Émile Faguet

1910

Propos littéraires. Cinquième série

2016
Émile Faguet, Propos littéraires : cinquième série, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1910, 396 p. Source : Internet Archive. Graphies modernisées.
Ont participé à cette édition électronique : Efstratia Oktapoda (OCR, Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Victor Hugo moraliste §

C’est peut-être comme moraliste que Victor Hugo survivra le plus. J’entends qu’il sera le plus populaire. Ce que la postérité artiste connaîtra d’Hugo et en adorera, que je crois, c’est le Victor Hugo épique, infiniment supérieur, encore que son temps s’y soit trompé, au Victor Hugo lyrique. Mais ce que la postérité populaire connaîtra d’Hugo, ce qu’elle en apprendra par cœur, ce qu’elle en encadrera dans des « Extraits » et dans des tableaux scolaires suspendre dans les salles de classe, c’est le Victor Hugo moraliste.

La raison en est simple. C’est que Victor Hugo : 1º a adoré le lieu commun moral et moralisant ; 2º est le plus optimiste de tous les écrivains optimistes, qui aient illustré la littérature optimiste.

Or la foule n’aime que deux choses : la première qu’on lui répète ce qu’on lui a toujours dit, et la seconde, qu’on la console. Avec cela et un peu de talent on va très loin. Avec cela et du génie, on va toujours. Victor Hugo ira toujours.

En cela très différent, remarquez-le, de tous les moralistes en prose et de tous les moralistes en vers qui l’ont précédé. Les moralistes proprement dits ont toujours dit du mal de l’humanité ; — ou, s’il leur est arrivé d’en dire du bien, c’est avec une originalité, une distinction qui les rend peu propres à entrer en communion d’esprit avec la foule.

C’est La Bruyère, morose, ou d’une gaîté sardonique, plus amère que l’humeur chagrine.

C’est Pascal, pessimiste comme un chrétien et comme un janséniste, c’est-à-dire comme un chrétien deux fois chrétien.

C’est La Rochefoucauld, qui « s’arrête où le christianisme commence » ; mais qui s’y arrête bien, à ne pas faire un pas plus loin, et qui, du christianisme, n’a connu que la base, à savoir pessimisme et mépris de la nature humaine, mais qui n’a bougé de ce soubassement, non plus qu’un terme de sa gaine.

C’est Vauvenargues, au contraire d’un optimisme charmant et délicieux, plein de confiance dans les bonnes parties de la nature humaine et presque aveugle à l’égard des autres, en pleine réaction contre la philosophie misanthropique du xviie siècle ; aimant les passions quand elles sont nobles et les trouvant quasi toutes susceptibles de le devenir ; mais très élevé, trop élevé, trop select, un peu précieux, oncle de Joubert, peu ouvert à la foule et qui, très évidemment, ne tient point du tout à s’ouvrir à elle.

C’est Condorcet, optimiste corps et âme, cœur et pensée, par le sentiment et par l’idée, visionnaire froid, qui voit comme flegmatiquement l’humanité bonne en son principe et en son origine, bonne en son développement, quoique contrariée par quelques accidents historiques, bonne, dans son avenir, parfaitement, éperdument, à donner un peu la satiété préalable de tant de bonté et de tant de bonheur. — Mais Condorcet est méthodique, logicien et abstrait. Ce n’est pas cela qui convient aux masses profondes. Livre vénérable, vénéré, glorifié et illisible. Livre illustre et inconnu. Livre résumé pour la foule dans son titre, comme le « Tiers état » de Sieyès. Un de ces livres dont il reste un nom immortel. Stat magni nominis umbra.

Si nous songeons aux moralistes qui furent poètes ou qui ont écrit en vers, d’abord ils ne sont pas nombreux et ensuite ils ne répondent point du tout à ce que la foule demande aux poètes de cette sorte. Les moralistes poètes sont des satiriques, presque tous. Boileau n’a su dire à l’humanité que des impertinences spirituelles. Il les dit très bien, quelquefois avec lourdeur, le plus souvent avec cette verdeur rigoureuse qui sent quelque chose de l’antiquité latine et quelque chose du xvie siècle. Beaucoup plus élève de Régnier qu’on ne croit et qu’il n’a cru lui-même, il fait constamment la dissertation morale en vers, que Régnier aime jusqu’à l’indiscrétion ; et, certes, en cela ils sont bien tous les deux des manieurs de lieux communs et tant s’en faut que le lieu commun leur ait fait peur ; mais ils sont plutôt misanthropes qu’autre chose et cela empêche un homme de devenir populaire.

La raison est là pourquoi, d’abord Régnier n’est pas populaire du tout et pourquoi Boileau, chose curieuse, l’est pour la partie littéraire de ses œuvres beaucoup plus que pour la partie morale. N’est-il pas étrange que, très lu encore, Boileau le soit pour avoir dit du mal de Cotin et de Chapelain, dont nul n’a cure, et non pour avoir prêché « l’honneur solide », « la probité », « la discrétion », et « l’amour de Dieu » et la littérature au service de la morale ? — Point si étrange. C’est qu’il est de méchante humeur contre les hommes ; et les hommes n’aiment point cela. Le peuple, maintenant, c’est Louis XIV, puisque l’État c’est lui. Or Louis XIV disait d’un prédicateur un peu plus sincère qu’il ne fallait : « J’aime à prendre leçon au pied de la chaire ; mais je n’aime pas qu’on me la fasse. » La foule aime à être endoctrinée de cette façon-là. Précisément quand Boileau parlait au roi, il le prêchait de cette sorte. Il le louait d’une foule de vertus pour lui inspirer le désir de les avoir. Il avait l’optimisme monarchique. La foule aime, tout juste, à être prêchée de cette manière. Elle veut qu’on lui inspire toutes les vertus, en commençant par les lui attribuer, et qu’on les lui donne à force de les lui prêter. Elle veut qu’on ait l’optimisme populaire et c’est ce que Boileau, non pas plus que Régnier, ne savait pas avoir.

Voltaire se rapproche de l’idéal du genre. Dans ses Discours sur l’homme, trop méprisés ou trop négligés de nos jours, il est optimiste déclaré, à l’exemple de Pope, qu’il imite et que souvent il traduit ; et il ne laisse pas d’être accessible au commun des mortels. Il soutient des pensées assez justes, dont le fond se ramène à ce principe général que le but de la vie est le bonheur et qu’il faut chercher le bonheur dans la modération. Cela ne renverse rien et n’édifie rien non plus ; mais ce ne sont point de mauvaises paroles. Le malheur, peut-être, c’est que les Discours sur l’homme manquent un peu de feu et manquent un peu d’éclat. C’est bonne tisane. Cela est bénin, bénin, avec, de temps en temps, un vers excellent, solidement frappé, qui a l’air de s’être égaré là. Et puis, et voilà le point, cela s’adresse un peu trop, en vers aisés, aux classes aisées. C’est un manuel à l’usage des bourgeois assez cultivés, assez rentés et assez lettrés. Ces Discours sur l’homme sont un peu des Discours sur l’homme du monde. Eh ! Oui ! quand on a écrit une fois Le Mondain on a propension naturelle à l’écrire toujours. Nous ne sommes pas encore où il faut.

Avec Victor Hugo nous y sommes. Il est optimiste ; il est confiant dans l’avenir ; il est confiant dans les puissances de l’humanité pour les progrès et pour la réalisation et pour le bonheur. Il console l’humanité rien qu’à la regarder, tant il la regarde, non seulement avec indulgence, mais avec respect et attendrissement. Toute la vénérable candeur d’un Condorcet, d’un Ballanche et d’un Quinet mise bout à bout est dans la moindre de ses considérations sur le vieux monde et sur le nouveau, sur le passé, sur le présent et sur l’avenir. Il a eu pendant toute sa vie la crise d’optimisme par laquelle on passe — quelquefois — de dix-huit à vingt-cinq ans.

Le secret est là de sa popularité continue. Il a toujours paru jeune et il n’est pas douteux qu’il ne l’ait été toujours. Heureux lui-même, sauf quelques accidents, — et qui encore furent ou des gloires ou des malheurs domestiques, dans quoi il a su trouver matière à d’admirables œuvres d’art, ce qui console presque, — il a vu sur la terre et infiniment plus de bonheur que de malheur et infiniment plus de bien que de mal et infiniment plus de vertus que de crimes, puisque les peuples sont vertueux, et criminels seulement leurs chefs, ce qui fait beaucoup plus de justes que de pervers.

