Émile Faguet

1902

Propos littéraires. Première série

2015
Émile Faguet, Propos littéraires : [première série], Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1902, 408 p. Source : Internet Archive.
Ont participé à cette édition électronique : Efstratia Oktapoda (OCR, Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Sur cette question : quelle est l’influence morale du critique ? §

Mon cher ami,

Vous me demandez mon avis sur le rôle moral et l’influence morale du critique.

Je ne crois ni au rôle moral, ni à l’influence morale du critique, puisque, comme j’ai eu souvent l’occasion de le dire, je ne crois pas que la critique ait d’influence.

Plus je vais, plus je suis absolument persuadé qu’elle n’en a aucune. Les exemples de cette innocuité et aussi de cette impuissance pour le bien, sont éclatants et se multiplient à mesure que j’avance. J’ai vu les succès de MM. Ohnet et Delpit. Le premier était prodigieux (je parle du succès) ; le second était considérable. Ni l’un ni l’autre ne devait absolument rien à la critique. La critique n’avait jamais parlé ni de l’un ni de l’autre.

Il en faudrait dire autant de M. de Montépin, de M. Jules Mary, de M. Hector Malot, dont la critique n’a presque jamais souillé mot, et qui ont fait leur chemin sans elle avec une facilité et une rapidité increvables.

Remarquez qu’en sens inverse, la critique fait, périodiquement, avec insistance, l’éloge chaleureux de cinq ou six auteurs qui sont en bons termes avec le journalisme ; et que ces cinq ou six auteurs ne se vendent jamais. Je me dispense ici de citer les noms ; mais vous les connaissez aussi bien que moi.

Autre face de la question. Il est un homme que la presse parisienne ne peut pas souffrir. J’ignore pourquoi. C’est M. Loti. Celui-ci, non seulement on n’en parle point dans les journaux de Paris pour le louer, mais on en parle pour l’assommer chaque fois que l’occasion s’en présente. Le succès de M. Loti marche toujours triomphalement.

Exemples tirés du théâtre. L’immense majorité de la critique, avec une insistance fougueuse et avec grande raison, selon moi, s’est acharnée à faire accepter M. Henri Becque par le public. Il n’y a jamais eu moyen d’assurer un succès prolongé à une pièce de M. Becque. — La Gotte, de Meilhac, avait tellement séduit les critiques, qu’unanimement et en y revenant à plusieurs reprises, la critique dramatique a crié au public que Gotte était un chef-d’œuvre. Bien n’y a fait. La pièce a échoué.

En sens inverse, l’immense majorité de la critique a été extrêmement froide pour La Loi de l’homme de M. Hervieu. Je crois avoir été à peu près le seul à la défendre. La Loi de l’homme a été un succès prolongé, non seulement à Paris, mais en province. — L’immense majorité de la critique, toute la critique, sauf Sarcey, a écrasé La Vie de Bohême à sa reprise, en 1897. La Vie de Bohême a seule soutenu le Théâtre-Français, très éprouvé dans le courant de cette campagne. Elle a fait salle comble pendant des mois entiers.

Je n’aurais qu’à chercher un peu pour multiplier à l’infini ces exemples. Tout homme au courant des choses de la littérature et du théâtre sait que l’influence de la critique, au point de vue du succès, est nulle. Il n’y a pas à s’en inquiéter. Elle est comme si elle n’était pas.

Pour mon compte, j’en suis enchanté. J’aurais des scrupules de conscience terribles si je croyais que je pusse avoir une influence sur le succès ou l’insuccès d’un ouvrage. Car, dans ce cas, je ferais un assez vilain métier. C’est le pain que j’ôterais de la bouche de l’auteur qui aurait eu le malheur de ne pas me plaire. Ce serait abominable.

Quelques auteurs croient qu’il en est ainsi. Un très célèbre auteur, peut-être sérieusement, m’écrit ces temps derniers : « Vous avez le droit de discuter mes idées, et je vous remercierais de le faire. Mais vous n’avez pas le droit de dire que je suis ennuyeux, parce que cela atteint la vente, peut et doit la diminuer. Et cela est une mauvaise action… »

Notez que cet auteur ne manque jamais l’occasion de dire dans les journaux que je suis un crétin, sans s’inquiéter si cela peut et doit nuire à la vente de mes ouvrages : mais ces contradictions sont très humaines.

Sur le fond de la question, il a tort. Il ne vendra pas un volume de moins pour avoir été qualifié d’ennuyeux par moi ; il n’en vendra pas un de plus pour avoir été qualifié d’homme de génie par tous les autres critiques. Notre influence sur le succès est absolument nulle.

— Mais pourtant on vous lit !

— Oui, et de plus en plus : et, par parenthèse, sans afficher un désintéressement ridicule, et le disant simplement parce que je crois que c’est vrai, je ne suis pas très satisfait de ce goût croissant du public français pour la lecture des critiques. C’est un peu viande creuse. C’est une habitude un peu byzantine. J’aimerais mieux qu’on lût davantage les auteurs eux-mêmes. Enfin, c’est un fait : oui, on nous lit, et de plus en plus.

— Eh bien ?

— Eh bien, cela prouve-t-il qu’on nous lit pour nous consulter ? Cela prouve-t-il qu’on nous lit pour savoir ce qu’il faut penser des ouvrages ? Pas le moins du monde ! On nous lit comme on lit les auteurs, parce que nous sommes intéressants. La critique est un genre littéraire comme un autre, et voilà tout. On nous lit comme on lit un roman, un poème ou un livre de philosophie.

Que cherche le public dans les livres et dans les journaux ? Une continuation de sa propre vie, sa vie pensée et exprimée par d’autres. Or le public rêve, bâtit des châteaux en Espagne, philosophe sur la nature des choses et la destinée, cause des pièces qu’il a vues et des livres qu’il a lus. Il veut, en lisant, de nouveau rêver, suivre l’évolution d’aventures curieuses, philosopher sur la nature des choses et causer des pièces et des livres qu’il connaît. Et, donc, il lui faut des poèmes, des romans, des livres de philosophie et des critiques littéraires et des critiques dramatiques.

Et il lit tout cela au même titre, sans se soumettre à tels écrits plutôt qu’à tels autres. Et quand il lit un critique, il le lit pour lui, pour voir ce qu’il pense et comment il pense, comme un philosophe, et point du tout pour le consulter sur ce qu’il faut aller voir et sur ce qu’il faut lire.

Ceci, c’est autre chose, tout autre chose. Cette consultation, le public ne la prend que de lui-même. Le lendemain d’une « première », chacun a consulté, non du tout le critique, mais le simple particulier dont il croit que le goût concorde avec le sien : « Il faut voir ça ? — Non. C’est peut-être beau, mais c’est assommant. » Ou au contraire : « Oui, ce n’est pas amusant, mais c’est très beau. » Et l’opinion de mon homme est faite. Il lira ensuite les critiques les plus éloignés de son goût propre, comme les plus rapprochés aussi, sans les consulter, pour les lire, parce qu’il aime discuter littérature.

Écoutez donc un peu autour de vous. Jamais vous n’entendrez dire : « Il faut aller voir cela. Un tel, de tel journal, dit que c’est bon. » Jamais ! Vous entendrez dire : « Il faut aller voir cela. Tous ceux à qui j’en ai parlé m’en ont dit du bien. » — Et puis, d’autre part, vous entendrez dire : « Excellent, l’article d’un tel. Très intéressant. Voilà qui est bien fait », sans que jamais, ni pour s’en plaindre, ni pour approuver, l’on ajoute : « Je suis de son avis sur la pièce » ou : « Je n’en suis pas. » Ou bien ces mots arrivent, mais plus tard, très tard, comme en dehors de la question. Car pour le public, ce n’est pas la question. Comme consultation, il a consulté ses amis. Comme divertissement littéraire, il a lu le critique.

Le public se fait son opinion à lui-même, voilà la vérité, avec une telle rapidité même, que le critique, si pressé qu’il soit, arrive toujours en retard, et le public lit ensuite les critiques pour discuter et raisonner littérature, ce qu’il adore.

L’erreur sur ce point, c’est que l’on confond quelquefois le public avec la foule. La foule suit des chefs en qui elle a confiance… Et encore… ! mais enfin, oui, elle suit à peu près des chefs en qui elle a confiance. Mais le public n’est pas une foule. Il est même presque le contraire. Il se mène absolument lui-même. Et pour ce qui est de nous, il nous lit quand nous sommes lisibles.

Vous voyez donc, cher ami, que je serais bien embarrassé à vous donner mon avis sur l’influence morale du critique, puisque je crois que le critique n’a aucune espèce d’influence.

Seulement, puisque, à mon avis, le public lit la critique comme tout autre genre de littérature, il est bien entendu que je crois que le critique a le même genre d’influence morale que tout autre littérateur.

Cette influence est, je crois, une influence indirecte. L’art et la littérature sont des agents de moralité quand ils sont beaux, quand ils réalisent le beau. Non pas que le beau soit moral en soi. À cet égard-là, il n’est rien du tout. Il n’est ni moral, ni immoral. Seulement il élève les hommes à un sentiment désintéressé, le seul qui soit désintéressé, et il les réunit dans un sentiment désintéressé, le seul qui soit désintéressé. C’est immense, puisque c’est arracher l’homme à sa nature ordinaire. De cette façon indirecte, le beau, qui n’enseigne rien, est un agent de moralité d’une puissance énorme.

Eh bien, l’artiste, le poète, le littérateur, en ne faisant que son métier, en ne songeant qu’à faire son métier, joue, même sans y songer, un rôle moral immense.

De même, s’il ne fait pas son métier, s’il réalise le laid au lieu de réaliser le beau, il est un agent d’immoralité. Il rabaisse. Et non seulement il rabaisse, mais il désunit ; car devant le laid, les hommes éprouvent des sentiments de répulsion, ou de haine, ou d’ironie, ou de sarcasme qui sont éminemment antisociaux et qui peuvent, par contagion et contrecoup sur toutes les parties de leur âme, les rendre antisociaux eux-mêmes.

Et donc, si l’artiste est indirectement agent de moralité en réalisant le beau, le critique sera indirectement agent de moralité en faisant aimer la beauté. Quelques restrictions que j’aie apportées à son rôle, vous voyez que je le lui laisse encore très grand.

Voilà ma consultation, mon cher ami. Il est bien entendu qu’à vous, philosophe, je ne la propose pas, je la soumets ; avec les sentiments d’affection qui me font votre très dévoué serviteur.

Anatole France. « L’Orme du mail » §

Je viens de lire L’Orme du Mail, de M. Anatole France.

Ah ! Enfin !…

Cet « enfin » ne veut nullement dire que M. Anatole France n’avait publié jusqu’ici que des œuvres misérables et qu’enfin il nous donne quelque chose où il y a quelque talent. Non, ce n’est pas précisément cela que je pense. — Cet « enfin » ne signifie pas, au contraire, que M. Anatole France avait jusqu’à présent donné au public des choses exquises et que maintenant nous avons dans son dernier volume un signe éclatant de décadence et que je m’en réjouis d’une façon sauvage. L’Orme du Mail n’est ni supérieur aux précédents récits de M. Anatole France, ni indigne d’eux. Il est plus inégal que la Reine Pédauque, il est plus amusant que Le Lis rouge ; il a ses défauts, qui sont un manque trop absolu, même pour une fantaisie, de composition ; il traîne vers la fin, un peu plus peut-être qu’il n’est permis ; il se range à une bonne place moyenne dans les œuvres de M. Anatole France ; et une bonne place moyenne dans les œuvres de M. Anatole France est une très haute place dans la littérature française.

Dans tout cela il n’y aurait nul lieu de crier : enfin !

Mais ce qui m’a arraché cette exclamation, et à plusieurs reprises, en lisant L’Orme du Mail, c’est qu’un nouvel aspect du talent de M. Anatole France se révèle à nous, et que M. Anatole France arrive à un genre pour lequel j’ai toujours assuré qu’il était né et vers lequel je l’ai, pour mon compte, poussé, il s’en souvient peut-être, de tout mon pouvoir.

M. Anatole France est un moraliste très délié et un satirique doux et narquois. Or il n’a guère songé, jusqu’à présent, qu’à faire des réflexions personnelles sur différents sujets de philosophie morale ou d’histoire morale et religieuse, ou bien à mettre sous nos yeux des personnages un peu conventionnels, M. Sylvestre Bonnard ou l’aimable abbé Coignard, qui n’étaient guère que truchements et interprètes de M. Anatole France, et qui ne révélaient guère que la pensée de M. France, et, par-ci par-là, un peu de son caractère. Et comme la pensée de M. France est infiniment riche et adorablement variée, ces livres mi-personnels, si je puis m’exprimer de la sorte, étaient fort souvent des chefs-d’œuvre, et l’on eût été mal venu de demander davantage.

Aussi ne demandais-je pas davantage ; mais autre chose. Je me disais : « Est-il possible qu’un si fin observateur des nuances de la pensée humaine, ne s’avise point quelque jour de faire vivre devant nos yeux des hommes qui, décidément, ne soient pas lui-même, qui aient bien une vie tout à fait propre et que nous reconnaissions pour nos semblables et nos frères, et non pas seulement pour des semblables et des frères, cadets, de M. Anatole France ? » Je l’attirais, ou bien plutôt je souhaitais que quelque chose l’attirât au réalisme, au vrai, à celui qui consiste simplement à sortir de soi et à penser la pensée des autres, de telle sorte que ce soit bien eux que l’on présente au public comme personnages vivant d’une vie très particulière et très personnelle.

À ce réalisme-là il s’était bien essayé un peu, dans Le Lis rouge. Mais (Le Lis rouge a eu un succès éclatant en France, et par conséquent ce que je vais dire n’est qu’une « opinion particulière » et je ne le donne que comme tel) dans Le Lis rouge M. France avait voulu peindre des êtres très véhémentement passionnés, et ce n’était pas véritablement son affaire. Il est trop clair qu’il ne l’est pas assez lui-même.

Or voici qu’il nous donne un petit tableau réaliste où sont groupés (pas assez groupés), où se rencontrent des hommes de peu de passion, de peu de passion amoureuse surtout, des êtres très réfléchis, très prudents, très avisés, ayant les petites ambitions, les petites intrigues, les petites habitudes d’esprit et de geste, les petites manies de gens de la classe moyenne en France, et leurs idées ne sont pas celles de M. France, et c’est de près qu’il les a vus, mais de loin et de haut qu’il sait les peindre, et ils sont très individuels, et ils sont très précis, et ils sont très vrais, et c’est un fragment considérable de la société française qui vit, parfaitement distinct, dans ce petit livre, et M. France a écrit son premier roman réaliste, et il est fort bon. — Enfin !

Nous sommes dans une préfecture-archevêché de la République française, et nous y voyons les principaux types que l’on rencontre ordinairement, presque fatalement, dans ces villes-là.

C’est le préfet, juif d’origine, franc-maçon d’opinions, et « estaminaire » d’éducation, très bon garçon, incapable d’aucune pensée, et rebelle à toute érudition ; très capable, avec une diplomatie élémentaire et les dehors d’une bonhomie familière, de se faire supporter et bien venir dans son département et même d’y conquérir quelques partisans au gouvernement qu’il représente. On dit de lui : « C’est un bon enfant » ; quelques-uns vont jusqu’à dire : « Il a du tact », parce qu’ils ignorent le sens des mots et qu’ils veulent dire : « Il a de l’entregent. » Il manœuvre avec une grosse bonne grâce d’homme bien portant au travers des intrigues du lieu ; et l’on croit qu’il plaît, parce qu’on a la sensation qu’on ne peut pas lui en vouloir.

Il est très bon, ce préfet de M. France. Le côté commis voyageur est seulement un peu trop accusé. La Bruyère a dit que la France veut du sérieux dans le gouvernement. La province ne déteste même pas quelque chose d’un peu gourmé dans ses gouverneurs. Tous les préfets le savent, et celui de M. France le sait aussi bien que les autres. Il devrait donc, de temps en temps, s’efforcer à un peu de tenue et même d’attitude. L’instinct commis voyageur devrait rester comme fond, se laisser entrevoir toujours, ne jamais disparaître à nos yeux ; et des essais de belle dignité professionnelle, qui feraient contraste, devraient, de temps en temps, compléter à nos regards le personnage. Il y a là quelque chose qui manque. Le type est, nonobstant, singulièrement bien saisi.

Mais que dire des ecclésiastiques qui circulent à travers ce joli récit ? Ceux-là sont absolument parfaits et combien vivants, et combien individuels ! Pas un mot dit ou écrit par M. l’abbé Lantaigne, qui ne peigne au plus juste cette âme droite et dure, ce scolastique assuré et impérieux, sûr de sa foi, sûr de sa science, très orgueilleux sans s’en douter le moins du monde ; très ambitieux, sans admettre même un instant qu’on puisse lui demander de descendre aux petits moyens nécessaires aux ambitieux ; vigoureux, solitaire et triste ; voyant avec une sorte de fureur candide, qu’il ne juge pas condamnable, le triomphe des intrigants et des diplomates ; oubliant tout, du reste, quand il peut se réfugier, même en compagnie d’un voltairien, dans le commerce des « idées générales » et dans la consolation d’une belle discussion métaphysique soutenue avec éloquence.

Et son antithèse, M. l’abbé Guitrel, cardinal Dubois du xixe siècle, onctueux, mielleux et frôleur, commissionnaire zélé de madame la préfète et ramassant dans toutes les églises du diocèse les magnifiques anciennes chasubles dont madame la préfète drape ses fauteuils ; soutenant avec une déférence flatteuse, sans rien perdre cependant de la dignité sacerdotale, la conversation hasardée et les familiarités cavalières de M. le préfet ; visant à l’épiscopat par toutes ces bassesses auxquelles il sait donner je ne sais quel ton de douceur évangélique, et se promettant bien « humble, le dos rond, méditant des démarches savantes, pour le jour où il porterait la mitre et tiendrait la crosse, de résister, en prince de l’Église, au gouvernement civil, de combattre les francs-maçons et de jeter l’anathème aux principes de la Libre-Pensée ».

Et, entre eux, Monseigneur Charlot, affaibli, usé par la vie, spirituel et doux, ne demandant que la tranquillité, le repos et qu’il n’y ait point d’affaires, méprisant Guitrel, redoutant Lantaigne, les évitant tous deux, tenant le premier à distance en recevant l’autre, et échappant à celui-ci par des subterfuges de Figaro grave, souriant et épiscopal.

La bonne scène de comédie ecclésiastique que la scène du pendu ! M. Lantaigne étant venu se plaindre de M. Guitrel, à son ordinaire, Monseigneur Charlot, soucieux, lui demande ce qu’il faut penser du pendu de Saint-Magloire. On a trouvé un pauvre homme pendu dans le tambour de la porte latérale de Saint-Magloire, du côté de l’épître. Y a-t-il lieu de purifier l’église ? La question est de savoir si une partie du corps, le bras droit par exemple, dépassait la porte de manière à pénétrer dans l’intérieur même du temple, auquel cas la profanation ne serait pas douteuse. Là-dessus toute la science canonique du docteur Lantaigne s’échappe de lui et coule à gros flots. Au sortir du palais épiscopal il a oublié l’abbé Guitrel, continue de scruter la question de profanation et de purification, trouve de nouveaux textes, et apprend qu’il n’y a jamais eu le moindre pendu dans aucun tambour de l’église de Saint-Magloire.

Parlerai-je encore de M. Bergeret ? Je ne résiste point au désir de vous le présenter. M. Bergeret est cet homme pâle, à la poitrine étroite, aux cheveux très fins et un peu rares, à l’œil très intelligent et au sourire triste, qui professe la littérature latine à la Faculté des Lettres. Il souffre à peu près de tout, M. Bergeret : de la grande ambition que les fausses gloires scolaires ont développée en lui et que satisfait peu son chétif traitement de chargé de cours ; de son intérieur pauvre qu’il faut maintenir décent, et où il peut à peine trouver un très petit coin pour travailler ; de sa femme qui ne l’aime point ; car les gloires scolaires ne rendent un homme ni très beau ni très séduisant : de ses filles qui sont une menace d’ordre financier, pour l’avenir. Il souffre surtout de sa pensée, qui, quoique assez vigoureuse, est toujours comme chancelante et sans assiette ferme. Car il n’a pas la conviction pleine et robuste de son ami Lantaigne ; il ne croit à la parole d’aucune église ; et d’autre part, il a beau être voltairien jusqu’aux os, il ne peut pas convenir avec lui-même qu’il est tel, tant cette négation sèche lui paraît étroite et tant il a la fausse honte de n’être qu’un homme du xviiie siècle aux approches du xxe. Il se réfugie dans une manière de scepticisme un peu grognon, qui, lui aussi, le désespère ; car il est trop fin pour ne pas savoir que le scepticisme ne se sauve d’être une platitude qu’à force d’être élégant, et il a toujours une peur affreuse que ce ne soit pas le cas du sien.

Et c’est à ces choses mélancoliques que songe M. Bergeret, quand il salue son doyen qui ne peut pas le souffrir ; quand il descend les degrés du petit caveau sombre où il professe, suivi de ses trois élèves dont un est très bien avec Mme Bergeret ; ou quand il se promène sous les austères arbres du mail solitaire.

C’est encore là cependant qu’il trouve ses bons moments. Il s’y rencontre avec Lantaigne, et ces deux mécontents éprouvent un sourd plaisir à se compromettre l’un dans la compagnie de l’autre, l’un sûr de déplaire à l’évêché en fréquentant un universitaire, l’autre ne doutant point que ses supérieurs ne trouvent déplacées ses relations avec un fougueux ultramontain. Et c’est là qu’est le banc sous « l’orme du mail », banc qui entend de bien subtiles discussions philosophiques et religieuses, qui assiste à des soutenances bien hardies sur la perversité du gouvernement républicain, ou sur son innocuité ; banc où viennent se délasser, au jeu innocent des idées générales et des argumentations savantes, les inhabiles, les maladroits et les vaincus.

Et autour de ces principaux personnages, cinq ou six figures de second plan, quelques-unes trop pâles, d’autres très nettes et très vivantes, quoique légèrement esquissées : le vieux général, droit, loyal et borné, monarchiste qui a été rallié à la république par le regard triste et doux de M. Carnot ; M. le président Peloux, « petit avoué normand, qui à la suite d’une fâcheuse affaire de terrains, avait dû vendre son étude, et avait été nommé juge à l’époque où la République épura la magistrature » ; le vieux président honoraire M. Cassignol, représentant de la vieille magistrature française, correct, têtu, volontaire et digne, poursuivi depuis quarante ans à travers la vie par la réputation de « vieux libéral », parce qu’il a refusé je ne sais quel service au gouvernement de Juillet, et parce qu’il a méprisé le Second Empire, et qui du reste est libéral exactement comme Joseph de Maistre…

À ce propos, il y a beaucoup trop de politique dans L’Orme du Mail. — Faites attention ! C’est vrai ; mais c’est un trait de réalité que ceci. Où nous sommes, c’est dans une ville de province. Il n’est question en province que de politique, ou si vous voulez, toutes choses, ambitions, intrigues, inimitiés, amitiés, projets et affaires locales, voirie, restauration ou démolition de monuments historiques, abattoirs, bienfaisance, charité, théories scientifiques, toutes choses y prennent une couleur politique, se résolvent en affaires politiques, et n’intéressent que par le caractère politique qu’on leur a donné, et qu’il était impossible en cette atmosphère, qu’elles ne prissent point. Vous distinguons à Paris un nouveau venu de province à ce qu’il ne parle que politique, et mieux encore, à ce que, dans tout ce que nous lui disons, il cherche, il ne peut pas s’empêcher de chercher l’intention politique, les dessous politiques, secrets peut-être, mais qu’il saura bien démêler et découvrir, à quoi, d’ailleurs, il réussit toujours.

L’Orme du Mail est donc un bien joli livre, tout plein d’un savoureux et délicat réalisme, tout plein d’idées aussi, comme tout ce qu’écrit M. Anatole France. Et qu’il faudrait peu de chose, à savoir un peu plus de composition, un peu plus de suite, et une allure, ici et là, un peu plus rapide, pour que ce fût un petit chef-d’œuvre !

Anatole France. « Le Mannequin d’osier » §

M. Anatole France a donné une suite à ce charmant Orme du Mail qui est des plus amusants romans de mœurs de tout ce siècle et un des plus vrais. Cette suite s’appelle Le Mannequin d’osier. N’attachez aucune importance à ce titre qui ne se rapporte qu’à un minuscule incident du récit.

Le Mannequin d’osier ne contient pas plus d’événements que L’Orme du Mail, Dieu merci ; et l’on serait sans doute amèrement furieux qu’un homme d’esprit comme M. Anatole France s’avisât de raconter des histoires. Il contient aussi moins de portraits, ce qui était un charme, et le principal, de L’Orme du Mail. Nul personnage nouveau. Nous sommes toujours en compagnie de M. Worms-Clavelin, le préfet, de M. Lantaigne, le directeur du séminaire, de M. Guitrel, le prêtre ambitieux, candidat-évêque, et de M. Bergeret, maître de conférences à la Faculté des Lettres. Et encore, M. Worms-Clavelin, dans ce nouveau volume, apparaît à peine, M. Lantaigne assez peu et M. Guitrel trop rarement.

Reste le ménage Bergeret, et que M. Bergeret fut traité par Mme Bergeret comme s’il eût été Vulcain, comme si elle eût été Vénus et comme si M. Roux, élève préféré de M. Bergeret, eût été Mars, ce qu’il n’était point.

À vrai dire la vulcanisation de M. Bergeret est une chose qui intéresse peu M. Roux, qui n’intéresse point infiniment M. Bergeret, qui intéresse médiocrement M. Anatole France et qui ne nous intéresse, vous et moi, que je croie, point du tout ; et ce qui s’ensuivit, à savoir le renvoi d’une servante d’abord et de Mme Bergeret ensuite, sont choses que nous nous passerions, sans aucune douleur, de savoir.

Pour renseignement je ne vous cacherai point qu’un de ces excellents critiques français qui ne se demandent jamais que « si c’est bien composé », et que j’ai appelés quelque jour des esthètes géomètres, me fait remarquer ici que ce roman est une merveille de composition. Il est ropalique. Il est en progression bien ménagée et mesurée. M. Bergeret, mécontent, sans fureur, du reste, d’avoir été vulcanisé, chasse sa femme ; mais comme il est de caractère faible, il la chasse en trois fois. Il s’y reprend. Un pas, puis un autre plus accusé, puis un autre, définitif. Il la chasse d’abord en la personne du mannequin d’osier sur lequel elle essayait ses robes et qu’il jette par la fenêtre. Il la chasse ensuite en la personne de la servante dévouée qui prenait les intérêts de sa maîtresse. Il la chasse enfin elle-même. Et voilà qui est d’une composition admirable.

Peut-être bien ; mais je ne laisse pas d’être peu sensible à ce genre de mérite ; et, décidément, il n’y a pas assez de personnages intéressants dans Le Mannequin d’osier, il n’y a pas une peinture nouvelle, ou plus poussée des mœurs provinciales françaises ; il n’y a pas de discussions aussi brillantes que dans L’Orme du Mail, et, à tous ces points de vue, le nouveau volume est inférieur au précédent.

Est-ce à dire qu’il soit une défaillance, et qu’à le prendre en soi il ne soit point bon ? — Tant s’en faut, et c’est une des œuvres les plus fortes et les plus fines de M. France ; et jamais M. France n’a eu ni plus d’esprit ni plus de profondeur

C’est une œuvre toute de pensée ; c’est un « roman philosophique » à la façon du xviiie siècle, et où M. France se livre beaucoup plus, dont nous le remercions, que dans aucun de ses ouvrages. On sent qu’ici plus que dans la merveilleuse Rôtisserie de la reine Pédauque, plus que dans les Opinions de Jérôme Coignard, plus que dans L’Orme du Mail lui-même, M. France parle en son nom, fait, par la bouche de M. Bergeret, ses réflexions personnelles sur les mœurs, les travers, les idées, la religion et la politique des Français de la classe moyenne. Le ton diffère à peine en ce volume quand il y a des guillemets et quand il n’y en a pas. C’est, sous forme directe, ou sous forme indirecte, une suite de jugements sur tout ce que nous pensons, disons, sentons, faisons, et surtout ne faisons pas. C’est une revue des choses de France.

Est-elle favorable, cette revue ? Est-il amical, ce jugement ? Oh ! Dieu ! Non ! Il ne faut pas se dissimuler que ce livre est un pamphlet formidable, présenté avec un sourire enchanteur. La pensée de M. France, quand il lui donnait pour enveloppe charnelle M. l’abbé Jérôme Coignard, était optimiste ; dans L’Orme du Mail elle était mêlée, quoique assez complaisamment satirique ; dans Le Mannequin d’osier elle est résolument pessimiste, terriblement misanthropique et particulièrement amère à l’endroit des choses de France.

On a dit que M. France avait bien fait du chemin depuis l’angélique Sylvestre Bonnard et qu’il avait peu à peu « dégagé » tout ce qu’il y avait en lui de voltairien, ou, pour mieux parler, ce qu’il y avait en lui de Voltaire. Mais, diantre ! à présent, ce n’est plus du Voltaire. Voltaire n’est pas tout entier dans Candide. Voltaire au fond est très optimiste. Personne au xviiie siècle, jusqu’en 1780 environ, n’est pessimiste. Débarrassez l’homme de la civilisation, il est excellent : voilà Rousseau. Débarrassez l’homme de la morale, il est exquis : voilà Diderot. Débarrassez l’homme de la religion chrétienne, il est parfait, ou à très peu près : voilà Voltaire. Tous optimistes. Non, ce n’est plus Voltaire que M. France rappelle ; c’est Chamfort. À chaque instant, en lisant son dernier volume, je m’écriais : C’est du Chamfort, plus pénétrant, plus philosophique, plus profond, plus savant, et je dirais plus amer, s’il était vraiment possible.

Voulez-vous l’opinion de… allons, mettons de M. Bergeret, sur les conteurs licencieux, Pétrone, Noël du Fail, La Fontaine ? « Ô conteurs milésiens… quel apôtre fut plus sage et meilleur que vous, qu’on appelle couramment des polissons ? Ô bienfaiteurs ! Vous nous avez enseigné la vraie science de la vie, un bienveillant mépris des hommes ! »

Un jour, la conversation se porte sur les bons disciples d’Auguste Comte, qui adorent, comme on sait, le grand fétiche, c’est-à-dire la Terre : « On voit bien, dit M. Bergeret, qu’ils sont optimistes. Ils le sont extrêmement ; et cette disposition de leur esprit m’étonne. Il est difficile de concevoir que des hommes sensés et réfléchis nourrissent l’espoir de rendre un jour supportable le séjour de cette petite boule qui, tournant gauchement autour d’un soleil jaune et déjà à demi obscurci, nous porte comme une vermine à sa surface moisie. Le grand fétiche ne me semble pas du tout adorable… Je ne suis pas très éloigné de penser que la vie, telle du moins qu’elle se manifeste sur la terre, je veux dire cet état d’activité que présente la substance organisée dans les plantes et dans les animaux, est l’effet d’un trouble dans l’économie de la planète, un produit morbide, une lèpre, quelque chose enfin de dégoûtant qui ne se retrouve pas dans un astre sain et bien constitué. Cette idée me sourit et me console. Car enfin il est triste de penser que tous ces soleils allumés sur nos têtes réchauffent des planètes aussi misérables que la nôtre et que l’univers multiplie à l’infini la souffrance et la laideur… Je veux croire que la vie organisée est un mal particulier à cette vilaine planète-ci. Il serait désolant de penser qu’on mange et qu’on est mangé dans l’infini des cieux. »

Voyez-vous bien ! Au xviiie siècle l’hypothèse de la pluralité des mondes habités réjouissait les cœurs des philosophes autant qu’elle enchantait leurs imaginations ; maintenant elle les fait frémir d’horreur et d’effroi. Voilà bien précisément la différence. Ce pauvre Musset avait tort :

D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte.

Ce n’est pas cela du tout : D’un siècle plein d’espoir naît un siècle désespéré. Le vers n’y est plus ; mais la vérité y est.

Voilà la philosophie générale de M. France en son Mannequin d’osier. — Voulez-vous savoir un peu son opinion sur la France bourgeoise de 1897 ?

Mon Dieu, la France bourgeoise de 1897, c’est M. de Terremondre, réactionnaire, qui se croit catholique et qui est profondément scandalisé par les réflexions du R. P. Ollivier sur la catastrophe du Bazar de la Charité considérée comme châtiment infligé à la France pour ses fautes ; c’est-à-dire par des réflexions qui se trouvent, non seulement dans Lamennais, mais dans Bossuet ; car enfin qu’est-ce que Bossuet veut dire quand, à propos de la mort tragique d’un roi qu’il tient pour un saint, il s’écrie que « Dieu se plaît à donner au monde de grandes et terribles leçons » ? Mais non ! M. de Terremondre pense que l’incendie du Bazar de la Charité a été un accident survenu pendant un moment de distraction du bon Dieu, et que le Tout-Puissant a eu, après l’accident, l’état d’âme de M. le préfet de police.

Et voilà le représentant des classes dirigeantes et religieuses.

La bourgeoisie française de 1897, c’est les chefs d’administration, M. le Recteur, M. le Doyen de la Faculté des Lettres. Sots ? Point ! Méchants ? Non ! Quelque chose comme nuls, effroyablement nuls, avec la haine de tout ce qui pourrait bien, peut-être, par aventure, être un peu plus que rien du tout. Ces grisailles affligent M. Bergeret profondément. « Non, ce n’est pas que je songe à l’inimitié que M. le Doyen et M. le Recteur consentent à me garder. Mais le seul abord de toute personne absolument dépourvue de toute imagination me glace jusqu’aux moelles. Ce qui vraiment attriste, ce n’est pas l’idée de l’injustice ou de la haine. Ce n’est pas non plus le spectacle des douleurs humaines. Au contraire, les maux de nos semblables nous font rire pour peu qu’on nous les présente gaiement. Mais ces âmes mornes, qui ne reflètent rien, ces êtres en qui l’univers vient s’anéantir [Hé ? Que dites-vous de cette petite expression ? N’est-ce pas que ce n’est point trop mal écrit ?] voilà l’aspect qui désole et qui désespère. Le commerce de M. Torquet est une des plus cruelles disgrâces de ma vie. »

La bourgeoisie de 1897, c’est. M. le sénateur Leprat-Teulet, chef puissant et vénéré du parti opportuniste dans la province, grand orateur d’affaires, poursuivi une première fois pour pot-de-vin, « fait qui n’avait rien d’étrange et marquait seulement le jeu régulier de nos institutions », honoré d’un « non-lieu », à propos duquel Mme Leprat-Teulet a suspendu un ex-voto en la chapelle Saint-Antoine avec cette inscription : « Pour une grâce inespérée, une épouse chrétienne » ; poursuivi à nouveau pour vol, et dont la destinée est encore, au moment où j’écris, sur les genoux des Dieux, c’est-à-dire de Messieurs de la police correctionnelle, seuls Dieux qui dans le ciel flottent encore aujourd’hui.

La bourgeoisie de 1897, c’est surtout Mme Bergeret. Elle la personnifie et la résume harmonieusement. C’est une Pouilly, la fille de M. le proviseur Pouilly, la nièce de « M. Pouilly, du Dictionnaire ». Elle est fière de cette noblesse bourgeoise et universitaire. Elle sent bien que M. Bergeret, puisqu’il l’a épousée sans dot, l’a bien épousée pour être gendre du proviseur et neveu du dictionnaire. Elle le méprise sans colère et sans rancune, par cela seul qu’il est naturel qu’elle le méprise. Elle le trompe sans dépit et sans remords, et, du reste, presque sans plaisir, par cela seul qu’il est naturel, et dans l’ordre, et inévitable, qu’un Bergeret soit trompé. « Son mépris était stable et fixe. Il n’était susceptible ni d’augmentation ni de diminution. Mais elle ne le haïssait pas. Naguère encore, elle n’éprouvait pas de répugnance, dans le commerce ordinaire de la vie, à le tourmenter, à l’irriter, à lui reprocher la négligence de ses habits ou la maladresse de sa conduite [formes ordinaires de la sympathie conjugale dans les ménages de la bourgeoisie française] et à lui conter ensuite l’histoire du voisinage en des récits où la malice et la malveillance même étaient médiocres. Des gaz de vanité gonflaient cette âme ventrue, qui ne distillait ni venins terribles, ni poisons rares. »

De toutes ces platitudes se compose la société contemporaine peinte dans le volume de M. France. Comme il est dit de temps en temps dans quelques Premier Paris graves, « c’est un de ces livres qui réjouissent l’étranger ». Peut-être bien ; mais je fais remarquer que cette formule, qui n’a plus à se faire connaître, est un reproche beaucoup plus cruel à l’étranger qu’à l’auteur qu’on incrimine ; car elle suppose que « l’étranger » est assez niais pour s’imaginer que ces platitudes sont strictement nôtres et sont chez lui complètement inconnues. Il ne faut pas croire l’étranger aussi imbécile que cela. Il y a là quelque exagération.

J’aime mieux dire tout simplement que ce livre est un livre d’amertume et d’une tristesse qui trouve le moyen d’être grave, tout en étant très spirituelle. Il est bien résumé par ce mot d’une des premières pages. C’est encore, ou c’est déjà M. Bergeret qui parle : « Il a fallu une éternité de préliminaires chimiques très délicats pour produire mon dictionnaire et ma femme, monuments de ma pénible vie. Mon dictionnaire est plein d’erreurs. Amélie contient une âme injurieuse dans un corps épaissi. C’est pourquoi il n’y a guère à espérer qu’une éternité nouvelle crée enfin la science et la beauté. Vous vivons un moment et nous ne gagnerions rien à vivre toujours. Ce n’est ni le temps ni l’espace qui fit défaut à la nature et nous voyons son ouvrage. »

Il faut bien croire en effet que ce qui lui fit défaut ce fut la bonne volonté. — Méditation triste, analogue, avec certaines différences de forme, au Désespoir de M. de Lamartine.

On voit le ton, et que M. France est un Sterne qui tourne au Swift. Son livre produit sur moi exactement le même effet que La Rochefoucauld.

Est-il bon, l’effet ? Il ne faudrait pas en abuser ; mais, très sérieusement, je le crois bon. Les livres pessimistes sont pour moi des amers, ils me tonifient. Je n’en lis point sans faire, un petit moment, le propos de devenir meilleur ; sans me promettre, — surtout, sans doute, de ne point épouser Mme Bergeret, — mais aussi de n’être point M. Torquet, ni M. Leprat-Teulet… le moins possible ; ni même M. Bergeret, qui est un sage, qui est un philosophe, qui est un Chamfort ; mais qui a bien un peu commencé par être un pleutre. Voilà l’effet que me font les livres méchants, Swift, La Rochefoucauld, Candide, Le Mannequin d’osier.

Ce sont les livres optimistes que j’aime peu. Ils me persuadent que je suis un brave garçon, ils me frottent d’huile, ils me rendent onctueux sous mes propres caresses, et ils font de moi ce que nous appelons un confit d’oie.

Ceci est tout personnel, et j’admets que d’autres aient une impression toute différente. Mais ce qui sera une impression universelle, tout compte fait, c’est que M. France a bien de l’esprit. Comme disait Bossuet de Fénelon, il en a à faire peur.

Léon Daudet. « Le Voyage de Shakespeare » §

M. Léon-Alphonse Daudet n’est pas sans occuper une place déjà grande dans la littérature française. Il est extrêmement bien doué. Il est curieux de sciences proprement dites, d’érudition, de littératures étrangères, de psychologie, et de philosophie, et d’études morales ; il n’est pas mauvais observateur, témoin Les Morticoles et Les Kamtchatka ; il est satirique à souhait, avec l’amertume d’un Swift, et même avec la violence et l’âpreté, qui sont de trop, du même personnage, témoin encore Les Kamtchatka et Les Morticoles ; il est tout plein d’une imagination vigoureuse et sombre, non sans grandeur, témoin L’Astre noir ; il n’a aucune sensibilité d’aucune espèce, ce qui est bien singulier chez le fils d’un tel père (et du reste, si quelqu’un n’est pas le fils intellectuel de son père, c’est bien M. Alphonse Daudet fils) ; et certainement, ce manque absolu de sensibilité nuira à son succès auprès du grand public, et c’est de quoi il faut qu’il prenne son parti ; mais enfin il a une foule de grandes qualités dont une seule l’aurait suffisamment désigné à la carrière littéraire. Telle page de L’Astre noir est presque d’un grand poète impassible et eût obtenu un bon point de Théophile Gautier ; telle page des Kamtchatka est d’un trait net et d’une observation incisive qui a dû réjouir l’auteur de Tartarin de Tarascon, sinon l’auteur de L’Évangéliste. J’ajoute que M. Léon Daudet est un de ces auteurs sur lesquels on peut compter, parce qu’il est susceptible de progrès à peu près continu, chose qui ne laisse pas d’être assez rare. Ses premiers écrits, ceux que je viens de ne pas nommer, étaient illisibles, ne barguignons pas sur les mots ; les autres nous ont révélé un écrivain qui savait de plus en plus se dépouiller, s’alléger, qui se faisait précis et direct, et qui disait enfin ce qu’il voulait dire.

Le volume que M. Léon Daudet nous présente aujourd’hui ne vérifie pas absolument, à la vérité, cette « loi de progrès » que j’appliquais tout à l’heure à notre écrivain. Il ne vaut ni Les Kamtchatka, ni Les Morticoles ; mais il est encore fort intéressant. Ce n’est ni un roman d’observateur, ni un roman de poète ; c’est un roman de critique. Vous connaissez ces pièces dites À propos que l’on joue en France, au Théâtre-Français ou à l’Odéon, pour l’anniversaire de Corneille, de Racine, de Molière. Le jeune auteur qui se charge de cet office pieux prend une anecdote légendaire, ou même supposée, de la vie du grand homme, en fait une nouvelle dialoguée et s’attache à donner, chemin faisant, une idée du caractère et du génie du poète dont il célèbre la fête. Quand il réussit, on le juge digne de tenir la plume de critique dramatique dans une feuille sérieuse. C’est une démarche de candidature au sacerdoce critique. Le Voyage de Shakespeare (c’est l’orthographe de M. Daudet, que j’adopte, bien qu’elle me semble un peu compliquée) rappelle un peu ces divertissements critico-dramatiques. Le titre pédantesque, mais explicite, de cet ouvrage serait : « Éducation de l’esprit de William Shakespeare. »

L’auteur suppose (car je ne crois pas que le grand Will ait tant voyagé, et je crois même qu’il n’a pas voyagé du tout) que Shakespeare, à vingt-deux ans, a fait une grande excursion en Hollande, en Allemagne et en Danemark, et qu’il a trouvé dans les observations qu’il a faites au cours de ce voyage et dans les conversations où il a pris part, toute la matière de ses grandes œuvres dramatiques. Ce sont les « années d’apprentissage » de William Shakespeare.

Vous voyez le procédé. Au lieu de dire : Shakespeare a fait Othello, Macbeth, etc., et voici ce que Macbeth et Othello supposent en lui comme tour de caractère et tournure d’esprit ; on le montre, dans la vie, traversant des histoires et drames analogues à Othello et à Macbeth ; et cela est amusant comme par allusion, divertissant indirectement et récréatif comme de biais, pour tous ceux qui sont familiers à l’œuvre de William Shakespeare. C’est un procédé un peu analogue à celui du Jeune Anacharsis. Ce n’est pas un éloge sans réserve que je fais, ce disant. J’aime assez qu’on aille tout droit devant soi. Mais, après tout, on ne me verra jamais chicaner très fort le point de départ et la manière d’entrer en scène et la mise en scène chez un auteur. Suffit, tout compte fait, que d’une façon ou d’une autre, il réussisse à ne pas m’ennuyer ; et M. Daudet ne m’a pas ennuyé le moins du monde.

Shakespeare part de Londres et traverse la mer du Nord sur un méchant bateau caboteur. Il essuie une tempête (naturellement !) et il la boit des yeux et des oreilles comme quelqu’un qui compte bien en faire quelque chose. Il aborde à Rotterdam (belles pages descriptives sur le voyage en Meuse parmi les brouillards) ; il assiste à des scènes de colère, de fureur et d’ivresse dans les tavernes, parmi les « gueux » enragés de révolte et de vengeance. Il voit retirer du canal une amoureuse désespérée, qui s’appelle Eva, et qui s’appellera plus tard Ophélie. Il discute art dramatique, poésie et peinture avec des artistes, des critiques, des pamphlétaires et des poètes. Il traverse l’Allemagne, mélancolique et encore assombrie par la Réforme récente, et la grave tristesse des pays du Nord, tantôt le pénètre délicieusement, tantôt, par réaction, fait qu’il songe à l’Italie et à la joie lumineuse de la Renaissance. Aux moments vides, il ouvre son Plutarque, que vous n’étiez pas sans attendre et que vous n’étiez pas sans prévoir. Enfin, en Danemark, et non ailleurs, il voit Hamlet, comme je vous vois, sous les espèces d’un pauvre être disgracié et souffreteux qui ne revient pas de l’Université, et qui n’a pas lu « des mots, des mots, des mots » dans les livres ; mais qui n’a pas besoin de cela pour détester l’homme qui a épousé sa mère, après avoir très probablement forcé son père à devenir prématurément une « vieille taupe ». — Et voilà l’éducation de l’esprit de Shakespeare à peu près complète.

Je dis à peu près. Il y manque bien quelque chose. Le livre est trop uniformément sombre, tragique et violent. Il n’y paraît pas de ces éclaircies radieuses et charmantes qui y devaient être, comme elles sont, et, grâce à Dieu, si nombreuses, dans l’œuvre même de Shakespeare. M. Daudet adore Shakespeare, et si quelqu’un se rencontre pour l’en blâmer, ce ne sera pas assurément votre serviteur et le sien. Mais il voit trop en lui, il voit trop uniquement en lui « le roi des épouvantements ». Shakespeare est cela, certes ; mais il est aussi autre chose ; parce que, s’il n’est pas tout, — et qui peut tout être ? — il est assurément beaucoup de choses. Je ne trouve pas, dans tout ce volume, une Béatrix et un Bénédict, et, sans doute, il fallait qu’ils y fussent, pour que le tableau fût complet ; je n’y trouve ni Falstaff, si ce n’est en éclair, ni les Joyeuses Commères, et certainement il fallait qu’ils y fussent pour que le portrait de l’âme de Shakespeare fut complet aussi.

J’ai été sur le point de croire que le nom de Montaigne ne paraîtrait pas dans cette étude sur l’éducation d’esprit de Shakespeare. J’allais réclamer. J’ai eu satisfaction. Montaigne apparaît vers la fin. Mais quoi sur Montaigne ? Dix lignes. Ce n’est pas assez. Il fallait s’arranger, malgré les dates — nous sommes dans un roman et, après tout, le procédé était bien facile — de manière à donner beaucoup plus de place à notre grand Michel. L’érudition de Shakespeare est dans Plutarque et dans les conteurs italiens, son imagination est en lui-même ; mais la sagesse de Shakespeare, c’est Montaigne. J’exagère un peu ; mais j’ai raison tout de même.

Il est bon, cependant, ce petit ouvrage, et, même en dehors du monde des dévots de Shakespeare, il plaira fort. Les parties descriptives sont souvent très belles. M. Léon Daudet a le sens de la physionomie des lieux et il sait la rendre. Sa Hollande agitée et tumultueuse (songez à la date), son Allemagne du Nord, triste et angoissée, son Danemark sous la neige, sont des choses vraiment belles.

Des qualités d’historien même, et d’historien psychologue. Un Hollandais dit à Shakespeare : « Nous aimons la Réforme par contradiction. Si les Espagnols ne nous avaient pas excités avec leurs bûchers et leurs menaces, nous serions des Protestants bien tièdes. Ceci ou cela, la transsubstantiation ou la grâce, la présence réelle ou virtuelle, je m’en moque comme du nez de Luther… » — Ceci n’est pas une fantaisie. Un homme d’esprit qui a voyagé en Hollande au xviie siècle, notre Le Pays, que très vraisemblablement M. Daudet ne s’est pas enquis de lire, écrivait ceci : « J’ai remarqué que la politique est ici la plus forte ennemie qu’ait la religion. Les Hollandais ne haïssent pas tant Rome que Madrid, et je crois qu’ils aimeraient mieux obéir à Alexandre VII qu’à Philippe IV. Cela est si vrai que dans une compagnie, comme il était rapporté que le roi très catholique était sur le point de se faire huguenot, un vieux Hollandais [un vieux Hollandais, qui vivait à l’époque des Gueux et de Marnix de Sainte-Aldegonde] répondit brusquement et de l’abondance du cœur, que si l’Espagne se rendait huguenote, la Hollande serait contrainte de se faire catholique. Après cela, monsieur, jugez s’ils sont si fort attachés à leur religion, et s’ils haïssent fort la nôtre. On peut dire qu’ils ne haïssent rien que la domination espagnole. À cela près, ce sont les meilleures gens du monde. » — M. Daudet est très bien renseigné.

Et il est surtout un peintre excellent. Le volume s’ouvre par deux ou trois portraits dans le genre de Dickens… J’ose prononcer ce nom. Les snobs français qui se piquent de mépriser Dickens, sous prétexte qu’il n’est plus de mode en Angleterre, sont prévenus qu’ils ne sont plus « dans le train ». Dickens recommence à prendre vogue aux pays de la langue anglaise et y est plus glorieux à cette heure qu’il n’a été de son vivant, et je ne doute pas que cela ne continue… Dans le genre de Dickens, donc, il y a deux ou trois portraits au commencement du Voyage de Shakespeare, qui sont de très haut goût : « C’était un gros gaillard, solidement construit par Bacchus et Silène. Bien que son ventre fût un dôme, palais du liquide et du solide, sa tête était restée osseuse. Les rides de la cinquantaine, tout ensemencées d’un poil roux, n’étaient que le relief et comme le moule d’une contraction hilare du visage ; car le rire, large, bruyant, tempêteux était la seule manifestation vitale du capitaine Blacknaff, célèbre tout le long de la Tamise par son inépuisable gaieté. Ce rire était en trois actes : d’abord un tressaillement de toute la personne qui partait des pieds et par les colonnes des mollets se transmettait à l’édifice du torse, gonflait le cou, bleuissait les veines ; puis une dilatation générale de la face, où les yeux, la bouche s’écarquillaient, celle-ci découvrant trente-deux crocs intacts derrière une barbe blonde comme un pot d’ale. » — Il y a encore… mais vous lirez ce volume, très varié, très animé, et qui, quand il ne serait pas une dévotion à Shakespeare, serait très digne, de soi, de l’attention des honnêtes gens. Je préviens seulement les étrangers que, quoique M. Daudet soit un très bon écrivain, il ne faut pas lui emprunter le mot « s’activer ». « S’activer » n’est pas français. C’est du Kamtchatka.

M. Paul Adam. « L’Année de Clarisse » §

Je ne vous ai peut-être jamais parlé de M. Paul Adam. Ce n’est pas que j’en fasse peu de cas. Ce romancier plein d’imagination, plein d’idées, toujours obscures, mais originales et qui semblent sincères, un peu hâtif, un peu agité ; mais d’une belle curiosité investigatrice ; qui écrit très bien, malgré certaines excentricités grammaticales toujours les mêmes et bien inutiles, quoique insupportables ; ce chercheur qui trouve assez souvent ; ce respectable ennemi et vénérable contempteur de tout ce qui est banal, ou seulement fatigué, de tout ce qui a été fait seulement une fois ; est digne plus que bien d’autres d’occuper l’attention et d’attirer la discussion de la critique.

Très « influencé », malgré son originalité véritable, par les penseurs d’outre-Rhin, par Nietzsche et surtout par Nordau, d’autre part par Maeterlinck, M. Paul Adam est durement et véhémentement pessimiste, très hostile surtout, sinon à rétablissement social, du moins à tout ce que l’état social a créé de gênes pour l’expansion de l’individu, et de conventions et hypocrisies dans le commerce des hommes. La tendance anarchiste, ou, si vous voulez, individualiste radicale, ce qui est la même chose, est évidente.

Qu’il y ait là beaucoup d’affectations et de désir un peu puéril d’ahurir le bourgeois candide, choses dont je suis peu dupe à l’ordinaire, je le crois fort ; mais encore je prie qu’on veuille bien appliquer la ligne que je viens d’écrire plutôt au Paul Adam d’il y a dix ans qu’à celui d’aujourd’hui, qui, sans changer d’orient, est beaucoup plus sérieux déjà, a développé singulièrement en lui l’artiste réfléchi et méditatif, et qui est encore ennuyeux presque toujours, mais agaçant beaucoup moins.

Tant y a que L’Année de Clarisse est le premier volume de M. Adam que j’aie lu tout entier, jusqu’au bout, sans en passer une ligne pour cause d’ennui ou de nervosité ; et je ne vous parle jamais que des livres que j’ai lus tout entiers ; et je dois vous parler de L’Année de Clarisse.

Précaution préliminaire, ce n’est un livre ni pour jeunes filles ni pour jeunes femmes, je dirai même encore moins pour jeunes femmes que pour jeunes filles, parce qu’en français nous appelons jeune fille la femme célibataire jusqu’à l’âge, au moins, de cinquante ans ; et je reconnais qu’il n’y aurait aucun inconvénient à ce qu’une jeune fille de cinquante-cinq années lût L’Année de Clarisse. Il n’est que de s’entendre.

Ce que M. Paul Adam a voulu peindre dans L’Année de Clarisse, c’est une jeune femme extrêmement sensuelle et extrêmement intellectuelle en même temps, placée par les circonstances, car elle est comédienne, entre le monde artiste et le monde bourgeois.

Il y a au premier regard quelques invraisemblances dans ce premier crayon du personnage, et, nous autres, réalistes, nous sommes un peu déroutés. Nous croyons savoir que, de toutes les femmes du monde civilisé, les comédiennes sont les plus froides, les moins dominées par leurs sens, pour la raison assez bonne que leur métier est le plus fatigant, le plus écrasant qui soit au monde ; et que si les snobs, par vanité, les recherchent extrêmement, les expérimentés ne les recherchent point du tout. Mais je reconnais qu’il y a des exceptions, dont quelques-unes furent ou sont encore célèbres, et qu’il n’y a pas lieu d’opposer, de ce fait, à Mlle Clarisse, une fin de non-recevoir.

D’autre part, entre son sensualisme effréné et son intellectualisme très aigu, il y a aussi une petite antinomie. En général, rien n’amortit les sens comme l’exercice de la pensée ; rien, surtout, n’en dégoûte autant et ne fait prendre davantage l’habitude de les mépriser ; comme aussi rien ne déshabitue de penser et d’avoir une âme comme les complaisances répétées et l’abandonnement aux exigences et au tumulte des sens. C’est à ce point que la foule ne peut pas croire qu’un grand penseur ait encore des sens, ni qu’un débauché puisse être intelligent ou rester tel. C’est exagéré, mais c’est fondé sur une observation juste. Il y a un divorce naturel entre « les sens et la raison », comment disent nos auteurs classiques. — Mais encore je sais assez d’histoire et d’histoire littéraire pour m’empresser de reconnaître qu’à cette loi il y a des exceptions très considérables, et j’ai trop de respect pour certaines royautés, ou politiques ou littéraires, pour ne pas confesser que le cas de Clarisse a ses analogues dans les annales du monde.

Donc Clarisse est peu vraisemblable, elle ne se rencontre pas tous les jours dans les rues, dans les coulisses ou sur les plages ; elle n’abonde ni sur les planches du théâtre ni sur celles de Trouville ; son contraire vous coudoie par le monde beaucoup plus souvent qu’elle ; elle est singulièrement exceptionnelle ; mais elle n’est qu’exceptionnelle ; elle peut exister. Elle a existé. Comme cas strictement exceptionnel, étudions-la.

Destinée au théâtre, et à ce qui s’ensuit généralement en France, dès ses plus tendres années, elle est absolument inconsciente. Non seulement aucune espèce de moralité n’existe chez elle, mais le sens même, la conception de la moralité lui est absolument étrangère. Elle n’en a aucune idée, aucune représentation intérieure. Elle n’a pas même à la nier. Elle n’y songe jamais : elle ne peut pas y songer.

Ceci, déjà, ou encore, est exceptionnel ; mais j’affirme que c’est vrai. Il ne faut pas dire que la moralité est universelle. Il y a quelques créatures humaines, rares chez le sexe féminin, un peu moins rares, sans être nombreuses, dans le sexe fort, qui n’ont de conscience morale sous aucune forme, ni sous forme morale, ni sous forme religieuse, ni sous forme de simple dignité personnelle ; qui n’ont d’autre règle que les barrières opposées à leurs actions par les lois et règlements de la société où ils vivent.

On peut même croire que le nombre de ces êtres spéciaux ira en augmentant à mesure que les sociétés s’établiront plus solidement et se réglementeront plus minutieusement. Car la source principale (non point la seule) de la moralité chez les hommes est le sentiment confus qu’il faut que la moralité soit, pour que la société subsiste ; et, donc, à mesuré que la société subsistera par elle-même, par son engrenage bien combiné, ce sentiment diminuera ; et ce qui a fondé la société sera peu à peu ruiné par la perfection de ses effets mêmes ; — jusqu’au jour où, l’effet n’ayant plus de cause, l’arbre n’ayant plus de sève, l’effet languira à son tour, l’arbre à son tour s’affaissera, et la nécessité s’imposera de recommencer par le commencement.

On voit combien Mlle Clarisse est un élément considérable de l’évolution sociale.

Sans se douter qu’elle tienne tant de place dans l’évolution, Mlle Clarisse vit dans une inconscience absolue. Ses actes bons eux-mêmes, — car elle en accomplit, — n’ont aucun caractère de moralité. Elle chante ou joue pour les pauvres en déclarant que c’est assommant, mais avec une complaisance de bonne fille. Elle visite les malheureux sans en avoir le moindre désir ni en éprouver aucune satisfaction, mais simplement parce qu’on l’y mène, et que son besoin d’activité y trouve une occasion de s’employer. — Le dirai-je ? Oui, le dirai-je, à l’auteur de Pédaleuse, roman cyclique pour l’émancipation des femmes, roman cyclo-féministe et fémino-vélocipédique, pas mauvais du tout, du reste ? Clarisse fait de la bicyclette sans se douter qu’en ce faisant elle contribue à la moralisation, à l’affranchissement, à la reconstruction, à la palingénésie et au relèvement de la femme ! Point du tout. Elle en fait sans songer à l’idéal. Elle ose en faire pour s’amuser. Ce n’est pas d’être relevée qu’elle a jamais eu souci.

Voilà le premier trait, et j’ai dit qu’encore qu’exceptionnel, il est vrai, et assez curieux, si l’on veut, à étudier. J’ai connu des femmes de cette sorte. Par respect pour les dames, pour d’autres raisons encore, je me hâte d’ajouter que je n’en ai pas connu beaucoup. Le premier sentiment en face d’elles est un immense intérêt de curiosité. « Voilà, à coup sûr, du nouveau. Eh ! eh ! c’est une façon peu estimable de n’être pas banale ; mais ce n’est pas banal. Voyons donc ! »

Le second sentiment est de curiosité encore, et plus intense. On veut savoir si cette inconscience ne se démentira pas, si cette immoralité lumineuse n’aura pas une petite éclipse. « Non ? Non ! Non ?? Non !! Oh ! oh ! Très fort ! Mais, vraiment, tout à fait fort ! Quite so ! Cette femme-là est incomparable. »

Et je n’ai pas besoin de dire que le troisième sentiment est tout de même celui du dégoût.

Mais, dans un roman, l’intérêt de curiosité suffît et il est pleinement satisfait dans L’Année de Clarisse. Avec beaucoup d’art — il en fallait plus qu’on ne croit peut-être — Clarisse est maintenue pendant 360 pages sans aucun atome de moralité, n’en mettant aucune parcelle dans aucun acte, et pourtant agissant beaucoup, très mobile, très variée, multiple d’aspects. La monotonie, qu’à propos d’un pareil personnage je redoutais dès la page 10, est merveilleusement évitée. C’est vraiment un joli tour de force. M. Adam a beaucoup de talent.

Le second trait, c’est la sensualité. Clarisse est sans cesse en appétit de jouissances sensuelles. Elle l’est fougueusement et allègrement, étant de complexion vigoureuse et portant la fierté et la grâce de la jeunesse sur « ses joues saines ». Ce n’est pas du tout la sinistre Nana de M. Zola. C’est un bel animal bien portant et jeune. Veuillot disait des Chansons des rues et des bois de Victor Hugo : « C’est le plus bel animal de la littérature française. » Le mot pourrait s’appliquer à peu près à L’Année de Clarisse, et peut-être plus justement (moins l’éloge excessif mêlé à la satire) qu’aux Chansons de notre grand poète.

Il était assez difficile, en pareille affaire, d’éviter les tableaux lascifs. Rendons cette justice à M. Adam, que, s’il ne les a pas évités tout à fait, ni il ne les a pas multipliés, ni il n’a insisté sur chacun d’eux. Il a indiqué, simplement. C’était bien assez. M. Adam n’est pas un industriel. Il reste un artiste probe. Son personnage est quelquefois répugnant ; son livre ne l’est pas. En tout, comme dit M. Lavedan, « il y a la manière ». M. Adam a la manière, et cette manière est de bon goût, vraiment, à très peu près.

Et enfin Clarisse est une intellectuelle. Elle l’est comme elle peut l’être, étant donnés son éducation et son monde : mais elle l’est, et ses mesures, en cela, sont très adroitement observées.

Elle est amoureuse passionnée de Villiers de l’Isle-Adam, de Baudelaire, d’Ibsen, de Björnson et autres personnages ultra-modernes. Elle les comprend ; et des deux manières de comprendre : j’entends par ce qu’ils ont mis dans leurs ouvrages et par ce qu’elle y met. Tous les auteurs ne sont bien compris que de ces deux façons-là. Quelques-uns ne peuvent l’être que de la seconde.

Aux classiques, y compris Shakespeare, elle n’entend rien. Ils lui paraissent simples, puérils, brutaux, paysans. Elle les juge avec l’esthétique de M. Maeterlinck, que, il faut le dire, elle a trop lu et suit de trop près. Ici elle n’est pas très originale. Mais où elle l’est, et joliment, c’est en ceci. Comme elle est forcée de les jouer, pour s’exciter sur eux elle les dénature de la façon la plus spirituelle du monde. Elle les remplit de contresens, et elle les joue dans le sens de ces contresens.

Elle se dit que. Molière était un parfait Gorgibus et un épais Chrysale, qui se moquait bêtement de Cathos et de Philaminte. Mais, comme elle-même serait Cathos, et comme elle aime Cathos, elle suppose que Molière secrètement aimait Cathos, que Cathos est le personnage sympathique des Précieuses, et elle joue Cathos en princesse de l’Hôtel de Rambouillet.

Elle croit bien, au fond, que Shakespeare n’a mis aucun symbole nulle part, et particulièrement n’en a mis aucun dans le personnage d’Ophélie, et qu’Ophélie n’est qu’une petite fille simplette et amoureuse ; mais comme Clarisse est symboliste et ne comprend la littérature que symboliste, elle suppose qu’il y a un symbole dans Ophélie, qu’Ophélie c’est l’eau, pure et chantante, limpide, l’eau sur le lit d’algues vertes, « l’eau glauque » ; et elle joue Ophélie en eau glauque, donnant de la tête aux pieds la sensation fraîche, mélancolique et troublante de l’eau glauque.

Tout cela est plaisant, ridicule, spirituel et charmant. — Et vrai ! Quand les femmes s’éprennent de littérature, c’est généralement comme cela qu’elles la comprennent. Et après tout, pourquoi non ? L’essentiel est de sentir, et, de quelle façon ? Importe-t-il ?

C’est ainsi que Mlle Clarisse est une artiste très embarrassante pour ses camarades, inquiétante pour la critique, mais qui fait quelquefois une impression profonde et comme impérieuse sur le public. Tenez ! c’est précisément selon cette méthode que M. Mounet-Sully joue Joad. Racine en frémirait d’horreur ; mais M. Mounet en frémit d’enthousiasme, et le public ne laisse pas d’en frémir de plaisir. Il suffit qu’on frémisse. — Je n’en crois rien ; mais je veux bien le dire.

Donc, Clarisse est une intellectuelle raffinée, et le conflit, nécessaire, malgré tout, à un moment donné, entre son intellectualisme et son sensualisme, c’est le sujet du roman, ce me semble.

On le voit, ce conflit, qui d’abord est insensible (peut-être n’existe même pas), puis peu à peu se manifeste faiblement ; puis se déclare. On voit Clarisse peu à peu dégoûtée, non point jamais par instinct de moralité, mais par souci intellectuel, de ses éternelles expériences amoureuses. On voit qu’à certains moments elle voudrait vivre uniquement par l’esprit et par le goût esthétique. Elle n’est pas, selon la vieille formule, une âme qui traîne un corps et qui le méprise ; elle est un esprit qui traîne un corps et qui en est embarrassé et alourdi, et qui voudrait lui imposer silence. Lui, à chaque effort de son ennemi, prend une furieuse et terrible revanche, et il y a alors chez Clarisse une satisfaction qu’elle ne peut nier, et un ennui profond qu’elle peut nier moins encore.

C’est très ingénieusement indiqué ; c’est très net, sans être lourdement exposé, comme je suis forcé de l’exposer ici. La sensation d’ensemble, la sensation définitive de Clarisse en ces luttes étranges, ce n’est pas qu’elle se dégrade — jamais de moralité chez Clarisse, — c’est qu’elle se disperse, qu’elle s’émiette, qu’elle s’écoule, comme l’eau glauque, qu’elle est comme le personnage antique : plenus rimarum sum, undique totus perfluo ; qu’à se prodiguer ainsi, elle n’a plus de moi, de personnalité, qu’elle devient à elle-même insaisissable, qu’elle est un fluide qui « s’échappe » et qui se dérobe à ses propres prises.

Et rien de plus vrai. Comme comédienne, elle appartient à vingt auteurs et à dix mille spectateurs ; comme femme, elle appartient à tous. Elle ne s’appartient jamais à elle-même. On ne s’appartient à soi-même que quand on appartient à un seul. Un mortel ennui commence à s’emparer d’elle, quand le livre finit. « Que suis-je ? Un être impersonnel, un semblant d’être, le reflet de je ne sais quelles ombres ! Je suis le miroir du vent. »

Ce type est donc intelligemment et finement attrapé. M. Adam y a montré de sérieuses qualités de composition et de cohérence qui lui manquent presque toujours.

Il est fâcheux que Clarisse soit le seul personnage de ce volume qui, quoique très exceptionnel et trop imaginaire, soit à peu près vivant et réel. Les autres n’existent pas. La scène se passe dans une grande ville du midi de la France. Sauf deux ou trois dames de charité, qui ne sont que des silhouettes, tous ces gens-là sont aussi faux qu’il est possible. Amateurs éclairés, journalistes, sportsmen, riches nobles, riches bourgeois, sont absolument fantastiques, n’ont pas l’ombre même de réalité, sont sortis tout entiers, de l’imagination ou pessimiste, ou fantaisiste, ou humoristique, ou un peu sadique, de M. Paul Adam.

