Émile Faguet

1906

Propos de théâtre. Troisième série

2016
Source : Émile Faguet, Propos de théâtre. Troisième série, Société française d’imprimerie et de librairie, Paris, 1906.
Ont participé à cette édition électronique : Rhyan Clemenz (Relecture, stylage), Anne Le Marois (Relecture, stylage), Alexis Martinot (Relecture, stylage), Mathilde Poncet (Relecture, stylage) et Vincent Jolivet (TEI, informatique éditoriale).

Sophocle. Œdipe à Colone

Adaptation en trois actes de M. Jules Gastambide, musique en scène de M. Francis Thomé (Théâtre de l’Œuvre). §

L’Œuvre nous a présenté sur la scène du Nouveau-Théâtre une adaptation française d’Œdipe à Colone par M. Jules Gastambide.

Œdipe à Colone est une des pièces de Sophocle sur laquelle on a le plus raisonné, parce qu’elle est un des types de la tragédie grecque. Il y a plusieurs types de la tragédie grecque. Il y a des tragédies grecques qui sont pleines d’action, comme Philoctète, et qui sont pleines d’action et d’intrigue jusqu’à en être de véritables mélodrames, comme Œdipe roi. Œdipe roi est un mélodrame écrit par un grand poète. Il y a aussi des tragédies grecques où il n’y a point d’action du tout, je veux dire à peine, bien entendu, comme les Suppliantes et comme Œdipe à Colone. Ce sont des pièces sculpturales. Il semble que les Grecs aient été fort éclectiques et qu’ils aient aimé ces pièces-là autant que les autres quand, du reste, elles étaient belles.

Le genre de beauté des pièces sans action, c’est la beauté morale. Il y a dans les Suppliantes, dans Prométhée enchaîné, dans Œdipe à Colone, une beauté morale extraordinaire.

Œdipe à Colone repose tout entier sur cette idée, que l’expiation, non seulement rend innocent, mais rend saint, rend objet sacré celui qui l’a acceptée, qui l’a subie et qui l’a comprise. Sophocle dit cela un peu avant Platon, ce qui est assez distingué. Platon dira demain que le châtiment n’est pas une compensation, n’est pas un paiement, n’est pas le fait d’un homme qui « paie sa dette » ; mais que le châtiment est une médecine de l’âme, que le châtiment purifie l’âme, la nettoie, la lave, la purge, et que le coupable devrait aller au magistrat demander la punition, comme le malade va au médecin demander un remède. Sophocle dit cela déjà, et même il dit plus. Il dit que le coupable ainsi purgé, s’il a compris les choses ainsi, s’il a accepté l’expiation comme une eau lustrale, devient un saint, et si saint que de posséder ses os, sa dépouille mortelle, son sépulcre, la terre où il sera mort et où il aura voulu être enterré sera éternellement agréable aux dieux et protégée par eux.

Et par suite on voit ce misérable, cet objet de répulsion et d’horreur, Œdipe, après avoir été chassé par ses concitoyens, être réclamé par ses concitoyens et disputé entre lesThébains qui l’ont chassé et les Athéniens qui l’ont accueilli, parce qu’il va mourir et que désormais le posséder est un privilège et une fortune autant qu’une gloire.

Cette transformation, par l’expiation, du criminel en dieu, est certainement une des plus belles idées qui aient passé par un cerveau humain.

Ce qu’il y a de curieux (et du reste excellent) dans l’application que Sophocle a faite de cette idée en son Œdipe à Colone, c’est que le vieil Œdipe n’expose pas cela comme je fais, directement, pleinement, uniquement, comme résultat acquis et pensée désormais dégagée d’alliage. Non point. Il n’a pas dans l’esprit et il n’exprime pas dans ses discours une seule théorie ; il en a deux et il en expose deux. Il plaide tantôt l’innocence et tantôt la beauté et la vertu de l’expiation.

Tantôt il dit, en simple brave homme, sans sublimité d’esprit et sans raffinement de sens moral : « Je suis innocent, voilà tout. J’ai tué mon père, mais en légitime défense et sans savoir que j’étais son fils. J’ai épousé ma mère, mais sans savoir que j’étais son fils. Je suis innocent ; je suis innocent. Je suis un très honnête homme. » — Et ici c’est l’homme qui parle, et il faut que l’homme parle pour que le drame ne soit pas trop métaphysique.

Tantôt il dit : « Je suis coupable, ou tout au moins, je suis souillé (parce que le crime, même involontaire, est en soi quelque chose d’horrible qui salit celui qui le commet et quelque chose de quoi on ne peut pas s’empêcher d’avoir un regret qui ressemble, au moins, à un remords), je suis coupable, je suis souillé ; mais j’ai expié au-delà de mes fautes ; j’ai embrassé avec une joie triste une expiation qui allait au-delà de mes fautes ; et, dès lors, je ne suis pas au-dessous de la moyenne de l’humanité, je suis au-dessus et je deviens d’abord un juge : je juge Créon, je juge Polynice, je juge et condamne mes concitoyens ; et enfin — voyez ce que disent les oracles — je deviens un objet sacré qui protégera éternellement la terre où je dormirai. »

Et remarquez, dans cette seconde attitude qui pourrait être désobligeante si elle était la seule, mais qui ne l’est pas, parce que l’autre existe aussi ; dans cette seconde attitude on retrouve encore un peu le défaut d’Œdipe, si marqué dans Œdipe roi, l’orgueil ; mais on le retrouve épuré, lui aussi, purifié, illuminé, transformé en une sorte de sérénité olympienne.

Et ces deux attitudes successives (à peu près successives), et ces deux théories successives donnent le rythme du poème. Œdipe mendiant, malheureux, misérable, — Œdipe plaidant son innocence. — Œdipe conscient de son éminente dignité de martyr et d’homme dont l’expiation est achevée : voilà le rythme merveilleux de ce poème, qui se termine dans une manière d’apothéose. Il n’y a rien de plus beau au monde.

Remarquez encore la théologie d’Œdipe à Colone, qui complète magnifiquement le dogme moral que ce poème contient. Œdipe à Colone — je demande pardon de la familiarité du terme qui me vient à l’esprit, mais enfin M. de Curel a bien écrit l’Envers d’une sainteŒdipe à Colone, c’est l’envers de Némésis. La pièce se passe à l’entrée même, au seuil du bois consacré aux Euménides. Les Euménides, ce sont les Furies, ce sont les ministres de la Némésis. Némésis, c’est la force divine qui réprouve et qui punit l’orgueil humain et toutes les manifestations de l’orgueil humain.

Némésis règne en maîtresse dans tout Œdipe roi. Elle poursuit l’orgueil d’Œdipe, elle lui dit : « Toi, grand devineur d’énigmes, devine donc celle de ta vie. Elle est horrible ». Elle lui dit : « Toi, sauveur de la ville, tu en deviens le fléau, la peste ; c’est par toi que périt toute cette jeune postérité du vieux Cadmus », etc.

Et dans Œdipe à Colone c’est la contrepartie, c’est Némésis retournée. L’auteur justifie Némésis en la montrant sous son autre aspect. Il dit : « Némésis poursuit les crimes des mortels et surtout leur orgueil ; mais quand ils se sont humiliés et qu’ils ont expié, remarquez, voilà qu’elle les protège et que même elle les sanctifie. C’est au bois sacré des Euménides mêmes, de ses ministres, que Némésis a marqué le lieu d’apaisement, de sécurité, de tranquillité, et de triomphe et d’apothéose d’Œdipe. Ces déesses qui l’ont poursuivi et persécuté depuis si longtemps, ce sont elles-mêmes qui le recueillent, qui lui sont amies et qui le protègent. »

Œdipe recevant l’hospitalité des Euménides, Œdipe finalement embrassé par Némésis apaisée et satisfaite, Œdipe recevant la palme précisément de la main des dieux vengeurs, c’est une des plus belles idées religieuses que je connaisse. Il est bien évident que Sophocle est le plus grand des grands prêtres de la religion hellénique, sacer interpresque deorum.

La composition matérielle du drame n’est pas moins belle que sa composition morale, si je puis m’exprimer ainsi. Quatre épisodes : Œdipe en face du peuple de Colone, ce qui est un tableau figuratif de l’existence d’Œdipe depuis son exil : misère, vagabondage pénible, terreur d’être reconnu, honte et frisson quand on le force à dire qui il est. — Œdipe, une fois reconnu comme l’homme dont la cendre doit protéger l’Attique, se trouvant en face de Créon, résistant aux instances que lui fait celui-ci, se voyant priver de ses filles qu’on entraîne (ici, un peu d’action) — Œdipe en face de son fils Polynice et le maudissant, de quoi désormais il a le droit parce que Polynice représente et l’ingratitude envers son père et l’ingratitude envers la patrie, et qu’Œdipe, au moment de mourir, représente la justice, le juste châtiment et la désapprobation des morts pesant sur la destinée des vivants, — Œdipe mourant dans une sorte d’apothéose mystérieuse en recommandant ses filles au roi et au peuple d’Athènes et en réclamant comme une récompense de ce que son ombre fera pour l’Attique ces soins que l’on devra donner à ses filles.

Il y a une progression continue de l’un à l’autre de ces quatre épisodes, le rapt d’Ismène et d’Antigone, à l’épisode II, étant une des dernières douleurs que le vieillard doit encore éprouver ; — la malédiction lancée par Œdipe à Polynice étant une douleur encore qu’il éprouve, et sa dernière intervention dans les affaires du monde des vivants, et enfin, en soi, beaucoup plus dramatique (un père vouant son fils à Némésis) que le simple drame presque matériel qui consiste en ce qu’un père est privé de la présence de ses filles. — Après quoi, il n’y a plus que la mort et l’apothéose à présenter dignement au public.

Ici, une question ; ici, une discussion possible. Œdipe, qui a occupé le théâtre depuis le commencement de la pièce exactement, le quitte pour aller mourir, et c’est par un messager que nous apprenons les circonstances de sa mort ou plutôt les circonstances qui ont entouré sa mort. Par suite, toute la fin de la pièce est froide.

Peut-être. Mais il y a bien des raisons pour que Sophocle ait fait ainsi, et du reste je crois qu’il y était matériellement forcé.

Première raison, artistique. Les Grecs ne répugnent nullement aux dénouements en action, et ils en ont ; mais ils ont une tendance toute naturelle à raconter en un beau récit épique plutôt que de présenter les choses aux yeux, un beau récit épique leur paraissant toujours préférable au plus beau ou au plus frappant spectacle du monde. — Assez bonne raison. Cependant, comme ce récit du messager est presque tout en discours (discours échangés entre Thésée et Œdipe, et que le messager rapporte), il eût été bien plus naturel et il eût été aussi beau, et plus beau, de laisser Thésée et Œdipe sur le théâtre et de leur faire échanger devant nous ces discours que le messager nous transmet, pour ainsi dire. Une scène qui a été seulement en action ou même en tableau (mort de Britannicus dans Britannicus), il est évident qu’il vaut mieux en faire un beau récit que de nous la montrer comme dans un panorama ; mais pour une scène qui est en discours, il est indiqué que ce sont les discoureurs qui doivent discourir devant nous. Cette première raison n’est donc pas très bonne ici.

Seconde raison. Il y a plus de mystérieux et par conséquent un plus grand effet poétique et moral et religieux si Œdipe disparaît loin de nous, sans que nous le voyons disparaître, sans que celui qui nous le raconte, celui-ci même, l’ait vu. Le messager vient nous dire : « Il a parlé ainsi. Il a dit ceci, puis cela. Et puis Thésée nous a éloignés, parce que lui seul et ses successeurs doivent savoir l’endroit où la terre a pris Œdipe. Je n’en sais pas plus. Thésée n’en dira pas plus. C’est un mystère religieux et un secret national. » Oui, il y a plus de grandeur tragique dans cette obscurité sacrée. — Cette raison est meilleure.

Et enfin, et c’est la raison décisive, Sophocle ne pouvait pas faire mourir ou disparaître Œdipe devant le spectateur. Il ne le pouvait matériellement pas. Pourquoi ? Mais ce n’est pas sa faute ; c’est la faute du chœur ; c’est la faute de la présence du chœur sur la scène ; c’est la faute de la loi de la tragédie grecque maintenant le chœur sur la scène depuis la fin du prologue jusqu’à la fin de la pièce. (Il est certain que Sophocle maintient le chœur sur la scène jusqu’à la fin de sa pièce, puisque toutes les pièces que nous avons conservées de lui, sauf une, se terminent par un mot du chœur ; et Œdipe à Colone se termine par un mot dit par le chœur.) Puisqu’il en était ainsi, comment voulez-vous que l’auteur fît mourir Œdipe sur la scène ? Le secret à quoi est attachée la prospérité d’Athènes consiste en ceci : Œdipe reposera en terre attique ; mais personne ne saura à quel endroit, sauf le roi d’Athènes. Si Œdipe mourait sur la scène, il mourait devant le chœur, c’est à-dire, représentativement, devant tout le peuple de Colone, et le peuple de Colone pourrait dire où est sa dernière demeure. Il fallait donc, puisque le chœur reste sur la scène jusqu’à la fin de la pièce, que l’auteur éloignât Œdipe avec Thésée et fît raconter par un messager sa mort ou plutôt les dernières circonstances qui ont précédé sa mort. — A cette raison-ci il n’y a, je crois, rien à répondre. La faute était nécessaire, et par conséquent elle n’en était pas une pour les Grecs.

M. Jules Gastambide en adaptant Œdipe à Colone, n’a pas manqué au devoir de le corriger avec soin.

Son œuvre est une édition d’Œdipe à Colone revue et soigneusement perfectionnée. Il s’est avisé, par exemple, qu’en plaçant l’épisode de Polynice après celui de Créon, Sophocle s’était fortement trompé, car enfin (n’est-ce pas ?) il n’y a pas d’action dans l’épisode Œdipe et Polynice, et il y en a dans l’épisode Œdipe et Créon, puisque Créon enlève Ismène et Antigone et que l’on court après elles. Et M. Jules Gastambide a bravement placé l’épisode de Polynice avant celui de Créon. C’est bien plus beau comme cela.

Il est possible ; mais peut-être l’épisode d’Œdipe, privé d’Ismène et Antigone au moment où il n’a plus besoin d’elles, allant mourir et étant sous la protection de Thésée, est-il moins tragique que l’épisode où le père et le fils se trouvent en face l’un de l’autre et où le père maudit le fils solennellement et le voue à la mort, et où le fils ne met pas en doute que cette destinée ne soit la sienne. M. Jules Gastambide a voulu évidemment donner une leçon à Sophocle, et il s’est dit : « Sophocle n’y entend rien ». J’ai un doute. Je crois qu’on pourrait plaider pour Sophocle et soutenir que cette correction n’est pas très heureuse.

M. Jules Gastambide a voulu aussi donner au dernier épisode un caractère un peu plus frappant, un peu plus brillant, un peu plus romantique. Par exemple, il a inventé « une voix » qui appelle Œdipe, qui répète « Œdipe ! Œdipe ! »

Mon Dieu, je reconnais que cela fait un assez bel effet. Seulement c’est plus shakspearien que ce n’est grec. Quand les Grecs font intervenir directement et par présence réelle une divinité, ils ne nous la font pas seulement entendre. Ils nous la présentent tout entière. (Hercule dans Philoctète.) Cette voix dans la coulisse est trop ou trop peu. Cette correction — acceptable du reste, à la rigueur — n’est pas, à mon avis, très heureuse.

M. Jules Gastambide, par exemple encore, dépouille Œdipe de ses haillons au moment de le mener à la mort et les remplace par les habits royaux de Thésée, qui les lui prête. C’est peut-être un contre sens. L’habit royal d’Œdipe ce sont précisément ses haillons. C’est ce costume de l’expiation qui devient glorieux et radieux, l’expiation accomplie. C’est dans ce costume que, ce me semble, il doit mourir. Cette correction n’est pas très heureuse.

Enfin, bien entendu, ou tout au moins nous pouvions nous y attendre, M. Jules Gastambide garde précieusement Œdipe sur la scène jusqu’à la fin de la pièce, et c’est devant le peuple de Colone assemblé qu’Œdipe « disparaît ». Chaque habitant de Colone peut marquer d’une pierre l’endroit où la terre l’a dévoré et le garde. Le secret religieux et national sera bien gardé. Je ne crois pas que cette correction soit très heureuse.

M. Emmanuel des Essarts, dans une adaptation d’Œdipe à Colone, qui est fort estimable, s’en est un peu mieux tiré, ce me semble. Ah ! il est Français, lui aussi, et il s’est dit : « La scène sans Œdipe, tout devient froid » ; et il a conservé Œdipe sur la scène jusqu’à la fin de son ouvrage. Seulement, il l’a fait cependant mourir hors du théâtre, ce qui est évidemment indispensable. Voici sa fin. Œdipe dit :

Allons ! pour la lumière échangeons nos ténèbres.
Œdipe te salue, espoir des jours funèbres !
Encore merci, Thésée ! Ô mes filles, adieu !
Et marchons fièrement vers la bonté d’un dieu !
« Œdipe s’éloigne, appuyé sur le bras de Thésée. Antigone et Ismène demeurent dans des attitudes désolées. »

A la bonne heure !

Le style et la versification de M. Jules Gastambide sont, du reste, d’une qualité qui ne dépasse pas la moyenne, si tant est qu’elle y atteigne. J’ouvre la brochure tout à fait au hasard, j’en donne ma parole d’honneur :

Sous la cadence aussi d’un pied religieux
Le sol rend un écho sonore ami des dieux.
Viens, Antigone, aux prés où fleurit l’aphodèle,
Ton front pur couronné de verveine, où l’on mêle
Le jasmin, dans nos chœurs chanter les hymnes saints.
Le smylax odorant sur tes bras et tes mains,
Viens danser avec nous la pieuse orchestique
En l’honneur d’Athêné qui protège l’Attique.

Encore tout à fait au hasard, pour le cas où la première fois je serais tombé mal. C’est Œdipe qui parle :

Ah ! Sous le voile noir de mes yeux tu te caches
Vainement, hypocrite, assassin qui t’attaches
A ta victime encore ! Aux flots de tes discours
Gonflés de faux sanglots j’ai laissé libre cours ;
Je n’aurais pas subi l’affront de cette boue,
Si le roi ne l’avait exigé, je l’avoue ;
Et, suivant ton désir, si j’élève la voix,
C’est pour que son écho réveille dans ces bois
Et dresse contre toi les justes Euménides
Qui ne laissent pas vivre en paix les parricides.
Parricide, tu l’es dans ton infâme cœur ;
Tu n’as pas pris mon sang ; mais, lâche ravisseur,
Tu sus réaliser tes fureurs infernales
En tarissant pour moi toutes sources vitales.

Malgré la faiblesse de l’adaptation, on pense bien que la vertu intime de cet admirable poème philosophique et religieux a fait son impression. Œdipe à Colone a été écouté avec respect et évidemment avec intérêt et faveur. Une jolie musique de M. Francis Thomé accompagnait le drame. Elle a été fort goûtée et très chaleureusement applaudie.

De vaillants et excellents artistes ont fait de leur mieux dans cette soirée. Mme Jane Thomsen, de visage trop moderne, à la vérité, pour jouer la tragédie antique, nous a donné une douce, aimable et attendrissante Antigone. Mme Claude Ritter en Ismène a été d’une grâce fort touchante. M. Philippe Garnier, très digne, très majestueux, sachant dire le vers, vrai tragédien, a bien dessiné Œdipe. On pourra dire qu’il a, au premier acte, des accents d’une force et d’une ampleur qui surprennent fort venant d’un vieillard affaibli et accablé par le malheur. Mais, que voulez-vous ? Ces vieillards, qui sont des dieux, ou à peu près, ne peuvent pas être comme les simples mortels.

Jam senior, sed cruda Deo viridisque senectus.

Ainsi, du moins, l’a compris M. Garnier. Il a obtenu un grand succès.

Euripide et Racine

Les Phéniciennes, d’Euripide, la Thébaïde, de Racine, les Phéniciennes, de M. Georges Rivollet. §

M. Georges Rivollet a donné à la Comédie française une fort belle imitation des Phéniciennes d’Euripide. Il est peut-être intéressant, à ce propos, de rapprocher un peu les Phéniciennes d’Euripide, les Frères ennemis de Racine et les Phéniciennes de M. Rivollet, pour voir un peu comment un Grec ancien, un poète du dix-septième siècle et un très bon humaniste du vingtième siècle, entendent le même sujet.

Je rappelle aussi brièvement que je puis les Phéniciennes d’Euripide.

Jocaste, seule, expose la situation dans un prologue. Antigone, du haut des remparts de Thèbes, se fait montrer l’armée des Sept chefs, que commande son frère Polynice, lequel vient revendiquer sa part légitime de royauté… Polynice, à la faveur d’une trêve, vient s’entretenir avec sa mère Jocaste. Il est triste, tendre et mélancolique. Il fait la guerre pour son droit, mais à regret. Il est resté Thébain de cœur. Peut-être y a-t-il là une allusion à Alcibiade, exilé à cette époque, j’entends à l’époque où les Phéniciennes furent représentées… Etéocle survient. Il est dur, rude et farouche. Altercation violente entre les deux frères. Polynice se retire… Tirésias vient révéler à Créon la volonté des dieux. Il faut que le dernier des Labdacides (et c’est Ménécée, fils de Créon) soit sacrifié à la vieille rancune d’Arès. Créon, au désespoir, supplie Ménécée de fuir loin, bien loin, jusqu’à Dodone, pour se mettre sous la protection de Jupiter. Ménécée promet d’obéir et se retire ; mais, avant de quitter la scène, il prévient le chœur qu’il n’a fait cela que pour amuser et endormir Créon, et qu’il va se sacrifier lui-même… On apprend, par un premier messager : 1° que Ménécée s’est tué en se précipitant du haut des remparts ; 2° qu’Argiens et Thébains sont aux prises et que les Argiens plient… On apprend, par un second messager, que Polynice et Etéocle se sont battus personnellement l’un contre l’autre et qu’ils se sont tués tous les deux et que Jocaste s’est poignardée sur leurs corps. Les Argiens sont en pleine déroute. Créon est roi… Il fait comparaître devant lui le vieil Œdipe, qui, depuis qu’il s’est crevé les yeux, languit solitaire dans une retraite du palais et, le rendant responsable de tous ces malheurs, il l’exile. Par surcroît, il déclare que les restes de Polynice ne recevront pas les honneurs de la sépulture… Antigone fait le double serment de rendre les devoirs religieux à Polynice et d’accompagner Œdipe en exil.

C’est de cette tragédie que Racine, après Rotrou et, du reste, quelques autres, a tiré, sur le conseil, dit-on, de Molière, sa première œuvre dramatique, la Thébaïde ou les Frères ennemis.

Cette tragédie qui est pleine de traits de mauvais goût, comme, par exemple, quand Créon, croyant qu’il va devenir roi et aussi époux de celle qu’il aime, s’écrie : « Le ciel

Veut couronner ma tête et ma flamme en ce jour,

est pleine aussi de vers qui non seulement annoncent un grand poète, mais font savoir au monde qu’il est né.

Pour ne la considérer, un instant, qu’au point de vue de la conception et de la disposition dramatique, voyons ce que de la pièce d’Euripide Racine a retranché, et voyons ce qu’à la pièce d’Euripide il a ajouté.

Il a retranché net Œdipe. Naturellement. Ce n’est que beau. Pour un poète grec, du moment que c’est beau, c’est excellent même au point de vue dramatique, et du moment que c’est le plus beau, ce doit être le dénouement. Le pauvre Œdipe tiré de sa retraite pour être mis en présence de ses fils morts, de sa femme morte, pour être chargé de tous les crimes et souillures de Thèbes et chassé de sa patrie, aveugle et mendiant, appuyé sur l’épaule d’Antigone : il n’y a rien de plus tragiquement beau et il n’y a rien de plus artistiquement, de plus sculpturalement beau. Grand tableau tragique. Euripide va laisser cela de côté ! N’y comptez pas. Il y insistera au contraire de tout son cœur.

Du reste, dramatiste adroit, il préparera cela. Il fera parler d’Œdipe plusieurs fois au cours du drame et dirigera en quelque sorte toute la tragédie de ce côté-là ; de telle sorte que si Œdipe, à la fin, ne se montrait point, le public serait étonné qu’il n’apparût pas.

Dans le poète français du dix-septième siècle qui est dramatiste proprement dit avant tout, Œdipe est un hors-d’œuvre. Il n’est pas dans l’action. Quel est le sujet ? Etéocle et Polynice sont en guerre. Lequel vaincra ? Voilà la pièce. Ni l’un ni l’autre : voilà le dénouement. Dès que Polynice et Etéocle sont tués l’un et l’autre, la pièce est finie.

Et Œdipe, qu’est-ce que nous en ferons ? Puisqu’il n’est pas dans l’action, nous ne le montrerons pas et même nous n’en dirons pas un mot.

Evidemment, sur son exemplaire d’Euripide, le jeune Racine, en marge de ce qui était pour Euripide la partie essentielle de la pièce et le dénouement de la pièce, a mis de sa main : « digressionà supprimer » ou : « commencement d’une autre pièceà supprimer. »

Je suppose cela ? Pas du tout ! Racine l’a dit. Il l’a dit indirectement ; mais il l’a dit. Rotrou avait suivi Euripide très docilement, seulement en développant un peu la dernière partie. Racine remarque : « Rotrou faisait mourir les deux frères dès le commencement du troisième acte. Le reste était en quelque sorte le commencement d’une autre tragédie, où l’on entrait dans des intérêts tout nouveaux. Il avait réuni en une seule pièce deux actions différentes dont l’une sert de matière aux Phéniciennes d’Euripide, l’autre à l’Antigone de Sophocle… »

Or cette critique s’applique très bien à Euripide lui-même (quoique moins à Euripide qu’à Rotrou), et il y a parfaitement à la fin des Phéniciennes d’Euripide une autre tragédie qui commence et des intérêts nouveaux dans lesquels on entre. C’est pour cela que Racine arrête sa pièce aussitôt que Polynice et Etéocle sont morts.

Notez qu’au point de vue strictement dramatique il a raison. Mais n’est-il pas de l’intérêt d’un grand dramatiste de ne pas se tenir strictement au point de vue strictement dramatique ? Cela, c’est une autre affaire, dont nous pourrons avoir à nous occuper.

Racine a aussi retranché Ménécée. Pour ce qui est de ceci, il m’étonne. Je ne dis plus : « naturellement ! » Je suis persuadé que plus tard, arrivé à une maîtrise plus complète de son art, je dis de son art à lui, de sa conception dramatique personnelle, Racine, non seulement n’aurait pas retranché Ménécée, mais en aurait fait son personnage principal.

Oui, mon Dieu, à peu près. Ne voyez-vous pas que Ménécée est le pivot de la pièce ? Certainement ! Comme Eriphile est le pivot d’Iphigénie.

Les dieux ont déclaré que si Ménécée était immolé à Arès, les Thébains seraient vainqueurs. Mais Créon, père de Ménécée, veut dérober Ménécée à l’arrêt des dieux, refuse de le sacrifier et le supplie de fuir au loin.

Donc le salut de Thèbes dépend de Ménécée lui-même, donc la pièce tout entière dépend de Ménécée lui-même. Selon qu’il tiendra à la vie plus qu’à la patrie ou qu’il tiendra au salut de ses concitoyens plus qu’à sa vie, la pièce aura tel dénouement ou aura le dénouement contraire. Ménécée est le pivot de la pièce.

Cela est si vrai que, même dans Euripide, à partir du moment que Ménécée s’est immolé lui-même, je ne dis pas l’intérêt cesse, mais l’intérêt fléchit. Nous savons parfaitement, à partir de ce moment, que les Thébains seront vainqueurs ; car les Dieux ne se trompent pas et ne trompent pas. Donc, à partir du moment où Ménécée s’est précipité du haut des remparts, nous connaissons le dénouement, et l’on pourrait presque dire que Ménécée se précipitant du haut des remparts, c’est le dénouement même ; comme Eriphile se poignardant c’est le dénouement même d’Iphigénie. En tout cas, nous connaissons le dénouement, et quand nous connaissons le dénouement l’intérêt fléchit.

Ménécée est donc le principal personnage des Phéniciennes au point de vue strictement dramatique. Or Racine tout simplement le retranche. Il ne retranche pas l’histoire de sa mort ; mais il le retranche comme personnage. Ménécée n’apparaît pas sur la scène ; il n’est qu’un personnage dont on parle, et encore dont on ne parle pas beaucoup.

Pourquoi cette suppression ? Parce que Racine a vu l’intérêt ailleurs, comme ce qui suit le montrera, en se trompant du reste, ce qui revient à dire qu’il ne savait pas encore son métier, comme il arrive quand on a vingt-quatre ans.

D’ailleurs, je ne crois pas céder à la tentation du paradoxe en lui faisant, même sur cette erreur, un compliment : il n’a pas vu le grand intérêt du personnage de Ménécée, soit ; mais aussi il n’en a pas fait un personnage épisodique. Il l’a supprimé net. Il s’est peut-être dit : « Ménécée ?… Oh ! Ménécée tout, ou Ménécée rien. Si je lui donne un rôle secondaire, le public s’apercevra qu’il devrait avoir le principal, et c’est là que serait la faute. Ou faisons tourner la pièce sur lui, ou retranchons-le ; mais ici point de demi-mesure. C’est la demi-mesure qui serait l’erreur forte. Si je fais tourner la pièce sur Etéocle et Polynice, c’est Ménécée qu’il faut supprimer ou reléguer tout à fait dans l’ombre ».

Il est parfaitement possible que Racine ait fait ce raisonnement et, s’il l’a fait, c’est Euripide, je dis au point de vue strictement dramatique, qui s’est trompé plus que Racine.

Voilà (surtout) ce que de la pièce d’Euripide Racine a retranché. Ce qu’il a ajouté, c’est ceci.

Il a mis de la politique dans sa pièce. Qu’est-ce que vous voulez ! il était encore élève de Corneille. On commence toujours par être l’élève de quelqu’un. Il a repris un des arguments de Cinna contre le pouvoir à durée courte et passant de main en main. Corneille avait dit :

Ces petits souverains qu’on fait pour une année,
Voyant d’un temps si court leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
De peur de le laisser à celui qui les suit.
Comme ils ont peu de part au bien dont ils ordonnent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant à son tour un pareil traitement.
Le pire des états, c’est l’état populaire.

Le très jeune Racine, en vers au moins aussi beaux, vient nous dire, comme un homme d’Etat :

Tous deux veulent régner. — Ils régneront aussi.
— On ne partage pas la grandeur souveraine,
Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.
— L’intérêt de l’Etat leur servira de loi.
— L’intérêt de l’Etat est de n’avoir qu’un roi
Qui, d’un ordre constant gouvernant ses provinces,
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
Ce règne interrompu de deux rois différents
En lui donnant deux rois lui donne deux tyrans.
Par un ordre souvent l’un à l’autre contraire,
Un frère détruirait ce qu’aurait fait un frère.
Vous les verriez toujours former quelque attentat
Et changer tous les ans la face de l’Etat.
Ce terme limité que l’on veut leur prescrire
Accroît leur violence en bornant leur empire ;
Tous deux feront gémir les peuples tour à tour,
Pareils à ces torrents qui ne durent qu’un jour :
Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage
Et d’horribles dégâts signalent leur passage.

D’autre part, comme vous pouviez vous y attendre, à la pièce d’Euripide Racine a ajouté un peu d’intrigue amoureuse, et même beaucoup d’intrigue amoureuse.

Chose divertissante, et qui montre bien la disposition générale des esprits au dix-septième siècle sur ce point, Racine croit avoir mis très peu d’amour dans sa pièce et s’excuse presque d’en avoir mis en si petite mesure : « L’amour, qui a d’ordinaire tant de part dans les tragédies, n’en a presque point ici. Et je doute que je lui en donnasse davantage si c’était à recommencer ; car il faudrait ou que l’un des deux frères fût amoureux, ou tous les deux ensemble. Et quelle apparence de leur donner d’autres intérêts que cette fameuse haine qui les occupait tout entiers ? Ou bien, il faut jeter l’amour sur un des seconds personnages, comme j’ai fait. Et alors cette passion, qui devient comme étrangère au sujet, ne peut produire que de médiocres effets. En un mot, je suis persuadé que les tendresses ou les jalousies des amants ne sauraient trouver que peu de place parmi les incestes, les parricides et toutes les autres horreurs qui composent l’histoire d’Œdipe et de sa malheureuse famille. »

Il croit donc avoir mis très peu d’amour dans sa Thébaïde. Or, il en a mis un peu plus qu’un peu. A la vérité, ni Polynice ni Etéocle ne sont amoureux, ce qu’ils auraient, certes, très bien pu être, quoi qu’en dise Racine, car rien n’explique et aussi rien n’attise autant la haine de deux hommes que d’être amoureux de la même femme, à ce que j’ai entendu dire ; mais enfin ni Etéocle ni Polynice ne sont amoureux

Mais, d’une part, Antigone est éprise d’Hémon et Hémon d’Antigone, et ce sont ces personnages que Racine désignait en parlant de « seconds personnages », et, d’autre part, Créon est amoureux d’Antigone. Il l’est « à la Corneille » sans doute ; il l’est « à la Sertorius » ; il l’est déjà un peu « à l’Acomat » ; il l’est par un mélange d’amour et de politique, mais enfin il l’est ; et il l’est très fort. Oui, il l’est très fort, puisqu’il le dit à Antigone d’abord et ensuite à Attale, en termes qui ne laissent aucune équivoque :

Oui, oui, mon cher Attale,
Il n’est point de fortune à mon bonheur égale,
Et tu vas voir en moi, dans ce jour fortuné,
L’ambitieux au trône et l’amant couronné.
Je demandais au ciel la princesse et le trône ;
Il me donna le sceptre et m’accorde Antigone…
Il allume pour moi deux passions contraires :
Il attendrit la sœur, il endurcit les frères ;
Il aigrit leur courroux ; il fléchit sa rigueur
Et m’ouvre en même temps et leur trône et son cœur.

Et il insiste, dans le couplet suivant, pour bien faire voir qu’il est aussi amoureux qu’ambitieux et aussi ambitieux qu’amoureux. La distribution et comme le dosage du couplet l’indiquent très bien :

Mais le trône est un bien dont le ciel est avare.
Du reste des mortels ce haut rang nous sépare ;
Bien peu sont honorés d’un rang si précieux.
La terre a moins de rois que le ciel n’a de dieux.
D’ailleurs, tu sais qu’Hémon adorait la princesse
Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse.
S’il vivait, son amour au mien serait fatal :
En me privant d’un fils, le ciel m’ôte un rival.
Ne me parle donc plus que de sujets de joie,
Souffre qu’a mes transports je m’abandonne en proie,
Et sans me rappeler des ombres des enfers,
Dis-moi ce que je gagne et non ce que je perds.
Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone.
J’aurai bientôt son cœur, et j’ai déjà le trône.
Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi.
J’étais père et sujet ; je suis amant et roi.

Et enfin Créon est si fort amoureux d’Antigone que, quand il apprend qu’elle s’est tuée, il devient fou, comme Oreste après la mort d’Hermione, et meurt de « fureur » ou va en mourir, à ce qu’on peut supposer. Or, la mort d’Antigone ne lui ôte pas la royauté, et presque au contraire. Il est roi tout comme avant. Donc, non seulement il était autant amant que roi, mais il était beaucoup plus amoureux qu’ambitieux. — Et voilà tout ce que Racine a oublié dans sa préface. Il n’a oublié que son dénouement ! — En tout cas, disons que Racine a mis non pas un peu, mais beaucoup d’amour dans sa Thébaïde, ce qui était tout naturel de la part d’un poète de 1664.

Et enfin ce que Racine a ajouté à Euripide, c’est — déjà en 1664 — l’habileté dramaturgique, le souci, et le don aussi, de la pièce bien faite. Vous l’avez déjà vu par ce que je vous ai dit de sa décision à rayer Œdipe et par les raisons qu’il a données de cette détermination. Mais ceci est négatif ; il n’a, en cette affaire, qu’évité ce qui au point de vue strictement dramaturgique était une faute. Mais voyez comme sa matière dramatique, ainsi réduite, il la dispose et il la distribue ; voyez comme son étoffe dramatique ainsi rognée, il la mesure et il la débite. Il est déjà très expert. Dans Euripide, Etéocle et Polynice sont en présence et sont en conflit et en altercation dès ce qu’on peut appeler « le second acte ». — « C’est trop tôt ! s’écrie Racine ; c’est beaucoup trop tôt ! Qu’est-ce qu’une tragédie ? C’est un conflit, c’est une lutte, c’est une bataille où il s’agit de savoir laquelle des forces en présence et en opposition finira par l’emporter. Pour que cela soit bien réglé, soit réglé de manière que l’intérêt de curiosité soit ménagé et tenu en haleine, il faut que les forces principales du drame longtemps se menacent de loin, puis se rapprochent et, seulement un peu avant le dénouement, se heurtent de plein contact. L’année dernière encore, Corneille, mettant en présence Sertorius et Pompée, ne les place en face l’un de l’autre, tête à tête, qu’au troisième acte. Du temps de Cinna, il s’arrangeait de manière à retarder l’altercation décisive de Cinna et d’Auguste jusqu’au commencement de l’acte V. Voilà des tragédies bien faites. On verra, quand je ferai mon Britannicus, que j’ai dans la tête, si je mets Agrippine et Néron en face l’un de l’autre avant l’acte IV. Il faut absolument retarder la rencontre réelle de Polynice et d’Etéocle jusqu’à la quatrième partie de l’ouvrage. D’autant plus qu’ils finissent par se battre en combat singulier avec l’acharnement que l’on sait. Il est donc naturel que leur altercation en paroles précède immédiatement, comme dans Homère, leur échange furieux de coups d’estoc sur le champ de bataille. »

Et c’est sur ces considérations que Racine a disposé sa pièce comme il l’a disposée, et c’est à dire avec un art déjà très remarquable, quoique avec quelques marques d’inexpérience.

Quand le rideau se lève on se bat dans la plaine. Et voilà un in media res très heureux, sans que j’y trouve un trait de génie ; mais voilà déjà un trait d’instinct dramatique. On se bat ; c’est une bataille, et non une armée se préparant à attaquer, que Jocaste voit du haut des remparts. Sur l’intervention de Jocaste, une trêve est conclue, le combat cesse et le rideau tombe sur un espoir naissant.

A l’acte II, Antigone et Hémon se rencontrent et ont une touchante conversation d’amour. Puis c’est l’oracle que vous savez qui se fait entendre : il faut aux dieux le sang de Ménécée. Puis c’est Polynice et Jocaste qui conversent. On craint, à cause de l’oracle ; on espère, à cause des dispositions généreuses de Jocaste et de Polynice.

Brusquement on retombe dans les vives alarmes. Etéocle a rompu la trêve. Polynice vole au combat, qui recommence. — Eh bien ! c’est très bien fait !

Le troisième acte, il faut le reconnaître, est presque vide. Ménécée est mort. Polynice demande une entrevue avec Etéocle. Créon expose à Attale ses projets ambitieux… Oui, le IIl est vide.

A l’acte IV, et seulement à l’acte IV, a lieu la grande altercation entre Etéocle et Polynice. Elle remplit l’acte tout entier, à bien peu près. Mais d’abord elle est bien conduite, et ensuite personne ne peut la trouver trop longue puisqu’elle est le fond de la pièce, puisqu’elle est la pièce elle-même. Le spectateur ne doute point que les Argiens ne soient perdus, puisque Ménécée est mort ; mais il voudrait que les deux frères n’en vinssent pas aux mains et il suit avec un vif intérêt le progrès et le rengrégement de leur haine et de leur colère.

Ai-je besoin de dire qu’au cinquième acte ce petit Racine, qui connaît déjà tous les procédés dramaturgiques et qui sait son Corneille par cœur, ne manque pas de couper le récit du combat singulier d’Etéocle et de Polynice, comme Corneille a coupé le récit du combat des Horace et des Curiace ? Un premier messager annonce qu’Etéocle est tué et que Polynice est vainqueur.Un second annonce qu’Etéocle n’était pas tout à fait mort et qu’il a eu le temps de tuer Polynice avant de mourir. Péripétie. — Eh bien, après tout, il a raison, ce petit Racine, comme l’appelait Nicole.

Une pièce très adroitement faite ; ce qui n’avait qu’un intérêt de beauté et qui avait quelque inconvénient au point de vue strictement dramatique, retranché ; de la politique et de l’ambition politique ; de l’amour, beaucoup d’amour ; de l’élégie mêlée à la tragédie (scène d’Antigone et Hémon, stances d’Antigone) : — voilà ce qu’un poète français de 1660, qui n’avait pas encore dégagé son originalité, faisait du poème épique-dramatique d’Euripide.

Et il était très naturel qu’il en fît cela, mais c’est très intéressant à remarquer, pour se faire une fois de plus l’idée de ce qu’était la conception dramatique en France au dix-septième siècle.

***

Et maintenant, un poète du vingtième siècle, qui n’est pas original non plus, mais qui connaît le théâtre et qui a le goût qui règne en son temps, qu’est-ce qu’il fera de la pièce d’Euripide ? C’est ce que nous allons voir, en compagnie de M. Rivollet.

De même — et cela est bien naturel — que Racine ramenait la pièce d’Euripide au goût de son temps, de même M. Rivollet la ramène au goût du sien ; il l’a romantisée ; il en fait un drame romantique.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que, tant qu’il a pu, il a mis dans le cadre fourni par Euripide des méditations philosophiques ; que, tant qu’il a pu, il a fait parler ses personnages en style lyrique ; que tant qu’il a pu, il a donné un caractère pittoresque, étrange et inattendu à ses personnages, et que, tant qu’il a pu, il a mis en tableau ce qui dans le texte est en récit.

Tous les procédés romantiques, ou au moins tous les principaux procédés romantiques, sont appelés au secours par M. Rivollet dans son entreprise, de telle sorte que, placé entre la Thébaïde de Racine et les Phéniciennes de M. Rivollet, le drame d’Euripide paraît romantique si l’on songe à la Thébaïde et paraît d’un sévère caractère classique si l’on songe aux Phéniciennes de M. Rivollet.

Et ces rapprochements sont intéressants. Et, du reste, M. Rivollet a un beau talent de versificateur et presque de poète.

Pour ce qui est de la composition et de la distribution de la matière dramatique, M. Rivollet ne se tourmente pas, comme avait fait (peut-être un peu trop) le jeune Racine. Il suit Euripide pas à pas. Il ne trouve pas, comme cet impertinent de jeune Racine, qu’ici Euripide s’est trompé et que là il aurait pu être plus habile. Il le suit presque toujours docilement.

Il n’a pas tort, puisque nous avons échappé à la tyrannie de la « pièce bien faite » et que pour nous, maintenant, comme pour les Grecs, une tragédie peut très bien avoir la liberté un peu abandonnée d’un poème épique.

Qui est-ce qui reprochera à M. Rivollet d’amener sur la scène, tout à la fin, et après la fin, un Œdipe qui n’a nullement été mêlé à l’action, dont on n’a jamais entendu parler et dont, si l’on en a parlé, on aurait mieux fait de ne rien dire, puisqu’il n’est de rien dans l’affaire ?

Qui est-ce qui fera ce reproche à M. Rivollet ou à Euripide ? Personne, et il en sera ainsi tant que Sarcey sera mort.

Et de même pour tout le reste.

Donc, M. Rivollet suit Euripide pas à pas. Ce qu’il me semble avoir voulu faire, ce sont des variations romantiques sur le texte d’Euripide, et c’est a quoi on ne peut disconvenir qu’il n’ait très heureusement réussi.

Au lieu de faire exposer le sujet par un monologue de Jocaste, M. Rivollet se borne, comme variante, à le faire exposer par un dialogue entre jeunes femmes thébaines et jeunes femmes phéniciennes.

Puis Jocaste exhale ses douleurs.

Puis Antigone, accompagnée de Ménécée, gravit les remparts pour aller contempler l’armée ennemie répandue dans la plaine immense.

Et c’est le premier acte, qui déjà est pittoresque et qui déjà contient des méditations philosophiques et poétiques, en beaux vers, du reste.

Avez-vous remarqué la sécheresse (tout est relatif) des propos d’Antigone contemplant l’armée argienne dans le texte d’Euripide ? Elle se fait nommer les guerriers. C’est à peu près tout. Sauf quand il s’agit de son frère Polynice, c’est vraiment tout.

M. Rivollet sent qu’il faut enrichir et faire miroiter un peu cela, et, rendant Antigone « poète mal à propos », comme répète sans cesse Voltaire dès qu’un poète dramatique se permet d’être poète — et qu’est-ce qu’il dirait de nos jours ? — M. Rivollet fait des variations sur le texte d’Euripide et met cette méditation poétique dans la bouche d’Antigone :

Puissante Déméter,
Quel sombre laboureur, quel Dieu semeur de fer
Dans tes plaines, sur toi, nourricière, usurpées,
A fait lever du sol cette moisson d’épées ?
Et quel sinistre été de ton flanc souterrain,
Cybèle, tout à coup jaillit en fleurs d’airain ?
Oh ! Qu’a-t-on fait de vous, pacifiques campagnes,
Bois où j’allais, avec les vierges, mes compagnes,
Mener les choeurs dansants sous les ormes chenus ?
Oh ! lieux charmants, témoins de nos jeux ingénus !
Des étrangers venus de leurs terres lointaines
Abreuvent leurs coursiers fumants dans nos fontaines,
Et leurs chariots roulant dans les champs désolés
En un jour ont couché l’espérance des blés !
Oh ! Douleur ! Ismenos, à tes rives chantantes
Ils osent infliger l’opprobre de leurs tentes ;
Ils foulent sous leurs pieds les tombeaux des aïeux.
Innombrables, ils sont partout où vont nos yeux :
Et tous ces Grecs campés dans la terre thébaine
A mon âme ignorante ont révélé la haine.

Et Euripide n’a guère songé à tout cela ; mais je ne fais aucune difficulté de convenir que M. Rivol-let y a songé pour nous faire des vers qui sont acceptables.

A l’acte II conversation entre Antigone et Polynice, puis entre Jocaste et Polynice, comme dans Euripide ; puis grande scène, comme dans Euripide, d’altercation entre les deux frères.

La scène est mêlée de lyrisme comme il convient en un drame romantique, et cette brute d’Etéocle parle aussi « en poète », tout comme Antigone.

Vous vous rappelez les promptes et rudes répliques, froissements de fer, du texte d’Euripide. Il y en a aussi dans le texe de M. Rivollet, mais il y a surtout l’amplification lyrique. Etéocle a écouté — assez longtemps — son frère. Après l’avoir écouté, il prend une pose inspirée, celle de Didier dans Marion Delorme ; il lève un doigt vers le ciel et il dit :

Ainsi qu’une araignée énorme dans sa toile
La nuit sinistre a pris cette tremblante étoile.
Voyez comme elle est loin dans le ciel orageux !
Plus haut que le Parnasse et que l’Ossa neigeux,
Plus haut que les sommets, plus haut que les nuées
Qui passent, par les vents terrestres remuées,
Elle brille, pendue à la voûte des cieux ;
Et personne n’est plus loin qu’elle, sauf les Dieux.
Eh bien, si je savais qu’en cette étoile blonde,
Zeus eût caché le sceptre étincelant du monde,
Pour le ravir à Zeus, femmes, j’y monterais !
Car rien, ni le sommeil à l’ombre des forêts,
Ni…
Ni…
Ni…
Ni même.
Rien ne passe en douceur l’ivresse d’être roi !

Voilà l’amplification lyrique, à peu près inconnue (je dis à peu près) de la tragédie antique, sévèrement refoulée par les dramatistes classiques, mise en liberté et même en licence par les romantiques et qui, maintenant, a bien un peu l’air surannée. Elle fait son effet encore et il convient de dire que M. Rivollet la traite avec habileté.

A côté du lyrisme, le mélodrame. La scène est plus violente, naturellement, que dans Euripide. Elle est tournée tout à fait au mélodrame. Etéocle lève son épée sur son frère. Jocaste se jette entre les deux frères et détourne l’épée fratricide. Il faut corser un peu Euripide. Corsons un peu Euripide.

Je reconnais qu’après un siècle de mélodrame, c’est nécessaire ; et puis il faut qu’il y ait tableau. « Tableau — Rideau. »

— Au troisième acte, nous nous trouvons en présence de chèvres et d’un pâtre.

Pourquoi ces chèvres et pourquoi ce pâtre ?

Mon Dieu, je vais vous le dire tout de suite. Ce pâtre, c’est le divin Tirésias. Mais il n’est ni pittoresque, ni inattendu, ni piquant, par conséquent, de nous amener ici Tirésias disant tout de suite : « Je suis Tirésias ». Ce n’est pas romantique du tout. Il nous faut le sombre et énigmatique personnage, et s’il n’y avait pas, au moins une fois, le sombre et énigmatique et mystérieux personnage, ce ne serait pas romantique.

Donc pâtre.

Ce pâtre est philosophe ; ce pâtre se livre à la méditation philosophique et poétique ; ce pâtre, puisque nous sommes en 1905, est pacifiste et humanitaire. Du reste, il parle bien, le gaillard ; il faut confesser qu’il ne parle pas mal :

Donc, le vallon paisible et la plaine innocente
Que d’un baiser vermeil dore l’ombre naissante.
Et le repos divin des halliers et des champs
Vont être encore troublés par ces hommes méchants !
Le tumulte soudain des batailles prochaines
Eveillera le faune endormi sous les chênes ;
Et les oiseaux bénis des antiques forêts
S’envoleront devant les noirs corbeaux d’Arès !
Sous le ciel de douceur où Séléné se couche,
L’homme sur l’homme, hélas ! va se ruer farouche,
Les arcs en résonnant lanceront leur éclair
Dans l’azur où montait l’alouette au chant clair ;
Les chariots meurtriers, roulant dans la mêlée,
Broieront les lis éclos dans l’herbe inviolée,
Et poussant des clameurs de mort, les combattants
S’égorgeront, dans le sourire du printemps.
Or, témoins des fureurs de l’homme sacrilège,
Les noirs sapins, debout sur les sommets de neige,
Et les cèdres géants que le ciel baise au front,
Sans comprendre, du haut des monts regarderont.
Eh bien, soit, forcenés ! faites l’œuvre de haine ;
De votre lutte impie, ensanglantez la plaine ;
Attristez la montagne, opprimez le chemin.
Les champs, les champs sacrés se vengeront demain !
Car un jour abattra votre audace superbe :
Demain vous subirez la revanche de l’herbe ;
Les gramens, les épis sur le sillon penchés
Tissant le grand suaire où vous serez couchés ;
Et la terre, ironique en ses métamorphoses,
Fera de votre sang la pourpre de ses roses.

Et voilà ce que j’appelle Tirésias métamorphosé, lui aussi, peut-être ironiquement, en « bonhomme Patience » de George Sand et habillé par Armand Silvestre.

Vous me direz que ce n’est plus du tout Tirésias. Dites-le à l’auteur et il vous répondra que c’est un peu plus coquet ; et je confesse qu’il aura raison.

Redevenu Tirésias, ou à peu près, le pâtre révèle la volonté des dieux à Créon, et ici, je n’hésite pas à le dire, il y a, sérieusement, une bonne correction d’Euripide.

Dans Euripide on ne sait pas pourquoi Ménécée se sacrifie à sa patrie. C’est un sacrifice spontané, aussi spontané que celui d’Iphigénie dans Iphigénie à Aulis et même beaucoup plus spontané, à mon avis, ce que je démontrerais si je ne craignais d’être trop long ; mais je vous renvoie aux deux textes. M. Rivollet a essayé de faire comprendre ce sacrifice, de faire comprendre comment l’idée de l’immolation à la patrie peut germer et lever dans l’esprit de l’enfant.

Il l’a fait un peu gauchement ; mais il l’a fait, et cela vaut mieux que rien. Vous allez voir. Reprenons.

Donc le pâtre a dit l’oracle : Pour que Thèbes vive, Ménécée doit périr. Créon, d’abord accablé, songe à sauver son fils en le faisant fuir. Il lui commande de quitter Thèbes.

Mais Ménécée, qui a entendu l’oracle, qui a entendu : « La patrie mourra, ou Ménécée », demande à son père : « Qu’est-ce que la patrie ? »

Créon répond par une belle définition, oratoire, lyrique et enthousiaste de la patrie.

— C’est bien, répond l’enfant, je me sacrifierai pour elle.

— Non, je t’en supplie, réplique le père, je t’en supplie, songe à moi !

— Je t’obéirai , dit l’enfant. Mais secrètement il reste ferme dans son dessein.

Je dis que voilà qui est fait gauchement ; car il est maladroit, ce père, qui, juste au moment où il faut que son fils ne soit point patriote, lui fait un éloge magnifique du patriotisme.

— Mais il ne sait pas que son fils connaît l’oracle.

— C’est vrai ; mais encore il devrait bien sentir qu’en tout état de cause ce n’est pas le moment de donner à son fils une ardente leçon de patriotisme.

C’est donc gauchement fait ; mais je dis aussi que c’est fait et que cette préparation, telle qu’elle est, vaut mieux que si elle n’était point, et que le sacrifice de Ménécée, préparé ainsi, de quelque façon qu’il le soit, vaut mieux que spontané, c’est-à-dire conventionnel.

Quant à la mort elle-même de Ménécée, vous vous y attendez parfaitement, on nous la montrera. Elle est en récit dans Euripide, elle sera en tableau dans Rivollet. Ménécée se jette du haut en bas du rempart devant les yeux de son père, ante ora parentum. Des tableaux, des tableaux, des tableaux ! Il n’y a jamais trop, il n’y a jamais assez de choses pour les yeux dans une tragédie.

C’est parfaitement mon avis que la tragédie grecque était un opéra ; mais « tout de même » vous le voyez ici, elle n’était pas opéra autant que le drame romantique, encore qu’elle le fût beaucoup plus que la tragédie classique française.

Avec ses qualités, avec ses défauts, avec ses parties qu’on peut discuter et, soit tourner à la gloire de M. Rivollet, soit lui opposer, ce troisième acte est très brillant et est certainement la partie la plus belle de l’ouvrage.

Le quatrième acte a de la beauté aussi ; mais c’est assez singulier : l’auteur semble ici avoir hésité entre des tendances contraires. Il a continué à obéir ses instincts romantiques et il a été comme un peu intimidé par un reste de classicisme.

Il semble s’être avisé, un peu comme Racine, que cette fin des Phéniciennes était un peu hors-d’œuvre, était un peu le commencement d’autre chose.

Et, certes, il n’a pas songé à supprimer Œdipe, comme Racine ; oh ! il n’a pas été jusque-là dans l’irrévérence à l’endroit d’Euripide et dans la forte attache aux sévères lois de l’unité d’action. Non ; mais enfin ce qui dans Euripide fait bien la matière de ce que nous appelons deux actes, il l’a tassé en un seul ; il a abrégé et condensé, au lieu d’amplifier, comme ailleurs. Ce serait à suivre, les deux textes en main, de très près. Je vous laisse à le faire.

Il a d’abord fait un « tableau » — bien entendu — des funérailles de Ménécée et des honneurs rendus à sa dépouille.

Puis il a fait raconter, comme Euripide — ici, à son grand désespoir sans doute, il ne pouvait pas mettre en tableau ce qui est en récit dans son modèle — les combats des Argiens et des Thébains ; et le combat singulier d’Etéocle et de Polynice, et la mort de Jocaste sur les corps de ses fils.

Et puis enfin, voici Œdipe qui sort du coin sombre du palais où il était confiné.

Ici M. Rivollet pouvait s’offrir du tableau scénique à souhait. On apporte les trois cadavres sur la scène, Œdipe les touche, les caresse et les arrose de ses larmes. Créon le maudit et le proscrit… De beaux vers ici et là.

D’Œdipe :

Dans ce vaste palais on m’a laissé tout seul :
Hélas ! la solitude est déjà le linceul.

De Créon :

As-tu cru, maudit, qu’abandonnant sa proie,
Le destin te ferait l’aumône d’une joie ?
Voici de nouveaux deuils et de pires remords.
N’appelle plus tes fils, ni ta mère : ils sont morts !
Ils sont là devant toi, sur la terre glacée,
La poitrine sanglante et le front sans pensée ;
Et si tu les voyais ainsi que je les vois,
Tu crèverais tes yeux une seconde fois.

Ce n’est pas « une seconde fois », ce qui n’a pas de sens ; mais « comme tu les as crevés pour autre chose » qu’il faudrait dire ; mais encore l’idée est belle et le mot, avant la réflexion, fait son effet, ce qui suffit au théâtre.

M. Rivollet s’est ménagé un dernier tableau — il ne pouvait pas finir autrement — pour l’extrême dénouement.

Créon ayant, comme dans Euripide, à la fois condamné Œdipe à l’exil et le corps de Polynice à n’être pas enseveli, Œdipe et Antigone feignent de s’éloigner ; puis, quand Créon et tout ce qui l’entoure sont rentrés dans le palais, Œdipe et Antigone reviennent sur la scène, s’emparent du cadavre de Polynice qui est resté là et l’emportent.

C’est totalement invraisemblable, car il est bien évident que Créon, voulant que le cadavre de Polynice ne soit pas enseveli, se sera bien gardé de le laisser seul et l’aura fait surveiller ; et l’on sait en effet, par Antigone, qu’il a soigneusement mis des sentinelles autour de lui ; mais cela fait tableau. Œdipe et Antigone traversant la scène en emportant leur chère et sinistre proie, cela fait tableau ; et par conséquent c’est une idée à laquelle M. Rivollet, dès qu’il l’a eue, ne pouvait pas renoncer.

On voit assez, ou je voudrais qu’on vît assez par cette analyse, que les « Trachiniennes » de M. Rivollet sont un très estimable travestissement romantique d’Euripide et que c’est de « l’Euripide enluminé » fort digne de considération.

L’histoire littéraire dira un jour : « Vers 1900 le romantisme subsistait encore, quoique ayant perdu beaucoup de sa force. Il produisait quelques œuvres de son cru, parfois fort belles ; mais surtout, absolument revenu de son mépris pour l’antiquité, il reprenait les œuvres antiques pour les faire siennes, et il les faisait siennes, parce qu’il les admirait, et surtout il les faisait siennes pour pouvoir les admirer sincèrement. Dans ce dessein, il leur ôtait beaucoup de leur caractère, comme avait fait l’école classique, mais en sens inverse ; il les poussait au lyrisme, à la déclamation et au mélodrame, il les barbouillait de couleurs un peu criardes, ce qui, du reste, était nécessaire pour le succès ; tout cela non sans quelque apparence de talent, à la rencontre, et ne laissant pas d’attraper quelquefois ce que Saint-Evremont appelait « l’air des belles choses ». — Le plus distingué de ces écoliers romantiques était certainement M. Georges Rivollet. »

Les Phéniciennes ont été jouées très honorablement à la Comédie-Française. M. Mounet-Sully, chargé du rôle très court d’Œdipe, a rugi et mugi à son ordinaire, de manière à agir très fortement sur les nerfs du public.

M. Paul Mounet a eu de très beaux mouvements de désespoir paternel dans le rôle de Créon.

M. Albert Lambert le fils, dans le rôle de Polynice, a été sympathique et touchant, et M. Jacques Fenoux a montré une suffisante énergie dans celui d’Etéocle.

M. Ravet a très bien dit, ce qui n’était pas facile, le long récit du messager.

Mais les honneurs de la soirée ont été pour M. Silvain, qui a eu beaucoup de majesté avec une sobriété toute classique dans le rôle du pâtre.

Mme Segond-Wéber, de traits un peu trop accentués peut-être pour un personnage de jeune fille, n’en a pas moins touché profondément. Après tout, Antigone n’est ni une jeune fille, ni une femme ; c’est une déesse ; c’est la déesse de la piété domestique.

Mme Delvair s’est tirée à son grand honneur du rôle très ingrat de Jocaste et Mme Silvain est extrêmement gracieuse et a arraché des larmes de tous les yeux dans le rôle, délicieux du reste et qui prête au succès, du jeune Ménécée.

La représentation a été, en somme, fort digne de la Comédie-Française.

Le Théâtre Celtique §

M. Anatole Le Braz, si connu du public français par ses vers gracieux et sa prose poétique non moins séduisante, s’adresse aujourd’hui au public européen par un livre d’érudition solide et profonde, du reste très agréablement écrit et d’une lecture très facile et très plaisante.

Il nous fait l’histoire du Théâtre Celtique et plus particulièrement (car ce qu’il dit du théâtre Irlandais et du théâtre Gallois n’est en vérité que brève digression) il nous fait l’histoire du théâtre breton.

Cette histoire était mal connue et surtout elle était offusquée et surchargée de légendes qui la défiguraient complètement et de telle sorte que c’est exactement oui qu’il faut entendre quand elles disent non, et non qu’il faut croire quand elles disent oui. On juge si le travail auquel s’est livré M. Le Braz était utile.

Ainsi, sur la foi d’Ernest Renan, on croyait généralement que les Bretons n’ont pas l’âme dramatique, l’âme tournée du côté du théâtre et que, très individualistes, ils ont exclusivement le tempérament lyrique et épique aussi, en une certaine mesure.

Et, d’autre part, sur la foi de M. de la Villemarqué et de bien d’autres, on croyait généralement qu’il existait tout un théâtre breton, très original, très national, qu’il ne s’agissait que de tirer de la poudre des bibliothèques et des archives particulières.

Et ces deux opinions étant en contradiction l’une avec l’autre, il paraissait bien certain que l’une des deux devait être vraie.

Ce qu’il y a de piquant, c’est que le moyen se soit trouvé qu’elles fussent fausses toutes les deux, et cela paraît difficile, et pourtant il n’y a rien de plus vrai que ceci qu’elles sont fausses l’une et l’autre.

Car d’un côté les Bretons ont parfaitement le tempérament dramatique, et ils l’ont eu depuis les temps les plus reculés, et ils ont été amoureux passionnés et même fanatiques du théâtre ; et d’un autre côté ils n’ont eu aucunement un théâtre national, et ils n’ont rien produit, ou quasi rien, en fait de théâtre.

Ce sont ces deux vérités qu’il me semble que M. Le Braz a mises en pleine lumière, à la fois le premier et définitivement, sauf correction, que je serais bien étonné qui pût arriver.

Les Bretons ont le tempérament dramatique et le goût passionné du théâtre. Cela se voit, dès les temps très anciens, par leur littérature épique. La littérature épique porte le caractère dramatique très manifestement et au plus haut degré. Leurs vieux poèmes épiques sont tellement dramatiques qu’ils sont presque tout entiers en dialogues et qu’il n’y aurait rien de plus facile que de les porter presque bruts à la scène ; et, de plus, ils ont, sans plus parler du dialogue, la composition, la disposition et la structure dramatiques. En un mot, ce sont des drames, moins les acteurs pour les jouer.

M. Le Braz en donne plusieurs exemples très probants, ce qui le force, car cela seul prouve, à nous donner des citations très étendues ; mais ces citations n’ont rien de désagréable en soi et, bien au contraire, et elles nous font connaître une littérature poétique d’une singulière énergie, d’un extraordinaire pittoresque et d’un incroyable relief.

Un de ces exemples est assez curieux et piquant pour nous autres Parisiens. La Lépreuse, de M. Henri Bataille, jouée en 1898 sur le théâtre de la Comédie parisienne, n’est pas autre chose qu’une ancienne complainte, de date inconnue (non pas très ancienne pourtant, semble-t-il), partie de la plume d’un « humble chanteur trégorrois », comme dit M. Anatole Le Braz.

La vieille légende trégorroise a très facilement été tournée en pièce de théâtre et en pièce de théâtre extrêmement intéressante.

Par parenthèse M. Jules Lemaître trouve ici un triomphe à titre de critique littéraire et de critique dramatique. À travers la pièce moderne M. Jules Lemaître avait reconnu l’ouvrage ancien sans l’avoir jamais connu, ce qui est sans doute le comble du flair. Le Verrier avec ses calculs n’a pas fait mieux que M. Jules Lemaître avec sa seule sagacité : « Vous jureriez, écrivait-il en 1898, une chanson d’il y a quatre ou cinq siècles. Et cela n’est pas une traduction et pourtant cela a l’air traduit d’une très ancienne poésie, avec, çà et là, des bizarreries voulues qui font douter (comble d’artifice) que le traducteur ait bien compris… La forme est très spéciale : ce ne sont pas des vers ; ce n’est pas non plus de la prose. Ce ne sont pas des vers à la façon des poètes symboliques, puisque l’assonance même en est absente ou n’y paraît que de loin en loin. C’est de la prose librement et secrètement rythmée… » — Et telles étaient, en effet, les démarches de style de la vieille légende du chanteur trégorrois. M. Jules Lemaître a tout à fait les acutas nares dont nous parle le bon Horace.

Fermons la parenthèse et reconnaissons que M. Le Braz a parfaitement raison, et raison preuves en main, d’assurer que les Bretons ont parfaitement le tempérament dramatique et qu’ils étaient « nés pour le théâtre », comme disait Sarcey quand il voulait faire entendre que tel homme de son temps était, à son estime, un peu plus qu’un demi-dieu.

