Émile Faguet

1905

Propos littéraires. Troisième série

2015
Émile Faguet, Propos littéraires : troisième série, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1905, 382 p. Source : Gallica. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Efstratia Oktapoda (OCR, Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

La poésie française de 1600 à 16201 §

Messieurs,

Pour la seconde fois je suis chargé par la bienveillance de la Faculté des lettres et par celle du ministre de l’instruction publique d’occuper pour une année la chaire de mon excellent maître M. Lenient. Je remercie comme je dois et avec une reconnaissance profonde ceux qui m’ont confié ce périlleux honneur. À défaut de tout ce qu’il faudrait pour les justifier pleinement de m’avoir choisi, j’ai conscience qu’au moins par la probité et la loyauté de mon enseignement je ne trahirai point une confiance qui, tout en me flattant infiniment, va presque jusqu’à m’inquiéter ; comme aussi, à défaut de la verve entraînante et des qualités du chaleureux orateur qu’on était accoutumé à trouver dans cette chaire, j’essaierai, par une consciencieuse et scrupuleuse application, d’apporter ici une studieuse enquête, une recherche patiente, une critique éveillée et attentive, une honnête contribution enfin à l’étude toujours inachevée de la littérature française. Ma récompense m’a déjà été donnée une fois par l’attention avec laquelle vous avez bien voulu m’écouter il y a trois ans ; car il est dit, et je ne m’en plains pas, qu’aujourd’hui je dois remercier tout le monde ; elle me sera donnée encore si je réussis à entretenir, pour ma faible part, parmi vous, le goût de ces belles et bonnes lettres françaises, notre gloire la plus pure, notre entretien le plus doux, notre consolation la plus pénétrante, notre viatique aussi le plus salutaire, s’il est vrai, comme on l’a dit et comme je le crois, que « c’est avoir profité que de savoir s’y plaire ».

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Je compte étudier avec vous cette année les poètes du commencement du xviie siècle. C’est une période curieuse et attachante de notre littérature. C’est ce que nous appelons une période de transition. Toutes les périodes sont de transition, naturellement. Cependant le mot n’est pas impropre, et il signifie quelque chose. Il y a des périodes littéraires qui, sans jamais avoir une unité absolue et sans pouvoir jamais être contenues tout entières dans une formule, cependant, en leur marche générale, en leur ensemble, paraissent bien obéir à un certain esprit et se ramener à une pensée commune. Elles ont leur unité, si vous voulez, approximative. Et cette unité, je sais bien que c’est nous, postérité, qui, à distance et avec le soin d’écarter ce qui pourrait l’altérer, la mettons en elles, de notre grâce. Mais encore nous pouvons l’y mettre. Nous ne nous sentons pas trop loin de la vérité en l’y mettant. Nous éprouvons qu’à attribuer tel esprit général à la littérature d’une époque, nous groupons, pour les mieux voir, plus de choses que nous n’en écartons, et nous expliquons plus de choses que nous n’en laissons inexpliquées. C’est un résultat, et c’est un bon résultat ; et c’est surtout un signe que ces époques-là avaient bien en elles, toutes exceptions réservées, une certaine direction, une certaine tendance, je ne sais quoi comme une âme commune, et qu’elles avaient, pour ainsi dire, plus que d’autres, pris conscience d’elles-mêmes.

Il est d’autres périodes où, quelque bonne et même quelque indiscrète et téméraire volonté que nous y puissions apporter, nous ne saurions décidément point mettre cette unité, même approximative, dont je parlais. Les tendances sont diverses ; les théories, et aussi les pratiques, sont contradictoires ; les auteurs semblent être, à la même date, de différents temps. Ils déroutent la chronologie. Ils semblent appartenir les uns à la génération précédente, les autres à celle qui suit, et l’on cherche ceux qui sont proprement de la leur. C’est dans ces périodes que nous, professeurs de littérature, nous trouvons en abondance ceux que nous appelons les « attardés » et ceux que nous appelons les « précurseurs ». Le tout forme une période de transition, c’est-à-dire une période d’incertitude. Une période de transition est une période où la pensée littéraire se cherche elle-même, s’essaye, et marche vers un but qu’elle ignore : ce qui suppose que tantôt elle hésite, tantôt pousse des pointes audacieuses vers l’avenir, tantôt rebrousse. C’est une période où la pensée littéraire a des analogies avec l’âme inquiète et hasardeuse des explorateurs. Elle n’est pas très satisfaite du pays habité et du terrain acquis, et elle cherche ces « terres inconnues » des anciennes cartes géographiques, déserts, écueils ou conquêtes.

Pour serrer les choses de plus près, peut-être, une époque de transition est surtout une époque où la littérature n’a pas de chef reconnu et généralement accepté. C’est surtout dans un homme et dans un grand homme que la littérature prend conscience de ses penchants, de son esprit général et de son but. Il n’y a point pour cela imitation scolaire, contrefaçon commerciale ou servitude : cela arrive, mais n’est point nécessaire. Il y a seulement idée plus claire de ce qu’on pensait obscurément, et volonté plus nette de ce qu’on voulait sans en être sûr. Le grand homme ne marque point nécessairement son époque à son sceau ; mais il l’entraîne décidément du côté où elle allait. Il pèse sur les irrésolutions, il détermine les vocations, il crée autour de lui une atmosphère où respirent plus librement et plus complaisamment ceux qui étaient faits pour elle. — Et où les autres étouffent, me direz-vous. — Sont très gênés au moins, répondrai-je ; et je n’ignore point du tout les inconvénients des périodes littéraires, sinon disciplinées, du moins ordonnées et hiérarchiques. Mais je ne cherche en ce moment qu’à définir ces époques-là. Elles sont toujours dominées par un grand esprit qui les résume à nos yeux, comme il les a, sinon inspirées, du moins excitées et animées de son influence. Ronsard règne depuis 1530 jusqu’en 1600, nonobstant les oppositions ; Corneille règne de 1636 à 1660, nonobstant certaines traverses, et l’on peut même dire, et pour mon compte c’est mon avis, qu’il règne plus tard, que le grand mouvement de littérature dramatique qui s’est poursuivi jusqu’à la fin du xviie siècle est son œuvre, l’œuvre de l’homme qui, par la supériorité de son génie, avait fait du théâtre le premier genre littéraire, le plus recherché, le plus choyé, le plus caressé chez les Français. Voilà des époques définies, arrêtées, ayant un caractère précis et fortement marqué. Sans poursuivre jusqu’au xviie siècle et au xixe siècle, on voit que ce sont des époques dominées par un grand esprit, et comme gouvernées. Autant que ce mot peut être juste en choses de lettres, ce sont des règnes.

Eh bien, les époques de transition sont des interrègnes. Personne n’y gouverne, personne n’y fait la loi, ce qui n’est pas à dire que personne ne veuille la faire ; mais personne ne réussit à y imposer la sienne. En un mot, les époques de transition sont des époques d’anarchie. C’est l’histoire d’une anarchie littéraire que nous allons étudier cette année. L’anarchie en littérature n’a presque pas d’inconvénients, et elle ne laisse pas d’avoir de grands avantages. Son seul mauvais côté, peut-être, c’est qu’elle est le signe qu’aucun génie supérieur ne s’est manifesté ; car, s’il s’en était produit un. Son influence aurait agi souverainement, ou du moins décidément, et l’anarchie aurait cessé, et, au lieu d’une période de transition, nous aurions une époque constituée. Évidemment c’est là un désavantage, et aucune époque de transition n’a l’éclat et la fascination d’une époque d’apogée. Mais quelles compensations ! Comme il est intéressant d’étudier des artistes qu’aucune influence supérieure n’excite, mais aussi qu’aucune influence supérieure ne gêne, ne refroidit, n’intimide ! Chacun est un petit monde indépendant, autonome, suivant la loi qu’il se fait, obéissant à son propre et pur instinct littéraire, ayant des sensations vraies, ce qui est, quoi qu’on puisse croire, la chose la plus rare, ayant son idéal en lui-même, ne faisant pas fléchir sa pensée ou son sentiment personnel pour les accommoder au goût dominant et au modèle consacré.

Car — et c’est là le point curieux — en ces époques-là, il n’y a pas de « goût du jour », il n’y a pas « d’esprit du temps ». J’exagère un peu, mais à peine. Il y a plusieurs goûts qui se partagent et se disputent l’empire. Il y a plusieurs esprits publics. On peut être à la mode de plusieurs façons. Ou plutôt il n’y a pas nécessité d’être à la mode. On est à la sienne. L’originalité non seulement est permise, mais elle est comme inévitable. On est presque forcé d’être soi-même, et l’on est presque contraint d’être libre. Il y a des risques à cela, mais aussi des joies, des entraînements pleins de charme, des aventures gaiement courues et des succès, aussi, délicieusement rencontrés.

Et des succès quelquefois qui vont très loin, plus loin que le temps dont on est. C’est dans ces époques que la postérité curieuse va très souvent chercher je ne dirai pas ses favoris, ses grands favoris, mais ses demi-favoris, ses amis de second degré, ceux qu’on admire moins et qu’on aime un peu plus, ceux pour qui l’on a une complaisance secrète, et à qui on refuse l’hommage, mais pour leur accorder l’engouement, c’est-à-dire un peu moins, mais un peu mieux. Ces époques de transition sont celles qui fournissent à la postérité ses chers réhabilités, ceux qu’elle a le plaisir de tirer de l’oubli, de replacer en bon rang et en bon lieu, et qu’elle chérit comme des découvertes, qu’elle caresse comme des inventions, et protège comme ses créatures. Sur cette période de transition une époque de littérature constituée a passé qui l’a rejetée dans l’ombre, un peu trop, toujours. La postérité revient aux sacrifiés avec une foule de bons et de mauvais sentiments, mélange qui se retrouve à l’origine de presque toutes nos actions, avec un souci de la justice, une saine et noble curiosité, et aussi un malicieux désir de faire pièce un peu à ceux qui ont trop triomphé, aux victorieux authentiques, aux princes consacrés de la littérature.

À appartenir à une époque de transition il y a donc des avantages, des commodités, des libertés, des chances de gloire, et, ce qui est une perspective plus douce encore, des chances de revanche.

C’est une de ces périodes que nous allons voir se dérouler devant nous. De 1600 environ à 1620, point de caractère nettement déterminé dans la littérature, point de tradition, point de tendance unique, et point de commandement, encore qu’un peu tout le monde veuille commander ; mais c’est précisément là qu’est l’absence de commandement. Nous voyons ici des hommes qui se rattachent au xvie siècle ; d’autres qui annoncent, désirent, provoquent l’école de 1660 et seront plus tard reconnus par elle pour ses chefs ; d’autres qui nous donnent comme un premier crayon d’un goût et d’une tournure d’esprit beaucoup plus rapprochés de nous. — Voici d’Aubigné, un homme de la Pléiade encore, abondant, verbeux, négligé, torrentiel, grand orateur en vers, comme Ronsard, incapable de se borner et pourtant très capable d’écrire, laissant échapper comme à la rencontre de sublimes beautés à travers des pages lourdes et compactes, improvisateur qui quelquefois improvise des merveilles, et aventurier du style qui parfois rencontre le génie ; âme puissante et rude, à tel moment inattendu, capable soudain de grâce et de sourire ; talent complexe et mêlé que c’est un plaisir de suivre dans ses métamorphoses et dans ses succès hasardeux.

Voici Desportes, poète de cour, de salon, de petit cercle calme et aimable, diseur de riens si gracieux qu’on craindrait presque qu’il eût quelque chose à dire ; homme de style du reste et de rythme, d’une plume délicate et d’oreille fine, qui n’est pas sans avoir rendu de très grands services à la langue, qui l’a assouplie et adoucie en la caressant, qui l’a fait briller et chatoyer comme un joyau entre ses doigts de bénéficier bien pourvu ; homme qui fut heureux pendant sa vie et a été un peu malheureux après sa mort, offusqué en quelque sorte et étouffé entre les deux gloires de Ronsard et de Malherbe et ayant le tort d’être assez peu le disciple de l’un et aussi peu que possible aimé de l’autre. Il est une matière à réhabilitation ; je ne céderai qu’à moitié à la tentation de le réhabiliter tout à fait.

Voici Régnier, et celui-ci quel est-il ? De quel temps ? Du temps de Marot, du temps de Boileau, du temps de Musset ? Marot l’eût aimé, Boileau le salue, et Musset non seulement le salue, mais veut que nous le saluions : « Ôtez votre chapeau, c’est Mathurin Régnier. » Personne n’est plus original, personne n’est plus lui-même. Il a la verdeur du xvie siècle avec la netteté, la précision, le dépouillé et le relief des meilleures époques et des meilleurs moments classiques ; il a l’excès et l’outrance audacieuse de la pensée avec la fermeté saine et vigoureuse du style. C’est un maître, c’est un précurseur, et par ses écarts il donne l’idée d’un homme de lettres de ces temps très anciens, de ces temps antérieurs à la Pléiade où l’on n’avait que très peu l’idée de la dignité de l’homme de lettres.

Voici d’Urfé, aussi différent que possible de ceux que je viens de nommer, par tous ses goûts, par toutes ses habitudes, par toutes les directions de son esprit, de son imagination, de sa rêverie, de son cœur. Bon gentilhomme et bon soldat, de tête chevaleresque, d’âme élevée, après une jeunesse agitée, il s’éprend des charmes de la vie contemplative, des paresses rêveuses et spirituelles aux bords des ruisseaux tranquilles, des idylles gracieuses traversées de conversations aimables et prolongées comme tout ce qu’on voudrait qui ne finît point. Il institue dans son livre la dernière des cours d’amour et de galanterie fine ; mais c’est loin des villes, des palais, des salons et des ruelles et des cénacles littéraires qu’il veut l’installer. Il lui donne pour cadre les bois rafraîchissants, les vallées apaisantes, les coteaux tranquilles, « les formes magnifiques que la nature prend dans les champs pacifiques », toutes les grâces sereines du demi-sommeil éternel de la campagne un peu déserte et nullement industrielle, telle qu’elle était alors ; et c’est un contraste agréable que ces seigneurs et dames très raffinés dans ce monde champêtre très inculte ; et c’est une harmonie aussi que ces âmes fatiguées des luttes et des guerres civiles, cherchant, non sans artifice et non sans gaucherie, aimable encore, à retrouver la paix de l’esprit et du cœur dans la paix des choses. Roman vrai parce qu’il est sincère, roman vrai parce que c’est le roman d’une âme vraiment romanesque, roman qui sera toujours imité, toujours refait, quelquefois inconsciemment, parce que l’humanité voudra toujours le relire, le rêvant à nouveau sans cesse, et dira toujours, comme La Fontaine :

Étant petit garçon, je lisais son roman,
Et je le lis encore avec la barbe grise.

Et vous ne sauriez croire combien il y a de d’Urfé, sans qu’ils s’en doutent, dans Jean-Jacques Rousseau et même dans Tolstoï.

Nous tournons-nous un instant du côté du théâtre : même anarchie, même indépendance, mêmes tentatives dans les sens les plus opposés, avec beaucoup moins de talent du reste. Les uns, comme

Montchrétien, comme Claude Billard, n’ont rien changé à la « pratique du théâtre » telle qu’elle était au milieu du xvie siècle. Ce sont des élèves encore de Robert Garnier, ce qui n’empêche pas l’un au moins de ceux que je viens de nommer d’avoir les qualités rares de poète élégiaque et lyrique ; mais ils s’en tiennent au cadre de la tragédie classique régulière telle que Scaliger le traçait et tel que Garnier le remplissait, d’après Sénèque. D’autres, comme Jean de Schélandre, s’aventurent, non sans puissance, dans le grand drame aux vastes proportions, aux développements amples, sorte de poème épique jeté sur la scène, et font songer à je ne sais quel Shakespeare français qui voudrait naître, mais qui ne s’est qu’ébauché, et n’a pas eu toute la force qu’il faut pour se déployer. Enfin tel autre, comme Hardy, semble porter l’anarchie en lui-même, tant il est à lui tout seul de plusieurs écoles, et tant il lui est indifférent de se montrer tour à tour tragique régulier, tragique romanesque, tragique antique, tragique espagnol, tragique comique ; et on ne peut, en le parcourant, s’empêcher de songer à la fameuse classification humoristique de Polonius dans Hamlet : « Ils savent tout jouer : tragédie, comédie, pastorale, pièce héroïque, comico-pastorale, historico-pastorale, tragico-pastorale, tragico-comico-historico-pastorale, et bien d’autres. »

Telle est cette époque variée, bigarrée et tumultueuse. Tous ces gens-là ont du talent, de la fécondité, de l’originalité. Et surtout comme ils sont vivants, comme ils sont remuants, actifs d’esprit, et comme ils sont loin d’être d’accord ! C’est plaisir de voir à quel point ils ne s’entendent pas ! La régularité, que, du reste, aucune époque littéraire ne réalise, a ses beautés sans doute ; et qu’une époque forme assez facilement sous la plume de l’historien littéraire un beau tableau bien composé, avec des plans nets et une disposition harmonieuse des groupes, rien de mieux : cela repose les regards et donne comme une sorte de sécurité à l’admiration ; mais ces époques de transition et de dérèglement ont un charme un peu irritant, piquant au moins et chatouillant, qui nous éveille et nous attache. L’activité d’esprit y paraît plus grande, et ceci n’est qu’une apparence, ne l’oublions pas ; mais cette apparence est séduisante.

De plus, de pareilles époques, à quelque époque que nous soyons nous-mêmes, nous paraissent toujours être analogues à la nôtre. En effet, ce n’est qu’à distance que les choses se groupent assez sous le regard pour que nous puissions reconnaître une période littéraire ordonnée, régulière et constituée. Il faut, pour que nous la voyions telle, d’abord qu’elle le soit un peu réellement, et ensuite que nous soyons assez loin d’elle pour n’en pas apercevoir les menus détails discordants, et pour pouvoir, à la régularité qu’elle a déjà en ajouter nous aussi un peu, par un travail d’esprit tout naturel et très légitime.

Par conséquent, notre époque, à nous, nous paraît toujours irrégulière ; notre époque, à nous, nous paraît toujours une époque d’anarchie littéraire. Il est probable que bien des générations ont vécu à une époque de littérature régulière sans s’en douter. Sous quelque régime donc que nous vivions littérairement, une époque un peu désordonnée nous paraît toujours avoir quelques traits de la nôtre. Nous nous plaisons à cette ressemblance, nous nous attachons à ces gens qui ont quelque chose de nous, ceci au moins de ne pas être d’accord ensemble ; nous les étudions avec intérêt, avec une curiosité où il entre de l’égoïsme, avec une certaine condescendance aussi et une certaine tendresse ; car — telle est la faiblesse humaine — nous leur savons gré d’être comme nous, et nous nous surprenons à les féliciter de nous ressembler. Nous avons donc toutes sortes de raisons de nous attacher à la littérature du commencement du xviie siècle, ne fût-ce qu’à cause de ce qu’elle a d’un peu divergent et dispersé.

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Et cependant, au milieu de cette dispersion même, nous aurons à suivre la ligne sinueuse, mais non interrompue, de la formation de notre littérature classique. Ce qui s’élabore lentement en ce commencement du xviie siècle français, c’est l’esprit classique. Ce qu’il faut surveiller en ce commencement du xviie siècle, avec Malherbe, avec Racan, avec Maynard, c’est le classicisme sortant de l’humanisme, comme de son terrain et de son germe, s’en démêlant, en retenant l’essentiel et le nécessaire, mais s’en distinguant et prenant conscience et possession de lui-même. Le xvie siècle est l’époque de l’humanisme, le xviie est l’époque de la littérature classique ; celle-ci procède de celui-là, à la fois par dépouillement et par accroissement, en laissant tomber quelques ornements superflus et en renonçant à certains excès de l’humanisme ; d’autre part en acquérant et se donnant lentement certain fond, certaine matière que l’humanisme avait peu cherchée et n’avait pas réussi à se rendre propre. Avec Malherbe et ses disciples nous serons au premier pas, décisif du reste, que fait le classicisme pour s’écarter de l’humanisme, nous en serons à la période de dépouillement, d’allégement, de purification ; nous n’en serons pas encore à celle d’enrichissement nouveau et de plénitude définitive ; mais nous verrons quelles rectifications, pour ainsi dire, l’humanisme devait faire sur lui-même, quels sacrifices il devait consentir et quel poids mort laisser derrière lui pour s’acheminer vers sa transformation pleine et entière.

On peut compter trois grands pas, trois stades, dans cette transformation de l’humanisme en classicisme, trois degrés par conséquent dans la formation successive de l’École classique en France. N’oublions point, d’abord, que l’humanisme avait toujours existé ; que, si haut qu’on remonte dans le moyen âge, on trouve la littérature grecque et la littérature latine connues et imitées. L’humanisme est partie importante de la littérature française depuis que la littérature française existe ; mais on a coutume de ne l’y considérer qu’à partir du moment où il en devient le fond, c’est-à-dire qu’à partir du xvie siècle. C’est à ne compter même que depuis cette époque que je dis qu’il faut considérer comme trois pas dans l’histoire de l’humanisme s’acheminant vers le classicisme.

Le premier peut être représenté par Marot, le second par Ronsard, le troisième par Malherbe. Il ne faut pas considérer Marot comme un simple poète de cour, agréable flatteur un peu prolixe, malicieux épigrammatiste un peu aigu, et joyeux conteur un peu abandonné. Il fut tout cela, mais plus et mieux. Sans être précisément savant, il fut instruit ; il avait des lettres autant qu’il avait du monde ; il était fort bon humaniste. Il traduisait du latin, il traduisait du grec et de l’italien, et il éditait le Roman de la Rose, et il éditait savamment, avec restitution de textes et commentaires, son prédécesseur Villon. Bref, tout ce qu’a fait Ronsard plus tard, il l’a fait, et dans le même esprit, ce qui ne veut pas dire avec la même indiscrétion. Il y a en lui et avec lui une première révolution littéraire très analogue à celle de la Pléiade, et rien n’est moins fondé en raison, quoique, hélas ! bien naturel, et chose qui se renouvelle sans cesse, que le mépris de Ronsard pour Marot. Marot c’est déjà l’humanisme, mais tempéré par beaucoup de goût, par beaucoup de tact, j’entends littéraire, et par beaucoup d’esprit. J’ajouterai, non pas beaucoup de patriotisme, le mot étant bien solennel, mais beaucoup de sens national. Ronsard aime les anciens, et il aime aussi, fort bien, les vieux auteurs français ; mais Marot aime les anciens, et il aime les vieux auteurs français davantage. La différence est de nuance, mais elle est sensible. Marot est humaniste par conscience littéraire et par goût, non par passion et par orgueil et par vanité, et son humanisme est un humanisme où le pédantisme n’entre pas. Précisément pour cela il est dans la juste mesure française, et se rapproche infiniment, déjà, du classicisme véritable. S’il avait eu dans le génie plus de force et dans la pensée plus de profondeur, il serait considéré à juste titre comme le fondateur du classicisme français. Et tel qu’il est, il l’est déjà. Il est le premier poète classique français dans les genres secondaires et mitoyens. C’est à lui que remontent comme à leur source la satire littéraire, la lettre en vers, sinon l’épître, et le madrigal et l’épigramme. Ces œuvres légères et fines de l’esprit français aiguisé à l’esprit latin ont en lui leur ancêtre et leur premier maître. Essai et ébauche du grand mouvement humaniste de 1550, Marot était comme une première assise sur laquelle, du reste, on n’a rien voulu bâtir d’abord. Il reste isolé pour cette cause et un peu à l’écart. Il n’en est que plus en vue et attire les regards, et les retient. Il ne faut pas l’oublier dans l’histoire de l’humanisme. Sans fracas et sans programme retentissant, il a plus fait en son temps pour cette cause que d’autres en la leur. D’autres on a dit : « Certes ils ont trop osé ; mais l’audace était belle » ; de lui on peut dire : «  Il y fut très discret, mais il était expert. »

Ronsard et son groupe, c’est l’humanisme intempérant, véhément, et presque intransigeant. Je dis presque ; car n’oublions jamais qu’ils n’ont pas voulu rompre la tradition française et qu’ils se sont défendus avec raison de le vouloir faire. Mais enfin ils ont été humanistes avec une passion fougueuse où la fougue vraiment était de trop. L’humanisme de Ronsard c’est l’humanisme des difficultés ; c’est l’humanisme s’attaquant, pour la conquérir, à l’antiquité tout entière, mais particulièrement à l’antiquité en ce qu’elle a de plus difficile, de plus ardu et de plus rude, et s’attachant surtout à franchir l’infranchissable et à gravir l’inaccessible. Persuader à des Français, non seulement qu’ils peuvent se pénétrer de latinité, ce qui est bien, qu’ils peuvent imiter l’antiquité, ce qui est excellent, qu’ils peuvent rivaliser avec l’antiquité, ce qui est mieux encore ; mais qu’ils peuvent devenir des Latins et des Grecs ; créer à l’usage des poètes et des hommes de lettres en général une sorte d’atavisme artificiel ; vouloir que, non comme langue, je le reconnais, mais comme sentiments, comme idées, comme goûts, comme formés et cadres de composition, et enfin comme style, des Français soient des Latins et des Grecs ; c’est cette tentative qu’a faite Ronsard, c’est ce dessein qu’il a formé, c’est ce but qu’il a poursuivi, et c’est cette gageure qu’il a établie comme sa règle. Heureusement pour lui il n’a pas réussi à la tenir. Il n’a pas laissé de l’oublier souvent, et savez-vous — vous le savez — quelles sont les œuvres les plus charmantes de Ronsard ? Ce sont les oublis de Ronsard ; ce sont ces heures de trêve et de repos ; ce sont les moments où il a moins songé qu’à l’ordinaire à son rôle, à sa mission et à l’apostolat qu’il s’était donné. Son œuvre de volonté est respectable, imposante et très curieuse à étudier ; son œuvre d’inspiration propre et spontanée est distinguée, brillante, séduisante, et ravissante souvent. — Ô poètes, soyez savants, cela est nécessaire à tout homme de pensée ; soyez énergiques dans votre dessein, cela est une excellente discipline de l’esprit ; soyez audacieux et audacieusement chercheurs, cela vous tiendra loin de l’horrible et redoutable vulgarité ; mais écoutez votre cœur : il est encore votre vrai maître, et le plus sûr ; car sans lui, et à vous habituer à ne l’écouter pas, vous risquez trop de devenir d’ingénieux ouvriers en paroles et des artistes un peu présomptueux en écritures, ce que Ronsard, souvent, n’a pas laissé d’être.

La tentative de Ronsard n’en avait pas moins eu des effets singulièrement favorables, et précieux.

L’humanisme intempérant, l’humanisme extrême, dépassant un peu les forces des poètes les plus vigoureux, est redoutable, quelquefois funeste pour les poètes eux-mêmes. Il est une bonne et forte école pour le peuple des lecteurs. Il habitue à prendre la littérature au sérieux. Ce ne sont plus là jeux d’enfants et divertissements de salon. Lire un poète n’est plus une distraction nonchalante : c’est une occupation qui demande quelque application, quelque vigueur d’esprit et quelque savoir. Il faut connaître un peu l’antiquité, l’histoire, les vieilles légendes, les mythologies, les philosophes en leurs tendances et en leur esprit général, pour lire un Ronsard. La lecture d’un poète, sans cesser d’être un plaisir, est un peu une étude, et donc devient un plaisir noble. Les hommes de 1550 ont si bien compris cela, que quelques-uns, les extrêmes, les exagérés, ont voulu que même leur style, leur expression, ne pût pas être compris du premier coup. Joachim du Bellay, si clair du reste pour son compte, fait allusion à cela dans-une de ses œuvres, Le Poète courtisan. Bon pour le poète courtisan, nous fait-il entendre, d’user d’une langue et d’un style si faciles et coulants qu’on le comprenne de premier abord, et, qui sait ? un peu avant même qu’il ait parlé, tant on devine à l’avance ce qu’il va dire. Bon pour nous de n’être compris que par ceux qui sont un peu des nôtres, et qui mettent à nous lire un peu de la peine que nous mettons à écrire pour eux. Et Maurice Scève et son école, allant en cela, ce qui est fâcheux, plus loin que la théorie, et jusqu’à une pratique très diligente, écrivaient volontairement en style obscur, en style qu’il faut analyser pour le comprendre et traduire à mesure pour y entrer. Ce sont là des excès, évidemment. Mais le contraire en est un aussi, et l’écriture juste assez claire pour être comprise sans effort, juste assez savante pour avertir le lecteur qu’elle doit être lue d’un œil attentif et suivie par un esprit vigilant, n’est point une mauvaise chose pour l’éducation du public. Elle le discipline, elle l’exerce, elle le rend sérieux, elle le rend difficile. En vérité. Marot était un peu nonchalant. Il faisait des vers qu’on pouvait presque réciter à des gens qui jouaient à la paume. Il faut être un peu recueilli pour lire Ronsard. Le public prit un peu le goût du recueillement pour lire des vers à partir de la Pléiade. N’est-ce rien ? Songez que les grandes œuvres ont besoin pour apparaître que l’éducation du public ait été faite en ce sens. Croyez-vous que Corneille, La Rochefoucauld, Pascal, Racine et Bossuet eussent pu écrire, si l’habitude de l’attention, d’une sorte de recueillement respectueux, n’eût été prise par le public, c’est-à-dire n’eût été imposée au public avant qu’ils parussent ? C’est la main forte et impérieuse de Ronsard et de quelques-uns de ses compagnons qui ont donné au lecteur français cette habitude nécessaire. L’humanisme a les mêmes effets, naturellement, que l’éducation classique, puisque l’éducation classique c’est l’humanisme lui-même. Il prépare des lecteurs aux génies puissants qui peuvent survenir. Tout le xviie siècle aurait dû être reconnaissant à Ronsard. J’ai entendu dire qu’il ne l’a pas été beaucoup. Il y a de grandes ingratitudes.

« Enfin Malherbe vint », et l’on a dit cavalièrement : « Et il aurait bien fait de ne pas venir. » Ce n’est point du tout mon avis. Il est le troisième pas décisif de l’humanisme en France. Il réalise incomplètement, mais il réalise la transformation de l’humanisme en classicisme. Cette transformation sans doute se serait faite sans lui ; mais il est incontestable, je ne dis pas qu’il l’a hâtée, mais bien qu’il l’a faite en lui-même et pour lui-même et pour un petit nombre de disciples, et qu’il en a donné ainsi un exemple destiné à être imité plus tard avec une pleine puissance et un succès définitif. Malherbe a méprisé ou a feint de mépriser tout Ronsard En réalité, il a conservé de Ronsard tout ce que Ronsard avait de bon, et écarté, avec une grande justesse de discernement, seulement ce qu’il avait d’excessif, d’anormal et d’incompatible avec le génie français ; et la transformation de l’humanisme en classicisme, c’est cela même. Malherbe continue Ronsard en le méprisant, comme toute la littérature classique française jusqu’à André Chénier a continué Ronsard en l’ignorant. Malherbe poursuit l’œuvre de Ronsard sur un plan moins vaste, mieux mesuré du regard et plus net. Il le dépouille pour le débarrasser ; il l’appauvrit pour l’alléger ; il le dégage de ses impedimenta ; mais il suit la même route que lui.

Qu’a voulu Ronsard ? Une littérature savante, supposant une éducation littéraire très forte chez le poète, assez forte chez le lecteur. Malherbe est absolument de cet avis. Il est savant lui-même, ou du moins bien muni. Il pratique les auteurs latins avec diligence. C’est un lettré et un professeur, comme Ronsard le fut ; c’est un poète qui est un critique, phénomène qui se présentera souvent dans l’histoire de la littérature française, avec Boileau, avec Racine, avec Chateaubriand, avec Victor Hugo lui-même.

Qu’a voulu Ronsard ? L’imitation de l’antiquité. Malherbe ne diffère nullement de Ronsard sur ce point ; seulement ce qui était pour Ronsard une passion, pour Malherbe est une règle ; mais Malherbe n’ayant précisément de passion que pour la règle, le résultat est presque exactement le même.

Qu’a voulu Ronsard encore ? Comme suite de l’imitation de l’antiquité, l’emploi des « grands genres » littéraires, grande épopée, « haute tragédie », sublime poésie lyrique. Malherbe a les mêmes goûts, a les mêmes répugnances ; personne ne méprise plus que lui les poètes qui s’adonnent aux enfantillages des poésies légères et des petits vers. Personne ne croit plus que lui que la poésie doit tendre au grand et proscrire toute familiarité et même tout abandon.

Il est à remarquer, à ce propos, qu’en tant que poète lyrique, Malherbe a compris le lyrisme exactement de la même manière que Ronsard. Le lyrisme pour Ronsard, contrairement à ce qu’il était déjà un peu et à ce qu’il devait de plus en plus devenir chez les modernes, était poésie presque absolument impersonnelle. Il exprimait, non pas les sentiments les plus secrets et les plus intimes du poète, mais les sentiments les plus généraux, au contraire ; il célébrait les louanges des grands, des princes, des rois, les grandeurs de la nation, les charmes de la paix. Il était comme modelé sur celui de Pindare. Malherbe n’a pas compris autrement ni le lyrisme, ni, peut-être, la poésie tout entière. La poésie chez lui, comme dans la littérature humaniste avant lui, comme dans la littérature classique après lui, est impersonnelle autant qu’il est possible qu’elle le soit. Il est difficile de s’entendre autant que Malherbe s’est entendu avec Ronsard, sans s’en apercevoir, comme il arrive.

Comme conséquence encore de l’imitation de l’antiquité, Ronsard a prêché, et prêché d’exemple, l’emploi de la mythologie. Malherbe a accepté pleinement cette mode, antérieure à la Pléiade du reste, et déjà consacrée, et qui, grâce à lui, est devenue, — aucun mot n’est trop fort pour la définir, — une institution classique.

Ronsard a voulu encore des rythmes plus beaux, plus larges, plus amples et plus sonores que les rythmes un peu grêles dont on se servait avant lui. Malherbe en principe est d’accord avec lui. Il accepte la révolution accomplie. Il n’accueille pas tous les rythmes inventés par Ronsard : il choisit et il élague ; il élague beaucoup, mais il comprend, aussi bien que Ronsard, que l’ancienne métrique ne suffit plus aux nouveaux besoins de l’oreille, et c’est dans deux ou trois des moules créés par Ronsard qu’il verse ses vers pleins, serrés et solides.

Que fait-il donc enfin par lui-même et quelle est son œuvre ? Il réprime, il contient et il émonde. Là où Ronsard s’est montré sévère, il l’est davantage. Si Ronsard s’est montré circonspect, mais tolérant encore, sur l’enjambement, Malherbe proscrit toute licence en cette affaire. Si Ronsard a été hésitant sur l’hiatus, Malherbe (à grand tort, selon mon sentiment) n’hésite point et extermine l’hiatus des frontières de la versification française. Surtout il fait une guerre acharnée à trois défauts qui sont surtout des négligences de la Pléiade : la cacophonie, l’obscurité, la prolixité. Toute la réforme de Malherbe est là, toute sa préoccupation constante et toute sa pensée. Il n’a pas cru — du moins je voudrais le supposer — être plus grand poète que Ronsard ; il a cru être versificateur plus harmonieux, plus clair et plus ramassé, et il a cru surtout qu’il fallait l’être. Il a estimé que de tout ce que les Ronsardiens avaient admiré dans l’antiquité ils n’avaient oublié, communément, que la phrase musicale, le tour net et libre et la sobriété élégante, et ce sont ces trois beautés souveraines qu’il a recommandées de tout son pouvoir et poursuivies de tout son courage, et atteintes souvent : car, par une fortune très particulière, il a eu le bonheur que ses bonnes intentions méritaient. Mais, en ceci encore, il n’était que le dépositaire sans le vouloir, et surtout sans s’en vanter, de la Pléiade. Ces choses, la Pléiade les avait voulues comme lui, aussi énergiquement, aussi passionnément, et il n’a eu que le succès, très mérité, de les réaliser mieux qu’elle.

Qu’est-il donc, à tout compter ? Un correcteur, un redresseur, un émondeur judicieux, un ajusteur avisé, un dernier venu, à tout prendre, de la Pléiade, qui avait droit à un brevet de perfectionnement et qui a un peu dérobé un brevet d’invention. La fille d’alliance de Montaigne, qui pouvait à aussi juste titre être appelée la fille spirituelle de Ronsard, car personne n’a honoré sa mémoire mieux qu’elle ni mieux protégé son tombeau, Mlle de Gournay, appelle Malherbe quelque part un docteur en négative. Le mot est joli, parce qu’il est méchant, et assez juste quoiqu’il soit sévère. Malherbe, en effet, n’a agi que par répression et prohibition. C’est un roi de la littérature qui ne s’est donné à lui-même que le droit de veto. Mais c’est quelque chose. De ce droit il a usé avec sagacité, avec précision et avec à-propos. Il l’a bien appliqué là où il était nécessaire, ou, au moins, très opportun. Et c’est ainsi qu’il a fait décidément, de l’humanisme, le classicisme. Le classicisme c’était l’humanisme se contraignant, se restreignant, se ramassant, et prenant plus de consistance et des lignes plus arrêtées. Le classicisme c’était l’humanisme moins quelque chose, et de la nécessité du veto. C’était l’humanisme moins son enflure, moins ses ambitions verbales, moins son intempérance, moins son abondance souvent stérile, et moins son étalage d’humanisme. Pour l’avoir senti et compris, Malherbe a bien mérité des lettres françaises. Eh ! « Docteur en négative », ne l’est pas qui veut ; car en cette affaire, pour être véritablement docteur, il ne suffit pas de nier : il faut bien placer sa négation.

Et désormais le classicisme est-il fondé ? Il est plutôt défini que fondé. Il est déterminé, arrêté dans les limites justes qu’il doit avoir, qu’il est naturel qu’il ait en France ; il a comme sa configuration nettement comprise et nettement tracée. Il sera l’humanisme tempéré, discret et sobre : il sera l’humanisme d’hommes du monde, d’hommes de société qui se souviendront, mais sans entêtement, et qui montreront, mais sans lourdeur, qu’ils ont été hommes de collège. Oui, il sera cela ; il aura ce point de départ et il aura ces bornes et ces frontières. Le voilà dessiné. Rempli ? Non pas encore. Le classicisme devait être l’humanisme moins quelque chose, que je viens d’indiquer, et plus quelque chose, que je vais dire. Si Malherbe, avec un beau génie et avec une autorité impérieuse et dominatrice, a eu une influence assez courte, si ses disciples ont été peu nombreux, si son école ne s’est point prolongée ni renouvelée, si, de 1620 à 1660, la littérature porte très peu la marque et l’empreinte malherbienne, si le classicisme du temps de Malherbe se réduit presque à lui seul et est suivi d’une période qui n’a proprement rien de classique, sauf au théâtre, et encore à peine même au théâtre, et si enfin Malherbe reste ainsi fort isolé au commencement du xviie siècle, sans prédécesseur immédiat et sans postérité jusqu’au jour où l’école de 1660 le réclamera comme son vieux maître et se rattachera à lui ; c’est qu’il n’a pas compris tout le classicisme, tout ce qu’il, devait être, tout ce qu’il devait embrasser, tout ce dont il devait être rempli, et c’est qu’il n’en a presque donné encore que la forme vide.

Le classicisme français devait être l’humanisme plus la connaissance de l’âme humaine, l’humanisme plus une étude profonde, attentive, et en même temps naturelle et sans effort, de ce que nous sommes ; il devait être en un mot l’humanisme plus l’humanité. Le classique français est un composé assez curieux de science des livres et de science de l’homme. Il semble que le classique français, un Racine, un La Fontaine, un Molière, est d’abord un homme de grande imagination et de fine sensibilité, et ensuite, d’une part un artiste épris des belles œuvres de l’antiquité et les savourant sans cesse, d’autre part un homme qui fait une étude constante de ses semblables et de lui-même. La chose nous paraît bien simple à cette heure, tant cette combinaison est devenue comme la formule même de tout écrivain à qui nous accordons le titre de grand ; mais songez qu’elle n’était point si évidente antérieurement à la grande école de 1660. Songez qu’au xvie siècle, où certes les moralistes ne manquent point, on est moraliste ou l’on est poète ; il y a d’un côté ceux qui étudient l’âme humaine et de l’autre ceux qui font des vers ; et je dirai presque : d’un côté ceux qui réfléchissent et de l’autre côté ceux qui chantent. Que l’union, la conspiration et le concert de ces deux facultés soient possibles et soient naturels et soient féconds, c’est ce dont il me semble qu’assez peu d’écrivains et de lecteurs se doutent. Et c’est ce dont Malherbe, non plus que Ronsard et son école, ne s’était pas avisé. À cet égard, quoique poète très distingué, quoique grand orateur en vers, quoique grand métricien, et, pourquoi ne pas le dire ? grand musicien en strophes ; et encore quoique, à tant de points de vue, très clairvoyant sur les destinées futures de la poésie française, il était resté un homme du xvie siècle, un homme qui dans la poésie voit surtout les choses de forme et ne pénètre point jusqu’au fond solide ; et quand il disait qu’un poète a dans l’État juste l’utilité d’un joueur de boules, c’était boutade, sans doute, c’était modestie, très inaccoutumée du reste chez lui, c’était malicieux désir de réprimer quelques vanités littéraires un peu intempérantes ; mais c’était aussi conception de la poésie telle que devait l’avoir assez naturellement un homme, de bon sens du reste, qui ne voit pas sous le poète brillant le moraliste capable, sinon de corriger l’humanité, du moins de l’éclairer sur elle-même. C’est ce qu’a été un poète à partir de 1660 et même avant 1660 ; c’est ce qu’a été souvent Corneille, et c’est à dater de cette époque qu’il faut considérer le classicisme français comme établi. Il est fondé sur une préoccupation constante de la destinée de l’homme et des conditions d’existence que lui font ses passions, ses préjugés, ses mœurs, ses rapports avec ses semblables, l’action et la réaction de l’individu sur la société et de la société sur l’individu, et des individus les uns sur les autres. Il est curieux du grand mystère que l’homme est à lui-même, et s’il ne se flatte pas de l’expliquer, il s’attache à l’examiner sans cesse et à le montrer sous toutes ses faces.

Cela n’a pas été créé par l’humanisme. L’humanisme n’y a nui nullement, mais n’y menait pas. Il a fallu, pour former cet état d’esprit, tout le grand mouvement intellectuel du milieu du xviie siècle ; il y a fallu tout le sérieux de Descartes et tout le tragique de Pascal ; il y a fallu la grande renaissance religieuse qui se résume dans le nom d’Arnauld ; il y a fallu tout ce menu, mais vif et excitant travail psychologique auquel on se livrait en souriant, mais non sans passion, dans le monde aimable et spirituel de La Rochefoucauld. Le classicisme est né de l’union, singulièrement tardive, dans quelques grands esprits, de l’humanisme et des études morales. Cette rencontre, longtemps retardée, sans qu’on puisse bien en voir les causes, s’est faite enfin, et une école dont l’influence devait être indéfinie sur la littérature française a été instaurée.

Il n’en est pas moins vrai que cette école, et il faudrait dire cette littérature, l’humanisme, pour sa part, l’a préparée. Il a lentement élaboré pour elle la forme dont elle avait besoin. Il a forgé dans les ateliers de Marot, de Ronsard et de Malherbe le vers de La Fontaine, de Molière et de Racine. Il a assoupli, enrichi et poli le vers français. Il l’a rendu capable de porter une pensée forte et de contenir un sentiment puissant et profond. — Étudions donc ces maîtres qui ont eu le bonheur et le mérite et la récompense des bons maîtres, à savoir d’avoir des élèves plus grands qu’eux. Étudions-les, sans trop leur demander ce qui leur manque, et en nous bornant à le constater brièvement, et étudions-les pour bien reconnaître ce qu’ils avaient déjà de précieux et d’excellent, semences de magnifiques moissons futures. Je l’ai fait ici même pour Ronsard. Je le ferai pour Malherbe avec le même soin, insistant sur lui comme sur l’homme qui porte avec lui comme les promesses et les gages des gloires futures, sacra ferens, et aussi parce que peut-être il a été un peu trop attaqué et dédaigné en ces derniers temps ; — mais cela sans négliger les irréguliers et indépendants qui l’entourent, qui l’entourent sans lui faire cortège.

Et ainsi ce cours, comme cette première leçon du reste, sera composé de deux parties qui ne feront pas suite l’une à l’autre ; qui, au contraire, seront presque antagonistes l’une de l’autre : la première faisant le tableau d’une dispersion d’efforts et traçant l’itinéraire de multiples voyages à la découverte ; la seconde rapportant un épisode de la marche très régulière et très normale et presque directe de l’esprit français vers le but qu’il doit atteindre.

Et si j’étais à la hauteur de ma tâche, vous éprouveriez que ces deux spectacles si différents ont autant d’intérêt l’un que l’autre. L’esprit humain se plaît à toutes les démarches de l’esprit humain, et il aime les aventuriers, et il aime aussi ceux qui savent où ils vont et y marchent droit. La fantaisie a sa beauté, et la volonté a la sienne. Les contraires délassent et divertissent des contraires. En esthétique il y a des préférences et des inclinations, il n’y a pas de dogme, et il est mauvais qu’il y ait des partis pris. « Nature et raison », comme disait Rabelais, n’ont pas voulu que nous n’admirions qu’un seul modèle. Si nous n’admirions qu’une seule chose, je ne sais quoi me dit que nous n’admirerions pas même celle-là.

Le « Malherbe » de M. de Broglie §

Entre deux études d’histoire sociologique, ou d’histoire diplomatique, ou d’histoire religieuse, M. le duc de Broglie s’est amusé à écrire une étude sur Malherbe, persuadé que si, comme l’assurent les princes de la critique contemporaine, il doit rester plus de vers de M. Mallarmé que de Malherbe, cependant, pour le moment, il en reste plus de Malherbe que de M. Mallarmé dans la mémoire des hommes, et que par conséquent il faut s’en expliquer, avant que leur règne, qui a duré à peine trois cents ans, n’ait passé comme un météore.

M. le duc de Broglie, en son étude sur Malherbe, est parti d’une jolie formule. Les hommes d’État en ont comme cela, que leurs habitudes d’esprit transposent de la langue politique à la langue littéraire et qui prennent dans celle-ci physionomie piquante. Guizot dans Corneille et son temps écrivait : « Les Révolutions littéraires, comme les autres, sont reniées surtout par ceux qui en profitent. » Rémusat disait de Bossuet : « Mon Dieu, Bossuet c’est un conseiller d’État. » Tout de même M. de Broglie commence par dire à peu près ceci :

« Malherbe, c’est un conservateur. Il l’était en politique, fermement ; il l’était en religion ; sa plus belle ode est sur la paix, à moins que ce ne soit celle-ci très belliqueuse, où il félicite le roi d’aller écraser une révolte politique et une hérésie religieuse. Il le fut en littérature. La Pléiade fut pour lui une insurrection littéraire. Ronsard s’était révolté contre la langue française, Du Bartas contre le bon sens français, et Desportes, quoique bien pacifique, était le chef d’une invasion italienne. Tous ces gens-là sont des séditieux. — Mais contre quoi, bien précisément, se révoltaient-ils, puisque avant eux la littérature française n’était pas établie, n’avait pas de constitution ? — Eh bien, ils se révoltaient contre M. de Malherbe, qu’ils auraient dû prévoir, comme la Ligue se révoltait contre Henri IV devant qu’il fût roi. Ceux qui représentent le génie d’une race doivent être respectés préalablement. Le tort de Ronsard a été de ne pas être le saint-Jean précurseur de M. de Malherbe. »

Et c’est très vrai ; Malherbe est un réformiste qui a eu le génie conservateur. Sa réforme a consisté à démêler admirablement ce qu’il y a eu de durable dans la révolution littéraire qui l’a précédé.

Toute révolution profonde a des causes et des auteurs. Les causes ne s’expliquent pas sur elle, et les auteurs, en général, n’y comprennent rien ; de sorte qu’elle se fait tout de travers.

Vient ensuite un homme qui en démêle les causes et les accepte ; qui en méprise les auteurs et les écarte ; et c’est lui qui consacre la révolution et la consolide en la rectifiant. C’est le génie conservateur. Il n’eût pas fait la révolution lui-même, probablement ; il est merveilleux pour voir, quand elle est faite, en quoi elle a été mal faite, en quoi elle était légitime, en quoi, et surtout en qui, il faut la proscrire, en quoi elle s’impose et doit être respectée, en qui désormais elle doit être personnifiée, c’est-à-dire en lui-même. Voilà Malherbe.

Réagit-il jusque par-delà 1550, jusqu’à Marot et Saint-Gelais ? Point du tout. Il est conservateur ; il n’est pas réactionnaire. Il continue parfaitement Ronsard. Il ne se vante pas de le continuer, non, mais, sans le dire, il le continue. Tout autant que lui, plus peut-être, il est pour une littérature très élevée, très noble et un peu guindée, pour les « grands sujets » et pour les « grands genres » ; tout autant que lui, il méprise le petit, le mesquin, le trivial et le frivole ; tout autant que lui, il est fondateur de la littérature classique ; — mais les qualités fondamentales de la littérature française ; mais la clarté, la pureté, la limpidité, l’aisance du tour, l’ordre des idées, la sobriété forte, la concision, la belle nudité d’une langue saine, ah ! cela, Messieurs, c’est le patrimoine ; il ne faut pas que cela périsse dans le tumulte d’une insurrection, ni dans les clameurs d’un triomphe ; cela, Messieurs, qui peut parfaitement s’allier à la noblesse, à l’élévation, même au transport lyrique, et à la profonde émotion et à la grandeur ; cela, Messieurs, sera conservé.

Voilà le grand conservateur.

Notez que cette réforme conservatrice, il en a bien l’instinct profond, puisqu’il commence par la faire sur lui-même. Il avait commencé par être « romantique » (je mets ce mot pour abréger, et, du reste, il est presque juste) dans ces admirables, ou du moins étonnantes Larmes de saint Pierre qu’il avait imitées de l’italien ; c’est là qu’il y avait des vers comme ceux-ci qui feraient honneur non seulement à Desportes, mais à Ronsard, et, du reste, à n’importe qui :

À peine la parole avait quitté sa bouche,
Qu’un regret aussi prompt en son âme le touche ;
Et, mesurant sa faute à la peine d’autrui,
Voulant faire beaucoup, il ne peut davantage
Que soupirer tout bas, et se mettre au visage
Sur le feu de sa honte une cendre d’ennui.

Et encore comme ceux-ci :

On voit par ta rigueur tant de blondes jeunesses.
Tant de riches grandeurs, tant d’heureuses vieillesses
En fuyant le trépas, au trépas arriver ;
Et celui qui, chétif, aux misères succombe,
Sans vouloir autre bien que le bien de la tombe,
N’ayant qu’un jour à vivre il ne peut l’achever.

Et encore cette paraphrase exquise du Salvete flores martyrum de Prudence :

Que je porte d’envie à la troupe innocente
De ceux qui, massacrés d’une main violente,
Virent dès le matin leur beau jour accourci !
Le fer qui les tua leur donna cette grâce,
Que, si de faire bien ils n’eurent pas l’espace,
Ils n’eurent pas le temps de faire mal aussi !

De ces jeunes guerriers la flotte vagabonde
Allait courre fortune aux orages du monde,
Et déjà pour voguer abandonnait le bord,
Quand l’aguet d’un pirate arrêta leur voyage :
Mais leur sort fut si bon que, d’un même naufrage,
Ils se virent sous l’onde et se virent au port.

Ce furent de beaux lis qui mieux que la nature
Mêlant à leur blancheur l’incarnate peinture,
Que tira de leur sang le couteau criminel,
Devant que d’un hiver la tempête et l’orage
À leur teint délicat pussent faire dommage,
S’en allèrent fleurir au printemps éternel.

Voilà les juvenilia de Malherbe ; voilà comme il écrivait en vers à vingt-cinq ans. Ce sont ces vers-là qu’il a méprisés, qu’il a reniés. Il y avait une gloire à continuer d’écrire comme cela ; il en a voulu une plus haute ou, pour mieux dire, plus difficile. Il n’est permis de démolir que, non seulement quand on remplace ce qu’on démolit, mais quand on dépasse ce qu’on remplace. Malherbe a eu cette coquetterie. « Je n’aime pas Ronsard. — Ils sont trop verts ! — Ce n’est pas cela ; à preuve que je suis Ronsard quand je veux. Voyez : je le suis. Et maintenant je veux être Malherbe et je le serai. » Malherbe, qui du reste était un fin renard, pouvait se retourner, quand il recommandait aux autres de se couper la queue ; car il en avait une, que, s’il l’avait voulu, il aurait pu porter par-dessus sa tête, comme les écureuils. — Dans ces conditions on peut être un réformiste sévère. La sévérité n’est ridicule que quand elle est à base d’impuissance.

Non seulement Malherbe fut un conservateur, mais il fut un opportuniste. Encore une chose qui a été très bien vue par M. le duc de Broglie. Le conservateur, c’est l’homme que je viens de définir, concurremment avec M. de Broglie ; c’est celui qui, à travers les brusqueries et saccades de l’évolution littéraire, sait distinguer l’élément permanent, vivace et durable qui doit subsister. L’opportuniste, c’est celui qui distingue dans quelle mesure cet élément permanent s’accommode aux goûts et aux dispositions du moment. Eh bien, Malherbe l’a vu au plus juste. Les contemporains s’en sont avisés et ont reconnu que ce que Malherbe avait apporté c’était bien ce qui était secrètement désiré au moment où « il vint ». Godeau, dans un discours prononcé au lendemain de la mort de Malherbe, dit textuellement, et c’est un bon morceau d’histoire littéraire : « Les noms de Ronsard et de Du Bellay ne doivent jamais être prononcés sans imprimer dans l’esprit de ceux qui les écoutent une secrète révérence ; mais la passion qu’ils avaient pour les anciens était, cause qu’ils pillaient leurs pensées plus qu’ils ne les choisissaient, et que mesurant la suffisance de l’érudition des autres par celle qu’ils avaient acquise, ils employaient leurs épithètes sans se donner la peine de les déguiser pour les adoucir et leurs fables sans les expliquer agréablement, et considérer d’assez près la nature des matières auxquelles ils les faisaient servir… Malherbe connut le goût du siècle pour lequel il écrivait. »

Conservateur, réformiste, avec le sens de l’opportunité, bref un conservateur-progressiste-opportuniste (on dirait une affiche électorale), voilà ce que fut le très avisé, très équilibré et très entêté aussi, M. de Malherbe.

Mais aussi comme il s’entendait bien aux choses d’évolution littéraire ! Sans y toucher, M. de Broglie relève, ou nous suggère de relever une véritable erreur de Sainte-Beuve à cet égard. Sainte-Beuve, dans son article exquis du reste, ai-je besoin de le dire ? sur Malherbe, dans la Revue européenne, avait exprimé cette idée que l’œuvre de Malherbe était une œuvre artificielle, et, très joliment, il avait tourné contre elle un passage de la « harangue de d’Aubray » dans la Ménippée : « Nous demandons un roi et un chef naturel, non artificiel, un roi déjà fait et non à faire… Le roi que nous demandons est déjà fait par nature, né au vrai parterre des fleurs de lys de France, jeton droit et verdoyant du tige de Saint Loys. Ceux qui parlent d’en faire un autre n’en sauraient venir à bout. On peut faire des sceptres et des couronnes, non des rois à les porter. On peut faire une maison, non un arbre et un rameau vert ; il faut que nature le produise, par essence de temps, du suc et de la moelle de la terre, qui entretient le tige en sa sève et vigueur. »

Sans citer Sainte-Beuve, ni d’Aubray, mais très certainement en y songeant, c’est à la tentative de Ronsard et du Bellay que M. de Broglie applique, et très justement, cette idée si juste. Que dit Joachim ? « Les langues ne sont nées d’elles-mêmes, en façon d’herbes, racines et arbres, les unes infinies et débiles dans leur espèce, les autres saines et robustes, plus aptes à porter le fait des conceptions humaines ; mais toute leur vertu est née au monde, du pouvoir et arbitre des mortels. »

— Ah bien oui ! s’écrie M. de Broglie. « C’est le contraire même qui est la vérité. Aucune langue n’a jamais été formée arbitrairement par l’industrie et avec la préméditation de ceux qui l’ont pensée et écrite. Toutes, au contraire, se développent, croissent et déclinent par l’effet du temps et des circonstances, comme les végétations organiques par la nature du sol et les accidents de la température. Le vouloir humain y est à peu près étranger. » Et voilà les fortes paroles de d’Aubray qui nous reviennent en mémoire : « On peut faire une maison, non un arbre ou un rameau vert ; il faut que nature le produise, par essence de temps, du suc et de la moelle de la terre » ; — et ces paroles ne s’appliquent point à Malherbe, mais précisément à l’école, à l’atelier de fabrication artificielle qu’il attaquait.

Qu’il ait été trop loin dans sa réforme conservatrice, sans doute, j’en suis d’avis. On peut consulter là-dessus le remarquable livre de M. Ferdinand Brunot, qui n’est pas un ami très chaud de Malherbe : La Doctrine de Malherbe dans son Commentaire sur Desportes. Deux points surtout, assez secondaires, du reste, m’irritent dans l’enseignement de Malherbe et me paraissent de véritables erreurs : la proscription des diminutifs et la proscription de l’hiatus. Le diminutif est une grâce de la langue, dont le xvie siècle avait abusé, je le sais bien, mais c’est une grâce de la langue, dont la langue française est très capable, et qu’il ne fallait pas laisser comme un privilège à l’italien. Elle y fait merveille, je le reconnais ; mais elle ne fait pas si mauvaise mine dans la nôtre. J’ajoute que le diminutif est si nécessaire, que, depuis qu’il est plus ou moins proscrit, on est bien forcé de multiplier dans le discours le mot « petit » qui n’est pas joli du tout, qui est niais, qui est bête, qui est lourd, qui est absolument désagréable. Je voudrais bien pouvoir dire la « placette » comme à Tarascon, au lieu de « la petite place ». C’est sot, « la petite place ».

Mais voyez comme, néanmoins, Malherbe a, même ici, le sentiment du goût français et de ses tendances ! Mlle de Gournay attaque Malherbe sur ce point. Elle lui fait remarquer que jupon, bosquet, fillette, amourette sont des mots charmants. Elle a raison. Mais elle ajoute : « Quelqu’un fait-il la bouche sucrée pour dire qu’une telle est accouchée d’un bel enfançon et qu’il aime bien son petit frérot et sa petite sœurette ? » — Ainsi elle emploie des diminutifs, et, tout en les employant, elle met cependant le mot petit, tant il semble que de ce mot petit nous en ayons besoin, à ne pouvoir nous en passer !

C’est la vérité. En vieille terre de France nous n’avons pas le sens du diminutif. Nous n’en sentons pas la vertu et la grâce ; nous ne le sentons que quand il est nouveau, de récente création. Nous sentons Passionnelle, de Gyp. Mais dès que le diminutif est usité, nous ne le sentons plus comme diminutif, nous le prenons comme synonyme du mot qu’il diminue. Jupon ou jupe, c’est même chose pour nous. Et alors, naturellement, nous flanquons le diminutif lui-même du mot petit, et nous disons petit jupon, petit frérot, petite sœurette, petit bosquet, petite cachette, petite clochette, petite trompette, petit coffret, petit marmouset, ce qui n’a pas le sens commun. Donc au fond Malherbe a encore raison.

Le diminutif n’en a pas moins sa joliesse, au moins comme sonorité, et il est heureux que Malherbe n’ait réussi qu’à en réprimer l’excès.

Quant à l’hiatus, comme le lui a prouvé, sans aucune réplique possible, Mlle de Gournay, il avait tout à fait tort, et il est malheureux que sa prescription, ou proscription, sur ce point ait eu gain de cause. Comme toutes les choses possibles, l’hiatus peut avoir son abus ; mais en soi il est un charme, il n’est pas autre chose qu’une chose excellente, comme le « concours des voyelles » cher à l’Ionien. Il donne du ressaut et du relief au vers. Il l’empêche d’être « coulant », et les vers français sont facilement trop coulants, et ce n’est pas beau. Je viens de lire beaucoup des deux Régnier, — j’entends celui qui s’appelle Mathurin et celui qui a la particule, — tous les deux admettent l’hiatus. Presque aucun hiatus ni de l’un ni de l’autre ne m’a choqué, et pourtant j’ai fait l’éducation de mon oreille avec La Fontaine, Lamartine et Hugo, les seuls poètes que j’ai lus assidûment avant la vingtième année, et, après tout, les seuls poètes que je sache par cœur. Il faut ne pas craindre l’hiatus ; il ne faut pas courir après ; mais il ne faut pas le fuir : « Ah ! folle que tu es ! » est charmant :

Et l’ombre, hélas ! dit vrai à l’homme qui lui ment,

(ceci est de Régnier II) n’est pas mauvais du tout. Non, ici Malherbe eut tort…

Le livre de M. de Broglie est d’un sens littéraire très fin et d’un goût très sûr. J’aurais voulu que M. de Broglie, parlant de Malherbe, s’occupât autant du poète que du professeur. Le professeur déborde un peu dans le livre de M. de Broglie. Ce ne serait pas à moi de m’en plaindre. Eh ! eh ! « le professeur Malherbe », cela flatte la corporation. Cependant, encore qu’il n’ait laissé que cinq cents bons vers, le nombre, non plus que le temps, ne faisant rien à l’affaire, Malherbe est un si grand poète dans les cinq cents bons vers qu’il a laissés, si grand poète, qu’un peu plus de commentaire sur son œuvre poétique, que, du reste, M. de Broglie sent si bien, ne m’eût pas été désagréable. M. de Broglie s’est tenu un peu trop sur la réserve à cet égard, attiré par les grandes questions de littérature générale qu’une étude sur Malherbe entraîne avec elle.

J’aurais souhaité, dans l’excellent chapitre final sur « l’Influence » de Malherbe, la discussion de cette question : pourquoi Malherbe a-t-il eu plus d’influence comme réformateur de la langue, comme grammairien, que comme poète ? Car le « tout reconnut ses lois » de Boileau est parfaitement juste de Malherbe professeur de langue, et parfaitement faux de Malherbe poète. Comme professeur de langue, Malherbe a eu une influence énorme et immédiate. Quant à l’influence de Malherbe comme poète, Malherbe n’a pas eu d’influence du tout. Personne après Malherbe n’a fait des vers dans le goût de Malherbe. Personne ?… Colomby, si vous voulez. Enfin personne. — Ni Racan, ni Maynard, pour commencer par ses disciples, qui ne l’imitent pas du tout, ni Théophile, ni Saint-Amant, ni les précieux. Enfin personne.

Pourquoi ? C’est drôle. J’en hasarde une raison. L’homme de génie qui s’empare d’un genre, le transforme, le transfigure, quelquefois l’altère et le déforme, et toujours l’épuise. Molière a épuisé la comédie pour quarante ans, au moins ; Racine la tragédie pour un siècle ; La Fontaine la fable pour toujours. (Personne ne fait de fables en ce moment-ci ?… Je ne voudrais chagriner personne.) Et c’est ainsi que Malherbe a épuisé le lyrisme pour un temps très considérable. C’est ainsi que M. Brunetière a pu dire qu’il avait tué le lyrisme pour deux cents ans. C’est presque vrai. D’autres causes que je crois connaître et que M. Brunetière connaît mieux que moi y ont contribué ; mais il y a contribué aussi. Cela lui fait honneur.

