Émile Faguet

1910

Propos de théâtre. Cinquième série

2016
Source : Émile Faguet, Propos de théâtre : cinquième série, Société française d’imprimerie et de librairie, Paris, 1910.
Ont participé à cette édition électronique : Quentin Casier (relecture, stylage), Céleste Martinez (relecture, stylage), Sibylle Rainfray (relecture, stylage), Fleur Rico (relecture, stylage), Eric Thiébaud (relecture, stylage) et Vincent Jolivet (TEI, informatique éditoriale).

Un referendum sur Shakespeare §

Une revue très littéraire et qui, du reste, s’appelle les Lettres, ouvre une petite enquête sur la question shakespearienne.

Car il y a une question shakespearienne. C’est Tolstoï, non pas qui l’a soulevée, mais qui lui a donné un renouveau d’actualité et surtout d’acuité1. Avec sa verdeur accoutumée et peut-être un certain goût d’étonner et de taquiner qu’il tient de son grand-père Jean-Jacques Rousseau, Tolstoï donc, ayant relu Shakespeare ces derniers temps, ou plutôt l’ayant lu, peut-être, pour la première fois, ce que je serais assez tenté de croire, a déclaré tout net que Shakespeare ne savait pas ce que c’est qu’un caractère ; que du reste il ne savait pas composer une pièce ; surtout qu’il était mortellement ennuyeux ; et qu’enfin l’admiration européenne à l’égard de Shakespeare était le plus merveilleux phénomène de suggestion que l’histoire ait jamais eu à enregistrer.

Et là-dessus la revue dont je parle a envoyé un petit questionnaire à ses abonnés à peu près conçu comme suit : Shakespeare sait-il composer une pièce ? Shakespeare sait-il ce que c’est qu’un caractère ? Shakespeare est-il ennuyeux ? Vous sentez-vous suggestionné ? Etc.

J’ai répondu, brièvement, comme il sied de faire quand on est invité. Je réponds ici un peu moins compendieusement, comme il sied quand on est chez soi ou entre amis : et l’on dit que c’est la même chose.

D’abord je ne me sens pas suggestionné. Je n’ai guère la bosse de l’imitation, comme disait Gall ; et je ne crois pas avoir non plus la bosse contraire.

Je veux dire que je ne suis facilement suggestionné, ni directement ni en sens inverse, et que ce qu’on me dit ne m’inspire guère ni l’envie de dire la même chose, ni la démangeaison de dire le contraire, ce qui est suggestion encore et peu différente, en somme, de l’autre, puisqu’elle vous met également sous la dépendance de celui qui vous parle.

J’ai été élevé par des professeurs qui tous adoraient Shakespeare, les uns pour l’avoir lu, les autres pour avoir entendu parler de lui avantageusement. Est-il besoin de dire que ceux qui l’avaient lu l’estimaient infiniment ; mais que ceux qui en avaient entendu parler avaient pour lui un fétichisme ? C’est toujours l’histoire de ce primaire, devenu secondaire, puis devenu supérieur : « J’ai été élevé dans le culte de Voltaire et je l’ai prêché. Parvenu à l’enseignement secondaire, je le lus partiellement et j’en dis assez de bien. Parvenu à l’enseignement supérieur, je l’ai lu entièrement, de très près, je l’ai relu et, depuis ce temps-là, je ne peux plus le souffrir. » — La popularité dont jouissait Shakespeare dans l’Université française vers le milieu du dix-neuvième siècle tenait à plusieurs causes : au génie de Shakespeare, d’abord, bien entendu ; à ceci ensuite que certains critiques universitaires et « classiques », Nisard, entre autres, et Saint-Marc Girardin, avaient eu l’habileté de le porter très haut, pour l’opposer à Victor Hugo et pour écraser Victor Hugo sous son poids. Ils se donnaient ainsi les gants d’être libéraux et de goût très large, puisqu’ils admiraient autre chose que Corneille et Racine ; et, en même temps, ils crossaient Victor Hugo, qui était leur bête noire. Et c’était noir ; mais ce n’était pas bête.

Et de cette façon Shakespeare, de 1830 à 1860, fut poussé au pinacle par tout le monde : par les romantiques, parce qu’ils l’admiraient pour lui-même, et par les classiques parce qu’ils l’admiraient contre Hugo, par tactique et avec une pensée de derrière la tête.

J’ai donc été élevé par des professeurs très dévots de Shakespeare. Mais je ne crois pas avoir été suggestionné. En général, les opinions de mes professeurs ne m’inspiraient ni le désir de les partager, ni la passion de les contredire. Elles m’inspiraient de la curiosité. Ce que je désirais, c’était lire ce qu’ils avaient lu, ni plus ni moins ; et du reste je restais très neutre jusqu’au jour où j’avais lu moi-même. Je ne crois donc pas avoir jamais été suggestionné au sujet de Shakespeare. Peut-être même, mon éducation littéraire m’aurait-elle un peu écarté de Shakespeare, en ce sens que, comme on me disait toujours que Shakespeare était beaucoup plus fort que Victor Hugo, moi, grand amateur de Marion Delorme, j’aurais pu très bien réagir contre une opinion de collège par préférence pour la mienne propre ; mais encore c’était dans une douce neutralité, je me le rappelle très bien, que j’étais à l’ordinaire.

Et maintenant, est-il vrai que Shakespeare ne sache pas composer une pièce ? La vérité me semble être qu’il ne s’en occupe pas du tout ou, si vous voulez, pas beaucoup ; mais qu’il compose cependant, comme malgré lui, parce que personne n’est plus objectif, si l’on me permet de parler un instant cette langue. Il est intéressé par une histoire qu’il invente ou qu’il remanie, exactement comme un enfant par une histoire qu’il entend raconter. Il voit les personnages vivre, souffrir, espérer, entreprendre, échouer, réussir, et il s’intéresse à eux de tout son cœur.

Il en résulte que son histoire pourra avoir des longueurs, des temps d’arrêt, des recommencements, des intrications, des chevauchements d’elle-même sur elle-même ; qu’elle pourra manquer d’intrigue surveillée et adroite ; mais qu’elle aura toujours de l’unité et même une unité assez forte.

L’intrigue, en effet, c’est la part de personnalité, non pas morale ou sentimentale ; mais c’est la part de personnalité artistique, de personnalité technique, que le dramatiste met dans son œuvre. L’œuvre, qui est fortement et adroitement intriguée, de quoi je ne dis point de mal, du reste, c’est l’œuvre que l’auteur fait amoureusement, au lieu de la subir passionnément. Shakespeare subit son œuvre. Il la voit se dérouler devant lui, comme si elle lui était étrangère et comme si elle vivait par elle-même. Il la regarde en spectateur. Les spectateurs peuvent se dire, ce qui flattera singulièrement leur amour-propre, que la première qualité d’un auteur dramatique, c’est d’être spectateur. Le spectateur est un spectateur après coup ; l’auteur dramatique est un spectateur préalable ; sans quoi il n’est pas né auteur dramatique. — Mais pour la même raison, il faut, en quelque sorte, que cette œuvre ait une unité assez forte. L’intérêt que Shakespeare lui porte, comme s’il était un spectateur, cet intérêt ne peut être satisfait que si toute l’action, en sa plénitude, s’est déroulée jusqu’à sa conclusion naturelle, que si le sort de tous les personnages essentiels mis en jeu est fixé ; et d’autre part quand l’action est épuisée et le sort des personnages fixé, l’intérêt que le spectateur Shakespeare portait à la chose s’arrête net ; et il serait littérateur s’il continuait, ou s’il ajoutait quelque ornement, quelque déclamation ou quelque dissertation philosophique, ou quelque tableau (comme ne laissent pas de faire les Grecs).

De là, non pas une composition rigoureuse, mais l’unité dans la plénitude et dans l’abondance, qui me semble être une des caractéristiques des drames et même des comédies de Shakespeare.

C’est dans Shakespeare qu’on peut chercher, sans crainte sérieuse de se tromper, ce que c’est que l’unité d’un drame et se convaincre qu’elle est : tantôt une unité d’action, tantôt une unité de pensée générale, tantôt une unité de sentiment général, tantôt une unité de personnage (le héros principal ramenant sans cesse l’attention à lui), mais toujours une unité d’intérêt, Shakespeare suspendant quelquefois l’intérêt, mais ne le laissant jamais se disperser.

Voilà la composition dans Shakespeare, composition qu’il ne cherche pas, surtout qu’il ne surveille pas jalousement, comme un arpenteur, ou, si vous aimez mieux, comme un architecte ; mais qui, en quelque sorte, s’impose à lui, par ce fait même qu’il est infiniment amoureux de son sujet et que son sujet écarte comme de lui-même, pour faire plaisir à Shakespeare, ce qui pourrait s’ajouter à lui d’étranger, de distrayant, de parasite ; et élimine de la pensée de Shakespeare ce qu’elle aurait elle-même de décidément vagabond et d’excentrique. En un mot, la composition de Shakespeare est très libre ; mais elle n’est pas, elle ne peut pas être incohérente, et cela moins parce qu’il est maître de son sujet que parce que son sujet le maîtrise.

Je ne m’attarderai pas à prouver didactiquement que Shakespeare sait ce que c’est qu’un caractère et sait faire tenir debout un caractère. En vérité, il faut la très intéressante intelligence littéraire de M. Tolstoï, suffisamment mise en lumière par le livre intitulé Qu’est-ce que l’Art ? pour hasarder de pareilles énormités. J’aimerais mieux qu’on dît que Molière n’a pas le sens du comique et que Voltaire n’a pas d’esprit. Ce ne serait pas plus stupéfiant ; ce le serait peut-être beaucoup moins.

Il vaudrait mieux chercher pourquoi, pour quelle raison, par suite de quel genre de cécité, un homme de la valeur de M. Tolstoï peut être arrivé à cette conclusion qu’il n’y a pas de caractères dans Shakespeare.

Peut-être, — il est bien entendu que nous allons ici à l’aveuglette, — peut-être M. Tolstoï veut-il dire que les personnages de Shakespeare ont des caractères inconsciemment, qu’ils ne réfléchissent pas sur leurs caractères, qu’ils n’en font pas eux-mêmes l’anatomie et qu’ils ne les expliquent pas aux autres en les expliquant à eux-mêmes. Remarquez que les personnages de M. Tolstoï réfléchissent beaucoup sur eux-mêmes, se creusent, s’explorent, se tâtent le pouls, se rendent compte, descendent en eux-mêmes avec une lanterne… point toujours, non ; mais assez souvent. C’est une de leurs tendances générales. Ceux de Shakespeare jamais, ou quasi jamais et courtement. Ce sont surtout et presque strictement des forces en action, qui se révèlent par leurs actes et qui tracent la ligne de leurs caractères par l’enchaînement de leurs actes.

Vais-je dire que pour cela ils sont plus vrais que les personnages de M. Tolstoï, ou que ceux d’Ibsen, tournés aussi, très souvent, vers le dedans ? Pas le moins du monde. Un caractère qui sait s’analyser lui-même ne laisse pas pour cela d’être un caractère. Bien des gens sont capables de démêler leur tempérament sans le détruire. Et quelques-uns de ceux-là, à le démêler et à le connaître, le tempèrent et le modifient un peu ; et quelques-uns de ceux-là encore, à le démêler et à le connaître, le confirment et le fortifient, parce qu’ils l’admirent ; et la plupart, de ceux-là encore, à le démêler et à le connaître, ne gagnent ni ne perdent rien du tout et restent tout simplement ce qu’ils étaient, avec cette particularité seulement de savoir ce qu’ils sont.

Mais en dehors de ceux-là, ils sont infiniment nombreux ceux qui ne connaissent pas leur caractère, qui n’ont aucune capacité de le connaître, n’ayant aucune inclination à l’examiner ; qui ne sauraient en rendre compte aux autres, ni en prendre, non plus, une conscience nette ; — et qui n’en ont pas moins un, et très net et très circonscrit et sans aucun flottement, et c’est précisément ces derniers que Shakespeare a peints.

Personne n’a mieux su ce que c’est, et n’a mieux montré par une série d’actes dérivant tous du même principe, ce que c’est qu’un ambitieux, un mégalomane, un jaloux, un amoureux, un homme à idée fixe, un hâbleur, un politicien retors… la liste remplirait mon feuilleton tout entier.

La vérité c’est que, l’antiquité mise à part, il n’y a au théâtre, comme grands psychologues, que Shakespeare, Molière et Ibsen. Oui, Corneille même et Racine sont un peu au-dessous. Corneille, pour avoir perdu du temps à raisonner et n’avoir pas poussé assez loin les facultés d’analyse, admirables, du reste, qu’il avait en lui ; Racine pour avoir, Athalie mise à part, restreint ses facultés d’analyse sur les passions de l’amour et de l’ambition ; et certes, là, il s’est montré étonnant ; mais tout compte fait, le registre n’est pas assez étendu et le domaine a été, volontairement, trop circonscrit ; et quel dommage, étant données la finesse et la pénétration de cet homme-là !

Mais, pour ne point nous égarer, ni vouloir enfoncer les portes ouvertes, même quand on essaye de les refermer, disons simplement que cette assertion : Shakespeare, impuissant à établir des caractères, a peu de chances désormais de rencontrer créance, même auprès de ceux qui ne seront pas suggestionnés. Oh ! suggestion, que de choses on met à ton compte ! Autrefois l’on disait : « C’est votre léthargie ! » maintenant l’on dit : « C’est votre suggestion ! » On abuse de l’hypnotisme. Je suis las à la fin de tant de léthargie. Savez-vous bien que la suggestion, même celle de l’éducation, soit intellectuelle, soit morale, est extrêmement rare (Dieu merci, du reste), parce qu’il est bien peu fréquent qu’une suggestion ne soit pas combattue par une autre suggestion. Combien j’ai béni souvent, criminellement peut-être, ces familles où la mère est dévote, le mari anticlérical et l’oncle sceptique et conciliant ! « A la bonne heure, me disais-je, voilà un enfant qui sera peut-être original ! »

Et, enfin, Shakespeare est-il ennuyeux ? Ici je répondrai : « Oui ! Il est souvent ennuyeux. Il ne faut pas se dissimuler cela. »

Il faut certainement un peu de foi, un peu de piété et beaucoup de patience pour écouter Shakespeare en son intégrité. Convenons-en franchement et sans nous laisser fasciner par ce respect envers les Dieux qui n’est souvent que du respect humain.

Que Shakespeare soit souvent ennuyeux, cela tient sans doute à beaucoup de causes, dont pour le moment je vois deux. D’abord tous les auteurs sur qui plusieurs siècles ont passé sont partiellement ennuyeux. Ilyena qui n’ont pas besoin que les siècles passent sur eux ; mais je dis que les plus grands ont des parties ennuyeuses au bout d’un certain temps. C’est absolument forcé. Telles idées ou tels sentiments particuliers, telles allusions qui étaient pour ne pas déplaire au public du seizième siècle ou du dix-septième siècle, sont parfaitement insignifiantes ou paraissent puériles à des hommes de notre temps, dont les préoccupations sont tournées d’un autre côté.

Comptez que les œuvres qui contiennent assez « de choses de tous les temps et de tous les lieux », qui contiennent assez d’éternité pour plaire, même partiellement au bout d’un siècle ou deux, sont déjà extraordinaires ; comptez que celles dont de nouvelles inventions, de nouvelles idées, de nouvelles découvertes historiques ou physiologiques ne font, au contraire, que raviver, rehausser et rajeunir l’intérêt (c’est le cas de Polyeucte ; c’est le cas de Hamlet) sont des œuvres souveraines. On est là à s’étonner, à déclarer étourdissant que Pascal ait trouvé, deux siècles avant la science de l’hérédité, le fameux mot : « L’habitude est une seconde nature et la nature est une première habitude » ; et que deux siècles avant les théories sur l’inconscient, Leibniz en ait tranquillement donné l’essence, en termes unis, en écrivant, entre autres choses : « Les perceptions remarquables viennent par degré de celles qui sont trop petites pour être remarquées ; et nous savons bien des choses auxquelles nous ne pensons guère. » On trouve cela étourdissant et l’on a raison ; mais il l’est tout autant de trouver Polyeucte deux cents ans avant tout le travail du dix-neuvième siècle sur les premiers temps du Christianisme ; et de trouver Hamlet trois cents ans avant la science de l’autosuggestion.

Donc, le temps donne un lustre nouveau aux œuvres qui sont si grandes que, non seulement elles le dépassent, mais qu’elles l’enveloppent par avance et dès le moment où elles ont été conçues ; mais il est inévitable aussi qu’il touche et qu’il frappe comme de nullité une foule de choses fort bonnes en soi, fort bonnes pour leur temps ; mais qui ne sont bonnes que pour ce temps-là.

Un homme, même de génie — surtout de génie ; car aux autres la postérité ne doit donner ni aucun trouble ni aucune préoccupation — doit se dire en se mettant à son bureau : « Je vais travailler à amuser mes contemporains et à ennuyer la postérité. »

C’est l’envers de la gloire. La gloire consiste à ébranler si fortement l’imagination, l’esprit, le cœur, la conscience de vos contemporains, qu’ils vous lèguent à leurs descendants comme leur héritage intellectuel. Oui bien ; mais si vous avez fait une telle impression sur vos contemporains, c’est une raison pour que la postérité et vous recherche et scrute passionnément, et se trouve un peu déçue parce que vous ne répondez pas à son attente autant que le bruit que vous avez mené le lui faisait espérer.

Voilà une première raison qui s’applique à Corneille, à Racine, à Ibsen, à Molière même et à Voltaire surtout, autant qu’elle s’applique à Shakespeare.

Il est bien vrai, reconnaissons-le, puisque nous sommes de loisir, que ce que je viens de dire peut se retourner, pour ainsi parler. « Prenez bien garde, me dit quelqu’un. Ce qui est ennuyeux, dans un auteur du reste distingué, c’est — vous le dites vous-même — ce qui n’est pas pour notre temps. Eh bien ! Mais ! Eh bien ! Alors ! C’est ce qui est ennuyeux, qui est intéressant ! Evidemment, puisque, très probablement, ce qui est ennuyeux, c’est ce qui est document sur l’esprit d’un temps passé, sur son tour d’idées, sur son tour de sentiments, sur ses mœurs. Et, prenez donc bien garde ! Aussitôt que quelque chose vous assomme dans un vieil auteur, que ce vous soit un signe ; et dites-vous tout de suite : « Oh ! oh ! C’est cela qui doit être, qui est souverainement intéressant, et qui intéressera, en effet, souverainement, dès que, par de fortes études, je me serai remis dans l’esprit du temps, ou plutôt au fur et à mesure que je m’y remettrai, quand et quand je m’y remettrai, comme disaient nos pères. » Voilà ce que vous devez vous dire. Voilà la vraie méthode. Ce qui est plein d’un puissant intérêt secret dans un vieil auteur, c’est ce qui est insupportable. Le reste, puisqu’il vous amuse tout de go et d’arrivée, il faut nécessairement qu’il soit banal.

Je suis sensible à cette manière historique de s’intéresser aux vieux auteurs ; mais cette méthode ne peut pas être celle de tout le monde et je maintiens qu’une foule de choses sont ennuyeuses pour le commun des lecteurs, même lettrés, dans les vieux auteurs, parce qu’elles étaient à destination actuelle. Shakespeare n’a pas échappé à cette loi.

La seconde raison pourquoi il est souvent ennuyeux, c’est, je crois, qu’il s’intéresse à n’importe quoi. En voilà un qui était « polyphile ». Il n’était rien qui ne lui fût souverain bien, en tant qu’auteur dramatique. Il s’intéressait au moindre conte de nourrice autant qu’à Roméo et Juliette ou à Othello. En vérité, cela lui était égal. Il découpait l’histoire d’Angleterre en larges tranches, comme la galette du Gymnase, et il en faisait des drames qui contiennent encore de grandes beautés, mais qui sont, non seulement injouables, mais très languissants à la lecture. Il lisait dans je ne sais quelle chronique l’histoire du roi Lear et il croyait qu’il y avait là un drame aussi beau que Macbeth.

Ou plutôt il ne se disait rien du tout. Il pensait vaguement : « La matière est indifférente, l’art est tout. Je suis là pour que cela devienne très beau. » — Et sans doute comme il était là, il y avait, l’ouvrage écrit, des choses étonnantes et merveilleuses dans Le Roi Lear ; mais il y avait, tout compte fait, un gros mélodrame atroce, à peu près inintelligible du reste, où l’on ne s’intéresse à personne, si ce n’est au roi ; et encore au roi dans deux ou trois scènes.

Oui, c’est surtout l’indifférence relativement au choix du sujet qui chez lui était extrême.

Cela vient, sans doute, de ce qu’il écrivait surtout pour s’amuser. Objectif autant qu’il est possible de l’être pour ce qui est de la vie de ses personnages, pour ce qui est de la manière dont il les laissait vivre devant lui au lieu de prétendre les faire vivre ; il était très personnel en un certain sens dans le choix des sujets. Il ne songeait pas au spectateur ni à la postérité, ni à la critique présente ou future. Il écrivait sur ce qui lui plaisait. Or tout lui plaisait. Tout ce qu’il lisait, tout ce qu’il rêvait prenait immédiatement en lui la forme dramatique et il suivait cette sorte d’impulsion, cette sorte d’appel, cette sorte de vocation, sans appliquer lui-même au sujet la faculté critique, sans se demander : « Ceci, — indépendamment de ce que je suis bien sûr d’y mettre, — est-il intéressant en soi ? »

C’est une chose pourtant qui est à se demander, qui est pour qu’on en tienne compte. Bonaparte disait à Arnault : « Les intérêts des nations, les passions appliquées à un but politique, le développement du projet de l’homme d’Etat, les révolutions qui changent la face des empires, voilà la matière tragique. Les autres intérêts qui se trouvent mêlés à ceux-ci, les intérêts d’amour surtout, qui dominent dans les tragédies françaises, ne sont que de la comédie dans la tragédie… Zaïre n’est qu’une comédie. »

Il y aurait, certes, beaucoup à dire à cela. Il y aurait à dire, par exemple, que le public n’est pas composé de grands ambitieux qui veulent se tailler un empire sur une des côtes de la planète : qu’il n’est pas composé de théoriciens politiques qui, sans la moindre ambition, du reste, prennent plaisir au jeu des projets et succès ou échecs de l’homme d’État ; qu’il n’est pas composé d’historiens, qui sans ambition et sans goût pour la politique, aiment à voir les passions humaines se dérouler sur le vaste théâtre des nations ; mais qu’il est composé d’hommes et de femmes qui ont tous été amoureux et jaloux et qui ont tous cru que l’amour était toute la vie et tous senti que la jalousie était affreuse comme la mort. — Il faut retenir ceci cependant du feuilleton dramatique du grand empereur que le choix du grand sujet, du beau sujet, est le premier devoir du dramatiste et qu’il faut bien se garder de croire qu’en art dramatique il en soit comme en peinture et que le sujet ne soit rien du tout.

Voltaire et les autres connaisseurs du dix-huitième siècle, la plupart du moins, étaient surtout choqués dans Shakespeare du manque de goût. Le manque de goût, c’est le manque de choix dans le sujet, et cela aussi, cela surtout, est manque de goût.

Ajoutez encore que, puisqu’il s’agit de goût, Shakespeare n’a pas celui de la rapidité. Souvent il traîne, souvent il s’appesantit sur le détail et sur un détail qui, vraiment, importe peu à l’ensemble et ne lui sert de rien ou du moins ne lui sert pas d’un grand ornement. Cela ne cadre point avec notre impatience moderne, qui est si grande — excessive, je le reconnais — que les dramatistes ont dû abandonner les proportions même d’Emile Augier et de Dumas fils. C’est ce moment que l’on choisit pour nous donner Shakespeare sans coupures, par un grand respect que, par parenthèse, les Anglais n’ont point et n’ont jamais eu depuis le dix-septième siècle.

J’incline fort au respect, certes, et donner des coups de ciseaux dans Shakespeare ou dans Corneille ne me plaît guère. Mais encore, au point de vue pratique, est-ce bien servir les intérêts de Shakespeare ? « Coupons ! coupons ferme ! disait Scribe à ses collaborateurs ; ce qui est coupé n’est pas sifflé. » On ne siffle plus ; mais il reste toujours vrai que ce qui est coupé n’est pas marqué de signes d’impatience.

C’est à voir. Entre les Anglais qui amputent largement dans Shakespeare et qui pratiquent la shakespearotomie sans scrupule et les Allemands qui ont, chose très honorable, la superstition du texte, quel parti décidément prendrons-nous ? Je ne sais, mais il y a bien, ici et là, depuis qu’on nous donne Shakespeare intégral, quelques signes précurseurs de froideur.

Je me rappelle toujours ce mot de Louis-Philippe, au commencement de son règne, quand on lui demandait s’il fallait laisser jouer la Marseillaise aux musiques militaires : « Certes, toutes les fois qu’on la demandera… et même un peu plus souvent. »

Eh ! oui, en France, quand on veut dégoûter les gens de la Marseillaise, il n’y a qu’à la jouer trop.

Tout cela n’empêche point que Shakspeare ne soit un génie. Solem quis dicere falsum audeat ? Certes ! mais sans déclarer le soleil un astre faux, ni même un astre surfait, il ne faut pas se croire obligé de jurer qu’il n’a pas de taches.

Sur le rire.
d’après M. Louis Philbert §

Le beau livre, très contestable et que j’ai contesté, mais le très beau livre de M. Bergson sur le Rire 2 m’a conduit tout doucement à en lire d’autres sur le même sujet et par exemple le Rire, essai littéraire, moral et psychologique, par Louis Philbert, avocat à la Cour de Paris (1883), et Essai sur le Rire, par James Sully, traduit de l’anglais par L. et A. Terrier.

De ces deux livres considérables, je prends à partie aujourd’hui le premier. De l’autre je vous entretiendrai une autre fois.

Le livre de M. Philbert est confus, mal ordonné, mal divisé, mal distribué, obscur et hésitant souvent ; il échappe quelquefois, pour ainsi parler, à celui qui l’écrit ; c’est un mauvais livre ; mais il est très suggestif, comme on dit maintenant, très inspirateur. C’est un de ces livres qui donnent — et c’est à la fois un éloge et un blâme à leur adresse — le désir de les refaire. Ce qui suit n’en est pas l’analyse, que je crois qui serait impossible à faire ; mais, mis à peu près en bon ordre, l’ensemble des idées qu’il suggère.

Le rire est la manifestation d’une joie, c’est-à-dire d’une expansion, d’une augmentation, vivement sentie par nous, de notre personnalité.

Il faut, pour qu’il y ait rire, que cette joie soit inattendue, plus ou moins inattendue, mais inattendue. Dans le repos tranquille et doux du bon père de famille, se portant bien, au milieu de sa famille en bonne santé et heureuse, il y a joie, mais sans rire et même sans sourire ; il y a joie latente et diffuse. Pour que le sourire vienne, il faut un peu d’inattendu, un petit incident, enfant qui fait une gentillesse imprévue ; la joie alors s’avive d’un peu de surprise et le sourire vient.

Le rire va du sourire au rire à éclats en proportion, non pas tant de la grandeur ou profondeur de la joie qu’en proportion de la vivacité de la surprise, qu’en proportion de l’intensité de l’inattendu.

Vous vous promenez en rêvant

Nescio quid reputans nugarum, totus in illis.

Une idée — même qui n’a rien de comique — se présente à vous, un peu plus précise, simplement, que le reste de votre rêverie. Vous souriez. Cela signifie que vous avez senti une augmentation un peu imprévue de votre personnalité. Vous vous souriez à vous-même, comme on dit. L’expression est parfaitement exacte. Vous souriez à une augmentation même légère, de votre personne, qui vous a surpris.

Vous rencontrez un visage ami : vous souriez ; parce qu’il y a là une augmentation de votre moi, à laquelle vous ne vous attendiez pas. Si vous vous y fussiez attendu, vous n’auriez pas souri, si ce n’est par politesse. Et le sourire de politesse n’est pas autre chose que la comédie qui consiste à feindre une augmentation de votre personnalité accompagnée d’une surprise.

— Non, puisque j’ai le sourire de politesse même quand il n’y a pas de surprise du tout, quand j’entre chez un ami qui m’avait donné rendez-vous.

— Si bien, je crois.

Vous souriez d’abord et surtout sans doute, pour signifier que vous sentez à voir cette personne une augmentation de votre personnalité ; ensuite pour signifier que vraiment vous ne vous attendiez pas à éprouver tant de joie de la voir.

Ici, c’est-à-dire entre la question du sourire et la question du rire, arrive bien la distinction entre le spirituel et le comique ; car le spirituel fait sourire et le comique fait rire.

Pourquoi ? Un peu parce que le spirituel donne un sentiment d’augmentation de la personnalité moins grand que le comique ; beaucoup parce que le spirituel est moins inattendu que le comique ; surtout parce qu’on ne tient pas à convenir que le spirituel soit inattendu. Je prends des exemples dans le livre de M. Philbert, ceux que je trouve bons ; il en a que je trouve détestables. On dit à Boufflers :

« Un tel court après l’esprit.

— Je parie pour l’esprit », répond Boufflers. C’est très spirituel ; vous souriez seulement et même vous souriez à peine.

On apprend à Benserade qu’une charmante jeune fille épouse M. de Ventadour, dont la laideur est proverbiale : « Tant mieux, dit-il, elle en aimera bien un autre. » Vous souriez ; vous ne riez pas.

« J’ai lu votre brochure, dit M. de Martignac à un auteur.

— Mais c’est un volume.

— J’appelle brochure tout ce qui ne se relit pas. » Le calembour est spirituel et méchant. Vous souriez, un peu plus même que tout à l’heure, parce qu’il y a un peu de cruauté, et nous reviendrons sur ce point ; mais vous ne riez point.

Vous lisez ceci : « Qui s’écoute parler écoute un sot. » Vous souriez ; c’est spirituel, ce n’est pas comique. Un professeur à la Faculté des Lettres de Paris avait l’habitude de rire des plaisanteries qu’il faisait dans son cours. Il reçut le distique suivant :

 

C… lâche une bourde et s’éclate de rire :

Un sot trouve toujours un plus sot qui l’admire.

 

Vous souriez ; vous ne riez pas. C’est que tous ces traits sont des traits spirituels et non comiques.

Qu’est-ce donc que le comique ? Le comique est quelque chose par quoi un homme se montre très brusquement inférieur à ce que vous croyez être, sans pouvoir du reste exciter la pitié. Cela donne de la joie parce que, en nous donnant un sentiment vif de notre supériorité, cela semble augmenter notre personnalité et même l’augmente en effet, et cela fait rire si c’est inattendu : il faut toujours pour qu’il y ait hilarité et même sourire qu’il y ait de la surprise.

Vous voyez un homme tomber. Je ne suis pas de ceux que cela fait rire ; mais pour une foule de gens le rire dans ce cas est soudain et incoercible. Pourquoi ? Parce que quelqu’un s’est montré, brusquement, inférieur à eux : « Moi, je ne serais pas tombé ! » Inutile d’ajouter que si le quidam qui est tombé affectait auparavant un air d’assurance et de supériorité sur le genre humain, votre gaieté est plus intense parce qu’il y a revanche.

Voilà, déjà un peu établie, la différence du spirituel et du comique. Et voilà déjà pourquoi le spirituel fait sourire et le comique rire. Le spirituel inattendu (toujours) augmente brusquement votre personnalité ; il l’augmente d’une idée que vous vous appropriez et que vous goûtez ; mais il est très loin de la satisfaire pleinement ; car ce trait d’esprit n’est pas de vous et, au moment même où vous le goûtez, vous êtes un peu fâché que ce ne soit pas vous qui l’ayez trouvé. Aussi jamais ne rirez-vous à un mot spirituel. Inutile de dire que, même chez les gens qui prétendent à l’esprit et qui sont jaloux, le trait d’esprit qu’ils entendent produit un tel mécontentement qu’ils n’y sourient que pour montrer qu’ils l’ont compris et que leur sourire est abominablement forcé.

Donc le spirituel fait sourire parce que le spirituel augmente notre personnalité et l’augmente avec surprise ; mais que l’amour-propre nous empêche de goûter pleinement cette augmentation de notre moi — et le comique fait rire parce qu’il est une augmentation du moi, avec surprise, et que nous sentons très vivement cette augmentation de notre moi par la comparaison rapide que nous faisons de notre supériorité à l’infériorité d’un de nos semblables. Ne nous occupons plus que du comique.

Il y en a de mille sortes. Les principaux de ceux qu’a examinés M. Philbert sont le comique de malice, le comique conscient, le comique lubrique. J’écarte le comique de malice, parce que j’estime que le comique est toujours un comique de malice. Hobbes a très bien dit : « La passion qui excite à rire n’est autre chose qu’une vaine gloire fondée sur la conception subite de quelque excellence qui se trouve en nous par opposition à l’infirmité des autres. » M. Philbert se rebiffe contre cette formule trop étroite selon lui, et il demande quelle jouissance de malice on trouve à entendre prononcer ce mot, par exemple : « La raison finit toujours par avoir raison. » Comment M. Philbert, qui a fait assez bien la différence entre le spirituel et le comique, ne voit-il pas que « la raison finit toujours par avoir raison » est un mot spirituel et n’est point du tout un mot comique, et qu’il fait, par conséquent, sourire et non pas rire et que Hobbes parle « de ce qui excite le rire », et c’est-à-dire du comique et non du spirituel ? Quand il s’agit du comique, quand il s’agit de ce qui fait rire, je dis qu’il y a toujours plaisir de malice.

Très intéressante au contraire la différence entre le comique conscient et le comique inconscient. Le comique inconscient, qui est le plus répandu, est le comique d’un personnage qui est ridicule sans se douter aucunement qu’il le soit. C’est le comique naïf. C’est le triomphe de Molière. Le « Sans dot » ; le « pauvre homme » ; le « que diable allait-il faire dans cette galère » sont les formules les plus célèbres et les plus éclatantes du comique naïf et inconscient. De même, quoique moins célèbre, le mot d’Octave à Scapin quand Scapin, pour l’aguerrir, joue le rôle du père d’Octave gourmandant son fils et quand Octave perd contenance : « C’est que je m’imagine que c’est mon père que j’entends ! »

De même — voici un mot peu connu qui mérite de rester — ce propos de président, expéditif et impatient, interrompant un avocat qu’il trouve trop long, et lui disant : « Ah ! de grâce, Maître X…, ne mêlons pas le droit avec les affaires. »

De même, ce patriote italien, en 1859, à qui l’on disait que Napoléon III devait être pour les Italiens « un Dieu », et qui s’écriait : « Oune Diou ! Piou que cela ! »

Le comique inconscient est une merveilleuse source de rire, parce qu’il met en quelque sorte sous nos yeux la possession dont le personnage comique est la victime et qu’il n’y a rien qui nous prouve notre supériorité comme de voir un homme possédé, étant bien entendu que nous nous croyons toujours très maîtres de nous.

Cependant le comique inconscient, sinon dans le théâtre, où l’auteur nous le donne à doses fortes, mais non pas continuellement, du moins dans la vie, finit par lasser et par perdre presque toute sa vertu. Tel homme, devenu légendaire, quoique existant, et que vous allez tous nommer, qui ne parle jamais que de lui et qui ne parle de lui que pour se comparer à Richelieu, à Mirabeau et à Napoléon, est encore ridicule à l’heure actuelle ; mais il ne fait plus rire. Pourquoi ? Ceci est bien d’accord avec nos principes. Parce qu’il n’a plus d’inattendu. De l’homme dont je viens de parler, quelqu’un disait : « Que voulez-vous que je fasse de cet homme-là ? Les louanges hyperboliques que je n’ose pas lui donner, de peur qu’il ne finisse par s’apercevoir que je me moque de lui, c’est lui qui se les donne ! » C’est à propos de ces comiques-là que l’on a dit : « C’est une force incalculable que l’incapacité absolue de se trouver jamais ridicule. »

Le comique conscient est d’une qualité plus fine et plus rare, plus rare dans tous les sens du mot. Il consiste en ceci qu’un homme est ridicule et sent qu’il l’est, plus ou moins, et ne peut pas s’empêcher de l’être et de continuer de l’être. Les amoureux sont très souvent dans cette situation. Ils sentent l’indignité de l’objet, et combien ils sont ridicules de retomber sous son empire, et ils y retombent, et ils ont recours pour s’excuser à toutes sortes de mauvaises raisons, qui ne font que plus éclater, même à leurs yeux, leur faiblesse. Le « Morbleu ! faut-il que je vous aime ? » et le « Et c’est pour mes péchés que je vous aime ainsi » d’Alceste sont des exemples très précis du comique conscient. Une très grande partie, aussi, du rôle de Chrysale dans les Femmes savantes :

A-t-elle consenti ? l’affaire est-elle faite ?
Pas tout à fait encore.
Refuse-t-elle ?
Non.
Est-ce qu’elle balance ?
En aucune façon.
Quoi donc ?
C’est que pour gendre elle m’offre un autre homme.
Un autre homme pour gendre !
Un autre.
Qui se nomme ?
 Monsieur Trissotin.
Ouais ! Ce Monsieur Trissotin…
Oui, qui parle toujours de vers et de latin.
Vous l’avez accepté ?
Moi ! Point ! A Dieu ne plaise !
Qu’avez-vous répondu ? — Rien. Et je suis bien aise Di n’avoir point parlé, pour ne m’engager pas.
La raison est fort belle et c’est faire un grand pas. Avez-vous su, du moins, lui proposer Clitandre ?
 Non ! car comme j’ai vu qu’on parlait d’autre gendie,
J’ai cru qu’il était mieux de ne m’avancer point.

On sent assez que Chrysale est comique et qu’il se sent comique, qu’il est ridicule et qu’il se sent ridicule. Or notre augmentation de personnalité n’est pas moins grande ici, et nous nous sentons tous infiniment supérieurs à cette chiffe de Chrysale et de plus, peut-être, de le voir se reconnaître lui-même inférieur, sans que nous ayons la crainte qu’à se sentir inférieur il ne se relève, notre esprit de malice trouve un ragoût très particulier. C’est, transposé de l’ordre presque tragique à l’ordre comique, le plaisir de férocité que savourait Royer-Collard en face de Jouffroy. Il démontrait à Jouffroy que Jouffroy s’était mal conduit dans telle circonstance, et il goûtait une joie de supériorité ; il laissait entendre ceci : « Ai-je jamais, moi, fait chose semblable ? » Il en vint à faire pleurer Jouffroy : « Je l’ai fait pleurer », disait-il plus tard à Sainte-Beuve avec ravissement. En faisant pleurer Jouffroy, Royer-Collard, outre le plaisir de constater quelqu’un inférieur à lui, goûtait celui de faire constater cela à ce quelqu’un même. Il obtenait de la culpabilité consciente. Nous obtenons du ridicule conscient quand nous avons affaire à quelqu’un qui est assez faible pour être ridicule et assez éclaire sur lui-même pour savoir qu’il l’est. Le comique conscient est donc excellent. Je suis presque de l’avis de Hegel disant : « Il n’y a de véritable comique que lorsque les personnages de la pièce sont comiques à leurs propres yeux comme aux yeux des spectateurs » ; et je blâme Philbert d’avoir ignoré ce texte et M. James Sully de le traiter un peu rudement.

Le comique lubrique est très difficile à analyser. Pourquoi les obscénités font-elles rire, de ce rire de scandale qui est très particulier et que flétrissait Sarcey qui ne pouvait pas le souffrir ; mais enfin pourquoi font-elles rire ?

M. Philbert se l’est demandé et n’a rien répondu du tout. Il est même assez comique à son tour en intitulant un de ses chapitres « Source profonde de cette gaieté » et en ne mettant littéralement rien dans ce chapitre. Il y a des moments où ce M. Philbert est très intelligent et il y en a d’autres où il n’y a rien à dire de lui sinon qu’il est un niais. Je ne sais pas de livre plus inégal que celui-ci.

Pour moi, la gaieté lubrique tient à la pudeur et n’existerait aucunement si la pudeur n’existait pas ; et elle est un sentiment de joie à voir quelqu’un être assez hardi pour violer les convenances et transgresser la pudeur et à s’associer soi-même à cette hardiesse.

Il y a donc là encore sentiment d’augmentation de notre personnalité : nous ne sommes pas de ceux qui se laissent comprimer et réprimer par la pruderie ; nous n’en sommes plus ; nous nous élargissons ; et aussi il y a la part qu’il faut d’inattendu et l’on sait que l’obscénité, quand elle devient continue, n’amuse plus ceux mêmes qu’elle amuse.

— Et la malice ? me direz-vous. Vous avez assuré que tout comique était comique de malice !

— Je reconnais qu’il y a peu de gaieté de malice dans la gaieté lubrique. Aussi la gaieté lubrique s’exprime-t-elle le plus souvent plutôt par le sourire, c’est-à-dire par le rire contraint, que par le rire aux éclats. Quoique étant le contraire même de l’esprit, elle a les mêmes effets matériels que l’esprit, que le spirituel, parce que, elle aussi, n’est pas une joie franche, est une joie qui rencontre un obstacle. L’obstacle que rencontrait la gaieté venant d’un trait spirituel, c’était notre amour-propre ; l’obstacle que rencontre la gaieté lubrique, c’est la honte. De là ce rire de scandale, c’est-à-dire ce rire si particulier — entendez-le : « Oh ! oh ! oh ! » et non : « Ah ! ah ! ah ! » — qui est quelque chose comme un rire qui se blâme lui-même.

Tout cela dit, tout cela accordé, je persiste à croire qu’il y a un peu de malice encore dans la gaieté lubrique. On s’y moque de ceux qui ne sont pas assez libres et assez hardis pour transgresser les lois de la pudeur et des convenances. En s’associant à l’obscénité de l’auteur, on raille la pusillanimité de ceux qui n’oseraient pas être obscènes. Oui, j’estime que dans la gaieté lubrique il y a encore une assez grande part de gaieté de malice. Au fond, la gaieté lubrique, c’est le plaisir d’être grossier et de faire rougir ceux qui ne le sont pas. Peut-être n’ai-je pas besoin de dire que cette gaieté-là est peu de mon goût.

J’ai dit un assez grand mal de tous les genres de gaieté et je me suis peut-être un peu laissé suggestionner par le mot de l’Ecclésiaste que M. Philbert a pris pour épigraphe : Risum reputavi errorem. Il serait temps que je disse quelque bien de ce qui fut, selon Rabelais, « le propre de l’homme ». Ce qui a été trouvé de meilleur, à mon avis, comme apologie du rire l’a été par deux hommes très graves et qui sans doute ne rirent pas souvent au long de leur vie, c’est à savoir par Descartes et Kant.

Descartes, avec la manie que vous lui connaissez bien et qui s’étale dans le Traité des Passions tout entier, et qui consiste à ne pas admettre qu’une passion, qu’aucune passion puisse être entièrement mauvaise, cherche, quand il en vient à « raillerie et moquerie », le bon côté que peut avoir cette passion-là ; et il trouve ceci : « La dérision ou moquerie est une espèce de joie mêlée de haine qui vient de ce qu’on aperçoit quelque petit mal en une personne qu’on en pense digne ; et lorsque cela survient inopinément [il a bien vu l’élément d’inattendu et de surprise qui entre toujours dans l’hilarité], la surprise de l’admiration [étonnement] est cause qu’on s’éclate de rire. Mais ce mal [qui survient à cette personne] doit être petit, car s’il est grand, on ne peut pas croire que celui qui l’a en soit digne, si ce n’est qu’on soit de fort mauvais naturel et qu’on lui porte beaucoup de haine. » — Il y a donc, selon Descartes, un instinct de justice dans la moquerie, dans la dérision et par conséquent dans la comédie. Descartes ne va pas plus loin et c’est déjà aller assez loin à mon avis.

Kant s’avance davantage et trouve très ingénieusement et aussi avec toutes les précautions très nécessaires, par quoi la pensée reste juste, un élément de moralité et un principe de moralisation dans la moquerie. « Il y a, dit-il, dans la nature humaine une certaine fausseté qui doit en définitive, comme tout ce qui vient de la nature, aboutir à une bonne fin [encore cette même idée optimiste de Descartes dans laquelle j’avoue que j’entre très difficilement]. Je veux parler de ce penchant que nous avons à cacher nos véritables sentiments et à en étaler certains autres que nous trouvons bons et honorables. Il est certain que ce penchant qui porte les hommes à dissimuler leurs sentiments et à prendre une apparence avantageuse n’a pas servi seulement à les civiliser, mais à les moraliser peu à peu dans une certaine mesure, parce que, personne ne pouvant pénétrer à travers le fond de la décence, de l’honnêteté et de la moralité, on trouve dans ces prétendus bons exemples qu’on voyait autour de soi une école d’amélioration pour soi-même. Toutefois cette disposition à vouloir paraître meilleur qu’on est n’a qu’une utilité provisoire ; elle sert à dépouiller l’homme de sa rudesse et à lui faire prendre d’abord l’apparence du bien qu’il connaît ; mais une fois que les véritables principes sont développés et qu’ils sont entrés dans l’esprit, alors cette fausseté doit être peu à peu combattue avec force ; car autrement elle corromprait le cœur et étoufferait les bons sentiments sous une belle, mais trompeuse enveloppe. »

Or le fléau de l’hypocrisie, quel peut-il être, si ce n’est la raillerie, la moquerie, la comédie ? Qui est-ce qui fait tomber les masques et qui est-ce qui démêle les vertus affectées des vertus vraies et qui est-ce qui perce « à travers le fard de la décence, de la moralité, de l’honnêteté », si ce n’est La Rochefoucauld et si ce n’est Molière ?

La malice peut donc être à la rigueur considérée comme élément de moralisation, non seulement parce que, comme dit Descartes, elle se réjouit de quelque mal arrivé à quelqu’un qui en est digne, ce qui est justice ; mais parce qu’elle ôte son masque à l’hypocrisie, qui, si elle est [et l’on voit que Kant le reconnaît] un hommage à la vertu et même une école de vertu, n’en est pas moins, en définitive, destructrice de vertu et doit être combattue dès que son rôle tout provisoire de professeur de vertu est terminé, dès qu’elle cesse d’être utile comme spécieuse et n’est plus que redoutable comme pernicieuse en son fond.

Je veux bien ; mais globalement, je vois surtout que la malice est de la méchanceté beaucoup plus que de l’instinct de justice qui se fait jour, ou que de la moralité qui se met sur ses gardes meurtrières.

Au fond, comme je l’ai toujours dit (comme il est possible que je ne le dise pas toujours, car j’ai encore un peu d’avenir devant moi), il n’y a d’innocent que le rire bête ; il n’y a d’innocent que le rire sans raison, que le rire sans savoir pourquoi ; que le rire : « Je ris parce que je suis gai. » Tout autre rire est malice, constatation joyeuse d’une supériorité qu’on a sur autrui et qui vous est brusquement révélée, etc., etc.

J’ai dit touchant le rire, non pas : « il est insensé » ; mais : « il est méchant, quand il n’est pas bête. » Mes frères, puisque du reste le rire est sain et hygiénique, rions bêtement. C’est le parti le meilleur.

Le rire.
d’après M. James Sully §

Consciencieusement, après avoir lu M. Bergson, j’ai lu M. Philbert, et après avoir lu M. Philbert, je lis M. James Sully.

M. James Sully vérifie ce propos très ancien qu’il est rare que ceux qui écrivent sur la gaieté l’inspirent beaucoup. Il est terriblement long et sans se répéter, précisément, il pèse puissamment sur le sillon. Mais, comme tout Anglais, il est admirable collectionneur de faits, et ce qui n’est pas le propre de tout Anglo-Saxon, il les présente en ordre excellent. Son livre est d’une bonne construction et d’une belle clarté. On s’y ennuie un peu ; mais on s’y promène avec aisance et on ne se heurte à rien. M. James Sully est un très bon professeur.

Il s’est soigneusement gardé du point de vue strictement intellectualiste, où ont donné trop souvent les philosophes, et particulièrement les philosophes allemands. Que le comique soit un « moment du processus dialectique que l’idée esthétique doit traverser en son commerce avec l’image », c’est ce que M. James Sully comprend ; mais ce n’est pas ce qui lui explique le rire ni le comique, et Hegel lui paraît, comme il dit spirituellement, « manquer de familiarité avec le sujet ».

Je lui ferai remarquer cependant que si la théorie de Hegel est un simple roman métaphysique, et pas si simple, certaines idées que Hegel en tire ou croit en tirer sont très justes.

Hegel dit : « Il n’y a de véritable comique que lorsque les personnages de la pièce sont comiques à leurs propres yeux, comme aux yeux des spectateurs. » Là-dessus, M. James Sully se moque et écrit : « Cela paraît signifier qu’une grande partie des œuvres que le monde a prises sottement pour des comédies, à commencer par les pièces de Molière, ne sont pas des comédies. »

M. James Sully a raison ; mais Hegel aussi ; ce qui revient à dire qu’ils ont tous deux raison incomplètement. Il est parfaitement vrai qu’il n’y a rien de plus comique que ce qui se produit lorsque le personnage est comique à ses propres yeux, soit dans la réalité, soit dans la comédie. Nous avons très bien vu cela avec M. Philbert. C’est ce qui fait le comique d’Alceste disant :

Oui, Monsieur le rieur, malgré nos beaux esprits…

et disant :

Par la sambleu, Messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis.

et disant :

Morbleu, faut-il que je vous aime !

Etc., etc.

C’est ce qui fait le comique de Sosie, disant :

… Que veux-tu que je sois ?
Car encor faut-il bien que je sois quelque chose.

et, du reste, dans toute la scène avec Mercure.

Il est donc très vrai que le comique dont le personnage comique a conscience est très comique.

Seulement, il ne faut pas dire que ce comique-là soit le véritable comique et que les autres ne le soient pas ; et, en effet, comme le dit M. J. Sully, la moitié de Molière disparaîtrait si cette théorie était vraie. Ce qu’il faut, et c’est ce que M. Philbert avait fait excellemment (et c’est la meilleure partie de son ouvrage), c’est distinguer le ridicule inconscient du comique conscient et reconnaître qu’ils sont très comiques tous les deux ; et quel est le « véritable », c’est-à-dire le plus fort et le plus prégnant, je crois que c’est affaire de goût.

De même M. James Sully se moque assez agréablement de Schopenhauer trouvant du comique dans l’angle formé par la rencontre de la tangente et de la circonférence. Il y a du comique là-dedans, dit le philosophe allemand, et nous en rions comme des fous ; parce que dans notre idée toute ligne qui fait un angle avec une autre, en se prolongeant couperait celle-ci, tandis que dans le cas actuel nous voyons une ligne qui forme bien un angle avec une autre, mais qui ne la coupera jamais : la circonférence se dérobe malicieusement à la tengente et la tangente est déçue. Cela nous fait rire jusqu’aux larmes.

Il est bien entendu que j’exagère et que Schopenhauer déclare franchement et peut-être naïvement que « le comique ici est extrêmement faible » ; mais enfin il avait trouvé du comique dans la chose ; c’est un peu extraordinaire. Remarquez qu’en mettre n’est pas difficile du tout, et c’est précisément ce que je viens de faire ; mais en trouver, être frappé, sans le faire exprès, du comique de la circonférence et de la tangente, cela révèle, chez un philosophe pessimiste, une aptitude à la gaieté tout à fait extraordinaire.

De même la théorie de Kant — décidément M. J. Sully n’aime pas les Allemands, du moins quand ils veulent avoir le mot pour rire — sur « la réduction d’une attente intense à rien… » paraît insignifiante à M. J. Sully ; mais nous aurons occasion de revenir là-dessus.

Après ces escarmouches, où M. J. Sully est assez vif, mais a quelques tendances peut-être à triompher trop vite, l’auteur, se plaçant sur le véritable terrain, c’est-à-dire sur celui de la physiologie-psychologie, étudie scrupuleusement la question du rire, en demandant tous les renseignements possibles, et il a bien raison, à la science des enfants et à la science des sauvages (il doit y avoir des mots grecs pour désigner ces deux branches de l’anthropologie ; mais je les ignore).

C’est le trait caractéristique de M. James Sully que son livre est scientifique jusque-là qu’il a voulu être aussi peu littéraire que possible. La plupart des auteurs qui ont écrit sur le rire ont lu beaucoup de comédies. M. James Sully est trop consciencieux pour n’en avoir pas lu un grand nombre et par parenthèse il est tout imbibé de Molière ; mais encore est-il qu’il ne fait au comique des comédies qu’une petite place dans son volume. Il croit beaucoup plus pertinentes à son sujet des observations faites sur les sauvages, sur les enfants et sur les hommes, même civilisés, mais ailleurs qu’au théâtre. Il considère, très judicieusement, la comédie comme une organisation du ridicule, et toute organisation ayant ses procédés, ses traditions, ses conventions, la comédie altère la nature vraie du ridicule, obtient le comique par des moyens artificiels ou mêlés d’artificiel, en un mot arrive, et facilement, à faire rire de choses dont on ne rirait pas si l’on n’était point au théâtre. N’est-ce point, au fond, Monsieur James Sully, votre pensée ? Donc, sans exclure précisément la comédie de l’étude du rire, il faut savoir qu’il ne serait pas sans danger de faire porter cette étude sur la comédie seule. En cela M. J. Sully est d’un très grand bon sens.

Cette enquête très considérable à laquelle M. Sully s’est livrée 1° confirme en général les idées que je vous exposais l’autre jour à propos du livre de M. Philbert ; 2° les rectifie et me convainc qu’elles étaient un peu étroites.

J’avais dit sommairement que le rire vient du sentiment vif d’un accroissement subit de notre personnalité ; que par conséquent il est composé de deux éléments essentiels : 1° sentiment de plénitude et le plus souvent de supériorité sur quelqu’un ; 2° inattendu, imprévu, surprise.

Distinguant du reste soigneusement le sourire du rire, ce que je persiste à faire, les éléments, même physiologiques, de l’un et de l’autre étant très différents, je n’appliquais qu’au rire la théorie ci-dessus. Le sourire — et aussi ce rire intermédiaire qui n’est pas l’éclat de rire et qui ne soulève pas les côtes, qui n’est qu’un éclat de rire simulé (« Hé ! Hé ! Hé ! ») et qui est le plus souvent tout volontaire — sont en dehors de la question.

Sentiment de plénitude et en même temps surprise, tels étaient donc pour moi les éléments suffisants, mais tous deux nécessaires, du rire.

Or je remarque, d’après toutes les observations recueillies par M. J. Sully et d’après ses commentaires, qu’un de ces deux éléments peut suffire.

Plénitude seule, sentiment d’augmentation de la personnalité, seul, sans inattendu : les sauvages rient aux éclats en courant, en jouant, en sautant, en se livrant à un vigoureux exercice de leurs forces. Ils rient aux éclats. Ils rient de joie pure. Le sentiment de leur moi, sans surprise, sans imprévu, — car ils rient aussi bien après avoir sauté vingt fois le même fossé, et même mieux, — non seulement leur fait plaisir, les met en belle humeur (dans ce cas, il n’y aurait que sourire), mais les fait rire, rire aux éclats.

Descartes a tort qui dit que le rire « n’accompagne pas les plus grandes joies et que la joie ne peut le causer que quand elle est seulement médiocre et qu’il y a quelque admiration [étonnement] ou quelque haine [malice] mêlée avec elle ; car on trouve par expérience que lorsqu’on est extraordinairement joyeux, jamais le sujet de cette joie ne fait qu’on éclate de rire… »

Descartes a tort : la joie, la joie toute seule fait éclater de rire l’être primitif.

Il serait curieux de savoir si l’amour, l’amour satisfait et triomphant, fait rire aux éclats le sauvage. Je n’en serais pas surpris ; mais je crois que M. James Sully ne sait rien là-dessus.

Mais voilà qui est bien entendu : la réunion des deux éléments : augmentation du moi ; inattendu ; n’est point nécessaire pour provoquer le rire.

De même et à l’inverse, l’inattendu tout seul, sans présence saisissable de sentiment d’accroissement du moi, l’inattendu tout seul, fait rire. Le « Coucou ! Ah ! le voilà ! » des parents jouant avec les enfants, fait rire les enfants. On ne peut guère voir là une augmentation de la personnalité. Il n’y a que de l’inattendu. Une petite fille de six mois, très minutieusement observée, donne les résultats suivants : voiturée un peu vivement sur un tapis, autour de la chambre, avec pertes d’équilibre et chocs, elle éclatait de rire. La même petite fille à douze mois, dans sa voiture, renvoyée de sa tante à sa mère et vice versa et à chaque voyage ayant la sensation d’un heurt brusque, riait bruyamment. Il n’y a ici que de l’inattendu, de l’imprévu, de la secousse, quelque chose qui rompt l’uniformité.

Il appert que cela suffit.

On peut remarquer que des enfants rient aux éclats simplement pour quelque chose de nouveau. Un enfant rira en entendant pour la première fois un mot, en voyant pour la première fois un âne les jambes en l’air, en voyant pour la première fois sa sœur en papillotes. (Ici il peut y avoir un certain sentiment de supériorité et par conséquent augmentation du moi ; de même que, si l’enfant avait pris les papillotes pour une beauté, il y aurait eu sentiment d’infériorité et tout de suite tristesse.)

Les sauvages de Bornéo s’amusèrent fort à la vue d’un piano, et quand ils virent les marteaux sautiller ils éclatèrent d’un rire bruyant. Les Indiens de la baie d’Hudson se bridèrent de rire à la vue d’une boussole. Les femmes d’un roi nègre à la vue des menus objets d’art qu’on leur apportait en présent furent saisies d’une hilarité orageuse.

Dans tous ces exemples, sauf un peut-être, il n’y a absolument que de l’inattendu. L’inattendu suffit pour exciter le rire. C’est pour cela que M. James Sully (j’y reviens) a bien eu tort (p. 8) de traiter rudement la théorie ou plutôt la rapide observation de Kant : « La cause du rire est la soudaine réduction d’une attente intense à rien. » La soudaine réduction d’une attente intense à rien, c’est la surprise, c’est l’imprévu, c’est l’inattendu non effrayant. Or rien n’est moins effrayant que rien ou un rien. Or nous venons devoir que l’inattendu peut suffire à expliquer le rire et nous verrons peut-être qu’il en est même l’élément essentiel, en tant qu’il en est la condition nécessaire. Kant n’a pas tort.

Où on peut le reprendre, c’est à ces mots : « Attente intense. » Il n’est pas nécessaire que l’attente soit intense. L’attente ordinaire, l’attente permanente, c’est-à-dire l’état où nous nous trouvons continuellement suffit très bien. En cet état, la chose imprévue, si elle n’est pas effrayante ou douloureuse, nous fait rire. Je suis à ma table de travail, très absorbé. Mon petit chien me saute sur le dos. J’ai une secousse : mais, n’ayant pas le temps de m’effrayer, parce que je me suis rendu compte tout de suite de la chose, je me mets à rire. En écartant les mots trop forts et trop ambitieux « attente intense » et « rien » ; en prenant globalement la pensée de Kant, qui est tout simplement qu’il faut qu’il y ait surprise et que la surprise suffit, reconnaissons que Kant a raison.

Aussi bien M. J. Sully le reconnaît lui-même un peu (p. 118) quand il dit : « Je commence par présupposer que lorsque Kant emploie ce mot « attente », il n’entend point par là la prévision bien définie de quelque conséquence particulière et déterminée de ce qui est actuellement présenté à la pensée. « Attendre exprime ici une attitude générale de l’esprit, une disposition de l’intelligence à percevoir et à s’assimiler toute idée d’un certain ordre, toute idée ayant un rapport sensible avec ce qui nous est présenté. »

Très bien ; mais pourquoi faut-il qu’il ajoute, ou qu’il mette tout à côté : « On peut affirmer sans crainte qu’il est impossible d’expliquer le rire causé par un incident, une histoire, une remarque quelconques en les attribuant uniquement à une attente soudainement trompée, c’est-à-dire à la surprise ? » Pourquoi faut-il que M. James Sully écrive ceci précisément après avoir donné cent exemples, dont j’ai rapporté quelques-uns ci-dessus, d’hilarité homérique provoquée par la surprise seule, uniquement par la surprise ?

Je ne serais que trop porté à lui donner raison, puisque ceci, — qu’il faut autre chose que la surprise pour provoquer l’hilarité, — est précisément ce que j’avais soutenu ; mais la loyauté m’oblige à dire que les exemples accumulés par M. James Sully m’ont convaincu de la fausseté partielle de ce que j’avançais et de ce que maintenant il avance lui-même. Il me semble ainsi. Je vous laisse à en juger.

Non ; la théorie de Kant est juste ; elle est incomplète peut-être ; mais elle est juste. Je ne sais qui l’a traduite ainsi : « Le rire, c’est, quand on monte à l’échelle, un barreau qui manque. » On s’attendait à un rythme régulier ; il est soudainement rompu ; il y a surprise ; on rit. L’image est très juste, cette réserve faite que quand on monte à l’échelle et que le barreau manque, on n’a que la peur de se casser le cou et qu’on ne rit nullement. Mais comme image en soi, c’est très juste.

Donc nous en sommes à ceci : On rit par sentiment de sa personnalité brusquement accrue ; on rit par simple effet de l’inattendu.

Seulement, ce qu’il faut dire, et ce qui résulte très bien de toute l’enquête de M. James Sully (et c’est ici que je me retrouve sur mes positions), c’est que c’est seulement chez l’enfant et chez le sauvage, c’est seulement chez l’être primitif qu’un des deux éléments suffit. Chez l’homme civilisé, l’union des éléments est presque toujours nécessaire. Avez-vous jamais vu un homme de votre connaissance rire aux éclats pour quelque prouesse gymnique ou sportique exécutée par lui ? Vous l’avez vu épanoui, élargi, souriant de la bouche, des yeux, et pour ainsi parler, de tout le corps. Vous ne l’avez pas vu rire. Vous l’avez vu riant ; vous ne l’avez pas vu rire. Si vous l’aviez vu rire, vous n’auriez pas manqué de dire : « Il a un rire nerveux. » Ce qui signifie que chez l’homme civilisé la joie ne fait pas rire, puisqu’on trouverait maladif le cas d’un homme qui rirait de joie. Et c’est ici que Descartes, dans le texte que j’ai cité plus haut, reprend tous ses avantages. Il n’avait pas étudié les sauvages.

De même chez l’homme civilisé l’autre élément, la surprise, ne suffit pas non plus. Avez-vous jamais vu un adulte civilisé riant à un objet nouveau ? Tout au contraire. La civilisation ayant développé en l’entretenant sans cesse, en le tenant sans cesse en exercice, l’instinct de la curiosité, l’objet nouveau, ne rencontrant et n’excitant chez le civilisé que cet instinct de curiosité, rend plutôt l’homme très sérieux. Il étudie ; il cherche à comprendre. L’inattentif même a un moment d’attention. En tout cas, de rire jamais. Il faut que l’objet inattendu développe en vous un sentiment de supériorité, de plénitude, d’augmentation du moi, comme il faut aussi que ce sentiment de plénitude soit provoqué par un objet ou une circonstance inattendue.

On rit d’une difformité humaine. C’est l’irrégulier (donc l’inattendu), accompagné du sentiment de notre supériorité sur le difforme ; c’est la combinaison de ces deux éléments qui nous fait rire.

On rit des vices moraux parce que ce sont des irrégularités, et remarquez bien que, de plus, on ne rit pas d’eux, à proprement parler, mais de leurs manifestations énormes, lesquelles, à cause de leur énormité, sont inattendues ; et, en même temps, remarquez que cela est mêlé du sentiment que nous avons de notre supériorité sur l’avare, l’hypocrite, le hâbleur, etc.

Nous rions des disparates, c’est-à-dire de ce que nous appelons en argot moderne les « gaffes » et les « impairs ». Il y a là effet de surprise et aussi sentiment de notre supériorité, épanouissement du moi. Quelqu’un parle de corde dans la maison d’un pendu (et vous savez ce que cela veut dire). A la fois, c’est imprévu, et cela nous fait dire : « Est-il bête, celui-là ! Ce n’est pas moi qui aurais fait allusion aux infortunes conjugales de l’amphitryon. »

Un aéronaute opérant sa descente dans un pays inconnu, avant de toucher terre, demande à un paysan : « Où suis-je ? » — « . Dans un ballon », répond le bonhomme. Nous rions de l’imprévu de la réponse et de la sottise du rustre.

Remarquez que si le rustre l’avait fait exprès, si nous avions le sentiment qu’il l’eût fait exprès, nous ne ririons pas, nous souririons. C’est la différence du spirituel (même élémentaire) et du comique. Le comique fait rire, le spirituel fait sourire ; parce que, au fond, en présence du spirituel, nous ne sommes pas contents. Un des éléments manque : le contentement de soi-même.

Les mystificateurs qui disent des bêtises exprès, pour éprouver leurs auditeurs, savent très bien la différence. Quelqu’un « jouait les Homais » dans une société, débitait avec tout l’air de la conviction des articles de la Lanterne. Il quitta vite la partie :

« Ils sourient ; ils ne rient pas. Ils comprennent que je m’amuse. Il est inutile de continuer de fumister.

— Et s’ils vous avaient applaudi ?

— Ah ! bon, cela ! C’eût été un autre genre de triomphe. Ou applaudi, ou moqué. Dans les deux cas j’ai mis mes gens dedans ; ils me croient sincère. Mais s’ils sourient, c’est qu’ils me comprennent ; c’est qu’ils sentent que je joue ; et s’ils sentent que je joue, c’est que je joue mal. »

Il faut donc conclure que le rire a pour causes, chez l’homme civilisé, un élargissement du moi et une circonstance inattendue qui provoque cet épanouissement. Voilà pourquoi le rire de l’homme civilisé est toujours malicieux ; il l’est plus ou moins ; mais il l’est toujours.

Il faut pourtant, je crois, dans une très petite mesure, admettre qu’il reste quelque chose dans l’homme civilisé de l’homme primitif, ce qui, du reste, est bien naturel, et considérer comme des restes et résidus de l’homme primitif certaines tendances encore visibles de l’homme civilisé à rire sans le concours des deux éléments ; et comme souvenirs de l’homme primitif certains cas, assez rares, où l’homme rit en effet sans le concours des deux éléments.

Qu’un homme rie à gorge déployée, par simple joie, par simple plénitude, je n’ai jamais vu cela ; mais j’ai vu, après un bon repas, tout au moins une telle facilité à rire pour presque rien que c’était presque le rire pour la joie et par la joie. Le rire des enfants, des jeunes filles a bien quelque chose de cela.

