Emile Faguet

1902

La politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire

2013
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2013, license cc.
Source : Emile Faguet, La politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire. New York : Burt Franklin, 1902.
Ont participé à cette édition électronique : Ducamp Elise (Edition Tei), Frédéric Glorieux (Édition XML/TEI) et Vincent Jolivet (Édition XML/TEI).

Avant-Propos §

Je voudrais étudier les différentes questions politiques qui nous préoccupent, qui nous divisent et qui nous ruinent depuis cent vingt ans, ou du moins les plus importantes, dans les trois hommes les plus considérables du xviiie siècle. Que leur influence ait été grande sur la Révolution, c’est ce qui a été incontestable, c’est ce qui a été très contesté et c’est ce qu’en définitive je ne crois pas. Mais elle l’a été sur tout le XIXe siècle d’une manière éclatante, et c’est comme à la lumière de leurs écrits qu’on a interprété de différentes façons la Révolution française et qu’on a décidé, en différents sens, de la manière dont on devait la continuer. Une étude diligente de leurs idées, continuellement comparées entre elles, a donc peut-être quelque intérêt.

Je dis continuellement comparées entre elles.

Ce qui suit n’est pas une étude sur Montesquieu, suivie d’une étude sur Rousseau à laquelle s’ajoute une étude sur Voltaire. C’est une manière de cours de politique, incomplet à la vérité, dans lequel, sur chaque question, je demande son avis successivement à Montesquieu, à Rousseau et à Voltaire. Je suis cet ordre, parce que Montesquieu est le premier en date, et parce que Voltaire s’est occupé de politique quand depuis longtemps Rousseau ne s’en occupait plus.

Comme il est naturel d’après ce qui précède, il y aura sans doute plus de Voltaire, de Montesquieu et de Rousseau que de moi dans ce qui suit. Je ne saurais que m’en féliciter. Il y a quelque chance pour que le meilleur de mes ouvrages soit celui où il y aura le moins de mon cru.

Chapitre I. De l’idée de patrie §

I §

On s’occupe de politique pour arriver à savoir de quelle manière on organisera sa patrie pour son bien et pour le bien des citoyens qui la composent. La première question à étudier est donc celle-ci : comment Montesquieu, Rousseau, Voltaire concevaient-ils la patrie ; comment l’aimaient-ils ; qu’est-ce qu’elle était pour leur intelligence, pour leur raison et pour leur cœur  ?

Montesquieu était très patriote. Il n’a fait aucune déclamation sur l’idée de patrie ; mais la manière dont il entend l’essence des trois gouvernements est d’un patriote ardent, analogue aux Romains de Plutarque et aux Patriotes de 1792. Pour lui, comme on sait, le ressort du gouvernement despotique est la crainte, celui de la monarchie est l’honneur et celui de la République est la vertu. De quelques railleries que Voltaire ait poursuivi cette idée et de quelques commentaires qu’on l’ait obscurcie, elle est la plus vraie et elle est la plus claire du monde.

Il est évident que la crainte est le ressort du gouvernement despotique, ce qui revient à dire que le despotisme ne s’établit que là où règne la lâcheté ou au moins la timidité. Jamais les hommes n’accepteront le pouvoir arbitraire d’un seul s’ils ne sont des pleutres. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup à s’étendre sur cette considération.

Le ressort du gouvernement monarchique est l’honneur ; et déjà nous montons d’un degré. Par gouvernement monarchique Montesquieu entend un gouvernement exercé par un seul homme, mais qui n’est pas un gouvernement arbitraire, qui est contenu par des lois et par des corps intermédiaires entre le souverain et le peuple. Dans ce gouvernement le ressort est l’honneur, c’est-à-dire le souci de se distinguer et d’obtenir la considération, soit du roi, soit du corps intermédiaire auquel on appartient. Et voici que le patriotisme intervient. Ce souci de se distinguer, d’être quelqu’un aux yeux du roi, de la noblesse, du clergé, de la magistrature, ou du tiers, ou de la commune, ce n’est déjà plus l’individualisme pur et simple qui ne songe qu’à lui, qui a peur, et dont la crainte est le seul mobile. C’est une manière de patriotisme aristocratique. On agit par amour pour son roi ou pour sa caste. La patrie y trouve son compte, mais indirectement.

Je n’ai pas besoin de faire remarquer que ce patriotisme, tout aristocratique qu’il est en soi, peut être ressenti par le plus humble des hommes du peuple.

Le plus humble peut avoir le souci de se distinguer et d’entrer dans une de ces castes dont l’honneur est le ressort. Et, de fait, l’accession continue du peuple à la bourgeoisie, de la bourgeoisie à la noblesse et de la noblesse à la grande noblesse est le fond perpétuel de l’ancien Régime.

Enfin la « vertu » est le ressort des Républiques. Par ce mot de République Montesquieu entend les aristocraties et les démocraties ; par ce mot de vertu, Montesquieu, il l’a dit vingt fois, encore que Voltaire n’ait jamais voulu l’entendre, entend la « vertu politique », c’est-à-dire tout simplement le patriotisme. Il a donc voulu dire et il a dit que le patriotisme était le seul ressort des Républiques. — C’est tellement vrai que c’est un truism. Dans une République, même aristocratique, mais surtout démocratique, il n’y a pas de crainte, sauf dans le cas où la République prend l’habitude d’obéir à un homme ; mais alors elle n’a de république que le nom ; il n’y a pas d’honneur au sens que Montesquieu donne à ce mot, puisqu’il n’y a ni roi aux yeux de qui on ait à se distinguer, ni de caste (c’est vrai en démocratie et on verra plus loin que l’aristocratie telle que l’entend Montesquieu est très proche de la démocratie), ni de caste aux yeux de laquelle on ait à se montrer à ses avantages. L’honneur existe donc, naturellement, comme il existe même dans l’état despotique ; mais il n’est pas le ressort, il n’est pas l’essence de l’état républicain. — Que reste-t-il donc ? Agir par vertu, c’est-à-dire par dévouement au bien public, c’est-à-dire par patriotisme. Et il le faut bien, sous peine de périr. Car, en monarchie, qui est, qui peut être au-dessus des intérêts individuels et n’agir que les yeux fixés sur l’intérêt de tout l’État ? Le Roi. Cela suffirait. Un roi patriote et un peuple agissant pour plaire à son roi, par honneur, voilà un Etat qui marche bien. Mais en République, deux cas : aristocratie, démocratie. En aristocratie, qui peut agir d’une façon désintéressée et se placer au-dessus des intérêts individuels et ne voir que le bien commun ? Le corps aristocratique. Mais il faut qu’il soit patriote, et héroïquement ; il faut qu’il fasse abstraction de ses intérêts de caste ; il faut qu’il ne considère pas le pays comme une ferme à exploiter. Il faut qu’il soit vertueux. — En démocratie, il faut que tous fassent ce qui était très facile à un seul, difficile déjà à quelques-uns. Il faut que tous mettent leurs intérêts particuliers au-dessous de l’intérêt général, que tous se sacrifient à tous, que tous soient patriotes, à quoi il faut beaucoup de vertu. Car s’ils ne font pas cela, qui les forcera à le faire ? Personne, évidemment. Donc la démocratie est un état où, si l’on n’est point patriote jusqu’à la vertu, jusqu’à la passion, on est perdu. — Il est donc très vrai que le ressort des Républiques c’est la vertu patriotique, en ce sens que les Républiques où le patriotisme n’existe pas périssent en quelques années. C’est assez clair. La théorie de Montesquieu, si contestée et si commentée, est une série de vérités de sens commun, et un groupe de lieux communs. i

Mais ce qui est incontestable, c’est qu’elle est d’un patriote. Car, remarquez, Montesquieu construit comme un degré. Au plus bas échelon il place les peuples qui no sont des peuples, ou plutôt des agglomérations, que par la crainte. A un échelon plus élevé il place ceux qui ont obéissance affectueuse pour un souverain avec cette première forme de patriotisme, c’est-à-dire de désintéressement, qui s’appelle l’honneur. Un peu plus haut Il place ceux chez qui une caste plus ou moins grande est forcée d’avoir le patriotisme à l’état pur, sans quoi tout périt. Au sommet il place ceux où tout le peuple est forcé d’avoir le patriotisme à l’état pur, sans quoi tout est perdu. Donc c’est le degré de patriotisme dans un peuple qui fait ce peuple plus ou moins grand. Voilà la conception que se fait Montesquieu de l’idée de Patrie.

II §

Rousseau est très patriote aussi, et d’une façon, après tout, peu différente. Il est patriote républicain, et Montesquieu nous a prouvé que c’est la plus haute manière d’être patriote et la seule manière d’être républicain. Rousseau aime son pays à lui, profondément, et il en est fier. Il s’intitule « citoyen de Genève » avec une emphase qui est touchante. Il aime les mœurs de son pays avec une candeur un peu enfantine, quoique un peu déclamatoire, qui ne déplaît pas. Tranchons le mot : il est provincial Ses satires contre les mœurs de Paris dans la Nouvelle Héloïse sont des hommages à Genève et à Chambéry. Ses colères, moitié naïves, moitié concertées, contre Voltaire corrupteur de Genève, sont d’un cabotin contre un cabotin ; mais aussi, quelque peu au moins, d’un enfant du pays qui aime que son pays garde les mœurs et les usages qu’il lui a connus. C’est un provincial. Le provincialisme peut devenir un dissolvant de patriotisme, je ne l’ignore pas ; mais le plus souvent il en est le gage, le signe, la preuve et la base. Rousseau est un provincial très patriote.

Remarquez, de plus, que Rousseau aime les gens qui aiment leur pays. C’est un signe, et très important. Son meilleur ouvrage, le plus sage, ou, si vous préférez, le moins chimérique, les Considérations sur le gouvernement de Pologne, sont d’un patriote qui aime les gens qui le sont. Il voudrait sauver la Pologne, parce que les Polonais, avec leurs défauts et leurs extravagances, sont des patriotes et des citoyens. Il ne voit pas le bien qu’il peut y avoir pour l’humanité à ce qu’un peuple libre et fier, quoique trop libre et trop fier, soit conquis par trois autocrates servis par leurs esclaves, et à ce qu’un peuple un peu fou, mais où régnent l’honneur et la vertu, soit domestiqué par des peuples où règne la crainte. C’est du patriotisme tout à fait dans le sens de Montesquieu et des hommes de 1792. C’est du patriotisme, dont tel pourra sourire ; mais c’est du patriotisme sans aucun doute.

III §

Voltaire n’a aucun patriotisme et n’a aucunement l’idée de Patrie. On s’attend que je vais citer la lettre sur Rosbach. Je vais la citer pour disculper Voltaire et pour le défendre sur ce point ; car rien ne m’irrite comme la façon dont la lettre sur Rosbach a été interprétée et exploitée sottement ou perfidement contre Voltaire. Sans doute la lettre sur Rosbach n’est point une page patriotique. Voltaire était incapable d’en écrire une. Mais c’est une plaisanterie, une plaisanterie grossière, une plaisanterie à la Potsdam ; et ce n’est rien de plus. La « lettre infâme » est du 2 mai 1759, c’est-à-dire de deux ans après Rosbach, ce que déjà il faut remarquer. Et elle est une réponse à l’anecdote contée par Frédéric dans sa lettre du 28 avril : « … Voilà ce que me fournit ma mémoire sur ce courage que vous persiflez. Je vous assure même que j’ai vu exercer de grandes vertus dans les batailles et qu’on n’y est pas aussi impitoyable que vous le croyez. Je pourrais vous en citer mille exemples. Je me borne à un seul. A la bataille de Rosbach, un officier français, blessé et couché sur la place, demandait à cor et cri un lavement. Voulez-vous bien croire que cent personnes officieuses se sont empressées pour le lui procurer ? Un lavement anodin, reçu sur un champ de bataille, en présence d’une armée, cela est singulier ; mais cela est vrai et connu de tout le monde… »

A quoi Voltaire répond gaillardement :

Héros du Nord, je savais bien Que vous aviez vu les derrières Des guerriers du roi très chrétien A qui vous tailliez des croupières.

Mais que vos rimes familières Immortalisent les…..

Ce n’est évidemment que badinerie un peu lourde, mais qui, replacée à sa date et après ce qui la précède et qui l’inspire, n’a absolument rien de criminel, ni même d’odieux.

C’est ailleurs qu’on est bien forcé de voir que Voltaire n’avait pas l’idée de ce que peut être patrie, ni aucun sentiment patriotique. L’article Patrie dans le Dictionnaire philosophique est consacré à obscurcir l’idée de patrie ; à demander s’il est quelqu’un qui puisse être bien sûr qu’il ait une patrie, et conclut qu’on ne peut pas être patriote sans être méchant homme.

En 1742, Voltaire écrit à Frédéric : « Je suis si bon cosmopolite que je me réjouirai de tout. » — En 1767, il écrit à d’Etallonde, le jeune homme d’Abbeville qui avait heureusement échappé à l’affaire de sacrilège et qui servait dans les armées de Frédéric : « Je voudrais que vous commandassiez un jour ses armées et que vous vinssiez assiéger Abbeville » ; — et il écrit à d’Argental : « J’espère que d’Etallonde sera un jour à la tête des armées de Frédéric et qu’il prendra Abbeville. »

En 1771, déplorant qu’une Instruction de Catherine II n’ait pas été autorisée à paraître en France, il écrit à cette impératrice : « Et je suis encore chez les Welches ! et je respire leur atmosphère ! et il faut que je parle leur langue ! » — Il écrit à Catherine en 1771 pour la féliciter de ses succès contre les Turcs : « .. Je veux aussi, Madame, vous vanter les exploits de ma patrie… Notre Hotte se prépare à voguer de Paris à Saint-Cloud. Nous avons un régiment dont on a fait la revue ; les politiques en présagent un grand événement. On prétend qu’on a vu un détachement de Jésuites vers Avignon ; mais qu’il a été dissipé par un corps de jansénistes qui était fort supérieur. Il n’y eut personne de tué ; mais on dit qu’il y aura plus de quatre convulsionnaires d’excommuniés. Je ne manquerai pas, Madame, si Votre Majesté Impériale le juge à propos, de lui rendre compte de la suite de ces grandes révolutions… » Il écrit à Frédéric en 1774 : « Vous souvenez-vous, Sire, d’une petite pièce charmante que vous daignâtes m’envoyer, il y a plus de quinze ans, dans laquelle vous peigniez si bien :

Ce peuple sot et volage Aussi vaillant au pillage,

Que lâche dans les combats ?

« Vous savez que ce peuple de Welches a maintenant pour son Végèce un de vos officiers subalternes, dont on dit que vous faisiez peu de cas et qui change toute la tactique en France ; de sorte que l’on ne sait plus où l’on en est… Si jamais par hasard vous assiégiez Abbeville, je vous réponds que d’Etallonde vous servirait bien… »

En un mot Voltaire n’a jamais été français ni voulu l’être, et je ne crois pas que cela soit contesté ; mais ce qui est plus important pour l’objet qui nous occupe, c’est qu’il n’aime pas les gens qui aiment leur pays. Cela lui semble un fanatisme aussi condamnable et aussi absurde que les autres. Il faut relire à ce point de vue l’article Patrie dans le Dictionnaire philosophique et suivre avec attention ce qu’il dit du partage de la Pologne. Voltaire est un peu naïf de s’étonner de la froideur subite de Choiseul à son endroit dans un temps où il était de tout son cœur, d’une part pour Maupeou, et de l’autre pour Catherine.

Dès 1771, il blâme énergiquement les officiers français qui vont mettre leur épée au service des Confédérés polonais : « Si je questionnais le chevalier de Boufflers, je lui demanderais comment il a été assez follet pour aller chez ces malheureux Confédérés qui manquent de tout et surtout de raison, plutôt que d’aller faire sa cour à celle qui va les mettre à la raison… Le malheureux manifeste des Confédérés n’a pas, eu grand succès en France. Tous les gens sensés conviennent que la Pologne sera toujours le pays le plus malheureux de l’Europe tant que l’anarchie y régnera. J’ai un petit démon familier qui m’a dit tout bas à l’oreille qu’en humiliant d’une main l’orgueil ottoman, vous pacifieriez la Pologne de l’autre. En vérité, Madame, vous voilà la première personne de l’Univers… »

Il revient sur ces deux idées la même année, un peu plus tard : « J’ai le cœur navré de douleur de voir qu’il il y a de mes compatriotes parmi ces fous de Confédérés. Nos Welches n’ont jamais été trop sages ; mais du moins ils passaient pour galants, et je ne sais rien de si grossier que de porter les armes contre vous ; cela est contre toutes les lois de la chevalerie. Il est bien honteux et bien fou qu’une trentaine de blancs becs de mon pays aient l’impertinence de vous aller faire la guerre, tandis que deux cent mille Tartares quittent Moustapha pour vous servir. Ce sont les Tartares qui sont polis et les Français sont devenus des Scythes. Daignez observer, Madame, que je ne suis point Welche ; je suis Suisse, et si j’étais plus jeune, je me ferais Russe.  »

Enfin arrive le premier partage de la Pologne, ce que Catherine appelle « un accord fait entre la cour de Vienne, le roi de Prusse et moi, qui a un peu augmenté mes possessions. » Voltaire se plaint un peu, non pas de ce qu’on ait partagé la Pologne, mais de ce qu’on ne l’ait pas prévenu qu’on avait l’intention de la partager et de ce qu’on ne lui ait parlé que de pacification quand il s’agissait de conquête ; mais, du reste, il est ravi. A Catherine : « Le dernier acte de votre grande tragédie paraît bien beau ; le théâtre ne sera pas ensanglanté et la gloire fera le dénouement.  » — A Frédéric qui lui envoyait une médaille de regno redintegrato, représentant la Prusse jadis polonaise offrant à Frédéric une carte de ses nouvelles possessions : « Je remercie Votre Majesté de ce bijou du Nord. Il n’y en a pas à présent de tel dans le Midi.

La Paix a bien raison de dire aux Palatins :
Ouvrez les yeux. Le Diable vous attrape ;
Car vous avez à vos puissants voisins,
Sans y penser longtemps servi de nappe.
5 Vous voudrez donc bien trouver bel et beau Que ces voisins partagent le gâteau.
C’est assurément le vrai gâteau des rois et la fève a été coupée en trois parts. »

A Catherine : « Voilà trois belles et bonnes têtes dans le même bonnet : la vôtre, celle de l’Empereur des Romains et celle du roi de Prusse.  » — A Frédéric : «  Je ne sais si Votre Majesté a lu un petit livre qu’on débite publiquement à Paris (il voudrait qu’il fût interdit) intitulé Le partage de la Pologne, en sept dialogues entre le roi de Prusse, l’Impératrice-reine et l’Impératrice russe. On le dit traduit de l’anglais ; il n’a pas l’air d’une traduction. Le fond de cet ouvrage est certainement composé par un de ces Polonais qui résident à Paris. Il y a souvent de l’esprit, quelquefois de la finesse et souvent des injures atroces. Ce serait bien le cas de faire paraître certain poème épique que vous eûtes la bonté de m’envoyer, il y a deux ans (La Poloniade, de Frédéric lui-même). Si vous savez vaincre et vous arrondir, vous savez aussi vous moquer des gens mieux que personne.  »

Dans toute cette affaire de Pologne on croit sentir deux choses : d’abord que Voltaire n’aime pas les gens qui aiment leur pays et qui résistent à la force ; ensuite qu’il voit avec plaisir une augmentation de la Prusse, de la Russie et de l’Autriche, qui est une diminution de la France. C’est pour cela qu’il ne cesse de demander un partage de la Turquie d’Europe entre la Russie et l’Autriche. C’est exactement le contraire de la politique de Choiseul. On comprend, encore que Voltaire ne le comprenne pas, que Choiseul se fût refroidi à l’endroit de Voltaire,

Ce peu de goût que Voltaire a pour les gens qui défendent leur droit contre la force se retrouve dans son attitude à l’égard des insurgents américains. En 1775, il écrivait à M. de Sacy, auteur de l’Esclavage des Américains et des nègres : « Vous faites parler un nègre comme j’aurais voulu faire parler Zamore. Vous m’adressez des vers charmants. Je suis fâché seulement que les habitants de la Pensylvanie, après avoir longtemps mérité vos éloges, démentent aujourd’hui leurs principes, en levant des troupes contre leur mère-patrie ; mais vos vers n’en sont pas moins bons. Ils étaient fails apparemment avant que la Pensylvanie se fût ouvertement déclarée contre le Parlement d’Angleterre…  »

Peu de goût pour sa patrie et peu de goût pour les gens qui aiment la leur, c’est tout Voltaire relativement à cette question de l’idée de Patrie.

Montesquieu très patriote, comme ces Romains dont il raffole ; Rousseau patriote comme un Genevois ou comme un provincial ; Voltaire complètement dénué de patriotisme pour son compte et en général hostile à l’idée de Patrie et au sentiment patriotique : voilà ce dont il faut se souvenir pour ce qui va suivre ; car l’idée de Patrie, selon qu’elle existe ou n’existe point dans l’esprit d’un homme, a une grande influence sur l’ensemble et sur les détails de son système politique ou seulement de ses tendances et opinions en choses politiques.

Chapitre II. De la liberté §

On appelle Liberté le droit qui appartient ou qu’on reconnaît à tout homme de faire ce qui ne nuit pas aux autres hommes. La liberté d’un Robinson Crusoë est absolue. La liberté de Robinson et de Vendredi associés ne peut plus l’être. La société diminue la liberté individuelle. Parmi ceux qui acceptent l’état social comme nécessaire, les uns croient qu’il est nécessaire aussi que la liberté individuelle disparaisse entièrement et que l’homme soit absolument asservi à l’Etat, c’est-à-dire à la volonté commune, pour que l’Etat soit fort. — D’autres croient au contraire que plus l’individu est libre, plus il est fort, plus il se déploie dans toute sa force ; plus aussi il en résulte de force et de prospérité pour l’Etat lui-même, et ils définissent un État fort l’État où les citoyens ont le plus de liberté possible sans être détachés de l’Etat et en continuant, soit directement, soit indirectement, à le servir.

Les premiers ont un système facile : l’Etat est tout. Il possède tout. Il pense pour tous. Il veut pour tous. Il commande à chacun tout ce qu’il veut. Tout cela, quel que soit son organe : ou roi, ou corps aristocratique, ou volonté universelle s’exerçant sur chacun.

Les seconds ont, naturellement, un système plus compliqué. Ils font une part à l’Etat une part à l’Individu. Ils ont inventé d’une part les droits de l’Etat, d’autre part les droits de l’homme. Ils pensent que l’Individu doit à l’Etat tout ce qui est indispensable à l’Etat pour se soutenir et se défendre, et que, cela fait, il ne lui doit rien ; que par conséquent l’individu a un certain nombre de droits auxquels l’Etat ne saurait toucher, quelle que soit sa forme, monarchique, aristocratique ou populaire ; que ces droits sont inaliénables, imprescriptibles et au-dessus de la loi. Ils ajoutent, ce qui est contesté par les autres, que l’Etat qui respecte ces droits est plus fort que l’Etat qui ne les respecte pas et plus fort qu’il ne serait lui-même s’il ne les respectait point, parce que la force d’initiative que le respect de ces droits laisse intacte dans les citoyens finit toujours par revenir à la communauté en puissance, en richesse, en éclat, en prestige et en influence, et que l’Etat le plus fort est celui qui est composé des citoyens les plus forts parce qu’ils sont les plus libres.

Quoi qu’il en soit, les premiers s’appellent correctement absolutistes et les autres libéraux.

I §

Montesquieu est un libéral. C’est lui qui, l’œil fixé sur l’Angleterre, a inventé les droits de l’homme. Il a défini à la fois la liberté et les droits de l’homme d’une manière très précise au chapitre iii du Livre XI de son Ésprit des Lois : « La liberté consiste à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et n’être point contraint de faire ce que l’on doit ne point vouloir.  » C’est-à-dire que ce que la conscience nous interdit, la Loi n’a pas le droit de nous le commander. L’homme a un droit, subdivisible en plusieurs autres, qui est supérieur à la loi et intangible devant elle.

Il dit encore, comme en un commentaire : « La liberté politique, dans un citoyen, est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté.  » Ce qui veut dire que la liberté, que le respect des Droits de l’homme, a ce premier effet que le citoyen est tranquille et déploie son activité personnelle, une fois le tribut payé à l’Etat, avec une parfaite sécurité, et est affranchi de la crainte, le ressort du gouvernement despotique étant la crainte, et la différence entre l’Etat despotique et l’Etat libre étant, par suite, que dans l’un on craint toujours et que dans l’autre on ne craint pas.

Montesquieu a très bien vu que la liberté individuelle, c’est-à-dire la Liberté, n’est nullement assurée par ce fait que le peuple, en son ensemble, est libre.

Dans un peuple sans roi, sans aristocratie, sans caste et qui fait sa loi lui-même, il peut ne pas exister un atome de liberté. Dans ce cas le peuple est libre, mais l’homme ne l’est pas. C’est un peuple libre composé d’esclaves. C’est ce que Montesquieu exprime ainsi : « Il pourra arriver que la Constitution sera libre et que le citoyen ne le sera pas. » C’est-à-dire que personne n’aura imposé à ce peuple sa Constitution et qu’il se la sera donnée lui-même ; seulement il aura oublié d’y inscrire les droits de l’homme ; et la Constitution sera libre, mais non libérale, et le peuple sera libre, mais le citoyen asservi.

Il pourra arriver aussi que « la Constitution ne soit pas libre et que le citoyen le soit  » ; c’est-à-dire que le citoyen soit assez libre dans un Etat monarchique : « Les mœurs, les manières, les exemples reçus peuvent avoir fait naître cette manière de liberté et certaines lois civiles la favoriser.  » Mais dans ce cas « le citoyen sera libre de fait et non pas de droit. » Ce qu’il faut dans un Etat bien réglé, c’est une Constitution libre qui assure la liberté du citoyen. (Esprit des Lois, xii, 1.)

Entrant dans l’application de ces principes, Montesquieu réclame d’abord la liberté absolue de penser, de parler et d’écrire. Il n’y a pas de délit d’opinion. Un Marsyas imagina en rêve qu’il coupait la gorge à Denys. Il eut, sans doute, le tort de raconter son rêve ; car Denys en fut instruit. Avec une grande perspicacité psychologique, Denys le condamna à mort, disant qu’il n’y aurait pas songé la nuit, s’il n’y eût pensé le jour : « C’était une grande tyrannie, dit Montesquieu car quand même il y aurait pensé, il n’avait pas attenté. Les lois ne se chargent de punir que les actions extérieures.  »

Il n’y a pas de délit de parole, sauf quand les paroles sont intimement unies à un acte criminel, et alors c’est l’acte criminel qu’on punit, non les paroles : « Un homme qui va dans une place publique exhorter les sujets à la révolte devient coupable de lèse-majesté, parce que les paroles sont jointes à l’action et y participent. Ce ne sont point les paroles qu’on punit, mais une action commise, dans laquelle on emploie des paroles. Elles ne deviennent des crimes que lorsqu’elles préparent, qu’elles accompagnent ou qu’elles suivent une action criminelle. Un renverse tout si l’on fait des paroles un crime capital, au lieu de les regarder comme le signe d’un crime capital.  » (Esprit des Lois, xii, 12.)

Quel que soit le gouvernement, la Constitution doit donc reconnaître il l’homme des droits que la Loi doit respecter. Ces droits sont la liberté individuelle, la sécurité, la liberté de penser, la liberté de parler et la liberté d’écrire ; car il n’y a pas de délit d’opinion. — Ces droits sont indépendants de la forme du gouvernement. Ils peuvent être respectés par un gouvernement arbitraire, par nonchalance, tolérance ou bonté. Ils peuvent être supprimés par un gouvernement légal, par un gouvernement scrupuleusement constitutionnel, par un gouvernement démocratique. Ils doivent être proclamés et respectés par tout gouvernement.

Voilà les opinions de Montesquieu sur la question de la liberté personnelle et des droits de l’homme.

II §

Rousseau est, comme on le sait, le théoricien systématique des droits de l’Etat, le fondateur de la République despotique et l’inventeur précisément de cette doctrine, que Montesquieu avait réfutée d’avance, que quand le peuple est libre il est impossible que le citoyen ne le soit pas, puisqu’il n’obéit qu’à une volonté qui, en définitive, est la sienne. Ce sophisme emplit tout le Contrat Social, s’il n’est le Contrat Social lui-même.

Rousseau avait ces idées, d’abord parce qu’il était autoritaire de son naturel, comme on le voit assez quand on lit de près L’Emile ; ensuite parce que le Contrat Social n’est que le dernier et le plus brillant de ces ouvrages théologico-politiques des calvinistes, qui vont de Jurieu à Barlamaqui, et qui, tous, renferment le dogme de l’absolutisme de la souveraineté du peuple ; enfin parce que Rousseau écrit toujours les yeux fixés sur son pays, comme Montesquieu écrit toujours les yeux fixés sur l’Angleterre, et que la Suisse, encore que républicaine, n’était pas précisément un pays de liberté au XVIIIe siècle.

Voltaire s’en aperçut. Il lui fut impossible d’acheter une terre dans le canton de Lausanne parce qu’il était catholique. La résidence même était interdite aux catholiques dans certains cantons. Voltaire écrit à M. Servan en 1772 : « Vous dites que votre petite maison de Suisse n’est pas encore achetée ; vraiment, Monsieur, je le crois bien ; il n’est point aisé du tout d’acheter un bien fonds dans le canton de Berne. Nos lois, dont nous nous moquons souvent avec justice, sont du moins-plus honnêtes que celles des Suisses. Un Suisse protestant peut acheter en France une terre de deux millions et un Français catholique ne peut pas rester trois jours dans un canton calviniste sans la permission d’un magistrat qui est quelquefois un cabaretier. Les Suisses sont heureux à leur manière ; mais ils ne sont pas du tout hospitaliers.  »

C’est le regard attaché sur ce pays de liberté et en croyant fermement que c’en était un, que Jean-Jacques Rousseau écrivit le Contrat Social.

Remarquez du reste que, sensiblement incohérent, comme la plupart des ouvrages de Rousseau, le Contrat Social contient des passages tout pleins du plus pur libéralisme. C’est dans le Contrat Social que la définition même de la Liberté telle qu’elle se retrouve dans la Déclaration des Droits de l’homme et telle que nous la donnions au commencement de ce chapitre est insérée avec éclat et commentaires élogieux. Elle est du marquis d’Argenson. Rousseau la cite et la développe et l’explique avec un véritable enthousiasme : « … Revenons au droit et fixons les principes sur ce point important. Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe pas, comme j’ai dit, les bornes de l’utilité publique. « Dans la République, dit le marquis d’Argenson, chacun est parfaitement libre en ce qui ne nuit pas aux autres.  » Voilà la borne invariable. On ne peut la poser plus exactement… « Les sujets ne doivent compte au souverain de leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté.  » — C’est à la fin de ce paragraphe que Rousseau demande que le citoyen qui ne pratiquera pas la religion de l’Etat soit puni de mort.

On voit à quel point Rousseau est libéral à ses heures et qu’on peut saisir dans le Contrat Social l’origine même de la Déclaration des Droits de l’homme.Je reconnais du reste que le plus souvent cet ouvrage n’est pas autre chose que la Bible du despotisme démocratique. Le fond de la Déclaration des Droits de l’homme, c’est que l’homme a des droits sacrés et inaliénables ; le fond du Contrat Social est que l’homme s’aliène tout entier et doit s’aliéner tout entier entre les mains de l’Etat : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant : tel est le problème fondamental dont le Contrat Social donne la solution… Les clauses de ce contrat se réduisent toutes à une seule : savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a d’intérêt à la rendre onéreuse aux autres. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer ; car, s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous ; l’état de nature subsisterait, et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine. »

Ni Rousseau ni personne n’a jamais clairement compris ce texte, et c’est pour cela qu’il a été si profondément admiré de Rousseau et de tout le monde ; mais le fond en est bien, cependant, que le citoyen, devant l’Etat, n’a rien à revendiquer, rien absolument, et qu’à lui laisser quelque chose il y aurait péril pour l’Etat tout entier. Ce texte peut être réclamé comme autorité, non seulement par les absolutistes politiques, mais par les collectivistes.

Rousseau insiste du reste sur cette aliénation totale ; il fait remarquer que c’est la seule manière d’être libre ; car si l’on est opprimé, on ne l’est que par une volonté qui est partie de vous, ce qui, non seulement est une grande consolation, mais constitue la véritable, liberté ; car enfin, si l’on est opprimé, on est aussi oppresseur et l’on est opprimé comme opprimé, mais libre comme oppresseur ; « Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps, ce qui ne signifie rien autre chose, sinon qu’on le forcera à être libre.  »

Rousseau n’a pas laissé, comme nous l’avons déjà dit, de s’inquiéter un peu de cette aliénation totale, d’avoir à ce sujet quelque hésitation, et après avoir proclamé qu’elle devait être totale jusqu’à être absolue et absolue de telle sorte « qu’il ne restât rien » à l’individu, il s’est demandé, nonobstant, quelles devaient être les bornes du « pouvoir souverain », c’est-à-dire de la souveraineté populaire. C’est le chapitre le plus inextricable du Contrat Social, le chapitre IV. Rousseau commence par affirmer une fois de plus le pouvoir absolu de l’Etat sur les particuliers : « Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens. » Mais il reconnaît, avec une obscurité dont il fait lui-même l’aveu, qu’encore il faut distinguer et que quoique aliénant tout comme « sujets », les individus n’aliènent pas tout comme « hommes », et il arrive à cette formule qui sauverait les droits de l’homme : « On convient que tout ce que chacun aliène, par le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté.  »

Voilà les Droits de l’homme sauvés ; mais Rousseau ajoute immédiatement : « Mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. » Et voilà les Droits de l’homme par terre ; car le souverain jugera toujours que ce qui importe à la communauté c’est tout ce que l’individu possède.

— Point du tout, répond Rousseau. Vous ignorez une chose, c’est que le souverain ne peut pas se tromper. Le peuple souverain n’imposera aux individus aucune obligation inutile, parce que ce serait une erreur, et il ne peut pas commettre d’erreur : « Tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’Etat, il les lui doit sitôt que le souverain les demande ; mais le souverain, de son côté, ne peut charger les sujets d’aucune chaîne inutile à la communauté. Il ne peut pas même le vouloir ; car sous la loi de raison, rien ne se fait sans cause, non plus que sous la loi de nature. »

Cette idée rassure complètement Rousseau. Elle rassure moins un libéral, parce qu’il craint qu’à chaque empiètement et mesure d’oppression le souverain ne dise : «  … et remarquez que ceci est juste ; car je ne puis pas vouloir l’injustice ; que ceci n’est point une tyrannie ; car je ne puis pas vouloir l’oppression.  »

La fin du chapitre serait d’une analyse terriblement difficile et un peu fâcheuse. Il suffit de dire que Rousseau y revient à son idée fixe du citoyen libre parce que l’Etat est libre, et n’ayant pas besoin d’une autre liberté que de celle-là, et renonce à ce départ qu’il avait commencé à faire, pour l’abandonner aussitôt, entre les Droits de l’Etat et les Droits de l’homme. Cette distinction ne pouvait se présenter que courtement à l’esprit de Rousseau, et encore parce qu’il avait lu Montesquieu. Il ne pouvait s’y tenir longtemps. Il a la tête républicaine, égalitaire et absolutiste. L’Etat a tous les droits. Le citoyen n’en a aucun. Le citoyen n’a qu’une chose à faire : obéir toujours à la volonté de tous. Et cela est excellent ; car « la volonté générale est toujours droite. »

III §

Voltaire n’est ni égalitaire, ni républicain, mais il est aussi absolutiste que Rousseau. Je n’ai pas besoin de dire qu’il ne s’est même pas posé la question des Droits de l’homme. Ces idées de politique abstraite sont ce qu’il y a de plus étranger à l’esprit do Voltaire, et l’on voit, dans son Commentaire sur Montesquieu, que le plus souvent il les évite et que quand par hasard il les aborde, il ne les comprend jamais. Mais il a été amené par les circonstances à dire son opinion sur les diverses libertés qui étaient réclamées par ses contemporains et on voit assez qu’il n’en est absolument aucune qui soit de son goût.

Pour ce qui.est de la liberté de penser, de parler et d’écrire, Voltaire a toujours trois idées : la première qu’elle est une excellente chose ; la seconde qu’elle doit être contenue dans de très étroites limites ; la troisième qu’elle doit être absolument refusée à ceux qui ne pensent pas comme lui. Dans la pratique cela ferait une liberté tellement restreinte qu’elle serait un pur rien. « B : Mais l’esclavage d’esprit, comment le trouvez-vous ? — A : Qu’appelez-vous esclavage d’esprit ? — B : J’entends cet usage où l’on est de plier l’esprit de nos enfants, comme les femmes caraïbes pétrissent la tête des leurs… d’instituer enfin des lois qui empêchent les hommes d’écrire, de parler et même de penser, comme Arnolphe veut, dans la comédie, qu’il n’y ait dans sa maison d’écritoire que pour lui et faire d’Agnès une imbécile afin de jouir d’elle. — A : S’il y avait de pareilles lois en Angleterre, ou je ferais une belle conspiration pour les abolir, ou je fuirais de mon île après y avoir mis le feu. — C : Cependant il est bon que tout le monde ne dise pas ce qu’il pense. On ne doit insulter ni par écrit, ni dans ses discours les puissances et les lois à l’abri desquelles on jouit de sa fortune, de sa liberté et de toutes les douceurs de la vie. — A : Non, sans doute, et il faut punir le séditieux téméraire ; mais parce que les hommes peuvent abuser de l’écriture, faut-il leur en interdire l’usage ?…  » — Il faut tolérer les ouvrages bons, médiocres et ennuyeux, mais être impitoyable pour les satires contre le gouvernement ou contre les philosophes :

L’abbé François écrit ; le Léthé sur ses rives
Reçoit avec plaisir ses feuilles fugitives…
Mais ne pardonnons pas à ces folliculaires,
De libelles affreux écrivains téméraires,
Aux stances de la Grange, aux couplets de Rousseau,
Que Mégère en courroux tira de son cerveau.
Pour gagner vingt écus, ce fou de La Beaumelle
Insulte de Louis la mémoire immortelle…..
Contre le vil croquant tout honnête homme éclate
Avant que sur sa joue ou sur son omoplate
Des rois et des héros les grands noms soient vengés
Par l’empreinte des lis qu’il a tant outragés.

Ailleurs Voltaire soutient sans aucune restriction que les livres ne sont jamais dangereux (Dictionnaire philosophique, article : Liberté d’imprimer), et l’on peut s’étonner dès lors qu’il demandât l’arrestation et la prison de tout homme qui écrirait quoi que ce soit contre lui ; mais Voltaire ne se pique point d’une logique rigoureuse. — Ailleurs (Idées républicaines) il demande la liberté de la presse restreinte par des lois pénales : « Dans une république digne de ce nom, la liberté de publier ses pensées est le droit naturel du citoyen. Il peut se servir de sa plume comme de sa voix, et les délits faits avec la plume doivent être punis comme les délits faits avec la parole. Telle est la loi d’Angleterre…  » — Ailleurs il réclame des peines sévéres contre les libelles qui attaquent le gouvernement, tout en recommandant aux particuliers de mépriser les libelles qui sont faits contre eux, en quoi il a bien raison, quoique n’ayant jamais prêché d’exemple : « Un écrit qui vous diffame semble punissable à proportion du mal qu’il veut faire. S’il est à craindre qu’il n’excite la sédition contre le souverain, il doit être réprimé par une grande peine ; et telle a été souvent la jurisprudence romaine.  »

Enfin ailleurs Voltaire remercie le roi de Danemark d’avoir établi la liberté de la presse dans ses Etats. Je ne sais pas très au juste quelle liberté de la presse le roi de Danemark avait accordée dans ses Etats ; mais, à en juger par la manière dont Voltaire l’en félicite, elle devait être relative :

15 Tu ne veux pas, grand Roi, dans ta juste indulgence
Que cette liberté dégénère en licence ;
Et c’est aussi le vœu de tous les gens sensés.
A conserver les mœurs, ils sont intéressés.
D’un écrivain pervers ils font toujours justice.

Le plus remarquable dans cette épître au roi Christian VII, du reste agréable, c’est une contradiction fondamentale, dont je ne sais pas comment Voltaire se tire pour son compte et dont ce n’est pas à moi de le tirer. Dans la première partie de son ouvrage, il assure, comme à son ordinaire, que l’imprimerie n’a jamais fait de mal, parce qu’elle n’a jamais rien fait du tout :

20 Hélas ! dans un Etat l’art de l’Imprimerie Ne fut dans aucun temps fatal à la patrie.
Les pointes de Voiture et l’orgueil des grands mots Que prodigua Balzac assez mal à propos,
Les romans de Scarron n’ont pas troublé le monde ; Chapelain ne fit pas la guerre avec la Fronde.
Tous ces grands mouvements seraient-ils donc l’effet D’un obscur commentaire ou d’un méchant sonnet ? Non ! lorsqu’aux factions un peuple entier se livre, Quand nous nous égorgeons, ce n’est pas pour un livre. Hé ! quel mal après tout peut faire un pauvre auteur ? Ruiner son lecteur, excéder son lecteur…

Et dans la seconde partie il démontre aux rois qu’ils doivent être partisans de l’imprimerie, parce que c’est le livre qui les a affranchis du joug de Rome :

Rois ! qui brisa les fers dont vous étiez chargés ?
25 Qui put vous affranchir de vos vieux préjugés ?
Quelle main, favorable à vos grandeurs suprêmes,
A du triple bandeau vengé cent diadèmes ?
Qui, du fond de son puits tirant la Vérité,
A su donner une âme au public hébété ?
30 Les livres ont tout fait, et quoi qu’on puisse dire,
Rois, vous n’avez régné que quand on a su lire.

Donc les livres ont un effet et servent à quelque chose. On reconnaîtra qu’il est difficile de tirer une doctrine précise de ces affirmations, d’une part toujours retirées à demi et d’autre part contradictoires. En résumé Voltaire est pour la liberté de la presse, très restreinte, réservée aux auteurs monarchistes et antichrétiens et refusée rigoureusement aux auteurs antiphilosophiques. Dans ces sages limites il est passionnément pour la liberté de la presse.

Voltaire ne s’est jamais posé la question de la liberté d’enseignement. Elle ne se posait pas de son temps, parce que la liberté d’enseignement existait pleinement sous l’ancien Régime et que personne ne l’attaquait. On ne croyait pas que ce fût une question politique. La Révolution, qui en toutes choses a pris la succession de l’ancien Régime et a pris pour son compte l’absolutisme de l’ancien Régime, se déclarant omnipuissante comme lui, omnifaisante comme lui, et comme lui om-nipossesseur, n’a pas continué l’ancien Régime relativement aux questions d’enseignement. Mais, du reste, en cela elle n’a pas laissé d’être logique, et elle a seulement poussé plus loin que l’ancien Régime l’accaparement de toutes choses par l’Etat. Il n’y avait guère, sous l’ancien Régime, qu’une chose qui fût libre, c’était l’enseignement ; le nouveau Régime a jugé que cette exception était une anomalie et que l’enseignement devait être chose d’Etat comme tout le reste. La principale conquête de la Révolution, c’est une aggravation du despotisme.

Voltaire, en qui nous trouverons plus loin un partisan décidé de l’Etat directeur de conscience, n’a pas songé à demander que l’Etat fût directeur de l’enseignement. Tout au plus il faut remarquer, pour être complet, que, peu favorable aux Jésuites et aux Jansénistes, à cause de ses opinions anti-chrétiennes, il est, cependant, incomparablement mieux disposé à l’endroit de ceux-là qu’à l’égard de ceux-ci. Dans sa lettre ostensible de 1746 au R. P. de la Tour, il se plaint, avec raison, des attaques dont il est l’objet de la part des Jansénistes, se moque cruellement de leurs jongleries, sacrifie nettement Pascal à Bourdaloue : « Qu’on mette en comparaison les Lettres Provinciales et les Sermons de Bourdaloue ; on apprendra dans les premières l’art de la raillerie, celui de présenter des choses indifférentes sous des faces criminelles ; celui d’insulter avec éloquence ; on apprendra avec le P. Bourdaloue à être sévère à soi-même et indulgent pour les autres. Je demande de quel côté est la vraie morale.  » — Il fait un magnifique éloge des vertus des Pères Jésuites : « Pendant des années j’ai vécu dans leurs maisons et qu’ai-je vu chez eux ? La vie la plus laborieuse, la plus frugale, la plus réglée, toutes leurs heures partagées entre les soins qu’ils nous donnaient et les exercices de leur profession austère. J’en atteste des milliers d’hommes élevés par eux comme moi, il n’y en aura pas un seul qui puisse me démentir…  » — et enfin il écrit cette profession de foi si émue et certainement si sincère de dévouement à la Compagine, qui a été bien souvent citée : « A l’égard de l’autre libelle de Hollande qui me reproche d’être attaché aux Jésuites, je suis bien loin de lui répondre comme à l’autre : « Vous êtes un calomniateur  » ; je lui dirai au contraire : « Vous dites la vérité.  » J’ai été élevé pendant sept ans chez des hommes qui se donnaient des peines gratuites et infatigables à former l’esprit et les mœurs de la jeunesse. Depuis quand veut-on que l’on soit sans reconnaissance pour ses maîtres ? Quoi ! il sera dans la nature de l’homme de revoir avec plaisir une maison où l’on est né, un village où l’on a été nourri par une femme mercenaire, et il ne serait pas dans notre cœur d’aimer ceux qui ont pris un soin généreux de nos premières années ?…  »

Il faut remarquer que ce faible de Voltaire pour les R. P. Jésuites persista jusqu’au moment de leur suppression en France et même plus tard. Voulant mettre un de ses ouvrages sous le nom d’un jeune Père Jésuite, réel ou imaginaire, il écrit au duc de Praslin en 1704 : « Vous pèserez, quand il en sera temps, l’importance extrême de mettre cela sous le nom d’un jeune Jésuite, qui, grâce à la bonté du Parlement, est rentré dans le monde et qui, comme Colletet et tant d’autres, attend son dîner du succès de son ouvrage. Je m’imagine que les girouettes françaises tournent actuellement du côté des Jésuites ; on commence à les plaindre ; les Jansénistes ne font point de pièces de théâtre ; ils sont durs ; ils sont fanatiques ; ils seront persécuteurs ; on les détestera ; on aimera passionnément un pauvre petit diable de Jésuite qui donnera l’espérance d’être un jour un Lemierre, un Colardeau, un Dorat.  »

Plus tard c’est du ton d’une taquinerie bienveillante qu’il plaisante Frédéric d’être le protecteur des Jésuite ! et de faire de son royaume l’asile de la Compagnie, à quoi, du reste, Frédéric répond par des raisons sérieuses qui sont inattaquables et que Voltaire ne réfute pas. D’un autre côté Dalembert, lui représentant que les Jésuites rentrent sourdement, le supplie d’écrire un livre sur la destruction des Jésuites, ce que Voltaire se garde bien de faire.

Mais c’est au plus fort de la campagne contre les Jésuites qu’il faut chercher à surprendre l’opinion précise, s’il en eut jamais une, de Voltaire sur la liberté d’enseignement. C’est en 1762 que, sous le titre de Balance Egale et sous une forme humoristique, il a donné cette manière de consultation. Voici ses principaux arguments pour et contre : « On veut empêcher les frères nommés Jésuites d’enseigner la jeunesse et de remplir les vues de nos rois qui les ont admis à ces fonctions. Les raisons qu’on apporte pour les exclure sont que plusieurs ont été ennuyeux écrivains ; — que les frères Jésuites depuis leur fondation ont excité des troubles en Europe, en Asie et en Amérique, et que, s’ils n’ont pas fait de mal en Afrique, c’est qu’ils n’y ont pas été… — que cinquante-deux de leurs auteurs ont enseigné le parricide ; — que le frère. Le Tellier trompa Louis XIV… — que leur institut est visiblement contraire aux lois de l’Etat et que c’est trahir l’Etat que de souffrir dans son sein des gens qui font vœu d’obéir dans certains cas à leur général plutôt qu’à leur prince  On conclut de ces raisons que les flammes qui ont fait justice des frères Guignard et Malagrida doivent mettre en cendres les collèges où les frères Jésuites ont enseigné ces parricides… Toutes ces raisons dûment pesées, nous concluons à garder les Jésuites : … parce qu’ils élèvent la jeunesse en concurrence avec les Universités et que l’émulation est une belle chose ; — parce qu’on peut les contenir quand on peut les soutenir, comme a dit un sage ; — parce que, s’ils ont été parricides en France, ils ne le sont plus, et qu’il n’y a pas aujourd’hui un seul Jésuite qui ait proposé d’assassiner la Famille royale ; — parce que, s’ils ont des constitutions impertinentes et dangereuses, on peut aisément les soustraire à un institut réprouvé par les lois, les rendre dépendants de supérieurs résidant en France et faire des citoyens de gens qui n’étaient que Jésuites ; — parce qu’on peut défendre au frère Lavalette de faire le commerce et ordonner aux autres d’enseigner le grec, le latin, la géographie et les mathématiques, en cas qu’ils les sachent ; — parce que, s’ils contreviennent aux lois, on peut aisément les mettre au carcan, les envoyer aux galères ou les pendre, selon l’exigence des cas… On veut tenir la balance entre les nations. Il faut la tenir entre les Molinistes et les Jansénistes. Toute société veut s’étendre. Il faut encourager et réprimer toutes les compagnies… Si vous donnez trop de pouvoir à un corps, soyez sur qu’il en abusera… Lisez l’histoire et nommez-moi la compagnie qui ne se soit pas écartée de son devoir dans les temps difficiles. L’esprit convulsionnaire est-il aussi dangereux que l’esprit jésuitique ? c’est un grand problème…  »

La raison de celle faveur relative de, Voltaire pour la Compagnie de Jésus n’a rien de mystérieux ni de sentimental. Les Jansénistes sont avant tout, des indépendants, et il ne s’en faut pas de beaucoup, je crois, qu’ils ne soient des républicains. Louis XIV ne s’y trompe nullement. Voltaire non plus. Les Jésuites sont avant tout des monarchistes, confesseurs de rois, très fortement attachés à l’institution monarchique. Louis XIV ne s’y trompe pas. Voltaire non plus. Les Parlements non plus. Et c’est par esprit d’indépendance et d’opposition que les Parlements sont jansénistes. Voltaire a pour les Jansénistes et pour les parlementaires la haine d’un monarchiste ardent, et pour les Jésuites, malgré quelques dissidences, le penchant qu’un monarchiste a naturellement pour eux. Il ne faut pas oublier que les Jésuites ont été chassés de France beaucoup plus par les Parlements que par la Couronne : « L’esprit jésuitique a toujours cherché à tromper l’autorité royale pour en abuser ; l’esprit convulsionnaire s’élève contre l’autorité royale. L’un veut tyranniser avec souplesse ; l’autre fouler aux pieds les petits et les grands avec dureté. Les Jésuites sont armés de filets, d’hameçons et de pièges de toutes sortes ; ils s’ouvrent toutes les portes en minant sous terre. Les Convulsionnaires veulent renverser les portes à force ouverte. Les Jésuites flattent les passions des hommes pour les gouverner par ces passions mêmes. Les Saints-Médardiens s’élèvent contre les goûts les plus innocents pour imposer le joug affreux du fanatisme. Les Jésuites cherchent à se rendre indépendants de la hiérarchie, les Saints-Médardiens à la détruire ; les uns sont des serpents et les autres des ours ; mais tous peuvent devenir utiles : on fait de bon bouillon de vipère et les ours fournissent des manchons… Pour Dieu ! ne soyons ni jansénistes ni molinistes. »

Mais on voit bien qu’il est un peu plus jésuite que moliniste par instinct autoritaire et monarchique et par une sorte d’horreur naturelle pour tout ce qui, dans un Etat, représente l’indépendance à l’endroit du pouvoir central. Toute la raison est là de son anti-jansénisme, de son anti-parlementarisme et de son semi-jésuitisme. Cela apparaîtra plus nettement encore quand nous en serons à traiter des questions religieuses.

Pour ce qui est de la liberté de conscience, il en est chez Voltaire comme de la liberté de penser, de parler et d’écrire. En principe il en est le partisan déclaré. Dans la pratique, dans l’application et dans le détail il apporte tant de limitations et de correctifs que la liberté de conscience codifiée par Voltaire serait une liberté de conscience extrêmement entravée. En principe il dit : « J’ose supposer qu’un ministre éclairé et magnanime, un prélat humain et sage, un prince qui sait que son intérêt consiste dans le grand nombre de ses sujets et sa gloire dans leur bonheur, daigne jeter les yeux sur cet écrit informe et défectueux. Il y supplée par ses propres lumières ; il se dit à lui-même : que risquerai-je à voir la terre cultivée et ornée par plus de mains laborieuses, les tributs augmentés, l’Etat plus florissant ?… L’Allemagne serait un désert couvert des ossements des catholiques, évangéliques, réformés, anabaptistes égorgés les uns par les autres, si la paix de Westphalie n’avait pas procuré enfin la liberté de conscience… Plus il y a de sectes, moins chacune est dangereuse ; la multiplicité les affaiblit ; toutes sont réprimées par de justes lois qui défendent les assemblées tumultueuses, les injures, les séditions, et qui sont toujours en vigueur par la force coactive… Il y a des fanatiques encore dans la populace calviniste ; mais il est constant qu’il y en a davantage dans la populace convulsionnaire. La lie des insensés de Saint-Médard est comptée pour rien dans la nation ; celle des prophètes calvinistes est anéantie. Le grand moyen de diminuer le nombre des maniaques, s’il en reste, est d’abandonner cette maladie de l’esprit au régime de la raison, qui éclaire lentement, mais infailliblement les hommes… »

En principe il dit encore : « Quelques-uns ont dit que si l’on usait d’une indulgence paternelle envers nos frères errants qui prient Dieu en mauvais français, ce serait leur mettre les armes à la main, qu’on verrait de nouvelles batailles de Jarnac, de Moncontour, de Coutras, de Dreux ; mais il me semble que ce n’est pas raisonner conséquemment que de dire : « Ces hommes se sont soulevés quand je leur ai fait du mal ; donc ils se soulèveront quand je leur ferai du bien.  »

Ici c’est Voltaire qui raisonne mal. Les hommes ne se soulèvent pas quand on leur fait plus de bien qu’aux autres ; mais quand on les met seulement sur le pied d’égalité avec les autres, ils se soulèvent toujours, s’ils le peuvent. Encore est-il que son sentiment est très bon. « Les Huguenots, sans doute, ont été enivrés de fanatisme et souillés de sang comme nous ; mais la génération présente est-elle aussi barbare que leurs pères ? Le temps, la raison qui fait tant de progrès, les bons livres, la douceur de la société n’ont-ils point pénétré chez ceux qui conduisent l’esprit de ces peuples ?  » Mais dans l’application et dans le détail on s’aperçoit bien que Voltaire est trop intelligent pour ne pas voir qu’une religion indépendante, qu’une religion qui n’est pas une religion d’Etat, est, presque malgré elle, quoi qu’elle en dise et quoi qu’elle en ait, un obstacle ou une gêne au despotisme, et tout ce qui est gêne, obstacle ou limite au despotisme ne peut pas être vu d’un très bon œil par Voltaire. Aussi, quand il s’agit, non plus de prêcher la liberté de conscience, mais de l’établir dans l’Etat, Voltaire devient tout aussitôt très, réservé. Ce qu’il demande pour les protestants en France au XVIIIe siècle, c’est la liberté dont jouissent les catholiques en Angleterre au XVIIIe siècle : « Ne pourrons-nous pas souffrir et contenir les protestants à peu près aux mêmes conditions que les catholiques sont tolérés à Londres ?  » (Traité sur la tolérance, V.) Pour être précis, il veut que les calvinistes puissent se marier légalement, avoir des enfants légitimes et hériter légalement (Potpourri), mais rien de plus. Il fait bien remarquer dans son Discours historique et critique à l’occasion de la tragédie des Guèbres que « l’Empereur, en cette tragédie, n’entend point et ne peut entendre, par le mot de Tolérance, la licence des opinions contraires aux mœurs, les assemblées de débauche, les confréries fanatiques. » Il réserve aux catholiques l’accès aux places et aux honneurs : « Je ne dis pas que tous ceux qui ne sont point de la religion du prince doivent partager les places et les honneurs de ceux qui sont de la religion dominante. En Angleterre (et l’on a vu que Voltaire demande pour les protestants en France le traitememt des catholiques en Angleterre), en Angleterre, les catholiques, regardés comme attachés au parti du prétendant, ne peuvent parvenir aux emplois ; ils paient même double taxe ; mais ils jouissent d’ailleurs de tous les droits des citoyens.  » Il insiste sur cette solution, qui, je m’empresse de le dire, eût constitué en 1763 un immense progrès : «  Nous savons que plusieurs chefs de famille, qui ont élevé de grandes fortunes dans les pays étrangers, sont prêts à retourner dans leur patrie : ils ne demandent que la protection de la loi naturelle, la validité de leurs mariages, la certitude de l’état de leurs enfants, le droit d’hériter de leurs pères, la franchise de leurs personnes ; point de temples publics, point de droit aux charges municipales, aux dignités. Les catholiques n’en ont ni à Londres, ni en plusieurs autres pays.  »

Enfin il s’efforce, très loyalement, de tracer les limites où la tolérance à l’égard des opinions religieuses doit s’arrêter et dans son chapitre très médité : Seuls cas où l’intolérance est de droit humain (Traité de la Tolérance, XIII) il les trace ainsi : « Pour qu’un gouvernement ne soit pas en droit de punir les erreurs des hommes, il est nécessaire que ces erreurs ne soient pas des crimes ; elles ne sont des crimes que quand elles troublent la société ; elles troublent la société dès qu’elles inspirent le fanatisme ; il faut donc que les hommes commencent par n’être pas fanatiques pour mériter la tolérance. » — Avec ce texte tout gouvernement est en droit d’interdire quelque religion et même quelque secte philosophique qu’il voudra. « Si [par exemple] quelques jeunes Jésuites… ont débité des maximes coupables, si leur institut est contraire aux lois du royaume, on ne peut s’empêcher de dissoudre leur compagnie et d’abolir les Jésuites pour en faire des citoyens…  » — Avec ce texte tout gouvernement dont les maximes ne seront pas identiques à celles des Jésuites sera en droit de les détruire, trouvant coupables les maximes qui ne sont pas les siennes ; et tout gouvernement pourra faire des lois contraires aux Jésuites, et, démontrant ensuite que les Jésuites sont contraires à ces lois, ce qui sera peut-être facile, sera en droit de les détruire. — « On en dira autant des Luthériens et des Calvinistes. Ils auront beau dire : nous suivons les mouvements de notre conscience ; il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes ; nous sommes le vrai troupeau ; nous devons exterminer les loups, il est.évident qu’alors ils seront loups eux-mêmes.  »

Telles sont les idées, évidemment un peu flottantes, quelque effort qu’il fasse quelquefois à les fixer, de Voltaire sur la tolérance et la liberté de conscience. Dans toutes ces questions de liberté, Voltaire a des instincts de libéral très vifs, qui sont contrariés par des principes de monarchiste absolutiste ; et ceux-ci sont les plus forts. Au fond son idée est celle-ci : Il faut de la tolérance ; mais, du reste, il n’y a pas de droit contre le pouvoir souverain et c’est à celui-ci d’accorder la mesure de tolérance qu’il lui semblera bon ; sur toutes les questions de liberté il faut s’en rapporter à ce qu’en pensera le despotisme.