Oui, l’homme de génie qui s’empare d’un genre littéraire l’épuise. — Le penseur, c’est tout différent : les idées qu’il conçoit, il les féconde, et il est le point de départ de tout un mouvement intellectuel, et c’est pour cela que, comme penseur, c’est-à-dire, dans l’espèce, comme critique, Malherbe a eu une influence immédiate et considérable, qu’a parfaitement marquée M. de Broglie.

Donc, me dira-t-on, il faut mesurer la grandeur d’un penseur à son influence ; et la grandeur d’un artiste à l’influence qu’il n’a pas eue ? — Monsieur, vous croyez dire une sottise pour me l’attribuer ; mais, pour une fois, je crois que ce n’est pas une sottise que vous avez dite.

Lenau. — M. Descreux : Poèmes et Poésies de Nicolas Lenau, traduits en français §

M. Camille Benoît vient de donner une traduction du Faust de Goethe, et M. Descreux une traduction des plus beaux poèmes de Nicolas Lenau. La coïncidence est curieuse, et l’on dirait qu’elle est préméditée ; car Nicolas Lenau, comme on sait, ne s’est posé en rien moins qu’en rival de Goethe et a, lui aussi, écrit un Faust qui eut un grand retentissement en Allemagne et qui ne laisse pas d’en être digne. — C’était un grand poète que ce Hongrois si peu connu en France, un très grand poète. C’est le Byron des Magyares, un Byron qui, certes, n’a pas l’abondance, la richesse, le magnifique déploiement d’imagination du Byron anglais, mais un Byron plus concentré et plus intense, dont le cri de douleur ou de désespoir, quelquefois le sourire bref, furtif, charmant et souffrant encore, ont une sincérité, une profondeur, un je ne sais quoi exprimant toute l’âme, dont souvent Byron, avec sa rhétorique, reste assez loin.

C’est le frère d’Alfred de Vigny et c’est le fils de Schopenhauer : un frère d’Alfred de Vigny qui aurait moins de noblesse dans la tristesse que son aîné, et plus de colère avec moins de dignité dans le blasphème ; un fils de Schopenhauer qui n’aurait pas compris, je crois, les hautes conclusions dernières de son illustre père, et qui s’en serait tenu au Schopenhauerisme courant, sans s’élever, si ce n’est par la beauté de la forme, beaucoup au-dessus ; mais, enfin, voilà, ce me semble, dans quelle famille d’esprits, comme disait Sainte-Beuve, il convient de le placer. C’est une belle famille. Il ne la dépare nullement, et même il lui fait honneur.

Il est mort fou, du reste ; mais ce n’est pas la faute, que je crois, du pessimisme. Les femmes font quelquefois bien du mal à la littérature par trop d’attachement aux littérateurs.

Il y a de très belles choses dans ce que M. Descreux, en sa traduction, intitule Pièces diverses. Ce sont toutes poésies personnelles, effusions et confidences, bref ce qu’on appelait autrefois élégies. Lenau est avant tout un poète élégiaque, et il n’est guère sorti de chez lui, ou tout au moins de sa chambre, où il fumait abominablement et où il y avait une tête de mort sur la commode. Ce n’est pas moi qui fais ce rapprochement romantique, burlesque et, pour tout dire, assez niais. C’est lui. Comme il n’avait guère dans sa chambre qu’une pipe et une tête de mort, il n’a pas pu s’empêcher de les comparer : « Ce crâne aussi fut une pipe, et jadis, quand la vie y brûlait encore, il faisait de la fumée au souffle du grand inconnu. Jadis le vieux Pan tirait des nuages de ce fourneau osseux. Et maintenant il a jeté sa pipe. C’est ce que les hommes appellent mourir. » Voilà une expression populaire française, qui sera étonnée d’avoir eu son origine dans une chambrette d’étudiant à Vienne. Renvoyé à M. Timmermans, qui vient de publier un volume bien curieux et très sérieux sur L’Argot parisien.

Les facéties de ce goût douteux sont rares dans Lenau. Son macabre est plus grave à l’ordinaire, et son lugubre est très sérieux. Il y a telle pièce conçue en passant le long d’un cimetière qui me paraît un pur chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre de sentiment simple et profond, avec une belle imagination sincère et juste, sans rien de forcé pour fournir le cadre. C’est intitulé Le Postillon. Je la cite presque tout entière :

C’était une charmante nuit de mai : de légères nuées argentées flottaient, comme entraînées par la joie et l’ardeur de la fête du printemps.

Le repos s’étendait sur les prés et les bois et les sentiers déserts ; la clarté de la lune veillait seule sur les chemins.

La brise ne parlait qu’à voix basse, le ruisseau ne se glissait que furtivement, et les fleurs exhalaient leurs rêves en parfums délicieux dans les espaces tranquilles.

Plus hardi, mon postillon faisait claquer son fouet, et son cor envoyait des notes joyeuses à l’écho des monts et des vallées.

Les bois et les plaines, à peine salués dans cette course rapide, disparaissaient, et devant nous passaient comme sur l’aile d’un songe les villages endormis.

Au milieu des splendeurs de mai s’étendait un cimetière ; il arrêta les pensées qui fuyaient rapides et les retint dans une grave méditation.

Le postillon, devenu aussitôt silencieux et mélancolique, mena plus lentement son équipage ; enfin il arrêta ses chevaux, et regardant la croix :

« Chevaux et voilures doivent s’arrêter ici ; cela ne vous gênera guère. C’est ici que repose mon camarade, sous cette terre froide.

« Quel aimable compagnon, Monsieur ! Cela m’assombrira toujours. Il n’avait pas son pareil pour tirer de son cor un son clair, mon camarade.

« Je ne manque jamais de m’arrêter ici, et à l’ami qui dort sous ce gazon, en guise de salut fraternel je sonne l’air qu’il aimait. »

Et il lança sur le cimetière une fanfare si joyeuse qu’elle dut pénétrer jusqu’au frère, à travers le repos de la tombe.

Et les sons clairs de la fanfare revinrent, renvoyés par la montagne, comme si le postillon mort répondait avec sa chanson.

Nous repartîmes à bride abattue, traversant les champs, les baies ; longtemps il me resta dans l’oreille, ce son renvoyé par la tombe.

Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !

En vérité, la « chanson joyeuse » du pauvre naïf postillon hongrois m’émeut plus que l’olifant de Roland dans le décor sublime de Roncevaux.

Vous vous rappelez sans doute le chef-d’œuvre de Parny, l’unique chef-d’œuvre de Parny, qui brille dans son œuvre comme la perle que trouve le coq ; je veux dire l’Épitaphe d’une jeune fille : « Son âge échappait à l’enfance… » Rien ne marque mieux le tour d’imagination et le tempérament sentimental, aussi, de Nicolas Lenau, que la façon dont il écrit la même pièce, exactement la même au fond, mais combien différemment conçue et de quel autre genre de deuil jaillie ! Lui, il l’écrit avant la mort de l’enfant, et sans que rien fasse craindre ou prévoir cette mort. C’est qu’il l’espère :

Berce doucement, ô sommeil, berce la jolie fillette ! Sous les plis charmants de ton voile, elle sourit. Ainsi sourit la rose, dans les parfums du soir.

Berce-la doucement, et, sans mot dire, dépose-la dans les bras de ton frère aux traits sévères, le Trépas, dont les voiles plus épais ne laissent entrevoir aucun sourire.

Car sur le seuil de l’heureuse enfance, le souci, le poignard à la main, guette ma favorite, et la paix, lui donnant le baiser d’adieu, va la quitter pour toujours.

Tel est le train accoutumé des pensées de Nicolas Lenau. Il est difficile de trouver quelqu’un qui ait aimé la mort d’une passion aussi sincère et aussi forte, et mieux savourée à l’avance, avec une sorte d’enivrement, comme dit ce cruel et charmant Leopardi, la gentilezza del morir. On sent à chacune de ces pages une immense lassitude vraie, une sorte d’affaissement et de délabrement intérieur, qui n’a rien d’une attitude, qui ne crie pas, qui ne gémit pas, qui pleure à peine, mais dont l’expression, très discrète (le plus souvent), très voilée, rappelle ces regards navrés, vous savez bien, muets et courts, qui vous transpercent. Que me direz-vous de ce pur sanglot étouffé que voici ? À moi, il me va jusqu’au fond de l’âme :

J’ai au cœur une blessure profonde, et je la garderai en silence jusqu’à ma dernière heure. Je sens sa morsure infatigable me ronger toujours plus intimement, et ma vie s’épuise d’instant en instant.

Je ne sais qu’une femme à qui je puisse confier mon secret, à qui je puisse tout dire ! Oh ! si je pouvais me jeter à son cou, et pleurer ! Et celle femme, elle gît ensevelie sons la terre.

Ô mère ! viens, laisse-toi loucher par ma prière. Si ton amour veille encore dans la mort, et si lu peux, comme autrefois, dorloter ton enfant,

Fais-moi bien sortir de celle vie ; j’aspire après le repos de la nuit. Oh ! viens aider la douleur à déshabiller ton enfant fatigué.

Est-ce assez senti ? Je ne crois pas qu’il existe une plus belle et plus forte traduction ou transposition poétique du « maman » ! des blessés sur les champs de bataille.

On conçoit qu’avec ce genre de complexion et ce tour d’imagination Lenau a dû avoir l’idée de refaire le Faust de Goethe. Évidemment. Il l’a refait parce qu’il ne l’aimait pas. Il le trouvait beaucoup trop gai. Il avait raison. Le Faust de Goethe n’est peut-être pas trop gai, à proprement parler ; mais il est gai, il n’y a pas à dire. C’est un poème très joyeux, et pénétré d’une forte et grasse sève d’optimisme.

Un de mes amis, qui est ingénieur, avait son explication de Faust, à laquelle il tenait beaucoup, et qu’il ne se faisait pas faute de me prodiguer libéralement. Il prétendait que Faust était un monument élevé à l’honneur de l’École polytechnique, la glorification du polytechnicien :

« Mais il ne faut que lire, me disait-il, pour s’en convaincre. C’est évident. Voyez. Faust commence par l’alchimie et la magie. Cela, ce sont les débuts de l’humanité curieuse, les débuts aussi du futur savant, enfant encore. — Cela finit par le lasser et le dégoûter, et il se donne au diable ; autrement dit, comme tout futur savant, un instant fatigué par les grimoires, il essaye de la vie sentimentale. — Elle ne lui réussit pas, la vie sentimentale ; encore moins à Marguerite ; mais à lui non pas beaucoup mieux. Il voit très bien que l’homme digne de ce nom n’est pas fait pour cela, et il se remet à la science, autrement et mieux comprise, à la science, moderne, entremêlée d’un peu de littérature, d’une visite à Hélène et à l’art antique, comme il sied. — Et alors… alors il devient un homme très considérable, l’appui d’un État penchant, l’officier d’artillerie qui s’improvise général, gagne des batailles, rétablit l’empereur sur le trône. — Mais il ne sort pas seulement des militaires de l’École polytechnique ; n’oubliez pas que les premiers rangs sont pépinière d’ingénieurs. Goethe ne l’a pas oublié, et la dernière transformation de Faust, son avènement, c’est Faust ingénieur, Faust desséchant des lagunes, creusant des ports, construisant des digues, conquérant pacifique qui se crée un royaume en disputant la terre à l’océan et en la rendant habitable. — Et désormais sa mission est accomplie, son évolution achevée ; le ciel n’a plus qu’à s’ouvrir pour lui, pour Faust pardonné, glorifié, béatifié ; et il s’ouvre en effet, comme il est juste ; et c’est, parmi les chœurs des anges, l’apothéose du parfait polytechnicien. »

Il y a beaucoup de vérité dans ce commentaire ingénieux, aussi juste, certainement, que la plupart des explications des commentateurs de Faust. Ce qu’il y a de certain, c’est que Faust, qui est très évidemment dans la pensée de Goethe l’histoire de l’humanité, est une histoire de l’humanité, à tout prendre, très optimiste, très confiante et très consolatrice.

Dès le début, dès le prologue, — qui, à la vérité, a été ajouté après coup, mais qui n’est pas non plus de la vieillesse de Goethe, — la première partie de Faust est considérée par Dieu lui-même comme une épreuve, permise par Dieu, imposée à Faust, dirigée par Méphistophélès ; comme une épreuve qui sera terrible, mais qui, en définitive, ne doit pas tourner à mal.

« L’activité de l’homme (c’est Dieu qui parle) se relâche trop facilement ; trop vite il préfère le repos. C’est pourquoi je lui donne volontiers un compagnon, qui l’aiguillonne, agit et concourt à errer, en qualité de diable. »

Le mal et le péché eux-mêmes ne sont donc dans cette conception qu’une condition de l’épreuve, qui, en définitive, doit mener au bien, donc des éléments du bien, donc quelque chose comme des bienfaits.

Il n’y a pas de système plus optimiste et plus aimable.

L’esprit du mal lui-même concourt à errer. Il n’est pas purement négatif, comme dans un manichéisme grossier. Bien qu’il soit « celui qui nie toujours », il est créateur cependant, comme malgré lui, et indirect auxiliaire de Dieu. Dieu vient de le dire dans le prologue, Méphisto le dira lui-même au cours de l’ouvrage :

« Comment te nommes-tu ? Qui es-tu ? — Une partie de cette force qui veut toujours le mal et fait toujours le bien. — Que signifie cette énigme ? — Je suis l’Esprit qui nie sans cesse… » — Rien de plus clair, l’Esprit du mal, n’est qu’un destructeur qui ne détruit pas et qui, tout en voulant le mal, contribue au bien, et la première partie de Faust n’est que la chute et l’épreuve de Faust.

Et la seconde, à travers les méandres de l’imagination capricieuse du poète, qui n’a nullement tenu à ne pas se contredire, est, tout compte fait, la réhabilitation de Faust par le savoir et par l’action. Le crime de Faust lui sera pardonné s’il étudie, s’il travaille et s’il agit. Moyennant cela, il est, non seulement pardonné, mais sauvé et glorifié, et Méphisto perd son pouvoir sur lui, malgré le pacte. Le crime lui-même de Faust n’a servi qu’à l’arracher à son laboratoire suspect de vague sorcier, pour le lancer dans le domaine de la vraie science et de la vie active.

Voilà certainement, en son ensemble, un beau poème optimiste et une douce rêverie sentimentale sur le néant du mal et la vanité du péché. Cela donne confiance et douce joie ; cela est éminemment consolateur.

C’est pour cela que Nicolas Lenau n’a pas été content. Lui, il était pessimiste déclaré et radical. Le péché et le mal étaient pour lui des réalités et même il ne voyait guère que cela qui fût réel. Son Faust est le poème du pessimisme d’un bout à l’autre. C’est justement pour cela qu’il est mal composé et assez monotone. Car la composition c’est sans doute la marche d’un point à un autre, et un poème qui commence par le pessimisme pur pour finir par le pur pessimisme ne peut avoir une progression bien nette ni, par conséquent, une composition bien savante.

C’est le défaut extrême de ce Faust de Lenau. Faust y est parfaitement désespéré au commencement et plongé dans un parfait désespoir à la fin. Entre les deux il se livre, lui aussi, à quelques expériences de vie sentimentale qui n’ont pas le charme pathétique des essais du même genre tentés par le Faust de Goethe. Sans avoir jamais bien vu qu’il fût nécessaire que Faust devînt un Don Juan au cours de son évolution philosophique, la tradition étant telle, je veux bien l’accepter ; mais au moins qu’il soit un Don Juan un peu distingué et un peu intelligent. Déjà celui de Goethe ne l’est pas beaucoup et, dans tout l’épisode de Marguerite, la figure de Faust pâlit singulièrement, et son personnage baisse de plusieurs degrés. C’est Marguerite qui prend le premier rôle. Dans Lenau, c’est pis. Faust y cherche, en gémissant, un peu trop de fleurs vulgaires, pour ne pas dire de légumineuses. Il y a un peu trop de filles d’auberge dans tout cela. Un épisode politique amusant, à la traverse. Il y a une consultation de Méphisto avec un ministre qui est d’une ironie robuste et d’une épaisse humour d’assez haut goût.

La fin du poème est décidément très belle. Confusément on y sent enfin le dessein poursuivi par Méphisto, et c’est-à-dire le dessein de l’auteur lui-même : « J’ai brouillé Faust avec le Christ d’abord, avec la Nature ensuite, dit le Malin, et je l’ai peu à peu laissé seul à seul avec son égoïsme, face à face avec son cher Moi. Et je sais bien ce qui va en advenir. » — Il en advient, bien entendu, que c’est affreux. L’égotisme n’est supportable qu’à la condition de n’être pas sincère. Comme mystification littéraire, il est très amusant ; comme exercice pieux et pratique religieuse, il est épouvantable. Le pauvre Faust de Lenau s’en aperçoit assez vite : « Je me suis arraché à Dieu et à la Nature ; j’ai voulu, dans ma haine orgueilleuse, m’enfermer en moi-même. Ô folie ! je ne puis me supporter. Mon moi dans son vide, dans son obscurité, m’enveloppe de frayeur comme un cercueil. Dans ma raideur formée d’égoïsme épileptique, le Diable m’a saisi et jeté à la fosse. Plein de vie au milieu des ténèbres de la mort, tout éveillé, je me suis crevé les yeux et j’ai commencé, avec des plaintes sans bornes,  à me dévorer moi-même. »

Que reste-t-il à Faust dans cet état d’âme ? La soif de la destruction de toutes choses. Pour celui qui s’est renfermé ainsi dans l’orgueil farouche de l’adoration perpétuelle de soi-même, qu’en dehors de lui il existe encore quelque chose, cela le gêne et le tourmente : « Ah ! comme la mer gronde vers le ciel, et trouve de l’écho en toi, mon cœur ! Mon cœur, je le sens, c’est le même chaos qui s’agite en toi et soulève ses ilots jusqu’au ciel. C’est le désir de la destruction ; c’est l’impatiente ardeur de briser tous les obstacles pour bondir joyeusement dans la chute mortelle où s’abîment toutes choses, toutes choses. » Mais comme le non-moi se moque du moi qui veut le détruire d’une manière éminemment transcendante, c’est généralement contre le moi que se tourne la fureur du moi destructeur et vous entendez bien que Faust va se tuer. Il n’y manque, et avec une phrase superbe : « Et toi, Esprit du mal, approche ! Je me raille de toi… Je t’échappe… Je suis un songe trop inquiet pour que je le prenne au sérieux. Je suis un rêve qui s’envole de ta serre, je suis un rêve de plaisir, de crime, de souffrance, et je rêve que je me perce le cœur. »

À quoi Méphisto, en le voyant tomber, répond avec beaucoup de bon sens : « Tu m’appartiens plus que jamais ! »

Et, en effet, la pensée de négation et de destruction qui est tout Méphisto, Faust vient précisément de la réaliser complètement sur lui-même, et Méphisto n’a plus qu’à passer à un autre Faust vaincu par Méphisto, c’est le poème de Lenau. Il est donc la pleine contrepartie du poème de Goethe.

Pour donner, à égalité, la pleine contrepartie du poème de Goethe, il fallait plus de génie que n’en avait Lenau. Mais il avait un talent lyrique de premier ordre. Il y a dans Faust des pages d’une imagination sombre et révoltée qui sont sublimes. Je ne crois pas qu’on ait exprimé le désespoir philosophique, l’impuissance de l’homme à comprendre ce que l’univers lui veut, d’une manière plus saisissante que dans ce que j’appellerai la Préface du Pacte. Cela, par exemple, c’est je ne dirai pas plus beau, je n’en décide point, c’est plus saisissant, plus pénétrant, cela entre plus cruellement jusqu’au fond de notre être intime que la page correspondante du Faust de Goethe : « Parle donc, maudite engeance (les arbres, les plantes, les leurs) qui ne sais que murmurer, dis-moi ce que c’est que la vie, ce que c’est que la mort. Vous autres, arbres, vous qui êtes fixés au sein maternel, d’où monte le mystérieux chaos, vous l’écoutez par vos racines dans le sol, et partout vous ne ramenez de ces profondeurs aucune certitude… La vérité, cette charmante fugitive, être mystérieux qui dans son vol touche à peine la terre, les pierres mêmes ne sauraient l’emprisonner dans leurs cristallisations dont la dureté défie le temps, et un fou cherche à connaître ce qui fait que la brute mange, se pavane, s’accouple, allaite et périt. Je ne peux pas secouer ce désir de connaître l’esprit créateur primitif. Ma substance la plus intime me contraint à remonter jusqu’à mon éternelle racine. Mais cela m’est interdit. Quel désaccord terrible entre ce tourbillon de questions qui s’agitent en moi, tandis que règne au dehors une tranquillité funèbre et muette, une volonté qui se raidit dans un opiniâtre silence. »

Oui, certes, voilà qui est d’un grand poète, et jamais on n’a maudit plus éloquemment et de manière à en faire mieux sentir la formidable puissance,

Le silence éternel de la divinité.

Le « Goethe » de M. Édouard Rod §

M. Édouard Rod vient de nous donner un Essai sur Goethe où il a admirablement réussi à n’être ni confus ni déclamateur et, pour quiconque a lu seulement une centaine d’études sur Goethe, ces deux mérites, pour être négatifs, sont cependant absolument extraordinaires.

Soit pour échapper à ces deux redoutables écueils, soit pour toute autre raison, M. Édouard Rod a choisi la méthode qui est si souvent mise en pratique par les critiques anglais et que Sainte-Beuve, qui souvent la suivait lui-même, recommandait avec instance : faire une biographie intelligente (tout simplement) de votre auteur ; le suivre de sa naissance à sa mort ; expliquer ses actes par son caractère, les modifications de son caractère par les circonstances où il s’est trouvé ; quand vous rencontrez une de ses œuvres, l’expliquer, comme un de ses actes, par son caractère, et les circonstances qu’il traverse ou vient de traverser ; et le conduire ainsi jusqu’au tombeau sans jamais séparer sa vie de son œuvre, sans jamais cesser de le tenir sous votre regard, tout entier.

Cette méthode est le plus souvent excellente. J’en ai bien fait l’épreuve, quand longtemps après avoir écrit un long article sur Voltaire, selon la méthode didactique, j’ai repris Voltaire pour en faire un volume selon la méthode biographique, et me suis aperçu que mon volume était certainement moins mauvais que mon article.

Oserai-je dire que cette méthode n’est pas la bonne pour tous les auteurs, et que pour Goethe j’ai peur qu’elle ne soit pas la meilleure qu’on eût pu prendre ? Ne pas séparer la vie de l’œuvre, c’est toujours très bon, évidemment ; mais cela conduit assez naturellement à ramener sans cesse l’œuvre à la biographie, et quand l’œuvre est immense et la vie petite, cela, au moins en apparence, réduit l’œuvre, laisse l’impression, la sensation d’une grande œuvre qu’on aurait rapetissée à dessein.

Cette sensation est celle que j’ai, après avoir lu très attentivement l’essai, si solide du reste, si fortement documenté, si parfaitement informé et si agréable à lire, de M. Édouard Rod. C’est qu’en effet l’œuvre de Goethe est d’une grandeur incomparable, et sa vie, cette vie dont cette œuvre est sortie, est fort médiocre.

Sois petit comme source et sois grand comme fleuve.

À personne plus qu’à Goethe ne s’est appliquée cette maxime célèbre.

Voyez un peu d’où ont dérivé — et ils en ont dérivé, c’est incontestable — ces livres si larges, si spacieux et si profonds. Goethe est un petit étudiant coquet et poseur à Strasbourg, cause un peu avec Herder, admire la cathédrale et lit Shakespeare, que Voltaire et Lessing viennent de mettre à la mode. — Il voyage un peu, pas bien loin ; il est amoureux successivement d’une jeune fille tranquille, fiancée à un petit bourgeois et qui ne songe nullement à couronner la flamme du jeune poète, et d’une femme mariée, très bourgeoise aussi et très ordinaire, qui flirte un peu, et dont le mari élimine très promptement le jeune flirteur. — Il se fixe à Weimar et devient premier ministre de cet empire. Weimar est une ville de 7 000 habitants. Le premier ministre de ce pays-là est quelque chose comme un sous-préfet d’Issoudun. Cette haute situation comble tous les désirs de Goethe et le ravit. Il est enchanté de la vie mondaine qu’il mène à Weimar et d’être l’amuseur en titre de la cour et de la ville. Il ne fait presque rien pendant dix ans, tant il est absorbé par les affaires et les plaisirs d’Issoudun en Saxe. — Il entretient un commerce qui semble avoir été tout intellectuel, et je souhaite qu’il fait été, avec une femme assez distinguée, âgée de sept ans de plus que lui. — Il s’arrache à tant de sirènes, pour faire un voyage en Italie (un peu trop tard, à trente-sept ans), revient, se brouille avec sa Laure, et installe dans sa maison une petite grisette infiniment insignifiante qu’il finit par épouser. — Plus tard, à cinquante-huit ans, il devient amoureux d’une fillette de dix-sept ans, fille d’un petit libraire d’Iéna, qu’il a vue grandir et qui le trouble profondément. — Il recueille en vieillissant des admirations féminines qui le ravissent ou le consolent. — La dernière vieillesse vient, mélancolique sans être triste, parce qu’il se porte à merveille. Beaucoup d’admirateurs ; peu d’amis. Il a perdu Schiller, le seul homme, je crois, qu’il ait aimé. Il en est maintenant à causer de longues heures avec Eckermann, qui est un simple imbécile, mais qui a de mérite incomparable de ne lui jamais parler que de Goethe. — Il meurt.

Telle est cette vie. Elle est absolument médiocre, presque plate. Tranchons le mot, elle est insignifiante. Elle est celle de n’importe qui. Celle de Dante, celle de Tasse, celle de Shakespeare, celle de Milton, celle de Voltaire, celle de Chateaubriand, celle de Lamartine, celle de Hugo, celle même de Boileau, sont plus brillantes, plus larges et plus traversées d’événements. Il n’est presque rien arrivé à Goethe ; il lui est arrivé ce qui arrive au plus obscur d’entre nous. Sauf la visite de Napoléon, il ne s’est rien présenté dans sa vie qui fût digne de lui.

Et c’est de cette existence qu’est sortie cette œuvre éclatante. — Cela prouve qu’il avait un grand génie. Évidemment ; mais comprenez-vous bien maintenant qu’à rapprocher son œuvre de sa vie on la rapetisse, on lui donne je ne sais quoi d’étriqué et de terne ? En me montrant Charlotte ou Frédérique à travers Werther, Christiane derrière la Marguerite de Faust, on me décolore et on me dégrade et Werther, encore qu’il soit incontestable que sans Charlotte et Frédérique Werther n’eût pas été écrit, ni le premier Faust sans Christiane, ni Les Affinités électives sans Minna. (Quant à Mme de Stein, je ne sais pas à quoi elle a servi.)

Non, pour les hommes dont l’œuvre dépasse démesurément la vie, la méthode biographique est dangereuse. Il faudrait pour eux savoir s’en servir et la dissimuler Ceux qui sont petits comme source et grands comme fleuve, eh bien, c’est comme fleuves qu’il faut les considérer. On rend un immense service à Mme Desbordes-Valmore en rattachant son œuvre à sa vie, en expliquant par sa vie son œuvre, et même, peut-être, en cachant un peu son œuvre, derrière sa vie. On rend un service moins manifeste à un homme comme Goethe en faisant rentrer son œuvre dans sa vie, je ne dis pas jusqu’à l’y noyer, je ne dis pas jusqu’à l’y ternir, mais jusqu’à l’y engrisailler.

Fontenelle, faisant l’éloge d’un auteur qui eût été excellent s’il avait donné tout ce qu’on attendait de lui, disait avec cette douceur charmante qui inspirait le désir de le gifler : « Le confrère dont nous déplorons la perte était de ceux dont les ouvrages ont dissimulé le mérite. » Pour ceux-là, la méthode biographique est excellente. Pour ceux dont la vie et l’œuvre sont également éclatantes, comme Voltaire ou Lamartine, elle est très bonne encore. Pour ceux qui, d’une vie d’inspecteur d’académie, ont tiré Werther, Le Tasse, Les Affinités électives et les deux Faust, décidément elle n’est pas très bonne.

C’est la seule chicane un peu sérieuse que j’aie à faire aujourd’hui à cet esprit si distingué et si pénétrant, si parfaitement désigné pour compléter notre éducation sur les littératures étrangères, qu’on appelle M. Édouard Rod. Peut-être, si je causais avec lui, car notre différend ici est si léger que c’est à peine s’il convient d’en faire part au public, peut-être lui dirais-je qu’il a un peu forcé la note relativement à l’« olympisme », c’est-à-dire à l’impassibilité, c’est-à-dire, en bon français, à l’égoïsme de Goethe.

Mon Dieu, au fond, nous sommes d’accord. Je ne regarde point Goethe comme un prodige ni un prodigue de sensibilité. Cependant, examinons d’un peu près.

D’abord, écartons résolument la période de vieillesse. Il me semble que ce qu’on doit demander à un vieillard, c’est la pensée et puis la sérénité d’âme. Il arrive un âge où l’homme, selon la bonne nature et la bonne mode des époques patriarcales, n’est plus et ne doit plus être qu’un conseiller, qu’une lumière pure, blanche, un peu froide, au-dessus des têtes, et que ni le vent des passions, ni les orages du forum ne font vaciller. Les effusions du cœur ne sont plus de cet âge-là. Il n’y a pas indécence à ce qu’elles soient ; mais il n’y a pas utilité à ce qu’elles existent.

Si vous m’accordez cela, et que l’attitude olympienne de Goethe vieillard est parfaitement légitime et n’est pas, même, sans une grande allure, et que « cette tête allait bien au vieux corps germanique » ; considérons maintenant Goethe jusque vers le milieu de sa vie et même un peu au-delà.

Quoi ? Il aime Charlotte, il la quitte, semble s’en consoler facilement, et écrit Werther, où l’amant de Charlotte se tue. On semble toujours faire un reproche à Goethe d’avoir tué Werther et de n’avoir jamais songé à se tuer lui-même. Quelque sot, d’abord. Et puis, voyons, il a quitté Charlotte en pleurant et s’est consolé très vite en causant avec Frédérique. Mais à quels serments a-t-il manqué ? Charlotte était fiancée. Elle est restée fidèle à son fiancé, et elle s’est consolée avec celui-ci comme Goethe avec Frédérique. Je voudrais bien savoir lequel des deux a quitté l’autre. Mon Dieu, ils étaient raisonnables tous les deux et romanesques à l’excès ni l’un ni l’autre. Seulement l’un pouvait, d’une douce aventure sans conséquence, tirer un roman immortel. Ce n’est pas une raison pour l’accuser d’être insensible. Il ne l’a été ni plus ni moins que son flirt. Ils se sont trouvés gentils et ils se sont conduits très sagement, tous les deux ; il n’y a pas autre chose dans leur affaire.

Et c’est tout de même avec Frédérique. Celle-ci était mariée. Elle l’était même avec un marchand de sardines, ce qui atténue les torts qu’on pouvait avoir à la quitter, je vous assure. Elle aima Goethe assez vivement, plus vivement, je crois, que Charlotte. Goethe se laissa aimer, fut gracieux ; à l’âge qu’il avait alors, il ne pouvait pas être autre que très aimable. Le mari fut jaloux. Goethe s’en alla. Que vouliez-vous qu’il fît ? Il s’est bien conduit. Il a épargné bien des ennuis à Frédérique. Frédérique pleura, au départ, un peu plus, paraît-il, que Goethe. Il est bien possible. On ne saurait mesurer ces choses-là très exactement. Mais, tout compte fait, Goethe fut-il si cruel en cette circonstance ? Il fut plutôt un brave garçon. Il ne fut pas un héros de roman ; mais il fut un très brave garçon.

Plus tard il « lâcha », comme on dit, — et ce n’est pas M. Rod qui se sert de ce terme, — il lâcha Mme de Stein. Oh !

Ce n’est pas vrai. Tout porte à croire que ce n’est pas vrai. Tout porte à croire qu’il n’y eut entre Mme de Stein et Goethe qu’une liaison spirituelle, — très spirituelle. Mme de Stein et Goethe s’écrivaient tous les jours ; et Goethe avait des liaisons d’un caractère moins littéraire dans tout Weimar, et Mme de Stein ne l’ignorait pas et ils continuaient à s’écrire et à se voir. Dans ces conditions, rompre, à un moment donné, avec une femme, n’est nullement la trahir. C’est… c’est vieillir, c’est cesser d’aimer à sortir et cesser d’aimer le genre épistolaire ; ce n’est rien du tout.

Et encore, comment Goethe a-t-il rompu ? Il s’en va en Italie, y reste deux ans, revient, fait une visite, puis deux ou trois autres, à Mme de Stein. Celle-ci, malade, un peu morose, vieillie (quarante-six ans), le reçoit assez mal, très froidement. Une lettre de Goethe (bien maladroite, du reste, j’en conviens) en témoigne. Goethe ne casse rien ; mais il installe sa petite bouquetière chez lui, sort peu, se confine, et laisse le lien se dénouer de lui-même. Rien d’héroïque là-dedans ; mais rien de cruel ; rien même de dur.

Et la petite bouquetière, le petit éroticon, comme Goethe l’appelle, un peu trop à la païenne ? — Ici, il s’est très bien conduit, en très bon cœur. Il l’a « plantée dans son jardin », comme il dit d’une façon charmante, pour s’en amuser, comme d’une jolie fleur. Elle n’était pas autre chose. Elle était très ordinaire. Goethe pouvait lui dire, comme Rivarol à la sienne :

Ayez toujours pour moi du goût, comme un beau fruit,
                       Et de l’esprit comme une rose.

Eh bien ! Il l’a gardée. Il l’a toujours gardée. Il a même fini par l’épouser. Songez au mariage étourdissant que pouvait faire Goethe vers 1790, chargé de gloire et d’honneurs ! Quand un homme comme Goethe garde une grisette, qui n’a jamais eu d’esprit, après que sa beauté est passée, et celle de Mme Goethe passa très vite ; soyez sûr qu’il ne le fait que par sentiment du devoir et surtout par une douce pitié, par très bon cœur et dans un esprit d’humanité où il entre un peu d’esprit de sacrifice. Ce n’est pas héroïque ; mais c’est très gentil.

Et plus tard, à cinquante-huit ans, le pauvre diable, — mais n’en raillons pas, cela peut nous arriver à tous, — il est profondément troublé par cette gamine de Minna. Eh bien, cela ne prouve pas du tout qu’il fût sensible, pas du tout ! Mais cela ne prouve pas le contraire. Cela ne prouve rien. Voyons seulement comment il se conduisit en cette aventure. Fort bien. Il en fît un roman. Il n’avait que cela à en faire.

Un sage, je vous dis, toujours un sage. Mais un sage égoïste, non ; dur, non ; insensible aux souffrances des autres, non ; indélicat, non ; incapable de tendresse, non, non, non ! — Savez-vous bien que son amitié avec Schiller est infiniment touchante ? Un auteur qui communique à un autre auteur toutes ses idées, toutes ses ébauches, tous ses projets littéraires ! Mais c’est d’une confiance évangélique ; c’est de la fraternité. De la fraternité entre auteurs ! Goethe n’a jamais été romanesque ; mais ici il le devient. Remarquez que dans cet échange d’idées, dans cette collaboration transcendante, ne descendant jamais à la collaboration matérielle, entre Schiller et Goethe (et elle dura longtemps), Goethe avait évidemment plus à perdre et Schiller plus à gagner. Goethe, donc, fut généreux. Certainement, sous l’« olympisme », qui était plutôt une attitude qu’autre chose, il y avait assez de générosité dans cette nature-là.

Je n’ai qu’à louer pour toutes les observations d’ordre purement littéraire que contient le volume de M. Édouard Rod. M. Rod ne s’est nullement attaché à tracer la ligne exacte, la courbe précise, le « graphique » mathématique du développement du génie de Goethe. Il ne l’a pas montré, par exemple, ce qu’on pourrait faire, d’abord romantique sous l’influence de Shakespeare, de Rousseau et de la cathédrale de Strasbourg ; puis classique, sous l’influence de l’Italie ; puis revenant au romantisme plus large et comme fécondé par le commerce et le culte de l’antiquité. Il ne l’a pas montré, comme je remarquais qu’on le faisait l’autre jour, se développant « du dehors au dedans » par opposition à Henri Heine qui s’est développé du « dedans au dehors ». Je soupçonne que M. Édouard Rod a un certain dédain pour ces formules et ces schémata. Pour moi, sans en avoir mépris, j’en ai défiance, et nous voilà bien d’accord. Surtout avec un homme comme Goethe, il y aurait grand péril à vouloir employer des formules qu’il briserait, si larges qu’elles fussent, dès qu’on voudrait le faire entrer dedans.

Si l’on voulait, à toute force, mon avis sur ce point, je dirais peut-être que Goethe me paraît avoir été pénétré d’esprit romantique depuis le commencement jusqu’à la fin, ayant été tout imagination, et son imagination ayant toujours eu le besoin ou le goût de partir d’une émotion personnelle pour se déployer ; et pour moi, ce sont là précisément les deux marques essentielles de l’esprit romantique. Il était l’homme qui a dit que toutes les œuvres poétiques sont des ouvrages de circonstances, et toutes les siennes l’étaient, à bien peu près, peut-être absolument toutes. Il était l’homme qui d’un léger incident de la vie la plus calme, tirait un poème de passion ou un poème qui devenait comme le miroir du monde ; mais il avait besoin du petit incident personnel. Il était l’homme qui, même écrivant un poème sur le Tasse, songeait à lui et à sa vie propre : « La cour de Ferrare et la cour de Weimar, c’est la même chose. »

Oui, tout cela, malgré l’horreur de Goethe pour les romantiques, est du romantisme, un esprit romantique, à la vérité très large et très élevé et qui n’a rien à voir avec le petit romantisme médiéval ou clair-de-lunesque. Et c’est pour cela que même cette formule « état d’esprit romantique » est encore trop étroite.

De même l’« objectif » et le « subjectif » perdent leur temps avec Goethe. On peut bien essayer de dire qu’il a commencé par être subjectif avec Werther et fini par être formidablement objectif avec le Second Faust. Mais ne voilà-t-il pas qu’à cinquante-huit ans il écrit Les Affinités électives, qui sont tout ce qu’il y a de plus subjectif et même de plus intimement personnel ! Ne voilà-t-il pas que Goethe se découvre subjectif à soixante ans, comme avec surprise, comme s’il ne l’avait jamais été, et fait honneur à Schiller de cette prétendue métamorphose de lui-même : « Vous m’avez ramené à moi en me détournant de l’observation trop exacte des choses extérieures. Par vous j’ai appris à contempler les différentes phases de l’homme intérieur… »

La vérité est que ce double don, il l’a eu toujours, comme aussi bien son œuvre miraculeuse, aussi étonnante comme psychologie profonde que comme faculté d’embrasser d’un regard tout l’univers, Faust première et seconde partie, à travers tous ses divertissements intellectuels, a occupé sa pensée toute sa vie.

Il faudra lire très attentivement les cinquante pages trop courtes que M. Édouard Rod a consacrées au Faust. Elles sont pleines d’idées, comme pleines de goût. La conclusion m’en a causé un plaisir personnel : « … Tout cela me ramène à dire qu’après avoir parcouru le monde de la pensée (ses recherches de savant avant le lever du rideau), celui du sentiment (la tragédie de Marguerite), celui de la pensée et du rêve (symboles historiques et philosophiques de la seconde partie) et celui de la volonté (son rôle auprès de l’Empereur), Faust en revient à faire de l’action immédiatement utile le but de son dernier effort et le meilleur lot de son acquis. »

Je suis flatté et ravi. C’est, littéralement, ce que, à propos du Faust de Lenau, j’avais écrit autrefois sur le Faust de Goethe. Cette coïncidence parfaitement fortuite m’enchante. Je ne ferai pas à M. Rod un compliment de penser comme moi ; mais je m’en fais un, de tout mon cœur, de penser comme lui.

Rouget de l’Isle §

Ce n’était pas un Goethe, ni même un Colardeau, que Rouget, surnommé de l’Isle, pour pouvoir entrer à l’École militaire (ce qui prouve en passant que ces terribles règlements de l’ancien régime excluant les roturiers du corps des officiers n’étaient rigoureux que sur le papier, étant si faciles à éluder) Rouget donc, ou Rouget de l’Isle, ou Rouget de Lisle, ou Rouget Delille, car il a porté toutes ces désignations suivant les régimes, n’était pas un Goethe.

« Cet homme est un brave, dit un proverbe arabe ; il a eu du courage une fois. » De même Rouget de Lisle a eu du génie une fois. Donc c’est un homme de génie. Encore n’a-t-il eu du génie qu’en musique ; car sa Marseillaise, sauf le couplet « des enfants », qui n’est pas de lui, est furieusement mal écrite. Mais, il n’y a pas à dire, la musique en est admirable, et elle est de lui. Elle est de lui. La chose est cette fois prouvée, d’une manière qui me paraît irréfutable, dans le livre de M. Julien Tiersot. La discussion serrée, vigoureuse et lumineuse qu’il a menée sur ce point est un modèle de discussion et est absolument probante. La Marseillaise est donc de Rouget de Lisle, et elle est un chef-d’œuvre, le style en pareille matière n’ayant aucune importance, et la musique d’une part, et dans les paroles le mouvement, étant tout. Cela vaut parfaitement que Rouget soit immortel, et il l’est ; voilà qui est bien.

M. Tiersot a profité de la circonstance pour faire une étude complète sur Rouget, sa vie et ses œuvres. Il a bien fait, certainement, et son livre, très industrieusement aménagé et conduit, est intéressant d’un bout à l’autre ; mais il faut avouer que la matière était un peu « infertile et petite », comme dit l’autre.

La vie de Rouget… mon Dieu ! Rouget n’était point un mauvais homme, et même il était bon, redresseur étourdi de torts, Don Quichotte affairé et un peu niais ; mais il était très médiocre en somme d’esprit et de caractère. Très infatué, de 1792 à 1800, du succès colossal de son « hymne », faisant sottise sur sottise, jusqu’à se mêler d’affaires d’argent où il a failli laisser son honnêteté et où il laissa quelque chose de sa bonne réputation ; puis déprimé par l’insuccès et la misère jusqu’à écrire, sous la Restauration, des « hymnes » royalistes ; sauvé de la faim par ce bon Béranger, le plus bienfaisant des hommes et le plus insupportable solliciteur pour les autres, sans l’être jamais pour lui, qu’on ait jamais vu ; ce n’est que pendant cinq ans, sous Louis-Philippe, qu’il a un peu respiré enfin, et pu terminer, sur trois petites pensions, dont le total était honnête, la plus triste, la plus traversée et la plus mal conduite des existences. Nous retracer tout cela sans donner trop mauvaise figure à son héros, qu’il aime beaucoup, c’est ce que M. Tiersot a su faire à force de ménagements adroits et de bonne grâce, sans jamais, du reste, trahir la vérité.

Quant aux « œuvres » de Rouget de Lisle, elles sont si faibles, surtout si éloignées de notre goût actuel et si susceptibles, à cause de cela, de paraître un peu ridicules, que M. Tiersot s’en est tiré en en parlant le moins possible. Vraiment, ici, il a eu tort. Il faut être complet, et le lecteur doit entrer dans le détail de « l’œuvre » de Rouget, quand on lui promet « Rouget de Lisle, son œuvre, sa vie ». Il fallait un peu nous citer ces Idylles et ces Romances, si surannées, si puériles aussi, je le sais bien ; mais qui sont pourtant « l’œuvre » de Rouget et qui complètent sa physionomie littéraire, et sans lesquelles on ne le connaît pas. M. Tiersot a eu trop peur que notre admiration pour Rouget diminuât ; et que son livre contribuât à un résultat si funeste, c’est une pensée qui lui était insupportable. Pourquoi ? Qu’on parle ou qu’on ne parle pas de ses antres œuvres, Rouget ne sera jamais que l’auteur de la Marseillaise. Sa gloire est établie, son œuvre très peu connue ; c’est donc à la connaissance de son œuvre qu’il faut contribuer, non à sa gloire.

Le livre de M. Tiersot, avec son continuel mélange, très habilement maintenu, de biographie, de critique littéraire et de critique musicale, n’en est pas moins une monographie consciencieuse, agréable et d’un très vif intérêt.

Lamartine §

M. de Lamartine vient de publier l’histoire de sa vie politique… Je veux dire que Lamartine avait publié, à la fin de ses œuvres complètes en quarante volumes, une autobiographie très détaillée, qui va de sa naissance à l’année 1848 ; que cette autobiographie, ainsi enfouie, était très peu connue, et que l’éditeur Lemerre vient de la mettre en un volume, très accessible, qui constitue une quasi première édition.

Ce volume est tout à fait agréable à lire et est un livre très sérieusement fait. Ce n’est pas du tout dans le genre des Confidences, des Nouvelles confidences et de Raphaël. Ce n’est pas du tout romanesque. C’est l’histoire de Lamartine garde du corps, attaché d’ambassade, candidat député et député. Il n’y est pas du tout question de Graziella, à peine d’Elvire, et à peine, même, des Méditations. On voit que c’est un livre de Lamartine à tout le moins très original.

Il est instructif aussi. Il contient des choses vraies qui sont bien inattendues. Saviez-vous que Lamartine a été maire ? Cela n’a rien d’étonnant. Non, mais maire à dix-huit ans, cela est plus singulier. Il l’a été. Ç’a été son moyen d’échapper à la conscription aux dernières années de l’Empire. Il s’est fait nommer maire de Milly, sans être majeur, par mesure exceptionnelle. Il administra Milly avec beaucoup de sagesse. Il était né pour le gouvernement. Quand on débute si jeune d’une manière si satisfaisante…

On trouvera dans ce volume des détails curieux sur les salons de la Restauration, celui de Mme de Montcalm, celui de Mme de Saint-Aulaire, celui de la duchesse de Broglie. On y trouvera aussi tout un tableau de l’Italie vers 1820, qui intéressera beaucoup et étonnera un peu. Cette Italie de la Sainte-Alliance que nous voyons, d’après Stendhal et autres, sous des couleurs assez noires, Lamartine l’a vue tout à fait en beau et en bien. Presque tous ces petits souverains italiens lui ont paru aimables, généreux et libéraux. Je ne discute pas, je remarque, et disque ceci est à considérer. Après tout, Lamartine, à trente ans, n’est pas un sot. Je reconnais du reste qu’il fut toute sa vie bien optimiste.

De très jolis portraits, çà et là : celui de Pozzo di Borgo, celui de Talleyrand, celui de Molé, celui de Thiers. Très juste, celui de Thiers, à mon avis, plus serré de près et plus net qu’il n’est dans les habitudes de Lamartine :

« J’ai toujours aimé beaucoup M. Thiers, malgré nos opinions souvent opposées… C’était le premier des esprits justes, résolus, exécutifs ; le plus intéressant et le plus persuasif des orateurs, qu’on ne se lassait jamais d’entendre, parce qu’on le voyait penser à travers sa peau : bon, du reste, parce qu’il n’était jamais gêné en rien par l’ampleur souple de sa magnifique intelligence… »

Il me semble que le voilà bien, en quatre lignes, dans ses grands traits essentiels.

Que ce Lamartine, en prose surtout, écrivait bien, et écrivait mal ! C’était au petit bonheur. Il réussissait également dans les deux, et il semble qu’il n’eût pas de préférence. On trouve dans ce volume des phrases comme celles-ci : « Ce juste sentiment de moi-même, cette proportion exacte entre mes facultés et mes ambitions me poussaient donc invinciblement vers la politique, où je pouvais en déployer une plus grande dose » ; ou comme celle-ci : « Tous les hommes politiques qui avaient appartenu au gouvernement du duc de Richelieu étaient fidèles à ce salon et cultivaient avec désintéressement sa sœur. » — Et à côté on rencontre des lignes comme celles que je vous citais à propos de Thiers, ou comme celles-ci, sur Talleyrand : « Partout où j’ai eu à en parler ou à en écrire, je l’ai fait avec indulgence, admiration et respect. Plus j’ai vécu, plus j’ai apprécié cet ami de Mirabeau, qui l’appréciait comme moi, et qui lui laissa en mourant toutes ses grandes vues, sans sa grande parole. M. de Talleyrand n’était au fond que Mirabeau à demi-voix. » — Est-ce bien dit ? Et c’est qu’aussi c’est à peu près vrai.

Avez-vous reproché à Lamartine son voyage en Orient ? Non ; mais je me souviens presque que de son temps on le lui reprochait beaucoup. Ce faste de sultan, ces deux vaisseaux, ces cortèges en hommes et chevaux, l’or pleuvant sur toutes les routes d’Orient scandalisèrent fort les bons bourgeois de 1832. Lamartine a tenu à s’en expliquer, et il nous a fait ses comptes. Lamartine faisant ses comptes, on s’attend à ce que ce soit piquant. Ce l’est en effet :

« Mon grand voyage en Orient, exécuté avec l’apparente somptuosité d’une fortune sans limites, en réalité ne me coûta rien. (Il va aller beaucoup plus loin tout à l’heure.) Voici comme. J’avais alors quatre-vingt mille livres de rente ; deux années de mon revenu formaient donc cent soixante mille francs. Je vendis à mon retour, à mon éditeur, les quatre volumes de mes notes de voyage quatre-vingt mille francs. Je rapportais de plus en armes, tapis, chevaux arabes, étoffes d’Orient, pour environ quarante mille francs de valeurs. Total des recettes : deux cent quatre-vingt mille francs. Or, la totalité de mes dépenses, pendant ces deux ans, ne dépassa pas cent vingt mille francs. Il en résulte que ce voyage m’a laissé un bénéfice de cent soixante mille francs. »

Très exact. C’est égal, la comptabilité de Lamartine, il ne faut s’y fier qu’après pièces à l’appui. Je n’étais pas fâché, cependant, de vous montrer Lamartine commerçant, ou se donnant pour tel. C’est un point de vue nouveau.

Tout ce volume de Lamartine est amusant, et très utile, même après tout ce que nous savions de lui.

De l’influence de Balzac §

J’entends dire qu’à l’étranger, et particulièrement en Angleterre, Balzac est peu lu de nos jours. La raison en est peut-être que, quoi qu’en disent ici quelques-uns de ses admirateurs, il écrivait très mal, et doit être extrêmement difficile à lire pour les étrangers. Et il peut y avoir d’autres raisons qui m’échappent. Ce qui est certain c’est qu’en France il a, au moment où j’écris, un regain de popularité incontestable. J’écrivais en 1887, à la fin d’une étude d’ensemble sur Balzac : « Les derniers venus dans les lettres françaises n’aiment plus guère Balzac ni même ses héritiers… Nos jeunes hommes de lettres cherchent des voies nouvelles, par où les énergies de la faculté créatrice pourront se donner carrière. La poésie symbolique des charmes, le mystère des mythes les attire… » — Les générations nouvelles qui se sont déclarées depuis cette époque m’ont donné un démenti. Le symbolisme n’a eu qu’une vie très courte, et l’on peut dire qu’il a avorté. D’autre part les « héritiers », comme je disais, de Balzac (M. Zola et son école), ont perdu de leur ascendant sur les esprits. Et Balzac, dont, du reste, je tenais en 1887 le succès pour « définitif », a reconquis dans l’estime publique tout le terrain qu’il avait, sinon perdu, du moins paru sur le point de perdre. De cette persistance d’une grande influence sur les imaginations et sur les esprits, je veux chercher les raisons et donner celles que je croirai avoir trouvées.

I §

Ce qu’a été Balzac, je l’ai dit ailleurs, et je ne veux que le rappeler ici avec le plus grand laconisme.

1º Balzac a été un réaliste dans le bon sens du mot, et un excellent, un incomparable réaliste. Des êtres vivants et qui nous ressemblent (l’un ne comporte pas nécessairement l’autre), voilà d’abord ce qu’il a été merveilleux à créer, et voilà pour moi son originalité dans son temps et son impérissable titre de gloire.

2º Balzac a été plus qu’un réaliste ; il a été (je demande pardon de ce que le mot a de pédantesque, mais je n’en trouve pas un autre qui me paraisse aussi juste), il a été un démographe.

J’entends par là qu’il n’a pas peint seulement des individus, mais qu’il a presque continuellement fait vivre devant nos yeux, par ses romans, une société, une nation tout entière, la nôtre, et qu’il la comprenait bien dans son ensemble et qu’il nous la montrait telle qu’elle était. Il la montrait comme une bande immense de candidats millionnaires et de candidats fonctionnaires. D’une part, la poussée féroce vers l’argent ; d’autre part, la poussée aussi féroce, mais plus adroite, vers les places. Le premier point n’a pas besoin d’être expliqué ni exposé. Pour le second, je rappellerai que Balzac a très bien vu ce que l’ambition est devenue dans un pays devenu démocratique et resté centralisé. Elle est devenue l’intrigue incessante et universelle. Or, dans Balzac, l’importance des relations, la préoccupation constante d’amitiés à se ménager ou à entretenir, d’influences à mettre en mouvement, de machines à faire jouer, comme dit Molière, de recommandations à arracher ; tout cela se retrouve à toutes les pages. Il ne nommera pas un commis-greffier sans nous dire à quel juge il est apparenté ou de quel ministre il est vaguement l’allié. Il y a, dans Balzac, pour les mariages, pour les héritages, etc., d’infinies complications d’intrigues diplomatiques et des labyrinthes de négociations couvertes. Argent et intrigue, voilà la démographie de Balzac.

3º Balzac a été un classique français. J’entends par là que, comme Corneille, comme Racine, comme Molière, comme La Bruyère et plus qu’eux, il a été simplificateur dans la peinture des caractères. Presque toujours, chez lui, un caractère est une seule passion. Une passion énorme, dominatrice, tyrannique, qui envahit tout l’homme, qui, en lui, asservit à elle-même toutes les forces de l’être humain, les fait servir à ses desseins, et pousse l’être qu’elle chevauche ainsi et qu’elle éperonne, à travers toutes les aventures et tous les précipices et jusqu’à la folie ou à la mort : voilà, très souvent, voilà presque toujours, pour Balzac, un caractère.

4º Balzac a été par toute une partie de son œuvre un romantique ou, pour parler beaucoup plus juste, un romanesque. Il a aimé, lui, si réaliste, et si réel ailleurs, il a aimé, nonobstant, de brusques écarts et des bonds subits dans le pur fantastique et la pure imagination. Ses personnages ont des changements de destinée imprévus, des fortunes subites. Hier, ils étaient des misérables, au plus bas degré de l’échelle sociale ; aujourd’hui, sans que l’on voie bien pourquoi, ils sont à la tête de la société. Ils sont des héros de roman aussi fantastiques que les chevaliers de la Table ronde. Ils accomplissent des miracles de volonté et d’énergie (Peau de chagrin, Illusions perdues) auprès desquels les exploits des chevaliers d’autrefois ne sont que des jeux d’enfants. Ils font exactement tout ce qu’ils veulent, et ils veulent tout ce qu’ils peuvent. Bien n’est au-delà de leurs désirs et ils remplissent tous leurs désirs avec une puissance de volonté qui est inépuisable comme l’art d’un magicien. Il y a beaucoup des Mille et une Nuits dans Balzac. Seulement les Mille et une Nuits sont le rêve d’un peuple paresseux qui aimerait trouver des mines de diamant en se promenant ; et l’œuvre de Balzac, c’est le rêve d’un peuple énergique qui voudrait que la fortune et la gloire fussent atteintes au prix d’un effort inouï, formidable et court, dont il se croit capable. Voilà ce que j’appelle le romanesque de Balzac.

II §

Donc, à bien compter, quatre Balzac. Le premier n’a eu qu’une très faible influence et n’en a aucune à l’heure où nous sommes. Les trois autres en ont eu une très grande et en ont aujourd’hui plus qu’ils n’en ont eu jamais.

Le premier, le réaliste, a eu une influence toute littéraire ; c’est-à-dire qu’il a été imité par les littérateurs. Il a créé « l’école réaliste ». Il a inspiré le théâtre d’Émile Augier et de Dumas fils ; il a mis sur sa voie véritable Gustave Flaubert ; il a suscité le génie de l’incomparable Guy de Maupassant.

On me dira que c’est immense. Oui ; mais c’est une influence toute littéraire, c’est-à-dire latérale, et c’est une de ces influences qui s’épuisent en s’exerçant. De ce que Balzac a inspiré Augier, Dumas fils, Flaubert, Maupassant et M. Zola, il s’ensuivrait qu’on lût Augier, Dumas fils, Flaubert, Maupassant et M. Zola, non qu’on relût Balzac, et au contraire. Les écrivains qui n’ont qu’une influence littéraire disparaissent et périssent presque, dans leur triomphe. On lit leurs disciples, qui, plus modernes, attirent toute l’attention ; on ne fréquente plus le maître ; on admire les fils, on ne songe plus à admirer les fils dans leur père et l’on se contente d’admirer le père dans ses fils. Si Balzac n’avait été que réaliste, il ne serait plus lu que par les curieux de littérature, l’art réaliste étant un art essentiellement contemporain, qui n’intéresse unanimement qu’une génération, qui n’intéresse dans la génération suivante que les raffinés, les chercheurs de renseignements et les dilettantes ; — à moins qu’il ne s’agisse d’un homme qui a écrit très bien, comme Le Sage ; et Balzac écrit très mal.

On peut donc dire que le Balzac réaliste a peu d’influence sur l’ensemble de la génération actuelle ? Pour nous lettrés, c’est le plus grand ; c’est celui que nous étudions de très près et souvent avec ravissement ; c’est lui que nous nous amusons à comparer à Flaubert, à Daudet, à Maupassant ; c’est lui qui est pour nous l’artiste à analyser, à scruter, à comprendre et à expliquer. Pour la foule des lecteurs il ne serait probablement qu’une quantité très négligeable s’il n’était accompagné des trois autres. Il ne serait qu’une statue considérable, un nom glorieux, quelque chose comme un Le Sage ou un Mérimée, une célébrité nationale que l’on salue et avec laquelle on n’entre point en conversation.

Les trois autres Balzac sont, au contraire, en pleine actualité. Ils vivent dans la vie contemporaine. Ils se mêlent aux passions, aux désirs, aux appétits et aux pensées quotidiens de la partie la plus jeune, la plus vivace et la plus ardente de la nation.

Et voici pourquoi :

III §

Le Balzac que j’ai appelé un démographe, non seulement a été un historien exact de son temps, mais il a été prophétique. Cela arrive quand on ne se trompe pas sur le fond des choses, quand on peint, en son temps, non les choses très frappantes et très étalées, mais qui sont destinées à passer ; mais bien les choses profondes, à demi cachées, qui sont destinées à se développer, à grandir et à devenir formidables.

Qu’un romancier français de 1815 nous peigne les dernières prétentions de la noblesse et les ambitions mesquines et ridicules de la bourgeoisie, et les oppose les unes aux autres en un tableau très animé, il fait Sacs et Parchemins, d’où sortira Le Gendre de M. Poirier ; et c’est une œuvre vraie et agréable, mais destinée à vieillir et à paraître un peu surannée quand la noblesse aura presque disparu et sera devenue chose presque imperceptible dans la vie sociale.

Qu’un romancier, plus grand du reste, peigne l’influence de la littérature romantique sur l’âme faible et frivole d’une jeune provinciale romanesque, il écrira Madame Bovary, et Madame Bovary survivra, parce que Madame Bovary contient des choses beaucoup plus générales, beaucoup plus permanentes, beaucoup plus éternelles que ce que je viens de dire ; mais les parties de Madame Bovary où seront peints les ravages faits dans son âme par la littérature romantique n’intéresseront que médiocrement les générations suivantes. — Et c’est précisément pour cela que L’Éducation sentimentale, du même auteur, qui nous décrit presque exclusivement l’âme des bourgeois français de 1848, n’intéresse plus guère que les curieux.

Mais Balzac, lui, le Balzac démographe, le Balzac qui s’est fait une conception d’ensemble de la société française, s’est avisé : 1º du pouvoir énorme de l’argent ; 2º de ceci, que la vie sociale est une vaste intrigue et que le monde, dans une société de fonctionnaires, est une mêlée d’intrigants. Certes, il y avait autre chose que cela dans la France de 1840, et il y a autre chose dans la nôtre, je le sais. Mais c’étaient là choses vraies, choses importantes, choses essentielles et qui devaient croître, et qui devaient se développer et qui devaient s’aggraver. Sous Louis-Philippe la ploutocratie commençait ; elle s’essayait. À l’heure où nous sommes, elle est toute-puissante et elle déborde.

Elle a fini par devenir une gêne sociale. Les Français finissent par s’apercevoir qu’elle altère l’essence même de la race, qu’elle donne à la nation des défauts, des travers, des vices nouveaux, que celle-ci n’avait pas ou qu’elle avait à peine ; qu’elle change l’aspect de la nation. En un mot, elle est pour tous les Français qui pensent une préoccupation grave et de tout instant.

Or, cette ploutocratie nous la trouvons décrite, puissamment peinte et caractérisée, dans Balzac ; et voilà Balzac, malgré tant de défauts littéraires, doué d’une qualité qui compense tous les défauts et qui vaut toutes qualités : il est vivant ; il est vivant d’une façon intense.

D’autant plus que, comme il est outrancier, comme il exagère toujours, cette ploutocratie seulement naissante de son temps, il l’a peinte énorme, gigantesque, colossale, formidable. Il a entassé millions sur millions et il a montré comme des forces invincibles et effroyables, comme des monstres et des Léviathans les êtres mystérieux sur lesquels il les entassait. Dès lors, fantastique pour son temps, il s’est trouvé vrai pour le nôtre ; il était à la hauteur de l’avenir ; il est égal au présent. Peut-être même il sera plus vrai dans vingt ans qu’il ne l’est aujourd’hui. Sa gloire et son influence sur les esprits s’accroissent de la vérité croissante des choses que, en les voyant, il a prévues, des choses que, en les disant, il a prédites.

Il en est de même de la peinture qu’il a faite de l’intrigue universelle. De tous les maux dont souffre la France, celui-ci est un des plus graves, et, ce qui est plus important pour ce qui nous occupe, il est le plus apparent, celui qui crève, pour ainsi parler, tous les yeux. Nous disons couramment, par goût du jeu de mots : la France est un pays de protectorat. Tout le monde en France, ou vraiment il ne s’en faut pas de beaucoup, est fonctionnaire. Les fonctions s’y donnent, pour la plus grande part, à la faveur, pour un petit nombre d’après des procédés divers et compliqués où la faveur entre encore.

Il en résulte que d’un bout à l’autre de la France se démène une chasse infernale qui est la chasse aux recommandations. Être recommandé, l’être plus qu’un autre puisque tous le sont, l’être d’une manière écrasante, l’être par des gens qui ont intérêt à ce que vous obteniez ; donc connaître les intérêts de chacun, les lui montrer, les exagérera ses yeux, en inventer, en faire naître et les lui montrer encore ; si l’on peut, — les passions ayant autant de force que les intérêts, — connaître les passions d’une foule de gens, leurs amours, leurs sympathies, leurs amitiés, surtout leurs antipathies ; connaître tout cela, exploiter tout cela, avec adresse, avec promptitude, avec discernement, avec éloquence, avec toutes les qualités de l’orateur, du diplomate, du directeur de conscience et du bicycliste : voilà à quoi se dépensent les neuf dixièmes de l’énergie des Français de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisie, jusqu’aux confins du peuple proprement dit et encore au-delà de ces confins.