Cette philosophie consolante l’a consolé et a consolé les autres. L’âme des foules s’unissait à la sienne comme à une âme de foi, de charité et surtout d’espérance. Remarquez que, très d’accord ici avec le christianisme, qui dans une pensée profonde a fait de l’espérance une vertu, Victor Hugo est un espérant à double dose, à double élan et double essor. Certains, et ce sont les chrétiens, placent l’objet de l’espérance seulement là-haut. D’autres ont fait descendre l’espérance du ciel sur la terre et espèrent et font espérer seulement dans l’avenir terrestre, dans le progrès humain, dans l’amélioration d’ici-bas, dans la perfectibilité. Hugo place l’objet de l’espérance et ici-bas et là-haut et partout. Il croit à la perfectibilité et il croit aussi à la vie future et aux récompenses et aux châtiments de la vie future. Il croit que, par une métempsycose, sinon de son invention, du moins qu’il a faite sienne par l’abondance des descriptions qu’il en a données et du détail dans lequel il entre à son propos, les bons s’élèveront après leur mort dans l’échelle des êtres et les méchants tomberont comme de leur poids dans les bas-fonds de l’animalité, de la végétalité ou même plus bas. Donc deux espérances : l’une dans le progrès de l’humanité, l’autre dans l’au-delà rémunérateur et vengeur. L’on n’est pas plus optimiste que cela, puisque, pour l’être plus, il faudrait inventer une troisième sorte d’espérance, dont je ne vois plus la place.

Voilà le moraliste optimiste qui devait enchanter l’humanité quand bien même il n’aurait pas eu de génie, et mon opinion, peu paradoxale, est qu’il en a.

Et enfin, mieux que Bossuet, mieux que Boileau, mieux que Vauvenargues, mieux que Voltaire, il savait manier le lieu commun. D’abord, il ne recule jamais devant lui ; il n’a aucune hésitation à l’embrasser tout de suite de tout son cœur. De la même joie avec laquelle un autre se jette au cou d’une idée nouvelle ou prend le bras d’un paradoxe, de la même joie Victor Hugo enfourche le lieu commun. C’est son Pégase.

Il y a, à cet égard, trois classes d’écrivains. Les uns aiment les lieux communs, les autres chérissent les paradoxes, et les autres aiment les idées nouvelles. Mais remarquez que les seconds sont tout à fait de la même famille que les premiers. Un paradoxe n’est qu’un lieu commun retourné. Tout le monde exècre la mouche : Lucien fait l’éloge de la mouche ; tout le monde fait l’éloge de la raison : Érasme fait l’éloge de la folie. J’ai lu il y a une vingtaine d’années un assez joli éloge de la pluie, d’autant plus intéressant que l’écrivain avait montré par cet article qu’on pouvait aimer la pluie et par tous les autres qu’on pouvait la préférer.

Le « paradoxeur » est un lieu-communiste un peu raffiné, mais d’un raffinement à la portée de tout le monde. Une ornière ; et il y a ceux qui la descendent et ceux qui la remontent. Il n’y a qui se distinguent vraiment des uns et des autres, que ceux qui n’y sont pas.

Victor Hugo tenait à y être au moins quelquefois et, quand il y était, il la suivait de droit fil et non à rebroussis. Il a exprimé en admirables vers les considérations suivantes sur l’humanité : nous allons tous à la mort ; et c’est Soirée en mer ; on s’amuse et la mort arrive ; et c’est Noces et festins ; il faut être charitables et l’on en sera récompensé dans le ciel ; et c’est Pour les pauvres ; la prostitution ne fait pas le bonheur ; et c’est Regard jeté dans une mansarde : l’amour est vite passé, mais on en garde un souvenir agréable ; et c’est la Tristesse d’Olympio ; l’art est un sacerdoce ; et c’est Les Mages ; la mort est une délivrance, et c’est la merveilleuse Mise en liberté ; Dieu est démontré par les merveilles du monde ; et c’est Tout le passé et tout l’avenir ; la terre est la nourrice de l’homme ; et c’est La Terre, hymne ; tous les hommes sont mortels ; et c’est Pleurs dans la nuit, et Zim-Zizimi, et que d’autres !

C’est que les lieux communs étaient pour lui des nouveautés, parce qu’il les sentait avec une vivacité singulière. On a dit de Froissart : « Les choses matérielles semblent être nées le jour où il les a vues. » Les lieux communs avaient la même fraîcheur aux yeux d’Hugo que les choses matérielles aux yeux de Froissart. Il les inventait. Il eut été étonné si on lui eût dit que la mortalité universelle des hommes avait été observée avant lui.

Et puis, et précisément parce qu’il les chérissait comme des découvertes personnelles, il faut avouer qu’il leur faisait une jolie fortune. Il les faisait vivre d’une vie nouvelle, éclatante et intense. Il les habillait de pourpre, bien entendu ; mais aussi il faisait courir la pourpre dans les veines de ces vieux corps. À son tour le lecteur croyait qu’on lui disait pour la première fois que la vertu est supérieure au vice et que tous les hommes sont sujets à la mort, quand c’était Victor Hugo qui le lui disait. À la fois il n’était pas dépaysé et il voyait un pays nouveau. C’est le secret des artistes populaires de produire cet effet. Le lieu commun s’amplifiait et se magnifiait sous cette main puissante et facile. « Il n’est qu’un malheureux c’est le méchant » devenait poème mystique, poème historique et poème biblique. La maxime banale atteignait tous les horizons de l’univers. Ornière, soit ; mais il ne se contentait pas de la suivre ; il l’élargissait. Éloge, critique, comme on voudra.

C’est ainsi qu’il a répandu une foule de vérités très saines, du reste, sous une nouvelle forme et par la nouveauté il a séduit et par la santé robuste de son génie il a rassuré. J’ai connu un hugolâtre, comme on disait de mon temps. Il me prêchait, et c’est-à-dire qu’il faisait comme son héros ; il endoctrinait un converti et m’apprenait peu de choses sous une forme relativement nouvelle. Tout à coup je l’écoutai : « … Et n’est-ce rien que de s’asseoir comme un conseiller sublime au foyer de chaque famille ?… » Tiens ! tiens ! Pour mon homme Victor Hugo était livre de lecture en commun ! C’était sa Bible ! Il y faisait la prière du soir. Il l’ouvrait, en prêtre domestique, au couvre-feu, comme le père de famille fait la Bible dans les vieilles familles anglaises, Victor Hugo ne m’était jamais apparu ainsi. Je l’avais toujours lu en « art pour l’art ». Il était tout autre chose pour mon ami. Il était le livre saint, où l’on puise la santé morale.

Et en y réfléchissant je vois très bien qu’il était tout naturel qu’il en fût ainsi ; qu’il devait en être ainsi dans beaucoup de maisons, que seul peut-être de tous les grands écrivains du xixe siècle, Victor Hugo pouvait être le consolateur et le viatique domestique et le semeur de bonnes paroles et la loi et les prophètes. Il a dû jouer souvent ce rôle et il continuera à le jouer. Ce sera peut-être un jour sa marque distinctive.

Lui-même serait heureux s’il en était de la sorte. Car il n’est aucun office qu’il ait plus souhaité et plus constamment.

Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
………………………………………
Nos songes, nos chants, nos pensées
Semblent des urnes renversées
D’où tombent des rythmes d’airain.
………………………………………
L’avenir dans ce crépuscule
Dresse sa tour étrange à voir ;
Tour obscure, mais étoilée,
Nos strophes, à toute volée,
Sonnent dans ce grand clocher noir.

Être le clocher qui parle aux âmes et qui les soutient et qui les console, ce fut sa plus constante ambition. Élévation, ferme assiette, rectitude et simplicité des lignes générales ; et sonorité ; il avait bien tout ce qu’il faut pour cela.

Les corrections de Victor Hugo §

Dans un livre charmant souvent, curieux toujours, MM. Paul et Victor Glachant ont consigné leurs réflexions et commentaires sur les « Papiers d’autrefois » qu’il leur a été donné de feuilleter et d’étudier. Ils ont examiné les manuscrits de Victor Hugo et de Lamartine déposés à la Bibliothèque Nationale ; ils ont eu entre les mains la correspondance inédite du savant Frédéric Dübner ; ils ont possédé et possèdent sans doute encore des lettres inédites de Prosper Mérimée (non ; il n’y s’agit pas de George Sand ; ne vous émoustillez pas) et des lettres inédites d’Ernest Beulé. Enfin ils ont des trésors, dont ils ont voulu, en bons camarades, faire profiter le public. Nous les en félicitons. Leur livre est très intéressant et apprend beaucoup de choses.

