, à mesure qu’ils diminuent de grosseur, la rapidité de leurs mouvements augmente. Lorsque le mouvement de ces petits corps est très rapide et qu’ils sont eux-mêmes en très grand nombre dans la liqueur, elle s’échauffe à un point même très sensible : ce qui m’a fait penser que le mouvement et l’action de ces parties organiques des végétaux et des animaux pourrait bien être la cause de ce qu’on appelle fermentation.

J’ai cru qu’on pourrait présumer aussi que le venin de la vipère et les autres poisons actifs, même celui de la morsure d’un animal enragé, pourrait bien être cette matière active trop exaltée. » — Et voici que Buffon, sans avoir le loisir de s’y arrêter, a très nettement l’idée que la pourriture et la fermentation pourraient bien venir des animaux, au lieu qu’ils vinssent d’elles, que la fermentation pourrait bien être un fourmillement de vies microscopiques, que les virus pourraient bien être des invasions d’animaux, et la théorie microbienne, juste inverse de la doctrine de la génération spontanée, est entrevue dans un éclair.

Pareille affaire est fréquente chez Buffon. Les idées foisonnent chez lui, et il a l’intelligence la moins exclusive et la plus hospitalière qui se puisse. C’est essentiellement un génie inventeur, de ces génies qui donnent une impulsion puissante, éveilleurs d’idées et créateurs de disciples. Il a été inventeur et promoteur au moins sur trois points. En géologie — et qu’on n’oublie point que cet illustre peintre d’animaux est surtout un géologue, et que là est son vrai titre de gloire — en géologie, et je m’appuie ici sur Cuvier, il a été le premier à comprendre et à faire entendre que l’état actuel du globe est le résultat d’une longue succession de changements dont il est possible de saisir les traces95 ; en d’autres termes, il a le premier écrit l’histoire de la planète. — En zoologie, il est le créateur d’une véritable science nouvelle qu’on peut appeler la géographie des espèces, et ses idées sur les limites que les climats, les montagnes et les mers assignent à chaque espèce, sont absolument une nouveauté, et une nouveauté vraie autant que féconde, qu’il a introduite. — Enfin en physiologie, son explication de l’intellect des animaux, peut-être trop cartésienne encore, mais très rajeunie, très renouvelée, beaucoup plus ingénieuse au moins que celle de Descartes, qu’on peut définir à peu près un système mécanique de mouvements réflexes, me paraît une vue un peu indécise et incertaine encore, mais vraiment toute nouvelle, beaucoup plus rapprochée de nous que des Cartésiens, et dont les théories les plus modernes ne sont guère qu’une application, ou, si l’on veut, qu’un agrandissement.

Tout au moins faut-il dire qu’il n’est région de la science des choses visibles où sa curiosité éveillée, patiente et infatigablement ingénieuse, ne se soit portée, et que partout sa curiosité a été suggestive, évocatrice, puissante à susciter des idées et à créer des questions, partout ouvrant un chemin ou plantant un jalon. C’est la curiosité la plus inventive qu’on ait connue.

Tout plein d’idées, il est meilleur guide encore qu’inspirateur, et plus utile par la méthode de son esprit que par son esprit même. Il a mis le doigt avec une sûreté admirable sur les sources d’erreur, non moins que sur les sources de vérité, et démêlé et indiqué merveilleusement ce dont il convenait de se défier. Ses défiances sont pleines de génie, ses antipathies sont d’excellents conseils et de précieuses indications. Il a eu de l’aversion pour trois choses, à savoir les abstractions, les classification, et les causes finales. A l’état où elles étaient alors dans les esprits, c’étaient trois grands ennemis de la science et trois obstacles à vaincre, ou du moins à réduire.

L’abstraction, c’est-à-dire l’idée générale tenue, non pour une simple vue de l’esprit et tendance ordinaire de notre faculté raisonnante, mais pour une vérité, et non seulement pour une vérité, mais pour quelque chose qui existe en soi, et qui a des forces et des puissances, et qui gouverne et plie le monde, l’abstraction ainsi vénérée et divinisée était à la fois dans la science une idole et un fléau. Dire : « nulla fecundatio extra corpus, — tout vivant vient d’un œuf, — toute génération suppose des sexes » ; c’est simplement constater la majorité des cas observés ; c’est une simple généralisation qui a juste la valeur des observations qu’on a faites, et contre elle tout le risque des observations à venir. Le penchant de l’ancienne science était à faire de ces « axiomes », de ces « proverbes de physique », comme dit spirituellement Buffon, des principes supérieurs à l’observation et à la recherche, et devant lesquels l’esprit humain doit s’incliner. Ils devenaient comme des êtres divins, par suite de ce penchant de notre esprit à donner toujours à ce que nous imaginons une réalité personnelle, et ils tyrannisaient ceux qui les avaient inventés. De même la Raison suffisante de Leibniz ou la Perfection de Platon, étaient comme des divinités métaphysiques gouvernant les choses créées, et au service et à la glorification desquelles le savant n’a qu’à se consacrer. C’est la liaison suffisante ou la Perfection qui soutient et établit perpétuellement le monde ; le monde est et continue d’être pour qu’elles soient, et le savant n’a qu’à expliquer le monde relativement à elles, et pour les prouver.

Voilà ce qui irrite Buffon ; car qui ne voit que Raison suffisante ou Perfection ne sont que des « êtres moraux créés par-des vues purement humaines » et des « rapports arbitraires que nous avons généralisés » ? Qui ne voit, ou ne devrait voir, que ce qui était un soutien devient une entrave dans la recherche, quand une idée, qui n’est qu’une idée, si grande qu’elle soit, prend le caractère de je ne sais quelle personne sacrée dont les intérêts imposent au chercheur des devoirs, des obligations et des limites ? La science, à ce compte, devient vite une apologétique, c’est-à-dire une rhétorique, un exercice intellectuel où la chose à prouver est posée d’abord en principe et tire à elle, et nécessite, et conditionne l’argumentation, au lieu d’en sortir, source du raisonnement au lieu de n’en être que l’aboutissement, altérant par conséquent presque à coup sur la sincérité de la recherche et la rectitude de la pensée.

Il en va de même des classifications trop superstitieusement respectées. Il faut classer par seul amour de la clarté, et non jamais par croyance en la réalité de la classification. Il faut classer sans rien croire de la classification la plus séduisante, sinon qu’elle est une bonne table des matières. Elle n’est jamais autre chose. Il ne faut jamais croire avoir saisi le plan de la nature ; car il n’est pas sûr qu’elle l’ait écrit quelque part. Encore ici comme tout à l’heure, les classifications ce sont nos idées. Ce sont nos idées groupant les faits naturels d’après des analogies qui sont des plis et des pentes, tout simplement, de notre esprit. Ces groupements sont donc forcément artificiels. Ils le seront toujours ; ils ne le sont pas même plus ou moins ; par définition ils le sont autant les uns que les autres, ils peuvent être seulement plus clairs, plus rigoureux, plus simples, plus logiques, ce qui n’est que dire plus rationnels, c’est à savoir encore plus humains, non plus naturels. Il faut donc bien se garder de s’y attacher avec je ne sais quelle vénération scrupuleuse. Cette vénération n’est en son fond qu’un égoïsme et un orgueil ; car la nature est la nature, et la classification c’est l’homme ; et tenir telle classification que nous venons de faire pour le secret de la nature, c’est nous aimer plus qu’elle, et en elle nous poursuivre encore ; c’est oublier le principe même de toute observation et de toute recherche, à savoir la soumission à l’objet.

Classons donc, pour aider notre faiblesse, non pour interpréter l’univers ; ou plutôt pour l’interpréter, sans prétendre le donner en sa réalité ; car lui ne classe pas. « La nature n’a ni classe ni genre ; elle ne comprend que des individus. » La nature n’est pas spécifiante, elle est synthétique. Elle nous paraît spécifiante, il est vrai, et ce serait renoncer à nos manières de connaître, c’est-à-dire à notre esprit, que de ne pas la prendre comme elle nous paraît. Faisons-le donc ; mais à la condition que nous sachions bien que nous ne faisons qu’ordonner des apparences, et que derrière, en son unité, en sa continuité, c’est la nature vraie qui existe. A travers le travail, nécessaire et méritoire, du classificateur, retenir, maintenir et sauver l’idée de l’unité et de la continuité de la nature, voilà le devoir du savant.

Enfin la source d’erreurs la plus funeste en choses de sciences naturelles est la préoccupation des causes finales. Les causes finales tuent la science, parce qu’elles supposent la science faite, la science achevée et consommée. Or, elle est toujours en formation. Tant qu’il y aura un fait inconnu, l’ignorance où nous en sommes empêche de conclure, et les causes finales supposent tout conclu. Pour que l’on puisse dire que tel phénomène existe afin que tel autre soit, c’est l’intention générale et universelle, c’est l’intention de l’univers qu’il faut avoir saisie, ce que seul celui là pourra se flatter d’avoir fait qui connaîtra exactement tout. Les causes finales sont comme un retour sur les causes efficientes pour les vérifier et les justifier. Elles disent : telle chose produit bien telle autre, car celle-ci était le but de celle-là. Mais ce retour ne peut se faire qu’après qu’on a été au bout de tout, manque de quoi il est purement hypothétique, arbitraire et récréatif. Or, dans la nature, le bout de tout est dans tous les sens ; elle est un cercle dont le centre et la circonférence sont partout ; ce serait donc non pas de l’extrémité d’une première série de causes et d’effets que l’on pourrait revenir, avec le point de vue des causes finales, pour vérifier et justifier cette première série d’effets et de causes ; mais ce ne serait qu’à l’extrémité de toutes les séries dans tous les sens, à l’extrémité de tous les rayons de cette circonférence qui est partout, c’est-à-dire, plus simplement, quand on connaîtrait exactement toutes choses, qu’on serait assez fort pour entreprendre légitimement la vérification par les causes finales. Il est de leur essence, parce qu’elles supposent tout connu, de n’être pas un moyen de connaître. Elles n’ont aucun caractère scientifique d’ici à la consommation de la science, c’est-à-dire d’ici à la consommation des âges.

Ne nous en servons donc jamais. « La reproduction se fait pour que le vivant remplace le mort, pour que la terre soit toujours également couverte de végétaux et peuplée d’animaux, pour que l’homme trouve abondamment sa subsistance… » sont des formules absolument vides, et dangereuses comme tout ce qui a l’air de prouver quelque chose. Tout à l’heure, nous avions affaire à des abstractions métaphysiques ; ce sont maintenant des « abstractions morales », c’est-à-dire des abstractions fondées sur des « convenances morales ». Nous ne disons ces choses uniquement que parce qu’elles nous plaisent ainsi. La raison qui les fonde n’est que le plaisir qu’elles nous font. Il nous « convient » que l’univers soit fait pour nous, il n’y a pas autre chose dans ces proverbes qui se donnent pour des vérités. Cela est non avenu aux yeux du savant.

Voilà dans quel esprit Buffon étudiait, et voilà les fantômes qu’il a chassés devant lui. Au fond, aversion pour les abstractions, défiance des classifications, proscription des causes finales, sous trois formes c’est la guerre à l’anthropomorphisme et le dessein d’exterminer de la science l’anthropomorphisme. L’homme conçoit tout sur l’idée qu’il a de lui-même, et se met partout dans la nature, et, soit l’habille de ses vêtements, soit se substitue à elle, et en elle ne contemple que soi. L’abstraction c’est une idée humaine qu’il arrive vite à tenir pour une loi qui oblige l’univers, et, à peu près, comme un être qui lui commande. La classification c’est un pli de l’esprit humain auquel il croit que la nature s’accommode et s’ajuste. La cause finale enfin, ou c’est lui-même considéré comme centre et but de l’univers, ou c’est l’univers considéré comme ne pouvant agir que comme l’homme agit, dans un dessein, vers un but, par un désir, et tenu, s’il n’agit pas ainsi, de confesser qu’il est absurde. — Il y a dans ces trois procédés de notre esprit une nécessité de notre nature à laquelle il n’est pas probable que nous puissions entièrement nous soustraire. Mais il est certain qu’ils sont dangereux, qu’ils rétrécissent et stérilisent l’esprit du chercheur, et que l’on peut, à les surveiller, en éviter au moins l’excès. L’homme projette sur les choses de la nature sa propre ombre, et en est gêné pour les voir. Cette ombre, il ne peut pas s’en débarrasser ; mais à bien se rappeler que c’est une ombre, et que c’est la sienne, il peut rectifier cette erreur du sens intime, comme il redresse les erreurs des autres sens, et assurer d’autant sa faible vue. C’est à cela que Buffon le convie d’un avertissement sévère, sagace, ingénieux et opiniâtre, dont il fait sa loi, et dont, le premier, il profite.

Dans cet esprit de liberté et dans cette liberté d’esprit, Buffon a promené sur la nature un regard calme, assuré et soumis. Il n’a prétendu lui imposer ni un but, ni un ordre, ni une limite. Il n’a prétendu qu’à la peindre. Il y tient beaucoup, et à ne faire que cela. Mieux vaut décrire que classer ; seulement regarder et peindre : ce sont ses proverbes à lui, où il revient sans cesse. S’il a tant décrit, et, à mon avis, avec certaines longueurs, et excès de quasi-répétitions, on dirait que c’est pour bien s’entretenir et entretenir les autres dans cette idée que le seul office du naturaliste est bien de faire voir, et qu’à l’historien de la nature aussi bien qu’à l’historien des hommes s’applique le scribitur ad narrandum. Et comme en même temps il est homme à idées, et infiniment ingénieux et fécond en inventions de théories, il sera, grâce à ces principes, très à l’aise dans son office de théoricien ; car chacune de ses théories ne sera qu’une vue, qu’un aperçu, qu’une manière de présenter des files ou des ensembles de faits sous un certain jour, qu’une façon plutôt de les éclairer que de les expliquer. Il n’a jamais ni prétendu ni visé à davantage.

Et si, pour mesurer la force systématique de cet esprit, on veut se représenter sommairement la plus vaste et la plus générale de ses vues de l’univers, en voici à peu près le résumé.

La matière existe, d’éternité nous n’en savons rien, et comme de ceci il ne pourrait y avoir que des preuves métaphysiques, nous n’avons pas à nous le demander ; mais elle existe, ici les preuves matérielles s’offrent, depuis beaucoup de milliers d’années. — Deux forces universelles la gouvernent : une force d’attraction, une force d’expansion, cette dernière très probablement effet elle-même, effet indirect, effet par réaction, de la première. — Il y a deux sortes de matière, l’une qu’on peut appeler matière morte, et qui n’est soumise qu’à la force attractive ; l’autre qu’on peut appeler la matière vivante, ou organique, qui est soumise et à la force attractive et à la force d’expansion. Ce qui est matière morte est nommé minéral, ce qui est matière vivante est nommé végétal ou animal. — La planète que nous habitons est un globe de matière vitrescible, encroûté de sédiments calcaires provenant en partie d’êtres vivants, recouverts eux-mêmes presque partout de détritus végétaux, dont se nourrissent les végétaux actuels, lesquels nourrissent soit directement, soit indirectement les animaux, certains animaux mangeant les végétaux eux-mêmes, certains autres mangeant les animaux végétariens.

Cette planète, comme toutes les autres du système solaire, s’est probablement détachée du soleil, dans l’état d’incandescence et de fusion, comme une goutte de verre fondu lancé dans l’espace. Elle tourne, depuis sa séparation, autour du soleil d’une part, et d’autre part autour de son propre axe. Elle a été tout entière en fusion et brûlante ; car elle l’est encore ; et dans les idées de Buffon, la plus grande, l’incomparablement plus grande partie de sa chaleur lui vient d’elle-même et non des rayons du soleil. — Depuis son origine elle s’est refroidie progressivement, gardant sa forme sphérique, mais, comme toute matière molle en rotation, s’aplatissant aux extrémités de son axe et se rendant à la circonférence du plan perpendiculaire à son axe. — Elle s’est durcie peu à peu, se crevassant, se creusant et se boursouflant çà et là comme toute matière en fusion qui se refroidit. Certaines parties plus légères des éléments qui la constituaient sont restées flottantes à sa surface comme une écume ; c’est ce qu’on appelle les liquides et les gaz, les airs et les eaux. Très chaude encore, la terre faisait bouillonner ces eaux à sa surface, et elles n’étaient que tourbillons de vapeur brûlante s’élevant dans l’espace, se refroidissant, retombant pour bouillonner encore et tourbillonner dans les hauteurs, indéfiniment.

Puis le refroidissement se faisant plus grand, les eaux sont devenues plus stables et plus lourdes ; elles ont rempli les crevasses et les cavernes, comblé les grands vides avec les fragments de matières usées par elles, qu’elles charriaient, aplani et égalisé la surface terrestre, au point que les plus hautes montagnes et les plus profonds abîmes, en proportion du volume de la planète, sont des accidents imperceptibles ; enfin elles se sont localisées et resserrées en quelques flaques qui sont ce que nous appelons les océans.

Mais auparavant elles avaient comme préparé la surface de la terre. En elles, dans la période tiède, la vie avait paru. Une infiniment petite partie de la matière, quelques grains de matière répandus à la surface de la planète ont une constitution particulière. Ils ont une force d’expansion ; ils peuvent former de petits mondes particuliers, autonomes, et se gonfler, s’accroître, attirer à eux de la matière qui leur convient pour s’agrandir, et enfin se reproduire, soit solitairement, soit quand l’un en rencontre un autre semblable à lui. C’est ce que nous appelons les végétaux et les animaux. Ils ne sont qu’un accident dans l’énormité de la planète, et comme une légère moisissure à sa surface. Mais ils ont pour eux le temps et la reproduction, et finissent par modifier un peu la forme et l’aspect superficiel de la terre. Ils vivaient dans les eaux chaudes, répandues sur toute la surface du globe, sauf les pointes des montagnes primitives, et sur toute cette surface, sauf ces sommets, ils ont laissé leurs squelettes recouvrant presque toute la sphère. Ainsi se sont constitués les dépôts de sédiments que nous appelons la matière calcaire.

Sur cette roche plus friable que la roche primitive se sont déposés peu à peu, non point partout, mais en beaucoup de lieux, les détritus des grands végétaux qui ont formé une mince pellicule molle et meuble, laquelle, non seulement a été vivante, comme le calcaire, mais l’est encore, toute pleine de grains de matière organique, toute prête aux différents modes d’expansion, toute prête à recréer la vie dont elle vient, qui, pour ainsi dire, dort en elle. C’est sur cette pellicule, et d’elle, que nous tous, végétaux et animaux, nous vivons, l’épuisant, puis la reformant de nos cadavres.

Les végétaux ont ce qu’on appelle la vie : ils ont une force d’expansion, ils s’accroissent en attirant à eux la matière qui leur convient, ils se reproduisent. Ils ne sentent pas, et ne veulent pas. Ils ne sentent pas : c’est-à-dire qu’il ne paraît point qu’ils ramassent et centralisent en un point intime de leur être les impressions faites sur eux par ce qui n’est pas eux ; il ne paraît point que tout leur individu prenne conscience de ce qui se passe en telle ou telle partie de leur être ; en d’autres termes ils ne vivent pas d’ensemble ; ils ne vivent pas chaque partie pour le tout et le tout pour chaque partie ; autrement dit, ils n’ont pas d’unité ; ils ne sont pas à proprement parler des individus ; ils sont des collectivités ; un arbuste est une collection de petits arbustes ; un arbre est une forêt. — Ils ne veulent pas : c’est-à-dire qu’il ne paraît point qu’ils aient un mouvement propre dont ils s’élancent vers le but d’un désir ; ils se laissent vivre sans vraiment chercher la vie ; ils n’ont pas de vouloir-vivre précis, ils n’ont qu’une sorte de persévérance obscure et nonchalante dans l’être. De cette vie, qui, ni dans la sensation, ni dans le vouloir, ne prend conscience d’elle-même, on peut se faire une image par ce que nous appelons le sommeil. « Le végétal est un animal qui dort. »

Les animaux sont avant tout des organismes qui se meuvent, qui vont d’un point à un autre. Presque tous les organismes que nous appelons animaux ont ce caractère. Le végétal est, dans son ensemble, un tube vertical, l’animal est un tube horizontal qui se déplace vers sa proie, et qui marche vers la vie. — Les animaux sentent, pensent et veulent. Ils sentent : l’animal le plus élémentaire, blessé en un point, se contracte tout entier, signe d’unité sensationnelle, c’est-à-dire preuve qu’il y a sensation proprement dite. Ils pensent : c’est-à-dire qu’ils accumulent, puis élaborent des sensations qui sont capables de se réveiller : qu’ils combinent, aussi, des idées élémentaires pour parvenir à un but ou éviter un obstacle. Ils veulent enfin c’est-à-dire que leur vouloir-vivre est précis, énergique et circonstancié, qu’il n’est pas aveugle et sourd, et poussant devant lui en ligne droite, mais ingénieux, sachant se ménager, se retourner, se ployer selon le cas, et même se combattre, pour mieux, ensuite, se satisfaire, bref que, déjà, il sait peser et choisir.

L’animal sent, pense et veut ; il vit d’ensemble, il est un ensemble ; il a une unité ; il est un individu. Mais chez lui sensation, pensée, volonté, ont, comparées aux nôtres, un caractère particulier ; ce sont sensation, pensée, volonté, pour ainsi parler, demi matérielles. L’animal sent, pense et veut, sans réflexion, du moins sans suite de réflexions, sans généralisation, et par conséquent sans pouvoir ni faire de toutes ces sensations un sentiment, ni faire de toutes ses pensées une idée, ni faire de toutes ses volitions un plan de conduite. — On est amené ainsi à croire qu’il a un cerveau plus matériel, si s’on peut parler ainsi, que le cerveau humain, et que son sens intérieur est simplement un sens, un sens plus raffiné et plus délicat qur les autres, mais un sens, seulement capable d’accumuler les sensations et d’en conserver très longtemps les ébranlements. On sait que la rétine conserve, longtemps après que cette lumière a disparu, l’impression très nette d’une lumière vive. Le sens intérieur de l’animal semble être quelque chose d’analogue. Il conserve des ébranlements dont la cause a disparu, et sous l’influence de ces ébranlements, réveillés par telle circonstance, il agit sans « volonté » proprement dite, d’un mouvement presque automatique, sorte de contraction inconsciente96. Le chien dressé à ne prendre le mets convoité que sur un signe, et qui résiste à l’envie de le prendre tant que le signe ne s’est pas produit, est sans doute un être qui pense et qui veut. Mais il pense et veut confusément. C’est un chien gourmand et un chien battu. Les ébranlements produits en lui par la sensation d’agréable goût durent encore ; les ébranlements produits par la sensation du fouet durent encore ; les uns contrebalancent les autres, jusqu’à ce que le signe éveillant une troisième série d’ébranlements, conforme à la première, la balance penche. Ce chien qui veut ne pas prendre le mets qu’il désire, veut donc en effet, mais comme le dormeur qu’on pince retire le membre douloureusement affecté, et le cache, sans se réveiller. Le dormeur veut d’une façon générale ne pas être blessé, mais il ne le veut pas d’une façon précise, puisqu’il ne sait pas qu’il le veut. De pareilles volitions sont des volitions, mais qui ne sauraient être coordonnées, former système, devenir plan de conduite et grand dessein. C’est en deçà de cette coordination des sensations, des pensées et des vouloirs qu’est la limite des animaux.