Pour ce qui est du rire pour cause de simple inattendu, j’ai des observations personnelles. J’emploie devant un homme fait, du reste d’intelligence moyenne et d’instruction moyenne, le mot « fontanelle ». — « J’ai mal à la fontanelle. » Il rit presque aux éclats. Voilà bien le rire de l’enfant devant un mot inconnu, cas signalé par M. Sully. Devant le même homme je dis : « Ma montre est chez l’horloger ; elle était sale. » Il rit à se tordre. L’idée d’une montre sale le réjouissait. Il aurait voulu sans doute que je disse : « Elle avait besoin d’être nettoyée. » « Montre sale » était nouveau pour lui. Il n’y a là, ce me semble, que de l’inattendu comme cause de rire.

C’est ainsi que j’explique le succès de rire qu’ont les calembours, du reste idiots. Le calembour sans esprit préoccupe beaucoup les gélastologues (pardon !). Ils n’y voient aucune malice, aucune cause de sentiment d’augmentation du moi ; ils n’y voient rien de spirituel (et encore si c’était spirituel, ça ferait simplement sourire) ; ils sont embarrassés. Pourquoi donc voyons-nous (prenons-en un authentiquement stupide) des gens — il y en a — à qui l’on dit : « Les Lyonnais sont sots. — Evidemment : ils sont sots s’ils sont de Lyon », rire à sursauts ? Pour moi, il n’y a là que l’effet de l’inattendu. L’inattendu y est, il n’y a pas à dire. L’homme qui rit des calembours stupides est un homme primitif.

Avez-vous ri ? Je ne crois pas. Un des moyens de ne pas faire rire, c’est de parler d’hilarité. C’est le sujet le plus sérieux du monde.

Que devient l’« humour » ? §

L’évolution a de ces surprises. Les mots changent de sens comme les peuples changent de caractère et comme les hommes changent d’aspect extérieur. Ceux de mes amis intimes qui ont passé cinquante-cinq ans sans me voir ne me reconnaissent pas du tout. Les Français d’aujourd’hui sont exactement le contraire des Français d’il y a un siècle ; les Allemands d’aujourd’hui sont exactement le contraire des Allemands d’il y a cent ans, et ce qu’il y a de curieux c’est que ces deux nations semblent avoir échange leurs caractères comme deux personnages de comédie font un échange d’habit.

De même le mot humour, comme le mot snob d’ailleurs, de quoi j’ai parlé naguère, semble avoir changé peu à peu de signification, de manière à représenter maintenant, à très peu près, le contraire de ce qu’il représentait jadis.

Humour vient du français « humeur », qui, employé seul, sans épithète, sans les mots « bonne », « belle », « mauvaise », etc., voulait dire en parlant de n’importe qui : caractère un peu difficile ; et, en parlant d’un auteur : verve naturelle, capricieuse, non soumise à des règles.

La Bruyère dit : « Ceux qui écrivent par humeur sont sujets à retoucher à leurs ouvrages ; comme elle n’est pas toujours fixe et qu’elle varie en eux selon les occasions, ils se refroidissent bientôt pour les expressions et les termes qu’ils ont le plus aimés. »

Il dit encore : « Un auteur né copiste… doit éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures et qui tirent pour ainsi dire de leurs entrailles tout ce qu’ils expriment sur leur papier… Je rirais d’un homme qui voudrait sérieusement parler mon ton de voix ou me ressembler de visage. »

Il est évident qu’en ces deux passages La Bruyère songe à Montaigne et à La Bruyère lui-même. Il est évident aussi, d’une façon plus générale, qu’il songe à tout auteur original, capricieux et à saillies.

Voilà le sens d’humeur au dix-septième siècle et voilà quel eût été le sens d’humoriste si le mot eût existé.

Les Anglais prirent le mot au dix-huitième siècle — non pas auparavant, ce me semble — exactement dans le même sens. Je n’en veux pour preuve que le fameux passage de Voltaire : « Les Anglais… ont un terme pour signifier cette plaisanterie, ce vrai comique, cette gaieté, cette urbanité, ces saillies, qui échappent à un homme sans qu’il s’en doute ; et ils rendent cette idée par le mot humour : et ils croient qu’ils ont seuls cette humeur ; que les autres nations n’ont point de termes pour exprimer ce caractère d’esprit ; cependant c’est un vieux mot de notre langue, employé en ce sens dans plusieurs comédies de notre siècle. »

Humour, au dix-huitième siècle, en Angleterre, a donc le sens d’homme qui a l’esprit original ou plutôt d’homme original qui a de l’esprit. Seulement, comme l’esprit anglais a quelque chose de mordant, d’amer et de triste, l’humour en Angleterre, au dix-huitième siècle, désigne un esprit original, inattendu, à saillies brusques, mais surtout sarcastique. Les types mêmes de l’humoriste sont Swift, Addisson et Sterne, Sterne qu’il ne faut pas prendre du tout pour un « bonhomme » et qui, comme l’a dit finement Nietzsche, avait un « bon cœur dur », si pleinement original du reste, si naturellement souple, si « esprit libre », que Nietzsche dit précisément de lui ce que La Bruyère dit de « ceux qui écrivent par humeur » : « Est-il besoin d’ajouter que de tous les grands écrivains Sterne est le plus mauvais modèle, l’auteur qui doit le moins servir de modèle et que Diderot lui-même a dû pâtir de son asservissement à l’égard de Sterne… » ?

Donc Swift, Addisson, Sterne, les esprits originaux et satiriques, voilà au dix-huitième siècle, en Angleterre, les types d’humoristes ; voilà le sens du mot humoriste et du mot humeur.

Le mot revint en France, chargé en quelque sorte de ce nouveau sens ou touché de cette nouvelle nuance. Humour ou humeur, à la fin du dix-huitième siècle, en France, signifie humeur satirique un peu triste. On sait quel était le caractère de Saint-Lambert. Or ; La Harpe dit de lui : « Le philosophe Saint-Lambert, naturellement sévère et même un peu humoriste. »

Delille, dans La Conversation, donne « humoriste » pour synonyme d’homme acariâtre et intangible comme le « bâton » du proverbe populaire. Mettons qu’il se trompe, qu’il force le sens du mot ; reste qu’il fallait bien que le mot eût une grande partie de ce sens pour que Delille l’employât de la sorte. Voici son texte :

… Tout près de lui plaçons cet humoriste,
Dont la hargneuse déraison
Dans la société vient verser son poison.
Parlez, ne parlez pas, soyez gai, soyez triste,
Blâmez, louez ; il se fâche d’autant,
C’est sa nature ; il est né mécontent…
Et le ciel lui ferait une route de fleurs Qu’il les changerait en épines.
Etc., etc.

Un peu plus tard, Sainte-Beuve, pour définir le caractère de Chateaubriand, trouve une formule qui est presque une définition du mot humeur lui-même, et qui certainement, dans la pensée de Sainte-Beuve, est une définition, en effet, du mot « humeur » :

« Une plaisanterie singulière circule dans une grande partie de ces Mémoires et s’y accorde toute licence, une sorte de plaisanterie forte d’accent et haute en saveur, mais sans agrément et sans légèreté. La gaieté, chez M. de Chateaubriand, n’a rien de naturel et de doux ; c’est une sorte d’humeur [souligné par Sainte-Beuve] ou de fantaisie qui se joue sur un fond triste ; et le rire crie souvent. L’auteur n’est pas tout bonnement gai, ou du moins il l’est à la manière celtique plus qu’à la française, et sa gaieté, telle qu’il l’exprime, a bien l’air forcé et tiré. Elle ne se refuse aucune image rebutante et semble plutôt s’y exciter ; les images de charnier même ne lui déplaisent pas ; c’est par moment la gaieté du fossoyeur comme dans la scène d’Hamlet. »

Le texte, si important, est de 1850. Mais faites attention : il est d’un homme qui a appris sa langue en 1820. Un homme qui a appris sa langue (et du reste la meilleure) en 1820, quand il a affaire à une gaieté sombre, à base d’amertume, à une plaisanterie forte d’accent et haute en saveur, à une fantaisie qui se joue sur un fond triste… l’appelle humeur, souligne le mot, parle de caractère celtique et cite Hamlet.

Un peu plus tard, j’entends vers le milieu du dix-neuvième siècle et dans la seconde moitié de ce siècle, on entendait en vérité, presque toujours, en France et en Angleterre, par humour l’art ou le don de dire des choses très bouffonnes, ou très méchantes, ou des énormités, de l’air le plus sérieux, avec le flegme du clown anglais. A proprement parler, l’humour était la plaisanterie du pince-sans-rire.

Taine donne de cette acception un peu nouvelle, à peine nouvelle, à vrai dire, un exemple excellent, tout à fait typique. Le voici : Un membre du Parlement demande un bel emploi à un ministre : le ministre lui répond : « Monsieur (je cite de mémoire), vous m’avez fait l’honneur de m’adresser une lettre par laquelle vous voulez bien me faire savoir : 1° que la législature est tout près de finir ; 2° que pendant cette législature vous avez rendu des services signalés au gouvernement de la Reine ; 3° qu’il serait convenable et juste que le gouvernement de la Reine reconnût ces services en vous appelant à un poste honorable et rémunérateur. Le gouvernement de la Reine a l’honneur de vous faire connaître que la première de ces trois propositions est la seule sur laquelle il a l’honneur et le plaisir d’être d’accord, pleinement du reste, avec vous ; et il saisit cette occasion pour vous assurer de la très haute considération qu’il professe à votre endroit. »

Voilà ce que l’on entendait très précisément par humour dans la seconde partie du dix-huitième siècle.

Or que m’arrive-t-il ? Il m’arrive de lire le beau livre de M. James Sully sur Le Rire : ses formes, ses causes, son développement et sa valeur et de constater que pour cet Anglais de 1904, qui doit s’y connaître en fait d’humour, le mot humour a un sens tout différent de tous ceux que je connaissais et que l’humour est à peu près le contraire de ce qu’elle fut jadis.

L’humour, selon M. James Sully, est avant tout le détachement, l’état d’âme ou d’esprit où l’homme ne tient pas à soi-même, dépasse l’égoïsme et l’égotisme et promène sur toute chose un regard souriant, spirituel sans doute, mais où il entre surtout de la bienveillance.

L’humoriste est « toujours binoculaire », et quand il considère « la chose qui l’amuse », il voit « qu’elle est liée avec ce qui est réellement estimable ».

Et « quelquefois la comédie (ainsi Alceste) nous montre le risible inséparablement uni à l’excellent » ; mais c’est l’humour seul « qui sait reconnaître cette « coexistence de la qualité et du défaut ».

L’humour, c’est bien encore « la fusion du sérieux et de l’enjoué » ; mais c’est surtout le fait d’être si peu dupe de soi-même que l’on puisse sourire de soi plutôt que d’autrui ; c’est « la vision plus compréhensive qu’on obtient quand le point de vue de l’égoïsme est dépassé ».

La naissance même de l’humour indique qu’on s’est déjà assez affranchi du point de vue individuel pour en embrasser d’autres momentanément. Un professeur de grec joue au golf, très mal. Le marqueur dit : « Tout le monde peut enseigner le grec ; mais pour jouer au golf, il faut de la tête. » Le professeur sourit de tout son cœur. C’est un humoriste. Inutile de dire ce qu’est l’autre.

L’humoriste ne sera, d’ordinaire, d’aucune école philosophique ; car, par définition, il les surpasse ou au moins les dépasse. « Un grain de scepticisme avec une aptitude à voir de temps en temps combien tout cela [c’est-à-dire tous les systèmes] est illusoire semble être nécessaire pour une complète jouissance humoristique. »

L’humoriste ne sera ni optimiste ni pessimiste. Il ne sera pas optimiste, puisqu’il est doué à un très haut degré de l’instinct de sympathie et puisque, comme l’on sait et comme M. Jules Lemaître l’a dit en termes énergiques, « c’est l’optimiste qui est sans entrailles ». L’humoriste, donc, ne sera pas optimiste. « Etant caractérisé par une certaine étendue et une certaine profondeur de sympathie, il n’acceptera pas, probablement, la manière trop aisée de se débarrasser des souffrances humaines qui est celle de l’optimiste. Sur ce point, tout au moins, il sera sensible à la réalité obstinée, invincible, de nos expériences courantes. »

Mais il ne sera pas pessimiste non plus, parce qu’il aura une tendance à goûter « l’ironie des choses », et cette sorte de comédie que l’univers se donne à lui-même, avec lui-même, — dont nous sommes, — comme une troupe d’acteurs.

L’humoriste se tiendra donc dans un état d’esprit qui est comme un pessimisme qui continuellement se désarme.

L’humoriste non seulement pratiquera le détachement, ce qui déjà a été dit, mais se sentira détaché de lui-même, comme sans effort et comme malgré lui, par le seul fait qu’il pense juste : « Le premier service que rende un humour philosophique de ce genre, c’est de fournir à l’homme des moyens plus complets de se corriger par le rire. C’est seulement quand nous parvenons au point de vue élevé de la réflexion philosophique et que nous voyons notre propre personnalité projetée dans l’immensité du tout que nous sommes capables de nous estimer, nous et ce qui nous touche avec un peu d’exactitude. Si nous jetons les yeux sur la vaste perspective du temps, alors, pour la première fois, nous sentons que nous ne figurons qu’un instant dans le monde. Et quand nous nous voyons si petit dans l’assemblage infini des choses, quand la réflexion nous montre ensuite combien il importe peu à l’univers, pour travailler à son dessein caché, que nous paraissions ou non sur la scène, en faut-il davantage pour faire éclater à nos propres yeux toute l’absurdité de l’idée si naïvement exagérée que nous nous faisions de notre dignité, de notre utilité, de nos peines… »

L’humoriste aura la même attitude de détachement, non plus en présence de lui-même, mais en présence de l’humanité tout entière, et il saura être, pour ainsi parler, l’humanité qui se détache d’elle-même et qui ne se chérit plus et qui ne s’estime plus, et qui ne se plaint plus, comme il était tout à l’heure un homme qui sait se détacher de lui-même et ne plus se chérir, et ne plus faire état de soi et ne plus se plaindre. Carlyle — le fait a été rapporté à M. Sully par un ami commun — Carlyle, cet homme toujours morose et toujours indigné, comme l’on croit, s’interrompait parfois d’une de ces longues et féroces tirades contre les hommes, pour se laisser aller, très vite, « à des niveaux plus familiers, sur le courant d’un rire énorme, aussi débordant peut-être que celui qu’il a décrit avec tant de verve chez son Teufelsdrock ». A ces moments il était un humoriste.

Que de choses dans l’humour ! Ni plus ni moins, ou plutôt au moins cela et sans doute beaucoup d’autres choses encore.

En un mot, ou plutôt en dix, car il en faudra bien une dizaine, l’humour est détachement, liberté souveraine d’esprit, demi-optimisme, demi-pessimisme, plutôt « par-delà le pessimisme et l’optimisme », sourire, gaîté douce et par-dessus tout « bienveillance ». Par ce dernier trait elle rejoint, à quoi elle ne s’attendait guère il y a un siècle, le gemuth allemand. Mettez un grain de malice dans le gemuth allemand, vous aurez l’humour anglaise.

Cette transformation est bien singulière.

En un mot, cette fois, ce sera bien en un mot, l’humour c’est la sagesse. C’est la sagesse spirituelle d’un Montaigne, d’un Renan et, remarquez-le, d’un Socrate aussi et même d’un Marc-Aurèle.

L’humour est partie de bien bas, relativement, pour arriver bien haut et de bien loin pour arriver ici.

On s’explique par cette transformation extraordinaire et cette évolution inattendue la liste que M. James Sully a dressée des grands humoristes et les omissions de cette liste. Pour M. James Sully les grands humoristes sont Shakespeare, Cervantès, Goldsmith, Sterne, Lamb, Dickens et George Eliot.

Va pour Shakespeare, Cervantès, Sterne, Dickens, Lamb. Mais pourquoi Goldsmith, pourquoi George Eliot, qui sont plutôt des sentimentaux et des sensibles ?

Précisément parce qu’ils sont des sentimentaux et des sensibles. La sensibilité, le gemuth est un élément de l’humour et il en est peut-être le principal.

Et, d’autre part, pourquoi ne paraissent pas dans cette liste Addisson, Swift, Henri Heine ? Parce qu’ils sont un peu féroces. Ils n’ont que la moitié de l’humour et peut-être même ils n’en ont pas l’essentiel.

Et pourquoi pas un Français ? D’abord peut-être parce qu’un Anglais n’aime pas nommer un étranger lorsqu’il s’agit d’humour, l’humour, comme le faisait déjà remarquer Voltaire, étant considérée par les Anglais comme produit essentiellement national ; et, comme nous disions de nos vins : « Ils n’en ont pas en Angleterre », les Anglais aiment à dire de l’humour : « Ils n’en ont pas en France », ni même dans toute l’Europe continentale. Et, en effet, vous voyez que dans la liste dressée par James Sully, il n’y a, sauf celui de Cervantès, qu’il eût été difficile d’omettre comme humoriste, pas un nom qui ne soit anglais.

Cependant M. James Sully est d’esprit si large et si élevé et — cent fois — il rend d’une façon si éclatante justice et hommage à Molière, qu’il est très probable que ce n’est pas le sentiment que je viens de dire qui a eu beaucoup d’influence sur lui. Sans doute il ne cite comme humoriste aucun Français, parce qu’à son avis l’humour française est sans bonté, sans bienveillance, sans attendrissement, sans détachement aussi. Comment voulez-vous appeler Molière humoriste ? Il est railleur, il est spirituel, il est « le fléau du ridicule » ; mais il ne mêle pas une douce sensibilité à ses gaietés ou à ses malices. Comique si l’on veut, humoriste non pas.

Comment voudriez-vous donner le nom d’humoriste à Voltaire ? Sec, Voltaire, terriblement sec, et pas l’ombre en lui de détachement. Oh ! pour cela, non, je le confesse. Vous voyez bien qu’on ne peut pas le dire humoriste.

Tous les batailleurs du reste sont à ne pas être comptés comme humoristes. Ils sont unilatéraux ; ils n’ont pas plusieurs points de vue à la fois ; ils n’ont pas plus de largeur de vue que de largeur de cœur. Ils ne sont pas des hommes qui, à la fois, se font du monde un jeu et à la fois l’enveloppent d’une sympathie souriante. Ils ne sont pas des humoristes ; car pour être humoriste il faut tout cela et même beaucoup d’autres choses.

Mais Montaigne ? Il est bien étrange que Montaigne n’entre pas dans la liste. Il est très probable que la liste de M. Sully n’est pas limitative, exclusive et éliminatoire et n’implique pas un nec plus ultra, et il est très probable, d’après tout le livre de M. Sully, que Montaigne et Renan rentrent dans sa conception et dans sa définition intime de l’humoriste. Il faut le reconnaître cependant, il n’a pas songé à eux en dressant sa liste. Et il a songé à Cervantès. Et sa liste est bien méditée, en somme, puisqu’elle contient Cervantès et puisqu’elle omet Swift.

Or, elle ne contient ni Montaigne (si admiré, du reste, en Angleterre) ni Renan. Il y a bien là encore quelque chose de significatif.

Probablement, et Montaigne et Renan ont paru à M. James Sully trop spirituels. D’après la nouvelle conception de l’humour, il ne faut pas être trop spirituel pour être humoriste. Il faut surtout être tendre. Il faut être tendre avec un grain de malice, plutôt qu’être malicieux avec un grain de tendresse. Or, chez Montaigne et chez Renan, le grain de malice est gros et le grain de tendresse, tout compte fait, est petit, encore qu’il y soit. Voilà sans doute pourquoi M. James Sully, tout en faisant quelque allusion à Renan et à Montaigne, ne les a pas formellement proclamés humoristes. Il faut un autre dosage des éléments constitutifs de la chose pour mériter ce beau nom.

Mais alors pourquoi, d’autre part, n’y a-t-il pas un Allemand non plus dans la liste de M. James Sully, ni, du reste, dans tout le chapitre qu’il a consacré à l’humour ? Ceci m’étonne plus encore et beaucoup plus que ce qui précède. Comment ! une étude sur l’humour où non seulement Heine (pour celui-ci, j’ai dit les raisons que M. Sully avait de l’exclure), mais encore Hoffmann, et Jean-Paul Richter et Schopenhauer et Nietzsche ne figurent point ! Cela a dû être très sensible aux Allemands ; car ils ont des prétentions à l’humour, et non seulement à savoir la définir, mais à la posséder et à en faire usage ; et pour moi ces prétentions sont parfaitement justifiées. Quid ?

Je suppose que M. James Sully aura pensé que le dosage, chez les Allemands aussi, n’est pas exact, n’est pas heureux, que la prodigieuse réussite qui constitue l’humour véritable ne s’est pas produite chez eux, qu’ils ont tantôt trop de gemuth fadasse, comme le leur a reproché Nietzsche, et tantôt trop de pessimisme amer comme Schopenhauer, Heine et Nietzsche lui-même.

Peut-être ; cependant, quand on parle d’humour, ne pas songer à Jean Paul et à Henri Heine, et songer à George Eliot… Je ne suis pas bien sûr de comprendre : et tout ce que je viens d’écrire n’a pour dessein du reste que d’établir que je ne comprends pas bien.

Mais sans creuser ces arcanes ni essayer d’atteindre ces pointes subtiles, à prendre les choses globalement, n’admirez-vous pas comme les mots changent de sens avec les générations et (le plus souvent, car pour le mot snob ç’a été le contraire), s’élargissent, s’étendent jusqu’à tout embrasser ? C’est le sort surtout des mots qui flattent l’amour-propre national du peuple qui les emploie, et dans lesquels ce peuple se regarde comme dans un miroir qui serait flatteur. Les Allemands aussi, à partir du moment où ils se sont mis dans l’esprit que le gemuth était chose infiniment allemande et exclusivement allemande, ont fait entrer toutes les qualités du monde dans le gemuth. Nous en avons fait autant, à certaines époques, pour le mot sensibilité et aussi pour le mot esprit. Les Anglais, flattés de croire savoir que l’humour est exclusivement anglaise, ont fait entrer dans l’humour toutes les qualités morales et intellectuelles. C’est assez naturel.

Seulement à tout embrasser, on étreint mal, et les mots à qui l’on fait dire tant de choses finissent par ne plus rien signifier du tout.

Shakespeare au tribunal de Tolstoï §

Le mince volume de Tolstoï sur Shakespeare contient : 1° un petit répertoire des éloges outrés que l’on a faits de Shakespeare, et c’est ici qu’on saisit le côté humoristique et très sarcastique du célèbre écrivain russe ; ce petit répertoire aurait amusé Voltaire pendant huit jours ; nous y puiserons largement ; il en vaut la peine ; 2° une énumération insuffisamment poussée mais assez complète des défauts de Shakespeare ; 3°… rien. Aucune qualité de Shakespeare n’est relevée ou seulement reconnue. Le livre est unilatéral. C’est son grand défaut. Un Onésime Falempin peut être unilatéral ; il suffit de dire que Falempin est un sot ; un livre sur un écrivain célèbre ne peut pas être unilatéral ; il faut expliquer ce qu’a au moins de spécieux un homme qui a été admiré par un si grand nombre d’hommes.

Prenons le livre, maintenant, tel qu’il est.

Comme j’ai dit, le répertoire des sottises qu’a inspirées Shakespeare à ses admirateurs est extrêmement amusant. C’est un sottisier de très haut goût. Glanons. C’est un triste métier que de glaner des bourdes. Cependant, de temps en temps, il n’est pas inutile de le faire. Pour l’honnête homme, c’est un bon exercice spirituel. C’est un examen de conscience. Mais oui. Si l’on est honnête homme, en feuilletant les sottises d’autrui, on se dit à chaque instant : « N’en pas dire autant, au moins. » Et cela mène à se dire : « N’en aurais-je pas dit autant ? Eh ! eh ! Il se pourrait. » Excellent exercice spirituel.

Donc, dans cet esprit, oh ! uniquement dans cet esprit, feuilletons le « Sottisier shakespearien ».

Vous savez ce que c’est que Le Roi Lear ; deux scènes merveilleuses et merveilleuses de lyrisme ; le reste incohérent et insupportable. Voici ce que Le Roi Lear, entre autres effusions et épanchements, a inspiré :

Du docteur Johnson : « La tragédie du Roi Lear est à juste titre placée la première parmi toutes les pièces de Shakespeare. »

De Gazlet : « Il n’existe peut-être pas un seul drame qui captive aussi fortement l’attention, qui émeuve si vivement nos passions et qui excite à tel point notre curiosité. Nous désirerions ne point parler de ce drame et n’en rien dire, parce que tout ce que nous en pourrions dire serait certainement bien insuffisant et bien au-dessous de l’idée que nous nous sommes formée de lui. Essayer d’analyser ce drame ou l’impression qu’il produit sur l’âme, c’est une véritable impertinence. »

De Gallan : « … C’est dans Le Roi Lear que les qualités supérieures de Shakespeare se sont manifestées le plus clairement. Ce drame s’écarte plus que Macbeth, Othello ou même Hamlet du modèle ordinaire de la tragédie ; mais la fable en est mieux construite, et il donne presque autant que les autres l’impression du surhumain ».

De Shelley : « Le Roi Lea. doit être reconnu comme le modèle parfait de l’art dramatique dans la littérature universelle. » Les appréciations de ce genre sont dangereuses parce qu’il peut se trouver un jeune étudiant qui lise cette phrase, écrite du reste par un homme de génie, qui saute sur Le Roi Lear, qui le lise avec ferveur et qui se dise : « Me voilà fixé. Du moment que c’est là le modèle parfait de l’art dramatique dans la littérature universelle, je ne lirai jamais une pièce de théâtre. »

De Victor Hugo : « Lear, c’est l’occasion de Cordelia. La maternité de la fille sur le père : sujet profond, maternité vénérable entre toutes ; si admirablement traduite par la légende de cette Romaine, nourrice, au fond de son cachot, de son père vieillard. La jeune mamelle près de la barbe blanche, il n’est point de spectacle plus sacré. Cette mamelle filiale, c’est Cordelia. Une fois cette figure rêvée et trouvée, Shakespeare a créé son drame. Shakespeare, portant Cordelia dans sa pensée, a créé cette tragédie comme un Dieu qui, ayant une aurore à placer, ferait tout exprès un monde pour l’y mettre. » — Ceci n’est pas une sottise ; c’est une erreur. Quand on ne saurait pas que Shakespeare a tiré son Roi Lear d’un drame antérieur, il serait encore évident que ce n’est pas pour Cordelia que Shakespeare a écrit Le Roi Lear, mais bien pour le Roi Lear lui-même. Les grandeurs terrassées par le destin ou par les effets de leurs fautes, c’est un des thèmes constants de Shakespeare.

De Brandès : « Dans son Roi Lear, Shakespeare du regard a mesuré jusqu’au fond l’abîme des horreurs et à ce spectacle son âme n’a éprouvé ni peur, ni vertige, ni pitié. » — Pourriez-vous me dire, Monsieur, ce que vous en savez ? Après tout, je suis assez ignorant ; Georges Brandès est peut-être un contemporain de Shakespeare. « Quelque chose comme de la vénération nous saisit au seuil de cette tragédie ; un sentiment semblable à celui qu’on éprouve au seuil de la Chapelle Sixtine avec ses peintures de Michel Ange. La seule différence, c’est que le sentiment est beaucoup plus pénible, le cri de la douleur plus pénétrant et l’harmonie de la beauté brisée davantage par la dissonance du désespoir. »

Et après cette revue (que j’abrège) des fanatismes suscités par Le Roi Lear, tranquillement, en polémiste adroit, M. Tolstoï fait tout simplement une analyse exacte du Roi Lear. Le procédé est d’une perfidie fort agréable.

Venons à la critique proprement dite, aux défauts insupportables que M. Tolstoï trouve dans Shakespeare.

Cette critique a, fort assurément, un caractère tout nouveau et ne ressemble en rien, au moins le plus souvent, à celle de Voltaire. Les critiques qui se sont montrés durs pour Shakespeare se sont tous placés au point de vue littéraire et uniquement au point de vue littéraire. M. Tolstoï s’y place aussi, mais de temps en temps seulement ; et ce n’est pas à celui-ci, évidemment, qu’il tient le plus. Il aime mieux se mettre, où il se sent plus à l’aise, au point de vue politique et au point de vue moral. Il insiste sur ceci que Shakespeare n’a pas été démocrate, qu’il a parlé du peuple comme M. de Voltaire parlait de la canaille, qu’il l’a personnifié dans Caliban, qu’il l’a peint toutes les fois qu’il en a eu l’occasion — et l’on voit qu’il recherche cette occasion et qu’il la fait naître — sous les couleurs les moins flatteuses et à peu près comme la bête de l’Apocalypse ; qu’à peine il fait dire à Brutus et Cassius quelques paroles assez fortes « dans le sens de la liberté », et qu’encore il n’a pas songé à montrer en César une force démocratique qui se déclarait et s’affirmait…

J’accorderai tout, sur ce point, à M. Tolstoï. Shakespeare n’est point démocrate. Il m’étonnerait même qu’il l’eût été. Mais qu’il ne le fût point, j’oserai dire que cela m’est complètement égal. Mes sentiments démocratiques ne vont pas jusque-là que je songe à reprocher à Eschyle, à Sophocle, à Euripide, à Aristophane, à Corneille, à Racine et à Gœthe d’avoir été d’un démocratisme très atténué ou de n’avoir pas été démocrates du tout. Je laisse donc cet argument de M. Tolstoï à ceux qu’il pourrait toucher.

M. Tolstoï se place aussi au point de vue de la moralité. Vous le reconnaissez là et vous pensez bien que c’est à cette considération qu’il tient le plus. M. Tolstoï — et c’est pour cela qu’à sa brochure sur Shakespeare il ajoute quelques pages de son manifeste célèbre : Qu’est-ce que L’Art ? — n’admet pas que l’Art soit autre chose qu’une manifestation de la sensibilité et un travail de l’intelligence au service de la morale.

Ce n’est pas le moment de discuter cette théorie sur laquelle du reste je me suis expliqué vingt fois ; mais c’est celui d’en voir l’application faite à Shakespeare. Elle est certainement intéressante. La Morale de Shakespeare est un sujet très curieux, qui deviendrait vite passionnant et qui n’a, ce me semble, jamais été traité en France (si ce n’est peut-être, incidemment et comme par boutade, dans le Cours de littérature dramatique de Saint-Marc Girardin). L’a-t-il été en Angleterre ? Probablement ; mais pardonnez-moi mon ignorance, je n’en sais rien. M. Tolstoï, puisqu’il s’attaquait à ce sujet, aurait dû chercher plutôt de ce côté-là que du côté des Allemands et Danois ; car le plus intéressant ici eût été de savoir la morale que des adorateurs de Shakespeare trouvent ou mettent dans leur dieu. M. Tolstoï s’est adressé sur ce point à un Allemand, M. Gervinus, et à un Danois, M. Brandès, et voici les réponses à sa question qu’il a trouvées dans leurs ouvrages.

Gervinus croit qu’avant tout l’idée morale de Shakespeare est que le devoir est d’agir. Il préfère Alexandre à Diogène (ce qui, par parenthèse, n’est point du goût de M. Tolstoï). En second lieu, Shakespeare, selon M. Gervinus, est un homme de très grand bon sens, qui, n’admettant pas que l’étendue des devoirs dépasse les intentions de la nature, tient un juste milieu entre ce sentiment païen : la haine à l’égard de l’ennemi, et ce sentiment chrétien : l’amour à l’égard de l’ennemi. Activité toujours en exercice, activité réglée par un sentiment juste du réel, de l’utile et du possible, voilà le fond, selon Gervinus, de la morale de Shakespeare.

Selon M. Brandès, la morale de Shakespeare est une morale relativiste : il n’y a pas pour Shakespeare d’impératif catégorique ; il n’y a pas de prescription absolue ; il ne faut ni mentir, ni tromper, ni voler, ni tuer, certainement ; mais le mensonge, la tromperie et même le préjudice fait à autrui ne sont pas toujours des vices ; ils sont souvent nécessité, ce qui est une forme permise du droit ; Shakespeare ne doute pas du droit, pour Hamlet, de tuer le roi et même Polonius…

Tout cela révolte fort M. Tolstoï, qui conclut à l’immoralité de Shakespeare : « C’est la corruption du monde la plus basse, la plus vulgaire, qui considère l’élévation extérieure ( ?) des grands de ce monde comme une prépondérance réelle, qui méprise la foule, c’est-à-dire les travailleurs, qui nie toutes les aspirations et religieuses et humaines, tendantes à un changement de l’ordre existant. »

Ainsi s’indigne M. Tolstoï. Pour moi je ne vois pas du tout l’immoralité de Shakespeare ; mais je confesse que je crois voir son amoralité. Très évidemment pour moi, Shakespeare, quand il écrit sa pièce, ne songe à rien, à rien qu’à sa pièce. Sa visée ne dépasse pas l’œuvre à faire. Il conçoit fortement des hommes qui ont tel caractère et qui agiront, sans doute, d’après leur caractère et en raison des circonstances où se heurtera leur caractère et il les laisse agir ainsi. Je ne crois pas qu’il y ait eu un homme plus objectif que celui-ci, et c’est précisément pour cela qu’on a une tendance naturelle à voir en lui le type même du dramatiste.

Il faut bien se dire que personne plus que lui n’a eu ce don, ou cette impuissance, si vous voulez. Il ne peut pas intervenir dans le drame qu’il fait. Vous savez assez que Sophocle, Euripide (inutile de dire Aristophane), Corneille, Racine (beaucoup moins), Gœthe et Schiller interviennent très souvent dans leurs poèmes dramatiques, et que l’on voit très bien, derrière les propos de leurs acteurs, ce qu’il pensent eux-mêmes. Dans Shakespeare cela n’a pas lieu. On ne voit pas même à quels personnages il est sympathique. Il les crée et les laisse faire. Dans ces conditions il ne peut être qu’amoral, c’est-à-dire tout à fait, je ne dis pas indifférent (je n’en sais rien), mais indépendant relativement au point de vue éthique.

J’ai souvent pensé à ce sujet : la morale de Shakespeare. Je suis persuadé qu’en bien cherchant, je lui en trouverais une ; car on surprend toujours, même dans le plus impersonnel des dramatistes, au moins les tendances générales de son esprit relativement à la conduite des hommes et par conséquent relativement à la règle de conduite ; mais je suis persuadé aussi que j’arriverais à cette conclusion que Shakespeare, tout compte fait, est très indifférent à la morale. En tout cas, on peut affirmer qu’elle ne le hante pas.

On peut aussi penser combien un pareil homme est antipathique à M. Tolstoï qui, lui, est littéralement envoûté par l’idée de moralité et par l’idée que l’art n’est rien s’il n’est pas comme consacré et comme dévoué à la morale.

Les défauts littéraires (enfin) que M. Tolstoï trouve à Shakespeare sont les suivants ; Shakespeare manque de mesure. Il est continuellement exagéré ; il est continuellement dans l’outrance, c’est-à-dire dans le prolongement, opéré par l’imagination, de la réalité, donc dans une sorte de déformation systématique du réel.

En un mot, Shakespeare n’est pas réaliste. Nous y voilà. Tout auteur qui se fait critique reprochera toujours aux autres auteurs d’être ce qu’il n’est pas et de ne pas être ce qu’il est. C’est comme fatal. M. Tolstoï, admirable réaliste, réaliste qui a le sens de la vie, mais réaliste très exact et minutieux et qui fait vivre ses personnages d’une vie minutieuse, ne peut admettre le prolongement que Shakespeare ajoute à la réalité et l’agrandissement de la réalité dans le cerveau de Shakespeare.

Il devrait bien, cependant, essayer au moins de s’imaginer qu’il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père et que le drame, comme le roman, peut être la réalité fécondée et agrandie par l’imagination. Faudra-t-il (et il le faudrait d’après la théorie de M. Tolstoï) condamner Eschyle et Sophocle et tout le théâtre espagnol et une grande partie de Racine et à peu près tout Corneille ? Shakespeare est un lyrique qui ne chasse pas le lyrisme du drame. Est-ce un grand tort ?

Remarquez donc que cet agrandissement de la réalité est une réalité lui-même, en ce sens que c’est ce qu’en présence de la réalité, si elle nous émeut, nous faisons tous. Nous la voyons, bien : mais à la voir avec émotion nous l’amplifions. Nous la voyons plus tragique qu’elle n’est, ou plus belle, ou plus affreuse. La commère qui vient de voir l’incendie d’une maison et qui dit : « Tout le quartier est en feu ! Il y a quarante victimes ! Mille hommes sont aux pompes ! » fait du Shakespeare ou de l’Eschyle. Cette réalité déformée est si réelle quelque part, à savoir dans un cerveau, que je veux bien qu’on ne l’appelle pas réalité, mais que du moins elle n’est nullement artificielle. Elle reste dans la nature. C’est précisément cette réalité que vous trouverez dans La Puissance des ténèbres.

M. Tolstoï prévoit très bien l’objection essentielle que l’on fera à son réquisitoire et il écrit : « On me dira ; et les caractères ! Vous ne nierez pas que les caractères de Shakespeare ne soient frappants et que Shakespeare ne soit un grand peintre de caractères ! » Il le nie presque. Il accorde Falstaff. Il trouve Falstaff vrai et bien tracé. Il concède Falstaff ; mais on sent, du reste, qu’il ne serait pas très flatté d’avoir créé le caractère de Falstaff. Pour tous les autres il les trouve outrés, faux, incohérents et à peu près inintelligibles.

Il estime Iago un peu confus. La raison qu’il en donne est singulière. Iago a trois motifs d’en vouloir à Othello : l’offense que lui a faite Othello en ne lui donnant pas l’emploi qu’il convoitait ; le soupçon qu’il a qu’Othello a été l’amant de sa femme ; l’amour « étrange » qu’il ressent lui-même pour Desdémone. Sur quoi M. Tolstoï nous dit : « Les raisons sont multiples ; mais toutes sont vagues. » Il aimerait mieux que, comme dans la nouvelle d’où Shakespeare a tiré Othello, Iago n’eût qu’une raison, l’amour qu’il avait pour Desdémone et qui s’est tourné tout en haine contre elle depuis que Desdémone l’a méprisé. Ne sent-on pas vraiment ici le parti pris ? Pourquoi avoir trois raisons, toutes très justes, d’en vouloir a un homme, vaut-il moins que n’en avoir qu’une ?

De même Othello est faux parce qu’il meurt théâtralement et sur une sorte, comment dirai-je ? de pointe en action : « Tu lui diras qu’un jour, voyant un Turc maltraiter un Vénitien, je le tuai, comme cela. » (Il se tue.)

Je ne suis pas fanatique de ce trait-là ; mais il ne me paraît pas si outrageusement faux ; il est comme l’intersection des deux idées qui doivent remplir l’esprit d’Othello : laisser un bon souvenir de lui ; se tuer. Le trait est excentrique, mais en somme fondé en raison. Ce sont là des critiques bien faibles.

Il y a un peu plus de vrai dans ce que M. Tolstoï dit d’Hamlet. Ne voyez-vous pas, nous dit-il, qu’Hamlet c’est tout ce que Shakespeare pense, rêve, imagine lui-même et qu’il met dans la bouche d’un personnage qu’il a exprès créé assez vague et inconsistant pour lui faire dire n’importe quoi ? Shakespeare, en mettant dans la bouche d’Hamlet toutes les pensées qu’il veut émettre, lui Shakespeare, et en lui faisant commettre tous les actes qui sont nécessaires à l’auteur pour obtenir ses effets, détruit tout ce qui fait le caractère d’Hamlet dans la légende [d’où Shakespeare a tiré sa pièce].

Il y a beaucoup de vrai ici et c’est une observation très fine qui est à retenir. Oui, souvent Hamlet n’est que le portefeuille de Shakespeare comme, si souvent, Faust n’est que celui de Gœthe ; mais encore est-il vrai que les grandes lignes du caractère d’Hamlet sont très nettes, à la condition qu’on ne les brouille pas par des commentaires, et un esprit faible qui fléchit sous le poids d’un devoir trop lourd pour lui, ce n’est pas quelque chose ni de si inconsistant ni de si incohérent qu’on veut bien le dire. Hamlet est surchargé, oui ; il n’est pas incohérent le moins du monde.

Etc., etc. M. Tolstoï en critique fait exactement comme Shakespeare en littérature : il outre le vrai ; d’un très petit avantage qu’il prend sur Shakespeare il tire des conséquences immodérées et des conclusions indiscrètes.

Une remarque générale sur tous les caractères de Shakespeare est cependant assez juste, ce me semble. Savez-vous pourquoi les caractères de Shakespeare ne sont pas des caractères ou, du moins, savez-vous ce qui marque bien qu’ils n’en sont pas ? C’est que ces personnages ont tous le même langage ; c’est qu’ils n’ont pas de langage individuel. C’est la façon personnelle de parler qui marque que l’on est un tel et non pas un autre : « Shakespeare ne possède pas le moyen principal, sinon unique, de la peinture des caractères : la langue, l’appropriation du langage à chaque caractère. Tous les personnages de Shakespeare parlent, non une langue qui leur serait propre, mais toujours la langue de Shakespeare, cette langue imagée, artificielle, que non seulement ne pouvaient parler les personnages qu’il représente (M. Tolstoï fait une exception pour Falstaff), mais qu’en général en aucun pays, aucun temps n’ont pu parler des êtres vivants. »

Je ferai quelques réserves. D’abord ni M. Tolstoï ni moi ne lisons assez couramment dans l’anglais pour être si absolument sûrs qu’il n’y a aucune différence entre le langage parlé par les différents personnages, et il faut un peu ici en appeler et s’en rapporter, non aux Anglais, qui n’ont jamais leur sang-froid quand ils parlent de Shakespeare ; mais aux anglicisants de France, d’Allemagne et autres lieux.

Ensuite, même à lire Shakespeare en français ou à l’épeler en anglais, il me semble bien qu’il y a quelque différence de langue entre la nourrice de Juliette et le prince Hamlet.

Cependant il me semble qu’il restera beaucoup de vrai de la remarque de M. Tolstoï. C’est le défaut de tous les grands poètes de ne pouvoir pas s’empêcher de donner, plus ou moins, à tous leurs personnages leur langue à eux, parce qu’elle est belle. Et cela, certainement, donne à tous leurs personnages une sorte de caractère commun. Il faut dire pourtant (ce que M. Tolstoï avoue) qu’il y a d’autres moyens que celui de la langue individuelle pour donner à un personnage un caractère et une physionomie différents du caractère et de la physionomie d’un autre.

Pour finir et pour abréger, car tout cela m’entraînerait loin, M. Tolstoï, qui est unilatéral, mais qui n’est pas de ceux, nous l’avons vu, qui ne prévoient pas l’objection, s’est très bien dit : « On me demandera comment il se fait, si Shakespeare est si ridicule, qu’il ait une gloire universelle depuis trois siècles » : et M. Tolstoï a cherché à répondre. Sa réponse est faible. La gloire de Shakespeare est un phénomène de suggestion. Un premier, de grande autorité, du reste (c’est Gœthe), a dit que Shakespeare était divin et tous ont répété qu’il était dieu. C’est analogue à l’affaire Dreyfus (ceci est de M. Tolstoï).

Il y a très peu de vrai dans cette idée de M. Tolstoï. D’abord ce n’est pas Gœthe qui a inventé Shakespeare. Après cinquante ans d’éclipse (à partir de sa mort), Shakespeare a toujours été populaire en Angleterre. Il l’a été en France dès qu’il a été « inventé » par Voltaire (1734). Il l’a été en Allemagne dès qu’il a été « inventé » par Lessing (1767). Tout cela est très antérieur à Gœthe.

A la vérité, il faut confesser que Shakespeare a eu de la chance. Il a été servi par les circonstances. Les partis littéraires, en l’opposant successivement à quelqu’un, à celui-ci, puis à celui-là, ont périodiquement rajeuni sa gloire. Lessing l’a exalté pour l’opposer à Voltaire, Letourneur pour l’opposer aussi à Voltaire, les romantiques pour l’opposer à tous les classiques français et anciens et pour se donner un ancêtre ; les classiques à leur tour (universitaires français) pour l’opposer aux romantiques eux-mêmes et pour leur prouver qu’ils ne savaient pas leur métier, même de romantiques. (C’est pour cela qu’aujourd’hui le moment serait favorable pour parler de Shakespeare en toute tranquillité et sang froid.)

Il faut reconnaître tout cela, que, du reste, M. Tolstoï n’a pas su dire. Mais il n’en est pas moins qu’une gloire qui dure trois siècles ne peut pas être l’effet d’une suggestion, comme la gloire de Debureau inventé par Jules Janin. Autant presque vaudrait dire que la gloire d’Homère est un préjugé. Oh ! oh ! trois siècles de gloire, cela, quoi qu’on puisse dire, prouve quelque chose.

Corneille, Racine et Henriette d’Angleterre §

C’est une discussion très intéressante que celle que le très savant et très judicieux aussi M. Gazier a instituée (Revue des Cours et Conférences du 10 janvier 1907) sur le duel de Corneille et Racine en 1670.

On sait en effet qu’en 1670, après quatre ans de silence, Corneille fait jouer le 28 novembre, chez Molière au Palais-Royal, sa tragédie de Tite et Bérénice, et l’on sait aussi qu’en 1670, le 21 novembre, Racine fait jouer à l’Hôtel de Bourgogne sa tragédie de Bérénice.

Il y eut un duel ; c’est évident.

Mais on a toujours prétendu, depuis le dix-huitième siècle au moins, que ce match avait été imaginé par la princesse Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans, et que c’était elle qui, donnant à chacun des rivaux, à l’insu de l’autre, le sujet de Bérénice, les avait mis aux prises pour son amusement et pour celui du public.

M. Gazier n’en croit rien et voici comment il raisonne.

Sur quoi est fondée cette historiette ? Sur quels textes ? Sur les quatre textes suivants. Fontenelle dit dans sa Vie de Corneille, écrite en 1685 : « Bérénice fut un duel dont tout le monde sait l’histoire. Feu Madame, princesse fort touchée des choses de l’esprit, et qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin de beaucoup d’adresse pour faire trouver les combattants sur le champ de bataille, sans qu’ils sussent où on les menait. A qui demeura la victoire ? Au plus jeune. »

L’abbé Dubos dit la même chose et il ne dit rien de plus dans ses Réflexions critiques (1719). Louis Racine dit la même chose et ne dit rien de plus dans ses Mémoires (1747).

Voltaire dit beaucoup plus dans son Commentaire sur Corneille. Il dit : « … Henriette d’Angleterre, belle-sœur de Louis XIV, voulut que Racine et Corneille fissent chacun une tragédie des adieux de Tite et Bérénice. Elle crut qu’une victoire obtenue sur l’amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait le sujet et en cela elle ne se trompait pas ; mais elle avait encore un intérêt secret à voir cette victoire représentée sur le théâtre, elle se ressouvenait des sentiments qu’elle avait eus longtemps pour Louis XIV et du goût vif de ce prince pour elle. Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans la famille royale, les noms de beau-frère et de belle-sœur mirent un frein à leurs désirs ; mais il resta toujours dans leurs cœurs une inclination secrète, toujours chère à l’un et à l’autre. Ce sont ces sentiments qu’elle voulut voir développés sur la scène, autant pour sa consolation que pour son amusement. Elle chargea le marquis de Dangeau, confident de ses amours avec le roi, d’engager secrètement Corneille et Racine à travailler l’un et l’autre sur ce sujet, qui paraissait si peu fait pour la scène… »

Voilà les seuls textes.

On peut d’abord, pense M. Gazier, trouver étonnant qu’il n’y en ait pas davantage. D’où vient qu’aucun historien du dix-septième siècle n’a parlé de cela, ni aucun mémorialiste ? D’où vient que Thomas Corneille n’en a rien dit ? D’où vient que Boileau, qui vécut jusqu’en 1711, n’en a pas soufflé mot ? Cela déjà peut inquiéter.

Ensuite, si l’on dit que, cependant, il y a quatre textes, il faut répondre qu’en réalité ces quatre se réduisent à deux, l’abbe Dubos ne disant pas plus que Fontenelle et évidemment ne faisant que le répéter, Louis Racine ne disant, lui non plus, rien autre chose que Fontenelle et ne faisant, lui non plus, que le répéter. Il n’y a donc que deux textes : celui de Fontenelle et celui de Voltaire.

Or celui de Fontenelle est bien sommaire, bien que circonstancié. Il est celui d’un homme qui rapporte une légende et point du tout celui d’un homme qui sait les choses. Ajoutez qu’en 1670 Fontenelle avait quatorze ans et vivait à Rouen. Il n’a pas pris les choses à la source. Ajoutez qu’il ne peut guère les tenir de Corneille, n’étant venu à Paris qu’en 1680 ou 1681, alors que Corneille était très affaibli d’intelligence.

Pour ce qui est de Voltaire, il n’est pas un contemporain, bien entendu, et il ne cite pas ses sources. Lui aussi rapporte une légende : il a entendu dire cela dans sa jeunesse. Les témoignages sur lesquels est fondée cette anecdote sont donc d’abord trop peu nombreux, ensuite très frêles.

Mais comment, Henriette d’Angleterre écartée, Racine et Corneille ont-ils pu se rencontrer dans le même sujet ? Rien n’est plus naturel et la chose a eu lieu souvent. Le Joueur de Regnard et celui de Dufresny ont paru la même année (1696) ; la Phèdre de Racine et celle de Pradon ont paru en même temps (1677). Ce ne sont pas là de simples coïncidences ; ce qui arrive d’ordinaire dans ces affaires, c’est que l’un des deux auteurs apprend que l’autre traite tel sujet ; l’émulation le pousse à le traiter lui-même, surtout quand il y a inimitié entre eux. Or Corneille et Racine sont en hostilité depuis Andromaque et surtout depuis Britannicus.

Il y a plus : Racine et Molière, d’autre part, ne sont pas bien ensemble à cette époque. Ou Corneille, sachant que Racine traite le sujet de Bérénice, se pique d’honneur et s’attaque au même sujet ; — ou Molière l’y invite lui-même.

En quoi il eût été mai avisé ; car Bérénice n’est pas un bon sujet pour Corneille ; mais encore la chose est possible.

Donc, pour le moment, nous en sommes à ceci : le fait du duel organisé par Henriette d’Angleterre entre Corneille et Racine est très peu établi ; que ce duel ait eu lieu sans la moindre intervention d’Henriette d’Angleterre, rien n’est plus possible.

Remarquez encore que Racine, en sa préface de Bérénice, n’a pas un souvenir pour Henriette d’Angleterre. Il eût été bien naturel et il eût été presque obligatoire, si Henriette avait donné le sujet à Racine, que Racine l’indiquât au moins par une allusion reconnaissante.

Et maintenant est-il vraisemblable qu’Henriette eût mis ainsi aux prises les deux poètes ? D’abord c’est une sorte d’intrigue et même de gaminerie qui n’est pas du tout dans le caractère d’Henriette d’Angleterre, si généreuse, si élevée de caractère et si pleine de tact. Voltaire est bien bizarre et, lui, de peu de délicatesse, en supposant qu’Henriette d’Angleterre tenait absolument à ce que son histoire secrète fût étalée, sous un très léger voile, sur les planches d’un théâtre. Toutes les raisons qu’il donne comme étant celles qu’avait Henriette d’Angleterre de donner le sujet de Bérénice à un et, qui plus est, à deux poètes, sont précisément celles qu’elle avait sûrement de ne pas le leur donner et qu’elle aurait eues pour les prier, s’ils avaient d’eux-mêmes songé au sujet, de s’en abstenir.

Ceci est d’importance. Mais les faits eux-mêmes, les faits matériels sont très peu en faveur de la légende admise et tendent à la démontrer peu vraisemblable.

A quelle époque Henriette d’Angleterre a-t-elle pu machiner cette petite intrigue ? Après Britannicus évidemment ; non pas auparavant. Soit après le 13 décembre 1669. Or, à cette époque, Henriette d’Angleterre est en grand deuil de sa mère, morte le 10 septembre 1669. Ce n’est pas sans doute à ce moment qu’elle a songé à un divertissement qui ressemble fort à une espièglerie. Il faudrait pourtant que ce fût à ce moment, ou à peu près ; car, d’abord, on peut supposer que la commande, si commande il y eut, a dû avoir lieu une dizaine de mois avant l’achèvement de l’ouvrage ; or les deux tragédies ont dû être terminées au plus tard fin octobre 1670 ; ensuite, au commencement de juin 1670, Henriette d’Angleterre était partie pour l’Angleterre. La commande, si commande il y eut, a donc dû être faite en décembre 1669 ou janvier ou février 1670. C’est bien près de la mort de la mère d’Henriette.

Ajoutez que ces cinq mois environ qui s’écoulent depuis la première représentation de Britannicus jusqu’au départ d’Henriette d’Angleterre pour Londres, Henriette les a passés, partie retirée à la campagne, partie dans des pratiques de dévotion très étroites sous la direction de Bossuet. On ne voit guère Henriette d’Angleterre, au cours de ces cinq mois, mettant deux poètes en champ clos, comme Phébus et Borée s’y mettent eux-mêmes dans une fable de La Fontaine et se disant :

L’ébattement pourra nous en être agréable.

Pour toutes ces raisons il faut rejeter l’historiette célèbre dans le domaine des fables. « Il était bon de ne pas laisser peser sur la mémoire de l’exquise Henriette d’Angleterre cette faute de caractère ou cette faute de goût que la tradition s’obstine à lui attribuer gratuitement. »

Les raisons de M. Gazier, que je n’ai point affaiblies, je crois, et peut-être au contraire, me paraissent singulièrement solides et sérieuses et j’avoue qu’elles m’ont fort ébranlé et qu’elles me laisseront, sans doute, très ébranlé sur cette question. Cependant elles ne m’ont pas convaincu à fond, et sans affirmer le moins du monde que l’anecdote soit vraie, je vais simplement critiquer, dans le sens vrai du mot. Les arguments de M. Gazier, en les suivant dans l’ordre inverse de celui où je viens de les exposer.

Il n’est pas impossible qu’Henriette d’Angleterre, quoique en deuil de sa mère, ait proposé un sujet à deux poètes tragiques, vers le mois de janvier 1670 par exemple. Il est parfaitement possible qu’elle n’ait vu là ni espièglerie, ni malice, ni intrigue. C’est nous qui y voyons tout cela et déjà un peu Voltaire : mais remarquez comme Fontenelle en parle bonnement, doucement, sans aucune aigreur à l’égard de la princesse et même en lui adressant des compliments. Il trouva la chose simple et naturelle.

Après tout, elle l’est, ou du moins Henriette a pu la croire telle. Ce sont là jeux de prince où les plus délicats ne voient rien de mal et plutôt seraient portés à voir un honneur fait par eux à des hommes de lettres.

En tout cas, que la princesse, malgré le deuil où elle était de sa mère, ait eu l’idée du duel, c’est très possible, et cela ne ternirait pas sa mémoire autant que l’estime M. Gazier.

De plus, elle a pu avoir cette idée avant la mort de sa mère. Pourquoi non ? Faut-il absolument que Britannicus soit fini, répété et joué pour que la princesse fasse proposer un sujet à Racine et à Corneille ? Je n’en vois pas la nécessité. Racine au mois de septembre 1669 a bien à peu près fini Britannicus. Henriette put lui faire proposer un autre sujet. Elle put le lui faire proposer même quand il était en plein travail de Britannicus. A partir d’Andromaque Henriette put avoir cette idée.

Nous ne savons donc pas, à deux ans près, la date de la commande faite.

Dans ces conditions (encore que je croie bien que la commande doit être du commencement de 1670) les arguments tirés du deuil d’Henriette d’Angleterre ne sont pas suffisamment solides.

Ceux qui sont tirés de la répugnance qu’aurait eue Henriette à proposer un sujet qui était un peu son histoire, ils ne me touchent pas du tout ; parce que Bérénice n’est pas du tout son histoire et qu’elle n’a pas pu songer un instant que ce fût son histoire. C’est Voltaire qui invente cela et tout à fait à contresens, comme je l’ai fait sentir plus haut ; mais de ce qu’il l’invente à contre-sens ou à juste sens, il ne s’ensuit pas que ce soit vrai.

Voltaire raisonne ainsi : Henriette a proposé un sujet qui lui plaisait parce qu’il lui rappelait ses propres histoires de cœur les plus secrètes.

« C’est justement pour cela qu’elle n’a pas pu le proposer », s’écrie M. Gazier ; et moi aussi, si je suppose un moment que le sujet de Bérénice est l’histoire d’Henriette. Mais s’il n’est pas l’histoire d’Henriette, Henriette a pu le proposer, n’est-ce pas ?

Or, en quoi est-il l’histoire d’Henriette d’Angleterre ? En rien du tout. Est-ce qu’Henriette d’Angleterre a dû jamais épouser Louis XIV ? Est-ce que Louis XIV a dû renoncer à épouser Henriette parce qu’elle était juive, ou parce qu’elle était d’un rang inférieur au sien ? Est-ce qu’ils ont été séparés par la haine des Français à l’égard d’une reine étrangère ? Rien de tout cela : ils ont été séparés par tout autre chose.

Bérénice, c’est si l’on veut l’histoire de LouisXIV avec Marie Mancini, douze ou treize ans auparavant, à telles enseignes que c’est avec les mots historiques prononcés par Marie Mancini que Racine a fait les mots à effet de sa pièce ; mais ce n’est pas du tout l’histoire de Louis et d’Henriette.

Henriette a donc pu proposer ce sujet sans songer un instant qu’il se rapportât à elle et sans prévoir que Voltaire, très souvent étourdi, trouverait des analogies entre l’aventure de Bérénice et celle d’Henriette d’Angleterre, et prêterait à celle-ci l’idée burlesque de faire représenter sur la scène du Palais-Royal les troubles intimes de son cœur.

Elle aura proposé ce sujet comme un autre, peut-être en songeant à Marie Mancini, peut-être n’y songeant pas, car à cela il n’y avait lieu, mais en tout cas sans songer à elle-même.

— Mais Racine, qui avait dédié Andromaque à Henriette d’Angleterre, pourquoi n’a-t-il pas dédié Bérénice à la mémoire de cette même Henriette, si celle-ci lui avait donné le sujet de la pièce ?

Je ne sais, mais il me semble — M. Gazier, beaucoup plus savant que moi, me rectifiera si je me trompe — que, au dix-septième siècle, l’on ne dédiait pas « à la mémoire de… » Je ne m’en rappelle pas d’exemple. Il me semble qu’on ne dédiait qu’aux personnes vivantes. Et, du reste, Racine ne pouvait pas dédier successivement toutes ses pièces à la même personne.

— Mais au moins, un souvenir !

— Oui, je reconnais que c’eût été très naturel et que par conséquent cet argument est excellent. Je le retiens, pour continuer de ne pas croire trop ferme à la tradition en question. Cependant il est possible que Racine n’ai pas tenu autrement à rappeler lui-même que ce n’était pas lui qui avait inventé son sujet. Lui qui se vante, précisément dans cette préface, d’avoir tiré quelque chose de rien, n’aurait peut-être pas été très content d’ajouter, d’une façon ou d’une autre : « Mais ce qui diminue mon mérite, c’est que ce n’est pas moi qui ai fait la gageure de tirer beaucoup de très peu ; je n’ai point fait cette sorte de pari : on m’avait imposé ce sujet. » — Ajoutez qu’il pouvait difficilement dire dans la même préface : « Ce sujet, ce n’était rien du tout. Il avait été trouvé par Madame et elle me l’avait donné. » Il aura préféré ne rien dire.

Je reconnais, du reste, et je répète que l’argumentation de M. Gazier, a ici beaucoup de valeur.

Quand M. Gazier, par ailleurs, dit que, sans aucune intervention de qui que ce soit, Corneille et Racine ont bien pu traiter le même sujet par émulation et rivalité, Dieu me garde de dire qu’il n’a pas raison. Cependant on conviendra que ceci n’est guère dans les habitudes des hommes de génie.

Qu’un Pradon soit assez sot, apprenant que Racine fait une Phèdre, pour se dire : « Moi aussi, je vais en faire une ! » c’est tout naturel. Mais que : ou Corneille se jette spontanément sur le sujet de Racine, ou que Racine se précipite de lui-même sur le sujet de Corneille, j’avoue que cela m’étonne un peu. Corneille, après quatre ans de silence, agacé par le succès d’Andromaque et de Britannicus, a pu vouloir jouter avec Racine ; mais s’il n’avait pas été poussé par quelqu’un, c’eût été avec une pièce imaginée par lui et de son cru qu’il aurait engagé la lutte.

Racine, plutôt — je le reconnais — aurait été capable de ce tour qui sent un peu l’écolier malicieux ; mais, à supposer que le sujet n’ait pas été donné par une tierce personne, n’est-il pas évident que le sujet est de Racine ? Il n’y a que Racine ou une femme pour voir un sujet de tragédie dans Bérénice. Dès lors, si le sujet est de Racine, oh ! je ne vois pas Corneille voulant jouter avec son rival, non avec un sujet à lui, Corneille, mais avec le sujet de son adversaire.

Enfin, j’arrive aux textes. M. Gazier a parfaitement raison de les réduire à deux. Ceux de Dubos et de Louis Racine ne sont évidemment que des répétitions de celui de Fontenelle. Mais celui de Fontenelle a un singulier poids et encore plus à mon avis, malgré les apparences, celui de Voltaire. Fontenelle dit sèchement : « Tout le monde sait que ce fut un duel organisé par Mme Henriette d’Angleterre. » S’il le dit sèchement, c’est qu’il sait en effet, en 1685, que tout le monde le sait et qu’il n’y a pas lieu d’insister.

— Mais que tout le monde le sache, cela ne prouve rien, si ce n’est que c’est une légende.

— Sans doute ; mais que le propre neveu de Corneille confirme la légende et l’inscrive dans une biographie en quelque sorte officielle de Pierre Corneille, cela ne laisse pas de m’imposer singulièrement. Texte peu sûr, texte peu sûr ! Il est assez rare, cependant, que l’on ait, sur un épisode important de la vie de quelqu’un, un témoignage formel de son propre neveu. Cela commence à compter pour témoignage de premier ordre.

— Mais Fontenelle avait quatorze ans en 1670 et vivait à Rouen pendant que ses oncles Pierre et Thomas vivaient à Paris.

— Sans doute ; mais dès sa vingtième année, Fontenelle venait souvent à Paris, et il a certainement causé de toute cette affaire avec ses oncles. Ce qu’il est légitime d’affirmer, tant c’est probable, c’est que si Fontenelle n’avait connu l’historiette que par la légende et sans confirmation venue de ses oncles, il l’aurait niée ou au moins ne l’aurait pas rapportée. Il faudra beaucoup d’arguments pour me faire sortir de là.

Le texte de Voltaire me paraît plus important encore en un certain sens. Tout ce qui dans son texte est suppositions et inductions psychologiques est ridicule et j’ai trop insisté sur ce point ; mais ce qui est faits est à considérer. Voltaire ne se borne pas à dire, comme Fontenelle, qu’Henriette mit les adversaires aux prises ; il dit comment elle les y mit. C’est par Dangeau intervenant auprès de Corneille et de Racine et allant de l’un à l’autre et profitant de ce qu’ils étaient en mésintelligence pour les faire travailler l’un à l’insu de l’autre, que la princesse a mené l’affaire.

Evidemment Voltaire n’invente pas Dangeau, Voltaire ne ment jamais en histoire. Il ment partout, sauf là. Le cardinal Maury « ne mentait qu’en chaire ». Voltaire ne ment que dans sa vie privée et dans sa correspondance et dans ses polémiques. Voltaire n’a pas inventé Dangeau. Or, d’où a-t-il tenu ce fait ? Des contemporains, des vieillards de qui les souvenirs remontaient au temps de Louis XIV, avec qui il a tant causé, qu’il a interviewés avec tant d’ardeur de 1715 à 1730, peut-être de Dangeau lui-même, qui n’est mort qu’en 1720.

Le texte de Voltaire a donc cette valeur d’être circonstancié et relativement minutieux et par conséquent d’être consistant. On y verra si l’on veut les progrès de la légende, toutes les légendes étant vagues et sommaires d’abord, puis s’enrichissant successivement de détails qui leur donnent de la consistance. Je veux bien ; mais encore le texte de Voltaire, pour ce qui est faits, a une précision qui donne à réfléchir.

Aussi bien je n’irai jamais plus loin que jusqu’à dire que l’historiette des Bérénices est une légende ; pour qu’elle fût absolument historique, il faudrait qu’elle fût signée de Pierre Corneille, de Racine, d’Henriette d’Angleterre, ou au moins de Thomas Corneille. Mais il y a légende et légende, et celle-ci est une légende qui se rapproche singulièrement de ce que nous qualifions historique et qui a presque tout le caractère de l’authenticité. 1° Rien ne s’oppose à ce qu’elle soit vraie ; rien ne la démontre fausse ; 2° elle a pour elle des témoignages que l’on peut encore ranger dans la catégorie des témoignages de second ordre, mais qui sont tout près d’être des témoignages de premier ordre, et mettons qu’ils sont sur la limite même de ces deux catégories.

Par conséquent, sans aller jusqu’à l’affirmation, je donnerai toujours, c’est-à-dire jusqu’à plus ample informé, l’histoire d’Henriette d’Angleterre et des deux Bérénices comme assez près d’être certaine ou au moins comme infiniment probable.

Je crois, du reste, qu’à l’heure où j’écris un autre « chercheur et curieux » s’occupe de cette question et prétend la vider à fond. Nous verrons bien. Il y a encore des fouilles à faire et des découvertes dans « le jardin de Bérénice ».

Au dernier moment, littéralement, j’apprends que cette question d’Henriette d’Angleterre, Corneille et Racine est traitée dans un volume de M. G. Michaut, professeur à la Sorbonne, intitulé : La Bérénice de Racine, qui vient de paraître. Vous ne doutez point que, dès que j’aurai le volume, je ne m’empresse…

La « Bérénice » de Racine §

M. G. Michaut, professeur à la Sorbonne, vient de consacrer à la Bérénice de Racine un volume très savant, très ingénieux, très spirituel et très hardi, qui est digne de l’attention de tous les étudiants en choses de lettres. Quelque âge que nous ayons, nous le sommes tous.

M. Michaut, en son livre, examine tous les points ; mais il en examine particulièrement trois qui sont les suivants :

1° Racine a-t-il reçu le sujet de Mme Henriette d’Angleterre ?

2° A-t-il de lui-même saisi au vol le sujet, qu’il savait que Corneille avait adopté?

Bérénice est-elle, non une élégie dialoguée, comme on l’a toujours dit, mais un drame plein d’action et le plus racinien, même au point de vue de l’action, de tous les drames ?

Et, à ces trois questions, il a répondu ainsi : Non, Henriette d’Angleterre n’a pas donné le sujet de Bérénice à Racine (ni du reste à Corneille).