Je ne veux ici m’arrêter que sur la partie de cet ouvrage qui a trait aux manuscrits de Victor Hugo. Car de vous parler des manuscrits de Lamartine, c’est comme si je vous entretenais des manuscrits de Fénelon, de George Sand, ou de Balzac. Fénelon, George Sand, ne corrigeaient jamais, ou à très peu près. Dans toute une page de George Sand que vous pouvez voir de vos yeux dans George Sand, sa vie et ses œuvres de Vladimir Karénine, trois mots corrigés : « d’un pas mesuré » remplaçant « d’un pas égal et cadencé » ; « toutes les phalènes du jardin venaient danser » remplaçant « toutes les phalènes dansaient » ; « aux premiers accords de l’instrument sublime » remplaçant : « au son de l’instrument sublime ».

Quant à Balzac, il corrigeait éperdument ; mais non jamais sur le manuscrit. Il corrigeait sur les épreuves de l’imprimeur. Il avait besoin de voir son texte typographié pour le trouver mauvais ou être enragé du désir de le faire meilleur. L’examen des manuscrits de Fénelon, de George Sand, de Balzac n’a donc qu’un intérêt purement graphologique.

Ceux de Victor Hugo nous font entrer et aussi profondément, aussi familièrement que possible, dans les secrets du travail du grand poète. Les étudier c’est tout à fait pénétrer dans le cabinet de travail de Victor Hugo et se pencher sur son épaule. Penchons-nous donc. Voici une leçon de style admirable en même temps qu’une étude psychologique d’un singulier intérêt.

Hugo corrige sur le manuscrit, énormément ; sur l’épreuve d’imprimerie, point ou très peu Hugo est un « visuel ». Il lui faut, devant les yeux, la ligne écrite, pour prendre pleinement conscience de sa pensée et pour la remanier et élaborer. Mais, d’autre part, une fois le manuscrit livré à l’impression, il s’en détache ; recommande aux imprimeurs de ne lui envoyer qu’une épreuve. « Le livre à sa pensée étranger désormais » ne l’invite plus à de nouvelles triturations. C’est sur du papier étranger et banal que maintenant il est écrit. Les attaches de la mère à l’enfant sont coupées. Victor Hugo songe déjà à de nouvelles gestations, et comme il l’a dit, « à corriger le dernier livre en en faisant un meilleur ». Revenons donc aux manuscrits. C’est là que Victor Hugo nous permet de le suivre dans toutes les diligences, dans toutes les hésitations et vraiment, comme vous le verrez, dans toutes les angoisses de son travail.

Victor Hugo ajoutait, retranchait, corrigeait. Il retranchait rarement. Il ajoutait très souvent. Il corrigeait presque toujours. Jetons un coup d’œil, d’abord, sur ses suppressions. Et surtout ne nous trompons pas. MM. Paul et Victor Glachant se sont trompés, ce me semble, une ou deux fois. Ils ont donné comme retranchée la strophe suivante de Un peu de musique, dans Éviradnus :

Nous irons, et j’en suis ivre,
Sous les verts taillis mouillés ;
l’on souffle le fera suivre
Des papillons réveillés.

Cette strophe est biffée dans le manuscrit et remplacée en marge par cette autre, si mystérieuse et étrangement séduisante :

Viens ! nos doux chevaux-mensonges
Frappent du pied tous les deux,
Le mien au fond de mes songes
Et le tien au fond des cieux.

Pardon ! que la strophe « nous irons, et j’en suis ivre » soit biffée dans le manuscrit, je n’en doute pas, puisque MM. Glachant l’ont vu ; mais elle a été réintégrée après coup, par un « béquet » sur les épreuves, probablement ; car on la lit tout entière dans l’édition Lemerre, trois strophes plus bas, un peu modifiée, mais c’est bien la même :

Viens ! sois tendre ; je suis ivre.
Ô les verts taillis mouillés !
l’on souffle te fera suivre
Des papillons réveillés !

Est-ce qu’elle ne serait pas dans l’édition ne varietur ? Je n’en sais rien, ne possédant pas cette édition, de quoi, du reste, je me plains peu ; car elle n’est pas très bonne, comme MM. Glachant le prouvent plus d’une fois.

De même MM. Glachant comptent comme retranchée la strophe suivante, qui faisait la conclusion du titre III de L’Autre Président dans Les Châtiments (après : « C’est quelque vieille honte dont le nom s’est perdu ») :

Complice dans le crime, il eût rempli sa tâche.
Mais le chef sur son nom promena le charbon.
Il n’a pas daigné faire un traître avec ce lâche !
            Il a dit : « À quoi bon ? »

Faites attention ! Il est incontestable que cette strophe a été retranchée dans la pièce intitulée L’Autre Président ; mais Hugo n’aimait pas à perdre son bien, et, cette strophe, il l’a tout simplement et soigneusement transportée ailleurs ; il l’a transportée dans l’autre pièce sur Dupin, intitulée Déjà nommé :

Si l’on avait voulu, pour sauver du déluge.
Certes son traitement, sa place, son trésor,
Et sa loque d’hermine et son bonnet de juge
            Au triple galon d’or ;

Il eût été complice ; il eût rempli sa tâche ;
Mais les chefs sur son nom passèrent le charbon.
Ils n’ont pas voulu faire un traître avec ce lâche ;
            Ils ont dit : « À quoi bon ? »

D’autres retranchements et qui sont restés des retranchements sont très curieux à observer et montrent le goût, assez sévère en somme, de Victor Hugo. Il savait supprimer sans retour. Il savait sacrifier quelque chose de lui. Par exemple dans la pièce intitulée À un martyr (Châtiments, t. I, 8) il y avait la strophe suivante (après celle qui commence par : « Ils vendent l’arche auguste… »)

Ils vendent la candeur du croyant qui contemple,
Et les saints tressaillant dans l’ombre où sont leurs os,
Jérusalem qui tremble, et le voile du temple,
Dont ils ont, accroupis, recousu les morceaux.

Il a supprimé. Il a trouvé le développement trop long. Hugo trouvant un de ses développements trop longs, c’est méritoire. Dans Éviradnus, où il a beaucoup ajouté, il a retranché un couplet assez considérable, celui-ci :

Oui, sans ce fier succès, sans ce destin flagrant,
Sans cet enchaînement de conquêtes, si grand,
Si fort, si continu, qu’il fait croire au vulgaire
Que la Victoire sert chez vous et que la guerre
A mis votre harnais à ses chevaux fougueux…

Le couplet aboutissait au vers qui a subsisté :

Sigismond est un monstre et Ladislas un gueux.

Je suis pleinement de l’avis de MM. Glachant : le goût de Victor Hugo, souvent trop indulgent pour lui-même, a été ici trop sévère. Le couplet était beau, ne surchargeait pas outre mesure le développement, et il était plutôt à conserver.

Encore une suppression, regrettable à mon avis. Dans Les Châtiments, dans la pièce intitulée L’Obéissance passive, on lit au manuscrit cette strophe, originale et assez puissante :

La bravoure, ajoutant à l’homme une coudée,
Était alors partout. N’est-il pas vrai, Vendée,
            Ô vieux pays breton ?
Pour vaincre un bastion, pour prendre une muraille,
Pour prendre cent canons vomissant la mitraille,
            Il suffit d’un bâton.

Est-ce l’exagération un peu bien forte de cette idée qui a fait faire la moue à Victor Hugo ! Il est possible. Je croirais plutôt qu’il n’a pas voulu mêler un éloge des Vendéens à un développement qui est tout entier à la gloire des soldats de la première République. Relisez le titre  I de la pièce. Il lui a paru que cela faisait dissonance et rompait le mouvement, qui, du reste, est magnifique.

J’ai dit que Victor Hugo suivait peu, comme il est assez naturel, le conseil de Boileau : « Ajoutez quelquefois et souvent effacez », et qu’au contraire il effaçait quelquefois et ajoutait très souvent. Les additions sont très intéressantes à examiner de près. Quelquefois elles sont très malheureuses ; le plus souvent elles sont admirables, et les plus belles choses que Victor Hugo ait écrites, il les a trouvées après coup. Pour ce qui est des additions malheureuses ou qui peuvent passer pour telles, je citerai ces quatre vers dans le discours d’Éviradnus aux deux princes :

Toi que tous ces rois-là mangent et déshonorent,
Toi que leurs majestés les vermines dévorent,
Est-ce que tu n’as pas des ongles, vil troupeau,
Pour ces démangeaisons d’empereurs sur ta peau ?