Enfin, dernier venu sur la planète, selon toute apparence, l’homme est un animal qui sent, qui pense, qui veut, et qui coordonne sensations, pensées et vouloirs, et qui les fixe et les résume dans des abrégés qui s’appellent idées, et qui fixe et résume ses idées dans des signes qui s’appellent des mots, et qui par les mots transmet aux autres hommes ses idées, qui peuvent s’accumuler, se conserver, se corriger, s’agrandir et se combiner indéfiniment. L’animal capable de généralisation, et d’expérience, même isolé : capable de science, de tradition et de progrès, à la condition de vivre en société, existe sur la planète ; et par l’immense différence qui est entre lui et les autres, est de force, d’abord à la conquérir, et plus tard à la comprendre.

Et ce sont là des différences vraies et qui sont considérables entre les végétaux, les animaux et les hommes ; mais prenons garde, et, en repassant par le chemin parcouru, adoucissons ce qu’il y a de beaucoup trop tranché dans ces classifications et ces délimitations. Il n’y a de différence profonde aux yeux du naturaliste qu’entre la matière morte et la matière vivante, qu’entre la matière uniquement soumise à la force d’attraction, et la matière soumise, en même temps qu’à la force attractive, à la force d’expansion, qu’entre le minéral d’une part et les végétaux et animaux de l’autre, qu’entre la matière que la nature travaille, pour ainsi parler, du dehors, extérieurement à elle, et la matière que la nature semble travailler du dedans, intérieurement, et en quelque sorte, par un « moule intérieur ». — La nature façonne le minéral comme en se tenant en dehors de lui ; elle le comprime, elle le tasse, elle le forge ; elle l’augmente aussi, mais en ajoutant, en déposant quelque chose à sa surface ; tout son travail ici est extérieur, exactement semblable à celui de l’homme, et voilà même pourquoi, à l’égard des minéraux nous faisons, en petit, ou nous nous voyons avec certitude sur le point de faire tout ce qu’a fait et ce que fait la nature. Elle ne travaille le minéral que par la surface. Elle travaille le végétal sur trois dimensions, en longueur, en largeur, en profondeur ; elle semble au centre de lui, et non seulement au centre de lui, mais au centre de chacun des éléments qui le constituent, de chacun des grains de matière organique qui frémissent dans ce tourbillon qui est lui. Elle le façonne, et l’on comprend à présent ce mot singulier, mais nécessaire, d’après « un moule intérieur », un moule qui s’élargit, s’allonge et se creuse sans perdre sa forme générale, et qui s’étend, dans l’acception littérale du mot, dans tous les sens, un moule, en un mot, à trois dimensions. — La nature, c’est, d’une part, de la matière brute et morte qui se façonne mécaniquement, comme le fer sous le marteau de l’homme ; c’est, d’autre part, de la matière qui se façonne organiquement, par une force d’expansion qui agit dans tous les sens et qui accroît et développe l’être, du plus profond de lui-même, dans toutes les points, dans tous les sens, dans toutes les directions, dans toutes les dimensions.

Or je dis qu’il n’y a de vraie différence qu’entre le monde inorganique et le monde organique. Entre les différentes, si nombreuses, provinces du monde organique il n’y a que des degrés, et il y a des transitions insensibles, et il n’y a que des limites flottantes et comme à dessein confuses. Le végétal est une collection, non un individu. Il est vrai en général : mais tel végétal commence à être un individu, commence à avoir comme une conscience et une volonté. J’ai dit que les végétaux ne sentent point : il y en a qui semblent sentir. « Si par sentir nous entendons faire une action de mouvement à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, nous trouvons que la Sensitive est capable de cette espèce de sentiment, comme les animaux. « Voilà une plante qui à je ne sais quel degré est déjà un individu. — Il est entendu que les végétaux n’ont pas un véritable vouloir-vivre, précis et actif, et ne s’élancent pas vers le but d’un désir. Il est vrai, en général ; mais la Vallisnérie mâle, attachée au fond de l’eau, rompt ses liens et s’élance vers la surface du flot pour rejoindre la fleur femelle. — On convient que le végétal est une collection de végétaux, se multiplie par parties détachées, par bouture, qu’une branche de saule que vous détachez est un saule que vous détachez de plusieurs saules. Il est vrai ; mais il y a des animaux pour lesquels il en va exactement de la même façon. Tels l’hydre d’eau douce, et la plupart des autres polypes ; en sorte que le naturaliste hésite et ne sait, en présence du polype, s’il a affaire à un animal ou à un végétal ; et c’est, en effet, qu’ils ne sont l’un ni l’autre, mais une transition obscure et mystérieuse entre l’un et l’autre règne.

Et à l’inverse il y a des animaux, incontestablement animaux, doués de sensibilité, se contractant tout entiers à une blessure, individus uns par conséquent, qui cependant par certains caractères sont au-dessous d’un grand nombre de végétaux, comme par certains autres ils sont au-dessus. L’huître est plus immobile, plus passive que la vallisnérie, plus inapte à saisir la proie que tel végétal carnivore qui attrape les mouches, sensible au choc et à la piqûre autant, mais ni plus ni moins, peut-être moins, que la sensitive. — Et d’une façon générale il est vrai que l’animal veut, poursuit un hut, évite un obstacle ; mais le végétal aussi, quoique moins ingénieusement : de ses racines il cherche la nourriture propice, contourne les rocs, s’allonge vers sa proie ; de ses feuilles il cherche cette autre nourriture qui lui vient de l’air (l’acide carbonique), contourne les obstacles, s’allonge vers les sources de vie.

Voilà nos limites qui gauchissent et ploient sous les faits. C’est que ce sont, en effet, nos limites, et non celles de la nature, qui n’en connaît pas. Ce sont des idées générales que nous nous faisons pour nous aider. « Elles ont le défaut de ne pouvoir jamais tout comprendre. Elles sont opposées, même, à la marche de la nature qui se fait uniformément, insensiblement et toujours particulièrement. » Comptez que la nature se moque de nous. Elle semble prendre plaisir à déconcerter à l’idée que nous nous faisons d’elle. Par exemple elle a cette première singularité de permettre aux pucerons de se reproduire sans union sexuelle, et ne nous laissant pas sur cette surprise, elle double le paradoxe en leur permettant de se reproduire aussi par accouplement. C’est un artiste qui varie extrêmement et comme à l’infini ses imaginations, ses combinaisons, ses rêveries réalisées, et l’on serait tenté de dire ses divertissements et ses caprices.

Pareillement, il sera toujours impossible de marquer la limite absolument précise qui sépare l’homme des animaux. Il s’en distingue, il n’en est pas séparé. Nous refusons la faculté « de comparer les perceptions » à la plupart des animaux, et il faut bien avouer que « le chien et l’éléphant ont quelque chose de semblable et que leurs actions paraissent avoir les mêmes causes que les nôtres. » Tout en reconnaissant, et en connaissant bien les caractères généraux qui distinguent les végétaux, les animaux et les hommes, n’oublions pas qu’il y a beaucoup d’artificiel, signe bien plutôt de notre impuissance que de notre perspicacité, dans les classifications établies par nous, et que du dernier végétal à l’homme il y a une ligne ininterrompue, et encore une ligne avec des retours, des diversions, des digressions, des accidents ingénieux de marche, et une série imperceptible, souvent, et déconcertante, de transitions. Il n’y a de « passage brusque » qu’entre ce qui est vivant et ce qui ne l’est pas. La vie est continue.

— D’où l’on pourrait être amené à supposer qu’elle est une, que tant de variétés végétales et animales ne sont que des transformations d’une première chose vivante unique qui s’est modifiée de mille façons au cours du temps, qui peut se modifier encore et faire apparaître de nouveaux individus et par eux de nouvelles espèces.

— Il y a deux problèmes dans cette question. Le premier est celui de l’origine des espèces, le second est celui de la variabilité des espèces97.

Sur le premier nous serons très réservé, parce que c’est une affaire de philosophie et presque de métaphysique beaucoup plus que de science de la nature. Tout au plus dirons-nous qu’il n’est pas contre la raison d’imaginer que « d’un seul être la nature a su tirer, avec le temps, tous les autres êtres organisés » ; et qu’en créant les animaux « l’Être suprême n’a voulu employer qu’une seule idée et la varier en même temps de toutes les manières possibles. » Non, encore que ce ne puisse être là qu’une hypothèse, elle n’est ni contre la raison ni contre les faits ; car, « quoique tous les êtres variant par-des différences graduées à l’infini, il existe en même temps un dessein primitif et général qu’on peut suivre de très loin… Que l’on considère, par exemple, que le pied d’un cheval, en apparence si différent de la main de l’homme, a été pourtant à l’origine composé des mêmes os, et l’on jugera si cette ressemblance cachée n’est pas plus merveilleuse que les différences apparentes ; et s’il ne faut pas se préoccuper surtout de cette conformité constante et de ce dessein suivi de l’homme aux quadrupèdes, des quadrupèdes aux cétacés, des cétacés aux oiseaux, des oiseaux aux reptiles, des reptiles aux poissons, etc. » — Une seule idée organique se modifiant progressivement dans le temps avec une infinie variété, revêtant des milliers de formes extrêmement diverses mais rappelant toutes un ordre général, un « dessein primitif », oui, cela est possible, cela est conforme à l’idée qu’on doit se faire de la majesté de la nature ; cela est conforme surtout à l’instinct et au goût d’unité que l’homme a en lui et qu’il a d’autant plus fort que lui-même est plus intelligent ; et peut-être pourrait-on dire que cette conception est une forme du monothéisme ; mais encore une fois, et pour toutes ces raisons mêmes, ce n’est qu’une grande hypothèse, et une hypothèse au moins à demi métaphysique, et sans la repousser, nous n’en parlons que brièvement et avec réserve, et toujours comme d’une vue très générale et probablement peu susceptible de vérification, sur laquelle nous ne nous prononçons pas.

Pour ce qui est de la variabilité des espèces, nous serons beaucoup plus affirmatif. Les espèces sont variables, nous en sommes persuadé, et une des raisons de notre peu de respect pour les classifications rigoureuses est précisément notre pressentiment d’abord, notre conviction ensuite, à l’endroit de la variabilité des espèces. Un grand fait nous incline, avant toute autre considération, à croire que l’espère animale change avec le temps. Ce grand fait c’est la différence des « faunes » selon les différents pays. La géographie des espèces, constituée par nous, conduit à l’idée de la variabilité des espèces. Rien de plus différent que la faune de l’Amérique méridionale et celle de l’ancien continent ; mais, cependant, la plupart des animaux européens n’en ont pas moins leurs analogues au nouveau monde, avec cette particularité que les animaux de l’Amérique sont toujours plus petits que ceux qui leur correspondent dans l’ancien. Ne peut-on pas voir, ne voit-on pas là une dégénérescence du type primitif, une altération, une dégradation, — écartons ces idées de plus ou de moins, de mieux ou de pire, qui ne sont guère scientifiques, — une adaptation nouvelle au moins, un changement que l’espèce a apporté à sa constitution pour se plier à de nouvelles conditions et s’ajuster à d’autres entours ? Les animaux, à beaucoup d’égards, sont comme « des productions de la terre ; ceux d’un continent ne se trouvent pas dans l’autre ; ceux qui s’y trouvent sont altérés, rapetissés, changés au point d’être méconnaissables. En faut-il plus pour être convaincu que l’empreinte de leur forme n’est pas inaltérable ? que leur nature peut varier et même changer absolument avec le temps ? »

Oui, l’espèce est variable, l’espèce est plastique. Elle se modifie au moins sous deux influences : l’influence des entours, les accidents de la guerre éternelle que se font les êtres vivants pour exister. Les variations de la terre, elle-même, de ce grand habitat de tous les êtres que nous connaissons, se sont répercutées naturellement sur les espèces. Des espèces ont disparu, en grand nombre. Vous en trouverez les débris gigantesques, avec étonnement et comme avec terreur, dans vos fouilles géologiques,

Grandiaque effossis miraberis ossa sepulcris.

L’ammonite a disparu, le prodigieux mammouth a disparu. « Cette espèce était certainement la première ( ?), la plus grande et la plus forte de tous les quadrupèdes ; puisqu’elle a disparu, combien d’autres, plus petites, plus faibles et moins remarquables, ont dû périr sans nous avoir laissé ni témoignages ni renseignements sur leur existence passée ! Combien d’autres espèces s’étant dénaturées, c’est-à-dire perfectionnées ou dégradées par les grandes vicissitudes de la terre ou des eaux, par l’abandon ou la culture de la nature, par la longue influence d’un climat devenu contraire ou favorable, ne sont plus les mêmes qu’elles étaient autrefois ! »

Ajoutez que les espèces se font la guerre, et, avec le, temps, ne laissent, par conséquent, subsister que celles qui sont les mieux armées, d’une façon ou d’une autre, celles qui ont le plus nettement, le plus précisément, le plus fortement le genre de défense, le genre de chance de salut qui leur est propre, celles qui sont le mieux ce qu’elles sont ; qu’ainsi les intermédiaires disparaissent, les espèces se fixent, se resserrent et se contractent pour ainsi dire, laissant entre elles de grands vides autrefois sans doute occupés ; et les fortes différences que nous remarquons entre les espèces ne sont qu’une preuve de la variabilité, de la plasticité de l’espèce. « Les espèces faibles ont été détruites par les plus fortes » ; et celles-ci restent seules, et voilà pourquoi elles se ressemblent relativement si peu La vie organique est donc, depuis qu’elle existe, dans un processus, dans une évolution, lente à nos yeux, mais continuelle. « Toutes les espèces animales étaient-elles autrefois ce qu’elles sont aujourd’hui ? » Non, sans aucun doute. « Leur nombre n’a-t-il pas augmenté, ou plutôt diminué ? « Oui, très apparemment. — Et cette évolution se poursuit ; les espèces ne seront pas les mêmes un jour qu’elles sont aujourd’hui : « Qui sait si, par succession de temps, lorsque la terre sera plus refroidie, il ne paraîtra pas de nouvelles espèces dont le tempérament différera de celui du renne autant que la nature du renne diffère de celle de l’éléphant ? » — Les « moules intérieurs » sont stables, ils ne sont pas éternels et indéfiniment immuables ; ils sont des arrêts momentanés de l’invention de la nature, des succès de son invention créatrice où un instant elle se repose ; ils sont des dispositions heureuses, des combinaisons réussies où la matière organique trouve une installation convenable et qui peut durer ; mais, dans des conditions générales devenues autres, ils ploient eux-mêmes, ne déforment, se transforment quelquefois, souvent disparaissent, et cèdent la place à d’autres, ce qui veut dire que la vivace matière trouve, en tâtonnant, se fait, se crée un nouvel arrangement, profite d’une nouvelle « réussite », grâce à quoi elle entre dans un nouveau stade.

Ainsi iront les choses, non pas indéfiniment, sur la terre du moins, mais jusqu’à ce que la planète, progressivement refroidie, ne soit plus que mers glacées, humus congelé et pétrifié ; bloc de roche primitive, recouvert d’une croûte de sédiments, revêtus eux-mêmes d’une pellicule de glaçons.

Tel est le tracé général de la pensée de Buffon sur l’univers, tel est le sommaire de son histoire du monde.

Au point de vue scientifique, sans rien exagérer, sans tirer indiscrètement à nos systèmes ce libre esprit qui fut le plus indépendant des systèmes rigoureux et fermés qui jamais ait été, on doit dire avec assurance que Buffon est la plus grande date dans l’histoire de la science générale depuis Descartes jusqu’à Charles Darwin. Il est le maître et le promoteur, l’auctor, reconnu par eux-mêmes, de notre grand Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire. Il est l’homme qui a fait comme « lever » toutes les idées dont la science moderne a fait des systèmes et des explications de la nature. Il a tout compris, ou tout pressenti. Les plus vastes et profondes théories modernes ne le raviraient point d’admiration, mais en ce sens et pour cette cause qu’elles commenceraient par ne point l’étonner. Il a porté en son esprit, au moins en germes, tous les systèmes, et s’il en a accueilli qui semblent s’exclure, ou que c’est à un avenir éloigné de concilier peut-être, c’est que, possédant au plus haut degré l’esprit de généralisation sans en être possédé, il s’est tour à tour proposé une foule d’idées sans se croire attaché à aucune, faisant comme la science elle-même, qui s’aide, un temps, d’une hypothèse, et ne se lient pas pour obligée de la garder ; homme à systèmes, au pluriel, et à beaux et grands systèmes, et l’homme le moins systématique qui fût au monde.

Au point de vue littéraire, ce qu’il a écrit c’est le plus beau poème qui ait été composé en France. Il est, au moins, le plus grand poète du xviiie siècle, et il faut que le xviiie siècle ait eu le goût que l’on sait en choses de poésie pour ne point s’en être aperçu. Son œuvre est de celles que dans l’antiquité on écrivait en vers, comme poèmes sacrés. En France elle a été écrite en prose — ce dont à certains égards il faut, d’ailleurs, se féliciter — parce que le faux goût classique avait comme retourné les choses, et, réservant la versification au récit d’un festin ridicule ou à la maladie d’un petit chien, renvoyait naturellement à la prose la description du monde et le récit de la genèse. Mais il n’importe, et Buffon n’en a pas moins écrit notre De natura rerum. Il l’a écrit avec la même passion pour la science que Lucrèce, sans rien de la « passion » proprement dite et de la sensibilité douloureuse et tragique que le grand poète latin a laissée dans son livre. C’est que Buffon, sans être plus savant, eu égard aux temps, que Lucrèce, est beaucoup plus « un savant ». Il a l’impartialité, le calme, la liberté d’esprit, et la tranquillité de l’homme qui n’aime qu’à savoir, à comprendre et à faire comprendre, et qui regarde les choses pour les entendre, non pour se révolter contre elles, non pas davantage pour faire de la manière dont il les entendra un argument contre qui que ce puisse être. Comme il ne veut pas que l’on cherche des causes finales dans la nature, digne lui-même de son modèle et s’y conformant, on peut dire qu’il n’a pas de causes finales lui-même, qu’il se contente de la science pour la science, et que dans son objet il n’a d’autre but que son objet. Il participe du calme inaltérable de son modèle ; l’inscription fameuse : « Majestati naturae par ingenium », est plus juste encore qu’elle n’a cru l’être, et les Templa serena de Lucrèce, c’est Buffon qui les a habités.

III.
Le moraliste §

Aussi, sans avoir recherché la gloire du moraliste, ni y avoir songé, il a une science morale très élevée, et singulièrement plus pure que celle des hommes de son temps. Il n’avait pas de convictions religieuses, et l’on a remarqué avec raison (malgré certaines formules qui sont de convenance, et dont la rareté et le ton froid montrent qu’elles ne sont en effet que choses de bonne compagnie) que Dieu est absent de son œuvre. Il n’en est pas moins un spiritualiste très ferme et même assez obstiné, et assez ardent. Ce n’est point du tout à sa digression sur l’immortalité de l’âme humaine que je songe en ce moment. On peut la tenir elle aussi pour mesure de précaution, et, comme Dalembert disait, pour « style de notaire ». Mais l’esprit général de ce livre sur les évolutions de la matière et de la force est spiritualiste, en ce sens qu’il est humain, que l’homme y tient une haute place, un haut rang, n’est nullement ravalé, rabaissé, noyé et englouti dans l’océan bourbeux et lourd de la matière, nullement confondu avec elle, nullement tenu pour n’en être qu’une modification très ordinaire et un aspect comme un autre.

Tout au contraire, Buffon estime et vénère l’homme. Il le tient pour incomparable à tout le reste de la nature. Comme un autre, dont il est loin d’avoir les idées, volontiers il dirait : « il ne faut pas permettre à l’homme de se mépriser tout entier ». Il est trop bon naturaliste, évidemment, pour ne pas ranger l’homme dans la classe des animaux ; mais il voit et met des distances presque inconcevables entre le premier des animaux et l’homme. Il n’a pas dit formellement ; mais il a vraiment cent fois fait entendre ce qu’on a dit depuis lui et d’après lui : « le règne minéral, le règne végétal, le règne animal, le règne humain ». Or c’est où l’on connaît et distingue, avant tout, un esprit spiritualiste ; c’en est la marque. Il y a deux tendances générales, dont l’une est d’aimer à confondre l’homme avec la nature, à lui montrer qu’il ne s’en distingue point, qu’il est gouverné par les mêmes forces, et n’a point de loi propre, et à lui conseiller plus ou moins, et de façons diverses, de s’y ramener en effet, de s’y conformer, d’être ce qu’elle est, de vivre comme elle se comporte, et de ne pas en chercher davantage ; — dont l’autre consiste au contraire à remarquer plus ce qui distingue l’homme du reste de la nature que ce qui l’y rattache et l’y retient, à tenir un compte vigilant et complaisant des facultés qu’il semble bien que l’homme ait seul parmi tous les êtres, à y rappeler son attention, et à lui persuader de se détacher, de s’affranchir, de se libérer le plus qu’il pourra de la nature, de cultiver en lui ce qui le met à part d’elle, de croire que ce qui l’en distingue est sans doute ce qui fait qu’il est homme, et de cultiver et agrandir ses puissances, ses facultés, ses dons purement humains, et pour ainsi parler, ses privilèges.

De ces deux tendances c’est la seconde qui est excellemment, et sans hésitation et sans mélange, celle de Buffon. Voilà en quoi il est en vérité très décidément spiritualiste. Il est à remarquer, encore qu’ici il faille être très réservé, et se garder d’attribuer légèrement des « causes finales » à la pensée de Buffon, que sa méfiance et son chagrin à l’endroit des classifications peut bien venir un peu de la crainte qu’il a qu’on ne rapproche trop l’homme des animaux, et de l’ennui qu’il éprouve à voir qu’on le « classe » trop décidément avec eux. C’est une observation peut-être plus ingénieuse et spirituelle qu’absolument juste de M. Edmond Perrier98, mais encore qui n’est pas sans quelque vraisemblance, que Buffon dans les classificateurs voit surtout, avec chagrin, des hommes qui mettent l’homme trop près du singe : « Si l’on admet une fois que l’âne soit de la famille du cheval et qu’il n’en diffère que parce qu’il a dégénéré, on pourra dire également que le singe est de la famille de l’homme, qu’il est un homme dégénéré… » ; et cela, évidemment, n’est pas du tout pour plaire à M. de Buffon.

Il est à remarquer encore que ses idées, ou plutôt ses pressentiments sur la variabilité des espèces ne sont pas en contradiction avec ce haut rang et cette place à part qu’il tient à conserver à l’homme, mais, au contraire, seraient des arguments en faveur et des preuves à l’appui de sa pensée sur l’incomparable dignité de l’homme. Si les espèces se sont définies elles-mêmes en se combattant les unes les autres ; si elles se sont ramenées elles-mêmes chacune à son type le plus parfait, la mieux douée des congénères détruisant ses congénères moins bien douées ; si, de la sorte, elles se sont resserrées et contractées chacune en sa perfection propre, et ont laissé entre elles de grands vides, jadis pleins de transitions d’une espèce à l’espèce voisine, maintenant à jamais profondes lacunes ; songez si la plus forte des espèces, la mieux douée, et la mieux douée précisément en usant du temps comme auxiliaire et instrument, l’espèce capable d’accumulation de ressources, capable d’expérience héréditaire, capable de progrès, n’a pas, dans le cours prolongé du temps qui l’aidait, dû laisser un vide énorme entre elle et l’espèce la plus rapprochée, n’a pas dû se faire une place tellement à part, et une constitution tellement singulière qu’aucun être vivant ne peut lui être comparé même de loin !