Allons ! Une demi-exception encore. Un officier d’artillerie, riche et noble et encore s’il est riche et noble, il ne devrait pas être dans l’artillerie), a quelques traits du snobisme particulier à sa profession et à sa classe assez bien observés. Mais tous les autres ! Ah ! tous les autres ! N’allez pas vous faire une idée ethnographique de la population du midi de la France par L’Année de Clarisse.

C’est que M. Adam n’est pas réaliste pour une obole C’est un poète. Ses personnages, ce sont ses conceptions. Je ne déteste point du tout les romans de poète. Croyez que je ne pense aucun mal de Jean d’Agrève de M. de Vogüé. Mais quand on fait un roman de poète, il faut supprimer le milieu, comme nous disons dans notre mauvaise langue ; car le milieu, c’est-à-dire les personnages secondaires qui font le fond du tableau, c’est la réalité ; et ils ne peuvent appartenir qu’à la réalité.

Néanmoins L’Année de Clarisse est un volume intéressant, et M. Paul Adam, un homme de talent, dont il est temps que l’étranger s’occupe, s’il n’a pas encore commencé de le faire.

Henry Michel. « L’Idée de l’État » §

C’est un « livre maître » que celui qui a paru sous ce titre : L’Idée de l’État en France depuis la Révolution, et qui a pour auteur M. Henry Michel, très connu en France comme rédacteur habituel du Temps.

Le titre est bon dans sa complexité et le livre y répond fort bien ; cependant, pour Fixer les idées tout de suite, je dirai que le titre plus précis, plus juste adapté à l’ouvrage, eût été : « L’Individualisme, ses amis et ses adversaires depuis 1789 jusqu’à nos jours. » C’est, en effet, l’histoire de l’individualisme depuis le milieu du xviiie siècle qu’a écrite avec infiniment de diligence, avec d’immenses lectures et avec beaucoup de justesse d’esprit et de bonheur M. Henry Michel. Il a montré l’individualisme, si parfaitement inconnu de l’antiquité, naissant en France, au xviiie siècle, des progrès et des infiltrations de la pensée protestante, affirmant énergiquement la dignité et « le droit » de la personne humaine, faisant de l’homme un être sacré que la société ne doit pas confisquer, et pour qui la société est faite, s’installant ainsi dans la conscience générale comme un dogme nouveau, et éclatant enfin dans la « Déclaration des Droits de l’Homme », qui est pour M. Michel, et qui, aussi bien, est incontestablement, une très grande date dans l’histoire de l’humanité.

À cette explosion de l’Individualisme s’oppose une première réaction à la fois française, anglaise et allemande ; française, par l’École théocratique (de Maistre, de Bonald, Lamennais, voire même, quoique plus confusément, Ballanche) ; anglaise, par Bentham et Burke ; allemande, par Savigny et Hegel.

À cette réaction s’oppose rapidement une renaissance de l’Individualisme sous le nom de libéralisme. Ici apparaissent Benjamin Constant, Royer-Collard, Dunoyer, et, très mêlés, souvent ou incohérents ou contradictoires, mais profondément pénétrés, ou de la pensée ou du sentiment individualiste, Fourier et Proudhon ; sans compter que l’École démocratique, très bête, peu sûre de ce qu’elle pensait et voulait dire, accommodant, tant mal que bien, ensemble des idées d’omnipotence de la volonté nationale et des idées de libéralisme radical, n’en était pas moins cependant, ou du moins elle le croyait, attachée encore aux prestigieux « Droits de l’homme et du citoyen ».

Mais voici le plus terrible ennemi de l’Individualisme qui se dresse et lève sa tête altière. La « politique scientifique » naît avec Comte. Il rentre dans le système général du philosophe positiviste de considérer la société humaine, non seulement comme supérieure à l’individu, mais comme seule douée de réalité. Ce qui existe, ce n’est pas l’homme, ce sont les hommes réunis en corps social, et seul le corps social doit être considéré comme ayant une vie réelle et une conscience. Composé et de ceux qui sont morts, et de ceux qui sont vivants, et de ceux qui sont à naître, l’État est un être collectif à qui tout doit être rapporté et qui seul a des droits. L’Individualisme est repoussé non seulement comme une aberration de l’égoïsme, mais comme un pur non-sens et un néant qui veut qu’on le prenne pour quelque chose. — La doctrine se précise avec Quételet. Celui-ci (Du système social et des lois qui le régissent, — 1848) esquisse pour la première fois la doctrine de l’État considéré comme un organisme vivant, dont nous ne sommes tous que les cellules, ou tout au plus les fibres, comme un arbre dont chacun de nous n’est qu’une goutte de sève. — Grâce à l’influence énorme qu’en toute époque a sur les esprits la science qui est le plus en progrès parmi toutes les sciences, et au penchant qu’on a toujours à appliquer à tous les ordres de connaissance les idées générales que la science la plus en progrès répand, pour ainsi dire, autour d’elle ; voilà une politique non seulement « scientifique », mais « naturaliste », qui se propage. Les métaphores « corps social », « organisme social », deviennent des réalités, sont prises pour telles, comme, au temps où dominait la mathématique, les mots « machine politique » et aussi bien « machine de l’univers » étaient de mode. On voit, par exemple, l’individualiste Spencer identifier l’État à un organisme vivant, avec l’ingénieuse rigueur qui lui est habituelle, pour déclarer ensuite qu’après tout il n’y a là que des allégories commodes pour la classification, et qu’il ne faut pas prendre à la lettre (rectification que ceux qui en France citent Spencer pour le tirer du côté de « l’Étatisme » se gardent bien de reproduire). — Quoi qu’il en soit, la doctrine se répand, prend dans certains cerveaux systématiques une précision intransigeante et une outrance incroyable. L’Individualisme est bien bas.

Ce n’est ni Le Play d’une part, ni Renan, ni Taine, très grands esprits, mais chez lesquels, soit extrême souplesse de compréhension, soit contradiction dont ils n’ont pas conscience, des disparates singulières éclatent à chaque instant, qui restaureront l’Individualisme dans ses droits abolis et dans ses honneurs oubliés.

Ce rôle était réservé à M. Renouvier, qui a repris énergiquement en mains la doctrine des philosophes du xviiie siècle et des « libéraux » de la Restauration, en lui donnant une forme toute nouvelle, une base beaucoup plus solide et qui a formulé, selon M. Henry Michel, la théorie définitive, ou du moins la plus proche de la perfection, de la doctrine individualiste, sauvegarde de toute liberté, barrière contre tout despotisme, élément générateur de toute civilisation.

J’ai résumé beaucoup trop sommairement, et à peine de manière à en montrer la suite, l’ordonnance et les tendances, le livre considérable et très touffu de M. Henry Michel. J’aurais bien des réserves et critiques de détail à présenter sur les classifications faites dans ce livre ; et tel théoricien rangé par M. Michel parmi les Étatistes serait rangé plutôt par moi au rang des Individualistes, et inversement. Surtout l’énorme importance attribuée, en finissant, à M. Renouvier, très grand esprit du reste, et très-grande âme, soulèverait chez moi quelques objections. J’ai beau faire, et lire de très près et M. Renouvier et M. Henry Michel, je n’arrive pas à bien voir l’immense différence qu’il y a entre la doctrine politique de M. Renouvier et celle des libéraux de la Restauration, et le colossal progrès qu’il faudrait constater de Benjamin Constant à M. Renouvier. M. Renouvier fonde le droit individuel sur la dignité de l’homme considéré comme personne morale. C’est bien cela, n’est-ce pas ? Eh bien ! Benjamin Constant aussi, exactement. Il n’y a chez M. Renouvier que plus de formules, souvent très belles, à la vérité, et très lumineuses. Mais celles de Benjamin Constant, sans être peut-être aussi belles, étaient tout aussi lumineuses. Non, il faut féliciter M. Renouvier d’avoir repris la vieille doctrine, protestante, puis philosophique, puis libérale (selon les trois stades si admirablement mis en lumière par Auguste Comte), et d’avoir réintégré l’Individualisme en toute sa plénitude et toute sa force, avec un très vigoureux appareil dialectique. Rien de moins, et c’est bien quelque chose, mais rien de plus.

Quant aux tendances et aux conclusions générales de M. Henry Michel, je suis pleinement avec lui… surtout pour le moment. Au risque qu’on m’accuse d’opportunisme et de complaisance pour les convictions successives, je répète : surtout pour le moment. Nous sommes à une heure, fugitive, je crois, comme toutes les heures, mais encore qui commence à me paraître longue, où, parle socialisme d’un côté, par le dégoût du régime parlementaire ramenant à un certain goût du despotisme, d’autre part, et encore par l’influence exercée sur les imaginations littéraires par les théories scientifiques, l’Individu est en baisse et l’État, décidément, par trop intronisé. Il n’y a aucun risque à insister pour le moment en faveur de l’Individualisme, trop sacrifié, du moins par les théoriciens. Il faut, seulement, ne pas mettre une véhémence compromettante et une outrance maladroite à le défendre. C’est ainsi que je crois qu’il faut renoncer à l’idée trop chère à nos pères, trop abstraite et, en vérité, à peu près fausse, du « droit de l’homme », du « droit naturel » de l’homme, du « droit inné » de l’homme. J’ai décidément peur que cela ne signifie rien du tout. Je ne vois pas le moins du monde « le droit » qu’un bambino apporte en naissant ; et je ne vois pas le moins du monde ce que c’est qu’un droit naturel. L’association même de ces deux termes me paraît un contresens. Qu’est-ce qu’un droit ? C’est une créance. J’ai un droit sur quelqu’un quand quelqu’un me doit quelque chose. Quand j’ai donné quelque chose à quelqu’un, j’ai un droit de reprise ou de compensation sur lui. Quand, seulement, quelqu’un m’a promis quelque chose sans même avoir rien reçu de moi, j’ai un droit sur lui ; parce que, à ne pas me donner ce qu’il m’a promis, il me trompe, il abuse de moi, il exploite ma confiance, il me vole. Un droit est donc toujours constitué par une convention, par un contrat, par une parole échangée. En dehors de cela, il n’y a pas de droit du tout.

C’est bien pour cela que les hommes qui ne se sont pas voulu payer de mots et qui ont creusé cette idée du droit de l’homme, ont, pour l’expliquer et pour le fonder, inventé un contrat primitif, le « contrat social », grande convention préhistorique qui lie les hommes réciproquement comme créanciers et débiteurs. Ils ont inventé un contrat primitif parce qu’ils sentaient que sans ce contrat le droit de l’homme manquait absolument de base, et n’existait véritablement pas. Cette idée du contrat est tellement liée à l’idée du droit et celle-ci à celle-là, que je la retrouve dans certaines réflexions populaires, qui reviennent toujours dès qu’il se produit un infanticide. Vous entendez toujours dire dans la rue, en ces circonstances-là : « Ces pauvres petits ! ils ne demandent pas à naître !… » La commère qui parle ainsi veut dire : en appelant un être à la vie, nous nous constituons son débiteur, parce que nous abusons de sa confiance. Il ne nous demandait rien, nous lui promettons la vie, nous la lui devons. Il y a contrat. En la lui étant, nous violons un droit, parce que nous violons une promesse sur laquelle il comptait. Nous violons un droit, parce que nous violons un contrat. Voilà le vrai sens du mot « droit ».

Or, c’est pour cela que le droit « naturel » n’existe pas, parce qu’il n’y a jamais eu de contrat entre les hommes. Ils naissent sans que personne leur doive rien, sans pouvoir montrer leurs titres historiques ou préhistoriques à la vie. Ils ne peuvent rien réclamer. Ils ne naissent pas créanciers, ils naissent plutôt débiteurs. S’ils peuvent respirer leur premier soupir, c’est qu’ils arrivent dans une société aménagée depuis des siècles pour les recevoir et les protéger, aménagée pour eux et en vue de leur arrivée. Pas de trace de droit en ceci.

On me dira : il faut prendre le mot « droit » en un sens plus large. Le droit, c’est la justice. Le droit individuel, c’est le droit que j’ai à ce que la justice règne entre les hommes et à ce que j’en profite. — Je veux bien ; mais alors, moins que jamais, il existe un « droit naturel » ; car il n’y a pas la moindre justice dans la nature. Où l’y voyez-vous ? La nature ne connaît que la force. C’est la société qui a inventé la justice. L’être qui naît n’apporte donc pas plus que tout à l’heure un droit avec lui, parce qu’il n’apporte pas la justice avec lui. Ce n’est pas, sans doute, lui qui la crée en naissant. Elle existe comme facteur social, nullement comme élément naturel. On la lui appliquera dans la mesure des nécessités et convenances sociales, nullement dans la mesure où il prétendra la tailler à son avantage. À cet égard encore il n’a pas de droit. Et ceci est très important, parce que, quand on prend les choses ainsi, quand on dit : « Le droit, c’est la justice, indépendamment de toute idée de contrat et de toute existence de contrat », savez-vous ce qui arrive ? C’est que le mot de justice se vide de sens ou en prend un très dangereux.

En dehors de toute existence de contrat, qu’est-ce, je vous prie, qu’être juste ? Je ne vois plus, je n’en sais rien. À quoi suis-je obligé, qu’est-ce que je dois, que dois-je faire ? Jusqu’où m’oblige une obligation illimitée, indéfinie, une sorte d’obligation in vacuo ? La réalité de la justice s’évanouit. — Ou bien la justice ne peut être que l’égalité absolue. L’égalité n’est pas la justice, mais elle en donne l’illusion. En sa précision, en sa rigueur, en sa netteté, elle satisfait un instant l’esprit épris de justice, et, comme en désespoir de cause, pour sauver la justice qui lui échappe, il se rattache avec âpreté à l’égalité. Et il la lui faut absolue ; égalité de droits, de fortune, de jouissances, de bien-être, de rémunération, etc. C’est à cette conclusion absolument chimérique, irréalisable et funeste rien qu’à être réalisée à moitié, au quart, ou au dixième, que s’arrêtent les esprits à la fois passionnés pour la justice et très rigoureux dans la logique. Ç’a été l’erreur adorée où s’est débattu toute sa vie un des plus grands esprits du siècle : notre vénéré Proudhon. Tout cela c’est l’erreur sur le mot « droit ». Qu’on le prenne au sens étroit ou au sens large, le droit naturel n’existe pas. L’individu n’a droit à rien du tout. L’Individualisme n’a pas de titres.

Mais l’Individualisme est quelque chose de beaucoup plus fort qu’un droit. Il est un fait, et un fait immense. Inconnu, ou à bien peu près, de toute l’antiquité, il est né du Christianisme, ou plutôt il est né des mêmes causes qui ont rendu le Christianisme viable. Le grand fait des troisième et quatrième siècles, c’est la diminution de l’idée d’État. L’État omnipotent, le citoyen rien et la ville tout, c’était une idée, et, ce qui est beaucoup plus fort, un sentiment, qui ne pouvait être fort, qui ne pouvait même exister que dans des États tout petits, extrêmement restreints, comme les petites républiques grecques, ou, à l’autre extrême, dans des États immenses mais religieusement monarchiques où le chef était un dieu, comme les grandes monarchies orientales. La grande République romaine devait voir l’adoration de l’État décliner par le seul fait de son immensité. L’individu ne se sent pas partie intégrante d’une tribu, d’une fourmilière, d’un essaim, quand cette tribu occupe tout le monde connu, quand cette fourmilière va de Londres à Bagdad, quand cet essaim a six cents lieues de long.

Qu’en outre intervienne une idée nouvelle, celle de la cité de Dieu, c’est-à-dire celle d’une cité à côté d’une cité, d’un État à côté de l’État, d’une société spirituelle à côté de la société civile, c’est en fait de l’Étatisme. L’Individualisme est né. Il se développera à travers tout le moyen âge, l’idée des deux cités devenant un dogme ; il se renouvellera et se revivifiera avec ce retour aux sentiments et aux idées du Christianisme primitif qui s’appelle la Réforme ; enfin, il prendra l’apparence d’un « droit », et se donnera pour un « droit » dans les pays d’origine latine, dans les pays de droit romain où l’influence de l’esprit légiste est demeurée forte et où toute idée prend comme naturellement la forme d’une idée juridique ; et c’est sous cette forme qu’il éclatera dans la Révolution française.

Mail il n’est qu’un fait, et c’est, du reste, précisément ce qui fait son autorité. La page de M. Henry Michel qui m’a le plus frappé est celle où il dit : « Peu importe que l’Individualisme ait son origine dans une déviation mystique ; il s’est produit, il s’est proposé à la raison, à la conscience. Cela suffit pour qu’à partir de ce moment la conscience, la raison, ne puissent plus se reposer dans une doctrine inférieure. »

— Inférieure, nous n’en savons rien ; disons antérieure, ou disons autre, ou disons : ne puissent plus s’éliminer, tout simplement.

« Le passé de l’espèce demeure livré aux investigations de la science… Mais la sociologie n’en sera pas plus en possession d’écarter les théories juridiques et contractuelles. »

Parfaitement ! et — M. Michel ne parle plus maintenant, et il ne dirait pas ce qui suit, mais je le dis — cela revient à cette idée générale que ce ne sont pas les idées qui produisent les faits, mais les faits qui, au bout d’un certain temps, deviennent des idées. L’Individualisme a été un fait historique aux premiers siècles du Christianisme, il est devenu une idée précise vers 1600, une idée à caractère juridique au xviiie siècle, et une idée formidable, parce qu’elle s’accompagnait de passion, en 1789.

Et, de nos jours, comme, tout en étant devenu une idée, il ne cesse pas d’être un fait, il a une vie intellectuelle aussi forte que sa vie réelle. Car il ne cesse pas d’être un fait, et malgré certaines choses sociales qui le combattent et que je connais bien, d’autres choses sociales le renforcent et l’accusent de plus en plus. Les choses sociales qui le combattent, c’est le conflit des nationalités et la lutte des races. L’individu sent un peu qu’il n’a pas le droit d’être un individu quand sa tribu est en danger et quand sa race est menacée de périr. Le Patriotisme combat l’Individualisme, et il fait bien. Mais, d’autre part, la facilité des communications, l’échange facile des idées et des relations entre les peuples, la possibilité, inconnue autrefois, de changer de patrie, tous les éléments cosmopolitiques, en un mot, sont des adjuvants de l’Individualisme. Ils persuadent à l’individu — idée qui eût paru monstrueuse à un ancien — que sa patrie ne lui est pas nécessaire ; qu’il peut, en un besoin, très bien s’en passer. Je ne songe pas à approuver ; je constate. J’en suis à considérer l’Individualisme comme un fait et à montrer qu’il a des chances de durer et de s’accroître.

La démocratie, aussi, est un adjuvant d’individualisme, ou plutôt un « milieu » où l’Individualisme se développe très naturellement. Le sujet est un « fidèle », le citoyen est un « associé ». Le fidèle se perd dans son Dieu et aime à annihiler en lui sa personnalité ; l’associé est dévoué à l’association, mais toujours avec une pensée de derrière la tête : « J’en suis, j’aime à en être ; je pourrais ne pas en être si je voulais. » Qu’on ne dise pas que l’État, la Nation peuvent avoir des fidèles et des dévots comme un roi. C’est à quoi nos Étatistes poussent de toutes leurs forces, et qu’ils y réussissent un peu, et même beaucoup, cela ne me fera que plaisir ; mais ils n’y réussiront jamais entièrement. On n’aimera jamais une abstraction comme une personne, ni un être collectif comme un être personnel. Il n’y aura jamais un dévouement à la nation égal à ce que fut le dévouement à un roi, surtout, bien entendu, dans les grandes nations ; car, encore une fois, le patriotisme dans les petits États républicains anciens avait tout le caractère d’un dévouement personnel. C’est qu’on aime sa ville, son clocher, sa « petite patrie » exactement comme on aime une personne ; la grande patrie, non ; celle-là on l’aime comme on aime une idée, et ce peut être beaucoup ; ce n’est cependant pas la même chose.

Pour toutes ces raisons, l’Individualisme, considéré comme un fait, a la vie dure, et par conséquent, il l’a aussi considéré comme doctrine et surtout comme sentiment. Il vivra, et même il aura tendance à s’accroître.

Et, maintenant, voulons-nous le considérer comme une idée, ou nous demander, puisque tout fait devient une idée après un certain temps, en quelle idée se transformera l’Individualisme contemporain, on en quelle idée il serait bon qu’il se transformât ? Laissons, comme nous l’avons dit plus haut, l’idée de droit qui ne se soutient que par l’idée indémontrable de contrat, ou qui se ramène à l’idée d’égalité absolue, tellement antinaturelle qu’elle en est antisociale, la société étant bien quelque chose qui rectifie la nature, mais ne pouvant pas la rectifier jusqu’à en supprimer les lois. Laissons donc l’idée de droit. Elle est fausse, tout simplement, et elle compromet l’Individualisme à mesure qu’elle apparaît de plus en plus comme fausse. Elle fut une fiction, peut-être utile, mais son caractère de fiction est maintenant trop manifeste pour qu’il n’y ait pas grand péril à la maintenir et soutenir avec ce caractère.

Mais alors quoi ? Alors, il faut dire qu’individualisme, libéralisme, etc., ne sont légitimes et ne doivent être défendus que lorsqu’ils sont tenus comme des formes de la charité, et entendus ainsi et pratiqués ainsi. Ce qui est sacré, non, ce n’est pas la personne humaine en soi, c’est l’idée de la fraternité humaine. Ce qu’il ne faut pas violer, ce n’est pas la personne de l’individu humain qui est en face de moi, c’est le sentiment que j’ai en moi que cet individu est mon frère. Le lien de la société, ce n’est pas le respect du droit d’autrui ; car jusqu’où va ce droit ? quel est-il ? C’est l’amour d’autrui. La substitution de l’idée positive de charité à l’idée négative de justice, c’est le progrès souhaitable et nécessaire dans cette question ; c’en est même la solution vraie.

Remarquez, du reste, que c’est un retour aux origines mêmes de l’Individualisme, et à sa source la plus pure. S’il est vrai que le fondateur de l’Individualisme soit Jésus, ce que je suis assez porté à admettre, ouvrez l’Évangile. Ce n’est pas la justice que vous y trouverez ; c’est l’amour. L’idée de justice est à peu près absente de l’Évangile, et même quelquefois, indirectement, elle y est comme raillée ; et l’apologue des ouvriers de la onzième heure est bien significatif à cet égard. Le trait de génie du Christianisme a été, tout en créant l’Individualisme, de sauter par-dessus la justice pour s’établir du premier bond en pleine charité, comme en son vrai domaine, et au degré seul digne de lui. Plus tard, comme je l’ai montré, il y a eu une déviation. L’idée individualiste, disent quelques-uns, fut une « déviation mystique » ; peut-être ; mais au dix-huitième siècle, ce qu’elle fut précisément c’est la déviation juridique d’une idée mystique. Le temps de cette déviation étant passé, ce que l’idée individualiste doit redevenir, c’est ce qu’elle fut en son principe : une idée d’amour. Plus on creusera l’idée de justice, plus on la trouvera fragile, décevante ou dangereuse ; plus on creusera l’idée de charité, plus on s’apercevra qu’elle ne peut pas nous tromper, qu’elle ne comporte aucun danger, et qu’elle est l’idée sociale par excellence. Dans la nature il n’y a que la force ; dans la société il y a la force, plus l’amour ; celui-ci beaucoup plus faible que celle-là, mais réel pourtant, et tel qu’on n’a jamais constaté de groupement humain qui en fût absolument privé. Ce n’est pas à la justice, c’est à l’amour de corriger la force. Et il ne faut pas trop, même, présenter la charité sous le nom de justice ; cela pourrait la compromettre et en discréditer un peu les commandements. « Soyez justes les uns envers les autres », quand on presse cette formule, quand on la serre de près, laisse dans une singulière incertitude ; il n’y a que « Aimez-vous les uns les autres » qui vaille, et qui trace un programme dont la précision ne laisse rien à désirer en même temps que, tout de même, il est inépuisable.

Ce ne sont pas là tout à fait les conclusions de Henry Michel ; mais je n’en suis pas moins satisfait extrêmement de son livre, qui comme historique de la question est de tout premier ordre, et peut remplacer vraiment une très bonne bibliothèque sociologique ; qui, comme conclusions, est particulièrement digne d’être approuvé au moment présent, comme je le disais au commencement, et comme maintenant on le voit mieux, sans doute.

Car il est une protestation motivée et bien soutenue d’arguments contre cette sociologie pseudoscientifique, qui fait tant d’éclat à l’heure actuelle, contre cette philosophie politique, renouvelée de de Maistre, qui s’acharne contre toute raison à assimiler l’État à un « vivant » et chacun de nous à une cellule organique. Ce rêve de jacobin du Muséum, cette politique zoologique, parfaitement abandonnée par Herbert Spencer après avoir été prise par lui un moment comme « échafaudage » de ses constructions, réfutée par Huxley avec une rigueur scientifique qui est sans réplique, adoptée par M. Izoulet avec une niaiserie merveilleuse, a trouvé dans M. Henry Michel un adversaire très armé et très solide. En cela il a bien mérité de la science d’abord, et c’est l’essentiel ; de la liberté aussi, qui, certes, n’est pas tout, mais qu’il ne faut pas oublier, qu’il serait très dangereux de trop battre en brèche, qu’en ce moment-ci surtout il faut énergiquement maintenir contre certaines prétentions soi-disant savantes.

« L’homme, disait Proudhon, ne veut plus qu’on l’organise, qu’on le mécanise. » Dans une certaine mesure il avait raison. Ne souffrons pas trop qu’on s’habitue à considérer chacun de nous comme un simple rouage dans la grande machine. Ne nous laissons pas trop mécaniser.

Édouard Rod. « Là-haut » §

C’est le roman des Alpes, analogue à L’Alpe homicide de M. Paul Hervieu, moins tragique, plus détaillé, plus intime, pénétrant plus avant dans la vie familière de la montagne.

Il n’est pas amusant ; il est lent, parce qu’il est minutieux ; mais il vous prend peu à peu et vous retient par la vérité et la multiplicité même des détails vrais, un peu à la manière des romans russes, de ces romans russes qui nous ont rendus fous d’enthousiasme il y a quinze ans, et que personne ne lit plus en France ; mais cela ne prouve que contre nous et non contre eux. Voyez-vous, en France, pour ce qui est des choses de lettres, nous avons toujours tort deux fois : la première fois, d’admirer comme si ce que nous venons de découvrir effaçait l’Odyssée, le Paradis perdu, Pantagruel, Don Quichotte et le Second Faust ; la seconde fois, d’oublier comme si ce que nous avons découvert l’année précédente était au niveau de Guzman d’Alfarache ou de Peer Gynt. Quand cesserons-nous d’avoir ces allures d’étourneaux en délire qui amusent un peu l’Europe littéraire ? Toujours est-il que Là-haut, le dernier roman de M. Édouard Rod, est tout à fait un roman russe.

Le fond en est l’histoire d’un village du Valais à 950 mètres d’altitude. Parallèlement, et bien rattachées à celle-ci, nous suivons, de plus, l’histoire d’un alpiniste et l’histoire de deux amoureux.

L’histoire du village est intéressante ; c’est celle de tous les villages, soit de mer, soit de montagne, soit d’eaux mal odorantes, que leur situation ou leurs odeurs convertissent en villes cosmopolites.

Dans ces sortes de villages toujours deux camps : celui des misonéistes, qui disent : « Nous sommes bien ; ne cherchons pas le mieux ; vivons comme vivaient nos pères » ; — celui des ambitieux et novateurs, qui disent : « Suivons le mouvement ! Soyons à la hauteur ! Attirons l’étranger. Splendid-Hotel, funiculaire, ascenseurs, lumière électrique, téléphone ! »

Dans chacun de ces camps, des types observés de très près, presque tous très honnêtes et très naïfs, et c’est le signe caractéristique de ce récit ; mais très divers pourtant, selon les âges, les croisements de races, les aventures qui ont modifié les complexions, ou simplement le degré de culture et d’intelligence. Et leurs discussions, leurs dissentiments, leurs craintes et leurs espérances, leur sociologie naïve et leur politique ingénue, leurs frissons d’ambition et leurs déceptions rapides, et la transformation, visible comme d’heure en d’heure, du hameau forestier en petite ville pseudo-élégante, tout cela est très vivant, très particulier, très individuel.

La marque en est, et c’est la vraie, que, après avoir lu Là-haut pendant six heures, je crois très fermement avoir vécu à Vallanches quatre ou cinq ans.

Je ne sais pas si cette partie du roman, qui est la plus considérable, plaira à tout le monde. Il y a des gens bien pressés. Pour mon compte, je me suis attardé avec plaisir dans le cabaret vieux jeu du père Lanthelme, dans le petit chalet trop hospitalier, mais ingénument hospitalier, de la jolie Frisquine, et dans le Grand-Hôtel des Cimes de maître Gaspard, illuminé du rire frais de l’aimable Rosine, Loiseau de passage, ou la bergeronnette des Alpes. Tout cela est bien vivant et tout plein de vraie et reconnaissable rumeur humaine.

Et bien conduit aussi, depuis la première ascension, à pied, le guide portant la valise, à travers les châtaigniers élégants, puis les sapins tragiques ; jusqu’à la dernière page, où l’on entend siffler la machine du funiculaire. C’est un récit vrai qui est bien fait, deux qualités qui ne vont pas toujours ensemble.

Les deux histoires parallèles ont leurs mérites aussi et leurs beautés. Le roman de l’alpiniste est très prenant et même imposant. L’alpiniste c’est Jacques Volland. Volland est l’amoureux de la montagne. Professeur, comme ce pauvre garçon dont j’oublie le nom, qui était au lycée de Grenoble et qui trouva la mort avec Payerne dans l’ascension de la Miège. Volland fait la classe toute l’année à Vevey, en contemplant les montagnes du Valais : « On dirait que vous aimez la Dent-Grise ? » lui demande-t-on en souriant. « Hé ! comment ne l’aimerais-je pas ? À Vevey, la fenêtre de ma chambre est orientée de telle façon que je la vois à mon réveil, le la retrouve devant moi à l’hôtel où je prends mes repas. Elle se dresse vis-à-vis de la salle où je traduis Virgile à mes élèves. Elle m’observe dans toutes mes promenades. J’ai gravi plusieurs fois ses cinq cimes : deux d’entre elles, moi premier. Quand je ne la vois pas, je m’ennuie d’elle et je veux la revoir… Seulement, elle n’a pas tout mon cœur. Il y a sa voisine, la Tour-aux-Fées, que j’aime au moins autant. Regardez-la donc : elle est d’une autre beauté celle-là, plus régulière à la fois et plus mystérieuse. Elle a l’air d’avoir des secrets. Elle réfléchit davantage, plus isolée, ayant des orages dont les éclats ne vont pas jusqu’à la plaine, comme ces grandes âmes solitaires qui demeurent ignorées. »

Ah ! la voilà bien l’obsession, la fascination de la montagne sur l’homme qui a une fois goûté le charme de la grande enchanteresse !

Ce qu’il y a dans l’amour de la montagne, c’est d’abord un amour physique, très précisément et très consciemment sensuel. L’air pur et excitant, exaltant, légèrement grisant d’une ivresse limpide ; cet air-là, quand on l’a une fois respiré, devient un besoin de volupté, et la privation en est une souffrance. À l’heure où j’écris… Mais il faut attendre six mois encore.

De plus, l’amour de la montagne est un amour esthétique. Rien au monde qui vaille l’impression de beauté nette, précise, achevée, absolument idéale, que donnent les dessins hardis et vigoureux des lignes des montagnes.

Encore, l’amour des montagnes est un amour moral. Volland voit bien cela. Chaque montagne a tellement sa physionomie à elle qu’elle devient une personne, qu’elle a sa complexion, son tempérament, son caractère, son âme ; sans compter qu’elle a son humeur, et que selon les jours elle est terrible comme une ennemie sournoise ou souriante et attirante comme une hôtesse. Mais ceci, la mer l’a parfaitement. Ce que la mer n’a pas, c’est une suite de physionomies individuelles, ici, puis là, puis plus loin. La mer est une immense déesse capricieuse. La montagne, c’est une société étrange de mille déesses, dont on apprend à distinguer les mille caractères différents ; et l’alpiniste devient comme une manière de sultan inquiet de ce harem monstrueux.

Et enfin l’amour de la montagne est l’amour du mystérieux et de l’inaccessible et de quelque chose qui se dérobe et se recule, et irrite l’impatience. Pendant neuf mois, dix mois, l’alpiniste, le vrai, celui qui a le bonheur de ne pas perdre de vue ses sultanes poudrées, est là, se disant : « Pour le moment, c’est impossible. Encore quatre mois, trois mois, et alors… alors peut-être… et alors pour quelques jours… » — On aime la montagne comme les marins aiment leurs femmes, quand ils sont amoureux d’elles. La montagne est une Pénélope.

Aussi comme Volland la dévore des yeux, sa montagne chérie et redoutée : « Par ici, lui demande-t-on, en lui montrant l’énorme paroi qui tombait sur Solnoir, ce serait impossible, n’est-ce pas ? — Ah ! Mademoiselle, “impossible” est un mot rare à la montagne ! Difficile, oui. Pourtant regardez. Une fois gravi l’éboulis que vous voyez à droite, je crois qu’on pourrait, par un de ces couloirs, arriver au glacier. Pour traverser le glacier, qui n’est pas large, il faudrait compter avec les chutes de pierres. Après, après… je ne sais plus. Les vraies difficultés commenceraient… — Vous essayerez ? — Avec un léger haussement d’épaules et une affectation d’indifférence, il répondit : “Je n’y songe pas.” » — Les vrais alpinistes sont comme les vrais amoureux ; ils gardent leurs secrets pour eux seuls.

Et comme vous vous y attendez bien, dans Là-haut il y a une ascension. Elle est vraiment très belle, sans romantisme, sans déclamation, sans violences, très sobre, très nette, et d’un puissant effet tragique. Volland et ses guides ont tenté l’escalade du Grand-Revers.

D’abord c’est l’ascension des « cheminées » : « “La roche est bonne”, dit Maurice. Volland ajouta : “Meilleure qu’on aurait cru.” En ce moment même, comme pour leur donner un démenti, cinq ou six grosses pierres bondirent au-dessus de leurs têtes… “Diable !” fit César. Ils s’arrêtèrent… Puis le silence se rétablit, un silence profond, où montait, à peine perceptible, le bruit éloigné des sonnailles des vaches… — “Continuons”, dit Volland… »

Puis la marche sur le glacier : « César, qui tenait la tête, taillait les pas avec le piolet, et la glace était si dure qu’elle rejaillissait en esquilles de cristal ; les deux autres posaient lentement leurs pieds sur la marche ainsi préparée, juste suffisante pour assurer l’équilibre. En se prolongeant, cet exercice est singulièrement énervant. Volland se sentait repris par un vertige d’autant plus pénible qu’il avait la pente à sa gauche. Il le combattait à force d’énergie en évitant de regarder dans le vide ; … mais par moments une force cruelle, irrésistible, le forçait à plonger ses regards dans l’espace béant. Ils allaient ainsi presque suspendus à la surface glissante sur laquelle il fallait conquérir chaque pas. À la moindre glissade ils filaient vers l’abîme… Mais ils se connaissaient ; ils savaient d’une façon certaine qu’ils ne glisseraient pas. Ce danger-là, ils le bravaient avec une tranquille assurance… »

Puis enfin l’arrivée, la victoire, le triomphe, l’espace brusquement immense devant ces yeux qui n’ont eu, pondant sept heures, que le roc ou la glace à un demi-pied devant eux… Hélas ! le voici, le triomphe :

« Volland fit quelques pas sur l’arête, s’éloignant ainsi de ses compagnons… Il ne sentait plus aucun vertige ni aucune fatigue. Il plongeait ses regards dans le vide ; il les emplissait d’espace, de lumière, d’air frissonnant, de lignes superbes, de couleurs merveilleuses. Il buvait la blancheur des glaciers, le vert des pentes et des vallées, le bleu du ciel… Il vécut un de ces instants dont la volupté une fois savourée dépose au fond de vous le germe d’un amour éternel… Et, comme il était là, debout sur le bord de l’arête, la roche friable céda tout à coup sous ses pieds. Il ne poussa pas un cri. Les deux compagnons, dont les cheveux se dressèrent, virent seulement son grand corps tomber en tournant sur lui-même le long de la paroi qu’ils surplombaient, filer sur la surface du glacier qu’ils venaient de traverser, disparaître parmi les cailloux que sa chute entraînait. La catastrophe ne dura pas un quart de minute : la montagne avait d’un seul coup dévoré sa proie et rentrait dans son silence tranquille. »

Je n’ai pas besoin de dire que, dans cette épopée de la montagne, il y a des descriptions. Preuve d’un grand goût et d’une grande maîtrise, il n’y en a pas beaucoup. L’auteur a senti que quelques-unes suffiraient, pourvu qu’elles fussent très fortes et de telle sorte que l’impression en subsistât dans l’esprit du lecteur, et que la montagne dominât toujours l’horizon, sans qu’on ramenât sans cesse à elle nos regards. Je n’en citerai qu’une, qui est tout à fait d’un maître écrivain, avec un effort, peut-être un peu trop sensible, pour ne caractériser la montagne que par des expressions morales, mais enfin véritablement forte et pleine, et laissant une impression singulièrement profonde et tenace dans l’esprit.

Ce dont, du reste, vous jugerez :

« Comme pour lui donner raison, l’énorme montagne, à cette heure, semblait vivre d’une vie active et rapide, d’une vie personnelle, presque humaine. Les couleurs changeantes que les jeux de la lumière étendaient sur son glacier, donnaient à la lourde masse un aspect de figure inquiète, que transforment de puissantes émotions. On la voyait pâlir comme d’effroi, rougir comme de colère ; puis, pour un instant, toute rose, elle semblait une vierge dont le beau sang colore les chairs de marbre. Elle parlait aussi : les continuelles avalanches qui, d’instant en instant, s’écroulaient sur ses flancs, lui prêtaient une voix pour gronder, pour gémir, pour pousser des plaintes, qui, tour à tour, éclatent ou s’étouffent comme des cris de victoire ou des râles d’amour. Ce n’était plus un entassement inerte de pierres et de neige : c’était un être animé, un monstre superbe dont les formes et la voix dégagent [mauvais style, pour finir] une fascination fatale. »

Et enfin un petit roman d’amour est mêlé à tout cela. Pour être complet, dans un roman sur les Alpes il fallait nous présenter ceux qui y vivent, ceux qui en vivent, ceux qui les regardent, ceux qui les escaladent, ceux qui meurent d’amour pour elles, et ceux qui, tout en y venant, et y séjournant, ne les regardent jamais. Ceux-là sont les amoureux.

Les amoureux de Là-haut sont M. Sterny et Mlle Marcelle Vallée. Leur histoire est assez curieuse. Figurez-vous deux jeunes gens qui s’aiment et qu’aucun obstacle ne sépare. Mlle Vallée, orpheline de bonne heure, mais orpheline riche, a été élevée par des parents pauvres qu’elle enrichissait du revenu de sa fortune, et la voilà, à vingt ans, absolument libre de tous ses actes et éprise du mélancolique et beau M. Sterny.

M. Sterny, lui, est riche, oisif, artiste, sans famille, et occupé pour le moment à « chercher le sens de la vie ». Et cette occupation ne suffisant pas à son inactivité, il est, en attendant qu’il ait trouvé le sens de la vie et lu le roman de M. Rod sur ce sujet, amoureux fort enflammé de Mlle Marcelle Vallée.

Vous voyez ; absolument rien ne les sépare. Aucun obstacle, quel qu’il soit, entre eux.

                       Mariez au plus tôt ;
Dès demain si l’on veut, aujourd’hui s’il le faut,

disait le Dandin des Plaideurs.

Et donc, pourquoi leur « engagement » muet, leur « promesse » mentale et leurs fiançailles psychiques durent-ils trois ans, et pourquoi se décident-ils si lentement à changer en mariage bourgeois leur hymen sentimental ? C’est qu’il y a un petit malentendu. Et quel malentendu peut-il y avoir ?

Nous voilà au point intéressant, au cas de conscience.

Ce Sterny est venu à Vallanches pour cause de « psychiatrie », comme disent les savants, et pour calmer les troubles d’une crise morale, comme nous disons, nous autres simples mortels. Un jour qu’il était assis sur un canapé à côté d’une dame très spirituelle, un monsieur survint, très correct, en redingote longue et en pantalon clair, avec tout l’extérieur et tous les airs d’un parfait gentleman. Et ce monsieur, après avoir déposé sur un pouf son chapeau haute-forme gris, tua de trois balles de revolver la dame spirituelle, et blessa d’un quatrième projectile M. Sterny. Et ce monsieur ne cessait pas d’être correct dans ce mouvement de vivacité ; car il était le mari de la dame spirituelle. Voilà le passé de M. Sterny et pourquoi il est sur les sommets de Vallanches.

Et c’est cela, quand l’histoire est connue, qui sépare M. Sterny de Marcelle.

Car, dans ces circonstances, et un tel passé étant le passé du jeune homme, il y a quatre cas :

Premier cas : la jeune fille est une « ultra féministe », qui n’admet pas qu’il y ait plus d’aventures amoureuses dans le passé de celui qu’elle doit épouser que dans In sien, à elle. Elle est ce que nous appelons une « virginaliste ». Il y a une pièce très intéressante de M. Björnson sur ce premier cas.

Deuxième cas : la jeune fille est extrêmement flattée d’inspirer de l’amour à un jeune homme qui en a inspiré et qui a un passé, sinon aussi encombré, du moins presque aussi illustre que celui de Don Juan, gentilhomme espagnol du xvie siècle.

Troisième cas : la jeune fille admet que celui qui doit s’unir à elle ait un passé amoureux ; mais à la condition qu’il n’ait pas aimé. Vous vous rappelez le mot de La Visite de noces de Dumas fils : « Vous m’aviez juré, dit un monsieur à une dame, que j’étais votre premier amour ! — C’était vrai. — Oui ; mais non pas votre premier amant. Je connais ces subtilités féminines. » C’est l’affaire de la jeune fille du troisième cas. Elle admet que celui qu’elle doit épouser ait eu une liaison amoureuse, mais non un amour. C’est certainement un peu casuistique ; mais c’est encore une « subtilité féminine ».

Quatrième cas : la jeune fille admet, comme la précédente, que celui qu’elle doit prendre pour époux ait eu une liaison d’amour ; mais à la condition, au contraire, qu’il ait aimé. Ah ! cela, c’est plus subtil encore. Ce qu’elle admet, la jeune fille du quatrième cas, c’est que son fiancé se soit laissé entraîner au penchant ingénu d’un cœur jeune et ardent ; mais ce qui la révolterait, c’est qu’il eût entretenu une liaison où il n’aurait rien mis de son cœur. « Oh ! quelle âme sèche, et, chez un si jeune homme, quel roué ingrat, impassible, dur et probablement cruel ! »

Voilà les quatre cas. Il y en a probablement une douzaine d’autres. La psychologie sentimentale des jeunes filles est très compliquée. Cependant je crois que tous les cas peuvent se ramener, à très peu près, à l’un de ces quatre-là. Ce sont les cas essentiels.

Eh bien ! le malentendu entre Marcelle et Sterny tient à ce que Marcelle est dans un des quatre cas sus énumérés et que Sterny ne sait pas dans lequel des quatre elle peut bien être.

Il commence par l’adorer, et elle commence par le trouver très bien. Voilà qui va des mieux. Il ne s’agit que d’attendre la majorité de Marcelle, qui n’est pas très loin. Oui, mais un peu avant que cette majorité se produise, l’histoire de Sterny est connue de Marcelle. Un froid. Quelque chose d’inquiet dans les yeux de la jeune fille. Un nuage sur son beau front, comme sur la cime de la Dent-Grise. Incertitude de Sterny. Serait-elle du premier cas, du second, du troisième, du quatrième, ou de quelque autre ? Il ne sait ; il doute ; il hésite. Retard, fâcheux retard.

Et ces hésitations sont interprétées par Marcelle comme un signe de refroidissement de la flamme. Dépit amoureux. Aggravation du retard. Rengrégement du mal. Les amoureux ne sauront jamais combien ils perdent de temps pour le bonheur de l’humanité et pour le leur, d’abord à ne pas s’expliquer, et ensuite à s’expliquer. Mais c’est avec cela qu’on fait des romans chastes, et il faut approuver tout ce qui sert à faire des romans chastes.

L’explication vient, cependant. Il faut bien qu’elle vienne :

« — Vous avez eu un roman ? demande Marcelle à Sterny.

« — Oui, Mademoiselle.

« — Un roman bien triste et bien tragique ?

« — Oui, Mademoiselle.

« — Une femme est morte à cause de vous ?

« — Oui, Mademoiselle ; j’aurais mieux aimé…

« — Si ! il faut que nous en parlions.

« — Parlons-en une fois pour toutes.

« — Oh oui !… Une seule question. Cette femme, cette pauvre femme… l’aimiez-vous ? »

Ah ! voilà ce que je craignais, doit se dire Sterny. Que répondre ? Dans quel cas est-elle ? Dans le premier, non : puisque, sachant l’histoire en gros, elle n’a pas rompu net, et m’interroge. Du reste il est assez rare, le premier cas. Il est Scandinave, le premier cas. Il est le fait des vieilles filles un peu aigries, le premier cas. Avec les progrès du féminisme il deviendra le cas général, et ce sera peut-être un très grand bien, par parenthèse ; mais nous n’en sommes pas encore là, et toujours est-il que Marcelle n’y est pas. Oui, mais dans lequel peut-elle bien être ?

Dans le second ? Non. Le second est celui des femmes un peu vulgaires, et, surtout, des femmes plutôt que des jeunes filles.

Dans le troisième ou quatrième ? C’est ici que cela devient très embarrassant. Dans le doute, il se décide pour la vérité. Nous disons toujours la vérité quand nous ne savons pas s’il peut nous être utile de dire un mensonge :

« — Vous me demandez, Mademoiselle ?

« — Je vous demande formellement de me dire si, cette pauvre femme, vous l’avez aimée ?

« — Moi…, point du tout ! »

Pan ! Il s’est trompé de cas. Il fallait, dans les idées de Mlle Marcelle, répondre qu’il avait aimé. Dame ! que voulez-vous ? On ne peut pas savoir.

« Marcelle retira sa main, si doucement posée sur le bras de Julien. À ce geste d’éloignement, il comprit que sa douloureuse franchise venait de déchirer un voile, qu’un poème s’effondrait, qu’une méfiance nouvelle entrait dans l’âme de la jeune fille. Il devina ou pressentit les idées qui galopaient à travers l’espace qu’ouvrait en elle la fuite de son roman [c’est quelquefois mal écrit, tout de même]. “On peut donc vivre sans amour les drames les plus violents de l’amour ! On peut sans cette suprême excuse courir au-devant de la honte et de la mort ! Et c’était là son secret, la honteuse blessure qu’elle rêvait de panser et de guérir. Ah ! pourquoi donc l’avait-elle imprudemment découverte dans sa hideur d’ulcère empoisonné ?” »

Eh ! oui. Elle se dit tout cela, Marcelle. Il est assez naturel qu’elle se le dise. Seulement, une autre jeune fille, tout aussi chaste, tout aussi pure, tout aussi bonne, de sentiments aussi élevés, aurait pu parfaitement s’écrier : « Vous ne l’avez pas aimée. Ah ! quel bonheur ! » — Sterny s’est trompé de cas, tout simplement. Je voudrais vous y voir. C’est jeu de hasard.

Cela fait un retard nouveau. Cela fait perdre une année encore aux fiancés, à ces jeunes gens qui n’ont pas cessé, pour cela, d’être fiancés par l’amour. Ils finissent par s’entendre pourtant. L’idée qui a choqué Marcelle est, nonobstant, une idée à laquelle on s’habitue. Hélas ! si on n’avait jamais à reprocher à ceux qu’on aime rien de plus grave que de n’avoir pas aimé !

Tel est ce roman, qui est un de ceux que M. Édouard Rod a caressés le plus amoureusement, et qui est certainement parmi ses meilleurs. Il plaira à tous ceux qui aiment la montagne, et à quelques autres. Et c’en est assez pour former un bien grand public, encore que select.

Édouard Rod. « Dernier refuge » §

M. Édouard Rod vient de publier un roman intitulé : Dernier refuge. C’est une des meilleures œuvres du célèbre polygraphe. J’emploie ce mot à dessein, pour protester contre une manie contemporaine — exclusivement française — que je vois en train de naître et même de grandir, et que je voudrais bien pouvoir tuer au berceau. Le mot polygraphe, imaginez un peu cela, devient une injure. On a reproché sérieusement à M. Jules Lemaître d’être polygraphe. Être successivement poète, romancier, critique, dramatiste : mauvaise note. Cette ineptie n’est pas proférée uniquement par les derniers des grimauds de lettres. Encore que Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Diderot, aient été éminemment polygraphes, et polygraphes tout de même Lessing, Goethe et Schiller, et polygraphes également Pope, Swift et Addison, la polygraphie est un cas, est un cas pendable. Molière ne se fut pas attendu à cette variante du couplet célèbre de M. de Pourceaugnac.

M. Édouard Rod, polygraphe donc, dont je le loue, polygraphe comme M. Cherbuliez, dont je les loue tous les deux, fait de la philosophie, de l’érudition, de la critique et des romans ; et je ne m’en plaindrais que si sa critique était mauvaise, sa philosophie faible, son érudition fausse et ses romans ennuyeux ; et aucune de ces hypothèses n’est vérifiée jusqu’à présent, et Dernier Refuge n’est pas pour faire regretter que M. Rod se plaise quelquefois à conter quelque chose.

M. Rod qui a fait des romans psychologiques, des romans quasi confidentiels et des romans à thèse morale c’est même pour ceux-ci qu’il semble avoir une prédilection particulière), a fait cette fois pour changer, pour être polygraphe plus que jamais, un pur et simple roman romanesque. Il n’y a dans Dernier refuge ni une psychologie très creusée, ni une « peinture des milieux » très poussée, ni la moindre étude sociologique. Ce roman pourrait très bien se passer au xviie siècle, ou au xviiie siècle, ou au xxe siècle, comme il se passe de nos jours. Ceci n’est point une critique, et l’on sait assez, quoi qu’en ait dit Taine, que La Princesse de Clèves, trois ou quatre pages qui ne tiennent pas à faction étant retranchées, pourrait se passer en 1880. Dernier refuge est tout simplement l’histoire d’un adultère, et presque l’histoire de l’adultère en soi.

Je m’empresse, si l’on y tient, d’ajouter que ce n’est pas histoire d’adultère propre à en donner le goût.

Un inventeur, Duguay, trente-cinq ans, passionné, après une jeunesse chaste, est l’amant de Mme Berthemy, trente ans, femme d’un banquier. Ils s’aiment profondément. Tortures ordinaires et fatales de l’adultère. Se voir dans les salons, toujours épris, toujours sur le qui-vive, toujours forcés de surveiller les moindres gestes et les moindres accidents de physionomie qui peuvent être révélateurs ; être séparés six mois de l’année par les villégiatures, les voyages, les déplacements obligatoires de la vie mondaine ; et se ronger silencieusement pendant ce temps-là ; quant on se voit — enfin seuls ! — se voir brusquement, hâtivement, furtivement, avec des angoisses folles et des craintes énervantes (oh ! l’un pour l’autre ; mais aussi un peu, cependant, chacun pour soi) ; souvent ne pas savoir si elle n’est pas malade, si lui n’est pas happé par un engrenage ; et soupçonner, et douter, et divaguer dans les hypothèses lancinantes et meurtrières ; et pourquoi ce silence, et pourquoi cette lettre ambiguë, et pourquoi ce propos obscur ? Voilà la terrible vie que mènent nos deux forçats du bonheur.

« Sais-tu combien de fois nous avons été seuls, vraiment seuls, pendant les dix ans de cette liaison qui fut connue de tout Paris ? » dit un personnage de La Visite de noces de Dumas fils… Deux fois. Oui, deux fois, mon ami. Voilà mon roman. » — « C’est un peu comme le mien », dit l’autre ; « j’ai connu une charmante Parisienne qui ne pouvait jamais quitter Paris, et qui ne pouvait m’aimer qu’à Issoudun. Je dois à la vérité de reconnaître qu’une fois-là, elle m’aimait bien. »

C’est dans ces conditions propices et agréables que s’aiment M. Duguay, l’inventeur qui n’invente rien — et que voulez-vous qu’il invente ? — et Mme Berthemy, la jolie banquière.

Sur quoi un vieux moraliste aimable de ma connaissance me dit tranquillement : « Sont-ils heureux, ces gaillards-là ! » — « Eh ? » — « Eh ! sans doute. C’est dotons ces obstacles qu’est fait l’agrément de l’amour coupable. C’en est l’excitant, c’est ce qui le fouette et c’est ce qui le renouvelle sans cesse ; c’est ce qui fait qu’il dure. Vos amants de Dumas fils, s’ils se sont aimés dix ans, c’est qu’ils se sont, vus deux fois. S’ils s’étaient vus tous les jours… »

Il est parfaitement vrai ; mais cela n’empêche point M. Duguay et Mme Berthemy d’être malheureux d’une certaine façon. Ils n’ont pas assez de pénétration psychologique pour se féliciter des ennuis sans lesquels ils seraient malheureux d’une autre manière qu’ils ne le sont. C’est trop fort pour gens passionnés. Et de fait, ils souffrent de tout leur cœur, et leurs souffrances sont analysées par le menu avec beaucoup de finesse, de sûreté et de force. C’est incomparablement la meilleure partie du roman de M. Rod.

Puis vient, sinon l’inévitable, du moins le probable et le naturel : les soupçons du mari. Pourquoi M. Duguay, qui n’avait aucune affaire à Étretat, y est-il venu pendant le séjour des Berthemy ? Il est bête, Duguay. Il pourrait parfaitement répondre : « Parce que Mme Berthemy était malade, et que je suis assez ami de la maison pour faire le voyage de Paris à Étretat dans le dessein de m’enquérir de sa santé. » Au lieu de cela il répond : « C’est qu’il fait bien chaud à Paris. Oh ! qu’il y fait chaud ! Alors, je suis venu à Étretat. Quand il fait chaud à Paris, il est clair qu’il n’y a absolument dans le monde qu’Étretat où l’on puisse venir chercher la fraîcheur. » — Et ceci n’est pas une critique que je fais à l’auteur. Il paraît qu’on est très bête dans ces circonstances-là. Duguay l’est seulement autant qu’un autre.

Mais une fois nés les soupçons, et confirmés par quelques réponses aussi topiques que celle que je viens de rapporter, les événements se précipitent. Dans une scène très bien faite, où le mari trouve le moyen de n’être ni violent, ni odieux, ni ridicule, Duguay est prié de ne plus mettre le pied dans la maison et de rompre toute relation avec la famille Berthemy.

Il part. Elle l’aime. Elle le rejoint. Ils se terrent où ils peuvent : là-bas, dans un hameau perdu, près de la Spezzia. Et la lugubre tragédie de la vie brisée commence. Mme Berthemy ne savait pas qu’elle aimait à ce point ce qu’elle a laissé : sa maison, ses relations, Paris, son fils. Ils finissent par se tuer, un soir, après une journée de désespoir et de tendresse, qui est peut-être la seule où ils se soient vraiment aimés.

Il est très bien fait, ce roman, plein, solide et fort sans incidents, sans péripéties, sans aucun moyen extérieur, sans aucune ressource artificielle. Il ressemble au cours naturel des choses. Il donne constamment l’idée d’une histoire vraie. L’absence complète ou d’incidents, ou d’étude de caractères, ou d’étude de milieu, ressemble même à une gageure. On dirait que l’auteur ait voulu tenter le roman romanesque, ou plutôt le roman sentimental, réduit absolument à lui-même. Il a voulu faire son Adolphe. Eh bien, cette gageure audacieuse n’est pas loin d’être gagné ? Elle était bien difficile à gagner même à moitié. On ne peut que féliciter l’auteur de sa probité littéraire et de sa hardiesse.

Ce que l’on pourra reprochera M. Rod est peut-être ceci. Il y a encore de l’inutile dans ce récit, d’une trame pourtant très serrée et d’un dessin très surveillé. Il y a des personnages qui paraissent au commencement et qui ne servent, à rien du tout. Un certain Levolle, associé de M. Berthemy, silhouette grotesque, n’aura aucun rôle dans le roman ni aucune action sur lui. Pourquoi dès lors me le peindre avec tant de complaisance et si minutieusement ? Non seulement c’est inutile, mais cela déroute un peu le lecteur. À voir la place large que ce Levolle occupe dans la première partie du volume, on s’attend à ce que c’est de lui que viendra le « mauvais coup ». Il aime les femmes, il est amoureux libidineusement de Mme Berthemy comme de toutes les autres ; s’il est placé si en évidence au début du roman, c’est que c’est lui qui, par jalousie, dénoncera plus tard Duguay à Berthemy. — « Fi donc ! » me répondra M. Rod, « vous me supposez à l’avance des banalités de roman-feuilleton ! » — « Je les suppose, parce que vous m’induisez à les supposer. Si Levolle ne doit pas jouer ce rôle, ou un rôle analogue, dans l’histoire, ne me le montrez point au début, du moins avec tant d’insistance. »

Et j’en dirai autant de Mme de Venado, et de Mme Lancelot et du journaliste Landry, qu’il ne fallait pas me montrer si l’on voulait n’en rien faire. Je ne vois absolument que Mme Waters, qui, présentée en pied dans « l’exposition », ait un rôle, celui de semeuse de soupçons, dans la suite du récit. Ce défaut, je le relève parce que c’est le défaut propre de M. Rod. Dans le touchant roman intitulé Roches blanches, il y avait toute une histoire de jeune fille séduite qui ne servait à rien dans l’action, et qu’on s’imaginait qui servirait à quelque chose, et aussi toute une famille américaine, père, fils et fille, qui était absolument épisodique, et qui semblait d’abord devoir peser d’un grand poids sur l’action. Le défaut est beaucoup moindre dans Dernier refuge, infiniment moindre ; mais tant y a qu’il existe encore.

Je dirai aussi qu’il y a bien un certain flottement dans l’ensemble de l’œuvre, malgré la fermeté du dessin et la tenue de l’action. J’ai peur, pour tout dire, que cette fermeté soit un peu extérieure, et tienne à l’art d’exposition de l’auteur plus qu’au fond. Voyons ! pouvait-on bien s’attendre à ce que Mme Berthemy fit à la fin du volume tout ce qu’elle fait en effet ? L’avons-nous vue assez vraiment amoureuse pour n’être pas un peu surpris de la voir s’enfuir avec son amant pour le bout du monde ? (Et notez que son mari n’est pas ruiné.) Et ce n’est pas tout. Plus tard, le désespoir d’être séparé de son fils la jette dans la mort. Je recommence : l’avons-nous assez vue passionnée pour son fils, pour nous attendre à celle violence de désespoir ? Non, vraiment ; et nous voici au point. Sans minutieuse et ennuyeuse anatomie psychologique, Duguay nous est assez connu pour que tout ce qu’il fait, depuis le commencement jusqu’à la fin du volume, nous paraisse très naturel. De Mme Berthemy il n’en est pas de même. Nous ne la connaissons pas assez. Pour que les deux événements de la fin de sa vie fussent bien compris, et par conséquent pour qu’ils fussent touchants, il fallait que nous connussions Mme Berthemy comme une femme de toute passion ; de toute passion pour son amant et de toute passion pour son fils, songeant à son fils quand elle est avec son amant, et à son amant quand elle est avec son fils, en voulant à son amant de la séparer de son fils et réciproquement : auxquelles conditions ce qu’elle devient en définitive ne nous eût pas étonnés. Est-ce cette femme-là que M. Rod nous avait montrée dans le courant du volume ? Pas trop, vraiment, et presque pas du tout, et je ne sais pas pourquoi je mets presque. D’où il suit qu’à tout prendre, en ce roman il n’y a guère que Duguay et le mari qui m’intéressent. Il y a là, à mon sens, une imperfection assez grave.

Œuvre très distinguée d’ailleurs, et qu’il ne faut, enfin décompté, que recommander très sérieusement au lecteur.

Victor Cherbuliez. « Jacquine Vanesse » §

M. Cherbuliez nous a donné encore un de ces jolis « romans romanesques » qui sont absolument dans la tradition française et qui rappellent si bien, par la conception et la composition, les romans de George Sand, encore que, pour ce qui est de la manière de raconter, ils n’en aient pas toujours la divine aisance et le délicieux naturel.

Vous entendez bien ce que j’appelle le roman romanesque. Ce n’est point du tout le roman à aventures extraordinaires et tumultueuses. Celui-là, je l’appellerais plutôt le roman mélodramatique.

J’entends par roman romanesque celui qui, très délibérément, s’attache à nous présenter des caractères exceptionnels qui ne cessent pas d’être vrais :

« Mon bon docteur, savez-vous quelle est la pomme de discorde entre les femmes et les savants ? Elles croient facilement aux exceptions, parce qu’elles les aiment, et, vous autres, vous avez peine à y croire, parce que vous ne pouvez pas les souffrir. Vous leur en voulez de troubler votre quiétude, de vous déranger, de contrarier vos chers petits principes. Je m’étonnais, l’an dernier, d’avoir découvert cinq variétés de pavots dans mon jardin, qui, jusqu’alors, n’en possédait qu’une ; et j’attribuais ce miracle à l’industrie, ou, pour mieux dire, à l’instinct divin de la mouche à miel. Vous avez levé les épaules, vous avez ri de moi et de mes crédulités mystiques. Je gagerais bien que vous ne croyez pas au trèfle à quatre feuilles qui porte bonheur à qui le rencontre. Vous vous figurez qu’il n’existe que dans ma folle imagination, et, à la vérité, vous feriez dix fois le tour de cette pelouse sans en trouver. J’en trouve souvent, ne vous déplaise, moi qui vous parle… Et, tenez, en voilà un. »

Ainsi parle Mme Sauvigny au docteur Oserel à la dernière page de Jacquine Vanesse. Comme on dit que les femmes mettent leur pensée vraie dans le post-scriptum, si tant est qu’elles la mettent quelque part, M. Cherbuliez nous donne ici le petit secret de sa méthode ou de sa tendance. Il n’est pas le contraire d’un réaliste, parce que le contraire d’un réaliste serait un simple aliéné ; mais il s’écarte tout naturellement, sinon autant que possible, du moins très diligemment, des procédés des réalistes.

Le réalisme c’est la peinture condensée et vive de la « moyenne » de l’humanité, et chez les réalistes les trèfles ont toujours trois feuilles, parce que l’immense majorité des trèfles sont ainsi faits. Les romanesques sont tout simplement des gens qui se sont avisés que, si la réalité, c’est-à-dire la majorité des cas, est intéressante, l’exception l’est aussi et ne laisse pas de l’être parfois davantage : et les romanesques sont gens qui vont par le monde à la recherche des trèfles à quatre feuilles. Ils ne sont pas tout à fait l’homme de Plaute qui « prend en mains ses tablettes et cherche ce qui n’existe nulle part dans la nature, et, du reste, le trouve » ; mais ils sont gens qui sont très attentifs à ce qui existe peu et le préfèrent infiniment à ce qui existe beaucoup.

Ce sont les bibliophiles du genre humain : ils aiment tous les livres, sans doute ; mais ils chérissent d’une dilection particulière ceux qui n’existent qu’à un très petit nombre d’exemplaires.

Remarquez qu’ils sont honorables comme tous ceux qui jouent la difficulté. Je ne me permettrais pas d’affirmer qu’il est plus difficile de faire un roman romanesque qu’un roman réaliste, parce qu’après tout je n’ai jamais fait ni l’un ni l’autre ; mais je ne suis pas sans avoir quelque inclination à le croire. Car lorsqu’on peint la réalité, il ne s’agit que de faire dire aux lecteurs : « Comme c’est ça ! » en réveillant en eux le souvenir de mille modèles qu’ils ont eus sous les yeux exactement comme le peintre lui-même. Lorsqu’on peint l’exception, il faut faire dire aux lecteurs : « Et c’est pourtant vrai. Et encore c’est vrai tout de même. On sent parfaitement qu’il doit y avoir des trèfles de cette sorte. » — Et il me semble que pour produire cette impression ; il faut beaucoup d’art et infiniment de subtilité. L’art romanesque, c’est le sens délicat de ce qu’il y a encore de vérité générale dans les caractères d’exception ; — ou c’est l’art de mettre dans la peinture des caractères des touches de vérité qui font passer l’exceptionnel et qui y font croire. Et c’est très probablement l’un et l’autre.

Et certainement ce n’est pas facile.

M. Cherbuliez a tout à fait cet art-là et l’on peut même dire qu’il y est passé grand maître. Sa Jacquine Vanesse n’est point du tout une jeune fille que vous reconnaîtrez tout de suite, pour Lavoir rencontrée à trente exemplaires et lui avoir deux cents fois offert le bras entre le salon et la salle à manger. Oh ! pour cela, non ! Mais c’est une jeune fille dont, le livre fermé, vous dites : « Il doit y en avoir comme cela… Et je voudrais bien en rencontrer une. »

Jacquine Vanesse est la fille d’un monsieur qui s’est ruiné et a ruiné quelques amis dans des spéculations diverses dont la plupart se nouaient et dénouaient autour d’un tapis vert ; et d’une dame qui généralement passait sa vie entre un ami très lucratif et un attentif très ruineux. Ces spectacles ont été les premiers qui aient frappé les yeux de Jacquine et ils ont continué de les battre en cadence, ou en décadence, jusqu’à un âge assez avancé. À la vérité elle a passé deux ans, vers la douzième année, avec un grand-père qui était un stoïcien, et dix-huit mois, vers la dix-septième année, près d’une tante qui, quoique sans vertus, était une femme propre…

Et, par parenthèse, je n’aime pas beaucoup ces parenthèses dans la vie d’enfance et de jeunesse de Jacquine. J’eusse aimé mieux, et je n’aurais pas trouvé trop invraisemblable ni exceptionnel, que Jacquine eût l’horreur du vice sans avoir jamais vu la vertu jusqu’à l’âge de vingt ans ; qu’elle fût une hermine en tant que née hermine et nullement pour une autre cause ou par contribution d’une autre cause. Il y a des coquins qui naissent coquins dans les entours les plus vertueux du monde. Ils ont une vocation et voilà tout, et ils sont très intéressants à considérer. Leur état de dépaysés dans le berceau est très amusant. Il y a de même — cela a été constaté — de petits êtres qui naissent propres dans une jolie flaque de boue, et ces petits rois nés en cave sont très curieux aussi à étudier. J’aurais voulu que Jacquine en fût un, exactement. Mais ceci n’est qu’un détail…

Tant y a que Jacquine est vertueuse et surtout chaste de nature et vit encore à vingt-deux ans dans l’habitat le plus parfaitement malpropre qui se puisse. Si on lui demandait : « Ou est monsieur votre père ? » elle répondrait : « Quelque part, très probablement ; mais ce n’est ni à sa femme ni à sa fille qu’il est expédient d’en demander des nouvelles. » — Si on lui demandait : « Quel est ce monsieur qui vit avec madame votre mère ? » elle répondrait : « Il est difficile à une jeune fille de lui donner son nom. Ce serait difficile même à une femme ; et ce ne serait pas très facile même à un capitaine retraité. » — Lorsque M. le curé du lieu, pour une œuvre de charité, se présente à la villa : « Monsieur le curé, lui dit-elle, vous avez cette bonne fortune qu’il n’y a en ce moment que moi à la maison. J’ai l’honneur de vous prévenir, du reste, qu’on n’y reçoit que les sept péchés capitaux. »

Or cette jeune fille, ainsi née et ainsi instruite, est, à la suite d’une aventure quelconque, recueillie chez une dame très douce, très honnête, très charitable et un peu candide, qui ne fréquente que de très honnêtes gens, sauf une demi-exception sur laquelle nous reviendrons. Quels seront les sentiments, gestes et attitudes et actes enfin, de cette jeune fille changeant d’atmosphère et, en quelque sorte, de monde ? Voilà le problème, voilà l’intérêt du roman. Que vous en semble ? L’auteur a pensé qu’elle serait :

1º Très vertueuse, cela va sans dire : il n’y a, quoi qu’en puisse penser le paradoxe, aucune raison pour qu’une jeune fille pure dans un monde qui ne l’est pas, cesse de l’être dans une atmosphère qui l’est. Ce serait pousser un peu loin l’humeur contredisante attribuée quelquefois au sexe faible.