Chapitre III. De l’autorité. §

Il faut dans une société une autorité qui commande, c’est-à-dire, d’une part qui dispose de la partie des forces qu’ont abandonnée les individus pour former une force commune ; d’autre part qui, par lois, décrets ou ordonnances, dirige les individus vers le bien commun. Dans la nation que nous supposons constituée, où sera l’autorité ?

La plupart des hommes croient que l’autorité est une volonté. Volonté d’un homme commandant à des millions d’hommes selon son jugement, sa réflexion ou son caprice. — Volonté d’un, groupe d’hommes commandant après délibération à tout le reste du peuple selon ce qu’ils ont jugé utile. — Volonté du peuple tout entier, c’est-à-dire de la majorité du peuple, signifiée à un pouvoir central, ramassée par lui et renvoyée par lui au peuple tout entier et à chacun des individus qui le composent.

I §

Pour Montesquieu l’autorité n’est point une volonté ; ce n’est la volonté de personne. L’autorité c’est la raison. Il aurait signé l’axiome de Royer-Collard : « Où est la souveraineté ? — Il n’y a pas de souveraineté. »

Ce qui doit gouverner c’est la Raison. Mais où la chercher ? Précisément dans ce qui n’a pas le caractère d’une volonté, laquelle peut être une passion et même l’est toujours. Dans quoi donc ? Dans la pensée réfléchie, durable, permanente, comme refroidie et consistante, d’une nation. C’est cette pensée qu’on appelle la Loi. La Loi seule doit gouverner. Mais non pas la Loi qui vient d’être faite, ou du moins il faut le moins possible être gouverné par cette loi-là. La Loi qui vient d’être faite, c’est une volonté qui peut être, elle aussi, capricieuse, passionnée et éphémère. La loi véritable c’est la loi ancienne, celle que n’a pas faite la génération qui lui obéit, celle qui a subi l’épreuve du temps et qui est telle qu’en lui obéissant c’est à la réflexion et à l’expérience, c’est-à-dire à la raison, qu’on obéit. — La loi véritable, quand celle qui précède ne suffit pas, ce qui arrive, c’est au moins la loi très délibérée, très discutée et par plusieurs corps délibérants qui ont des intérêts divers et qui se tempèrent et se contrebalancent les uns les autres. — Voilà dans quelles conditions on obéit, non pas à une volonté, ce qui a toujours des chances d’être très mauvais, de qui que cette volonté parte, mais à quelque chose qui ressemble à la raison. Les gouvernements où l’on obéit à une volonté ne sont tous que des variétés du despotisme ; les gouvernements où l’on obéit à la loi sont des gouvernements rationnels.

Le gouvernement despotique est le gouvernement naturel, quelque goût (pie les hommes aient pour être libres, parce qu’il est très facile à établir. Il « saute pour ainsi dire aux yeux ; il est uniforme partout. Il ne faut que des passions pour l’établir. Tout le monde est bon pour cela. » Le gouvernement rationnel doit combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir. » C’est « un chef-d’œuvre de législation » très malaisé à disposer.

Despotisme proprement dit, Royauté tempérée, Aristocratie, Démocratie, ne sont donc que des variétés de despotisme. Seulement il y a entre eux des degrés. La Royauté tempérée, celle de France en 1740, est certainement un despotisme ; cependant elle a une constitution ; elle a des lois fondamentales, qu’elle viole quand elle veut, il est vrai ; mais qui encore existent, ce qui est quelque chose. C’est un frein moral ; c’est un texte aussi sur lequel s’appuient ceux qui réclament. C’est une limite, très flottante ; et une barrière, très ployable ; mais c’est une limite et une barrière. — Ajoutons que c’est un peu par politesse que Montesquieu établit une différence entre la Royauté française et le despotisme oriental.

L’Aristocratie est un despotisme ; cependant elle suppose délibération. Une volonté gouverne ; mais une volonté qui est le résultat d’une discussion. L’aristocratie vaut déjà mieux que le despotisme pur et simple.

La Démocratie est un despotisme ; elle est même un despotisme très rigoureux. A la vérité elle comporte délibération et en cela elle est très supérieure au despotisme pur et simple ; seulement elle prend des décisions qui ont éminemment le caractère de volontés. Elle ne délibère pas, elle obéit à des passions, à de grands courants d’opinion, à des coups de vent. Rien n’est moins rationnel, rien n’est moins propre à constituer la loi, telle qu’elle doit être. De plus la démocratie n’exécute pas ses volontés ; elle charge de les exécuter un gouvernement central qui les ramasse en quelque sorte et les lui renvoie. Ce pouvoir central les lui renvoie si modifiées à son gré, que la démocratie finit par être gouvernée non point même par la volonté de sa majorité, mais par une volonté qui lui est presque totalement étrangère, et le despotisme proprement dit, ou à très peu près, est rétabli.

Enfin la démocratie a exactement le même inconvénient que l’aristocratie. Dans toute nation il y a nécessairement deux parties distinctes : le peuple et les gens distingués par la naissance, la richesse et les honneurs. En aristocratie ceux-ci gouvernent et souvent font peser les charges de l’Etat sur le peuple. En démocratie le peuple croit gouverner ; et on lui plaît en opprimant les gens de haut et moyen étage : « Il y a toujours dans un État des gens distingués par la naissance, les richesses et les honneurs ; mais s’ils étaient confondus parmi le peuple et s’ils n’y avaient qu’une voix comme les autres, la liberté commune serait leur esclavage et ils n’auraient aucun intérêt à la défendre, parce que la plupart des résolutions seraient contre eux. »

Il y a donc ce premier inconvénient que dans la démocratie une partie importante de la nation est sûrement opprimée, comme, sous le régime aristocratique, une partie, importante aussi, de la nation est opprimée quand les patriciens sont des imbéciles ; — et il y a cet autre inconvénient qu’en démocratie les classes supérieures et moyennes étant opprimées et voyant que « la plupart des résolutions sont prises contre eux », ne tiennent pas du tout à la liberté publique et, à défaut d’aristocratie, ne souhaitent qu’un tyran intelligent. C’est ce qui explique pourquoi les démocraties mènent presque toujours au despotisme proprement dit : c’est que, d’une part, le peuple y répugne très peu ; et que d’autre part les hommes qui de soi y répugnent le plus, en démocratie n’ont plus aucune raison d’y être hostiles.

Souveraineté arbitraire d’un seul, souveraineté d’un seul tempérée par l’existence de lois à peu près respectées, souveraineté d’une élite, souveraineté du peuple, sont donc des formes diverses, mais non pas très différentes, du despotisme ; il n’y a de libre, comme l’a dit Bossuet parlant des Romains, « qu’un peuple où personne n’est sujet que de la loi et où la loi est plus puissante que tout le monde. » Il n’y a de libre qu’un peuple où il n’y a pas de souveraineté, où il n’y a pas de volonté qui commande et où l’on n’obéit qu’à la Raison exprimée par la Loi.

Comment arriver à constituer un Etat qui réalise cet idéal ou qui en approche ?

C’est moins difficile qu’on ne croirait. D’abord, et c’est le plus grand point, et quand cela n’existe pas il ne faut pas même songer à constituer ou à maintenir un état, il faut de la « vertu », c’est-à-dire du patriotisme ; car le patriotisme consiste précisément à ne pas vouloir obéir à des volontés, fût-ce même à la sienne, mais à la raison ; les volontés particulières, et par cela il faut entendre même une volonté universelle, mais qui peut être éphémère, n’étant point faites pour bien gouverner un corps éternel, une nation qui vit dans le passé, dans le présent et déjà dans l’avenir, puisque gouverner c’est prévoir.

Il faut donc du patriotisme, c’est-à-dire du désintéressement, c’est-à-dire de la vertu pour obéir à cette raison nationale et pour se gouverner ou se laisser gouverner selon les intérêts du présent, selon les traditions du passé et selon les intérêts de l’avenir. Ainsi se sont gouvernés ou se sont laissés gouverner par instinct patriotique, quelquefois très confus, mais sûrement par instinct patriotique, tous les peuples qui ont duré.

Il faut ensuite n’obéir qu’à la loi, d’une part, et d’autre part, pour ce qui est des choses circonstancielles où un ordre circonstanciel et particulier doit intervenir, il ne faut obéir qu’à des chefs qui ne s’inspirent que de la Loi. Et par Loi nous avons vu ce qu’il faut entendre. Il n’y a de loi qu’ancienne. Une loi nouvelle est une volonté. Elle peut être bonne ; elle n’est pas rationnelle. Elle peut n’être qu’un caprice de despotisme soit personnel, soit aristocratique, soit populaire. Il faut toujours être gouverné par des lois éprouvées par le temps et l’usage eu par des ordres directement inspirés de ces lois-là. Donc il faut un corps constitué qui ait le dépôt des lois, qui les connaisse, qui les conserve, qui les défende et qui ait le droit de s’opposer à tout ce qui leur est contraire, à tout ce qui est proposé en oubli ou en mépris d’elles. Ceci est la pierre angulaire même de la constitution d’un peuple libre.

De plus il faut, entre le pouvoir centrai, quel qu’il soit, et le peuple, tout un degré de « pouvoirs intermédiaires » qui — d’une part maintiennent les traditions, c’est-à-dire la raison nationale ; — d’autre part contiennent, arrêtent et répriment les empiétements du pouvoir central ; — d’autre part fassent descendre le commandement du haut en bas comme par des canaux qui le tempèrent au lieu de le laisser tomber brusquement et lourdement de tout son poids ; — d’autre part enfin aient le dépôt des libertés, comme un autre corps a le dépôt des lois, et soient comme des enseignements, des instituts et des collèges de liberté.

Ces corps intermédiaires dans l’ancienne monarchie, c’étaient la noblesse, le clergé, la magistrature, les corporations ouvrières. Ils peuvent être tout autre chose. C’est tout ce qui dans une nation est constitué, tout ce qui a une organisation à soi en dehors de l’organisation générale, tout ce qui est en soi un organisme viable, vivant et durable. C’est en un mot tout ce que le langage populaire appelle corps aristocratiques, d’un mot très impropre ; car une aristocratie c’est une oligarchie ; c’est, au milieu d’un peuple, un certain nombre d’hommes qui concentrent en eux, à l’exclusion des autres, les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif ; et les corps intermédiaires n’ont nullement ce caractère et ne doivent pas l’avoir.

Montesquieu n’est nullement « aristocrate », comme nous le verrons assez ; il est hiérarchique ; il est partisan de corps privilégiés. Il est vrai que c’est ce que, depuis 1789, on appelle être aristocrate.

Donc ces « corps intermédiaires dépendants », dépendants, c’est-à-dire soumis, du reste, à l’autorité du pouvoir central, mais ayant une indépendance et une autonomie relatives, d’abord maintiennent les traditions nationales, et en cela ils sont comme les soutiens et les tenants de cette raison nationale dont nous ayons parlé ; ils sont les répresseurs naturels de ces volontés inconsidérées, passionnées et éphémères, qu’elles viennent d’en haut ou d’en bas, qui sont le contraire même de la raison ; ils ne gouvernent pas ; mais ils tiennent à ce qu’on gouverne d’après le passé et l’avenir, en même temps que selon les nécessités du présent, qui, elles, s’imposent toujours assez.

S’ils maintiennent les traditions générales, c’est qu’ils vivent de leurs traditions particulières, ce qui les rend traditionnistes tout naturellement.

Un roi, certes, a des traditions, celles de sa famille. Mais d’abord il est un homme seul, être toujours plus versatile, plus capricieux, plus passionné qu’un corps ; être, du reste, assez enclin, par amour propre, à croire que son prédécesseur lui était inférieur incomparablement et qu’il ne peut faire que sage en agissant tout au contraire des exemples reçus.

Un peuple, certes, a ses traditions ; et Montesquieu, toujours hanté de l’histoire des Athéniens et de l’histoire de la plèbe romaine, ne reconnaît pas assez qu’un peuple a ses traditions ; mais il faut bien convenir qu’il les a moins fixes, moins arrêtées et surtout qu’il s’en rend moins compte qu’un corps constitué et organisé, qui précisément ne s’est constitué, organisé et conservé que par amour de la tradition, du durable, du permanent et de l’éternel. Voilà un premier service que les corps intermédiaires sont capables de rendre.

De plus ils contiennent, arrêtent et répriment les empiètements du pouvoir central. Cela n’a pas besoin d’être démontré. Il est de leur nature même de ne pas aimer le pouvoir despotique. Dépendants et autonomes, ils tremblent toujours pour leur indépendance relative et tout ce qui est tyrannique ou tout ce qui ressemble à la tyrannie leur est odieux. Il en résulte qu’ils sont des tribuns du peuple sans le savoir et sans le vouloir. — Un exemple. Il n’y a pas de liberté, ni même de sécurité dans un pays où les juges sont nommés par le gouvernement Quand les Parlementaires de 1770 soutenaient leurs droits, ce n’était pas du tout au peuple qu’ils songeaient ; ils songeaient à eux ; mais en se défendant ils défendaient la liberté et la sécurité du peuple ; car, eux détruits, que restait-il ? Des Parlements Maupeou, des juges salariés par le gouvernement, et c’étaient la liberté et la sécurité du peuple qui étaient lésées.

Personne en France, je veux dire aucun corps constitué n’a défendu les Protestants lors de l’abominable Révocation de l’Edit de Nantes. Pourquoi ? Parce que les corps intermédiaires étaient aplatis par un pouvoir central trop fort. La noblesse, en partie encore protestante, avait été brisée par Richelieu, le Parlement écrasé par Louis XIV, et c’est pour cela que les belles paroles du Parlement de Paris à Henri II : «  Il nous a paru conforme à l’équité et à la droite raison de marcher sur les traces de l’ancienne Eglise qui n’a point usé de violence pour établir et étendre la Religion  », n’ont point été prononcées en 1685.

Les pouvoirs intermédiaires défendent les droits de l’homme comme malgré eux. Si l’un, par intérêt de corps, les abandonne, c’est un autre qui les revendique. L’Église catholique en 1685 n’a pas défendu les protestants. On ne pouvait pas lui demander cela. Non. Les Parlementaires non plus, non ; parce qu’ils étaient vaincus ; mais dès qu’ils se sont ressaisis, ils ont fait pendant tout le XVIIIe siècle une guerre acharnée à l’Église autoritaire ; ils sont devenus gallicans et jansénistes, et la lutte contre les « billets de confession » a été la revanche des Jansénistes contre les persécutions de Louis XIV ; et 1771 a été 1685 prenant sa revanche.

Les corps intermédiaires, en outre, font comme descendre le commandement du pouvoir suprême jusqu’à la foule comme par des degrés qui le tempèrent et en allègent le poids. C’est bien ici qu’on voit que Montesquieu est hiérarchique et non point du tout aristocrate. D’abord, quand il parle de l’aristocratie, de la vraie, de l’oligarchie, d’un groupe d’hommes concentrant tous les pouvoirs et gouvernant un peuple, on voit qu’il n’en veut pas, ou qu’il l’accepte tellement étendue, tellement nombreuse qu’elle n’est plus du tout une aristocratie : « La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n’a point de part à la puissance est si petite et si pauvre que la partie dominante n’a aucun intérêt à l’opprimer. Ainsi, quand Antipater établit à Athènes que ceux qui n’auraient pas deux mille drachmes fussent exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible, parce que ce cens était si petit qu’il n’excluait que peu de gens et personne qui eût quelque considération dans la cité.  » Montesquieu n’est donc point aristocrate ; mais il est hiérarchique, c’est-à-dire qu’il met la pyramide sur sa base et qu’il veut que le commandement, soit qu’il parte d’un seul, soit qu’il parte de tous, pour, ramassé par un seul, retomber sur tous, ce qui est exactement la même chose et ce qui est, dans les deux cas, le despotisme ; — tout au contraire descende du pouvoir central jusqu’à tous par les corps intermédiaires qui sont comme des canaux modérateurs de la violence et du poids des eaux : « Les lois fondamentales [la Constitution] supposent naturellement des canaux moyens [intermédiaires] par où coule la puissance ; car s’il n’a dans l’Etat que la volonté momentanée et capricieuse d’un seul, rien ne peut être fixe et par conséquent aucune loi fondamentale [il n’y a pas de Constitution] . » Ceci est le point central et comme le nœud vital de la conception politique de Montesquieu. Il faut dans un peuple une hiérarchie, il faut une classe moyenne qui ait trouvé le moyen de s’organiser en plusieurs corps qui soient devenus des pouvoirs, pouvoirs très distincts du pouvoir législatif, du pouvoir judiciaire et du pouvoir exécutif, desquels nous nous occuperons plus tard, pouvoirs en soi, pouvoirs de résistance douce et sourde aux puissances proprement d’Etat, pouvoirs de tempérament et de frein, pouvoirs de résistance à l’oppression, pouvoirs aussi de maintien de la tradition, pouvoirs encore de défense des libertés publiques et des droits de l’homme.

C’est pour avoir bien connu la nature de ces pouvoirs et leurs effets, que Montesquieu ne fait aucune différence, en vérité, entre la Démocratie et le Despotisme. Le Despotisme est naturellement ennemi des corps intermédiaires et de la classe moyenne. Il ne veut que lui et des individus qui obéissent. La Démocratie est naturellement ennemie de la classe moyenne et des corps intermédiaires qui ne sont pour elle que des privilégiés. Eh bien, dans les deux cas, le résultat est le même : suppression de la classe moyenne, suppression de la hiérarchie, suppression de ce qui contient le pouvoir et de ce qui tamise le commandement et de ce qui adoucit l’autorité ; établissement de la volonté directe, lourde et brutale du plus fort ; établissement du despotisme.

De là le terrible chapitre sur la Corruption du principe de la Démocratie (Esprit, VIII, 2) : « Le principe de la Démocratie se corrompt, non seulement lorsqu’on perd l’esprit d’égalité, mais encore quand on prend l’esprit d’égalité extrême et que chacun veut être égal à ceux qu’il choisit pour lui commander. Pour lors, le peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même qu’il confie, veut tout faire par lui-même, délibérer pour le Sénat, exécuter pour les magistrats et dépouiller tous les juges. Il ne peut plus y avoir de vertu dans la République. Le peuple veut faire les fonctions des magistrats ; on ne les respecte donc plus. Les délibérations du Sénat n’ont plus de poids ; on n’a donc plus d’égard pour les sénateurs et par conséquent pour les vieillards. Que si l’on n’a plus de respect pour les vieillards, on n’en aura plus pour les pères ; les maris ne méritent plus de déférence, ni les maîtres plus de soumission. Tout le monde parviendra à aimer le libertinage ; la gêne du commandement fatiguera, comme celle de l’obéissance… Il n’y aura plus de mœurs, plus d’amour de l’Ordre, et enfin plus de vertu… Le peuple tombe dans ce malheur lorsque ceux à qui il se confie, voulant cacher leur propre corruption, cherchent à le corrompre. Pour qu’ils ne voient pas leur ambition, ils ne lui parlent que de sa grandeur ; pour qu’il n’aperçoive pas son avarice, ils flattent sans cesse la sienne… Il se forme de petits tyrans qui ont tous les vices d’un seul. Bientôt ce qui reste de liberté devient insupportable : un seul tyran s’élève et le peuple perd tout, jusqu’aux avantages de sa corruption. La Démocratie a donc deux excès à éviter : l’esprit d’inégalité qui la mène à l’aristocratie ou au gouvernement d’un seul ; l’esprit d’égalité extrême qui la conduit au despotisme d’un seul.  »

On s’étonne quelquefois que la démocratie aboutisse toujours au despotisme ; c’est pourtant simple : c’est qu’elle l’est elle-même.

Enfin les pouvoirs intermédiaires — ou plutôt les corps intermédiaires, car ce n’est plus comme pouvoirs que nous les envisageons — sont comme des dépôts de libertés, et comme des instituts, des collèges de liberté, des organes permanents d’enseignement de la liberté.

D’abord ils donnent l’exemple de la liberté. Un peuple peut être libre, politiquement, peut n’être gouverné que par lui-même et ne pas se douter de ce que c’est que la liberté. Il nomme des chefs qui le gouvernent en parfait mépris des droits de l’homme ; il nomme des législateurs qui font des lois parfaitement despotiques ; et il est libre comme peuple, parfaitement ; seulement c’est un peuple libre, composé d’esclaves. Or les corps intermédiaires placés sous les yeux du peuple lui donnent l’exemple de l’indépendance. Ils lui apprennent qu’il peut exister quelque chose qui ne soit pas chose de l’Etat, absorbée par l’Etat, à la pleine disposition de l’Etat. Obéissant aux lois, mais ayant une autonomie, ils amènent le citoyen à se dire : « Pourquoi, ce qu’est ce corps, chaque citoyen, en petit, ne le serait-il pas ? Pourquoi n’aurait-il pas une partie de lui-même qui serait à l’Etat et une partie de lui-même qui serait à lui ? » Les corps intermédiaires privilégiés enseignent au citoyen la théorie des droits de l’homme.

Entendez bien, en effet, que les droits de l’homme sont un privilège. C’est le privilège de tout le monde ; mais c’est un privilège. C’est le privilège de l’individu en face de la communauté. C’est le privilège de l’homme considéré en tant qu’homme et non en tant que rouage de l’Etat. A le bien prendre, tout homme qui a un droit de l’homme et qui l’exerce est un Etat dans l’Etat, tout comme un corps privilégié. C’est pour cela que la démocratie, avec grande raison, ou grande logique, ne peut pas souffrir les droits de l’homme. Les destinées des corps intermédiaires et des hommes libres, et qui aiment à l’être, sont donc semblables et sont donc connexes ; et hommes libres et corps intermédiaires sont solidaires.

Cela est si vrai que, quand on veut sérieusement exercer un droit de l’homme, comment s’y prend-on ? On crée un corps intermédiaire ! Vous revendiquez la liberté du travail. Elle est dans la loi. Mais vous savez très bien que vous ne pouvez exercer ce droit qu’en vous constituant en corporation et vous organisez les syndicats de travailleurs.

Vous revendiquez la liberté, vous autres, de ne pas subir les volontés des syndicats ouvriers et de faire travailler qui vous voulez. Elle est dans la loi ; mais, pour qu’elle ne soit pas platonique, vous organisez des syndicats de patrons et vous vous acheminez à créer une corporation des chefs d’industrie.

Vous revendiquez, depuis environ dix-neuf siècles, la liberté de prier Dieu à votre guise et d’une façon qui ne soit pas forcément celle de l’Etat. Vous créez pour cela, puis vous conservez et maintenez des Eglises, qui sont des corporations, des associations indépendantes de l’Etat.

Vous revendiquez le droit d’enseigner. Vous vous groupez et vous formez des corps enseignants qui sont des manieres de petites sociétés au sein de la grande.

Presque toutes les libertés, presque tous les droits de l’homme sentent le besoin de créer chacun une corporation qui soit son organe, son instrument, son dépôt et en quelque sorte son « corps », sans lequel il ne serait qu’une âme.

Je dis presque tous les droits de l’homme. Il en est qui sont d’un caractère tellement individuel qu’ils répugnent, qu’ils résistent à s’incarner dans une corporation, ou plutôt que la nature des choses résiste à ce qu’ils le fassent. La propriété est éminemment individuelle. La liberté d’écrire est éminemment individuelle. Oui ; mais voyez aussi comme l’exception confirme la vérité de la loi. La propriété est le plus faible des droits de l’homme et il n’y a rien de plus facile que, je ne dis pas de détruire la propriété, mais de dépouiller les propriétaires. Ils ont été dépouillés par confiscation plus ou moins étendue, plusieurs fois dans le cours de notre histoire. Tant que les propriétaires ne formeront pas une corporation, ce qui est très difficile, l’exercice du droit de propriété sera hasardeux.

La liberté de la presse est dans la loi et c’est un droit de l’homme et, dans la pratique, elle est à peu près absolue en France. Oui ; mais la presse est impuissante, parce qu’elle est de plus en plus déconsidérée, et elle est déconsidérée parce qu’elle ne forme pas un corps, comme l’ordre des avocats, où des règles sévères proscriraient la vénalité, la calomnie, le mensonge et le chantage.

Ou les droits de l’homme s’organisent, se protègent, se défendent, se consolident et se vivifient dans des associations qui deviennent des « corps » et qui parviennent être des « pouvoirs », — ou ils languissent, se renoncent et sont tout comme s’ils n’étaient pas. La cause des corps intermédiaires et la cause de la liberté sont donc une seule et même cause.

Les corps intermédiaires sont donc les corps protecteurs et promoteurs et conservateurs des libertés publiques. Dans le sens, impropre du reste, qu’on donne généralement depuis 1789 au mot « aristocratique », la liberté est aristocratique, et tout ce qui est aristocratique est libéral. Voilà pourquoi, nullement aristocrate dans le vrai sens du mot, comme nous l’avons vu, mais aristocrate dans le sens populaire de ce terme, c’est-à-dire hiérarchique, voulant des corps intermédiaires entre le souverain et la foule pour la bonne constitution de la société, pour le minimum de heurts entre la foule et le souverain, pour l’allègement du poids du commandement, et enfin pour le salut des libertés publiques, Montesquieu fait de l’existence des pouvoirs intermédiaires le fond même et la pierre angulaire de toute sa doctrine politique.

C’est ce qu’il marque avec vigueur dans son chapitre XXII du livre XX, qu’il intitule Réflexion particulière et qui est la plus générale peut-être de ses réflexions : « En France cet état de la robe, qui se trouve entre la grande noblesse et le peuple ; qui sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les privilèges ; cet état qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des lois est dans la gloire ; cet état encore dans lequel on n’a de moyen de se distinguer que par la suffisance et la vertu ; profession honorable, mais qui en laisse toujours voir une plus distinguée ; cette noblesse toute guerrière qui pense qu’en quelque degré de richesses que l’on soit, il faut faire sa fortune, mais qu’il est honteux d’augmenter son bien, si on ne commence par le dissiper ; cette partie de la nation qui sert toujours avec le capital de son bien ; qui, quand elle est ruinée, donne sa place à une autre qui servira avec son capital encore ; qui va à la guerre pour que personne n’ose dire qu’elle n’y a pas été ; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espère les honneurs, et, lorsqu’elle ne les obtient pas, se console parce qu’elle a acquis de l’honneur ; toutes ces choses ont nécessairement contribué à la grandeur de ce royaume. Et si, depuis deux ou trois siècles, il a augmenté sans cesse sa puissance, il faut attribuer cela à la bonté de ses lois, et non pas à la fortune qui n’a pas ces sortes de constances.  »

En dehors des pouvoirs sociaux qui sont ce que nous venons de dire, il y a des pouvoirs politiques, il y a des pouvoirs de commandement, qui sont le pouvoir qui fait la loi, le pouvoir qui exécute la loi et fait la police, le pouvoir qui juge, autrement dit pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire.

Ces trois pouvoirs peuvent être dans les mêmes mains ; ils peuvent être dans des mains différentes. Lequel vaut le mieux ? Remontons aux principes. Ce qu’il faut, c’est qu’il n’y ait pas de souveraineté. Ce qu’il faut, c’est que personne ne gouverne. Ce qu’il faut, c’est qu’on ne soit gouverné, autant que possible, que par la raison. Le moyen, pour ce qui est des pouvoirs de commandement, c’est de ne pas les concentrer dans les mêmes mains. Par ce moyen le pouvoir arrête le pouvoir et ce n’est pas une volonté qui gouverne. C’est plusieurs volontés, forcées de donner leurs raisons, d’en appeler à la raison et de s’appuyer sur la raison.

Celui qui fait la loi ne l’appliquera pas. — N’est-il pas évident, en effet, que, s’il devait l’appliquer, il la ferait pour l’application, et rédigerait une loi contre ses adversaires, ou supposés tels, toutes les vingt-quatre heures ?

Celui qui applique la loi ne la fera pas. — N’est-il pas évident, en effet, que le cas est le même, et que, s’il la faisait, il la ferait dans le sens des jugements qu’il désirerait rendre ?

Celui qui exécute la loi ne la fera pas. N’est-il pas évident que s’il la faisait, il la ferait dans son intérêt, avec la conviction qu’il la fait dans l’intérêt général ?

Celui qui fait la loi ne l’exécutera pas. — N’est-il pas évident que s’il devait l’exécuter il la ferait, lui aussi, de telle sorte, qu’elle fût une arme entre ses mains et non une protection pour tous ?

Ainsi de suite et dans tous les sens. Le pouvoir comporte légiférer, juger, agir. Si le même homme légifère, juge, agit, c’est un despote ; si le même corps légifère, juge, agit, c’est une aristocratie despotique. Si toute la nation juge, agit, légifère, c’est une démocratie despotique. Dans les trois cas c’est une volonté ou une succession de velléités qui gouverne ; et non la raison : « Lorsque dans la même personne ou dans le même corps de magistrature la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté, parce que l’on peut craindre que le même monarque ou le même Sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exercer tyranniquement. — Il n’y a point encore de liberté lorsque la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative, ou de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. — Et enfin « tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs. »

Mais alors, dira-t-on, cette constitution ne peut s’adapter qu’à la France de 1740 (avec une modification d’une certaine importance). Car en Angleterre le pouvoir exécutif est séparé du pouvoir législatif, il est vrai ; mais (sauf au criminel, à cause du jury, ce qui, du reste, est considérable) le juge étant nommé par le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif sont confondus, et, en définitive, c’est le pouvoir exécutif qui juge. Il ne faut parler ni de la Prusse, ni de l’Autriche, ni de la Russie, ni de l’Espagne, où les trois pouvoirs sont confondus et qui sont de purs Etats despotiques. Et quant aux Républiques italiennes, les trois pouvoirs y sont réunis tout comme dans les monarchies de l’Europe centrale et orientale.

Il est vrai, répond Montesquieu, « dans la plupart des royaumes de l’Europe le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs, laisse à ses sujets l’exercice du troisième  » (et encore, comme c’est lui qui nomme les magistrats, c’est à très peu près comme s’il le gardait). «  Dans les Républiques d’Italie où ces trois pouvoirs sont réunis, la liberté se trouve moins que dans nos monarchies ; et aussi le gouvernement a-t-il besoin, pour se maintenir, de moyens aussi violents que le gouvernement des Turcs. Voyez quelle peut être la situation d’un citoyen dans ces Républiques. Le même corps de magistrature a comme exécuteur des lois toute la puissance qu’il s’est donnée comme législateur. Il peut ravager l’Etat par ses volontés générales, et, comme il a encore la puissance de juger, il peut détruire chaque citoyen par ses volontés particulières  »

Et voilà comme une république peut être un Etat effroyablement despotique.

Il n’y a donc qu’en France que la Constitution soit libre, ou qu’elle pourrait l’être, moyennant une modification en vérité assez facile. Le pouvoir judiciaire y est absolument indépendant de la puissance exécutive et c’est le seul pays d’Europe où il en soit ainsi. Le pouvoir exécutif y est absolument indépendant du pouvoir judiciaire. Il l’est aussi du peuple, ce qui est à considérer encore, parce que, quand le peuple est l’origine et la source d’un pouvoir, il donne à ce pouvoir une telle force que tous les autres sont subordonnés à lui, et par conséquent réunis à lui. Il suffirait donc que les Etats généraux fussent investis d’une autorité législative continue et non accidentelle, qu’ils fussent convoqués périodiquement et qu’ils fissent seuls la loi, laissant du reste au Parlement le droit et le soin, qu’il a ou qu’il se donne, de garder et protéger la loi ; pour que la Constitution française fût non seulement la plus libre des Constitutions, mais le modèle des Constitutions libres.

C’est, en effet, les yeux fixés sur l’Angleterre, mais la pensée plus encore occupée de la Constitution française, que seul il a bien comprise, que Montesquieu a écrit tout son livre.

Mais précisément à cause de cela, on pourra lui dire : Votre doctrine est trop étroite. Elle ne s’applique qu’à une monarchie constitutionnelle et qu’à une monarchie où, par une suite de circonstances historiques, la royauté a pu devenir absolument indépendante, la magistrature absolument indépendante et le pouvoir législatif, pour le peu qu’il existe, absolument indépendant aussi et très fort s’il est uni (ce que du reste il n’est jamais), étant composé de trois ordres forts par eux-mêmes, qui, s’ils s’unissent, auront une puissance extraordinaire Voilà à quelle monarchie votre doctrine s’applique, et cette monarchie est unique au monde. Or votre doctrine semble avoir quelque prétention à s’appliquer à tous les peuples, à tous les Etats, et, vous le dites vous-même, à l’Etat aristocratique comme à l’Etat démocratique (« … si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles ou du peuple… ») n’excluant, naturellement, que l’état despotique pur et simple.

Or, supposez-nous en démocratie, par exemple. Que voulez-vous que nous fassions de votre système ? Tout pouvoir, en démocratie, vient du peuple. Donc ou les trois pouvoirs seront créés, nommés, comme on dit, parle peuple, et ce serait, en démocratie, l’application rationnelle et exacte de votre système ; ou, un seul des trois pouvoirs sera créé par le peuple et créera les autres. Dans le premier cas la séparation des pouvoirs ne sera que fictive, et dans le second cas elle sera plus fictive encore. Dans le premier cas on pourrait s’imaginer que les trois pouvoirs étant créés également par le peuple sont égaux et sont indépendants les uns des autres. Ils ne sont pas égaux, et, parce qu’ils ne sont pas égaux, ils ne sont pas indépendants les uns des autres. La nature des choses veut que de deux pouvoirs d’origine semblable, de même origine, celui qui n’est constitué que d’un homme seul soit infiniment plus puissant que celui qui est composé de plusieurs hommes naturellement mal unis. Donc le pouvoir exécutif sera plus puissant que le législatif ; il se subordonnera le pouvoir législatif, et par conséquent les pouvoirs ne seront pas séparés. Et il en sera de même, à très peu près, des rapports du pouvoir exécutif avec le pouvoir judiciaire.

Dans le second cas, celui où un seul des trois pouvoirs sera créé par le peuple et créera les autres, la séparation des pouvoirs sera plus factice encore. Si, par exemple, c’est le pouvoir exécutif qui crée le pouvoir législatif, la loi ne sera qu’un décret, la loi ne sera qu’une mesure offensive ou défensive du pouvoir exécutif. Si c’est le pouvoir législatif qui crée le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, tout le pouvoir se concentrera dans le corps législatif et le corps législatif gouvernera et jugera. Si le pouvoir législatif crée le pouvoir exécutif en laissant à celui-ci le soin de créer le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif gouvernera et, indirectement, jugera aussi, imposant ses choix de juges au pouvoir exécutif ; et nous aurons toujours ce despotisme particulier, le plus mauvais de tous peut-être, parce qu’il est irresponsable, que l’on appelle le despotisme des assemblées. La séparation des pouvoirs semble impossible en démocratie.

Montesquieu n’a pas examiné particulièrement ce point. Mais il a prévu l’objection d’une façon générale. Il a dit que la vertu était le ressort suffisant et nécessaire des républiques. Dans un Etat où le peuple est la source de tous les pouvoirs, il faut, pour que les pouvoirs restent séparés et par conséquent insubordonnés les uns aux autres, d’abord qu’ils le soient d’après la loi, cela va de soi ; ensuite que, par patriotisme, ils soient continuellement persuadés qu’ils doivent l’être. Il faut que, par patriotisme, le pouvoir législatif ne veuille pas gouverner, parce que ce n’est pas sa mission nationale ; il faut que, par patriotisme, le pouvoir exécutif ne veuille pas user de sa force pour faire nommer les députés de son choix ; il faut que, par patriotisme, le pouvoir exécutif ne veuille pas nommer des juges qui soient ses agents.

On voit assez que l’invention par Montesquieu de la vertu élément constitutif des républiques n’est ni vaine, ni superflue, ni ridicule. Elle est ce par quoi Montesquieu prévoyait les constitutions les plus éloignées de celle qu’il avait en vue et leur donnait leur règle. Qu’il songeât aux républiques anciennes, c’est peu douteux ; mais il était de taille à considérer l’avenir en même temps que le passé et celui-la à travers celui-ci.

II §

Rousseau est le théoricien du despotisme populaire, ou, si l’on veut, de la Souveraineté nationale, et il n’a guère vu que cela. La liberté c’est pour lui un peuple libre, et il est convaincu que dans un peuple libre le citoyen ne peut pas n’être pas libre absolument.

« Dans une république le souverain n’étant formé que des particuliers qui le composent, n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, (il me semble qu’il veut dire que les sujets n’ont nul besoin de garant envers le souverain) parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous les membres ; et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être. »

Mais si le souverain est toujours ce qu’il doit être, et ne peut pas se tromper, s’il est toujours infaillible, le citoyen, lui, « peut avoir une volonté contraire ou dissemblable à la volonté générale. » En ce cas la contrainte est de droit de la part du souverain : « Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose, sinon qu’on le forcera à être libre.  »

Rien n’est donc plus faux que le système de Montesquieu tout entier, et, à vrai dire, le Contrat social a été conçu pour être une réfutation continue de Montesquieu. Remarquez, par exemple, que les « corps intermédiaires » sont un obstacle à la souveraineté nationale, en ce sens qu’ils le sont à la claire manifestation de la volonté populaire. La volonté générale ne peut pas errer ; mais « les délibérations populaires n’ont pas toujours la même rectitude ». Il y a une distinction à faire entre la « volonté générale » et la « volonté de tous ». La volonté générale « regarde à l’intérêt commun », la volonté de tous « regarde à l’intérêt privé et n’est qu’une somme de volontés particulières. » Si vous voulez connaître la volonté générale, « ôtez des volontés particulières les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. »

Or, ce qui groupe les intérêts particuliers et leur donne de la cohésion et de la force, ce sont les associations, agrégations, corporations. « Si, quand le peuple, suffisamment informé, délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. » Il est difficile d’imaginer des citoyens délibérant sans avoir aucune communication entre eux ; mais retenons le principe : il est qu’il ne faut point d’associations substituant des vues d’intérêt particulier à la vue de l’intérêt commun. On pourrait observer que les vues de citoyens isolés et ne communiquant point entre eux doivent être encore plus particulières que celles des citoyens associés ; mais retenons le principe : il est qu’il ne faut pas d’associations, parce que l’association forme entre l’Etat et l’individu un pseudo-Etat qui empêche l’individu de voir l’Etat lui même et l’intérêt de l’Etat lui-même : « Quand il se fait des associations particulières aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres et particulière par rapport à l’Etat. On peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes ; mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin, quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte est un intérêt particulier. Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’Etat et que chaque citoyen n’opine que d’après lui. »

Comme la théorie des corps intermédiaires est la pièce maîtresse du système de Montesquieu, aussi ce qui précède est le fond même du système de Rousseau. Montesquieu voulait que ce ne fut pas une volonté qui gouvernât ; il a tort ; il faut qu’une volonté gouverne et que cette volonté soit la volonté du peuple. Mais la volonté du peuple ne sera pas la volonté du peuple si le peuple est hiérarchisé, s’il y a en lui des organismes, s’il y a en lui quelque chose d’organisé ; car alors la volonté exprimée par les suffrages pourrait bien être celle de ces organismes et non pas la sienne, ou pourrait bien être la sienne inspirée par l’influence de ces organismes et non pas la sienne pure et simple ; ce serait une somme de volontés particulières.

Ne me dites pas que, supprimés ces organismes sociaux, la volonté générale sera encore plus une somme de volontés particulières, absolument particulières. C’est ce qu’il me faut ; car ce que je repousse ce n’est pas le particularisme, l’individualisme des opinions, dont, en totalisant, je fais la volonté générale ; c’est le particularisme général, pour ainsi parler, c’est le particularisme collectif, c’est le particularisme corporatif, c’est l’Etat dans l’Etat. Et j’appelle Etat dans l’Etat, non seulement une association, mais tout ce qui est communauté d’opinion. Je ne voudrais pas que les citoyens communiquassent entre eux quand ils vont voter. Car enfin il se forme ainsi une, deux, trois communautés d’opinions ; et, pour être peut-être d’un jour (et elles ne seront pas d’un jour) ces communautés d’opinions n’en sont pas moins bel et bien des associations. La pureté « de la volonté générale » en est altérée.

Et cette horreur pour le groupement des idées, des opinions, des tendances, des intérêts, cette horreur pour les fédérations de volontés, est telle chez Rousseau que, nous l’avons vu, quand bien même une opinion aurait la majorité, si elle est inspirée par une fédération d’intelligences et de volontés, il ne la tient pas pour la volonté générale, elle est pour lui non avenue : « Quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres… Alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte est un intérêt particulier. »

— Mais si cet avis est, comme vous le supposez, l’avis de la majorité des citoyens, il est bien la volonté générale.

— Point du tout ! Etant l’avis de la majorité des citoyens, mais d’une majorité associée, fédéralisée, vivant sur une opinion commune et sachant ce qu’elle pense et ce qu’elle veut, il est particulier encore, quoique général, quoique quasi unanime ; et, à ce titre, il est nul, il doit être retranché, et c’est l’avis de la minorité qui devient « la volonté générale » et qui doit prévaloir ; car il ne faut pas confondre « la volonté générale » avec « la volonté de tous ».

Nous sommes ici dans la pure doctrine démocratique, ou, si l’on veut, dans la doctrine démocratique en son excès. Il n’y a que le peuple ; mais par peuple il faut entendre le peuple, moins ce qui est organisé dans le peuple. Car tout ce qui dans le peuple est organisé est qualifié « aristocratique », quoique ce ne soit pas du tout une aristocratie, et à ce titre est ennemi du peuple et ne doit pas être compté dans le peuple. Donc le peuple, composé de tous les individus qui ne tiennent à rien. Ce peuple nomme le souverain. Ce souverain est absolu. Et tout ce qui, entre lui et le peuple ainsi défini, s’organise, doit être hors la loi, comme formant Etat dans l’Etat.

Etat dans l’Etat, les Eglises. Etat dans l’Etat, la noblesse. Etat dans l’Etat, la magistrature. Etat dans l’Etat, les corporations ouvrières. Etat dans l’Etat la Franc Maçonnerie. Etat dans l’Etat, une ligue. Etat dans l’Etat, un parti, car c’est une fédération de sentiments d’intelligence et de volontés. Etat dans l’Etat, une académie, car c’est un groupe délibérant. Etat dans l’Etat, un journal, car c’est une fédération de prédicants et d’écoutants et, absolument, c’est une Eglise. Etat dans l’Etat, un collège libre, car c’est une Eglise tout de même. Et donc il ne faut dans un Etat ni liberté d’association, ni liberté d’enseignement, ni liberté de la presse ; car ces libertés, sinon en soi, du moins par les groupements qu’elles forment aussitôt qu’elles existent, altèrent la « volonté générale » et rendent impossible l’exercice de cette volonté, puisque, à force d’en retrancher, elles la suppriment.

Remarquez que ceci n’est pas jeu de logique à outrance.

Cela s’est vu dans les faits. Les Jacobins ont appliqué à la lettre la théorie de Jean-Jacques Rousseau. D’abord ils ont supprimé toute liberté : par esprit autoritaire, par respect de la souverainté nationale, par crainte que les libertés ne formassent des groupements sociaux antipopulaires et conviction très juste, étant donné le sens qu’ils attribuaient au mot aristocratique, que toute liberté est aristocratique ; — ensuite ils ont, étant et se sachant minorité, gouverné, et despotiquement, sans aucune hésitation ni scrupule de conscience, parce qu’ils savaient être « la volonté générale », commençant par retrancher de la volonté générale tout ce qui leur paraissait inspiré par un esprit de caste, de classe, d’association, de corporation et de parti autre que le leur et arrivant facilement par cette opération arithmétique à être « la volonté générale » encore qu’ils eussent contre eux à très peu près la volonté de tous.

Voilà comment les mots se retournent au gré des sophismes ; et le pays a été gouverné pendant une douzaine d’années par une minorité qu’on a calculé être environ le dixième de la nation, c’est-à-dire presque aussi aristocratiquement que possible, sous prétexte de révolte contre l’aristocratie et d’élimination des éléments aristocratiques.

On ne s’étonnera pas que Rousseau soit aussi énergiquement contre la séparation des pouvoirs que contre les « corps intermédiaires », d’abord parce que le Contrat social est une réfutation continue de Montesquieu et que l’Esprit des Lois empêchait de dormir Rousseau et Voltaire ; ensuite parce que des mêmes principes Montesquieu ayant tiré la théorie des corps intermédiaires et celle de la séparation des pouvoirs, des mêmes principes Rousseau a tiré la théorie de la volonté générale et celle de la concentration des puissances.

L’idée de Montesquieu est qu’on ne doit pas être gouverné par une volonté ; l’idée de Rousseau est qu’on ne doit être gouverné que par une volonté, qui sera celle du peuple. Donc Montesquieu divise le pouvoir et « arrête les pouvoirs par les pouvoirs ». Rousseau concentre tout le pouvoir dans le peuple et, d’une part commence par dire que les pouvoirs ne sont que des « émanations » du pouvoir unique, d’autre part finit par dire que ce n’est même pas par ces émanations, mais par lui-même que le pouvoir doit s’exercer.

Rousseau abonde en railleries contre la théorie de la séparation des pouvoirs : « … Nos politiques, ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet ; ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance exécutive, en droits d’impôt, de justice et de guerre ; en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l’étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées ; c’est comme s’ils composaient un homme de plusieurs corps, dont l’un aurait des yeux, l’autre des pieds, l’autre des bras, et rien de plus. Les charlatans du Japon dépècent, diton, un enfant aux yeux des spectateurs ; puis, jetant en l’air tous ses membres l’un après l’autre, ils font retomber l’enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu près les tours de gobelets de nos politiques ; après avoir démembré le corps social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait comment.  »

La séparation des pouvoirs est, en effet, après l’existence des corps intermédiaires et plus même que l’existence d’un corps ayant le dépôt des lois, la sauvegarde même de la liberté publique et des droits de l’homme, et par conséquent Jean-Jacques Rousseau ne saurait la souffrir. Il triomphe en se raillant de la complexité du système de Montesquieu, à quoi Montesquieu a répondu d’avance par ce passage, déjà cité en partie, que Rousseau devait trouver dur : « Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner les puissances, les régler, les tempérer, les faire agir, donner pour ainsi dire un lest à l’une pour la mettre en état de résister à l’autre. C’est un chef-d’œuvre de législation que le hasard fait rarement et que rarement on laisse à faire à la prudence. Un gouvernement despotique, au contraire, saute, pour ainsi dire, aux yeux ; il est uniforme partout : comme il ne faut que des passions pour l’établir, tout le monde est bon pour cela. »

Au lieu de se moquer de la complexité du système de Montesquieu, la complexité en choses de sociologie n’étant point signe de vérité, mais ’ simplicité y étant marque d’ignorance, d’étourderie et de sottise ; il aurait fallu plutôt signaler le point faible de ce système et montrer que la séparation des pouvoirs ne peut se conserver qu’à la condition qu’il se trouve quelqu’un qui soit assez fort pour la maintenir ; et que ce quelqu’un est un pouvoir lui-même, et si grand qu’il y a quelque chance qu’il devienne un despote et que cela forme un cercle. En monarchie c’est le Roi qui peut maintenir séparés les différents pouvoirs ; mais, s’il a cette puissance, il trouvera plus court de les absorber en lui ou de les dominer si complètement que ce sera comme s’il les avait absorbés. En République c’est la constitution qui peut maintenir la séparation des pouvoirs ; mais une constitution n’empêche rien en fait, si elle n’est défendue énergiquement elle-même et d’une façon absolument continue par le peuple entier qui se l’est donnée ; et l’on verra toujours en République soit le corps législatif dominer tellement le pouvoir exécutif qu’il gouvernera et que les pouvoirs seront confondus ; soit le pouvoir exécutif assez puissant pour faire nommer les législateurs qu’il voudra, pour les avoir par conséquent dans sa main, pour faire la loi ; et les pouvoirs seront confondus encore. Le seul remède c’est que le peuple lui-même tienne essentiellement à ses libertés et par conséquent à la séparation des pouvoirs et défende continuellement, avec un soin jaloux et une autorité impérieuse, la Constitution qui l’aura établie. Cela revient à dire qu’un peuple n’est libre que quand il veut l’être, et quand il comprend comment on l’est. C’est pour lui faire comprendre comment on l’est que les politiques écrivent ; quant au vouloir l’être, c’est son affaire et non la leur.

Enfin, comme je l’ai indiqué à l’avance. Rousseau, avec quelque contradiction et obscurité, comme toujours, voudrait que la souveraineté fût, non seulement indivisible, mais inaliénable, et que le peuple exerçât lui-même sa souveraineté absolue Le gouvernement direct est au fond des idées de Rousseau, comme une pensée de derrière la tête qui, de temps en temps, passe devant, sans persister à s’y maintenir. Rousseau a eu je ne sais quelle hésitation et senti je ne sais quelle gêne en cette affaire. Mais au fond, — et qui pourrait s’en étonner puisqu’il est logique et que le gouvernement parlementaire est une espèce d’aristocratie encore et que le gouvernement direct est le véritable gouvernement démocratique ? — il est pour le gouvernement direct du peuple entier par le peuple entier.

Montesquieu avait proscrit énergiquement le referendum : « Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes républiques : c’est que le peuple avait le droit d’y prendre des résolutions actives et qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée. Car, s’il y a peu de gens qui connaissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir en général si celui qu’il choisit est plus éclairé que la plupart.  »

Rousseau, lui, n’admet pas, ou n’admet qu’à peine, ou admet pour s’en repentir et pour revenir sur cette concession, que le peuple délègue ses pouvoirs. Comme Montesquieu, il rappelle les républiques antiques ; mais pour les féliciter et non pour les reprendre d’avoir pratiqué le gouvernement direct : « L’idée des représentants est moderne ; elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement où l’espèce humaine est dégradée et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut des représentants ; on ne connaissait pas ce mot-là.  » Il pose en principe que la souveraineté ne peut s’aliéner : «  La souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner, et le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même : le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.  »

Et, en effet, déléguer sa volonté, c’est s’engager pour un temps à ne pas en avoir, ce qui est absurde d’abord et ce qui supprime net, pour un temps, la souveraineté nationale : «  Le souverain [le peuple] peut bien dire : « Je veux actuellement ce que veut un tel homme ou ce qu’il dit vouloir » ; mais il ne peut pas dire : « Ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore  », puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le peuple [en déléguant sa volonté] promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte ; il perd sa qualité de peuple. »

Cet usage n’est pas le signe de la liberté politique, il est le signe de la décadence de la liberté politique dans un peuple : « L’attiédissement de l’amour de la patrie, l’activité de l’intérêt privé, l’immensité des États, les conquêtes, l’abus du gouvernement, ont fait imaginería voie des députés aux représentants du peuple dans les assemblées de la nation. » Cet usage est d’autant plus destructif de la liberté qu’il semble la protéger et la maintenir, et qu’en établissant l’oppression il la masque. Ainsi, par exemple, le peuple anglais se croit libre. Il l’est quand il vote. Le lendemain et les jours suivants et les années qui suivent il est parfaitement opprimé. Semel jussit, semper paruit. «  Le peuple anglais pense être libre, il se trompe fort ; il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. [Du reste] dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite qu’il la perde.  » Et Rousseau conclut (je prends pour sa conclusion le passage où sur cette question il est à la fois le plus net et le plus explicite) par ces lignes décisives : « La souveraineté ne peut être représentée par la même raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste dans la volonté générale et la volonté générale ne se représente point ; elle est la même ou elle est autre ; il n’y a pas de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que des commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement.  » — Par ce passage Jean-Jacques Rousseau donne à entendre qu’il admet des représentants du peuple, comme « commissaires » de la nation, c’est-à-dire comme chargés de discuter sur ses intérêts avec mandat plus ou moins impératif, et comme devant prendre des décisions qui ne seront définitives que quand elles auront été ratifiées par la nation au moyen du referendum. Ce n’est pas tout à fait le gouvernement direct, c’est un gouvernement direct mêlé de gouvernement parlementaire, c’est un gouvernement où le gouvernement parlementaire est subordonné au gouvernement direct.

Mon opinion est que cette subordination est illusoire » ou que peu s’en faudrait. En matière plébiscitaire, s’il s’agit d’un homme, le peuple a une opinion nette et il sait qui il veut et surtout qui il ne veut pas. S’il s’agit d’une question, le vote plébiscitaire dépend de la façon dont elle est posée, et elle reste donc à la disposition de qui la pose. Le referendum, qui n’a rien d’odieux ni de choquant en lui-même, servirait, je crois, le plus souvent, à permettre au gouvernement d’en appeler du parlement au pays, de poser la question de manière à faire condamner le parlement et de ruiner ainsi l’autorité parlementaire. Le véritable referendum, c’est la fréquence du renouvellement du parlement, et c’est pour cela que je suis partisan du renouvellement par tiers ou par quart, donnant une consultation nationale tous les deux ans, tout en maintenant la continuité des travaux parlementaires ; et le véritable referendum, c’est le droit de dissolution qui permet au pouvoir exécutif d’en appeler du parlement au pays, non sur une question, mais par maintien ou élimination des mandataires, à quoi le peuple comprend au moins quelque chose.

En résumé, démocratie pure… Avec cette réserve qu’on ne peut pas savoir si Jean-Jacques Rousseau applique son système à l’universalité des individus composant un peuple, ou seulement à un certain nombre de ces individus, et que par conséquent on ne saura jamais si Rousseau a été démocrate ou aristocrate. Il faut bien faire attention à ce passage et à cette note du Contrat social : « Tout gouvernement légitime est républicain. — Je n’entends pas seulement par ce mot une aristocratie ou une démocratie ; mais en général tout gouvernement guidé par la volonté générale qui est la Loi…  » (II, 6) ; et à cet autre passage et à cette autre note du Contrat social : « Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de cité. — Le vrai sens de ce mot s’est presque entièrement effacé chez les modernes : la plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville, mais que les citoyens font la cité… Quand Bodin a voulu parler de nos citoyens et bourgeois, il a fait une lourde erreur en prenant les uns pour les autres. M. Dalembert ne s’y est pas trompé et a bien distingué, dans son article Genève, les quatre ordres d’hommes (même cinq en y comptant les étrangers) qui sont dans notre ville et dont deux seulement composent la République…  »

Mais cependant, en résumé et en appliquant le système de Rousseau à nos peuples modernes tels qu’ils sont constitués ou tels qu’ils ne tarderont pas à l’être tous : démocratie pure ; excluant les corps intermédiaires et la hiérarchie qu’ils établissent naturellement dans la nation ; excluant toute organisation, toute association, tout groupement intermédiaire entre l’État et l’individu et autre que l’État lui-même, parce que tout cela est considéré comme élément aristocratique et comme altérant la volonté générale ; proscrivant toute liberté, par une conséquence qui n’a rien de forcé et qui même est parfaitement logique, parce que toute liberté qui s’exerce tend, pour n’être pas un simple mot, à constituer les groupements susdits, lesquelles sont contraires au système et, en effet, en empêchent l’application ; écartant la séparation des pouvoirs et comme favorable à la liberté et comme divisant la souveraineté qui doit être indivisible sous peine de n’exister point ; considérant la délégation de la souveraineté comme une aliénation de la souveraineté, et par suite tendant au gouvernement direct et écartant le régime parlementaire, ou tout au moins subordonnant le régime parlementaire au gouvernement direct par voie de mandats impératifs, de plébiscites et de referendums : voilà le système complet de Rousseau, autant qu’on peut systématiser et solidifier un homme à formules précises et à développements fuyants, qui est d’autant plus insaisissable qu’à certains moments on croit pleinement le saisir et qu’il vous échappe ensuite par des contradictions qu’il reconnaît, qu’il promet de résoudre et qu’il ne résout point ; et par des obscurités où il a soit le goût de se complaire, soit la malice de nous laisser.

C’est le système démocratique dans tout l’excès où il commence à être, vers lequel il s’achemine et où il puisse parvenir. C’est, à le ramener à ses principes et à ce qu’ils contiennent évidemment et de leur aveu même, le pur despotisme plébiscitaire, le pur despotisme démocratique.

C’est, appliqué à la souveraineté populaire, exactement la théorie de Bossuet sur la souveraineté royale : « Ainsi le magistrat souverain a en main toutes les forces de la nation qui se soumet à lui obéir. « Nous ferons, dit tout le peuple à Josué, tout ce que vous nous commanderez ; nous irons partout où vous nous enverrez. Qui résistera à vos paroles et ne sera pas obéissant à tous vos ordres, qu’il meure ! Soyez ferme seulement et agissez avec vigueur. » Toute la force est transportée au magistral souverain ; chacun l’affermit au préjudice de la sienne et renonce à sa propre vie en cas qu’il désobéisse. On y gagne ; car on retrouve en la personne de ce suprême magistrat plus de force qu’on n’en a quitté pour l’autoriser, puisqu’on y retrouve toute la force de la nation réunie ensemble pour nous secourir.  » (Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte.)

Ce principe était contenu en essence, comme je l’ai fait remarquer ailleurs1, dans les auteurs protestants du xviie siècle et du xviiie siècle, que Rousseau n’a fait que réduire en système. C’est Jurieu qui, le premier à ma connaissance, a posé le dogme de la souveraineté absolue du peuple dans cette formule d’une admirable franchise : « Le peuple est cette puissance qui seule n’a pas besoin d’avoir raison pour valider ses actes2. » Tout le Contrat social est en puissance dans cette formule magistrale et toute la moderne doctrine démocratique y trouve sa précise définition.

Remarquez que le « contrat social » lui-même, le pacte initial par lequel le peuple aliène sa liberté entre les mains d’un magistrat, cette théorie fondamentale, dont je ne m’occupe pas dans ce livre, parce qu’elle a été réfutée jusqu’à la satiété, cette théorie à laquelle le nom de Rousseau est restée attachée, est de Jurieu : «  Il est contre la raison qu’un peuple se livre à un souverain sans quelque pacte, et un tel traité [l’abandonnement sans contrat] serait nul et contre nature3 . » — « Il n’y a point de relation au monde qui ne soit fondée sur un pacte mutuel, ou exprès ou tacite, excepté l’esclavage, tel qu’il était entre les païens, qui donnait à un maître pouvoir de vie et de mort sur son esclave, sans aucune connaissance de cause. Ce droit était faux, tyrannique, purement usurpé et contraire à tous les droits de la nature4. » — « Il n’y a aucune relation de maître, de serviteur, de père, d’enfant, de mari, de femme, qui ne soit établie sur un pacte mutuel et sur des obligations mutuelles ; en sorte que, quand une partie anéantit ces obligations, elles sont anéanties de l’autre5. »

Si l’on veut lire le Contrat social en style clair, il n’y a qu’à lire les Lettres du ministre Jurieu contre l’Histoire des variations et la Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte, de Bossuet. Ces deux grands hommes y soutiennent exactement la même thèse, « celle du despotisme irresponsable, celle de la puissance qui n’a pas besoin d’avoir raison. » Ils soutiennent tous les deux cette thèse, l’un au profit de la royauté, l’autre au profit du peuple. — Avec cette seule différence que Bossuet, comme fera plus tard ce catholique sans le vouloir qui s’appelle Auguste Comte, limite le pouvoir absolu du roi par le pouvoir spirituel, à qui il soumet, et rudement, le roi lui-même, rétablissant ainsi indirectement un droit du peuple, le peuple n’ayant pas de droits, mais le roi ayant des devoirs. — Jurieu, lui, en tendances, Rousseau, lui, formellement, sont pour le despotisme absolu, sans compensation ni contrepoids, accordé au peuple, ou plutôt, comme on l’a vu, àceux qui se donneront comme étant lui.