Il est à remarquer que, dans Aymerillot, ce sont les trivialités un peu fortes (quoique toutes soient acceptables) qui ont été ajoutées, comme enjolivements et enluminures. Ainsi :

……………….. Et, pour toutes ribotes,
Nous avons dévoré beaucoup de vieilles bottes.

Ainsi :

Si bien, qu’étant parti vautour, on revient poule.

Ainsi encore :

Je désire un bonnet de nuit. Foin du cimier !

On pourrait multiplier ces exemples. On les trouvera dans le livre de MM. Glachant.

Mais, en revanche, comme je l’ai dit, les trouvailles sublimes sont très souvent, sont le plus souvent, choses qui n’appartiennent pas au premier jet et qui ont été rencontrées par Hugo revenant sur son poème et s’inspirant de lui. Cela est tout à fait caractéristique de sa manière de travailler et même de la complexion de son esprit. Ainsi vous vous rappelez le développement si brillant qui interrompt à un moment donné le récit, dans Les Pauvres Gens :

Hélas ! aimez, vivez, cueillez des primevères,
Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres,
Comme au sombre Océan arrive tout ruisseau,
Le sort donne pour but au festin, au berceau,
Aux mères adorant l’enfance épanouie,
Aux baisers de la chair dont l’âme est éblouie,
Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau,
Le refroidissement lugubre du tombeau.

Ce magnifique couplet est une addition. C’est un béquet. À la vérité, ici, ma théorie n’est peut-être pas juste. Ceci n’a probablement pas été ajouté par Hugo relisant son poème et s’inspirant de lui. Ce n’est pas dans le ton, tout à fait, du reste du poème. Je ne serais pas étonné que ce fût un de ces mille feuillets portant chacun une dizaine de vers, une de ces études, une de ces ébauches, un de ces crayons, qui remplissaient les tiroirs d’Hugo ; et qu’il l’eût inséré ici, un peu artificiellement. Pourquoi ? Pour que le titre V fût à peu près de la même étendue que les autres sections du poème, lesquelles, sauf la dernière, sont toutes approximativement de la même longueur. Hugo était infiniment sensible à ces raisons de symétrie. Relisez et mesurez, et soyez de mon avis ; ou d’un autre. Je vous aurai toujours fait lire Les Pauvres Gens.

Mais c’est dans Booz endormi que les additions sont le plus significatives, et ici ce sont bien les traits incontestablement les plus beaux qui ont été ajoutés après coup, de telle sorte qu’au manuscrit, c’est le texte qui est beau et la marge qui est merveilleuse ; et ici c’est bien en relisant son poème primitif et en s’inspirant de lui que Victor Hugo a comme bondi jusqu’au sublime. Guettons-le et surprenons-le dans son travail. Il lit son premier texte. Il s’arrête à cette strophe :

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée :
Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée,
Au-dessus de sa tête un songe descendit.

Il se dit, sans doute, que le sommeil de Booz est un tableau pittoresque, d’une belle couleur biblique, qui doit être plus développé qu’il ne l’est dans les deux premiers vers de cette strophe, qui doit être peint, qui doit être mis sous les yeux du lecteur. Il rêve, il voit Booz endormi, dans le cadre rustique qui se précise et se colore, et avant la strophe que je viens de transcrire, il écrit celles-ci :

Donc Booz dans la nuit dormait parmi les siens
Près des meules, qu’on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge.
La terre, où l’homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu’il voyait,
Était encor mouillée et molle du déluge.

Il lit la strophe un peu sèche qui suit :

Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :
« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt ;
Et je n’ai pas de fils et je n’ai plus de femme.

« Et je n’ai plus de femme. » Ceci, se dit-il, doit être développé. La mélancolie du veuf… le souvenir attendri de celle que l’on a aimée et avec qui l’on a mangé son pain, comme dit la Bible… Et cette strophe incomparable se dessine peu à peu dans son esprit, et il l’ajoute en marge. Quelle marge que celle du manuscrit de Booz !

Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,
Ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre,
Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,
Elle à demi vivante et moi mort endormi.

Et de la même façon ont été ajoutées dans la dernière section les strophes suivantes :

L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle,
Les anges y volaient sans doute obscurément ;
Car on voyait passer dans le bleu firmament
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lis sur leur sommet.

Le « Puvis de Chavannes » de Booz endormi est un croquis marginal. Quelle marge que la marge du manuscrit de Booz !

Enfin nous sommes témoins, grâce à ces manuscrits, des ratures, des corrections, des tâtonnements de Victor Hugo jusque dans le détail le plus menu. Nous le voyons faire et refaire trois et quatre fois un seul vers ; et c’est ici que son goût et la tournure de son goût, comme aussi sa patience, comme aussi sa faculté éminente de n’être jamais satisfait de lui, qui est la vertu même de l’artiste, éclatent pleinement et peuvent être surpris comme dans l’intimité. Dans Les Châtiments, dans les Souvenirs de la nuit du 4, il écrit d’abord :

Nous nous taisions, debout, une larme dans l’œil ;
Et les plus fermes cœurs tremblaient devant ce deuil.

Et il faut reconnaître que ce n’était pas fameux. Il biffe. Il se propose à lui-même ceci :

Nous étions chapeau bas, muets, près du fauteuil ;
Les plus fermes tremblaient devant ce sombre deuil.

Il n’est pas satisfait ; mais il est sur la voie ; il a trouvé « chapeau bas » ; il voit tout de suite que c’est là le trait saillant, qui doit être mis en bonne place, à la rime, et subordonner à soi tout le reste ; et il trouve enfin :

Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,
Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas.

Quelquefois on a un doute sur l’excellence de la correction. Le premier vers de Aux abeilles du manteau impérial était d’abord celui-ci :

Vous qui travaillez dans la joie,

Et il est devenu le vers un peu dur que l’on sait :

Ô vous dont le travail est joie.

Je crois savoir pourquoi Hugo a été inquiet relativement à la première rédaction et je vous le laisse à deviner. Depuis que dans les Odes et ballades il avait parlé d’un « dragon au corps bleu » et qu’on s’était moqué de ce corps bleu, et qu’il s’était résigné à le remplacer par front bleu, il était assez sensible aux équivoques que les mauvais plaisants pouvaient trouver ou mettre dans ses vers.

Il est curieux de voir de quel vers détestable Hugo part quelquefois pour arriver à un vers excellent. Décrivant Éviradnus il avait d’abord écrit :

Vu par derrière, il a le dos de Charlemagne.

Puis il a songé à :

Son large front ressemble au front de Charlemagne,

qui était banal, mais qui, au moins, n’était pas ridicule. Et enfin il s’arrête à :

Quand il songe et s’accoude, on dirait Charlemagne.

Il avait écrit dans Le Satyre :

Le ciel, l’aube, où le jour, ce rire immense, luit.

Il a senti que c’était bien un peu cacophonique et il a remplacé par :

Le ciel, le jour qui monte et qui s’épanouit,

Savez-vous que le fameux vers

…………… La grande forêt brune
Qu’emplit la rêverie immense de la lune

était d’abord celui-ci :

Qu’emplit la rêverie obscure de la lune.

Ce seul changement d’épithète a fait d’un vers presque plat un vers spacieux et infini.

Voici un vers du Petit Roi de Galice qui a été forgé et reforgé jusqu’à quatre fois, peut-être plus ; mais enfin nous l’avons devant nos yeux sous quatre formes successives :

C’est d’abord :

Ce tas de demi-rois raisonne et se concerte

C’est ensuite, point meilleur, certes :

Ce ramassis d’infants presque rois se concerte

C’est ensuite, un peu moins mauvais peut-être :

Ce ramassis d’infants discute et se concerte.

Et enfin l’écrivain trouve le vers plein et vigoureux et à césure expressive, qui le satisfait :

Cette collection de monstres se concerte.

Très souvent la correction paraîtrait mauvaise à un classique et a très bien ses raisons dans la manière particulière à Hugo d’entendre la musique du vers. C’est l’abbé d’Olivet ou Marmontel, je ne me rappelle plus, qui trouvait lourd et inharmonieux le vers de Racine :

Et sa miséricorde à la fin s’est lassée.