2º Hautaine, ombrageuse, dure et même méchante : l’habitude de voir le vice, quand on ne l’aime pas, inspire une austérité un peu farouche, une manière de misanthropie récalcitrante et de pessimisme qui ne laisse pas d’être injuste.

3º Enfin capable, à un moment donné, de mettre au service de sa vertu et de la vertu les très mauvais usages, tels que coquetterie, rouerie, mensonge et perfidie, dont, bon gré, mal gré, elle est restée comme pénétrée, comme saturée et dont elle se souvient naturellement, sans même y songer.

Et voilà un petit caractère complexe, très exceptionnel, vraisemblable cependant, si l’analyse que je viens d’en faire est exacte, qu’il ne doit pas être désagréable de suivre dans ses démarches. — Il y aura dans cette jeune fille, de la jeune fille et de la courtisane, de la bonne et de la méchante, de la défiante et de la femme toute prête aux épanchements, de l’hermine et de la coquette, et de la désespérée et de celle qui voudrait vivre de tout son cœur. Voilà qui nous promet des régals psychologiques.

Nous les avons. Jacquine commence à penser, tout naturellement, que sa bienfaitrice, Mme Sauvigny, et tous les êtres qui l’entourent sont extrêmement suspects. Un beau musicien très fort, M. Saintis, « ami d’enfance », fait la cour à Mme Sauvigny et doit l’épouser après un certain temps d’épreuve. Nul doute pour Jacquine. M. Saintis est l’amant de Mme Sauvigny. Un petit ingénieur, agronome, M. Balfons, tourne autour de Mme Sauvigny. Jacquine ne suppose pas un instant qu’il est un personnage mis là tout exprès par M. Cherbuliez, pour épouser un jour Mlle Jacquine Vanesse. Elle lui suppose de tout autres intentions : et ainsi de suite. La vertu aigrie par la vue du vice, c’est la définition de Mlle Jacquine. Il y a un vers de Perse que vous connaissez et que je me fais seulement l’honneur de vous rappeler :

Virtutem videant intabescantque relicta,

c’est-à-dire : « Qu’ils voient la vertu et qu’ils sèchent du regret de l’avoir quittée. » Mlle Jacquine Vanesse, c’est l’inverse. C’est la vertu qui a vu le vice et qui en est restée sèche et coriace comme une jeune branche de houx.

Aussi, c’est pendant un long temps une petite peste que Mme Sauvigny tient soigneusement à côté d’elle. Et comment, peu à peu, d’abord avec un étonnement prodigieux, ensuite avec un commencement d’attendrissement, enfin avec un ravissement incroyable, la petite pessimiste finit par croire à Mme Sauvigny, par s’écrier… non, car les cris ne sont pas dans ses habitudes… mais par dire avec une profonde conviction : « Je vois, je sais, je crois ; je suis désabusée » ; c’est la partie la plus aimable, la plus intéressante et la plus pénétrante du roman.

Par exemple, un jour, Mme Sauvigny reçoit une lettre du beau Saintis. Avec tranquillité : « Jacquine, j’ai les yeux fatigués. Ayez donc la bonté de me lire cette lettre. » — Jacquine est absolument ébouriffée de ce qu’il y a de prodigieusement insolite dans ce procédé. Il lui semble quelque chose de monstrueux. Jamais elle n’a vu une femme recevant une lettre masculine et disant à une autre : « Ouvrez donc ça ! » Moi non plus, du reste ; mais qu’il y ait des Mme Sauvigny dans le monde, c’est ce que je crois tout de même.

Et quand Jacquine est convaincue de la parfaite sainteté de Mme Sauvigny, Mme Sauvigny lui devient une religion. Elle a foi en elle ; et, comme la foi qui n’agit pas est à peine une foi sincère, Jacquine agit.

Elle a, du reste, occasion d’agir. Elle a foi en Mme Sauvigny, mais sa foi ne s’étend aucunement jusqu’au beau Saintis. Le beau Saintis lui est suspect. Elle le trouve un peu infatué pour être un amoureux loyal et un peu trop séduisant pour devenir un mari de tout repos. Cependant il peut encore, malgré les apparences, être un fort honnête homme. Puisqu’il paraît qu’il y en a… « Soit ! Mais nous verrons bien ! » dit Jacquine. — Et doucement, elle se met à séduire le beau Saintis : « Si Saintis me résiste », dit cette petite personne qui sait sa valeur, c’est qu’il aime vraiment, profondément, Mme Sauvigny. S’il se laisse aller à flirter avec cette pauvre petite Jacquine, cette pauvre petite Jacquine préviendra Mme Sauvigny et l’aura sauvée ainsi d’un sot mariage. »

Oh ! que Mlle Jacquine réussit mieux encore qu’elle n’y comptait ! Après six semaines d’un petit manège presque innocent de la part de Mlle Jacquine, Saintis renonce-t-il à Mme Sauvigny pour Jacquine ? Point du tout. Repousse-t-il les avances de Jacquine en considération de Mme Sauvigny ? Aucunement. S’il vous plaît, il les loge toutes deux dans son vaste cœur, considérant que l’une sera une femme délicieuse et l’autre une maîtresse adorable, et exposant cette théorie avec les convenables précautions oratoires, mais avec une merveilleuse limpidité, à Mlle Jacquine.

Jacquine est arrivée à ses fins. Quand la clarté dont j’ai eu l’honneur de vous parler tout à l’heure est suffisamment aveuglante, elle éclate de rire au nez de M. Saintis et déduit tout le cas à Mme Sauvigny en ajoutant quelque chose comme ceci : « Madame, le vice sert à quelque chose. La vertu est adorable ; mais elle a le tort de se voir elle-même dans les yeux des autres. Le vice voit le vice partout ; mais c’est en cela que, s’il se trompe quelquefois, il ne se trompe pas très souvent. Je me suis trompée sur vous ; mais j’ai diablement vu juste sur le propos de M. Saintis. Souffrez un peu ; mais remerciez-moi dans deux ou trois semaines. Commencez par me garder une dent ; mais reconnaissez au bout de quelque temps que je suis quelqu’un qui vous en a arraché une, laquelle il fallait extraire, parce que ce n’était pas une dent de sagesse. »

Tel est ce joli roman, très original et piquant, qui m’a pleinement satisfait, sauf que… il y a deux théories. Faut-il mettre le lecteur dans le secret ? Faut-il ne pas l’y mettre ? L’y mettre est plus facile et plus loyal. Ne pas l’y mettre est plus piquant. M. Cherbuliez nous y a mis. Nous savons, durant tout le flirt entre Jacquine et Saintis, que Jacquine ne poursuit d’autre but que de démasquer Saintis et sauver Mme Sauvigny. Soit. Il m’eût été plus agréable, peut-être, de ne pas savoir, de me demander pendant tout ce temps-là si cette petite Jacquine n’est pas une coquinette qui veut voler Saintis à Mme Sauvigny ; de me dire : « Eh ! eh ! Jacquine a de bons instincts ; mais elle en a aussi de mauvais, et elle a eu en outre de très mauvais exemples. Peut-être est-ce simplement le petit serpent réchauffé. Peut-être aussi que, au contraire… Et, en effet, il semble… » Voilà ce que j’aurais aimé à dire jusqu’à une scène finale qui aurait prouvé avec éclat à Mme Sauvigny, à Saintis et à moi que Jacquine depuis longtemps jouait ici le rôle de terre-neuve sous les apparences de serpent… s’il est permis de s’exprimer ainsi.

Il n’en est pas moins que ce roman est fort joli, et d’un intérêt continu. J’en suis sûr. J’ai un critérium. Quand je me dis : « Voilà un roman dont on ne pourrait pas faire une pièce de théâtre », cela ne veut pas dire que le roman soit mauvais ; cela veut dire qu’il ne vaut pas par l’intérêt de curiosité. Quand je me dis : « Voilà un roman dont on ferait assez facilement une bonne pièce de théâtre », c’est que le roman m’intéresse d’abord, et c’est ensuite — je crois m’y connaître — qu’il intéressera tout le monde. Je me rappelle m’être dit cela à propos d’Idylle tragique de M. Bourget. Et, en effet, on en a tiré une pièce de théâtre. Il est vrai qu’on a fait cette extraction d’une manière très maladroite, mais ce n’est pas ma faute. Cela m’est arrivé également avec un roman de M. Claretie : L’Américaine. Cette fois-là j’étais tellement dans le vrai que j’y étais pour ainsi dire trop. Le lendemain je recevais de M. Claretie un mot à peu près ainsi conçu : « Je le crois bien, Monsieur, que mon Américaine pourrait devenir une pièce de théâtre. Elle en est une ! C’est un drame que j’avais écrit, que ma situation de directeur de la Comédie-Française m’a empêché ou détourné de faire jouer, et dont j’ai fait un roman pour en faire quelque chose. » — Pour le coup j’avais deviné plus que juste. Ce que je voyais dans l’avenir était si capable d’y être qu’il était déjà dans le passé. J’en dis autant de Jacquine Vanesse. Ou c’est déjà un drame qu’on a tourné en roman (mais je ne crois pas), ou c’est un roman qui est fait pour qu’on l’accommode en pièce de théâtre.

Dans ce cas je recommanderai à l’adaptateur deux choses : la première, « de ne pas mettre le public dans la confidence », comme je disais plus haut ; la seconde, de trouver un mari pour Mme Sauvigny à la fin de la pièce. Le public souffrirait de ce qu’elle restât sur sa déconvenue, sans quelque petite consolation au moins en expectative. Un docteur un peu fruste, mais grand cœur et âme loyale, qui aide Mme Sauvigny dans ses bonnes œuvres, est une des figures les plus intéressantes du roman, quoique épisodique. En lui ôtant quelques années, ce qui ne lui serait qu’agréable, on en pourrait faire le pis-aller de Mme Sauvigny éclairée et déçue. Le mari est très souvent dans la vie d’une femme le deuil aimable de l’amour.

— Une Célimène : « J’ai renoncé à l’amour. Je me contente… »

— Une Éliante : « Du bonheur. »

Francis de Pressensé. Sur le Cardinal Manning §

C’est un très beau livre que celui que M. de Pressensé vient d’écrire sur le Cardinal Manning. C’est un livre de psychologie, c’est un livre de philosophie, c’est un livre d’histoire, c’est un livre de piété et de profond sentiment religieux.

Le Cardinal Manning fut un grand convertisseur. Il s’est converti lui-même, d’abord ; il a converti, ensuite, un grand nombre de ses amis, de ses admirateurs et de ses auditeurs. Et enfin, de l’autre côté du détroit, il a bien à peu près converti M. de Pressensé.

Il s’en faut d’une ligne. M. de Pressensé ressemble aux augustes personnages qui proclament l’alliance franco-russe par tous les synonymes possibles du mot alliance, en n’évitant que ce mot lui-même. Il confesse son catholicisme à toutes les lignes de son livre et par toutes les expressions possibles, rien n’y manquant que les trois mots : « je suis catholique ». Il est certain que la grâce du Cardinal Manning a opéré, et M. de Pressensé est très loin d’en disconvenir.

Il pourra même se produire un phénomène psychologique très intéressant. M. de Pressensé pourra rester protestant, pendant que son livre convertira un certain nombre de protestants au catholicisme. Il aura été le canal par où la grâce du Cardinal Manning se sera épanchée sur les âmes.

Je ne m’y oppose nullement, ayant pour toutes les religions chrétiennes des sympathies qu’il m’est difficile d’empêcher qui ne soient égales, et étant tout près de chérir M. de Pressensé dans le catholicisme comme je le chéris dans ce qui lui reste de Genève.

Le dirai-je ? Et pourquoi non ? J’aime les gens qui ont une religion ; je les aime beaucoup ; mais encore, tout en réprimant un peu en moi cette tendance, j’ai un faible pour ceux qui en changent. En notre temps, cela ne marque point une vaine inquiétude d’esprit ; cela marque une très forte vie intérieure, un sentiment religieux puissant et avide, qui ne se repose pas et qui cherche ardemment la voie où il s’élancera et se déploiera de la façon la plus conforme à sa nature.

Comme cela est bien prouvé par la vie même du Cardinal Manning ! M. de Pressensé a bien montré que Manning est devenu catholique après avoir été aussi protestant qu’on peut l’être, et parce qu’il était protestant dans la forme la plus vive et la plus aiguë du protestantisme. Il avait commencé par être « évangéliste » comme Newman, « et il est intéressant de noter au passage, dit M. de Pressensé, que les deux chefs de la restauration catholique anglaise ont dû l’un et l’autre — et ils l’ont proclamé l’un comme l’autre — leur entrée dans la vie spirituelle à l’évangélisme… Ces deux athlètes du catholicisme n’ont pas seulement débuté par le protestantisme, mais par ce qu’il y a de plus protestant dans le protestantisme, et ils en ont conservé tous les deux une trace indélébile ».

Certainement à ces deux hommes, à Manning surtout, il fallait une religion, et dans cette religion l’esprit le plus décisif et la forme la plus vigoureusement accusée qu’elle put avoir. Voilà pourquoi Manning, une fois catholique, ne se contenta point d’être catholique, mais fut prêtre catholique ; et ne se contenta point d’être prêtre catholique, mais fut énergiquement et passionnément ultramontain, romain et papiste. Ce n’est pas lui qui dût jamais devenir un gallican d’Angleterre. Tout Pie IX et tout de Maistre furent franchement absorbés par lui et devinrent son entretien intime et sa substance.

Ce qu’il y a là, ce que révèlent, au premier regard, ces deux dispositions d’esprit successives, c’est une âme singulièrement ardente, que les moyens termes ne satisfont point, et qui demande à la vérité d’avoir quelque chose de tranché et d’impérieux, si ce n’est même d’excessif. On définit assez bien par les contraires : Manning fut l’antipode de Renan. Il est probable même que Renan lui inspirait une profonde horreur, mêlée d’un prodigieux étonnement.

Mais encore pourquoi Manning, dans cette crise mémorable, qui dura six ans et qui fait le grand, le profond intérêt dramatique du livre de M. de Pressensé, subit-il progressivement la séduction, l’attraction, l’ascendant, la fascination enfin de Rome, jusqu’au jour où, n’y tenant plus, il se jeta pour jamais sous la main bénissante du Cardinal Wiseman ? Car enfin, si nous en croyons M. de Pressensé, « il savait par lui-même que même dans le protestantisme militant, intransigeant, pour peu qu’il soit fidèle à l’Évangile et docile à la révélation, il y a le germe de toutes les vérités, y compris celles qu’il rejette et qui forment le couronnement du catholicisme. » — Pourquoi donc l’a-t-il quitté ?

C’est ce que, patiemment, avec un esprit critique et un esprit psychologique bien remarquables, en éliminant toutes les raisons secondaires alléguées par les esprits étroits ou supposées par les calomniateurs, M. de Pressensé nous explique, avec une singulière sûreté, dans toute la suite de son ouvrage.

Il y a eu des raisons du cœur, de celles où la raison perd son temps à raisonner. Manning a des mots de pur mysticisme que M. de Pressensé ne fait aucune difficulté de rapporter : « Je sens comme si une grande lumière avait lui devant mes yeux. Mon sentiment à l’égard du catholicisme romain n’est pas de l’ordre intellectuel… Le filet resserre ses mailles autour de moi… Quelque chose surgit en moi et me répète : “Tu mourras catholique !…” D’étranges pensées me rendent visite. »

Mais il y a eu aussi dans son évolution intellectuelle des raisons de raison, et de très haute raison, de celles qu’on peut discuter, précisément parce qu’elles sont rationnelles, mais qui sont les produits d’une pensée forte.

Manning a été attiré au catholicisme surtout par le besoin du surnaturel et par le besoin de l’unité.

Il n’a pas trouvé assez de surnaturel dans la première religion qu’il avait pratiquée : il l’a trouvée trop proche d’un pur et simple rationalisme ; il a été convaincu (après tout, comme un Pascal) que la vraie religion se reconnaît à ce qu’elle ne se prouve pas, et que la religion qui se prouve n’est qu’une philosophie et participe à l’infirmité de toute doctrine philosophique. M. de Pressensé a quelques belles pages là-dessus : « L’humanité, suivant une belle parole, n’est satisfaite que par ce qui la dépasse ; elle n’accepte que ce qui s’impose à elle ; elle ne s’incline que devant ce qui commande avec autorité. Après tout, ce n’a jamais été la méthode du christianisme de s’adresser à la raison toute seule pour la convaincre. Il a toujours fallu s’élever au-dessus de la région des nuages, des doutes, des divisions, des malentendus, des orages ; monter sur les sommets de la foi et des certitudes divines pour atteindre la zone des sources pures et des vastes horizons. »

Il est très vrai que certains esprits, n’ayant jamais assez de certitude, n’ont jamais assez de surnaturel, la certitude absolue ne pouvant pas être celle qu’on se fait, puisqu’on voit toujours la manière dont on se l’est faite, et qu’à voir par quels moyens on a réussi à se la faire, on en doute. Pour eux, donc, la certitude ne pouvant sortir d’eux-mêmes, pure, inaltérée et splendide, il faut qu’elle vienne d’ailleurs, de plus loin et de plus haut.

Et les esprits de ce genre en viennent facilement à se défier de toute certitude pour peu qu’elle soit seulement mêlée d’éléments humains. Ces parties rationnelles suffisent pour altérer à leurs yeux la certitude qu’ils ont contribué à faire. À ces esprits-là, il est certain qu’une religion sera d’autant plus la vraie religion qu’elle s’éloignera davantage du rationalisme et que davantage elle l’exclura. — Mystiques ? Non, sceptiques à l’égard des moyens humains de connaissance, profondément convaincus, et peut-être trop, de notre radicale incapacité de saisir, ou seulement d’entrevoir la vérité. Manning, à en croire M. de Pressensé (car ici j’ai quelques doutes, et il me semble que c’est moins Manning qui parle que M. de Pressensé lui-même), Manning « fit voir par son exemple l’erreur de ceux qui veulent abaisser, rapetisser le christianisme, le dépouiller de ses caractères surnaturels pour le faire agréer à l’esprit du siècle. La religion qu’il crut faite pour une génération sceptique, douloureuse, accablée et pourtant éprise de son mal, en garde contre les panacées des charlatans, revenue des promesses trompeuses de la toute-science, mais façonnée aux méthodes sévères de la science et de la critique ; ce n’est point un christianisme au rabais, ravalé au niveau d’une morale ou d’une philosophie humaine ; c’est le christianisme des apôtres et des saints ; c’est la folie de la croix ; c’est le scandale de l’Évangile avec sa révélation et ses miracles ; c’est l’Église maîtresse de foi et dompteuse d’erreurs ».

Telle a pu être, pour une part dans sa détermination, la pensée de Manning ; mais, bien plus sûrement, à mon avis, a agi sur lui la considération de l’unité du pouvoir spirituel. L’absence d’unité dans le gouvernement des âmes, voilà de quoi souffrent tous les croyants, tous les religieux, et je dirai même tous les idéalistes qui sont en même temps des hommes d’action. Plusieurs religions dans l’humanité, voilà ce qui est pour eux quelque chose de pénible et de dangereux et de fatal. Que les hommes soient divisés politiquement, soient partagés en nationalités diverses, cela, pour eux, est déjà un mal. Ne devraient-ils pas former une seule famille ? Mais qu’ils soient divisés moralement, partagés entre diverses religions, voilà qui leur paraît plus douloureux encore. Précisément parce que les humains sont divisés comme peuples, ne devraient-ils pas être réunis et ne former qu’une seule famille au moins à titre d’enfants de Dieu ? — Cette « humanité » au moins morale, ce « pananthropisme », un peu plus large, il faut l’avouer, que tous les panslavismes, pangermanismes et panlatinismes, cette cosmopolis religieuse, a naturellement été le rêve de tous les grands hommes d’action et de charité, chez qui l’esprit d’action et de charité l’emportait sur l’esprit d’autonomie et d’indépendance ; c’est dans ce rêve que se rencontraient déjà, ou qu’essayaient de se rencontrer Bossuet et Leibniz pour la grande affaire de la « Réunion ». C’est cette aspiration à l’unité qui a été la raison déterminante de la conversion de Manning au catholicisme.

M. de Pressensé le fait remarquer, Manning, dès 1846, dans son journal intime, notait déjà que l’Église anglicane était séparée de l’Église universelle, soumise sans appel au pouvoir civil, isolée, particulière, insulaire. Longtemps avant d’être « catholique romain », il sentait et s’avouait qu’il n’était plus « anglican ». Se rattacher à l’Église catholique, c’était surtout, pour lui, tendre à la concentration de toutes les consciences en une seule communion, de toutes les âmes en un seul faisceau. Et ainsi s’est faite, peu à peu, cette évolution tragique et douloureuse qui l’a conduit d’un pôle à l’autre.

Non sans déchirement ; car, remarquez bien que cet esprit, affamé d’union, devait commencer par une sécession, par une rupture. Il devait quitter sa maison pour en gagner une autre qu’il jugeait plus vaste. Il lui fallait, pour trouver sa patrie, commencer par l’exil. C’est pour cela que, longtemps, tout en se sentant devenir catholique, il s’écriait que l’abjuration lui faisait l’effet d’être « la mort ». Et, en effet, c’est à travers la mort qu’il a été vers ce qu’il estimait être la vie.

Drames terribles des grandes âmes ! Combien en avons-nous vu en ce siècle, qui parfois nous paraît plat et qui est aussi tragique que le seizième, ou que celui que vous voudrez ! C’est Scherer, qui rompt avec le protestantisme, pour venir à la pensée libre et pour aboutir au scepticisme, ou plutôt à l’agnosticisme le plus complet, le plus intégral, que peut-être on ait jamais vu. C’est Renan, qui rompt avec le catholicisme pour aboutir à une autre forme de scepticisme, au scepticisme qui consiste à croire à tout, et à accueillir tous les contraires comme des aspects divers de la vérité. C’est Manning, qui abandonne le protestantisme pour se jeter dans le catholicisme le plus tranché et le plus intransigeant.

Qu’est-ce à dire ? que les âmes ont des besoins divers et contraires, et que chaque doctrine établie réponde un de ces grands besoins en lui sacrifiant les autres et en exigeant de ses adeptes qu’ils sacrifient les autres, sans qu’aucune jusqu’à présent soit assez vaste pour les satisfaire tous. Oui, le besoin d’autonomie spirituelle, d’indépendance spirituelle, d’individualisme spirituel, est légitime ; et le protestantisme y répond et le satisfait. Oui, le besoin de libre recherche et d’éternelle discussion et de doute renaissant pour aiguillonner et stimuler à des recherches nouvelles est une forme encore, et essentielle et légitime, de la vie de l’âme. Oui, le besoin d’union, d’unanimité, de communion universelle dans une même pensée est légitime aussi, et le catholicisme se présente pour y satisfaire. Et où se trouvera la doctrine qui pourra concilier tant d’exigences diverses et contradictoires et contenir en son sein une humanité qui a besoin et d’indépendance et de cohésion, et qui a le désir du port et aussi de la tempête ? Il n’est guère à espérer que cette doctrine se rencontre jamais. Respect, en attendant, à tous les hommes de foi et de bonne volonté, et Manning fut assurément un de ces hommes-là.

Et en attendant aussi, le livre de M. de Pressensé est une œuvre elle-même de bonne volonté et de grande pensée. Il fait revivre un grand apôtre ; trace, à propos de lui, un chapitre de l’histoire morale de l’Angleterre. Il indique la grande révolution intellectuelle de ce dernier demi-siècle dans la Grande-Bretagne. Il nous prévient que le mouvement anglo-catholique a eu son retentissement sur l’état politique, social, littéraire et artistique du Royaume-Uni. Il nous avertit qu’il y a une Angleterre d’avant le Reform Act, et une d’après ; et qu’il y a aussi une Angleterre d’avant les Tracts for the Times et une Angleterre d’après. J’aurais voulu que ces considérations-ci fussent plus développées qu’elles ne le sont dans le livre de M. de Pressensé. Manning est grand, certes ; l’évolution de la pensée de M. de Pressensé vers le catholicisme est chose, certes, intéressante. Plus grand et de plus vif intérêt est encore le mouvement philosophique et religieux de l’Angleterre depuis 1848, et c’est une esquisse un peu étendue de ce mouvement qui manque dans le bel ouvrage que je viens de lire.

Il y faudrait un Sainte-Beuve, nous dit M. de Pressensé quelque part, et ce serait un livre tout à fait analogue au Port-Royal qui serait à écrire. Eh bien, j’ose assurer à M. de Pressensé que, ce livre, il peut le faire ; et je le préviens que, désormais, quoiqu’il ne nous l’ait qu’à moitié promis, et quoique, à moitié aussi, il s’interdise de le faire, il nous le doit.

Arthur Schnitzler. « Mourir » §

Ce n’est pas une lecture folâtre que celle de Mourir, par M. Arthur Schnitzler, traduit de l’allemand par M. Gaspard Vallette, et si l’hilarité intempérante est une maladie, les médecins pourront recommander Mourir aux malades de cette catégorie. Cela m’a rappelé ce journal qui a paru dans ma jeunesse, qui s’intitulait L’Urne, organe officiel de la crémation, et qui, à ce qu’assurait Albéric Second, donnait en prime à ses abonnés d’un an une corde de deux mètres ou un décalitre de charbon, selon qu’ils préféraient s’asphyxier ou qu’ils aimaient mieux se pendre. Mais cela n’empêche point qu’il y ait bien du talent dans cette agonie en un volume.

Encore, en l’appelant une agonie, je lui fais tort de moitié. C’est bien à deux agonies que vous assisterez en lisant ce livre macabre. Un phtisique s’en va lentement d’où l’on ne revient pas. Une maîtresse très dévouée et qui l’aime profondément — c’est une Viennoise, et il paraît que c’est tout dire — l’assiste et le soigne avec une obstination et une douceur inaltérables. La succession des sentiments chez ces deux êtres qui s’adorent, voilà ce que l’auteur a voulu nous montrer, et ce qu’il nous a fait voir, en effet, avec une minutie très heureuse et avec un air de vérité incomparable. Il y a là, parallèlement, l’agonie physique et morale du malade et l’agonie morale de la jeune femme, dans tout leur développement, et comme suivies pas à pas.

Le jeune homme sait qu’il en a pour un an au plus. L’arrêt a échappé à un médecin illustre autant que spécialiste, qui ne peut pas s’être trompé. Une effroyable torture commence pour lui, une révolte sans cesse grandissante contre la destinée, et surtout, ce qui est admirablement exprimé, avec une variété extrême de moyens, par M. Schnitzler, une jalousie furieuse à l’égard de tout ce qui vit, de tout ce qui est jeune, de tout ce qui s’élance dans l’avenir, de tout ce qu’il sait qui restera après lui sur la terre quand il sera descendu dans l’ombre éternelle. Ces gens qui se promènent, qui courent, qui causent, qui discutent, qui s’ennuient, qui ne connaissent pas leur bonheur, il les hait d’une haine qui peu à peu s’exaspère et s’affole.

Et peu à peu il s’aperçoit qu’à l’égard de sa maîtresse il a les mêmes sentiments. Elle est trop fraîche, elle est trop belle, elle est trop saine, elle est trop jeune ; ils vivent trop, d’une vie insolemment radieuse, ses beaux cheveux blonds, où semble descendre et séjourner amoureusement le soleil.

Elle lui a promis, dans le premier moment d’exaltation, qu’elle ne lui survivrait pas. Il l’a traitée de folle et lui a commandé de vivre, ne fût-ce que pour que quelque chose restât de lui, pour qu’il pût vivre encore dans son souvenir, dans les intimités mélancoliques de son regret.

Mais, les jours passant, les mois s’écoulant, et, approchant le terme fatal, c’est à cette promesse funèbre de sa maîtresse qu’il s’attache et qu’il s’accroche lâchement, comme à une consolation.

Il dit : « notre mort prochaine » ; il dit : « quand nous ne serons plus » ; et s’affaiblissant de plus en plus, tout entier en proie au terrible égoïsme des mourants, il en vient à lui ordonner impérieusement de tenir sa promesse : « Tu le dois ; tu me l’as promis ! » — Et enfin, aux dernières heures, l’embrassant éperdument, criant : « Je t’emmène ! Je t’emmène ! » il la serre de telle façon que la pauvre femme s’enfuit épouvantée. Il avait voulu l’étrangler. La vie florissante s’est trouvée face à face avec la mort jalouse, haineuse et avide de destruction, et a senti jusqu’au fond d’elle-même l’attraction froide du tombeau. — Tout cela, avec une extrême simplicité d’incidents et d’expression, est d’une force de vérité tragique qui est poignante. Cela sent la grande œuvre.

Et elle, la pauvre petite femme, si douce, si aimante, si dévouée, dévouée à se rendre malade elle-même en vivant confinée dans l’atmosphère mortelle du malade ; elle est un être humain cependant, et un être jeune, sain et vigoureux. Et son histoire est, au tragique, celle de la Jeune veuve de La Fontaine. Elle est, mon Dieu, la jeune veuve préalable. Et c’est assez curieux de voir la succession des sentiments de la jeune veuve chez une femme qui n’est veuve que par anticipation et parce qu’il est sûr qu’elle va l’être, et qui a encore devant les yeux celui dont elle est déjà veuve, et qui l’aime encore profondément.

Elle a commencé par lui promettre et par se promettre de mourir avec lui. Rien de plus sérieux, rien de plus sincère que cette promesse, rien même de plus profond. C’est bien la mort acceptée et voulue et l’impossibilité sentie de vivre, supposé mort l’être qu’on aime. Mais peu à peu, inconsciemment, parce que la vie a ses droits, parce qu’il a ses droits le sang jeune et pur qui roule dans ses veines, la jeune femme sent que sa résolution fléchit et fond en quelque sorte dans son cœur, et s’étonne de la voir ainsi défaillir, et se reproche de ne pouvoir la retenir et la fixer, mais enfin s’en détache et s’en dessaisit de jour en jour.

Et elle finit par comprendre ces deux états d’âme si différents, et la raison de cette différence : « “Un jour j’ai voulu mourir avec lui. Pourquoi sommes-nous devenus si étrangers l’un à l’autre ? Il ne pense plus qu’à lui-même. Est-ce qu’il voudrait encore mourir avec moi ?” Et alors la certitude la pénétra qu’il le voudrait encore. Mais ce n’était plus l’image d’un jeune homme, et aimant, qui lui apparaissait et qui lui demandait de s’étendre à ses côtés pour le sommeil de l’éternité. Non, c’était un égoïste, un jaloux qui l’entraînait de force avec lui, simplement parce qu’elle était à lui. »

Et, tout en même temps, elle l’aime encore et ne peut détacher son cœur de celui qui n’est plus celui qu’elle aime, mais qui l’a été ; et comme notre être moral se compose moitié de souvenirs, moitié de sensations actuelles, et que les uns ne sont pas moins vivants que les autres, il y a je ne sais quelle confusion douloureuse de haine et d’amour, d’effroi et d’affection, de dégoût involontaire et de pitié, de regrets pieux et déjà d’espérances coupables dans cette pauvre cervelle « d’ange », qui ne peut pas s’empêcher d’être un être humain. C’est ce qui fait que la page suivante me paraît un petit chef-d’œuvre :

« C’étaient des souvenirs qui remontaient à son esprit. Des jours et des nuits de bonheur radieux. Elle évoquait des heures où il l’avait tenue dans ses bras, tandis que passait sur eux, dans la chambre, le souffle de jeunesse du printemps. Elle avait maintenant un vague sentiment que le parfum du jardin n’osait pas pénétrer jusqu’à eux. Elle allait alors à la fenêtre pour l’aspirer à longs traits. Des cheveux morts du malade une odeur fade semblait se répandre qui pénétrait l’air de la chambre. — Et puis, quoi encore ? Ah ! si seulement c’était fini ! Oui, fini ! Elle n’avait plus peur de cette idée-là. Le mot perfide lui venait aux lèvres, qui transforme en hypocrite compassion le plus épouvantable des souhaits : s’il pouvait être délivré ! — Et quoi encore ? Elle se voyait assise sur un banc, au pied d’un grand arbre, là, dehors, dans le jardin, toute pâle et défaite par les larmes. Mais ces signes de deuil n’existaient que sur son visage. Sur son à me un repos délicieux était descendu, qu’elle ne connaissait plus depuis longtemps, depuis si longtemps ! Et elle voyait encore une forme humaine, la sienne, se lever, gagner la rue et s’en aller lentement. Car maintenant elle pouvait s’en aller où il lui plaisait… Elle souhaita qu’il se réveillât. Car à le revoir ainsi, elle se sentait remplie d’une indicible peine, d’une angoisse pour lui qui la consumait. C’était de nouveau l’aimé qu’elle voyait mourir, là, devant elle. D’un seul coup elle comprenait tout ce que ce mot signifiait pour elle ; et la tristesse lamentable de cet inéluctable et de cet effroi descendait sur elle. Elle recommençait à comprendre, à comprendre tout : qu’il avait été pour elle le bonheur et la vie, et qu’elle avait voulu l’accompagner dans la mort ; et que maintenant l’instant était tout proche où l’irréparable serait accompli… Il vit encore, il respire, il rêve peut-être. Mais ensuite, il sera étendu là, rigide, mort, on l’enterrera ; et il dormira profondément sous la terre dans un cimetière paisible, sur lequel les années passeront uniformes pendant qu’il se décomposera. Et elle, elle vivra, elle sera parmi les hommes pendant qu’elle sentira, là, dehors une tombe muette où repose celui qu’elle a aimé. — Et ses larmes coulèrent impétueusement… »

Comme tous les traits de cette page sont contradictoires, et comme l’ensemble est vrai ! Quelle exactitude dans la peinture de sentiments complexes et confus, et quelle expression simple et forte de toutes les misères humaines ensemble !

J’aurais bien d’autres petites merveilles d’observation psychologique à relever dans ce volume aussi riche d’idées que volontairement dénué d’incidents. Une seule encore seulement. À un moment donné le grand médecin, le docteur infaillible qui a prédit au poitrinaire qu’il partirait aux feuilles mortes…

Mais, à ce propos, une parenthèse pour une critique. Il est invraisemblable, quelques précautions que l’auteur ait prises, qu’un médecin, quel qu’il soit, dise à un malade : « Vous en avez pour un an. » Jamais médecin n’a dit cela. Ceci est une faute de rédaction. Il était si facile d’imaginer une scène où le phtisique aurait surpris ce secret en écoutant, par exemple, sans être vu, une consultation de médecins ! Mais passons là-dessus et fermons la parenthèse…

Donc, le médecin aux arrêts brutaux, le docteur infaillible et indiscret, à un moment donné du roman… il arrive qu’il est mort. Le poitrinaire lit cette nouvelle dans son journal :

« “Qu’est-ce donc ? Lis cela. Cet homme qui… enfin, le professeur Bernard est mort hier.

« — Quel Bernard ?

« — Celui, celui chez qui je… enfin celui qui m’a ouvert de si sombres perspectives.

« — Comment ! Le professeur Bernard ?”

« Elle avait sur les lèvres : “Cela lui vient bien !” Elle ne le dit pas. Il leur sembla à tous deux que cet événement fût pour eux d’une grande importance. Oui, l’homme qui, du haut de son inébranlable santé, avait ôté tout espoir au malade, c’était lui-même qui venait d’être emporté en quelques jours ! C’est en cet instant que Félix sentit pour la première fois combien il avait haï cet homme. Cette vengeance du destin qui l’avait frappé apparut au malade comme un favorable présage…

« — Tu as commandé la voiture ?

« — Oui, dit-elle, pour onze heures.

« — Alors, nous avons encore le temps de faire une petite promenade sur l’eau.

« Elle prit son bras et ils allèrent ensemble vers le hangar au bateau. Ils avaient le sentiment qu’une juste réparation venait de leur être accordée. »

Vous voyez assez combien ce triste livre est vrai et combien il est distingué. Il est d’un moraliste bien froidement pénétrant et adroit. Il suit les mouvements du cœur avec une singulière sûreté. Il connaît, à faire frémir, les profondeurs de l’humaine misère. Et cette histoire est bien celle de deux malheureux très modernes, très contemporains. S’ils n’ont dans leur calvaire aucun moment de relâche, aucune consolation, si ce n’est misérable et honteuse, comme celle que je viens de rapporter, c’est que…

« Que vais-je devenir ? demande, désespérée, la marquise d’Auberive, au marquis d’Auberive, dans Les Effrontés d’Émile Augier.

— De mon temps, on avait Dieu. »

Et certainement on peut dire, à tout le moins, qu’il servait à quelque chose.

Sully-Prudhomme. « Que sais-je ? » §

« Que sais-je ? » de M. Sully-Prudhomme, est un examen de conscience philosophique. Arrivé, ou croyant être arrivé à cet âge où l’homme se dit mélancoliquement : « Je vieillis ; chaque jour me précipite vers le terme où je ne penserai plus », et voulant savoir au plus juste « quelle a pu être sur la terre la trempe naturelle de son cerveau », l’auteur a cherché à « se recueillir » et à « se discerner ». Il s’est dit le fameux « Que sais-je ? » ; et, avec cette circonspection, cette réserve, cette horreur de l’affirmation précipitée, qui n’est pas autre chose chez lui, comme chez tous les hommes supérieurs, que de la modestie, voici ce qu’il a répondu dans ce petit ivre :

Qu’y a-t-il ? Il y a moi, d’abord ; je me sens, je me saisis à chaque acte que je fais, à chaque parole que je prononce, bien mieux, à chaque pensée que j’ai. Je ne peux pas douter de moi-même. Quand j’essaye, je sens que je deviens fou, que je fais une chose que je ne puis pas faire et que je ne fais pas au moment même où je veux me persuader que je la fais. N’essayons donc pas. Je me sens. Il y a moi.

Mais si je me sens, est-ce à dire que je me connaisse ? Nullement. Je ne sais aucunement ce que je suis. Si je suis quelque chose d’un qui ramasse autour de soi un certain nombre de choses multiples, variées et fugitives ; ou si je suis l’agrégat et le tourbillon précisément de ces choses mêmes, et un composé flottant et glissant de sensations qui ne se peut ramener à aucun point fixe et permanent ; je n’en sais rien. Je ne peux me creuser jusqu’au centre et jusqu’au fond. Je me sens, je ne me connais pas. Il y a en moi de l’inconnu et très probablement de l’inconnaissable. — Une métaphysique est au fond de toute psychologie.

Il y a les choses. Il me semble ainsi, du moins. J’aperçois, je palpe, j’entends, je sens, je goûte des je ne sais quoi qui semblent être en dehors de moi. À la vérité, ne les saisissant que dans les sensations que j’en ai, je reconnais que ce n’est point les saisir, et que je ne prends possession que de mes sensations seules. Croyant assister au panorama de l’univers, je n’assiste qu’au tableau mouvant de mon être intérieur. « C’est moi-même ébloui que j’ai nommé le ciel », comme a dit M. Sully-Prudhomme en un très beau vers. Au fond je ne connais pas plus les choses que je ne me connais moi-même ; je les sens, et je les sens en moi, ce qui revient à dire que je me sens. Ici encore je ne puis affirmer que moi.

Si je veux écarter cette difficulté par une sorte d’acte de croyance, et ajouter foi, sans pouvoir les démontrer, à l’existence des choses externes, je m’aperçois qu’encore à les prendre ainsi, je ne les connais pas. Je les aperçois, je les enveloppe du regard ; quand je les classe et les subdivise, j’en aperçois et j’en enveloppe du regard les morceaux et les parties, et ainsi de suite ; mais je ne les saisis jamais en leur fond, en leur substance, en leur cause. De là, chez les êtres primitifs, et chez moi-même enfant, et chez moi-même actuel toutes les fois que l’être primitif reprend le dessus, une foule d’hypothèses sur ce fond, cette substance, cette cause, cet envers, caché à moi, de toutes les choses. Derrière ces choses, je vois des êtres, des esprits, ou des lois que je m’imagine très facilement comme des esprits. C’est ce que je ne connais pas, que je suppose et que j’anime. Il y a derrière chaque chose un inconnaissable que je scrute et que je m’explique comme je peux. C’est la part du mystérieux dans les choses ; c’est ce mystérieux qui devient le religieux dans les religions primitives, et le superstitieux à mesure que les religions l’abandonnent en s’épurant. — Il y a de petites métaphysiques derrière tous les phénomènes naturels ; il y a une métaphysique au fond de toute notion des choses extérieures.

En troisième lieu, il y a Tout. Tout existe. Je ne puis pas plus douter de tout que de moi. « Il n’y a rien » n’a pas de sens pour un cerveau humain. Il existe quelque chose. « Quelque chose » même n’est pas juste. Il faudrait dire : « Il y a », en latin « Est ». C’est « Non est » qui n’a pas de sens. C’est « Est » qui est absolument cru, absolument indubitable pour tout esprit, à ce point qu’il se sent devenir fou quand il essaye d’en douter. Il y a donc quelque chose, et ce quelque chose est Tout ; car à sa borne nous ne pouvons pas plus concevoir le néant que nous n’avions pu le concevoir auparavant ; nous le prolongeons donc et l’élargissons sans bornes possibles, et nous disons : « Ce quelque chose est tout. » — Et nous ne pouvons pas lui trouver des bornes dans le passé, car avant lui il faudrait supposer le néant que nous ne pouvons pas concevoir ; ni dans l’avenir, car après lui il faudrait supposer le néant que nous ne pouvons pas admettre. Nous croyons donc à un tout, infini, éternel. — Derrière nous, devant nous, au-dessus de nous, au-dessous de nous, il y a une immense métaphysique nous dépassant, nous enveloppant, nous absorbant et nous noyant infiniment, comme un océan.

Ce Tout est-il un être ? Ce qui est est-il Celui qui est ? En d’autres termes, ce Tout a-t-il conscience de lui-même ? Comment pourrions-nous le savoir ? Ce que nous connaissons le mieux, c’est nous-mêmes ; or, comme nous l’avons vu plus haut, nous ne nous connaissons pas ; nous nous sentons ; rien de plus ; nous nous saisissons, non en nous-mêmes, non en notre fond, mais en chacune de nos sensations, ou dans le souvenir de nos sensations, ou dans un agrégat de nos sensations passées, conservées par le souvenir. L’Être suprême ou, pour mieux parler, l’Être, ou, pour mieux dire, Ce qui est, a-t-il conscience de lui de la même façon ? Alors il n’a pas conscience du Tout, autrement dit, il n’a pas conscience de lui. Se connaît-il en soi, en son fond, directement et pleinement ? Alors il a conscience de lui d’une façon qui n’est pas celle dont nous avons conscience de nous-mêmes, et, par conséquent, d’une façon qui ne nous est pas intelligible. De toute manière nous ne pouvons pas concevoir le Tout se connaissant, et c’est l’immense difficulté pour ceux qui veulent faire de l’Infini un être personnel.

Il l’est, peut-être ; mais nous ne pouvons le supposer tel que par une simple et pure hypothèse métaphysique. C’est ce que Pascal exprimait déjà avec sa lumineuse précision habituelle quand il disait : Par les lumières naturelles « nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni bornes… S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, et nous sommes incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est ». — « Ni ce qu’il est », cela va sans dire, puisqu’il n’a aucun rapport avec nous » ; ni s’il est », c’est encore exact ; puisque ce qu’il s’agit de savoir c’est si Tout se saisit comme personne, auquel cas on l’appelle Dieu. Or, ou Tout prend conscience de lui à la manière humaine, et partant ne prend pas conscience de lui comme Tout, et donc ne prend pas conscience de lui ; ou il prend conscience de lui d’une manière qui nous est inconcevable, et parlant nous ne pouvons pas dire s’il prend conscience de lui ; ce qui revient à écrire : « nous ne pouvons pas savoir par les lumières naturelles si Dieu est ».

Voilà ma science et voilà mon ignorance. J’existe, Tout existe, les choses, probablement, existent. Du reste je ne puis savoir ni ce que je suis, ni ce que sont les choses, ni ce qu’est Tout. Métaphysique au fond de moi, métaphysique derrière les choses, métaphysique au fond de Tout. Inconnaissable en moi. Inconnaissable à l’envers des choses, inconnaissable dans l’infini.

Il y a un moyen, très connu, que les hommes ont inventé pour s’affranchir de l’inconnaissable. Ces « choses » qui sont si douteuses que l’existence même n’en est pas certaine, et que la pensée de leur non-existence ne répugne nullement à la raison, sont précisément le domaine où l’homme se réfugie pour échapper à l’ennui de ne pas connaître. C’est elles qui sont matière de « science ». La science est un moyen d’échapper à l’obsession de l’inconnaissable en en diminuant le domaine.

Il est incontestable qu’elle le diminue. Ces « petites métaphysiques » que nous avons constaté qui étaient derrière les choses matérielles, elle les supprime. Derrière chaque source le primitif voit une naïade, et une dryade dans chaque bouleau. La science supprime la naïade et la dryade. Derrière les choses et les régissant, elle voit non des êtres, mais des lois, et elle s’applique de tout son cœur à ce qu’on n’aille pas, par un retour offensif de la métaphysique, prendre maintenant ces lois pour des êtres. De la matière entière elle fait un grand ensemble mécanique régi par des lois permanentes, uniformes, infaillibles, c’est-à-dire qu’on peut infailliblement prévoir, en un mot : absolument « déterminées ».

D’autre part, de la grande métaphysique, c’est-à-dire de ce qui dépasse les phénomènes naturels et leurs lois, elle déclare qu’elle ne s’occupe point. Elle diminue ainsi le domaine des métaphysiques ; celui des « petites métaphysiques » en les supprimant ; celui de la grande, en habituant les esprits à ne pas s’en occuper.

Tout cela est assez ingénieux, assez habile, assez raisonnable même, et peut-être, au point de vue pratique, assez salutaire. Seulement il est bien entendu que c’est un leurre ; un beau leurre, un leurre magnifique et respectable ; mais un leurre. Les petites métaphysiques ne sont pas précisément supprimées par le déterminisme ; elles sont simplement renvoyées dans la grande ; et la grande, parce qu’on nous habitue à n’y point songer, n’en reste pas moins tout entière.

Les petites métaphysiques ne sont vraiment pas supprimées par le déterminisme. La fixité des lois naturelles est évidente ; mais elle n’est encore et ne sera jamais que relative. Une loi est la répétition constante d’un même fait. Parfaitement ; mais que veut dire constante ? Éternelle ? Pas le moins du monde. Que la gravitation soit une loi très durable de notre système planétaire, c’est incontestable ; que jamais elle ne doive cesser, nous n’en savons rien du tout. La loi la plus générale est toujours un accident dans l’infini du temps et de l’espace, et un accident qui, dans le sein monstrueux de l’Infini, paraît un simple caprice. Dans l’infini, la gravitation est la fumée d’une cigarette. Cette fameuse « répétition constante d’un même fait » veut donc simplement dire : répétition très durable, relativement à une existence humaine, d’un même fait. Or qu’est-ce que cela ? Le déterminisme ne supprime donc que les petits inconnaissables que l’homme voyait autrefois derrière les choses pour les faire rentrer dans le grand inconnaissable qui est derrière toutes les choses ; il ne supprime les petites métaphysiques que pour en augmenter la grande, si l’on peut parler ainsi.

Et quant à la grande, celle de Moi et celle de Tout, la science n’y touche pas, et, pour inviter les hommes à n’y pas toucher, elle ne la laisse que plus intacte. Elle subsiste, formidable. Ni je ne me connais, ni je ne connais Tout, ni je ne sais comment je pourrais me connaître, ni je ne sais comment Tout peut se connaître lui-même, ni s’il se connaît. Le gouffre de l’inconnaissable est immense au-dessus et au-dessous de moi, et, malgré toute la science moderne, je suis encore entre deux Infinis également insondables.

Y a-t-il de quoi se désespérer ? Et pourquoi donc ? Sans doute il est pénible à mon amour-propre de ne pas connaître. Mais l’inconnaissable est délicieusement troublant, parce qu’il est le mystérieux, et admirablement imposant, parce qu’il est l’Infini. L’âme peut jouir et doit jouir de ces mystères et de ces grandeurs. « Que l’azur céleste, objet de ma contemplation extatique, soit seulement un état de moi-même causé par de la poussière décomposant au passage le mouvement ondulatoire d’un milieu matériel qui échappe à la balance, j’en éprouve d’abord une surprise affligeante pour mon imagination… Mais ma joie en présence d’un ciel matinal de mai, cette joie sereine, immense et légère comme ce pavillon même, prend plus loin son origine. J’ai reçu une prédisposition à la ressentir. Cette prédisposition est la résultante de composantes innombrables dont le système, constituant tout mon organisme physique et psychique, est extrêmement complexe. Ce système n’est pas mon œuvre, mais celle de l’inconnaissable… Je reconnais donc, tout au fond de ma joie, la marque du plus haut principe d’où elle émane, l’expression à la fois très vague et très efficace de je ne sais quoi d’infini qui me sollicite. J’éprouve par cette joie une sorte d’élan expansif, comme un déploiement d’ailes, et certes je communie avec l’essor universel. »

Telle est, trop mal résumée par moi, cette belle méditation philosophique. Elle est quelquefois un peu traînante, un peu encombrée de digressions ; elle ne va pas d’une marche sûre et d’un dessin nettement suivi de son début à sa conclusion ; mais elle est extrêmement intéressante, originale surtout, hardie et sincère, et elle fait grand honneur à la philosophie française et à la langue française.

Jules Simon. « Quatre portraits » §

Les « quatre portraits » que M. Jules Simon nous présente sont ceux de Lamartine, Lavigerie, Guillaume II et Ernest Renan. Tous les quatre sont très curieux, ayant l’intérêt de « choses vues » ou plutôt d’hommes connus et bien compris pas un observateur infiniment prompt en même temps que très réfléchi. M. Jules Simon a connu Lamartine. Il est curieux pour les hommes de notre âge de voir un de nos contemporains écrire encore « M. de Lamartine », conformément à la vieille et excellente coutume française qui veut qu’on appelle « M. un tel » non seulement tout homme vivant, mais tout homme du vivant duquel on a vécu, pourvu qu’on l’ait connu personnellement. Cependant il est clair que, des quatre grands personnages que M. Jules Simon nous présente, c’est Alphonse de Lamartine, premier Président de la République française, — comme l’histoire doit l’appeler pour que ses successeurs s’en souviennent, — que M. Jules Simon a le moins connu. Il l’a loué magnifiquement plutôt qu’il n’ajoute à ce que nous en connaissions. Du moins il s’associe entièrement au mouvement très marqué de retour à Lamartine qui s’est, produit pendant ces dernières années. Deux grands poètes français, depuis quinze ans, ont baissé dans l’estime du public français : Hugo et Musset ; deux grands poètes français se sont relevés du demi-oubli où ils avaient glissé : Lamartine et Vigny. On connaît assez dans tous les pays ces fluctuations de la gloire. Elles prouvent en faveur de ceux qui en sont les objets. Elles prouvent qu’ils sont vivants, qu’ils ont leurs jours de soleil et leurs jours d’ombre, et leurs moments de faveur et leurs instants de discrédit, comme des auteurs qui écrivent tous les jours. En France il y a des périodes d’engouement pour Shelley et pour Goethe et des périodes de réaction contre Goethe et contre Shelley, comme si ces personnages étaient des ministres. Ils ont leurs crises. Rien de plus flatteur. Tout écrivain doit souhaiter, comme comble du succès, et même comme le seul succès digne de désir, d’être mis successivement en majorité et en minorité après sa mort.

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Les trois études de M. Simon sur Lavigerie, sur Guillaume II et sur Renan sont de haut intérêt. M. Simon, qui, toute sa vie, a été amoureux d’action, et qui, à quatre-vingts ans, tout en écrivant à peu près autant que M. Sarcey, présidait vingt sociétés utiles ou agréables au genre humain, a été séduit par cet homme d’action, parce colon, par ce pionnier, par ce Voltaire à Ferney, par ce chevalier de Malte, par ce général, par cet explorateur, qui était en même temps un orateur magnifique et qui s’appelait le Cardinal Lavigerie, évêque de Carthage, primat d’Afrique. Il en a tracé un très beau portrait en pied, qui restera parmi ses meilleurs ouvrages.

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L’étude sur l’empereur Guillaume Il est naturellement moins poussée, mais elle est encore très vivante et plus vivante peut-être. Loyalement M. Simon nous prévient : « Ce n’est qu’une esquisse. Que voulez-vous ? Je l’ai vu quatre fois, et je n’ai que deux fois causé avec lui. » C’était, à vrai dire, dans des circonstances bien importantes, à l’époque de la chute du prince de Bismarck. M. Simon avait été à Berlin comme délégué de la France au congrès d’études sociales réuni sur l’initiative de Guillaume II. Il assista au congrès, causa avec un empereur et vit tomber un homme historique. Il y a des semaines comme cela dans la vie. Le temps n’est pas toujours vide. M. Jules Simon a gardé un bon et un grand souvenir de Guillaume II. Il s’est senti en présence d’un homme. Nul doute qu’il ait été très flatté (et pourquoi non ?) des prévenances très particulières dont il a été l’objet de la part de l’empereur allemand ; mais qu’on ne s’y trompe pas : M. Jules Simon, je le connaissais, n’était pas facile à fasciner ; il n’était pas snob, comme on dit à Paris ; il n’était pas gobeur, comme on dit à Londres. Que Guillaume II ait produit sur lui une très forte impression, c’est très significatif.

***

Enfin l’étude la plus circonstanciée du présent volume est celle qui est consacrée à M. Ernest Renan. Elle est charmante, comme tout ce qu’écrivait M. Jules Simon, et elle ne manque pas de profondeur, et elle est d’un très haut intérêt pour l’histoire littéraire. C’est que M. Jules Simon a beaucoup, mais beaucoup connu Ernest Renan. Ils étaient Bretons tous deux, à la vérité point de la même Bretagne, et entre Lorient et Tréguier, il y a beaucoup de différences ; mais enfin ils étaient compatriotes, et surtout ils furent grands amis. Ils consacraient quelques jours de leurs vacances à aller inaugurer des statues en France. Vous connaissez cette innocente manie française. C’est un de nos meilleurs défauts. C’est une des formes de notre sociabilité. On s’en va en caravane, dans un pays qu’on ne connaît pas, inaugurer la statue d’un homme qu’on n’a guère connu, faite par un sculpteur qu’on ne connaît point, et c’est une occasion très agréable de faire connaissance. On est bien reçu dans une ville pavoisée, et qui le plus souvent est charmante ; car il est bien difficile à une petite ville de n’être pas charmante ; on fait un petit discours sous le bronze, on banquette, on fait un second petit discours sous la rose, sub rosa, et l’on revient avec l’âme légère. Or, M. Jules Simon et Ernest Renan ont fait vingt fois ces petites parties ensemble. C’était tantôt à l’un de parler et à l’autre d’écouter, tantôt à celui-ci d’ouvrir la bouche et à celui-là d’ouvrir les oreilles ; mais ils allaient ensemble pour ne pas voyager seuls, et dans le wagon, ils parlaient tous les deux. C’était encore là qu’ils parlaient le mieux.

Il leur arrivait même quelquefois de parler tous les deux, même en public. C’était au dîner celtique. On s’arrangeait pour qu’ils se répondissent l’un à l’autre. Alors, comme ils avaient autant d’esprit l’un que l’autre, comme ils avaient autant de malice l’un que l’autre, comme ils étaient aussi taquins l’un que l’autre, et comme en même temps ils s’aimaient bien, c’était un grand spectacle. Ce n’était peut-être pas très celtisant, mais c’était bien français. Du reste, la meilleure façon encore de montrer qu’on est Breton, c’est d’avoir de l’esprit. Sont Bretons Duclos, Le Sage, Renan et Jules Simon : la preuve est faite. Quand M. Jules Lemaître, qui est Orléanais, mais qui veut absolument être Tourangeau, parce que Rabelais est de Chinon, aura réfléchi à cela, il voudra absolument être de Quimper.

M. Jules Simon a donc très bien connu Renan, et c’est un portrait intime qu’il nous en donne, d’une familiarité exacte, sympathique et respectueuse, qui est tout à fait agréable. Il la connu, notez ce point, au moment de la crise, au moment où Renan quitta non pas « les ordres », qu’il n’a jamais reçus, mais Saint-Sulpice, et laissa repousser les cheveux de sa tonsure. La visite de Renan à M. Jules Simon dans ces circonstances est mémorable, comme bien l’on pense, et M. Jules Simon l’a retenue très fidèlement avec son excellente mémoire (excellente, je le sais), et il la conte délicieusement :

Renan entre, est embarrassé de savoir où mettre son chapeau, ce qui prouve que les Quakers ont du bon, finit par le laisser par terre, et commence.

« Je suis élève de Saint-Sulpice. Il s’agit pour moi de sortir de Saint Sulpice et de quitter cet habit. Pourquoi ? Mon Dieu, voici. Vous savez combien la version de saint Jérôme est inexacte.

« — Je n’en sais rien du tout ; mais continuez.

« — Elle est très inexacte. Mon professeur, M. Le Hir, est un saint homme et très savant, très savant… Seulement, il ne sait pas l’hébreu, ce qui est mauvais pour un professeur d’exégèse… Le voyant s’appuyer sur saint Jérôme, je me levai et prononçai la formule accoutumée : Libeat loqui, pater reverendissime.

« — Do veniam, me dit-il avec bonté.

« J’exposai alors que son argumentation était très forte ; mais qu’elle reposait sur un texte de saint Jérôme, lequel était un contresens. Vous auriez raison, lui dis-je, si saint Jérôme avait traduit fidèlement l’hébreu ; mais voici le texte hébreu qui dit précisément le contraire ; d’où il résulte que vous avez tort. »

« — Et que dit alors M. Le Hir ?

« Il réfléchit quelque temps. Puis il me dit avec douceur : “Monsieur l’abbé, vous réciterez les sept Psaumes de la pénitence à genoux devant le Saint-Sacrement.”

« — Et vous, lui dis-je, que répondîtes-vous ?

« — Je répondis ce qu’on répond en pareil cas : Gratias ago quam maximas, pater dilectissime.

« — Et vous fîtes votre pénitence ?

« — Et je la fis. Oh ! M. Le Hir est l’homme le plus respectable et le plus digne d’affection. Et il est savant. Mais il ne sait pas l’hébreu.

« — Et depuis ?

« — Depuis, je suis revenu à la charge. [Voyez-vous le Breton !] Et j’ai toujours eu la même réponse. Je ne peux pourtant point passer ma vie à réciter les Psaumes de la pénitence. »

Tel fut le début de la première entrevue de Renan avec M. Jules Simon. Elle se prolongea, comme on peut croire, et l’on en doit conclure, comme, du reste, de la correspondance de Renan avec sa sœur Henriette, que la fameuse crise de Renan avant de sortir de Saint-Sulpice ne fut vraiment pas une crise théologique. Rien d’analogue à la crise de Scherer. La crise de Renan fut surtout, fut presque uniquement, une crise de cœur. À Saint-Sulpice, en sa qualité de futur ministre de la vérité, il chercha la vérité. Il travailla, il lut. Il lut du français, de l’allemand, du latin, du grec et de l’hébreu. Après quelques années de cet exercice il s’aperçut qu’il ne croyait plus à la divinité du Christ. Il en fut fâché, triste ; déchiré, non. D’esprit très calme et très brave, ayant ce courage de l’esprit qui est très rare, mais qui était chez lui très fort, encore qu’il n’en fit nul étalage, et dont il ne faisait nul étalage précisément parce qu’il était très fort, c’est très tranquillement qu’il dit : « Je ne crois pas à la divinité du Christ ; je ne dois pas l’enseigner. Eh bien ! soit ! Je ne l’enseignerai pas. Je ferai autre chose. » Point de véritable crise théologique.

Seulement c’est ici que commence la crise de cœur : il avait une mère très pieuse qu’il ne voulait pas contrister, à laquelle il ne voulait pas porter un coup, et qu’il ne pouvait pas convaincre. « Comment faire comprendre à ma mère que je quitte le christianisme parce que saint Jérôme a fait un contresens ? » Et c’est ici que se sont placés les hésitations, les angoisses et le déchirement. — Autre chose : un de ses oncles, l’abbé Mignot, avait payé tous les frais de son éducation pour qu’il se fît prêtre. C’était comme ne pas faire honneur à un contrat que de lui fausser compagnie : « Si je m’en vais, je le vole ! » répétait Renan. — Voilà où fut la crise, qui du reste est tout à l’honneur de son caractère. Ce fut une crise de délicatesse de cœur et de délicatesse de conscience. Ce fut une crise toute morale. Cela apparaît de plus en plus. L’étude de M. Jules Simon le confirme.

On voit qu’à toutes sortes d’égards le livre de M. Jules Simon, très digne du reste de tous ses aînés, est d’un très grand intérêt.

M. de Vogüé. « Devant le Siècle » §

C’est de l’histoire surtout que fait M. de Vogüé, mais c’est histoire de moraliste. Il se penche curieusement sur ce qui reste des hommes des différents temps, et il reconstitue avec beaucoup d’information, beaucoup de patience, beaucoup d’imagination et un beau style — et les quatre choses sont nécessaires — les petites âmes qui ont autrefois animé ces petits débris. Cette fois c’est dans les limites du xixe siècle qu’il s’est tenu. Devant le Siècle contient des études diverses sur le Directoire. Napoléon Ier, le Maréchal Ney, les doctrinaires de 1825, le Maréchal Canrobert, Pasteur, Taine, M. de Hérédia, Émile Montégut, etc. La plupart de ces études sont très captivantes. Elles sont faites sur des mémoires, des souvenirs, des lettres. Elles sont très minutieuses comme renseignements, et très générales comme considérations, selon la double habitude d’esprit de leur célèbre auteur.

Un certain scepticisme, de très bon goût du reste, et qui n’a rien de désobligeant ni d’impertinent, je ne dirai pas y règne, mais y perce quelquefois. C’est ainsi que M. de Vogüé s’amuse à opposer deux portraits de Napoléon, tous deux très diligents et très informés, tous les deux tout pleins de ces « petits faits » chers à Hippolyte Taine, tous deux admirablement documentés, tous deux aussi rapprochés des « sources » qu’il soit possible d’en être près, l’un dû à Chaptal, l’autre à M. Arthur Lévy ; et qui sont aussi dissemblables l’un de l’autre que Hottentote et Caucasienne. Maintenant croyez à l’histoire !

C’est ainsi encore qu’il se plaît, sans lourde insistance, bien entendu, à nous rappeler que Thiers avait vu en manuscrit les Mémoires de la Révellière-Lépeaux et les avait tenus en grande estime et s’en était servi avec diligence ; et qu’aussi Michelet avait eu en mains ces fameux mémoires et avait écrit, tout transporté : « Enfin, grâce au ciel, nous pouvons lire les Mémoires excellents et visiblement véridiques de la Révellière-Lépeaux, le meilleur et le plus ferme républicain de ce temps-là. Il a écrit ses mémoires fort tard, vers la fin de sa vie, avec une fermeté de justice admirable. » — Or ces Mémoires, retardés sous la Monarchie de Juillet par certaines considérations, sous l’Empire par certaines timidités, et sous le gouvernement de Sadi Carnot par certaines convenances, et qu’on croyait qui ne seraient jamais publiés à cause de certains obstacles, viennent enfin de voir le jour qui nous éclaire ; et il y a quelque chose de plus clair encore que ce jour-là, c’est que ce sont les mémoires du dernier des imbéciles, mettons l’avant-dernier, comme disait Chamfort, pour ne décourager personne.

L’ironie de M. de Vogüé ne déteste pas ces amusements. C’est une ironie très voilée, très dispersée aussi, qui est répandue comme un parfum subtil dans tout un chapitre, sans qu’on puisse la saisir ici ou là avec sûreté, mais qui n’en est pas moins, et qui en est davantage, pour le lecteur, régal de haut goût.

Il n’est personne parmi mes lecteurs qui ne connaisse M. de Vogüé et qui par conséquent ne sache que cela n’empêche nullement M. de Vogüé d’avoir les plus hautes et les plus nobles convictions, l’optimisme même le plus vaillant et le plus sain, et d’exprimer tout cela en un très beau langage. Je vous prie de croire qu’il n’y a aucune ironie dans la belle et profonde étude sur Pasteur, ni dans les admirables pages, au nombre des plus éloquentes que je connaisse, qui furent écrites près du lit funèbre de Taine.

Il y a dans ce volume une fantaisie, où ces deux tendances de M. de Vogüé, malice ironique et optimisme éloquent, se rencontrent, se donnent carrière toutes deux, et forment un contraste très artistique, dont la dernière impression est, du reste, réconfortante. Je résume cette page très distinguée :

L’auteur cause avec un médecin, et lui dit tous les motifs d’espérer que peut avoir un bon Français :

« Qu’avez-vous à répondre ? lui demande-t-il enfin.

« — Rien. Je pensais à une phrase de Flaubert : Emma servait renversés des pots de confiture dans une assiette… Il rejaillissait de tout cela beaucoup de considération sur Bovary…

« — Je n’aperçois pas le rapport. Faut-il insister, vous rappeler les trésors de dévouement qui se dépensent dans notre pays, ce large courant de fraternité sociale, d’assistance aux faibles… ce réveil des aspirations religieuses ?

« — C’est vrai. Il y a aussi : Emma pouvait bien se passer des fantaisies. Elle s’acheta un prie-Dieu gothique. Puis elle perdit la tête pour M. Boulanger de la Huchette…

« — Je n’aperçois pas les rapports.

« — Tant mieux…

« Je le quittai et j’allai me regaillardir en jetant un regard aux grognards du premier Empire, de Raffet. Ils grognaient, mais ils marchaient toujours. »

Et voilà bien deux « portraits du siècle », deux portraits de Français. Et vous savez, au fond, tous les deux, s’ils ne sont pas du même avis, sont du même cœur. L’un a la foi, l’autre est sceptique ; et tous les deux marchent toujours.

Henri Heine §

C’est un bon livre que celui que M. Jules Legras vient de consacrer au grand poète Henri Heine.