Notez de plus que les Bretons, comme je vous en ai prévenus, ont été passionnés pour le théâtre, pour le théâtre réel, pour le théâtre vivant, avec scène, décoration, acteurs et même actrices. De tout temps ? On ne sait pas. Mais pendant très longtemps, c’est certain. Les Bretons ont-ils eu un théâtre au moyen âge ? Rien ne le prouve et, sans que M. Le Braz s’avance sur ce point à rien affirmer ou à rien nier, il me semble qu’il suppose bien qu’ils n’en ont pas eu. Puisque nous avons des relations très détaillées des divertissements donnés en l’honneur d’Anne de Bretagne reine de France, dans son pays, à l’extrême fin du quinzième siècle, et que ces divertissements, encore qu’ils aient pu être des pantomimes, ne sont manifestement pas des drames ou comédies, nous sommes autorisés à douter très fort que les Bretons aient eu un théâtre avant le seizième siècle.

Mais qu’à partir du seizième siècle ils en aient eu un et qu’ils l’aient adoré depuis cette époque pendant trois siècles et demi, de cela nous sommes parfaitement sûrs.

Au seizième siècle, le mouvement dramatique fut des plus vifs dans toute la Bretagne. Il fut retardataire comme vous pensez bien ; mais il fut des plus vifs. Il consista dans l’éclosion et la propagation de « mystères » et de « miracles », tandis que le reste de la France était toute bruissante, de mystères encore et de miracles, mais déjà de tragédies, tragi-comédies et comédies.

Il fut donc retardataire ; mais il fut très vif et depuis, pendant exactement trois cents ans, ou trois cent vingt, les Bretons n’ont pas cessé d’aimer, de pratiquer et de défendre ce même théâtre avec passion.

Ce théâtre fut attaqué, presque aussitôt que né, par l’Église, qui y vit, soit un scandale, soit un danger, comme à Paris ; et par le Parlement de Rennes, comme par celui de Paris, et pour les mêmes raisons. Mais il fut défendu beaucoup plus énergiquement qu’en France. Il y eut des agitations populaires, des émeutes et presque des insurrections pour le défendre. Il y eut complicité, si je puis me servir de ce mot, du petit clergé en faveur du théâtre, contre le haut clergé, qui lui était très hostile.

Et quand les représentations furent vraiment rendues très difficiles, on tourna, ici et là, les règlements et les oukases, en conservant, dans les processions populaires et les cérémonies populaires des « pardons », quelque chose et même beaucoup de l’appareil dramatique.

Et enfin ce fut, jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, avec un soin pieux et avec une ténacité bien digne de la race, que les pauvres copistes rustiques, sans le moindre intérêt, par amour pur du vieux théâtre, transcrivirent et retranscrivirent, à la lueur de leurs chandelles ou de leurs petites lampes fumeuses, sur la table à manger de la famille, les vieux drames qui avaient fait l’amusement de leurs ancêtres et qui étaient encore l’objet autant de leur passion que de leur respect. Rien de plus touchant que ces scribes qui rappellent parfaitement les moines du moyen âge nous conservant la littérature antique. Ils étaient de très « petite extrace », comme dit Villon, et avaient au cœur une véritable foi à l’égard de leur littérature populaire. C’étaient des tisserands, des laboureurs, des aubergistes, des matelots. Ils prenaient sur leur repos et sur leur sommeil pour copier avec un grand soin et aussi une véritable intelligence les monuments du vieux théâtre. C’est à eux que nous devons la conservation, maintenant assurée, de toute cette branche de littérature.

Quant aux auteurs eux-mêmes, c’étaient aussi de petits gens, intermédiaires entre la petite bourgeoisie et le peuple. C’étaient quelquefois des prêtres, des membres du « bas clergé », plus souvent des cloërs (clercs), c’est-à-dire, comme on les désigne en Bretagne et comme le bon Renan aimait à se désigner lui-même, des « prêtres manqués », des fils de paysans ou d’ouvriers qui « avaient étudié pour être prêtres » et qui, pour une raison ou pour une autre, avaient renoncé au sacerdoce avant d’y entrer.

Ces hommes-là ont formé longtemps en Bretagne comme toute une classe : « J’ai connu dans mon enfance de ces cloërs, nous dit M. Le Braz. C’étaient de petits propriétaires ruraux, voire de simples fermiers. Rien ne les distinguait de l’ordinaire des paysans, si ce n’est qu’ils avaient peut-être un extérieur plus soigné, un langage plus choisi, fleuri même, volontiers émaillé de locutions françaises, des manières enfin et des gestes qui se sentaient d’une ancienne éducation cléricale… Venus tard aux lettres, beaucoup se décourageaient après les premières étapes ou bien étaient dissuadés par leurs maîtres de poursuivre. Beaucoup aussi gardaient la nostalgie des champs paternels, d’autres nostalgies encore, plus aiguës et plus pénétrantes. Rendus à la vie commune, ils ne se confondaient pas pourtant dans la masse. La désignation de cloarec restait attachée à leur nom comme un signe de noblesse ; on disait : Cloarec Javré, Cloarec Lampaul, Cloarec Laoudour… »

C’étaient des cloërs qui le plus souvent bâtissaient les drames pieux dont pendant trois cents ans la Bretagne s’est férue.

C’étaient aussi des maîtres d’école ou de simples ouvriers, tisserands ou laboureurs. Ils avaient de très belles âmes, simples, naïves et pures. Nous avons, par un assez rare bonheur, quelques pages, où quelques-uns d’entre eux se peignent eux-mêmes. Elles sont exquises. Tel « le vieux Conan », comme il s’appelle, le bon tisserand lettré, qui interrompt de temps en temps sa tâche d’ouvrier pour nous faire ses petites confidences :

« Déballe donc, vieux Conan, toute ton attention pour rimer cette vie à la perfection et tu auras pour ta peine, quand tu t’en iras de ce monde, la bénédiction de sainte Geneviève… Je ne fais rien de bon en écrivant ce passage, tellement les mouches et les puces me tracassent… Conan, tu es mal avisé de te mettre l’esprit à la gêne : après ta mort, ces paperasses, je te le dis, Conan, seront jetées au rancart par tes enfants… Je ne tarderai pas à renoncer à l’état de rimeur. Je suis las de perdre encre, plume et papier. Il est étrange que moi, si vieux, ce ne soit qu’en écrivant que je trouve du repos… Toi, Conan, beaucoup te passent pour sorcier et d’autres pour devin. T’es-tu jamais livré à de semblables pratiques, Conan ? Oh, non ! certes, Dieu merci ! Je n’ai jamais fait de mal à personne et n’en ferai jamais, si ce n’est des farces pour rire, par pur badinage… Conan est vieux et parle hardiment : si vous aimez votre plaisir, ne prenez pas une jolie femme ; car le cheval de Hamon est jour et nuit en louage, ici aujourd’hui, là-bas demain [être jaloux se dit en Bretagne « monter le cheval de Hamon »]… Or, ça, Conan, voilà finie cette histoire qui nous montre la Providence de Dieu sur la terre. Maintenant, compagnie, pour conclure, je vous supplie, si quelque point en cette histoire vous a plu, souvenez-vous de Conan, qui l’a traduite du français et rimée en breton. Dites, du moins, avant d’aller vous coucher : « Dieu pardonne à qui l’a écrite ! » La récompense que souhaite Conan pour sa peine, c’est la protection de sainte Geneviève quand il s’en ira de ce monde. »

Ailleurs le bon Conan nous indique quelle figure il faisait dans son village et quelle opinion, que vous pouvez assez facilement vous figurer, avaient de lui ses compatriotes et voisins : « Beaucoup prétendent que je suis fou ; mais je ne les crois point ; car c’est Dieu qui, par sa grâce, m’a inspiré de renouveler les vieilles histoires de ses serviteurs. S’il n’y avait pas des fous de mon espèce, on ne parlerait jamais de ces vieux saints, et moi, j’ai toujours été jalousement épris de l’Écriture, des patriarches, des prophètes, savants et sages. Libre à chacun d’agir à sa guise. Tant que Dieu m’accordera vie et santé, je continuerai comme j’ai commencé. J’aurai la consolation, en quittant ce monde, que mon nom me survivra plus de cent ans. »

Piété et amour de la gloire (« eh ! monseigneur, tout comme un autre ») étaient les deux mobiles de ce bon vieillard. Il confiait encore au papier cette manière de confession : « Hélas ! hélas à moi ! Je serai bien chétif et bien misérable et couvert de confusion en arrivant devant mon juge. Si je n’ai le bonheur d’être protégé, je me verrai malheureusement au rang des réprouvés. Mais j’espère en la Vierge, en sa mère sainte Anne. Les patriarches et les prophètes me prêteront assistance, puisque je me suis attaché à renouveler leurs vertus et ils ne m’oublieront pas à l’heure de ma mort. Et toi, ami lecteur, quand tu apprendras ma mort, aie souvenir de moi dans tes prières ; prie Dieu d’avoir compassion de mon âme, et si j’ai ma place dans le ciel, je prierai pour toi à mon tour. »

À soixante-seize ans, « les cheveux blancs comme le lin et la main tremblante », il rimait et écrivait encore, se jurant que, terminé le poème qu’il alignait, il ne toucherait plus à une plume, mais, cependant, — nous nous reconnaissons bien tous là, — frémissait à la pensée de ce qu’il deviendrait quand il n’écrirait plus : « Mon Dieu ! mon Dieu ! que ferai-je maintenant ? Comme je vais m’ennuyer quand je ne pourrai plus écrire ! L’âge m’a tellement affaibli que mes doigts ne m’obéissent plus. J’en ai le cœur navré de regrets. »

Nous avons aussi une information assez complète sur la vie de Joseph (ou Jocib) Coat, autre laboureur de la plume. Né en 1798 dans un taudis de la paroisse Saint-Matthieu, à Morlaix, il avait appris à lire et à écrire chez de vieux gens qui tenaient école pour les enfants pauvres ; puis il s’était perfectionné lui-même comme il avait pu. Il avait senti s’éveiller sa vocation dramatique en assistant aux « pastorales » bretonnes qui se jouaient à Noël. Il n’avait pas tardé à y figurer comme acteur. Dès lors, simple ouvrier à la fabrique de tabac de Morlaix, il fut, de plus, auteur, acteur, directeur de théâtre, Shakspeare ou Molière breton. Quarante ans seulement, parce que sa vie fut assez courte, il mena de front une très grande lecture, la fabrication des cigares, la fabrication de ses poèmes dramatiques et le soin d’organiser des troupes, de monter un théâtre, de faire jouer et de jouer lui-même. Cette « race rêveuse » de Bretagne ne perd pas toujours son temps.

Il y a, du reste, beaucoup à corriger — M. Le Braz, qui sait son affaire, nous en avertit — dans les idées que nous nous faisons de la race armoricaine. Les Bretons ne sont pas, par exemple, si tristes que l’on a dit. Ils ont aimé le drame, comme vous venez de vous en convaincre ; ils ont aimé aussi la comédie, et la comédie assez vive, comme vous en verrez un exemple ou deux dans le livre de M. Le Braz. Ils ont des chansons en très grand nombre, très spirituelles, et très salées et très épigrammatiques. Les Trégorrois, en particulier, sont très fins, très « roublards » et très caustiques. Ce sont les attiques de la Bretagne. Renan, comme le fait bien remarquer M. Le Braz, n’avait pas besoin, pour expliquer son goût de l’ironie, d’évoquer un assez incertain ascendant gascon. Il était de Tréguier et cela suffisait très bien.

On peut remarquer, du reste, sans aller bien loin dans les recherches, que si Lamennais et Chateaubriand sont de Bretagne, lesquels ne sont pas folâtres, à coup sûr, Renan, Jules Simon, Duclos et Le Sage en sont aussi ; et personne n’a eu l’esprit plus gai que Renan, ni plus épigrammatique que Jules Simon, ni plus acéré que Duclos, qui disait de lui avec vérité : « Mon talent, à moi, c’est l’esprit », ni plus aigu que Le Sage. Et ce dernier est une preuve, ce me semble, du goût des Bretons pour le théâtre. M. Le Braz aurait dû le saluer amicalement au passage quelque part.

Voilà donc qui est bien entendu : les Bretons étaient doués pour le théâtre et ils l’ont aimé passionnément, je n’ose dire aussi passionnément que les Parisiens, parce que je déteste l’hyperbole, mais cependant, avec une vive ardeur.

Seulement, ont-ils eu un théâtre à eux, un théâtre propre, un théâtre national ?

Pas du tout ; et c’est ici que M. Le Braz est digne non seulement d’estime et de respect, mais véritablement de vénération. Lui Breton, lui bretonnant, lui adorateur de la Bretagne, lui celtisant parmi les meilleurs celtisants, il a un tel amour de la vérité parce que c’est la vérité et qu’elle est encore plus adorable que Platon et que la Bretagne ; il a un tel culte pour le vrai, qu’il a fait tout un livre sur le théâtre breton, pour démontrer que les Bretons n’ont pas de théâtre.

Ils n’en ont pas, parce que tous leurs drames bretons sont des drames français, parfaitement connus, qu’ils ont traduits en breton, en les arrangeant seulement un peu et en y ajoutant quelques ornements de leur cru. Voilà ce que M. Le Braz démontre avec une érudition très étendue et une rigueur de logique à laquelle il me semble qu’il n’y a absolument rien à opposer. Et si le mot « tous les drames bretons », dont je me servais tout à l’heure, n’est pas littéralement, n’est pas mathématiquement exact, si deux ou trois drames ou comédies bretonnes n’ont pas d’originaux connus dans la vieille littérature dramatique française, on conviendra qu’il est — malheureusement, si l’on veut — très légitime de conclure que de ces deux ou trois pièces les originaux français existaient, mais ont été perdus.

Il n’y a pas de théâtre breton original, voilà la découverte de M. Le Braz, et voilà l’intérêt très grand de son livre, qui fera époque.

C’est un intérêt négatif, dira-t-on. Sans doute ; mais une vérité négative est une vérité aussi et qu’il importe d’établir, quand on l’a découverte, tout autant qu’une autre. Comme le dit avec beaucoup de bon sens et de modestie M. Le Braz : « Il n’était pas inutile que cette besogne fût accomplie. C’a été de tout temps le sort des choses celtiques de prêter abondamment aux cristallisations de la légende, et la littérature n’y a pas plus échappé que le reste. Autour du théâtre en particulier, tout un échafaudage pseudo-scientifique a été construit, destiné à donner le change sur son aspect réel. Il était bon que l’on sût à quoi s’en tenir sur l’inanité de cet appareil factice… Il y a [dans l’intérêt de la science exacte] des sacrifices nécessaires. »

Du reste, une gloire de second ordre, mais encore de très bon aloi, reste aux dramatistes bretons. Ils n’ont pas été seulement, ils n’ont pas été strictement des traducteurs. Ils ont su ajouter avec grâce et ils ont su effacer avec jugement. Ils ont montré beaucoup de goût dans leurs adaptations. Non, pas même en littérature, la Bretagne n’est servile. Elle a toujours voulu que son union avec la France fût une collaboration et une association libre. Du livre de M. Le Braz sort aussi nettement cette vérité que les dramatistes bretons ont du talent, que celle-ci qu’ils ne sont pas créateurs.

Du reste encore, ceux-là qui tiennent à la légende et qui estiment que « l’erreur a son mérite » et qui la préfèrent à la vérité, peuvent être sûrs qu’ils ne sont pas encore vaincus. « Je suis tranquille, dit M. Le Braz, toujours sensément et, de plus, avec esprit, le malentendu n’est pas près de s’évanouir. Les théories mensongères que je me suis efforcé de jeter bas, il se lèvera demain toute une cohorte de Bretons, apôtres du celtisme à tout prix, pour les rétablir et les consolider… »

Personne n’en peut douter et nous pouvons nous assurer que le livre de M. Le Braz n’est que le début d’une période d’hostilités qui va durer très longtemps. Nous partons à la fois pour le combat des Trente et pour la guerre de Trente Ans.

Seulement, si le livre de M. Le Braz n’est qu’un premier mot, je ne serais pas étonné, aussi, qu’il fût destiné à avoir le dernier.

C’est égal, la destinée littéraire de cette race est bien curieuse. On part, avec elle, des très belles et même admirables « promesses dramatiques » contenues dans l’épopée irlandaise, dans les romans gallois, dans les complaintes armoricaines, et « l’on ne peut », à mesure qu’on avance, qu’« enregistrer leur faillite ». Les éminentes qualités dramatiques de la race armoricaine ne lui ont servi qu’à goûter le théâtre des Français et à le traduire avec amour et à le conserver avec passion. Il est vrai que c’est quelque chose ; mais on s’étonnera toujours qu’il n’y ait eu que cela. Ils ont peut-être trop admiré et tout le secret de l’affaire est peut-être là. Qui dira les méfaits, en littérature, de l’admiration et de la modestie ? Ils sont grands. Ils ne sont pas moins grands que ceux de la vanité et de l’orgueil. Ce que c’est que de nous !

Shakespeare. Le Roi Lear

traduction en vingt-huit scènes de MM. Pierre Loti et Emile Vedee. (Théâtre Antoine.) §

Je n’étais pas sans appréhension au sujet de cette représentation de le Roi Lear au théâtre Antoine.

Comme vous le savez, à moins que vous ne soyez d’un autre avis que moi, ce qui serait tout naturel, le Roi Lear n’est pas parmi les meilleurs drames de Shakespeare, sans être, du reste, parmi ceux qui sont insignifiants.

Dans la plupart des tragédies de Shakespeare, l’affreux épais mélodrame se mêle à l’œuvre d’art ; ou l’œuvre d’art, soit profondément psychologique, soit d’une charmante imagination, se mêle à l’affreux épais mélodrame et en écarte les lourdes broussailles pour éclater tout à coup, à nous ravir.

Dans le Roi Lear, nous n’avons guère que l’affreux épais mélodrame, presque sans mélange. Sauf quelques beautés d’éloquence lyrique dans la fameuse « scène de la bruyère » et quelques réflexions philosophiques, assez profondes, si l’on s’applique à les approfondir, dans la scène de folie proprement dite, et en vérité, cela est vite compté ; tout le reste n’est qu’entassement de crimes bêtes, d’horreurs stupides et de vices idiots. C’est ce que j’appelle d’un mot peut-être injuste et à coup sûr hybride, la bruto-tragédie ou le bruto-drame.

Sauf les parties, assez courtes, que j’ai réservées, il n’y a rien de plus facile à faire. Aucun homme en Europe, à l’heure actuelle, et même depuis un beau siècle, ne serait capable d’écrire Hamlet, ni Othello, ni même la Tempête. À peu près n’importe qui, sauf quelques traits qui, réunis, tiendraient en une page, écrirait le Roi Lear. Il suffit d’imaginer ou de prendre dans une chronique du moyen âge des gens uniformément féroces et capables, sans aucune intelligence, de tous les vices, de toutes les passions et de tous les crimes ; de rouler cela et de l’envelopper dans une action singulièrement obscure ; et la chose est faite. On fait mieux à l’Ambigu.

L’action très rapide et d’un assez beau mouvement au commencement, trop rapide et bousculée à la fin, se ralentit au milieu énormément et forme là comme un grand trou noir, traversé, je le reconnais, de quelques éclairs ; mais, surtout, il faut le reconnaître aussi, d’éclairs matériels.

Les personnages, d’une psychologie sommaire et presque enfantine, tout d’une pièce dans leur brutalité ignominieuse, n’éveillent même pas la curiosité. Que me font toutes ces bêtes féroces ? La porte de la ménagerie a été ouverte et voilà tout. C’est un malheur, mais ce n’est pas un malheur intéressant.

Un seul attire l’intérêt et la sympathie et aussi la curiosité psychologique, parce qu’il est injustement malheureux et parce qu’il y a une espèce d’évolution dans son état psychique et dans son état moral. C’est le roi Lear lui-même. Mais il est si stupide dès le commencement que la sympathie pour lui n’est encore que tiède.Cet imbécile qui, parce que deux de ses filles lui font chacune une phrase assez bien tournée, les comble de tous ses biens et se dépouille en leur faveur ; et qui, parce que sa troisième fille, sa favorite et sa préférée, ne trouve qu’un mot simple, vrai et un peu sec, la déshérite et la dépouille et la maudit ; ce triple sot commence par nous étonner sans nous émouvoir. Il connaît ses filles depuis un quart de siècle et c’est sur cela qu’il les juge ! Il est un peu trop borné. Il est déjà un peu gâteux. Dès lors, qu’il soit très malheureux cela nous apitoie sommairement, globalement, en gros, sans nous intéresser véritablement ; et qu’il tombe graduellement en enfance, précisément il n’y a pas assez de gradation pour que nous suivions cela avec une curiosité minutieuse, avec cette curiosité minutieuse qui est précisément ce qu’on appelle l’intérêt dramatique.

Quand on a lu ou vu le Roi Lear, ce qu’il faut lire c’est le Père Goriot. Voilà qui est autrement nuancé, et en gradation et approfondi et éclairé dans tous les coins et recoins, et, pour tout dire d’un mot, vu. Je ne ferai même pas la comparaison et le parallèle. Je m’étais promis de le faire. Je m’étais dit : « C’est une occasion de faire mon petit Paul de Saint-Victor. » Vous vous rappelez, peut-être, si vous êtes aussi vieux que moi, le temps où Saint-Victor s’amusait à comparer Philoctète et Robinson Crusoé. Et ce n’était pas si déchiré. Eh bien ! Non ! Je ne ferai pas le Saint-Victor sur le Roi Lear et le Père Goriot. La base manque et la matière, j’entends d’un côté. Il n’y a pas assez, vraiment, dans le Roi Lear d’étude sur l’ingratitude filiale et sur la faiblesse paternelle. Il n’y a quasi rien. Une légende atroce du moyen âge le plus noir, sur laquelle Shakespeare a jeté quelques tirades éloquentes et quelques plaisanteries de clown, voilà tout le Roi Lear.

Non, la comparaison à faire et qui pourrait être assez féconde, serait entre le Père Goriot et la Course du flambeau. À la bonne heure ! Il y aurait matière. La Course du flambeau n’est pas une pièce assez bien faite. Il y a des trous et du flottement. Elle n’a pas pleinement réussi au théâtre ; mais il y a du fond, et elle est diablement suggestive à la lecture. Ce que j’ai à dire surtout du Roi Lear, c’est qu’il faut lire la Course du flambeau et le Père Goriot.

Je n’étais donc pas sans appréhension sur la représentation du Roi Lear. Je dois dire que j’ai eu plutôt une heureuse surprise. D’abord l’adaptation, j’entends l’adaptation à la scène, l’adaptation aux planches, est si bien faite, que les longueurs ont presque disparu. C’est mal dit, les longueurs restent et se sentent bien ; mais la longueur de la pièce est admirablement escamotée. Le concours des auteurs français, du directeur, du machiniste et du metteur en scène a réussi à nous donner le Roi Lear en deux heures cinquante-sept minutes, montre en main ; et cela, à ce qu’il m’a semblé, sans une coupure, importante du moins. J’avais bien la pièce dans la tête. Je la connais depuis toute ma vie. Je l’avais relue la veille, et je ne me suis pas aperçu d’une seule lacune. Cela, c’est merveilleux.

C’est obtenu par un système qui a ses inconvénients, mais aussi bien des avantages, plus peut-être que celui de la scène tournant sur pivot. De deux scènes, l’une est jouée en décor, l’autre est jouée au manteau d’arlequin, sans décors, un rideau étant tombé qui sépare le manteau d’arlequin de la scène proprement dite. Et pendant que cette scène-ci se joue, derrière le rideau on plante (et avec une rapidité souvent prodigieuse, toujours étonnante) le décor de la scène suivante.

Cela, j’ai dit, a ses inconvénients. Les acteurs qui jouent la petite scène, jouent avec un rideau derrière eux ; on ne sait pas où ils sont. Ils sont indécis et imprécis. Ils ont l’air de jouer une parade. Il faut faire un effort et se mettre dans la tête une convention nouvelle pour les accepter et n’avoir pas envie de leur rire au nez et de leur demander : « d’où venez-vous ? »

Oui, oui, je vous vois venir et tout ce que vous allez dire. Je le dirais aussi bien que vous, allez ; et j’aimerais mieux une toile descendant du cintre et représentant un décor sommaire, mais enfin un décor, — ignorant du reste si c’est possible. Mais tant y a qu’avec ce système on me donne le Roi Lear en moins de trois heures, et, dame ! si on me le donnait en quatre heures je ne pourrais peut-être pas le supporter. C’est un résultat, cela ; c’est un résultat. Il faut féliciter chaudement tous ceux qui y ont contribué par leur ingéniosité et leur promptitude. Le théâtre Antoine est un bon théâtre.

M. Antoine n’avait pas du tout une troupe pour jouer le Roi Lear. Eh bien, c’est magnifique : il s’en est très proprement tiré. Lui-même, peut-être un peu bourgeois dans les premières scènes, s’est élevé à la majesté du malheur et au lyrisme de la démence poétique, de la démence visionnaire, à partir de la « scène de la bruyère » et surtout au dénouement. Il s’est montré capable d’une transformation singulièrement curieuse et très bellement artistique.

M. Marquet a eu de l’autorité et de la vigueur dans le rôle du duc d’Albany.

M. Desfontaines a été un peu plus plaisant que je n’eusse souhaité, mais encore a montré une verdeur assez piquante dans le rôle (le seul vraiment bon de la pièce, quand j’y songe) du comte de Kent.

M. Mosnier a crié et gémi d’une manière à peu près supportable celui du comte de Gloster.

MM. Vargas en Edmond et Capellani en Edgar ont été fort convenables.

M. Signoret qui, en sa qualité de grand artiste, ne se trompe pas à demi, a complètement manqué le rôle du fou. Il est grimaçant sans être gai, pétulant sans être léger, effronté sans être caustique ; il a une voix de crécelle cassée qui le fatigue sans nous amuser ; il déblaie furieusement, de telle sorte qu’on ne saisit pas le tiers de ce qu’il dit ; enfin, c’est désastreux. D’où il n’y a rien à conclure, si ce n’est que M. Signoret est fait pour mieux que pour représenter les fous de Shakespeare.

Ma galanterie bien connue m’interdit d’exprimer ce que je pense des actrices qui se sont mêlées à cette affaire. Mon esprit de justice, bien connu aussi, me pousse cependant à dire que Mme Andrée Méry a eu quelques accents à peu près pathétiques dans le rôle de Cordélia.

Shakespeare. Hamlet

Version d’Alexandre Dumas et Paul Meurice. §

Le Théâtre-Français a donné une brillante reprise d’Hamlet. M. Mounet-Sully y a obtenu un triomphe exceptionnel, le plus grand et le plus beau, certainement, de sa carrière. Ce succès était absolument mérité. Voilà vingt ans bientôt que M. Mounet s’est attaqué à ce rôle extrêmement difficile et redoutable. Il l’a abordé, si je ne me trompe, pour la première fois en 1886 ; il l’a repris vers 1895 ; mais je ne l’y ai pas vu à cette époque, je crois ; et enfin il y reparaît aujourd’hui avec un progrès extraordinaire.

Il n’y a nulle comparaison à faire entre le Mounet-Hamlet de 1886 et le Mounet-Hamlet de 1904. Celui de 1886 était hésitant encore et comme flottant. Il avait des beautés brusques et soudaines qui faisaient une forte impression ; mais la composition péchait fort, si l’on ne doit pas dire qu’elle manquait totalement. Cette fois, elle est admirable. M. Mounet « tient » son Hamlet (du moins tel qu’il l’entend, et mon avis est qu’il l’entend bien) avec une pleine et entière maîtrise.

Il a admirablement coordonné les incohérences apparentes de ce terrible rôle. Pour lui, évidemment, Hamlet n’est pas un fou ; c’est « l’être faible acceptant un devoir trop lourd pour lui », selon la définition de Gœthe ; — puis, c’est l’homme qu’une apparition spectrale et un ordre d’outre-tombe ont secoué très fortement et achevé de rendre neurasthénique ; — et enfin, c’est l’homme qui, parce qu’il est neurasthénique, est, dans ses relations avec les hommes, très facilement irritable et qui, soit s’abandonne à son irritation, soit déguise et masque son idée fixe et sa torture intérieure sous des bizarreries et des excentricités.

Voilà tous les traits, qui n’ont entre eux aucune contrariété et qui laissent le personnage très un et très consistant. Mais il faut précisément marquer et conserver cette unité et cette consistance.

Comment ? En ne mêlant point, en n’entrelaçant pas tous ces traits et en mettant chacun d’eux exactement là où il faut et strictement là où il faut ; — et tel a été, relativement à la composition du rôle, le secret enfin trouvé par M. Mounet.

Sous les traits de M. Mounet-Sully, Hamlet, quand il est seul, est sombre, anxieux et « angoissé », et il n’est que sombre, anxieux et angoissé. Il est un faible devenu neurasthénique par suite des circonstances et en proie à l’idée fixe toujours plus tyrannique et à la peur (soit peur de l’idée fixe elle-même, soit peur générale, indéterminée, panphobie) toujours plus torturante. Et c’est ainsi que se montre à nous M. Mounet toutes les fois qu’il est seul en face de nous, sans jamais la moindre bizarrerie ou excentricité.

Et Hamlet, quand il est en présence de quelqu’un, devient irritable et violent parce que le neurasthénique chérit son idée fixe en même temps qu’il en souffre et ne veut pas qu’on l’en divertisse et qu’on l’en dérange. Il souffre atrocement de ce fait seul qu’on lui parle ; et si celui qui lui parle est un être qui lui est cher, il est plus irrité et plus violent encore, parce qu’il souffre de ceci qu’un être qu’il aime et dont il est aimé le fait souffrir ; et de là les violences d’Hamlet en présence d’Ophélie.

Ou bien, pour se débarrasser des gens et aussi pour leur cacher et leur dissimuler l’idée fixe qui le tient et qu’il caresse, et dont il souffre, et qu’il ne veut pas livrer, il se jette dans des bizarreries et des foucades de dialogue et de gestes ; et c’est alors seulement que M. Mounet nous donne l’aspect et l’impression d’un aliéné.

Traité ainsi, le rôle devient clair, lumineux, continuellement intelligible, même à travers les brusques changements de ton et sautes de vent ; et précisément à cause de ces brusques changements et sautes de vent bien marqués.

Je crois que M. Mounet comprend le personnage exactement comme il faut le comprendre, et quand il le comprendrait mal, la manière dont, en ce cas, il le créerait est logique, naturelle, vraie, d’une vérité générale et extrêmement forte. C’est un portrait changeant, d’une beauté extraordinaire.

Et je n’ai pas besoin de dire que, dans les passages du rôle où M. Mounet n’a plus besoin d’être psychologue et n’a besoin que d’être lyrique, comme dans la scène du cimetière, il est, à plus forte raison, admirable, et c’est où le public l’admire le plus ; mais je l’aime bien mieux encore dans son art des nuances et là où le souci de l’intelligence du texte l’amène à porter cet art à un degré qui, jusqu’à présent, en vérité, m’était inconnu.

Grâce à lui encore et grâce à la progression dans la terreur, qui est la manière dont il nous montre la progression, dans l’horreur, du drame lui-même, le sens profond de l’œuvre apparaît non pas, sans doute pour la première fois, mais mieux que jamais. Dans Macbeth d’une part, et dans Hamlet de l’autre, Shakespeare nous a écrit « l’histoire d’un crime » ; mais dans Macbeth c’est (surtout) l’histoire de la naissance d’un crime, et dans Hamlet c’est l’histoire de la suite d’un crime ; dans Macbeth c’est : comment un crime est conçu, est porté, naît ; dans Hamlet c’est : ce que produit un crime commis. Il produit, avec je ne sais quelle force génératrice qui est inéluctable, d’autres crimes de la part de ceux qui l’ont commis, d’autres crimes de la part de ceux qui veulent le venger, et des folies, et des suicides, et enfin la ruine même et l’écrasement de la nation où il a été fait.

À cet égard l’unité du drame, l’unité morale du drame c’est le spectre du roi assassiné. Comme dans Eschyle ou Sophocle, le crime engendre le crime et la démence et la ruine. L’Agamemnon danois a son Oreste qui tue et que les Furies poursuivent, et il a son Egiste et sa Clytemnestre et son Electre. La Némésis plane sur toute la pièce, et ce qui la domine aussi c’est le roi tué.

Je dressais devant toi, majestueuse et lente,
Ta forme blême, ô roi, ton image sanglante.

Selon notre goût français, qui aime que la « moralité » vienne au bout de la fable, on désirerait que le spectre du père d’Hamlet reparût à la fin de la pièce, contemplât avec une manière de satisfaction sombre la « grande tuerie de la fin » : Claudius tué, Polonius tué, Laërte tué, Gertrude tuée, même Hamlet tué ; Fortimbras, vainqueur sans combat ; puis dît quelque chose comme « Dios d’etéleieto boule » ; et disparût. Un Français n’y eût pas manqué ; un Grec non plus, par parenthèse ; mais malgré ce manque, c’est beau encore et c’est compris tout de même.

M. Mounet n’a pas peu contribué à nous faire pleinement sentir tout cela, et la prodigieuse ovation dont il a été l’objet pendant un quart d’heure, à la fin du spectacle, couronnement glorieux d’une admirable carrière artistique, était la plus juste du monde. Il m’a semblé que cela voulait dire : « Mounet à l’Institut ! » J’adhère sans réserve. En tout cas, M. Mounet a été salué « duc du théâtre » sur le champ de bataille.

Par sa faute un peu, — et la comparaison est une terrible chose, — les rôles qui n’étaient pas le sien ont paru mal joués. Le roi Claudius, interprété par M. Sylvain, n’est que bon. L’effarement du crime commis ne paraît guère dans son jeu tranquille et bourgeois. Pas de fausse note ; il est correct, et l’on ne peut guère lui donner d’autre éloge.

M. Albert Lambert le fils a toujours sa bonne et honnête « chaleur » traditionnelle et qui lui sert également dans tous les rôles et qui ne sert pas à les distinguer très profondément les uns des autres.

M. Paul Mounet est un bon spectre et a une bonne voix de spectre, pour autant que je peux me connaître en cela.

M. Laugier est assez comique, sans se donner beaucoup de tablature et comme nonchalamment, dans le rôle de Polonius, dont il me semble qu’on pourrait tirer une charge épique ; enfin, tant s’en faut qu’il soit mauvais.

Mme Dudlay joue très convenablement le rôle de la reine, dont je reconnais ou j’affirme qu’il n’y a pas grande chose à faire.

Mme Lara a échoué, à mon avis, complètement dans le rôle d’Ophélie. Les rôles poétiques ou élégiaques ne lui vont pas ; elle est faite pour les rôles modernes un peu vigoureux et véhéments ; aucune de ses qualités ne lui sert dans Ophélie, et elle n’a aucune des qualités qu’il y faudrait. La seule chose qu’elle aurait eu à faire de ce rôle était de le refuser. Inutile d’ajouter qu’étant très intelligente, elle n’y a nullement été ridicule ; mais enfin, ce n’était pas cela du tout.

Le seul acteur qui, après M. Mounet, ait fait vraiment plaisir est M. Berr dans le rôle du fossoyeur. Il y manque d’ampleur shakespearienne, et ce n’est pas sa faute ; c’est celle de sa stature naturelle ; mais il y a de l’humour, du trait et de la fantaisie ; il est très shakespearien par tout cela. Il y a à le féliciter très vivement.

Racine. Andromaque §

Le théâtre Sarah-Bernhardt a donné une représentation d’Andromaque qui avait excité une très vive curiosité et qui a été très intéressante.

Un mot sur cette mise en scène dont on avait mené grand bruit et sur ces tentatives d’encadrer la tragédie en modern style, de quoi on s’était félicité à grand fracas. Elles ont piteusement échoué. On avait répété : « Vous verrez ce que c’est qu’une ambassade antique avec les présents somptueux déposés aux pieds du roi visité, etc. ». Pyrrhus s’est assis sur son trône et quelques figurants ont déposé à sa gauche quelques vagues vases et quelques pots indécis. Personne dans le public n’y a fait attention. On a cru qu’on apportait un tabouret et des coussins à Sa Majesté pour qu’elle en fût plus à l’aise pour causer. C’est que tout incident de mise en scène qui n’est pas indiqué dans le texte et signalé au public par le texte est indifférent au public et passe inaperçu pour lui, à moins d’être très prolongé. Si l’on avait fait passer devant Pyrrhus des éléphants chargés de dépouilles de Troie pendant un petit quart d’heure, le public s’en serait aperçu ; mais on n’a pas encore osé aller jusque-là.

Les autres innovations de mise en scène sont aussi peu intelligentes, et peut-être plus inintelligentes encore. Comme le premier acte est constitué par l’ambassade d’Oreste auprès de Pyrrhus et la réception de M. l’ambassadeur, on nous a donné une salle du trône. Trône au fond, élevé sur cinq marches, divans, ou ce que vous voudrez d’analogue, à droite ou à gauche, massifs de fleurs et d’arbustes, etc. Bien. Mais à l’acte suivant, la scène n’a pas changé, de sorte que nous voyons Hermione se vautrant à plat ventre sur un divan dans la salle du trône, avec le trône toujours au fond ; et recevant Oreste en familiarité et en déshabillé dans la salle du trône, avec le majestueux trône toujours au fond ; et c’est burlesque.

Il aurait fallu changer le lieu de la scène et qu’Hermione reçût Oreste dans son boudoir ; oui ; mais ç’aurait gêné pour les actes suivants, où le lieu de la scène n’est pas « figuré et marqué » et reste vague.

De même (et même au premier acte) c’est la salle du trône, oui, rien de mieux. Mais le public ne comprenant guère une salle du trône si le trône n’est pas au fond, en face de lui, on a mis le trône au fond, en face du public. Fort bien. Mais Pyrrhus et Oreste ont une longue conversation, et il suit de la disposition précédente que Pyrrhus parle face au public et qu’Oreste parle en étant forcé de nous tourner le dos. Et comme cela le gêne extrêmement et ne peut pas durer, il arrive, et très vite, un moment où M. de Max tourne délibérément le dos au roi à qui il parle et s’adresse directement au spectateur ; et cet ambassadeur qui, pour faire ses observations au roi d’Epire, lui tourne le derrière et ce roi qui ne lui répond pas : « Seigneur, j’ai accoutumé de parler à des visages », sont tout ce qu’il y a de plus comique. On regrette la simplicité naïve du Théâtre-Français : un siège quelconque à gauche, Pyrrhus dedans et Oreste à droite parlant à Pyrrhus, ce qui fait qu’au moins on les entend et voit tous les deux et qu’ils n’ont jamais à l’égard l’un de l’autre une posture irrespectueuse.

Ainsi de tout. Dans la tragédie classique, le lieu de la scène étant vague, et pour des raisons qui tenaient à sa constitution même, dès qu’on le précise par la mise en scène, on tombe dans des difficultés inextricables, et le moyen de les éviter est précisément de supprimer la mise en scène, de la réduire au minimum, à l’extrême minimum, de manière que le spectateur ne songe pas au lieu, non pas plus qu’au temps et ne se demande jamais : « Où sommes-nous ? » C’est très bien expliqué dans les discours sur le Poème dramatique d’un nommé Pierre Corneille qui avait fréquenté le théâtre de son temps. La direction du théâtre Sarah-Bernhardt fera bien de les méditer un peu.

La musique dont on avait accompagné Andromaque m’a plu assez, surtout pendant les entr’actes, et notamment une page large et mélancolique entre le III et le IV m’a profondément remué, moi profane. Mais la musique accompagnant le texte ne m’a paru avoir d’autre mérite que sa discrétion, et quand elle cesse d’être discrète, à savoir au V, pendant la scène de folie d’Oreste, elle m’a bien agacé. Figurez-vous qu’à ce moment la musique devient un personnage : elle interrompt Oreste, dialogue avec lui, et, à chacun des vers qu’il prononce, répond par un sifflement de vipères ou un grondement de tonnerre, ou un gémissement stygien. Rien ne m’a jamais paru d’un art plus barbare. Mais c’est aux musiciens que la parole appartient sur cette affaire, et je rougis de ne pas la leur avoir complètement laissée.

L’interprétation a été très mêlée. Mme Blanche Dufresne nous a donné une Andromaque qui sent un peu l’Ambigu, et jamais je n’ai vu si souvent des coudes de femmes pointant vers le ciel en angles éperdument aigus. Quelques morceaux, plus discrètement soupirés, ont été presque agréables à entendre.

M. Céalis nous a présenté un Phœnix très correct et qui a de l’autorité. Il m’a rappelé Maubant quand il ne criait pas ; « le lion quand il se repose ».

Mme Mea, dans le rôle de Cléone, a été pleine de dignité triste et de douceur plaintive. Voilà une actrice qui sait accompagner, et, vous savez, ce n’est pas facile.

M. de Max, dans le rôle d’Oreste, m’a tellement exaspéré que je n’en dirai rien, ayant peur de donner tout de suite dans les expressions violentes.

Les acteurs dont il faut dire décidément beaucoup, mais beaucoup de bien, sont M. Desjardins et Mme Sarah Bernhardt. M. Desjardins est froid, sans doute, j’en conviens ; mais il est extrêmement intelligent. Il comprend tout et fait tout comprendre avec un art consommé, avec des différences presque insensibles d’intonations. C’est quelquefois merveilleux dans son genre. Ça ne prend pas beaucoup sur le public, qui aime mieux un acteur qui ne comprend rien, mais qui fait des contre sens avec autorité ; mais, pour l’homme qui sait la pièce par cœur et qui veut en suivre les nuances, et qui en guette à l’avance les nuances délicates, c’est un charme que l’interprétation (et ici le mot a tout son sens), que l’interprétation toujours juste, toujours fine de M. Desjardins. Je conseillerai aux étudiants qui désireraient avoir un « commentaire continu » du rôle de Pyrrhus d’aller entendre M. Desjardins. On n’a pas besoin de commentaire avec un artiste si intelligent. On comprend exactement chaque vers et comme il le faut comprendre, rien qu’à l’écouter. Ce rôle fait un très grand honneur à M. Desjardins.

On sait que je ne ménage pas Mme Bernhardt quand je la trouve mauvaise. Je ne suis pas né respectueux. Mais aujourd’hui je crains que les paroles ne me manquent pour exprimer à Mme Bernhardt mon admiration, mon émotion et ma reconnaissance. Sauf un peu de trouble au début, par quoi sa voix s’est trouvée un peu voilée, elle a été divine dans ce rôle d’Hermione. Elle a eu la grâce, la mélancolie, le désespoir et les fureurs sans cris et surtout sans criaillerie. Elle a détaillé toutes les nuances du sentiment avec un art incomparable. Elle a été souverainement intelligente tout en étant émue jusqu’au fond des moelles, des nerfs et du cœur. Elle aurait tiré des larmes des pierres ; et, des spectateurs experts, elle tirait des larmes d’admiration, celles qui sont les plus douces et les plus chères. Et quelle conscience artistique ! Elle a voulu tout mettre en lumière. Elle n’a pas déblayé cinq vers dans tout ce rôle. (Elle en a déblayé quatre.) Elle a bien compris que quand on le veut et quand on est ce qu’elle est, il n’y a pas un mot de Racine à négliger et dont on ne puisse tirer un immense effet. Les traits auxquels on ne fait pas attention d’ordinaire prenaient une importance extraordinaire et un charme profond, et s’élevaient à la hauteur de ceux qui sont en possession de l’admiration traditionnelle. Grâce à elle, quelle soirée ! Elle a remporté un triomphe auquel je me suis associé, cette fois, de tout mon cœur et de tout mon esprit.

Je ne saurais trop engager notre chère grande artiste à couronner sa glorieuse carrière en reprenant les grands rôles classiques qui ont établi, il y a trente ans, sa réputation. Elle y sera grande et exquise. Elle apprendra aux jeunes gens, par elle, comme il faut jouer la tragédie, par M. de Max comment on la rend ridicule ; elle rendra ainsi un illustre service au grand art où elle est reine, et elle pourrait bien relever son théâtre à elle, même matériellement ; car, lorsque quelque part on joue bien la tragédie, n’ayez peur, le public abonde. Ah ! comme il vibrait hier soir ! C’était un plaisir. C’était l’atmosphère des grandes émotions, des grandes victoires et des grandes apothéoses. Cela pourrait bien se renouveler de temps en temps et même à peu près continuellement, si Mme Bernhardt le voulait.

Encore une fois, j’adresse à Mme Bernhardt l’expression de ma profonde gratitude. Et vous, allez voir cela ; je veux dire : allez l’entendre. Vous n’aurez pas souvent dans votre existence un plaisir pareil.

Racine. Iphigénie §

Le Théâtre-Français a donné une brillante représentation d’Iphigénie avec tout ce qu’il y a de meilleur dans son excellente troupe. L’effet a été très grand. C’est un des meilleurs spectacles que nous ayons eus depuis longtemps.

La pièce y a été pour quelque chose, ce semble. Voltaire dit quelque part d’Iphigénie que c’est le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Comme il l’a dit aussi d’Athalie, il ne faut pas prendre ces paroles tout à fait au pied de la lettre ; mais cela signifie au moins que pour Voltaire Iphigénie est un des deux ou trois premiers chefs-d’œuvre de notre scène.

Ce n’est pas tout à fait mon avis et tout compte fait, je range Iphigénie très près du premier rang, mais encore au second degré parmi les œuvres de Racine. Je la mets un peu au-dessous des quatre miracles, qui sont, pour moi, Andromaque, Britannicus, Phèdre et Athalie.

Il faut bien convenir que l’impression que donne Iphigénie, sans être froide, est un peu incertaine pour les hommes du dix-neuvième siècle ou du vingtième.

La pièce, d’abord, est trop mythologique… ou elle ne l’est pas assez. Il convient peut-être que je m’explique.

Elle est trop mythologique en ce sens qu’elle se fonde trop sur une décision divine, impérieuse et indiscutable, qu’il faut que nous acceptions et que, faute d’un esprit suffisamment religieux, nous n’acceptons pas. Les dieux veulent du sang et du sang d’Hélène. Voilà le point de départ. Nous résistons. Nous n’avons pas l’âme assez mythique ou mystique pour nous dire : « C’est cela qui ne se discute pas », ou plutôt pour ne nous rien dire du tout et nous incliner et nous demander seulement ce qui résultera de ceci. Nous avons envie de crier : « Eh ! envoyez promener les dieux ! On ne tue pas sa fille parce qu’un dieu l’ordonne ! Un dieu qui ordonne pareille chose n’est pas un dieu ». Nous ferions exactement la même résistance à une pièce qui aurait pour sujet la Fille de Jephté. Nous n’avons plus des âmes du temps de la guerre de Troie ou des temps bibliques.

Et, à cause de cela, parce que l’autorité divine, tenue pour indiscutable, n’a plus autant d’empire sur nous, il arrive que nous n’en tenons pas compte, que nous n’y songeons pas assez, que nous en faisons comme abstraction et que, vaguement, presque inconsciemment, nous ne voyons dans cette affaire que des motifs humains, que l’armée grecque, exigeant le sacrifice d’Iphigénie, et son père, s’inclinant par ambition et amour du pouvoir devant cette monstrueuse exigence ; et, dès lors, Agamemnon nous paraît plus odieux encore que Clytemnestre lui dit qu’il est ; et Iphigénie elle-même nous paraît trop résignée ; et Ulysse nous paraît un très vil coquin ; et Achille lui-même, oui, Achille, quoique très sympathique, ne nous paraît pas dire tout ce qu’il devrait dire et nous le voudrions, représentant, non seulement de l’amour, mais représentant de la pitié et de la justice, criant à ces assassins d’enfants que les plus grands intérêts d’État n’excusent pas le meurtre d’une jeune fille innocente et que la plus belle victoire « ne vaut pas l’acheter par un prix si funeste ».

Tout cela, parce que nous n’avons pas dans l’esprit cette idée inconcussible. « Les dieux le veulent. Ce n’est pas à discuter. C’est la seule chose qui ne soit pas à discuter. N’en parlons pas. Ce n’est que de tout le reste qu’il y a à parler ; ce n’est qu’à tout le reste qu’il y a à songer. »

Voilà ce que j’entends quand je dis que la pièce est par trop mythologique pour nous.

Et d’autre part, je dis qu’elle ne l’est pas assez, peut-être, en son exécution, précisément pour les mêmes raisons. Précisément parce que nous n’avons pas l’âme mythologique, l’âme mythique, l’âme d’un Grec du temps d’Homère — et les hommes du dix-septième siècle ne l’avaient pas plus que nous, guère plus que nous — précisément à cause de cela, cette âme mythique il fallait nous la donner. Iphigénie devait être une pièce formellement religieuse, foncièrement religieuse, horriblement religieuse. Il fallait nous montrer tous ces hommes et toutes ces femmes affreusement pénétrés de l’indiscutable, impénétrable et toujours vénérable (quelle qu’elle soit) volonté divine. Il fallait baigner toute la pièce dans une atmosphère de religion cruelle, formidable et du reste unanimement acceptée en un tremblement universel.

Un exemple : les grondements du tonnerre, à la fin, sont excellents. C’est la Divinité qui parle. Je ne serais pas fâché qu’il y eût quelques grondements de tonnerre au commencement et que la Divinité eût parlé d’une façon sensible dès le début. Cela m’aurait mis dans l’état d’âme convenable.

Il fallait surtout que Calchas fût le personnage principal de la pièce. Non pas qu’il fallût le prodiguer ; mais il fallait qu’il parût, silencieux, ou avec des paroles brèves, à certains moments essentiels. Il fallait que le personnage d’Ulysse fût joué par Calchas. Sarcey ici a tort. Il dit dans sa conférence de décembre 1898, une des dernières qu’il ait faites (vous la trouverez au tome III de ces Quarante ans de théâtre) : « Calchas pouvait dans une scène à effet proclamer l’ordre terrible de la Divinité. Mais, une fois cette proclamation faite, que restait-il pour le rôle de Calchas ? Les dieux ont parlé ; il faut savoir ce qu’ils ont dit ; que voulez-vous qu’il ajoute de plus ? Qu’il le répète deux ou trois fois ? Ce n’est pas cela qui fera des scènes. Et puis Calchas sera désagréable aux femmes. Elles diront : « Il ne vient là que pour demander cette jeune fille si douce, si charmante ; il est abominable, ce vieux prêtre ! »

Précisément ! Le vieux prêtre, abominable, si vous voulez, terrible plutôt, parlant peu, impérieux, impératif, triste du reste, et pâlissant sous l’autorité qu’il représente, mais qui l’écrase ; le vieux prêtre avec qui on ne discute pas, à qui l’on ne répond rien, devant qui les fronts se courbent ; c’était pour me mettre dans l’état d’esprit nécessaire, et c’était aussi pour justifier, pour excuser et pour rendre vraisemblables les hommes qui, comme Phèdre est malgré soi incestueuse, sont malgré soi des égorgeurs de petites filles.

Racine a remplacé Calchas par Ulysse. Mais justement cette substitution, le public la sent trop. Il sent trop qu’Ulysse n’est qu’un succédané de Calchas, et cela, ce me semble, le gêne.

Cela le gêne d’autant plus que de Calchas — Racine savait assez son métier pour comprendre que cela était nécessaire — que de Calchas il est sans cesse question dans la pièce, et qu’on ne le voit jamais et que le public a le sentiment confus qu’on devrait le voir et qu’on ne voit Ulysse que comme son représentant et son ministre sans portefeuille.

Le public sent confusément que le rôle d’Ulysse c’est le rôle de Calchas, moins la grandeur qu’il pourrait avoir et condamné à être un peu étriqué et un peu pâle.

Les amateurs du dix-huitième siècle avaient un peu cette idée à l’état indécis et incertain, mais ils l’avaient bien ; car Blin de Sainmore nous apprend que l’on a trouvé mal équilibré le rôle d’Ulysse « annoncé comme important et devenant ensuite subalterne ». Cela veut dire qu’Ulysse, au commencement, représente Calchas très suffisamment, mais qu’au dernier acte il n’est plus qu’un messager venant annoncer l’événement qui fait le dénouement de la pièce. Mais cela veut dire aussi, en prenant les choses d’une manière plus large, qu’Ulysse est un rôle faible relativement aux grandes idées et aux grandes choses qu’il représente, et que ces grandes idées et ces grandes choses ne pouvaient être exprimées et représentées avec une autorité supérieure et un caractère grand, terrible et supraterrestre que par Calchas lui-même.

Et ils disaient encore, ces amateurs du dix-huitième siècle, au rapport de Blin de Sainmore (car Blin de Sainmore n’est qu’un rapporteur, très intelligent, du reste), que « Racine n’avait pas assez motivé la colère des dieux ».

Ah ! comme nous y voilà bien ! Ce n’est pas tout à fait cela ; mais au fond, c’est bien cela cependant. Il ne s’agit pas de motiver la colère des dieux et l’esprit rationaliste du dix-huitième siècle est bien dans cette façon un peu étroite d’avoir une idée juste ; il ne s’agit pas de motiver la colère des dieux ; car les dieux n’ont pas de motifs à donner de leurs colères et de leurs volontés ; mais il s’agit très bien, par un moyen ou par un autre, de nous faire accepter la colère des dieux comme chose indiscutable, qui s’impose, qui domine tout, embrasse tout, nous étreint et nous pénètre ; il s’agit bien, et c’est en cela que les amateurs du dix-huitième siècle ont pleinement raison, de nous imprégner à fond de cette idée que la colère des dieux est chose souveraine, fatale et à quoi l’on ne songe pas même à résister, et contre quoi à peine on proteste.

Voilà ce qui me faisait dire et que la pièce est trop mythologique pour nous, ce qui fait que nous n’y entrons pas ; et qu’elle ne l’est pas assez, en ce sens qu’il faudrait qu’elle le fût davantage en son exécution, en tous ses détails, pour que nous y entrassions bien et en connussions en quelque sorte les êtres. C’est une tragédie qui ne nous pénètre pas comme nous pénètre Phèdre ou Andromaque.

Ce qu’elle a pour elle, c’est qu’elle est admirablement construite, comme toutes les pièces de Racine, et d’une netteté de dessin et d’une clarté et d’une progression d’intérêt continue. C’est dans Racine qu’il n’y a jamais ni un trou, ni même un ralentissement. À cet égard il est exactement le maître du théâtre.

Pourtant, même à ce point de vue, comme il y a toujours des degrés, on pourrait adresser quelques demi-critiques à l’auteur. La dernière péripétie est faible. On sait qu’Agamemnon, pour qu’il puisse y avoir un cinquième acte, se relâche de sa résolution, donne un délai, exprime l’espérance qu’il en obtiendra un de Calchas, etc.

C’est un « retour à l’espérance » que l’auteur accorde au public, c’est une péripétie.

Elle est faible, parce que le spectateur ne conçoit en vérité aucun espoir et n’en peut concevoir aucun. Il est persuadé que Calchas sera inflexible comme le destin, puisqu’il n’est autre chose que le destin lui-même, et il est persuadé aussi qu’Agamemnon obéira ponctuellement à Calchas. C’est donc plutôt là gagner du temps que faire tourner dans une autre direction les idées du spectateur et par conséquent c’est plutôt traîner en longueur que faire une véritable péripétie. Le spectateur en a parfaitement l’impression.

D’autre part, la péripétie centrale, le revirement ou ce qui fait le revirement, ce qui « change tout, donne à tout une face imprévue », c’est la révélation d’Arcas au troisième acte. Certes, c’est, un fort beau coup de théâtre ; mais il est amené, il est déchaîné par un personnage un peu vulgaire, de qui l’on ne l’attend pas. « Nisi dignus vindice nodus. » C’est l’inverse. C’est le vindex qui n’est pas digne du nodus. C’est le libérateur ou le révélateur qui n’est pas digne de la révélation et du coup de théâtre et de la complication que cette révélation entraîne. Le public souhaiterait que la révélation vînt d’Agamemnon lui-même, surpris, d’une façon ou d’une autre, comme la main dans le sac, et forcé d’avouer ; ou qu’elle vînt d’Ulysse se laissant surprendre son secret et se roidissant tout de suite en disant : « Eh bien, oui, c’est vrai ; et nous avons raison ; il y va de la Grèce. »

Mais cependant, il faut en revenir surtout à dire que la composition et la conduite de la pièce sont chose de toute beauté et une des merveilles de l’art.

Et encore le grand mérite de la pièce, même comparée aux autres œuvres de Racine, est — d’abord qu’elle est infiniment touchante et que le caractère d’Iphigénie est à la fois simple, naïf et sublime ; mais ici Racine avait en Euripide et un soutien et un modèle dont certes il a été digne, mais que, quoi qu’en dise Voltaire, il n’a pas dépassé ; — le grand mérite de la pièce est surtout, comme les critiques du dix-huitième siècle l’ont bien remarqué, qu’elle est plus variée peut-être qu’aucune de celles de Racine. Trop souvent Racine a composé une pièce pour un rôle, particulièrement pour un rôle de femme, comme s’il écrivait « une machine pour Réjane », et l’on sait, rapprochement qui ne déplaira pas à Mme Réjane, que c’était précisément ce qu’il faisait. — Iphigénie n’est pas une pièce pour un rôle. Elle demande six acteurs et actrices de très grande valeur. Agamemnon, Ulysse et Achille sont des caractères, et très différents et très originaux ; Iphigénie, Clytemnestre et Eriphile sont des caractères, et très différents et très intéressants tous les trois. Gautier disait avec son scepticisme malicieux : « Dans une tragédie il est toujours bon d’avoir deux femmes rivales qui se disent des choses désagréables. Cela anime la scène. » C’est ce que nous n’avons pas dans Bérénice, dans Britannicus, dans Mithridate, ni dans Phèdre. C’est ce que nous avons dans Iphigénie, et de plus les conflits d’Achille avec Agamemnon, de Clytemnestre avec Agamemnon, d’Ulysse même avec Agamemnon. Voilà une tragédie qui est une lutte et même un entremêlement de luttes et de conflits multiples, comme Andromaque ; et à la bonne heure !

C’est ce que n’avait pas compris un Leclerc (est-ce le Leclerc de « Leclerc et Coras » ? très probablement, puisque Leclerc aussi avait fait une Iphigénie), un certain Leclerc en tout cas, que cite Blin de Sainmore. Ce Leclerc prétendait qu’Eriphile et les complications de jalousie étaient de trop et que le sujet « nu » était admirable sans qu’il fût besoin « d’y joindre des intrigues d’amour et de jalousies, hors-d’œuvre qui ne servent qu’à rompre le fil de l’action. »

Eh ! ce n’est pas si sot, pour un Leclerc, quel qu’il soit, et sans doute le sujet « nu » aurait une fière beauté eschylienne ; et du reste Euripide ne l’a pas conçu autrement. Mais encore, d’inventer Eriphile cela servait au dénouement, comme a dit Racine, et même était le seul moyen d’avoir un dénouement acceptable pour des Français ; — et, de plus, Eriphile et tout ce qui ressortit à Eriphile était une invention admirable pour jeter de la variété et des contrastes dans la tragédie et aussi pour mettre dans tout son jeu la beauté, la générosité, la hauteur d’âme d’Iphigénie. Eriphile est très bonne en soi ; elle est intéressante ; mais surtout elle sert à donner à Iphigénie un caractère complet ; elle fait qu’Iphigénie a un caractère complet et est autre chose qu’une esquisse, qu’une silhouette, pure du reste, et charmante. C’est Eriphile qui donne à Iphigénie ses trois dimensions. Racine savait très bien ce qu’il faisait quand il inventait Aricie pour développer Phèdre et Eriphile pour déployer Iphigénie.

Allez ! Ce qu’on est dans Racine tenté de prendre d’abord pour une faute, se trouve très vite être une habileté de génie. Cela me fait trembler pour ce que j’ai dit plus haut. Je gagerai, contre moi-même, que tout ce que je lui ai reproché, à le bien examiner, est excellent.

C’est comme le « dénouement froid ». D’aucuns l’auraient voulu en spectacle et non en récit. C’est l’éternelle question. Elle a été posée pour Britannicus, comme pour Iphigénie. Avec le goût du spectacle, que Voltaire avait développé chez ses contemporains, les hommes du dix-huitième siècle rêvaient en action tous les dénouements classiques, et cela n’a fait que croître. Gautier disait en riant : « Oh ! Monsieur Alexandre Dumas ! il mettrait en action Hippolyte traîné par des chevaux que sa main a nourris et nous verrions le monstre aux écailles jaunissantes comme je vous vois. »

C’est une question d’espèces, et il n’y a pas de principe général ici. Je suis de ceux qui voudraient voir le dénouement de Britannicus en action, parce qu’Agrippine survenant dans la salle des fêtes et la main tendue vers le cadavre de Britannicus n’en dirait pas moins ses imprécations et les dirait en posture plus tragique et dans un encadrement plus tragique aussi. Mais en général j’aimerai toujours mieux un morceau de beaux vers qu’un tableau bien aménagé et réglé. Est-ce que Jason montré à nous sur la scène au milieu des guerriers nés des dents du dragon et s’entretuant les uns les autres, vaudrait ces vers de Corneille, bien ignorés, parce qu’ils sont dans la Toison d’or, mais qui ne me semblent pas être de Pradon :

[Les taureaux] ont poussé de gros torrents de feux ;
Ils l’ont enveloppé d’une épaisse fumée,
Dont sur toute la plaine une nuit s’est formée ;
Mais après ce nuage en l’air évaporé,
On les a vus au joug et le champ labouré.
Lui, sans aucun effroi, comme maître paisible,
Jetait dans les sillons cette semence horrible,
D’où s’élève aussitôt un escadron armé
Par qui de tous côtés il se trouve enfermé.
Tous n’en veulent qu’à lui ; mais son âme plus fière
Ne daigne contre eux tous s’armer que de poussière.
À peine il la répand, qu’une commune erreur
D’eux tous, l’un contre l’autre, anime la fureur ;
Ils s’entr’immolent tous au commun adversaire :
Tous pensent le percer, quand ils percent leur frère ;
Leur sang partout regorge ; et Jason, au milieu,
Reçoit ce sacrifice en posture d’un dieu !

Il n’y a figuration bien réglée qui valût cela. Du reste c’est, un peu partout, étincelant de beaux vers, la Toison d’or.

Pour en revenir au dénouement d’Iphigénie, Voltaire, quoiqu’il fût celui qui avait le plus donné le goût du spectacle et de la tragédie-opéra aux hommes du dix-huitième siècle, est tout à fait contre eux, car il avait du tact, sur cette espèce, et il fait une très bonne leçon de littérature dramatique là-dessus : « M. Luneau de Boigermain [c’est Blin de Sainmore ; Luneau n’a été que l’éditeur signataire de Blin] qui a fait une édition de Racine avec commentaires, voudrait que la catastrophe d’Iphigénie fût en action sur le théâtre. « Nous n’avons, dit-il, qu’un regret à former, c’est que Racine n’ait point composé sa pièce dans un temps où le théâtre fût, comme aujourd’hui, dégagé de la foule des spectateurs qui inondait autrefois le lieu de la scène. Ce poète n’aurait pas manqué de mettre en action la catastrophe qu’il n’a mise qu’en récit. On eût vu d’un côté un père consterné, une mère éperdue, vingt rois en suspens, l’autel, le bûcher, le prêtre, le couteau, la victime (et quelle victime !) De l’autre Achille menaçant, l’armée en émeute, le sang de toutes parts prêt à couler. Eriphile alors serait survenue ; Calchas l’aurait désignée… et cette princesse, s’emparant du couteau sacré… » — Cette idée paraît plausible au premier coup d’œil. C’est en effet le sujet d’un très beau tableau, parce que dans un tableau on ne peint qu’un instant [Eh ! eh ! c’est écrit avant le Laocoon, de Lessing, ceci !], mais il serait bien difficile que sur le théâtre, cette action, qui doit durer quelques moments, ne devînt pas froide et ridicule. Il m’a toujours paru évident que le violent Achille, l’épée nue et ne se battant point, vingt héros dans la même attitude, comme des personnages de tapisserie, Agamemnon, roi des rois, n’imposant à personne, immobile dans le tumulte, formeraient un spectacle assez semblable au cercle de la reine en cire colorée par Benoit [un Musée Grévin de ce temps-là]. Il y a bien plus : la mort d’Eriphile glacerait les spectateurs au lieu de les émouvoir… Il ne faut tuer que les personnes à qui le spectateur s’intéresse… Ne tuez jamais [sous les yeux du public] une personne indifférente ; le public sera très indifférent à cette mort… On m’a mandé depuis peu qu’on avait essayé à Paris le spectacle que M. de Boigermain avait proposé et qu’il n’a point réussi. Il faut savoir qu’un récit écrit par Racine est supérieur à toutes les actions théâtrales. »

Avec ses qualités et ses défauts, Iphigénie reste donc une pièce d’une très grande beauté, sans même qu’on entre dans la considération de la manière dont elle est écrite. Sur ce point, il est à remarquer que l’abbé d’Olivet, qui a écrit un volume sur les fautes de style de Racine, dans le dessein (non ironique, très sérieux) de montrer à quel point elles sont peu nombreuses ; et il a raison ; car sur tout autre auteur ayant écrit onze tragédies il y aurait à écrire quatre volumes si l’on voulait relever et commenter brièvement toutes leurs fautes graves ; l’abbé d’Olivet, donc, n’a relevé dans Iphigénie que cinq passages — j’en oublie peut-être un — qui lui aient paru répréhensibles.

C’est « en Argos » pour « à Argos », et certes j’aime mieux « en Argos », qui du reste n’était pas un archaïsme du temps de Racine.