Et qui proposait d’y substituer :

Et sa longue clémence à la fin s’est lassée,

lequel est affreux. Mais c’est ce grand mot de miséricorde qui agaçait le critique classique. Racine se trouvait avoir fait un vers romantique, un vers moderne, large et ample, avec un mot remplissant un hémistiche et supprimant un des quatre repos, et cela blessait l’oreille classique. De même Hugo écrit d’abord :

Que savons-nous ? Qui donc connaît le fond des choses ?

Et il écrit ensuite :

Que savons-nous ? Qui donc sonde le fond des choses ?

« Mais ! C’est le premier vers qui est le bon ! » dirait le classique. « Qui donc sonde » est sourd, dur, cacophonique. Peut-être ; mais c’est pour l’e muet de sonde que Hugo a fait la correction. C’est cet e muet et la grande césure, le grand hiatus qu’il met dans le vers, qui donne toute sa couleur au vers et qui exprime par le son l’idée de recherche prolongée, patiente et profonde. L’oreille d’Hugo ne s’y est pas trompée et il a jugé que cela compensait bien la légère cacophonie de donc sonde.

Vous voyez à quelles minutieuses et très importantes études de style et de rythme convie et amène la lecture des manuscrits de Victor Hugo. Ils sont une bonne fortune pour l’étudiant en français, en style français, en « composition » française et en métrique française. Il faut les examiner, avec MM. Glachant pour excellents guides, en toute diligence et dévotion. Car j’en ai écrit assez long aujourd’hui et je n’ai fait qu’effleurer ce que le livre de MM. Glachant a approfondi. On a en ce volume une mine d’études, de réflexions, de comparaisons et même de doctrines infiniment intéressantes. Il faut remercier ces messieurs du labeur modeste, mais précieux et dirigé, du reste, par un goût excellent, auquel ils se sont livrés.

Lamartine homme politique,
par M. Pierre Quentin-Bauchart §

Je suis en retard avec M. Pierre Quentin-Bauchart. Je n’ai parlé nulle part de son livre sur Lamartine homme politique. Je viens seulement de le lire. C’est un livre excellent, qui ferait honneur à une plume de vétéran et qui est tout à fait glorieux pour une plume jeune. Jamais, non pas même dans le livre si pénétrant et si judicieux de M. Émile Deschanel, où il est beaucoup question de la politique de Lamartine, le rôle politique de Lamartine n’avait été étudié et exposé avec une pareille lucidité, une pareille sûreté et une impartialité aussi intelligente. Je m’étonnerais bien si M. Pierre Quentin-Bauchart ne devenait pas un historien de premier mérite.

Lamartine avait quarante-trois ans quand il entra, en 1833, dans la politique. Il n’appartenait à aucun parti et entendait bien n’appartenir jamais qu’à celui qui se serait formé autour de lui.

Ses opinions, nonobstant, ou plutôt à cause de cela, ne manquaient aucunement de netteté. Ce qu’il détestait, — car il faut toujours commencer par là pour définir, — c’était, avant tout, l’Empire, Bonaparte et les bonapartistes. Là-dessus, de l’âge de quinze ans à celui de soixante et au-delà peut-être (il y a une réserve à faire, nous la retrouverons) il n’a pas varié, il n’a pas bronché.

Ce qu’il détestait ensuite, c’était la bourgeoisie censitaire du temps de Louis-Philippe, égoïste, bornée, étroite, aveuglément misonéiste. Ce qu’il détestait encore et surtout, peut-être, c’était les politiciens parlementaires de ce temps, Guizot autant que Thiers et tous les sous-Guizot et sous-Thiers par surcroît et en bloc.

Ce qu’il n’aimait pas, tout au moins ce qu’il regardait avec défiance, c’était la gauche parlementaire d’alors, où il voyait des restes impurs et grossiers, mêlés ensemble, de jacobinisme et de bonapartisme, le personnel de Juillet, en un mot.

Ce qu’il aimait, comme idées, c’était la liberté, la paix, la fraternité et la charité.

Ce qu’il aimait, comme hommes, c’étaient ceux qu’il ne voyait pas, les inconnus, les hommes du peuple, de la plèbe, qu’il supposait, avec raison peut-être, plus généreux d’esprit et de cœur que la classe gouvernante d’alors.

En un mot, il était démocrate et M. Émile Deschanel a eu raison, en se fondant, du reste, assez solidement sur un écrit de lui, de dire que Lamartine était républicain depuis 1830.

À mon avis, ce n’est pas cela tout à fait. Lamartine, en 1830 ou 1833, était plutôt démophile que démocrate. Il ne songeait pas au suffrage universel ; il ne songea, même plus tard, vers 1845, soit qu’à une large extension du droit de suffrage, soit qu’au suffrage universel à deux degrés, très tamisé et très endigué. Mais il était démophile très décidé et voulait que la classe gouvernante ne se considérât point comme la nation tout entière, ne tînt pas le pays légal pour tout le pays.

Dans ces conditions, il eut l’idée constante, pendant quinze ans, de fonder un parti libéral, pacifique et social, un parti qui prit souci de résoudre toutes les questions dans le sens de la liberté, dans le sens de la paix, dans le sens du bien-être et de l’amélioration de la foule, dans le sens surtout de la générosité et de la morale, quelque chose comme le parti du bien.

— Il est temps, Messieurs, disait-il en grand orateur qu’il savait être et en satirique cuisant qu’il ne croyait pas être, de « mettre la morale à l’ordre du jour ».

En conséquence, pendant quinze ans, il fut applaudi, tantôt, à droite et tantôt à gauche et même quelquefois au centre, sans être jamais ministre, ni même chef de parti, ni même chef de groupe. On le considérait, on l’aimait et on le redoutait comme une force énorme qu’on pouvait toujours espérer d’avoir pour soi et toujours craindre d’avoir contre.

Il faut dire aussi qu’il était indécis plus qu’il ne croyait. Ses idées étaient nettes comme sentiments et ne l’étaient pas comme idées. Il avait plutôt une synthèse qu’un programme, et aussi une aspiration plutôt qu’une ligne de conduite. Il en résultait que les circonstances le surprenaient un peu, le prenaient un peu au dépourvu et qu’il ne savait pas y ajuster rapidement et avec décision, des idées qui n’étaient pas précises.

Ajoutez que (je crois) il se connaissait très peu en hommes et que le sens psychologique, premier talent de l’homme d’État, lui faisait défaut.

Il s’ensuivit que sa caractéristique, de 1833 à 1848, fut quelque chose comme une indécision éloquente. Avec lui, on pouvait toujours s’attendre à de l’imprévu et, à cet égard, il n’était jamais décevant.

Toujours est-il que, en 1847, chacun savait qu’il y avait à la Chambre, un grand orateur, qui était un grand cœur, une intelligence vaste et prompte, profondément honnête, aussi désintéressé, qu’un homme peut l’être et sur qui l’honnêteté, le libéralisme et la moralité publique pouvaient compter.

Le 24 février 1848 arriva. Le matin, Lamartine n’était pas républicain. À deux heures, il était très probablement disposé à parler pour la régence de la duchesse d’Orléans. Mais, entre deux et trois, il y eut un incident dont on n’a pas tenu assez compte et que M. Pierre Quentin-Bauchart a le mérite d’avoir mieux que personne mis en lumière.

À deux heures, il y avait eu une première invasion du peuple dans la Chambre des députés. Petite invasion. Bourgeois et étudiants mêlés aux députés, et relativement tranquilles. Devant cette réunion, on pouvait plaider pour la duchesse.

Entre deux et trois, il y eut une seconde invasion, celle-là forte et puissante et intransigeante, et je ne dirai pas implacable, si l’on veut, mais infléchissable. C’était le peuple, le peuple des faubourgs, républicain et socialiste, ayant, pour idole et pour chef Louis Blanc. Devant cette assemblée-là, plaider pour la duchesse, c’était inutile, d’abord, absolument, et c’était fonder la République, et la République de Louis Blanc. La chose me paraît hors de doute.

Lamartine se dit cela de deux heures et demie à trois heures, et il monta à la tribune pour réclamer la République et pour fonder la sienne, plutôt que de fonder celle d’un autre. Il donna un coup de barre dans le sens du flot.