Oui, il est très probable que Racine s’est emparé du sujet, qu’il savait que Corneille traitait.

Oui, Bérénice est un drame plein d’action, et si les critiques l’en ont trouvée dépourvue, c’est qu’ils ont cru que le personnage principal est Titus, tandis qu’il est Bérénice.

Sur le premier point, je serai bref, ayant déjà traité la question au sujet d’un cours de M. Gazier, qui était arrivé aux mêmes conclusions que M. Michaut en même temps que M. Michaut y arrivait et en s’appuyant sur les mêmes arguments. Seulement je ferai remarquer très vivement et tout de suite que je penche maintenant un peu vers L’inauthenticité de la légende (sans du reste la trouver si invraisemblable et si impossible que l’estiment MM. Gazier et Michaut), parce qu’un « fait nouveau » très important a été versé aux débats par M. Michaut.

Ce fait nouveau est celui-ci :

On croyait que quatre textes étaient à l’appui de la légende : le texte de Fontenelle 1685, le texte de l’abbé Dubos 1719, le texte de Louis Racine 1747 et le texte de Voltaire 1764.

Or le texte de Fontenelle n’est pas de 1685. Dans l’Éloge de Corneille, par Fontenelle, inséré dans les Nouvelles de la République des Lettres, on ne le trouve pas. Il n’y est pas. Où est-il donc ? Dans la Vie de Corneille, insérée dans l’Histoire de l’Académie française, de l’abbé d’Olivet, en 1729. Le texte est donc de 1729 au lieu d’être de 1685. Dès lors, il perd de sa valeur ; car il peut n’être plus qu’une répétition du texte de Dubos de 1719 ; — et le texte de Fontenelle, qui était le plus probant s’il était de 1685, s’affaiblit, s’il est de 1729, s’il n’est qu’une répétition de Dubos et si l’on considère qu’en 1685 Fontenelle semble ne savoir rien de cette histoire puisqu’il n’en parle pas ; — et d’autre part Racine le fils ne fait évidemment que répéter Dubos et Fontenelle — et enfin, il n’y a en vérité que deux textes, celui de Dubos et celui de Voltaire.

Je reconnais que voilà un grand poids ôté à la légende. N’avoir plus pour elle Fontenelle — car vraiment elle ne l’a plus guère — c’est avoir perdu son caractère authentique et officiel.

Restent, il est vrai, les textes de Dubos et de Voltaire. Dubos paraît bien renseigné, puisque, d’autre part, il nous apprend que Boileau a dit plusieurs fois qu’il eût bien empêché Racine de travailler à Bérénice, si à ce moment-là il n’eût pas été absent. Le propos de Dubos semble bien un écho de conversations avec Boileau. Mais Dubos ne nous dit pas qu’il tienne de Boileau l’anecdote d’Henriette d’Angleterre donnant le sujet à Racine, et s’il l’avait tenue de lui, il est probable qu’il l’aurait dit. Le texte de Dubos reste donc très considérable par ce seul fait qu’il est d’un homme qui a causé avec Boileau ; mais il est de 1719 ; il est bien tardif et il n’a que le caractère d’une légende recueillie et il est bien singulier que personne de 1670 à 1719 (un demi-siècle) n’ait dit un mot de cette anecdote, pas même plusieurs auteurs — l’argumentation de M. Michaut est très forte sur ce point — qui, pour leurs polémiques ou apologies, auraient eu quelque intérêt à en parler.

Quant au texte de Voltaire, je renvoie à ce que j’en ai dit. Comme inductions, comme suppositions des raisons qu’aurait eues Henriette d’Angleterre de donner ce sujet à Racine, il est absurde. Il va contre la thèse qu’il veut prouver. Les raisons qu’à eues, suivant Voltaire, Henriette d’Angleterre de donner ce sujet à Racine sont celles qui, si elle y avait songé, l’auraient détournée de le lui donner. Mais comme faits, le texte de Voltaire a pour moi du poids. Il nous dit que c’est le marquis de Dangeau qui fut chargé par elle d’engager secrètement Corneille et Racine a traiter ce sujet. Je le répète, Voltaire, en tant qu’historien, ne ment jamais, n’invente jamais. L’argumentation par laquelle M. Michaut prétend établir la suggestion à laquelle a obéi Voltaire en inventant ici l’entremise de Dangeau (p. 70, note) me paraît très ingénieuse mais peu convaincante. Voltaire disant : « Henriette — Corneille et Racine — Intermédiaire Dangeau », le disant nettement, l’affirmant, fera toujours beaucoup d’effet sur moi. Voltaire en histoire est l’homme le moins sensible à la suggestion et l’homme qui, avec le plus de soin, donne comme vrai ce qui est vrai et comme probable ce qui est probable. Reste qu’il a pu être trompé. Evidemment.

Quand M. Michaut, après avoir prouvé que la légende est insuffisamment établie, essaye de prouver qu’elle est très invraisemblable et presque impossible. Il se rencontre naturellement avec M. Gazier et je n’ai qu’à renvoyer encore à ce que j’ai dit sur ce point. Que de la mort de sa mère à la sienne, à elle, Henriette d’Angleterre, occupée de sa douleur, et de pensées religieuses et d’affaires diplomatiques très considérables, n’ait pas eu le temps d’organiser ce petit complot littéraire, ni surtout n’ait pas été en disposition de le faire, cela ne m’apparaît pas très clairement. Il faut juste une minute pour avoir cette idée ; deux minutes pour la confier à Dangeau ; et pour ce qui est de la disposition d’esprit, personne n’est occupé d’une douleur, de pensées religieuses et d’affaires diplomatiques à tel point qu’il ne puisse pas un instant penser à autre chose pendant trois ou quatre mois.

Que Madame fût trop bonne et trop généreuse pour « attirer le vieux poète, à son insu, dans un combat si inégal, et pour comble préparer sa défaite en favorisant de ses conseils, de ses confidences intimes, son brillant adversaire… » pour avoir cette « cruauté » et pour dresser un tel « guet-apens », je ne comprends pas beaucoup. Où voit-on que Madame ait dirigé le travail de Racine ? Absolument nulle part. C’est une hypothèse de M. Paul Mesnard. Mais de ce que M. Paul Mesnard a fait une hypothèse mettant Madame en posture déloyale, il ne faut rien conclure contre le fait d’une commande, fait dans lequel il n’y a rien de déloyal du tout ; pas plus qu’il ne faut conclure que Madame ait manqué de pudeur en donnant sa propre histoire à écrire à deux poètes, parce que Voltaire a fait cette supposition très ridicule.

Ce que les textes nous donnent, c’est simplement que Madame a suggéré un sujet à deux auteurs et que, ce sujet, un des deux l’a traité en se souvenant de Marie Mancini. Il n’y a aucune impossibilité à ce que Madame ait eu cette idée dans laquelle il n’entrait ni guet-apens, ni cruauté, ni impudeur, même à supposer que Madame ait songé elle-même à Marie Mancini, ce qui n’est pas prouvé le moins du monde.

Une autre considération de M. Michaut est celle-ci : « Madame aurait imposé le sujet à Corneille et à Racine ; mais elle est morte le 13 juin 1670, cinq mois avant qu’aucun d’eux eût achevé sa tâche. Pourquoi ne l’ont-ils pas abandonnée, maintenant que la princesse qui la leur avait assignée n’y était plus, alors que tout le monde ignorait qu’elle eût demandé une tragédie ?… » Je réponds sans me donner beaucoup de mal pour trouver cela : parce que l’un et l’autre avait commencé sa tragédie et qu’un artiste n’abandonne pas un ouvrage commencé ; et surtout quand il trouve que « ça marche bien » et Racine devait être de cet avis et Corneille aussi ; et Racine avait raison d’être de cet avis et Corneille aussi, quoi qu’on en puisse dire, ce que je me réserve de prouver un peu.

« Et par quel miracle ensuite les deux pièces parurent-elles à huit jours d’intervalle ? » Parce que ayant été commencées en même temps, il est assez naturel qu’elles aient été finies en même temps et parce que, une fois qu’elles eurent été mises en répétition, les deux troupes rivales ont eu un grand intérêt à « passer » presque le même jour. Le même fait exactement s’est produit cette année pour les Ames ennemies de M. P. Hyacinthe Loyson et pour l’Otage de M. Trarieux.

Le fait serait plus étonnant dans la supposition que l’un des deux auteurs, ayant appris que l’autre faisait une Bérénice, se fût jeté sur le même sujet. Dans cette supposition, celui qui emprunte le sujet est en retard sur l’autre et peut difficilement le rattraper. Dans la supposition que le sujet leur a été donné en même temps, ils partent en même temps et arrivent au même moment à une encolure près.

Bref, toutes les raisons tendantes à démontrer que Madame n’a pas pu donner le sujet sont très faibles ; il n’en faut pas tenir compte. Il n’est pas démontré que Madame n’a pas pu donner le sujet. Mais il n’est pas démontré non plus qu’elle l’ait donné, et le fait le plus important tendant à prouver qu’elle l’a donné, à savoir Fontenelle l’affirmant en 1685, a disparu.

Reste une légende, orale jusqu’en 1719, jusqu’à Dubos, légende qui ne manque pas de Force, précisément parce qu’elle est orale jusqu’à Dubos et parce que, si elle n’est qu’orale jusqu’à Dubos et si Dubos la recueille alors, il fallait qu’elle fût très répandue ; légende, seulement, toutefois et rien que légende, je le reconnais.

Le second point traité par M. Michaut est celui-ci. C’est Racine qui a détourné le sujet pris précédemment par Corneille. A supposer fausse la légende de Mme Henriette inventeur du sujet, je penche un peu vers cette hypothèse. Oui — et je l’avais indiqué dans mon précédent article — je vois plutôt Racine prenant le sujet de Corneille que Corneille prenant le sujet de Racine.

— Mais ce n’est pas délicat de la part de Racine et il ne faut pas plus accuser Racine de cette indélicatesse qu’il n’en faudrait accuser Corneille.

M. Michaut a très bien mis en lumière qu’à cette époque les idées sur la propriété littéraire n’étaient pas les mêmes que maintenant et que, du reste, il faut convenir que les sujets appartiennent à tout le monde.

— Mais M. Michaut s’attache pendant tout son volume à démontrer qu’il n’y a pas de pièce plus racinienne que Bérénice. Racine n’aurait donc jamais été plus racinien que le jour où il prit un sujet inventé par Corneille.

— Ah ! ah ! il y a du vrai dans cette objection-ci, et entre M. Michaut assurant que la pièce la plus conforme au génie de Racine et aux idées et théories littéraires de Racine et à tout son système dramatique, et M. Michaut affirmant que Racine n’a eu l’idée de Bérénice que parce que Corneille l’avait eue, il y aura toujours au moins une forte contradiction apparente. Mais encore il peut se défendre. Il peut dire : « Pourquoi pas ? » Racine a pu très bien s’apercevoir que Corneille prenait un sujet qui était éminemment racinien. Racine a pu s’écrier : « Mais c’est une pièce pour moi, ceci, et non pour lui ! Il se trompe ! Il croit que c’est moi qui écris la pièce ! La pièce est tellement mienne par la nature du sujet, tellement mienne par destination qu’à la prendre je ne fais que prendre mon bien où je le trouve. » Oui, les choses ont très bien pu se passer ainsi. Parlons-en mieux : chacun voit dans un sujet une pièce selon son génie à lui ; et dans le sujet de Bérénice, Corneille a trouvé un sujet cornélien (et il l’a traité à la cornélienne) et Racine a trouvé un sujet racinien éminemment ; et ils n’ont eu tort ni l’un ni l’autre.

Il est donc parfaitement démontré que Racine a pu prendre le sujet à Corneille.

— Mais il faudrait démontrer que Racine l’a pris en effet. Est-ce démontré ?

— Pas du tout. Pour le démontrer, il aurait fallu : ou des faits bien établis, montrant Racine prévenu des occupations littéraires de Corneille en 1670, recevant des confidences, recueillant des indiscrétions, etc. ; — ou des textes de la Bérénice de Racine prouvant par leur rapprochement avec des textes de la Bérénice de Corneille que Racine avait la Bérénice de Corneille sous les yeux en écrivant la sienne.

Sur le premier point, rien, rien du tout n’existe.

Sur le second, M. Michaut a essayé une démonstration. Elle me semble faible. Les textes de la Bérénice de Racine qu’il rapproche des textes de la Bérénice de Corneille n’ont rien, selon moi, qui prouve la moindre connaissance que Racine aurait eue de la Bérénice de Corneille. Entrer dans la discussion vers par vers serait bien long et bien fastidieux. Je donne mon impression finale telle qu’elle est. Le lecteur fera cet examen lui-même, le livre de M. Michaut en main. Je ne serais point étonné du tout qu’il eût un autre avis que le mien, n’admirant jamais que quelqu’un diffère d’opinion avec moi ; mais mon jugement est ici très affirmatif : je suis persuadé que Racine n’a pas eu connaissance de la Bérénice de Corneille.

Donc il est prouvé pour moi que Racine a pu prendre son sujet à Corneille ; il ne l’est pas qu’il l’ait pris.

Encore moins l’est-il que Corneille ait pris son sujet à Racine. Ici, tout ce que dit M. Michaut me paraît la raison même.

Que reste-t-il ? Ou qu’il faut revenir à la légende, ou qu’il y a eu coïncidence, ce qui est encore très possible. Vingt fois, cent fois, et les faits que M. Michaut accumule dans ses appendices le prouvent assez, il est arrivé que deux auteurs traitassent le même sujet sans qu’il y eût de part et d’autre le moindre détournement. Il se peut très bien qu’il n’y ait eu que coïncidence et que cette coïncidence, parce que, tout compte fait, elle était singulière, ait été précisément l’origine de la légende. On a voulu expliquer cette rencontre et on l’a expliquée par une commande faite. Mais, à son tour, M. Michaut crée une nouvelle légende en assurant que Racine a pris son sujet à Corneille, et je vois, à travers le vingtième siècle, la légende n° 2 se substituer à la légende n° 1. Et aussi je vois la fragilité de la légende n° 2 ramener peu à peu à la légende n° 1, jusqu’à ce que… Mais ne cherchons pas plus longtemps sur le front des étoiles ce que la nuit des temps couvre encore de ses voiles.

Le troisième point essentiel traité par M. Michaut est celui-ci. On a toujours dit que Bérénice est une élégie et non un drame, parce qu’il n’y a pas d’action. Bérénice est une grande tragédie et c’est la tragédie racinienne par excellence ; et elle est pleine d’action à l’entendre comme Racine l’entendait, c’est-à-dire d’action psychologique, de conflits et de mouvements des passions. Et, si l’on s’y est trompé, c’est qu’on a toujours cru que dans Bérénice Titus est le personnage principal, tandis que le personnage principal, c’est Bérénice.

Voilà la thèse.

Je demande la division, comme on dit au Parlement. J’examinerai d’abord le second point (Bérénice est le principal personnage de Bérénice), sur lequel je ne suis pas entièrement de l’avis de M. Michaut ; sur le premier, étant entièrement avec M. Michaut, je pourrai être très court.

On n’a pas trouvé d’action dans Bérénice, dit M. Michaut, parce qu’on n’a, pour ainsi dire, regardé que Titus et que l’on a cru que la pièce c’était un roi renvoyant sa maîtresse, y étant forcé par sa situation, avec, du reste, beaucoup de douleur. Or à considérer la pièce ainsi, il n’y a pas d’action ; car Titus est exactement le même depuis le commencement jusqu’à la fin. Dès le commencement il est parfaitement décidé à renvoyer Bérénice et parfaitement désolé de la renvoyer et il est à la fin ce qu’il est au début. Et cela fait une situation touchante, donc une élégie ; une tragédie point du tout, puisque le personnage principal n’y va pas d’un point à un autre.

A un autre point de vue, ou plutôt en d’autres termes, si le drame est, selon la définition aristotélicienne, le passage du bonheur au malheur ou du malheur au bonheur, il n’y a dans Bérénice point de passage du tout, puisque Titus est dans la même situation d’esprit et le même état d’âme au commencement et à la fin de la pièce.

Voilà comme on voit cette pièce, quand on voit le drame dans Titus. Seulement le drame n’est pas dans Titus ; il est dans Bérénice, et à le voir dans Bérénice on le voit tout autrement ; car Bérénice, elle, va d’un point à un autre. Elle commence par la joie triomphale et le bonheur débordant ; elle continue par le désespoir et par un désespoir qui est sur le point d’aller jusqu’au suicide ; elle finit par la résignation dans une profonde douleur ; et certes, maintenant, voilà un drame, voilà de l’action. Victor Hugo s’amusait à intituler ainsi les cinq actes de Bérénice : Premier acte : Titus. — Second acte : Bérénicem. — Troisième acte Invitus. — Quatrième acte : Invitam. — Cinquième acte : Dimisit. » Plaisanterie à part, et elle est amusante, il voyait lui aussi le drame dans Titus et par conséquent il ne voyait pas de drame. M. Michaut intitule les cinq actes, sans plaisanterie, d’une autre façon : « Premier acte : L’Illusion de Bérénice. — Second acte : Les premières inquiétudes de Bérénice. — Troisième acte ; La vérité connue de Bérénice. — Quatrième acte : Le désespoir de Bérénice. — Cinquième acte : La résignation de Bérénice. » Et voilà un drame plein d’action et de péripéties.

Notez encore ceci : quel est le personnage principal dans un drame ? C’est celui qui fait le dénouement. Or, qui est-ce qui fait le dénouement dans Bérénice ? Ce n’est pas Titus ; c’est Bérénice. Donc le personnage principal, c’est Bérénice. Attachez-vous donc dans Bérénice à Bérénice, à Bérénice surtout. Faites ce que Nietzsche appelle un renversement des valeurs : l’intérêt que les anciens critiques attachaient à Titus, attachez-le à Bérénice ; et vous verrez tout de suite que la pièce changera d’aspect et que, de simple élégie dialoguée, elle se transformera pour vous en drame et en drame plein d’une action forte et terrible.

Voilà certes qui est très intelligent, et à quoi j’adhère de tout mon cœur. Bérénice est un personnage très important dans Bérénice, et qu’il ne faut jamais perdre de vue.

Seulement ceci me paraît une erreur, de croire que Bérénice est le seul personnage principal et qu’il ne faut voir le drame que dans Bérénice et que, si on le cherche ailleurs on ne le trouve plus et que Titus n’est pas dramatique, étant immobile. Il y a pour moi deux personnages principaux à égal titre dans Bérénice, et c’est Bérénice et Titus.

D’abord si le personnage principal est celui qui fait le dénouement, le personnage principal est Bérénice, sans doute ; car c’est bien elle qui fait le dénouement ; mais c’est aussi Titus ; car on conviendra bien que c’est la résolution de mourir que prend Titus qui amène Bérénice à faire le dénouement par résignation. On me dira que c’est parce que, d’une part Antiochus et d’autre part Titus veulent mourir que Bérénice se résout à ne mourir point et que, par conséquent, ce n’est pas seulement Bérénice et Titus qui font le dénouement, mais Bérénice, Titus et Antiochus Eh bien, je le veux très bien ; et je verrai dans Bérénice trois personnages principaux, tous trois très actifs, tous trois pesant sur le dénouement et, par conséquent, je verrai encore plus d’action dans Bérénice, ce qui n’est pas pour déplaire à Racine ni à M. Michaut et ce qui est tout à fait dans l’idée générale que j’ai de cette pièce.

Mais attachons-nous surtout à Titus, considéré par M. Michaut comme personnage immobile et par conséquent, au point de vue dramaturgique, inactif. Je dis qu’il n’est pas immobile. M. Michaut le considère comme tel, parce que du commencement à la fin de la pièce, Titus veut la même chose, renvoyer Bérénice. Il est très vrai ; mais il suffit, pour qu’il ne soit pas immobile du tout, que, tout en voulant toujours renvoyer Bérénice, il ne se décide jamais à la renvoyer. Un personnage qui a un dessein, mais qui hésite continuellement à l’exécuter, qui recule toujours devant l’exécution, est juste, au point de vue de l’action, comme un personnage qui oscillerait entre un dessein et un autre.

Evidemment, puisque la question est : « La renverra-t-il ? » Il veut toujours la renvoyer, soit ; mais il n’en a jamais le courage. Donc, toutes les fois qu’il avance, nous disons : « Il la renverra », et toutes les fois qu’il recule, nous disons : « Il ne la renverra pas », et c’est exactement, au point de vue de l’action, comme s’il avait tantôt un dessein, tantôt un autre, puisqu’il y a, de son fait, incertitude sur le dénouement.

Tout personnage, de qui, d’une façon ou d’une autre, dépend le dénouement, est personnage actif, est personnage dans lequel il y a élément important de l’action dramatique. Autant vaudrait dire qu’il n’y a pas d’action dans Hamlet, parce qu’Hamlet a toujours le même dessein et hésite toujours à l’accomplir. Autant vaudrait dire qu’il n’y a pas d’action dans Britannicus, parce que Néron a toujours le même dessein, qui est de tuer Britannicus, mais recule devant l’exécution jusqu’au dernier acte.

Et quand on voit Titus, non seulement reculer devant l’exécution de son dessein, mais, tout compte fait, être si peu sûr de son dessein même, que, devant la menace de suicide de Bérénice, il songe à se tuer, sommes-nous assez fondés à penser que cet homme ne veut pas toujours la même chose et qu’il y a incertitude sur le point vers lequel il marche et par conséquent de son fait, action dramatique ?

A coup sûr, il ne faut pas contredire Racine, qui trouve presque toujours dans ses préfaces le moyen de nous avertir de la façon dont il faut entendre sa tragédie ; et du moment qu’il nous dit : « L’effort qu’elle [Bérénice] fait pour se séparer de lui [Titus] n’est pas le moins tragique de la pièce » ; il faut parfaitement croire qu’il a vu sa tragédie surtout dans Bérénice. Mais qu’il ne l’ait vu que là, c’est ce que je conteste, et il a ménagé tout le rôle de Titus de manière à faire Titus, aussi, très tragique et très dramatique, de telle manière que, si l’on ne s’apitoyait pas toujours plus sur les malheurs des femmes que sur celui des hommes, on aurait autant de pitié pour Titus que pour Bérénice ; et c’est précisément ce que Racine a voulu.

M. Michaut a donné à chacun des actes de Bérénice un titre où le nom de Bérénice paraît. Il a raison ; mais rien ne serait plus facile que de faire exactement la même chose avec le nom de Titus, sauf, je le reconnais, pour le premier acte. Premier acte : L’Illusion de Bérénice. — Second acte : Titus se décide à renvoyer Bérénice, mais ne se décide pas à le lui dire. — Troisième acte : Titus, sentant qu’il ne pourra jamais dire lui-même à Bérénice qu’il la quitte, charge Antiochus de le lui dire. Titus, forcé de parler lui-même, se demande encore s’il parlera. Il parle enfin. Bérénice menaçant de se tuer, il devient comme égaré. Titus, voyant Bérénice prête à se tuer, se décide à se tuer lui-même et se tuerait certainement si Bérénice ne se résignait.

Que veut-on de plus pour qu’un personnage soit en action, soit intéressant, soit tragique et soit pitoyable ? Il n’y a qu’un moyen de ne pas trouver Titus actif\ mobile, intéressant, tragique et pitoyable, c’est de ne pas le prendre au sérieux, c’est de ne croire à rien de ce qu’il dit, et c’est ce que M. Michaut a fait tout le temps. Mais le moyen est trop facile et on pourrait parfaitement l’appliquer à Bérénice elle-même, prétendre qu’elle n’a jamais cru sérieusement que Titus voulût l’épouser, qu’elle n’a jamais songé sérieusement à se tuer, etc., etc. A se laisser aller sans parti pris aux choses et à croire ce que les gens disent, ce qui est sans doute une condition sine qua non du plaisir dramatique, il y a deux personnages très dramatiques, très en action, allant d’un point à un autre encore, et très touchants aussi dans Bérénice (il y en a même trois par parenthèse), et le vrai titre serait bien Tite et Bérénice.

Mais quoi ! Je m’intéresse et a Titus et à Bérénice. M. Michaut ne peut s’intéresser qu’à Bérénice. Il est plus jeune que moi.

Quant à l’autre point : Bérénice est-elle sans action ou, au contraire, est-elle pleine d’action ? On voit assez par ce que je viens d’écrire que non seulement je suis de l’avis de M. Michaut, mais que j’en suis plus que lui. Bérénice est pour moi une tragédie sentimentale où il y a autant d’action que dans Athalie et même autant d’incidents et de péripéties, seulement les incidents et péripéties sont tout psychologiques, et, en cela, M. Michaut a encore raison, c’est le type même de la tragédie racinienne, ou plutôt ce serait le type même de la tragédie racinienne si la tragédie racinienne n’avait qu’un type, ce que je suis très loin de croire.

Le volume de M. Michaut est heureusement enrichi d’appendices contenant des documents et pièces rares qu’on mettrait beaucoup de temps à chercher ailleurs : La critique de Bérénice par L’abbé de Villars, — la critique de Tite et Bérénice par le même ; — la réponse à la critique de Bérénice par le sieur de S… (Subligny ?? l’abbé de Saint-Ussan ?) les Lettres de Bussy Rabutin sur ce sujet ; Tite et Titus ou les Bérénices, comédie, etc. Ce livre est infiniment précieux et je dirai presque indispensable pour les amateurs de lettres.

Chemin faisant, M. Michaut a parlé de tous les critiques à peu près qui se sont occupés de Bérénice. Il me semble qu’il a oublié Blin de Sainmore et J.-J. Weiss. Le premier est très important comme représentatif de l’opinion au dix-huitième siècle ; le second (vers 1885) a publié aux Débats un feuilleton sur Bérénice que je n’ai plus sous la main, mais que j’avais trouvé aussi pénétrant et exquis qu’original.

Dans mes loisirs des vacances j’étudierai peut-être la Bérénice de Corneille. Je confesse qu’elle est absurde ; mais les morceaux en sont bons ; et combien il y a de beaux vers à citer et qu’il convient de tirer de l’oubli ! A un de ces jours.

La « Bérénice » de Corneille §

Donc Corneille (que quelqu’un lui ait indiqué le sujet ; que, sachant Racine occupé de ce sujet, il s’en soit emparé ; ou qu’il l’ait simplement trouvé lui-même, ce dont j’affirme qu’il était capable) songe à écrire une tragédie sur les malheureuses amours de l’empereur Titus et de la reine Bérénice.

Nous sommes au commencement de 1670 ou à la fin de 1609. Nous sommes après Agésilas et après Attila. Depuis trois ans et demi ou quatre ans, Corneille n’a rien écrit pour le théâtre. Il s’est occupé de l’Office de la Vierge, des Psaumes, des Vêpres, œuvres de piété ou plutôt œuvres de librairie.

Pendant ce temps-là Racine a donné Andromaque et Britannicus, Andromaque, dont le succès a été égal à celui du Cid, et Britannicus, qui n’a pas été un succès, mais qui n’a pas été un échec et qui est très apprécié des « habiles ».

Corneille est éperonné jusqu’au sang, comme dira plus tard Sainte-Beuve de Victor Hugo. Il a soixante-quatre ans. C’est l’âge où les hommes du tempérament de Corneille et de Hugo, loin de donner leur démission, ne songent qu’à recommencer, parce que, après avoir vaincu une génération, ils en trouvent en face d’eux une toute neuve, qu’ils ne connaissent point du tout, qu’ils n’ont point vaincue, et qui renouvelle en eux l’instinct de lutte et la volonté de puissance.

Corneille reçoit donc, ou prend ce sujet de Bérénice. Qu’il le reçoive ou qu’il le prenne, pourquoi l’adopte-t-il ? Il est absolument contraire à son talent, à la nature de son génie. C’est une élégie douloureuse, c’est un thrène lyrique ; ce n’est pas une tragédie.

Ne dites pas cela. Corneille, dès qu’il a été en présence de ce sujet, a dû le trouver excellemment cornélien, à tous les points de vue, au point de vue ancien et au point de vue nouveau, au point de vue du Corneille de 1640 et au point de vue du Corneille de 1670.

Qu’est-ce qu’il y a dans l’histoire de Bérénice ? Il y a avant tout un sacrifice. Une femme se sacrifie pour que son amant soit heureux. Le sacrifice, c’est tout à fait l’affaire de Corneille. Mais à quoi précisément (non plus à qui) cette femme se sacrifie-t-elle ? Au devoir. Car elle se sacrifie à son amant, mais pour que son amant puisse faire son devoir. Or, le sacrifice au devoir, le sacrifice en vue du devoir à accomplir, c’est excellemment l’affaire de Corneille. Oui, Corneille a dû trouver le sujet tellement fait pour lui que, s’il a su qu’un autre le traitait, il a dû dire : « Pauvre diable ! »

— Oui, bien ! Mais, avec tout cela, une tragédie de Bérénice ne sera sacrifice et immolation au devoir qu’en son dénouement, et il faut bien, bon gré, mal gré, que pendant trois ou quatre actes, elle soit pleine d’élégies amoureuses.

— Nous voici au point précisément. Si le Corneille qui s’est toujours souvenu de 1636-1640, a dû trouver le sujet de Bérénice très « héroïque », le Corneille de 1670 n’a pas dû, le moins du monde, être fâché d’avoir à faire des vers d’amour, beaucoup de vers d’amour. — N’oubliez pas que le Corneille de 1670 est amoureux.

— Encore !

— Non ; déjà ! C’est déjà qu’il faut dire ; car, à la vérité, je ne sais pas positivement s’il l’est en 1670, mais je sais qu’il le sera en 1671, quand il écrira dans Psyché les plus délicieux vers d’amour qui aient été écrits en langue classique et qu’il le sera (cette fois à n’en pouvoir douter aucunement) en 1672, quand décrira Pulchérie, quand, dans Pulchérie, il fera parler, et merveilleusement, un vieillard amoureux, vieillard qui, au témoignage formel de Fontenelle, n’est pas un autre que Corneille lui-même.

Il n’y a donc pas une forte invraisemblance à faire remonter jusqu’à 1670 Corneille en état d’âme d’amoureux. D’autant que ma conviction est que Corneille a été amoureux toute sa vie, mais n’a osé que dans sa vieillesse, encouragé par les nouveaux venus (Quinault et Racine), mettre l’amour comme au premier rang dans ses pièces de théâtre.

Donc, comme sujet où il y avait un sacrifice, comme sujet où il y avait un sacrifice en vue de L’Impératif catégorique et enfin, sans que j’aille jusqu’à dire surtout, parce qu’il y avait de beaux vers d’amour à écrire, le sujet de Bérénice a dû plaire infiniment à Pierre Corneille en décembre 1669, à moins que ce ne fût en janvier 1670, ce qui dans l’espèce n’a pas une très grande importance.

Maintenant, ce sujet très cher, comment l’a-t-il traité ?

En face du sujet il s’est dit tout le contraire de ce que s’est dit Racine. Tout d’abord, du moins. Racine s’est dit : « A la bonne heure ! Voilà un sujet simple. Il y a longtemps que je souhaitais trouver un sujet aussi simple que celui-ci ! » Corneille s’est dit : « Ce sujet est très beau ; mais il est trop simple. Il faut le rendre implexe. Comment ? Selon ma méthode ordinaire. Ceci se passe dans une cour. Dans une cour il y a toujours entremêlement et entrelacement d’amour et d’ambition. A côté de l’élément amour, je mettrai dans Bérénice un élément ambition, comme dans Polyeucte, comme dans Héraclius, comme dans Cinna, comme dans Nicomède, comme dans Sertorius… et comme Racine, m’imitant, vient de faire dans Britannicus. Cherchons. »

Et Corneille, après avoir cherché, a bâti sa pièce Titus et Bérénice de la façon suivante, qui, j’en conviens tout de suite, n’est pas heureuse.

Titus et Bérénice se sont connus en Orient et se sont aimés. On suppose bien que Titus finira par épouser Bérénice, tant il la respire (permettez-moi d’employer le style du temps qui, du reste, est délicieux). Mais, d’autre part, et voilà ce que Corneille a ajouté pour faire, du sujet simple, un sujet implexe, d’autre part, Titus a un frère, Domitian, qui, comme tout frère d’empereur, peut devenir un rival. Et de plus il y a une Domitie, fille du grand Corbulon, laquelle, mi-partie amoureuse, mi-partie ambitieuse, aime Domitian parce que Domitian est aimable ; mais désire épouser Titus, parce que Titus est empereur. Vous y êtes ? Ce n’est pas, après tout, très compliqué.

Entrons, maintenant, dans la suite des événements. Domitie, sans aucun fard, déclare à Domitian qu’elle l’aime, mais qu’elle lui donne son congé parce qu’elle aspire au trône. Domitian est très affligé ; mais ne considère pas la partie comme perdue. Il est consolé et réconforté par son confident Albin, qui lui débite des maximes de La Rochefoucauld ; car il est assez spirituellement railleur ; et qui l’engage à décider Titus contre Domitie. « Du reste, ajoute-t-il, Bérénice vient d’arriver à Rome. Ceci, c’est un très bon auxiliaire. »

Au second acte, Titus apprend que Bérénice est à Ostie, qu’elle est venue d’Orient (sans sa permission) et qu’elle lui envoie des ambassadeurs. En même temps il est un peu irrité de cette incartade de Bérénice et il sent qu’il se pourrait bien qu’il l’aimât encore. Domitian demande officiellement à Titus la main de Domitie, en assurant à l’empereur qu’il est aimé d’elle, ce qui, du reste, est très vrai. Titus trouve les idées de Domitian très justes ; mais assure à Domitian qu’il doit, lui, Titus, épouser Domitie, que son devoir est de l’épouser, « Du reste, la voici. Consultons-la. » Domitie répond évasivement, avec des réserves que l’on peut mettre sur le compte de la pudeur ; mais de telle sorte qu’elle fait entendre que le devoir de Titus serait, en effet, de l’épouser. — Coup de théâtre : Bérénice apparaît. Titus la reçoit assez sévèrement et lui fait entendre qu’en venant, elle a enfreint ses ordres ; Bérénice se retire assez confuse ; mais à peine s’est-elle retirée que, brusquement, Titus se réfugie aussi dans ses appartements particuliers. Domitie sent très bien que la présence de Bérénice gâte singulièrement ses affaires et que le terrain se dérobe sous elle ; mais cependant elle ne considère pas la partie comme perdue.

Au troisième acte, nous voyons avec un certain étonnement Domitian faire la cour à Bérénice en prétextant que l’empereur le veut ainsi. Domitie, qui n’est jamais loin, apparaît et s’adressant à Bérénice : « Il vous aime, Madame ? — Non, Madame ; mais il me le dit. » Resté seul avec Domitie, Domitian lui tient des propos obscurs un peu ; mais à travers lesquels on peut voir que Domitian a fait la cour à Bérénice pour exciter la jalousie de Domitie et pour la ramener à lui. Domitie et Bérénice se rencontrant, échangent des discours aigres-doux, vraiment très piquants. — Enfin, ce qu’on attendait un peu, depuis un peu trop longtemps, Titus et Bérénice se rencontrent. C’est la grande scène, la « scène à faire ». Titus explique à Bérénice qu’il doit éloigner Bérénice et épouser Domitie qui fut « le choix de son père » et qui est « le choix de Rome ». Bérénice laisse s’exprimer toute sa douleur. Titus s’attendrit et finit par dire : « Eh bien ! partons pour l’Orient ! Empereur, le sera qui voudra ! Je vous aime ! » Ravie et inquiète d’avoir trop triomphé, Bérénice dit : « Oui, mais les empereurs qui ne veulent pas l’être, on les tue ici. J’ai peur. Je veux réfléchir sur tout ceci. » La scène est très belle.

A l’acte IV, nous voyons Bérénice, suivant très bien son idée de la fin du III, s’inquiéter de l’esprit de Rome. On ne lui cache pas qu’à épouser Titus elle condamnerait probablement Titus à mort. Domitian lui disputerait l’empire. Bérénice rêve, très angoissée. Domitie, se rencontrant avec Domitian, essaye de l’exciter contre Bérénice. — « Vous aimez donc Titus, décidément », dit Domitian. Embarrassée, mais assez habile, Domitie répond que ce n’est pas qu’elle aime Titus, mais que c’est qu’elle ne veut pas essuyer un outrage et être ridicule. Domitian ne devrait-il pas comprendre cela ? Là-dessus propos malicieux d’Albin sur les femmes. Cet Albin est le gracioso de la chose. Puis rencontre de Domitian et de Titus. Echange de propos obscurs et qui ne sont que comiques quand on les entend.

A l’acte V, Domitie devient menaçante. Elle fait entendre à Titus qu’après tout il n’est pas le maître, que Rome a sa volonté, que le Sénat a la sienne, conforme à celle du peuple, et que Titus risque gros à suivre son penchant amoureux. Titus reste d’autant plus ferme qu’on l’attaque et qu’on le menace. Domitie se retire. Bérénice survient. Elle a réfléchi. Elle a compris qu’elle met en péril et en grand péril tout ce qu’elle adore. Elle se résigne. Elle partira. Mais, par amour-propre de femme et de reine, elle voudrait partir avec l’honneur ; elle ne voudrait pas s’éloigner sur l’ordre du Sénat, mais sur l’ordre de l’empereur lui-même. Le Sénat délibère, à cette heure même, sur la question Bérénice ; que l’empereur fasse lever la séance du Sénat… Mais le Sénat a déjà parlé. On apporte sa décision. Il accepte Bérénice pour impératrice. — Malgré cela, Bérénice persiste à s’effacer. Au point de vue de sa dignité, elle a satisfaction ; elle a été acceptée comme impératrice par le Sénat ; elle quittera Rome, sinon le front couronné, du moins le front haut ; mais elle craint l’avenir pour Titus. Elle se sacrifie à sa sécurité.

On voit que ce n’est point par point d’honneur que Bérénice se sacrifie, ou par cet effort gratuit de la volonté voulant se satisfaire elle-même et se prouver à quel point elle existe (je crois que M. Jules Lemaître a pris jadis les choses ainsi), qui est, à la vérité, un des jeux ordinaires de la muse cornélienne. Non, Bérénice se sacrifie bien par amour, par crainte pour les jours de Titus. Elle a fait son enquête : elle a vu les sentiments de Rome, elle a vu Domitian, elle a vu Domitie ; elle a ses très bonnes raisons de croire qu’en épousant Titus elle l’exposerait à la mort. Elle aime mieux briser son cœur. Titus accepte ce sacrifice. Domitian épousera Domitie et sera empereur quand Titus sera mort ; car Titus n’épousera personne.

On voit que cette tragédie, que je crois bien que j’ai traitée d’absurde, n’est point absurde ; elle est souvent bizarre, contournée, sinueuse sans nécessité, obscure ; mais elle se tient, à peu près. C’est une comédie, tout à fait une comédie ; mais, somme toute, assez intéressante. Corneille l’appelle « comédie héroïque ». Elle n’est « héroïque » que par la qualité des personnages et si l’on veut par le sacrifice final de Bérénice. En somme, c’est une comédie de cour, une intrigue de cour arrangée en comédie.

N’allez pas regarder ce que Voltaire en dit dans son Commentaire sur Corneille. Il ne l’a pas lue. Vers la fin de son travail sur Corneille, Voltaire en avait assez de son entreprise et il n’a pas lu Tite et Bérénice, non pas plus qu’il n’a lu Agésilas, ni Attila, ni Pulchérie, ni Suréna. Vous pouvez m’en croire absolument. De Tite et Bérénice, il n’a lu que le premier acte.

Il est plus intéressant, pour savoir ce que le dix-huitième siècle aurait pensé de Tite et Bérénice, s’il l’avait lu, ce que Voltaire même en aurait pensé s’il avait daigné en prendre connaissance, de jeter les yeux sur ce que Blin de Sainmore dit de la Bérénice de Racine. Parlant de la Bérénice (de Racine), Blin de Sainmore déplore que la marche n’en soit ni assez vive ni assez tragique ; que l’action ne se prolonge que par des méprises ; que le caractère de Titus soit faible, celui de Bérénice monotone ; celui d’Antiochus trop souvent indigne d’un roi et d’un rival ; et ce qu’il aurait voulu, faites bien attention, c’est ceci : « Racine aurait pu le faire entrer (Antiochus) dans une conjuration contre Titus et le péril couru par Titus aurait déterminé Bérénice à s’éloigner de Rome. »

Qu’est-ce à dire ? Que Blin de Sainmore, pour corriger les défauts de la Bérénice de Racine et la refaire, invente précisément, sans avoir lu Corneille, sans doute, ce que Corneille a inventé. Corneille a imaginé, sinon une conjuration en activité, du moins une conjuration latente entre Domitie et Domitian, et c’est la peur des périls que cette conjuration de demain, sinon d’aujourd’hui, fait courir à Titus qui détermine Bérénice à s’éloigner de Rome. Blin de Sainmore, s’il avait, comme c’était sort devoir, lu Tite et Bérénice, aurait certainement, au moins au point de vue de l’action, donné la préférence à Corneille. Je ne sais qui me dit que si Voltaire avait lu Tite et Bérénice il aurait lui-même, à ce point de vue, donné à Corneille une bonne note, puisqu’il reproche tout le temps à la Bérénice de Racine d’être un peu vide.

Pour moi, ce qui-me frappe le plus, c’est à quel point malgré les différences, pour ce qui est de la disposition de l’action, les deux pièces se ressemblent, au fond, sans en avoir l’air.

Partez de ceci, qui me semble très caractéristique. La « scène à faire », la grande scène où Titus déclare à Bérénice qu’il ne peut pas l’épouser, où est-elle dans Bérénice ? à la fin du IV. Où est-elle dans Tite et Bérénice ? A la fin du III. Que faut-il entendre ? Que tous les deux, Racine et Corneille, en face du sujet, ont raisonné, au point de vue de la composition, de la même manière.Tous les deux se sont dit : « Le point culminant, c’est Titus disant à Bérénice qu’il « ne peut pas ». Ce point-là, tous deux se sont dit : « Il faut le reculer autant que possible. » Et Corneille a résolu de le reculer jusqu’à la fin du III et Racine — plus habile déjà, mais procédant cependant tout comme Corneille — s’est dit : « Je tâcherai même de le renvoyer jusqu’à la fin du IV ; après cela, il ne doit y avoir que le dénouement. »

Sur cette résolution, la même au fond, tous les deux se sont dit : « Bien ! Mais jusqu’au III (ou jusqu’au IV) comment remplir la place ? Les hésitations de Titus et les illusions, si persistantes qu’on les veuille faire, de Bérénice, n’y suffiront pas. Il faut donc inventer quelque chose de latéral. »

Ils se sont dit cela tous les deux, et c’est sur cette décision que l’un a inventé sa « conjuration latente » de Domitie-Domitian, parce qu’il aimait les conjurations, les intrigues et les démarches de l’ambition ; et que l’autre, qui aimait surtout l’amour, et qui, du reste, dans son Britannicus, n’avait, avec l’ambition, réussi qu’à moitié, a inventé un second amoureux, Antiochus.

A partir de là, ils procèdent tous les deux à peu près de même. A l’un Antiochus, à l’autre Domitian-Domitie permet de ne pas montrer Titus au premier acte. Autant de gagné. Seulement Racine, en ce premier acte, nous montre déjà Bérénice, et il a bien raison.

Au second acte, dans Racine comme dans Corneille, Titus veut parler et ne parle pas. Un acte de gagné, quoique, du reste, la pièce marche.

Au troisième acte, Racine a tout l’avantage, parce que, pendant que Corneille perd son temps avec Domitie et Domitian, qui ne nous intéressent guère, Racine invente son admirable péripétie du message d’Antiochus à Bérénice, message où Titus est encore présent, puisque c’est la façon qu’il a inventée de faire savoir ses intentions à Bérénice ; message où Antiochus est intéressant puisqu’il est amoureux ; message où Bérénice est intéressante puisqu’elle reçoit un coup au cœur, en pouvant cependant conserver quelque illusion, la chose lui étant dite par Antiochus et non par Titus. III, aura forcément un IV tout de remplissage, ou à peu près.

Donc, beaucoup plus d’adresse dans l’invention de l’élément latéral et dans la conduite des actes dans Racine ; mais disposition, cependant, approximativement la même.

Enfin, dirai-je que le cinquième acte de Corneille me paraît décidément meilleur que celui de Racine ? Voltaire s’excite sur le cinquième acte de Racine et le proclame un chef-d’œuvre. A moi il m’a toujours paru un peu sonner faux. Cette Bérénice qui veut se tuer, cet Antiochus qui veut se tuer, ce Titus qui veut se tuer, non, je ne les ai jamais crus tout à fait sincères, quelque bonne volonté que je mette toujours à croire ce que disent les personnages. Je dis : « Allons donc ! » quand je vois Bérénice arriver et dire : « Voyons, Messieurs, si nous ne nous tuions ni les uns ni les autres. » — Allons donc ! vous n’en aviez pas tant d’envie que cela.

N’est-il pas plus naturel qu’une reine, qui est très amoureuse, mais aussi très vraiment dévouée et qui sait ce que c’est que les Romains, finisse par dire, sans tant de suicides en perspective, et très sensée, tout en étant très passionnée : « Non, je vous aime beaucoup ; mais je ne suis pas une Draga (c’est surtout Draga qu’a eue devant les yeux Corneille, avec un sens historique — et prophétique — très juste ; mais précisément pour ne pas faire de Bérénice une Draga). Je ne vais pas exposer mon amant aux coups des assassins par excès d’amour pour lui. Pourvu que je puisse m’en aller avec dignité, je m’en vais. » Racine a voulu, en son cinquième acte, se hausser jusqu’à la tragédie et il s’y est guindé un peu gauchement. Corneille est resté très bien dans le ton et aussi dans la réalité, dans les faits de la « comédie héroïque ».

Mais quoi ? Il y a tant de maladresses de détail dans les quatre premiers actes, et Domitian et Domitie sont si ennuyeux, qu’on ne peut pas, quand on arrive au cinquième acte, le trouver bon. Ce n’est pas possible.

Pour montrer à ceux qui n’auraient pas le loisir de relire Tite et Bérénice, comment Corneille écrivait encore à soixante-quatre ans, j’ajoute à ceci quelques citations. Propos d’Albin. (Nous sommes dans une comédie) :

Seigneur, s’il m’est permis d’en parler librement,
Dans toute la nature aime-t-on autrement ?
L’amour-propre est la source en nous de tous les autres.
C’en est le sentiment qui forme tous les nôtres ;
Lui seul anime, éteint, ou change nos désirs.
Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
Vous-même, qui brûlez d’une ardeur si fidèle,
Aimez-vous Domitie, ou vos plaisirs en elle ;
Et quand vous aspirez à des liens si doux,
Est-ce pour l’amour d’elle ou pour l’amour de vous ?
De sa possession l’aimable et chère idée
Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée ;
Sa conquête est pour vous le comble des délices ;
Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices.
C’est par là qu’elle seule a droit de vous charmer,
Et vous n’aimez que vous quand vous croyez l’aimer.

Tite et Bérénice est de 1670, les Maximes de La Rochefoucauld de 1665.

La démission de Bérénice au cinquième acte :

J’éprouve du Sénat l’amour et la justice
Et n’ai qu’à le vouloir pour être impératrice.
Je n’abuserai pas d’un surprenant respect
Qui semble un peu bien prompt pour n’être pas suspect.
Souvent on se dédit de tant de complaisance ;
Non que vous ne puissiez en fixer l’inconstance :
Si nous avons trop vu ces flux et ces reflux
Pour Galba, pour Othon et pour Vitellius,
Rome, dont aujourd’hui vous êtes les délices,
N’aura jamais pour vous ces insolents caprices ;
Mais aussi cet amour qu’a, pour vous l’univers
Ne vous peut garantir des ennemis couverts.
Un million de bras a beau garder un maître,
Un million de bras ne pare pas d’un traître ;
Il n’y faut qu’un brutal qui me haïsse en vous ;
Il n’en faut qu’un pour perdre un prince aimé de tous !
Aux zèles indiscrets tout paraît légitime
Et la fausse vertu se fait honneur du crime.
On nous aime ; faisons qu’on nous aime à jamais.
— Le ciel de ces périls saura bien nous garder !
— Je les vois de trop près pour vous y hasarder.
— Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême…
— Jamais un tendre amour n’expose ce qu’il aime.
— Mais, Madame, tout cède à vos vœux exaucés…
— Votre cœur est à moi. J’y règne. C’est assez.
— Malgré les vœux publics refuser d’être heureuse,
C’est plus craindre qu’aimer.
— La crainte est amoureuse-Ne me renvoyez pas ; mais laissez-moi partir.

Tite et Bérénice n’est certainement pas une belle pièce. Mais si j’étais directeur de la Comédie-Française, je ferais certainement, dans la même soirée, représenter la Bérénice de Racine et Tite et Bérénice de Corneille. La soirée serait singulièrement intéressante pour les connaisseurs. Qu’en dites-vous, cher ami ?

Casimir Delavigne intime §

A l’aide de papiers de famille très intéressants et qui étaient restés inédits, Mme Fauchier-Delavigne, petite-nièce de Casimir Delavigne, a construit facilement, très discrètement aussi et en s’effaçant avec une grande délicatesse derrière son sujet, un volume intitulé : Casimir Delavigne intime, qui sera d’un grand charme pour le lecteur et qui est une bonne contribution à l’histoire des lettres.

M. Sardou a bien voulu joindre à ce volume une jolie préface, pimpante et gaie, qui est comme un flot de rubans sur une gracieuse épaule. Ce livre se présente très bien.

Il est une biographie continue de Casimir Delavigne depuis 1793, date de sa naissance, jusqu’à 1843, date de sa mort prématurée ; mais il est en même temps l’histoire de ses pièces, de leur élaboration, de leurs tribulations chez les directeurs, de leur fortune devant le public. Il est même beaucoup plus ceci que cela, malgré le titre. Nous allons le feuilleter à ce double point de vue.

Casimir Delavigne et son frère, ce paresseux de Germain, qui avait tant d’esprit, et qui ne put jamais faire une pièce tout seul, parce qu’il avait besoin d’un collaborateur qui l’écrivît tout entière, faisaient des vers dès l’âge de douze ans, au lycée Henri IV, et les envoyaient à leurs parents qui les trouvaient très agréables. A dix-huit ans, comme, plus tard, Hugo à quinze, Casimir concourait avec ardeur et demi-succès pour les prix de poésie de l’Académie française, comme c’était encore l’usage des débutants.

A vingt-cinq ans, il offrait une tragédie, les Vêpres siciliennes, à la Comédie-Française. Il y trouva un accueil assez froid. Si, à la vérité, un acteur, Thénard, se montra extrêmement perspicace en écrivant sur son bulletin de vote (on motivait son vote à cette époque) : « Je reçois cet ouvrage, malgré ses défauts ; j’y trouve la preuve que l’auteur, un jour, écrire très bien la comédie » ; telle autre artiste s’offensa du mot Vêpres et déclara qu’elle ne consentirait jamais que ce mot respectable parût sur une affiche de théâtre. Une autre dame écrivit sur son petit papier : « l’ouvrage est mal écrite ». Mme Fauchier-Delavigne semble ne s’être pas souvenue que dans sa comédie les Comédiens, Casimir Delavigne n’a pas manqué d’enchâsser pieusement cette anecdote. On y voit une soubrette, ou une ingénue, écrire sur son bulletin :

Pour moi la langue est tout et malgré son mérite
Je refuse la pièce et le motive ; car
Cette ouvrage est très mal écrite.

Il fallut — où l’on peut voir le doigt de Dieu — que l’Odéon brûlât, sans doute avec tous les manuscrits qu’il contenait, pour que le directeur vînt demander à Delavigne ces malheureuses Vêpres qui eurent un très vif succès.

En 1823, Casimir réussit plus facilement à faire recevoir à la rue Richelieu l’Ecole des vieillards qui, du reste, est pleine de mérite et compte pour moi parmi les meilleures comédies classiques. On sait que la distribution des rôles fut une sorte de révolution ; On avait naturellement attribué le rôle de Danville, le vieillard amoureux de sa femme, au comique chef d’emploi, Baptiste aîné. Mais Talma, qui n’avait jamais joué la comédie moderne, au moins depuis sa jeunesse, prit a part Casimir et lui dit : « C’est moi qui jouerai Danville… Oui ! parce que Danville, c’est moi. » On sait, en effet, que, sexagénaire et très amoureux de la brillante Mme Talma (qui à la vérité n’était pas beaucoup plus jeune que lui), Talma était extrêmement jaloux. Il avait le désir de se jouer lui-même, certain qu’ainsi il jouerait bien. C’était le même homme qui quelque temps après, tout près de mourir, regardait et touchait ses joues creusées en disant : « Ce serait un peu beau, cela, pour jouer Tibère. » Tant y a qu’il joua Danville et que cette interprétation, autant que la pièce, laissa une profonde impression dans la mémoire des spectateurs : j’en ai encore entendu parler dans ma jeunesse. Le succès fut immense. Sainte-Beuve a écrit : « Les soixante-six premières représentations égalèrent, surpassèrent même en recette les soixante-six premières représentations du Mariage de Figaro. »

Dès lors Delavigne fut illustre et vogua à pleines voiles. Toute la famille était littéraire. Le frère aîné, Germain, collaborait incessamment avec Scribe, n’écrivant jamais, je crois, mais donnant à son patron les trésors de son érudition, car il lisait sans cesse, et des mots comiques, car il était très spirituel ; le frère aîné, Fortuné, était avoué, mais son étude était le bureau des muses ; son étude aurait eu sa place dans une histoire des Etudes littéraires. Il en sortait plus d’hommes de lettres que d’avoués ou d’avocats. Y firent leur apprentissage littéraire sous prétexte d’apprentissage juridique, Jules de Vailly, Natalis de Vailly, Auguste Barbier, Damas-Hinard et Louis Veuillot lui-même. « Les jours de première représentation, dit Mme Fauchier-Delavigne, on fermait l’étude à quatre heures. »

Delavigne, tout de suite après le succès de l’Ecole des vieillards, avait naturellement songé à l’Académie française. Il avait juste trente ans. On le trouvait un peu jeune. Une première fois on lui préféra Mgr de Frayssinous, évêque d’Hermopolis ; la seconde fois, Mgr de Quélen, archevêque de Paris : « Je ne me présente plus, déclara Casimir ; vous comprenez bien qu’à la troisième candidature on m’opposerait le Saint-Père. »

Il fut élu pourtant en 1825. Son discours de réception, très curieux, très intéressant pour l’historien littéraire, fut très nettement novateur, très nettement romantique. On peut même le considérer comme un des premiers manifestes romantiques. Cela ne surprit point du tout. Les romantiques dès 1820 avaient réclamé Delavigne comme un des leurs et Delavigne se considérait de très bonne foi comme romantique. Il était même dans une position très particulière, eu égard au temps. Il était romantique au point de vue littéraire et il était libéral au point de vue politique, alors que tout romantique (1825) était royaliste et tout libéral classique et tout classique libéral. Mais enfin le premier manifeste romantique qui ait été fait à l’Académie française le fut par Casimir Delavigne.

En cette même année 1825, Delavigne fit un voyage en Italie d’où l’on sait qu’il rapporta un grand nombre de petits poèmes, la plupart mauvais, quelques-uns très jolis et même très remarquables. La correspondance (complètement inédite jusqu’ici) de Casimir avec sa famille à cette époque est très amusante. Elle est jeune et gaie, toute verdissante : « Je suis allé rendre ma visite au tombeau de Virgile, c’est un petit caveau dans le flanc du Pausilippe ; il est environné de vignes et de figuiers ; un vieux chêne vert qui sort d’un rocher voisin le couvre de son ombrage ; c’est ce chêne qu’on est convenu d’appeler le laurier de Virgile… » — Souvent, et l’on reconnaît bien là le poète dramatique, ces lettres sont sous forme de dialogue, la sœur de Casimir à qui il écrit étant baptisée Colombine et Casimir Pierrot.

COLOMBINE

Tu t’amuses, Pierrot, mais travailles-tu ?

PIERROT

Colombine, le repos entretient la santé.

COLOMBINE

Et puis, on vous oublie, Monsieur Pierrot !

PIERROT

Je ne veux plus être poète, Colombine ; je veux voyager : Je suis Pierrot Humboldt, le voyageur.

COLOMBINE

Pierrot ! Je perds patience ; parlez-moi des Messéniennes.

PIERROT

Attendez ! « Le second jour a fui… » Je ne me souviens plus.

COLOMBINE

Tiens, Pierrot (soufflet). J’ai encore une main et un soufflet à ton service, si tu ne commences pas à l’instant même.

PIERROT

M’y voilà, m’y voilà… hum… que dirais-je ? Laisse-moi me rappeler. Il s’agit de cet empire américain que le beau Léandre a visité dans son voyage à Caïenne quand il fut déporté avec le curé de Rouel à Rochefort :

L’héroïque leçon qu’il offre aux opprimés

En semant la vertu produit l’indépendance.

D’autres républicains contre l’Espagne armés »

Sous les feux du Midi chantent leur délivrance.

C’est là qu’on applaudit, Mademoiselle Colombine !

COLOMBINE

Quand on veut, Pierrot.

PIERROT

Tu n’as pas de goût, Colombine !

COLOMBINE

J’en ai assez pour me moquer de toi, Pierrot. Mais tu as fait une autre messénienne.

PIERROT

Ce n’est pas vrai, foi de Pierrot !

COLOMBINE

Vous mentez ! (Colombine prend Pierrot et l’étrangle. Le corps de Pierrot reste inanimé et Colombine pleure ses excès)

C’est à Rome que Casimir Delavigne connut la reine Hortense, reine en exil, qui vivait dans la ville éternelle chez la princesse Borghèse, sa sœur, et qui y tenait une petite cour littéraire et artistique. Il plut beaucoup à la reine ; il plut encore davantage à la lectrice de la reine, Mlle de Courtin, qui était juste du même âge que lui et qui était très intelligente et très aimable.

Il rejoignit ces dames au château d’Arenenberg, sur le bord du lac de Constance, où la reine Hortense avait coutume de placer ses quartiers d’été.

On trouvera dans le volume de Mme Fauchier-Delavigne une partie très considérable, la plus grande partie, probablement, de la correspondance de Casimir avec Mlle de Courtin, rien des lettres de la bergère au berger, de quoi je n’ai pas l’explication. Un mot, dans une autre partie de l’ouvrage, sur la froideur relative des lettres de Mlle de Courtin, plus tard et quand elle était devenue Mme Casimir Delavigne, me fait soupçonner que la famille Delavigne n’a pas conservé un souvenir absolument sympathique, sympathique sans réserve, à l’égard de Mlle de Courtin.

Tant y a qu’on lira avec émotion les lettres d’amour de Casimir Delavigne. Quelques traces de rhétorique, ou plutôt de poétique, s’y laissent surprendre. C’est le pli professionnel. Mais le plus souvent, mais presque toujours, elles sont vraiment jeunes et vraiment passionnées et ingénues. Elles donnent de la joie et de la tendresse. On les respire.

J’ignore pourquoi les fiançailles furent si longues, car nous ne sommes encore qu’en 1826 et le mariage n’aura lieu qu’en 1830.

De 1826 à 1830, Casimir donna au théâtre la Princesse Aurélie, qui est une pièce charmante et qui n’eut aucun succès, et Marino Faliero, qu’il avait rapporté de Venise, qui ne vaut pas grand chose et qui réussit parfaitement.

Quand éclata la Révolution de 1830, il était à la campagne, ce qui est assez naturel, puisque cette anecdote se produisit en juillet. Il rentra en toute hâte à Paris, quand déjà tout était fini, et écrivit la Parisienne, « marseillaise » de 1830. Elle était un peu tardive. « Trop tard le tonnerre. » Mais elle réussit cependant fort bien et plus d’un combattant de Juillet, en entendant chanter sur les théâtres :

En avant ! marchons,
Contre leurs canons !

fut parfaitement persuadé que c’était au son de ces mâles accents qu’il avait marché contre les soldats de Charles X.

Cette année fut celle de l’avènement de Louis-Philippe, de l’avènement de Casimir et du mariage de Casimir et de Germain. Je dis l’avènement de Casimir ; car Casimir Delavigne n’avait jusque-là qu’un modeste emploi dans une bibliothèque du duc d’Orléans, et il devenait bibliothécaire du roi ; et il était jusque-là, naturellement, assez mal vu du pouvoir et il devenait un personnage très considérable dans les entours du pouvoir nouveau.

Il se maria le premier de novembre 1830. Annonçant au roi son mariage et celui de son frère, il lui dit : « Nous nous marions tous les deux jeudi soir.

— Ah !

— A la même église !

— Ah !

— A la même heure !

— Je ne vous interroge pas davantage. Je crains que vous ne me disiez : avec la même femme.

Ce règne de Louis-Philippe qui, très évidemment et, semblait-il, à ne pas pouvoir s’y tromper, s’annonçait si favorablement à Casimir Delavigne, ne lui porta point du tout fortune et il n’y eut guère que des déboires. En 1832, son Louis XI ne réussit point, sur lequel il avait compté si fort et qui, somme toute, est une si belle pièce qu’elle a toujours été reprise avec succès. C’était le temps du choléra, c’était le temps des émeutes, c’était un temps de terreur publique ; et puis, et puis, les destins et les flots sont changeants. Pour l’histoire littéraire, ce qui importe, c’est que Louis XI, très brillamment accueilli plus tard et par dix fois, fut en 1832 un gros échec.

En 1833 parut, ou voulut paraître, et enfin parut en effet, contre vents et marées, la tragédie des Enfants d’Edouard. Le ministre de l’intérieur, Thiers, s’opposa à la représentation. Pourquoi ? Mais, s’il vous plaît, à cause des allusions, non point que contenait la pièce, mais que le public pouvait y mettre. N’était-il pas assez naturel que le public prît l’aîné des enfants d’Edouard pour le duc de Bordeaux, la reine pour la duchesse de Berry et Glocester pour Louis-Philippe ? C’était si naturel que c’était inévitable. Là-dessus eut lieu entre le roi, Thiers et Casimir lui-même une scène de comédie si parfaite, d’un si haut goût, que je ne puis pas me mettre dans l’esprit qu’elle n’ait pas été concertée.

Vous les voyez bien, n’est-ce pas, le roi, Thiers et Casimir.

— Pourquoi interdire cette pièce, dit le roi ? Qui diable me reconnaîtra en Glocester ? C’est vous qui faites cette allusion !

— Non, c’est moi qui crains qu’on ne la fasse.

— Mais pour supposer qu’on la puisse faire, il faut avoir l’esprit bien mal tourné.

— Sire, si vous aviez réfléchi longuement au sujet comme M. Delavigne a dû le faire, vous ne vous y seriez pas arrêté. M. Delavigne aurait dû songer à l’imprudence, je dis seulement à l’imprudence, de traiter si délicate matière…

Alors, encouragé sans doute par un sourire de Louis-Philippe : « Ecoutez, Monsieur Thiers, j’ai un collaborateur, je ne le dis qu’à vous. Un excellent homme, propriétaire à Neuilly, lettré, du reste, et qui connaît Shakspeare à fond, pendant un dîner qu’il m’avait fait l’honneur de m’offrir, me fit remarquer qu’il était question, dans Henri III, de deux jeunes princes, fils d’Edouard IV, dont on ne retrouve la trace nulle part ; qu’avec ces deux enfants, leur mère Elisabeth et leur oncle Glocester, qui très probablement les fit assassiner, il y avait une tragédie à faire. Tout en causant, il la faisait. A la fin du dîner, elle était faite. Je n’ai plus eu qu’à l’écrire. Eh bien, je vous assure, Monsieur Thiers, que vous pouvez douter de mon dévouement au roi, mais non pas du dévouement de mon hôte de Neuilly envers Louis-Philippe premier. »

Il y aurait eu encore quelque chose à répondre et je suis sûr que Thiers répondit. Il n’est jamais arrivé à Thiers de ne pas répondre. Mais encore il fallait bien s’incliner. Si le roi lui-même avait coupé les verges dont il était possible qu’il fût battu, que voulez-vous qu’on fit là contre ?

La pièce fut jouée sans encombre et avec succès, quoique à mon avis elle ne soit pas bonne. Il est vrai qu’il y a le rôle de Buckingham qui est assez bien venu. Louis-Philippe se fit annoncer les nouvelles, par un exprès, évidemment, car « de Neuilly, à minuit », il envoya ce petit mot à Delavigne : « J’apprends avec grand plaisir, mon cher Casimir, le succès de votre pièce et je ne veux pas me coucher sans vous en avoir fait mon compliment. Vous savez combien j’ai toujours joui de ceux que vous avez obtenus ; mais je jouis doublement de celui-ci et je vous en félicite de tout mon cœur. Il vous vaudra une bonne nuit et à moi aussi. »

La fin de la vie de Casimir Delavigne fut attristée par un état maladif continuel, par des tracas d’argent et par des insuccès dont la plupart furent parfaitement immérités. Don Juan d’Autriche, qui fut si souvent repris, lui aussi, avec un succès très vif, ne réussit qu’à moitié en sa nouveauté. La Popularité, comédie très solide et même par endroits très forte, ne réussit point du tout. « La Popularité ne fait que de tristes recettes », dit la Gazette des Théâtres quinze jours après la première. La critique fut dure. Mme de Girardin (voir Vicomte de Launay, 7 décembre 1838) fut féroce. Elle l’était généralement pour tout ce qui touchait « au château », qu’elle avait en horreur.

La Fille du Cid, qui, du reste, n’est pas une bonne pièce, ne réussit pas mieux, et le Conseiller rapporteur, qui est à mon gré une excellente bouffonnerie, tomba à plat (1841).