C’est « Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon Achille préférât une fille sans nom, qui, de tout son destin ce qu’elle a su comprendre, c’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre » ; — sur quoi il dit : « Voilà un qui dont le verbe ne paraît point », mais ce qu’il excuse aussitôt comme un « gallicisme » (?) très élégant.

C’est : « D’où vient que d’un soin si cruel », qu’il trouve douteux, tout en l’excusant immédiatement par dix exemples de la meilleure langue classique.

C’est : « Je ne prends pas plaisir à croître ma misère », — sur quoi il dit que « croître » est un verbe neutre, tout en reconnaissant « qu’il a été longtemps permis aux poètes de le faire actif », et il cite deux autres exemples de Racine ; et il pourrait citer celui-ci, de Corneille : « Quand nous avons pu vivre et croître notre gloire. »

C’est : « Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux que, par un prompt avis de tout ce qui se passe, Je ne courre des dieux divulguer la menace », — sur quoi il dit que ce n’est pas grammatical, mais que c’est encore un bon « gallicisme ».

C’est tout ; et autant dire que le puriste abbé d’Olivet a trouvé le style et la langue d’Iphigénie quasi irréprochables.

Je serai un peu plus sévère que lui, pour aboutir du reste aux mêmes conclusions. Il me semble qu’il y a lieu de n’être pas tout à fait satisfait de ceci :

Je demeurai sans voix et n’en repris l’usage
Que par mille sanglots qui se firent passage.

On ne reprend pas l’usage de la voix par des sanglots et parce que l’on sanglote, les sanglots n’étant pas du tout des paroles.

Les dieux.
Les bras déjà levés menaçaient mes refus.

Trouvez-vous d’une très bonne langue « menacer des refus » ?

Je n’estime pas non plus excellent « changer un langage en pleurs » :

Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,
Changer bientôt en pleurs ce superbe langage.

Je n’aime point beaucoup non plus et même je ne me flatte pas de bien comprendre ce que veut dire :

Un roi qui, non content d’effrayer les mortels,
A des embrasements ne borne pas sa gloire.

et ce qui suit.

Je range dans ce que j’appelle le mauvais style du dix-septième siècle et qui, au prix du nôtre, est un style merveilleux :

… cacher un sort si digne de pitié
Et dont mes pleurs encore vous cachent la moitié.

Achille à un certain moment dit à Àrcas (III, v) :

Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas.

À quoi se rapporte « qui que ce soit » et « le » ? Au personnage, inconnu encore, qu’Arcas désigne plus haut par : « je le nomment l’accuse à regret ». Mais Arcas ne le désigne ainsi que trois vers plus haut, et entre le vers où il le désigne et le mot d’Achille il est intervenu quelques autres choses. Ceci est d’une langue douteuse ou plutôt un peu négligée.

Je trouve encore une sorte de pointe qui ne me paraît pas très heureuse dans les vers suivants :

Hélas ! Je me consume en impuissants efforts
Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie ?

Et sans doute vous me demandez ce que je pense du fameux passage « de la rame inutile », persécuté naguère, à ce qu’on dit, par Victor Hugo. Si vous y tenez… voici. Victor Hugo, dit-on, trouvait un galimatias dans ces vers :

Un prodige étonnant fit taire ce transport ;
Le vent, qui nous flattait, nous laissa dans le port ;
Il fallut s’arrêter et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï.

Victor Hugo disait : « rame inutile… » ! C’est précisément parce qu’il n’y a pas de vent et que la mer est immobile que la rame n’est pas inutile ; et non seulement elle est utile, mais encore elle est nécessaire. Eh ! Quand la rame est-elle inutile ? Quand il y a du vent et quand la mer est agitée. »

Si Hugo a dit cela, c’est qu’il s’amusait, et il ne faudrait pas le prendre tout à fait au sérieux. Racine veut indiquer deux choses : 1° qu’il n’y avait pas de vent ; 2° que l’on essaya de la rame, mais que, même avec la rame, on n’avança point ; que la mer resta « immobile » sous les rames, comme un champ, et que la rame ne servit de rien. Et par conséquent « inutile » est excellemment le mot propre.

Et il fallait bien qu’il présentât les choses ainsi. S’il s’était contenté de dire : « Il n’y eut plus de vent », tout le parterre aurait dit : « Eh bien ! Et les rames ? » sachant très bien ce que c’était qu’un vaisseau antique ; et c’est à cette objection prévue qu’il répond d’avance en disant : « La rame fut appelée au secours ; mais elle fut inutile ; elle fatigua vainement la mer, qui restait immobile. C’était une mer de poix. » Plus d’objection.

Euripide s’en était tiré à meilleur marché ; il avait dit tout simplement : « Nous étions en panne près d’Aulis sans pouvoir naviguer. » (Je traduis bien : « émesth aploia krômenoï cat’ Aulida. ») Il n’en dit pas davantage. Racine a voulu être précis, pittoresque et il a dit, en vers élégants : « pas de vent ; et chose plus forte, nous ne pouvions pas avancer même à la rame. »

Et c’est bien pour cela qu’il a encadré ce petit passage par le mot miracle répété deux fois. Avant : « un prodige étonnant… » : après « ce miracle inouï ». Où y aurait-il miracle, s’il vous plaît, à ce que les vents fussent tombés ? Cela arrive assez souvent. Mais le miracle c’est la rame inutile frappant vainement une mer qui ne s’en émeut pas. Et de là cette répétition de « miracle inouï » qui vient après « la rame inutile ». Cette fois, voilà du miraculeux. Qu’on ne puisse avancer, même à la rame, il doit y avoir du sortilège là-dessous.

Il n’y a donc rien de plus juste que ce passage.

Tout compte fait, en m’appliquant, je n’ai pu recueillir que cinq ou six petits morceaux d’Iphigénie qui peuvent être contestés soit comme langue, soit comme style, et mon impression générale a été que jamais plus que dans cette pièce, Racine n’a été en possession de ce style juste et limpide, souple et fort qui est un des « prodiges », aussi, de notre littérature poétique.

Iphigénie nous a été très bien présentée. La décoration à la fois riche et sobre m’en a paru très bien entendue. Cette tente-atrium, cette tente-vestibule, est bien le lieu où peuvent se rencontrer sans invraisemblance tous les personnages du drame. Un détail seulement « m’a donné quelque ennui ». Entre la tente et la toile de fond représentant la mer et les vaisseaux à l’ancre, la proue du côté du large (stant littore puppes), il y a un grand diable de palmier qui ne me désoblige pas autrement pendant quatre actes ; mais au cinquième, quand le vent se lève, comme le dit le texte, pourquoi ce végétal reste-t-il immobile, comme la mer sous la rame avant le sacrifice ? Il devrait immédiatement se mettre à frémir et à se balancer agréablement. Je me disais : Qu’attend-il ? Est-ce qu’il est en zinc ? J’avais envie de lui dire : « Dégourdis-toi ! Allons ! qu’on s’évertue ! » Il est vrai que je venais d’entendre les Plaideurs.

Sérieusement, puisqu’on nous montre des arbres et la mer, il faut que les arbres s’agitent et que la mer « blanchisse » comme le texte l’indique, au cinquième acte. Ce ne serait pas un scrupule exagéré d’exactitude. Vous faites bien entendre le tonnerre, parce que le texte en parle ! Ou rien, ou tout.

Fort bien joué. Mme Bartet n’était pas, ce soir-là, en possession de tous ses moyens, et elle n’a pas trouvé de ces traits qui nous ravissent d’admiration, et de tendresse ou de pitié ; mais encore elle a dit avec bien du charme, de sa voix pure et tendre, les vers harmonieux dont son rôle est plein. Mme Segond-Weber a été souvent admirable de passion violente et désespérée et sa voix profonde et triste faisait merveille dans le rôle d’Eriphile. Son succès a été vif et parfaitement mérité. Mme Dudlay a crié, et un peu sifflé, le rôle de Clytemnestre avec un emportement mal réglé quelquefois, mais d’une assez grande puissance. M. Paul Mounet a été un Agamemnon très beau de profonde tristesse ; peu de nuances ; M. Paul Mounet n’est guère l’homme des nuances ; mais quelque chose qui ne laissait pas d’être imposant. M. Albert Lambert a été de tous points excellent dans le rôle d’Achille, qui convient à merveille à sa beauté, à son allure et à son jeu tout en dehors.

Racine. Phèdre §

La Comédie-Française a donné une représentation de Phèdre qui excitait assez vivement la curiosité du public, étant donné que M. Paul Mounet y prenait le rôle de Thésée, que Mlle Lara, si elle ne jouait pas pour la première fois le rôle d’Aricie, du moins était inconnue du grand public dans ce rôle, et qu’enfin Mlle Suzanne Desprès avait eu la coquetterie audacieuse d’aborder le rôle de Phèdre, qui n’est pas de son emploi et que personne n’eût songé à lui demander.

Aussi la représentation de lundi dernier ressemblait à une grande première, et c’était une chambrée de premier choix. Disons les choses rondement : Mlle Desprès a échoué ; mais c’est un échec non seulement « honorable », mais qui lui fera infiniment de bien dans l’opinion, parce qu’elle y a grandi et montré, ce qui était sans doute son propos, qu’elle était assez grande artiste pour être extrêmement intéressante dans le rôle le plus difficile de tout le théâtre et dans le rôle le plus éloigné de tous les moyens qui sont les siens et de toutes les facultés qui sont les siennes.

Elle y a échoué, mais d’un échec tout plein de beautés et de succès partiels. Elle y a échoué ; mais d’un échec que j’eusse souhaité que Mme Dudlay ou Mlle Weber remportât. Elle y a échoué ; mais en comédienne qui prouve qu’on peut lui confier sans crainte quelque rôle que ce soit ; et si c’est cette démonstration qu’elle voulait faire, elle a eu pleinement raison de réclamer ce rôle redoutable.

Elle a contre elle, en ce rôle, son visage peu tragique et trop moderne, et rien ne nous dit que Phèdre fût belle, fût d’une beauté antique et eût l’air d’une reine ou d’une impératrice d’Orient ; mais nous sommes habitués à voir les choses ainsi.

Elle a contre elle son habitude de corps où je ne sais quelle force et vigueur plébéienne se marque, plus que la grâce alanguie, brisée et défaillante.

Elle a contre elle sa voix, d’une magnifique étoffe, solide, pleine et souple ; mais où traînent encore quelques intonations populaires, quelques légères nasalisations parisiennes.

Elle a contre elle quelques imperfections d’articulation, légères aussi, mais sensibles dans un rôle en vers classiques ; elle chuinte un peu, si peu que rien, mais encore on s’en aperçoit, et ses son, sa, ses ne sont pas, et il s’en faut, des chon, cha, ches, mais ne sont pas tout à fait des ses, sa, son ; ce n’est pas pur. Elle le sait très bien, et c’est pour cela que, crainte de mésaventure, elle se garde de précipiter jamais le débit. Mme Sarah Bernhardt, sûre de ses lèvres infaillibles, déblaie souvent et déblaie beaucoup trop pour mon goût ; Mlle Desprès ne déblaie jamais, ne déblaie rien. Il en résulte une sensation de ralentissement. C’est bien la première fois que je trouve un rôle classique joué trop lentement ; mais, à mon grand étonnement, j’ai trouvé un rôle classique joué trop lentement. Faites attention aux derniers vers de la scène de la déclaration :

Frappe ; ou si tu me crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice trop doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée…

Il n’y a pas à dire ; ces vers-là, il faut les jeter à la volée dans un mouvement très rapide d’emportement et de délire ; ou ils ont l’air d’un raisonnement, et ils sonnent faux. MIle Desprès ne les précipite point, parce qu’elle sait qu’elle ne le pourrait pas, et l’effet de cette fin de scène miraculeuse est manqué.

Voilà contre quoi Mlle Desprès avait à lutter, et ce qu’il faut dire, ce n’est pas qu’elle a été vaincue dans cette lutte ; mais qu’elle est si forte et si adroite qu’elle a presque triomphé de tant d’obstacles. Elle n’a pas de noblesse, mais elle a une dignité touchante ; elle n’a pas de poésie, mais elle indique au moins les parties poétiques du rôle ; elle ne sait pas faire chanter le vers, mais elle le déploie largement et amplement, comme une grande voile qui se gonfle au vent ou qui claque.

Surtout et c’est presque le tout, elle est intelligente et elle fait tout comprendre. Nous n’avons pas été émus, et je sais bien que c’est cela qui est vraiment le tout, mais il n’y a pas une intention du rôle, si légère soit-elle, que nous n’ayons saisie et juste telle qu’elle est ; et l’on avouera que ce n’est pas pour nous un mince gain, ni de la part de l’artiste un mince mérite.

Mlle Desprès a été bonne au premier acte, excellente, mais là vraiment excellente, au second, surtout dans le grand couplet : « Oui, prince, je languis… Se serait avec vous retrouvée ou perdue. » Là elle m’a rappelé Sarah Bernhardt à trente ans, et, vous savez, Sarah à trente ans dans le rôle de Phèdre, rien au monde, et non pas même M. Mounet-Sully à la même époque, ne m’a donné une sensation d’art pareille.

Et puis, chose toute naturelle, puisqu’il s’agit d’une actrice chez qui l’intelligence est la première qualité, les parties effacées du rôle sont venues en première ligne. Où Mlle Desprès a été la meilleure, en dehors de son second acte, ç’a été aux premières scènes du III, parce que là, il s’agit, non de grands effets, mais de délibération, de discussion avec soi-même, de brusques revirements de desseins. C’est tout en nuances. Ces scènes, que d’ordinaire on écoute peu, elle a forcé à les écouter de très près et elle y a été d’une précision et d’une fermeté et d’une délicatesse exquise.

En somme, elle a très bien fait d’aborder ce rôle redoutable où l’on est forcé de se montrer avec toutes ses qualités et toutes ses lacunes et où par conséquent on se fait juger entièrement par les connaisseurs. A cet égard, l’épreuve a été concluante et en faveur de Mlle Desprès. Elle s’est déclarée artiste supérieure. Le comédien supérieur, c’est celui qui n’a pas d’emploi et qui joue tout ce qu’on lui propose, sûr d’être excellent dans les rôles qui sont conformes à sa nature et très intéressant dans ceux qui y sont les plus contraires. Comme tout comédien doit jouer une fois Tartuffe, toute comédienne doit jouer une fois Phèdre, quitte à n’y pas revenir. « Vous n’avez pas joué Phèdre ; je ne sais pas complètement ce que vous êtes. » Vaillamment, Mlle Desprès a voulu, presque à son entrée à la Comédie, qu’on sût tout ce qu’elle est. On le sait. Elle a des limites, mais qui sont très loin du centre. Sa circonférence est d’une étendue très imposante. Il faut la remercier de n’avoir pas hésité à faire sur elle-même cette expérience redoutable.

Je n’ai pas été content du public. Il a, aux premiers actes, acclamé Mlle Desprès au-delà de toute raison. Et puis, brusquement, il l’a lâchée net. C’est le contraire qu’il fallait faire, en toute justice. Il fallait l’encourager discrètement au début, puis la soutenir et enfin la remercier cordialement du bel effort d’art qu’elle avait donné ; et non pas, par une ovation violente à M. Sylvain, avoir l’air de refouler Mlle Desprès dans la coulisse. — Mais aussi que ce soit une leçon. C’est contre l’exagération de l’enthousiasme des partisans de Mlle Desprès aux premiers actes qu’une partie du public a réagi par l’apothéose de M. Sylvain en fin de spectacle. Il ne faut jamais avoir l’air de défendre une débutante avec une sorte de provocation.

Tout compte fait, le souvenir de cette soirée, dans l’esprit des vrais amateurs, qui finissent toujours par avoir raison, sera beaucoup plus au bénéfice de Mlle Desprès qu’il ne lui sera défavorable.

Le reste de l’interprétation fut inégal. M. Paul Mounet, dans le rôle de Thésée, ne m’a guère plu. Il est sec et dur plutôt que largement et puissamment violent. Thésée est bête comme un ouragan, mais il est magnifique comme une tempête. C’est cela qu’il faut rendre, et c’est ainsi qu’il faut sauver le rôle, stupide du reste. M. Paul Mounet n’y met pas assez d’ampleur.

A ce propos, — on apprend toujours quelque chose en écoutant une pièce au lieu de la lire, — je suis toujours de l’avis de tout le monde sur le caractère de Thésée. Thésée est idiot. Il fallait qu’il le fût pour que la pièce existât. Racine l’a fait tel. Soit. Cependant, remarquez. Les choses vont si vite qu’il n’est pas trop invraisemblable que Thésée soit stupide autant qu’il l’est. Les choses vont terriblement vite. Tout cela se passe, non point en vingt-quatre heures, mais en deux heures ; et, depuis le retour de Thésée jusqu’au moment où il s’aperçoit qu’il a fait une bêtise énorme, elles se passent, elles peuvent se passer en une heure, ou même moins. Or, il est invraisemblable, en thèse générale, qu’un homme soit aussi crétin que Thésée ; mais il ne l’est pas qu’il le soit, sous l’empire de la colère, pendant l’espace d’une heure, et que pendant ce temps si court il n’ait pas le temps de se ressaisir. A songer à la brièveté du temps, cela redevient possible. Que celui qui, en colère, n’a pas été idiot pendant cinquante minutes lève la main. — Nous sommes trop habitués, depuis que nos pièces de théâtre durent plusieurs jours, à considérer une pièce classique comme durant plusieurs jours. Les gens du dix-septième, d’abord savaient que la pièce ne durait qu’un jour au maximum, ensuite que le plus souvent elle durait le temps de la représentation. Que Thésée soit ridiculement sot pendant un temps correspondant au tiers environ du temps de la représentation de Phèdre, cela n’en fait pas un homme intelligent ; non ; mais cela ne dépasse pas ni ne recule les limites normales de la bêtise humaine. Or, Racine a très nettement marqué cette rapidité extrême avec laquelle les choses se passent. Il était homme de théâtre au superlatif. Il est rare qu’il n’ait pas pris toutes les précautions possibles.

Mlle Lara nous a bien déplu dans le personnage d’Aricie. Elle a une mauvaise voix, indistincte et cotonneuse ; elle n’a aucune tendresse ; elle a des façons maniérées et précieuses que personne n’a autour d’elle à la « cour » de Thésée et qui ne sont guère dans son rôle. Elle a collectionné les moyens de déplaire.

Une observation qui ne s’adresse pas précisément à elle, puisqu’il s’agit d’un jeu de scène traditionnel ; mais aussi, il faut dire qu’elle l’accuse plus que les autres, ce qui fait qu’il a attiré particulièrement mon attention. Vous connaissez la déclaration d’Aricie (II, 5). Elle est moins tumultueuse que celle de Phèdre trois minutes après ; mais elle est fort aimable. Hippolyte vient de dire à Aricie qu’il l’aime, et que si elle l’aimait aussi, ça lui ferait beaucoup de plaisir. « Prenez toutes les lettres d’amour du monde, dit un personnage de Meilhac et Halévy, vous n’y trouverez pas autre chose. » Aricie, pressée de répondre, répond en effet, en jeune personne bien élevée :

Partez, prince, et suivez vos généreux desseins,
Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.
J’accepte tous les dons que vous me voulez faire ;
Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,
N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.

Voilà comment une personne élevée au couvent de l’Acropole dit : « Je vous aime ! » Là-dessus, l’actrice qui joue Aricie se sauve précipitamment en mettant le bras droit sur son œil droit comme un petit garçon qui a peur de recevoir une gifle. C’est pour marquer la pudeur alarmée et la honte d’avoir laissé échapper l’aveu, l’aveu pénible. « Ensuite il trouve moyen de nous apaiser et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine » dit Madelon. — « Ah oui ! tant de peine », appuie Cathos. — Voilà qui est bien ; mais Aricie est-elle une Madelon ou une Cathos ? Je ne crois pas, d’après le texte. Si elle était une Cathos, elle ne laisserait pas échapper l’aveu aussitôt après la déclaration d’Hippolyte, même pressée. Elle feindrait la colère, selon toutes les règles. « Le jour de la déclaration arrive, qui doit se faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée, et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux qui paraît à notre rougeur et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. » Aricie ne suit point les règles. A la première déclaration d’Hippolyte, elle répond : « Je vous aime aussi. » Elle le dit à sa manière, elle le dit en langage choisi, elle le dit spirituellement ; mais elle le dit aussi nettement qu’on peut le dire. Elle n’est aucunement une Cathos. Sa fuite et son geste de confusion ne sont donc nullement indiqués. — C’est le contraire qui l’est plutôt.

Ce qui serait naturel, c’est qu’Hippolyte, au mot d’Aricie, se jetât vers elle les mains tendues ; que, sans les accepter, elle complétât sa déclaration par un sourire (« nous nous entendons ; cela suffit ») ; qu’elle s’en allât, sans hâte ni lenteur, et que même elle donnât en disparaissant un dernier demi-regard à Hippolyte, ce qui veut dire : « au revoir ». Ce serait à essayer et, discrètement et décemment mené, je crois que ce serait beaucoup plus dans le sens général de la scène et selon les indications du texte. Relisez.

La personne qui jouait Œnone et dont j’oublie le nom m’a fait diablement regretter Mmc Lerou.

Mme Géniat, dans Ismène, a été bien disante, fine et spirituelle, un peu trop spirituelle à tel moment : (« Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite »). A ce moment, elle avait quelque peu l’air d’une soubrette de Marivaux ; mais, somme toute, elle a fait grand plaisir.

M. Albert Lambert fils est d’une jeunesse charmante et, presque, n’a pour défaut que d’être trop jeune, dans Hippolyte.

Enfin, M. Sylvain a obtenu un très grand et très légitime succès dans le récit de Théramène. Il l’a dit avec une émotion profonde qui a été communicative.

Molière. Sur le Misanthrope et les Femmes savantes. §

Dans sa très intéressante série d’articles Notre époque et le théâtre, publiée dans le Figaro, M. Capus me prend un peu à partie, bien entendu avec la courtoisie et la gentilezza que vous lui connaissez, sur le propos du Misanthrope.

Il me reproche d’avoir dit que le Misanthrope est plutôt un tableau qu’un drame, une peinture d’un coin de la société du temps qu’une pièce dramatique ; d’avoir dit, enfin, qu’il n’y a guère d’action dans le Misanthrope.

« Pardon ! me fait-il remarquer, il ne faut pas confondre : il n’y a pas d’intrigue dans le Misanthrope, mais il y a de l’action, et même une action violente. » A mon tour je dis : c’est aller un peu loin. Il y a une action dans le Misanthrope, à coup sûr ; car s’il n’y avait pas d’action du tout, il est bien certain que la pièce n’existerait pas ; mais il y a une action très lente et à laquelle il est bien certain que Molière n’a attaché aucune importance. J’appelle pièce sans action, avec une légère exagération, une pièce dans laquelle nous trouvons tout un acte, le second, où l’action qui, du reste, à peine a commencé, ne marche pas d’un pas ; dans laquelle nous trouvons tout un autre acte, le troisième, où l’action ne marche pas davantage, dans laquelle, enfin, il n’y a un peu d’action que dans les deux derniers actes.

Le Misanthrope est une pièce bien faite (et même très bien faite) où il n’y a pas de mouvement et qui marche volontairement avec une extrême lenteur, pour laisser aux portraits et aux tableaux le temps de se dérouler devant les yeux du spectateur.

A prendre la pièce au point de vue action, c’est-à-dire à la prendre au point de vue de la querelle d’Alceste et de Célimène, il n’y a exactement que quatre scènes en cinq actes : les deux scènes d’altercation entre Alceste et Célimène, la scène entre Arsinoé et Alceste, l’avant-dernière scène du V. Et voilà absolument tout.

Le reste, c’est ce qu’un dramaturge appellerait remplissage et ce que le connaisseur appelle essentiel ; à savoir portraits des deux principaux personnages ; portraits de dix, douze ou quinze personnages, figurant dans la pièce ou extérieurs à la pièce ; tableaux de la société du temps.

L’action n’est donc qu’un léger fil destiné à relier entre elles les différentes parties d’une étude, très complexe et très étendue, de psychologue, de moraliste et même d’historien de son temps. Cela me paraît évident.

C’est ce que j’appelle une pièce quasi sans action, et c’est cela que j’ai voulu dire, et dont je ne me dédis point.

Et maintenant que, réduite à la partie où elle est action, la pièce soit vive et forte et même presque violente ; que, réduite aux quatre scènes que j’ai citées, la pièce ait de la vigueur, je n’en disconviendrai nullement. Oui, quand Alceste est en présence de Célimène ou d’Arsinoé, il y a de l’action et qui marche à un but, et cette action ne laisse pas, quelquefois, d’être assez forte. Mais on n’appelle point pièce à action une pièce où l’action tient le quart de l’ouvrage et s’interrompt sans cesse pour laisser place — et Dieu merci ! — à autre chose.

Molière a méprisé, très évidement, et l’action et l’intrigue, celle-ci plus encore que celle-là, naturellement, mais l’une et l’autre. Il paraît que j’ai dit que le Tartuffe, seul, est une pièce à action, tout en étant aussi autre chose ; que le Tartuffe, seul, est à la fois portrait, tableau et drame.

Eh bien, quoique étant de moi, ça ne me paraît pas mal jugé. C’est encore maintenant, à très peu près, ce que je pense. Je me corrigerais seulement un peu sur Don Juan. J’ai dit, paraît-il, que ce n’est qu’un « portrait dramatique ». C’est assez bien dit ; mais il faudrait ajouter que c’est plusieurs portraits d’un seul homme et que c’est une évolution de caractère, un peu gauchement tracée, à vrai dire, et l’ouvrage a été fait vite, mais enfin une évolution de caractère, bien conçue et très savante, et une des plus intéressantes que nous ayons dans notre théâtre.

Voilà ce que j’avais à dire sur mon cas, en toute tranquillité et impartialité ; car il s’agit de choses que j’écrivais il y a trente ans, et si j’avais changé de sentiment, oh ! comme je m’empresserais de me donner le divertissement de me réfuter ! Il n’y a rien de plus agréable. On constate qu’on a changé, et l’amour-propre vous persuade toujours que ce changement est un perfectionnement et un admirable élargissement d’horizon. Et puis on découvre les raisons, toujours infiniment curieuses, des changements qui sont arrivés dans votre état d’esprit. Et enfin c’est une manière de se regarder dans un miroir à trois pans. On est le quatrième. Mais quoi ? Je n’aurai pas ce divertissement aujourd’hui, et voilà tout.

***

Il m’arrive de Belgique (et extrait de l’excellente Revue de Belgique) un très intéressant travail sur le rôle de Trissotin dans les Femmes savantes.

Ce travail, extrêmement bien fait, est de M. Léandre Vaillat, que je ne connais pas autrement. Il lui a été évidemment inspiré d’abord par la coupure assez impertinente que les comédiens français se permettent (depuis très longtemps) de faire dans le rôle de Trissotin ; ensuite par la façon dont le rôle est joué par M. de Féraudy, acteur, du reste, supérieur. Cette coupure, qu’il convient de rappeler et de présenter avec exactitude, est la suivante. (Acte V, scène I.)

HENRIETTE

Je vous estime autant qu’on saurait estimer ;
Mais je trouve un obstacle à vous pouvoir aimer.
Un cœur, vous le savez, à deux ne saurait être,
Et je sens que du mien Clitandre s’est fait maître.
Je sais qu’il a bien moins de mérite que vous ;
Que j’ai de méchants yeux pour ce choix d’un époux ;
Que par cent beaux talents vous me devriez plaire ;
Je vois bien que j’ai tort ; mais je n’y puis que faire ;
Et tout ce que sur moi peut le raisonnement,
C’est de me vouloir mal de cet aveuglement.

TRISSOTIN

Le don de votre main, où l’on me fait prétendre,
Me livrera ce cœur que possède Clitandre,
Et par mille doux soins j’ai lieu de présumer
Que je pourrai trouver l’art de me faire aimer.

HENRIETTE

Non : à ses premiers vœux mon âme est attachée
Et ne peut de vos soins, Monsieur, être touchée.

TRISSOTIN

Cette ardeur, jusqu’ici de vos yeux ignorée,
Vous consacre des vœux d’éternelle durée.
Rien n’en peut arrêter les aimables transports,
Et, bien que vos beautés condamnent mes efforts,
Je ne puis refuser le concours d’une mère
Qui prétend couronner une flamme si chère,
Et pourvu que j’obtienne un bonheur si charmant,
Pourvu que je vous aie, il n’importe comment.

Voilà l’importante coupure que les Comédiens ont faite dans le texte de Molière. M. Léandre Vaillat a demandé les raisons de cette opération chirurgicale et on lui a répondu, d’une part, que le passage « faisait longueur » — et, d’autre part, que Got avait exprimé cette opinion que les dernières paroles de Trissotin font double emploi avec ces autres mots :

… Si c’est vous offenser,
Mon offense envers vous n’est pas prête à cesser.

Ces raisons sont grotesques, selon l’opinion de M. Vaillat, et je n’ai aucune raison de dissimuler que mon avis et celui de M. Vaillat se confondent absolument.

Je trouve rarement qu’un passage de Molière fasse longueur, et précisément celui qu’on a coupé est le plus important ; puisqu’il est celui où Trissotin, poussé dans ses retranchements, exprime sa pensée avec une pleine brutalité :

Pourvu que je vous aie, il n’importe comment !

Et quant à l’opinion attribuée à Got, je me plais à croire qu’elle n’a jamais été celle de ce comédien, qui, à ce qu’on m’a dit, ne manquait pas absolument d’intelligence. Il n’y a aucun rapport entre ce trait de galanterie fade : « Si c’est vous offenser, mon offense envers vous n’est pas prête à cesser », et ce mot violent et cru : « Pourvu que je vous aie, il n’importe comment. » Je ne veux pas croire que Got ait pu à ce point se tromper.

Toujours est-il que la coupure adoucit singulièrement le caractère de Trissotin, l’adoucit sans doute beaucoup trop et est incontestablement une trahison des comédiens à l’égard de Molière.

Et d’un.

En outre (et ce n’est pas M. Vaillat qui le dit ; mais je me l’imagine), la manière dont M. de Féraudy joue le rôle l’adoucit et l’atténue, aussi, extraordinairement. Trissotin, joué par M. de Féraudy, est tout juste ridicule, il l’est à peine. « Il me fait l’effet, disais-je un soir à un vieil habitué de la Comédie française, d’un bon garçon, fort honnête homme, qui, pour amuser des dames férues de littérature, condescend à lire chez elles quelques rogatons poétiques sans y attacher, du reste, la moindre importance. »

J’exagérais ; mais non pas extrêmement.

Du reste, les Femmes savantes, à la Comédie française, sont jouées avec talent, mais avec des contresens. Si M. de Féraudy adoucit le rôle de Trissotin, Mlle Bartet est si distinguée et si sympathique qu’il lui est impossible de rendre Armande antipathique et que tous les cœurs vont à elle, presque au préjudice d’Henriette.

En dépit qu’on en ait, elle se fait aimer.

Et, malgré qu’elle en ait elle-même, elle aboutit au même point. On aurait envie de lui dire :

Faites-vous des défauts que nous puissions haïr.

Et l’on a presque envie de crier à Clitandre : « Eh ! malheureux ! c’est celle-là que tu devais garder et apprivoiser peu à peu. »

Pièce à faire, du reste. Supposez Henriette moins aimable et moins spirituelle, et n’ayant que ses « bonnes grosses qualités » : bon sens, sagesse bourgeoise et instinct du ménage. Clitandre fait la cour à Armande, comme c’est le commencement de l’histoire des Femmes savantes. Armande, distinguée, fine, élégante, mais précieuse, et croyant, quoiqu’elle aime Clitandre, qu’il y va de sa gloire de faire une belle défense et de mépriser les réalités de l’amour, se refuse longtemps. Clitandre s’adresse alors à Henriette qui l’accueille sans enthousiasme, mais avec douceur. Armande alors dresse l’oreille, sent la jalousie la mordre et fait des reproches à Clitandre. Tout en lui faisant des reproches, elle découvre son cœur, à lui et à elle-même :

« Vous m’aimez donc ? dit Clitandre.

— Hélas ! oui ! confesse-t-elle en rougissant. Je ne suis ni plus ni moins que les autres et je vois bien, malgré mes prétentions à la haute philosophie,

— Que dans nos pauvres cœurs il est toujours de l’homme.

— Voilà où je voulais vous amener, répondrait Clitandre. Je n’ai jamais aimé que vous et c’était une épreuve.

— Et cette pauvre Henriette ? »

On aurait ménagé un petit cousin très gentil, en passe de devenir fermier général, pour consoler facilement cette bonne Henriette.

Ou bien ceci. Armande est ce qu’elle est dans la pièce de Molière, un peu moins anguleuse seulement. Henriette est ce qu’elle est, exactement. Clitandre n’aime qu’Armande ; mais l’épreuve qu’il veut faire subir à Armande, il la combine avec Henriette elle-même. Cette espiègle entre dans le jeu avec entrain et, quand sa sœur en arrive à se plaindre d’être délaissée et à confesser le fond de son cœur, je vous laisse à penser avec quelle bonté très mêlée de raillerie et de boutades satiriques la petite Henriette a le plaisir d’annoncer à la grande Armande que c’était une épreuve, qu’on s’est moqué d’elle pour son bien et que cette pièce a pour titre : la Précieuse mise à la raison.

Voilà précisément ce que le jeu de Mlle Bartet, rendant Armande sympathique, inspire, je vous en prends tous à témoin, à tout spectateur.

Pour ce qui est de Trissotin, le contresens est tout aussi gros, qui consiste à l’adoucir d’une façon ou d’une autre. Il est certain que Molière a exécré ce personnage et a voulu le peindre aussi odieux que possible. M. Vaillat établit entre lui et Tartuffe un parallèle continu qu’il ne faudrait pas trop pousser, que lui-même pousse un peu trop, mais qui est juste. Trissotin est l’intrigant de lettres qui vient dans une maison exploiter un travers pour pêcher une dot, comme Tartuffe est l’intrigant de religion qui vient dans une maison exploiter un travers pour pêcher une dot. Il a « grande puissance » sur Philaminte, comme Tartuffe a grande puissance sur Orgon. Philaminte est l’Orgon de Trissotin.

Et, remarquez, même procédé de distribution des traits de caractère, comme si Molière avait voulu accuser la symétrie. Comme Orgon est un terrible autoritaire dans sa maison et ne devient un petit mouton qu’entre les mains de Tartuffe ; de même Philaminte est une terrible autoritaire dans sa maison et ne devient souple comme un gant qu’à la main de Trissotin. Idée de Molière : la passion maîtresse change le caractère d’un homme ou d’une femme à l’égard de celui qui sait l’exploiter. — Et de même qu’Orgon, lorsqu’il est désabusé à l’égard de Tartuffe, retrouve contre Tartuffe même toute la vigueur et même tout l’emportement de son caractère ; de même Philaminte, quand elle est éclairée à l’endroit de Trissotin, retrouve contre Trissotin lui-même toute sa hauteur et toute son insolence de mépris :

Qu’il a bien découvert son âme mercenaire !

A ce moment, elle le méprise autant qu’elle méprise son mari. C’est tout dire.

Le parallélisme, sans être complet, est assez marqué et très frappant.

Quant aux sentiments de Molière à l’égard de Trissotin, ils sont aussi violents que ceux qu’il entretient à l’endroit de Tartuffe. Pourquoi Clitandre est-il si enragé contre Trissotin ? Parce que Trissotin est son rival, sans doute ; mais pourquoi cette âpreté de colère et cette virulence d’humeurs ?

Pourquoi tant de fureur ? Pourquoi pas, plutôt, un peu de mépris ? Parce que, par la bouche de Clitandre, c’est Molière qui parle ; et il est à l’égard de Trissotin comme Saint-Simon à l’égard des parlementaires. Il emploie les mots féroces. Il l’appelle « gredin ».

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau…

Quel mot plus furieux emploierait-il pour Tartuffe ? Oui, il est bien certain que Trissotin est personnage odieux et personnage ignoble dans les Femmes savantes, tout autant, — presque tout autant si vous voulez, — que Tartuffe dans la comédie qui a l’honneur de porter son nom.

Ce que Molière a voulu peindre dans les Femmes savantes, c’est le travers des femmes savantes, sans doute ; mais c’est aussi, c’est tout autant, le danger que l’homme de lettres constitue pour les bourgeois qu’il fréquente. Le sujet des Femmes savantes est exactement celui de l’Ecornifleur de M. Jules Renard et de la pièce qu’il a tirée de l’Ecornifleur (Monsieur Vernet). Ce n’est pas pour comparer ; mais enfin le sujet de Monsieur Vernet est absolument celui des Femmes savantes. On peut chercher aussi, dans le théâtre de Verconsin, un essai de grande comédie où le principal personnage est un composé de bourgeois-gentilhomme et de Philaminte : c’est un brave bourgeois qui donnerait tout au monde pour être considéré comme un homme de lettres et comme un artiste. Excellente observation et excellente adaptation de l’idée de Molière à nos mœurs contemporaines et à nos travers contemporains.

Molière a donc poursuivi Trissotin d’une haine égale à celle dont il poursuivit Tartuffe, ou à peu près. D’abord, par suite d’une animosité personnelle dont on connaît quelques éléments, mais dont l’histoire reste obscure ; ensuite par haine de métier : Molière, bohème de circonstance, marié à une comédienne fille de comédienne et trompé par elle, amant de comédiennes, jalousait vaguement et détestait très précisément et s’excitait à mépriser ces hommes de lettres qui réussissaient « à la ville », qui étaient les protégés d’une ou deux princesses ou duchesses, qui jetaient de la poudre aux yeux des bourgeois riches, qui éblouissaient les bourgeoises riches et qui épousaient leurs filles ; et, fier de l’appui qu’il avait du côté du roi, il leur opposait « la cour », vrai juge et vrai appréciateur du vrai mérite…

Et enfin et surtout, Molière, non plus par circonstance, mais de naissance, de famille et de race, est bourgeois, profondément bourgeois, « le bourgeois des bourgeois », comme dit la dame de la Question d’argent. Il a toutes les idées bourgeoises, avec quelque largeur, à la rencontre, mais sans en dépasser les limites, et il a passé toute sa vie : 1° à exprimer les idées bourgeoises (anticléricalisme, morale pratique très modérée, très mesurée et aussi peu idéaliste que possible ; subordination de l’homme à la femme, femme maintenue dans l’ignorance, etc.) ; — 2° à défendre les bourgeois contre leurs propres défauts : avarice, manie du bel esprit, tendance à sortir de leur sphère, abandonnement aux charlatans, soit de médecine, soit de religion — et (3°) à défendre les bourgeois contre leurs ennemis.

Or, leurs ennemis, ce sont ceux-là qui exploitent leurs défauts ordinaires.

Ce sont les hypocrites de religion, qui, en caressant les sentiments pieux qu’ils peuvent avoir, ou en exploitant leurs terreurs de mort prochaine (« Vous vous attirerez quelque méchante affaire »), exercent une domination sur eux et leur subtilisent leur argent.

Ce sont les médecins qui, en exploitant d’autre façon ces mêmes terreurs, se font les maîtres de la maison.

Ce sont les femmes mielleuses qui cajolent leurs rhumatismes et dictent en pleurant les testaments sur quoi elles fondent leur cuisine.

Ce sont…

Et ce sont enfin les hommes qui exploitent leur vanité, cette terrible vanité bourgeoise, le défaut le plus profond, le plus indéracinable et le plus riche, comme filon de mine, de la classe dont il s’agit, j’entends en France.

« Gardez-vous de la soi-disant marquise dont les beaux yeux vous font mourir d’amour et qui flatte en vous la vanité d’être aimé à cinquante ans d’une femme de qualité, au singulier, ce qui vous suffit.

« Gardez-vous du maître à chanter qui vous persuade que les gentilshommes savent la musique.

« Gardez-vous du gentilhomme qui vous emprunte cent louis pour cette raison qu’il parle de vous dans la chambre du roi.

« Et gardez-vous enfin, bourgeois et bourgeoises, de l’homme de lettres qui vous persuade que vous êtes bel esprit. Il est presque aussi terrible que Tartuffe. Il l’est peut-être davantage ; parce qu’il n’y a que quelques bourgeois qui soient pieux jusqu’à la manie, tandis que tous les bourgeois sont snobs et toutes les bourgeoises snobinettes. Trissotin, une fois qu’il vous aura persuadé que vous avez de l’esprit et des lettres et du savoir, vous rendra ridicules, d’abord, et il n’est peut-être pas très mauvais de vous en avertir ; mais, aussi, il vous rendra durs et cruels ensuite ; et, comme Tartuffe amènera Orgon à sacrifier tyranniquement sa fille à son salut, Trissotin amènera Philaminte à sacrifier Henriette à sa vanité et à la traiter le plus durement du monde. Et enfin — ah ! voilà ce qui vous touche de plus près — sachez bien que Trissotin est un écornifleur qui n’en veut qu’à la caisse et qui ne vient chez vous que pour toucher la dot de la fille, acceptant du reste avec un rare cynisme de n’être pas aimé et d’être trompé un jour ou l’autre par celle de vos filles qu’il aura épousée.

Un tel discours n’a rien dont je sois altéré.
A tout événement le sage est préparé.
Guéri, par la raison, des faiblesses vulgaires,
Il se met au-dessus de ces sortes d’affaires
Et n’a garde de prendre aucune ombre d’ennui
De tout ce qui n’est pas pour dépendre de lui.

« — Voilà un joli monsieur ! — Je vous avertis qu’il est tel. Vous vous en douteriez vous-même, si votre vanité ne vous crevait pas les yeux agréablement et si vous ne vous imaginiez pas que c’est pour vous que Trissotin fréquente en votre maison. Vous le croyez ? Il faut être bien aveugle. Bourgeois gentilhomme et Bourgeois bel esprit sont tous les deux Bourgeois-snobs. Le snobisme est le grand travers bourgeois, et c’est à le combattre chez les bourgeois et à dénoncer ceux qui l’exploitent chez les bourgeois que j’ai consacré, moi bourgeois de Paris jusqu’aux moelles, la moitié au moins de mon existence littéraire. »

Voilà, je crois, comme il faut comprendre l’esprit général des Femmes savantes. Voilà du moins, ce me semble, comment M. Vaillat l’a compris, et sa petite étude m’a paru toute pleine de sens.

Ce qui suit n’est qu’un post-scriptum et est tout à fait en dehors de la question traitée par M. Vaillat. C’est une petite question que je pose à mes lecteurs selon l’habitude qu’ils m’ont donnée en répondant si souvent et si bien aux petits problèmes que je leur indique. Tout à fait à la fin des Femmes savantes, il y a trois vers que je n’ai jamais été bien sûr de comprendre et que même j’ai toujours été sûr que je ne comprenais pas.

Philaminte maudit Trissotin et l’écrase de son mépris. Bien. Rien de plus naturel.

Elle accueille la nouvelle de sa ruine avec l’intrépidité du sage. Bien encore. Elle a l’âme noble et surtout elle affecte la mâle constance du Portique :

Ah ! quel honteux transport ! Fi ! Tout cela n’est rien !
Il n’est, pour le vrai sage, aucun revers funeste ;
Et perdant toute chose, à soi-même il se reste.

Bien ! Bien !

Quand Ariste lui révèle que tout cela était un stratagème pour faire que Trissotin « se découvrît » et que rien de la fortune de la famille n’est perdu, elle se réjouit, non pas du retour de la fortune, mais de la confusion où cela va jeter Trissotin :

… J’en ai la joie au cœur,
Par le chagrin qu’aura ce lâche déserteur.
Voilà le châtiment de sa basse avarice
De voir qu’avec éclat cet hymen s’accomplisse.

Fort bien toujours ! C’est le revirement naturel. C’est le « Eh bien ! Te voilà, traître ! » d’Orgon à Tartuffe. Le parallélisme se soutient.

Mais quand Armande lui dit :

Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez !

Elle répond par le petit discours suivant

Ce ne sera point vous que je leur sacrifie
Et vous avez l’appui de la philosophie
Pour voir d’un œil content couronner leur ardeur.

Ce discours est-il sérieux ou est-il ironique ? S’il est sérieux, il est bête, tout simplement. S’il est ironique, il est bien dur. Armande mérite-t-elle une telle rebuffade parce que Trissotin est un coquin ? Point du tout, ce me semble. — Molière veut-il marquer par là que Philaminte renonce à toute « philosophie » et « spiritualisme » et méprise désormais ces sornettes et en est déjà à s’en moquer cruellement chez les autres ? J’inclinerais vers cette interprétation ; mais je n’en suis pas sûr du tout ; il fallait être plus net ; et si c’est bien là le sens de ces vers, ils sont d’une rudesse bien forte ; ils sont un gros manque de goût et ils me gâtent Philaminte plus que tout le reste de la pièce et plus que je ne voudrais.

Enfin, comment comprenez-vous ces trois vers, les derniers que Philaminte prononce ?

***

Sur la question du sens que l’on doit attribuer aux trois derniers vers de Philaminte (Femmes savantes) je reçois les communications suivantes :

« Mon cher ami, je m’empresse de répondre à votre question qui termine votre Semaine dramatique du 19 courant. A mon avis, le petit discours de Célimène est sérieux. C’est bête, j’en conviens avec vous ; mais, tout bien considéré, cette grande précieuse est, dans sa bêtise, conséquente avec elle-même. N’a-t-elle pas dit précédemment :

Il n’est pour le vrai sage aucun revers funeste,
Et perdant toute chose à soi-même il se reste.

Philaminte, comme vous le faites observer, a l’âme noble et surtout elle affecte la mâle constance du Portique. Elle juge donc Armande à sa hauteur, ou tout au moins elle pense que sa fille aînée, qu’elle sait lui ressembler assez, doit, comme elle, affecter la mâle constance du Portique. C’est pourquoi elle n’hésite pas à lui dire, très sérieusement : « Vous avez l’appui de la philosophie, pour voir d’un œil content couronner leur ardeur. » Bien cordialement à vous. — Gustave Vallat. »

Autre lettre, très circonstanciée, et qui a ce mérite, avec d’autres, de me dispenser et de vous dispenser d’un voyage à travers les commentateurs, ce voyage y étant rapporté avec beaucoup de diligence :

« … Ma première impression est que Philaminte parle très sérieusement. Là-dessus, je consulte toutes mes éditions des Femmes savante. M. Thirion (Théâtre choisi de Molière, Hachette) dit : « C’est très sérieusement que Philaminte parle à Armande du secours qu’elle trouvera dans la philosophie, qui, tout à l’heure, permettait à Philaminte d’accepter la ruine avec une résignation stoïque. » — Et M. Henry (Théâtre choisi de Molière, Belin) :

« Le mot serait cruel dans une autre bouche, parce qu’il ressemblerait à du persiflage ; il ne l’est pas sur les lèvres de Philaminte, qui croit à ce qu’elle dit. » — Quant à M. Lanson, il commente longuement le premier des trois vers et d’une façon qui ne serait pas la mienne ; il ne dit rien des deux suivants. — Mais vous-même, Monsieur, qui aujourd’hui inclinez à croire — très peu, mais un peu, — que Philaminte renonce à toute philosophie et spiritualité, n’avez-vous pas écrit autrefois : « Le caractère de Philaminte se soutient jusqu’à la fin. Elle vieillira, orgueilleuse encore, n’estimant plus les Trissotin, mais n’estimant pas plus qu’auparavant les Henriette, les Clitandre… » Or, son orgueil ne lui vient-il pas de son stoïcisme, de sa philosophie ? [ ?? — Elle pourrait renoncer à la spiritualité et conserver son caractère, ne plus croire aux marchands de stoïcisme et croire toujours à sa supériorité intellectuelle.] — Suivant M. Félix Hémon, elle croit à la vertu toute-puissante de la philosophie sur les âmes. Déçue, elle n’est pas découragée… Après le lâche abandon de Trissotin, Clitandre lui paraît plus philosophe que Trissotin ; et c’est pourquoi elle lui donne sa fille. Ainsi elle demeure fidèle à elle-même… Ce dénouement inattendu la guérira-t-elle ? Il ne faut pas l’espérer. On ne guérit pas d’un vice organique comme le pédantisme… Ce qui la décide à unir Henriette à Clitandre, c’est un motif tout intellectuel ; le sentiment y est pour peu de chose. » — Cette fois-ci je comprends un peu moins bien. N’y a-t-il rien que d’intellectuel dans l’admiration que lui a inspirée « le trait généreux » de Clitandre ? N’y voit-elle pas la preuve de la sincérité de ses « désirs amoureux » ? Ce qui est vrai, ce me semble, c’est qu’aussitôt elle rattache ce « trait généreux » aux dogmes ou aux maximes de la philosophie stoïcienne. Clitandre lui paraît beau, d’abord parce qu’il l’est ; ensuite parce que sa noble attitude est de tout point conforme à la philosophie sublime qu’elle professe. Elle ne renonce pas plus à cette philosophie qu’Harpagon à sa cassette. Philaminte a-t-elle douté un instant de l’authenticité des deux lettres qui lui annoncent la perte de toute sa fortune ? Ces lettres l’ont elles un seul instant troublée ? Ces lettres l’ont ravie, parce qu’elles lui ont donné l’occasion de dire :

Il n’est pour le vrai sage aucun revers funeste.

Seulement, voilà ! Tout cela sonne faux sur ses lèvres. On se demande ce que Philaminte deviendrait dans la suite, sans sou ni maille. On devine que la pauvreté réelle, quotidienne, constante, lui couperait les jambes, à cet animal de l’ordre des échassiers. Tandis que le mot de Clitandre :

Je m’attache, Madame, à tout votre destin,

est d’un homme dont on sent que le courage est à la hauteur des paroles. En attendant, Philaminte admire provisoirement dans Clitandre un émule d’un désintéressement qu’elle montre et qu’il a. — Toujours guindée, gourmée, haute sans élévation et sublime à la surface, elle console sa fille Armande en deux mots secs. Elle lui dit, au fond, ceci : « Non ! Je ne vous « sacrifie » pas, vous. C’est Trissotin que je sacrifie, lui, le lâche « déserteur » de la philosophie, qui, de loin, verra, la rage au cœur, le mariage de Clitandre ; et ce mariage, nous le célébrerons avec pompe pour mieux le faire enrager encore. Lui, c’est un faux philosophe démasqué ; vous, digne fille de votre mère, vous êtes une philosophe authentique ; vous avez l’appui de la philosophie ; vous assistez à ce mariage d’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis que la petite Iphigénie acceptera, dans deux ans, de recevoir le coup mortel. Le plaisir de vous sacrifier, pour faire la stoïcienne, vaut bien que vous fassiez le sacrifice. Montrez-vous digne fille d’une mère telle que moi. Votre sœur est une petite personne qui se contente de peu ; mais je suis contente de mon gendre ; il n’y a pas à dire, il a eu un beau mouvement ». — Et voilà une belle-mère, je n’en doute pas, qui est toute prête à exercer la philosophie de son gendre à l’infini, pour avoir chaque fois une raison nouvelle de glorifier la philosophie en général ! — Mais alors, elle est bête, tout simplement, dites-vous ! — Mon Dieu, elle l’est vraiment un peu plus qu’il n’est décent de l’être, dans la scène où elle s’arroge presque le monopole de la fine interprétation du quoi qu’on die ; mais ici, à la fin, elle est seulement dinde, rebutante de solennité niaise et d’emphase théâtrale. Engoncée, emmaillotée dans son pédantisme, entêtée de son Platon et de son Zénon, si elle voit des hommes dans la lune, elle méprise ceux dont les pieds foulent la terre. La vérité, c’est qu’elle a la lune dans la tête. Pardonnez-moi, je vous prie, Monsieur, ce long bavardage, et souffrez que je vous dise… — Henri Lebasteur. »

Je remercie M. Lebasteur de sa brillante et solide leçon.

Autre communication très distinguée, ce me semble : « Monsieur, dans votre feuilleton sur les Femmes savantes, vous demandez si les trois derniers vers du rôle de Philaminte doivent être pris ironiquement. Personne mieux que vous ne saurait faire à cette question une réponse solidement motivée. Aussi, quand vous semblez hésiter, puis pencher pour l’affirmative, c’est sans doute pour faire appel à l’esprit de contradiction de vos lecteurs et les inciter doucement à combattre cette opinion. J’avoue qu’il me serait difficile de l’admettre. D’un bout à l’autre des Femmes savantes le caractère de Philaminte, sans être naturel, est cependant fort bien suivi et conséquent dans sa folie. Piquée de la tarentule du bel esprit et de la philosophie, elle l’est au point de n’être plus susceptible de guérison. On ne peut même dire qu’il y ait chez elle de l’affectation, tant celle-ci est devenue une seconde nature. Je la crois donc sincère quand elle répond :

Il n’est pour le vrai sage aucun revers funeste,
Et, perdant toute chose, à soi-même il se reste.

Si elle montre pour l’âme mercenaire de Trissotin le plus complet mépris, c’est parce qu’elle estime que « peu philosophe est ce qu’il vient de faire ». Et, comme vous le marquez si bien, elle ne se réjouit pas du retour de la fortune, mais de la confusion de Trissotin,

Par le chagrin qu’aura ce lâche déserteur.

Déserteur, non de sa fille, qui ne veut point de lui, mais de la philosophie et du petit cénacle où celle-ci est particulièrement honorée. Armande, elle, ne se croit philosophe que par imitation de sa mère et jeune vanité. (Acte I, sc. I.) Un éminent critique écrivait, il y a quelques jours : « Dans Molière, les idées de la pièce sont, même au prix d’une petite dissertation, jetées, sans qu’il y manque rien, dès les premières scènes ; le spectateur n’a plus qu’à les suivre jusqu’au bout avec sécurité ». Philaminte, tout entière à sa manie, ne peut voir ce qui se passe dans l’âme de sa fille, qu’elle pense tout acquise à ses idées.

Ce ne sera point vous que je leur sacrifie,
Et vous avez l’appui de la philosophie
Pour voir d’un œil content couronner leur ardeur.

C’est-à-dire : « Vous, ma fille, vous, une philosophe, vous êtes bien au-dessus de pareilles bassesses, sans quoi vous ne seriez pas vous-même. Vous avez l’appui de la philosophie ; cela suffit. » Ce petit discours peut être dur ; il peut être bête ; mais non plus dur ni plus bête que la conduite de Philaminte envers Henriette et Martine. En tout cas, dans sa bouche, il reste parfaitement logique. Remarquez, je vous prie, que les quatre dernières répliques d’Armande, Philaminte, Bélise et Chrysale s’accordent pour confirmer et résumer les caractères : 1° de la philosophie plus qu’à moitié désabusée (Armande) ; 2° de la folle extravagante qui ne sort pas du pays des chimères (Bélise) ; 3° du brave homme, énergique quand il est sûr de n’être pas contredit (Chrysale) ; 4° de l’incurable maniaque (Philaminte). Molière, tel un musicien classique, aime, en terminant ses pièces, à affirmer la tonalité. Je conviens que la rédaction des trois vers incriminés n’est pas très satisfaisante. « Molière, disait Despréaux, pensait toujours juste ; mais il avait quelquefois moins de justesse dans le style parce que sa facilité, la nécessité… » Permettez-moi, en terminant, de vous remercier… — G. Conti. » — « P.-S. — Ne pensez-vous pas, Monsieur, que le mot gredin avait, au dix-septième siècle, un sens autre et moins défavorable que celui qui est adopté aujourd’hui ? Je le trouve dans Littré appliqué par Voltaire à Chapelain avec le sens de mendiant. »

Sur ce dernier point un mot. On pense bien que j’avais pris mes précautions et que je m’étais enquis du sens exact du mot, et à la date où nous le trouvons employé. Gredin a toujours été un mot très violent. Il avait deux sens, mendiant et coquin, et il semble avoir eu toujours ces deux sens. C’est exactement comme le mot gueux. Et de même que Molière dit de Tartuffe :

Un gueux qui quand il vint n’avait pas de souliers,

de même il dit de Trissotin et de ses pareils :

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau… 

Le parallélisme indiqué par M. Vaillat se soutient.

Scarron emploie le mot dans le sens général de mauvais drôle :

J’ai souvent traité de gredins,
De séditieux, de badins
Ces vents dont vous craignez l’haleine.

Molière, lui-même, l’emploie dans le même sens : Fâcheux, III, VII :

Qu’on me fasse sortir les gredins que voici.

Enfin la première édition du Dictionnaire de l’Académie, très précieuse pour le sens des mots au dix-septième siècle, puisqu’elle date de 1694, donne du mot cette définition bien curieuse : « Gredin Adj. Gueux, mesquin. Cela paraît bien gredin, cela est fort gredin. — Il est aussi substantif et signifie petit gueux de profession. Il se dit figurément d’une personne qui n’a ni bien, ni naissance, ni bonne qualité. C’est un gredin. Ce n’est qu’une gredine. »

Le mot était donc très violent, quel que fût celui de ces deux sens que l’on eût en l’esprit. Il disait absolument ce que nous voulons dire quand nous nous échappons à prononcer un mot qu’Auguste Barbier a employé comme rime à sou et qui est dérivé probablement du mot voie. Je ne sais si je me fais comprendre.

Une lettre encore, qui… enfin, qui a son intérêt :

« Monsieur, puisque vous invitez vos lecteurs à vous dire leur pensée à propos du « petit discours » de Philaminte, vous n’en voudrez pas à un admirateur fervent de Molière s’il vous donne son humble avis et les raisons qui le motivent. C’est déjà vous dire que je ne pense pas du tout comme vous et que je crois, au contraire, d’abord que Philaminte parle très sérieusement, ensuite que son « discours » n’est nullement « bête ». Avez-vous bien lu les vers qu’elle prononce après le départ de Trissotin ? Vous citez le premier : « Qu’il a bien découvert son âme mercenaire ! » Mais avez-vous remarqué le second, qui n’est pas amené par la rime et qui, à mon sens du moins, en dit beaucoup plus qu’il ne semble : « Et que peu philosophe est ce qu’il vient de faire ! » Voilà qui montre bien la pensée de Philaminte : « Ce Trissotin est un misérable, un coureur de dot, mais un philosophe jamais ! S’il l’était pour un sou (non, pardon, pour une mine), il serait resté, car « il n’est pour le sage aucun revers funeste ». Vous voyez la conclusion. Trissotin a failli ; mais ce « lâche déserteur » n’entache pas l’honneur de la philosophie, qui demeure, comme par le passé, le refuge des grandes âmes, qu’elle console et réconforte. Par suite, qu’y a-t-il de « bête » ou même d’étonnant dans les paroles de Philaminte, qui, encore une fois, est très convaincue, très « sérieuse » ? Voilà, Monsieur, les réflexions que m’a suggérées votre dernier article. Je vous les donne pour ce qu’elles valent. Mais ne croyez-vous pas qu’avec Molière, plus qu’avec d’autres, un moyen presque sûr de ne jamais se tromper, c’est de ne pas chercher midi à quatorze heures ? Je vous prie d’agréer, Monsieur… — Henry Laboissière. »

Le tournoi reste ouvert ; mais pour peu de temps, parce que je prévois que mes correspondants, forcément, vont un peu se répéter les uns les autres. Dans ce cas, il est inutile de laisser la parole à ceux qui arrivent en retard et il suffit de les remercier in globo, comme encore cela se doit.

***

Sur les novissima verba de Philaminte, cinq lettres choisies comme particulièrement intéressantes ou particulièrement précises, sur une bonne trentaine que j’ai reçues encore.

I. —

« Permettez à un de vos lecteurs et à un ami des classiques de vous donner son humble avis sur la question que vous posez .Le « petit discours » en trois vers de Philaminte me paraît être sérieux, jusqu’à en avoir un peu d’amertume. Il faut s’expliquer d’abord sur le « Ce ne sera point vous que je leur sacrifie ». Qu’est-ce donc qu’elle sacrifie ? C’est elle-même. Mais, oui ! Elle sacrifie ses grands projets sur l’union Trissotin-Henriette et les conséquences, agréables pour elle-même, qu’elle y voyait ; elle sacrifie la haute opinion qu’elle nourrissait de Trissotin, et c’est cela qui lui est le plus dur. Elle vient d’éprouver, devant la « muflerie » de Trissotin, la très forte déception, susceptible d’ébranler pas mal de choses en elle ; pour y résister, elle a besoin de faire appel à toute sa philosophie, et naturellement, spontanément, elle prie Armande de faire appel à la même philosophie, pour qu’elle puisse assister avec sérénité à l’union accomplie d’Henriette et de Clitandre. Il faut bien se souvenir que Philaminte n’est point une vilaine âme. Elle ne voit pas ce qui se passe chez Armande et suppose celle-ci plus philosophe qu’elle n’est. Elle se voit dans Armande. De là ce qu’elle lui dit, amèrement, d’ailleurs, mais sans aucune ironie. Comment supposer de l’ironie à Philaminte, qui vient, il y a un instant, d’affecter la mâle constance du Portique ? Elle continue, simplement, d’affecter cette même constance… » — Non signé.

II. —

« Voulez-vous me permettre un mot ou deux au sujet de la question par vous posée dans votre dernier feuilleton ? De ces vers des Femmes savantes d’abord il en faut comprendre le premier : « Ainsi donc à leurs vœux vous me sacrifiez. — Ce ne sera point vous que je leur sacrifie. » Là-dessus, certains éditeurs, dont Despois-Mesnard, interprètent : ce ne sera pas vous ; mais moi. (Entendez, ce sera ma volonté que je leur immole.). — D’autres comprennent : ce n’est pas vous que je leur sacrifie : c’est Trissotin. Le vrai sens me paraît être celui qu’adopte M. Gustave Lanson dans son édition scolaire (Hachette). Voici son commentaire très précis : « Je crois qu’il faut donner à vous une valeur emphatique : vous, une philosophe ! Vous ne pouvez pas être sacrifiée. Ce ne sera pas vous, une personne comme vous qu’on pourra dire que je sacrifie… » Vous inclinez à croire que ces trois derniers vers sont ironiques et vous dites : « Si ce discours est sérieux, il est bête… » Je pense qu’en effet, ce discours est bête, donc sérieux et tout à fait dans la logique du caractère de Philaminte. Philaminte, femme de tête et intelligente sur tout ce qui ne touche pas à sa manie [voilà qui est d’un vrai esprit critique], est véritablement bête, quand elle revient à sa philosophie et à son féminisme. Tous ses actes ne le prouvent-ils pas ? — A qui veut-elle apprendre à parler Vaugelas ? A une servante de cuisine. — De quel bel esprit s’est-elle férue ? D’un benêt dont partout on siffle les écrits. — A qui veut-elle marier Henriette (encore si c’était Armande) ? A ce benêt doublé d’un tartuffe. Elle est bête, vous dis-je ; bête comme M. Jourdain qui se laisse traire par un homme de qualité ; bête comme Orgon qui croit à Tartuffe. Or, je remarque que ces gens-là se retrouvent toujours à la fin tels qu’on les a vus d’abord. C’est le cas pour Philaminte. A la voir si stoïque en face de la ruine, si irritée et légitimement contre Trissotin, on se dit : « Bon ! en voilà une qui a profité de la leçon et qui renonce à sa folie… » Allons donc ! Il suffit d’une question d’Armande pour que l’idée fixe reparaisse ! Notre Philaminte n’est guérie que de Trissotin. Elle ne l’est point de la philosophie ni du pédantisme. De même Orgon, soyez-en sûr, n’est guéri que de Tartuffe : on fera bien de le surveiller ; d’ici deux mois, c’est Laurent qui fera de lui sa dupe. Alceste n’est guéri que de Célimène… [Oh ! oh ! ici, nous allons trop loin, je crois.] Songez donc que si le discours de Philaminte n’est pas sérieux et bête, il ne peut être qu’ironique et spirituel. Ainsi Philaminte, en contradiction avec tout ce qu’elle nous paraît être pendant toute la pièce, dirait quelque chose de juste et de piquant. Mais alors ce ne serait plus elle qui parlerait, ce serait Molière, Molière qui ferait de l’esprit ? Mais Molière n’a jamais fait d’esprit. [Allons ! allons ! vous raisonniez très bien et vous gâtez tout par cette affirmation excessive et inutile. Molière a fait de l’esprit cent fois, par la bouche de ses raisonneurs et dans Tartuffe parcelle de Dorine, et dans les Femmes savantes, précisément, par celle d’Henriette. Je reconnais du reste que, malgré cela, votre raisonnement se tient très bien et est juste.] Et s’il avait voulu que quelqu’un se moquât d’Armande, en ce dénouement, c’eût été plutôt Chrysale ou Ariste. Ces trois vers dans la bouche de ces deux personnages pourraient être ironiques ; dans la bouche de Philaminte, c’est la « Tarte à la crème » d’Arnolphe, « une chose qui caractérise l’homme »… Nous avons été habitués par la comédie d’intrigues à des personnages qui se convertissent. Et ils le peuvent ; car une situation se modifie, mais point un caractère. Les dénouements de Molière, que l’on critique à tort et à travers, ont ceci d’admirable que les caractères achèvent de s’y cristalliser. Je pense donc que les derniers vers prononcés par Philaminte sont sérieux, non pas quoique bêtes, mais parce que. — Charles des Granges. »

III. —

« Malgré mon ignorance des choses littéraires, veuillez me permettre de prendre part au referendum que vous avez ouvert. Il s’agit de la consolation austère offerte à Armande par Philaminte dans les Femmes savantes. A cet égard l’expérience quotidienne peut nous renseigner. On voit dans beaucoup de familles un enfant qualifié, à tort ou à raison, de sage, de sérieux (l’Aînée de Jules Lemaître ; Sonia dans la Guerre et la Paix ; Armande). Il est tel par sa nature ou par destination, ou par habitude. On suppose que sa « raison » le place au-dessus de tous les désirs, même les plus légitimes, et lui tient lieu de toutes les satisfactions.