Cela développe infiniment les facultés de psychologue, de moraliste, de parleur, de causeur, de romancier, d’auteur dramatique et de marcheur. Cela fait un peuple excellemment alerte, adroit, intelligent, imaginatif et solide des jarrets ; et ce serait un entraînement admirable de tous points s’il pouvait s’appliquer un seul jour à un autre objet qu’à celui pour lequel il a été créé.

Or cette course, magnifique du reste, et l’un des plus beaux spectacles dont puisse jouir l’œil d’un artiste, c’est précisément ce que Balzac a décrit magistralement dans toutes ses œuvres, à l’exception de quelques romans mystiques. Jugez si nous le trouvons notre contemporain ; jugez si nous estimons que non seulement il nous peint, mais nous confesse ; jugez si nous n’éprouvons pas avec lui le plaisir de curiosité, amer quelquefois, toujours vif, de nous contempler comme dans un miroir.

Et encore il faudrait dire ici, comme tout à l’heure, qu’il est bien plus véritable aujourd’hui qu’il ne l’était de son temps : puisque le nombre des fonctionnaires a plus que doublé, a presque triplé depuis l’époque où il écrivait ; puisque le vice qu’il décrivait si bien est descendu de quatre ou cinq échelons dans la nation, et d’autre part, l’aristocratie ayant disparu, est monté aussi d’un degré dans l’échelle sociale ; puisque ce qui n’était la caractéristique que d’une partie, importante il est vrai, de la nation, est devenu celle de la nation presque tout entière. C’est en son temps qu’il pouvait paraître exagéré, c’est maintenant qu’il paraît vrai ; c’est demain qu’il semblera discret. Ses invraisemblances mêmes se rapprochent peu à peu de la vérité au cours du progrès qui les favorise. L’histoire contemporaine s’est donné pour mission de donner raison à Balzac.

Il me semble qu’il y a là une raison de l’influence qu’il exerce sur les esprits. Il n’est, pour rester à la mode, que d’être prophète ; et si gouverner c’est prévoir, régner c’est avoir prévu.

IV §

Le Balzac que j’ai appelé « classique », classique dans le sens français du mot, « classique français », peut-il avoir de nos jours un ascendant aussi fort, ou analogue ? Incontestablement. J’ai dit qu’il était simplificateur, qu’il mettait tout un caractère dans une passion, et que d’une passion unique il faisait tout un caractère. Bien n’est plus faux que cette idée ; rien n’est plus commode que ce procédé ; et rien n’est plus stérile que cette méthode. — Bien n’est plus faux que cette idée. Molière et Shakespeare le savent bien et le savent également ; et si quelquefois, tous les deux restreignent un caractère a une passion unique pour les nécessités de leur métier ; ce qu’ils aiment le plus, à quoi ils tendent constamment, c’est créer des caractères complexes, ayant des passions multiples et même contradictoires, parce qu’ils aiment avant tout la vérité et parce que c’est cela qui est vivant. — Rien n’est plus commode que ce procédé, parce qu’il dispense d’être varié, d’être inventif, d’être capable de nuances, d’être capable de maintenir une certaine unité entre les traits fort divers d’un caractère, et parce qu’il ne demande que d’être fort, ce qui proprement, quand il est tout seul, est une faiblesse. — Rien n’est plus stérile enfin que cette méthode, parce que, si elle sert à faire des romans qui se tiennent bien et qui ont de la cohésion, elle n’aboutit pas à renseigner véritablement sur l’humanité. Elle laisse, en dehors de la documentation qu’elle apporte, trop de choses qui seraient intéressantes, qui seraient aussi vraies que celles qu’elle nous donne et qui seraient presque aussi importantes.

Mais quelle qu’elle soit comme idée générale, comme méthode et comme procédé, cette habitude est très séduisante. Elle plaît à notre goût de simplicité, d’unité, de netteté, à notre goût de l’abstraction, à notre idéologie.

Elle nous a séduits chez nos grands classiques (quelque capables qu’ils se soient montrés, je le sais et m’acharne à le démontrer, de la démarche et de la méthode toute contraire) ; elle nous a séduits chez Balzac.

Tellement séduits que, pour commencer par le commencement, il s’est produit l’aventure littéraire suivante, qui est bien curieuse. Un très grand penseur qui nous aimait extrêmement, reprochait sans cesse aux Français l’intempérance de leur goût de l’abstraction. Il leur reprochait de réduire la vie à des formules brèves et sèches où elle expirait ou plutôt en dehors desquelles elle restait toujours ; de ne voir dans un caractère qu’une passion, et dans une passion qu’une idée, l’idée de sa définition, et, enfin, munis de cette idée, de raisonner sur elle, logiquement, imperturbablement, avec certitude, indéfiniment, sans s’occuper du grand murmure de la vie bouillonnante et fourmillante qu’ils avaient comme laissée résolument de côté.

Fort bien, ou il est possible. Mais quand lui-même analysait un personnage, homme d’État, guerrier, poète, il faisait précisément ce qu’il reprochait aux Français de faire. Il le ramenait et il le réduisait à une « faculté maîtresse » en l’amputant imperturbablement de tout le reste. Et de cette faculté maîtresse il tirait tout ce qu’il était vraisemblable, rationnel et logique qu’elle contînt. En deux mots, il appliquait d’abord l’abstraction, ensuite la logique à la peinture de la vie. Pourquoi ? Mais, d’abord parce qu’il était fait comme cela, et c’est toujours la première raison à donner ; ensuite parce que Balzac, qu’il adorait, qu’il a magnifiquement glorifié, avait sur son esprit un très grand empire. Il faisait en critique exactement ce que Balzac avait fait dans le roman. Balzac ne voyait dans un homme qu’une passion maîtresse subordonnant à elle-même toutes les facultés de cet homme ; Taine ne voyait dans un homme qu’une faculté maîtresse servie par un cerveau et des organes. Balzac mettait debout une passion, lui donnait un nom propre et la lançait, emportée d’un mouvement terrible, à travers le monde ; Taine dressait une faculté maîtresse, lui donnait le nom de Corneille, Swift ou Racine, et ramenait tout Racine ou tout Swift à la démarche et au développement logique de cette faculté.

Tous deux admirables simplificateurs, poète classique, critique classique, abstracteurs, puis logiciens, puis peintres vigoureux de l’idée qu’ils s’étaient faite et en dehors de laquelle ils ne voulaient rien voir.

Tous deux, du reste, d’une suite, d’une constance, d’une rectitude admirables dans le dessin net et rigide qu’ils s’étaient mis une fois pour toutes sous les yeux et qu’ils ne quittaient pas du regard. Et que l’un, du reste, fit des métaphores incohérentes et l’autre des métaphores implacablement justes dans leurs prolongements terribles, ce n’est qu’un détail.

Or, Taine eut lui-même une influence considérable chez nous et que son beau génie, du reste, justifie assez. Il s’imprima dans beaucoup d’esprits et y laissa une marque longtemps ineffaçable. Longtemps il fut, plus que Renan, précisément à cause de ce qu’il avait d’arrêté, d’exclusif, de systématique et d’impérieux dans l’esprit, notre directeur d’esprits le plus considérable.

Or, regardez en France, dans la France d’il y a quelques années à peine. Une théorie, entre autres, a beaucoup frappé les esprits des jeunes gens, et beaucoup de jeunes gens s’en sont véritablement engoués. C’est la théorie de la « culture du moi » et de l’« exaltation du moi ». Il y a, évidemment, des influences multiples qui ont abouti à cette théorie, et surtout à l’ardeur dont une partie de la jeunesse l’a embrassée. Il y a là du Darwin (peut-être), du Nietzsche, assurément, d’autres éléments encore. Mais il y a surtout, parce que nous sommes en France et que c’est toujours dans le pays même qu’il faut chercher particulièrement les influences qui agissent sur lui ; il y a surtout du Balzac par lui-même et du Balzac par le canal de Taine.

Qu’est-ce que le moi, quand il s’agit de le cultiver d’une manière intensive, de le développer avec vigueur, de le déployer dans toute sa force, et de l’exalter ? Évidemment ce n’est pas le moi entité philosophique, le moi central qui est supposé être la substance de tout notre être et le substratum de toutes nos facultés ; ce n’est pas ce je ne sais quoi, qui n’est qu’une abstraction et qu’on ne saurait cultiver puisqu’on ne saurait le saisir.

Ce n’est pas non plus, pour être déjà en présence de quelque chose de plus saisissable, le moi qui s’appelle d’un autre nom, la conscience. La conscience ne se développe pas, ne se déploie pas, ne s’entraîne pas. Elle est œil, elle n’est pas un muscle. Elle est un témoin ; elle n’est pas, à proprement parler, une faculté. Non, quand un homme vous dit qu’il cultive et qu’il développe son moi, il veut vous dire, soyez-en sûr, qu’il cultive et qu’il développe ses facultés actives.

Mais lesquelles ? Toutes ? Non pas. Ce ne serait pas un ardent et un militant ; ce serait un sage. Ce serait un Goethe. C’est Goethe qui s’est donné pour mission (et qui y a à peu près réussi) de se développer de tous les côtés, dans tous les sens, de cultiver et de déployer toutes ses facultés diverses, et qui ne trouvait pas qu’il en eût assez pour diversifier et multiplier sa nature et pour la reposer dans l’équilibre harmonieux de facultés multiples et diverses.

Non, l’homme qui peut cultiver et développer son moi, c’est (du moins le plus souvent) un homme qui veut donner toute son expansion à sa faculté maîtresse, à la force qu’il sent en lui ou la plus puissante ou la plus solide ou la plus impatiente. C’est en elle qu’il se saisit, c’est en elle qu’il se glorifie et voudrait se glorifier davantage ; c’est en elle qu’il sent son moi et c’est elle qu’il appelle son moi. Les droits supposés de cette faculté maîtresse, c’est cela qu’il proclame ; le droit qu’elle a d’être, de s’accroître, de s’exercer et de prévaloir, c’est cela qu’il revendique.

Or, ainsi disposé, il lit Balzac. Qu’y rencontre-t-il ? Les héros mêmes du moi. Il y a autre chose dans Balzac ; mais il y rencontre cela, et il n’y voit naturellement que cela : les héros du moi, des hommes qui ont une faculté maîtresse ou une passion maîtresse prodigieuse, qui y sacrifient tout, qui revendiquent le droit de l’exercer, qui voudraient que le monde entier s’y soumît, et qui, en attendant, la cultivent, la développent, la renforcent d’un immense effort et l’adorent d’une manière d’idolâtrie.

Ces hommes-là plaisent infiniment aux théoriciens de la culture du moi ; ils se reconnaissent en eux ; ils se chérissent en eux ; ils s’exercent et s’entraînent sur leur modèle. Il ne leur déplairait pas de leur ressembler en tous points. Au fond de tout théoricien de la culture du moi, il y a un homme qui a rêvé d’être un héros de Balzac.

Encore un contingent d’admirateurs pour le grand romancier. Encore une explication partielle de la forte influence qu’il exerce sur les générations contemporaines.

V §

Et, comme on peut facilement s’y attendre, c’est le Balzac romanesque qui a eu l’influence la plus considérable sur les générations de cette fin de siècle.

Et ceci est assez naturel quand on songe que la jeunesse est toujours romanesque, toujours portée à considérer la vie comme un roman aux aventures merveilleuses, et plus particulièrement quand on songe que chaque jeune homme est porté à considérer sa vie, la vie qu’il n’a pas vécue et qu’il se propose de vivre, comme un roman héroïque ou magnifique.

Mais il y a des raisons plus spéciales pour que la jeunesse contemporaine ait, parmi tant de romanciers, épousé, pour parler ainsi, Balzac, et lui garde une affection constante, qui quelquefois ne laisse pas de nous étonner.

Depuis 1870, plusieurs courants d’idées et de sentiments se sont dessinés et accusés aux yeux dans notre pays. Le premier a été tout national et patriotique. Il a consisté dans le désir et la volonté de relever la nation de la chute où les événements l’avaient entraînée. Par suite, on a songé presque exclusivement pendant cinq ou six années aux choses de défense nationale et aux choses de politique.

Et sur les choses de défense on était d’accord, et de cet accord est né l’armement universel, le service militaire obligatoire et universel.

Et sur les choses de politique on était divisé, chacun, également patriote, voyant dans la solution politique qu’il préférait le seul instrument de salut et le relèvement pour le pays. Et l’on s’est disputé jusqu’au jour où la solution républicaine a été imposée, sans opposition possible, par la majorité du pays. À partir de ce moment, les esprits délaissèrent la politique qui n’avait plus un intérêt aussi vif et s’orientèrent vers les idées morales et philosophiques.

L’influence de Taine baissait parce qu’il s’était montré, dans son Histoire de la Révolution, très vivement antirévolutionnaire, ce qui ne plaisait pas à tout le monde, et surtout parce qu’il ne s’occupait plus ni de philosophie ni de morale. L’influence de Renan augmentait au contraire, et il y eut alors, pendant une dizaine d’années (1870-1885), de par lui, et de par ceux qui l’imitaient plus ou moins heureusement, un courant d’idées tout nouveau, un peu inattendu et, selon moi qui eût été très dangereux, s’il avait eu une véritable force. On fut raffiné, on fut « dilettante », on joua avec les idées comme avec des hochets très divertissants et dont on ne se dissimulait pas la vanité ; en un mot, un peu gros, mais juste, on fut sceptique, ou l’on affecta de l’être. La France fut pleine de petits Montaigne de peu d’esprit, d’agréable conversation quelquefois, qui, du reste, n’avaient ni de Montaigne les deux ou trois idées sérieuses, les deux ou trois convictions auxquelles ce prétendu sceptique tenait très fort ; ni de Renan le robuste sentiment moral, le sens profond du devoir, toujours ferme et indestructible sous les jeux spirituels de son imagination capricieuse ; et qui, tout compte fait, n’avaient guère de tous deux que le « pédantisme à la cavalière ».

Ce fut un courant, néanmoins, très sensible, assez prolongé, qui préoccupa et qui inquiéta un peu. Mais il fut très superficiel, et il disparut un jour aux yeux qui le cherchaient encore, comme instantanément, et ne fut plus du soir au lendemain que quelque chose qui paraissait très ancien, très effacé et très oublié.

C’est alors qu’un troisième état d’esprit assez général se révéla. Les jeunes gens qui étaient nés depuis 1870 ou qui étaient entrés dans la vie intellectuelle depuis 1870, non pas tous, mais un très grand nombre, se montrèrent épris de volonté et d’énergie.

Leur état d’âme était précisément en contraste absolu avec le précédent, et l’on peut vérifier ici la seule loi de l’histoire littéraire, ou plutôt de l’histoire intellectuelle, à laquelle je croie, la loi d’éternelle action et réaction, la loi de constante réaction, d’une génération nouvelle contre celle qui la précède.

Cette nouvelle brigade, pour parler comme Ronsard, eut pour héros les hommes de volonté et d’énergie, les César, les Richelieu, les Napoléon. Le Napoléonisme (qui n’est pas du tout le Bonapartisme et qui n’est mêlé d’aucune préoccupation politique) fut à la mode, vous savez à quel point, et y est encore.

Ces jeunes gens furent, aussi, très amoureux de Stendhal, et ici ils commirent, je crois, une erreur, mais qui s’explique fort bien et qui est assez naturelle. Stendhal ne parle que de volonté et d’énergie. Il exalte les deux facultés, ou plutôt cette unique faculté, avec une sorte d’idolâtrie. Il est vrai qu’il se trompe sur cet objet jusqu’à avoir l’air de ne pas savoir ce que c’est, ni de quoi il parle.

Les hommes qu’il nous donne comme de prodigieux exemplaires d’énergie humaine, sont des impulsifs ; c’est-à-dire précisément des hommes qui manquent d’énergie. Ce sont des assassins, moins encore, des meurtriers sans préméditation, que la passion, brusquement, arme et jette armés sur l’être qu’ils détestent ou dont ils sont jaloux. On ne peut pas se tromper plus absolument du blanc au noir, et Stendhal avait un véritable daltonisme psychologique. Pour tout dire brutalement, comme j’aime à faire, avec un très grand talent littéraire c’était au fond un imbécile, comme il arrive ; et l’on sait que cet assemblage est très fréquent.

Mais encore est-il qu’il parlait de volonté et d’énergie avec assiduité, avec feu, avec adoration. Il suffit pour que les jeunes gens de 1885 en fussent engoués et comme férus ; et, certes, ce n’est pas de cela qu’on peut aucunement leur en vouloir.

Mais combien durent-ils être davantage frappés, émus et ravis de Balzac ! Celui-là, sur cette question de l’énergie, ne s’était pas trompé. C’était bien des hommes véritablement énergiques qu’il avait peints très souvent, et avec une singulière vigueur de dessin et de coloris.

Sans doute, et j’ai à peine besoin de le dire, en sa qualité de romancier, il nous montre aussi, et fréquemment, des hommes dominés par une passion énervante et délabrante qui en fait des êtres comme démantelés, et je n’ai pas besoin de rappeler le baron Hulot.

Sans doute il nous montre, ou des hommes de la plus parfaite nullité morale comme M. Marneffe, ou des hommes chez qui un sentiment sain et tendre, en dégénérant en faiblesse étrange, devient une manière de passion honteuse, comme le père Goriot.

Mais aussi, avec son goût, dominant, qui fut le goût des passions fortes il aime à nous montrer, non sans quelque indifférence il est vrai, les énergies soit pour le bien, soit pour le mal, dans une grandeur, dans une puissance, dans un déploiement magnifique, qui fait à chaque moment songer au poème épique.

Et remarquez que c’est bien ici de la véritable énergie qu’il est question. Les héros de Balzac sont énergiques avec suite et avec obstination et avec acharnement. Ils n’ont pas cette énergie qui s’épuise en un seul coup, comme un caprice, et qui montre par cela même qu’elle n’est pas énergie le moins du monde. Ils n’ont pas une volonté qui se marque un instant, un jour, par un coup d’audace, et qui le lendemain semble ne plus se souvenir d’elle-même et qui montre par là qu’elle n’est volonté en aucune manière. Ils n’ont point de velléités ; ils ont la volonté. Ils ne sont point volontaires, ils veulent.

Les Philippe Brideau (Un ménage de garçon), les Grandet (Eugène Grandet), les Savarus (Albert Savarus), les de Marsay, les Nucingen sont des êtres admirablement organisés pour la lutte, pour le travail ou l’effort continu, pour l’infatigable tension de la volonté. Balzac est le peintre des bêtes de proie.

Il a très peu parlé de Napoléon, peut-être à cause des opinions politiques qu’il professait, car il était, ou croyait être légitimiste. Mais la pensée de Napoléon domine toute son œuvre ; mais vingt types de Balzac ont sur eux comme le reflet plus ou moins lointain du grand empereur : mais celui-ci est le Napoléon de la finance ; celui-ci le Napoléon de la politique ; celui-ci le Napoléon du journalisme. Surtout chacun pense être un Napoléon ; chacun poursuit ce mirage ; chacun est comme hypnotisé par cette grande figure. Et tous ils sont, comme Napoléon, des égoïstes violents, des actifs et aussi des agités, des hommes qui ne dorment pas et qui sont tendus de toutes leurs forces vers un but radieux, lointain, inaccessible, qu’ils ne désespèrent pas, qu’ils ne peuvent pas désespérer d’atteindre. Voilà les hommes que nos jeunes gens, parmi d’autres, trouvent dans Balzac ; voilà ceux qu’ils distinguent de tous les autres et qu’ils embrassent avec amour ; d’autant plus même que ces hommes sont un peu faux, ce qui n’est point du tout pour choquer l’esprit de la jeunesse et peut-être au contraire. Pour beaucoup de jeunes Français, Balzac est ainsi un professeur d’énergie, ce professeur d’énergie qu’ils cherchent avec une passion un peu naïve, car l’énergie ne s’enseigne point, et il faut l’avoir ; et quant aux méthodes d’énergie, ce qui est tout autre chose, ce ne sont pas les grands énergiques qui les peuvent donner, mais plutôt les observateurs et les patients tranquilles comme un Marc-Aurèle ou, à un degré inférieur, comme un Franklin.

VI §

Et sans quitter encore ce point de vue du Balzac romanesque, où je m’attarde parce qu’il est le plus important relativement à l’influence que Balzac exerce à l’heure où nous sommes, il n’y a pas jusqu’au pur romanesque, jusqu’au pur imaginaire, il n’y a pas jusqu’à ces fortunes rapides et inexpliquées dont abonde l’œuvre de Balzac, et qui sont ce que son imagination pure et simple, abandonnant toute méthode d’observation, y a mis, qui ne s’accommodent très bien aux imaginations contemporaines excitées par notre histoire contemporaine elle-même.

Qu’avons-nous vu depuis vingt-cinq ans ? Une grande histoire héroïque ? Non. Une histoire seulement où nos qualités de courage et notre ressort moral se sont montrés une fois de plus. Mais remarquez les incidents.

Comme il arrive dans une démocratie, des fortunes d’une rapidité inouïe et d’une brièveté singulière.

Un grand homme de volonté attache son nom à une de ces grandes œuvres dont l’humanité tout entière garde éternellement le souvenir, parce qu’elles modifient l’aspect même de la planète et changent une fois pour toujours les chemins par où passent les hommes ; puis il sombre dans une aventure funeste, sinistre et grandiose, qui laisse la France couverte de ruines.

Un soldat sans gloire, inconscient et frivole, sans aucune valeur intellectuelle, attire et retient quelque temps, on ne sait trop pour quelles causes, les regards et les âmes de la foule ; il monte dans l’espace comme une fusée ; il va devenir le maître à la façon d’un imperator romain. Personne n’en doute, sauf peut-être ceux qui le connaissent. Tout à coup, plus rien. Il a buté sur un caillou du chemin. Il disparaît et s’effondre dans une lamentable histoire d’amour sénile. Il avait l’éclat du verre. Il en eut la fragilité. Mais ce passage fulgurant de météore laisse dans les esprits romanesques, dans tous les esprits peut-être, une trace qui ne s’efface point.

Un homme intelligent et honorable, parti des échelons presque les plus bas de la hiérarchie sociale, actif, serviable et séduisant, avant-hier inconnu, hier connu à peine, devient en un jour le chef de l’État, figure non sans dignité, non sans charme, dans cette situation inattendue et devient l’ami personnel d’un souverain absolu, du représentant d’une des plus vieilles dynasties de l’Europe.

Autant d’exemples réels de ces fortunes rapides qui, dans Balzac, paraissaient romanesques ; autant de tours de roues, parfaitement historiques, analogues à ceux qui, dans Balzac, semblaient tout imaginaires ; et plus étranges, plus inattendus, plus fantastiques que tous ceux que l’imagination de Balzac avait inventés. Par bien des côtés, par bien des aspects, notre histoire est un roman. Et sans doute, ceci est comme l’histoire superficielle. Au-dessous passe l’histoire vraie, où rien n’est hasard et aventure, qui est exactement déterminée par l’enchaînement nécessaire des causes et des effets et sur laquelle les contingences glissent comme le pli léger de la lame, froncée par la brise, à la surface de l’Océan. Mais cette histoire superficielle est celle qu’on voit, celle qui frappe les yeux, excite les esprits, ébranle les imaginations. C’est elle que suivent du regard les générations qui viennent à la vie ; et quand elles remarquent, en lisant Balzac, que Balzac ressemble si singulièrement, par tant d’aspects, à l’histoire vraie qui se déroule devant leurs yeux, comment ne seraient-elles pas séduites et charmées par un romancier qui, s’il a écrit, dans les parties les plus sérieuses de son œuvre, l’histoire de son temps, n’a pas laissé, dans les parties les plus capricieuses de ses ouvrages, d’écrire partiellement l’histoire de l’avenir ?

VII §

C’est ainsi, comme l’a dit M. Ferdinand Brunetière, que, « pour user de l’expression du naturaliste Louis Agassiz, les personnages de Balzac sont devenus des types prophétiques » ; et non seulement ses personnages sont devenus des types prophétiques, mais ses imaginations ont été des aventures prophétiques.

C’est ainsi que se vérifie cette règle sur laquelle j’ai tant insisté, qui est que, loin que les écrivains soient, comme on l’a tant dit, l’expression de leur temps, c’est souvent le temps qui les suit qui est l’expression de leur esprit ; en sorte qu’il ne faut pas les expliquer par leur époque, ni leur époque par eux, mais plutôt, plus souvent, l’époque qui les suit par eux, et eux par l’époque qui les suit. Ils sont contemporains de l’avenir.

Quoi qu’il en soit, l’influence de Balzac est grande à l’époque où nous sommes, ou plutôt, car il ne faut rien exagérer, la curiosité de notre époque à l’égard de Balzac est très considérable et très vive, et il n’y a pas de curiosité d’un homme à l’endroit d’un autre sans une certaine influence de celui-ci sur celui-là.

Cette influence est-elle salutaire ? Je n’en crois rien, pour trois raisons, et il se pourra que j’en ajoute une quatrième, comme dit La Bruyère. La première, c’est que Balzac, encore qu’intelligent comme démographe, encore qu’intelligent pour voir assez juste l’ensemble d’une société, n’est cependant que la moitié d’un homme supérieur, ayant, quand il veut penser, quand il veut être sociologue ou philosophe, un esprit extrêmement confus et embarrassé ; et l’influence est pernicieuse d’un homme que, parce qu’on l’admire comme peintre, on est tenté d’adopter comme philosophe et qui a la philosophie la plus nuageuse et la plus creuse.

La seconde, c’est que, sauf exception, il écrit mal ; et écrire mal est merveilleux pour apprendre à penser de travers et à prendre des phraséologies pour des idées. Sont de déplorables directeurs d’esprits les hommes qui sont des professeurs de phébus.

La troisième est qu’il est vulgaire et aime le bas. Tant s’en faut qu’il y séjourne toujours ; mais il s’y complaît. Voltaire a dit de Molière, un peu légèrement, qu’il fut « un législateur des bienséances ». S’il est douteux qu’on puisse l’affirmer de Molière, il est certain qu’on ne songera jamais aie dire de Balzac ; et le bas réalisme, le « naturalisme », comme ils disent, est né des parties malsaines de l’œuvre de Balzac, de quoi on ne peut ni lui savoir gré, ni lui faire compliment.

Et enfin la moralité est vraiment absente de l’œuvre de Balzac. Ayant peint les hommes comme des animaux, comme il eût peint des animaux, il n’a, on le voit trop, nul souci s’ils sont bons ou mauvais, et nulle préférence pour ceux qui sont bons quand il s’en rencontre sous son pinceau. Son indifférence à cet égard cet évidemment absolue. Professeur de volonté, oui ; professeur de moralité, nullement. Or, il ne faut jamais dire que la volonté est une bonne chose. Elle est neutre. Elle est une force. Elle est bonne chez les uns, elle est mauvaise chez les autres. Elle n’est bonne que quand elle est au service d’une grande et bonne cause.

Or Balzac n’a donné et ne peut donner que l’amour de la volonté. En cela son influence, si elle n’est pas mauvaise, n’est pas bonne et peut être dangereuse. Il ne faut jamais reprocher à un artiste d’être indifférent à la morale ; car ce n’est pas son office de la prêcher. Il n’a à chercher que le vrai ou le beau. Mais ici c’est de l’influence de Balzac que j’ai voulu parler. À ce point de vue, se demander si elle est bonne ou mauvaise est sans doute nécessaire, et la question de moralité reparaît et se pose.

Pour ces raisons, tout en étant très intéressé par ce prolongement et comme cette renaissance d’une grande gloire littéraire, je ne suis pas sans inquiétude relativement à l’influence que Balzac a reprise sur beaucoup d’âmes et sur l’état d’esprit dont cette possession est le signe.

Stendhal. — Lettres inédites de Stendhal §

Les Lettres intimes de Stendhal ajouteront peu de chose à sa gloire, si tant est qu’elles y ajoutent. Elles sont d’un tour naturel et franc, sans affectation de simplicité, ce qui leur fait une place à part dans l’œuvre de Stendhal ; mais elles sont de peu de fond. Ce sont des lettres à sa sœur encore enfant, puis jeune fille, puis jeune femme. Sainte-Beuve s’est amusé à faire un petit chapitre d’éthique amusante sur les sœurs des littérateurs célèbres et sur leur influence possible ou probable. Il y a là les sœurs de Chateaubriand avec leur imagination funèbre et délirante ; les sœurs de Lamartine, « ce nid de rossignols », comme disait Royer-Collard, un peu traduit, je pense, par Sainte-Beuve ; la sœur de Balzac, esprit vigoureux et ferme ; la sœur de Beaumarchais, qui n’est guère autre chose que Suzanne, la gaillarde, ragaillardissante, riante et verdissante soubrette du Mariage de Figaro.

La sœur de Stendhal semble avoir été une fille sérieuse, intelligente, sensée et pratique. Elle est de la famille. Elle ne semble avoir rien ni de romanesque, ni de poétique. Seulement Stendhal, sans parler de son talent d’observateur, a eu, de plus qu’elle, l’esprit d’aventures et de coups d’audace. C’est où cesse chez lui le Grenoblois avisé, adroit et prudent.

Ce qu’il dit à sa sœur, c’est, en général, assez peu de chose. Ce sont des conseils de philosophie positive et d’intérêt bien entendu. C’est quelque chose comme la « fameuse chasse au bonheur » appliquée aux femmes. Pour les hommes, selon Stendhal, la chasse au bonheur doit être hasardeuse et hardie ; pour les femmes, il semble qu’elle doive être, selon lui, circonspecte, timorée et faite comme pas à pas et à pas de loup. C’est une chasse d’oiseleur. La femme qui eût subi exclusivement l’influence de Stendhal dans son éducation eût été une sorte de Méta Holdenis. Tout cela voilé (le plus souvent) et sans trop de crudités. C’est amusant à démêler.

Il y a toute une partie littéraire dans ces lettres, beaucoup de conseils à la jeune fille sur les lectures qu’elle doit faire. Cela peut, çà et là, attirer l’attention de l’historien littéraire. On y voit que Stendhal, vers 1800, aime beaucoup Racine. Il le recommande sans cesse. Nul « modèle » meilleur à son gré. On sait à quel point il est revenu plus tard de cette… erreur ; — Un détail curieux encore : Stendhal doit être compté désormais, ce qu’il me semble qu’on n’avait pas vu par son Journal et par son Henri Brulard, parmi les premiers admirateurs d’André Chénier. En 1802, il cite tout le passage, depuis si célèbre :

Souvent las d’être esclave et de boire la lie
De ce calice amer qu’on appelle la vie…

jusqu’à :

Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous.

Et il s’écrie : « Ne sens-tu pas ces vers pénétrer doucement dans ton âme, s’y étendre et bientôt y régner ? Pour moi, ils me paraissent les plus touchants que j’aie encore lus dans aucune langue. » Il y a des jugements critiques bien renversants dans Stendhal ; mais il faut lui pardonner quelque chose en faveur de celui-ci. Ce qu’il y a d’amusant, c’est que dans cette lettre qui commence brusquement par cette citation, Stendhal ne nomme André Chénier que vers la fin. Toujours son goût de cachotterie, d’énigme, de demi-mystère et de demi-mystification.

Stendhal s’essaye quelquefois, dans ces lettres, à son rôle et à son métier de littérateur. Il y a des « portraits et caractères » çà et là ; l’un, entre autres, celui de Lucile, « la femme la plus aimable de Paris » (comme c’est en 1803, je ne sais pas qui ce peut être ; si c’était en 1802…), est tout à fait joli, et d’un tour élogieux relevé de satire, qui fait prévoir le grand peintre de plus tard. Il s’exerçait. Les études et exercices des grands hommes de lettres sont toujours intéressants à examiner.

On a voulu, en s’appliquant, trouver quelques traces de sensibilité dans ces lettres à une sœur. Quelques traces, je veux bien. Voyons, c’est un jeu de société. Qu’aimait Stendhal ? On ouvre les petits papiers. On trouve : « Les femmes. » — Oui. — « Napoléon. » — Oui. — « L’Italie. » — Oui. — Les Italiennes, oui. — « Lui. » — Oh ! oui !… — Et puis ? « Son père. » — Hilarité générale. — « Sa mère. » — Léger scandale, vite réprimé parce qu’on appelle un froid… Et puis ?… Rien. Bulletins blancs… On oublie quelque chose. Le Dauphiné. Il l’aimait de cœur. Quelques demi-pages vraiment senties sur ses souvenirs d’enfance dans les Lettres inédites, et aussi, qu’on se le rappelle maintenant, dans ces délicieux Mémoires d’un touriste, qui ne sont peut-être pas à leur place dans l’estime qu’on fait de Stendhal, et que, pour mon compte, je préfère à ses livres sur l’Italie, bien que le misérable y professe l’horreur de la Touraine, ce qui est un blasphème.

À tout prendre, on a bien fait de publier cette liasse, qui « complète » un peu, si l’on veut ; dont la postérité pouvait se passer à la rigueur ; mais que les futurs portraitistes de Stendhal ne devront pas se dispenser de lire avec soin. Et puis, pour les vrais Stendhaliens, la cendre des cigares de Stendhal n’est-elle pas quelque part ? N’a-t-elle pas été recueillie ? Ah ! que ne peut-on la recueillir ?

Les corrections de Flaubert §

J’ai eu l’idée de comparer le texte de Madame Bovary dans « l’édition définitive » (Charpentier, 1880), avec le texte de Madame Bovary telle qu’elle a été publiée du 1er octobre 1856 au 15 décembre 1856 dans la Revue de Paris.

D’abord je néglige les simples « coquilles », fautes d’orthographe et coq-à-l’âne, souvent burlesques, qui indiquent simplement que la Revue de Paris ne donnait pas d’épreuves à corriger à Flaubert, ou qu’il négligeait (ce qui m’étonnerait) de les lire de près.

Ensuite, je laisse de côté un certain nombre de corrections d’ordre secondaire. Ainsi, très souvent, cent fois, Flaubert, dans le texte de la Revue de Paris, commençait un paragraphe par Mais, sans que mais fût nécessaire le moins du monde. C’était un tic. Tous ces mais explétifs ont disparu dans la rédaction définitive. Passons.

Je signale brièvement les coupures que la Revue de Paris avait pratiquées par timidité et pudibonderie à l’égard de son public, dans le chef-d’œuvre de Flaubert. La première concerne la fameuse promenade en fiacre. La Revue de Paris crut devoir couper le fiacre. L’amputation va depuis ces mots : « Et la lourde machine… » jusqu’à ceux-ci : « En arrivant à l’auberge… » (pages 270-279 de l’édition définitive). Une note de la Revue prévient le lecteur : « La Direction s’est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la rédaction de la “Revue de Paris” ; nous en donnons acte à l’auteur. » On était scrupuleux en 1856 ; car vous savez assez que, dans sa promenade du fiacre, Flaubert a marqué tous les endroits de Rouen et de la banlieue où le fiacre a passé, mais rien de ce qui s’est passé dedans.

Dans la dernière partie fut supprimé, à la Revue de Paris, un fragment de l’entrevue de Mme Bovary avec le notaire Guillaumin, depuis les mots : « D’où vient, reprit-il, que vous n’êtes pas venue chez moi… » jusqu’à : « Et elle sortit… » (pages 355 et 356 de l’édition définitive). Cela scandalise en 1899. De nos jours, c’est un passage que l’on doit expliquer en conférences dans les lycées de jeunes filles.

Supprimé aussi, dans cette dernière partie, le passage de la discussion entre M. Homais et l’abbé Bournisien au chevet de Mme Bovary morte, depuis les mots : « Le pharmacien et le curé se replongèrent dans leurs occupations… » jusqu’à ceux-ci : « Alors Charles, pendant deux heures… » (pages 369 et 370 de l’édition définitive).

Ces suppressions furent très désagréables à Flaubert, comme on le voit par la note qu’il fit insérer au commencement de cette dernière partie : « Des considérations que je n’ai pas à apprécier ont contraint la “Revue de Paris” à faire une suppression dans le numéro du 1er décembre. Ces scrupules s’étant renouvelés à l’occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d’enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent ; le lecteur est donc prié de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble. »

En voilà assez sur les feuilles de vigne de la Revue de Paris, qui ne l’empêchèrent pas, comme on sait, de passer en police correctionnelle, où, du reste, elle fut acquittée.

Passons aux corrections de Flaubert.

Page 6 de l’édition définitive : « Quand elle eut un enfant, il le fallut mettre en nourrice. Rentré chez eux, le marmot fut gâté comme un prince. » — Le texte de la Revue portait : « Le marmot, quoique à plaindre, fut gâté comme un prince ». — Flaubert a biffé : quoique à plaindre, qu’en effet il m’est impossible de comprendre.

Page 8 : « Il avait pour correspondant un quincaillier en gros de la rue de la Ganterie, qui le faisait sortir une fois par mois, le dimanche, après que sa boutique était fermée, l’envoyait se promener sur le port à regarder les bateaux… » — Le texte de la Revue portait : « … l’envoyait se promener sur le port regarder les bateaux… » — Et la correction ne me paraît pas heureuse. Le texte de la Revue est d’un français plus sûr.

Page 19 : « Et puis la veuve était maigre… » — Le texte de la Revue portait : « Et puis la veuve pouvait-elle effacer par son contact l’image fixée sur le cœur de son mari ? La veuve était maigre… » — Flaubert a effacé une ligne. Avec raison. L’image fixée sur le cœur de Charles et effacée par le contact de la veuve, ce n’était pas très heureux.

Page 37. Autre suppression. C’est par suppression que Flaubert corrige toujours. « Ajoutez quelquefois et souvent effacez. » — « Elle (Emma Renault) jouait fort peu pendant les récréations, comprenait bien le catéchisme… » — Le texte de la Revue portait : « Elle jouait fort peu pendant les récréations, ce qui lui valut l’estime de ses maîtresses, d’autant qu’elle comprenait bien le catéchisme… »

Page 38. Autre suppression : « Au lieu de suivre la messe, elle regardait dans son livre les vignettes pieuses bordées d’azur… » Le texte de la Revue portait : « Les vignettes pieuses bordées d’azur qui servent de signets. » — Flaubert aura fait cette réflexion que les vignettes d’un missel ne sont pas sur les signets, qui sont des rubans, mais bien sur les feuillets mêmes et qu’elles sont des marques, si l’on veut, ou des rubriques, mais non des signets ; et, dans l’embarras sur le mot à employer, il aura supprimé le membre de phrase, assez inutile du reste.

Page 54 : « Les jupes se bouffaient… » — Il y avait dans le texte de la Revue : « se bouffissaient ». — « Se bouffaient » vaut un peu mieux, je crois, bouffir et se bouffir ne s’étant jamais dit que des chairs ; mais se bouffer n’est guère français. Bouffer a toujours été verbe neutre.

Page 55 : « Ils s’essuyaient les lèvres à des mouchoirs brodés de larges chiffres d’où sortait une odeur suave. » — Le texte de la Revue portait « douce ». Correction pour cause de répétition ; dans son texte il avait douces trois lignes plus bas : « … Et à travers leurs manières douces ». Il n’a pas voulu de répétition de mots.

Page 75 : « Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. C’était une maladie nerveuse. On devait changer d’air. » — Le texte de la Revue portait : « Il la conduisit à Rouen voir son ancien maître. Tous furent de son avis. C’était une maladie nerveuse. » — Le texte avait un sens ; mais l’ellipse était un peu forte. Flaubert, forcé ou d’allonger ou de rester obscur et peu correct, a supprimé.

Page 106 : « … Souvent elle tressaillait à l’apparition de cette ombre glissant tout à coup. » — Le texte de la Revue portait : « De cette ombre qui passait tout à coup ». — Et je crois savoir pourquoi. C’est qu’il y a : « Le jeune homme glissait derrière le rideau » cinq lignes plus haut. Flaubert avait voulu d’abord éviter la répétition de mot. Puis il s’est dit, conformément au précepte de Pascal, que quand le mot est le seul mot propre, mieux vaut encore le répéter.

Page 135 : Un long passage supprimé : « Léon réapparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague ; quoiqu’il fût séparé d’elle, il ne l’avait pas quittée… » — Le texte de la Revue portait : « Léon reparaissait plus grand, plus beau, plus suave, plus vague. Il était nombreux comme une foule, plein de luxe lui-même et d’irritations. Mais au souvenir de la vaisselle d’argent et des couteaux de nacre [du château de Vaubyessard] elle n’avait pas tressailli si fort qu’en se rappelant le rire de sa voix et la rangée de ses dents blanches. Des conversations lui revenaient à la mémoire, plus mélodieuses et pénétrantes que le chant des flûtes et que l’accord des cuivres ; des regards qu’elle avait surpris lançant des feux, comme les girandoles de cristal, et l’odeur de sa chevelure et la douceur de son haleine lui faisaient se gonfler la poitrine mieux qu’à la bouffée desserres chaudes et qu’au parfum des magnolias. Quoiqu’il fût séparé d’elle… » — Flaubert aura trouvé sans doute que ce parallèle continu entre Léon et la fête du château de Vaubyessard, quoique très brillant, et pour mon compte j’en suis presque charmé, avait quelque chose de forcé. Remarquez que, dans Madame Bovary, la fête du château de Vaubyessard forme leit-motiv. Elle est rappelée ici, elle est rappelée aux débuts de la conversation décisive entre Rodolphe et Emma, aux Comices agricoles. Elle est rappelée encore, par allusion rapide, deux ou trois fois dans l’ouvrage. Flaubert n’en a pas effacé ici entièrement le souvenir. Remontez trois lignes : « Comme au retour de Vaubyessard, quand les quadrilles tourbillonnaient dans sa tête… » ; mais il n’a pas voulu y insister aussi fortement qu’il avait fait d’abord. Je crois que je regrette pourtant le passage. Il est un peu décadent, mais il est spécieux, il est séduisant. Il a un air de Balzac. Quand Balzac écrit mieux qu’à son ordinaire, il écrit quelques lignes que Flaubert biffe comme étant de mauvais goût.

Page 137 : « Elle dépensa en un mois pour quatorze francs cinquante de citrons, à se nettoyer les ongles. » — Le texte de la Revue portait : « vingt-cinq francs ». — Flaubert a trouvé l’hyperbole trop forte. Je veux bien. Cela n’a pas une autre importance.

Page 236 : « Les rideaux de son alcôve se gonflaient doucement. » — Le texte de la Revue portait : « se bombaient ». Pour mémoire. Cependant Flaubert a peut-être remarqué que « se bomber » est peu français. C’est « bomber », pris comme verbe neutre, que l’on emploie pour dire devenir convexe : « Ce mur bombe ».

Page 337. Livres envoyés par le libraire de Monseigneur à M. l’abbé Bournisien pour Mme Bovary : « Il y avait le Pensez-y bien ; l’Homme du monde aux pieds de Marie, par M. de ***, décoré de plusieurs ordres ; Des erreurs de Voltaire, à l’usage des jeunes gens. » — Le texte de la Revue portait : « Il y avait le Pensez-y bien ; l’Introduction à la vie dévote ; l’Homme du monde… » — Flaubert aura fait cette réflexion que l’Introduction à la vie dévote est un peu de François de Sales, est un livre exquis de pensée et de forme et ne doit pas être confondu parmi les fadaises ecclésiastiques du libraire de Monseigneur. Quelqu’un, son ami Bouilliet, par exemple, le lui aura peut-être fait remarquer.

Page 238 : « C’était pour faire venir la croyance. » — Le texte de la Revue portait : « C’était pour aviver sa foi, pour faire venir la croyance. » — Flaubert a vu une redondance, un pléonasme. Il a vu de plus que les mots étaient bien mal placés, et qu’on n’avive pas d’abord ce qu’ensuite on doit faire venir. Il a sabré.

Page 293 : « Il savourait pour la première fois l’inexprimable délicatesse des élégances féminines. » — Le texte de la Revue portait : « Il savourait pour la première fois — et dans l’exercice de l’amour — l’inexprimable délicatesse des élégances féminines. » — « Et dans l’exercice de l’amour » n’était pas inutile du tout ; car Léon a connu la délicatesse des élégances féminines ; il a été à Paris ; il a été à l’Opéra ; il a dîné en ville, il a été en soirée, et les élégances féminines de Mme Bovary sont évidemment moins raffinées, si ingénieuses qu’elles puissent être, que celles que Léon a frôlées à Paris. Seulement celles de Mme Bovary sont préparées et disposées avec amour, pour lui, ce qui fait une différence. Donc « dans l’exercice de l’amour » était nécessaire. Oui, mais, comme expression, il était diablement ridicule. Flaubert l’a senti. Il l’a supprimé. Il n’aurait pas dû le supprimer. Il aurait dû le changer, mettre à sa place un autre mot qui eût dit la même chose d’une manière un peu plus heureuse.

Page 297 : « Ses ardeurs, à lui, se cachaient sous des expansions d’émerveillement et de reconnaissance… » — Le texte de la Revue portait : « Son amour à lui cachait une ardeur charnelle sous des expansions d’émerveillement et de reconnaissance. » Il y avait bien un peu de galimatias. Flaubert a filtré. Je regrette pourtant « charnelle » disparu. Il était peut-être le mot essentiel. L’amour de Léon est un amour sensuel accompagné d’admiration et de gratitude. L’admiration et la gratitude restent dans la phrase rectifiée de Flaubert. La sensualité n’y est plus représentée que par le mot « ardents » qui est insuffisant, comme trop vague.

Page 329 : « Une ardeur infernale s’échappait de ses prunelles enflammées… » — Le texte de la Revue portait : « s’irradiait », mot ridicule très en usage vers 1860.

Page 366 : « Charles resta seul toute l’après-midi. » — Le texte de la Revue portait tout l’après-midi. De même page 386. Il est probable que ceci est une faute de la Revue de Paris toute seule. C’est une habitude parisienne de faire après-midi du masculin, comme antichambre. Il n’y a pas de lieu en Europe où l’on parle le français plus mal qu’à Paris.

Page 386 : « Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son cœur de chagrin. » — Bien entendu, le texte de la Revue de Paris portait : « Effluves amoureuses. » — Il est probable, ici encore, que c’est l’opinion de la Revue de Paris et non la première opinion de Gustave Flaubert.

Telles sont les principales corrections, — j’ai dit que j’avais négligé celles qui ne sont évidemment que redressements de coquilles — que l’on relève en comparant le texte de l’édition ante-princeps et le texte de l’édition définitive. Elles sont peu nombreuses, comme on voit. Flaubert avait assez furieusement travaillé son manuscrit pour n’avoir pas à revenir longuement encore sur ce labeur, et il n’avait livré sa copie à la Revue de Paris, on le sait, qu’après l’avoir entièrement écrite et récrite peut-être dix fois. Cela commençait à être un ne varietur. Et pourtant il a corrigé encore, et l’on voit très bien dans quel sens. Il abrège ; il fait sauter les redondances ; c’est ce qui apparaît le plus clairement. Il fait la guerre au mot impropre, ou un peu affecté. Point de « s’irradiait » ; s’échappait suffit. Il fait la guerre au galimatias, de quoi il est resté encore un peu ; mais il lui fait la guerre énergiquement, jusqu’à supprimer des passages entiers qui ne sont pas sans mérite. Sans y mettre de superstition, il aime bien que les mots ne soient pas répétés à trop petite distance. Peut-être enfin corrige-t-il quelques véritables fautes de français. Flaubert n’était pas très sûr de sa langue. Il est resté un certain nombre de solécismes et de provincialismes dans Madame Bovary. Je les ai relevés ailleurs. Il en a corrigé quelques-uns entre l’édition de la Revue et l’édition eu volume.

On voit ici, incomplètement, hélas ! mais quelque peu, Flaubert dans son travail d’écrivain. On voit quel soin il apporte à approcher autant que possible de la perfection. On voit son extrême probité d’écrivain. Mais on voit aussi son goût. Très souvent les corrections d’un écrivain, quand on connaît le texte primitif, font regretter celui-ci. Très souvent les écrivains ne se corrigent que pour s’enlaidir. Rappelez-vous ce que Sainte-Beuve a surpris des remaniements des Mémoires d’outre-tombe. Très souvent, comme a dit Voltaire, « on efface une sottise pour en mettre une autre » ; et quelquefois la seconde est plus forte. C’est ce qui n’arrive jamais à Flaubert. Toutes les corrections que nous venons de relever, à l’exception d’une seule peut-être, nous satisfont mieux que le texte primitif. Il avait peu de sens critique sur les autres ; il en avait un assez vif et assez sûr relativement à lui-même. C’est aussi ce que je crois que j’ai établi ailleurs. Dans ces conditions, il est heureux qu’il ait eu cette fureur de remaniement, ratures et corrections qu’on sait assez qui fut la sienne.

Mort de Renan §

Ernest Renan est mort hier. Je n’ai que cette après-midi pour en parler, et d’un tel homme, en si peu de temps, je parlerai mal ; mais je ne saurais parler d’autre chose.

Ce n’est pas l’actualité qui m’y contraint, c’est l’émotion de tout mon être intellectuel, le sentiment de l’immense perte que vient de faire la pensée humaine, je ne sais quelle sensation intime et profonde d’abandonnement et d’orphelinat.

Il était plus souffrant depuis quelque temps ; sa parole, au Collège de France, toujours aimable, toujours spirituelle autant que savante, devenait faible, voilée et comme détendue, trahissant une lassitude et un commencement de détresse physique ; mais nous pouvions espérer encore. Il aurait pu abandonner son cours, se retirer et se réserver à sa plume et à ses papiers, se prolonger. Il l’aurait dû peut-être. Il ne l’a pas voulu. Il lui a paru très digne et d’une belle élégance morale de finir son année professionnelle, de souiller un peu au haut de la côte, d’aller respirer, encore une fois, l’air natal, et de mourir pendant les vacances. C’est une belle fin de bon fonctionnaire et de bon professeur. Cette pensée a dû traverser son esprit aux derniers jours, et il a dû se dire : « C’est bien ainsi. » Le stoïcien souriant qui était en lui a dû être satisfait, et l’administrateur du Collège de France, en bon prieur de couvent laborieux, estimer que cela était régulier. Nous ne pouvions souhaiter mieux pour lui que ce que certainement il a souhaité lui-même.

Si Renan a été satisfait de la manière dont il est mort, il a dû être fier de la manière dont il a vécu. Il a vécu par la pensée et pour la pensée. Il a jugé de très bonne heure que l’exercice libre du cerveau est la plus délicieuse manifestation de la vie et la seule raison de vivre un peu sérieuse qu’on ait pu trouver. S’il a tant dit que la vie est un bien, c’est uniquement parce qu’il n’a jamais par « la vie » entendu que la vie intellectuelle. Il eût dit d’elle, comme Montesquieu : « Elle est le plus parfait, le plus noble et le plus exquis de tous les sens. » C’est à ce titre qu’il la chérissait. Le jeu des idées a été pour lui un ravissement de toutes ses heures et un épanouissement harmonieux et facile de toutes ses forces. Il y a vécu d’une vie ample, large et joyeuse comme un athlète grec vivait de la vie du corps. C’était l’air qu’il respirait, un air vibrant, subtil et lumineux. Il vient de le perdre ; peut-être vient-il d’en trouver un autre, plus lumineux et plus vivifiant encore, et respirable à plus larges traits.

Ce fut le penseur, sinon le plus grand de notre siècle, du moins le plus originaire plus captivant, le plus séduisant. Ce fut, à travers les métamorphoses et les attitudes changeantes du plus souple esprit qui fut jamais depuis Platon, une manière de positiviste chrétien.

Positiviste, il l’était nettement, par sa tournure générale d’esprit, par son amour de l’exactitude scientifique, par sa méthode, par sa circonspection, par son obstination à ne vouloir admettre aucune manifestation du surnaturel dans le monde. C’était là le fond permanent, très fixe, très arrêté, inébranlable. Il était de son temps, en cela, plus que personne, malgré toutes les apparences contraires. Il ne croyait vraiment qu’aux faits patiemment observés et patiemment groupés. C’est sur cette foi que sa vie a tourné, quand il a quitté le séminaire, et c’est sur cette foi qu’il a risqué sa vie. C’était l’assise même de sa complexion intellectuelle.

Il avait du positiviste, non seulement les parties négatives, l’exclusion du surnaturel, de l’irrationnel, du non prouvé, mais les affirmations aussi et les confiances. Il croyait au progrès indéfini par la science. Il croyait que, par le savoir et l’accumulation indéfinie du savoir, l’humanité s’élèverait toujours en dignité, en moralité, en pureté. C’est là ce qu’il appelait le « Divin », qui n’était, au fond, que « l’humain » en progrès être. « Que votre règne arrive ! » ; et la « création continue du Divin », qui n’était, au fond, que la progression incessante de l’humanité, agrémentée d’une métaphore, et spirituellement transformée en apothéose. C’étaient là des idées toutes positivistes, les idées de Comte repensées par un théologien subtil et exprimées par un homme qui savait écrire, très bien écrire, et peut-être écrire trop bien.

Ces idées étaient confirmées en lui par lui-même. Cette progression continue vers le bien par le savoir, c’était lui-même. En exposant son système, il se racontait. Il se sentait devenir plus pur, plus charmant et plus grand à savoir toujours davantage. Ce qu’il sentait de lui, il le disait de l’humanité. La lente apothéose de l’humanité, c’était l’image de la lente, persévérante et continue création du divin dans la conscience d’Ernest Renan. Peut-être s’efforçait-il d’oublier que ce qui est vrai d’un homme d’élite ne l’est peut-être pas du genre humain. Quand il y songeait, il s’en tirait très spirituellement, comme toujours, en disant que l’humanité ne vit que dans les hommes d’élite qui la représentent.

Quoi qu’il en soit, tel était bien le fond de son système d’idées. Des faits ; et l’intelligence humaine qui les comprend peu à peu. Peu à peu aussi cette intelligence, par le savoir et la compréhension des faits, élève l’homme, l’épure, lui fait une conscience, une moralité, une sainteté. Quelque chose est né désormais, qui est nouveau dans le monde, et qui est adorable.

Ce quelque chose, qu’il faut adorer en le créant et le développant sans cesse, sera un jour un fait immense, universel, pénétrant et absorbant le monde entier, le transformant à l’absorber, le sanctifiant et le divinisant ; et alors Dieu sera. Ce jour est loin ; il viendra peut-

Il n’y a pas de plus ingénieuse, de plus brillante et de plus aimable interprétation et transformation des idées de Comte sur l’adoration de l’Humanité. Mais ce sont bien les idées de Comte. Ce sont les idées de Comte amplifiées et magnifiées par un poète. Renan était un positiviste du cap Sunium, avec des réminiscences de théologien.

À côté du positiviste, il y avait le chrétien. Exclusion faite du surnaturel, c’est-à-dire, dans l’espèce, de la divinité de Jésus, Renan était resté chrétien très profondément. Nul n’a eu un goût plus décidé pour la vie intérieure, la méditation, le dialogue de l’homme avec sa conscience, l’interrogation respectueuse et scrupuleuse de l’oracle que chacun de nous porte en soi. En cela, il était bien de la cité de Dieu. La cité des hommes l’intéressait peu. Il n’était pas « du monde » ni « du siècle », et pour lui plus que pour personne ces mots avaient exactement la signification ecclésiastique, et représentaient des choses, sinon méprisables, du moins négligeables au dernier point. De toutes les vertus, c’étaient encore les vertus proprement chrétiennes qu’il avait en dilection toute particulière. Il estimait infiniment l’humilité, la patience et l’obscurité laborieuse. Il a eu dix fois moins d’ambition que son génie n’en comportait, et a gagné dix fois moins d’argent qu’il n’eût été tout naturel et comme forcé qu’il en gagnât. Dépossédé de sa chaire sous l’Empire, par la plus sotte des cabales complaisamment suivie par un piètre gouvernement, il refusa la copieuse compensation qu’on lui offrait, avec un « pecunia tecum sit » qui ne manquait pas d’allure. S’il eût été célibataire, sans aucun doute il eût vécu de ses seuls livres, sans aucune place ni fonction sociale, petitement, librement et délicieusement, comme un stoïcien ou un bénédictin, ce qui est à peu près même chose.

La chasteté lui plaisait fort. Avec son esprit charmant il l’a louée, et il en a plaisanté aussi, en un badinage qui était un éloge encore. Il se plaisait à dire que c’était chose à quoi la nature tenait fort peu, et il trouvait toujours le moyen d’ajouter que c’était une raison pour qu’on y tînt ; il disait que c’était peut-être une duperie parmi tant d’autres, et il s’arrangeait toujours de manière à ajouter que c’est toujours une dignité ou au moins une élégance que d’être dupe.

Ces deux points, où il s’est si souvent ramené, sont essentiels dans son affaire. Il s’est toujours dit qu’il était naturel que l’homme vécût selon la nature, et ce fut là son indulgence ; et qu’il était digne de l’homme de se moquer des impulsions naturelles, ne fût-ce que pour leur rendre la pareille ; et ce fût là sa conscience et sa loi. — Et, d’autre part, il s’est toujours dit que la vertu était très probablement métier de niais ; mais que cette niaiserie, tant elle est aimable, réchauffante, réconfortante et pleine de paix, doit être encore la meilleure part.

Tout cela est très chrétien. On ne le trouve pas, ou on ne le trouverait que très vague, et en l’y mettant, dans la sagesse antique. C’est de ces idées, qui contiennent tout renoncement, qu’ont vécu les saints, ce qui est bien, et que sont morts les martyrs, ce qui est mieux. Renan n’avait pas, peut-être, toute l’étoffe d’un martyr ; mais il en avait la traîne, le fond solide, de quoi il a du moins fait la vie d’un très honnête homme, ce qui est déjà très joli.

Il avait du chrétien encore l’amour du devoir intellectuel. Le devoir intellectuel, c’est de dire la vérité. « Jamais les saints ne se sont tus. » Renan ne savait pas se taire ; il ne savait pas composer avec sa conscience intellectuelle. Il n’a été vraiment fier que d’une chose, c’est d’avoir renoncé à l’Église catholique quand il a senti qu’il ne croyait plus. Cette fierté est légitime, et jamais, et il le savait bien, jamais Renan ne fut plus chrétien qu’à ce moment-là. L’essence du chrétien est le sacrifice des intérêts matériels à ce qu’il croit être le vrai. Renan a risqué la misère, et même il l’a embrassée, pour ne pas mentir. Cela sans aucune espèce d’excitation passionnelle, ni de suggestion d’orgueil, simplement par droiture d’esprit, rectitude de conscience et délicatesse de cœur. Il a dit là, à bien peu près, son potius mori quam fœdari. J’imagine, — l’ombre de cet homme sérieux qui savait sourire me pardonnera l’expression, — que si Dieu est homme d’esprit, rien ne lui a été plus agréable que cette démarche. C’était le commencement d’un petit martyre, qui, après tout, aurait pu être grand. Le séminariste savait bien qu’en endormant ses scrupules, il avait toutes les chances du monde de devenir archevêque ; point universitaire, point normalien, rien ne lui disait qu’il deviendrait administrateur du Collège de France. Oui, Renan fut ce jour-là tout à fait dans l’esprit chrétien. À vrai dire, il y fut toute sa vie.

De ce mélange d’esprit chrétien et de raison positiviste, une philosophie sortit qui était prudente, sérieuse, douce, succulente et parfumée. Dans le domaine des faits, Renan était affirmatif sans généralisation hardie et sans hypothèses lointaines. Il croyait que l’humanité changeait peu, et c’est pour cela que si souvent, trop souvent peut-être, il expliquait les faits et les caractères antiques par des analogies toutes modernes : « Le saint-simonisme, très intéressant, me disait-il. Voilà qui aide à comprendre la formation d’une religion… » Mais il croyait que l’humanité, très lentement, s’améliore, s’adoucit et se perfectionne. Pas plus d’étoiles, mais un peu plus de nébuleuses ; tout compte fait, moins de nuit. Le chaos n’est pas fini, mais il commence peut-être à s’organiser ; tout au moins il a l’idée d’organisation, et c’est par là sans doute qu’il faut commencer. La morale n’est plus tout à fait un calcul d’intérêt bien entendu, c’est-à-dire qu’elle commence à devenir morale. On s’avise un peu qu’elle n’a pas de sanction, c’est-à-dire qu’elle est autre chose que l’immoralité. Cette distinction est un point qui ne laissera pas d’avoir de l’importance quand il sera acquis. Il a l’air de devoir l’être un jour. Il y a donc progrès ; on ne peut pas nier le progrès, surtout, à vrai dire, le progrès à faire. Mais, tout au moins, il ne semble pas que l’humanité rétrograde, et cette réflexion est consolante.

Ce qui fait plaisir aussi, c’est qu’à la prendre en son ensemble, l’humanité est confiante. Le pessimisme qui a été, en de longues périodes, la pensée commune de l’humanité, n’est plus qu’une exception. Il est relégué chez les beaux esprits, qui comptent pour bien peu. Voilà qui est bien ; la confiance de l’humanité en elle-même est sans doute la condition de son progrès. Il y a beaucoup de fond à faire sur ceux qui ne s’abandonnent point. Il faut encourager les encouragements qu’ils se donnent. À ne considérer qu’elle, la planète n’est pas en mauvaise voie ; elle ne paraît pas devoir passer par des épreuves aussi dures que celles qu’elle a traversées : O passi graviora… Donc confiance !

Et tel était l’optimisme très prudent, peu téméraire, infiniment peu dupe de lui-même, mais assez ferme, néanmoins, de Renan.

Pour ce qui est des rapports de l’homme avec l’univers, Renan, était aussi hardi qu’on voulait, précisément parce qu’il était foncièrement positiviste. Très convaincu qu’il y a un au-delà que nous sommes radicalement incapables de connaître, il n’en était que plus à l’aise, quand il s’y transportait, pour en raisonner à cœur-joie. La métaphysique était pour lui, comme il l’a dit très nettement dans les Dialogues philosophiques, le pays des Rêves. En ce pays-là, on peut voyager à son gré. En deçà de la limite de l’inconnaissable, il était circonspect et timoré comme un savant ; au-delà, il ne se faisait pas conscience de se donner tout son essor. Il y était prestigieux et merveilleux magicien. Les trésors de son imagination s’y déployaient avec abondance et ruissellement. Là, le poète qui était en lui se déployait tout entier, et les plus belles pages de poésie métaphysique qui existent dans la langue française sont parties de cette main savante et légère. C’étaient les délassements de ce cerveau puissant, qui n’estimait que la vérité scientifique, mais qui ne laissait pas de s’y trouver à l’étroit et qui se permettait de temps en temps une excursion dans l’hypothétique, une reconnaissance dans l’inconnaissable, et un mois de vacances dans l’Infini. Au gré de quelques-uns, il a pris trop peu de congés ; mais ceux-là ne sont que des artistes, peut-être même que des dilettantes. Du moins il n’a pas trompé son monde, là non plus qu’ailleurs, et c’est après avoir bien prévenu qu’il ne rapporterait rien de certain qu’il partait pour ces beaux voyages. Il n’en était que plus hardi à les faire ; mais, toujours consciencieux, il n’a voulu en faire que très peu, et juste pour prendre le grand air. Il jugeait la chose excellente pour la santé intellectuelle.

Tout cela, il le faisait avec aisance, bonne grâce, bonne humeur, et un ton de demi-détachement qui était de très bon goût, et qui a parfaitement trompé sur son caractère les esprits superficiels, c’est-à-dire le plus grand nombre. Il n’aimait pas à affirmer, et il aimait à trouver quelque chose de juste dans l’opinion qui n’était pas la sienne. C’est tout simplement la manière de tous les grands esprits, presque sans exception ; mais c’est chose, tellement étrangère aux petits, que Renan a passé communément, soit pour un sceptique, soit pour un dilettante, ce qui est à peu près même chose. C’était simplement un homme modeste et poli. L’homme savant et modeste sait tellement qu’il sait peu de chose, qu’il ne dit rien sans prévenir qu’il y a toutes les chances du monde pour qu’il se trompe. Il sait que c’est trahir la vérité que de l’affirmer, tant il est probable qu’on ne la tient pas ; et que ce n’est que lui rendre hommage de lui dire : « Madame, est-ce à vous ou à votre ombre que j’ai l’honneur de m’adresser ? » Cette habitude d’esprit n’est pas autre chose que de la probité intellectuelle, et Renan a eu toutes les probités, y compris la modestie.