III §

Voltaire n’est pas si éloigné de Rousseau en politique qu’on le croit et qu’il l’a cru. Rousseau est despotiste. Voltaire est despotiste. Seulement Rousseau est pour le despotisme du peuple et Voltaire est pour le despotisme du roi.

Le monarchisme absolu, c’est le fond même de Voltaire, et toutes ses opinions politiques, religieuses et sociales dérivent de là. Il ne faut pas croire que son horreur pour Montesquieu soit de la jalousie d’auteur ; c’est la colère, bien plus honorable, du royaliste intransigeant contre l’homme qui, au fond, est républicain et qui, tout au moins, passe sa vie à songer aux moyens de limiter l’autorité royale.

On le voit bien quand on suit attentivement le commentaire de Voltaire sur l’Esprit des lois.Tout ce commentaire peut être défini d’un seul mot : c’est Louis XIV défendu contre Montesquieu.

Tout d’abord Voltaire repousse comme ne la comprenant pas la différence continuelle que Montesquieu fait entre la monarchie et le despotisme : « Qu’on me dise ce que je dois entendre par despote et par monarque. » — « Où est la ligne qui sépare le gouvernement monarchique et le despotique ? » Montesquieu l’a dit cent fois. Son livre même n’est presque que la distinction entre la monarchie constitutionnelle et le despotisme. Mais c’est où Voltaire n’entre pas, parce qu’il n’y veut point entrer. Montesquieu avait raison quand il disait : « Voltaire a trop d’esprit pour me comprendre. Quand il lit un livre il le refait, et puis, ce qu’il a fait, il le critique. » Voltaire n’établit aucune différence entre la monarchie et le despotisme, parce qu’il ne veut pas de monarchie limitée par des lois fondamentales, et tout ce qui s’ensuit ; et puis ne voulant point de cette différence, il se moque de ceux qui la voient et surtout qui veulent l’établir ou la confirmer.

Il s’obstine à ne pas vouloir comprendre le sens du mot « honneur » et le sens du mot « vertu » dans Montesquieu, encore que Montesquieu ait expliqué vingt fois que l’honneur est l’amour des distinctions et la vertu le patriotisme ; et, ne voulant pas comprendre, il s’écrie à plusieurs reprises : « Je vous dis qu’il y a dans tous les gouvernements de la vertu et de l’honneur. » — Et pourquoi ne veut-il pas comprendre ? Parce que la classification de Montesquieu met ou semble mettre les républiques au-dessus des monarchies.

Il reproche à Montesquieu d’avoir dit que le « gouvernement moscovite cherche à sortir du despotisme. » Montesquieu, conformément à ses distinctions, avait voulu dire que le gouvernement russe établissait des lois fixes et commençait à gouverner selon ces lois et non plus selon son bon plaisir ; qu’en un mot il sortait du despotisme pour entrer dans la monarchie ; mais Voltaire insiste sur ce que le gouvernement russe retient du despotisme pour l’en féliciter avec enthousiasme : « Le gouvernement est à la tête de la finance, des armées, de la magistrature, de la religion ; les évêques et les moines n’ont plus d’esclaves comme autrefois et ils sont payés par une pension du gouvernement. Il cherche à détruire l’anarchie, les prérogatives odieuses des nobles, le pouvoir des grands, et non à établir des corps intermédiaires et à diminuer son autorité.  »

Voltaire n’est pas moins opposé aux idées démocratiques de Rousseau qu’aux idées libérales de Montesquieu, quoiqu’il ait moins poursuivi celles-là que celles-ci. Il se raille du gouvernement direct, un peu superficiellement et puérilement, comme toujours, mais avec quelque raison, du reste, à ce qu’il me semble : « Il paraît bien étrange que l’auteur du Contrat social s’avise de dire que tout le peuple anglais devrait siéger en parlement et qu’il cesse d’être libre quand son droit consiste à se faire représenter au Parlement par députés. Voudrait-il que trois millions de citoyens vinssent donner leurs voix à Westminster ? Les paysans en Suède comparaissent-ils autrement que par députés ? » (Idées républicaines.) — Il établit, avec la netteté décisive qu’il a toujours, le système du gouvernement despotique, dans la Voix du sage et du peuple (1750) : « La bonté du gouvernement consiste à protéger et à contenir également toutes les professions d’un État. — Le gouvernement ne peut être bon s’il n’y a une puissance unique. — -> Il ne doit pas y avoir deux puissances dans un État. — Dans un État quelconque le plus grand malheur est que l’autorité législative soit combattue. Les années heureuses de la monarchie ont été les dernières de Henri IV, celles de Louis XIV et de Louis XV, quand ces rois ont gouverné par eux-mêmes. »

De même dans les Pensées sur le gouvernement : « Un roi qui n’est pas contredit, ne peut guère être méchant. — Du temps de Louis XIII il n’y eut pas une année sans faction. Louis le Juste était cruel. Il avait commencé à seize ans par faire assassiner son premier ministre. Il souffrit que le Cardinal de Richelieu, son premier ministre, fît couler le sang sur les échafauds. » Il est aristocrate, ce qui, en une certaine manière, est être libéral ou peut mener à le devenir ; mais il faut entendre de quelle manière il est aristocrate. Il l’est, non par souci de limiter l’autorité souveraine, mais par désir de la fonder sur l’ignorance populaire ; et non par désir de hiérarchiser la nation, mais par passion de maintenir une énorme distance entre le peuple et les hautes classes : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens eût jamais le temps ni la capacité de s’instruire. Ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il ne paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir, comme moi, une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire ; c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes ; cette entreprise est assez forte et assez grande. Il est vrai que Confucius a dit qu’il avait connu des gens incapables de science, mais aucun incapable de vertu. Aussi doit-on prêcher la vertu au plus bas peuple ; mais il ne doit pas perdre son temps à examiner qui avait raison de Nestorius ou de Cyrille, d’Eusèbe ou d’Athanase, de Jansénius ou de Molina, de Zwingle ou d’OEco-lampade. Et plût à Dieu qu’il n’y eût jamais de bon bourgeois infatué de ses disputes ! Nous n’aurions jamais eu de guerres de religion ; nous n’aurions jamais eu de Saint-Barthélemy. Toutes les querelles de cette espèce ont commencé par des gens oisifs qui étaient à leur aise. Quand la populace se mêle de raisonner, tout est perdu.  » (A Damilaville, leravril 1766.)6.

Les Anabaptistes de Munster, qui, du reste, « soutinrent leurs droits en bêtes féroces », eurent d’abord ce tort très grave de proclamer l’égalité entre les hommes : «  Ils développèrent cette vérité dangereuse, qui est dans tous les cœurs, que les hommes sont nés égaux, et que, si les papes avaient traité les princes en sujets, les seigneurs traitaient les paysans en bêtes. » (Essai sur les mœurs, CXXXI.) L’égalité est une chimère qui n’a pas sa place dans une organisation sociale : « Vous me direz comment se sont-ils [les ministres] déclarés, il y a quelques années, contre certains sages ? » C’est que ces sages avaient un peu trop effarouché l’amour-propre des grands ; c’est qu’ils prêchaient un peu trop l’égalité, laquelle ne peut ni plaire aux grands ni subsister dans la société. » (A Damilaville, 15 juin 1763.)

Ce qu’il écrit à Damilaville, il l’écrit à plus forte raison à Frédéric II : «  Quand je vous suppliais d’être le restaurateur des Beaux-Arts de la Grèce, ma prière n’allait pas jusqu’à vous conjurer de rétablir la Démocratie athénienne ; je n’aime pas le gouvernement de la canaille. Vous auriez donné le gouvernement de la, Grèce à M. de Lentulus ou à quelque autre général qui aurait empêché les nouveaux Grecs de faire autant de sottises que leurs ancêtres.  »

Voltaire se montre assez favorable au gouvernement populaire dans son article Démocratie du Dictionnaire philosophique ; car il ne s’est jamais piqué de ne point se contredire, ou il ne s’est jamais assez surveillé pour ne point tomber dans les contradictions ; mais encore, même en cet article, il a peu confiance : « Le véritable vice d’une république civilisée est dans la fable turque du dragon à plusieurs têtes et du dragon à plusieurs queues. La multitude des têtes se nuit et la multitude des queues obéit à une seule tête qui veut tout dévorer. [Peu clair. Dans Voltaire, c’est bien surprenant.] La démocratie ne semble convenir qu’à un très petit pays ; encore faut-il qu’il soit heureusement situé. Tout petit qu’il sera, il fera beaucoup de fautes, parce qu’il sera composé d’hommes. La discorde y régnera comme dans un couvent de moines ; mais il n’y aura ni Saint-Barthélemy, ni massacres d’Irlande, ni Vêpres siciliennes, ni condamnation aux galères pour avoir pris de l’eau dans la mer sans payer.  »

On se demande pourquoi, si la discorde règne dans ce pays, il n’y aura point de guerres civiles. Mais — sur quoi nous reviendrons — Voltaire croit qu’il n’y a jamais que les prêtres qui déchaînent les guerres civiles.

AM. de La Chalotais il écrit, le 28 février 1763 : « Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs », — ce qui le départage lui-même, puisque sur cette question il dit blanc à Damilaville, noir à Linguet, et enfin blanc à La Chalotais.

Il semble partisan de la résistance à l’oppression ; et le passage est important et curieux. Il marque que Voltaire, adversaire de tous les droits de l’homme, prenait feu à un moment donné pour celui de tous qui est le plus scabreux et le plus difficile à bien définir et à bien délimiter : « … Vous devez obéir à ceux qui font les lois dans votre patrie tant que vous demeurez dans cette patrie, j’en conviens ; mais… le rapt des Sabines par Romulus aurait-il été moins un brigandage barbare s’il eût été commis par une délibération du Sénat ? La Saint-Barthélemy perdrait-elle aujourd’hui quelque chose de son horreur, si, par impossible, le Parlement de Paris avait rendu un arrêt par lequel il eût enjoint à tout fidèle catholique de sortir de son lit au son de la cloche, pour aller plonger le poignard dans le cœur de ses voisins, de ses amis, de ses frères qui allaient au prêche ?… Non, sans doute, un crime est toujours un crime, soit qu’il ait été commandé par un prince, dans l’aveuglement de la colère, soit qu’il ait été revêtu de patentes signées de sang-froid avec toutes les formalités possibles…  » (Prix de la justice et de l’humanité.)

Il y a quelque chose de plus curieux encore. C’est que le même homme qui a écrit le Commentaire sur Montesquieu et tout ce que nous venons de lire, a fait un éloge lyrique de la Constitution anglaise, ce qui ne laisse pas de dérouter quelque peu. Cet éloge est très connu ; car on s’est pieusement efforcé de démontrer que Montesquieu, Voltaire et Rousseau avaient tous pensé : de même ; et ce passage étant à peu près le seul où Voltaire se rapproche, non point du tout de Rousseau, mais de Montesquieu, on en a usé diligemment. Il est dans l’article Gouvernement du Dictionnaire philosophique.En voici les lignes essentielles : « De cet établissement, en comparaison duquel la République de Platon n’est qu’un rêve ridicule, et qui semblerait inventé par Locke, par Newton, par Halley ou par Archimède, il est né des abus affreux et qui font frémir la nature humaine… Le fanatisme absurde s’était introduit dans ce grand édifice comme un feu dévorant qui consume un beau bâtiment qui n’est que de bois. Il a été rebâti de pierre du temps de Guillaume d’Orange. Il est à croire qu’une constitution qui a réglé les droits du roi, des nobles, du peuple, et dans laquelle chacun trouve sa sûreté, durera autant que les choses humaines peuvent durer. Il est à croire que tous les Etats qui ne sont pas fondés sur de tels principes éprouveront des révolutions. Voici à quoi la législation anglaise est enfin parvenue : à remettre chaque homme dans tous les droits de la nature… Ces droits sont : liberté entière de sa personne, de ses biens, de parler à la nation par l’organe de sa plume ; de ne pouvoir être jugé en matière criminelle que par un jury formé d’hommes indépendants ; de ne pouvoir être jugé en même cas que suivant les termes précis de la loi ; de professer en paix quelque religion qu’on veuille, en renonçant aux emplois dont seuls les anglicans sont pourvus. Cela s’appelle des prérogatives. Et, en effet, c’est une très grande et très heureuse prérogative par-dessus tant de nations d’être sûr en vous couchant que vous vous réveillerez le lendemain avec la même fortune que vous possédiez la veille ; que vous ne serez pas enlevé des bras de votre femme au milieu de la nuit pour être conduit dans un donjon ou dans un désert ; que vous aurez, en sortant du sommeil, le pouvoir de publier tout ce que vous pensez ; que, si vous êtes accusé, soit pour avoir mal agi ou mal parlé ou mal écrit, vous ne serez jugé que selon la loi. Cette prérogative s’étend sur tout ce qui aborde en Angleterre. Un étranger y jouit de la même liberté de ses biens et de sa personne ; et, s’il est accusé, il peut demander que la moitié des jurés soit composée d’étrangers. J’ose dire que si on assemblait le genre humain pour, faire des lois, c’est ainsi qu’on les ferait pour sa sûreté. Pourquoi donc ne sont-elles pas suivies dans les autres pays ?… Pourquoi les cocos réussissent ils aux Indes et ne réussissent-ils pas à Rome ? »

On voit que Voltaire n’est rien moins que systématique dans ses idées politiques et peut être accusé même de les avoir eues quelque peu flottantes. Ses contradictions peuvent cependant se concilier à peu près. Il est ennemi des pouvoirs intermédiaires, il est ennemi des corps possédant le dépôt des lois, il est ennemi des magistratures indépendantes, il est ennemi du régime parlementaire, il est ennemi des Eglises indépendantes ; il est ennemi de tout ce qui peut désirer, exiger, constituer, maintenir, protéger et défendre les libertés publiques ; mais il n’est pas ennemi des libertés publiques. Pourvu qu’il n’y ait personne pour les désirer, les exiger, les conquérir, les constituer, les maintenir et le défendre, il en est même partisan. Il les demande, seulement, au despotisme, et c’est sur le despotisme seul qu’il compte pour les obtenir. Il est absolutiste libéral. Il ne veut de liberté que celle que le despotisme établira. Son rêve, c’est un roi absolu fondant la liberté dans ses Etats. Le vers de Racine qu’il doit admirer le plus, c’est celui qui résume le « discours du trône » de Burrhus :

Pourvu que, dans le cours d’un règne florissant,
Rome soit toujours libre et César tout-puissant.

Un peuple libre sous un souverain dont le pouvoir n’a pas de limite, c’est son idéal même. La liberté par le despotisme, c’est tout son système.

Il y a beaucoup de cela dans son petit traité, d’ailleurs excellent, Fragment des instructions pour le prince royal de

Il déteste la Révocation de l’Edit de Nantes très éloquemment ; puis il ajoute, non pas qu’il faut organiser une société où le pouvoir souverain ne puisse pas commettre des attentats, mais : « Ah ! Louis XIV ! Louis XIV ! que n’étais-tu philosophe !… Et toi, que nous voyons avec une tendresse respectueuse, assis sur le trône de Henri IV et de Louis XIV, écoute toujours la voix de la philosophie, c’est-à-dire de la sagesse. » — Un Louis XIV philosophe, c’est toute la politique de Voltaire.

Notez que c’en est une, et qui peut se soutenir. Un roi qui serait persuadé que le meilleur moyen de gouverner est de gouverner avec l’opinion publique en ses lignes générales et sans tenir compte de ses caprices ; que par conséquent il faut la connaître et donc laisser absolument libre la pensée, la parole, la plume et l’enseignement ; qu’il faut gouverner avec des forces constituées, permanentes, cohérentes et solides, et non pas sur une poussière d’hommes, et que, par conséquent, il faut laisser les associations, les corporations et les églises librement se former et librement se développer ou se maintenir ; qu’il faut gouverner avec des lois fondamentales très respectées, très précises et très fixes, maintenant la tradition nationale et obligeant étroitement le roi lui-même ; — ce roi n’aurait besoin pour le bien de l’Etat ni de Parlement ni de corps ayant le dépôt des lois, ni de pouvoirs intermédiaires, ni de constitution, parce qu’il serait lui-même, grâce à ses sages maximes, Parlement, dépositaire des lois, pouvoir limitateur et constitution.

Seulement, il est à croire que ce roi s’est rarement trouvé, et que le concevoir, l’évoquer et compter sur lui est une chimère. Il est étrange que de Montesquieu, Rousseau et Voltaire ce soit Voltaire, qui se trouve ici le plus chimérique.

Chapitre IV. Organisations sociale : socialisme et individualisme §

I §

Il n’y a pas de question sur laquelle Montesquieu ait semblé varier davantage et, je crois, ait varié véritablement davantage que celle du socialisme. Il est antisocialiste autant que Voltaire et de la même façon, et par les mêmes arguments dans les Lettres persanes ; il semble incliner au socialisme, soit sous forme de partage des biens, soit sous forme de collectivisme, dans certains chapitres de l’Esprit des lois ; dans d’autres passages de ce même Esprit des lois il repousse loi agraire ou collectivisme avec énergie. Nous n’avons qu’à le suivre dans ces variations réelles ou apparentes.

Dans les Lettres persanes il expose, mais avec beaucoup plus de profondeur que Voltaire, ce qu’on appellera plus tard la « philosophie du Mondain » ou « l’économie politique du Mondain ». C’est le luxe qui fait vivre les Etats. Le mot populaire : « C’est les riches qui font travailler », est exact. Il n’y aurait pas de travail s’il n’y avait pas des riches et des pauvres ; tout languirait ; et non seulement la pauvreté, ce que l’on peut considérer comme un bien, mais la misère, ne tarderait pas à être générale et la dépopulation en serait la conséquence immédiate : « Paris est peut-être la ville du monde la plus sensuelle et où l’on raffine le plus sur les plaisirs ; mais c’est peut être celle où l’on mène une vie plus dure. Pour qu’un homme vive délicieusement il faut que cent autres travaillent sans relâche… Cette ardeur pour le travail, cette passion de s’enrichir passe de condition en condition, depuis les artisans jusqu’aux grands… Le même esprit gagne toute la nation ; on n’y voit que travail et industrie. Où est donc ce peuple efféminé [par les arts d’une civilisation trop fine] dont tu parles tant ? Je suppose, Rhédi, qu’on ne souffrît dans un royaume que les arts absolument nécessaires à la culture des terres, qui sont pourtant en grand nombre, et qu’on en bannit tous ceux qui ne servent qu’à la volupté ou à la fantaisie, je le soutiens, cet Etat serait le plus misérable qu’il y eût au monde… Les revenus des particuliers cesseraient presque absolument… Cette circulation des richesses et cette progression des revenus qui vient de la dépendance où sont les arts les uns des autres, cesseraient absolument. Chacun ne tirerait de revenu que de sa terre et n’en tirerait précisément que ce qu’il lui faut pour ne pas mourir de faim. Mais comme ce n’est pas la centième partie du revenu d’un royaume, il faudrait que le nombre des habitants diminuât à proportion et qu’il n’en restât que la centième partie… Le peuple dépérirait tous les jours, et l’Etat deviendrait si faible qu’il n’y aurait si petite puissance qui ne fût en état de le conquérir.  »

Dans l’Esprit des lois il lui arrive au contraire de considérer d’abord que « l’égalité réelle » est l’essence même des démocraties et le but où elles tendent, comme à remplir leur définition même : « Dans la démocratie, l’égalité réelle est l’âme de l’Etat. » Egalité et frugalité, l’une fonction de l’autre, c’est la république même : « L’amour de la république dans une démocratie est celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité. L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité… Dans les républiques où les richesses sont également partagées, il ne peut y avoir de luxe, et cette égalité de distribution faisant l’excellence des républiques, il suit que moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. »

En conséquence, il va jusqu’à admirer de tout son cœur l’Etat du Paraguay qui est exactement une république collectiviste administrée par les R. P. Jésuites : « Le Paraguay peut nous fournir un autre exemple. On a voulu en faire un crime à la Société, qui regarde le plaisir de commander comme le seul bien de la vie ; mais il sera toujours beau de commander aux hommes en les rendant heureux… Ceux qui voudront faire des institutions pareilles établiront la communauté des biens de la République de Platon, ce respect qu’il demandait pour les dieux, cette séparation d’avec les étrangers pour la conservation des mœurs, et la cité faisant le commerce et non pas les citoyens. Ils proscriront l’argent, dont l’effet est de grossir la fortune des hommes au-delà des bornes que la nature y avait mises, d’apprendre à conserver inutilement ce qu’on avait amassé, de même de multiplier à l’infini les désirs et de suppléer à la nature, qui nous avait donné des moyens très bornés, d’irriter nos passions et de nous corrompre les uns les autres. Les Epidamniens, sentant leurs mœurs se corrompre par leur communication avec les Barbares, élurent un magistrat pour faire tous les marchés au nom de la cité et pour la cité. Pour lors le commerce ne corrompt pas la constitution, et la constitution ne prive pas la société des avantages du commerce.  » Ailleurs Montesquieu examine la solution par le partage et s’en montre peu partisan. Il n’a pas de peine à comprendre ni à montrer que cette solution n’est jamais qu’un expédient, et éphémère : « Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu’une constitution passagère ; l’inégalité rentrera par le côté que les lois n’auront pas défendu. Il faut donc que l’on règle, dans cet objet, les dots, les donations, les successions, les testaments, enfin toutes les manières de contracter. Car s’il était permis de donner son bien à qui l’on voudrait, chaque volonté particulière troublerait la disposition de la loi fondamentale.  »

Sur toute cette affaire, en conséquence, il louvoie, il tempère, il tâtonne, accorde pour retirer, et en définitive il semble très embarrassé. Il dira par exemple : « L’égalité réelle, quoique, en démocratie, elle soit l’âme de l’Etat, est cependant si difficile à établir qu’une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l’on établisse un cens qui réduise les différences, ou les fixe à un certain point ; après quoi c’est à des lois particulières à égaliser pour ainsi dire les inégalités…  »

Il dira encore : «  On ne peut pas établir un partage égal des terres dans toutes les démocraties. Il y a des circonstances où un tel arrangement serait impraticable et dangereux… On n’est pas toujours obligé de prendre les voies extrêmes. Si l’on voit, dans une démocratie, que ce partage, qui doit maintenir les mœurs, n’y convienne pas, il faut avoir recours à d’autres moyens…  »

Reviendra-t-il donc au collectivisme, qui est, en effet, la seule solution socialiste qui ait le sens commun et qui n’aille pas contre le but, et qu’il a semblé approuver dans son article sur le Paraguay ? Non pas, et vous en supposez bien la raison. Le collectivisme c’est le despotisme ; et le fond de Montesquieu, c’est l’horreur du despotisme sous quelque forme qu’il se présente. Il le déteste d’abord en lui-même ; et il le déteste ensuite parce qu’il est persuadé qu’il traîne après lui la langueur, le dépérissement et la ruine de l’Etat. Aussi ditil très nettement sur les rapports de l’Etat despotique avec la richesse nationale : « Quant à l’Etat despotique il est inutile d’en parler : dans une nation qui est dans la servitude on travaille plus à conserver qu’à acquérir ; dans une nation libre on travaille plus à acquérir qu’à conserver. » Et encore : « Le mal presque incurable est lorsque la dépopulation vient de longue main par un vice intérieur et un mauvais gouvernement. Les hommes y ont péri par une maladie insensible et habituelle : nés dans la langueur et la misère… ils se sont vus détruire, souvent sans sentir les causes de leur destruction. Les pays désolés par le despotisme ou par les avantages excessifs du clergé sur les laïques en sont deux grands exemples.  »

Or, de tous les gouvernements despotiques, l’Etat collectiviste est celui qui développe le plus en lui cette cause de ruine matérielle et morale : « De tous les gouvernements despotiques, il n’y en a point qui s’accable plus lui-même que celui où le prince se déclare propriétaire de tous les fonds de terre et l’héritier de tous ses sujets ; il en résulte toujours l’abandon de la culture des terres ; et si d’ailleurs le prince est marchand, toute espèce d’industrie est ruinée. Dans ces Etats on n’améliore rien ; on ne bâtit des maisons que pour la vie ; on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres ; on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert…  » (Esprit, V, 14.)

Enfin, ailleurs, Montesquieu proteste non seulement, comme tout à l’heure, contre le collectivisme, mais contre toute espèce de Socialisme. C’est dans le chapitre qui a pour titre une formule singulièrement instructive par elle seule : « Qu’il ne faut point régler par les principes du droit politique les choses qui dépendent des principes du droit civil.  » Ce chapitre est tout un traité de la propriété individuelle et pour la propriété individuelle. Il fait de celle-ci une des deux lois essentielles et fondamentales de l’état de société. « Comme les hommes ont renoncé à leur indépendance naturelle pour vivre sous des lois politiques, ils ont renoncé à la communauté naturelle des biens pour vivre sous des lois civiles. Ces premières lois leur acquièrent la liberté ; les secondes la propriété.  » Or, il ne faut pas décider par les lois politiques ce qui doit être décidé par les lois civiles. « C’est un paralogisme de dire [en ce dernier cas] que le bien particulier doit céder au bien public. Cela n’a lieu que dans les cas où il s’agit de l’empire de la cité ; cela n’a pas lieu dans les cas 0ù il est question de la propriété des biens, parce que le bien public est toujours que chacun conserve invariablement la propriété que lui donnent les lois civiles. Cicéron soutenait que les lois agraires étaient funestes, parce que la cité n’était établie que pour que chacun conservât ses biens. Posons donc pour maxime que, quand il s’agit du bien public, le bien public n’est jamais que l’on prive un particulier de son bien ou même qu’on lui en retranche la moindre partie par une loi ou un règlement politique. Dans ce cas il faut suivre à la rigueur la loi civile qui est le palladium de la propriété. »

On peut donc dire que Montesquieu a un peu varié dans ses tendances, sinon dans ses conclusions, sur le sujet de la propriété individuelle. Il a des inclinations ou plutôt des curiosités socialistes. Il a des penchants, qui semblent plus forts, pour la propriété individuelle. Il conclut enfin, ce me semble bien, contre le collectivisme, par horreur de tout despotisme, et contre le socialisme en général par respect et amour du droit personnel.

Mais, du reste, le socialisme sentimental, qui n’est qu’une forme de la charité chrétienne ou tout simplement de l’humanité, ne lui est pas inconnu. Il faut lire son chapitre sur les Règlements à faire entre le maître et les esclaves en l’appliquant à nos sociétés modernes ; car il a été assez prouvé, et c’est l’évidence, que le prolétaire moderne est dans une condition qui, sans être identique, est infiniment analogue à celle de l’esclave antique. Or voici les traits essentiels de ce chapitre (Esprit, XV, 17) : « Le magistrat doit veiller à ce que l’esclave ait sa nourriture et son vêtement. Cela doit-être réglé par la loi. Les lois doivent avoir attention qu’ils soient soignés dans leurs maladies et dans leur vieillesse. Claude ordonna que les esclaves qui auraient été abandonnés par leurs maîtres, étant malades, seraient libres s’ils échappaient. Cette loi assurait leur liberté ; il aurait fallu assurer leur vie.  »

Toutes les lois protectrices du prolétaire, esclave malheureux de l’industrie mécanique et de la division du travail, esclave de la loi d’airain, esclave de la civilisation, et qui doit trouver dans la civilisation même une compensation des maux dont elle est pour lui la cause, toutes ces lois auraient donc certainement en Montesquieu un partisan et un défenseur.

Telles sont les idées générales de Montesquieu sur l’individualisme et le socialisme, idées suggestives, comme toujours, insuffisamment précises, insuffisamment poussées au degré nécessaire de clarté, de force probante et de décision.

II §

Rousseau, qui n’est pas beaucoup plus précis, et aussi bien il ne l’est jamais, peut être considéré, tout compte fait, comme un socialiste. Le fond de Rousseau étant, à travers des contradictions innombrables, l’amour de l’égalité et le culte de la souveraineté nationale, par toutes sortes de chemins il devait, sinon aboutir, car il n’y aboutit point, du moins tendre à une manière de socialisme. Il aime, non pas cette égalité abstraite qui n’est que la prétendue égalité des droits entre le fort et le faible, le riche et le pauvre ; mais cette égalité réelle, qui est la suppression du fort et du riche et qui, déjà selon Montesquieu, est « l’âme même des démocraties. »

Il ne va toujours pas jusqu’au bout à cet égard et il se contenterait d’une égalité réelle relative, supprimant les excès de force et de faiblesse, de richesse et de misère : « A l’égard de l’égalité il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes ; mais que, quant à la puissance, elle soit au-dessus de toute violence et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois ; et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être forcé de se vendre.  » (Contrat, II, 11.)

Ailleurs il fait la distinction classique entre les inégalités naturelles et les inégalités sociales, montre que les secondes sont des dérivations et des aggravations des premières, et qu’elles aboutissent enfin toutes à la seule ou presque seule inégalité de richesse, qui marque le terme extrême de la corruption de la cité : « Je conçois dans l’espèce humaine deux sortes d’inégalités : l’une que j’appellerai naturelle ou physique, parce qu’elle est établie par la nature et qui consiste dans la différence des âges, de la santé, des forces du corps et des qualités de l’esprit et de l’âme ; l’autre qu’on peut appeler inégalité morale ou politique parce qu’elle dépend d’une sorte de convention et qu’elle est établie ou du moins autorisée par le consentement des hommes. Celle-ci consiste dans différents privilèges dont quelques-uns jouissent au préjudice des autres, comme d’être plus riches, plus honorés, plus puissants qu’eux, ou même de s’en faire obéir…  » — Cette inégalité politique naît avec l’établissement social et va sans cesse en augmentant ; « Sans même que le gouvernement s’en mêle, l’inégalité de crédit et d’autorité devient inévitable entre les particuliers, sitôt que, réunis en une même société, ils sont forcés de se comparer entre eux et de tenir compte des différences qu’ils trouvent dans l’usage continuel qu’ils ont à faire les uns des autres… Entre ces différentes sortes d’égalité, la richesse est la dernière à laquelle elles se réduisent à la fin, parce que, étant la plus immédiatement utile au bien-être et plus facile à communiquer, on s’en sert aisément pour acheter tout le reste ; observation qui peut faire juger assez exactement de la mesure dont chaque peuple s’est éloigné de son institution primitive et du chemin qu’il a fait vers le terme extrême de la corruption.  »

La richesse inégalement répartie, signe de la corruption de l’Etat, active et hâte elle-même cette corruption ; et dès lors l’Etat court rapidement vers sa ruine : « De l’extrême inégalité des conditions et des fortunes, de la diversité des passions et des talents, des arts inutiles, des arts pernicieux, des sciences frivoles, sortent des foules de préjugés également contraires à la raison, au bonheur et à la vertu… et c’est du sein de ces désordres et de ces révolutions que le despotisme, élevant par degré sa tête hideuse et dévorant tout ce qu’il aperçoit, de bon et de sain dans toutes les parties de l’Etat, parvient enfin à fouler aux pieds les lois et le peuple et à s’établir sur les ruines de la République. »

Rousseau, comme on le voit, fait ici leur procès et à la société et à la propriété, considérant que l’une est la conséquence directe et nécessaire de l’autre et qu’elles dérivent toutes deux de la même erreur initiale ou du même premier malheur. C’est une vue très juste, en ce sens que, sauf des cas très rares, il ne peut pas y avoir de société sans propriété, ni de propriété, en état de civilisation, sans écart de plus en plus sensible entre les conditions et les fortunes, et c’est du même amour pour la simplicité, la frugalité et l’égalité que Rousseau déteste la propriété, la société et la civilisation. C’est le sens profond de la fameuse apostrophe : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : « Ceci est à moi » et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant les fossés, eût crié à ses semblables : « Gardez-vous d’écouter cet imposteur. Vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne. »

Que faire donc ? Il y a deux solutions. La solution collectiviste qui vient précisément d’être indiquée ici : « la terre à personne et les fruits à tous », et la solution anarchique : « Donc il ne faut pas de société. » Rousseau ne s’est pas arrêté à la première, et il a comme reculé devant la seconde. Il ne dit point que ce qu’on a eu tort de faire il faut le détruire, en supprimant la propriété personnelle ; et il confesse qu’il n’ose conseiller de détruire la société elle-même : « Quoi donc ? Faut-il détruire les sociétés, anéantir le tien et le mien et retourner vivre dans les forêts avec les ours ? Conséquence à la manière de mes adversaires, que j’aime autant prévenir que de leur laisser la honte de la tirer. Ô vous… qui pouvez laisser au milieu des villes vos funestes acquisitions, vos esprits inquiets, vos cœurs corrompus et vos désirs effrénés, reprenez, puisqu’il dépend de vous, votre antique et première innocence ; allez dans les bois perdre la vue et la mémoire des crimes de vos contemporains, et ne craignez point d’avilir votre espèce en renonçant à ses lumières pour renoncer à ses vices. Quant aux hommes semblables à moi, dont les passions ont détruit pour toujours l’originelle simplicité… tous ceux-là… respecteront les sacrés liens des sociétés dont ils sont les membres… Mais ils n’en mépriseront pas moins une constitution qui ne peut se maintenir qu’à l’aide de tant de gens respectables qu’on désire plus souvent qu’on ne les obtient, et de laquelle, malgré tous leurs soins, naissent toujours plus de calamités réelles que d’avantages apparents.  »

Esquivant une des deux solutions rationnelles et reculant devant l’autre, à laquelle s’arrête-t-il ? Dans le Discours sur l’Inégalité et dans les Notes ajoutées à ce discours, ouvrages d’où les textes précédents sont tirés, il n’a pas été jusqu’aux conclusions de ses raisonnements, et il est revenu comme à mi-chemin de la carrière qu’il avait parcourue. Après avoir montré et les causes profondes et les conséquences dernières de l’inégalité parmi les hommes, il n’a donné le moyen ni de supprimer ces causes ni de remédier à ces conséquences, et s’est contenté de protester contre l’inégalité elle-même : « Il suit de cet exposé que l’inégalité étant presque nulle dans l’état de nature, tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain, et devient enfin stable et légitime par l’établissement de la propriété et des lois. » — Donc, retour à l’état de nature et abolition de la propriété et des lois qui la protègent ? — Non ! Ici déviation et retour à mi-chemin : « Il suit encore que l’inégalité morale [politique] autorisée par le seul droit positif, est contraire au droit naturel toutes les fois qu’elle ne concourt pas en même proportion avec l’inégalité physique [toutes les fois qu’elle ne concorde pas avec l’inégalité naturelle] , distinction qui détermine suffisamment ce qu’on doit penser à cet égard de la sorte d’inégalité qui règne parmi tous les peuples policés ; puisqu’il est manifestement contre la loi de nature… qu’un enfant commande à un vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage et qu’une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire. » — Voyez-vous ? Le factum à tendances soit anarchiques, soit collectivistes se termine par des conclusions qui ne sont guère qu’une protestation contre l’organisation politique de l’ancien Régime.

Dans le Contrat social Rousseau s’est très peu occupé de la question de propriété. Il faut signaler seulement deux passages où il esquisse la théorie de l’Etat omni-possesseur et où il indique le système du partage égal ou à peu près égal. La théorie de l’Etat omni-possesseur résulte tellement de la doctrine générale du Contrat social qu’on l’en tirerait légitimement quand bien même Rousseau ne l’en aurait pas tirée lui-même. Si l’Etat est omni-puissant il doit être omni-possesseur, et s’il a tous les droits il doit avoir toutes les propriétés. C’est ce que dit exactement Rousseau : « Chaque membre de la communauté se donne à elle, au moment qu’elle se forme, tel qu’il se trouve actuellement, lui et toutes ses forces, dont les biens qu’il possède font partie… L’Etat, à l’égard de ses membres, est maître de tous leurs biens, par le Contrat social, qui, dans l’Etat, sert de base à tous les droits.  » — Et le parallélisme entre l’omni-puissance et l’omni-possession est si parfait ou plutôt l’identité de ces deux droits est si exacte, que, comme l’Etat impose sa « volonté générale » au citoyen pour « le forcer à être libre », de même l’Etat, en confisquant les biens des particuliers, les en investit et les en rend véritablement propriétaires : « Loin qu’en acceptant les biens des particuliers, la communauté les en dépouille ; elle ne fait que leur en assurer la légitime possession, changer l’usurpation en un véritable droit et la jouissance en propriété. »

Quoi qu’il en soit, l’État est le propriétaire transcendant de toutes les propriétés de son territoire, et Rousseau a parfaitement bien vu que cette théorie du droit éminent de propriété qui devait être la doctrine de la plupart des révolutionnaires, était celle même de la royauté française, ce qui est absolument exact. « Les anciens monarques ne s’appelaient que rois des Perses, des Scythes, des Macédoniens, et semblaient se regarder comme les chefs des hommes plutôt que comme les maîtres du pays. Ceux d’aujourd’hui s’appellent plus habilement rois de France, d’Espagne, d’Angleterre : en tenant ainsi le terrain, ils sont bien sûrs d’en tenir les habitants.  »

Enfin, Rousseau marque, trop brièvement, que cette omni-possession constitue une sorte d’égalité, mais théorique, et qui ne deviendrait réelle que par un partage sinon égal, du moins équitable de tous les biens ; car « sous les mauvais gouvernements cette égalité n’est qu’apparente et illusoire, et elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait, les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : d’où suit que l’État social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. »

Donc dans Rousseau, tendances socialistes, dérivant tant de l’amour de l’égalité et de la simplicité primitives que de la doctrine de la toute-puissance de l’État et de la souveraineté nationale en prenant le mot dans tout son sens ; tendances restées à l’état de penchants et d’aspirations, et dont Rousseau n’a pas voulu ou osé tirer toutes les conséquences ; tendances enfin qui peuvent aboutir également soit au collectivisme, soit au partagisme, soit à l’anarchie.

III §

Voltaire est nettement anti-socialiste, de quelque sorte que soit ou puisse être le socialisme, et quelque sens, limité ou étendu, qu’on donne à ce mot. Il en est resté exactement à la lettre d’Usbek des Lettres persanes ou à sa Défense du Mondain, qui n’est que la traduction en vers de la lettre d’Usbek. Ce n’est pas lui qui admire le Paraguay. Il voit très bien que ce gouvernement est très analogue à l’ancien gouvernement de Lacédémone ; mais il n’admire ni l’un ni l’autre. Il fait l’analyse très exacte de la constitution et de l’organisation sociale de ce singulier pays : « Voici la manière dont ce gouvernement, unique au monde, était administré. Le provincial Jésuite, assisté de son conseil, rédigeait les lois, et chaque recteur, aidé d’un autre conseil, les faisait observer ; un procureur fiscal, tiré du corps des habitants de chaque canton, avait sous lui un lieutenant. Ces deux officiers faisaient tous les jours le tour de leur district et avertissaient le supérieur Jésuite de tout ce qui se passait. Toute la peuplade travaillait et les ouvriers de chaque profession assemblés faisaient leur ouvrage en commun, en présence de leurs surveillants, nommés par le fiscal. Les Jésuites fournissaient le chanvre, le coton, la laine que les habitants mettaient en œuvre : ils fournissaient de même les grains pour la semence et on recueillait en commun. Toute la récolte était déposée dans les magasins publics. On distribuait à chaque famille ce qui suffisait à ses besoins ; le reste était vendu à Buenos-Ayres et au Pérou… Les Jésuites distribuaient les denrées et faisaient servir l’argent et l’or à la décoration des églises et aux besoins du gouvernement. Ils eurent un arsenal dans chaque canton ; on donnait à des jours marqués des armes aux habitants. Un Jésuite était préposé à l’exercice ; après quoi les armes étaient reportées dans l’arsenal, et il n’était permis à aucun citoyen d’en garder dans sa maison…  »

Tout cela est parfaitement exact et très intéressant ; mais Voltaire ne nous dit point ce qu’il en pense. Il se borne à dire que c’était le gouvernement de Sparte, avec cette différence que « les Paraguéens n’ont point d’esclaves pour ensemencer leurs terres comme les Spartiates, et que ce sont eux qui sont les esclaves des Jésuites. » — Rien de plus que cette épigramme. On ne saura jamais ce que Voltaire a pensé du seul gouvernement collectiviste qui ait existé dans les temps historiques.

Il n’est pas à croire qu’il en pense beaucoup de bien ; car dans les Idées républicaines, quarante ans après la lettre d’Usbek et vingt-cinq ans après le Mondain, il professe absolument la théorie de la Défense du Mondain et d’Usbek : « Une loi somptuaire, qui est bonne dans une République pauvre et destituée des arts, devient absurde dans une ville devenue industrielle et opulente. C’est priver les artistes du gain légitime qu’ils feraient avec les riches ; c’est priver ceux qui ont fait des fortunes du droit naturel d’en jouir ; c’est étouffer toute industrie ; c’est vexer à la fois les riches et les pauvres. — On ne doit pas plus régler les habits du riche que les haillons du pauvre. Tous deux également citoyens, doivent être également riches. Chacun s’habille, se nourrit, se loge comme il peut. Si vous défendez au riche de manger des gélinottes, vous volez le pauvre qui entretiendrait sa famille du prix du gibier qu’il vendrait au riche. Si vous ne voulez pas que le riche orne sa maison, vous ruinez cent ouvriers. Le citoyen qui, par son faste, humilie le pauvre, l’enrichit par ce même faste beaucoup plus qu’il ne l’humilie. L’indigence doit travailler pour l’opulence afin de s’égaler un jour à elle… Les lois somptuaires ne peuvent plaire qu’à l’indigent oisif, orgueilleux et jaloux, qui ne veut ni travailler ni souffrir que ceux qui ont travaillé jouissent.  »

Rencontrant cette pensée de Pascal : « Sans doute que l’égalité des biens est juste… » Voltaire ne peut contenir son indignation : « L’Egalité des biens n’est pas juste ! Il n’est pas juste que les parts étant faites [Oui ; mais par qui ? ], des étrangers, mercenaires qui viennent m’aider à faire mes moissons en recueillent autant que moi  »7 .

Je n’ai pas besoin de dire que le socialisme latent du Discours sur l’Inégalité a irrité Voltaire bien plus encore que celui de Pascal : « Le grand défaut de tous ces livres à paradoxes n’est-il pas de supposer la nature humaine autrement qu’elle n’est ? Si les satires de l’homme et de la femme, écrites par Boileau, n’étaient pas des plaisanteries, elles pécheraient par cette faute essentielle de supposer tous les hommes fous et toutes les femmes impertinentes. Le même auteur, ennemi de la société, semblable au renard sans queue qui voulait que tous ses confrères se coupassent la queue, s’exprime ainsi d’un ton magistral : « Le premier qui, ayant enclos un terrain… » — Ainsi, selon ce beau philosophe, un voleur, un destructeur aurait été le bienfaiteur du genre humain, et il aurait fallu punir un honnête homme qui aurait dit à ses enfants : « Imitons notre voisin. Il a enclos son champ ; les bêtes ne viendront plus le ravager, son terrain deviendra plus fertile ; travaillons le nôtre comme il a travaillé le sien ; il nous aidera et nous l’aiderons. Chaque famille cultivant son enclos nous serons mieux nourris, plus sains, plus paisibles, moins malheureux. Nous tâcherons d’établir une justice distributive qui consolera notre pauvre espèce et nous vaudrons mieux que les renards et les fouines à qui cet extravagant veut nous faire ressembler. » Ce discours ne serait-il pas plus sensé et plus honnête que celui du fou sauvage qui voulait détruire le verger du bonhomme ? Quelle est donc l’espèce de philosophie qui fait dire des choses que le sens commun réprouve du fond de la Chine jusqu’au Canada ? N’est-ce pas celle d’un gueux qui voudrait que tousles riches fussent volés par les pauvres, afin de mieux établir l’union fraternelle entre les hommes ? Il est vrai que si toutes les haies, toutes les forêts, toutes les plaines étaient couvertes de fruits nourrissants et délicieux, il serait impossible, injuste et ridicule de les garder, d’en faire des propriétés gardées. S’il y a quelques îles où la nature prodigue les aliments et tout le nécessaire sans peine, allons-y vivre loin du fatras des lois ; mais dès que nous les aurons peuplées, il faudra revenir au tien et au mien et à ces lois qui très souvent sont fort mauvaises, mais dont on ne peut se passer. »

Voltaire revient à ce passage, qui lui tient au cœur, dans l’A. B. C. : « B. — Voici ce que j’ai lu dans une déclamation qui a été connue en son temps ; j’ai transcrit ce morceau qui m’a paru singulier : « Le premier qui ayant enclos un terrain… » — C. — Il faut que ce soit quelque voleur de grand chemin bel esprit qui ait écrit cette impertinence — A. — Je soupçonne seulement que c’est un gueux tort paresseux ; car, au lieu d’aller gâter le terrain d’un voisin sage et industrieux, il n’avait qu’à l’imiter, et chaque père de famille ayant suivi cet exemple, voilà bientôt un très joli village de formé. L’auteur de ce passage me paraît un animal bien insociable. » Ailleurs, c’est-à-dire dans les Entretiens d’un sauvage et d’un bachelier, il va un peu plus loin dans la question et il me semble avoir entrevu la différence du droit et de la justice. La justice, c’est sans doute l’égalité ; et le droit n’est que la consécration par la loi d’une première inégalité, que cette première inégalité vienne d’une faveur de Dieu, du fait de première occupation ou ce qui est plus probable, de la force. Sans remonter aux origines, Voltaire est pour le droit : « Le Bachelier : Çà, dites-moi, qui a fait les lois dans votre pays ? — Le Sauvage : L’intérêt public. — Le Bachelier : Ce mot dit beaucoup ; nous n’en connaissons pas de plus énergique : comment l’entendez-vous, s’il vous plaît ? — Le Bachelier : J’entends que ceux qui avaient des cocotiers et du mais ont défendu aux autres d’y toucher et que ceux qui n’en avaient pas ont été obligés de travailler pour avoir le droit d’en manger une partie. Tout ce que j’ai vu dans mon pays et dans le vôtre m’apprend qu’il n’y a pas d’autre esprit des lois. »

Enfin Voltaire s’est trouvé un jour en face du collectivisme proprement dit, en 1767, en lisant un livre que je n’ai pas pu retrouver et dont j’ignore l’auteur, l’Ordre essentiel des Sociétés.L’auteur y soutenait sans doute le collectivisme royal, c’est à-dire le droit éminent de propriété, qui est au roi, poussé jusqu’à la pratique, et le roi possédant réellement toutes les terres et les administrant selon son gré. C’est le collectivisme pur. Voltaire proteste : « J’ai lu une grande partie de l’Ordre essentiel des Sociétés. Cette essence m’a quelquefois porté à la tête, et m’a mis de mauvaise humeur. Il est bien certain que la terre paye tout. Quel homme n’est pas convaincu de cette vérité ? mais qu’un seul homme soit propriétaire de toutes les terres ; c’est une idée monstrueuse, et ce n’est pas la seule de cette espèce dans ce livre, qui d’ailleurs est profond, méthodique et d’une sécheresse désagréable.  »

On multiplierait sans profit les citations sur cette affaire. Voltaire sur ce point a peu étudié, peu creusé et a toujours répété la même chose, à savoir : La propriété est sacrée. Il ne faut pas en rechercher l’origine. Elle est un immense progrès sur l’état de nature, s’il a existé, et sur l’état nomade. Elle crée des inégalités. Ces inégalités sont bonnes, et les grandes fortunes et le luxe sont des stimulants sociaux et des sources artificielles de richesse qui font vivre le pauvre mieux qu’il ne vivrait s’ils n’existaient pas. Sur ce dernier article qui est l’extrémité du système, Voltaire, grand propriétaire, ne l’oublions pas, — et je ne le dis point par épigramme, mais parce qu’il était très naturel que le seigneur de Ferney considérât ce qu’était devenu le désert qu’il avait assaini, fécondé, enrichi et peuplé, et en tirât des conclusions — Voltaire, donc, est très formel, très décisif et de plus en plus, à mesure qu’il avance. Il en inquiète les éditeurs de Kehl, qui ne, peuvent s’empêcher de dire qu’il ne faut pas que cette inégalité aille trop loin ; que moins cette inégalité est grande, plus la société est heureuse, et qu’il faut donc que les lois, en laissant à chacun la faculté d’acquérir des richesses et de jouir de celles qu’il possède, tendent à diminuer l’inégalité par le partage égal des successions, la limitation de la liberté de tester, l’abolition des traitants, la suppression des gros traitements, etc.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que Frédéric II lui-même ne donne point dans cette théorie de l’utilité des grandes fortunes et du grand luxe. Voltaire lui avait envoyé la Défense du Mondain avec prière de lui en dire son avis. Frédéric de Prusse lui fit des compliments et des critiques de détail ; mais ne lui répondit rien sur le fond, du moins à cette époque. Il lui répondit après réflexion, 37 ans plus tard, et alors il ne dissimule pas qui’il penche pour les pays pauvres : « … Dans tous les pays où le culte de. Plutus l’emporte sur celui de Minerve, il faut s’attendre à trouver des bourses enflées et des têtes vides. L’honnête médiocrité convient le mieux aux Etats. Les richesses y portent la mollesse et la corruption : non pas, qu’une République comme celle de Sparte puisse subsister de nos jours ; mais en prenant un juste milieu entre le besoin et le superflu, le caractère national conserve quelque chose de plus mâle, de plus propre à l’application, au travail, et à tout ce qui élève l’âme. Les grands biens font ou des ladres ou des prodigues. Vous ‘me comparerez peut-être au renard de La Fontaine, qui trouvait trop aigres les raisins où il ne pouvait atteindre, Non, ce n’est pas cela ; mais des réflexions que la connaissance de l’histoire et ma propre expérience me fournissent. Vous m’objecterez que les Anglais sont opulents et qu’ils ont produit de grands hommes. J’en conviens ; mais les insulaires ont en général un autre caractère que ceux du continent, et les mœurs anglaises sont moins molles que celles des autres Européens. Leur genre de gouvernement diffère encore du nôtre ; et tout cela joint ensemble forme d’autres combinaisons…

Ne vous étonnez pas de la tournure de cette lettre : l’âge amène les réflexions, et le métier que je fais m’oblige de les étendre le plus qu’il est possible.  »

Montesquieu, curieux de socialisme comme de toutes sortes d’organisation sociale, et sachant l’expliquer comme il explique tout, jusqu’au fond ; mais trop individualiste et trop hostile à tout ce qui contient le despotisme pour ne pas revenir très vite à la doctrine de la propriété individuelle ; — Rousseau socialiste et même collectiviste dans l’âme, mais timide le plus souvent, encore qu’audacieux par échappées, sur cette question, et revenant de ses vives algarades jusqu’à une sorte de tempérament et de demi-mesure très analogues aux idées de Frédéric II ; — Voltaire pur et simple individualiste et pur et simple propriétaire ; croyant très sincèrement et non sans bons arguments, que la richesse même est dans l’intérêt du pauvre et ne voyant pour soulager celui-ci, comme nous nous en rendrons compte plus loin, que des réformes administratives : voilà, je crois, l’idée qu’il faut se faire de l’état d’esprit des trois grands philosophes du XVIIIe siècle sur la « question sociale. »

Chapitre V. Organisation sociale : centralisation et décentralisation §

La question de la centralisation et de la décentralisation a été peu discutée au cours du XVIIIe siècle. La France de l’ancien Régime souffrait à la fois de centralisation et de décentralisation.

Elle souffrait d’une centralisation politique absolue, tous les pouvoirs politiques étant réunis dans la même main ou dans les mains d’un conseil des ministres très restreint et très irresponsable.

Elle souffrait d’une décentralisation judiciaire très incommode étant encombrée de justices parlementaires, de justices seigneuriales et de justices ecclésiastiques et jugée selon une trentaine de coutumes, c’est-à-dire de lois différentes, de telle sorte que savoir par qui l’on devait être jugé, où l’on devait être jugé, étaient deux premières questions embarrassantes et périlleuses, et que, ensuite, on gagnait ou perdait très légalement sa cause selon le lieu où elle se trouvait portée et que « juste en deçà de chaque ruisseau, injuste au-delà » était précisément la maxime fondamentale du système judiciaire.

Elle souffrait d’une décentralisation ou plutôt d’une anarchie administrative qui était une merveille d’incohérence, les pouvoirs des intendants, des gouverneurs de province, des seigneurs et des communes, sans compter ceux des Etats dans certaines provinces, se contrariant sans cesse par manque de limitation précise entre eux.

Elle jouissait d’une décentralisation intellectuelle très précieuse et toute naturelle, par l’effet du manque de communications rapides ; et les grandes villes étaient encore des foyers de science, de talents, et d’enseignement que Paris n’avait pas éteints en les absorbant.

Dans ces conditions, les mêmes hommes pouvaient, et devaient être centralisateurs en certaines choses et décentralisateurs en certaines autres, comme, du reste, maintenant encore. Mais, d’une part, comme, au XVIIIe siècle, les politiques et publicistes s’étaient occupés plutôt de politique générale que de tout autre objet, et d’autre part la centralisation politique étant le bien ou le mal le plus éclatant de l’époque et qui frappait le plus tous les yeux ; c’est sur cette dernière affaire que tous les écrivains politiques — excepté Voltaire —, ont porté le plus grand effort de leur attention.

Montesquieu semble avoir été très partisan des républiques fédératives et les avoir considérées comme l’idéal même du gouvernement. Au fond très républicain, et à vrai dire dans le système qui a sa faveur le souverain n’est guère qu’un président de République, il connaît admirablement le double vice des Républiques : à savoir que si elles sont étendues elles aboutissent toujours au despotisme, que donc il faut qu’elles soient petites ; et que si elles sont petites elles sont conquises ; d’où il suit que « les hommes auraient été forcés de vivre toujours sous le gouvernement d’un seul s’ils n’avaient imaginé le gouvernement fédératif. »

Il définit très nettement cet état politique de la manière suivante : « Cette forme de gouvernement est une convention, par laquelle plusieurs corps politiques consentent à devenir citoyens d’un Etat plus grand, qu’ils veulent former. C’est une société de sociétés qui en font une nouvelle qui peut s’agrandir par de nouveaux associés, jusqu’à ce que sa puissance suffise à la sûreté de ceux qui se sont unis.  »

Toutes sociétés, tous Etats ne sont pas propres, selon Montesquieu, à former, en s’unissant, une bonne république fédérative. Il est très difficile, par exemple, de former une république fédérative avec de petites monarchies. La monarchie répugne à la confédération. Les Cananéens furent détruits, parce que c’étaient de petites monarchies qui n’avaient pas réussi, même pour la défense, à former une confédération véritable. Il est difficile également, et peut-être plus, de former une république fédérative avec des républiques et des monarchies. Cela tient à ce que les complexions, pour ainsi dire, des républiques et des monarchies sont différentes ; « l’esprit de la monarchie est la guerre et l’agrandissement, l’esprit de la république est la paix et la modération.  » — C’est un peu cela ; mais ce n’est pas, sans doute, cela seulement ; car on a vu des monarchies très pacifiques et des républiques très belliqueuses ; mais il faut au moins ajouter que la similitude d’origine et d’autorité est, naturellement, à peu près nécessaire dans le conseil d’une république fédérative entre les hommes composant ce conseil. Or, un roi et un président de république tiennent leur autorité de sources si différentes et ont une autorité si différente elle-même qu’ils ne sont pour ainsi dire pas de même nature et qu’il leur est difficile de s’entendre et même de délibérer ensemble. C’est un peu des Etats généraux où se rencontrent Noblesse, Clergé et Tiers. Ils ne peuvent s’entendre et poursuivre un objet commun que quand l’un a absorbé les deux autres.

Quelles que soient les raisons de cette incompatibilité d’humeurs, les républiques fédératives, composées de petites républiques et de petites monarchies, ne sont pas viables. « La République fédérative d’Allemagne est composée de villes libres et de petits Etats soumis à des princes. L’expérience fait voir qu’elle est plus imparfaite que celle de Hollande et de Suisse. » — Une autre expérience a fait voir que dans ce cas c’est une des petites monarchies, qui, s’agrandissant et se fortifiant au sein de la confédération, finit par mettre fin à la confédération en la dévorant. C’est ce qui est arrivé en Grèce « lorsque les rois de Macédoine obtinrent une place parmi les Amphictyons. »

Ces considérations si justes sont applicables même aux alliances ; car une alliance est une demi-confédération. Il est peu probable qu’une alliance entre une république et une monarchie dure longtemps, à moins que la république ne se résigne à devenir une sorte de vassale de la monarchie. Autrement la mobilité et l’instabilité naturelle à la république inquiétera la monarchie, et elle renoncera à une convention où elle n’aura pas de garantie.

Donc, les républiques fédératives les meilleures, et même les seules qui puissent former un véritable organisme, sont celles qui sont composées de petites républiques. Telle la Hollande, telle l’Helvétie. Il est essentiel que, comme c’est une loi de la Hollande, aucun des Etats confédérés ne puisse contracter une alliance particulière sans le consentement des autres. « Une république qui s’est unie [à d’autres] par une confédération politique s’est donnée entière et n’a plus rien à donner.  »

A ces conditions et dans ces conditions, une république fédérative est un admirable gouvernement. Il concilie toutes choses et combine en lui toutes les supériorités. «  Il a tous les avantages intérieurs du gouvernement républicain et la force extérieure du monarchique. » Cette sorte de république, capable de résister à la force extérieure, peut se maintenir dans sa grandeur sans que l’intérieur se corrompe. « La forme de cette société prévient tous les inconvénients.  » — Aussi bien, sans compter que « ce furent ces associations qui firent fleurir si longtemps le corps de la Grèce », ce fut par elles aussi « que les Romains attaquèrent l’Univers » et ce fut par elles aussi « que l’Univers se défendit contre eux ; car lorsque Rome fut arrivée au comble de la puissance, ce fut par des associations derrière le Danube et le Rhin que les Barbares purent lui résister. »

Montesquieu a expliqué très bien et les avantages du fédéralisme et comment plusieurs nations passent de l’état dispersé à l’état fédéraliste et forment une confédération ; mais il n’a pas envisagé le cas où une nation centralisée passe ou veut passer à l’état fédéraliste et comment ce passage peut se faire. A la vérité, je crois que cette transformation n’a jamais eu lieu et qu’il est très difficile qu’elle se fasse. La grande nation qui souffre de la centralisation doit se décentraliser sans aller jusqu’au fédéralisme. Si elle essayait d’aller jusque-là, il est probable qu’elle ne se fédéraliserait pas, mais qu’elle se disloquerait. L’Empire romain, trop vaste, devenu trop lourd à lui-même, ne s’est pas fédéralisé. Il s’est coupé en deux et a formé deux empires, centralisés encore et autant l’un que l’autre. Le fédéralisme retarde la centralisation ; mais quand la centralisation s’est faite, l’excès où elle se porte ne ramène pas au fédéralisme ; il mène à l’impossibilité de vivre ; et le corps national se désagrège.

II §

Rousseau a été sur cette affaire exactement dans les idées de Montesquieu. Comme Montesquieu, et plus que lui, il croit que les petites nations seules sont capables du gouvernement républicain ; et que, pour se défendre contre des voisins puissants, elles doivent se confédérer entre elles. Il a plus d’une fois indiqué d’un mot bref cette conception ; mais jamais il ne l’a développée ; jamais il n’est entré, à cet égard, dans aucun détail.