« En réalité, il n’est pas toujours malheureux ; mais personne ne se croit obligé de pourvoir au bonheur d’un être d’une si essentielle félicité. Si, par hasard, il se plaint, sa famille et les amis de sa famille sont scandalisés : « Comment ! C’est vous, vous, qui avez de ces faiblesses ? » Et on est presque toujours sincère en disant cela… Eh bien, Philaminte éprouve une surprise du même genre quand sa fille réclame un mari. J’ai maintes fois constaté des aberrations analogues chez des parents d’ailleurs affectueux et même intelligents. Ce n’est pas seulement dans la vie de famille qu’il en est ainsi. Vous connaissez les types de l’officier ou du fonctionnaire toujours en congé et de son camarade toujours présent au poste. On trouve ces deux situations également naturelles, parce qu’on y est habitué, et si jamais le monsieur assidu cesse un instant de l’être, tout le monde crie haro sur lui avec la plus grande sincérité. Du reste, Philaminte peut n’être ni ironique, ni tout à fait sincère. Je tendrais à croire sa réponse irréfléchie et d’autant plus naturelle. La fille se plaint ; la mère lui donne la première consolation qui se présente à son esprit, et comme elle est ce que vous savez, sa première consolation est d’ordre philosophique. Supposez Armande âgée de deux ans : elle geint ; sa mère lui dit : « Ne crie pas. Si tu es sage, le petit Noël t’apportera une poupée. » Or, les mères parlent toujours à leurs enfants comme s’ils avaient deux ans. Ainsi Philaminte offre à sa fille une consolation navrante, sans ironie, parce que, sans réflexion et justement parce qu’elle ne réfléchit pas, elle ne comprend pas que sa fille a besoin d’être sérieusement consolée : elle s’est habituée à croire Armande raisonnable, c’est-à-dire imperturbablement heureuse pour l’éternité… » — Signature illisible.

Cette lettre est d’un des meilleurs psychologues que je sache.

IV. — De notre excellent confrère en critique dramatique René Benoist :

« Mon cher ami, êtes-vous si sûr de ne comprendre pas les trois derniers vers de Philaminte ? Je ne veux pas vous en croire. Inclinez-vous à supposer que leur sens est ironique ? Ceci m’étonne presque autant. Molière évite l’ironie et hait le sous-entendu ; il dit toujours franchement, bien haut ce qu’il veut dire [Ne généralisons pas tant. Le rôle d’Henriette, sans aller plus loin, est tout plein d’ironies]… La bassesse de Trissotin, en écœurant Philaminte, la dégoûte-t-elle soudain de la philosophie en même temps que du pédant qui en était le champion ? Rien ne permet de le croire. Elle soutient jusqu’au bout son personnage de stoïque… Elle peut donc, elle doit, même, être de très bonne foi en répondant à Armande en manière de consolation : « Eh ! vous aurez l’appui de la philosophie ». Ce discours est bête, dites-vous, s’il est tenu sérieusement. Pourquoi ne serait-il pas bête ? N’est-ce donc pas une sotte, au fond, qu’on nous a montrée dans Philaminte, avec toutes ses prétentions ? Ces prétentions, elle les conserve toutes, même éclairée sur le compte de l’écornifleur Trissotin.. — Voilà pour la question posée. Merci, maintenant, d’avoir dit que l’exquise Mme Bartet déforme étrangement la pièce en rendant Armande adorable au préjudice d’Henriette, et que M. de Féraudy ne la dénature pas moins en atténuant tant qu’il peut le ridicule de Trissotin. Le mal ne date pas d’hier ; il est de tradition au Théâtre-Français. Gustave Planche s’en plaignait déjà il y a quarante-neuf ans et poussait ce cri d’alarme (Revue des Deux Mondes, 15 avril 1856) : « Molière n’est pas compris au Théâtre-Français ». Blâmant successivement Provost d’exagérer le comique d’Arnolphe et le prosaïsme bourgeois de Chrysale « pour ne pas endosser la responsabilité de pareils caractères » ; Mme Plessy de gâter Célimène par son afféterie [pour cela, je contresigne ; je me rappelle ; c’était à grincer des dents] et Elmire par sa coquetterie ; Bressant de fausser Clitandre en laissant voir son regret pour Armande, Planche affirmait, en une étude qu’il faudrait relire tout entière, que le sens donné à leurs rôles, par tous ces grands interprètes blessait le goût et la raison. « L’origine de leurs méprises est presque toujours la même : les comédiens, trop souvent, veulent avoir plus d’esprit que l’auteur. » Mais « les interprètes en savent moins sur le vrai sens des ouvrages de Molière qu’un homme attentif après une première lecture. Il faut jouer les rôles écrits par Molière tels qu’il les a conçus et laisser au public le soin d’en démêler le sens. C’est faire injure à la sagacité des auditeurs que de leur expliquer la signification des personnages, comme on ferait d’une fable aux enfants réunis dans une école primaire… J’ai connu de vieux comédiens, intelligents d’ailleurs, souvent applaudis à bon droit, qui n’entendaient pas de cette oreille. Quand ils se trouvaient assis près de moi et que je m’étonnais de voir Orgon tourner lui-même sa crédulité en ridicule, ils me répondaient naïvement : « Voulez-vous qu’il passe pour un imbécile ? » J’avoue sans détour que cette réponse n’a pas ébranlé ma conviction. » — Pour conclure, ce bon Planche croit avoir trouvé le moyen d’endiguer l’invasion du caprice dans l’ancien répertoire, « c’est de le soumettre aux mêmes conditions que les pièces nouvelles, c’est-à-dire d’en surveiller les répétitions, sans rien abandonner aux prétentions des comédiens. Ainsi fait-on pour les œuvres de Gluck quand on les reprend, par hasard. Ce vœu n’est pas trop exigeant ». — Il demeure à exaucer. Il a encore le temps d’attendre. — René Benoist. »

V. — « Permettez à l’un de vos plus fidèles lecteurs de joindre sa petite goutte d’eau à l’océan de littérature qui va déferler sur votre table de travail… A mon avis, Philaminte, dans les vers dont on se met en peine, ne me paraît ni sérieuse ni ironique, mais seulement inquiète et dépitée. Je m’explique : Philaminte n’est pas une cabotine ; c’est un caractère. Elle est sérieuse et naïve. Elle montre suffisamment, à l’annonce de ses revers de fortune, une âme solide, stoïque même, et dès cet instant elle échappe entièrement au ridicule. Éclairée, grâce au stratagème du bon raisonneur, sur la valeur morale de son philosophe, elle s’inquiète, à mon avis, des doléances de sa fille aînée, qui lui révèle des sentiments peu en rapport avec sa façade de sagesse et de philosophie. « Pourquoi ces plaintes ? lui dit-elle. Vous avez le secours de la philosophie, vous. Ah ça ! seriez-vous, par hasard, de la même trempe que M. Trissotin ? C’est trop de désillusions ! » — C’est ainsi que je comprends ces trois vers de Philaminte. L’ironie, ou le renvoi, avec conviction, aux consolations de la philosophie, sembleraient, en effet, ou méchanceté ou sottise. Étonnement et dépit, voilà la note. Je désirerais que l’interprète marquât ces deux sentiments à cet instant de la pièce. Si je me rappelle bien, les Philamintes actuelles optent plutôt pour l’ironie. C’est, à mon gré, une faute d’interprétation… — A. Degans. »

Je remercie mes très judicieux correspondants. Décidément, après avoir hésité un instant, je reviens à l’interprétation qui est celle de la quasi-unanimité de mes correspondants, en l’adoucissant seulement par la nuance marquée dans la lettre V, la dernière que je viens de transcrire, et aussi par ce qu’il y a de très juste dans la lettre III.

Philaminte n’est pas ironique. Elle est sérieuse, mais sans rudesse et avec un peu d’étonnement naïf. Elle veut dire : « Non, ce n’est pas vous qui serez sacrifiée, mais seulement Trissotin [après vingt hésitations, c’est à ce sens que je me range, quoique très séduit par celui de M. Lanson et regrettant presque de ne pas l’adopter au moment même que je me décide pour un autre] Non, ce n’est pas vous qui serez sacrifiée, mais seulement Trissotin. Car, lui, il n’est pas philosophe, et vous, vous l’êtes. Comment ! Vous ne le seriez pas ? On le dirait aux paroles que vous venez de prononcer ! Mais, si, si ! vous l’êtes ! Vous êtes toujours ma fille. »

Le propos est un peu bête ; mais d’abord mes correspondants ont parfaitement raison de croire qu’il ne faut pas tenir Philaminte pour intelligente et surtout de croire qu’elle a l’idée fixe, cette idée fixe qui est le fort même de Molière pour ce qui est de l’établissement des caractères ; — et ensuite le propos n’est pas horriblement bête, de la part d’une femme convaincue ; il est simplement naïf.

Il reste que si Molière, ce que décidément je crois, fait parler Philaminte très sérieusement, il aurait dû la faire parler d’une façon plus explicite, trouver un mot d’idée fixe plus fort et plus prégnant, comme celui d’Harpagon : « Et maintenant allons voir ma chère cassette », comme celui de Dandin : « Allons nous délasser à voir d’autres procès » ; faire dire à Philaminte : « Vous aurez pour réconfort la philosophie ; et moi aussi ; j’en ai besoin et je n’ai plus qu’elle » ; quelque chose comme cela.

Ce qui fait qu’on peut hésiter sur le sens de ces trois vers, c’est précisément que l’ironie parle à demi-mot et sans foncer ni enfoncer ; tandis que le mot de conviction, le mot de nature, est gros et fort et de poids lourd. Il est certain que le dernier propos de Philaminte a au moins la forme et l’allure d’un persiflage. C’est ce qu’il ne fallait pas qu’il eût et c’est ce qui fait un peu d’ambiguïté et prête ou peut prêter à contresens.

La séance est levée.

Encore sur le Misanthrope. §

J’ai promis à mes lecteurs de leur communiquer une consultation de M. Le Bidois, le très distingué auteur d’une très belle étude sur Racine.

Cette communication a trait à la question du Misanthrope. On se rappelle, ou plutôt on ne se rappelle pas et « on se rappelle » est une détestable formule, que M. Capus m’ayant pris un peu à partie pour avoir dit qu’il n’y a pas d’action, ou si peu que rien, dans le Misanthrope et ayant assuré que l’action dans le Misanthrope est considérable et même violente, je me suis défendu avec beaucoup de conviction, soutenant que le Misanthrope est surtout d’une part un portrait, de l’autre un tableau de mœurs, et qu’en vérité, pour y trouver de l’action, il faut y en mettre, ce qui ne l’empêche pas du tout, bien entendu, d’être un chef-d’œuvre.

C’est là-dessus que M. Le Bidois est intervenu, de quoi je ne songe qu’à le remercier. Il m’écrit :

« Cher Monsieur, j’avais, moi aussi, depuis pas mal de temps, une petite querelle à vous faire au sujet du Misanthrope. La bravoure avec laquelle vous avez défendu contre M. Capus vos anciennes positions me pique au jeu et m’excite à tenter un effort pour vous déloger.

« Vous accordez qu’il y a bien une action dans le Misanthrope ; mais c’est, dites-vous, une action très lente et à laquelle il est bien certain que Molière n’a attaché aucune importance. Cette action, en effet, se réduit pour vous à la querelle d’Alceste et de Célimène. Elle n’occupe que quatre scènes en cinq actes (les deux altercations entre Alceste et Célimène, la scène entre Arsinoé et Alceste, enfin l’avant-dernière scène du V). Après quoi vous concluez, comme on peut s’y attendre, « qu’il n’y a donc guère d’action dans le Misanthrope et que cette pièce est bien plus un tableau qu’un drame ».

« Me permettez-vous de prendre le contre-pied de chacune de ces assertions et d’avancer, au contraire : 1° que l’action du Misanthrope est une action aussi rapide que forte ; 2° que cette action déborde, dépasse sensiblement en grandeur et en importance la querelle d’Alceste et de Célimène ; et qu’enfin, donc, le Misanthrope est beaucoup plus, beaucoup mieux qu’un tableau, que c’est vraiment une pièce d’action, un drame ?

« Je commence, si vous le voulez bien, par mon numéro 2, qui est le réduit, le fort (sans mauvais jeu de mots) de ma démonstration. Je déclare que le problème d’action du Misanthrope ne se ramène pas à connaître si Alceste épousera Célimène ou ne l’épousera pas, ni quand ou comment ils seront séparés l’un de l’autre, ni même dans quel conflit passionnel leurs caractères opposés les engageront. Ce n’est aucunement là à mes yeux ni l’intérêt profond, ni le sujet de la pièce : matière bonne, sans doute, pour quelque dramatiste moderne, bonne pour un talent moyen, et bonne même, si l’on veut, pour un écrivain de génie ; mais non pas, je crois, suffisante pour un génie comme celui de Molière.

« Molière est le peintre, mieux que le peintre, le dramatiste du caractère. Il faut se souvenir de ce point quand on lit ses autres pièces ; il faut bien se garder de l’oublier quand on lit son Misanthrope.

« Comme il faut se souvenir de cela quand on lit ses autres ouvrages de théâtre, pour en bien démêler le sujet essentiel, qui est toujours le développement de caractère, il importe aussi de ne pas l’oublier si l’on veut découvrir l’action fondamentale, le vif et le plein du sujet dans la pièce du Misanthrope, qui est tout simplement aussi le développement du caractère misanthropique d’Alceste.

« Qui dit développement de caractère, dit d’ordinaire mise au jour, exposition lucide, détaillée et complète d’un caractère. C’est le sens qu’on attache à ce mot quand on parle de l’Avare, de Tartuffe, du Bourgeois gentilhomme, etc. Mais s’il s’agit d’Alceste, cette expression ne nous fait-elle pas entendre quelque chose de plus riche et de plus exact ?

« En d’autres termes, la misanthropie d’Alceste nous est-elle représentée, si je puis dire, comme à l’état statique, ou, en quelque sorte, à l’état dynamique ? Est-ce quelque chose de fixe, ou est-ce quelque chose de mobile, d’actif, de progressif ? Et, plus simplement encore, Alceste est-il dans sa misanthropie, au même point quand la pièce commence que quand la pièce tombe ? C’est la question qui domine tout. Mais n’est-il pas visible que la misanthropie a au long de la pièce fait beaucoup de chemin ? Car enfin, il commence par la société et il finit par l’isolement ; il part d’une confiance naïve, touchante, extrême en la bonne foi des hommes (et en leur perfectibilité), et il en arrive ensuite à l’absolue, à l’irrémédiable défiance ; quoi encore ? il part du dévouement et d’une sorte de bizarre, mais réel, mais passionné apostolat, pour se retrancher à la fin dans un farouche reploiement sur soi-même ; bref, il nous quitte en proie à la misanthropie la plus noire ; mais combien différent quand il nous aborda : capable de bonté et d’amour et s’essayant, gauchement, mais de tout son cœur, à pratiquer presque tous les modes de la philanthropie.

« Car il ne faut pas s’y tromper, c’est par là qu’il commence. On s’arrête trop aux orages qui éclatent dans son cœur, à la fin du quatrième acte. Leur vérité et leur beauté font un peu tort au reste. On oublie que si l’âme d’Alceste est secouée à ce moment d’une façon plus violente, elle n’a cessé, auparavant, d’être une âme en travail qui cherche ses pentes et sa destination, et, après bien des flottements, tantôt avançant et tantôt reculant, mais toujours agitée, violente et bouillante, finit par se jeter au gouffre qui, depuis longtemps, l’attendait.

« Je vous le demande, Monsieur, n’est-ce pas cette hantise d’un cœur bon et sensible par la misanthropie qui est le vrai sujet de la pièce ? Et, ainsi conçue, l’action du Misanthrope n’offre-t-elle pas une curieuse analogie avec celle de Britannicus ? Au lieu d’un « monstre naissant », disons, si vous voulez, un « misanthrope naissant ».

« Car il ne fait point doute, n’est-ce pas ? qu’au début de la pièce, malgré les attitudes et les protestations d’Alceste, le misanthrope en lui n’est pas né. Il se cherche, sans doute ; mais il ne se trouve pas. D’abord il n’a point l’âge, qui, comme on sait, ne précède guère la quarantaine. Mais cet âge, il l’atteint, il en approche, à la fin. Ne vous paraît-il pas que notre jeune homme du début, si emporté, si fougueux, j’allais dire si fringant, paraît, dans la dernière scène de la pièce et dans ses derniers mots, singulièrement calmé ? Assurément le ton n’est plus le même, ni l’allure. Il faut qu’il ait vieilli. Et au début, pour être misanthrope, encore plus que l’âge, ce sont les raisons qui manquaient. Il n’était qu’agacé ; il n’avait pas encore éprouvé les sensibles disgrâces, les déboires amers et les trahisons. Qu’était-il donc alors ? Tout simplement un homme bon, mais irritable, un bourru vertueux, bref, un atrabilaire, comme Molière l’appela quelque temps.

« Mais si Alceste, au début, n’était pas misanthrope, il faut convenir qu’il avait bonne envie de l’être. De son côté Philinte, tout en paraissant le contenir, l’excitait en réalité, le provoquant, s’en amusant, et, comme on dit, le faisant monter à l’échelle. Là-haut notre homme se croyait bien promu à la misanthropie. Mais il n’était encore qu’un misanthrope imaginaire. Transformer des velléités en volontés formelles et ces idées en passion véritable, par conséquent, non seulement exposer, mais faire naître, développer et mûrir le caractère d’Alceste, tel est, selon moi, l’objet du Misanthrope.

« Si je ne me fais pas illusion sur ce point, vous conviendrez sans doute avec moi, Monsieur, que l’action du Misanthrope, envisagée de ce point de vue, n’est ni lente, ni médiocre en ses effets et qu’elle a, même, vis-à-vis de celle des autres pièces de Molière, cette rare et précieuse originalité de nous présenter mieux qu’un caractère formé d’avance, antérieurement à elle ; de nous offrir un caractère qui se fait sous nos yeux à mesure qu’elle se développe, qui se fait en elle et par elle.

« Excusez, je vous prie, Monsieur, cette trop longue communication et veuillez croire — G. Le Bidois ».

Je n’ai pas besoin d’avertir le lecteur que la « communication » de M. Le Bidois est une excellente page de critique littéraire, de nature à faire penser, à faire réfléchir, à faire regarder les choses selon différents aspects, enfin, une page de critique littéraire qui remplit brillamment tout son office. Et maintenant je déclare avec « bravoure » que je ne suis, sur aucun point, de l’avis de M. Le Bidois. 1° Il s’agissait — M. Capus l’affirmant, moi le niant — de prouver qu’il y a une forte action dramatique dans le Misanthrope.

M. Le Bidois me répond qu’il y a dans le Misanthrope une évolution de caractère. Ce n’est pas du tout la même chose ; ce n’est pas du tout la question. Jamais on n’a appelé action dramatique une évolution de caractère. On appelle action dramatique une succession de faits menant une situation dramatique d’un certain point à un autre. Il y a toujours une action dramatique dans un drame : sans cela il n’y aurait pas de drame du tout ; mais il y en a plus ou moins. Tout le monde convient qu’il y a une action dramatique, rapide et violente, dans le Cid, dans Cinna, dans Horace, dans Polyeucte, et qu’il y en a peu dans Bérénice. Tout le monde convient qu’il y a une action dramatique rapide et forte dans Œdipe Roi et qu’il y en a peu dans Œdipe à Colone. Ce sont choses et c’est mot sur lesquels tout le monde s’entend ; et il ne faut pas changer le sens des termes, si l’on veut se comprendre et même si l’on veut discuter. A qui me dit : « la preuve qu’il y a une action dans telle pièce, c’est qu’il y a une évolution de caractère », je réponds : « de ce que les fourmis ont six pattes il ne faut pas conclure que le mercure gèle à zéro ». Ce sont des choses indépendantes l’une de l’autre.

Il y a de l’action dans Œdipe Roi et point d’évolution de caractère. Il y a évolution de caractère dans Œdipe à Colone et il n’y a que très peu d’action.

Il est stupide de triompher des divergences de ses adversaires et de leurs façons diverses de concevoir les choses ; mais on peut faire remarquer ces contrariétés seulement pour éclairer les questions : M.Capus, prenant le mot action dramatique dans le sens où tout le monde l’entend, trouve que dans les faits mêmes du Misanthrope, dans le duel Alceste-Célimène il y a beaucoup d’action dramatique. M. Le Bidois estime qu’on ne trouve d’action dramatique dans le Misanthrope, qu’à la condition de ne pas la chercher dans le duel Célimène-Alceste. Cela signifie que le duel Célimène-Alceste, quoique vif, occupe très peu de place dans la pièce et que, quand on veut trouver de l’action dans le Misanthrope, on arrive vite à la chercher en dehors des faits, en dehors de la fable, en dehors de ce que nos pères appelaient l’intrigue.

Mais alors ce n’est plus du tout d’action dramatique qu’il s’agit. Il s’agit de variations psychologiques, de transformations morales. Ce n’est plus du tout la même affaire. Je pourrais trouver qu’il y a une évolution de caractère dans le Misanthrope sans penser davantage ni dire davantage qu’il y a une action vive et pressée dans le Misanthrope.

2° Mais je veux suivre M. Le Bidois sur le terrain qu’il a choisi. En le faisant j’estime que je sors absolument de la question. Mais pourquoi n’en pas sortir ? Je traite donc cette question, toute nouvelle, toute différente et tout indépendante de la précédente et qui, de quelque façon qu’on la résolve, ne prouvera rien au point de vue de l’action dramatique dans le Misanthrope : y a-t-il dans le Misanthrope une évolution de caractère ?

A mon avis, non. Je le regrette ; car, estimant qu’il n’y a rien de plus beau au théâtre qu’une évolution de caractère et étant très patriote, on sait que je passe ma vie à chercher des évolutions de caractère dans le théâtre français et à en trouver ; et si l’on me montrait qu’il y a une évolution de caractère dans le Misanthrope, comme il y en a une dans Cinna, une dans Polyeucte, une dans Britannicus, etc., je serais heureux plus que je ne puis l’exprimer. Mais je ne trouve pas qu’il y ait évolution de caractère dans le Misanthrope, ni qu’Alceste soit différent au cinquième acte de ce qu’il était au premier.

L’argumentation de M. Le Bidois m’a rappelé un article que j’ai lu, il y a vingt-cinq ans, dans les Annales de la Faculté des Lettres de Bordeaux, si je ne me trompe, et où l’auteur, très probablement par paradoxe, soutenait qu’Alceste n’était qu’un misanthrope de circonstance, comme l’Euclio de Plaute et le Savetier de La Fontaine sont des avares de circonstance. Alceste n’est point misanthrope du tout ; seulement, il a un procès qu’il est en train de perdre ; et à cause de cela tous les petits incidents désagréables qu’il rencontre lui portent sur les nerfs et toutes les contradictions qu’il essuie l’écorchent, et il fait des scènes à tout le monde et il en vient à un état d’irritation qui fait qu’il envoie promener la femme qu’il aime, qu’il remet aux mains d’un autre la femme dont il est aimé, et qu’il se retire à la campagne. Il en reviendra.

— Ce n’est pas bête du tout !

— Je ne vous ai pas dit que ce fût bête. C’est faux, mais ce n’est pas bête.

De même, en élargissant, seulement, et agrandissant cette conception, mais, de même, M. Le Bidois nous dit : « Alceste n’est pas misanthrope au commencement ; mais, lésé, et taquiné et trompé, il le devient peu à peu et il l’est jusqu’au farouche à la fin de la pièce ; et voilà une évolution de caractère. »

Je ne vois pas les choses ainsi.

D’abord, regardons ce que dit Alceste, chose sans doute importante ; — et regardons ensuite ce que les autres disent d’Alceste, ce qui est, à mon avis, plus important encore et ce à quoi on n’a pas l’air de songer.

Ce que dit Alceste ? Les traits de misanthropie générale, les traits de colère, d’indignation et de mépris contre toute l’humanité sont tout au commencement de la pièce et non à la fin ; ou, tout au moins, ils sont plus nombreux et plus forts au commencement qu’à la fin. C’est à la première scène de l’acte I, et par conséquent, selon l’opinion générale, au commencement de la pièce, qu’Alceste nous dit :

Mes yeux sont trop blessés et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile.
J’entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
Quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font.
Je ne trouve partout que basse flatterie,
Qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie.
Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.

et qu’il nous dit à propos de la nature humaine :

Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine.

et qu’il nous dit, parlant de cette haine elle-même :

Non, elle est générale et je hais tous les hommes :
Les uns parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
Et les autres pour être aux méchants complaisants,
Et n’avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le mal aux âmes vertueuses.

Que dira-t-il et de plus général et de plus fort, en fait de misanthropie, dans tout le reste de la pièce ? Citez un peu.

Alceste est pleinement misanthrope et ce semble depuis longtemps, puisqu’il fait des tableaux généraux (« et la cour et la ville… ») et puisqu’il dit « j’ai conçu » et non « je conçois » ; il est pleinement misanthrope dès le commencement de la pièce.

Et ce qu’il nous dit lui-même est pleinement confirmé par ce que les autres disent de lui. Que lui dit Philinte (I, 1) ?

Je ris des noirs accès où je vous envisage.

et non pas : « du noir accès où je vous vois pour la première fois »,

Il lui dit :

Non, tout de bon, quittez toutes ces incartades…
Je vous dirai tout franc que cette maladie
Partout où vous allez donne la comédie ;
Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.

Est-il possible de dire plus clairement qu’Alceste est connu pour misanthrope maniaque, par tout Paris depuis dix ans ? Mettons cinq. Il faut bien cinq ans pour faire la réputation d’un homme dans une ville et l’établir dans un certain caractère, comme on disait dans ce temps-là.

A l’acte II, que dit Célimène d’Alceste ?

Et ne faut-il donc pas que Monsieur contredise…
L’esprit contrariant qu’il a reçu des dieux,
Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire…

Sans doute Célimène ne touche ici qu’au petit côté du caractère d’Alceste : l’esprit de contradiction. Mais d’abord c’est qu’elle aime Alceste et ne veut que le taquiner, comme, du reste, c’est la seule chose qu’on puisse faire dans un salon, et non pas le heurter de front ; et ensuite, c’est que, très psychologue, elle sait bien qu’en paraissant ne prendre que le petit côté du caractère d’Alceste elle en touche très bien le fond, le fond du misanthrope étant l’orgueil, et l’esprit de contradiction n’étant que le signe de l’orgueil… Diantre ! dire cela, au moment que je contredis… Enfin, continuons.

Ce qu’il y a de certain, c’est que Célimène, dans ce couplet, que je vous prie de lire tout entier, donne le caractère bien connu d’Alceste comme étant celui d’Alceste depuis longtemps, depuis toujours et non pas depuis deux heures.

Et enfin — vous vous y attendiez, mais il faut bien que je me serve de toutes mes armes ; et puis pour celui qui, par hasard, n’y songerait pas… — et enfin que dit Eliante d’Alceste à l’acte IV ?

Dans ses façons d’agir il est fort singulier ;
Mais j’en fais, je l’avoue, un cas particulier,
Et la sincérité dont son âme se pique
A quelque chose en soi de noble et d’héroïque.

C’est-à-dire qu’elle parle favorablement des incartades d’Alceste ; mais est-ce qu’elle en parle comme de choses nouvelles, récentes ? Point du tout. Elle en parle comme choses qui constituent son caractère depuis qu’elle le connaît : « Dans ses façons d’agir il est fort singulier. » C’est-à-dire, pour quelqu’un qui en parlerait défavorablement : « Il est maniaque misanthrope depuis l’âge d’homme. ».

Et ceci est bien important. Trois portraits d’Alceste : le caractère d’Alceste tracé par lui-même ; tracé défavorablement, mais poliment par Célimène ; tracé favorablement et amicalement par Eliante ; et tous les traits concordent. Il est clair que Molière a voulu ainsi tracer un « caractère » complet d’Alceste et d’Alceste tel qu’il a été connu par différentes personnes ayant elles-mêmes des complexions différentes, de 1660 à 1666. Il n’y a rien de plus évident.

Si Alceste était au commencement de la pièce un homme comme tout le monde et en avançant dans la pièce un homme tout différent, Philinte lui dirait : « mais, mon ami, vous devenez désagréable et quinteux. » — Célimène dirait : « Alceste devient un peu nerveux depuis quelque temps », ou plutôt encore : « Qu’est-ce que vous avez donc aujourd’hui ? » — Et Eliante dirait : « Son procès et son affaire avec Oronte l’ont gâté pour un moment ; mais jusqu’ici il a été homme très aimable. » — Il faudrait bien qu’ils dissent cela si la thèse de M. Le Bidois était exacte. Or, ils ne disent pas cela. Seulement, ils disent exactement tout le contraire.

On dirait que Molière a tenu essentiellement à bien marquer, à marquer fortement, dès la première scène, et puis à confirmer ensuite très énergiquement par des déclarations venues d’ailleurs, qu’Alceste est misanthrope, foncièrement et de nature, et qu’il s’est comme posé depuis longtemps, depuis très longtemps dans ce caractère, et qu’on l’a toujours connu comme tel.

Oui, il semble que Molière y ait tenu essentiellement.

Et je le crois bien, qu’il y a tenu essentiellement ! Et je crois joliment savoir pourquoi. C’est une précaution que prenait Molière précisément contre l’erreur où il me semble que tombe M. Le Bidois, précisément contre cette erreur.

Si Alceste ne faisait pas, dès les premiers mots qu’il prononce, une profession de foi misanthropique ; si quelques personnages, je veux dire tous, ou à peu près, Philinte, Célimène, Eliante, n’assuraient pas au public qu’en effet Alceste est, comme il dit, un misanthrope renforcé, le public pourrait croire qu’Alceste est tout simplement un homme comme un autre, que les circonstances, que certains déboires rendent misanthrope ; qu’Alceste enfin n’est que : ou un misanthrope de circonstance qui reviendra de sa misanthropie ; ou un misanthrope en formation, qui se forme devant nous, qui restera tel, mais qui ne l’était pas hier.

Or c’est ce que Molière n’a pas voulu que l’on crût, parce que cela rapetissait son Alceste.

— Non pas, dira M. Le Bidois, un personnage n’est pas rapetissé parce qu’il est montré en devenir ; il en serait plutôt agrandi.

— Très bien, certes, et je reconnais là l’esprit très pénétrant de M. Le Bidois. Mais faites un peu attention à ceci. Si Alceste est montré en devenir, en formation, à quel signe le public reconnaîtra-t-il qu’il est, non un misanthrope de circonstance et de crise passagère et qui redeviendra comme tout le monde ; mais un misanthrope en formation, qui se cristallisera et qui restera en cristallisation misanthropique ? Oui, à quel signe, s’il vous plaît ?

Et Molière, qui connaît le public, s’est dit : « Nul doute à cela. Si je présente un misanthrope en formation, ils ne verront en lui qu’un misanthrope de circonstance. Ils ne verront qu’un homme qui a des ennuis et que ses ennuis rendent irritable et qui déblatère contre la société comme nous faisons tous quand notre soulier se délace. Et alors, il est joli mon misanthrope ! Il est tout petit. Elle est jolie ma pièce ! C’est un petit tableau de genre ! Il faut prendre mes précautions. Il faut leur faire savoir que mon misanthrope est un caractère et qu’il a au fond même de sa nature tous les éléments du misanthrope, et pour cela il faut le montrer dès l’entrée du jeu comme un misanthrope complet et encore faire dire à d’autres personnages qu’il est tel. Car on ne prend jamais assez de précautions, et encore il arrive que, toutes étant prises, elles sont encore les précautions inutiles. »

Et, — tenez ceci — voilà pourquoi, sans aller plus loin, la première scène est faite comme elle est faite. La profession de foi misanthropique d’Alceste vient-elle après ce qu’il dit de son procès ? Vient-elle après ce qu’il dit du caractère douteux de Célimène ? Vient-elle après la scène du sonnet d’Oronte ? Elle vient avant tout cela. Pourquoi ? Pour ce que, si elle venait après tout cela, ou après l’une quelconque de ces choses, le spectateur pourrait se dire : « Bien ! bien ! Il est malheureux ou inquiet en amour et il s’irrite. Misanthrope d’occasion. Il vient de subir un fâcheux et il s’énerve. Misanthrope de circonstance. Il a un procès qui bâte mal, et il s’aigrit. Misanthrope d’un quart d’heure. »

Aussi Molière met la profession de foi misanthropique d’Alceste tout au commencement, et provoquée — car encore faut-il bien qu’elle soit provoquée — d’abord par un rien, par une embrassade, et c’est ce qu’il fallait ; ensuite par un rien encore, par quelque chose qui n’intéresse pas Alceste, qui ne le regarde pas, qui n’est nullement affaire touchant à ses intérêts. C’est bien ce qui était nécessaire pour montrer qu’Alceste n’est point misanthrope par suite de blessures reçues, mais misanthrope en soi, misanthrope parce que « ses yeux sont blessés » des choses qu’il voit.

La précaution est prise ici avec un soin minutieux, presque excessif. Molière crie au spectateur : « Alceste est misanthrope déjà tout formé ; Alceste, vous le voyez bien, est misanthrope intégral. Ce qu’il souffrira au cours de la pièce, sans doute ne le ramènera pas à la philanthropie ; mais il n’était pas besoin qu’il souffrît pour qu’il fût irrité contre l’humanité. Ce n’est ni un misanthrope de circonstance, ni un misanthrope en formation. Je trace un portrait ; je ne raconte pas une anecdote. »

Il me semble que Molière crie cela. Je m’étonne qu’on ne l’entende pas. Il se peut, du reste, que les oreilles me cornent.

D’ailleurs, — ce qui ne prouverait rien pour l’espèce, mais ce qu’on peut signaler après avoir examiné l’espèce avec soin — Molière, à l’ordinaire, ne fait pas l’évolution de caractère. Il est très fidèle à l’axiome : « Servetur ad imum qualis ab incepto processerit. » Il n’y a qu’une exception, Don Juan. DansDon Juan, il y a une évolution de caractère, gauchement traitée, du reste, mais admirable en soi, si marquée que, malgré les vingt-quatre heures, il est très assuré pour moi, comme je l’ai dit vingt fois, que Don Juan a dix bonnes années de plus au cinquième acte qu’au premier et ne peut pas ne pas les avoir. Mais c’est là, à mon avis, la seule exception. Partout ailleurs, Molière est statique.

Je crois, du reste, que les évolutions de caractère sont plus du domaine de la tragédie que de la comédie, parce que… Mais cela nous mènerait loin. Je pourrai déraisonner de cela une autre fois.

Pour le moment, je remercie M. Le Bidois de l’ingénieuse leçon qu’il a bien voulu écrire pour nos lecteurs et je lui demande pardon de n’être pas de son avis, ce qui est si rare que j’en suis étonné et un peu dans l’inquiétude.

M. Le Bidois me fait l’honneur de m’adresser la lettre suivante :

« Permettez-moi de vous remercier et souffrez que je ne vous en croie pas tout à fait, quand vous déclarez « n’être sur aucun point de mon avis ».

« Car il y a au moins un point sur lequel nous pourrions, je pense, nous mettre aisément d’accord. En m’attribuant l’opinion qu’« on ne trouve d’action dans le Misanthrope qu’à la condition de ne pas la chercher dans le duel Célimène-Alceste », dirai-je que vous trahissez ma pensée ? du moins me faites-vous dire ce que je n’ai dit, ni ne pense. J’ai dit ceci : « Cette action déborde, dépasse sensiblement en grandeur et en importance la querelle d’Alceste et de Célimène. » Cela ne pouvait évidemment signifier qu’elle l’exclut. Car si elle déborde cette querelle, c’est donc qu’elle la comprend, et elle ne la dépasse que parce qu’elle la renferme. Je déborde, donc je comprends, voilà, au bref, mon cogito ; c’est le vôtre aussi, j’en suis sûr, et je n’insiste point.

« Mais cette querelle de Célimène et d’Alceste qui est bien un des moments de l’action, et un moment à coup sûr très pathétique, très important, n’a pas, à mes yeux, une telle importance qu’il ne faille voir que lui et que nous en devions perdre de vue d’autres parties du drame qui ne sont pas du tout négligeables, par exemple la querelle d’Oronte, le procès perdu et les diffamations. Ce sont là autant de moments du drame, d’importance inégale sans doute, mais qui tous font partie intégrante de l’action et influent sensiblement sur elle.

« Et que me voilà donc à l’aise maintenant pour répondre à la première de vos deux principales objections !

« 1° Vous me reprochez, Monsieur, de changer le sens des termes et, lorsque j’ai à faire la preuve qu’il y a une véritable action dramatique dans le Misanthrope, de me contenter de dire qu’il s’y produit une importante évolution de caractère. « Ce n’est pas du tout la même chose, objectez-vous ; ce n’est pas du tout la même question. Jamais on n’a appelé action dramatique une évolution de caractère. On appelle action dramatique une succession de faits menant une situation dramatique d’un point à un autre. » Excellente définition, Monsieur. Souffrez que je n’en cherche point d’autre pour y installer ma doctrine.

L’action dramatique du Misanthrope, qu’est-ce donc ? Pas autre chose que la succession des faits qui mènent la situation dramatique d’Alceste du point où nous le trouvons au point où nous le laissons (où il nous laisse, plutôt). Ces deux points, ce départ et cette arrivée, je pense les avoir marqués avec quelque précision dans ma première « consultation » ; chacun d’eux est le terminus de ce que j’ai appelé l’évolution du caractère d’Alceste. Et cette évolution, sans doute, n’est pas à elle seule toute l’action ; aussi n’ai-je pas dit qu’elle le fût ; je n’ai dit que ceci : « L’action fondamentale, le vif et le plein du sujet dans la pièce du Misanthrope, c’est le développement du caractère misanthropique d’Alceste. » Evidemment, cela signifiait : action principale et foncière du Misanthrope, le développement de la misanthropie d’Alceste ; actions secondaires, parce que pures causes occasionnelles, la querelle Oronte-Alceste, le procès, la querelle Célimène-Alceste, etc. Et le tout réuni, sans doute, forme l’action dramatique du Misanthrope ; mais ce qui, dans ce total, l’emporte de beaucoup en beauté et en intérêt dramatique, n’est-ce pas précisément le point que j’ai tenté de mettre en lumière, le point auquel vous refusez, Monsieur, toute valeur dramatique ?

« Qu’un développement, qu’une évolution de caractère puisse constituer le fond d’une action dramatique : qu’elle soit même l’action dramatique dans ce que celle-ci a de plus solide et de plus substantiel, c’est ce que nul, je crois, ne peut contester, et vous, Monsieur, moins que personne, étant de ces « connaisseurs » auxquels agrée Britannicus… et tout notre théâtre classique.

« Car si le vif et le plein dans cette tragédie de Racine, c’est le développement du caractère de Néron, et si l’enlèvement de Junie, les querelles Néron-Junie, ou Néron-Agrippine, ou Néron-Bri-tannicus ont quelque intérêt et quelque raison d’être, c’est en tant que moyens, que moments (momenta, au sens étymologique) de l’action principale, telle que je viens de la définir. Et prétendre que Britannicus doit son action dramatique à telle ou telle fortuite rencontre de Néron, à telle ou telle querelle de lui avec un autre personnage, ce serait ne rien connaître à l’essence et aux lois du drame. Cette erreur, Monsieur, ne peut être la vôtre. Vous savez, mieux que personne, que ce qui distingue un simple spectacle d’un drame et toutes les Agrippine de l’Hippodrome du Britannicus de Racine, c’est, non la quantité des faits, mais leur qualité, leur rapport, leur subordination morale ; et vous le savez aussi mieux que personne, si Britannicus est un drame, c’est moins parce que des faits s’y succèdent (on en trouvait beaucoup plus naguère dans l’Agrippine ou le Néron de l’Hippodrome, qui n’était qu’un spectacle), que parce que les faits ici, comme disait Mme de Staël, sont « événements de l’âme » ; ce qui revient à dire : ce qu’il faut avant tout à un drame, c’est un personnage, c’est une âme dramatique, c’est-à-dire vivante. — Des faits ? Oui, le drame en veut, mais il n’en veut qu’autant qu’il faut pour traduire des âmes. Il faut donc que ces faits, ou soient eux-mêmes les fruits d’une âme ou, s’ils viennent du dehors, aillent à cette âme pour exciter ses énergies. Drame-âme, voilà, n’est-il pas vrai ? l’équation fondamentale. Et alors, plus il y a de vie dans le héros d’une pièce et plus il se produit dans cette pièce de faits propres à faire vivre au héros sa vie avec intensité, plus aussi l’œuvre est dramatique : c’est ce qui fait de la tragédie de Britannicus un drame excellent. Mais, aussi, que le personnage principal ait en lui-même une source d’énergie abondante, une sensibilité riche et forte, ne voit-on pas, dans ce cas, que le poète pourra réduire au minimum la quantité et je dirai la qualité des faits extérieurs, sans qu’au total l’action risque de faire défaut ?

« Prenons, Monsieur, l’exemple qui semble m’être le moins favorable ; prenons le Misanthrope et la « scène des caquets ». S’il est un endroit du drame où l’action paraisse stagnante, c’est, n’est-il pas vrai ? dans cette conversation de mondains oisifs. Observons, cependant, que toutes ces médisances ont un témoin, que pas une parole ici n’est perdue pour Alceste, que chaque trait satirique dirigé contre quelque absent, l’atteint lui-même dans les régions les plus délicates de sa sensibilité, qu’il frémit, grince des dents, s’agite et s’exaspère ; ce qui ne nous donne pas seulement à nous la comédie, mais encore, le chargeant, lui, Alceste, d’aigreur et de ressentiment contre la vilenie mondaine, cette pure conversation donne au drame de l’action. Et ainsi après cette scène où Alceste ne semblait d’abord que témoin, mais où il tenait son rôle et agissait, le voilà plus aigri, plus sauvage, donc plus misanthrope que devant. On passerait en revue toutes les autres scènes, où Alceste paraît ; on constaterait de même que chacune fait moment dans la pièce, c’est-à-dire qu’elle pèse d’un poids appréciable sur les ressorts de l’action et pousse au dénouement, et sans doute je ne prétends pas que la « scène des caquets » soit aussi pathétiquement dramatique que telle ou telle entrevue de Narcisse et de Néron. Mais elle aussi influe à sa manière, elle agit d’une façon à la fois nécessaire et suffisante, sur le développement moral du caractère d’Alceste ; et pour être plus imperceptible d’abord et plus lente, sa pesée, si je puis dire, s’exerce pourtant sur le drame tout entier, puisqu’elle concourt pour sa part à faire Alceste misanthrope.

« 2° Je sais bien que c’est ici, Monsieur, que je me heurte à votre fin de non-recevoir la plus absolue et peut-être la plus définitive. Vous ne voulez pas qu’il puisse y avoir la moindre évolution de caractère chez Alceste. Tel absolument à la fin qu’au début, qualis ab incepto, voilà, pour vous, Alceste. Et pour étayer cette opinion, vous citez tout ce qu’Alceste dit de lui-même, tout ce que disent de lui ses amis. Alceste, évidemment, vous paraît homme à n’exagérer point ; s’il dit qu’il a pour l’humanité « une effroyable haine » (et cela à l’heure même où il se croise en quelque sorte pour le genre humain, et incarne, en lui seul, toute une Armée du Salut), il vous plaît de l’en croire sur parole. Ses amis, d’autre part, accusent-ils son esprit contrariant, ses incartades qui, partout où il va, donnent la comédie, vous concluez qu’il faut qu’il soit allé ailleurs, qu’il y ait déjà donné la comédie, et que donc toutes les choses que nous entendons, « ne soient pas choses nouvelles ». Eh ! mon Dieu, je suis de votre avis. Alceste est né chagrin ; je me suis toujours imaginé qu’il dut avoir l’enfance maussade. Mais humeur bourrue n’est pas misanthropie, et le bourru philanthrope est un caractère que chacun peut concevoir. Il s’agit, ici, de misanthropie, c’est-à-dire de mépris et de haine pour les hommes. Or, comme vous, Monsieur, j’entends bien Alceste, au début, tonitruer sa haine pour l’humanité entière (Oui, j’ai conçu pour elle une effroyable haine !… Non ! elle est générale, et je hais tous les hommes) ; mais tout ce fracas me laisse calme. Je me dis simplement : ce sont propos d’homme agacé ; Alceste a mauvais caractère, il s’est mal levé aujourd’hui, et toute l’attitude de Philinte lui donne fort sur les nerfs ; mais je n’en conclus encore rien de plus. Me rappelant, d’ailleurs, cet avis de Molière, qu’il ne faut lire ses pièces que si l’on a des yeux capables de se représenter les choses de théâtre, je tâche à suivre le conseil pour mes oreilles. J’essaye d’entendre Molière, lui-même, débitant, dans le rôle d’Alceste, ces énormités, ces exagérations, ces choses qui ne sont pas encore vérités, avec des inflexions grosses et des hoquets plaisants. Et alors, quand vous ajoutez, Monsieur : « que dira-t-il de plus et de plus général et de plus fort en fait de misanthropie dans tout le reste de la pièce ? » Il m’en coûte peu de répondre : rien. Puis, quand vous m’invitez à citer (citez un peu), je ne cite pas, n’ayant rien à citer ; mais c’est justement ce fait qu’on ne puisse plus tard rien citer, c’est cela qui me tranquillise sur mon opinion. Car que l’on ne trouve plus à la fin de la pièce ces tapageuses professions de foi misanthropiques du début, mais, ce qui vaut mieux, un acte froid, résolu, de misanthropie décisive, cela prouve clairement, à mes yeux, que cette passion dorénavant n’est plus de celles dont on force l’expression pour se persuader qu’on les a, mais de celles dont la plénitude a inondé les profondeurs de l’âme et qu’on renferme en soi-même pour en savourer l’âpre joie.

« Voilà quelques-unes des raisons, Monsieur, qui m’ancrent dans mon sentiment. L’avouerai-je, elles ne me paraissent guère avoir d’autre défaut que celui d’être miennes, ou, du moins, à ma connaissance, inédites. Je m’en console en pensant qu’elles n’ont rien d’injurieux pour le grand dramatiste si, comme je le crois, elles le libèrent d’un éloge bien compromettant, celui d’avoir fait cette sorte de monstrueux chef-d’œuvre que serait un drame… sans action. Peut-être aussi en Molière, non plus le dramatiste mais le psychologue trouve-t-il mieux son compte dans l’explication que j’émets, puisque, si j’ai raison, c’est qu’il a mieux connu qu’on ne le dit la nature, les ressources dramatiques de la misanthropie et l’impossibilité où l’on est de la mettre à la scène autrement que naissant ou finissant. Mais tout m’interdit de m’étendre davantage. Je m’engage, Monsieur, à ne plus fatiguer vos lecteurs. C’est de vive voix que vous me permettrez, s’il y a lieu, de poursuivre une discussion où je sais tous les risques que je cours, mais où je compte parmi mes avantages celui de m’adresser à l’esprit critique le plus ouvert et le plus libre, et, au cas où je me tromperais, à l’homme le plus capable de me redresser utilement. — G. Le Bidois. »

A peine avais-je reçu la lettre de M. Le Bidois que je recevais celle-ci du fin fond de l’Algérie1 :

« Un de mes amis sachant que je m’intéresse aux discussions littéraires, me dit, il y a quelques jours :

« Avez-vous suivi la courtoise et spirituelle querelle entre les trois valeureux champions :

MM. Capus, Le Bidois et Faguet, à propos de l’action dans le Misanthrope ? »

« A ma honte, je confessai que non. Il me passa votre article des Débats. Je le lus en regagnant ma demeure, assez éloignée de là. C’était un moyen de vous obliger à être ainsi que M. Le Bidois mon compagnon de route. J’emmenais avec moi deux charmants causeurs, capables de m’enlever la fatigue du chemin.

« Aux premiers mots de M. Le Bidois, je fus surpris par l’originalité de sa thèse, mais je me récriai : « Comment donc ! le caractère d’Alceste serait un caractère en évolution ! Nous aurions, au début de la pièce, un aspirant misanthrope, devenu misanthrope titulaire à la fin ! Mais jamais de la vie ! »

« J’exprimais mon sentiment avec une vigueur peut-être incivile. Et c’est à l’égard de M. Le Bidois, un critique de premier mérite, que je montrais cette franchise brutale. Il est vrai que mon compagnon, invisible, ne pouvait me rappeler au respect. Et, d’ailleurs, il s’agissait d’Alceste, dont l’exemple était fâcheux ! Toutes les objections que vous faites à la thèse de M. Le Bidois avaient jailli soudainement de mon esprit. Je lisais, dans le Misanthrope ouvert devant moi, les citations que vous invoquez à l’appui de votre opinion :

Non, elle est générale, et je hais tous les hommes.
Tous les hommes me sont à tel point odieux.

« J’ajoutais : « Si plusieurs années s’écoulaient entre le commencement et la fin de la comédie ; si Alceste avait eu, entre sa première scène avec Philinte et sa dernière avec Célimène, un lustre ou deux pour mûrir sa misanthropie, que deviendrait la fameuse unité de temps :

… Qu’en un jour, un seul fait accompli.

« Sans doute, la règle est moins stricte dans la comédie que dans la tragédie. Pourtant, Boileau aurait fait une mine bien renfrognée si Alceste, jeune homme au premier acte, eût été à demi barbon au dernier. Dans ce manquement aux saines doctrines, il n’eût plus reconnu comme sien l’auteur du Misanthrope. Et dame ! quand à l’époque on avait contre soi la conscience littéraire du siècle !

« De plus, que dirait Célimène, si on lui déclarait que son amoureux grognon est épris d’elle depuis cinq à dix ans ? Elle s’écrierait, très blessée :

« Mais, Monsieur, quel âge me prêtez-vous donc, lorsque j’offre ma main à Alceste ? Supposez-vous que je me rajeunisse outrageusement, lorsque je lui dis :

La solitude effraie une âme de vingt ans ?

« Je n’aurais d’ailleurs jamais été femme à subir si longtemps ses brusques chagrins. Il m’amusait quelquefois, parce qu’il me changeait des fadeurs complimenteuses d’Acaste ou d’Oronte, exprimées en prose de boudoir ou en vers de ruelle ; mais s’il m’avait fallu le supporter cinq ans et plus, ah ! non ! C’est moi qui aurais cherché, pour mon salon,

Un endroit écarté
Où l’on fût à l’abri d’un grondeur entêté.

« Les Célimènes renouvellent souvent leurs cours, et les petits marquis fats ou beaux esprits ne sont pas gens à tenter si patiemment la même conquête. Les Orontes n’aiment pas les vieilles Philis, et les Acastes se plaisent à dire :

Je suis venu ; on m’a vu, et j’ai vaincu.

« Telles étaient mes réflexions, Monsieur, en lisant la première partie de votre article. C’est dire que j’étais passé tout de suite dans votre camp. C’est dire que lorsque j’arrivai à vos citations et à vos arguments défendant votre opinion, je vous admirai beaucoup, en m’admirant. Tout fier de penser comme vous, je m’exclamai : « Ce qu’exprime M. Faguet est la vérité même ; nous sommes tout à fait d’accord tous deux. »

« Cependant, en poursuivant ma lecture, je vis que nos avis différaient quelque peu. Hélas ! Je dis hélas pour moi. Vous écrivez qu’Alceste est foncièrement misanthrope et a toujours été connu comme tel.

« Heu ! heu ! je ne sais. Et, d’abord, n’y a-t-il qu’un type de misanthrope, comme il n’y a qu’un type d’avare ? L’avare est toujours passionné uniquement pour son or. Il y a chez lui un seul vice de cœur, penchant naturel peut-être et hypertrophié. Mais il y a bien des types de misanthropes, et Alceste n’en représente qu’un : le plus estimable et le moins réellement misanthrope. Il y a misanthropie et misanthropie : celle qui est un vice de cœur et celle qui est un vice de caractère, sans compter celles qui sont ceci et cela à la fois, et d’infinies variétés. Il y a celui qui hait les hommes parce qu’il est férocement égoïste, parce qu’il trouve en eux des rivaux souvent vainqueurs. Ah ! celui-là ne s’irrite pas de leurs infirmités morales ! Au contraire. Il en est heureux. Il peut y devoir la satisfaction de ses appétits. Rodin, Tartuffe, Narcisse sont de ces sortes de misanthropes. Il en est d’autres comme Timon d’Athènes. Ceux-ci ont été bons et généreux, mais, mal payés de leurs bienfaits, ils en veulent à toute l’humanité des torts à leur égard de quelques hommes. Tels sont, pour moi, les véritables misanthropes figures sinistres qui conviennent au genre tragique et peuvent seuls être mêlés à une action intense.

« C’est à la seconde catégorie de misanthropes qu’appartient Alceste, misanthropes qui, au fond, ne le sont pas. Il aime ses amis et même l’humanité entière. Mais il aime l’image trop noble qu’il s’est faite de celle-ci et de ceux-là. Aussi le contraste entre son illusion et la réalité le conduit-il à exagérer leurs défauts ; il les morigène, ce qui, faussement, fait croire qu’il les hait. Très sage, il a la folie de s’irriter contre des imperfections inhérentes à leur nature. Haute conscience, il ne leur rend pas justice, les condamnant sans leur accorder même des circonstances atténuantes auxquelles ils ont droit. Grand cœur, il songe à vivre inutile, loin de ses semblables à qui il se devrait tout.

« Un tel personnage n’est pas odieux, comme un véritable misanthrope ; on ne peut se défendre d’avoir pour lui de la sympathie et de l’estime ; mais, souvent, on le juge absurde et ridicule. Aussi Molière n’aurait-il pas eu raison de le mêler à une action intense que devait être l’action spécifique d’une pièce sur la Misanthropie ? La lutte d’un homme contre la société ; ce ne pouvait se terminer que par la défaite de cet homme. Un seul ne triomphe pas de tous. Ce long combat, il eût été très émouvant et très douloureux, si Molière l’eût voulu ; mais, dans ce cas, la défaite d’Alceste nous eût révoltés. Nous n’eussions pas ri de lui, nous l’eussions plaint. Nous eussions pensé qu’il était puni d’un travers, plus qu’il n’eût mérité de l’être d’un vice. La pièce serait pénible à voir représenter et immorale.

« Ce n’en est pas moins cette lutte d’Alceste contre la société, les heurts continuels qu’il en reçoit, qui font l’action du Misanthrope. Seulement, au lieu de nous montrer toutes les phases de la guerre, au lieu de nous étaler les blessures cruelles reçues par le champion de la Vertu dans des combats trop inégaux, au lieu de bien faire ressortir à nos yeux la défaite du droit contre le nombre, — ce qui eût choqué notre sensibilité et notre esprit d’équité, — Molière nous peint les dépits et les colères ridicules de son héros — ridicules parce qu’ils sont vains — après chacun de ses engagements. Nous oublions le vaillant vaincu qui vient de soutenir la plus noble des causes, parce qu’il ne s’enferme pas dans le silence grave et douloureux convenant à la défaite inique. Nous ne voyons plus que le Don Quichotte mal en point, geignant et criant, fou grotesque ayant tenté l’impossible. Nous rions de cet homme qui comptait vaincre le monde et qui ne sait pas se vaincre lui-même. Ah ! s’il avait été un vrai misanthrope, un vrai ennemi de la société, Molière nous eût montré les chocs sanglants de un contre tous ; il nous aurait violemment secoués par la plus dramatique des actions, et nous eussions applaudi aux châtiments nombreux et implacables d’un être dénaturé, d’un méchant. Mais il s’agissait d’un bon, de caractère aigri.

« Cette action du Misanthrope, pour n’être pas tragique, puisqu’elle ne devait pas l’être, n’est pas cependant sans mouvement. Elle offre bien des péripéties intéressantes.

« Alceste veut faire reconnaître à Oronte qu’Oronte produit de mauvais vers. Il l’eût plus aisément amené à déclarer, avec conviction, que tous les autres poètes en composaient de tels. Voilà une première rencontre entre le Misanthrope et la société : car Oronte est symbolique. Il représente tous les rimeurs mondains, tout l’Hôtel de Rambouillet, toutes les ruelles, et même toute la vanité des médiocres, autant dire de l’immense majorité. Il synthétise ceux qui font des œuvres diverses, sans valeur, et exigent qu’on en reconnaisse l’éminence. Oronte défendra l’épée à la main la beauté outragée de son sonnet, ou traînera Alceste devant le tribunal des maréchaux pour le contraindre à se désavouer. Et c’est là un premier épisode de la lutte d’Alceste contre la société. Il est défait pour avoir essayé de vaincre la vanité qui en est l’âme.

« Voici une deuxième péripétie de cette guerre. Notre homme a un procès. Le bon droit est pour lui. Il perd sa cause pour n’avoir pas voulu se plier aux usages coupables de l’époque, pour s’être refusé à visiter ses juges. La société n’admet pas que l’on ait de ces délicatesses prudes. Elle ne les a pas. Les montrer, c’est un blâme injurieux à son adresse. Et Alceste est vaincu encore pour avoir combattu, non pas sa partie, homme taré, mais toute la justice de son temps.

« Alceste n’entend pas l’amitié comme la société. Il s’élève contre celle-ci, parce qu’un Philinte ou parce que tout un salon de coquette — image de tous les salons — complimente avec obséquiosité les présents et censure à mort les absents. Il veut à lui seul contraindre la société à renoncer à ses hypocrisies.

Il décrète que la politesse des manières et des paroles serait celle du cœur. Il ne peut se faire obéir : autorité impérieuse et faible, objet de raillerie. C’est sa troisième bataille perdue.

« Il comprend aussi noblement l’amour. Ce n’est pas ainsi que le rêvent toutes les Arsinoés, toutes les Célimènes, tous les petits marquis, la presque unanimité de la société. Sa passion sincère et profonde se heurte aux frivolités menteuses et vaines. En ce point, il ne peut non plus réformer le monde. Il est vaincu cette fois plus complètement. Il en soutire bien plus que de ses précédentes défaites.

« Il a vu ce qu’étaient la politesse, la justice, l’amitié, l’amour dans la société. Il a vu que la vanité en était l’âme. Cette âme, il n’a pu la changer, bien qu’il ait lutté héroïquement dans ce but. Il n’a plus qu’à se séparer de ce monde pour lequel il n’est pas fait. L’action du Misanthrope est terminée. Au commencement de la pièce, il prenait parfois à Alceste

Des mouvements soudains
De fuir dans un désert l’approche des humains.

à la fin, le vaincu n’a plus qu’à chercher

Un endroit écarté
Où d’être homme d’honneur on ait la liberté.

« A la vérité, avant le début de la comédie, Alceste était misanthrope. Il l’était devenu en considérant combien la société ressemblait peu à son idéal. Il y avait déjà observé une politesse hypocrite, une justice inique, une amitié menteuse, un amour frivole : mais il n’avait pas fait, à cet égard, d’expérience personnelle et douloureuse. A la fin de la pièce, cette expérience est terminée, très concluante.

« Voilà l’action du Misanthrope. Sans être intense, elle est grande, elle est caractéristique. Si l’on veut montrer un misanthrope, il faut montrer les différentes péripéties de la lutte qu’il entreprend contre la société.

« Cette action est avivée par le mouvement très marqué de chacune des scènes, de chacune des batailles livrées durant cette guerre.

« Cette action de la comédie, ce mouvement des scènes suffiraient largement à intéresser des spectateurs intelligents. A la vérité, ceux-ci y trouvent un intérêt plus fort dans la seule peinture merveilleuse des personnages : ils y voient « le monde » du dix-septième siècle et des types éternels du monde immuable.

« L’unique portrait de Célimène, de la femme la plus féminine qui soit, animerait le Misanthrope, alors même que cette mondaine ne servirait pas, par contraste, à faire ressortir Alceste, l’ennemi du monde. Toutefois, quelque place qu’elle occupe dans la comédie et dans le cœur de l’homme aux rubans verts, ce serait une erreur, à mon sens, de considérer l’aventure de cette affection comme l’intrigue essentielle de la pièce. Eh quoi ! dans toutes les œuvres dramatiques, devons-nous trouver une banale histoire d’amour ? L’intérêt n’en peut-il consister qu’à savoir si tel héros sympathique épousera, au dénouement, telle héroïne de son choix ? Comme si tous ceux qui ont assez d’esprit pour se plaire aux œuvres classiques, n’en devinaient pas presque toujours le dénouement obligé ! Comme si une aventure passionnelle ne nuisait pas à la peinture de personnages que l’amour ne caractérisait pas du tout.

« Molière, en prêtant à Alceste une ardente affection pour Célimène, la dernière femme que dût chérir un misanthrope, ne tenait guère à nous attacher au sort de ce sentiment. Son intention était tout autre C’était de montrer l’inconséquence d’un sage qui hait le monde et s’éprend d’une coquette dotée de tous les défauts mondains. C’était surtout de placer Alceste dans le milieu qui devait le plus lui déplaire, le faire sortir de ses gonds, le porter au paroxysme de la colère comique. Le salon de Célimène, c’était un microcosme, c’était le symbole de la société contre laquelle combattait Alceste.

« Celui-ci, non épris de la coquette, n’aurait pas eu autant d’occasions de s’irriter contre les affables donneurs d’embrassades frivoles ; il n’aurait pas connu aussitôt les auteurs ridicules qui condamnent toutes leurs malheureuses connaissances à l’admiration obligatoire ; il n’aurait pas été en contact avec ces petits marquis, ces fats, qui doivent si singulièrement échauffer sa bile ; il n’aurait pas assisté avec indignation à ces festins de cannibales où le prochain, apporté comme proie, est déchiré à belles dents. Il n’aurait pas surtout connu la femme mondaine que représente si bien, si synthétiquement Célimène. La moitié de l’humanité des salons lui serait demeurée ignorée, celle qui devait le plus exacerber sa misanthropie. Il aurait, avec son caractère, vécu isolé dans Paris, s’y serait fait une sorte de Thébaïde, et n’aurait pas songé à se réfugier dans quelque désert, en ayant découvert un, plus morne et plus froid, dans la plus animée des villes.

« Le salon de Célimène, c’est pour lui le monde ; il y trouve intensifiés la frivolité, la vanité, la déloyauté, la coquetterie cruelle, l’amitié fausse, le faux amour qui, selon lui, caractérisent son siècle. Sa lutte contre la société, qui constitue toute l’action du Misanthrope, c’est sa lutte contre ce salon qui la symbolise. — Un Algérien. »

Et je n’ajouterai rien, la question me paraissant suffisamment étudiée et suffisamment excitées les réflexions que pourra faire le lecteur.

Piron. Une édition de la Métromanie, d’après le manuscrit primitif. §

M. Durandeau, — mais parfaitement, M. Durandeau, qui pendant si longtemps, vers 1875, fut rédacteur de la Revue bleue, direction Yung ; et cela donne, ce me semble, quelque soixante-dix ou soixante-quinze ans à M. Durandeau, qui n’a pas l’air de s’en affecter le moins du monde, — nous procure aujourd’hui une édition très curieuse de la Métromanie de Piron, une édition faite sur le manuscrit de Dijon, et, par conséquent, très différente de l’édition connue, celle qui fut donnée par Piron après la représentation de sa pièce.

D’abord, le manuscrit contient beaucoup de… lacunes, Piron ayant sensiblement allongé sa pièce après avoir écrit cette première version ; ensuite, comme on peut penser, il y a de nombreuses variantes. J’en avise quelques-unes et je vous les présente pour vous mettre en goût. Dorante cause avec Lisette qui lui expose les difficultés de son entreprise d’amoureux. Voici le texte connu :

Mais croyez-vous n’avoir à craindre ici qu’un père ?
Le nôtre y voudra-t-il consentir ? — Je l’espère.
— C’est un vieillard têtu. — c’est ce qu’il te plaira.
— Il a choisi son monde. — Il le congédiera.

Le manuscrit portait :

Croyez-vous donc, Monsieur, vous, seul, avoir un père ?
Le nôtre y voudra-t-il consentir ? — Je l’espère.
— Moi, je l’espère peu. — Sois en paix là-dessus.
— Le vieillard est entier. — Le jeune homme encore plus !

Eh ! eh ! le texte primitif avait plus de verdeur bourguignonne. J’en dirai autant du passage suivant. L’édition connue porte ceci :

Je croyais célébrer le retour de ma fille.
A grands frais je convoque amis, parents, famille,
J’assemble un auditoire et nombreux et galant,
Et nous fermons. Cela n’est-il pas régalant ?

Le manuscrit portait :

Peste soit de ces coups où l’on ne s’attend pas !
Voilà ma pièce au diable et mon théâtre à bas.
— Comment donc ? — Trois acteurs, l’amant, l’oncle, le père,
Manquant à point nommé, font cette belle affaire.
L’un à la fièvre, l’autre un rhume, et l’autre est mort.
C’est bien prendre leur temps ! — Vraiment ils ont grand tort.