Je ne dis pas qu’il ne se soit mêlé, chez cet homme de tant d’esprit, un peu de malice à cette humilité vraie. L’orgueil offense les modestes, et ils s’en vengent par un redoublement de modestie qui, lui, ne laisse pas d’être ironique. Dans la réserve que mettait Renan à affirmer, il entrait bien un peu de dédain à l’endroit de ceux qui affirment. Dans ce ton, dans cet accent si timide, on distinguait une petite voix un peu gouailleuse qui disait : « Faut-il, Monsieur, que vous soyez ignorant pour savoir si pleinement tant de choses ! » Mais le fond était bien modestie sincère, cette modestie que toutes les intelligences supérieures ont connue.

D’autre part, il était poli, poli d’une politesse ecclésiastique, c’est-à-dire doucement obstinée et indémontable. Il était admirable dans les discussions. Il ne discutait pas. Il approuvait avec indiscrétion. Quand il vous avait approuvé jusqu’à vous réduire au silence, il partait à son tour, disait précisément le contraire de ce que vous aviez soutenu, et terminait par ces mots : « C’est, du reste, ce que vous disiez vous-même tout à l’heure, et mieux que moi. »

Cette politesse, il la portait dans ses livres, moins absolue, moins abdiquante, très déférente encore. Il lui était impossible, tant parce qu’il était intelligent que parce qu’il était courtois, de ne pas voir bien des points justes, oh ! si justes ! dans l’opinion qui était le moins la sienne. C’était au lecteur à mesurer le degré de force que Renan donnait à l’opinion oui, et d’autre part à l’opinion non, pour savoir vers laquelle des deux il penchait eu définitive ; et cela même était un procédé très poli à l’égard du lecteur, quoique peut-être un peu dangereux.

Et, là aussi, une pointe de malignité trouvait son compte. La politesse est un demi-mensonge et, par suite, ne peut pas s’accuser sans devenir une ironie assez forte. Les gens que M. Renan approuvait ne laissaient pas de soupçonner qu’il se moquait un peu d’eux. Mais était-ce sa faute si l’on ne peut être absolument vrai sans être rude, et si l’on ne peut être poli sans quelque sourde raillerie intime ? Le fond encore ici était politesse, bonne éducation et bonté d’âme. Seulement il y a de petits régals secrets de malice innocente à être très bon de cette terrible façon-là.

Voilà à quoi se réduisait le scepticisme de Renan, a beaucoup de loyale modestie dans beaucoup de politesse un peu maligne. Mais sceptique, il ne l’était point, et dilettante que par échappées et courtes boutades.

Souvent, pour ces causes, il a été peu compris, ne s’adressant, comme c’est le beau défaut des hommes supérieurs, qu’à des gens presque aussi intelligents que lui. Cependant, en ses traits généraux, il a été à peu près entendu et a eu le genre d’influence qu’il voulait avoir. En gros, il a enseigné le positivisme et le respect des religions. Il a rompu avec le positivisme militant et grossièrement antireligieux, qui est la sottise aristocratique du xviiie siècle et la sottise populaire du xixe. Il a recommandé la méthode positiviste et la morale chrétienne ; la raison scientifique et l’esprit chrétien dans ce qu’il a de plus pur et même dan ? ce qu’il a de plus subtil. C’est une alliance possible, et l’esprit humain en a admis de beaucoup plus surprenantes, qui ont été fécondes. En reléguant la métaphysique dans la région des nobles jeux de l’esprit, il a proscrit, si un tel mot peut être de mise en parlant de lui, aussi bien la métaphysique chrétienne que toute autre. A-t-il ainsi ruiné le christianisme, l’a-t-il allégé ? Ce qui est sûr, c’est qu’il a voulu le transformer en une philosophie pratique conciliable avec le tour d’esprit scientifique des modernes ; et que, soit qu’il l’ait ébranlé, soit qu’il l’ait soutenu, il l’a respecté et aimé très profondément. — Cette philosophie chrétienne, est-ce le christianisme de demain ? Je ne sais, mais c’est l’œuvre même de Renan ; et que ce soit œuvre pratique ou destinée à rester imaginaire, c’est une question de succès ; et ce n’est pas par le succès qu’il avait accoutumé de juger ni les choses ni les hommes.

Correspondance d’Ernest Renan §

« Si jamais on recueille ma correspondance, elle fera ma honte devant la postérité. Je ne sais pas écrire une lettre… » — C’est ainsi que Renan se jugeait comme « épistolier » dans les Souvenirs d’enfance et de jeunesse. Vieille coquette ! Il le fut toujours un peu avec le public. Il l’était, en écrivant cette ligne, avec l’avenir. Renan écrivait des lettres délicieuses quand il lui en prenait envie et le volume que vient de publier M. Berthelot le prouve à merveille.

À vrai dire, il aimait autant autre chose, et peut-être plus : « Je veux mettre vos accusations en défaut, ou vous prouver du moins que, si je suis peu épistolier, je n’oublie pas un ami comme vous », écrit-il à M. Berthelot, le 4 août 1863. Il l’était peu, mais il l’était bien ; il l’était bien, mais il l’était assez rarement. Cela a trompé un peu sur son caractère et arraché à ses meilleurs amis de petits cris d’impatience qui se sont tournés quelquefois en paroles injustes. Je connais peu de chose qui le soient davantage, à mon avis, que les réflexions chagrines d’Henriette Renan qui sont ici consignées, page 204.

Renan et sa sœur sont à Amschit, en Syrie. Renan, qui est venu là pour travailler, écrit trop rarement à M. Berthelot, et celui-ci s’en plaint, parce qu’il en souffre, en quoi tout le monde le comprendra. Henriette excuse son frère de la manière suivante, qui, comme le train entier de l’univers, paraîtra « comique à ceux qui pensent et douloureux à ceux qui sentent » :

Personne ne peut comprendre plus vivement que moi, Monsieur et bien cher ami, l’émotion douloureuse sous le poids de laquelle vous avez écrit votre dernière lettre à mon frère et dont l’écho est venu nous affliger dans la magnifique solitude où nous sommes en ce moment. La peine que vous exprimez, je l’ai souvent, oh ! bien souvent ressentie moi aussi. J’ai dit fréquemment : « Les ambitions le préoccupent plus que ses affections, et ses nouvelles affections plus que les anciennes. Pourtant je suis assurée qu’il m’aime, et en présence du chagrin que vos regrets lui ont fait ressentir, il m’est impossible de ne point croire à l’étendue, à la profondeur de l’amitié qu’il vous porte. Il semble qu’il peut tout pour ceux qui l’aiment, excepté leur consacrer quelques instants. Je vous assure, Monsieur, que je n’exagère point en disant que, pendant nos deux séjours à Beyrouth, il a donné plus de temps au général et au pacha [c’est-à-dire à sa mission scientifique et aux moyens de la mener à bien] qu’à la vieille amie qui a tout abandonné pour le suivre sur ces rives lointaines. Littéralement, depuis que nous sommes en Syrie, je ne le vois presque plus ; et, quand je le vois, il est si absorbé par les travaux de sa mission, si préoccupé de ce qu’elle lui a donné ou de ce qu’elle lui promet, que je ne sais en vérité s’il s’aperçoit beaucoup de ma présence. Eh bien, Monsieur, je crois encore, malgré tout, qu’elle lui est chère ; croyez bien, de même, que vous tenez dans sa vie une place que nul autre ne prendra jamais.

Je n’ai pas connu Mlle Henriette Renan… C’est-à-dire, je crois que tout travailleur a connu Mlle Henriette Renan. Elle me paraît avoir eu l’affection un peu impérieuse, l’attachement un peu tyrannique et le dévouement un peu jaloux. Il me semble que c’était une femme. Cette lettre, précieuse du reste pour le moraliste, prouve du moins que Renan, surtout dans sa jeunesse, trouvait, un peu comme tout le monde, qu’il n’avait pas assez d’une vie pour réaliser tout ce qu’il avait à faire et ne laissait pas d’épargner un peu sur le temps qui est dû à l’amitié, ou qu’elle réclame.

Et par conséquent il était peu épistolier ; mais quand il s’y mettait, peut-être à regret, on ne sentait dans ses lettres ni le regret ni la hâte, et il était un épistolier exquis. Aussi bien, messieurs les grands hommes, faites-vous donc le raisonnement suivant : « Ce n’est pas perdu. » Vos lettres ne sont point temps perdu. On les réunira un jour, soyez tranquilles, et, même si elles ne vous grandissent pas, elles vous compléteront ; même si elles ne vous haussent point, elles vous éclaireront d’une nouvelle lumière. Ce n’est pas du temps perdu que d’écrire des lettres à ses amis. Votre égoïsme lui-même, si je puis vous en supposer, y trouvera son compte.

Et c’est ce qui arrive aujourd’hui pour Ernest Renan. Ses lettres le complètent très bien ; elles le montrent sous tous ses aspects connus et sous quelques aspects nouveaux.

Sous ses aspects connus ? Voici. Ai-je dit souvent du scepticisme de Renan : « Allons ! allons ! c’était tantôt une forme de sa modestie, tantôt une forme de sa politesse, tantôt une forme de sa tolérance. Ne lui en veuillons pas de l’aspect particulier et de la couleur spéciale que prenaient en lui tant de qualités, toutes charmantes. » Qu’est-ce que je trouve aujourd’hui dans une lettre à Berthelot, moins imposante sans doute que la lettre publiée de son vivant et qui s’appellera éternellement la Lettre à Berthelot, mais enfin, dans une lettre à Berthelot « tout de même » :

Le pays que j’habite n’est rien moins que travaillé par des besoins philosophiques… De là, en fait de croyances religieuses, une orthodoxie raisonnable, mais bornée et au fond ignorante, telle que nous la savons (?), et en politique des instincts éminemment conservateurs C’est un petit monde comme un autre et je me garderais bien de le comparer à d’autres pour le déprécier ou le préférer. Que chacun vive dans sa sphère et laisse les autres vivre dans la leur ; car, bien que chacun doive croire que la sienne est de beaucoup la meilleure, les autres le croient aussi et qui sait qui a raison ? Au fond, cher ami, la tolérance, ou, ce qui revient au même, la liberté, est fille du scepticisme critique…

Le voyez-vous entre les lignes le bon sourire diablement fin du bon Renan, où l’on lisait toujours :

« Oh ! mon Dieu, comme il est possible que vous ayez raison, encore que je sois persuadé que vous avez tort, et comme vous seriez intelligent s’il vous était possible de croire avoir raison de la même façon que je crois être dans le vrai. »

De même toutes ses opinions politiques (car il a beaucoup causé politique avec M. Berthelot) se retrouvent ici : aristocratisme fondamental et essentiel ; acceptation du monde moderne sous bénéfice d’inventaire avec un perpétuel étonnement qu’un siècle puisse croire que tous ceux qui l’ont précédé se soient absolument trompés ; pessimisme, ou au moins continuelle appréhension à l’égard de l’avenir, qu’il lui est très difficile de voir en bleu clair ; mais, avec tout cela, par bonté, par goût de la vie, par crainte charmante d’attrister ceux qui viennent, par bon et loyal patriotisme enfin, ce dépaysé dans le siècle démocratique, aux plus sombres jours, en pleine Commune de Paris, écrit cependant :

En somme la France était une immense société d’actionnaires, fondée par de séculaires spéculateurs de premier ordre, la maison Capétienne. Les actionnaires ont coupé la tête au banquier en chef, croyant qu’ils feraient tout aussi bien les affaires de la Société, après s’être débarrassés des fondateurs. Les affaires ont été, en effet, d’abord assez belles et la Société a eu plus de cohésion que jamais. Mais un effroyable désastre est survenu ; la Société n’a plus à partager que des pertes ; elle court de grands dangers. N’importe, la Société dont je parlais a sa raison d’être ; elle a un superbe fonds à exploiter. Elle se reformera toujours.

Espérer contre toute espérance est, paraît-il, une vertu. Mais communiquer aux autres l’espérance que l’on n’a point, est-ce pas meilleur encore et plus charmant ? On a trop dit que 1870 avait coupé en deux la vie de Renan et que tous ses sentiments et toutes ses idées générales avaient été comme « inversés », pour employer le mot de Mirabeau, par cette terrible commotion. C’est commode pour les classifications ; ce n’est pas même tout à fait faux ; seulement ce n’est pas vrai. Le patriotisme de Renan n’était pas naïf, comme aussi bien rien ne fut naïf chez Renan ; mais il était profond, et c’est pour cela que l’espérance ne l’abandonna jamais. Et si, selon la parole admirable de Guizot bien près de sa fin : « La France est la patrie de l’espérance », Renan, sans se payer d’illusion, et, parbleu, précisément parce qu’il ne s’en payait pas, fut un très bon Français. Les lignes précédentes, écrites le 29 avril 1871, sont très significatives à cet égard, et elles sont vénérables.

C’est ainsi encore que nous retrouvons le Renan profondément sensible au sentiment religieux, que nous connaissons assez, dans ces lettres écrites à cœur ouvert et de toute abondance d’âme.

On y chantait des cantiques dont je me souviens encore : « Salut, étoile de la mer… reine de ceux qui gémissent… rose mystique… tour d’ivoire… étoile du matin. » Tiens, déesse, quand je me rappelle ces chants, mon cœur se fond… Pardonne-moi ce ridicule ; lu ne peux le figurer le charme que les magiciens barbares ont mis dans ces vers.

Voilà ce que nous connaissions par le Renan publié. Les lettres datées de Rome (1849) nous donnent la même note, plus vibrante peut-être encore et plus pénétrante. L’impression de Rome sur Renan fut profonde, inouïe. Il se sentit comme plongé en pleine religion, mais en pleine religion naïve, populaire, vivante, d’une sincérité, d’une intensité inconnue, qu’il n’avait jamais observée, même en sa chère Bretagne :

Vous le savez, les impressions religieuses sont chez moi très puissantes, et, par suite de mon éducation, elles se mêlent dans une proportion indéfinissable aux instincts les plus mystérieux de notre nature. Ces impressions se sont réveillées ici avec une énergie que je ne puis vous décrire. Je n’avais pas compris ce que c’est qu’une religion populaire, prise bien naïvement et sans critique par un peuple. Je n’avais pas compris un peuple créant sans cesse sa religion, prenant ses dogmes d’une façon vivante et vraie. Ce peuple est aussi catholique que les Arabes de la Mosquée sont musulmans… Les madones m’ont vaincu ; j’ai trouvé dans ce peuple, dans sa foi, dans sa civilisation, une hauteur, une poésie, une idéalité incomparable. Comment vous exprimer tout cela ? Comment vous initier à cette vie nouvelle où je me plonge avec passion ?…

Et le reste ; car là-dessus il ne tarit pas. Ah ! comme il est resté catholique malgré qu’il en ait ! Pour un bel exemple de « piété sans la foi », en vérité, voilà un bel exemple ! Il est infiniment curieux à méditer pour le psychologue. J’ai entendu dire par un libre penseur à un catholique : « Au fond, Monsieur, je ne suis séparé de vous que par la perte de la croyance. » C’était dit par un imbécile ; c’était du Plaute. Avec son sourire, Renan l’aurait dit : c’aurait été très spirituel. Et c’est que c’aurait été vrai, la vérité même. Boindin disait avec cette gravité magnifique de certains impertinents : « Entre Dumarsais et moi, la différence est grande ; Dumarsais est athée janséniste, et moi je suis athée moliniste. » Renan était libre penseur tant que vous voudrez, ou, si vous voulez, tant qu’il le voulait ; mais il était libre penseur catholique. Personne, moins la foi, personne, de sentiment, de complexion, d’être intime et même d’idées générales n’a été plus catholique que Renan, si ce n’est peut-être Auguste Comte ; et je vous prie de croire que je ne plaisante pas du tout.

Mais c’est peut-être les quelques nouveaux aspects de Renan révélés par cette correspondance que vous me demandez de vous indiquer. Il y en a, et de très curieux. Par exemple, Renan a été très sincère quand il nous a dit qu’il avait passé un an de sa vie à éteindre, à amortir les couleurs trop éclatantes de la Vie de Jésus, telle qu’elle était au premier manuscrit. C’est démontré maintenant ; car Renan, si sobre de descriptions et de paysages dans les écrits connus jusqu’ici, se montre très grand peintre paysagiste dans ses lettres à M. Berthelot. Il y a des environs de Naples et des paysages de Syrie, qui, moins peut-être l’admirable phrase nombreuse, valent tout ce que Chateaubriand a écrit de plus ravissant. Quelquefois c’est exactement du Fromentin. Je ne puis guère citer ; car un paysage écrit, c’est toujours long.

Cependant, entre vingt autres pages, voyez donc celle-ci, que j’abrège :

Je puis maintenant vous donner mon impression d’ensemble sur cet étrange pays (Égypte). Ce qui est absolument sans égal, c’est le ciel. Rien, ni en Syrie ni en Italie, ne m’avait donné la moindre idée de cela. La sécheresse absolue de l’atmosphère produit des tons d’une douceur, d’une délicatesse sans pareilles. Les matinées et les soirées sont ravissantes. Les choses les plus simples, un groupe de palmiers, une plaine de verdure, un horizon de collines rocheuses prennent alors des valeurs vraiment inouïes… Quelques détails choquent : l’arbre est rugueux, épineux, naissant d’un sol de cendre. Ce qu’il y a d’admirable, c’est le ciel, l’horizon, le Nil. Sa largeur moyenne est d’un kilomètre. Parfois il forme d’immenses nappes d’eau…

Et quand à ce don de peindre les choses visibles se joint un de ces grands sentiments qui sont ce que nous mettons de notre âme dans un paysage et qui lui en donnent une, quel beau tableau, mélancolique d’une tristesse virile, sobre, large et grand, et qui reste pour toujours, on le sent, dans notre esprit. Renan revient à Amschit, au tombeau de sa sœur, pour lui rendre les derniers devoirs, que, très malade lui-même au moment où elle mourait, il ne lui a pas rendus comme il le voulait.

La montagne est déjà verte et fleurie comme au printemps. Chaque creux de rocher est une corbeille d’anémones et de cyclamens. C’a été pour moi une grande joie de revoir cette belle route qu’elle aimait tant et où chaque pas, à la lettre, me rappelait un souvenir d’elle. Le tombeau où dort notre chère amie est situé sur le dos légèrement arrondi d’un des contreforts du Liban, à la ligne de sa séparation ou plutôt à la naissance de deux petites vallées qui se rendent chacune à la mer en divergeant. On voit la mer par les deux côtés : au sud, le port de Byblos, encombré de ruines ; au nord, la côte qui va vers Botrys. Tout l’alentour est richement cultivé et plein de vignes, d’oliviers, de mûriers et de palmiers À l’horizon se dessinent de très hauts sommets, maintenant couverts de neige. Votre amie dort là, au sein d’une nature pleine de grâce et de force… Une jolie chapelle s’élève à deux pas du tombeau. J’y ai fait célébrer un service en cette belle liturgie maronite, l’une des plus anciennes et qui remonte presque aux origines du christianisme. Tout le village y était. La compassion que ces bonnes gens me témoignaient, leur chant grave et antique, les troupes de femmes et d’enfants qui remplissaient l’église, en me regardant de leurs grands yeux tristes : tout cela faisait un ensemble touchant, profond, simple et bien analogue à elle. Nous sommes revenus lentement, ma femme et moi, nous arrêtant à chaque station de cette voie si douloureuse et pourtant si chère…

Eh bien ? Est-il fait, le tableau ? Le cadre, puis le fond, puis la scène centrale ; tout cela sans art apparent, à la vérité sans art, jeté, d’instinct, si harmonieusement, et sobre, et net, et en quelques traits précis et forts. C’est un modèle de tableau dans le plus pur genre classique. Renan avait déjà montré ce talent dans certaines pages de la Vie de Jésus et des Souvenirs d’enfance ; mais jamais mieux que dans ce volume, où il laisse aller sa plume la bride sur le cou, il n’avait prouvé à ce point combien il était grand peintre autant qu’il était grand penseur.

Et ce qui éclate encore plus que tout dans ces lettres, c’est la modestie vraie de Renan. La modestie de Renan, aucun de ceux qui l’ont connu n’en ont douté. Seulement, dans ses livres, mon Dieu, on la trouve, mais si spirituelle, qu’on la prend quelquefois pour son contraire. Les gens qui ont beaucoup d’esprit tombent sous ce soupçon. Il faut bien qu’ils aient quelques désagréments ; ils ont assez d’avantages. Renan était modeste d’une façon si piquante qu’on le soupçonnait de l’être avec quelque apprêt, et ce n’est plus là de la modestie. Dans les lettres à M. Berthelot, ce n’est plus cela. Il est impossible d’être modeste plus modestement qu’il ne l’est là. Il l’est par la sobriété avec laquelle il parle de lui ; par le ton absolument simple et uni dont il parle de ses plus grands, de ses plus admirables ouvrages. Il dit qu’il s’est diverti pendant les vacances à réunir quelques idées philosophiques auxquelles il donnera peut-être la forme d’une lettre ; et ce dont il parle, c’est la Lettre à Berthelot. Il dit qu’il a un peu écrit, depuis qu’il se porte mieux et qu’il a du loisir, et que cela pourra faire un petit volume ; et ce dont il parle ainsi, on s’aperçoit deux pages plus loin que c’est les Dialogues philosophiques. — Une seule fois, à propos de la Vie de Jésus, le ton s’élève un peu, et encore c’est en six lignes qu’il rend compte du vaste dessein et du grand effort.

J’ai employé mes longues journées de Ghasir à rédiger ma Vie de Jésus, telle que je l’ai conçue en Galilée. Dans huit jours ce sera fini. J’ai réussi à donner à tout cela une marche organique qui manque dans les Évangiles. Je crois que pour le coup on aura sous les yeux des êtres vivants, et non ces pâles fantômes sans vie, passés à l’état abstrait et complètement typifiés. J’ai essayé, comme dans la vibration des plaques sonores, de donner le coup d’archet qui range les grains de sable en ondes naturelles. Ai-je réussi ? Vous en jugerez.

Et rien de plus. Ce n’est pas d’une bien grande ostentation. Non, quand on compare cela à certains « journaux » d’hommes de lettres, on mesure la différence qu’il y a entre les hommes qui ont pris la mesure des choses en dehors d’eux-mêmes et ceux qui ne peuvent pas concevoir l’univers autrement que tournant autour de leur écritoire.

La correspondance de Renan sera, d’autre part, très utile pour éclairer et comme illustrer sa biographie. Nous avons ici la vie de Renan, sauf lacunes, et qui ne sont jamais très grandes, depuis 1847 jusqu’en 1892, et comme les Souvenirs d’enfance et de jeunesse ne nous mènent précisément que jusqu’en 1847 et jusqu’à la rencontre avec M. Berthelot (Premiers pas hors de Saint-Sulpice), nous aurons désormais ce qui nous manquait de la biographie de Renan ; nous aurons désormais une biographie à très peu près complète d’Ernest Renan écrite par lui-même.

Ajoutons que les lettres de M. Berthelot insérées ici très modestement dans le seul but de faire comprendre celles de Renan qui y correspondent, sont par elles-mêmes, presque toujours, d’un très haut intérêt général, et qu’il n’y a rien qui nous éloigne si agréablement des vulgarités courantes que cette conversation continue entre deux grands esprits. La lecture, c’est « un entretien avec les plus honnêtes gens des siècles passés ». Cette correspondance, c’est un entretien perpétuel avec deux honnêtes hommes, merveilleusement intelligents, du siècle qui finit.

Mort d’Hippolyte Taine §

Taine vient de nous quitter. Cette mort prématurée est une grande perte comme un grand deuil. Taine avait achevé à très peu près son monument, l’histoire des Origines de la France contemporaine ; mais il se promettait « d’amuser sa vieillesse », comme il disait, avec son étude sur Sainte-Beuve, promise à la collection Hachette, et, je crois, commencée, et, avec quelques « petites distractions philosophiques » dans le genre de son travail magistral sur l’Intelligence. Nous pouvions espérer beaucoup et attendre beaucoup encore de cet esprit souverainement lucide et de cette méthode rigoureuse qui triplait les forces de cet esprit. Tout cela nous est enlevé brusquement. La mort est rude depuis quelque temps pour les hautes intelligences. Elle frappe coup sur coup Scherer, Renan et Taine, comme si elle se hâtait de découronner le siècle avant qu’il finisse. Nous assistons, inquiets pour l’avenir intellectuel, à ces grands départs, qui ne sont pas suffisamment compensés par les avènements. La France est une blessée qui devient veuve. Ce n’est qu’une raison de plus à ses fils de la chérir.

Taine fut un savant. On naît savant. Il était né tel. À vingt ans, il avait tous ses instruments en main, le latin, le grec, l’allemand, l’anglais et l’habitude de recueillir des faits. À vingt-trois ans, il avait lu toute la bibliothèque historique et philosophique de l’École normale, et une bonne partie de sa bibliothèque littéraire, et il avait épinglé sur fiches quelques milliers déjà de faits significatifs. Il continua ; il ne fit jamais autre chose que continuer.

Seulement, pour se reconnaître au milieu des faits, il se fit un système. Un système est une méthode de travail. C’est une table des matières préalable. On la dresse conformément aux faits que l’on a déjà recueillis, et les faits qu’on recueillera désormais devront s’y conformer. Aussi importe-t-il de ne pas la dresser trop tôt. Taine a dressé la sienne peut-être prématurément. Les faits qui la lui ont suggérée, quoique déjà très nombreux, l’étaient moins que ceux qui ont dû plus tard s’y ranger docilement. Conçu plus tard, le système eût été sans doute plus large.

Il importe assez peu, du reste ; car si un système est une méthode de travail, il est aussi un effet de notre caractère, une simple application rationnelle de notre manière intime et personnelle de voir les choses, et, dressé un peu plus tard, il est à peu près le même que dressé un peu plus tôt. Se systématisant à trente-cinq ans, Taine eût été à peu près le même que se systématisant à vingt-cinq. Il eût été un philosophe positiviste.

Il l’était nettement, formellement, sincèrement et courageusement. C’était un positiviste pur, un positiviste sans mysticisme, ce qui est excessivement rare en France. Notre race est idéaliste, foncièrement, et beaucoup plus qu’elle ne le croit, parce qu’elle a de l’imagination, et beaucoup plus d’imagination aussi qu’elle ne le croit et qu’on ne le croit. Avec bonheur elle personnifie des abstractions. Quand elle devient positiviste, elle croit à la science comme à une déesse protectrice, féconde et bienfaisante, qui fera des miracles pour elle, ou elle croit à l’humanité comme à une personne sacrée et divine, mère, et puis fille, du progrès, et ensuite à la fois fille et mère du progrès, et cela fait toute une mythologie ; et elle écrit Science, Humanité et Progrès avec des majuscules. Notre xixe siècle est plein de ces majuscules et de cette théologie. Voilà ce qu’on peut appeler le mysticisme positiviste.

Taine était positiviste tout simplement. Il ne croyait qu’aux faits, et à quelques petites lois très humbles, auxquelles une patiente, méthodique, minutieuse, héréditaire et séculaire observation des faits pouvait conduire. Les hommes sont une fourmilière, et les grands mouvements du monde qui nous entoure sont des éléphants. Avec de bons télescopes, une connaissance vague des éléphants ; — avec une observation intense, quelques indications sur les chemins ordinairement suivis par les éléphants et leur façon de marcher ; voilà tout ce qui est permis aux plus intelligentes d’entre les fourmis. Ramasser des faits et en tirer quelques lois plus ou moins certaines et toutes relatives, proportionnées à la taille des citoyens des fourmilières, voilà le droit et voilà aussi le devoir du philosophe. Taine ne voyait rien et se refusait de rien voir au-delà.

C’est qu’il n’était pas Français. Il était Anglais. Sa race spirituelle était là, entre Stuart Mill et Spencer. Toutes ses sympathies éclairées, et qui nous ont été si utiles, pour l’Angleterre, sont des analogies de caractère. Son histoire de la littérature anglaise, qui reste si grande, quoique écrite trop tôt ou trop vite, et surtout ses admirables Notes sur l’Angleterre, en font foi. L’amour du fait et le culte de la science, culte sans foi, sans la moindre croyance à l’infaillibilité de la science et à la puissance qu’elle aurait de régénérer et de diviniser l’homme, c’était toute la conscience intellectuelle d’Hippolyte Taine.

Personne ne fut moins religieux. Il se serait, par conscience, interdit de l’être, comme étant une concession à l’imagination, au sentiment, à « ce qui n’est pas prouvé », c’est-à-dire à des choses fort, belles, et il l’a dit, mais qui ne sont pas du domaine de la pensée. L’homme ne doit dire que ce dont il est sûr. Il n’est sûr que du fait qu’il voit, et, par une induction qui doit être très surveillée, de la loi constituée par la répétition mille fois répétée de plusieurs faits allant toujours ensemble. Voilà tout ce à quoi peut s’appliquer l’affirmation. Le reste est une admirable poésie.

Ai-je besoin de dire que s’il n’affirmait rien sur le mystère, il ne se croyait obligé ni de le mépriser, ni de l’insulter. Il eût été stupéfait de l’objection que j’entendais faire dernièrement à un « incroyant » : Puisque vous êtes incroyant, lui disait-on, pourquoi ne détestez-vous pas les religions ? C’est le comble de l’illogisme, à moins que ce ne soit celui de l’hypocrisie. Il eût répondu : « Je ne comprends pas. Parce que je suis incroyant, je dois être hostile ? La conséquence est singulière. Je ne crois pas ; voilà tout. Ceux qui croient ont simplement une manière de diriger leur pensée, par sentiment, et non par raisonnement, qui n’est pas la mienne. Je ne puis pas en vouloir à quelqu’un qui ne diffère de moi que par une manière autre d’arranger ses idées dans son cerveau. Il y aurait là un certain excès. » Et, en effet, le positivisme n’a l’horreur des religions que quand, à son tour, il en devient une. Ce n’est pas entre croyants et incroyants, c’est entre croyants qu’on se bat. Le positivisme sans mysticisme s’arrête au seuil du mystère, en se déclarant simplement incapable d’y pénétrer ; et ce n’est ni de l’hostilité ni de l’indifférence ; c’est de l’abstention ; et si ce n’était pas de l’abstention pure et simple, ce serait plutôt du respect que de l’horreur. — C’est dans ces limites que Taine s’est énergiquement maintenu.

Comme moraliste, Taine, ce qui n’est pas une suite nécessaire du positivisme, mais ce qui était le résultat de ses observations positives personnelles, était ce qu’on appelle couramment un pessimiste, c’est-à-dire un homme qui croyait l’homme mauvais et à peu près incapable de bien. L’homme était toujours pour lui « le gorille féroce et lubrique » des temps primitifs, ou, du moins, il en gardait toujours quelque chose, et devait en garder toujours peu ou prou. Cette vue est désolante ; mais je ferai remarquer à l’humanité que c’est à elle d’en dissuader les philosophes.

À la vérité, il la poussait loin. C’est la rectitude de son esprit logique qui le conduisait à ces conclusions rigoureuses. L’humanité, à mon très humble avis, n’est point très féroce, ni même très lubrique ; mais elle est essentiellement stupide. Elle raisonne pitoyablement. Un raisonnement juste est la chose la plus rare, la plus surprenante qui soit au monde. Il finit par avoir raison, je le sais bien, et c’est pour cela que le monde, sans progresser positivement, du moins se soutient ; mais il est rare infiniment. Il ne se produit qu’à de très longs intervalles, comme les éclipses. Ce sont là, si l’on veut, les éclipses de l’absurdité humaine.

Et voilà, je crois, ce qui explique le pessimisme, c’est-à-dire la misanthropie de Taine. Cet homme qu’il coudoyait, et qui raisonne si mal, blessait tellement son esprit logique, son raisonnement toujours serré et précis, qu’il le trouvait haïssable, qu’il le prenait pour une espèce de monstre étrange, de Caliban inquiétant, et de là à le traiter de gorille on voit très bien la pente inévitable, encore que je croie qu’il eût fallu l’éviter.

Il ne voyait guère, comme conseil à donner à cet animal bizarre, que celui de travailler beaucoup et de se ménager quelques instants de repos, assez pour la contemplation, pas assez pour le rêve, qui est dangereux : « Lève-toi de bonne heure (je cite mal, citant de mémoire, mais c’est bien le sens), fais ta chasse promptement. La proie atteinte, ne t’obstine pas. Pourquoi te charger plus que de raison et priver de sa part possible un pauvre diable ? Alors, assieds-toi. Le soir tombe. C’est très beau. Le brouillard laiteux s’élève lentement en tournoyant autour des saules. Là-bas, les sapins se dressent comme des encensoirs sur le tapis des bruyères rousses. Reste là un moment. Tu auras eu le seul plaisir vrai réservé à ton espèce, la contemplation ; et, pendant un quart d’heure, tu n’auras pas été tout à fait une brute, ce qui est le plus haut degré où l’homme puisse atteindre. »

Le travail, pour manger ; l’observation et la science, pour se garantir ; l’esthétique, pour jouir de la seule jouissance qui ait un caractère humain et qui nous sépare décidément des animaux, c’était la conception de la vie selon Taine. Au-delà commençait la métaphysique, qu’il ne méprisait point, que, comme jeu noble, et précisément forme supérieure de l’esthétique, il admettait même (et de bons métaphysiciens il a tracé des portraits charmants), mais dont il se défiait, comme dépassant les forces humaines, passionnant outre mesure, menant les hommes à se battre pour des idées qu’ils ne comprennent pas, et, par un détour singulier, ramenant aux violences, aux férocités et à la gorillerie. — Tout au moins, il se l’interdisait, à lui : « Je ne connais pas les bornes de l’esprit humain, je vois celles du mien. »

En politique il fut aristocrate, comme il est naturel que le soit un bon pessimiste, un bon misanthrope et un bon Anglais. Il croyait, de par Darwin, de par Spencer et de par lui, qu’à cause de l’hérédité un peuple est un organisme, et, par suite de la civilisation, un organisme très délicat et de plus en plus compliqué. Aux organismes très délicats et compliqués, qu’ils soient des machines ou des animaux ou des peuples, une loi s’impose, qui est celle de la division du travail. L’animal très inférieur n’a qu’un organe pour digérer, pour penser et pour se divertir. L’animal supérieur a beaucoup de facultés et autant d’organes que de facultés, sans quoi il ne vivrait pas. La division du travail dans les sociétés s’appelle la spécialité, ou la compétence. Donc plus un peuple est grand et plus il est complexe, et plus il est fait de rouages multiples, plus chaque rouage doit savoir ce qu’il fait, et ne faire que cela ; en d’autres termes, plus la compétence à chaque genre de travail doit être rigoureusement exigée. Dans un tel peuple donner, par exemple, des lois à faire à celui qui ne sait faire que des souliers est imprudent ; c’est dire à un animal supérieur de penser avec ses pieds. La démocratie consistant précisément à donner des lois à faire, ou, du moins, des législateurs, à ceux qui ne savent faire, que des souliers, et à remplacer les rouages multiples par un rouage unique, ou tout au moins à placer les rouages multiples en une telle dépendance du rouage universel qu’ils s’y absorbent, et que lui devient unique, n’était donc, pour Taine, qu’un simple contre-sens. Il le disait naïvement, comme il disait tout.

Il a fait un grand livre, très discuté, mais à qui personne ne refuse d’être grand, Les Origines de La France contemporaine, pour démontrer cela. Il s’est complètement résumé dans cette grande œuvre. On y trouve d’abord ce que je viens de dire ; et puis ensuite son horreur de tout ce qui n’est pas raisonné, c’est à savoir du despotisme et de l’anarchie, qui, au point de vue du philosophe, sont même chose ; c’est-à-dire impulsivité d’un cerveau unique qui ne sait pas accepter de lois parce qu’il ne connaît pas la raison, ou impulsivité d’un cerveau collectif, mené il ne sait où par l’âme instinctive et démente des foules.

On y trouve encore, — et cela est moins philosophique peut-être, — un certain goût de vérifier son pessimisme, sa misanthropie et ses vues sur le gorille. S’il a été droit à l’époque révolutionnaire, c’est parce qu’il savait que dans les époques de trouble le prétendu carnassier primitif, très recouvert dans les époques paisibles, se découvre et se retrouve, et se prouve. Cette preuve, on peut estimer que Taine l’a cherchée un peu complaisamment et étalée avec un peu trop de satisfaction.

Je dis satisfaction plutôt que colère. Quand il s’espaçait de tout son cœur sur les scènes révolutionnaires, on disait : « Est-il heureux, et quelle joie mauvaise, quelle joie de sectaire il éprouve à nous montrer toutes ces horreurs ! » Ce n’était pas cela. Lui, le logicien, c’était un plaisir de démonstrateur qu’il éprouvait. Il ne nous disait pas : « Ah ! les brigands ! » mais : « Eh bien, j’ai toujours soutenu qu’il était gorille ! Est-il gorille, oui ou non ? J’apporte des faits. Vous voyez bien qu’il est gorille ! »

Il est bien vrai que si cette complaisance n’était pas de la colère, il faut confesser qu’elle y ressemblait, et que cela a ôté un peu d’autorité à cet ouvrage supérieur. Taine a parlé de la Révolution, non en homme de parti, mais de manière à satisfaire ou à exaspérer les hommes de parti. C’est encore un tort. La Révolution n’est ni une époque sacrée, ni une époque exécrable ; c’est tout simplement une époque comme une autre, et il faudra bien qu’on en vienne à en parler comme d’une époque comme une autre. Il convenait à un philosophe comme Taine d’y chercher, en remontant du reste beaucoup plus haut, ce que d’ailleurs il a fait, les origines de la France actuelle ; mais, pour ce qui est des faits et des hommes, d’en parler avec une parfaite tranquillité, un peu hautaine. Il y fallait beaucoup moins de haine (vraie ou apparente) et un peu plus de mépris.

Encore est-il que, sans compter l’immense valeur historique de l’ouvrage, il a rendu un service général. Là aussi Taine a mis en garde contre le mysticisme. Il existait, depuis 1825 environ, en France, une manière de mysticisme révolutionnaire dont les étrangers ne laissaient pas de sourire un peu. Cette époque était un sanctuaire. Il fallait l’adorer en bloc. On était mauvais Français de ne pas changer de timbre de voix quand on arrivait à parler des colosses de notre Grande Révolution, et là aussi il y avait des majuscules. Il était bon qu’un homme, évidemment désintéressé, qui n’était engagé dans aucun parti, qui plutôt, comme « incroyant », semblait engagé dans le parti « avancé » ; qui était déjà de l’Académie française et qui, par conséquent, n’était pas suspect de se donner certaine opinion pour entrer là, connu d’ailleurs pour sa sincérité, sa loyauté, sa liberté d’esprit ; absolument étranger, aussi, à toute ambition politique ; rompît le charme, et parlât de la Révolution sans ménagements, mais comme on doit parler de toutes choses. Reste qu’on en parle, non seulement sans ménagements, mais avec tranquillité, comme la science doit toujours parler.

En tant que critique, je suis si éloigné des idées de M. Taine et de sa méthode que je crains d’en parler avec impertinence. Il me semble que c’est ici que la logique du système de cet homme systématique est en défaut. Cet aristocrate a donné de l’art et de la littérature la définition la plus démocratique qui se puisse. Séduit par je ne sais quelle théorie fumeuse de Stendhal et restée dans Stendhal à l’état de fumée ; plus encore, ce qu’on a vu certainement, mais non assez dit, par les idées de cet autre systématique qui était Nisard ; Taine a vu dans la littérature l’expression mathématique de la société, de la race, du milieu, et n’y a pas voulu voir autre chose, et a cru classer les auteurs selon qu’ils étaient les expressions plus ou moins adéquates, en effet, de toutes ces choses.

Autrement dit, ce sont les illettrés qui font les grands livres beaucoup plus que ce ne sont leurs auteurs ; et Corneille exprime beaucoup plus la pensée de ses bons voisins que la sienne propre. Creusez un instant, et vous verrez que je n’exagère point tant. Si la théorie était vraie, la classification des auteurs devrait être bien remaniée. Il n’est pas probable que ce soit chez Taine ou Renan qu’il faille chercher la pensée du peuple français, ou un renseignement historique sur l’état d’âme du peuple français en 1890, mais bien dans le Petit Journal. Les écrivains, très honorables d’ailleurs, du Petit Journal, sont donc, pour l’historien, les expressions précieuses, les plus précieuses, de l’état intellectuel de la France moderne, et, si la théorie est juste, ils sont les vrais auteurs français du xixe siècle dignes d’être étudiés. Si un auteur n’est qu’un bon renseignement historique, s’il ne vaut qu’en tant que signe exact de l’esprit du temps où il vit, c’est pourtant là qu’il en faut venir.

Heureusement M. Taine ne suivait pas logiquement sa méthode en ce point. Il la prenait comme à rebours. Il prenait d’abord les auteurs illustres, et qui étaient illustres tout simplement parce qu’ils avaient eu du génie ; il les étudiait de très près, et puis, après coup, il reconstituait, d’après eux, l’esprit de leur temps, et avait peu de peine à montrer, enfin, que de cet esprit ils étaient les représentants, les signes, les expressions et les résultats et les effets merveilleusement exacts.

Très heureuse faute, inévitable d’ailleurs, car sur un temps, surtout éloigné, c’est la littérature qui nous fournit les renseignements les plus nombreux et on n’en peut guère faire abstraction d’abord, pour ensuite y revenir ; mais très heureuse faute. Il se faisait ainsi premièrement de son auteur une idée juste, et ensuite il y accommodait plus ou moins bien l’esprit du temps. C’était très probablement l’esprit du temps qui en souffrait quelquefois, et, de fait, pour avoir pris la haute littérature du xviie siècle comme expression de l’état des mœurs françaises au xviie siècle, il s’est fait de l’état social au xviie siècle une idée assez étrange. Il est arrivé ainsi que le critique qui ne voulait être qu’historien a fait de mauvaises pages d’histoire parce qu’il restait bon critique. Mais les bonnes pages de critique restent, et il y en a des centaines qui sont admirables.

Ce très grand esprit, quelquefois faussé par la rigueur de sa logique aux choses où il fallait de la souplesse à la Sainte-Beuve, a eu une très grande influence sur les esprits de la classe lettrée en France. Plus grande que celle de Renan, qui était d’assimilation plus difficile, qui était plus lentement pénétrable. C’est surtout à cause de Taine qu’à peu près tous les hommes de trente à cinquante ans en France sont positivistes. L’influence de Darwin et de Spencer n’est venue en France qu’après celle de Taine, et la confirmant.

La génération nouvelle s’écarte de cette direction et cherche, ou à croire, ou à créer une nouvelle métaphysique, en tout cas à rouvrir la porte du suprasensible. Il ne l’en n’aurait pas détournée. Il aimait l’effort ; il aimait même l’audace. Il aurait dit, il a dû dire : « Essayez ! » Son abstention en cette affaire n’était pas découragement, c’était courage. Il mettait le sien, très beau, à dire : « Nous ne saurons jamais rien de cela. Il est très douloureux à l’homme, très douloureux, je le sais parfaitement, de n’en rien savoir. Sachons supporter cette douleur. »

Son influence sur la foule, comme celle de tous les hommes intelligents, fut nulle. Personne n’a eu moins de popularité. Si l’on avait plébiscité son élection à l’Académie, il aurait eu dix mille voix contre cinq millions accordées je ne dirai pas à qui. Il a eu cette haute récompense, la plus belle qui puisse échoir à un homme de lettres, d’avoir la gloire européenne, d’être plus lu et plus célèbre à l’étranger que dans son pays, c’est-à-dire d’avoir dans chaque pays d’Europe, y compris le sien, un nombre proportionnellement égal de lecteurs. Lui seul et Renan, dans cette seconde moitié du siècle, ont eu ce prix.

Il n’est plus. Depuis cinq mois il n’avait pas d’égal. Il n’a pas de successeur. Il faudra attendre quelque trentaine d’années sans doute pour lui en trouver un. C’était un homme très simple, très uni, très doux ; je n’ai pas besoin de dire modeste, puisqu’il était homme supérieur ; ayant pour vertu maîtresse, comme il aurait dit, la probité, mais à un si haut degré qu’elle semblait remplir tout son être. On sait qu’il suffit d’une vertu quand elle est poussée jusqu’à la passion pour faire toute une âme vertueuse. Il en avait d’autres. Il avait celle-là dans son cœur, dans son esprit, dans son travail, dans sa parole. Il en était comme pénétré et comme revêtu. C’était une âme correcte.

Mon cher maître, moi, qui, de plus, sais que vous étiez bon, et encourageant jusqu’à donner de la confusion, je vous ai perdu et j’ai le remords de ne vous avoir pas assez fréquenté. Je ne vous ai pas assez vu, et voilà que je ne vous verrai plus. Sachez bien que ce sont les hommes comme vous qui ont donné à l’humanité l’idée sublime et tendre de ce séjour des éternels commerces auquel vous ne croyiez point.

Les Goncourt §

M. Edmond de Goncourt vient de cesser de survivre à son frère, ce qu’il ne savait pas faire sans une certaine affectation. Ce fut le travers de Paul de Musset. Il est naturel. Il se renouvellera toutes les fois qu’il y aura deux frères. Thomas Corneille n’en fut pas exempt. Personne n’était dupe du soin que prenait M. Edmond de Goncourt de persuader au monde qu’il avait été pour beaucoup dans le talent de Jules de Goncourt. On ne le contredisait point, et, seules, les œuvres qu’il écrivait seul le démentaient un peu. Encore pouvait-on dire que c’était l’âge plutôt que la perte d’un collaborateur essentiel qui était cause d’un certain déclin du talent. Et donc, grâce à une amitié fraternelle touchante et qui n’a pas livré ses secrets, on ne saura jamais si Edmond de Goncourt n’a pas été un homme de talent pendant un certain nombre d’années, et personne ne pourra se prononcer en vraie connaissance de cause pour la négative.

Prenons-les tous deux, ainsi que tous deux ont voulu être, comme inséparables, et disons l’impression que leur perte nous laisse, comme si, ce qu’ils eussent souhaité, ils avaient disparu tous les deux au même moment.

*
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Leur génie propre était la curiosité, et leur défaut propre était le manque d’intelligence. Ces termes sont un peu gros et vont s’atténuer en se précisant ; mais comme première indication je les crois justes. Les Goncourt étaient passionnément curieux et, par suite, curieux perpétuellement, du soir au matin, à toutes les minutes de leur vie. Ils étaient nés fureteurs. Pendant une quinzaine d’années de leur vie commune, de 1843 à 1860 environ, ils ont fouillé toutes les boutiques de curiosités de Paris et de la France et tous les marchands de curiosités de l’histoire. Ils ont entassé les bibelots d’art, et accumulé les notes d’historiographe. Ils ont fait de leur maison un musée et de leurs premiers livres des musées aussi, quelquefois des musées secrets, disaient les sévères, des recueils très curieux des menus détails de l’histoire du xviiie siècle. Ils avaient du goût, quoi qu’on en ait dit ; un certain goût, mais du goût. Ce qui leur plaisait c’était le joli, et aussi le maniéré, mais le maniéré qui ne cessait pas d’être joli. Si Gautier les a immortalisés quelque part en disant :

J’ai là l’Intermezzo de Heine,
Le Thomas Graindorge de Taine,
       Les deux Goncourt ;
Le temps, jusqu’à l’heure où s’achève
Sur l’oreiller l’idée en rêve,
       Me sera court,

c’est qu’il sentait bien des analogies entre eux et lui. Comme lui ils aimaient le précieux, le délicat, le rare et l’inattendu. Comme lui ils étaient incapables d’une idée forte, ou seulement d’une idée générale, ou même — presque — d’une vue d’ensemble. Comme lui, et après lui, ce qui diminue un peu leur mérite, ils devaient inventer l’écriture artiste. Ils procédaient de lui essentiellement. Ils devaient le chérir et lui en vouloir, comme on en veut, en les chérissant, à ceux sans lesquels on n’aurait point été, et qui vous ont joué le tour de vivre avant vous.

Mais remarquez la différence. Gautier est encore un romantique. Il a été droit au précieux, oui, mais au précieux mêlé de grandeur ou de grands airs, au précieux de Louis XIII, au précieux très précieux, mais empanaché ; les Goncourt ont été droit au précieux, mais au précieux du xviiie siècle, au précieux petit, coquet, aigu, et souvent exquis du reste, mais d’où toute grandeur est exclue.

Tant y a que tel était leur état d’esprit : une curiosité intense avec un goût assez fin, mais restreint, circonscrit, et qui tendait naturellement au rare plutôt qu’au grand, et au menu, et au minutieux et au fragile.

Sur quoi ils s’avisèrent d’écrire des romans, et ce ne fut nullement une révolution ni même une évolution de leur esprit ; car leurs romans furent tout semblables à leurs enquêtes historiques. M. Geffroy l’a très bien dit l’autre jour ; historiens, rien qu’historiens, ils n’ont jamais été autre chose. Ils déplacèrent leur curiosité, et ce fut tout, ou plutôt, si enfoncés qu’ils eussent été dans leurs bibelots et dans leurs notes d’histoire, leur curiosité était trop vive pour n’avoir pas eu quelques échappées sur le monde qui les entourait, et ils prenaient trop de plaisir à être curieux pour n’avoir pas tenu registre de ce qui tombait sous leurs yeux. Ils firent, avec ces notes au jour le jour, de l’histoire contemporaine anecdotique, comme ils avaient fait de l’histoire passée anecdotique. Remarquez que leur premier roman porta sur le monde qu’ils avaient le plus directement sous les yeux. C’est Les Hommes de lettres, réimprimé plus tard sous le titre de Charles Demailly.

Peu à peu le cercle s’élargit sans beaucoup s’agrandir, avec Sœur Philomène, Renée Mauperin, Germinie Lacerteux, Manette Salomon, Madame Gervaisais.

Ces romans étaient des Mémoires. C’était ce qu’avaient vu MM. de Goncourt en se promenant à travers la vie, arrangé plus ou moins en forme de récit fictif. Ils devraient s’intituler « scènes et portraits de la vie contemporaine » ou, presque, « notes sur la société de notre temps ». Ils sont faits des feuilles assez adroitement reliées d’un carnet très bien tenu. Ils se composent tous : 1º d’un portrait fort intéressant : MM. de Goncourt ont vu quelqu’un, homme ou femme, et reproduisent ses traits, gestes et démarches avec une scrupuleuse fidélité ; 2º de scènes, également vues, également exactes, rattachées plus ou moins adroitement à ce personnage. Cela manquait absolument décomposition, et c’est depuis les Goncourt que l’absence de composition est devenue d’abord chose tolérée, puis signe de talent, puis procédé pour faire croire qu’on en avait, puis dogme littéraire.

Cela, de plus, assez souvent, n’était pas vivant du tout. Comment le vrai peut-il ne pas être vivant, ce sont les Goncourt qui en ont donné la démonstration et la preuve. Cela vivait d’une façon intermittente. Telle page, photographie un peu retouchée d’une feuille de carnet griffonnée au bon moment, donnait parfaitement l’illusion de la vie. Telles autres paraissaient languissantes, ternes, malgré le brillanté du style, brouillées, souvenirs vagues et nébuleux. Ce n’était plus le personnage de tout à l’heure. C’était son ombre, son double, son indécise image spectrale. Il va sans dire que ce phénomène se produit dans tous les romans possibles. Il me semble seulement qu’il est plus sensible dans les romans de MM. de Goncourt que dans beaucoup d’autres.

Avec cela, toujours partiellement, ces romans n’étaient pas mauvais. Très féminins, les Goncourt ont surtout assez bien réussi à peindre les femmes. Sœur Philomène a des parties exquises ; Manette Salomon, meilleur comme peinture du « milieu » que comme portrait, a, cependant, même comme portrait, quelques crayons bien vigoureux ; Madame Gervaisais, quoique décidément trop ennuyeux, n’est point négligeable, je ne dis pas comme analyse psychologique, il n’y en a guère, mais comme sensation qu’a pu et dû produire une mystique observée avec intérêt et avec un peu d’effroi. Renée Mauperin, chef-d’œuvre, à mon avis, des deux auteurs, vraiment original à sa date, premier portrait, à ma connaissance, de la jeune fille aux libres allures, — dont on a tant abusé depuis qu’elle inspire une espèce de fureur quand on la rencontre encore et qu’il suffit qu’elle apparaisse aux premières pages d’un volume pour qu’on le ferme à jamais, — n’est pas responsable de son horripilante postérité, et c’est un livre heureusement venu presque en entier. Cette jeune fille a été vue, et de près. Mon sentiment est qu’à elle, à la vraie Renée, pour « compléter », les auteurs ont ajouté et superposé un certain nombre de traits qui n’avaient pas été pris sur elle, et que certaines discordances et dissonances viennent de là. Encore est-il que ce livre est très distinguent que ce n’est pas à tort que la grande réputation est venue aux auteurs à dater de lui.

Ces livres avaient donc une vraie valeur, malgré les défauts que j’y trouve. Seulement, et c’était leur grande infériorité relativement aux grands romans du siècle, ils étaient extrêmement particuliers. C’étaient toujours des cas très rares, des curiosités morales qui attiraient l’attention de nos deux auteurs. Ames d’artistes, âmes de modèles, âmes d’actrices, âmes d’acrobates, âmes de servantes nymphomanes, etc., tels étaient les objets ordinaires de l’observation de nos deux écrivains. Ils étaient certes dans leur droit ; mais il en résultait que leur œuvre ne plongeait nullement dans l’humanité moyenne, et qu’elle devenait peu à peu un recueil d’excentricités exactes.

Ils se sont crus les inventeurs du « naturalisme », et « naturalisme » étant un mot que je n’ai jamais réussi à comprendre, je ne puis pas leur contester leur prétention. Mais si « naturalisme » est simplement un mot nouveau pour dire réalisme, ou, encore, réalisme plus serré, plus précis, étreignant la réalité de plus près qu’on n’avait fait jusqu’à lui, je remarque deux choses. La première que, regardant autour d’eux, les Goncourt ont pu se faire cet éloge sans outrecuidance ; car à l’époque où ils avaient leur plein succès, ni M. Daudet, ni M. Zola n’existaient, et, si Flaubert les avait devancés de dix ans par Madame Bovary, il était, Dieu merci, toutes les fois que la fantaisie l’en prenait, tout autre chose qu’un « naturaliste » et même le contraire.

Et la seconde chose que je remarque, c’est que les Goncourt, à le bien prendre, n’étaient vraiment ni réalistes ni « naturalistes » ; car, si violemment qu’on force le sens des mots, la réalité ne sera jamais l’exception, et c’était toujours dans une humanité exceptionnelle que se tenaient, comme par goût et par vocation, les deux Goncourt. Tout leur était connu ou pouvait l’être, excepté l’humanité moyenne. M. Daudet et même M. Zola la connaissent infiniment mieux, et il n’y a qu’à comparer mentalement les Goncourt soit à Le Sage, soit à Maupassant, pour bien voir ce qui les sépare et à quelle distance ils sont des grands observateurs du réel et amants passionnés du réel, qu’on donne à ceux-ci le nom ou de réalistes ou de naturalistes, ce qui n’importe nullement.

Enfin, et ce n’est guère que répéter la même chose sous une autre forme, ces créatures des Goncourt manquaient de généralité. D’un être ils ne savaient pas faire un type, sans du reste que le type cesse d’être un être, ce qui est la loi même du grand art. Ils ne sortaient jamais du très particulier et du très individuel. Leurs personnages étaient évidemment faits pour intéresser surtout ceux qui les avaient connus. Le vrai personnage d’art est celui que n’importe qui reconnaît, encore qu’il n’ait pas connu celui qu’a étudié l’auteur. Nous avons tous reconnu

Mme Bovary et Bel-Ami. Ceux des Goncourt donnaient l’impression qu’on aurait bien voulu les connaître, et cela prouve en faveur des auteurs, mais qu’on ne les avait pas connus. De Mlle Mauperin je me dis : « Je suis sûr qu’elle a existé, et j’aurais pris plaisir à étudier cette personne-là ; mais je ne la connais pas, je n’ai pas l’impression de l’avoir rencontrée. » En un mot, en lisant les vrais réalistes on dit : « Comme c’est ça ! » en lisant les Goncourt, on dit quelquefois : « Comme ça doit être ça ! » Ce n’est pas du tout la même chose.

C’est ce manque de généralité qui fera très probablement que, malgré le talent et la conscience des Goncourt, la postérité ne les connaîtra point, dont je ne la félicite pas et plutôt la plains ; je dis seulement qu’il en sera sans doute ainsi.

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Tout cela revient à dire ce que j’avançais en commençant, qu’ils avaient une très intense et louable curiosité et point assez d’intelligence. La haute curiosité avec une grande intelligence c’est le génie ; la curiosité moins soutenue d’intelligence va des Mémoires au reportage et du roman anecdotique aux propos de concierge, et les Goncourt ont flotté aux différents degrés, surtout aux plus élevés, de cette région-là. De leur curiosité sont venus leur histoire menue, leurs romans minutieux, leur bibelotage, leur recherche de cas exceptionnels et pathologiques, et je ne parle de leur Journal que pour mémoire.

D’un certain manque de haute intelligence sont venus leur faiblesse de composition, l’incohérence, je vais trop loin, un certain manque de cohésion dans les caractères, l’absence de généralité dans leurs personnages, et l’impuissance à créer des types, ou quelque chose d’approchant.

Il faut qu’un romancier soit intelligent ; il faut qu’il ait une intelligence d’un genre très particulier ; mais il faut qu’il soit intelligent. L’intelligence d’un romancier ne consiste pas à penser ; mais à faire penser, ce qui est bien plus fort (c’est comme le vrai homme d’esprit, qui est celui qui rend spirituel ceux avec qui il cause, sans se montrer spirituel lui-même). Le romancier ne part pas d’une idée, et je crois que ce serait la pire manière de partir ; mais il donne des idées générales à ceux qui lisent sa petite histoire. Songez à la conception du monde que vous avez en sortant de Balzac, de Maupassant, après avoir lu Le Rouge et le Noir, ou la Chronique du temps de Charles IX, ou même L’Évangéliste. Jamais les Goncourt n’ont donné une idée générale, ou même particulière, à qui que ce soit.

L’intelligence du romancier c’est encore l’imagination. L’imagination n’est pas une rêverie. Elle consiste, à propos du réel, à voir tout le possible, et par conséquent, à propos d’un fragment de réalité, à voir toute la réalité qu’il représente, dont il est en quelque sorte le spécimen. Cet agrandissement n’est pas une création ; c’est une intuition rapide des rapports vrais qui sont entre les choses. C’est donc l’intelligence proprement dite, appliquée, seulement, à l’art particulier du roman ou du théâtre ; c’est l’intelligence du romancier ou du dramatiste. Les Goncourt n’en manquaient pas absolument, et ils ont été plus que des photographes ; cependant ils ne voyaient guère plus loin que le fragment de réalité qu’ils avaient le bonheur d’avoir sous les yeux.

Enfin l’intelligence du romancier consiste à voir par l’intérieur. Le grand romancier a l’intelligence assez souple, non seulement pour bien démêler les traits distinctifs et essentiels d’un être humain, mais pour entrer en lui et vivre de sa vie morale. Vous avez tous assisté à ce phénomène. Un homme cause avec vous quelque temps. À partir d’un certain moment il vous répond avant que vous ayez parlé ; il ne suit plus votre pensée, il l’accompagne ; il ne l’accompagne plus, il la devance ; il vous dit : « Oui, vous alliez me dire… » ; et vous n’alliez pas le dire, mais c’est bien vrai que vous commenciez à le penser. C’est que cet homme-là en est venu, non pas à penser avec vous ; il pense en vous ; il s’est installé au centre de votre être sentimental et intellectuel, et il y vit avec tranquillité et activité. En présence de cet homme-là vous vous dites : « Diable ! celui-là, il est furieusement intelligent. » C’est le mot en effet, et l’intelligence dont cet homme fait preuve, c’est la grande intelligence du romancier. Elle consiste à se transformer en les êtres qu’il observe, et à vivre en eux pour un certain temps. Dès lors, selon le degré de puissance de cette absorption, voyez toutes les conséquences. Quand un romancier s’est installé dans l’âme de X…, il le voit comme il se verrait lui-même, non seulement tel que X…, apparaît à tout le monde, non seulement tel qu’il est, mais tel qu’il pourrait être ; il le prolonge de tous côtés et d’une façon logique ; il lui donne les rêves, les ambitions, les passions qu’il pourrait avoir, qu’il n’a qu’en germe, mais qu’il serait très naturel et vraisemblable qu’il eût ; et cela en connaissance de cause, et sans risque d’erreur. Il écrit l’histoire de X… comme il écrirait ses propres mémoires accompagnés de ses propres rêves et des histoires qui, étant donné son propre caractère, auraient pu lui arriver à lui-même, le tout à la fois avec liberté et certitude. Ainsi font les grands romanciers, et du reste tous les grands créateurs. Les romans des grands romanciers sont les autobiographies des autres.

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Voilà où les Goncourt ne sont pas arrivés, et l’observation intérieure des autres ne leur a été donnée qu’à un très faible degré. Toutes les formes de la haute intelligence, sinon leur ont manqué, du moins leur ont été accordées avec une certaine parcimonie.

Ils avaient un singulier style, je ne dis pas mauvais, ce serait très loin de ma pensée, je dis singulier, nerveux, haletant, capricant, à saillies brusques, à brusques retours, à gestes saccadés et souffrants. Il produit quelquefois de très grands effets. Dans le portrait il met une vie, un peu factice peut-être, mais après tout, c’est toujours cela. Dans certains récits, il fait merveille, rend admirablement une impatience qui crépite, une colère qui monte, une agonie d’être désemparé et détraqué. Les Goncourt écrivaient avec leurs nerfs, comme d’autres avec leur pensée, comme d’autres avec leur parole, les orateurs, comme d’autres avec des procédés et une rhétorique. Et leur nervosisme graphique est devenu à son tour un procédé, même pour eux, et surtout pour leurs imitateurs ; mais il avait commencé par être original, et la première qualité du style est d’être original.

Je remarque que ce genre de style est souvent celui des « curieux ». C’est celui de Saint-Simon, c’est celui de Michelet, c’est celui d’Alphonse Daudet. Il devrait être celui des passionnés, tout simplement. Il n’en est rien. Le style des passionnés est très souvent oratoire : lettres de Mirabeau à Sophie, élégies de Musset, lettres de George Sand jeune, voire articles de M. Brunetière. Peut-être est-ce que de toutes les passions la curiosité est encore la plus intense. Je ne serais pas très éloigné de le croire. Quoi qu’il en soit, ce style, excellent quand il est à sa place, horriblement fatigant et monotone à sa manière, parce que les Goncourt n’en changent jamais, est très séduisant après tout ; et c’est surtout par lui, je crois, que les Goncourt ont eu sur toute une génération littéraire une si forte influence.