III §

Voltaire ne s’est même pas posé la question de décentralisation politique. Pour lui, monarchiste fervent, le roi doit avoir tous les pouvoirs, et, particulièrement en France, un des vices de la constitution est qu’il n’en a pas assez, comme nous verrons qu’il l’affirme quand nous nous occuperons du pouvoir judiciaire et des Eglises. — Pour ce qui est de la centralisation législalive, un des honneurs de Voltaire est de l’avoir réclamée avec insistance pendant trente ans, ne pouvant souffrir que la France fût gouvernée et surtout jugée selon trente coutumes différentes, ce qui était la cause d’inextricables difficultés et une des causes de la misère publique.

Pour ce qui est de l’administration, ce n’est pas précisément une centralisation que demande Voltaire, c’est une simplification. Il voudrait, et avec raison, que les provinces ne fussent gouvernées que par les intendants et non partie par les intendants, partie par les gouverneurs, sans compter le reste.

Quant à la participation des populations à l’administration de leurs provinces, Etats provinciaux, conseils généraux, conseil municipaux, Voltaire ne s’est jamais occupé de cette question. Il est à croire que ces « corps intermédiaires » ne lui auraient pas plu le moins du monde, comme limitant l’autorité royale, qu’il ne trouve jamais assez étendue ; mais enfin il n’a jamais eu l’occasion, n’ayant jamais habité un « pays d’Etats », de s’expliquer là-dessus8. En résumé, il est énergiquement centralisateur, et — étant donnés les objets auxquels il applique ses idées centralisatrices, unification de la loi, administration judiciaire, administration financière, — il se trouve qu’il a raison.

Chapitre VI. Organisation sociale : le pouvoir judiciaire. §

La liberté politique, la liberté générale d’un pays dépend essentiellement de deux choses : le vote des impôts par les contribuables, l’indépendance de ceux qui jugent. Aces deux conditions un peuple est libre, n’eût-il ni régime parlementaire, ni responsabilité des ministres, ni responsabilité des fonctionnaires. Ce sont les deux conditions nécessaires suffisantes.

Je ne dis pas que dans un tel pays l’homme soit libre. Pour que l’homme soit libre il faut que les Droits de l’homme soient démêlés, proclamés, fassent partie de la constitution et surtout soient respectés ; mais enfin, avec l’impôt voté par les contribuables et les juges indépendants, le peuple est libre en son ensemble, comme peuple. Il n’est pas en état de despotisme. Il relève de soi. C’est à ces deux signes qu’on reconnaît qu’un peuple est en république, de nom ou de fait, mais réelle ; ou qu’il est en monarchie, déclarée ou déguisée, mais réelle.

La France de l’ancien Régime était en monarchie, puisque les contribuables n’y votaient pas l’impôt ; mais elle tenait quelque chose de l’Etat libre ; car sa magistrature était absolument indépendante. On sait qu’elle était la seule nation d’Europe dans ce cas, ce que Voltaire rappelle sans cesse, pour lui en faire honte. Cela tenait à un simple accident historique. François Ier, tout simplement pour avoir de l’argent, et certes sans s’occuper d’acheminer son peuple vers la condition d’un peuple libre, avait mis en vente les charges de judicature. C’est la vénalité des charges qui fit l’indépendance de la magistrature. Autrement dit, on était jugé en France, sous l’ancien Régime, par des notaires. Comme les notaires de notre temps, les magistrats achetaient leurs charges ou en héritaient et les vendaient ou les transmettaient à leurs descendants. Ils en étaient absolument propriétaires, et il suffisait, pour qu’ils l’exerçassent, qu’ils eussent passé les examens constatant leurs capacités juridiques. Ils étaient donc aussi indépendants que le sont les notaires de nos jours ; ils l’étaient absolument. C’étaient la seule limite sérieuse, parce qu’elle était permanente, de l’autorité royale.

Elle l’était tellement que certains abus de l’autorité royale étaient nés précisément de cette gêne qu’elle ressentait. Le « lit de justice » est une manière de petit coup d’Etat. C’est le pouvoir royal disant à un moment donné : « Il n’en est pas moins que je suis le seul maître. » — Les lettres de cachet étaient des façons de petits coups d’Etat contre les personnes. C’est le pouvoir royal disant à quelqu’un : « A votre égard le cours régulier de la justice est suspendu. A votre égard la constitution est suspendue. » — Mais ces abus, s’ils étaient des atteintes à l’indépendance de la magistrature, en étaient le signe. Le pouvoir en notre temps ne fait pus de lit de justice, parce qu’il n’en a pas besoin. Le pouvoir actuel ne signe pas de lettres de cachet, parce qu’il n’en a que faire. Un ministre d’aujourd’hui pourrait dire : « Du moment que c’est moi qui nomme les juges, je n’ai pas besoin de lettres de cachet. »

Comme il arrive toujours, la magistrature étant le seul corps indépendant de l’Etat, était devenu comme le refuge, et l’appui des libertés publiques, et par suite s’était transformé en « pouvoir. » Elle s’était arrogé, sans aucun droit, l’office de censeur de la Royauté. Elle refusait d’enregistrer les édits qu’elle n’approuvait pas ; et elle faisait, dans ce cas, des remontrances motivées. C’était inconstitutionnel en soi et constitutionnel par l’usage. C’était une suite naturelle de l’organisation judiciaire elle-même et du caractère qu’elle avait pris. Du moment qu’elle était le seul corps du royaume qui fût indépendant, tout ce qui dans le royaume était indépendance ou se réclamait de la liberté, ressortissait à ce corps-là. Les Parlements étaient par leur nature même l’opposition ; et ils ne pouvaient pas être autre chose ; tout en pouvant l’être avec sagesse, modération, perspicacité et pour le bien même de l’Etat.

Il va sans dire que, comme tout corps de ce genre, sous le régime d’une constitution non écrite et très confuse, ils étaient puissants quand le pouvoir était faible, et faibles, à ne plus sembler exister politiquement, quand le pouvoir était fort.

Montesquieu, comme magistrat ; comme ennemi du despotisme ; comme partisan de tout ce qui limite, entrave, gêne ou tempère le despotisme ; comme partisan des lois ; comme partisan d’un « dépôt des lois » et d’un corps qui en ait le dépôt, c’est-à-dire d’un sénat conservateur de la constitution ; comme partisan des pouvoirs intermédiaires ; comme partisan de la séparation des pouvoirs ; est l’ami déclaré des Parlements et de l’indépendance de la magistrature.

Pour lui c’est la clef de voûte même de son système. Elle est plus importante peut-être pour lui que la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il ne l’a pas dit, mais je suis sûr qu’il est de cet avis. Car remarquez : un seul pouvoir fait la loi et l’exécute ; c’est très mauvais ; mais si, comme législateur, il rencontre, avant d’exécuter sa loi, quelqu’un qui ne l’enregistre pas et qui la frappe de nullité, il sera arrêté aussi bien comme exécutif que comme législateur. Le pouvoir judiciaire, sans qu’il empiète et tel qu’il est, est donc un pouvoir doué du veto et qui se place entre la loi et l’exécution de la loi, quand bien même loi et exécution de la loi sont aux mêmes mains ; entre le législateur et l’exécutif, quand bien même législateur et exécutif sont la même personne.

Et même à supposer que la magistrature n’exerce ni son office de dépositaire des lois, ni son office de faiseur de remontrances, c’est-à-dire de censeur, il suffit qu’elle juge avec indépendance pour être un frein très considérable à l’autorité royale et par conséquent un asile de liberté et un ferment de liberté dans l’Etat. Le pouvoir central atteint l’individu de deux façons : par le collecteur d’impôt et par le juge. Sur le collecteur d’impôt, soutenu de ses satellites, le juge n’a pas de prise ; mais sitôt qu’il s’agit de châtier un rebelle, un désobéissant ou simplement un homme qui déplaît, le juge est là, dont on ne peut se passer et qui ne punit pas, qui n’envoie pas en prison ou aux galères celui qu’il estime être dans son droit, dont il estime que le droit est lésé, ou que simplement il trouve digne d’indulgence. Restreinte à cette mission, la magistrature n’est plus un censeur ; mais elle reste un tribun du peuple.

Voilà pourquoi il faut qu’elle soit indépendante. En 1750 elle l’est en France, par un hasard. Gardons-la telle, très précieusement.

Voilà les raisons de Montesquieu en faveur du maintien de la vénalité des charges, qui n’est pas autre chose que l’indépendance du juge. Car enfin, cette indépendance, comment l’assurer autrement ? Par l’inamovibilité ? D’abord on ne la respectera pas. Il se trouvera bien un gouvernement, soit monarchique, soit républicain — et dans leur appétit de despotisme, ils se valent, — qui suspendra à un moment donné cette inamovibilité sous un prétexte quelconque. Il suffit d’une loi pour cela ; tandis que « la magistrature vénale » se défend par son infáme vénalité elle-même. Si vous la supprimez, d’une part il faudra la rembourser, et c’est de l’argent ; d’autre part il faudra payer la magistrature nouvelle, et c’est de l’argent encore. Rien ne retient le pouvoir comme la perspective d’avoir à débourser. L’opération de Maupeou a été une affaire devant laquelle on a reculé très longtemps pour ces motifs, et qui, quand on s’y est décidé, a coûté beaucoup, et n’a pas été pour peu dans les embarras financiers de cette époque. Une suspension de l’inamovibilité ne coûte rien et se fait en un tournemain.

De plus l’inamovibilité ne constitue l’indépendance que pour le juge qui ne veut pas avancer, et qui, juge d’arrondissement, pour premier poste, fait le ferme propos de n’être jamais que juge d’arrondissement. Celui-là est absolument indépendant. Il fera preuve d’indépendance et, dès lors, il sera « inamovible » de fait comme de droit, et jamais on ne le remuera de son chef-lieu d’arrondissement. L’inamovibilité, ce n’est pas le privilège de la magistrature, c’est la punition du magistrat indépendant. Or, combien y a-t-il de magistrats qui fassent le ferme propos de rester toute leur vie à leur poste de début ? Un sur mille ; et j’en mets trop ; j’exagère. L’inamovibilité considérée comme garantie de l’indépendance des magistrats est donc un pur rien.

Quoi donc ? Faire de la magistrature un corps autonome, se recrutant elle-même, comme une académie ? Ce serait le système incomparablement le meilleur ; mais ce serait créer une caste, ce que n’aiment ni les monarchies, ni les démocraties, ni même les aristocraties, qui n’aiment de caste que celle qu’elles sont ; et ce système n’aurait pas été du goût de Louis XV plus que de celui de la République française. — En tout cas, Montesquieu, qui n’avait pas à y songer, puisque, telle qu’elle était, la magistrature de son temps était une manière de caste, quoique mal définie, ne s’est pas arrêté à cette considération, et nous n’avons pas à y insister ici.

A ces raisons générales Montesquieu en ajoute quelques-unes de particulières, dont j’examine brièvement une, parce qu’elle a été relevée vertement par Voltaire : «  La vénalité des charges est bonne dans les Etats monarchiques, parce qu’elle fait faire comme un métier de famille ce qu’on ne voudrait pas entreprendre par la vertu.  » — Voltaire s’indigne : «  La fonction divine de rendre la justice, de disposer de la fortune et de la vie des hommes, un métier de famille ! » — Il y a pourtant dans la boutade de Montesquieu un sens très sérieux, qu’il n’a eu que le tort, fréquent chez lui, de ne pas démêler pour les yeux du lecteur inattentif. Montesquieu veut dire que la magistrature héréditaire, qu’établit peu à peu la vénalité des charges, a des traditions, et rien n’est plus nécessaire à une magistrature que d’avoir des traditions parce que les traditions sont une jurisprudence. — « De quelle raison, ajoute Voltaire, l’ingénieux auteur soutient-il une thèse si indigne de lui ? « Platon, dit-il, ne peut souffrir cette vénalité… Mais Platon parle d’une république fondée sur la vertu, et nous parlons d’une monarchie. » — Montesquieu donne un autre argument que Voltaire ne rapporte point et qui est plus topique : «  Dans une monarchie, quand les charges ne se vendraient pas par un règlement public, l’indigence et l’avidité des courtisans les vendraient tout de même.  » — Nous voilà au point. Les offices de judicature se vendent toujours. Avec le système de vénalité légale le magistrat achète sa charge ou en hérite ; avec le système de nomination du magistrat par le pouvoir, le magistrat est payé de ses complaisances par l’avancement. En passant de l’un des deux systèmes à l’autre, on remplace seulement la vénalité des charges par la vénalité des juges. Mais dans le premier système le juge est indépendant du pouvoir, et c’est peut-être l’essentiel.

II §

Rousseau n’a donné que deux indications sur les choses concernant le pouvoir judiciaire. D’une part, il proteste contre la multiplicité dès lois et coutumes : « A l’égard du droit romain et des coutumes, tout cela, s’il existe, doit être ôté des écoles et des tribunaux. On n’y doit connaître d’autre autorité que les lois de l’Etat ; elles doivent être uniformes dans toutes les provinces pour tarir une source de procès.  » — D’autre part, toujours ennemi des pouvoirs intermédiaires, soucieux « d’empêcher que l’esprit d’état ne s’enracine dans les corps aux dépens du patriotisme », il voudrait qu’il n’existât pas de corps judiciaire ni même de carrière judiciaire, et que le métier de juge fût une fonction transitoire, comme, chez les Romains, on passait par la préture pour arriver au consulat : «  La fonction de juge, tant dans les tribunaux suprêmes que dans les justices terrestres, doit être un état passager d’épreuves sur lequel la nation puisse apprécier le mérite et la probité d’un citoyen pour l’élever ensuite aux postes plus éminents dont il est trouvé capable. Cette manière de s’envisager eux-mêmes ne peut que rendre les juges très attentifs à se mettre à l’abri de tout reproche et leur donner généralement toute l’attention et toute l’intégrité que leur place exige.  »

Ce système, sans que Rousseau le dise, et sans doute il n’a pas cru même avoir besoin de le dire, suppose les juges à l’élection. Car si leur nomination était au pouvoir central, quel besoin aurait ce pouvoir d’essayer, d’éprouver et d’exercer dans les tribunaux ses futurs fonctionnaires ? Il peut les essayer dans une foule d’autres postes qui les préparent mieux à être intendants, lieutenants de police ou secrétaires d’Etat. Rousseau veut donc dire que la nation essaye dans les fonctions de juges ceux dont elle veut savoir si elle en fera des magistrats élus, des « consuls », proconsuls, etc. ; et donc les juges seront élus par le peuple. — Certes, ainsi créés, ils seront indépendants du côté du pouvoir ; mais ils ne le seront pas du côté du peuple, et ce sera, non seulement leur intérêt et leur habitude toute naturelle, mais ce sera comme leur devoir d’épouser les passions populaires que si souvent ils semblent avoir pour mission de combattre et de réprimer. Les juges de Toulouse qui ont condamné Calas et Sirven ont obéi, tout le monde, à commencer par Voltaire, l’a reconnu, aux passions « unanimes » de la population de Toulouse et de la province. Le moyen que le jugement eût été autre, n’eût pas été de faire nommer les juges de Toulouse par les Toulousains.

Ajoutez que, manquant d’indépendance du côté de la foule, les juges ainsi créés en manqueraient un peu même du côté du pouvoir, du moins en république. En république le pouvoir central est nommé, indirectement ou directement, parle peuple. En tous cas, le gouvernement est l’état-major du parti qui a la majorité et sort d’elle. Ce même parti, qui aurait la majorité, nommerait les juges comme il nommerait le gouvernement, dans le même esprit et dans les mêmes préoccupations politiques. La nation serait donc pourvue de lois, gouvernée et jugée par le même parti et les représentants divers, mais très pareils, du même parti. Voilà une belle confusion des pouvoirs, voilà une belle uniformité. C’est précisément ce que le partisan de la volonté générale cherche sans doute, et que cette volonté générale s’impose par les jugements comme par les lois et les actes de l’exécutif, et inspire également les uns, les unes et les autres ; mais on peut être d’un autre avis.

Enfin, par sa magistrature « état passager », Rousseau met encore plus de politique, et de politique militante, dans la magistrature, qu’il n’en met par l’élection. Si la magistrature est une fonction transitoire dans laquelle le peuple essaye ses futurs élus, c’est à dire que l’on ne sera juge que pour devenir député, sénateur et « consul », mettons ministre. La magistrature ne sera qu’une corporation d’apprentis politiciens. Non seulement elle sera politique par son origine, l’élection ; mais elle le sera par ses ambitions, ses préoccupations, ses soucis perpétuels, et toutes ses démarches seront politiques. Juge, député stagiaire. C’est la définition exacte du système de Rousseau. Une carrière judiciaire sera une campagne électorale. Le système de Rousseau ne me semble pas avoir d’avantages ; mais il a bien des inconvénients.

Ajoutons un mot sur une idée que Rousseau n’a pas suffisamment tirée au jour, mais qu’évidemment il a eue comme en germe, et qu’il faut noter en passant, car elle est d’importance. Rousseau semble avoir été comme à demi partisan du juge remplaçant la loi. Je dis à demi partisan, car il veut des lois, et précises ; il veut des codes ; il en veut trois, l’un politique, l’autre civil et l’autre criminel, qui devront être enseignés non seulement dans les Universités, mais dans tous les collèges, et dont la connaissance exacte sera exigée de tout homme entrant dans les conseils délibérants de la nation. Mais en même temps il insiste sur cette idée que « toutes les règles du droit naturel sont mieux gravées dans le cœur des hommes que dans tout le fatras de Justinien : rendez-les seulement honnêtes et vertueux, et je vous réponds qu’ils sauront assez de droit » ; et sur celle-ci, qui est à peu près la même : « que les questions qui ne seront pas décidées dans les codes doivent l’être par le bon sens et l’intégrité des juges. Comptez que quand la magistrature ne sera pour ceux qui l’exercent, qu’un état d’épreuve pour monter plus, haut, cette autorité n’aura pas en eux l’abus qu’on en pourrait craindre, ou que, si cet abus a lieu, il sera toujours moindre que celui de ces foules de lois qui se contredisent, dont le nombre rend les procès éternels et dont le conflit rend également le jugement arbitraire.  » (Considérations sur le gouvernement de Pologne.)

Il paraît donc que Rousseau désirait un code ne contenant que les lois essentielles et aux lacunes duquel devait suppléer l’arbitraire éclairé et intègre du juge lui-même. Mais il n’a pas assez développé cette vue pour qu’il y ait lieu de faire autre chose que la signaler.

III §

Voltaire a été partisan très décidé de la magistrature nommée exclusivement par le gouvernement, continuellement sous sa main, et entièrement asservie à lui. Il veut que le juge soit un pur et simple fonctionnaire. Il le veut d’abord parce qu’il est absolutiste, et jamais un absolutiste ne trouve qu’il y a assez de fonctionnaires. Les Parlementaires sont une limitation du pouvoir royal : ils doivent disparaître comme tels et reparaître comme organe et accroissement du pouvoir royal. Le droit d’enregistrement et le droit de remontrances sont de pures et simples usurpations : « On croit qu’Etienne Boileau, prévôt de Paris du temps de saint Louis, fût le premier qui tînt un journal et qu’il fût imité par Jean de Montluc, greffier du Parlement de Paris en 1313. Peu à peu les rois s’accoutumèrent à faire enregistrer au Parlement plusieurs de leurs ordonnances, et surtout les lois que le Parlement était obligé de maintenir. C’est une opinion commune que la première ordonnance enregistrée est celle de Philippe de Valois sur les droits de régale en 1332, enregistrée en 1334… Les traités de paix y furent quelquefois enregistrés ; plus souvent on s’en dispensa. Rien n’a été stable, rien n’a été uniforme… »

Quant aux « remontrances », on peut les considérer comme de droit naturel, « la loi naturelle permettant de crier quand on souffre » ; mais elles n’ont jamais été une loi formelle de l’Etat, « Les premières remontrances du Parlement de Paris furent adressées à Louis XI par l’exprès commandement de ce roi, qui, étant alors mécontent du pape, voulut que le Parlement lui remontrât publiquement les excès de la Cour de Rome  », et ce précédent lointain n’eut pendant très longtemps pas de suite. C’est depuis l’établissement de la vénalité générale des charges de judicature que le Parlement « remontra sur toutes sortes d’objets », et ces choses se tiennent naturellement. « Depuis François Ier le Parlement fut continuellement en querelle avec le ministère, ou du moins en défiance. » Il se regarda comme « le tuteur des rois » et comme le défenseur des peuples. C’est ce que Charles IX lui reprocha, sa majorité arrivée, en des termes qui marquent assez l’étendue des prétentions de cette assemblée : « Je vous ordonne de ne pas agir avec un roi majeur comme vous avez fait pendant sa minorité. Ne vous mêlez pas des affaires dont il ne vous appartient pas de connaître ; souvenez-vous que votre compagnie n’a été établie par les rois que pour rendre la justice suivant les ordonnances du souverain. Laissez au Roi et à son conseil les affaires d’Etat ; défaites-vous de l’erreur de vous regarder comme les tuteurs des Rois, comme les défenseurs du Royaume et comme les gardiens du Royaume. » — On en peut croire un roi do France, en ces matières plus que Machiavel. Celui-ci dit que les Parlements « font la force du roi de France. » Il a très grande raison en un sens. « Machiavel, italien, voyait le pape comme le plus dangereux monarque de la chrétienté… et quand un roi de France n’osait le refuser en face, ce roi avait son Parlement tout prêt, qui déclarait les prétentions du pape contraires aux lois du royaume… Le roi s’excusait auprès du pape en déclarant qu’il ne pouvait venir à bout de son Parlement… Mais ce corps ne fit jamais la force des rois quand ils eurent besoin d’argent… » Dans ce cas le Parlement renvoyait le roi aux Etats généraux et répondait comme le Premier Président Jean de la Vaquerie : « Le Parlement est pour rendre la justice au peuple ; les finances, la guerre, le gouvernement du roi ne sont point de son ressort. »

Et c’est cette compagnie de robins, qui ne tient sa puissance que de son argent, qui ose traiter la royauté française de puissance à puissance ! C’est elle qui a, au temps de la Fronde, « levé l’étendard contre la cour avant même d’être appuyée par aucun prince \ » — « Cette compagnie, depuis longtemps, était regardée bien différemment par la cour et par le peuple. Si l’on en croyait la voix de tous les ministres et de la cour, le Parlement de Paris était une cour de justice faite pour juger les causes des citoyens ; il tenait cette prérogative de la volonté des rois, il n’avait sur les autres Parlements du royaume d’autre prérogative que celle de l’ancienneté et d’un ressort plus considérable ; il n’était la cour des Pairs que parce que la cour résidait à Paris ; il n’avait pas plus le droit de faire des remontrances que les autres corps, et ce droit était encore une pure grâce… Ce corps, en tous les temps, avait abusé du pouvoir que s’arroge naturellement un premier tribunal toujours subsistant dans une capitale ; il avait osé donner un arrêt contre Charles VII et le bannir du royaume ; il avait prononcé un procès criminel contre Henri III ; il avait en tous temps résisté autant qu’il l’avait pu à ses souverains, et dans cette minorité de Louis XIV, sous le plus doux des gouvernements et sous la plus indulgente des reines, il voulait faire la guerre civile à son prince à l’exemple de ce Parlement d’Angleterre qui tenait alors son roi prisonnier et qui lui fit trancher la tête. »

C’est là le principal motif de l’animosité de Voltaire contre le Parlement de Paris et les Parlements de France en général. Il en avait d’autres. Les Lettres anglaises ou Lettres philosophiques avaient été condamnées par le Parlement de Paris et brûlées par la main du bourreau. Ce sont choses que Voltaire pardonnait peu, et l’hostilité de Voltaire contre les Parlements est bien antérieure aux affaires Calas, Sirven et d’Etallonde, comme on le voit assez par les premières éditions de l’Histoire du Parlement de Paris écrite avant ces affaires et par le chapitre IV du Siècle de Louis XIV.

Ajoutez que le Parlement de Paris et la plupart des Parlements de province étaient anti-ultramontains, ce qui aurait dû désarmer Voltaire ; mais ils étaient jansénistes, ce que Voltaire exécrait plus que tout au monde.

Pour toutes ces raisons, Voltaire attaqua les Parlements pendant à peu près toute sa vie, et souhaita avec passion l’organisation d’un corps judiciaire qui n’eût aucun pouvoir ni aucune indépendance et qui fût entièrement dans la main du roi et du ministère. L’histoire du Parlement de Paris est un ouvrage d’érudition très sérieuse ; mais, comme esprit, c’est un pur pamphlet, comme le Siècle de Louis XIV est un pur panégyrique. Voltaire y insiste sur les cruautés des Parlements à l’égard des protestants, en oubliant un peu de dire ou en ne disant pas assez que ces abominations étaient ordonnées par le Roi lui-même, ce qui du reste ne fait qu’excuser les Parlements. Il fait au Parlement de Paris le reproche d’avoir repoussé l’ordonnance de Moulins, due au chancelier l’Hospital, en 1566, parce que cette ordonnance contenait un article abolissant les Confréries, et, quelques fautes qu’on pût reprocher aux Confréries, cette résistance était libérale. — Il cherche à rendre le Parlement responsable de la Saint-Barthélemy, alors que l’arrêt du Parlement contre Coligny déjà mort et contre Briquemont et Cavagnes fut imposé au Parlement en lit de justice par Charles IX en personne et du reste rendue par une chambre improvisée, le Parlement à cette époque étant en vacances. — Il ne fait point un crime au Parlement de Paris, mais il ne le félicite pas non plus d’avoir commencé à faire son procès à Henri III pour l’assassinat du duc de Guise et d’avoir, à ce propos, rendu le bel arrêt suivant : « Vu par la cour, toutes les chambres assemblées, la requête à elle présentée par dame Catherine de Clèves, duchesse douairière de Guise, qui, avertie que ceux qui ont proditoirement meurtri les corps [des Guises] s’efforcent de diffamer injurieusement leur mémoire par une forme de procès, ayant à cette fin député certains prétendus commissaires au préjudice de la juridiction qui en appartient notoirement à ladite cour par les rois de France, primitivement à tous autres juges quels qu’ils puissent être ; au moyen de quoi, icelle suppliante a appelé et appelle de l’octroi et exécution de ladite commission, requérant en être reçue appelante, et de tout ce qui s’en est suivi et pourra s’ensuivre, comme de procédures manifestement nulles et faites par des juges notoirement incompétents et ordonne commission lui être livrée pour intimer, sur ledit appel, tant ceux qui ont expédié et délivré ladite commission que les commissaires ; et néanmoins ordonner que dès à présent défenses leur soient faites, sur peine d’être déclarés infracteurs des lois certaines et notoires de France et comme tels punis extraordinairement, de passer outre, … Tout considéré, ladite cour a reçu et reçoit ladite de Clèves appelante de l’octroi de ladite commission, exécution d’icelle et de tout ce qui s’en est suivi et pourra ensuivre… et cependant [en attendant] fait inhibition et défense particulièrement aux commissaires et tous autres de passer outre… »

Voltaire enregistre avec satisfaction l’enregistrement par le Parlement de Paris de l’édit du duc de Mayenne par lequel Charles de Bourbon était proclamé roi de France sous le nom de Charles X ; l’arrêt par lequel il était défendu sous peine de mort d’avoir aucune correspondance avec Henri de Navarre, et ordonné de reconnaître pour roi Charles X et pour lieutenant général du royaume le duc de Mayenne ; et surtout ce fantasque arrêt du Parlement de Toulouse que je reconnais qui doit être en exécration à tout Français ; «  La cour, toutes chambres assemblées, avertie de la miraculeuse, épouvantable et sanglante mort de Henri III, advenue le premier de ce mois, a exhorté et exhorte tous les évêques et pasteurs de faire, chacun en leurs églises, rendre grâce à Dieu de la faveur qu’il nous a faite de la délivrance de la ville de Paris et autres villes du royaume et a ordonné et ordonne, que tous les ans, le premier d’Auguste, on fera processions et prières publiques en reconnaissance des bénéfices que nous a faits ledit jour.  »

Il n’y a rien à dire pour excuser le Parlement de Toulouse ; mais pour excuser celui de Paris, il ne faut pas oublier que ceux des membres de ce Parlement qui n’obéissaient pas aux Seize étaient à la Bastille et que les présidents et conseillers Brisson, Larcher et Tardif étaient pendus haut et court, comme suspects, sans la moindre forme de procès.

Voltaire insiste encore sur les hésitations que le Parlement éprouva à enregistrer l’Edit de Nantes ; sur le rappel des Jésuites, en 1599, enregistré, quoique à regret, par le Parlement ; sur la condamnation, du reste peu justifiable, de la maréchale d’Ancre ; sur la résistance, un peu ridicule, mais qui avait ses raisons, apportée par le Parlement, à l’établissement de l’Académie française qui était soupçonnée de vouloir s’attribuer quelque juridiction sur la librairie ; sur toute la guerre de la Fronde ; sur la cassation du testament de Louis XlV, qu’il ne peut pas condamner, mais au sujet de laquelle il trouve moyen de faire ce reproche au Parlement qu’il s’est exprimé en souverain ; sur toute la guerre janséniste-ultramontaine qui remplit la moitié du XVIIIe siècle et où il condamne tout le monde, mais toujours avec des épigrammes ou des duretés à l’endroit des Parlements, qui cependant livraient un bon combat contre les exigences impérieuses et vexatoires de la cour de Rome.

C’est dans ces dispositions que les affaires Calas, Sirven, La Barre, trouvèrent Voltaire. Il est incontestable que dans toutes ces affaires, Voltaire fut très sincère et très convaincu ; mais il faut dire aussi qu’il était merveilleusement préparé par ses passions à prendre le parti qu’il a pris. Les affaires Calas, Sirven et La Barre sont un épisode de la campagne de Voltaire contre les Parlements, et c’est moins parce qu’il a cru Calas, Sirven et La Barre injustement condamnés qu’il a exécré les Parlements que ce n’est parce qu’il détestait les Parlements, car il les détestait d’avance, qu’il a cru Calas, Sirven et La Barre innocents. — Calas était très probablement coupable ; Sirven aussi, quoique ce soit un peu moins apparent ; La Barre l’était certainement, et Voltaire ne le conteste pas ; seulement, avec raison, il le trouve trop puni, et c’est dans cette affaire qu’il est le plus dans la vérité.

On ne connaît rien de ces affaires quand on n’a lu que Voltaire, bien entendu, et c’est toujours le mot de l’avoué disant : « Je ne connais rien de la question : je n’ai entendu que les avocats. » Il faut lire les pièces des procès ou, au moins, le résumé, d’une sécheresse rassurante, qu’en a donné M. Masmonteil dans sa thèse de Doctorat en droit, La législation criminelle dans l’œuvre de Voltaire, pour être sûr au moins que : ni Calas fils ne s’est pendu ; ni la fille Sirven ne s’est étranglée et noyée elle-même ; et que les contradictions et mensonges multipliés des Calas et certaine disparition du cadavre de la fille Sirven rendent les Calas et les Sirven infiniment suspects ; ceci ajouté que les Calas avaient un intérêt très grand à la mort de Calas fils et les Sirven un intérêt assez grand à celle de la fille Sirven. Il y a eu plus que des passions religieuses et politiques dans ces affaires, qui ne sont pas si claires que Voltaire les a faites.

Quoi qu’il en soit, et, du reste, évidemment convaincu, ce que Voltaire a poursuivi dans ces campagnes, c’est moins la réhabilitation des condamnés que la condamnation des Parlements. Ce qui le montre, c’est qu’il a déployé la même passion dans l’affaire de Morangiès, où il n’y avait ni mort d’homme ni passion religieuse, que dans les affaires Calas, Sirven et La Barre. « A qui diable en a-t-il ? » disaient ses amis. « Le Patriarche, dit Grimm, a manqué d’une vertu cardinale, à savoir de la prudence, en se mêlant indiscrètement de la vilaine affaire de M. de Morangiès. » — « Il n’y a que Voltaire, écrit Mme du Deffand à Walpole, qui ait un bon style ; mais, hélas ! qu’en fait-il aujourd’hui ? Il devient l’avocat de tout le monde ; il m’a envoyé quatre lettres qu’il aécrites à la noblesse du Gévaudan en faveur de M. le comte de Morangiès, que je crois un fripon, et qui vient de gagner son procès contre des gens aussi fripons que lui.  »

A qui en avait Voltaire ? Mais d’abord, l’ancien clerc de procureur était processif de son naturel, et quand il ne plaidait pas pour lui, il fallait qu’il plaidât pour les autres, et, comme dît spirituellement M. Masmonteil, il était alors « comme ces avocats qui finissent par plaider au civil après quelques succès retentissants d’assises. » — Et ensuite il en voulait aux robins. On me dira que le Parlement de 1773 n’est plus le Parlement détesté par Voltaire. Aussi n’est-ce point le Parlement qu’attaque Voltaire dans l’affaire Morangiès, mais le Bailliage du Palais, reste impur de l’ancienne magistrature, et c’est au Parlement nouveau qu’il en appelle. Le Bailliage du Palais a condamné Morangiès le 23 mai 1773. C’est ce Bailliage que Voltaire crible de ses épigrammes en en appelant au Parlement tout royal et tout ministériel, créé le 23 février 1771, devant lequel il s’incline et dont il dit : « Attendons respectueusement l’arrêt d’un Parlement dont tous les jugements ont eu jusqu’ici les suffrages de la France entière. » Et, de fait, le Parlement royal et ministériel donna raison à Morangiès et à Voltaire le 3 septembre 1773. Ce fut presque son chant du cygne. Voltaire célébra cette victoire en style lyrique, flétrissant la sentence « d’un Bailliage prévenu et partial  » ; proclamant que « la raison et l’équité ont dicté l’arrêt du Parlement ; que la cabale est rentrée dans le néant et qu’il ne reste à ceux qu’elle avait entraînés que la honte d’avoir été surpris par elle » ; que les membres du Parlement « doivent être regardés comme les pères de la Patrie » et concluant ainsi : « Cet exemple fera voir combien nous devons respecter et chérir des juges qui, n’étant point entrés dans le sanctuaire de la justice par la porte de la vénalité, et choisis par le roi pour être justes, avaient confondu eux-mêmes toute cabale, en s’occupant uniquement de leurs devoirs sacrés.  »

La vérité était que pour des raisons que j’ignore, et qui peuvent être bonnes, le roi avait dicté l’arrêt du Parlement, et Voltaire, tant il est convaincu que les juges ne doivent exister que pour exécuter les ordres du gouvernement, l’avoue lui-même avec ingénuité : « Le roi, sans être instruit de la procédure, avait, par les seules lumières d’un esprit éclairé et droit, déclaré la fable inventée par les Véron ce qu’elle est en effet, le comble de l’absurdité la plus grossière et de l’audace la plus effrénée. L’opinion du roi et de tous les hommes sages me rassurait.  »

Quelques mois plus tard, l’ancien Parlement, rappelé, aurait peut-être donné raison à M. de Morangiès ; mais du moins on n’aurait pas pu dire que, de l’aveu même des acquittés et de leurs défenseurs, c’était le roi qui avait jugé, sans connaître un mot de la procédure.

Ce fut une courte période de bonheur pour Voltaire que cette judicature du Parlement Maupeou, qui alla do février 1771 à septembre 1774. Il salua l’avènement du Parlement Maupeou avec des transports de joie. C’en était fait des « bourreaux », des « Busiris en robes » et des Jansénistes, et de ces gens qui dans le procès du duc d’Aiguillon osaient « inculper un pair du royaume », alors que le roi « déclarait que ce pair, n’avait rien fait que par son ordre », ce qui, par conséquent, « était vouloir faire le procès au roi lui-même. » — Il « bat des mains quand il voit que la justice n’est plus vénale », et dit hautement « que ce règlement est le plus beau qui ait été fait depuis la fondation de la monarchie. » Maupeou est « un homme de génie et d’un mérite distingué. » Pour lui, il a « pris parti contre nos seigneurs sans aucun motif que son équité et sa juste haine contre les assassins du chevalier de la Barre et du jeune d’Etallonde, sans imaginer seulement qu’il y eût un homme qui pût lui en savoir gré. » Cela le brouille un peu avec Mme du Deffand et tout à fait avec Choiseul ; mais il n’importe : « Je serai fidèle à votre grand’maman [Mme de Choiseul] et à Monsieur son mari, écrit-il à Mme du Deffand, tant que j’aurai un souffle de vie ; cela est bien certain. Je ne crois point du tout leur manquer en détestant les pédants absurdes et sanguinaires. J’ai abhorré, avec l’Europe entière, les assassins de Sirven, les assassins de Calas, les assassins du chevalier de La Barre, les assassins de Lally, Je les trouve dans la grande affaire dont il s’agit aujourd’hui, tout aussi ridicules que du temps de la Fronde. Ils n’ont fait que du mal, et ils n’ont produit que du mal. Vous savez que d’ailleurs je n’étais point leur ami. Je suis fidèle à toutes mes passions. Vous haïssez les philosophes et, moi, je hais les tyrans bourgeois. Je vous ai pardonné toujours votre fureur contre la philosophie ; pardonnez-moi la mienne contre la cohue des enquêtes. J’ai d’ailleurs pour moi le grand Condé qui disait que la guerre de la Fronde n’était bonne qu’à être chantée en vers burlesques.  »

Il écrit encore à Mme du Deffand un mois après : « Vous avez brûlé, Madame, tout ce qu’on a écrit Sur les Parlements. Eh bien, brûlez donc encore cette troisième édition d’un écrit composé à Lyon9 … Je vous répète que je ne serai jamais ingrat ; mais que je n’oublierai jamais le chevalier de La Barre et mon ami le fils du Président d’Etallonde, qui fut condamné au supplice du parricide pour une très légère faute de jeunesse. Il se déroba par la fuite à cette boucherie de cannibales ; je le recommandai au roi de Prusse, qui lui a donné une compagnie de cavalerie10. »

Il écrit à l’abbé Mignot : « Je ne donne pas six mois pour qu’on bénisse M. le Chancelier de nous avoir délivré de trois cents procureurs… Je no donne pas deux années aux ennemis de la raison et de l’Etat pour rentrer dans leur bon sens. » Il coopère, du reste, dans la mesure de ses forces à l’ouvrage de M. Maupeou. Il écrit à M. d’Argence : « Le droit est certainement du côté du roi ; sa fermeté et sa clémence rendront ce droit respectable.  » M. d’Argence lit cette consultation au présidial d’Angoulème qui « ne vouloit pas enregistrer », obtient l’enregistrement et Voltaire fait connaître à Paris ce service rendu. — Il’écrit le Traité plus haut mentionné, Les sentiments des six Conseils, où il appuie vigoureusement le coup d’Etat du 23 février : « Oui, tous les bons citoyens doivent persister à regarder l’établissement des six nouveaux conseils comme le plus signalé bienfait dont le roi veut combler la nation… La postérité

Il écrit contre Malesherbes la Réponse aux remontrances de la Cour des aides, par un membre des nouveaux conseils souverains, où il fait dire au nouveau conseiller que la nouvelle cour s’inspirera toujours du roi et de ses ministres, comme c’est son premier devoir : « J’espère que la loi seule et non l’esprit de corps dictera toujours mon avis ; qu’il ne sortira jamais de notre tribunal aucun arrêt qu’il ne soit motivé… Que, lorsque la loi ne sera pas claire, nous consulterons les organes des lois qui résident auprès du trône dont elles sont émanées. J’espère que le Roi, seul législateur en France, donnera des règles suivant lesquelles nous ne livrerons point à la torture, supplice pire que la mort, des hommes qui sont nos frères et qui peuvent être innocents… Les lois et la police, voilà nos objets, nos fonctions et nos bornes. Le gouvernement de l’Etat n’a jamais regardé la magistrature ; nous ne sommes ni princes, ni pairs, ni grands officiers de la couronne, ni généraux d’armée, ni ministres… »

Dans cette pièce, destinée à être comme un manifeste officieux et qui fut remaniée de concert par Maupeou et par Voltaire, celui-ci sent bien que l’opinion est effrayée de perdre avec l’ancien Parlement un gardien et un défenseur des libertés publiques. Aussi s’efforce-t-il, malgré les déclarations transcrites plus haut, de démontrer que le nouveau Parlement n’en jouera pas moins le même rôle que l’autre : « Quel est l’avocat, le gradué, qui, étant choisi pour magistrat, ne se fera pas un devoir de soutenir les droits de la nation, les libertés de l’Église gallicane, qui sont les libertés de l’Église universelle, et les lois anciennes qu’on appelle fondamentales ? Qui d’entre eux ne s’empressera pas de porter au trône les plaintes du peuple quand le peuple sera opprimé par les exacteurs ? Ces fonctions sont à la fois si essentielles et si nobles ; elles sont si naturellement liées à la place qu’on occupe que si le Barigel de Rome était nommé conseiller au Parlement, il penserait comme de Thou et comme l’abbé Pucelle. »

Alors pourquoi avoir nommé un nouveau Parlement ? Il y a un certain désaccord entre la platitude de la première partie de cette pièce et la fierté de la seconde.

Il y a surtout une erreur dont Voltaire n’est pas dupe, car elle est évidemment volontaire. Non, l’indépendance du magistrat et son dévouement au bien public ne sont pas « des fonctions naturellement liées à la place qu’il occupe », et il ne suffit pas d’être nommé conseiller au Parlement pour être immédiatement un Malesherbes. L’indépendance et le dévouement au bien public ne sont pas des fonctions. Ils ne sont pas « liés à la place » ; ils sont liés à l’origine. Un magistrat nommé par le gouvernement sera dévoué au gouvernement ; un magistrat qui n’aura été nommé par personne sera un simple citoyen libre et s’inspirera de son intérêt, il est vrai, mais aussi de l’intérêt public qui ne laissera pas d’être le sien.

Le nouveau Parlement, du reste, déçut un peu les belles espérances de Voltaire. Il acquitta, il est vrai, Morangiès, et ce ne fut pas peut-être ce qu’il fit de mieux ; mais il eut, sur ses derniers jours, la terrible affaire Goëzmann et Marin, qui prouva que l’abolition de la vénalité des charges n’avait pas aboli la vénalité de la magistrature et les Mémoires de Beaumarchais, qui ne contribuèrent pas peu à le tuer. Voltaire fut navré de cet accident, tout en étant émerveillé de la verve de Beaumarchais : « J’ai lu tous les mémoires de Beaumarchais et je ne me suis jamais tant amusé. J’ai peur que ce brillant écervelé n’ait raison contre tout le monde. Que de friponneries, ô ciel ! Que d’horreurs ! Que d’avilissement dans la nation ! Quel désagrément pour le Parlement ! Que mon Caton l’abbé Mignot [son neveu, conseiller au Parlement] est ébouriffé ! » — Quand l’ancien Parlement fut rappelé, Voltaire ne dit mot, ou à peu près. Il sentait l’opinion contre lui. Il inscrivit mélancoliquement à la fin de son Histoire du Parlement : « La mort de Louis XV ayant donné lieu à une nouvelle administration, Louis XVI, son successeur, rétablit l’ancien Parlement avec des modifications nécessaires : elles honorent le roi qui les ordonna, le ministère qui les rédigea, le Parlement qui s’y conforma, et la France vit l’aurore d’un règne sage et heureux » ; — et à la fin de l’article Parlement du Dictionnaire philosophique : « Louis XVI rétablit avec sagesse les Parlements que Louis XV avait cassés avec justice [voilà de l’impartialité] . Le peuple vit leur retour avec des transports de joie.  »

Le peuple, malgré les défauts incontestables des anciens Parlements, ne se trompait pas tout à fait. A prendre en ses grandes lignes l’histoire des Parlements depuis François Ier, depuis l’infâme vénalité des offices jusqu’en 1789, cette histoire fait plutôt honneur que honte à l’ancienne magistrature française. Disons d’abord que la magistrature en France avait toujours été indépendante, avait toujours été autonome. Avant François Ier, le roi nommait, il est vrai ; mais il nommait sur présentation ; il ne pouvait que choisir entre trois noms que le Parlement lui soumettait, ce qui revient à dire que le Parlement ne nommait pas ; mais le roi non plus ; et que les Parlements pouvant toujours de la liste de trois noms qu’ils soumettaient à la Couronne écarter les noms agréables au roi, ils se recrutaient en définitive eux-mêmes, moins précisément qu’ils ne l’eussent voulu peut-être, mais selon leur esprit, leurs intentions et même leur parti pris. Ce mode de recrutement est peut-être le meilleur. Il est le plus libéral et le plus conforme au bien général. Ceci est encore une confirmation du mot excessif, mais si vrai à bien des égards, qui a été dit par je ne sais qui : « En France, c’est la liberté qui est ancienne, et le despotisme qui est une nouveauté. » L’établissement de la vénalité des charges n’a donc été qu’une forme nouvelle donnée à l’indépendance de la magistrature. Il n’a pas été fait pour cela ; mais il a eu ce résultat.

Or depuis cet établissement, quel a été le rôle des Parlements de France à travers l’histoire, quand ils n’ont pas été sous la main des émeutiers et des hommes de guerre ? Ils ont été, comme il est assez naturel, de l’opinion de la majorité de la nation, mais avec beaucoup plus d’intelligence et de libéralisme que cette majorité ; et ils ont été très indépendants à l’égard du pouvoir central, très fermes à l’égard des prétentions et empiètements du Saint-Siège, très soucieux des libertés publiques et très patriotes. Voilà les grandes lignes.

Les Parlements s’inspirèrent de la charte de 1499 ; de la charte de Louis XII ; car il y a une charte de Louis XII ; c’est l’édit de 1499 contenant ces belles paroles : « Qu’on suive toujours la loi, malgré les ordres contraires à la Loi, que l’importunité pourrait arracher au monarque. »

La première opposition du Parlement de Paris à la Royauté, depuis François Ier, fut à propos du Concordat de François Ier avec le Saint-Siège, et ce que défendait le Parlement c’était le droit des ecclésiastiques à nommer leurs évêques et abbés, et ce qu’il repoussait c’était la nomination des évêques et abbés par le Roi.

Le Parlement de Paris, condamna en 1552 les présidents du Parlement de Provence, Oppède et La Font, et l’avocat général de ce même Parlement, Guérin, égorgeurs de Vaudois et incendiaires des bourgs de Mérindol et de Cabrières. Guérin fut décapité. Ce ne fut pas la faute du Parlement si le crédit des Guise déroba les autres au dernier supplice.

Le Parlement de Paris est responsable du supplice d’Anne Dubourg, en ce sens qu’il a permis qu’on lui dérobât Anne Dubourg comme justiciable et qu’on le fît juger ailleurs, alors que, membre de Parlement, il avait le droit d’être jugé par ses pairs ; mais encore ce n’est pas lui qui l’a condamné.

Le Parlement de Paris fit quelques difficultés pour enregistrer l’édit de paix et de tolérance de Catherine de Médicis en 1560 ; mais il semble bien avoir autorisé les conférences de Poissy, s’il est vrai, comme de Thou le rapporte, qu’au cardinal de Tournon, qui lui faisait des reproches, Catherine répondit : « Je n’ai rien fait que de l’avis du Conseil et du Parlement de Paris. »

Le Parlement de Paris fit grise mine à Charles IX venant déclarer sa majorité ; mais c’est qu’il était irrité de ce que Charles IX se fût fait déclarer majeur déjà par le Parlement de Normandie.

A partir de la retraite du chancelier de l’Hospital, le Parlement devient beaucoup trop catholique ; il s’associe aux mesures du gouvernement contre les protestants, décide spontanément que tout citoyen reçu en charge fera serment de vivre et de mourir dans la religion romaine, et j’ai dit plus haut quel fut son rôle au lendemain de la Saint-Barthélemy ; mais il n’y a rien à reprendre à son attitude après l’assassinat des Guise et au commencement de procès qu’il autorisa contre Henri III pour ce fait.

Sous la Ligue et les Seize, le Parlement fut assez docile aux Seize et à la Ligue. Mais il faut considérer que la Ligue et les Seize avait commencé par en mettre le tiers à la Bastille et que plus tard, pour raffermir la fidélité du Parlement, Ligue et Seize, et surtout les Seize, c’est-à-dire la commune de Paris, eut le soin de pendre le premier président Brisson et les conseillers Tardif, Larcher. Que pouvaient faire des Parlementaires dans une ville en armes entièrement acquise et dévouée à la rébellion et exaspérée par les progrès constants et l’inflexible ténacité de son ennemi Henri de Navarre ?

Mais pendant le même temps le petit Parlement de Chàlons décréta assez vaillamment la prise de corps de Landriano, nonce du Pape, qui était entré dans le royaume sans l’autorisation du roi, défendit aux évêques de publier ses bulles et accorda dix mille livres de récompense à qui le livrerait à la justice.

Quant au Parlement du roi, fait de fragments de divers Parlements (et même du Parlement de Paris) et qui siégeait ordinairement à Tours, il fit brûler par main de bourreau les bulles du Pape et déclara Grégoire XIV perturbateur du repos public et complice de l’assassinat de Henri III.

En 1593, le Parlement de Paris, d’accord en secret avec le duc de Mayenne, protesta contre la décision des soi-disant Etats généraux de nommer reine l’Infante d’Espagne et déclara la Loi salique inviolable.

En 1598, après d’assez longues hésitations ou plutôt une discussion approfondie, il enregistra unanimement l’Edit de Nantes, avec une correction très judicieuse et très patriotique, effaçant l’article du projet qui permettait aux protestants de s’assembler en tel temps et en tel lieu qu’ils voudraient, d’admettre les étrangers dans leurs synodes et d’aller hors du royaume aux synodes étrangers.

A la mort de Henri IV le Parlement saisit avec empressement l’occasion qui lui était assez inconsidérément offerte par la Cour de faire acte de souveraineté. L’entourage de la Reine exigeait qu’il déclarât la Reine régente. Il le fit aussitôt, avec le plaisir de créer ainsi un précédent en sa faveur et de se laisser mettre en lieu et place des Etats généraux.

Aux Etats généraux de 1515, le Tiers ayant proposé de recevoir comme loi fondamentale que nulle puissance spirituelle n’est en droit de déposer les Rois et de délier leurs sujets du serment de fidélité, et le clergé et même la noblesse, pressés par l’éloquence du cardinal Duperron, ayant refusé de suivre le Tiers, le Parlement se rangea du côté du Tiers et l’appuya du rappel de toutes les anciennes lois du royaume relatives à cet objet.

Le Parlement osa désobéir au cardinal de Richelieu et refusa d’enregistrer la déclaration évidemment excessive par laquelle le roi qualifiait de criminels de lèse-majesté tous les amis et domestiques de Monsieur qui l’avaient suivi dans sa retraite de Lorraine.

Il fut moins indépendant en cassant, évidemment contre son gré, le mariage de Monsieur avec Marguerite de Lorraine.

A la mort de Louis XIII, profitant du précédent de 1610, le Parlement de Paris cassa le testament de

Louis XIII et déclara la Reine régente. Quelques années après, on sait comme il s’insurgea contre le Roi ou plutôt contre Mazarin ; mais il est incontestable que les mesures financières de ce ministre, aussi maladroites que tyranniques, lui valaient cette fâcheuse affaire. La Fronde fut un mouvement du Parlement en faveur du Parlement, mais en faveur aussi de la population pauvre de Paris, et c’est pourquoi elle fut longtemps populaire. Elle dégénéra ensuite et ne fut plus qu’une lutte d’ambition entre princes, ministres et grands seigneurs, et c’est pourquoi le gouvernement en vint facilement à bout.

Sous Louis XIV le Parlement fut maintenu sévèrement dans son rôle strict d’administration de la justice. Mais les régences étaient ses moments favorables, et en 1715, il reparut avec toute sa puissance législative, et plus que législative, de 1610. Il cassa le testament de Louis XIV, et, comme une assemblée constituante, organisa le gouvernement, et, comme un roi, ôta le titre de princes du sang aux enfants de roi à qui le Roi l’avait donné ; et je crois qu’en tout cela, sauf l’empiétement peut-être peu constitutionnel, il eut pleinement raison.

Ce qu’on sait moins, c’est qu’il fut très opposé aux systèmes et inventions funestes de Law et qu’il n’a pas dépendu de lui que cet étranger malencontreux ne fût impuissant à ruiner le pays. Il refusa d’enregistrer l’édit de mai 1718 sur le marc d’argent ; il revint à la charge en allant jusqu’à interdire d’obéir à l’édit du Roi ; il fit défense aux receveurs des deniers royaux de porter l’argent à la banque de Law ; enfin il décréta l’ajouruement personnel de Law et sa prise de corps. Il ne pouvait pas faire davantage. — C’est à la suite de ces démarches que le Parlement fut rappelé à l’obéissance et humilié au lit de justice d’août 1718 et que le chancelier d’Argenson lui adressa ces paroles qui ne laissaient pas d’être exactes : «  Il semble même que le Parlement a porté ses entreprises jusqu’à prétendre que le Roi ne peut rien sans l’aveu du Parlement et que le Parlement n’a pas besoin de l’ordre et du consentement de Sa Majesté pour ordonner ce qui lui plaît. Ainsi le Parlement pouvant tout sur le Roi et le Roi ne pouvant rien sans le Parlement, celui-ci deviendrait législateur nécessaire du royaume…  » C’était précisément la question. Après le pouvoir absolu de Louis XIV on sentait le besoin d’une division des pouvoirs et d’un pouvoir législatif distinct du Roi, et le Parlement se trouvant là pour remplir ce rôle, à un moment où le gouvernement devenait fou, la partie sage de la nation encourageait le Parlement à prendre cet office. Après tout, à remonter aux origines, le droit du Parlement n’était fondé que sur une série d’usurpations ; mais le droit du Roi aussi.

Tout cela se termina par l’exil du Parlement tout entier à Pontoise en 1720, exil qui fut de courte durée, parce qu’il précéda de fort peu la déconfiture définitive et la fuite de l’Ecossais.

Déjà avant ces affaires avait commencé la grande campagne des parlementaires au xviiie siècle, celle qu’ils menèrent pour les Jansénistes et l’Église gallicane contre les Jésuites et la Cour de Rome. Le Parlement, depuis l’établissement des Jésuites en France, leur avait été peu favorable. A la vérité, c’est lui qui leur avait donné la première autorisation ; car en 1562 l’Université ayant voulu s’opposer à leur premier établissement, le Parlement avait rendu un arrêt par lequel, en remettant à délibérer plus amplement sur leur institut, il leur permettait par provision d’enseigner la jeunesse. Mais à l’époque de l’attentat de Jean Chatel, c’est-à-dire en 1594, la Sorbonne ayant conclu depuis longtemps à chasser les Jésuites du royaume, les Jésuites lui avaient fait procès devant le Parlement, et le Parlement les exila, en effet, par un arrêt qui fut exécuté dans les ressorts de Paris, de Dijon et de Rouen. En 1603 Henri IV rappela lui-même les Jésuites par des motifs qui restent obscurs ou du moins très enveloppés. Le Parlement lui fit les remontrances les plus vives. Le roi s’obstina et le Parlement dut s’incliner.

Depuis ce temps le Parlement fut toujours compté par les Jésuites au nombre de leurs ennemis, et avec raison ; et l’on peut dire que pendant tout le XVIIIe siècle le monde parlementaire et le monde janséniste est à peu près le même, ce qui explique très suffisamment la haine implacable de Louis XIV pour les Jansénistes. Lorsque la bulle Unigenitus, qui était en son texte une thèse de métaphysique, mais en son esprit une condamnation des Jansénistes et de l’Église gallicane, fut proposée à l’acceptation du Parlement par le cardinal Dubois, pour des motifs de politique extérieure, et pour être cardinal, après avoir été pendant sept ans interdite en France, le Parlement, quoique exilé alors à Pontoise, résista si vivement qu’il fallut que Dubois fît enregistrer la bulle d’abord au grand Conseil renforcé pour la circonstance de tous les princes, pairs et conseillers d’Etat qu’on put trouver ; après quoi le Parlement céda, en so promettant de prendre sa revanche.

Il la prit pendant environ cinquante ans, de 1720 à 1771. La France, pendant cette période, fut divisée au point de vue religieux en deux partis. D’un côté les Evêques, du moins la plupart, et les Jésuites qui représentaient la Cour de Rome et s’acharnaient à faire accepter la bulle Unigenitus, de l’autre côté les Jansénistes ou semi-jansénistes, les gallicans et les parlementaires, qui s’obstinaient à repousser la bulle et à se réclamer des vieilles libertés de l’Église française. La Bulle, bien entendu, qui n’était guère comprise de personne, n’était que le signe où l’on se reconnaissait pour être d’un camp ou de l’autre. Le parti gallican était évidemment le plus nombreux et Voltaire exagère seulement en disant que « la France était toute janséniste excepté les Jésuites et les Evêques du parti romain ». La lutte fut vive. Les évêques du parti romain exigeaient des mourants l’acceptation de la Bulle et refusaient à ceux qui avaient résisté les sacrements et la sépulture. C’est ce qu’on a appelé la question des « billets de confession » et des « rénitents  » (refusants). Le Parlement de Paris et la plupart des Parlements de province prirent l’habitude de rendre des arrêts contre les évêques qui exigeaient des mourants l’acceptation de la Bulle. Un curé de Saint-Etienne-du-Mont ayant refusé les sacrements à un conseiller du Châtelet, le Parlement mit le curé en prison. Des arrêts de ce genre, très nombreux, exécutés assez souvent, furent rendus dans les provinces. Le gouvernement s’inquiéta de ces dissensions et de l’immense autorité que s’arrogeaient ainsi les Parlements. Il défendit à ses cours de judicature de se mêler des affaires concernant les sacrements, et en général de toutes affaires ecclésiastiques et en réserva la connaissance à son conseil privé. C’était supprimer « l’appel comme d’abus », c’est-à-dire toutes les libertés de l’Église gallicane. Le Parlement résista et menaça de cesser d’administrer la justice si l’on en détruisait ainsi les premiers fondements. Le gouvernement répliqua par l’exil du premier président et de quatre conseillers (1732). L’affaire s’adoucit l’année suivante, les exilés furent rappelés et le Parlement recommença à administrer la justice avec tranquillité.

La querelle reprit avec violence en 1752. Le clergé ultramontain avait repris l’habitude des billets de confession et du refus de sacrements. Le curé de Saint-Etienne, de nouveau coupable, selon les idées du Parlement, fut mandé à la barre, défense fut faite à lui et aux autres curés de recommencer sous peine de saisie du temporel, et invitation fut adressée à l’archevêque de Paris de faire cesser ces pratiques. Conflit, cassation de l’arrêt du Parlement, remontrances, décision royale ordonnant aux Parlements de rapporter au Roi ces affaires sans en décider, et défendant aux Français de s’appeler les uns les autres jansénistes et semi-pélagiens, ce qui est d’une naïveté charmante. — Les Parlements s’obstinèrent. Une lettre pastorale de l’évêque de Marseille fut brûlée de main de bourreau ; un mandement de l’évêque d’Amiens condamné ; des curés condamnés à l’amende, à l’admonestation, à la demande de pardon à genoux, au bannissement. — L’évêque de Soisson, Languet, ayant soutenu qu’il ne pouvait être jugé par la justice séculière, même pour crime de lèse-majesté, fut condamné à dix mille livres d’amende. Le simple présidial de Nantes condamna l’évêque de cette ville à six mille francs d’amende pour avoir refusé la communion à ceux qui la demandaient. L’archevêque d’Auch, Montillet, fut condamné à une amende et son mandement, considéré comme libelle diffamatoire, brûlé par la main du bourreau à Bordeaux en 1764. De leur côté, les prêtres ultramontains ne gardèrent aucune mesure. Un curé du diocèse d’Amiens disait en pleine chaire que « ceux qui étaient jansénistes eussent à sortir de l’église et qu’il serait le premier à tremper ses mains dans leur sang ». — Dans ces cas-là le Parlement sévissait avec rigueur et le gouvernement était bien forcé de lui donner raison, lui rendant ainsi sur les choses ecclésiastiques l’autorité qu’il lui avait refusée la veille.