Quelquefois même la correction est si mauvaise, le texte de l’imprimé est tellement au-dessous du texte du manuscrit, qu’on ne comprend point du tout pourquoi la correction a été faite. A tel endroit (Acte I, scène VI) le manuscrit portait :

J’ai craint au bord de l’eau vos visions cornues ;
Que, cherchant quelque rime et lisant dans les nues,
Vous n’eussiez, à vos pieds, de faux pas en faux pas
Trouvé quelque impromptu que vous ne cherchiez pas.

Le texte imprimé a donné :

J’ai craint au bord de l’eau vos visions cornues ;
Que, cherchant quelque rime et lisant dans les nues,
Pégase imprudemment la bride sur le cou
N’eût voituré la muse aux filets de Saint-Cloud.

Elle est diablement entortillée la correction !

Mais le plus grand intérêt qu’offre la publication de ce manuscrit est, comme je l’ai déjà indiqué, qu’il est beaucoup plus court que le texte des éditions connues. Vous me rirez au nez et me direz : « Ce manuscrit serait beaucoup plus intéressant s’il était plus long, au contraire, que les éditions et que l’on y trouvât, par conséquent, des vers de Piron qui fussent inconnus ! » — Je ne dis pas non, certainement je ne dis pas non. M. Durandeau fait un peu l’effet de quelqu’un qui nous dirait : « Prenez-moi donc cet exemplaire de la sixième Provinciale. Vous ne sauriez croire comme il est incomplet ! » D’accord et je ne doute pas que M. Durandeau lui-même n’eût été très heureux que le manuscrit de la Bibliothèque de Dijon fût beaucoup plus long que la Métromanie telle qu’elle est connue.

Il n’en est pas moins, cependant, qu’il est très intéressant de savoir comment Piron remaniait et corrigeait et que c’est par la publication de ce manuscrit qu’on le saura. On connaît ce mot plus ou moins authentique de Piron à MM. les comédiens du Théâtre-Français qui lui demandaient des corrections et qui lui alléguaient l’exemple de Voltaire, remanieur, correcteur et refaiseur fieffé : « Oh ! oh ! M. de Voltaire travaille en marqueterie ; moi, je jette en bronze ! » La vérité est que Piron ne jetait pas en bronze tant que cela. Il remaniait énormément. Peut-être n’aimait-il pas remanier sur suggestion des comédiens ; mais il remaniait sur autosuggestion.

Du reste, il remaniait très heureusement. C’est tout à fait comme Victor Hugo. Piron a trouvé ses principales beautés après coup. A peu près tous ses morceaux à effet sont des addita, des « béquets », si vous voulez. Vous voyez donc à quel point il est intéressant d’avoir dans la main et sous les yeux sa version première.

Exemples. Vous connaissez le morceau célèbre où se trouve ce vers, si souvent cité, comme portrait de Piron par lui-même :

Il part de moi des feux, des éclairs et des foudres.

Tout ce morceau (et il est long) n’existait qu’en linéament dans le texte primitif. Il n’y avait dans le manuscrit que ceci, tout sec :

Prêt (sic) de rentrer chez moi, j’allais à pas comptés :
Un carrosse tout court s’arrête à mes côtés.
La porte est entr’ouverte ; on m’appelle, je monte ;
Et quand je veux descendre, ensuite, on n’en tient compte.
J’ai beau dire, on s’en moque et toujours disputant,
De six jeunes chevaux l’équipage éclatant
Me roule en un quart d’heure en ce lieu de plaisance
Où je bois, chante et ris ; le tout par complaisance.

Le texte définitif porte, comme on sait, mais il est utile, au cas que vous n’auriez pas votre Métromanie sous la main, de mettre les deux textes en regard :

Je me laisse entraîner chez Monsieur Francaleu
Par un impertinent que je connaissais peu.
C’est lui qui me présente ; et dupe du manège
Je sers de passeport au fat qui me protège.
On tenait table encore : on se serre pour nous.
La joie en circulant me gagne ainsi qu’eux tous.
Je la sens, j’entre en verve et le feu prend aux poudres !
Il part de moi des feux, des éclairs et des foudres !
J’ai le vol si rapide et si prodigieux,
Qu’à me suivre on se perd après moi dans les cieux !
Et c’est là qu’à grands cris je reçois des convives
Ce nom qui va du Pinde enrichir les archives…
Ensuite un équipage et commode et pompeux
Me roule en un quart d’heure en ce lieu de plaisance !…

De même la scène III de l’acte I depuis le vers « Tout à l’heure, mon cher, il faut prendre la peine… » jusqu’au vers : « Venez — mon nom pourrait me nuire — il le faut taire », est un béquet. Il y a là plus de cinquante vers et qui sont des meilleurs de l’ouvrage et des plus pittoresques et des plus comiques, qui ont été ajoutés.

De même la sixième scène de l’acte I (c’est dans les deux premiers actes que Piron a ajouté le plus) était fort courte et sèche, dans le manuscrit primitif, c’est là que Piron a ajouté la tirade fameuse, toujours bonne à citer et d’autant plus qu’elle a l’air aujourd’hui d’une allusion à des petits faits contemporains :

Rassemblons en un point de précision sûre
L’état de ma fortune et présente et future.
De tes gages déjà le paiement est certain.
Ce soir une partie et l’autre après-demain.
Je réussis. J’épouse une femme savante.
Vois le bel avenir qui de là se présente !
Vois naître tour à tour de nos feux triomphants
Des pièces de théâtre et de rares enfants !
Les aiglons généreux et dignes de leurs races
A peine encore éclos, voleront sur nos traces !
Ayons-en trois. Léguons le comique au premier,
Le tragique au second, le lyrique au dernier.
Par eux seuls en tous lieux la scène est occupée.
Qu’à l’envi, cependant, donnant dans l’épopée,
Et mon épouse et moi nous ne lâchions par an
Moi qu’un demi-poème, elle que son roman.

Décidément Piron a le béquet heureux.

Béquet aussi la plus grande partie de la scène VIII du second acte, de la scène que je me suis amusé à appeler « la scène de la Sylphide » ; car, ma foi, elle annonce la Sylphide des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, et il semble qu’elle en soit une parodie par avance :

En fait d’amour, le cœur d’un favori des muses
Est un astre vers qui l’entendement humain
Dresserait d’ici-bas son télescope en vain.
Sa sphère est au-dessus de ton intelligence.
L’illusion nous frappe autant que l’existence ;
Et par le sentiment suffisamment heureux,
De l’amour seulement nous sommes amoureux.
Ainsi le fantastique a droit à notre hommage
Et nos feux pour objet ne veulent qu’une image.
… Imagine une jeune merveille,
Elégance, fraîcheur et beauté sans pareille,
Taille de nymphe.
— Mais je n’ai jamais vu cet objet plein d’appas.
— Parbleu ! Je le crois bien, puisqu’il n’existait pas !
— Et vous l’aimiez ? — Très fort. — D’honneur ? — A la
— Une maîtresse en l’air et qui n’eut jamais vie ! [folie !
— Oui, je l’aimais, avec autant de volupté
Que le vulgaire en trouve en la réalité !
La réalité même est moins satisfaisante :
Sous une même forme elle se représente ;
Mais une Iris en l’air en prend mille en un jour.
La mienne était bergère et nymphe tour à tour,
Brune ou blonde, coquette ou prude, fille ou veuve ;
Et, comme tu crois bien, fidèle, à toute épreuve.

Et c’est dans cette scène ajoutée que se trouve le vers exquis, le vers divin de Piron, que notre cher J.-J. Weiss ne pouvait pas citer sans que son œil se mouillât un peu, et en vérité je comprends cela :

A ce que nous sentons que fait ce que nous sommes ?

Oui, décidément, Piron avait eu raison, pour la Métromanie, de ne pas « jeter en bronze ».

Et vous me direz en conséquence que la nouvelle édition de la Métromanie, que vient de procurer M. Durandeau, c’est la Métromanie moins ses beautés. Précisément ! Et c’est pour cela qu’elle est extrêmement précieuse pour apprendre comment Piron travaillait. Tenez ! Pour qui je fais cet article ? Je ne puis rien cacher. C’est pour M. Albalat, l’apôtre du remaniement, de la correction et de la rature. Il va bondir de joie en apprenant que l’improvisateur Piron corrigeait tout comme un autre, plus qu’un autre, et que ses remaniements étaient des trouvailles et que c’est surtout en remaniant qu’il avait du génie. Voilà qui est pour ravir l’auteur du Travail du style enseigné par les corrections des grands écrivains.

M. Durandeau a orné son édition d’une très grande partie de la préface de la Métromanie par Piron lui-même, préface que, vu sa longueur, on supprime souvent. Je ne l’ai jamais trouvée bonne. Elle a été écrite pour grossir le volume ; mais enfin, comme c’est une autobiographie, elle a son très grand intérêt pour l’histoire littéraire.

M. Durandeau a aussi ajouté une introduction de lui, comme il était naturel ; mais très modeste et où il s’efface devant des critiques autorisés, comme M. Crouslé et tel autre de beaucoup moindre mérite. J’aurais voulu qu’il y insérât quelque page bien choisie de J.-J. Weiss, qui adorait Piron et qui savait joliment dire pourquoi.

Dans cette introduction, M. Durandeau a insisté surtout sur cette idée que Piron, sous ses apparences de bohème, était surtout un naïf et passionné adorateur de la nature, presque un précurseur de J.-J. Rousseau. Cela n’a que très peu de rapports avec la Métromanie ; mais c’est très vrai. Il ne faut pas faire de Piron, à cet égard, un petit prédécesseur de J.-J. Rousseau ; mais il en faut faire un grand successeur de d’Assouci, lequel est un des rares représentants au dix-septième siècle du « sentiment de la nature » et de qui on pourrait et l’on devrait citer des « paysages » absolument délicieux et des « impressions de voyage à pied » tout à fait charmantes.

Toujours est-il que Piron aimait passionnément la campagne. On trouvera dans le volume de M. Durandeau la reproduction par la gravure d’un dessin de Piron (ruines, grands arbres ; un « logis » campagnard au troisième plan ; une paysanne portant un pain en couronne à l’aide d’un bâton sur son épaule, au premier plan) avec la signature de Piron et ce joli distique :

Tristis in urbe manens et grati ruris amator,
Delector gracili pingere rura manu.

« Triste habitant de la ville et n’aimant que la douce campagne, je me distrais à peindre les champs, d’une faible main. »

Il était féru du genre pastoral ; il parle quelque part, tout comme La Fontaine, des « images délicieuses de l’Astrée enchantèrent sa première jeunesse » : il s’écrie, avec son feu ordinaire : « Quelle étrange révolution est donc celle-ci ? Quoi ! Théocrite, Virgile, Le Tasse, Guarini, auront plu dans la Grèce, à Rome et dans l’Italie ; d’Urfé, Racan, Segrais, Deshoulières et Fontenelle [oh !] en France ; tout ce qu’ils ont fait dire à leurs bergers se sera toujours appelé et s’appellera encore, par habitude, les délices du cœur et de l’esprit ; et tout ce que produiraient leurs imitateurs ne s’appellerait plus qu’ennui, glace et rêveries de nos bons vieux pères, etc. ? ».

Cet insolent, cynique et spirituel Piron, cet « éternueur d’épigrammes », comme il s’appelait, était au fond un très bon homme, simple, sentimental et candide. Il portait en lui un berger de pastorale. Il a dû être très souvent blessé par la vie. Et, de fait, il a eu une vie assez malheureuse. Malgré le plus brillant talent du monde, il vécut dans une pauvreté perpétuelle et il « ne fut rien ». — Qu’importe ? Il avait trouvé la consolation vraie de tout cela :

A ce que nous sentons que fait ce que nous sommes.

Les théâtres du boulevard de 1789 à 1848
par M. Maurice Albert. §

M. Maurice Albert, pour se montrer digne du nom très honorable qu’il a la fortune de porter, continue son Histoire du théâtre français secondaire depuis 1725 jusqu’à nos jours. Il avait raconté le Théâtre de la foire, dans un volume que l’Académie française a très justement couronné ; il nous raconte aujourd’hui les théâtres du boulevard de 1789 à 1848.

C’est bien la suite ; car vous n’êtes point sans savoir que les théâtres des boulevards (boulevard Bonne-Nouvelle, boulevard Beaumarchais, surtout boulevard du Temple) sont les successeurs des théâtres de la Foire, avec cette différence à leur avantage que les théâtres de la foire Saint-Germain et de la foire Saint-Laurent n’étaient autorisés, en deux fois, que pour quelques mois de l’année (la durée qui leur fut accordée ou qui fut tolérée en leur faveur a varié infiniment) tandis que les théâtres des boulevards furent permanents ; souvent persécutés, gênés au moins, circonscrits à tel ou tel genre, entravés, supprimés quelquefois, soit l’un, soit l’autre ; mais, enfin, quelques-uns, et même la plupart, permanents.

Tous nos théâtres qui ne sont pas le Théâtre-Français, l’Opéra et l’Odéon, tous nos théâtres, à l’exception des subventionnés, et c’est à savoir Vaudeville, Variétés, Nouveautés, Gaîté, Palais-Royal, Gymnase, Renaissance, sont les anciens théâtres du boulevard transformés, ou les successeurs directs des anciens théâtres du boulevard.

Il y a trois parties très distinctes dans le livre extrêmement documentaire de M. Maurice Albert, trois parties parfaitement distinctes, encore qu’elles y soient continuellement entremêlées, parce que, avec raison du reste, M. Maurice Albert a suivi l’ordre chronologique qui, ce me semble, réflexions faites, s’imposait.

Il y a : 1° une histoire administrative de ces théâtres : par qui fondés, par qui dirigés, par qui continués, par qui ressuscités ; à quelle époque supprimés, par ordre ou par loi ; à quel régime soumis de surveillance de police ou de censure, etc., etc.

Et c’est ainsi, par parenthèse, que ce livre contient, sinon une histoire complète de la censure théâtrale depuis 1789 jusqu’à 1848, histoire qui reste à écrire et qui serait très intéressante ; du moins une contribution très précieuse à l’histoire de la censure.

À cela se rattache naturellement l’histoire des démêlés continuels de ces théâtres avec la Comédie française, puisque les sévérités de l’administration à l’égard des petits théâtres avaient pour une de leurs causes les éternelles doléances de la Comédie française et la revendication éternelle qu’elle faisait de son privilège.

À cela se rattachent encore les doléances et plaintes des auteurs à l’égard de la Comédie française, puisque les hauteurs des Grands Comédiens à l’endroit des dramatistes, rejetant ceux-ci vers les petits théâtres, étaient une des causes des différends continuels entre les petits théâtres et le grand.

Ces mépris superbes des sociétaires de la Comédie française pour les auteurs sont bien spirituellement décrits et moqués dans une pièce peu connue du Cousin Jacques (Beffroy de Reigny), victime des « lenteurs administratives du théâtre de la rue Richelieu ». Il s’y adresse aux Comédiens ordinaires du Roi, parlant à Leurs Personnes :

Je me suis armé de courage ;
Car vous allez, suivant l’usage,
Employer dix ans à savoir
Si vous en ferez la lecture.
Pendant dix autres, l’on assure
Qu’« au premier jour il faudra voir ».
Dix ans après quelqu’un peut-être
En me voyant se souviendra
(S’il peut alors me reconnaître)
De ma pièce ; puis se dira :
« Il faut s’occuper de cela ».
Dix ans encor, plus de délais,
Vous y songerez ou jamais.
Autre siècle, autre caractère.
Les goûts changent avec le temps.
Mais priez bien vos descendants
D’avertir alors le parterre
Que depuis trente ou quarante ans
L’auteur est mort sexagénaire.

2° Il y a dans le livre de M. Maurice Albert une histoire de France par les théâtres ou, sans aller tout à fait aussi loin, une histoire de l’opinion politique en France par les théâtres du boulevard. Comment fut accueillie la réunion de l’Assemblée nationale, le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, le 9 thermidor, le 19 brumaire, la Restauration, la Révolution de Juillet, etc.

3° Et enfin, il y a dans le volume de M. Albert une histoire littéraire proprement dite, l’histoire des genres qui ont été inventés, entretenus, cultivés et menés vers des destinées quelquefois glorieuses par les théâtres des boulevards.

De ces trois parties, je laisserai de côté la première, me bornant à l’indication générale que j’ai donnée à son sujet. J’examinerai soigneusement la seconde et la troisième.

I §

Il est très amusant de suivre sur ces théâtres du boulevard, théâtres essentiellement populaires, les variations, très rapides souvent, quelquefois plus lentes, de l’opinion publique, ou plutôt, car évitons toujours les grands mots très généraux qui ne signifient absolument rien, les variations de l’opinion du peuple de Paris et de la petite bourgeoisie parisienne.

D’abord remarquons une fois de plus, car ce n’est pas une découverte, mais il faut toujours le rappeler, que le Parisien a tellement le théâtre dans le sang qu’à aucune époque le théâtre n’a été plus fréquenté, peut-être aussi fréquenté, que de 1789 à 1795. Les observateurs du temps l’ont remarqué et les poètes de circonstance ont mis cette observation en vers et en jolis vers :

Il ne fallait au fier Romain
Que des spectacles et du pain ;
Mais au Français, plus que Romain,
Le spectacle suffit sans pain.

Et encore, même idée sous une forme un peu différente et un peu meilleure :

Les Romains s’estimaient heureux
Avec du pain et des théâtres ;
On a vu les Français joyeux
S’en montrer bien plus idolâtres.
N’a-t-on pas vu ce peuple enfin,
Subsistant comme par miracle,
Pendant le jour mourir de faim
Et le soir courir au spectacle ?

Il y courait pour voir d’abord ses spectacles ordinaires, baladins, athlètes, joueurs de gobelets, féeries, etc., dont abondait tout le boulevard ; aussi pour voir des drames et des vaudevilles ; enfin pour voir la Révolution sur la scène. C’était le serment du Jeu de Paume, c’était la prise de la Bastille sur laquelle il y a toute une littérature dramatique. J’en ai parlé autrefois à propos du livre si riche et si précieux de M. Welschinger, sur le Théâtre pendant la Révolution. Ce fut, tout autant, la fuite du roi à Varennes, qui excita l’imagination de nos dramatistes de la place de la Bastille et lieux circonvoisins. Un nommé Rousin surtout se fâcha très fort. Dans sa Ligue des fanatiques et des tyrans, tragédie patriotico-révolutionico-lanternico-nationale, il dit son fait à Louis XVI de la façon suivante :

De tant d’apprêts sanglants Louis est le complice,
Louis, dont nous vantions la probité, la foi,
Et qu’un serment si saint enchaînait à la loi.

Il dit le sien à Marie-Antoinette plus énergiquement encore :
……………………….Un infernal génie,
Qui, venu sur ce trône entouré de ruines,
Agite le flambeau des guerres intestines,
Et, dans le cœur d’un roi par le crime assiégé,
Déverse tout le fiel dont le sien est rongé.

Il menace, comme il sied, après avoir invectivé, et il prouve qu’il est de toute justice de guillotiner Louis XVI :

La loi fait-elle grâce à l’obscur homicide ?
Et, lorsque sur le trône un traître, un parricide
Egorge des sujets dont il est né l’appui…

Alors il fallait dire « un infanticide » ; mais ça ne fait rien…

Le glaive de la loi s’abaisse devant lui !
En remettant au ciel le soin de son supplice,
Du crime couronné la loi se fait complice ;
Ah 1 si toujours le peuple avait eu la fierté
De punir les tyrans qui l’ont persécuté,
Si de leur sang impur nous étions moins avares,
Les rois justes et bons ne seraient pas si rares !

Ce théâtre de 1791 à 1794 est surtout, naturellement, anticlérical. L’anticléricalisme a été la passion dominante du peuple et de la petite bourgeoisie de Paris pendant toute la Révolution. C’est pour cela qu’on chante sur le théâtre du Palais-Variétés les couplets suivants dans l’Omelette miraculeuse :

MATHURIN

Longtemps le peuple crut bonn’ment
A tous ces jongleurs fanatiques ;
Mais on voit quel cas à présent
Il fait de leurs merveill’s mystiques.
On n’ voit plus qu’not’ Révolution
Et ses infaillibles oracles
Qui sache fair’ sans prétention
Tous les jours des miracles.

MATHURINE

D’puis deux mille ans j’tions des idiots,
Embêtés par la monacaille.
Maint’nant j’faisons fair’ de fiers sauts
A tout’ c’te sainte canaille.
Parfois j’trouvons des intrigants ;
Mais l’sans-culotte est là qui guette
Les traîtres et les charlatans
Pour en faire une omelette !

Mais (et M. Maurice Albert l’a-t-il dit ? En tout cas ce ne serait dans son livre qu’une indication rapide) la pièce de circonstance la plus applaudie, jusqu’à l’enivrement, à cette époque, à la vérité ailleurs que sur les théâtres du boulevard, est une pièce qui datait de soixante ans ; c’était le Brutus de Voltaire. Il faut convenir qu’elle s’adaptait comme de cire aux événements du temps. Voyez un peu quel effet pouvaient et devaient produire, de 1791 à 1794, des vers comme ceux-ci :

Tarquin n’a pu nous vaincre : il cherche à nous tromper.
L’ambassadeur d’un roi m’est toujours redoutable ;
Ce n’est qu’un ennemi sous un titre honorable,
Qui vient, rempli d’orgueil et de dextérité,
Insulter ou trahir avec impunité.
Rome, n’écoute point leur séduisant langage :
Tout art t’est étranger ; combattre est ton partage :
Confonds tes ennemis, de ta gloire irrités ;
Tombe, ou punis les rois : ce sont là tes traités.

Et ceux-ci donc ! Arons, ambassadeur de Porsenna, demande à Brutus :

Qui du front de Tarquin ravit le diadème ?
Qui peut de vos serments vous dégager ! — Lui-même ?
N’alléguez point ces nœuds que le crime a rompus.
Ces dieux qu’il outragea, ces droits qu’il a perdus.
Nous avons fait, Arons, en lui rendant hommage,
Serment d’obéissance et non point d’esclavage ;
Et, puisqu’il vous souvient d’avoir vu dans ces lieux
Le Sénat à ses pieds faisant pour lui des vœux,
Songez qu’en ce lieu même, à cet autel auguste,
Devant ces mêmes Dieux il jura d’être juste.
De son peuple et de lui tel était le lien.
Il nous rend ses serments lorsqu’il trahit le sien,
Et, dès qu’aux lois de Rome il devient infidèle,
Rome n’est plus sujette et lui seul est rebelle.

Et ceux-ci encore, si nettement antiaristocratiques et marqués au coin du plus pur sans-culottisme :

Croyez-moi, le succès de son ambition
Serait le premier pas vers la corruption ;
Le prix de la vertu serait héréditaire !
Bientôt l’indigne fils du plus vertueux père,
Trop assuré d’un rang d’autant moins mérité,
L’attendrait dans le luxe et dans l’oisiveté :
Le dernier des Tarquins en est la preuve insigne.
Qui naquit dans la pourpre en est rarement digne.
Nous préserve le ciel d’un si funeste abus,
Berceau de la mollesse et tombeau des vertus.

Et ceci, à l’adresse de Marie-Antoinette (c’est Brutus qui parle à Tullie, fille de Tarquin) :

Allez ! Et que du trône où le Ciel vous appelle
L’inflexible équité soit la garde éternelle.
Pour qu’on vous obéisse, obéissez aux lois ;
Tremblez en contemplant tout le devoir des rois.
Et, si de vos flatteurs la funeste malice
Jamais dans votre cour ébranlait la justice,
Prête alors d’abuser du pouvoir souverain,
Souvenez-vous de Rome et songez à Tarquin,
Et que ce grand exemple où mon espoir se fonde
Soit la leçon des rois et le bonheur du monde.

Et cette leçon de Brutus à son fils qu’il envoie à la frontière :

Viens, Rome est en danger : c’est en toi que j’espère…
La place où je t’envoie est un poste d’honneur.
Va ! Ce n’est qu’aux tyrans que tu dois ta colère.
De l’Etat et de toi, je sens que je suis père ;
Donne ton sang à Rome et n’en exige rien.
Sois toujours un héros. Sois plus : sois citoyen.

Mais le fils de Brutus a trahi. Brutus dictant d’avance la sentence de mort de son fils, s’écrie :

Mais quand nous connaîtrons le nom des parricides,
Prenez garde, Romains, point de grâce aux perfides !
Fussent-ils nos amis, nos frères, nos enfants,
Ne voyez que leur crime et gardez vos serments.
Rome, la liberté demandent leur supplice,
Et qui pardonne au crime en devient le complice.

C’est-à-dire, en vérité, que Brutus a l’air d’une pièce de circonstance, beaucoup plus que toutes les pièces de circonstance de 1789-1794. C’est-à-dire que, si l’on n’était pas sûr du texte et des dates, on serait convaincu que Brutus a été écrit en 1793 par un habile pasticheur (d’autant plus que rien n’est facile comme de pasticher les vers tragiques de Voltaire) et donné sous le nom de Voltaire aux grands comédiens. Et, par digression, vous comprenez assez qu’il n’aurait pas fallu dire aux hommes de 1793 que Voltaire était le plus aristocrate et le plus monarchiste des hommes, et despotiste enragé. Pour eux, Voltaire était un républicain austère et farouche. Oh ! Théâtre ! Voilà de tes coups ! — Revenons au boulevard et au livre de M. Maurice Albert et à l’histoire de l’opinion parisienne par le théâtre.

Le 9 thermidor arrive. Explosion de réaction sur toute la ligne des boulevards depuis la Bastille jusqu’à la porte Saint-Denis. Comme aussi au Théâtre-Français. Au Théâtre-Français, le 9 thermidor précisément, le soir, quelques instants après la chute de Robespierre et avant que le couperet fût tombé sur lui, Epicharis et Néron fut applaudi par application jusqu’à une heure du matin et au-delà. On ne voulait pas sortir du théâtre ; on voulait faire recommencer la pièce. On avait fait répéter presque chaque vers. Ceux-ci, en particulier, avaient été redemandés et acclamés indéfiniment :

La force ! Et qui t’a dit que tu l’aurais toujours ?
………………………………………………….
Quand ils le verront mort, ils le verront s’armer ;
Mais tant qu’il régnera, n’ayez pas l’espérance
Que d’un maître implacable il brave la puissance.
………………………………………………….
Une voix même crie en mon cœur oppressé :
Tremble, tremble, Néron, ton empire est passé !
………………………………………………….
Quoi ! tout souillé du sang des malheureux humains,
Ton sang, lâche Néron, épouvante les mains !
………………………………………………….
Et mourant dans la fange, on ne le plaindra pas.

Au boulevard ce fut l’Intérieur des comités révolutionnaires, le Concert de la rue Feydeau, le Souper des Jacobins, les Jacobins aux Enfers, les Jacobins et les Brigands. La fable de cette dernière pièce est la suivante. Des jacobins traqués viennent demander asile à une bande de brigands. On leur demande leurs titres à être admis dans la Compagnie. Ils répondent l’un après l’autre : « Moi, je suis septembriseur ». — « Moi, voleur démontrés ». — Moi, assassin ». — Moi, banqueroutier ». Et à chacun le chœur répond, en délivrant des certificats de civisme :

Bon ! Bon ! C’est un coquin ;
C’est un excellent jacobin !

Cela dura dix-huit mois sans défaillance ou relâche de férocité ou de fureur. « Ah ! la réaction est ici dans son camp », comme dit Ponsard.

Sous le Directoire, rien de très particulier à signaler, sinon les éloges de Bonaparte qui commencent et la vogue du théâtre du Palais-Royal (théâtre de la Montansier) qui est à son apogée. Le théâtre de la Montansier est en quelque sorte le symbole vivant, le symbole incarné du régime d’alors, avec son répertoire extrêmement leste, surtout avec son foyer, succursale des fameuses galeries du Palais-Royal, et les nymphes qui s’y exhibent sous les yeux de la jeunesse brillante d’alors et sous la surveillance indulgente et paternelle de M. le commisaire Robillard. Toutefois le Directoire, s’il voyait d’un œil à la Robillard les théâtres décolletés, n’était pas sans quelque irritation à l’égard de la politique contre-révolutionnaire qui y pointait assez souvent.

De là son arrêté de pluviôse an IV (1796) qui est à rapporter comme document, et aussi parce que, peut-être sans le vouloir, l’auteur y a mis le grain de sel, à côté des lourds ingrédients administratifs : « Le Directoire exécutif, informé que le royalisme et l’aristocratie, comprimés de toutes parts, s’agitent encore et cherchent un dernier asile dans les spectacles, où ils épient avec soin et saisissent avec avidité les occasions de troubler l’ordre ou de dépraver la morale publique, premier et puissant ressort du gouvernement républicain ; considérant que le but essentiel de ces établissements publics où la curiosité, le goût des arts et d’autres motifs attirent chaque jour un rassemblement considérable de citoyens de tout sexe et de tout âge, étant de concourir par l’attrait même du plaisir à l’épuration des mœurs et à la propagation des principes républicains, ces institutions doivent être l’objet d’une sollicitude spéciale de la part du gouvernement ; arrête : le bureau central de police et les administrations municipales feront fermer les théâtres sur lesquels seraient représentées des pièces tendantes à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté! »

Le 19 brumaire survient. Explosion de joie sur toute la ligne des boulevards. Lyon, ici, avait été précurseur de Paris. Au théâtre des Célestins, au passage de Bonaparte, une pièce de circonstance avait été écrite (par Martainville), mise en scène, répétée, jouée, en vingt-quatre heures. Je crois que l’exemple en est unique dans les annales du théâtre. Bonaparte y assistait. Il était, bien entendu, le principal acteur et le seul dont on s’occupât. Tout le monde avait les yeux sur lui et sur lui seul. Les acteurs proprement dits, comme bien vous pensez, ne savaient pas un mot de leurs rôles. Le père noble se prenait pour le jeune officier d’Egypte, le jeune officier confondait son rôle avec celui de son rival ; le rival oubliait qu’il était amoureux pour croire qu’il était le père, et, seule, la fiancée ne se méprenait pas absolument sur son personnage et sur son sexe. La pièce réussit du reste par-dessus les nuages. Jamais drame ne fut applaudi avec autant de frénésie.

Ce ne fut pas mieux, mais ce fut aussi bien à Paris après le 19 brumaire. Dès le 22, à l’Opéra-Comique, on put jouer les Mariniers de Saint-Cloud, qui furent accueillis avec enthousiasme. Puis ce furent la Journée de Saint-Cloud et la Girouette de Saint-Cloud et tant d’autres ; et, pendant une année au moins, Paris et la France fredonnèrent :

Allez-vous-en, sans regarder derrière,
Tout le long, tout le long, tout le long d’la rivière.

J’abrège. Voici 1815. Explosion de royalisme. Le héros du jour c’est Henri IV. Les pièces à la mode sont : les Clefs de Paris, le Portrait de Henri IV, le Retour du lys, le Souper de Henri IV, L’Ile de l’Espérance, Henri IV et la prise de Paris ; et la vieille Partie de chasse de Henri IV, de Collé, trouve un regain de popularité et de gloire. Remarquez ceci : je ne doute pas que les rapides péripéties de la politique et des destinées nationales introduisant forcément l’histoire contemporaine dans les théâtres, cela n’ait été un acheminement au drame historique proprement dit qui fleurit ou qui sévit, comme vous voudrez, si fort, de 1815 à 1848.

Enfin, en 1830, trois choses reviennent aux théâtres du boulevard, véhémentement : l’antiroyalisme, l’anticléricalisme et la napoléonite. Comme symptôme d’antiroyalisme et de républicanisme latent, mais très sensible, c’est la Barricade, à la Porte-Saint-Martin ; l’ A-Propos patriotique, aux Nouveautés ; les 27, 28, 28 Juillet (d’Etienne Arago), au Vaudeville ; la Foire aux places (même sujet que la Curée, d’Auguste Barbier), au Vaudeville ; puis, ce sont les vieilles pièces républicaines que l’on reprend : le Charles IX, de Marie-Joseph Chénier ; l’Honnête criminel, les Victimes cloîtrées ; puis, des pièces historiques sur la Révolution, comme Robespierre. Signes d’anticléricalisme : le Jésuite, à la Gaîté ; le Congréganiste, au Vaudeville ; le Jésuite retourné, aux Variétés, etc.

Quant à la napoléonite, elle est poussée à ce moment jusqu’à la rage. Comme le dit très bien M. Maurice Albert, bien plus (au moins autant, car bien plus c’est cependant un peu trop dire), bien plus que Béranger et M. Thiers, ce sont les pièces du boulevard qui raniment dans le peuple les souvenirs d’où sortira le coup d’Etat du 2 décembre. Il n’est pas un événement important, il n’est pas une scène secondaire, il n’est pas une anecdote de la vie privée de Bonaparte ou de Napoléon qui ne soit, à partir de 1830, célébrée tout le long des boulevards. C’est l’Ecole de Brienne, c’est la Redingote grise, c’est le Lieutenant d’artillerie, c’est Napoléon en Paradis, c’est le Cocher de Napoléon, c’est le Fils de l’homme, c’est le Passage du Mont-Saint-Bernard, c’est l’Empereur, toute la vie de Napoléon en dix-huit tableaux… Mais on s’épuiserait à les compter.

Toute cette histoire de la France politique par le théâtre est tout ce qu’il y a de plus intéressant. Mais j’ai dit qu’à côté il y a dans le livre de M. Albert une histoire proprement littéraire, l’histoire des genres nouveaux que les théâtres du boulevard ont acclimatés en France. C’est cette histoire qu’il reste à étudier.

II §

Elle est peut-être moins piquante, moins amusante, moins divertissante, moins inspiratrice, aussi, d’un profond mépris pour l’opinion publique ; mais elle peut intéresser davantage le curieux de lettres et l’étudiant en histoire littéraire. Nous le sommes tous. Il y a dans le livre de M. Albert l’histoire de ces genres dramatiques nouveaux qui sont véritablement nés sous l’Empire et sous la Restauration, très obscurément, et qui sont venus à l’âge adulte aux approches de la Révolution de 1830.

Je vois avec infiniment de plaisir que cette histoire, trop négligée jusqu’aujourd’hui, presque inconnue il y a vingt ans, à telles enseignes que c’était une opinion courante que Henri III et sa cour, en 1829, était une nouveauté et une invention ; que cette histoire, qui est encore à faire dans le détail, sollicite de tous côtés des curiosités intelligentes, fines et laborieuses. De cette histoire, M. Marc des Granges nous donnait, l’autre jour, un croquis très net. De cette histoire, M. Maurice Albert touche dans son livre les points principaux avec beaucoup d’information, beaucoup de sûreté et beaucoup d’adresse.

Il s’agit ici tout simplement du pré-romantisme au théâtre. Il s’agit des origines du drame romantique en tant que destiné à supplanter et à remplacer la tragédie mourante. Il s’agit de la chute d’un genre et de l’avènement d’un genre nouveau, ou plutôt, avant son avènement, de ses démarches et menées (inconscientes) pour arriver au pouvoir. Cela a tout le sel d’une intrigue ministérielle, du conflit du ministère d’aujourd’hui et du ministère de demain. C’est quelque chose comme une révolution de cour, entre cour et jardin.

Tout le monde sait, depuis que M. Marc des Granges l’a dit, que Geoffroy avait annoncé l’avènement du drame romantique dès 1810, qu’il avait dit : Prenez garde à ce qui se passe sur les boulevards. C’est ce qu’on joue là, qui, dès qu’on y mettra plus de style, s’installera tranquillement à la Comédie française à la place de la Tragédie vénérable et épuisée.

Comme toujours, voici qu’on découvre que Geoffroy n’a pas dit cela le premier et que cette prophétie a été faite, mon Dieu, assez nettement, avant lui. Dès 1799, retenez cette date essentiellement fatidique, cette date où il y a du Brumaire, dès 1799, une estampe très curieuse prédisait le triomphe du mélodrame, qui ne devait s’accomplir que trente ans plus tard. On y voyait, dans le fond, se dresser le Parnasse, sur le double sommet duquel Pégase caracolait. Au premier plan Melpomène et Thalie fuyaient épouvantées, poursuivies par le Drame qui tenait de la main gauche une torche allumée et de l’autre brandissait un poignard. Derrière le Drame étaient groupés les principaux personnages de ce genre de poème : tyrans, voleurs, brigands, traîtres, etc. ; et la légende disait : « Le Barbare ! il a juré leur ruine et il la consommera. » L’auteur était évidemment un classique, quelque habitué de la Comédie française.

C’est qu’en effet, depuis 1798, et vous voyez que l’auteur de l’estampe n’était pas en retard, depuis 1798, Pixérécourt avait paru, Pixérécourt précurseur, inventeur, créateur, tout simplement, de tout le drame romantique, de tout le théâtre dramatique du dix-neuvième siècle (oh ! parfaitement, et y compris sinon Augier, du moins une partie de Dumas fils).

Pixérécourt avait donné en 1798 la Forêt de Sicile, drame lyrique qu’il ne faut guère compter, et, également en 1798, Victor ou l’Enfant de la forêt, mélodrame en trois actes qui avait eu un immense succès et qui devait être repris, en France et à l’étranger, pendant cinquante ans (on le jouait encore en province pendant mon enfance).

L’auteur de l’estampe visait évidemment le succès de Victor ou l’Enfant de la forêt, sans prévoir, du reste, qu’il serait si prolongé et qu’il contenait un monde.

Ce genre nouveau procédait, bien entendu, de quelque chose. Il procédait de la Chaussée, Diderot et Sedaine, sans doute ; mais avec de telles différences qu’il avait bien son originalité à lui et qu’à son tour il était gros de nouveautés tout à fait singulières.

Le drame de la Chaussée, Diderot et Sedaine est une comédie larmoyante ; mais c’est encore une comédie. Il est constitué d’une aventure bourgeoise où il y a peu d’incidents, peu de péripéties, une part très faible donnée à l’imagination. Le drame de Pixérécourt est plein d’incidents extraordinaires et plein de péripéties anormales ; il est terrible, et il est très précisément écrit en vue d’une grande leçon morale.

Bref, c’est une tragédie, une tragédie à la Corneille, tout à fait, seulement qui se déroule dans un monde très vulgaire et qui a des ressorts et des complications un peu plus enfantins que ceux de Corneille. Bref, le drame de la Chaussée, de Diderot et de Sedaine est encore une comédie bourgeoise, plus attendrie seulement que celle de Marivaux et de Destouches, et le drame de Pixérécourt est très nettement une tragédie populaire.

C’est le drame, tel que nous le connaissons depuis quatre-vingts ans.

Il réussit d’une façon inouïe, à travers tout l’Empire et toute la Restauration. Ce fut Cœlina ou l’Enfant du mystère (1801), le Solitaire de la Roche-Noire (1806), le Petit Carillonneur (1812), le Chien de Montargis (1814), Valentine ou la Séduction (1821). Je ne cite que les principaux et ceux qui ont obtenu des succès formidales. Pixérécourt écrivait trois pièces par an.

A Pixérécourt s’ajouta Caignez avec le Jugement de Salomon (1802), la Pie voleuse (1815) la Forêt d’Hermanstadt (1805), les Corbeaux accusateurs (1817), la Morte vivante (1813), la Belle au Bois dormant (1822), etc., etc.

A Pixérécourt et Caignez s’ajouta Cuvélier avec ses drames militaires, les Français en Pologne (1808), la Belle Espagnole ou les Français à Madrid (1809), etc. Ce Cuvélier écrivait mal, comme Pixérécourt et Caignez, mais il avait de la fougue et du mouvement, et dans le dialogue je ne sais quelle verve burlesque qui n’était pas sans saveur. Croiriez-vous qu’on lui a reproché le mot, devenu proverbial : « Feignons de feindre, afin de mieux dissimuler. » — Mais c’est excellent.

A Pixérécourt, Caignez et Guvélier, s’ajouta Ducange. Ducange est célèbre par un incident qui paraît de nos jours bien extraordinaire : il fut condamné pour insultes à l’Académie française ! C’était en 1822. 1822 est une époque qui nous fait l’effet d’être étrange. C’est de Ducange (qui, du reste, fut collaborateur de Pixérécourt) qu’est Trente ans ou la Vie d’un joueur (1827), et encore la Maison du Corrégidor (1819), le Colonel et le Soldat (1820), Elodie ou la Vierge du Monastère (1822), etc. — Jules Janin l’estimait beaucoup ; nul, selon lui, n’avait pénétré plus avant dans le secret des instincts populaires, des haines, des amours, des préjugés, des superstitions et des terreurs de la foule.

J’en pourrais citer beaucoup d’autres ; mais il ne faut pas charger les mémoires. Pixérécourt, Caignez, Cuvélier et Ducange sont les rois du mélodrame de 1800 à 1840. Aussi bien ils portaient tous, dans la langue du temps, des titres glorieux. Pixérécourt était le « Corneille du mélodrame » ; Caignez était le « Racine du mélodrame » ; Cuvélier était le « Crébillon du mélodrame », et Ducange, pour ses opinions anticléricales, le « Voltaire du mélodrame ». Il ne restait aucun nom d’honneur à distribuer ; les autres s’appelèrent du nom de leurs pères.

Tous ces drames contenaient exactement la Préface de Cromwell. Mélange du tragique et du comique, incidents multipliés, terreur et pitié excitées par des spectacles matériels, couleur locale un peu puérile, mais cherchée avec soin et affectée avec application, vérité et complication de la mise en scène, luxe de décors, « fascination de l’opéra », comme dira Hugo dans son manifeste, règles des unités parfaitement surpassées et bousculées.

Je crois que c’est Chateaubriand qui a dit de 1789 : « La Révolution était faite lorsqu’elle éclata ». Je ne sais pas si c’est tout à fait vrai de la révolution politique de 1789 ; mais c’est plus que vrai de la révolution littéraire de 1829. Victor Hugo en sa Préface de Cromwell « enfonçait, dit irrévérencieusement M. Maurice Albert, des portes qui étaient ouvertes depuis plus d’un quart de siècle tout le long des boulevards ». En une seule soirée le Paysan perverti passait quinze années dans la capitale ; le Joueur de Ducange avait vingt-cinq ans au premier acte et quarante-cinq au dernier. La Fille de l’Exilé, de Pixérécourt, le sujet étant un voyage du fond de la Sibérie à Saint-Pétersbourg, ne pouvait pas, sans doute, rester à la même place et elle mettait huit mois à franchir neuf cents lieues. Cette Fille de l’Exilé a, du reste, la gloire d’avoir, la première, arraché aux classiques une concession à laquelle ils se refusaient depuis deux cents ans : 1818 est une date dans l’histoire des trois unités au théâtre. Un classique très sensé (je regrette que M. Maurice Albert ne le nomme pas) dit spirituellement à propos de la Fille de l’Exilé : « Il ne faut pas chicaner l’auteur sur la violation de l’unité de lieu, dont il a fait la source même de l’intérêt qui règne dans son ouvrage. Voulant représenter une jeune fille dont l’acte héroïque se manifeste par l’entreprise d’un très long voyage, il a dû mettre une grande étendue de pays sous les yeux du spectateur : le terrain était ici la base du sujet. Toutefois, on ne saurait engager les auteurs à suivre cet exemple… »

Toujours est-il que, dès 1800, il y avait en France un théâtre qui était en son fond tout le théâtre romantique, qui était tout le théâtre romantique moins le talent de style. Ceci est absolument exact.

Ce théâtre, comme vous l’avez déjà vu par les titres que j’ai eu soin de vous citer, prenait sa matière assez ordinairement dans une anecdote populaire, dans un fait divers (Pie voleuse, Chien de Montargis, etc.), assez souvent aussi dans une aventure extraordinaire et attendrissante inventée par l’auteur et placée dans le monde populaire. A ces deux titres presque également et surtout au premier, il remontait, sans que les auteurs en sussent rien, à la moralité telle qu’on la pratiquait au seizième siècle et qui n’est qu’un petit mélodrame : De la jeune fille qui aima mieux se tuer qu’être violée par son seigneur ; ou il remontait au drame sans nom particulier qui se jouait souvent au commencement du dix-septième siècle et qui n’était qu’une transformation de la moralité : les Portugais infortunés, histoire d’aventures et de naufrages.

Et, pour y revenir, en un mot comme en cent, c’était la tragédie populaire, la tragédie qui ne connaît pas les règles, la tragédie qui multiplie les incidents sans se soucier de la logique, la tragédie qui parle beaucoup aux yeux et la tragédie qui, s’adressant à un public qui ne connaît pas l’histoire, prend sa matière non dans l’histoire, mais dans les faits contemporains ou quasi contemporains, récits de la veillée ou du repas du soir ou de l’atelier que connaît le peuple et qui sont l’entretien du peuple.

Tel est l’état premier, l’état primitif du mélodrame, de 1800 environ à 1820. Il n’aurait jamais, peut-être, donné naissance au théâtre romantique, si, aux alentours de 1815, il ne s’était produit en lui un changement d’abord insensible, puis croissant et très considérable.

D’une part, il s’élève d’un degré, en devenant un peu historique, en devenant historique à la manière populaire encore, en devenant historique d’une façon légendaire et surtout d’une façon grossière ; mais enfin en devenant un peu historique.

D’autre part, et du reste du même coup, mais le point de vue est autre, en devenant historique, par ce fait même, et parce fait seul qu’il devient historique, il rejoint la tragédie historique nationale, ou plutôt la tragédie historique non antique, qui, après l’impulsion de Voltaire, était extrêmement usitée depuis 1800 et même depuis 1789.

Par ce fait, les différences essentielles et profondes qui existaient entre le mélodrame du peuple et le poème dramatique des bourgeois s’atténuent extrêmement ; l’abîme entre la Porte-Saint-Martin et le Théâtre-Français se comble presque ; et il est désormais tout naturel que le théâtre romantique naisse du mélodrame.

Aux uns, à ceux qui ont de bons yeux, il paraîtra une simple transformation embellie du mélodrame populaire ; aux autres, il paraîtra une transformation de la tragédie historique non antique, chose très connue. Aux uns il paraîtra le mélodrame parvenu, aux autres la tragédie historique dégradée, mais encore acceptable, et, au moins, non inattendue.

Or, ce changement du mélodrame fait-divers en mélodrame à peu près historique se fait effectivement, de 1815 à 1825, sans secousse, par degré, mais avec une sorte d’ascension continue. On conserve toujours le mélodrame proprement populaire, le mélodrame fait-divers, le mélodrame « Pie voleuse » ; mais on y mêle, on lui adjoint, de temps en temps, et de plus en plus souvent, le mélodrame à couleur ou à prétention historique.

Regardons les dates.

Pour ce qui est de la tragédie classique romantique, Marie-Joseph Chénier : Charles IX (1789), Henri VIII (1791), Calas (1791), Fénelon (1793). Lemercier : Pinto, en prose (1801), Christophe Colomb (1809), Frédégonde et Brunehaut (1822). Alexandre Duval : La Jeunesse de Richelieu, en prose (1796), La jeunesse de Henri V, en prose (1800), Edouard en Ecosse, en prose (1802), La princesse des Ursins, en prose (1826).

Pour ce qui est du drame du boulevard : Pixérécourt : Les Maures d’Espagne (1804), Christophe Colomb (1815), la Peste de Marseille (1828). Caignez : Ugolin ou la Tour de la faim (1821). Cuvélier : Les Français en Pologne (1808), l’Entrée des Français à Madrid (1809). Ducange : Pharamond (1813), Le prince de Norvège (1818), Le Prisonnier vénitien (1819), Calas (1819), La Suédoise (Christine de Suède) (1821), etc., etc.

Vous voyez qu’à partir surtout de 1815, d’une part la tragédie classique devient moderne, et, d’autre part, le drame populaire — et pour se renouveler et pour se hausser d’un degré et peut-être parce que son public commence à savoir plus d’histoire — devient volontiers historique.

De ce rapprochement, une fusion devait naître, et le drame romantique est une manière de confluent. Le drame romantique est un composé de tragédie classique moderne et de drame populaire historique ; ou, bien plutôt, le drame romantique est tout simplement le drame populaire historique, se donnant, par l’emploi du vers (le plus souvent) et par le souci du style, quelque apparence d’être la tragédie classique moderne renouvelée et rajeunie, mais n’étant en son fond que le drame populaire historique plus soigné et écrit par des gens qui savaient écrire.

Marino Faliero (1829), en vers et joué à la Porte-Saint-Martin, fut le premier drame romantique. Il était très précisément le confluent et la fusion du drame populaire historique et de la tragédie classique moderne. C’est Delavigne qui avait opéré la rencontre et le mélange des eaux (Casimir Delavigne a été considéré comme romantique jusqu’en 1830 et dans son discours de réception à l’Académie française (1825), il se réclame très nettement de l’école nouvelle). Après lui, tout de suite, Dumas et Hugo éclatent.

Autre considération, autre modification du mélodrame populaire qui a concouru au même effet final. Il ne s’était pas contenté, vers 1816, de prendre une couleur de drame historique ; il avait subi un peu et accepté très volontiers l’influence de la littérature étrangère, tout au moins celle de Walter Scott et de Goethe. Faust, assez mal compris du reste, a été porté sur une scène du boulevard dès 1828 par Charles Nodier et Antony Béraud. Quant à Walter Scott, sa popularité en France fut si grande à cette époque que Boulevard et Comédie française et Odéon se le disputent. « Un roman de Scott paraît tour à tour sous les noms de Château de Kenilworth, à la Porte-Saint-Martin, de Leicester, à Feydeau, d’Amy Robsart, à l’Odéon, d’Emilia, à la Comédie française ». Ducange donne une Fiancée de Lamermoor en 1828 à la Porte-Saint-Martin.

Notez encore que le théâtre du boulevard faisait très bon ménage avec le romantisme naissant ou, si vous voulez, le pré-romantisme. Les Martyrs de Chateaubriand, dès 1811, furent mis à la scène ; le Solitaire de M. d’Arlincourt figure en 1821 sur quatre scènes des boulevards.

On le voit donc très nettement : le théâtre romantique, c’est le théâtre du boulevard élevé un peu en dignité et traité soit en vers, soit en prose ornée et poétique, et rien n’est plus erroné que cette opinion qu’il y a eu une révolution dramatique en 1829 ou l’invention de quoi que ce soit en 1829.

C’est Dumas père, avec sa verve gasconne, qui a fait croire à nos pères que Henri III et sa cour avait été une nouveauté audacieuse. La nouveauté, c’est qu’il fut joué à la Comédie française, oui, certes ; mais en soi c’était un drame des boulevards analogue à ceux qu’on y jouait depuis une vingtaine d’années. Les contemporains ne s’y sont pas trompés et tous les journaux du temps, les uns pour s’en indigner et en rougir et gémir, les autres pour s’en féliciter, mais tous d’accord sur le fait, ont dit : « C’est le mélodrame qui fait son entrée au Théâtre-Français ; c’est le boulevard qui descend dans la maison de Racine. »

C’est qu’il faut bien, je crois, faire attention à une chose, à savoir que les romantiques — sauf Dumas père — n’étaient point des hommes de théâtre. Ils n’étaient point « nés natifs » de ce pays-là. Ils n’avaient nullement la vocation théâtrale. Ils étaient des poètes élégiaques et lyriques qui avaient pour le théâtre ce goût, seulement, que tous les écrivains ont pour les succès retentissants. Et par conséquent, ils n’étaient nullement gens à créer un théâtre nouveau, à faire de toutes pièces un théâtre qui ne ressemblât pas au théâtre précédent.

Ainsi donc, voulant cependant faire du théâtre, ils ont pris la forme de théâtre qui existait de leur temps et ils y ont mis leur style, qui était beau.

— Mais il y en avait deux, de formes de théâtre, en leur temps ! Pourquoi ont-ils choisi celle du boulevard et non pas l’autre ?

— Probablement : 1° parce que — ne perdez jamais ce point de vue ; il est la clef de bien des choses — parce que le théâtre de la rue Richelieu et le théâtre de l’Odéon étaient les théâtres des imitateurs de Voltaire, et que le fond même de toutes les doctrines et idées des romantiques était qu’il ne fallait pas ressembler à Voltaire.

2° Parce que (et ce n’était qu’une suite de l’antipathie que je viens d’indiquer) les romantiques, encore qu’ils lussent très peu, se piquaient de connaître Shakspeare, Gœethe et Schiller et de faire en France quelque chose d’analogue à ce que ceux-ci avaient fait chez eux. Or, tout à fait sans le savoir, le drame des boulevards était shakspearien, non point du tout par le fond, mais par la structure et par la forme extérieure, comme sera shakspearien par la structure et par la forme extérieure tout drame inexpérimenté, irréfléchi et instinctif.

3° Parce que le drame du Boulevard était à décoration, à machines, à éclat extérieur et à prestiges, toutes choses qui sentent l’opéra et que, même dans leurs œuvres non dramatiques, avant de s’être faits dramatistes, les romantiques sont des peintres décorateurs et aiment infiniment tout ce qui frappe les yeux, tout ce qui amuse, séduit et éblouit les yeux et tout ce qui émeut l’imagination par les yeux.

Or, ne pensant pas créer un théâtre original, étant obligés d’en prendre un tout fait, ayant le choix entre deux, ils ont été à celui pour lequel ils avaient des affinités naturelles, et surtout ils ont écarté celui pour lequel ils avaient des antipathies d’école. Ils ont écarté la tragédie classique, même moderne, laquelle était, elle aussi, d’origine voltairienne, et ils ont pris pour eux et tout entier le mélodrame populaire historique, en se réservant de le parer des séductions et des éclats de leur style.

Quant à Dumas, son cas était plus simple encore : il était né mélodramaturge du boulevard ; il avait en lui un Pixérécourt, un Caignez, un Ducange et un Cuvélier ; il aurait créé Ducange, Guvélier, Caignez et Pixérécourt s’ils n’avaient pas existé. Il n’avait, lui, qu’à se laisser aller à son instinct pour faire, d’une part des Henri III, et d’autre part des Antony, c’est-à-dire pour traiter et pour agrandir et pour enflammer les deux formes principales de drame que les théâtres du Boulevard pratiquaient depuis trente ans et surtout vingt ans, et dont ils avaient donné des modèles.

M. Maurice Albert a poursuivi l’histoire des théâtres du Boulevard à travers le règne de Louis-Philippe, à travers les Bouchardy et autres auteurs aux provinces si chers. Je n’ai voulu ici que tracer la ligne de l’histoire des théâtres du Boulevard, considérés comme précurseurs du théâtre romantique et y aboutissant.

Cette histoire, abordée et tentée de tous les côtés depuis quelque temps, ne laisse pas d’être encore à écrire, M. Maurice Albert, en particulier, traitant plutôt l’histoire matérielle de ces théâtres, l’histoire de leur vie administrative et économique, que leur histoire proprement littéraire. Etudier Pixérécourt, Cuvélier, Caignez, Ducange et quelques autres, d’un peu près, comme précurseurs des romantiques et surtout comme créateurs du goût public qui a rendu le théâtre romantique possible, ce qui expliquerait peut-être pourquoi le théâtre romantique a eu une carrière si courte, ayant été plutôt la fin éclatante de l’évolution d’un genre qu’un genre nouveau ; étudier et débrouiller un peu cela serait singulièrement intéressant. C’est un livre maître à écrire. Celui qui l’écrira ne pourra se passer ni des ouvrages de M. Marc Des Granges, ni de ceux de M. Maurice Albert.

Le Théâtre et la société française, de 1815 à 1848, par M. Jules Guex. §

J’ai parcouru d’abord et puis j’ai lu avec une véritable attention une plaquette qui nous vient de Lausanne et qui a pour titre le Théâtre et la Société française de 1815 à 1848. C’est un demi-volume qui donne l’idée d’écrire un livre, ou le regret que le livre n’ait pas été écrit, par compensation de certains volumes qu’on voudrait qui fussent réduits à dix pages. Le jeune auteur, M. Jules Guex, a étudié, — insuffisamment ; mais encore il y a lieu de le féliciter, — l’influence du théâtre sur les mœurs et l’esprit public. Il aurait pu prendre pour épigraphe ce mot de Sainte-Beuve, qui est beaucoup plus qu’une boutade : « Le théâtre imite la vie ; mais la vie imite encore plus le théâtre. »

Rien de plus vrai. Il ne faut pas exagérer et je ne crois pas que la littérature ait une action immense sur la vie des nations ; mais encore elle en a une et, plus que toute autre forme de littérature, le théâtre donne comme un pli à nos manières d’être extérieures, lesquelles ne sont pas sans quelque effet sur notre fond même, le temps aidant. C’est que le théâtre parle aux yeux ; il se voit ; il fait de la propagande par le costume, par la physionomie, par l’attitude et par le geste. C’est tout cela qui s’imite le plus facilement, parce qu’il se reproduit comme spontanément et par une sorte d’effet mécanique. C’est ainsi que le romantisme n’a eu un retentissement appréciable dans les mœurs ou tout au moins dans les habitudes courantes qu’à partir du moment où il a conquis le théâtre.

C’est vers 1830 que l’air romantique est bien porté, non pas dans toutes les classes de la société, mais dans quelques groupes très en vue, très étalés et qui attirent les regards et qui provoquent à leur tour l’imitation. Les Jeune-France sont à la mode. On en rit, on en fait des caricatures ; mais on les imite plus ou moins. Ce sont eux, en somme, qui donnent le ton. Ils sont sataniques, maudits et funestes, et l’on trouve généralement que c’est là être du bel air. Gautier rappelait tout cela, beaucoup plus tard, en s’en moquant de tout son cœur, mais en constatant qu’il avait, par toutes ces mines, très bien produit son petit effet : « Il était de mode alors dans l’école romantique d’être pâle, verdâtre, un peu cadavéreux, s’il était possible. Cela donnait l’air fatal, byronien, giaour, dévoré par les passions et les remords.

…… J’étais sombre et farouche.
Mon sourcil se tordait sur mon front soucieux,
Ainsi qu’une vipère en fureur ; et mes yeux
Dardaient entre mes cils un regard ferme et louche ;
Un sourire infernal crispait ma pâle bouche.

 

« Comme je suis naturellement olivâtre et fort pâle, les dames me trouvaient d’un satanique et d’un désillusionné adorables… »

Et, avec cela, si vous saviez répandre autour de vous une petite réputation de débauche orgiaque, votre caractère était établi et vous faisiez figure dans le monde. Vous vous rappelez dans les Jeune-France du même Gautier le fameux chapitre intitulé « l’Orgie échevelée ». Il est d’une ironie en même temps que d’une fantaisie bien amusante. Plus drôle encore, parce qu’elle est plus ingénue, la description de « l’Orgie échevelée », par Philothée O’Neddy. Il est difficile de chanter la débauche byronienne en vers plus plats :

Vingt jeunes hommes, tous artistes dans le cœur,
La pipe ou le cigare aux lèvres, l’air moqueur,
Le temporal orné du bonnet de Phrygie,
En barbe Jeune-France, en costume d’orgie,
Sont pachalesquement jetés sur un amas
De coussins dont maint siècle a troué le damas,
Et le sombre atelier n’a pour tout éclairage
Que la gerbe du punch, spiritueux mirage…

Et cela continue ainsi. Est-ce pas amusant, cet honnête rimeur, classique au fond plus qu’Andrieux, s’excitant de tout son cœur au vers flamboyant et à la description truculente et n’accumulant que des prosaïsmes et des périphrases ? O’Neddy était une victime du romantisme.

C’est ce temps des Jeune-France que le malicieux Babinet rappelait avec un grand sérieux de pince-sans-rire à Champfleury. Ils étaient, vers 1850, dans un salon à prétentions littéraires et la conversation était un peu lourde à supporter. Babinet, tout à côté de Champfleury, laissait tomber sa tête sur sa poitrine. Tout à coup il se redressa et dit à l’oreille de Champfleury : « De mon temps, c’était plus amusant. De mon temps, Monsieur, nous traînions les femmes par la chevelure sur le parquet. » Et, sur cette confidence néronienne, le brave astronome referma les yeux et reprit son somme interrompu. Le bon Babinet se moquait ; mais il avait bonne souvenance de ce qui avait été, en sa jeunesse, le bel air des choses.

Et c’est ainsi que, de 1830 à 1835 environ, les extravagances prétentieuses de costume, de tenue, de barbe et de coiffure s’étalèrent, non sans quelque admiration de la part de la foule, à travers les rues de Paris et de quelques villes de province. L’un avait la barbe taillée à la François Ier, l’autre affectait la « royale » de Richelieu ; celui-ci portait un pourpoint de velours noir et un pantalon collant, comme un archer du moyen âge ; celui-là, une fraise à la Henri IV. On lit dans les Notes et Souvenirs d’un Anglais à Paris (1835-1848) : « Etant très petit garçon, j’avais été plus d’une fois frappé d’étonnement à la vue de jeunes gens paradant dans la rue en pourpoint, en haut-de-chausse, la chevelure flottante ornée de toques de velours et d’ailes d’oiseaux, une courte épée pendue à la ceinture ; nous n’étions pas en carnaval et personne ne semblait s’émouvoir. Les Parisiens d’alors s’étaient habitués à ces bizarreries. »

Les souvenirs de Maxime Du Camp sont tout à fait d’accord avec ceux de l’Anglais à Paris. Il avait été collégien vers 1835 et il se rappelait très bien que le rêve d’un collégien de cette époque était de porter un pourpoint de peau (« un buffle », comme on disait en fort bonne langue classique) et d’être chaussé de souliers à la poulaine. « Les souliers à la poulaine étaient pour nous un sujet d’admiration d’autant plus vive que nous ne savions pas ce que c’était ; mais n’était-ce pas le bonheur tout entier de posséder un pourpoint tailladé et une dague de Tolède ? »

Croyez-vous que ces modes singulières fussent limitées à un tout petit groupe d’excentriques ? Point du tout. Ecoutez encore Maxime Du Camp : « Nous estimions que les élèves du collège Stanislas étaient les écoliers les plus heureux de Paris, parce que Théodore Burette, professeur d’histoire, y faisait son cours en bottes à revers rouge, en culotte de peau collante, en gilet à la Robespierre, et en frac vert à boutons d’or doublés de satin blanc. » Il est certain que voilà un professeur d’histoire à Stanislas bizarrement accommodé. Et voyez-vous, par parenthèse, la raison de certaines mesures qui nous ont paru arbitraires et de peu de raison ? Sous Louis Philippe et sous le second Empire, les chefs de l’Université tenaient la main à ce que les professeurs ne fissent leur classe « qu’en robe et qu’en bonnet carré », comme dit Petit Jean. « Vexation puérile, disaient quelques-uns ; tracasseries ridicules ! » Mais, mon Dieu, non ! Les chefs de l’Université se rappelaient simplement M. Théodore Burette, le professeur romantique. Ils éliminaient les bottes à revers rouge et le frac vert à boutons d’or. Ce n’était pas là précaution inutile. Il est vrai que ces règlements restèrent en vigueur bien longtemps après l’époque des Jeune-France. Mais c’est que les choses administratives survivent très longtemps à leur cause et à leur objet. Elles vivent d’une vie propre qui n’a plus rien à voir, à un moment donné, ni avec les causes efficientes ni avec les causes finales. C’est ce qui les fait vénérables.

L’influence du romantisme sur l’ameublement et toute la décoration intérieure des appartements les plus bourgeois ne fut pas moins considérable. Les salons se transformèrent de 1830 à 1840 aussi complètement, peut-être plus, qu’ils le firent sous nos yeux il y a dix ans. Le meuble Empire fut complètement délaissé et remplacé par tout un décor archaïque. Ce ne furent que vieux bahuts, figurines gothiques, manuscrits et missels à miniatures, vitraux, chaires monumentales rappelant les stalles des chanoines, tapisseries où régnaient les microbes, dressoirs, crédences, bibelots moyen âge ou Renaissance, ferrets, ferrures et ferronneries, émaux, verreries, armures, étoffes brochées d’or et d’argent, chasubles, nappes d’autel. Tout salon devait ressembler à un atelier de peinture. Or pensez un peu à l’influence de l’habitat sur l’habitant et de tous les entours sur le personnage, l’homme ou femme et femme surtout, qui y passe sa vie. C’est tout un tour d’esprit que prenaient nos pères et nos mères dans ces intérieurs tout particuliers, qui procédaient en droiture du théâtre de 1830. Il ne faut pas nier que ce théâtre n’ait eu une certaine influence sur l’imagination et sur les idées générales de toute une génération,

M. Jules Guex a étudié aussi toute une question bien autrement difficile à élucider, celle du napoléonisme au théâtre et dans la société. Je dis que ceci est plus difficile, parce qu’il y a ici une mêlée, assez incommode à débrouiller, d’actions et de réactions. Ce qui vient du théâtre romantique vient du théâtre romantique et un point, c’est tout ; puisque le théâtre romantique est tout d’imagination, tout d’invention et presque de caprice, puisqu’il est la création spontanée (ou bien peu s’en faut) de quelques beaux esprits. Mais la littérature bonapartiste est cause et effet. Il y a un théâtre napoléonien parce qu’il y a une légende napoléonienne qui a enflammé et qui enflamme encore les imaginations populaires. Ici le théâtre imite la vie et la vie imite le théâtre et ainsi de suite.

Il n’en est pas moins intéressant de suivre la napoléonite dans son évolution au théâtre. M. Guex remarque, peut-être d’une façon un peu hasardeuse, que, même un peu avant 1830, des traces de napoléonite se rencontrent déjà au théâtre. Elles s’y rencontrent sous la forme un peu plus générale d’« impérialisme ». Ne remarquez-vous pas que, dans Hernani, don Carlos a un rôle contestable tant qu’il n’est que roi et tout de suite a le beau et le grand rôle dès qu’il est devenu empereur ?