J’aurais souhaité que M. Jules Legras, qui me paraît connaître très bien la littérature allemande, eut, plus qu’il n’a fait, situé son héros au milieu de la littérature allemande de son temps, et nous eût mieux montré quels rapports et de ressemblances et de différences Henri Heine soutient avec les poète ? de son temps et ceux qui l’ont immédiatement précédé. Si personnel qu’ait été Henri Heine, il a ses racines, tout comme un autre, dans son éducation, et, n’eût-on aucun renseignement sur ce que Henri Heine a lu pendant son adolescence et sa jeunesse, quelques aperçus sur ce qu’il aurait pu lire n’auraient pas été de trop. Eh ! oui ! c’eût été au moins le cadre nécessaire au tableau, ou le fond sur lequel se détache mieux la figure ; et surtout c’eût été ce qui suggère au lecteur des réflexions et des interrogations très fécondes. C’est ce qui lui fait dire : « Peut-être un tel a-t-il eu de l’influence directe sur notre homme, et peut-être un tel une influence au sens répulsif ; peut-être… » Ces préliminaires et ces entours, qui sont si chers à la critique française, sont quelquefois un simple bavardage ; je le reconnais. Faits loyalement et scrupuleusement, ils sont ce qui, dans un livre de critique, contient le plus de suc et de substance. Cela manque un peu au livre de M. Jules Legras et lui donne comme un petit air dénudé.

Je ne vois guère que le géant, je parle de Goethe, dont M. Jules Legras rapproche, à plusieurs reprises, Henri Heine, tout en maintenant, bien entendu, les distances ; et, par parenthèse, les jugements cursifs que M. Jules Legras porte sur Goethe me paraissent quelquefois, à moi profane, (oh ! je le confesse) bien contestables. M. Jules Legras nous fait remarquer qu’en son évolution intellectuelle Henri Heine s’est développé « du dedans au dehors », commençant par une poésie personnelle, continuant par une littérature objective, compréhensive, polémique même, etc. ; et il n’y a rien de plus vrai que cela ; mais il ajoute : « tandis que Goethe s’est développé du dehors au dedans »

Il me semble pourtant que Werther est précisément aussi personnel, subjectif et confidentiel que le Buch der Lieder, et que Goethe a suivi précisément la même loi de développement, qui est celle à peu près de tout le monde, que Henri Heine.

Je trouve encore qu’il est au moins exagéré, pour bien faire comprendre une chose vraie, à savoir l’art souverain de Goethe pour ramener à l’harmonie les tendances les plus discordantes de sa nature, de pousser jusqu’à cette formule : « La tendance harmonieuse de Goethe était si forte que le grand poète s’est appauvri et desséché par son exagération même hauteur veut dire : par l’exagération de cette tendance ! à force d’ordre et de calme. » — Tudieu ! le Goethe du Second Faust « appauvri et desséché » ! Au point de vue sentimental, peut-être, et encore ! Mais ni « appauvri » ni « desséché » ne sont mots qu’on puisse appliquer à l’ébouriffante fécondité, variété et richesse d’imagination qui caractérise la dernière manière de Goethe. L’expression a sans doute trahi la pensée de notre critique Mais revenons à Henri Heine.

J’aurais souhaité aussi un tableau moins sommaire de la société française de 1830 à 1850, au milieu de laquelle a vécu Henri Heine, car ici personne, et non pas même M. Jules Legras, ne me contestera l’utilité de ce chapitre. Ici l’influence a été évidente, et comme je trouve qu’elle a été fatale, je tiendrais d’autant plus à ce qu’elle fût définie et délimitée avec le plus de précision possible. Songez qu’il est infiniment probable que les plus gros défauts de Henri Heine lui sont venus de sa transplantation. Il avait beaucoup d’esprit, et du meilleur ; les hommes de lettres qu’il a fréquentés à Paris le lui ont dit. À partir du moment où les hommes d’esprit en titre d’emploi dans le spirituel pays de France lui eurent dit ce qu’ils avaient déjà dit à Grimm : « Quel est donc cet Allemand qui se permet d’avoir plus d’esprit que nous ? » Heine, dont la vanité n’était pas mince, se crut tenu de « coudre de l’esprit à ses moindres propos ». Il en avait ; il en fit ; il en devint très fatigant, comme tout le monde, je crois, le reconnaît.

Ce n’est pas tout : son ton cavalier, le goût qu’il a de couper court à une effusion sentimentale par une calembredaine, sont tout à fait dans la manière des « Jeunes-France », et soyez sûr que c’est pour être d’aussi bel air que Musset, Gautier, Méry, et peut-être faudrait-il ajouter Mérimée, qu’il a tant donné dans cette manie-là.

De même aussi le goût de mystification, qui se rapproche, du reste : du précédent. Surprendre le lecteur par un si brusque changement de ton, et même de sentiment, et même d’idée, que le lecteur ne sait plus à quoi s’en tenir et s’il a devant lui un homme sérieux ou un baladin, cela tient encore à cette manie de l’époque qui consistait « à vouloir étonner le bourgeois ».

Songez encore que la haine du « philistin » dans Henri Heine n’est pas autre chose que cette niaise « horreur du bourgeois » qui a été une maladie désobligeante de la seconde génération de nos romantiques. Etc., etc.

Je chercherai tout à l’heure à démêler ce qui, dans l’ironie et la bouffonnerie de Henri Heine, était chose personnelle ; mais dans cette ironie et dans cette bouffonnerie, bien des éléments, bien des traits particuliers, qu’il fallait tirer à part, sont les effets d’une fâcheuse inoculation française. Il fallait faire ces distinctions ; et pour les faire — ah ! dame ! aussi précises qu’on aurait pu, et restant toujours un peu conjecturales, je le reconnais, — il fallait commencer par une petite « psychologie de peuples », réduite, bien entendu, au seul peuple français qu’ait connu Henri Heine, comme M. Jules Legras l’indique très justement, à savoir le peuple barbouilleur de papier à Paris, de 1830 à 1850.

Voilà les lacunes, — avec une bibliographie réduite à presque rien, et où, au moins, j’aurais voulu voir figurer le nom de M. Louis Ducros, qui a écrit récemment un fort bon livre sur la jeunesse de Heine, — voilà les principales lacunes que je ne pouvais pas me tenir de signaler dans l’étude si consciencieuse et si intelligente, du reste, de M. Louis Legras. En un mot, Henri Heine dans le livre de M. Louis Legras est trop isolé.

Cela dit, je me fais un plaisir de reconnaître qu’il y est très bien compris. Cet Henri Heine, qui est peut-être le plus grand poète élégiaque des temps modernes, était un sentimental passionné qui avait de l’esprit, et cela, avec une imagination assez riche et surtout très originale, fait naturellement un personnage composite, plein de contrastes qui sont des beautés, et de dissonances qui peuvent être des beautés aussi. « Il était né écorché » et d’une sensibilité si frémissante que ses soupirs étaient des cris, et, grâce à son imagination, des cris infiniment poétiques autant que pitoyables. Personne n’a senti l’amour si profondément, si savoureusement, si délicieusement. Personne, à ma connaissance, n’a su trouver des vers comme ceux-ci… Mon Dieu ! il y a bien Musset :

Je ne lui dirais rien ; j’irais tout simplement
Me mettre à deux genoux par terre devant elle,
Regarder dans ses yeux l’azur du firmament,
Et pour toute faveur la prier seulement
De se laisser aimer d’une amour immortelle.

Mais je reconnais que ceux-ci ont quelque chose de plus profond, de plus intime et comme de plus sacré :

« Nous ne parlions pas ; pourtant mon cœur comprenait — Les pensées silencieuses de ton âme : — La parole prononcée est sans pudeur, — Le silence est la fleur chaste de l’amour. »

Et il y a des vers comme ceux-là dans toute l’œuvre de Heine, depuis sa première jeunesse jusqu’à sa vieillesse extrême… Mais je me hâte. Et ce sentimental passionné avait naturellement un tour d’esprit épigrammatique et piquant. Par suite, ces beaux désespoirs qui sont l’effet naturel de tout grand amour, même heureux peut-être, et qui chez d’autres sont éloquents : « Honte à toi qui la première… » chez lui étaient des railleries amères et atroces contre celle qu’il aimait trop et contre lui-même. De là son ironie dans le désespoir amoureux, ce qui est son trait caractéristique, tout à fait original, et rare, et extrêmement captivant. L’amour devenu haine est intéressant, parce que nous sentons qu’il ne peut pas y avoir de haine plus sauvage et, par conséquent, plus puissante que celle-là. L’amour devenu haine éloquente est une belle chose. Mais l’amour devenu haine railleuse est tout ce qu’il peut y avoir de plus beau en fait de belle haine, parce que la fureur qui s’exprime par le rire est comme une magnifique désorganisation de l’être humain. Votre goût naturel de la torture est pleinement satisfait et comblé dans ce dernier cas.

C’est le triomphe même de Heine, et ce qui fait que nous ne nous lassons point de revenir à cet étonnant Intermezzo. Sans doute, et M. Louis Legras l’a très bien vu, Heine est plus grand poète, surtout comme forme, dans sa prestigieuse Mer du Nord ; il est plus grand poète, comme imagination, dans certaines parties de Deutschland ; mais dans l’Intermezzo il est éminemment lui-même et celui que personne autre au monde ne saurait être. Il est naturellement lyrique, naturellement spirituel, naturellement passionné et naturellement railleur, et déjà, comme du reste, du premier coup, il a cette science de la composition savante et concise que M. Jules Legras a très judicieusement analysée. C’est bien là qu’il faut chercher le vrai Heine, ou, du moins, le fond de Heine, ce dont tout ce qui viendra plus tard n’est que le développement heureux ou le développement maladif et la surenchère hasardeuse.

C’est là que l’on voit dans leur mesure juste, c’est-à-dire dans leur air naturel, sentiment poétique, passion élégiaque, instinct de raillerie et instinct de bouffonnerie. Car ces quatre choses sont innées dans Henri Heine ; seulement, plus tard elles seront outrées et par le procédé et par la démangeaison de se mettre au ton de la France. Dans ses premiers écrits il est poète, il est sensible comme une femme quand elle fait tant que de l’être, il est ironique, et déjà il est burlesque. Car le sens burlesque chez Heine est personnel et aussi national, et c’est même ce qu’il a de plus national. La forte et rude jovialité, un peu lourde et appuyée, la robuste et grasse gaîté sont tout à fait de son pays. Voilà le fond de Heine.

Plus tard, d’une part les tendances naturelles devenant des procédés, comme le fait bien remarquer M. Legras, d’autre part une certaine impatience d’émulation avec les Français s’y ajoutant, comme M. Legras ne l’a pas assez montré, l’ironie qui n’était que dans son cœur passa dans son esprit, et devint une sorte de manie de dénigrement ; l’humeur naturelle devint un ton de persiflage cavalier ; le contraste, qui résultait de son esprit sifflant son cœur, devint la recherche de l’inattendu par le brusque changement de ton et de style ; les soudains écarts d’une imagination mobile et agile devinrent cette recherche des effets exagérés de surprise qui n’est pas autre chose qu’un goût de mystification.

Et enfin la grosse et grasse bouffonnerie resta, peu encouragée, je crois, par les Français, qui ne l’ont jamais beaucoup goûtée, mais grossissant comme de contagion, avec le grossissement de tous les autres défauts, et, du reste, encore, faisant partie, qu’on ne l’oublie pas, de ce système de brusques contrastes qui est Intendance générale, innée, mais développée extrêmement par le séjour en France à cette époque. Ainsi se fit l’évolution de « ce rossignol allemand qui s’était avisé de faire son nid dans la perruque de M. de Voltaire ».

Personne n’est plus content que moi que Henri Heine soit venu en France quand je songe qu’il a fait honneur à mon pays par sa présence, et que s’il a subi notre influence, il a eu aussi une immense influence sur nous, et par le seul fait qu’il était chez nous, nous a fait connaître une source féerique de poésie vingt ans avant le jour où nous l’aurions connue s’il était resté chez lui ; mais néanmoins je suis convaincu que son séjour en France fut le grand malheur de sa vie intellectuelle, comme de sa vie morale, et qu’il eût été non seulement plus heureux, mais plus grand s’il était resté dans quelque bon coin — il y en avait plus d’un à cette époque — de son Allemagne adorée.

Car il l’a adorée, c’est tout à fait mon avis, malgré les apparences, et je suis enchanté de trouver M. Legras d’accord avec moi sur cette affaire. Ici les distinctions fines et justes abondent dans le livré de M. Legras. Henri Heine ne fut point patriote, et il a assez détesté les patriotes de tous les pays (en quoi il eut tort) pour que ce point soit hors de doute : mais il aima son pays ; il n’eut pas de patriotisme, mais il eut l’amour du sol natal ; il ne tenait à son pays ni par une communauté de pensées, ni par une communauté dépassions et d’espérances ; mais il y tenait par toutes les racines de son cœur. Au fond, ce qui se comprend très bien quand on songe à ce qu’il a connu de nous (quatre salons, cinq ou six cafés et Mathilde), il ne nous aimait pas tant que cela : « Allemagne ! ô toi que j’aime et qui es si loin — quand je pense à loi, des larmes me viennent. — La France si gaie me semble morose. — Ce peuple léger me pèse. » Et quand il la revoit après treize ans d’absence : « Un matin de fin d’automne, humide et gras, — Dans la boue gémissait la voiture ; — mais en dépit du mauvais temps et du mauvais chemin, — Je me sentais pénétré de bien-être. — C’est bien l’air de chez moi ! — Ma joue en feu l’a reconnu — Et cette boue de la grande route — c’est bien la boue de ma patrie. — Les chevaux remuaient la queue — Affectueusement, commode vieilles connaissances — Et leurs crottins me semblaient aussi jolis — Que les pommes d’Atalante. »

Oh ! oui ! il a aimé son pays, ce prétendu cosmopolite, qui pouvait l’être de par sa race, qui semble l’être parfois par ses idées… Seulement même quand on n’est point patriote, on est toujours amoureux de son pays si l’on a une vive sensibilité, parce que, dans ce cas, les ineffaçables impressions sont les impressions d’enfance, et elles restent toujours inséparables du pays où on les a reçues, invinciblement associées à la terre et au ciel sur laquelle et sous lequel elles se sont enfoncées dans notre chair. Il n’y a de cosmopolites que les apathiques.

Et puis, il n’est pas impossible qu’il se soit aperçu de ses défauts, de la diminution incontestable de son génie à partir de son séjour en France et qu’il nous en ait un peu voulu, de ce fait, sans le jamais dire. Ces transplantations — il s’en est peut-être vaguement rendu compte — ne valent jamais rien, du moins pour le talent, surtout quand elles se prolongent. Encore une chose que M. Legras a très bien dite.

Où je ne suivrai plus du tout M. Legras, c’est dans son parallèle, attendu et inévitable, entre Musset et Henri Heine. M. Legras ne peut admettre un instant que l’on compare Alfred de Musset à Henri Heine : « N’allons-nous pas, dit-il, jusqu’à comparer Heine au plus français d’entre les nôtres, au poète de Rolla et des Nuits ?… À quoi bon discuter ces opinions extrêmes, établies sur une ignorance à peu près complète des œuvres de Henri Heine ? Faut-il dire aux Français que le grand poète du Buch der Lieder n’a rien de commun qu’une vie fort dissipée avec l’admirable poète-rhéteur Alfred de Musset ? Faut-il rappeler que l’un conçoit le lyrisme sous la forme souverainement simple de la poésie populaire, tandis que l’autre le revêt de toutes les splendeurs de l’éloquence et de la rhétorique ? que l’un nous émeut par le moindre petit vers, par un mot, par une syllabe qui éveillent les souvenirs tendres et cruels assoupis au fond de nos cœurs, tandis que l’autre s’efforce de nous toucher directement par le flux des mots et l’éclat des images ? que Henri Heine enfin exprime le frisson poétique, timide et discret, de l’Allemagne sentimentale, tandis que Musset incarne la tradition française, copieuse et sonore, dans les guirlandes interminables de ses harmonieux développements ? » [Quel français !]

Sans m’arrêter au ton un peu tranchant, qui n’est pas ordinaire à M. Legras, mais dont on pourrait trouver quelques autres traces çà et là dans son ouvrage, j’estime, révérence parler, qu’il n’y a à peu près que des erreurs dans cette page. « Heine souverainement simple », Heine « timide et discret », m’étonnent un peu. Mettons, si l’on veut, qu’il soit simple, tantôt comme Sterne et tantôt comme Baudelaire, ce que quelques-uns appellent du raffinement, et qu’il soit très souvent timide et discret comme Aristophane et Rabelais, se superposant l’un à l’autre.

Et quant à Musset, je suis toujours confondu quand je le vois traiter de poète-rhéteur. Quoique M. Legras accuse d’être à base d’ignorance tous les jugements qui ne sont pas les siens, je ne l’accuserai nullement de ne pas connaître Musset ; mais je dirai que tous ceux qui prononcent ce mot de rhéteur en parlant de Musset me paraissent ne se rappeler de Musset strictement que Rolla et le commencement, abominable, je le reconnais, de La Confession d’un enfant du siècle. Mais quelle diable de rhétorique trouvez-vous donc dans Le Souvenir, dans Une soirée perdue, dans J’ai perdu ma force et ma vie, dans La Nuit de décembre, dans Simone, qui soit autre chose que le développement nécessaire pour être compris, et que vous ne retrouviez exactement la même dans Henri Heine ? Mais il n’y a pas dans toute la littérature deux poètes, qui, toutes différences (inévitables sans doute entre deux poètes originaux) étant réservées, se ressemblent autant que Musset et Henri Heine ! Mais « J’ai vu verdir les bois et j’ai tenté d’aimer » est absolument un vers de Heine ; mais

Adieu ! ta blanche main sur le clavier d’ivoire
Pendant les nuits d’été ne voltigera plus !

sans un mot de développement de plus, est absolument un vers de Heine. Mais « j’ouvre comme un trésor mon cœur tout plein de vous » ; mais « J’ai dit à mon cœur… » un immense poème en seize vers ; mais toute La Nuit de décembre sont aussi absolument des vers de Heine qu’il est possible. On pourrait parfaitement s’y méprendre. Mais « le coup de l’étrier » dans Fantasio semble une traduction littérale de Henri Heine, et si l’on disait à qui que ce fût en France ou en Allemagne que Musset a pillé cela dans un poète étranger et qu’on demandât : « devinez chez qui ? » il n’y aurait qu’une réponse : « C’est dans Henri Heine », tant cela semble un fragment de l’Intermezzo ou des Reisebilder !

Et voyez un peu toutes ces formules caractéristiques du génie de Musset ! Musset c’est « le lyrisme revêtu de toutes les splendeurs de l’éloquence et de la rhétorique ». Musset « s’efforce de nous toucher par le flux des mots et l’éclat des images ». Musset « incarne la tradition française, copieuse et sonore, dans les guirlandes interminables de ses harmonieux développements ». Si toutes ces formules sont exactes, il en faut conclure que Victor Hugo et Musset sont le même homme ; car il n’y a aucune de ces définitions qui ne s’adapte comme de cire à Victor Hugo. Eh bien, il est probable qu’une définition qui se ramène et se réduit à dire : Musset, c’est Victor Hugo, est une définition peu juste ; car il saute à tous les yeux que Victor Hugo et Musset sont aussi différents que possible et ne sont aucunement de la même famille.

De plus, ou Musset « incarne la tradition », et alors il n’est ni copieux, ni sonore, ni interminablement enguirlandé d’harmonieux développements ; car c’est la première fois que j’entendrais dire que la tradition classique est copieuse, sonore et enguirlandée ; ou il est copieux, sonore et enguirlandé, et alors il n’incarne pas la tradition. Il y a là une contradiction certaine.

La vérité est que Musset est parfaitement dans la tradition française, qu’il rappelle quelquefois, et même souvent, La Fontaine ; et la vérité aussi, c’est qu’il est le plus souvent, quand il ne reçoit pas la contagion de son temps, et c’est-à-dire presque toujours, un poète dépouillé, direct, très vif de mouvement, très sobre d’images, très pénétrant par l’expression simple et aiguë de sentiments profondément sentis, et tout le contraire d’un rhéteur.

Non, cette page est malheureuse. Il y a vraiment beaucoup de rapports entre Musset et Henri Heine, sans, je le reconnais, qu’il faille pousser jusqu’à l’identification. Henri Heine s’en est parfaitement aperçu du reste. Il ne pouvait pas souffrir Victor Hugo, et il adorait Alfred de Musset. Il disait d’Alfred : « La muse de la comédie l’a baisé sur les lèvres et la muse de la tragédie sur le cœur. » Quand on aime un homme à ce point, ce n’est pas, en général, qu’on le trouve très différent de soi. Henri Heine avait reconnu, au moins de temps en temps, en Musset, « le jeune homme vêtu de noir qui lui ressemblait comme un frère ».

Mais je bavarde, et tout cela, ce n’est qu’une page malvenue ; et tout cela n’empêche pas le livre de M. Legras, par une très bonne et fine psychologie de Henri Heine, et par une analyse très minutieuse, très savante et très adroite des procédés de Henri Heine, d’être une contribution de premier ordre à l’enquête critique qui se poursuit depuis un demi-siècle sur le divin auteur de l’immortel Intermezzo.

Pierre Loti. « Figures et choses qui passaient » §

Un contemplateur, un homme qui ne se lasse pas de regarder le monde matériel, de le savourer des yeux, de le faire entrer avidement dans son cerveau, et de l’y retenir ; qui, de chaque pays qu’il regarde, saisit immédiatement la physionomie particulière, l’air de visage, et c’est-à-dire, comme il le dit lui-même, l’âme ; qui est si vivement, non seulement frappé et touché, mais ému de cette âme des choses, qu’à chaque souvenir des pays traversés jadis, son âme, à lui, tout entière frémit et revoit les régions éloignées de ses yeux avec une netteté absolue, comme on revoit le visage de sa mère morte depuis tant d’années ; qui ainsi vit d’une vie de sentiment et d’amour avec les côtes lointaines, les forêts et les rizières de là-bas, les baies de velours bleu, les mers polaires pâles et tristes, et à chacun de ces spectacles évoqués pourrait s’écrier avec Lamartine :

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

un mélancolique, un homme de regret ; un homme sans cesse liante de la pensée de la fuite du temps, sans cesse obsédé de la pensée de l’irréparable et du fugitif ; un homme qui, même dans les plaisirs et peut-être surtout dans les plaisirs, est poursuivi par cette idée que tout passe avec une rapidité de rêve, qu’hier est aussi profondément anéanti que le plus ancien jour qu’ont vécu les hommes et qu’aujourd’hui déjà mourant amène demain, qui déjà n’est plus puisqu’il va être ; un homme, donc, qui regrette incessamment, qui regrette le passé, le présent et déjà l’avenir si proche et si court ; un homme qui, à cause de cela, goûte les joies à la fois avec avidité, fébrilité, irritation et tristesse, en épicurien ardent et inquiet ; un homme enfin dont toute la vie sentimentale et intellectuelle est dominée par la pensée de la mort et à la fois assombrie et stimulée par cette ombre de la grande aile noire : voilà tout entier M. Pierre Loti.

Et je le retrouve dans ce petit livre inégal, mais dont quelques parties sont exquises et douloureuses : Figures et choses qui passaient.

Il y a en effet bien des choses et bien des figures dans ce petit volume : souvenirs d’enfance ; ressentiments d’écolier rêveur qui goûta peu le charme de l’infinitif de narration ; visite au couvent de Loyola (il a trouvé les Jésuites charmants ; chez eux ils sont adorables ; seulement ils veulent toujours s’immiscer chez les autres) ; visite aux grottes d’Isturitz ; Fontarabie ; la reine d’Espagne qui passe ; bataille en Annam ; figure de vieux missionnaire, etc., etc.

C’est un album de croquis. Il y en a d’inachevés, de trop inachevés ; il y en a de fins et délicats, qui suggèrent, qui font rêver une heure, et réfléchir aussi, après qu’on a lu dix minutes. Feuilletons :

Jamais je n’oublierai ce petit enfant-là. Il n’avait pas du tout cette grâce mélancolique que les poètes de la convention donnent toujours aux êtres qui doivent passer peu de temps sur la terre. Il était vivant et remuant comme un jeune épagneul. Il tourbillonnait dans la lumière. Il était tout drôle dans sa petite robe rose, avec sa cravate « La Vallière », brodée de fleurs bleues, qu’il portait d’une manière originale, toujours flottante derrière son dos. Il disait bien son nom, qui était un terrible et long nom de Bretagne et qu’il prononçait Koueck, par une abréviation très intelligente. Il était bon comme un petit chien et généreux de tout ce qu’on lui donnait, comme un fils de famille. C’était le petit camarade de l’auteur. On allait quelquefois, en grande promenade, jusqu’au port, pour voir les grands bateaux qui ont l’air de grandes bêtes méchantes et sournoises et qui font une grande impression sur les petits enfants. Il est mort en deux heures. L’auteur n’a pas pu revenir à temps pour voir sa douce figure tranquille de petit mort qui n’a pas vécu. Il a trouvé une terre fraichement remuée, « l’horrible terre », qu’aussi bien il soit toujours, avec beaucoup de fleurs dessus, languissantes, déjà mourantes, épousant la mort de cette petite fleur tendre de l’humanité…

***

Entrons dans la grotte d’Isturitz. Un magnifique cauchemar pétrifié. Chaque galerie a son rêve de pierre tout particulier, tout spécial, très différent de celui d’à côté. Les stalactites sont groupées par ordre et par famille, « comme si les génies de la grotte avaient pris la peine de les classer ». Ici ce sont comme des franges, « légères, si fines quelquefois qu’on les briserait à les toucher », descendant de la voûte « comme une pluie figée » ; plus loin, ce qu’on voit s’avancer en relief, des parois de la grotte, ce sont « comme de longs doigts de cadavre, les uns ouverts, les autres crispés en grillés » ; des bras, même, et des mains, « quelques-uns absolument géants, qui seraient appliqués., enchevêtrés, superposés à profusion contre les parois froides ». — Ailleurs, c’est la région des « grosses formes animales, arrondies et molles : entassements de trompes et d’oreilles d’éléphants, monceaux de larves, d’embryons humains à têtes énormes, sans yeux, tout le déchet d’on ne sait quels enfantements n’ayant pas pu prendre vie… » — La description ici est si forte, si pénétrante, elle entre si profondément comme dans notre être physique, qu’on se dit, non seulement qu’on voit les grottes d’Isturitz, mais qu’on les verrait beaucoup moins à les regarder avec les yeux. C’est comme un rêve malsain de la nature, rêvé à nouveau par un esprit humain doué de l’extrême sensibilité et de l’éternelle inquiétude.

***

Et nous voici dans un humble petit intérieur féminin. Elles sont là trois : la vieille tante, lanière presque vieille et la jeune fille. Elles habitent un tout petit appartement « sur le derrière » : mais qui a une jolie vue sur un petit jardin, et, au-delà d’un mur de séparation, sur un assez grand parc. Et voici que le propriétaire du parc fait bâtir une maison, une haute maison. Plus de lumière, plus de vue, plus de soleil. Les trois femmes n’ont désormais qu’un espoir, qu’un but dans la vie, qu’un point lumineux dans l’avenir. Certain héritage leur est réservé, qui les fera riches un jour. Oh ! ce jour-là, elles ne songeront pas à aller habiter une belle maison sur la grande place. Elles achèteront la maison obstruante, ce qu’elles appellent « le mur » ; car elles n’en connaissent que ce mur nu et dur qui les sépare du ciel ; et elles retrouveront le spectacle familier à leur jeunesse, l’horizon connu de leurs yeux, qui leur était comme un ami et comme un parent. L’héritage se fait attendre. Les années passent. La vieille tante répète souvent : « Pourvu que je vive assez pour le voir tomber ! » Elle meurt. Les années passent encore. Enfin l’héritage arrive. Le mur est acheté ; le mur tombe. Le jour où il est tombé, la mère, maintenant très vieille, la jeune fille, devenue vieille fille, se regardent avec une immense déception et une véritable douleur. À ce mur affreux, toujours maudit, elles s’étaient attachées : car ce qui attache, c’est l’habitude ; ce mur horrible, elles le regrettent ; car ce qu’on regrette, ce ne sont pas les choses, c’est le passé qu’elles représentent, et pour mieux dire, c’est soi-même. « Si nous le faisions rebâtir ? dit l’une. — J’y avais pensé, dit l’autre, plus philosophe ; mais ce ne serait plus le même. »

***

Nous sommes dans les mers d’Extrême-Orient, au « sinistre pays jaune », en vue des côtes d’Annam. Une embarcation, du fond de la baie, se dirige vers le cuirassé. Elle aborde. Il en monte un vieux missionnaire français, ne parlant plus qu’avec difficulté sa langue maternelle. Il explique qu’il a créé à quelque distance dans les terres tout un village chrétien, où tous les indigènes professent et pratiquent le culte catholique. Or les Annamites rebelles ont menacé le pauvre hameau et sont déjà tout près de lui. Tous les habitants vont être massacrés, si l’on ne vient pas promptement à leur secours. Hélas ! On est forcé de ne rien accorder au pauvre homme. Tout ce qu’on avait d’hommes armés a été envoyé ailleurs. On n’a que le nombre strictement nécessaire de marins pour garder le bateau. Le brave homme ne dit pas grand-chose, déjeune, fume sa pipe, dort un peu en digérant. Puis, simplement, il demande un canot pour s’en retourner :

— Mais, nous vous gardons ! Nous vous rapatrierons à la première occasion.

Il paraît ne pas comprendre :

— Il faut bien que je m’en retourne !

— Où ?

— Dans mon village.

— Mais vous serez massacré demain !

— Sans doute ; mais il faut bien que je m’en retourne !

— Mais vous serez tué le premier !

— Assurément ; mais il faut bien que je m’en retourne ! »

Il ne sut dire que cela. On lui donna un canot. Il s’éloigna. Ce bonhomme vulgaire, s’en allant là-bas, vers la côte, dans le soir tombant, devenait quelque chose d’immense. Tant qu’on put le voir, on le regarda, la tête découverte…

Il y a des choses faibles, il y a des choses exquises, il y a des choses sinistres, il y a des choses d’une magnifique grandeur simple dans ce dernier livre de notre grand poète en prose.

Paul et Victor Margueritte. « Le Désastre » §

Vous avez tous lu La Débâcle ; il faudra que vous lisiez tous Le Désastre. Beaucoup moins de largeur, de vaste poésie épique et de couleur ; mais les véritables « mémoires de l’armée de Metz en 1870 » sont là. C’est MM. Paul et Victor Margueritte qui les ont écrits. On sent que c’est ici la vérité même, notée avec un soin minutieux, rendue avec le seul souci de la vérité joint à la chaude et virile passion de l’amour de la patrie. Au point de vue purement littéraire, les auteurs ont mis une singulière force à la peinture précise et nette de la progression dans une ville assiégée, dans une armée immobile, de la « fièvre obsidionale ». L’impatience, l’étonnement, la stupeur, l’indignation, le désespoir, quand on se sent une force faite pour l’action, d’être immobilisé et en quelque sorte anesthésié, et de se sentir rongé lentement, progressivement, par le temps, par cette force bête et sans nom qui semble inerte, et qui vous détruit par l’usure, goutte à goutte, petit coup par petit coup, minute par minute ; cette exaspération nerveuse, qui est un supplice épouvantable, est dans ce livre rendue admirablement sensible. Il y a beaucoup de talent dans ce volume, un peu surchargé peut-être, mais fort, précis, juste de ton et sinistre sans la moindre déclamation ni le moindre artifice de rhétorique.

Gyp. « Bijou » §

Un volume de Gyp. Ce n’est pas une chose très rare, et notre fécond écrivain lasse un peu la critique à le suivre. Je m’arrête à celui-ci parce que c’est un les meilleurs que Gyp ait publiés depuis longtemps, un des plus réfléchis, des plus concentrés et des mieux conduits.

On connaît la carrière littéraire de la femme très intelligente et très observatrice sans en faire son métier, qui, ayant une première fois signé « Gyp » un article du journal, ne s’est pas donné la peine de changer de nom littéraire et a fini par signer « Gyp » mute une bibliothèque.

Elle commença par des scènes de mœurs tout à fait originales, d’une vivacité et d’un relief à souhait, où, très probablement, ne paraissaient que des personnages qu’elle connaissait personnellement, et qui, à cause de cela, avaient un air de vérité presque indiscret. C’est la bonne méthode. « Je voudrais être peintre d’histoire, disait un débutant à Courbet ; je sens que c’est ma vocation. — Et moi je le crois ; en conséquence commencez par mettre trois mois à faire le portrait de M. votre père. » — Flaubert en disait autant à Maupassant : « Mets-toi à ta fenêtre, et quand tu ne pourras plus te défendre contre l’obsession que tu en auras, décris la maison d’en face, le monsieur du second, et la petite femme du cinquième. »

Tant y a que c’est ainsi que Gyp débuta, et ce fut exquis. Elle voyait bien, quoique sans aucune profondeur, et elle avait le don, non pas précisément de la vie, de toute la vie, mais du dialogue vrai et vivant. Un vieillard me disait alors : « Ça, je vois d’ici ; c’est une bavarde qui sait écouter. Il n’y a rien de plus rare. Mme de Staël ne savait que parler. George Sand ne savait qu’écouter. Aimer la conversation jusqu’à l’écouter, tout en y prenant part, c’est un don. Elle peut aller loin, votre Gyp. »

En attendant, ses dialogues étaient si caractéristiques, qu’il en sortait, pour ainsi dire, qu’il en jaillissait des caractères. C’était Mme d’Allaly, c’était Bob, c’était Folleuil. Trois types, après tout, dont elle a doté la littérature. Trois demi-types, si vous voulez ; mais nous ne faisons plus les choses qu’à demi, et c’est bien joli encore.

Folleuil, surtout, était remarquable. Un ambigu excellent d’Alceste et de Philinte. Désabusé, ironique, indulgent, bourru, spirituel, avec un tact extraordinaire dans le degré de mauvaise éducation qui est un piment parmi les gens bien élevés. C’était tout à fait trouvé. Folleuil eut les honneurs de la reproduction réelle, comme les héros de Balzac. Certains, dans le monde, jouèrent les Folleuil. Ce n’était pas très facile. L’insuccès des imitations démontra que Folleuil, quoiqu’il eût ses procédés, n’était pas tout en procédés. Il avait un fond solide. C’était bien un être véritable.

Telle fut la première manière de Gyp, celle qui est marquée en librairie par Autour du mariage, Autour du divorce, Petit Bob, etc.

Elle eut une seconde manière, qui fut… moins bonne. Nous crûmes un instant que c’était fini. Cette seconde manière, mon Dieu ! elle consistait à exploiter et à délayer la première. D’Allaly reparaissait sous différents noms, et Folleuil et Bob, tous plus pâles, un peu fatigués d’avoir dit tout ce qu’ils avaient à dire ; et puis, prenant la place principale et le premier plan, les comparses, hommes du monde imbéciles, vicomtes idiots, marquis gâteux, échangeant une ombre déplorable de propos et une absence navrante de toute idée. Tout cela était pour exprimer le vide d’un certain monde, qui existe peut-être ; mais, vraiment, c’était trop bien ; ça l’exprimait trop. À un certain niveau du monde des lecteurs, on commençait à s’abstenir de lire du Gyp. Le chiffre des tirages ne baissait pas, je crois ; mais ce qui baissait, certainement, c’était autre chose.

Tout à coup — et c’est pour cela que je prends la plume aujourd’hui — tout à coup un nouveau Gyp se révéla, qu’il faut que connaissent ceux qui ont interrompu leur commerce, avec Gyp. C’est dans Passionnette dans Le Bonheur de Ginette, dans Bijou enfin, que s’est produite cette révélation. Gyp, sans s’en apercevoir peut-être, par le seul effet du temps, avait mûri. Elle était capable de voir par-delà les gestes des personnes et les superficies des êtres humains, de percer l’écorce, et de pénétrer un peu dans l’intérieur d’une âme. Elle gardait toutes ses anciennes qualités : le naturel, le sens du vrai, le don précieux de n’être pas un auteur, de ne pas écrire comme un auteur et de ne pas intervenir dans son œuvre comme un auteur : et de plus, en présence d’un homme, d’une femme surtout, sans cesser d’en bien saisir tout l’extérieur, elle commençait à voir ce qu’il y avait dedans. Passionnette surtout, qui, à mon avis, est, jusqu’à nouvel ordre, le chef-d’œuvre de Gyp, histoire douloureuse et simple, pathétique sans le moindre apprêt, nous déroule avec une précision naïve, si je puis dire, avec une science sûre qui n’a pas l’air de se douter qu’elle est savante, l’évolution d’une passion profonde, tyrannique et mortelle, forte comme un instinct, étonnée d’elle-même, stupéfaite de se sentir stupide, et effarée de se sentir incurable. Et ces choses terribles sont exposées avec simplicité, tranquillité, une certaine douceur même et une résignation fendre ; et la pauvre femme qui sait qu’elle en mourra et qui sait pour quel prodigieux idiot elle meurt, plie avec un sourire souffrant sous la fatalité qui la brise, de l’air étonné, doux et câlin encore, des petits enfants qui se laissent glisser dans la mort.

Le Bonheur de Ginette est encore l’histoire d’une passion féminine ; car autrefois Gyp peignait toujours des femmes que tout le monde aimait et qui n’aimaient personne, et maintenant elle peint assez souvent des femmes qui aiment et qui sont peu ou mal aimées. L’observateur généralisateur en conclurait certainement que de 1870 à 1896 le caractère des femmes de France a complètement changé. Je ne crois pas qu’il faille instituer une conclusion si générale. Le Bonheur de Ginette est très inférieur à Passionnette, et la fin en est bien manquée. Mais il contient une étude qui eût fait le bonheur de Marivaux, l’étude des commencements d’un amour qui s’ignore, qui se découvre, qui s’étonne de lui-même et prend un plaisir inquiet à se découvrir. Cela fait une moitié de volume au moins tout à fait distinguée et toute charmante. Et puis (quel bonheur !) ce n’est pas écrit, ce n’est jamais écrit. L’auteur de Ohé ! les Psychologues ! en est bien venu à faire de la psychologie, Dieu merci ! mais elle en fait, sinon sans le savoir, du moins avec les habitudes de quelqu’un qui n’a jamais eu souci d’en faire. Et donc, ce n’est pas elle qui raconte une âme et qui l’analyse ; ce sont les faits seuls qui analysent et qui racontent, tous bien choisis, tous significatifs, en progression naturelle, et si instructifs par eux-mêmes qu’ils n’ont pas besoin des explications et commentaires de l’auteur. Ce sont les faits qui écrivent le roman de l’âme de Ginette. Voilà qui n’est pas vulgaire. Ah ! que c’est dommage que la seconde moitié du Bonheur de Ginette — allons, mettons le troisième tiers — soit peu lisible !

***

Bijou est excellent d’un bout à l’autre, presque sans aucune défaillance. J’aurai quelques réserves à faire ; mais on verra qu’elles sont légères, et qu’encore c’est peut-être bien moi qui me trompe.

« Bijou », comme on l’appelle dans sa famille, c’est-à-dire Mademoiselle Denyse, est une de ces personnes, comme vous en avez tous rencontrées, au moins une fois, — car il y a de bons jours dans la vie, — qui sont la joie, la lumière, le soleil, l’air frais, le foyer tiède, le sourire et l’éblouissement et la « grâce » de toute une maison. Elle est jolie, elle est spirituelle, elle est bien-disante, elle est serviable, elle est intelligente ; en cinq minutes elle a rendu dix services et dit vingt paroles obligeantes. En trois jours, où qu’elle soit, elle a mis toute la maison dans sa poche. Dès qu’elle est là, tout s’anime, tout s’illumine, tout rayonne. « Le toit s’égaie et rit. » Disparaît-elle ? C’est le soleil qui s’est couché. Inquiétude et malaise. Il manque quelque chose, il manque tout. « Où est Bijou ? Où est Denyse ? Mais on ne peut se passer de Denyse ? Il manque quelque chose. On ne peut rien faire sans Bijou ! »« Mais me voilà ! » (car elle ne se couche jamais). Tout le monde respire. « Ah ! Bijou ! cher Bijou ! Ma bonne petite Denyse ! » Grand-père, grand’mère, père, oncle, cousines, cousins, marmots, serviteurs, fermiers, précepteur, abbé, professeur de musique, ouvrières à la journée, tout le monde, sans aucune exception, est amoureux d’elle. Son secret est bien simple : ne penser jamais qu’aux autres, penser à tous les autres.

— C’est l’égoïste la plus renforcée qui ait jamais existé sur la terre. Elle n’aime absolument qu’elle. Arriver, arriver aussi haut que possible, arriver à tout, elle n’a pas d’autre idée dans la cervelle. Dominer, dominer sans cesse, dominer toujours, dominer sans que personne échappe à son empire, voilà le fond, le tréfond et le tout de sa nature. Seulement on ne s’en aperçoit pas tout de suite Le lecteur lui-même ne s’en aperçoit pas tout de suite, et à cet égard le roman est conduit à merveille pour un effet d’inquiétude, de doute, de soupçon, puis de vérité qui se fait jour, s’accuse et enfin éclate.

Bijou a toute la maison à ses pieds. Eh bien, pourquoi non ? Elle est si bonne ! C’est elle qui est aux pieds de toute la maison, toujours au service de tous. Ce n’est pas sa faute si tout le monde en raffole. — Ses oncles et cousins perdent la tête pour elle, les maîtresses de ses cousins se brûlent la cervelle. En peut-elle mais ? Est-elle coquette ? Point du tout. Elle n’a jamais dit un mot d’amour. Elle est adorable, voilà tout. Est-ce sa faute si elle est la perfection ? — Le précepteur de son jeune cousin se jette à l’eau et n’en revient que pour aller au cimetière. Le pauvre garçon ! Il était fou ! Denyse en est-elle responsable ?

Tout à la fin même, quand de tous les prétendants possibles, et il en est de charmants, elle choisit un vieillard de cinquante-neuf ans et onze mois, doué de six cent mille livres de rente, est-ce calcul, est-ce égoïsme ? D’abord, qui pourrait en Denyse supposer calcul et égoïsme ? Et ensuite ne voit-on pas que c’est dévouement ? Ne voit-on pas que c’est sacrifice ? Tous les autres sont jeunes, bien portants, vigoureux ; ils ont l’avenir ; ce coup de voir Denyse leur échapper, ils pourront le supporter. Lui, le vieillard, ne le pourrait pas ; il en mourrait ; cette pensée est insupportable à Denyse. Assez d’autres déjà se sont tués pour elle ou à cause d’elle. Oh ! non ! pitié pour le vieillard si bon ! Cela va bien à Denyse d’être jusqu’au bout l’ange du sacrifice :

« Alors, j’ai pensé que comme je vous aimais plus que je n’avais encore aimé personne, et que, d’autre part, je ne me consolerais jamais de vous avoir causé un grand chagrin… le mieux était de vous épouser… Ma grand’mère m’a désapprouvée… La disproportion de la fortune… Oui, il paraît que vous êtes horriblement riche… Elle calcule que j’ai trente-huit ans de moins que vous, que vous pouvez mourir avant moi et que, après avoir vécu pendant des années dans un très grand luxe… je me trouverais très gênée et très malheureuse à l’âge où l’on ne recommence plus sa vie… — Eh bien ! un testament… — Bah ! Elle dit qu’un testament, ça se déchire. — Par contrat de mariage ?… — Alors elle s’imagine que nous divorcerons et que le divorce détruit les choses faites. — Et si je reconnais, au contrat, que vous apportez la moitié de ce que je possède… et si je vous donne encore le reste en m’en réservant seulement l’usufruit ? — Je ne veux de vous que le bonheur et je suis sûre que vous m’en donnerez beaucoup. »

Bonne Denyse ! Comme il a raison le paysan qui, la voyant passer dans sa robe de mariage, entrant à l’église, s’écrie avec conviction : « Est-ce pas ?… Eh bié, l’est encore meilleure qu’alle n’est chouette ! » — C’est le dernier mot du roman.

On pourrait faire quelques objections à cette œuvre très distinguée et presque profonde. On pourrait dire que Denyse en met trop, que c’est par trop à tout le monde qu’elle veut plaire. « Jusqu’au chat du logis », dirait Molière. À cousins, oncles, tantes, visiteurs, cela va de soi ; c’est dans son rôle ; mais à précepteur, abbé, fermier Lavenue, professeur de musique Sylvestre ; à quoi bon ?

Pardon ! Ceci est le sens profond de l’histoire, au contraire, si je ne me trompe. Denyse n’est pas seulement une femme qui veut réussir par la bonté ; elle est bonne ; elle est vraiment bonne, de cette bonté particulière qui est le besoin d’être aimée, de plaire à tous, de ne pas rencontrer un regard qui ne soit reconnaissant d’une attention passée ou présente et humide de gratitude attendrie. C’est chez elle un vrai besoin intime, profond et de nature. Elle ne peut pas se passer de cela. Elle est bonne. D’une bonté qui n’est peut-être pas précisément la bonté vraie, mais qui est une forme ordinaire de la bonté, la forme, hélas ! la plus ordinaire de la bonté. Les bonnes gens, après tout, sont surtout ce que je viens de dire, croyez-le, et c’est déjà bien joli. Elle est bonne.

Seulement elle s’est aperçue qu’avec ce caractère-là, pour peu que par surcroît on soit jolie, on peut arriver à tout. Alors elle s’est mise à exploiter ses qualités pour sa fortune. Elle leur a ôté ainsi toute valeur morale ; soit ; mais elle ne les a pas détruites pour cela. Elles restent toujours, et elles s’exercent d’elles-mêmes. Avec quelques-uns Denyse est bonne en vue d’un but, et sa bonté est un moyen ; avec tous elle est bonne par instinct naturel et besoin inné, et sa bonté est tout simplement du besoin de plaire. De sorte qu’il lui serait impossible d’excepter quelqu’un du rayonnement et de l’épanchement de serviabilité, de bonne grâce et de gentillesse qui coule et s’échappe de sa jolie et souriante personne.

Voilà ce qu’il faut bien comprendre, et voilà ce qui est très vrai, et qui est même d’une psychologie assez pénétrante. C’est ce qui fait douter et hésitez si souvent les jugements humains. Très souvent on est en suspens. « Un tel est-il un sincère ou un farceur ? Un tel est-il un consciencieux ou un Tartuffe ? » Eh ! personne n’est absolument un farceur et un Tartuffe. On ne pourrait pas. Une affectation est l’exploitation savante d’une qualité ou d’un défaut que l’on avait avant de l’affecter, et qu’on n’aurait pas pu affecter si on ne l’avait pas eu du tout. On ne tire rien de rien. Soyez sûr que Tartuffe, avant d’être ce qu’il est, avait un peu, je ne dis pas le sentiment religieux, mais, du moins, le goût des églises. Il n’était pas chrétien ; mais il avait le sens clérical.

Une analogie : Bijou, c’est un peu Bel-Ami en femme ; je dis un peu ; il n’y a qu’un lointain rapport. Eh bien, Bel-Ami, l’exploiteur de femmes, le comédien froid et féroce de l’amour, soyez sûr qu’il a commencé par aimer les femmes. Il y a eu vocation. La vocation est devenue métier, quand elle a pris conscience d’elle-même et surtout de ses forces. C’est l’histoire de beaucoup de vocations.

Et ce qu’il faut ajouter, c’est que l’affectation et l’exploitation d’une qualité finit par la détruire. Tartuffe finit par devenir athée, Bel-Ami par avoir l’horreur des femmes ; Bijou finira par être méchante. Il y a déjà quelques traces de cela dans l’histoire de sa jeunesse telle que Gyp nous l’a contée, et qui sont de trop, à mon avis, mais qui sont chez l’auteur l’intuition de ce que son personnage deviendra plus tard, et la preuve, pour moi, qu’il a bien vu son personnage dans tout son ensemble.

Ce qui est plus contestable dans Bijou, c’est certaines privautés, certaines familiarités tendres, qu’elle permet, très rarement, mais qu’elle permet, ici et là, à quelques-uns de ses adorateurs. Pourquoi se laisse-t-elle embrasser par son cousin, et par cet imbécile de précepteur ? Ce n’est pas d’elle du tout, cela. Cela ferait supposer qu’elle est sensuelle. Sensuelle, Bijou ! jamais de la vie ! Elle est trop habile pour cela. Bonne, oui ; et calculatrice en même temps. Par conséquent tous les actes de bonté qui pourront servir à l’établissement de son empire, et même ceux qui sont indifférents : oui. Ceux qui la diminuent, la soumettent, ou en ont l’air, et qui peuvent la compromettre : non, jamais ! C’est à eux que commence l’abandon, et Bijou ne s’abandonne pas. Elle ravit tout le monde, mais ne se laisse rien ravir. Elle prend plaisir à être ravissante, mais voit trop de danger à être ravie, pour s’y laisser prendre. — Ceci est vraiment une fausse note. C’est un reste d’un défaut de Gyp qui consiste à n’avoir pas une pleine maîtrise de son sujet. Ce défaut est très faible dans le roman actuel, et même c’est la qualité contraire qui est frappante. Avec Passionnette, Bijou est le roman de Gyp qui se tient le mieux. Un sent depuis quelques années que la main de l’auteur devient plus ferme qu’elle n’a jamais été. Cette sorte de renaissance d’un joli talent nous fait un singulier plaisir. Elle devait être signalée avec insistance.

Gyp. « Joies d’amour » §

Le dernier roman de Gyp, Joies d’amour, est moins heureux que l’admirable Bijou dont je vous parlais avec tant d’enthousiasme. Il est quelque peu traînant à partir du milieu et ne nous donne jamais une forte et pénétrante analyse de caractère Comme beaucoup des romans de Gyp, il est fait d’un certain nombre de silhouettes, assez vives, mais sans grand intérêt. Il y a pourtant une figure de colonelle, sentimentale et autoritaire, exécrable quand elle est autoritaire, rendue douce comme un mouton quand une passion qui la prend pour un petit lieutenant la ramène à sa nature sentimentale, qui est tout à fait bien attrapée et qui fait la joie intermittente de ce livre un peu triste. — Il y a une scène impayable. Comme tout le régiment appelle familièrement et haineusement la colonelle de son petit nom, Adèle, il arrive que le petit lieutenant, qui a fait une chute de cheval et qui est évanoui sur son lit, se réveille entre sa cousine qu’il voit, et la colonelle qu’il ne voit pas, et que, sa cousine le prévenant que la colonelle est là, il s’écrie étourdiment : « Adèle est ici ! » La colonelle, voyant dans l’emploi de ce prénom le cri de la passion qui s’échappe, s’évanouit presque, elle aussi, de bonheur.

Un type de mari, encore, qui est excellent. Il est absolument persuadé que sa femme est incapable de le tromper, ou plutôt qu’un homme comme lui ne peut être trompé pour qui que ce soit, et, d’autre part, pour n’avoir pas l’air d’un mari confiant, pour se montrer homme fort, il répète sans cesse : « Toutes les femmes trompent leurs maris… Ma femme comme les autres… Mais parfaitement. » Le contraste entre la sottise de sa confiance et la sottise de son impertinence, qui en fait un sot absolu, produit souvent des effets d’un vrai comique.

Et aussi les petites misères de l’adultère (plutôt que les grandes, qui ne sont peut-être pas assez touchées ici) sont peintes avec précision et justesse. Si vous me permettez le mot d’argot qui est ici presque nécessaire, l’impression continue qu’on a en lisant ce petit livre, c’est que l’adultère constitue une scie. Littéralement toutes les paroles qu’on prononce devant Mme de Claret lui paraissent des allusions à sa situation ; il lui est impossible de ne pas les rapporter immédiatement à son aventure et de ne pas voir dans chacune une allusion ou raillerie, ou méchante, ou jalouse, ou méprisante, ou menaçante, et cela, rend très pénible toute espèce de conversation ; et cela est extrêmement bien conduit et très amusant pour le lecteur.

Pour autant que je m’y connaisse, je dirai de plus que les mœurs et habitudes courantes d’un régiment français qui s’ennuie dans une garnison de province sont, très bien saisies et mises dans un joli relief, sans outrance, sans surcharge, avec légèreté et vérité. Et enfin vous ne sauriez croire combien ce roman de mœurs légères est moral en ses conclusions dernières. Il y est démontré une fois de plus que la femme mariée qui prend un amant parce que son mari lui est pénible est une femme qui, avant trop d’un mari, en prend deux, et ayant une croix dans le dos, s’en met une autre sur la poitrine. Il n’y a pas de calcul plus absurde. Il faut n’avoir pas le moindre grain de logique pour le faire. Il est vrai que c’est précisément parce qu’on ne calcule pas…

« C’était une femme de beaucoup d’esprit », disait Sainte-Beuve pour conclure son étude sur Mme de Girardin. Ce sera la conclusion de toute étude que l’on écrira sur Gyp, quand elle nous quittera, dans quelque cinquante ans. On dira : « C’était l’esprit le plus naturel et le plus spontané qui put être ; et jusqu’à ses négligences avaient des charmes. »

M. Paul Bourget. « Idylle tragique » §

Eh bien, cette petite évolution, intéressante en elle-même, commence à l’être en ses résultats. Je parle de l’évolution littéraire de M. Bourget.

On sait d’où M. Paul Bourget est parti et de quel côté, depuis environ quatre ou cinq ans, il se dirige. Il a commencé par être un pur élève de Stendhal, un moraliste très piocheur, qui découvrait patiemment l’âme contemporaine des Parisiennes de son temps, et qui de ses découvertes nous faisait des romans assez délicats, assez nuancés ; mais qui n’avaient jamais l’air d’être vivants. C’était net, c’était précis, c’était finement analysé ; on se disait : « ce doit être vrai », et l’on n’était point touché par cette présence, parce souffle de la vie, qui est précisément tout ce que nous demandons à un roman.

À quoi cela tenait-il ? Je ne sais ; mais vous avez tous lu tous les romans de M. Bourget, ou presque tous. D’eux tous y a-t-il un personnage qui soit resté, net, lumineux, tout debout, avec sa figure, et son nom sur sa figure, dans votre esprit ? Si vous répondez : Oui, je dirai : « Oh ! tant mieux » ; car je ne veux que du bien à M. Bourget, qui est l’homme le plus charmant… mais moi, pour mon compte, déclarant ainsi beaucoup plus mon infirmité, peut-être, que la sienne, je réponds : Non !

Et je lui disais, dans les écritures publiques : « Vous avez beaucoup plus la sensation des choses que des hommes. Les pays que vous traversez, vous les peignez très bien. Ceux-là restent très bien, avec leur ligne et avec leur physionomie, dans l’esprit du lecteur. Vos impressions de voyages : Angleterre, Italie, États-Unis, sont excellentes. Voyagez ! »

Il a bien suivi mon conseil, si vous voulez, en ce sens qu’il a voyagé beaucoup ; mais il ne l’a pas suivi pour ce qui était de ne plus écrire des romans, et encore que je ne renonce point à croire que j’avais raison, je commence à m’aviser qu’il n’a pas eu tout à fait tort. Car il a voyagé pour écrire des impressions de voyage ; mais il a voyagé aussi pour écrire encore des romans, et voici qu’il est en train d’en écrire de meilleurs.

L’évolution de M. Bourget, en tant que romancier, a sans doute été celle-ci : de toutes les découvertes qu’il faisait dans les âmes parisiennes de 1875, l’essentielle et la définitive a été probablement que ce n’était pas des âmes parisiennes, et que c’était des âmes de tous les pays. Car, par instinct, goût personnel, parfaitement légitime, tout au contraire de M. Daudet, qui n’aimait guère à étudier que des âmes bourgeoises à l’ordinaire, tout au contraire de M. Coppée, qui n’aimait guère à étudier que des âmes populaires, tout au contraire de M. de Goncourt, qui n’aimait guère à étudier que des âmes artistes, et tout au contraire de M. Zola, qui n’en étudiait aucune ; M. Bourget n’étudiait que des âmes aristocratiques, ou, sinon des âmes aristocratiques, du moins des âmes riches, ou sinon des âmes riches, car ce n’est pas encore bien dit, du moins des âmes enveloppées de corps très richement vêtus, d’ameublement très somptueux et de demeures très confortables. Or cette aristocratie de l’argent, à Paris, elle est parisienne géographiquement ; mais d’origine, elle est exactement de tous les pays : elle est anglaise, elle est allemande, elle est américaine, elle est slave, elle est indienne, elle est même belge ; mais il est extrêmement rare qu’elle soit de Courbevoie.

Sur quoi, M. Bourget, avec beaucoup de sens, se dit sans doute : « Ce que j’étudie-là, c’est un composé, un mélange, une combinaison, très intéressante du reste, mais dont, même pour la bien connaître, je devrais aller étudier les éléments dans leurs pays d’origine, dans leurs gisements. Là ils sont plus nets, plus isolés, plus autonomes. En bon chimiste, c’est partout là-bas que je dois aller les envisager. Quittons le microcosme pour “le monde, le vaste monde”. Nous n’en comprendrons que mieux le microcosme en revenant. »

Et donc il voyagea. Et il me semble qu’il a vu les types exotiques avec beaucoup plus de netteté et de relief que les types du Paris cosmopolite, précisément parce qu’avant l’entrée en composition ils sont plus nets en effet et plus tranchés.

Toujours est-il que le progrès à cet égard était déjà sensible dans Cosmopolis. Ce roman, assez mal fait du reste, contient quelques portraits d’italiens, d’américains, d’hommes de couleur, qui nous parurent assez justes, au moins assez vigoureux de ton et sortant de cette grisaille universelle qu’est pour nous l’humanité quand un artiste n’en fait pas jaillir à nos yeux quelques figures caractéristiques. Seulement il y avait là encore trop de théories, trop d’explications et de commentaires ethnographiques, qui manquaient de certitude d’abord, puis alourdissaient et encombraient le volume, puis enfin n’étaient pas toujours d’accord avec les caractères mêmes qu’ils prétendaient expliquer. Tout compte fait, c’était un de ces livres qui sont faits, mais qui ne laissent pas d’être à refaire.

M. Bourget m’a l’air de prendre le chemin de le refaire plusieurs fois, et le chemin aussi de le refaire de mieux en mieux. Une idylle tragique est un roman cosmopolite qui m’a paru supérieur à Cosmopolis.

D’abord il est mieux placé. Cosmopolis, naturellement, est un peu partout, dans toutes les grandes capitales et dans toutes les villes d’eaux un peu célèbres et dans toutes les plages un peu fréquentées. Donc il est à Paris, à Londres, à Vienne, à Pétersbourg, à Rome. Certainement. Mais dans cette ville particulière qui va de Toulon à Vintimille et dont les quartiers principaux sont Hyères, Saint-Tropez, Saint-Raphaël, Cannes, Golfe-Juan, Antibes, Nice, Monaco, Menton, Cosmopolis est décidément chez lui, en son atmosphère et à son foyer, at home. Le Français est un peu dépaysé dans ce pays-là, à moins qu’il ne revienne du Caire, de Java ou de Moscou. On n’est citoyen de cette ville très particulière que si l’on est universel. Il y faut avoir « l’esprit européen », comme disait Mme de Staël, et même plus qu’européen, car Mme de Staël était déjà en retard. C’est le vrai cadre de Cosmopolis. Je n’en vois qu’un autre qui soit analogue, inférieur du reste, au point de vue cosmopolite. C’est, non pas Genève précisément, mais le Léman. Le Léman est encore une Cosmopolis très notable. C’est, si l’on veut, la Cosmopolis lacustre. Nul cloute que M. Bourget n’y place un roman. Il aura raison.

Il promènera ainsi Cosmopolis de ville en ville, de province en province, de royaume en royaume, partout où elle sera à sa place. Il y a une Cosmopolis à situer au Caire, une autre à Jérusalem, une autre… je crois pourtant que c’est à peu près tout. Celle de Vienne ressemblerait un peu à celle de Rome, celle de Londres à celle de Paris ; celle de Saint Pétersbourg… il faudrait voir de près. Pour le moment tenons-nous-en à celle de la Côte d’azur.

C’est peut-être celle où l’on est le mieux de janvier à mars, et comme M. Bourget l’a indiqué, mieux encore en avril et mai. Ah ! comme il a raison ! En avril et mai, c’est l’été là-bas, et c’est l’été aimable, sans violences, sans crudité de lumières, délicieux, languissant, avec encore un peu de ton dans la brise, dans le « fond de l’air ». Ce n’est pas le « gras été » de Théocrite ; c’est l’été avec un commencement d’embonpoint, un été grassouillet, avec de jolies fossettes et des épaules mûrissantes. Ceci pour vous dire d’aller à Cannes en janvier, mais d’y rester jusqu’à ce que l’étuve commence ; et même… mais c’est affaire de tempérament.

Donc c’est vers mars 1882 environ (il le faut pour que les principaux personnages, qui se sont battus en 1870, n’aient pas plus de trente et un ans, ce qui serait désobligeant), que trois personnages principaux, entourés de quelques seigneurs de moindre importance, se trouvèrent réunis… à Cannes ? Non. À Monaco ? Non. — À Cannes-Nice-Monaco ; car M. Bourget a très bien vu que le monde particulier qu’il peint n’habite point précisément ou Nice, ou Cannes, ou Hyères, ou Monte-Carlo. Il habite la Côte d’azur. Je vous dis que de Hyères à Menton c’est une ville, une ville en long, une ville serpentine, une ville d’une forme très spéciale, mais une seule ville, avec une rue qui est le chemin de fer, un boulevard qui est la plage, un bois de Boulogne qui est la mer et un Fontainebleau qui est l’Estérel. C’est une très belle ville.

C’est donc là que se trouvèrent réunis Mme de Carlsberg, femme morganatique d’un archiduc, M. Pierre Hautefeuille et M. du Prat. Mme de Carlsberg, trentenaire admirablement belle et un peu échauffée, a été, à Rome, il y a deux ans, la maîtresse de M. du Prat. Puis M. du Prat ayant disparu, s’étant marié, ayant été faire son voyage de noce aux Cataractes, pour voir cette fois de vraies cascades, Mme de Carlsberg vient de s’engouer follement de M. Hautefeuille, qui l’aime avec frénésie ; et M. du Prat et M. Hautefeuille sont deux amis intimes et tendres, camarades de collège, camarades de guerre, dévoués l’un à l’autre jusqu’à la mort. Il aurait même fallu que l’un d’eux, et je sais bien lequel, eut autrefois sauvé la vie à l’autre. Cela aurait mieux expliqué le dénouement. M. Bourget a dédaigné ce moyen vulgaire. Il a peut-être eu tort.

Donc ces trois personnages sont là, présents devant nous, quoique du Prat soit encore au Caire ; mais nous savons bien qu’il va en revenir, et la « question dramatique » c’est : « quand du Prat sera ici, qu’arrivera-t-il ? » Mais cette question fait attendre quelque temps sa réponse. Avant que du Prat revienne, il se passe des choses, à savoir le mariage secret de cet intrigant de Corancez avec une princesse vénitienne, la marquise Bonacorsi, tyrannisée par son brigand de frère ; les amours franco-américaines et un peu glaciales, sans qu’on sache si c’est parce qu’elles sont américaines ou si c’est parce qu’elles sont françaises, de Miss Marsh et de M. Verdier, le beau chimiste, etc.

Du Prat arrive tout de même, et avec lui le drame. Ce drame ne laisse pas d’être puissant. C’est le drame de la jalousie dans l’amitié. Il n’a pas été fait très souvent, remarquez-vous ? Aimer profondément quelqu’un, ne pas pouvoir cesser de l’aimer, s’apercevoir qu’il aime la femme que vous avez aimée et que vous aimez encore, et qu’il en est aimé, c’est une situation très forte et qui ravit un psychologue expert. Car ici les sentiments qui se combattent se renfoncent l’un l’autre en se combattant. Je déteste Paul, parce qu’il est aimé de Jeanne ; bien. Je déteste Jeanne, parce qu’elle aime Paul ; fort bien. Mais j’aime Jeanne d’aimer Paul ; je m’aperçois qu’elle est une femme bien supérieure à celle que j’ai connue il y a deux ans, puisque c’est Paul, cet homme exquis, le type pour moi de la perfection, qu’elle a remarqué, distingué, élu ; et voilà que j’aime Jeanne davantage, et que je suis jaloux de Paul d’autant plus. — Et j’aime Paul d’aimer Jeanne : il me justifie. Je n’étais pas sans un peu de honte de mon aventure de jadis avec cette vague morganatique ; mais le divin Paul l’aime aussi ; j’avais donc raison ; j’avais donc bien placé mon cœur ; et donc, aussi, à côté de quel bonheur j’ai passé ! Et c’est pourquoi je suis furieux contre tout le monde, etc.

Et Paul ? Paul, c’est autre chose. Quand il en vient à savoir ce qui s’est passé autrefois, que peut-il croire ? Qu’il est objet de vengeance et non d’amour. C’est pour me punir, moi, de l’avoir abandonnée, que Jeanne a jeté son dévolu sur mon intime ami, c’est pour me faire souffrir ; et donc, d’une part, c’est une menteuse, une rouée et une coquine, et d’autre part, elle m’aime encore, puisqu’elle me hait. Et Paul est furieux contre tous les deux. Etc. Etc.

C’est extrêmement amusant. C’est ce que nous aimons le plus, nous autres Français : c’est profond et ingénieux ; c’est une tragédie de Racine. Je ne m’avance pas jusqu’à dire que M. Bourget l’a écrite, mais diantre ! il l’a posée. C’est quelque chose.

Et puis, il l’a bien écrite un peu. Il y a quelques pages, par là-bas, vers la fin, du Prat et Hautefeuille se promenant seuls dans l’Estérel, se chérissant et se tourmentant, étalant tour à tour et cachant leur blessure et la ravivant sans cesse, autant à la cacher qu’à l’étaler ; se plaignant l’un de l’autre et se plaignant l’un et l’autre, et ne sachant jamais s’ils vont s’embrasser ou s’étrangler ; qui sont un peu laborieuses, un peu tarabiscotées, comme toujours la psychologie de M. Bourget, mais qui sont fortes, et qui font réfléchir et penser, et qui sont belles d’être mortellement tristes. — Et puis, ces pages, je voudrais bien les avoir écrites, parce que je leur dirais, comme cela, en feuilletant : « Vous, mes petites, je vous aime, pour votre solitude, pour votre vie silencieuse et recueillie de petites cloîtrées. Vous avez quelque chose d’intime et de sacré. Car il n’y a pas un lecteur sur cent qui vous lira. À la bonne heure ! Vous, au moins, vous n’êtes pas publiques. » — Je ne déteste pas les pages à qui l’on peut dire cela sans se tromper.

Et comment tout cela a-t-il fini ? Si vous croyez que je vais vous le dire ! Vous imaginez donc que je ne veux pas que vous lisiez le livre de M. Bourget ! J’entends bien que vous le lisiez. Cela finit… Eh bien, le volume est intitulé Idylle tragique. Le titre ne ment pas, puisqu’il ne ment qu’à moitié. Ce n’est pas du tout une idylle ; mais c’est tragique Un des amis finit par être tué. Lequel ? Voilà ce que je ne dirai jamais. Mettons que je l’ai oublié.

Il est donc bon, ce dernier roman de M. Bourget. M. Bourget se débarrasse de beaucoup de ses défauts. Les descriptions d’ameublement sont réduites à leur strict nécessaire et sont remplacées par des descriptions de la nature, ce que j’aime mieux, et ces « paysages » sobrement traités sont souvent excellents. La côte de Cannes à Gênes, vue d’un steamer, est très bien vue, très nette et bien présente aux yeux dans son adorable sinuosité harmonieuse. Du fameux « snobisme » tant reproché à M. Bourget autrefois, plus de traces. Il vous peint ses hommes du monde et ses « grandes dames, très grandes dames », sans avoir l’air de les adorer, et sans cet autre faux goût, exécrable aussi, qui consiste à avoir l’air d’en être écœuré. Il les peint, voilà tout, avec un peu, seulement, de cette sympathie douloureuse qu’il est naturel que l’on ait pour des créatures humaines. Ce que nous appelons le « ton général » de l’œuvre est donc très juste. Je dirai même qu’il est excellent.