Au fond c’est l’idée de Buffon. L’homme est un animal tellement supérieur à la nature qu’il est comme une force particulière de la planète, il la change. Après les grandes révolutions géologiques, il y en a une autre, lente et minutieuse, mais incessante, qui est la vie de l’homme sur la terre, sa multiplication, ses travaux, son fourmillement intelligent, son égoïsme impérieux et acharné, son vouloir-vivre plus violent que celui d’aucun autre animal, la suite avec laquelle il multiplie les espèces animales et végétales qui lui servent, refoule et détruit les espèces végétales et animales qui lui nuisent, et aussi, détruit, effrite du moins et volatilise les minéraux qui lui sont utiles, laisse intacts ceux qui ne lui servent pas, etc.

Remarquez qu’il est le seul animal qui vive partout où la vie animale est possible, pourvu qu’il ait un peu d’air pour ses poumons. « Il est le seul des êtres vivants dont la nature soit assez forte, assez étendue, assez flexible pour pouvoir subsister et se multiplier partout, et se prêter aux influences de tous les climats de la terre. Aucun des animaux n’a obtenu ce grand privilège. Loin de pouvoir se multiplier partout, la plupart sont bornés et confinés dans de certains climats et même dans des contrées particulières ; les animaux sont à beaucoup d’égards des productions de la terre, l’homme est en tout l’ouvrage du ciel. » — C’est de ce ton que Buffon parle toujours du « maître de la terre », et je ne cite pas, comme trop connu, le passage fameux : « Tout marque dans l’homme, même à l’extérieur, sa supériorité sur tous les êtres vivants ; il se soutient droit et élevé ; son attitude est celle du commandement… »99.

Cette immense supériorité de l’homme sur les animaux peut être contestée par les misanthropes, les humoristes et les baladins ; mais elle a deux caractères particulièrement significatifs contre lesquels ne vaut aucun raisonnement ni aucune boutade : l’homme est capable de progrès, et il est capable de génie individuel.

Il est capable de progrès, c’est-à-dire (et à l’abri de cet autre terme, nous sommes inattaquables) il est capable de changement. Ce qu’il fait, il ne le fait pas toujours de la même façon ; il est inventeur, il imagine. Ce trait est unique dans tout le règne animal. Aucune abeille qui construise sa cellule autrement que celles de Virgile, aucun castor qui bâtisse sa digue autrement que ceux de Pline. Et qu’on dise que cela signifie seulement que l’homme est un animal capricieux, on peut avoir raison ; mais cela signifiera toujours que l’homme est un animal chercheur, ce qui est sa vraie définition. Il cherche toujours quelque chose ; il n’admet pas l’arrêt et la satisfaction dans le repos ; il est l’animal évolutionniste par excellence. Quelqu’un dira peut-être que l’évolution organique exceptionnellement énergique qui l’a si fort séparé et éloigné des autres animaux a comme sa suite, et a laissé son souvenir, et marque sa trace dans ce besoin encore actuel de se changer, de se modifier, de s’aménager autrement, avec, au moins, la conviction inébranlable et obstinée qu’il s’améliore. — Et soyons sincères, et reconnaissons que s’il est loisible de dire et de croire que le progrès a son terme, et qu’au moment où nous sommes la progression n’existe plus, on est bien forcé de convenir qu’elle a existé ; que l’homme, né pour être mangé par le lion et par le pou, très exactement destiné par la faiblesse de ses organes, la lenteur de son accroissement physique et la débilité extraordinaire de son enfance, à ce sort misérable et humiliant, a bien trouvé, uniquement parce qu’il avait de l’esprit, uniquement parce qu’il était inventeur, les moyens d’échapper à ces fatalités, et est quelque chose de plus qu’il n’était à l’état naturel et primitif. Le progrès, à considérer l’ensemble de l’histoire humaine, existe ; il ne devient jamais douteux qu’à en considérer une courte période, et voisine de celle où nous sommes.

Voilà un point auquel Buffon tient essentiellement. Il est spiritualiste en tant qu’il est persuadé que l’homme, loin de devoir retourner à la nature, peut et doit presque la mépriser, peut et doit s’en éloigner, s’en dégager, et toujours reprendre essor. — Il est progressiste en tant que persuadé que l’homme invente sa destinée sur la terre, la laisse très basse ou la fait très grande selon son énergie, dans une sphère de libre activité et de développement, si incomparablement plus étendue que celle des autres êtres, que c’est en somme ce qui nous donne la meilleure idée de l’indéfini.

Par là, remarquez-le, Buffon est, je ne dirai pas supérieur à tout son siècle, je n’en sais rien ; mais en opposition avec tout son siècle, j’en suis sûr. Il est en opposition d’une part avec Rousseau, d’autre part avec Diderot. — Il est en opposition avec Rousseau, qui toujours, à travers bien des contradictions, dont quelques-unes lui font honneur, a eu l’idée que l’homme avait eu tort de s’éloigner de l’état de nature et tort de se compliquer sous prétexte d’être mieux, tort de vouloir savoir, tort de vouloir comprendre, et tort de vouloir agir. — Il est en opposition avec Diderot, qui, à un tout autre point de vue que Rousseau, veut aussi revenir à la nature, non sous prétexte qu’elle est meilleure et plus morale, mais un peu, ce me semble bien, pour la raison contraire. — Même l’esprit général du xviiie siècle, Buffon y répugne encore, quoique progressiste, par la façon particulière dont il l’est. Le xviiie siècle croit au progrès ; Buffon aussi ; mais le xviiie siècle y croit en révolutionnaire, Buffon y croit en naturaliste ; et ce n’est pas du tout la même chose. Le xviiie siècle croit aux grands perfectionnements rapides et instantanés, aux Eldorados brusquement apparus du haut de la colline gravie, aux transfigurations qui ne sont pas des transformations, au progrès par explosion. Buffon, qui a vu se former les continents par l’accumulation des coquilles, mais parce qu’il a vécu cent mille ans, sait que la nature n’agit qu’insensiblement et avec une lenteur désespérante, et l’homme aussi, quoique plus alerte ; que l’homme a mis, très probablement, un millier d’années à réaliser ce progrès de n’être plus mangé par le lion ; qu’il y a tout lieu de penser, par conséquent, que tout progrès dont on s’aperçoit n’en est pas un ; que tout progrès général sensible à un homme dans la brève carrière de la durée de sa vie est une pure illusion ; que tout changement rapide est par définition le contraire d’un progrès, et exige que le vrai progrès se remette en marche pour réparer lentement le faux ; que tout progrès par explosion est le tremblement de terre de Lisbonne.

Il n’y a pas deux façons plus différentes de comprendre la même chose, ou plutôt ce sont deux idées absolument contraires qui ont le même nom, et dont l’une est une idée scientifique, et l’autre une niaiserie. Elles conduisent aux procédés de pensées les plus contraires. A qui le pousserait sur ce point Buffon dirait : « Si je m’aperçois du progrès que je réalise, c’est qu’il n’existe pas. Je suis, moi, le résultat d’un progrès dont l’origine remonte à des temps très anciens ; je contribue à un progrès qui se réalisera chez nos arrière-neveux. Je mesure celui qui est consommé, un lointain avenir jugera celui dont je suis l’ouvrier incertain. Je ne sais qu’une chose, c’est que l’homme a progressé en observant, en sachant, en inventant, en travaillant. J’observe, je sais, j’invente et je travaille. De tout cela sortira un jour quelque chose. Mais je ne poursuis pas un grand but prochain. Tout homme qui poursuit un grand but prochain, ne l’atteint jamais. Un Cromwell, un Alexandre (s’il n’est pas un simple ambitieux égoïste, et dans ce cas son travail est un divertissement et non pas une œuvre) est une coquille qui, à elle toute seule, veut faire une montagne. »

L’homme est capable de progrès, voilà un des deux caractères particulièrement significatifs qui le sépare nettement du règne animal, l’homme est capable de génie individuel, voilà le second, auquel Buffon ne tient pas moins. Les animaux n’ont pas, à proprement parler, d’intelligence personnelle ; ils n’ont pas plus d’esprit, dans une même espèce, les uns que les autres ; il y a chez eux comme une âme de l’espèce, non point des âmes individuelles. Ce n’est point une abeille qui a inventé la ruche, c’est l’abeille qui la construit, depuis que l’abeille existe. « On ne voit pas parmi les animaux quelques-uns prendre l’empire sur les autres et les obliger à leur chercher la nourriture, à les veiller, à les garder, à les soulager lorsqu’ils sont malades ou blessés. Il n’y a, parmi tous les animaux, aucune marque de cette subordination, aucune apparence que quelqu’un d’entre eux connaisse de suite la supériorité de sa nature sur celle des autres. » — L’extraordinaire supériorité de l’homme est qu’il est constitué aristocratiquement par la nature. Inventeur et chercheur, il ne l’est que par quelques individus de l’espèce ; imitateur et éducable, il l’est par tous les individus de l’espèce. Il s’ensuit, et qu’il se trouve parfois quelqu’un qui invente, et qu’il suffît que celui-là ait trouvé pour que toute l’espèce fasse un progrès.

C’est ce qui trompe l’observateur superficiel. On peut voir et étudier mille hommes sans être convaincu d’une si immense différence entre les hommes et les animaux, et l’on peut s’aviser de dire : « Ces animaux-ci, comme les autres, ne sont soumis qu’à des appétits et des passions, et ont une intelligence rudimentaire à peu près suffisante pour pourvoir à leurs besoins et également répartie dans toute l’espèce, comme les fourmis, les abeilles, les castors et les hirondelles. » Le Swift ou le Micromégas qui dirait cela n’aurait pas observé le mille et unième individu humain, ou le cent mille et unième ; ou bien n’aurait pas lu l’histoire de notre civilisation, si humble qu’elle soit.

Chose curieuse, il en dirait à la fois trop et trop peu ; il serait au dessus et au-dessous de la vérité ; car l’homme, à considérer les ressources dont dispose la majorité de l’espèce, n’est pas l’égal des animaux, il est au-dessous. Il a beaucoup moins de force physique dans la sphère où s’agitent ses besoins que chacun des animaux dans celle des siens, cela est évident ; mais de plus, il a l’instinct beaucoup moins sûr, n’est pas averti, par exemple, par le flair ou le goût de ce qui lui doit être nuisible, par l’ouïe du danger qui le menace, par les impressions de l’air de l’instant précis ou il doit faire une migration, etc. Il ne sait rien qu’après l’avoir découvert à force d’intelligence ; et, en majorité, il n’est pas très intelligent. Mais quelques individus le sont dans l’espèce, et toute l’espèce est éducable. Il suffit. Un homme trouve la charrue ; il suffit : tous les hommes s’en servent. Un homme observe que parmi tant de végétaux pêle-mêle absorbés, c’est celui-ci qui empoisonne ; le lendemain, à peu près, personne dans la tribu n’en mange, et la tribu a fait un progrès. L’espèce humaine n’a pour elle que l’intelligence de quelques hommes ; mais heureusement (sauf quelques caprices, et dont elle revient après avoir égorgé les inventeurs, ce qui fait qu’il n’y a aucun mal), elle est très docile aux inventions, très imitatrice des nouveaux procédés, essentiellement et indéfiniment modifiable par l’éducation.

C’est donc la pensée qui gouverne le monde, encore que les hommes ne pensent guère ; et ce qui met l’humanité au-dessus de l’animalité, c’est le savant. On s’attendait à cette conclusion de Buffon ; et on y souscrit.

Ainsi constituée, par le génie de quelques-uns, par la docilité prompte ou tardive de la plupart, par la vulgarisation, l’habitude et la tradition ensuite, la civilisation n’a pas de raison de n’être pas indéfinie. Elle a eu ses éclipses, cependant, et songeons-y bien. Les antiques astronomes qui avaient trouvé sur les hauts plateaux de l’Asie la période lunisolaire de six cents ans « savaient autant d’astronomie que Dominique Cassini », et avaient donc une science générale « qui ne peut s’acquérir qu’après avoir tout acquis », et qui « suppose deux ou trois mille ans de culture de l’esprit humain ». Et elles ont été perdues pendant un long temps ces hautes et belles sciences ; « elles ne nous sont parvenues que par débris trop informes pour nous servir autrement qu’à reconnaître leur existence passée. » Il en est ainsi. Une civilisation, lentement, se forme et se développe ; puis la terre se refroidit, les hommes du nord chassés de leurs demeures « refluent vers les contrées riches, abondantes et cultivées par les arts… et trente siècles d’ignorance suivent les trente siècles de lumière ». C’est la diffusion de la science humaine sur toute la surface de la planète, de telle sorte que, détruite ici, elle reste là, et de là se propage, sans avoir besoin de se recommencer, qui peut empêcher le retour de tels malheurs.

Persuadons-nous donc que l’homme est né pour savoir, pour exercer son intelligence et agrandir son entendement, et que c’est là sans doute tout l’homme, puisque c’est à la fois le signe distinctif de l’espèce et ce grâce à quoi elle n’a point péri. Ajoutons, ce qui va de soi, puisque c’est sa vraie nature, que c’est son bonheur : « Considérons l’homme sage, le seul qui soit digne d’être considéré : maître de lui-même, il l’est des événements ; content de son état, il ne veut être que comme il a toujours été, ne vivre que comme il a toujours vécu ; se suffisant à lui-même, il n’a qu’un faible besoin des autres ; il ne peut leur être à charge ; occupé continuellement à exercer les facultés de son âme, il perfectionne son entendement, il cultive son esprit, il acquiert de nouvelles connaissances, et se satisfait à tout instant sans remords et sans dégoût ; il jouit de tout l’univers en jouissant de lui-même. »

Autrement dit : « Toute la dignité de l’homme consiste dans la pensée. Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale » ; et si peu mystique, si éloigné, du reste, à tant d’égards, de l’esprit de Pascal, Buffon rejoint ici le grand moraliste idéaliste.

On voudrait peut-être que ce dernier mot même de la pensée de Pascal, que je viens de citer, Buffon l’eût dit, qu’il eût fortement rattaché la morale à la dignité de la pensée humaine, qu’il eût parlé davantage des devoirs que la singularité même et l’excellence de sa nature imposent à l’homme. Et l’on voudrait que parmi tant de choses qui distinguent l’homme des animaux, Buffon eût mieux démêlé, et compté plus nettement, celle qui l’en distingue le plus, la présence en son esprit de cette idée qu’il est obligé. La morale de Buffon est que l’homme est très noble et doit s’ennoblir de plus en plus, C’est presque une morale suffisante, à la condition qu’on en tire bien tout ce qu’elle contient. Il ne l’a pas fait ; il en tire seulement ceci : « Pensez, sachez, et considérez ceux qui pensent et savent comme vos guides ». Il pouvait ajouter brièvement : « Et soyez justes et bons ; car c’est une manière aussi de vous distinguer infiniment de l’animalité. » Encore que très élevée, la morale de Buffon, comme toute sa pensée, comme toute sa vie, comme lui tout entier, est trop purement intellectuelle. — N’importe, elle est élevée. Elle existe d’abord, ce qui en son siècle est quelque chose ; ensuite elle est fondée tout entière sur ce principe que tout avertit l’homme de ne pas prendre la nature pour guide et pour modèle, de ne pas l’adorer, de ne pas, même, lui être complaisant et docile ; que tout avertit l’homme qu’il lui est très sensiblement supérieur, et créé avec des aptitudes à le rendre, progressivement, de plus en plus supérieur à elle. — L’homme est l’animal qui avec l’intelligence et le temps peut abolir en lui l’animalité, et s’il le peut il le doit, voilà toute la morale de Buffon. — En cela il est hautement spiritualiste, et peut-être beaucoup plus qu’il n’a cru lui-même, et d’un spiritualisme qui, n’ayant rien de métaphysique, n’admettant point d’abstraction et n’ayant aucun recours aux causes finales, n’étant que le langage d’un naturaliste qui se rend compte froidement de la nature de l’homme comme de celle des bêtes, n’est point suspect, et de sa discrétion, de son extrême modestie même reçoit une extrême autorité. Buffon le naturaliste, sans qu’il en ait l’air, mais non pas sans qu’on s’en soit aperçu, est l’adversaire le plus grave, le plus inquiétant et le plus compétent du naturalisme du xviiie siècle.

IV.
L’écrivain — ses théories littéraires §

C’est un grand écrivain. Quand il disait, dans son discours de réception à l’Académie française, que les ouvrages bien écrits sont les seuls qui passeront à la postérité, il songeait à lui, et il avait raison d’y songer. Par sa nature, par le fond de sa complexion, sinon par ses idées. Buffon se rattachait au xviie siècle. Il en avait l’instinct de dignité, l’amour de l’ordre et de la composition simple et vaste, un certain penchant à la noblesse d’attitude et à la pompe. Cela se retrouve dans son style, et, comme écrivain, Buffon semble appartenir plutôt au xviie siècle qu’à celui dont il était. Il est avant tout « éloquent », sa parole est « belle », plutôt qu’elle n’est vive, piquante, rapide, spirituelle ou divertissante. Il a le génie « oratoire ». Sa grande histoire se déroule majestueusement, dans une grande unité, avec une suite assurée, dans un ordre sévèrement médité et préparé, comme un seul « discours » continu, qui marche de ses prémisses à ses conclusions. Il a fait un discours sur l’univers, comme Bossuet un discours sur l’histoire universelle. Tout cela revient à dire que le génie de Buffon, comme tous les génies oratoires, vise à l’impression d’ensemble et au grand effet final. Les génies de ce genre ont quelque chose d’architectural ; ils construisent un monument, une de ces œuvres imposantes qui demandent qu’on recule un peu pour en saisir l’ordonnance et pour les admirer dans leur grandeur.

Ce n’est pas à dire que le détail en soit négligé ; on a pu même dire que parfois il ne l’est pas assez. Buffon, dans ses mille descriptions d’animaux si divers, montre des ressources singulièrement variées de pittoresque. Il a la force, tour à tour, et la grâce, et l’éclat. Il a comme une sympathie toujours prête pour ses modestes héros, qui sait relever leurs mérites, faire éclater leurs beautés, bien saisir et à chacun bien conserver son caractère propre, et donner ainsi à la physionomie son unité, son air distinctif qu’on n’oublie point. — Sans doute il est trop orné ; il s’applique trop ; il est trop l’homme qui estimait Massillon le premier de nos prosateurs ; il fait trop complaisamment son métier d’écrivain ; et, s’il écrit bien, ce n’est pas assez sans s’en apercevoir. — Défaut commun, du reste, à presque tous les hommes de science quand ils rédigent : ils ne croient jamais avoir assez bien rédigé ; ils veulent toujours trop convaincre leur lecteur et se convaincre eux-mêmes qu’eux aussi savent écrire. Il y a des alarmes dans cette application trop curieuse. — Cette explication que je donne du défaut le plus saillant de Buffon s’applique bien, à ce qu’il me semble ; car les parties de ses ouvrages où il y a excès d’ornement, ou de pompe, sont d’abord ce qu’il a écrit pour l’Académie française (Discours de réception — Éloge de la Condamine) ; ensuite ce qu’il a écrit en collaboration avec des savants ses élèves (Quadrupèdes, Oiseaux). Dans ce dernier cas, il refait, il refond, il corrige, et toujours très heureusement, mais il reçoit cependant et subit la contagion de la coquetterie littéraire des hommes de science, et du trop beau style. Mais dans les livres qu’il a écrits tout entiers lui-même, géologie, minéralogie, embryologie (j’y reviens parce que je sais qu’on ne le lit plus, et parce que c’est admirable), anthropologie, théorie de la terre, époques de la nature, je ne sais pas de style plus simple, plus grave, plus net, plus franc, plus imposant sans faste, et même sans chaleur, comme il convient à un savant qui comprend tout, qui embrasse tout et que ses idées les plus grandes n’étonnent pas ; je ne sais pas enfin meilleur modèle du style propre à l’exposition scientifique.

Il est seulement, ce me semble, un peu plus long qu’il ne faut, et sans précisément se répéter, donne à la même idée, pour la faire mieux entendre, plusieurs formes équivalentes, plusieurs tours ramenant au même point, en plus grand nombre peut-être qu’il ne serait indispensable. Peut-être est-ce là, pour qui expose des choses toutes nouvelles et qui songe au grand public, une nécessité, dont, cent ans plus tard, l’ignorant lui-même ne se rend plus compte.

Et à travers tout cela la grandeur du sujet ne s’oublie jamais, parce que l’auteur ne la met jamais en oubli. Condorcet a bien saisi ces deux points de vue qu’il ne faut pas séparer, parce que, aussi bien, Buffon ne les a jamais séparés lui-même : « On a loué la variété de ses tours. En peignant la nature sublime ou terrible, douce ou riante, en décrivant la fureur du tigre, la majesté du cheval, la fierté et la rapidité de l’aigle, les couleurs brillantes du colibri, la légèreté de l’oiseau-mouche, son style prend le caractère des objets ; mais il conserve toujours sa dignité imposante ; c’est toujours la nature qu’il peint, et il sait que, même dans les petits objets, elle manifeste sa toute-puissance. »

On pourrait supposer à l’avance les idées littéraires de Buffon rien qu’à connaître les principaux caractères de son style. Ce style est le style oratoire, ou, pour être plus précis, le style de l’exposition oratoire, c’est-à-dire non pas celui de l’orateur à la tribune, à la barre, ou à la chaire, mais celui de la leçon faite par un homme naturellement éloquent. Il est méthodique, grave, mesuré, imposant, majestueux et nombreux. Il n’est ni animé par une passion vive, ni alerte et armé en guerre comme le style des polémistes. C’est le style d’un professeur qui a du génie. Voilà précisément ce que Buffon a été amené à recommander comme le style parfait, ou approchant de la perfection ; car toutes les fois qu’un écrivain supérieur songe à tracer pour les autres les règles de l’art d’écrire, il ne fait que l’analyse et l’exposition raisonnée de ses propres qualités d’écrivain. C’est ainsi qu’il en a été de Buffon écrivant le Discours sur le style. Comme l’a dit excellemment Villemain, ce discours n’est que « la confidence un peu apprêtée » de Buffon sur son propre génie littéraire, et on fera bien de n’y voir que cela, tout en profitant des bonnes leçons de détail et des aperçus profonds qu’il renferme.

Il n’y faut pas voir un traité complet de l’art d’écrire ; et, du reste, sachons bien nous en rendre compte, Buffon n’a nullement entendu y mettre une rhétorique complète, même sommaire. L’admiration qu’on a éprouvée pour cet ouvrage lui a fait donner après coup le titre faux de « Discours sur le style » ; mais ce n’est pas l’auteur qui le lui a donné, et, en le lui imposant, tout en lui faisant honneur on lui a fait tort, parce que, ainsi nommé et compris, ce discours trompe l’attente qu’il fait concevoir et qu’il ne prétendait pas provoquer, et prête à des critiques auxquelles, sous un titre moins solennel, il ne serait pas exposé. Ce morceau est tout simplement le « Discours de réception de M. de Buffon à l’Académie française », ou, comme l’auteur le définit lui-même dans les premières lignes, « ce sont quelques idées sur le style ». Voilà le vrai titre, qu’il ne faut pas perdre de vue.

Ainsi défini, l’ouvrage se défend contre les objections. On ne peut plus reprocher à ce discours où sont si vivement recommandées les qualités de composition, une certaine incertitude de plan ; car il est permis, quand on ne veut qu’indiquer quelques idées sur le style, de les exposer dans un ordre un peu libre et abandonné. On ne peut lui reprocher d’être très incomplet. Il devait l’être. Il devait ne contenir que quelques idées sur le style les plus chères à l’auteur et les plus importantes à ses yeux. Il devait n’être, pour parler le langage des savants, qu’une contribution à l’étude de l’art d’écrire. C’est ce qu’il est, avec un mérite supérieur.