Ai-je bien dépouillé les misères du roi,
Charlemagne ? Empereur, suis-je pas un autre homme ?

La remarque est ingénieuse. Elle est un peu téméraire. Je ne la prends pour moi ; mais je ne puis m’empêcher d’y sourire avec quelque complaisance.

En tout cas, dès qu’a sonné la fanfare de la victoire des Trois Glorieuses, brusquement tout le théâtre est à Napoléon. C’est (dès le 31 août 1830) le Passage du mont Saint-Bernard, au Cirque. C’est, la même année, Schœnbrun et Sainte-Hèlène à la Porte-Saint-Martin. C’est, à l’Ambigu-Comique, Quatorze Ans de la vie de Napoléon, ou Berlin, Potsdam, Paris, Waterloo et Sainte-Hélène, par Anicet Bourgeois et Francis Cornu. C’est, à l’Odéon, Napoléon ou Trente Ans de l’histoire de France (trente ans est un peu exagéré) d’Alexandre Dumas lui-même. Et bien d’autres, dont quelques-uns sont rappelés dans l’Aiglon de M. Rostand. Il était juste que l’Aiglon saluât respectueusement ses ancêtres.

Et c’est là que l’on voit bien ce qu’a été 1830 pour le peuple, 1830 pour le peuple de France, comme pour les peuples étrangers (rappelez-vous la brochure de Quinet sur l’Allemagne, écrite en 1831 à Heidelberg ! — 1830 a été une victoire bonapartiste. Les bourgeois utilitaires et pratiques y ont vu une victoire de la bourgeoisie sur la noblesse ; un petit groupe de républicains y a vu une victoire républicaine escamotée habilement par Laffitte et Lafayette, mais seulement pour un temps. Le peuple y a vu une revanche de 1815, et, par conséquent, une victoire bonapartiste à compléter plus tard. Le théâtre qui, parce qu’il a le flair du succès, a l’intuition de l’opinion populaire, a été droit à cette conception-là. Il a joué, dès 1830, le « retour des cendres ». Le retour des cendres, en 1840, a été le plus brillant des drames populaires du cycle napoléonien ; et les précédentes pièces bonapartistes n’avaient pas été sans quelque influence sur cette magnifique première. Elles l’avaient comme annoncée, provoquée, préparée, et y avaient préparé les esprits. Le théâtre est l’art des préparations. La vraie pièce bonapartiste qui pourrait, elle aussi, s’appeler Vingt Ans de l’histoire de France, aurait pour premier acte 1830, pour second 1840, pour troisième 1848, pour quatrième 1851 et pour cinquième 1870.

Et ici M. Guex me paraît très avisé de ne s’être pas borné, sur cette question de « Napoléon et le Théâtre », à Alexandre Dumas, Anicet Bourgeois, Victor Hugo, etc. Il a songé à Scribe et il a eu parfaitement raison. Les colonels et les soldats-laboureurs et les soldats-curés d’Eugène Scribe ont leur place, et importante, dans ce chapitre de l’histoire littéraire. Songeons aux couplets militaires des petites comédies de Scribe. Ils ont été autant répétés que ceux de Béranger. Ils sont moins bons que ceux de Béranger ; mais, grâce à l’action qu’exerce le théâtre, ils ont été répétés tout autant. C’est Adolphe, le jeune et beau capitaine qui rêve de la guerre, non pas comme d’un moyen d’avancement, mais comme d’un moyen pour se faire aimer.

En prononçant le nom d’Elise
Tous deux gaîment nous chargeons l’ennemi.
Il est battu, la ville est prise
Et je suis blessé, Dieu merci (bis).
Qu’une blessure rend aimable !
Quel intérêt je lui vais inspirer !
Un bras de moins, je puis tout espérer.
Et qui sait même ? Un boulet favorable
Peut m’emporter et me faire adorer,

ou en faire adorer un autre ; mais est-ce que l’on songe à cela ?

C’est le vieux prêtre qui, à la suite d’incidents pathétiques, est insulté par un jeune homme. Le vieillard ouvre sa robe et montre le ruban rouge. C’est un vieux soldat du grand homme :

Après avoir servi Napoléon,
Je n’ai voulu que Dieu pour maître.

Et personne ne songe à lui dire qu’il n’y a aucun rapport.

C’est Bertrand, du Mariage de raison, le vieux sergent, chauve, voûté et pourvu d’une jambe de bois. Il aime, malgré cela, une jeune et belle fille et il l’épouse aux applaudissements du public. C’est qu’il peut dire, comme le caporal de Béranger :

Ah ! moi ! J’ai servi le grand homme !

Et il n’y a rien à répondre à cela. C’est le « tarte à la crème » ou le « sans dot » de 1830.

Et c’est encore le général Bourgachard qui arrive en scène rendu, rompu, battu de l’oiseau, demi-mort et demi-boiteux et qui fait des réflexions mélancoliques sur l’heure du couvre-feu. Il fait ses « stances à la retraite ». Elles ne valent pas tout à fait celles de Racan :

C’était jadis, je m’en souviens,
Que nous nous repassions sans peine
Amour, fillettes et bons vins,
Sans compter mainte autre fredaine…
Et je me demande lesquelles ; mais c’est trop de curiosité.
Nous nous disions, nous autres chenapans,
Ces péchés-là, je puis me les permettre.
Pour m’en repentir j’ai le temps
Où je n’en pourrai plus commettre.

Et il se dit, avec un soupir, que ce temps-là est enfin venu. Mais, non pas ! Une fillette de seize ans se présente, et, les circonstances aidant, — oh ! des circonstances très romanesques, que je vous épargne, — le général Bourgachard offre sa main à la jeune fille avec enthousiasme. A la vérité, il y a maldonne, et, plus tard, les circonstances susindiquées s’éclaircissant, le bouillant Bourgachard en vient à découvrir que c’est une aimable femme de quarante ans qu’il doit épouser. Mais cette perspective lui est extrêmement pénible. On lui dit, peut-être judicieusement :

Songe-t-on aux jours de printemps
Lorsque brille un beau jour d’automne ?

Il répond, à peu près, que c’est surtout l’automne qui fait regretter le printemps. On finit par le mettre à la raison ; mais c’est assez rude. Ce général Bourgachard a le diable au corps. Que voulez-vous ? On les aimait ainsi en 1833…

Ce chapitre de l’histoire par le théâtre est donc fort intéressant. Il pourrait être continué par-delà 1848… Eh ! Eh ! je ne sais pas trop, et peut-être est-ce encore très avisé de l’avoir arrêté dans les environs de 1850. Car, enfin, remarquez-vous la différence, au point de vue qui nous occupe, entre le théâtre d’imagination et le théâtre réaliste ? Le théâtre d’imagination frappe les esprits très vivement, les exalte, les échauffe et, finalement, il est imité par la vie. Mais le théâtre réaliste, lui, imite la vie et dès lors il doit renoncer, ou à peu près, à être imité par elle. On voit très bien où Molière, où le Sage, où Gresset, où Beaumarchais, où Augier, où Dumas fils, où M.Sardou, où Meilhac et Halévy ont pris la matière de leurs œuvres. Ils ont rendu, — avec intérêts, — au public ce que le public leur a prêté. Mais que diable voulez-vous qu’à son tour le public prenne, pour l’imiter, dans leurs œuvres ? Ira-t-il imiter Harpagon, Orgon, Tartuffe, Maître Guérin, le Père prodigue, Giboyer ou Monsieur Alphonse ? Il est peu probable. Au théâtre romanesque le public applaudit, puis, en s’en allant, se sent pris d’un secret désir d’émulation qui finit par une espèce de contrefaçon. Au théâtre réaliste, le public dit : « C’est bien cela », applaudit et ne va pas au-delà. C’est affaire faite.

Et donc dans les temps où le réalisme, plus ou moins mêlé, plus ou moins cru, règne au théâtre, le théâtre n’a, ce me semble, aucune influence sur les mœurs, et, par conséquent, c’est bien à 185o qu’il faut arrêter une étude sur ce que la société française doit aux représentations théâtrales.

Le mot de Sainte-Beuve est bon ; mais il est d’un homme de 1830. Il est essentiellement d’un homme de 1830 et il porte sa date avec lui. Il reste juste d’une façon générale ; mais à la condition qu’on l’amende un peu. — Je dirai quelque chose comme ceci :

Le théâtre imite la vie ; mais la vie aussi imite le théâtre quelquefois. Quand ? Lorsque le théâtre n’imite pas la vie. Il faut croire qu’il est nécessaire qu’il y en ait toujours un qui imite l’autre. Dramatistes, voulez-vous être imités ? N’imitez pas. Voulez-vous être inimitables, ce qui est flatteur ? Imitez vous-mêmes. L’office du théâtre réaliste est de reproduire des ridicules et de ne point les corriger. L’office du théâtre romanesque est d’en créer. Chacun sa part. L’une et l’autre est belle et peu salutaire.

Ce qu’il y a de plaisant et ce qui peut expliquer (en partie) l’alternance du théâtre romanesque et du théâtre réaliste, c’est que le théâtre romanesque crée des ridicules, que le théâtre réaliste, quand il arrive, trouve dans la vie et met à son tour sur la scène pour s’en moquer. Pulchras vices. Dans Gabrielle, Augier a tout simplement pris une héroïne romantique bourgeoise pour la livrer aux risées du parterre, comme, du reste, Flaubert dans Madame Bovary. Dans les Précieuses ridicules et dans les Femmes savantes, Molière atout simplement pris dans la vie des personnages qui imitaient le roman et le théâtre de la génération précédente.

Mais c’est égal, la part du théâtre romanesque est plus belle. Il ne se raille pas des ridicules de l’humanité. Il y ajoute.

 

Victor Hugo
Angelo, tyran de Padoue. §

Le théâtre Sarah Bernhardt a donné une assez brillante reprise d’Angelo. Je n’insisterai pas sur ce drame lui-même, qui n’a guère que des défauts et qui, malgré les applaudissements, lesquels s’adressaient surtout à la maîtresse du logis, a paru presque à tout le monde prodigieusement ridicule ; j’aime mieux vous en raconter un peu l’histoire ou ce que je sais de son histoire, ce qui a un certain intérêt et explique certaines choses.

Faites bien attention à la date. Elle est extrêmement importante. Angelo fut représenté au Théâtre-Français en avril 1835. C’est une époque très particulière et comme essentielle de la vie d’Hugo, de sa vie littéraire et de sa vie morale. Depuis 1832 Victor Hugo, remarquez d’abord ceci, a délaissé le drame en vers pour le drame en prose. Son dernier drame en vers est le Roi s’amuse (1832) et il ne reviendra au drame en vers que par Ruy Blas, en 1838. Mais il adonné depuis 1832, coup sur coup, Lucrèce Borgia (1833), Marie Tudor (1833).

Cela veut dire, ce me semble, que, depuis 1832, il est emporté par le démon du théâtre, amoureux du succès théâtral rapide, immédiat et répété ; et qu’il fait vite, ne se donne plus la peine d’ouvrer lentement et minutieusement une pièce en vers, veut frapper à coups redoublés, plus précipités que mesurés, sur l’opinion publique, écrit très rapidement — car, s’il met généralement trois mois à écrire une pièce en vers, on peut croire qu’il écrit Lucrèce Borgia ou Marie Tudor en quatre semaines — devient en somme un ouvrier dramatique, un théâtreux ; et se contente très facilement.

C’est comme cela qu’on devient très vite un Bouchardy ou un Ducange.

Ajoutez à cela que, dans les limites des mêmes dates, 1832-1835, il est devenu l’amant d’une actrice, mêlé, par suite, beaucoup plus qu’auparavant, au monde théâtral proprement dit, au monde des coulisses et des foyers, à ce monde où l’on vous dit : « Il nous faut une grande machine avant la fin de la saison.. Bouclez-nous cela vivement… N’oubliez pas qu’il faudrait passer avant Chatterton… Enlevez cela. » — Hugo, de 1832 à 1835, n’est plus l’artiste sévère et uniquement épris d’art, prodigieusement facile, à la vérité, mais encore prenant son temps et ne violentant pas l’inspiration, qu’il était du temps de Hernani, de Marion Delorme et de le Roi s’amuse.

Plus tard, et averti par les insuccès ou, bien plutôt, par la mauvaise et vulgaire qualité du succès de Lucrèce Borgia, de Marie Tudor et d’Angelo, il reviendra, d’un beau coup d’aile, à la « poésie dramatique », au beau drame de fantaisie, d’amour et d’éloquence, par le prestigieux Ruy Blas (1838) — et, plus tard encore, ne se souciant plus, en vérité, du théâtre, n’étant plus théâtreux le moins du monde, n’appartenant plus qu’à lui-même, à son génie propre, il fera, retrouvant le fond même de sa nature, qui est épique, le drame qui n’est plus un drame pour le théâtre, le poème épique dialogué, la grande fresque monumentale : les Burgraves.

Mais en 1835 il est sur la pente de la littérature dramatique industrielle, et il est même presque au plus bas de cette pente.

Voyez comme c’est fait, cet Angelo. C’est un drame fait pour les acteurs, uniquement pour les acteurs. L’auteur semble s’être dit : « Il me faut un traître mystérieux, un tyran stupide et noir, une amoureuse persécutée et élégiaque, un amoureux tragique et sublime. Ces quatre ingrédients sont la matière nécessaire et suffisante. D’autant plus que je pourrai avoir Mars pour l’amoureux tragique et sublime ; Dorval, peut-être, pour l’amoureuse élégiaque et douloureuse. Voilà mon affaire. Il ne s’agit plus que de trouver une fable pour rassembler ces quatre personnages. Oh ! une fable quelconque. »

Et voilà comment Angelo respire si peu la sincérité, a un caractère superficiel et artificiel à souhait, et donne l’impression d’un ouvrage hâté et fait beaucoup plus à coups de poing qu’ad unguem.

Il est si bien tout en procédés que si Hugo pouvait être un moment soupçonné d’avoir eu, un moment dans sa vie, l’esprit d’ironie, on pourrait croire qu’Angelo n’est pas autre chose que la parodie du théâtre du boulevard de ce temps-là : portes secrètes, escaliers mystérieux, hommes qui marchent dans les murs, poisons, narcotiques, enterrée vivante, croix de ma mère (j’ai idée cependant qu’à cette date elle était presque neuve), « fais ta prière ! », « une heure ! », « ma vengeance ! », être enterré avec sa vengeance le bras encore sortant de terre et menaçant ; amour pour une femme inconnue qu’on n’a jamais revue et qu’on ne reverra que pour mourir : tout le « boulevard » est là comme ramassé à la fois et comme grossi, poussé à l’excès et à la charge.

— Le style même, à y regarder de près, n’est pas d’Hugo, il est d’Hugo moins encore que dans Lucrèce Borgia et Marie Tudor ; il est lourd, compact, à gros fracas, déclamatoire sans éloquence et sans être jamais traversé d’un frisson ou d’un sourire de poésie. Hugo semble dire : « Voilà ce que vous applaudissez au boulevard. Ce n’est pas du tout difficile à faire.Tenez. En un tournemain. Voilà. C’est un peu plus ridicule que du Bouchardy ? Oui ? Veuillez croire que je le sais. »

Seulement Hugo n’a jamais eu le génie ironique.

Mais encore, il y a une ironie inconsciente, celle qui est faite d’imitation un peu machinale et nonchalante, de pastiche presque involontaire où entre un peu de paresse et un peu de hâte, avec, tout au fond, cette idée sourde et imprécise : « Bah ! Ils avaleront bien cela ; c’est justement ce qu’ils applaudissent chez les autres. »

Et cette ironie inconsciente et involontaire est peut-être, non pas la plus malicieuse à proprement parler, mais celle où se joue le démon même, caché, mystérieux et trompant même celui qui écrit, de la malice éternelle. C’est l’ironie des choses elles-mêmes.

Ainsi Renan, très innocemment, je crois, et par bonté d’âme, s’est laissé prendre une manière de poème en prose qui fut joué au Théâtre-Français au lendemain de la mort de Victor Hugo, précisément, et qui était un pastiche énorme des panégyriques qui pleuvaient depuis un mois en l’honneur de l’illustre mort. Je ne manquai pas de dire à tout le monde : « Mais vous voyez bien qu’il parodie les thuriféraires ! Il n’y a qu’à l’entendre ainsi pour trouver sa pièce excellente. » C’était peut-être vrai ; c’était peut-être faux. Renan lui-même ne savait pas toujours dans quelle mesure il était sincère, dans quelle mesure il était ironique et dans quelle mesure sa complaisance était de la bonté d’âme et dans quelle mesure sa condescendance était du persiflage.

Tant y a que si Victor Hugo avait voulu donner en 1835 le type même, ramassé et synthétique, de tous les défauts et de tous les ridicules du romantisme populaire de l’époque, il n’aurait pas fait autre chose qu’Angelo et ne s’y serait pas pris autrement pour le faire.

Il semble bien que sa pièce réussit peu. M. Duquesnel, d’après les souvenirs qu’il tient de son père, nous disait l’autre jour qu’il y eut applaudissements et ricanements mêlés. La critique fut en général assez sévère. Elle releva comme surannés, et elle avait déjà raison, les clefs, serrures à secret, portes secrètes, souterrains, caveaux, etc. ; mais reconnut, ce qui ne nous apparaît pas beaucoup aujourd’hui, qu’il y avait de l’intérêt de curiosité. On compara Mars et Dorval, dont celle-là jouait Tisbé et celle-ci Catarina. Ce furent des parallèles qui ne finissaient plus. Le succès en somme avait été à Dorval ; mais il faut se souvenir que Mars en 1835 avait une soixantaine d’années (exactement cinquante-sept) et Mme Dorval à peine trente.

La pièce fut reprise en 1850 par Rachel et évidemment sur son désir. Toutes les grandes actrices ont été séduites par le rôle de Tisbé qui est à beaux effets et qui est varié, étant mi-partie de comédie et mi-partie de drame. Les souvenirs ou les traditions de M. Duquesnel sont dans le sens d’un demi-échec de Rachel ; les souvenirs de mon père étaient plutôt dans le sens d’un beau succès ; mais mon père était terriblement prévenu, à ce qu’il m’a semblé, en faveur de Rachel. Personnellement, je na jamais vu celle-ci.

La représentation de mardi dernier a été vraiment assez belle. Beaux décors, surtout celui du premier acte, et fort bonne interprétation.

Mme Dufrène a été meilleure que je ne l’ai jamais vue, vraiment pathétique, quoique avec un peu de monotonie de colombe blessée — mais quoi ? le rôle est tel — dans le personnage de Catarina.

M. de Max, pour lequel on avait restitué le troisième acte, d’ordinaire supprimé, afin qu’on le vît mourir, a été d’un sinistre sec et dur, sans emphase — et je vous dis qu’il y a des jours où M. de Max a du goût — dans le rôle d’Homodéi. Mais pourquoi mettre sur son pourpoint en grandes capitales les initiales du Conseil des Dix ? Vîtes-vous jamais espion porter écrit sur son chapeau : « Préfecture de police. Police secrète. Fiches » ? — Ce n’est guère tolérable dans Angelo ; ce ne le serait que dans le Secret de Polichinelle.

M. Deneubourg est un amoureux assez ardent, trépidant surtout, mais qui a de la sincérité.

M. Desjardins donne une belle figure en lame de poignard à l’affreux tyran, Barbe-Bleue ultramontain.

Quant à Mme Sarah Bernhard, elle a fort bien fait pour sa gloire, sinon pour celle d’Hugo, de remonter Angelo. Tisbé est un de ses excellents rôles. Meilleure dans la partie gracieuse et féline, fort bonne encore et donnant, sinon une profonde émotion de pathétique, du moins une très grande et profonde émotion de beauté, dans la partie tragique ; retrouvant — je vous en donne ma parole — sa voix charmante, souple, caressante, cristalline de son plus beau temps ; et toujours, naturellement, maîtresse de cette mimique savante qui ne lui manquera jamais, elle a ravi le public, qui a vigoureusement applaudi et qui l’aurait fait bien davantage s’il n’avait été comme provoqué impérieusement à le faire par des amis maladroits, ce qui le refroidit toujours un peu. Somme toute, le succès personnel de Mme Bernhardt a été un des plus francs et des plus vifs qu’elle ait obtenus depuis longtemps. On sait assez que je ne lui cache pas la vérité quand elle se trompe ou quand son démon, pour un temps, qui n’est jamais très long, l’abandonne.

Angelo n’ira pas évidemment très loin ; mais encore il faut compter sur tous ceux, collectionneurs très judicieux, qui voudront « avoir vu Sarah dans Angelo ». Ils doivent être nombreux, et goût de collectionneur à part, c’est une chose dont les lettrés ne peuvent guère se dispenser que de prendre connaissance de cette tentative qui a si parfaitement réussi.

Balzac
La Cousine Bette, de MM. Pierre Decourcelle et Granet. §

Le théâtre du Vaudeville a donné une adaptation au théâtre de la Cousine Bette, de Balzac. Les auteurs de cette adaptation sont MM. Decourcelle et Granet.

Ils sont habiles. La Cousine Bette au théâtre est parfaitement claire et se laisse suivre le plus aisément du monde. Les principaux personnages y ont, avec précision et même un certain relief, la même physionomie que dans le roman. Nous retrouvons bien là le baron Hulot, Crevel, Mme Hulot, M. Marneffe, Mme Marneffe, tels que nous les connaissons et tels que nous avons accoutumé de nous les représenter dans l’entretien que nous nous faisons d’eux.

Seule, la cousine Bette s’estompe, pour ainsi parler, un peu. Elle est, comme le titre l’indique, et elle doit être le principal personnage du roman ; elle en est le ressort central ; elle est celle qui profite des vices de ceux qui l’entourent et qui entretient les vices et qui les excite et qui les avive pour arriver à la satisfaction de ses rancunes, de ses haines et de ses vengeances. Or on ne voit pas assez dans la pièce pourquoi elle hait si fort et pourquoi elle a une telle soif de vengeance. Il faudrait qu’on le vît mieux. Il manque là quelque chose.

Ce qui manque, c’est un monologue. Certes, je ne conseille pas à l’ordinaire le monologue aux auteurs ; et que ce qui manque à une pièce, ce soit un monologue, cela, sans doute, est rare. Mais il me semble que c’est pourtant le cas ici. Mlle Lisbeth ne peut exprimer à personne, non pas même à Mme Marneffe (et cela aurait quelques inconvénients et quelques invraisemblances), les motifs de sa haine contre les Hulot ; nous ne pouvons pas, non plus, les connaître, comme dans le roman, par de longues conversations entre la cousine Bette et sa famille ; il faut donc que la cousine Bette nous prenne pour confidents et nous dise à nous-mêmes les longues humiliations qu’elle a subies dans cette famille et qui lui ont inspiré le désir féroce de les tous précipiter dans la ruine et dans la honte. Si le public était ainsi averti et mis au fait, le rôle de Bette, même quand celle-ci ne dit rien du tout, prendrait une importance énorme et nous ne la quitterions pas des yeux.

Ce qui, au contraire, est excellemment fait, dans la pièce de MM. Decourcelle et Granet, ce sont les rôles de Hulot et de Crevel. Ils sont en saillie, avec tout leur sens, et ils sont en juste et précis parallèle, avec tout leur sens. La Cousine Bette, c’est la véritable École des Vieillards, celle de Casimir Delavigne, quoique très intéressante, restant un peu superficielle. Le bon Casimir, surtout auteur comique, n’aimait pas « creuser les plaies ». Quand Casimir Delavigne présenta aux comédiens ordinaires du roi son premier ouvrage qui était une tragédie, les Vêpres siciliennes, un comédien du comité mit sur son bulletin, car alors on motivait son opinion : « Je reçois l’ouvrage malgré ses défauts ; il me donne l’idée que l’auteur écrira très bien la comédie ». Cet acteur était homme de flair.

Donc Casimir, plutôt auteur comique, avait creusé moins profondément que Balzac ce terrible sujet, et c’est Balzac qui, le premier après Corneille et Racine, a écrit l’École des Vieillards. Or il a voulu montrer ce que l’amour fait des hommes qui, la cinquantaine passée, l’éprouvent encore ; et il a estimé qu’il les rend tantôt ignobles, tantôt ridicules ; et Hulot voilà pour l’ignoble, et Crevel voilà pour le ridicule ; et ces deux personnages sont toujours (à peu près) tenus sur le même plan et toujours mis en parallèle très ingénieusement et très savamment.

Ce mérite, ce très grand mérite de la Cousine Bette, j’entends au seul point de vue de la composition, les auteurs de la Cousine Bette au théâtre ont très bien su le conserver. Il faut leur en tenir très grand compte.

Certaines scènes sont faites de main d’ouvrier, celle par exemple de la séduction renouvelée de Hulot par Mme Marneffe, lorsque Hulot a appris que la Marneffe est la maîtresse de Crevel en même temps qu’elle est la sienne, et lorsque la Marneffe avoue et tire de son aveu même une puissance nouvelle de séduction sur Hulot. C’est une scène classique : elle a été faite cent fois ; mais encore il fallait la faire une cent et unième et la bien faire. C’est où les auteurs ont parfaitement réussi.

La scène aussi de Hulot convaincu de concussion, entre son frère, le vieux maréchal, et son vieux compagnon d’armes le ministre de la guerre, a de la grandeur et une belle simplicité tragique. Il n’y avait ici qu’à suivre le texte ; mais encore il fallait le suivre avec intelligence et avec l’entente de la scène.

Je ne puis pas me tenir de reprocher aux auteurs d’avoir ôté à l’œuvre de Balzac beaucoup de sa virilité à la fin de leur pièce. La fin de la Cousine Bette au théâtre du Vaudeville est une berquinade. La petite amie du baron Hulot devenu écrivain public, Atala, y paraît une petite sainte, aimant Hulot comme un bon papa et parfaitement digne d’épouser le fils du fumiste d’en face. Il en résulte que les mots atroces du texte de Balzac, que les auteurs ont cru devoir garder, n’ont plus aucun sens : « Ah ! ce n’est pas amusant d’être la femme d’un homme. Si ce n’était pas les pralines… » De même le mot épouvantable de Hulot à sa femme : « Est-ce que je pourrai emmener la petite ? » ne paraît plus épouvantable du tout et ne fait aucun effet.

Et enfin le dernier acte, Hulot revenu chez sa femme, courtisant une cuisinière et lui disant : « Ma femme est malade ; elle n’en a pas pour longtemps… Tu pourrais devenir baronne », est supprimé dans la pièce du Vaudeville, tout simplement !

Mais alors, s’il vous plaît, l’ouvrage n’a plus tout son sens. A peu que je ne dise qu’il n’en a plus du tout. Ce retour, qui semble définitif, de Hulot à la maison et à la vertu, si l’on me permet de parler ainsi, a un effet rétroactif sur le reste de la pièce et réduit l’histoire terrible de Hulot à une frasque passagère, à une « passade » du baron Hulot. Le spectateur qui n’a pas lu le roman s’en ira en disant : « Le baron Hulot était un très bon mari et un très bon père (voir premier acte) ; il a fait la connaissance d’une mauvaise femme et à cause d’elle il a fait pendant six mois des sottises énormes ; il est tombé dans la misère et, en cette situation, il s’est montré paternel et bienfaisant pour une fillette du quartier qui faisait son ménage ; sa femme est venue le chercher et il a eu une fin de vieillesse irréprochable. »

Diable ! Mais ce n’est pas précisément l’histoire du baron Hulot, cela !

J’exagère un peu sans doute et il y a une demi-ligne tout à la fin qui nous laisse entendre que la luxure n’a pas encore abandonné la proie où elle était tout entière attachée. La cousine Bette dit à Mme Hulot, pour finir : « Voilà qui va bien ; mais donne-toi de garde de prendre de jolies bonnes ! » Soit ; mais cette demi-ligne, pour représenter tout une dernière partie, très importante du roman (et peu importe que cette dernière partie soit longue ou courte matériellement), cette demi-ligne est un peu insuffisante. Elle semble n’être qu’une précaution des auteurs. Ils semblent seulement vouloir nous dire : « Vous savez ; ne vous y trompez point : nous avons lu le roman de Balzac jusqu’au bout. » — Sans doute, sans doute ; nous en étions persuadés ; mais cette demi-ligne est, tout compte fait, insuffisante.

Pour tout dire et n’épargner aucune critique à des auteurs que j’ai commencé et que je finirai par louer très vivement, il y a encore dans la Cousine Bette du Vaudeville un peu de précipité et de haletant, un peu de tassement dans une grande clarté. Les auteurs ont voulu tout mettre, ou presque tout, et ils ont dû mettre chaque chose, chaque épisode, dans un raccourci qui quelquefois se sent un peu. Toujours clair ; mais pas d’aisance. Vous vous rappelez Renan parlant des romans avec le dédain en quelque sorte ingénu qui était en lui pour tout ce qui n’était pas littérature d’idées. Il disait à peu près : « Je voudrais qu’il y eût des manchettes (résumés, sommaires rapides, en marge, de cinq pages en cinq pages), je ne lirais que les manchettes, mais vraiment je lirais ainsi les romans avec beaucoup de plaisir. » Eh bien, la Cousine Bette, au Vaudeville, donne souvent l’impression de la Cousine Bette lue par le procédé des manchettes. — Mais il faut répéter que ces manchettes sont d’une très grande clarté, bien liées et enchaînées l’une à l’autre et que quelquefois elles sont d’une véritable force dramatique et d’un caractère vraiment littéraire. C’est un excellent ouvrage d’adaptation.

Il y a à louer très sincèrement aussi les interprètes de cet ouvrage très estimable. A tout seigneur tout honneur : M. Lérand a remporté un triomphe dans le personnage de Marneffe. Il s’est fait la plus effroyable figure bassement sinistre qu’on ait jamais vue au théâtre. C’est à en rêver, et plus d’un en a dû avoir un cauchemar la nuit suivante. Vous n’avez pas idée de cette tête d’affreuse canaille rampante et tortueuse. Jamais homme n’a ressemblé à ce point au produit incestueux du singe et de l’hyène. Il a fait à son entrée, et du reste pendant tout le cours de son rôle, une impression que personne ne pourra oublier.

M. Duquesne a été très bon dans le personnage de Hulot. Il n’est pas assez capable de bien représenter Hulot terrassé ; il en fait plutôt un Hulot pris en faute et interdit ; il manque là quelque chose ; mais, dans tout le reste du rôle, il a beaucoup de vérité et de naturel ; il est particulièrement bon à nous montrer le Hulot vieilli, inconscient et candidat au gâtisme, de la fin. C’est, en somme, un personnage très bien composé.

M. Dubosc a de la dignité sans assez de grandeur dans le rôle du ministre de la guerre. Le prince de Wissembourg est un vieux général du premier Empire ; M. Dubosc en fait plutôt un vieux général, resté élégant, de l’ancien régime, un Soubise. Ce n’est pas mauvais en soi, non, c’est même agréable. Seulement, quand le prince de Wissembourg, ainsi composé, en vient à ressentir une généreuse et brutale colère et à dire : « Maréchal Hulot, votre frère, Hulot, colonel de Napoléon, baron de l’Empire, est un Jean F… », le mot ne sonne plus comme il doit sonner ; il détonne et il étonne. Il ne faudrait pas qu’il étonnât.

M. Roger Vincent a été sympathique et gracieux dans le rôle un peu effacé de Wenceslas.

Mme Cerny a montré de la science théâtrale, surtout pour ce qui est de la physionomie, des gestes et des attitudes. Elle est séduisante et comme frôleuse. C’est bien la chatte qui doit exercer sur les deux vieillards une attraction puissante. On ne sent peut-être pas assez le fond de Mme Marnefie, lequel n’est pas libertinage, mais soif ardente de l’or et du luxe.

Mme Roggers a montré une nervosité peut-être excessive et mal réglée, mais d’un très grand effet et singulièrement communicative, dans le rôle de la malheureuse et touchante Mme Hulot.

Mme Cécile Caron ne réussit point suffisamment, comme vous pensez bien, à paraître envieuse, méchante, atroce et venimeuse dans le rôle de la cousine Bette. Tout cela est trop contraire à sa nature. Elle y tâche au moins de toutes ses forces, elle y arrive presque, ma foi, et personne ne lui en veut de n’y point venir absolument.

Meilhac et Halevy
La Boule, comédie en cinq actes. §

La Boule a pleinement réussi aux Variétés. C’était une curiosité générale : on se demandait, comme de toute vieille pièce, si la Boule avait vieilli. Certains assuraient que les traces de l’âge y étaient visibles. Pour moi, faute de suffisante perspicacité sans doute, elles ont été, si elles existent, complètement inaperçues.

 

De grâces et d’attraits je la trouve pourvue,

Mais les défauts qu’elle a ne frappent point ma vue.

 

J’ai trouvé la Boule plus gaie, plus jeune et surtout mieux faite que la plupart des vaudevilles qu’on nous a donnés hier et avant-hier, et voilà tout.

Chose particulière, et qui m’est peut-être particulière, c’est le troisième acte, le fameux acte du tribunal, qui m’a le moins plu. Je m’y suis amusé ; mais, sans précisément le trouver long, j’allais être sur le point d’y trouver des longueurs quand il a fini. C’est peut-être la faute de M. Max Dearly ; c’est peut-être tout simplement que nous en avons vu, hélas ! des « actes de tribunal » depuis 1874 et que la Boule porte ici la peine et la responsabilité de tout ce qu’elle a enfanté ; car, si le juge du troisième acte a neuf filles, ce n’est pas par neuf qu’il faut compter les fils du troisième acte de la Boule ; c’est peut-être une autre raison que je n’aperçois pas ; comme, par exemple, d’avoir trop compté sur ce III ; mais enfin ce III ne m’a pas absolument transporté.

En revanche, l’acte I, si joliment à mi-côte de la comédie et du vaudeville, et l’acte II, « l’acte du théâtre », si réaliste et si fantaisiste à la fois, si pétillant de mots drôles qui sont tous des mots de situation, si joliment contrasté par Mme Pichard, l’actrice d’autrefois, devenue concierge de théâtre, et Mme Mariette, l’actrice d’aujourd’hui — et elle est d’aujourd’hui quoique de 1874 — si bouffon avec ses : « Ne dites pas que vous m’avez vu » et ses rencontres inattendues et vraisemblables et ses « effets de neige » ; cet acte II m’a rempli de joie pure.

A propos, le fameux « Ici, Edouard ! », jeté si joliment par Mariette à M. de La Musardière, en savez-vous l’origine ? Les auteurs eux-mêmes ne la savaient peut-être pas, et ils ont très probablement imité et parodié un mot historique sans le savoir. Le « Ici, Édouard ! » est de Casimir Périer I (1832). Casimir Périer était président du Conseil, comme vous savez. M. d’Argout monta à la tribune inopportunément, juste au moment où, dans une rapide délibération, les ministres présents au banc ministériel venaient de décider qu’il ne fallait pas parler. Casimir Périer faisait des signes prohibitifs désespérés à son collègue. M. d’Argout ne comprenait pas. N’y tenant plus, Casimir Périer finit par crier : « Ici, d’Argout ! » La Chambre eut un rire homérique. Je n’ai pas besoin d’ajouter que Casimir Périer, riant lui-même, s’excusa de tout son cœur auprès de son collègue, qui riait, lui aussi, comme le public des Variétés lundi soir.

Et ce qui m’a le plus enchanté à la représentation de la Boule, c’est que le quatrième et dernier acte, celui où « tout s’arrange », est peut-être le meilleur et le plus gai et le plus comique de tous. La réconciliation des deux époux s’y fait en gaîté, sans attendrissement inattendu et sensibilité déconcertante, moitié par des moyens de vaudeville très adroitement préparés dès le premier acte, moitié par le cours naturel des choses, qui veut que quand on a porté des griefs légers devant un tribunal, d’une part on les y voit s’évanouir au grand jour, d’autre part on est si excédé de papiers timbrés, d’assignations et d’avoués distraits et d’avocats ridicules, qu’on est tout heureux de se retrouver chez soi et qu’on se trouve réciproquement très agréable. La raison de la réconciliation du quatrième acte est dans le : « En voilà une enquête ! » du troisième. Sur ceci même les auteurs n’auraient peut-être pas eu tort d’insister un peu en leur acte III, qui n’en aurait rien perdu de sa verve bouffonne et fantaisiste et qui en aurait acquis un peu plus de poids et qui en aurait conduit encore plus directement et aisément au quatrième.

Somme toute, la Boule est une charmante pièce, qui appartient décidément au répertoire de la comédie-vaudeville et qu’il est à croire qu’on jouera toujours.

Et la preuve, — une preuve dont je me serais passé, — c’est qu’elle a eu un succès énorme et qu’elle n’a pas été si bien jouée que cela. M. Brasseur est certes très amusant ; mais il est si artificiel, il est si peu convaincu, il a tant l’air de se moquerie premier du personnage qu’il représente ! Dansces conditions, tout ce qui est de comédie disparaît et le rôle de La Musardière est précisément celui où il y a le plus de comédie, c’est-à-dire de réalité poussée à la charge, mais enfin de réalité.

M. Huguenet n’est pas mauvais ; mais il n’a aucune verve ; il a l’air d’être plutôt ennuyé qu’heureux de jouer Paturel ; il s’acquitte ; et c’est cela si l’on veut, mais ce n’est pas ce que l’on rêve. Le rôle de Paturel, très large et copieux, devrait être au tout premier rang ; il est estompé.

M. Max Dearly est exécrable. Il joue en clown un rôle de Dandin majestueux, formaliste, distrait, du reste, et préoccupé. Quelques singeries sont assez drôles en soi, si l’on veut ; mais le contresens est continuel et il est criant et exaspérant.

M. Claudius est acceptable, sans être vraiment comique. Il n’y a que M. Prince qui joue vraiment bien, avec aisance, avec naturel et dans le ton. C’est un Lassouche plus fin. Son succès, qui a été très souligné, était le plus mérité du monde.

Parmi les dames, je ne fais nulle difficulté à convenir que Mme Rolly, Mme Burtal et Mme Lacombe n’excitent aucune animadversion et que Mme Rosine Maurelest à peu près à la moitié de la hauteur de l’excellent rôle de Mme Pichard. Mais, tout compte fait, il n’y a que l’extraordinaire Mme Lavallière qui soit digne d’éloge. Elle adonné quelque chose d’âpre et d’acidulé au personnage de Mariette et elle l’a renouvelé à souhait. Au fond, ce n’est pas cela et Mariette, dans le texte, est une bonne fille inconsciente ; mais il n’y a pas contresens formel et de faire paraître ou transparaître, sous la gamine vicieuse de petit théâtre, la terrible broyeuse et mangeuse de coeurs que Mariette pourra devenir, ce n’est pas du tout désagréable. Mme Lavallière n’a d’autre tort que d’un peu trop jouer Mariette en grande artiste ; je souhaite ce défaut à beaucoup de comédiennes.

Enfin, par sa seule vertu intense, ou à peu près, la Boule a triomphé et triomphera. C’est un spectacle qu’il faut aller voir, un des meilleurs du moment où nous sommes.

François Coppée
Pour la Couronne, drame en cinq actes, en vers.

(Théâtre Sarah-Bernhardt.) §

Pour la Couronne, après dix ans de silence, a été repris avec beaucoup d’éclat par le théâtre Sarah-Bernhardt lundi dernier.

L’épreuve est faite, la seule qui compte, celle du temps. Pour la Couronne est désormais classé comme classique, ou classé, c’est-à-dire classique, comme vous voudrez.

La pièce a ses défauts, mais, chose remarquable, qui ont paru moins graves à la seconde représentation qu’à la première, je veux dire dix ans après que dix ans avant ; car c’est ainsi que nous comptons, nous autres qui voyons les choses sub specie œternitatis.

Le public est moins transporté aux deux derniers actes qu’aux trois premiers, parce qu’il ne comprend pas assez : 1° que le fils d’un traître, accusé lui-même de trahison, se laisse égorger comme un petit agneau plutôt que de dénoncer son père, mort du reste ; — 2° qu’un fils qui a eu le courage de tuer son père, traître à la patrie, n’ait pas celui de le dénoncer, quand il est mort, pour se sauver lui-même et de le « tuer une seconde fois », comme il est dit précisément dans le texte : « Eh ! dit le spectateur, si tu l’as tué une première fois, tu peux bien le tuer une seconde ; l’habitude est prise » ; — 3° qu’un autre que le fils saintement parricide, sachant le secret, ne le dise point pour sauver le fils parricide, alors surtout que cet autre est une femme qui adore le fils parricide ; — 4° que ce peuple et surtout ce roi soient assez stupides pour condamner le prétendu traître sur la simple production d’une signature qu’il serait facile de vérifier et que personne ne songe seulement à regarder.

Toutes ces objections seraient assez faciles à réfuter.

Qu’un peuple et un roi soient ineptes, cela s’est rencontré quelquefois et rentre dans les banalités de l’histoire, « surtout que », — je veux me mettre à parler parisien sur mes vieux jours, — le jeune homme accusé de trahison est un général plusieurs fois vaincu. Qu’un vaincu soit un traître, c’est presque un axiome dans l’esprit de toutes les foules. — Cependant on souhaiterait que l’évêque-roi, qui nous est donné comme un grand honnête homme et comme un saint, fût un peu plus intelligent. Mais quoi ? Il est entraîné par son peuple, et il faut bien qu’il les suive puisqu’il est leur chef.

Que Militza, amoureuse de Constantin, et qui sait qu’il n’est pas coupable, et au contraire, ne parle pas et ne le défende pas, et garde obstinément le silence parce que ce silence lui a été commandé par Constantin ; cela me paraît assez juste, la petite orientale ne connaissant à l’égard de celui qu’elle aime que l’obéissance passive, absolue, fanatique en quelque sorte et pouvant le tuer pour lui rendre service et se tuer elle-même, mais non jamais lui désobéir. — J’ai pourtant toujours rêvé un autre rôle pour Militza. Je voudrais qu’elle ne sût rien, rien du tout ; qu’elle crût Constantin coupable comme le croit tout le monde, et qu’elle l’aimât « quand même », malgré tout, fanatiquement ; et qu’elle le tuât et se tuât, sans savoir qu’il est un calomnié et une victime ; et d’une part ce ne serait pas laid et d’autre part on comprendrait assez pourquoi elle ne parle pas ; ça n’aurait pas besoin d’être expliqué.

Que Constantin, qui a eu le courage de tuer son père, traître à la patrie, n’ait pas le courage de dire, quand lui-même est soupçonné et condamné : « Mais c’est mon père qui fut le traître ! » cela est précisément la beauté de l’ouvrage et non pas la beauté conventionnelle, la beauté par procédé, le « faux sublime » ; c’est la beauté vraie ; car c’est très juste. En effet, ce n’est pas parce que son père est un traître que Constantin a tué son père. Pas du tout ! Il l’a tué pour sauver le pays et parce que, pour sauver le pays, il n’y avait pas d’autre moyen à prendre. Dès lors, le pays sauvé, et Constantin n’ayant à sauver que lui-même, il ne tuera pas son père « une seconde fois » en ternissant sa mémoire. Il pouvait le tuer pour sauver le pays ; quand il s’agit de le tuer pour se sauver soi-même, il ne le peut pas ; il ne le fera pas ; il aimera mieux mourir. C’est beau ; et ce n’est pas seulement beau, ce qui ne serait rien ; c’est juste ; c’est parfaitement juste. C’est bien ce que Constantin avait à faire, à la condition d’être un héros, sans doute ; mais encore c’est bien ce qu’il avait à faire.

Seulement, il aurait fallu plus fortement imprimer dans l’esprit du public, au cours des deux premiers actes, que Constantin adore son père comme un Dieu, quelles que puissent être ses fautes ; qu’il a la piété filiale jusqu’au fond des moelles et du cœur ; que la piété filiale est chez lui presque aussi forte que le culte de la patrie. Oui, il aurait fallu établir une hiérarchie des sentiments de Constantin : la patrie avant tout ; la piété filiale tout de suite après. Celle-ci pourra céder à celle-là ; mais immédiatement après elle se relèvera tout entière et reprendra toute sa force ; etc.

Dès lors, le public aurait mieux compris que le jour où Constantin tue son père, il le tue en l’adorant, en comprenant et excusant son crime, et simplement parce que, étant nécessaire de sauver le pays, il ne peut pas faire autrement ; — et, dès lors, les deux derniers actes paraissaient au public tout aussi justes et plus beaux que les premiers.

Toutes les objections sont donc, à mon avis, réfutées ; mais il est incontestable qu’elles existent, qu’elles existeront toujours, que toujours elles circuleront sourdement dans l’esprit du public et qu’il y aura toujours un léger refroidissement à partir du commencement de l’acte IV.

Mais les trois premiers sont si forts, si fermement et nettement conduits, si lumineusement traités, en pleine clarté resplendissante, à la manière des grands maîtres ; et le troisième est un tel chef-d’œuvre, à tous les points de vue, comme action, comme tableau, comme coup de théâtre, comme éloquence et comme lyrisme, qu’on peut, j’en suis sûr, reprendre Pour la Couronne tant qu’on voudra sans aucune crainte ou hésitation, tant qu’il y aura un théâtre en France. Le public vibrera toujours. M. Coppée a dit quelque part, avec une jolie modestie : « Béranger ? On dira de lui ce qu’on voudra ; mais si j’avais fait les Souvenirs du peuple, je serais tranquille du côté de la postérité. » M. Coppée peut se dire : « Je suis tranquille du côté de la postérité : j’ai fait le Reliquaire, j’ai fait le Passant, j’ai fait Severo Tôrelli ; mais surtout, j’ai mes Souvenirs du peuple : j’ai mon troisième acte de Pour la Couronne. »

L’interprétation de Pour la Couronne a été bonne, beaucoup meilleure même que je ne l’espérais. Le trop froid M. Garnier s’est échauffé et a montré de la passion, une passion sombre et triste, d’un fort bon caractère, dans le rôle du traître, du vrai, dans le rôle de Michel Brancomir.

M. Darmont, assez inégal et que tantôt on entend trop, tantôt on n’entend presque plus, a eu cinq ou six moments tout à fait beaux, d’une admirable frénésie tragique et lyrique. Lui aussi, il a « son troisième acte de Pour la Couronne »

Mme Tessandier est exactement la même qu’il y a dix ans ; même grand air tragique, même admirable voix, même puissance ou grâce féline d’attitudes. C’est une Dalila excellente.

Mlle Nelly Cormont s’est révélée comme tragédienne. La voix est très belle, la diction parfaite, l’intelligence du texte absolument juste et la puissance d’émotion extraordinaire — sans moyens violents — et extrêmement communicative. Il est clair comme le jour que la vocation de Mlle Cormont est dans la tragédie et le drame en vers. Je ne doute point qu’elle ne s’y fasse une carrière glorieuse. Le public a été tout à fait de cet avis. Lundi dernier, il lui a donné avec mention et éloges son certificat de tragédienne.

MM. Calmettes, Grammont, Colin, Mmes Bossa et Morlet contribuaient très honorablement à un « ensemble » qui pourrait être plus brillant mais qui est convenable.  

Je crois que le public va reprendre pour très longtemps le chemin du théâtre Sarah-Bernhardt. Je crois aussi que la première reprise de Pour la Couronne aura lieu à la Comédie-Française. Il est démontré désormais que c’est par cette maison que Pour la Couronne, malgré ses défauts, — le Cid en a — aurait dû jadis être présenté au public français. C’est une réparation qui sera faite. En attendant, allez voir Pour la Couronne au coin du quai. Il y fait très bonne figure, et c’est une pièce digne d’être vue et revue. Pour mon compte, j’y ai pris plus de plaisir que la première fois.

Romain Coolus
L’Enfant Malade §

C’est ennuyeux de vieillir : on n’a pas de sensations nouvelles. Les sensations d’aujourd’hui ne sont jamais qu’un rappel, comme disent les distributions des Concours régionaux, des sensations les plus anciennes de votre existence. J’ouvre l’Enfant malade ; je le lis avec attention ; je repousse de toutes mes forces l’idée de derrière la tête qui me vient au bout d’un quart d’heure ; elle insiste, il n’y a pas moyen que je la fasse taire ; je finis par lui dire : « Eh bien ! oui ! c’est Jacques. Tais-toi ; c’est Jacques, de George Sand (1834), laisse-moi tranquille ! Quand ce serait Jacques ! — Plût à Dieu que ce fût Jacques ! — Oui, évidemment, pour une idée de ton âge, c’est Jacques, très inférieur à Jacques ; mais, donne-moi la paix ! — Ça ne fait rien ; c’est Jacques ! »

Elle n’en démordait pas. Et il a fallu que, lisant l’Enfant malade, j’eusse, bon gré mal gré, des sensations de 1834. Ah ! je suis pour l’abolition de la vieillesse !

C’est Jacques, en effet, et aussi, pour nous vieillir moins, c’est bien quelque chose de très analogue à Amoureuse de M. de Porto-Riche. C’est un drame de passion triste et sombre et navrante, fait expressément pour décourager hommes et femmes de toute velléité amoureuse : « Ah ! vous savez, dit une petite femme de Dumas fils, il y a des hommes dans la maison ; si vous n’aimez pas l’amour, n’en dégoûtez pas les autres. » L’Enfant malade a été écrit pour être le plus amer remedium amoris qui se puisse.

Si on le prenait tout à fait au sérieux, le monde finirait bientôt, comme dit l’autre ; et il ne serait homme qui, à la seule approche d’une femme, ne se dispersât dans le paysage avec les signes de la plus violente terreur. Non, ce n’est pas un hymne à la gloire de la femme que l’Enfant malade ; et l’on n’aurait pas pu le donner comme pièce d’inauguration du Théâtre féministe.

Il a sa valeur, cependant, et, en faisant aux dames toutes les excuses convenables, je l’analyserai avec complaisance.

Jean est un homme comme vous et moi. Il a vécu. Il a eu une jeunesse. Il en est à la seconde. Il est tranquillement l’amant de la femme tranquille d’un tranquille mari. Il trouve que c’est très bien ainsi, et qu’il n’y a pas lieu de changer d’existence d’ici à quatre lustres. La femme est de cet avis. Le mari est de cet avis encore davantage. Qu’est-ce qui leur manque ? Rien du tout, évidemment.

Mais ne voilà-t-il pas une jeune fille, Germaine, qui devient amoureuse de Jean !

C’est visible. Elle tourne autour de Jean, de sa maîtresse, du mari d’icelle, avec une indiscrétion aussi embarrassante que significative. « Elle est assommante, cette petite fille, se dit, et dit aux autres, notre homme de trente-cinq ans. Evitons ! Fuyons ! Filons ! Ce sont de ces coups que l’on pare en fuyant. »

Il le fait ; mais non pas assez vite. Il n’y a pas encore assez de trains en un jour sur la ligne de Dieppe à Paris pour fuir les petites filles amoureuses. Germaine le saisit avant le départ. Elle l’aime ! Elle le veut ! Il ne partira pas ! S’il part, elle se tuera. (La scène n’est pas mal faite du tout.)

Jean s’attendrit, faiblit, cède.

Il est stupide : puisqu’il n’aime pas, il est incapable de donner le bonheur, et encore ce serait joli de pouvoir le donner quand on aime ! Il est idiot ; mais il est homme. Aux qualités qu’on exige d’un homme, connaissez-vous beaucoup de dieux qui fussent dignes d’être mortels ? Il cède donc. Oh ! trente-cinq ans, peut-être quarante, devant vingt ans qui sont amoureux !

— Ce serait précisément une raison…

— Oui ; mais précisément parce que ce serait précisément une raison, c’est une raison précisément pour que notre homme n’agisse pas d’une façon raisonnable.

D’où il suit, follement et logiquement, qu’à l’acte suivant Germaine et Jean sont mariés.

C’est un joli ménage ! Ils se querellent tout le temps. Naturellement. Mariez une haine avec une haine ; ce ne sera pas très joli ; mais il pourra y avoir un modus vivendi. Mariez une haine avec une indifférence ; la tractation diplomatique sera plus difficile, mais pourra encore aboutir. Mais mariez une affection paternelle avec un amour-passion, vous aurez uni les deux choses les plus inconciliables que vous puissiez choisir. Il n’y a de vrai mariage qu’entre deux amours pareilles ou entre deux indifférences égales. Dans le premier cas, le mariage est bon ; dans le second, il est délicieux.

Or, le mariage de Jean et de Germaine, c’est l’union d’une affection douce, amicale, paternelle, où entre un peu de pitié et d’instinct protecteur, avec une passion ardente, nerveuse, fébrile, qui, naturellement, ne trouve nullement sa satisfaction dans ce que l’autre partie veut lui offrir.

Car le propre de ces passions-là, c’est d’être absorbantes et exclusives et de vouloir posséder tout entier l’objet aimé, sans que celui-ci fasse la plus petite réserve, retienne à son usage quoi que ce soit de lui-même. Jean a des amis. Il ne faut pas qu’il ait d’amis. C’est un vol. Jean a des livres, qu’il lit quelquefois, à la dérobée. Il ne faut pas qu’il ait de livres. C’est un vol. Jean a des idées. Il faut qu’il les donne toutes à Germaine, qu’il les lui fasse toutes partager : « Ce serait un peu long, répond-il, avec beaucoup trop de candeur. — Alors, tu me méprises ! » réplique Germaine avec une parfaite logique. Eh bien ! il ne faut pas qu’il ait des idées.

Et allez ! allez ! Le mari est serré dans cette passion comme dans un étau auquel chaque minute donne un tour de vis.

— Mais elle est folle ! me dites-vous ?

— Je ne vous dirai pas qu’elle soit sensée comme Mme Pape-Carpentier. Je hais les exagérations. Mais je ne vous accorderai pas qu’elle soit folle, ni même précisément malade, malgré le titre de l’ouvrage. Elle est mariée inexactement, il n’y a pas autre chose. Supposez que Jean soit amoureux passionné, comme elle est passionnément amoureuse. Ils se querelleront aussi, n’en faites aucun doute ; mais d’une façon qui ne les déchirera point. Ils ne sentiront pas un abîme entre eux. Ils ne se sentiront pas sur deux plans géométriques différents. Ils vivront dans la même atmosphère, et, peu à peu, sans doute, la passion s’amortissant, d’un progrès égal, chez chacun d’eux, ils passeront de la passion à l’affection tranquille, sans que trop grand accroc se soit produit, et sans que trop grande infortune se soit abattue sur eux. Mais il n’en va pas ainsi. Ils se sentent étrangers l’un à l’autre, ce dont Jean peut s’accommoder, ce qui est insupportable à Germaine.

Voilà une bien triste maison.

Là-dessus, Vamant survient, comme vous pouviez vous y attendre. C’est Henri, un ancien soupirant de Germaine, méprisé par elle autrefois. Lui, c’est le passionné, l’être tout ardeur et tout désir, c’est-à-dire le parfait égoïste dans lequel les femmes comme Germaine reconnaissent avec une admirable sûreté de coup d’œil l’être dévoué qui leur donnera le bonheur. « Hélas ! dit avec une certaine profondeur Jean à Germaine, vous autres, vous êtes élevées ou vous vous élevez dans cette idée funeste que les hommes sont faits pour vous donner le bonheur et que votre bonheur dépend d’un homme. »

Certainement ! Cette pauvre Germaine n’a jamais eu une autre idée dans la tête. Et c’est avec cette idée-là qu’on va d’abord à celui qu’on aime et ensuite à celui qu’on croit qui vous aime ; qu’on va d’abord à Georges et ensuite à Henri. Il y a des femmes comme cela. Je n’ignore point qu’il y a comme cela beaucoup d’hommes aussi.

Tant y a que Germaine se dirige vers Henri d’un pas ferme. Seulement, je ne dirai pas : Elle a de l’expérience. Quand celle-là en aura !… Mais je dirai : elle a l’expérience sentimentale dont elle est capable ; et elle fait subir à Henri l’épreuve qu’elle n’a pas imposée à Jean :    ,

« — Vous m’aimez ?
— Certes !
— C’est-à-dire que vous vous donnez à moi tout entier ?
— Sans doute.
— Eh bien, dégradez-vous pour moi.
— Hein ?
— Oui ; vous avez des amis : Jean, Georges. Rompez avec eux et soyez stupide et de mauvais ton et de mauvais cœur dans cette rupture. Vous avez je ne sais quelles idées. Reniez-les devant eux avec éclat. Je saurai alors que vous m’aimez ! »

Vous me dites : Elle est folle !

— Mais non, mais non ! Elle a une conception un peu exclusive de l’amour ; voilà tout ; et cet instinct de possession qui est l’amour lui-même quand il est un peu vif ; pas autre chose. Elle est très logique dans ce qu’elle est. Soyez sûr que, quand vous souhaitez qu’une femme vous aime, vous ne souhaitez guère une autre femme que Germaine. Seulement vous ne savez pas ce que vous souhaitez. C’est ce qui vous excuse.

— Et que dit le mari à tout cela ? — Le mari ? Eh bien, il y a le mari de Divorçons qui est combattif et qui, dans ce cas-là, voit une bataille à livrer, que l’on sent que, même vaincu, il sera très content d’avoir engagée et soutenue. Il y a le mari de Jacques qui n’est pas combattif, qui s’éloigne, morose, philosophe longtemps et finit par glisser le long d’un glacier. Jean est plutôt de la seconde catégorie. Il sermonne Germaine ; il raisonne Germaine ; il est adorable de bonté avec Germaine ; il est un père pour Germaine. C’est précisément ce qu’il ne faudrait pas. C’est un mari paternel qui exaspère Germaine. La bonté de Jean ne fait que pousser Germaine du côté d’Henri. Assez bien faite cette scène, ou plutôt l’idée première de cette scène est bonne : Au commencement de la scène, Germaine hésitait, écrivait à Henri : « Attendez un peu » ; à la fin de la scène, Jean a été si adorable, si divin et, par conséquent, si supérieur, que Germaine est enragée contre lui et saute en voiture pour aller retrouver Henri. Vers la joie ! Rideau.

Dernier acte… C’est le dernier acte des pièces de ce genre qui est le plus difficile à faire. Rappelez-vous le Pardon. Car il s’agit de montrer au spectateur ce que sera la vie après ces crises. Or, elle est impossible ; ou elle est d’une si affreuse platitude, si parfaitement pareille à une navrante lande aride, que ce n’est pas très régalant d’offrir cette perspective à un public.

On a une ressource. C’est la mort. Froufrou, Dame aux camélias, autres encore. Mais ces ouvrages ont été, en vérité, un peu trop faits, et nos modernes voudraient bien, comme trop facile, et pour éviter les railleries des critiques, dédaigner cette ressource-là.

— Mais quoi alors ? — Eh bien, la vérité, la vie ! Va pour la vérité vivante et pour la vie vraie ; mais ce n’est pas très savoureux.

Or donc qu’arriverait-il dans la vie ? que Germaine ne mourrait point, et qu’elle reviendrait à son mari. Le mari, disait la femme d’un officier de marine, le mari, c’est le port d’attache. Donc Germaine, après avoir pratiqué l’amour coupable pendant quelques mois, et en avoir pensé exactement ce que pensait du mariage la vieille dame d’Octave Feuillet : « J’ai été mariée un an, et cela m’a suffi pour reconnaître la vanité de ce genre de distraction », reparaît au domicile conjugal, ainsi qu’il est bien naturel.

— Quelle sera la tète du mari ? Voilà ce que vous vous demandez tous. M. Coolus se l’est demandé aussi, et voici ce qu’il a trouvé.

Pendant l’absence de Germaine, Jean est devenu amoureux d’elle, mais véritablement amoureux, amoureux mélancolique, tendre et faible ; amoureux, non plus comme les grands premiers rôles de George Sand, les Jacques et les Trenmor ; mais comme les petits jeunes gens de George Sand, les André et les Simon. Il souffre affreusement dans la solitude. Il essaye de lire « et ne s’intéresse plus à ces abstractions ».

 

Son arc, ses javelots, son char, tout l’importune.

 

Bref, il est amoureux, de cet amour où il y a du désir. C’est un homme moralement très déprimé.

Dans ces conditions, Germaine peut revenir. Elle sera reçue avec de douces larmes de joie. Elle pourra dire le mot classique des femmes coupables rentrant à la maison : « Qu’il ne soit plus question de rien ! Je pardonne tout ! »

C’est ce qu’elle fait. Nous la voyons revenir et nous la reconnaissons avec plaisir. C’est toujours notre chère Germaine. Elle est toujours amoureuse de la même façon : ce n’est plus du même ; mais c’est toujours de même. La scène qu’elle fit jadis à Henri, elle la fait maintenant à Jean. Elle pose ses conditions. Elle pose les conditions de son amour toujours exclusif, absorbant, dominateur, isolateur et pneumatique. « Tout entier, n’est-ce pas ? Pas d’amis ! Je suis jalouse de tes amis ! Pas de livres ! Je suis jalouse de tes livres ! Pas d’idées ! Je suis jalouse de tes idées ! Il s’agit d’être absolument idiot, tu sais ! Ah ! que je t’aime ! »

Le mari résiste un peu. Cela lui paraît bien dur : « Mon Dieu ! comme il est malheureux, Germaine, que tu sois ainsi ! » — Je vous en crois, Jean, je vous en crois ! Mais enfin, dans l’état où il est, il promet tout ; il consent à tout. Germaine l’a « dégradé », comme elle a dégradé Henri. Elle doit être heureuse. Elle fait songer au mot admirable de Flaubert quand Bovary, Emma morte, s’attendrit et s’alanguit sur les reliques voluptueuses qui lui restent d’elle : « Elle le corrompait par-delà le tombeau. »

Et le pauvre Jean conclut ainsi : « Ah ! chère petite enfant, si je pouvais te guérir ! Il faut peut-être que tu sois ombrageuse, parce que tu souffres ! Mais l’irréparable malheur est que tu te complaises dans ta souffrance… Enfin, nous nous aimons déjà ; ce sera notre force. Peut-être finirons-nous par nous comprendre. »

Derrière la tête il est sûr que non. Ils ne se comprendront jamais. Ils s’aimeront sans se comprendre, ce qui est affreux. Ils s’aimeront en restant absolument impénétrables l’un à l’autre, ce qui est atroce. Ils s’aimeront de cette forme particulière de l’amour, qui est l’amour-passion sans mélange d’amour-sympathie, c’est-à-dire qui est la haine. C’est une façon d’aimer, n’en doutez pas ; n’en doutez nullement. C’est une façon d’aimer, puisque ce n’est pas l’indifférence. Mais je vous accorderai que c’est une façon d’aimer et d’être aimé que je ne souhaite pas, même à mes ennemis.

Le public a très mal pris ce quatrième acte. C’est le meilleur. Vous savez que j’ai l’habitude d’être de mon avis. C’est le meilleur. Je veux dire que c’est le meilleur acte de la pièce. Il faut éviter l’amphibologie. C’est le meilleur dans ce sens que c’est celui qui va le plus loin dans l’âme humaine.

Il veut dire que certaines femmes, celles précisément qui sont des merveilles de passion amoureuse, chantées et immortalisées par les poètes, sont tellement enfermées et engainées dans leur idée fixe, que rien ne peut les modifier, même les plus cruelles erreurs, même les plus lourdes fautes, même (car on nous dit que, pendant son séjour avec Henri, Germaine a essayé du suicide), même par les approches de la mort, et qu’elles disent toujours la même chose, depuis la première du I jusqu’à la vingt-neuvième du IV, parce que c’est toujours la même chose et qu’elles sentent toujours la même chose ; et ce fond de démence qui est dans la passion amoureuse est une chose vraie qu’il n’est pas inutile de soumettre à nos réflexions.

Il veut dire que cette folie, ce qui est tout aussi grave et aussi vrai, ne laisse pas d’être contagieuse et que Jean se connaît bien, sans sonder jusqu’au fond son horrible blessure, quand il dit, honteusement : «  à mon insu, elle a influé sur moi et m’a communiqué, oh ! très peu, mais un peu, son impérieux besoin de tendresse et d’affection. »

Il veut dire, hélas ! que dans beaucoup, mettons dans un très petit nombre de mariages, une certaine férocité est nécessaire à l’homme s’il ne veut pas être effroyablement enlizé et enterré ; et qu’il est affreux de se donner cette férocité quand on ne l’a point (ce qui heureusement est un cas assez rare) ; et que, plutôt que de se résoudre à s’en armer, certains hommes, qui sont des saints, perdent consciemment leur vie, sachant qu’ils la perdent et qu’ils se tuent.

Jean se tue, comme le Jacques de George Sand, exactement ; avec cette seule différence que Jacques adopte le suicide bref et Jean le suicide lent. Jean est plus héroïque.

Ces vérités, un peu rudes, ont indisposé le public, et personne ne veut s’en étonner. Le public aurait voulu ou le mari ancienne manière, justicier et maître, qui ne pardonne pas quand il n’a rien à se reprocher et qui chasse l’épouse indigne, quand bien même elle n’est qu’une malade, ce qu’après tout elles peuvent dire toutes ; mais nous sommes bien loin de ces mœurs, qui du reste sont les seules qui aient le sens commun ; — ou le public aurait voulu Germaine repentante, battue de Toiseau, corrigée par ses fautes, ce qui aurait fait prévoir une vie possible entre Jean et Germaine ; mais comme cela eût été délicieusement faux et suavement conventionnel !