Les caractères… ah ! voilà ! Ils ne sont pas encore à se récrier d’admiration, les caractères. Mme de Carlsberg, qui pouvait être, qui devait être une « grande amoureuse », reste un peu quelconque. Elle donne l’idée d’une grisette qui aurait épousé un prince et qui serait restée exactement ce qu’elle était. Comme il y a des grisettes à tous les étages de la société, l’auteur est dans son droit de nous la présenter comme telle. Mais il reste qu’elle n’a pas l’ampleur, l’envergure, la grandeur d’un grand premier rôle. Un je ne sais quoi y manque de hautain, sinon de souverain ; et de vigoureux, sinon de puissant. On ne comprend pas assez l’attrait qu’elle a pu exercer sur cet archiduc d’abord, et sur ces deux jeunes gens d’à présent, si distingués, sans compter peut-être les autres. Non, elle n’est ni assez ample de tournure ni assez vigoureuse de ton. Ce n’est pas une archiduchesse même morganatique ; c’est tout juste une petite baronne.

Des deux jeunes gens, l’un est pâle, comme étant la perfection même. C’est un jeune homme de Feuillet ou un jeune homme de Sandeau. On lui souhaiterait un défaut, qui au moins le caractérisât. On en serait pour son souhait. Rien ne lui manque de toutes les qualités aimables, charmantes, délicates et incolores. C’est l’idéal des jeunes premiers.

L’autre, du Prat, est mieux marqué. Nous l’avons bien coudoyé déjà dans Cosmopolis et dans Mensonges, mais il n’est pas défendu de nous le présenter encore sous un aspect un peu renouvelé. C’est le monsieur qui s’analyse, le moraliste expert, qui traite son cœur comme un insecte (je crois que le mot est de Goethe), et qui passe son temps à faire sur son cœur des expériences d’entomologie. Ce caractère, qui est très vrai, quoique, Dieu merci, assez rare, ne laisse pas d’être intéressant, parce qu’il excite tout d’abord, comme disait Aristote, la terreur et la pitié. On a toujours peur de ces personnages, soit pour soi-même, soit pour ceux qu’on aime, tant on sait qu’ils sont nés pour faire souffrir ; et toujours pitié d’eux, tant on sent qu’ils sont, nés pour supplicier leur propre cœur. Ils sont donc éminemment dramatiques. Celui-ci a gagné à ses études entomologiques un mal particulier qui est très bien compris. « Il ne sait pas guérir », et, pour dire peut-être plus vrai, il ne veut pas guérir. « Même ses plus lointaines misères d’enfance, lorsqu’il y songeait par-delà les années, lui redevenaient présentes jusqu’à lui faire mal. » Ainsi il souffre tout naturellement, et sans trop le rechercher, de tout le passé qu’il porte en lui, sur lui, et dont il ne peut pas se débarrasser. Bien plus, et voilà qui est fort bien observé, il souffre de tout l’avenir. Un jour, à seize ans, en Auvergne, en pleines vacances, « nous nous assîmes au pied d’un mélèze pour nous reposer. Je te voyais, je voyais les arbres, la belle forêt, le beau ciel. J’éprouvai tout à coup une espèce de langueur sans nom, un maladif désir de mourir. L’idée m’avait pris là, subitement, que je n’aurais jamais rien de meilleur dans la vie, que je n’avais rien à en attendre ». — Oh ! ceci est vu de près, et profondément. Il est des âmes telles, pour qui le bonheur est un mal, n’éveillant chez elles que l’idée qu’il est fugitif, et pour qui un jour de joie, une heure de plaisir est une souffrance aiguë, ne leur donnant, ne pouvant leur donner que ce genre de réflexion. Il est certain que ceci est très distingué, et que le caractère marqué de pareils traits est de ceux qui ne s’effacent pas complètement de la mémoire.

Et puis, il n’est que juste de signaler au lecteur que les personnages secondaires de l’Idylle tragique sont les meilleurs, et sont très bons. Il y a, il est vrai, une marquise Bonacorsi absolument insignifiante, et une Mme du Prat, bien dessinée, qu’on voit bien, mais sans aucun intérêt ; mais cinq ou six autres sont excellents. C’est la petite Mme Yvonne, gamin de Paris absolument honnête et parfaitement linotte, qui a toujours l’air de « jouer à la vie ». Elle apprend qu’elle est ruinée : « Mon pauvre mari ! C’est pour lui que je souffre. Je vivrais avec rien : une petite couturière que je dirigerais et qui me ferait des robes à mon idée ; une petite installation à Passy, dans une de ces maisons anglaises si mignonnes et si bon marché ; une voiture de la Compagnie ou un coupé du Cercle pour les visites et les théâtres, et je serais la plus heureuse des femmes. » — Est-ce assez pris sur le vif ; et l’analyse de ce vivre avec rien est-elle d’une jolie étourderie ! Et la petite femme est tout entière conforme à ce bout de conversation. Elle est impratique adorablement.

C’est encore le beau Marseillais Corancez, vulgaire, hâbleur, familier, « gaffeur », tout en dehors et toutes voiles dehors. On lui pardonne tout à cause de son étourderie de grand enfant… Il est malin comme un singe, avisé comme un diplomate, et retors comme un procureur. Ses vulgarités, ses hâbleries, son sans-gêne, son étourderie, sont des moyens de diplomatie, des masques dont il couvre ses secrets desseins. On est impénétrable sous des airs évaporés beaucoup plus que sous le facies impassible. Ou plutôt tous ses dehors sont bien naturels, non appris, non affectés ; mais il a appris à s’en servir comme de travestissements, et c’est le grand art. Cyrano de Bergerac disait, s’il faut en croire Denys d’Halicarnasse : « Il n’y a rien qui nous déguise comme un faux nez, quand il est naturel ».

Et c’est encore le bon Marsh, l’Américain indispensable à tout bon roman cosmopolite. Il n’est pas essentiellement différent de toutes les machines de volonté, de tous les dynamos inépuisables en énergie, qu’on nous présente comme types d’Américains depuis une cinquantaine d’années. Mais il est très vivant, il sort très vigoureusement de la toile. Son trait bien distinctif, c’est de ne pouvoir pas jouir du plus commun des plaisirs sans le créer, sans le diriger et commander, sans qu’il sorte pour ainsi dire de lui. Il n’admet pas que Marsh monte en voiture sans conduire ; que Marsh ait un yacht et y monte sans y commander et diriger la marche ; que Marsh ait une villa qu’il n’ait pas fait bâtir, ou qu’il n’ait pas démolie pour la reconstruire. Ainsi de suite. Sa conversation est tout à fait caractéristique de l’homme : « Oui, je veux que Verdier épouse ma nièce. Verdier a trouvé le chemin électrique, le vrai. J’emmène Verdier aux États. Nous jetons bas du coup les Compagnies de tramways de Marionville, de Cleveland et de Chicago. Hé ! hé ! c’est la mort de Davis. Vous ne connaissez pas Davis ? C’est mon ennemi ! Vous avez bien un ennemi, quelqu’un avec qui vous vous battez en duel depuis que vous vous sentez vivre ? Pour moi, c’est Jim Davis. Toutes ses affaires vont mal en ce moment. Avec l’invention de Verdier, je l’égorge, et du même coup c’en est fait du parti républicain dans l’Ohio. » — Voilà qui est en relief et qui semble vrai. Moi, je n’ai jamais connu intimement qu’un Américain. Il était docteur de l’université de Philadelphie, lisait Pétrarque avec ravissement, ne se levait jamais, et était paresseux comme une couleuvre.

Mais je sens tout de même que Marsh doit être vrai.

Et c’est encore l’archiduc : despote, emporté, anarchiste et physicien, maniaque bizarre, déséquilibré, misanthrope, qui s’est réfugié avec sauvagerie dans son laboratoire par horreur des hommes, et qui y vit sombre et ardent, n’en sortant que pour se livrer à quelque colère terrible contre quelqu’un ou contre tous. Quand Verdier le quitte… que voulez-vous ? Miss Marsh est jolie… Quand Verdier le quitte : « Va ! Épouse cette femme et vends notre invention à ce brasseur d’affaires… Tu vas vendre la Science. De ta découverte, de tes découvertes : car tu continueras d’avoir du génie ; ton nouveau maître fera naître des millions et encore des millions, ce qui signifie luxe abject et vices immondes en haut, en bas fumier de misère et d’esclavage humain… Adieu ! je t’ai dû les meilleures heures de ma vie depuis des années. À cause de cela je te pardonne. Mais que je ne te revoie plus ! Tout est fini de toi à moi. »

Et c’est encore le vieux duc amateur de sculptures grecques… Mais je n’en finirai pas. L’impression générale est que le roman en lui-même est un peu ordinaire, un peu facilement mélodramatique, mais qu’il est tout plein de coins charmants, de très jolis croquis et vignettes aux marges et brochant sur le texte.

Son plus grand défaut, c’est d’être assez mal composé. Jusqu’à la moitié, comme il y a deux sujets au moins, on se trompe sur le sujet vrai. On croit parfaitement que le roman sera il matrimonio segreto de M. de Corancez et de Mme la marquise Bonacorsi ; et comme ces personnages ne nous prennent nullement aux entrailles et que de savoir s’ils se marieront, secrètement ou non, et de quelle manière le frère Bartholo prendra la chose, est question qui nous laisse tièdes, l’intérêt ne commence à naître que vers la 250e page, parce qu’alors on voit le vrai sujet, et qu’il est neuf, qu’il est fort, et qu’il est d’un douloureux intérêt. Je crois que cette impression sera plus ou moins celle de tout le monde. C’est dommage ; mais cela n’efface pas les très hautes qualités de cette œuvre distinguée.

La Côte d’azur a de la chance depuis quelque temps. Récemment M. Cherbuliez y plaçait un de ses meilleurs romans, un de ses meilleurs, absolument digne du Cherbuliez d’il y a vingt ans, Après fortune faite, qui a cette ressemblance avec Idylle tragique, d’abord qu’il y a aussi un Américain brasseur de millions, ensuite que, si une moitié, qui est la seconde, est la meilleure partie du roman de M. Bourget, une moitié aussi, qui est la première, est la meilleure du roman de M. Cherbuliez. La Côte d’azur a ses poètes. Elle les mérite. « Pour chanter ses beautés, l’Achéron nous devrait rendre Homère. Ah ! s’il le rendait !… »

Paul Bourget. « Deuxième amour » §

Dans cette jolie collection Lemerre qui ne donne que des nouvelles, ou plutôt des demi-romans de 150 pages, et où ont paru déjà Un scrupule, de Paul Bourget, Rivales, de François Coppée, L’Abbé Daniel, de Theuriet, et Daphnis et Chloé, d’un auteur moins moderne, collection tout à fait charmante, joliment illustrée et dont chaque volume a l’aspect d’un bibelot artistique, M. Paul Bourget publie aujourd’hui un petit chef-d’œuvre d’analyse morale et d’émotion délicate intitulé Deuxième amour.

Ce petit livre est parmi les meilleurs qu’il ait faits. Et, du reste, M. Bourget est en progrès, pour moi, en très grand progrès, depuis quelques années, depuis Idylle tragique. Ses succès sont peut-être moins retentissants qu’autrefois, parce que la nouveauté du nom n’y est plus ; car il faut au public à la fois un nom célèbre et un nom nouveau ; mais il me semble que ses œuvres sont plus fortes et profondes.

Autrefois les analyses morales de M. Bourget, quoique très ingénieuses et adroites, sentaient un peu le moraliste de cabinet ; elles sentent beaucoup plus, aujourd’hui, le moraliste qui a vécu, observé beaucoup, et senti et vécu ses observations. C’est ce que j’ai cru remarquer dans la seconde partie d’Idylle tragique, qui est de tout premier ordre, aussi bien que la première est de second ; c’est ce que je remarque aujourd’hui encore dans Deuxième amour.

Je n’aurais, en m’appliquant, du reste, qu’une ombre de reproche à adresser à cet exquis petit roman, ou plutôt je n’aurais à son propos qu’un doute à exprimer. Le lecteur est pendant cent pages en face d’une situation un peu mystérieuse, un peu énigmatique, qui irrite sa curiosité et dont il cherche le secret. Quand l’explication arrive, la révélation, il se trouve que la situation était assez simple, et qu’il ne fallait pas, ce qu’on a été induit à faire, chercher midi à quatorze heures. Il y a un peu de déception. L’intérêt de la révélation n’est pas en proportion de la curiosité que l’énigme a excitée. Vous rappelez-vous Le Secrétaire intime de George Sand ? Il y a bien longtemps que je l’ai lu ; mais je crois me rappeler qu’il est, non seulement amusant et attrayant par tout le détail, mais extrêmement bien fait au point de vue que j’indiquais tout à l’heure ; et que la simplicité, sans doute, mais la simplicité très inattendue du secret révélé est bien en raison de l’intérêt de curiosité excité par le secret cherché. Voilà tout le scrupule que j’ai au sujet de Deuxième amour, et, si vous voulez, c’est le scrupule d’un homme plus habituellement occupé à juger des pièces de théâtre que des romans.

Cette réserve faite, je n’ai qu’à dire que je suis charmé. Voici le bref résumé des choses. Un sentimental, tendre et frêle, de nature un peu féminine, Élie Laurens, se trouvant à Paris, dont il a été éloigné pendant assez longtemps, rencontre un jour un ancien ami intime, Gérard Lairesse, qu’il n’a pas vu depuis cinq ou six ans. On cause, on est très heureux de se retrouver : « Venez me voir. Mme de Velde sera très charmée de votre visite. »

Élie s’en va en rassemblant ses souvenirs : « Ah ! oui ! Mme de Velde, c’est-à-dire Mme Audry, que Gérard a enlevée il y a cinq ans, qu’il a emmenée en Angleterre, avec laquelle, à ce qu’il paraît, il est revenu à Paris, et qui a repris son nom de jeune fille. Je serais curieux, certes, de la revoir. »

Et il la revoit en effet. C’est une femme très jolie encore, mais triste d’une incurable tristesse. Elle avait toujours été de mine sérieuse et posée ; mais « c’était maintenant une gravité voisine de la mélancolie, qui devait donner une triste impression à quiconque saurait son histoire. Ce visage était un peu amaigri, ces yeux un peu creusés, cette bouche charmante, qui rappelait invinciblement la comparaison avec une (leur, se fermait dans un pli (ont près d’être triste »

Sauf cela, elle était extrêmement séduisante sans le moindre souci d’être séductrice. Ce qui faisait son charme, c’était l’harmonie naturelle de tout son être ; « c’était une magie d’influence extrêmement douce qui captivait plus qu’elle ne troublait, une suavité continue et enveloppante des attitudes et des gestes. Elle ne faisait pas un mouvement qui fut plus vif qu’un autre, et cette lenteur [mot impropre, qui ne donne pas une impression favorable ; il fallait trouver un terme plus adouci et plus juste aussi ; ce n’est pas à moi de le trouver], et cette lenteur de tout son être produisait un effet d’harmonie qui reflétait toute la physionomie du petit salon ».

C’était proprement une femme de quatre heures et demie.

Certainement ! chaque femme a son heure qui s’harmonise à son genre de beauté, surtout à son genre de charme, et qui le met dans tout son jour, ou pour mieux dire, dans sa plénitude ; « il est des femmes rieuses et gaies dont la mutinerie folâtre est plus délicieuse le matin ; il faut vivre avec celles-là dans la familiarité de la vie de campagne ou au bord de la mer ; il en est d’autres, impériales et triomphantes, auxquelles convient l’éclat des fêtes de nuit et dont la royauté éclate plus entière dans la magnificence des grandes toilettes, parmi les lustres et les fleurs, les diamants et les épaules nues »

Bref, M. Élie ne tarda pas à être amoureux de Mme Claire de Velde. Mais ce n’était pas le seul sentiment qui l’attirât d’abord tous les huit jours, puis trois fois par semaine, puis tous les jours, à quatre heures et demie, chez Mme de Velde. La curiosité psychologique contribuait à l’y ramener. Rien n’était plus curieux que le ménage de M. Gérard Lairesse et de Mme Claire de Velde. Ces deux personnages avaient l’un pour l’autre les sentiments les plus « confortables ». Ils s’estimaient évidemment beaucoup. Ils avaient pleine confiance l’un dans l’autre. Ils s’appuyaient l’un sur l’autre dans le voyage de la vie avec assurance. Ils se regardaient dans les yeux avec franchise et sans l’ombre d’une réticence. Seulement ils se voyaient le moins possible. Mme de Velde gardait la maison avec une fidélité qui tenait de l’obstination : M. Gérard la revoyait toujours avec plaisir, et pour se donner ce plaisir plus souvent, il la quittait sans cesse. Aux heures des repas il y avait entre Mme de Velde et lui, avec une vraie et profonde cordialité, une contrainte singulière, et comme un parti pris et tenu de ne jamais parler des mêmes choses et par conséquent de ne se parler que très brièvement. — « Il y a évidemment un mystère dans cette maison-là », se disait Élie toutes les fois qu’il en revenait, toutes les fois qu’il y allait et encore plus quand il y était.

Curiosité et amour progressaient ainsi dans l’âme de M. Élie, l’un confirmant l’autre, du reste, comme vous me le dites déjà ; car l’amour, étant fait lui-même pour une bonne moitié de curiosité, s’accommode très bien du voisinage de ce sentiment ; et la curiosité avive l’amour, à la recherche d’un mystère, qui est l’amour lui-même, en ajoutant un autre qui redouble le charme énigmatique du premier. Il était impossible au bout de quelques mois d’être plus pris que ne l’était M. Élie Laurens.

Et ce qui devait arriver arrive. L’enchantement dangereux d’une « amitié » quotidienne entre homme et femme, le charme dangereux aussi des « quatre heures et demie » et de la mélancolie pénétrante des jours tombants, finit par jeter Élie et Claire aux bras l’un de l’autre, un jour de fin d’hiver et de printemps pressenti plutôt que commençant, un instant avant celui où l’on apporte au salon les petites lampes anglaises à abat-jour roses ; — car les livres de M. Bourget seront toujours les livres du monde les mieux meublés.

Mais à peine Mme de Velde a-t-elle senti sur son front les lèvres de M. Élie Laurens, qu’elle le repousse assez vivement, le prie de ne pas rester ; et avec une grande douceur, un regard plein de passion et de tristesse et un sourire charmé et navré, lui dit : « Je vous écrirai demain ».

Le lendemain il a reçu cette lettre qui devait être l’explication du mystère de la maison de la rue de Balzac et la révélation de toute l’âme de Mme de Velde. L’explication, la voici. Mariée avec un financier qui était un voleur, Mme de Velde, qui aimait Gérard, s’est laissé enlever par lui ; mais, au bout de très peu de temps, elle s’est aperçue qu’elle et lui s’étaient trompés. Ils étaient tous deux de très bonnes natures et ils étaient dignes l’un à l’autre et ils n’avaient rien à se reprocher ; mais il était impossible qu’il y eut deux tempéraments plus opposés que celui de Gérard et celui de Glaire. Claire était une petite chatte de foyer, frileuse, rêveuse et sédentaire. Gérard était un grand lévrier qui avait besoin d’être toujours en mouvement. Claire était artiste, musicienne, amateur de peinture et de poésie mystique. Gérard était plutôt politicien, diplomate et toujours entraîné vers l’action, Sauf l’idée de s’unir, ils n’avaient jamais eu une idée commune, et sauf le sentiment amoureux qui les avait poussés l’un vers l’autre, ils n’avaient jamais eu un sentiment commun. Ils s’en sont aperçus un peu trop tard, et qu’il arrive même dans les unions d’inclination que

Serpentes civiques geminentur, tigribus agni.

Et cela doit bien faire réfléchir les jeunes filles et les jeunes gens. Cela tend à prouver que les mariages de convenance sont souvent mauvais ; mais qu’il y a peu de raisons pour que les mariages d’amour soient meilleurs. Car enfin, voilà une jeune femme qui s’est mariée deux fois : une première fois selon son tuteur, une seconde fois selon son cœur. Son tuteur l’a trompée, ou s’est trompé. Son cœur l’a trompée ou s’est trompé tout autant que son tuteur. À qui se fier ? C’est une chose bien décourageante que le roman de M. Bourget.

Toujours est-il que, depuis quelques années déjà, Claire et Gérard vivent dans cet état conjugal qu’on peut appeler en style diplomatique une cordiale neutralité.

Et Claire aime Élie. Eh bien, qu’est-ce qu’elle fera ?

C’est ici que c’est très bien, très touchant et très délicat. Claire sent qu’une première faute, surtout lorsqu’elle a consisté à se séparer d’un voleur, n’abolit pas en nous le respect de soi et la dignité ; mais qu’une seconde faute aurait, quoi qu’en puissent dire les sophismes de la passion, ce résultat. Elle sent qu’à se donner à Élie, ici précisément commencerait une déchéance que Claire ne pourrait pas se dissimuler et qu’Élie se dissimulerait moins encore. Il y a des fatalités auxquelles on n’échappe point, parce que tout ce qu’on pourrait faire serait fait trop tard pour pouvoir être à l’abri du soupçon et du remords. Il y a des erreurs irréparables ; et cette notion de l’irréparable que M. Bourget creusait dans le premier, je crois, de ses romans, il la montre avec netteté dans ce qu’elle a de douloureux et de tragique.

Ne pouvant donc vivre, ni avec celui qu’elle n’aime plus, sans horreur, ni avec celui qu’elle aime, sans mépris de soi, Claire se retire du monde, dans un asile impénétrable (couvent, sans doute), en laissant tomber ces dernières paroles charmantes, douloureuses et vraies, vraies jusque-là qu’il n’y a rien à y répliquer : « Adieu, Élie, pensez à la disparue, comme à une femme qui n’a jamais menti, comme à une qui, avant de vous connaître, a cruellement souffert pour s’être trompée, comme à une qui vous a connu trop tard ; mais qui ne s’en irait pas où elle s’en va, si elle ne vous aimait pas tant. »

Le petit roman de Bourget, sauf la réserve que j’ai faite en commençant, sauf, aussi, quelques défaillances de style, assez rares, mais qu’on regrette d’autant plus dans un auteur qui est presque toujours un excellent écrivain, mérite l’attention et obtiendra le suffrage des meilleurs et des plus délicats connaisseurs.

M. Paul Bourget. « Complications sentimentales » §

Il faut faire attention au volume de nouvelles que M. Bourget intitule (d’un mot qui pourrait servir de titre à toute son œuvre) Complications sentimentales. Ce n’est pas, comme on le pourrait croire, un recueil de nouvelles ; c’est un recueil de petits romans. Les auteurs contemporains nous ont tellement habitués à ces volumes qui, sous prétexte de collection de nouvelles, nous donnent une série de coupures de journaux dont la plus longue a quatre pages, qu’il est fort salutaire de vous prévenir. Complications sentimentales est composé de trois récits seulement, et chacun est, non pas une anecdote délayée, mais un roman abrégé, un roman contenu dans de justes bornes, un roman qui aurait pu s’offrir un volume et qui s’est modéré dans ses ambitions.

Ces petits romans sont tous des romans mondains. Je ne cesserai jamais de recommander, de demander humblement à M. Bourget de quitter le monde, dans le sens mondain de cette expression, bien entendu, et d’appliquer ses excellentes facultés d’analyse psychologique, soit à la société bourgeoise, si intéressante par les changements profonds qui sont arrivés dans son état, soit au monde populaire, qui est si curieux aussi à considérer au point de vue des mœurs, qui évolue plus lentement, d’une manière très sensible néanmoins, et où un Balzac ferait, de nos jours, de magnifiques découvertes.

Mais enfin, encore que le rôle du critique soit un peu d’avertir les auteurs sur les chemins qu’ils pourraient prendre et les renouvellements qu’ils pourraient apporter dans leur talent, il est encore plus de les prendre tels qu’ils sont, d’accepter ce qu’ils nous donnent et de dire l’impression qu’ils nous font plutôt que celle qu’ils pourraient nous faire. Va donc pour Bourget mondain, puisque aussi bien de cette matière il tire encore des ouvrages rares et presque exquis.

Complications sentimentales n’a pas la haute valeur d’Idylle tragique, que je ne cesserai de dire qui est le chef-d’œuvre de M. Bourget ; mais c’est un ouvrage très distingué. La première de ces nouvelles, qui se passe à Londres et qui nous donné, chemin faisant, des aspects de Londres et des paysages londoniens infiniment exacts et tout à fait « amusants », comme disent nos peintres, — c’est-à-dire pittoresques et attrayants pour le regard, — est l’histoire d’un joli, d’un charmant dévouement d’amour. Ce pourrait devenir une délicieuse comédie sentimentale. Avis aux adapteurs. Moi, je n’ai pas le temps.

Premier acte : Alyette (mariée, mari insignifiant), amie d’Emmeline (mariée, mari irascible et brutal) et de Bertrand (jeune flirteur très machiavélique), ne se doute pas qu’elle joue le même rôle entre eux que Fortunio entre Jacqueline et Clavaroche dans la comédie de Musset : Le Chandelier. Elle sert de ce que ce mot indique suffisamment ; mais, plus poli, M. Bourget nous dit qu’elle sert d’écran. Bertrand fait semblant de l’adorer sans espoir, et, sous le couvert de cette passion platonique, il poursuit avec sécurité une intrigue aussi criminelle que possible avec la charmante coupable Emmeline.

Les maris sont très tranquilles, rassurés, l’un par la vertu, passée en proverbe, de la divine Alyette (rôle pour Bartet), l’autre par la passion, proverbiale aussi, de Bertrand (rôle pour Le Bargy) à l’égard d’Emmeline (rôle pour Brandès).

Deuxième acte : Tous ces gens-là commencent à se soupçonner les uns les autres. Alyette soupçonne Emmeline de cacher sous ses airs étourdis une petite dépravation de mondaine, d’autant plus profonde qu’elle est élégante ; et elle en souffre dans sa conscience d’honnête femme beaucoup, dans son cœur de femme un peu, parce que, malgré tout, elle n’est pas sans amour pour le beau Bertrand ; elle éprouve pour lui je ne dis pas une faiblesse, je ne dis pas un faible, mais cette indulgence, ce relâchement de mépris, plutôt, qui est ce qu’Émile Augier appelait le dévergondage de la vertu.

Emmeline soupçonne Bertrand elle ; car enfin dans ces situations, on ne sait jamais qui est l’écran. On sait bien qu’il y en a un, mais on ne sait pas exactement si c’est celle-là qui l’est, ou celle-ci, ou une troisième, et si on ne l’est pas soi-même. « Bertrand affiche Alyette pour détourner les soupçons qu’on pourrait avoir sur moi. Bien. Mais, s’il ne m’affiche pas, moi, je ne vais pas sans m’afficher un peu avec lui dans les allées de Kensington, et qui sait si ce n’est point, dans sa pensée, pour détourner les soupçons qu’on pourrait avoir sur Alyette ? Et sans doute, il a avec moi ce que les Français appellent les réalités de l’amour ; les preuves sont faites de cet événement historique ; mais, outre que les réalités peuvent être multipliées, s’il a pour Alyette la passion pure qu’il feint pour elle, où est la réalité vraie dans tout cela, et qui est la préférée, de celle qui aime et qui le prouve, ou de celle qui est aimée et qui ne permet pas qu’on lui en donne la preuve ? »

Et le mari d’Emmeline, moins subtil, soupçonne tout simplement sa femme de l’encarter en plein Molière. C’est moins long à exposer et il n’y faut que deux syllabes.

Troisième acte : De l’action, des faits, du drame. Lettre interceptée par le mari, par le mari d’Emmeline (« N’écrivez jamais »). Cette lettre est de Bertrand. Cette lettre est pour Emmeline. « Madame, j’ai des soupçons. Ouvrez cette lettre. »

Terreur, incertitude et délibération d’Emmeline. Très probablement, Bertrand étant prudent et étant un homme du monde, — et il suffirait de cette première raison à défaut de la seconde et de cette seconde à défaut de la première, — la lettre peut être lue par tout le système planétaire. Mais qui sait ? Dans tout homme prudent y ayant un étourdi, dans tout homme du monde y ayant ce qu’au dix-neuvième siècle on appelle un croquant et ce qu’au dix-septième on appelait un mufle, et dans tout homme d’esprit y ayant un imbécile, et ces vérités étant incontestables pour tout homme qui se connaît et pour toute femme qui connaît les hommes, Emmeline se méfie. « Agissons toujours comme si nous avions à craindre le plus grand mal. » Et elle mène la scène de la façon suivante :

— Vous n’ouvrirez pas cette lettre, dit-elle à son mari.

— Soit ! ouvrez-la.

— Moi, non plus, je ne l’ouvrirai pas.

— Pourquoi ?

— Parce que je n’aime pas ces manières-là.

— Je connais ce propos. C’est le coup de la dignité outragée. Où nous en sommes, cela ne fait que blanchir.

— Aussi, je ne l’ai dit que pour le protocole. Je n’ouvrirai pas cette lettre ; mais c’est pour une autre raison.

— Laquelle ?

— C’est que c’est mon droit et que j’aime à l’affirmer quand on le conteste.

— Connu encore. Vous voulez me faire dire que je suis le maître, et disputer ensuite sur cette affirmation dogmatique. C’est le coup du féminisme. Vous savez qu’il est du dernier bourgeois et qu’on ne l’accepte plus aux mardis de la Comédie-Française.

— Aussi n’ai-je dit cela que pour le principe et parce que, s’il avait fait son effet, cela m’aurait dispensée de donner la vraie raison, que, je l’avoue, il m’est pénible de tirer au jour.

— Il s’en va temps, cependant, que vous la fassiez : sortir, je vous en avertis.

— Eh bien ! voici. Puisqu’il le faut… Non, mais j’aimerais mieux que vous vous tinssiez pour satisfait de l’une, à votre choix, des raisons, excellentes, après tout, qui précèdent. Ne voyez-vous pas à la liberté même avec laquelle j’en parle que je suis sûre de moi et du caractère parfaitement inoffensif à mon endroit du papier que je tiens en ma main ?

— Il est possible, mais je puis croire que vous en êtes, en disant cela, aux subterfuges.

— Allons ! Il le faut. Eh bien ! si c’était, non à moi, mais à une autre que cette lettre fût réellement adressée ?

— Eh ?

— Oui. Puisque nous sommes en plein Molière, c’est-à-dire en plein mauvais ton,

Si c’est une autre femme à qui va ce billet ?

— Allons donc ! Et l’adresse ?

— L’adresse est à mon nom. Et puis, il y a un signe qui m’avertit que je ne dois être que le facteur. Le signe, c’est le cachet. La lettre m’est envoyée pour que je la passe à une autre. Administration des postes. Discrétion et célérité.

— Si c’est vrai, vous faites là un joli métier.

— Préféreriez-vous que je fisse l’autre ?

— Mais encore, pour qui cette lettre ?

— Pour Alyette.

— Donnez. Je vais la lui porter.

— Plus que peuple, ce que vous faites là.

— Je le sais. Mais je ne vous croirai innocente que quand je la saurai coupable.

— Soit. »

Le mari se rue chez Alyette. Emmeline a raisonné ainsi : faites attention ; c’est compliqué : « Ou Alyette comprendra et est une sainte, et pour me sauver, dira : Oui, la lettre est pour moi ; — ou Alyette comprendra et est une héroïne et aime Bertrand, et pour le sauver, dira encore : Oui ; — ou Alyette comprendra, mais n’est ni une sainte ni une amoureuse héroïque, et elle dira : Non ; — ou Alyette n’y comprendra rien du tout et dira : Non. » Le premier cas est à peu près impossible. Le second est possible. Le troisième est probable. Le quatrième est presque certain. Mais dans les quatre cas je gagne du temps, je me soustrais aux premiers mouvements de fureur, et, après, plus rien de tragique dans l’aventure.

C’est le premier cas avec un certain mélange du second qui était le vrai. Alyette comprend, et, croyant que c’est pour sauver Emmeline, elle dit oui ; mais à peine l’a-t-elle dit qu’elle comprend que c’était pour sauver Bertrand, et qu’elle l’aime. All’s well that ends well.

Et c’est moral ; attendu que Bertrand, apprenant tout, a horreur de cette peste d’Emmeline et la quitte, parce qu’il ne l’aime plus ; tandis qu’Alyette, voyant clair dans son cœur, mais vertueuse, s’éloigne de Bertrand, parce qu’elle l’aime.

Vous voyez la comédie. Mise à la scène par quelqu’un qui aurait seulement le talent de Musset, ce serait du Marivaux.

***

Les deux autres nouvelles du présent volume, quoique très inférieures à celle-ci, qui est un petit chef-d’œuvre, sont très agréables. L’une a pour défaut d’être un peu trop pessimiste, et l’autre d’être un peu trop le contraire. L’une penche un peu vers le théâtre libre, et l’autre, pour rétablir l’équilibre, incline trop vers Berquin. Mais, comme exécution, elles sont fines et élégantes toutes les deux, et très dignes de l’auteur.

Quelque chose que j’avais déjà remarqué dans Idylle tragique et que je n’avais pas eu le loisir ou le souci de dire alors, j’ai l’occasion, peut-être encore plus, au moins autant, de le dire aujourd’hui. Il y a deux manières de se débarrasser d’un défaut : le premier, c’est de l’extirper ; c’est difficile. Le second, c’est d’en faire une qualité ; c’est extrêmement malaisé encore ; mais ce l’est moins, et c’est d’une jolie élégance. Le défaut de M. Bourget, c’était d’accompagner lui-même ses personnages tout le long de son roman et de vous les expliquer à mesure, comme un cicerone fait les tableaux d’une galerie. Il était le commentateur de lui-même, self-commentator. Il n’a pas changé. Chez lui, ce n’est pas une méthode ; c’est une tournure d’esprit, c’est un trait de complexion. Seulement il n’est plus un simple explicateur des gestes, paroles et sentiments non exprimés de ses personnages. Il les aime, il vit avec eux, il vit par eux, pour eux, en eux, et c’est parce qu’il les aime qu’il vil avec eux, et c’est parce qu’il vit avec eux qu’il les explique. C’est par sympathie maintenant qu’il les accompagne et par attachement qu’il ne s’en détache pas.

Alors, c’est bien différent. Le discord et la discordance dont on avait autrefois la sensation quand les personnages de M. Bourget cessaient brusquement d’agir, et quand c’était lui qui prenait la parole, on ne les sent plus du tout. Il y a comme fusion de l’auteur et des personnages, et le son de voix n’est plus différent. D’où il suit que le moyen de ne plus paraître intervenir dans l’œuvre d’art, c’était d’y pénétrer et de s’y installer davantage. Le défaut est presque devenu une qualité. Tout au moins, il a trouvé moyen de se dissimuler en se transformant. C’est très curieux. Vérifiez. Il me semble que cette impression que j’ai, ou crois avoir, n’est ni une hypothèse ni une illusion.

En tous cas, ces trois petits romans se lisent avec beaucoup de plaisir, et le premier est d’ordre supérieur. Quel est le dramatiste qui nous donnera L’Écran au Théâtre-Français ou au Gymnase ?

Émile Zola. « Rome » §

Rome, de M. Émile Zola, ne comptera point parmi les meilleures œuvres du célèbre romancier ; ce n’est point quelque chose qui soit comparable à Germinal, ni à La Débâcle, ni même à Lourdes, beaucoup trop critiqué et qui contient des pages merveilleuses ; mais c’est encore un ouvrage très considérable, d’un beau dessin, d’un air grand et où il y a de très réelles beautés.

Ce long roman, trop long décidément pour ce qu’il contient de choses et de gens, plus long, je crois, que Cosmopolis, qui était déjà un peu volumineux, se compose de trois parties ou plutôt de trois éléments bien distinct. Il y a là : 1º un Guide à Rome, comme dans tous les romans qui se passent à Rome, depuis Corinne jusqu’à Madame Gervaisais, des descriptions complaisantes des différents aspects de la Ville éternelle ; — 2º un roman de mœurs locales, c’est à savoir les amours malheureuses de Benedetta et de Dario ; — 3º un roman à intentions philosophiques et sociologiques, l’histoire d’un prêtre catholique qui va défendre à Rome son livre dénoncé à la Congrégation de l’Index.

Fiez-vous à M. Zola pour que ces trois parties soient intimement unies les unes avec les autres, mêlées les unes avec les autres, sans que le lecteur puisse jamais oublier l’une quand l’autre passe au premier plan, ni perdre de vue celle-ci quand celle-là reparaît. Car M. Zola compose admirablement. Tous ses romans sont bien composés, même les plus mauvais. L’Œuvre est bien composée, et je crois, Dieu me pardonne, que Le Docteur Pascal est bien composé. On sent même que M. Zola ne pourrait pas écrire si son œuvre n’était d’avance ordonnée, distribuée, et très bien distribuée, clairement et harmonieusement aussi, dans son cerveau. C’est cette qualité qui l’a rendu particulièrement odieux à nos modernes « esthètes ». L’esthétisme consiste généralement à ériger en qualité chaque impuissance à se conformer aux conditions élémentaires de l’art.

Donc, M. Zola compose admirablement, comme Chateaubriand, comme Victor Hugo, comme Flaubert ; et Rome est très bien composée et chacune des parties qui la constituent est liée avec les autres très ingénieusement, d’une combinaison très étroite et toujours surveillée. Mais il faut bien, dans une analyse, pour être clair, dissocier ce qui est uni, et je m’occuperai successivement des trois parties dont Rome se compose.

Le Guide à Rome n’est ni meilleur ni plus mauvais que tant d’autres que nous avons vus. J’aimais mieux même celui de Cosmopolis ; il était, quelquefois, plus senti, plus intime en quelque sorte. Il y a deux manières, comme vous savez, de manquer une relation de voyage, du moins deux manières principales : ou l’on a vu trop vite le pays dont on parle, et c’en est trop seulement les grandes lignes qu’on reproduit ; ou l’on y est resté trop longtemps, et ce sont des menus croquis multipliés qu’on en rapporte. Ce second défaut était celui de Stendhal. Je m’empresse d’ajouter que j’aime infiniment mieux celui-ci. L’autre est celui de M. Zola.

Non, ce n’est pas cela ; ce ne doit pas être cela. De bons yeux, soit ; la « soumission à l’objet », oui ; l’intimité avec l’objet, un commencement d’intimité avec l’objet, non. Cela se sent.

Consciencieux, du reste, très consciencieux. Les deux, les trois, les quatre, les cinq Romes sont bien là, en résumé au moins, en leurs caractères essentiels : la Rome antique, la Rome Renaissance, le Transtévère, la déplorable ville nouvelle, et enfin le Vatican, qui est toute une ville, si curieuse et originale, à lui seul.

M. Zola n’a pas décrit les unes et les autres avec le même bonheur. La Rome des Ruines l’a évidemment ennuyé. On ne se fait pas une âme d’humaniste en un tournemain. Il l’a racontée, comme un autre, pour être consciencieux. Mais aucune sensation n’a passé d’elle à lui, ni de lui à nous. Il faut dire qu’au moins, si ce qu’il nous en dit est froid, il n’est pas déclamatoire. M. Zola est d’une très grande probité littéraire. Quand il n’est pas ému, il ne « fait pas du passionné » ; il reste tranquille. Tous les descripteurs de « Rome-Ruines » n’ont pas eu cette discrétion.

La Rome Renaissance, avec ses palais sévères et tristes, l’a beaucoup plus frappé. Il en a très bien rendu la majesté mélancolique, le charme imposant, la grandeur sobre et grave. Il y là deux ou trois coins de page qui sont d’un vrai artiste. — Quatre ou cinq pages sur le Transtévère sont aussi d’une bonne couleur forte et solide, et font tableau.

Le Vatican, les jardins du Vatican surtout, sont bien saisis en leur douceur captivante, leur grâce simple et un peu abandonnée, propice au rêve, aux attendrissements, aux longues songeries contemplatives. On a bien l’idée d’un parc, jadis merveilleux de vie fastueuse et puissante, devenu un jardin de curé qui serait immense.

Et enfin la ville nouvelle, hélas ! monumentale, cyclopéenne, londonienne, et inachevée, inhabitée, immense avant d’être bâtie, nécropole qui ne fut jamais vivante ! Comme on sent bien que M. Zola, avec ce goût du moderne qui ne le quitte jamais, a été là, du premier coup, très intéressé, voulant voir cet exemple curieux d’audace impuissante, de mégalomanie déçue, d’immenses espérances avortées, mais de courage après tout, d’intrépide escalade, d’ardeur et d’élan singulièrement significatifs, de folle et généreuse impétuosité vers l’avenir… Avec tous ses défauts, comme ce peuple est patriote ! Car, oui, certes, « ç’a été une affaire de spéculation » ; mais jamais affaire de spéculation, surtout si immense, ne se produit, que quand elle répond à un grand sentiment public, à une poussée de l’idée nationale, à un engouement, à une illusion, à une exaltation universelle. Et cette exaltation, il n’y a pas à dire, elle est très belle, elle est respectable, même en son erreur.

Et ici M. Zola a fait un petit essai de « psychologie des peuples » qui n’est pas mauvais du tout. Ce peuple, nous dit-il en substance, c’est toujours le peuple romain. C’est le peuple bâtisseur, ingénieur, architecte, faiseur de routes, faiseur d’aqueducs, l’éternel constructeur, l’éternel remueur de moellons, l’éternel Poliurge. Il a bâti le monde ancien, il a, par son influence religieuse, bâti les cathédrales du moyen âge, il a bâti, bâti encore pendant toute la Renaissance. Cinq villes sont ici, bâties les unes sur les autres, les dernières pesant sur les anciennes, les renfonçant peu à peu sous le sol et sous le sous-sol les enterrant et les foulant dans la poussière des morts. Et voilà que, se retrouvant, se ressaisissant en unité nationale, le premier soin de ce peuple, sa première ardeur, c’est de bâtir encore, de remuer la pierre, de fabriquer une ville préalable, de construire par provision une capitale, de créer de toutes pièces une cité toute prête pour un million d’hommes. C’est un trait du tempérament.

Il fallait un cicerone pour promener le voyageur à travers ces cinq ou six villes. Cette nécessité a fourni à M. Zola un personnage très amusant. Comme il avait besoin de quelqu’un qui expliquât aussi bien les spéculations des nouvelles bâtisses que les merveilles du Vatican, il a imaginé un homme à âme double, qui se pâme devant les Botticelli et qui fait un exposé de situation financière avec une parfaite lucidité, pratique et esthète, calculateur et extatique. M. Narcisse Habert est très curieux et semble vrai. Cette « grande utilité » est presque un premier rôle. C’est un des détails les plus jolis de ce roman énorme.

On voit que, pour ceux-là même qui ne voudront lire Home que comme un Joanne orné de littérature, il y a beaucoup à prendre dans le dernier livre de M. Zola. À ceux-là je donnerai un bon fil conducteur pour se reconnaître. Tous les passages de description pure commencent par le mot : « Ah ! « — « Ah ! la voie Appienne, avec… » ; « Ah ! le Colisée, avec… » : « Ah ! le Transtévère, avec… » C’est très commode. Comme procédé littéraire, c’est peut-être un peu monotone ; mais comme point de repère, c’est excellent.

Ce que j’ai appelé le roman de mœurs locales dans Rome, ce sont les amours tragiques de Dario Boccanera et de Benedetta Boccanera, sa cousine. C’est un mélodrame violent. Stendhal l’aurait aimé, et aurait déclaré qu’il n’y avait qu’à Rome que pussent se passer de pareilles choses : « Il n’y a d’énergie qu’en Italie. Ah ! les beaux crimes ! » Par parenthèse M. Zola, qui est très habile, et qui sait que le public français ne connaît l’Italie que par Stendhal et ses disciples, et ne veut la connaître que par eux, me semble un peu trop s’être dit, avec quelque parti pris : « Pour ce qui est des mœurs locales, basta ! je leur servirai un beau crime stendhalien, du sang, de la volupté et de la mort, et ça fera le compte. Ils iront répétant : Est-ce assez italien ? Non ! mais, est-ce assez italien ? Et ils seront très contents. » — Oui, j’ai peur que M. Zola ne se soit dit quelque chose comme cela.

À cet égard — n’évitons pas une comparaison qui s’impose — comme études de mœurs locales, Cosmopolis, que je n’aime point du tout, du reste, me paraît meilleur, vu de plus près, avec bon nombre de traits plus significatifs. Quoi qu’il en soit, voici le mélodrame :

Dario Boccanera et Benedetta Boccanera s’aiment depuis la plus tendre enfance. Benedetta a été à peu près forcée d’épouser le comte Prada, qu’elle n’aimait point du tout ; mais elle s’est refusée à ses ardeurs conjugales et plaide en divorce, ou, comme on dit à Rome, en annulation de mariage ; très chaste, du reste, très pieuse, et ne voulant se donner à

Dario que quand son mariage aura été annulé. Les choses traînent en longueur, comme tout à Rome, et les amours ainsi contrariées, éternellement douloureuses, de ces deux enfants, sont, si l’on veut, assez touchantes.

Or le Pape étant malade, le cardinal Sanguinetti a un grand intérêt à ce que le cardinal Boccanera, oncle de Benedetta, meure, avant le Pape ; ce serait un concurrent de moins à la tiare, et un concurrent très dangereux. En conséquence, un certain curé, plus ou moins de connivence avec le cardinal Sanguinetti, porte, un beau soir, au cardinal Boccanera, des ligues empoisonnées. Le comte Prada, qui fait chemin avec cet abbé, s’aperçoit que ces figues doivent être homicides, une poule qui en a dérobé une au passage étant tombée raide morte. Le comte Prada est honnête homme. Il en veut mortellement à Benedetta Boccanera, à Dario Boccanera et à tous les Boccanera du monde ; mais il est honnête homme. Il a d’abord l’idée de dérober le panier de figues et de le jeter dans le Tibre. Mais je ne sais quelle circonstance, extérieure ou intérieure, l’en empêche. Il se borne, ce qui suffit, du reste, à écrire une petite lettre au cardinal Boccanera : « Ne mangez pas des figues de Frascati. » Mais entre le moment où il écrit cette lettre et le moment où il va la porter au concierge du palais Boccanera, il apprend que Benedetta, sa femme, qu’il aime toujours, et furieusement, a enfin obtenu l’annulation de son mariage. Cela le rend rêveur, il perd du temps, il laisse passer l’heure, il flâne par la ville, et il faut bien que je vous dise que Finalement la lettre de M. le comte Prada ne parvient pas au cardinal Boccanera. Le lendemain, le cardinal Boccanera, qui, se trouvant indisposé, n’a pas mangé de figues, se porte comme un charme ; mais Dario, qui en a mangé à la table de son oncle, meurt en quelques heures ; et Benedetta, après s’être couchée sur son corps, avec des détails qui sont de l’indécence la plus inutile et la plus invraisemblable, et que je vous épargne, meurt aussi de douleur et de désespoir.

Voilà le mélodrame, qui, du reste, est très bien fait, très bien mené, à partir du moment où apparaît le panier de figues ; qui, sans doute, a bien quelque chose du roman-feuilleton un peu vulgaire, mais qui ferait très grand honneur à un romancier moins haut placé que M. Zola dans l’estime des hommes. Le curé fanatique et entêté dans le crime utile à sa cause, les doigts crispés sur le petit panier d’aspect inoffensif, l’œil dur et le visage impénétrable, reste gravé dans la mémoire. C’est du feuilleton et c’est déjà de l’art.

Et puis c’est très bien conté, avec une véritable science des péripéties, des suspensions et des redoublements d’intérêt. Non, ce n’est pas digne d’admiration ; mais ce n’est pas méprisable.

***

Et j’arrive à la partie capitale du livre, au roman philosophique, politique, religieux, sociologique, à la Rome ecclésiastique, à la Rome papale, etc. Je préviens tout d’abord mes lecteurs catholiques qu’ils seront blessés. M. Zola a apporté de Rome une impression très vivement antiecclésiastique. Il a bien compris la grandeur du catholicisme, ferme et intransigeant dans sa foi et dans ses formules, patient dans sa résistance parce qu’il est confiant dans son éternité ; mais il a éprouvé une véritable irritation et gardé une véritable rancune à l’égard du monde ecclésiastique romain. De temps en temps, tout en gardant sa grande allure, le roman tourne au pamphlet. La précaution inutile, même, M. Émile Zola n’a pas daigné la prendre. Ce que j’appelle la précaution inutile, c’est ceci : dans tout roman contre les journalistes, l’auteur a soin de placer un bon journaliste, un journaliste selon son cœur, pour pouvoir dire : « Je n’accuse pas tous les journalistes d’être tels que je les peins. Je sais faire des exceptions. Voyez mon Sergines. » Dans tout roman contre les médecins, l’auteur a soin de placer un bon médecin, un médecin idéal et vénérable. Je crois qu’il y en avait jusqu’à deux dans Les Morticoles. M. Léon Daudet avait fait bonne mesure. Voilà la précaution ordinaire, et je n’ai pas besoin de dire pourquoi je l’appelle la précaution inutile. — Dans Rome, il n’y a pas de précaution inutile ; il n’y a pas de bon curé romain, il n’y a pas de bon monsignor romain, il n’y a pas de bon cardinal romain ; ils ne sont pas tous criminels, mais ils sont tous étroits d’esprit, têtus, ou trop habiles, ou trop aimables, ou hypocrites ; enfin il n’y en a pas un que l’auteur nous montre de façon à nous faire entendre : « Voilà comme je voudrais qu’ils fussent tous. » M. Zola n’a point fait d’exception pour leur maître et père. Je ne sais même s’il n’y a pas dans les portraits qu’il fait de Léon XIII un peu plus de mauvaise humeur et d’insistance désobligeante que dans les portraits qu’il fait des autres. Non, on n’accusera pas M. Zola, qui aime à se dire « latin », d’être ultramontain le moins du monde.

J’avertis d’un mot mes lecteurs étrangers que rien du reste ne fait plus d’honneur à M. Zola. M. Zola a des ambitions littéraires, à mon avis, très légitimes. Une certaine animosité manifestée contre les chefs de l’Église catholique, sans nuire précisément à ces ambitions, ne sont pas non plus pour les servir. M. Zola a donc un peu, si peu qu’on voudra, mais un peu certainement, fait marcher ses convictions avant ses intérêts. Je ne laisse point passer un acte de ce genre, si petit soit-il, sans le saluer. Je ne salue pas très souvent.

Donc, la partie proprement ecclésiastique de Rome, c’est l’abbé Froment allant en cour de Rome plaider pour son livre, La Rome Nouvelle. Vous connaissez l’abbé Froment. Vous l’avez rencontré à Lourdes ou dans le roman de M. Zola qui porte pour titre le nom de cette ville. Déjà, quand il allait à Lourdes, M. l’abbé Froment n’était pas très convaincu. Il l’était moins encore quand il en revint. La « Science » l’envahissait, le circonvenait d’une étreinte de plus en plus étroite. Non, il ne croyait déjà plus du tout. Depuis il a fait du chemin. À voir, à pratiquer, à soulager selon ses forces l’affreuse misère des bas-fonds parisiens, il est devenu socialiste. Ce chemin ne l’a pas éloigné du christianisme, au contraire, ou il l’a cru. Il en est venu très vite à rêver comme tant d’autres, comme particulièrement tant de hauts catholiques de Grande-Bretagne ou d’Amérique, un catholicisme populaire, démocrate, penché sur les humbles, uni étroitement aux déshérités, épousant leurs misères et prenant en main leurs revendications. Voilà, s’est-il dit, le rôle du Catholicisme moderne, voilà le « Néo-Catholicisme ». Qu’on l’appelle le socialisme chrétien, peu m’importe ; et il l’appelle la Rome nouvelle, et il a écrit un livre pour tracer le programme de la « Religion nouvelle » ; car le mot lui est échappé.

Là-dessus il a été dénoncé à la Congrégation de l’Index, et c’est pour se défendre qu’il est venu à Rome. Le sujet est très intéressant. C’est littéralement l’histoire de Lamennais. Pour le traiter, il est très visible que M. Zola a lu de très près les Affaires de Rome du célèbre « titan foudroyé », comme on disait aux temps romantiques. C’était une aide ; c’était aussi une formidable difficulté ; car, naturellement, la comparaison s’impose et le rapprochement a ses périls. À la vérité un seul sur cent mille des lecteurs de M. Zola aura lu les Affaires de Rome ; mais cet être rare n’est point, pour autant, une quantité négligeable.

Eh bien, la comparaison n’est pas écrasante pour M. Zola. Il s’est fort bien tiré de cette affaire. Ce qu’il a fort bien saisi, et ce n’était rien, mais ce qu’il a fort bien fait sentir, c’est l’enlisement méthodique, l’enveloppement savant, l’endormement progressif et continu dont un homme, venu à Rome pour plaider son procès, est la victime ; en telle sorte que lorsqu’il en vient à être admis à plaider, s’il y est admis, il est déjà à moitié vaincu et comme exténué de toutes ses forces et comme vidé de tout son courage. Je ne sais pas si c’est vrai, n’ayant jamais eu à me défendre en cour de Rome, mais on sent que ce doit l’être. Lamennais nous a déjà renseignés sur ce lent entortillement de toiles d’araignées, et, en tous cas, le manège est bien intéressant à suivre.

L’abbé Froment, tout plein d’ardeur, arrive, convaincu qu’il va pouvoir se défendre devant le Saint-Père dès le lendemain. « Patience ! patience ! lui dit-on ; il faut préparer les voies. Il faut faire les travaux d’approche… — Alors, aller voir ces messieurs, les membres de la Congrégation de l’Index, les cardinaux ? — Pas tout de suite ! Pas tout de suite ! D’abord vous laisser étudier, et vous faire connaître sans vous étaler : vivre de la vie de Rome ; prouver par vos façons d’être ce que vous êtes ; donner par votre attitude une bonne idée de vous. Voilà la véritable première préparation ; puis viendra la seconde ; puis la troisième ; puis l’œuvre elle-même. Patience ! »

Et l’abbé vit de la vie de Rome, en effet, pendant quelque temps, comme un simple dilettante, ce qui, par parenthèse, lui permet de voir la ville et à M. Zola de la décrire d’une façon naturelle ; mais il s’aperçoit bientôt que cette vie, peu à peu, le détend, le pacifie, l’attiédit et le désarme, que l’atmosphère ici est émolliente, comme ailleurs elle est électrique, que le voilà tout adouci, et que c’est précisément ce qu’on voulait, et qu’il s’en aperçoit trop tard.

Et c’est alors qu’on le lâche dans l’arène : « Allez voir ces messieurs ! » Tous charmants, ces messieurs, tous paternels, les uns en grands seigneurs affables, les autres en tranquilles moines austères et doux, les autres, plus violents, en familiarité chaude et encourageante. Suite de très jolis portraits, qui n’étaient pas faciles à faire, et de jolies scènes qui n’étaient pas faciles à établir, puisqu’en leur fond elles se répètent toutes et que pourtant il fallait qu’elles fussent très diverses dans la forme.

Et de tous ces messieurs la même réponse, que nous connaissons si bien, parce qu’elle n’est pas uniquement romaine et qu’elle est aussi coutumière dans les bureaux de ministère à Paris que dans les palais des prélats romains : « Moi, je ne suis rien, je ne fais rien, je ne puis rien. On ne me consulte même pas. Allez voir Monseigneur un tel. Il est tout, il peut tout, il fait tout. — J’en viens, Monseigneur, il m’a dit de lui ce que vous dites de vous, et de vous ce que vous dites de lui. — Il se trompe peut-être sur tous les deux. Allez en voir un autre. »

Tout cela est très bien fait, avec une jolie diligence et un grand soin du détail. C’est la partie la plus finement touchée du roman.

Vous entendez bien que dans un roman sur Rome c’est Léon XIII que surtout l’on veut voir. M. Zola nous le montre quatre fois, à intervalles sagement ménagés, comme il nous a montré trois ou quatre fois aussi Napoléon III dans La Débâcle. Une première fois c’est le vieillard débonnaire et familier dans son jardin, écoutant les commérages d’un prélat favori, et demandant aux jardiniers des nouvelles des espaliers. Une seconde fois c’est le Père des fidèles, recevant un pèlerinage dans la salle des Béatifications, souriant, attendri, au milieu de la foule qui verse à ses pieds le denier de Saint-Pierre et fait retentir les voûtes d’acclamations délirantes. La troisième fois c’est le Pape pontifiant, sur le pavois, à Saint-Pierre, « dans toute sa gloire de Dieu visible », planant sur les foules prosternées, « la face figée, d’une immobilité hiératique et souveraine ». Et enfin, c’est le chef de la foi, seul dans sa chambre nue, en face du prêtre qui vient défendre sa pensée, sans apparat, sans appareil, son mouchoir sur ses genoux, éclairé d’une maigre lampe, sans ornements, sans geste, presque sans corps, réduit à la parole et au regard ; mais quelle autorité dans cette parole et quelle force surnaturelle dans ce regard !

À la vérité, cette dernière scène, sur laquelle M. Zola a beaucoup compté, n’est pas celle qui m’impose le plus dans ce grand ouvrage. Elle vient un peu tard ; l’effet en a été un peu escompté. Et puis on s’attendait à de l’extraordinaire, et après tout, en langage plus élevé, peut-être, et surtout en plus longs discours, le Pape n’y dit à l’abbé Froment que ce que bien d’autres ecclésiastiques romains lui ont déjà dit. On ne trouve pas Léon XIII très original. J’aurais mieux aimé, comme il est arrivé à tant d’autres dans des circonstances semblables, que M. Froment ne put pas obtenir de voir le Souverain Pontife, que cette fameuse « porte de bronze », qu’il a si souvent contemplée avec impatience et avec angoisse, ne s’ouvrît jamais devant lui. Au-delà des combinaisons subtiles, des stratégies savantes, des réponses ambiguës, des propos dilatoires, des demi-condamnations et des demi-indulgences, là-haut, derrière ces murailles muettes, le Pape serait resté dans un lointain mystérieux et inaccessible, dans un recul de sanctuaire, dans une obscurité sacrée d’oracle. Et de là-haut un jour, rapportée par un subalterne, la réponse serait venue, brève et sans explications, sans phrases, dans une concision souveraine : « Le Pape a lu. Il condamne. Soyez hérétique ou soumettez-vous. » — Voilà comment j’aurais voulu que le livre finît, et que l’abbé Froment fût venu à Rome pour causer avec le Pape, et fût reparti sans l’avoir vu.

Mais, que voulez-vous ? Si M. Zola se fût décidé à ne pas écrire cette scène, on l’eût accusé de l’avoir esquivée par impuissance. Le métier de romancier est extrêmement difficile.

Et l’abbé Froment revient en France. Il s’est soumis. L’atmosphère de Rome est essentiellement déprimante. Le regard du Saint-Père, après un mois de séjour à Rome dans le monde ecclésiastique, n’est pas très facile à supporter.

Et maintenant que fera-t-il ? Cela n’est pas dit, mais se devine aisément. Le moment de sa vie où il a été le plus chrétien est celui où il a été hérétique. En revenant de Lourdes il était rationaliste. À vivre avec les misérables à Paris, il est redevenu chrétien, à sa manière, mais chrétien exalté. Il a tellement aimé le christianisme qu’il a voulu le rajeunir, le revivifier, le faire aussi beau qu’il le rêvait. En revenant de Rome il glisse de nouveau au rationalisme. Il a trop souffert ; son cœur a saigné et mêmement son amour propre. Le voilà devenu un révolté. Il commence à se dire qu’il n’y a que la Science. La science n’explique peut-être pas grand-chose ; mais elle exige moins de renoncement. M. Froment lui trouve des grâces nouvelles : « Elle est la seule vérité possible pour des cerveaux équilibrés et sains… La science est victorieuse, il ne demeure rien du vieux monde », — puisque le Vatican n’a pas accepté la religion nouvelle de l’abbé Froment. Soyons désormais des rationalistes stricts et sans échappées ni incartades. À quoi bon l’ancien christianisme, puisqu’il repousse le nouveau ? Et à quoi bon le nouveau, puisque, sans l’appui de l’ancien, il est plus incapable de conquérir le monde que l’ancien de le conserver ? Soyons rationalistes !

Rien n’est plus vraisemblable que cet état d’âme de M. l’abbé Froment. La vérité, c’est qu’il n’a jamais été beaucoup plus attaché au nouveau christianisme qu’à l’ancien. Il n’a jamais cru. L’ancien christianisme lui a toujours paru peu prouvé, et son christianisme à lui n’a été que l’exaltation passagère de sa charité toute humaine et de son imagination. Il y a à lui conseiller d’être désormais charitable, tout simplement. Quant à croire que son cas résolve la question de conflit de la foi et de la science, ou seulement l’intéresse, il ne faudrait pas qu’il se fît d’illusion là-dessus. Son cas est très vulgaire et ne tranche, ni n’éclaire, ni même ne pose aucune question.

Il n’en est pas moins que l’histoire de l’abbé Froment à Rome, et les histoires qu’il y a traversées, et les choses qu’il y a vues sont très intéressantes. Ce livre, si compact, est très clair, beaucoup moins surchargé que beaucoup d’autres romans de M. Zola, beaucoup moins vigoureux et puissant aussi ; mais d’une lecture continuellement agréable, et beaucoup plus variée que les lecteurs de M. Zola ne seraient autorisés à s’y attendre. J’y vois peu de fautes de goût véritablement désobligeantes ; je n’en vois même aucune, sauf la mort de Benedetta, ou plutôt sa singulière préparation à la mort ; mais ce n’est qu’une page. — Je ne sais pas non plus pourquoi M. Zola a indiqué, très légèrement, que M. l’abbé Froment était bien un peu amoureux de Benedetta. C’est assez vraisemblable ; car dans chaque roman où paraît l’abbé Froment, l’abbé Froment est un peu amoureux de quelqu’un ; mais ou il fallait, ici, n’en rien dire, ou en tirer quelque chose. Un sentiment de cette importance, de quelque degré qu’il fût, a dû avoir son effet sur la conduite de l’abbé Froment à Rome. On ne voit pas qu’il en ait eu aucun. Alors c’est qu’il n’a pas existé, ou c’est comme s’il n’avait point été. N’en disons rien.

En bref, Rome n’ajoutera rien à la gloire de M. Zola ; mais elle sera très loin d’y ôter quelque chose.

Émile Zola. « Paris » §

Paris, de M. Émile Zola, est le troisième et dernier volume de la série intitulée : Trois villes, et qui a commencé par Lourdes et continué par Rome. C’est une œuvre très considérable et souvent très brillante. J’ai à peine besoin de dire qu’elle est défectueuse, tant elle l’est en quelque sorte par définition. On peut être complet dans un volume intitulé Lourdes ; on peut l’être à peu près dans un volume intitulé Rome. Il est évidemment impossible de l’être dans un volume intitulé Paris ou Londres ou Berlin. Les aspects, même les plus généraux, et sans qu’on entre dans le détail, d’une ville comme Paris, sont trop multipliés pour qu’ils puissent tenir tous en un volume. La première sensation que l’on éprouve, après avoir lu le dernier livre de M. Zola, est donc, comme elle devait être, de déception. On est gêné de sentir à quel point le livre est inégal à son titre et à son sujet.

Cependant il faut reconnaître que quelques aspects, un peu extérieurs et très légèrement observés, mais encore quelques aspects, du Paris contemporain, se retrouvent dans ce livre.

C’est le monde de la bourgeoisie riche, manipulatrice d’affaires et corrompue, pour lequel M. Zola n’a eu qu’à se souvenir de La Curée, et qu’il a peint une fois de plus, avec moins de puissance et de couleur que dans la Curée, mais non sans vigueur encore.

C’est le monde ecclésiastique, aussi mal connu que possible, à mon avis, mais vaguement représenté par le prêtre qui ne croit plus, d’une part, et, d’autre part, par le prêtre éperdu de charité et de dévouement.

C’est le monde parlementaire, avec la connaissance qu’en pourrait avoir un abonné de La Libre Parole ou de L’Intransigeant, et qui n’aurait jamais lu que son journal ; mais assez vivant, néanmoins, de par ce don du mouvement violent et de la trépidation un peu mécanique que M. Zola saura toujours donner à ses personnages.

C’est le monde des intellectuels, laborieux, orgueilleux, infatigablement raisonneurs, hantés de toutes les idées socialistes de toutes les couleurs, que l’imagination et la recherche ardente de tout ce siècle ont versées dans leurs cervelles perpétuellement actives et excitées.

C’est le monde des « esthètes » et chercheurs de sensations rares, tour à tour et presque en même temps individualistes, mystiques, athées, nihilistes, catholiques, russes, norvégiens, italiens, fin-de-siècle, renaissance, archaïstes, « nouveau-jeu », etc. ; — et comme ici il n’y a à faire que des caricatures, tout ce tableau-là est assez bien venu et ne manque pas d’une certaine verve.

C’est le monde, enfin et surtout, des misérables et meurtris, dont la colère n’a plus de frein depuis qu’elle n’a plus de consolation, qui ne rêvent que le nivellement qu’ils appellent justice, ou, et le plus souvent encore, que la pure et simple destruction d’un état social qu’ils n’espèrent point pouvoir renouveler et qu’au moins ils voudraient voir disparaître.

Cette partie surtout est très intéressante. On sent très bien, d’abord, que l’anarchisme, pour M. Zola riche, « arrivé », bien installé dans la vie, est une obsession continuelle et qu’il n’en peut détacher sa pensée ; que, du reste, généreux et pitoyable, il s’efforce de comprendre ce qui entretient la pensée anarchique dans les masses européennes et qu’il creuse avec douleur et profonde miséricorde le problème du paupérisme.

Ensuite, et ceci fait honneur à son intelligence, on voit qu’il a bien compris que le socialisme n’est pas quelque chose de très sérieux, et que l’anarchisme est la seule affaire importante dans la question. Le socialisme, ou plutôt les socialismes, sont des systèmes ingénieux de beaux esprits, systèmes qui ont juste la valeur des considérations sociologiques de Royer-Collard ou de Tocqueville. Ils n’ont rien ni d’essentiel ni de dangereux. La grande affaire européenne c’est l’état d’âme des souffrants et des simples qui ne s’occupent nullement de réorganiser et qui ne songent qu’à faire sauter la maison qui pèse sur leurs têtes, et où ils étouffent.

Et c’est dominé par cette idée, parfaitement juste à mon avis, que M. Zola nous représente une grande ville, Paris, comme un palais très brillant, très éclairé, plein d’élégances, de plaisirs, de rumeurs, d’agitation et de bavardage, qui serait bâti sur des catacombes noires, sauvages, inquiétantes et bourrées de dynamite. — Ceci, c’est précisément la vérité, et l’impression qu’on en a tout le long du volume, qui ne nous ne quitte point, et que l’auteur, fort habilement, a su maintenir permanente et obsédante et telle qu’on ne peut jamais s’en débarrasser pendant toute cette lecture, est une chose forte, puissante, étreignante, et fait la véritable beauté, dure, tragique et sinistre, de ce grand livre triste.