Il faut retenir de cette remarquable dissertation comme des vérités indiscutables, d’abord l’importance du plan et de l’ordre dans les ouvrages de l’esprit ; — ensuite cette belle et profonde pensée que l’auteur qui met de l’unité dans son ouvrage ne fait qu’imiter la nature et l’ordre éternel qu’elle suit dans ses œuvres ; — enfin l’idée de Buffon, sur l’importance du style, et sur ce que le style est l’homme même, ce qui ne veut nullement dire, comme on le croit trop souvent, que le style est une peinture du caractère, des mœurs et de la façon de sentir de l’auteur (rien n’est plus éloigné que cela de la pensée de Buffon ni n’y est plus contraire) ; mais ce qui veut dire que le style c’est l’intelligence de l’auteur, la marque de son esprit, et par conséquent ce qui lui appartient en propre dans quelque ouvrage que ce soit.

Voilà les parties solides et durables de ce morceau. Il ne faut pas croire qu’il révèle les véritables sources du grand style ; il n’en montre qu’une partie. Oui, dans quelque ouvrage que ce soit, le plan, l’ordre, l’unité, sont absolument nécessaires. Mais Buffon croit que de là naissent toutes les qualités du style, et cela n’est pas vrai. De là naissent la clarté, la précision, l’aisance, la vivacité même et un certain mouvement, et un caractère grave, imposant, qui recommande l’œuvre et fait une forte impression sur l’esprit des hommes. Mais il y a d’autres qualités du style qui tiennent au sentiment et à l’imagination. Il semble, vraiment, que Buffon n’ait omis, parlant de l’art d’écrire, que ces deux sources du génie : imagination et sensibilité ; et ce qui fait le style des poètes, des grands romanciers, des auteurs dramatiques, des philosophes souvent, des orateurs presque toujours, il semble que Buffon l’ait oublié.

Il ne l’a point oublié ; la vérité est qu’il s’en défie. La preuve c’est que sentiment, imagination, couleur, il en a parlé, seulement en essayant d’abord de les faire provenir, non de leur source naturelle qui est le mouvement du cœur, mais de la raison, de l’ordre mis dans les idées, du plan ; — ensuite en recommandant à plusieurs reprises de les tenir en grande suspicion et comme en respect. Il faut relire le passage où il rattache le sentiment et la couleur au plan bien fait comme à leur cause : « Lorsque l’écrivain se sera fait un plan… il sera pressé de faire éclore sa pensée ; il aura du plaisir à écrire… la chaleur naîtra de ce plaisir… et donnera la vie à chaque expression… les objets prendront de la couleur et, le sentiment se joignant à la lumière… » Ainsi chaleur, vie, couleur et sentiment, tout cela vient du plaisir qu’on a à écrire quand on s’est fait un bon plan. Cette théorie n’est point fausse ; car il y a une certaine verve et chaleur de composition qui naît en effet du plaisir de bien embrasser sa matière et d’en bien voir comme étalées devant nos yeux toutes les parties dans un bel ordre. Mais on comprend bien qu’il y a une autre espèce de chaleur et de sentiment et qu’il n’est plan bien fait qui puisse inspirer à Démosthène le serment sur les morts de Marathon et à Racine le « qui te l’a dit ? » d’Hermione.

Buffon ignore-t-il cela ? Non ; mais il n’aime pas à s’en occuper. Il n’aime pas les poètes et les orateurs passionnés ; son orateur préféré est Massillon ; il n’aime pas la passion. Tout le Discours sur le style le montre. C’est là que l’on trouve qu’il faut « se défier du premier mouvement » ; éviter « l’enthousiasme trop fort », et mettre partout « plus de raison que de chaleur ». Voilà le fond de la pensée de Buffon. Plus de raison que de chaleur, ou une chaleur qui résulte du plan bien fait, c’est-à-dire qui vient encore de la raison, voilà sa théorie. Elle est étroite. Elle ne tient pas compte de la littérature de sentiment, ni de la littérature d’imagination. Elle est quelque chose comme du Boileau poussé à l’excès ; car Boileau sait ce que c’est qu’imagination, passion et tendresse, et il veut seulement que la raison les guide, non qu’elle les remplace.

On peut même ajouter que cette doctrine implique quelque contradiction. Buffon ne cesse de recommander le « naturel », et il n’a pas tort. Mais en quoi consiste le naturel, sinon en ce premier mouvement dont Buffon veut qu’on se défie ? C’est ce premier mouvement qui est le cri du cœur, l’éveil de la sensibilité, l’élan de la nature, et en un mot le naturel. C’est lui qu’il faut surprendre en soi, saisir au moment où il naît, le contrôler sans doute, et voir s’il n’est pas un simple écart de fantaisie ou d’humeur, mais en ne commençant point par « s’en défier ». — De même Buffon recommande le naturel et prescrit de désigner toujours les choses « par les termes les plus généraux » (ce qu’il se garde bien de faire, je vous prie de le croire, quand il parle géologie), par les termes les plus généraux, c’est-à-dire par les termes abstraits et les périphrases. Rien n’est moins naturel, rien n’est plus apprêté. Précisément ! c’est que Buffon aime le naturel en ce qu’il déteste l’esprit de pointes ; mais il aime aussi l’apprêt, l’arrangement, l’appareil, une certaine coquetterie de style, toutes choses qui, de leur côté, sont le contraire du naturel, du premier mouvement, de la naïveté. — Voulez-vous un criterium infaillible pour juger de la justesse d’une théorie littéraire ? Voyez si elle explique ou si elle contredit La Fontaine. La Fontaine jugé au point de vue du Discours sur le style, est mauvais. La question est tranchée : c’est le Discours sur le style qui a tort.

Disons tout cela parce qu’il faut le dire et se rendre compte et des lacunes et des erreurs de ce petit traité si fécond, tout au moins, en réflexions. Mais en finissant comme nous avons commencé, prenons-le en lui-même et pour ce qu’il est. Il est une vue sur l’art d’écrire, rapidement présentée par un savant, grand écrivain, à l’usage des savants qui voudront écrire. Il est un petit traité d’exposition scientifique. A ce titre il n’est pas éloigné d’être excellent. Comment faut-il s’y prendre pour écrire l’Histoire naturelle de M. de Buffon, ce discours le dit ; comment faudra-t-il s’y prendre pour écrire des ouvrages du même genre, ce discours l’enseigne ; et c’est quelque chose.

Il y a eu une époque où le Discours sur le style était considéré comme la loi suprême de l’art d’écrire. C’est le temps où d’illustres professeurs avaient apporté dans les chaires supérieures de l’Université ces qualités d’exposition large et éloquente dont le Discours sur le style donne la leçon et l’exemple. Il est, en effet, et la règle et le modèle de cette éloquence particulière, intermédiaire, qui n’est ni la simple et profonde éloquence du cœur et de la passion, ni l’éloquence de la tribune ou de la chaire où l’imagination a tant de part, mais l’éloquence au service de l’enseignement, tendant à instruire d’une façon élevée et avec une manière imposante, plutôt qu’à toucher et à émouvoir. Dans cette éloquence, l’unité, la composition, l’ordre clair, lumineux et beau sont, en effet, les qualités essentielles et le fond de l’art. De là la grande fortune du Discours sur le style. Les leçons qu’il donne ne sont pas à mépriser, et non seulement ceux à qui il s’adresse spécialement, mais tout le monde peut et doit y trouver profit. Il suffit d’indiquer le domaine où elles sont bien à leur place, et celui, aussi, qui reste en dehors de leur portée.

V.
Conclusion §

Ce grand savant, ce philosophe distingué, ce grand poète et ce grand sage mourut en 1788. Il n’a pas vu la Révolution française. Ce lui fut une chance heureuse ; car il en aurait été un peu incommodé, et n’y aurait rien compris. Les agitations des hommes, leurs colères, leurs passions, leurs efforts généreux même en vue d’un but prochain, sont choses qu’habitué à la marche insensible et sûre de la nature, il ne comprenait point et trouvait singulièrement méprisables. Son dédain pour « l’histoire civile » est extrême, excessif même pour un homme qui, surtout naturaliste, n’a pas laissé d’être un moraliste d’un grand mérite. Tout dans l’histoire civile lui paraît obscurités, et, du reste, simples misères : « La tradition ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c’est-à-dire les actes d’une très petite partie du genre humain ; tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité ; ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces ; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire fût également enseveli dans l’ombre de l’oubli ! » — Cette petite portion de « l’histoire civile » qui s’étend de 1789 à 1799 lui eût paru aussi insignifiante qu’une autre dans la marche de la nature, et même dans celle de l’humanité, et, seulement, plus désagréable à traverser. La providence qui veillait sur lui a donc comblé une vie longue qui fut presque toujours heureuse par une mort opportune. Il n’avait pas fini son ouvrage. Il n’a dû regretter que cela.

Il avait fait un très beau livre, et accompli une très grande œuvre. Il avait presque créé l’histoire naturelle, et du même coup il l’avait affranchie. Elle existait, confondue avec la « physique », chez ces timides et modestes savants de la fin du xviie siècle et du commencement du xviiie, dont nous avons fait connaissance avec Fontenelle. Elle était alors très sérieuse, volontairement très réservée en ses conclusions et très discrète. Avec Fontenelle lui-même, et avec ses successeurs « philosophes », Bonnet, Robinet, De Maillet, Maupertuis, Diderot, elle était devenue très prétentieuse, très audacieuse, et s’était mise au service d’idées émancipatrices, irréligieuses, et quelquefois, avec Diderot, immorales. Elle était devenue une forme, ou un auxiliaire, ou instrument de l’athéisme libérateur. C’est de cette compromission, très dangereuse, surtout pour elle, et qui risquait d’empêcher qu’elle devint une véritable science, que Buffon l’a délivrée.

Sans être religieux lui-même, il a eu de la science cette idée juste et digne d’elle, qu’elle n’a pas à se mettre au service d’une doctrine de combat et qu’elle déchoit à devenir un moyen de polémique. Il a cru qu’elle se suffit à elle-même, et qu’elle a un domaine dont sortir est une désertion. La science, entre ses mains laborieuses et calmes, est redevenue ce qu’elle était chez nos bons savants tranquilles de 1700, mais agrandie, approfondie, ordonnée et imposante. Les hommes de l’Encyclopédie n’ont guère pardonné à Buffon cette sécession, qui était une indiscipline. Ils ont senti en lui un indifférent, et peut-être un dédaigneux, c’est-à-dire le pire, à leur jugement, de leurs adversaires.

Ils ont bien vu, d’ailleurs, que sans sortir de son calme et de son impassibilité d’observateur, et précisément un peu parce qu’il n’en sortait pas, il dirigeait vers des conclusions très contraires à leurs tendances générales, relevant l’homme, le montrant obéissant aux lois de la nature d’abord, et ensuite à d’autres, et lui persuadant que son devoir, ou tout au moins sa dignité, n’étaient point à se confondre avec elle. Et que le mouvement philosophique, issu, en grande partie, du nouvel esprit scientifique et du goût des sciences naturelles, s’arrêtât précisément au plus grand naturaliste du siècle, ne l’entraînât point, ni ne l’émût, et le laissât parfaitement libre d’esprit et indépendant des écoles, c’est ce qui les désobligea sans doute extrêmement.

La science y gagna en dignité, en indépendance, en aisance dans sa marche, et en autorité.

L’influence de Buffon comme savant a été considérable. Son grand mérite d’abord et comme sa victoire, a été de conquérir le public à la science de l’histoire naturelle, comme Montesquieu l’avait conquis à la science politique. Il a fait entrer l’histoire naturelle dans les préoccupations et dans le commerce du monde lettré. Il a été comme un Fontenelle grave, imposant, qui a attiré le public mondain à la science, sans faire à ce public des sacrifices d’aucune sorte, et sans mettre une coquetterie suspecte à le séduire. La douce et louable manie des cabinets d’histoire naturelle chez les particuliers date de lui. Comme tous les hommes de génie il a créé des ridicules, et celui dont il est le promoteur est le plus inoffensif et le plus aimable.

Il a suscité des disciples dont les uns, comme Condorcet, le défigurent, et poussent à l’excès, d’une intrépidité de dogmatisme qui l’eût fait sourire avec toute l’amertume dont il était capable, quelques-unes de ses idées générales ou plutôt de ses hypothèses ; dont les autres, comme Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire, sont des hommes de génie et des créateurs. On pourrait aller plus loin sans sortir de la vérité, et dire qu’un certain idéalisme appuyé sur la science est une nouveauté qui vient de lui ; et que son idée du lent et éternel progrès de la nature créant d’abord les organismes les plus grossiers, puis se compliquant et s’ingéniant dans des constructions plus délicates et subtiles, puis créant avec l’homme l’être capable d’un perfectionnement dont nous ne voyons que les premiers essais, trouve dans les Dialogues philosophiques de M. Renan son expression éloquente, poétique et audacieuse, et comme son écho magnifiquement agrandi.

Son influence comme poète n’a pas été moins grande que sa contribution de savant à la conscience de l’humanité. La plus grande idée poétique qu’ait eue le xviiie siècle, c’est lui qui l’a eue, et exprimée. La majesté vraie de la nature, c’est lui qui l’a sentie. Il est étrange, quand on cherche les origines en France du sentiment de la nature, si tant est que ce sentiment ait des origines, qu’on trouve tout de suite Rousseau, et qu’on ne trouve jamais Buffon. Il faut de Buffon n’avoir lu que l’Oiseau-mouche ou le Kanguroo pour que tel oubli puisse être fait. La vérité, pour qui, a lu les Époques de la nature, est que le grand sentiment de la nature est dans Buffon, et que la sensation, exquise du reste, mais seulement la sensation de la nature est dans Rousseau. La grande vision de l’éternelle puissance qui a pétri nos univers, et le sentiment toujours présent de sa mystérieuse histoire écrite aux flancs des montagnes et aux rochers des côtes, c’est dans Buffon qu’on les trouve à chaque page, et soyez sûrs que la phrase de Chateaubriand sur « les rivages antiques des mers » est d’un homme qui a lu Buffon.

A vrai dire, cette fin du xviiie siècle a donné trois poètes, qui sont Buffon, Rousseau et Chénier, et tous les trois, inégalement, ont eu dans les imaginations du xixe siècle un sensible prolongement de leur pensée. Rousseau a rouvert, et trop grandes, les sources de la sensibilité ; Buffon a appris aux hommes l’histoire et la géographie de la nature, et les a invités à se pénétrer de toutes ses grandeurs ; Chénier a retrouvé le sentiment de la beauté antique ; et l’on rencontrera ces trois grandes influences dans Chateaubriand ; et du moment qu’elles sont dans Chateaubriand, vous savez assez que tout le siècle dont noua sommes en a reçu la contagion, et a continué, jusqu’à l’époque où le réalisme a reparu, à les entretenir.

Mirabeau §

I.
Caractère — tour d’esprit — études §

Rien ne peut éclairer plus vivement la pensée philosophique et politique du xviiie siècle et la mieux faire comprendre qu’un examen des idées de Mirabeau. Car Mirabeau c’est le xviiie siècle lui-même, et presque tout entier, et c’est le xviiie siècle mis à l’œuvre, jeté dans l’action, placé en face de la réalité, et à qui l’histoire semble dire : « ne disserte plus, mais exécute. »

Tous les traits essentiels du xviiie siècle français se retrouvent dans Mirabeau. Indépendant et audacieux par la pensée, esclave de ses passions, avide de savoir, d’idées et de jouissances, impatient de tous les jougs, et se forgeant par ses vices les chaînes les plus lourdes, subtil comme Montesquieu, fougueux comme Diderot, et romanesque comme Rousseau, sans compter qu’il est, aussi, encyclopédique comme Diderot, orateur comme Rousseau, pamphlétaire, polémiste et improvisateur comme Voltaire, et ouvrier de librairie comme Prevost ; c’est bien le xviiie siècle que nous avons devant les yeux dans un tempérament d’exception, d’une puissance, d’un ressort et d’une vitalité terrible. — Avec cela, ce double trait où presque tout homme du xviiie siècle se reconnaît d’abord, une absence absolue de sens moral, et je ne sais quelle largeur de cœur et générosité naturelle, qui, sans suppléer à la moralité, fait que le manque en est moins pénible et répugnant.

Fougueux et romanesque, il l’est à faire douter de ses aventures. Soldat, grand seigneur, manière de diplomate obscur et équivoque, joueur, prodigue, dissipateur de deux fortunes en quelques mois, homme de galanteries effrénées et peut-être monstrueuses, embastillé, évadé en enlevant une femme mariée, vivant de sa plume en Hollande, emprisonné de nouveau et trompant ses ennuis par une fureur d’études incroyable, et des épanchements de passion souvent exquis ; puis, tout à coup, se dressant, éclatant en pleine lumière de popularité et de gloire, tribun redoutable, agitateur de foules ; puis arbitre et comme prince de la révolution, roi de l’opinion, traitant de puissance à puissance d’un côté avec le roi et de l’autre avec le peuple ; il a eu une courte existence qu’on s’étonne qui ait pu être si longue, tant elle est surchargée, agitée, brisée, secouée de tempêtes, et retentissante d’un continuel redoublement d’orages.

Et cette existence, qu’en partie il faisait lui-même, qu’en partie il acceptait des circonstances, était excellemment de son goût. Il était romanesque comme Saint-Preux et, je crois, beaucoup davantage. Ses lettres du donjon de Vincennes sont d’un Rousseau qui adore Tibulle, pleines de sensualité, de vraie passion, aussi d’éloquence, et de cette mélancolie mâle des âmes robustes pour qui le malheur est une forte et non point très désagréable nourriture. On sent qu’il jouit, tout en hurlant parfois de colère, de l’extraordinaire, du cruel et de l’extrême de sa situation, et que les rigueurs le fouettent comme la pluie ou la neige un chasseur aventureux et allègre.

Elles sont elles-mêmes un roman, ces lettres de Vincennes, et, soit dit en passant, un roman qui se trouve par hasard être bien composé. Ce sont d’abord des lettres de jeune homme, ardent, sensuel et déclamateur, qui est méridional, qui est du sang des Mirabeau, et qui a lu la Nouvelle Héloïse ; — ce sont ensuite des lettres de jeune père, ravi de l’être, plein de sollicitude émue et d’anxiété charmante, opposant de tout son cœur les recettes philosophiques aux « recettes de bonne femme » pour le plus grand bien de cette petite Sophie-Gabrielle, qu’il n’a jamais vue et qu’il adore d’autant plus ; et ce roman vrai de père emprisonné, et ces caresses hasardeuses confiées au papier, et ces baisers paternels jetés à travers les grilles, tout cela a quelque chose de bizarre, de fou, et d’attendrissant, et de naïf, et de délicieusement suranné comme une vieille romance ; et tout cela est pénétrant, parce qu’encore c’est cependant vrai, contre toute apparence, et je ne sais rien de plus captivant ni de plus cruellement doux ; — et ce sont enfin, l’enfant mort, le tumulte des sens apaisé par le temps, des lettres tendrement amicales, confiantes et apaisées, avec des longueries et des traineries de bavardage, et des anecdotes gaies, et des épanchements familiers, sans plus rien ni de lyrique ni d’oratoire, causeries prolongées de vieux amis, éprouvés, et resserrés, et mêlés l’un à l’autre par les épreuves. — Mais ce sont surtout des lettres d’homme romanesque, hasardeux, fiévreux, amoureux de situation hors du commun et du normal, et qui n’a été si fidèle, cette fois, que d’abord, si l’on veut, parce qu’il était en prison, ensuite parce qu’il était excité, et renfoncé dans son sentiment par l’opposition qu’on y faisait, et dans sa volonté par l’obstacle, et dans son amour par les haines qu’il lui valait, et exalté et enivré par le froissement rude, sur sa poitrine, des vents contraires.

Et ses idées générales, comme sa complexion, sont bien d’un homme du xviiie siècle. Irréligieux, il l’est absolument, de très bonne heure, et toujours. Ses lettres à Sophie contiennent un manuel d’athéisme formel, et indiscutable précisément parce que l’athéisme y est tranquille, sans colère, sans forfanteries, et confidentiel. Mirabeau n’est pas, en cette affaire, un fanfaron, un fanatique à rebours, un phraseur, un révolté, ou un imbécile. C’est un homme presque né dans l’athéisme, qui n’a pas traversé de crise ni de période d’angoisses, qui, au contraire, est incroyant de nature, de penchant propre ou, au moins, de très longue habitude. Tout à fait moderne en cela, et arrivé à cette étape, à cette région de l’esprit où l’intolérance à rebours est aussi dépassée, aussi lointaine que l’intolérance traditionnelle, et où l’on est séparé des croyants par de trop grands espaces pour pouvoir même les détester. — Le mystérieux, le surnaturel, et, sachons bien l’ajouter, tous les grands problèmes métaphysiques, éternelles préoccupations et tourments de l’âme des hommes, ne répondent à rien dans son esprit. Amené à en parler, il n’en parle que pour dire qu’il les ignore, et pour montrer qu’il est incapable de les soupçonner, d’en comprendre l’importance, et d’en sentir l’attrait, et d’en éprouver l’inquiétude.

Ce qui n’empêche pas qu’il ait une idole, qui, vous vous y attendiez fort bien, est la raison. Il semble y croire de toute son âme et de toute son espérance. Ni Montesquieu, ni Dalembert, ni Condorcet n’y croient davantage. Très jeune, à propos de la réforme politique des Juifs, il écrivait, tout à fait dans la manière des grands optimistes de la fin du xviiie siècle, et avec un certain degré de candeur qui aurait fait sourire Voltaire : « Croyons que si l’on excepte les accidents, suites inévitables de l’ordre général, il n’y a de mal sur la terre que parce qu’il y a des erreurs ; que le jour où les lumières, et la morale avec elles, pénétreront dans les diverses classes de la société… l’instruction diminuera tôt ou tard, mais infailliblement, les maux de l’espèce humaine, jusqu’à rendre sa condition la plus douce dont soient susceptibles des êtres périssables. »

Tout à fait à la fin de sa carrière, dans son discours posthume sur la liberté de la presse, il écrivait encore : « Un bon livre est doué d’une vie active, comme l’âme qui le produit ; il conserve cette prérogative des facultés vivantes qui lui donnent le jour. Le bienfait d’un livre utile s’étend sur la nation entière, sur les générations à venir ; il grandit, il féconde l’intelligence humaine ; il multiplie, il prolonge, il propage, il éternise l’influence des lumières et des vertus, de la raison et du génie ; c’est leur essence pure et précieuse que l’avenir ne verra pas s’évaporer ; c’est une sorte d’apothéose que l’homme supérieur donne à son esprit afin qu’il survive à son enveloppe périssable…. »

L’humanité cherchant péniblement sa voie que personne ne lui a enseignée dans le principe, ayant en elle-même, mais très enveloppée et confuse, une lumière, qu’elle cherche à dégager ; les hommes supérieurs dépositaires particuliers de cette lumière, la faisant paraître plus vive et plus pénétrante par intervalles et formant ainsi comme une providence collective et successive ; et à leur suite l’humanité marchant lentement d’abord, de plus en plus vite ensuite, grâce à l’accumulation des notions nouvelles sur les anciennes qui ne se perdent point, vers un avenir assuré de grandeur, de concorde, de bonheur et de pleine clarté : voilà la grande théorie du progrès par la raison, qui a toujours été, plus ou moins, un des beaux rêves de l’espèce humaine, et qui certainement est une de ses raisons d’être et un de ses principes de vie, mais qui n’a jamais été embrassée d’une foi plus vive et d’une plus entière assurance que par les hommes du xviiie siècle. — C’est bien la croyance que se donne Mirabeau, c’est bien sa conception générale et son idée maîtresse. C’est ce qui l’a le plus soutenu dans ses luttes, encouragé dans ses résistances et animé dans les assauts qu’il a donnés. C’est le plus noble, s’il était sincère, des divers mobiles qui ont agi en lui.