Non, M. Coolus, étant donné le caractère de Germaine, qui n’est qu’un tempérament, et le tempérament de Germaine, qui n’est qu’une diathèse, a fait sa comédie comme il devait la faire, et son quatrième acte, comme il était vraisemblable d’après le reste de sa comédie.

Je concéderai que, au point de vue dramaturgique, sa pièce est détestable. Ah ! c’est là qu’on reçoit des coups en pleine poitrine, où il était humainement impossible qu’on s’attendît !

Un premier acte d’abord, selon la formule nouvelle, presque uniquement destiné à faire prendre le change sur le sujet. Ça, c’est le dogme nouveau. Pas un « jeune » qui ne s’y conforme. Ce qu’on nous présente surtout, en ce premier acte, c’est la maîtresse de Jean et le mari de cette maîtresse. Ce sont eux qui occupent tout le premier plan. Pourquoi ? — Et mais, s’il vous plaît, parce qu’ils ne seront rien du tout dans le drame et n’y reparaîtront même pas. C’est la seule raison. C’est la poétique nouvelle. Je vous assure que vous vous y habituerez. Vous vous habituerez, surtout, d’ici quelques années, à ne jamais assister à un premier acte, jamais, de parti pris. Eh bien ! c’est une manière de s’habituer à la poétique nouvelle.

Le personnage d’Henri est absolument inintelligible. Aucune de ses paroles ne s’explique, à quelque point de vue qu’on se place. Il s’agit peut-être de montrer que, dans l’état où elle est, Germaine préférera à son mari absolument n’importe qui, et l’incohérence même, et surtout l’incohérence ; mais c’est, « tout de même », montré un peu plus qu’il ne faut.

Un certain Georges ne fait rien du tout dans l’action, y intervient plusieurs fois, toujours avec un nouveau caractère, et nous déroute autant qu’il nous ennuie.

Certaines choses, essentielles à l’action, nous sont révélées juste au moment où l’auteur en a besoin, avec une naïveté de composition qui sent un peu le primitif. Quand Germaine veut dégrader Henri pour être sûre qu’elle est aimée de lui, elle lui dit : « Reniez les idées sacrées qui vous sont communes avec Georges et Jean » ; et jamais nous n’avions entendu parler de ces idées sacrées de Jean, Henri et Georges qui, jusqu’à présent, nous avaient semblé n’être que d’aimables oisifs, juste aussi apôtres que les « Jeunes » de M. Lavedan.

Mais l’immense défaut de cet ouvrage, c’est le caractère de Jean. L’auteur n’a pas compris que Jean était la lanterne qu’il s’agissait d’éclairer mille fois plus que toutes les autres. Le rôle de Germaine, il est vite compris. C’est un être à la chasse du bonheur, comme disait Stendhal. Oh ! que c’est vite entendu, ces caractères-là, et comme cela fait des rôles faciles à suivre ! Mais le rôle de Jean, c’est ce qu’il y a de plus difficile à établir d’abord et ensuite à faire comprendre au théâtre ; c’est une évolution de caractère, c’est un caractère qui change sous nos yeux, comme celui d’Auguste dans Cinna, comme celui de Pauline dans Polyeucte, comme celui de Néron dans Britannicus. Jean est un être qui passe du bon sens bourgeois, un peu sec et très sceptique, à la pitié ; à la faiblesse pour cause de pitié ; à l’amour pour cause de faiblesse ; enfin, à l’abandonnement de soi-même et à une sorte de suicide moral pour cause d’amour. Son rôle, c’est la dégradation et la dislocation progressive d’une volonté. Il en fait du chemin en quatre actes !

Eh bien ! nous ne voyons que les points saillants de la courbe immense qu’il décrit ; nous ne voyons que l’extrémité de chacune de ses étapes, et, chaque fois qu’il est arrivé à un de ces points extrêmes, nous nous demandons avec stupeur comment il est parvenu là et quels chemins il a pris pour y aboutir. L’effet d’ensemble est curieux : c’est lui qui nous paraît un fou, et c’est Germaine qui, relativement, nous paraît raisonnable. Au moins, elle, elle a toujours le même caractère ; elle est fidèle à elle-même ; elle n’est fidèle qu’à elle-même ; mais elle est très fidèle à elle-même. Jean nous étonne, et puis nous étonne, et nous étonne encore. C’est par un travail de réflexion, qui consiste à faire le métier même de l’auteur, que nous parvenons à le reconstituer, comme j’ai essayé de le faire. Mais nous sommes loin d’être sûrs de notre affaire.    .

Mon opinion est donc que M. Coolus ne sait absolument rien de son métier d’auteur dramatique. Mais il a des qualités de romancier, c’est-à-dire de psychologue et de moraliste. Il sait ce qu’il y a au fond d’une passion, et le lien subtil et profond qui la rattache à une maladie ; et il sait montrer l’un et l’autre avec une certaine force mêlée de gaucheries. Immense éloge, à mon avis, et qu’il prendra certainement pour une injure ; mais, cela m’est égal : sa pièce aurait plu à Dumas fils à l’époque où il écrivait ses deux chefs-d’œuvre, qui sont l’Ami des femmes et la Visite de noces.

Elle respire une haine et une horreur de la femme qui, évidemment, sont exagérées, mais qui sont informées ; et, bien que la Comédie, pour être vraiment vraie, doive se tenir dans la région moyenne de l’humanité, encore est-il qu’elle a le droit de peindre des exceptions, quand ces exceptions, après tout, ne sont pas si violemment exceptionnelles.

Et la leçon morale ? Eh bien ! est-elle si mauvaise ? La leçon morale, c’est que les femmes se trompent qui cherchent dans l’union avec l’homme, non la dignité, mais le bonheur. La leçon, c’est le mot de Mme de Maintenon : « Il faut leur apprendre à aimer raisonnablement, comme à faire toutes choses. » — Oui, Madame, oui, la raison même. Qu’en pense Votre Solidité ? Votre Solidité en pense cela, et en cela elle a raison, comme toujours. « Il faut leur apprendre à aimer raisonnablement. » — Oh ! comme cela est bien dit ! Seulement, cela s’apprend-il ?

Georges Chesley.
Brocéliande, légende dramatique en quatre actes et en vers. §

Il se publie en France trois ou quatre Tristan et Iseut par an. Je ne sais pas combien j’ai lu de Tristan et Iseut. Du reste, ils se ressemblent tous par l’analogie d’une égale médiocrité. Le sujet, comme celui de Jeanne d’Arc, n’a jamais porté bonheur aux Français. En voici un cependant, qui, à mon avis, se détache un peu du peloton. C’est Brocéliande, de M. Georges Chesley.

Ce drame, écrit depuis longtemps, a son histoire, aussi triste, presque, que celle d’Iseut et Tristan elle-même, et M. Georges Chesley la raconte en son avant-propos avec un humour mélancolique qui ne manque pas de saveur.

M. Georges Chesley avait eu l’idée d’écrire un Tristan et Iseut — idée qui, du reste, peut venir à tout le monde et est venue effectivement à bien des personnes — en 1882, quinze ans avant la représentation du regrettable Tristan de Léonois, d’Armand Silvestre, à la Comédie-Française.

M. Chesley suivait alors un cours de littérature où il était beaucoup question du Cycle de la Table ronde (le cours de M. Gaston Paris sans doute), il conçut l’idée maîtresse d’un drame sur Tristan, eut la vision des personnages principaux, dressa son plan et mit sur pied un certain nombre de scènes.

Puis il s’occupa, pendant douze ans, de gagner sa vie, ce qui est une nécessité qui s’impose à quelques-uns d’entre nous.

Fin 1894, pendant une trêve, il établit une certaine coordination dans les morceaux qu’il avait écrits.

En 1896, il combla les lacunes et mit enfin l’ouvrage en forme.

Sur ce, nouvelle intervention des nécessités de la vie ou des exigences de la profession.

En 1902, retour à Tristan, travail de remaniement, de corrections et d’amendement.

Fin 1903, l’ouvrage est considéré par l’auteur comme terminé. Il n’avait pas mis vingt et un ans à le faire, non ; mais vingt et un ans s’étaient écoulés depuis le premier linéament jusqu’à l’achèvement de l’ouvrage.

C’est ainsi que j’ai un ami qui a mis vingt-cinq ans à préparer sa licence en lettres. Ce n’est pas à dire qu’il l’ait préparée tout le temps ; il ne l’a même jamais préparée du tout, que je crois ; mais il y a pensé assez souvent, pendant vingt-cinq ans, au bout desquels il s’est trouvé licencié tout comme un autre. « Vrai est qu’il y songea assez longtemps. »

Je ne crois pas que M. Georges Chesley ait prétendu faire jouer sa pièce. Elle n’aurait pu être représentée qu’au Théâtre-Français ou à l’Odéon. Le Théâtre-Français, après sa tentative de Tristan de Léonois, n’aurait pas pu l’accepter, et quant à l’Odéon, il ne s’aventure guère à la tragédie ou au grand drame en vers signé d’un nom nouveau. Il est donc probable qu’après avoir mis vingt ans pour naître, Brocéliande eût mis vingt ans pour ne pas être jouée.

M. Chesley l’a publiée et il a, en cela, agi fort sagement. Il la présente au public et à la critique avec les explications nécessaires ou utiles que je viens d’indiquer et avec cet avertissement : « Brocéliande a sa note propre. Elle revendique sa place dans l’art dont elle relève et n’entend pas qu’on la soumette à une autre juridiction. » J’avoue ne rien comprendre du tout à ce propos d’allure menaçante et de rédaction énigmatique, mais j’y vois au moins que l’auteur sollicite d’être lu et je lis.

Le premier acte, d’une très grande beauté pittoresque et d’une vraie beauté dramatique, est composé ainsi. Gormond a été vaincu par Tristan. Tristan va emporter Iseut en Cornouailles pour qu’elle y devienne la femme du vieux roi Marc, oncle de Tristan. Iseut, frémissante d’horreur patriotique et d’horreur virginale, demande à sa vieille nourrice un poison pour faire périr Tristan. J’en ai un, mais particulier, dit la nourrice. Il faut le verser à l’ennemi en lui disant : « Sois maudit et meurs », mais il faut que le cœur y soit.

Il faut, et tout est là, que la main et le cœur soient d’accord pour offrir la magique liqueur.

Autrement l’ennemi ne meurt pas ; et, au contraire, vous êtes attaché à lui pour toujours, comme l’ongle à la chair.

— « Je suis tranquille là-dessus », dit Iseut.

Et elle fait verser le philtre à Tristan en disant : « Sois maudit et meurs. »

Et elle attend les événements.

A la fin de l’acte on la voit, sur le pont du vaisseau qui l’emmène, invoquant les esprits des eaux et des airs et du ciel et se demandant : « Qu’advient-il ? Est-ce que j’aimerais Tristan ? » Et cette dernière scène est très lyrique et très belle et l’acte entier est déjà très dramatique.

A l’acte II nous sommes en Cornouailles, à l’orée de la forêt de Brocéliande. Iseut est l’épouse du roi. Le caractère de Tristan est tout changé. Il n’est plus le héros chrétien, gardien et défenseur du saint Graal. Il est sombre, mélancolique et rêveur. Sa mère s’inquiète. Le moine qui est le chef religieux de la contrée, Gherb (que M. Chesley tient beaucoup à appeler Dom Gherb, je ne sais pourquoi) fronce le sourcil.

Enfin Iseut et Tristan se rencontrent. La répulsion qu’Iseut sent encore à l’endroit de Tristan disparaît à le voir triste et presque égaré. Ils conversent, ils s’attendrissent l’un sur l’autre ; ils glissent sur la pente de l’amour…

Le saint Graal passe, porté processionnellement par les chevaliers de la Table Ronde vers le lieu saint où il doit être déposé. Tristan s’émeut ; il veut suivre le saint calice et ne peut se détacher d’Iseut. Il reste.

La scène d’amour recommence, suit son rythme ascendant, un peu lentement peut-être, d’une manière, cependant, qui pourrait être d’un grand effet au théâtre, et les deux amants, enfin, se dirigent, enlacés, vers la forêt fatale où règne Morgane.

« Suivez-les, retrouvez-les ! » s’écrie Gherb qui survient.

— « Et quel est l’ordre ? lui demande-t-on.

— « Plutôt mort que damné. » — La toile tombe.

Ah ! c’est très bien fait !

A partir de là la pièce devient anticléricale.

— Tiens, pourquoi ?

— Probablement parce que l’auteur est anticlérical. Je n’en vois pas d’autre bonne raison. Mais enfin elle devient strictement anticléricale. Elle n’en devient pas meilleure pour cela, à mon avis. En voici les péripéties principales.

Tristan et Iseut ont été cités comme coupables, l’un et l’autre, de félonie et d’inceste devant le tribunal des Chevaliers de la Table Ronde, présidé par le roi Marc lui-même. Je ne sais pourquoi, par fierté sans doute, ils ont cru devoir s’y rendre et ils répondent tous les deux à l’appel de leur nom. On leur lit l’acte d’accusation.

Lutte de générosité entre eux. Iseut crie qu’elle fut la seule coupable, qu’elle a perverti Tristan par des philtres. Tristan proteste que la faute est toute à lui et qu’il a séduit Iseut.

Un ami de Tristan plaide pour lui et aussi, un peu, pour Iseut. Assez bien. Les deux amants sont condamnés à mort. Mais le roi, ici comme partout, a le droit de grâce. Il fera grâce, pleine ou partielle, sans doute.

« Non pas ! » s’écrie Gherb, prêtre, c’est-à-dire sans entrailles, comme disait Hébert, non pas !

Sous couleur de pitié c’est le vice qu’on prône.

« Voilà votre pitié ? » demande l’ami de Tristan à ce Mathan breton.

— Certainement, répond Gherb, usant du raisonnement que Victor Hugo prête à Torquemada, certainement.

Ce pécheur se repent. L’irons-nous replonger
Follement, de nos mains, dans le pire danger ?
Tenez-vous à le voir, roulant de chute en chute,
Au vice invétéré s’abandonner sans lutte ?
Gardez-vous, gardez-vous de surseoir à l’arrêt.
L’aimez-vous ? frappez-le ! Frappez ! Son intérêt,
L’intérêt de l’Etat, l’intérêt de l’Eglise,
Tout exige une mort sans délai ni remise.

Après une altercation pleine d’injures et fureurs entre Gherb et Iseut, le supplice d’Iseut et Tristan est décidé.

L’acte IV est terriblement sinistre. Dans une crypte ou doit être enterrée la mère de Tristan, morte la veille ou l’avant-veille, Gherb a fait disposer un confessionnal pour recevoir les derniers aveux que doit lui faire Tristan avant de mourir.

Mais les conjurés veillent. On a entendu parler de ces conjurés au cours des actes précédents. On les a même vus. Ce sont des Irlandais dévoués à Iseut, et par suite — maintenant — à Tristan, qui se trouvent, en nombre considérable, ce qui est invraisemblable un peu, à la cour du roi de Cornouailles.

Ils veillent donc. Ils ont même déjà mis le feu aux faubourgs de la ville et ils se trouvent, en bon nombre, dans la crypte, attendant l’infâme Gherb. Gherb arrive en ce lieu et tombe dans le guet-apens.

En son trouble il a des mots malheureux. Il dit :

« J’attends quelqu’un.

— Nous aussi, répondent les conjurés, qui ont le mot de réplique.

— Qui donc ?

— Tristan !

— Vous voulez donc l’assassiner ?

— Non, pas précisément. C’est à toi que nous en voulons. »

Ils échangent des propos graves et des lazzis pendant cinq minutes ; et puis les conjurés égorgent Gherb très proprement.

Ils se retirent alors sans qu’on sache bien pourquoi ; et Tristan survient, seul, puis Iseut, on ne sait trop comment.

Ils causent. Ils ne sont pas du même avis, Iseut veut vivre et que Tristan vive aussi, Tristan veut mourir. Il a des remords.

— Parce qu’il a la foi ?

— Non ! Il l’a perdue. Mais il a des remords, des remords tout moraux, tout sociaux, mais tels qu’il veut mourir, pour expier, ou pour une autre raison. Je ne me charge pas de très bien vous expliquer l’état d’âme de Tristan de Léonois à ce moment.

Il n’empêche qu’il a de temps en temps un beau vers : « Allons très loin, lui dit Iseut :

Je fuirais mon pays, mais non pas mon remords.

On peut avoir un très beau vers sans avoir le sens commun.

Iseut soupçonne, en bonne anticléricale, que c’est « le parfum du vase vide », un résidu de catholicisme, qui agit encore dans l’âme de Tristan :

………..Et    si tout n’est rien ?
Quand te défendras-tu du mirage chrétien ?
Foule aux pieds le hochet des chimères romaines.

Et il est certain que si tout n’est rien, il est inutile de mourir ; mais il est inutile de vivre aussi. C’est pourquoi le raisonnement d’Iseut ne convainc pas Tristan.

Pendant qu’ils discutent ainsi : c’est un peu long, Gherb surgit derrière eux. Il n’était pas mort tout à fait. Il a entendu quelques paroles de Tristan ; il le croit chrétien encore et, comme il est obstiné, il vient entendre sa confession. « Ah ! pardon ! dit Tristan, je ne crois plus ! »

— Toi ! — Moi ! J’ai réfléchi sur tout ce que tu prêches.
Tes leçons ont vieilli. J’en sais d’autres plus fraîches.
La vie et la douleur ont élargi ma foi.
***
Je me suis détaché du vil fatras des rites.
— Tu les juges… — Grossiers, enfantins, hypocrites.
Leur masque théâtral insulte au nom chrétien.

— Mais alors tu ne crois plus en Dieu ? dit ce pauvre Gherb.

— Je ne crois plus au tien, répond le jeune théophilanthrope,

Le tien ne fut créé que pour duper les femmes.

« Oh ! oh ! Quel est donc le tien ? » interroge Gherb, évidemment très intéressé.

Et Tristan, qui connaît ses bons auteurs, répond, en ayant soin seulement de mettre la profession de foi en vers : « J’ai une religion, ma religion, et même j’en ai plus que vous tous, avec vos momeries et vos jongleries ! J’adore Dieu ! Je crois en l’Etre suprême, à un Créateur, quel qu’il soit, peu m’importe, qui nous a placés ici-bas pour y remplir nos devoirs de citoyen et de père de famille ; mais je n’ai pas besoin d’aller, dans une église, baiser des plats d’argent et engraisser de ma poche un tas de farceurs qui se nourrissent mieux que nous. Car on peut l’honorer aussi bien dans un bois, dans un champ, ou même en contemplant la voûte éthérée, comme les anciens. Mon Dieu à moi, c’est le Dieu de Socrate, de Franklin, de Voltaire et de Béranger ! Je suis pour la Profession de foi du vicaire Savoyard et les immortels principes de 1789. Je n’admets pas un bonhomme de Bon Dieu qui se promène dans son parterre la canne à la main, loge ses amis dans le ventre des baleines, meurt en poussant un cri et ressuscite au bout de trois jours, choses absurdes en elles-mêmes et complètement opposées d’ailleurs à toutes les lois de la physique ; ce qui nous démontre, en passant, que les prêtres ont toujours croupi dans une ignorance turpide où ils s’efforçaient d’engloutir avec eux les populations. »

Cette déclaration de principes met Gherb dans un tel état qu’il en meurt définitivement.

Sur cela, les conjurés qui, vous vous le rappelez, s’étaient absentés pour un motif resté indécis, reviennent en foule et veulent entraîner Tristan et Iseut vers le salut et la liberté. Mais Tristan est inébranlable dans sa résolution d‘en finir avec l’existence et il en résulte qu’Iseut s’empoisonne — elle a toujours toutes sortes de poisons sur elle — et que Tristan se poignarde sur le corps de son amie.

Cette pièce est partagée d’une façon parfaitement égale. Elle a deux actes très beaux, vraiment, et deux actes ridicules. Mais, ce qu’il y a de curieux et ce qui est surtout cause que je vous en ai parlé, c’est qu’il y a de beaux vers partout. Sans doute, il y en a de détestables un peu partout aussi. Vous en avez déjà vu. On pourrait citer encore :

Avec toi je suis prête à tenter chez les morts
Le grand saut hasardeux vers les espoirs célestes.

Etc., etc. Mais, il n’y a pas à dire, toute la pièce est pleine, par-ci par-là, non seulement de vers, mais de tirades de toute beauté. L’auteur étrange qui vient de vous faire sourire est né poète et est tout près d’être un grand poète. Si vous en voulez des preuves, il me semble qu’en voici. Un récit épique. Guerrier racontant les exploits qu’il a vu accomplir à Tristan :

…… Cet homme est grand. Naguère
Son oncle, le roi Marc, assiégé dans son port,
Comme nous aujourd’hui désespérait du sort.
Ville et peuple râlaient. Une flotte sauvage
D’Angles et de Saxons occupait le rivage.
Harold la commandait, pirate sans merci.
Soudain, du haut des monts, dans l’or du soir, voici
Qu’une armure étincelle et que luit une épée.
L’air vibre d’un frisson surnaturel.
Frappée De panique et d’horreur, sourde à la voix des chefs,
La horde fuit, se rue en mer, s’entasse aux nefs.
Mais un cheval bondit sur la nappe d’écume ;
Des cris montent, le sang coule, la vague fume,
Et l’on voit, tout autour d’un héros en courroux,
Sombrer, chaos hurlant, d’énormes torses roux.
En vain, sur son tillac, hache au point, casque en tête,
Harold, encore debout, résiste à la tempête,
Enlevant Passebreuil, son fougueux destrier,
Tristan plane, retombe, et son large étrier
Broyant d’un même coup, dont la coque chavire,
Et le crâne de l’homme et le pont du navire,
Jette au remous vivant un mélange hideux.
Les Frisons, depuis lors, n’ont plus fait parler d’eux.

Invocation de Tristan à la vie et à la nature, quand il sent les premières atteintes de l’amour charmant et fatal qui l’enchaînera à Iseut. Je soumets le couplet à M. Catulle Mendès et à M. Edmond Rostand :

Ô nature, ô printemps, votre splendeur m’enivre,
Vous rayonnez sur l’homme et je vous ignorais.
Mers, cieux, vallons, coteaux, landes, étangs, forêts,
Magnifiques joyaux de la vasque du monde,
J’ignorais jusqu’ici votre beauté profonde.
J’ignorais vos contours, vos sourires, vos pleurs.
Le voile est déchiré. Je vais de fleurs en fleurs.
Mes pas foulent l’azur qui baigne votre empire.
Oh ! nature ! Oh ! printemps ! J’étouffais ; je respire,
Tout me semble en éveil ; mes yeux s’ouvrent, je vois.
Lis, je sens vos parfums ; sources, j’entends vos voix.
Mon cœur n’est plus cerné d’un halo de ténèbres.
Qu’es-tu, gloire ; qu’es-tu, lueur des noms célèbres ?
Et vous, sombres éclairs du glaive, exploits guerriers,
Hourrahs des foules, arc de triomphe, lauriers,
Qu’êtes-vous, qu’êtes-vous, pâles apothéoses,
Près d’une aube d’avril embaumant les bois roses ?

Notez — ce qui peut-être, à la représentation, sauverait la pièce de tomber dans le ridicule — qu’il y a de ces tirades-là même au quatrième acte et que, même, le quatrième acte en est tout rempli. Quand Iseut veut convaincre Tristan de renoncer à sa détermination de mourir, l’appelle de toutes ses forces à la vie et à l’amour, voici comment elle s’exprime, un peu longuement peut-être ; mais mon opinion et la vôtre sans doute est que quand c’est mauvais c’est toujours long et que quand c’est beau ça ne fait jamais longueur :

…… Moi, le bien que j’envie
C’est la mort. — Ah ! regarde, à travers ces barreaux.
Les premiers feux d’avril ont fleuri les sureaux.
Tout est baume et fraîcheur ; tout est perle et rosée.
La nuit qui fuit sourit à la terre apaisée ;
L’aube souligne d’or l’arc noir de l’horizon ;
La brume à flots légers fume sur le gazon.
Vos nids sont en rumeur, ô chênes séculaires.
Et les biches du bois vont boire aux sources claires.
Ces lieux exquis, ces lieux charmants, tu les connais ;
Tu les connais, ces lacs encadrés de genêts
Avec leur paix immense, éternelle et divine.
Tu les connais ces monts, dont le bord se devine
A la teinte d’azur dont ils frangent le ciel.
Tu les connais, ces champs où l’air est chaud de miel.
Et là-bas, ces halliers qui dominent la lande,
Sais-tu leur nom ?

Tout le passé, si riant, de la saison d’amour, revient à l’esprit de Tristan à cette évocation et il ne peut retenir un cri de regret, d’amour et de désespoir. Alors Iseut insiste et voici le chant d’Eden ou le chant de Paradou — j’ignore si le Paradou est encore dans la mémoire des hommes — qui s’échappe de ses lèvres. Il me rappelle surtout certaines pages de Jocelyn. Vous vous souvenez :

Je voulus dans ces lieux si pleins de tristes charmes…

Enfin le voici. A quoi qu’il ressemble, il me paraît très beau :

Oui, c’est Brocéliande ;
C’est le magique Eden où nous fumes heureux,
Le paradis perdu de nos cœurs amoureux.
Là, bien souvent, jadis, en ces heures de joie
Tu me pris dans tes bras, comme un chasseur sa proie.
Dénoués à flots d’or sur tes muscles puissants,.
Mes cheveux te baignaient d’une lueur d’encens.
Autour de nous volaient les libellules bleues.
Tu m’emportais sous ces grands bois durant des lieues,
Si fier de m’avoir toute, en écharpe, à ton cou,
Si tendre en ta vigueur, si joyeux et si fou,
Si doucement frôlé des cils de mes paupières,
Que tu ne sentais plus les ronces ni les pierres.
Puis le jour se couchait sur l’étrange forêt.
Alors par les sentiers que le soleil dorait,
Comme des dieux bercés du bruit lointain du monde,
Nous regagnions l’abri de nos grottes profondes.
Toi, saisissant ton luth, tu t’asseyais, songeant ;
Et tandis que la lune au fin croissant d’argent
Nacrait l’azur du ciel d’une pâleur bénie,
Poète, tu chantais, l’œil brillant de génie ;
Tu chantais notre rêve et son divin frisson.
Tu chantais, et nos cœurs vibraient à l’unisson.
Nos corps, soudain mêlés, se fondaient en étreintes.
Les baisers étouffaient le doux rythme des plaintes.
L’urne des nuits buvait nos soupirs exhalés,
Et l’on n’entendait plus, sous les cieux étoilés,
A travers la vapeur dont s’irisaient les mousses,
Que les bonds des chevreuils broutant les jeunes pousses.

Savez-vous quel serait le moyen de faire un vrai succès à Brocéliande ? Ce serait d’en extraire les grands morceaux, épiques, oratoires, lyriques, et d’en faire une plaquette intitulée Fragments d’un poème de Tristan et Iseut ; car il ne manque à ce poème que d’en retrancher ce qu’il a de trop. Toujours est-il qu’il est curieux, plein de beauté souvent et de médiocrité quelquefois ; tout compte fait, œuvre d’un homme de talent, qui ne sait pas ce que c’est qu’une œuvre d’art. Il valait de vous être signalé. Qui sait ? Il faut se défier de son jugement. C’est peut-être un chef-d’œuvre. Peut-être.

Catulle Mendes.
Scarron, pièce en cinq actes et en vers. §

Le Scarron de M. Catulle Mendès a été joué cette semaine au théâtre de la Gaîté.

C’est toute l’histoire amoureuse de Scarron et même presque toute l’histoire de Scarron très adroitement, très ingénieusement arrangée. Scarron au Mans, tout jeune, vers 1635, se mêle, comme vous savez, d’après la légende, à une mascarade de carnaval ; il rencontre la toute jeune, la toute fillette Françoise d’Aubigné et il est touché déjà par sa grâce fière et sérieuse ; il rencontre, — moins important, mais ce ne sera pas tout à fait un simple épisode sans répercussion, — le chariot du Roman comique avec Destin, Mademoiselle L’étoile et La Rancune, ce qui permet à M. Mendès de traduire bien joliment en vers quelques lignes du Roman comique :

Dans le royal couchant qui s’éploie et s’effrange
Un chariot traîné par quatre maigres bœufs
Penche, butte aux pavés, glisse aux glacis herbeux ;
Et sur un vaste dos de malles effondrées
D’où pendent des jardins, la mer, des empyrées,
Et le Ciel entre les piliers d’un corridor,
Une dame est assise et semble tout en or.

Enfin il a cette mésaventure que rapporte la chronique, d’être, pour quelques plaisanteries sacrilèges, jeté nu dans la rivière, ce qui en fait le perclus sinistre et grotesque qu’il fut toute sa vie.

Dix ans après environ, mariage de Scarron et de Mlle d’Aubigné. Il l’a revue, il l’a vue sourire et surtout pleurer. Il a été ému surtout, je crois, de compassion ; le poète suppose d’amour et c’est d’autant plus son droit que c’est peut-être vrai. Il lui a proposé de l’épouser. Elle a accepté, « le préférant au couvent », ce qui est historique et assez naturel et ce qui sera bien spirituellement expliqué plus tard ; — et le mariage a lieu.

Ce sera un mariage blanc. Françoise, qui déjà a un penchant ou du moins un attendrissement de pitié pour Villarceaux, le fait très bien entendre, par un artifice de mise en scène, à Villarceaux lui-même et au public.

Au troisième acte, le sentiment discret, combattu et un peu complexe et un peu confus de Françoise pour Villarceaux, s’accuse un peu ; et aussi la jalousie de Scarron, qui date du jour même du mariage, grandit et s’aigrit. Villarceaux rôde autour de la petite maison de campagne où se sont abrités Scarron et Françoise. Françoise sort un peu, sinon pour le rencontrer, du moins pour ne pas prendre le meilleur moyen de le fuir ; et enfin, après quelques épisodes bien rattachés au sujet, mais qui n’en font point partie intégrante, Françoise part pour Paris dans le dessein, sinon de rejoindre Villarceaux, du moins de ne pas s’opposer absolument à ce qu’il la rejoigne. Scarron apprend cette fugue, et furieux, dit : « J’y vais ! »

Nous sommes à Paris, dans cette fameuse chambre jaune, que, d’après une lettre dont l’authenticité a été contestée, mais qu’il est tout naturel qu’un poète dramatique prenne pour base, Ninon « prêta » quelquefois à Françoise et à Villarceaux.

Villarceaux et Françoise s’y rencontrent. L’entretien est chaste et même sévère d’abord ; puis amical et doux ; puis tendre et câlin ; et l’on ne sait pas et l’on ne doit pas savoir jusqu’où il irait et en même temps l’on n’a pas grand peur et la pudeur n’a point d’alarmes parce qu’on sait bien que Scarron va arriver et c’est tout juste le procédé « d’Orgon sous la table » ; — quand Scarron en effet paraît, ressuscité par la colère et l’amour, debout, une fois dans sa vie, et l’épée au poing.

Mais la terrible secousse nerveuse qui l’a mis debout le terrasse et le brise, le replonge plus bas que jamais dans le gouffre où il se traînait et il roule inanimé sur le parquet.

Françoise, qui a des remords et qui sent bien qu’elle vient de tuer, dirai-je son mari, bien plus, son bienfaiteur, ne songe plus qu’à le sauver et le fait transporter et le suit dans sa maison.

Le cinquième acte, c’est l’agonie physique et l’agonie morale de Scarron. L’agonie physique est ce que vous pouvez imaginer qu’elle est et je n’y insisterai pas, ces choses-là, de toutes les choses que je n’aime pas au théâtre, étant celles qui me désobligent le plus. L’agonie morale est à deux aspects. D’une part terreur de la mort, de l’enfer, regrets cuisants relativement aux fautes commises, aux impiétés proférées, au mauvais emploi du talent — d’un des plus beaux talents et des plus originaux, il faut qu’on le sache, qui aient été. — D’autre part jalousie arrivée au paroxysme, mépris et rage à l’endroit de Françoise, épigrammes atroces, fureur — la plus déchirante qui se puisse — la fureur qui ricane et qui bouffonne.

Mais un ange de paix et de douceur désarmante est là, par un de ces hasards providentiels que les poètes qui sont doués d’imagination et d’adresse ont à leur disposition. Au chevet de Scarron, ou, pour être plus exact, près de sa chaise roulante est une Sœur hospitalière, et cette Sœur hospitalière, c’est la l’étoile du Roman comique. Destin est mort. La Rancune… je ne me rappelle pas ce qu’est devenu la Rancune. Et l’étoile s’est faite religieuse. Elle console et relève Scarron. Elle lui dit les paroles de vérité et de bonté, les paroles éternellement divines :

La chimère est réelle et c’est le vrai qui ment.
***
Et le rire est divin s’il n’est vil ni méchant.
***
…..Soyez bon avant de partir.

Scarron devient bon. D’autant plus que Françoise — seulement après qu’il lui a pardonné — lui jure simplement et sobrement qu’elle ne lui a jamais été infidèle, ce que le spectateur sait qui est vrai.

Après quelques bouffonneries dernières qui ne sont pas tout à fait de mon goût, Scarron meurt et Françoise, apaisant tout bruit autour de lui et imposant le silence, lit les fameux et admirables et émouvants vers d’épitaphe que Scarron avait composés pour lui-même :

Celui qui ci maintenant dort
Fit plus de pitié que d’envie
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passants, ne menez aucun bruit
Et gardez qu’il ne se réveille ;
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille.

Comme vous pouvez en juger par cette analyse, quoique trop sèche, cette pièce est admirablement composée. C’est un petit chef-d’œuvre d’adresse et d’ingéniosité dramaturgique. Tout ce qui se rapporte à Scarron, à Françoise d’Aubigné, épouse de Scarron, à Ninon, au Roman comique, au succès du genre burlesque à cette époque et aux raisons de ce succès ; tout cela est dans ce petit poème, et bien disposé, bien amené en sa vraie place et en son vrai lieu, quand on l’attend et quand on ne s’y attend pas trop. C’est ouvrage de maître ouvrier infiniment expert, avisé et habile.

Quelques remplissages, oui. Tout ce qui se rattache à Ninon, quoique spirituel, divertissant et d’un picaresque de Paris et de 1660 qui fait songer à M. de Régnier, est un peu long et lent et pour tout dire ne m’amuse pas autant qu’il le voudrait et que j’y tâche. Mais c’est le seul défaut et il est léger. Tout simplement je voudrais là trois cents vers de moins, et encore ces trois cents vers sont souvent drôles.

Les caractères sont excellents. Ninon est peinte tout à fait au naturel, sans un trait ni en deçà ni au-delà. C’est elle-même. — Vous l’avez donc connue ? — Certainement. Elle me faisait un peu rougir ; mais c’était une femme charmante.

Scarron, peut-être plus jaloux qu’il ne l’a été, mais il fallait pourtant faire une pièce, est d’une vérité presque effrayante et assurément douloureuse. Il a des contrastes très vraisemblables de pitrerie, de douleur triste et de passion violente, qui sont infiniment heureux et qui donnent une vie extraordinaire à ce drame psychologique, excellemment psychologique.

Mais le triomphe de l’auteur, c’est le personnage de Françoise d’Aubigné. Ceci était si étrangement difficile, si scabreux, si obscur, si mystérieux et si malaisé à tirer au clair qu’il y avait de quoi renoncer au sujet d’un drame sur Scarron à cause précisément de Françoise. L’auteur s’en est tiré merveilleusement. Il a abordé vaillamment ce qu’il y a de plus difficile au théâtre, le personnage complexe, et il a fait un personnage complexe qui est resté clair, parfaitement clair. Françoise d’Aubigné est pratique, elle est ambitieuse, elle est fière et par conséquent honnête, et enfin, car elle est femme, et elle serait déplaisante sans ce dernier trait, elle est capable d’un commencement de faiblesse amoureuse. Tous ces traits de caractère, si vraisemblables tous qu’il y a à parier que c’est bien là le vrai caractère de Françoise d’Aubigné, se trouveront dans le rôle sans se brouiller, sans se contredire, sans se confondre, tout en se heurtant et réagissant les uns sur les autres, dans une mesure juste et dans un jeu dont le spectateur comprendra absolument toutes les péripéties, je dis toutes, jusqu’à leurs nuances.

C’est le triomphe de la clarté dans le compliqué. La gageure était folle. Je ne crois pas que qui que ce soit puisse ne pas reconnaître qu’elle a été gagnée.

Françoise épouse,Scarron, ce qui ne doit pas la ragoûter. Pourquoi l’épouse-t-elle ? Pour éviter le couvent. Oui, mais encore ? Ce n’est pas très beau de préférer Scarron au couvent. Explication : elle l’épouse parce qu’elle est ambitieuse et que le couvent c’est la porte fermée à toute ambition.

…… Il le fallait.
Non pour vivre. J’ai su toute petite fille,
Qu’on peut gagner un peu de pain avec l’aiguille ;
Mais le couvent, c’était définif, clos, noir,
Et je voulais l’espace à cause de l’espoir.
— L’espoir de quoi ? — De tout. Trône offert. Ciel qui s’ouvre.
Un jour les bonnes sœurs m’avaient conduite au Louvre
Pourvoir la Cour, dans une salle à grands portraits ;
On annonça la reine et j’ai cru que j’entrais.

D’où il appert que Françoise d’Aubigné a épousé Scarron pour en arrivera épouser Louis XIV. Eh bien ! ce n’est pas si faux ! C’est si peu faux que c’est parfaitement historique, puisque, si Françoise s’était faite religieuse, elle n’aurait jamais épousé le roi.

D’autre part, Françoise est très honnête, mais comme on l’est quand on ne l’est que par fierté et par raison pratique..Elle veut très fermement ne jamais tromper son mari, parce qu’elle est une d’Aubigné et parce que cela ne mène à rien, si ce n’est à des désagréments, d’être une femme galante. Mais elle a trop conscience de son honnêteté pour que son honnêteté soit de la vertu. C’est le joli mot de M. Capus : « Je suis une femme honnête et qui commence à s’en apercevoir. » Françoise est honnête et s’en aperçoit tout le temps, et tout le temps mesure son honnêteté à l’aune juste et à l’aune stricte. Ne quid infra, ne quidnimis. Et c’est bien d’elle. C’est bien ce que nous sommes portés à penser d’elle.

Elle rêve à Villarceaux :

… Au Carroussel, droit sur un genêt blanc
Qui piaffe, l’on voyait de loin sa tête brune,.
Arrogante et jolie. — Oui, la vie opportune
S’émeut. Les bourgeons, c’est de petits cœurs battants.
La sève rêve. Une heure et tout aura vingt ans…
Madame la nature, êtes-vous amoureuse ?
Moi pas. Mais, à qui porte une âme généreuse,
Sont de bel air, comme aux reines leurs favoris,
Des amants de haut rang, valeureux, bien épris,
— Et qui vers où l’on va vous servent de passage —
Péché mortel ?… Non, véniel… puisqu’on est sage !

Elle se connaît admirablement et s’analyse elle-même avec la précision d’une héroïne de Corneille, ce qui est du temps, d’abord, et ce qui ensuite n’étonne point du tout d’une personne comme elle. Il y a beaucoup d’inconscients dans le monde ; mais quoi qu’en pense M. Mæterlink, il y a beaucoup de gens qui ont conscience d’eux-mêmes et qui sont tels qu’on n’est point étonné du tout qu’ils se connaissent :

Vous êtes pieuse ? — Oui, certes ! — Hypocrite ? — Un peu.
Pour le dévot exemple et pour le bien de Dieu.
— Naïve ? — Assurément autant qu’on le peut être
Quand on n’ignore plus qu’on l’est. Mais de l’Ancêtre,
J’ai, comme un grand trésor, qui tiendrait dans un dé,
La loyauté fidèle et l’honneur point fardé.
Au foyer de Scarron, où l’hymen n’est qu’un pacte,
Je viens irréprochable et je demeure intacte.
Vous voyez bien. De bref, me jugeant d’or très rare,
Pur, auguste, royal, je suis mon propre avare.

Et enfin elle aime Villarceaux à peu près comme elle a dit plus tard qu’il fallait apprendre aux jeunes filles à aimer : « Il faut leur apprendre à aimer comme à faire toute chose : raisonnablement. » Elle l’aime un peu… parce qu’elle l’aime ; un peu par air du temps et parce qu’une femme distinguée doit inspirer au moins une « belle passion » ; un peu parce qu’il peut être un ami utile ; un peu parce qu’elle se sent très profondément aimée de lui et que cela fait toujours… presque toujours, quelque effet. Mais on sent qu’elle ne sera jamais sa maîtresse et, ce qui me semble bien d’elle, qu’elle aimerait mieux encore, au besoin, passer pour sa maîtresse que l’être. Et tout cela aboutit à cette originale et vraiment extraordinaire « scène de la chambre jaune » trop fine et raffinée, je crois, pour être très bien comprise au théâtre, mais qui est une des meilleures pages de psychologie que je connaisse. D’abord fierté et honneur ; puis marivaudage ; puis aveu d’intérêt porté ; puis un espoir : « peut-être un jour » ; puis un « je vous aime » échangé à voix si basse qu’il est entendu et n’a pas été dit. — Et c’est tout et sans doute on peut dire que ce n’est tout qu’à cause de l’irruption de Scarron ; mais on peut dire aussi que c’est tout parce que ce n’aurait jamais été que ce rien, qui du reste est quelque chose. Et tout cela en jolis vers.

Peut-être on n’a point vu d’un cœur froid vos constances.
Tant de fidélité qui vous ressemblait peu,
Vous valut quelque estime enfin d’un si beau feu.
Quelle femme, déjà montée aux plus hauts faîtes,
N’aurait gloire du beau seigneur que vous êtes,
Et sans doute pour moi l’orgueil était plus doux
D’avoir un tel amant ayant un tel époux.
Si bien qu’il se pourrait qu’un jour on serait folle,
Qu’enfin montât du cœur aux lèvres la parole
Que l’on n’a jamais dite et qu’on dirait si bas
Que vous-même, Monsieur, ne l’entendriez pas.

Telle est la Françoise d’Aubigné du Scarron, et elle me semble bien être à très peu près celle qui a dit quarante ans plus tard : « Il n’y a rien de plus habile qu’une conduite irréprochable » et qui, en disant cette parole si vraie, mais si pratique, donnait précisément la mesure de son honnêteté et en révélait un peu naïvement le caractère.

En attendant, je connais peu de caractères dramatiques mieux conçus et mieux dessinés et qui fussent plus difficiles à concevoir net et à dessiner ferme que celui de la Françoise du Scarron.

Cette pièce n’a que deux défauts, qui étaient inhérents au sujet. Le premier, c’est qu’il est abominablement triste et trop douloureux de voir pendant trois heures un affreux stropiat se traîner, se rouler et ramper comme un crapaud, sur la scène. Le second, c’est qu’on ne s’intéresse à personne. Ni à cet affreux Scarron qui se donne l’ignominie d’épouser, étant ce qu’il est, une enfant de seize ans, en abusant de la misère où elle est et de l’aisance dont il jouit. Il n’y a pas d’Arnolphe qui soit plus écœurant que cet être-là. — Ni à Françoise, qui ne l’a épousé que par calcul d’ambition et qui nous paraît très froide et sèche, ce qui est vrai, mais ce qui n’est pas agréable. — Il est évident que ces deux défauts nuiront à la pièce auprès du grand public ; mais cela ne lui ôtera rien de son mérite aux yeux des lettrés. J’ai entendu un mot qui m’a paru bien juste. Comme on causait des analogies qui existent entre Scarron et Cyrano (et cela a naturellement frappé tout le monde, ce pourquoi je ne vous en ai pas dit un mot), quelqu’un disait : «  Il serait curieux de savoir comment Rostand aurait traité ce sujet. » Un autre, immédiatement : « C’est bien simple. Il ne l’aurait pas traité. » J’en suis persuadé. Mais M. Catulle Mendès aime à jouer la difficulté. Il aime le sujet ingrat. Avez-vous remarqué ? Il a été naguère droit au sujet le plus ingrat de toute l’antiquité. A Médée. Il a le goût de la gageure. Il faut reconnaître qu’il la gagne souvent.

Le style, dont vous avez pu juger, est souvent excellent de fermeté en même temps que de souplesse. Mais il est trop papillotant, trop raffiné aussi et trop menu pour le théâtre. M. Catulle Mendès ne peut pas faire gros, ce dont je le félicite ; mais il ne fait pas assez large, du moins toujours. Il y a souvent de la mièvrerie (sens moderne du mot) dans sa manière.

Correction absolue, presque. On se sent avec un maître de la langue. Cependant, pour reprendre le mot de Boileau : « Comment un aussi honnête homme que » M. Catulle Mendès, comment un homme qui écrit :

Eclairerai-je à Mademoiselle Ninon ?

ce qu’un vieil humaniste savoure avec un sourire de connaisseur et en clignant de l’œil comme à un haut-Sauternes authentique, — « Ah ! à la bonne heure ! » — peut-il écrire d’autre part :

Le mot offre un recours quand défaille le geste ?

Oh ! dire cela, et surtout le faire dire à Ninon de L’Enclos ! Cela ne se peut souffrir. — Il y a bien aussi quelque part un petit anachronisme de cent ans… Oui, par là-bas, au IV… Saint Labre… Mais ce sont vétilles.

A tout prendre, Scarron est au nombre des très belles choses.

Jean Richepin.
Don Quichotte, pièce en huit tableaux et en vers. §

La Comédie-Française a inauguré la saison théâtrale par un grand poème dramatique, Don Quichotte. Voici, d’abord, sans commentaire et sans critique, la disposition que M. Richepin a donnée à son poème.

Le seigneur Quésada, qui s’est donné le nom de Don Quichotte, est devenu fou par l’effet de la lecture effrénée des romans de chevalerie. Sa nièce Dorothea, qui voudrait bien épouser son aimable cousin Cardenio, ne peut obtenir le consentement de son oncle. D’autre part, elle est en butte aux poursuites amoureuses de Don Fernand, aidé dans ses entreprises coupables par une sorte de Sbrigani évadé du bagne, Ginès de Passamont.

Pour obtenir que Don Quichotte donne son consentement au mariage de Dorothea, les amis de Don Quichotte, le barbier, le bachelier, le curé, feignent d’entrer dans les idées du bonhomme et de prêter la main à ses projets d’escapade à travers le monde.

Pendant ce temps, Don Fernand et Ginès trament leurs noirs complots.

Et ce que je viens de vous dire est la matière des deux premiers tableaux.

Au troisième, d’une part, départ nocturne et pittoresque de Don Quichotte et de son fidèle ami Sancho ; d’autre part, enlèvement de Dorothea par Fernand, qui s’est fait passer pour Cardenio, et par Ginès, qui suit Fernand parce qu’il le dirige.

Au quatrième tableau, gorge sinistre dans les Pyrénées et moulins à vent dans le fond. Don Quichotte et Sancho devisent ensemble. Survient, déguisée en petit bachelier, la jeune Dorothea, qui a été amenée jusque-là par ses ravisseurs, qui s’est échappée, que Don Quichotte et Sancho reconnaissent, recueillent et ramènent. Mais le jour naît, les moulins se mettent à tourner, et Sancho ayant dit, soit par raillerie, soit pour flatter la manie de son maître, que c’étaient là des géants, Don Quichotte court les attaquer, Sancho le suit pour le retenir, et Dorothea, abandonnée, s’éloigne sans dire très précisément où elle va.

Au cinquième tableau, nous sommes à l’auberge, — prise par Don Quichotte pour un château fort — que vous connaissez assez. Don Quichotte a été battu par des muletiers, il compose, pour se guérir de ses blessures, le baume de Fierabras ; il traite Maritorne comme une châtelaine, etc. D’autre part Fernand et Ginès, cherchant Dorothea, descendent à cette même auberge et surveillent avec diligence les allants et les venants. Finalement Sancho est berné, au sens littéral du mot, et Don Quichotte et Sancho s’éloignent.

Au sixième tableau, chaîne des galériens et chapelle du cénobite. Ginès et Fernand, qui ont rattrapé Dorothea, veulent obtenir du cénobite qu’il les marie et, l’ermite s’y refusant, Ginès le garrotte et le bâillonne, prend son vêtement, se met au menton une fausse barbe dont il avait eu soin de se munir, et se prépare à marier les jeunes gens. Mais voici la chaîne des galériens et Don Quichotte qui la rencontre. D’une part, Ginès est reconnu et démasqué par les archers, et le mariage de Dorothea et Fernand est manqué. D’autre part, Don Quichotte délivre les galériens, met en fuite les archers ; puis, sur la proposition qu’il fait aux galériens d’aller présenter leurs hommages et les siens à Dulcinée du Toboso, est insulté et lapidé par ceux dont il est le bienfaiteur.

Au septième tableau, Don Quichotte a été reçu avec honneur et est traité gracieusement par le duc d’Ossuna et la duchesse, pendant que Sancho exerce les fonctions de gouverneur de l’île de Barataria. Mais ses amis ont découvert sa trace et l’ont rejoint. On conspire, sinon contre lui, du moins contre sa folie, pour l’en guérir. On lui montrera Dulcinée, et c’est une virago extrêmement brutale et totalement antipathique. On ne réussit du reste aucunement à « dissiper le rêve » ; car c’est la noblesse de l’humanité qu’un fait ne prévaut pas-contre une idée fixe ; mais on s’avise d’un autre stratagème. Le « bachelier » travesti en chevalier de la Blanche Lune délie Don Quichotte en combat singulier, le désarçonne et lui impose, comme conditions du vainqueur, qu’il rentrera chez lui et y restera un an sans reprendre le cours de ses entreprises.

Le huitième tableau, c’est Don Quichotte chez lui, son retour à la raison et, par conséquent, hélas ! sa mort.

Tel est le scénario du Don Quichotte de M. Jean Richepin.

Comme effet produit, le second tableau, celui où l’on voit Don Quichotte lisant et méditant dans son cabinet de travail, puis apparaissant debout en déployant sa grande taille et marchant tout vivant dans son rêve étoilé, a fait une très grande impression ; le tableau des galériens, et non pas Ginès et la chapelle et le travestissement en ermite, mais l’éloquence enflammée de Don Quichotte ont été accueillis avec faveur. Enfin, le tableau tout entier de la mort de Don Quichotte a profondément ému le public.

Le premier tableau, exposition peu claire, celui des moulins à vent, celui de l’auberge, celui de Don Quichotte chez le duc d’Ossuna, ont très médiocrement intéressé.

Le tort de M. Richepin est, selon moi, de n’avoir pas pris parti résolument. Il pouvait faire un Don Quichotte analogue au Don Juan de Molière, une pièce sans intrigue, simple suite d’épisodes divers, n’ayant pour unité, pour ligne de direction que le développement naturel et logique d’un caractère à travers des événements qui servent à le mettre en lumière et qui servent aussi un peu à le modifier.

D’autre part il pouvait construire une intrigue solide et serrée, enveloppant en quelque sorte les faits et gestes de Don Quichotte, les reliant à la fois et leur servant de cadre, — à la condition que cette intrigue persistât très nettement et fût sensible depuis le commencement jusqu’à la fin du poème dramatique et ne fût jamais perdue de vue.

Dans le premier système, que j’eusse préféré pour mon compte et que la grande liberté théâtrale qui règne aujourd’hui aurait permis à M. Richepin d’adopter et que le public aurait parfaitement admise, on n’aurait vu absolument que Don Quichotte et Sancho faisant leur métier de paladins, allant d’aventures en aventures et de mésaventures en mésaventures ; et l’intérêt général eût été : d’abord le duel entre le bon sens pratique de Sancho et la démence chevaleresque de Don Quichotte, duel toujours dominé, du reste, parleur amitié réciproque et ne faisant que la confirmer, ce qui est vrai et piquant et ce qui est la même chose qu’Alceste et Philinte ; ensuite l’évolution du caractère de Don Quichotte, l’hidalgo n’étant, au commencement, qu’un romanesque un peu puéril, puis, par le contact même du rêve romanesque avec la réalité, devenant une grande âme douloureuse et héroïque, affamée de beauté, de justice et d’amour.

Et ç’aurait pu être magnifique.

Dans le second système, les beaux faits d’armes de Don Quichotte n’auraient plus été que des épisodes un peu subordonnés à l’intrigue, un peu étriqués, un peu étranglés ; mais encore l’ensemble aurait pu être un assez amusant roman picaresque mis à la scène.

M. Richepin, de ces deux systèmes, n’a pris ni l’un ni l’autre. Il a pris le second ; oui, le moins bon ; mais encore il l’a abandonné. C’est aux amours contrariées de Dorothea que nous sommes d’abord conviés à nous intéresser, et cela nous étonne un peu et nous fait craindre que ce Don Quichotte-ci ne soit un peu rabaissé d’un cran ou deux ; mais encore nous entrerions très bien dans cette conception, car nous sommes bonnes gens, et nous prendrions très bien l’habitude de nous intéresser à Cardenio et à Dorothea ; mais voilà qu’à partir du milieu de l’ouvrage à peu près, il n’est plus question de Dorothea et de Cardenio ; et nous sommes déroutés après avoir pris une route qui n’était pas celle que nous tenions le plus à prendre. Double déception.

L’affaire Cardenio-Dorothea et l’affaire Don Quichotte-Sancho se partagent également les premiers tableaux, puis l’affaire Don Quichotte-Sancho occupe seule les derniers. Cela disperse d’abord l’intérêt, puis fait obliquer l’intérêt. La pièce très intéressante, je présume, à la lecture, n’est pas suffisamment bien disposée pour le théâtre.

Autre défaut, ce me semble : Sancho, quoique à peu près toujours présent, disparaît presque de l’ouvrage, par ceci qu’il y est presque insignifiant. Il est là, oui, il enfile ou il égrène, comme vous voudrez, quelques proverbes, il est berné, il embrasse son âne, ce qui, du reste, est un joli tableau ; mais il n’a aucune importance, il n’est pour rien, non seulement dans l’action matérielle, ce qui me serait très indifférent, mais dans l’action morale. Il ne paraît, décidément, j’entends avec consistance, qu’au dernier tableau, où il est assez touchant ; mais c’est trop tard, parce que, au dernier tableau, Sancho n’a plus rien à nous dire ni à nous montrer ni à nous faire sentir, si ce n’est qu’il aime son maître, ce que nous n’avons pas à apprendre. Or un Don Quichotte sans Sancho, ou un Don Quichotte où Sancho est comme s’il n’était pas, c’est un visage qui n’a qu’un œil, c’est une figure peinte qui n’a pas de repoussoir, c’est un Alceste sans Philinte, enfin ce n’est plus du tout un Don Quichotte, ou tout au moins ce ne l’est plus assez.

Il faut rendre du reste justice à la grande beauté d’un très grand nombre des vers de l’ouvrage. M. Richepin a encore son bel instrument et il l’a bien en main. Il a une vraie éloquence burlesque dans le rôle (celui-ci excellent) de Ginès et une vraie éloquence lyrique, souvent, dans le rôle de Don Quichotte. La « tirade sur la justice »à l’acte des galériens, quoique trop moderne, mais qu’importe après tout ? a été justement applaudie, surtout ce vers qui sera proverbe demain :

Quel juste est assez dieu pour rendre la justice ?

Il n’y a pas à dire, le vers a de l’allure. — L’idée est fausse, à la vérité ; car c’est le fondement même de la justice telle qu’elle est organisée dans tous les pays civilisés, qu’aucun homme ne rend la justice et n’a capacité pour la rendre et que ce qui rend la justice, c’est la loi, et que le juge n’est que l’applicateur de la loi. Un seul homme en Europe, à ma connaissance, à cette question :

Quel homme est assez dieu pour rendre la justice ?

pourrait répondre : « Moi ! » C’est M. le président Magnaud ; car il a toujours prétendu qu’il avait le droit de rendre la justice personnellement et en dehors de la loi. Mais cette théorie lui est toute particulière. — L’idée est donc fausse ; mais le vers n’en est pas moins beau, comme il arrive ; car il n’est pas nécessaire que le beau soit la splendeur du vrai et il suffit qu’il soit splendeur, et de plus, tout compte fait, il est bien, ce vers, à peu près dans la mentalité générale de Don Quichotte.

De même le dernier tableau est d’une très remarquable grandeur mélancolique. Don Quichotte meurt très bien. Il meurt en disant adieu à ses rêves, mais en les saluant comme des rêves sublimes ; il nous fait entendre que désormais, dans tout homme grand et même dans tout honnête homme, il y aura toujours un peu de Don Quichotte ; il nous suggère de l’aimer et d’aimer ses descendants ; il nous fait songer au mot quasi sublime de Mme de Staël : « On ne se trompe jamais quand on est toujours avec les vaincus », — et enfin il meurt en prononçant le nom de Dulcinée, comme il est convenable.

J’engage donc tous les amis des bonnes lettres à aller voir Don Quichotte malgré ses défauts. Ils n’en auront aucun remords. C’est un ouvrage qui ne laisse pas de faire honneur à la littérature française.

Il est inégalement joué. Je ne relèverai que les noms de ceux qui m’ont paru le jouer bien. En toute première ligne, il faut citer M. Leloir, qui a été merveilleux pour ce qui est de la résurrection matérielle du personnage, de la physionomie, de l’attitude, des gestes et de la diction. Je ne vois pas ce qu’on pourrait dire qui lui ait manqué. C’est la perfection même et ce n’est pas la perfection froide. L’action sur le public, le contact électrique a été incroyable. Une ovation interminable et qui ne voulait pas finir l’a salué, et c’était justice, à la fin de la représentation.

M. Georges Berr a eu un entrain d’enfer, avec une sûreté de diction impeccable dans le personnage, très bien venu du reste, de Ginès. L’emploi des grands valets n’a plus de secret pour M. Berr, et j’ajoute qu’il y fait cependant des découvertes.

M. Dehelly a été agréable dans le personnage peu intéressant de Don Fernand. De même M. Fenoux dans celui du bachelier, et M. Dessonnes dans celui du trop pâle Cardenio.

Mme Lecomte a été d’une gentillesse exquise dans le personnage de Dorothea, et Mme Lynnès plantureuse et pittoresque dans celui de Maritorne.

— Vous omettez M. Brunot ?
— Pas tout à fait. Il a joué fort correctement et vraiment « sans faute », ce qui est bien quelque chose, mais sans assez de fantaisie et de relief, le rôle de Sancho.

Maxime Gorki.
Dans les bas-fonds. §

Il convient que je vous parle de la pièce de Gorki, Dans les bas-fonds, qui a été jouée si brillamment au théâtre de l’Œuvre, d’abord par la troupe ordinaire de M. Lugné-Poë, ensuite avec le concours de Mme Desprès et de Mmc Duse.

Dans les bas-fonds n’est pas une pièce et n’a aucunement l’intention d’en être une. C’est un tableau de mœurs populaires, très caractéristique du pays particulier où la pièce a été écrite, mais cependant très intelligible et très intéressant par tout pays. Voilà à quoi, évidemment, avisé l’auteur et voilà à quoi il a parfaitement réussi.

Comme fil dramatique reliant entre elles, peu étroitement, les scènes de ce roman en dialogue, il y a ceci, que je résume vite pour m’en débarrasser, mais à quoi l’auteur ne tient pas plus que moi.

Pepel, voleur, qui a passé parle bagne, est l’amant de la tenancière d’une manière de tapis franc, Vassilissa, mariée à un nommé Kostylev, vieillard avare, dur et répugnant.

Pepel n’aime plus Vassilissa. Il aime la jeune sœur de Vassilissa, Natacha, toute jeune fille fort innocente encore, malgré le monde où elle vit.

Vassilissa s’est parfaitement aperçue des nouveaux sentiments, si vous voulez que cela s’appelle ainsi, de Pepel. En conséquence, femme de tête, ayant peut-être son dessein secret et sa pensée de derrière la tête ; mais cela n’est pas indiqué dans le texte ; elle dit à Pepel : « Soit ! Ce que je désire le plus, ce que je veux furieusement, ce dont je suis impatiente, c’est être débarrassée de Kostylev. Fais-lui son affaire et je te donne de l’argent, et puisque tu aimes Natacha, prends Natacha aussi. » (Ce que je crois qu’elle a dans l’esprit, tout au fond, c’est se venger de Pepel, se venger de Natacha et se débarrasser de Kostylev, le tout ensemble.)

Tant y a que, pendant une rixe de famille, pendant que Vassilissa estropie Natacha en lui versant « par mégarde » sur les pieds l’eau bouillante d’un samovar, Pepel tue le vieux Kostylev.

Mais Natacha s’aperçoit alors — on ne voit pas assez bien à quels signes — que Pepel et Vassilissa étaient de connivence. Elle les maudit et disparaît se traînant sur ses pieds brûlés.

Aux dernières nouvelles, Pepel et Vassilissa sont en prison en attendant qu’on les juge, et l’on ne sait pas ce qu’est devenue Natacha.

Ce drame, comme je vous le disais, ne signifie pas grand chose. Ce qu’il y a d’intéressant, ce sont les types, qui, eux, sont extraordinaires de curieuse psychologie. — Et de vérité probablement, de quoi je ne suis pas juge ; mais, d’une part, c’est à peu près ainsi que nous nous représentons « l’âme d’oiseau de mer », comme dit M. de Vogüé, de la pauvre Russie ; et comme, d’autre part, Gorki, je crois, est russe, et comme enfin il a longtemps vécu dans ces bas-fonds dont il nous parle, il y a à gager quelque chose que tous ces types sont très rapprochés de la vérité. — Regardons un peu. Comme dit le marquis d’Auberive, « ce n’est pas du style noble ; mais c’est plein d’intérêt » ; et encore c’est quelquefois du style noble.

De ces douze ou quinze personnages, quelques-uns sont de simples brutes, quelques-uns sont simplement insignifiants ; mais la plupart, et c’est là le trait curieux, sont éperdument romanesques.

Voici Nastia, « jeune fille, vingt-quatre ans », dit la didascalie. C’est une Bélise jeune et une Bélise farouche. Tout ce qu’elle lit dans les romans, elle croit que celui est arrivé et le raconte aussitôt comme histoire personnelle. De sorte qu’il est toujours beau, toujours généreux et chevaleresque, toujours en souliers vernis, presque toujours français ; mais tantôt s’appelle Raoûl et tantôt s’appelle Gaston. On ne rit pas, parce qu’on ne doute aucunement que Nastia ne se dirige très vivement sur la folie. Le type n’a rien de très nouveau sans doute, mais il est d’une vérité que vous avez constatée septante fois et il est marqué de traits extrêmement forts et il a un relief très remarquable.

Voici maintenant le vieil acteur qui a perdu sa voix, son intelligence et sa mémoire par un certain abus des liqueurs fortes et à qui quelqu’un persuade qu’il peut guérir, qu’il y a une ville où l’on guérit pour rien les alcooliques. Ses espérances, son désir passionné de renaître, de revivre, d’être à nouveau ce qu’il a été et de retrouver les « tonnerres d’applaudissements » est d’une naïveté intéressante. Il finit par se tuer, brusquement. Ce n’est pas très expliqué ; mais ce n’est aucunement invraisemblable, n’est-ce pas ? Ce qu’il y a de bon, de sûr, et aussi d’un peu trop commode, avec les neurasthéniques, c’est qu’avec eux tout est vraisemblable.

Voici Satine. C’est un ivrogne invétéré, lui aussi, et parfaitement incurable ; mais dont le fond doit être très bon ; car il est « disciple » admirable. Il suffit qu’une manière d’apôtre, dont nous parlerons sans doute tout à l’heure, ait jeté en lui la bonne semence pour qu’elle lève en lui miraculeusement, et il est admirable comme Satine, je ne dis pas trouve la vérité dans le vin, mais la retrouve à ce point que l’on dirait qu’il l’invente et qu’elle jaillit de lui, merveilleuse. Les propos de cet ivrogne qui vend la sagesse, ou plutôt qui la prête après l’avoir empruntée, sont vénérables.

Voici « le Baron ». Le Baron est parfaitement baron, à moins qu’il ne soit prince ; car il ne se rappelle pas avec exactitude ; mais il est certainement noble et, s’il n’est pas baron, il est incontestable qu’il est barine ; mais il est tombé au niveau des « chourineurs » sans s’en apercevoir et comme dans un rêve dont il n’a jamais pu se rendre compte. C’est un homme qui… mais comme il se définit lui-même admirablement — et même avec trop de précision et ici c’est un peu trop l’auteur qui parle — je ne saurais mieux faire que d’être un instant son simple phonographe.

« Vois-tu, depuis que je me connais… il flotte dans ma caboche une sorte de brouillard… Je n’ai jamais rien compris. J’éprouve une sorte de gêne… Il me semble que je n’ai fait toute ma vie que changer de vêtements… Et dans quel but ? Je ne saisis pas. J’ai étudié ; j’ai porté l’uniforme de l’École de la noblesse. Et qu’est-ce que j’ai appris ? Je ne m’en souviens pas… Je me suis marié.. J’ai porté le frac, puis la robe de chambre. J’ai épousé une femme qui était mauvaise. Dans quel but ? Je ne saisis pas. J’ai mangé tout ce que j’avais. J’ai porté un veston gris tout lustré avec un pantalon tout roussi… Et comment la ruine est-elle venue ? Je ne m’en suis pas même aperçu. J’étais fonctionnaire du Trésor… Je portais un uniforme, une casquette avec une cocarde… J’ai détourné les fonds de l’État… Alors on m’a mis une houppelande de prisonnier… Enfin j’ai revêtu ceci… Et tout cela comme dans un rêve… Hein ! n’est-ce pas ridicule ? »

Ce portrait d’un homme qui n’a jamais eu conscience de lui et qui, par conséquent, — comme c’est bien cela ! — ne se voit plus lui-même dans le passé que comme le vague support des vêtements qu’il a portés, ou bien plutôt comme l’ensemble, successif et différent, des vêtements qui l’ont couvert, est une des plus jolies inventions — et ce n’est pas une invention — que j’ai rencontrées.