Le roman par lui-même, j’en tends ce qui est la partie romanesque dans ce volume, est peu de chose ; mais encore il est assez intéressant. C’est la fin de l’abbé Froment. Vous vous rappelez cet abbé, fils d’une croyante et d’un incrédule, qui a rêvé une « religion nouvelle » et qui « a fait son petit Lamennais », comme nous disons sur le boulevard, allant à Rome prier le Pape… je ne sais pas trop de quoi, en gros allant à Rome prier le Pape de se faire protestant. Il n’a pas réussi ; il est revenu à Paris le cœur navré, s’est beaucoup occupé de charité et philanthropie avec le saint abbé Rose ; puis a été à Lourdes pour essayer de raviver sa foi, et, un peu plus pour permettre à M. Zola d’écrire un très beau livre sur la ville sainte des catholiques français. Et enfin il est revenu à Paris et a senti de plus en plus la foi s’éloigner de son esprit et de son cœur.

Or, il se met à fréquenter son frère Guillaume, savant, chimiste, inventeur d’explosifs et libre-penseur, qui, veuf et entouré de trois fils, va épouser dans quelques mois une jeune fille belle et pauvre, recueillie par lui. Mais, de cette jeune fille l’abbé Froment devient amoureux ; et de l’abbé Froment la jeune fille s’éprend de son côté ! Et cela fait, d’une part, une lutte sourde d’abord, puis violente entre les deux frères ; d’autre part, une évolution de caractère chez l’un et l’autre frère, chez l’abbé aussi bien que chez Guillaume. C’est à mesure que l’abbé Froment se rend compte qu’il aime la jeune fille, que la foi s’éloigne décidément de lui et que la soutane noire glisse insensiblement de ses épaules. C’est à mesure que Guillaume sent la jeune fille lui devenir étrangère, que ses idées et ses déterminations se modifient rapidement et même avec une rapidité foudroyante. Il était un savant et un patriote. Il inventait des explosifs pour en doter la France, ou pour faire la guerre tellement désastreuse qu’elle en serait rendue impossible ; il ne savait pas tout à fait au juste : mais en somme il était à la fois patriote et humanitaire. Maintenant il ne songe plus qu’à faire sauter quelque chose et un très grand nombre de ses compatriotes, soit la Bourse, soit le Corps législatif, soit l’Élysée, soit l’Opéra ; et finalement son frère le trouve versant sournoisement sa poudre effroyable dans un trou des caves de la basilique du Sacré-Cœur.

Et ceci est juste. « Cherchez la femme », disait ce magistrat. Au fond des défaillances de la foi chez un prêtre, cherchez la femme. Au fond des conversions et revirements politiques les plus complets et les plus inexplicables, cherchez la femme. Vous la trouverez souvent ; vous ne la trouverez pas toujours ; et encore, quand vous ne la retrouverez pas, ce sera peut-être seulement que vous n’aurez pas su la découvrir. Cette partie du livre n’est pas mal faite et ne manque pas d’intérêt.

***

Quant aux idées ou tendances qui se révèlent au cours de ces six cents pages, elles sont très nettes et par trop simples, comme il arrive toujours chez M. Émile Zola. Elles se résument en ceci : haine du christianisme, foi en la science. Le christianisme a fait banqueroute. Il avait inventé la charité. Ce que ces dix-neuf siècles qui viennent de s’écouler ont démontré, c’est l’impuissance de la charité à faire disparaître la misère humaine. Le christianisme est condamné. Ce qu’il faut chercher, ce n’est pas la charité, c’est la Justice. Or c’est la Science qui fera la Justice. C’est la Science qui intronisera la Justice et établira et maintiendra le règne de la Justice parmi les hommes. Tout par la Science !

Voilà ce qu’avec la robuste insistance et l’intrépidité d’affirmation que vous lui connaissez, M. Zola a proclamé une centaine de fois au cours de son dernier volume. Voilà toute sa thèse.

Pour peu qu’on ait lu quelque chose de moi, on sait assez que rien ne me paraît plus stupide. À supposer que le christianisme ait fait banqueroute, il faut confesser que, dans le même ordre d’idées, la science l’a faite aussi. Ce n’est pas d’hier que la science existe. C’est même ici qu’est la source de l’erreur, à mon avis colossale, de ceux qui espèrent de la science le bonheur du genre humain. Ils croient, avec une naïveté qui stupéfie, que la science est née hier. Ils ne peuvent pas se détacher de cette idée. Mais c’est une erreur enfantine ! La science est de toujours. Elle a commencé avec celui qui a inventé la charrue. Elle a commencé avec celui qui a inventé la hache de silex. Elle a commencé avec celui qui a inventé le feu. Elle est prodigieusement antérieure au christianisme. Ces messieurs disent : « De l’an 1 à l’an 1800 : règne du christianisme. De 1800 à l’éternité : règne de la science. » C’est une histoire à dormir debout. La science a existé depuis que l’homme existe, et le Christianisme, tout moderne, n’est pas venu interrompre ses opérations. Il s’est occupé de tout autre chose, pendant que la science, comme elle pouvait, plus ou moins bien selon les circonstances, continuait son œuvre à elle.

Si donc la science existe de toute éternité, de toute éternité humaine, si je puis ainsi parler, on peut, pour savoir ce qu’elle fera, lui demander ce qu’elle a fait. A-t-elle jamais fait régner la justice parmi les hommes ? Jamais de sa vie ! L’a-t-elle seulement augmentée ? Jamais de sa vie ! Elle a été une force humaine, et elle a créé des forces. Des forces utiles, des forces nuisibles, la charrue et la flèche, la voiture et la hache, le filet et la catapulte, le télégraphe et la mitrailleuse. Voilà ce qu’elle a fait, voilà ce qu’elle continuera à faire. Elle augmentera le bien-être et les moyens de le troubler ; elle appellera plus d’êtres humains à la vie et inventera plus de manières de les détruire. Et ainsi de suite, indéfiniment. Pourquoi autre chose ?

La science, au point de vue moral, est neutre ; et c’est-à-dire qu’elle est nulle. Semblable en cela à la nature, elle crée des forces avec une parfaite indifférence à l’endroit du bien et du mal. Dire qu’elle créera la Justice, c’est une parole de bon augure, si l’on veut, mais c’est une parole aussi vaine que de dire qu’elle créera la charité, la fraternité, l’amour, ou la paix du cœur. Ces choses lui sont parfaitement étrangères.

Or, ce dont la science ne s’occupait pas, parce que cela ne la regardait point et qu’elle eût absolu ment perdu son temps à s’en occuper, le christianisme, après beaucoup d’autres, du reste, mais mieux que d’autres, s’en est occupé, lui, et ne s’est occupé que de cela. Il est venu dire : « Soyez savants, si vous voulez ; cela ne fait accomplir aucun progrès moral, mais ce n’est pas immoral non plus ; et cela fait qu’on marche, qu’on change, qu’on modifie l’aspect de la planète, chose que vous aimez beaucoup. Soit. Soyez savants. Mais si vous voulez être heureux, tâchez de vous aimer. Il n’y a que cela. Et cela s’appelle la Charité. »

Voilà ce qu’il a dit. Qu’il n’ait pas été écouté suffisamment, et qu’en cela il ait fait banqueroute, il est possible. Mais cela ne prouve pas qu’il ait tort. Et vouloir le remplacer par quelque chose qui, d’une part, peut parfaitement vivre parallèlement avec lui, et qui, d’autre part, ne peut nullement réaliser ce qu’il réalise partiellement, ou tâche, au moins, de réaliser ; c’est tout simplement tenir beaucoup à faire une perte sans compensation.

Voilà, à mon humble avis, tout ce qu’il faut penser de la thèse de M. Zola, qui me paraît être la niaiserie même.

Cela n’empêche pas que son livre, très varié, très multicolore, nous promenant avec assez d’aisance dans différents mondes, mal observés, mais curieux, même tels qu’ils sont là, à considérer ; bien agencé, du reste, d’une ordonnance très surveillée, et fort clair, malgré la multiplicité des matières et des détails, ne soit un ouvrage qu’il faut lire et qu’on sera très satisfait d’avoir lu.

Maurice Barrès. « Les Déracinés » §

Les Déracinés de M. Maurice Barrès sont le premier volume d’une série qui sera composée, je crois de trois romans. Dans ce grand ouvrage, M. Barrès se propose d’écrire, sous forme romanesque, une véritable histoire contemporaine psychologique. Il voudrait donner l’idée de ce qu’est précisément la génération française qui avait vingt ans en 1880, qui, par conséquent, a été élevée immédiatement après notre diminution de 1870, qui a traversé la première partie de la vie parmi la France de Jules Ferry, puis du général Boulanger, et qui tourne maintenant autour de la quarantaine.

Le dessein est excellent ; car cette génération est évidemment toute différente de celle qui a été élevée sous le Second Empire, et constitue absolument une nouvelle France, analogue à celle de 1815 à 1830. Et cette nouvelle France, c’est la France même, les hommes qui ont passé la quarantaine ne comptant plus guère dans une nation démocratique, puisqu’ils ne pourraient compter que comme guides et puisque les démocraties aiment peu à être guidées.

La France d’après 1870, voilà donc le sujet de l’œuvre nouvelle de M. Barrès.

Disons d’abord tout le mal qu’il y a, selon nous, à dire des Déracinés, pour nous en débarrasser, ayant à en dire ensuite beaucoup de bien. Le roman est trop touffu, trop surchargé, encombré de détails fastidieux et en vérité inutiles ; et, ce qui est le plus grave, il présente sur le même plan, avec une égale complaisance et sollicitude, des choses de première importance et des documents si insignifiants qu’ils semblent des fonds de tiroir maladroitement utilisés. Il est, par exemple, incroyable que M. Barrès consacre autant de pages au portrait et à la biographie de M. Portalis qu’à l’influence de Napoléon sur la jeunesse française. Qui, diantre, s’occupe en Europe, en France, à Paris et même rue Montmartre, du nommé Portalis ? De même (quoique ceci soit moins fastidieux), parce que M. Barrès a dirigé un journal ou tout ce qu’il écrivait était excellent, du reste, et faisait mon bonheur ; et jamais M. Barrès n’a eu autant de talent que dans ce journal-là) il nous régale de toute la cuisine intérieure d’un journal parisien en des pages innombrables. Évidemment ceci, qui a son intérêt, devait être résumé, indiqué en quelques traits vifs, avec maîtrise, non étalé aussi surabondamment. Tranchons le mot, comme je le tranche toujours, ce volume est éminemment ennuyeux. Il était possible qu’il fût aussi documenté, aussi instructif et moins somnifère. La dernière façon, celle qui élague, qui filtre et qui condense, n’a pas été mise là. M. Barrès a moins de scrupules d’artiste qu’autrefois.

Avec cela, c’est un livre. C’est un livre où il y a quelque chose et qui fait penser. Comme disaient nos pères, excellemment, c’est un livre essentiel. La génération de 1880, j’entends qui commence à exister intellectuellement en 1880, y est peinte, assez vigoureusement, de la façon suivante :

Premier trait : l’inquiétude. Cette génération ne sait ni que vouloir, ni que penser, ni que sentir. Ce n’est pas tout à fait vrai ; mais c’est suffisamment vrai pour pouvoir être dit. À nous, hommes du Second Empire, ç’a été le plus grand étonnement de notre vie. Après la paix de Francfort, je rencontrai un ami de qui les circonstances m’avaient séparé depuis un an. Tristes tous deux, bien entendu ; mais moi :

« Il y a toujours ceci de bon…

— Quoi donc ?

— C’est que l’année dernière la France ne savait pas ce qu’elle voulait. Maintenant elle doit le savoir. La situation morale est meilleure que l’année dernière. »

Eh bien, j’en suis toujours pour ce que j’ai dit, parce qu’on en est toujours un peu pour ce qu’on a dit ; mais j’ai eu un demi-démenti au moins. La nouvelle génération est inquiète, alors que les circonstances semblaient, si douloureuses qu’elles fussent, lui donner une magnifique occasion de n’avoir qu’une idée, qu’un sentiment et qu’une passion. C’est bien curieux. Le mal n’est pas très profond ; il faut le dire parce que c’est (peut-être) la vérité ; mais c’est la vérité aussi qu’il existe.

Second trait : la génération nouvelle est ardemment ambitieuse. Ces jeunes gens sont tous des arrivistes, comme nous disons sur le boulevard, c’est-à-dire des hommes qui mettent toute leur âme à parvenir, à être des parvenus. Effet tout naturel de l’égalité, de la démocratie, de la disparition définitive de toute classe privilégiée. Parmi tous ces ardents, le seul personnage qui soit un idéaliste, un artiste, un amateur de sensations fines, un homme (quel joli mot, peignant d’un trait tout un être !) « qui aime la solitude et la perfection », est une exception singulière et l’auteur l’a voulu donner pour une exception singulière et sans doute autobiographique.

C’est un bien et un mal que cette impatience ambitieuse. C’est un mal, parce que c’est un struggle qui laisse un déchet, qui laisse des cadavres sur le champ de bataille, qui fait des déclassés et même des dégradés, de gens qui à l’échelon inférieur eussent été des membres utiles de l’association. — C’est, un bien, parce que c’est le seul moyen de tirer de la nation tous ceux qui peuvent la conduire, l’éclairer, lui rendre des services supérieurs. On n’en a jamais trop. L’ambition est donc un patriotisme. Le bon citoyen doit être ambitieux avec une réserve de résignation ; s’élancer, de vingt à trente ans, vers les sommets, de tout son courage, et puis rester assez sensé au milieu de tout cela pour redescendre à une situation inférieure et l’accepter tranquillement si l’épreuve lui a été défavorable.

Toujours est-il que la génération actuelle est extrêmement ambitieuse, et qu’elle se distingue en cela infiniment des générations précédentes. Je sais tel homme de mon temps qui est arrivé très haut, qui est très envié, qui est tout à fait parmi les hommes de plus haute sélection, et qui n’a pas eu une minute d’ambition dans toute sa vie. Il est arrivé littéralement malgré lui. Dans toutes les situations qu’il occupe il a été demandé sans s’être offert. Il n’y a peut-être pas dans la génération nouvelle un homme semblable à cet original. Il y en avait à foison dans la génération précédente.

Troisième trait : absence de principe dirigeant, ou incertitude sur le principe dirigeant. Autrefois les Français étaient religieux ou antireligieux, et Dieu me garde de dire qu’au fond c’était la même chose. Cependant la religion était un principe dirigeant positif de premier ordre, et l’antireligion était un principe dirigeant négatif assez fort encore. Je connais tel homme, de mon temps aussi, qui est profondément moral, excellent citoyen, patriote ardent, homme de devoir, tout cela parce qu’il est athée. Il veut montrer aux « cléricaux », qu’il déleste, comme s’il était un imbécile, qu’on peut être un saint en étant athée. Que voulez-vous ? Cela le soutient. Cela l’excite. L’antireligion peut donc être un principe dirigeant. Elle l’a été pour beaucoup de Français antérieurement à 1870. De nos jours et ce principe positif s’est affaibli et ce principe négatif s’est exténué aussi. Nos jeunes gens ne sont pas religieux, en général, et ils n’ont pas, non plus, la religion de l’anticléricalisme. Ils sont, à l’égard de la religion, respectueux et même sympathiques, sans adhésion.

Une philosophie a-t-elle remplacé pour eux ou la religion de Bossuet ou la « religion » de Voltaire ? Non. Le professeur des jeunes gens que M. Barrès nous présente leur a enseigné le kantisme. Ils ont admiré jusqu’à l’enthousiasme le talent de leur professeur ; mais ils se moquent du kantisme à vingt-cinq ans, avec très peu d’intelligence, mais une très forte conviction négative.

Deux hommes seulement ont eu sur eux une influence assez sensible : Napoléon et M. Taine. Dans Napoléon ils admirent et embrassent « le professeur d’énergie », ce qui n’est pas très juste, car Napoléon est un exemple d’énergie, je ne songe pas à le nier, mais non un professeur d’énergie. Un professeur d’énergie, si les mots ont un sens, est un homme qui donne une méthode d’énergie. Or, précisément, Napoléon n’en a pas eu. Aucune énergie ne fut moins méthodique que celle de Napoléon. Un médiocre homme de bon sens, comme Franklin, serait meilleur professeur d’énergie que le grand empereur. Mais nos jeunes gens n’y regardent pas de si près, et c’est très bien observé que de nous les montrer n’y regardant pas de si près. Ils voient en Napoléon un miracle d’énergie humaine et ils s’excitent à l’imiter ; et ils font sur son tombeau le « serment d’Annibal » de pratiquer « l’Imitation de Napoléon », comme dit M. La Jeunesse.

Quant à Hippolyte Taine, ils l’admirent parce qu’une partie de son système va à glorifier dans un être le développement libre et puissant de sa nature. « Développez-vous selon votre loi, comme un bel arbre. » Taine aimait à dire cela, et cela flatte les passions ambitieuses de nos jeunes gens. Seulement ils sentent et savent très bien que Taine, à travers cette première doctrine qui lui était chère, tendait, pour s’y arrêter, à une autre doctrine qui était comme un stoïcisme-dilettantisme : « Développez-vous suivant votre loi, pour avoir toute votre force ; servez-vous de votre force pour subsister, et n’en abusez pas ; ce serait absurde. L’existence assurée, il suffît ; asseyez-vous et regardez, parce qu’il y a autour de vous des choses très belles. Là est le but ; le reste n’est que moyen. La contemplation est ce qui distingue l’homme de la brute, pendant un quart d’heure, de temps en temps. » — Et ceci ne plaît plus autant aux jeunes gens, qui se sentent par ceci aiguillés plutôt sur Marc-Aurèle que sur Napoléon.

Et, donc, ils n’ont aucun principe dirigeant, et en sont à en chercher un, en des entretiens philosophiques souvent très curieux, à la manière des jeunes gens de Platon.

Eh bien, tout ceci est un tableau de la jeunesse contemporaine où il y a beaucoup de vrai, auquel on peut croire, avec réserve, en se disant que M. Barrès n’a connu que des jeunes gens surchauffés dans la grande usine parisienne ; mais enfin c’est un tableau assez juste, et je n’ai pas besoin de dire qu’il est d’un extrême intérêt, puisqu’on y cherche sans cesse, presque avec angoisse, l’énigme dont demain dira le mot.

Quant aux… je ne dirai pas conclusions, le premier volume d’un ouvrage qui doit en compter trois n’en donnant point… quant aux tendances générales et directions d’idées à relever dans ce livre, j’indiquerai le chapitre ix comme les donnant toutes. On y voit bien que les idées de M. Barrès sur la France contemporaine sont celles-ci :

La France est « dissociée ». Elle est composée d’individus et seulement d’individus. Et ces individus, qui plus est, et plus grave, ne sont appelés à un rôle actif et prépondérant que s’ils viennent à Paris achever leurs études et commencer leur vie, que s’ils sont « déracinés » à dix-huit ans. Il en résulte que la France n’est pas une nation. Une nation n’est constituée que par des groupements très solides subordonnés à une direction générale. Ces groupements, en France, n’existent pas. L’individu n’y est encadré, enrégimenté et soutenu par l’enrégimentation, que dans l’État. C’est un cadre trop vaste. Entre l’État et l’individu il y a trop de distance. Par suite, l’individu est trop isolé et se sent trop perdu dans le vaste ensemble. Cela fait des ambitieux furieux et des défaillants misérables. Ce qu’il faudrait, d’une façon ou d’une autre, ce serait ces corps intermédiaires entre l’État et l’individu, où l’individu se trouve engrené sans cesser d’être libre, et qui quintuplent ses forces et qui contribuent en définitive au bon ordre et à la force de l’État. Ces corps intermédiaires, l’ancien régime les a connus ; la France moderne ne les connaît pas. Très différents de ce qu’ils étaient sous l’ancien régime, accommodés à la vie moderne, mais avant mêmes avantages et pour l’Individu et pour l’État, il faudrait les reconstituer.

Ces idées, sensiblement « aristocratiques », renouvelées de de Bonald et de Taine, mais « repensées » et présentées sous un nouveau jour, quoique trop sommairement, sont tellement les miennes que j’ai comme une pudeur à dire qu’elles sont justes ; mais je ne puis pourtant pas dire qu’elles sont fausses. Inattendues de la part de M. Barrès, dont le grand effort semblait être, jusqu’à ce jour, d’exalter l’individu, et d’affirmer que l’individu en dehors du « groupe » pouvait être quelque chose, elles rejoignent la doctrine d’un très haut et très original penseur, M. Durkheim (voir l’admirable livre intitulé Règles de la méthode sociologique), qui est persuadé que tout bien désormais, en Europe, viendra de l’association, et que toute nation où il n’y aura pas d’autres associations que l’État est destinée à périr.

En tous cas ce sont des idées très « considérables », auxquelles, probablement, les volumes qui suivront celui-ci donneront tout leur développement, mais qui, déjà, marquent celui-ci comme l’œuvre d’un esprit réfléchi, méditatif et capable d’évolution. Nous recommandons très sérieusement le présent volume et nous attendons les suivants avec plus d’impatience que nous n’avions accoutumé de faire les livres de M. Barrès.

Littérature politique. Organisme et société §

« Le corps social », — le simple lettré qui a émis un jour, sans penser à mal ni à bien, cette excellente et peu prétentieuse métaphore, ne s’est aucunement douté qu’il créait une science, et était l’inventeur d’un grand système.

Il ne faisait pas moins cependant. Il créait la sociologie-biologie, la sociologie qui assimile la société à un animal et l’étudie en conséquence, la sociologie naturaliste, et ce qu’on pourrait appeler la politique zoologique.

C’est tout un système et c’est toute une science, Elle est née de cette figure de rhétorique : « le corps social ». Ô pouvoir des métaphores ! De certaines religions on a dit qu’elles étaient de simples maladies du langage. Il en pourrait bien être de même de certaines philosophies.

Je m’attends à une chose. Aristote, qui a tout prévu, a dit quelque part qu’un livre était un tout vivant, Zῶόv τι. On peut très bien traduire par : « un organisme ». On peut très bien traduire par : a un animal ». Il naîtra une critique qui prendra le nom de Critique zoologique et qui verra dans un livre un système nerveux, un système musculaire, un système veineux, un système artériel, un système pileux, un appareil de nutrition, de reproduction, à preuve qu’on dit déjà : « reproduction interdite », etc. Avec un dictionnaire de médecine, quelque ingéniosité et beaucoup de patience, toute une science littéraire, toute une critique scientifique peut naître demain du mot d’Aristote. Qu’elle fût en train de voir le jour, qu’elle fût au moins en gestation au moment que j’écris, je n’en serais pas étonné le moins du monde.

La politique zoologique n’est pas autre chose, — un système ingénieux de métaphores.

Le premier à qui, de mon avis, il en faut faire honneur était, du reste, un bien grand homme et surtout un bien grand homme d’esprit. C’était tout simplement Joseph de Maistre. De Maistre disait quelque chose comme ceci : « L’erreur de l’individu, c’est de croire qu’il existe. L’individu n’existe pas. Un être qui n’existe que s’il est associé à d’autres n’existe pas ; ce qui existe c’est l’association. Existez-vous, monsieur ? Oui ? Prouvez-le, comme le philosophe grec prouvait le mouvement en marchant. Essayez d’exister seul ! Vous ne pouvez pas. Personne ne l’a pu. C’est donc que vous n’existez que dans les autres et les autres en vous et tous uniquement dans l’association, et que, par conséquent, seule l’association est un être. Une fourmi isolée n’est point, puisqu’elle meurt aussitôt. Ce qui est, c’est la fourmilière. Une feuille n’est pas ; c’est l’arbre qui est. Voyez-vous une goutte de sève revendiquant son indépendance et prétendant qu’elle est une personne ? Ce qui est une personne, c’est l’arbre. Le citoyen est donc une abstraction ; le seul être vivant, c’est la cité. »

Il y mettait moins de métaphores que je n’en mets ; mais ses successeurs, grâce aux développements de l’histoire naturelle et de la biologie, eurent des ressources infinies de ce côté-là, et multiplièrent les métaphores et les systématisèrent, et en firent une doctrine pleine.

Ils s’avisèrent que ce n’était pas à une société animale qu’il fallait comparer la société humaine, mais plutôt à un animal, et que les métaphores en devenaient plus précises. Hegel peut être rangé dans cette école et Schleiermacher et Quételet, dont M. Henry Michel nous entretenait dernièrement avec tant de compétence dans son beau livre : L’Idée de l’État, et Bluntschli, et Schæfle, et bien d’autres.

Auguste Comte, point. C’est bien lui, je le sais, qui a, concurremment avec le mot « physique sociale », créé le mot « organisme social », lequel a fait, comme celui de « sociologie », qui est aussi de Comte, une si grande fortune. Mais, d’autre part, à plusieurs reprises, il a vivement mis en garde les sociologues contre l’influence de la biologie : « Sociologues, défiez-vous de la biologie ! » Il savait bien, lui qui avait dressé l’échelle des complexités, que la sociologie est tellement plus complexe que la biologie, qu’à se calquer sur la biologie, elle se rétrécit jusqu’à l’absurde. Elle ne la « couvre » pas, comme disent les Allemands ; elle la déborde de tous côtés. Et c’est pour cela que la biologie reçoit plus de clartés de la sociologie que la sociologie de la biologie ; et j’en ai trouvé une preuve, avec beaucoup de plaisir, dans un des chapitres du livre de M. Worms. On ne peut donc pas ranger Comte parmi les inventeurs ni même parmi les partisans de la politique zoologique.

Mais elle a eu des élaborateurs bien ingénieux. Sans les lire tous, on en trouvera un résumé bien amusant, un peu trop satirique, mais exact après tout, dans l’excellent livre, infiniment informé, de M. de Vareilles-Sommières : Principes fondamentaux du droit. Schæfle, par exemple, poursuivant sa métaphore, comme un membre distingué de la Société des Précieuses, nous dira qu’il y a dans la société une substance cellulaire et une substance intracellulaire ; que la matière dont est formée la société contient un double élément, l’un actif, les personnes, l’autre passif, les choses, et que la richesse par exemple est un des éléments histologiques du corps social. Puis il distinguera deux espèces de « tissus sociaux ». Les uns sont exclusivement destinés à relier les cellules en masses compactes et cohérentes et sont par eux-mêmes amorphes et indifférents ; ce sont l’origine, le territoire, l’opinion, la religion, la sociabilité, les traditions, la langue. Les autres sont des tissus spéciaux et fonctionnels, qui se forment au sein de la masse homogène. C’est à savoir : l’épiderme, l’épithélium, les muqueuses, qui sont les vêtements, les remparts et la police ; les vertèbres, le crâne, le système osseux, qui sont la capitale et les villes ; les muscles, qui sont l’armée et la marine ; les fibres, qui sont les voies de communication et de transport ; les vaisseaux, qui sont le commerce, la presse, l’école, etc.

Il y a bien de l’esprit, un peu laborieux et un peu perdu, dans tout cela.

Cette doctrine a infiniment séduit les Français, qui sont gens d’esprit aussi ; et il y a deux ans elle était le fond d’un livre plein d’imagination, mais d’une outrance extrême et d’un aventureux inquiétant, La Cité moderne, de M. Izoulet. Elle est reprise cette année, avec beaucoup de talent encore, mais avec beaucoup plus de prudence et de mesure, par M. René Worms, auditeur au Conseil d’État et directeur de la Revue internationale de sociologie.

M. René Worms tient pour l’organisme social ; mais il est admirable pour ne dissimuler aucune des objections que soulève cette assimilation un peu hasardeuse. Il ne faudrait pas le presser beaucoup pour le faire convenir que l’invention de l’organisme social est, non pas un simple jeu d’esprit, — cela, il n’en conviendrait pas, — mais un procédé commode et utile pour étudier les phénomènes sociaux. La page qu’il consacre aux services réciproques que se rendent la biologie et la sociologie, page à laquelle j’ai déjà fait allusion, est tout à fait écrite dans ce sens. À la bonne heure !

On sait, du reste, que notre grand et cher Herbert Spencer, que les partisans de l’organisme social s’obstinent à ranger dans leur camp, n’a pas eu sur cette question une autre idée. Pour lui la théorie de l’organisme social n’est nullement une vérité ; c’est une méthode. Après l’avoir exposée tout au long et s’en être servi de tout son appétit, il a grand soin d’ajouter : « IL n’existe point d’analogie entre le corps politique et le corps vivant, sauf celle que nécessite la dépendance mutuelle des parties que ces deux corps présentent. L’organisme social, discret au lieu d’être concret, asymétrique au lieu d’être symétrique, sensible dans toutes ses unités au lieu d’avoir un centre sensible unique, n’est comparable à aucun type particulier d’organisme individuel, animal ou végétal. » — Alors pourquoi adoptez-vous une théorie qu’il est impossible de mieux déclarer vaine et de mieux démontrer fausse ? — « Je me suis servi des analogies péniblement obtenues : mais seulement comme d’un échafaudage qui m’était utile pour édifier un corps cohérent d’inductions sociologiques. Démolissons l’échafaudage ; les inductions se tiendront debout d’elles-mêmes. »

M. René Worms, aussi, a élevé l’échafaudage pour le démolir. Il ne se contente pas, tout en reprenant à pied d’œuvre la théorie de l’organisme social, d’y opposer les objections de Spencer ; à ces objections il en ajoute de son cru qui sont excellentes. Il fait remarquer que, quelque opinion que l’on ait sur la liberté humaine et quelque définition qu’on en donne, les « cellules » du corps social, c’est-à-dire les hommes, sont un peu plus autonomes, cependant, que les cellules d’un végétal ou d’un animal. Or, un organisme de cellules libres, c’est bien un peu difficile à imaginer. Il est incontestable que dans un chou ou un rhinocéros les cellules ne font aucunement, ne font à aucun degré ce qu’elles veulent.

Autre objection de M. Worms à son propre système, ou du moins au système qu’il aime. L’homme est la cellule sociale ; soit ; mais c’est une cellule bien complexe ; il est composé lui-même de milliers de cellules vivantes. Entre les éléments sociaux et les éléments organiques il y a donc une différence, de degré sans doute, une différence de moins complexe à plus complexe, mais si énorme, qu’elle nous met en présence de deux objets qui vraiment n’ont aucun rapport, si ce n’est ces rapports de comparaison littéraire que l’on trouve où l’on veut les mettre.

Est-ce tout ? Mais voyez encore. Est-ce que les sociétés se reproduisent comme les organismes connus par l’histoire naturelle ? Oui, si l’on veut, mais comme les organismes tenus pour parfaitement inférieurs par la science. Ce n’est pas très flatteur pour la société humaine.

Est-ce tout ? Mais voyez encore. Dans un animal ce qui est intelligent, c’est l’animal en son entier, ce ne sont pas les éléments qui le composent ; dans une société… Mon Dieu, la société a peut-être une âme, comme le veut Bluntschli ; mais cette âme est moins intelligente que les éléments du corps qu’elle anime. « L’esprit collectif d’une nation est généralement moins développé que les esprits individuels de ses membres. » Voilà encore une différence telle qu’elle équivaut à une contrariété.

« En forme », comme disaient les vieux dialecticiens : L’animal est un organisme où l’ensemble est intelligent et où les parties ne le sont pas. La société humaine est un organisme où les parties sont intelligentes et où l’ensemble l’est moins. Donc, la société est un animal. Consequentia non stat.

Dernière objection, la plus forte, à mon avis, que font à la théorie de l’organisme social tous ses adversaires. Pour assimiler la société à un organisme, on est obligé de la comparer tantôt à un organisme informe et évidemment inférieur, tantôt à un organisme supérieur, tantôt à une amibe et tantôt à un éléphant. Elle n’est pas un organisme inférieur, puisqu’on lui découvre une spécialisation des organes, des appareils compliqués de nutrition, circulation, mouvement, bref une merveilleuse division du travail physiologique. Mais elle est un organisme inférieur, puisqu’elle manque de beaucoup des organes que l’on reconnaît dans les animaux bien constitués. Elle est donc, selon les pages, tantôt un suborganisme, tantôt, comme dit M. Worms, un « supra-organisme », et en définitive un organisme sui generis, comme on n’en a jamais vu.

C’est encore M. Worms qui résume très bien cette difficulté, qui pose très bien cette antinomie. « Les sociétés humaines présentent : 1o des phénomènes semblables à ceux des organismes ; 2o des phénomènes nouveaux, inconnus à tous les organismes ; 3o des phénomènes tout contraires… » — D’où il suit que tout ce qu’on peut faire c’est : « non pas comparer la société à un organisme déterminé », mais « rapprocher le type social en général et le type organique en général ».

Oh ! à ce degré de généralité, une assimilation n’a plus aucun caractère scientifique, et il ne reste plus qu’à l’abandonner. Voyons ! Au lieu de la présenter encore avec tant d’atténuations qu’elle en meurt, décidément, si nous l’abandonnions ?

Et il est permis, quand on a prouvé qu’une théorie ne tient pas debout en raison, il est permis seulement alors ; mais alors il est parfaitement permis de l’attaquer par ses conséquences. Or, les conséquences de la théorie de l’organisme social sont redoutables.

C’est la théorie la plus favorable que je connaisse au despotisme. Si nous ne sommes que cellules dans un corps, fibres dans un muscle, gouttes de sève dans un arbre, nous n’avons qu’une chose à faire : c’est obéir aveuglément, comme cellules, fibres et gouttes de sève. Toute indépendance est une sécession. Inutile de chercher à nous dire, comme le font, pour pallier les choses, certains partisans ingénieux de l’organisme social, que dans un corps vivant les cellules elles-mêmes ne sont pas sans avoir leur petite autonomie, leur petite liberté, leur petite personnalité, leur petite conscience. Voyons ! est-ce que cela est bien sérieux ? L’imaginez-vous, la « conscience sourde » du globule sanguin 3789 qui m’aide en ce moment-ci à écrire ? Le voyez-vous consciemment dévoué à mon activité générale ? Ça, c’est de la métaphysique physiologique, et de la pire métaphysique, de celle qui est tout entière d’imagination.

Non, si la société est un animal, tout ce qui la compose est fait uniquement pour obéir à un pouvoir central, et ne doit prétendre à aucune part, si petite soit-elle, d’indépendance individuelle, à aucune part de personnalité. « L’hérétique, disait Bossuet, c’est celui qui a une opinion. » — « L’homme qui pense, disait Rousseau, est un animal dépravé. » Touchante synthèse. Dans la théorie de l’organisme social, le mauvais citoyen est celui qui a une pensée différente de la pensée générale, et l’homme qui est une personne est un citoyen dépravé.

Il y a un mot — j’en demande pardon à son auteur, M. Izoulet, et à celui qui le cite, M. Léon Bourgeois, — il y a un mot qui me paraît horrible : « Ce n’est pas la socialisation des biens qu’il s’agit de réaliser, c’est la socialisation des personnes. » La formule est merveilleuse de netteté, de limpidité et de relief ; mais, merci de ma vie ! j’aimerais mieux que tous mes biens, jusqu’à ma chemise, fussent socialisés que ma personne. Despotisme, esclavage, servitude, sont des mots qui sont usés pour avoir trop servis ; mais voici un mot nouveau qui a le lustre d’une monnaie neuve, et qui est précis à faire dresser les cheveux sur la tête. Ce que les partisans de l’organisme social rêvent et veulent réaliser, c’est tout simplement la socialisation de la personne. On est averti. Je crois que Proudhon aurait bondi sous ce mot-là comme un taureau dans les arènes de Nîmes.

Et certainement les mots dépassent toujours les intentions. Mais enfin, quoi ? Quelle conséquence tirer de la politique zoologique, si ce n’est le pur et simple despotisme sous sa forme monarchique ou sous sa forme jacobine ? Je cherche, pour être impartial, et je me donne au diable si je trouve autre chose.

C’est bien pour cela que de Maistre, sans l’avoir vue dans toute son étendue, en est parfaitement l’inventeur.

C’est bien pour cela que les philosophes allemands, qui ont — je le leur dis en philosophe et sans la moindre amertume ; et du reste on me prévient qu’aux dernières nouvelles la théorie de l’organisme social est en baisse en Allemagne — qui ont certaines tendances vers les solutions despotiques, ont accueilli cette doctrine avec faveur et l’ont comme amoureusement développée, avec ce soin diligent du détail qui est une de leurs qualités.

C’est bien pour cela que Spencer, avec ses tendances énergiquement individualistes, tout en se servant de la théorie comme méthode, l’a abandonnée comme doctrine, et, entre nous, s’est un peu moqué d’elle, tout compte fait.

C’est bien pour cela que Proudhon, qui l’a peu connue, mais qui la sentait naître en quelque sorte autour de lui, protestait contre elle un peu à tout hasard. Comme Michelet disait au point de vue philosophique : « Qu’on me rende mon moi ! » Proudhon disait au point de vue politique : Je ne veux pas être un rouage. « Ne nous laissons pas mécaniser. »

C’est bien pour cela… Tenez ! j’ai un ami qui est affreusement réactionnaire et monarchique. En voilà un qui est pour la théorie de l’organisme social. « Tu n’y comprends rien, me dit-il. Elle est miraculeuse de vérité, cette théorie. Tu lui reproches surtout d’assimiler la société humaine tantôt à un organisme inférieur, tantôt à un organisme supérieur, tantôt à un zèbre, tantôt à un poisson, tantôt à un mollusque. Mais c’est en cela qu’elle est éclatante de vérité et qu’elle contient toute une philosophie de l’histoire. Les sociétés humaines ne sont pas toutes les mêmes, et une société humaine n’est pas toujours la même. Elles sont, en effet, tantôt des organismes inférieurs, tantôt des organismes supérieurs. Seulement, à prendre les choses en gros, le progrès social a consisté en ce que les sociétés, dans le cours des temps, ont rétrogradé dans l’échelle de l’animalité. Elles ont commencé par être des animaux supérieurs ; elles ont fini par être des zoophytes. La société antique était un fort bel animal, bien constitué, avec spécialisation des organes et division du travail physiologique. Elle avait une tête, le roi ; des membres, les castes : caste militaire, caste sacerdotale, caste judiciaire ; un organe de défense et de reproduction, le peuple ; le mot prolétaire donne une clarté là-dessus. Enfin c’était, comme dit notre cher Bonald, un être constitué. — Plus tard, ou ailleurs, la tête fut coupée ; on la remplaça par un organe central plus vague, plus diffus, un Sénat. C’était comme un cerveau collectif, une tête polycéphale. Mauvais cerveau, mais encore c’est un cerveau. Et sous lui les castes subsistent. L’animal est encore supérieur. — La tendance moderne est de ramener l’animal social à un degré très inférieur, en supprimant la spécialisation des organes, en supprimant la division du travail physiologique. Ainsi ce n’est pas le cerveau, c’est tout le corps social qui fait la loi ; ce n’est pas un organe spécial et approprié qui rend la justice : c’est le jury, n’importe qui, cellules quelconques, un protoplasma. — Ainsi de suite, et à l’avenir déplus en plus. La société fut un chien, ou un castor, très intelligent et très bien constitué ; elle devient une moule. Voilà ce que les partisans de l’organisme social ont très bien compris, et ils comprennent aussi qu’il faut, si l’on peut, énergiquement ramener l’amibe actuelle à redevenir un castor, ou tout au moins un lézard. »

Que voulez-vous que je pense d’une doctrine qui, très logiquement, amène à des conclusions pareilles !

***

Il en existe une autre : c’est celle du Contrat social, ou plutôt des prémisses du Contrat social. L’homme est un être intelligent, libre, autonome, et la société… est une société. Elle est un groupement d’êtres qui ont voulu se grouper, et qui le veulent encore, et rien de plus. Elle n’est nullement un être ; elle est l’association d’un certain nombre d’êtres, et elle n’existe que parleur bon vouloir, elle n’existe que dans leur bon vouloir. À proprement parler, elle n’est pas. Elle est, en ce sens qu’elle est une volonté d’être.

Cette doctrine a eu contre elle la question des origines et la façon étourdie dont Rousseau l’avait posée. Rousseau avait dit (ou avait paru dire) qu’en fait, les hommes, autonomes en fait, à un certain moment s’étaient engagés à vivre en société. C’était un roman absurde, et de là les plaisanteries de de Maistre, de Bonald, et de nous tous.

Mais c’est triompher à trop bon marché. Qu’historiquement la chose soit fausse, cela n’empêcherait pas qu’elle ne fût vraie en théorie. Non, les hommes ne se sont pas réunis un jour pour se dire : « Nous sommes libres ; déléguons, sans l’aliéner, une partie de notre liberté pour être sûrs et confortables » ; mais ce qu’ils n’ont pas dit à tel moment, ils le disent tous les jours. Ils se sentent des êtres complets qui vivent d’une vie complète, et qui constituent une société par la volonté qu’ils ont qu’elle existe. La société n’est pas un acte volontaire une fois fait, mais c’est un acte volontaire permanent ; et Rousseau a raison d’une autre façon peut-être qu’il ne le croit, mais non pas moins, beaucoup plus, au contraire, qu’il ne le croit.

Au fond c’est à cette doctrine, rectifiée, épurée et tirée au clair que tous les individualistes et tous les libéraux, quelques différences de degré qui les séparent, se sont rattachés et se rattachent.

M. Fouillée, entre autres, qui a comme renouvelé et rajeuni l’idée du Contrat social, est tout à fait de cet avis. Il croit profondément au Contrat social, c’est-à-dire à la société considérée comme un concours de volontés. À la différence de Rousseau, il le voit, non dans le passé, mais dans le présent et surtout dans l’avenir ; il croit, non qu’il s’est fait, mais qu’il se fait, et se réalisera de plus en plus. On n’est pas plus Contrat-socialiste que cela.

Seulement, avec sa manie de « conciliation », — je lui demande pardon du mot, mais vraiment, ce me paraît une manie, — il a voulu (M. Worms à sa suite, du reste) concilier l’organisme social avec le Contrat social. Il concilierait le Grand-Turc avec la République de Venise. Et il a inventé « l’organisme contractuel ». Nous sommes un organisme, mais un organisme composé de volontés, et ces volontés contractent entre elles de manière à former un organisme, ou adhèrent par contrats libres à l’organisme dans lequel elles vivent. Et de cette manière il y a bien contrat ; mais il y a organisme aussi ; et il y a bien organisme ; mais il y a contrat tout de même.

Oh ! non ! non ! Qui dit organisme dit fatalité et exclut toute volonté et liberté de ce qui est dedans. Ici, tout de même, il faut choisir. Quelque élasticité que prennent les mots entre les mains des philosophes, organisation contractuelle a un sens, et lumineux, mais organisme contractuel n’en a pas. Pourquoi pas organisme délibératif, organisme parlementaire, chou constitutionnel ? Mais, c’est exactement la même chose ! Je ne retiens de M. Fouillée que son Contrat-social permanent, de plus en plus conscient de lui-même et tendant à la perfection. Voilà l’idée neuve, et qui se tient, et qui a une vraie valeur.

M. Bourgeois, lui aussi, comme M. Worms, est un élève de Fouillée. Dans sa belle dissertation, écrite en une langue si élevée et si sereine, il y a bien encore un peu d’organisme social ; mais cela semble une concession à une opinion qui fut très répandue, ou une coquetterie (inutile, du reste) pour montrer qu’on connaît cette doctrine aussi bien qu’un autre et qu’on peut l’exposer mieux. Mais, en définitive, c’est sur un tout autre terrain que se place M. Léon Bourgeois.

En homme d’État, et non en philosophe grisé d’histoire naturelle, il se place devant la société telle qu’elle est, et il lui dit à peu près : « Que tu sois un organisme ou un concours de volontés, je ne sais trop. Mais tu es un ensemble si lié, non pas seulement dans le présent, mais dans le passé et dans l’avenir, que ta loi est la “solidarité”. Et ce n’est pas une loi que je t’impose ; c’est la loi qui est en toi, c’est ta loi naturelle. Ne vois-tu pas que… » Mais ici ce n’est plus moi qui fais parler M. Bourgeois ; c’est lui qui parle réellement. On s’en apercevra assez, du reste :

« L’homme vit, et sa santé est sans cesse menacée par la maladie des autres hommes, dont, en retour, la vie est menacée par les maladies qu’il contractera lui-même. » — Solidarité.

« Il travaille, et par la division nécessaire du travail les produits de son activité profitent à d’autres, comme les produits du travail d’autrui sont indispensables à la satisfaction de ses besoins. » — Solidarité.

« Il pense, et chacune de ses pensées réfléchit la pensée de ses semblables dans le cerveau desquels elle va se refléter et se reproduire à son tour. » — Solidarité.

« Et ce lien ne réunit pas seulement toutes les parties de ce qui coexiste à une heure donnée ; il réunit également ce qui est aujourd’hui et ce qui était hier, tout le présent et tout le passé, comme il réunira tout le présent et tout l’avenir. L’humanité, comme a dit Comte, se compose de plus de morts que de vivants. » — Solidarité éternelle.

Le citoyen est un être libre, sans doute, mais il est un débiteur ; il naît débiteur de la société où il vit. Et ici, en homme qui a commencé par être un étudiant en droit admiré, je m’en souviens, de ses professeurs, M. Léon Bourgeois renouvelle l’idée du Contrat social par une considération juridique. Il n’est nullement nécessaire, fait-il remarquer, qu’il y ait signature de contrat pour qu’il y ait contrat. Le droit connaît des contrats qui ne sont pas contractés. Il les appelle des quasi-contrats. « Certains engagements se forment sans qu’il intervienne aucune convention ni de la part de celui qui s’oblige, ni de la part de celui envers lequel il s’est obligé ; les uns sont les engagements formés involontairement, tels que ceux entre propriétaires voisins, les autres… » — Eh bien, le Contrat social est un quasi-contrat. Sans avoir été consenti formellement, il oblige. Nous sommes débiteurs de l’État sans avoir demandé à l’être, parce que nous n’avons pas demandé à naître ; mais nous le sommes du fait de notre naissance.

Ce rajeunissement de la doctrine du Contrat social est très heureux, très adroit, et il renferme l’idée la plus juste du monde, en lui donnant un caractère juridique précis.

Oui, il y a solidarité nécessaire entre tous les citoyens d’une même nation ; oui, il y a, d’autre part, dette réelle du citoyen envers l’État. Voilà les vrais principes, qui, sans rien emprunter à la zoologie, fondent suffisamment le droit de l’État.

Quant au droit de l’homme, existe-t-il ? Je crois que M. Bourgeois ne le croit pas. (Moi non plus, du reste.) Mais il sait, et cela peut suffire, que c’est l’État qui est le plus intéressé à ce que le citoyen garde tout entière la part de son activité dont l’État n’a pas besoin. Il proclame, et je m’étonne que ce ne soit pas pour tout le monde l’évidence même, que « dans l’histoire des sociétés comme dans celle des espèces, la lutte pour le développement individuel est la condition première de tout progrès ; que le libre exercice des facultés personnelles peut donner seul le mouvement initial ; enfin que plus s’accroît cette liberté de chacun des individus… plus l’activité sociale en peut et doit être accrue à son tour ».

Donc, malgré l’insistance avec laquelle M. Bourgeois parle de la « solidarité » d’une part et du « quasi-contrat » de l’autre, non seulement ses conclusions ne sont pas autoritaires, mais elles ne peuvent pas l’être.

Elles sont d’un homme qui : 1º rappelle que la société est notre créancier ; 2º proclame que, la dette payée, il n’y a qu’utilité pour l’État à ce que le citoyen soit le plus autonome possible ; 3º engage le citoyen à faire profiter la communauté même de son activité autonome, conformément à la loi de solidarité.

J’accepte pleinement ces principes et je félicite M. Léon Bourgeois de les avoir mis en si belle lumière. J’ai un penchant dont on s’est assez aperçu à défendre âprement les droits de l’individu, et il est assez probable que je mourrai dans la peau endurcie d’un vieux libéral ; mais le petit livre de M. Léon Bourgeois, très attaqué, je ne sais pourquoi, au nom du libéralisme, n’offense nullement le mien. Je dirai même, si j’ose m’exprimer ainsi, qu’il l’épouse.

Maurice Maeterlinck. « Le Trésor des humbles » §

Vous connaissez, au moins pour en avoir entendu beaucoup parler, le théâtre de M. Maeterlinck. C’est un théâtre très mystérieux et très singulier. Les personnages y semblent des êtres de rêve qui s’expriment par paroles sibyllines, sur une scène de nuages, dans un décor de crépuscule. Ou, bien plutôt, selon moi, ce sont des âmes infantiles dans des corps adultes, et ces grands garçons-là, et ces grandes filles, expriment des ébauches de pensées dans des balbutiements de mots vagues, et peu s’en faut que leurs dialogues ne soient des vagissements qui commencent à atteindre un semblant de précision.

Je fus frappé, quand ces quelques pièces, Princesse Maleine, Les Aveugles, Pelléas et Mélisande, furent représentées à Paris, de leur ressemblance inattendue avec le théâtre indien, et je fus seul, je crois, à la signaler. Même union constante de l’homme avec la nature et quasi-absorption de l’homme dans la nature, même simplicité, qui semble un peu voulue et factice (n’oublions pas que le théâtre indien n’est nullement un théâtre primitif) de tous les sentiments, de toutes les passions et de tous les états d’âme : même quasi-inconscience et débilité de réflexion chez les hommes et femmes mis en scène ; même langage d’enfants qui seraient des poètes, ou de poètes restés enfants par l’imprécision de la pensée et le flottement lent des idées vagues.

Je ne me trompais sans doute pas dans ce rapprochement ; car voici, aux premières pages de son livre, un éloge de la littérature indienne, qui montre assez que M. Maurice Maeterlinck a senti lui-même et constaté cette parenté : « À certains moments l’humanité a été sur le point de soulever un peu le lourd fardeau de la matière… Les hommes furent plus près d’eux-mêmes et plus près de leurs frères… Ils comprirent plus tendrement et plus profondément la femme, l’enfant, les animaux, les plantes et les choses… Les écrits qu’ils nous ont laissés ne sont peut-être pas parfaits : mais je ne sais quelle puissance et quelles grâces secrètes y demeurent à jamais vivantes et captives… Ce que nous savons de l’ancienne Égypte permet de supposer qu’elle traversa l’une de ces périodes spirituelles. À une époque très reculée de l’histoire de l’Inde, l’âme doit s’être approchée de la surface de la vie jusqu’à un point qu’elle n’atteignit jamais plus, et les restes et souvenirs de sa présence presque immédiate y produisent encore aujourd’hui d’étranges phénomènes… »

C’est bien cela ; M. Maeterlinck est un dramatiste indien du xixe siècle. À ce titre, il n’est pas amusant, non, et croyez qu’il ne songe guère à l’être ; il n’est pas facile à suivre ; il est obscur ; mais il est le plus original et le plus curieux à étudier des dramatistes de ce temps-ci. Croyez que je ne fais pas fi d’Ibsen, ni de Hauptmann, etc. Mais, quoi ? les Slaves font surtout du drame historique, à la Shakespeare ; les Allemands font surtout du drame sociologique ; Ibsen fait du drame psychologique tout mêlé de philosophie, de morale novatrice, de problèmes physiologiques. Tous ils sont modernes, très modernes, tout à fait de leur siècle. Je ne les en blâme pas, certes ; mais en voici un qui, sans le moindre pastiche, sans imitation, même inconsciente, me reporte à dix-neuf siècles en arrière, m’apporte, et l’ayant naturellement, ne l’empruntant point, l’état d’âme de Kalidaça ! À la bonne heure ! Celui-là me dépayse véritablement. Il me fait vraiment voyager. Non seulement il n’est pas comme tout le monde ; mais il n’est même pas comme quelques-uns. Pour peu qu’avec cela il ait du talent… Or il en a.

Il n’y a rien d’intéressant, pour le dilettante, comme le théâtre de Maurice Maeterlinck.

Eh bien, ce théâtre n’est pas une simple fantaisie d’artiste ; il est très médité et très prémédité ; il est l’expression d’une philosophie et d’une esthétique ; et c’est cette philosophie et cette esthétique que contient et que révèle le livre de M. Maeterlinck intitulé Le Trésor des Humbles.

Si M. Maeterlinck, en son théâtre, a été si peu « homme de théâtre », s’il nous a présenté des caractères si simplifiés, si primitifs et si enfantins, si près du berceau, c’est que, pour lui, il n’y a de vérité que dans ce qui est irréfléchi au point d’être absolument spontané, et spontané au point d’être instinctif et instinctif au point d’être absolument inconscient.

M. Maeterlinck est enivré d’inconscient. La vie obscure de l’âme, la vie végétative de l’âme, la vie incunabulaire de l’âme, la pensée avant qu’elle ait été pensée, le sentiment avant qu’il ait été senti, le mouvement psychique avant qu’il y ait eu frémissement, les rides insensibles du lac de l’âme : voilà pour lui l’âme humaine, à l’état pur, non dégradée, non altérée, non vulgarisée, voilà la vraie vie psychique.

Il lui donne les noms les plus beaux. Il l’appelle Vie supérieure, Vie transcendantal, Vie divine, Vie absolue. Il y descend avec volupté, s’y baigne en des fraîcheurs d’aurore, s’y délecte en des obscurités paisibles de forêts vierges. Jamais je n’ai mieux compris le sens symbolique du « frigus opacum » de Virgile, qui, du reste, n’a mis au « frigus opacum » aucun sens symbolique.

Il écoute avec ravissement ce murmure sourd des profondeurs du moi, qui arrive à son oreille comme un son très lointain et indistinct, qu’il bénit d’être indistinct et qu’il serait bien fâché qui fût précis. Ce qui l’irrite c’est tout ce qui est démêlé, tout ce qui est clair, tout ce qui se comprend, tout ce qui se sait. « Ce que nous savons n’est pas intéressant. » Quel joli mot ! Et c’est qu’il est vrai ! Si nous étions sûrs de quelque chose, nous n’y aurions aucun intérêt.

Nous ne nous passionnons pas pour un proverbe. Or, ce que nous savons de science certaine, ce sont proverbes intellectuels.

Mais ce que nous ne savons pas, le fond de nous, ce que nous sentons juste assez pour nous douter qu’il existe, sans pouvoir nous rendre compte de ce que c’est ; ah ! voilà qui est charmant à chercher, à épier, à guetter, avec la conviction, du reste, que nous ne le trouverons jamais ; car compter seulement que nous le trouverions lui donnerait déjà une réalité qui lui ôterait tout son charme.

« Nous sommes des dieux qui s’ignorent » et qui se cherchent ; et c’est délicieux de se supposer Dieu dans la partie de nous que nous ne connaissons pas, pour nous adorer dans ce sanctuaire mystérieux et inaccessible. Deus absconditus… Quis deus incertum est, habitat Deus. M. Maeterlinck est agenouillé devant l’inconscient humain comme un mystique devant l’inconnaissable éternel.

Il les confond, du reste, non sans raison. « Nous sommes entourés de sublime. Nous baignons dans le sublime. » Infiniment autour de nous, le mystère, infiniment au fond de nous, le mystérieux. Et nous sommes en communication avec le mystère éternel uniquement par le mystère insondable qui est en nous. — Très joli. Trop sublime pour moi ; mais très joli. Parfaitement incapable de prendre au sérieux cette philosophie, je suis très capable de la trouver charmante.

Conséquences ?

Conséquences : ceux qui sont proches du vrai vivant, ce sont les simples. Ceux qui sont susceptibles de conscience vivent dans le borné ; car, par définition, ce qui est défini est limité. Ceux qui restent inconscients vivent dans le vrai, dans le vrai pur. La vraie science est celle de l’ignorant… — Les farceurs vont ajouter qu’il n’est pas inutile d’être idiot pour être souverainement intelligent. Les farceurs diront là quelque chose de vrai avec la grossièreté qui leur est propre, mais, à les bien prendre, c’est exact, et dit par M. Maeterlinck, ce n’est plus grossier et c’est séduisant.

« Mettez dans un plateau de la balance toutes les paroles des grands sages et dans l’autre plateau la sagesse inconsciente de cet enfant qui passe, et vous verrez que ce que Platon, Marc-Aurèle, Schopenhauer et Pascal nous ont révélé, ne soulèvera pas d’une ligne les grands trésors de l’inconscience ; car l’enfant qui se tait est mille fois plus sage que Marc-Aurèle qui parle. »« Il m’est arrivé de croire qu’un vieillard assis dans son fauteuil, attendant simplement sous la lampe, écoutant sans le savoir [?] toutes les lois éternelles qui règnent autour de sa maison ; interprétant sans le comprendre [hé ?… enfin !] ce qu’il y a dans le silence des portes et des fenêtres et dans la petite voix de la lumière ; subissant la présence de son âme et de sa destinée ; inclinant un peu la tête sans se douter que toutes les puissances de ce monde interviennent et veillent dans sa chambre comme des servantes attentives… il m’est arrivé de croire que ce vieillard vivait en réalité d’une vie plus profonde, plus humaine et plus générale que l’amant qui étrangle sa maîtresse », etc.

Voilà quelques traits de la philosophie de M. Maeterlinck. L’homme s’éloigne de la vérité en la comprenant, puisqu’en la comprenant il la limite ; l’homme s’éloigne de l’intelligence vraie en devenant intelligent, puisque l’inconscient est infini et que l’intelligent est particulier ; l’homme perd son âme en la saisissant, puisqu’en la saisissant il la rétrécit, l’applique au petit, au restreint et au pratique ; et, en d’autres termes il perd son âme, dès qu’il s’aperçoit qu’il en a une. Les hommes sont des intelligences ; les enfants, les primitifs, les extatiques et les imbéciles sont des âmes.

Sur cette philosophie s’établit toute une esthétique.

Si le vrai est l’inconscient, le beau doit être l’inexprimé.

Le beau, comme le vrai, est insaisissable, obscur, flottant, plongeant et trempant dans les eaux dormantes du mystère. Dès qu’il est clair il est grossier. Dès qu’il est précis il devient dur, rude, tranchant, et, pour tout dire, laid. Il faut de l’indéterminé dans le beau ; tout le monde, presque, en convient ; mais ce n’est pas assez dire : il y faut de l’inachevé, de l’ébauché, du balbutiant, et, le vraiment inachevé étant ce qui n’est pas commencé, peut-être… Il y a là une limite difficile à marquer ; car enfin faut-il bien, pour qu’il soit sensible, que le beau, sans s’exprimer (oh ! cela, jamais !) commence à tendre vers l’expression… c’est encore trop, marque une tendance vague à prendre une expression indécise ; mais rien de plus… C’est à peu près cela.

Au fond, le vrai beau, c’est ne rien dire du tout. Les vrais poètes sont « ceux dont les œuvres touchent presque au silence ». Tout au moins, puisque la foule ne comprend pas que le silence absolu est la suprême éloquence, exprimons-nous le moins possible. Le beau manifesté n’est déjà plus le beau ; mais le beau manifesté, encore avouable, sera celui qui, en se manifestant, se rapprochera le plus de la non-manifestation. « Dès que nous exprimons quelque chose, nous le diminuons étrangement. Nous croyons avoir plongé jusqu’au fond des abîmes, et quand nous remontons à la surface, la goutte d’eau qui scintille au bout de nos doigts pâles ne ressemble plus à la mer d’où elle sort. Nous croyons avoir découvert une grotte aux trésors merveilleux ; et quand nous revenons au jour, nous n’avons apporté que des pierreries fausset et des morceaux de verre, cependant que le trésor brille invariablement dans les ténèbres. »

Il faudrait donc — oh ! c’est difficile — parler presque à bouche close, penser presque sans idée, sentir presque sans se rendre compte de ce qu’on sent, et pourtant être compris ; non, pas être compris, ce qui peut être compris ne valant pas la peine d’être pensé, mais cependant communiquer avec la foule par une sorte de suggestion douce, lente, enveloppante et insensible.

Tel serait le grand art. L’esthétique d’autrefois a quelque chose de grossier, de lourd et de violent. C’est un art palpable. Remarquez que nous ne savons rien, par exemple, de l’âme d’Andromaque et de Britannicus. Non ! « Que me répondrez-vous si je vous interroge sur l’âme d’Andromaque ou de Britannicus ? » Rien, évidemment. Nous connaissons toutes leurs passions, dans tout le détail ; mais l’Âme, l’âme véritable, ce que M. Maeterlinck appelle l’âme, c’est-à-dire ce qui est loin derrière toutes les passions, tous les sentiments et toutes les idées, et n’a même aucun rapport avec toutes ces scories, « l’âme absolue » de Britannicus et d’Andromaque, la connaissez-vous ? Évidemment point du tout.

Pourquoi ? C’est bien simple : « Les personnages de Racine ne se comprennent que par ce qu’ils expriment », et il faudrait qu’ils fussent compris par ce qu’ils seraient incapables d’exprimer. C’est évident. Un homme qui ne se fait comprendre qu’en s’exprimant ne sera jamais saisi dans sa nature intime, à savoir dans l’inexprimable.

On trouve Shakespeare profond. Il a un petit talent sans doute ; mais c’est effrayant à quel point il est superficiel. Il ne peint à peine que l’écorce de l’âme, que l’agitation de la plaine liquide ; les grands fonds lui sont interdits : « Je sais plus d’un esprit que la merveilleuse peinture de la jalousie d’Othello n’étonne plus. Elle est définitive dans les premiers cercles de l’homme. Elle demeure admirable pourvu qu’on ait soin de n’ouvrir ni portes ni fenêtres, sans quoi l’image tomberait en poussière au vent de tout l’inconnu qui attend au dehors. Nous écoutons le dialogue du More et de Desdémone comme une chose parfaite ; mais sans pouvoir nous empêcher de songer à des choses plus profondes. Que le guerrier d’Afrique soit trompé ou non par la noble Vénitienne, il a une autre vie. Il doit se passer dans son âme et autour de son être, au moment même de ses soupçons les plus misérables et de ses colères les plus brutales, des événements mille fois plus sublimes, que ses rugissements ne peuvent point troubler, et, à travers les agitations superficielles de la jalousie, se poursuit une existence inaltérable que le génie de l’homme n’a montré jusqu’ici qu’en passant. »

Ce qu’il faudrait trouver, c’est donc un art qui fit sentir de l’âme tout ce que la psychologie n’en atteint pas et en particulier un art dramatique qui nous fit voir tout ce qui est en deçà et au-dessous du dramatique, un art dramatique d’où serait exclu le drame, comme insignifiant.

C’est à quoi s’essayent quelques novateurs, « d’un génie très inférieur à celui de Racine et de Shakespeare, mais qui ont entrevu une vie secrètement lumineuse dont celle de ces maîtres n’était que le revers ».

Ai-je besoin de dire, puisque nous en sommes à l’art dramatique, que si la « peinture des passions » est chose beaucoup trop grossière pour M. Maeterlinck, l’action, la fameuse action, lui paraît le comble de la barbarie dans l’art, et le signe même où se reconnaît pleinement l’art barbare. Est-ce que les anciens connaissaient l’action au théâtre ? Et ici, avec pleine raison, selon moi, M. Maeterlinck nous cite quelques pièces grecques, comme Les Choéphores et l’Œdipe à Colone, où il n’y a pas d’action le moins du monde. Il a raison ; mais où je surprends l’incertitude de sa critique, à moins que ce ne soit l’entêtement de son opinion, c’est quand il range dans les drames grecs sans action Antigone et Œdipe-Roi. Cela me paraît un peu fort. J’avais toujours pris Antigone et Œdipe-Roi pour des mélodrames, et pour des mélodrames très violents.

Quoi qu’il en soit, M. Maeterlinck pousse de toutes ses forces à l’établissement d’un théâtre sans action et sans passions superficielles, qui n’exprimerait que les profondeurs calmes de l’âme humaine, ou les drames, mais lents, mystérieux et sourds de notre moi subconscient. Ce théâtre, il le baptise d’un nom très joli. Il l’appelle le « Théâtre statique ». « Je ne sais s’il est vrai qu’un théâtre statique soit impossible. Il me semble qu’il existe. La plupart des tragédies d’Eschyle… »

Je souhaite bonne chance au théâtre statique, c’est-à-dire (pour me servir des mots dans le sens strictement étymologique) au « théâtre antidramatique » ; mais, par définition même, il est bien un peu paradoxal.

On voit comme les idées de M. Maeterlinck se tiennent, s’enchaînent et forment système. On voit aussi qu’elles ont avec son art d’auteur dramatique une forte et pleine connexion. On voit aussi qu’elles sont très intéressantes, hardies, bizarres, sentant à chaque instant, non seulement le paradoxe, mais la gageure, extrêmement engageantes, cependant, et réveillantes et séduisantes. On sourira souvent en lisant ce livre, on s’irritera quelquefois ; mais on ne sera pas tenté de le lâcher.

D’autant plus que M. Maeterlinck écrit très bien. C’est un grand écrivain artiste. Il a plus de métaphores que d’idées, à tout prendre ; mais ses images sont très originales et souvent très belles : « Tout homme a de nobles pensées qui passent comme de grands oiseaux blancs sur son cœur. » Il a des phrases comme celles-là assez souvent. Certains chapitres, purement artistiques, de son livre, comme Les Avertis (ceux qui ont le pressentiment, dès l’enfance, de vivre peu) ou L’Étoile, sont merveilleux de mélancolie profonde et fine et enveloppent le cœur comme d’un réseau de soie noire, très doux et léger, à peine sensible. On dirait quelquefois, assez souvent même, du Senancour, et c’est mieux écrit, d’une plume plus ailée, qu’Obermann — Bref, un livre distingué et qu’il faut avoir lu. Je l’ai analysé un peu obscurément peut-être. Que voulez-vous ? Comme le dit M. Maeterlinck lui-même avec une naïveté aimable : « Il n’est peut-être pas possible de parler clairement de ces choses. »

Tolstoï. « Qu’est-ce que l’Art ? » §

Nous connaissons en France Qu’est-ce que l’Art ? de M. Léon Tolstoï, depuis quelques mois, par l’admirable traduction qu’en a faite M. Téodor de Wyzewa. Je dis que cette traduction est admirable, bien que je ne sache pas le russe. Mais, comme on voit bien, nonobstant cette lacune déplorable, que voilà qui est bien traduit. Comme c’est net, comme la pensée éclate dans son dessin précis et dans toute sa suite sans la moindre indécision, ni incertitude ! Et (quoique le traducteur écrive : « Cet art, malgré qu’il reposât… » ce qui est fâcheux) comme ce livre, en français, est d’une excellente langue ! Je doute qu’il soit aussi bien écrit dans l’original que dans la traduction. En tout cas, il ne peut être mieux ; et la chose est rare.

Quant à l’œuvre en elle-même, elle nous a franchement déplu, à peu près à tous, et même à M. de Wyzewa (cela se voit entre les lignes de sa préface).

C’est un épisode de la longue, de l’éternelle querelle entre les moralistes et les artistes. De tout temps les moralistes ont dit aux artistes : « À quoi servez-vous ? »

— À quoi les artistes ont répondu : « Nous servons à être beaux. »

— À quoi les moralistes ont répliqué : « C’est ce que nous disons : à quoi servez-vous ? Car à quoi sert la beauté ? »

— Et les artistes : « Mettons que nous ne servons à rien et ce sera notre définition : L’art est ce qui crée des objets qui plaisent sans aucune considération d’utilité » (Kant).

— Et les moralistes : « Nous avons l’aveu du coupable. Vous ne servez à rien. Disparaissez. Ou servez à quelque chose en vous mettant à notre service. »

Voilà tout le dialogue. On ne fera que le répéter éternellement.