Que deviendront-ils ? Je ne sais. Ils vont avoir à passer un dur moment ; car les « jeunes » qui en sont férus encore sont des jeunes entre quarante et cinquante ans. Les vrais jeunes, très entêtés de philosophie, de pensée, de rêve et même de mysticisme, sont un peu loin d’eux, et même sont exactement à leurs antipodes. Après, qui est-ce qui viendra ? Des gens peut-être qui verront dans l’œuvre des Goncourt quelques documents bien curieux sur quelques coins de la société du second Empire, rassemblés par des experts très consciencieux et à l’œil aigu.

Victor Cherbuliez. — Le Secret du précepteur §

Vous figurez-vous la situation d’un précepteur à qui l’on donne comme disciples deux jeunes filles dont l’une a dix-huit ans et l’autre vingt ?

D’un précepteur, que dis-je ? Il faudrait un mot spécial pour exprimer cela. D’un « gouverneur », d’un « custos », d’un directeur de conscience et d’un directeur d’esprit, d’un homme à qui l’on dit : « Voici deux jeunes filles, qui n’ont pas été élevées, parce que leur mère a de fortes tendances à n’être pas le Niagara, qui n’a qu’une seule chute, comme dit Augier, et parce que leur père est un imbécile ; et vous aurez pour mission de leur servir de père, de mère et de frère, etc., exclusivement, car il ne faudrait pas poursuivre l’énumération que fait Andromaque des qualités d’Hector, mais enfin d’être pour elles deux l’âme directrice qui manque un peu dans la maison. »

Vous figurez-vous la situation d’un homme à qui un père, que j’ai suffisamment qualifié tout à l’heure, tient ce discours inusité ?

Il a ses raisons, le père. Il a horreur de l’éducation des femmes par les femmes, et le personnage à qui il fait les propositions susdites est d’une laideur extrêmement rassurante.

Faibles raisons ! Ce père, qui est orateur, est comme presque tous les hommes éloquents : il manque un peu de psychologie. Il devrait savoir que les jolis hommes inspirent des caprices, les hommes ni bien ni mal des affections, et les hommes laids des passions violentes. On n’a jamais su pourquoi ; mais les observations impartiales ne laissent aucun doute à cet égard. Ce père joue très gros jeu.

Et le précepteur donc ? Ah ! celui-là, on ne peut pas dire qu’il se soit ennuyé ; mais il a eu de durs moments. Ce n’est pas, comme il y avait tant de chances, pour cela qu’on soit précisément devenu amoureux de lui. Non. Mais une fois qu’il a été bien établi et posé en principe qu’il était l’homme dont une femme ne saurait s’éprendre, ç’a été bien pis, — « pis que tout cela ? — pis ! » — Il est devenu, ce que je ne souhaite à personne d’être jamais, l’ami des femmes, celui en qui les femmes ont une pleine, entière, indiscrète, encombrante et dangereuse confiance, celui à qui elles disent tout, surtout ce qui l’embarrasse, surtout ce qui l’enflamme, et surtout ce qui lui prouve qu’il perd son temps à s’enflammer.

Des deux jeunes filles, l’une, pour qui il a de l’affection, ne lui cache point qu’elle ne se mariera jamais ; l’autre, pour qui il a de l’amour, le rend confident, ce qui est rude, et témoin, ce qui est atroce, de son amour pour certain monsieur, et de son mariage avec un autre, ce qui est comme détailler le supplice de Tantale. Le précepteur a de très mauvais jours, et de détestables nuits.

Ce qu’il y a d’amusant, — et de très vrai, par parenthèse, — c’est que cette confiance accablante, cet instinct de confidence incoercible, fait comme contagion, comme tache d’huile. Ce n’est pas seulement les jeunes filles qui versent leurs plus secrètes pensées dans le cœur discret et meurtri du précepteur. Toute la maison suit le mouvement. Le père, l’orateur un peu dénué d’intelligence, que j’ai eu l’honneur de vous présenter tout à l’heure, ne peut pas recevoir la confidence d’une « inconséquence » de son épouse sans en faire part immédiatement au précepteur-confesseur ; il ne peut pas faire une scène de quatrième acte à la même épouse coupable sans prier le précepteur archiviste de vouloir bien rester pour prendre des notes.

Ce précepteur, on finit par en voir l’utilité sociale : il y avait une famille peu unie où l’on avait besoin d’écrire chacun son journal, pour s’épancher : l’on a été chercher ce précepteur pour écrire ce journal sur son dos chacun à son tour. Ce titre n’est pas assez explicite Ce n’est pas : Le Secret du précepteur ; c’est : Le Précepteur pour qui l’on n’a pas de secret.

Cette excellente folie est narrée avec l’esprit humoristique et spirituellement sournois de M. Cherbuliez. En lisant tout cela, on a souvent pitié du loyal précepteur et souvent aussi on l’envie un peu d’avoir été comme le frôleur moral, — oh ! très moral — d’un tas de petites choses féminines, sentimentales, romanesques, et parfois assez risquées. Il a juste ce qu’il faut pour ce rôle, du reste. Ni impassible à la façon de M. de Ryons, de Dumas, auquel cas il ne serait pas intéressant ; ni trop sensible, auquel cas je crois que les trois dames, mère et filles, aux expériences sentimentales desquelles il s’est trouvé mêlé, l’auraient à jamais rendu incapable de passer aucun doctorat.

Autour de lui des figures amusantes, comme celle de l’Anglaise, belle-mère d’une de ses élèves. Bien attrapée, cette Anglaise, et depuis qu’on nous en croque, il était difficile de n’être pas banal en telle peinture. Le secret pour n’être pas banal, comme toujours, était d’être vrai.

Un seul reproche, celui qu’il faudra toujours faire à M. Cherbuliez. C’est trop bien fait. C’est trop soigné. C’est trop constamment spirituel, et trop constamment bien écrit. M. Cherbuliez n’aura jamais les charmes de l’abandon, les grâces de la négligence et les attraits du nonchaloir. On ne peut pas dire que ce soit prétentieux ; c’est trop surveillé. M. Cherbuliez, pour venir vous voir, garde toute son amabilité naturelle, son imagination enjouée, son esprit fin et juste ; et voilà qui est bien ; mais il ne croit pas que ce soit assez, et il fait toujours un peu trop de toilette. Défaut réel, qu’on sent toujours, — « si peu contagieux, du reste, comme disait ce bon Sandeau, à propos de Vigny, qu’on est dispensé d‘en médire ».

Guy de Maupassant §

Nous avons perdu en Guy de Maupassant le plus grand romancier réaliste de notre siècle, ou, si ce mot étonne un peu, le romancier réaliste par excellence.

D’autres, en effet, ont été réalistes, et ont été plus grands que lui, plus puissants, nous ont saisis et maîtrisés d’une plus forte étreinte ; mais ce n’est pas par leur réalisme qu’ils nous ont dominés, c’est par leurs qualités extérieures à leur réalisme et même contraires à lui ; ou c’est par une facilité singulière, et du reste précieuse, de passer, d’un volume à l’autre, de l’observation de la réalité aux prestiges de l’imagination, de l’évocation, de la résurrection. Maupassant, lui, fut le réaliste par excellence, celui qui ne s’est jamais appliqué qu’à la reproduction vive et pittoresque du réel, à tel point que le lecteur ne sait pas, et c’est ce qu’il faut, quand il lit Maupassant, si c’est de l’art de Maupassant, ou seulement de la vérité, qu’il a le goût.

Si l’on veut plus tard étudier le réalisme bien en lui-même, soustraction faite de tout ce qui n’est pas lui, on éliminera peu à peu, les uns après les autres, seulement tous les romanciers du xixe siècle, et l’on ne retiendra que Maupassant comme nous ayant donné le réalisme tout pur, — ou à bien peu près, — avec juste le tour de caractère, le tour d’esprit et le talent proprement accommodés à ce genre d’art.

Il était filleul de Flaubert, et plus précisément filleul de Madame Bovary, et il ne fut disciple que de la nature même. C’était, comme diraient les Allemands, un esprit essentiellement objectif. Il regardait ; et il ne savait peindre que ce qu’il voyait. Son cerveau était avant tout une machine à découper dans la réalité qui se déroulait devant lui les choses, petites ou grandes, susceptibles d’être détachées et de former tableau. C’était là son fond. En ce sens que la réalité nous entre dans les yeux et dans les oreilles de toutes parts, nous sommes tous réalistes. Il l’était, lui, en ce sens qu’il n’était qu’yeux et oreilles, et que, de plus, à mesure, et comme d’instinct, dans la confusion avec laquelle la réalité entre en nous, il délimitait immédiatement le morceau de réel ayant une certaine unité, ayant son point central, et propre, par conséquent, à s’organiser en scène, récit, conte ou roman. Son esprit était une manière d’emporte-pièce braqué constamment sur le glissement et le déroulement confus des choses.

Aussi, peu ou point de lecture. Aucun esprit ne fut moins livresque. Quand il publia en tête de Pierre et Jean, peut-être pour grossir le volume, une petite étude critique, il ne prouva rien, sinon qu’il n’avait rien lu. Il méprisait même infiniment les discussions littéraires et les dissertations littéraires, ou plutôt y répugnait naturellement. Il était impossible de lui arracher une conversation sur la littérature et même sur son art à lui. Je sais quelqu’un qui ne lui déplut pas, parce que, placé à côté de lui, à dîner, il ne lui parla qu’hydrothérapie. D’autres, avec un grand souci, du reste, de regarder et de bien voir, remuent pourtant des in-octavo, « se documentent ». M. Zola prend, ou au moins rencontre, sa conception générale des choses dans un livre de Taine, et pratique Claude Bernard et Lombroso. M. Bourget exploite ses moralistes, à tel point que tel de ses livres, et il n’en est pas désagréable, est composé : d’un récit, — d’une liste de citations curieuses habilement disposée en ordre dispersé — et des propres réflexions de l’auteur, suggérées par son récit d’une part et ses citations de l’autre. Rien de pareil, ni de lointainement analogue, dans Maupassant. Pas une citation, pas une réflexion même, absolument aucun fonds bibliotechnique. Ce qu’a vu l’auteur et sa manière de le faire voir, voilà tout Maupassant.

Il faut dire plus. Non seulement il ne nous donne que ce qu’il voit, mais il ne fait pas effort pour voir. D’autres se proposent de voir quelque chose, se disent : « L’année prochaine je ferai un roman sur les téléphones, et d’ici à l’an prochain j’observerai le monde téléphonique, et lui seul. » Maupassant ne s’est jamais proposé d’être observateur. Il savait bien qu’à aborder la réalité ainsi, déjà on la déforme par l’application seule que l’on met à la guetter. On travaille sur elle, tandis qu’elle doit travailler en nous. On la provoque à faire sur nous une impression, et dès lors elle y fait un peu celle que nous avons désirée. La réalité interrogée, c’est un peu comme un homme qu’on interroge. Elle ne répond jamais avec une entière spontanéité ; sa réponse est apprêtée. Par elle ? Non ! par vous ; comme les réponses d’un examiné à l’examinateur ou d’un interviewé à l’intervieweur. Pour connaître la pensée d’un homme, il faut la surprendre sans avoir songé à la capter ; pour connaître l’esprit des choses, il faut le saisir au vol sans s’être mis à l’affût.

Ainsi procédait Maupassant, ce qui revient à dire qu’il ne procédait pas. Il n’avait aucun procédé, et pour ainsi dire aucune méthode. La matière à livres entrait en lui comme en un moule bien fait et en sortait. Il n’y avait pas autre chose.

Aussi ses livres, sans rien nous dire de sa vie, suivent sa vie. Il est Normand : histoires de normands, de paysans normands, de hobereaux normands, de pêcheurs normands, de cabaretiers normands. — Il a vingt ans en 1870 : anecdotes de la guerre en Normandie, et toujours ce qu’il en a pu voir, bourgeois épeurés, paysans dissimulés et cauteleux, par-ci par-là, dans une créature passionnée, brusque détente de la haine accumulée et de la colère longtemps contenue. — Il devient Parisien, se mêle au monde de la littérature et de la presse ; Bel-Ami. — Il est quelque temps employé dans un ministère : L’Héritage. — Il va se promener aux montagnes : Mont-Oriol ; — en Italie ; Les Sœurs Rondoli. — Il devient un peu mondain, vers la fin de sa vie trop courte : Artistes et femmes du monde, Plus fort que la mort, Notre cœur. — Il traverse le demi-monde : Yvette.

Tous ces gens-là, paysans, hobereaux, pécheurs, employés, journalistes, hommes du monde, artistes, il les a peints avec une vérité tranquille, où ce qui nous semble parfois de la férocité, n’est que de l’impassibilité, et plus encore, une impossibilité absolue de s’émouvoir. Ni sympathie, ni antipathie, ni admiration, ni mépris, ni moquerie. Examinons-nous bien, c’est nous qui mettons ces sentiments dans la part de collaboration que le lecteur apporte toujours dans sa lecture. Maupassant n’en met aucun. Flaubert a fait la théorie de l’art impersonnel, et Maupassant l’a réalisé. — C’est à ce point que nous ne pouvons pas nous imaginer facilement pourquoi il écrivait. Écrire est un acte, et nous n’agissons jamais que pour obéir à une passion, bonne ou mauvaise. Maupassant n’écrivait ni pour attaquer ni pour défendre ses personnages, ni pour en dire du bien ni pour en dire du mal, ni pour les recommander ni pour les décrier. Il n’écrivait que pour les peindre. Très analogue, en cela comme en autres choses, à Mérimée, à qui il fut si souvent comparé, il était beaucoup plus impersonnel que Mérimée. On sent dans Mérimée le satirique, et qu’il écrit pour se moquer du monde qu’il peint. Il affecte le détachement, plus qu’il n’est vraiment détaché, ou, si l’on veut, il est détaché, au sens littéral du mot, et Maupassant n’a pas eu besoin de se détacher : il n’a jamais été attaché à rien.

L’absence évidente, éclatante de tout but poursuivi en écrivant le trompait lui-même, paraît-il, sur les raisons qu’il avait d’écrire. Il répondait, a-t-on dit, quand on l’interrogeait sur ce point : « J’écris pour gagner de l’argent. » Il se trompait, je crois. De but moral ou social, il n’en avait aucun ; de passion conduisant et poussant la plume, il n’en avait proprement aucune. Cependant le goût de montrer la vérité, le goût démontrer les choses telles qu’on les voit est encore une passion, puisque c’est un besoin. C’était le sien, c’était la sienne. La réalité le pénétrait, l’imprégnait, s’organisait dans son cerveau en tableaux précis, et il fallait qu’elle en sortît. Plus paresseux, plus riche, ou sans talent d’écrivain, il eût conté à ses amis des choses vues, ce qu’il ne faisait jamais, parce qu’il avait une plume.

Ce goût, cette passion de la réalité exclut les idées, et Maupassant ne fut pas du tout un penseur ; — elle exclut également le style : aussi Maupassant fut un très grand écrivain. Cela s’expliquera tout à l’heure.

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Cette passion de la réalité exclut les idées ou n’existe que chez quelqu’un qui n’en a pas, parce que les idées sont extrêmement tyranniques. On ne leur fait pas leur part. Elles tirent à elles, rangent à leur loi et moulent sur elles tous les matériaux qu’à côté d’elles l’observation peut réunir, quelque consciencieuse qu’elle soit. La façon de voir de M. Zola est subordonnée à sa conception générale et préalable de l’humanité. Il en faudrait dire autant de Balzac. Quand nous avons des idées générales, ou croyons en avoir, ou prétendons en avoir, c’est elles qui dirigent notre observation, et nos observations ne sont que destinées à les appuyer. Ce n’est pas en vain que la langue populaire appelle une conviction une manière de voir. Maupassant n’avait pas plus d’idées qu’il n’avait de passions mentales, ce qui, du reste, est sensiblement la même chose. C’est pour cela qu’il pouvait si juste observer et refléter ; et aussi c’est parce qu’il observait et reflétait sans cesse qu’il ne pensait point, en ces choses l’effet étant toujours la cause et la cause l’effet. Rien n’altérait dans l’esprit de Maupassant la translucidité de la vitre, ou la limpidité du miroir, selon qu’il se bornât à recevoir, ou qu’il prît la peine de renvoyer.

Cette passion de la réalité exclut aussi le style, absolument. Le style est ce qu’il y a de plus personnel dans l’écrivain, c’est la trace révélatrice de sa nature intime. Le style est un geste. Un impassible, un impersonnel ne fait pas de geste et n’a pas de style. Maupassant n’en avait point. Rien qui fit dire, à dix lignes de lui citées isolément : « Voilà du Maupassant. » C’est pour cela qu’il est un si grand écrivain. Comme l’a dit Taine, la disparition du style, c’est la perfection du style. C’est vrai du moins dans les genres littéraires où il n’est point nécessaire et où il est bon que la personnalité de l’auteur n’apparaisse point, dans le roman, dans la nouvelle, dans le théâtre. Là c’est la réalité seule qui doit parler. C’est maître Belhomme, c’est M. Parent qui doit avoir son style à lui, et non celui de M. de Maupassant. C’est aussi les choses, même, qui doivent se présenter à nous telles qu’elles sont, c’est-à-dire telles que nous les verrions, telles que nous les avons vues, non telles qu’elles sont, déviées, déformées ou grossies, dans l’imagination d’un poète. Il ne faut pas qu’elles nous étonnent ; il faut que nous les reconnaissions, non qu’elles nous soient révélées.

C’est ainsi que sont les hommes et les choses dans Maupassant. Ils sont eux-mêmes, elles sont elles-mêmes. C’est eux, c’est elles qui semblent avoir leur style, c’est-à-dire leur façon d’être et de se mouvoir. Ce n’est plus seulement le fameux : « On croyait trouver un auteur et l’on trouve un homme ». Avec Maupassant on croyait trouver un auteur, et l’on ne trouve pas même un homme, on trouve les choses, comme directement et de plain-pied, comme s’il n’y avait nul intermédiaire entre elles et nous.

Et cela est le comble de l’art. C’est être devenu l’écrivain tellement uni et confondu avec son sujet que sa manière de le raconter n’est que la manière dont le sujet est lui-même ; c’est être l’auteur interprète des choses, tant il les comprend, tant il vit en intimité avec elles. « Sacer interpresque Deorum », c’est la magnifique définition du poète ; interpres rerum n’est pas un moins beau titre. Maupassant est, de tous les auteurs de la seconde moitié du xixe siècle, celui qui a eu le style le plus indépendant de l’auteur, le plus libre, le plus constamment prêt à n’être que le vêtement aisé et souple des choses que l’écrivain a à montrer, le plus naturel en un mot, et, par conséquent, le plus puissant ; car la nature est toujours plus forte que nous, et aucune merveille d’imagination personnelle ne vaut le don d’être toujours à la hauteur de ce que la nature nous demande pour la peindre en sa vérité.

Avec ses dons incomparables, Maupassant a fait une peinture extrêmement variée de l’humanité moyenne, j’entends moyenne, non pas au point de vue social, car il a dessiné plus de paysans que de bourgeois, et plus de bourgeois que de « dirigeants », et aussi plus de femmes de la dernière catégorie féminine que d’autres ; mais je veux parler de l’humanité moyenne dans ses passions, dans ses qualités et dans ses vices. J’ai dit assez de fois que c’est à cette moyenne que se ramène toujours le vrai réaliste, celui qui sait ce que c’est que le réalisme, par une sorte de nécessité de son art ; les extrêmes, soit dans le vice, soit dans la vertu, ne donnant pas la sensation de la réalité. Maupassant a donc peint les hommes de petites passions, de petits intérêts, de petites intrigues et de petites aventures, mais non pas de petits appétits ; car la violence du désir ne se mesure pas à la grandeur du but. Il les a peints, avec sa belle tranquillité, le plus souvent ridicules, comme ils le sont, quelquefois grotesques, quelquefois, et même assez souvent, fous. — Sans y songer, bien entendu, il a fait, chemin faisant, une statistique à peu près juste. Le nombre proportionnel de ses égoïstes, de ses passionnés, de ses imbéciles, et enfin de ses déséquilibrés, semble à peu près exact. Le manque de générosité est le trait dominant, le manque de bon sens est le trait principal après le premier. L’humanité moyenne est à peu près telle. Très peu de méchants, beaucoup de faibles d’esprit, infiniment d’égoïstes, c’est le monde de Maupassant, et c’est à peu près notre compte. La tranquillité impartiale de l’observation a fourni des résultats qui ne sont pas loin d’être justes.

Ne pas croire, comme on l’a trop cru et trop dit, que tous ces personnages soient d’une absolue inconscience morale. Rien n’est plus faux. Il y a des immoraux absolus dans Maupassant, comme il y en a parmi nous. ; mais il y en a assez peu. Maupassant avait de trop bons yeux pour ne pas voir, non pas d’une vue générale, car il ne voyait rien d’une vue générale, mais pour ne pas voir de temps en temps, selon les types qu’il observait et de par sa « soumission absolue à l’objet », qu’il y a beaucoup de moralité dans l’humanité. Chacun, seulement, a la sienne, et c’est un spectacle divertissant que de voir où chacun met son honneur, c’est-à-dire la partie de lui-même qui n’obéit ni aux passions ni aux intérêts.

Elle a sa moralité à elle, cette petite Yvette qui voudrait bien rester honnête, qui est stupéfaite qu’il n’y ait aucun moyen d’échapper à la fatalité de la situation domestique où elle se trouve, et qui finit par tomber par le moyen même qu’elle a choisi pour échapper à la honte. Au moins elle a mis sa conscience en un demi-repos, et l’on sent qu’elle sera fière de n’avoir pas de reproche trop dur à se faire.

Il a sa façon de comprendre la morale, ce paysan à qui sa femme ne veut pas avouer qu’elle a eu un « enfant » avant de l’épouser, qui la bat comme plâtre parce qu’elle n’en a pas de lui, et qui reprend tout son calme et devient très bienveillant quand elle lui confesse qu’elle en a un. Son idée à lui, c’est qu’une femme ne doit pas être stérile et est une créature méprisable quand elle est inféconde ; mais du moment qu’il est prouvé que c’est sa faute à lui, il faut être juste, et il l’est ; il faut demander pardon, et c’est presque ce qu’il fait. Il y a de l’élévation relative dans ce procédé.

Il y a de la moralité dans cette pauvre « fille » qui, en 1870, ne veut pas céder au Prussien, même dans un intérêt presque patriotique. C’est son honneur à elle, c’est sa façon de l’entendre, c’est en cela qu’elle a mis sa conscience, et quand elle a fini par céder, ses pauvres larmes qui coulent lentement, longtemps sur ses joues, sont touchantes. C’est un pauvre être moral, très restreint, très débile, si vous voulez, réel pourtant, qui se sentait réel, et qui se sent tué.

Maupassant, qui ne se souciait aucunement de moralité, qui ne se souciait que de vérité, précisément parce que les fragments ou les débris de moralité sont eux aussi de la réalité, a excellé à peindre ces consciences rudimentaires, ces consciences de telle classe, de telle fraction sociale et de tel monde, avec le caractère propre qu’elles doivent avoir dans l’atmosphère où elles se sont formées. M. Tarde pourrait étudier chez lui, non sans profit, les consciences et les responsabilités selon les milieux, question qui l’attire particulièrement.

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Quant à l’esprit général qui règne dans ces récits si nombreux et si divers, — on ne peut même pas, avec Maupassant, parler d’esprit général, tant il est impersonnel, tant il appartient à ce qu’il raconte, — disons quant au ton dont tout cela est raconté, tout le monde a remarqué que d’une certaine gaieté robuste, qui pouvait jusqu’à un certain point nous renseigner sur les tendances d’esprit de l’auteur, Maupassant avait insensiblement passé à une sorte de tristesse, robuste aussi et très mâle encore, qui nous donnait sur sa vie intérieure une tout autre indication. Maupassant a été à peu près en ses commencements un pessimiste gai, et à peu près en ses dernières années un pessimiste sombre.

C’est une marche assez naturelle. De tous ces personnages qu’il nous peignait, il a commencé (autant qu’il était en lui d’intervenir dans ce qu’il racontait et de se détacher de son détachement), il a commencé par sourire un peu. — Ensuite, à contempler toujours, à voir tant de faiblesses, de misères, de sottises, à voir surtout cette « chasse au bonheur » si universelle et si universellement décevante qui est le jeu vain de l’humanité tout entière, le spectacle, non pas tant du néant humain que de la médiocrité humaine, l’a assombri. La chose arrivera toujours à ceux qui sont exclusivement et souverainement observateurs. Les qualités mêmes, supérieures, de Maupassant, devaient l’amener à cet état d’esprit. À ceux à qui l’humanité ne sert que de spectacle, elle ne sert pas de réconfort. C’est peut-être une erreur littéraire que de poursuivre un but en écrivant des romans, mais c’est un danger personnel que de n’en poursuivre aucun ; car c’est le but poursuivi qui nous soutient et nous conserve allègre.

Il est très bon pour l’homme qu’il croie faire quelque chose. Ne faire qu’observer et peindre, cela amuse d’abord, exténue ensuite notre personnalité à force de la neutraliser. L’observateur devient peu à peu un être qui ne vit qu’extérieurement ; l’objectif devient peu à peu un être qui s’échappe à lui-même, tant il s’attache atout ce qui passe devant lui, et qui n’a plus où se prendre en soi. Quand il y rentre, — et il ne peut pas observer et peindre toujours, — il sent un grand vide et se trouve dans une vaste solitude.

Il a très bien fait, pour son beau métier, de n’avoir ni but au-delà de ses œuvres, ni passion qui en aurait altéré la vérité ; mais il s’est ainsi comme vidé de lui-même, et il n’a plus eu d’autre vie intime que le désenchantement et l’ennui de soi. Les plus beaux dons de la nature se payent très cher. Maupassant devait arriver à ne plus se sentir vivant quand il ne vivait pas dans les choses, et à sentir une mortelle tristesse quand il n’avait rien de nouveau à observer ou quand il n’écrivait pas. Cette tristesse, malgré le don qu’il avait de rester en dehors de son œuvre, s’est répandue cependant sur ses derniers écrits, qui sont les plus beaux du reste, mais qui ont ce « goût de cendre » qu’ont les écrits et les paroles des désenchantés.

Mais nous, public, nous sommes féroce, et nous ne pouvons-nous résoudre à regretter que la rançon de si belles qualités ait été lourde. Nous nous disons : « C’est peut-être à ce prix qu’on est le romancier réaliste le plus net, le plus limpide, le plus serré, le plus dru, le plus vigoureux et le plus vrai, et l’écrivain le plus tranquillement et le plus sobrement vigoureux, vrai classique par la simple propriété des termes et le dédain de l’ornement frivole, que nous ayons eu depuis Mérimée. »

Tolstoï et Maupassant §

Il y a peu de choses qui pussent être plus intéressantes à examiner qu’un jugement sur Maupassant porté par Tolstoï.

Voici un grand poète épique, le plus grand poète épique peut-être de notre siècle, qui, à la vérité, n’en a eu guère ; un homme qui a eu cette double faculté singulière de voir très distinctement des hommes très individuels, très particuliers, de nous les montrer avec toute la particularité minutieuse de la vie, et d’autre part de les voir encadrés dans toute l’histoire de tout leur temps, subordonnés à cette histoire et significatifs en même temps de cette histoire ; et de nous les montrer de telle sorte que jamais ni ils ne parussent se détacher de cette histoire, ni cette histoire ne parût se détacher d’eux. Et ce poète épique est devenu sur le tard un moraliste rigoureux et sévère, mystique et exalté, affamé de perfection et d’absolue pureté morale, une sorte d’édénien, trouvant le christianisme beaucoup trop mêlé pour lui, et n’en prenant que ce qu’il a de plus pur, et non seulement de plus pur, mais les outrances et excès, délicieux et chimériques, la partie la plus angélique du christianisme à l’état primitif et essentiel.

Et voici un romancier réaliste, le plus nettement et précisément réaliste des romanciers, qui n’a voulu et n’a su que voir l’humanité moyenne, province exclusive du réalisme, sans aucune idée générale qui put se superposer à la réalité et la déformer, sans aucune passion qui pût troubler la vue et faire voir la réalité autre qu’elle n’est, sans aucun souci d’édification ou de satire, sans poursuite d’aucun but moral ; un réaliste enfin tellement impersonnel que l’impersonnalité paraissait aller, chez lui, et allait en effet, jusqu’à l’inconscience. Le cas est tellement rare qu’il est peut-être unique et qu’il est merveilleux.

Ces deux hommes se rencontrent. Tolstoï lit Maupassant. Quelle va être l’impression du premier en face du second, quel va être le jugement du premier sur le second ?

L’impression est d’abord de stupéfaction. M. Tolstoï se demande comment il peut exister un homme qui écrive uniquement pour dire comment sont les choses qu’il a vues et comment sont les hommes qu’il a rencontrés ; un homme qui n’écrit pas pour nous prouver quelque chose et pour nous dire ce qu’il pense ; un homme en un mot qui n’écrit pas pour agir. Mais c’est incroyable ! Que nous veut ce monsieur ? « Lorsque nous lisons, la principale question qui naît en nous est toujours : Quel homme es-tu ? Par quoi te distingues-tu des autres hommes et que me diras-tu de nouveau sur la façon dont on doit envisager la vie ? »

Ainsi lorsque M. Tolstoï ouvre Maupassant, c’est pour savoir non ce qu’est Bel-Ami ou Yvette, mais ce qu’est M. de Maupassant et quelle est la doctrine morale de M. de Maupassant. On conçoit qu’il ait une certaine déception.

« Qu’est-ce que c’est que cet écrivain ? Je cherchais un sermonnaire et je trouve un romancier !

— Mais pourquoi, dans un romancier, cherchiez-vous un sermonnaire ?

— Que vouliez-vous que je cherchasse autre chose ? »

Il n’y a pas moyen de s’entendre.

Cette stupéfaction règne d’un bout à l’autre de l’étude de Tolstoï sur Maupassant. « Figurez-vous, nous dit Tolstoï, qu’il existe en France une théorie suivant laquelle il n’est nullement nécessaire pour la production d’une œuvre artistique de posséder la moindre notion sur ce qui est bien et sur ce qui est mal. » Oui ! Il existe en France une doctrine artistique suivant laquelle l’artiste n’est pas tenu d’être un prédicateur ou un directeur de conscience !

M. Tolstoï est absolument ébouriffé de la possibilité de l’existence d’une pareille doctrine.

Et elle va loin, cette doctrine. Elle est acceptée même des peintres ! Il y a des peintres, oui, qui ne se croient pas tenus d’être des moralistes et d’exprimer une doctrine morale dans leurs tableaux. M. Tolstoï, à un peintre qui avait représenté une procession, demandait :

« Vous considérez ces cérémonies comme utiles ?

— Je n’en sais rien. Mon but est de peindre la vie.

— Mais au moins, aimez-vous l’idée du sujet traité ?

— Je n’en sais rien.

— Alors vous détestez ces cérémonies ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Et voilà, ajoute M. Tolstoï, un artiste de haute culture qui peint la vie sans en comprendre le sens et sans en aimer ni en détester les manifestations ! »

Cette stupéfaction est tout à fait la même (car toutes les fois qu’un moraliste rencontre un artiste, ce phénomène se produit) que celle de Proudhon condamnant Delacroix parce que Delacroix peint « indifféremment », oui « indifféremment ! » des sujets anciens et des sujets modernes, des sujets païens et des sujets chrétiens : « Et dès lors, s’écrie Proudhon, que m’importe que M. Delacroix se soit fait une manière de peindre autre que celle de M. Ingres ? »

Rien n’est fécond en assertions divertissantes comme l’introduction d’une préoccupation morale, politique, économique ou administrative dans les choses d’art.

Où la stupéfaction de M. Tolstoï redouble, et ici je la comprends mieux, c’est, bien entendu, quand il se trouve en présence de la théorie encore plus contraire à la sienne, symétriquement contraire à la sienne, de la théorie qui est à l’extrême gauche comme il est à l’extrême droite. En face d’un homme qui, en faisant de l’art, n’a aucune préoccupation morale, il est bien étonné ; mais il est renversé absolument devant un homme qui prétend que la beauté vaut la vertu, que le beau vaut le bien. Avez-vous lu, s’écrie M. Tolstoï, les pages de Renan sur la beauté des femmes ? « Le christianisme est trop uniquement moral ; la beauté chez lui est trop sacrifiée… aux yeux d’une philosophie complète, la beauté est un don de Dieu, comme la vertu, vaut la vertu. La femme belle exprime aussi bien une face du but divin que la femme vertueuse. En se parant, elle accomplit un devoir… » ?

À ce coup, M. Tolstoï n’y tient plus et se révolte contre cette théorie « effrayante par sa stupidité ».

Cette théorie, qui ne m’effraie pas, mais que je reconnais qui serait stupide si elle avait été prise au sérieux par son auteur, est intéressante à relever, parce qu’elle est bien symétriquement le contraire de celle de M. Tolstoï et contient exactement la même erreur en sens inverse. C’est l’éternelle confusion volontaire du bien et du beau. Devant un tableau, ou un roman, ou une femme, on demande à M. Tolstoï : « Est-ce beau ? » Il répond : « C’est beau, si c’est moral. » Devant les mêmes objets on demande à Renan : « Est-ce moral ? » Il répond : « C’est moral, si c’est beau », ou plutôt : « Si c’est beau, ça vaut la vertu », ce qui n’est pas tout à fait la même chose, mais encore est radicalement faux.

La vérité, c’est que le vrai est une chose, le bien une autre, et le beau une autre encore. Je serais même tenté de croire que c’est pour cela qu’il y a trois mots pour ces choses-là, et non pas un seul, dans toutes les langues. Vouloir à toutes forces faire entrer l’un dans l’autre est une chinoiserie dont, du reste, les Chinois, qui sont gens de très bon sens, ne se sont pas avisés. Mais empêchez donc un artiste de porter partout le culte de la beauté et de le faire entrer dans sa morale quand, par hasard, il s’avise d’en avoir une. Et, inversement, le moraliste…

C’est si vrai, qu’après avoir constaté qu’il n’y a pas un atome de moralité dans Maupassant (pas plus que dans Le Sage), que fait M. Tolstoï ? Il devrait fermer le livre et dire tout simplement : « Ça ne me regarde pas. » À quoi je n’aurais rien à dire. Pas du tout. Il le rouvre, le feuillette avec soin, corne les pages, met des coups de crayon aux marges, et… cherche partout la morale de Maupassant.

Je n’ai pas besoin de dire qu’il la trouve. On trouve toujours ce qu’on cherche, et là où on le cherche, parce qu’on l’y met. Voici comment il procède.

L’auteur, se dit-il, qui est le plus indifférent à la morale, en a toujours une, néanmoins, bonne ou mauvaise, parce qu’il est homme, et il l’exprime toujours, indirectement, par la sympathie qu’il montre ou laisse entrevoir pour tel ou tel des personnages qu’il met en scène. Ma méthode, pour extraire des romans de Maupassant la morale de Maupassant, consistera donc à guetter les mouvements, les gestes imperceptibles d’approbation ou de désapprobation qui échapperont à M. de Maupassant à l’égard de ses personnages, dans le moment qu’il me les présentera ou à tel autre moment du récit qu’il me fera de leur histoire. C’est là que je surprendrai sa morale, et, selon que sa morale me paraîtra bonne ou mauvaise, je déclarerai son roman mauvais ou bon, comme il est juste.

Vous n’êtes pas sans vous apercevoir que M. Tolstoï, qui est rousseauiste dans sa conception générale de la vie, dans sa conception générale de la civilisation, dans sa sociologie, dans sa pédagogie, l’est tout de même dans sa critique, et que la méthode que je viens d’indiquer est tout juste celle dont Rousseau a usé à l’égard de Molière. Molière rend Alceste ridicule ; Alceste est un honnête homme ; donc Molière est un coquin, et Le Misanthrope une mauvaise comédie. C’est exactement le même procédé.

Il est très amusant, parce que c’est un point de vue auquel nous n’avons guère songé à nous placer et qui, par conséquent, nous promet du nouveau. Vous ne vous êtes guère avisés en lisant du Maupassant de vous demander s’il approuvait ses personnages, jusqu’à quel point il les honorait ou méprisait, s’il leur donnait l’absolution ou s’il la leur faisait attendre. C’est précisément pour cela que le lecteur de Maupassant qui se met à ce point de vue et qui ne peut pas se mettre à un autre point de vue, est extrêmement intéressant.

Eh bien, les résultats de l’enquête morale sur les sentiments de M. de Maupassant à l’égard d’Yvette, de Bel-Ami et de Boule-de-Suif sont assez curieux. Il résulte de cette enquête que M. de Maupassant a commencé par être un très bon petit garçon, vertueux et sage, qui aimait la vertu et qui était du côté des gens vertueux ; et puis que, peu à peu, assez vite, trop vite, hélas ! il a pris parti pour les coquins, les a aimés, les a admirés, a tout à fait passé dans leur camp. C’est pour cela que ses premiers romans (disons plus nettement, comme M. Tolstoï, son premier roman presque tout seul : Une vie) sont de bons romans et les autres bien mauvais.

Une vie est une belle œuvre. On y voit une femme très vertueuse et très bonne qui est épouvantablement malheureuse, et l’on sent très bien que Maupassant est avec elle contre son mari, contre son fils. Enfin il l’approuve. Donc le roman est bon. Des gens pourront prétendre qu’on ne voit nullement avec qui et contre qui M. de Maupassant peut bien être dans Une vie ; mais il ne faut pas s’arrêter à cette objection. Il est avec la femme malheureuse. Cela se sent.

Déjà avec Bel-Ami on s’aperçoit que Maupassant n’est plus aussi fermement dans le parti des honnêtes gens. C’est encore un bon livre ; car on croit sentir que l’auteur « est indigné de la prospérité et des succès d’une brute sensuelle », mais le livre est plein de « détails orduriers où l’auteur semble malheureusement se complaire », et cela peut faire craindre pour la suite.

Quand on arrive aux romans qui ont été pour l’auteur, chez ces tristes Français, un succès d’apothéose, Mont-Oriol, Pierre et Jean, Fort comme la mort, Notre cœur, on voit combien le sens moral de l’auteur, et par conséquent son talent, ont baissé. Au fond, Mont-Oriol, c’est Bel-Ami ; mais dans Bel-Ami, Maupassant condamnait le vaurien ; dans Mont-Oriol, « il est évident que le vaurien Paul a toute sa sympathie ». Ni Bel-Ami condamné par Maupassant, ni Paul, honoré de l’amitié de M. de Maupassant, ne sont choses très évidentes pour les Français ; mais M. Tolstoï ne s’y trompe pas. Il voit tout de suite, malgré les efforts de l’auteur « pour rester objectif », de quel côté vont secrètement ses sympathies. Il est admirable pour les procès de tendances. Il n’est pas sans analogie avec le procureur impérial qui requérait contre Madame Bovary.

Quant à Pierre et Jean, que dire d’un roman où le personnage sympathique est une femme coupable ? Quant à Fort comme la mort, comment trouver du talent clans une œuvre où un homme, après avoir été pendant vingt ans l’amant de la mère, est désolé de ne pouvoir devenir celui de la fille ? Et notez, toujours, qu’il est évident que M. de Maupassant est plein de sympathie pour ce monsieur-là. Quant à Notre cœur, comment supporter un gentleman qui est l’amant d’une femme du monde, qui, après avoir rompu avec elle, se laisse aimer par une petite bonne, et qui ensuite revient à sa femme du monde ? Et remarquez toujours que ce jeune seigneur est tout à fait sympathique à Maupassant. Maupassant nous le montre s’ennuyant à mort et dévoré de la fâcheuse neurasthénie ; mais encore est-il qu’il nous le propose comme exemple.

Telle fut la carrière littéraire de Guy de Maupassant. Il avait du talent, en commençant ; car il était plein de moralité ; mais il a perdu l’un et l’autre par suite de mauvaises fréquentations. Il voyait trop souvent Ernest Renan. Songez-y, jeunes gens : le beau, ce n’est pas grand-chose ; le vrai est négligeable ; l’œuvre belle est celle où l’auteur ne perd pas une occasion de montrer la sympathie qu’il éprouve pour les honnêtes gens. Mais pour la montrer, il faut l’éprouver, et chez les Français, que c’est une chose rare !

Quelle singulière critique ! Et remarquez bien qu’il ne faut pas « faire les malins ». Nous y tombons tous à un moment donné. À tous il arrive, en présence d’un romancier, d’un homme qui nous raconte une histoire, de lui demander : « Que me diras-tu sur la façon dont on doit envisager la vie ? » À tous il nous arrive, en face d’un homme qui nous raconte une histoire, de lui demander un sermon sur la montagne, et de vouloir absolument que son sermon sur la montagne soit dans son histoire. Je ne dirai pas que c’est effrayant de stupidité, mais c’est une étrange impertinence.

Tenez ! Il a paru il y a quelques années un petit roman intitulé : La Sonate à Kreutzer. J’ai oublié le nom de l’auteur. Je ne l’avais pas lu tout de suite à son apparition. Or je rencontrais des personnes. Elles me disaient toutes, mais toutes : « Avez-vous lu La Sonate à Kreutzer ? C’est admirable : c’est une thèse contre le mariage… Avez-vous lu La Sonate à Kreutzer ? C’est ignoble : c’est une thèse contre le mariage. » Ils variaient dans leur jugement, mais nullement dans leur définition. Pour tous, pour toutes, pour les jeunes et pour les vieux, pour les petits et pour les grands, c’était une thèse contre le mariage.

Je lus le livre, et je ne suis peut-être pas fait comme d’autres, mais je ne trouvai point du tout que ce fût une thèse contre le mariage. Je trouvai que c’était l’histoire d’un homme si peu fait pour le mariage que tous les menus incidents de la vie conjugale lui étaient des blessures exaspérantes et qu’il en venait à tuer sa femme un jour de neurasthénie un peu plus vive que de coutume. Je ne trouvai pas autre chose dans La Sonate à Kreutzer.

Si j’aimais à conclure après avoir lu un roman, je dirais : « Ce que cela prouve ? Qu’il ne faut pas se marier quand on est un peu timbré », ou bien : « La moralité de l’histoire ? c’est : Ne soyez pas neurasthénique. » Il n’y a rien de plus dans La Sonate à Kreutzer.

Mais si l’on appliquait à La Sonate à Kreutzer le procédé de critique de M. Tolstoï, on dirait certainement : « Il faut juger de la moralité de l’auteur de La Sonate à Kreutzer par les personnages de ce roman à qui l’auteur accorde et manifeste sa sympathie, et par le degré de sympathie qu’il leur accorde. Or il est évident qu’il accorde sa sympathie au meurtrier. Cela saute aux yeux à chaque ligne. Il montre par l’accumulation des détails qui ont exaspéré son héros que celui-ci ne pouvait pas faire autrement que de tuer sa femme, y était amené par une sorte de fatalité inéluctable. Or, comme tous les incidents dont ce héros a souffert sont ceux qui se rencontrent à très peu près dans tous les ménages, c’est le mariage lui-même qui est le grand coupable et le seul coupable de La Sonate à Kreutzer. La Sonate à Kreutzer est un accablant réquisitoire contre l’institution du mariage. Quel talent pouvez-vous trouver à un auteur qui sape le mariage et qui entoure de ses sympathies un assassin ? »

J’ignore de qui est La Sonate à Kreutzer ; mais si elle était d’un Français, j’ai quelque idée que M. Tolstoï raisonnerait à son égard de cette façon ou d’une manière très analogue.

Quand prendra-t-on donc l’habitude, lorsqu’on aura affaire à un sermon, de ne pas se demander s’il est beau, mais s’il est juste ; quand on aura affaire à un roman, de ne pas se demander s’il excite à la vertu, mais s’il est beau ; quand on aura affaire à un traité de morale, de ne pas se demander s’il est amusant, mais s’il est vrai ; quand on aura affaire à un tableau, de ne pas demander s’il est protestant ou catholique, mais s’il est joli.

Quand prendra-t-on même l’habitude, alors même que le romancier ou le dramatiste met véritablement des intentions morales dans son œuvre, de ne pas s’en inquiéter ?… Mais certainement ! Le plus souvent, l’artiste épique ou dramatique qui met son credo moral, politique ou sociologique dans son œuvre, est un très pauvre philosophe. S’il était un grand philosophe, allez donc, il ne songerait pas à faire des romans ou des pièces de théâtre ; s’il avait de grandes idées et très méditées et appuyées de beaucoup d’observations, elles seraient si impérieuses en son esprit qu’elles l’empêcheraient bien de faire un roman ou un drame. Il les mettrait dans un livre, dans des brochures, dans des journaux, peut-être même dans des conférences. Il vivrait trop en elles pour en faire l’ornement d’une œuvre de fiction. Je ne vois pas Kant, Schopenhauer ou Taine faire une comédie.

Aussi, dix-neuf fois sur vingt, les idées morales d’un romancier ou d’un dramatiste sont-elles de pures illusions ou amusements, au moins, de sa vanité, et sont parfaitement négligeables. On trahit un romancier ou un dramatiste quand on le juge sur des idées qu’on lui suppose, et même quand on le juge sur les idées qu’il mêle réellement à sa fiction.

Voici Ibsen, que je trouve souvent étonnant. Si je le jugeais par la sympathie qu’il montre à tels personnages ou à tels autres, je le jugerais « effrayant de stupidité », ce qui veut dire que je le tiendrais pour être d’un avis différent du mien. Car cela ne manque jamais : tous les personnages auxquels il montre de la sympathie me paraissent des fous, et tous les personnages qu’il nous présentera manifestement comme des imbéciles je les juge très raisonnables. Mais, qu’est-ce que ça me fait ? Ces personnages, je regarde s’ils sont vrais : ils le sont souvent étonnamment ; s’ils agissent conformément à leur caractère, ce qui est une autre façon d’être vrai ; or ils agissent ainsi, le plus souvent, d’une manière que je trouve admirable. Eh bien, cela me suffit. Je me dis : Voilà un homme qui sait son métier de psychologue et de créateur ; il connaît les hommes et il en crée qui sont véritables. Et maintenant l’opinion qu’il a d’eux ? Elle m’est bien indifférente, l’opinion qu’il a eue d’eux. Que voulez-vous que cela me fasse ? J’écoute un drame : ce n’est pas pour me faire une sociologie, et, même s’il en contient une, elle ne peut être que si confuse que j’aime mieux faire mes études sociologiques ailleurs.

Demandons à chaque œuvre ce qu’il est naturel qu’elle donne, et ne nous soucions pas du reste. Il est étrange qu’on demande un traité de l’existence de Dieu à un opéra. C’est extraordinaire comme le siècle de la division du travail est celui de la confusion des genres. Il y a là un illogisme. En tous cas, cette confusion a quelquefois pour résultat une critique littéraire d’un singulier goût.

José-Maria de Heredia. — Les Trophées §

Fanfares, cymbales, trompettes et buccins ! Voici Les Trophées de M. José-Maria de Heredia qui se dressent, or sur or, flamboyants sur le ciel splendide. Lamartine disait qu’il mettait des lunettes bleues pour lire la prose de Saint-Victor. Qu’eût-il mis pour lire les vers de M. de Heredia ? Ce ne sont que ruissellements de joailleries luisantes et étincelantes et gerbes magnifiques de gemmes somptueuses. Il y a là comme une gageure, et elle est toujours gagnée ; il y a là comme un parti pris de montrer que notre « gueuse fière », c’est à savoir la langue française, est capable, pour qui connaît ses ressources, des richesses de couleur et des richesses de sonorité les plus rares et les plus abondantes que jamais langue colorée et langue sonore ait pu étaler ; et ce parti pris, je suis enchanté que M. de Heredia ait montré par le succès qu’on pouvait le prendre.

Couleurs et sonorités, ce n’est pas tout M. de Heredia, et je crois que je le montrerai plus loin ; mais c’est bien ses deux qualités, essentielles et les deux dons tout particuliers qu’il a reçus. Gautier aurait été enchanté, lui qui aimait tant les « transpositions d’art », de ce poète, rival, en un seul volume, du peintre le plus éclatant et du musicien le plus puissant. Et il faut avouer que ce n’est pas peu de chose devoir, avec cette force et cette précision, le relief et l’éclat des objets, et d’entendre et de faire entendre avec l’instrument du vers tous les bruits majestueux, terribles ou caressants, de la nature. Voulez-vous des couleurs ? En voici, et combien justes, saisies avec une sûreté infaillible, rendues avec un incroyable bonheur d’expression :

Le palais est de marbre, où le long des portiques
Conversent des seigneurs que peignit Titien,
Et les colliers massifs, au poids du marc ancien,
Rehaussent la splendeur des rouges dalmatiques.

Ils regardent au fond des lagunes antiques
De leurs yeux où reluit l’orgueil patricien,
Sous le pavillon clair du ciel vénitien
Étinceler l’azur des mers adriatiques.

Et tandis que l’essaim brillant des cavaliers
Traine la pourpre et l’or par les blancs escaliers
Joyeusement baignés d’une lumière bleue ;

Indolente et superbe, une dame, à l’écart,
Se tournant à demi dans un flot de brocart,
Sourit au négrillon qui lui porte la queue.

Le tableau est fait à souhait, avec son troisième plan, son second plan, son premier plan enfin, où se détache, repoussée par la note noire du négrillon, la splendeur de la figure principale. Un sonnet pareil vaut non pas un poème, mais un tableau de maître. Il en donne absolument la sensation.

Il y a trente sonnets, dans ce volume, qui sont de cette valeur, et j’ajoute qui étaient plus difficiles à faire, celui-ci pouvant passer à la rigueur pour être directement inspiré par le Titien. Voyez le suivant. Quel étonnant miracle de ton toujours juste dans la peinture de l’objet le plus indécis, le plus fuyant et toujours se dérobant sous les yeux :

Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore,
Éclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle aux profondeurs de ses tièdes bassins
La bête épanouie et la vivante flore.

Et tout ce que le sel ou l’iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermicellé du pâle madrépore.

De sa splendide écaille éteignant les émaux,
Un grand poisson navigue à travers les rameaux ;
Dans l’ombre transparente indolemment il rôde.

Et brusquement, d’un coup de sa nageoire en feu,
Il fait, par le cristal morne, immobile et bleu,
Courir un frisson d’or, de nacre et d’émeraude.

Faire tenir un immense tableau dans le cadre de ces quatorze vers (« les sonnets de Heredia, disait M. Jules Lemaître, ont quatorze vers, mais semblent toujours en avoir soixante »), c’est l’art où se complaît ce patient et merveilleux artiste ; et de cet art il semble avoir donné le magnifique symbole dans un sonnet qui devrait être intitulé : Les Yeux de Cléopâtre. Dans les yeux de Cléopâtre, il y a tout un monde, d’immenses horizons lointains, comme dans un sonnet de M. de Heredia. Que contiennent les yeux de Cléopâtre ? Vous allez voir :

Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
L’Égypte s’endormir sous un ciel étouffant,
Et le fleuve, à travers le Delta noir qu’il fend,
Vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse.

Et le Romain sentait, sous sa lourde cuirasse,
Soldat captif, berçant le sommeil d’un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.

Tournant sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires ;

Et sur elle courbé, l’ardent imperator
Vit dans ses larges yeux étoiles de points d’or
Toute une mer immensefuyaient des galères.

Rien de beau comme ce brusque élargissement de la vision, et dans ces yeux où Antoine cherche l’amour, Antoine trouvant toute l’épopée de la ruine où ces yeux mêmes l’ont précipité ; et ceci n’est pas seulement d’un grand artiste, mais encore d’un grand poète.

Et de magnifiques sonorités, en voulez-vous ? Oh ! là non plus, je n’ai pas la peine de choisir. Écoutez-moi ceci :

L’aube d’un jour sinistre a blanchi les hauteurs.
Le camp s’éveille. En bas roule et gronde le fleuve
Où l’escadron léger des Numides s’abreuve.
Partout sonne l’appel clair des buccinateurs ;

Car malgré Scipion, les augures menteurs,
La Trebbia débordée, et qu’il vente ou qu’il pleuve,
Sempronius consul, fier de sa gloire neuve,
A fait lever la hache et marcher les licteurs.

Rougissant le ciel noir de flamboiements lugubres,
À l’horizon brûlaient les villages Insubres ;
On entendait au loin barrir un éléphant.

Et là-bas, sous le pont, adossé contre une arche,
Hannibal écoulait, pensif et triomphant,
Le piétinement sourd des légions en marche.

Est-il bien fait encore, ce tableau de bruits ? Exactement comme celui de la dogaresse et du négrillon, mais à l’inverse. Par trois plans, mais en partant du premier et en allant vers le plus éloigné. Ici, autour de nous, les bruits clairs des trompettes, plus loin, le bruit clair encore, mais plus rauque du cri de l’éléphant ; tout là-bas, ce piétinement sourd ; et la progression est à souhait, et c’est un maître musicien qui a orchestré ainsi le grand opéra de la guerre.

M. de Heredia est si bien maître de son instrument et a si bien conscience de sa maîtrise, qu’il a des coquetteries. Vous vous rappelez les beaux vers d’Hugo dans Le Satyre :

Et même la clameur du triste lac Stymphale,
Partie horrible et rauque, arrivait triomphale.

Oh ! les belles rimes ! M. de Heredia les a trouvées admirables, comme vous. Seulement, ayant, lui aussi, à parler du lac Stymphale il n’a pas voulu être accusé de reprendre les rimes d’Hugo, et il a ramené quatre fois la rime magnifique sans jamais la faire avec le mot Stymphale lui-même. Stymphale, mon ami, tu es beau, mais on est assez riche pour se passer de toi. Tu ne paraîtras que dans le titre ; et nos rimes, dans la même sonorité, n’en seront pas moins somptueuses.

Et partout devant lui, par milliers, les oiseaux,
De la verve fangeuse où le héros dévale,
S’envolèrent, ainsi qu’une brusque rafale,
Sur le lugubre lac dont clapotaient les eaux.

D’autres, d’un vol plus bas croisant leurs noirs réseaux,
Frôlaient le front baisé par les lèvres d’Omphale,
Quand, ajustant au nerf la flèche triomphale,
L’archer superbe fit un pas dans les roseaux.

Et dès lors, du nuage effarouché qu’il crible,
Avec des cris stridents plut une pluie horrible,
Que l’éclair meurtrier rayait de traits de feu.

Enfin le soleil vil, à travers ces nuées,
Où son arc avait fait d’éclatantes trouées,
Hercule tout sanglant sourire au grand ciel bleu.

On voit assez à quel maître en l’art des sonorités et des couleurs nous avons affaire, à la fois à un maître mosaïste et à un maître sonneur.

C’est pourtant plus encore à Heredia volontairement adouci, volontairement détendu et volontairement estompé que je réserve toutes mes tendresses. Les sonnets les plus ravissants de ce volume, à mon gré, sont dans la partie intitulée : Épigrammes et Bucoliques (épigramme dans le sens grec du mot). Ils sont comme apaisés, légèrement voilés d’un fin brouillard des pays du soleil, et quelquefois comme silencieux. M. de Heredia peint aussi bien les silences que les bruits. Le Naufragé est absolument digne de la plus sévère, et exclusive et attique des anthologies anciennes :

Avec la brise en poupe et par un ciel serein,
Voyant le phare fuir à travers la mâture,
Il est parti d’Égypte au lever de l’Arcture,
Fier de sa nef rapide aux flancs doublés d’airain.

Il ne reverra plus le môle alexandrin,
Dans le sable où pas même un chevreau ne pâture,
La tempête a creusé sa triste sépulture ;
Le vent du large y tord quelque arbuste marin.

Au pli le plus profond de la mouvante-dune,
En la nuit sans aurore, et sans astre, et sans lune,
Que le navigateur trouve enfin le repos !

Ô terre, ô mer, pitié pour son ombre anxieuse !
Et, sur la rive hellène où sont venus ses os,
Soyez-lui, loi légère, et toi, silencieuse !

Celui-là, je crois qu’André Chénier en aurait été content, et je crois que c’est tout dire.

Ce qui prouve peut-être que la théorie de la greffe est juste. André Chénier était à moitié Grec et venait chez nous chanter en français ; M. de Heredia est de sang espagnol, mêlé de sang français. En choses d’art, l’art national a besoin de greffe étrangère. La littérature latine n’est qu’une greffe alexandrine, et la littérature classique française est une greffe gréco-romaine. De temps en temps la langue française a peut-être besoin d’un Espagnol pour lui donner à nouveau le secret des grandes éloquences et des somptuosités verbales et rythmiques. En tout cas, M. de Heredia me paraît bien être cet homme-là, et je ne souhaite que quelques greffes espagnoles comme la sienne.

Émile Zola. — Le Docteur Pascal §

Je n’insisterai pas plus qu’il ne convient sur l’échec à peu près unanimement reconnu du Docteur Pascal. Il n’y a pas à redresser l’opinion publique sur cette affaire. Elle s’est prononcée avec netteté. Elle a placé Le Docteur Pascal au-dessous de tous les romans d’Émile Zola, et je crois que ce sera là le jugement aussi de la postérité. Il est peut-être utile seulement de chercher un peu à s’expliquer les raisons de l’extrême faiblesse de la dernière œuvre d’un grand artiste, les raisons de l’impression pénible qu’elle laisse au lecteur, et les raisons, en même temps, de l’étonnante inégalité qui se voit si souvent entre deux ouvrages de M. Zola, au même âge de l’auteur, et presque à la même date.

La cause essentielle de la répulsion ou tout au moins de la répugnance du public à l’endroit du Docteur Pascal, c’est évidemment le fond du sujet, à savoir les amours d’un sexagénaire et d’une jeune fille de vingt-cinq ans.

Nous sommes quelques-uns à le répéter depuis vingt ans, en présence d’une certaine tendance que nous avons remarquée chez les romanciers et auteurs dramatiques. Nous avons dit : « Faites attention ! jamais le public n’acceptera cela ! C’est biblique, nous savons bien, Agar et Abraham, Ruth et Booz ; mais cela n’y fait rien du tout. Le public n’admet ces perversions que quand elles sont providentielles. Dans la vie courante, l’intervention de la Providence en ces sortes d’affaires ne lui paraît jamais suffisamment démontrée. Il en reste à Shakespeare et à Molière. Il n’aime que les amours des jeunes gens. Il veut des époux assortis dans les liens du mariage et même dans tous les liens. Toute union entre vieillard et jeune fille, jeune homme et vieille femme lui paraît incestueuse. »

C’est un préjugé, je le sais bien. On m’assure que l’âge est un préjugé ; qu’au point de vue qui nous occupe pour un instant, tel personnage, donné par l’état civil comme ayant vingt-deux ans, est beaucoup plus septuagénaire que son grand-père, et que réciproquement… On m’assure cela et ce sont généralement des hommes d’un certain âge qui me l’assurent. Je les en crois ; mais le public juge par des idées générales et a un certain penchant à ne pas tenir compte des exceptions.

A-t-il si complètement tort, du reste ? Je ne songe pas à traiter la question dans toute son étendue, ne craignez rien ; mais j’avise un point qui m’a toujours frappé. Savez-vous ce qui arrive dans ces unions disproportionnées ? C’est que l’égalité s’y rétablit très vite, en un très petit nombre d’années, cinq ou six. — Tant mieux, direz-vous ; perspective agréable. — Ah ! mais ! non ! Attendez ! L’égalité s’y rétablit, mais au profit du plus âgé des conjoints. La jeune femme vieillit le jeune mari, le jeune mari vieillit la jeune femme. C’est toujours au bénéfice de la vieillesse que l’égalité se rétablit. Il en résulte que chaque union de ce genre c’est toujours une jeunesse humaine supprimée. Voilà peut-être ce que sent le public, et ce qui fait qu’il trouve désagréable et pénible de contempler ces combinaisons. Chacune d’elles lui paraît toujours un sacrifice. Il y assiste comme à une vêture. Il y pleure toutes les larmes de Racine.

Les auteurs, pour faire passer la chose, ont recours à des artifices. Le plus commun et le plus naturel est de bien indiquer que le vieillard, si vieillard il y a, n’est tel que pour la brutale et aveugle chronologie ; qu’en réalité, « après une jeunesse chaste » (vous connaissez ce propos), il a conservé toute sorte de juvénilités et même d’enfances. — Un autre artifice consiste à montrer le vieillard si grand, si glorieux et d’un génie si extraordinaire, qu’il n’y a plus de honte à éprouver pour lui un sentiment tendre. Ç’a été très bien exprimé par Victor Hugo, bien entendu quand il glissait vers la soixantaine :

Les femmes regardaient Booz plus qu’un jeune homme ;
Car le jeune homme est beau ; mais le vieillard est grand.

Eh bien, tous ces artifices et quelques autres, M. Zola les a mis en œuvre pour nous faire accepter les amours de Pascal Rougon et de sa nièce Clotilde. Le docteur Pascal a cinquante-neuf ans (vous m’entendez bien, et vous savez le rôle du chiffre neuf dans les âges qu’on avoue), le docteur Pascal a donc cinquante-neuf ans, mais il est resté jeune « après une jeunesse chaste » ; de plus, c’est un grand savant pour Plassans, où il habite, et il a une armoire toute pleine de coupures de journaux ; et de plus, car il est plus malin qu’il n’en a l’air, il exploite l’armoire, il entretient autour de cette armoire un mystère terrible et sacré d’arche sainte qui est essentiellement propre à alimenter les sentiments d’admiration dans le cœur des simples ; et enfin, dernier artifice de l’auteur, qui est le plus simple et le plus fort, sa nièce Clotilde vit avec lui dans une manière de claustration presque absolue. Elle travaille avec lui, fait avec lui les visites médicales, vit de sa vie dans la plus étroite intimité. Le docteur Pascal est un Arnolphe inconscient qui ne manque pas d’une certaine habileté involontaire.

N’importe ! malgré toutes ces précautions, ça ne passe pas. Les chiffres, en leur brutalité, sont là, qui sonnent à l’oreille du lecteur. Vingt-cinq, cinquante-neuf ! Cinquante-neuf, vingt-cinq ! L’auteur a beau faire, ces deux mots font obsession et nous gênent. Ils nous sont souverainement pénibles. Pour neuf lecteurs sur dix, le défaut capital du Docteur Pascal est là.

Pour le dixième, il y en a d’autres qu’il faut confesser qui sont énormes. Les caractères sont à peu près le contraire de ce que l’auteur a voulu qu’ils fussent, et cru qu’ils étaient. Pour l’auteur, le docteur Pascal est un homme de génie, et un homme de génie particulièrement sympathique : vous savez, l’homme de génie enfoui dans un coin reculé de province obscure, qui serait Berthelot s’il avait voulu l’être, et Pasteur s’il s’en était soucié, mais que sa modestie, son âme d’enfant, etc… Ce poncif réussit toujours.

Mais si Pascal est cela pour l’auteur, pour le lecteur il est une manière de Bouvard et Pécuchet en une seule personne. Il est le bonhomme qui tracasse dans les sciences les plus obscures et les découvertes les plus récentes sans paraître y rien comprendre et en y pataugeant horriblement. Ses théories sur l’hérédité sont le capharnaüm le plus ténébreux qui se puisse rencontrer. Hérédité, atavisme, innéité, combinaison chimique, molécules survivantes, lutte pour la vie entre les molécules, et liqueurs de Brown-Séquard brochant sur le tout, forment un amas d’obscurités et d’incertitudes au milieu duquel, se débattant comme un hanneton, le pauvre docteur nous fait l’effet d’un raté illuminé.