Les choses allèrent ainsi, toujours s’envenimant, jusqu’en 1771. On se perd à compter le nombre de fois que le Parlement de Paris, sans parler des Parlements des provinces, se refusa à rendre la justice, y fut contraint par jussion du Roi, s’y refusa encore, et céda pour recommencer à désobéir. Il était séditieux, il faut le reconnaître ; mais il l’était pour une cause assurément très nationale, pour une cause assurément très humaine et pour la défense de droits qui n’étaient ni plus ni moins anciens que ceux de la royauté elle-même ; et il n’y eut aucune circonstance où il ne pût dire : « De nous ou du Roi, lequel est séditieux ? »

L’attentat de Damiens fut exploité contre le Parlement. Damiens, autant qu’il pouvait être quelque chose, était janséniste, disait du mal des Molinistes et de ceux qui refusaient les sacrements, et qu’il avait conçu son crime depuis l’exil du Parlement ; l’attentat de Damiens fut un avantage pour les Jésuites et leurs amis. Mais, d’autre part, l’attentat contre le roi de Portugal, plus ou moins conseillé par quelques Pères Jésuites, fit chasser les Jésuites du Portugal et condamner au feu le Père Malagrida ; et tout cela eut en France, dans l’excitation générale des esprits, un retentissement très considérable. Les Parlements de France saisirent cette occasion pour examiner les institutions des Jésuites et pour les trouver incompatibles avec les lois fondamentales de l’Etat. Le gouvernement voulait réformer l’ordre et non pas le chasser. Il en fut empêché par la résistance même des Jésuites et du Pape et par le Sint ut sunt aut non sint, s’il est vrai que ce mauvais latin ait été dit. Il laissa les Parlements ôter aux Jésuites leurs collèges et leurs biens et finit lui-même par les abolir par l’édit de 1764. Parlementaires et Jansénistes étaient enfin victorieux.

Ils abusèrent de la victoire, comme les hommes font toujours. Ils multiplièrent, en province comme à Paris, les refus d’enregistrer les édits et firent des remontrances à tout propos. Ils allèrent quelquefois jusqu’à décerner des prises de corps contre les officiers envoyés à eux par le Roi pour faire enregistrer les édits. Surtout ils émirent formellement cette prétention, qu’ils avaient toujours eue plus ou moins, de former à eux tous un corps de l’Etat, un Parlement de France, dont chaque Parlement local n’était qu’une classe et dont le Parlement de Paris était la première classe. Ils s’étaient toujours solidarisés ; mais maintenant ils se syndiquaient. Il est très vrai qu’ils créaient ainsi le gouvernement parlementaire aristocratique et qu’ils le substituaient au gouvernement autocratique. Le gouvernement royal ne pouvait pas pousser l’esprit de conciliation jusqu’au suicide, et il tint le lit de justice de 1770, où il fit défense au Parlement de se servir jamais des termes d’unité, d’indivisibilité, et de classes ; d’envoyer aux autres Parlements des mémoires, sauf ceux qui étaient spécifiés par ces ordonnances ; de cesser le service, sauf dans les cas spécifiés par ces mêmes ordonnances ; de rendre jamais d’arrêt qui retardât l’enregistrement des édits. — C’était, non seulement les prétentions nouvelles condamnées, mais les anciennes prérogatives abrogées et les droits du Parlement réduits à celui de remontrances. Le Parlement résista encore une fois. Il fut aboli et remplacé par les Conseils supérieurs, dits « Parlement Maupeou », en 1771.

Depuis son rétablissement en 1774, jusqu’à la Révolution de 1789, le rôle du Parlement fut plus effacé. Il ne se signala que par la passionnante affaire du Collier où il jugea, à mon avis, non seulement avec indépendance, mais avec un esprit de justice et de perspicacité admirable ; et dans les dernières années de l’ancien Régime il réclama avec insistance la convocation des Etats généraux qui devaient mettre fin à son rôle politique et à son existence historique.

On voit assez par ce rapide aperçu que, surtout depuis le milieu de XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, les Parlements n’ont pas été autre chose que la bourgeoisie française : très patriote ; catholique gallicane et catholique libérale ; antiprotestante, mais à tendances jansénistes ; adversaire, généralement, de la noblesse et du haut clergé, souvent du roi et toujours du despotisme ; s’appuyant sur le peuple et appuyée par lui ; s’efforçant d’arriver à former une classe dans la nation et à exercer une influence ou un pouvoir politique pour contrepeser et limiter le pouvoir royal. — Ses principes généraux étaient qu’il y avait en France une constitution ( «  Lois fondamentales ») ; qu’il fallait la maintenir et qu’il en était le gardien ; qu’il y avait en France des lois, qu’il fallait gouverner selon ces lois et ne les changer qu’avec approbation et coopération des légistes ; qu’il y avait en France un pouvoir législatif qui était le Roi, un pouvoir exécutif qui était le Roi et un pouvoir judiciaire qui était la magistrature ; que ce dernier pouvoir devait rester entier aux mains de la magistrature et que le pouvoir législatif, pour que l’équilibre existât, devait être partagé entre la magistrature et la Royauté.

C’étaient des principes sensés, au-delà desquels ils allaient quelquefois et en deçà desquels on les ramenait souvent avec rudesse ; mais c’étaient des principes sensés, et, obscurément, le peuple sentait que là étaient la liberté, le bon ordre et le tempérament nécessaire, ou au moins utile, du pouvoir arbitraire.

On comprend aussi que Voltaire, royaliste intransigeant ; ennemi des corps intermédiaires ; très peu ultramontain et très peu jésuite, tout compte fait, mais plus ennemi encore des Jansénistes, dont il à une véritable horreur ; ne laissant pas, en bourgeois gentilhomme qu’il fut de très bonne heure, d’avoir pour ces « bourgeois » et ces « pédants » du Parlement quelque chose de la haine et du mépris du duc de Saint-Simon, pour ces « robins », ait poursuivi les parlementaires d’une animosité que rien ne lassa ni n’adoucit. Il avait failli être Conseiller au Parlement, et c’est à quoi son père le destinait, comme il était très naturel. S’il eût, pour une fois, obéi à son père, il eût sans doute écrit quelques livres très analogues à l’Esprit des Lois ; car la carrière qu’ils suivent a beaucoup d’influence sur les opinions des hommes.

Il faut dire aussi, pour être complet, et on ne l’est jamais avec Voltaire que quand on l’a suivi dans ses variations, qu’il a quelquefois réclamé le jury : « … ne pouvoir être jugé en matière criminelle que par un jury formé d’hommes indépendants… », dit-il avec admiration dans son analyse des Constitutions d’Angleterre ; et dans une lettre à Elie de Beaumont du 7 juin 1771 : « J’aime mieux tout simplement l’ancienne méthode des jurés (qui s’est conservée en Angleterre. Ces jurés n’au-raient jamais fait rouer Calas, ni conclu, comme Riquet, à faire brûler sa respectable femme ; ils n’auraient pas fait rouer Marin sur le plus ridicule des indices ; le chevalier de La Barre, âgé de dix-neuf ans, et le fils du président d’Etallonde, âgé de dix-sept, n’auraient point eu la langue arrachée par un arrêt, le poing coupé, le corps jeté dans les flammes pour n’avoir pas fait la révérence à une procession, de capucins et pour avoir chanté une mauvaise chanson de grenadiers. Ils n’auraient point traîné à Tyburn un brave général d’armée, quoique très brutal, avec un bâillon dans la bouche…  »

Comme les raisonnements des hommes sont singuliers ! Voltaire est persuadé que Te jury n’aurait pas condamné Calas, et il ne cesse de dire que c’est la population de Toulouse et du pays de Toulouse qui a imposé au Parlement de Toulouse la condamnation de Calas ! Il ne cesse d’écrire : « Mais quel fut mon étonnement quand, ayant écrit en Languedoc sur cette étrange aventure, catholiques et protestants me répondirent qu’il ne fallait point douter du crime de Calas !  » — S’il en était ainsi, il est probable que le jury de Toulouse eût été composé de gens unanimement convaincus de la culpabilité de Calas et que tous les Calas eussent été condamnés à l’unanimité.

Voltaire est convaincu que le jury n’aurait pas condamné La Barre, et il ne cesse d’écrire que c’est la populace d’Abbeville qui a imposé aux juges d’Abbeville leur sentence abominable : « … On ne parla dans Abbeville que de sacrilèges pendant une année entière. On disait qu’il se formait une secte qui brisait tous les crucifix, qui jetait à terre toutes les hosties et qui les perçait de coups de couteau. On assurait qu’elles avaient répandu beaucoup de sang. Il y eut des femmes qui crurent en avoir été témoins. On renouvela tous les contes calomnieux répandus contre les Juifs dans tant de villes de l’Europe. Vous connaissez, Monsieur, à quel excès populace porte la crédulité et le fanatisme toujours encouragé par les moines. » — S’il en était ainsi, il est probable que le jury d’Abbeville eût condamné La Barre et tous ses compagnons, et que ceux-ci n’auraient pas eu la ressource d’appel au Parlement, et que, non seulement La Barre, mais ses quatre compagnons, eussent été exécutés à la honte de l’humanité, comme La Barre le fut en effet. Qu’on dise que les magistrats jugent avec leurs passions, je le veux bien ; à la condition qu’on ajoute que les jurés jugent avec les leurs. — Voltaire, du reste, s’est très rarement prononcé pour le jury.

Montesquieu, par suite de tous ses principes et de toutes ses habitudes, partisan d’une magistrature indépendante, cette indépendance fût-elle due à la vénalité des charges ; — Rousseau, partisan d’une magistrature qui dépende du peuple et qui soit tenue de lui obéir ou de lui plaire ; — Voltaire, partisan d’une magistrature qui ne soit que l’agent du gouvernement et l’exécutrice de ses volontés : telle nous apparaît être la pensée de nos trois penseurs sur cet objet.

Notre avis est qu’un peuple n’est pas libre s’il n’a pas une magistrature indépendante et du pouvoir central et de la foule, et que les seules solutions en ce sens, dont nous préférons la troisième, sont le jury appliqué à toute matière de jugement, une magistrature propriétaire de ses charges ou une magistrature rétribuée par la nation, mais se recrutant elle-même.

Chapitre VII. Organisation sociale : l’état et les églises §

I §

Sur la question des rapports avec les Eglises, Montesquieu, aussi peu religieux que possible, n’en a pas moins conclu, en définitive, à l’utilité sociale des religions et à l’utilité sociale de la liberté religieuse. Les Lettres Persanes sont un ouvrage dirigé contre la religion catholique en particulier et contre l’esprit religieux-en général, tout autant que contre l’absolutisme royal. C’est là que Montesquieu a placé sa fameuse épigramme sur le magicien de Rome, dont Voltaire s’est si souvent souvenu et qu’il a si souvent citée pour faire remarquer qu’on ne pouvait dire rien de plus fort et que les magistrats ne pouvaient condamner personne pour propos irréligieux après qu’un magistrat avait écrit et fait imprimer ces lignes : « Ce magicien s’appelle le Pape ; tantôt il fait croire que trois ne font qu’un, que le pain qu’on mange n’est pas du pain et que le vin qu’on boit n’est pas du vin, et mille autres choses de cette espèce… »

Il y a plus fort, à certain égard, dans les Lettres Persanes..Il y a des passages où, sous une forme plaisante, Montesquieu accuse formellement les religions de troubler l’Etat et d’être comme condamnées par leur nature même à le troubler. Il fait dire à un prêtre : « Cet état, si heureux et si tranquille, que l’on vante tant, nous ne le conservons pas dans le monde. Dès que nous y paraissons, on nous fait disputer ; on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l’utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu : l’entreprise est laborieuse et les rieurs ne sont pas pour nous. Il y a plus : une certaine envie d’attirer les autres dans nos opinions nous tourmente sans cesse et est pour ainsi dire attaché à notre profession. Cela est aussi ridicule que si l’on voyait des Européens travailler, en faveur de la nature humaine, à blanchir le visage des Africains. Nous troublons l’Etat ; nous nous tourmentons nous-mêmes pour faire recevoir des points de religion qui ne sont point fondamentaux ; et nous ressemblons à ce conquérant de la Chine qui poussa ses sujets à une révolte générale pour les avoir voulu obliger à se rogner les cheveux et les ongles.  »

Le Catholicisme inspire à Montesquieu une espèce d’horreur que j’appellerai l’horreur patriotique. Il le déteste comme contraire à la population et comme contraire au développement du commerce et de l’industrie et à l’accroissement des richesses. De là sa terrible lettre CXVIII, où sont accumulés tous les griefs contre l’Église catholique, au point que Voltaire n’aura rien à y ajouter. L’Église catholique pousse au célibat et le célibat épuise et ruine la nation : « Je parle des prêtres et des dervis de l’un et de l’autre sexe qui se vouent à une continence éternelle. C’est chez les chrétiens la vertu par excellence, en quoi je ne les comprends pas, ne sachant ce que c’est qu’une vertu dont il ne résulte rien. Je trouve que leurs docteurs se contredisent manifestement quand ils disent que le mariage est saint et que le célibat qui lui est opposé l’est encore davantage, sans compter qu’en fait de préceptes et de dogmes fondamentaux le bien est toujours le mieux. Le nombre de ces gens faisant profession de célibat est prodigieux. Les pères y condamnaient autrefois les enfants dès le berceau ; aujourd’hui ils s’y vouent eux-mêmes dès l’âge de quatorze ans, ce qui revient à peu près à la même chose. Ce métier de continence a anéanti plus d’hommes que la peste et les guerres les plus sanglantes n’ont jamais fait. On voit dans chaque famille religieuse une famille éternelle où il ne naît personne et qui s’entretient aux dépens de toutes les autres. Ces maisons sont toujours ouvertes, comme autant de gouffres où s’ensevelissent les races futures. »

Le Protestantisme est infiniment plus social à cet égard que le Catholicisme : « Dans la religion protestante tout le monde est en droit de faire des enfants ; elle ne souffre ni prêtre ni dervis ; et si, dans l’établissement de cette religion qui ramenait tout aux premiers temps, ses fondateurs n’avaient été accusés sans cesse d’intempérance, il ne faut pas douter qu’après avoir rendu la pratique du mariage universelle, ils n’en eussent encore adouci le joug et achevé d’ôter toute la barrière qui sépare en ce point le Nazaréen de Mahomet. »

Ceci n’est point absolument une plaisanterie prêtée à Usbeck. Luther et les premiers Luthériens ont, à plusieurs reprises, soit excusé, soit déclaré recevable la polygamie.

La religion protestante donne donc aux peuples qui la pratiquent un avantage matériel sur les catholiques : « J’ose le dire : dans l’état présent où est l’Europe, il n’est pas possible que la religion catholique y subsiste cinq cents ans. Avant l’abaissement de la puissance d’Espagne, les catholiques étaient beaucoup plus forts que les protestants ; les derniers sont peu à peu parvenus à un équilibre ; et aujourd’hui la balance commence à l’emporter de leur côté. Cette supériorité augmentera tous les jours : les protestants deviendront plus riches et plus puissants et les catholiques plus faibles. »

La religion catholique, enfin, tarit en leurs sources mêmes l’agriculture, le commerce et l’industrie d’un pays ; car les pays protestants « devant être » et « étant en effet » plus peuplés que les catholiques, il s’ensuit : « premièrement que les tributs y sont plus considérables parce qu’ils augmentent à proportion de ceux qui les paient ; secondement que les terres y sont mieux cultivées ; enfin que le commerce y fleurit davantage parce qu’il y a plus de gens qui y ont une fortune à faire…  » En effet, « quand il n’y a que le nombre de gens suffisants pour la culture des terres, il faut que le commerce périsse, et lorsqu’il n’y a que celui qui est nécessaire pour entretenir le commerce, il faut que la culture des terres manque, c’est-à-dire il faut que tous les deux tombent en même temps, parce qu’on ne s’attache jamais à l’un que ce ne soit aux dépens de l’autre. Quant aux pays catholiques, non seulement la culture des terres y est abandonnée, mais même l’industrie y est pernicieuse ; elle ne consiste qu’à apprendre cinq ou six mots d’une langue morte. Dès qu’un homme a cette provision par devers lui, il ne doit pas s’embarrasser de sa fortune : il trouve dans le cloître une vie tranquille, qui dans le monde lui aurait coûté des sueurs et des peines. Ce n’est pas tout, les dervis ont en leurs mains presque toutes les richesses de l’Etat ; c’est une société de gens avares qui prennent toujours et ne rendent jamais ; ils accumulent sans cesse des revenus pour acquérir des capitaux. Tant do richesses tombent, pour ainsi dire, en paralysie ; plus de circulation, plus de commerce, plus d’arts, plus de manufactures.  »

Ce rude réquisitoire contient beaucoup de vérités et quelques erreurs. Il n’est pas douteux que les biens de mainmorte sont un « gouffre » dans un Etat. Il faut combiner l’impôt qui les frappe de telle sorte que ce qu’ils auraient donné à l’Etat en un siècle, s’ils avaient été entre les mains de particuliers et soumis au droit de mutation, ils le donnent exactement et intégralement ; — et ce n’est pas un calcul difficile à faire.

Il n’est pas douteux, non plus, que, même ce caractère de mainmorte étant corrigé par l’accroissement de l’impôt qui frappe lesdits biens, il reste encore qu’une association ayant un intérêt moins urgent à cultiver d’une manière intensive, son bien rend moins à la communauté que celui, à le supposer de même étendue, qui appartient à des particuliers. Ceci est la question de « propriété d’agrément ». La propriété d’agrément, qu’elle soit à un grand seigneur ou à des moines, doit être frappée d’un impôt tel qu’elle rende à l’Etat en dix ans ce que lui aurait rendu une propriété de rapport et de culture intensive ; — et ce n’est pas un calcul difficile à faire.

Ces deux précautions financières prises, d’une part je ne vois pas que le bien appartenant à une association ou à un grand seigneur soit encore un gouffre pour l’Etat ; et je vois d’autre part que, pressés ainsi par l’impôt, grand seigneur ou association, ou bien se déferont d’un bien trop onéreux et le rendront à la masse des petits propriétaires, cultivateurs énergiques ; — ou bien le feront travailler eux-mêmes et l’exploiteront tout aussi énergiquement que les petits propriétaires, ce qui sera un bien, les avantages de la grande culture étant joints à ceux de la culture intensive.

Enfin il y a la question de la surpopulation, que Montesquieu tranche un peu vite. Il faut une surpopulation, croit Montesquieu, pour qu’il y ait beaucoup de gens qui « aient leur fortune à faire » et pour qu’il y en ait trop pour les besoins de l’agriculture, afin qu’un certain nombre soient rejetés sur le commerce, l’industrie, l’invention. Rien n’est plus vrai. On pourrait même ajouter qu’il faut dans un pays plus de gens qu’il n’en faut pour l’agriculture, pour l’industrie et pour le commerce, afin qu’il y en ait pour la colonisation et l’exploration et la découverte et l’expansion, en un mot, du pays en dehors de soi. Tout cela est juste ; mais il y a une limite, et la surpopulation ne doit être qu’assez légère ; car si elle est excessive elle est misère particulière et misère générale : misère particulière, cela va de soi, misère générale parce que les surproduits qui ne trouvent pas l’emploi de leurs forces retombent en poids mort sur la communauté et deviennent des parasites sociaux.

Les pays protestants sont précisément un exemple de cette factice prospérité. Ils ont surproduit en hommes, ce qui a eu chez eux comme correctif nécessaire l’émigration continue. C’est un bien, dira-t-on, l’émigration faisant la colonie, et la colonie s’ajoutant à la mère patrie. Mais jamais une colonie nombreuse et vaste ne demeure unie à la mère patrie ; et que reste-t-il à l’Angleterre d’avoir fait, par surproduction d’hommes, l’Amérique qui s’est détachée d’elle ; et que reste-t-il à l’Allemagne d’avoir, par surproduction d’hommes, peuplé cette même Amérique qui ne songe aucunement à la soutenir ou à la défendre ?

Il manque à Montesquieu d’avoir lu Malthus pour avoir les yeux ouverts des deux côtés et pour connaître les dangers de la surpopulation autant que les dangers de la population insuffisante. Il faut favoriser une surpopulation limitée, qui donne un peu plus d’hommes qu’il n’en faut pour l’agriculture, le commerce, l’industrie, de manière à en avoir pour une émigration limitée aussi, laquelle permette, non la colonisation proprement dite, mais l’exploitation de pays étrangers par des hommes peu nombreux toujours rattachés à la mère patrie.

Cette surpopulation limitée, vous n’avez pas besoin, pour qu’elle vous soit donnée, d’abolir la religion catholique, le célibat des prêtres et les ordres religieux. Vous n’avez qu’à combattre le trop de moines, le trop de grands seigneurs, le trop d’oisifs et même le trop de célibataires, par les mesures exclusivement financières que j’indiquais plus haut. Le principe c’est de frapper l’inutile ; c’est de frapper la terre inutile, l’homme inutile, la femme inutile. En les imposant, les uns et les autres, plus que les autres, selon une proportion équitable et de telle manière qu’ils rendent autant à l’Etat que s’ils étaient utiles spontanément, d’abord l’Etat ne perd rien, ensuite vous en diminuez le nombre et le réduisez à ce qu’il est indifférent et même utile qu’il soit.

Car il ne faut pas oublier que, à la condition qu’il soit réduit à la portion congrue, l’inutile lui-même a son utilité sociale. Il n’est pas nécessaire que toute la terre d’un pays soit un champ de betteraves, et quelques jardins et même quelques parcs n’y sont pas de trop pour mettre dans les imaginations quelque notion de beauté. — Il n’est pas nécessaire que tous les hommes et toutes les femmes aient des enfants et il en faut, soit pour aider et soulager ceux qui en ont trop, soit pour faire office d’art, de science, de lettres, d’invention, de prédication, office utile encore, et au premier chef, à la communauté. C’est toujours le raisonnement d’Adolphe Thiers défendant une cause, du reste mauvaise, celle de l’exemption du service militaire. Mesurant d’un coup d’œil sa très petite taille, il disait en souriant : « Moi, j’ai fait un assez bon avocat et j’aurais fait un assez piètre soldat. Eh bien, comme militaire, je me suis fait remplacer, et comme avocat j’ai plaidé moi-même.  » De même il n’est pas si mauvais qu’un certain nombre d’hommes, qui auraient fait d’assez mauvais pères de famille, ne l’aient point été, à la condition qu’ils aient rendu d’autres service, et particulièrement signalés, au pays. Je n’en veux nullement à un savant, s’il a cru qu’une femme l’empêcherait de travailler, ce qui était une hypothèse, mais raisonnable, d’être resté consacré à la seule science ; je n’en veux nullement à Dom Calmet de n’avoir fait que des livres. Mais il faut être Dom Calmet ; oui, et il faut payer en proportion de ce que le célibat vous ôte de charges ; oui, encore.

Sous ces réserves, Montesquieu est dans le vrai. Il y est surtout au temps où il écrit et où moines inutiles, ignorants, ne rendant aucun service à l’Etat, possédant trop et ne cultivant pas ce qu’ils possédaient, et encore soustraits en une large mesure aux charges de l’impôt au lieu d’y être triplement soumis, étaient, comme il le dit fort bien, un fléau pour la société et un gouffre au sein de l’Etat.

Je n’ai pas besoin de dire — mais cependant on peut l’avoir oublié — que, dès les Lettres Persanes, Montesquieu a protesté avec énergie, ce qui est excellent, et avec esprit, ce qui est meilleur encore, contre la stupide révocation de l’Edit de Nantes, qu’on recommence, en sens inverse, aux jours où nous sommes : «  Tu sais, Mirza, que quelques ministres de Cha-Soliman avaient formé le dessein d’obliger tous les Arméniens de Perse de quitter le royaume, ou de se faire mahométans, dans la pensée que notre Empire serait toujours pollué tant qu’il garderait dans son sein ces infidèles. C’était fait de la grandeur persane si dans cette occasion l’aveugle dévotion avait été écoutée… En proscrivant les Arméniens on pensa [on fut sur le point de] détruire en un seul jour tous les négociants et presque tous les artisans du royaume… Les persécutions que les mahométans zélés ont fait aux Guèbres les ont obligés à passer en foule dans les Indes et ont privé la Perse de cette industrieuse nation… Il ne restait à la dévotion qu’un second coup à faire, c’était de ruiner l’industrie, moyennant quoi l’Empire tombait de lui-même et avec lui, par une suite nécessaire, cette même religion qu’on voulait rendre si florissante.  »

Et enfin, dans ces mêmes Lettres Persanes, Montesquieu a défendu la tolérance et même la liberté de conscience, non seulement en droit, mais comme chose éminemment utile à l’Etat.

En droit il dit : « Quand il n’y aurait pas de l’inhumanité à affliger la conscience des autres, quand il n’en résulterait aucun des mauvais effets qui en germent à milliers, il faudrait être fou pour s’en aviser. Celui qui veut me faire changer de religion ne le fait sans doute que parce qu’il ne changerait pas la sienne si on voulait l’y forcer. Il trouve donc étrange que je ne fasse pas une chose qu’il ne ferait pas lui-même peut être pour l’empire du monde. »

En considération de l’intérêt de l’Etat, il dit : « S’il faut raisonner sans prévention, je ne sais, Mirza, s’il n’est pas bon que dans un Etat il y ait plusieurs religions. On remarque que ceux qui vivent dans la religion tolérée se rendent ordinairement plus utiles à leur patrie que ceux qui vivent dans la religion dominante, parce que, éloignés des honneurs, ne pouvant se distinguer que par leur opulence et leurs richesses, ils sont portés à en acquérir par leur travail et à embrasser les emplois de la société les plus pénibles. » — En un mot, ils ne peuvent pas être fonctionnaires, et il est bon qu’il y ait dans l’Etat un bon nombre d’hommes qui ne puissent pas même être tentés d’être fonctionnaires. Ils s’ingénient à être utiles. Ils songent à rendre des services à l’Etat, au lieu de songer à lui en demander. Ils cultivent les terres, ils font du commerce, ils font des inventions. Il est à remarquer que le fonctionnaire n’invente rien et que même on ne serait pas satisfait qu’il inventât quelque chose. Ils pensent par eux-mêmes. On a cru remarquer que le fonctionnaire ne pense point, et que même on ne serait pas très satisfait qu’il pensât. — Cette utilité des religions condamnées, mais tolérées, se retrouve aujourd’hui dans l’utilité, qu’on ne comprend pas assez, des partis politiques. Il n’est pas mauvais, quoi qu’on en puisse croire, qu’il y ait des partis politiques dans une nation. Celui qui l’emporte, quel qu’il soit, voudrait anéantir tous les autres. Trop faible pour le faire, il les exclut, au moins, des fonctions de l’Etat. Cola n’est pas sans un bon effet. Il y a une partie de la nation, restreinte, à la vérité, qui ne songe pas à être percepteur et qui alimente par son travail les caisses de la perception.

La multiplicité des religions a d’autres avantages pour l’Etat, qui sont plus grands encore. « Comme toutes les religions contiennent des préceptes utiles à la société, il est bon qu’elles soient observées avec zèle. Or, qu’y a-t-il de plus capable d’animer ce zèle que leur multiplicité ? Ce sont des rivales qui ne se pardonnent rien. La jalousie descend jusqu’aux particuliers : chacun se tient sur ses gardes et craint de faire des choses qui déshonoreraient son parti et l’exposeraient aux censures, impardonnables, du parti contraire. Aussi a-t-on toujours remarqué qu’une secte nouvelle, introduite dans un Etat, était le moyen le plus sûr pour corriger tous les abus de l’ancienne11. » Le prince doit donc souffrir plusieurs religions différentes dans ses Etats ; il a intérêt à les souffrir. Elles se combattent entre elles, se corrigent les unes les autres et ne le combattent pas. « Il n’y en a aucune qui ne prescrive l’obéissance et ne prêche la soumission. »

Ceci est assez contestable, et l’on a remarqué de temps en temps quelques catholiques et quelques protestants qui prêchaient le régicide. Qui veut trop prouver risque de compromettre ce qu’il prouve. Ce qu’il faudrait dire peut-être, c’est que les religions diverses qui sont dans un Etat s’appuient tour à tour sur le pouvoir, craignent toujours, à moins d’être décidément persécutées, de se l’aliéner, espèrent toujours, à moins d’être décidément persécutées, se le concilier, et, dans cette rivalité, comme dans celle de leur propagande spirituelle, se neutralisent les unes les autres.

Mais la diversité et la multiplicité des religions suscitent des guerres religieuses, et les guerres religieuses

Il faut donc accepter toutes les religions, aimer qu’elles se multiplient et non seulement ne pas avoir de religion d’Etat et ne pas mettre l’Etat au service d’une religion, mais tenir en bride la religion dominante et réprimer ses tendances envahissantes.

On voit ici très précisément, je ne dirai pas le mépris de Montesquieu pour les majorités, mais le peu de cas qu’il en fait en matière spirituelle. Il était détestable de reconnaître une religion comme religion d’Etat. Il était mauvais encore de déclarer une religion religion de la majorité des Français. En religion comme en toutes choses qui sont de pensée, il n’y a pas de majorité, ou, si l’on aime mieux, la majorité n’est pas présomption de vérité. La majorité est une question de fait ; elle est un expédient de pratique : on se compte pour ne pas se battre ; mais, en fait d’opinion, la majorité ne doit donner à une idée aucune prééminence, et toutes les opinions doivent être acceptées et respectées par l’Etat à titre égal. Il ne faut donc ni religion d’Etat, ni religion de la majorité des citoyens.

Encore moins faut-il, — car ce serait la même chose, mais plus irrationnel et un peu burlesque, — que l’Etat lui même se proclame religion et qu’il ait la prétention de vouloir qu’on croie ce qu’il croit lui-même et d’exiger qu’on pense ce qu’il pense. Ce serait alors, non seulement religion d’Etat, mais Etat-Religion, non seulement Etat se mettant au service d’une religion ; mais Etat se mettant au service de sa religion ; ce serait le Papisme pur ou le despotisme théocratique des empereurs de Byzance.

Il y a à cela plusieurs inconvénients : le premier est que c’est absurde ; mais c’est le moindre ; le plus grave c’est que les religions, à ce régime, se transforment en partis politiques, comme à Byzance, naturellement, et qu’on est d’une religion ou d’une autre, selon qu’on est pour le gouvernement ou contre lui, et cela dégrade les religions et leur ôte tout ce qu’elles ont de bon, et d’autre part donne aux partis l’âpreté et la fureur de sectes religieuses. Comme dit Montesquieu quelque part12, « cela donne à l’Etat de mauvais sujets et de mauvais fidèles. » Il y a peu d’Etats plus mauvais que ceux qui sont gouvernés dans cet esprit.

La plupart des gouvernements ont, cependant, au moins cette tendance ; mais surtout ceux des pays où l’esprit catholique a longtemps dominé et où chaque gouvernement, comme par atavisme, se prend pour un Louis XIV, prétend que ses sujets doivent penser comme lui, estime qu’il y va de l’Etat si les sujets ont une seule idée différente de celles de Sa Majesté ; et pratique la religion d’Etat, même sans le savoir, par une sorte de tradition, d’aptitude innée, de geste machinal et de mouvement réflexe.

Des Lettres Persanes à l’Esprit des Lois la pensée de Montesquieu relativement aux choses religieuses a un peu changé. Il a toutes ses idées anciennes et essentielles

Plus que jamais il est pour la liberté de conscience et pour la liberté des cultes, et d’autre part pour la correction rigoureuse de l’abus des biens de mainmorte. Il est pour la liberté de conscience jusque-là qu’il abolit les lois de sacrilège, si tant est qu’elles existassent (car ce fut contesté), d’après lesquelles furent condamnés La Barre et d’Etallonde. La façon dont il les abolit est bien spirituelle. Il commence par mettre les crimes contre la religion au premier rang de tous les crimes : « Il y a quatre sortes de crimes. Ceux de la première espèce choquent la religion, ceux de la seconde les mœurs, ceux de la troisième la tranquillité, ceux de la quatrième la sûreté des citoyens. » — Puis il pose en principe que les peines que l’on inflige « doivent dériver de la nature de chacune de ces espèces ». — Puis il divise les crimes contre la religion en deux classes : il y a ceux qui l’attaquent directement, les sacrilèges ; il y a ceux qui en troublent l’exercice. Ceux qui ne font qu’en troubler l’exercice doivent être renvoyés à la catégorie des délits qui choquent la tranquillité des citoyens et punis de peines très faibles. Restent les sacrilèges. Eh bien, la peine qui les frappera « doit dériver de la nature du crime » et par conséquent elle doit consister « dans la privation de tous les avantages que donne la religion ; l’expulsion hors des temples ; la privation de la société des fidèles, les exécrations, les détestations, les conjurations. » — Et voilà le sacrilège moins puni, socialement, que le fait d’avoir troublé l’exercice du culte ; et il n’y a rien, à mon avis, de plus raisonnable.

Il est amusant de rapprocher cette consultation de celle que Frédéric II a donnée à Voltaire au sujet de l’affaire La Barre. Frédéric est moins indulgent que Montesquieu ; mais il y a à parier qu’il se rappelle l’Esprit des Lois : « La scène qui s’est passée à Abbeville est tragique ; mais n’y a-t-il pas de la faute de ceux qui ont été punis ? Faut-il heurter de front les préjugés que le temps a consacrés dans l’esprit des peuples ? Et, si l’on veut jouir de la liberté de penser, faut-il insulter à la croyance établie ?… Si votre Parlement a sévi contre ce malheureux jeune homme qui a frappé le signe que les chrétiens révèrent comme le symbole de leur salut, accusez-en les lois du royaume. C’est selon ces lois que tout magistrat fait serment de juger ; il ne peut prononcer sa sentence que selon ce qu’elles contiennent, et il n’y a de ressource pour l’accusé qu’en prouvant qu’il n’est pas dans le cas de la loi. Si vous me demandiez si j’aurais prononcé un arrêt aussi dur, je vous dirais que non et que, selon mes lumières naturelles, j’aurais proportionné la punition au délit. Vous avez brisé une statue, je vous condamne à la rétablir ; vous n’avez pas ôté le chapeau devant le curé de la paroisse qui portait ce que vous savez je vous condamne à vous présenter quinze jours consécutifs sans chapeau à l’église ; vous avez lu les ouvrages de M. de Voltaire ; oh ! ça, monsieur le jeune homme, il est bon de vous former le jugement ; pour cet effet on vous enjoint d’étudier la Somme de saint Thomas d’Aquin…  » — Dans une autre lettre : « … Ce qui vient d’arriver à Abbeville est d’une nature bien différente [de l’affaire Calas] . Vous ne contesterez pas que tout citoyen doit se conformer aux lois de son pays. Or, il y a des punitions établies par les législateurs pour ceux qui troublent le culte adopté par la nation. La discrétion, la décence, surtout le respect que tout citoyen doit aux lois, obligent donc de ne point insulter au culte reçu et d’éviter le scandale et l’insolence. Ce sont ces lois de sang qu’on devrait réformer en proportionnant la punition à la faute ; mais tant que ces lois rigoureuses demeureront établies, les magistrats ne pourront pas se dispenser d’y conformer leur jugement… Nous connaissons les crimes que le fanatisme de religion a fait commettre. Gardons-nous d’introduire le fanatisme dans la philosophie. Son caractère doit être la douceur et la modération. Elle doit plaindre la fin tragique d’un jeune homme qui a commis une extravagance ; elle doit démontrer la rigueur excessive d’une loi faite dans un temps grossier et ignorant ; mais il ne faut pas que la philosophie encourage à de pareilles actions ni qu’elle fronde les juges qui n’ont pas pu juger autrement qu’ils ont fait… La tolérance dans une société doit assurer à chacun la liberté de croire ce qu’il veut ; mais cette tolérance ne doit pas s’étendre à autoriser l’effronterie de jeunes étourdis qui insultent audacieusement à ce que le peuple révère. Voilà mes sentiments, qui sont conformes à ce qu’assurent la liberté et la sûreté publique, premier objet de toute législation.  »

Au fond le philosophe de la Brède et le roi de Prusse sont à peu près d’accord. Montesquieu veut qu’on punisse le sacrilège s’il a troublé l’exercice du culte ou la tranquillité publique. Frédéric veut qu’on punisse le sacrilège, même, semble-t-il, s’il n’a pas troublé la tranquillité publique, en tant qu’insulte à la conscience des citoyens ; mais qu’on le punisse, du reste, légèrement. En fait la loi rédigée par Montesquieu et celle qu’aurait rédigée Frédéric II auraient les mêmes résultats. Toutes les fois qu’un sacrilège est vu, il insulte à la conscience des citoyens et trouble la tranquillité publique, et par conséquent il serait puni et par Montesquieu et par Frédéric.

Resterait le sacrilège secret et qui n’aurait été vu par personne, et celui-ci Frédéric le condamnerait encore et Montesquieu non. Mais ce cas-là existe à peine. Vous avez, la nuit, insulté une église, sans que personne vous ait vu ni entendu ; quelque loi qui ait été rédigée, vous y échappez. Mais vous insultez de jour un temple ou une église devant témoins, vous excitez un haro, vous troublez la tranquillité publique, et vous tombez sous la loi de Montesquieu comme sous celle de Frédéric.

Même vous avez, la nuit, souillé une église. S’il reste des traces, il y a clameur, il y a tranquillité publique troublée, et vous tombez sous la loi, et de Montesquieu et de Frédéric, si l’on vous découvre. D’Etallonde aurait été condamné selon Montesquieu aussi bien que par Frédéric ; car s’il a été dénoncé comme ayant battu un crucifix et s’il a été convaincu de l’avoir fait, c’est qu’il avait été vu le battant, et dès lors il y avait et insulte à la conscience des citoyens et tranquillité publique troublée.

Pour ce qui est de la liberté de conscience absolue, Montesquieu est moins affirmatif dans l’Esprit des Lois que dans les Lettres Persanes.On se rappelle que dans celles-ci il avait vanté la multiplicité des religions comme une chose excellente pour l’Etat, et dit en passant ; « Aussi a-t-on remarqué qu’une secte nouvelle, introduite dans l’Etat, était le moyen le plus sûr pour corriger les abus de l’ancienne  » ; d’où l’on pouvait conclure que l’intérêt du Prince est de favoriser l’introduction dans l’Etat de sectes nouvelles. — C’est pourtant ce de quoi Montesquieu n’est point partisan dans l’Esprit des Lois : « Lorsque les lois d’un Etat ont cru devoir souffrir plusieurs religions, il faut qu’elles les obligent aussi à se tolérer entre elles… Comme il n’y a guère que les religions intolérantes qui aient un grand zèle pour s’établir ailleurs, parce qu’une religion qui peut tolérer les autres ne songe guère à sa propagation, ce sera une très bonne loi civile, lorsque l’Etat est satisfait de la religion déjà établie, de ne point souffrir l’établissement d’une autre Voici donc le principe fondamental des lois politiques en fait de religion : quand on est maître de recevoir dans un Etat une nouvelle religion ou de ne pas la recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer. »

Je ne vois pas trop ce qui a pu inspirer à Montesquieu ce « principe fondamental », restrictif de la liberté. Il autorise les persécutions des empereurs romains contre le christianisme naissant ; il autorise les persécutions des rois et reines français et anglais contre le protestantisme naissant. — Et qu’est-ce que c’est que « recevoir une nouvelle religion » et « la tolérer quand elle est établie » ? On ne reçoit pas une religion nouvelle ; on s’aperçoit qu’elle existe quand déjà elle est « établie ». Faut-il, à ce moment, la persécuter, sous prétexte de ne pas la recevoir, ou la tolérer, sur cette raison qu’elle est établie ? Où est la limite ? Où est la date ? — Fera-t-on intervenirla question de nombre ? Dira-t-on qu’est tenue pour religion « s’introduisant » une religion qui n’a encore dans le pays que peu d’adeptes ? Alors où est la limite ? Où est le chiffre ? Et nous retombons dans cette considération de majorité et de minorité que nous avons vu qui, de l’avis même de Montesquieu, no doit pas intervenir dans les questions de choses spirituelles.

Le « principe fondamental » de Montesquieu n’est pas rationnel ; il n’est pas conforme à ses idées générales ; il n’est pas facilement applicable : il est arbitraire ; il autorise toutes les persécutions et toutes les violences de la religion dominante contre les autres.

Mais si Montesquieu semble avoir fait un pas en arrière depuis les Lettres Persanes à certain point de vue, à d’autres égards sa pensée semble s’être élargie depuis 1720. Il ne répète plus que le Catholicisme par lui-même est une cause de dépopulation et de ruine dans un Etat ; il se contente de dire, et dans cette mesure sa pensée est très acceptable et n’est que parfaitement juste : «  Le mal incurable est quand la dépopulation vient de longue main… Les pays désolés par le despotisme et par les avantages excessifs du clergé sur les laïques en sont deux grands exemples. »

Et, d’autre part, il s’est aperçu qu’il y a un certain « droit politique » et un certain « droit des gens » qui sont nés du Christianisme et qui constituent un grand progrès : « La religion chrétienne est éloignée du pur despotisme : c’est que la douceur, étant si recommandée dans l’Evangile, elle s’oppose à la colère despotique avec laquelle le prince se ferait justice et exercerait ses cruautés… Pendant que les princes mahométans donnent sans cesse la mort ou la reçoivent, la religion, chez les chrétiens, rend les princes moins timides et par conséquent moins féroces. Le prince compte sur ses sujets et les sujets sur le prince. Chose admirable, la religion chrétienne qui semble n’avoir d’objet que la félicité de l’autre vie fait encore, notre bonheur dans celle-ci… Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains, et de l’autre la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs ; et Timur et Gengiskan qui ont dévasté l’Asie, et nous verrons que nous devons au Christianisme et dans le gouvernement un certain droit politique et dans la guerre uncertain droit des gens, que la nature humaine ne saurait assez reconnaître. C’est ce droit des gens qui fait que, parmi nous, la victoire laisse aux peuples vaincus ces grandes choses : la vie, la liberté, la loi, les biens et toujours la religion, lorsqu’on ne s’aveugle pas soi-même. »

C’est ici une des pensées les plus profondes de Montesquieu ; et la vérité, plus précise encore, c’est que le Christianisme, en contestant le droit absolu de l’Etat sur toute la personne de ceux qu’il contient 0ude ceux qu’il conquiert, a fondé les Droits de l’homme. Et, comme on le pense bien, c’est ici aussi qu’est la plus considérable divergence entre Montesquieu et Voltaire, celui-ci, comme nous le verrons plus tard, considérant l’antiquité comme infiniment supérieure aux temps modernes, précisément par la raison qu’entre elle et eux a paru le Christianisme qui a déchaîné tous les maux sur le monde.

Pour ce qui est des différences, secondaires en considération de ce qu’ils ont de commun, qui existent entre le culte catholique et le protestant, Montesquieu estime que « l’esprit d’indépendance et de liberté » qui anime les peuples du Nord les prédestinait au protestantisme et que l’esprit, plutôt contraire, qui anime les peuples du Sud, les retenait dans la religion romaine.

L’idée est contestable. Je ne crois pas qu’il y ait un peuple plus naturellement né pour la servilité, que le peuple allemand13 ; ni qu’il y ait de peuple plus indépendant que l’Espagnol, que l’Italien du Nord, avec toutes ses républiques orageuses, que le Français lui-même précisément dans la partie de son histoire qui a précédé l’établissement du protestantisme ou qui a coïncidé avec lui. C’est ailleurs que dans les mœurs politiques, c’est dans les mœurs intimes et domestiques qu’il faut chercher la raison pourquoi l’Allemand et l’Anglais sont devenus si facilement protestants, l’Espagnol et l’Italien sont demeurés catholiques et les Français se sont séparés en deux fractions presque égales ; car encore ne faut-il pas oublier que c’est ainsi qu’ont eu lieu les choses et que les Français ne sont devenus nation en majorité catholique qu’au bout d’un siècle, et quand l’une des fractions a eu la victoire sur l’autre et a mis à profit sa victoire.

Montesquieu ne me paraît pas beaucoup plus heureux quand il compare le luthéranisme et le calvinisme, et quand il dit que « Luther, ayant pour lui de grands princes, n’aurait guère pu leur faire goûter une autorité ecclésiastique qui n’aurait point eu de prééminence extérieure ; et que Calvin ayant pour lui des peuples qui vivaient dans des républiques, ou des bourgeois obscurcis dans des monarchies, pouvait fort bien ne pas établir des prééminences et des dignités. » — Il oublie que, en France, ce sont précisément les princes et la noblesse qui ont été les principaux partisans et appuis de Calvin.

Montesquieu me paraît plus dans le vrai, quand, — parce qu’il a eu, depuis les Lettres Persanes, sa conception des corps intermédiaires, garanties et gardiens des libertés publiques, — il s’aperçoit que les Eglises sont précisément au nombre de ces corps intermédiaires si précieux : « Autant le pouvoir du clergé est dangereux dans une République, autant est-il convenable dans une Monarchie, surtout dans celles qui vont au despotisme. Où en seraient l’Espagne et le Portugal depuis la perte de leurs lois sans ce pouvoir qui arrête seul la puissance arbitraire ? Barrière toujours bonne lorsqu’il n’y en a point d’autres : car, comme le despotisme cause à la nature humaine des maux effroyables, le mal même qui le limite est un bien. Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres graviers qui se trouvent sur le rivage, ainsi les monarques, dont le pouvoir paraît sans bornes, s’arrêtent par les plus petits obstacles et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et à la prière.  »

La comparaison est radicalement fausse ; mais l’idée est juste. Voltaire n’a pas eu assez de railleries contre cette idée, comme nous verrons plus loin ; mais ses railleries elles-mêmes ne sont pas sans provoquer quelques objections. Tout gouvernement (ce que semble oublier un instant Montesquieu) « va au despotisme », et parmi les corps intermédiaires qui peuvent l’arrêter sur cette pente, nul n’y est plus propre qu’un pouvoir spirituel qui a de l’influence sur les âmes et sur les volontés et qui persuade aux sujets, maxime odieuse à tout despotisme, qu’ils ont quelque chose d’eux-mêmes à refuser à l’Etat et sur quoi l’Etat ne doit pas avoir de prise.

Ajoutons, pour être complet, que, dans l’Esprit des Lois comme dans les Lettres Persanes, Montesquieu se montre inquiet relativement aux biens de mainmorte et donne des avis pressants pour combattre ce fléau : « Les familles particulières peuvent périr ; ainsi les biens n’y ont pas une destination perpétuelle. Le clergé est une famille qui ne peut périr ; les biens y sont donc attachés pour toujours et n’en peuvent pas sortir. Les familles particulières peuvent s’augmenter ; il faut donc que leurs biens puissent croître aussi. Le clergé est une famille qui ne doit point s’augmenter ; les biens doivent donc y être bornés… Ces acquisitions sans fin paraissent aux peuples si déraisonnables que celui qui voudrait parler pour elles serait regardé comme un imbécile… Dans quelques pays d’Europe la considération des droits des seigneurs a fait établir en leur faveur un droit d’indemnité sur les immeubles acquis par les gens de mainmorte. L’intérêt du prince lui a fait exiger un droit d’amortissement dans le même cas… En France où ce droit et celui d’indemnité sont établis, le clergé a moins acquis qu’ailleurs, et l’on peut dire que la prospérité de cet Etat est due en partie à l’exercice de ces deux droits. Augmentez-les, ces droits, et arrêtez la mainmorte, s’il est possible. »

En résumé, à travers quelques contradictions, Montesquieu, anticlérical et même antireligieux, est partisan de la liberté de conscience absolue et de la liberté des cultes complète ; — croit que la multiplicité des religions est un bien pour les religions, pour le pays et pour l’Etat ; — voit dans les Eglises des corps intermédiaires salutaires pour le pouvoir et bons garants des libertés publiques ; — croit que les Droits de l’homme et le Droit des peuples ont été inventés par le Christianisme ; est partisan de tout ce qui peut gêner et réduire les biens de mainmorte. — Là, comme ailleurs, Montesquieu a posé les principes mêmes de la doctrine libérale.

II §

Rousseau, là comme ailleurs ; a posé les principes du despotisme populaire. Il y a dans Rousseau une série d’attaques contre le Catholicisme ; une série d’attaques contre le Christianisme ; un plan de constitution d’une religion, qui serait religion civile, religion laïque, religion d’Etat.

Contre le Catholicisme Rousseau fait valoir que cette religion donne aux hommes deux maîtres, le Prince et Dieu ; et par cela seul est la plus antisociale de toutes les religions : « Il y a une troisième sorte, de religion, plus bizarre, qui, donnant aux hommes deux législateurs, deux chefs, deux patries, les soumet à des devoirs contradictoires, et les empêche de pouvoir être à la fois dévots et citoyens. Telle est la religion des Lamas, telle est celle des Japonais, tel est le Christianisme romain. On peut appeler celui-ci la religion du prêtre. Il en résulte une sorte de droit mixte et insociable qui n’a pas de nom.  »

Il est impossible, quoi qu’on en veuille dire, que le Catholicisme ne trouble pas l’Etat et ne le jette pas dans les voies de l’intolérance. Il est persécuteur ou il n’est pas, et il rend l’État persécuteur ou il n’a aucune influence sur l’Etat, ce qui ne se peut que s’il n’est pas : « Ceux qui distinguent l’intolérance civile de l’intolérance théologique se trompent, à mon avis. Ces deux intolérances sont inséparables. Il est impossible de vivre en paix avec des gens que l’on croit damnés ; les aimer serait haïr Dieu, qui les punit ; il faut absolument qu’on les ramène ou qu’on les tourmente. Partout où l’intolérance théologique est admise, il est impossible qu’elle n’ait pas quelque effet civil, et, sitôt qu’elle en a, le souverain n’est plus souverain, mémo au temporel, et dès lors les prêtres sont les vrais maîtres ; les rois ne sont que leurs officiers. »

Si donc on peut à la rigueur tolérer les religions tolérantes, à supposer qu’il y en ait, et encore « autant que leurs dogmes n’auront rien de contraire aux devoirs du citoyen », le catholicisme, lui, doit être proscrit a priori et exterminé de la cité sur le simple aperçu de ses principes : « Quiconque ose dire : Hors de l’Église point de salut, doit être chassé de l’Etat, à moins que l’Etat ne soit l’Église. Un tel dogme n’est bon que dans un gouvernement théocratique, et dans tout autre il est pernicieux. La raison sur laquelle on dit qu’Henri IV embrassa la religion romaine la devrait faire quitter à tout honnête homme et surtout à tout prince qui saurait raisonner.  »

Le catholicisme doit donc être proscrit comme antisocial au premier chef ; comme mettant, par lui-même, par son dogme, le pays en état de guerre civile permanente. Dans tout pays où s’est introduit le catholicisme, la guerre civile est constitutionnelle.

Mais le Christianisme lui-même est antisocial. Qu’on ne s’étonne pas. Pour Rousseau est antisocial tout ce qui est antidespotique, comme pour Montesquieu est antisocial tout ce qui est despotique. Donc, comme Montesquieu, quoique antireligieux, a été amené à trouver que le Christianisme était élément social excellent, parce qu’il a inventé les Droits de l’homme ; de même Rousseau, quoique religieux, est amené à trouver que le Christianisme est antisocial parce qu’il a inventé les Droits de l’homme, qui sont une limite à l’omnipotence de l’Etat. Il fait exactement la même remarque que Montesquieu et conclut en sens contraire, ses principes étant le contraire même de ceux de Montesquieu. Déjà Bayle avait dit que de véritables chrétiens ne formeraient pas un Etat qui pût subsister. A quoi Montesquieu répondait : « Pourquoi non ? Ce seraient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs et qui auraient un très grand zèle pour les remplir… Les principes du christianisme bien gravés dans les cœurs seraient infiniment plus forts que ce faux honneur des monarchies, ces vertus humaines des républiques et cette crainte servile des états monarchiques. » — Reprenant l’idée de Bayle, Rousseau, en visant directement Montesquieu, écrit : « On nous dit qu’un peuple de vrais chrétiens formerait la société la plus parfaite que l’on puisse imaginer. Je ne vois à cette supposition qu’une grande difficulté : c’est qu’une société de vrais chrétiens ne serait plus une société d’hommes. » En effet, il semble que Jésus soit venu sur la terre pour détacher l’homme de la terre et le citoyen de la cité : « … Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel, ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l’Etat cessa d’être un et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens… Il est résulté de cette double puissance un perpétuel conflit de juridiction qui a rendu toute bonne politie impossible dans les Etats chrétiens. » — Le système antique était bien meilleur et celui de Mahomet est excellent. Chez les anciens non seulement la religion et l’Etat se confondaient, mais le Dieu et l’Etat se confondaient. « Çhaque Etat… ne distinguait pas les dieux de ses lois. » Tout commandement politique était en même temps théologique, comme aussi toute guerre contre un autre peuple « était politique et théologique à la fois. » — Dans ces conditions l’unité et l’indivisibilité de l’Etat étaient absolues, et le citoyen enserré par la loi civile et surgarrotté par la loi religieuse, ou plutôt pressé par la loi civile et par la loi religieuse tressées ensemble et formant une même corde, n’avait pas un atome de liberté et ‘ d’autonomie. C’était l’idéal. Mahomet « eut » lui aussi des vues très saines et lia bien son système politique ; et tant que la forme de gouvernement subsista sous les califes ses successeurs, ce gouvernement fut exactement un, et bon en cela. Mais les Arabes, devenus florissants, lettrés, polis, mous et lâches, furent subjugués par des barbares : alors la division entre les deux puissances recommença. Quoiqu’elle soit moins apparente chez les mahométans que chez les chrétiens, elle y est pourtant, surtout dans la secte d’Ali. Et il y a des Etats, tels que la Perse, où elle ne cesse de se faire sentir. »

Chez d’autres peuples on a essayé de remédier à cette dualité fâcheuse en faisant du chef civil le chef religieux. Ainsi ont fait les souverains anglais et les souverains russes. Evidemment c’est un progrès ; mais il est beaucoup plus apparent que réel, parce que, partout où la religion chrétienne est admise, elle domine ; et s’en faire le chef, c’est beaucoup plus se soumettre à elle que la soumettre à soi. C’est Henri III se déclarant chef de la Ligue : « Parmi nous les Rois d’Angleterre se sont établis chefs de l’Église et autant en ont fait les czars ; mais, par ce titre, ils s’en sont moins rendus les maîtres que les ministres ; ils ont moins acquis le droit de la changer que le devoir de la maintenir ; ils n’y sont pas législateurs, ils n’y sont que princes. Partout où le clergé fait un corps, il est maître et législateur dans sa patrie. Il y a donc deux puissances, deux souverains, en Angleterre et en Russie, tout comme ailleurs… Hobbes est le seul qui ait bien vu le mal et le remède et qui ait osé proposer de réunir les deux têtes de l’aigle et de tout ramener à l’unité politique, sans laquelle jamais l’Etat ni le gouvernement ne sera bien constitué. Mais il a dû voir que l’esprit dominateur du Christianisme était incompatible avec son système et que l’intérêt du prêtre serait toujours plus fort que celui de l’Etat. »

Voilà donc trois religions, le catholicisme, le christianisme, le paganisme. « La première est évidemment si mauvaise que c’est perdre le temps de s’amuser à le démontrer. Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien ; tout ce qui met l’homme en contradiction avec lui-même ne vaut rien.  »

La seconde est « sainte, sublime, véritable » ; mais « je ne connais rien de plus contraire à l’esprit social » ; parce que « cette religion, n’ayant aucun rapport particulier avec le corps politique, laisse aux lois la seule force qu’elles tiennent d’elles-mêmes, sans leur en ajouter aucune autre, et par là un des grands biens de la société particulière reste sans effet ; et, bien plus, loin d’attacher les cœurs des citoyens à l’Etat, elle les en détache, comme de toutes les choses de la terre. » Reste le paganisme, évidemment très supérieur aux deux religions dont nous venons de parler : « Il est bon, en ce qu’il réunit le culte divin et l’amour des lois et que, faisant de la patrie l’objet de l’adoration des citoyens, il leur apprend que servir l’Etat c’est en servir le dieu tutélaire. C’est une espèce de théocratie, dans laquelle on ne doit point avoir d’autre pontife que le prince, ni d’autres prêtres que les magistrats. Alors mourir pour son pays c’est aller au martyre ; violer les lois c’est être impie et soumettre un coupable à l’exécration publique c’est le dévouer au courroux des dieux. Sacer esto. » — Mais il faut avouer que cette religion a quelques défauts : « … elle trompe les hommes, les rend crédules, superstitieux, noie le vrai culte de la Divinité dans un vain cérémonial. » Il peut lui arriver même, dans le cas où elle devient exclusive et tyrannique, de « rendre le peuple sanguinaire et intolérant » à l’égard des autres nations, « ce qui le met dans un état naturel de guerre avec tous les autres, très nuisible à sa propre sûreté.  »

Que faire donc ? Revenir au système antique avec un léger amendement. Adopter un système mixte où il y ait une religion d’Etat, et où, de plus, chaque citoyen, après avoir adhéré à la religion d’Etat et en y restant strictement fidèle, pourra professer des opinions religieuses particulières, dont l’Etat ne s’occupera point.

En effet, il importe bien à l’Etat que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’Etat ni ses membres qu’autant que ces dogmes se rapportent à la morale… « Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu’il lui plaît sans qu’il appartienne au souverain d’en connaître. »

Par exemple, vous êtes juif, protestant, bouddhiste (je ne dis pas catholique, et l’on verra tout à l’heure pourquoi). Vous restez libre de comprendre Dieu et l’Univers de cette façon-là ; et l’Etat ne vous demande pas comment vous les comprenez. Cela vous regarde personnellement. C’est votre religion personnelle. L’Etat la respecte, jusque-là qu’il veut l’ignorer.

— Mais me sera-t-il permis de former association, de former Eglise avec ceux que j’aurai remarqués qui comprennent Dieu et l’Univers de la même façon que moi ?

Je ne crois pas. Rousseau ne s’est pas expliqué sur ce point ; mais c’est évidemment très contraire à ses principes généraux. En formant association sur une chose dont l’Etat ne s’occupe point et qui ne lui importe pas, vous formez corps intermédiaire et vous tendez à former pouvoir intermédiaire. Vous créez, petite, mais qui pourra devenir grande, une puissance spirituelle dont Rousseau ne veut pas entendre parler. « Tout ce qui rompt l’unité sociale ne vaut rien. » — Ainsi : des croyances particulières et personnelles, mais qui restent particulières et personnelles ; des religions, si vous voulez, mais qui ne relient pas, des religions qui ne soient pas autre chose que des opinions philosophiques et littéraires, voilà la part faite à la liberté, à l’autonomie intellectuelle du citoyen.

D’autre part, il y aura une « religion civile », une religion laïque, une religion sociale, qui sera la religion de l’Etat, et qui sera Religion d’Etat, comme chez les anciens, en ce sens qu’on sera civilement obligé d’y croire et de la pratiquer, comme on est obligé de croire au Code et d’y obéir.