Ce n’est pas une autre chose que disaient les « philosophes » du xviiie siècle quand, d’une tragédie, ils demandaient : « Qu’est-ce que cela prouve ? » Ce n’est pas unie autre chose que disait Proudhon quand, d’un tableau de David, il demandait sérieusement : « Quelle opinion politique cela est-il susceptible de donner aux masses ? » Tout cela revient à dire que la plupart des hommes, quand ils ont une idée, ne sont pas capables d’en avoir une autre ; et que quand on est un moraliste très convaincu, très passionné, et en même temps un esprit borné, on ne peut voir dans l’art, si l’on est combatif, qu’un ennemi ; si l’on est timoré, qu’un danger ; si l’on est indulgent, qu’une erreur ; si l’on est dédaigneux, qu’une vanité. Et M. Léon Tolstoï est borné, combatif, timoré, indulgent et dédaigneux.

Il avait préludé à l’assaut qu’il donne aujourd’hui par quelques escarmouches, comme vous savez bien. Il avait attaqué Renan et Maupassant. Renan, parce que Renan, qui avait de l’esprit et qui n’avait pour défaut (lequel je vous souhaite) que d’en avoir trop, s’amusait quelquefois à dire que l’art valait la morale et que la beauté valait la vertu, ce qui est vrai, vu de Sirius, ou dit entre gens d’esprit. Et cela paraissait à M. Tolstoï une « monstrueuse imbécillité ».

Maupassant, parce que Maupassant n’avait aucune préoccupation morale, ni immorale, dans son travail et ne s’attachait qu’à réaliser le réel, si j’ose m’exprimer ainsi, et je l’ose, parce que c’est parfaitement exact. Et cela paraissait également monstrueux à Léon Tolstoï, qui ne peut comprendre qu’une statue ne soit pas destinée à faire pénétrer une vérité utile aux mœurs parmi les hommes : « À quoi servez-vous ? »

Et il s’attaquait également lui-même, ce qui, du reste, est d’une magnifique loyauté, s’étant probablement aperçu qu’en écrivant La Guerre et la Paix, Anna Karénine et La Sonate à Kreutzer, il n’avait songé qu’à avoir du génie. « À quoi servais-je ? »

Mais ce n’était là qu’algarades. Esprit très sérieux et méditatif, M. Léon Tolstoï a voulu aller, sinon jusqu’au fond des choses, dont je le crois peu capable, du moins jusqu’au fond de ses idées. Il s’est demandé : « J’attaque l’art, en vérité. J’en viens à détester l’art. Est-ce bien l’art, que j’attaque et que je hais ? Au bout du compte, il faudrait voir. Qu’est-ce que l’art ? »

Et il a lu toutes les esthétiques anciennes et modernes ; et il n’a trouvé aucune définition de l’art qui le satisfit, comme vous l’apprendrez sans étonnement. Et il nous a donné un résumé de ses lectures sur cette affaire et de ses impressions, qui ne m’a pas paru, entre nous, un parangon d’intelligence critique.

Cependant, parmi tout cela, de tout cela, une idée générale a fini par se démêler aux yeux de M. Tolstoï. Il s’est dit quelque chose comme ceci : « Les hommes s’entendent à peu près sur ce point que l’art est ce qui produit de la beauté. Eh bien, n’est-ce pas là, précisément, l’erreur fondamentale ? Ce qui me répugne dans les œuvres d’art, même dans les miennes, c’est précisément la beauté, ou du moins le souci de produire de la beauté sans se préoccuper d’autre chose, le culte du beau. L’erreur des hommes, ce n’est pas d’aimer l’art, c’est d’aimer le beau et de croire que l’art est destiné à produire le beau. Ce n’est pas du tout son objet, ce n’est pas du tout son office. En voilà une plaisante idée de croire qu’il y a entre l’art et le beau quelque rapport ! Il y a longtemps qu’elle existe, cette idée ; mais cela ne l’empêche pas d’être fausse. Entre le beau et l’art il n’existe qu’un rapport factice et conventionnel, que les hommes ont inventé, ont supposé, mais par une confusion ridicule. La beauté ne sert à rien. Donc je l’écarte. On me dira : du même coup vous écartez l’art. Point du tout. Je conserve l’art. Seulement je lui laisse ou je lui donne pour unique objet et pour unique office de produire le bien. Voilà tout. »

Tout le livre de M. Tolstoï est dans ces quelques lignes. On voit assez qu’il n’est que le développement de cette idée de tous les moralistes : « L’art est inutile, à moins qu’il ne renonce à son objet, et qu’il ne devienne une simple dépendance de la morale et un simple moyen à son service. »

C’est exactement ce que disait le moraliste Pascal quand il écrivait : « Quelle vanité que la peinture, qu’un art qui prétend nous faire admirer des imitations dont on n’admire pas les originaux ! » C’est exactement ce que disait le moraliste La Bruyère quand il écrivait : « Lorsqu’un ouvrage nous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez point d’autre marque : il est bon et fait de main d’ouvrier. » C’est exactement ce que Rousseau a dit toute sa vie sous différentes formes dont la plupart sont admirables. Tout Tolstoï est dans Rousseau. Seulement, chez M. Tolstoï c’est plus net, plus cru, plus tranchant et plus décisif, parce que M. Tolstoï, vénérable en cela, n’a jamais le moindre ménagement dans l’expression de ce qu’il croit être la vérité, ni aucune crainte à le dire, et non pas même celle du ridicule.

Donc, ici, nous avons la doctrine dans toute sa clarté et nudité. Si l’art est producteur de beauté, il n’en faut pas. La beauté est inutile et méprisable. Si l’art veut être producteur de bien, soit, qu’il subsiste.

Et M. Tolstoï est amené ainsi à chercher une définition précise de l’art qui doit subsister. Et il trouve celle-ci : « L’art est une forme de l’activité humaine consistant, pour un homme, à transmettre à autrui ses sentiments, consciemment et volontairement, par le moyen de certains signes extérieurs. »

Ainsi un enfant a vu un loup. Il raconte où il l’a vu, quand il l’a vu, comment il a été épouvanté, comment il est revenu au galop, croyant sentir sur sa nuque le souffle de l’animal. Il communique à ceux qui l’écoutent ces sentiments de terreur, d’angoisse, enfin de soulagement et de délivrance… Il fait de l’art ; qu’il ait vu, du reste, le loup, ou qu’il ait cru le voir, ou qu’il l’invente.

Très juste, et ceci est de l’art en effet ; mais ce n’est que la moitié de l’art, ou ce n’en est que le quart ou le cinquième. C’est de l’art s’adressant à la seule sensibilité. De beauté, il n’y en a pas l’ombre dans cette affaire. L’enfant n’a créé aucune beauté.

Justement ! M. Tolstoï est logique ; il est parfaitement d’accord avec lui-même. Ce dont il s’agit, c’est de ne produire aucune beauté. L’art qui crée de la beauté est un art faux. L’art qui s’adresse à nos facultés esthétiques est un art faux. L’art pour le beau est une erreur. Sur quoi un esthète, même très peu raffiné, dirait à Tolstoï : « C’est votre art, c’est l’art qui s’adresse à la sensibilité qui n’est pas de l’art. Votre enfant n’est pas un artiste par cela seul qu’il fait frémir. Il fait pitié, voilà tout. À votre compte un tramway qui écrase une vieille femme fait de l’art. »

L’esthète aurait tort ; car M. Tolstoï a dit, avec prudence et discernement : « Fait de l’art celui qui, consciemment et volontairement, fait passer ses sentiments dans l’âme d’autrui par le moyen des signes extérieurs. » Mais il reste bien, de cette discussion et de la définition de M. Tolstoï et de l’exemple qu’il a choisi, que ce que M. Tolstoï appelle l’art c’est quelque chose qui ne s’adresserait qu’à la sensibilité, qui ne se préoccuperait d’aucune idée de beauté et qui l’exclurait ; et c’est à une définition visant l’unique sensibilité, ne tenant pas compte du beau et l’excluant, que M. Tolstoï, parfaitement logique, s’est arrêté.

Voilà donc l’art, selon M. Tolstoï. Voilà ce qui en subsiste après qu’il a coupé et jeté au feu les trois quarts de ce que les hommes appellent généralement de ce nom.

Mais encore, quand cet art lui-même sera-t-il bon ? Quand sera-t-il mauvais ? Il ne cherchera jamais à exprimer le beau. Soit. Il n’exprimera que des sentiments, pour en exciter ? Soit. Mais quels sentiments exprimera-t-il, excitera-t-il ?

De bons sentiments seulement, répond M. Tolstoï ; car, toujours très conséquent, je ne vois aucune utilité morale à ce qu’il en exprime de mauvais. Des esthètes et des esthéticiens pourraient venir me dire qu’il y a de l’art à exprimer des sentiments mauvais et que Phèdre est une belle chose. Mais nous retombons ici dans des considérations de beauté dont je ne veux pas entendre parler et que j’ai écartées une fois pour toutes. Si l’art qui exprime le beau est un art faux, l’art qui exprimera des sentiments condamnables, qui les exprimera sous prétexte qu’ils sont beaux, sera faux tout autant, et un peu plus. Ma définition se rétrécit donc, ou je la rétrécis, comme je le dois, et je dis : l’art n’exprimera que des sentiments — il ne les exprimera pas tous — il n’exprimera que les meilleurs — « l’art est une activité ayant pour but de transmettre d’homme à homme les sentiments les plus hauts et les meilleurs de l’âme humaine ».

Voyez-vous comme, pas à pas, l’art se rapproche de la morale, s’y confond, entre dans sa dépendance et en arrive à n’être qu’un moyen, un instrument et un organe de celle-ci ? La vraie définition de l’art selon Tolstoï serait : L’art est l’ensemble des procédés plus ou moins adroits que trouve la morale pour se faire entendre. Le mot de La Bruyère est dépassé : « Un ouvrage qui inspire de bons sentiments est bon. » Nous sommes plus loin. Nous sommes à ceci : « Il n’y a que les ouvrages qui inspirent de bons sentiments qui soient de l’art. »

La preuve ? La preuve, ce sont les pierres de touche, les criteria, qu’institue M. Tolstoï pour connaître un vrai ouvrage d’art d’un faux ouvrage d’art. Il en donne deux : la conscience religieuse et la contagion artistique. 1º Un ouvrage est-il d’accord avec la conscience religieuse ? C’est de l’art ; c’en est la marque. 2º Un ouvrage est-il le point de départ d’une contagion artistique ? « un homme, sans aucun effort de sa part, reçoit-il en présence de l’œuvre d’un autre homme une émotion qui l’unit à cet autre homme et ci d’autres encore, recevant en même temps que lui la même impression ? C’est que l’œuvre en présence de laquelle il se trouve est une œuvre d’art. »

Ici Tolstoï me paraît moins rigoureusement logique que précédemment et me semble se relâcher un peu de ce qu’il doit à sa doctrine.

N’y a-t-il point contagion de mauvais sentiments par les œuvres d’art ? M. Tolstoï, qui est désolé de ce que « des hommes se condamnent à rester assis des heures entières dans des théâtres pour entendre des pièces d’Ibsen et de Wagner et croient de leur devoir de lire d’un bout à l’autre les romans de Zola et de Bourget », n’a évidemment pour M. Ibsen, Wagner, M. Zola et M. Bourget aucune espèce de tendresse ni d’estime. Or il conviendra que Wagner, M. Ibsen, M. Zola, M. Bourget, ont été les points de départ d’assez belles, d’assez considérables « contagions » littéraires et artistiques. Donc la contagion n’est point une marque d’excellence. Il y a de bonnes et de mauvaises contagions.

En général on peut dire même que les contagions littéraires ne viennent nullement d’ouvrages qui sont bons selon les définitions de M. Tolstoï et conformes à sa définition de l’art vrai. Il y a eu une « contagion » qui a porté le nom de Racine, et je doute que M. Tolstoï aime beaucoup cet homme-là. Il y a eu une « contagion » qui a porté le nom de Voltaire, et je ne doute pas du tout que Voltaire ne soit en horreur à M. Tolstoï. Il y a eu une « contagion » littéraire qui a porté le nom de Werther, et je ne crois pas que Werther réponde à la définition que M. Tolstoï donne de l’art véritable. Il y a eu une « contagion » autour de La Guerre et la Paix, autour d’Anna Karénine, et même, quoique plus faible et moins prolongée, autour de La Sonate à Kreutzer, et je sais que M. Tolstoï n’a aucune estime pour les ouvrages dus à la jeunesse et au génie d’un homme que la jeunesse au moins a quitté.

Et, d’autre part, les contagions morales, les bonnes contagions, en général, ne viennent nullement des œuvres d’art. Elles viennent souvent d’hommes qui n’ont rien écrit du tout. La contagion de Socrate a été assez forte. Socrate n’a pas écrit un mot. La contagion de Jésus a été assez puissante. Jésus n’a pas tracé une panse d’a. La contagion de Jeanne d’Arc, la contagion de « M. Vincent », c’est saint Vincent de Paul que je veux dire…

Pour ces raisons je ne crois pas du tout que la contagion soit le critérium juste de l’art tel que M. Tolstoï le veut, l’intronise et le définit. Revenons donc au critérium précédent, à la conscience religieuse, et disons que l’art vrai est, non pas l’art qui crée de la beauté, non pas même l’art qui exprime des sentiments et qui les communique, non pas même l’art qui exprime de bons sentiments et qui les inspire ; mais l’art qui produit des œuvres qui sont d’accord avec la « conscience religieuse de l’humanité ».

Il est possible ; mais voilà, cependant, l’art bien réduit. Il me semble qu’il l’est au sermon. Sans aucun doute : au sermon et au roman évangélique. L’art est tout entier dans l’Évangile, et l’Évangile en a tracé les limites véritables. Et, comme il y a dans l’Évangile des sermons et des paraboles, l’art vrai devra se restreindre au sermon et à la parabole un peu étendue qui est ce que j’appelle le roman évangélique.

Je ne trahis nullement M. Tolstoï en concluant ainsi ; je conclus avec lui strictement, car voici où il en arrive quand il se résume : « Si l’on me demandait maintenant de désigner dans l’art moderne des modèles de chacune de ces formes d’art… j’indiquerais surtout parmi les contemporains Victor Hugo, avec ses Misérables et ses Pauvres Gens, tous les romans de Dickens, La Case de l’Oncle Tom et Adam Bede de George Eliot. » Il est parfaitement vrai, il est trop vrai que les théories littéraires de M. Léon Tolstoï ne peuvent admettre comme étant des œuvres d’art que quelques romans de Victor Hugo, de Dickens et de George Eliot, et que tout le livre intitulé Qu’est-ce-que l’Art ? tend directement, depuis sa première ligne, vers La Case de l’Oncle Tom, comme vers son objet.

C’est dire qu’il est si étroit qu’il est abominablement faux. C’est dire que dans la définition de l’art par M. Tolstoï rien à peu près ne rentre de ce qui s’appelle art, et certaines choses y rentrent qui ne sont peut-être pas très artistiques.

Mais M. Tolstoï est intrépide. Ce n’est pas sa définition de l’art qui est étroite, c’est celle de tous les autres hommes qui est trop large. Voilà tout, et c’est bien simple.

Vous avisez-vous, en effet, de la singulière méthode qu’ont pris tous les hommes, sauf M. Tolstoï, pour se définir à eux-mêmes ce que c’est que l’art ? Ils prennent pour objets ce qu’on entend à l’ordinaire par œuvres d’art, livres, drames, statues, tableaux, musique, puis ils cherchent une définition où tous ces objets puissent entrer et qui en rende compte. Est-ce pas absolument inepte ? C’est le contraire qu’il faut faire. Il faut donner d’abord une définition de l’art, et puis ensuite déclarer non avenues toutes les prétendues œuvres d’art qui n’y rentreront pas. Voilà la méthode vraiment scientifique. L’autre fait pitié.

Je ne charge aucunement. Voici le texte : « C’est sur ce plan que sont construites toutes les esthétiques [excepté la mienne]. Au lieu de donner d’abord une définition de l’art véritable et de décider ensuite ce qui est ou qui n’est pas de bon art, on pose a priori [car c’est les autres, et non moi, qui font de l’a priori] comme étant des œuvres d’art un certain nombre d’œuvres, qui, pour de certaines raisons, plaisent ci une certaine portion du public, et c’est ensuite qu’on invente une définition de l’art pouvant s’étendre à toutes ces œuvres. »

M. Tolstoï me semble précisément prendre le contrepied de la méthode universelle des définitions, et si Aristote avait suivi la méthode tolstoïenne, il aurait dit sans doute, pour définir la Tragédie : « La Tragédie est l’imitation plaisante, par le récit et non par l’action, d’une histoire bouffonne, de nature à inspirer le mépris des Dieux, sans mélange de chant ni de musique. Toutes les tragédies grecques sont en dehors de cette définition, mais elles ont tort, et c’est justement ce qui prouve qu’elles sont mauvaises. »

M. Tolstoï a donc une méthode de définition inattendue, mais, s’il sort ici des chemins battus d’une manière qui peut étonner, il faut reconnaître qu’au moins il définit admirablement et caractérise à merveille ce qu’il a fait lui-même. Pour savoir ce que c’est que l’art, il a délibérément mis de côté tout ce que l’humanité appelle œuvres d’art ; puis il a donné de l’art une définition selon son humeur propre ; puis tout ce qui ne rentrait pas dans cette définition a priori et arbitraire, dans ce que j’appellerai cette « définition spontanée », il l’a tout simplement mis à l’index. Comme procédé de polémique, c’est assez bien trouvé ; mais comme méthode philosophique, voilà du nouveau.

Et c’est que, cette façon de raisonner, je la retrouve un peu partout dans cet ouvrage. M. Tolstoï a l’habitude d’opposer l’art de l’élite, l’art des oisifs et des raffinés à l’art populaire, qui n’existe pas ou qui n’existe guère et qu’il voudrait qui existât. Rien de mieux. Mais quelle définition ou plutôt quelle description donne-t-il de l’art aristocratique ? Voici : « Les classes inférieures ont eu beau se civiliser : l’art, qui, à l’origine, n’a pas été fait pour elles, leur est toujours inaccessible. Il leur est et leur sera toujours étranger de par sa nature même, puisqu’il exprime et transmet des sentiments propres à une certaine classe et étrangers au reste des hommes. C’est ainsi, par exemple, que des sentiments comme l’honneur, le patriotisme, la galanterie et la sensualité, qui forment le sujet principal de l’art d’à présent, ne peuvent provoquer chez l’homme du peuple que l’étonnement, le mépris ou l’indignation. »

Où sommes-nous ? C’est l’honneur, le patriotisme et l’amour qui sont la matière de l’art aristocratique ! Et c’est à l’honneur, au patriotisme et à l’amour que le peuple ne comprend rien, et c’est l’honneur, le patriotisme et l’amour qui excitent son mépris ou son horreur ! Voilà, au moins, qui est imprévu. On relit. On se dit : ce doit être le contraire. On accuse ou on soupçonne le traducteur. Mais non, M. Tolstoï a une façon personnelle de voir les choses. Ce qui, pour tout homme en Europe, il me semble, est précisément la définition de l’art populaire est pour lui la définition de l’art aristocratique ; et ce qui est le fond des préoccupations populaires, des sentiments populaires, des œuvres populaires et des chants populaires, à peu près depuis que le monde existe, est pour lui ce dont le peuple ne peut ni ne veut entendre parler. Il est assez difficile de discuter dans ces conditions.

C’est tout de même que M. Tolstoï se fait, de la littérature européenne et particulièrement de la littérature française lue en Europe, une idée qui me semble bien étrange. La littérature française, c’est pour lui « M. Remy de Gourmont, M. Pierre Louÿs, M. Jean Moréas, M. Charles Morice, M. Henri de Régnier, M. Charles Viguier, M. Adrien Reinach, M. René Ghil, M. Maurice Maeterlinck, M. Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, M. Georges Rodenbach. M. de Montesquiou, M. Mallarmé » et quelques autres. Voilà les auteurs qu’il croit « qui s’impriment et se publient à des milliers d’exemplaires », et voilà, à ce qu’il m’a semblé, les seuls qu’il lise. Il y en a de fort estimables dans cette liste ; mais qu’à les prendre en groupe ils représentent la littérature française actuelle, non. Monsieur Tolstoï, ne le croyez pas si fort que cela !

J’ai peur que M. Tolstoï ne soit devenu un rêveur solitaire, absolument étranger au mouvement littéraire et artistique, n’en recevant que des bruits lointains et intermittents, effrayé du succès scandaleux de tel livre qui précisément n’a eu aucune espèce de succès, raisonnant et généralisant là-dessus et arrivant à des conclusions peu contrôlées et un peu bizarres, comme, par exemple, à celle qui consiste à croire et à dire, l’année même de Cyrano de Bergerac, que la caractéristique de la littérature française actuelle est « la recherche de l’obscurité ».

Tout cela est de la rêverie toute pure et qui ne laisse pas d’être quelquefois un peu incohérente.

***

Est-ce à dire qu’il n’y ait rien de bon dans ce livre en somme négligeable ? Non pas. Je trouve sur cet art populaire que préconise M. Tolstoï de fort belles pages. Lisez celles qui commencent par ces mots : « La vie du travailleur, avec l’infinie variété des formes du travail et du danger qui les accompagnent, les migrations de ce travailleur, ses rapports avec ses patrons, ses surveillants, ses compagnons, ses luttes avec la nature et le monde animal, ses occupations dans la forêt, dans la steppe, dans les champs, dans les jardins, ses plaisirs et ses peines… » Le morceau est de grande allure, et comme M. Tolstoï, ici, a raison !

De même, tout le chapitre sur la « contrefaçon d’art », c’est-à-dire sur l’art artificiel, sur l’art qui n’existerait pas si un autre art n’était venu avant lui pour lui servir de modèle, tout ce chapitre est bien pénétrant et à méditer de très près. C’est un formidable acte d’accusation contre toutes les littératures d’imitation.

Et je trouve souverainement injuste toute la diatribe contre Wagner, et je renvoie à l’excellente réfutation que M. de Wyzewa en a faite dans sa préface. Mais encore il y a des remarques justes, et la part de procédés, la part d’artificiel, mettons, si vous voulez, la part d’art non spontané qu’il y a dans l’œuvre de Wagner n’est pas si mal attrapée ici.

Je souscrirai même en partie à ce que M. Tolstoï (trop confusément ; car il raisonne toujours mal) dit du rôle de la critique et de son influence funeste sur la littérature. Ne croyant pas à l’influence de la critique sur la littérature, ou la croyant infiniment faible, je ne partage aucune des terreurs de M. Tolstoï à son propos ni de son horreur à son endroit. Mais si je croyais à l’influence de la critique, je croirais qu’elle serait à peu près ce que M. Tolstoï estime qu’elle est et déplore qu’elle soit. La critique favorise l’imitation et l’imitation des imitations. N’en doutons pas. Par l’éloge qu’elle fait des grandes œuvres passées, en les repensant, elle induit les auteurs à les repenser eux-mêmes et, même en les avertissant du péril, elle ne peut pas ne point les mener à les contrefaire. C’est déjà mauvais. Il y a pis. Le plus souvent (je ne dis pas, comme M. Tolstoï, toujours), le plus souvent le critique est intelligent et peu sensible. « Il manque de la capacité d’être ému pour l’art. » Par suite « il n’attache d’importance et n’accorde d’éloges qu’à des œuvres apprêtées et produites de sang-froid ».

Hé ! il me semble que voilà qui n’est pas sot.

« C’est par cela qu’ils exaltent avec tant d’assurance en littérature les tragiques grecs, Dante, Le Tasse, Milton, Goethe, Zola, Ibsen, Beethoven dernière manière, et Wagner… » Ici reparaît l’esprit prodigieusement étroit que nous avons aperçu plus haut ; mais en son fond l’observation ne laisse pas d’être assez juste.

Ceci est donc un livre manqué et souvent véritablement enfantin, où l’on trouve à glaner quelques idées de détail intéressantes. Il en est de même de tous les livres intellectuels de M. Tolstoï. M. Tolstoï comme créateur, comme romancier, comme poète épique, pour mieux dire, est un des quatre ou cinq plus grands génies de notre siècle. Comme penseur, il est un des plus faibles esprits de l’Europe. Vous savez assez que je l’ai toujours dit « au risque de me faire conspuer », ce qui toujours, aussi, m’a été égal. Ce n’est pas Qu’est-ce que l’Art ? qui me fera très sensiblement changer d’avis.

Au fond je ne suis pas très fâché, à certain égard, que ce livre ait paru. M. Tolstoï avait, comme penseur, une certaine influence en France sur quelques esprits, même distingués. Or, tant qu’il n’en était qu’à prêcher un christianisme de Vicaire savoyard, l’éducation à la Rousseau, la suppression de la justice, des prisons et des galères, et l’abolition de la patrie, il n’était pas pour déplaire à ce groupe de beaux esprits qui l’exaltaient. Mais quand ils le verront manifester son mépris pour toute la littérature moderne, sans exception autre que La Case de l’Oncle Tom, ou à bien peu près, et traiter avec la dernière dureté, pour ne pas dire avec peu d’intelligence, M. Zola, M. Bourget, M. Ibsen, Goethe, Beethoven, Wagner et Saint-Pol-Roux-le-Magnifique, oh ! voilà qui est autrement grave, et l’influence de M. Tolstoï comme penseur baissera un peu, ce que je ne tiens pas pour un mal. — Restera La Guerre et la Paix, que rien, et non pas même les imprudences et les décadences de M. Tolstoï, ne peut empêcher d’être une œuvre miraculeuse.

Édouard Ruel (13 octobre 1847-3 mars 1896) §

Louis-Édouard Ruel naquit à Paris, le 13 octobre 1847, d’une très honorable famille de commerçants où sont héréditaires le culte et la pratique des vertus chrétiennes. Il fut élevé surtout par une mère passionnée d’affection pour lui et qu’il aima lui-même avec une piété infinie et une sollicitude de tous les instants qui l’emportait sur tous ses autres devoirs, quelque dévoué qu’il leur fût. Il reçut l’instruction secondaire d’abord au collège Stanislas, puis au lycée Charlemagne. C’est là que je le connus, eu 1866-1867 et que je commençai à apprécier la délicatesse de son esprit, l’élévation et la pureté rare de son âme. Il était grand, élancé, très gracieux et d’une élégance naturelle, de figure agréable, cheveux châtains, yeux bruns, physionomie douce et mélancolique, sourire spirituel et en même temps un peu triste. Il était déjà plein de talent. À quelques défaites scolaires qui me furent sensibles j’en sus quelque chose. Telle « lettre de Charles d’Orléans à Louis XI en faveur de Villon », écrite en style du temps, ou à peu près, bien entendu, était un petit chef-d’œuvre de légèreté, de malice et de bonne grâce : « Cela sent encore son gentilhomme », dit l’un de nous. — « Et déjà l’Académie française », dit un autre. Dans le lycée où avait professé Villemain, où avait étudié About et où professait M. Boissier, c’étaient façons de parler dont nous n’abusions pas trop, mais qui nous paraissaient naturelles.

Il fut reçu en 1867 à l’École normale, dans les premiers rangs. La promotion de 1867 ne s’est jamais donné le nom de grande promotion, que je crois, et ce fut preuve d’un certain bon goût de notre part ; mais elle n’était pas méprisable. Elle comptait Georges Renard comme chef de section, puis Aulard, Dauriac, Dejob, Denis, Durand-Morimbeau (c’est-à-dire Henri Des Houx), Victor Egger, Mérimée, Vast. Elle fait bonne figure. Ruel s’y distingua comme il s’était distingué au lycée et prit très vite le premier rang parmi les « littéraires ». De fait, il sortit premier agrégé des lettres en 1871 (les événements ayant empêché le concours d’agrégation en 1870) et profita du droit que lui donnait ce titre de premier agrégé des lettres pour entrer à l’École d’Athènes.

D’Athènes, il rapporta peu de chose. Il n’avait pas le goût de l’archéologie et il se contenta de regarder la Grèce en artiste qu’il était jusqu’au fond de l’âme. Chemin faisant, pourtant, il envoyait quelques impressions de touriste à un journal de Paris, Le Français.

C’était par exemple (décembre 1871) quelques croquis sur la Corniche de la Rivière de Gênes. À cette époque, de Vintimille à Gênes, on voyageait encore en diligence. C’est dire que ce voyage était encore pittoresque : « Quand vous avez passé à Bordighera, faisait-il nuit ? Avez-vous vu, au milieu de la rue déserte où s’arrête la diligence pour le relais, quatre ou cinq pifferari assis sur le seuil d’une porte ? L’un d’eux s’est-il levé, et, s’approchant en souriant, a-t-il joué à l’oreille du cheval un petit air d’accordéon qui a résonné agréablement dans le silence de la nuit ? Puis, lorsque le postillon est remonté sur son siège, avez-vous vu, à la lueur de la lanterne, le visage de ce même pifferaro s’allumer de rage ; avez-vous entendu ses jurons, ses menaces, parce que le conducteur, le croyant peu solvable, refusait de le laisser monter ? Lorsque, le matin, vous êtes arrivé à Port-Maurice, le ciel ressemblait-il à un immense voile bleu, coupé de larges bandes roses, suspendu par les pics des montagnes sur la mer et sur Port-Maurice ? »

De même, en février 1872, il envoyait de Rome une petite oraison funèbre du carnaval romain. Le carnaval romain était, paraît-il, dès 1872, en pleine décadence. Où sont les fêtes galantes de l’ancien régime, de la Rome de Stendhal ? « Autrefois les confetti n’étaient, en quelque sorte, qu’une petite familiarité servant à excuser et à préparer la galanterie qui consistait à jeter un bouquet à des dames ou à des messieurs dont parfois on n’était guère connu. Le principal, autrefois, c’était le bouquet. Le principal, aujourd’hui, ce sont les confetti. Aussi dit-on maintenant : “La bataille des confetti” ; et s’équipe-t-on pour se livrer à ce jeu comme pour aller en guerre : masques de fer sur le visage, cornets de fer pour lancer plus vigoureusement les projectiles, souvent même, pelles immenses pouvant contenir plusieurs livres de plâtre ; voilà les armes que prennent, non seulement les hommes, mais les plus gracieux dominos blancs ou roses… Ce n’est pas tout. Les bouquets qu’on lance de la rue aux balcons y arrivent quelquefois. Mais ceux qu’on lance des balcons dans la rue n’arrivent jamais à leurs destinataires, si adroitement qu’ils soient lancés. C’est qu’aujourd’hui le Corso est envahi d’une populace sale et brutale qui ne cherche qu’à gâter les vêtements plus propres que les siens et à se ruer sur vous pour vous enlever le bouquet qu’on a pu vous lancer d’un balcon. L’enlever ne serait rien et ne leur servirait de rien : ils vous offrent gracieusement de vous le revendre. Une jolie main vous fait signe, du haut d’un balcon, de vous apprêter à recevoir un bouquet : vous vous avancez, les yeux en l’air, les bras en l’air, le jarret tendu. Le bouquet tombe ; vous recevez un violent coup de poing dans le dos ; le bouquet tombe derrière vous ; vous vous retournez ; vous l’apercevez délicatement tenu par deux doigts de la main dont vous venez de sentir la vigueur, et vous entendez le gamin vous dire en souriant : Due soldi, signore. Tout cela est fait en un clin d’œil et se renouvelle à chaque pas. Être spectateur des scènes de ce genre est assez drôle ; y être acteur l’est un peu moins. »

Il revint d’Athènes et de Rome en 1874 et fut envoyé comme professeur de rhétorique au lycée du Mans. C’est là qu’il prononça un discours de distribution de prix que je considère comme sa première œuvre sérieuse, réfléchie et grave. Il est d’une beauté austère qui fait songer à Jouffroy et même aux plus grands sermonnaires français. Jamais on n’a parlé de la jeunesse en termes plus élevés ni avec une plus grande émotion religieuse. Je voudrais tout citer, on me pardonnera de citer beaucoup ; on m’en voudra peut-être de ne pas citer davantage :

« Si l’on recherche quelle est la fin de ces précieuses faveurs que l’homme reçoit de Dieu en entrant dans la vie, on trouve qu’elles vont toutes à le rendre plus digne d’être aimé et plus capable d’aimer lui-même. Cette grâce extérieure dont il est revêtu, cette fraîcheur et cette vivacité du visage, cette franchise accueillante et cet enjouement du regard, sont comme les premiers gages qu’il donne de son âme et les premiers attraits qu’il en fait paraître. Cette âme elle-même, si riche de son propre fonds, et en même temps si portée à se répandre au dehors, semble prête à se donner à tous, mais assurée aussi que tous se donneront à elle. Comme elle ne connaît ni la mesure ni la défiance, elle court, dans la fougue naïve de ses facultés, se livrer tout entière par l’admiration aux objets dont le premier aspect l’a séduite, par l’affection aux âmes dont elle a reçu quelque preuve de tendresse. Nous avons vu, messieurs, à quels dangers, par sa nature même, elle peut être exposée. Soit, en effet, que, semblable à ces fils de famille, prêts à partager avec le premier venu leur riche patrimoine, elle se dépense en indignes plaisirs, soit qu’elle se replie sur elle-même et qu’ainsi, au lieu de garder plus sûrement ses trésors, elle s’appauvrisse, au contraire, et s’épuise, elle en vient à perdre la fois et ce goût d’aimer et ce droit d’être aimé qui sont les marques de la vraie jeunesse… C’est à tort qu’on appelle illusions ces idées riantes que les jeunes gens ont de la vie, et que certains esprits chagrins prennent plaisir à combattre. Si l’on y regarde de près, on s’aperçoit qu’elles viennent d’une noble tendance à généraliser le bien au lieu de généraliser le mal. Ces prétendus philosophes, à force de remarquer le premier, en viennent à douter du second, ou n’y croient plus qu’en théorie et ne lui accordent qu’une existence vague et abstraite. En croyant, au contraire, à l’existence du bien, et en mettant en doute celle du mal, les jeunes gens peuvent s’abuser sur le réel, mais au fond voient la vérité. Car enfin, puisqu’on veut parler philosophie, c’est le bien qui est ; le mal n’a que l’apparence de l’être. Si l’on observe avec attention le cours des choses humaines, on voit que le mal, même en ce monde, ne dure pas et n’est qu’un ouvrier de ruine et de mort, et que le bruit éternel qu’il fait est celui d’un éternel écroulement : le bien, au contraire, demeure, et, toujours combattu, reste toujours debout, parce qu’il vient de Dieu et retourne à lui. C’est pourquoi l’âme humaine, au moment où elle sort à peine du sein de Dieu, n’a encore que le sens du bien et ne voit dans le monde que les marques de la main bienfaisante… Il faut donc changer ces vieux proverbes : la jeunesse est bientôt passée ; la jeunesse n’a qu’un temps. Celui qui a gardé son âme pure la garde jeune. Son corps vieillit ; son âme, non. Comme il n’a rien perdu sur sa route de ce qui lui était précieux, fidèle à ses croyances et, s’il n’a plus à ses côtés ceux qui l’aimaient, toujours fidèle aux souvenirs, il ne connaît pas ces regrets du passé toujours stériles et souvent coupables et s’avance dans la vie, sinon avec sa gaieté, du moins avec sa jeunesse d’autrefois… »

En 1875, il fut appelé à enseigner la rhétorique au lycée de Saint-Quentin, et son court passage dans cette ville nous est signalé encore par un discours de distribution de prix moins grave et moins élevé que le précédent, mais tout aimable, par où l’on voit que Ruel inclinait déjà à certaines préoccupations et certains goûts de critique d’art. Ce discours pourrait s’intituler : De l’art dans la vie. À quoi vous servira, se demande l’orateur, à vous qui serez avoués, médecins, percepteurs ou commerçants d’avoir étudié Virgile, Sophocle et Homère ? Mais précisément à n’être pas uniquement commerçants, percepteurs ou avoués, ce qui est excellent pour l’être avec satisfaction et par conséquent pour l’être bien. En souvenir de ces études artistiques, vous mettrez un peu d’art dans votre vie. Vous ferez comme la petite ouvrière parisienne qui met un jardin à sa fenêtre : « Il n’est pas rare de voir à Paris, suspendu à une fenêtre d’un quatrième ou d’un cinquième étage, un petit jardin composé de quelques pots de fleurs enfermés dans une caisse de bois. Une pauvre à me humaine, qui cependant ne s’est pas nourrie de Virgile, est là, qui guette l’apparition d’un bouton ou l’épanouissement d’une rose, tout en s’amusant à attirer par quelques miettes de pain les gourmands petits moineaux qui viennent gazouiller sous les feuilles vertes et compléter son illusion. Quels soins caressants sont prodigués à ces fleurs ! Le plus petit grain de poussière est écarté à l’instant et les gouttes d’eau qu’elles boivent sont comptées. Certes, la nature est là un peu à l’étroit ; mais comme elle est choyée, comme elle chérie ! Non ! Mélibée et Tityre eux-mêmes, dans les riches campagnes d’Italie, n’avaient point pour elle une admiration plus sincère, ni un plus profond amour. Je vous souhaite, Messieurs, de plus grands jardins ; mais soyez assurés que, si modestes qu’ils soient, votre amour de la nature y trouvera son compte. »

Ruel fut tout naturellement appelé de très bonne heure à professer dans un lycée de Paris. En 1875, il fut nommé professeur de littérature au lycée Charlemagne. Comme moi, plus tard, il repassait comme professeur dans ces corridors sombres et sous ces voûtes aux courants d’air meurtriers qu’il avait connues adolescent. On retrouve toujours ces choses-là avec plaisir. Il professait donc et avec conscience et avec joie, charmé de se sentir vivre dans sa ville natale, et de rencontrer ses amis dans les rues aimées, quand tout à coup un heurt survint. Un journal, que l’on reconnaîtra à ces signes qu’il est dirigé par un homme d’infiniment d’esprit et d’infiniment de violence, qu’il dit souvent des sottises très spirituellement et qu’il est de l’opposition sous tous les gouvernements, dénonça Ruel comme clérical, et surtout accusa M. Jules Ferry, alors ministre, de favoriser un professeur clérical et de toucher sa main dans le bénitier ; et peut-être l’on trouvera que Jules Ferry clérical était une imagination assez savoureuse. Rumeur. Enquête administrative sur Ruel, ses faits, gestes, habitudes, opinions, fréquentations, etc. Il en résulta que Ruel était catholique, qu’il ne manifestait jamais publiquement ses opinions politiques et religieuses, et qu’il remplissait ses devoirs religieux sans aucune ostentation. Appelé au ministère, Ruel ne reçut que compliments, félicitations et promesses. Son père, ayant été voir M. le directeur du personnel, s’entend dire : « Monsieur, assurez bien monsieur votre fils que nous n’avons rien à lui reprocher, que nous répondrons dans toute la mesure où nous le pourrons à la manifestation de ses désirs, et que nous ne nous plaignons que de ne jamais le voir ici. » Ces paroles sont marquées au coin de la bienveillance et à celui de la vérité. Je ne vois pas Ruel dans une antichambre de ministère ; cette hallucination ne saurait se produire.

Il y avait été pourtant, sur convocation, et, malgré l’accueil flatteur, cela suffit pour qu’il fût très agacé. Il était nerveux, il n’était pas pauvre ; résultat : il donna sa démission. On la refusa, comme on le devait, et on le mit en congé. Il s’occupa de littérature et de beaux-arts. C’est alors, — 1876 — qu’il collabora très activement au Français. Déjà auparavant, outre ses correspondances d’Italie dont j’ai parlé plus haut, il y avait publié quelques petites choses. En octobre 1871, par exemple, un long article, très étudié, sur les romans de Cherbuliez, où la filiation de George Sand à Cherbuliez est marquée avec une singulière finesse. En novembre 1871, un compte rendu de la réception de Jules Janin, où l’esprit caustique et la faculté de généreuse indignation d’Édouard Ruel se révèlent avec une puissance déjà remarquable. « Nous allions, dit Ruel (songez à la date), nous allions demander aux représentants du génie français des consolations, du courage et de l’espoir, et nous dirions aussi de l’orgueil ; car il ne nous restait plus que ce lieu où nous espérions pouvoir relever la tête ; et il nous faut avouer que nous n’avons rien trouvé de ce que nous allions chercher… M. Jules Janin nous a bien donné les titres des ouvrages de Sainte-Beuve ; il a bien énuméré les principaux sujets de ses causeries ; mais il ne nous a montré ni l’homme, ni l’œuvre. M. Doucet, jaloux sans doute du succès récent de M. Legouvé, a fait de l’esprit et n’a cherché qu’à faire sourire les jolies bouches de l’assistance. Son discours, sans dessein arrêté et sans ordre, ne nous a fait connaître ni Jules Janin ni Sainte-Beuve. Finesses d’un goût douteux, voisines parfois du calembour, bons mots fades et démodés, antithèses enfantines, voilà ce qui remplit le discours de M. Doucet. Enhardi par les applaudissements, l’orateur a saisi l’occasion d’acquitter une dette de cœur et, en guise de morale, il nous a exhortés “à ne rien effacer de notre histoire, et, plus justes que la fortune, à ne pas craindre d’honorer ceux qui, durant dix-huit ans, ont su donner à la France une sécurité bienheureuse”… Nous ne voulons point rechercher si ces mots si doux de sécurité bienheureuse ont dû toucher agréablement le cœur de ceux des auditeurs de M. Doucet qui portaient le deuil d’un fils, d’un ami tué dans la terrible guerre, suite de cette sécurité bienheureuse ; mais, restant sur le terrain que n’aurait pas dû quitter le discours du directeur de l’Académie française, et nous bornant à des réflexions purement littéraires, nous demandons à l’ancien directeur des théâtres impériaux si cette sécurité bienheureuse, à laquelle l’opérette bouffe et la féerie ont dû un si brillant développement, a profité beaucoup au progrès des lettres et des arts… Il eût fallu hier quelque grande voix, d’abord pour rassurer la France et lui montrer qu’elle a, même aujourd’hui, quelques grands noms à citer avec orgueil, ensuite pour lui exposer précisément ce que les arts et les lettres ont été sous le régime impérial et ce qu’ils doivent redevenir maintenant… »

Mais c’est à partir de 1876 que la collaboration de Ruel au Français devint active et régulière par la publication des comptes rendus des Salons de peinture. Ruel s’était aiguisé les yeux à Athènes et à Rome. Il avait, du reste, un sens artistique inné, d’une très grande finesse et d’une très grande élévation. Revenu à Paris, il était devenu un familier du Luxembourg, du Louvre et des marchands de tableaux. Il était très préparé à juger et à décrire les œuvres des artistes exposants. Il s’en tira à merveille. Il avait le coup d’œil juste et prompt. Il était sensible aux fausses notes de peinture comme à celles de la musique. Telle critique de telle scène égyptienne de Fromentin est une excellente leçon d’art de peindre. Il n’était pas infiniment tendre, et certaines malices à l’égard d’un peintre célèbre, admirable à peindre un mur derrière lequel il se passe quelque chose, sont assez cuisantes. Il excellait, restant toujours courtois et élégant, à envelopper une épigramme dans un compliment : « On envie ceux qui virent le premier tableau de M. Bouguereau. Ils purent l’apprécier. L’habitude nous empêche de sentir dans ceux d’à présent l’originalité qui s’y trouve. »

Quelquefois un sens profond et original de la nature, une intelligence des vrais rapports qui existent entre elle et nous, nous font pénétrer plus loin dans l’âme même et dans le goût en quelque sorte intime de notre critique. Avec quel plaisir j’arrache ce morceau à l’oubli ! « “Il n’est pas bien prouvé, disait un Français qui avait pourtant beaucoup voyagé, qu’il y ait de vrais arbres, de l’herbe et des prairies avec des vaches, ailleurs qu’en France.” Ce doute, qui peut paraître bizarre, exprime assez heureusement la différence des impressions que nous ressentons en face de la nature, soit à l’étranger — et dans les pays les plus beaux du monde — soit chez nous. Devant ces panoramas merveilleux de la Suisse, de l’Italie, de l’Orient, et même au fond de ces nids parfumés qu’on découvre dans les plis de leurs vallons et dans les échancrures de leurs rivages, ce charme mystérieux qu’on respire avec l’air sous un ciel qui n’est pas le nôtre, puis la grandeur même ou la grâce infinie du spectacle que nous avons sous les yeux transposent en nous, pour ainsi dire, le ton du sentiment de la nature et en changent le caractère. C’est l’hymne de la beauté, de la grâce, de la lumière que chante alors, en l’honneur de ces champs baignés de soleil, de ces montagnes couvertes d’ombrages embaumés, notre âme, élevée par son émotion même au-dessus de la terre ; ce ne sont plus ces simples chansons qu’elle entendait gazouiller en elle à la vue d’une haie d’aubépines en fleurs, d’un ruisseau bordé de peupliers, d’une ferme au toit défoncé et couverte de mousse. Nous admirons l’harmonie des couleurs ou l’élégance des lignes ; mais sans nous inquiéter de distinguer la moisson de blé du champ d’avoine, ni les chiens des moutons qu’ils gardent. Ce n’est en somme qu’avec cette terre qui a été notre nourrice que nous pouvons converser familièrement. Les autres portent comme elle des arbres ; mais nous ne connaissons, nous n’aimons que les siens. Il n’y a pas que les habitants en France qui parlent le français ; les choses elles-mêmes, les feuilles des arbres, l’eau de la rivière, savent la langue du pays. Voilà pourquoi nous entendons mieux chez nous la voix de la nature, et pourquoi nous avons avec elle un commerce plus intime. »

On connaît déjà assez Ruel pour deviner, s’il partit en guerre, quelle bataille il livra dans ces Salons. Il malmena vivement le réalisme, le trivialisme et le vulgarisme. Il trouva un mot bien joli pour les caractériser d’ensemble : « Ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chante ; et ce qui ne vaut pas la peine d’être regardé, on le peint. » Il montre très nettement par des exemples bien analysés la tare secrète de cet art et les limites qu’il est dédaigneux de dépasser parce qu’il est impuissant à les atteindre : « Entre le tableau de M. Moreau et celui de M. Firmin Girard, Le Quai aux fleurs, il y a toute la distance qui sépare l’habileté de main, si merveilleuse qu’elle puisse être, de l’art véritable. N’essayez pas d’approcher de la toile de M. Firmin Girard ; c’est impossible. Nous l’avons prédit dès le premier jour. C’est le joujou de la foule. On a envie de prendre un de ces œillets pour le mettre à sa boutonnière. L’autre jour, un visiteur, une loupe à la main, affirmait qu’il pouvait lire sur le journal de ce cocher qui est arrêté devant la marchande de marguerites. En somme, M. Girard se borne à copier minutieusement la nature, et encore la nature la moins intéressante peut-être, les réverbères de la rue, les roues des fiacres qu’il a su trouver le secret de faire tourner sur sa toile. Son tableau est un ouvrage de patience ; ce n’est pas une œuvre d’art. M. Adrien Moreau, lui aussi, a un pinceau fin et délicat ; mais il a des idées, du goût, et il sait composer. M. Girard est de l’école des appareils photographiques. On devrait en avertir sur le livret. »

C’est la pensée maîtresse de Ruel, en ces questions, que l’art est un créateur d’émotions nobles et que, quand c’est à quoi il ne réussit point, il n’est guère qu’un métier, ayant cette particularité qu’il est inutile. « Ce Salon de 1876, comme les précédents, se montre à nous comme une collection de tableaux de genre. L’arrangement agréable des personnages et des accessoires y tient la place de la composition : l’idée ingénieuse, de l’idée élevée ; l’esprit, de la gaieté ; l’intelligence, du sentiment et de la passion. Je ne crois pas qu’hier beaucoup de personnels aient eu souvent l’occasion de dire : “Comme cela est beau !” Mais à chaque instant j’entendais dire : “Comme cela est bien fait !” On sort du Salon comme on y est entré, parfaitement calme : on a vu de jolies choses, on n’a pas été remué. Et cependant qu’est-ce donc que l’art, s’il ne va pas à l’âme ? Je sais bien qu’on se moque encore beaucoup de l’art qui n’est qu’une adresse de main ; mais songe-t-on que s’il est encore aujourd’hui quelque chose de plus, il n’est peut-être qu’une adresse de l’esprit, tandis qu’il devrait être une création de l’âme ?… En somme, que viennent donc chercher tous ces visiteurs ? Qu’espèrent-ils trouver ? Je veux bien tenir compte de ce sentiment de curiosité, de ce besoin d’amusement et de distraction qui est si vif chez nous. Niais si l’on songe, d’un autre côté, que tous ces gens qui viennent s’amuser, vont rentrer chez eux avec une migraine affreuse, brisés, rendus, qu’ils le savent d’avance, qu’ils viennent néanmoins, et que la plupart reviendront plusieurs fois, il faut bien avouer qu’ils doivent être poussés par un autre besoin que celui de s’amuser. N’est-ce pas qu’ils voudraient se reposer, se distraire ou se consoler de la vie réelle par le spectacle de la vie embellie ou égayée par l’art ? qu’ils ont encore je ne sais quelle foi vague dans le pouvoir magique de l’artiste ?… Ils voudraient pour une heure s’élever au-dessus des banalités et des misères de chaque jour. Mais l’art, aujourd’hui, ne paraît pas s’inquiéter de ces folles envies du vulgaire. C’est un art fait pour les connaisseurs. Il est froid, poli, correct, maître de lui, sûr d’avance des effets qu’il peut produire. Il ne demande pas des admirations enthousiastes ; il veut de l’estime et il en mérite. »

Tout ce Salon de 1876, qui formerait un petit volume, est extrêmement piquant, et, sous une forme légère, le plus souvent, très pénétrant, très profond, d’un véritable artiste et d’un véritable professeur d’esthétique. On ne s’étonne point que l’illustre M. Guillaume eût pour Édouard Ruel une très vive et très constante affection.

Plus tard, Ruel entra comme professeur à l’École normale supérieure d’institutrices de Fontenay-aux-Roses et au lycée Molière, où il enseigna la littérature française en fin connaisseur de textes, d’esprits et d’âmes ; et enfin le 17 décembre 1876, il fut nommé professeur de littérature générale à l’École des Beaux-Arts. C’était très précisément sa place. Lettré et artiste, ce n’était pas tout Ruel, Dieu merci ; mais c’était tout l’esprit de Ruel. Il n’avait jamais séparé ces deux aspects de l’art du beau. Il trouvait ici l’occasion de les considérer d’ensemble et, loin de les séparer, de les éclairer l’une par l’autre. Ceci, il l’a indiqué avec sa précision et sa limpidité ordinaires et cette sorte d’abondance lumineuse qui est la marque même de son talent. En une leçon d’ouverture, sous prétexte de se demander simplement pourquoi il y a une chaire de littérature à l’École des Beaux-Arts, il expliquait ainsi à ses jeunes élèves quelle est pour l’artiste l’utilité des études littéraires, et du même coup il marquait mieux qu’on n’a jamais fait, à mon avis, les rapports vrais entre la littérature et les beaux-arts :

« … Vous avez dû remarquer bien des fois chez les autres, messieurs ; vous avez dû souvent éprouver vous-mêmes, en regardant un tableau ou une statue, en entendant de la musique, le besoin de rendre et de préciser par la parole l’impression que vous ressentiez. On a tort, cela est incontestable, de vouloir exprimer par des mots les idées pittoresques, sculpturales et musicales… Cependant, en réalité, messieurs, ce penchant nous vient de cet amour de la clarté et de la précision qui est inné en nous et qui n’est qu’une forme de notre amour pour la vérité. On veut bien suivre l’artiste dans son vol vers l’idéal ; on a même plaisir à l’y suivre ; mais pourtant on ne peut s’empêcher, au terme du voyage, de se demander où l’on est. S’il est vrai, comme je l’ai reconnu, que l’on a tort de vouloir traduire par des mots des impressions artistiques, on a raison de vouloir de la clarté et de la précision, même dans les œuvres d’art… Or, ces mots que nous cherchons pour exprimer ce que nous sentons, lorsque notre âme est émue, ce sont les grands écrivains qui les trouvent. Au fond, ce que nous voulons quand nous tâchons à exprimer nos impressions par la parole, c’est nous retrouver nous-mêmes et ressaisir notre personnalité. Ces images de la beauté que l’art nous a présentées ont charmé notre âme ; mais quoi ? Sont-ce de vains fantômes et des visions sans consistance ? Est-ce la vie réelle qui est un mauvais rêve et qui nous trompe ? Est-ce l’art qui est la vérité ? Ces sons enchanteurs, ces figures d’une beauté surnaturelle, ces palais majestueux dont les cimes allaient se perdre dans les nues, tout ce monde idéal nous a parlé un langage qu’il nous semblait que nous comprenions, qui nous ravissait, mais qui pourtant ne ressemble pas à celui qui sort des lèvres humaines. Qui donc nous parlait ? N’était-ce pas l’homme ? Et nous qui écoutions et qui croyions comprendre, qui sommes-nous ? Ah ! qu’une voix, qu’une parole semblable à la nôtre se fasse enfin entendre à nos oreilles et nous apprenne notre nature et notre destinée… »

Et cette voix c’est celle des littérateurs et des poètes. C’est le amica silentia lunæ, c’est l’horreur qui flotte au plafond des cachots, qui traduisent, en langage précis en même temps que sublime, ce que le peintre ou le musicien exprimait en langage synthétique et sublime aussi, mais volontairement indéterminé. La parole est la traduction en clair de tous les arts. Les arts ont besoin, non pas d’elle, mais quelle existe. Elle a besoin, non pas des arts, mais qu’ils existent, pour que l’âme, émue par les uns jusqu’en son fond intime, éclairée, illuminée, pénétrée de clartés par l’autre, se sente vivre harmonieusement dans toute la plénitude de toutes ses façons de sentir.

On pense assez que, mené dans cet esprit et, pour ainsi parler, de si haut, le cours de Ruel était une chose exquise et essentielle. Fidèle à ses principes, il n’y étudiait que les œuvres de première beauté. « À quoi bon, disait-il, en effet, vous apprendre que tel auteur est ennuyeux ? » À l’École des Beaux-Arts la littérature ne doit intervenir qu’en tant que modèle et inspiratrice de beauté. Et c’est ainsi que d’Homère à Dante, de Pindare à Hugo, de Sophocle à Shakspeare, il promenait sa libre fantaisie, ne touchant qu’aux sommets et ne cheminant que dans la lumière, et comme c’était sa manière propre de marcher, il était là tout à fait à l’aise.

Un sujet pourtant l’attirait, où il se donnait enfin le plaisir d’insister, de creuser, d’analyser, et c’était Montaigne, et vous devinez assez pourquoi. Montaigne faisait son livre comme Ruel faisait son cours à l’École des Beaux-Arts. Montaigne se promenait librement à travers toutes les beautés de l’antiquité, des temps modernes, de la poésie, de l’histoire, de la philosophie et de la morale. Ruel devait se sentir attiré par ce libre et puissant esprit. À la vérité, Ruel était trop artiste pour aimer aucun métier, et au demeurant, comme disait La Bruyère, « c’est un métier que de faire un livre comme de faire une pendule ». Chamfort, entrant chez un ami, dit : « Je viens de faire un livre. — Ah ! un volume ? — Qui vous parle de volume ? J’ai dit : un livre. Le voici : “Qu’est-ce que le tiers état ? La nation. Qu’est-il ? Rien. Que doit-il être ? Tout. Que veut-il être ? Quelque chose”. Voilà mon livre. Je l’ai donné à Sieyès. Il écrira le volume. On ne se rappellera que le livre. » Ruel a écrit plus d’un livre de cette façon-là, et ceux qui ont conversé avec lui s’en souviennent. Parmi eux il y a eu plus d’un Sieyès.

Toutefois le volume lui-même, quand il s’agissait de Montaigne, l’attirait, le séduisait. Il finit par l’écrire.

Il est incomplet. Évidemment, il eût été en deux parties. La première eût été sur Montaigne considéré comme artiste ; la seconde sur Montaigne considéré comme philosophe. Les fragments, qu’on a eu absolument raison de réunir en appendice, donneront l’idée suffisante de cette seconde partie. La première est très complètement traitée dans le volume que vous avez aux mains. On a écrit une bibliothèque sur Montaigne. Jamais on n’avait songé à considérer Montaigne du biais dont Ruel l’envisage. Pour Ruel, Montaigne, en son fond, est un artiste, et son tour de caractère, son tour d’esprit, sa méthode, sa composition, sa disposition des parties, son style et même sa langue s’expliquent par là et ne s’expliquent bien que de cette sorte. Cette vue, si originale, me semble infiniment juste et, en tout cas, elle donne raison de tant de choses et des plus essentielles qui soient dans Montaigne, qu’elle doit être gardée en grande considération, et toujours, quand on parlera ou écrira de Montaigne, tenue de l’œil et conservée en réserve pour les explications définitives et comme le dernier recours. Oui, Montaigne est essentiellement artiste. Si Ruel dit quelque part : « Montaigne, le plus grand poète du seizième siècle », il ne semble pas se souvenir que Montesquieu a dit : « Les quatre plus grands poètes : Platon, Montaigne, Shaftesbury, Malebranche. » Ils ont raison tous deux. Montaigne est artiste en toutes choses.

Il l’est par son amour de la vie. D’autres, pour ainsi parler, se mettent au-dessus de la vie ou au-dessous. Ils la subissent ou ils prétendent à la dominer. Ils ne l’aiment pas. Ils ont comme un vague désir d’y échapper. Montaigne la saisit ; il l’épouse ; il resserre à tout instant son intime commerce avec elle. Il est persuadé qu’elle n’est odieuse, ou pesante, ou méprisable, qu’à celui qui ne la connaît pas, et qu’à mesure qu’on la connaît davantage, on la voit plus belle. De là son « réalisme ». « En définitive, dit Doudan, nous n’aimons que deux choses : l’idéal et notre ressemblance. » Et c’est ce que Ruel, sans y songer peut-être, analyse et commente ainsi : « Tantôt l’art représente les hommes tels qu’ils sont et sert comme de témoin à la morale : voilà ces vices qu’elle veut corriger ; ces crimes qu’elle veut punir ; ces luttes dont elle nous apprend à sortir victorieux ; ces souffrances qu’elle donne le pouvoir de supporter. Tantôt il nous imagine tels que nous devrions être, et semble alors, en élevant nos âmes par le spectacle des vertus auxquelles la morale nous exhorte, chercher à nous donner des forces pour les pratiquer. » De ces deux formes d’art, Montaigne a choisi la première, qui est la moins philosophique et la plus artistique. Il creuse la vie en souriant. Il s’y enfonce avec d’autant plus de complaisance qu’il se sent de force à s’en détacher au moment même où il le voudra. Il l’analyse dans l’histoire, dans les voyages, dans ses voyages, autour de lui, en lui, dans les grands faits, plus encore dans les petits faits et menus incidents, parce que c’est là qu’il la sent comme palpiter davantage. Nul ne fut moins abstrait. La Bruyère, auprès de lui, a l’air d’opérer sur des abstractions. Molière lui-même, et Ruel n’a pas eu tort d’aller hardiment jusque-là, Molière est abstrait, en ce sens qu’il est exclusif de tous les traits de caractère qui dépassent les limites du rôle : « Si l’on ôte aux personnages de Molière la passion qui est le trait essentiel de leur caractère, on voit bien qu’ils n’existent plus. Qu’est-ce qu’Alceste, s’il n’est plus le misanthrope ? Faites la même épreuve pour les personnages de Shakespeare… » Ainsi chez Montaigne. La vie en sa complexité, en son détail, en ses contradictions est dans chaque page de ce registre de l’humanité. Il voit les hommes comme un Saint-Simon sans méchanceté, et c’est-à-dire qu’il les voit mieux ; il les voit comme un Molière affranchi de l’optique de la scène, et c’est-à-dire qu’il les montre mieux ; et il les voit à travers les animaux, comme La Fontaine, mais sans intention satirique, ou plutôt avec cette seule intention à demi-satirique de nous faire nous demander si c’est nous qui sommes raisonnables ou si c’est eux : et c’est-à-dire qu’il montre la vie dans toute son ampleur, depuis ceux où l’on croit qu’elle balbutie jusqu’à ceux où l’on se flatte qu’elle parle.

Le sentiment de la vie est tel chez Montaigne qu’il semble effacer l’art et qu’il nous paraît que c’est la vie elle-même, telle qu’elle est, en face de quoi nous sommes placés, ou plutôt au sein et au fond de quoi on nous plonge.

Artiste, Montaigne l’est encore par son amour de la vérité. C’est une sottise de dire que l’art est fiction. C’est la philosophie qui est fiction. Celle-ci consiste à voirie monde à travers une idée. C’est vouloir le voir petit et c’est vouloir le voir factice. L’art tache de synthétiser sans systématiser. Il tâche de voir le monde par les yeux mêmes et de l’embrasser d’une vue claire et forte et comme prenante. Il n’y réussit pas ; mais au moins il ne commence pas par prendre le moyen de ne pas y réussir. Montaigne n’a pas fait autrement. Il va droit au vrai, et, s’il le trouve contradictoire, il note ses contradictions ; et s’il le trouve incohérent, il ne cherche qu’à présenter avec clarté ses incohérences, et rien au-delà. Probité d’artiste. Probité d’homme que le vrai attire, non comme beau, non comme laid, non comme moral, non comme immoral, non comme profitable, non comme dangereux, mais comme vrai. Les grands artistes ne savent que cela. La vérité les charme et les maîtrise. Ils ne la désirent pas autrement qu’elle n’est. Ils la sentent vénérable, à la sentir inépuisable. Ils ne lui en veulent jamais. Ils ne lui en veulent que de ne pouvoir la rendre telle absolument qu’ils la prennent. Montaigne est passionné de vérité comme un historien qui n’aurait aucune prétention d’artiste et qui, par conséquent, serait un artiste véritable.

Artiste, Montaigne l’est encore par son amour de la nature, si rare au seizième siècle, beaucoup plus rare, quoi qu’on en ait dit, qu’au dix-septième. Que Ruel a raison quand il nous avertit que ce n’est pas la thèse philosophique qui anime et conduit la plume de Montaigne lorsque celui-ci s’échauffe et s’éjouit à considérer les travaux des animaux ! « En réalité, ici, ce n’est pas le problème philosophique qui l’intéresse, c’est la question d’art. Ce qui le tient au cœur et ce qu’il veut prouver par cette longue série d’anecdotes qu’il raconte avec une verve inépuisable, c’est que la ruche de l’abeille ou le nid de l’alcyon — que l’abeille ou l’alcyon raisonnent ou ne raisonnent pas — surpasse de bien loin tous les ouvrages de l’homme. Un enthousiasme d’artiste le fait parler des animaux comme il en parle. La preuve, c’est cette facilité avec laquelle, au cours de la discussion, il abandonne sa thèse que les bêtes sont douées de raison : à trois reprises différentes, et chaque fois avec plus d’esprit et de grâce, il développe cette idée que les bêtes ne seraient nullement à plaindre d’être guidées par le seul instinct. La preuve encore… » — Il est vrai. Montaigne regarde et il regarde passionnément, et la nature l’enchante, et si ce n’est le tout, c’est le fond de Montaigne.

Remarquez que s’il regarde la nature en artiste, c’est en artiste encore qu’il se regarde lui-même. On s’étonne qu’il dise de lui du bien, du mal et même de l’indifférent. C’est qu’il n’est pas, à proprement parler, un moraliste. Il est un peintre qui fait un portrait, qui fait des portraits. Il se regarde curieusement à tel moment ou à tel autre, différemment éclairé, différemment disposé, triste ou gai, ou profond ou frivole, se jouant ou se morfondant, donnant une image claire ou sombre ; et ce sont portraits qu’il trace et qu’il range les uns à côté des autres, comme celui d’Épaminondas, de Caton, de Montluc, de son vigneron ou de sa chatte. Il n’est que de voir et que de peindre, qu’il s’agisse de soi ou des autres ou de n’importe quoi.

Il est artiste encore par ses admirations. Il a le culte des héros, ce qui a quelquefois embarrassé chez ce sceptique. Et considérez-le comme artiste, il n’y aura rien qui vous semble plus naturel. L’artiste aime la vérité, la vie et la beauté. L’héroïsme est précisément tout cela. Il est une vérité, et une vérité en quelque manière plus vraie que les autres, parce qu’elle est plus claire et plus lumineuse. Il éclate en une clarté sans ombre. Le vice et le crime semblent des recoins sombres où l’on ne voit pas clair et où on a peine à démêler les choses. L’héroïsme, c’est la vérité morale dans toute sa splendeur. Il semble que l’homme n’est vraiment vrai que quand il est grand. Il est vrai comme quelque chose qui remplit sa définition. L’héroïsme est la vérité humaine dans sa plénitude. — L’héroïsme est aussi la vie, la vie intense, la vie, non pas seulement supérieure, mais pleine et ample, se satisfaisant à être autant qu’elle peut être, ne connaissant ni ses limites ordinaires, ni ses coutumières défaillances. « Il est, il est, il est éperdument », dit Hugo en parlant de Dieu. Le héros est de la même façon. L’artiste contemple en lui la vie dans sa haute et pleine majesté. — Et l’héroïsme est beauté, et pour tout dire d’un mot, l’héroïsme est une force, la plus grande force qu’il soit possible de contempler ici-bas. L’artiste est amateur de force par définition même. Il voit dans la force un objet d’art incomparable, parce que l’art est synthétique et que la force l’est aussi, parce qu’elle résume et ramasse en elle, comme en un espace restreint, les parties, les éléments, les énergies qui, en dehors d’elle, sont comme dispersées et disséminées dans la nature. Ce chêne puissant, c’est toute la forêt ; ce lion, c’est toute la montagne d’Afrique : ce tigre, c’est toute la jungle : ce héros, c’est toute l’humanité.

Aussi, quand Montaigne sort un peu de sa manière ordinaire, s’échauffe, s’entraîne, s’exalte, j’allais dire devient un peu déclamatoire et je l’efface, c’est quand il parle des héros. Il semble un instant passer le vrai. Mais non ; il y reste ; il y rentre ; la vérité proprement artistique, c’est le vrai dans ses manifestations les plus pleines et les plus éclatantes.

Artiste, Montaigne l’a été encore dans sa vie même et dans son privé. La belle page que celle de Ruel sur le château de Montaigne et la terrasse et l’admirable horizon pacifique que de là l’on découvre ! C’est dans ce cadre admirablement artistique que Montaigne a pratiqué cette maxime que depuis si longtemps j’ai formulée, peut-être après une lecture de Montaigne : « L’art de la vie consiste à faire de la vie un objet d’art. » Il a fait sa vie et l’a modelée au patron de la beauté artistique. Il l’a dressée à être calme, équilibrée et souriante comme une statue de la santé ou de la jeunesse. Sa conscience fut le bon goût. Ses remords furent des « repentirs » de peintre ou de sculpteur. Ses joies de conscience furent des satisfactions d’artiste. Le propre du vice lui paraît être « d’offenser » et de faire souffrir « une nature bien née ». Une faute, c’est une dissonance. Le propre de la vertu est de « réjouir » une nature bien née et de la remplir d’une « fierté généreuse ». La vertu est une composition agréable de la vie. La vertu, c’est « l’ordre ». Une vie « exquise » est celle « qui se maintient en ordre jusqu’en son privé ». Autant d’expressions qui indiquent la morale comme étant une partie de l’esthétique. Il ne s’agit pas seulement de mettre l’art dans la vie ; il s’agit de confondre la vie et l’art de telle sorte que, si l’art c’est l’amour de la vie, la vie aussi ne soit que l’amour de l’art appliqué à la vie même. L’art, c’est la beauté peinte ; la vie, c’est la beauté vécue. Vivre autrement, ce n’est qu’une sorte de parodie de la vie véritable.