Je ne crois pas (M. Quentin-Bauchart non plus) qu’il ait eu tort. Proclamer la duchesse régente et la ramener aux Tuileries, c’était avoir, le soir même un gouvernement républicain en face de soi, à l’Hôtel de Ville, et s’embarquer le lendemain pour l’exil avec la duchesse. Lamartine eut raison. Il sacrifia un beau geste à une idée raisonnable et pratique.

Toujours est-il que, le 24 février 1848, Lamartine était monarchiste à deux heures, républicain à trois heures et président de la République à quatre heures et demie. Il y a, comme cela, des jours où l’on va vite.

La conduite de Lamartine, du 24 février au 4 mai (réunion de l’Assemblée nationale constituante est, à mon avis, tout à fait glorieuse, tout à fait intelligente et à l’abri de tout reproche. Je ne parle pas de ses courageuses attitudes et de se héroïques discours devant le peuple et en face de ce que M. Quentin-Bauchart appelle « l’assaut socialiste ». Je ne parle pas non plus de son œuvre de ministre des affaires étrangères qui fut intelligente aussi et noble et généreuse et très sensée, sauf, peut-être, un commencement d’appel à ce « principe de nationalités » qui devait être si funeste à la France. Je parle surtout de ce qui a été si reproché à Lamartine, de ses rapports, avec tous les chefs révolutionnaires : Ledru-Rollin, Caussidière, Sobrier, Barbès, Blanqui. On a incriminé Lamartine d’avoir abandonné ses amis naturels d’avoir « trahi » ses amis naturels, les modérés les « gens du National », la « République rose » les Arago, les Marie, les Dupont de l’Eure, les Garnier-Pagès.

D’abord, il ne saurait être question de trahison quand il s’agit de gens du parti desquels on n’était pas. Quel était le pacte, quel était même le lien de Lamartine avec Le National ? Lamartine, jusqu’au 24 février, était un isolé. Il était, le 25, parfaitement maître libre de ses relations. Effaçons au moins le mot de trahison ou de défection.

Ensuite, quand Lamartine, dans ces temps où le gouvernement provisoire était « assis sur le vide », comme il a dit, aurait « amusé », pour gagner du temps, par des relations amicales, ou attentives, ou polies, des hommes dont le gouvernement avait tout craindre, on serait le mal et de quoi, surtout, les hommes du gouvernement d’alors ou leurs amis iraient-ils à se plaindre ?

Enfin, et nous sommes au point précis de la vérité, je crois, n’était-ce pas le devoir de ce chef de gouvernement de ne considérer aucun Français, surtout aucun républicain comme un ennemi, de les appeler tous à lui, de leur accorder à tous confiance ou tout au moins audience, de leur faire expliquer leurs idées et d’essayer de les convertir ? Or, c’est cela même, ce me semble, que Lamartine a voulu. Il a voulu savoir et il a voulu persuader. Information, inversion : voilà la devise de son attitude. Songez quelle confiance il avait, point si injustifiée, dans sa puissance de persuasion et de séduction. Il a voulu savoir par eux-mêmes ce que pensaient tous ces gens-là et les convertir, ou séduire, ou apaiser. Pour tout cela, il fallait les voir, et c’était son devoir même de s’aboucher avec eux. C’est ce qu’il a fait.

— Oh ! me dira-t-on, ce qu’il voulait, dans l’incertitude de l’événement, c’était, se ménager des amis dans le camp dont il n’était pas, pour, s’ils devenaient vainqueurs, se mettre à leur tête et sauver sa mise et son empire. Répétition du coup de barre du 24 février, ou, plutôt, préparation savante d’une répétition du coup de barre du 24 février.

Pardon ! Ici j’ai un critérium. Tous ceux, républicains jacobins (Ledru-Rollin), ou républicains socialistes, qui prétendaient préparer une dictature, un gouvernement personnel succédant au gouvernement provisoire, réclamaient l’ajournement des élections fixées au mois d’avril, tous absolument. Lamartine jamais ; et il n’aspirait plutôt qu’à les avancer. Donc, il n’a jamais préparé une volte-face ni médité un débarquement de ses collègues modérés. Il a toujours voulu que le gouvernement provisoire tel qu’il était durât jusqu’à la réunion de l’Assemblée et qu’ensuite l’Assemblée fit un gouvernement. Donc, à aucun moment, il n’a été avec les Barbès, les Blanqui, ni même avec Ledru-Rollin. Il les voyait, voilà tout, et raisonnait avec eux, ce qui était son droit et son devoir.

Où je ne le comprends plus du tout, quoique, peut-être, le vénérant, c’est après le 4 mai, après la réunion de l’Assemblée constituante. Qui est vainqueur ? Lui et les républicains modérés. Lui, nommé par dix départements, par un million six cent mille voix, par Paris (en tête de liste) et par les départements. Les républicains modérés, en immense majorité dans l’Assemblée.

Qu’a-t-il à faire ! Se laisser porter. Obéir au vœu ! et au commandement de la France. Prendre le gouvernement et gouverner avec les républicains modérés. Pourquoi non ? N’est-il pas républicain modéré ? Est-il jacobin ? Est-il socialiste ? Ce sont ces deux choses, avec l’Empire, qu’il a toujours le plus détestées. L’auteur de l’Histoire des Girondins nommé par toute la France comme modéré, comme auteur du discours contre le drapeau rouge, gouvernant avec les modérés, il n’y a rien de plus naturel, de plus logique et même de plus obligatoire.

Pourquoi, diantre, s’obstina-t-il à ne vouloir gouverner qu’avec Ledru-Rollin ? Pourquoi s’obstina-t-il à vouloir que M. Ledru-Rollin fût de la Commission exécutive dont M. de Lamartine était désigné comme président ?

Je n’en sais rien, quoiqu’il l’ait dit. Il a dit : « Le Peuple a confié sa destinée, le 24 février, à des hommes de différents partis. Faites comme lui ; faites comme nous ! »

Ce n’est pas une raison. Le peuple de Paris, tumultueusement, a porté au pouvoir côte à côte, Lamartine, Ledru-Rollin et Louis Blanc ; cela n’oblige point la nation entière, régulièrement consultée, garder au pouvoir Louis Blanc, Ledru-Rollin et Lamartine.

Il a dit encore : « Sacrifier tel homme avec qui j’ai gouverné et que je quitte plein de déférence et peut-être de gratitude, vous ne pouvez pas demander cela à un homme d’honneur » Sentimentalité et délicatesse exagérées, qui ne peuvent vraiment être de mise quand il s’agit de faire de bonne politique. Pour gouverner, on se sépare quand on n’est pas du même avis, en se gardant, les uns aux autres, la plus profonde estime et la plus chaude amitié, et, en agissant ainsi, on reste parfaitement homme d’honneur.

Je ne comprends pas.

— Il y a toujours eu du je ne sais quoi dans M. de La Rochefoucauld, dit le cardinal de Retz.

Il y a eu souvent du je ne sais quoi, dirai-je, dans M. de Lamartine.

Toujours est-il que ce jour-là (9 mai) fut celui du suicide politique de Lamartine. L’Assemblée nomma Ledru-Rollin, mais elle prit en défiance M. de Lamartine. La France aussi. Et, après l’insurrection du 15 mai, après les journées de Juin, quand l’Assemblée et la France virent croître leur horreur et leur terreur à l’égard des « rouges », Lamartine, tenu pour allié des rouges, perdit toute sa popularité. Son rôle politique était fini.

Tout compte fait, il lui fait le plus grand honneur. Lamartine avait de grandes idées, généreuses, nobles, nullement chimériques et très pratiques, presque toujours. Il savait prévoir, et telles de ses divinations de politique intérieure ou extérieure sont prodigieuses. Il savait même gouverner, beaucoup plus que M. Pierre Quentin-Bauchart ne le lui accorde. Il s’est trompé quelquefois sur une opportunité. Il se trompait très facilement sur les hommes, sur Ledru-Rollin par exemple, et encore plus, et d’une façon fantastique, sur Napoléon III, qu’il trouvait supérieur à son oncle. En somme, même comme homme politique, il est à un très haut rang et, pour le bien comprendre, je ne sais rien de meilleur que de lire attentivement le très bon livre de M. Quentin-Bauchart.

Pierre Leroux, sa vie, son œuvre et sa doctrine,
par M. Félix Thomas §

Vraiment, ce livre manquait. Il n’est pas très bon. D’aucuns trouveront même qu’il est d’une singulière faiblesse ; mais il manquait et, puisqu’il manquait et que voilà qu’il existe, il est bon. On doit lui savoir gré d’exister. Il fallait qu’il y eût un livre où Pierre Leroux, son existence et ses idées fussent résumés. Le livre est fait suffisamment. Voilà qui est bien.