Rousseau a exposé son système sur ce point par deux fois, à six années de distance, ce qui prouve qu’il l’a très sérieusement médité. Il l’expose une première fois, en 1756, dans une lettre à Voltaire : « Tout gouvernement humain se borne par sa nature aux devoirs civils, et, quoi qu’en ait pu dire le sophiste Hobbes, quand un homme sert bien l’Etat, il ne doit compte à personne de la manière dont il sert Dieu. Il y a, je l’avoue, une sorte de profession de foi que les lois peuvent imposer ; mais, hors les principes de la morale et du droit naturel, elle doit être purement négative, parce qu’il peut exister des religions qui attaquent les fondements des sociétés, et qu’il faut commencer par exterminer ces religions pour assurer la paix de l’Etat. De ces dogmes à proscrire, l’intolérance est certainement le plus odieux, mais il faut le prendre à sa source ; car les fanatiques les plus sanguinaires changent de langage selon la fortune et ne prêchent que patience et douceur quand ils ne sont pas les plus forts. Ainsi j’appelle intolérant par principe tout homme qui s’imagine qu’on ne peut être homme de bien sans croire tout ce qu’il croit et damne impitoyablement ceux qui ne pensent pas comme lui. En effet, les fidèles sont rarement d’humeur à laisser les réprouvés en paix dans le monde, et un saint qui croit vivre avec des damnés anticipe volontiers sur le métier de diable. Que s’il y avait des incrédules intolérants qui voulussent forcer le peuple à ne rien croire, je ne les bannirais pas moins sévèrement que ceux qui veulent forcer à croire tout ce qui leur plaît. Je voudrais donc qu’on eût, dans chaque Etat, un code moral ou une espèce de profession de foi civile qui contint positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d’admettre ; et négativement les maximes fanatiques qu’on serait tenu de rejeter, non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi, toute religion qui pourrait s’accorder avec le code serait admise ; toute religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite ; et chacun serait libre de n’en avoir point d’autre que le code même. Cet ouvrage, fait avec soin, serait, à mon avis, le plus utile qui ait jamais été composé et peut être le seul nécessaire aux hommes. Voilà, monsieur, un sujet pour vous. Je souhaiterais passionnément que vous voulussiez entreprendre cet ouvrage et l’embellir de votre poésie, afin que, chacun pouvant l’apprendre aisément, il portât dès l’enfance dans les cœurs ces sentiments de douceur et d’humanité qui brillent dans vos écrits et qui manquèrent toujours aux dévots. Je vous exhorte à méditer ce projet qui doit plaire au moins à votre âme. Vous nous avez donné dans votre poème sur la Religion naturelle le catéchisme de l’homme. Donnez-nous maintenant dans celui que je vous propose le catéchisme du citoyen. »

Rousseau expose une seconde fois ce système sans aucune modification, en 1762, dans le Contrat social : « Il y a une profession de foi purement civile, dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. » — On n’obligera personne à les croire ; ce serait une odieuse intolérance ; mais on chassera de l’Etat ceux qui n’y croiront point : « Sans pouvoir obliger personne à les croire, le souverain peut bannir de l’Etat quiconque ne les croit pas. »

Et celui-ci n’a rien à dire à cela ; car il n’est pas banni comme impie, mais comme insociable : « Il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir. »

Le citoyen ne devra pas seulement croire à ces articles de la religion civile, il devra les pratiquer ; il devra se conduire en conformité continuelle avec eux : « Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes : il a menti devant les lois. »

Ainsi : religion particulière tolérée, à la condition qu’elle ne soit pas constituée en religion, par association, groupement, corporation, Eglise ; — religion d’Etat obligatoire, comme croyance et comme pratique, les non-croyants étant exilés et les non-pratiquants mis à mort.

Mais quelle sera cette religion d’Etat ? Quels en seront les dogmes ? Quels en seront les articles ?

Croyance à Dieu ; croyance à la Providence ; croyance à l’immortalité de l’âme ; croyance à la vie à venir ; croyance à la punition des méchants et au bonheur des justes ; croyance à la sainteté du Contrat social et des Lois ; croyance que les hommes peuvent être sauvés dans quelque religion que ce soit : « Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explication ni commentaires. L’existence de la divinité, puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes et le châtiment des méchants ; la sainteté du Contrat social et des lois : voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c’est l’intolérance. Elle rentre dans les cultes que nous avons exclus… Quiconque ose dire : Hors de l’Eglise point de salut, doit être chassé de l’Etat. »

En conséquence : quiconque ne croira pas en Dieu sera exilé ; quiconque ne croira pas à la Providence sera exilé ; quiconque ne croira pas à l’immortalité de l’âme sera exilé ; quiconque, ne croira pas à la punition future des méchants et au bonheur futur des justes sera exilé ; quiconque ne croira pas à la sainteté du Contrat social et des Lois sera exilé ; quiconque (mahométans, par exemple, ou catholiques) aura déclaré qu’il croit qu’en dehors de sa religion on n’est point sauvé, sera exilé.

Quiconque, après avoir déclaré qu’il croit en Dieu, se conduira comme n’y croyant pas, sera puni de mort ; quiconque, après avoir déclaré qu’il croit en la Providence, se conduira comme n’y croyant pas, sera puni de mort ; quiconque, après avoir déclaré qu’il croit à la vie future, à la punition des méchants et au bonheur des justes, se conduira comme n’y croyant pas, sera puni de mort ; quiconque, après avoir déclaré qu’il croit à la sainteté du Contrat social et des Lois, se conduira comme n’y croyant pas, sera puni de mort ; tout mahométan ou catholique, qui, après avoir déclaré qu’il ne l’est pas, se conduira comme s’il l’était, sera puni de mort.

Telles sont les idées de Rousseau sur la question religieuse et les dogmes de la Religion civile qu’il veut établir. Ils sont en parfait accord avec les principes généraux qu’il professe sur l’unité et l’indivisibilité de l’Etat et l’omnipotence de la Volonté populaire.

Ils sont, du reste, la simple codification du gouvernement de Calvin à Genève.

III §

Il n’y a de différence, au fond, entre Voltaire et Rousseau, pour ce qui est des questions religieuses, sinon que Rousseau est partisan du despotisme populaire et que Voltaire est partisan du despotisme royal.

La haine pour le Catholicisme en particulier et pour le Christianisme en général est la même. L’admiration pour l’antiquité et pour la façon dont l’antiquité a compris la religion est la même. Dans les idées de Voltaire l’histoire universelle se distribue ainsi : Antiquité : despotisme absolu de l’Etat, ordre, tranquillité parfaits ; persécution et guerres religieuses inconnues ; bonheur universel. — Un petit peuple d’Orient connaît « les deux puissances », l’une spirituelle et l’autre temporelle, et leurs luttes. De lui naît le christianisme qui établit ce départ d’une façon plus précisé et dans tout l’univers : guerres religieuses, tous les Etats troublés, assassinats, guerre civile permanente, misère et malheur universel. — Avenir : Retour au système antique, concentration des deux puissances en une seule main, despotisme absolu, spirituel et temporel, de l’Etat, ordre, tranquillité, bonheur.

Voltaire a un peu varié en toutes choses. Sur ces trois points il n’a pas varié. Il a soutenu ces trois propositions pendant toute sa vie et de plus en plus nettement et énergiquement à mesure qu’il approchait du terme.

Jamais l’antiquité, — à l’exception de l’abominable peuple juif, — n’a connu ni les guerres religieuses ni les querelles religieuses.

Qu’on n’allègue point Socrate condamné à mort pour irrévérence ou indifférence envers les Dieux ; c’était une affaire politique bien plus que religieuse, et du reste comparez l’horreur d’un brûlement à la douceur d’une coupe de poison bue en prison, en conversant avec ses amis.

Qu’on n’allègue point quatre cents ans de persécutions des chrétiens par les empereurs romains. D’abord il est très probable que ces persécutions n’ont pas existé. Ce sont des histoires inventées par les chrétiens une fois vainqueurs pour verser l’odieux, sur leurs ennemis. On sent l’erreur et le mensonge à chaque pas de ces récits. Avouez du reste que ces persécutions auraient été si illogiques qu’il faut bien convenir qu’elles sont invraisemblables. « Quoi ! les Romains auraient souffert que l’infâme Antinoüs fût mis au rang des seconds Dieux et ils auraient déchiré, livré aux bêtes tous ceux à qui ils n’auraient reproché que d’avoir paisiblement adoré un juste ! Quoi ! ils auraient adoré un Dieu suprême, un Dieu souverain, maître de tous les Dieux secondaires, attesté par cette formule Deus optimus maximus, et ils auraient recherché ceux qui adoraient un Dieu unique ! » — Non, ce qu’il faut dire des persécutions exercées par les Romains contre les chrétiens, c’est qu’il n’y en a pas eu.

Ce qui a existé, peut-être, ce sont de justes châtiments infligés par les magistrats romains à des chrétiens qui étaient des rebelles, des perturbateurs et des ennemis politiques. — Saint Laurent est exécuté ; ce n’est pas comme chrétien, c’est pour avoir refusé au préfet de Rome l’argent des chrétiens qu’il avait en sa garde et qu’il avait distribué aux pauvres. — Polyeucte est condamné à mort ; ce n’est pas pour avoir embrassé le christianisme ; c’est pour avoir brisé les statues des Dieux. Il l’a été comme La Barre à Abbeville et comme Farel à Arles, qui avait jeté la statue de saint Antoine dans la rivière.

Remarquez que l’on voit dans les relations les plus chrétiennes des martyres que les chrétiens visitent librement le condamné à mort dans sa prison, l’accompagnent au supplice, pleurent autour de lui, recueillent ses dépouilles mortelles. Qu’est-ce à dire, sinon que le martyr était condamné pour tout autre chose que pour christianisme, et que les chrétiens qui n’avaient d’autre tort que d’être chrétiens n’étaient nullement inquiétés ?

Tertullien avoue que les chrétiens refusaient d’orner leurs maisons de branches de laurier dans les réjouissances publiques pour les victoires des empereurs. Ils n’illuminaient pas. « On pouvait aisément prendre cette affectation condamnable pour un crime de lèse-majesté. » Les chrétiens étaient condamnés, non pour adorer le Christ, mais pour n’avoir pas illuminé. Il n’y a rien de plus juste.

« Le même Tertullien dit, dans son chapitre trente-deuxième, qu’on n’a jamais remarqué et qui est très remarquable : « Nous prions Dieu pour les Empereurs et pour l’Empire ; mais c’est que nous savons que la dissolution générale qui menace l’Univers et la consommation des siècles en sera retardée. » — « Misérable ! s’écrie Voltaire, dans un magnifique élan de Bonapartisme mystique, tu n’aurais donc pas prié pour tes maîtres, si tu avais su que le monde dût subsister encore ! »

Les chrétiens avaient un autre tort qui n’a pas laissé en tout temps, soit qu’il s’agît des Templiers, soit qu’il s’agît des Juifs, soit qu’il s’agît des Protestants, d’être très vivement reproché à ceux qui se mettaient dans ce cas et de leur causer quelques ennnis. Ils étaient riches, dès la fin du second siècle. « Il n’est pas étonnant qu’en deux siècles leurs missionnaires, ardents et infatigables, eussent attiré enfin à leur parti des gens d’honnêtes familles. Exclus des dignités, parce qu’ils ne voulaient pas assister aux cérémonies instituées pour la prospérité de l’Empire, ils exerçaient le négoce, comme les Presbytériens et autres non conformistes ont fait en France et font encore ; ils s’enrichissaient.  » Aucun gouvernement n’a vu cela très longtemps d’un très bon œil, parce que la richesse aussi est une puissance, et dans un Etat bien constitué il ne doit y avoir de puissant que le gouvernement.

Le même Tertullien « se plaint de ce qu’on ne persécute pas les philosophes et de ce qu’on réprime les chrétiens. Y a-t-il quelqu’un, dit-il, qui force un philosophe à sacrifier, à jurer par vos dieux ? Quis enim« philosophum sacrificare aut dejerare, ètc. Cette différence prouve évidemment que les philosophes n’étaient pas dangereux et que les chrétiens l’étaient. Les philosophes se moquaient, avec tous les magistrats, des superstitions populaires ; mais ils ne faisaient pas un parti, une faction dans l’Empire, et les chrétiens commençaient à former une faction si dangereuse, qu’à la fin elle contribua à la destruction de l’Empire romain. On voit, par ce seul trait, qu’ils auraient été les plus cruels persécuteurs s’ils avaient été les maîtres : leur secte insociable, intolérante, n’attendait que le moment d’être en pleine liberté pour ravir la liberté au reste du genre humain. »

Faute d’une explication suffisante, on ne voit pas, de ce que les philosophes n’étaient pas « réprimés » et de ce que les chrétiens l’étaient, on ne voit pas, « par ce seul trait », que les chrétiens n’attendaient que la liberté pour détruire l’Empire romain, qu’ils n’ont jamais détruit, du reste, et pour ravir la liberté au reste du genre humain. Il manque une dizaine de termes au raisonnement. Mais poursuivons.

Le même Tertullien avoue qu’on regardait les chrétiens comme des factieux. Sur quoi Voltaire triomphe. Vous voyez bien que ce n’est pas comme chrétiens que les chrétiens étaient tués, mais comme factieux ; «  l’accusation était injuste ; mais elle prouvait que ce n’était pas la religion seule qui excitait le zèle des magistrats. » On raisonnait ainsi : les chrétiens peuvent adorer n’importe qui..Mais tous les chrétiens sont factieux. Donc nous persécutons tous les chrétiens, non comme chrétiens, mais comme factieux. Le raisonnement est bon, et du moment que les chrétiens sont tués non comme chrétiens, mais comme factieux, ils n’ont rien à dire et il n’y a jamais eu de persécutions contre les chrétiens.

On peut seulement faire remarquer à Voltaire que c’est comme factieux et non comme protestants et jansénistes que jansénistes et protestants ont été persécutés, et que, donc, il n’y a jamais eu de persécutions contre protestants et jansénistes ; et que sur ce point antiquité et temps modernes ont été exactement aussi tolérants les uns que les autres.

La vérité encore, selon Voltaire, c’est que, pendant ces fameuses persécutions des chrétiens, ce sont les chrétiens qui ont été persécuteurs. Ce sont les chrétiens qui sont coupables et responsables des persécutions, car celui-là est le persécuteur qui force quelqu’un à le persécuter, alors que celui-ci n’en a pas la moindre envie : « J’ajouterai : quand vous auriez eu autant de martyrs que la Légende dorée et Dom Ruinart le bénédictin en étalent, que prouveriez-vous par là ? Que vous avez toujours été intolérants et cruels ; que vous avez forcé le gouvernement romain, ce gouvernement le plus humain de la terre, à vous persécuter, lui qui donnait une liberté entière aux Juifs et aux Egyptiens ; que votre intolérance n’a servi qu’à verser votre sang et à faire verser celui des autres hommes, vos frères ; et que vous êtes coupables, non seulement des meurtres dont vous avez couvert la terre, mais encore de votre propre sang qu’on a répandu autrefois. Vous vous êtes rendus les plus malheureux de tous les hommes, parce que vous êtes les plus injustes. » (Dieu et les hommes ; XLII.)

J’ignore pourquoi Voltaire n’a pas raisonné de la même façon pour accuser les protestants du massacre de la Saint-Barthélemy.

La vérité, selon moi, sur cette différence de traitement, remarquable en effet, des Romains à l’égard de toutes les religions de l’univers d’un côté et de la religion chrétienne de l’autre, me paraît avoir été mal démêlée, mais entrevue, cependant, par Rousseau, que Voltaire aurait pu mieux lire : « Ce fut dans ces circonstances que Jésus vint établir sur la terre un royaume spirituel, ce qui, séparant le système théologique du système politique, fit que l’Etat cessa d’être un et causa les divisions intestines qui n’ont jamais cessé d’agiter les peuples chrétiens. Or, cette idée nouvelle d’un royaume de l’autre monde n’ayant jamais pu entrer dans la tête des païens, ils regardèrent toujours les Chrétiens comme de vrais rebelles, qui, sous une hypocrite soumission, ne cherchaient que le moment de se rendre indépendants et maîtres et d’usurper adroitement l’autorité qu’ils feignaient de respecter dans leur faiblesse. Telle fut la cause des persécutions. »

Ah ! ah ! Cela est, entre nous, un peu plus fort que du Voltaire ; et je crois que nous sommes au point. Laissons de côté, pour un moment, le projet prêté par Rousseau aux chrétiens, même dans leur faiblesse, de devenir un jour les maîtres. Ce que le polythéisme, d’abord, a exécré et redouté dans le christianisme, c’est la négation du polythéisme professée par les chrétiens et la proscription du polythéisme proclamée par les chrétiens. Tant que le polythéisme grec ou romain s’est trouvé en face de religions locales qui étaient polythéistes elles-mêmes, il les a acceptées parfaitement et tolérées et introduites et absorbées. Et pourquoi non ? En quoi le gênaient-elles ? Mais quand il s’est trouvé en face d’une religion qui niait son principe à lui, son principe même, il a fait comme toutes les religions du monde : il n’a pas été tendre. — Les juifs, dira-t-on, l’avaient fait avant les chrétiens (et aussi bien juifs et chrétiens ont été confondus pendant longtemps dans l’esprit des Romains et dans leur colère) — mais les juifs étaient faibles, dispersés et peu enclins à la propagande. Mais quand juifs ou chrétiens (les Romains ne savaient pas au juste) ont été nombreux, ardents, remplis de l’esprit apostolique et très unis en un corps qui semblait un corps de nation ; et sont venus dire :

«  Le polythéisme n’existe pas. Les dieux n’existent pas. En particulier les dieux de Rome n’existent pas. Il n’existe qu’un Dieu, qui est le nôtre » ; quand ils sont venus dire ces choses, que jamais aucune religion n’avait dites, le polythéisme attaqué dans son principe a été furieux ; et Rome attaquée dans ses dieux, c’est-à-dire dans toute son histoire, dans toutes ses traditions et dans tout ce qu’elle considérait comme sa mission, a été féroce. Il n’y a rien de plus naturel et ce n’est pas que les persécutions aient eu lieu qui est invraisemblable, comme le croit Voltaire, c’est qu’elles n’eussent pas eu lieu qui le serait.

Et s’il y a eu des intermittences dans les persécutions, c’est d’abord qu’à cause des circonstances diverses et des objets, tout à coup jugés plus graves ou plus urgents, où doit s’appliquer l’attention de l’Etat, il y a toujours des intermittences dans ces choses-là ; c’est ensuite, comme, à mon avis, l’histoire le montre très précisément, que le christianisme, selon qu’il était dirigé par des chefs plus ou moins intransigeants dans leur doctrine ou plus ou moins énergiques dans leur action, ne s’est pas toujours présenté comme aussi exclusif et aussi radical, et a pu quelquefois, si l’on y mettait quelque bienveillance, être considéré comme une religion qui ne rompait pas en visière avec le polythéisme et qui ne le heurtait pas de front ; a pu être, jusqu’à un certain point, tenu pour une religion comme une autre. Mais, en son fond, il n’était rien moins qu’une religion qui niait, qui proscrivait, qui accusait d’imposture toutes les autres. Le polythéisme ne pouvait nullement le traiter comme les religions qui dérivaient du même principe que lui.

D’autre part, et c’est ce qu’a bien vu Rousseau, le christianisme apportait quelque chose de décidément nouveau, et, au point de vue de la cité antique, quelque chose de monstrueux, quelque chose qui « ne pouvait pas entrer dans la tête des païens ». Il apportait cette idée que l’individu ne se doit pas tout entier à l’Etat, qu’il y a « deux royaumes », l’un de ce monde, l’autre d’un autre, et que le citoyen doit rendre à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ; que chaque homme est de ces deux royaumes et qu’il ne doit à l’un qu’une partie de lui-même et que sur l’autre partie le royaume terrestre n’a aucun droit et ne doit avoir aucune prise. — Ils disaient à l’Etat quelque chose comme ceci : « Je vous dois tout, excepté ma conscience. Je vous dois tout, excepté ma pensée. Je vous dois tout, excepté mon moi intime. » Ils proclamaient ainsi la liberté de l’âme, qui est le germe, qui est le fond et qui est quasi le tout des Droits de l’homme. Il n’y a rien de plus juste que la haine des démocrates modernes contre le christianisme, car c’est dans les entrailles mêmes du christianisme que sont nés ces Droits de l’homme, qui limitent les droits de l’Etat, et que, par conséquent, les démocrates ne peuvent souffrir. Qu’un libéral se scrute lui-même, il sentira en lui un chrétien primitif. Le libéralisme n’est qu’un résidu de christianisme. Grattez le libéral, vous trouvez le chrétien ; et c’est pour cela que chrétien et libéral doivent être en horreur au vrai démocrate. Ils l’étaient aux Césars et aux Romains exactement pour le même motif.

Cela dura jusqu’au temps, également indiqué par Rousseau, où, les chrétiens étant devenus puissants dans l’Empire, les Empereurs s’avisèrent en quelque sorte de retourner le problème, et, cette religion qui limitait leur autorité, de l’adopter, pour la conquérir et pour rétablir les choses dans l’ancien état en devenant chefs chrétiens, tout en restant chefs civils, et en ramassant ainsi de nouveau entre leurs mains les deux « royaumes ».

A quoi ils ne réussirent jamais complètement ; parce que l’idée était entrée dans les esprits qu’il y avait un spirituel et un temporel et qu’ils ne devaient ni ne pouvaient être confondus, et qu’il y allait de la liberté de l’âme qu’ils ne le fussent point. C’était l’idée de la liberté individuelle qui était venue dans le monde et qui devait se transformer, se développer, mais n’en point sortir.

Montesquieu avait, lui aussi, très bien vu cela, comme je l’ai dit. Auguste Comte le voit si bien qu’il en fait, comme on sait, le fondement de son système. Il ne se trompe pas sur le mobile secret et profond de l’amour des « philosophes » pour l’antiquité à partir de la Renaissance : « En haine des croyances qui avaient jusqu’alors prévalu presque tous les penseurs furent saisis d’une irrationnelle admiration de l’antiquité, au point de méconnaître totalement la supériorité sociale du moyen âge, de quoi la masse illettrée conserva seule quelque sentiment, surtout chez les nations préservées du protestantisme… » — Cette invention du pouvoir spirituel ou simplement de l’indépendance du spirituel relativement à l’État est pourtant la base même de toute la notion des libertés modernes. « Mentalement envisagée, elle se réduit, en effet, à la division nécessaire entre la théorie et la pratique… Sous l’aspect social, elle proclame surtout la distinction naturelle entre l’éducation et l’action ou entre la morale et la politique, dont personne aujourd’hui n’oserait directement méconnaître l’essor continu comme l’un des principaux bienfaits d’une civilisation progressive. La moralité réelle et la vraie liberté s’y trouvent profondément intéressées… Toute tendance sérieuse à réaliser cette utopie rétrograde [le retour au régime antique] ne pourrait aboutir qu’à l’intolérable domination de médiocrités également incapables dans les deux genres  » (Système de politique positive ; discours préliminaire, seconde partie. Cf. ce même ouvrage, tome II, Statique sociale, ch. I). — Mais ceci est le langage d’un libéral, langage qu’il est arrivé à Auguste Comte de parler quelquefois. Précisément ce que voit très bien Voltaire, comme les Romains, comme son cher Julien (voir le Discours de l’empereur Julien, par Voltaire), c’est que le polythéisme est éminemment favorable au despotisme. Il l’est en ce qu’il met et entretient dans les âmes Vidée d’une autorité capricieuse, et qu’il la rend sainte et vénérable. Auguste Comte, encore, fait très ingénieusement remarquer que l’ordre extérieur est notre régulateur intellectuel, et que si par exemple l’ordre astronomique nous apparaissait comme irrégulier, nous en prendrions une conception morale et sociale très irrégulière aussi, et ne serions pas choqués de l’incohérence dans notre organisation politique (Système de politique positive ; Statique sociale, ch. I). L’idée que nous avons du monde règle celle que nous nous faisons de notre cité, ou plutôt nous la donne. Or le polythéisme, c’était précisément l’idée d’un gouvernement capricieux et incohérent de l’univers. — A un autre point de vue le polythéisme, avec son « origine divine de toute famille puissante  », créait tout naturellement, et tout naturellement maintenait « l’intime confusion des deux pouvoirs spirituel et temporel » (Ibid., ibid.) et était ainsi le soutien, si l’on ne veut pas dire le fondement même du despotisme absolu de l’Etat antique. Il y a donc entre le polythéisme et l’Etat antique beaucoup plus de rapports secrets, intimes et profonds qu’on ne croit, et rien n’est plus naturel que l’horreur et la terreur de l’État antique en présence de là religion nouvelle qui seule entre toutes les religions attaquait le polythéisme lui-même et son principe. — Bossuet, que Voltaire a trop méprisé et n’a pas assez lu, a vu ces choses parfaitement et les expose en un langage qui a sur celui d’Auguste Comte quelques avantages de clarté et d’agrément : « Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Cette belle distinction porta dans les esprits une lumière si claire que jamais les chrétiens ne cessèrent de respecter l’image de Dieu dans les princes persécuteurs de la vérité… A la vérité, il leur était dur d’être traités d’ennemis publics et d’ennemis des empereurs, eux qui ne respirèrent que l’obéissance… Mais la politique romaine se croyait attaquée dans ses fondements quand on méprisait ses Dieux. Rome se vantait d’être une ville sainte par sa fondation, consacrée dès son origine par des auspices divins et dédiée par son auteur au Dieu de la guerre. Peu s’en faut qu’elle ne crût Jupiter plus présent dans le Capitole que dans le ciel. Elle croyait devoir ses victoires à la religion. C’est par là qu’elle avait dompté les nations et leurs Dieux ; car on raisonnait ainsi en ce temps ; de sorte que les Dieux romains devaient être les maîtres des autres Dieux, comme les Romains étaient les maîtres des autres hommes. Rome, en subjuguant la Judée, avait compté le Dieu des Juifs parmi les dieux qu’elle avait vaincus : le vouloir faire régner, c’était renverser les fondements de l’Empire, c’était haïr les victoires et la puissance du peuple romain. Ainsi les chrétiens, ennemis des Dieux, étaient regardés en même temps comme ennemis de la République. Les empereurs prenaient plus de soin de les exterminer que d’exterminer les Parthes, les Marcomans et les Daces ; le christianisme abattu paraissait dans leurs inscriptions avec autant de pompe que les Sarmates défaits… L’idolâtrie voulait qu’on servît tout ce qui passait pour divin… Elle encensait quelquefois le Dieu des Juifs avec tous les autres. Nous trouvons une lettre de Julien l’Apostat par laquelle il promit aux Juifs de rebâtir la sainte cité et de sacrifier avec eux au Dieu créateur de l’univers… Les païens voulurent bien adorer le vrai Dieu, mais non pas le vrai Dieu tout seul ; et il ne tint pas aux empereurs que Jésus-Christ même, dont ils persécutèrent les disciples, n’eût des autels parmi les Romains… Il ne faut pas s’étonner si, accoutumés à faire des dieux de tous les hommes où il éclatait quelque chose d’extraordinaire, ils voulurent ranger Jésus-Christ parmi leurs divinités…  » — Voilà qui est net, et voilà aussi qui est certain. Les Romains ne détestaient pas plus le Dieu des Juifs qu’un autre Dieu ; ils ne détectaient pas plus Jésus qu’un autre personnage divin, mais à la condition que ce Dieu fût un Dieu comme un autre, un personnage divin à l’égal d’un autre. Ils voulaient bien adorer le vrai Dieu, mais non pas le vrai Dieu seul. Ils ne détestaient que ceux qui, attaquant et niant le polythéisme lui-même, le polythéisme en son principe, attaquaient le fondement de leur croyance, la gloire de leurs annales et, ils le sentaient bien aussi, une des bases de leur institution politique. Les chrétiens n’ont été persécutés ni comme factieux, ni même comme chrétiens à proprement parler, mais comme antipolythéistes, c’est-à-dire, en dernière analyse, comme chrétiens dans le sens le plus profond de ce mot et de cette idée ; et en cela les Romains avaient parfaitement raison ; car les empereurs qui ont adopté le christianisme se sont donné personnellement un auxiliaire ; mais ils ont partagé l’Empire.

Telle est, à mon avis, l’histoire philosophique, comme on disait au XVIIIe siècle, de l’antiquité païenne en face du christianisme.

Pour Voltaire, qui pense autrement, l’antiquité païenne n’a jamais persécuté les chrétiens, elle ne pouvait pas les persécuter ; elle a châtié quelques factieux et perturbateurs qui se réclamaient du christianisme ; mais elle a été, depuis ses commencements jusqu’à sa fin, une période de tolérance et de liberté de conscience absolues.

Mais là-bas, dans l’Orient, vivait un petit peuple qui devait donner naissance à la religion persécutrice et qui commençait par en avoir tout l’esprit et par être horriblement persécuteur lui-même. Voltaire, à ce titre, le déteste furieusement. Voltaire a détesté les Juifs à ce point qu’un lecteur superficiel le prendrait mille fois pour un catholique, et pour un catholique espagnol. Ne vous trompez point sur deux titres du Traité de la Tolérance : Extrême tolérance des Juifs (chap. XIII). Si l’intolérance fut de droit divin dans le Judaïsme et si elle fut toujours mise en pratique (chap. xii). Le premier est faux, je ne sais pourquoi, et dans le chapitre XIII, Voltaire ne parle que de ceci que les Juifs ne croyaient pas à l’immortalité de l’âme. Le second est une espèce d’a fortiori. Voltaire donne, dans ce chapitre xii, une multitude d’exemples de la facilité avec laquelle les Juifs tombaient ou retombaient dans l’idolâtrie, de l’impureté avec laquelle, parfois, ils s’y abandonnent et aussi des terribles châtiments qu’ils s’attiraient par elle. Il veut donc dire, je suppose : Voyez que, même chez un peuple où le Dieu était intolérant, ce Dieu a donné des exemples assez nombreux de tolérance et d’indulgence paternelle.

Partout ailleurs il n’est formule d’exécration que Voltaire ne prodigue à ce peuple sauvage, cruel, et cruel au nom même de Dieu :

« Si nous lisions l’histoire des Juifs écrite par un auteur d’une autre nation, nous aurions peine à croire qu’il y ait eu en effet un peuple fugitif d’Egypte qui soit venu par ordre exprès de Dieu immoler sept ou huit petites nations qu’il ne connaissait pas, égorger sans miséricorde toutes les femmes, les vieillards, les enfants à la mamelle, et ne réserver que les petites filles ; que ce peuple saint ait été puni de son Dieu quand il était assez criminel pour épargner un seul homme dévoué à l’anathème. Nous ne croirions pas qu’un peuple si abominable eût pu exister sur la terre ; mais comme cette nation elle-même nous rapporte ces faits dans ses livres saints, il faut la croire…  »

« Les Juifs ont une loi par laquelle il leur est expressément ordonné de n’épargner aucune chose, aucun homme dévoué au Seigneur : « On ne pourra le racheter ; il faut qu’il meure », dit la loi du Lévitique, chapitre XXVII. C’est en vertu de cette loi qu’on voit Jephté immoler sa propre fille et le prêtre Samuel couper en morceaux le roi Agag. Le Pentateuque nous dit que dans le petit pays de Madian, qui est environ de neuf mille lieues carrées, les Israélites ayant trouvé six cent soixante et quinze mille brebis, soixante et douze mille bœufs, soixante et un mille ânes, et trente-deux milles filles vierges, Moïse commanda qu’on massacrât tous les hommes, toutes les femmes, et tous les enfants ; mais qu’on gardât les filles, dont trente-deux seulement furent immolées… Ce même livre nous dit que Josué, fils de Nun, ayant passé avec sa horde la rivière du Jourdain à pied sec, et ayant fait tomber au son des trompettes les murs de Jéricho dévoués à l’anathème, il fit périr tous les habitants dans les flammes ; qu’il conserva seulement Rahab et sa famille qui avait caché les espions du saint peuple ; que le même Josué dévoua à la mort douze mille habitants de la ville de Haï ; qu’il immola au Seigneur trente et un rois du pays, tous soumis à l’anathème, et qu’ils furent pendus. Nous n’avons rien de comparable à ces assassinats religieux dans nos derniers temps, si ce n’est peut-être la Saint-Barthélemy et les massacres d’Irlande… »

« Un législateur, selon nos notions communes, doit se faire aimer et craindre ; mais il ne doit pas pousser la sévérité jusqu’à la barbarie : il ne doit pas, au lieu d’infliger par les ministres de la Loi quelques supplices aux coupables, faire égorger au hasard une grande partie de sa nation par l’autre. Se pourrait-il qu’à l’âge de six-vingts ans, Moïse, n’étant conduit que par lui-même, eût été si inhumain, si endurci au carnage, qu’il eût commandé aux Lévites de massacrer sans distinction leurs frères jusqu’au nombre de vingt-trois mille, pour la prévarication de son propre frère, qui devait plutôt mourir que de faire un veau pour être adoré. Quoi ! après cette indigne action, son frère est grand pontife et vingt-trois mille hommes sont massacrés !… »

« Il est dit qu’à peine Jéricho est sans défense que les Juifs immolent à leur Dieu tous les habitants, vieillards, femmes, filles, enfants à la mamelle et tous les animaux… Pourquoi tuer aussi tousles animaux, qui pouvaient servir ?…  »

« Arrêtons-nous ici un moment pour observer combien de Juifs furent exterminés par leurs propres frères ou par l’ordre de Dieu même depuis qu’ils entrèrent dans les déserts jusqu’aux temps où ils eurent un roi élu par le sort : les Lévites, après l’adoration du veau d’or, égorgent : 23000 Juifs. Consumés par le feu pour la révolte de Coré : 250. Egorgés pour la même révolte : 14700. Egorgés pour avoir eu commerce avec les filles Madianites : 24000. Egorgés au gué du Jourdain pour n’avoir pas pu prononcer Shiboleth : 42000. Tués par les Benjamites qu’on attaquait : 40000. Benjamites tués par les autres tribus : 45000… Bethsamites frappés de mort pour avoir regardé l’Arche : 50070. Total : 239020. Voilà deux cent trente-neuf mille et vingt Juifs exterminés par l’ordre de Dieu même ou par leurs guerres civiles…  »

« En suivant le fil historique de la petite nation juive, on voit qu’elle ne pouvait avoir une autre fin. Elle se vante elle-même d’être sortie d’Egypte comme une horde de voleurs emportant tout ce quelle avait emprunté des Egyptiens ; elle se fait gloire de n’avoir jamais épargné ni la vieillesse ni le sexe ni l’enfance dans les villages et dans les bourgs dont elle a pu s’emparer. Elle ose étaler une haine irréconciliable contre toutes les nations. Elle se révolte contre tous ses maîtres.Toujours superstitieuse, toujours avide du bien d’autrui, toujours barbare, rampante dans le malheur et insolente dans la prospérité. Voilà ce que furent les Juifs aux yeux des Grecs et des Romains qui purent lire leurs livres ; mais aux yeux des Chrétiens ils ont été nos précurseurs, ils nous ont préparé la voie ; ils ont été les hérauts de la Providence…  »

« Si l’on peut conjecturer le caractère d’une nation par les prières qu’elle fait à Dieu, on s’apercevra aisément que les Juifs étaient un peuple barbare et sanguinaire : ils paraissent dans leurs Psaumes souhaiter la mort du pécheur plus que sa conversion, et ils demandent au Seigneur, dans le style oriental, tous les biens terrestres : Répandez abondamment votre colère sur les peuples à qui vous êtes inconnu. Traitez-les comme les Madianites, rendez-les comme une roue qui tourne toujours, comme la paille que le vent emporte, comme une forêt brûlée par le feu. Asservissez le pêcheur, que le malin soit toujours à ses côtés. Qu’il soit toujours condamné quand il plaidera. Que sa prière lui soit imputée à péché ; que ses enfants soient orphelins et sa femme veuve ; que ses enfants soient des mendiants vagabonds, que l’usurier enlève tout son bien. Le Seigneur juste coupera leurs têtes ; que tous les ennemis de Sion soient comme l’herbe sèche des toits. Heureux celui qui éventrera les petits enfants encore à la mamelle et qui les écrasera contre la pierre…  »

« … Ils furent partout usuriers, selon le privilège et la bénédiction de leur loi, et partout en horreur pour la même raison. Leurs rabbins avaient beau dire aux chrétiens dans leurs livres : « Nous sommes vos pères ; nos Ecritures sont les vôtres ; nos livres sont lus dans vos églises, nos cantiques y sont chantés », on leur répondait en les pillant, en les chassant, en les faisant pendre entre deux chiens. On prit en Espagne et en Portugal l’usage de les brûler. Les derniers temps leur ont été plus favorables surtout en Hollande et en Angleterre, où ils jouissent de leurs richesses et de tous les droits de l’humanité dont on ne doit dépouiller personne. Ils ont même été sur le point d’obtenir le droit de Bourgeoisie en Angleterre vers 1750, et l’acte du Parlement allait déjà passer en leur faveur ; mais enfin le cri de la nation et l’excès du ridicule jeté sur cette entreprise la firent échouer. Il courut cent pasquinades : milord Aaron et milord Judas siégeant dans la chambre des pairs ; on rit, et les Juifs se contentèrent d’être riches et libres… Vous êtes frappés de cette haine et de ce mépris que toutes les nations ont toujours eus pour les Juifs : c’est la suite inévitable de leur législation ; il fallait ou qu’ils subjuguassent tout, ou qu’ils fussent écrasés. Il leur fut ordonné d’avoir les nations en horreur et de se croire souillés s’ils avaient mangé dans un plat qui eût appartenu à un homme d’une autre loi. Ils appelaient les nations vingt ou trente bourgades, leurs voisines, qu’ils voulaient exterminer, et ils crurent qu’il fallait n’avoir rien de commun avec elles. Quand leurs yeux furent un peu ouverts par d’autres nations victorieuses qui leur apprirent que le monde était plus grand qu’ils ne croyaient, ils se trouvèrent par leur loi même ennemis naturels de ces nations et enfin du genre humain… Ils gardèrent tous leurs usages, qui sont précisément le contraire des usages sociables ; ils furent donc avec raison traités comme une nation opposée en tout aux autres, les servant par avarice, les détestant par fanatisme, se faisant de l’usure un devoir sacré. Et ce sont nos pères !…  »

« Leurs maximes n’ont pas laissé quelquefois d’exercer une influence sur les nôtres jusque dans l’enceinte des lois : « En l’an de grâce 1673, dans le plus beau siècle de la France, l’avocat général Orner Talon parla ainsi en plein parlement, au sujet d’une demoiselle de Canillac : « Au chapitre xiii du Deutéronome, Dieu dit : « Si tu te rencontres dans une ville ou dans un lieu où règne l’Idolâtrie, mets tout au fil de l’épée, sans exception d’âge, de sexe ni de condition. Rassemble dans les places publiques toutes les dépouilles de la ville, brûle-la tout entière avec ses dépouilles, et qu’il ne reste qu’un monceau de cendres, de ce lieu d’abomination. En un mot, fais-en un sacrifice au Seigneur, et qu’il ne demeure rien en tes mains des biens de cet anathème. » Ainsi, dans le crime de lèse-majesté, le roi était maître des biens et les enfants en étaient privés. Le procès ayant été fait à Naboth, quia maledixerat regi, le roi Achab se mit en possession de son héritage. David étant averti que Miphiboseth s’était engagé dans la rébellion, donna tous ses biens à Siba, qui lui en avait apporté la nouvelle. Tua sint omnia quæ fuerunt Miphiboseth.  » Il s’agit de savoir qui héritera des biens de Mlle de Canillac, biens autrefois confisqués sur son père, abandonnés par le Roi à un garde du trésor royal et donnés ensuite par le garde du trésor royal à la testatrice. Et c’est sur le procès d’une fille d’Auvergne qu’un avocat général s’en rapporte à Achab, roi d’une partie de la Palestine, qui confisqua la vigne de Naboth après avoir assassiné le propriétaire parle poignard de la justice, action abominable qui est passée en proverbe pour inspirer aux hommes l’horreur de l’usurpation… »

«  Les savants ont discuté cette question si les Juifs sacrifiaient en effet des hommes à la divinité, comme tant d’autres nations. C’est une question de nom : ceux que ce peuple consacrait à l’anathème n’étaient pas égorgés sur un autel avec des rites religieux ; mais ils n’en étaient pas moins immolés, sans qu’il fût permis de pardonner à un seul. Le Lévitique défend expressément, au verset 27 du chapitre XXIX, de racheter ceux qu’on aura voués ; il dit en propres paroles : « Il faut qu’ils meurent.  » C’est en vertu de cette loi que Jephté voua et égorgea sa fille, que Saül voulut tuer son fils et que le prophète Samuel coupa par morceaux le roi Agag, prisonnier de Saül… A peine ont-ils pris Jéricho et Laïs qu’ils ont entre eux une guerre civile dans laquelle la tribu de Benjamin est presque toute exterminée, hommes, femmes et enfants ; il n’en reste que six cents mâles ; mais le peuple, ne voulant pas qu’une des tribus fût anéantie, s’avisa, pour y remédier, de mettre à feu et à sang une ville entière de la tribu de Manassé, d’y tuer tous les hommes, tous les vieillards, tous les enfants, toutes les femmes mariées, toutes les veuves, et d’y prendre six cents vierges qu’ils donnèrent aux six cents survivants de Benjamin pour refaire cette tribu, afin que le nombre de leurs tribus fût toujours complet… »

« Une fille d’Agrippa fut cette Bérénice, célèbre pour avoir été aimée d’un des meilleurs empereurs dont Rome se vante. Ce fut elle qui, par les injustices qu’elle essuya de ses compatriotes, attira la vengeance des Romains sur Jérusalem. Elle demanda justice. Les factions de la ville la lui refusèrent. L’esprit séditieux de ce peuple se porta à de nouveaux excès ; son caractère en tout temps était d’étre cruel et son sort d’être puni…  »

«  Enfin vous no trouvez en eux qu’un peuple ignorant et barbare qui joint depuis longtemps la plus sordide avarice à la plus détestable superstition et à la plus invincible haine pour tous les peuples qui les tolèrent et qui les enrichissent. — Il ne faut pourtant pas les brûler… »

« Ma tendresse pour vous n’a plus qu’un mot à vous dire. Nous vous avons pendus entre deux chiens pendant des siècles ; nous vous avons arraché les dents pour vous forcer à nous donner votre argent ; nous vous avons chassés plusieurs fois par avarice, et nous vous avons rappelés par avarice et par bêtise ; nous vous faisons payer encore dans plus d’une ville la liberté de respirer l’air ; nous vous avons sacrifiés à Dieu dans plus d’un royaume ; nous vous avons brûlés en holocauste ; car je ne veux pas, à votre exemple, dissimuler que nous ayons offert à Dieu des sacrifices de sang humain. Toute la différence est que nos prêtres vous ont fait brûler par les laïques, se contentant d’appliquer votre argent à leur profit, tandis que vos prêtres ont toujours immolé les victimes humaines de leurs mains sacrées. Vous fûtes des monstres de fanatisme et de cruauté en Palestine ; nous l’avons été dans notre Europe. Oublions tout cela, mes amis. Voulez-vous vivre paisibles ? Imitez les Banians et les Guèbres. Ils sont beaucoup plus anciens que vous ; ils sont dispersés comme vous ; ils sont sans patrie comme vous. Les Guèbres surtout, qui sont les anciens Persans, sont esclaves comme vous après avoir été longtemps vos maîtres. Ils ne disent mot. Prenez ce parti. Vous êtes des animaux calculants ; tâchez d’être des animaux pensants…  »

« Ne voudriez-vous pas que nous perdissions notre temps à lire ensemble le livre de Bossuet, évêque de Meaux, intitulé la Politique tirée de l’Ecriture Sainte ? Plaisante politique que celle d’un malheureux peuple qui fut sanguinaire sans être guerrier, usurier sans être commerçant, brigand sans pouvoir conserver ses rapines, presque toujours esclave et presque toujours révolté, vendu au marché par Titus et par Adrien, comme on vend l’animal que ces Juifs appelaient immonde et qui était plus utile qu’eux. J’abandonne au déclamateur Bossuet la politique des roitelets de Juda et de Samarie14, qui ne connurent que l’assassinat, à commencer par leur David, lequel, ayant fait le métier de brigand pour être roi, assassina Urie dès qu’il fut le maître, et ce Salomon, qui commença par assassiner Adonias, son propre frère, au pied de l’autel. Je suis las du pédantisme qui consacre l’histoire d’un tel peuple à l’instruction de la jeunesse… »

« Le Pentateuque est le seul monument ancien dans lequel on voie une loi expresse d’immoler les hommes, des commandements exprès de tuer au nom du Seigneur. Voici ces lois : « Ce qui aura été offert à Adonaï ne se rachètera point, il sera mis à mort »… Adonaï dit à Moïse : « Vengez les enfants d’Israël des Madianites. Tuez tous les mâles et jusqu’aux enfants. Egorgez les femmes qui ont connu le mariage Réservez les autres. » Il paraît que les coutumes des Juifs étaient à peu près celles des peuples barbares que nous avons trouvés dans le nord de l’Amérique, Algonquins, Iroquois, Hurons, qui portaient en triomphe le crâne et la chevelure de leurs ennemis tués. Le Deutéronome dit expressément : « J’enivrerai mes flèches de leur sang ; mon épée dévorera leur chair et le sang des meurtris ; on me présentera leurs têtes nues. » Presque tous les cantiques juifs que nous récitons dévotement (quelle dévotion !) ne sont remplis que d’imprécations contre tous les peuples voisins. Il n’est question que de tuer, d’exterminer, d’éventrer les mères et d’écraser les cervelles des enfants contre les pierres. Adonaï dit expressément : « Exterminez tous les habitants de Canaan. Si vous ne voulez pas tuer tous les habitants, je vous ferai à vous ce que j’avais résolu de leur faire  » : c’est-à-dire je vous tuerai vous-mêmes. Cette loi est curieuse. L’auteur du Christianisme dévoilé dit que l’âme de Néron, celle d’Alexandre VI et de son fils Borgia pétries ensemble, n’auraient jamais pu imaginer rien de plus abominable. C’est là une petite partie des lois données par la bouche de Dieu même. Gordon, l’illustre auteur de l’Imposture sacerdotale, dit que si les Juifs avaient connu les diables… ils n’auraient pas pu imputer à ces êtres qu’on suppose ennemis du genre humain des ordonnances plus diaboliques… »

« Dans votre troisième lettre, Monsieur, où vous faites un magnifique éloge de la tolérance, vous avez oublié de citer le fameux passage du Deutéronome : « S’il se lève parmi vous un prophète qui ait vu et qui ait prédit un signe et un prodige, et si ses prédictions sont accomplies et s’il vous dit : « Allons, suivons les dieux étrangers », que ce prophète soit massacré. Si votre frère, fils de votre mère, ou votre fille ou votre femme qui est entre vos bras, ou votre ami que vous chérissez comme votre âme, vous dit : « Allons, servons les dieux étrangers »… égorgez-le sur-le-champ, frappez le premier coup, et que le peuple frappe après vous. » Vous avez frémi, Monsieur, si vous êtes chrétien ; vous avez tremblé que vos juifs n’abusassent contre les chrétiens de ce passage terrible. En effet, le fameux rabbin Isaac, du XVe siècle, l’employa dans son Rempart de la foi, pour tâcher de disculper ses compatriotes du déicide dont ils eurent le malheur d’être coupables. Ce rabbin prétend que la loi mosaïque est éternelle, immuable, et de là il conclut que ses ancêtres se conduisirent, dans leur déicide comme leur loi l’ordonnait expressément… » Dans ses lettres : au cardinal Dubois, 28 mai 1722 : « Si Votre Excellence juge la chose importante, oserai-je vous représenter qu’un juif, n’étant d’aucun pays que celui où il gagne de l’argent, peut aussi bien trahir le roi pour l’empereur que l’empereur pour le roi ?…  »

A M. Pinto, juif portugais à Paris, 21 juillet 1762 : « … Je vous dirai avec la même franchise que bien des gens ne peuvent souffrir ni vos lois, ni vos livres, ni vos superstitions. Ils disent que votre nation s’est fait de tout temps beaucoup de mal à elle-même et en a fait au genre humain. Si vous êtes philosophe, comme vous paraissez l’être, vous pensez, comme ces Messieurs ; mais vous ne le direz pas. La superstition est le plus abominable fléau de la terre : c’est elle qui, de tout temps, a fait égorger tant de Juifs et tant de Chrétiens, c’est elle qui vous envoie au bûcher chez des peuples d’ailleurs estimables… Je pourrais disputer avec vous sur les sciences que vous attribuez aux anciens Juifs et vous montrer qu’ils n’en savaient pas plus que les Français du temps de Chilpéric ; je pourrais vous faire convenir que le jargon d’une petite province, mêlé de chaldéen, de phénicien et d’arabe, était une langue aussi indigente et aussi rude que notre ancien gaulois ; mais je vous fâcherais peut-être et vous me paraissez trop galant homme pour que je veuille vous déplaire. Restez juif, puisque vous l’êtes. Vous n’égorgerez pas quarante-deux mille hommes pour n’avoir pas bien prononcéshiboleth, ni vingt-quatre mille pour avoir couché avec des Madianites ; mais soyez philosophe : c’est tout ce je peux vous souhaiter de mieux dans cette courte vie…  »

A M. Dalembert, 1er mars 1764 : « … Vous prétendez que votre religion doit être cruelle autant qu’absurde parce qu’elle est fondée, je ne sais comment, sur la religion du petit peuple juif, le plus absurde et le plus barbare de tous les peuples ; mais je vous prouve, mes chers Welches, que, tout abominable qu’ait été ce peuple, tout atroce, tout sot qu’il était, il a cependant donné cent exemples de la tolérance la plus grande. Or si les tigres et les loups de la Palestine se sont adoucis quelquefois, je propose aux singes, mes compatriotes, de ne pas toujours mordre et de se contenter de danser…  »

A M. le Président Hénault, 26 février 1768 : « Les juifs, ces méprisables Juifs, les plus fanatiques des hommes, avaient à Rome une synagogue. Où pourrez-vous jamais trouver une plus grande différence de culte et une plus grande tolérance ? »

A M. des Essarts, 26 février 1776 : « Je ne sais pas, Monsieur, si le code nous permet d’écrire le nom d’une négresse sur un de ses tétons et celui d’un nègre sur une de ses fesses. Tout ce que je sais, c’est que si j’étais juge, j’écrirais sur le front du juif : homme à pendre.  »

Il ne faut pas oublier, du reste, que le peuple juif est le seul peuple de l’antiquité qui ait été anthropophage : « … Le prophète Ezéchiel, selon quelques commentateurs, promet aux Hébreux, de la part de Dieu, que s’ils se défendent bien contre le roi de Perse, ils auront à manger de la chair de cheval et de la chair de cavalier…  »

« Charlevoix parle, dans un autre endroit, de vingt-deux Hurons mangés par les Iroquois. On ne peut donc pas douter que la nature humaine ne soit parvenue, dans plus d’un pays, à ce dernier degré d’horreur, et il faut bien que cette exécrable coutume soit de la plus haute antiquité, puisque nous voyons, dans la Sainte Ecriture, que les Juifs sont menacés de manger leurs enfants s’ils n’obéissent pas à leurs lois. Il est dit aux Juifs que « non seulement ils auront la gale, que leurs femmes s’abandonneront à d’autres ; mais qu’ils mangeront leurs fils et leurs filles dans l’angoisse et la dévastation ; qu’ils se disputeront leurs enfants pour s’en nourrir ; que le mari ne voudra pas donner à sa femme un morceau de son fils, parce qu’il dira qu’il n’en a pas trop pour lui.  » Il est vrai que de très hardis critiques prétendent que le Deutéronome ne fut composé qu’après le siège mis devant Samarie par Benadad, siège pendant lequel il est dit, au quatrième livre des Rois, que les mères mangèrent leurs enfants. Mais ces critiques, en ne regardant le Deutéronome que comme un livre écrit après le siège de Samarie, ne font que confirmer cette épouvantable aventure. D’autres prétendent qu’elle ne peut être arrivée comme elle est rapportée dans le quatrième livre des Rois. Il y est dit que le roi d’Israël, en passant par le mur ou sur le mur de Samarie, une femme lui dit : « … Ô roi, une femme m’a dit : « Donne-moi ton fils, nous le mangerons aujourd’hui, et demain nous mangerons le inien » ; nous avons donc fait cuire mon fils et nous l’avons mangé. Je lui ai dit aujourd’hui : « Donnez-moi votre fils, afin que nous le mangions » ; et elle a caché son fils  » Il est encore moins vraisemblable que deux femmes ne se soient pas contentées d’un enfant pour deux jours ; il y avait là de quoi les nourrir quatre jours au moins ; mais de quelque manière que les critiques raisonnent, on doit croire que les pères et les mères mangèrent leurs enfants au siège de Samarie, comme il est prédit expressément dans le Deutéronome.La même chose arriva au siège de Jérusalem par Nabuchodonosor ; elle est encore prédite par Ezéchiel. Jérémie s’écrie dans ses Lamentations : « Quoi donc ! Les femmes mangeront-elles leurs enfants, qui ne sont pas plus grands que la main ? » Et dans un autre endroit : « Les mères compatissantes ont cuit leurs enfants de leurs mains et les ont mangés.  » On peut encore citer ces paroles de Baruch : « L’homme a mangé de la chair de son fils et de sa fille. » Cette horreur est répétée si souvent qu’il faut bien qu’elle soit vraie…  »

Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai rapporté que la millième partie des passages où Voltaire déclare et étale son horreur pour le peuple juif. Cette horreur, il l’a transportée aux Chrétiens, qu’il s’obstine à considérer comme les successeurs, les héritiers et les fils spirituels des Israélites. Et je dis qu’il exagère ; mais je ne dis pas qu’il ait tout à fait tort. La faute irréparable, à mon avis, des Chrétiens, a été de ne pas couper le câble, de ne pas rompre et donner comme rompue toute tradition des Juifs à eux et de se réclamer au contraire de l’Ancien Testament comme de leur fondement et comme de leur titre. Ce fut une aberration. Ils étaient purement et simplement, dont je les félicite, des révoltés contre l’ancienne loi. Ils apportaient une loi d’amour au lieu d’une loi de crainte ; ils apportaient un Dieu de pardon et de sacrifice au lieu d’un Dieu de colère, de cruauté et de vengeance ; ils apportaient un dogme de fraternité au lieu d’un dogme d’exclusivisme et d’intolérance ; ils apportaient un Dieu universel au lieu d’un Dieu local ; ils disaient : « Tous les hommes sont frères », au lieu de dire : « Toutes les nations sont nos ennemies, les ennemies de notre Dieu et les réprouvées de notre Dieu.  » Ils étaient en opposition formelle sur mille points et sur le fond avec l’ancienne loi ; et ils se réclamèrent de l’ancienne loi. Ils firent dire à Jésus : « Je ne suis pas venu détruire la Loi, mais l’accomplir. » Ils voulurent établir une suite et un enchaînement continus des premiers prophètes ou législateurs légendaires du peuple hébreu jusqu’à eux et à leurs plus lointains successeurs. Ils firent ce mélange confus et contradictoire de judaïsme, de platonisme et de christianisme proprement dit qui est le Christianisme du quatrième siècle et où tant de conciles sont restés comme empêtrés.

Je ne sais sur quelle idée ou pour quel intérêt ils voulurent avoir existé depuis le commencement du monde et que le premier chrétien fût le premier homme et que toute l’histoire d’un petit peuple peu intéressant fût l’annonce, la promesse, la prédiction et l’image tracée à l’avance du peuple roi spirituel de l’Univers par la grandeur de sa conception religieuse et la beauté de sa philosophie morale. — Ils cédèrent sans doute à ce besoin, commun à tous les hommes, et auquel il est à remarquer que la Réforme a cédé aussi, qui est le besoin d’avoir des ancêtres et de n’être pas des hommes nouveaux. Il faut, au contraire, quand on apporte quelque chose de nouveau et d’inouï au monde, se donner franchement et hautement pour hommes nouveaux, n’ayant rien de commun avec les anciens et les répudiant. Il faut, tout en indiquant, s’il y a lieu, si c’est vrai, que les idées qu’on professe n’ont pas laissé d’être obscurément pressenties par de bons esprits d’autrefois — et que les chrétiens rappelassent le souvenir des prophètes juifs, il n’y avait pas de mal — insister surtout sur ceci qu’on est des révoltés, des novateurs et des fondateurs, qu’on a ses raisons pour l’être, qu’on vient changer le monde parce qu’il a besoin d’être changé, et que s’il n’en avait pas besoin on ne serait pas venu ; que, par exemple, dans le cas dont il s’agit, les Juifs n’avaient pas compris Dieu et que Dieu est venu pour se faire comprendre aussi bien de ceux qui ne l’avaient pas compris que de ceux qui ne le connaissaient pas. — Mais être moitié juifs, moitié chrétiens ; et associer Moïse et Jésus ; et, quand on a fait l’Evangile, déclarer sien et vénérable et divin un livre plein de génie poétique, mais en son ensemble aussi peu moral et aussi peu moralisateur que possible et qui donne de Dieu une idée propre à vous rendre athée : c’est là qu’est l’erreur énorme et c’est là qu’est le danger.

Le danger : parce que, vous le voyez bien, on vous rendra responsable de tout ce qui est dans la Bible ; on ne citera jamais l’Evangile ; on citera insatiablement la Bible et on vous écrasera sous le poids de ses erreurs morales, de ses violences et de ses sauvageries, et vous ne pourrez plus vous délier de cette chaîne, vous laver de cette marque et vous secouer de cette charge.

Le danger encore (et celui-ci est bien plus grave) : parce que, vous aussi, et non pas seulement vos ennemis, vous lirez la Bible comme livre inspiré et divin et qui ne peut avoir tort, et il vous en restera quelque chose en l’esprit, et il vous arrivera de vous inspirer du livre inspiré. Il n’est que de lire Agrippa d’Aubigné et Théodore de Bèze — je ne dis pas Calvin, qui est beaucoup plus évangélique que biblique et qui a été biblique plus dans ses actes que dans ses livres — pour comprendre quelle dureté, quelle soif du carnage pour le service de Dieu, développe dans des âmes, du reste bien préparées, la lecture quotidienne d’un livre plein de Dieu, de fureurs et de massacres. Voltaire a partiellement raison quand il attribue à la Bible les guerres religieuses du moyen âge et de la Réforme. On ne lit pas ce livre — je dis non pas en dilettantes comme nous le faisons, mais en disciples respectueux et fervents — sans se complaire dans l’idée qu’on est peuple de Dieu et choisi par lui pour le faire redouter des peuples qui ne l’entendent pas comme vous et pour le venger de leurs offenses. Le curé, signalé par Voltaire, qui voulait baigner ses mains dans le sang des Jansénistes, je gagerais qu’il lût la Bible plus que l’Évangile.

Remarquez-vous, du reste, que même dans l’Evangile il y a une scène qui, pour ainsi parler, sent la Bible ? Il n’y en a qu’une, mais elle existe. C’est l’épisode de Jésus chassant les marchands du Temple. En lisant cette histoire on se dit : « A qui en a-t-il ? Qui est-ce ce qui l’a changé ?  » Ce qui l’a changé, c’est le rédacteur de ce récit. Un peu d’esprit biblique s’est insinué dans l’âme de l’évangéliste, par tradition, légende, récits de veillée entre chrétiens mêlés de juifs, et il a habillé un instant Jésus en prophète hébreu. Il fallait que même l’Evangile gardât ici et là15 quelque couleur de l’Ancien

Testament qu’il vient détruire. Les réformateurs les plus audacieux gardent toujours quelque chose, à leur insu, des tours d’esprit de ceux qu’ils combattent.