Et, enfin, voici le sage, le prophète, le saint de la chose. C’est le vieux chemineau Louka. C’est lui qui aurait inventé les deux vertus du pauvre : la patience et la charité, s’il eût été besoin qu’il les inventât ; mais ce sont choses qu’il est bon d’inventer à nouveau tous les trente ans. C’est lui qui a les mots profonds, et toujours simples, de l’ouvrage : « Ecoute, vieux, est-ce que Dieu existe ? — Si tu crois, il est ; si tu ne crois pas, il n’est pas. Tout ce à quoi on croit existe. »« Qu’est-ce qu’il y a à faire ? — Il y a à s’estimer. L’homme doit s’estimer. »« Epouse-le, fillette ; ce n’est pas un mauvais garçon. Rappelle-lui seulement le plus que tu pourras qu’il est bon, afin qu’il ne l’oublie pas. Dis-lui seulement : « Vassia, tu es bon ; ne l’oublie pas. »

Il est très sage et très fin, ce vieux, et, par je ne sais quel artifice de l’auteur, il n’a jamais l’air de prêcher. C’est très bien fait.

Et il est très amusant d’entendre philosopher tous ces romanesques. Ils ont deux philosophies. Ils n’en ont pas plus, puisqu’il n’y en a que deux. Ils sont pessimistes ou optimistes. Les premiers sont sous l’influence de la misère, les autres sous l’influence de Louka. Les premiers ont des aphorismes très jolis et presque nouveaux, du moins dans la forme : « Chacun veut que son voisin ait de la conscience ; mais personne n’a de profit à en avoir soi-même. »« Tous veulent de l’ordre et personne n’a de tête pour l’avoir. Il faut cependant balayer… Nastia, si tu t’en chargeais ?… »« J’en ai assez. Je suis de trop ici. — Tu seras partout de trop. Tout le monde est de trop sur la terre. »

Un agent de police : « Pourquoi sépare-t-on les gens qui se battent ? Ils finiraient par se fatiguer. Qu’ils se battent librement et que chacun reçoive son paquet. Alors ils se battront moins, parce qu’ils s’en souviendront davantage. » — C’est du pessimisme plein d’humour.

« Pourquoi est-ce que l’homme aime tant à mentir ? Il est toujours comme devant un juge d’instruction. — Apparemment le mensonge est plus agréable que la vérité. Moi aussi, j’invente, j’invente et j’attends. — Quoi ? — Je ne sais pas. Je me dis : demain il m’arrivera quelque chose d’inouï… »

Et le côté optimiste n’est pas moins piquant. Le trait d’humour, c’est d’avoir mis la théorie optimiste, en tant que théorie, beaucoup plus dans la bouche de Satine, élève alcoolique de Louka, que dans celle de Louka lui-même. Satine, quand il boit et quand il se souvient « du vieux », est magnifique à prêcher le progrès moral et la maxime que l’homme est fait pour se dépasser : « Il me disait : « Pourquoi les hommes vivent-ils ? C’est pour le mieux que les hommes vivent, mon petit… Chacun croit vivre pour soi-même. Eh bien, pas du tout. C’est pour le mieux. Ils attendent des centaines d’années peut-être pour voir arriver l’homme. C’est pourquoi il faut respecter tout homme. Car nous ne savons pas qui il est, pourquoi il est né et ce qu’il peut faire. Peut-être est-il venu sur cette terre pour notre bonheur… »

Ainsi parlait Satine, répétant Louka et quelques autres, « le vin lui rendant la mémoire ».

Cet ouvrage décousu, mais qui se tient cependant par la consistance des caractères et par l’intérêt des conversations, m’a intéressé singulièrement. Si l’on tient à ce que je dise que, quel que soit le talent des acteurs, il est plus intéressant à la lecture qu’à la représentation, je ne me ferai pas autrement prier.

André Picard.
Jeunesse, comédie en trois actes. §

Un premier acte charmant, un second assez vif, mais de peu de bon sens, un troisième sans aucune valeur et presque sans aucun sens, voilà le bilan de la comédie nouvelle qui nous a été donnée par l’Odéon et qui sans aucun doute est plutôt un échec, mais qui peut faire concevoir de très grandes espérances au compte de son jeune auteur, évidemment très inexpérimenté, mais extrêmement spirituel.

Le sujet est à peu près celui de la délicieuse Massière. C’est la Massière des pauvres, de ceux qui ne peuvent pas s’offrir la vraie, laquelle est de métal plus précieux. C’est encore une jeune fille entre un vieillard et un jeune homme. Suzanne était entre deux vieillards ; les jeunes filles modernes ont moins à se plaindre. Supposez seulement que Léa, de la Massière,, aime le vieux peintre beaucoup plus qu’elle ne l’aime dans la Massière, et que le jeune homme qui aime Léa soit, non le fils du vieux peintre, mais seulement son pupille, vous avez la situation générale de la pièce de M. André Picard.

Aucun soupçon d’imitation, bien entendu. Du train dont les choses vont, une pièce parfaitement achevée met quatre ou cinq ans à parvenir aux feux de la rampe, et par conséquent la pièce de M. André Picard était faite depuis trois ou quatre ans quand la Massière a été présentée au public. Donc M. André Picard s’est rencontré, ce qui est un honneur pour lui, avec M. Jules Lemaître, dans l’invention d’un sujet, et il n’y a que cela.

Roger d’Autran, ancien député et maintenant sénateur depuis quelques mois, est un homme qui vieillit, comme tous les hommes, et qui ne peut prendre son parti de vieillir, comme la plupart. Il est marié à une femme « incomparable », comme il dit et comme il le répète avec conviction, et il la trompe depuis vingt ans par versatilité naturelle, goût de la nouveauté et du changement. On disait de Don Juan : « C’est un homme qui cherche toujours et infatigablement son idéal. — Mais ! Il Va ! C’est le changement. » Tel Roger d’Autran.

Il a quarante-huit ans, étant né en 1857, — c’est dans le texte, — et il n’a pas encore renoncé aux victoires et conquêtes. On ne comprend pas qu’il se soit fait nommer sénateur, puisque se faire nommer sénateur c’est avouer la quarantaine révolue, aux termes mêmes de la Constitution qui nous régit. Elle est bien républicaine cette Constitution. Connaissez-vous ce décret de la Convention et les jolis vers auxquels il donna lieu ? La Convention avait décrété que sur chaque porte de chaque appartement seraient inscrits les noms des personnes habitant cet appartement et leur âge. De là ces vers, qui coururent, mais qui, du reste, n’osèrent paraître, dans l’Almanach des Muses, qu’après le règne de la Convention, en 1796. Ce sont les femmes qui sont censées parler :

Ô citoyens, législateurs,
Ecoutez notre humble prière ;
Écoutez les grâces en pleurs
Qui vont implorer pour leur mère.
Pourquoi d’un décret importun
Souiller votre gloire et la nôtre ?
En décrétant les droits de l’un,
Deviez-vous nuire aux droits de l’autre ?
Il en est un, bien précieux,
Dont l’amour nous rend responsables,
C’est le droit de vous rendre heureux
En cherchant à nous rendre aimables.
Pour le conserver plus longtemps,
D’une main que l’amour éclaire,
Nous ornons des fleurs du printemps
Notre tête quadragénaire.
Nos cheveux blancs, notre secret,
Sont bien souvent cachés par elles.
Faut-il qu’un funeste décret
Trahisse le secret des belles ?
Eh quoi ! Dire avec vérité
Combien d’hivers couvrent nos têtes !
Encore si vous aviez compté
Par le nombre de nos conquêtes !
Ah ! de nos plus chers intérêts
Nous soutiendrons mieux l’avantage,
Et nous braverons vos décrets,
Puisque vous bravez notre usage.
Permettez-nous donc d’effacer
Les maux que le temps nous apprête ;
Ou, si vous voulez le fixer,
Avant, décrétez qu’il s’arrête !

Notre Constitution de 1875, sans être aussi sévère que la Convention, a retenu quelque chose de ses rigueurs, et elle force, sinon les femmes, sinon tous les hommes, du moins les sénateurs à reconnaître aussi officiellement que possible qu’ils ne sont plus jeunes. Elle ne pousse pas la raillerie, comme une autre avait fait, jusqu’à les appeler les Anciens ; mais elle marque nettement qu’au moins la « troisième jeunesse » a commencé pour eux.

Je ne comprends donc pas du tout comment Roger d’Autran s’est résigné à se laisser nommer sénateur. Mon ami Tirard, très regretté, quand on dressa les listes de sénateurs inamovibles, dit en riant, — car il n’y tenait pas — à Jules Simon, qui les dressait : « Pourquoi ne m’avez-vous pas mis sur la liste ? » Très aimable, Simon répondit : « Je ne pouvais m’imaginer que vous eussiez l’âge. » On s’étonne que Roger d’Autran se le soit imaginé lui-même pour son compte.

Toujours est-il que, quoique ayant l’âge sénatorial depuis huit ans, il sort encore tous les soirs, au grand désespoir de sa femme. Il va encore sortir ce soir même. Il a un grand dîner chez Durand « avec son groupe », bien entendu, et vous pensez bien que c’est un « groupe sympathique ». — « Encore une fois », se dit sa femme, qui ne sait décidément pas à quel moyen avoir recours pour le retenir à la maison.

Tout à coup arrive chez elle la Massière. Je veux dire que Mme d’Autran a fait demander par les journaux ou par ses connaissances une lectrice pour soulager ses yeux affaiblis et que se présente à elle une fillette de Montmartre, fille de graveur, orpheline, qui cherche un emploi et que cela ennuierait d’être modèle. Elle est naïve, très franche, élevée en artiste, mais très évidemment honnête et très jolie.

Une idée vient à Mme d’Autran. C’est d’installer cette jeune fille chez elle pour y retenir son mari.

— Mais elle est stupide, son idée ! me crierez-vous de tout votre cœur.

— Mon Dieu ! Moi aussi je la trouve stupide ; mais encore, voyons : Mme d’Autran est peut-être de celles qui aiment mieux être malheureuses de près que de loin. C’est une affaire de goût, cela. Elle est peut-être de celles, — rares évidemment, — qui disent : « J’aime mieux qu’il reste auprès de moi pour une autre, que non pas que, pour d’autres, il soit toujours dehors. »

Après tout, c’est possible. Il y a des gens qui, sur cette considération que de deux maux il faut choisir le moindre, choisissent le plus grand. Cela prouve simplement qu’à leurs yeux le plus grand est le plus petit. On peut accepter le raisonnement, quoique singulier, de Mme d’Autran.

Tant y a que, dès qu’Autran a vu Mauricette et l’a fait causer, il ne songe plus du tout à aller chez Durand :

« Eh bien, dit-il, avec son étourderie habituelle, on ne dîne pas ?

— Mais tu sais bien que tu ne dînes pas ici. Tu es en habit.

— Ah ! c’est vrai ! Je ne songeais plus ! Oh ! Après tout !…

— Mais c’est très important, disais-tu ; c’est tout ton groupe !

— C’est vrai, pourtant ; c’est tout mon groupe.

— Il y va de ton entrée au ministère.

— C’est vrai qu’il y vade mon entrée… Seulement mon entrée, je m’en fiche.

— Les intérêts du pays sont engagés.

— C’est vrai qu’ils sont engagés, les intérêts… Seulement, les intérêts du pays…

— Et puis tu as donné ta parole.

— Oui, allons, c’est vrai que j’ai donné ma parole. Je pars. »

Il part et revient au bout de deux minutes : « Ma chérie, nous avons trop bavardé ; voilà qu’il est huit heures et demie ! Je vais téléphoner. »

Il téléphone : « Restaurant Duran ?… Oui ?… Eh bien… Eh bien, zut ! » — La toile tombe.

Elle tombe pour se relever quatre fois, soulevée par des applaudissements unanimes et enragés.

C’est qu’il est charmant ce petit premier acte. Il est vrai, — sauf ce que j’ai relevé, — dans tout son détail et il est tout grêlant de mots drôles et jolis et originaux :

« Je t’assure, dit Mme d’Autran à son mari, que tu n’as pas du tout vieilli pour moi.

— Pour toi, ah ! je sais bien ! »

« De quoi rêves-tu, dit d’Autran à son pupille le docteur Aubert : « D’une jeune fille blonde, et gaie, avec des yeux bleus rieurs et une fossette à chaque joue presque au coin des lèvres, avec des cheveux fous autour du front tout petit.

— Où habite-t-elle ?

— Mais elle n’existe pas. Je la rêve.

— Ah ! pardon ! c’est qu’elle commençait à m’intéresser, cette fillette. »

Il y en a en nombre, comme cela, qui sont, non seulement d’un homme d’esprit, ce qui est quelque chose, mais d’un vrai poète comique, ce qui est infiniment plus.

On se croyait parti pour un grand succès. Le second acte a sensiblement refroidi le public. Au second acte, tout ce que l’on pouvait prévoir est arrivé. Mauricette, comme elle en est digne, est aimée de tous les hommes qui l’entourent. Elle l’est de Roger d’Autran ; elle l’est du docteur Aubert, pupille d’Autran ; elle l’est de M. Chavry, jeune homme (marié) ami de la maison.

Tous, excepté Autran (d’abord), lui font des déclarations. Le docteur Aubert lui propose de l’épouser. Elle refuse doucement et profondément, si je puis m’exprimer ainsi, à quoi l’on voit qu’elle est amoureuse de ce vieux fou d’Autran, ce qui est bizarre ; mais ces choses-là ne se discutent point.

Le jeune Chavry la presse très vivement. Autran le surprend et le relève du péché d’indiscrétion si vivement que peu s’en faut qu’il ne le gifle. Mme Chavry profite de la circonstance pour se répandre en insinuations calomnieuses à l’endroit de Mauricette. Autran défend Mauricette avec une chaleur aussi significative que possible. « Et pourquoi ne la défends-tu pas ? » dit-il à sa femme avec son étourderie habituelle.

— Mon ami, tu ne m’en laisses pas le temps », répond sa femme, qui commence à être ulcérée.

Discussion orageuse entre Autran et sa femme. La pauvre Mauricette sent que désormais sa place n’est plus dans cette maison, et elle tente de s’évader subrepticement.

Autran l’intercepte au moment où elle fuit, et la supplie de rentrer, lui jure qu’il l’aime à la folie, etc. « C’est pour cela que je m’en vais », répond Mauricette avec beaucoup de bon sens.

Survient le docteur qui, de son côté, supplie Mauricette de venir avec lui. Vous allez recevoir un coup, comme disait le bon Sarcey : elle y va ! Le public n’y comprend rien. Que Mauricette quitte d’Autran parce qu’il l’aime et qu’elle l’aime, c’est tout naturel ; mais qu’elle suive le docteur qu’elle n’aime pas et qui l’aime, c’est plus difficile à entendre. Elle n’aurait qu’une chose à faire, c’est de retourner à Montmartre. Cette fille est un peu bizarre.

Elle l’est bien plus au troisième acte, six mois après. Au troisième acte, elle aime toujours Autran ; mais elle a épousé le docteur Aubert. Pourquoi diable l’a-t-elle épousé ? Tout au moins nous faudrait-il de cela une explication quelconque. On ne nous en donne aucune. Elle l’a épousé et elle ne l’aime pas. Le docteur s’en plaint à sa sœur, qui lui répond par de vagues consolations, comme vous feriez ; car à des gens qui n’ont fait que des sottises on n’a pas grand chose à dire. La sottise a cela de particulièrement désagréable qu’elle rend sots ceux qui causent avec elle.

Là-dessus une lettre arrive à Mauricette, une lettre d’Autran. Elle la lit, devient rêveuse et triste et la donne à son mari, ce qui n’est pas ridicule : elle est honnête femme, voilà tout.

« C’est bien, dit le mari, Autran va venir. Reçois-le. Si tu l’aimes encore, quitte-moi ».

Acceptable, si l’on veut ; mais, cependant : ou ce mari est bien sûr de lui, et il aurait tort, car tout à l’heure il reconnaissait qu’il n’était point aimé ; ou il aime bien peu sa femme, pour ne pas bondir et frémir en un pareil moment. Enfin il laisse le champ libre à Autran.

Autran paraît. Il a terriblement vieilli. Comment a-t-il si terriblement vieilli en cinq ou six mois ? Hélas ! c’est trop évidemment pour les besoins de la cause. Tant y a qu’il a vieilli, blanchi, qu’il a reçu « un coup de vieux », comme on disait de mon temps. Mauricette s’en aperçoit. Elle s’en aperçoit infiniment. Oui, oui ; d’où il suit que cette Mauricette nous devient antipathique, ou nous devient inintelligible.

Si la vieillesse lui est si désagréable, ce que je comprendrais parfaitement, comment pouvait-elle, il y a six mois, être profondément amoureuse d’Autran ? Elle a ses limites précises, au moins, cette fille-là ! Jusqu’à quarante-huit ans et demi, oui, et passionnément ; à quarante-neuf, non ; c’est fini. C’est ce qu’on appelle aimer le calendrier à la main. Inintelligible.

— Mais c’est que d’Autran, en six mois, a vieilli de dix ans.

— D’abord, ce n’est jamais vrai, cela ; c’est une hyperbole. Ensuite, si d’Autran a vieilli de deux lustres en une demi-année, c’est la faute à Mauricette, et Mauricette devrait l’en aimer davantage, et, dans cette hypothèse, Mauricette devient antipathique. Tout cela est diablement mal combiné.

Toujours est-il que d’Autran est repoussé avec pertes et que, sa femme étant venue le chercher, il la suit docilement comme un petit chien, l’oreille un peu basse. C’est fini. Le docteur sera aimé un peu, tout doucement, jusqu’à l’âge de quarante-huit ans. Quant à Mme d’Autran, elle fera bien, quoi qu’il en soit, de ne prendre que de vieilles lectrices. Tout compte fait, c’est plus prudent.

Jeunesse, très joliment montée, avec un luxe de très bon goût, a été jouée de la plus jolie façon du monde. Inutile de dire que M. Tarride y a été délicieux. Le rôle d’Autran semble fait pour lui sur mesure. Il a eu une jeunesse remontante qui était charmante d’entrain, de verve, d’impétuosité étourdie et naïve. Son premier acte a été étincelant. Son second acte fort brillant encore, malgré certaines violences de ton, qu’encore on pourrait défendre.

M. Janvier a été précis, net et sûr, à son ordinaire. Peut-être a-t-il été un peu lugubre alors qu’il suffisait d’être triste. Je le supplie aussi d’articuler mieux. N’être pas entendu est du grand art au théâtre Antoine ; c’est considéré comme un défaut à l’Odéon. Tout est relatif. C’est comme la distinction : c’est affaire de quartier. M. Janvier dira : « Ils sont tous sourds à l’Odéon ! » Il est possible, mon Dieu ; mais encore il faut s’adapter au milieu ; c’est scientifique.

M. Séverin a très gentiment esquissé le personnage épisodique de Chavry.

Mme Marthe Régnier a été charmante d’ingénuité, riante d’abord, puis de passion contenue et douloureuse dans le rôle de Mauricette. Elle est naturellement gracieuse et elle a un grand art d’attitudes et d’inflexions de voix. C’est une actrice de très grand talent.

Mme Dux a eu quelques mots très heureux, très finement et très naturellement dits. Son rôle sacrifié et de sacrifiée, allait bien du reste à son visage mélancolique et tendre. Elle a fait beaucoup de plaisir.

Mme Miramon, actrice très sûre, qui ne laisse rien à la fantaisie et au vent qui passe, a bien établi le personnage vipérin et venimeux de Mme Chavry.

Mme Félix n’a fait que passer, dans le personnage de la sœur du docteur ; mais on s’est plu à constater sa diction irréprochable.

Mme Jullien a bien « typé » (on dit comme cela au théâtre ; je ne recommande pas la locution) le personnage d’une vieille intendante du docteur Aubert. Cette actrice fera une duègne excellente. C’est de quoi l’on manque toujours le plus. Bonne acquisition pour l’Odéon.

Enfin, la troupe de l’Odéon me paraît tout entière fort distinguée. Elle serait très digne qu’on lui confiât de bons ouvrages.

Henri Bergson.
Le Rire, étude par Henri Bergson. §

J’ai laissé trop longtemps sans en parler un livre de premier ordre qui ressortit très précisément à nos études d’art dramatique ; et je ne puis m’empêcher de me dire avec remords :

A la fin c’est trop de silence
En si beau sujet de parler.

Il s’agit du petit volume intitulé le Rire, par M. Henri Bergson. C’est un petit volume et c’est un très grand livre. C’est une théorie absolument nouvelle, mais absolument, sur l’essence du comique ; c’est une réponse absolument nouvelle, mais absolument, à cette question : « Pourquoi rit-on ? » question qui, comme l’on sait, est tellement difficile qu’on y a répondu de cent façons et qu’en définitive on en est venu à peu près unanimement à dire que c’était question insoluble.

Je vous fais grâce, non que je les méprise, mais pour faire court, des diverses explications qui ont été données : ce qui fait rire, c’est le contraste ; ce qui fait rire, c’est l’inattendu ; ce qui fait rire, c’est la coïncidence rare et singulière, etc. J’en viens tout de suite à la théorie de M. Bergson et, dès le premier mot, que vous vous soyez occupé de la question ou que vous n’y ayez jamais songé, vous verrez combien elle est nouvelle et originale.

Ce qui fait rire, croit et dit M. Bergson, c’est l’automatisme, c’est l’automatisme d’un personnage humain ; c’est un être humain, qui, à un moment donné, ou même toujours, comme Don Quichotte, a un geste, parle ou agit comme un automate. L’automatisme est au fond de toute chose qui fait rire ; l’automatisme est l’essence même du comique.

S’agit-il de gestes, « les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait songer à une simple mécanique ». Les grimaces des clowns, les tics des personnes affligées d’une maladie nerveuse ou d’une mauvaise habitude sont comiques parce que, dans la vie, chose éminemment souple et qui demande de la souplesse et une sorte d’élasticité spontanée que l’on a quelquefois appelée le libre arbitre, ces tics mettent une note d’automatisme, de mécanisme, de marionnettisme et de pantinisme. Un homme qui devient une chose est quelque chose de comique et qui fait rire.

C’est si vrai que… passons de ces exemples grossiers à l’autre extrémité, à certains faits très délicats au contraire et d’analyse très difficile. Ceci seulement que, lorsqu’on s’occupait de l’âme d’une personne, on est ramené à faire attention à son corps, produit le comique. Un orateur a un beau mouvement d’éloquence, il fait un beau geste et ce beau geste envoie son verre d’eau sucrée au milieu de l’auditoire. Explosion de rires.

— « Inattendu », direz-vous.

— Non ; car si, au lieu de projeter son verre d’eau, l’orateur avait eu une attaque d’apoplexie, personne, je crois, n’aurait ri.

— Contraste !

— Certes, plutôt ; mais quel contraste ? Le contraste consiste en ce que l’esprit du spectateur a été brusquement ramené de l’âme de l’orateur à son corps. « Est comique tout incident qui appelle notre attention sur le physique d’une personne alors que le moral est en cause. »

Voilà pourquoi, même un incident non burlesque, mais simplement vulgaire, simplement familier, s’il ne fait pas toujours rire, du moins détruit le tragique, détruit le sérieux, rompt la gravité. Si les acteurs tragiques ne se mouchent pas, ne se frottent pas les mains, ne s’assoient pas, ou guère, c’est pour que rien ne rappelle l’attention du spectateur de leur âme sur leur corps. Napoléon le savait ; il savait tout. Il raconte ainsi (Journal de Gourgaud) son entrevue avec la reine de Prusse, après Iéna : « Elle me reçut sur un ton tragique, en Chimène : « Sire ! Sire ! Justice ! Magdebourg ! » Elle continuait sur ce ton, qui m’embarrassait fort. Enfin, pour la faire changer, je la priai de s’asseoir. Rien ne coupe mieux une scène tragique. Quand on est assis, cela devient comédie. »

Que prouvent ces exemples ? Non pas précisément et par eux seuls que c’est l’automatisme qui fait rire ; mais cependant que la matérialité et l’idée de matérialité, intervenant dans une chose grave, en détruit net la gravité. Or l’automatisme c’est la matérialité l’emportant décidément sur la spiritualité jusqu’à la supprimer, soit pour un instant, soit pour un temps, soit pour toujours. Nous ne sommes déjà plus sérieux quand une âme nous donne l’impression d’un corps ; nous rions « toutes les fois qu’une personne nous donne l’impression d’une chose ».

Voilà pour le comique des physionomies (est éminemment comique un homme qui garde une physionomie funèbre en contant une histoire bouffe ou qui a l’air de rire en contant une histoire lugubre), voilà donc pour le comique des physionomies, des gestes, des attitudes et des mouvements du corps.

Poursuivons. En quoi consiste le comique des situations ?

En un autre genre d’automatisme, peu différent. Pourquoi la « répétition » est-elle comique au théâtre, comme, du reste, dans la vie ? Pourquoi sont-ils comiques les : « Monsieur Purgon ! » les « Sans dot ! » les « le pauvre homme ! » les « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » Parce qu’ils révèlent l’homme en proie à l’idée fixe qui n’entend rien, ou plutôt que tout ce qu’il entend ramène à son idée fixe et qui pense comme un automate, si l’on peut parler ainsi, comme tout à l’heure les personnages de nos autres exemples agissaient ainsi que des automates.

Quelquefois même ce n’est pas un personnage qui, en proie à l’idée fixe, se répète automatiquement, sans pouvoir entendre ce qu’on lui dit ni y entrer, c’est un personnage qui n’entend pas ce qu’il dit lui-même et qui répète automatiquement un mot en contradiction avec tout le reste de ce qu’il dit. Quand Alceste dit par cinq ou six fois : « Je ne dis pas cela ! » c’est qu’il y a en lui deux hommes, l’un sincère et même brutal en sa franchise, qui tient à proclamer mauvais les vers d’Oronte, l’autre, homme du monde, qui, à ces questions d’Oronte : « Suis-je donc un sot ? » répond automatiquement : « Je ne dis pas cela », comme on dit à quelqu’un qui éternue : « Dieu vous bénisse ! »

Et ce qu’il y a de particulier ici et d’amusant, c’est que, d’ordinaire, c’est la passion maîtresse qui produit dans l’homme l’automatisme ; c’est la passion maîtresse qui dicte les « Sans dot » et les « le pauvre homme ! » ; tandis qu’ici c’est précisément l’inverse. C’est la passion maîtresse qui dicte à Alceste les généralités insinuantes, sinueuses, flexibles et souples comme la vie, sur les ridicules des auteurs-amateurs ; et c’est la politesse, les bonnes façons, les tempéraments de conversation et en d’autres termes la conformité à la vie et la soumission à la vie qui dictent à Alceste la répétition en apparence automatique. Mais cela ne fait rien, et M. Bergson, — encore qu’il me reste un doute à cet égard, — a encore raison de prendre cet exemple à son compte ; car toutes les passions, à un moment donné, peuvent produire un automatisme, et chez un homme du dix-septième siècle l’habitude des bienséances est devenue une passion tout comme une autre.

Automatisme encore, automatisme de situation, le mouvement circulaire, la giration. Une bande de provinciaux court pendant cinq actes après un chapeau de paille d’Italie pour remplacer un chapeau identique qui a été mangé par un cheval ; et, au bout de cinq actes, elle s’aperçoit que c’est précisément le chapeau qu’elle cherche qui est le chapeau qui a été mangé. Elle a fait le tour de l’hippodrome inutilement ; elle est revenue à son point de départ. Une destinée malicieuse lui a donné le mouvement automatique d’une bille autour d’une roulette, et d’êtres humains elle a fait des choses. De là le comique.

Un homme et une femme, qui se voient tous les jours, s’adressent chacun secrètement à une agence pour se marier et, après beaucoup de mésaventures, arrivés chacun de son côté à l’agence, ils sont mis en présence l’un de l’autre. Ce n’était pas la peine de faire tant de chemin. Même procédé.

Un homme, pour se débarrasser de sa belle-mère, divorce d’avec sa femme ; puis se remarie avec une jeune fille qui a un père et point de mère. Il est tranquille. Mais son beau-père se marie, et avec qui ? avec la divorcée. De sorte que notre homme retrouve son ancienne femme devenue sa belle-mère, et la mère de son ancienne femme devenue sa grande belle-mère : « Je divorce pour n’avoir plus de belle-mère et ça m’en donne d’eux ! » Ce n’était pas la peine de faire un tel détour pour en arriver au point de départ. Même procédé avec redoublement, ce qui multiplie et avive infiniment la force comique.

Dans le comique de mots lui-même nous retrouvons l’automatisme ; on le retrouve même plutôt là qu’ailleurs. D’abord un mot n’est jamais comique que quand il est inconscient. Quand il est conscient il est spirituel, et l’on sait que ce n’est pas du tout la même chose. Un mot spirituel, c’est : « M. de Voltaire, j’ai vu tout dernièrement M. Haller. — Oh ! M. Haller ! Grand savant, grand poète, grand philosophe. — C’est d’autant mieux à vous, M. de Voltaire, de dire cela de lui qu’il ne dit pas du tout les mêmes choses de vous. — Hélas ! nous nous trompons peut-être tous les deux. » Voilà le mot spirituel. Ce n’est pas du tout un mot comique.

Un mot comique, c’est : « Je n’aime pas les épinards, et c’est une chance ; car si je les aimais, j’en mangerais et je ne peux les souffrir. » Un mot comique que l’on répète sans cesse du reste et dont personne ne  rit à cause de l’accoutumance, mais qui est profondément burlesque, c’est : « J’ai lu ce livre et il est exquis. Je regretterais bien de ne pas l’avoir lu. » — Un mot comique est un mot qui rend ridicule la personne qui le prononce.

Eh bien, la plupart des mots comiques sont des mots qui sont révélateurs d’automatisme. Ceux que je viens de me rappeler le sont parfaitement. Comme on dit habituellement et très raisonnablement : « J’ai été nommé dans le Midi et c’est une chance ; car j’ai horreur du froid », de même on applique cette formule, automatiquement, à une chose à quoi je n’ai pas besoin de dire qu’elle ne s’applique pas du tout. Comme on dit habituellement et avec pleine raison : « Je n’ai pas pu aller à Dinard et je l’ai bien regretté ; car je connais cette ville et je l’aime » ; on applique automatiquement cette formule toute faite à un livre qu’on pourrait regretter de n’avoir pas eu le temps de relire ; mais qu’on ne pourrait pas regretter de n’avoir pas lu, puisque si on ne l’avait pas lu, on ne pourrait pas savoir s’il est bon. C’est tout à fait de l’automatisme. Il faudrait dire : « Il serait malheureux que je ne l’eusse pas lu » ; mais dire : « Je regretterais de ne l’avoir pas lu », c’est tout à fait de l’automatisme et c’est du très bon comique.

Les mots célèbres que cite M. Bergson sont tout aussi probants que ceux que je viens de citer. Ceux que je viens de citer sont de la conversation courante ; ceux qu’il cite sont tirés des auteurs. Tous les « mots de Joseph Prudhomme » sont de ce genre. « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie » est une idée absurde, introduite, en quelque sorte, dans une formule toute faite qui sort automatiquement du cerveau de M. l’expert en écritures.

« J’accepte cette arme pour défendre nos institutions et au besoin pour les combattre » est exactement du même genre. C’est un procédé oratoire, si usité qu’il est devenu mécanique, l’antithèse, qui a comme dicté, comme poussé du cerveau de M. Prudhomme à sa bouche la phrase exquise.

« Est-il vrai, Monsieur Prudhomme, comme je me le suis laissé dire, mais en me réservant de vous interroger discrètement sur ce sujet, que vous destiniez mademoiselle votre fille à la galanterie ? — Non, Monsieur, je ne suis point dans ces intentions. Je doute même que Madame sa mère y consentît. » — M. Prudhomme, toutes les fois qu’il s’agit des choses de sa famille, a l’habitude de consulter Mme Prudhomme. Il enveloppe sa protestation dans la formule dont il se sert machinalement toutes les fois qu’on l’interroge sur une chose de famille.

Puisque je suis en train de compléter les listes d’exemples de M. Bergson, je lui signale un mot automatique qui est peut-être le meilleur des mots automatiques. Il est dans le Rabagas de M. Sardou. Rabagas est un orateur populaire. Il expose ses idées et sentiments dans une réunion populaire. Il s’écrie, en péroraison : « Oui, citoyens ! marchons ensemble, la main dans la main, nos cœurs battant à l’unisson, pour ces immortels principes pour lesquels nous sommes tous prêts à sacrifier, vous ma vie, moi la vôtre ! » Le piquant ici est que l’automatisme est si fort qu’il agit sur celui qui parle et sur ceux qui écoutent. La formule balancée, équilibrée et antithétique a tellement mis son pli au cerveau et de l’orateur et des auditeurs qu’elle empêche de comprendre l’idée et que l’orateur lâche cette magnifique bourde naïvement et que les auditeurs l’acceptent naïvement et crient : « Vive Rabagas ! » Il est bon même qu’en prononçant cette phrase l’acteur trouve le moyen, tout en la disant naïvement, certes, de la souligner pour la signaler au public, sans quoi le public lui-même qui, lui aussi, a le pli, ne s’apercevrait peut-être pas de ce qu’elle a de merveilleusement comique.

Cela arrive. J’ai vu ceci. Dans une pièce, mauvaise du reste, dont j’ai oublié le nom, une fille et un gendre disent à leur bonhomme de père et beau-père : « Allez donc ! Vous vous portez comme un chêne ! Vous nous enterrerez tous ! » Il répond mélancoliquement : « Heu ! Vous dites ça pour me faire plaisir. »

Le mot, qui est digne de Molière, est si naturel, si automatique, si fatal en quelque sorte ; il a dû être si souvent dit à très peu près sous cette même forme, sans qu’on s’avisât qu’il était immense, que le public, un instant, ne broncha pas. Il lui fallut quelques secondes de réflexion. Après, il partit en applaudissements enthousiastes.

M. Bergson cite à bon droit encore le mot d’une pièce de Labiche que je me rappelle qu’Edmond About nous rapporta un soir tout chaud du théâtre, en en riant comme un bossu : « Tu le tueras ? — Non ! Il n’y a que Dieu qui ait le droit de tuer son semblable ! » C’est tout à fait un mot à la Joseph Prudhomme. M. Bergson dit à ce propos en excellent style philosophique : « Il me semble qu’on procède ici de deux propositions qui nous sont familières : cc C’est Dieu qui dispose de la vie des hommes » et : « C’est un crime pour l’homme de tuer son semblable. » Mais ces deux propositions sont combinées de manière à tromper notre oreille et à nous donner l’impression d’une de ces phrases qu’on prononce machinalement. De là une somnolence de notre attention que tout à coup l’absurdité réveille. »

C’est par ce procédé qu’on a prêté à tel personnage historique les fameux « mots de distraction » qui ont tant fait rire : « Rien de particulier dans votre régiment, colonel ? — Si, général, j’ai un officier nègre. — Ah !… Vous me le montrerez… C’est vous monsieur, qui êtes l’officier nègre ! Oui, général. — C’est bien. Continue »

Les deux mots sont admirablement inventés. Ils ne sont pas des mots d’imbécile. Ils sont des mots de distrait qui, accomplissant machinalement une corvée qui l’ennuie, prononce aussi machinalement les mots d’usage. « Vous avez quelque chose de particulier… oui… » et sans bien savoir de quoi il est question : « vous me le montrerez », comme on dit de toute chose signalée comme particulière. « Vous êtes l’officier nègre ?… » Bien… c’est constaté, et, comme on ajoute toujours quand on a constaté quelque chose, qu’on n’y trouve rien à redire et qu’on passe à une autre affaire : « continuez ! »

J’ai connu un professeur qui terminait tous ses commentaires sur un texte ou sur un devoir d’élève par : «  Ensuite ? » — Très naturel. Il interrompait l’explication de texte faite par l’élève ou la lecture que l’élève faisait de son travail par quelques observations et digressions, et quand il avait fini, il disait : « Ensuite ? » C’était une façon de rendre la parole à l’élève. Seulement, un jour, quittant la femme qu’il aimait, il dit : « Oui, je t’aimerai tant que j’aurai un souffle de vie. Aime-moi seulement autant que je t’aime !… Ensuite ? » Il est probable que cette fois il parut comique.

Pendant toute sa présidence, M. Loubet, se promenant dans les provinces, répétait partout : « Pas de proscriptions, mes enfants. Il ne faut jamais proscrire personne. Des frères ne doivent pas proscrire des frères. » Or, son gouvernement était précisément en train de proscrire tout le monde. On crut qu’il se moquait de ses ministres et de lui-même. Rien de cela. Il avait été élevé dans l’opposition et avait passé sa jeunesse dans l’opposition. Il répétait mécaniquement ses anciennes paroles accoutumées et familières sans y attacher la moindre importance. C’était de l’automatisme. Il y a, comme dit M. Bergson, « une certaine inélasticité des sens et de l’intelligence qui fait qu’on peut continuer de voir ce qui n’est plus, d’entendre ce qui ne résonne plus, de dire ce qui ne convient plus, enfin de s’adapter à une situation passée ou imaginaire quand on devrait se modeler sur la situation présente ».

Et c’est le fait, souvent, non seulement d’hommes très intelligents, mais d’hommes de génie. On cite cette anecdote, d’Empedocle, je crois. Des figues avaient le goût de miel. Il se met à chercher pourquoi des figues peuvent avoir le goût de miel. La servante lui fait observer que le vase qui contenait ces figues avait, précédemment, contenu du miel : « C’est bien, dit-il ; je continuerai à chercher. » L’enquête scientifique était devenue automatique. C’est ce que Renan exprimait ainsi : « Cette inquiétude d’esprit qui, quand le vrai est trouvé, me le fait chercher encore. » Je crois que chez certains ce n’est pas inquiétude d’esprit, mais opiniâtreté et « inélasticité » d’un esprit qui marche tout droit devant lui et ne se soumet pas aux choses.

Enfin, il y a un certain automatisme, non plus dans les gestes, dans les situations, dans les mots, mais dans les caractères mêmes, à quoi nous avons touché déjà ; car ces choses sont naturellement connexes et intriquées les unes dans les autres. Les personnages les plus comiques sont, comme tout le monde le dit, « les personnages tout d’une pièce », les personnages que leur passion maîtresse domine tellement qu’elle leur fait dire et faire des choses… inepta, comme disaient si bien les Latins, inadaptées, c’est à savoir inadaptées au monde qui les entoure, aux exigences de ce monde, à ses idées, à ses mœurs, à ses préjugés, ou inadaptées aux circonstances que les personnages traversent.

Le personnage le plus comique du monde, c’est Alceste, qui prétend ne jamais mentir et qui prétend vivre dans les salons. Du coup, la chose est réglée ; il sera toujours inadapté, donc toujours comique. Il est monté comme une horloge pour la sincérité. Donc, il sonnera toujours, dans un salon, l’heure qu’il n’est pas, l’heure qu’il n’est jamais.

Il serait comique par ce seul fait ; mais si, de plus, il s’aperçoit très bien de cette discordance et si, pour continuer de pouvoir vivre dans ce salon, il cherche de temps en temps ou à se retenir ou à se rattraper, il sera inadapté, non seulement au monde où il vit et aux circonstances qu’il traverse, mais à lui-même ; et alors son automatisme brusquement reparaissant et fera rire les autres et le fera pester, ce qui est un redoublement de comique. Quand il est en train de dire à Oronte que son sonnet est mauvais et que, en même temps, il lui dit : « Ce n’est pas pour vous que je parle » ; quand il dit à Célimène : « Je vous aime » et « morbleu, pourquoi faut-il que je vous aime ? » il marque proprement et sonne deux heures différentes à la fois, il est exactement quelqu’un qui sonne midi à quatorze heures.

Nous ferions les mêmes observations sur Harpagon avare et amoureux, et c’est ici la passion transitoire qui lutte contre la passion invétérée et automatique et qui par cela même en met l’automatisme en pleine lumière.

Nous ferions les mêmes observations sur Tartuffe qui, lui, a un automatisme particulier, un automatisme qu’il s’est donné, un automatisme acquis ; mais un automatisme qui fait sa fonction tout de même (pourquoi non ? Et ignore-t-on la force d’une habitude ?). Quand La Bruyère assure que le vrai Tartuffe « ne dit pas : « ma haire et ma discipline » ; quand il assure que le vrai Tartuffe « n’emploie pas pour séduire une femme le jargon de la dévotion », il songe à tout, très bien, excepté au comique. Molière, sentant le besoin de rendre comique un personnage qui ne l’est guère, a prêté à Tartuffe un automatisme, pour que, de cela, le comique pût jaillir. Il a supposé, et j’ai dit d’avance que ce n’est point du tout invraisemblable, que le jargon de la dévotion était devenu chez Tartuffe, non pas, certes, une passion, mais une habitude ayant presque la force d’une passion et qu’il ne peut pas secouer. De là, l’automatisme de langage chez Tartuffe. Il emploie les mots dévots aux pieds d’une femme, comme un jacobin met « liberté, égalité, fraternité » en tête d’une liste de proscription.

Et c’est encore un automatisme, et vous savez si le comique qui en sort est intense.

De tout cela M. Bergson tire des conséquences sur le caractère de la comédie en général, et il nous démontre que la tragédie vise le particulier et la comédie le général ; que la comédie est même le seul de tous les arts qui vise réellement le général ; qui « mette sous nos yeux des types » et qui « crée des types ».

En effet, elle ne vit que de personnages en qui, pour ainsi dire, l’impersonnalité est absolue, ou de temps en temps absolue, et qui ne sont comiques qu’en tant précisément qu’ils ne sont pas des hommes, mais des mécaniques. En tant que comiques ils ne sont plus Pierre, Jacques ou Jean ; ils sont l’orgueil, ou l’avarice ou la luxure, qui s’exprime dans un être d’apparence humaine, et qui le meut en tirant ses ficelles.

Ils sont donc des généralités et non des individus, et quand on y réfléchit, on s’aperçoit qu’il n’y a, dans tout le domaine de l’art, que la comédie qui peigne ainsi le général et non l’individuel.

Tel est le sytème de M. Bergson, et telles sont, pêle-mêle avec les miennes, les raisons qu’il donne à l’appui de son système. A cette théorie, encore que vous avez bien vu que je l’admire, j’ai beaucoup d’objections à faire, et les voici.

M. Bergson est persuadé que l’automatisme est l’essence même du comique, et il ne voit rien, en somme, de comique en dehors de l’action et des effets de l’automatisme.

C’est aller, à mon avis, beaucoup trop loin.

Il y a beaucoup de choses comiques où l’on ne saurait trouver, quelque ingénieux qu’on pût être, la moindre trace d’automatisme. Pour commencer par les mots comiques, où j’ai reconnu que l’automatisme règne plus qu’ailleurs, ou, du moins, est plus apparent que partout ailleurs, il y en a infiniment qui ne pourraient pas se ramener à l’automatisme. Ce sont les mots d’absurdité spontanée, si je puis dire ainsi.

Mots authentiques, entendus les uns par moi, les autres par des amis sûrs. Un président d’assises à un accusé : « Ah ! vous regrettez ! Vous avez des remords ! C’est avant qu’il faut avoir des remords et non pas après ! » — Point d’automatisme ici ; point « d’absurdité qui s’insère dans une formule toute faite ». Distraction, oui. Mais un des torts de M. Bergson me semble être d’avoir continuellement, et à dessein, confondu la distraction et l’automatisme, qui ont des rapports, mais qui ne sont pas du tout la même chose.

Un juge à un monsieur qui demande le divorce : « Eh ! Monsieur, aussi, quand on veut divorcer, on ne se marie pas ! » — Y a-t-il là automatisme ? Il n’y a que faiblesse d’esprit, incapacité de ramener deux idées à peu près justes à un raisonnement juste.

Assez analogue au mot populaire : « Jocrisse, ta maison brûle. — Ça m’est égal, j’ai la clef dans ma poche. »

Un homme du peuple lisant son journal : « La liberté ! La liberté ! Elle est jolie la liberté ! On n’a pas seulement le droit de tuer un curé ! » (celle-là, je l’ai entendue). Automatisme ? Pas trace. Incapacité de raisonner. Bêtise passionnée. Absurdité spontanée ; mais engrenée dans un mécanisme, je ne trouve pas.

Le mot du beau-père assistant à la lecture du contrat : « Mais, sacristi ! Il n’est question que de ma mort là dedans ! » est merveilleusement comique ; il jaillit des profondeurs libres de l’être ; il n’est nullement l’effet d’une intervention de l’habitude.

Dans la même pièce (les Faux bonshommes), le fameux « seulement… » de Bassencourt a l’air de ressortir à la théorie de l’automatisme, parce qu’il fait répétition ; mais il n’est nullement automatique, à moins que l’on ne considère tout caractère comme un mécanisme, comme une horloge montée. Bassencourt est l’homme qui dit du mal de tout le monde ; c’est « le fils de Shéridan », puisque Shéridan est le père de l’Ecole de la médisance ; mais son « seulement… » est une méthode et non un tic, ou, si vous voulez, est beaucoup plus une méthode qu’un tic. Il sait qu’il faut toujours commencer par dire du bien d’une personne quand on en veut dire du mal, pour donner de l’autorité à la médisance qui va venir. C’est sa méthode. Il l’emploie librement, intelligemment, même avec une souplesse relative. Il n’est pas automate. Il le serait, à partir du moment où son « seulement » lui viendrait sans qu’il fût à sa place, sans qu’il fût une transition naturelle entre un éloge et une calomnie, comme le « ce n’est pas du tout mon avis », arrive chez les gens d’humeur contredisante avant — et on le voit — avant qu’ils aient un avis et qu’ils sachent le moins du monde ce qu’ils veulent dire.

J’ai connu un Bassencourt. Il disait exactement de tous les hommes, surtout devenus célèbres ou ayant réussi, qu’il les avait connus dans leur jeunesse et qu’ils étaient des voleurs et des Alphonses. C’était un Bassencourt. Seulement… seulement il n’avait pas de « seulement ». Il n’avait pas de méthode. Dès qu’un nom d’homme connu arrivait dans la conversation, c’était le déclic ; il partait : « Je l’ai bien connu… » Et nous tous, en chœur : « C’était un Alphonse ! » — Celui-ci était bien automatique. Celui de la comédie ne l’est pas. Sa médisance est surveillée, concertée, intelligente, méthodique ; son « seulement… » lui-même est une méthode, qui, pour être toujours la même, ne laisse pas d’être habile et toujours habile. Il n’est pas automatique ; et cependant son « seulement… » a une force comique incroyable. Voilà donc un mot qui n’est pas automatique, qui n’est pas même un « mot de distraction », qui est le contraire d’un mot de distraction, il me semble, et qui est comique…

Oui, oui, mon cher M. Bergson, je vois très bien ce que vous dites. Vous dites : « Ici la distraction et même l’automatisme consiste, non pas, certes, à employer la méthode qu’emploie Bassencourt, mais à se servir toujours du même mot pour employer sa méthode, et c’est de là que jaillit le comique. » — Certainement ; mais je crois encore, non pas que « ma remarque subsiste », comme disait le grammairien ; mais que le fond de ma remarque subsiste.

Quant à l’automatisme dans les caractères, il y a, encore, infiniment de vérité dans la théorie de M. Henri Bergson ; « seulement » il est bien certain qu’une foule de caractères authentiquement comiques n’y rentrent pas, ne sauraient y être ramenés que par des artifices de logique un peu violents. M. Bergson y pourrait réussir ; je m’en chargerais moi-même ; mais ce serait un peu forcer les choses. Trouvez-vous de l’automatisme dans le Bourgeois Gentilhomme ? M. Bergson a quelques pages excellentes, comme tout ce qu’il écrit, sur la vanité. Qu’il les relise. Il verra si elles rentrent bien dans son idée générale, si on peut bien ramener la vanité à l’automatisme. La vanité est une source inépuisable de comique ; et cependant elle n’a aucun rapport avec un mécanisme. Elle est spontanée, variée, plastique, élastique, elle se repaît de tout et se nourrit d’un rien. Elle est une faiblesse extrêmement multiforme et protéiforme. M. Jourdain ne répète ni les mêmes gestes, ni les mêmes mots, ni les mêmes actes. Il a une idée fixe qui change à chaque instant de modalité. Il n’y a aucun automatisme dans son affaire ; et il est extrêmement comique.

Trouvez-vous de l’automatisme dans Arnolphe ? Le vieux garçon libidineux qui prétend se faire aimer par contrainte a-t-il rien d’un mouvement d’horlogerie ? Il est comique par son absurdité. Il est comique comme ce personnage de Pascal « qui prétendrait se faire aimer en exposant par ordre les raisons de l’amour » et par raison démonstrative. « Cela serait ridicule », dit Pascal. Il est ridicule aussi, tout autant que de vouloir appliquer aux choses d’amour les choses de logique, d’y vouloir appliquer l’autorité et la contrainte. De là l’absurdité, l’inadaptation, l’ineptie (in-aptus). De là le comique. Il y a là un comique d’absurdité. D’automatisme, pas pour une obole.

Trouvez-vous de l’automatisme dans les Femmes savantes ?

— Eh ! Eh !

— Oui, un peu plus, je ne fais aucune difficulté de l’accorder. Mais en vérité bien peu. Il y a là cinq personnages ridicules, qui le sont tous par le gonflement de leur vanité et le souci constant de se distinguer du reste des hommes et des femmes. Ils sont comiques à deux degrés : par l’inadaptation, d’abord ; ensuite par le fait d’être fiers de cette inadaptation même. Point d’automatisme dans leur affaire et même point la moindre distraction.

De même Orgon, pourtant si incontestablement ridicule. Il n’est automatique que dans le « Le pauvre homme ! » Là, il l’est bien, très nettement ; mais si la théorie de M. Bergson était vraie, il ne le serait que là. Or, tout son rôle est infiniment comique et il est infiniment ridicule. Par quoi ? par une inadaptation continuelle et multiple. Il est inadapté au monde dans lequel il vit, à sa famille, femme, fille, frère et servante, lesquels ne sont pas du tout dévots et « sentent le libertinage ». Et il est inadapté à lui-même, étant « homme sage » en tout, excepté en son engouement de Tartuffe ; étant homme autoritaire et impérieux en tout, excepté quand il est en face de Tartuffe ; étant homme irascible et violent, et devenant un petit mouton entre les mains de Tartuffe. Dorine lui fait sentir une de ces discordances dans son fameux mot : « Quoi, vous êtes dévot et vous vous emportez ! » et c’est un des mots les plus comiques de la pièce, parce qu’il fait sentir une des discordances d’Orgon à tout le monde et à lui-même qui en rougit et en est dans une extrême confusion.

Je voudrais bien savoir encore quel automatisme on pourrait trouver dans M. Poirier, qui est, de l’aveu de tous, un des personnages les plus comiques de tout le théâtre. Idée fixe, soit, mais automatisme ou distraction, non pas. M. Poirier veut être député, pair de France et dîner aux Tuileries. Il est forcé par là à toutes sortes de concessions, à l’endroit de son gendre, qui jurent avec tout son caractère ; de là discordances, disparates, contrastes brusques et saisissants (sans être absolument inattendus) qui sont de l’essence même du comique le meilleur. Rien de plus.

Faites le tour de vos souvenirs dramatiques, et vous verrez combien il y a de choses et de gens qui vous ont fait rire tout votre soûl et qui ne rentrent pas du tout dans le système de M. Bergson, ou qui n’y rentreraient que poussés par un esprit bien systématique.

Entraîné par sa théorie, il arrive à M. Bergson de se déployer en idées générales qu’il donne soit comme des principes, soit comme des conséquences de son système et qui me paraissent quelquefois un peu hasardées. C’est ainsi qu’il assure que le comique est exclusivement humain. « Il n’y a pas de comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage pourra être beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne sera jamais risible. On rira d’un animal, mais parce qu’on aura surpris chez lui une attitude d’homme ou une expression humaine. »

Je crois bien que c’est une erreur. Un paysage peut être ridicule. Une grande source qui, par suite d’infiltrations invisibles, ne donne naissance, pour les yeux, qu’à un petit ruisselet grêle, fait rire. Après réflexion, on songera aux infiltrations inaperçues et on redeviendra calme ; mais on aura commencé par rire.

J’ai toujours vu rire les gens qui, pour la première fois, traversent la Beauce en chemin de fer. Ces gens viennent de pays normaux, faits de collines et de vallées. Cette immense plaine plate leur paraît parfaitement ridicule. Plus tard, ils n’y songent pas et ne la rappellent pas, dans leurs conversations, sans en sourire encore. ‘

« Comme ce soleil couchant est manqué ! La nature est pitoyable ce soir. Regardez-moi un peu cette vallée, là-bas, ces quatre ou cinq méchants nuages qui grimpent sur cette montagne. Je faisais des paysages comme cela, quand j’avais douze ans, sur la couverture de mes livres de classe. » (Fantasio de Musset). — N’avez-vous jamais eu cette impression, et n’avez-vous jamais senti qu’une aurore ou un crépuscule ayant quelque chose de piteux, de « manqué », d’anormal, sans être dangereux ou menaçant (notez ce point), était proprement ridicule, faisait sourire, gouailler et lever les épaules ? C’est très fréquent et c’est naturel. Le ciel est fait pour être beau ; quand il manque sa destination, il est ridicule.

Quant aux animaux, sans aucune comparaison formelle ou subconsciente avec l’homme, il leur arrive parfaitement d’être ridicules. Un cheval mal fait, trop haut ou trop bas sur jambes ou à jambes écartées et répondant bien à la dénomination populaire de canard, est parfaitement ridicule en soi. Les éclats de rire que vous entendez au Jardin des Plantes à propos d’animaux bizarres, étranges, bouffons, cocasses, sont stupides, me direz-vous. Stupides, oui, mais naturels, et, d’autre part, nullement inspirés par une comparaison avec l’homme. La foule simple qui est là est habituée à un certain nombre d’animaux européens, chevaux, chiens, chats, cerfs, chèvres, moutons. Ce sont, pour elle, les types normaux de l’animalité. Tout ce qui s’écartera de ces types normaux et seuls normaux pour elle, 1° l’étonnera ; 2° la fera frémir s’il paraît redoutable ; 3° la fera rire si en même temps qu’anormal il paraît inoffensif.

Autre théorie adjacente (pour contribuer à prouver que la comédie vise le général et uniquement le général). « L’observation d’où naît la comédie est une observation extérieure. Si curieux que le poète comique puisse être des ridicules de la nature humaine, il n’ira pas, je pense, jusqu’à chercher les siens propres. D’ailleurs il ne les trouverait pas : nous ne sommes jamais risibles que par le côté de notre personne qui se dérobe à notre conscience. »

Vraiment, c’est une erreur. Et la Métromanie ? N’est-ce pas une comédie faite par Piron sur lui-même ? Et Alceste, n’est-il pas, pour une partie au moins, calqué par Molière sur Molière lui-même ? Il est clair que le plus souvent le poète comique ne se peindra pas, ou que, quand il se peindra, ce sera très avantageusement et en faisant de lui le personnage sympathique de sa comédie, comme Dumas fils a fait toute sa vie ; mais encore il n’y a rien d’impossible à ce qu’un poète comique sache s’observer, et après s’être observé, avec de la mémoire et de l’imagination, se peigne lui-même, en type, en personnage synthétique, en généralité, mais lui-même. J’ai cité Molière et Piron. Tous ceux qui ont connu Labiche me disent que ses gros bourgeois, c’était lui-même jeté en charge.

Enfin, je ne saurais accepter la théorie donnant la comédie comme plus généralisatrice que la tragédie et même comme seule généralisatrice, (la tragédie étant essentiellement individualiste), et même comme seule généralisatrice entre tous les arts connus. Je prie qu’on lise attentivement toute cette dernière partie du livre de M. Bergson, qui, du reste, en vaut la peine ; car, si elle est contestable, elle est extrêmement suggestive. Je crois que l’on aura cette impression que M. Bergson, quoique toujours dialecticien subtil et vigoureux, y est embarrassé, tourmenté et perd pied. Il nous dira, par exemple, que les titres des comédies indiquent par eux-mêmes la généralité de la comédie, tandis que pour la tragédie, c’est le contraire ; que les comédies s’appellent le Misanthrope, l’Avare, le Joueur, le Distrait, tandis que les tragédies s’appellent Héraclius ou Timoléon. Je crois bien qu’il y a à peu près autant de comédies qui portent comme titre des noms propres qu’il y a de tragédies dans ce cas. Molière n’y semble faire guère attention. Il intitule ses pièces les unes Tartuffe, George Dandin, Sganarelle, la Comtesse d’Escarbagnas, Don Juan, les autres Précieuses ridicules, Ecole des maris, Ecole des femmes, Misanthrope, Avare. Dira-t-on qu’entre Tartuffe et le Misanthrope il a vu une différence d’individualité à généralité ? Je ne crois pas.

M. Bergson dit encore à l’appui de cette même idée : « … là même où la comédie de caractère a pour titre un nom propre, ce nom propre est bien vite entraîné par le poids de son contenu dans le courant des noms communs. Nous disons « un Tartuffe », tandis que nous ne dirions pas « une Phèdre » ni « un Polyeucte ». — Mais si ! Précisément nous le disons, et « un Cid » et « une Chimène » et « une Agrippine » et « une Bovary ». Il y a tout autant de généralité dans une tragédie bien faite que dans une comédie bien faite.

Le système de M. Bergson l’a entraîné à voir entre la tragédie et la comédie une différence d’essence, tandis qu’il n’y a entre elles qu’une différence de degré (ce qui permet précisément les genres intermédiaires et comme un échelon de sous-genres entre l’une et l’autre, idée vérifiée par l’expérience) et il y aurait danger d’erreur à cantonner l’une dans une catégorie tranchée et l’autre dans une catégorie inabordable aussi ; et à dire par exemple, ce que ne dit pas M. Bergson, mais ce qui est évidemment le fond de sa pensée : la comédie est le domaine de l’automatisme et la tragédie est celui de la liberté.

Non vraiment. La vérité me semble être que la comédie est le domaine de l’anomalie, de l’excentricité, de l’excentration (excentricité désignant d’habitude quelque chose de volontaire), oui, de l’excentration. Est comique tout ce qui sort du commun, du normal, du régulier, du déjà vu et souvent vu ; un pays qui n’est qu’une plaine plate, un cheval qui marche comme une cane, un mouton sans toison, une automobile dans le temps où l’on n’en avait pas encore pris l’habitude et où une automobile avait l’air « d’une voiture qui cherche à rattraper son cheval ».

Le comique, c’est l’excentration. Un homme en habit noir et en chapeau de paille fera rire un enfant de Paris, laissant parfaitement tranquille un petit paysan. Cet homme est un excentrique, un inhabituel.

Au dix-huitième siècle, un homme à crâne nu faisait rire ; de nos jours, « le ridicule commence à la perruque », et c’est-à-dire qu’il commence exactement là où, il y a cent ans, il finissait.

Un sauvage amené à Venise au dix-septième siècle demande quel est le roi de ce pays-là. On lui dit qu’il n’y en a pas. L’idée d’un pays sans roi est pour lui si bouffonne qu’il éclate de rire, et il rit tellement qu’il en meurt. C’était tout un pays, tout un peuple, toute une constitution qui était pour lui le comble de l’excentricité.

Un homme qui a un gros défaut est ridicule simplement parce qu’il ace défaut, qu’a tout le monde, plus gros que tout le monde. L’économie et l’avarice, c’est la même chose. L’économie ne devient comique que quand elle l’est d’une façon excentrique. Remarquez que l’homme qui a cent mille francs de rente et qui en dépense dix mille est beaucoup plus avare que celui qui, en ayant trois mille, en dépense quinze cents. Cependant, l’homme aux dix mille francs de dépense ne sera pas ridicule, parce qu’il vivra comme la moyenne des bourgeois, et l’homme aux quinze cents francs de dépense sera ridicule parce que, pouvant vivre comme un petit bourgeois, il vivra comme un gueux : « Il a trois mille francs de rente et il vit de ronds de saucisson et il place de l’argent. Quel grigou ! ».

Le comique commence toujours à l’excentricité ; soit involontaire, et ici l’automatisme a sa part ; soit même volontaire (où l’automatisme n’a guère de part), parce qu’alors elle est une vanité. Le comique est une excentration, une désorbitation, une chose, quelle qu’elle soit, qui est en dehors des règles et du déjà vu et souvent vu.

Et le tragique aussi ! Parfaitement ! Soit dans la situation, soit dans les caractères. Toute situation tragique est une situation extraordinaire et, comme l’a très bien vu Corneille, relativement, plus ou moins « invraisemblable ». Tout caractère tragique sort du commun en mal ou en bien ; tout caractère tragique est excentrique, anormal, irrégulier, non déjà vu, ou, au moins, non souvent vu.

Seulement, ce qui est tragique, c’est l’anormal qui effraye ou qui fait pitié ou qui excite l’admiration ; ce qui est comique, c’est l’anormal qui n’effraye pas, c’est l’anormal inoffensif.

Un paysage anormal, un chaos de montagnes bouleversées et pendant en précipices ne fera pas rire l’homme des plaines qui y sera amené. Il aura soit de la terreur ; soit de la pitié pour qui serait forcé d’habiter là ; soit, s’il est doué du sentiment esthétique, de l’admiration. Ce paysage pour lui sera tragique.

Un homme amené devant un éléphant au repos, peut-être trouvera cet animal comique, avec son nez traînant à terre. Anormal jugé inoffensif. Mais s’il le voit marcher, courir et jeter en avant sa trompe comme un bras vigoureux et souple, il trouvera cet animal très tragique. Animal effrayant et menaçant.

En face de Néron, le spectateur non prévenu, illettré, s’amusera d’abord, un peu. Néron n’est pas très anormal, mais il l’est un peu et il est un jeune imbécile libidineux. Anormal inoffensif. Aussitôt que notre homme aura compris que Néron, moralement et matériellement, peut tuer, Néron deviendra personnage tragique aux yeux de notre homme.

Vous vous souvenez de la pièce les Affaires sont les Affaires. Excellente pour notre démonstration ; car le premier acte est de pure comédie, de l’aveu de tous, et le troisième de drame violent, de l’aveu de tous. Et c’est le même personnage qui tait tour à tour rire et trembler. Pourquoi ? Parce que M. Léchât nous est représenté d’abord comme un anormal, comme un excentrique qui ne fait pas de mal, qui ne fait que des sottises. On rit. Anormal inoffensif. Maison le voit peu à peu devenir un de ces hommes effrayants parce qu’ils sacrifient tout à leur passion maîtresse, ne l’oublient jamais, lui obéissent au milieu de toutes les circonstances qui pourraient et qui devraient l’adoucir, l’atténuer, la tempérer ou la faire se taire un instant. Il est le même pourtant. C’est le même personnage. Oui ; mais au premier acte on n’avait pas mesuré la portée des effets de sa passion, et au troisième acte on la voit, et cette portée est effrayante ; — et il n’y a pas d’autre différence entre la comédie et la tragédie.

Le fond du comique est donc pour moi une anomalie inoffensive, quelle qu’elle soit, du reste. De cette anomalie, l’automatisme est un des signes et, certes, un des signes les plus frappants, les plus forts, les plus décisifs, je dirai même le plus essentiel, peut-être ; car rien ne démontre mieux à l’esprit et ne montre mieux aux yeux qu’un être est anormal que ceci qu’il est devenu une chose, tant sa déformation lui a fait perdre sa qualité d’être humain. Mais il me semble que M. Bergson a pris, comme on disait dans les anciennes rhétoriques, la partie pour le tout et le signe pour la chose signifiée. Son livre est une synecdoque,

A moins que ce ne soit une métonymie.

 

S’il s’était borné à intituler son livre « De l’Automatisme considéré comme un des éléments du comique et peut-être le plus important », et si, bien entendu, son livre avait été conforme à son titre, je n’aurais rien du tout à dire, ou plutôt à y redire.

J’en suis du reste enchanté, comme je l’ai assez dit en commençant, puisqu’il constitue une « théorie du comique » absolument nouvelle, vraie et presque complète. J’ai même quelque remords d’avoir fait cette étude, ou du moins la seconde partie de cette étude. Quand une théorie nouvelle surgit et qui contient beaucoup de vérité, il faudrait lui laisser faire son chemin, lui laisser sortir ses effets, laisser les jeunes gens s’engouer d’elle, pour qu’il en restât, oui, pour qu’il en restât ce qui doit en rester. Et puis, dix ans après, on viendrait et l’on dirait : « Ah ! tout de même ! Elle a assez duré. Elle a creusé son sillon ; elle a laissé dans les esprits « des traces », comme disait Malebranche, qui ne s’effaceront pas. Maintenant qu’on ne risque plus de l’étouffer au berceau, il faut dire qu’elle est fausse, partiellement fausse, et que, à côté de ce qu’elle a de bon et qui doit rester, il y a ceci, et puis ceci, qui est vrai également ; et… »

Voilà peut-être ce que j’aurais dû faire. Mais, diantre ! la vie est courte.