Ce qui le distingue des hommes de son temps, c’est que dans tout son romanesque et à travers toutes ses fougues, et parmi les fumées, souvent épaisses, de son tempérament de satyre, de son imagination de rhéteur et de son esprit de sophiste, il avait une singulière netteté d’intelligence et une vigueur peu ordinaire d’esprit pratique. Celui-ci, quoique romanesque, et encore que généralisateur, aimait les faits et prenait plaisir en leur commerce. Il écrivait (non point tout seul, mais du moins en grande partie, et digérant et classant le tout) sept gros volumes sur la constitution, les organes et les fonctions de la monarchie prussienne ; il s’inquiétait de la constitution et de la législation anglaises, et personne, ce me semble, ne les a mieux connues que lui. Dans sa première jeunesse, à côté d’un Essai sur le despotisme, et d’une étude, essentiellement autobiographique, sur les Lettres de cachet, il écrit un Mémoire sur les salines de la Franche-Comté, des traités sur la Liberté de l’Escaut, sur l’Agiotage, sur la Caisse d’escompte, sur la Banque Saint-Charles, sur la Question des eaux, sur l’administration financière de Necker ; et dans tous ces petits livres, écrits vite, pensés longuement, on trouve une solidité d’informations et une sûreté de raisonnement topique peu commune, et Calonne, Necker et Beaumarchais ont senti, longtemps avant Maury et Cazalès, la rude étreinte de ce vigoureux dialecticien. — Au donjon de Vincennes, il étudie avec acharnement, entasse les notes, brûle ses yeux dans les papiers, et ses « prisons », si elles sont, d’un côté, les Lettres à Sophie, sont, de l’autre, un cours complet de sciences politiques, — comme toute sa vie, du reste, a été d’un Casanova qui aurait trouvé le temps d’être un Machiavel.

Il ne faut pas s’y tromper, comme on l’a fait quelquefois, et croire que Mirabeau a été improvisé par la Révolution. C’est lui qui était capable de l’improviser, parce qu’il la portait depuis vingt ans dans sa tête, et depuis vingt ans la « préparait » par les plus solides études et les plus diverses ; et s’il s’est trouvé en 1789 le plus grand des orateurs de la Constituante, c’est, avant tout, parce qu’il en était, sans conteste, le plus savant.

Aussi remarquez bien que, de très bonne heure, il se sépare des chefs du chœur du xviiie siècle, quand ceux-ci, décidément, donnent dans le pur chimérique et le rêve absolument romanesque. Son appréciation de Jean-Jacques Rousseau dans les Lettres du donjon de Vincennes, à propos de la publication du Gouvernement de Pologne, est très curieuse et doit être lue de très près. Un éloge, vif sans doute, du grand homme. Pour Mirabeau, comme pour tous les hommes de la fin du xviiie siècle, Rousseau est une espèce de mage, d’ascète et de saint. C’est l’opinion commune, et ce n’est guère qu’au bout de deux générations que cette hallucination singulière et cette sorte de possession s’est dissipée. Mais en même temps Mirabeau sait très bien, dire que Rousseau lui fait l’effet d’un Lycurgue venant proposer ses lois aux contemporains de Frédéric. Il sent très bien à quel point manque à Rousseau le sens du réel, la notion du millésime et l’art de vérifier les dates ; et il lui dirait, comme de Maistre aux émigrés : « Le premier livre à consulter, c’est l’almanach. »

Bien plus jeune, dans son Essai sur le despotisme, en 1772, c’est-à-dire à 20 ans, Mirabeau s’était très nettement séparé de Rousseau sur la question de l’état de nature. Il sent déjà, en homme d’État, combien cette question est oiseuse, dangereuse aussi, car s’en inquiéter, et surtout s’en férir, mène a écrire bien plutôt des livres satiriques que des études politiques véritables : « On prétend que les institutions sociales ont dégénéré l’état de nature et rendent les hommes plus malheureux. Si nous embrassons cette opinion, tâchons de découvrir des remèdes ou du moins des palliatifs à nos maux ; cette recherche est plus utile à faire que des satires des hommes et de leurs sociétés. » — Car enfin, ajoute-t-il, qu’est-il besoin de savoir ce que pouvait être l’homme avant d’être un animal sociable, puisque ce n’est que comme animal sociable qu’il est homme, puisqu’« il n’est vraiment homme, c’est-à-dire un être réfléchissant et sensible, que lorsque la société commence à s’organiser ; car tant qu’il ne forme avec ses semblables qu’une association momentanée, il est encore féroce, dévastateur, et n’a guère que des idées de carnage, de bravoure, d’indépendance et de spoliation ». — Dès que Mirabeau s’occupe de questions politiques, il écarte, on le voit, l’uchronie, le roman en dehors du temps, la rêverie en deçà de l’histoire ; il se place dans le temps, dans le réel, dans l’humanité telle qu’elle est, songeant aux « remèdes et aux palliatifs », non à la transformation radicale, à la métamorphose, et au vieillard jeté par morceaux dans la chaudière d’Eson.

On verra plus tard qu’en face des faits, et aux prises, non plus avec l’histoire à comprendre, mais avec l’histoire à faire, il saura se placer non seulement dans le temps, mais dans le moment.

II.
Le système politique de Mirabeau §

Ainsi il arriva au seuil de la Révolution, et, dès le premier moment, longtemps avant même, il vit très nettement ce qui était à faire et ce qui était possible.

Il s’agissait d’établir en France la liberté individuelle, qui n’avait jamais existé que par tolérance et à l’état précaire, et qui, sans compter qu’elle est une nécessité de civilisation chez les peuples modernes, a, ceci en France de particulier qu’à la fois elle est dans le tempérament du Français et n’est pas dans son esprit. — Le Français ne comprend pas la liberté, et il en a besoin. Il l’embrasse très difficilement comme principe et comme règle ; mais, audacieux de pensée, libre d’humeur, aimant les théories et n’aimant pas à penser tout seul, passionné pour l’exposition, la discussion et la propagande ; et, encore, aimant à pouvoir avoir demain une pensée qu’il n’a pas aujourd’hui ; la liberté de sa personne, la liberté de parole et la liberté d’écriture lui sont des besoins essentiels. Du reste, autoritaire, impérieux, et ne pouvant supporter patiemment la contradiction, il est toujours désespéré que ses adversaires aient les mêmes libertés que lui et par conséquent est aussi peu libéral qu’il est avide de liberté, et aussi peu disposé à accorder la liberté qu’il est passionné à la prendre.

C’est précisément à une telle race qu’il faut une liberté très large, parce que, chacun de ses individus, si peu respectueux qu’il soit de l’individualisme des autres, étant passionné pour le sien, elle est, de caractère général, profondément individualiste ; et c’est à ses besoins plus qu’à sa tournure d’esprit qu’il faut satisfaire. — De toutes les choses que Mirabeau a comprises, c’est celle-là qu’il a comprise le mieux. La « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » est le traité de libéralisme le plus complet, le plus solide, comme aussi le plus élevé, comme aussi le plus vite mis en oubli, qui ait été écrit ; — et c’est lui qui l’a faite. Il l’a faite en 1784, presque en entier, dans son Adresse aux Bataves sur le Stathoudérat. Tous les principes des gouvernements libres y sont consignés et exprimés avec la plus grande clarté et précision. Responsabilité des fonctionnaires, liberté électorale, liberté et inviolabilité parlementaire, liberté individuelle, liberté des cultes, liberté de la presse, division et séparation des pouvoirs, autant d’articles de cette première « constitution française » moderne, qui devrait s’appeler la constitution de Mirabeau.

Mirabeau voulait la liberté individuelle la plus large possible, allant jusqu’au droit d’émigration, et quand il a plaidé à l’Assemblée nationale le droit des émigrés à propos du départ des tantes du roi, il put lire un fragment de sa Lettre à Frédéric-Guillaume II, écrite dix ans auparavant, pour montrer combien ses idées sur ce point étaient peu une opinion de circonstance.

Il voulait la liberté de la pensée, et cela avec une rare largeur d’idées et même de sentiment, avec une sorte de générosité et de sérénité, qui est très près d’être de la charité : « Trois chemins doivent nous conduire à la plus inaltérable indulgence : la conscience de nos propres faiblesses ; la prudence qui craint d’être injuste, et l’envie de bien faire, qui, ne pouvant refondre ni les hommes ni les choses, doit chercher à tirer parti de tout ce qui est, comme il est. Je me crois obligé de porter désormais cette extrême tolérance sur toutes les opinions philosophiques et religieuses. Il faut réprimer les mauvaises actions, mais souffrir les mauvaises pensées, et surtout les mauvais raisonnements. Le dévot et l’athée, l’économiste et le réglementaire aussi entrent dans la composition et la direction du monde, et doivent servir aux têtes douées de la bonne ambition d’aider au bien-être du genre humain… En vérité, dans un certain sens tout m’est bon : les événements, les hommes, les choses, les opinions, tout a une anse, une prise. Je deviens trop vieux pour user le reste de ma force à des guerres ; je veux la mettre à aider ceux qui aident : quant à ceux qui n’y songent que faiblement, je veux m’en servir aussi, en leur persuadant qu’ils sont très utiles100. »

Il voulait la simplification de l’administration centrale, et la décentralisation, et la vie rendue aux racines de la nation par les assemblées provinciales101. Il avait un système d’ensemble tout prêt, très médité et très mûri, dont l’esprit général était liberté, force et aisance d’initiative rendue à l’individu, à la commune et à la province.

C’est avec ces idées qu’il arriva dans une assemblée honnête, bien intentionnée et dévouée au pays, généreuse même et héroïque, mais peu instruite, médiocrement intelligente, comprenant peu la liberté, comme toute assemblée française, et dont, sinon l’idée unique, du moins l’idée fixe, fut non pas d’assurer la liberté, mais de déplacer le gouvernement.

Partir de ce principe que la souveraineté appartient à la nation, et en conclure qu’il fallait ôter le gouvernement au roi et le concentrer dans l’Assemblée nationale, voilà le fond de la Constituante comme de toute la Révolution. La Constituante, en théorie du moins, a été la première Convention. Elle a cru que la liberté consiste à être gouverné par-des maîtres qu’on a choisis ; que, du moment qu’elle est élue, une assemblée ne peut pas être tyrannique, qu’une nation libre, c’est le despotisme exercé par une Chambre ; que le despotisme transporté du roi à un Sénat, c’est une nation affranchie.

Voilà l’absurdité que Mirabeau a vue du premier coup, et qu’il a combattue constamment pendant toute son existence parlementaire. A travers la Constituante, il a vu la Convention, et à travers la Convention le rétablissement du pouvoir absolu. Je n’exagère aucunement son admirable prévoyance. Voici sa prophétie qui n’est point obscure, qui n’est point sommaire, qui, au contraire des ordinaires prophéties, entre dans le détail ; voici son histoire de la Révolution écrite a l’avance, dans le Courrier de Provence, en 1789 :

« Si une nation se montrait plus désireuse du bien public qu’expérimentée dans l’art de l’effectuer ; si une carrière toute nouvelle d’égalité, de liberté et de bonheur trouvait dans les esprits plus d’ardeur pour s’y précipiter que de mesure pour la parcourir ; si l’esprit législatif était encore chez elle un esprit à naître, une disposition à former ; si quelques traces de précipitation et d’immaturité marquaient déjà l’avenue législative où elle est entrée, conviendrait-il de n’environner les législateurs d’aucune barrière et de leur livrer ainsi sans défense le sort du trône et de la nation ? — Les sages démocraties se sont limitées elles-mêmes… A plus forte raison, dans une monarchie où les fonctions du pouvoir législatif sont confiées à une assemblée représentative, la nation doit-elle être jalouse de la modérer, de l’assujettir à des formes sévères et de prémunir sa propre liberté contre les atteintes et la dégénération d’un tel pouvoir. — Quand le pouvoir exécutif, sans frein et sans règle, en est à son dernier terme, il se dissout de lui-même, et tous réparent alors les fautes d’un seul ; nous n’irons pas loin en chercher un exemple. Mais si la révolution était inversée ; si le Corps législatif, avec de grands moyens de devenir ambitieux et oppresseur, le devenait en effet ; s’il forçait un jour la nation à se soulever contre une funeste oligarchie, ou le prince à se réunir à la nation pour secouer ce joug odieux, des factions terribles naîtraient de ce grand corps décomposé, les chefs les plus puissants seraient les centres de divers partis ; … et si la puissance royale, après des années de division et de malheurs, triomphait enfin, ce serait en mettant tout de niveau, c’est-à-dire en écrasant tout. La liberté publique resterait ensevelie sous ces ruines, on n’aurait qu’un maître absolu sous le nom de roi ; et le peuple vivrait tranquillement dans le mépris, sous un despotisme presque nécessaire. — Serait-ce là le fond de la perspective lointaine qui semble se laisser entrevoir dans la Constitution qui s’organise ? Si cela était, l’état d’où nous sortons nous aurait préparé de meilleures choses que celui dans lequel nous allons entrer. »

Limiter l’Assemblée nationale, alors que tout le parti révolutionnaire ne songeait qu’à annihiler le roi, voilà quelle a été l’idée maîtresse de Mirabeau, parce que, seul du parti révolutionnaire, il savait prévoir. C’est cette idée qui lui a inspiré le discours sur le veto, et la magnifique harangue sur le Droit de paix et de guerre. C’est cette idée qui lui a dicté ces paroles si justes et si pleines de réalité : « Si le prince n’a pas le veto, qui empêchera les représentants du peuple de prolonger, et bientôt d’éterniser leur députation ?… Si le prince n’a pas le veto, qui empêchera les représentants de s’approprier la partie du pouvoir exécutif qui dispose des emplois et des grâces ? Manqueront-ils de prétextes pour justifier cette usurpation ? Les emplois sont si scandaleusement remplis ! Les grâces si indignement prostituées !… »

C’est cette idée qui lui faisait dire avec un sens profond de la situation, que personne ne comprit bien nettement autour de lui : « Nous ne sommes point des sauvages arrivant nus des bords de l’Orénoque pour former une société. Nous sommes une nation vieille, et sans doute trop vieille pour notre époque. Nous avons un gouvernement préexistant, un roi préexistant, des préjugés préexistants : il faut autant que possible assortir toutes ces choses à la révolution, et sauver la soudaineté du passage… Mais si nous substituons l’irascibilité de l’amour-propre à l’énergie du patriotisme, les méfiances à la discussion, de petites passions haineuses et des réminiscences rancunières à des débats réguliers, nous ne sommes que d’égoïstes prévaricateurs, et c’est vers la dissolution et non vers la constitution que nous conduisons la Monarchie, dont les intérêts nous ont été confiés, pour son malheur. »

Quand on se reporte au temps où ces paroles ont été prononcées, on est confondu d’une telle lucidité prophétique, et de tant d’avenir contenu dans un esprit. Montesquieu disait : « Les faits se plient à mes idées » ; mais c’étaient les faits passés, qui, assez facilement, prennent, en effet, le tour qu’on leur donne ; ici ce sont les faits que Mirabeau ne devait pas voir qui semblent obéir à sa pensée, et venir à sa voix pour réaliser ses menaces, tant, à force de les prévoir, il semble les avoir évoqués.

C’est cette idée encore, cette crainte obsédante et trop justifiée de l’unique assemblée souveraine qui lui faisait dire à propos du droit de paix et de guerre : « Ne craignez-vous pas que le Corps législatif, malgré sa sagesse, ne soit porté à franchir les limites de ses pouvoirs par les suites presque inévitables qu’entraîne l’exercice du droit de guerre et de paix ? Ne craignez-vous pas que, pour seconder le succès d’une guerre qu’il aura votée, il ne veuille influer sur sa direction, sur le choix des généraux, surtout s’il peut leur imputer des revers, et qu’il ne porte sur toutes les démarches du monarque cette surveillance inquiète qui serait par le fait un second pouvoir exécutif ?… Ne pourrait-on pas, me dit-on, faire concourir le Corps législatif à tous les préparatifs de guerre pour en diminuer le danger ? — Prenez garde ; par cela seul vous confondez tous les pouvoirs en confondant l’action avec la volonté, la direction avec la loi ; bientôt le pouvoir exécutif ne serait que l’agent d’un comité ; nous ne ferions pas seulement les lois, nous gouvernerions. »

La liberté c’est la séparation des pouvoirs, ainsi l’on peut résumer toute la théorie politique de Montesquieu. A l’appétit de souveraineté que la Constituante prenait pour du libéralisme, opposer sans cesse, avec une indomptable fermeté, la loi de la séparation des pouvoirs : voilà presque tout le rôle et tout l’effort de Mirabeau. Il avait déjà dit en 1784 aux Bataves : « Pour que les lois gouvernent et non les hommes, il faut que les départements législatif, exécutif et judiciaire soient totalement séparés. » Il n’a cessé de le répéter à une assemblée dont la majorité n’était convaincue que d’une chose, à savoir que son droit et son devoir étaient de ramasser en elle le plus de pouvoirs possibles. Il a été persuadé que la liberté politique n’est jamais que l’effet d’un équilibre entre les forces sociales ; et entre une royauté qui voulait rester tout et une assemblée qui voulait tout devenir, voyant le danger égal, puisqu’il était précisément le même, dans l’ancien despotisme et dans le nouveau, il s’est efforcé d’établir un équilibre et une répartition régulière de puissances.

Et il a semblé même se défier beaucoup plus de la souveraineté menaçante de l’assemblée que de la souveraineté cherchant encore à se maintenir du pouvoir personnel, parce que, d’un œil assuré, il avait du premier coup mesuré la profondeur de la déchéance de celui-ci et la force d’ascension et d’invasion de celle-là.

Il n’a été bien compris ni de la cour ni de l’Assemblée. Admiré plus que suivi par l’Assemblée constituante ; à la fois craint, désiré et méprisé de la cour, forcé par le désordre de sa fortune d’accepter les subventions du gouvernement, ce qui ruinait son autorité et donnait à ses patriotiques desseins un air de vulgaire conspiration, il mourut fort à propos, au moment où toute sa gloire comme aussi tous ses projets allaient s’écrouler d’un seul coup, et où, sans doute, au lieu d’une mort encore triomphale, il eût subi une fin tragique et, ce qui est pis, ignominieuse.

A supposer qu’il eût vécu, et eût réussi à sauver une partie de son influence, aurait-il, en restant fidèle à sa pensée générale, agrandi, élargi et complété son plan ? Car il faut reconnaître que, si juste qu’il fût, ce plan ne laissait pas d’être étroit. Mirabeau est un grand élève de Montesquieu, un peu gâté, quoi qu’il en eût, par Rousseau et par le Donjon de Vincennes. Il a vu que la liberté politique était dans un équilibre social, et cet équilibre dans la séparation des pouvoirs ; il a vu qu’il y avait deux formes du despotisme, dont l’une était le pouvoir personnel unique, l’autre l’unique pouvoir législatif ; et voilà certes de grandes vues. Mais vouloir équilibrer la royauté et l’Assemblée nationale seulement l’une par l’autre, limiter le roi par l’Assemblée, et l’Assemblée par le roi : voilà peut-être, encore que meilleur que l’un ou l’autre absolutisme, qui était vain et illusoire. De ces deux forces, seules maintenues l’une en face de l’autre, l’une certainement devait dévorer l’autre, jusqu’à ce que la survivante se déchirant elle-même, la première finît par reparaître, ce que, du reste, il a prévu. Deux forces sociales, seulement, ce n’est pas l’équilibre, c’est le conflit. Ce qu’il faut, c’est des forces sociales multiples se limitant et se contrebalançant par l’union, selon les circonstances, de deux contre une ou de trois contre deux. Ce qu’il fallait, par exemple, en 1789, c’était que, selon les cas, le roi put s’appuyer, ou l’Assemblée, sur quelque chose.

Mirabeau a vu cela encore, il est vrai, et de toute sa correspondance secrète avec la cour ressort presque uniquement cette idée : « créer dans la nation une opinion puissante et très précise, à la fois royaliste et libérale, qui ne permette ni à l’Assemblée de dévorer le roi, ni au roi d’annihiler l’Assemblée. » Voilà la troisième force sociale que Mirabeau avait rêvée pour compléter l’équilibre. Mais une force d’opinion est trop mobile, ployable, changeante et comme fugitive, pour être ou un rempart ou un soutien, et au prix d’énormes efforts, on n’eût pas changé sensiblement la situation. C’étaient des corps constitués qu’il fallait avoir, chacun avec son autonomie relative et sa part de force, pour qu’il y eût dans la France politique de véritables points de résistance ou d’action. — Par exemple, la vraie séparation des pouvoirs eût existé, et, comme conséquence dans les faits, jamais le roi n’aurait pu être ni emprisonné ni mis à mort, si une constitution judiciaire vigoureuse eût été établie, et si c’eût été une loi constitutionnelle que jamais le roi ne pût être jugé que par-des juges. — Par exemple encore, étant donné qu’il existait un clergé et une noblesse constitués à l’état de corps sociaux encore très puissants, qu’on appauvrisse l’un, et qu’on démunisse l’autre de privilèges abusifs pour le bien de l’État, cela est légitime ; mais qu’on noie l’une dans la masse des citoyens et l’autre dans la foule des fonctionnaires, cela n’est point très politique. Au simple point de vue de l’équilibre, et sans aller plus loin, et simplement pour qu’il n’y eût pas quelqu’un de trop fort, il était habile de constituer, ou plutôt de maintenir, noblesse et clergé en corps de l’État dans une chambre haute, qui pût limiter ou enrayer la chambre populaire.

Ces idées sont naturelles, et à un élève de Montesquieu, très familières. Pourquoi Mirabeau ne les a-t-il point dans l’esprit ? Pourquoi oublie-t-il ces « corps intermédiaires », comme dit Montesquieu, qui sont la sauvegarde de la sécurité et de la liberté d’un peuple, parce qu’ils empêchent qui que ce soit d’être trop grand ? Il craint que l’Assemblée unique ne soit trop forte : pourquoi la laisse-t-il unique ? Il craint « l’immaturité et la précipitation » : pourquoi ne songe-t-il pas aux freins ? Il songe à des limites : pourquoi est-ce aux forces elles-mêmes qu’il s’agit de limiter qu’il demande de se les imposer ? Pourquoi est-ce au roi qu’il dit : « restreignez vous », et à l’Assemblée qu’il dit : « limitez-vous » ; et quel succès espère-t-il ?