La Réformation tout entière est comme une explosion d’esprit biblique. Les protestants lisent la Bible, ils s’en nourrissent, ils s’en enflamment. Par leurs discussions, leurs objections, leurs commentaires qu’il faut réfuter, ils forcent à la lire les catholiques, qui depuis longtemps ne la lisaient guère. Le même esprit embrase les uns et les autres et nous avons dans toute l’Europe moderne des guerres épouvantables de soldats menés par des théologiens, toutes pareilles aux égorgements des Madianites par ceux d’Israël. De nos jours même, n’est-il pas à remarquer que les peuples les plus durs et impitoyables dans la conquête sont les peuples les plus rudes par leur nature même, sans doute ; mais aussi ceux qui ont avec la Bible un commerce quotidien et invétéré et qui s’en font comme une conscience personnelle et une conscience héréditaire ? Et je ne sais pas s’il y a là une simple coïncidence.

Voltaire a donc raison partiellement. En quoi il a tort, c’est en ceci, que d’abord il ne tient pas compte de la sauvagerie naturelle de la nature humaine et qu’il attribue à cette pauvre Bible tout le sang qu’on a fait couler en l’invoquant, sans se dire, qu’elle manquant, on l’aurait très probablement versé pour autre chose. Il se garde de faire intervenir au profit des chrétiens l’argument qu’il a fait contre eux, à savoir qu’il y a plus de politique que de religion dans toutes les guerres religieuses, s’il a soif, donnez-lui à boire ; car en agissant ainsi vous amasserez des charbons de feu sur sa tête » (Epître aux Romains, xii, 19, 20.)

Il a tort en ceci encore qu’il ne veut faire aucune distinction entre Chrétiens et Juifs et qu’il attribue aux Chrétiens modernes l’esprit tout entier des Hébreux d’autrefois. Il oublie et tient à oublier que si les Chrétiens, et c’est leur tort, ont adopté le livre de Jéhovah et ont trop souvent retenu quelque chose du tempérament de Jéhovah, ils ont été Chrétiens aussi, malgré tout, et ont souvent, aux temps les plus noirs, prêché la paix, là fraternité ; établi ou essayé d’établir la trêve de Dieu ; modéré, c’est un Pape qui l’a fait, le zèle d’un saint Louis contre les blasphémateurs, et même prêché en propres termes la tolérance religieuse. — Il ne l’oublie pas tout à fait et c’est à lui que j’emprunte cette liste très incomplète des déclarations de chrétiens et de gens d’église chrétiens en faveur de la liberté de conscience. « C’est une impiété d’ôter en matière de religion la liberté aux hommes, d’empêcher qu’ils fassent choix d’une divinité ; aucun homme, aucun Dieu ne voudrait d’un service forcé. » (Apologétique.) « Si on usait de violence pour l’exercice de la foi, les évêques s’y opposeraient.  » (Saint Hilaire.) «  La religion forcée n’est plus religion ; il faut persuader et non contraindre ; la religion ne se commande pas. » — « C’est une exécrable hérésie de vouloir attirer par la force, par les coups, par les emprisonnements ceux qu’on n’a pu convaincre par la raison.  » (Saint Athanase.) « Rien n’est plus contraire à la religion que la contrainte.  » (Saint Justin, martyr.) « Persécuterons-nous ceux que Dieu tolère ? » (Saint Augustin.) « Qu’on ne fasse aucune violence aux Juifs. » (Quatrième concile de Tolède.) «  Conseillez et ne forcez pas » (Lettres de saint Bernard.) « Nous ne prétendons pas détruire les erreurs par la violence. » (Discours du clergé de France à Louis XIII.) « Nous avons toujours désapprouvé les voies de rigueur.  » (Assemblée du clergé, 11 Auguste 1560.) « Nous savons que la foi se persuade et ne se commande pas. » (Fléchier.) « On ne doit pas même user de termes insultants. » (L’évêque Dubelloi.) « Souvenez-vous que les maladies de l’âme ne se guérissent point par la contrainte et par la violence. » (Le cardinal Le Camus.) « Accordez à tous la tolérance civile. » (Fénelon.) «  L’exaction forcée d’une religion est une preuve évidente que l’esprit qui la conduit est un esprit ennemi de la vérité. » (Dirois, docteur de Sorbonne.) «  La violence peut faire des hypocrites ; on ne persuade point quand on fait retentir partout des menaces » (Tillemont.) « Il nous a paru conforme à l’équité et à la droite raison de marcher sur les traces de l’ancienne Eglise qui n’a point usé de violence pour établir et étendre la religion. » — « L’expérience nous apprend que la violence est plus capable d’irriter que de guérir un mal qui a sa racine dans l’esprit.  » (De Thou.) « La foi ne s’inspire pas à coups d’épée. » (Cerisiers.) « C’est un zèle barbare que celui qui prétend planter la religion dans les cœurs comme si la persuasion pouvait être l’effet de la contrainte. » (Boulainvilliers) «  Il en est de la religion comme de l’amour ; le commandement n’y peut rien, la contrainte encore moins ; rien de plus indépendant que d’aimer et de croire.  » (Amelot de la Houssaye, sur les Lettres du cardinal d’Ossat.)

Voilà, sans doute, qui n’est pas biblique. Voltaire sait donc qu’il y a, cependant, quelque différence entre l’Ancien Testament et le Nouveau, et entre les sectateurs du Nouveau et les pauvres barbares qui pratiquaient l’Ancien il y a deux mille cinq cents ans ; mais il aime trop ne pas s’en souvenir.

Par suite, d’une part, de cette haine contre les Chrétiens considérés comme des Juifs, d’autre part de l’horreur qu’il éprouve pour tout ce qui peut limiter ou tempérer le pouvoir absolu du roi, du chef civil, Voltaire en vient, et c’est chose piquante, à abandonner ses maximes même de tolérance, à se retourner pour ainsi parler, et à approuver à demi les mesures de rigueur du pouvoir absolu contre les hommes qui font le crime de ne pas être de la religion du roi. Il maudit la Saint-Barthélemy et la Révocation de l’Edit de Nantes, sans doute, la première comme crime religieux, la seconde comme stupide mesure économique qui a appauvri la France et enrichi d’autres Etats. Mais, tout en désapprouvant, il excuse, il fait comprendre que le droit du roi était incontestable ; il fait à l’égard des jansénistes et protestants du xviie siècle le raisonnement qu’il faisait à l’endroit des chrétiens des quatre premiers siècles : après tout, c’était leur faute : pourquoi avoir une religion différente de celle du maître ? Et, après tout, il faut bien convenir que c’étaient des rebelles, et que quand on les tenait comme factieux, on avait raison. « J’ai recherché longtemps comment et pourquoi cet esprit dogmatique qui divisa les écoles de l’antiquité païenne sans causer le moindre trouble, en a produit parmi nous de si horribles… Ne pourrait-on pas trouver l’origine de cette nouvelle peste qui a désolé la terre dans ce combat naturel de l’esprit républicain qui anima les premières Eglises contre l’autorité qui hait la résistance en tous genres ? Les assemblées secrètes qui bravaient d’abord dans les caves et dans les grottes les lois de quelques empereurs romains formèrent peu à peu un Etat dans l’Etat ; c’était une République cachée au milieu de l’Empire.  »

C’est donc, non comme chrétiens hérétiques, mais comme chrétiens républicains que les rois de France ont redouté protestants et jansénistes, et qu’ils les ont combattus. Par politique, Henri IV accorda l’édit de pacification ou plutôt le traité de paix qu’on appelle l’Edit de Nantes. «  Il paraît étrange que le cardinal de Richelieu, absolu et si audacieux, n’abolit pas ce fameux Edit.  » C’est que, théologien, il avait, avec le Père Joseph, l’intention de convertir quelques pasteurs, puis d’autres, de ramener peu à peu tous les protestants au giron de l’Église, et de joindre à sa gloire de conquérant et d’homme d’Etat celle d’apôtre. Louis XIV, malgré la profonde paix religieuse qui avait régné en France depuis le siège de la Rochelle et « l’Edit de grâce », regardait les protestants d’un mauvais œil. « Il les considérait, non sans quelque raison, comme d’anciens révoltés, soumis avec peine. » Il prit, depuis 1675 environ, une série de mesures pour ruiner secrètement les protestants. « Toutes ces mesures étaient publiquement sollicitées par le clergé de France. C’était, après tout, les enfants de la maison qui ne voulaient pas de partage avec des étrangers introduits par force.  » Les protestants finirent par résister à ces mesures vexatoires, et on sait le reste.

« Le Calvinisme devait nécessairement enfanter des guerres civiles et ébranler les fondements des Etats… Il n’y a point de pays où la religion de Calvin et de Luther ait paru sans exciter des persécutions et des guerres.  »

Il en a été de même des jansénistes, quoique sans doute à un moindre degré. Eux aussi étaient des rebelles et des manières de républicains qu’une monarchie ne pouvait souffrir. A vrai dire, c’étaient des demi-calvinistes et des demi-luthériens. « Si les explications d’Arnauld sur la grâce n’étaient pas trop d’accord avec la raison humaine, le sentiment d’Arnauld et des jansénistes semblait trop d’accord avec le pur Calvinisme.  »

Il faut bien remarquer, du reste, que les jansénistes ont « formé un parti » et que cela est assez coupable : « Lorsqu’on arrêta Quesnel on saisit tous ses papiers et on y trouva tout ce qui caractérise un parti formé. Il y avait une copie d’un ancien contrat fait par les jansénistes avec Antoinette Bourignon… qui avait acheté sous le nom de son directeur l’île de Nordstrand, près du Holstein, pour y rassembler ceux qu’elle prétendait associer à une secte de mystiques qu’elle avait voulu établir. » — Il est évident que vouloir fonder un couvent dans une île est un acte qui sent la sédition.

« On trouva encore dans les manuscrits de Quesnel un projet encore plus coupable, s’il n’avait été insensé. Louis XIV ayant envoyé en Hollande en 1684 le comte d’Avaux, avec pleins pouvoirs d’admettre à une trêve de vingt années les puissances qui voudraient y entrer, les jansénistes, sous le nom de Disciples de saint Augustin, avaient imaginé de se faire comprendre dans cette trêve, comme s’ils avaient été un parti formidable, tel que celui des calvinistes le fut si longtemps. Cette idée chimérique était demeurée sans exécution ; mais enfin les propositions de paix des jansénistes avec le roi de France avaient été rédigées par écrit. Il y avait eu certainement dans ce projet une envie de se rendre trop considérables et c’en était assez pour être criminels. On fit aisément croire à Louis XIV qu’ils étaient dangereux.  »

Dans toute cette question des hérétiques, Voltaire est parfaitement hostile aux mesures de rigueur, surtout lorsqu’elles prennent un caractère de cruauté ; mais son principe n’en est pas moins, et il le rappelle de temps en temps, que c’est un délit « après tout » et un acte de rébellion, que d’être d’une autre religion que le gouvernement et de croire à des choses auxquelles il ne croit pas.

« Ce qu’on appelle un janséniste est réellement un fou, parce qu’il prend pour des vérités démontrées des idées particulières16… Il est mauvais citoyen parce qu’il trouble l’ordre de l’Etat. Il est rebelle parce qu’il désobéit.  » (La voix du sage et du peuple.)

Et en effet, c’est son principe ; et, par suite, sa solution pour ce qui est des choses religieuses est celle-ci : il faut un roi pape ; il faut, dans chaque pays, un roi qui gouverne les prêtres comme il gouverne les soldats. Il faut des « deux royaumes » en supprimer un ; il faut des « deux puissances » en abolir une. Le pouvoir spirituel est inutile. Voyez donc qu’en Chine « les lois ne parlent point de peine et de récompenses après la mort… Ils ont cru qu’une police exacte, toujours exercée, ferait plus d’effet que des opinions qui peuvent être combattues, et qu’on craindrait plus la loi toujours présente qu’une loi à venir.  » — « Plus la police se perfectionne, moins on a besoin de pratiques religieuses. » Il faut tolérer les religions, les mépriser et les gouverner. Il n’est pas mauvais, comme Montesquieu le disait déjà, qu’elles soient nombreuses, dans un Etat, pour se contrebalancer et se neutraliser : « S’il n’y avait en Angleterre qu’une religion, son despotisme serait à craindre ; s’il n’y en avait que deux, elles se couperaient la gorge ; mais il y en a trente, et elles vivent en paix et heureuses…  »

Mais surtout il faut les mettre toutes sous le joug du prince et que les citoyens n’obéissent pas à deux pouvoirs, mais à un seul. « En tout temps le prince est en droit de prendre connaissance des règles de ces maisons religieuses, de leur conduite ; il peut réformer ces maisons et les abolir, s’il les juge incompatibles avec les circonstances présentes et avec le bien de la société. » — « S’il y a quelque dispute entre les ecclésiastiques sur la manière d’enseigner ou sur certains points de doctrine, le souverain peut imposer silence aux deux partis et punir ceux qui désobéissent.  »

« Il faut soigneusement distinguer la religion de l’Etat de la religion théologique. Celle de l’Etat exige que les imans tiennent des registres des circoncis, les curés ou pasteurs des registres des baptisés ; qu’il y ait des mosquées, des églises, des temples, des jours consacrés à l’adoration et au repos, des rites établis par la loi ; que les ministres de ces rites aient de la considération sans pouvoir ; qu’ils enseignent les bonnes mœurs au peuple et que les ministres de la loi veillent sur les mœurs des ministres des temples. Cette religion de l’Etat ne peut en aucun temps causer aucun trouble. »

«  Insensés qui n’avez jamais pu rendre un culte pur au Dieu qui vous a faits ! Malheureux que l’exemple des Noachides, des lettrés chinois, des Parsis et de tous les sages n’a jamais pu conduire ! Monstres qui avez besoin de superstitions comme le gosier des corbeaux a besoin de charognes ! On vous l’a déjà dit, et on n’a autre chose à vous dire ; si vous avez deux religions chez vous, elles se couperont la gorge ; si vous en avez trente, elles vivront en paix. Voyez le Grand Turc. Il gouverne des Guèbres, des Banians, des chrétiens grecs, des nestoriens, des romains. Le premier qui veut exciter du tumulte est empalé, et tout le monde est tranquille.  »

« Il ne doit pas y avoir deux puissances dans un Etat. — Dans ma maison reconnaît-on deux maîtres, moi, qui suis le père de famille, et le précepteur de mes enfants, à qui je donne des gages ?… Le prince doit être le maître absolu de toute police ecclésiastique, sans aucune restriction, puisque cette police ecclésiastique est une partie du gouvernement ; et de même que le père de famille prescrit au précepteur de ses enfants les heures de travail, le genre des études, etc., de même le prince peut prescrire à tous ecclésiastiques, sans exception, tout ce qui a le moindre rapport à l’ordre public… Le prince encouragera la religion, qui enseigne toujours une morale pure et très utile aux hommes ; il empêchera qu’on ne dispute sur le dogme, parce que ces disputes n’ont jamais produit que du mal. »

« Le plus absurde des despotismes, le plus humiliant pour la nature humaine, le plus contradictoire, le plus funeste est celui des prêtres, et de tous les empires sacerdotaux, le plus criminel est sans contredit celui des prêtres de la religion chrétienne… Nous avons institué des prêtres afin qu’ils fussent uniquement ce qu’ils doivent être, des précepteurs de morale pour nos enfants. Ces précepteurs doivent être payés et considérés. »

« Il y a plus de quatre mille ans que les empereurs de la Chine sont les premiers pontifes de l’empire ; ils adorent un Dieu unique ; ils lui offrent les prémices d’un champ qu’ils ont labouré de leurs mains.  » — A la vérité l’esprit de tolérance, qui a ses grands dangers, a laissé s’introduire des prêtres dans ce sage empire : « L’esprit de tolérance, qui faisait le caractère de toutes les nations asiatiques, laissa les bonzes séduire le peuple ; mais, en s’emparant de la canaille on les empêcha de la gouverner [ ? — Cela veut dire sans doute qu’en leur permettant de s’emparer de la canaille on les empêcha de la gouverner ] ; on les a traités comme on traite les charlatans ; on les laisse débiter leur orviétan dans les places publiques ; mais s’ils ameutent le peuple, ils sont pendus.  »

L’histoire du genre humain est celle-ci et doit être celle-ci : « Le premier impudent qui osa faire parler Dieu était un composé de fanatisme et de fourberie… Le métier est bon. Mon charlatan forme des élèves qui ont tous le même intérêt que lui. Leur autorité augmente par leur nombre… Le roi du pays fait d’abord un marché avec eux pour être mieux obéi par le peuple ; mais bientôt le monarque est la dupe du marché : les charlatans se servent du pouvoir que le monarque leur a laissé prendre sur la canaille pour l’asservir lui-même. Le monarque regimbe, le prêtre le dépossède, au nom de Dieu. Samuel dépose Saül. Grégoire VII détrône l’empereur Henri IV et le prive de la sépulture. Ce système diabolico-théocratique dure jusqu’à ce qu’il se trouve des princes assez bien élevés et qui aient assez d’esprit et de courage pour rogner les ongles aux Samuel et aux Grégoire. Telle est, il me semble, l’histoire du genre humain.  »

«  On débite actuellement dans Rome la cinquième édition Della Riforma d’Italia, livre dans lequel il est démontré qu’il faut très peu de prêtres et point de moines et où les moines ne sont jamais traités que de canailles. Il faut une religion au peuple ; mais il la faut plus pure et plus dépendante de l’autorité civile. C’est à quoi l’on travaille tout doucement dans tous les Etats. Il n’y a presque aucun prince qui ne soit convaincu de cette vérité ; il y en a quelques-uns qui vont bien plus loin. »

«  Il est temps que le monstre de la superstition soit enchaîné. Les princes catholiques commencent un peu à réprimer ses entreprises ; mais au lieu de couper les têtes de l’hydre, ils se bornent à lui mordre la queue. Ils reconnaissent encore les deux puissances ou du moins ils feignent de les reconnaître. Ils ne sont pas assez hardis pour déclarer que l’Église doit dépendre uniquement des lois du souverain. Il n’y a que votre illustre souveraine (Catherine II) qui ait raison. Elle paye les prêtres. Elle ouvre leur bouche et la ferme. Ils sont à ses ordres et tout est tranquille. »

Mais c’est encore en vers, comme il sied à un poète, que Voltaire a exprimé le plus précisément sa doctrine sur les rapports entre les religions et l’Etat. Ils sont simples. Les prêtres doivent être payés et gouvernés par le gouvernement civil comme des soldats : a Comment, demande-t-il à Frédéric II,

Comment avez-vous pu parmi tant de docteurs,
35 Parmi ces différends que la dispute enfante,
Maintenir dans l’Etat une paix si constante ?
D’où vient que les enfants de Calvin, de Luther,
Qu’on croit, de là les monts, bâtards de Lucifer,
Le Grec et le Romain, l’empesé quiétiste,
40 Le quakre au grand chapeau, le simple anabaptiste,
Qui jamais dans leur loi n’ont pu se réunir,
Sont tous, sans disputer, d’accord pour vous bénir ?
C’est que vous êtes sage et que vous êtes maître.
Si le dernier Valois, hélas ! avait su l’être,
45 Voilà le fruit affreux des pieuses querelles ;
Toutes les factions à la fin sont cruelles ;
Pour peu qu’on les soutienne on les voit tout oser :
Pour les anéantir, il faut les mépriser.
Qui conduit des soldats peut gouverner des prêtres.
La concentration, aux mains du roi, de l’autorité civile et de l’autorité religieuse, voilà le seul régime acceptable chez les nations civilisées :
Malheur aux nations dont les lois opposées Embrouillent de l’Etat les rênes divisées !
50 Le Sénat des Romains, ce conseil de vainqueurs, Présidait aux autels et gouvernait les mœurs,
Restreignait sagement le nombre des vestales,
D’un peuple extravagant réglait les Bacchanales.
Marc Aurèle et Trajan mêlaient, au Champ de Mars,
Le bonnet de pontife au bandeau des Césars.

Voltaire est tellement partisan du roi-pape qu’il en vient à être partisan du Pape-roi. Pourvu que les deux puissances soient confondues, il lui suffit ; et tout est bien ; le bonheur public est assuré :

55 Rome, encore aujourd’hui conservant ces maximes, Joint le trône à l’autel par des nœuds légitimes ;
Ses citoyens en paix, sagement gouvernés,
Ne sont plus conquérants et sont plus fortunés.

Voltaire partisan du pouvoir temporel des Papes, c’est une chose un peu inattendue ; mais elle est logique. A quoi tient Voltaire, c’est à ce qu’il n’y ait qu’un pouvoir dans une nation ; à quoi tient Voltaire, c’est à l’absolutisme, quel qu’il soit, mais il faut qu’il soit ; ou « tout est perdu », comme dit Montesquieu précisément quand il voit le despotisme poindre quelque part.

Montesquieu, peu religieux et très peu chrétien, n’aime ni la religion ni l’Église. Il voit dans la religion une sorte de collège conservateur des droits de l’homme, de la liberté de l’âme, de la liberté individuelle, et il lui sait gré d’être cela. Il voit dans l’Église un pouvoir limitateur et modérateur du pouvoir despotique, et il lui sait gré d’être cela, de pouvoir l’être et d’être toujours prête à le devenir.

Rousseau, ennemi des deux puissances, comme de tout ce qui peut limiter, modérer ou altérer la volonté du « Souverain », c’est-à-dire du peuple, repousse catholicisme et christianisme comme forces antisociales, et veut qu’après les avoir réprimés de manière qu’ils ne soient rien que des opinions individuelles, au-dessus d’eux on établisse une religion d’Etat, le Déisme, la croyance à l’Etre suprême, religion qu’il faudra croire et pratiquer, sous peine d’être exilé ou pendu.

Voltaire, ennemi des deux puissances, comme de tout ce qui peut limiter, modérer ou altérer l’autorité du roi absolu, exècre le christianisme, tout ce qui l’a amené, tout ce qui l’a soutenu, tout ce qu’il a fait, souhaite la liberté religieuse comme en Prusse, en Russie et en Turquie ; et veut que le souverain soit maître absolu de la religion comme de toutes choses.

Chapitre VIII. Organisation sociale : l’état et l’éducation §

I §

Montesquieu ne s’est jamais occupé de questions d’éducation dans un grand détail, non plus, du reste, que Voltaire. Il se contente de dire que dans les monarchies toute l’éducation tend à développer le sentiment de l’honneur et y doit tendre et que cette culture amène « à mettre dans les vertus une certaine noblesse, dans les mœurs une certaine franchise, dans les manières une certaine politesse » ; — que dans les Etats despotiques l’éducation tend à entretenir une profonde ignorance ; car « l’extrême obéissance suppose de l’ignorance chez celui qui obéit et aussi chez celui qui commande : il n’a pas à délibérer, à douter, à raisonner ; il n’a qu’à vouloir » et par conséquent dans ces sortes d’Etat « l’éducation est nulle » ; — enfin que dans le gouvernement républicain on a besoin de toute la puissance de l’éducation, puisque ce gouvernement est fondé sur la « vertu politique », puisque cette vertu est « l’amour des lois et de la patrie », puisque cette vertu est un a renoncement à soi-même » et puisque cette vertu ne peut naître que d’une éducation attentive à l’inspirer sans cesse ; et il va sans dire qu’elle sera inspirée beaucoup plus par l’exemple des pères que par n’importe quel enseignement ; car « on est maître de donner à ses enfants ses connaissances ; mais on l’est encore plus de leur donner ses passions. »

II §

Ce n’est pas dans l’Emile qu’il faut chercher les idées de Rousseau relativement au rôle de l’Etat dans l’éducation ; car, intentionnellement, l’auteur a écarté l’Etat de la question. L’idée fondamentale de l’Emile est précisément qu’il faut soustraire l’enfant à la société, qui ne pourrait que le corrompre ; et par conséquent l’Etat n’intervient en aucune façon dans l’éducation qu’on donne à Emile. Dans l’Emile, Rousseau suppose un père de famille du XVIIIe siècle, qui, convaincu que la société dont il fait partie est complètement gangrenée, que lui-même ne pourrait donner à son fils que des défauts, des vices, des sentiments faux et des idées fauses, confie son fils à un-ange, non pas pour l’instruire, car il ne faut pas enseigner, mais pour surveiller et guider très légèrement dans cet enfant le développement naturel du cœur et de l’esprit. L’Etat, non seulement n’a aucun rôle dans cette affaire, mais c’est aussi loin de lui que possible qu’il faut tenter de mener à bien cette expérience.

Mais dans le Gouvernement de Pologne Rousseau a exposé un système tout différent. Il est sorti de l’idéal et a condescendu à se mettre comme à la portée de la pratique et à coopérer à ce qui est possible. Aussi, dès les premiers mots, revient-il droit à Montesquieu, dont évidemment il se souvient, et qu’il copie ou plutôt qu’il traduit en style oratoire : « C’est ici l’article important. C’est l’éducation qui doit donner aux âmes la forme nationale, et diriger tellement leurs opinions et leurs goûts qu’elles soient patriotes par inclination, par passion, par nécessité. Un enfant en ouvrant les yeux doit voir la patrie, et jusqu’à la mort, ne doit plus voir qu’elle. Tout vrai républicain suce avec le lait de sa mère l’amour de sa patrie, c’est-à-dire des lois et de la liberté. Cet amour fait toute son existence ; il ne voit que la Patrie ; il ne vit que pour elle. Sitôt qu’il est seul, il est nul ; sitôt qu’il n’a plus de patrie, il n’est plus ; et s’il n’est pas mort, il est pis. »

En conséquence, dans les écoles, on n’étudiera que la Patrie, son histoire, sa géographie, ses productions, ses mœurs, ses lois. En conséquence, la loi « réglera la matière, l’ordre et la forme des études ». En conséquence encore, on ne confiera pas ou on n’abandonnera point la fonction d’enseigner « à des étrangers et à des prêtres ». On ne la confiera pas non plus à des hommes de métier : « Gardez-vous de faire un métier de l’état de pédagogue. » On la confiera à des citoyens « tous mariés, s’il est possible, tous distingués par leurs mœurs, leur probité, leur bon sens, leurs lumières » et qui ne professeront qu’un certain temps, pour s’élever ensuite à des emplois « moins pénibles et plus éclatants ». Comme les magistrats, les professeurs doivent être des politiciens stagiaires. « Cette maxime est la clef d’un grand ressort dans l’Etat.  »

Cette éducation, ainsi comprise et ainsi organisée, doit être intégrale, au moins pour les gentilshommes, c’est-à-dire que le plus pauvre des gentilshommes polonais doit avoir le droit de faire donner à ses fils l’éducation la plus élevée et la plus complète : «  Je n’aime point ces distinctions de collèges et d’académies, qui font que la noblesse riche et la noblesse pauvre sont élevées différemment et séparément. Tous étant égaux par la constitution de l’Etat doivent être élevés ensemble et de la même manière ; et si l’on ne peut établir une éducation publique tout à fait gratuite, il faut du moins la mettre à un prix que les pauvres puissent payer. »

III §

Voltaire n’a jamais parlé d’éducation que pour dire, comme nous l’avons rapporté ailleurs, qu’il n’était pas mauvais que les Jésuites élevassent les petits Français concurremment avec les Universités, parce que « l’émulation est une belle chose ». — Il déplore, en un endroit, l’esprit de routine qui est celui de l’Université de Paris et des autres, encore en 1733 : « A l’égard de notre Université, elle ne sait pas encore ce que c’est que Newton. C’est une chose déplorable qu’il ne soit jamais sorti un bon livre des Universités de France et qu’on ne puisse seulement trouver chez elles une instruction passable de l’astronomie, tandis que l’université de Cambridge produit tous les jours des livres admirables de cette espèce. Aussi, ce n’est pas sans raison que les étrangers regardent la France comme la crème fouettée de l’Europe. Je souhaiterais que les Jésuites, qui ont les premiers fait entrer les mathématiques dans l’instruction des jeunes gens, fussent aussi les premiers à enseigner des vérités si sublimes, qu’il faudra bien qu’ils enseignent un jour, quand il n’y aura plus d’honneur à les connaître, mais seulement de la honte à les ignorer.  »

Il a jeté quelque part, sur l’éducation des filles, une boutade qui est piquante, un peu amère, non sans bon sens, et qu’on peut relever pour mémoire et divertissement : « … Vous êtes bien raisonnable pour votre âge. Comment pouvez-vous avoir un tel empire sur vous-même ? — Ce que j’ai de raison, je le dois à l’éducation que m’a donnée ma mère. Elle ne m’a point élevée dans un couvent, parce que ce n’est point dans un couvent que j’étais destinée à vivre… J’entends dire que dans ces couvents, comme dans la plupart des collèges où les jeunes gens sont élevés, on n’apprend guère que ce qu’il faut oublier pour toute sa vie ; on ensevelit dans la stupidité les premiers de nos beaux jours. Vous ne sortez guère de votre couvent que pour être promise à un inconnu qui vient vous épier à la grille ; quel qu’il soit, vous le regardez comme un libérateur, et fût-ce un singe, vous vous croyez trop heureuse ; vous vous donnez à lui sans le connaître, vous vivez avec lui sans l’aimer et bientôt après les deux parties se repentent. Ma mère m’a crue digne de penser de moi-même et de choisir un jour un époux moi-même. Si j’étais née pour gagner ma vie, elle m’aurait appris à réussir dans les ouvrages convenables à mon sexe ; née pour vivre dans la société, elle m’a fait instruire de bonne heure dans tout ce qui regarde la société ; elle a formé mon esprit, en me faisant craindre les écueils du bel esprit ; elle m’a menée à tous les spectacles choisis qui peuvent inspirer le goût sans corrompre les mœurs… et j’ose dire que ces instructions, qu’on ne regarde que comme des amusements, m’ont été plus utiles que les livres.Enfin ma mère m’a toujours regardée comme un être pensant, dont il fallait cultiver l’âme et non comme une poupée qu’on ajuste, qu’on montre et qu’on renferme le moment d’après. »

Chapitre IX. Organisation politique : l’état et l’armée §

I §

Sur les rapports de l’Etat et de l’armée, il n’y a rien dans Voltaire que quelques déclamations sur la guerre dont se moquait cruellement et avec quelque esprit Frédéric II écrivant au seigneur de Ferney.

II §

Dans Rousseau, il y a une théorie assez complète de « l’armée nationale ». Tout citoyen soldat et tout soldat citoyen, comme dans les cantons suisses. « Ce n’est qu’avec des troupes réglées (armées permanentes où le militarisme est un métier) que la puissance exécutrice peut asservir l’Etat. » — « Les troupes réglées, peste et dépopulation de l’Europe, ne sont bonnes qu’à deux fins : ou pour attaquer et conquérir les voisins ou pour enchaîner et asservir les citoyens.  » Ce qu’il faut donc, c’est la nation armée et exercée. « Tout citoyen doit l’être par devoir, nul ne doit l’être par métier. » C’était le système militaire des Romains ; c’est celui des Suisses ; il doit être celui de tout peuple libre et qui veut rester tel. Une armée-milice où tous les citoyens serviraient et chacun « un an seulement » et où, dans le choix des officiers, « on aurait égard non au rang, au crédit et à la fortune, mais uniquement à l’expérience et aux talents », serait une armée excellente, sinon pour l’offensive, du moins pour la défensive.

Les détails où entre ensuite Rousseau sont particuliers à la Pologne, à qui il parle, et n’ont pas d’intérêt général.

III §

Montesquieu s’est très diligemment occupé de la question. Il a été frappé d’abord de l’état de guerre perpétuelle ou de paix armée, c’est-à-dire de guerre perpétuelle, où était déjà l’Europe de son temps et qui était une cause de misère et de ruine pour tous les peuples : « Une maladie nouvelle (nouvelle ?) s’est répandue en Europe ; elle a saisi nos princes et leur a fait entretenir un nombre désordonné de troupes. Elle a ses redoublements et elle devient nécessairement contagieuse ; car sitôt qu’un Etat augmente ce qu’il appelle ses troupes, les autres soudain augmentent les leurs, de façon qu’on ne gagne rien par là que la ruine commune. Chaque monarque tient sur pied toutes les armées qu’il pourrait avoir si ses peuples étaient en danger d’être exterminés et on nomme paix cet état d’effort de tous contre tous. Il est vrai que c’est cet état d’effort qui maintient principalement l’équilibre, parce qu’il éreinte les grandes puissances Aussi l’Europe est-elle si ruinée que les particuliers qui seraient dans la situation où sont les trois grandes puissances de cette partie du monde les plus opulentes, n’auraient pas de quoi vivre. Nous sommes pauvres avec les richesses et le commerce de tout l’univers ; et bientôt, à force d’avoir des soldats, nous n’aurons plus que des soldats et nous serons comme les Tartares. Les grands princes, à force d’acheter les troupes des plus petits, cherchent de tous côtés à payer des alliances, c’est-à-dire presque toujours à perdre leur argent. La suite d’une telle situation est l’augmentation perpétuelle des tributs ; et, ce qui prévient tous les remèdes à venir, on ne compte plus sur les revenus ; mais on fait la guerre avec son capital. Il n’est pas inouï de voir des Etats hypothéquer leurs fonds pendant la paix même et employer pour se ruiner des moyens qu’ils appellent extraordinaires et qui le sont si fort que le fils de famille le plus dérangé les imagine à peine. »

Montesquieu, dont il ne faut lui faire aucun reproche, a signalé cette maladie sans indiquer aucun remède. Il n’y en a que deux, qui sont l’un et l’autre assez chimériques. C’est les Etats-Unis d’Europe, une fédération de toutes les grandes puissances par la désarmement ; ou la conquête de tous les Etats d’Europe, à en excepter si l’on veut les petits, par une grande puissance qui imposerait la « paix romaine » et pourrait, au bout d’un temps assez court, après avoir désarmé tout le monde, se désarmer elle-même. — Le premier est le rêve d’un certain nombre de philanthropes qui comptent sur la persuasion ; le second était peut-être celui de Napoléon Ier et serait même la seule chose, s’il l’a fait, qui le justifierait.

Montesquieu, qui ne songe guère qu’à un seul objet, c’est à savoir à la liberté, et qui n’a guère qu’une préoccupation, c’est à savoir la crainte du despotisme, s’est occupé surtout des rapports de l’armée et de l’Etat au point de vue du danger que l’armée peut faire courir aux libertés publiques. Il se demande s’il convient de « mettre sur une même tête les emplois civils et militaires », c’est-à-dire si l’officier ne doit être qu’officier, le général que général, ou si l’officier peut être homme politique, le général magistrat civil ; et il répond, ce qui est très subtil et assez contestable, que les emplois civils et les emplois militaires doivent être unis dans la République et séparés dans la Monarchie.

« Dans les Républiques il serait bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles ; et dans les Monarchies il n’y aurait pas moins de péril à donner les deux fonctions à la même personne.  »

En effet, dans la République, « on ne prend les armes qu’en qualité de défenseur des lois et de la Patrie ; c’est parce qu’on est citoyen qu’on se fait pour un temps soldat. S’il y avait deux états distingués, on ferait sentir à celui qui, sous les armes, se croit citoyen, qu’il n’est que soldat ».

Sur quoi je dis : où serait le mal ? n’est-il pas plutôt bon que celui qui « pour un temps » est soldat ou officier sache que, pour ce temps, il n’est que soldat ou officier et n’a point à s’occuper du gouvernement civil ou de l’administration civile ni à s’y immiscer ?

Dans les Monarchies, au contraire, «  les gens de guerre n’ont pour objet que la gloire ou du moins l’honneur et la fortune. On doit bien se garder de donner les emplois civils à des hommes pareils ; il faut, au contraire, qu’ils soient contenus par les magistrats civils et que les mêmes gens n’aient pas en même temps la confiance du peuple et la force pour en abuser.  »

Il me semble que ce danger est le même dans une République que dans une Monarchie, si même on ne pourrait pas dire qu’il est plus grand dans une République que dans une Monarchie, la monarchie ayant un monarque qui est un obstacle à l’ambition des gens de force et qui les empêche au moins d’aspirer au pouvoir suprême. C’est dans une République surtout qu’il doit être dangereux qu’un homme soit à la fois imperator et consul ; car alors il est tout, et il paraît que la République des Romains en a su quelque chose.

Ce qui trompe, peut-être, Montesquieu, ici comme quelquefois ailleurs, c’est sa conception de la « vertu » républicaine. Il croit que la vertu est le fondement nécessaire des Républiques, et il a raison ; mais il se laisse aller à croire que cette vertu, c’est-à-dire le dévouement à la Patrie et le « renoncement », comme il dit, existe toujours dans les Républiques et dans chacun des citoyens d’une République. Voyez comme il parle : « On ne prend les armes dans la république qu’en qualité de défenseur des lois et de la patrie » ; et par conséquent on n’a rien à craindre de soldats si vertueux ; et même il ne serait pas bon de leur rappeler par certaines distinctions entre le civil et le militaire qu’ils sont militaires et ne sont plus citoyens ; cela les détacherait, pour ainsi parler, de leur vertu. Voilà comma il raisonne. Mais peut-être son raisonnement repose-t-il sur une pensée trop optimiste. A ceux qui ont la force, l’Etat doit ôter les moyens d’en abuser et surtout ne pas les leur offrir. S’ils sont « vertueux », ils comprendront assez, que c’est dans l’intérêt de l’Etat ; si par hasard ils ne l’étaient pas, la précaution est bonne dans une Monarchie ; elle l’est à plus forte raison dans une République.

Ailleurs, Montesquieu revient, à un point de vue un peu différent, sur cette question. Il prévoit le cas où l’armée, — soit dans une monarchie, soit dans une république ; car il ne fait plus ici la distinction et plutôt parle-t-il d’une république, puisqu’il parle de la Constitution anglaise « où la république se cache sous la forme de la monarchie » — il prévoit donc le cas où l’armée aurait la tendance à confisquer le pouvoir civil à son profit. Et alors il raisonne ainsi. De qui ferez-vous dépendre l’armée ? Du pouvoir législatif, ou du pouvoir exécutif ? Il est dans « la nature des choses » qu’elle dépende de l’exécutif, « son fait consistant plus en action qu’en délibération. » De plus il y a une chose à considérer, c’est que si l’armée dépend du pouvoir législatif, elle n’en dépendra pas ; car elle n’aura pour lui aucun respect » : Il est dans la manière de penser des hommes que l’on fasse plus de cas du courage que de la timidité, de l’activité que de la prudence, de la force que des conseils. L’armée méprisera toujours un Sénat et respectera ses officiers. Elle ne fera point cas des ordres qui lui seront envoyés de la part d’un corps composé de ‘gens qu’elle croira timides et indignes par là de lui commander. »

Il en résultera une chose peut-être assez inattendue. C’est que « sitôt que l’armée dépendra du Corps législatif, le gouvernement deviendra militaire. » Cela n’est pas absolu ; car il y a des circonstances particulières, que Montesquieu énumère, qui peuvent empêcher ou retarder cet effet naturel ; mais cela est presque inévitable. Et si « dans le cas où l’armée est gouvernée par le Corps législatif, des circonstances particulières empêchent le gouvernement de devenir militaire, on tombera dans d’autres inconvénients. De deux choses l’une : ou il faudra que l’armée détruise le gouvernement, ou il faudra que le gouvernement affaiblisse l’armée. Et cet affaiblissement de l’armée aura une cause bien fatale : il naîtra de la faiblesse même du gouvernement. »

Donc l’armée doit dépendre du pouvoir exécutif. Mais alors, c’est le pouvoir exécutif qui, appuyé sur l’armée, va opprimer ? Evidemment. Comment donc faire ? Le seul remède est qu’il n’y ait pas une armée distincte du corps même de la nation ; le seul remède, c’est l’armée nationale, l’armée qui sort de la nation pour un temps très court et qui y rentre incessamment. « Pour que celui qui exécute ne puisse pas opprimer, il faut que les armées qu’on lui confie soient peuple et aient le même esprit que le peuple, comme cela fut à Rome jusqu’au temps de Marius.  »

Et pour que cela soit ainsi, il n’y a qu’un moyen : c’est que ceux qu’on emploie comme soldats « ne soient enrôlés que pour un an, comme il se pratiquait à Rome. »

Il y aurait un autre moyen qui s’offre naturellement à l’esprit, ce serait : « si on a un corps de troupes permanent et où les soldats soient une des plus viles parties de la nation, que la puissance législative puisse le casser sitôt qu’elle le désire ». Mais alors nous retombons dans le cas signalé plus haut, celui où l’armée dépend du Corps législatif, et nous avons vu qu’elle n’en dépend jamais ou qu’il est très difficile qu’elle en dépende ; qu’elle méprisera les ordres venant du Corps législatif et qu’elle n’en tiendra compte ; que les circonstances où le Corps législatif songera à la casser seront précisément celles où elle aura commencé à mépriser les ordres du Corps législatif, et que, séditieuse déjà, elle ne se laissera pas casser par un ordre de ces sénateurs jugés « timides et indignes de lui commander.  »

Il n’y a donc qu’une solution, encore que Montesquieu en indique deux, puisqu’il infirme l’une des deux en même temps qu’il la donne ; il n’y a qu’une solution : l’armée nationale, faite de tous les citoyens, entrant dans l’armée pour un temps très court et rentrant incessamment dans la nation, donc, en réalité ne la quittant pas, étant peuple, restant peuple et ayant le même esprit que le peuple. Il sera même essentiel qu’aucune classe de la nation ne soit exemptée du service militaire, afin que l’armée, non seulement soit bien, comme on dit, une image de la nation, mais soit, au vrai, la nation elle-même ; et afin que l’esprit d’une certaine classe ne devienne pas l’esprit de l’armée. Il ne faudrait pas une armée composée uniquement d’ouvriers, ou une armée composée uniquement de paysans. Il faut une armée où paysans, ouvriers, bourgeois et hommes des classes supérieures soient mêlés et confondus.

Il faut aussi, à cet égard, faire grande attention au corps d’officiers. Ceux-ci ne peuvent pas appartenir aux différentes classes de la nation ; il est fatal qu’ils appartiennent à la bourgeoisie et aux classes supérieures. L’armée dirigée par eux aura donc toujours, à cause d’eux, un caractère aristocratique ; et voilà pourquoi, d’instinct, la démocratie tient l’armée en défiance. Les seuls remèdes à ce mal sont l’abolition de l’armée, ou la nomination des officiers par les soldats. Il est probable que dans les pays démocratiques on emploiera d’abord le second moyen, après quoi il sera inutile de recourir au premier ; car l’abolition de l’armée sera chose faite.

D’ici là, et avec une armée composée de toute la nation et commandée par des officiers tirés de la classe bourgeoise et des classes supérieures, il est certain que la liberté ne court aucun péril immédiat. L’armée « méprisera » sans doute le Corps législatif, comme dit Montesquieu, parce que « c’est dans la manière de penser des hommes » ; mais elle ne le renversera pas, parce que, composée d’hommes de très diverses origines et appartenant à de très divers partis, elle supportera tout naturellement ce que la nation supporte. En d’autres termes, l’armée ne sera pas un parti, et n’aura pas, par conséquent, le terrible inconvénient que présenterait un parti armé. Le jour où elle renverserait le gouvernement, ce serait le signe que toute la nation le rejette ; mais alors il serait déjà tombé depuis longtemps.

N’y a-t-il pas cependant un cas où l’armée, cessant d’être, comme la nation elle-même, partagée entre plusieurs opinions se neutralisant les unes les autres, pourrait devenir un parti elle-même, et prétendre gouverner ? Cette transformation de l’armée nationale en armée-parti est possible ; mais il y faut des conditions multiples, très difficiles à réunir. Aucun général ne tenant à ce qu’un autre général arrive au pouvoir suprême, tout général qui prétendrait à ce pouvoir aurait pour ennemis tous les autres, et l’armée serait un parti, sans doute, mais un parti sans chef et par conséquent très inoffensif. Il faudrait donc : et que l’armée se fût pénétrée tout entière de l’esprit séditieux par horreur pour un gouvernement qu’elle ne se contenterait pas de « mépriser », mais qu’elle aurait en haine ; et que le gouvernement fût faible et mal soutenu par la nation, qui compte pour quelque chose dans une armée nationale toujours en contact et en commerce avec la nation ; et qu’un général fût reconnu unanimement comme leur supérieur et comme leur chef, par tous les généraux de l’armée.

Pour cela il faudrait qu’il y eût eu une guerre, et une guerre glorieuse. Mais dans cette guerre glorieuse plusieurs généraux se seraient distingués et seraient en rivalité, en compétition pour le principat et se neutraliseraient, et ce serait la même chose à cet égard qu’en pleine paix. Il faudrait donc et toutes les conditions précédentes et une guerre glorieuse où un seul général se serait distingué, et de telle sorte qu’il fût le chef incontesté de toute l’armée.

Le cas est évidemment très rare ; il est absolument exceptionnel. Il suffit cependant qu’il puisse se produire pour que le danger existe, et c’est pour cela que les républiques, aristocratiques ou démocratiques, mais particulièrement les démocratiques, parce qu’elles sont en fait des aristocraties de petits bourgeois, redoutent infiniment la guerre, qui, malheureuse, soulèverait contre eux le peuple indigné, heureuse, pourrait leur ramener un maître en uniforme. Les républiques sont naturellement pacifiques et timides.

Sparte, Athènes et Rome ne l’ont pas été ; mais c’est qu’elles étaient, on l’oublie toujours, des aristocraties et même des oligarchies, ce qui est chez nous le peuple étant chez elles des esclaves, et « la cité » étant une caste très restreinte qui avait le même tour d’esprit que la république de Venise. — Mais les républiques vraiment démocratiques ou qui sont à aristocratie très large, sont forcément timides et pacifiques pour les raisons très naturelles que j’ai dites. Toujours en proie à la terreur d’une guerre qui le renverserait en cas d’échec et qui le renverserait en cas de succès, leur gouvernement, premièrement n’attaque jamais ; secondement ne prend jamais cette offensive particulière qui n’est que le moyen de prévenir l’attaque ; car il est des cas où l’offensive n’est qu’une défense préalable et opportune ; troisièmement ne se défend qu’à la dernière extrémité et, à cause de cela, trop tard, sur cette raison qu’une guerre même défensive est encore une terrible chance à courir d’échec ou de trop de succès.

Les républiques, au milieu de monarchies, risquent donc de manquer toutes les occasions de s’agrandir et d’accepter toutes les occasions de déchoir. « Propter vitam vitam perdunt. » Les monarchies ont le plus grand intérêt à créer des républiques autour d’elles et à y entretenir, si elles le peuvent, l’esprit démocratique. Les républiques ont le plus grand intérêt à faire pénétrer dans les monarchies l’esprit démocratique et à les transformer en républiques.

Il va sans dire que ceci est général et non absolu ; qu’il peut exister un peuple où le sentiment national soit si fort et si passionné que, en monarchie, en république, en aristocratie, en gouvernement bourgeois, en gouvernement populaire, ce peuple reste patriote et « fasse marcher » son gouvernement quel qu’il soit et quoi qu’il veuille. Dans un peuple supposé tel et supposé muni d’une armée nationale, le parti militaire semblerait dominer et l’armée semblerait commander. Ce serait pourtant mal raisonner que de le dire ; car, au vrai, ce serait simplement la nation elle-même qui serait militaire et militante.

Cette nation serait extrêmement dangereuse pour ses voisins. Pour ce qui est d’elle-même, elle n’irait pas forcément au despotisme ; car tous les citoyens ayant été soldats ou officiers ou l’étant encore, les chefs de l’Etat ne seraient point des « sénateurs timides » ; mais des gens qui parleraient aux chefs militaires d’égaux à égaux et qui commanderaient avec une autorité militaire, et qui, au milieu des compétitions probables des généraux, n’auraient pas de peine à maintenir leur puissance légale. — LesEtats-Unis donnent quelque idée de ce peuple supposé. Il est à souhaiter, pour eux du moins, qu’ils restent militaires de cette façon-là ; car un peuple trop pacifique finit toujours par être partagé par ses voisins s’il en a, ou par se partager lui-même s’il n’en a pas. Ce qui fait un peuple, ce sont ses traditions et ses souvenirs mais c’est, pour beaucoup, l’instinct de la lutte pour la vie ; car l’instinct de lutte pour la vie c’est l’instinct de la vie elle-même.

Pour nous résumer, en ce qui est des relations de l’armée et de l’Etat, Voltaire ne s’en est pas occupé : Rousseau et Montesquieu ont recommandé l’armée nationale ou nation armée. Montesquieu a, de plus, indiqué qu’il y a antagonisme nécessaire entre l’armée et le gouvernement dans une république, mais que précisément, cet antagonisme, l’institution de l’armée nationale l’atténue jusqu’à le supprimer presque et jusqu’à le rendre, atténué comme il l’est, une très bonne chose ; et que ceci même force une république à instituer une armée nationale, si elle veut conjurer une de ses chances de disparaître.

Chapitre X. Réformes administratives et de législation §

Sous ce titre je range les modifications n’ayant pas précisément un caractère politique qui ont été réclamées ou désirées par les trois philosophes dont nous nous occupons.

I §

Montesquieu s’est beaucoup occupé de la question du divorce. Il était très opposé à l’indissolubilité du mariage. Déjà dans les Lettres Persanes il se prononçait dans ce sens avec une verdeur qui ne me permettra peut-être pas de rapporter tout le passage17 : « … Rien ne contribuait plus à l’attachement mutuel que la faculté du divorce : un mari et une femme étaient sortés à soutenir patiemment les peines domestiques, pachant qu’ils étaient maîtres de les faire finir ; et ils gardaient souvent ce pouvoir en mains toute leur vie sans en user, par cette seule considération qu’ils étaient libres de le faire. Il n’en est pas de même des chrétiens que leurs peines présentes désespèrent pour l’avenir. Ils ne voient dans les désagréments du mariage que leur durée, et pour ainsi dire, leur éternité. De là viennent les dégoûts, les discordes, les mépris, et c’est autant de perdu pour la postérité. A peine a-t-on trois ans de mariage qu’on en néglige l’essentiel ; on passe ensuite trente ans de froideur18 ; il se forme des séparations intestines aussi fortes et peut-être plus pernicieuses que si elles étaient publiques ; chacun vit et reste de son côté, et tout cela au préjudice des races futures… Il ne faut donc pas s’étonner si l’on voit chez les chrétiens tant de ménages fournir un si petit nombre de citoyens… Il est assez difficile de faire bien comprendre la raison qui a porté les chrétiens à abolir le divorce. Le mariage chez tous les peuples du monde est un contrat susceptible de toutes les conventions, et on n’en a dû bannir que celles qui en auraient pu affaiblir l’objet ; mais les chrétiens ne le regardent pas dans ce point de vue : aussi ont-ils bien de la peine à dire ce que c’est.  »

Montesquieu ne se montre pas moins partisan du divorce dans l’Esprit des Lois. Il y va même plus loin, sinon dans la forme, du moins dans le fond, qu’il n’a été du temps des Lettres persanes.Il désirerait, non seulement la faculté de divorce, mais celle de répudiation. «  Il y a cette différence entre le divorce et la répudiation, que le divorce se fait par un consentement mutuel à l’occasion d’une incompatibilité mutuelle ; au lieu que la répudiation se fait par la volonté et pour l’avantage d’une des deux parties, indépendamment de la volonté et de l’avantage de l’autre. »

Montesquieu désire que le droit de répudiation appartienne à la femme aussi bien qu’à l’homme, et — en quoi il a bien raison et se montre humain — il souhaite que ce droit appartienne à la femme plutôt encore qu’à l’homme : « Il est quelquefois si nécessaire aux femmes, de répudier et il leur est toujours si fâcheux de le faire que la loi est dure qui donne ce droit aux hommes sans le donner aux femmes… Il semble qu’entre les mains de l’homme la répudiation ne soit qu’un nouvel abus de sa puissance. Mais une femme qui répudie n’exerce qu’un triste remède. C’est toujours un grand malheur pour elle d’être contrainte d’aller chercher un second mari, lorsqu’elle a perdu la plupart de ses agréments chez un autre… C’est donc une règle générale que dans tous les pays où la loi accorde aux hommes la faculté de répudier, elle doit aussi l’accorder aux femmes. Il y a plus : dans les climats où les femmes vivent sous un esclavage domestique, il ‘semble que la loi doive permettre aux femmes la répudiation et aux maris seulement le divorce.  »

On ne peut pas mieux raisonner. Je dirai même que, par tout pays, la répudiation étant pour les hommes un amusement et pour les femmes un sacrifice auquel elles ne peuvent se résigner que parce que la vie commune est un supplice intolérable, par tout pays les femmes doivent avoir le droit de répudiation, et les maris seulement celui de divorce. Le divorce par consentement mutuel, à la condition que ce consentement soit bien mutuel, et soit, non seulement un consentement, mais une volonté longtemps et à plusieurs reprises exprimée officiellement ; — pour la femme, et non pour l’homme, droit particulier de répudiation, c’est-à-dire d’affranchissement, à la condition que le désir de s’affranchir ne soit pas un caprice, mais une volonté longtemps exprimée et plutôt une nécessité démontrée : voilà, à mon avis, la vérité sur cette affaire.

Ce qui n’est pas une vérité, c’est la raison pourquoi Montesquieu demande divorce, répudiation et autres choses semblables, s’il y en a. Il s’imagine que le divorce sera une chose favorable à la population ! C’est une erreur absolue. Les Romains, que Montesquieu connaît si bien, d’abord ont permis le divorce, c’est-à-dire la répudiation, aux hommes ; ensuite ont permis le divorce aux femmes ; ensuite, ont accepté et régularisé le concubinat ; enfin ont véritablement permis la polygamie, en ce sens que l’homme qui ne pouvait pas habiter avec sa femme avait le droit d’avoir une concubine, sans que le lien avec son épouse fût rompu : quand on confiait aux fonctionnaires une mission lointaine, l’entretien d’une concubine était prévu dans les frais de déplacement. Tout cela était dans le but de conjurer la dépopulation de l’Empire.

Et, pendant ce temps-là, la population de l’Empire diminuait toujours. Gibbon dit à ce propos : « Cette expérience, poursuivie par les Romains avec tant de liberté et si longtemps, démontre, malgré les théories spécieuses sur le divorce, qu’il n’augmente ni le bonheur ni la vertu,  » — ni la population. La population est affaire de mœurs et de tempéraments. L’augmentation de la population indique une bonne santé physique et morale de la nation. Elle est (le signe do complexions saines et de confiance dans l’avenir et dans la vie. Elle est bonne santé et optimisme, deux choses qui vont de conserve. Elle indique aussi frugalité, modération, mépris ou indifférence à l’égard du luxe et des plaisirs.

Loin donc que le divorce soit favorable à la population, il est le signe qu’on ne veut pas peupler. Il est le signe que deuxêtres, n’étant pas capables de vivre ensemble, ne sont pas plus capables de vivre avec d’autres. Il est le signe que sur deux êtres il y en a au moins un, plus souvent deux, qui ne sont pas nés pour le mariage, pour la vie en commun, pour ses abnégations, ses sacrifices, ses patiences et, en d’autres termes, pour la vie sérieuse, et en d’autres termes, pour peupler. Le divorce c’est le célibat. Cela devrait crever les yeux. C’est le regret du célibat, le désir du célibat et le retour au célibat. Il y a des exceptions, mais rares. Le divorce est donc élément de repeuplement à peu près comme le célibat. Quand le divorce se multiplie dans une nation, c’est preuve qu’elle est malsaine, comme quand les célibats s’y multiplient. Il n’y a pas à parler du divorce comme facteur de repeuplement ; mais seulement comme signe d’inaptitude à repeupler.

Il n’en est pas moins vrai que le divorce est chose juste en soi et qu’il n’est pas possible de condamner à vivre ensemble des gens qui ne peuvent pas même « se supporter trente ans. » Ce sont deux malades qu’on sépare, ce qui est raisonnable, ou un être sain qu’on sépare d’un malade, ce qui est raisonnable aussi. Mais il ne faut pas croire que cette mesure sanitaire soit féconde, ou le soit beaucoup, ni que la multiplicité de ces mesures sanitaires indique la santé d’une nation, ni la confirme. Ce ne serait pas très bien raisonner.

II §

C’est surtout, à sa gloire, et c’est la meilleure partie de ses œuvres, aux réformes de législation et d’administration que Voltaire s’est appliqué avec ardeur. Les principales réformes qu’il a demandées dans cet ordre sont : une meilleure perception des impôts ; — l’abolition des douanes intérieures ; — l’unité de la législation ; — la proportion des peines aux délits ; — l’abolition de la procédure secrète ; — l’abolition de la torture ; — l’abolition de la confiscation des biens des condamnés ; — l’interdiction des arrestations arbitraires ; — l’abolition de la peine de mort ; — la suppression de quelques droits seigneuriaux.

Pour ce qui est de la perception des impôts, Voltaire n’a eu qu’à développer, et il l’a fait très brillamment de cent manières, la page magistrale de Montesquieu : « Qu’est-ce qui est plus convenable au prince et au peuple, de la ferme ou de la régie des tributs ? — La régie est l’administration d’un bon père de famille qui lève lui-même avec économie et avec ordre des revenus. Par la régie, le prince est le maître de presser ou de retarder la levée des tributs, ou suivant ses besoins, ou suivant ceux de ses peuples. Par la régie il épargne à l’Etat les profits immenses des fermiers qui l’appauvrissent d’une infinité de manières. Par la régie il épargne aux peuples le spectacle des fortunes subites qui l’affligent. Par la régie, l’argent levé passe par peu de mains ; il va directement au prince et par conséquent revient plus promptement au peuple. Par la régie le prince épargne au peuple une infinité de mauvaises lois qu’exige toujours de lui l’avarice importune des fermiers qui montrent un avantage présent dans des règlements funestes pour l’avenir. Comme celui qui a l’argent est toujours le maître de l’autre, le traitant se rend despotique sur le prince lui-même : il n’est pas législateur ; mais il le force à donner des lois… L’histoire des monarchies est pleine des maux faits par les traitants. »

Voltaire a répété cela pendant une vingtaine d’années, avec moins de force que Montesquieu, mais avec une verve et une variété admirables. Il faut lire, sur cette affaire, l’Homme aux quarante écus, et le petit poème intitulé les Finances.On sait, du reste, que Voltaire, bienfaiteur une fois de plus du pays qu’il habitait, avait réussi à faire mettre « en régie » le district de Gex, après indemnité payée aux financiers.