Delavigne, qui avait toujours été délicat, était très gravement malade depuis 1834 ou 1835. Il se transportait de Plombières à Pau et de Pau à Plombières, travaillant toujours et du reste toujours gai. Seulement sa gaieté devenait un peu aigre et sarcastique. De Plombières, il écrivait à sa femme : « … Prévenances, politesses, bonnes grâces, dont je suis confus et qui me mettent assez mal à l’aise. Comme j’inscrivais mon nom chez un pharmacien, un baigneur que je ne connais pas et qui était assis dans la boutique s’est levé et m’a dit en me saluant : « Monsieur, vous inscrivez là un nom européen. » J’ai causé une minute avec lui et je me suis retiré en laissant le pharmacien aussi confondu que si on était venu lui dire : « Vous avez pris du quinquina pour de la rhubarbe… » Une des aventures que j’ai eues ici ; par celle-là tu pourras juger des autres. Je montais à sept heures du soir vers la poste, où j’allais chercher le bonheur de ma soirée. Je me sens arrêté par le pan de ma redingote ; je me retourne et je reconnais l’aubergiste de l’Ours. L’air déconcerté et me saluant jusqu’à terre, il me commence une phrase inintelligible et reste au beau milieu en me regardant avec une piteuse figure qui avait l’air de demander l’aumône. Enfin il reprend son courage à deux mains et me dit vite, vite, comme un homme qui veut en finir avec une position ou un discours dont il ne sait comment se tirer : « Monsieur Casimir Delavigne, tous les baigneurs affirment que vous travaillez à un poème sur Plombières. Je vous prie, pour achalander ma maison, de vouloir bien y parler de mon Ours. [« Prenez mon ours ». L’aubergiste de Plombières ne savait pas parler si parisien et déjà !] Je lui ai répondu que je ne travaillais qu’à ma santé, qui me donnait déjà assez de mal ; mais que si jamais je mettais un ours dans un poème, ce serait le sien. Il s’est retiré en m’adressant mille remerciements. »

Il eut un gros déboire, en 1839, quand il fut forcé de se débarrasser de sa propriété de « la Madeleine », qu’il possédait depuis une douzaine d’années, qu’il aimait beaucoup et où il avait passé les meilleures saisons de sa vie. Il avait de grands embarras financiers qu’à vrai dire je ne m’explique guère. Il était bibliothécaire de Fontainebleau ; il avait (autrefois il est vrai) gagné beaucoup avec ses Messéniennes, ses poésies diverses, son théâtre et la publication de ses pièces. Je le soupçonne lui-même d’avoir été un comptable assez faible et je suppose que Mme Delavigne, ex-lectrice de la reine Hortense, s’entendait peu à la balance exacte d’un budget bourgeois. C’est une conjecture.

Du reste, au prix où il vendit « la Madeleine » (90.000 — 200.000 environ de notre monnaie), on voit bien que c’était une propriété trop considérable pour un poète : « Elle ne me rapportait que des vers », a-t-il dit joliment. La vérité est qu’elle avait dû lui coûter beaucoup et contribuer à ses embarras. Bref, il la vendit, et ce lui fut un gros crève-cœur ;

Adieu ! Madeleine chérie
Ta colline, où j’ai vu paraître
Un beau jour qui s’est éclipsé,
J’ai rêvé que j’en étais maître.
Adieu ! ce doux rêve est passé
Qu’un plus riche, qui te possède,
Soit heureux où nous l’étions tant.

Un peu consolé par le succès de l’opéra de Charles VI qu’il avait écrit en collaboration avec Germain, il voulut passer l’hiver 1843-1844 à Montpellier. Il expira en chemin, à Lyon, le 11 décembre 1843.

Son enterrement, à Paris, fut magnifique et touchant. Des jeunes gens voulurent traîner le char funèbre, ce qui ne leur fut pas accordé : Victor Hugo, directeur de l’Académie, qui venait (1843) de perdre sa fille, on sait dans quelles épouvantables circonstances, associa son deuil à celui de la famille

Delavigne. Il fut éloquent. Il eût été peut-être plus éloquent encore de ne point parler du tout de soi. Mais enfin il fut éloquent.

« Celui qui a l’honneur de présider en ce moment l’Académie française ne peut, dans quelque situation qu’il se trouve lui-même, être absent un pareil jour, ni muet devant un pareil cercueil. Il s’arrache à un deuil personnel pour entrer dans le deuil général ; il fait taire un instant pour s’associer aux regrets de tous le douloureux égoïsme de son propre malheur. Acceptons, hélas ! avec une obéissance grave et résignée les mystérieuses volontés de la Providence qui multiplient autour de nous les mères et les veuves désolées, qui imposent à la douleur des devoirs envers la douleur et qui, dans leur toute-puissance impénétrable, font consoler l’enfant qui a perdu son père, par le père qui a perdu son enfant ! »

Casimir Delavigne s’en allait au moment juste où son théâtre, éclipsé depuis dix ans par le théâtre romantique, allait profiter de l’éclipse du théâtre romantique lui-même (Burgraves, 1843) pour reprendre figure et même succès. Il n’a pas vu ce renouveau, qui lui eût été agréable. Il est mort avant le regain. Tant y a qu’il avait bien semé et bien fauché. N’en demandons pas davantage.

Le Théâtre de Victor Hugo et la parodie, par M. Alexandre Blanchard. §

Une petite brochure qui deviendra très recherchée quand elle sera rarissime est à signaler. C’est le Théâtre de Victor Hugo et la parodie, par M. Alexandre Blanchard, professeur au Lycée d’Amiens. Elle est extrêmement intéressante. Je ne la voudrais que plus longue, plus documentaire. Car savez-vous combien il a paru de parodies des pièces de Hugo ? au compte de M. A. Blanchard seulement trente-trois. Or, on voudrait de chacune savoir non seulement le titre (M. Blanchard donne tous les titres), mais quelques petites choses de plus. Une petite notice de quatre lignes si la pièce est décidément exécrable, mais toujours une petite notice pour chacun de ces petits ouvrages serait nécessaire dans un travail qui est sans doute documentaire au premier chef ou qui devrait se considérer comme tel. De ces trente-trois parodies, M. Blanchard en analyse quatre ou cinq. Je suis porté et presque autorisé à soupçonner qu’il n’a pas lu les autres, qu’il ne les a pas trouvées, qu’il n’en a lu que les titres dans les répertoires de libraires. C’est permis ; mais il fallait le dire. Enfin la plaquette n’a pas de caractère scientifique. Et c’est dommage ; parce que, ce que M. Blanchard connaît il l’analyse bien et il l’extrait avec intelligence.

Ces parodies, j’entends celles dont M. Blanchard nous donne une notion et une idée, n’étaient pas écrites par des gens sans goût ni sans finesse. C’étaient généralement des vaudevillistes. C’étaient Carman, Ch. de Courcy, Dupeuty, Brazier, Duvert et Lauzanne, Brunsvick, Arnold Mortier, Dupin (est-ce l’auteur comique ? pas de prénom), Scribe, Desvergers, Varin, Bataille, Huart, Dumanoir, Siraudin, Clairville, Lenglé, etc. Ils ont de l’esprit, le sens du bouffe et, en général, c’est bien sur l’apostume qu’il mettent le doigt et non à côté. Tout parodiste qui n’est pas avant tout un bon critique n’est pas du tout un bon parodiste. En général, ils sont assez bons critiques.

Il est vrai qu’à cet égard ils sont aidés. Ils parlent tous après que les critiques ont parlé et ils profitent de leurs observations. J’ai reconnu tout à l’heure au passage bon nombre de remarques des critiques du temps qui étaient pour moi de vieilles connaissances et que j’ai saluées d’un air d’intelligence. Remarquez, du reste, que le parodiste ne peut guère faire autrement. Il parle à un public qui en partie seulement connaît la pièce pour l’avoir vue, en partie la connaît par ce que les journaux en ont dit, et qui aime à retrouver sous forme vivante les commentaires que les critiques ont faits de l’ouvrage.

Cette réserve faite, je reconnais encore que les parodistes ont eux-mêmes le sens critique assez aiguisé. Ils critiquent les grands ouvrages de Victor Hugo à tous les points de vue, au hasard de leur verve, mais à tous les points de vue, sans en excepter un. Ils font remarquer quelquefois une certaine indigence d’invention. Don Carlos dans le cabinet leur paraît un peu suranné.

… N’as-tu pas quelque horloge
Où quand vient un rival prudemment on se loge ?
— Ces tours-là sont bien vieux ! — N’importe ! Employons les.
— Mais on l’a déjà fait, dans Douvres et Calais.  
— Ah ! la vieille a raison. Moi je suis un tragique.
Je ne dois pas agir ainsi qu’un bas comique…..
Mais non ! Il vaut bien mieux me cacher dans l’armoire ;
Le moyen est plus neuf, si j’en crois ma mémoire.
Jamais on n’y songea. C’est un très nouveau tour.
— Renouvelé des Grecs et de Monsieur Vautour.

On fait remarquer que certains « mots à effet » ne sont pas neufs, non plus. Si l’Angely dit dans Marion Delorme : « Je vis par curiosité », on lui demande :

Cette idée est jolie. Est-ce qu’elle est nouvelle ?
— Non ! Elle est de Mercier et je me pare d’elle.

[Mercier, l’auteur du Tableau de Paris, aimait à dire : « Je vis par curiosité, pour voir ce que deviendra Bonaparte. »]Ils critiquent assez finement les développements oratoires et un peu à côté de l’action où Victor Hugo se plaît visiblement. Le personnage qui, dans les Buses graves, parodie l’empereur Frédéric Barberousse, nous dira :

 … J’ai bien envie
De vous parler d’histoire et de géographie.
Londres est sur la Tamise et Francfort sur le Mein ;
Anvers est sur l’Escaut ; Cologne est sur le Rhin ;
La Marne passe à Meaux, sans compter que Pontoise,
Comme le dit son nom, doit se trouver sur l’Oise.
D’avance on aurait pu couper ses fariboles,
Mais, manquant d’action, il fallait des paroles.

Quelquefois la parodie, débordant son cadre, s’applique à tout le théâtre romantique et semble un article de Gustave Planche tourné au bouffe :

Eh ! qui donc m’a bâti les drames actuels,
Où les gens vertueux sont toujours criminels,
Où l’absurde renaît, où le bon sens expire ?
Vous retournez Schiller, vous retapez Shakspeare !
S’ils pouvaient revenir, hélas, des sombres bords,
Ils crieraient au voleur ! Vous détroussez les morts,
Malheureux, et pour mieux déguiser leur dépouille,
Vous mettez hardiment du vernis sur leur rouille.
Le meurtre et l’affreux suicide
Nous poursuivent partout de leur face livide.
Chatterton s’empoisonne au lieu de travailler ;
Et quelle est la morale, enfin ? Un escalier !
Escalier curieux, espèce de symbole
Qui semble nous montrer comment l’art dégringole.

Eh ! eh ! Ici il y a presque du talent. Les auteurs méritent qu’on les nomme. La pièce est Cornaro tyran pas doux ex elle est de Dupeuty et Duvert. — La composition de la pièce est très souvent, comme on peut croire, l’objet des épigrammes de nos parodistes. A la fin du premier acte d’Hernani, les auteurs de la parodie mettent dans la bouche même d’Hernani la critique suivante relativement à la contexture de la pièce :

Je sors… Je ne sais trop ni pourquoi ni comment.
Dans la passe où je suis, il serait mieux peut-être
D’attendre mon rival, de me faire connaître…
Oui ! mais nos démêlés s’éclairciraient trop tôt.
Allonger la courroie est peut-être un défaut ;
Mais il nous faut aller jusqu’à la catastrophe,
Et pour arriver là nous avons peu d’étoffe.
Jamais tailleur adroit, quelques efforts qu’il fît,
Avec un quart de drap n’a pu faire un habit,
Et jamais pâtissier, quelque soin qu’il y mette,
Ne fait d’un sou de pâte une énorme galette.

Inutile de vous dire, à vous qui connaissez au moins les grands critiques du temps, que les parodistes de ce même Hernani ont remarqué les deux dénouements d’Hernani ? « Après le quatrième acte on croit la pièce finie » était un mot qui courait alors partout. Aussi, dans une des parodies d’Hernani, voyait-on le régisseur entrer solennellement en scène, et après les trois saluts d’usage on l’entendait dire au public : « Mesdames et Messieurs, l’administration vous supplie de rester. Vous avez sans doute cru que la pièce était terminée ; tout le monde l’aurait pensé comme vous ; mais il y a encore un acte, pour le second et le vrai dénouement de l’ouvrage. »

Dans une autre parodie un spectateur a la parole pour dire ce qui suit, qui, vraiment, n’est pas mauvais :

L’rideau tombé, j’ quittais ma place,
Quand j’entends dire à mon voisin :
« Ceci, Messieurs, n’est qu’la préface ;
C’n’est que l’commencement d’la fin.
L’auteur s’est dit dans sa sagesse :
Tout doit s’ compenser ici-bas,
Y a deux dénouements dans ma pièce :
C’est pour celles qui n’en ont pas. »

Il y a des observations de ce genre — mais j’ai choisi les plus amusantes — pour toutes les pièces de Victor Hugo. Il y en a moins, ce m’a semblé, sur les caractères. C’est que, « tout de même », c’est un peu plus difficile. Celle-ci, cependant, sur le revirement de l’âme d’Hernani à la fin du IV, est assez bonne :

Tiens ! c’est particulier ! ma haine qui s’en va !
— Quoi ! Ton affreux courroux, ta colère funeste ?
— Je viens de les quitter, comme on quitte une veste.

Je n’ai pas besoin de dire que c’est sur le style et la langue que les parodistes s’en donnent à cœur joie. C’est le genre de critique, à quelque auteur que l’on s’attaque, qui est toujours le plus commode, et qui semble toujours avoir raison. Prenez la meilleure phrase du meilleur auteur, un peu longue, et soulignez dix mots au hasard, comme on tire des billets dans un chapeau, vous donnerez au lecteur, pour un moment au moins, la sensation que la phrase est mal écrite. Et si vous avez affaire à un lecteur imbécile, vous l’avez persuadé pour toujours. Donc ces messieurs ont prodigué les critiques de style. Il y en a d’assez heureuses, soit qu’elles soient justes, soit qu’elles soient présentées d’une manière divertissante. J’en cite trois ou quatre. Vous vous rappelez les vers d’Hernani :

Ecoutez ! Votre père a fait mourir le mien.
Je vous hais. Vous avez pris mon titre et mon bien.
Je vous hais. Nous aimons tous deux la même femme.
Je vous hais. Je vous hais. Oui, je te hais dans l’âme.

Contrefaçon :

Eh bien, oui, j’en conviens. Oui, j’en vends, des billets.
Je Thaïs ! Chaque soir tu nous donnes la chasse.
Je t’haïs    ! Tu perçois cinq sous    pour    chaque    place.
Je t’haïs    ! Je Thaïs ! Je ne veux    pas te voir.
Je t’haïs    le matin et je t’haïs le    soir.
Soit que    je reste assis, soit que    je me    promène,
Je t’haïs le dimanche et toute la semaine.

Autre contrefaçon dans une parodie :

Quand un homme bien mis prétend me faire honte,
Aussi haut que son nez la moutarde me monte.
Du fin fond de mon cœur je t’haïs, je t’haïs,
Je t’haïs, je Thaïs. — C’est bon ! J’avais compris !

Vous vous rappelez les vers de Don Carlos aspirant à la couronne impériale :

… Oh ! l’Empire, l’Empire !
Quelque chose me dit : Tu.’auras !… Je l’aurai…
Si je l’avais !…

Contrefaçon :

C’est une belle place ! Oh ! qui me dit tout bas :
Tu l’auras ! Je l’aurai ? Non, je ne l’aurai pas.
Tu l’aura ?, je te dis. Laissez-moi donc tranquille.
Non, je ne l’aurai pas. Mais pourtant, c’est facile !
Si je l’avais ! Crois-tu que je l’aie ?… Il faut voir.
— Quand donc finira-t-il de conjuguer avoir ?

On connaît les vers de Marion Delorme :

… m’éleva, puis mourut, me laissant tout son bien,
Neuf cents livres de rente à peu près, dont j’existe.

Dans la parodie de Duvert, Marion Delorme, qui s’appelle Marionnette, fait cette réflexion :

Ce garçon a vraiment des mots qui sont à lui :
« Dont j’existe ! »

Quelquefois, assez rarement, les questions de rythme sont soulevées et les nouveautés rythmiques des romantiques sont parodiées. Dans Harnali ou la contrainte par cor, Ruy Gomez, repoussant les instances d’Hernani au cinquième acte, s’écrie :

Quoi, remettre à demain ! Tu voudrais donc que j’eusse
Trompetté pour Sa Ma || jesté le roi de Prusse !

Bien entendu (mais il me semble que c’est encore plus rare), le jeu des acteurs et actrices est quelquefois parodié ou ridiculisé dans le texte même. Naturellement, il l’était et largement par les acteurs mêmes qui jouaient la parodie. Dans une parodie de Marion Delorme, on raille évidemment le jeu emporté et violent de Mme Dorval. Didier crie à Marion :

Prenez donc garde à vous. Vous me déshabillez.
— Ton âme est toute à moi. Me l’as-tu pas promise ?
— Ce n’est pas un motif pour me mettre en chemise.

Il est à remarquer que tous ces parodistes ne manquent point, à la fin de leur petite affaire, d’adresser des excuses à Victor Hugo. C’est comme de règle. C’est tout au moins de bonne compagnie.

M. Alexandre Blanchard les imite en cela et se croit obligé de protester de sa profonde admiration pour le grand poète qui… Il était inutile. La gloire d’Hugo est désormais assez haut pour que… Mais voilà que moi-même…

La brochure de M. A. Blanchard est très intéressante. Elle n’a pour défaut que d’être infiniment trop incomplète. Il y avait un volume, très utile pour l’étude du goût du temps, je ne dis pas à écrire, précisément, le mot serait impropre, à ramasser, sur ce sujet.

La parodie, c’est la critique populaire. Elle commence chez nous à l’Impromptu de Versailles, s’il vous plaît, et elle n’a jamais cessé ses exercices qui ont leur signification et leur portée.

Quand je dis qu’elle n’a jamais cessé, je commence à croire que c’est une erreur. Elle a complètement cessé de nos jours. La dernière que j’ai vue date de plus de quinze ans. C’était une parodie de Francillon, pas très bonne, et dont, mauvais signe, Dumas fils fut très satisfait.

La parodie, de nos jours, s’est réfugiée dans le troisième acte des revues de fin d’année, « l’acte des théâtres ». Elle y est infinitésimale et se réduit presque toujours à des imitations des tics des acteurs. Ce n’est plus du tout la parodie.

Elle fut considérable pendant un long temps, et l’on peut tirer d’elle des indications fort précieuses. Je ne doute pas que M. Ch. Desgranges, dans le grand livre que je veux qu’il écrive et que j’intitule d’avance, un peu longuement peut-être, Le théâtre français du dix-neuvième siècle examiné en compagnie des critiques de la même époque, ne fasse attention à la parodie et ne lui fasse une part assez large. On ne peut pas, on ne doit pas la négliger dans une histoire littéraire prise de ce biais. Il faut féliciter M. Blanchard d’avoir, sinon creusé, du moins marqué le premier sillon.

Guillaume Huszar.
Pierre Corneille et le Théâtre espagnol. §

Je vous ai parlé autrefois et avec l’insistance que l’ouvrage méritait qu’on y apportât, du bel ouvrage de M. Martinenche, La Comedia espagnole en France de Hardy à Racine. Il convient que je vous signale brièvement — et un peu tardivement, de quoi je m’excuse un ouvrage de M. Guillaume Huszar, écrivain hongrois, mais qui écrit très honnêtement en français, sur le même sujet :

M. Guillaume Huszar travaillait à cette étude dans le même temps que M. Martinenche écrivait la sienne, et il en est résulté que M. Martinenche, paru un peu plus tôt, a un peu coupé l’herbe sous le pied à M. Huszar. Celui-ci le constate avec bonne grâce, sans récrimination, bien entendu, puisqu’il n’y a là de la faute de personne ; mais avec un peu de mélancolie.

Le livre de M. Huszar est destiné à guérir les Français de cette admiration pour Corneille qui fait sourire tous les étrangers doués de quelque intelligence littéraire. C’est un bon supplément à la Dramaturgie de Lessing. C’est une œuvre très charitable.

M. Huszar s’attache, par exemple et surtout, à nous signaler le caractère hybride de ce théâtre de Corneille qui n’est pas romantique, cela saute aux yeux, mais qui n’est pas classique non plus, puisqu’il ne reproduit pas la forme du théâtre antique, et qui est tout simplement « pseudo-classique », ce qui fait frémir.

Il s’attache tout autant à nous montrer que Corneille pouvait, à la date où il est apparu, créer un théâtre romantique, qu’il n’était pas « trop tard », comme on a dit ; et que, par conséquent, s’il ne l’a pas fait, c’est qu’il était bien incapable de le faire.

Le raisonnement, mis en forme, est celui-ci : 1° Il n’y a de beau et il ne peut y avoir de beau que le théâtre romantique ; 2° Corneille a fait un théâtre qui n’est pas romantique ; 3° à une époque où rien ne s’opposait encore à ce qu’il fît un théâtre romantique ; 4° donc il n’est pas fort.

Mais, me direz-vous, la question de savoir s’il n’y a pas plusieurs genres de beauté et si par conséquent Corneille peut avoir fait du beau sans avoir fait du romantique ; est-ce que M. Huszar n’examine point cette question-là ? Mais non, voyons ! il ne l’examine point, parce que cette question n’existe pas pour un homme sérieux.

Quand il entre dans le détail, M. Huszar démontre avec sévérité, mais d’une façon qui vous paraîtra sans doute irréfutable, que Corneille, par exemple, ne pouvait pas mettre de passion dans ses pièces, puisqu’il n’a jamais été amoureux : « Lope, Calderon, Alarcon, vivaient d’une vie orageuse, romanesque… Lope ne renonça même pas à l’amour, quand dans sa vieillesse il se fut retiré dans le sein de l’Eglise. La vie de Corneille, au contraire, était régulière, monotone ; il ignora les élans fougueux du cœur, il aima à peine — quoiqu’il fît un mariage heureux. Même jeune, il ne connut pas la passion… »

Ceci à l’adresse de ceux des Français qui croient — et j’en étais ; mais je n’ose plus en être — que Pierre Corneille a été amoureux toute sa vie, et particulièrement à l’adresse de Fontenelle, son neveu, qui nous l’a dit.

M. Huszar encore nous détourne avec soin de cette idée, que nous pourrions avoir, que les hommes de Corneille sont des héros de la volonté. Il nous indique très finement que ce ne sont que de pseudo- volontaires. « Ils ne veulent que parce qu’ils veulent vouloir, parce qu’ils trouvent plaisir à démontrer le pouvoir terrible de leur volonté. »

N’objectez point que vouloir vouloir c’est précisément la volonté. M. Huszar vous démontrerait bien facilement que la volonté consiste à vouloir sans qu’on le veuille.

M. Huszar indique en passant que les femmes dans Corneille « surpassent peut-être les hommes dans leur passion exagérée de volonté maniaque et perdent ainsi le charme de la faiblesse et presque tout caractère d’humanité ». — Et le fait est que Chimène, Camille, Pauline et Viriate n’ont plus aucun caractère humain, quand on y songe. Seulement il faut y songer.

De là la différence infinie entre les Comédies espagnoles « jaillies de l’organisme vivant d’une nation » et ces pièces de Corneille, « artificielles et inanimées ». De là ces « personnages de Corneille qui sont des entités abstraites [comme la plupart des entités, du reste] avec lesquelles il opère comme avec des quantités mathématiques », et de là vient que « le grand souffle d’humanité effleure à peine ces abstractions rigides, purement imaginaires, et qui sont uniformes, puisqu’elles proclament toutes, plus ou moins, le triomphe de l’énergie ».

Autres assertions considérables à relever. Dans Sertorius, « l’amour est entièrement banni », ce dont nous ne nous étions pas avisés, et nous n’avons là qu’une page d’histoire faiblement dramatisée et sans trace de vie.

De même Sophonisbe « manque de tout intérêt et de toute vie et les personnages n’ont plus aucun caractère ».

N’y a-t-il donc plus rien de bon dans Corneille ? Si ; il y a ce qu’il a emprunté à la Comedia espagnole, mais c’est meilleur dans l’espagnole.

Par exemple Corneille a fait de la tragédie religieuse. C’est parce qu’il connaissait la Comedia. Car n’est-il pas vrai que « les auteurs classiques du dix-septième siècle semblent avoir ignoré les richesses des anciens Mystères ? On ne s’expliquerait donc pas l’emploi qu’ils firent des vérités de la foi, si l’on n’admettait pas l’influence de la Comedia. » Evidemment ; car la religion chrétienne étant absolument inconnue en France au dix-septième siècle, si Corneille a ignoré les Mystères, il n’a pu prendre idées et sentiments chrétiens que dans les drames espagnols.

Le Ci.« a pâli depuis le dix-septième siècle ». Pourquoi ? « Parce que cet éclat fut emprunté. » « Au demeurant, qu’a fait Corneille dans le Cid ? Il a habillé à la française une belle pensée espagnole. Soit. Mais quand Shakspeare imita l’étranger, il ne se contenta pas de revêtir d’une forme anglaise la matière étrangère ; il en dégagea, en créateur, tout ce qui était d’un intérêt universel, largement humain, éternellement vrai. Corneille, au contraire, francisa à peine le drame de Castro. »

Il le francisa à peine ; mais, cependant, il le décolora complètement. « La pièce de Castro est une fleur sauvage née dans le sol et l’atmosphère qui lui conviennent. La pièce de Corneille est une plante artificielle qu’un jardinier artiste cultive et embellit dans une serre ; ses couleurs sont moins vives, son parfum moins naturel. »

En somme (je résume la page 215), au-dessus de tout, il y a Shakspeare ; au-dessous de Shakspeare — il faut en convenir, — il y a la Comedia espagnole. Bien au-dessous de la Comedia espagnole, il y a Corneille, qui est assez bon quand il l’imite, mais qui n’a pas d’universalité, « ne nous donne pas ce que nous trouvons dans Cervantès et abondamment dans Shakspeare, des caractères conformes à la nature immuable et, par cela même, également vrais et intéressants pour tous les temps ».

Je crois que quiconque lira attentivement le livre profondément « objectif », comme il aime à dire, de M. Guillaume Huszar, sera guéri radicalement de cette admiration traditionnelle pour Corneille qui ne repose sur rien, si ce n’est sur un frivole amour-propre national, et qui fait de nous la risée de l’Europe intellectuelle. La profondeur des aperçus de M. Huszar et la rigueur de sa logique triompheront de toutes les résistances que vous pourriez avoir ou affecter.

Une biographie de Frédéric Hebbel §

M. Guérin vient de publier dans le Siècle une très longue étude biographique sur Frédéric Hebbel, que j’ai lue avec le plus grand intérêt.

Cette biographie est faite tout d’abord, comme vous pensez bien, avec le « journal » personnel de Hebbel ; puis avec les lettres de Hebbel à ses amis qui ont été conservées ; puis avec la biographie d’Hebbel par son ami Emile Kuh (Vienne, 1877), puis avec la biographie de Hebbel par Werner ; enfin avec quelques autres documents patiemment recueillis. Elle est très consciencieuse, très scrupuleuse, très impartiale, parfaitement objective et mérite bien le titre d’essai de biographie psychologique que son auteur lui donne. Je prends plaisir à la résumer pour vous renseigner sommairement et surtout pour attirer votre attention de ce côté.

Christian-Frédéric Hebbel est né à Wesselburen, dans le Holstein, le 18 mars 1813. De race et de langue, il était allemand ; civilement, il était sujet danois. Il naquit dans la misère et vécut dans la misère pendant au moins trente ans, ce qui explique et peut-être excuse son caractère, lequel ne fut pas agréable, et certaines fautes de sa vie, lesquelles furent graves.

Son père était un honnête maçon qui n’était pas tendre et qui l’élevait rudement et qui surtout, ce dont on ne saurait guère le blâmer, voulait que son fils fût maçon. Ce ne fut pas un seul instant de sa vie l’opinion du jeune Hebbel. Jamais vocation littéraire ne fut plus nette et plus formelle que celle de Frédéric Hebbel. Il faisait des vers à dix ans. Son père était désespéré.

Pour l’arracher à cette passion funeste, il le retira de la petite école où il se pervertissait l’esprit — ceci avant l’âge de douze ans — et le prit avec lui comme apprenti. Frédéric maçonnait mal et son père le rouait de coups. Ces coups finirent par faire plus de mal au père qu’à l’enfant, car à la suite d’une scène de ce genre, le père, congestionné outre mesure, se sentit très mal et il mourait huit jours après.

Cette mort à la fois condamnait le jeune Hebbel à la misère noire et le libérait. Son instituteur le fit entrer comme commis greffier et un peu comme domestique chez le bailli de Wesselburen, M. Mohr. Il y resta huit ans, assez heureux, pauvrement nourri, mais infiniment mieux qu’il ne le fut plus tard, vêtu des habits usés de M. Mohr, mais infiniment mieux qu’il ne le fut souvent plus tard, horriblement humilié et accumulant contre M. Mohr ces trésors de haine que presque tous les obligés emmagasinent contre leurs bienfaiteurs ; mais enfin point écrasé, point étouffé, point battu et pouvant lire et écrire, ce qui est, pour celui qui a la vocation d’homme de lettres, le fond du bonheur.

Dès l’âge de dix-neuf ans il organisait entre jeunes gens une Société littéraire dont il était le président et l’ornement le plus éclatant. Avant l’âge de vingt ans révolus, il envoyait à un journal de Hambourg qui s’appelait Journal de modes parisiennes (sic) les articles que la directrice, Mme Schoppe, appréciait fort.

Ce fut le premier échelon et l’occasion pour Hebbel de la seconde libération. Mme Schoppe, s’intéressant à ce jeune homme qui donnait des espérances, persuada à un certain nombre de Hambourgeois, d’abord de couvrir une souscription pour assurer au jeune homme une bourse d’études, ensuite de s’engager à le recevoir à leur table à tour de rôle, ainsi qu’on en usait souvent pour les jeunes gens pauvres qu’on voulait aider ; sotte méthode, du reste ; car cela fait perdre son temps au jeune homme, le gêne toujours, l’humilie souvent et ne lui rend presque aucun service.

Tant y a que voici Hebbel à Hambourg, plein de rancune envers M. Mohr et déjà sur le chemin de concevoir quelque rancune contre Mme Schoppe.

Il y travailla de tout son cœur, je veux dire qu’il travailla beaucoup à Hambourg ; et il y fit connaissance avec Elise Lensing, qui devait occuper une très grande place dans sa vie.

Elise Lensing, moitié institutrice, moitié demoiselle de compagnie, était de dix ans plus âgée que lui, et s’éprit tout de suite pour lui d’une très grande passion. Il accepta son affection avec cette reconnaissance très particulière qui sent elle-même qu’elle doit se tourner un jour en ingratitude. Il écrivait à propos d’elle : « Elise est attachée à moi pour l’éternité. Je serais heureux si la femme que je dois épouser un jour éprouve la moitié du sentiment qu’elle a pour moi. » Voilà qui est voir les choses de sang-froid et avec lucidité.

Elise Lensing l’aida tout de suite de sa bourse avec un dévouement et comme une dévotion absolue. Hebbel accepta avec sérénité. C’est à partir de cette époque qu’il me semble que sa devise se dessina nettement à son esprit et cette devise que je lui prête, mais je crois avec une pleine justesse, fut toujours celle-ci : « Je ne me dois qu’à mon génie, et à cause de mon génie, tous les autres me doivent tout. »

Après deux ou trois ans passés ainsi, Hebbel, voulant élargir son horizon et du reste exaspéré contre tous ses bienfaiteurs de Hambourg (Elise exceptée, cependant), se fit donner ce qui restait de la souscription que les Hambourgeois avaient faite pour lui et, avec quelques compagnons, partit pour Heidelberg, où il voulait compléter ses études et se faire recevoir docteur. C’est à partir de ce moment qu’il commença à prendre l’habitude de mourir de faim, presque littéralement. Il ne vivait plus que des subsides envoyés par Elise, laquelle gagnait tout juste de quoi vivre. Du reste, il travaillait toujours et commençait à être maître de son art qui à cette époque était uniquement la poésie lyrique.

Attiré par Munich, cette Athènes de l’Allemagne, il s’y rendit en faisant un crochet par Strasbourg où il voulait saluer le souvenir de Goethe et s’y établit, très décidé à ne plus être que poète exclusivement et recommandant à Elise de ne plus mettre sur les adresses « étudiant en droit », mais « littérateur ».

A Munich, il subit les plus terribles privations. Pendant deux ans, il ne prit absolument aucun aliment chaud. Il vivait presque strictement de pain et de café. Il eut en cette ville une petite liaison avec celle qu’il appelle Beppi. Mais Beppi n’était pas rémunératrice. C’était une simple lavandière (blanchisseuse étant familier) aussi pauvre que lui. Elise continuait de loin à les aider, sans savoir qu’ils fussent deux, du reste selon ses moyens, c’est-à-dire peu.

Cependant, c’est à Munich que Hebbel commença d’avoir du génie, et son nom, contre vents et marées, commençait à se répandre en pays allemands. Il en avertissait Elise, lui recommandant sa vieille mère, et Elise entretenait la vieille mère de la gloire de son fils en lui faisant tenir quelques petites sommes d’argent qu’elle disait qui venaient de Hebbel. Cette Elise était sublime.

Très attristé par la mort de son meilleur ami, un nommé Rousseau, et prenant à cause de cela Munich en horreur, Hebbel songea à revenir à Hambourg. Il y pouvait rentrer le front haut désormais, sa réputation n’étant plus contestée nulle part et étant très établie particulièrement à Hambourg. Il songeait du reste à une nouvelle carrière artistique, celle du théâtre, et il préparait parallèlement trois pièces dramatiques, sa Judith, sa Marie-Madeleine et sa Geneviève. Il rentra à Hambourg le 30 mars 1839, trois ans, presque jour pour jour, après en être parti.

Il ne fut guère plus heureux à Hambourg qu’à Munich. Ni au théâtre de Hambourg, ni au théâtre de Berlin, il ne réussit à faire jouer sa Judith, soit pour une cause, soit pour une autre. Si sa réputation était grande, ses œuvres lui rapportaient très peu et la caisse d’Elise s’épuisait toujours très vite ; et Elise, pour achever de les peindre, allait être mère. Il fallait aviser.

On conseilla à Hebbel d’intéresser à son sort le roi de Danemark, dont après tout il était toujours le sujet. Il fit le voyage. Il se transforma en solliciteur, ce qui devait lui coûter énormément. Il quémanda, plus triste que jamais et inscrivant sur son journal ces sentences mélancoliques et amères : « La vie, chemin vers la tombe, dont le poète marque les étapes avec des strophes sanglantes, rouges comme le rubis. »« Nos gémissements et nos plaintes sont peut-être la musique au son de laquelle dansent les anges. »

Cependant ce qui lui coûtait tant lui rapporta quelque chose. Il obtint du généreux souverain une bourse de voyage très belle, six cents reichsthalers par an pendant deux ans (en tout quelque chose comme quatre mille cinq cents francs). Il fut vraiment joyeux. Il écrivait à Elise ; « N’est-ce point une illusion, Frédéric Hebbel et 1.200 reichsthalers, qui aurait cru que cela pût aller un jour ensemble ? » Vite il revint à Hambourg et vite il quitta Elise pour venir à Paris. Après tout, les 1,200 reichsthalers étaient une bourse de voyage et l’obligeaient, ce me semble, à voyager. En septembre 1843, il était à Paris.

C’est là qu’il apprit la mort du fils qu’il avait eu d’Elise, Max, et la nouvelle d’une seconde grossesse de son amie. La mort de Max lui fut très pénible. Les grandes douleurs morales de Hebbel et sur lesquelles il ne peut y avoir aucun doute furent la mort de son ami Rousseau et de son fils Max. Il faut savoir que, tout compte fait, Hebbel ne manquait pas absolument de cœur. Sous le coup de la première douleur il supplia même Elise de venir le rejoindre. Mais il se ressaisit très vite et renonce à ce projet, qui, du reste, n’était pas très raisonnable.

Car, je ne vois pas bien pourquoi, malgré la fameuse bourse de voyage, Hebbel était redevenu très misérable. Il recommençait à ne vivre que de pain et à ne se chauffer que dans les bibliothèques. Il travaillait toujours, du reste, avec acharnement ; entre temps il se fit même enfin recevoir docteur à l’Université d’Erlanger. Ce fut arrangé très gentiment et en famille. Il envoya à l’Université un petit Essai sur le Drame qu’il avait dans son tiroir, avec, comme complément, une préface qu’il avait écrite pour sa Marie-Madeleine ; on lui posa par écrit deux petites questions élémentaires et il reçut par la poste son brevet de docteur en philosophie, qui ne devait jamais lui servir à rien.

Etait-il dans le programme de la bourse de voyage de visiter l’Italie ? Je crois que oui. Toujours est-il que Hebbel s’achemina vers Rome à la fin de l’année 1843, reconnaissant du reste, ce qui m’étonne et nous flatte, envers Paris et écrivant dans son journal : « Paris restera toujours le centre de mes désirs. Prospère, belle et noble ville qui m’as reçu si admirablement ( ?) et reçois mes plus chaudes bénédictions. Puisses-tu fleurir plus que toutes les autres villes du monde. »

L’arrivée à Rome fut maussade. Il pleuvait à torrents ; il faisait froid ; le logement était insalubre ; la fièvre s’installait à son chevet et était à très peu près sa seule compagnie. Quand il se trouva mieux portant et put se ressaisir, il travailla beaucoup et ce fut même le temps où il écrivit ses plus belles œuvres lyriques ; mais sa « bourse » était épuisée et, mécontent de certains procédés, le roi de Danemark ne voulut pas la renouveler.

Ce fut encore une fois la misère noire, la faim, « la vraie faim, comme disait Daudet, qui vous vide les yeux comme si on vous les arrachait avec une fourchette à huîtres ». Elise faisait tout ce qu’elle pouvait ; mais maintenant elle pouvait très peu. Elle donnait des conseils pratiques. Hebbel ne pouvait-il pas venir vivre à Hambourg d’un petit métier honorable et sûr ; professeur, puisqu’il était docteur ? journaliste, puisqu’il savait écrire ? — « Renoncer à l’art, jamais ! » répondait (déjà !) Frédéric Hebbel.

Cependant, jugeant qu’il n’avait rien à faire en Italie, il se disposa à retourner en Allemagne pour tâcher d’y faire représenter ses pièces, qui attendaient toujours les feux de la rampe.

En octobre 1845, il partit pour Berlin et il aboutit à Vienne, où sa fortune allait prendre enfin une face nouvelle.

Il arriva à Vienne mourant de faim, comme toujours, et vêtu comme le dernier des chemineaux allemands. Coup de théâtre, brusque revirement, baguette de fée ; il y fut reçu avec enthousiasme, fêté, nourri et habillé de pied en cap comme un gentilhomme ; et il se laissa faire et il résolut de rester à Vienne où, du reste, on lui promettait qu’il serait joué, je veux dire que ses pièces seraient représentées et avec tous les soins imaginables.

Il se décida encore plus fermement à rester à Vienne lorsqu’il eut été présenté à Mme Christine Enghauss, actrice célèbre du grand théâtre de Vienne, qu’il avait autrefois entrevue rapidement à Hambourg ; lorsqu’il eut, comme instantanément, conquis son cœur et lorsqu’il eut ainsi vu les cieux ouverts.

Christine Enghauss, c’était ses pièces jouées, c’était la gloire et c’était la fortune, sans compter que c’était l’amour. Il avait trente-deux ans ; elle en avait vingt-huit et elle était très belle et jolie et charmante, comme dit M. Richepin qui sait ce que c’est qu’une progression.

Mais il y avait Elise, Elise qui avait comblé Hebbel de bienfaits, Elise qui lui avait donné deux enfants et qui en avait encore un vivant, le second, qu’à la vérité Hebbel n’avait jamais vu ; Elise qui avait été toujours la fidélité, le dévouement et le sacrifice !

C’était, comme dit très bien M. L. Guérin, la situation du Serpent noir, de Paul Adam. Il y avait là tout un drame de conscience. Une femme qui s’est littéralement dévouée pour vous et vous a souvent nourri, très souvent, est-il permis de la jeter de côté, avec son enfant, parce qu’elle est devenue un obstacle à votre carrière ? Il y avait là tout un drame.

Il n’y eut pas de drame du tout, parce que Hebbel n’hésita pas une minute. Il n’était pas kantien ; il était un prénietzschêen très remarquable. Fidèle à la devise qui a dominé toute sa vie et qui était qu’il se devait à l’art et qu’à cause de l’art tout le monde lui devait tout, il sacrifia Elise avec une tranquillité absolue et sans songer même que la chose fût discutable. « Chacun a son petit relichion », disait la princesse Palatine ; chacun aussi a sa petite conscience.

Et donc, allègrement, par une belle matinée de printemps (26 mai 1846), Frédéric Hebbel épousait Mlle Enghauss.

Dès lors il n’y eut presque plus que du bonheur pour Frédéric Hebbel, ce qui ne prouve pas qu’il y ait une Providence ; — je n’ai pas dit non plus : ce qui prouve qu’il n’y en ait pas. Le succès lui vint, et la gloire, et, sinon la fortune, du moins l’aisance. Il fut désormais un grand personnage européen.

Mais que devint Elise ? car je devine que vous vous y intéressez. Ceci est peut-être le plus fort de tout. Elise s’était résignée, comme elle se résignait toujours. Elle s’était même remise en bons termes avec Hebbel et mise en bons termes avec Mme Hebbel. Son second enfant, celui qui était né pendant l’absence de Hebbel et que Hebbel n’avait jamais vu, étant tombé malade, il avait été convenu que M. et Mme Hebbel iraient la chercher, les chercher, et les ramèneraient à Vienne. Mais l’enfant mourut : « Venez vous consoler à Vienne », lui écrivirent M. et Mme Hebbel. Elle y vint ! Elle vécut sous le même toit qu’Hebbel et sa femme, et Mme Hebbel ayant mis au monde une petite fille, Elise fut la marraine de l’enfant ! Age d’or !

Quand on me viendra dire que toutes les femmes sont jalouses et que toute les femmes ont de la rancune, je saurai désormais quoi répondre.

Elise resta avec « ses amis » jusqu’en 1848, époque à laquelle, peut-être effrayée par la révolution et la guerre civile, peut-être pour une autre cause, elle retourna à Hambourg.

Elle mourut en 1854. Rendons justice au grand cœur de Hebbel. Il se dérangea pour aller la revoir et il arriva à temps pour lui fermer les yeux.

Ses dernières années (1861-1863) furent très pénibles. Il avait trop longtemps souffert de privations pour que, malgré sa constitution robuste, il pût arriver à la vieillesse. Il mourut après une maladie très douloureuse (et assez bizarre ; ramollissement des vertèbres du col et des côtes), le 13 décembre 1863, à l’âge de cinquante ans.

Sa veuve lui survécut ; elle lui survécut tellement qu’elle lui survit encore. Elle respire encore, à Orth, village voisin de Gmunden, âgée de 90 ans et quelques mois. Elle ne joue plus.

Et Beppi ? Ah ! M. L. Guérin lui-même ne peut pas tout savoir. Je crois qu’il ignore ce qu’est devenue Beppi, la blanchisseuse (lavandière étant affecté).

Comédie-Française
Le Philosophe sans le savoir, de Sedaine. §

La Comédie-Française joue de temps en temps le Philosophe sans le savoir. Elle a raison. La pièce est charmante…

Pour commencer par une parenthèse, savez-vous bien que le lieutenant de police Lenoir est cause de ceci que la langue française s’est « enrichie » d’une locution, du reste très douteuse, mais qui a fait une fortune immense ! Voici la suite des choses.

La pièce de Sedaine s’appelait primitivement le Duel et elle était, comme vous vous en rendez très bien compte, très justement intitulée ainsi. Bien. Seulement le lieutenant de police Lenoir ne voulut pas que ce mot, le Duel, s’étalât sur une affiche de théâtre. Si le titre avait été métaphorique comme de nos jours dans la pièce de M. Henri Lavedan, peut-être la police aurait-elle pu le tolérer ; mais il était bien « au propre » ; et M. Lenoir eut des scrupules. Bref, il biffa.

Le pauvre Sedaine, qui tenait à son titre, comme s’il se fût appelé Balzac ou Flaubert, regimba tant qu’il put et n’obtint rien ; il finit par se soumettre ; et il inventa un autre titre, s’avisant du caractère du principal personnage. Ce titre, du reste, était un solécisme doublé d’une amphibologie.

C’était un solécisme ; car ce « le philosophe sans le savoir » ne signifie rien du tout. Il faudrait : « le philosophe sans savoir qu’il l’est ». Dans « le philosophe sans le savoir » le second le ne se rapporte à rien.

D’autre part, c’était une amphibologie ; car à le bien prendre et en syntaxe correcte « le philosophe sans le savoir » veut dire « le philosophe sans la science, le philosophe sans l’érudition » ; et précisément, comme ceci est très applicable au principal personnage, l’amphibologie existait parfaitement. Le titre, littérairement parlant, était malheureux. Sedaine n’avait, comme vous savez, qu’une instruction rudimentaire.

Seulement, quoique incorrect et amphibologique, le titre réussit pleinement et, depuis, à l’imitation de ce titre, la locution vicieuse « … sans le savoir » s’est installée et implantée dans la langue française. On dit ; « Le bienfaiteur sans le savoir » et « le prophète sans le savoir » et « le protégé sans le savoir » et « l’intrigant sans le savoir », etc., toujours avec solécisme et amphibologie ; mais tout le monde comprend et l’expression passe même pour exquise.

C’est ainsi que M. Lenoir a enrichi la langue française d’un solécisme élégant.

Et maintenant, à moi, mes bons « chercheurs et curieux », qui quelquefois me convainquez d’ignorance, dont je ne songe qu’à vous remercier, voyez donc un peu si la locution « … sans le savoir » n’aurait pas été employée avant M. Lenoir et avant M. Sedaine. Je ne le crois pas ; mais il est possible et l’enquête est intéressante…

Donc le Philosophe sans le savoir est une pièce très agréable. Quelle charmante et pénétrante conférence j’ai entendue jadis à l’Odéon sur ce sujet ! Elle était faite par ce maître professeur, M. Jules Lemaître, qui, après un petit voyage autour du monde politique, revient aujourd’hui, précisément, aux « douces et puissantes consolatrices » et particulièrement à l’art délicat de la conférence littéraire, sans secrets pour lui ; et attire les foules élégantes, lettrées et ornées « ornatissimae auditrices » à la Salle de Géographie, pour se jouer devant elles à la psychologie complexe de Jean-Jacques Rousseau.

Le Philosophe sans le savoir était moins complexe. Cependant M. Jules Lemaître montrait, avec sa finesse habituelle, que cette pièce contenait beaucoup de choses, à commencer par celles qu’il y mettait, et sans oublier celles que Sedaine y avait mises.

Il montrait que c’était une pièce qui devançait les temps, et qui contenait beaucoup d’avenir. Il montrait qu’elle était singulièrement démocratique, nous mettant sous les yeux une jeune servante — car en somme c’est une servante — amoureuse du « jeune monsieur » de la maison, et le jeune monsieur tout plein d’un sentiment tendre à l’égard de la jeune servante, et cela en toute honnêteté et chasteté, de telle sorte que le sentiment du public, voulu et provoqué par l’auteur, ne peut être que celui-ci : « Mariez donc ces deux enfants-là. » Ils ne se sont mariés que trois quarts de siècle plus tard, dans le Mariage de Victorine de George Sand. Mais dès le temps de Sedaine, le public désirait secrètement qu’ils se mariassent, et l’auteur voulait que le public le désirât.

M. Jules Lemaître montrait encore que cette pièce était l’apologie et l’apothéose, presque, du commerce, et que par conséquent elle était plus de 1845 que de 1765 ; que le papa Vanderk y met tout simplement les commerçants tout à côté des rois et les représente en vérité comme les rois de ce monde, en un langage d’oraison funèbre ou de discours du trône ; que la pièce est donc essentiellement saint-simonienne.

Il y montrait encore que le fils Vanderk est quelque chose — et que cela est donc moderne encore ! — comme un Cid industriel. Car enfin il se bat en duel pour l’honneur de son père, sans doute, et voilà en quoi il est un Cid ; mais il se bat pour son père insulté en tant que commerçant, et c’est donc en l’honneur du commerce qu’il tire l’épée. Contre un gentilhomme infatué de ses titres, il se bat pour défendre l’honneur du commerce et de l’industrie sottement injuriés. Il est le paladin du comptoir et de la banque, et c’est avec une fierté tout industrielle, s’il est blessé, qu’il se fera reporter.

Tout le dix-neuvième siècle bouillonne dans le Philosophe sans le savoir.

Ainsi causait M. Jules Lemaître, que, bien entendu, je gâte ; mais vous le voyez, ce nonobstant, et vous l’entendez d’où vous êtes. Il était charmant et charmeur. Sedaine aurait été content de lui. Cette expression aussi est amphibologique ; mais elle est juste dans tous les sens.

Nous aussi nous avons été content de Sedaine mercredi dernier. La pièce est lente ; mais elle marche toujours ; elle est d’une psychologie assez fine et déliée ; elle est touchante à souhait ; elle est honnête ; surtout on la sent sincère. Comme ce bon Sedaine est bien le premier à s’intéresser à ces braves gens de personnages et à les aimer de tout son cœur ! Cela est contagieux, au moins. Il n’y a rien de plus vrai que ce dialogue que je suppose : « Ah ! Monsieur l’auteur, comme vos personnages sont aimables ! — Cela ne m’étonne pas. Je les aime tant ! »

La pièce était donnée pour les seconds débuts de Mlle Ferdinande Bergé. Mlle Bergé est infiniment intelligente et sûre d’elle-même. Elle ne se trompe pas, elle n’hésite pas ; elle sait prendre son parti et s’y tient ferme ; elle a de la précision en toutes ses démarches. L’émotion contenue de Victorine, je dis l’émotion de Victorine tant qu’elle est contenue, et toute la partie du rôle qui est en demi-teintes n’est pas tout à fait, ce me semble, dans les moyens de Mlle Bergé, dans sa nature ; mais elle s’en tire encore avec honneur et elle est excellente quand sa passion éclate enfin et se déclare sous le coup de la douleur et du désespoir. Ce début est de ceux qui promettent d’autant plus que le rôle n’est pas, tout entier du moins, dans les ressources de la débutante.

M. Sylvain n’est pas assez grand, peut-être, dans ce rôle de Vanderk père, qu’en somme Sedaine a voulu grand ; mais il est très naturel, très « humain » comme on dit, et son émotion, à certains moments, est profonde et très sincère. Il nous a fait le plus grand plaisir.

M. Coquelin le Cadet est très divertissant et, vraiment, assez original dans le personnage du bon et rudoyant Antoine.

Que dire de cette charmante Mme Pierson, à la fois sympathique et comique dans le rôle de la vieille marquise ? Elle a été d’une drôlerie impayable, encombrante, tracassante, entravante à souhait, avec un fond de bonté que l’on démêlait très bien à travers tout cela. C’était délicieux. Ah ! l’aimable artiste !

Somme toute, cette représentation a fait très grand honneur à la Comédie-Française, qui a monté cette œuvre du répertoire avec un très grand soin et un zèle très diligent et très intelligent. Ce fut une bonne soirée.

Le théâtre de George Sand §

Pendant les loisirs que m’a faits cette semaine, absolument vide de premières représentations et où, du reste, la chaleur antithéâtrale a fait enfin son apparition tardive — ne se retrouvera-t-il personne pour soutenir, comme le bon Sarcey, que les salles de théâtre sont des asiles frais et charmants pendant les ardeurs de l’été ? — j’ai relu presque tout entier le théâtre de George Sand, et en vérité je ne suis pas fâché du tout d’avoir mené à bien ce dessein, que je caressais depuis qu’il a été question du « Centenaire ».

Vous savez assez que George Sand a eu toute sa vie la passion du théâtre. Enfant, elle arrangeait des pièces pour les représenter avec ses petites camarades — à la vérité comme tous les enfants ; — femme « faite », comme dit Musset dans sa correspondance, elle eut des sympathies attendries et comme pieuses pour le grand acteur et directeur Bocage, qui, comme vous savez, paraît et reparaît, sous différents noms, dans plusieurs de ses romans (le Beau Laurence, Pierre qui roule, un peu aussi, je crois, mais il faudrait vérifier les dates, dans le charmant Château des désertes).

Une jolie scène, et prise sur le vif, dans le Beau Laurence. Un jeune homme se présente à un directeur pour entrer dans sa troupe et sollicite une audition :

« Très bien, cher Monsieur, veuillez vous asseoir… Eh bien ! ce n’est pas cela du tout !

— Comment ! ce n’est pas cela ?

— Non, vous ne savez pas un mot du métier.

— Mais je n’ai encore rien dit.

— Mais vous vous êtes assis !

— Eh bien ?

— Eh bien, vous vous êtes assis comme on s’assied dans le monde et non comme il est absolument nécessaire de s’asseoir au théâtre. Recommencez-moi ça.

— Mais comment ?

— Comment ! Vous n’avez pas suivi ! Je viens de m’asseoir moi-même. Faites comme moi. Oh ! si nous allons si lentement… »

Plus tard, elle fut l’amie de Montigny, qui était un des meilleurs directeurs de théâtre de tout le dix-neuvième siècle et qui, du reste, était, à presque tous les égards, le contraire même de Bocage. — Plus tard, jusqu’à son extrême vieillesse et jusqu’à sa mort, elle eut un théâtre chez elle, en son château, comme Voltaire, avec cette différence que c’était un théâtre de marionnettes. Cela lui permettait d’être auteur, directeur, et de jouer plusieurs rôles dans chaque pièce. C’était son rêve éternel réalisé en miniature.

Ce n’est pas à dire qu’elle fût excellemment douée pour le théâtre, ayant toujours eu la sainte horreur du plan, du dessin, du tracé, et aimant à la folie aller tout droit devant elle sans savoir précisément où elle allait. Il est au moins difficile de faire du théâtre quand on est ainsi, quand on aime beaucoup être ainsi et quand on ne peut guère être autrement. Cependant elle avait parfaitement l’imagination dramatique, le goût des incidents éclatant tout à coup d’une façon suffisamment logique, et puis le souffle oratoire, la grande éloquence, qui est, souvent, qui est, dans un certain genre de pièces, une qualité très dramatique ou, si vous voulez, très théâtrale, et qui fait une grande impression sur le public.

Et puis, ce qui est si rare au théâtre, elle avait la sincérité. On sentait que ce qu’elle vous racontait, ce qu’elle mettait devant vos yeux, l’émouvait elle-même profondément, qu’elle y croyait de tout son cœur et qu’elle en souriait ou pleurait elle-même avec délices. Cela est contagieux ; non point toujours, mais assez souvent. Le public au théâtre est très sensible, de temps en temps, à quelque chose qui ne sent pas trop le théâtre, et même à quelque chose qui ne sent pas du tout le théâtre.

Ce fut assez tard, cependant, qu’elle voulut ou qu’elle put se faire jouer. Les circonstances sont pour beaucoup dans ces sortes d’affaires. Songez, du reste, que de 1830 à 1840, lançant en moyenne trois romans par année, et quels romans ! il lui restait assez peu de temps pour écrire des pièces de théâtre ou pour mettre ses romans en pièces, ce qui, du reste, n’était pas la mode alors.

Je crois que sa première tentative fut Cosima à la Comédie-Française, en 1840. Cosima, drame oratoire, trop oratoire, et drame philosophique, trop philosophique, ne réussit pas, point du tout. Je crois que George Sand en conçut un assez vif chagrin et que c’est pour cela qu’elle retourna à ses romans socialistes pour un certain nombre d’années.

La véritable carrière dramatique de George Sand va de 1848 à 1870 environ. En 1848, elle donna à la Comédie-Française un petit acte, pour un anniversaire de Molière sans doute, intitulé le Roi attend. Ce n’est pas méchant ; cela ne casse rien du tout ; mais cela est intéressant comme germe, très probablement, de ce Molière qui vit les chandelles en mai 1851, à la Gaîté, et qui est une pièce, après tout, assez originale.

C’est le mariage de Molière avec Armande Béjart, et puis la mort de Molière. Selon la poétique du temps, sinon selon la critique (et encore !), Molière y est représenté en tragique. Il est triste, pleurard et prophétique. Il a moins la perruque du dix-septième siècle que les cheveux longs des apôtres de 1848. C’est là qu’il est dit, pour la première fois peut-être, que « le masque du comédien est souvent collé sur son visage par ses larmes ». Cela a été, je crois, répété quelquefois depuis. En somme, la pièce, que je n’ai pas vu jouer, me semble digne du théâtre. Elle a de l’allure et je dirai presque de la grandeur. Armande Béjart, épousant Molière par vanité et amour de la gloire, n’est peut-être pas très véritable, mais elle ne laisse pas d’être dramatique. Je ne dissimulerai à personne, n’y ayant aucun intérêt, qu’il y a de terribles longueurs. George Sand n’a jamais su marcher d’un train d’enfer. Un de ses charmes, dans le livre, la flânerie, devient au théâtre un défaut très redoutable.

J’ai parlé tout de suite de Molière parce que le Roi attend m’a amené à lui comme par la main ; mais, avant Molière, George Sand avait fait représenter deux grandes pièces et avait remporté, s’il vous plaît, deux grands succès.

C’était le temps où Bocage s’était épris de son génie et où elle s’était engouée du talent de Bocage, lequel, du reste, était, paraît-il, un très grand acteur. Bocage dirigeait l’Odéon et y jouait. L’Odéon, sous la seconde République, — je parle de longtemps, — était un théâtre en pleine vogue et en pleine gloire. François le Champi y fut joué en 1849 avec un succès éclatant.

La pièce est charmante. Elle est parfaitement digne du roman, quoique inférieure, comme il arrive presque toujours. Je l’ai vu jouer, non pas en sa nouveauté, encore qu’à la rigueur c’eût été possible ; mais à une reprise très soignée qu’en a donnée il y a une quinzaine d’années la Comédie Française. Je me rappelle que M. de Féraudy (si je ne me trompe) y fut excellent, et Mme Pierson, et je suis sûr de ne pas me tromper, absolument exquise. François le Champi fit verser de douces larmes à nos mères (vos grand mères à vous), en sa nouveauté et à nos sœurs (vos mères à vous) lors de cette reprise dont je viens de parler. C’est là que cette qualité de la sincérité que je signalais plus haut est particulièrement marquée. Cela sent le village et à peine idéalisé. Pour retrouver cette sensation-là, qui est infiniment agréable, il faut descendre (je parle au point de vue du cours du temps) jusqu’à l’Ami Fritz, chef-d’œuvre peut-être de la comédie populaire et villageoise ; ou il faut remonter, et à mon avis ceci n’est pas aussi bon, à la Partie de chasse de Henri IV.

Et en 1851 elle avait donné à ce même Odéon, qui était décidément un théâtre paysannesque, la fameuse Claudie. De Claudie je ne vous dirai rien, quoique l’ayant vu jouer en reprise et quoique la trouvant la pièce la plus brillamment oratoire et la plus délicieusement poétique de tout le théâtre de George Sand. Je ne vous en dirai rien cependant, ou je ne vous en dirai que cela aujourd’hui, parce que, comme on va la jouer à la Comédie-Française tout prochainement, je me réserve de vous dire l’impression qu’elle aura produite « sur ma pauvre âme déveloutée d’à présent », comme disait Renan. Mais je veux, cela vous amusera comme rétrospectif et comme peu connu maintenant, vous donner l’opinion qu’en avait un des plus célèbres et du reste un des plus sévères critiques du temps, Gustave Planche :

« Les personnages inventés par l’auteur de Claudie pour le développement de la thèse que je viens d’indiquer sont très simples et tirés de la vie réelle. Je ne dis pas que tous ces types soient conçus avec la largeur qu’on pourrait souhaiter ; plusieurs de ces personnages pourraient, en effet, donner lieu à des objections assez sérieuses ; mais il est certain, du moins, qu’ils n’ont rien d’imprévu, rien d’inattendu, rien d’invraisemblable. C’est pourquoi, tout en reconnaissant que l’auteur de Claudie n’a peut-être pas fait tout ce qu’il pouvait faire, et ses précédents ouvrages me donnent le droit d’exprimer cette réserve, je suis forcé d’avouer [toujours gracieux. Planche] que les figures mises en œuvre dans son drame nouveau sont revêtues de tous les caractères qui excitent l’intérêt et la sympathie. L’héroïne même du drame. Claudie, est une conception pleine à la fois de grâce et de grandeur. Elle a aimé, elle s’est confiée, elle a été trompée, elle est devenue mère, et son amant, qui avait promis de l’épouser, s’est retiré dès qu’il a vu s’évanouir les espérances de richesse qui avaient dicté sa promesse. Claudie porte sa faute avec vaillance. Elle dit… : « Ma faute n’est pas l’œuvre d’un cœur dépravé : corrompue, j’aurais été plus prudente ; j’aurais demandé des gages avant de me livrer. Pure et sans tache, je me suis livrée sans condition et sans arrhes… J’accepte mon malheur sans confusion et sans colère ; je ne réclame la protection ni l’indulgence de personne ; la conscience de ma loyauté suffit à calmer mes remords… Dieu a sondé mon cœur et sait pourquoi j’ai failli. Dieu m’a jugé, et sa justice me console de l’injustice des hommes. » — Assurément, il y a dans la conception et la composition de ce caractère une grandeur, une simplicité, une austérité que personne ne saurait méconnaître… »

De son côté Théophile Gautier disait : « La mode est aujourd’hui aux paysans… »

(On avait joué, deux ans auparavant, le Champi et, six mois auparavant, la Petite Fadette, « tirée du roman de George Sand par Charles Lafont et Anicet Bourgeois » ; à propos de quoi Gautier avait créé le mot rurodrame et avait prédit « qu’avant peu l’églogue au foin vert lasserait le public ». Claudie n’avait pas donné raison à ce pronostic.)

« … La mode est aujourd’hui aux paysans comme elle était naguère aux barons du moyen âge, et Claudie ne pouvait venir plus à propos avec sa cornette bise, sa jupe rayée, ses bas bleus et ses petits pieds dans de gros souliers… George Sand paraît vouloir faire un théâtre rustique. Claudie, comme le Champi, se passe entre paysans. Nous admettons volontiers cette donnée, qui peut fournir des scènes nouvelles. La campagne renferme des types nettement accusés et pourtant peu connus, comme ces fleurs qui croissent dans les bois et dont la beauté n’a pas d’appréciateurs ; car le braconnier pense à ses lièvres et le bûcheron à ses fagots. Les littérateurs, en France surtout, vivent à la ville, c’est-à-dire à Paris, centre d’activité intellectuelle et le seul endroit ou ils puissent tirer parti de leur talent. Ils ignorent donc entièrement les mœurs rurales… George Sand a eu cet avantage de se mêler à la vie des champs, de connaître familièrement ses modèles et de pénétrer dans l’intimité de la chaumière. Ses paysans ne sont pas des paysans d’opéra comique, des Jeannots en veste tourterelle et en culotte satin. Ils patoisent et portent des chemises de grosse toile, de larges braies et des vestes élimées ; c’est la différence d’un Adolphe Leleux à un Boucher… Le succès a été complet. Bocage a fait du père Rémy un type admirable de paysan patriarcal. Madame Lia Félix a su tirer parti d’un rôle tout en dedans (Claudie) presque muet et qui ne pouvait avoir de valeur que par la tenue et la pantomime. Fechter a été charmant et passionné dans le rôle de Sylvain, à qui il donne une délicieuse élégance rustique. »

De 1852 à 1860, ce fut pour George Sand ce que j’appellerai la « période du Gymnase » ou la « période de Montigny ». Elle fut très glorieuse pour George Sand et consacra la réputation dramatique que le romancier s’était déjà acquise par François le Champi et Claudie.

A la vérité, cette période Montigny ne commença pas trop bien. Elle commença par les Vacances de Pandolphe, pièce qui fut un insuccès, et assez mérité.

« Cette excursion sur le domaine de Watteau », comme dit Théophile Gautier, « ne fut pas aussi heureuse qu’on eût pu le désirer ». Et Gautier en a très bien vu la raison. Les Vacances de Pandolphe, qui est une fantaisie, est une fantaisie froide. La pièce pèche par abus de la simplicité. George Sand n’ose pas s’y livrer, s’y abandonner ; elle se contient et se réprime. Elle se réfugie dans une sorte de sobriété un peu terne qui est bien exactement le contraire de la nature de Lélia. Mais je ne dirais pas mieux que Gautier.

« Quand elle quitte le récit pour le dialogue [non pas toujours : Gautier oublie déjà Claudie ; on est toujours, surtout comme critique dramatique, sous l’impression du moment], au lieu de se livrer à sa passion, à son ardeur, à son éloquence, à son lyrisme, elle cherche toutes sortes de qualités négatives contraires à sa nature et à son talent. Elle se fait un parti pris de froideur, de sobriété, qui étonne et déroute. Un air de souffle janséniste [cette fois c’est aller trop loin] dessèche ces belles fleurs, une brume grisâtre estompe ses splendides horizons, et l’ennui descend comme une pluie fine et glacée, d’un terne ciel d’automne dont un rigorisme impitoyable a éteint l’azur. Tous ces sacrifices se font au nom de la simplicité… Simplicité, voilà qui est bien, mais il ne faut pas en abuser. La simplicité voulue est souvent plate et même l’involontaire… Nous comprenons que le poète, par cette facilité d’avatars qui le rapproche des dieux de la mythologie hindoue, aime à s’absenter de son corps et à revêtir pour quelque temps une individualité différente. George Sand a eu cette fantaisie d’habiter l’âme de Sedaine et de Berquin ; mais il serait temps qu’elle revînt à son moi abandonné… »

Elle y revint très vite par le Mariage de Victorine, qui fut considéré comme un chef-d’œuvre et qui, pour moi, n’est pas loin d’en être un. Ce n’était pas du Sedaine, quoique ce fût la suite et la fin du Philosophe sans le savoir ; c’était bien du George Sand, et de la meilleure. Délicatesse, sensibilité, éloquence du cœur, finesse dans l’expression des sentiments qui s’ignorent encore et déjà se découvrent eux-mêmes, composition libre et aisée, mais surveillée cependant et habile, style quelquefois un peu froid mais souvent exquis, le Mariage de Victorine est une perle dramatique de la plus belle eau.

C’est même la pièce de George Sand par excellence, celle où, non seulement elle n’imite personne, mais où elle ne s’imite pas elle-même et ne cherche pas à faire passer un de ses romans par le trou du souffleur, exercice toujours pénible et dont l’effort est sensible au spectateur. Le Mariage de Victorine a été rêvé librement et délicieusement après une lecture de Sedaine, et exécuté avec facilité et bonne grâce. C’est comme une comédie née d’un sourire.

Le Démon du foyer est de cette même époque. J’ai dit tout récemment ce que j’en pensais. Je ne le mets pas très haut ; mais je suis très loin de le mépriser. La petite pie-grièche est joliment peinte et le grand seigneur dilettante n’est point si mal campé sur ses talons rouges. C’est un tableau fort agréable.

Le Pressoir (1860) ne réussit point et ne méritait guère de réussir. C’est une paysannerie un peu lourde. Et puis « l’églogue au foin » commençait à « lasser ».