Pourquoi ? Il faut bien le savoir, et bien s’expliquer, dirai-je le point faible, du moins le point très susceptible et très sensible de Mirabeau. Mirabeau a horreur du despotisme ; mais il a surtout horreur de l’aristocratie, et tout ce qui ressemble à l’aristocratie lui fait peur. Il a lu Rousseau, et surtout il a été à Vincennes sur lettre de cachet obtenue par son père, et, encore, il a été exclu de l’assemblée de la noblesse de Provence par les hommes de sa caste ; et il est l’ennemi irréconciliable de toute aristocratie, de toute oligarchie, comme il aime à dire. Très fier personnellement de ses quatre cents ans de noblesse prouvée, et ne détestant pas dire : « L’amiral de Coligny, qui par parenthèse était mon cousin… », il a une défiance excessive à l’endroit de tout gouvernement si peu que ce soit aristocratique. Il ne peut aimer ni les Parlements, ni le clergé indépendant, ni les Chambres hautes ; tout cela a une odeur très suspecte d’aristocratie. — Remarquez bien que s’il craint tant l’Assemblée unique souveraine, c’est comme libéral, soit, mais c’est aussi comme antiaristocrate, et c’est plus encore comme antiaristocrate que comme libéral. Revenons sur ses paroles : « … La nation doit être jalouse de modérer, d’assujettir à des formes sévères le Corps législatif, et de prémunir sa propre liberté contre les atteintes et la dégénération d’un tel pouvoir : car, il ne faut pas l’oublier, l’Assemblée nationale n’est pas la nation, et toute assemblée particulière porte avec elle des germes d’aristocratie  »102. — L’Assemblée gouvernant c’est pour lui, et non sans raison, un Sénat de Venise ou de Rome, et voilà pourquoi il veut qu’à côté d’elle et au-dessus, le roi gouverne aussi, ou plutôt qu’elle légifère, et qu’il gouverne.

« Au fond, dit Proudhon quelque part, et précisément à propos de Mirabeau, « le roi règne et ne gouverne pas » est une formule aristocratique. » Voilà la clef de la politique de Mirabeau. Il ne veut pas précisément un roi gouvernant, ce serait trop dire, il veut un roi conservateur, un roi qui soit un frein et un modérateur, un roi Veto. Il voit en lui comme un représentant permanent et continu des intérêts généraux de la nation, et qui doit avoir la force de les faire respecter. Il l’imagine (et relisez le discours sur le Veto, qui est toute une constitution), vous verrez si ce n’est pas exact, comme un tribun du peuple, héréditaire et perpétuel. Le fond de la pensée politique de Mirabeau c’est une « Démocratie royale », comme il n’a pas dit, je crois, mais comme on a beaucoup dit de son temps. Un peuple libre, une assemblée qui le représente pour faire la loi, un roi qui le représente pour empêcher qu’il soit asservi par cette assemblée, et ce roi très solidement muni d’armes, du moins défensives, contre cette assemblée, et cette assemblée assez fortement tenue en défiance, comme toujours suspecte de vouloir ou de pouvoir constituer un gouvernement aristocratique, et très sévèrement contenue dans son rôle de corps législatif : voilà son système.

Et voilà pourquoi, d’un côté il a un vif penchant pour le monarque, de l’autre des faiblesses qui au premier regard semblent singulières pour le peuple. Il a eu des mots aussi malheureux que celui de Barnave, et à propos de l’assassinat de Berthier et de Foulon, et à propos du pillage de l’hôtel de Castries. Soin de sa popularité et application à rester toujours, aux yeux de la multitude, le « Marius » des élections provençales, je ne l’ignore pas ; mais véritable aussi et sincère sympathie, intellectuelle au moins, pour le peuple, application d’une théorie d’ensemble qui est bien la sienne, et où le peuple a une très grande place. Ainsi ce n’est pas seulement par libéralisme qu’il est défiant à l’égard du corps législatif, c’est par antiaristocratisme, mais son antiaristocratisme l’empêche de donner au corps législatif les freins et d’apporter au pouvoir législatif les tempéraments qui seraient nécessaires et seuls efficaces. Il est resté dans cette antinomie, qu’il n’a pas essayé de résoudre, que peut-être il n’a pas vue tout entière. Je suis certain qu’il l’a soupçonnée, et qu’un moment au moins il a dû se dire que le libéralisme est essentiellement aristocratique, sous peine de n’être qu’un bon sentiment, mais qu’il a reculé devant les conséquences d’une pareille idée, essentiellement désagréable à son tempérament, à ses penchants et à ses rancunes. — Et il a essayé de ce système, séduisant du reste, et qui même peut quelque temps réussir, mais extrêmement instable et trébuchant, d’un roi en face d’une Convention, avec la popularité de l’un, ou de l’autre, pour servir de contrepoids.

Tel qu’il était, remarquez que ce système était beaucoup plus réfléchi et beaucoup plus savant que ceux du coté gauche et du côté droit de l’Assemblée, côté droit ne rêvant que le maintien du pur pouvoir personnel, coté gauche ne voulant que la souveraineté pure et simple de l’Assemblée, tous les deux foncièrement et également despotistes. Mirabeau ne trouvait peut-être pas le frein à imposer à l’Assemblée, mais du moins lui disait-il de se refréner ; du moins lui a-t-il sans cesse recommandé une constitution où le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif fussent très fermement, très nettement, très judicieusement séparés. — Remarquez encore, pour achever de le juger avec équité, que ce qu’il faisait là était tout ce qu’il pouvait faire. Déjà suspect à l’Assemblée et souvent considéré par elle comme trop royaliste, il ne pouvait, sans perdre toute influence, se montrer « parlementaire » et « aristocrate ». Le dogme de l’époque était déjà l’égalité. Le respect, et même l’amour du roi restait encore ; en profiter de manière à maintenir au roi une autorité suffisante pour que tous les pouvoirs ne fussent pas ramassés dans les mêmes mains était, peut-être, tout ce que l’on pouvait tenter.

Somme toute, Mirabeau est un grand homme d’État, puisqu’il savait admirablement prévoir, et c’est un grand libéral, un homme qui a bien entendu les conditions essentielles de la liberté, et qui a fait à peu près ce qu’il a pu pour l’établir. Il a la vue longue, assurée et distincte ; il a vu à l’avance la Convention et l’Empire, ce qui est beau, et n’a pas cessé de les voir et de diriger sa pensée politique selon les avertissements que ce double pressentiment lui donnait, ce qui est beaucoup plus beau encore. C’est éminemment un esprit historique, un de ces esprits en qui l’histoire passée, l’histoire actuelle, et un peu, par suite, l’histoire à venir vivent fortement, se dessinent vigoureusement en leurs grandes lignes, et s’imposent constamment au travail intellectuel.

Cela revient à dire que c’est un esprit politique comme il y en a très rarement parmi les hommes. A le lire on se sent en commerce avec une haute raison et une spacieuse et facile intelligence.

Une certaine impression, que je suis un peu embarrassé à définir, ne laisse pas d’être fâcheuse. Il y a une certaine sécheresse d’âme dans tout cela. Sous la magnifique ampleur et le beau développement de la forme, on sent de purs raisonnements, très froids, une sorte de mécanique intellectuelle, roide et subtile, et toujours glacée. Jamais, presque, on ne sent le cœur de l’écrivain ou de l’orateur échauffé par un grand sentiment dont l’émotion contagieuse se communique à nous. Ni son royalisme n’est du dévouement, ni son démocratisme n’est amour, sympathie ou pitié. L’émotion patriotique elle-même est rare et faible. Certes ce grand tribun n’a rien d’un apôtre. Otez l’éclat oratoire, et cette chaleur, intellectuelle pour ainsi dire, que Buffon a très bien définie et qui vient du plaisir que donne le travail facile et abondant de la pensée, vous êtes en face d’un Sieyès, plus souple, il est vrai, plus ingénieux et plus savant. Mirabeau, quand il n’est pas amoureux, est un pur esprit. Si peu aristocrate par son système, il l’est bien, quoi qu’il en ait et dans le sens défavorable du mot, par une certaine froideur hautaine, un manque d’expansion, un manque de cordialité. Il n’est élève de Rousseau que pour le style. Pour le reste il est bien du xviiie siècle d’en deçà de Rousseau, du siècle purement intellectuel et presque exclusivement cérébral. Au fond ce n’était ni un grand patriote, ni un de ces grands hommes de parti ou de secte qui mettent de la religion dans leurs idées ; c’était un grand ambitieux très intelligent. — Haute raison, du reste, grand bon sens, grand savoir et forte logique, ce qui suffît à faire un des plus grands hommes politiques que l’histoire ait montrés.

III.
L’orateur §

Il est inutile de répéter que Mirabeau est un très grand orateur. Il l’était de nature et comme de tempérament. Sa phrase, même familière et confidentielle, est ample, équilibrée et nombreuse. Il a le style périodique en écrivant au lieutenant de police ou à Sophie ; il l’a en traitant la question des eaux, comme en écrivant à Frédéric-Guillaume ou aux Bataves. Il y a même un ton et une allure plus déclamatoires dans ce qu’il a écrit que dans ce qu’il a dit à la tribune. Nisard remarque qu’il « est écrivain comme on est orateur », et que l’écrivain chez lui « est l’orateur empêché, comprimé, qui se soulage » par les écritures. Cela est juste à la condition qu’on ajoute qu’il est orateur plus encore, orateur plus abondant, plus périodique, plus largement épandu quand il écrit que quand il parle, et dans le Courrier de Provence, par exemple, que dans le discours sur la sanction royale ; et c’est plutôt l’écrivain orateur plus contenu, plus serré et plus pressé qu’il apporte à la tribune, que ce n’est l’orateur empêché et comprimé qui s’essaie dans ses écrits. — Il a appris à écrire dans Diderot et dans Rousseau, ou plutôt, familier et assidu lecteur des écrivains à tempérament oratoire, il n’a pas appris à écrire, mais il a parlé, avec l’abondance de Diderot, et sans le souci du style de Rousseau, une multitude de pamphlets, de factums, de traités et de lettres ; puis abordant la tribune, il a parlé, mais avec plus de retenue et de circonspection, des discours, amples encore, mais sévèrement ordonnés, surveillés, et marchant plus ferme et plus vite au but.

Son défaut, comme il est celui de presque tous les orateurs, est le manque de variété. Le ton est presque toujours le même, la phrase, presque toujours, se déroule du même mouvement majestueux et imposant. Il a un peu de cette « éloquence continue » dont parle Pascal. Ici encore ses discours valent mieux que ses écrits, parce que quand il parlait, il était interrompu, et chez lui la réplique, presque toujours heureuse, et toujours puissante, est comme une brusque saillie qui relève le discours, ou comme un cri vigoureux qui change et hausse le ton. — Ses débuts sont lents, embarrassés et déclamatoires, et, chose à remarquer, il en est de même sur ce point dans ses lettres et dans ses discours. Ses lettres commencent presque toutes par une série d’exclamations assez froides dans le goût de la Nouvelle Héloïse, et, à la première page, sonnent le creux. La véritable chaleur arrive ensuite. Ses discours, souvent du moins, commencent par un exorde un peu pompeux, qui semble trop préparé et trop écrit ; la vigueur d’argumentation, la dialectique serrée et puissante, et une sorte de plain pied avec l’auditeur, ou de contact sensible avec l’homme à convaincre ou à réduire, paraissent plus tard ; et alors plus de déclamation, plus de pompe, plus d’appareil, et quelque chose de vraiment vivant dans la souplesse robuste des raisonnements, qui sans hâte, mais sans arrêt, ni langueur, enlacent, serrent, pèsent, redoublent, et font tout ployer. — Il est à peine besoin de noter les incorrections, les néologismes un peu bizarres quelquefois, et qui étaient inutiles, mais que Mirabeau semble aimer. La langue est plus pure, chez tel autre orateur, chez Barnave, par exemple ; il n’en est aucun chez qui elle soit plus pleine, plus vigoureuse et plus solide. Et, encore que périodique, remarquez qu’elle a une certaine nudité saine qui rappelle l’éloquence grecque. C’est qu’elle, n’est presque jamais métaphorique. L’abus des images, qui sera si sensible chez les orateurs qui suivront, est inconnu de Mirabeau. L’abus aussi des citations anciennes et des allusions à l’antiquité est un genre de déclamation dont Mirabeau n’use nullement. Tout cela donne aux discours de Mirabeau, et même à quelques-uns de ses écrits, malgré l’abondance des mots, la multiplicité des synonymes, et, en général, une certaine surcharge, le caractère de choses classiques, et une beauté durable sur laquelle le temps n’a eu que peu de prise et a peu fait sentir son effet.

IV. Conclusion §

Mirabeau a été malgré ses mœurs, malgré ses fautes, malgré le scandale et la sottise de ses négociations financières, qu’il ne faut pas chercher à atténuer, un grand homme d’État, un grand philosophe politique, et presque un grand citoyen. On ne peut s’empêcher de songer, quoiqu’il ait été bien servi par l’opportunité pour lui de la révolution, et par l’opportunité de sa mort, qu’il aurait pu jouer un plus grand rôle encore, et plus utile, en un autre temps Notez bien qu’au sien, il a eu un éclat incomparable, mais n’a servi à rien. Il a régné plus que gouverné dans l’Assemblée nationale ; et après lui, il n’est pas une parcelle de son système politique qui ait été sauvée. Faites-le vivre au contraire en 1750 ou en 1816 : son œuvre est plus grande, son sillon est plus profond et plus fécond. — En 1750 il eut été un philosophe politique aussi instruit, aussi pénétrant et plus assuré et décisif que Montesquieu, et il eût balancé sans doute l’influence de Rousseau, étant plus compétent en choses politiques que Rousseau, et aussi grand orateur. Il eût été le grand théoricien politique du xviiie siècle. — En 1816 ou en 1830, il aurait été ce qu’il a particulièrement rêvé de devenir, un grand ministre, le ministre d’État d’une monarchie constitutionnelle et parlementaire, puissant à la cour par son ascendant personnel, puissant à l’Assemblée par sa parole, et populaire, ou tout au moins, soulevé, de temps à autre, par de grandes et subites marées de popularité, parce qu’il est du tempérament des Mirabeau d’être alternativement adorés et exécrés de la foule. — Cette destinée, qu’il a cru saisir, lui a manqué, et je ne dis point parce qu’il est mort prématurément, car il allait sombrer comme homme politique au moment où il a succombé à la maladie, mais parce que la révolution ne pouvait ni être contenue par qui que ce fût, ni supporter un grand esprit pondéré et un politique de grandes vues. — Personne, malgré les apparences, n’a plus manqué son moment que Mirabeau. Il méritait de gouverner la France, et la France presque jusqu’à sa fin n’a pas su précisément si elle devait le prendre tout à fait au sérieux ; il méritait de parler à l’Europe au nom de la France, et l’Europe ne l’a vu que comme diplomate secret de quatrième ordre et d’air interlope à Berlin, et comme écrivain à la journée ou à la lâche chez les libraires de Hollande. Un roi absolu l’aurait très probablement découvert, choisi et gardé, comme un Colbert ou un Louvois, ou accepté, subi et gardé, comme un Richelieu ; sous un roi constitutionnel, il serait certainement parvenu très vite au premier rang par les élections et les assemblées. Il est arrivé juste au moment où il ne pouvait jouer qu’un rôle horriblement difficile, et mal compris et suspect, quoique éclatant, et où il ne lui aurait servi à rien de vivre davantage. — La gloire littéraire n’est pas une compensation suffisante pour de tels hommes ; elle peut leur être une consolation. Cette consolation, Mirabeau mourant a pu pleinement en goûter la saveur flatteuse, décevante encore pour un ambitieux de sa taille, et un peu amère.

André Chénier §

I.
L’Hellène §

Aux premiers abords, et à un premier point de vue (qui peut-être est le vrai, et où nous finirons peut-être par nous arrêter), André Chénier apparaît dans le xviiie siècle comme un isolé. Il constitue comme un cas extraordinaire, et qui étonne. C’est un poète dans un siècle de prose, un « ancien » dans un siècle où les anciens ont cessé d’inspirer la littérature, un « grec » dans un temps où l’on est aussi éloigné que possible de ces sources antiques de l’art européen.

Est-ce un précurseur ? Est-ce un retardataire ? A coup sûr c’est un fourvoyé dans son siècle. On dirait un homme de la Pléiade né en retard. Autour de lui on goûte les anciens, sans doute, mais avec ce sentiment du progrès et cette certitude de supériorité qui fait de l’approbation une manière d’acquiescement et de la complaisance une forme de mépris intelligent. On les goûte en les corrigeant, et en montrant par l’exemple des modernes de quels chefs-d’œuvre ils étaient les premières ébauches, et quels merveilleux artistes ils devaient devenir dans les derniers de leurs disciples.

Chénier les goûte naïvement et cordialement, par un retour à eux, nom par un retour sur lui-même. Il est possédé de leur charme avec cette passion dont étaient pleins les hommes du xvie siècle à la première découverte du monde ancien. Son goût, très vif, trop peu remarqué, pour les écrivains du xvie siècle français, complète cette analogie. On voit bien qu’il se sent de leur famille. Il aime Rabelais. Il aime Montaigne. A la vérité il n’aime pas Ronsard, parce que son goût est plus pur que celui de Ronsard. Comme il goûte l’antiquité sans effort, la trace de l’effort, de la violence dans l’admiration, dans la prise de possession et dans le rapt de l’antiquité, qui est le propre de Ronsard, lui déplaît, sans doute, et l’effarouche. Mais s’il eût connu Joachim du Bellay, à coup sûr il l’eût, aimé, et certes il lui ressemble par beaucoup de traits. Revenir à l’inspiration antique sans avoir rien du mauvais goût de la Pléiade, c’était recommencer Malherbe avec moins de sécheresse, de rigueur, de pédantisme, et d’instincts belliqueux et proscripteurs ; et en effet il étudie Malherbe, l’annote et le commente, presque avec amour, avec respect, avec gratitude, et avec discernement. Un homme de la Pléiade averti, discret, judicieux, d’humeur aimable, et homme du monde plus qu’homme du collège, voilà André Chénier.

Ajoutez un homme de la Pléiade qui serait plus grec que latin. Une des erreurs de notre seizième siècle, qui savait du reste aussi bien la Grèce que Rome, a été d’imiter les Romains plus que les Grecs, et, nonobstant la Défense et illustration, de piller plutôt le Capitole que le Temple de Delphes. Chénier est grec plus profondément, plus intimement. S’il est latin, et beaucoup trop, dans ses Elégies, il n’est que grec dans ses Idylles, dans ses fragments épiques, qui sont ses vrais titres de gloire. Homère, Théocrite, Callimaque Bion, et l’Anthologie, voilà ses vrais maîtres, sans cesse relus, sans cesse médités, transformés en substance de son esprit. « Il est du pays », comme disait Voltaire de Dacier, et il a vécu au bord de la mer où a roulé Myrto.

Quelque chose lui en échappe, et précisément comme aux hommes de la Pléiade, le haut sentiment philosophique et religieux, le sens du mystère, qu’à leur manière ont eu les Grecs, comme tous les hommes qui ont été capables de méditation, et que les Grecs ont connu beaucoup plus, même, que les Latins. On ne trouvera pas dans Chénier un écho de Platon, qu’on peut trouver, avec un peu de complaisance, dans Joachim du Bellay, qu’on trouvera, du premier coup et sans chercher, dans Lamartine. C’est bien pour cela, remarquez-le, que Chénier s’inspire peu des tragiques athéniens, dépositaires et interprètes, si souvent, du sentiment religieux grec, et qui ont, si souvent, médité sur le secret obscur et effrayant de la destinée humaine. C’est la Grèce pittoresque, la Grèce des beaux rivages, des belles collines, des groupes gracieux autour d’une source, des théories harmonieuses le long de la mer retentissante, des chœurs dansants sur la montagne blanche, dans le ciel bleu, qui ravit son esprit, léger comme l’air léger des Cyclades.

Son horreur pour les poètes du Nord vient de là. Il déteste ces artistes « tristes comme leur ciel toujours ceint de nuages, sombres et pesants comme leur air nébuleux », et « enflés comme la mer de leurs rivages ». Fuyons de toutes nos forces « la pesante ivresse

De ce faux et bruyant Permesse
Que du Nord nébuleux boivent les durs chanteurs » ;

et ne respirons que les senteurs fines et délicates, l’odeur de bruyère et de thym qui vient, dans un murmure de flûte, des pentes de l’Hymette ou des ravins de Sicile.

Et, en effet, il a l’air, le goût et le parfum de la Grèce. Plus que tout autre poète français, il atteint, quelquefois, la largeur et la simplicité homérique, comme dans l’Aveugle, et (un peu moins) dans le Mendiant ; et aussi la grâce plus molle et plus parée, bien séduisante encore, des alexandrins, comme dans la Jeune Tarentine ; et surtout, ce qui plus que toute chose a été le propre des Grecs, et des Latins qui ont su les imiter, la ligne nette, souple et sobre, admirablement pure, déliée et élégante du bas-relief. Il parle de quadro, souvent, en songeant à ce qu’il fait, ou veut faire, de petits tableaux restreints, délicats, bien composés et fins. C’est plutôt de frises qu’il devrait parler, de groupes légers, sans profondeur, sans vigoureux relief, sans musculatures fortement accusées, sans expression de passions vives et puissantes, mais d’un dessin net, d’une précision élégante, d’un mouvement aisé et noble, s’enlevant légèrement et glissant avec grâce sur la blancheur et la finesse polie d’un marbre pur.

C’est proprement là son domaine, son originalité, son don secret, sa façon de voir les choses qui n’est à aucun degré celle des autres, le sentiment de beauté qu’il apporte avec lui, que ses prédécesseurs du xvie siècle n’ont eu qu’à moitié et par accident, et qu’il transmettra à d’autres.

C’est bien par là qu’au xviiie siècle, et il en eût été presque de même au xviie, il est isolé. Le sens du sobre, du discret, et de l’harmonieux, et du pittoresque, et surtout du sculptural, oh ! que voilà bien ce que n’avaient pas ces polémistes, ces pamphlétaires, ces idéologues, et ces poètes de salon, et ces romanciers d’alcôve, et ces experts en sensibilité bourgeoise du xviiie siècle ! Ce qu’il faut se figurer pour bien comprendre, c’est Fontenelle, Montesquieu, Crébillon père ou fils, Voltaire, Marivaux, Diderot surtout, Rousseau lui-même, et je parle de celui qui fut poète, non point, par conséquent, de celui qui a fait des vers, face à face avec l’Aveugle, la Jeune Tarentine, ou l’Oaristys. Il faudrait remonter, pour trouver qui le comprît ; remonter jusqu’à Racine et La Fontaine, et, par-delà, jusqu’à Ronsard, qui eût reconnu et salué, tout en la trouvant trop nue, et insuffisamment fastueuse, « la douce muse théienne ».

Aussi notez bien que cet isolement, il le sentait. Encore qu’il voulût rester longtemps inédit, il publiait, de temps en temps, quelques vers. Lesquels ? Les idylles antiques jamais. Les élégies voluptueuses, non pas tout à fait ; mais déjà un peu. Il les montrait à ses amis, aux bons du Pange, aux bons Trudaine. Mais ce qu’il donnait au public, peut-être, hélas ! le trouvant bon, à coup sûr le sentant dans le goût des contemporains, c’était le Serment du jeu de Paume et les Suisses de Châteauvieux ; et par cela seul qu’il songeait au public en écrivant ces poèmes, les pires défauts du temps en toute leur lamentable perfection, nous le verrons assez, s’y étalaient avec confiance. Seul dans sa chambre, entouré de ses chers livres grecs et latins, ne songeant qu’à satisfaire son intime penchant, il laissait la belle source grecque « se frayer murmurante un oblique sentier » et chanter délicieusement à ses oreilles.