Ce Pierre Leroux, m’a-t-il assez obsédé ! Je l’avais lu, presque tout entier, et j’avais trouvé que c’était un niais et qu’il n’y avait pas lieu de le faire figurer dans ma galerie des politiques et moralistes du dix-neuvième siècle. Bon. Là-dessus, tout en écrivant mes études sur les moralistes et politiques en question, je rencontrais des étrangers : Allemands, Hongrois, Russes. Et chacun me disait :

— Ah ! Vous vous occupez des politiques et moralistes du dix-neuvième siècle ? Vous allez faire une étude de Pierre Leroux.

Ou bien :

— Vous étudiez les politiques et moralistes du dix-neuvième siècle ? Ah ! quand vous arriverez au prince des philosophes du dix-neuvième siècle…

— Qui donc ?

— Mais, Pierre Leroux !

Ou encore :

— Vous examinez les politiques et moralistes du dix-neuvième siècle ? À quoi bon ? Un seul compte et un seul suffit.

— Ah ! oui ! Pierre Leroux ?

— Sans doute !

Et, à chaque fois, car on a une conscience, je me remettais à la lecture de Pierre Leroux. Et il n’y avait pas moyen : je ne pouvais pas me décider à le prendre au sérieux : et j’avais fini par contracter l’habitude, quand je voyais un étranger, de le fuir, en me disant :

— Il va me parler de Pierre Leroux.

Le fait est certain. Plus oublié en France que Ballanche, Pierre Leroux a encore, à l’étranger, une très grande notoriété et de fervents admirateurs. J’en trouverai peut-être la raison au cours de cet article. En tout cas, qu’il fût si connu à l’étranger, c’en était une pour qu’on le fit sommairement connaître aux Français, et c’est ce que M. Félix Thomas a parfaitement eu raison d’entreprendre.

Pierre Leroux est né à Paris et non ailleurs, comme tout le monde le croit, le 17 germinal an V de la République, ou, si vous aimez mieux, le 6 avril 1797. Il fit ses études au lycée de Rennes, où il était boursier, et il y connut Dubois, avec qui il devait fonder Le Globe. Revenu à Paris, il chercha sa voie, vécut péniblement comme typographe et, en 1824 avec Dubois, Jouffroy, Sainte-Beuve et quelques autres, fonda ce Globe qui fut de 1824 à 1840, plus qu’un journal, plus qu’une revue, c’est à savoir, comme avait été l’Encyclopédie, un parti, un grand parti philosophique et politique et un parti qui contribua pour une large part, plus que Le National, à renverser le gouvernement de 1815.

Ce fut (de vingt-sept ans, donc, à trente-trois) la période de bonheur et de gloire pour Pierre Leroux. L’avenir s’annonçait très beau pour lui.

Il y eut grande déception et continuelle, à bien peu près, jusqu’à sa mort. De 1830 à 1848, d’abord Saint-Simonien et mettant Le Globe au service de cette doctrine, puis philosophe indépendant et personnel et fondant, tous les deux ans, un journal ou une revue qui mourait au bout de dix-huit mois, la Révolution de 1848 le trouva à Boussac, vivant péniblement d’une imprimerie de sous-préfecture, et en fit un député à la Constituante, puis à la Législative.

Dans ces deux Assemblées, avec Proudhon, Ledru-Rollin, Considérant et Louis Blanc, et, du reste, ne s’entendant pas du tout avec aucun d’eux, il forma l’élite du parti dit « socialiste » et se fît beaucoup moquer pour ses discours, où il introduisait souvent un peu plus de mysticisme qu’il ne fallait.

Exilé en 1851, il vécut d’abord à Londres, puis à Jersey, dans une pauvreté qui allait jusqu’à la misère et dans une misère qui allait jusqu’à la détresse, quoique secouru par de généreux amis, parmi lesquels il faut citer Sandré, Renouvier, Pereire et M. Émile Ollivier. Mais il avait la noble et vénérable manie de s’entourer de tous ses parents et alliés pauvres et, si honnêtes et laborieux que fussent la plupart de ceux-ci, avec Pierre Leroux, c’était trente pauvres qu’il fallait ou qu’il aurait fallu soutenir.

Rentré en France en 1859, il ne fut pas plus heureux ; il erra du Nord au Midi et, surtout, du Midi à l’Est, écrivant, enseignant, « conférenciant », le tout sans profit et avec une fatigue croissante. Il mourut à Paris, en plein règne de la Commune, le 12 avril 1871, à l’âge de soixante-quatorze ans et six jours. La Commune elle-même ne l’honora qu’avec réserves. Elle décida l’envoi de deux de ses membres aux funérailles du philosophe, en déclarant « qu’elle rendait cet hommage, non au philosophe partisan de l’école mystique dont nous portons la peine aujourd’hui, mais à l’homme politique qui, le lendemain des journées de Juin, a pris courageusement la défense des vaincus ».

Comme caractère, c’était un délicieux innocent. La probité même, l’honnêteté même et la bonté, et la douceur, et la charité, et la philanthropie et l’optimisme invincibles. Il avait, en lui, de l’enfantin et du divin. Si les femmes l’aimèrent de tout leur cœur (Mme d’Agoult, Mme George Sand, d’autres encore), c’est à cause de cela et c’est à leur honneur comme au sien. Il n’y a pas eu d’homme au monde qui ait, jamais, été plus digne d’être respecté et aimé.

Comme penseur, il était empêché, embarrassé, nébuleux, obscur, et personne au monde, non pas même Ballanche, non pas même Quinet, n’a plus que lui pris un tourbillon de brouillard pour une idée. Il est absolument impossible de résumer sa doctrine. Il est déiste, partisan de l’immortalité de l’âme, socialiste (et c’est lui qui a inventé le mot de socialisme, à ce que l’on croit), collectiviste et communiste — et libéral aussi, de temps en temps, par une espèce d’horreur du despotisme qu’il voudrait satisfaire tout en adoptant le système communautaire. Aussi, comme tous ceux qui ont des idées contradictoires, cherche-t-il la synthèse et il sue sang et eau pour trouver une méthode de conciliation. Mais, de méthode, il est de trop faible esprit pour s’en constituer une ; et sa synthèse est toujours un syncrétisme confus où il s’enlise et d’où il lui est absolument impossible de sortir. Qui a donc raconté cette anecdote d’un ouvrier de 1848, répétant obstinément :

« Tout cela, Monsieur, ça m’est égal. Moi, Monsieur, je suis pour la synthèse. Je n’ai qu’une opinion, moi : c’est la synthèse. C’est pourtant bien clair : je suis pour la synthèse et je ne sors pas de là. »

Cet ouvrier de 1848, c’est Leroux. Comme Leroux était toujours vêtu en un homme du peuple (ce que je suis loin de lui reprocher), l’auteur de l’anecdote aura rencontré Pierre Leroux et l’aura pris pour un ouvrier.

Aussi, on trouve de tout dans son œuvre. Il y a du tolstoïsme. Il a proposé, à l’Assemblée de 1848, le projet de loi suivant :

« Tous les citoyens appartenant à un culte qui repousse la guerre comme un principe barbare et contraire aux lois divines et humaines, seront exemptés du service militaire. »

Il y a du libéralisme et très net. Il dit aux hommes de l’Assemblée de 1848 qui, naturellement, l’écoutent comme feraient les députés de 1904, que, de ce principe que la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens, on peut faire sortir une constitution ultra-monarchique ; que c’est au nom de ce principe qu’on bâillonne la presse et qu’on légitime la guillotine ; que, comme le gouvernement n’est que l’expression de la volonté générale, la majorité s’attribue un pouvoir sans limite sur la minorité ; que le droit du grand nombre, substitué au droit du plus fort, n’est encore que le droit du plus fort et que ce droit ne justifie rien.

Et avec cela, il est partisan très net — si le mot net pouvait lui être appliqué — du collectivisme et de la communauté des biens. Et il est partisan du communisme intellectuel, c’est-à-dire de « l’unité morale », comme on dit de nos jours, et c’est-à-dire de l’État seul éducateur ; comprenant instinctivement ce que M. Jaurès a si bien formulé de nos jours : qu’on ne peut pas être communiste sans être pour le monopole de l’enseignement, que le collectivisme intellectuel est un acheminement vers le collectivisme des biens et que l’État seul éducateur et l’État seul propriétaire, c’est le même principe.