Entre temps, revenant à l’Odéon pour un instant, George Sand avait donné un Mauprat qui ne réussit pas du tout (1853), que j’ai vu, moi, quelque temps après la guerre, repris à l’Odéon, et que j’ai trouvé très original, un peu lent, mais souvent très beau. Il est vrai que M. Duquesnel nous avertit, dans un article du Gaulois d’il y a un mois, que ce Mauprat-là n’était pas du tout le même que celui de 1853. A la bonne heure ! Je n’aime pas que le public se trompe complètement.

De même, en 1855, elle avait donné à l’Odéon Maître Favilla, que ni je n’ai vu jouer ni je n’ai pu retrouver en brochure. J’ignore Maître Favilla. Il paraît que c’était une fantaisie très spirituelle et très originale.

En 1866, le Marquis de Villemer fit son entrée triomphale à l’Odéon. Ce fut la pièce qui eut le plus grand succès, pendant quinze ans, de toutes les pièces de ce temps-là.

De même que de nos jours, quand la Porte Saint-Martin n’a pas la veine, elle reprend Cyrano de Bergerac et immédiatement refait fortune ; de même en ce temps-là, aussitôt qu’il y avait une chute à l’Odéon, et ce phénomène n’est rare nulle part, on reprenait le Marquis de Villemer et la caisse retentissait joyeusement. Je crois même qu’il ne faudrait pas dire pendant quinze ans, mais pendant vingt. Ce fut une pièce de tout repos et de toute gloire.

On a dit, et je crois que le fait peut passer pour établi, que cela tenait à ce qu’Alexandre Dumas fils avait passé par là. Je le veux bien. Il y a, en effet, de l’esprit à la Dumas dans cette pièce : « Je le ferai passer pour mon fils. Personne ne s’étonnera que de ma jeunesse accidentée il me soit resté un fils. On s’étonnera seulement qu’il ne m’en reste qu’un. » — « Oh ! la jolie aquarelle ! Quelle délicieuse petite rivière entre ses berges abruptes ! Comme c’est vu ! — Mais ce n’est pas une rivière. C’est un chemin creux. — Ah !… C’est dommage ! ».

Oui, il y a de l’esprit à la Dumas fils ; mais il y a toute l’âme charmante de George Sand vieillie, c’est-à-dire plus aimable que jamais. Il y a une grâce dans la bonté et une mélancolie atténuée et fine qui sont des charmes. Notez que les types sont très vrais et, quoique facilement accessibles au spectateur, ne sont pas conventionnels. La marquise de Villemer, le jeune marquis de Villemer et le duc d’Aléria — je le dirai un peu moins de la jeune fille — ont des caractères très précis, très circonstanciés, sinon complexes, et sont très vivants.

Et la pièce marche ! Elle est très bien composée pour l’intérêt de curiosité et pour l’intérêt pathétique croissant. A tous les points de vue, elle se justifie, si je puis dire, de l’immense succès qu’elle a remporté. Elle ne saurait disparaître du répertoire, et je suis sûr qu’elle n’en disparaîtra pas.

Il est vrai qu’il y faut un grand premier rôle excellent et vraiment jeune encore (Ah ! comme c’était joué par Berton père !) et une vieille très distinguée, très aristocratique et très spirituelle, une Madeleine Brohan, pour le rôle de la marquise.

Au point de vue métier et au point de vue de l’histoire littéraire, il faut observer qu’avec le Gendre de M. Poirier, tiré par Augier et Sandeau de Sacs et Parchemins de Sandeau, le Marquis de Villemer, tirée du roman qui porte le même titre, est la seule pièce tirée d’un roman qui ait vraiment réussi. Les jeunes auteurs, ou plutôt les étudiants en littérature dramatique, feront bien de lire attentivement et de scruter avec diligence ces deux ouvrages, pour voir comment on peut et l’on doit s’y prendre pour extraire d’un roman la pièce de théâtre qu’il contient toujours mais qu’il n’est jamais, qu’il ne peut pas être. A ce titre, voilà deux pièces de théâtre qui doivent être retournées de main diurne et nocturne, confrontation faite avec les romans d’où elles sont tirées, par tous les Français de ce siècle, puisque tous les Français de ce siècle se destinent à la carrière dramatique à partir de la quinzième année.

Je ne dirai rien, ou presque, de Cadio, de les Beaux Messieurs de Bois-Doré, qui sont à peu près du même temps et qui, eux aussi, furent des pièces extirpées des romans plus ou moins célèbres, plus ou moins obscurs, de George Sand. Ils le furent d’une main moins savante et moins adroite. J’ai fort aimé cependant les Beaux Messieurs de Bois-Doré, trop mélodrame, mais par moments fort brillant ou fort vigoureux. Et puis le roman m’avait tant plu ! Avez-vous lu les Beaux Messieurs de Bois-Doré ? — Jamais de la vie ! — Bien entendu. Eh bien, vous avez entendu parler de l’Astrée et, redoutant de lire ce vieux roman, vous ne répugneriez pas à vous en donner une petite idée ? Or, le plus agréable moyen de lire l’Astrée, c’est de lire les Beaux Messieurs de Bois-Doré, au moins la première moitié ; car la seconde est très inférieure. Et c’est une chose instructive en même temps que ravissante.

Tout compte fait, George Sand a trop écrit pour le théâtre, évidemment ; mais elle a donné un certain nombre de pièces très intéressantes et quatre pièces supérieures : François le Champi, Claudie, le Mariage de Victorine et le Marquis de Villemer. C’est un bilan très glorieux.

George Sand critique §

On a célébré George Sand à tous les points de vue depuis quelques semaines, comme il était juste. On a oublié, comme il était assez naturel, George Sand critique littéraire et critique dramatique.

Elle le fut, et très souvent, d’abord parce qu’elle ne savait pas refuser à quelque ami un article de louange, — toujours soucieuse, du reste, de vérité et d’indépendance ; voir dans Questions de littérature et d’art son article sur le Jules César de Napoléon III, très sympathique, mais aussi très nettement républicain, et qui lui fait le plus grand honneur ; — ensuite parce que cela l’amusait fort de causer littérature la plume à la main, comme presque tous les littérateurs.

Quand je dis qu’elle ne savait pas refuser un article aimable à quelque ami, il faut bien qu’on sache cependant que, parfois, comme on abusait de sa complaisance, elle se rebiffait. Victor Hugo, pour Quatre-vingt-treize, je crois, lui ayant fait demander quelques lignes, elle se fâcha, selon la manière de se fâcher qui était la sienne, c’est-à-dire qu’elle se mit à rire, et elle dit : « Ma foi, j’ai fait vingt articles sur Victor Hugo ; il n’en a jamais fait sur moi. Dites-lui donc qu’il s’y mette et qu’il me rattrape. Quand nous serons à compte égal… »  .

Elle avait quelquefois l’épigramme douce et jolie à ce sujet. Mon père lui ayant envoyé sa traduction en vers de Sophocle accompagnée d’une lettre en vers très bien tournée, elle répondit très gentiment et de la meilleure grâce du monde. Bien. Mais, trois mois après, elle dit à un ami commun ; « Ce M. Victor Faguet, … vous savez… Eh bien, il est admirable ; il est vénérable. Il m’envoie son ouvrage, il m’envoie de jolis vers, et il ne me demande pas d’article ! Cet homme est bien extraordinaire. Je ne le lui ai pas assez dit. Vous le lui direz… »

Quand je songe que j’aurais pu profiter de ces courtes relations épistolaires entre mon père et George Sand pour aller lui présenter mes respects quand j’étais à l’Ecole normale et qu’elle demeurait à cent pas de là, rue des Feuillantines ! J’y ai songé ; mais j’étais timide et peu visiteur à cette époque. J’ai cessé d’être timide. Enfin, je n’aurai jamais vu George Sand face to face. Je le regrette.

Pour en revenir à George Sand critique, on trouvera quelques-unes de ses études critiques — car beaucoup se sont perdues — dans Autour de la table, Impressions et Souvenirs, Questions d’art et de littérature. C’est à ce dernier recueil que je m’attacherai aujourd’hui, parce que c’est celui-ci qui contient le plus d’études de littérature dramatique.

On y trouve d’abord, pour commencer par cela si vous voulez, de très curieux renseignements sur quelques-uns des grands acteurs du temps.

Ce fut, par exemple, une grande date de l’histoire de Cabotinville, comme dit M. Bergerat, que le 9 février 1833. Ce jour-là, Mme Dorval et Mlle Mars se rencontrèrent sur la scène du théâtre-Français pour jouer le Mariage de Figaro. Mlle Mars jouait Suzanne, et Mlle Dorval la comtesse, rôle dolent, qui, ce me semble, ne lui convenait pas beaucoup. Il y avait des Marsiens et des Dorvalistes. C’était un renouvellement de la querelle des partisans de Mme Duchesnois et des partisans de Mlle Georges. Cependant, en 1833, on n’en vint pas aux coups de canne. C’était aussi un épisode et un aspect de la querelle des classiques et des romantiques. Les classiques étaient pour Mars, les romantiques pour Dorval.

La différence des deux talents ? L’une avait plus de style, et l’autre plus de passion. Figurez-vous Mme Duse et Mme Bartet. D’après tout ce que je sais d’elles, ce doit être cela.

Les renseignements de Mme Sand sont tout à fait précieux. L’article est de février 1833. De Mlle Mars George Sand dit, entre autres choses : « Mlle Mars est plus correcte ; elle a un genre de grâce plus étudiée, plus coquette. Comme elle se donne plus de peine pour plaire, il faut bien qu’on lui en tienne compte… Quelle justesse inimitable de gestes ! Quelle exquise gentillesse d’intentions ! Que de fraîcheur dans cette voix ! Que de finesse dans ce sourire ! Que de finesse et de soin dans les moindres détails de la pantomime !… »

De Mme Dorval elle disait : « Sans avoir étudié plus consciencieusement son art, elle a peut-être reçu des lumières plus vives ; son esprit est peut-être plus souple en même temps que sa taille et ses traits. Il y a en elle un plus sincère abandon de la théorie, une plus grande confiance dans l’inspiration, et cette confiance est justifiée par une soudaineté presque magique dans toutes les situations de ses rôles. Le principal caractère de son jeu… c’est le jet inattendu et toujours brûlant de ses impressions. Jamais on ne devine le mot qu’elle va dire… »

Mme Sand, dans une jolie page de critique « à la Janin », suppose que Mlle Mars doit avoir pour elle les femmes aux yeux bleus, et Mme Dorval les femmes aux yeux noirs : « Alors de belles femmes aux yeux bleus, au front droit et ferme, laissèrent échapper de leurs lèvres calmes et discrètes ces éloges épurés que Mlle Mars aime sans doute à mériter. Elles déclarèrent que le personnage de Clotilde [dans le drame de F. Soulié intitulé ainsi] était le plus fermement tracé qui eût encore paru sur la scène moderne ; elles rappelèrent tous ces mots si solennellement vrais, toutes ces notes de l’âme si nettement attaquées et cette expression calme, profonde, ce recueillement presque religieux de la passion qui fermente, ces larmes du cœur qui ne vont pas jusqu’aux yeux et toutes ces nuances délicates d’une douleur immense que l’infortunée Clotilde semble impuissante à comprendre, tant elle est effrayée de la sentir… ». — « Mais de jeunes femmes aux cheveux noirs, aux lèvres vermeilles et mobiles, dont les grands yeux brillaient au travers d’une humidité mélancolique, dont la parole était plus brève et l’expression plus pittoresque, répondirent à leurs pâles compagnes… »

George Sand reconnaît du reste que Mlle Mars a ce mérite d’avoir devancé Mme Dorval dans la carrière et d’avoir pu donner quelques leçons dont Mme Dorval a pu profiter : « Mlle Mars a été un interprète admirable des poètes vivants. La première, elle nous a révélé le drame de Dumas et de Victor Hugo ; elle a marché avec son siècle ; elle a ouvert le chemin à une littérature nouvelle, et Mme Dorval, appelée à en suivre le progrès et à en assurer le triomphe, a recueilli là où l’autre avait semé ; ce n’est pas à dire qu’il faille reprocher à Mlle Mars d’être venue trop tôt… »

Au fond, en sa qualité de « femme à l’œil sombre », George Sand est évidemment plutôt pour Mme Dorval. On le voit bien dans un autre article consacré à Mme Dorval seule et où George Sand n’est plus forcée de se tenir sur la corde raide du parallèle avec le balancier des équivalents. C’est dans cet article qu’on voit l’impression aiguë que Mme Dorval a dû produire sur ses contemporains. Faisant parler un certain Mario (Chopin ? C’est de 1837. Peut-être est-ce tout simplement elle-même), elle lui fait dire : « .… Tenez, quand je viens m’asseoir ici, quand je me jette sur les banquettes de ce théâtre, opprimé que je suis par la violence de mon mal, brûlé par la fièvre…, alors si cette femme paraît sur la scène avec sa taille brisée, sa marche nonchalante, son regard triste et pénétrant, alors savez-vous ce que j’éprouve, ce que j’imagine ?… Il me semble que je vois mon âme ; que cette forme pâle et triste et belle c’est mon âme qui l’a revêtue pour se montrer à moi, pour se révéler à moi et aux hommes. Alors cette femme parle ; elle pleure, elle maudit, elle invoque, elle commande, elle se désole. Oh ! comme elle crie ! comme elle souffre ! Quel féroce plaisir j’éprouve à la voir pleurer ainsi ! C’est qu’elle répand toutes ses impressions aussi pures, aussi violentes qu’elle les reçoit ; cette âme conçoit et elle produit en même temps ; cette femme est elle-même ce qu’elle paraît être… Voyez ces cheveux fins et soyeux qui semblent s’animer sur son vaste front ! Voyez sa peau qui blêmit et tout son corps que la douleur brise ! Eh bien, c’est moi que vous voyez là ; c’est mon âme qui est dans cette femme et qui la fait se tordre et délirer ainsi… »

Allons, nous qui ne sommes pas romantiques, nous dirons que Dorval avait un jeu énergique et nerveux comme Desclée, Mme Duse, Mme Réjane et Mme Brandès.

Sur Bocage, vous vous y attendiez, des renseignements, surtout biographiques, très précieux. « Bocage était le représentant, en chair et en os, de la littérature exubérante de son temps… (Ceci est écrit en 1867.) Il avait l’aspect souffrant, gauche et expressif ; son visage avait la beauté intellectuelle de la forte inspiration et son regard brillait du feu sacré… Ses conseils m’ont ranimé et retrempé vingt fois, non pas seulement par rapport aux choses d’art. Il avait, au milieu de beaucoup d’erreurs et de préventions, un sens profond et admirablement généreux des choses de la vie. Son idéal était chevaleresque… Tel je l’ai connu pendant trente ans. Il était difficile de ne pas se brouiller avec lui : il était susceptible et violent. Il était impossible de ne pas se réconcilier vite avec lui : il était fidèle et magnanime. Il vous pardonnait admirablement les torts qu’on n’avait pas eus envers lui, et cela était aussi bon, et aussi beau qu’un pardon réel puisque son imagination y allait de bonne foi. »

Frappé à mort, il voulut à toute force jouer les Beaux Messieurs de Bois-Doré (1861). On disait : « Il en mourra. » Il écrivit à George Sand : « Je sais ce qu’on vous dit de moi, mon amie ; mais prenez garde ! Si je joue ce rôle, j’en mourrai peut-être ; mais si je ne le joue pas, j’en mourrai à coup sûr. » Il en mourut, en effet, ou à peu près ; car moins de deux ans après cette dernière campagne il avait cessé de respirer, ce que, depuis plusieurs années déjà, il ne faisait qu’avec une difficulté extrême.

Son rôle (Silvain de Bois-Doré) fut repris par Lafont en 1867, avec des moyens et une conception de l’art tout à fait différents, mais un succès, nous dit George Sand, presque égal. Celui-ci, je l’ai vu. Il avait le plus grand air du monde. C’est un de mes bons souvenirs de jeunesse.

C’est en s’attendrissant sur ses souvenirs à elle, que la bonne Sand nous confie, croit nous confier, comme si nous ne le savions pas depuis 1835, qu’elle a toujours adoré les comédiens. Comparaison imprévue entre les comédiens et les paysans ; mais que voulez-vous ? puisque ç’ont été les deux amours, j’entends collectives, de George Sand, il faut bien qu’elle trouve entre eux quelque chose de commun : « Je pensais n’avoir à parler que de Bocage. J’ai fait innocemment ma réclame ; on me le pardonnera. J’aime les comédiens ; cela scandalise quelques esprits austères. On m’a reproché aussi d’aimer les paysans. Ce sont deux travers dont je ne rougis pas. Je les connais ; j’ai passé ma vie avec eux, et je les ai dépeints comme je les ai vus. Les uns nous donnent, au grand soleil, le pain du corps ; les autres, à la lueur du gaz, nous donnent le pain quotidien de la fiction, si nécessaire à l’esprit inquiet et troublé par la réalité… »

Le volume que j’ai sous les yeux contient un article très intéressant sur l’Aventurière d’Augier. On sait que l’Aventurière, qui eut beaucoup de succès devant le public en sa nouveauté (mars 1848), ne fut pas très bien accueillie de la critique. Gautier fut… nonchalant à son égard : bienveillant, mais nonchalant. Il dit, en quatre lignes bien tournées : « Bon élève de Molière quant au style » ; puis il fit une analyse consciencieuse et froide de la pièce.

Planche, plus explicite, fut plus dur. Il loua la gaieté des trois premiers actes, puis fit remarquer (non sans raison) que les deux derniers sont un drame noir cousu assez maladroitement à une comédie et que « la juxtaposition de ces deux pièces » d’un ton si différent « ne pouvait produire une œuvre harmonieuse ». Il condamna donc, en somme, l’Aventurière, tout en en louant fort certaines parties et tout en reconnaissant que l’auteur avait décidément une véritable vocation pour la comédie.

Janin fut féroce. Il trouva que la pièce était une mauvaise imitation de Robert Macaire ; que c’était une « vieille comédie taillée sur les plus vieux patrons, écrite en vers spirituels, négligés et d’une forme vieillie depuis un siècle ». — « Ah ! s’écriait-il, avec l’accent de l’accablement, cinq actes de ces fanfaronnades, de ces amours sans printemps, de ce vieillard imbécile, de ce jeune homme que son père ne reconnaît pas, de cette courtisane frappée d’un amour subit pour un homme qui la méprise, de ce picaro qui vit aux dépens d’une fille ; cinq actes d’une comédie dans l’enfance de l’art dramatique, c’est à périr d’ennui, de fatigue et de désespoir. Pourtant la pièce a réussi : elle a été applaudie et admirée à outrance. Pas un sifflet, pas un murmure. On disait de toutes parts que ces vers si peu rimés étaient de très bons vers. A la bonne heure ! On est un poète à bon marché, chez nous. »

George Sand ne se trompa point sur l’extrême mérite de l’Aventurière et sur ce que cette pièce avait de nouveau, de très nouveau. Elle est frappée d’abord de ce style qui tient le milieu entre celui de la comédie et celui du drame, très composite, certes, fruit d’un labeur ingénieux, mais, à cette date, très révélateur d’une réaction salutaire et d’une nouvelle position prise sur le champ de bataille littéraire. Lisez attentivement ; c’est quelquefois mal écrit ; mais c’est vu très juste :

« Une versification facile et pourtant colorée, un heureux choix d’expressions, un dialogue excellent, une lange accentuée et coulante, alliance bien rare aujourd’hui et qu’il a fallu conquérir au prix d’un engouement exagéré pour le romantisme et d’une réaction exagérée contre le romantisme depuis vingt ans ; un ton comique très chaud et ne franchissant jamais la limite du goût ; un ton pathétique très tendre ou très passionné qui ne tombe jamais dans le niais ou qui ne s’égare jamais dans le faux et le forcé : voilà les qualités de style qui, au bout de dix vers [elle exagère tout de même, la bonne dame], saisissent et rassurent, dans la manière de M. Augier. »

Elle comprend surtout que, par son fond même, l’Aventurière est une transition entre le romantisme et le réalisme, entre le drame romantique et la comédie réaliste qui va naître, timidement mais très précisément, avec Gabrielle. Tout ce qui suit est un factum contre le drame romantique, et en soi il n’est pas mauvais ; et qu’il ait été inspiré à George Sand par l’Aventurière, c’est la marque que George Sand avait bien compris :

« L’action est simple et sage, grand mérite à nos yeux. Elle se pose naïvement comme une comédie de Molière et se comprend tout d’abord, autre mérite bien vieux et redevenu bien nouveau. C’est un tableau d’intérieur, une famille troublée par un de ces malheurs que tout le monde a vus, que tout le monde peut apprécier. Les types sont connus, parce qu’ils sont vrais et de tous les temps. Peu à peu l’action se développe sans se compliquer, et l’intérêt n’a pas besoin, pour grandir, de recruter des figures inattendues ou d’accumuler des accidents invraisemblables. Cette action suit le principe qui nous a toujours paru le seul vrai, le seul utile dans l’art dramatique ; c’est-à-dire que l’intérêt naît… d’une suite de modifications dans les idées des personnages, dans leur affection, dans leur être moral en un mot. On s’attache d’autant plus à leurs passions, qu on est moins distrait par leurs aventures, et le spectateur aime à se demander naïvement, à la fin de chaque acte, ce qu’ils vont penser et ce qu’ils vont résoudre. Il y a là un imprévu et une surprise beaucoup plus saisissants que l’attente de ces surprises de fait, si compliquées, si brusques, si fatigantes et si usées déjà, grâce aux prodigieuses ressources des faiseurs en renom. Et comment ne se lasserait-on pas de ce qui n’a aucune signification morale ? Que nous importent ces incidents dramatiques qui tombent du ciel comme des caprices de la destinée et qui pourraient tout aussi bien arriver d’une manière que d’une autre ? On a dépensé souvent, pour entrecroiser tous ces hasards dans une seule pièce et pour les débrouiller en dénouement, plus de talent et de savoir-faire qu’il n’en eût fallu pour faire cent actions suffisantes chacune à une bonne pièce. Il n’y a rien de plus affligeant que cette habileté ; c’est la décadence et la mort de l’art ; et ce qui désole, c’est que ce sont de grands artistes qui ont travaillé pendant vingt ans à commettre ce parricide. »

Il n’y a dans les Questions d’art et de littérature qu’un seul article sur Alexandre Dumas fils, mais il est très important. Il se rapporte à la pièce célèbre, les Idées de Madame Aubray. Or, les Idées de Madame Aubray, il appartenait bien à George Sand d’en parler, car cette pièce était un peu à elle. Les Idées de Madame Aubray, c’est Claudie repensée, méditée, approfondie et tournée au drame philosophique ; mais en son fond, la comédie les Idées de Madame Aubray, c’est Claudie. A cela Mme Sand ne songe point du tout ; l’amour-propre littéraire lui étant absolument inconnu ; ou, si elle y songe, elle ne s’arrête pas un seul instant à cette idée et n’en dit mot ; mais son article se ressent de ce qu’elle a écrit Claudie quinze ans auparavant : elle connaît le sujet, elle connaît la question.

Aussi elle s’aperçoit très bien, sinon de son influence à elle, du moins de l’influence de l’esprit de 1848 sur Dumas fils en 1867. Elle se dit : « Tiens ! Tiens ! le voilà qui devient socialiste… ou chrétien… Oh ! mon Dieu ! c’est la même chose. » En 1848, c’était vrai. Elle écrit dès les premières lignes : « … Mme Aubray, ainsi faite, soulève un problème qui date de loin et qui paraît toujours nouveau dans notre monde païen, mal converti à la doctrine évangélique. Elle croit simplement à la conversion du pécheur. Nous appelons cela aujourd’hui la réhabilitation, et toutes les écoles socialistes de notre siècle cherchent un idéal renouvelé de l’idéalisme chrétien. Toutes, comme Mme Aubray, marchent dans les pas sacrés qu’un doux et divin maître a laissés ineffaçables sur la poussière des siècles. Quels que soient le nom et la tendance de l’école, il y a toujours au fond ce mot d’ordre : « Tolérance ou pardon ; réhabilitation ou excuse. »

Puis, pénétrant dans la trame même, dans la contexture de la pièce, George Sand distingue très bien que ce qui en fait l’intérêt dramatique, c’est une lutte, un conflit entre le sentiment et la raison, et que par cela la pièce avait une largeur extraordinaire, enveloppait, en vérité, l’humanité tout entière ; car raisons du cœur, raisons de la raison, c’est ce qui pèse sur nous tous sans cesse (plus encore que passions et tout autant) et nous détermine soit en un sens, soit en un autre. Cette page de philosophie dramatique est excellente :

« Ce sujet… était difficile et dangereux entre tous. Il s’agissait de forcer le public à donner raison à une personne qui, aux yeux de la raison, a absolument tort. Il fallait battre en ruine tous les arguments, et les plus forts arguments de cette raison pratique et courante qui est la moitié de notre âme — oui ; mais ce n’en est que la moitié. Le sentiment est l’autre moitié de nous-mêmes, et en somme c’est lui qui, bon ou mauvais, l’emporte presque toujours dans la vie, dans la société, dans l’histoire  » (Exemples.)… « En vérité, je vois bien que la raison gouverne nos esprits ; mais je vois qu’à tous les instants de la vie notre conduite lui échappe et que si le sentiment nous a précipités dans mille désastres et dans mille folies, lui seul aussi nous a fait faire les grandes choses qui marquent les victorieuses phases de notre civilisation. Donc Mme Aubray, c’est la lutte de ce qui constitue notre nature à tous. Elle écrit mal quand elle fait un article, parce qu’elle le parle ; je crois qu’elle dictait ; mais on comprend ; c’est l’essentiel.] Ce n’est pas un problème social soulevé pour le plaisir du paradoxe, c’est une étude des deux forces qui se combattent en nous : le doute éclairé d’en bas, l’espérance éclairée d’en haut [ici ce n’est pas précisément de mauvais style], ôtez-nous un de ces éléments, nous n’existons plus, nous n’imaginons plus… Supprimez la foi : le monde acceptera aveuglément ce qui est aujourd’hui, sous prétexte que demain n’est pas à nous, proposition raisonnable mais stupide, parce qu’elle paralyse… C’est avec un art infini, une adresse merveilleuse et surtout une bonne foi complète, que l’auteur a exposé cette lutte universelle, résumée par les agitations intérieures de quelques personnages pris dans le milieu le plus actuel et le mieux connu… »

Elle comprend encore très bien que toute œuvre d’imagination n’est, après tout, digne de l’estime des hommes que si, en son fond, et par les réflexions qu’elle suggère, par l’état d’âme où elle nous laisse, elle est, tout comme un dialogue de Platon, une recherche de la sagesse, que si elle se demande, au moins, même quand elle ne peut pas répondre : « Où est le vrai ? où est le bien ? où est-ce que nous avons de mieux à faire ? »

Elle le dit très bien, et elle dit en même temps quelque chose de très juste, c’est que le philosophique ne doit pas prêcher, mais convier à penser et à chercher ; et encore que le théâtre philosophique, « théâtre à idées », ne doit exprimer des idées que sous forme de passions, que quand — l’ai-je assez dit, sans me douter que je plagiais George Sand ? — que quand les idées sont devenues des passions. Tout cela, elle l’exprime avec force et, s’agissant des Idées de Madame Aubray, c’est très à propos..

« La vérité, nous n’y sommes pas ; mais nous y aspirons sans cesse, et s’il existe un chemin pour nous y conduire, c’est l’analyse désintéressée et l’examen courageux du pour et du contre. Toute autre étude est vaine, et, si l’on y fait bien attention, cette recherche de la vérité est au fond de toutes les œuvres réussies et vraiment solides. Elle est dans le Misanthrope comme elle est dans Hamlet, et comme le théâtre n’est pas une chaire où les révélations s’affirment, mais une tribune où les aspirations se manifestent, c’est par l’exposé des passions que la vérité se dégage et va frapper les yeux et toucher les cœurs… »

Enfin, revenant à l’auteur même, George Sand s’avise très bien, et nous avise, que ce n’est qu’à partir des Idées de Madame Aubray que Dumas fils tend vers le grand [il n’y a pas atteint ; mais George Sand ne pouvait pas le savoir d’avance, que par cette pièce il se détache du peloton des hommes d’esprit et de talent pour entrer dans un autre, plus circonscrit et plus glorieux. « Ceux dont l’opinion résiste à la morale de la pièce disent aujourd’hui que, sans l’immense habileté de l’auteur, elle n’eût pas été acceptée… Soit ! Qu’est-ce que cela prouve, sinon que l’habileté mise au service du bien et du bon trouve sa véritable puissance ?… C’est alors qu’elle change de nom, s’il vous plaît, et qu’elle devient quelque chose de plus que le talent. On est convenu d’appeler autrement, en littérature, l’emportement lyrique qui touche aux nuages. Oui, certes, le génie est là ; mais il est aussi dans l’examen attentif et profond des mouvements de l’âme humaine et dans l’art de porter la conviction en s’emparant de l’intérêt. Habile, tant que vous voudrez ; M. Dumas fils est plus ingénieux qu’adroit. Il est une force de premier ordre a partir des Idées de Madame Aubray. On ne soulève pas de montagnes avec de l’esprit seulement. »

J’aurais encore à suivre George Sand à travers une foule d’idées littéraires, à la vérité ressortissant moins à la littérature dramatique, mais qui vous intéresseraient infiniment (sur ses œuvres à elle-même, sur Madame Bovary, sur Salammbô, sur l’Education sentimentale, sur la question du « réalisme ») ; mais ce feuilleton est déjà long, et puisque nous sommes de loisir, à une prochaine causerie, s’il vous plaît.

George Sand critique :
Sur elle-même, sur Flaubert, sur Dumas fils, sur la question du réalisme, etc. §

Dans un précédent article, j’ai suivi George Sand à travers un certain nombre de questions de littérature dramatique ; aujourd’hui, pour compléter et pour finir, au risque de sortir un peu des limites ordinaires de cette chronique, je considérerai un peu George Sand critique littéraire, hors du théâtre, s’occupant des destinées du roman et de la littérature en général. C’est un petit excursus, comme disaient les pédants nos pères. Je crois que vous ne regretterez pas de l’avoir fait.

George Sand, dans Autour de la table et dans Questions d’art et de littérature (et n’oubliez pas qu’il faut compléter les choses par la lecture de sa Correspondance avec Flaubert, mais pour le moment limitons-nous), a traité une foule de questions très diverses ; notamment dans les Questions d’art elle consacre bien la moitié d’un volume aux poètes populaires ou plutôt aux poètes ouvriers de 1840-1848, Magu, Poncy, Savinien Lapointe, etc., etc.

Toute cette littérature poétique nous paraît aujourd’hui un peu démodée. Il faut songer que, de par l’illustration de Reboul et de Jasmin, l’attention était alors très fortement attirée du côté des poètes ouvriers. On voyait là un renouvellement de la littérature, une « nouvelle sève » ou une « nouvelle couche », prenez la métaphore que vous voudrez. Béranger, partie mystificateur, car c’était un vieux sournois, partie cédant à ce besoin qu’il eut toujours de caresser la popularité, la seule idole qu’il ait eue, et enfin partie sincère, peut-être, écrivait à Poney, le 19 août 1842 :

« … Je ne rime plus pour le public, mais je rime encore pour moi des chants qu’il n’aura qu’à ma mort. Or, je viens d’adresser ma chanson aux ouvriers-poètes, et vous jugez si j’ai dû penser à vous. Dans un des couplets, je les engage à rester fidèles à leurs outils. Se faire de la littérature un poste pour déserter son métier, c’est faire croire qu’on méprise la classe dans laquelle on est né, c’est ne plus vouloir être peuple ; et ce peuple, comment le relèvera-t-on si, dès qu’on s’en distingue par quelque rare talent, on se hâte de s’en séparer ? Si cela vous est possible, mon enfant, restez maçon sans rien négliger pour être grand poète. Sachez que toute ma vie j’ai regretté d’avoir été forcé par mes parents de quitter la profession d’imprimeur ; cet état eût assuré mon indépendance, et il faut être indépendant pour être poète. En vous parlant ainsi, je me mets au nombre de ces amis que je vous recommande de rechercher. Je ne pense pas que cela vous fasse peine ; moi, je m’en fais honneur. »

Du reste, tous ces poètes ouvriers de 1840 à 1848, que George Sand nous cite, ont vraiment un petit talent agréable. Ils ont ceci de particulier, qu’ils n’ont aucunement subi l’influence du romantisme. Ils sont simples, unis, un peu faibles et d’une douce sensibilité. Leur vrai successeur, et qui les résume pour ainsi parler, c’est Eugène Manuel, auteur, précisément, des Ouvriers. Lisez Manuel, qui, tout compte fait, est lisible, vous aurez la note de toute cette poésie populaire de 1845.

En général, comme Béranger, moins le talent, ils sont bons, souriants, bénisseurs, et ardemment patriotes. Ont-ils changé depuis ? Je le crois. Je n’ai pas assez d’information sur ce point ; mais voici un document assez curieux. Je trouve dans une plaquette en vers de M. Edmond Aubé, intitulée Epitres (1904), une ode d’un « peintre verrier » qui est un renseignement assez précis, quoique isolé, pour que je le sauve de l’oubli en le faisant entrer dans la collection de ce journal. Donc à M. Edmond Aubé (ne pas confondre : ce n’est pas de lui ; il est dans des sentiments très différents), à M. Aubé le peintre verrier Gustave Dupin écrivait le 7 mai 1883 :

Sans doute l’amitié, c’est une sainte chose,
Car elle ennoblit ceux qui lui sont asservis,
Et rien n’est plus touchant que les soins qu’elle impose
A deux cœurs indivis,

Mais, hélas ! un seul point sans retour nous sépare.
Cet écueil tôt ou tard saura nous désunir :
Toi, soldat du passé, moi vaillant qui prépare
Le riant avenir.

Ils sont charmants pour toi, ces temps chevaleresques
Où d’estoc et de taille on se frappait sans fin ;
Les seuls talents d’alors étaient les soldatesques,
L’honneur auspadassin.

Il n’est nul fait guerrier dont le cœur ne s’éprenne,
Et tu tressailles d’aise au récit d’un combat,
Et tu lis sans pâlir les horreurs de Turenne
Dans le Palatinat.

Mais il n’est pas écrit qu’ici la guerre fasse
Le sort des nations, et qu’un tyran hautain
Et ses traîneurs de sabre en rut prennent la place
Du peuple souverain.

Quoi ! le monde serait sous la loi des rapières,
Et les plus grands héros les plus grands assassins !
Et la lutte sauvage, ouvrant les cimetières,
Fixerait nosdestins ?
Puisque tu vois l’honneur dans le sang des batailles,
Que tu strangulas l’art avec un ceinturon,
Puisque ton cœur s’émeut et puisque tu tressailles
Aux accents du clairon ;

Il faut rompre, morbleu ! je ne suis pas des reîtres,
Admirateurs bâtards des noirs temps féodaux.
Je suis libre à jamais. Je ne veux pas de maîtres
Non plus que de drapeaux.

Je veux l’extinction des cohortes guerrières
Et je veux, d’un désir ardent, passionné,
La grande liberté de toutes les lumières
Au vieux monde enchaîné.

Mais chut ! Voici venir l’heure des représailles.
La vieille humanité gît en mal de progrès,
Et le fruit nouveau-né sortant de ses entrailles
Annonce son décès.

Et le jour où chacun, sans peur des fusillades,
S’armera de nouveau dans Paris endormi,
Si tu te tiens, ami, devant les barricades,
Moi, de ce côte-ci ;

Mon fusil ajusté visera ta poitrine,
Et, laissant de côté tout attachement vain,
Le sentiment profond de ma sainte doctrine
Affermira ma main.

Je ne discuterai pas ici les idées de cette églogue ; mais vous conviendrez que ces poètes antipatriotes ont un bien remarquable talent. Ils touchent au génie.

Les poètes-ouvriers de 1840-1850 en avaient aussi, peut-être un peu plus, s’il est possible ; mais ils étaient dans des idées toutes différentes, quoique tous républicains et tous socialistes. Il faut bien qu’on change un peu.

George Sand les a adorés. Elle les célèbre et elle les cite. Une moitié des Questions d’art et de littérature est un florilège de leurs œuvres, que l’on ne trouve plus guère que là. C’est très intéressant à consulter. Un historien de la littérature française qui voudrait être complet — mais qui peut l’être ? — devrait jeter un coup d’œil de ce côté.

George Sand, malgré une modestie qui fut parfaite, qui ne fut nullement jouée, qui était le fond même de sa nature, a très souvent parlé d’elle et de ses œuvres. Elle avait à se défendre ou, tout au moins, à s’expliquer, surtout relativement à ses premiers ouvrages, que l’on s’obstinait à prendre pour des manifestes et qu’elle prenait tout simplement pour des romans ; en quoi elle avait absolument raison.

D’Indiana et de Valentine, elle dit très posément, en 1836 : « Ce ne sont pas des pamphlets contre le mariage, ce sont des tableaux exacts et fidèles (lisez des confidences ou confessions). C’est au lecteur à juger des souffrances morales infligées à une âme délicate et pure par la brutalité impérieuse et par l’égoïsme poli. Comme le mariage et l’amour peuvent très bien exister en dehors de ces deux conditions, la vérité du tableau n’a rien à faire avec les institutions. »

Et il faut avouer que le raisonnement est inattaquable. Et George Sand continue, se sentant ici sur un terrain très ferme : « Faut-il donc dire que l’égoïsme et la brutalité seront à jamais protégés par un privilège inviolable et sacré et que la poésie n’aura pas le droit de les atteindre [que le poète n’aura pas le droit d’y toucher ? Chose singulière ! Indiana, qu’on a donné pour un plaidoyer contre le mariage et l’amour, se résout dans une affection pure et sereine, assez sûre d’elle-même pour ne craindre ni la durée ni le nombre des jours pareils, assez sainte et sérieuse pour demander à Dieu de la bénir, assez dévouée pour compter sur l’avenir. L’union d’Indiana et Ralph, qu’est-ce autre chose que l’amour dans le mariage ? »

Si vous voulez. Du moment que cela finit bien ! Convenez cependant que cela avait mal commencé. Enfin, tout compte fait, elle a raison.

Elle l’a encore, et cette fois décidément, pour Lélia. Vous ne sauriez croire les sottises que l’on avait dites sur Lélia. C’avait été une fureur où, pour mon compte, je ne comprends rien. Lélia avait paru une œuvre satanique. Janin avait dit, le bon Janin : « … la révoltante, la dégoûtante Lélia ». D’autres avaient trouvé moyen d’en dire pis. Sans citer aucun de ses détracteurs (pas une ligne ; c’est très distingué), George Sand répond par une simple analyse de Lélia, analyse qui, contre l’habitude de George Sand, est d’une précision, d’une netteté, d’une littéralité à servir de modèle : « On m’accuse, dit-elle, d’avoir écrit contre les lois sociales et en faveur de je ne sais quelle liberté de la passion déchaînée. En ce cas j’aurai, dans Lélia, bien mal plaidé ma cause. N’est-ce pas, en effet, un singulier avocat que celui qui, voulant donner gain de cause à l’enthousiasme irréfléchi contre la réalité positive, prend à partie l’enthousiasme même, le discute, le décompose, l’interroge obstinément pour lui faire avouer sa folie ?… La poésie n’a-t-elle pas le droit de prendre pour sujet de ses études les exceptions douloureuses qui passent du désabusement au désespoir, du désespoir au doute, du doute à l’ironie, de l’ironie à la pitié, de la pitié à la résignation sereine et impassible, au dédain religieux et grave de tout ce qui n’est pas Dieu ou la pensée ? »

Ma foi, voilà qui est bien résumé. « Je n’aurais pas mieux fait, moi qui m’en pique. » Je viens de relire Lélia pour rapprocher de la Correspondance avec Musset toutes les œuvres de George Sand qui se rapportent au même temps, et je ne pourrais donner de Lélia un sommaire plus net et plus lumineux. — Tout l’article, à la vérité, n’est pas aussi clair que ces quelques lignes.

Ne nous attardons pas, et passons à George Sand parlant des autres. Il y a un article de George Sand, sur Madame Bovary, un sur Salammbô, un sur l’Education sentimentale. C’est à peu près tout Flaubert. Avec son flair très exercé, George Sand s’aperçoit très bien que c’est à Madame Bovary que le réalisme commence. On en parlait depuis six ou sept ans, depuis la prétendue faillite du romantisme, en 1851 ; car vous savez assez que 1848 et 1851 sont des dates surtout littéraires, et que 1848 c’est le romantisme triomphant, et 1851 la défaite du romantisme.

On parlait donc du réalisme depuis sept ou huit ans en 1857, et l’on avait pris Champfleury pour un chef d’école et un créateur du genre ; mais quand Flaubert parut, on s’aperçut que le véritable inventeur était venu. Du moins Mme Sand s’en avisa-t-elle tout de suite, et elle démêla très vite aussi en quoi consistait précisément le réalisme, et quelles origines il avait, et en quoi il s’écartait de ses origines.

Le réalisme, c’est Balzac moins ce que Balzac avait de romantique. Parfaitement ! Autrement dit, c’est Balzac, moins tout Balzac, à peu près ; mais enfin il n’en est pas moins que le germe du réalisme est dans Balzac. (Personne en 1837 ne songeait à Stendhal, si ce n’est Taine, qui n’avait pas encore eu le temps de le lancer.)

George Sand voit cela très bien : « Dès l’apparition de ce livre remarquable, dans notre petit coin, comme partout, je crois, on s’écria : « Voici un spécimen très frappant et très fort de l’école réaliste. Le réalisme existe donc, car ceci est très neuf… En y réfléchissant, nous trouvâmes que c’était encore du Balzac (tant mieux assurément pour l’auteur), du Balzac expurgé de toute concession à la bienveillance romanesque, du Balzac âpre et contristé, du Balzac concentré, si l’on peut parler ainsi. Il y a là des pages que certainement Balzac eût signées avec joie. Mais il ne se fût peut-être pas défendu du besoin de placer une figure aimable ou une situation douce dans cette énergique et désolante peinture de la réalité. M. Gustave Flaubert s’est défendu jusqu’au bout. »

Quant à la moralité de l’œuvre, George Sand était tellement habituée à ce phénomène historique qui est que toute nouvelle façon de sentir et même toute nouvelle façon de peindre choque la moral et paraît la ruiner, qu’elle reste très calme devant le scandale, stupide du reste, que Madame Bovary avait provoqué. George Sand, femme très assagie, mère de famille et presque grand’mère en 1857, ne trouve absolument rien d’immoral dans Madame Bovary, et elle le dit très spirituellement.

« Tout au contraire le livre nous a paru utile, et tous, en famille, nous avons jugé que la lecture en était bonne pour les innombrables Mme Bovary en herbe que des circonstances analogues [et la lecture des romans de George Sand, s’il vous plaît !] font germer en province, à savoir les appétits de luxe, de fausse poésie et de fausse passion qui développent [il faut lire sans doute que développent] les éducations mal assorties à l’existence future, inévitable. La leçon sera-t-elle aussi utile aux maris imbéciles, aux bourgeois prétentieux, à toutes les caricatures provinciales si hardiment dessinées par M. Flaubert ? Hélas non ! Mme Bovary est seule intelligente au milieu de cette réunion de crétins. [Et encore, elle ne l’est guère !] Elle seule eût pu se reconnaître. Les autres s’en garderont bien. On ne corrige pas ce qui ne pense pas [ni ce qui pense : on ne corrige pas ceux qui ne pensent point, et ceux qui pensent ne se corrigent que par eux-mêmes]. On ne voit pas, dit-on, l’indignation de M. Flaubert contre le mal. Qu’importe, s’il vous la fait sentir à vous-mêmes ? Il s’abstient de juger. Cela est tout à fait permis à qui met le lecteur à même d’être bon juge. »

Salammbô étonna George Sand. On n’avait pas encore la clef de Flaubert ; on ignorait la double personnalité qu’il portait en lui, et qu’il était romantique et réaliste, et que, d’un ouvrage à l’autre, il oscillait sans cesse de l’un à l’autre de ces deux personnages. George Sand fut étonné, mais elle en prit bien gaiement son parti. Dame ! « Si nous sommes partis avec lui pour Carthage, croyant aller à Vaugirard, avouez que ce n’est pas sa faute. »

Le malheur, c’est qu’en France on n’admet pas qu’un ouvrier sache faire plusieurs choses. C’est l’habitude de la division du travail. Depuis que pour faire une épingle il faut trois ouvriers : l’un qui fait la pointe, l’autre qui fait la tête et l’autre qui unit la tête à la pointe, — et certainement il doit y en avoir six et non pas trois, — on n’admet point qu’un homme puisse faire telle année un roman bourgeois, et cinq ans après un poème épique. La stupéfaction fut immense en France quand le poète de la Légende des siècles nous donna les Chansons des rues et des bois. Il faut se faire à cela et ne pas trouver mauvais un cocher qui est capable de vous conduire ailleurs qu’à Vaugirard.

Je connais peu de meilleures appréciations de l’Education sentimentale que celle qu’en a donnée George Sand. Elle a vu d’abord admirablement que si, après son excursion romantique de Salammbô, Flaubert revenait au réalisme, au bourgeoisisme, il y revenait avec une toute nouvelle tendance, une toute nouvelle conception du roman. Celui qui a écrit l’Education sentimentale, ce n’est pas l’auteur de Madame Bovary, c’est l’auteur de Madame Bovary retour de Carthage, c’est l’auteur de Madame Bovary qui a passé par Salammbô.

« Epris de ces vues d’ensemble qui avaient éclairé si fortement l’histoire de Salammbô, il a exprimé cette fois l’état général qui marque les heures de transition sociale. Entre ce qui est épuisé et ce qui n’est pas encore développé, il y a un mal inconnu qui pèse de diverses manières sur toutes les existences… C’est la fin de l’aspiration au romantique de 1840 se brisant aux réalités bourgeoises, aux roueries de la spéculation, aux facilités menteuses de la vie terre à terre… »

En effet, c’est bien toute une époque que Flaubert a voulu dépeindre dans l’Education sentimentale. C’est la crise d’idéalisme de 1848 et l’avortement où elle a abouti ; c’est la bourgeoisie française de 1845-1860 sous tous ses aspects, ou, au moins, sous la plupart de ses aspects. L’entreprise était énorme, et le succès a été incomplet ; mais George Sand dit très vrai. C’est bien le Flaubert habitué par Salammbô aux vastes perspectives de l’histoire, et non pas l’historien local d’Yonville qui a conçu et qui a écrit l’Education sentimentale :

« … Il a voulu peindre un représentant de la plupart des types qui s’agitent dans le monde moderne. Le roman a pour habitude de n’en peindre que deux ou trois, de les destiner à certaines aventures, de ne mettre sur leur chemin que des personnages de second ou de troisième ordre… » Au contraire, dans l’Education sentimentale « il y a l’étude approfondie de tous les types et de tous les actes, bons et mauvais, qui influent fatalement sur une situation particulière. Dès lors, … tout vient au premier plan… », — et l’on ne pouvait mieux caractériser à la fois l’originalité et le principal défaut de l’ouvrage.

Par suite de ceci que le roman est la peinture de toute une époque et tient à l’être et à rester tel, le principal personnage est passif. C’est presque une conséquence inévitable. Il y a peu d’époques où un homme domine son époque et la mène. Donc, si vous peignez une époque ordinaire, le personnage principal sera mené, pressé, roulé par cette époque, même si vous voulez le peindre au vrai ; il sera passif. C’est très probablement l’Education sentimentale qui a donné à M. Ferdinand Brunetière l’idée première de sa théorie si originale (en partie vraie) qui consiste à dire que dans le drame le personnage principal agit, mène toute l’affaire, et que dans le roman il est mené par elle ; que dans le drame le personnage principal « agit » et que dans le roman « il est agi ».

Quoi qu’il en soit, c’est bien ainsi que vont les choses dans l’Education sentimentale : « Le jeune homme, dit excellemment George Sand, dont l’histoire nous est racontée ici, … n’a pas l’énergique constance des exceptions ; les circonstances ne l’aident pas, et il ne réagit pas contre elles… Il est, par un point essentiel, semblable au milieu qu’il traverse ; il est tour à tour trop au-dessus et trop au-dessous de son aspiration. Il la quitte et la reprend, pour la reprendre encore. Il conçoit un idéal et ne le saisit jamais. La réalité l’empoigne et le roule, sans pouvoir, du reste, l’abrutir. Il s’épuise à ne pas agir. Vrai jusqu’au bout, il ne finit rien et ne finit pas… Ce moi du personnage qui subit toutes les influences et traverse toutes les chances du non moi ne peut exister sans une corrélation continue avec de très nombreux personnages. »

Ah ! voilà de la bonne critique, de la très bonne critique.

On sait que Flaubert, regardant les ruines des Tuileries en 1871, s’écria : « Tout cela ne serait pas arrivé si l’on avait compris l’Education sentimentale. » C’est un mot à la Goncourt, très divertissant sans doute, mais enfin il a son atome de vérité, et George Sand avait très bien démêlé ce grain de vérité dès l’apparition du volume. Ses conclusions sur l’Education sentimentale sont celles-ci, et, quoique dépassant l’œuvre, et elles sont bien encore en raison de l’œuvre et elles sont très belles et à méditer encore aujourd’hui comme en 1869 :

« C’est à nous de conclure [et non à l’auteur] et de nous demander si notre époque est effectivement médiocre, ridicule et condamnée à l’éternel avortement de ses aspirations. La majorité des opinions qui a disposé de nos destinées jusqu’à ce jour et qui n’a pas su nous donner un état social libre et logique a été médiocre, en effet, et c’est une douce punition que de la vouer au ridicule… Nous ne pouvons exiger d’un artiste qu’il nous raconte l’avenir ; mais nous pouvons le remercier de nous faire d’une main ferme la critique du passé. Que prouve ton livre, écrivain humoristique, railleur, sévère et profond ? Ne dis rien. Je le sais. Je le vois. Il prouve que cet état social est arrivé à sa décomposition et qu’il faudra le changer très radicalement. Il le prouve si bien, qu’on ne le croirait pas si tu disais le contraire. »

Enfin, sur l’évolution du « réalisme » en général, George Sand est très bonne à consulter. Elle a suivi très attentivement les essais de Champfleury, qui ont en leur temps été pris fort au sérieux ; elle leur est plutôt favorable. Elle n’est pas sans se douter qu’elle-même, à partir de 1848, par ses romans champêtres, elle a, cette fois en vérité non pas suivi, mais donné l’orientation. Mais ce qui la navre, c’est que les premiers réalistes, les primitifs du réalisme (Champfleury, Max Buchon), se croient tenus, pour cause de réalité, de supprimer le style comme un mensonge. Elle est spirituellement épigrammatique sur ce point : « On a reproché aux réalistes d’affecter un style par trop incorrect, sous prétexte de forme facile, naturelle et positive. Il est certain qu’ils pourraient écrire mieux s’ils le voulaient. Quand M. Champfleury oublie de se négliger, et cela arrive fort souvent, Dieu merci, sa forme devient charmante ».

Ailleurs, à propos précisément de l’Education sentimentale, elle trouve les formules les plus justes pour exprimer sa pensée, qui enfin est devenue une doctrine, sur cette affaire. Voilà encore qui est excellent : « Nous confessons n’avoir jamais compris où commençait le réel comparé au vrai. Le vrai n’est vrai qu’à la condition de s’appuyer sur la réalité. Celle-ci est la base ; le vrai, c’est la statue. On peut soigner les détails de cette base. C’est encore de l’art. Tout le monde sait que le piédestal du Persée de Benvenuto Cellini, à Florence, est un bijou ; on regrette que la statue ne soit pas un chef-d’œuvre. Nous donnerions volontiers au réalisme le simple nom de science des détails. Le vrai, c’est la science de l’ensemble, c’est la synthèse de la vie, c’est le sentiment qui ressort de la recherche des faits… » — Méditez un peu cela, c’est de quelqu’un qui s’entend tout naturellement à ces choses et qui, de plus, causant avec Flaubert, grand faiseur de théories, comme on sait, s’est appris à y réfléchir.

La critique de George Sand est très suggestive. Elle est un peu décevante ; je veux dire elle a l’air, au premier regard, de devoir être décevante parce qu’elle n’est pas liée. Comme presque toutes les femmes, George Sand n’a pas de suite dans les idées. Elle a une idée, elle l’exprime à moitié, elle la lâche, et puis elle la raccroche trois pages plus loin, après avoir parlé d’autre chose et tout en parlant d’autre chose. Il s’agit de savoir lire et de mettre les idées dans leur suite juste et précise. C’est ce que j’ai fait à peu près (et comme, du reste, elle est claire, ce n’est pas difficile) au cours de cette petite étude. Un jour, à Nohant, on lisait en famille un roman (qui n’était pas de George Sand) dans la Revue des Deux Mondes. Chacun lisait à son tour trois ou quatre pages. Cadol avait commencé. « C’est diablement mal écrit », disait un peu tout le monde. George Sand, ayant pris son tour de lecture : « Tiens ! c’est beaucoup mieux écrit ! » dit tout le monde. Maurice Sand ayant relevé sa mère : « Allons ! le voilà qui recommence à écrire mal. » George Sand se mit à rire : « Vous êtes bêtes ! On lit trois lignes d’un regard et puis on refait la phrase. » Ce n’est pas donné à tout le monde. Mais quand on lit des articles de critique de George Sand, il faut user d’un procédé analogue : saisir les idées principales et les remettre dans l’ordre naturel et logique qu’elles devraient avoir. Lisez ainsi, — et encore un coup c’est aisé, car elle ne pèche que par diffusion et abandon, — et vous trouverez des trésors dans les causeries critiques de George Sand, que je suis loin d’avoir épuisées.

P.-S. — Je reçois de M. Rocheblave, que je tiens à citer, malgré qu’il en ait, la lettre suivante :

« Il est écrit que je vais continuer à vous ennuyer de mes envois. Mais aussi pourquoi boutez-vous toujours aussi droit sur les questions intéressantes et justes ?… D’abord, si j’avais voulu rétorquer les survivants de la « première » de Claudie qui prétendent que c’était un four, je n’aurais eu qu’à alléguer une lettre de Solange à sa mère, de septembre 1851, lui annonçant que Claudie était jouée alors au théâtre du Ranelagh, sorte de Trianon ultra-chic. Or ces boîtes-là ont-elles l’habitude de ramasser les pièces tombées ? Pas très décisive, la preuve !! Ensuite, oui, George Sand critique et même critique dramatique est loin d’être à dédaigner. Ce qui prouve d’ailleurs cette vérité élémentaire que quand on a une vraie supériorité naturelle, on la porte partout. Les preuves s’en voient dans ses articles imprimés, dans ceux qu’elle a laissés tomber et dans ses correspondances inédites. Jadis Alexandre Dumas m’avait permis de glaner dans la correspondance autographe de George Sand. Voici un petit morceau que j’ai conservé à propos du Demi-Monde. Vous pouvez en faire ce que vous voudrez. Vous pouvez surtout ne pas me nommer, la répétition du même nom pouvant parfois porter sur les nerfs du lecteur. Je suis très touché, pour ma part, du soin que vous avez mis à me citer ; mais il est entendu que vous en êtes parfaitement dispensé. Je vous envoie cela à vous, parce que cela me fait plaisir et nullement pour voir mon nom imprimé… »

Voici le fragment de lettre de George Sand à Dumas fils :

« Nohant, 26 octobre 1855. — Vous me faites compliment de Favilla ; mais je ne vous ai pas vu depuis le Demi-Monde. Vous n’étiez pas à Paris, je crois, quand j’ai vu la pièce. C’est un chef-d’œuvre d’habileté, d’esprit et d’observation. C’est bien un progrès comme science du théâtre et de la vie, et pourtant j’aimais mieux Diane [Diane de Lys] et Marguerite [Dame aux Camélias], parce que j’aime les pièces où je pleure. J’aime le drame plus que la comédie et, comme une bonne femme, je veux me passionner pour un des personnages. Je regrettais que la jeune fille du Demi-Monde [Marcelle] fût si peu développée après avoir été si bien posée, et que cette scélérate [la baronne d’Ange], si vraie d’ailleurs et si bien jouée, fût le personnage absorbant de la pièce. Je sais bien qu’après avoir fait la Dame aux camélias intéressante, vous deviez faire le revers de la médaille. L’art veut ces études impartiales et ces contrastes, qui sont dans la vie. Aussi, ce n’est pas une critique que je fais. Je vous tiens toujours pour le premier des auteurs dramatiques dans le genre nouveau, dans la manière d’aujourd’hui, comme votre père est le premier dans le genre d’hier. Moi je suis du genre d’avant-hier ou d’après-demain ; je ne sais pas, peu importe. Je m’amuse à ce que je fais, mais je m’amuse encore mieux à ce que vous faites, et vos pièces sont pour moi des événements de cœur et d’esprit. Me ferez-vous pleurer la prochaine fois ? Si vous êtes dans cette veine-là, je vous promets de ne pas m’en priver… »

Dans la même lettre (fin), on relève cette ligne à propos de Dumas père : « Le drame héroïque n’a fini que parce que les maîtres l’ont quitté. »

Sainte-Beuve critique dramatique :
Sur Corneille §

On sait assez que Sainte-Beuve n’aimait pas le théâtre. Il y allait un peu, dans sa jeunesse, pendant la période du « charme », pour faire des efforts violents à dessein d’admirer les drames d’Hugo. Il y allait un peu dans sa vieillesse, une lois par semaine au plus, pour faire honneur aux billets qu’on lui envoyait et pour ne pas les donner toujours à ses voisins ; et, à quelque époque que ce fût de sa vie, il n’en parlait ni n’en écrivait jamais. Il y avait antipathie évidente.

Quand je dis « jamais », cela veut dire si rarement que cela ne compte point. Dans les cinquante volumes de Sainte-Beuve on trouverait, en réunissant ce qu’il a écrit sur le théâtre, la matière de cent cinquante pages.

Je me suis souvent demandé d’où pouvait venir cette antipathie indiscutable. Je crois que la principale raison en était que Sainte-Beuve était lecteur fieffé, né lecteur, et qu’il lisait de la bonne façon. Il lisait en s’arrêtant de temps en temps et en réfléchissant sur ce qu’il lisait, à preuve qu’il annotait à peu près tous ses livres.

Le théâtre est très odieux à ceux qui lisent ainsi. Il ne permet pas qu’on pose le livre et qu’on réfléchisse. Il faut suivre sans s’arrêter et sans se distraire et sans revenir en arrière et sans approfondir. Il est impossible de dire à un drame : « Répétez-moi ça », ou « Attendez un instant ».

Le théâtre, à la vérité, a ses moments de repos. Ce sont les entr’actes. Mais ici encore, et presque plus qu’ailleurs, au moins tout autant, il est tyrannique. Il place ses entr’actes où il veut, non où vous voulez. Avec le livre, on met les entr’actes où on entend les mettre ; avec le théâtre, on les prend où il les met, et c’est tellement peu la même chose que c’est plus irritant que tout pour celui qui a l’habitude de la lecture et surtout de la lecture crayon en main.

Il y a donc une sorte d’antinomie entre le critique littéraire et le critique dramatique. Elle n’est point très sensible aux critiques de second ordre, qui sont plutôt des ouvriers que des artistes, et qui s’accommodent de tout et s’ajustent à tout avec une égale médiocrité. Elle l’est extrêmement aux critiques de vrai talent.

On sait que ni les Villemain, ni les Nisard, les Montégut, les Brunetière, n’ont presque jamais fait ni voulu faire de critique dramatique, étant trop accoutumés à l’autre.

On sait que Gautier exécrait son métier de critique dramatique, ne le faisait que contraint et forcé et (sauf les hors-d’œuvre, bien entendu) le faisait mal.

Réciproquement, Janin et Sarcey, critiques dramatiques excellents chacun à sa manière, étaient très faibles critiques littéraires. Il leur fallait à tous deux l’excitation de la foule environnante, du public respirant autour d’eux ; à l’un, pour allumer sa verve fantaisiste et sa bonne humeur paradoxale ; à l’autre, pour guider son impression et la confirmer, en quelque sorte, étant donné qu’il ne sentait qu’en communauté avec le public et faisait, pour ainsi parler, corps avec lui.

Et tous deux, devant le livre, étaient judicieux encore, sans doute, mais comme mousses.

Je ne vois que Jules Lemaître, avec son extraordinaire souplesse, qui ait été aussi bon comme critique dramatique que comme critique littéraire ; et encore, remarquez bien qu’en tant que critique dramatique, il a été plutôt moraliste infiniment pénétrant et délié que critique dramatique proprement dit.

Non, vraiment, sauf encore une fois pour les médiocres, il y a antinomie.

Sainte-Beuve en eut le sentiment de bonne heure et ne parla quasi jamais de théâtre.

C’est précisément pour cela, c’est-à-dire parce que jamais, quand on disserte sur Sainte-Beuve, on ne l’envisage comme critique dramatique, qu’il convient, brièvement, d’examiner les quelques opinions touchant la littérature dramatiques qu’il a émises. Je ferai un feuilleton sur Corneille apprécié par Sainte-Beuve, un autre sur Racine, un autre sur Molière.

Pour Sainte-Beuve il semble bien, tout d’abord, que Corneille ait été un homme de génie sans doute, mais encore un génie de second ordre. Ce n’est point vers 1830, époque où l’effort constant que Sainte-Beuve faisait sur lui-même pour être romantique et pour se persuader qu’il l’était lui faisait dire quelques sottises, c’est bien au milieu de sa carrière et dans un livre auquel il n’a donné sa forme définitive qu’en 1857, c’est dans Port-Royal qu’il s’exprime ainsi : « Incontestablement, il s’est rencontré des poètes dramatiques qui, en créant leurs personnages, … ont eu cela de propre de rester plus calmes, plus désintéressés, plus détachés ; de se moins jeter, si l’on peut dire, à toute verve et à corps perdu dans tel ou tel de leurs personnages, si bien qu’en les lisant et en embrassant leur œuvre dans sa riche diversité, on ne sait lequel choisir et lequel eux-mêmes auraient de préférence choisi : tous vivent chez eux, et d’une vie intense, variée et facile, comme dans la nature. Les poètes, en qui se déclare le plus évidemment cette souveraine manière de créer, on les nomme déjà :    Shakspeare, Molière, Walter Scott, Gœthe en partie. Tous, plus ou moins, … étaient calmes d’apparence, rassis au milieu de leurs créations ardentes ; ils y portaient, jusqu’au centre, un certain sang-froid, une clairvoyance qui ne se perdait guère dans le feu et la fumée des moments extrêmes, ou qui se retrouve tout après. On peut dire de tous en général ce qu’un poète moderne a dit de l’un d’eux :

Artiste au front paisible avec les mains en feu.

… Le cœur, chez ces grands créateurs, reste dominé par la pensée. En se précipitant dans les sentiments de certains personnages, il ne pourrait toujours être détourné à propos, à temps, pour passer à d’autres à côté. Il n’y a pas chez eux de cette préoccupation exclusive, ardente, belle peut-être et qu’on aime, mais un peu aveugle aussi. Le nuage, en remontant, s’arrête à leur sourcil de Jupiter et en est commandé. — L’autre famille des génies dramatiques n’est pas telle en ce point, selon moi, et de là le trait fondamental de différence. Cette seconde famille, bien grande encore, moindre pourtant, si l’on ose trancher avec de tels hommes, me semble comprendre Corneille, Schiller, Marlowe, Rotrou, Crébillon, Werner, tout au bas, mais encore dans son sein, Ducis. Le poète de cette vocation domine moins ses sujets, les choisit, les épouse plus conformes à lui-même et se porte sur certains points en entier ; il s’y porte comme un lion. Mais, en somme, il ne dirige pas son talent, il le suit ; il marche pour ainsi dire dans son talent, au moment de l’effusion, comme un homme ivre ; il ne sait pas au juste où il en est ; il trébuche par places et il se noie… Nul, en cet ordre second, nul, pas même le noble Schiller, n’est plus grand que Corneille. »

Ce galimatias veut dire que Corneille est subjectif dans un art qui doit être objectif au plus haut point, personnel dans un art qui doit être très impersonnel et qu’il n’a pas la maîtrise de son talent.

C’est précisément ce qu’on pourrait dire de Shakspeare, tout autant, peut-être plus que de Corneille, et il est amusant de voir presque les expressions de Voltaire (sauvage ivre, etc.) passer de Shakspeare à Corneille selon qu’on est au temps de Voltaire ou au temps de Sainte-Beuve.

La vérité me semble être que Shakspeare et Corneille sont très personnels tous les deux et épousent les sujets conformes à leur nature tous les deux, comme tous les dramatistes possibles et aussi, tous les deux, semblent près, quelquefois, de se noyer dans leurs sujets ; mais aussi qu’ils sont, tous les deux, créateurs d’âmes très différentes, très multiples, très multiformes, qu’ils savent très bien dominer et dans lesquelles ils ne s’empêtrent, le plus souvent, ni l’un ni l’autre.

Il n’y a absolument personne à opposer, comme créateur d’âmes, et d’âmes qui vivent d’une vie propre, au père d’Othello, d’Hamlet, de Macbeth, d’Iago. Il n’y a absolument personne à opposer, comme créateur d’âmes, et d’âmes qui vivent d’une vie propre, au père de Rodrigue, de Chimène, de Camille, de Polyeucte, d’Auguste et de Pauline.

Ces génies-là peuvent quelquefois intervenir et se porter, comme des lions, ou autrement, dans leurs sujets ; mais, somme toute, ils les dominent et les maîtrisent fièrement. Ils sont nés auteurs dramatiques, c’est-à-dire, avant tout, créateurs de tempéraments vivants et puissants qui, sortis d’eux, vivent tout seuls. Il est vain de s’épuiser à chercher des différences de degré, sur ce point, entre de pareils démiurges d’humanité.

C’est ailleurs qu’il faudrait chercher des différences, de degré ou autres. Par exemple, que Shakspeare soit plus poète que Corneille, je l’accorderais. Mais alors précisément tout le raisonnement se casserait le nez, et en tant que plus poète et faisant parler ses personnages en poètes, c’est Shakspeare qui serait plus subjectif que Corneille ; de quoi je ne songerais pas à le blâmer, mais par quoi le raisonnement en aurait dans l’aile.

N’insistons pas. Il y a là seulement un petit parti pris. Sainte-Beuve, de par son impression personnelle, tout bonnement, s’est dit : « Corneille, grand sans doute, mais moins grand, évidemment, que Shakspeare, Molière, Gœthe et Walter Scott. Pourquoi cela ? Il s’agit de le prouver. » Et il s’est ingénié à le prouver comme il a pu. Ne retenons que ceci : Corneille pour Sainte-Beuve est génie, sinon de second ordre, du moins « d’ordre second ».Il y a sans doute une nuance.