Et pourtant disons bien tout, au risque de sembler nous contredire. Chénier est seul de sa valeur, de sa fine essence, de son sentiment délicat et sûr des choses grecques et de la beauté antique ; mais isolé, c’est aussi trop dire. Il y a, en cette fin du xviiie siècle, une véritable petite renaissance des études antiques, qui, certes, n’a pas créé Chénier mais dont Chénier a profité. On venait de retrouver Pompéi, et les esprits, non pas tous, recommençaient à se tourner de ce côté-là. Les Analecta de Brunck venaient de paraître, dont Chénier, qui connut Brunck personnellement, faisait son livre de chevet. Winckelmann, que Chénier a pu lire dans la traduction de Huber, donnait aux études sur l’art antique une forte impulsion, et communiquait son vif, un peu indiscret, mais salutaire enthousiasme. Et c’était les voyageurs en Grèce, Choiseul-Gouffier, Guys, ami de Mme de Chénier, avec qui Chénier s’est entretenu souvent, qui rapportaient de la terre sacrée des impressions et des souvenirs. Et, à l’écart, au milieu de ses médailles, de ses livres, et de ses dix mille fiches, le patient Barthélémy mettait la Grèce en mosaïque par petits morceaux numérotés. — C’était tout un petit monde grec, très passionné, très épris, un peu inaperçu en son temps, et de petit bruit dans la grande rumeur, mais qui faisait son œuvre, reprise et agrandie plus tard. Chénier a parfaitement connu cette société de grands travailleurs et de demi-artistes, et a parfaitement entendu ce petit bruit-là. Son originalité, à lui poète, a été d’aller de ce côté, où semblait être seulement un atelier d’érudits et un cabinet de « médaillistes », et d’y voir et d’y sentir une vraie renaissance, un retour au vrai classique français, et la tradition renouée.

Il l’a renouée lui-même très fortement, moins par les « imitations » et traductions proprement dites que par l’air et le ton vrai. Ce serait une sottise ou une plaisanterie de vouloir retrouver toute la Grèce dans André Chénier, et il y a toute une partie de l’art grec, et qui n’est pas la moins grande, où il n’est nullement entré, mais il a eu en toute perfection le sens de l’épique, et de l’idyllique des Hellènes, le sens d’Homère, de Callimaque et de Théocrite. Il a compris la Grèce comme un Romain très intelligent des choses grecques la comprenait, comme l’entendaient un Catulle, un Horace, un Tibulle, un Properce, et, à dessein, tout en le nommant, j’évite un peu d’ajouter Virgile. Il a touché à Chio, à Alexandrie et à la Sicile, et s’est comme promené autour d’Athènes, à quelque distance, sans y entrer. Encore pratique-t-il Aristophane, et le goûte, et l’imite souvent. Précisément, c’est qu’Aristophane, avec tant de dons, si divers, de génie poétique, Aristophane grand humoriste, grand fantaisiste, grand lyrique, idyllique charmant à la rencontre, ne connaît pas ou ne saurait atteindre la grande poésie philosophique et religieuse, les hauts et purs sommets de l’imagination humaine ; et Chénier pouvait entrer en commerce avec Aristophane. Ce n’était pas le sol attique qui lui était interdit ; mais c’était du moins le cap Sunium.

Tel il a été, extrêmement original en son temps, sinon par sa faculté créatrice, du moins par son goût, par son tour d’esprit, par la direction de ses recherches et par le choix de son imitation. Imitateur, soit, mais qui imitait ce dont personne, sauf les voyageurs et les savants, ne se souciait.

Et maintenant, comme personne n’est un, et comme personne n’est vraiment original, un autre Chénier nous attire, qui, lui, fut tout à fait de son temps, et peut-être trop.

II.
Chénier Français du dix-huitième siècle §

Chénier est né à Constantinople, mais il a été élevé en France et a passé sa jeunesse à Paris de 1780 à 1791 ; sa mère est née grecque, mais c’est une Parisienne qui préside un salon littéraire où trône Lebrun. C’est beaucoup que Chénier, mort si jeune, ait entrevu et même embrassé un autre horizon que celui de l’Almanach des muses ; mais qu’il eût échappé à l’influence de ce qu’on appelait en 1780 la poésie française, ce serait chose prodigieuse, et à la vérité il n’y a pas échappé. — Un homme écrit trois pages dans sa matinée, l’une pour lui, impression, sensation, réflexion ou souvenir ; l’autre, billet à une belle dame chez laquelle il a dîné la veille et qui se connaît en beau style ; l’autre, lettre à un ministre ou conseiller d’État. Ces trois pages ne se ressemblent aucunement : l’une a été écrite par l’homme, l’autre par l’homme du monde, et la troisième par l’homme officiel. Il y a dans Chénier de la poésie, de la poésie mondaine, et de la poésie officielle.

De ces deux dernières la première est bien mêlée, souvent bien mauvaise, et la seconde, fréquemment, ne laisse pas d’être à faire frémir. C’est le goût du temps qui agit, et qu’il inspire parce qu’il faut le satisfaire. La poésie mondaine, la poésie élégante de ce temps est spirituelle, un peu fade et extrêmement tourmentée. C’est une rhétorique laborieuse et périlleuse où l’on procède par trouvailles rares et rencontres extraordinaires d’expressions imprévues ou de syntaxes surprenantes. « Il est beau, quand le sort nous plonge dans l’abîme, de paraître le conquérir » : voilà du Lebrun. « Conquérir un abîme » : voilà une expression trouvée, et que ne trouverait pas le premier venu. Chénier a ce style. Il dira, même dans un fragment antique :

…… et j’étais misérable
Si vous (car c’était vous) avant qu’ils m’eussent pris
N’eussiez armé pour moi les pierres et les cris.

Armer les pierres et les cris, c’est-à-dire s’armer de pierres et crier pour se faire craindre, voilà tout à fait l’élégance, un peu bien pénible et torturée, de 1780.

Ajoutez-y la fadeur, c’est-à-dire je ne sais quelle grimace du sentiment qui en marque la recherche et en trahit la parfaite absence. Un berger qui dit à une bergère :

Et devant qui ton sexe est-il fait pour trembler ?

est bien un berger de 1780.

Enfin l’abus, je dirai même l’usage de l’esprit dans les choses de sentiment, est ce qui jette sur toute poésie amoureuse la plus sensible impression de froideur. Chénier est un amoureux trop spirituel. Faire parler la lampe de sa maîtresse infidèle, c’est déjà un tour trop ingénieux ; mais c’est montrer qu’on n’aime point, et dès lors que nous importent vos amours, que de lui faire dire, en conclusion : « On m’éteignit ;

Je cessai de brûler ; suis mon exemple : cesse.
On aime un autre amant, aime une autre maîtresse.
Souffle sur ton amour, ami, si tu me croi,
Ainsi que pour m’éteindre elle a soufflé sur moi.

La chute en est jolie, et peut-être admirable ; mais à coup sûr elle n’est pas amoureuse.

Toutes les élégies ne sont pas, certes, écrites continûment de cette sorte. Mais l’impression générale en est au moins tiède. C’est un ambigu assez curieux, assez adroit aussi, mais quelquefois assez étrange, de l’ardeur sensuelle des Latins, ardeur qui s’excite et s’entraîne avec de très grands efforts, et des grâces un peu mignardes du xviiie siècle, mélange bizarre, quoique assez habilement dissimulé, de Lesbie et de Pompadour. — Voilà pourquoi, sans que je veuille entrer ici dans l’histoire très obscure des amours d’André Chénier, il est si difficile de savoir à qui s’adressent ces adorations composites et pour qui fut bâti ce temple de Cythère d’architecture hybride. Est-ce à des courtisanes ou à de grandes dames que parle, ou que songe Chénier ? On ne sait trop, et dans la même pièce le ton de l’homme de cour, et le ton du Catulle ou du Properce s’entremêlent ou s’entre-croisent. Une dame pourrait dire : « Pardon, Monsieur, en ce moment est-ce l’homme du monde qui parle, ou si c’est le poète latin ? » Et jamais, sauf peut-être une strophe à Fanny, ce n’est « le cœur vraiment épris » et passionné.

Pour se rendre compte de tout ce qu’il y a là d’agréablement factice, mais de factice, il faut, après une lecture de ces Elégies franco-romaines, lire notre grand élégiaque Musset, ou Henri Heine ; et je ne dis point Lamartine, parce que je ne veux comparer Chénier élégiaque qu’à ceux qui, sensuels comme lui, ont bien comme lui écrit l’élégie sensuelle, sans la rehausser par un grand sentiment ou un grand rêve, mais en tirant du trouble des sens toute la vraie poésie, anxieuse, douloureuse, tragiquement frémissante, qu’il peut contenir, et qu’il contient en effet chez ceux qui l’éprouvent.

Et je ne cherche pas à éviter la Jeune Captive. Je reconnais qu’elle est charmante. Un procédé très heureux, que Chénier a employé plusieurs fois103, est ici d’un effet excellent : faire parler le héros principal du poème avant de l’avoir présenté ou annoncé au lecteur. Ailleurs ce n’est qu’un procédé, ici il y a un grand air de vérité, et la scène se fait toute seule en l’esprit du lecteur. Nous sommes dans une prison ; d’un coin sombre une voix s’élève, murmurante, qui peu à peu se fait plus distincte ; un prisonnier écoute, se rapproche, entend, finit par voir la prisonnière, et pleure avec elle.

Et des traits exquis que je n’ai pas, parce qu’ils sont dans toutes les mémoires, la sotte pudeur de ne pas répéter : « Je ne veux point mourir encore ! — Je plie et relève ma tête. — L’Illusion féconde habite dans mon sein. — J’ai les ailes de l’espérance. — Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux » ; et merveilleusement opposés l’un à l’autre en demi-chute et en chute de strophe : « Je veux achever mon année… Je veux achever ma journée. »

Mais la Jeune Captive n’est cependant pas dénuée de toute rhétorique, cette série d’images trop voisines les unes des autres (l’épi, le pampre, le printemps, la moisson, la rose à peine ouverte) est un développement, et un développement qui allait devenir un peu languissant au moment qu’il s’arrête. Il s’arrête ; mais on a eu le temps d’être inquiet. Chénier avait déjà composé ainsi dans sa pièce À mademoiselle de Coigny : « Blanche et douce colombe… »« Blanche et douce brebis… » Rien de plus dangereux que cette méthode, parce que rien n’est plus facile. Le lecteur tourne la page, dans la crainte, ou le malicieux désir, de voir s’il ne viendra pas un : « Blanche et douce gazelle… » Le trait final lui-même de la Jeune Captive sinon la dépare, du moins ne va pas sans l’affaiblir. Il n’est pas assez grave ; on y voit comme se dessiner vaguement une révérence trop correcte et un sourire trop accompli.

Et, comme elle, craindront de voir finir leurs jours
Ceux qui les passeront près d’elle,

n’est point, si vous voulez, un madrigal, mais il en a bien un peu le tour et le geste. On n’est pas impunément du siècle de Boufflers. Lamartine lui-même, une ou deux fois, et Victor Hugo, se ressentiront d’y être nés, ou d’avoir connu des gens qui en étaient.

Quant à ses poésies officielles et destinées à la publication, on voudrait qu’elles ne fussent pas d’André Chénier. L’Hymne à la France est bien d’un écolier de Lebrun. C’est un modèle du style classique en honneur au xviiie siècle. Il est presque tout en descriptions mesquines, menues et coquettes, et en périphrases élégantes. C’est là qu’on voit les canaux qui « joignent l’une et l’autre Théty » ; et « les vastes chemins départis en tous lieux » ; et le poète cherchant un asile obscur où « sa main cultivatrice recueillera les dons d’une terre propice ». C’est là qu’on peut admirer :

« … Ces réseaux légers, diaphanes habits,
Où la fraîche grenade enferme ses rubis. »

Aux collectionneurs de périphrases classiques je ne puis me tenir de signaler, au moins en note, une pièce rare. C’est le concierge de Camille :

Ma Camille, je viens, j’accours, Je suis chez toi.
Le gardien de tes murs, ce vieillard qui m’admire,
M’a vu passer le seuil, et s’est mis à sourire.

Le style par abstraction s’y rencontre aussi avec toute l’énergie et tout le relief qu’on lui connaît :

J’ai vu dans tes hameaux la plaintive misère,
La mendicité blême, et douleur amère.

Le Jeu de Paume, qui a du souffle, et, quoique trop long et surchargé, une certaine grandeur de composition, est bien difficile à goûter de nos jours. Il nous faudrait nous faire le tour d’esprit de Casimir Delavigne pour admettre ces apostrophes multipliées : « Ô France !… ô Raison !… ô soleil !… ô jour !… ô peuple !… hommes !… Salut, peuple français… » ; ou cet emploi vraiment indiscret de l’interrogation :

Aux bords de notre Seine
Pourquoi ces belliqueux apprêts ?
Pourquoi vers notre cité reine,
Ces camps, ces étrangers, ces bataillons français… ?
De quoi rit ce troupeau ?…….

Et l’on souffre encore de tant de souvenirs mythologiques mal accommodés à la description de scènes révolutionnaires. Rien de plus étrange, je veux dire rien de plus naturel aux yeux des contemporains, que ce Tiers-État comparé à Latone « déjà presque mère » courant la terre pour « mettre au jour les dieux de la lumière », et dont la salle du Jeu de Paume « fut la Délos ».

L’Hymne sur les Suisses de Châteauvieux a un début éloquent et d’une redoutable ironie ; mais voilà bientôt que la mythologie et les réminiscences classiques viennent tout refroidir et tout gâter, jusque-là qu’il faut que les Suisses de Collot d’Herbois remplacent dans le ciel la chevelure de Bérénice, parce que les poètes chantaient autrefois la chevelure de Bérénice et qu’ils chantent maintenant les Suisses de Châteauvieux. C’était le bel air des choses en ce temps-là. Dans une ode sur le vaisseau le Vengeur, le fils de Calliope devait apparaître, au sommet glacé de Rhodope. Rien de plus glacé. Mais c’était la poésie élevée, noble, et non « familière », telle qu’on la comprenait autour de Chénier. Il prenait Lebrun pour son maître, et Marie-Joseph Chénier pour son frère. Mais en vérité, quand il se donnait tant de mal pour écrire dans le grand goût, il réussissait à se tourner le dos à lui-même.

III.
Chénier poète philosophe §

Il rêvait de très grandes destinées poétiques, et de devenir tout différent de ce qu’il était, et un tel maître poète que tout ce que nous avons de lui n’eût plus passé que pour études préliminaires ; et ce qu’il a rêvé, je ne doute pas qu’il ne l’eût accompli. Cet « antique » était, par ses idées, par les penchants les plus impérieux de son esprit, par une partie au moins, très considérable, de ses études, le plus éveillé et le plus hardi des modernes. Il aimait infiniment les sciences et la philosophie scientifique, avait une doctrine, mal arrêtée encore, mais qui se rapprochait du matérialisme, ou plutôt du naturalisme, adorait Lucrèce, savait Buffon par cœur ; et certes nous voilà maintenant bien loin du pur hellène, et en plein courant du xviiie siècle.

Il voulait profiter des découvertes de la science moderne, et écrire en vers ce poème du monde que Buffon venait d’écrire en prose. C’est bien ici qu’on voit l’influence puissante que Buffon a exercée sur cette fin de siècle, et autant sur l’esprit littéraire que sur l’esprit scientifique de cette époque. Traduire Buffon en vers a été l’ambition de trois poètes distingués de la fin du xviiie siècle, de Fontanes, de Delille et d’André Chénier. Chénier le proclame avec une pleine sincérité et naïveté d’admiration :

Souvent mon vol armé des ailes de Buffon
Franchit avec Lucrèce, au flambeau de Newton,
La ceinture d’azur sur le globe étendue…..

Dans les plans et projets relatifs à Hermès que nous possédons, nous trouvons des pages entières qui ne sont que des résumés de la « genèse », de la géologie, de l’embryologie, et même de l’anthropologie de Buffon104. Il n’est pas jusqu’à cette idée que j’ai signalée dans Buffon, de la constitution forcément aristocratique de l’humanité, toujours guidée par les grands hommes de pensée et de savoir, ne pouvant se passer d’eux, et valant, vivant même par eux seuls, qui ne dût se retrouver, magnifiquement illustrée, dans l’Hermès105. A cela il eût ajouté un peu de Lucrèce, pour la partie irréligieuse106 ; car Chénier était irréligieux, et Hermès l’eût été, et ce semble un peu de Rousseau pour ce qui aurait eu trait à la première constitution des sociétés107.

Le poème eût été beau sans doute, et d’une singulière grandeur. En tout cas, et, si j’en parle, ce n’est que pour montrer le sens poétique, l’instinct et le flair sûr d’André Chénier au milieu même du faux goût dont il n’a pas laissé de recevoir la contagion, ce poème aurait eu cela de vrai, de vivant, de non artificiel, qu’il eût résumé la pensée du siècle où il aurait paru, qu’il nous eût donné dans un grand tableau la conception du monde et de l’humanité telle qu’elle était, plus ou moins précise, dans les esprits de ce temps. Or un grand poème est grand pour beaucoup de raisons diverses, mais d’abord à cette condition-là, et à cette définition répondent aussi bien l’Ennéide que l’Iliade et le Paradis Perdu que la Divine Comédie. Je ne sais donc si l’Hermès eût été un des grands poèmes de l’humanité, mais je vois qu’il en courait le risque et qu’il en prenait le chemin.

Peut-être eût-il été, à notre goût, décidément trop scientifique et « matérialiste » au sens purement littéraire du mot. N’oublions pas, car je crois que nous nous en sommes aperçus, que Chénier, à tout prendre, n’a pas infiniment d’imagination ni beaucoup de sensibilité. Son imagination a besoin d’aide, du secours d’un beau vers antique ; c’est une belle et très pure répercussion. Sa sensibilité est de courte verve et de sobre effusion. Il aurait donc sans doute, et les quelques fragments qu’il a écrits semblent l’indiquer, décrit, admirablement décrit, car en cette affaire son talent est prodigieux, mais peu animé, peu échauffé et nourri de flamme, ce vaste sujet. Il aurait peu trouvé ces imaginations, « ces visions » qui transforment, au risque de la dénaturer un peu, mais qu’importe quand on écrit un poème ? la vérité scientifique en idée poétique. Un exemple, car ces procédés de poètes, ou bien plutôt ces trouvailles, se sentent très bien et ne se définissent guère. Chénier dit dans un fragment de l’Hermès :

Je vois l’être et la vie et leur source inconnue,
Dans les fleuves d’éther tous les mondes roulants.
Je poursuis la comète aux crins étincelants,
Les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances ;
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses…
En moi leurs doubles lois agissent et respirent ;
Je sens tendre vers eux mon globe qu’ils attirent ;
Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour.

Sans doute voilà de très beaux vers, à la fois exacts et d’un très vigoureux relief. Mais Musset écrit quelque part, et certes dans un poème indigne de contenir cette page :

J’aime ! — voilà le mot que la nature entière
Crie au vent qui l’emporte, à l’oiseau qui le suit,
Sombre et dernier soupir que poussera la terre
Quand elle tombera dans l’éternelle nuit !
Oh ! vous le murmurez dans vos sphères nacrées,
Étoiles du matin, ce mot triste et charmant !
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
A voulu traverser les plaines éthérées
Pour chercher le soleil, son immortel amant ;
Elle s’est élancée au sein des nuits profondes ;
Mais un autre l’aimait elle-même ; et les mondes
Se sont mis en voyage autour du firmament.

Ce don de jeter une âme à travers les choses, et de faire d’une loi physique une pensée, un sentiment ou une passion, voilà peut-être ce qui aurait manqué à Chénier. Le symbolisme peut être, ou devenir, une manie ; mais encore est-il que Chénier n’en a pas même été menacé.

Cependant c’était là un beau projet, et dont le seul essai eût comme renouvelé André Chénier. Il l’eût renouvelé, je le crois assez ; car il le forçait de devenir comme le contraire ou au moins l’inverse de ce qu’il avait été jusque-là. Ce qu’il y a de très intéressant dans l’Invention, qu’il faut considérer comme la préface de l’Hermès, c’est que Chénier, dans ce manifeste littéraire, ou dans cette poétique, comme on voudra, conseille, promet et se promet d’être en art ce qu’il n’avait nullement été jusque-là, et ce qu’on ne pouvait guère prévoir qu’il dût, ou seulement qu’il voulût devenir.

Se faire ou rester un ancien, latin ou grec, créer et entretenir en soi une âme et un esprit antique, avoir, et facilement et comme spontanément par l’accoutumance, les sentiments et le tour d’esprit d’un Ionien ou d’un Sicilien, et non seulement les sentiments, mais les sensations à la manière antique, voir les choses avec leur couleur, et surtout avec leur contour, comme les voyait un ancien du siècle de Périclès ou de l’âge d’Auguste, et entendre, et peut-être goûter de la même façon, et trouver la même forme aux montagnes, le même bruit au flot, le même parfum aux fleurs et la même saveur au baiser ; instinct personnel, atavisme, éducation, ou tour de force de génie artificiel, ç’avait été le propre caractère tant du peintre de l’Aveugle que de l’amant de « Camille » ou de « Fanny ».

— Et maintenant ce qu’il recommande, c’est d’être inventeur, avant toute chose, « aux seuls inventeurs la vie étant promise » ; c’est de ne plus « avoir les seuls anciens pour Nord et pour étoile » ; c’est de ne plus « les côtoyer sans cesse » ; c’est de ne plus « dire et dire cent fois ce que nous avons lu » ; c’est de ne pas croire « qu’un objet né sur l’Hélicon a seul de nous charmer pu recevoir le don » ; et « qu’on a tout dit et que tout est pensé » ; c’est de savoir regarder et comprendre « la Cybèle nouvelle » qui s’est révélée aux hommes ; c’est de puiser une inspiration nouvelle, et qui, suivant les pas de la science humaine, pourra être indéfinie, dans le tableau déroulé devant nous des choses telles qu’elles sont maintenant, c’est-à-dire telles que les yeux modernes ont appris à les voir.

Mais les anciens, qu’en faut-il donc faire ? — Ils restent nos maîtres, mais les maîtres de notre forme, non plus de notre pensée, et non plus ni de notre cœur ni de notre esprit, mais de notre plume. Pour cet usage et ce profit gardons-les soigneusement, et avec amour. Qu’ils nous apprennent à écrire avec netteté, avec force et avec éclat, et qu’on croie bien qu’eux seuls, d’ici à longtemps, peuvent nous donner cet enseignement et cet exemple. Qu’on les pratique donc, non pour les contrefaire, mais pour faire, aussi bien qu’eux, autre chose. — -Et voilà la nouvelle pensée d’André Chénier, comme son nouveau dessein, et elle ressemble à l’ancienne en ce que la préoccupation de l’antique y est encore, mais si bien tournée à un autre but, que c’est toute la conception d’André Chénier qui s’est comme renversée. L’aimable poète qui jusque-là sur des pensers anciens faisait des vers quelquefois un peu jeunes, a pour but désormais et pour maxime :

Sur des pensers nouveaux faire des vers antiques.

De telle sorte que, comme je l’ai fait prévoir, il y a bien au moins trois Chéniers, l’un antique dans sa pensée et dans sa forme ; l’autre contemporain de ses contemporains par sa manière de penser et de sentir, et celui-là d’une forme un peu incertaine et flottante, quoique encore soutenu souvent par l’imitation de l’antique ; le troisième enfin, qui voulait naître, et dont nous ne connaissons que les promesses, et qui, sauf la forme, que du reste il eût certainement été forcé de modifier tout en la gardant forte et pure, prétendait bien dépasser le premier et oublier complètement le second.

Seulement, de ces trois Chéniers, le troisième n’est intéressant que comme indication de tendances, et promesses, et déjà demi-puissance de renouvellement ; et dans toute étude sur André Chénier c’est bien toujours aux deux autres qu’il en faut revenir.