Est-il besoin de dire enfin combien Montaigne fut artiste dans ses écrits ? Oui, peut-être, pour écarter certains reproches qu’on est parfois tenté de lui faire et qui fondent, pour ainsi dire, quand on le regarde à ce point de vue. Les Essais ne sont pas composés. C’est qu’ils cherchent à reproduire le désordre apparent de la vie et de la nature. Ils sont composés comme une promenade. Et c’est-à-dire qu’ils le sont. Ils le sont comme une fable de La Fontaine. Ils le sont de cette composition supérieure qui consiste en un désordre apparent dominé par une idée ou un sentiment qui reparaît à chaque coude du chemin et à qui tout ramène la vue : « Cet ordre consiste principalement à la digression sur chaque point qui a rapport à la fin pour la montrer toujours. » (Pascal.) Ainsi compose La Fontaine, seul de tous nos auteurs classiques et romantiques pareillement ; ainsi (quelquefois) compose Rousseau ; ainsi compose Montaigne, et il se trouve que le livre composé ainsi doit l’être bien, puisque l’impression finale, quoi qu’on en ait pu dire, est si nette ; et puisque cette vérité de la grandeur et de la faiblesse de l’homme en sort aussi éclatante que d’un sermon de Bossuet ou d’une argumentation de Pascal.

Et si, de l’ensemble, nous passons au détail, nous voyons, presque sans qu’il nous soit besoin d’y regarder, à quel point un art instinctif de composition préside à la rédaction de la moindre page de Montaigne. Une page de Montaigne est une mélodie capricieuse, gouvernée par un leit-motiv très précis, très sûr, mais très libre lui-même, en ce que, à chaque fois qu’il se présente, en même temps qu’il ramène l’idée maîtresse, il en donne une nouvelle nuance. De là et cette unité dans la variété, comme disent les vieux traités d’esthétique, et, pour le lecteur, cette sécurité dans la liberté. On se promène, on flâne, on revient sur ses pas et en même temps on sent bien que l’on avance, et l’on sent bien qu’on tourne ainsi, non jamais pour quitter la question, mais pour la parcourir toute. Le chapitre de Montaigne est un labyrinthe où l’on se sent conduit par quelqu’un qui tient le fil, et qui, à cause de cela, ne se prive point de vous en développer l’embarras incertain. Et aussi, c’est un plaisir à Édouard Ruel, dans les pages les plus étonnantes et les plus vraies de son ouvrage, de comparer un article de Montaigne à une symphonie de Beethoven, ou de le noter, paragraphe par paragraphe, de manière à le transposer en musique et en faire une manière d’oratorio, en le suivant comme pas à pas depuis d’allegro initial jusqu’au finale.

Et ce qui achève de peindre Montaigne comme artiste, c’est qu’il ne se doute point qu’il le soit. Ah ! s’il s’en doutait ! Immédiatement quel Rousseau, ou quel Chateaubriand ! Ce n’est pas pour médire de ceux-ci. Mais, certainement, Montaigne, sinon plus grand, est plus sympathique, parce qu’il s’est toujours considéré tout simplement comme un de nous. Toujours en train de se peindre, il croit toujours qu’il peint l’homme ; extrêmement curieux de style, il a juste assez de scrupule à cet égard pour remplir tout son talent d’écrivain, juste assez de bonhomie pour n’avoir point de coquetterie, si ce n’est très rarement et pour avoir ce charme de la demi-négligence que, seul avec lui, La Fontaine, qu’on retrouve toujours quand on parle de Montaigne, a su avoir. Que ceci est bien dit : « Montaigne a cet avantage sur les historiens et sur les philosophes qui écrivent sur l’art, d’être artiste ; et aussi sur les artistes, de ne pas même se douter qu’il le soit. » Les artistes, qui s’analysent eux-mêmes et qui se font eux-mêmes objets d’art à montrer au public et à faire tourner devant lui, font songer à une pendule où ce seraient « les aiguilles qui mettraient les rouages en mouvement ». Que Montaigne est différent ! Il ne s’explique pas, il ne se monte ni ne se démonte devant nous. Il vit naïvement, mais il vit d’une manière eurythmique et harmonieuse, semblable à ces « horloges de cristal où l’on voit tout à la fois la marche des aiguilles et le mécanisme intérieur ».

Et c’est en cela plus qu’en tout qu’il est artiste jusqu’au fond de l’âme. Tout artiste ordinaire, et même très grand, est double. Il y a l’homme et il y a l’artiste. Mettez, en termes un peu gros, qu’il y a le bourgeois et qu’il y a le comédien. Jamais Montaigne n’a joué un rôle. Jamais il n’a, à un moment donné, endossé le comédien. Il a été ondoyant, il a été divers, il a été multiple ; double, jamais. L’artiste et l’homme en lui se sont pleinement confondus de telle manière qu’il n’a pas été possible que l’un dît un mot à l’oreille de l’autre. J’imagine qu’ainsi fut Platon.

C’est pour cela qu’il est si près de nous, beaucoup plus près, j’en suis sûr, qu’il ne fut de ses contemporains. Non que je veuille dire que l’art ingénu soit notre fait et que nous ne soyons pas comédiens. Me préserve le ciel de nous méconnaître à ce point ! Mais précisément à cause de cela, la sincérité artistique nous ravit. Épris d’art jusqu’à je ne sais quelle exagération de la sensibilité, nous voudrions que l’artiste le fût tellement jusqu’au fond et qu’à ce point il ne fût pas autre chose, qu’il parût ne plus l’être, comme nous demandons à une glace de paraître le vide et de ne point sembler exister entre les objets et nous, comme nous demandons à l’eau d’un lac d’être transparente jusqu’à nous faire oublier qu’elle existe quand nous regardons au travers d’elle les mousses, les rochers et le sable fin. Quand nous sommes en présence d’un artiste qui non seulement nous donne cette surprise « que nous croyions trouver un auteur et que nous trouvons un homme », mais qui même ne nous la donne pas, et avec qui, entrant comme de plain-pied, nous continuons la conversation que nous avions avec nous-même, et entendons notre propre parole intérieure avec, seulement, plus d’accent et plus de grâce, et encore avec l’accent précisément et avec la grâce que nous voulions y mettre et que nous pensions que nous allions y mettre ; alors, notre sens artiste est si pleinement satisfait qu’il n’est rien au monde qui pût le divertir d’une jouissance qui lui paraît être l’exercice même de lui-même.

Telles sont les idées que Ruel a exprimées dans ce volume, excellemment, souvent à merveille, avec un talent de critique, de peintre et de virtuose incomparable et que je commence à être las de gâter, sous prétexte de vous y introduire.

***

Dans un second volume, dont on verra comme les pierres d’attente et les jalons dans l’appendice, après avoir traité de l’artiste, il eût certainement traité du philosophe et en montrant, ce qu’il avait déjà fait en partie, quels rapports étroits il y avait entre le tour d’esprit artistique de Montaigne et sa philosophie. Il est très clair que Ruel eût repris l’idée de Sainte-Beuve : « Il y aurait à écrire un chapitre sur le dogmatisme de Montaigne », et qu’il aurait une fois de plus montré à quel point Montaigne est loin d’être le pur « pyrrhonien » qu’a inventé Pascal. On sait assez que je suis de cet avis ; mais je suis un peu ce mulâtre qui n’aimait pas qu’on poussât la conviction jusqu’à être nègre, je crois bien que Ruel eût été de mon avis jusqu’à entrer en contradiction avec moi. Il eut montré, et c’est facile, que Montaigne n’était point sceptique, d’abord parce que personne n’est sceptique absolument, et il n’y a rien de plus faux que le mot de Royer-Collard : « On ne fait pas au scepticisme sa part » ; et la vérité est qu’il n’est sceptique qui ne fasse sa part au scepticisme ou, ce qui revient au même, qui ne la fasse à autre chose. — Il eût montré ensuite que ce n’est point d’un sceptique que d’avoir le culte des héros et de raffoler des grands hommes et d’être si grand adversaire par avance de M. de La Rochefoucauld, que, loin de rechercher aux actes héroïques de subtiles interprétations qui les ravalent, on cherche, au contraire, « à leur prêter quelque tour d’épaule » pour les faire plus grands même qu’ils ne sont. « Ce n’est pas tant l’antiquité qu’il aime que la vertu… Est-ce du scepticisme, cela ? » — Il eût mis en garde contre une erreur enfantine qu’on fait toujours et que Voltaire a dénoncée dans une jolie note à sa préface du Poème sur le désastre de Lisbonne : « Il est toujours malheureusement nécessaire d’avertir qu’il faut distinguer les objections que se fait un auteur de ses réponses aux objections et de ne pas prendre ce qu’il réfute pour ce qu’il adopte. » Il eût prévenu aussi le lecteur contre une erreur presque aussi niaise, qui consiste à prendre ce qui est constatation pour théorie propre à l’auteur, et, par exemple, les maximes de perversité des tyrans de Corneille pour pensées cornéliennes : « On a souvent pris dans Montaigne ce qui n’est qu’observation artistique pour du scepticisme. » Et il ajoute : « Et lui-même s’y trompe », ce que je ne crois point, Montaigne n’étant guère un homme qui se trompe. — Enfin, il eût mis en vive lumière à quel point Montaigne croyait à beaucoup de choses et comment son prétendu scepticisme n’était souvent qu’une arme de sa raillerie.

Rien de mieux. Je crois pourtant que Ruel avait tendance à aller trop loin dans ce sens. « Il y a un chapitre à écrire sur le dogmatisme de Montaigne », non un livre. C’est une affaire de degré. On n’est jamais sceptique absolument et l’on n’est jamais absolument le contraire. Entre ces deux extrêmes, il faut bien reconnaître que Montaigne est, tout compte fait, plus près du premier que du second. Bossuet, Pascal, Malebranche et Voltaire ne se sont pas trompés à ce point. Il y aura toujours un peu plus de vrai que de faux dans les vers aimables de Voltaire :

Montaigne, cet auteur charmant,
Tour à tour profond et frivole,
Doutait de tout impunément
Et se moquait très librement
Des bavards fourrés de l’École.

Montaigne est sceptique de tempérament et avec tempérament. C’est un sceptique qui a l’imagination stoïcienne ; — et c’est un sceptique qui s’aperçoit que le scepticisme s’accommode merveilleusement avec le christianisme dans un esprit bien fait, et qui n’est pas fâché du tout de cette rencontre. Il me semble que voilà à peu près la mesure. Montaigne est sceptique par profond mépris de la sagesse humaine, et il se plaît à la moquer et à la confondre. Son scepticisme tombe devant les grandes et belles actions, parce qu’il n’est scepticisme qui ne doive tomber devant elles, qu’elles soient de Caton, de Socrate, ou de ces pauvres paysans stoïques sans le savoir qui « ne se couchent que pour mourir ». Et rien n’est plus juste que d’avoir senti que le scepticisme ne se réfute que par les actes. — Et, enfin, s’avisant que la religion où il a été nourri a le même mépris que lui pour la débile raison humaine et tient qu’elle n’est que ténèbres si elle n’est éclairée de Dieu, et que cette religion, aussi, a pour les actes humains plus de mépris que lui et ne croit pas à la force de la volonté humaine si elle n’est soutenue d’un secours d’en haut ; Montaigne ne sent aucun besoin de se séparer, ni même de se détacher à demi, d’une religion qui lui donne raison quant à la raison, et qui, quoique étant plus sévère que lui quant à la volonté, répond cependant ici même à sa pensée générale, laquelle n’est pas autre chose que le mépris gai de l’orgueil humain.

Et ainsi Montaigne est sceptique, non pas tout à fait comme l’est un chrétien ; mais comme l’est un homme qui trouve dans le christianisme une haute raison dont il a en lui tous les principes et toutes les premières démarches.

Et ceci nous amène à ce qui aurait été certainement la conclusion de tout l’ouvrage de Ruel. L’auteur nous aurait montré Montaigne non seulement très peu sceptique, non seulement chrétien, mais encore — j’entends même dans son livre — sensiblement catholique. Il aurait dit : « Il n’y a point de fin en nos inquisitions ; notre fin est en l’autre monde. » — « Voilà le chrétien, aussi nettement que possible. »« Car ils savent [les chrétiens] que la justice divine embrasse cette société et jointure du corps et de l’âme, jusques à rendre le corps capable des récompenses éternelles et que Dieu regarde agir tout l’homme et veut qu’entier il reçoive le châtiment ou l’éloge selon son mérite. » — « Voilà le chrétien, non seulement selon l’esprit, mais selon le dogme. Mais voici le catholique, et le catholique éloquent, et le catholique belliqueux à ce point que la page semble être détachée de l’Histoire des variations des Églises protestantes : « La vraie condamnation et qui touche la commune façon de nos hommes1, c’est que leur retraite même est pleine de corruption et d’ordure, l’idée de leur amendement chafourée, leur pénitence malade et en coulpe autant à peu près que leur péché… Ils font tout à l’opposite des préceptes stoïques, qui nous ordonnent bien de corriger les imperfections et vices que nous reconnaissons en nous ; mais nous défendent d’en altérer le repos de notre âme ; ceux-ci nous font accroire qu’ils en ont grande déplaisance et remords au dedans ; mais d’amendement et correction, ni d’interruption, ils ne nous en font rien apparoir. »

Et cette page, citée par Ruel, est, en effet, très significative. Montaigne, même comme écrivain, comme penseur, sans que nous tenions compte de ce que l’homme était et de ce qu’il pouvait être par habitude, Montaigne était évidemment plus près des catholiques que des protestants. J’en ai dit quelques raisons en mon article sur Montaigne2. J’y ajoute celle-ci. Non pas en ses commencements, mais très vite au cours de son évolution, la religion nouvelle a été une forme de l’individualisme, une exaltation du moi, une proclamation de l’autonomie personnelle, et, en un mot, ç’a été un christianisme retourné ; car, jusque-là, le christianisme était essentiellement humilité et voilà qu’il devenait essentiellement orgueil. Montaigne n’est pas un Pascal, il n’est pas un Bossuet ; mais tout autant que le second et peut-être plus que le premier, il déteste, raille et méprise l’orgueil humain. Voilà le fossé profond qu’il voit entre le protestantisme et lui. Il ne peut pas y en avoir de plus infranchissable.

— Mais il est stoïcien, au moins d’imagination et de tendances, et le stoïcisme est parfaitement fondé sur l’orgueil.

— Je le sais bien ; mais voyez que Montaigne sent l’objection et y répond : sans doute, le stoïcisme est fondé sur l’orgueil ; mais il vise à la correction des passions et à la paix de l’âme. Son orgueil est dans son principe et à croire que l’homme est capable, à soi tout seul, de dompter ses mauvais penchants ; mais son orgueil ne se retrouve plus dans sa conduite et dans la fin de cette conduite. Il tend à la purification et à la paix du cœur, tandis que la religion nouvelle tend à la purification du cœur et au triomphe de l’orgueil, qui maintiendra le cœur dans cet état belliqueux, agressif et violent, dont je dis qu’il est une pénitence malade et en coulpe autant à peu près que le péché.

Voilà bien le fond de la pensée de Montaigne sur le protestantisme. Il y voit un orgueil plus grand et comme plus continu et plus continué que celui du stoïcisme ; et lui est humble ; tout au moins veut-il l’être ; ou tout au moins veut-il qu’on le soit.

Certes, il ne faudrait pas trop insister sur ce point et faire de Montaigne un catholique très ardent. Mais c’est qu’aussi on a trop donné de l’autre côté. On en a trop fait un sceptique et on a trop dissimulé ses antipathies bien réelles et très manifestées à l’endroit de Genève. Une note en marge, comme en écrivait Bayle, pour nous délasser un moment. Dans l’édition de Montaigne publiée en 1826 par J.-V. Le Clerc, il y a un Index assez bon. Cherchez-y Protestantisme, Huguenots, Calvin, Réforme ; vous n’y trouverez rien du tout. Le rédacteur de l’Index n’a pas fait attention aux cent passages où Montaigne parle de ces choses. C’est qu’il n’est pas bon d’attirer l’attention du lecteur sur ces passages-là. Cherchez-y Religion. Vous trouverez ceci : « N’a point de fondement humain plus assuré que le mépris de la vie. — Les hommes ne s’en servent communément que comme d’un moyen pour satisfaire leurs injustes passions. — Quelle est la plus vraisemblable des opinions humaines touchant la religion ? — Il faut une religion palpable pour le peuple. — Zèle de la religion souvent excessif, par conséquent injuste. — A porté les chrétiens à détruire les livres des païens et à diffamer l’empereur Julien. » — C’est tout. Le lecteur qui prend l’Index pour guide impartial de la lecture prendra cette idée : 1º que Montaigne n’a jamais parlé du protestantisme ; 2º que Montaigne a très peu parlé de la religion et n’en a guère discouru que pour dire qu’elle était un prétexte aux hommes à satisfaire leurs mauvaises passions ; que le zèle de la religion fait perdre la notion de la justice et que les chrétiens sont des Vandales et des diffamateurs. Ceci n’est-il pas caractéristique de l’esprit dans lequel on lisait Montaigne en 1826 et de celui dans lequel on voulait qu’il fût lût ? Ne fût-ce que pour ramener à la réalité des choses, il n’était peut-être pas mauvais qu’on réagît.

Telles sont les lignes générales du volume qu’a écrit Ruel sur Montaigne et de celui qu’il aurait écrit. Celui que nous avons est exquis ; celui que la mort nous a dérobé eut été peut-être contestable sur certains points, mais tout au moins d’une pénétration et d’une élévation singulières.

***

Pendant qu’il le préparait, Ruel sentait ses forces décliner. Dès l’âge de trente ans environ sa santé avait été précaire. Bien souvent il prenait sur lui, sur sa réserve de forces, pour aller faire son cours du lycée Molière ou de l’École des Beaux-Arts. Il refusait des travaux de librairie qui étaient des travaux d’artiste littéraire et qui le séduisaient fort, sans vouloir donner le véritable motif de son refus qui n’était que trop légitime. Il cachait aux siens et peut-être à lui-même, pour être plus sûr de le cacher aux autres, le mal profond qui le minait. Il se soignait mal, du reste, préférant soigner sa mère, qu’il adorait et dont il était adoré. Comme dit, avec une simplicité touchante et digne du sujet, M. Charles Dejob dans une notice sur Édouard Ruel : « Il se concentrait de plus en plus dans la vie de famille et dans la charité. Il n’allait point aux eaux qui auraient pu le soulager ; mais à celles qui pouvaient soulager sa mère ; là, il faisait à pied de longs trajets pour lui apporter l’eau d’une source qu’on disait plus pure ; quelquefois, courbé en deux par des douleurs d’entrailles, il exigeait qu’on le laissât accompagner une sœur malade dans des promenades en voiture. Il fallait le surveiller pour l’empêcher de mettre ses habits neufs dans des paquets destinés aux pauvres ; après sa mort on apprit que les soirs de bise, il donnait à une marchande de journaux la valeur du gain qu’elle espérait, pour qu’elle rentrât immédiatement chez elle. » — Le mal triompha de lui le 3 mars 1896. Il mourut comme il avait vécu, chrétiennement, avec douceur, résignation et espérance.

Sa mort fut un coup épouvantable pour sa famille, cruel pour ses amis, sensible même pour ceux qui ne le connaissaient que de réputation et comme un des enfants les plus distingués et un des maîtres les plus exquis de l’Université de France. M. Guillaume fut profondément affecté par cette nouvelle. Mgr d’Hulst en fut désolé. Mille témoignages de tristesse et de regrets affluèrent autour de cette tombe et autour de la famille du disparu. Les élèves de l’École des Beaux-Arts se cotisèrent pour placer sur son tombeau une plaque de marbre où ils firent graver une inscription attestant leurs regrets et leur reconnaissance. Ils y joignirent une palme de bronze. M. Lemonnier, collègue de Ruel à l’École des Beaux-Arts, prononça un discours élevé et d’une grave éloquence, dont je détache ce portrait achevé où l’on reconnaîtra le goût si sûr et si attique du professeur d’histoire de l’art : « C’était un esprit d’une rare distinction, et sa vraie mesure restera dans le jugement unanime de ceux qui l’ont approché. Sa conversation révélait le goût à la fois le plus délicat et le plus raffiné, l’esprit le plus clairvoyant, mais aussi le plus ouvert, une indépendance de jugement à l’égard des choses, quelquefois à l’égard des personnes, qui n’était jamais que l’expression d’une pensée éprise de vérité. Tout cela avec une bonne grâce, une finesse, une verve contenue qui donnait un singulier attrait à une causerie, même à une discussion avec lui. Si une certaine réserve, qui se conciliait avec la plus parfaite courtoisie, la discrétion d’une âme qui se replie volontiers sur elle-même, la distinction native d’un esprit qui hait le bruit, peut-être quelques sentiments ou quelques idées qu’il n’affichait pas, mais ne dissimulait pas non plus, ont fait qu’il ne s’est révélé qu’à un petit nombre, je crois bien qu’il a dû se révéler tout entier à ses élèves de l’École des Beaux-Arts. Dans ce cours qu’il a inauguré et qui semblait fait pour lui, tant il convenait à ses qualités les plus solides et les plus brillantes, il ne se bornait pas à présenter des aperçus toujours ingénieux sur les grands écrivains, à chercher ces rapprochements vivants entre l’art et la littérature qui donnaient à ses leçons un tour tout particulier ; il faisait mieux : tout ce qu’il y avait en lui de délicatesse se changeait en enthousiasme, et, emporté par l’amour du beau, qui était la marque distinctive de son esprit, il s’abandonnait à lui-même quand il parlait d’Homère ou de Phidias, de Corneille, de Dante ou de Michel-Ange. Ici sa passion, partout ailleurs contenue, s’épanchait largement, son accent prenait une vivacité, une force bien faites pour entraîner nos élèves si sensibles, dans l’heureuse sincérité de leur nature, à tout ce qui touche et émeut. »

Je feuillette les lettres qui ont été adressées à la famille de Ruel à l’occasion de cette mort prématurée. Toutes marquent, à ne s’y pouvoir méprendre, une douleur profonde, intime et qui paraît plus être celle qu’on éprouve à la mort d’un parent que celle que donne la perte d’un ami. C’est M. Lefuel qui écrit : « Mon cher et inoubliable ami était digne des hommages que des juges compétents lui ont rendus ; mais ceux qui ont vécu dans la familiarité du cher disparu diront que Ruel a été mal connu. L’injuste sévérité qu’il avait pour tout ce qu’il écrivait, une fâcheuse et inexplicable défiance de lui-même, le souci d’une perfection impossible à atteindre l’ont empêché de produire et de remplir son mérite, dont l’étendue n’a été vérifiée que par quelques-uns, admis à l’honneur de ses confidences… Celui qui n’est plus a été tout à la fois un lettré éminent et charmant, le plus tendre des amis et le meilleur des fils… »

C’est M. Cartault, professeur à la Faculté des lettres de Paris, qui écrit : « J’apprends avec une douloureuse stupéfaction et un chagrin profond la mort de mon ami Ruel… Il y a eu lundi huit jours, je l’avais rencontré rue de Rennes et nous avions été, nous promenant, jusqu’à la Madeleine. Nous avions causé comme de vieux camarades de nos souvenirs passés, heureux de dépenser ensemble un vieux fond d’amitié ! Ruel m’avait paru très gai, très bien portant, et j’étais loin de m’attendre au malheur qui vous frappe. Je le sens, Madame, pour mon compte plus profondément que je ne saurais le dire. Il ne me reste plus maintenant un seul de mes camarades d’Athènes ; je suis le dernier, et cela est triste… »

C’est M. Texcier, professeur de rhétorique au lycée de Rouen, qui trouve le mot qui exprime peut-être au plus juste le sentiment que nous avons tous gardé de notre pauvre camarade : « J’avais conservé de lui un souvenir très particulier où un certain respect se mêlait à l’affection de camarade… »

C’est M. Mérimée, professeur à la Faculté de Toulouse, qui regrette que les circonstances ne lui aient pas permis de continuer avec Ruel les relations d’École, mais qui a gardé de lui « un souvenir bien vivant et bien affectueux » et qui souhaite vivement « qu’un livre renfermant les pages délicates et distinguées qu’il a dû laisser conserver le souvenir de celui qui, dès les premiers jours, s’était si brillamment placé à la tête de la promotion ».

C’est M. Perrot, directeur de l’École normale, qui regrette (combien ce regret a été senti et de combien de personnes !) de n’avoir pas assez fréquenté Ruel : « Si, en raison de ses habitudes de vie discrète et cachée, nous le voyions peu, ses maîtres et ses camarades savaient sa distinction d’esprit et je n’ignorais pas, pour m’en être informé à plusieurs reprises, combien son enseignement ôtait goûté à l’École des Beaux-Arts. »

C’est M. Desvergnes, ancien élève de l’École des Beaux-Arts, qui s’écrie : « Je l’aimais tant, comme professeur d’abord et comme ami ensuite !… Je l’admirais pour la finesse de son talent et de son esprit. Quelle belle âme, bien ouverte ! Ah ! comment de pareils hommes peuvent-ils être ravis à ceux qui leur sont chers ! »

C’est M. Quidou, autre élève de l’École, qui, ayant demandé et obtenu une photographie du pauvre disparu, remercie en ces termes bien significatifs : « En parcourant les ouvrages qu’il analysait devant nous, j’évoquais l’expression de ses traits ou sa déclamation si douce et si forte dans les interprétations qu’il nous faisait de Sophocle ou d’Homère, de Dante ou de Virgile… Aussi quelle consolation d’avoir, grâce à vous, une image de notre cher professeur, tant aimé, tant admiré. Je vous prie de croire que son souvenir ne s’effacera jamais de l’esprit et du cœur de ceux qui ont eu le privilège de suivre ses belles leçons ».

Même note chez ses anciennes élèves du Lycée Molière. Extrait d’une lettre de Mlle Louise Trénard : « … Il nous donnait ce qu’il y avait de plus noble, de plus exquis et de meilleur dans ses pensées. Ses leçons étaient des conversations pleines de charme, d’esprit et de bon goût, et quand notre cher professeur abordait les sujets graves, les études sur Bossuet, par exemple, nous pouvions puiser dans ses enseignements la force avec la bonté… Je me souviens avec émotion de l’air doux, du sourire bienveillant, un peu triste pourtant, que notre professeur avait en nous parlant… »

Et combien j’en laisse de côté à regret, de ces témoignages de l’affection profonde que Ruel avait excitée partout où il avait passé ! Recueillons encore ces quelques mots de Mgr d’Hulst. Il écrivait à Ruel, en 1875, dans des circonstances douloureuses : « … C’est moi qui vous remercie de votre affection. Au moment où le bon Dieu, qui m’avait déjà ôté mes parents, vient de m’enlever dans mon frère le meilleur de mes amis, il me fait retrouver dans un ami tel que vous un frère que je puis aimer en même temps d’une affection paternelle… » — Et, beaucoup plus tard, il écrivait à la mère de Ruel : « Je vous écris le jour qui était, il y a un an encore, le jour de la fête de notre Édouard… Je comprends bien que vous avez perdu votre soleil ! J’ai dit ce matin la messe pour lui et pour vous. »

Mais pour secouer un peu ces voiles de deuil, chers pourtant à ceux qui le pleurent, voyons un instant Ruel vivant et heureux de vivre pour le bien et pour le beau, voyons-le au milieu de ses amis et de sa famille ; regardons les lettres, conservées en trop petit nombre, que lui écrivaient ses camarades de l’école de Rome et celles qu’il écrivait à sa famille ; cela fera un cadre excellent, où se détachera définitivement, avec plus de vigueur que partout ailleurs, sa douce, mélancolique et pourtant souriante figure.

C’est là qu’on voit bien comme il fut chéri de tous ceux à qui il a permis de le connaître. On l’aimait pleinement dans cette rédaction du Français qui était si pleine de gens distingués et délicats. M. Thureau-Dangin l’a merveilleusement connu. Il savait à fond ce cœur sensible et tendre, un peu susceptible, parce qu’il était tendre et sensible ; et il le confessait en le caressant, en très fin psychologue et en très doux ami : « Je vous aime bien ; je plains parfois vos petites faiblesses ; mais j’estime singulièrement la droiture et la chaleur de votre cœur. Voilà les seuls sentiments que j’éprouve et que j’ai éprouvés à votre égard. » De même M. François Beslay écrivait à M. Thureau-Dangin : « Dites bien à Ruel tout le plaisir que nous a fait son envoi. Envoyez-lui de ces mots tendres et fortifiants comme en disait l’abbé Perreyve et surtout assurez-le bien que nous l’aimons profondément. »

M. Guillaume, en villégiature à Pau, en 1891, lui écrivait ; « J’ai toujours été heureux de vous voir et je vous assure que je voudrais pour beaucoup que la distance qui nous sépare disparût. Ce serait avec grande joie que je m’entretiendrais avec vous dans ce beau pays que vous admireriez et dans lequel j’essaye de guérir. »

M. Charles Lefebvre, compositeur de musique, nous donne la note de l’École de Rome à l’égard de Ruel. Il lui écrivait de Rome au 21 mai 1872 : « … Et, maintenant, mon cher Ruel, il ne me reste plus à te dire que ce que plusieurs d’entre nous t’ont dit avant moi sans doute, mais pas plus sincèrement : c’est que, le jour où tu reviendras au milieu de nous, tu seras accueilli à bras ouverts, et que tout le monde ici conserve de toi le plus sympathique souvenir. » M. Lafrance, le statuaire, mort aujourd’hui, lui écrivait presque à la même date :

« Mon vieux Ruel,

« Je t’appelle vieux ; c’est avec intention (pas comme tout ce que je dis), parce que, je ne sais pas comment tu t’y prends, mais tu as un chic tout particulier pour t’attirer les sympathies ; et c’est à cause de cela que nous te regrettons tous, et parce qu’il me semble, aussi à cause de cela, qu’il y a longtemps que nous sommes amis… C’est tous les jours ou à peu près qu’il y a quelqu’un ici qui nous adresse cette phrase, ou une variante : “Nous n’avons pas encore écrit à Ruel ? ou bien : à ce pignouf d’Athénien ; ou bien : à cette canaille d’Édouard…” Comment as-tu fait ton voyage ; et comment te trouves-tu dans le royaume de Thésée ? M. Burnous [Burnouf] a-t-il été aimable avec toi ? Tes copains sont-ils gentils ? Et l’archéologie ?… »

Autant en dit, et aussi chaudement, M. Jacquet, le graveur, aujourd’hui membre de l’Institut : « … C’est que, dame, on n’en trouve pas souvent une Académie comme celle de France à Rome, et si tu en as emporté un bon souvenir, je puis t’assurer que tu en as laissé un excellent. En quittant la gare, avec mon vieux Lafrance et Merson, nous n’étions pas gais. Cela ne doit nullement t’étonner, car ta nature si bonne et si franche est bien faite pour attirer toutes les sympathies. Je regrette ton départ en ce qu’il a enlevé à l’Académie un charmant camarade, et qu’ensuite j’aurais bien désiré qu’un séjour un peu plus prolongé mît plus d’intimité entre nous et me mît à même de te prouver l’amitié que j’ai pour toi. »

Petit tableau d’un coin de l’Académie de Rome dans une lettre de M. Leclerc, l’architecte : « Certes, mon cher Ruel, les oreilles doivent te tinter, car on parle bien souvent de toi ici. Nous n’avons plus ce fervent catholique à combattre, et nos discussions, jadis épineuses, sont maintenant d’une fadeur désespérante… Ce n’est pas seulement pour tes fermes convictions que je parle. En dehors de celles-ci, nous avons trouvé en toi un homme de cœur, et tu peux dire que tu as emporté nos sympathies et nos regrets… »

De Venise, le 10 avril (1872 probablement), M. Blanchard, le peintre, s’excusait et battait gentiment sa coulpe d’être un correspondant irrégulier, et, au cours d’une longue lettre charmante, il écrivait avec cette mélancolie préalable ou préventive qui est si aimable chez les jeunes gens : « … On ne leur en fichera pas tous les jours des hommes comme toi, et s’ils passent à côté sans savoir les apprécier, ils sont indignes de vivre. Ne fais pas le modeste et ne rougis pas. [Très exact. Je revois Ruel. Il avait cette mollities frontis qu’on avait remarquée chez Virgile, comme il en avait le molle atque facetum.] Les hommes de cœur sont rares, et tant pis pour ceux qui ne savent pas en faire sortir l’étincelle… Pour ce qui est de moi, mon vieux, je n’ai pas été si bête ; et je te jure que je t’ai compris. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. J’ignore si la vie ne nous jettera pas l’un d’un côté, l’autre de l’autre ; s’il se passera du temps avant que nous nous rencontrions de nouveau. Mais maintenant c’est fait ; et que ce soit l’année prochaine ou dans dix ans que nous nous retrouvions, ce sera la main d’un ami qui serrera la tienne quand mes cinq doigts rencontreront tes phalanges grecques. »

Et, maintenant, c’est à Ruel lui-même que je donne la parole, comme la lui donnait à l’École normale M. de la Coulonche, qui l’aimait tant, qui l’avait distingué tout de suite dès Charlemagne ; et c’était un silence attentif et presque respectueux qui s’établissait dès qu’en effet Ruel était constitué ainsi l’orateur du jour. En quittant la France pour Rome et Athènes, à Marseille, le 27 novembre 1871, il écrivait à ses parents :

« Ma bien chère petite mère, mon bon père,

« J’espère que vous m’avez dit la vérité ; que tout s’est bien passé, que vous vous portez tous bien. Je vous en supplie, prenez courage et patience. Certes, il est bien dur pour nous tous de nous séparer ; mais comme je vous l’ai dit, je crois qu’il était de mon devoir de partir, afin de me développer et de me former. Ce n’est point l’ambition qui m’a décidé, mais cette pensée que nous devons compte à Dieu de ce qu’il nous a pu donner d’intelligence, que nous ne sommes que ses instruments et que nous ne devons songer qu’aux moyens de devenir le plus forts possible pour la défense du bien, de la vérité et de tout ce qui est grand et beau. Je vous aime et vous embrasse, comme votre enfant d’abord, dont le cœur vous appartient tout entier, qui ne saura jamais reconnaître tout ce que tous deux vous avez fait pour lui, et qui sent, beaucoup plus qu’il ne vous l’a montré, combien sa vie et son âme sont intimement liées à votre vie et à votre âme : mais je veux aussi que vous songiez que cet enfant qui vous aime tant est capable de mériter quelque respect et quelque estime de la part des autres hommes ; je veux faire honneur au nom de mon père et à l’éducation que m’a donnée ma chère maman. Soyez tranquilles, on peut s’aimer de loin aussi bien que de près. [La lettre suivante montrera assez que de la part de Ruel ceci était pieux mensonge.] Et même, lorsqu’on est séparé de ceux qu’on aime, alors l’affection devient plus grave, plus sévère, plus profonde. J’aime aussi de tout mon cœur, de loin comme de près, mes deux bonnes sœurs, qui m’ont montré, par leurs bonnes grosses larmes, combien elles m’aimaient, et aussi mon brave Henri [son frère], mon meilleur ami, qui est un homme à présent et sur qui je compte pour donner de la patience à papa et à maman. Ô ma famille chérie ! je sais bien que souvent, près de toi, j’ai été fantasque, bourru, égoïste, emporté, de mauvaise humeur ! Mais, je puis le dire avec orgueil, je ne sais s’il est beaucoup de jeunes gens qui aiment le foyer de la maison comme je l’aime ! Je ne connais ni n’ai envie de connaître le monde ; je n’ai jamais été et n’irai probablement jamais à ses fêtes, à ses bals. À part quelques amis, dont le meilleur est parti pour toujours, toute ma vie s’est passée près de mon père, de ma mère, de mon frère, de mes sœurs ; et, après cette absence qui, je l’espère, ne vous semblera pas trop longue, je reviendrai près d’eux plus digne de leur affection, plus sûr de pouvoir tranquillement vivre toujours avec eux. Je vous aime, je vous aime, je vous aime, et je vous embrasse mille fois. Croyez-moi, la distance n’est rien. Seul dans ma chambre d’hôtel, je vous vois près de moi ; j’entends le son de votre voix et je ne suis plus seul ; et vous, ne vous croyez plus séparés de moi. Je vous aime tant que je crois que je pourrai toujours me figurer que je suis près de vous et ainsi moins souffrir de cette séparation… »

Et voici précisément la réplique touchante à cette touchante lettre ; et toutes les deux sont adorables. Il écrivait d’Athènes à ses parents au moment de rentrer en France (1874) :

« Mes chers bien-aimés,

« Je me décide à rentrer. Vous me rendrez cette justice que j’ai fait tous mes efforts pour allonger mon exil le plus possible. J’ai le mal du pays, le mal de la famille à un degré un peu violent. Ma vie, ici, depuis tantôt un an, est vraiment trop triste. Comme je n’aurai aucun avantage à la prolonger, j’abrège. Je pars d’ici sans autre regret que de laisser la famille de mon consul d’Espagne qui m’a si bien accueilli. J’aurais, certes, beaucoup de peine en leur disant adieu ; mais, pour le pays, tout magnifique qu’il est, je le quitte avec joie. Mon cœur n’est pas là… Je vais donc revivre ! Savez-vous bien que je suis à moitié mort ici ! Personne à aimer. Mais je vais me retrouver en vous embrassant. Décidément, je ne suis pas né voyageur, — ou bien il me faudrait voyager avec quelqu’un que j’aimerais beaucoup. Que je suis content d’en avoir fini avec cette vie ! Mais mes pauvres amis d’Espagne ! Je voudrais bien les emmener. Pauvres bébés que je n’embrasserai plus jamais ! »

Certes, celui-là était déraciné partout, parce qu’il poussait des racines partout où il séjournait, et, de là, ces traces de brisure et d’arrachement que l’on trouve à chaque instant en lui ; mais, au demeurant, ses racines les plus profondes étaient au foyer domestique.

Voulez-vous le voir un peu déridé et souriant, comme il n’a pas laissé de l’être souvent ; car si les tristesses sont faites d’amour, les bonnes humeurs sont faites de bonne conscience. Dans cette même lettre de Marseille, citée plus haut, qui est le délicieux Nos patriam fugimus d’Édouard Ruel, je relève cette impression de voyage, vive et lumineuse, et cette anecdote joliment contée :

« J’ai trouvé Marseille charmante. Quelle différence avec Lyon ! Quelle vie ! quelle animation ! Du monde, des voitures, et puis le soleil. Hier, à Lyon ! j’ai grelotté toute la journée. Aujourd’hui j’ai chaud (27 novembre). Le matin, nous avons été visiter le port. J’ai vu passer le blé dans des tamis qui sont suspendus à trois pieux. J’ai vu cette population de vauriens de tous les pays qui grouille sur les quais. Puis, nous avons pris un batelier, un bon type de Marseillais, qui nous a conduits à l’île d’If, où est le fameux château d’If, d’où, comme nous l’a raconté notre marin, le comte de Monte-Cristo s’est jeté à la mer. Puis, nous avons flâné, puis dîné, puis je vous écris, puis je vais me coucher. En somme, je suis très content de Marseille. La ville est gaie, peinturlurée un peu de couleurs voyantes, pleine de monde, de gens qui ont l’air ou intelligent ou canaille, enfin qui ont une figure qui dit quelque chose. Le matin, pour aller de l’hôtel à la gare, j’ai pris une voiture. Quand vint le quart d’heure de Rabelais, je dis à mon cocher : “C’est trente sous ? — Eh ! oui, monsieur. — Rendez-moi, lui dis-je en lui tendant deux francs. — Parfaitement” (mettez l’accent). Il fouille dans sa poche, d’un air convaincu, puis, la figure affligée et en montrant des pièces de vingt sous : “Té ! Je n’ai pas de monnaie !” À Paris, le cocher aurait mis grossièrement la pièce dans sa poche en disant d’un ton bourru : “Pas de monnaie !” À Marseille, mon homme aime mieux se ficher de moi, poliment, avec obligeance. — Ils sont polis, prévenants, bavards, toujours souriants, toujours farceurs. Ce matin, je rencontre un roulier qui causait avec ses chevaux. L’un d’eux, en marchant, dodelinait de la tête nonchalamment. Le charretier lui dit, à lui, au cheval : “Il sé balancé, qué, il sé balancé.” »

Du même ton, autre histoire, histoire parisienne, histoire d’histoire littéraire. Ruel était à cette époque à l’École normale (probablement 1871) :

« Mon cher Maurice,

« Il faut que je te raconte ma matinée. Cela te distraira peut-être. J’ai fait des vers où je demande pour notre pauvre pays des prières, comme d’autres demandent des canons. L’idée me vint de les publier. Je pensai à la Gazette (Gazette de France) ; mais je me dis que le vieil Escande ne ferait pas attention à moi. Peut-être Veuillot, pensai-je… Si j’allais trouver Veuillot ? Après tout, c’est un homme à connaître. J’y allai l’après-midi. On me dit de revenir le lendemain (c’est-à-dire aujourd’hui) entre midi et une heure. Je laissai mes vers et ma carte, où j’avais ajouté à la main : “ancien élève de Stanislas”, pour ne pas trop effaroucher Veuillot par mon titre d’élève de l’École normale. J’arrivai à l’Ermitage à midi un quart : “C’est moi, monsieur, qui vous ai fait remettre hier des vers et ma carte. — Quelle est cette École normale ? Est-ce celle d’About ? (Ceci dit sur un ton !) — Oui, monsieur. — Je vous félicite d’avoir su vous y conserver.” Là-dessus il se mit à entamer un monologue, d’une façon très bienveillante et très spirituelle. Il commença par me dire qu’il ne publierait pas mes vers. (Encore une fois ! pensai-je.) L’Univers ne publie pas de vers. Lui-même, Louis Veuillot, n’y a jamais publié les siens. Puis ma pièce était écrite dans un bon langage ; les vers étaient élégants, harmonieux ; mais cane ne l’avait pas empoigné. Pas assez de force, de vigueur. — Tu comprends que Veuillot a quelque droit d’être difficile sur le chapitre de la vigueur. — Il me dit cependant qu’il ne voulait pas qu’on étalât ses muscles, qu’il n’aimait pas les Hercules qui suent ; mais, enfin, qu’il fallait des muscles. Ensuite, pour me consoler, il me dit que j’étais jeune, que j’avais l’instrument, et qu’il fallait attendre : “Vous avez l’aptitude ; attendez pour voir si vous avez la vocation. On sent que vous n’avez pas encore pleuré, et il faut avoir pleuré pour faire de belles choses en n’importe quel art. Si vous devez être un poète, un vrai, rien ne vous empêchera de l’être. Attendez. Si vous n’avez qu’un talent ordinaire, qu’importe que la vie l’étouffe ? Si la fleur ne doit pas mûrir, elle tombera d’elle-même. Cela ne vous empêchera pas d’avoir une existence belle et grande aux yeux de Dieu. Attendez. La véritable fleur de poésie est la fleur d’automne. Elle a une beauté sévère, mais forte et réelle.” — Tout cela dit avec bonté, avec esprit, élévation et sentiment, l’avoue que je n’ai jamais entendu causer comme Veuillot venait de faire. Il m’accompagna et nous causâmes encore devant la porte ouverte : “Du reste, lui dis-je, le pied sur la première marche de l’escalier, le genre de la poésie lyrique n’est pas celui qui m’attire. Je veux faire du théâtre.” Veuillot partit jusqu’au fond de l’antichambre, puis revint avec une figure toute changée : “Oh ! c’est différent ! me dit-il, et je vous déclare que je n’ai là-dessus qu’un conseil : il ne faut pas faire de théâtre. — Mais, cependant, la poésie dramatique est un art, un grand art, qui a produit de belles choses. — Peuh ! Athalie… et encore !… Hamlet ? Il y a de belles parties, mais… — Prenez l’opéra ; car la musique dramatique est sœur de la poésie dramatique ; n’avez-vous pas là de belles, de magnifiques choses ? Les Huguenots ? — Ne me parlez pas de Meyerbeer ! C’est un juif !” Et Veuillot repart pour le fond de l’antichambre. Et, revenant : “Je ne comprends en fait de poésie dramatique que des poésies dialoguées, mais destinées à n’être pas jouées. — Je comprends la poésie dramatique autrement que vous, répondis-je. Je la veux vivante, passionnée, et interprétée par des artistes passionnés. — Alors, monsieur, voici votre destinée : vous ferez la cour au parterre et vous épouserez une catin…” — Et je descendis en riant. En somme c’est un brave homme, intelligent, distingué, plein de sentiments élevés. Il m’a dit d’excellentes choses et qui s’accordent parfaitement avec mes sentiments intimes. Il ne m’a pas flatté ; mais qu’importe ?… »

Et Ruel aurait dû envoyer sa lettre à M. Louis Veuillot avant de l’envoyer à « Maurice ». Il lui aurait ainsi prouvé qu’il n’était pas mal doué pour écrire la scène dialoguée, destinée ou non à être portée sur le théâtre.

***

On voit assez quel était cet homme charmant, qui n’a rempli ni tout son mérite, ni tout son talent, ni toute sa destinée. Il était la vertu même ; il était toutes les vertus. Il était bon, officieux, charitable, scrupuleux, fier, loyal, modeste, et inaccessible même à une pensée mauvaise. Ses défauts furent des distinctions. Il était dédaigneux des vulgarités de l’esprit et du cœur, et ce n’est pas sa faute si, pour cette cause, il dédaigna, je ne dis pas beaucoup de gens, mais quelque chose dans beaucoup de personnes. Il n’était pas liant jusqu’à l’excès ; mais c’est que toute banalité lui était en horreur dans la vie autant que dans les livres. Il était peu expansif ; mais c’est que beaucoup de ses sentiments et la plupart de ses idées avaient reçu, dès les premières années de sa vie à travers les hommes, un accueil qui ne les encourageait pas à se produire pour ne pas se faire comprendre. Il était caustique, à la rencontre, mais jamais pour attaquer, et moins pour se défendre, que pour se protéger, et parce qu’il savait qu’on n’obtient le respect que, d’abord, quand on le pratique, et ensuite quand on l’impose ; et de là sa politesse qui était un avertissement et sa malice qui était une sauvegarde.

Il me faisait un peu l’effet d’un Alceste réservé, comme celui de Molière est en plein vent, et, du reste, avec toutes les profondes qualités de cœur et toute la justesse et finesse d’esprit du héros de la comédie classique. Il fallait un peu le conquérir ; mais la conquête valait la peine. Il a trouvé plus d’un Philinte et plus d’une Éliante ; mais je ne crois pas qu’aucune Célimène se soit même avisée de prétendre rattacher à son char ; car il était sincère sans être naïf. Il a eu un joli mot, qui est non seulement d’un homme très spirituel, mais d’un grand critique, sur Mérimée : « Il fait jouer ses petits drames par des marionnettes admirablement faites, qui ressemblent à s’y méprendre à des hommes. Son dessein paraît être de nous persuader, non que ces marionnettes sont des hommes, mais que les hommes ne sont que des marionnettes. » Il n’a pas voulu être une de ces marionnettes-là, et il ne l’a jamais été ; mais il a su que ces marionnettes sont capables de souffrir, et, sans se mêler à leur jeu, il a été tout de flamme pour se mêler à leurs douleurs et à leurs souffrances, et pour les soulager de tout son pouvoir.

Ses défauts intellectuels eux-mêmes ne sont que la rançon de ses qualités. Il a peu produit, parce qu’il avait la maladie du scrupule aussi bien en littérature qu’en religion, et de même qu’il ne croyait jamais avoir fait tout son devoir, de même il ne croyait jamais avoir assez bien écrit. Comparez ses reliquiæ ou ses opera interrupta à ses écrits définitifs, s’il en est qu’il considérât comme tels. Vous verrez, comment dirai-je ? que ses écrits définitifs sont plus parfaits et que ses notes sont meilleures. En se corrigeant, il ne se gâtait pas, car il avait trop de goût pour cela ; mais, enfin, il faisait plus apprêté. Un peu comme la dame qui disait devant le Colisée : « Ce ne sera pas mal quand ce sera fini », je disais devant un tableau de Baudry : « Quand ce sera-t-il terminé ? — Mais, c’est fini, me répondit le peintre, à ma confusion. Je sais bien : un tableau n’est jamais fini. X*** travaillerait encore un mois à celui-ci. Mais, pour moi, il est fini. Il ne faut pas songer au parfait ; il faut songer au satisfaisant. Les perfections effacent les vérités. » Le seul défaut de Ruel a été de confondre le satisfaisant et le parfait, et de ne pouvoir se satisfaire que dans la perfection. Nous y avons perdu quelques livres qui eussent été d’une originalité singulière et pleins de substance. Celui-ci, au moins, nous reste. Il est d’une distinction rare, d’une pénétration souvent surprenante, riche de rapprochements suggestifs entre la littérature et les beaux-arts, d’une philosophie curieuse et en même temps parfaitement accessible, d’un style riche, élégant, harmonieux et grave. C’est un livre maître. La destinée, qui n’a pas été tendre pour Ruel, ni pendant sa vie ni après sa mort, lui a dérobé successivement deux éditeurs. Monseigneur d’Hulst voulait publier ce volume. Il mourut trop tôt. Après lui, M. Ollé-Laprune se serait chargé volontiers de ce soin. Il fut également surpris par la mort. Le triste honneur m’est revenu, aidé par M. Henri Ruel, le frère bien aimé de l’auteur, d’introduire ce livre auprès du public. J’eusse voulu mieux m’acquitter de cette chère tâche, mieux montrer tout ce que fut Ruel et tout ce qu’il aurait pu être, mieux faire sentir quelle perte a été sa disparition pour l’enseignement, pour l’art, pour les lettres et pour la patrie. Que ceci soit au moins un hommage, trop faible, mais sincère, que je fais à sa mémoire, que son ombre me soit indulgente, comme lui-même me fut indulgent et amical, et que celui qui a franchi le tombeau soit doux et tendre à qui y touche.

Mégères apprivoisées §

J’en voudrais faire juges mes lectrices et qu’on organisât un petit plébiscite familier ou un petit referendum domestique comme on en institue de temps en temps dans les journaux populaires. Voici l’affaire. Elle est très grave sans en avoir trop l’air, et, du reste, comme elle est couverte du grand nom de Shakespeare, elle n’a que trop de chances d’être prise au tragique. Suffit qu’elle le soit au sérieux.

Ce Shakespeare… sa pièce n’est pas bonne, oh ! non ; mais elle a été arrangée pour la Comédie-Française de manière à n’être pas ennuyeuse et même à être divertissante ; et puis ce n’est pas de la pièce que je veux vous parler ici, mais de l’intention morale et de la conclusion édifiante. Ce Shakespeare a fait une pièce dont le titre est, selon les traductions diverses : La Mégère apprivoisée ou La Méchante mise à la raison, ou La Diablesse domptée, ce qui, à mon avis, serait beaucoup plus littéral et un peu plus exact, et où notre Anglo-Saxon s’est demandé comment on pouvait réduire la jeune femme querelleuse, emportée et criarde, la jeune femme qui fait des scènes. Il s’est demandé cela, le bon dramaturge, et il s’est répondu : « En criant plus fort qu’elle ! » Et c’est là-dessus, précisément, que je me consulte avec une anxiété douloureuse.

Il est bien entendu que ma perplexité a pour cause tout d’abord l’insuffisance de documents. L’Anglo-Saxon avait sans doute, du portrait qu’il peignait, beaucoup d’originaux sous les yeux. Mais, en France et de nos jours, nous savons assez que la femme qui fait des scènes est si rare, si rare… que la femme qui élève la voix est personnage si imaginaire… Voilà le principal embarras de cette question, et ce qui fait l’incertitude du plus appliqué et du plus consciencieux des moralistes. C’est moi. On en est donc réduit, ce qui est fâcheux en pareille matière, à procéder, contrairement aux saines méthodes, par simples déductions appuyées sur une hypothèse. Hypothèse, c’est le vrai mot ; la diablesse en France est une hypothèse.

Supposons donc qu’il existe, par exception malheureuse et accident imprévu, une femme qui soit très insupportable dans sa maison par ses gronderies continuelles et les éclats suraigus de sa voix, qui trouve à redire sur tout, à contredire à propos de toutes choses ; et que vous vous soyez donné pour mission de tempérer l’incontinence de sa bile et l’âpreté de ses humeurs. Que faire ?

Faut-il, en effet, crier plus fort qu’elle ? Je ne sais. D’abord, voilà qui va faire beaucoup de bruit dans la maison… Je dois reconnaître ici que j’ai contre moi les plus grands entre les poètes. Shakespeare d’abord, comme vous venez de le voir, et Homère ensuite, comme vous verrez. Jupiter et Junon sont sans doute l’exemplaire même et le type du ménage tel que les Grecs les plus antiques se le sont imaginé dans leurs beaux rêves. Eh bien, Junon est éminemment criarde dans Homère. On n’est pas plus criarde que Junon. Qu’a fait Homère pour Jupiter ? Il lui a donné le tonnerre et la foudre. Il n’y a pas à dire ; Homère a conclu comme Shakespeare. Il a jugé qu’il fallait que Jupiter pût faire encore plus de bruit que Junon. Contre celle qui a à sa disposition les outres d’Éole, il a estimé que ce n’était pas trop des éclats de tous les tonnerres. Quel Olympe, mon Dieu, quel Olympe !

Malgré ces autorités, dont l’antiquité m’impose et dont le génie me fait réfléchir, je garde des doutes. Crier plus fort qu’elles, Seigneur ! Parbleu ! il est bon là, Shakespeare. Il arrange les choses comme il veut. Il a sans doute sous la main un acteur magnifique, doué de poumons extraordinaires, de pectoraux superbes, devant lequel on comprend que la femme la mieux douée doit fléchir. Et, tenez, à la Comédie-Française, on a mis près de trois cents ans avant de monter La Mégère apprivoisée. Pourquoi ? Parce que pendant trois cents ans on a attendu Coquelin. Tant qu’on ne l’a pas eu, on a dû attendre. Les publics succédaient aux publics, à travers les âges, demandant tous : « Ne jouera-t-on pas La Méchante domptée ? Il est inexplicable qu’on ne monte pas ce chef-d’œuvre. » Les acteurs répondaient : « On attend le dompteur. Qu’une de nos actrices baissât le caquet devant le plus vaillant de nos sociétaires, cela irait contre la vraisemblance. Le dénouement ne serait pas accepté. On crierait dans la salle. Et après tant de cris sur la scène ! Quel théâtre, mon Dieu, quel théâtre ! »

Enfin Coquelin est venu. Ah ! celui-là, aussitôt qu’on l’a vu apparaître, on a compris tout de suite qu’il était créé par la nature pour le rôle de dompteur par la gorge. On ne lui a pas remis le rôle tout de suite, non, il fallait être sûr, il fallait un stage, il fallait une série d’expériences ; mais enfin on a fini par le lui donner, et il n’est pas un spectateur, pas une spectatrice qui n’ait loyalement déclaré : « Il est vrai ; à celui-là on peut remettre une Catarina avec confiance. Il est sûr de lui. Il triomphera. Sa victoire n’est pas douteuse. Il est le seul qui n’ait pas besoin de tonnerre. »

Tel devait être le « bon Richard » sur qui La Bruyère a fait le rondeau célèbre :

De cettui preux maints grands clercs ont écrit
Qu’oncques dangier n’étonna son courage ;
Abusé fut par le malin esprit
Qu’il épousa sous féminin visage.

Si piteux cas à la fin découvrit,
Sans un seul brin de peur ni de dommage
Dont grand renom par tout le monde acquit
Si qu’on tenait très honnête langage
                      De cettui preux.

Bientôt après fille de roi s’éprit
De son amour, qui volontiers s’offrit
Au bon Richard en second mariage.
Donc s’il vaut mieux ou femme ou diable avoir
Et qui des deux bruit plus en ménage,
Ceux qui voudront si le pourront savoir
                      De cettui preux.

Oui, mais, je vous prie, qu’est-ce que cela prouve ? Sommes-nous tous des Coquelin ? Y a-t-il plus d’un Coquelin ? Vous venez bien de voir que non. Peut-on ériger cet exemple unique en règle générale ? Il n’y a pas apparence. Chacun selon ses moyens, dira-t-on. Ah ! que nos moyens sont faibles, si nos intentions sont excellentes ! À ce propos je sais une histoire. Un de mes amis de jeunesse — je n’ai pas besoin de dire que c’était un étranger — avait une femme taillée sur le modèle de Catarina. Mon ami, qui, en sa qualité d’étranger, connaissait très bien son Shakespeare, avait voulu employer la méthode shakespearienne, méthode essentiellement homéopathique, similia similibus, comme on dit en anglais. Elle criait, il criait. C’est bien simple. Encore faut-il être propriétaire. Mais il l’était. Donc ils criaient.

Cela ne réussit point mal d’abord. Catarina était surprise. L’étonnement a beaucoup de puissance sur les femmes. Mais bientôt, avec l’étonnement, s’en alla l’éphémère victoire, et mon ami s’aperçut de trois choses, c’est à savoir que ses criailleries : 1° prolongeaient celles de sa femme ; 2° les excitaient ; 3° les autorisaient.

Elles les prolongeaient, ce qui n’a pas besoin d’être prouvé, deux personnes qui se relaient, qui se relèvent, ayant toujours un peu plus d’haleine qu’une seule et poussant plus loin leur petite tâche.

Elles les excitaient : la femme, comme l’homme du reste, mais infiniment davantage, est un être d’imitation. Elle s’imite d’abord elle-même ; déplus, elle imite les autres, ses proches, ses voisins, ceux dont l’exemple est continuellement sous ses yeux. Qu’est-ce que la mode, à laquelle la femme est si dévotement soumise ? Une imitation, une adaptation spontanée, un polycopie, un procédé essentiellement simiesque. Eh bien, la mode dans la maison démon ami était de crier. La criaillerie devenait une manière d’institution domestique. La femme de mon ami criait de son propre cru, et de plus par instinct de reproduction. Cela lui faisait deux motifs pour un. Il n’en fallait pas tant.

Et enfin les éclats de voix de Monsieur autorisaient ceux de Madame. C’était le plus grave. « Comment ! je ne pesterais pas quand tu jures ? Je ne murmurerais point quand tu grondes ? Où est la justice, alors ? Oui, dis-moi où elle est ? Un homme ne sait pas se contenir, et une femme serait maîtresse de soi ! Est-ce que c’est possible ? D’abord une femme ne doit être la maîtresse de personne. » — avait presque raison. Du moins elle avait des arguments. Mon ami n’avait fait que fournir des arguments à sa femme.

Notez que, de plus, en outre, comme dit Moréas, mon ami avait une voix de basse, et sa femme un soprano aigu. Les voix de basse se fatiguent vite, les voix de tête ne se fatiguent jamais. C’était une des supériorités oratoires (la moindre) de M. Thiers. C’est celle des femmes dans les ménages. Dans ces conditions, vouloir établir un conflit de poumons au foyer conjugal est, de la part de l’époux, une pure duperie.

Mon ami le comprit ; il renonça ; il se résigna ; il espéra dans l’avenir ; il s’en remit au temps. Il m’écrivait : « Ce n’est peut-être pas un si grand mal. L’homme est nonchalant. Il a besoin d’être réveillé. Un de vos aimables poètes, Joséphin Soulary, a écrit fort judicieusement :

Dans sa sagesse Dieu fit Ève un peu criarde,
         De peur qu’Adam ne s’endormît. »

Telle fut l’expérience faite par mon ami. La fin de son histoire, je vous la dirai plus tard.

Il ne faut donc pas crier. C’est mon avis, sauf correction. Mais que faut-il faire ? La plupart des maris que j’ai observés — à l’étranger toujours — s’en tiraient par ce silence particulier qui a toutes les apparences du mutisme physiologique. C’est le mutisme professionnel. C’est celui du soldat qui doit « se taire sans murmurer ». Quand on voudrait être sourd, il faut au moins être muet. C’est la moitié du bonheur. — Ce système, qui a du bon, a bien ses inconvénients. Il abaisse un peu la dignité maritale.

Il est une sécession, une protestation ; mais il a l’air d’une adhésion, d’un acquiescement. Qui ne dit mot consent. À quoi ? Au moins à laisser parler les autres, il semble que cela soit logique. La femme du moins l’entend ainsi. Sans doute elle n’est plus excitée, et elle n’est plus autorisée ; mais elle est abandonnée à elle-même. Elle ne crie plus par imitation, ni par émulation, ni par revendication, et c’est toujours autant de gagné ; mais elle crie par vocation, ce qui peut suffire. Elle criera moins haut, je le crois ; mais elle criera plus continûment, si je puis dire. Le ménage sera encore bien sonore. Il faut chercher autre chose.

Il ne faut pas chercher ; c’est en pareille matière que, quand on cherche, on ne trouve pas. Il faut, du côté de l’homme aussi, avoir une véritable vocation, la vocation de l’autorité. L’autorité est chose difficile à définir. Elle se sent très bien, elle se formule très malaisément. On peut essayer de la définir par ses contraires, de la définir négativement, pour ainsi parler. L’homme qui a de l’autorité ne crie jamais. L’homme qui a de l’autorité parle peu. Voilà le côté négatif. Le côté essentiel, c’est la volonté, et la volonté qui sait se faire sentir, sans s’affirmer jamais.

L’homme d’autorité, doué d’une Catarina, dira de temps en temps un mot très raisonnable, très doux, très tranquille, de peu d’effet et qui n’aura l’air de rien du tout et qu’il ne soulignera pas, et qu’il ne répétera pas ceci absolument nécessaire). Mais ce mot, il faudra que Catarina, qui d’abord n’y aura fait aucune attention, s’aperçoive que Monsieur y tient, et s’y tient, mordicus, sans en bouger, sans faire un pas ni en deçà ni au-delà, dans une obstination tranquille et arrêtée. Rien ne fait plus d’impression. Les criailleries là-dessus, c’est le torrent sur le roc. Il le fait resplendir, il ne l’ébranle pas. Ce vers classique est de moi. Le torrent, s’il est intelligent, doit finir par avoir un profond respect pour le rocher. Les femmes sont très intelligentes.

Voilà le procédé, qui, malheureusement, n’est pas un procédé. C’est un caractère. On naît comme cela ou il ne faut pas s’en mêler. Ainsi était Fénelon pour le duc de Bourgogne. Avec toute sa douceur, Fénelon était une barre de fer très élégante. Il tenait sa douceur eu réserve pour le moment où sa fermeté aurait produit toutes ses conséquences, sans qu’il en manquât une. Ainsi il dompta le petit diable le plus violent qui, paraît-il, ait jamais existé sous le soleil, ou du moins sous le Roi-Soleil, ce qui est déjà quelque chose. Ainsi Rousseau voulait-il qu’on fût pour Émile. Il voulait qu’on se transformât en un obstacle matériel, tranquille, invincible, muet. Ceci d’abord. Le raisonnement devait venir plus tard. J’ajouterai : et la douceur, et les attentions, et toutes les choses qui montrent qu’on aime. Mais la volonté, c’est ce qui doit se montrer d’abord, la volonté assurée et forte, la volonté qui ne crie pas, la volonté qui, après avoir parlé brièvement et doucement, n’ajoute rien, ne développe pas, ne disserte pas, n’est pas éloquente, se repose en elle-même et sur elle-même, montre par son calme, sa discrétion, son épargne de paroles, qu’elle est bien sûre de soi et compte parfaitement sur son fonds.

Et la victoire est-elle assurée, dans ces conditions ? Elle n’est pas impossible, elle est probable ; pour être sûre, c’est une autre affaire.

Les Catarina, qui du reste sont rares, même à l’étranger, sont de terribles personnes. Il est bien possible que, employant les moyens ci-dessus, et les employant, je l’ai dit, non comme des procédés, mais des méthodes, mais parce que telle est votre nature, vous n’ayez fait que transformer la lutte et changer seulement l’aspect extérieur des choses. Catarina a de la volonté aussi, elle est capable aussi de se contenir. Au laconisme plein de dignité, elle est fort capable, elle aussi, d’opposer une dignité pleine de laconisme. « Ah ! tu parles par monosyllabes ! Moi aussi ! Ah ! tu tranches d’un apophtegme à la laconienne ! Moi aussi ! Ah ! tu es économe de paroles ! J’en serai avare ! Mot ? Rien ! Rien ? Mot ! Et voilà. »

Et maintenant c’est une lutte de silence, et un assaut de mutisme systématique. Les voisins peuvent s’en réjouir ; mais la maison n’en est pas plus habitable. Un silence lugubre y règne. La solitude semble y régner. Car c’est le silence qui fait sentir la solitude. Mais ce silence et cette solitude ne sont pas le repos. La lutte muette est là avec toutes ses horreurs. Tels les mineurs au fond des sapes sinistres, le pic en suspens, l’oreille tendue. Oh ! quels orages recèlent ces calmes trop calmes ! Oh ! quelles tempêtes dans ces « silences succédant à des silences » ! On est très poli, on se cède le pas, on se croise avec des inclinations de tête d’une admirable dignité, on s’efface aux portes pour laisser passer. Tout cela ressemble aux manières exquises de parlementaires militaires qui viennent de ne pas conclure un armistice.

Et en effet, c’est la guerre, la guerre seulement raffinée, non plus la guerre à grands cris et à injures épiques des héros d’Homère, mais la guerre moderne, la guerre méthodique, la guerre concentrée, méditative, savante et sournoise, atroce. C’est froid et terrible comme les mémoires du maréchal de Moltke. Catarina a bien changé, Catarina la criarde. Eh non ! vous l’avez modifiée seulement, et aggravée. Vous l’avez concentrée et ramassée en elle-même. Vous l’avez rendue intensive. Elle crie en dedans. Ah ! misère ! Vanité ridicule et lamentable des efforts humains ! Le prophète a bien raison qui dit que l’homme est inquiet et mal assuré dans toutes ses voies.

Il y a une solution, vous savez, et je vous la dis ; car je ne voudrais pas vous laisser sur une impression aussi sinistre que celle que laissent généralement les prophètes. Il y a une solution, mais qui ne dépend pas précisément de nous, ni de nos méthodes infirmes, ni même de nos caractères, quelque énergiques qu’ils puissent être. Il y a une solution qui dépend de la Providence. Elle y pourvoit généralement. Ce n’est pas le mari qui redresse le caractère de la femme ; ce n’est que bien rarement le mari ; c’est l’enfant. Donnez un enfant gros comme le poing à Catarina et vous verrez un peu. C’est souverain. L’éducation des mères par les enfants, il y a tout un livre à écrire là-dessus. L’enfant enseigne beaucoup de choses à la mère, mais avant toutes, et sur toutes, la patience et la douceur, tout ce dont les Catarina ne se doutent pas. Toute Catarina, toute diablesse, tout petit tyran en jupons, a dans son cœur un esclave qui sommeille, et qui n’attend que l’enfant pour se manifester, à l’étonnement de tous, sauf de l’enfant, lequel trouve cela tout naturel. Je vous ai prévenus que je ne vous contais pas toute l’histoire de mon ami. En voici la fin, qui n’est pas moins édifiante que le reste. Deux ans après son mariage il m’écrivait : « Mon cher ami, je suis père, j’ai un petit garçon magnifique. Catarina se porte bien ; elle a bien changé ; c’est un ange. Il n’y a plus que l’enfant qui crie dans la maison. Mais il nous a remplacés tous deux avec avantage. »