Quand il arrive au détail, Sainte-Beuve est tantôt assez clairvoyant, pénétrant même, tantôt un peu en retard, ce me semble. Sur Polyeucte il en est encore, à bien peu près, à l’opinion de Voltaire, dont il cite en italiques et avec une complaisance marquée les plus contestables jugements : « Le dix-huitième siècle, lui rendit [à Polyeucte] pleine justice, tout dix-huitième siècle qu’il était. Voltaire dans ce Commentaire, grammaticalement si léger, sur Corneille, met pourtant le doigt sur les grands points et fait ressortir à merveille les principales et essentielles marques du chef-d’œuvre : « l’extrême beauté, dit-il, du rôle de Sévère, la situation piquante de Pauline et sa scène admirable avec Sévère au IVe acte… »

C’est-à-dire que Voltaire n’a vu, dans Polyeucte, que Pauline et Sévère, strictement, et a jugé « piquante » la situation de Pauline, Polyeucte étant une comédie ingénieuse ; n’a rien vu, et pour cause, de Polyeucte et de Néarque ; et que Sainte-Beuve est tout à fait de son avis et l’admire d’avoir mis le doigt sur les grands points et l’essentiel de l’ouvrage. Ce passage est malheureux.

Je me hâte de dire que Sainte-Beuve a cependant un goût plus large que Voltaire. Il sait accorder quelque attention au renoncement de Polyeucte : « Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre » et au déchirement du même Polyeucte : « Ô présence, ô combat que surtout j’appréhende » ; mais encore c’est à Sévère et Pauline qu’il s’attache fortement et sur eux qu’il insiste avec force.

Très judicieusement, du reste. On peut dire que c’est lui qui a établi le rôle de Sévère tel que nous le comprenons et tel qu’il sera compris longtemps encore, ce me semble. Voltaire, quoique l’admirant beaucoup et même le comprenant, ce qui est beaucoup plus difficile, avait été vague. Sainte-Beuve est très précis et se montre critique très délié. Il voit très bien, d’abord le caractère de Sévère en soi. Sévère, c’est l’honnête homme généreux et très intelligent, « l’idéal de l’honnête homme », si généreux qu’il n’hésite pas un instant à « sauver ce malheureux », c’est-à-dire Polyeucte, ou à tout faire pour le sauver, encore qu’il dût le haïr ; si intelligent qu’il est très sceptique sur le polythéisme et entamé d’un commencement de sympathie pour le christianisme.

Etc., etc. Tout cela est devenu banal, mais ne l’était nullement du temps où Sainte-Beuve l’écrivait, et par personne cela n’a été aussi bien dit que par Sainte-Beuve. Il y a là quelques pages de premier ordre.

Mais voilà que Sainte-Beuve se ravise, et bien finement, en excellent critique dramatique. Il se dit : Est-ce que le rôle de Sévère ne serait pas simplement une précaution dramatique ? Est-ce qu’il n’aurait pas été inventé, j’entends comme caractère, comme état d’âme donné à Sévère, pour reposer les yeux et l’esprit dans cette pièce toute pleine de sublime (ou de bassesse : Félix) sur un personnage moyen, tempéré, modéré et à mi-côte ?

Est-ce que Corneille, qui, « si instinctif qu’on le fasse de génie, raisonnait beaucoup », n’aurait pas « senti que sa pièce pourrait paraître un peu forte à quelques-uns, que Polyeucte et Néarque allaient un peu loin » et qu’il y avait besoin « d’un rôle, sur le premier plan toutefois, qui, unissant en lui mille beautés intéressantes et dramatiques, y ajoutât une sorte de réflexion équitable et de raison » ?

Sévère, considéré ainsi, du moins par toute la dernière partie de son rôle, « serait donc une manière d’introducteur, d’approbateur par avance, un truchement moins enthousiaste et plus digne de créance, faisant transition encore plus que contraste à cette vertu qui, chez tous les autres, peut sembler extrême et quelque peu forcenée ».

Et, à travers cet écheveau, vous comprenez bien la pensée de Sainte-Beuve et combien elle est juste. La précaution à prendre, c’était de placer un personnage représentant l’esprit moyen du dix-septième siècle à travers ces gens véhéments du Christianisme primitif, personnage qui, du reste, expliquât les véhéments et les excusât par le seul fait de les comprendre. Il n’y a pas de remarque plus fine ni plus juste que celle-ci, ni qui révèle mieux chez un critique le sens du théâtre.

Et puis, se reprenant, Sainte-Beuve poursuit et conclut : Soit ! C’est peut-être tout d’abord une simple précaution ; mais cette précaution est devenue « une nouvelle et merveilleuse beauté », parce que Corneille, en cherchant un « contraste » qui fût en même temps un « truchement », a trouvé un caractère et un caractère qui se tient et qui a une grande allure.

Sainte-Beuve aurait pu ajouter : Sévère en son fond est surtout, ici, comme Cléante dans Tartufe ; car tous les bons dramatistes ont connu ces procédés ; mais supposez qu’au cours de l’élaboration de la pièce Cléante fût devenu un caractère et un caractère d’une « extrême beauté ».

Mais c’est encore Pauline que Sainte-Beuve a le plus finement analysée en bon connaisseur de femmes, même honnêtes, qu’il était.

Il a parfaitement vu, le premier, en vérité, que Pauline aime son mari. Il a, le premier en date, donné le bon coup de pied qu’il fallait à l’opinion de « Madame la Dauphine » : « Eh bien, voilà la plus honnête femme du monde qui n’aime pas du tout son mari ».

Il a le premier dit nettement : « Ce qui me frappe, au contraire, c’est comme elle l’aime ! » — Il faut rendre justice à tout le monde. Voltaire avait dit, un peu grossièrement et sans manières, mais enfin il avait dit : « Les gens de l’hôtel de Rambouillet purent craindre qu’une femme qui aimait à la fois son amant et son mari n’intéressât point ; et c’est précisément ce qui rit l’intérêt de la pièce. » Cela n’est point mauvais du tout. Reste cependant que Sainte-Beuve a, le premier, à ma connaissance, dit nettement que Pauline n’aime d’amour que son mari et qu’elle l’aime, non pas, comme d’autres ont dit, à la fin de la pièce, mais dès le commencement, et plus, sans doute, à la fin qu’au commencement, mais dès le premier vers qu’elle prononce.

J’ai tellement discuté cette question et insisté sur une opinion qui est exactement celle de Sainte-Beuve qu’aujourd’hui je ne m’appesantis pas davantage.

Je regrette seulement que Sainte-Beuve ait, lui, trop insisté sur la « raison » de Pauline, sur son amour par « raison », sur son dévouement par « raison », sur son héroïsme par « raison ». « La raison, qui l’a tirée de son inclination première, l’a conduite à l’affection conjugale, car au milieu des exaltations de langage et de croyance (?), à travers ce songe mystérieux et ces coups de grâce, au fond la raison règne et commande ce caractère si charmant, si solide et si sérieux de Pauline, une raison capable de tout le devoir dévoué, de tous les sacrifices intrépides, de toutes les délicatesses mélangées, une raison qui, même dans toutes les extrémités les plus rapides, lui conserve une sobriété parfaite d’expression, une belle simplicité d’attitudes… Rien d’égaré ni d’éperdu. C’est assez comme en France… »

Après tout, oui ; mais il y a « tout de même » trop déraison là-dedans. Pauline n’est pas « éperdue », non ; mais encore c’est bel et bien une passionnée. Elle est pleine de bon sens, mais elle aime très fort. Elle aime Polyeucte ; elle se souvient, non sans un battement de cœur, d’avoir aimé Sévère. Elle s’inquiète d’un songe, et beaucoup ; elle ne veut pas que son mari s’éloigne d’elle ; elle lui dit : « Je vous aime, et j’ai peur. » Elle est parfaitement une jeune femme mariée depuis quinze jours. Cela n’empêche pas d’avoir du bon sens ; mais cela ne laisse pas le bon sens tout à fait au premier plan. Un très heureux mélange de raison et de passion, voilà Pauline, et c’est précisément pour cela que « c’est assez comme en France ».

Je n’attaque pas Sainte-Beuve ici, je lui reproche seulement un peu « d’en avoir trop mis » d’un certain côté. Il y a un léger excès.

Je n’ai pas besoin de dire que je suis charmé de toute la page qui suit, où Sainte-Beuve, avec autant de justesse d’esprit que d’imagination brillante, donne pour cortège à Pauline Mme de Sévigné, Mme de La Fayette et « leurs pareilles », et termine en adjoignant au cortège (un peu complaisamment, mais encore…) Mme Roland. C’est un morceau à effet, un morceau pour le cours public ; mais c’est une des deux ou trois fois, depuis Bossuet, où un morceau à effet ait été une page juste et sûre.

Il y a encore dans Sainte-Beuve, sur Corneille, quelques considérations intéressantes que je me borne à signaler. Il dit de lui quelque part : « Le génie de Corneille était profondément chrétien. » Il ne le dit qu’une fois et sans insister et en ne donnant pour preuve à l’appui que Polyeucte. Il y aurait à insister, et sans trop parler de l’Imitation de Jésus-Christ et autres ouvrages qui ont très bien pu n’être que des travaux de librairie, il y aurait à suivre comme à la trace l’influence chrétienne à travers les grandes œuvres de Corneille. Cela n’a pas été fait. Il y faudrait du tact et de la prudence et de ne pas voir du christianisme partout, comme Chateaubriand ; mais il faudrait le démêler avec adresse là où il est.

Précisément Chateaubriand s’est adressé assez peu à Corneille pour prouver sa thèse, et a préféré tirer ses exemples et ses inductions de Racine, parce que c’était plus faux, et par conséquent plus ingénieux. Il y aurait à faire le même travail, mais non en rhéteur, non en sophiste, en toute probité intellectuelle, sur les parties chrétiennes du théâtre de Corneille.

Sainte-Beuve, encore, s’est très bien avisé d’une chose dont on ne s’était, je crois, jamais occupé avant lui. Il a très bien vu le « Corneille amoureux » sans approfondir, mais quoique sommairement, au plus juste. Il a vu que Corneille a été peu amoureux, peu ou point, jusqu’à cinquante ans (exagéré, ceci), et qu’il l’a été très fort depuis la cinquantaine jusqu’à sa mort. Il dit, très précisément : « [Jusqu’en 1659] on sent que Corneille connaissait peu les femmes… Chose singulière ! depuis sa rentrée au théâtre, en 1659, et dans les pièces nombreuses de sa décadence, Corneille eut la manie de mêler l’amour à tout, comme La Fontaine Platon. Il semblait que les succès de Quinault et de Racine l’entraînassent sur ce terrain et qu’il voulût en remontrer à ces doucereux, comme il les appelait… »

Il y a d’autres raisons, je crois, et plus profondes, et Sainte-Beuve aurait pu et dû songer aux confidences voilées mais très claires de Fontenelle sur ce sujet. Mais enfin la remarque est juste et la date est bien posée. Et c’est en 1828 que Sainte-Beuve avait déjà ce coup d’œil et cette connaissance du terrain. C’est tout à fait à sa gloire.

Dans ce même article de 1828, il faut relever une observation de toute importance produite comme négligemment par Sainte-Beuve et d’un seul trait de plume, mais qui le révèle encore une fois très grand critique dramatique. Il est en train de prouver péniblement que Corneille n’avait pas le génie assez artiste pour composer savamment un drame, « pour étendre au drame entier cette configuration concentrique qu’il a réalisée par places… » ; et je n’y comprends pas grand’chose et je crois bien que c’est une idée fausse, mais elle a cela pour elle qu’elle est assez obscure pour qu’on ne puisse pas la convaincre de fausseté avec certitude.

Seulement, parmi cela, comme entre parenthèses et en incise, il glisse ceci, qui est excellent et de portée : « … Car Corneille entend fort bien le groupe et, aux moments essentiels, pose fort dramatiquement ses personnages. Il les balance l’un par l’autre, les dessine vigoureusement par une parole mâle et brève, les contraste par des reparties tranchées et présente à l’œil du spectateur des masses [non, mauvais mot ; il fallait répéter le mot groupe] d’une savante structure. »

C’est très bien vu, cela. Creusez un peu et vous m’en direz quelques nouvelles. Prenez cinq ou six tragédies de Corneille au point de vue du groupe sculptural ou du tableau, comme j’ai fait (trop rapidement) pour les tragiques grecs. Et puis, comparez d’une part, précisément, avec les tragiques grecs, d’autre part avec Racine, vous verrez comme Corneille, sans parler de ses autres mérites incomparables, est un tragique classique par excellence.

Peut-être même conclurez-vous que la réponse est là à une question faite bien souvent. Corneille est un poète, n’est-ce pas ? Cela se sent. Mais en quoi consiste la poésie chez Corneille ? — Car enfin, comme créateur d’âmes, il est poète, mais dans un sens très large du mot ; il est poète comme Balzac ou Molière. Pour ce qui est du style, il est plus orateur que poète. En quoi donc est-il poète ? en quoi est-il artiste ? Surtout, répondrez-vous peut-être, pour ce qui est de la science du groupe et du don inné de le faire pittoresque, puissant, imposant, esthétique de toute manière.

Oui, creusez cela. Et n’oubliez pas qu’ici encore, quoique trop négligemment et en courant, c’est Sainte-Beuve qui a tracé le sillon.

Sainte-Beuve critique dramatique :
Sur Racine §

Sainte-Beuve a toujours peu aimé Racine, et il l’a toujours, ce me semble, assez peu compris.

Vous vous souvenez, si j’ai eu cet honneur que vous lussiez le feuilleton que j’ai consacré à Sainte-Beuve critique de Corneille, que Sainte-Beuve établit deux classes, deux ordres de génies dramatiques, l’un, composé de ceux qui sont supérieurement impersonnels et qui savent dominer et leurs personnages et leurs sujets, Shakspeare, Molière, Goethe, Walter Scott ; l’autre, composé de ceux qui… enfin de ceux qui ont ces dons à une bien moindre dose : Corneille, Schiller, Marlowe, Rotrou, Crébillon, Ducis. Ceux-ci, c’est la petite classe.

Or, Racine n’est, pour lui, ni de la grande classe ni de la petite classe. Il est de troisième ordre.

— Diantre ! N’exagérez-vous point ?

— Je ne crois pas, puisque je cite : « Qu’on ne me demande pas pour le moment dans laquelle des deux familles je range Racine : ce ne serait ni dans l’une ni dans l’autre. D’emblée, il n’est pas de cette première, bien autrement libre et vaste et naturellement féconde, des Shakspeare, des Molière. Il n’est pas de l’entrain rapide et de l’abandon souvent hasardeux de la seconde. Il forme un mélange à part, un art singulier et accompli que nous ne perdrons aucune occasion de démêler et de faire sentir. Il est, selon l’expression de Boileau, un bel esprit, mais un bel esprit du cœur le plus tendre… »

— Enfin, il n’est pas de la première classe ni de la seconde, et rien n’indique que ce soit, selon Sainte-Beuve, parce qu’il est au-dessus des deux.

Non, cela n’est pas à supposer.

Donc, Racine, quoique plutôt mis à part que méprisé, n’est pas, en somme, très haut dans l’estime de Sainte-Beuve.

Ceci, remarquez, écrit, vers le milieu de la carrière de Sainte-Beuve, dans Port-Royal, vers 1837, et du reste maintenu jusqu’en 1857, puisque Port-Royal n’a été publié qu’à cette date. C’est bien l’idée générale de Sainte-Beuve sur Racine.

Et maintenant, suivons les dates avec attention, parce que Sainte-Beuve n’a pas laissé de varier sensiblement sur Racine, quoique ne l’ayant jamais mis très haut.

En 1830, Sainte-Beuve, qui est sous le « charme » que vous savez et qui lutte contre sa nature — il l’a bien senti depuis — pour être romantique, pour diriger les romantiques et pour les suivre parce qu’il se considère comme leur chef, essaye de rendre justice à Racine, mais surtout de montrer tout ce qui lui a manqué pour être un vrai maître du théâtre. Pour lui, Racine est infiniment droit, mais sans génie. C’est ainsi que je résume, exactement, je crois, le passage très médité, très pesé, non sans mérite, non sans vérité aussi, mais évidemment peu sympathique, que tout le monde connaît, mais qu’il convient de rappeler aux mémoires et que l’on peut tenir pour la profession de foi de tous ceux qui, assez intelligents pour comprendre Racine en somme, ont pour lui une animadversion, soit innée, soit d’école :

« Un grand art de combinaison, un calcul exact d’agencement, une construction lente et successive, plutôt que cette force de conception, simple et féconde, qui agit simultanément comme par voie de cristallisation autour de plusieurs centres dans les cerveaux naturellement dramatiques ; de la présence d’esprit dans les moindres détails ; une singulière adresse à ne dévider qu’un seul fil à la fois ; de l’habileté pour élaguer plutôt que de la puissance pour étreindre ; une science ingénieuse d’introduire et d’éconduire ses personnages ; parfois la situation capitale éludée, soit par un récit pompeux, soit par l’absence motivée du personnage le plus important ; et, de même, dans les caractères, rien de divergent ni d’excentrique ; les parties accessoires, les antécédents peu commodes supprimés ; et pourtant rien de trop nu ni de trop monotone ; mais deux ou trois nuances assorties sur un fond simple ; — puis, au milieu de tout cela, une passion qu’on n’a pas vu naître, dont le flot arrive déjà gonflé, mollement écumeux et qui vous entraîne comme le courant blanchi d’une belle eau : voilà le théâtre de Racine. »

Cette page, extrêmement remarquable du reste, mais un peu énigmatique, parce qu’elle est comme un conglomérat d’allusions, Sainte-Beuve l’explique par les exemples qu’il y rapporte et que, pour ainsi dire, il y met en marge et en renvois. « A quoi précisément songez-vous ? » dit le lecteur. Sainte-Beuve répond : « Surtout à Britannicus et à Phèdre. » Voyez donc comme Agrippine est adoucie, atténuée et pour ainsi parler étriquée par Racine [« habileté à élaguer plutôt que puissance pour étreindre »] ; voyez ce que devient dans la pièce française la monstrueuse criminelle de Tacite ! Et que deviennent Othon, Sénécion, Acté, Sénèque ? Comme tout se rétrécit et s’affaiblit et pâlit ! Et ce dénouement en récit ? C’était le festin même qu’il fallait nous montrer sur la scène, le festin somptueux et meurtrier. A la bonne heure ! [« la situation capitale éludée, soit par un récit pompeux… »].

Autrement dit, Sainte-Beuve, tout féru de Shakspeare et tout préoccupé et prévenu de Hugo (décembre 1829), voudrait que Britannicus fût un opéra et une pièce à spectacle.

De même, comme Phèdre est manquée ! D’abord ce n’est que « Phèdre », et de l’Hippolyte sauvage chasseur et sorte de prêtre consacré à Diane, plus un mot ; ensuite Phèdre elle-même est bien inférieure à ce qu’elle était dans Euripide. Elle bavarde moins. Racine ramène à trois ou quatre vers la longue élégie romantique d’Euripide : « Que ne puis-je m’étendre à l’ombre des peupliers ! Que ne suis-je sur la montagne ! Que ne suis-je sous les sapins ! Que ne suis-je dans l’arène sacrée de Limna où s’exercent les coursiers rapides !… » Quelle pauvreté comparée à quelle richesse ! Cela fait pitié !

Et — remarquez-vous — au troisième acte, « au moment où Thésée, qu’on croyait mort, arrive, et quand Phèdre, Œnone et Hippolyte sont en présence, Phèdre ne trouve rien de mieux que de s’enfuir en s’écriant : « Je ne dois désormais songer qu’à me cacher. » Et c’est ce que j’appelle « la situation capitale éludée soit par… soit par l’absence motivée du principal personnage ».

Il est vrai qu’Euripide, au moment où Thésée revient, se débarrasse de Phèdre gênante beaucoup plus radicalement que Racine : il la tue. Et c’est ce qu’on peut appeler « la situation éludée par l’absence motivée », très motivée, du principal personnage.

Somme toute, Phèdre, selon Sainte-Beuve, est manquée complètement, malgré quelques réelles beautés de détail et de style.

Athalie même est assez faible. Ce n’est pas assez un opéra, d’abord. On n’y voit point le temple, ce temple formidable, avec sa mer d’airain, ses douze bœufs d’airain, ses lions, ses chérubins de dix coudées… On n’y voit qu’un petit vestibule du temple. C’est bien mesquin. Et que ce Joad, « beau, noble et terrible » sans doute, pourrait être « plus terrible encore et inexorable ». Il est bien doux, il est bien pâle, il est bien peu biblique. « En somme, Athalie est une œuvre imposante d’ensemble, et par beaucoup d’endroits magnifique ; mais non pas si complète et si désespérante qu’on a bien voulu croire. Racine n’y a pas pénétré l’essence même de la poésie hébraïque et orientale ; il y marche sans cesse avec précaution entre le naïf du sublime et le naïf du gracieux, et il s’interdit soigneusement l’un et l’autre. »

La conclusion de tout ceci, c’est qu’à tout prendre Racine s’est trompé sur sa vocation. C’était un poète élégiaque qui s’est cru poète dramatique, mais qui ne l’était point du tout : « Tout ceci nous conduirait, si nous l’osions, à conclure avec Corneille que Racine avait un bien plus grand talent pour la poésie en général que pour le théâtre en particulier et que, s’il fut dramatique en son temps, c’est que son temps n’était qu’à cette mesure de dramatique : mais que probablement, s’il avait vécu de nos jours, son génie se serait ouvert de préférence une autre voie. » — Il aurait reconnu devant Hernani qu’il n’était point fait pour le théâtre, et il aurait fait des romances.

Cette opinion, qui étonne quelques-uns d’entre nous, n’était point paradoxale en 1830. Elle l’aurait été du temps de Voltaire. Elle ne l’était point en 1830, et elle fut, aux nuances près, l’opinion courante, même universitaire, jusque vers 1860. Je vous renvoie à la petite étude que j’ai faite de l’évolution de Sarcey, relativement à Racine. Sarcey, vers 1860, apportait au feuilleton l’opinion de l’Ecole normale, un peu rondement exprimée et sans précautions oratoires ; et cette opinion était que Racine comme auteur dramatique n’existait pas ; peu à peu, sous la pression, irrésistible pour lui, de l’opinion générale, il modifia la sienne du noir au blanc.

Le sentiment de Sainte-Beuve sur Racine, en 1829, d’une part, venait de la fascination que le romantisme exerçait sur lui à cette époque, d’autre part, n’était pas très éloignée d’une opinion générale qui devait se maintenir au moins jusqu’en 1850.

Cependant Sainte-Beuve lui-même était trop intelligent, une fois débarrassé du joug romantique, pour rester, absolument du moins, sur son article de 1829. Dès Port-Royal, il le corrige, l’amende et, un peu, en sourit. D’abord sa belle objection et son beau développement sur « le temple », il l’écarte résolument. C’était un enfantillage. Et ce qu’il y a de piquant (et aussi d’un peu triste), c’est que ce qu’il disait en 1829 pour immoler Racine à Hugo, il le retourne contre Hugo maintenant, affectant de considérer comme un peu mérites de barbare ce qu’il reprochait à Racine de n’avoir pas eu à son actif. « On a fait — et je le sais trop bien — des objections au temple d’Athalie ; on lui a opposé les mesures colossales de celui de Salomon, et la mer d’airain et les bœufs d’airain… Racine, il est vrai, a peu parlé de l’œuvre d’Hiram… il n’a pas pris plaisir à épuiser le Liban comme d’autres à tailler dans l’Athos… Ce que Racine n’a pas décrit et ce qu’aurait décrit un moderne plus pittoresque que chrétien, est ce qui devait périr de l’ancien temple… Si notre grand lyrique moderne avait eu à décrire le temple de Jérusalem, il eût pu y mettre bon nombre de ces vers de haute et vaste architecture qu’il a prodigués dans le Feu du ciel à son panorama des villes maudites… » — Allons ! voilà qui va bien ; en trois fois le trait est assez enfoncé.

Sainte-Beuve, se retournant, pour ainsi dire, s’applique à montrer maintenant, que la beauté d’Athalie est une beauté spiritualiste et que, par conséquent, ce lui est un mérite de ne pas viser à l’étalage des beautés matérielles.

Fort bien, et l’idée est juste. Seulement, comme il arrive aux convertis, Sainte-Beuve pénètre trop de ce nouveau côté, va à l’outrance dans cette direction nouvelle et prétend trop prouver qu’Athalie est uniquement spiritualiste, à tel point que le principal personnage, que l’unique personnage, c’est Dieu, c’est Dieu lui-même : « Le grand personnage ou plutôt l’unique d’Athalie, depuis le premier vers jusqu’au dernier, c’est Dieu. » S’il en était ainsi, ai-je besoin de dire qu’Athalie ne serait pas du tout dramatique, puisqu’il n’y aurait aucune incertitude sur l’issue de l’événement ? Il suffit de dire, humainement, qu’Athalie est un drame très humain, l’histoire d’une conspiration religieuse, où Dieu a un rôle en ce sens que les personnages croient en lui, des deux côtés, et ont les uns grande confiance en lui, les autres grande terreur de lui.

Mais Sainte-Beuve se force ici et, peu croyant, cherche à se dépasser, pour être à la hauteur du sujet. Il en résulte, comme il arrive toujours, qu’il se jette dans l’emphase et la déclamation et qu’il écrit cette fâcheuse page qui a été admirée violemment, comme tout ce qui est exécrable, et qu’il faut citer comme modèle à ne pas suivre, comme type de critique à la Saint-Victor, et aussi pour bien montrer, précisément, à l’effort que fait Sainte-Beuve, combien tout ceci est peu sincère ou tout au moins n’est que d’une demi-sincérité.

Il était à Lausanne, il parlait Bible, il parlait Dieu ; il a voulu en parler éloquemment, il a violenté sa nature et il a dit : « Cette unité, cette omnipotence du personnage éternel, bien loin de réduire le drame à l’hymne continu, devient l’action dramatique elle-même et, en planant sur tous, elle se manifeste à tous, se distribue et se réfléchit en eux selon les caractères propres à chacun : elle reluit en rayons pleins et directs dans la face du grand prêtre, en aube rougissante au front du royal enfant, en rayons affaiblis et souvent noyés de larmes dans les yeux de Josabeth ; elle se brise en éclairs effarés au front d’Athalie, en lueurs bassement haineuses et lividement féroces au sourcil de Mathan ; elle tombe en lumière droite, pure, mais sans rayon, au cimier sans aigrette d’Abner… »

Du reste, sans plus nous arrêter à cette idée, plutôt ambitieuse que fausse, de Dieu personnage « unique » ou « principal » d’Athalie, l’hommage rendu par Sainte-Beuve à Athalie dans Port-Royal est juste autant que magnifique. Il a caractérisé Bétonnant Joad en termes trop vagues, mais qui conviennent. Il a bien marqué ce qu’il y a de très chrétien en même temps que de très dramatique à faire porter l’intérêt de la pièce sur les destinées de l’Eglise de Dieu, sans doute, mais aussi, plus précisément, sur un enfant, sur un enfant malheureux et arraché par miracle à un naufrage. Il a bien marqué cela. Il aurait pu même le développer. Moïse sauvé des eaux, Joas sauvé du carnage, Jésus sauvé du massacre. C’est comme le leitmotiv du christianisme que cette histoire terrible et touchante ; et par ainsi, avec son flair merveilleux, Racine a été tout droit au drame de terreur et de pitié, au drame essentiellement fait pour des chrétiens, et le drame chrétien était pour la seconde fois rencontré et atteint.

Nescio quid, ma jus Polyeucto nascitur…

Sainte-Beuve avait donc chanté la palinodie sur le mode lyrique. Ne croyez pas tout à fait qu’il s’y tint. Il revint à son… je veux dire qu’il revint en arrière. Il fut relaps. Non pas beaucoup ; mais assez pour nous montrer que ses répulsions ou hésitations du début étaient bien le fond permanent de ses sentiments.

Un temps vint où les hommes qui circulaient dans la vie autour de Sainte-Beuve s’aperçurent que le principal mérite de Racine était d’être vrai. Ils avaient tort. Le principal mérite de Racine est d’être beau. Le principal mérite de Racine est d’être un poète et d’avoir tous les dons, je dis tous, d’un grand poète ; et c’est ce que je n’ai pas à développer pour aujourd’hui. Us avaient donc tort. Mais ils voyaient juste partiellement. Ce qu’ils voyaient était très réel : Racine est vrai.

Il me semble que c’est Nisard qui le premier a pris Racine de ce biais. Après avoir dit que le grand don de Corneille, c’est « sa ressemblance avec la vie », ce qui était, sinon à mourir de rire, du moins à en être malade, il s’avisa que sa formule s’appliquait peut-être un peu plus à Racine et il fit remarquer qu’« après Corneille, on demandait des héros qui fussent plus des hommes, des femmes, qui fussent moins des héros « et que Racine répondit à ce désir et que Pyrrhus, Oreste et les autres « sont nos proches » et qu’il en est peu parmi nous a chez qui la représentation d’une pièce de Racine n’éveille quelque souvenir personnel », etc. Ces idées sont devenues courantes.

Il en résulta qu’on finit, avec pleine raison, mais en ne le définissant que partiellement, par appeler Racine un grand réaliste, ce qu’il n’est aucunement douteux qu’il ne soit.

Or Sainte-Beuve fut littéralement abasourdi. Et c’est ceci qui me montre que Sainte-Beuve n’était jamais entré dans Racine, jamais ; c’est ma conviction.

Voici la page, qui est curieuse, jolie du reste et spirituelle et à relire : « Racine avait dans ses armes un rat et un cygne. Il finit par supprimer le rat… Ce cygne tout seul restait pour ainsi dire en l’air, et n’avait plus de raison d’être. Où veux-je en venir ? Vous l’avez deviné. Racine, à la différence de Shakspeare, n’a fait autre chose, dans sa poésie et dans sa peinture des passions, que de choisir de la sorte et de supprimer le laid qui est dans la réalité et dans la nature, pour ne laisser subsister que le beau qui lui sied et qu’il aime. Ce rat, qu’Hamlet, dans sa folie feinte, poursuivait derrière la tapisserie et au nom duquel, espérant atteindre le roi, il perçait Polonius, Racine, au fond, n’en voulait pas, et vous n’en trouvez aucune trace dans son œuvre. Il a tout ennobli… Racine est naturel si on le compare à Corneille, tandis qu’en face de Shakspeare, qui est la nature même, il n’est qu’élégant (eligit). Aussi suis-je resté stupéfait, l’autre jour, d’entendre un homme de goût, qui sait pourtant toutes ces choses aussi bien et même mieux que nous (Edouard Thierry), en venir à qualifier Racine de « prince de l’école réaliste ». Fuyons ces vilains mots que tout le monde se jette à la tête et qui sont sujets à malentendu et à contresens ; c’en est un ici. Bornons-nous à dire, comme tout le monde, que Racine est le prince de l’école qui a cherché à être naturelle tout en restant noble, élégante et harmonieuse. La querelle ou plutôt le grand combat est entre lui et Shakspeare. L’un accepte les choses comme elles sont dans la nature et dans l’humanité ; il prend sans les disjoindre… le rat et le cygne, le reptile et l’aigle, le crapaud et le lion ; il prend le cœur à pleines mains, tel qu’il est au complet, or et boue, cloaque ou Eden, et il laisse à chaque objet sa couleur, à chaque passion son cri et son langage. L’autre ne veut et n’admet, même en peignant ses monstres, que les plus nobles formes, les plus belles expressions des passions humaines. »

Voilà. Il est bien évident que Sainte-Beuve en était resté au « tendre », à « l’élégant », au « gracieux » et à « l’harmonieux » Racine, et n’avait jamais été plus loin ni voulu aller plus loin. Racine est toujours pour lui « un homme de goût » et presque uniquement et strictement un homme de goût, le « bel esprit » qu’estimait Boileau. Un réaliste, cet homme-là ! Quel contresens et quel blasphème !

Il semble pourtant qu’on est réaliste quand on peint le réel et quand on excelle à le peindre et quand on a la passion, ce n’est pas trop dire, de le peindre exactement et profondément. Si les mots ont un sens, Racine est réaliste comme Corneille est idéaliste. Il l’est d’une manière brillante, il l’est d’une manière distinguée ; mais il est réaliste. Il est prince des réalistes en ce sens qu’il est réaliste comme un prince, et le mot de Thierry est très heureux. Il est de cette école comme un prince et il est le prince de cette école ; mais il en est. On ne peut pas dire autrement.

Mais il choisit, dit Sainte-Beuve.

D’abord tout le monde choisit, et Shakspeare comme un autre. Ensuite est-ce qu’il choisit tant que cela ? Il me semble bien qu’il prend le lion et le crapaud, le reptile et l’aigle, le rat et le cygne à pleines mains, tout comme un autre. Est-ce que son théâtre n’est pas plein de Nérons, de Narcisses, de Mathans, d’Orestes, d’Hermiones, de Roxanes, de Pharnaces, d’Eriphyles, d’Amans, comme d’Andromaques, de Monimes, de Xipharès et d’Hippolytes ? Il a peint monstres et héros pêle-mêle, comme tout tragique et avec une passion de réalité, même horrible, plus grande que beaucoup d’autres. Ce théâtre regorgeant de meurtres, d’incestes, d’adultères, où chaque pièce se termine par une tuerie, où la folie et la démence sont prodiguées, ne doit pas être appelé un théâtre réaliste, et c’est toujours le tendre, l’élégant et le doucereux Racine qu’il faut dire.

C’est là qu’est le « contre sens », à mon avis inexplicable.

La vérité, c’est qu’il n’y a pas de théâtre à conception plus pessimiste que le théâtre de Racine.

Mais la forme ! Ah ! nous y voilà ! Racine n’est pas un réaliste et il est un poète tragique, doux et modéré, parce que sa forme est distinguée et élégante ! Autrement dit, le réalisme se mesure aux crudités. Racine n’est pas réaliste parce qu’il n’y a pas chez lui de propos de nourrice analogue à ceux de Roméo et de Juliette.

Si la question se réduit à cela, et vous voyez bien qu’elle s’y réduit, l’opinion que je combats n’est plus qu’un simple enfantillage. Le réalisme ne tient pas à un propos bas et inutile ; il ne consiste pas en quelques grossièretés jetées au hasard dans le texte d’un roman ou d’un drame. Il serait un peu trop facile. Il consiste à peindre un Néron voluptueux, faible, peureux, lâche et cruel, un Narcisse ambitieux, perfide et sans entrailles ; un Joad si convaincu de son droit que tout sens moral lui est inconnu. Et que Joad traitât Athalie de prostituée, cela n’ajouterait rien du tout, pour moi, au réalisme de Joad. Je crois qu’il faut, comme dirait Montaigne, aller un peu par-delà l’écorce. Il y a autant de mots, il y a autant de traits shakspeariens dans Racine que dans Shakspeare, et que Racine fasse dire à Phèdre : « toutes mes fureurs » au lieu de lui faire dire : « je suis en folie », cela ne me paraît pas faire la différence entre le réalisme et la littérature aimable. C’est tout simplement une différence d’habitudes de style.

Je ne comprends pas bien comment Sainte-Beuve, si pénétrant, ne s’est pas aperçu de cela. Mettons, si l’on y tient, que Shakspeare est réaliste et que Racine est réel, et voilà encore qui m’est égal.

Mais Sainte-Beuve était buté. Je le vois encore, en 1863, écrire en passant, avec une étrange impertinence : « On se dégoûte de Racine plus aisément encore que du café. » Ce n’est qu’une boutade ; mais à sa date elle est significative. Sainte-Beuve revenait à son état d’esprit de 1830. Il disait à peu près, et même un peu plus qu’à peu près : « Décidément, Racine m’ennuie ».

J’en reviens à mon dire. Sainte-Beuve n’est pas entré dans Racine. Il a regardé le monument de face et surtout de profil. Il a été frappé quelquefois, en s’appliquant un peu, de la grâce et de l’harmonie, à la rencontre de la hauteur de l’édifice. Il n’en a pas fait le tour, et surtout il n’y est pas entré, et le plus souvent il s’en est tenu éloigné comme de quelque chose sur quoi il sentait qu’il n’avait pas beaucoup à dire et comme de quelque chose qu’il sentait instinctivement qui lui échappait. Ce que Sainte-Beuve a écrit de plus complet sur Racine, c’est l’article de Taine sur Racine. L’article de Taine, c’est ce que Sainte-Beuve avait dit, mais fortement repensé et développé avec cette outrance rectiligne où Taine excellait. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’estime que cet article est plein de talent et qu’il est faux d’un bout à l’autre.

Comédie-Française.
La Fontaine de Jouvence, comédie mythologique en deux actes, en vers, de M. Emile Bergerat. §

La Comédie-Française a donné une représentation assez intéressante, moitié inédit, moitié déjà connu, mais agréable.

L’inédit, c’était la Fontaine de Jouvence de M. Emile Bergerat, depuis si longtemps annoncée, promise, tympanisée et vieillissant avant de naître, de telle sorte qu’on en disait que cette fontaine de Jouvence serait bientôt forcée d’opérer sur elle-même.

Enfin elle a vu le jour et elle a été favorablement accueillie. L’idée en est extrêmement spirituelle, si l’exécution, à la fois gauche et maniérée, en est souvent défectueuse. L’idée est celle-ci. Il existe une fontaine de Jouvence. Seulement elle n’est pas ce que tout le monde croit. Elle ne se borne pas à rajeunir les gens. Elle les vieillit aussi. Si, jeune, vous en buvez, vous atteignez tout de suite vos cinquante ans ; si, vieux, vous en buvez, vous revenez immédiatement à la jeunesse.

Ce n’est pas tout. Même sans en boire, si, jeune, vous vous regardez dans son limpide miroir, vous vous voyez vieux ; si, vieux, vous vous regardez dans ses eaux fantastiques, vous vous voyez jeune.

C’est tout ; c’est assez compliqué comme cela.

Je n’ai pas besoin, du reste, de faire remarquer que c’est symbolique et à quel point c’est symbolique. La fontaine de Jouvence, c’est l’Illusion ; Dans l’illusion, on se voit autrement que l’on est et l’on se trouve vieux à trente ans, comme Lamartine, Musset, Hugo lui-même et quelques autres personnages historiques ; et l’on se trouve jeune, ou du moins « jeune encore », aux environs de la soixantaine, comme c’est ce qui nous arrive à peu près à tous.

Et aussi l’Illusion nous rend jeunes ou vieux selon les cas, non pas très réellement, sans doute, non pas très profondément, mais jusqu’à un certain point, sans contestation. Elle nous déprime à certaines heures de telle sorte qu’il nous semble que le poids des ans nous surcharge ; elle nous exalte à certains moments de telle manière que nous échappons pour un temps aux glaces et aux entraves de l’âge.

La vieillesse est une tristesse continue ; mais la tristesse, même chez un homme très jeune, est une vieillesse momentanée ; c’est une crise de vieillesse. Je crois que même physiologiquement, même neurologiquement, c’est exact.

Et de même, jusque dans un âge avancé, la gaieté est une jeunesse momentanée et même durable ; la gaieté est une crise de jeunesse, une crise qui peut même se prolonger assez longtemps.

Il n’y a donc rien que de très juste dans le symbole adopté, ou inventé, par M. Emile Bergerat. La Fontaine de Jouvence, c’est l’Illusion ; d’une façon plus générale, c’est l’Imagination.

Donc la Fontaine de Jouvence, 1° nous peint en vieux quand nous sommes jeunes et nous figure en jeunes quand nous sommes vieux ; 2° nous fait véritablement jeunes quand nous sommes vieux et vieux quand nous sommes jeunes, sinon pour très longtemps, du moins pour un temps appréciable. Retenez tout cela, d’abord parce que c’est des vérités intéressantes, ensuite parce que c’est sur quoi est fondée la petite pièce de M. Emile Bergerat.

Or donc, à une époque aussi indéterminée que possible, rôdent autour de la Fontaine de Jouvence, en Arcadie, un couple de très vieux époux, Archis et Daméta (Daméta, c’est la vieille), et un couple de très jeunes amoureux, Télamon et Néère (ici les sexes sont suffisamment désignés par les noms propres).

Archis et Daméta — accompagnés de leur vieil âne, qui est le philosophe de l’affaire et qui est parfaitement indifférent à la Fontaine de Jouvence et qui ne se doute même pas, n’étant pas au courant de la science de 1906, qu’il est lui-même une Fontaine de Jouvence sur quatre pattes — Archis et Daméta apprennent qu’ils sont auprès de la fontaine rajeunissante.

« Si nous en buvions ? »

Daméta est de cet avis. Archis n’en est pas. A quoi bon ? Quand on a été heureux, on fait bien de ne pas recommencer, parce qu’il se pourrait bien qu’on recommençât à vivre ; mais qu’on ne recommençât pas à être heureux. Le jeu en est bien aléatoire…

Non, elle chante un hymne impudique, la source
Menteuse, qui promet à des sens apaisés
Le renouveau d’un demi-siècle de baisers…
Et puisque dans l’Erèbe on s’appartient encore,
Si l’on fut cinquante ans fidèles, couchons-nous
Côte à côte, les pieds joints, les mains aux genoux,
Les yeux tournés vers la lumière orientale,
Et rentrons au limon de la terre natale.

De leur côté Télamon et Néère se querellent, en amoureux qu’ils sont, et la présence de la source inspire à Néère des considérations philosophiques : « Tu m’aimes… depuis quand !

— Depuis avant ta naissance.

— Ça, c’est extraordinaire.

— C’est vrai ! Je t’aimais dans le sourire de ta mère qui t’attendait. Quand tu naquis, c’était déjà un vieil amour que j’avais pour toi…

— Hum ! J’ai été aimée très jeune, c’est incontestable. Mais le serai-je vieille ? Voilà une autre question. En buvant l’eau de cette source, je deviens quinquagénaire immédiatement. J’ai envie de faire l’expérience.

— Oh ! non !

— Tu vois bien ! Tu ne m’aimes pas très solidement. Il te faut des femmes encore à naître. Par Zeus, on n’a jamais vu une telle passion pour la jeunesse. Tu es de ceux qui disent : « Elle a bien quatorze ans ; mais elle est encore bien conservée. Fi ! Bonsoir ! »

Voilà où nous en sommes, à la fin du premier acte.

Au second — vous connaissez le mythe d’Eve, vous connaissez le mythe de Psyché, et quand vous ne connaîtriez pas tout cela, vous savez qu’en général les femmes ont quelque inclination à la curiosité, — au second acte, la même pensée est venue à la jeune Néère et à la vieille Daméta : non pas de boire de l’eau de Jouvence pour se transformer, non mais au moins de se regarder dans la source pour voir ce qu’elles seraient, étant transformées.

Elles se penchent toutes les deux en même temps sur le miroir magique, et le miroir magique n’aurait aucun besoin d’être magique et peut-être ne l’est pas du tout : car Néère voyant le visage de Daméta, croit se voir elle-même en vieille, et Daméta voyant le visage de Néère croit se voir elle-même en jeune.

Elles ne sont contentes ni l’une ni l’autre. Pour Néère, cela se comprend assez bien ; mais pour Daméta, c’est moins limpide. Elle dit ceci :

… Le corps plus jeune que son âme,
Archis avait raison, c’est la tunique infâme
De Nessus consumant Alcide sur l’Œta.
Epargne, Daméta d’antan, la Daméta
D’aujourd’hui…

Non, ce n’est pas très clair ; mais admettons qu’il se puisse qu’elles ne soient contentes ni l’une ni l’autre. Au fond, c’est peut-être vrai. On tient à son moi actuel par les liens de l’habitude et de la douce et lente accoutumance. On me rendrait aujourd’hui ma forme extérieure de vingt-cinq ans, je serais peut-être si dépaysé que j’en enragerais et dirais que l’on me dérange dans mes petites habitudes. Il est possible. Je ne puis pas faire l’expérience. Enfin, je sens qu’il est possible.

Sur ce, Archis rencontre Néère (faites bien attention) et Télamon rencontre Daméta ; et, un peu aidés, du reste, par Zeus déguisé en berger, mais cette aide serait presque inutile, Archis, devant Néère, croit qu’il a affaire à Daméta qui s’est rajeunie en buvant de l’eau de la source ; et Télamon, en face de Daméta, croit qu’il a affaire à Néère qui s’est vieillie en buvant la liqueur magique.

Télamon est furieux et vous n’aurez aucune peine à comprendre pourquoi. En voilà une idée de se vieillir de trente-cinq ans quand on en a seize ! Au moins on demande la permission. Quant à Archis, il est furieux aussi et sa fureur est plus subtile. Il est furieux de se trouver vieux en face de sa femme redevenue jeune. Il est furieux de la défiance à son égard que marque cette opération de Daméta sur elle-même. Il exprime cela avec assez de délicatesse et assez heureusement :

Pourquoi m’as-tu quitté pendant que je dormais ?
Ô mon unique amour, me voilà désormais
Triste époux oublié, comme la fleur avide
Du papillon nouveau dont sa corolle est vide.
Pourquoi nous désunir en face du trépas !
Rajeunir ! Je t’aimais : tu ne vieillissais pas. .
Nulle autre n’a tes yeux et personne ta voix…

C’est précisément à cela qu’il devrait reconnaître que la personne qui est devant lui n’est pas Daméta, mais quelque autre. Enfin…

Est-ce que Jupiter fait Daméta deux fois ?
C’est toi dont j’ai levé les voiles à Corinthe :
J’irais, et sans tenir le fil du labyrinthe,
Dans les moindres sentiers pour moi sans nouveauté
Qui forment le jardin secret de ta beauté.
Ô mensonges perdus de la femme infidèle ;
Si tu n’es qu’un portrait, où donc est le modèle ?

Et comme il ne semble pas songer que lui aussi pourrait, en buvant à la source, se rajeunir et rétablir la symétrie qu’il regrette tant qui soit perdue, Zeus l’en avertit et lui dit : « Bois toi-même ! » Il répond en un très beau vers :

… Jamais !
On n’aime pas deux fois autant que je l’aimais.

Que vous dirai-je ? Ils finissent par se reconnaître les uns les autres, deux par deux, et par reconnaître aussi que le mieux est de laisser faire les choses et de s’abandonner à la bonne loi naturelle. Daméta s’éloigne avec Archis, Télamon s’éloigne avec Néère.

« Portez à boire à l’âne », dit malicieusement Zeus. Si la source est réellement miraculeuse, l’âne seul, étant le seul qui en aura bu, sera le seul rajeuni. Cette conclusion qui, avec beaucoup de goût, n’est qu’indiquée, est amusante.

Si cette petite pièce était écrite avec simplicité, si elle n’était pas gâtée par la forme tantôt funambulesque et tantôt barbare qu’a adoptée l’auteur, elle serait bien attrayante. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas de bons vers dans ce petit ouvrage. J’en ai déjà cité. J’en pourrais citer encore. Le petit monologue de Daméta au commencement de l’acte Il est véritablement, sinon d’un grand poète, du moins d’un poète :

Archis repose auprès de l’âne sur la mousse ;
Les javelots du jour que le feuillage émousse
Criblent de lueurs d’or son visage vermeil ;
On le dirait déjà bercé du grand sommeil
Dans le giron clément de la bonne Cybèle.
Il est beau comme au temps où j’étais la plus belle.
Fontaine, ne faut-il, pour le redevenir,
Que me mirer dans ta vasque et me souvenir ?
Femme aux tempes d’argent, vous avez été blonde ;
Mes cheveux dénoués au vent, comme dans l’onde
Les algues, et si longs qu’Eole les filait,
Ont jadis dépeuplé d’amants pris au filet
La ville d’Aspasie et son isthme aux cent voiles.
Mon aube dans Corinthe éteignit les étoiles.
Tout ce qui sculpte, peint ou chante allait épris
De la vierge d’ivoire où renaissait Cypris
Lorsqu’à mes pieds tombait l’écume des dentelles…

Des dentelles dans l’antiquité, c’est un peu inattendu ; mais tout coup vaille !

Oh ! ces beautés du corps de la femme, où vont-elles ?
Où vont les rythmes purs de la forme à seize ans,
Si légers qu’auprès d’eux ceux du vol sont pesants ;
Et les contours pareils en sereine harmonie
Aux golfes transparents de la mer d’Ionie ?
Où vont-ils ? — Mais où vont, dans les deux infinis,
Le murmure des bois et la paille des nids ?

Oui, il y a des vers charmants ou très heureux dans cet aimable poème. Mais, Dieux bons, comme il y en a de détestables ! Peut-on vraiment supporter que Zeus s’exprime ainsi, lui qui porta Minerve dans son cerveau :

… Alors guette l’arrêt
Où ta forme à vingt ans fugace t’apparaît ;
Saisis la coupe, bois, et la métamorphose
S’opère ; ton image actuelle est forclose ;
Le papillon nouveau s’envole du bombyx
Et le nocher sans toi repasse encor le Styx.

Peut-on souffrir Télamon, qui, après avoir exprimé le plus facilement du monde et même avec élégance, qu’il était amoureux de Néère avant qu’elle fût venue au monde, s’arrête tout à coup pour dire :

… Elle est dure,
Cette difficulté d’exprimer que j’endure ?

Je désirerais de même que Néère s’exprimât en style plus diaphane quand je l’entends dire :

J’ai vu la Pythonisse entre ses deux hiboux,
Elle m’a dit le sort de l’ardeur dont tu bous :
« La date du serment, à la première ride
De Néère en sera la triste éphéméride. »

Et Archis me semble parler une langue de spirite un peu prosaïque quand il dit à Daméta :

Viens ! Subissons la loi qui nous désincorpore.

Il y a un peu trop de ces coups de poing dans l’estomac, mêlés à des caresses de style et de rythme, dans le poème de M. Bergerat. Cela fait quelque chose d’extraordinairement inégal, de bizarre aussi, parce que l’auteur a l’air de quelqu’un qui, tour à tour, pratique très savamment l’art du style et se moque volontairement de l’art du style. On sait que cette impression était celle que donnait souvent, mais avec discrétion, Théodore de Banville. On dirait que M. Bergerat veut la donner, mais avec une certaine brutalité. C’est très curieux. Mais trêve aux chicanes. Je voulais surtout dire que le poème de M. Bergerat est ingénieux, spirituel et amusant comme idée, souvent gracieux et joliment précieux comme forme.

Comédie-Française. La Plus Faible, comédie en quatre actes de M. Marcel Prévost. §

La dernière œuvre de M. Marcel Prévost, La plus faible, — puisque tout le monde fera le mot, faisons-le nous-même tout de suite pour ne pas nous distinguer, — a de fort jolies parties ; mais, très évidemment, choquera bien des spectateurs par des maladresses singulières à quoi l’auteur assez habile des Demi-Vierges ne nous avait pas accoutumés.

L’inspiration en est très noble et très généreuse, mais l’invention des détails et des incidents, l’exécution, en un mot, est toute pleine d’assez fortes erreurs.

Et c’est dommage ; car le sujet est beau, et la ligne générale de la pièce a sa beauté aussi, ou au moins son élégance et sa distinction. Ce qui manque encore à l’auteur ingénieux des admirables Lettres de femmes, c’est le maniement aisé des rouages dramatiques, et le calcul juste de la portée et de l’effet des incidents et des moyens dramatiques. M. Marcel Prévost n’est pas encore un ingénieur théâtral absolument sûr.

Il y a assez de belles qualités, non seulement dans l’invention générale de La plus faible, comme je l’ai dit, mais encore dans le dialogue, pour qu’il n’y ait pas lieu de décourager M. Prévost de faire du théâtre ; mais il va sans dire qu’il faut l’avertir et le renseigner, et c’est ce que je vais tâcher de faire.

Voici l’anecdote qui nous est contée par M. Marcel Prévost avec concours des artistes de la Comédie-Française :

Jacques Nerval est fils de grands commerçants riches de Paris. Son père le destinait à « Centrale » ou à « Forestière » ; mais il a mieux aimé écrire l’histoire du Directoire, par goût pour l’histoire contemporaine. Il vit à part, dans un joli appartement du quai d’Orléans, d’où l’on voit le chevet de Notre-Dame et le dôme du Panthéon, avec Mme de Maucombe, femme abandonnée de son mari. Cette liaison irrégulière l’a brouillé, à très peu près, avec sa famille et avec les amis de sa famille.

Il n’en a cure pour le moment et vit très tranquillement, entre Germaine et son vieil ami Louis Gourd, qui ne quitte guère la maison, parce qu’il est amoureux de Jacques autant que de Germaine et de Germaine autant que de Jacques, et qui est un peu raseur parce qu’il passe sa vie à supplier Jacques d’épouser Germaine en désintéressant M. de Maucombe et en obtenant de lui le divorce ; mais qui est du reste, sauf sa manie de se croire littérateur, le meilleur, le plus droit, le plus loyal et le plus dévoué des hommes et particulièrement des amis.

Les choses sont ainsi et pourraient durer longtemps de la sorte, quand un heurt survient. Jacques est insulté dans un journal et charge l’ami Gourd et un autre camarade d’aller demander réparation. C’est un duel pour demain. La toile tombe sur des pressentiments sinistres ; car on a pris soin de nous apprendre que l’insulteur de Jacques est de bonne force à toutes les armes usitées sur le pré.

Quand le rideau se relève, Jacques a été blessé ce matin à midi, et il est chez sa sœur, Mme Lebrun, femme d’un avoué de Paris, que nous avons entrevu un instant, sans nécessité du reste, au premier acte.

Première invraisemblance. Pourquoi diable Jacques est-il chez sa sœur ? Il a un domicile et il est naturel, et ce serait naturel quand bien même il serait tombé, seul, dans la rue, qu’on le porte à son domicile. Et, de plus, c’est Louis Gourd qui était son témoin principal. Comment diable Gourd n’a-t-il pas fait transporter Jacques chez Jacques ou chez Gourd ? A qui a-t-il pu venir à l’idée de transporter Jacques chez sa sœur ? Je crois que c’est expliqué dans la pièce ; mais c’est expliqué obscurément et ça reste peu explicable.

Il y a plus. Gourd se présente pour voir son ami et on le met à la porte. Où diable était donc Gourd quand on a apporté Jacques chez Mme Lebrun ? Ça doit être expliqué aussi dans la pièce ; mais cela reste bien singulier. Enfin, passons. Jacques est là, chez sa sœur, et toute la famille, père, mère, sœur et beau-frère de Jacques sont réunis autour de lui ; et vivement, brusquement, la sœur de Jacques envoie chercher au couvent sa fille, nièce de Jacques, âgée de seize ans, pour qu’elle voie et embrasse son oncle.

C’est que Mme Lebrun, qui est la forte tête de la famille, a tout de suite conçu un plan : profiter de l’accident de son frère pour l’accaparer, pour le replonger dans le milieu familial et pour le détacher et séparer de Germaine. La petite nièce pourra entrer dans ce plan, y prendre sa place, servir à quelque chose. On verra.

Pendant ce temps-là, Jacques est très mal en point et le médecin ne répond de rien. Germaine arrive, bien entendu. Elle supplie père, mère, sœur et beau-frère. Le père est un vieux sot qui ne songe qu’à sa maîtresse de la rue Mogador ; la mère est bonne, mais faible et tout à fait insignifiante ; la sœur seule compte. Elle met Germaine à la porte très vivement. Voilà Jacques parqué.

Ça ne suffit pas. La terrible sœur prend, maintenant, son chapeau et son ombrelle et part en campagne. On comprend qu’elle va quai d’Orléans. C’est une maîtresse femme, qui n’aime pas les femmes maîtresses.

Ce second acte, malgré une légère réserve que j’ai été forcé de faire, est excellent. Il est vrai, au fond, d’un bout à l’autre. Les caractères y ont de la netteté, de la précision et presque du relief ; le mouvement y est, sinon rapide, du moins vif et franc ; le dialogue est simple et réel, non sans esprit, du reste, quelquefois, comme quand le père Nerval dit que l’argent des Nerval ne doit pas aller à des aventurières, et que sa fille lui répond : « Vous avez raison, mon père, l’argent des Nerval ne doit pas aller à des aventurières ». Enfin, j’étais dans un très bon état d’esprit à l’issue de ce second acte.

Je n’ai pas eu beaucoup d’agrément à partir de ce moment-là. Au troisième acte, les maladresses et les invraisemblances s’accumulent. Le troisième acte c’est, comme il sera intitulé sur les affiches de province : la machination, horribles détails. Au commencement de ce troisième acte, onze jours s’étant passés depuis le précédent, Jacques est à peu près guéri. Mais Mme Lebrun n’a pas perdu son temps. Elle a chassé Germaine du domicile de Jacques. « Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net » ; mais par intimidation elle y a réussi sans peine. Rien à dire à ceci ; c’est suffisamment vraisemblable.

Mais que pensez-vous qu’a fait Germaine ? Que pensez-vous qu’a fait Gourd ? Gourd a emmené Germaine dans son appartement de garçon, Germaine a suivi Gourd dans son appartement de garçon et ils y vivent matinées, après-midi, soirées et nuits depuis onze jours.

Ils sont fous, ces gens-là ! D’abord, pour elle-même et quelque sûre qu’elle soit des droites intentions d’un homme, une femme ne va pas habiter chez un Monsieur comme elle ferait chez sa sœur ou une amie ; ensuite, Germaine et Gourd voudraient, de propos délibéré, mettre les apparences contre eux, donner des armes à la calomnie, donner des armes à la famille de Jacques, mettre aux mains de l’ennemi le couteau qui doit les férir ; et encore irriter Jacques, et le torturer, et l’aliéner à jamais ; et encore le tuer par le soupçon et le souci et la colère, ils n’agiraient pas autrement. Ils sont fous absolument.

Germaine habitant chez Gourd, ce n’est pas seulement la chose invraisemblable ; c’est la chose impossible. Dans la réalité, ou le bon Gourd aurait cédé son appartement à Germaine et aurait loué pour lui une chambrette dans le voisinage ; ou Germaine aurait dit à Gourd : « Chez vous ! vous n’y pensez pas ! Mettez-moi dans une pension de famille et venez me donner des nouvelles tous les jours, si vous en avez. »

Ce qui rend la chose que l’on prétend qu’ils ont faite tout à fait impossible, c’est qu’ils sont deux à la faire. Qu’un seul homme ou une seule femme fasse une imprudence d’aliéné, on l’admet encore : la déraison humaine a peu de limites ; mais que deux êtres qui ne nous ont pas été présentés comme des idiots, et au contraire, s’entendent, pour être si stupides et ne s’aperçoivent ni l’un ni l’autre de leur stupidité et fassent tout cela tout naturellement, c’est ce qu’aucun public ne comprendra jamais.

Il y a autre chose encore qui constitue une imprudence beaucoup moins forte, mais une arme aussi dangereuse aux mains de la terrible Mme Lebrun. Dans le temps, Gourd a écrit une lettre secrète à Germaine, lettre qui n’est que très honorable pour tous deux, mais qui peut être interprétée comme une preuve d’une intrigue entre elle et lui. Cette lettre, Mme Lebrun l’a trouvée chez Jacques et s’en est emparée avec ivresse.

Munie de tout cela, Mme Lebrun démontre, net comme le jour, à Jacques que Germaine est la maîtresse de Gourd : « Ils habitent ensemble chez Gourd dans un appartement étroit que tu connais et où il n’y a qu’un lit. De plus, lis cette lettre. Qu’en dis-tu ? Es-tu convaincu ? »

Les pauvres Gourd et Germaine ont accumulé tant de sottises, que, ma foi, ce que Mme Lebrun croit peut-être, ce que Jacques arrive à croire, nous le croyons presque nous-mêmes.

Ici un petit épisode qui fait partie de la « machination, horribles détails », de Mme Lebrun. La fillette de Mme Lebrun, la petite nièce de Jacques, Pauline, vient en ce moment, qui est le moment psychologique, causer, bavarder, jaser avec son oncle et lui laisse voir qu’elle ne laisse pas d’être amoureuse de lui. Elle le fait en toute innocence et inconsciemment. Mais qu’une nièce soit amoureuse de son oncle, beaucoup plus âgé qu’elle, cela est par soi-même assez désobligeant ; et qu’une nièce fasse partie, même sans le savoir, d’une machination de famille destinée à séparer un oncle de sa maîtresse, c’est assez choquant, et il y a quelque chose comme cela dans un roman de Zola qui n’est pas très propre. Et que l’on sache que la sœur — elle l’a dit à mots couverts tout à l’heure — a, elle, très consciemment, destiné et réservé ce rôle à sa fille auprès de son frère, et que l’on puisse supposer par conséquent, et la supposition vient tout naturellement à l’esprit, que Mme Lebrun a un peu dicté ou suggéré ce rôle à sa fille ; je ne saurais dire à quel point tout cela me répugne. L’auteur, évidemment, en met trop. Il fait Mme Lebrun décidément trop noire. Il passe la mesure de la vérité moyenne et courante. Comme nous sommes loin du second acte, qui, lui, était si vrai et d’une vérité, sinon forte, du moins précise et prégnante !

C’est ainsi préparé, — et si ce troisième acte est plein d’invraisemblance et d’outrances, il faut convenir qu’il n’est pas mal conduit du tout, — c’est ainsi préparé, que M. Jacques Nerval reçoit la visite de M. Gourd. Il la reçoit mal. Il prie M. Gourd d’expliquer sa lettre à Germaine, d’expliquer sa cohabitation avec Germaine. L’autre n’explique rien du tout et se fâche. Il n’explique rien du tout sur la lettre, parce qu’il y a là un secret entre Germaine et lui, que Germaine lui a défendu de révéler. H n’explique rien sur la cohabitation, parce que cela lui paraît tout simple. Il est dans le faux jusqu’au cou, ce Gourd. Pour soi-même et pour se disculper, dans ce cas-là, on doit parler, et il n’y a secret qui tienne, et vous verrez plus tard de quelle importance il est, ce secret ; mais surtout pour un ami malade et que l’on peut tuer de désespoir, dans un cas pareil on doit parler. Gourd, de qui rien ne nous avait donné l’idée qu’il fût si têtu, si ombrageux et surtout si hautain, ne descend pas à se justifier. Il se fâche de tout son cœur, parle très haut et crie très fort. Soupçonner M. Gourd ! Pensez donc ! Est-ce que cela se peut souffrir ? Ma foi ! pourquoi pas ? Il est bien superbe ce M. Gourd ! Il est si ridicule que s’il n’avait pas été imposé par la fougue et par le talent incomparable de M. de Féraudy, on lui aurait ri au nez et à sa fausse barbe de « surhomme ».

Là-dessus, rupture entre Gourd et Nerval et départ de Nerval pour la campagne. A la campagne, on continuera de travailler Jacques et l’on achèvera de « cuisiner » Jacques. Nous sentons que Jacques est perdu pour Germaine.

Au quatrième acte, il revient cependant chez lui. Supposez, ce qui est vraisemblable, du reste, qu’avec la santé un peu de volonté lui est revenu et que sa famille l’a exaspéré et qu’il n’est pas devenu amoureux de sa godiche de petite nièce. Tout cela, cependant, puisque c’était le sujet, la seconde partie du sujet, le revirement, il aurait fallu un peu nous le dire.

Enfin, il revient, et la scène du III entre Gourd et Nerval recommence.

C’est un procédé très théâtral, usité au théâtre même chez les classiques que ces scènes coupées en deux et dont la seconde partie, qui doit effacer et détruire la première, est renvoyée à une certaine distance, quelquefois à un autre acte. Voyez Horace, voyez Bérénice. Seulement, permettez ! Il faut que la scène ait été coupée nécessairement, ait été coupée par quelque chose, par un incident qui réellement devait la couper. Or la scène Gourd-Nerval du III n’a été vraiment coupée que par la chute du rideau. Rien n’est venu empêcher qu’elle ne continuât. Dans la réalité elle aurait continué et, comme on ne peut pas toujours être en colère, on aurait fini par s’expliquer. La coupure ici a donc un air factice et semble n’être qu’un expédient arbitraire pour permettre qu’un quatrième acte ait lieu. Par conséquent, durant cette seconde partie, à l’acte IV, de la scène du III, nous dirons sans cesse, nous, public : « Hé ! imbéciles ! voilà ce que vous auriez dû vous dire à l’acte III », et tout ce qu’ils diront de raisonnable à l’acte IV ne fera que mettre en lumière toute leur imbécillité de l’acte troisième.

L’auteur me dira qu’une scène peut très bien être coupée, et vraisemblablement, par ce seul fait que les deux personnages sont fort en colère et que l’un des deux, exaspéré, sort en faisant claquer les portes. Sans doute ; mais c’est bien pour cela que l’auteur a été forcé, au III, d’exagérer d’une manière inattendue et bizarre le tempérament colérique de Gourd, lequel n’avait pas l’air du tout d’avoir un tempérament colérique. Et, comme disait le grammairien, ma remarque subsiste : la coupure de la scène Gourd-Nerval est factice, parce qu’elle est amenée par un moyen factice, et elle est si factice qu’il a fallu un moyen tout à fait artificiel pour l’amener.

Toujours est-il que, maintenant, Gourd et Nerval sont calmes. Nerval n’a plus sa voix de tête et Gourd n’a plus sa voix de gourdin. Ils s’expliquent tranquillement. Gourd a gardé Germaine chez lui douze jours et douze nuits ; mais elle couchait dans le lit de la chambre à coucher, et Gourd sur le canapé du parloir. Allons ! très bien ! Du reste, depuis trois semaines, pendant tout le séjour de Jacques à la campagne, Germaine est dans un family hôtel. Il était temps tout de même, et elle aurait pu s’aviser de commencer par là.

Quant à la lettre compromettante, voici : Gourd y faisait allusion à des recherches qu’il faisait à l’insu de Jacques pour retrouver M. de Maucombe, mari de Germaine ; et quand on parle par allusion on est obscur, et quand on est obscur, on a toujours l’air — c’est très vrai — de parler des choses qui se passent généralement dans l’obscurité. Allons ! voilà la lettre expliquée.

Il n’y a plus l’ombre d’une tache sur la robe d’hermine de l’honorable M. Gourd. De plus M. de Maucombe, très opportuniste, est mort. Il ne reste plus qu’à s’épouser. C’est ce qu’on fait après que Germaine y a mis quelques façons de délicatesse exagérée et après que Jacques lui a prouvé que l’homme doit épouser la femme parce que la femme est la plus faible, toutes choses auxquelles nous ne prêtons qu’une attention un peu languissante, parce que, dès qu’il n’y a plus couteaux tirés entre l’honnête Gourd et le soupçonneux Jacques, il est évident que la pièce est finie.

Elle a plu par l’honnêteté et la générosité de ses sentiments, inquiété un peu par l’inconsistance des caractères et l’invraisemblance des incidents, s’est soutenue en somme par l’adresse de la facture matérielle.