De plus, ce qui le complète, ayant lu avec passion les romans d’Émile Zola, il en est venu, — illusion touchante d’un disciple, — à croire que l’humanité tout entière, révélant toutes les lois de son évolution et tous les mystères de l’hérédité, est contenue dans cette œuvre scientifique. Hypnotisé par l’arbre généalogique des Rougon-Macquart, il le suit de branche en branche et de feuille en feuille, en répétant sans cesse : « Ça, c’est le monde en abrégé. Voilà la vie. Voilà ses démarches, voilà ses lois, voilà son image complète. La clef du mystère, la voici. »

Cela est un peu trop d’un fanatique, et nous sourions à cette manière de nous faire monter à l’arbre ; mais surtout cela nous confirme dans l’idée que nous nous faisons du bon docteur comme d’un esprit très faible, doucement romanesque et un peu fêlé. C’est le Don Quichotte des Rougon-Macquart. La Terre et La Bête humaine sont ses Amadis.

Et c’est ce pauvre fantoche de cinquante-neuf ans que Clotilde arrive à aimer d’un amour extatique et criminel ! — Pourquoi non ? me direz-vous. — Sans doute ; ce n’est pas du tout le génie qui inspire l’amour ; c’est la conviction qu’un homme dont on partage la vie a du génie. Touchante erreur que nous devons bénir ; car sans elle nous serions très dénués. Sans doute, les femmes, à l’ordinaire, n’ont pas le sentiment du ridicule, et c’est bien heureux, car si elles l’avaient, elles ne nous aimeraient point. Sans doute ; mais, telle qu’il nous la donne d’abord, Clotilde devait trouver Pascal un bonhomme maniaque et inoffensif, et n’avait pour lui que des sentiments filiaux ou bien plutôt des sentiments maternels.

Clotilde nous est montrée comme une fille tranquille, rangée, laborieuse, « à la tête ronde et solide ». M. Zola insiste sur ce trait, assez caractéristique en effet, de solidité et de rondeur. Elle a le contraire de la tête en pain de sucre des illuminés et des rêveurs. De plus, elle a des sentiments religieux très forts ; elle est même l’instrument de sa famille dévote, dans le dessein de soustraire au docteur ces fameuses rognures de journaux qui sont destinées à révolutionner le monde. On sent, dès les premières pages, que le sujet sera la lutte de l’ancien monde, religieux, décent, conservateur, contre le nouveau monde, scientifique, audacieux, révolutionnaire et sans préjugés. D’accord ; mais dans cette lutte, c’est le vieillard amoureux qui doit être vaincu par la jeune fille désirable, désirée, volontaire, du reste, et « à la tête ronde et solide ». Le lecteur est stupéfait que ce soit le contraire.

— Justement, me dira l’auteur, Arnolphe vaincu par Agnès c’est trop connu, cela a été fait trop souvent. C’est le contraire qui peut être intéressant : Agnès subjuguée par l’ascendant du génie d’Arnolphe, voilà qui est plus rare ; et tout mon livre c’est précisément Clotilde convertie, Clotilde, par l’amour de Pascal, ramenée de la dévotion et de la vertu bourgeoise à l’incroyance, à la libre pensée, au matérialisme et même, de temps en temps, au cynisme dans les discours.

— Parfaitement, répondrai-je, ce sujet peut être très curieux et même grand. Mais il faut voir quels pourront bien être les moyens de séduction de l’homme de cinquante-neuf ans pour triompher de tant de forces, et jugées ordinairement très considérables, qui lui sont hostiles. Ces moyens, je cherche de tous côtés, et je n’en découvre qu’un. Pascal explique à Clotilde les lois de l’hérédité. Il lui ouvre l’arche sainte, c’est-à-dire l’armoire. Il lui montre l’arbre généalogique des Rougon-Macquart. Il lui raconte Adélaïde Fouque qui engendra Ursule, Ursule qui engendra Hélène Mouret, Hélène Mouret qui engendra Jeanne Grandjean, etc. L’effet est foudroyant. Dès lors, Clotilde appartient à Pascal. « Puisque Adélaïde a eu tant de descendants divers, je suis à toi ! » — Nous ignorerons toujours les mystères du cœur humain ; mais celui-là paraît bizarre.

Et c’est bien le moyen, les seul moyen, par où Pascal triomphe des vertus, des préjugés et des pudeurs de Clotilde ; et Clotilde, après la chute, le lui répète sans cesse, développe à satiété ce bulletin de victoire : « Oh ! cette nuit ! Tu sais, cette nuit d’orage où tu m’as raconté l’histoire des enfants d’Adélaïde ? Cette nuit historique, dans tous les sens du mot, où tu m’as résumé toute l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire ! Quelle nuit ! quelle nuit inoubliable ! Qui aurait pu ne pas s’abandonner tout entière ? »

Tels sont, à peu près, ses propos. Cette scène de famille est très fréquente ; mais elle n’a pas d’ordinaire les mêmes effets. Il est peu de bonnes maisons où l’on ne déduise tout du long, après souper, la série compliquée des parentés et des alliances, avec des discussions sur les dates. Les enfants en sont peu émus à l’ordinaire, et ce n’est pas à des transports de passion sensuelle que ces études biographiques et biologiques les amènent doucement. Il est vrai que dans la bouche du docteur Pascal, c’est « scientifique » ; cependant, je crois bien qu’il n’y a que M. Zola au monde pour croire que le plus grand moyen de séduire une vierge soit de lui raconter Les Rougon-Macquart.

Clotilde reste donc un peu invraisemblable, et la transformation de Clotilde ancien style en Clotilde nouveau style peu expliquée pour le commun des mortels.

Ne croyez point que le bon Pascal s’explique beaucoup plus facilement. Dans la première partie de l’ouvrage, il est ce que vous venez de voir. Dans la seconde, il devient une sorte de héros de Corneille, sans qu’on aperçoive les raisons de cette transformation plus que celles de la métamorphose de

Clotilde. Clotilde est devenue sa maîtresse, et il l’adore. Et il en est adoré ; et ce sont des amours bibliques d’un orientalisme fougueux. Au milieu de tout cela, on apprend que le frère de Clotilde, qu’elle a vu une fois, a besoin d’elle. « Pars ! » s’écrie Pascal. « Pars ! c’est le devoir. » Est-ce singulier de la part de ce vieillard amoureux que la passion du devoir a paru jusqu’à présent laisser très tranquille ! D’un homme qui séduit sa nièce, encore que ce soit par des moyens scientifiques, qui empêche son mariage avec un très brave jeune honnête homme, qui la déshonore, et, entre nous, il faut bien le dire, qui la déprave, cette explosion subite de haute moralité nous étonne un peu. Baron Hulot, soit ; j’accepte très bien qu’on me raconte l’histoire du baron Hulot ; je sais qu’elle n’est que trop vraie. Mais que tout d’un coup, sans dire gare, on me montre le baron Hulot devenu si délicat, et sacrifiant une conquête si flatteuse et si inattendue à un devoir très discutable, je m’avoue un peu ahuri.

Mais ce n’est rien du tout. Pascal n’est pas seulement délicat ; il est héroïque. Il ne dit pas seulement : « C’est le devoir ! » Il joue du « sublime mensonge » bien connu des romanciers : il se sacrifie en se donnant pour égoïste.

« Regarde-moi en face, lui dit Clotilde… tu parais dire que tu me renvoies pour mieux travailler. » La minute de l’héroïque mensonge était venue. Il leva la tête, il la regarda en face, et avec un soupir de mourant qui veut la mort, retrouvant sa voix de divine bonté : « Comme tu t’animes !… J’ai beaucoup à travailler, j’ai besoin d’être seul ; et toi, chérie, tu dois rejoindre ton frère. » — Est-il assez beau ! Mais comment diable est-il devenu si beau que cela ? Qui nous l’a changé ? Il aura sans doute relu Les Rougon-Macquart. Mais jamais, dans les Rougon-Macquart, il ne nous a dit avoir trouvé la loi du devoir. Il ne nous a jamais dit y avoir trouvé autre chose que le « culte de la vie », que « l’adoration de la vie ».

Comment le culte de la vie est-il devenu chez lui le besoin du sacrifice, et d’un sacrifice qu’un homme même très délicat ne jugerait pas nécessaire ? C’est étrange. C’est bien étrange.

Ainsi marche ce roman, de surprise en surprise, et d’inexpliqué en inexplicable. Ces personnages qui ont le culte de la vie n’en ont que peu l’usage. Ils ne vivent point du tout, du moins comme les êtres vivants ont accoutumé de vivre, c’est-à-dire avec une certaine suite dans le développement de leurs passions. Ils ont des soubresauts bizarres, et des révolutions psychiques que rien ne faisait prévoir. Ils déconcertent comme des êtres instinctifs qui n’auraient pas même la logique de leur instinct. De là le peu de sympathie qu’ils nous inspirent. Ce n’est pas tant parce qu’ils sont très bas dans l’échelle des êtres pensants. Ce n’est pas leur sottise, leur niaiserie et leur absence (sauf les soubresauts) de sens moral qui nous les rend indifférents : c’est leur incohérence. Ils sont des sots d’une manière trop différente de celle dont nous avons coutume de l’être. Ils nous sont, par cela, parfaitement étrangers. Nous savons que nous rencontrerons des êtres aussi bornés que Pascal et aussi inconscients que Clotilde ; mais nous savons qu’ils le seront toujours avec beaucoup moins de bizarrerie, et d’une sottise plus unie, plus assurée, plus « ronde et solide ». Enfin, nous nous sentons dans le plus romanesque des romans romanesques, sans y trouver rien des imaginations brillantes et amusantes des romans romanesques.

Il y a sans doute encore quelques pages intéressantes dans cette œuvre inférieure. Une certaine mort de l’arrière-petit-fils d’Adélaïde Fouque, sous les yeux de sa trisaïeule paralytique, est d’un assez grand effet. Le pauvre petit, rejeton dégénéré d’une forte race, est adoré de la pauvre vieille tombée en enfance. Elle le contemple avec extase pendant des heures. Elle a vu deux ou trois fois de suite dans sa longue vie les êtres qu’elle aimait le plus frappés de morts tragiques, l’éclaboussement de leur sang versé. Et voilà que le pauvre petit, sujet à des hémorragies nasales, par suite d’anémie, s’écoule un jour devant elle, sans qu’elle puisse lui porter secours, verse autour d’elle, sur elle, toute la pourpre de son pauvre corps, expire en la regardant, et la laisse, mourante elle-même, au milieu du sang de sa race.

La scène, un peu truquée, peut-être, ne laisse pas d’avoir de la grandeur, et je ne sais quelle puissance sauvage.

On peut citer encore le départ de Clotilde, et Pascal suivant des yeux à travers la plaine le train qui remporte, et sa vie avec elle.

Mais l’impression d’ensemble reste infiniment pénible. Elle est faite d’ennui et de répugnance. Le Docteur Pascal, c’est quelque chose comme le Paradoux de sainte Périne.

La raison en est que M. Zola, incomparable comme peintre décorateur, extrêmement puissant quand il peint les grands ensembles et fait mouvoir devant nos yeux les grandes masses, n’a aucun talent pour peindre, même pour comprendre, les sentiments qui font qu’un homme aime une femme et est aimé d’elle. La vie intérieure lui est aussi fermée qu’il est possible. Dans tous ses romans, sauf (et en une faible mesure) dans Une page d’amour, tout ce qui est psychologique lui est resté absolument étranger. Or, tout roman domestique, tout roman qui se passe entre un monsieur, sa nièce et sa servante, est un roman psychologique, ou n’est rien du tout. Quand M. Zola rencontre sur la route qu’il s’est tracée un roman de ce genre, il y tombe au-dessous des plus médiocres, il y est gauche, maladroit et faux, le lendemain du jour où il a été puissant, pittoresque, vrai et même très à l’aise dans un roman du genre épique. Ces leçons successives le corrigeraient s’il en avait conscience. Elles lui persuaderaient qu’il doit incliner désormais vers le roman historique. Tous les grands succès de M. Zola : Assommoir, Germinal, Débâcle, sont des romans historiques, tout simplement, des romans qui nous montrent des peuples, ou des foules, eu action. Tous les échecs de M. Zola sont des romans intimes. Donc, maintenant que Les Rougon-Macquart sont finis, plus de romans intimes, plus un seul ! Si M. Zola se connaissait, et s’il avait des amis au lieu de flatteurs, il se convaincrait de cette vérité. Elle est éclatante. Le Docteur Pascal ne fait que la confirmer douloureusement.

Émile Zola §

Je ne m’occuperai ici, strictement, que de l’œuvre littéraire de l’écrivain célèbre qui vient de mourir.

Émile Zola a eu une carrière littéraire de quarante années environ, ses débuts remontant à 1868 et sa fin tragique et prématurée étant survenue, — alors qu’il écrivait encore et se proposait d’écrire longtemps, — le 29 septembre 1902. Pendant ces quarante années, il a écrit une quarantaine de volumes, ce qui a fait pousser des cris d’admiration à ses thuriféraires et ce qui n’est qu’une production normale, beaucoup moins intense que celle de Voltaire, de Corneille, de Victor Hugo, de Guizot, de George Sand ou de Thiers. En général, il « se documentait » pendant trois ou quatre mois, écrivait pendant trois mois, à raison de quatre pages par jour, et se reposait, en quoi il avait raison, le reste du temps.

Ses études, où il avait brillé surtout en thème latin, en récitation et en instruction religieuse, avaient été fort bonnes. Il semble ne les avoir pas complétées par cette éducation que l’on se donne à soi-même et qui est la seule qui vaille, ayant, dès la vingtième année, été forcé de gagner sa vie d’abord comme employé de librairie, ensuite comme écrivain. Il écrivit trop tôt. Tout homme qui écrit avant trente ans et qui ne consacre pas l’âge d’or de la vie, de la vingtième année à la trentième, à lire, à observer et à réfléchir, sans écrire une ligne, risque de n’avoir pas de cerveau et de n’être qu’un ouvrier littéraire. Il y a des exceptions ; mais elles sont rares.

On peut, assez raisonnablement, diviser la carrière littéraire d’Émile Zola en trois périodes. Avant Les Rougon-Macquart, Les Rougon-Macquart, après Les Rougon-Macquart ; c’est-à-dire avant 1870, de 1870 à 1893, après 1893. Avant 1870 c’est Émile Zola qui s’essaye et qui se cherche ; de 1870 à 1893 c’est Émile Zola qui s’est trouvé et qui s’exprime ; depuis 1893 c’est Émile Zola déclinant et n’écrivant plus qu’avec ses procédés, ses recettes et ses manies.

I §

À ses débuts, Émile Zola n’était qu’un élève des romantiques, qui sentait vivement Victor Hugo et Musset, qui avait lu Balzac et qui en appréciait surtout ce qu’il a de romanesque et de romantique et qui aspirait vaguement à continuer le Musset des Contes et nouvelles et le Balzac d’Ursule Mirouet et de La Grande-Bretêche.

Il fit les Contes à Ninon et Thérèse Raquin. Les Contes à Ninon étaient insignifiants comme fond, d’une assez agréable poésie de romance, caressante et fade, comme forme. Thérèse Raquin était un drame bourgeois, sombre et violent, sans nuances, dont j’ai entendu dire par une dame, à cette époque éloignée : « Ce serait bien ennuyeux, si ce n’était pas si triste. » Le don d’apitoyer par l’horreur se montrait déjà. Du reste, déjà, aucune espèce de psychologie. C’est là qu’on trouve, aveu naïf que l’auteur se serait gardé de faire plus tard : « Elle en vint à… par un lent travail d’esprit qu’il serait très intéressant d’analyser » ; et que l’auteur n’analysait point du tout. Il confessait que la seule chose à faire et qu’il reconnaissait qui eût été très intéressante à faire, il ne la faisait point et la laissait à faire à un autre.

Dans ces productions de jeunesse, qui ne furent point sans attirer l’attention, ce qu’on remarquait, c’était le talent de description, qui était très grand. Les objets sollicitaient vivement l’œil d’Émile Zola, comme celui d’un peintre. Il voyait avec netteté et surtout dans un grand relief les collines rousses de la Provence, comme les berges vert pâle de la Seine. Les choses avaient pour lui, non pas encore une âme, mais déjà une physionomie assez précise et surtout qu’il aimait à regarder et qu’il s’essayait à rendre.

Du reste, aucun souci n’apparaissait en lui de se faire des idées générales ou de se munir d’observations. Il lisait peu et uniquement des auteurs contemporains, pour les traiter avec un mépris souverain dans quelques essais de critique ou plutôt de polémique littéraire. Il est évident que, non seulement il n’a jamais su un mot d’histoire, mais qu’il n’a jamais ouvert un historien, ni un auteur de mémoires. Pas un mot, non plus, de philosophie, à quoi, je crois, du reste, qu’il n’eût rien compris.

Tout cela se ramène à ceci : un romancier qui a pour premier soin de ne pas étudier l’homme. On étudie l’homme — pour en avoir une idée bien incomplète, mais encore une idée — dans les psychologues, dans les moralistes, dans les philosophes, pour voir quelle idée générale il se fait de l’ensemble des choses et par conséquent quelles sont les tendances générales, très différentes, du reste, de son âme ; dans les historiens, pour voir ce qu’il a été aux différents temps, ce qui élargit et complète et fait plus vraie la notion qu’on peut avoir de lui ; en lui-même enfin, ce qui n’est qu’une façon de parler et ce qui veut dire qu’on regarde avec attention ses amis, ses voisins et les gens que l’on rencontre.

Je ne crois pas que Zola ait jamais employé un seul de ces moyens d’observation. Il était de ceux qui, soit paresse d’esprit, soit faiblesse intellectuelle, soit orgueil, et je crois qu’il y avait quelque chose de tout cela dans le cas d’Émile Zola, n’aiment que leur métier proprement dit et n’aiment rien de ce qui y prépare et y rend propre : n’aiment qu’à peindre, qu’à sculpter ou à écrire, et n’aiment ni à regarder longtemps avant de peindre, ni à étudier l’anatomie avant de sculpter, ni à penser avant d’écrire. Zola écrivait comme le Méridional parle, par besoin naturel et sans se préoccuper de ce qu’il aurait à mettre dans ses écritures pour qu’elles eussent de la solidité et parussent au moins contenir quelque chose. Les années d’apprentissage d’Émile Zola sont, non seulement les moins méthodiques, ce qui serait peu grave chez un artiste, mais les plus vides, les plus creuses et les plus nulles de toutes les années d’apprentissage des écrivains connus

II §

Ainsi désarmé, il entra dans le champ de bataille [vers 1870]. À cette époque, il eut une idée, la seule qu’il ait eue de sa vie. Il s’avisa de l’hérédité. Avec un peu de Taine mal compris et peut-être de Claude Bernard mal lu, et peut-être avec le souvenir d’une boutade de Sainte-Beuve : « Je fais l’histoire naturelle des esprits », il se dit que l’homme était le produit de sa race et un peu de son milieu, et il se dit qu’il serait intéressant de faire l’histoire d’une famille de 1840 à 1870.

Comme dit Joseph Prudhomme, au fond c’était superficiel ; autrement dit, en réalité, ce n’était que la façade de son œuvre. Il avait dans l’idée de peindre des gens de haute classe, des bourgeois, des ouvriers, des artistes, des paysans, comme tout romancier plus ou moins réaliste, et il trouvait ingénieux et de nature à donner un air scientifique à ses ouvrages, du moins aux yeux des commis voyageurs, d’établir entre ces différents personnages des liens imaginaires et tout arbitraires de parenté et d’alliances. Personne, du reste, ne lit la moindre attention à cet arbre généalogique et on lut les diverses histoires des Rougon et des Macquart sans se préoccuper un seul instant de savoir à quel degré tel Macquart était parent de tel Rougon et comment tel Rougon était allié à tel Macquart.

De plus, Zola émit cette prétention que ses romans étaient des romans « expérimentaux ». On ne s’arrêta pas au non-sens de l’expression qui suppose que l’on peut faire des expériences sur les caractères des hommes, alors qu’on ne peut faire sur eux que des observations ; et l’on comprit que M. Zola voulait dire qu’il faisait des romans d’observation et fondés sur des documents, comme on en faisait depuis une centaine d’années.

Mais ce dont on s’aperçut surtout, c’est que personne ne se trompait plus que M. Zola sur ce qu’il faisait. Il se croyait observateur, documentaire et, en un mot, réaliste ; il était, il restait et il devenait de plus en plus un romantique en retard, mais un romantique effréné. Comme les romantiques, il n’avait aucun instrument psychologique ni le moindre souci d’en avoir un, et il disait lui-même ce mot ébouriffant de la part d’un romancier : « Je n’ai pas besoin de psychologie. » Comme les romantiques, il voyait gros, il voyait énorme ; la moindre taupinée était mont à ses yeux ; et il y avait entre tes objets et lui comme un mirage qui les enflait, les renflait, les grossissait, les élargissait et les déformait.

Comme chez les romantiques et comme chez Victor Hugo en particulier, les hommes ôtaient peu vivants et les choses, en revanche, prenaient une âme, devenaient des êtres mythologiques et monstrueux, que ce fût le parc du Paradou, l’alambic de l’Assommoir, l’escalier et la cour intérieure de Pot-Bouille, le grand magasin du Bonheur des Dames, le puits de mine de Germinal, la locomotive de la Bête humaine.

Comme chez les romantiques, la description prenait le pas sur tous les sports littéraires, envahissait tout, absorbait tout, noyait tout, ruisselait à travers les pages, se répandait en flaques, en étangs, en lacs, en océans et en marais. Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Balzac étaient dépassés et paraissaient maigres descripteurs, comme Jean-Jacques Rousseau avait paru tel auprès d’eux. Le « matérialisme littéraire », tant signalé par les classiques au début du romantisme, était porté à son apogée, et au gothique fleuri succédait le gothique flamboyant.

Comme chez les romantiques, le pessimisme et la misanthropie coulaient, aussi, à pleins bords. Le monde entier pouvait dire en se regardant en ce miroir : « Jamais je n’ai été aussi laid ». L’homme pouvait se dire en lisant ces pages : « Jamais je ne me suis senti si méprisé. »

Il ne faut pas s’y tromper. Ceci encore est du romantisme. Malgré le grand optimisme ingénu de Victor Hugo, la mélancolie romantique n’est pas autre chose que misanthropie et pessimisme. La grande âme contemptrice et désolée de Chateaubriand, si souvent retrouvée partiellement par Musset, par Gautier, par Vigny, par Lamartine lui-même, le tempérament neurasthénique des romantiques, est l’âme même, intime et profonde, du romantisme ; et si Vigny est considéré à présent, plus que tout autre, comme le représentant du romantisme, c’est que du romantisme il a négligé le magasin des accessoires, mais exprimé plus fortement que personne l’esprit même.

Enfin, comme chez les romantiques, il y avait chez Zola le manque de finesse et l’horreur de la vérité. Comme l’a dit spirituellement M. Jules Lemaître, dès 1865 M. Zola était, ce qu’il devait devenir, « déjà il manquait d’esprit ». Il en manqua toujours à un degré prodigieux et d’une manière excellente ; car à qui manque d’esprit les Français et même tous les Européens sont toujours très disposés à attribuer du génie. Toujours est-il qu’il en manqua. Toute raison aiguisée, toute pensée un peu déliée, toute observation même un peu pénétrante lui étaient absolument interdites. Je ne vois pas quelqu’un au monde qui ait été plus le contraire de Swift, de Sterne, de La Rochefoucauld, de La Fontaine, de La Bruyère et de Voltaire. Et voyez comme les choses s’éclairent par les contrastes. Prenez le premier venu des admirateurs de Zola, il vous dira : « Sans doute ; mais qu’est-ce que c’est que Swift, La Rochefoucauld, La Fontaine, La Bruyère et Voltaire, auprès de Victor Hugo, Balzac et Zola ? »

Et comme les romantiques il avait l’horreur même de la vérité. Les romantiques vivent dans l’imagination comme le poisson dans l’eau et ont la crainte de la vérité comme le poisson de la paille. Elle les gêne, parce qu’elle les limite, les réprime, les refoule et les étouffe. Elle les empêche d’inventer, de créer et comme de produire. C’est leur vocation, leur prédestination et leur office propre d’écarter la vérité après que, pendant une certaine période de temps, des écrivains, en s’y attachant trop, ont appauvri l’imagination d’un peuple et comme desséché son esprit. Rappelez-vous les imprécations de Lamartine, vers 1825 contre le temps du premier Empire. Ce n’est pas contre la littérature maniérée de cette époque qu’il invective. Eh ! non. Il la méprise silencieusement et (désormais) il l’ignore. C’est contre l’esprit scientifique. Ah ! l’horrible temps ! On n’y faisait que des mathématiques ! Le romantisme est un appel à la liberté du rêve et une insurrection contre le réel, la « soumission à l’objet » secouée violemment et écartée avec colère.

Chez Zola, même tendance. On a relevé des inadvertances et des étourderies de détail, la pêche des crevettes roses et le nouvel Opéra vu des hauteurs du Trocadéro à une époque où il n’existait pas. Mais ce sont des riens. L’horreur de la vérité apparaît à ceci qu’avec une documentation assez consciencieuse et sérieuse, jamais, non jamais, ni un homme ni une femme ne nous apparaît dans un roman de Zola tel qu’il nous fasse dire : « C’est cela, je le connais. » Jamais d’aucun de ces personnages on ne s’avisera de dire : « Il semble qu’on l’a vu et que c’est un portrait. » Mauvais critérium ? Non pas ! Les personnages de Stendhal, comme ceux de Le Sage, nous font dire : « C’est, lui ! Je l’ai vu ! Il était moins net dans la réalité ; mais je l’ai vu. » Les personnages de Molière et de Balzac sont grossis, amplifiés, élargis, déformés déjà, parce que Molière et Balzac ont de l’imagination, mais ils sont très vrais en leur fond et ils nous font dire : « Je l’ai vu. Il était moins grand, moins puissant, moins terrible, moins monstrueux dans la réalité ; mais je l’ai vu ; ou j’ai vu tel homme qui n’avait pas grand chemin à faire pour devenir Harpagon, Tartufe, le père Grandet, le baron Hulot. » Les personnages des romantiques n’ont rien de cela (et qu’on ne m’accuse pas de mettre Balzac tantôt avec les réalistes, tantôt avec les romantiques ; on peut savoir que je le fais exprès, ayant toujours considéré Balzac comme étant moitié romantique, moitié réaliste, presque exactement), les personnages des romantiques sont des abstractions vivifiées, quelquefois magnifiquement, par le rêve. Les personnages de Zola sont des abstractions encore plus vides, vivifiées par un rêve triste de matérialiste grossier, au lieu de l’être par le rêve bleu d’un idéaliste en extase. Non seulement ils ne sentent pas la réalité, mais ils révèlent l’horreur qu’a leur auteur à l’égard de la vérité. Cela se voit à l’absence de nuances et à l’absence de complexité. La vérité humaine n’est que dans les nuances subordonnées à une couleur générale et dans la complexité subordonnée à une tendance maîtresse qui fait l’unité du personnage. Julien Sorel est avant tout un ambitieux ; mais il est aussi un amoureux, un rêveur, un poète, un ami et même un petit maître. Dans les personnages de Balzac, déjà un peu trop ; dans ceux de Zola, extraordinairement et misérablement, l’être humain est réduit à une seule passion et cette passion à une manie et cette manie à un tic. Et le tic est un geste énorme, parce que l’auteur a une imagination grossissante en même temps qu’elle est pauvre et peu nourrie, mais ce n’est qu’un tic. Édouard Ruel disait bien finement : « Mérimée dessine les hommes comme les marionnettes ; moins pour nous faire croire que ces marionnettes sont des hommes, que pour nous faire sentir que les hommes sont des marionnettes. » Les marionnettes de Zola sont des marionnettes colossales, mais comme marionnettes, elles ne sont pas des hommes, et comme colossales, elles le sont encore moins.

C’était donc un romantique de second ordre, qui aurait paru très mince personnage, avec son style gros et lourd et incorrect, aux environs de 1830 ; mais ce qui est plus intéressant, c’est de voir comment le romantisme s’est déformé en lui. Il s’est déformé de telle sorte que Zola sera un document d’histoire littéraire très intéressant pour qui se demandera vers quoi le romantisme tendait sans le savoir, à travers ses essors, ses envolées et ses splendeurs.

Il s’est déformé à travers le cerveau de Zola comme à travers celui d’un lecteur vulgaire, illettré et barbare, des romantiques en 1840. Figurez-vous un homme sans instruction, sans culture historique, philosophique et littéraire, ignorant des classiques français et des littératures étrangères, lisant les romantiques de 1830 sous le règne de Louis-Philippe. La grandeur mélancolique de Chateaubriand, la grandeur de promontoire solitaire, lui échappe ; la sensibilité amoureuse et religieuse de Lamartine lui échappe ou lui répugne ; la tristesse désespérée de Vigny lui échappe, non par elle-même, mais par la discrétion hautaine dont elle s’enveloppe ; la beauté sculpturale ou pittoresque de Victor Hugo et sa musique merveilleuse sont pour lui lettres hébraïques. Mais dans ces mêmes auteurs, ou encore mieux dans leurs imitateurs ridicules, le mot cru et gros, la couleur violente et aveuglante, la description acharnée qui ne demande à l’intelligence aucun effort et qui fait simplement tourner le cinématographe ; le relief des choses, cathédrale, quartier, morceau de nier, champ de bataille ; aussi l’imagination débordante et enlevante, qui vous entraîne vers des hauteurs ou des lointains confus comme dans la nacelle d’un ballon, toutes ces choses qui ne demandent au lecteur aucune collaboration, qui le laissent passif tout en le remuant et l’émouvant ; aussi et enfin une misanthropie qui ne donne pas ses raisons et qui ne nous fait pas réfléchir sur nous-mêmes, mais seulement flatte en nous notre orgueil secret en nous faisant mépriser nos semblables sans nous inviter à nous mépriser nous-mêmes : voilà ce que le lecteur illettré de 1840 voit, admire et chérit dans les romantiques ; voilà la déformation du romantisme dans son propre cerveau mal nourri, dans la misère physiologique de son esprit.

C’est une déformation moins misérable, mais à peu près semblable, qui s’est produite dans le cerveau d’Émile Zola. Tous les éléments romantiques se sont comme avilis et dégradés en lui. Le sens pittoresque est devenu en lui cette couleur grosse et criarde qui fait comme hurler les objets au lieu de les faire chanter, comme disent les peintres, dans une harmonie et comme une symphonie générale selon leurs rapports avec les autres objets qui les entourent. — L’objet matériel inanimé d’une vie mystérieuse, qui est peut-être l’invention la plus originale des romantiques et d’où est venue toute la poésie symbolique, est devenu chez Zola, souvent, du moins, une véritable caricature lourde, grossière et puérile, et la « solennité de l’escalier » d’une maison de la rue de Choiseul a défrayé avec raison la verve facile des petits journaux satiriques. — La simplification de l’homme, réduit à une passion unique et dépouille de sa richesse sentimentale et de sa variété sensationnelle, est devenue, chez Zola, une simplification plus indigente encore et plus brutale ; chaque homme n’étant plus chez lui qu’un instinct et l’homme descendant, en son œuvre, on a dit jusqu’à la brute et il faut dire beaucoup plus bas, tant il s’en fallait que l’animal soit une brute et que chaque animal n’ait qu’un instinct.

Le pessimisme et la misanthropie romantiques, si nobles chez la plupart des grands hommes de 1830, sont devenus chez lui une passion chagrine de dénigrement systématique, une passion d’horreur à l’endroit de l’humanité, qui a quelque chose de haineux, d’entêté, d’étroit, de sombre et de triste comme une manie, et qui en vérité chez Zola n’est qu’une manie d’aveugle ou de myope. On croit sentir chez Zola une manière de rancune amère contre une société, contre un genre humain plutôt, qui ne lui a pas fait tout de suite la place du premier rang à laquelle il avait droit comme de plain-pied. Nul homme, — ce qui ne m’irrite point outre mesure, et, après tout, on l’a pardonné bien facilement à Byron et à Henri Heine, mais ce qui me blesse cependant un peu, — n’a plus âprement et plus injustement calomnié son pays. Une partie du mépris que professent à notre égard les étrangers vient des livres d’Émile Zola. Je n’attribue pas à l’œuvre d’un romancier populaire tant d’influence internationale que je m’avise de protester ici avec indignation. Je n’ignore pas, non plus, puisque je l’ai dit assez souvent, que la satire est un sel salutaire ou une médecine amère, une sorte de tonique qui souvent a son bon office et plus d’efficace que les émollients et les solanées. Mais il faut qu’on sente chez le satirique un désir vrai, sincère et vif de corriger ses concitoyens en leur peignant leurs défauts ou leurs vices ; et il faut bien avouer que dans les livres de Zola on ne le sentait nullement, mais seulement une haine cordiale et un mépris de parti pris pour ceux dont il avait le malheur d’être né le compatriote, ou à peu près le compatriote ; et cela ne laisse pas d’être un peu désobligeant et un peu coupable.

Enfin ce goût de quelques romantiques, au nom de la liberté de l’art, pour le mot cru, la peinture brutale, était devenu chez Zola une véritable passion pour l’indécence et pour l’indécence froide et, si je puis dire, de sens rassis. On le sentait si calme en son travail si peu fougueux, on le sentait si éloigné de la verve débridée d’un Diderot, ayant, du reste, le soin d’insérer une scène de sensualité brutale dans une histoire ou un épisode qui ne la comportait nullement, qu’on le soupçonnait de viser à la vente en exploitant la denrée de librairie qui a plus que toute autre la faveur du public payant. Sans qu’on puisse, en conscience, rien affirmer à cet égard, cette manie ou cette adresse était singulièrement fâcheuse. Elle irrita les disciples de Zola qui, peu qualifiés, quelques-uns du moins, pour faire les renchéris à cet égard, se fâchèrent tout rouge et beaucoup trop, dans un manifeste resté célèbre, publié à propos de La Terre : « Non seulement, disaient-ils, l’observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristique : mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instant, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le maître est descendu au fond de l’immondice. »

Soustraction faite de la véhémence inséparable d’une rupture que, du reste, on voulait rendre éclatante, le jugement est presque juste et la condamnation n’est pas imméritée.

Ainsi s’était déformé et comme avili le romantisme aux mains d’un homme qui n’était pas capable d’en comprendre les parties hautes et qui était trop prédisposé à en saisir comme avec ravissement les aspects vulgaires, ou bien plutôt qui n’en pouvait comprendre que les dehors et était parfaitement inapte à en pénétrer le fond.

Aussi fut-il comme repoussé avec impatience par tout ce que la France comptait d’esprits élevés, délicats ou tout simplement lettrés. Scherer ne pouvait même pas en entendre parler ; M. Brunetière le combattit avec acharnement, et de sa longue campagne contre lui il est resté tout un volume : Le Roman naturaliste, qui est un des meilleurs ouvrages du célèbre critique ; M. Jules Lemaître fut le plus indulgent et, dans son célèbre article de 1884, s’attacha surtout à « comprendre » ce que du reste il n’aimait pas et à faire comprendre ce que du reste il était étonné qu’on aimât. Il définit l’œuvre de Zola « une épopée pessimiste de l’animalité humaine », et c’était bien marquer avec douceur la limite au-dessus de laquelle Zola ne pouvait pas s’élever et dénoncer avec discrétion la prétention injustifiée d’un auteur qui prétendait bien écrire l’épopée de l’humanité elle-même.

M. Anatole France fût le plus dur, comme étant, de tous, le plus délicat, le plus délié, le plus subtil, et tout au moins, aussi lettré que tous les autres. Il dit, avec une colère qui est peu dans ses habitudes, particulièrement significative par conséquent : « Son œuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent jamais nés. Certes, je ne lui nierai pas sa détestable gloire. Jamais homme n’avait à ce point méconnu l’idéal des hommes. »

Si Zola a tant déplu aux délicats et à ce qu’on appelait, au xviie siècle, « les honnêtes gens », pourquoi, ce qu’on ne peut nier, a-t-il eu tant de succès auprès de la foule ? D’abord, c’est à cause de ses défauts ; ensuite, c’est un peu à cause de ses qualités ; car il en a.

C’est à cause de ses défauts. La force brutale et le défaut de mesure ont sur les hommes à demi lettrés, ou qui ne sont pas lettrés du tout, un prestige incomparable. La vérité plaît à un petit nombre d’hommes, l’hyperbole ravit la majorité des hommes. Les livres de Zola étaient une hyperbole continuelle.

La sensualité étalée fut une des causes aussi du succès de ces livres. Le public aime les ouvrages où un certain talent sert de passeport à la pornographie et excuse de la savourer. On n’avoue pas un livre purement sensuel ; on est heureux de pouvoir assurer aux autres et à soi-même qu’on a lu un livre licencieux à cause du talent qui s’y trouve.

La dangereuse théorie de M. Richepin : « La pornographie cesse où le talent commence », dangereuse parce qu’elle n’est pas tout à fait fausse et parce qu’elle est enveloppée d’une jolie formule, sert de couverture à beaucoup de plaisirs secrets et peu avouables.

La misanthropie aussi, comme je crois l’avoir déjà dit, flatte tellement un lecteur peu averti qui s’excepte toujours de la condamnation portée contre le genre humain tout entier, que, si outrée et presque maladive et folle qu’elle fût chez Zola, elle ravissait d’aise et de joie maligne un public volontiers contempteur et prompt à reconnaître le prochain dans les plus noires peintures, sans songer que le prochain c’est le semblable. — Enfin, une manie particulièrement française était délicieusement chatouillée dans les romans de Zola, le goût d’entendre dire du mal de la France. Le Français est le seul peuple du monde qui ait ce singulier goût ; mais il est chez lui extrêmement fort. On ne peut aller trop loin, en France, dans l’expression du mépris à l’égard du peuple français. Si Zola voulut faire l’expérience de dépasser la mesure, il dut voir qu’il était à peu près impossible de la dépasser et qu’elle est, pour ainsi parler, à l’infini.

Et il faut bien savoir dire que Zola dut son succès à un petit nombre de qualités très réelles. Il n’écrivait pas trop bien ; il écrivait d’un style déplorablement abondant, surchargé et alourdi, sans finesses et sans nuances. « Il a le style primaire », disait très finement, au contraire, Rodenbach. Mais il savait composer et il savait peindre certaines choses. Il composait fortement et lumineusement. Un peu de flottement et de « traînasseries » toujours, au milieu de ses romans toujours trop longs ; mais des débuts et des fins excellents. Songez au début de Nana et à la fin merveilleuse de Germinal, et à la fin, si prestigieuse, de La Terre. Il peignait les foules en mouvement d’une manière qui le met au tout premier rang. Rien ne vaut la descente des ouvriers, à la fin de la journée, par la rue Oberkampf, la lente coulée des voitures à travers les Champs-Élysées au retour des courses, la galopade furieuse des ouvriers révoltés dans Germinal, l’éternel va-et-vient des chevaux démontés, nuit tombante, dans le champ de bataille de Sedan, le « train blanc » de Lourdes et, à Lourdes aussi, le vent de folie extatique qui couche, relève et prosterne à nouveau la foule, avec ce cri monotone qui s’élève, s’enfle et roule dans l’air enfiévré : « Seigneur ! guérissez nos malades « Seigneur ! guérissez nos malades ! »

Nul doute : cet homme était une manière de poète barbare, un Hugo vulgaire et brut, mais puissant, un démiurge gauche, mais robuste, qui pétrissait vigoureusement la matière vivace et la faisait grimacer, mais palpiter, une sorte de démon étrange qui tenait le milieu entre Prométhée et Caliban, et, comme a dit très précisément M. Jules Lemaître, « il se dégage de ces vastes ensembles une impression de vie presque uniquement matérielle et bestiale, mais grouillante, profonde, vaste, illimitée ». C’est par ces morceaux où a passé souvent le souffle de Notre-Dame de Paris et de la Kermesse que Zola pourra se survivre dans les anthologies du xxe siècle, alors qu’on aura cessé de lire ses pesants volumes.

III §

Vers la fin de sa vie, il perdit tout talent et peut-être sa fin prématurée, encore qu’elle nous ait douloureusement chagrinés, lui rendit-elle service. Il n’écrivait plus qu’avec ses procédés et ses recettes d’accumulation et de répétition, sans qualités de narration, ce qui, du reste, n’avait jamais ôté où il excellât, et désormais sans art de description, de dessin ni de couleur. Mais ce qu’il y a à remarquer ici, c’est que son caractère avait changé et aussi son point de vue. Il était devenu optimiste autant que Renan écrivant L’Avenir de la science ; il croyait au progrès, aux puissances de l’humanité pour devenir meilleure ou plus heureuse. 1848 renaissait en lui et Flaubert n’eût pas reconnu le Zola qu’il avait pratiqué. Il se construisit, pour soutenir et étayer ses nouvelles tendances, une philosophie très sommaire, faite de croyance en la science considérée comme devant renouveler l’essence morale de l’humanité et devant mener le genre humain à la moralité et au bonheur. En cette conception nouvelle, il procéda, comme précédemment, par affirmations énergiques, tranchantes et répétées, sans instituer une théorie qu’il eût été très incapable de concevoir et sans passer par des raisonnements qu’il eût été bien incapable d’enchaîner, ni par des observations historiques dont tout élément lui manquait. Il fut un très médiocre professeur de sociologie scientifique et d’éthique scientifique, comme on pouvait facilement le prévoir. Mais il fit, conduit par ces nouvelles rêveries un peu confuses, des livres qui, s’ils étaient de mauvais romans, étaient de bonnes actions. Tels Travail et Fécondité.

Comme artiste il était fini et unanimement considéré comme tel ; comme bon apôtre, locution dont j’écarte l’ironie, il commençait. Il était intéressant, du moins pour le psychologue, à suivre dans cette nouvelle voie qui l’aurait amené, peut-être, comme un Tolstoï, dont je crois bien que l’exemple l’hypnotisait un peu, à renier et à détester ses « œuvres de gloire ». Il n’a eu, dans cette dernière manière, que des tâtonnements qui n’attireront l’attention que de l’historien littéraire minutieux.

IV §

C’était une force mal employée, d’abord parce qu’elle était gauche, ensuite parce qu’elle n’était pas dirigée par un esprit net, précis, mesuré, réfléchi, ni bien nourri ; peut-être aussi parce qu’elle l’était par un caractère orgueilleux, un peu ombrageux et un peu aigri ; mais ici, n’étant informé qu’à demi, je craindrais, en affirmant, d’être injuste. Il était puissant, puisqu’il a créé une école en deçà et au-delà de nos frontières ; aussi parce qu’il a suscité contre lui une réaction littéraire extrêmement vive ; car il n’y a que la force contre quoi d’autres forces réagissent. Il reste formidablement incomplet, comme tout le monde, sans doute, mais beaucoup plus que ne le sont d’ordinaire ceux qui occupent un certain rang dans la célébrité. Je crois être sûr que la postérité sera étonnée du succès qu’il eut, autant, peut-être beaucoup plus qu’elle le sera de celui de Dumas père. La gloire de ces romanciers populaires étonne la postérité, qui n’est composée que de délicats et même de difficiles, du moins quand elle regarde les morts. Elle dira sans doute : « Il ne fut pas intelligent ; il écrivait mal toutes les fois qu’il ne décrivait pas ; il ne connaissait rien de l’homme qu’il prétendait peindre, qu’il prétendait connaître et que, seulement, il méprisait ; il avait des parties de poète septentrional et un art de composition qui sentait le Latin ; et il savait faire remuer et gesticuler des foules. »

Et il est possible aussi qu’elle n’en dise rien.

Marcel Prévost. — L’Automne d’une femme §

C’est un bon roman que L’Automne d’une femme, de M. Marcel Prévost. M. Prévost connaît très bien sa manière et la définit très net quand il dit un mot, une fois de plus, en sa préface, de « ce romanesque du réel », qu’il considère comme « le plus aimable attrait des œuvres d’imagination ». Il a parfaitement raison, et cependant… comme c’est curieux le pouvoir des mots ! Parce que réalisme a voulu dire longtemps peinture d’un tas de vilenies, un auteur ne peut pas peindre des âmes ordinaires, des âmes mêlées de bien et de mal, capables de tristes défaillances et aussi de sacrifices méritoires, des âmes réelles en un mot, sans ajouter au mot réalisme le mot romanesque, pour bien montrer que son réalisme n’est pas du « grossiérisme ».

Il est réaliste, tout simplement, M. Prévost (du moins dans ce roman-ci), parfaitement et simplement réaliste. Tous ses personnages sont de pauvres pécheurs point trop noirs et excessivement loin d’être blancs, comme nous. Mais ils ont quelques délicatesses. Ils ne sont pas des brutes. Ce sont des hommes. Parce qu’ils sont des hommes, M. Prévost se croit un peu bien romanesque, il le dit, il en convient. Mais pas du tout ! Il est dans le vrai, voilà toute la chose. Laissons tranquille la terminologie littéraire. En voilà encore une fadaise dont le public s’occupe peu !

L’Automne d’une femme est l’histoire de deux passions féminines ayant le même « objet ».

Il n’est pas très beau, l’objet. C’est un petit inutile, artiste amateur, c’est-à-dire homme qui se console par ne rien faire de l’impuissance où il est de faire rien. Mais il est si beau ! L’auteur a essayé de sauver un peu ce bellâtre, qui devrait loger à l’hôtel du Grand Vainqueur, en le montrant comme véritablement amoureux des deux femmes. Oh ! réfléchissez, vous verrez que c’est encore le meilleur parti. S’il était indifférent, non, vraiment, l’idole impassible, adorée par deux ferventes, serait décidément un peu grotesque ; s’il aimait l’une seulement des deux fanatiques, ah ! c’est chose connue, celle qui ne serait pas aimée aurait tort aux yeux du lecteur, et tout intérêt disparaîtrait ; car l’intérêt, c’est la lutte de ces deux passions féminines également justifiées et dont aucune n’a le devoir de céder devant l’autre.

Il fallait donc que le beau Maurice aimât ses deux pâles victimes. C’était le mieux. Il n’en est pas moins un peu désobligeant. L’envie aux doigts crochus a sur nous autres hommes tant d’empire que nous ne pouvons pas souffrir, ni au théâtre ni dans le roman, les hommes trop aimés. Il aurait peut-être fallu donner moins de place dans l’ouvrage à M. Maurice. Le présenter, dire qu’il est beau, dire qu’il est aimé de la jeune Claire et de la moins jeune Mme Surgères suffisait presque.

Quant aux deux femmes, elles sont absolument admirables. Claire a connu Maurice tout petit. Son amour est une de ces grandes affections qui prennent leurs racines dans notre être tout tendre encore, et qui ne s’en peuvent détacher sans le déchirer tout entier et le tuer. On sent que Claire n’a pas autre chose à faire dans la vie que d’aimer Maurice, et qu’un moment viendra où, de le sentir échapper, elle s’éteindra lentement, comme si le sang s’épuisait dans ses veines et coulait goutte à goutte sur son chemin. Pour Mme Surgères, c’est bien la même chose, d’une autre façon. Elle a quarante ans ; mais elle n’a jamais aimé ; elle vit depuis vingt années auprès d’un mari devenu de très bonne heure aussi ataxique qu’il est possible. Il a la maladie de Morvan. Tous les médecins qui me lisent ont déjà frémi à ces mots redoutables. Elle n’a jamais eu d’enfants. Elle aime le jeune Maurice d’abord d’un amour de mère, ensuite d’un dévouement de garde-malade, et enfin d’un amour de quadragénaire. Ce sont les trois attaches les plus fortes que, nous autres moralistes, nous ayons à vous présenter.

Les événements suivent leur cours, comme font les étudiants appliqués. Vous les voyez d’ici. Hésitations de Mme Surgères, lutte douloureuse contre elle-même, chute inévitable, ivresse et hypnose de l’amour satisfait, puis… Refroidissement de l’amant, n’est-ce pas ? — Mais non ! Et c’est cela qui est très bien vu dans le roman de M. Prévost. L’amant ne se refroidit point. Mais, passé le premier aveuglement où la passion nous jette, Mme Surgères s’aperçoit que Maurice, sans cesser de l’aimer, n’aime point qu’elle seule ; et c’est cela qui est terrible. Si elle se sentait délaissée, elle aurait plus de force pour rompre ; pour continuer de vivre, non pas, peut-être ; mais pour rompre. On renonce à quelque chose que l’on sent qui n’existe pas ; on y renonce avec désespoir ; mais on y renonce. Mais Mme Surgères se sent toujours aimée, et elle ne peut prendre sur elle de briser un bonheur parfaitement réel et qu’elle sait qui durera longtemps encore, pourvu seulement qu’elle le veuille.

Et, pendant ce temps-là, Claire agonise lentement et sûrement. Et Mme Surgères qui aime Claire, à toutes les minutes de sa vie, à toutes les minutes de son bonheur surtout, sent qu’elle tue quelqu’un, ce qui certainement n’est pas gai.

C’est très amusant, tout cela, pour les êtres qui aiment à voir souffrir, et vous savez que tous les lecteurs de roman sont tout simplement de ces êtres-là. On se dit : « De ces deux femmes, une mourra de cette situation. Laquelle ? Les paris sont engagés. » On voit venir l’un ou l’autre de ces dénouements.

M. Prévost n’a voulu ni de l’un ni de l’autre, ce qui, à mon avis, ôte un peu de sa grandeur tragique à son œuvre. Il a mieux aimé qu’une des deux femmes se sacrifiât, se résignât. Mais laquelle ? Les paris recommencent. Laquelle aura la force de se sacrifier sans mourir ? J’aurais hésité. La jeunesse a tout l’avenir devant elle ; elle peut faire les grands sacrifices ; elle a en elle de puissantes réserves de résurrection. Mais l’âge mûr a aussi plus d’énergie ; il a plus l’habitude de souffrir ; il peut reprendre cette habitude après l’avoir perdue. Songez aussi que Mme Surgères a commencé par aimer Maurice d’un amour maternel. Après une terrible crise, elle retrouve cet amour-là, ou se persuade qu’elle l’a retrouvé. Maurice et Claire seront heureux.

Incomplètement, j’espère ; car ce doit être dur de faire son honneur du malheur des autres, encore que depuis bien longtemps ce soit la seule façon de faire du bonheur.

Ce roman très vrai, un peu long au début, d’une vraie profondeur et d’un grand intérêt pathétique en sa seconde partie, est d’une œuvre singulièrement forte. Il fera couler de très belles larmes sur des joues juvéniles et sur des joues d’automne. Je regrette cependant que le personnage viril y joue un rôle qui, malgré toutes les précautions prises par l’auteur, ne fait pas un éclatant honneur au sexe fort. Nous prendrons notre revanche une autre fois peut-être ; mais je remarque que les hommes jouent rarement un beau personnage dans les romans de M. Prévost. C’est probablement son opinion. Je ne le chicanerai pas sur ce point. Suffit que j’aie dit que sa nouvelle œuvre est en tous points très digne encore de l’auteur des admirables Lettres de femmes.

Anatole France §

La Rôtisserie de la reine Pédauque §

La Rôtisserie de la reine Pédauque n’est pas écrite pour les petites filles qui sautent à la corde dans le jardin du Luxembourg. Elle n’est même pas écrite pour les femmes d’à présent, un peu susceptibles sur l’article de la pudeur livresque, et que méconnaîtrait l’œil de leurs grand’mères ; mais c’est un livre bien amusant, et c’est un petit chef-d’œuvre. Dieu sait si cela m’amuse d’en parler ainsi ! Dire du bien d’un homme arrivé, d’un homme influent dans le monde littéraire, et qui tient une plume de critique, et qui jugera le premier livre que je m’aviserai d’écrire ; non, je ne sais rien, rien au monde, qui me soit plus désagréable ; et j’aurais souhaité de tout mon cœur que La Rôtisserie fût exécrable. Je ne cacherai même pas qu’en l’ouvrant c’était mon secret désir. Mais puisqu’elle est bonne, je ne puis pourtant dire qu’elle est mauvaise.

Elle est charmante. C’est une bonne folie gaie et drôle, dans le goût des romans du xviiie siècle, et qui rappelle à chaque instant les Contes de Voltaire. Dans un récit qui a du reste son unité, et qui se suit fort bien, et qui sait parfaitement où il va, il y a des histoires d’alchimiste et de cabaliste à idée fixe, des histoires d’abbé lettré et bohème, imitées librement de celle de l’abbé Prévost ; des histoires de capucins suspects, de gentil homme libertin et fou, de rôtisseurs paillards, de donzelles fantasques et fringantes. C’est varié, vif, bariolé et papillotant. C’est le plus joli tohu-bohu du monde, qui ne cesse pas un moment d’être clair.

Et quelle connaissance sûre, et à tout moment agréablement instructive, du vieux Paris d’il y a cent cinquante ans, de ses rues, de ses places, des moindres accidents de son sol, et de ses bons et de ses mauvais endroits, et de ses physionomies et de son langage et ses mœurs ! On y est, on y vit pleinement, et l’on s’y promène et on s’y amuse. On y fait toutes sortes de connaissances, dont la plupart à la vérité sont mauvaises ; mais d’abord c’est le mot du philosophe, dont vous me pardonnerez d’avoir oublié le nom : « Mon Dieu ! pourquoi avez-vous voulu nous imposer cette épreuve qu’il n’y ait que les coquins qui soient amusants ? » — Et puis M. France a la main si légère, et ces coquins sont si peu noirs ! Ils ne sont pas mauvaises gens au fond ; ils ne manquent que de sens moral ; mais ils n’ont point de méchanceté !

La différence est sensible. Elle est telle qu’il se trouve des gens qui ont un sens moral très vif et qui sont méchants. Je m’empresse d’ajouter qu’il y en a aussi qui n’ont aucun sens moral et qui sont pleins de méchanceté. Quand on fait des dénombrements, il faut les faire complets.

Les bonshommes de M. France sont immoraux avec une grande naïveté, et l’on se sent pour eux pleins d’une indulgence très douce et cordiale, encore que coupable. On plaint véritablement ce bon abbé Goignard qui fut assassiné sur la route de Lyon pour avoir été traduire du grec dans le château d’un alchimiste, ce qui l’entraîna à assommer un traitant et à enlever la nièce d’un Juif de Lisbonne ; car les circonstances ont de terribles enchaînements, que ni la sagesse humaine ne saurait prévoir, ni le courage redresser, et il y a beaucoup de fatalité dans les choses.

Je ne trouve à ce petit livre que le défaut d’être un peu trop long pour ce qu’il est. Je m’explique. C’est un petit chef-d’œuvre du genre léger. Les petits chefs-d’œuvre du genre léger ont le devoir d’être courts. Il faut qu’ils deviennent ces petits livres in-18 de deux cents pages, ces petits amis favoris qu’on glisse dans sa poche quand on va se promener, dont on n’aime pas à se séparer et qu’en effet on retrouve toujours sur soi, discrets et portatifs, jamais gênants, toujours prêts à être ouverts, et auxquels on songe pendant tout le temps que vous vole un raseur, en se disant : « Patience, patience ! Toi, mon ami, tu m’ennuies considérablement ; mais j’ai là de quoi, au moins, t’oublier tout à l’heure. »

Eli bien, ces petits livres consolateurs doivent être un peu plus courts que La Rôtisserie, non pas beaucoup plus, mais un peu. M. France, qui est le dernier des bouquinistes, n’a pas pris, ce qui m’étonne, la juste mesure de la poche des promeneurs.

On dira aussi, j’en suis sûr, que La Rôtisserie est trop visiblement écrite par un homme qui sait Candide par cœur. Eh ! mon Dieu oui ! mais il y a de jolis défauts, allez ! Si, par profession, vous lisez un roman nouveau par semaine, vous apprécierez singulièrement le défaut qui consiste à écrire dans la langue de Voltaire. Et c’est que M. France l’écrit très naturellement. Cela ne sent point l’application et par conséquent n’est point pastiche. Le pastiche, après tout, c’est imiter mal. Imiter bien, imiter avec un parfait naturel, c’est ressembler, tout simplement. Jamais je ne ferai un reproche à qui que ce soit de ressembler au Voltaire des Contes.

Faut-il tout dire ? Non, je ne songe pas du tout à mettre M. France au-dessus de Voltaire ; je remarque seulement que je suis quelquefois un peu agacé en lisant un conte de Voltaire de l’intention trop marquée de vouloir prouver quelque chose, du propos démonstratif qui se poursuit à travers toutes ces inventions aimables et charmantes.

M. France est parfaitement inférieur à Voltaire, et personne, surtout lui, n’en fait nul doute ; mais cette prétention démonstrative, au moins, il ne l’a pas. Il raconte les folies humaines pour les raconter, il fait disserter ses personnages sur les questions les plus graves pour nous montrer des hommes qui dissertent, avec leurs étourderies, leurs inconséquences et leurs partis pris habituels, et rien de plus, et c’est à moi de tirer mes petites conclusions, si je suis en humeur de les tirer. J’aime bien cela.

Je crois que M. France, qui a tâté beaucoup de gués différents jusqu’à cette heure, est sur sa voie véritable. M. France est absolument un homme du xviiie siècle. Il l’est par sa curiosité intelligente, par son scepticisme pénétrant et narquois, par sa façon gaie de prendre et de traiter les folies et les bassesses humaines, par son ironie légère, et cette manière, qui est tout le Voltaire des bons moments, d’aimer les idées en les méprisant un peu. Il aime les idées comme un gentilhomme du xviiie siècle aimait les filles. Il les aime, il les méprise, il les fait danser et il les renvoie : « Eh ! eh ! la donzelle était, parbleu, assez intéressante ! » S’il en est ainsi, que M. France suive sa nature. Qu’il renonce, — mettons à demi seulement, — à ces petites histoires moitié édifiantes, moitié impertinentes, dont le charme ambigu et l’amusant scandale n’allait pas sans quelque gêne pour le lecteur et peut-être pour lui-même ; et qu’il nous rende dans toute sa grâce fringante le roman du xviiie siècle, qui est une des gloires de l’esprit français quand il n’est écrit ni par Marivaux, ni par Prévost, ni par Diderot, ni par Crébillon, ni même, car décidément on le surfait trop, par Laclos.

Le fera-t-il ? En tout cas, c’est commencé, et M. France peut faire plus léger, plus court et plus exquis que La Rôtisserie ; mais c’est déjà un conte qui aurait fait honneur au plus spirituel des siècles, et qu’aucun, je dis aucun, écrivain de ce temps n’aurait pu écrire d’une plume aussi pertinente au sujet.

L’Anneau d’améthyste §

M. Anatole France publie le troisième volume de la série qu’il a intitulée Histoire contemporaine et qui est une si incisive satire de nos travers et de nos vices. Ce volume sera peut-être jugé inférieur aux deux premiers ou, tout au moins, un peu moins amusant. D’abord, quoique avec discrétion et une habileté de distribution où l’on retrouve l’art ou plutôt le goût exquis qui est naturel à l’auteur, il contient trop de politique.

En cela on me dira qu’il remplit précisément son dessein qui est d’être une histoire contemporaine. Un livre doit être un salon de bonne compagnie et tous les livres de M. France, précisément, ne sont pas autre chose. Or dans un salon de bonne compagnie on ne dit jamais un mot de politique. Mais en 1898 les salons du meilleur ton sont devenus inhabitables par ce fait qu’on y a parlé politique tout le temps, soit malgré les efforts désespérés de la maîtresse de maison, soit à son instigation plus ou moins consciente. Et donc le dernier volume de M. France répond à son titre et est exactement ce qu’il doit être.

Sans doute ; mais je répondrai encore que si les salons de 1898 sont devenus des clubs et n’ont pas été sans présenter quelque analogie avec le Café du Commerce, ils n’ont pas été pour cela plus agréables. Le livre de M. France est trop consciencieux. Il remplit trop son programme. Il est miroir trop fidèle. La « soumission à l’objet » y est trop absolue. Plût à Dieu, du reste, que ce fût ce défaut que l’on eût à reprocher aux livres qui passent quotidiennement sous nos yeux !

À d’autres égards le critique dogmatique qui dans un demi-siècle lira ces trois volumes en quatre ou cinq jours, au lieu de les lire comme nous à de longs intervalles, ne résistera pas à l’obligation qu’il se fera à lui-même d’observer que les personnages changent un peu de caractère en avançant dans la vie, encore que ce soit au cours de quelques années seulement. Dans le premier volume M. Bergeret n’était pas extrêmement éloigné d’être un imbécile, et ce n’était pas lui qui avait le plus beau rôle dans ses discussions avec M. l’abbé Lantaigne ; et, sans intervenir formellement, ce qui est du pédantisme ou de l’enfantillage, l’auteur ne laissait pas de nous donner à entendre qu’il avait peu d’estime pour cet honorable professeur de la langue latine. Peu à peu, comme il faut toujours que l’auteur charge un de ses personnages d’exprimer ses propres idées, c’est M. Bergeret que M. France a choisi pour ce rôle, et j’ai peut-être peu besoin de vous dire qu’une fois que M. Bergeret est devenu le truchement de M. France, M. Bergeret est devenu très intelligent. Cela fait une petite différence, dans le personnage de M. Bergeret, du premier au second volume, et ce changement sera douloureux au critique dogmatique de 1950.

La variation est moins grande du second volume au troisième, M. Bergeret y ayant continué de s’appeler un peu Anatole, dont je ne songe qu’à le féliciter. Cependant il y a changement encore. M. France le félicite de ses progrès en ataraxie, et ces progrès ne me paraissent pas très sensibles. Il ne faudrait pas me presser beaucoup pour me faire dire que tout au contraire, M. Bergeret me paraît devenir plus amer et plus sarcastique que ne le comportaient sa nature primitive qui était douce, et sa philosophie qui était toute pénétrée du scepticisme aimable de Renan. M. Bergeret devient un peu bilieux de temps à autre et il y a quelque féculence dans ses humeurs.

Depuis qu’il s’est révélé au monde, le monde, qui l’a aimé tout de suite, s’est demandé : « Sera-t-il Sterne ? Sera-t-il Swift ? » Eh bien, il a commencé par être Sterne avec un peu de Swift, et maintenant il est Swift avec peut-être trop peu de Sterne, bien qu’il ait du Sterne encore. Cela l’amène quelquefois au paradoxe pur et simple et par conséquent trop facile, comme l’éloge ironique du mensonge, qui est joli, mais à la fois un peu violent et agressif et un peu exempt de ces nuances légères qui font le charme des paradoxes.

Où se retrouvera le Sterne c’est dans la discussion sur l’immortalité de l’âme, qui est, sauf quelques mots un peu rudes, du pur Renan des meilleurs jours ; c’est dans le passage délicieux du départ de M. Bergeret, quittant la ville qu’il a habitée pendant dix ans et se disant : « Voici que cette ville me devient tout à coup étrangère parce que je vais la quitter. Bien plus : elle a déjà perdu pour moi en quelque sorte sa réalité. Elle n’existe plus dès que ce n’est plus ma ville. Ainsi donc cette cité populeuse, si antique, si historique, si considérable, je la rapportais tout entière à moi seul. Elle n’existait que par moi. Que je parte : elle s’évanouit. Je ne me savais pas un esprit subjectif jusqu’à la démence, on ne se connaît pas et l’on est un monstre sans le savoir… »

Voilà mon Bergeret, le Bergeret du second volume. Il n’est pas toujours aussi serein et aussi capable de se détacher de lui-même pour se juger, dans ce troisième.

De même encore certains personnages secondaires ont changé du noir au blanc du premier volume au troisième. Le recteur Leterrier et le doyen Torquet étaient de formidables idiots dans L’Orme du mail ; ils sont devenus, ou tout au moins M. Leterrier, des philosophes dignes de comprendre M. Bergeret, dans L’Anneau d’améthyste. Cela contrariera le critique de 1950.