IV.
Œuvres en prose §

Les œuvres en prose d’André Chénier ne dépassent pas la mesure d’un beau talent ordinaire de polémiste ; et tout en faisant honneur au génie d’André Chénier en font encore plus à son caractère. Il a brillamment soutenu de 1789 à 1793 la cause de l’ordre, de la raison et de la justice ; il a parfaitement mérité l’échafaud, et voilà, sans lui faire beaucoup de tort, à quoi l’on pourrait borner l’appréciation de ses articles et pamphlets.

Si l’on voulait plus de détails, je dirais que ce qui frappe en lisant ces pages, c’est le caractère sain et pur de la langue. André Chénier a quelque chose, on l’a vu, de la déclamation de l’époque révolutionnaire dans ses vers officiels et de circonstance. Il n’en a absolument aucune trace, ce qui surprend, mais agréablement, dans ses articles. Ils sont écrits, à très peu près, dans la langue sévère et sobre du xviie siècle. Vigoureux du reste, et souvent d’un beau mouvement, ils sentent l’homme qui deviendrait très facilement orateur, et qui, dit-on, à ses heures, l’était en effet. Élève de Buffon et de Rousseau, à tant de titres, il l’est aussi de Mirabeau, et la longue phrase périodique (un peu trop longue peut-être) s’étale et se déroule dans ses brochures, comme dans les plus courts écrits de Mirabeau, avec une ampleur assez imposante. Rappelez-vous une page de Mirabeau, à peu près au hasard, car il n’a pas, et c’est son défaut, en plus d’un style, et lisez cette page de Chénier, qui du reste vaut qu’on la lise :

« Si les représentants du peuple ne sont point interrompus dans l’ouvrage d’une constitution, et si toute la machine publique s’achemine vers un bon gouvernement, tous ces faibles inconvénients s’évanouissent bientôt d’eux-mêmes par la seule force des choses, et on ne doit point s’en alarmer ; mais si, bien loin d’avoir disparu après quelque temps, l’on voit les germes de haines publiques s’enraciner profondément ; si l’on voit les accusations graves, les imputations atroces se multiplier au hasard ; si l’on voit surtout un faux esprit, de faux principes fermenter sourdement et presque avec suite dans la plus nombreuse classe de citoyens ; si l’on voit enfin aux mêmes instants, dans tous les coins de l’Empire, des insurrections illégitimes, amenées de la même manière, fondées sur les mêmes méprises, soutenues par les mêmes sophismes ; si l’on voit paraître souvent, et en armes, et dans des occasions semblables, cette dernière classe du peuple, qui, ne connaissant rien, n’ayant rien, ne prenant intérêt à rien, ne sait que se vendre à qui veut la payer ; alors ces symptômes doivent paraître effrayants. »

Ce ton oratoire, très soutenu, qui était du reste le ton ordinaire dont on usait alors toutes les fois qu’on parlait politique, mais qui seulement chez les hommes de mérite et d’éducation littéraire devenait un style, est, chez André Chénier, imposant, élevé et de grande allure. Quelquefois (encore que très rarement) il touche à la vraie et grande éloquence, et rappelle la dialectique enflammée des Provinciales. Ce qui suit, avec plus de relief, de verdeur et quelque chose de plus dru dans l’expression, serait une page de Pascal :

« Ils déclarent abhorrer ces mots d’ordre, d’union et de paix, parce que, disent-ils, c’est le langage des hypocrites. Ils ont raison. Il est vrai, ces mots sont dans la bouche des hypocrites ; et ils doivent y être, car ils sont dans celle de tous les gens de bien ; et l’hypocrisie ne serait plus dangereuse et ne mériterait pas son nom, si elle n’avait l’art de ne répéter que les paroles qu’elle a entendues sortir des lèvres de la vertu… C’est ainsi que certains démagogues se revêtent d’une autorité censoriale et distribuent des brevets de civisme, de la même manière que certaines gens dans tous les pays ont dit, disent et diront que vouloir les soumettre aux lois, c’est attaquer le ciel même et être ennemi de Dieu et de la vertu. »

Parfois enfin, mais plus rarement encore, cette puissance un peu diffuse d’ironie se ramasse en un trait vif et acéré et qui part en sifflant. Je dis que cela est tout à fait rare. En général, Chénier n’a pas le trait, et du reste, ne le cherche pas. Cependant on n’est pas aussi bien doué que Chénier, et tout fulminant d’honnête colère, et contemporain de Chamfort, sans trouver quelquefois une épigramme souple, brillante et aiguë. En voici : « Il est incontestable que, tout pouvoir émanant du peuple, celui de pendre en émane aussi ; mais il est bien affreux que ce soit le seul qu’il ne veuille pas exercer par représentant » — « Je reconnais là cet honneur de corps, l’éternel apanage de ceux qui trouvent trop difficile d’avoir un honneur qui soit à eux. » — Mais Chénier a trop peu de ces vives saillies pour un journaliste. Il est convaincu, vigoureux, élevé, éloquent, écrivain pur, le tout avec un peu de monotonie. On lira toujours ses œuvres en prose, parce qu’il a laissé de beaux vers.

V.
L’écrivain §

À s’en tenir simplement aux questions de style, Chénier, si peu inventeur en tout autre chose, est un véritable créateur. Nous ne dirons plus un mot, bien entendu, ni des « poésies officielles » ni même des Elégies, où il est très rare, quoique cela arrive, de trouver une expression neuve, originale et jaillie de source. Mais il faut étudier, et de très près, le style des Idylles et des fragments épiques. Il est d’une nouveauté et d’une fraîcheur souvent merveilleuses. Il est la création naturelle d’un homme qui a gardé dans l’oreille et comme mêlée à ses sens la modulation de ces langues anciennes qui étaient des musiques. Le principal mérite de cette langue de Chénier, auquel on pourrait ramener toutes les autres, c’est en effet la qualité du son. La langue française s’assourdissait depuis Racine. Ternie par les abstractions et les formules, elle était surtout éteinte par les mots lourds, sourds et secs. « L’heureux choix de mots harmonieux », et, plutôt encore, la disposition harmonieuse des mots mélodieux était chose oubliée et désapprise. La langue de Rousseau, remarquez-le, est beaucoup plus nombreuse, et rythmée, que mélodieuse à proprement parler. Elle ne laisse pas d’avoir, relativement, quelque chose de compact encore et de trop solide. Les sonorités légères et cristallines de La Fontaine, l’air circulant au travers des alexandrins, la note détachée, la phrase musicale, trop courte encore, mais ayant son dessin très net et très sensible à l’oreille, voilà ce qu’en remontant jusqu’au xviie siècle, je cherche avant Chénier sans le pouvoir trouver.

Les vers sont faits pour être retenus, et pour nous accompagner en chantant dans notre tête, quand nous allons nous promener. Les vers latins, les vers grecs ont presque tous cette vertu ; les vers français ne l’ont pas toujours. Il n’y a que Ronsard, du Bellay, Malherbe, Racine, La Fontaine, puis Chénier, puis Lamartine, Hugo, Vigny et Musset qui aient eu le don d’en écrire beaucoup de tels. Les vers « amis de la mémoire », comme a dit excellemment Sainte-Beuve, sont seuls, à proprement parler, des vers, parce que, s’ils sont amis de la mémoire, c’est qu’ils sont amis de l’oreille.

Chénier avait cette faculté poétique, qui n’est pas toute la poésie, et tant s’en faut, mais qui en est une partie essentielle, à un degré tout à fait supérieur et extraordinaire. Grâce à elle, il réussissait surtout au morceau descriptif et au fragment épique. Ce sont ses deux talents indiscutables. Je ne rappelle pas le début de l’Aveugle, ni la Jeune Tarentine, à tous les égards le chef-d’œuvre d’André Chénier. Mais dites-vous à haute vois ces quatre vers :

Mais l’onde encor soupire et sait le rappeler ;
Sur l’immobile arène il l’admire couler,
Se courbe, et s’appuyant à la rive penchante,
Dans le cristal sonnant plonge l’urne pesante.

Et pour ce qui est du talent épique, rappelez-vous cette mort d’Hercule, que Victor Hugo, déjà guidé par son instinct épique, saluait avec admiration en 1819 :

…….Il monte. Sous nos pieds
Étend du vieux lion la dépouille héroïque.
Et l’œil au ciel, la main sur sa massue antique,
Attend sa récompense et l’heure d’être un Dieu.
Le vent souffle et mugit, le bûcher tout en feu
Brille autour du héros, et la flamme rapide
Porte au palais divin l’âme du grand Alcide.

Et voilà pourquoi j’ai tant insisté sur l’Hermès, qui n’a pas été écrit. C’est qu’un grand poème scientifique et philosophique sur l’histoire du monde comporte et réclame surtout le talent descriptif et le génie épique, et qu’à ces deux titres personne plus que Chénier n’était capable de conduire brillamment l’histoire du monde depuis

L’Océan éternel où bouillonne la vie.

jusqu’à cette conquête du monde par les races civilisées, par le génie scientifique, que n’émeut pas et n’arrête point

Des derniers Africains le cap noir de tempêtes.

VI.
Le versificateur §

On a beaucoup exagéré l’invention rythmique d’André Chénier, la réforme, la révolution rythmique apportée par André Chénier dans la versification française. Il était en cela très loin du but, je dis de celui-là même qu’il cherchait. Il s’essayait ; il brisait le rythme uniforme de la versification de son temps ; il ne s’en était pas encore fait un qui lui fût personnel. Il n’était encore qu’un insurgé, il n’était pas encore un conquérant.

En cela, comme en autre chose, et ce n’était pas un mauvais chemin, il remontait à la Pléiade, et retrouvait cette liberté de coupes que Ronsard et ses amis, un peu indiscrètement, avaient pratiquée. Mais la liberté de coupes n’est nullement par elle seule une invention de rythmes heureux ; elle permet seulement d’en trouver. Que le vers « n’ose pas enjamber », cela est très déplorable ; mais qu’il ose enjamber, cela ne suffit pas à le rendre beau ; il faut qu’il enjambe en sachant pourquoi.

Un rythme est l’expression d’une pensée, — ou l’image d’un sentiment, — -ou la peinture soit d’une forme, soit d’un mouvement. Tout rythme, toute coupe exceptionnelle, ne doit être risquée que pour donner la sensation de quelque chose, pensée, sentiment, mouvement ou forme, qui soit, aussi, extraordinaire, et pour en donner la sensation exacte. D’une part, donc, hasarder une coupe exceptionnelle sans raison appréciable au lecteur, n’est pour lui qu’un heurt inutile, et partant un déplaisir ; — d’autre part multiplier les coupes exceptionnelles inutiles finit par faire perdre de vue toute espèce de rythme et par donner la pure sensation de la prose, comme dans l’Albertus de Gautier, et la plupart des vers de Baïf ; — et enfin risquer une coupe exceptionnelle, à dessein, avec une raison, pour un effet, mais ne pas atteindre cet effet, parce qu’on n’a pas trouvé le rhythme juste qui le devait produire, c’est un contre-sens rythmique.

Ces trois défauts ne laissent pas d’être fréquents dans Chénier. Il a deux procédés coutumiers de coupes exceptionnelles, le rejet monosyllabique et la coupe 9-3 (neuf syllabes sans arrêt, puis trois). Ce sont des coupes très exceptionnelles, très risquées ; il en abuse. Elles sont dans son oreille, une fois pour toutes ; elles ne sont pas dans sa sensation actuelle, au moment même où il veut peindre quelque chose, et s’imposant à lui pour le peindre ; et partant elles sont plutôt un procédé qu’une inspiration.

Quelquefois, quoique plus rarement, la multiplicité des coupes exceptionnelles ramène le vers à la prose pure :

La liberté du génie et de l’art
T’ouvre tous ses trésors. Ta grâce auguste et fière
De nature et d’éternité
Fleurit. Tes pas sont grands. Ton front ceint de lumière
Touche les cieux. Ta flamme agite, éclaire,
Dompte les cœurs La liberté……

C’est presque un jeu d’écolier qui s’émancipe d’amener ainsi qu’il suit un rejet ambitieux :

Strophe XI.
L’Enfer de la Bastille à tous les vents jeté
Vole, débris infâme et cendre inanimée ;
Et de ces grands tombeaux, la belle Liberté
Altière, étincelante, armée.
Srophe XII.
Sort ! — …..

Enfin sa coupe exceptionnelle ne dit pas toujours ce qu’elle veut dire. Dans l’exemple précèdent, ni vole, ni sort, à les prendre en eux-mêmes seulement, ne sont très heureux. Ce n’est pas un monosyllabe sec qui exprime bien la fuite et la dispersion dans le vent de la fumée et de la cendre d’un château fort incendié. Il exprimerait mieux une flèche dardée ou une fusée qui file. — Ce n’est pas un monosyllabe sec qui exprime l’apothéose de la Liberté se dressant et planant sur les ruines. Trois syllabes y conviendraient mieux. — De même dans cette peinture des élections de 1789 :

Tous à leurs envoyés confieront leur pouvoir.
Versailles les attend. On s’empresse d’élire ;
On nomme. Trois palais s’ouvrent pour recevoir
Les représentants de l’Empire.

Cette cheville en rejet est une lourde faute et je m’y arrête point, de peur d’y trouver du burlesque. Longtemps Chénier n’eut, ni dans ses alexandrins, ni dans ses vers lyriques, le sentiment de la période poétique. Son style en prose est périodique, son style en vers ne l’est nullement, à l’ordinaire. Comme il était doué, comme il adorait les anciens, et comme il faisait des vers latins, il la cherchait, cette période en vers, et on le voit s’y essayer souvent. Ses essais furent longtemps malheureux. Sa strophe du Jeu de Paume est longue, lourde et pénible. Ces dix-neuf vers, dont dix alexandrins, sept octosyllabes et deux décasyllabes, combinés de telle sorte que tantôt deux alexandrins tombent sur un octosyllabe, tantôt un alexandrin sur deux octosyllabes, tantôt trois alexandrins sur un octosyllabe, tantôt un alexandrin sur un décasyllabe, ne sont pas un rythme pour une oreille française ; c’est une méthode, au contraire, pour rompre continuellement le rythme à mesure qu’il commence à se dessiner, pour dérouter l’oreille dès qu’elle s’apprête à suivre une courbe mélodique. Elle y renonce, et on lit tout le Jeu de Paume avec cette sensation, bien contraire au dessein de l’auteur, qu’il est écrit en vers libres.

Vers la fin de sa carrière il trouva la période poétique, en vers lyriques du moins, c’est-à-dire qu’il trouva la strophe pleine, nettement coupée et soutenue, dans Charlotte Corday et dans la Jeune Captive.

Il trouva aussi, car il peut passer pour en être presque l’inventeur, un rythme agile, nerveux et bondissant qui est d’un merveilleux effet dans l’invective et qu’il a manié tout à fait en maître. C’est ce qu’il appelle l’Iambe. Ceci est véritablement une petite conquête. « L’Iambe » consiste dans l’entrelacement régulier et continu de l’alexandrin à rime féminine et de l’octosyllabe à rime masculine. Cela existait dans la versification française, mais en strophes. Deux alexandrins et deux octosyllabes, rimes croisées, formaient une strophe ; puis, après un fort repos, une autre strophe semblable commençait. De ce système rythmique Chénier avait même sous les yeux un exemple tout récent, la dernière ode de Gilbert. Ce qu’il a imaginé, c’est de supprimer le repos. Dès lors on a un rythme continu, très rapide, très impétueux, d’une marche ardente en avant, un des plus beaux de notre versification. Ce sont les distiques élégiaques latins, plus courts, partant plus rapides par eux-mêmes, et, en outre, avec une plus grande différence entre le vers long et le vers court, ce qui double la force du jet et la saillie de l’élan. — Et comme le rythme est continu, le poète peut y faire sa strophe à son gré, tantôt partir de l’octosyllabe, tantôt de l’alexandrin, tantôt s’arrêter en chute de période sur l’alexandrin et tantôt sur l’octosyllabe, varier ses effets à l’infini dans un dessin rythmique arrêté pourtant et très net qui est une certitude pour l’oreille.

Chénier avait comme tourné autour de ce rythme dont il avait l’instinct secret et la confuse impatience. Dans « À Byzance » on surprendra les tâtonnements de l’Iambe. C’est d’abord la stance de trois alexandrins tombant sur un octosyllabe ; puis une strophe qui mêle alexandrins et octosyllabes en partant d’un octosyllabe et en s’arrêtant sur un octosyllabe aussi ; puis une strophe partant d’un octosyllabe et s’arrêtant sur un alexandrin ; puis une strophe entre-croisant les uns et les autres, mais ayant un alexandrin au début et à la chute (et remarquez que dans tout cela le décasyllabe, dont l’union soit à l’octosyllabe soit à l’alexandrin est antimusicale, a disparu) ; et c’est enfin l’ïambe pur : « Sa langue est un fer chaud… » ; et il le nomme : « Archiloque aux fureurs du belliqueux ïambe… » ; et il le manie déjà avec beaucoup d’aisance, de sûreté et de vigueur. — Dans les Suisses de Châteauvieux, et surtout dans les Vers écrits à Saint-Lazare, il en fera un admirable instrument de passion et d’éloquence.

VII.
Conclusion §

On voit quel homme supérieur était Chénier et quel grand homme il allait devenir. Il faut se le figurer comme un excellent poète imitateur qui allait se dégager et devenir original lorsqu’il a été frappé ; et qui avait pleinement acquis, juste à ce moment, une perfection de forme capable de soutenir tous les sujets et d’être à la hauteur d’une forte inspiration personnelle. — Tel que nous l’avons, il est quelque chose comme notre Tibulle, un Tibulle qui aurait quelquefois la voix d’un Juvénal, et beaucoup plus souvent l’art laborieux, et les trop bonnes études, et la mémoire indiscrète d’un Properce.

Il était peu connu comme poète à l’époque où il a vécu. Il était discret, montrait peu ses vers et les publiait encore moins. Le Jeu de Paume et les Suisses, c’est tout ce qu’il a fait imprimer en fait de poésie de son vivant. Il ne faut pas tout à fait croire cependant que Chénier ait éclaté tout à coup en 1819, lors de l’édition de Latouche, et fût absolument ignoré auparavant. La Jeune Captive avait paru six mois après sa mort dans la Décade, et la Jeune Tarentine dans le Mercure de 1811. Chateaubriand cite plusieurs fragments des Idylles dans une note du Génie du Christianisme ; et Millovoye publia plusieurs fragments du poème L’Aveugle dans les notes de ses élégies.

Chénier était donc connu des lettrés de 1794 à 1819. Mais il était inconnu du public. Latouche en publia une édition incomplète (les nôtres le sont encore) et très fautive, qui tomba en pleine révolution romantique et fit grand bruit dans une société toute préoccupée de poésie. Il y eut un phénomène littéraire assez curieux. Les révolutions littéraires ressemblent tellement aux autres, et leurs auteurs savent si peu ce qu’ils font, que les romantiques prirent Chénier pour un des leurs, pour un précurseur et un allié. C’était le moment où, par horreur de Racine et Boileau, les Romantiques chantaient la gloire de Ronsard, sans se douter que Ronsard est le plus classique des classiques, et le père de tout le « classicisme » français. L’erreur fut la même à l’égard de Chénier, étoile nouvelle de la vieille Pléiade. De plus, Chénier avait certaines hardiesses de métrique qui séduisaient les novateurs. Il n’en fallut pas plus pour déclarer Chénier romantique et même pour soupçonner Latouche d’avoir imaginé les poésies qu’il publiait à l’effet de soutenir la nouvelle école. Cette singulière confusion s’est prolongée, et l’on représente encore quelquefois Chénier comme un précurseur de la littérature moderne.

C’est une erreur absolue. C’est le dernier des poètes classiques, qui s’est distingué des poètes classiques de son temps en ce qu’il l’était véritablement, et remontait aux sources au lieu de contrefaire des imitations ; mais il est classique exclusivement, sans avoir même le soupçon des sentiments, passions et états d’esprit qui seront familiers à Chateaubriand, à Vigny, à Lamartine, et par conséquent à Hugo. Le mot à retenir, c’est celui où Sainte-Beuve avait fini par en venir, après avoir longtemps dit sur Chénier des choses moins justes : « C’est notre plus grand classique en vers depuis Racine ».

Il n’a pas été cependant sans influence sur une certaine partie de la littérature du xixe siècle. Chateaubriand avait montré qu’on pouvait, tout en étant très original, et de son pays, et de sa religion, et de son temps, avoir le profond sentiment de la beauté antique et en tirer d’admirables choses. Par ce côté de son génie, il venait en aide à Chénier en quelque sorte, ne l’excluait point, au moins, et même le recommandait à son siècle. Et en effet, après lui et un peu d’après lui, il y a eu, chez nous, nombre de poètes distingués qui ont cherché leur inspiration dans les légendes antiques et dans les sentiment antiques, quelquefois même plus profondément compris qu’ils ne l’avaient été par Chénier, grâce à une information un peu plus complète. — C’est là toute une école beaucoup moins éclatante que la grande, mais qui marque sa trace à part, et que la postérité en distinguera très nettement. C’est une petite école classique, écrivant quelquefois en vers modernes, mais toute classique en son essence et en son esprit, et qui procède d’André Chénier, et qui le sait bien, car les plus grands admirateurs qu’ait eus Chénier en ce siècle sont dans ce groupe.

Malgré cette école néo-hellénique et les talents distingués qu’on y compte ; malgré, encore, le groupe des Parnassiens, petite école un peu indistincte, où se sont rencontrés des romantiques moins la sensibilité, et des néo-antiques moins l’intelligence profonde de l’antiquité, et qui procède un peu d’André Chénier par le soin curieux de la forme rare ; malgré Hugo lui-même, qui, avec sa prodigieuse souplesse d’exécution, s’amuse quelquefois à se donner la sensation de l’antique à la manière de Ronsard, et, parce qu’il a plus de goût que Ronsard, rencontre juste André Chénier ; malgré un certain nombre, enfin, d’infiltrations de son esprit à travers la pensée de notre siècle, Chénier, en notre temps comme au sien, reste un peu un isolé. Il est un phénomène curieux de déplacement. Classique dans un siècle qui croit l’être et qui n’est que prosaïque ; classique et connu seulement à l’époque romantique ; admiré par elle et recommandé à notre génération par ceux à qui il ressemblait le moins, et un peu défiguré et dénaturé, au premier regard du moins, par ce patronage ; il arrive à nous souvent mal compris, et plus souvent mal classé. — Sans compter qu’on a parfois, en songeant à lui, l’idée de ce qu’il voulait devenir, qui était à peu près le contraire de ce qu’il avait été, et de ce que, dans l’œuvre qu’il a écrite, il reste.

Le vrai moyen de le goûter tel qu’il est dans ce mince volume, que, dix ans plus tard, il eût peut-être désavoué, c’est de le lire dans une bonne édition, comme celle du diligent Becq de Fouquières, donnant en notes la clef de ses imitations et réminiscences. C’est alors comme notre bibliothèque grecque et latine qui s’anime, qui vit, qui prend une voix, et qui chante autour de nous. Tous les bruits clairs et doux des mers d’Ionie, des vallons de Sicile, des côtes de Baies viennent à nous, sous notre ciel gris, et nous donnent une fête de lumière gaie et d’harmonies légères :

Le toit s’égaie et rit de mille odeurs divines.

Et cette sensation est exquise ; mais encore c’est celle que nous donnerait un traducteur de génie. Et il voulait faire autre chose ; et il l’aurait fait. Et ce ne sont là que ses études et exercices. Il faut les admirer et les chérir, mais non pas trop les imiter. Il ne faut pas trop imiter les années d’apprentissage même d’un grand poète, sinon comme exercice aussi, et années d’apprentissage.