Elle s’est soutenue aussi par le talent des acteurs, qui, souvent, a été admirable. J’ai nommé M. de Féraudy, étonnant de vérité, de réalité même aux moments où il était, de par son rôle, dans l’invraisemblance, puissant d’émotion, d’indignation et de colère sans cesser d’être le brave homme gauche et comique qu’il est au fond, enfin réalisant une merveille décomposition.

M. Mayer, dont le rôle était très conforme au caractère de son talent, a bien marqué le tempérament indécis, hésitant, mélancolique et la diathèse neurasthénique de Jacques Nerval. M. Mayer a une qualité rare au théâtre : la mesure ; il ne donne jamais dans aucun excès ; il est toujours délicat, sûr et distingué, parfaitement maître de lui et de tous ses effets.

M. Pierre Laugier a donné une bonne caricature sans outrance d’un robin de Paris, et M. Dehelly une silhouette élégante de petit boulevardier. M. Garry a eu deux minutes excellentes dans le rôle météore de Nerval le père.

Mme du Minil a été très remarquable dans le personnage abominable de Mme Lebrun. Elle l’a faite sèche, obstinée et résolue comme une reine du grand répertoire, en lui conservant les allures de grande bourgeoise. Cette création lui fait beaucoup d’honneur.

Mme Marie Lecomte, ayant à nous montrer une douce et rêveuse petite personne mélancolique, était tout à fait à son affaire et a tiré des larmes de tous les yeux. Elle était vraiment gracieuse et toute « sympathique » de la tête aux pieds.

Mme Garrick m’a paru un peu artificielle dans son rôle d’ingénue ; mais encore c’est une personne qui sait son métier et qui dit bien.

Le succès de la pièce a été très vif. J’en ai dit les raisons. Durera-t-il ? Je ne sais trop.

Comédie-Française.
Laïs et Démosthénès, poème tragique en quatre actes, par M. Albert du Bois §

Ces temps derniers, un de nos plus illustres critiques dramatiques, M. Nozière, avait une entrevue avec M. le ministre de l’instruction publique et des beaux-arts et lui demandait avec une sollicitude inquiète s’il n’estimait pas que la Comédie-Française et l’Odéon ne devaient point, avant tout, maintenir sur la scène française les chefs-d’œuvre de nos classiques.

Et M. Chaumié, sans se compromettre par des déclarations trop précises ou trop formelles, répondait qu’il estimait que la Comédie-Française et l’Odéon doivent, avant tout, maintenir sur la scène française les chefs-d’œuvre de nos classiques.

Sans me prononcer moi-même, je signalerai seulement à M. le ministre des beaux-arts et à M. Nozière un contradicteur énergique et qui est autant qu’il est possible de l’être d’un avis absolument contraire au leur. C’est M. Albert du Bois, auteur d’un poème tragique intitulé : Laïs et Démosthénès.

M. Albert du Bois considère le théâtre classique français comme la plus grotesque partie de la littérature dramatique en particulier et de la littérature en général. Dans une « notule » qui sert comme de préface ou postface à son Démosthénès, M. Albert du Bois déplore que des « subventions inintelligentes » prolongent la vie toute factice du théâtre de Corneille, de Racine et de Molière. Il fait remarquer que Corneille et Racine sont des « cuistres » et des « écrivains ignorants et grossiers » qui ont « touché de leurs lourdes mains de barbares à demi sauvages encore à la divine antiquité ».

Comment, par exemple, ont-ils pu mettre sur la scène des héros de Rome et d’Athènes sans avoir fait le voyage d’Athènes ? « Cuistres ! qui, sans s’être prosternés dans la poussière sacrée des chemins d’Athènes, sans avoir vu, dans la lumière pourpre des soirs, passer les grandes ombres dont le défilé solennel anime les cimes de l’Hymette et les plaines de la mer de Salamine, sans avoir vu cette terre d’Hellas où les Dieux, les Dieux éternels vivent encore, vivent à jamais dans leur gloire et dans leur beauté, sans être sortis de la boue de leur ville ténébreuse, se sont permis de peindre les héros, se sont permis de faire parler les filles de Sparte et d’Argos, se sont permis de corriger Euripide et d’apprendre à vivre à Sophocle ! »

Remarquez, du reste, que « ces faux grands hommes ont des mentalités de collégiens ». Racine s’excuse d’avoir parlé d’amour en assurant que ce n’est que pour montrer les tristes égarements où il peut conduire. Cela indique assez qu’il est servilement attaché « aux bienséances françaises et à la morale jésuitique ».

Il ose dire que les personnages de sa tragédie « doivent être regardés d’un autre œil que nous ne regardons d’ordinaire les personnages que nous avons vus de près ». Peut-on être plus injuste et n’est-il pas vrai que « toute l’époque, ignorante, malgré sa minutieuse érudition, superficielle, malgré la profondeur avec laquelle (sic) elle creusait des problèmes absurdes, est résumée dans ces naïves préfaces et dans les poèmes d’un art puéril auxquels ces préfaces servent d’apologie » ?

Il faut s’entendre sur cet « art puéril ». Voici l’explication de cette appréciation sommaire : « Les héros de Corneille et de Racine sont d’intolérables pédants, qui ne vivent que pour faire hors de propos des discours en trois points, dans lesquels il leur arrive sans doute d’être éloquents, corrects et habiles, autant que peut l’être un bon rhétoricien ; mais dans lesquels il ne leur arrive jamais d’être naïfs, insensés, puérils… [Vous entendez bien : l’art est puéril ; mais le tort des personnages est de ne pas être puérils ; et l’art est puéril précisément en ce qu’il ne sait pas donner de puérilité aux personnages. Ah ! c’est un peu subtil ; mais c’est pénétrant] de balbutier des choses folles, de sangloter des choses navrantes, comme le fait la nature, comme le fait la passion, comme le fait la vie. »

Leur style et leur rythmique sont, comme on peut s’y attendre, aussi médiocres que leur art créateur. « On constatera dans la forme des poètes du dix-septième siècle, dans cette forme qui a longtemps joui d’une réputation de perfection presque absolue, une ignorance complète des conditions de l’harmonie et des lois mystérieuses qui régissent les Nombres. »

Cela n’a guère besoin d’être démontré et aussi on ne le démontrera pas ; mais pour ce qui est du style proprement dit, voyez un peu Molière : « La forme de la comédie moliéresque est fausse, factice et déplaisante. Cette observation précoce et sans poésie porte gauchement son vêtement de poésie. Alceste et Orgon parlent aussi mal en vers que Hernani et Ruy Blas parleraient mal en prose. Tout ce théâtre du dix-septième siècle est mort et on ne lui conserve un semblant de vie que grâce à de larges et inintelligentes subventions. »

Examinez-moi un peu le style poétique de ce Racine :

« Quel poète, ayant le culte de son art, n’aimerait mieux être condamné à se promener dans le Jardin des supplices que de consentir à incarner son rêve en des vers comme ceux-ci :

Vous voyez de quel œil et comme indifférente
J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante.

« Quand les épithètes de la rime ne sont qu’une cheville, elles constituent une intolérable difformité. »

Il y aurait bien quelques petites choses à dire là-dessus ; et, par exemple, M. du Bois admet-il comme au moins exempts de difformité ces deux vers de Leconte de Lisle :

Je dressais devant moi, majestueuse et lente,
Ta forme blême, ô roi, ton image sanglante ?

C’est pourtant par deux épithètes, ici aussi, que rime le poète et par deux épithètes qu’une critique sévère pourrait traiter de chevilles, puisque ni l’une ni l’autre n’est nécessaire. Et même on pourrait faire remarquer que des deux épithètes indifférente et sanglante, l’une étant abstraite et l’autre matérielle, la rime est plus « inattendue », donc meilleure, ou moins mauvaise, que la rime lente, sanglante, où les deux épithètes sont matérielles. Oui, il y aurait quelques petites choses à dire là-dessus. Mais, bien entendu, la remarque de M. du Bois subsiste.

Du reste, M. du Bois cite peu, la citation étant une manière de démonstration, et il se contente presque toujours d’affirmer avec énergie : « La sécheresse du style d’un Racine, pour être d’un mauvais goût moins criard que la truculence de certains modernes, n’en trahit pas moins une âme myope, qui n’ose pas se fier à sa propre manière de voir et s’exprime par des clichés dont la correction repose sur l’universelle approbation. C’est la splendeur du médiocre. Nul écrivain n’a plus de chance d’être immortel. »

Aussi, ce que devient l’antiquité maniée par ces « ignorants », ces « demi-sauvages », ces « barbares » et ces « cuistres », est quelque chose de lamentable. « Que sont devenus dans leurs Antigones et dans leurs Œdipes, dans leurs Iphigénies, dans leurs Horaces et dans leurs Polyeuctes, ces vieux Grecs sceptiques et railleurs, aimant la vertu parce qu’elle est la suprême aristocratie, et la beauté parce qu’elle est ce que le vulgaire blasphème ? Que sont devenus ces Romains, ces brutes impériales, aux fronts têtus, aux mâchoires carrées, aux biceps noueux, plus laids encore quand ils se couronnaient de roses pour leurs joies grossières que quand ils baissaient le pouce pour demander qu’on achevât l’esclave blessé ? »

Je ferai remarquer d’abord que dans leurs Polyeuctes, dans les Polyeuctes du dix-septième siècle, les vieux Grecs sceptiques et les vieux Romains brutes ne pouvaient rien devenir du tout, les Grecs ni les Romains n’ayant jamais traité le sujet de Polyeucte, et du reste, Polyeucte étant un Arménien.

Je noterai ensuite qu’Œdipe représente peu le Grec sceptique et railleur dans la tragédie de Sophocle et qu’il était difficile qu’il devînt railleur et sceptique dans Corneille ; qu’Antigone ne pouvait guère devenir sceptique ni railleuse, d’abord ne l’étant aucunement dans Sophocle et ensuite parce qu’aucun classique du dix-septième siècle n’a traité le sujet d’Antigone ; que Phèdre, n’étant dans Euripide ni sceptique, ni railleuse, ni amoureuse de la beauté, ni amoureuse de la vertu, mais seulement d’Hippolyte, je ne vois pas qu’elle ait été sensiblement altérée par Racine ; qu’Horace, dans Corneille, ne représente à la vérité nullement une brute impériale couronnée de roses ; mais que peut-être Corneille ne pouvait mieux faire que de tirer fidèlement son Horace de Tite-Live ; que pour ce qui est des brutes impériales se couronnant de fleurs, le Néron de Racine m’en paraît un spécimen assez bien accommodé, et qu’enfin M. du Bois, en disant du mal des rhétoriciens, me semble un peu être ingrat envers lui-même et méconnaître un peu ses façons de raisonner.

Mais qu’importent ces arguties ? M. du Bois a suffisamment prouvé que la tragédie du dix-septième siècle est une ordure littéraire et il s’écrie pour conclure : « Vous qui êtes responsables, je vous en supplie, au nom du respect que vous avez pour cette réputation de bon goût et de tact qui vous est chère, cessez de profaner le peplos en prêtant sa ligne harmonieuse aux caricatures imbéciles, prétendus chefs-d’œuvre de vos faux grands hommes. »

À la vérité, pour être impartial et c’est-à-dire pour être complet, j’ai eu tort de dire que M. du Bois n’argumente jamais. Toute sa doctrine sur le théâtre du dix-septième siècle est fondée sur une idée, sur une seule, mais qui est une très grande et vaste théorie générale. C’est la théorie de la perfectibilité, chère à Mme de Staël.

Les écrivains du vingtième siècle sont supérieurs à tous les écrivains passés, tout simplement parce qu’ils viennent après tous les écrivains passés. La perfectibilité est indéfinie ; l’esprit humain est toujours en progrès. « Un des arguments que l’on fait valoir contre cette hypothèse consiste à affirmer que, depuis Homère et Platon, Virgile et Horace, Corneille et Racine, le cerveau humain dans sa faculté créatrice, l’imagination, semble être restée stationnaire. C’est une erreur. »

C’est une erreur, M. du Bois l’affirme. Comment le démontre-t-il ? Il ne le démontre pas. Il l’a démontré « ailleurs ». Il devrait nous dire où ; car ce serait très intéressant : « J’ai démontré ailleurs à quel point le plus médiocre écrivain contemporain est supérieur aux demi-dieux de la Grèce et de Rome. Je compléterai cette démonstration en indiquant ici comment un auteur dramatique contemporain, à condition qu’il respecte son art… doit être, à tous les points de vue essentiels, supérieur aux grands dramaturges du dix-septième siècle. »

M. du Bois ajoute avec une douce naïveté qu’« en faisant cette démonstration, ce n’est point la glorification de son œuvre qu’il poursuit » ; mais celle de ses confrères, en général.

Voilà qui est bien, quoique peut-être un peu audacieux dans l’expression : ce qui vient après est supérieur, toujours, par ce seul fait qu’il vient après. Mais alors que devient cette épouvantable infériorité des dramatistes du dix-septième siècle relativement aux dramatistes grecs, de quoi M. du Bois nous entretenait tout à l’heure sans ménagements ? Les Corneille, les Racine et les Molière sont évidemment inférieurs à M. du Bois puisqu’ils lui sont antérieurs de deux siècles et demi ; mais ils doivent être infiniment au-dessus des Sophocle et Euripide puisqu’ils viennent vingt-deux siècles après eux. Et si le plus modeste écrivain du vingtième siècle est supérieur (et « à quel point ! ») à Homère, Corneille doit être supérieur à Sophocle, si non « à quel point ! » du moins très sensiblement et déjà d’une façon éclatante. Il faudrait débrouiller cette contrariété, qui n’est certainement qu’apparente, mais qui reste sensible. M. du Bois le fera sans doute dans une autre notule.

Ce qui étonne quand on a commencé par lire la postface de M. du Bois et quand on lit ensuite son Laïs et Démosthénès, c’est qu’il a fait une tragédie qui n’est pas du tout ridicule, qui a de bonnes et fortes qualités, et qui est assez bien écrite en assez bons vers. C’est une tragédie de Luce de Lancival, écrite par quelqu’un qui a eu un long commerce avec Leconte de Lisle. Eh bien ? Eh bien, ce n’est pas mauvais, et ce serait joué au Théâtre-Français, M. Mounet-Sully faisant Démosthène et Mme Bartet Laïs, avec un très sérieux succès d’estime.

Sans doute, il y a des fautes de français, ce qui est toujours fâcheux, mais ce qui n’est pas pardonnable à un homme qui reproche à « l’école arriviste » d’avoir « découvert que le meilleur moyen de rafraîchir le lieu commun est de l’entourer de solécismes ». Sans doute, on trouve dans Laïs et Démosthénès :

Mais, refuser ainsi, c’est insensé. Surtout
                Que je vous paierais bien.

« Surtout que » est peu attique. Je ne sais pas de quel pays était la Laïs du temps de Démosthène. L’autre était de Sicile. Enfin, « surtout que » n’est pas attique.

On trouve encore :

                 Il vous aime, cet homme.
Usez, d’après mes plans, votre ascendant sur lui.

« Usez votre ascendant » pour « usez de votre ascendant ». Eschine, mon ami, vous qui êtes d’Athènes, authentiquement, vous paraissez être de Soles. — De même, Démosthène dit :

Mon amour, s’il fallait que je te sacrifie…

Je reconnais que le tour correct eût été dur à l’oreille ; mais il fallait louvoyer. Il était si facile de mettre :

Ô mon amour, s’il faut que je te sacrifie…

et que l’auteur relise : il verra que la phrase va très bien ainsi, à la condition de mettre seulement « hésiterai » au lieu de « hésiterais » deux vers plus bas.

Ailleurs Laïs, se traînant aux pieds de Démosthène, s’écrie :

Je fus infâme, lâche, horrible, traître…

Le mot « traîtresse » existe pourtant dans la langue française. On a même trouvé beaucoup d’occasions de l’employer. — Ailleurs Laïs dit encore :

Elle peut traverser la mer jusques Œgine

Cela, « par exemple », m’a bien étonné. Comme M. du Bois fait rimer quelque part But avec Chut !, naturellement je le croyais méridional. Et le voilà qui me jette cette bonne locution éminemment parisienne, ce bon tour qui fleure la rue Montorgueil, ce bon barbarisme parisien : « jusque Pantin ». De quel pays est donc M. du Bois ?

Et cela n’empêche pas sa tragédie d’être très intéressante toujours et souvent très agréable et souvent d’un assez beau style.

L’idée générale en est celle-ci :

Démosthène vient de triompher de son ennemi Eschine dans l’affaire de la Couronne. Il a soixante ans environ, ce qui pourrait être considéré comme étant un obstacle à ce qu’on en fît un homme amoureux et aimé, surtout d’une femme qui est donnée comme ayant une trentaine d’années ; mais je ne fais aucune attention à ces choses ; les héros tragiques, surtout légendaires, à la vérité, mais même historiques, doivent être tenus pour avoir un âge indéterminé ; il suffit de ne pas appeler l’attention du spectateur sur ce point ; donc point de difficulté là-dessus.

Donc Démosthène triomphe, matériellement même, et reçoit sa couronne sur le Capitole. Eschine, qui est sous le coup d’un décret d’exil et qui va partir, est furieux. Laïs vient à lui. Elle a quelque chose à lui demander. Qu’a-t-elle appris ? Qu’un enfant à elle, une fille à elle, qui a maintenant quatorze ans, est devenue, par suite de circonstances romanesques, l’esclave d’Eschine. Elle demande à Eschine sa fille, comme Chrysis la sienne à Agamemnon.

« Soit, dit Eschine, après avoir fait des façons ; mais donnant donnant. Je te cède une esclave. Tu m’en donneras un. Qui ? Démosthène ! Il t’a aimée, tu l’as rebuté en te mettant à trop haut prix. Il n’a pas voulu “acheter si cher un repentir”. Il doit t’aimer encore. Séduis-le et livre-le-moi ? De quelle manière tu réussiras à me le livrer ? J’en fais mon affaire. »

Laïs accepte le marché et elle séduit Démosthène. Démosthène devient son amant, ce qui, bien entendu, n’étonne et ne scandalise personne à Athènes. Démosthène peut s’offrir Laïs si cela lui fait plaisir.

Seulement, à séduire Démosthène, Laïs en vient à l’aimer. Bon, cela ! La courtisane amoureuse. Ou plutôt l’amoureuse qui, parce qu’elle est amoureuse, cesse d’être courtisane.

Car du métier de nymphe me couvrir,
On n’en est plus dès le moment qu’on aime.

Et La Fontaine, à propos, est-il un cuistre ? Il faudrait voir. Mais je m’égare.

Sur ce, revient Eschine, plus ou moins déguisé, et il dit à Laïs : « Me voilà ; et voici. C’est le moment. Démosthène a attaqué vivement hier Harpalos, Asiatique réfugié à Athènes, et a fait décider, à peu près, par l’assemblée du peuple, qu’il serait expulsé. Harpalos est milliardaire. Il va t’envoyer un cratère de cinq cents talents. Bien. Toi, tu vas exiger de Démosthène que demain il chante la palinodie, qu’il revienne sur ce qu’il a dit aujourd’hui, qu’il se fasse le défenseur d’Harpalos. Alors je parais — c’est audacieux ; mais tu connais Eschine — j’accuse Démosthène d’être vendu à Harpalos, d’avoir été séduit par le cratère. Une accusation de vénalité contre un parlementaire, c’est toujours cru ; c’est si souvent vrai ! Et Démosthène est exilé à son tour. Donc, décide Démosthène à défendre Harpalos demain. Tu ne veux pas ? J’ai ta fille dans mon bateau. Elle est toujours mon esclave. Je la tue. »

Voilà le drame. Il n’est pas si mal fait.

Dans les scènes suivantes, Laïs décide Démosthène à parler pour Harpalos. C’est un peu invraisemblable que Démosthène se perde pour une femme. C’est le petit défaut du drame. Mais comme l’étendue des stupidités qu’une femme peut faire commettre à un homme amoureux n’a jamais été mesurée, je tiens ce défaut pour médiocre.

Et vient la grande scène du Pnyx (M. du Bois dit le Pnyx. Je ne peux pas souffrir cela ; mais je conviens que beaucoup de Français qui ne sont pas Belges font Pnyx du masculin, contre toute raison, du reste). Cette scène est très belle. Elle est bien réglée. Les mouvements de foule y sont tels qu’ils feraient très bel effet sur le théâtre et les discours y sont brillants. À la vérité ce sont de ces « discours en trois points dans lesquels il arrive au poète d’être éloquent, correct et habile autant que peut l’être un bon rhétoricien » ; mais puisque ce sont là les qualités mêmes de Corneille et de Racine… Par exemple Démosthène parle ainsi :

…… Athéniens. J’étais sur l’Acropole
Ce matin, méditant au pied du Parthénon,
Songeant à ce débat, et me répétant : Non !
Cet homme ne peut pas s’abriter sous ton aile,
Noble cité, toujours clémente et paternelle
Pour la faiblesse, l’innocence et le malheur !
Cet homme est justement proscrit. C’est un voleur…
………………………………………………………
La ville, peu sévère aux forfaits héroïques,
A parfois abrité des criminels épiques ;
Mais une lâcheté vulgaire lui déplaît !
Mais elle n’a jamais souffert que l’on fût laid.
Son peuple, j’en suis sûr, étonnerait le monde
En cachant son dégoût devant cet être immonde !
Et, pesant bien ces arguments, j’avais conclu
Que l’on chassât cet homme et qu’on n’en parlât plus.

Et puis, pour oublier cette pensée amère,
J’ai voulu contempler Athènes, notre mère,
Notre éternelle et sainte et divine cité,
La ville de la Grèce et de l’humanité.
Et j’oubliai la brute obscure et criminelle
Pour ne plus regarder et pour ne plus voir qu’Elle,
Ses jardins, ses palais, ses temples, ses autels.
………………………………………………………
Une voix me cria : Dites au peuple, à tous :
Cette ville est au monde ; elle n’est plus à vous !
Elle est l’imprescriptible ; elle est le saint domaine
Que possède en commun toute la race humaine !
L’éblouissant éclat que répandent ses murs,
Ennoblit les plus vils, rend beaux les plus impurs !
Le doux rayonnement qui descend de son temple
Rachète et rend meilleur quiconque le contemple !…
La bête immonde ici n’est plus la bête immonde.
La beauté régénère et rachète le monde.

Et, par conséquent :

… Qu’ils viennent tous, qu’ils viennent de partout :
Du fond de tous les coins de la terre, du bout
De ces pays obscurs et funèbres qui plongent
Dans l’ombre, dans la nuit immense où se prolongent
Et la mer océane et les palus indous !
Qu’ils viennent vers la ville et vers la beauté, tous !
Les fourbes, les méchants, les lâches et les traîtres
Tous les êtres qui sont des monstres, tous les êtres
Qui sont pétris de nuit et vêtus de laideur !
Qu’ils viennent adorer ta grâce et ta splendeur,
Athènes ! Car du dois guérir ces pauvres âmes,
Relever les abjects, racheter les infâmes,
Éclairer d’idéal leurs chemins ténébreux,
Être un guide, un soutien, une mère pour eux
Et les mener à la bonté par ton génie…
Condamnons, s’il le faut, sans crainte et sans remords,
Aux terribles tourments du Barathre, à la mort ;
Mais ne chassons jamais un homme loin d’Athènes !

Certes, il y a une véritable éloquence dans ce morceau que j’ai écourté à regret. M. du Bois a bien senti, lui-même, que cela était trop beau pour Démosthène et que cela rendait Démosthène invraisemblable. Mais il a expliqué les choses dans une note. Il a prié qu’on l’excusât d’avoir plus de talent que Démosthène avait jamais pu en avoir. C’est le droit de la poésie ; et puis c’est forcé, « le plus médiocre écrivain de notre temps étant supérieur aux demi-dieux d’Athènes et de Rome » ; enfin il n’a pas manqué de dire : « Démosthène, tel que je l’ai peint, n’est point l’orateur familier, bon enfant, un peu vulgaire, que nous montrent ses harangues. Celui-là aurait pu parler en prose. J’ai préféré voir dans l’orateur athénien une âme amère, douloureuse et tragique, ce qui n’est peut-être pas une façon absurde d’envisager le dernier champion de la liberté d’Athènes. »

Parfaitement ; nous sommes si grands comparés aux pygmées de l’antiquité que ce nous est une obligation morale, quand nous les faisons parler, de leur faire dire des choses si sublimes qu’on ne les reconnaît plus. Le malheur, c’est qu’on ne voudra plus lire Démosthène que dans Albert du Bois. Mais que voulez-vous ?

Quoi qu’il en soit, Eschine paraît, réfute Démosthène avec d’autant plus de facilité que toutes les apparences sont contre lui, et le fait condamner à l’exil.

Au dernier acte, Démosthène meurt à Calaurie, comme vous savez, après avoir pardonné à Laïs. Sa mort est belle. Il exige que Laïs lui chante des vers d’Euripide jusqu’au dernier moment. L’idée est charmante. Il exige qu’elle lui chante l’Éloge d’Athènes fait par Euripide dans la tragédie d’Ion. L’idée est touchante, tragique, et, ma foi, presque sublime. Et, en effet, Démosthène s’endort du sommeil de la terre en écoutant ces vers, qui ne sont pas du tout d’Euripide, mais qui pourraient, et c’est un bel éloge à en faire, être de lui :

…… Je vois la ville aux toits vermeils
Que la Déesse-Vierge abrite sous son aile
Immense. Au fond du ciel, j’aperçois l’Immortelle ;
Devant le Parthénon, elle se tient debout,
Et le nocher qui vient vers Athènes, du bout
Du Sunium, peut voir son égide dorée
Montrant au voyageur le chemin du Pirée !
Je vois les hauts remparts que l’immortel vainqueur
De Salamine construisit……
D’un œil profondément attendri, je contemple
Les demeures des Dieux de la ville : le temple
De Ghè-Korotroupos, avec son fronton bleu ;
Celui d’Arès, dont la couleur, qui plaît à Dieu,
Est rouge… Puis celui d’Athéné-Vierge… Il semble
…………………………………………………………
Il semble que le marbre auguste soit pétri —
Tant sa blancheur dorée est sublime et céleste —
Soit pétri de lumière où rien d’impur ne reste !
La Ville est une femme ardente et douce.
Elle est Blanche, sous son manteau de laine violet ;
Comme une jeune vierge aux prunelles hautaines…
…………………………………………………………

M. Albert du Bois n’a pas pu résister au désir de montrer à Euripide comment il aurait dû faire la scène III d’Ion, de même que Corneille et Racine « faisaient la leçon à Euripide et à Sophocle ».

Tout compte fait, sa tragédie a grande allure, est bien construite et est éloquente. Il y a lieu de compter sur M. Albert du Bois, encore qu’il ait démontré plus en prose qu’en vers la supériorité des contemporains sur les classiques.

Vaudeville §

Décadence, pièce en quatre actes, de M. Albert Guinon §

Décadence, longtemps interdite, a vu enfin les feux de la rampe, sans que l’ordre fût troublé et sans que la société courût, évidemment, aucun péril.

Je vous ai parlé longuement de Décadence autrefois, et je me garde bien d’aller chercher dans mes archives le feuilleton que, sur la lecture de la brochure, je lui avais consacré, et je sais joliment pourquoi je ne le fais pas.

C’est d’abord, probablement, par paresse ; c’est, ensuite, parce que je ne veux pas que le jugement que j’ai porté d’après la lecture influe sur le jugement que je vais porter d’après la représentation. Toutes les fois qu’il y avait reprise de quelque pièce, le bon Sarcey allait chercher son ancien feuilleton, le relisait consciencieusement, puis, prenant la plume : « En vérité, je n’ai pas à changer un mot de ce que je disais alors… » Et il ne s’apercevait pas, ou il ne voulait pas s’apercevoir que, s’il n’avait pas un mot à changer, c’est que son opinion d’autrefois, relue attentivement, exerçait son influence sur son opinion actuelle.

Je ne me souviens donc aucunement de ce que je vous ai dit autrefois de Décadence, et j’aime bien mieux ne pas m’en souvenir, et je vous donne simplement mon impression de jeudi soir.

Décadence est une pièce où il est question de juifs et de noblesse française et qui est inspirée par un sentiment de vive complaisance — mêlée de quelques réserves — à l’égard des juifs, et d’un sentiment de pleine horreur et de profond mépris, sans réserve et sans restriction, à l’égard de la noblesse française. C’est quelque chose comme un Prince d’Aurec exaspéré.

Comme toute pièce de haine, elle est violente, dépasse le but et a quelque chose de maladroit dans l’exécution. Comme la plupart des pièces de haine, — car à étudier les choses et les hommes on finit presque toujours par ne point les détester pleinement, — elle semble écrite par un homme qui ne connaît pas du tout le sujet qu’il traite et qui ne sait la noblesse française que par les petits journaux et les écrits des satiriques.

Je dis « elle semble », parce qu’il est possible que l’auteur ait rencontré des personnages semblables à ceux qu’il met en scène et parce que moi-même je ne connais qu’un petit nombre de représentants de la noblesse de ce pays, à la vérité aussi différents que possible de ceux que l’auteur a traînés sur la claie du Vaudeville.

Pour ce qui est du détail de l’exécution, qui n’est pas toujours très heureux, nous connaîtrons de cela au cours de l’analyse qui va suivre et que je veux faire détaillée pour qu’elle soit fidèle.

Le duc de Barfleur, ancien député, ancien ambassadeur à Vienne, est un vieux marcheur qui ne veut pas cesser de marcher et qui est ruiné à fond. Il n’a plus rien à lui, et son passif s’élève à deux millions. Ses amis sont aussi ruinés que lui, ou à bien peu près, et ne peuvent pas le tirer d’affaire. Il pourrait se marier, — tout le monde y songe dans la salle, — car il est veuf ; mais il tient, semble-t-il, ou à sa maîtresse ou à son indépendance ; et il songe plutôt à marier sa fille, l’indépendante et fringante Jeannine, à un certain Strohmann, juif, fils de juif ; juif élégant, fils d’un juif très plébéien qui a fait d’assez tristes métiers dans toutes les provinces de l’Europe et qui maintenant est à la tête d’une banque très prospère.

À cela il ne songe que vaguement, lorsque tout à coup les Strohmann père et fils se présentent, l’un très vulgaire, l’autre très correct ; — l’un est un juif, l’autre est un israélite.

Que viennent-ils faire ? Oh ! C’est très net. Ils viennent faire une affaire. Ils viennent acheter Jeannine. Ou plutôt ils l’ont achetée, et ils viennent demander livraison. Le fils Strohmann s’est rendu acquéreur et possesseur de toutes les créances sur le duc de Barfleur, et il vient lui dire : « Donnez-moi votre fille ou je vous poursuis. »

Sur ce, conseil de famille : le duc, sa fille, son fils et le jeune marquis de Chérancé, vieil ami d’enfance de Jeannine et de son frère. « Que dois-je faire ? » demande Jeannine.

« Épouser ! » dit son père.

« Épouser ! » dit le frère.

« Épouser ! » dit l’ami d’enfance.

Ils ne songent pas à autre chose. Ils n’envisagent aucune autre solution. « Et il n’y en a pas », me dira-t-on. Mais d’abord il y en a toujours ; et, ensuite, c’est qu’ils n’en envisagent point, alors même qu’il n’y en aurait aucune ; c’est qu’ils ne cherchent point, c’est qu’ils ne se débattent point, qui est étonnant. Cette passivité est le trait destiné à peindre la décadence et dégénérescence de la noblesse française, représentée ici par quatre de ses membres, dont aucun ne songe à autre chose qu’à céder et à plier, et qui tous semblent considérer se vendre comme une chose pénible, mais toute naturelle en somme et courante.

Restée seule avec le jeune Chérancé, Jeannine pleure, se fait consoler, et ils finissent tous les deux par se déclarer qu’ils s’aiment, s’adorent et s’idolâtrent.

Ici, une maladresse d’exécution, ou une adresse très gauche d’exécution, ce qui revient au même. Pendant tout le temps que ces amoureux se caressent mélancoliquement sous nos yeux, nous nous disons tous : « Comment diable Jeannine ne dit-elle pas, un seul moment de tous, à Chérancé : “Puisque vous m’aimez tant que cela, épousez-moi !” »

Elle ne le lui dit pas, parce que l’auteur, pour son dénouement, a besoin qu’elle ne songe pas à le dire ; et voilà l’adresse ; mais il reste que le spectateur ne peut pas comprendre qu’elle ne s’avise pas de le penser et de le dire, et voilà la gaucherie, et elle est un peu bien forte.

Au second acte, qui, à mon avis, est le meilleur, Jeannine est la femme de Strohmann fils, et c’est, naturellement, la lutte entre « les deux races » et entre les deux classes. Jeannine est chez le père Strohmann et chez le fils Strohmann ce que le marquis de Presles est chez M. Poirier et auprès de Mlle Poirier. Jeannine méprise son beau-père, méprise sa belle-mère, méprise son mari, parle à tout cela du haut de sa grandeur et est un marquis de Presles en jupons, des pieds à la ceinture, et un marquis de Presles en corsage de la ceinture au col ; ce qui me dispense d’entrer dans les détails, dont quelques-uns sont bons et d’autres bien forcés, comme celui de l’arrivée d’un juif polonais ou d’un juif russe, sordide, au milieu d’une fête élégante.

De plus, Jeannine s’affiche trop et avec trop de sans-gêne avec son ami Chérancé, qui vient la voir tous les jours et qui reste longtemps.

Tout cela n’est pas mauvais, en somme, bien présenté, relevé de traits de dialogue assez fringant et assez spirituel et, somme toute, à peu près vraisemblable.

Ce qui l’est moins, c’est le ton des invités. Les invités, tous nobles de la plus authentique noblesse, viennent là pour bien dîner et pour payer leurs amphitryons, les Strohmann, de sarcasmes, épigrammes, lazzis et paroles offensantes. Les spectateurs, qui ne sont pas nobles pour la plupart, mais qui sont Français presque tous, se disent que ce ton et ces manières-là sont si peu dans les habitudes françaises qu’il est douteux qu’elles soient dans celles d’une partie, quelle qu’elle soit, même haute, de la société française. Cela les étonne un peu ; et que tous les invités soient des « mufles » comme dans la noce de la chanson populaire, ils ne s’expliquent pas bien cela. Dans le Retour de Jérusalem, tous les invités juifs étaient des maroufles ; dans Décadence, tous les invités nobles sont des croquants. Riposte du tac au tac. Il y a probablement, et le public en a le sentiment, un grain d’exagération de part et d’autre.

« Et que dit le père à tout cela ? » Et que disent à tout cela les Strohmann père et fils ? Le père ne dit rien, comme dans Molière. Il est le juif qui fut pauvre, qui est devenu riche et qui est vain et qui est heureux de parler à la duchesse, qui ne lui répond rien, et ravi de savoir que le duc de Barfleur « parlera de lui dans la chambre du roi », c’est-à-dire entretiendra de lui le duc d’Orléans. C’est le bourgeois-gentilhomme juif. C’est M. Jourdain du Jourdain.

En conséquence, quoique très amoureux de son argent, il prête trente mille francs d’abord et quarante mille francs ensuite au duc de Barfleur et subit les lazzis et épigrammes avec une philosophie souriante. C’est un bon homme. — Sa femme, calquée sur le personnage de Mme Jourdain de Molière, lui fait remarquer toutes les cinq minutes qu’il est un imbécile. Il ne l’est qu’à moitié : il est vain, mais il est prudent et finaud. On ne le mènera pas si loin qu’on le voudrait. La silhouette est bien tracée et amusante. Du reste, Strohmann père n’a aucune influence sensible dans l’action.

Quant à Strohmann fils, ah ! c’est autre chose. C’est un passionné, un volontaire et un concentré. Il a de la patience, naturellement, à cause de sa race et, de plus, dans l’espèce, parce qu’il est amoureux ; mais on sent bien qu’il n’aura pas une patience éternelle et que la mine qu’on charge en lui si diligemment éclatera à un moment donné avec un fracas terrible.

L’y voilà déjà, ou à peu près. Car, toujours ulcéré, mais particulièrement irrité depuis un quart d’heure par certains incidents, il parle très ferme, enfin, à Jeannine et lui déclare qu’il en a assez de Chérancé et lui intime l’ordre de prier Chérancé d’espacer ses visites.

Jeannine lui répond, avec assez de bon sens, que c’est à lui et non à elle de donner à M. de Chérancé cet avis charitable ; et elle part pour le cirque Molier en faisant un peu claquer les portes.

Nous nous retrouvons à ce fameux cirque Molier, où l’aristocratie française se livre, en compagnie de dresseuses de cochons d’Inde, à différents sports. Cela nous fait remonter en arrière l’espace d’une génération ; mais ce n’est pas la faute de l’auteur si sa pièce a été écrite vers le milieu du siècle dernier.

Là, à notre grande surprise, cette prière d’espacer ses visites, que Jeannine avait déclaré à son mari qu’elle n’adresserait pas à Chérancé, elle la lui fait de tout son cœur et avec insistance, et avec des larmes. Après tout, il n’y a rien à dire, et souvent femme varie, et souvent ce qu’elle exécute c’est le contraire même de ses résolutions,

Vous êtes assez bon moraliste pour deviner l’effet de cette sollicitation de Jeannine : « Ne plus vous voir chez vous ! dit Chérancé… Eh bien ! voyez-moi chez moi. »

La chose est si naturelle que Jeannine promet, après quelques petites façons, « à cause des convenances ». Elle promet et ils tombent dans les bras l’un de l’autre : sur quoi vous attendez le mari.

Il ne manque pas de s’offrir et l’on prévoit l’altercation.

Mais… — je vous préviens que dans cette pièce, si le juif ne veut jamais se battre, le marquis n’a pas, vraiment, l’air de s’en soucier beaucoup davantage… — mais, donc, Jeannine persuade à Chérancé de se retirer, en lui promettant de le rejoindre tout à l’heure ; Chérancé se retire en se mettant à la disposition de M. Strohmann, il est vrai ; mais en laissant Jeannine livrée à Strohmann furieux, ce qui n’est peut-être pas très chevaleresque.

Et là-dessus, grande scène de récrimination et de colère entre Strohmann et Jeannine. Elle est bien manquée, en partie du moins, cette scène. Ces gens, qui en sont à se haïr de tout leur cœur, se disent des choses dures, oui, des choses de passion, sans doute ; mais aussi ils discutent, avec des arguments, la question des races, et cette scène est une scène de drame entrecoupée de soutenance de thèse en Sorbonne. Il aurait fallu que tout argument prît la forme d’un trait de colère et de passion ; que toute la thèse devînt passion et flamme ardente ; et c’est à quoi l’auteur a visé, mais à quoi il est assez loin d’avoir réussi. Finalement, Jeannine, têtue et furieuse, déclare qu’en effet elle vient de donner rendez-vous à Chérancé pour cette nuit même, que ce n’est peut-être pas la première fois, et qu’elle y va.

Ici, comme au premier acte, une maladresse extraordinaire, la même du reste, à peu près, répétée, mais plus forte. Pourquoi Strohmann ne retient-il pas sa femme en lui disant ce qu’il lui dira au quatrième acte et ce qu’évidemment il sait aussi bien ce soir qu’il le saura demain matin ? Pourquoi la scène que je vais vous raconter dans cinq minutes n’a-t-elle pas lieu ici, tout de suite, chez Molier, puisque le moyen que Strohmann possède pour retenir sa femme et pour la détacher de Chérancé, il le possède déjà pleinement ; il l’a tout prêt, et aussi bien il l’a en main depuis le commencement de la pièce.

Ah ! voilà ! C’est pour qu’il y ait un quatrième acte, d’abord, et, ensuite, pour qu’il y ait un quatrième acte à effet. Nous verrons si le quatrième acte y gagne en effet et y gagne effectivement ; pour le moment, nous sommes un peu étonnés devant cette femme qui, au cirque, à la fin d’une représentation, quitte son mari en lui disant : « Je vais chez mon amant », et que son mari meurtrissait tout à l’heure en disputant avec elle, et que son mari ne retient pas.

Au quatrième acte nous sommes chez M. de Chérancé, le matin. Jeannine est devenue sa maîtresse et ils se disposent à partir pour quelque part et à vivre très heureux ensemble. Tout à coup on annonce Strohmann, qui fait dire par le domestique qu’il vient, non pour Monsieur, mais pour la dame qui est avec lui.

« Je vais le recevoir », dit Chérancé.

— Non, dit Jeannine, permets-moi de le recevoir moi-même et éclipse-toi.

— Mais c’est impossible », dit Chérancé.

C’est impossible, en effet, et le spectateur qui commence à devenir ironique, qui voit que l’auteur a besoin de l’absence de Chérancé, observe avec une attention maligne ce que l’auteur pourra bien mettre en la bouche et de Jeannine et de Chérancé pour arriver à motiver un peu la sortie de Chérancé et sa prolongation d’absence. Naturellement, l’auteur ne trouve rien du tout qui vaille et même, si mes souvenirs sont exacts, rien du tout. Et simplement Chérancé sort et sa sortie est tout ce qu’il y a de plus piteux ; et, sans que cela soit indiqué, il est loisible au public de croire que décidément Chérancé n’aime pas se trouver trop en face de Strohmann ; que toutes les fois qu’il s’y trouve Jeannine l’écarte et qu’il ne se fait pas trop prier pour s’éloigner et que nous assistons à une nouvelle édition de la Peur des coups ; et que cette peur, si elle est éprouvée par le juif, semble plus ressentie encore par le chevalier. Et après tout, c’est peut-être là l’idée de derrière la tête de l’auteur.

Toujours est-il que Chérancé s’éloigne piteusement et avec je ne sais quoi dans le regard qui indique qu’il a quelque idée qu’il ne reviendra plus.

Strohmann entre et ne dit d’abord qu’un mot à Jeannine : « Vous voulez vivre maritalement avec M. de Chérancé ? Oui ! eh bien, M. de Chérancé n’a plus le sou. Il est ruiné tout aussi radicalement que Monsieur votre père. Réfléchissez ».

Nous y voilà enfin. Voilà ce qu’ignorait Jeannine depuis le commencement de la pièce, ce que Strohmann connaissait depuis le commencement de la pièce, et ce qu’il réservait comme son dernier moyen, comme sa vieille garde, comme son artillerie. Voilà ce qui va faire le dénouement.

D’un secret tout à coup la vérité connue
Change tout, donne à tout une force imprévue.

Fort bien ; mais ce secret, comment est-il resté inconnu de Jeannine ? C’est bien improbable avec son imbécile de frère qui dit tout, et avec son étourneau de père qui en dit encore davantage, et avec Chérancé lui-même en compagnie de qui Jeannine passe sa vie. Comment ! Chérancé venant tous les jours voir Jeannine, jamais dans la conversation mention n’a été faite de la situation de fortune ou plutôt d’infortune de Chérancé ? Et cette discrétion de Jeannine à cet égard, que nous avons admirée au premier acte, elle l’a gardée toujours depuis avec une sorte de ferveur ou d’insouciance ! C’est un peu extraordinaire !

Mais ce qui l’est bien davantage, c’est que Strohmann ait gardé, lui, son secret et la révélation de son secret et son décisif moyen de défense pour trop tard ; c’est qu’au lieu de retenir hier soir Jeannine en lui disant : « Ne devenez pas la maîtresse de Chérancé ; il n’a pas le sou », il ait attendu qu’elle fût devenue sa maîtresse pour le lui dire ! Oui, pendant toute la nuit, qu’a-t-il fait ? Il s’est promené dans les rues, — c’est lui qui le dit, — il n’est pas rentré chez lui ; il s’est promené dans les rues en se disant : « Elle ne sait pas ce qui l’attend ! Demain matin, quand elle sera devenue aussi complètement que possible la maîtresse de Chérancé, j’irai la trouver et je lui dirai : “Rentre chez moi ; tu ne peux pas vivre avec cet homme.” Et elle sera bien attrapée. » Je ne comprends pas du tout cette tactique bizarre. Je ne comprends pas du tout la nuit de Strohmann.

Tant y a que Jeannine a un frisson devant la misère entrevue, devant la misère qui l’attend et dont Strohmann lui fait un portrait hideux. Par parenthèse, — mais ceci est un rien, — j’aimerais mieux, Jeannine étant intelligente, que Strohmann ne la fît pas, cette peinture préalable de la misère future. J’aimerais mieux qu’il dît froidement, ce qui est plus dans son caractère, qu’il répétât froidement : « Il n’a plus le sou ! il n’a plus le sou ! Il n’a plus que des dettes ! » Ce serait plus sobre, plus tranchant et plus tragique. Mais il importe peu.

Jeannine frémit et se rend : « Ah ! ah ! dit Strohmann, je savais bien ! Vous tous, vous êtes des entretenus. J’entretiens votre père, votre frère et vous. Sachez donc un peu le reconnaître et soyez un peu plus modeste, et filez doux, et marchez droit. » Il triomphe. Elle sort en esclave et en bétail humain conquis. Strohmann et l’auteur piétinent avec délices sur la noblesse française. Point de quartier pour les gens à quartiers.

Telle est cette pièce qui, très évidemment, n’est qu’un pamphlet, et un pamphlet assez injuste, et qui n’a que des rapports assez lointains avec le théâtre d’observation et qui, de plus, comme je crois l’avoir montré, n’est pas une pièce bien faite, malgré quelques scènes bien conduites et de très réelles qualités de langue dramatique et de dialogue.

Elle n’a eu qu’un succès indécis. Écoutée avec beaucoup d’attention pendant les deux premiers actes, elle a été, pendant les deux actes suivants, écoutée avec une résistance évidente par les quatre cinquièmes du public, pendant qu’un groupe très animé, dans les hauteurs, applaudissait manifestement les tendances et y ajoutait, et faisait à Strohmann, contempteur et dompteur de la noblesse française, un beau succès d’estime, d’approbation rageuse et d’enthousiasme généreux. Mais la grande majorité du public de la première représentation s’est montrée peu entraînée. Il a bien paru que celui qui disait le mot du public est le monsieur qui, au baisser du rideau, a crié : « Bravo, les artistes ! »

Ceux-ci, en effet, sont dignes des plus grands éloges. Avant tous il faut citer M. Lérand, qui a été admirable de tous points. Rien que sa tête et sa figure, sombres, volontaires, entêtées, tristes et bilieuses, dévorées de passions contenues et violentes, ont fait, dès qu’il a paru, une impression profonde sur le public. Et il a joué en très grand acteur, sobrement, fortement, avec une vérité serrée de près et surveillée, avec une mesure exacte et savante, sans jamais tomber dans le mélodramatique, même quand la pièce verse un peu dans le mélodrame. C’était, dans le vrai sens du mot, trop compromis, une « création ». Il n’y a pas trois acteurs à Paris qui vaillent M. Lérand. Il était pâle d’émotion devant l’ovation qu’il a reçue quand il est venu dire le nom de l’auteur. Un peu plus on lui aurait crié : « Puisqu’on vous demande le nom de l’auteur, nommez-vous vous-même ! »

M. Colombey, à côté de lui, a été charmant de bonhomie comique dans le rôle de Strohmann père. Il a été à deux doigts du comique trivial, et je craignais que, gâté par le succès qu’il obtenait, il n’y tombât. Il y a touché ; mais il n’y est pas tombé. M. Colombey devient tout à fait quelqu’un. Après son rôle du Secret de Polichinelle et son rôle de Strohmann père, il est de ceux qui comptent et avec qui il faut compter et sur qui l’on peut compter.

M. Dubosc, en duc de Barfleur, a eu de la désinvolture ; M. Gauthier est un aimable et triste marquis de Chérancé ; M. Paul Numa est un gentleman athlète, « Léotard des classes dirigeantes », comme disait M. Lemaître dans Révoltée, assez curieusement dessiné.

Mme Cerny, dans un rôle bien difficile, celui de Jeannine, a eu de l’adresse et de l’habileté. C’est une actrice peu originale, mais experte et qui se tire très bien du pas dangereux et qui défend un rôle avec des ressources diverses et multipliées. Elle sait son art.

Mme Daynes-Grassot a tracé un crayon de vieille juive stricte, étroitement attachée à sa tradition et aux vieilles mœurs, qui n’était pas une caricature, qui était un portrait de maître, avec un sens étonnant de la réalité sans réalisme.

Cette représentation fait le plus grand honneur au théâtre du Vaudeville.

Le Bourgeon, comédie en trois actes de M. Georges Feydeau §

Il arrivera un moment — il est du reste arrivé à peu près — où les chroniqueurs dramatiques ne pourront plus raconter que dans les journaux qui font horreur à M. Bérenger les histoires déduites dans les théâtres et seront forcés de se récuser s’ils écrivent dans le Journal des Débats ou autres feuilles ayant la tradition d’une certaine réserve. Aujourd’hui même, je ne suis pas assez sûr de mon dictionnaire de périphrases pour être certain que je vous raconterai le Bourgeon dans tout son détail, ou seulement de façon à vous le faire comprendre. Il est possible qu’au milieu, surtout au milieu de ce feuilleton, je me dise : « Au diable ! Il me faut faire appel à trop de circonlocutions ! J’y renonce… » et que je me mette à vous entretenir d’une pièce d’Ibsen. Enfin, essayons.

Le jeune Maurice de Plounidec a été destiné par sa mère à la prêtrise. Il est déjà séminariste et, sauf le matin, et quand il prend son bain de mer, il porte la soutane. Mais sa mère et lui-même semblent s’être trompés sur sa vocation. Le jeune Plounidec est hanté de visions et gonflé de désirs qui cadrent au plus mal avec la destinée ecclésiastique. Il ne fait pas précisément attention à la jeune bonne Claudie, mais il s’aperçoit que Claudie fait attention à lui. Il a des rêves érotiques et les raconte lourdement, devant nous, ce qui n’est pas régalant, au curé de son village.

Il est malade de tout cela et on appelle pour l’examiner un docteur militaire, lequel dit crûment à la mère ce qu’il faut, d’après la Faculté, à ce jeune homme.

Voyez-vous déjà. Ceci est la pièce physiologique. Dans une autre comédie — oh ! le drôle de mot appliqué à ces choses ! — on nous exposera le cas du quinquagénaire amoureux et l’on nous le montrera interrogeant anxieusement son docteur sur les défaillances de sa virtuosité. Je doute que ce soit très drôle.

Toujours est-il que le diagnostic et le pronostic du médecin très militaire, et qui, du reste, au point de vue scientifique, est absolument dans le faux, font une très profonde impression sur la mère du jeune Maurice et renversent exactement toute sa moralité. Avant la visite du médecin elle avait chassé Claudie. Après la visite du médecin elle la retient avec insistance. Il paraît qu’elle est dans son rôle de mère. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais cela me répugne profondément.

Avant la visite du médecin, elle avait refusé de louer un pavillon au bout du parc à une cocotte parisienne, Étiennette de Marigny ; après la visite du médecin, elle retient Étiennette passionnément. Cela me désoblige moins ; car enfin Étiennette, c’est Étiennette ; cependant cette mère ne me va pas du tout. Le nom dont elle pourrait se nommer dans Shakespeare bourdonne désagréablement à mes oreilles.

Cependant, il arrive quelque chose de très important. Il arrive que le jeune Maurice prend son bain et que de son côté Étiennette, qui ne connaît pas la plage, prend le sien. Étiennette, qui ne connaît pas la plage, pense se noyer. Maurice, qui est bon nageur, la sauve et la rapporte vers le bord dans ses bras. Il crie : « Terre ! » ; on lui répond : « Terre neuve » ; et Étiennette est rapportée, toujours dans les bras du seul Maurice, qui prend là et à qui on laisse prendre un surcroît de fatigue bien inutile, jusque dans l’intérieur du château.

Il suit de là que Maurice tombe véhémentement amoureux d’Étiennette et qu’Étiennette, qui a un petit coin d’âme très romanesque, tombe, de son côté, éperdument amoureuse du jeune Maurice : « Voilà, dit-elle, à un confident de tragédie qui n’est là que pour recevoir ses confessions et enregistrer ses états d’âme, voilà enfin celui que j’ai tant rêvé ! »

Oui, mais quand, réconfortée et habillée de vêtements secs, elle reparaît au salon, elle se trouve en présence de Maurice habillé en séminariste. « Il est abbé ! quel désespoir ! » Elle s’évanouit presque ; et à la voir s’évanouir presque, le jeune Maurice s’évanouit tout à fait. C’est le coup de foudre. La toile tombe.

C’est bien un peu sans doute parce que Maurice est en soutane que toute cette histoire m’est désagréable, et ce Chérubin séminariste ne m’agrée guère ; mais c’est surtout le rôle de cette mère qui m’est extrêmement pénible. Je suis bon là ! Je ne sais pas, à ce moment, que j’en verrai bien d’autres.

Au second acte, Maurice est à Paris, encore en soutane, mais non pas pour longtemps ; car il doit faire son service militaire. Il vient très fréquemment chez Étiennette, qu’il prend toujours pour une personne du meilleur monde. Il est prodigieusement Jocrisse, ce Maurice, même pour son âge, et il m’étonne incroyablement. Et comment, du reste, personne de sa famille ne l’a-t-il prévenu de ce que c’est qu’Étiennette ? Que sa mère ne lui en ait rien dit, passe encore ; car cette mère est tellement possédée de l’idée que vous savez, qu’il est possible que ce soit intentionnellement qu’elle ait gardé le silence sur ce point ; mais la tante prude qu’il a au château de ses pères ; mais son oncle de mœurs faciles, comment n’ont-ils pas prévenu Maurice, l’une pour le détourner de cette Étiennette, l’autre désirant peut-être que son neveu se déniaise, mais devant l’avertir de la situation sociale d’Étiennette pour que Maurice ne joue pas un rôle de serin ? Tout cela ne se tient guère debout, ou plutôt est de la convention la plus parfaite.

Maurice est donc prodigieusement ridicule, avec sa soutane encore, ce qui me gêne et me met mal à l’aise au dernier point, au milieu du salon d’Étiennette, entouré des amies d’Étiennette, lesquelles sont très convenables et se tiennent bien, mais disent, précisément pour cela, des sottises énormes. En vérité, je ne me crois pas rigoriste ; mais je plains un peu ceux que cela amuse.

Mais voici bien pis. Voici la mère, voici Mme de Plounidec, qui, poursuivie par son idée fixe, vient tout simplement supplier Étiennette de ne pas être cruelle à Maurice ! Vous savez que c’est pour sa santé. Et c’est long, cette supplication ; c’est insistant ; c’est cruellement lourd. — Et c’est Étiennette qui refuse avec indignation ; car elle a pour Maurice une affection pure et religieuse. Et cette mère bat en retraite avec confusion.

En vérité, cette mère est révoltante, c’est entendu, et je n’insisterai plus sur ce point douloureux ; mais surtout elle est folle absolument depuis la visite de ce médecin du premier acte. Si elle avait un grain de bon sens, un grain ; si elle était un être humain et non pas un fantoche créé par la bizarre imagination de l’auteur, est-ce que, après cette fameuse consultation médicale, elle ne se serait pas dit tout de suite : « Allons ! c’est bien ; Maurice n’est pas fait pour être prêtre. Eh bien ! il ne le sera pas et marions-le », au lieu de se livrer éperdument à la profession que vous voyez qu’elle exerce. Je lui en veux moins encore d’être odieuse que je ne lui en veux d’être bête, bête comme une oie. On me dira qu’il y a des créatures de Dieu qui sont très bêtes ; mais je répondrai que la mesure où l’est Mme de Plounidec n’est pas commune. Elle exagère. Il faut fuir en tout l’exagération. Il ne faut pas se faire remarquer.

Mme de Plounidec, rappelée à la morale par Étiennette de Marigny et partie désespérée, le jeune Maurice revient ; mais cette fois en militaire, car il a pris son service. Aussitôt qu’elle le voit en militaire, Étiennette l’adore d’une passion qui n’est plus mystique et lui fait un discours que j’ai trouvé du plus parfait ridicule sur Marie-Madeleine (qui, du reste, ne fut pas du tout une pécheresse). Ce discours finit par attendrir le jeune chevalier de Malte et il devient l’amant d’Étiennette à peu près sous nos yeux.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’après ce second acte j’étais exaspéré encore plus, s’il est possible, qu’après le premier. Mais il faut être aussi sincère comme historien que comme confesseur de ses impressions, et je dois déclarer que le succès de cet acte a été étourdissant.

— Eh bien, vous avez été exaspéré aussi contre le public !

— Mon Dieu, oui ; pourquoi le cacherai-je ? Cela veut dire tout simplement que je ne suis plus en contact avec les générations qui me suivent, et que, très prochainement, ce que j’aurai de mieux à faire sera de ne plus me mêler à leurs récréations. Il n’en sera que cela.

Le troisième acte m’a rassis un peu. Il est banal, mais n’a plus rien qui puisse me révolter… Si ! un instant. Une jeune fille qui, au premier acte, a soigné un jeune noyé qui était étendu sur la plage, le rencontrant maintenant vêtu, ne le reconnaît pas, et est comme gênée de le voir, quand il s’est nommé, et elle insiste sur cette gêne longuement, oh ! longuement ! C’est un peu agaçant. Je dois dire qu’ici il m’a semblé que le public et moi étions d’accord.

Sauf cet incident, bref en somme, le troisième acte est normal et prévu, trop prévu, mais de nature à être suivi sans ennui. Le jeune Maurice revient, sinon au château de ses pères, du moins dans son pays. Il revient au presbytère de son vieil ami le curé, suivi à quelque distance de la belle Étiennette. Il a son idée qui n’est pas trop invraisemblable, qui est bien une idée de coquebin qui a rompu sa gourmette ; il veut absolument épouser Étiennette ! Cette résolution met sa famille dans un état de stupéfaction qu’il est facile de concevoir. L’oncle aux mœurs faciles lui-même est désarçonné : « Décidément, il va trop loin ! » C’est, révérence parler, comme dans les Idées de Mme Aubray : « C’est égal, elle est roide ! »

On ne sait vraiment pas comment donner à ce jeune néophyte de l’amour des idées un peu plus sensées, lorsque intervient le dénouement de comédie traditionnelle que l’auteur tenait en réserve. Il avait ménagé une petite cousine libératrice et salutaire, la petite cousine salutaire et libératrice qui aime en secret son petit cousin. Cette petite cousine, celle-là même qui sauve les petits noyés et qui ne les reconnaît plus quand ils sont vêtus, rencontrant Étiennette, lui dit : « Je vous déteste ! » Il n’est pas impossible que vous connaissiez cette scène-là. Étiennette, qui est bonne fille, est frappée de ce mot, émotion que vous connaissez peut-être aussi, et joue le rôle, qui ne vous est peut-être pas inconnu, de la « bonne courtisane ». Elle se sacrifie et conseille avec une haute sagesse à Maurice d’épouser sa cousine. Au fond, elle en avait sans doute assez de son jeune niquedouille. Celui-ci se laisse faire avec une facilité extrême et permet qu’on l’aiguille sur la nouvelle voie avec la passivité d’un honnête train de marchandises. N’oubliez pas, au demeurant, que la pièce est une pièce physiologique : pourvu que ce garçon-là ait une femme… Cela n’est pas, me direz-vous, pour le rendre intéressant. Je n’ai pas dit qu’à un seul moment il fût intéressant.

Somme toute, ce troisième acte, quoique un peu en dissonance avec les deux autres, parce qu’il est autant selon les vieilles formules que les deux autres selon les plus détestables des nouvelles, est très acceptable. Il contient surtout un mot qui est adorable. Tout le long de la pièce a circulé un couple assez drôle, quoique, lui aussi, selon le vieux jeu : une dame très rigoureusement dévote et son mari qui tremble devant elle, qui, devant elle, affecte la dévotion la plus stricte, et qui, loin de ses regards, se livre à la grande fête et aux amours acrobatiques. Or, ayant été, à un moment donné, surpris par sa femme, il est condamné à une pénitence humiliante et burlesque et il maudit sa femme en particulier et le mariage en général avec des formules exécrables. Et enfin, quand Maurice vient dire à sa famille qu’il veut épouser Étiennette, la dévote rancunière dit au mari rongeant son frein : « Ah ! ah ! vous, vous devez être pour ce mariage-là ! » Furieux, le mari répond : « Moi ! moi ! Je suis toujours contre le mariage, contre tous les mariages ! » Ce mot du meilleur comique, du plus haut, et qui ferait très bien en Molière, a été aux nues. Il faut avouer qu’il est excellent.

Tout compte fait, cette pièce m’a mis en fureur le plus souvent et m’a calmé de temps en temps, surtout vers la fin, par une certaine bonne grâce et une certaine bonne humeur. Elle a eu auprès du public un succès sans précédent, comme disent les crieurs de journaux, et « sans pareil », comme on disait autrefois. C’est un signe des temps qu’une pièce qui, l’auteur le sait aussi bien que moi, n’aurait pas été sifflée d’un bout à l’autre il y a trente ans, parce qu’elle n’aurait pas été écoutée un quart d’heure, obtienne aujourd’hui un succès qui tient du triomphe. Ainsi va le monde. Je ne trouve pas qu’il aille bien : mais que voulez-vous que j’y fasse ? Je serai assez curieux de savoir quel accueil le public de la vingtième représentation fera à cet ouvrage, car c’est là qu’est le véritable signe des temps. Il faudra voir. Je suivrai cela avec intérêt.

J’ai rarement va une pièce mieux jouée que le Bourgeon. M. Lérand, dans le rôle épisodique du mari de la dévote, a été délicieux, à son ordinaire. Vous savez comme il trace une silhouette. Cependant, je l’aime mieux dans les rôles de composition et dans les rôles qui touchent au tragique. Depuis le « Marneffe » de la Cousine Bette, il n’en a pas eu. Il me tarde qu’il en rencontre un.

M. Dubosc a été moitié sarcastique, moitié bonhomme, avec une très juste mesure, dans le rôle de l’oncle à mœurs faciles. C’est un des rôles qui lui font le plus d’honneur. En somme, c’est un comédien sûr et qui sait bien son métier. C’est une bonne colonne dans une maison dramatique.

M. Louis Gauthier n’avait qu’un rôle très court et très mauvais. Il n’y a rien à en dire ni à dire de lui.

Le jeune Maurice était joué par le charmant André Brûlé. Délicieux André Brûlé, fin, intelligent, très habile et déjà sachant cacher son art. Il a un très grand avenir d’artiste dramatique. Un conseil, une supplication plutôt : il a une tendance à se voûter. Pour Dieu, qu’il ne se voûte pas ! Quand on prend cette habitude, par une affectation plus ou moins consciente de nonchalance, on ne peut plus la perdre. Je me rappelle un vieux mot de mon temps. Une dame à son mari ou à son ami : « C’est insupportable ! Pourquoi es-tu bossu, alors que tu n’en crois pas un mot. »

M. Lucien Brûlé, qui joue le rôle du petit jeune homme sauvé par la jeune fille pseudo-naïve, doit être le frère de M. André Brûlé ; il lui ressemble et surtout il a la même voix, d’une façon presque gênante. Il n’a pas le même talent ; mais il en a déjà un très appréciable.

M. Joffre dans son rôle de bon vieux prêtre indulgent est très bon. C’est facile à jouer les « Abbé Constantin ». Encore y faut-il une certaine mesure entre la douceur et la veulerie qui doit être attrapée. M. Joffre s’en tire avec adresse.

M. Baron fils a un rôle sacrifié où il ne se laisse pas sacrifier. Acteur très scrupuleux, il joue une « panne » avec autant de soin qu’un grand rôle. C’est l’honneur du métier, cela ; M. Baron fils le sait et montre très agréablement qu’il le sait.

Toutes les femmes sont excellentes ; je parle des dames qui jouent dans le Bourgeon. Mme Judic a sauvé le personnage désastreux de la comtesse de Plounidec. Elle l’a joué en aimable inconsciente, qui n’a aucune idée des énormités qu’elle dit et qu’elle fait. Je ne dis pas qu’elle ait sauvé l’ouvrage ; car, évidemment, l’ouvrage, hélas ! a plu par lui-même ; mais il est certain qu’avec toute autre qu’elle il y aurait bien eu, cependant, quelque anicroche.

Mme Jeanne Rolly, qui a le visage de Mme Réjane jeune et la voix de Mme Brandès, a le talent de Jeanne Rolly et a tout lieu de s’en contenter. Il est évident qu’elle est assommante quand elle raconte l’histoire de Marie-Madeleine ; mais quand elle est dans la vérité de sa passionnette, elle est exquise de grâce, de gentillesse, d’exaltation en feu de paille, et puis de bonté mélancolique et caressante. Très joli talent, moitié d’ingénue, moitié de coquette, ambigu très savoureux.

Mme Yvonne de Bray est également bien émouvante avec son joli sourire aux blanches dents et son articulation nette, et sa diction précise, et son geste toujours juste. Un peu de flamme lui manque peut-être.

Mme Cécile Caron a été très suffisamment acidulée dans le rôle de la dame dévote, épouse d’un mari coureur. Cependant j’aurais désiré dans ce rôle Mme Grassot. Ç’aurait été monumental.

Et les dames qui jouent le rôle de dames d’honneur d’Étiennette — voici M. l’abbé, tout le monde au salon — sont fort gracieuses et se donnent tout le mal possible pour être divertissantes.

Encore une fois il y a des éléments de succès dans cet ouvrage ; il y en a de mauvais ; il y en a même de bons. Ce sont les mauvais qui probablement sont les meilleurs.

Comédie-Française.
La Courtisane, pièce en cinq actes, en vers, de M. André Arnyvelde §

La Comédie-Française a inauguré sa saison théâtrale par une pièce d’un très jeune auteur qui lui a semblé donner de grandes espérances. Peut-être s’est-elle trompée ; mais l’erreur en ce genre de choses est généreuse et ne saurait être reprochée à personne.

J’ajoute ceci ; c’est que la pièce en question étant toute d’imagination et de fantaisie philosophique et analogue à un Caliban ou à une Fontaine de Jouvence de Renan, rien n’est plus facile que de se tromper en pareille matière. C’est en ces sortes d’ouvrages que la puérilité est tout proche du génie et le génie tout proche de la puérilité, à ce point qu’on peut très bien ne pas distinguer du premier coup, ni même du second.

J’ajoute ceci encore ; c’est que si la Courtisane avait été représentée dans un théâtre d’avant-garde et horriblement mal jouée, la majorité aurait crié au miracle et la minorité aurait montré une douce bienveillance.

La Comédie-Française n’a donc rien à se reprocher ; car la Courtisane pouvait être un chef-d’œuvre, et qui sait encore si elle n’en est pas un ; et l’auteur n’a à se reprocher rien, sinon d’avoir porté sa pièce à la Comédie-Française, ce qui lui a fait le plus grand tort. Mais qui peut blâmer un auteur de présenter sa pièce à la Comédie-Française ? C’est un devoir de le faire, en quelque sorte, puisque si on ne le fait pas c’est que l’on considère sa pièce comme de second ordre, auquel cas on ne devrait la présenter nulle part. Je ne vois donc de récrimination à élever contre personne. Chacun a fait ce qu’il a cru devoir faire et il n’y a là qu’un accident qui peut arriver à tout le monde.