Du reste, c’est une leçon. M. Bergeret est capable d’en recevoir et d’en faire son profit ; car c’est un esprit réfléchi. Il devra se dire toutes les fois qu’il rencontrera un imbécile : « Il y a apparence que c’est un imbécile et mon impression est même que c’est un crétin. Mais ne nous hâtons pas de dire ces choses, même à nous-même. Je le trouverai peut-être très intelligent l’année prochaine. Il suffira pour cela qu’il partage ou croie partager mes opinions politiques. Car nous sommes des êtres tout de passion, et les hommes nous plaisent par leurs conclusions quand elles se rencontrent avec les nôtres, sans qu’alors nous nous demandions par quels chemins ils y sont arrivés et si c’est par une série de considérations judicieuses et profondes, comme nous, ou par une succession de pensées ineptes, comme il est probable que c’est leur cas. J’ai bien fini par trouver Leterrier intelligent ! Je ne m’en étais pas douté pendant quinze ans. Il ne faut jamais dire d’un homme, avant sa mort, qu’il est heureux. Il ne faut jamais dire d’un homme, avant notre mort, qu’il est stupide. »

Ce qu’il y a de meilleur encore dans ce volume, ce sont les scènes de comédie. M. Anatole France est un admirable auteur comique. Il a cet art merveilleux de conduire une scène de telle sorte que, derrière ce que les personnages disent, on entende distinctement ce qu’ils pensent, et c’est le vrai comique que celui-ci. Les hommes ne pouvant jamais dire, et pour cause, ce qu’ils pensent précisément, le comique n’est pas dans ce qu’ils disent, mais il est dans le contraste entre ce qu’ils disent et ce qu’ils pensent, à la condition que ce contraste éclate distinctement et naturellement. M. Anatole France est passé maître dans l’art de nous laisser voir ce contraste nonchalamment et sans avoir l’air de songer à nous le montrer.

Il y a une scène divine à cet égard. C’est celle où Ernest de Bonmont veut obtenir que M. l’abbé Guitrel obtienne pour lui le « bouton » aux chasses des Brécé, c’est-à-dire le droit, non pas d’assister à leurs chasses, mais de chasser avec eux, guêtre à guêtre. Guitrel veut bien, mais à la condition qu’on le fasse évêque. Donnant, donnant : mitre pour bouton, bouton pour anneau. Il ne sort pas de là. Mais comme il a admirablement l’air de ne pas y songer ! Mon enfant, dit-il à peu près, je le veux de tout mon cœur. Et c’est précisément parce que je le veux, que je suis au désespoir de n’avoir pas qualité pour le pouvoir. Je suis très bien reçu chez le duc, très bien ; mais cependant comme un simple prêtre, bien obscur. Et le dirai-je ? J’en suis heureux, parce que cela, en m’interdisant de leur rien demander, m’autorise à ne leur demander rien. Oh ! comme on est ainsi bien plus tranquille ! Je vous demande pardon de cet égoïsme, mais du moment qu’il est forcé, je n’ai pas à m’en excuser et je peux en jouir presque sans scrupule. C’est à un personnage d’une autre autorité que moi qu’il faudrait vous adresser. Cherchez un peu parmi les hauts dignitaires de l’armée, de la magistrature ou de la fortune.

— Ou du clergé ?

— Je ne sais. Je n’en vois pas qui…

— Bref, quand vous serez évêque, vous enlèverez le bouton.

— Il ne faudrait pas moins qu’un évêque en effet. Jugez un peu si un pauvre petit professeur d’éloquence sacrée comme moi… Oui, mon enfant, il faut chercher ailleurs. Soyez sûr que mes vœux sont avec vous. 

— Et les miens sont désormais les vôtres, monsieur l’abbé. »

Ils se sont compris parfaitement ; et ils n’ont pas dit un mot qui ne fût strictement mondain ou sévèrement sacerdotal.

Il y a des scènes plus risquées et de moins bon goût. J’accepte très bien la manière dont le petit Dellion demande à Mme de Gromance d’intercéder, elle aussi, pour M. Guitrel. Cela doit se passer ainsi quelquefois, et la scène, assez verte en elle-même, est, avec une sûreté de main admirable, juste dans les limites du bon goût… je veux dire du mien. Il faut éviter les généralisations téméraires.

Mais la scène du fiacre mouillé, un peu plus grosse, un peu plus… enfin un cran plus bas, me paraît d’abord un peu désobligeante, ensuite un peu fausse.

Je vois très bien l’intérêt de Mme de Gromance à intercéder pour l’abbé Guitrel. Je vois beaucoup moins celui de Mme Worms-Clavelin. Et à supposer qu’elle en ait un, qu’en vérité je cherche, elle est bernée dupée dans cette affaire, je n’ose dire roulée, bien qu’il s’agisse d’une course en fiacre, d’une façon qui ne va pas du tout avec son caractère très prudent et très avisé. Il manque ici une préparation, ou un simple raccord arrangeant les choses et prévenant l’objection, quand même ce serait sans la détruire.

Du reste, c’est l’inquiétude générale du livre que je signale ici. On a tout le temps dans le derrière de la tête le mot du bon ministre Loyer quand il voit entrer M. Guitrel : « Il vit qu’il avait trois mentons et la tête en pointe, du ventre et pas d’épaules, et qu’il était onctueux. Un vieillard d’ailleurs. “Que lui veulent les femmes ?” pensa-t-il. »

C’est cela même, « que lui veulent les femmes ? » C’est ce que nous pensons continuellement. Pourquoi tant de femmes s’acharnent-elles à faire nommer évêque ce prêtre-là et non pas un autre ? Il est habile, il est insinuant, il est diplomate. Il est admirable dans son entrevue avec le ministre, et dans son entrevue avec le Nonce, qui elle aussi, avec le contraste entre l’abbé Guitrel et l’abbé Lantaigne et l’art délicieux du Nonce à parler pour ne rien dire, est une merveilleuse scène de comédie. Oui, oui ; mais que lui veulent les femmes ? Cela reste obscur.

L’idée de l’auteur, c’est qu’il y a des influences féminines dans toute nomination, et que quand il s’agit d’une nomination épiscopale, cela devient drôle. Sans doute ; mais il faudrait nous montrer les mobiles de toutes ces influences féminines convergeant sur l’abbé Guitrel et ne se dispersant pas sur plusieurs candidats. Cela reste un petit problème. Mme Worms-Clavelin a pris, nous assure l’auteur, l’habitude, à jamais déplorable, de peu soigner ses dessous. Eh bien, ce sont les dessous aussi de ces petits romans si aimables, qui sont négligés ; qui ne sont pas solidement établis. M. France se dit qu’avec l’esprit qu’il a, tout passe, et que cela va toujours. Et, ma foi, il a raison.

Vous avez remarqué sans doute que dans chaque nouveau volume de cette série M. Anatole France a bien soin d’introduire un nouveau personnage inconnu jusque-là, pour mettre un nouvel élément de variété dans son ouvrage. Il n’y a pas manqué cette fois-ci, non plus que naguère ; et comme ce troisième volume est un peu plus amer, un peu plus pessimiste que les autres, il s’est décidé, peut-être à regret, à faire une place au « personnage sympathique ». C’est la grande nouveauté de ce troisième volume ; car je ne crois pas que dans les précédents il y eût un seul personnage qui ne fût ou un demi-coquin ou un demi-imbécile ou quelque chose d’approchant de l’un ou ne s’éloignant pas trop de l’autre, à quoi le respect de la vérité obligeait sans doute l’auteur. Cette fois, il a sauté le pas. Au risque de quelque invraisemblance, pour mettre une note claire et douce dans le tableau un peu sombre, il a pris son parti du personnage sympathique.

Et ce qui prouve assez que M. France, que l’auteur de Sylvestre Bonnard, est encore capable, malgré l’amertume que la vie a déposée dans son âme, de peindre encore, ou d’inventer, ce qui est mieux, un personnage de tout point sympathique et charmant, c’est que celui qu’il a introduit dans L’Anneau d’améthyste est absolument délicieux.

Il est bon, il est dévoué, il est fidèle, il est excellemment intelligent, prudent, avisé et vigilant. Il ne songe qu’aux autres, qu’à ses amis, qu’à ceux qui lui ont rendu quelque service, à quoi il répond par le centuple ; qu’à ceux, même, qui lui ont montré quelque sympathie, de quoi il se montre comme enivré de reconnaissance.

Beau, du reste, ce qui ne gâte rien et ce qui donne aux qualités morales comme je ne sais quel lustre délicat, parce que les hommes ont toujours compris que qui est beau peut se dispenser d’être bon, et que qui étant beau s’avise d’être bon nous fait une grâce, ce qui leur a fait dire : « Gratior at putchro venioris in corpore virtus. »

Admirablement sagace avec cela, à ce point qu’il prévient M. Bergeret des inconstances de son cœur et des méprises de son intelligence, et, par exemple, ne peut pas souffrir M. Leterrier, que M. Bergeret a eu tort de haïr jadis et qu’il a peut-être tort de trop aimer maintenant. Bon critique même en cela, signalant ainsi une petite inconséquence et contradiction dans les ouvrages de M. France.

Et comme tous les êtres bons (oh ! que ceci est bien observé !) il rend bons, un peu, ceux qu’il aime. C’est avec lui que M. Bergeret se rassérène, s’adoucit, s’humanise, rencontrant enfin quelque chose d’humain ; ne parle plus politique, ne songe plus à Mme de Gromance ; oublie son mépris pour M. Mazure, et revient fréquenter l’orme du Mail et les petits bois suburbains. C’est avec lui que M. Bergeret a des entretiens philosophiques empreints d’une certaine douceur et de quelque indulgence pour les êtres et les choses.

Ce n’est pas que son nouvel ami raisonne beaucoup, quoique infiniment raisonnable et plus qu’aucun des êtres qu’ait jamais rencontrés M. Bergeret ; mais cela veut nous dire précisément que la bonté ne se démontre pas, mais qu’elle se communique, et que l’indulgence ne s’établit pas par raison démonstrative, mais par une douce et vénérable contagion.

Riquet, mon ami, soyez béni, parce que vous empêchez le dernier livre de M. France d’être corrosif d’un bout à l’autre, et que vous mettez une goutte de lait et une goutte de miel aux bords de cette coupe amère ; soyez béni pour vos bons yeux qui sont les plus beaux du monde et où l’on n’a jamais lu que des pensées honnêtes, droites et parfaitement bienveillantes ; soyez béni pour la bonté de votre cœur et pour l’apaisement que le moindre de vos entretiens et que votre commerce, même silencieux, versent dans le cœur des hommes ; soyez béni, parce que, de l’avis même de l’auteur, si misanthrope qu’il puisse être, vous prouvez, malgré vos oreilles pointues de satyre et votre queue en trompette, qu’il y a encore quelque chose de bon dans l’humanité.

Paul Bourget. — La Terre promise §

M. Paul Bourget, après quelque temps de silence, a fait une très brillante rentrée dans la littérature. Sa Terre promise est un beau roman.

Et d’abord c’est un roman. « Ce n’est pas bon ce que fait Hugo au théâtre, disait Casimir Delavigne ; mais ça empêche de trouver bon ce que je fais. » Tout de même, le gros réalisme de ces vingt dernières années, dont la France s’était férue, je ne sais pourquoi, car rien n’est plus contraire à son génie, ce n’était pas très bon ; non, il était rare que ce fût bon ; mais ça empêchait de trouver bon le roman romanesque.

Et cette conséquence était pénible. J’en sais qui en étaient désolés. J’en sais qui, par réaction, donnaient dans des ouvrages d’un genre et d’un art encore inférieurs, mais qui avaient au moins le mérite d’être différents. Une partie du succès de M. Ohnet et de M. Delpit est venue de là. « Au moins, disaient leurs admirateurs, au moins ce n’est pas réel. » Et ! eh ! c’est là une raison.

Le bas réalisme avait un effet plus grave encore. Non seulement il empêchait de trouver bon le roman romanesque, mais encore il le forçait à changer un peu de caractère. Il le forçait à se guinder, à se torturer. Il le forçait à se forcer. Naturellement ! Le roman romanesque à son réalisme à lui, son terrain solide : c’est la psychologie ; c’est l’étude consciencieuse et minutieuse des âmes compliquées. C’est par là qu’il a, lui aussi, son fondement dans le vrai ; c’est par là que, lui aussi, il est scientifique. — « Tout comme un autre », comme dit Figaro.

Or, par émulation avec le roman réaliste, le roman romanesque se faisait psychologique avec plus de minutie, d’attention, de diligence, de componction, de dévotion et de pédantisme qu’il ne fallait. Il s’appliquait. Oh ! comme il s’appliquait, le roman romanesque ! Il travaillait à la loupe. Il ne se contentait plus de couper les cheveux en quatre. Il en faisait l’anatomie, Monsieur, l’anatomie et l’analyse. « Vous plairait-il, Mademoiselle, disait Thomas Diafoirus, d’assister à la dissection d’une femme ? » C’est ce que faisait le roman romanesque. Il piochait. Il étudiait ses auteurs. Il « potassait » Spinoza. En un mot, il était scientifique. On se préparait à écrire des romans pour dames en passant son agrégation de philosophie.

L’extinction des feux du roman réaliste aura pour conséquence d’affranchir le roman romanesque de préoccupations scientifiques peut-être exagérées. Il restera psychologique, sans doute, et je le défie bien de cesser de l’être ; mais il le sera d’une manière plus large, plus libre, plus aisée, moins scolaire, moins livresque et moins technique. Il sera le roman romanesque, le vrai roman romanesque.

Car, ne vous y trompez pas, le roman romanesque ne consiste nullement à asseoir des jeunes filles de keepsake sur des chevaux de romance dans des paysages de chromo. Ceci c’est le roman conventionnel, c’est le roman romanceux, c’est, pour parler plus simple, le roman suranné ; ce n’est pas le roman romanesque. Le roman romanesque consiste à peindre avec vérité et logique des personnages qui ont des âmes romanesques ; voilà tout. Et ces personnages ne sont pas moins vrais que les autres. Ils sont plus rares, tout simplement, et encore ils ne sont pas beaucoup plus rares que ceux qui ne leur ressemblent point, et je retiens presque le mot exceptionnels que j’avais au bout de la plume. La moitié à peu près d’entre nous a des âmes romanesques, ou, si vous le voulez, nous avons tous la moitié d’une âme romanesque, et, de compte fait, cela revient à peu près au même. Peindre des hommes et des femmes qui agissent romanesquement, qui agissent sous l’influence de leur moitié d’âme qui est romanesque, laquelle, à certain moment donné, l’emporte sur l’autre, cela est donc tout aussi légitime que de peindre des êtres humains qui agissent d’après les mobiles de l’intérêt ou selon les suggestions de l’instinct.

On me dira que ce que je définis là c’est le roman romanesque, et non pas le roman psychologique. Pardon ! J’appelle roman psychologique le roman romanesque, parce que pour peindre les parties romanesques de l’âme il faut plus de pénétration d’analyse, plus d’attention d’observation morale que pour peindre le reste ; j’appelle roman psychologique le roman romanesque, parce qu’il y faut de la psychologie ; j’appelle roman psychologique le roman romanesque, parce que le roman romanesque, s’il est fait sans talent psychologique, est mauvais. Il y en a de tels, et nous en parlions tout à l’heure, mais ils sont exécrables. En un mot, le roman psychologique c’est le roman romanesque qui est bien fait.

Il n’y a pas d’âme plus romanesque que celle de Julien Sorel, et Le Rouge et le Noir est le type même du roman psychologique. Traitez Le Rouge et le Noir en roman réaliste, un peu, pourvoir. C’est très facile. Julien Sorel a une âme de paysan parvenu ; il se trouve bien chez Mme de Raynal ; il y reste, patelin et doucereux, peu à peu nécessaire à M. de Raynal, nécessaire aux enfants, utile à Mme de Raynal ; il devient le roi de la maison et engraisse avec componction. À la fin on le voit transformé en gros bourgeois de province, riche, despotique et borné. Voilà !

Mais parce que Julien a l’âme la plus romanesque qui soit, rêvant toujours de devenir Napoléon 1er ou Jules II, c’est de ce roman réaliste qu’il ne veut pas ; c’est vers autre chose qu’il se dirige, c’est autre chose qu’il devient, et le roman est un peu plus difficile à faire et un peu plus amusant que celui que je viens de rédiger. Mais il a fallu pour l’écrire une psychologie un peu autre que rudimentaire.

C’est ce beau roman romanesque tel que je viens d’essayer de le définir qu’a écrit M. Bourget. Il a pris des âmes, sinon exceptionnelles, du moins rares, mais vraies, comme je crois que vous l’allez voir, et il les a fait agir selon leur nature à elles, c’est-à-dire juste au contrepied de la façon dont agissent les autres, ce qui ne les empêche pas d’être dans la vérité, mais ce qui fait qu’elles sont intéressantes.

Un jeune homme de seconde jeunesse, trente-cinq ans, Francis Nayrac, est fiancé, fiancé amoureux, et fiancé qu’on fait attendre, à cause d’une cure de la future belle-mère qu’il faut mener à bonne fin. Il est donc dans des conditions particulières où l’on est particulièrement exalté, nerveux et romanesque ; il est « en plein rêve », comme dit l’auteur, qui sait très bien choisir ses titres de chapitre. Il est en lune de miel préliminaire. C’est la phase la plus charmante et la plus entêtante aussi. On est ultra-romanesque à ce moment-là.

C’est juste en cette occurrence que lui tombe, à côté de lui, une ancienne maîtresse, Mme Raffraye, accompagnée d’une petite fille qu’il n’a jamais vue.

Troublé déjà par ce voisinage, il acquiert peu à peu la certitude que la date de naissance de cette enfant doit remonter à l’année qui a suivi sa rupture avec Mme Raffraye. Cette enfant pourrait être sa fille, et très probablement elle l’est. Inquiétude et commencement de remords.

Enfin, il voit de près cette petite fille ; et alors une ressemblance comme il y en a, tellement criante, tellement fanfarante, qu’il n’y a pas à essayer de s’y tromper ! Il est père. Il a été père pendant dix ans sans le savoir.

Voyons ! Que ferait un homme ordinaire, point très délicat, et, dame ! vous ou moi peut-être ? L’ancienne maîtresse n’a jamais rien dit, elle ne dit rien, elle ne réclame rien, elle est là par hasard, elle ne donne pas signe de vie ; au contraire, elle se dissimule et inimica refugit. C’est la Didon de Palerme. Que ferait-il, l’homme ordinaire ?

Il dirait : « Elle me laisse tranquille. Restons coi. Elle est riche, du reste. L’enfant n’a pas besoin de moi. Filons doux. Silence et mystère. Marions-nous, éclipsons-nous à l’anglaise, et n’en parlons plus. »

C’est précisément parce que Francis Neyrac n’est pas un homme ordinaire, ce qu’il est permis d’être, qu’il fait exactement le contraire, qui est stupide, et très naturel. Voir un enfant qui est à soi et ne lui rien être, il y a des gens à qui c’est égal ; il y a des gens à qui c’est insupportable. Neyrac est de ces derniers, surtout dans l’état d’exaltation psychique où il se trouve depuis trois mois. Il écrit lettre sur lettre à Mme Raffraye, il finit par forcer sa porte et par s’y faire jeter. Il fait un tas de folies. Pas un lecteur qui ne se dise : « Il y a beaucoup de moments où je n’aurais rien fait de ce qu’il fait là ; et il y en a quelques-uns où j’en aurais fait tout autant. Car ainsi le cœur. »

Les choses finissent par s’ébruiter. Une explication de Francis avec Mme Scilly, sa future belle-mère, est devenue inévitable. Ils l’ont. Ah ! ah ! Mme Scilly a cinquante ans, voilà la raison pratique qui va intervenir. Nous allons rentrer dans la vie courante.

C’est ce qui aurait lieu probablement ; mais cette explication de Francis avec Mme Scilly, la fiancée l’entend ! Elle l’entend, eh bien ? Eh bien ! nous allons recommencer. Il s’agit de savoir si Mlle Scilly est vulgaire ou si elle ne l’est pas. Beaucoup de jeunes filles, comme nous en rencontrons tous les jours, diraient : « Vous avez une enfant. Qu’est-ce que ça nous fait ? Elle est très bien où elle est. Elle est heureuse. On ne vous a jamais ennuyé avec. On a si peu l’intention de vous la jeter à la traverse, que c’est vous qui allez ennuyer sa mère, et qu’on vous met à la porte. Dès lors, qu’est-ce que ça nous fait ? »

Mlle Scilly pourrait être ainsi ; c’est permis ; elle n’est pas ainsi ; c’est permis aussi. C’est une sentimentale, une pieuse et une ignorante. Ce qu’elle vient d’avoir là, en écoutant l’explication de Francis et de Mme Scilly, c’est une révélation de la vie, et cette révélation, non pas insensible et successive, comme celle qu’elle aurait eue plus tard, mais brusque, brutale, et à pleine volée dans la figure, lui porte un coup épouvantable. Elle aussi vivait « en plein rêve ». Le rêve se déchire, s’écroule et s’écrase en une minute sur elle. Elle n’y peut résister. Elle n’épousera pas Francis. Elle n’épousera personne.

Remarquez ceci : elle n’épousera personne. Ce n’est pas tant Francis qu’elle hait : eh ! mon Dieu, elle ne le liait pas ; c’est la vie telle qu’elle est qu’elle repousse avec horreur, qu’elle méprise et devant quoi elle recule de tout le geste de son corps, comme devant quelque chose qui salit. Elle est devenue vieille fille en une minute.

C’est joli, cela ; c’est curieux, c’est rare et c’est absolument vrai, vraisemblable, du moins, et logique. Pas une femme qui ne se dise : « J’étais comme ça. Ça m’aurait fait le même effet. Du reste, j’étais bien bête. Mais ça ne fait rien ; c’est vrai tout de même. »

Et tous les bonheurs rêvés s’en vont à la fois. Mlle Scilly part pour très loin. Mme Raffraye part plus loin encore : elle meurt. La petite Raffraye retourne en France avec une tante. Ni père ni mari, Francis reste à regarder la mer,

Les voiles s’enfuyant comme l’espoir qui passe.

Il est très beau, ce dénouement, très sobre et très grand, d’une vaste mélancolie qui emplit tout le ciel et toute l’âme.

Quelques lecteurs un peu pratiques regretteront que les choses ne se soient pas, — nonobstant, — un peu mieux arrangées pour le bonheur. Mais la plupart, les femmes surtout, qui n’ont pas de plus grande volupté que de « se rassasier de larmes », comme parle Homère, en goûteront profondément le charme douloureux et tragique. C’est le très beau couronnement d’un bel ouvrage.

Du reste… écoutez : il ne faut peut-être pas trop se hâter d’applaudir au dénouement triste de Terre promise, parce que ce pourrait être ce qu’on appelle au boulevard une « forte gaffe » ; et il n’est pas impossible que l’auteur approuve tout bas de tout son cœur ceux qui trouvent son dénouement mauvais, et soit un peu agacé par les éloges de ceux qui le trouvent merveilleux.

J’ai un soupçon. Je ne serais pas étonné du tout que ce dénouement ne fût pas un dénouement, que ce volume ne fût que le premier volume d’un roman en deux volumes, et que, dans le prochain ouvrage de M. Bourget, les affaires de Francis Nayrac s’arrangeassent d’une façon assez satisfaisante.

Je crois voir cela à certains signes. Le point final dans Terre promise est posé, sans doute ; mais il n’est pas gros, il n’est pas très appuyé. Dans les romans en trente-neuf volumes, dans les romans cum redoublamentis, vous savez que, vers la fin de chaque partie, il y a comme des crochets pour agrafer ce qui doit venir plus tard. Ainsi dans les maisons en construction qui doivent avoir des voisines on laisse des pierres d’attente tout le long du mur. Cela forme une espèce de scie. C’est aux maisons que je songe.

Eh bien, il y a des crochets de ce genre, il y a des pierres d’attente de cette sorte dans le roman de M. Bourget. Remarquez. Mlle Scilly déclare qu’elle ne se mariera jamais ; et elle n’entre pas au couvent. Quand on déclare à vingt ans qu’on ne se mariera jamais, et qu’on n’entre pas au couvent, on a des chances de se marier à vingt-cinq ans qui est un âge délicieux. — La petite Raffraye s’en va bien loin avec sa tante ; mais sa tante voit M. Francis Nayrac avant le départ, en reçoit des services, le quitte en bons termes. — Francis nous déclare qu’il ira habiter près d’elles, dans un joli pays de France, un de ces pays raisonnables aux « coteaux modérés », comme disait Sainte-Beuve, et aux vallons conciliateurs, qui sont très bons conseillers de sagesse pratique et de romanesque mesuré.

Tout cela, — ce que je puis me tromper, mon Dieu ! — tout cela me semble être pierres d’attente intelligentes et crochets prévoyants. Pierre d’attente essentielle : Mme Raffraye est morte ! Signe évident, trait de lumière ! Bien n’empêche sérieusement qu’un jour Francis et Mlle Scilly ne deviennent le papa et la maman spirituels de Mlle Raffraye ; et je dis spirituels parce que c’est ce qu’ils auront de plus spirituel à faire.

Et ce sera ainsi. Francis va devenir le protecteur attentif et paternel de la petite Raffraye. La petite Raffraye l’adorera. Mlle Scilly rencontrera la petite Raffraye quelque part. Elle l’aime déjà ; elle en raffolera. La science de la vie et l’acceptation de ce qu’elle a de froissant à la première rencontre auront fait, avec le temps, leur progrès naturel dans l’âme de Mlle Scilly. Le sentiment maternel fera le reste. Mlle Scilly, à force de se dire chaque jour : « Quel dommage de ne pas être la mère de cet enfant-là ! » finira par se dire : « Rien n’est plus facile que de le devenir à très peu près. » Une scène touchante, avec la petite Raffraye comme médiatrice, car l’obstacle devenu conciliateur, c’est tout indiqué, réunira les mains de Francis et de Mlle Scilly ; et ce sera très bien, et le sens moral du nouveau roman sera la dissolution des haines, surtout quand elles ne sont que des dépits, dans l’indulgence, la pitié et le pardon, sans compter l’amour.

Je ne serais pas du tout surpris que ce roman fût écrit quelque jour. Il ne serait pas plus mauvais qu’un autre, et, écrit par M. Bourget, il pourrait être exquis. Ce serait : ce que deviennent les romanesques après les grandes crises du cœur. Ils deviennent d’excellentes gens. Des lunes de miel brisées on fait des voies lactées, dit un personnage d’Augier qui a de la confiance ; des romanesques assagis on fait des sages charmants. — Et pour décrire cette transformation, ce ne sera point, cette fois encore, de psychologie qu’il faudra manquer.

Mais ce n’est peut-être pas des romans futurs de M. Bourget que j’ai à vous entretenir ici, d’autant plus qu’après tout ce sont les miens, et que M. Bourget peut les trouver détestables. Pour en revenir à Terre promise, où nous sommes sur terre ferme, j’en ai assez dit pour vous montrer que c’est un beau roman, ou, du moins, pour vous faire entendre qu’il m’a plu singulièrement. On y trouve encore les défauts ordinaires de M. Bourget, ou ce qui, à mon avis, est défauts chez lui, j’entends l’abus des dissertations intercalées dans le récit. La chose est moins saillante ici que dans d’autres ouvrages de M. Bourget. Elle ne laisse pas d’y être apparente encore.

Figurez-vous un salon où un homme du monde, dans son fauteuil, raconte une petite histoire d’amour. Dans un coin une petite chaire pour conférences, la chaire où daignait jadis s’asseoir Bellac. L’homme du monde raconte, posément, joliment, avec des détails : « … et Olivier, au moment même où Mme de Renneval venait de lui faire l’aveu de son amour, vit passer son rival ; et Olivier sentit je ne sais quel froid lui glisser au cœur. » — L’homme du monde quitte son fauteuil, se dirige vers la chaire, s’assied, et continue : « Car, mesdames et messieurs, la jalousie est un sentiment à la fois simple en soi et complexe dans ses manifestations, qui, lorsque par suite de circonstances particulières… » — Les romans de M. Bourget ont toujours eu en leur arrière-fond une petite chaire où s’asseyait l’auteur de temps à autre. Il y en a encore dans celui-ci. Seulement M. Bourget s’y assied un peu moins souvent. Il faudra qu’il arrive à ne plus s’y asseoir du tout. La psychologie dans un roman ne doit pas être à l’arrière-fond ou sur les côtés ; elle doit être dessous ; et la leçon de psychologie nulle part.

On n’en lira pas moins avec un extrême intérêt une œuvre forte, touchante et vraie et romanesque tout de même, parce que ces choses, comme il est prouvé, depuis Mme de La Fayette en passant par Balzac et Stendhal, jusqu’à M. Bourget, ne sont nullement incompatibles.

Pierre Loti §

Matelot §

Pierre Loti nous devait ce roman-là. Il nous avait trop souvent donné le poème du marin, le roman romanesque de l’homme de mer, oh ! poème toujours triste, roman toujours profondément mélancolique : car Pierre Loti ne sait pas être gai, non plus que Chateaubriand, et le Français voyage pour s’emplir de tristesse et s’enivrer de mélancolie, comme l’Anglais pour secouer le spleen ; mais encore ce que nous donnait Pierre Loti jusqu’à présent, c’était la vie maritime idéale, toute de contemplations artistiques ou d’aventures aimables, encore qu’angoissantes ; — ce qu’il nous devait, c’était le roman réaliste du matelot, l’ordinaire et le tout-à-plat de cette vie-là, telle que la vivent des milliers et des milliers encore de braves et bons enfants qui ont du cœur, mais point d’imagination, et à qui, par conséquent, il n’arrive rien du tout de saillant dans leur existence, si ce n’est la mort. — Le roman réaliste du marin, c’est Matelot.

En quoi consiste-t-elle la vie réelle ordinaire d’un marin de la flotte ? En ceci. On est un petit bourgeois peu aisé, que ses parents destinent à l’Enregistrement ou aux Domaines. Par suite de vagues hérédités, ou par l’effet du premier livre qu’on a lu, car, encore qu’il y ait très peu d’âmes livresques, il y en a quelques-unes, on ne rêve que voyages lointains, enfoncements féeriques dans un Orient de théâtre, hamacs berceurs sous les cocotiers.

En conséquence de quoi l’on se prépare à l’École navale, où l’on est parfaitement refusé parce que l’examen, au lieu de porter sur les rêves, porte en très grande partie sur les mathématiques. Alors « on voyage un peu », c’est-à-dire qu’on s’embarque comme matelot, pour passer plus tard ses examens de capitaine au long cours. Le métier vous prend, développe vos forces physiques, développe très faiblement vos facultés mathématiques, vous engourdit même en une magnifique expansion musculaire où le cerveau tient désormais très peu de place, sans qu’on en éprouve le moindre ennui ; car l’homme ne s’aperçoit qu’il est fait pour penser que quand il ne peut pas faire autrement, et l’anti-intellectualisme est une chose très naturelle.

Alors l’âge vient, sans l’examen ; on est matelot de l’État au lieu d’être matelot de cabotage ; on arrive peu à peu quartier-maître, on va dans des pays très malsains, et l’on meurt de la fièvre jaune quelque part.

Et voilà une vie réelle de marin, très souvent, le plus souvent, à l’ordinaire. Il n’y a pas de roman réaliste plus réaliste que le dernier roman du grand poète qui a nom Pierre Loti.

Il l’a sans doute écrit pour réagir contre les tendances funestes que ses autres livres ont pu et ont dû développer dans la jeunesse française. La jeunesse française, à lire les romans de Loti, avait dû se donner de la marine des définitions romantiques et erronées. « Qu’est-ce que c’est que Milan ? » demande, dans une comédie, un monsieur qui va faire un voyage, à un sergent du second Empire. — « Milan, c’est une ville toute pavoisée de drapeaux bleus, blancs et rouges, et de drapeaux blancs, rouges et verts, avec des fenêtres d’où les femmes jettent des brassées de roses sur les passants. » — « C’est singulier. » — « C’est comme cela que je l’ai vue en 1859. » — « Ça a peut-être changé depuis. » De même la jeunesse française a dû définir Alfred de Musset « l’éternel féminin » : elle a dû définir la marine « le féminin universel ». Loti a cru devoir la prévenir que ça avait changé depuis, ou que ce n’était pas toujours cela. Il a très bien fait, et il faut le remercier de cette note réfrigérante qu’il met au bas de son œuvre.

Mais comment faire d’un roman réaliste un roman intéressant, quand on n’a pas l’habitude du roman réaliste ? Pierre Loti n’était pas embarrassé ; parce qu’avec son imagination si puissante, si caressante, il a éminemment le sens du vrai. Il connaît les choses, ce qui est déjà beaucoup ; et il connaît les âmes ; il a tout doucement fait, sans l’annoncer à grand fracas, et presque sans y prendre garde, un roman psychologique, d’une psychologie simple, comme le voulait le sujet, mais parfaitement un roman psychologique. Il nous a peint avec beaucoup de précision l’état d’âme d’un marin ordinaire, d’un marin qui a peu d’imagination, peu de passion, peu de mélancolie même ; mais qui cependant n’est pas une simple brute, a quelque culture et déjà une âme.

Cette âme, c’est une âme d’enfant, une âme d’au-jour-le-jour. Deux traits essentiels et presque uniques : un peu de nostalgie dans une très grande insouciance. Le marin part, le cœur très gros ; le travail accablant et incessant le saisit, le pétrit et l’engourdit moralement ; l’insouciance s’installe. Au jour le jour il va, oublieux du temps qui fuit, avec un souvenir toujours, permanent comme un point fixe douloureux, du pays quitté et de ce qu’il y laisse. Voilà tout.

Un regard aux spectacles qui se déroulent devant ses yeux ? Jamais, ou à peine ; et un grand mérite inattendu dans ce livre de Loti, c’est qu’il n’y a pour ainsi dire pas de descriptions. Pourquoi y en aurait-il, puisque ces choses qui passent à tribord ou à bâbord, le marin ne les voit pas, ou du moins ne les contemple point ?

Il va, il roule, il séjourne, il revient ; les années passent ; voilà la vie réelle, voilà le roman.

Des aventures, il en a, puisque, de temps en temps, on fait escale. Mais elles ne laissent presque aucune trace dans sa vie intérieure. À Rhodes, tous les soirs, une jeune fille passait sur le port, et, passant, lui jetait une rose. Elle était charmante ; c’était plaisir de la voir remonter la rue tortueuse qui conduit à la ville haute, balançant son buste fin sur ses hanches souples, et se retournant à demi. Qu’est-il arrivé ? Qu’on est reparti, et qu’on n’a plus songé du tout à la jeune fille aux roses. À quoi bon ? Puisqu’on n’est jamais sûr de revenir ?

Là-bas, au Canada, un vieux monsieur très excentrique et point déraisonnable le moins du monde l’a rencontré sur le port, et lui a dit, en lui demandant du feu : « Venez donc chez moi ; vous prendrez le thé, vous verrez mes trois filles, et vous en épouserez une. » — C’est une manière un peu indiscrète de demander du feu.

Notre homme a été prendre le thé, il a vu les trois jeunes filles, et en a trouvé une très à son gré. « Vous comprenez bien, lui a dit le père en le reconduisant poliment, pourquoi je veux que vous épousiez une de mes filles. Vous avez remarqué qu’elles sont trop blondes. Ma femme est déjà trop blonde, et elle a eu deux sœurs albinos. Je ne veux pas avoir des petits-fils qui ressemblent à des goélands et des petites filles qui ressemblent à des mouettes. »

Notre brun quartier-maître a parfaitement compris cette physiologie prévoyante, et s’est incontinent fiancé à Marie. Ils se sont beaucoup promenés. Les environs de la ville sont charmants. Marie est du reste délicieuse. Quand le vent vous jette dans le nez ses cheveux, on se prend pour un petit enfant qui traverse les blés mûrs.

Mais quoi ? Le bateau va partir. « Désertez, dit le père ; qu’est-ce que ça vous fait ? » Sans trop savoir pourquoi, le quartier-maître part avec le bateau, en se disant qu’il reviendra ; en se disant, les jours suivants, qu’il écrira bientôt, qu’il reviendra sûrement. La lettre a été commencée, la lettre d’excuses et de promesses. Elle n’a jamais été envoyée ; elle n’a jamais été finie. Marie l’attend encore, après avoir, sans doute, épousé un mulâtre. Il n’y a rien qui change les idées comme un changement de latitude.

Voilà les aventures d’un marin, ses vraies aventures. Toutes ses amours sont des amours commencées. D’aucuns disent que ce sont les plus savoureuses.

Une seule est poussée un peu plus loin, un tout petit peu plus loin, et cela est bien vu ; cela a une raison ; c’est que c’est une amour française. Ici l’amour est d’abord l’amour, ce qui est bien quelque chose, même pour les insouciants, et de plus, c’est une forme de l’amour du pays, c’est une forme de la nostalgie. Voilà pourquoi celle-là dure un peu plus, laisse une trace un peu plus profonde. Le quartier-maître était à Rochefort ou à Lorient, attendant un départ, et dépaysé comme un marin à terre. Il a remarqué une petite ouvrière, et chaque soir fait cinquante pas avec elle dans une rue déserte. Le père finit par s’apercevoir du manège et renvoie le quartier-maître à ses chères études. Mais une fois parti, le quartier-maître songe à sa petite compagne de promenade, et la fait très proprement demander en mariage par sa mère. Cette fois, la lettre a été écrite ; cette fois, la lettre est partie. C’est que, cette fois, c’était le pays que le marin demandait en mariage. Il n’a pas réussi, du reste. Les parents de la jeune fille ont fait les fiers, trouvant d’ailleurs qu’épouser un marin c’est épouser le veuvage, ce qui est un peu vrai.

Ainsi est fait ce roman tout simple, tout humble, d’un grand charme mélancolique cependant, et qui fait couler toutes les larmes qu’il sied qu’un roman de Loti fasse répandre.

Je ne vois qu’un reproche qu’on puisse, si l’on y tient, lui faire. Vous savez assez que les romans de Loti sont beaucoup moins abondants en incidents que ceux de Ponson du Terrail, et vous savez que c’est ce qui en fait le charme. Vous connaissez le mot de la belle lectrice : « Ces romans de Loti, c’est si joli, qu’on a toujours peur qu’il y arrive quelque chose. » — Eh bien, cette qualité, que j’apprécie comme il faut, et qui est pour moi la première de toutes, je m’empresse de le déclarer, on peut trouver que, décidément, dans Matelot, elle est poussée à un certain excès. Cette fois, non seulement « il n’arrive rien », bien entendu, comme c’est l’ordinaire chez Loti et comme, du reste, c’était plus nécessaire qu’à l’ordinaire dans un roman réaliste ; mais encore on n’a pas même peur qu’il arrive quelque chose. On est certain, un peu trop certain, qu’il n’arrivera rien du tout. C’est une assurance invincible sur laquelle, je ne dis pas on s’endort, mais on se repose un peu trop. Ces trois petites aventures que je vous ai indiquées, et qui, forcément, occupent une certaine place dans mon analyse, elles sont absolument étriquées dans le roman, elles n’y occupent pas beaucoup plus de place qu’elles n’en tiennent ici ; elles sont aussi sommaires que possible. En vérité, c’est un peu trop de discrétion. Pour m’indiquer le peu d’importance que ces choses-là ont dans la vie d’un marin, il n’était pas nécessaire de leur mesurer l’espace aussi rigoureusement.

Je dirai presque : au contraire ! Ce qu’il faut marquer, n’est-ce pas ? c’est l’insouciance de ces âmes à la fois si fortes et si légères. Fort bien. Mais plus l’aventure aura été racontée avec détails, avec complaisance, avec développement, aura fait une forte impression sur l’esprit et l’âme du lecteur ; plus éclatera vivement la rapidité avec laquelle le marin l’oublie, l’insouciance qui très vite la recule et la noie dans un passé qui semble infini, cette manière enfin de nonchalance active et d’engourdissement laborieux, qui est pour Loti, et qui me semble bien être en effet, le caractère ordinaire de l’homme qui va sur l’eau.

La vérité sur cette affaire, c’est que Loti n’aime pas à conter. La narration l’ennuie. Ce n’est pas le fait isolé, détaché, qu’il aime à nous montrer, c’est la continuité unie et égale d’une vie uniforme qu’il aime à se représenter et à représenter à nos yeux. Il est le poète du temps qui s’écoule, comme il l’est des grands horizons qui se prolongent. Le temps indéfini a aussi sa grande ligne indéterminée, sans brisure, comme les plaines des déserts de sable, et les plaines des déserts d’eau ; et c’est cette ligne-là que Loti aime à suivre d’un long regardât à peindre d’un grand trait mélancolique. — Et l’on sent en effet, dans ses livres, le temps qui tombe, goutte à goutte, heure à heure, feuille à feuille, avec je ne sais quelle lenteur douce et implacable, molle et sinistre ; et la tristesse si particulière des romans de Loti vient de là, cette tristesse silencieuse, peu à peu envahissante, accablante comme celle du rêve, le soir, dans une chambre solitaire, au bruit lent, tranquille et invincible de l’horloge. Je crois que lui seul a ce secret et sait donner cette impression. Elle est douce, enveloppante et mortelle comme je ne sais quel poison d’Orient. Loti est un assassin délicieux…

L’Exilée §

Son autre livre, intitulé L’Exilée, qui nous arrive presque en même temps que Matelot, n’est qu’un recueil d’articles, très distingués du reste et très dignes d’être recueillis. Il y a là un portrait, et même plusieurs, de cette pauvre et douce Carmen Sylva, cette reine-poète, que Loti a beaucoup connue, beaucoup aimée, et qu’il se plaît à nous montrer, si tristement souriante, si noble et si résignée, sous le diadème de ses cheveux blancs. Il place ce portrait, fort heureusement, dans le cadre de la triste Venise, et rien ne s’accommode mieux que ces deux majestés déchues, et cette exilée dans cette ville qui est elle-même comme une exilée du passé dans le présent. Cela nous vaut, du reste, quelques descriptions de Venise, une Venise au petit jour surtout, qui sont de véritables merveilles. Quel admirable pinceau que celui de Loti ! Quelle sûreté et quelle admirable absence d’effort ! Comme cet homme-là a vécu par les yeux ! Vous rappelez-vous comme étaient puissantes les descriptions du Voyage en Italie, d’Hippolyte Taine ? Comparées à celles de Loti, comme elles paraissent produites par une volonté énergique, impérieusement tendue ! Loti n’a jamais voulu voir. Il a vu. Il ne pouvait pas s’empêcher de voir ; il était fait expressément pour cela.

Dans le même volume, on trouvera une nouvelle étude sur Constantinople, qui n’est pas moins belle que celle que vous avez tous lue dans le prestigieux Fantôme d’Orient. On sent bien que Stamboul est toujours pour Loti la ville des premières amours, et que sa nostalgie à lui le ramène toujours là.

Enfin, quelques « japoneries » complètent le volume, et j’en suis très heureux, parce que, sans le Japon, Loti serait décidément trop triste. Le Japon, c’est la note gaie dans l’œuvre de Loti, qui n’en aurait pas si ce pays n’existait point. Loti ne peut pas songer aux petites maisons, aux petites chambres, aux petites soucoupes et aux petites bonnes femmes de là-bas, avec leurs petits yeux, sans entrer en joie et sans pouffer d’un rire bon enfant, où il n’entre du reste aucune malice. Le mot « drôle », et même le mot « cocasse », vient tout naturellement à la plume de ce grand mélancolique quand il songe à toutes ces petites choses bouffonnes. C’est le Palais-Royal de son Cosmopolis. Vous savez qu’on devient gai en vieillissant, ou plutôt, — car ce n’est pas vrai du tout ce que je viens de dire, — vous savez qu’en vieillissant on cherche avec soin les occasions d’être gai. Quand Loti sera moins ridiculement jeune qu’il ne l’est à cette heure, il fera un dernier voyage ; et ce sera au Japon, pour s’amuser de tout son cœur, comme un écolier, et pour rapporter, à l’usage de sa vieillesse, un fonds de gaieté, de bonne humeur, de jovialité et d’hilarité convulsive toujours prêt à la moindre évocation. Il se fera ainsi un déclin plein d’une joie douce, ce qui ne laissera pas de le changer un peu. — Après tout, ce Japon, c’est peut-être aussi sérieux et aussi triste que tout le reste de la machine ronde ; mais nous avons tous quelque chose au monde, ou quelqu’un, qui fait notre joie dès que nous y songeons. Nous avons tous notre Japon. Il ne s’agit que de s’en aviser et de le cultiver avec soin. Je vous en souhaite un qui soit de ressource.

Édouard Rod. — Le Ménage du pasteur Naudié §

Le dernier roman de M. Édouard Rod est très probablement le meilleur qu’il ait encore écrit, et, sans avoir, peut-être, la netteté et le relief et la vie minutieuse de la première partie des Roches-Blanches, il dépasse de beaucoup ce remarquable récit par l’ordonnance rigoureuse et la sévère beauté de la construction, et par l’intensité progressive du pathétique.

Le Ménage du pasteur Naudié est l’histoire d’un mariage romanesque contracté à quarante-cinq ans par un pasteur veuf avec enfants, et le déroulement très simple et très logique des conséquences de cet acte inconsidéré.

Le pasteur Naudié, pauvre et nanti de quatre enfants qui n’ont plus de mère, se voit demandé, positivement, en mariage, par une jeune fille de vingt ans, très riche, très indépendante, très jolie et qui l’adore.

Il n’y a aucune invraisemblance dans cette donnée. Tous les hommes qui parlent en public, depuis les prêtres catholiques et les pasteurs protestants jusqu’aux acteurs — je me borne à m’excuser brièvement du scandale de cette synthèse rapide — ont de ces admiratrices passionnées qui ne sont pas toujours vieilles, laides et pauvres.

En particulier, les pasteurs protestants sont très désirés, souvent, par des jeunes filles d’âme très haute et très pure, qui allient très facilement dans leur cœur le zèle pour la foi et le zèle pour l’apôtre, et qui rêvent, ce qui est un rêve admirable, une collaboration intime dans une vie consacrée à la charité. Leur crise d’amour est du même coup une crise mystique, et il arrive que des mariages contractés dans ces conditions sont des choses tout simplement divines.

La question est de savoir si ce sentiment est vraiment profond, s’il est tel que le zèle religieux doive survivre au passager frisson de l’amour humain, surtout si ce zèle religieux n’est pas une forme de la curiosité dans une âme inquiète et mobile. Il se peut. Cela s’est vu.

Or, c’était précisément le cas de Mlle Jane Defos. Mlle Jane était ce que je crois avoir appelé quelque part une égoïste exotérique. L’égoïste de cette sorte ne se doute jamais qu’il l’est, parce qu’il est toujours occupé et ravi d’un objet parfaitement extérieur à lui. Il s’éprend d’art et croit n’avoir jamais vécu pour autre chose. Il s’engoue de philosophie et est persuadé qu’il ne s’est jamais intéressé qu’aux problèmes des premières causes et des dernières fins. Il s’échauffe de religion et est convaincu qu’il est né apôtre et mourra martyr. Au fond, il est guidé et poussé par un égoïsme tyrannique dont le besoin est le changement, par un dilettantisme qui s’ignore et qui, ayant besoin de changer continuellement d’objets, ne se doute point que sa passion du moment n’est qu’une forme de son inconstance ; par un moi qui veut tout absorber, mais qui, à chaque nouvel objet dont il subit battrait, croit qu’il se donne.

Jamais on ne songe à appeler égoïstes les gens de cette sorte. Ce sont les plus égoïstes des êtres ; seulement, leur égoïsme prend à chaque instant la forme et l’apparence, même à leurs yeux, d’un dévouement.

Le bon moraliste et faible psychologue Naudié n’a pas vu cela, qui, du reste, est facile à voir in abstracto, mais ne peut se démêler en un personnage humain qu’après une longue étude. Il a été séduit par le zèle apostolique, du reste parfaitement sincère, de Jane Defos. Il a été un instant arrêté par ce fait que Jane est riche, mais parfaitement rassuré par cette considération qu’on peut en se mariant laisser à sa femme exactement toute sa fortune. Et enfin l’exemple de quelques historiens célèbres serait là au besoin pour le prouver, un homme d’un certain âge ne résiste guère à une jeune fille charmante qui lui dit : « Je vous aime », et qui dit vrai ; — à moins qu’il n’ait un bon sens si robuste qu’il n’est pas loin d’être de l’insensibilité.

Donc, Jane enlève le pasteur Naudié. Les voilà mariés et tous les embarras commencent.

Embarras d’argent. Parfaitement, car le pas leur pauvre, devenu, non pas riche, mais administrateur d’une grande fortune, s’y entend très mal, s’y embrouille, s’y enlise, et « son budget est aussi difficile à équilibrer qu’au temps de sa gêne, à cette seule différence près que les chiffres sont plus gros ».

Embarras domestiques. La jeune femme ne s’entend point avec les enfants du pasteur, et, sans être une marâtre méchante, est une belle-mère déplorable ; et les enfants de M. Naudié n’ont guère, au mariage de leur père, que perdu un père sans gagner rien.

Embarras conjugaux. Jane a aimé M. Naudié, quand elle le voyait monter dans sa chaire évangélique avec son beau front de penseur. Quelques mois après, que restait-il à ses yeux de M. Naudié ? Un homme de quarante ans dépaysé dans sa nouvelle fortune, dans sa nouvelle destinée et dans sa belle maison, tiraillé entre ses devoirs de prêtre et ses obligations de millionnaire, n’ayant plus même au front l’auréole de l’apôtre, car il ne l’est plus guère ; amoureux timide et gauche, prêtre terne et froid, avec des mauvaises humeurs de père qui n’a pas fait son vrai devoir envers ses enfants et d’homme qui sent qu’il s’est trompé. Car si rien ne rafraîchit comme le sentiment qu’on a évité de faire une sottise, rien n’empoisonne et brûle la bouche comme le sentiment d’en avoir fait une irréparable.

Donc, elle ne l’aime plus. Elle l’aimerait encore et profondément, et pour un peu plus que toute la vie, si le sentiment religieux en elle avait été vrai. Car si l’on n’aime jamais un être pour-lui-même, mais pour tout ce qu’on met autour, ce qui est, je crois, une vérité élémentaire, on aime aussi, assez souvent, quelqu’un pour ce qui est autour de lui, même quand ou ne l’y a pas mis. On peut aimer quelqu’un par goût de l’art qu’il exerce, du métier qu’il fait, de la science qu’il étudie, de la mission qu’il s’est donnée. Je ne doute pas qu’il n’y ait des hommes qui aient été aimés par goût pour la photographie… C’est suranné et par conséquent vous ne comprenez pas. Mais je ne doute point qu’il n’y ait, à l’heure où nous sommes, des gens qui sont aimés par goût de la bicyclette ou de l’automobilisme ; et cette fois vous comprenez parfaitement.

Mais le zèle religieux de Mme Jane Naudié n’était, je vous en ai prévenus, qu’un caprice profond, comme tous ses caprices, et n’a duré que le temps d’un caprice. Remarquez qu’il a duré même moins qu’un autre, parce qu’il a été satisfait. Rien n’est propre à dégoûter de la science, si le goût que vous en avez n’est qu’une passade, comme d’épouser un savant. Il ne faut voir les choses de près que quand on les aime passionnément, d’instinct inné et profond. Oh ! alors, plus on y pénètre, plus on s’y attache. Mais si on ne les aime que médiocrement, ou violemment, mais par entraînement passager, il n’est que de les pratiquer pour s’en distraire.

De fait Mme Naudié ne tarde pas à avoir des distractions. Elle accompagne de moins en moins son mari dans ses visites aux pauvres. Elle va de moins en moins l’entendre au temple. Elle finit par n’y plus aller du tout : « Pourquoi donc, Jane ? — Oh ! quand on n’a plus la foi ! » Quand la femme d’un pasteur n’a plus la foi, le pasteur peut renoncer à l’espérance.

Et enfin Jane, comme il était fatal, devient amoureuse d’un autre. Assez mauvais choix du second amour, de la part de l’auteur, à mon avis. C’est presque d’un autre pasteur que M. Rod nous dit que Jane s’éprend. Je n’en crois rien du tout, ou j’ai peine à le croire. Le monsieur à qui Jane transporte son faible cœur est un jeune protestant, très grave, très sérieux, très méditatif, homme de vie intérieure, qui a, dix ans, étudié en théologie. Lui aussi a perdu la foi, il est vrai ; mais il l’a perdue, comme Renan et Scherer, à force de l’étudier et d’y réfléchir. Oh ! oh ! ce n’est pas du tout la même chose. Henri reste, après son apostasie, de la même race et de la même famille que Naudié ; il reste un esprit religieux comme Naudié. Il l’est seulement d’une autre façon. Il l’est seulement, peut-être, un peu davantage. Après sa tentative et son épreuve auprès de Naudié, ce n’est pas du tout d’un homme ayant un tel parentage avec Naudié que Jane a pu s’éprendre. J’en suis sûr. Je serais curieux de savoir les raisons de M. Rod à cet égard et les objections qu’il pourrait faire à ma critique. Je les cherche, tenant à mériter le reproche qu’on m’a fait d’aimer âme contredire, et étant très satisfait de ce mien défaut ; mais je les cherche vainement.

Dès lors vous prévoyez le dénouement. Après maintes péripéties Jane pousse à bout, par la façon dont elle s’affiche avec Henri, ce pauvre Naudié, qui l’aime encore et plus que jamais. Il la menace ; elle le quitte. Le pasteur reste échoué à la côte, après un rêve d’amour qu’après tout on serait dur de lui reprocher d’avoir fait, tant il était désintéressé, pur, sacerdotal et paternel, et tant, à dire le vrai avec précision, on s’était jeté à sa tête. Il faudrait se défier des gens qui se jettent à votre tête. Inconsciemment, peut-être, c’est toujours un peu pour se l’offrir.

Donc le pasteur Naudié se précipite dans une résolution extrême : il se fait missionnaire. Il ira évangéliser dans les profondeurs noires de l’Afrique.

J’ai beaucoup de critiques à faire à ce roman, qui, du reste, est de premier mérite. J’en ai déjà fait une, chemin faisant, la moins grave, à bien compter. Voici les autres. Sans être trop touffu, c’est trop chargé. C’est trop chargé, parce qu’il y a là, comme en germes, beaucoup trop de matière ; et si ce n’est pas touffu, c’est parce que ces germes n’aboutissent pas tous. Mais, comme en principe, vous voyez bien qu’il y a là l’essence de quatre ou cinq romans ; qu’il y a là quatre ou cinq romans posés, et qu’il suffirait qu’il y en eût un, et qu’il fallait choisir celui-ci et ne point poser les autres !

Comptons. Il y a le roman du « beau mariage », du pauvre devenu riche, qui était un pauvre délicieux et qui est un riche désagréable (« n’avaient pas l’habitude… ») et qui perd à ce changement toutes ses séductions et toutes ses grâces. Tout un roman était contenu là-dedans. On nous le promet et on ne nous le donne pas.

Il y a le roman du quasi-vieillard qui épouse une jeune fille. Il serait inutile et que Naudié fût pasteur, et qu’il fût veuf, et qu’il eût des enfants et qu’il fût pauvre et sa femme riche. Quarante-cinq ans épousant une vingtième année qui croit les aimer, c’est un sujet de roman suffisant par lui-même. Et on nous le promet et on ne nous le donne pas.

Il y a le roman du veuf avec enfants qui se remarie. Il serait inutile que Naudié eût vingt-cinq ans de plus que sa femme et qu’il fût pasteur et qu’il fût pauvre et sa femme riche. Se remarier quand on a trois filles et un garçon, c’est un sujet de roman qui se suffit à lui-même. Et on nous le promet et on ne nous le donne pas ou presque pas.

Enfin il y a le pasteur épousant une jeune fille chez qui le sentiment religieux est un caprice, et c’est le roman que nous a donné M. Rod. Mais il a posé tous les autres et nous les cherchons dans son livre et nous ne les trouvons guère ; donc il ne fallait pas les poser. Voilà ce que j’entendais par trop charger le récit en son commencement, quitte à se débarrasser ensuite de ce qui le surcharge. C’est un défaut assez grave.

Le dénouement aussi m’étonne un peu ; il me gêne. Je le sens juste, je le crains faux, je reviens à l’accepter avec je ne sais quel regret. Je suis bien embarrassé, et il ne faut pas que le lecteur le soit à l’endroit d’un dénouement. Naudié, parce que sa femme le quitte, se fait missionnaire et part pour l’Afrique. Mais il a des enfants ! Il les laisse, comme cela ! Il manque, lui, homme de devoir, à tout son devoir ! Il leur laisse, il est vrai, une excellente tante. Oui. Mais il n’y a excellente tante qui tienne. Un père doit conserver à ses enfants ce que rien ne remplace, à savoir un père. Il n’est pas dans le caractère de l’excellent M. Naudié de faire un tel acte de trahison et de désertion. Et ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il n’hésite point, ne délibère pas. Il fait cela comme la seule chose qu’il ait à faire. C’est un dénouement de mari trompé, mais non de mari trompé qui est père de famille.

— Justement, me répondra M. Rod, et vous n’êtes pas intelligent. Ce qu’il faut montrer, parce que c’est vrai, c’est que quand on a fait une sottise on n’en est pas quitte pour en souffrir un temps et pour reprendre ensuite sa vie passée comme si de rien n’était. C’est une seconde sottise que fait Naudié de partir pour l’Afrique. Précisément ! Il fallait qu’il la fit, parce que cette seconde était contenue dans la première. Il a trahi une première fois ses enfants en leur donnant une belle-mère ridicule ou qui devait le devenir. Sa punition c’est d’être forcé de les trahir encore en les désertant, parce que, après les scandales du « Ménage du pasteur Naudié », le pasteur Naudié ne peut plus rester à la Rochelle, et, s’il va ailleurs, sera accompagné en son exode par la rumeur et la légende du « Ménage du pasteur Naudié ». Il ne peut que partir pour les pas noirs.

— Est-ce si certain que cela ? Je suis sûr qu’aucun consistoire n’oserait déplacer un homme si parfaitement innocent, et qui n’a eu d’autre tort que d’être innocent.

— Il suffit qu’il le croie !

— Pourquoi le croit-il ? Peut-il avoir un remords ? Le regret d’une sottise faite n’est pas un remords. Il n’a aucune raison de se condamner lui-même, et il doit attendre qu’on le condamne, et il est naturel qu’il attende qu’on le condamne. Et quand même on l’enverrait à Sisteron ! Qu’il aille à Sisteron avec ses enfants et avec sa légende. Son devoir est de ne se soustraire ni aux uns ni à l’autre et de subir l’une par dévouement pour ceux-ci. Son devoir est de souffrir et son droit n’est pas de choisir le genre de souffrance le plus facile, le plus flatteur pour son amour-propre et le plus romanesque. Que cela soit très humain, je veux bien ; mais ce n’est guère dans le caractère très haut et très beau, tout compte fait, qu’on nous a donné comme étant celui de M. Naudié, Il n’a le goût ni du coup de tête ni du coup de théâtre. C’est l’un et l’autre qu’il fait aux dernières pages. J’ai peur que M. Rod n’ait cédé à la tentation, si humaine aussi, du dénouement à effet. J’ai peur que ce romancier ne soit romanesque. Un romancier ne doit pas être romanesque. Depuis Flaubert nous avons changé tout cela.

Mais, n’importe, ce livre est très bon. Il est, le plus souvent, très vrai, très réel, très vivant. Il vit bien de la vie de tous les jours. Le monde protestant qui y est peint est excellent. Le pasteur Naudié d’abord en sa foi naïve, en sa gravité douce, mêlée d’un peu de faiblesse, en son adolescence prolongée jusqu’aux cheveux grisonnants, est tout à fait bien attrapé.

Son père, son grand homme de père, grand orateur, grand écrivain, robuste travailleur, qui a traversé, avec la vie, toutes les phases de la foi, de la superstition, du mysticisme, du doute, de la sophistique, et qui est resté un très grand prêtre, c’est-à-dire un sain directeur d’âmes, parce qu’à travers tout cela, il est resté d’absolue sincérité, de conscience nette et de santé excellente, est une figure admirablement vraie, étonnamment forte, à croire que c’est un portrait un peu idéalisé (et j’en suis sûr, sans le savoir), et je le reverrai souvent, racontant sa vie sans ostentation, sans humilité et sans détours, au banquet d’adieux, ou levant son verre en famille, en chantant sa petite chanson familialement bachique, ou fumant sa petite pipe en terre de

Marseille au coin de l’âtre en disant doucement : « Nous ne savons rien… Mais il faut croire. »

Et encore M. Defos, le solide protestant borné, absolument honnête, absolument croyant, faisant ses affaires avec une stricte probité, aussi inaccessible au doute qu’aux raffinements du sentiment religieux, de la délicatesse ou de la charité, et sûr d’un au-delà limité et précis où les justes trouvent un magistrat intègre qui rend avec une exactitude mathématique les intérêts accumulés de tout ce qu’on a placé à la caisse de retraite du ciel ! Il est magnifique ! Il est l’imperturbable. Il est sûr du passé, du présent et de l’avenir. Il a, pour toutes les circonstances de la vie, la décision toute prête et d’une netteté parfaite que suggère le bon sens pratique, et la notion arrêtée du strict droit et du devoir strict limités avec précision l’un par l’autre. Et il mourra sans une incertitude, n’ayant jamais douté de quoi que ce soit, et ne se doutant pas qu’il ne s’est jamais douté de rien.

D’autres figures sont plus effacées, vraies encore et sortant de temps en temps de la pénombre. Et le roman est très bien construit, ce qui n’est pas toujours la qualité maîtresse de M. Rod. Et il n’est pas brillamment écrit ; mais il l’est avec plus de soin que M. Rod n’en met quelquefois ; et cette sobriété un peu sèche qui est la manière ordinaire de M. Rod, étant ici parfaitement à sa place, devient une véritable qualité, quelque chose qui est en accord avec le sentiment dans lequel on lit l’ouvrage dès qu’on en a lu trente pages, bref une qualité, que l’auteur aurait eu cette fois bien tort d’échanger pour une autre.

La moralité ? « Monsieur le pasteur, dirait M. Defos, j’estime, pour y avoir réfléchi, que c’est un devoir de ne pas se charger de plus de devoirs qu’on n’en peut remplir. Vous aviez à pourvoir à votre saint ministère, et je dirais que ce n’est pas trop d’y consacrer toute une vie pour y être égal, si je ne craignais d’incliner vers une théorie catholique et par conséquent condamnable. Vous aviez, veuf chargé de quatre enfants, à être, au foyer, un père et une mère tout ensemble. Et cette fuis, sans doute, c’en était assez. À ces devoirs lourds, que votre âme, peut-être plus charmante que forte, pouvait supporter à peine, vous en ajoutez un, en croyant, par une erreur singulière, alléger les autres. Vous épousez une jeune femme. L’homme qui épouse une jeune femme se crée un devoir, qui est de se faire aimer d’elle. On croit que cela va de soi. Il n’en est rien. Il y faut de l’aide et une très grande et constante application. À vingt-cinq ans on ne le sait pas. À notre âge, on doit le savoir. Vous n’y avez même pas songé. Étonnez-vous que sous le poids d’obligations multiples et dont chacune était lourde, votre âme ait fléchi, votre maison se soit effondrée, votre destinée ait été brisée ! Je suis à votre disposition, Monsieur le Pasteur, en raison du caractère sacré dont vous êtes revêtu, et en raison de vos fautes mêmes, pour tout ce qui pourra vous aider en une situation pénible, dont il convient, encore que vous en soyez responsable, que vous souffriez le moins possible. »

Ainsi parlerait M. Defos, et « n’était la forme », comme dit le pasteur Petermann, il ne laisserait pas d’avoir raison. Elle a toujours raison, Sa Solidité M. Defos.