Il a poursuivi l’abolition des douanes intérieures avec la même énergie et la même persévérance : « Pourquoi les provinces de ce royaume furent-elles toujours réputées étrangères l’une à l’autre, de sorte que les marchandises de Normandie, transportées par terre en Bretagne, payent des droits comme si elles venaient d’Angleterre ? Pourquoi n’est-il pas permis de vendre en Picardie le blé recueilli en Champagne sans une permission expresse, comme on obtient à Rome pour trois jules la permission de lire les livres défendus ?… »

« Vous voyagez dans une province de cet empire et vous achetez des choses nécessaires à la vie, au vêtir, au manger, au boire, au coucher. Passez-vous dans une autre province : on vous fait payer des droits pour toutes ces denrées comme si vous veniez d’Afrique. Vous en demandez la raison ; on ne vous répond pas, ou si l’on daigne vous parler, on vous répond que vous venez d’une province réputée étrangère ; et que par conséquent il faut payer, pour la commodité du commerce. Vous cherchez en vain à comprendre comment des provinces du royaume sont étrangères au royaume… J’admirai ce régime…  »

L’unité de la législation ne lui paraissait pas moins à désirer que l’unité économique du royaume. « Cent quarante coutumes ! » répétait-il sans cesse, et « cent quarante-quatre mesures différentes ! » — « Je ne fus pas moins surpris lorsque je rencontrai un plaideur au désespoir, qui m’apprit qu’il venait de perdre au-delà du ruisseau le plus prochain le même procès qu’il avait gagné la veille en deçà. Je sus par lui qu’il y a dans le pays autant de codes différents que de villes. La conversation excita ma curiosité. « Notre nation est si sage, me dit-il, qu’on n’y a rien de réglé. Les droits, les coutumes, les lois, les rangs, les prééminences, tout y est arbitraire, tout y est abandonné à la prudence de la nation… »

La jurisprudence est, du reste, en France, « dans un véritable chaos ». — « Vous y ferez voir, écrit Voltaire à M. Servan, combien la jurisprudence est incertaine en France. Concevez-vous rien de plus ridicule qu’un promoteur ou un official ? [homme d’église qui fait dans la juridiction ecclésiastique ce que le procureur du roi fait dans la juridiction laïque.] Mais, en vérité nous avons des juridictions encore plus étonnantes, des tribunaux pour les greniers à sels, des cours supérieures pour le vin et pour la bière, un auguste sénat pour juger si les fermiers généraux doivent fouiller dans la poche des passants, sénat qui fait presque autant do bien à la nation que les quatre-vingt mille commis qui la pillent. Enfin, Monsieur, dans les premiers corps de l’État que de droits équivoques et que d’incertitudes ! Les Pairs sont-ils admis dans le Parlement ou le Parlement est-il admis dans la Cour des Pairs ? Le Parlement est-il substitué aux Etats généraux ? Le Conseil d’Etat est-il en droit de faire des lois sans le Parlement ? Le Parlement…  »

« Nos petits-enfants s’étonneront que la France ait été composée de provinces devenues, par la législation même, ennemies les unes des autres. On ne pourra comprendre à Lyon que les marchandises du Dauphiné aient payé des droits comme si elles venaient de Russie. On change de lois en changeant de chevaux de poste ; on perd au-delà du Rhône un procès qu’on gagne en deçà. On accorde le secours d’un avocat à un banqueroutier évidemment frauduleux, et on le refuse à un homme accusé d’un crime équivoque. Si un homme qui a reçu un assigné pour être ouï est absent du royaume et s’il ignore le tour qu’on lui joue, on commence par confisquer son bien… »

Dans la législation criminelle, Voltaire réclama avant tout la proportion des peines aux délits, comme Beccaria, son maître en ceci, et non pas son élève, comme on l’a cru ; car le Traité des délits et des peines est antérieur aux campagne de Voltaire sur ce sujet. Il faut songer qu’à cette époque la peine de mort était prodiguée. On punissait de mort non seulement le sacrilège, et cela sur les textes les plus obscurs, remontant à saint Louis, ou sur des textes du temps de Louis XIV se rapportant au sortilège et non au sacrilège ; mais encore l’infanticide, même par simple manque de soins ; mais encore le vol domestique, et une servante fut exécutée pour avoir dérobé trois douzaines de serviettes19 ; mais encore le manquement aux règles de l’abstinence ; et un hobereau de Franche-Comté fut exécuté pour avoir mangé un cuissot de chevreuil un vendredi.

Montesquieu avait, comme on sait, déjà protesté contre la prodigalité de la peine de mort, et réclamé, lui bien avant Beccaria, la proportion de la peine au délit : « Il est essentiel que les peines aient de l’harmonie entre elles, parce qu’il est essentiel qu’on évite plutôt un grand crime qu’un moindre, ce qui attaque plus la société que ce qui la choque moins. C’est un grand mal parmi nous de faire subir la même peine à celui qui vole sur un grand chemin et à celui qui vole et assassine. Il est visible que, pour la sûreté publique, il faudrait mettre quelque différence dans la peine. » (Esprit, VI, 16.)

Voltaire demanda sans cesse un adoucissement du code pénal ou plutôt des coutumes pénales ; car le code sur ce point était un fouillis, comme sur les autres. « Le meilleur usage établi en Prusse comme dans toute l’Allemagne et en Angleterre, est qu’on n’exécute personne sans la permission expresse du souverain. Cette coutume était établie autrefois en France. On est un peu trop expéditif chez nous. On y roue les gens de broc en bouche, avant que le voisinage même en soit informé ; et les cas les plus graciables échappent à l’humanité du souverain.  »

L’obligation de motiver les arrêts serait au moins une bonne précaution. «  La France est le seul pays où les arrêts ne soient pas motivés. Les Parlements crient contre le despotisme ; mais ceux qui font mourir les citoyens sans dire pourquoi sont assurément les plus despotiques de tous les hommes.  »

La procédure criminelle surtout a appelé l’attention de Voltaire, et il a signalé tout ce qu’elle avait d’arbitraire, d’injuste et d’intentionnellement dangereux pour l’accusé. Suivons l’accusé dans le cours de son affaire. D’abord il peut être arrêté arbitrairement eh dehors de toute formalité protectrice, par simple caprice du procureur du roi et sans que celui-ci soit obligé, au moins, de le faire juger dans un délai déterminé. Voltaire proteste : « La loi qui permettrait d’emprisonner un citoyen sans information préalable et sans formalité juridique serait tolérable dans un temps de trouble et de guerre ; elle serait tyrannique et tortionnaire en temps de paix. »

Ensuite l’accusé est interrogé secrètement. Voltaire proteste : « Chez les Romains tous les procès s’instruisaient publiquement. Cette noble jurisprudence est en usage en Angleterre.  » — « Est-ce à la justice à être secrète ? Il n’appartient qu’au crime de se cacher. C’est la jurisprudence de l’Inquisition. — « Plonger un homme dans un cachot, l’y laisser seul en proie à son angoisse et son désespoir, l’interroger seul quand sa mémoire doit être égarée par les angoisses de la crainte et du trouble entier de la machine, n’est-ce pas attirer un voyageur dans une caverne de voleurs pour l’y assassiner ? En Angleterre, île fameuse par tant d’atrocités et par tant de bonnes lois, les jurés étaient eux-mêmes les avocats de l’accusé. Depuis le temps d’Edouard VI, ils aidaient sa faiblesse, ils lui suggéraient toutes les manières de se défendre. Mais, sous le règne de Charles II, on accorda le ministère de deux avocats à tout accusé, parce qu’on considéra que les jurés ne sont juges que du fait et que les avocats connaissent mieux les pièges et les évasions de la jurisprudence. En France le code criminel paraît dirigé pour la perte des citoyens, en Angleterre pour leur sauvegarde. »

Est-ce tout ? Non. Les témoins aussi sont interrogés secrètement. Voltaire proteste : « Chez les Romains les témoins étaient entendus publiquement, en présence de l’accusé, qui pouvait leur répondre, les interroger lui-même ou leur mettre en tête un avocat. Cette procédure était noble et franche ; elle respirait la magnanimité romaine. Chez nous tout se fait secrètement. Un seul juge, avec son greffier, entend les témoins l’un après l’autre. Cette procédure, établie par François Ier, fut autorisée par l’ordonnance de Louis XIV en 1670. Une méprise seule en fut la cause. On s’était imaginé, en lisant le code, de testibus, que ces mots « testes intrare judicii secretum  » signifiaient que les témoins étaient interrogés en secret. Secretum signifie simplement le cabinet du juge. Intrare secrelum., pour dire parler secrètement, ne serait pas latin. Ce fut un solécisme qui fit cette partie de notre jurisprudence. »

Et quelles précautions on semble avoir prises pour que le témoin ne dise absolument que ce que le juge désire qu’il dise ! « Les déposants sont, pour l’ordinaire, des gens de la lie du peuple et à qui le juge, enfermé avec eux, peut faire dire ce qu’il voudra. » Mais il y a bien plus : « ces témoins sont entendus une seconde fois, toujours en secret, ce qui s’appelle récolement. Et si, après ce récolement, ils se rétractent dans leurs dépositions ou s’ils les changent… ils sont punis comme faux témoins. De sorte que, lorsqu’un homme d’un esprit simple et ne sachant pas s’exprimer, mais ayant le cœur droit et se souvenant qu’il en a dit trop ou trop peu, qu’il a mal entendu le juge ou que le juge l’a mal entendu, révoque, par un principe de justice, ce qu’il a dit, il est puni comme un scélérat, d’où il suit qu’il est forcé souvent de soutenir un faux témoignage par la seule crainte d’être traité en faux témoin. »

Montesquieu avait déjà indiqué que la procédure secrète tenait au gouvernement despotique, en était une forme et avait comme marché du même progrès que lui : «  Les duels avaient introduit une forme de procédure publique. L’attaque et la défense étaient également connues. « Les témoins, dit Beaumanoir, doivent dire leur témoignage devant tous. » Le commentateur Boutillier dit avoir appris d’anciens praticiens et de quelques vieux procès écrits à la main qu’anciennement en France les procès se faisaient publiquement et, dans une forme non guère différente des jugements publics des Romains… Dans la suite il s’établit une forme de procéder toute secrète. Tout était public, tout devient caché : les interrogations, les informations, les récolements, les confrontations, les conclusions de la partie publique ; et c’est l’usage d’aujourd’hui. La première forme de procéder convenait au gouvernement d’alors, comme la nouvelle était propre au gouvernement qui a été établi depuis…  » [Esprit, XXVIII, 34.)

Le prévenu ainsi interrogé, ainsi accusé presque forcément par les témoins même favorables à lui, va subir encore un interrogatoire, destiné à le forcer à se reconnaîre coupable. Cet interrogatoire, c’est la « question » ordinaire et extraordinaire ; c’est la torture. Elle est abolie en Prusse depuis 1743, en Angleterre depuis le commencement du xviiiesiècle, en Russie, en Autriche, en Hesse depuis quelque temps ; mais elle fleurit en France merveilleusement. Montesquieu l’a flétrie en termes éloquents : « Parce que les hommes sont méchants, la loi est obligée de les supposer meilleurs qu’ils ne sont. Ainsi… l’on juge que tout enfant conçu pendant le mariage est légitime : la loi a confiance en la mère comme si elle était la pudicité même. Mais la question contre les criminels n’est pas dans un cas forcé comme ceux-ci. Nous voyons aujourd’hui une nation très policée la rejeter sans inconvénient. Elle n’est donc pas nécessaire par sa nature. Les citoyens d’Athènes ne pouvaient être mis la question, excepté dans le crime de lèse-majesté. Quant aux Romains, la loi fait voir que la naissance, la dignité, la profession de la milice garantissaient de la question, si ce n’est dans le cas de lèse-majesté. Voyez les sages restrictions que les lois des Wisigoths mettaient à cette pratique. Tant d’habiles gens et tant de beaux génies ont écrit contre cette pratique que je n’ose en parler à présent. J’allais dire qu’elle pourrait convenir dans les gouvernements despotiques, où tout ce qui inspire la crainte entre plus dans les ressorts du gouvernement. J’allais dire que les esclaves chez les Grecs et les Romains… Mais j’entends la voix de la nature qui crie contre moi. »

Montesquieu l’a donc flétrie. Ç’a été en vain. Dès 1670, Pussort et Lamoignon ont reconnu que la question était inutile ; vingt philosophes, moralistes, jurisconsultes l’ont condamnée, c’est à savoir Cicéron, Quintilien, Ulpien, Saint Augustin, Montaigne, Charron, La Bruyère, Racine, La Roche-Flavin dans son ouvrage sur les Parlements de France20, le jésuite Spée dans ses Causæ criminales, sive liber de processu contra sagas21. Mais tout cela n’a fait que blanchir, et la torture est en singulier honneur au pays de France. On torture à Paris à l’eau et aux brodequins. On torture à Rennes en serrant le pouce ou une jambe du patient avec des machines de fer appelées valets, ou en lui brûlant méthodiquement les pieds devant le feu ; on torture à Besançon en liant les bras du patient derrière son dos et en le hissant en l’air à l’aide d’une poulie par une corde attachée aux bras liés, ou encore en attachant aux orteils de chaque pied du patient un gros poids de fer ou de pierre, et en élevant en l’air le patient ainsi accommodé ; car il y a en France une grande variété de coutumes dans les supplices comme dans la loi.

Ces pratiques sont considérées par Voltaire comme monstrueuses. « La loi, dit-il, n’a pas encore condamné les accusés, et on leur inflige, dans l’incertitude où l’on est de leur crime, un supplice beaucoup plus affreux que la mort qu’on leur donne quand on est certain qu’ils la méritent. » — « On ne rencontre dans les livres qui tiennent lieu de code en France que ces mots affreux : question préparatoire, question provisoire, question ordinaire, question extraordinaire, question avec réserve de preuves, question sans réserve de preuves, question en présence de deux conseillers, question en présence d’un médecin, question en présence d’un chirurgien, question qu’on donne aux femmes et aux filles pourvu qu’elles ne soient pas enceintes. Il semble que tous ces livres aient été composés par le bourreau ; on est bien surpris de trouver dans ce code d’horreur une lettre du chancelier d’Aguesseau, du 4 janvier 1734, dans laquelle sont ces propres termes : « Ou la preuve du crime est complète, ou elle ne l’est pas. Au premier cas il n’est pas douteux qu’on doive prononcer la peine portée par les ordonnances ; mais dans le second cas il est aussi certain qu’on ne peut ordonner que la question ou un plus ample informé. » — Quel est donc l’empire du préjugé, illustre chef de la magistrature ? Quoi ! vous n’avez pas de preuves, et vous punissez pendant deux heures un malheureux par mille morts !… Vous savez assez que c’est un secret sûr pour faire dire tout ce qu’on voudra à un innocent qui aura des muscles délicats et pour sauver un coupable robuste… Est-il possible qu’il vous soit égal d’ordonner ou des tourments affreux ou un plus ample informé ? Quelle épouvantable et ridicule alternative !… »

« La torture, qu’aucun citoyen ni de la Grèce ni de Rome ne subit jamais » — (c’est faux, et c’est précisément parce que la torture a passé du droit grec dans le droit romain que les modernes en ont hérité ; mais Voltaire ne peut pas se figurer qu’il y ait eu des coutumes barbares avant l’avènement du Christianisme) — « a paru aux jurisconsultes compatissants et sensés pire que la mort… Elle a été abolie en Angleterre et dans une partie de l’Allemagne ; elle est depuis peu proscrite dans un empire de plus de deux mille lieues [Russie] , et s’il n’y a pas plus de crimes dans ces pays que parmi nous, c’est une preuve que la torture est aussi condamnable que les délits qu’on croit prévenir par elle et qu’on ne prévient pas… »

« J’ai toujours présumé que la question, la torture, avait été inventée par des voleurs qui étaient entrés chez un avare, et n’y ayant pas trouvé son trésor, lui firent subir mille tortures jusqu’à ce qu’il le leur découvrit… Il est aussi absurde d’infliger là torture pour parvenir à la connaissance d’un crime qu’il était absurde autrefois d’ordonner le duel pour juger un coupable ; car souvent le coupable était vainqueur, et souvent le coupable vigoureux résiste à la question, tandis que l’innocent débile y succombe. »

Il n’y a qu’un cas où Voltaire admet la torture et la question ordinaire et extraordinaire, et, comme on le pense bien, c’est le cas de lèse-majesté. Il est là-dessus de l’avis des rois, et même il est un peu plus royaliste que le roi, car Catherine II abolit la torture même dans le cas qui l’intéressait personnellement. Lorsque l’Impéralrice-reine demanda sur cet objet l’avis des jurisconsultes les plus éclairés de ses Etats, celui qui proposa d’abolir la torture crut qu’il était honnête de soutenir que les seuls cas pour lesquels elle pût être conservée étaient les cas de lèse-majesté. L’Impératrice lut son mémoire et abolit la torture sans aucune réserve.

Frédéric II était partisan de cette exception, mais, chose curieuse, pour les Etats républicains. « La torture, écrit-il dans sa lettre du 11 octobre 1777 à Voltaire, nous l’avons abolie et il y a plus de trente ans que l’on n’en fait plus usage, mais dans les Etats républicains il y aura peut-être quelque exception à faire pour les cas qui sont des crimes de haute trahison : comme, par exemple, s’il se trouvait à Genève des citoyens assez perfides pour former un complot avec le roi de Sardaigne pour lui livrer leur patrie. Supposé qu’on découvrît un des coupables et qu’il fallût s’éclaircir nécessairement de ses complices pour trancher la racine de la conjuration, dans ce cas je crois que le bien public voudrait qu’on donnât la question au délinquant. »

Voltaire, bien avant cette lettre, a toujours été de l’avis de Frédéric II, en étendant cette opinion à tous les crimes contre la sûreté de l’Etat : « J’oserais croire qu’il n’y a qu’un seul cas où la torture paraît nécessaire : et c’est l’assassinat de Henri IV, l’ami de notre république22, l’ami de l’Europe, celui du genre humain. Le crime de sa mort perdait la France, exposait nos provinces, troublait vingt Etats. L’intérêt de la terre était de connaître les complices de Ravaillac.  »

« La torture… ne doit être réservée que pour les Châtel et les Ravaillac, dont tout un royaume est intéressé à découvrir les complices… »

«  Si l’on donne la question à des Jacques Clément, à des Jean Châtel, à des Ravaillac, à des Damiens, personne ne murmurera ; il s’agit de la vie d’un roi et du salut de tout l’Etat… »

On objectera que toutes les raisons données par Voltaire contre la torture en cas ordinaire s’appliquent au cas de lèse-majesté, et que l’on risque tout autant, en torturant les complices supposés de Damiens, de faire périr des innocents qu’en torturant les complices présumés de La Barre ou de Martin. Voltaire est trop intelligent pour n’avoir pas vu la contradiction ; mais il répondrait sans doute que dans le cas de lèse-majesté, il s’agit moins de trouver des complices que d’en inventer, pour frapper un plus grand nombre d’ennemis du gouvernement, pour « trancher la racine de la conjuration », comme dit Frédéric, et pour inspirer une terreur salutaire aux hommes qui ont d’autres idées que le prince ; et cela est tout à fait dans les maximes de Voltaire, de la royauté et, du reste, de tout gouvernement.

Voilà donc l’accusé arrêté arbitrairement, interrogé secrètement, chargé par des témoins qui ne peuvent guère qu’exprimer la pensée du juge, convaincu par les aveux que la torture lui a arrachés. Il est exécuté. Le plus souvent il était innocent.

Mais si, sachant ce qui l’attend presque nécessairement, il se dérobe par la fuite à une procédure si dangereuse, que lui arrive-t-il ? Il est condamné « par défaut », et sans doute il n’est pas puni en sa personne, mais ses biens sont confisqués. « L’accusé, en fuyant, s’expose à être condamné, soit que le crime ait été prouvé, soit qu’il ne l’ait pas été.— Quelques jurisconsultes, à la vérité, ont assuré que le contumax ne devait pas être condamné si le crime n’était pas clairement prouvé ; mais d’autres jurisconsultes, moins éclairés et peut-être plus suivis, ont eu une opinion contraire : ils ont osé dire que la fuite de l’accusé était une preuve de crime, que le mépris qu’il marquait pour la justice en refusant de comparaître méritait le même châtiment que s’il était convaincu. Ainsi, suivant la secte de jurisconsultes que le juge aura embrassée, l’innocent sera absous ou condamné… Sous le règne de Louis XIV, on a fait deux ordonnances qui sont uniformes dans tout le royaume. Dans la première, qui a pour objet la procédure civile, il est défendu aux juges de condamner en matière civile par défaut, quand la demande n’est pas prouvée ; mais dans la seconde, qui règle la procédure criminelle, il n’est point dit que, faute de preuves, l’accusé sera renvoyé. Chose étrange ! La loi dit qu’un homme à qui l’on demande quelque argent ne sera condamné par défaut qu’au cas que la dette soit avérée ; mais s’il s’agit de la vie, c’est une controverse au barreau de savoir si l’on doit condamner le contumax quand le crime n’est pas prouvé ! Et la loi ne résout pas la difficulté ! »

Voilà donc un innocent, qui a eu peur de ne pas être reconnu pour tel, condamné et ses biens confisqués. La confiscation, même pour les condamnés jugés contradictoirement, même pour les criminels les plus incontestablement criminels, est encore une monstruosité. Elle punit les enfants des fautes des pères, ce qui est peut-être théologique, mais non point juste aux yeux de la raison purement humaine. Par suite de cette règle épouvantable, reçue au barreau : « Qui confisque le corps confisque les biens », la famille d’un suicidé est condamnée à mourir de faim ; la famille d’un homme condamné aux galères pour avoir donné asile à un prédicant protestant est condamnée à mourir de faim ; la famille d’un homme envoyé aux mêmes galères pour avoir écouté un mauvais sermon dans une caverne ou dans un désert est condamnée à mourir de faim. C’est une loi introduite dans la République romaine par Sylla. « Une rapine inventée par Sylla » pour soudoyer ses sicaires « n’était peut-être pas un exemple à suivre ».

La confiscation est, en France, un privilège de certaines provinces. Elle n’est point admise dans les pays de droit romain, le ressort du Parlement de Toulouse excepté. Elle n’est point admise complètement dans certains pays de droit coutumier, Bourbonnais, Berry, Maine, Poitou, Bretagne, où, au moins, elle respecte les immeubles. Elle était en vigueur autrefois à Calais, et les Anglais l’abolirent quand ils y furent les maîtres. « Il est assez étrange que les habitants de la capitale vivent sous une loi plus rigoureuse que ceux des petites villes, tant il est vrai que la jurisprudence française a été établie au hasard, comme on bâtit les chaumières dans un village ».

Montesquieu avait déjà dit : « Dans les Etats modérés… les confiscations rendraient la propreté des biens incertaine. Elles dépouilleraient les enfants innocents. Elles détruiraient une famille lorsqu’il ne s’agirait que de punir un coupable. Dans les républiques elles feraient le mal d’ôter l’égalité qui en fait l’âme, en privant un citoyen de son nécessaire physique…  »

La confiscation injuste, tyrannique, meurtrière d’innocents, doit être abolie.

Remarquez, ce que Voltaire ne remarque point, parce cela le conduirait à des conclusions qui ne seraient pas de son goût, que la confiscation était une chose horrible sous l’ancien régime, mais atténuée cependant par la séparation des pouvoirs. A qui va le bien confisqué ? A l’Etat. Mais le juge de l’ancien régime, le juge indépendant, de par l’infâme vénalité, n’a aucun intérêt à enrichir l’Etat, à enrichir le roi. Il ne cherche donc pas à trouver des coupables pour confisquer leurs biens. Supposez, au contraire, que le juge ne soit qu’un fonctionnaire du gouvernement. Tout gouvernement a intérêt à confisquer tout ce qu’il peut, d’abord pour s’enrichir, ensuite pour punir ses ennemis, ensuite pour les appauvrir et les affaiblir en les appauvrissant. Donc le juge qui sera un simple agent du gouvernement, pour obtenir ses faveurs, cherchera des riches à dépouiller, et pour les dépouiller les soupçonnera coupables, les verra coupables, les condamnera comme coupables, le tout inconsciemment et de la meilleure foi du monde. Tout homme riche ou à l’aise sera donc supposé coupable, et, du reste, sollicité, attiré, encouragé à l’être, pour devenir une proie. Sous la Révolution, dans les villages, comme les biens des émigrés étaient confisqués, que faisait-on ? Par des vexations méthodiques on forçait le hobereau à émigrer, encore qu’il ne le voulût nullement, et puis, quand il avait émigré, on confisquait son bien comme bien d’émigré. Autant en ferait la magistrature si la confiscation était établie Les gouvernements modernes, en possession d’une magistrature dévouée, et qui ne peut être que dévouée, auront sans doute l’idée de rétablir la confiscation comme moyen d’augmenter leurs ressources, de niveler les trop grosses fortunes, d’appauvrir et d’affaiblir leurs ennemis, toutes choses qui sont dans les vues ordinaires des gouvernants.

Enfin Voltaire, sans insister beaucoup sur ce point, a réclamé quelquefois l’abolition de la peine de mort. « On a dit, il y a longtemps, qu’un homme pendu n’est bon à rien… Il ne s’agit pas ici de discuter quelle est la punition la plus douce, mais la plus utile. Le grand objet est de servir le public, et sans doute un homme dévoué pour tous les jours de sa vie à préserver une contrée d’inondations par des digues ou à creuser des canaux qui facilitent le commerce, ou à dessécher des marais empestés, rend plus de services à l’Etat qu’un squelette branlant à un poteau ou plié en morceaux sur une roue de charrette.  »

Il n’y a qu’un cas où Voltaire réclame éloquemment la peine de mort : c’est le cas où quelqu’un commet le crime de n’être pas de son avis. Il l’a réclamée sans hésitation contre Jean-Jacques Rousseau dans ses Sentiments des citoyens (1764), qui se terminent ainsi : « Il suffit de l’avertir que la ville qu’H [ Rousseau ] veut troubler, le désavoue avec horreur. S’il a cru que nous tirerions l’épée pour le roman d’Emile, il peut mettre cette idée dans le nombre de ses ridicules et de ses folies. Mais il faut lui apprendre que, si l’on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux.  » — Le gouvernement de philosophes qu’a toujours rêvé Voltaire aurait certainement aboli la peine de mort, en la réservant uniquement aux écrivains qui auraient critiqué ses actes, ce qui n’a rien que de naturel.

Voltaire a résumé, en quelque sorte, toutes ses campagnes contre la mauvaise législation, la mauvaise jurisprudence et les mauvaises mœurs judiciaires de son temps dans la jolie page suivante :

« … André Destouches : Bravo ! Et votre jurisprudence est-elle aussi parfaite que le reste de votre administration ? — Croutef : Elle est bien supérieure. Nous n’avons point de lois ; mais nous avons cinq ou six mille volumes sur les Lois. Nous nous conduisons d’ordinaire par des coutumes ; car on sait qu’une coutume, ayant été établie par le hasard, est toujours ce qu’il y a de plus sage. Et, de plus, chaque coutume ayant nécessairement changé dans chaque province, comme les habillements et les coiffures, les juges peuvent choisir à leur gré l’usage qui était en vogue il y a quatre siècles ou celui qui régnait l’année passé ; c’est une variété de législation que nos voisins ne cessent d’admirer ; c’est une fortune assurée pour les praticiens, une ressource pour tous les plaideurs de mauvaise foi et un argument infini pour les juges qui peuvent, en sûreté de conscience, décider des causes sans les entendre. — André Destouches : Mais pour le criminel, vous avez du moins des lois constantes ? — Croutef : Dieu nous en préserve ! Nous pouvons condamner au bannissement, aux galères, à la potence, ou renvoyer hors de cour, selon que la fantaisie nous en prend. Nous nous plaignons quelquefois du pouvoir arbitraire de Monsieur le barcalon [premier ministre] ; mais nous voulons que tous nos jugements soient arbitraires. — André Destouches : Cela est juste. Et de la question, en usez-vous ? — Croutef : C’est notre plus grand plaisir. Nous avons trouvé que c’est un secret infaillible pour sauver un coupable qui a les muscles vigoureux, les jarrets forts et souples, les bras nerveux et les reins doubles, et nous rouons gaiement tous les innocents à qui la nature a donné des organes faibles. Voici comment nous nous y prenons, avec une sagesse et une prudence merveilleuses. Comme il y a des demi-preuves, c’est-à-dire des demi-vérités, il est clair qu’il y a des demi-innocents et des demi-coupables. Nous commençons donc par leur donner une demi-mort ; après quoi nous allons déjeuner ; ensuite vient la mort tout entière, ce qui nous donne dans le monde une grande considération, qui est le revenu du prix de nos charges. — André Destouches : … Apprenez-moi ce que deviennent les biens des condamnés ? — Croutef : Les enfants en sont privés ; car vous savez que rien n’est plus équitable que de punir tous les descendants d’une faute de leur père… » André Destouches, qui était un peu distrait, comme tous les musiciens, répondit au Siamois que que la plupart des airs qu’il venait de chanter lui paraissaient un peu discordants… Mais Croutef continua en ces termes : « … C’est dans cette partie que nous excellons. Par exemple il y a mille circonstances où une fille étant accouchée d’un enfant mort, nous réparons la perte de l’enfant en faisant pendre la mère, moyennant quoi elle est manifestement hors d’état de faire une fausse couche… Si une pauvre servante s’est approprié maladroitement trois ou quatre pièces de cuivre qui étaient dans la cassette de sa maîtresse, nous ne manquons pas de tuer cette servante en place publique : premièrement de peur qu’elle ne se corrige ; secondement afin qu’elle ne puisse donner à l’Etat des enfants en grand nombre, parmi lesquels il s’en trouverait peut-être un ou deux qui pourraient voler trois ou quatre pièces de cuivre ou devenir de grands hommes ; troisièmement parce qu’il est juste de proportionner la peine au crime et qu’il serait ridicule d’employer dans une maison de force à des travaux utiles une personne coupable d’un forfait si énorme.  »

Voltaire n’a pas été moins bien inspiré en réclamant l’institution des « juges de paix » si naturelle et si excellente qu’il semble qu’elle ait existé de tout temps, et qui n’existait nullement au XVIIIe siècle : « La meilleure loi, le plus excellent usage, le plus utile que j’aie jamais vu, c’est en Hollande. Quand deux hommes veulent plaider l’un contre l’autre, ils sont obligés d’aller d’abord au tribunal des conciliateurs, appelés faiseurs de paix. Si les parties arrivent avec un avocat ou un procureur, on fait d’abord retirer ces derniers, comme on ôte le bois d’un feu qu’on veut éteindre. Les Faiseurs de paix disent aux parties : « Vous êtes de grands fous, de vouloir manger votre argent à vous rendre mutuellement malheureux ; nous allons vous accommoder sans qu’il vous en coûte rien ». Si la rage de la chicane est trop forte chez ces plaideurs, on les remet à un autre jour, afin que le temps adoucisse les symptômes de leur maladie. Ensuite les juges les envoient chercher une seconde et une troisième fois. Si leur folie est incurable, on leur permet de plaider, comme on abandonne au fer des chirurgiens des membres gangrenés : alors la justice fait sa main. Il n’est pas nécessaire de faire ici de longues déclarations ni de calculer ce qui en reviendrait au genre humain si cette loi était adoptée.  »

Telles sont les principales réformes, dans l’ordre administratif et dans l’ordre judiciaire, que Voltaire a préconisées. Ajoutons, puisque cette question a été, et à juste titre, d’une très grande importance aux débuts de la Révolution française, que Voltaire a dit un mot sur le droit de chasse : « Vous n’entendez pas ici [en Angleterre] parler de haute, moyenne et basse justice, ni du droit de chasser sur les terres d’un citoyen, lequel n’a pas la liberté de tirer un coup de fusil sur son propre champ. »

Chapitre XI. Conclusions §

Comme on le savait, mais comme on le voit maintenant avec plus de précision peut-être, au XVIIIe siècle Montesquieu représente la doctrine libérale ; Rousseau, la doctrine du despotisme démocratique ; Voltaire, la doctrine du despotisme royal.

En second lieu, Montesquieu représente la libre-pensée respectueuse des religions et qui n’ignore pas que les religions modernes sont des ferments de libéralisme et le plus terrible adversaire que le despotisme ait à redouter. — Rousseau représente la doctrine de la religion d’État dans toute son intransigeance et telle que Calvin a pu, non pas seulement l’appliquer, mais la rêver. — Voltaire représente la doctrine de la religion d’État tempérée par le mépris de toute religion ; et voudrait une religion d’État dont fût le pape un souverain qui n’y croirait pas.

En, troisième lieu Montesquieu et Voltaire sont partisans de la propriété individuelle et de l’Etat puisant ses ressources dans les industries de luxe. Rousseau a des tendances collectivistes et la conviction que c’est de la terre que les Etats vivent, et des industries de luxe qu’ils meurent.

Montesquieu est le chef des libéraux. — Rousseau est le chef des démocrates et des socialistes. — Voltaire est le chef des Césariens pacifiques, et c’est un Napoléon pacifique qu’il aurait adoré.

Les idées de ces trois hommes, je ne dis pas ont eu une grande influence sur la Révolution française, car je n’en crois rien, ou peu de chose ; mais elles ont traversé toute la Révolution française comme des projections de phares, et c’est à leurs lumières intermittentes qu’on a combattu dans les ténèbres. Leurs livres ont été les textes dont se sont appuyés les partis pour soutenir les revendications diverses et contraires qui leur étaient inspirées par leurs passions ou leurs intérêts.

Ainsi, on retrouve les traces de Voltaire, de Montesquieu ou de Rousseau dans tous les grands actes officiels et dans tous les grands textes officiels de la Révolution française.

Voltaire c’est les Cahiers de 1789. — Voltaire ne demandait pas une Révolution, et tant s’en faut ; les Cahiers de 1789, plus royalistes que les Etats généraux de 1614, n’ont pas demandé une Révolution. Ils ont demandé23 une constitution claire, des lois fixes et uniformes, une administration régulière et rationnelle, une justice uniforme dans tout le royaume, un code pénal plus doux, l’abolition des douanes intérieures, l’abolition des droits féodaux, l’ordre et l’économie dans les finances, l’abolition des fermes, un pouvoir fort et unique pour assurer tout cela. Ils demandaient 1804, Napoléon et le code Napoléon.

C’est juste ce qu’avait demandé Voltaire. Il avait demandé autre chose, notamment en religion, et c’est surtout ceci qu’il avait demandé, et c’est dans ce sens que j’ai dit qu’il n’y avait pas un mot « voltairien » dans les Cahiers de 1789 ; mais entre temps il avait demandé cela, et c’est cela que les Cahiers de 1789 ont réclamé avec insistance. Voltaire, en tant que réformiste législatif, administratif et judiciaire, est en pleine communion avec la France de 1789 et avec la France de 1804, qui est la même ; et c’est sa gloire.

Montesquieu c’est la Déclaration des Droits de l’homme en son fond, en ses dispositions essentielles ; et si on ne tient pas compte des contradictions puériles qui y abondent, comme dans toute œuvre collective et dont il n’est pas responsable. Mais de la Déclaration des Droits de l’homme, des deux Déclarations, de celle de 1789 et de celle de 1793, il est le principal inspirateur.

Il y a « des droits naturels inaliénables et sacrés de l’homme » qu’il doit avoir toujours sous les yeux, parce que « l’ignorance, l’oubli ou le mépris de ces droits sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements  », et pour que « les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous » (Préambule de la Déclaration de 1789). — C’est du Montesquieu.

« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme ; ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, la résistance à l’oppression  » (II, 1789). — C’est du Montesquieu. Cela ferait frémir Rousseau, pour qui l’individu devant l’Etat n’a aucun droit.

«  Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. » (x, 1789). — C’est du Montesquieu. Je n’ai pas besoin de dire quel sentiment cela inspirerait à Rousseau.

« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement… » (xi, 1789). — C’est du Montesquieu. Cela ferait hausser les épaules à Rousseau, qui ne veut pas que, même en période électorale, les citoyens « communiquent entre eux ».

«  La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.  » (xv, 1789). Mauvaise rédaction. Qu’est-ce, ici, que «  la société » ? Si c’est le gouvernement, c’est le gouvernement qui se demande des comptes à lui-même. Il ne sera pas très sévère. S’il y avait, au lieu de « la société », « l’individu », ce serait du Montesquieu.

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée n’a pas de constitution. » (XVI, 1789). — Pur Montesquieu.

«  Toute société dans laquelle la séparation des pouvoirs n’est pas déterminée, n’a pas de Constitution.  » (XVI, 1789). — Pur Montesquieu. En pleine opposition avec Rousseau.

Il y a « des droits sacrés et inaliénables de l’homme » qu’il faut que tous les citoyens aient sous les yeux, « afin que, pouvant comparer sans cesse les actes du gouvernement avec le but de toute institution sociale, ils ne se laissent jamais opprimer et avilir par la tyranie. » (Préambule, 1793). — C’est du Montesquieu. C’est l’individu placé en face de l’Etat comme un débiteur et aussi comme un juge, et le jugeant d’après un texte précis.

«  La liberté est le droit qui appartient à tout homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui. » (VI, 1793). — C’est du Montesquieu.

« Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits.  » (VII, 1793). — C’est du Montesquieu.

«  Les limites des fonctions publiques doivent être clairement déterminées par la Loi, et la responsabilité de tous les fonctionnaires doit être assurée.  » (XXIV, 1793).

  • — Mieux rédigé que le xv de 1789, encore qu’on ne voie pas assez devant qui le fonctionnaire est responsable ; mais c’est du Montesquieu.

«  La résistance à l’oppression est la conséquence des autres droits de l’homme. Il y a oppression contre le corps social quand un seul de ses membres est opprimé. Il y a oppression contre chaque membre lorsque le corps social est opprimé.  » (XXIII, XXIV, 1793).

  • — C’est du Montesquieu.

Il est juste d’ajouter qu’il y a du Voltaire et de l’Encyclopédie, sur les points où Voltaire et les Encyclopédistes sont dans le même esprit que Montesquieu, dans les deux Déclarations. Ce que Voltaire et l’Encyclopédie pourraient revendiquer au même titre que Montesquieu, c’est : « Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la loi et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des actes arbitraires doivent être punis. » (vu, 1789).

C’est encore : « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne doit être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée. » (VIII, 1789).

C’est encore : « Tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas indispensable pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi. » (IX, 1789).

C’est encore : « Tout acte exercé contre un homme hors des cas et sous les formes que la Loi détermine est arbitraire et tyrannique. Celui contre lequel on voudrait l’exécuter par la violence a le droit de le repousser par la force.  » (XI, 1793).

C’est encore : «  La Loi ne doit décerner que des peines strictement et évidemment nécessaires ; les peines doivent être proportionnées au délit et utiles à la société. » (XV, 1793).

Mais les auteurs des Déclarations, qui avaient fait leur éducation politique pêle-mêle dans Montesquieu, Voltaire et Rousseau, n’ont pas suffisamment pris garde qu’il fallait choisir, et ils ont, çà et là, introduit du Rousseau dans des textes qui, inspirés de Montesquieu, devaient exclure Rousseau et ne pouvaient que l’exclure. Ils ont fait, ceux de 1793 surtout, une confusion continuelle des Droits de l’homme et des Droits du peuple, et ces droits, la chose est très claire pour quiconque a lu le présent volume, sont contradictoires et sont exclusifs l’un des autres et les uns de l’autre.

Le droit du peuple c’est de faire la loi ; mais la loi peut être violatrice et persécutrice de tous les droits de l’homme. Le droit du peuple, c’est d’être souverain ; mais la souveraineté du peuple implique l’inexistence, ou la suppression, s’ils existent, de tous les droits de l’homme, et c’est ce que Rousseau, qui accepte cette conséquence, avait vu admirablement. Les droits de l’homme ne sont pas autre chose que des limites au pouvoir législatif du peuple et la négation même de la souveraineté du peuple. Les droits de l’homme proclamés, cela veut dire qu’il y a des choses que la loi elle-même ne peut pas toucher, et c’est ce que les Déclarations disent formellement, et donc la proclamation ou seulement la reconnaissance des droits de l’homme est la négation même de la souveraineté du peuple. Les droits de l’homme disent au peuple aussi bien qu’à un roi : «  Tu n’es pas souverain » ; et ils disent, d’une façon générale, le mot de Royer-Collard, que nous avons vu qui est une pensée de Montesquieu : « Il n’y a pas de souveraineté. »

Or, dans le texte même où les rédacteurs des Déclarations proclamaient l’existence et l’inviolabilité des droits de l’homme, ils proclamaient aussi la souveraineté du peuple : « La loi est l’expression de la volonté générale ; tous les citoyens ont droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation  » (VI, 1789). «  La souveraineté réside dans le peuple. Elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable. » (XXV, 1793).

En ce faisant, les rédacteurs des Déclarations ont mis dans leurs textes un « ceci tuera cela ». Le Droit du peuple était mis en présence, en face et en opposition des Droits de l’homme, et l’un devait dévorer l’autre, ou l’autre l’un. La liberté était mise en présence, en face et en opposition du despotisme, et l’une devait avoir raison de l’autre ou celui-ci de celle-là. La Déclaration des droits de l’homme a son article XIV, comme la Charte de 1815 ; elle a un article qui permet de violer tous les autres et qui d’avance les annule. — Les contradictions secondaires qui émaillent les Déclarations, surtout celle de 1793, dérivent de cette contradiction principale. Par exemple, article XXV de 1793 : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs. »

S’agit-il ici des Droits de l’homme ? Il le semble, puisque cet article est le dernier de la Déclaration des droits de l’homme et paraît être la sanction de tous les autres. Mais non, sans doute, puisque le texte porte « les droits du peuple », et l’article xxv veut dire que quand le gouvernement usurpe la souveraineté, qui n’appartient qu’au peuple, le peuple doit revendiquer la souveraineté en s’insurgeant. Et voilà une déclaration des Droits de l’homme qui, en chemin, est devenue une déclaration des Droits du peuple et qui ne donne qu’au peuple, et non à l’homme, le droit de défendre ses droits et qui n’admet l’insurrection qu’au cas où la souveraineté du peuple est violée, et non pas quand les libertés le sont, et qui, par conséquent, défend le despotisme du peuple contre le despotisme d’un prince et point du tout les droits de l’homme contre le despotisme soit d’un prince soit du peuple.

Et qu’arriverait-il — toutes les hypothèses sont permises — si un gouvernement défendait les « droits de l’homme » inscrits dans les Déclarations des droits de l’homme, contre une décision du peuple violatrice de ces droits de l’homme ? Ce gouvernement serait en pleine conformité avec les neuf dixièmes du texte des Déclarations, mais il tomberait sous le coup de l’article XXV ; il violerait les Droits du peuple, il attenterait à la souveraineté du peuple, et il devrait (art. X.XVII) « être à l’instant mis à mort par les hommes libres » ; et il serait exécuté en place de Grève, de par la Déclaration des droits de l’homme, pour l’avoir défendue.

La contradiction est éclalante.

Une déclaration des Droits de l’homme ne doit pas contenir une déclaration de la souveraineté du peuple. Elle est faite précisément pour dire que la souveraineté du peuple n’existe pas, ou elle n’a aucun sens, et il ne faut pas l’écrire. — Elle est faite pour dire qu’au-dessus de la volonté du prince, qu’au-dessus, aussi, de la loi, il y a des droits « naturels et imprescriptibles » que ni la volonté du prince ni la loi ne peuvent toucher ; ou la Déclaration n’a aucun sens et il ne faut pas l’écrire. — Elle est faite pour dire qu’il y a des limites à la souveraineté, quelle qu’elle soit ; elle est donc faite pour dire qu’il n’y a pas de souveraineté, ou elle parle pour ne rien dire du tout. Une Déclaration des droits de l’homme devrait commencer par ces mots : « Il n’y a pas de souveraineté absolue.  » Si elle ne part pas de ce principe, elle ne se comprend pas elle-même ; et par suite elle se détruit, comme nous venons de le voir, en s’édifiant.

La cause de, cette contradiction éclatante est très simple : c’est que les rédacteurs de la Déclaration des droits ont cru qu’un prince pouvait tyranniser, qu’une oligarchie pouvait tyranniser ; mais que la nation tout entière ne pouvait pas tyranniser. Donc le droit du peuple ne peut pas être en opposition avec les droits de l’homme ; et c’est un sophisme que de le supposer ; le droit du peuple se confond précisément et exactement avec les droits de l’homme ; et qui défend l’un défend les autres et qui défend ceux-ci défend celui-là. C’est une idée de Rousseau. D’après Rousseau, le peuple ne peut pas tyranniser, ou la tyrannie du peuple est liberté ; le peuple en tyrannisant l’individu « le force à être libre  ».

Bon pour Rousseau, qui n’a pas la moindre idée des Droits de l’homme ; mais du moment que les rédacteurs des Déclarations en ont eu l’idée, et très nette, on s’étonne qu’ils n’aient pas vu que le Droit du peuple et les Droits de l’homme n’étaient point du tout la même chose et que celui-là était limité par ceux-ci, et que si le Droit du peuple n’était pas limité par les Droits de l’homme, autant vaudrait dire que les Droits de l’homme n’existent pas, et mieux vaudrait n’en pas parler.

La Déclaration des droits de l’homme est donc une idée de Montesquieu, dans laquelle, par inadvertance ou à dessein, on a fait entrer une idée de Rousseau qui est en parfaite contradiction avec elle ; mais il reste que Montesquieu c’est la Déclaration des droits de l’homme en son principe et en ses grandes lignes.

Rousseau c’est la doctrine des. Jacobins, de Robespierre, de Saint-Just, et, en une certaine mesure, de Babeuf. Souveraineté du peuple, c’est-à-dire volonté générale, ce qui ne veut pas dire volonté de tous, mais volonté de tous, moins tout ce qui dans le peuple est organisé, engrené, hiérarchisé et se concerte24, et par suite est considéré comme ayant un caractère aristocratique ; — despotisme absolu de cette volonté générale, l’individu n’étant libre que par et dans la liberté du peuple, c’est-à-dire que par et dans la volonté générale dont il est un des éléments, et les libertés individuelles n’étant que de pures illusions de l’égoïsme ; — gouvernement des assemblées, si l’on ne peut pas faire autrement, mais, autant qu’on le pourra, gouvernement direct du peuple par le peuple, soit par plébiscites, soit parle moyen des referendum, , soit par l’expédient des mandats impératifs ; — dans tous les cas, république démocratique, l’oligarchie étant le plus mauvais des gouvernements et la monarchie, quoique pouvant être démophile, ne pouvant pas être démocratique et dégénérant toujours en gouvernement aristocratique ; — religion d’État très simple, bornée au culte de l’Etre suprême, et rémunérateur et vengeur, et au culte de la Patrie et du Contrat social, mais très ferme et très rigoureuse, et imposée à tous les citoyens sous des peines terribles ; — proscription de la religion catholique et en général de toutes les religions qui n’admettent pas qu’on puisse être sauvé dans d’autres religions qu’elles, l’intolérance religieuse dégénérant toujours en intolérance politique, et la liberté n’étant pas due à qui n’en admet pas le principe ; — égalité, la plus grande possible, de droits, de mœurs, de conditions, de fortunes, toutes les égalités étant solidaires et n’existant pas si elles ne sont confirmées chacune par toutes, et par exemple l’égalité des droits étant une illusion entre un citoyen riche et un citoyen pauvre, et par conséquent, dans un avenir plus ou moins éloigné, l’égalité réelle ne pouvant s’intégrer que dans le pur communisme.

Toutes ces idées sont dans Rousseau, avec plus ou moins de clarté, et sont dans les discours et déclarations des Jacobins, de Robespierre, de Saint-Just et de Babeuf, avec plus ou moins de hardiesse ou de timidité selon les personnages et les circonstances.

A travers le XIXe siècle les libéraux se sont réclamés de Montesquieu, soit qu’ils fussent royalistes, soit qu’ils fussent républicains. C’est Benjamin Constant, Mme de Staël, Guizot, Royer-Collard, Tocqueville, Prévost-Paradol, Staël, Taine, Renan, etc.

Les démocrates se sont réclamés de Rousseau, ou ont subi son influence. C’est Pierre Leroux, Ledru-Rollin, Proudhon, quelque mal qu’il ait dit de Jean-Jacques25, George Sand, Napoléon III, etc.

La majorité anonyme, c’est-à-dire les hommes à idées flottantes et « discontinues », comme dit très bien M. Henri Ouvré en parlant de Voltaire lui-même, ont été voltairiens. Ils n’étaient pas démocrates, quoiqu’ils crussent l’être, et ils n’allaient pas plus loin que l’égalité des droits, qui n’est rien sans l’égalité réelle, et donc ils n’étaient pour aucune espèce d’égalité. — Ils n’étaient pas libéraux, quoiqu’ils prissent ce nom, et corps intermédiaires, séparation des pouvoirs et même système parlementaire leur étaient fort indifférents. Ils voulaient un pouvoir fort, qui gouvernât régulièrement, qui mît l’ordre dans les finances, qui favorisât le commerce et qui fit la guerre au catholicisme, tout en maintenant la religion, puisque, et c’est un mot textuel de Voltaire, «  il faut une religion pour le peuple ». — Ce gouvernement, ils le voulaient quelconque, pourvu qu’il fût fort, régulier et anticatholique, et ils étaient indifféremment pour Louis-Philippe ou pour l’Empire, ne craignant, comme Voltaire, que Charles X ou la République. — Le fond de leur pensée était que leur ennemi était le Christianisme, et ils voulaient un gouvernement qui, en réprimant le Christianisme, les dispensât de le réprimer eux-mêmes par abstention et qui empêchât leurs femmes et leurs enfants d’avoir commerce avec l’Eglise, effort qu’ils se sentaient incapables de faire eux-mêmes. Du reste, comme Voltaire, ils ne s’opposaient nullement à l’existence d’une Église, à la condition qu’elle fût strictement dans la main du gouvernement et maltraitée par lui. — Tel était l’ensemble de leurs idées sociologiques.

Ils sont devenus républicains, avec des défiances à l’endroit du développement de l’idée égalitaire et surtout de son dernier développement, logique et irréfutable, qui est le communisme. Mais ils ont bien compris qu’en attendant cet événement, et pour le retarder en amusant le tapis, une République n’a absolument rien à faire que la guerre aux anciennes classes dirigeantes et au Christianisme, et que tout parti républicain au pouvoir est, au bout de quelque temps, amené ou ramené à ces pratiques, pour avoir l’air de faire quelque chose et pour réchauffer le zèle de ses partisans, d’où suit que tout gouvernement républicain qui n’a pas été antichrétien a été incriminé de ne rien faire et d’être clérical.

La France est gouvernée depuis environ un demi-siècle par la pensée de Voltaire, comme elle l’avait été assez précisément en 1788, et aussi, quoique moins précisément, de 1799 à 1804.

Que réserve l’avenir à ces trois pensées directrices, et, des trois, quelle sera celle qui, tout compte fait, l’emportera ?

Ce sera naturellement la plus vulgaire.

L’avènement de la démocratie a tué Montesquieu, qui est tout simplement inintelligible au peuple. Il a dit sur lui-même le mot qui le condamne : « Pour former un gouvernement modéré, il faut combiner, régler, tempérer… C’est un chef-d’œuvre de législation… Un gouvernement despotique saute pour ainsi dire aux yeux… Tout le monde est bon pour cela.  » Et donc le soin de former le gouvernement étant donné à tout le monde, tout le monde formera un gouvernement despotique, ou du moins le laissera se former tout seul et ne comprendra rien à un gouvernement rationnel.

L’avènement de la démocratie a donné raison à Rousseau, et a revivifié Rousseau, qui du reste, subtil et sophistique dans l’exposition, est au fond simple, simpliste et radical. Seulement, faites attention, la pensée de Rousseau mène au despotisme populaire directement, et ramène au despotisme monarchique par un détour, ou par plusieurs détours, qui sont ceux par lesquels on sera forcé d’aller, soit qu’on prenne l’un, soit qu’on prenne l’autre.

En effet, la pensée de la souveraineté du peuple et de l’égalité réelle amènera-t-elle au collectivisme ? Je ne le crois pas ; mais il est possible. En ce cas l’organisation collectiviste demande un tel déploiement d’autorité surveillante, stimulante et répartissante, qu’il ne se peut qu’elle ne soit pas forcée de se concentrer en une autorité supérieure unique et terriblement rigoureuse. On peut concevoir l’organisation collectiviste sans un César ; mais pour moi je ne la conçois pas sans un sultan. Il faut se rappeler que la seule organisation collectiviste qu’on ait connue dans un grand pays est celle du Paraguay. Seule la Compagnie de Jésus était organisée assez despotiquement pour mener un pays en régime collectiviste. L’organisation collectiviste serait donc très vite amenée à être un Etat administré par des Jésuites qui obéiraient à un général des Jésuites. Ce serait exactement cela, sans le nom et sans le costume, et je m’empresse d’ajouter que, le nom et le costume n’y étant pas, ce serait jugé très tolérable. Mais enfin on serait arrivé par un détour au despotisme monarchique.

Autre hypothèse. : le collectivisme n’a pas pu être organisé, et l’on reste dans un état analogue à l’état actuel, avec le suffrage universel, un Parlement, un gouvernement nommé et destitué par le Parlement. C’est un régime relativement ou apparemment libéral.

Mais, songez-y, actuellement le gouvernement semble dépendre du Parlement et en dépend dans une certaine mesure ; mais il ne peut pas se passer un très long temps sans que le Parlement en vienne à dépendre complètement du gouvernement.

Voici comment : Peu de choses se socialisent dans le mouvement social actuel, mais tout se nationalise peu à peu et assez vite. J’entends que tout et tous s’acheminent à dépendre du gouvernement. C’est un trait et c’est une conséquence de la décadence générale. Dans un pays où il n’y a presque plus d’industrie ni de commerce et où l’industrie et le commerce sont entravés, du reste, par la permanente agitation socialiste, tout le monde demande une place du gouvernement ; tout le monde désire être fonctionnaire, veut devenir fonctionnaire, devient fonctionnaire. Tout le monde demande une « place ».

D’autre part tout devient « place ». Telle industrie, utile à l’Etat, mais non nécessaire à l’Etat, languit : on la laisse mourir. Telle autre, nécessaire à l’Etat, languit. L’Etat s’en empare et est forcé de s’en emparer. Tout ce qui était agent, employé de cette industrie, devient fonctionnaire de l’Etat.

Or tous ces fonctionnaires, et ce seront bientôt tous les Français, sauf les paysans et peut-être y compris les paysans, sont dans la main du gouvernement. Ils sont libres, ils votent. Apparence. Le gouvernement, quand il voudra, les fera voter comme il voudra, comme il fait juger ses juges comme il veut qu’ils jugent. Il suffira d’une surveillance bien faite et d’une sévérité bien conduite, qui produiront l’intimidation nécessaire.

Dès lors un gouvernement issu de la volonté du Parlement, mais qui fera nommer le Parlement comme il lui plaira, concentrant parce moyen le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire ; nous voilà au pur et simple gouvernement monarchique, au despotisme monarchique pur et simple. Un président du conseil des ministres, souverain absolu ; comme décoration brillante et majestueuse, un Parlement et un suffrage universel : voilà l’état politique de demain. Aujourd’hui déjà, tout le monde, y compris les plus indépendants, chacun, sinon pour lui, du moins pour ses fils, ses neveux, ses amis, a besoin du gouvernement ; demain tout le monde, dépendra étroitement du gouvernement.

Le gouvernement le sait et laisse aller les choses. Il n’y a système parlementaire qui vaille ni qui tienne contre cela. Le temps et la force des choses travaillent pour la monarchie absolue, sous une dénomination ou sous une autre, et il n’importe pas du tout qu’elle s’appelle de telle ou telle façon.

Cette monarchie absolue n’aimera naturellement aucune liberté…

  • — Pourquoi non ? — Ici en effet il faut s’arrêter un instant. La liberté, entendue comme je l’entends, c’est-à-dire les libertés, peuvent très bien provenir d’une monarchie absolue ; et Voltaire pourrait dire : Moi, royaliste absolutiste, je suis aussi libéral et plus libéral qu’un républicain de l’école de Montesquieu. Est-ce que les républiques établissent la liberté ? Demandez à Genève, même à celle de 1760. Demandez à ce fou de Rousseau, à son système. Mais un roi peut l’établir ; et il a intérêt à l’établir. — Vous demandez l’indépendance du pouvoir judiciaire. Je n’en veux pas ; mais un roi peut en vouloir. Elle lui servirait à n’être pas responsable des erreurs et infamies judiciaires, et c’est agréable. — Vous demandez la liberté religieuse. Je n’en suis guère partisan ; mais un roi peut en être partisan. Elle lui servirait à n’avoir pas à décider entre Jansénius et Molina, et à ne s’occuper que de l’ordre dans la rue, et c’est agréable de n’être pas un empereur byzantin. — Vous demandez la liberté de la presse. Comment donc ! Mais un roi en a besoin. Il a besoin, non pas de gouverner selon l’opinion publique, ce qui est absurde, mais de connaître l’opinion publique, pour ne pas la froisser trop violemment et pour voir où sont les écueils. La liberté de la presse, c’est le suffrage universel à titre consultatif, et le suffrage universel à titre consultatif est une aussi bonne chose que le suffrage universel à titre impératif est une chose détestable. — J’en pourrais dire autant de la liberté de réunion, de la liberté d’association, de la liberté d’enseignement. Un roi n’a rien à craindre de citoyens qui se réunissent pour pérorer, qui s’associent pour faire telle ou telle propagande ou qui s’organisent pour enseigner. Qu’est-ce que c’est que cela ? Ce sont des partis. Eh bien, dans une république le parti au pouvoir est dans l’horreur ou la terreur à l’endroit des partis qui ne sont pas lui ; mais un roi est au-dessus des partis et n’est d’aucun. Pourvu qu’il ne soit ni vert ni noir, les noirs et les verts n’auront de haine que les uns contre les autres et aucune contre lui ; et à leurs compétitions, il gagnera d’être plus puissant. Diviser pour régner. Il n’aura pas besoin de diviser, puisque son peuple se divisera de lui-même. Les partis divisent la nation pour que le roi règne. — Un roi, donc, peut être partisan des libertés, de toutes les libertés, et il a plutôt intérêt à en être partisan qu’à s’en défier. La royauté intelligente, je n’ai jamais demandé autre chose ; or n’y a rien de plus libéral que la royauté intelligente. — Peut-être ; mais comme il est dans la nature humaine d’être avide et de se croire infaillible, jamais un roi, jamais une monarchie absolue, sous quelque titre qu’elle se soit établie, ne raisonnera ainsi. Toute monarchie absolue voudra imposer sa façon de penser, de croire, de voir, de parler et d’agir. Toute monarchie absolue voudra être la seule force de l’Etat, et elle ne voudra d’aucune sorte de liberté. Toute association, toute réunion, tout concert, lui paraîtra « un Etat dans l’Etat », mot magique qui fait frémir d’inquiétude et d’horreur tout gouvernement, et elle ne voudra ni de liberté d’association, ni de liberté de réunion. Tout enseignement qui ne sera pas donné par elle 0u par des hommes à sa dévotion lui paraîtra monstrueux : « Ne va-t-on pas enseigner là autre chose que l’amour de moi ? » ; et elle ne voudra d’aucune liberté d’enseignement. Toute Eglise lui paraîtra une force sociale en dehors de lui et lui inspirera une grande crainte : « ce qui n’est pas avec moi est contre moi » ; et elle ne voudra d’aucune Eglise, ou elle asservira les Eglises à elle le plus qu’elle pourra. Et les libertés en soi, les libertés qui ne se seront pas créé un organe dans une association, liberté de la parole, liberté de la presse, lui seront encore suspectes, d’abord parce qu’elles sont le prétendu droit, bien singulier, de penser autrement qu’elle, ensuite parce que ces libertés sont créatrices de partis, de réunions, d’associations, d’écoles, d’églises et de toutes ces forces sociales indépendantes que tout gouvernement a en suspicion naturelle et éternelle.

Pour toutes ces raisons, le rêve de Voltaire, le vrai, la monarchie absolue, sous un titre ou sous un autre, mais la monarchie absolue, ennemie de toute liberté, concentrant tous les pouvoirs, intelligente quand elle pourra, c’est-à-dire une fois sur dix, persécutrice, défiante, tracassière et tyrannique toujours, protégeant peut-être les arts et les lettres, qui n’ont pas besoin d’être protégés ; c’est à quoi il faut s’attendre et ce qui nous attend. Ç’a été le premier résultat de la Révolution française, c’en sera le dernier. C’était la philosophie politique de Voltaire. Elle sera réalisée. L’avenir appartient au roi Voltaire. Il appartient aussi au roi de Voltaire.