C’est toujours la fable du juge et de l’avocat. Un avocat honnête, vertueux et même austère, perd une cause qui, vraiment, n’était pas bonne. Au sortir de l’audience, le président, homme honnête, vertueux et même austère, se rencontre dans la salle des Pas-Perdus avec l’avocat : « Comment, Me X…, mon ami, c’est vous, Me X…, qui avez accepté une pareille cause et qui avez cru pouvoir la gagner ? — Que voulez-vous, Monsieur le président, j’en ai tant perdu de bonnes ! » — Il n’y a que cela à dire comme moralité à cette aventure.

L’idée de M. Arnyvelde a été celle-ci, ce me semble : Faire un portrait complet de la grande courtisane maîtresse de roi et de plus étudier la puissance sociale et corruptrice de ce genre de personnage ; dénouement ad libitum, heureux ou malheureux, les limites de la puissance corruptrice d’une courtisane royale étant peu fixées, et cette influence pouvant aller jusqu’aux dernières extrémités ou être arrêtée à un moment donné par un incident.

Sur cette idée, qui n’est pas plus mauvaise qu’une autre, et il y a certainement une pièce dans l’histoire d’Aspasie, dans celle de Montespan, dans celle de la Pompadour, etc., M. Arnyvelde a bâti la pièce suivante.

Dans un royaume indécis et à une époque indéterminée, le vieux roi a une jeune maîtresse, ou crue telle, qui s’appelle Pyrenna. Cette Pyrenna est extrêmement belle, médiocrement intelligente et extrêmement libertine. Elle se permet toutes les fantaisies amoureuses sans aucune retenue et sans aucune dissimulation. Le vieux roi semble avoir, à cet égard, comme à tous du reste, délivré un blanc-seing revêtu du sceau royal.

Nous commençons, on le voit, par de fortes invraisemblances ; mais on sait qu’il est à peu près convenu, quoique ce soit fort contestable, que les invraisemblances du commencement ne comptent pas.

Les choses étant ainsi jusqu’à présent, nous assistons à une partie de chasse, fort bien réglée, que commande la Pyrenna. Incidents. Par exemple le beau ministre Pradelys pose sa candidature auprès de Pyrenna et se voit éconduit avec un dédain peu dissimulé. Pyrenna n’a aucun goût, aujourd’hui, du moins, pour les combinaisons ministérielles.

La chasse continuant, on fait la rencontre d’un étrange sauvage volontaire qui passe sa vie dans la forêt à méditer sur l’inégalité des conditions et à élaborer mentalement des systèmes de sociologie. C’est un Rousseau. On le fait causer. Il ne se fait pas prier d’ailleurs, car il est né conférencier autant qu’on peut naître conférencier. Il étonne et réduit au silence ministre, sous-secrétaire d’État et grands dignitaires de la couronne, et il pique la curiosité de Pyrenna qui n’a jamais vu de Jean-Jacques dans les sociétés où elle fréquente.

Vous savez ou vous pouvez vous figurer facilement ce que c’est que la curiosité piquée chez une courtisane blasée. Pyrenna raffole bien vite de l’étrange et énigmatique personnage et décide tout de go qu’elle l’emmènera à la cour. Elle l’y emmène, en effet, et, dès le second acte, il y fait un personnage très considérable. C’est Ésope à la cour, mais Ésope favori de la favorite et déjà ayant une grande part dans le maniement des affaires publiques. J’ai oublié de vous dire qu’il s’appelle Robert ou qu’on lui a donné ce nom en l’amenant à la capitale.

Le vieux roi est vite informé de ce qui se passe : mais il ne s’en émeut nullement. Il a pris absolument son parti de permettre exactement tout à Pyrenna. Il sait qu’on lui a donné le surnom de Messaline et qu’elle semble depuis bien longtemps ne s’appliquer guère qu’à justifier ce qualificatif. Qu’elle se soit férue d’un philosophe silvestre, peu lui en chaut, et il trouve qu’il n’y a rien à dire à cela. C’est qu’aussi il n’est nullement l’amant de Pyrenna. Il l’aime jusqu’à l’idolâtrie, parce qu’elle ressemble à une petite fille qu’il a perdue ; mais il n’est pas son amant le moins du monde.

Aussi, en une conversation qu’il a avec elle et que l’auteur a menée avec une habileté incontestable, autorise-t-il pleinement les nouvelles ardeurs de Pyrenna et semble-t-il même les approuver et les bénir. Ce n’est pas de ce côté-là que viendront les difficultés. Elles viendront sans doute d’ailleurs et nous les voyons déjà poindre.

Robert a été, comme tout bon ministre, car il l’est à peu près, faire une tournée d’enquête et d’exploration dans le royaume et il en revient profondément ulcéré. Il a constaté que le royaume était dans le plus triste état du monde ; qu’il y avait des riches et des pauvres, que des gens manquaient de pain et étaient malades pendant qu’on festinait et qu’on dansait à la cour au milieu de monceaux d’or, qu’enfin ce royaume ressemblait à tous les royaumes et qu’il fallait réformer tout cela. On voit poindre le bon tyran démocrate ; et l’on se demande déjà comment la courtisane acceptera cet avatar ou plutôt cette évolution très naturelle de son amant.

Au troisième acte, la réforme est faite. Ne me demandez pas trop comment elle a été opérée si radicalement, si bien et si promptement. Si je le savais, je le dirais tout de suite pour que la question sociale fût résolue. Mais l’auteur, avec grand bon sens d’ailleurs, a laissé Robert-le-Fort accomplir sa réforme pendant l’entracte et nous la montre toute faite à l’acte III. Il ne pouvait guère procéder autrement.

Toujours est-il que la Cour n’est plus la Cour, que la horde des courtisans démophages a été expulsée, que le peuple est heureux et gai et que l’extinction du paupérisme est chose faite et définitive. Le bon Robert se félicite de ces résultats, avec pleine raison sans doute, mais avec beaucoup trop de prolixité. Je vous ai dit qu’il est né conférencier. Pyrenna commence à le trouver très ennuyeux. Elle ne l’aime plus du tout, d’abord parce qu’elle l’a aimé un certain temps, et la voilà bien la courtisane, la voilà bien ; ensuite parce qu’elle l’a pris à cause de ses discours sociologiques et qu’elle le quitte à cause de la continuation de ses discours sociologiques, et la voilà la courtisane, la voilà bien ; enfin parce que la cour est devenue un désert traversé de temps en temps par des caravanes de gens du peuple, et voilà bien la Pompadour, qui a besoin d’un Versailles somptueux et resplendissant.

Pour se consoler, elle devient la maîtresse de son ancien patito, l’ex-ministre Pradelys, et elle commence à jeter les bases d’une conspiration nobiliaire, contre-révolutionnaire et antidémocratique.

Les choses se gâtent pour le bon Robert ou pour Pyrenna, selon le cours que prendront les événements.

Ci fin du troisième acte. Cependant le roi meurt. Il a laissé la couronne à Robert et à Pyrenna, à Robert, parce que c’est un juste et qu’« il n’y a que M. Turgot et moi qui aimions le peuple » ; à Pyrenna parce qu’il l’aime toujours et qu’elle ressemble toujours à la petite fille bien-aimée qu’il a perdue jadis.

Voilà donc Robert et Pyrenna roi et reine et ce sont évidemment les rois ennemis. Un soir, Pyrenna, un peu grise, comme il lui arrive, finit par éclater et par dire à Robert qu’il l’assomme prodigieusement et qu’elle en a assez de l’humanitarisme et de tout ce qui s’ensuit ou l’accompagne. Rupture qui semble définitive entre le représentant de la vieille société et de la nouvelle.

Aussitôt, en effet, Pyrenna reprend les négociations ayant pour but de détrôner le trop bon tyran. Elle est suivie dans ce nouveau complot, ce semble, car cet épisode est obscur, par une sorte de gnome sinistre que nous voyons circuler autour d’elle depuis le premier acte, personnage équivoque, moitié fou de cour, moitié parasite, bossu, difforme, hideux, qui a à l’endroit de Pyrenna des sentiments très complexes. Il la déteste ; car elle l’a jadis sauvé de la potence, et dans les âmes viles ce qui devrait être de la reconnaissance est de la rancune et une féroce rancune ; et cela, sans être extrêmement original, n’est pas trop mal observé. D’autre part, il la désire violemment et bestialement, et il en vient à essayer de lui faire violence. Et cela amuse tellement Pyrenna qu’elle lui épargne la peine de lui faire aucune violence. On ne voit que vaguement en quoi cet épisode se rattache à l’action, car le gnome (c’est Callige qu’il se nomme) ne peut pas être d’une très grande utilité à Pyrenna dans ses projets de contre-révolution ; mais enfin tels sont les faits et ils sont au moins significatifs de l’état d’âme de Pyrenna. La voilà bien, la grande courtisane ; la voilà bien.

Au cinquième acte les forces hostiles sont en présence et se heurtent de plein contact, comme il convient en un cinquième acte. Robert a ses partisans parmi le peuple. Pyrenna, Callige et les nobles, grâce à ces vieux préjugés qui sont si difficiles à déraciner, grâce aussi à l’argent versé à flots, car les nobles ont toujours de l’argent à verser à flots, ont aussi les leurs. Le peuple semble d’abord en majorité hostile à Robert. « À bas Robert ! À bas Robert ! » Mais Robert est éloquent, comme vous savez, et il triomphe de ses ennemis par la parole. « Jamais homme, ne parla comme cet homme », ou, tout au moins, ne parla si longtemps sans se fatiguer. C’est un Jaurès.

Il triomphe. Il convertit ses plus implacables ennemis ; il convertit même Pradelys, aussitôt que le vent tourne en sa faveur, bien entendu : Pradelys est de ceux que j’ai baptisés les dons Quichottes du manche. Ils sont si nombreux que c’est ne désigner personne. Vive donc Robert ! Quant à Pyrenna, elle est si complètement vaincue que Robert n’a pas même un signe à faire pour qu’elle prenne, sous les exécrations de la foule, le chemin de la frontière. Il n’y a plus de Pyrenna.

Cette histoire a surtout pour moralité, Un peu immorale, que, quand on est arrivé très haut par le moyen d’une courtisane, la première chose qu’on a à faire, c’est de la mettre à la porte. Sans quoi elle vous créerait beaucoup d’ennuis et l’on serait toujours forcé de l’expulser plus tard. Experto credo Roberto.

Cette pièce n’est pas plus ennuyeuse qu’une autre. Elle est sans originalité, sans nouveauté, sans ingéniosité, sans adresse, sans idée très intéressante ; mais elle est une suite d’incidents et d’épisodes assez divertissants et presque humoristiques, et, n’étaient les discours trop longs, elle serait écoutée avec plaisir, à la condition qu’on n’y cherchât point ce qu’elle ne contient pas et qu’on la prît pour un simple conte à couleur philosophique. On a applaudi des choses beaucoup plus mauvaises ; mais voilà : encore un coup, c’était à la Comédie-Française et l’on s’attendait, je ne sais pourquoi, à un chef-d’œuvre : Magnum periculum nimia expectatio.

Ce qu’il faut dire tout simplement, sans se fâcher, c’est que la Courtisane est d’un jeune homme qui sait déjà conduire une pièce sans savoir la mener assez rondement ; qui écrit fort bien en vers (je voudrais vous en citer ; mais je n’ai pas la brochure) et qui promet quelque chose. Les acteurs qui se sont chargés de « défendre », comme on dit, cette pièce contestable, ont vraiment tous remporté un succès personnel.

M. Leloir a été très curieux et très pittoresque dans le rôle bizarre et inquiétant de Callige.

M. Albert Lambert a eu une réelle beauté sauvage dans le rôle de Robert. Et puis — vous le savez de reste — comme il fait sonner magnifiquement le vers ! « Es-tu la rose, toi qui as un si doux parfum ? — Non, mais j’ai vécu quelque temps avec elle. » — « Es-tu d’argent ? pourrait-on demander à tel vers de la Courtisane. — Non ; mais je sors d’une bouche qui en est. »

M. Leitner a donné une figure noble et triste au vieux roi original et romanesque. C’était très bien composé.

M. Jacques Fenoux a montré beaucoup de mérite dans l’aménagement du rôle de Pradelys. Il lui donne de la consistance et presque de l’intérêt.

Mais le grand succès a été à Mme Cerny dans le rôle de Pyrenna. Elle l’a sauvé, à force de finesse, d’adresse et aussi d’ardeur fantasque et nerveuse. Il y a là un travail minutieux qui lui fait un singulier honneur.

Les petits rôles très nombreux (Mmes Delvair, Dusanne, Bergé, MM. Joliet, Ravet, Dessones, Siblot, Numa, Brunot) ont été tenus avec un soin et un succès qui étaient dignes de tout point de la Comédie-Française.

De cette représentation la réputation du Théâtre-Français sort intacte, et l’espoir d’un talent dramatique et poétique peut être légitimement conçu.

Comédie-Française.
La Maison d’argile, pièce en trois actes, de M. Émile Fabre §

Le Supplice d’une femme… remariée, telle est la pièce que la Comédie-Française nous a donnée sous le titre plus symbolique et plus norvégien, car la Comédie-Française se doit à elle-même d’être toujours en retard, de la Maison d’argile.

Je dis le supplice d’une femme remariée et non pas le supplice d’une divorcée ; car la pièce n’est pas du tout contre le divorce, pas du tout ; elle est contre le remariage ; elle est contre les femmes qui, ayant des enfants d’un premier mariage et ce premier mariage étant rompu, de quelque façon qu’il le soit, se remarient. En effet, tout ce qui arrive de désagréable à la suppliciée dont je vais vous raconter l’histoire lui arriverait si elle était veuve et remariée, comme il lui arrive étant divorcée et mariée à nouveau. Entendons-nous donc bien, la pièce tend à prouver (une fois de plus) que quand on reste seul, ou seule, avec des enfants, après avoir été marié, ce que l’on a de mieux à faire, c’est de se tenir tranquille.

Vérité générale, comportant des exceptions, mais vérité générale d’une moralité profonde et aussi d’une profonde immoralité. Certainement, comme presque toutes les vérités du reste, selon la manière dont on les prend. De cette vérité que quand on reste seul avec enfants il ne faut pas se remarier, veufs ou veuves, divorcés ou divorcées pourront tirer cette conclusion qu’il faut se consacrer uniquement à la nourriture et à l’éducation de leurs enfants ; voilà la conclusion morale. Mais tout le monde, tout un chacun, peut conclure aussi qu’il ne faut jamais avoir d’enfants, l’enfant rendant soit le divorce, soit le veuvage extrêmement pénible et étant un obstacle à la liberté, au droit de vi-ivre et au droit au bonnhheur.

Il m’est donc impossible de dire si la thèse soutenue par M. Émile Fabre dans sa Maison d’argile est une thèse morale ou immorale.

Tout ce que je sais, c’est que c’est une thèse soutenue dans la manière forte et avec certaines maladresses et avec une violence lourde, qui est la première et la plus forte de ces maladresses dont je parle. C’est du théâtre à coups de poing dans l’estomac. Il rappelle un peu Becque, bien oublié et qui a bon besoin qu’on le rappelle ; il rappelle surtout l’ancien « Théâtre libre » en général. Cela sent la vieille pièce qui aurait été écrite en 1887, puis remaniée et rajeunie dans quelques détails en 1906 ; ou plutôt cela sent, et rien n’est plus naturel, l’homme qui avait vingt ans en 1887 et à qui, s’il vivait à Paris, et encore plus s’il vivait en province, le théâtre d’Henri Céard et de Georges Ancey révélait un monde nouveau.

Tant y a que voici l’histoire de Mme Armières ou la divorcée persécutée.

Mme Armières est une femme bonne, douce, sotte (il faut qu’elle soit un peu sotte pour que soient vraisemblables certaines invraisemblances de l’histoire ; mais l’auteur a peut-être négligé de nous donner tout d’abord cette indication qu’elle est un peu dinde), qui, il y a une trentaine d’années, a été mariée un peu contre son gré à une manière de rustre industriel, un nommé Ronchot. Elle lui a, en se mariant prêté, car ils se sont mariés sous le régime de la séparation de biens, l’usine florissante qu’elle tenait de son père. Elle en a eu deux enfants, Jean et Valentine. Elle s’est brouillée avec lui et ils ont divorcé. Elle a été recherchée en mariage par M. Armières, ingénieur, ancien élève de Polytechnique, fort bien sous tous les rapports, ou plutôt sur tous les rapports.

À ce moment, M. Émile Fabre lui a dit : Prenez garde ! Vous aimez vos enfants, Jean et Valentine.

— Sans doute.

— Eh bien ! prenez garde ! Ils ne sont pas plus mauvais que d’autres ; mais, si vous vous remariez, vous en ferez des apaches.

— Vraiment !

— Des apaches, des cannibales, des anthropophages et des matricides.

— Mais, pour qu’ils deviennent tout cela, il faut qu’ils soient déjà de petites canailles.

— Évidemment ! Un peu. Mais ce sera surtout parce que vous vous serez remariée qu’ils seront tout ce que je viens de vous dire et encore pis.

— J’ai pourtant droit au bonnhheur !

— C’est une question que je ne décide point et que j’examinerai une autre fois ; mais prenez garde à ma prédiction.

Mme Ronchot n’écouta point M. Émile Fabre et elle épousa M. Armières, et elle en eut une fille, Marguerite.

Vingt ans se sont passés. Du premier mari, Ronchot, du petit Jean, son fils, qui lui a été attribué et qu’il a emmené avec lui, on n’a plus entendu parler. C’est bien un peu bizarre ; mais c’est possible.

Valentine est restée avec sa mère et a été élevée avec sa sœur Marguerite.

Mais Marguerite est expansive et Valentine est renfermée. C’est que Marguerite a un père et une mère, tandis que Valentine n’a qu’une mère, et cela fait une très grande différence.

Cependant Marguerite va se marier et avec quelqu’un qui lui plaît et on doit lui donner trois cent mille francs de dot.

Quant à Valentine, depuis le mariage décidé de sa sœur, elle boude et elle sort seule presque tous les jours.

Où va-t-elle ainsi ? On ne sait pas. Vous le saurez, n’ayez crainte.

Or des bruits courent sur la solidité de la maison de commerce de M. Armières. Elle aussi, comme celle des Fourchambault, n’est plus qu’en façade. Elle aussi paraît être maison d’argile. La mère du fiancé de Marguerite vient dire gentiment à Mme Armières qu’on croit M. Armières chancelant et que, bien entendu, si la dot n’était pas versée au jour dit, le mariage serait indéfiniment reculé.

— Tous les bruits qui courent sont-ils vrais ? demande Mme Armières à son mari.

— Tous ! répond Armières.

— Alors ?

— Alors, je vends l’usine. J’en trouve huit cent mille. Avec ces huit cent mille et trois cent mille que tu vas me prêter, je couvre mon passif et je reste sans un sou, mais intact ; et je trouve une position de trente mille à quarante mille qui m’est offerte.

— Mais ces trois cent mille francs que tu me demandes, c’est la dot de Marguerite !

— Oui ; mais que veux-tu ? Elle ne se mariera pas ; voilà tout. Moi, d’abord, plutôt que d’être un failli, je me brûlerai la cervelle.

La pauvre mère écrit à son notaire.

Ce premier acte est long, rempli de détails minutieux et reste obscur. Je me disais : « Dumas fils nous aurait dit tout cela en dix minutes et ce serait clair. » Enfin, voyons la suite.

Au second acte, Jean apparaît. Il y avait complot entre le père Ronchot (qu’on ne verra pas), Jean et Valentine. C’est Jean et Ronchot, son frère et son père, que Valentine allait voir depuis un mois. Ronchot a trouvé des commanditaires pour six cent mille francs ; il rêve de rentrer en maître triomphant dans cette usine d’où, il y a vingt ans, il a été comme chassé honteusement.

En conséquence, Jean apparaît. Il vient dire à sa mère, froidement, sans un mot même de demi-affection, en l’appelant : « Madame » (c’est un apache) : — Voici. J’ai six cent mille francs. Prêtez-m’en deux cent mille, à titre d’avance d’hoirie, et j’achète l’usine.

— Ces deux cent mille francs, je ne les ai pas…

Et voilà Mme Armières qui, à ce fils qui n’est qu’un ennemi, conte dans tout son détail la déconfiture de son mari. Je vous ai prévenu qu’elle est bête ; mais je vous ai dit aussi qu’il eût été bon que l’auteur nous prévînt qu’elle est bête. Enfin elle dit tout.

— Ah ! c’est comme ça, répondit l’apache ; ainsi vous nous dépouillez, Valentine et moi, pour Marguerite ! Vous êtes une coquine.

— Ah ! c’est comme ça, s’écrie Valentine, qui est survenue, tu nous dépouilles, Jean et moi, pour Marguerite. Tu es une misérable !

— Mais ce n’est pas pour Marguerite, c’est pour mon mari.

— C’est pire encore ! Mère dénaturée ! Femme horrible !

— Vous m’avez fait crever de misère avec mon pauvre père pendant que vous étiez dans l’opulence et dans le luxe !

— Tu m’as fait auprès de toi une existence plus horrible encore, n’ayant de bontés que pour Marguerite, parce que j’étais la fille d’un homme qui t’était odieux et parce qu’elle était la fille d’un homme que tu adorais. Misérable ! Coquine !

Ils la piétinent, ils la foulent, ils la conculquent. Ce sont des apaches. C’est précisément ce que l’auteur veut prouver, que de se remarier, cela, des enfants du premier lit, fait des apaches.

Comme il y a un peu de vrai là-dedans, le public, malgré son horreur pour ce petit bandit et cette petite bête féroce, est fortement secoué.

Là-dessus Armières arrive. Il prend bien son temps ; il arrive bien. Les imprécations furieuses de Jean et de Valentine se transportent sur lui.

Assez habile, cela. Ça soulage un peu. Qu’Armières soit conculqué et non plus Mme Armières, comme Armières n’est pas le père et comme il n’est pas sympathique du tout, ça permet de ne pas être trop écœuré de l’effroyable muflerie de Jean et de Valentine ; et comme la scène, en tant que scène, matériellement, depuis un quart d’heure, est d’un mouvement, d’une impétuosité, d’un emportement extraordinaire, le rideau tombe et se relève sur d’énergiques applaudissements. Un coup de sifflet, involontairement charitable, si opportun qu’il pourrait être soupçonné d’être d’un compère, a éperonné le public applaudisseur et a transformé en triomphe le succès mérité, du reste, de cette fin d’acte.

Le public a peut-être compris l’acte III. Je déclare, en toute loyauté, qu’il a été pour moi lettre close. J’ai cru vaguement entendre que Valentine venait dire adieu à sa mère et prenait congé d’elle pour suivre son père en Tunisie ; que la petite Marguerite venait faire un sacrifice pour permettre à Valentine de rester auprès de sa mère (quel sacrifice ? sa dot n’est donc pas toute donnée par sa mère à son père ? il reste donc quelque chose encore à sacrifier ? Les comptes sont difficiles à suivre dans cet ouvrage) ; que Valentine s’en allait tout de même ; que M. Armières s’en allait aussi à Tiflis diriger quelque chose ; que Marguerite trouvait le moyen de piétiner, elle aussi, sa mère et de lui dire ; « C’est encore toi qui nous sépares » ; qu’enfin Marguerite suit son père et que Mme Armières reste seule en face de la photographie de Jean et Valentine en pleurant et en disant à travers ses sanglots : « Mes pauvres petits ! »

Mais ne tenez aucun compte de ce que je vous dis du troisième acte : je n’y ai littéralement rien compris ; et Dieu me garde de dire que ce soit faute autre que mienne.

La pièce a eu un très grand succès de second acte ; elle a été mollement applaudie à la fin. Elle est continuellement pénible, dure et sèche, révélatrice de plus de volonté que de talent et même de plus de parti pris que de volonté. C’est une pièce qui sort, non pas du sein même de la réalité, pour ainsi parler ; mais d’une idée amère et sombre, à laquelle un homme s’est attaché avec une sorte d’entêtement et d’âpreté farouche. Ces pièces-là réussissent rarement, fussent-elles bien faites, et celle-ci, lente en ses approches, extrêmement obscure en sa fin, n’est pas bien faite. Elle me paraît condamnée. J’ai confiance en l’auteur. Il est doué, éminemment, et c’est, remarquez-le, la première fois qu’il se trompe.

Peu de bien à dire de l’interprétation. Sauf M. Grand, d’un réalisme excellent dans le personnage de Jean et peut-être aussi Mme Lara, qui a au moins bien composé le personnage sec et dur de Valentine, on ne peut louer personne. J’aurais des choses dures et sèches, aussi, à dire, si j’entrais dans l’appréciation de chacun des artistes que je viens de ne pas nommer ; j’aime mieux les attendre à une occasion meilleure.

La Maison d’argile avait été précédée d’une petite « odéonade » mythologique de M. Nigond, intitulée le Dieu terme. C’est fâcheusement insignifiant. Quelques vers sont d’un joli tour. M. Coquelin cadet y est excellent, pour cette raison (entre autres) que, condamné à tenir lieu de dieu terme et forcé à une immobilité absolue, il ne peut se livrer à aucune des incartades gymniques où il a coutume et où souvent il est un peu désagréable. Mlle Leconte fait entendre sa voix charmante. Ah ! si je n’étais pas en humeur de réticence, que de mal je dirais des autres ! Basta ! Ne chagrinons personne, qu’avec discrétion.

Vaudeville.
Le Ruisseau, comédie en trois actes, de M. Pierre Wolff §

Pièce d’agrément, mais avec cette note de sensibilité que M. Wolff a attrapée depuis le Secret de Polichinelle et qu’il se gardera bien, je vous en réponds, d’abandonner désormais, le Ruisseau de M. Pierre Wolff.

Un jeune peintre qui a pour maîtresse une femme du monde s’aperçoit au premier acte que si cette charmante femme trompe son mari avec lui, elle le trompe, lui, avec un troisième. Il la chasse. Flânant dans un cabaret de Montmartre, il s’intéresse à une fille de « ruisseau » et il l’emmène. Au troisième acte, elle est sa maîtresse en titre et il envoie promener les gens qui lui font des observations à ce sujet. Voilà tout.

— Mais… il y a bien peu de chose dans cette pièce !

— Vous pouvez même dire qu’il n’y a rien du tout. Et elle a, ce nonobstant, été aux nues et par-delà. Tout est dans le détail au théâtre, comme vous savez, et M. Wolff a été plus loin que Racine en sa Bérénice, dans l’art de faire quelque chose de rien. Ce n’est point que je veuille comparer le Ruisseau et Bérénice. Je ne parle, bien entendu, que de l’art de la création ex nihilo.

Entrons donc ici dans le détail, puisqu’il n’y a que par le détail que la pièce vaut et puisqu’elle vaut beaucoup.

Le premier acte a une première moitié qui est étincelante de gaieté et une seconde… qui est ce que nous verrons tout à l’heure. Le peintre Paul Bréhant est dans son atelier. Il est quatre heures. Il a travaillé toute la matinée, puisque son petit modèle est en train de se rhabiller.

— Qu’est-ce que ça nous fait ?

— Est-ce que vous n’entendriez rien au théâtre ? Il importe — parce que dans tout le reste de la pièce nous ne verrons jamais Paul Bréhant travailler — qu’il n’ait pas l’air d’être de ces artistes de comédie qu’on ne voit jamais faire leur métier. D’autre part, le peintre de théâtre que l’on voit au commencement de tant de pièces, en face d’un modèle qui dit des bêtises, tapoter un morceau de toile avec un pinceau, comme un lapin qui bat du tambour, nous contemplâmes cela si souvent qu’il vaut mieux ne pas nous le remettre sous les prunelles. Le petit modèle se rhabillant est donc démontré comme suffisant et nécessaire.

Survient le frère de Paul Bréhant. Ils causent. Indication des caractères : « Tu es un sentimental, dit le petit frère ; quand tu aimes une femme, d’abord tu crois en elle et ensuite tu as toujours le sentiment que c’est pour la vie. On se procure comme cela des déceptions rudes. Moi, j’aime à la journée ou à l’heure et je n’ai rien à reprocher à personne, ni personne à moi. » — La scène ou plutôt la conversation est assez brillante ; elle risque pourtant de nous faire croire que la pièce sera une description parallèle et antithétique des amours de Paul et des amours de son frère, ce qui serait une fausse piste, tandis qu’elle ne doit servir qu’à nous mettre dans l’esprit que Paul est sentimental et que pour le moment il est amoureux passionné et naïf de Mme de Grandval.

Entrent des amis de Paul, M. Devilliers, puis Mme Devilliers, puis un autre. Devilliers est un godiche, indiscret et bavard, qui apprend à Paul qu’il est au mieux avec Nitchi, des Variétés, que sa femme ne s’en doutera jamais, que Nitchi est charmante ; que, d’autre part, Mme de Grandval (Eh ! Eh !) a été vue à minuit, en voiture, revenant de soirée, avec le beau Briey et qu’il était impossible de s’ennuyer moins qu’ils ne s’ennuyaient. Ils auraient dû même se gêner davantage. Du reste, Nitchi est charmante. « Voudriez-vous faire son portrait ?

— Impossible. Prenez Micaret.

— Micaret ? Il ne peint que des vaches.

— Ça le changera et il sera excellent. Micaret a un talent extraordinaire. Il l’a caché jusqu’à présent ; voilà tout…

Une visite mystérieuse. C’est Mme de Grandval. Elle est délicieuse. Elle est câline. Elle est enivrante.

Elle sent de la tête aux pieds la femme qui aime. Allons ! cet imbécile de Devilliers s’est trompé. Mais Briey, qui a quelque chose à dire à Bréhant, se fait annoncer et, pendant que Mme de Grandval s’éclipse, Bréhant le reçoit avec empressement. En cinq minutes, Briey n’étant pas très fort, Bréhant lui fait confesser, sans qu’il l’avoue, que Mme de Grandval est sa maîtresse depuis quatre jours.

Briey parti, Bréhant fait à Mme de Grandval la scène de rupture. Pas trop bien faite, cette scène. Bréhant la conduit selon le procédé bien connu de narration indirecte : « Un de mes amis avait une maîtresse qui… et il s’aperçut que… » C’est le : « Mais un jour, à quelqu’un dont je tairai le nom… » d’Alceste. Ce procédé est agaçant en soi quand il est prolongé, et ici il est tout à fait hors de sa place. Bréhant est un franc et même un naïf qui doit procéder par action directe ; il devait commencer par un : « Tu me trompes !… » et aller droit devant lui.

Tant y a que, finissant par où il aurait dû commencer, il crie à Mme de Grandval : « Vous êtes une guenipe » et il l’expulse.

L’effet de cet acte, quoique un peu atténué par la scène finale, qui pouvait être originale, et qui ne l’est pas, a été, somme toute, excellent.

L’acte suivant nous mène dans un cabaret de Montmartre. De l’exactitude de la reproduction, mon incompétence m’empêche de rien dire ; mais le certain, c’est que le tableau est vif, amusant pour les yeux, amusant pour l’esprit, gai et triste, bouffon et désolant, cocasse et lamentable. La double impression que l’on doit avoir dans ces endroits-là, nous la recevons parfaitement.

Observation non moins importante. Ce que l’on voit, depuis le commencement de la pièce, que l’auteur évite avec le plus grand soin, c’est d’écrire une pièce à thèse. Il veut simplement nous conter un cas particulier qui a de l’intérêt. Or, précisément, de nous montrer, en ce bouge, des femmes bêtes, des femmes rapaces, des femmes éhontées, etc., c’est ce qui lui sert à se défendre très clairement de toute intention de thèse. En ce monde-là une femme s’est trouvée qui avait de bons instincts et Bréhant l’a distinguée, voilà tout ce que l’auteur veut nous conter, et il sait nous démontrer très net qu’il ne songe pas à nous conter autre chose.

Donc en ce lieu, dont il n’a pas l’habitude (mais il s’ennuie depuis son aventure), Bréhant se fourvoie un soir et, voyant un malotru rudoyer une pauvre fille triste, il prend — sans précipitation, dans une mesure très juste — la défense de la pauvre fille et jette le malotru à la porte en un tournemain. C’est Rodolphe dans le Tapis franc, et nous voyons poindre Fleur-de-Marie pour qui le bon public aura toujours des larmes toutes prêtes. « Allez, mes petits, dirait Eugène Sue, s’il reparaissait parmi nous, dans ma Fleur-de-Marie, il y a encore de quoi attendrir six générations, pourvu qu’on sache un peu s’y prendre. »

Et voici en effet Fleur-de-Marie. Elle s’appelle Denise Fleury. Elle remercie mélancoliquement son sauveur ; peu à peu, s’apprivoisant, elle raconte sa vie, bribe par bribe ; surtout elle laisse voir son cœur, discrètement, sincèrement aussi, sans pose, sans tragique, sans sentimentalité de romance, naïvement et il faut dire le mot, candidement. Ne chicanons pas, c’est excellent et c’est d’un très grand art, parce que c’était extrêmement difficile à faire. Le « boniment » de la fille qui veut apitoyer un jobard était si près ; on le côtoyait, forcément, on le frôlait si continuellement ! On n’y a pas touché un seul instant. Tous les mots (et la scène est longue) de Denise Fleury sont naturels, sont vrais, sont réels et sont touchants. Ils indiquent tous une âme honnête, douce, délicate même, ayant ses pudeurs comme inconscientes et ayant même un fond de gaieté qui ne demanderait qu’à se développer et à émerger. Cette scène est un petit chef-d’œuvre. J’ajoute tout de suite qu’elle a été menée par Mme de Bray d’une façon telle que les termes me manqueront pour l’exprimer.

Je n’ai pas besoin de dire que le succès de cet acte a été triomphal.

Le troisième acte a paru intéresser le public presque autant que les autres. Il m’a bien ennuyé, somme toute. Mme Judic y paraît, pour y sourire, et je reconnais que c’est quelque chose d’agréable que le sourire de Mme Judic. « Fleur-de-Marie » y reparaît comme devenue la maîtresse très charmante de Bréhant, et comme devenue une jeune femme gaie, rieuse et douce, dont raffolent les enfants de quinze ans. Je veux bien que tout cela soit très gentil, mais cela ne me passionne pas outre mesure.

Un bonhomme, de qui Bréhant a fait la connaissance au tapis franc et qui certes est un brave homme, mais un vieil inutile sans beaucoup de dignité, y fait comme la conquête d’une vieille douairière qui est la délicatesse, la bonté et la distinction mêmes, et ils finissent par s’embrasser avec effusion. Le faux, l’artificiel paraît, dans cette pièce qui était si parfaitement et délicieusement vraie jusque-là.

La thèse même, la fâcheuse thèse que je me suis plu à reconnaître que l’auteur avait évitée merveilleusement, apparaît brusquement, non pas trop ; je le reconnais, mais enfin elle y est et, pour moi, refroidit tout. Relancé dans le « trou pas cher » et surtout très retiré, où il a amené Denise, par une partie de la bande mondaine dont il faisait partie jadis, par les Devilliers, les Briey, etc., et admonesté par eux sur son escapade, Bréhant leur fait la leçon avec une conviction que j’approuve, mais avec beaucoup trop d’éloquence à mon gré : « Et vos maîtresses, à vous ? Et vos femmes, à vous ? Est-ce qu’elles ne sont pas des polygames ? J’en sais quelque chose peut-être. Est-ce qu’elles valent la mienne, vos femmes à vous ? »

Il a peut-être raison ; mais il m’ennuie et il n’est peut-être pas aussi distingué qu’il l’a été jusqu’ici.

Et, comme il est éloquent, il manque de goût jusque dans ses métaphores, comme il arrive. Pour « expliquer le titre », comme dans les comédies d’il y a vingt ans, il dira : « Le ruisseau ! Le ruisseau ! Je l’ai tirée du ruisseau ! Mais si le ruisseau roule des fanges et des scories, il arrive qu’il porte à la surface de ses eaux une fleur restée pure et qui est exquise et que vous ramassez avec joie. » Avec votre permission, ceci est précisément l’image qu’il fallait éviter ; car si on peut admirer et comme plaindre une jolie rose tombée dans le ruisseau, jamais, n’eût-elle pas une tache de boue, on ne s’avise de la ramasser.

Enfin tout ce troisième acte m’a refroidi, jusqu’au dernier mot inclusivement. Bréhant disant fermement à Denise : « Je te garde ! » en quoi il a bien raison, voilà-t-il point le brave ancien habitué du cabaret montmartrois qui s’écrie : « Voilà un homme ! » — Voilà un homme ! Un brave homme, je ne dis pas ; mais « un homme ! » Ne va-t-on pas le couler en bronze ? A-t-il sauvé la patrie ou inventé la thermo-chimie ? Oui, il y a du faux, quoiqu’il y ait de l’agréable encore, un peu dans tout ce troisième acte.

Allez voir le Ruisseau, cependant. Vous vous y amuserez et vous aurez de bonnes minutes de doux attendrissement. Le Ruisseau sera certainement un succès de tout premier ordre, analogue à celui du Secret de Polichinelle.

J’ai donné la vedette à Mme de Bray. La vedette consiste, en chronique théâtrale, à nommer l’acteur au cours même de l’analyse de la pièce. Mme de Bray méritait cet honneur. Elle s’est révélée grande actrice, profonde actrice, dans la scène du cabaret. Le sentiment de la mesure juste, l’infaillibilité de l’intonation, l’intensité du sentiment rendu par les moyens les plus simples, le naturel absolu, et avec cela une atmosphère de sympathie que l’artiste savait mettre tout autour d’elle, tenaient du miracle. L’enthousiasme du public, un enthousiasme charmé, qui aurait voulu parler plutôt qu’applaudir, s’est manifesté avec émotion. Voilà une artiste consacrée grande artiste. Du jour au lendemain cela arrive. Nous souhaitons que désormais Mme de Bray vogue à pleines voiles.

M. Gauthier a partagé — d’abord, cela était visible, l’admiration du public pour sa camarade — et ensuite le succès de celle-ci, M. Gauthier a l’oreille du public et son talent net, vif, direct, prend de plus en plus empire.

M. Joffre a été d’un comique très fin dans le bonhomme habitué du cabaret de Montmartre.

M. Lérand — comme toujours et pourquoi ne lui fait-on pas de rôles ? c’est agaçant à la fin — ne fait que paraître et montrer une silhouette originale.

M. André Dubosc est bien amusant en amoureux de Nitchi et en bon gaffeur.

Mme Judic sourit d’une façon toujours maternellement charmante.

Mme Dolley a beaucoup de bonne grâce et un petit chagrin mesuré, très gentil, quand elle est tournée du côté du mur par son peintre.

Mme Harlay est élégante et bien-disante dans le rôle court de Mme Devilliers.

Divers théâtres §

Les Hommes de proie, pièce en trois actes, de M. Charles Méré §

Au Théâtre antique (ce qui veut dire simplement en plein air) de Champigny, on a joué, le 7 juillet dernier, une pièce très curieuse de ce Charles Méré, de qui je vous ai parlé naguère à propos de la Tragédie contemporaine, étude critique, et à propos de l’Hydre, drame philosophique extrêmement intéressant à analyser.

Les Hommes de proie me semblent une pièce moins bien venue que l’Hydre. Cette nouvelle pièce a été inspirée à M. Méré par certains incidents douloureux de nos deux expéditions africaines. Elle dérive du même ordre d’idées que le Coup d’aile, de M. de Curel.

Elle n’est pas d’une composition très heureuse. Aux yeux du spectateur, elle se distribue en deux parties fort distinctes, qui n’ont pas entre elles un lien suffisant et, si l’on ne peut pas dire que chaque acte de la pièce est une pièce entière, l’ouvrage ayant trois actes, du moins il semble qu’une pièce se déroule pendant les deux premiers actes et, qu’une autre, beaucoup trop sommaire, est resserrée dans le troisième.

Et ce qui est le pire, à mon avis, c’est que l’intérêt véritable ne commence à naître qu’avec la seconde pièce, et c’est-à-dire au début de l’acte troisième et dernier.

Nous sommes d’abord en présence d’une tribu du Sahara, soumise à la France, d’instincts assez pacifiques, que certain prophète, Touareg d’origine, ayant ou se donnant un caractère sacré, s’appelant le « maître de l’heure », cherche à fanatiser et à soulever contre la France.

Il y réussit à peu près, au prix d’un crime, du reste, et en assassinant fort traîtreusement le caïd. Enfin il y réussit, et il est le maître dans cette petite oasis et il semble (et ceci malheureusement reste vague) être le maître, par son influence, de beaucoup d’autres endroits du grand désert.

Il revient au bout d’un mois et va entraîner la tribu à sa suite contre les Français, lorsqu’il est prévenu. De son autorité privée un lieutenant français, sorte d’aventurier intrépide et du reste sans scrupule, suivi de la petite troupe qui lui est dévouée, a marché sur l’oasis. Il arrive, surprend, fusille et massacre un peu au hasard et s’établit en vainqueur.

Par suite d’un incident qui est d’ordre sentimental, ou à peu près, il fait grâce au Mahdi, au « Maître de l’heure », et le retient prisonnier. Ceci est la fin du second acte.

Jusqu’ici il y a peu d’intérêt. Il nous semble que nous avons affaire à un simple pamphlet antifrançais, comme nous en voyons tant, mis sous forme de pièce, et destiné à soulever contre nous nos sujets d’Afrique, qui, du reste, n’en auront sans doute aucune connaissance. D’ailleurs, nous ne nous intéressons à personne, ni au caïd si méchamment mis à mort par le mahdi, ni au mahdi, ni même à la femme du caïd amoureuse du mahdi, quoique celle-ci soit marquée de traits assez vigoureux et ne manque pas d’une certaine originalité.

Avec le troisième acte, nous nous apercevons que tout cela, ce n’était pas le sujet, ou du moins que l’auteur en a changé ; et nous nous avisons encore que l’esprit de la pièce, lui aussi, était tout autre que nous ne croyons et que, loin d’être une pièce antifrançaise, cet ouvrage est une pièce ultrapatriotique. Il faut bien avouer que tout cela nous désoriente un peu, et pour ainsi dire nous déplace et nous secoue.

L’officier aventurier que je vous ai présenté plus haut règne en maître dans l’oasis, ayant toujours à ses côtés le mahdi prisonnier, personnage tout à fait passif désormais et de qui l’on se demande pourquoi il est là.

Mais il est là, s’il vous plaît, parce que, plus ou moins consciemment, l’auteur s’est aperçu qu’il avait fini une pièce et qu’il en commençait une autre, et parce qu’il a voulu dissimuler et se dissimuler à lui-même ce défaut, en maintenant dans la seconde pièce le protagoniste de la première. Mais, comme il arrive toujours, dissimuler un défaut c’est le souligner, et plus nous voyons là ce mahdi qui ne fait rien, plus nous nous apercevons que c’est à une nouvelle pièce que nous avons affaire.

Cette seconde pièce, du reste, est vraiment belle. Comme vous vous y attendez, le sanguinaire aventurier a été désavoué. Il a été rappelé, sommé de revenir à sa garnison par son colonel. Il a envoyé promener son colonel avec le plus parfait mépris. Il a été menacé de contrainte par son chef. Il a méprisé ces menaces. Or voici une colonne qui s’avance à travers la plaine vers l’oasis. « D’où viennent-ils ? a demandé le révolté, inquiet ; du Sud, n’est-ce pas ? Ce sont des Touaregs ?

— Non, du Nord. Ce sont…

— Ce sont des Touaregs du Nord… Vous allez… hum ! c’est dur… Tant pis ! Vous allez me fusiller ces gens-là et sans attendre leur feu, n’est-ce pas ? Allez ! »

Et il n’y va pas lui-même. Il reste sur la scène, très pâle. On voit qu’il se sent criminel. La fusillade éclate. Ses soldats reviennent. Ils sont représentés, par le sergent indigène Mokram. Mokram est pâle lui-même, comme un mort : « Sidi lieutenant, nous avons tiré. Mais… ce sont des Français. Nous en sommes sûrs. Tu nous as fait tirer sur des camarades, et sur la France à laquelle nous sommes liés par un serment. Aucun de nous, tu m’entends, et tu peux les entendre, ne t’obéira désormais… »

Discussion ardente et tragique. La scène est très belle. Quelque prolongée qu’elle soit, elle reste profondément émouvante et angoissante, et elle est toujours en progression ; elle est d’un vrai artiste ; c’est une des plus belles choses que je connaisse.

Finalement, l’officier révolté se brûle la cervelle et le « maître de l’heure » retourne au désert poursuivre la tâche qu’il s’est donnée.

L’œuvre de M. Charles Méré, inégale et boiteuse, n’en est pas moins d’un très grand intérêt et l’auteur s’y affirme et s’y montre une fois de plus un homme évidemment très bien doué pour le théâtre. Je n’ai qu’à l’encourager de tout mon cœur à persévérer avec l’énergie qui semble le caractériser.

Le Secret de Thérèse, un acte en vers, de Jacques Linné §

Le « Théâtre du rire et des larmes », dirigé par l’intelligent et actif M. Desplanques, a fait représenter dans la salle de spectacle du Journal cinq petites pièces toutes fort intéressantes. C’est à savoir : Phosphore, petite comédie spirituelle de M. Charles de Bussy ; Bas-Bleuette, saynète humoristique de Mahot-Dutrèb ; la Mère, drame rapide assez émouvant(du même auteur) où l’on voit une mère prendre à son compte une lettre compromettante pour sa belle-fille et mourir victime de ce dévouement, mais heureuse d’avoir assuré la confiance dans l’âme de son fils ; puis l’Emmuré, drame en un acte de MM. Servy, Desplanques et d’Arcourt, atroce et poignant, évidemment destiné au Grand-Guignol et qui y aurait très certainement beaucoup réussi ; enfin le Cousin Panard, de M. Jean Drault, qui a fait rire très copieusement. Cette représentation a été tout entière très intéressante et captivante.

C’est une idée très ingénieuse de comédie sentimentale que celle qui a présidé à l’élaboration de le Secret de Thérèse, un acte en vers de Jacques Linné. Deux ménages : d’une part Marcel, quarante-deux ans, et Marthe, vingt-sept ans ; d’autre part, Raoul, trente-cinq ans (je crois), et Thérèse, trente-cinq ans aussi. Ces deux ménages s’entendent à merveille. Seulement, on en a le soupçon d’après un monologue de Thérèse, où il y a plus d’entente c’est entre Raoul et Marthe et c’est entre Marcel et Thérèse. Raoul et Marthe, en plaisantant, appellent Marcel et Thérèse « les anciens », et Marcel et Thérèse appellent Raoul et Marthe « les complices ». C’est très gentil, ces plaisanteries-là ; mais quelquefois cela cesse d’être plaisant.

Tant y a que Marthe relevant d’une maladie qui a failli être mortelle, et ce sera si l’on veut l’excuse de Marthe, s’est laissé aller avec Raoul à… comment dirai-je ? une faute serait beaucoup trop dire, une demi-faute serait trop dire encore, et à mes yeux, peut-être affaiblis par l’âge, il n’y a pas de faute du tout ; mais encore Marcel ayant surpris un geste qui n’a pas été de son goût, et ceci est vraiment de l’esthétique plutôt que de la morale ; Marcel va tout rondement se battre en duel avec Raoul.

C’est de toutes ces choses, si graves (oh ! que graves !) que Marthe prévient Thérèse. Celle-ci, qui est la bonté même, pardonne tout de suite ou du moins très vite à son mari ; puis, se rencontrant seule avec Marcel, le supplie de pardonner et à sa femme et à Raoul. Ils discutent : en discutant ils s’animent, en s’animant ils s’attendrissent, en s’attendrissant ils en viennent à se faire des déclarations : Marcel à Thérèse :

Thérèse, d’après vous ne jugez pas les autres,
Leurs moindres sentiments diffèrent tant des vôtres !
Ils n’ont pas, comme vous, une âme de cristal,
Trop froide pour l’amour, trop pure pour le mal.
Tenez ! vous souvient-il de certaine légende
Née aux pays du Nord et que, sur leur demande,
Vous avez racontée un jour à nos enfants
Qui, pour vous mieux entendre, ouvraient leurs yeux tout grands ?
Il s’agissait, je crois, des rares privilèges
Que l’on prête là-bas à la Reine des neiges.
À la place du cœur, elle porte un glaçon ;
Son beau regard en est le magique rayon,
Et ceux qu’elle a fixés de sa froide prunelle
Tombent à ses genoux et deviennent comme elle
Inertes et glacés… Thérèse, que de fois
J’ai rêvé près de vous à ce conte danois !
Comme cette rigide et pâle souveraine,
Vous vivez au sommet d’une cime hautaine,
Dans un palais de givre où l’éternel azur
Se mire uniquement, grave, insensible et pur.
………………………………………………………

Thérèse en vient insensiblement à dire à Marcel des choses aussi agréables ; et surtout, c’est le langage des femmes, elle en vient à pleurer, si bien que le geste qu’a surpris hier Marcel entre Raoul et Marthe, Raoul, s’il survenait, pourrait le surprendre aujourd’hui entre Marcel et Thérèse ; et, ma foi, moi qui suis plutôt vaudevilliste, j’ai cru que c’était ce qui allait arriver, d’où il se serait suivi qu’il y aurait eu matière à deux duels plutôt qu’à un seul.

Mais Jacques Linné n’est pas vaudevilliste, et ce qu’il a tiré de là, c’est une réconciliation avec mesures de précaution. Thérèse dit à Marcel : « Eh bien ! vous voyez, mon ami, comme ces choses-là sont inévitables, et qu’il faut bien que vous pardonniez… Arrive, Marthe ! Où es-tu donc ? Il te pardonne… Mes amis, vous allez partir pour l’Italie. Ça te fera du bien, Marthe. Ça vous fera du bien, Marcel. Vous partez demain. »

Marthe, qui comprend, hasarde timidement :

Et… ne viendrez-vous pas un jour dans le Midi
         Nous rejoindre… plus tard !

À quoi Thérèse répond :

                                                      Nous resterons ici.

La pièce est ingénieusement conçue et extrêmement bien conduite. Le malheur, c’est qu’elle est écrite en vers le plus souvent plus dignes de pitié que d’envie. J’ai cité les plus supportables. Il y en a, à mon regret, qui ne le sont pas.

Théâtre antique de la nature.
Le Dieu nouveau, tragédie en trois actes, en vers, de M. Paul Souchon §

Connaissez-vous la Guerre des Dieux, de Parny ? C’est une assez triste grossièreté antichrétienne, qui a eu un assez gros succès de scandale en 1797.

Je ne songe pas à vous entretenir de la Guerre des Dieux. Je veux seulement vous faire remarquer que ce sujet, en lui-même, sollicite assez souvent l’imagination des poètes. Opposer les divinités du paganisme aux personnages sacrés de la religion chrétienne, c’est l’idée de la Guerre des Dieux de Parny, et c’est très exactement l’idée des Martyrs de Chateaubriand.

Je suis parfaitement certain, par parenthèse, que c’est la Guerre des Dieux, de Parny, qui a inspiré à Chateaubriand l’idée des Martyrs. D’abord c’est tout à fait dans l’ensemble de ses idées. Au dix-huitième siècle, qui a, infatigablement, répété que le Christianisme était inélégant, barbare, antiesthétique, opposer, énergiquement, les « beautés de la Religion chrétienne », c’est l’idée continuelle de Chateaubriand. C’est celle qu’il a magnifiquement développée dans le Génie du Christianisme. Or l’idée a dû lui venir, plus ou moins consciemment, à un poème mettant aux prises les Divinités païennes et les personnages sacrés du Christianisme, d’opposer un poème mettant en présence et en conflit les mêmes personnages, mais donnant le beau rôle aux personnages du Christianisme.

Il a dû l’avoir, cette idée, d’autant plus que la Guerre des Dieux avait eu un immense succès au moment même où Chateaubriand débutait péniblement dans la littérature, et d’autant plus qu’en l’année qui avait suivi la publication du Génie du Christianisme, à savoir en l’année 1803, Parny avait été reçu avec enthousiasme à l’Académie française non point, s’il vous plaît, malgré la Guerre des Dieux, mais à cause de la Guerre des Dieux, s’il faut en croire le curieux et étrange discours du « citoyen Garat » en réponse au récipiendaire.

Dans ce discours, la Guerre des Dieux est exaltée comme œuvre hautement philosophique, que le parti philosophique « couvre », contresigne et fait sienne. Rien que cela !

Il est parfaitement incontestable pour moi que le discours du citoyen Garat en réponse au citoyen Parny était une réponse virulente du parti philosophique, non pas au citoyen Parny, mais au Génie du Christianisme du vicomte de Chateaubriand, tout récemment paru et qui occupait tout le monde.

Chateaubriand dut être touché et, six ans après, il est vrai, à cause des circonstances, mais cela n’y fait rien ou peu de chose, les Martyrs furent sa réplique.

Et, donc, la Guerre des Dieux est la source première des Martyrs. J’estime même que ce fait, ou tout au moins le rapprochement possible et facile à faire a dû être pour quelque chose dans l’insuccès des Martyrs en leur nouveauté ; car on sait qu’ils eurent un succès immense sous la Restauration, mais qu’ils furent peu goûtés en 1809. C’est que la première impression et le premier mot, à une époque où la Guerre des Dieux était encore très célèbre, mais déjà dépréciée, ont dû être ceux-ci : « Les Martyrs ? Ce que c’est que les Martyrs ? C’est la Guerre des Dieux écrite par un chrétien. — Ah ! voilà qui est bien puéril. » Oui, je crois que ce rapprochement, non seulement possible et facile, mais inévitable, a dû être pour quelque chose dans la première impression produite par le poème de Chateaubriand. Plus tard, on s’aperçut que cette puérilité était pleine de choses sublimes.

Tant y a que ce sujet doit être bien séduisant, puisque voici, en 1906, quelqu’un, et qui n’est pas le premier venu, qui se remet à le traiter. Il s’agit de le Dieu nouveau, tragédie en trois actes, de M. Paul Souchon, représentée pour la première fois sur la scène du théâtre antique de la Nature, à Champigny-la-Bataille, le 3 juin dernier.

M. Paul Souchon n’a pas songé à une « Guerre des Dieux » complète et intégrale ; il n’a voulu que mettre en scène un épisode de la « Guerre des Dieux ». Cet épisode, c’est — fantaisie peut-être bizarre, mais qu’il ne faut point chicaner — Apollon et Marie-Madeleine se disputant la Provence.

On sait, en effet, que, d’après la légende, Marie-Madeleine, exilée de son pays, fut portée par les flots, dans un léger esquif, jusque sur les côtes de Provence et se retira aux grottes de Sainte-Baume, où elle mourut, beaucoup plus tard, dans un âge très avancé. C’est cette légende qui a inspiré au bon poète Edmond Haraucourt ce magnifique sonnet :

Seule, accroupie au coin de la grotte, elle veille,
Blême au milieu de l’ombre humide. Dans sa main
La Sainte aux doigts noueux contemple un crâne humain
Et médite, attendant le jour d’être pareille.

Ses cheveux pendent, gris et secs ; sa face vieille
Se ride ; sur sa peau couleur de parchemin
Les pleurs d’un demi-siècle ont creusé leur chemin
Et le bruit de la mort bourdonne en son oreille.

Mais au désastre lent de son corps dévasté,
Survivent, comme des témoins de sa beauté,
Ses yeux purs, où sourit sa jeunesse éternelle.

Et le peuple se presse au dehors, curieux,
Pour voir luire, au fond des ténèbres, la prunelle
Des yeux où le Sauveur a reposé ses yeux.

Donc Marie-Madeleine est venue en Provence avec Lazare le ressuscité ; mais d’un autre côté Apollon y est venu aussi avec les Neuf Muses. Vous voyez d’ici la « guerre des Dieux » qui se dessine.

— Mais, me direz-vous, pourquoi Apollon est-il venu en Provence ? Pour Madeleine, cela n’a pas besoin d’explication, puisqu’il y a une légende : mais pour Apollon ?

— Eh bien, l’auteur en donne une raison qui n’est pas si mauvaise. Apollon fuit l’Orient, fuit la Grèce, parce que Jésus vient d’être mis en croix et qu’il recule, devant ce spectacle, avec terreur.

— Il n’y a pas de quoi être terrifié !

— Si bien, parce qu’Apollon se souvient d’un crime commis par lui. Il se souvient du satyre Marsyas qu’il a fait jadis mettre en croix, et la croix déjà triomphante de Jésus le remplit de terreur parce qu’elle le remplit de remords. Voilà. Ce n’est pas mal imaginé du tout.

CLIO.

Ô mon père, pourquoi ?

APOLLON.

Tu veux savoir pourquoi ?

CLIO.

Oui, si je te suis chère !

APOLLON.

Eh bien, Clio, pour toi
Je romprai le silence odieux qui m’oppresse.
Dans les temps où j’allais par les chemins de Grèce,
Jeune dieu plein d’orgueil, par hasard j’arrivai
Au pied d’un mont de l’Arcadie, un soir de mai.
Je trouvai là, couché sous un arbre, un satyre.
Il tenait dans ses mains deux roseaux joints de cire
Et jouait. Tout autour des pâtres, des bergers,
Dans le silence et dans l’extase étaient rangés.
J’avais devant les yeux ce faune d’Arcadie
Marsyas, dont le cœur, ivre de mélodie,
Osait — je le savais — se comparer à moi.
Je marche droit à lui, tandis qu’un bel émoi
Prend tous les assistants. Marsyas, sans un trouble,
Achève de pousser, hors de sa flûte double,
Son souffle musical. Moi, ma lèvre tremblait
Quand je lui dis : « C’est toi, satyre obscur et laid,
Qui prétends opposer tes roseaux à ma lyre ?
Misérable ! On va voir de quel affreux martyre
Les Dieux savent punir quand ils sont outragés. »
Et les yeux pleins de feu, rappelant les bergers,
Je les fis tous, malgré leur volonté secrète,
Préparer une croix ; puis, quand elle fut prête,
On y cloua le faune !… Ah ! les monts, les forêts,
En se couvrant de nuit marquèrent leurs regrets,
Le vent pleura ; l’arbre gémit ; mais insensible
J’assistai jusqu’au bout a cette mort horrible !
Et depuis lors je l’ai toujours devant les yeux,
Ce Marsyas sanglant, sombre et silencieux,
Qui, sur toutes les croix, me montrant son supplice,
Me reproche à jamais ma cruelle injustice.

Et voilà pourquoi Apollon a fui jusqu’en Provence et pourquoi les Muses, l’ayant suivi, y sont aussi. Il est possible.

Toujours est-il que Madeleine et Lazare — à la recherche de certains compagnons parents et amis qui sont venus, eux aussi, de Palestine, mais tous deux seuls encore — rencontrent Apollon qui veut les chasser, qui discute un instant avec eux, qui finit par se nommer et qui, alors, recule devant une croix que Lazare lui montre : « La croix de Marsyas ! »

Après cette première rencontre, les ennemis se séparent, Apollon allant assister lui-même à une cérémonie qui doit avoir lieu en son honneur dans son temple d’Arles ; Madeleine et Lazare se remettant à la recherche de leurs compagnons.

Au second acte, des pêcheurs provençaux qui ont vu aborder miraculeusement, au milieu d’une tempête épouvantable, les chrétiens, compagnons et amis de Madeleine et Lazare, s’entretiennent de ces événements et sentent une curiosité respectueuse, qui bientôt deviendra la foi, envahir leurs âmes. Ils se dirigent vers Arles, la ville sacrée, avec le pressentiment qu’il va s’y passer quelque chose d’extraordinaire.

Cependant Madeleine rencontre Clio, aux lieux précisément où Apollon a reculé devant l’image de la croix. Elles conversent et elles discutent ; elles cherchent à se convaincre l’une l’autre, sans trouver d’arguments bien décisifs, et chacune vantant plutôt son Dieu qu’elle ne le prouve ou le fait aimer. La scène est très faible.

Elle se termine par ceci que les Muses, appelées par Clio, entraînent Madeleine dans l’antre même qu’Apollon a choisi pour sa demeure.

Sur cela arrivent Lazare et ses compagnons et les tout nouveaux chrétiens (les pêcheurs dont je vous parlais tout à l’heure) qu’ils ont adjoints à leur troupe. Ils ont fait en peu de temps beaucoup d’ouvrage. Ils ont converti Arles. Arles est chrétien. « Arles est baptisé. » Ils viennent pourchasser dans leur repaire les Muses et les jeter hors de cette terre qu’ils ont conquise : « Non ! leur dit Madeleine. Ne soyez pas proscripteurs. N’agissez que par la persuasion et l’amour, comme a fait celui dont vous annoncez la parole. Pour moi, je prétends convertir Apollon lui-même…

— Soit, dit Lazare ; moi je marche vers le Sud : je vais convertir Marseille. »

Au troisième acte, très court, on voit « les gens d’Arles », qui sont des gens singulièrement rudes, traînant Apollon vers une colline et s’apprêtant à le mettre en croix. Madeleine essaye de les calmer et les calme en effet complètement, dès qu’elle se nomme, ce qui est une idée assez heureuse.

Et Madeleine se trouve seule en présence d’Apollon. Elle essaye, comme elle l’a dit, de le convertir ; et, en vérité, elle lui tient des propos assez éloquents :

Le Christ, le Christ tout seul aura cette puissance !
Il a connu le mal de vivre, la naissance
Avec son premier cri, perçant, désespéré,
L’agonie et la mort, hélas ! Il a pleuré !
Et c’est pourquoi sa voix ranime sur la terre
Tant d’échos gémissants, que, toi, tu faisais taire !
Les plaintes et les pleurs, l’ennui, la pauvreté,
Voilà par quels amis il veut être escorté !
Le Christ a tait du monde une grande famille !
Dans les lieux où sa foi, douce et féconde, brille,
Les hommes sont unis, la paix est avec eux,
Et l’on voit confondus l’heureux, le malheureux,
Le faible qui n’a rien, le puissant qui possède !
Pleins de fraternité tous se viennent en aide
Pour franchir cette vie et pour gagner le ciel.
………………………………………………………
………………………………………………………

Apollon n’est pas convaincu ; mais il se sent vaincu. Il appelle les Muses à lui et il leur dit : « Il faut céder. Les hommes vont vers leur Dieu nouveau. Nous, nous sommes les personnifications de la matière infinie. Eh bien, nous allons rentrer dans cette matière dont nous sommes issus ; mais nous en sortirons à nouveau un jour. Nous reviendrons quand les hommes, déçus en un moment pour dix-huit ou vingt siècles, ce qui, après tout, est un jour, nous reviendront, nous appelleront à leur aide ; c’est l’histoire de tous les dieux vaincus ; c’est l’histoire de Prométhée. Comme lui, nous secouerons un jour nos chaînes. Et, par parenthèse, c’est en Provence que nous mourons ; c’est en Provence que nous renaîtrons…

Ce rêve de Dieu et de Provençal a sa hardiesse, son charme et même sa grandeur. S’il était seulement — seulement — écrit en vers comme ceux de Hugo dans le Satyre, ce ne serait vraiment pas mal. Il est écrit comme suit, ce qui n’est peut-être que suffisant, mais ce qui n’est pas haïssable :

……………… Non, Muses ! Cette fois,
Les dieux ne fuiront pas. D’inévitables lois
S’acharneraient partout après eux, et la fuite
Ne ferait qu’augmenter l’ardeur de la poursuite !
Nous sommes condamnés, et notre châtiment
Nous atteindrait ailleurs encor plus sûrement !
Acceptons-le ! Rentrons dans la vaste nature
D’où nous sommes sortis. Mais lorsque l’imposture
Du dieu de la laideur sur terre cessera,
L’homme, désespéré, vers nous se tournera.
Guidé par son instinct et le chant des poètes,
Il renouvellera nos rites et nos fêtes ;
Nos temples sortiront, plus beaux, plus éclatants,
De la poussière antique et de l’oubli du temps,
Et vous aurez encor, pour vos danses divines,
Muses, des bois sacrés et de vertes collines.
……………………………………………………
……………………………………………………
Le sommeil, sur le sein de la blanche Provence,
Vaudra mieux que la vie, et, par notre présence,
Le ciel de ce pays sera tout parfumé.
Nous renaîtrons un jour sur son sol bien-aimé.
……………………………………………………
……………………………………………………
Il nous faut faire place aux hommes attristés.
Leur règne passera, car rien n’est immuable !
Pleure et prie avec eux jusqu’au jour redoutable
Où vous verrez le sort, de son grand geste obscur,
Chasser le nouveau dieu devant le dieu futur.

Et Apollon meurt consolé par la conviction que la résurrection du paganisme n’est qu’une affaire de temps, ce qui est un rien dans l’éternité. — Je n’ai pas besoin de dire que le poème de M. Souchon, à très grandes prétentions philosophiques, comme vous le voyez, est surtout et tout compte fait une glorification de la terre provençale. Exactement — et c’est évidemment à dessein — exactement comme Sophocle a placé dans Œdipe à Colone un « éloge de l’Attique », M. Paul Souchon a placé dans la première partie aussi de sa pièce, pour lui donner tout de suite son caractère, un éloge de la Provence en strophes lyriques. Ce n’est pas la plus mauvaise partie de son poème, et c’en est peut-être la meilleure. Je veux terminer par cette citation :

Ainsi qu’un beau corps éclatant
De déesse dans la campagne,
La blanche Provence s’étend
Entre la mer et la montagne.

Ses pieds nus trempent au soleil
Dans l’onde qui vit Aphrodite,
Elle dort et sur son sommeil
Le désir des hommes palpite.

Ses cheveux tordus par le vent,
Frémissent comme le feuillage
Coloré de bronze et d’argent
Du bois d’oliviers qui l’ombrage.

Un de ses bras est étendu
Le long d’elle, près du grand fleuve,
Dont le cours fait craindre, éperdu,
Que le sol même ne se meuve.

L’azur, le vent et la clarté
Se jouent sur ton corps, ô Déesse,
Dont ils conservent la beauté
Et la magnifique jeunesse.

Ce poème dramatique est souvent d’une puérilité agaçante, quelquefois d’une puérilité gracieuse, parfois enfin d’une certaine hardiesse d’imagination qui fait dire : « Eh ! Eh ! Il y a là quelque chose. » Mieux écrite, moins nonchalamment, ce serait une œuvre qui compterait. À coup sûr, il fallait en faire mention. J’ignore comment elle a été jouée, n’ayant pas eu le loisir de me rendre à Champigny le 3 juin ; mais je ne serais pas étonné qu’elle eût fait bel effet ; car, pour ce qui est de la composition des combinaisons scéniques, elle est assez théâtrale.