Maurice Barrès §

L’Ennemi des lois §

M. Maurice Barrès nous a donné une petite fantaisie anarchiste intitulée l’Ennemi des lois. C’est un cas assez curieux que celui de M. Barrès. Il s’est toujours appliqué de tout son cœur à se bien faire prendre pour un humoriste, pour un humoriste, très capable de parler galamment, à la rencontre, d’une question sérieuse, mais pour un humoriste, cependant, impénitent et sans cesse relaps. Par le ton détaché et cavalier de ses petits ouvrages, par des écarts très concertés de fantaisie excentrique, voire par des plaisanteries scatologiques un peu grosses, déduites avec le plus grand sérieux au travers des dissertations les plus graves, il a tenu à bien marquer son caractère d’humoriste professionnel. Son humour a toujours été un peu laborieux, un peu composé, un peu artificiel, mais il n’en était que plus accusé pour cela et plus souligné, comme il aime à dire.

Eh bien, il a eu beau faire : la génération qui nous suit est si grave, — oh ! que grave ! — que, bon gré malgré, elle a tenu M. Barrès pour un philosophe d’une profondeur inusitée et pour un métaphysicien comme on n’en a jamais vu. L’un l’a comparé à Descartes, l’autre, à Spinoza, et si on ne l’a point parallélisé avec Kant, que je sache, c’est très probablement parce qu’on a pensé que Kant n’en valait pas la peine. Ces rapprochements sont exagérés, même aux yeux de M. Barrès, bien que je croie qu’en ces matières il soit sage de n’être jamais sûr de rien.

Aujourd’hui, M. Barrès semble vouloir accuser plus que jamais son caractère de simple humoriste, — pas si simple, — mais enfin d’humoriste sans vastes prétentions, et il nous encadre quatre ou cinq petites études sur les socialistes du xixe siècle dans l’histoire un peu folle d’un anarchiste de fantaisie.

Cette histoire d’anarchiste est elle-même très anarchique. Bien n’y règne, et l’auteur s’y montre aussi ennemi des lois de la composition que son héros peut l’être des lois sociales. Il y a là des souvenirs, assez jolis du reste, de voyages à Venise et de voyages en Bavière, l’histoire d’une petite princesse russe si excentrique qu’elle est sortie de pension à dix-sept ans (page 106) et qu’elle s’est mariée à seize ans (page 108), ce qui est sans doute pour marquer l’étourderie de cette bergeronnette qui n’a pas l’art de vérifier ses propres dates ; enfin il y a là beaucoup de choses dans un pêle-mêle très voulu, mais qui n’en est pas moins un peu fatigant, et qui l’est peut-être un peu plus pour être affecté.

Quanta l’histoire proprement dite de l’anarchiste, elle est assez simple, et elle est agréable, pour lui. C’est un gaillard. Il est aimé, parce qu’il a été mis en prison pour un article, — voilà, chers lecteurs, à quoi ça sert, — de deux jeunes femmes aussi différentes que possible : l’une, petite étudiante en Sorbonne, sérieuse comme Bacon ; l’autre, princesse russe, fantasque comme un sapajou. C’est la femme de l’avenir et la femme du passé. Mon petit anarchiste s’accommode de toutes les deux, et, après un voyage artistique avec l’une et excursion scientifique avec l’autre, il les réunit dans une commune affection et dans un commun phalanstère.

Que voulez-vous ? Il est logique. Point de lois sociales. Ceux qui s’aiment sont époux, voilà la loi naturelle. Eh bien, je suis aimé de deux femmes, j’en prends deux. Si j’étais aimé de dix… parfaitement ; il n’y a que la logique qui vaille.

Seulement, je voudrais bien savoir après quel nombre précis de jours on a commencé à se lancer des objets à la tête dans le phalanstère de M. Maltère. Cet homme a une certaine imprévoyance de l’avenir. Du reste, cela a l’air de lui être égal. Cet anarchiste austère des premières pages me semble être devenu aux dernières un Roger Bontemps. C’est peut-être la seule moralité de cette petite comédie.

Les parties relativement sérieuses de l’ouvrage ne sont pas méprisables. L’étude de Saint-Simon est bonne, quoique M. Barrès ait trop fait de Saint-Simon un simple ploutocrate. Saint-Simon a été cela ; mais aussi, et par réaction contre lui-même, un spiritualiste, un chercheur très ardent d’un nouveau « pouvoir spirituel » à substituer à l’ancien. Saint-Simon est très complexe.

De Fourier, M. Barrès n’a guère peint que la silhouette, le personnage extérieur de bon bourgeois placide, poli et méticuleux. Il a peu lu ses ouvrages. Je le lui pardonne. Pour lire Fourier tout entier, il faut être moi, ou un fanatique ; et M. Barrès n’est ni l’un ni l’autre, desquelles deux choses je suis sûr qu’il se félicite.

Je lui reprocherai aussi un peu de ne pas aimer Lassalle. Lassalle, simple ténor romantique, simple cabotin byronien ! Ce n’est pas trop mal vu, certainement ; mais c’est vu au verre noir. Lassalle, avec ses airs romantiques, que je n’aime guère non plus, me semble bien avoir été un grand cœur, une âme chaude et généreuse avec des effets de poitrine. Cela n’est nullement incompatible, et pourquoi le cacher ? Vous entendez bien que je songe à Gambetta. Eh bien, oui, il me paraît bien que le bon et le moins bon de Gambetta étaient dans Lassalle.

Pour Karl Marx… Ah ! ici, une vraiment jolie page sur le penseur juif ; c’est la meilleure de ce petit livre si inégal : « Ces intelligences juives ont un caractère commun que chacun peut distinguer chez les israélites intéressants de son entourage. Ils manient les idées du même pouce qu’un banquier des valeurs… Ce sont jetons qu’ils trient sur un marbre froid… Le juif ne s’attache à aucune façon de voir ; il n’est que plus habile à les classer toutes… Ses raisonnements sont nets et impersonnels comme un compte de banque… Ils calculent des forces. Ainsi échappent-ils à la plupart de nos causes d’erreur… »

C’est très ingénieux et tourné en bon style. Pour vrai, oh ! je ne sais trop. À beaucoup, cela s’explique très bien. Mais à Spinoza, à Henri Heine et à Karl Marx lui-même, au fond de qui on sent si bien l’indignation de la pitié, la révolte furieuse contre la « loi d’airain » ? Non, je ne sais trop. Je crois bien en général que les hommes supérieurs échappent à leur race, précisément parce qu’ils sont supérieurs, et en y échappant cessent de la représenter. Cela contrarie des théories très séduisantes et dont j’aime et vénère les auteurs, mais je crois bien, en le regrettant, que c’est à peu près vrai.

J’en ai assez dit pour montrer que L’Ennemi des lois est un petit livre où l’auteur, suivant son habitude, se moque un peu de son lecteur, de ses héros et de son sujet ; mais qui n’est pas indifférent. On en lira les parties humoristiques en souriant, et les parties sérieuses avec quelque intérêt. C’est d’un esprit un peu maniéré, un peu coquet, un peu fardé, mais d’un esprit qui a de l’esprit.

Les Déracinés §

Comme roman, comme œuvre d’art, Les Déracinés sont une œuvre bien manquée. Cela est touffu, encombré, surchargé, mal composé, mal distribué, mal éclairé. D’immenses parties sont prodigieusement inutiles. Est-ce cinquante, est-ce cent pages que l’auteur a consacrées à la biographie de M. Portalis ? Est-ce cent pages ou deux cents pages qu’il a consacrées à la description minutieuse de la cuisine du journal La Vraie République ? Telles portions, souvent très considérables, de ce gros livre sont ennuyeuses plus qu’on ne le permet à un ouvrage sérieux. Le livre alors devient proprement illisible. Il faut que l’auteur, qu’on adule trop, le sache bien, surtout étant donné que ce volume n’est que le premier d’une série. Il y a dans cette nouvelle manière une négligence et un mépris de l’art qui pourraient être funestes à un auteur du reste si bien doué et qui a quelque chose à dire. Quand on a quelque chose à dire, il faut d’abord s’arranger de manière à pouvoir être lu.

Mais à considérer Les Déracinés comme une étude historique et sociologique, le livre a une véritable valeur. C’est une enquête sur la génération née en 1800 et que par conséquent nous appellerons, si vous voulez, la génération de 1880.

Il est certain, a priori, que la génération de 1880 doit se distinguer un peu des générations précédentes. Elle est la première de la nouvelle France, de la France diminuée. Elle a été élevée, instruite, initiée à la vie intellectuelle immédiatement après 1870. Elle est la première à qui la République a essayé de donner son empreinte et de communiquer son esprit, esprit qu’elle cherchait elle-même. Elle est celle qui entrait dans la vie active, et même dans la vie intense, puisque c’était la vie de jeunesse, vers 1880, à l’époque du ministère Ferry et du triomphe définitif du parti républicain en France. Elle est celle qui commence à nous gouverner, à nous conduire, à nous instruire. Aucune génération n’est sans doute plus intéressante à étudier. Elle est, à beaucoup d’égards, historiquement analogue à celle de 1815. On peut attendre d’elle tout autant, et en tous cas, il est curieux de lui demander ce qu’elle est.

C’est ce que M. Barrès a fait avec diligence et voici à peu près ce qu’il nous répond.

La génération de 1880 fut ambitieuse, passionnée de recherches philosophiques, à peu près étrangère aux passions de l’amour, très peu artiste, assez généreuse et sans aucun principe dirigeant, malgré son très vif désir d’en trouver un.

Ambitieuse, elle le fut ardemment, et à tout prendre, c’est le trait dominant, et qui revient toujours. Tous ces jeunes gens, à une exception près, et à peine, sont des arrivistes enragés. Ils sont tous venus à Paris pour le conquérir et pour ne pas s’arrêter là. Il n’y en a pas un qui n’ait à peu près l’âme d’un Julien Sorel. Il n’y en a pas un qui ne frémisse d’une sensation amoureuse au seul nom de Napoléon. Tous sont des mégalomanes, tous sont des adorateurs de « l’énergie » et non pas en artistes, comme Stendhal, qui fut le plus paresseux des hommes, mais en une perpétuelle excitation et s’entraînant furieusement à tirer d’eux tout ce qu’ils en pourront extraire pour construire l’édifice de leur fortune.

Le trait est juste. J’en suis juge, appartenant à la génération précédente. Je puis comparer. La génération qui avait vingt ans en 1868 était surtout joviale, gaie, un peu criarde, point du tout concentrée, ambitieuse extrêmement peu. Il n’y a rien de vrai dans La Vie de bohème que ce trait-là : l’insouciance et le peu d’impatience de faire son trou. Mais ce trait-là est très exact, et il fut celui qui caractérisa la jeunesse française aussi bien jusqu’en 1870 qu’en 1848. Quand nous causons souvenirs de jeunesse, M. Sarcey et moi, nous nous trouvons absolument du même âge.

Et j’ai très bien vu, à partir de 1870 et surtout à partir de 1880 — ce qui s’explique parce qu’il faut, pour que le changement soit sensible, qu’une génération ait complètement remplacé l’autre — l’esprit de la jeunesse changer à cet égard absolument. Ce n’est rien du reste auprès de ce qui nous attend. L’instruction primaire universelle et l’instruction supérieure surabondamment répandue vont, de plus en plus, faire de la jeunesse une période de la vie extrêmement triste, pleine de combats furieux et de rivalités féroces. Que je suis heureux d’être un vieillard ! Je ne le suis pas encore assez pour être sans pitié, et j’en ai une grande pour les pauvres petits qui vont avoir le malheur d’avoir vingt ans.

Second trait : préoccupations philosophiques. Ces jeunes gens de 1880 sont tous enfiévrés d’idées générales. Ils subissent avec ravissement l’influence de M. Taine… Une note en marge : pourquoi de M. Taine seulement ? Il fut très lu et très goûté, sans doute ; mais Renan aussi, et Spencer, et Darwin, et Auguste Comte ? La plus grande influence sur cette génération a été celle de Darwin. À mon avis, c’est incontestable. Enfin va pour Taine, qui, certes, a exercé un grand empire ; mais il ne fallait pas qu’il parût seul… Ils dissertent avec volupté, ratiocinent avec délices, et discutent avec ravissement. Sauf que leur philosophisme est toujours tourné vers les préoccupations sociales et toujours y aboutit (ce qui est bien observé), ils ressemblent à des disciples d’Abailard sur la colline Sainte-Geneviève.

Ceci est juste, mais n’est pas un trait distinctif de la génération de 1880. Toutes les jeunesses depuis le xviiie siècle ont été ainsi. Les idées générales sont la passion des esprits qui n’ont pas encore rassemblé un grand nombre de faits. Ils s’en enivrent comme d’une vapeur légère, subtile et pénétrante. Les idées ne sont pas encore alourdies pour eux par les faits qu’elles contiennent ou qu’elles rappellent, et ils en jouent comme de bulles de savon adorablement légères et si joliment irisées ! Il n’y a pas à insister sur ce point. La génération de 1880 a été philosophique comme la nôtre, comme celles qui nous ont précédés et comme celles qui la suivront. Et il n’y a certes aucun mal à cela. À quoi je reconnais ce que pourra être un jour un adolescent de dix-huit ans, c’est à l’impression que fait sur lui son premier mois de « philosophie ». S’il l’ennuie, je suis sûr de mon pronostic.

Troisième trait : Ces jeunes gens ne sont ni amoureux ni artistes. Un seul, pour qui M. Barrès a de la complaisance, un seul est artiste, très délicatement et très sensiblement artiste. « Il aime (ah ! le joli mot ! si tout le livre était écrit comme cela !) il aime la solitude et la perfection. » Il aime même l’amour. Et encore non pas extrêmement. Il aime plutôt à être aimé. Enfin, c’est une façon d’être amoureux. Mais il est le seul qui soit artiste et amoureux, le seul de toute la bande. Tous les autres sont étrangers et à l’amour et à l’art. Ils ne songent qu’à la puissance et à la gloire.

Est-ce bien juste, ceci ? À tout prendre, ou plutôt à beaucoup négliger, et, à ne prendre que le principal, c’est vrai. Évidemment M. Barrès a écarté, comme quantité négligeable, les rêveurs, les petits don Juan et les esthètes. Ils existent pourtant. Ces derniers surtout sont une partie très considérable de la jeunesse de 1880. Il ne fallait pas les ignorer complètement. IL n’en est pas moins vrai qu’en sa généralité, l’observation est juste encore. Surtout le peu de goût pour l’amour nous a beaucoup frappés dans cette génération de 1880. Le type du jeune premier a disparu du théâtre parce qu’il ne laisse pas d’avoir presque disparu de la société. Encore une chose qui n’est pas très gaie. Le mariage d’inclination, qui n’existe plus depuis bien longtemps dans les hautes classes, se fait rare dans la bourgeoisie. Il n’y aura bientôt plus que le « brave paysan de France » qui tiendra ferme et haut le drapeau des saines amours. Bravo pour le paysan de France ! Enfin ces jeunes gens sont de cœur droit, très capables de générosité, très suffisamment altruistes, mais sans aucun principe dirigeant de conduite. Ils en cherchent un, non sans ardeur, non sans verbiage, surtout ; mais ils n’en ont point. De religion, aucune. Ils respectent les religions ; ils ont même une certaine sympathie à leur endroit, et c’est une bonne observation qu’a faite M. Barrès que la campagne antireligieuse qui commençait précisément en 1880 n’a eu aucune prise sur la jeune bourgeoisie française, a été absolument comme si elle n’était pas. Ils respectent donc les religions et même les aiment ; mais leur sympathie n’est point une adhésion. Ils n’adoptent point, non plus, aucun credo philosophique. Leur professeur leur a appris le kantisme et ils se moquent du kantisme, ce qui est bien irrévérencieux. M. Taine a tous leurs respects et ils entourent la personne de M. Taine d’une sorte d’adoration ; mais le stoïcisme de M. Taine n’est point du tout leur fait, et ils cherchent autre chose.

En un mot ils sont inquiets ; et c’est bien sur ce mot que le portrait qu’on en trace doit s’achever. Une immense inquiétude plane sur toute cette jeunesse, et aussi bien sur tout ce livre. Cette génération se sent mal assise, ou plutôt sent qu’elle n’est pas assise du tout ; et il y a bien de la fébrilité dans son énergie un peu « voulue » et dans son ardeur d’action assez mal réglée.

Eh bien ! tout compte fait, le portrait n’est pas mauvais. Je crois que la génération dont M. Barrès s’est fait l’historien se reconnaîtra, point flattée, point adulée, mais observée avec attention et peinte, malgré bien des omissions, avec une certaine exactitude.

Quant aux idées générales de l’auteur, lorsque du rôle de peintre il passe à celui de juge et de penseur, elles sont extrêmement intéressantes à relever ; elles sont de haute valeur. Elles constituent, non plus une étude sur une génération de petits bourgeois, ce qui après tout pourrait être négligé, mais une philosophie de l’histoire de la France contemporaine.

Les idées de l’auteur sur ce point sont celles-ci :

La France est « dissociée ». Elle est dissociée par la disparition de ces faisceaux, de ces groupements d’hommes engrenés les uns aux autres que l’on appelait soit les ordres de l’État, soit les confréries, soit les corporations. Il n’y a plus dans l’État que des individus et un seul groupement qui est l’État lui-même. Situation désastreuse pour l’individu (et j’ajouterai pour l’État lui-même). Les individus, ces jeunes gens, par exemple, que je vous présente, se sentent affreusement isolés. Ils ne sentent pas dans l’effort la communauté de l’effort. Ils ne sont liés ni par les religions, trop faibles désormais ; ni par la bureaucratie, aristocratie de notre temps, trop strictement attachée au gouvernement et qui se confond avec lui ; ni par les syndicats de toutes sortes, trop débiles, ceux-ci, parce qu’ils sont trop multipliés, et qui ne sont encore que comme la matière cosmique des associations de l’avenir. Les fédérations de volontés n’existent pour ainsi dire pas en France. La France, de ce fait, est « dissociée ».

Elle est dissociée encore parce qu’elle est centralisée. Les associations les plus fortes et les plus naturelles, ce sont les régions, les provinces, les « pays ». Ces associations n’existent plus. Il n’y a plus de vie provinciale. Il n’y a plus de provinces.

Il n’y a plus que des circonscriptions administratives, ou plutôt il n’y a plus que des expressions géographiques. L’individu, pour se pousser, et presque pour pouvoir vivre, est forcé de venir à Paris se déprovincialiser, c’est-à-dire perdre son originalité et une partie de sa force. Ces jeunes gens que je vous présente ne sont pas seulement des isolés ; ce sont des déracinés. La profonde sève vitale, brusquement, leur manque. Paris leur enlève beaucoup plus qu’il ne peut leur rendre. Il les manufacture après les avoir desséchés. La perte de force vive est énorme pour le pays. Il faudrait ressusciter la vie provinciale.

Ai-je besoin de le dire, ces idées sont tellement celles que je professe partout où j’écris, depuis que je me connais, qu’il me faudrait beaucoup d’esprit de contradiction pour ne les pas approuver. Je ferai remarquer seulement qu’il y a là deux ordres d’idées qu’il faut bien distinguer pour conclure sainement. Il y a, d’une part, la question de la dissociation, d’autre part, celle de la décentralisation, comme j’ai eu soin déjà de les départir, rien que pour exposer les idées de notre auteur.

Sur l’affaire de la dissociation, je suis pleinement avec M. Barrès. Le Français est admirable pour ne point s’associer. Il est individualiste de nature. Les fédérations de volontés, — qu’on me pardonne ce que le mot a de prétentieux, il rend trop bien ce que je veux dire, — les fédérations de volontés que son histoire lui avait comme imposées, il les a laissées se dissoudre avec un soin jaloux, et quand elles ont été bien délabrées, il leur a porté le dernier coup avec allégresse. Qu’il faille réagir contre cette tendance déplorable qui a fait le Césarisme, qui a fait le Boulangisme, qui refera l’un ou l’autre un de ces jours, c’est tout à fait mon avis ; et j’y tiens non seulement comme libéral, mais tout simplement comme patriote, parce qu’il est bien certain que le grand groupement qui est l’État n’encadre pas d’assez près l’individu pour le soutenir et pour mettre en jeu toute sa force.

Sans groupements secondaires, intermédiaires et plus étroits, l’individu s’abat et languit, devient poussière humaine plutôt que nation. Une nation sans « corps intermédiaires », comme disait Montesquieu, n’est pas une « nation constituée », comme disait de Bonald, et les deux mots sont excellents. C’est la théorie de Montesquieu ; c’est celle de Taine, c’est la mienne ; c’est celle qui, à travers quelques écarts et aventures intellectuelles, est admirablement renouvelée dans les livres, dans tous les livres du très pénétrant et très distingué M. Durkheim. Enfin à mon avis c’est la vérité. Aux faisceaux sociaux qui ont existé autrefois et qui ont disparu, d’autres devront succéder à bref délai, se formant peu à peu des nouvelles forces vives du pays ; ou la France sera non seulement dissociée, comme dit M. Barrès, mais « déconstituée ».

L’autre affaire, c’est celle de la décentralisation. Elle n’est pas du tout la même. Elle est plus complexe, et il ne suffit pas de dire : il faut décentraliser. Je distingue trois décentralisations possibles, dont l’une serait mauvaise, dont l’autre serait à moitié mauvaise, et dont la troisième serait excellente.

Il y a la décentralisation politique, la décentralisation administrative et la décentralisation intellectuelle.

De la première, il ne faut vouloir à aucun prix. Aucune nation d’Europe n’est assez centralisée politiquement, financièrement, militairement, pour être sûre de résister à ses voisins. L’Europe est un champ de bataille. Chaque nation est un camp. Il faut dans un camp une unité absolue dans le commandement et dans l’organisation de la transmission du commandement. La centralisation politique, militaire, financière est une nécessité absolue, que nous avons imposée aux autres nations, et qu’à leur tour, pour s’être organisées comme nous, elles nous imposent.

La décentralisation administrative est possible et il est bien certain que beaucoup de choses se font à Paris qui pourraient se faire en province mieux et plus vite. Une certaine mesure d’autonomie rendue à cet égard, je ne dirai jamais à la commune, mais au canton, à l’arrondissement, au département, à la région, est dans les choses souhaitables.

Seulement c’est vite dit « centralisation politique, décentralisation administrative ». Ne voit-on pas que les questions administratives et les questions politiques sont tellement connexes, tellement engrenées que la plupart des questions administratives sont des questions politiques, et que, par conséquent, on ne peut pas, trois fois sur quatre, décentraliser sur l’un de ces deux domaines, sans décentraliser sur l’autre ? Aussi, sur ce second point, il ne faut procéder que par demi-mesure, ou plutôt par mesures de détail, sans théorie préconçue et sans parti pris, en examinant chaque détail en lui-même et en ne prenant de décision que pour lui, sans juger que ce qui paraît bon pour lui serait bon pour son voisin. En décentralisation administrative, il y a à faire un travail de minutie, de patience et de prudence extrême, avec cette seule idée générale que toute rectification aboutissant à une décentralisation administrative qui ne pourrait avoir aucun retentissement dans le domaine politique, serait une bonne chose. — Et ce travail devra être fait ; mais il y faudra des mains bien légères, bien adroites et dirigées par des têtes infiniment informées.

Enfin, je n’ai aucune réserve à apporter au dessein de décentralisation intellectuelle et je vois avec plaisir que c’est surtout à cette décentralisation-là que M. Barrès semble avoir songé tout le long de son volume. Il est excellent et il est sans aucun inconvénient que l’être humain soit élevé, dressé, instruit là où il est né, là où il a ses « racines ». La vie intellectuelle provinciale doit donc être ranimée par tous les moyens possibles, et la décentralisation intellectuelle est à souhaiter, et doit être aidée de tout cœur.

Je ferai remarquer que c’est le gouvernement républicain et le parti républicain qui ont fait dans ce sens le plus d’efforts. La « liberté de l’enseignement » est une mesure de décentralisation intellectuelle au premier chef, et la liberté de l’enseignement a été rétablie en France, sinon par le parti républicain tout entier, du moins par la République de 1848. Et voici, — c’est d’avant-hier, — que le gouvernement républicain et le parti républicain, en donnant l’autonomie aux Universités de province, ont réalisé une mesure de profonde et puissante décentralisation intellectuelle. Désormais les « provinces », car ici il s’agit véritablement de provinces, auront la vie intellectuelle, exactement, qu’elles voudront avoir. Il dépendra d’elles que le rejeton local soit nourri aussi substantiellement, et même davantage, que s’il se « déracinait » et se transplantait à Paris. Il y a là tout un avenir, que les provinces comprennent, qu’elles ont salué avec ferveur et que certainement elles s’appliqueront de tout leur courage à faire grand. Sur ce domaine-là, je ne vois point de faux pas à craindre et je ne vois que de très beaux résultats à espérer.

On voit combien d’idées intéressantes et passionnantes contient le livre plus longuement médité que diligemment écrit de M. Barrès. Il est certainement regrettable que, comme roman, il ne soit pas plus heureux. Mais, voyez-vous, c’est un roman qui s’adresse, de propos délibéré, à ceux qui ne tiennent pas du tout à trouver un roman dans le volume qu’ils ouvrent ; et alors…

Lucien Muhlfeld. — Le Mauvais Désir §

Le début de M. Lucien Muhlfeld dans le roman est à signaler. M. Muhlfeld n’était connu jusqu’à présent que par des articles de critique, très intelligents, aussi malveillants d’ordinaire que le lecteur pouvait le souhaiter, mais qui révélaient un sens littéraire très aiguisé et même très aigu. Il se hasarde aujourd’hui dans le roman, et il y marque sa place avec distinction.

Il y a lieu d’abord de le féliciter d’avoir renoncé à la triade si consacrée qu’elle semblait devenue obligatoire. « Le mari, la femme et l’amant ? — Non ! — Non ? — Non ! — Pas possible ! Il faut croire que si. » Il n’y a pas de mari dans le roman de M. Muhlfeld. Absence de mari. L’absence de mari, cela soulage, comme disait cette femme aimable. Cela ne soulage pas seulement les femmes aimables ; c’est un bien grand soulagement pour le lecteur.

Félicitations encore : très peu de « mœurs parisiennes ». Sauf deux ou trois cinq heures, et courts, comme il serait à souhaiter que fussent tous les cinq heures, et après tout, rendons-les courts en ne les hantant point ; sauf un ou deux déjeuners au cercle ; sauf deux ou trois matinées à la Bodinière ; et, d’ailleurs, elles sont excellentes, et il y a là un professeur pour dames, cornac d’étoiles, que je vous recommande : sauf donc une vingtaine de pages, ce qui suffit, point de mœurs parisiennes. Le roman est à peu près tout entier un pur roman psychologique.

Ce n’est pas à dire, pour tout cela, qu’il soit un roman de famille ; et les familles sont prévenues. C’est un roman, au contraire, qui, en vérité, est instructif même pour des lieutenants de dragons. Il n’évite point les indications analogues à celles de l’Ars amandi du bon Ovide, ou, s’il les évite, il ne réussit pas à ne point les rencontrer, mais, enfin, le fond de l’ouvrage est diligemment et savamment psychologique, et ce n’est que pour cela que je m’y arrête.

On voit même que l’auteur s’est documenté : dans ses souvenirs d’abord, et sans me piquer du flair d’artilleur, j’ai senti çà et là, en le lisant, quelque odeur éparse d’autobiographie ; ensuite dans les livres qui sont classiques relativement à la question. Il a lu l’Éthique de Spinoza, le livre de chevet de Flaubert et de M. Bourget. Il a lu l’Amour de Stendhal, et, par parenthèse, on voit qu’il ne l’a pas trouvé bon, en quoi, si antipathique par ailleurs à M. Muhlfeld, je me trouve en pleine communauté de sentiments avec lui. Il a lu Fanny de Feydeau, et l’a goûtée, ce dont je suis heureux. Ces choses-là font plaisir aux gens de mon âge.

Bref, il s’est informé. Il a eu raison. Et il nous montre qu’il s’est informé. Il a tort. Il ne faut jamais, dans un roman, révéler la documentation. Cela donne brusquement à l’œuvre un air didactique, et l’air didactique jette un froid. Mais nonobstant, M. Muhlfeld s’est documenté, et moi, en tant que critique, je ne puis pas lui en vouloir.

Ne pas croire d’après ce qui précède que Le Mauvais Désir soit un « art d’aimer ». C’est plutôt un art de la jalousie. C’est un traité de la jalousie virile. La jalousie virile est très différente, comme on sait, de la jalousie féminine ; elle est extrêmement rare comparativement à celle-ci, puisque la jalousie est presque exceptionnelle chez les hommes et est universelle chez les femmes ; elle est très intéressante, du reste, parce qu’elle est beaucoup plus complexe que la jalousie féminine et soulève et excite tout un peuple de passions très différentes les unes des autres.

Le cas choisi par M. Muhlfeld pourrait bien être le cas type, la jalousie à l’état pur, à l’état absolu, sans mélange d’aucun affluent. C’est, en effet, la jalousie d’un homme qui n’aime pas. M. Cauzel n’aime pas Mme Aubert, jeune divorcée qui l’adore absolument et exclusivement. Il n’aime pas Mme Aubert. Il est sensuel, extrêmement, et avec des puissances un peu inusitées qui étonneront un peu les Parisiens ; mais il n’aime pas.

Entre quatre heures et demie et cinq heures, quand Mme Aubert n’arrive pas, est en retard, il est partagé entre une assez grande satisfaction de cette absence et une inquiétude sur la question de savoir où elle peut bien être. Et ceci est précisément la jalousie sans amour.

M. Cauzel trompe Mme Aubert, sans en éprouver ni remords, ni regrets, ni inquiétude, ni absolument quoi que ce soit. Il n’aime pas.

M. Cauzel est éloigné par ses fonctions, pour un temps assez long, de Mme Aubert, et son premier mouvement est l’allégresse et l’élan joyeux du collégien qui part en vacances. Et son second mouvement est une angoisse, et il se demande avec un serrement de cœur ce que pourra bien faire Mme Aubert pendant ce temps-là ; mais sa première sensation a été de délivrance. Il n’aime pas.

Il est même de ceux qui n’aimeront jamais, et qui ne sauront même pas ce que c’est ; car il est sensuel avant d’être sentimental, et si le sentiment mène à la sensualité, jamais la sensualité n’a mené au sentiment. Aucun amour n’est l’amour s’il n’a pas commencé par être une amitié.

Donc Cauzel est jaloux sans amour ; et c’est ce que j’appelais proprement la jalousie à l’état pur.

Je suppose qu’il ne se trouvera aucun naïf pour nous dire : « Comment cela est-il possible ? » Rien n’est plus réel, et rien n’est plus naturel. On aime parce qu’on aime et l’on est jaloux parce qu’on s’aime soi-même. On aime par amour et l’on est jaloux par amour-propre. « Il y a dans la jalousie plus d’amour-propre que d’amour », dit La Rochefoucauld. Et encore : « Ce qui rend les douleurs de la jalousie si aiguës, c’est que la vanité ne peut servir à les supporter. » Et j’ajouterai : ce qui rend la jalousie insupportable, c’est que non seulement la vanité n’en console pas, mais que c’est elle qui souffre. Donc il est tout naturel d’être jaloux sans aimer.

Mais il y a plus. C’est la jalousie sans amour qui est la plus douloureuse, parce qu’elle n’est accompagnée de rien qui la console. Celui qui est jaloux et qui aime est consolé de sa jalousie par son amour. Comme « le plaisir de l’amour est d’aimer » et non autre, quand on est jaloux étant amoureux, la jalousie, ici, trouve un adoucissement dans sa source même. C’est pour cela, comme le dit encore l’inépuisable moraliste, que « l’on pardonne tant que l’on aime ». On pardonne tant que l’on aime, parce que la jalousie, qui est une souffrance, est tempérée par l’affection, qui est un plaisir, et, par suite, la jalousie, n’est pas intolérable. Mais la jalousie qui est sans amour et qui n’en vient pas, est sans consolation, sans tempérament et sans allégeance. Elle est une pure et simple maladie de l’amour-propre. Il n’y a rien à faire à cela.

Et tel est M. Cauzel, que nous ne vous donnons pas comme un homme aimable, et que nous ne vous souhaitons pas de rencontrer sur votre chemin si vous portez cornette ; mais qui est un cas extrêmement intéressant.

Une remarque sur la forme que prend la jalousie chez M. Cauzel, ou plutôt sur la forme que l’auteur dit qu’elle ne prend pas. Vous connaissez assez, ne fût-ce que par M. Bourget, l’admirable théorie de Spinoza sur l’hallucination dans la jalousie, sur cette vision matérielle de l’infidélité de la femme aimée. Or M. Cauzel a-t-il la vision ? ou M. Cauzel ne l’a-t-il pas ? Question de haute psychologie. Non, répond l’auteur, Cauzel n’a pas la vision. Il l’affirme lui-même : « Il est très rare qu’on soit tourmenté par la vision d’une impudeur. » Je ne suis pas de l’avis de M. Muhlfeld. Cauzel est un sensuel : il doit avoir la vision. L’intellectuel, le sentimental jaloux n’a pas la vision. Il est tout aussi jaloux que s’il l’avait, je crois ; mais il ne l’a pas. Le sensuel l’a toujours, c’est la forme même, la forme aiguë, de sa jalousie, c’est la forme même de la maladie où il est en proie.

Mais encore, me dira-t-on, ce Cauzel qui a la jalousie à l’état pur, de quoi est-il jaloux ? Car encore, faut-il bien que sa jalousie ait un objet. — Mais, s’il vous plaît, il est jaloux de tout ; et c’est ce qu’il y a de plus naturel encore. Vous avez connu des gens qui étaient jaloux du passé. C’est très répandu.

Vous en avez connu qui étaient jaloux de l’avenir. — Non ! — Allons donc ! Tous les vieillards sont jaloux de l’avenir, à tel point que cette préoccupation, quelquefois, leur ferme les yeux sur le présent. Eh bien, l’homme qui est jaloux du passé ou de l’avenir, de quoi souffre-t-il ? D’un mal réel ? Non. De quoi donc ? D’une possession limitée, d’une possession incomplète, de se dire : « Elle m’appartient ; mais elle ne m’a pas toujours appartenu : elle m’appartient ; mais elle ne m’appartiendra pas toujours. »

Or, cette souffrance qui vient du sentiment de la possession incomplète a toujours une matière, trouve toujours une matière, quelque dévoué, dans le sens complet du mot, que soit l’être aimé. Personne au monde ne vous appartient complètement. L’être que nous possédons nous échappe tellement, par ses fréquentations, par ses habitudes, par ses pensées, par mille fuites parfaitement involontaires, du reste, que la possession est toujours infiniment limitée, infiniment incomplète, et à tel point que le mot possession lui-même est la plus amère des ironies, pour être le plus fou des non-sens.

Voilà pourquoi il arrive si souvent à ceux qui aiment, et ils en sont assommants, par parenthèse, de vous reprocher de n’être pas jaloux : « Vous n’êtes pas jaloux, vous ne m’aimez pas. » Traduisez : « Vous n’êtes pas insupportable, donc vous n’êtes pas amoureux. » Oui ; mais tout de même, ils ont raison. Cela veut dire : « Vous ne souffrez pas de ce qu’une possession a toujours de misérablement, de ridiculement incomplet. Cela équivaut presque à ne pas désirer posséder. Vous ne m’aimez pas, puisque vous ne m’aimez pas plus qu’il ne faut. »

C’est vrai. Un propriétaire qui, comme tous les propriétaires, avait la fureur de s’arrondir, me disait : « Moquez-vous ! Celui qui ne désire pas tout ce qu’il n’a point, c’est qu’il n’aime pas ce qu’il a. C’est un faux propriétaire. Moi, je suis un vrai propriétaire. »

Il raisonnait juste. Cauzel de même. Il souffre exactement de tous les moments qu’il ne passe pas avec Mme Aubert, et il est jaloux de toutes les parties de l’espace qui contiennent Mme Aubert quand elle n’est pas chez lui. Il jalouse le monde, les salons, les théâtres, les rues et la Bodinière. Il reprend le fameux couplet de Corneille : « Je suis jaloux, Psyché, de toute la nature. » Ceci a été dit par tout homme qui aimait et encore plus par tout homme qui, sans aimer, était jaloux ; parce que celui qui aime prend un certain plaisir au sacrifice, pourvu qu’il ne soit pas gros, tandis que celui qui n’aime pas est incapable de tout esprit de sacrifice, et est en proie tout entier à l’esprit de possession, lequel est illimité, de sa nature.

Aussi c’est très juste et assez profond ce que dit Cauzel du jeune amoureux qui était jaloux de « Fanny ». L’amoureux de Fanny est jaloux, comme on sait, du mari (ce qui par parenthèse a paru d’une stupide invraisemblance aux critiques du temps. J’ai les textes. Je n’ai pas le loisir de les citer. Oh ! les critiques ! Pauvre nous !). Il est donc jaloux du mari, et non sans cause : « Mais, dès lors, dit Cauzel, le cas imagine par le romancier est trop simple. Il décrit une douleur justifiée et évidente. Vraiment nous sommes plus compliqués que cela… Ce n’est pas là de la jalousie, cela ! Le propre de la jalousie est d’être déraisonnable. Savoir est déjà une détente. Le vrai jaloux, disait Desfeuilles, n’est pas celui qui sait ; mais celui qui doute. »

Desfeuilles disait cela ; j’en félicite son érudition ; car on lit dans La Rochefoucauld : « La jalousie se nourrit dans les doutes. Sitôt qu’on passe à la certitude, elle devient fureur ou elle finit. » Il n’en est pas moins que Cauzel voit très clair dans son aimable cœur. Il souffre d’une jalousie qui n’est pas justifiée, qui n’a pas d’objet précis, qui, par conséquent, les a tous, et qui par suite n’en est que, sinon plus forte, du moins plus agaçante, étant multiple et à chaque instant renouvelée. Où il a tort, c’est quand il se dit plus compliqué. Non, son cas est aussi simple qu’un autre. Il est autre, seulement ; il est particulier. Il consiste à être jaloux de tout au lieu d’être jaloux de quelqu’un. C’est intéressant ; mais c’est simple.

À ce propos, le seul reproche un peu grave que je ferai à M. Muhlfeld, c’est d’avoir précisément, à un moment donné, changé la nature de la jalousie de Cauzel, et d’avoir, de cette jalousie indéterminée, fait une jalousie à objet précis. À un certain endroit du récit, Cauzel devient jaloux d’un bon géant qui fait une cour timide à Mme Aubert, et cela dure quelque temps. Cela me paraît une faute. Cela fait de Cauzel, pour un temps, un jaloux comme un autre, un jaloux comme Othello ou comme le Barbouillé. Il n’est plus le jaloux en soi qu’il était. Cela modifie son caractère et le caractère, aussi, de tout le roman.

Sans doute, rien n’est plus naturel que ce fait que la jalousie indéterminée se transforme à tel moment en une jalousie circonscrite, et d’impersonnelle devienne personnelle. C’est tout simple. Seulement, pour la bonne composition du roman, il faudrait que cette transformation arrivât à la fin, comme une espèce de conclusion psychologique. — De même aussi que ce pourrait être l’inverse, et ceci encore serait juste et bien disposé : un monsieur jaloux d’abord de quelqu’un, puis quand l’objet de sa jalousie aurait disparu, restant jaloux d’une façon générale, comme d’habitude prise et comme d’une blessure une fois faite qui s’élargit et se creuse toujours. Mais dans Le Mauvais Désir, ce n’est ni l’un ni l’autre. Cauzel est d’abord jaloux de tout le monde ; puis il est jaloux de Bargeaud ; puis il redevient le jaloux de l’univers. C’est d’une composition un peu flottante, et, du reste, encore mieux valait-il, pour l’unité et la netteté de l’étude entreprise, que, d’un bout à l’autre du roman, la jalousie de Cauzel gardât le même caractère, celui de la maladie du soupçon, s’appliquant à tout, dans l’âme triste d’un homme qui, n’étant que sensuel, est incapable d’amour.

Je n’ai pas besoin de dire après ces observations que Le Mauvais Désir n’est pas un livre gai. C’est un livre profond et triste et de plus en plus amer, qui rappelle les romans de la fin du xviiie siècle. On ne saurait croire combien Les Liaisons dangereuses, roman qui du reste est un chef-d’œuvre, a eu d’influence sur toute la génération littéraire qui a suivi 1870. On sait que M. Bourget lui-même, quoique capable de s’en affranchir, n’a pas laissé de subir lui-même cet empire. Toute cette littérature semble être sortie d’un mot que dit Renée Mauperin dans le roman qui porte son nom : « Les romans, oui ; c’est assez gentil. Mais pourquoi parlent-ils tous d’amour ? Pourquoi n’y a-t-il que de l’amour dans les romans, alors qu’il n’y en a pas du tout dans la vie ? » Eh bien, précisément, les romanciers modernes se sont ingéniés à faire des romans d’où l’amour fût absent et où fût étalée l’immense tristesse de ceux qui aiment sans amour. C’est infiniment intéressant ; mais il en reste à la bouche une saveur âcre.

Il n’en est pas moins vrai que Le Mauvais Désir est une œuvre très distinguée. J’avertis qu’il faut la lire jusqu’au bout parce que le commencement, à franchement parler, est franchement mauvais ; mais à partir de la centième page le livre est bon, et à la fin il est tout à fait remarquable. Il est peu de choses qui soient plus pénétrantes que l’analyse, dans toute leur suite, des sensations de Cauzel, après la mort de sa maîtresse. Ce sont là, absolument, de maîtresses pages. Le début de M. Muhlfeld dans le roman est un incident littéraire à quoi il faut faire attention. C’est une très grande promesse2.

Nietzsche §

M. Henri Lichtenberger s’est donné récemment la peine et nous a rendu le service de résumer avec la plus grande clarté les principales théories de Nietzsche3 ; le 22 mars dernier, M. de Wyzewa a fait à la salle des conférences de la rue des Mathurins une leçon très nourrie et très solide sur le philosophe allemand, dont je crois bien qu’il a été le premier introducteur en France il y a une dizaine d’années. Il est d’actualité de jeter un coup d’œil sur une manière de doctrine qui n’a pas été sans une apparente ou superficielle influence en Europe et particulièrement en France depuis quelque temps.

Je commencerai par les conclusions générales de Nietzsche et je tâcherai de remonter à leurs origines, à leurs racines, à ce qui a pu et dû les produire dans son esprit. Cette méthode à l’inverse me paraît, pour une fois, la meilleure, la plus propre à mettre les choses en toute clarté.

Les conclusions générales de Nietzsche, les voici :

Ce qui est bon et sain, c’est la force. Il n’y a qu’un droit sacré au monde, c’est le droit de la force. La guerre, par exemple, est sainte en ce qu’elle est saine. Elle montre où est la force et où est la faiblesse, où est la santé, où est la maladie. Elle est une expérience qu’institue le sage, ou qu’il devrait instituer, si les circonstances ne le faisaient à sa place, pour éprouver la valeur d’une race, d’un homme ou d’une idée et pour faire progresser la vie. Pascal a dit : « Ne pouvant fortifier la justice, ils ont justifié la force. » Ils ont eu raison ; ou plutôt on n’a pas à justifier la force. Elle est juste. « Une bonne cause, dit-on, sanctifie la guerre. Moi je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » Voilà la vraie morale.

On s’y trompe parce qu’il y en a deux, une fausse qui a eu l’adresse de se faire passer pour la seule, pour la morale, et pour immoraliser tout ce qui n’était pas elle ; et une vraie, fondée sur la nature, qui est devenue mal portée et scandaleuse et qu’on n’ose plus avouer. La première, c’est la morale des esclaves ; la seconde, c’est la morale des maîtres.

La morale des esclaves, inventée par les esclaves, consiste à dire qu’il faut soulager et consoler l’humanité ; la soulager soit par la justice, soit par la charité ; la consoler par l’espérance d’un monde meilleur, soit ici-bas, soit au-delà, se consacrer à elle et à tout ce qui peut adoucir ses maux. Ici christianisme et philosophie du xviiie siècle et de la Révolution française, sans se confondre, peuvent vraiment être confondus. Ils ont des moyens différents, mais un même esprit ; le fond de leur pensée est exactement le même : pitié. — La pitié est malsaine. Elle est chez le faible un désir d’apitoyer les autres sur lui, sentiment d’esclave ou de mendiant ; — chez le fort surprise de sa sensibilité ; ou, et plus souvent, doute sur son droit, volonté affaiblie par un scrupule de « justice », « d’égalité », de « fraternité humaine », chimères que les faibles ont fini par faire passer dans l’esprit des forts ; plus souvent encore peur, et rien autre ; dans tous les cas, symptôme très probable de dégénérescence. Toutes ces théories fondées sur le pessimisme et aboutissant à un rêve quiétiste sont simplement un indice que ceux qui les ont pensées souffraient de quelque malaise physiologique.

Voilà en gros la morale des esclaves qui, du reste, a été soutenue en son évolution, aujourd’hui triomphante, par beaucoup d’habileté insinuante, et qui peut passer, à un point de vue particulier, pour un triomphe de la sophistique et de la rhétorique. Socrate contre Gorgias, c’est très intéressant. C’est Socrate qui est le sophiste et le rhéteur.

La morale des maîtres, la voici : être fort, être dur, être impitoyable, et réaliser les œuvres de force. Le type vrai de l’humanité c’est le féodal. Courage, audace, rudesse, patience, dureté pour les inférieurs,. et pour soi-même ; solidarité et esprit de sacrifice entre forts, pour maintenir homogène et résistant le troupeau sacré ; rigoureuses lois en tout ce qui a trait au mariage, à l’éducation des enfants, aux relations entre vieux et jeunes pour prévenir toute dégénérescence ; du reste, à l’égard du faible, nulle idée ou de charité, ou de justice, ou de pitié, encore moins de solidarité et de fraternité. « Soyez durs », c’est le mot du féodal, c’est le mot du « maître » ; c’est le mot de tout homme qui sent et qui sait le droit du supérieur et qui n’a pas été attendri par une sensiblerie féminine, affaibli par un sentimentalisme de romance, apitoyé par les pleurnicheries des faibles ou séduit par leurs sophismes.

— Mais on ne peut pas rêver de nos jours une société féodale !

— Si vraiment ! Mais le féodal moderne sera « l’homme supérieur », l’homme fort par son intelligence et surtout par sa volonté, en un mot le « surhomme » (Uebermensch). Celui-ci se distingue du troupeau humain en ce qu’il n’a pas de devoirs envers ce que la morale des esclaves appelle ses semblables et qui ne sont pas du tout ses semblables. Il n’a de devoirs qu’envers lui-même, et peut-être, en second lieu, envers ses pairs. Mais son premier devoir est de développer son moi, c’est-à-dire sa volonté, d’une manière à la fois intensive et réglée, de façon à lui donner toute l’extension, toute la grandeur, toute la force et toute la faculté d’action et tout l’empire dont il est capable. Au fond, tout est là : être toute la force qu’on peut être, c’est le devoir.

Le surhomme verra ensuite s’il n’y a pas utilité pour lui et pour le triomphe de la force à s’associer à d’autres hommes supérieurs : « Je rêve d’une association d’hommes qui seraient entiers et absolus, qui ne garderaient aucun ménagement et se donneraient à eux-mêmes le nom de destructeurs, qui détesteraient le pessimisme paresseux et résigné, et, sans pitié ni pour les autres ni pour eux, se sacrifieraient à l’œuvre de la vie dans l’humanité. » — Mais avant tout, le devoir c’est d’être fort et de développer sa force et de ne pas laisser entamer sa force ; le devoir c’est d’être un moi distinct et nettement affirmé. Or, pour Nietzsche, l’essence du moi, c’est la volonté. Le devoir c’est de tendre à être une volonté surhumaine. Le type du surhomme c’est Napoléon.

Voilà la morale des maîtres, ou plutôt voilà la morale. Il n’y en a pas d’autre.

Telles sont, ramassées et mises dans un ordre qu’il a peu cherché à leur donner, les idées générales de Nietzsche. D’où viennent-elles ? De quelle source en lui, de quel instinct ou tendance intime ?

D’abord du goût du paradoxe et d’un désir, très manifeste pour moi, d’étonner et de scandaliser le philistin. Il était extrêmement orgueilleux, faisait part à l’Europe entière d’un différend et d’une brouillerie avec un ami illustre : « Nietzsche contre Wagner. » Vous sentez assez ce qu’il y a d’infatuation dans ce titre de pamphlet. — Ensuite de tendances aristocratiques innées : dès son enfance, il détestait la vulgarité, la familiarité, le « bon-garçonnisme », le « bourgeoisisme » ; il aimait tout ce qui était distingué, délicat, raffiné, élégamment excentrique. Bref un peu de snobisme ; il faut tenir compte de cela, qui, à mon avis, est incontestable…

Mais borner là l’explication, je m’empresse de le dire, serait enfantin. Il ne faut pas expliquer Nietzsche par ce qui suffirait parfaitement à expliquer ses disciples. Il faut seulement en tenir compte. Il faut en tenir compte, parce que plus je vais, en toute sincérité, plus je trouve qu’entre les hommes supérieurs et nous la distance est moins grande que nous ne l’imaginions ; qu’il y a en eux beaucoup de nos petitesses et qu’ils ne laissent pas d’être menés un peu en leurs démarches, même intellectuelles, par ce qui mène intégralement les imbéciles. Mais, encore une fois, goût du paradoxe, aristocratisme de manières et snobisme ne sont pas pour expliquer toute la pensée de Nietzsche et ne doivent passer que pour légers affluents de sa doctrine.

Une première grande source, toujours vive et féconde, de sa pensée, c’est l’amour intransigeant de la vérité et l’horreur de l’hypocrisie. Ce que Nietzsche a vu ou cru voir dans la morale traditionnelle, dans la « morale des esclaves », c’est qu’elle était une convention, et par conséquent un mensonge et par conséquent une hypocrisie. Elle consiste pour lui à ne pas avoir le courage de regarder en face l’humanité et le monde. Justice, pitié, charité, est-ce que cela existe en réalité ? Mais point du tout. Le monde d’une part, l’humanité d’autre part seront toujours gouvernés par la force.

Seulement des habiles ou des naïfs viennent dire : « 1º Il est faux que la force gouverne le monde. Le triomphe de la force est une apparence. Tout compensé et tout compte fait, c’est toujours le droit qui trouve sa voie et aboutit. Comme les prières d’Homère il est boiteux ; mais il arrive et sa part est encore la meilleure et la plus grande. — 2º Quand il serait vrai que la force est la reine du monde, il ne faut pas qu’elle le soit, et elle ne le sera pas toujours. Travaillons à l’avènement… ici accolade : les uns disent du droit, les autres de l’amour… et tous ensemble : travaillons à l’élimination progressive des droits de la force. Nous y arriverons. Je vous jure que nous y arriverons. »

Et ces propos, pour Nietzsche, ne sont pas autre chose que des sophismes consolateurs, énoncés peut-être par des badauds, bien plus sûrement par des coquins habiles. Les chrétiens, par exemple, sont les plus merveilleusement habiles de ces coquins-là.

Là-dessus il s’irrite. Non ! non ! Soyons virils ! Regardons la vérité fixement. Ayons l’inébranlable volonté d’être vrais et sincères coûte que coûte. La loi morale qui nous contraint à être sincères avec nous-mêmes nous force à l’analyser elle-même et à voir qu’elle est fausse, et elle tend ainsi à sa destruction par ses commandements mêmes. Tant pis pour elle ! Une vérité consolante n’est admissible que si elle est une vérité et non pas parce qu’elle est une consolation. Et dès qu’elle est une consolation j’ai une tendance à la soupçonner de n’être pas une vérité. La morale des esclaves parle aux hommes comme à des enfants. Elle les berce de « la vieille chanson » ; elle les encourage par des illusions. Elle les réconforte d’une espérance. Elle est comme ces émigrés dont parle de Maistre, qu’on appelait en Piémont : « Coui d’la semana ch’ven — ceux de la semaine qui vient » ; parce qu’ils étaient heureux, pendant des années, de la Restauration qui devait toujours se faire « la semaine prochaine ». Tout cela est bien puéril. Regardons sans baisser les yeux la nature : elle est le règne de la force. Regardons sans baisser les yeux l’histoire : elle est le règne de la force. Regardons sans baisser les yeux la nature humaine. Qu’est-ce que le moi ? « Une volonté de puissance » (mot admirable, du reste). Tout le reste n’est que rhétorique. Tout le reste n’est que miel sur les bords du vase amer. Eh bien, si nous agissions en vérité ? Si nous avions une morale vraie ? La morale vraie, c’est le règne de la force accepté virilement, froidement, résolument. La morale vraie, c’est le développement normal et naturel des instincts humains tels qu’ils sont.

— Mais il y a une hiérarchie des instincts ; et les uns, précisément pour que le développement humain soit normal, doivent se soumettre aux autres.

— Parfaitement. Or, l’instinct maître dans l’homme, l’instinct roi, c’est la volonté de puissance.

— Pas chez tous les hommes !

— Précisément, et ceux chez qui cet instinct n’est pas le premier sont désignés à être esclaves ; qu’ils le soient et je le veux ; les autres sont désignés à être maîtres ; qu’ils le soient et je le veux. Les premiers sont des hommes, les autres sont des surhommes ; ou plutôt les premiers ne sont pas des hommes, puisque ce qui fait l’homme c’est la volonté ; ce sont des hommes sans moi ; les autres sont des hommes doués d’un moi ; et de ce droit, de ce privilège, si vous voulez, qu’ils règnent, comme dans la nature les forts dominent les faibles.

*
* *

Cette théorie archi-aristocratique est donc comme pénétrée de l’amour, du culte de la vérité. Seulement elle se trompe peut-être sur ce qui est la vérité. La vérité est — et cette vérité-là n’est peut-être pas sans amertume, elle aussi — que dans l’humanité ce sont les faibles qui sont les forts, dès que, je ne dirai pas ils le veulent, mais dès que des circonstances vraiment accidentelles, qui les empêchent un temps d’être les plus forts, ont disparu.

Au lendemain d’une conquête et pendant un certain temps, oui, les moins nombreux, puissamment armés et organisés, dominent les autres, et il y a des esclaves. — Cela ne dure jamais. Les faibles l’emportent toujours, parce qu’ils sont les plus forts, étant le nombre, et alors le « maître » devient le « chef », ce qui n’est pas du tout la même chose. Le chef c’est une nécessité d’organisation sociale ; le maître c’est une supériorité naturelle indiscutée comme celle du lion sur le mouton. Je crois qu’il y aura toujours des chefs ; il n’y a eu de maîtres qu’à une époque de l’humanité où le secret de l’armement était incommunicable et où la révolte des faibles, plus nombreux contre les forts peu nombreux, était impossible.

L’antiquité a été précisément la transformation lente — parce qu’à cette époque les secrets d’arme ment, de science militaire et aussi de législation et aussi de religion étaient bien gardés — mais la transformation graduelle des maîtres en simples chefs. Cette transformation s’est opérée de la même façon et beaucoup plus vite au moyen âge. Et enfin, de nos jours, je ne dirai pas l’essence de la démocratie puisque Nietzsche me répondrait : « Précisément ! il n’en faut pas » ; mais je dirai la vérité de l’état humain est que non seulement il n’y a plus de maître et il ne peut plus y en avoir ; mais le chef même tend à disparaître, parce que la loi même de la force veut que le plus fort règne, à savoir les plus nombreux, à savoir les faibles. Il suffit pour cela qu’ils soient unis, même sans droits politiques, et non pas unis d’une attache bien puissante, mais unis dans cette seule idée qu’ils ne seront pas corvéables à merci par une minorité. Le surhomme est par cela seul impossible. Avec la simple facilité et rapidité d’information et de communication des idées, le surhomme, s’il existe, sauf accident historique comme Napoléon, — et encore Napoléon représentait la revanche des faibles contre les forts de ci-devant, — le surhomme devient impossible.

Et ce n’est qu’une application de la loi de force si les faibles gouvernent, et je suis le premier, moi qui n’adore nullement la force, à trouver qu’ils gouvernent trop. Si les faibles dominent, c’est tout simplement qu’ils sont les plus forts. Le paralogisme de Nietzsche c’est donc de vouloir tirer de la loi de la force précisément le contraire de ce qu’elle contient et comporte, et d’appuyer sur cette loi précisément ce qu’on devrait tirer d’un autre principe en protestant contre elle. Si la « morale des esclaves » n’est pas dans le vrai en prêchant, plus ou moins, et en différents termes, la pitié, ou la justice, ou l’égalité, ou la charité ; la « morale des maîtres » y est encore moins en prêchant l’inégalité comme dérivant du droit de la force, laquelle toujours, et de nos jours plus que jamais, contient le contraire.

Mais c’est qu’aussi le « désir d’être dans le vrai » n’est pas encore la véritable source de la morale de Nietzsche. La vraie source de la morale de Nietzsche, c’est le désir d’être dans le beau. Si on le poussait, voici le dialogue :

— Pourquoi des féodaux ?

— Pour que la force règne.

— Pourquoi tenez-vous à ce que la force règne ?

— Pour que la faiblesse ne règne pas !

— Que vous fait la faiblesse ?

— À ce qu’elle existe, aucune objection ; mais à ce qu’elle règne, il y a contresens !

— Pourquoi ?

— Parce que dans tout l’univers c’est le fort qui opprime le faible.

— Eh bien ?

— Eh bien, l’humanité, si elle était autrement que l’univers, serait une anomalie.

— Que vous fait que l’humanité soit une anomalie dans l’univers ?

— C’est étrange ; c’est ridicule.

— Si je m’accommode de cette étrangeté et de ce ridicule, trouvant qu’au moins il n’est pas odieux ? Est-ce à l’amour de la régularité que vous sacrifiez le bonheur du genre humain ?

— Mais c’est qu’il ne serait pas seulement irrégulier, votre genre humain, il serait affreux. La pitié pour les faibles, le dévouement des forts aux faibles, les sociétés organisées pour la protection du faible, tout cela, simplement, appelle plus de faibles à l’existence et dégrade l’espèce humaine. Le faible est un être marqué par la nature comme devant périr. Toute votre morale et toute votre sociologie semblent être et sont dirigées vers ce but : l’arracher à la condamnation de la nature ; le sauver malgré elle. C’est si vrai, que vous le sauvez même malgré lui. Le nombre des suicides augmente. Pourquoi ? parce qu’autrefois le faible était éliminé par le fort ; maintenant il est tellement sauvé par vous qu’il est forcé de s’éliminer lui-même. Avec cette folie de sauvetage, cette fureur d’arracher à la mort ce qui doit périr, vous faites une Europe qui est en pleine décadence. On peut craindre de voir la race humaine cesser de grandir et s’enliser dans une incurable médiocrité. Une race de souffreteux, malingreux, miséreux, voilà ce que vous appelez le bienfait de la civilisation moderne. Partout apparaissent des symptômes irrécusables d’une diminution de vitalité. Au bout de cela qu’y a-t-il ?

La disparition de la vie, tout simplement. L’humanité se donne la mort par sa démangeaison de vouloir vivre plus nombreuse, et, du reste, plus doucement et délicatement. La civilisation est un suicide.

En attendant, l’humanité tend avec énergie vers la laideur. Les beaux types d’humanité n’existent plus.

Le genre humain devient hideux.

Soyez sûrs que voilà le fond même de Nietzsche. Nietzsche, tout au fond, n’est qu’un esthète, un adorateur de la beauté, et c’est à son rêve de beauté qu’il sacrifie justice, pitié, solidarité, fraternité, charité et le reste. Le faible, le pauvre, le souffrant, pour lui est une laideur, une tache du genre humain, un ulcère de l’humanité. Il ne peut pas le souffrir. Turpis egestas. — Il n’est pas tant féodal qu’il n’est grec, qu’il n’est attique. Ses premiers livres sont sur la tragédie grecque et sont un rêve « apollinien », comme il aime à dire. Des intellectuels artistes, beaux eux-mêmes, et réalisant le beau, en laissant un peuple d’esclaves réaliser l’utile, voilà sa véritable, sa fondamentale conception de l’humanité. Que le christianisme ait précisément pris le contre-pied de cette conception et bousculé un peu le monde qui la réalisait en partie, c’est justement ce qui fait que Nietzsche a le christianisme en horreur. L’humanité est faite pour être belle, pour concevoir la beauté et la créer dans ses œuvres et en elle-même, pour tirer du marbre et de sa propre chair une race de dieux. Le fond de Nietzsche le voilà, sûrement.

Absolument insensible à cette considération, je ne puis rien dire du système de Nietzsche, si ce n’est qu’il me paraît une curieuse et intéressante monstruosité. Il est brillant, ingénieux, éloquent, quelquefois même, par l’expression que Nietzsche sait lui donner, admirablement poétique. Je vois l’influence détestable qu’il peut avoir, n’y ayant sot orgueilleux, et tous les sots sont orgueilleux comme tous les orgueilleux sont sols, qui ne se décerne immédiatement le titre et le privilège de surhomme, et n’en conclue immédiatement que « tout lui est permis » ; et je ne vois point, d’autre part, quelle bonne influence cette doctrine peut exercer.

M. Henri Lichtenberger, peu nietzschéen, oh ! très peu, mais cherchant à dire, néanmoins, quelque chose en faveur de son auteur, insinue timidement que si cette doctrine « peut évidemment contribuer à détruire l’équilibre moral de natures chez lesquelles les instincts égoïstes sont déjà développés outre mesure, elle peut aussi, inversement, aider d’autres natures à arriver à l’harmonie en les prémunissant contre certains excès et certains dangers que présentent les diverses formes de la morale humanitaire… » — En d’autres termes, la morale de Nietzsche peut enrayer quelque Vincent de Paul. Parfaitement, et je reconnais que les Vincent de Paul ne vont pas sans quelque excès. Mais le danger de leurs excès ou de leur multiplication est, je crois, relativement faible et peut presque passer pour quantité négligeable. Il a effrayé Nietzsche, et je lui en tiens compte ; mais, en m’appliquant, je ne puis pas arriver à en être effrayé autant que lui. J’attendrai qu’il soit plus manifeste, plus évidemment formidable. Tout est affaire d’opportunité en ce monde de contingences. Par exemple le dévouement de l’individu à l’État a, lui aussi, ses dangers, et cependant ce n’est pas du côté de ce danger-là que j’appelle pour le moment l’attention des moralistes.

La morale de Nietzsche ne peut avoir qu’un bon effet, susciter les énergies de la volonté, inspirer le désir de réaliser tout son moi, ce qui est une bonne chose. Encore faut-il, quand on développe son moi, savoir ce qu’on en fera quand il sera complètement réalisé, et je crois même que, le développer in abstracto, dans tous les sens, dans tous ses sens, et sans but, étant fatigant sans être utile, et très décevant, et une gymnastique très vaine, il faut d’abord avoir l’idée du but à poursuivre, et se développer, uniquement, ou surtout, dans la direction que ce but nous marque. — Or le but indiqué par Nietzsche ne me paraît pas très recommandable. À tous égards, l’inélégante morale des esclaves me semble pour quelque temps encore avoir du bon.