Seulement, le bon Leroux considère l’État seul éducateur comme un idéal auquel il faut tendre ; mais non pas proclamer tout de suite. Il faut, d’abord (souvenir de Rousseau), créer une religion sociale ; et ensuite, seulement, élever despotiquement tous les enfants dans cette religion sociale ; mais, avant qu’on ait créé cette religion sociale, il faut rester dans la liberté :

« Tant que nous n’aurons pas de religion nationale, nous devons tolérer les sectes, et c’est pourquoi nous sommes prêt à défendre, en apparence contre nos principes, la liberté d’éducation et le droit même des jésuites, en tant que secte religieuse éducatrice. C’est qu’il peut arriver aux États des situations si douloureuses, si dégradantes, si abrutissantes, qu’espérer, par voie politique, l’unité spirituelle, c’est la plus chimérique des illusions ; et c’est précisément à ce point que nous en sommes. »

Mais, en revanche, quand on aura établi une religion nationale, à base scientifique, il sera tout naturel et ce sera le salut d’enseigner despotiquement les mêmes choses à tous les enfants de la nation et de ne pas permettre que quelque autre que l’État leur enseigne une hérésie. Collectivisme intellectuel ; collectivisme scolaire :

« Supposons que les idées si chères aux théoriciens de la Révolution française se réalisent ; que l’Institut devienne ce que Condorcet voulait qu’il devînt : un grand collège philosophique, et qu’au sein de la France un véritable pouvoir éducateur prenne place à côté du pouvoir exécutif (souvenir de Saint-Simon) et du pouvoir judiciaire, ayant, comme eux, sa sanction et sa source dans le pouvoir législatif, expression directe de la démocratie. Supposons que l’éducation publique et commune pour tous les enfants du peuple, égale pour tous virtuellement, mais variée suivant leurs aptitudes constatées, vienne à s’établir… Ne voyez-vous pas que, si les idées synthétiques (l’y voilà !) qui commencent à régner dans la science et dans la philosophie étaient plus avancées qu’elles ne le sont encore, ces trois propositions se réaliseraient ; que : 1º ce qu’on a appelé Assemblée constituante, Convention, Chambre des députés, serait un Concile ; que 2º les sciences, réunies aujourd’hui à l’Institut sans lien commun et sans conclusion, deviendraient des Dogmes qui engendreraient de fait un pouvoir éducateur ; que 3º ce pouvoir éducateur, s’appliquant aux générations nouvelles et donnant à ces générations, comme la société en a le droit et la mission, une éducation unitaire, dogmatique, positive, religieuse, il en résulterait un peuple unitaire et religieux ? »

Donc, liberté provisoire ; — constitution d’un dogme d’État ; — ce dogme constitué, monopole de l’État pour l’inculquer et l’imposer aux jeunes cerveaux.

Il n’y a guère qu’une idée d’ensemble à peu près claire dans Leroux. On peut la formuler ainsi ; « Égalité, solidarité. » Tous égaux, à tous les points de vue, et, par conséquent, abolition de la richesse, de l’héritage, etc. Mais — ce qui tempérera ce régime, peut-être dur — solidarité, c’est-à-dire amour des uns pour les autres, tous pour chacun et chacun pour tous, de sorte que cette égalité, on l’aimera, on s’y sentira à l’aise et heureux, n’ayant point besoin d’autre chose, puisqu’on pourra compter chacun sur tous les autres. Une égalité adoucie par la solidarité ; une solidarité pénétrant l’égalité et en la pénétrant l’adoucissant, et en l’adoucissant la rendant charmante, et en la rendant charmante l’affermissant : voilà le système, pénétré lui-même du plus aimable et du plus naïf optimisme, qui est, autant qu’on peut se rendre compte, celui de Leroux.

Il y a là du fouriérisme, du saint-simonisme, du cabétisme et, surtout, du christianisme primitif, comme j’ai dit ailleurs.

C’est ce qui explique très bien l’enthousiasme de George Sand et celui, aussi, d’un grand nombre d’étrangers pour Pierre Leroux.

Dans l’enthousiasme de George Sand pour Pierre Leroux, il y avait beaucoup, d’abord, d’ascendant personnel, Pierre Leroux ayant une beauté imposante de patriarche et une parole douce facile, abondante et prenante d’apôtre onctueux ; — il y avait, ensuite, comme une réponse au perpétuel « appel à la charité, appel à la générosité », qui était le fond même, le fond sentimental de la doctrine de Pierre Leroux. En « écho qui agrandit la voix », George Sand a mis tout cela dans Le Meunier d’Angibault, Le Péché de M. Antoine, etc.

Pour ce qui est des étrangers, ne vous y trompez pas. Ils avaient toutes sortes de raisons d’admirer Leroux. D’abord, il est obscur, et plus je vais, plus je suis persuadé que, sauf pour les Français et un peu pour les Anglais et les Italiens, l’obscurité, comme dit si joliment Nietzsche à l’adresse des Allemands, « l’obscurité est une vertu ». — Ensuite, notez bien ceci, l’esprit de 1848, cet esprit fait d’optimisme ingénu, de « progressisme » et de croyance à la perfectibilité indéfinie, de « démocratie pacifique » et de « révolution pacifique » ; très mêlé de mysticisme, de religiosité vague et de christianisme même, de christianisme évolutif, mais de christianisme encore ; mêlé de « communisme évangélique » à la manière des frères Moraves ; cet esprit si difficile à définir et qui aimait à ne se définir point et à se contempler dans un demi-sommeil extatique plutôt qu’à se déterminer ; cet esprit qui a fait rêver, s’il vous plaît, les trois quarts de l’Europe ; cet esprit, personne, tout compte fait, ne l’a aussi bien représenté que Pierre Leroux. Son succès, plus grand à l’étranger qu’en France, ne me surprend pas le moins du monde.

Le livre de M. Félix Thomas nous aura aidé un peu à nous rendre compte de ces choses.

Comme dans tous les livres de ce genre, à côté de la figure centrale, on voit passer un certain nombre de silhouettes intéressantes que l’on connaissait, mais à qui telle anecdote, tel incident, ajoutent un trait de plus. Ici c’est, par exemple, Démosthène Ollivier et M. Émile Ollivier, son fils, que l’on voit, avec plaisir, infatigables en générosité et en bons offices à l’égard de Pierre Leroux.

C’est Guizot qui, vers 1828, disait exactement à tout le monde :

— Quand viendra notre ministère…

Et, par l’inflexion de voix, promettant à chacun de ses interlocuteurs successifs une belle place dans ce cabinet, ce qui faisait dire à Dubois :

— Il se croit fin. Il est maladroit. Moi, du moins, je l’entends toujours venir avec ses gros sabots.

Mon idée sur Guizot, c’est qu’il était un vin de bon cru. Il s’est continuellement amélioré en vieillissant.

C’est Stuart Mill qui, en novembre 1851, écrivait à Leroux :

« S’il vous arrivait, Monsieur, de passer en Angleterre et que vous voulussiez bien me faire, à ma femme et à moi, l’honneur d’une visite fraternelle, nous serions charmés de vous renouveler personnellement l’expression de notre sympathie. »

L’occasion, grâce au coup d’État, ne tarda pas. Un mois plus tard, Leroux était à Londres et se présentait chez M. le secrétaire de l’honorable Compagnie des Indes, et voici comment il raconte lui-même la petite entrevue fraternelle :

« M. Stuart Mill paraît… Il ne me reçoit pas dans son cabinet ; il me conduit, à travers un long corridor, jusqu’à l’extrémité de l’immense bâtiment. Arrivé là, il se fait ouvrir une salle. Il s’y enferme avec moi. Il ne me fait pas asseoir. Son œil m’interroge ; il me prête l’oreille ; il me donne l’exemple de parler bas, absolument comme si nous conspirions. Il me questionne sur ce qui vient de se passer en France et sur les suites probables. Il m’écoute quelque temps, hoche plusieurs fois la tête, ne me répond rien, ou peu de chose. Puis, il me reconduit, et, me laissant dans le corridor :

« — Vous prendrez à gauche et vous trouverez l’escalier. »

C’est encore George, la bonne et charmante George Sand. Elle voulait, vers 1840, se faire une idée sur le socialisme et elle demanda des leçons à Sainte-Beuve. Vous savez la manière de Sainte-Beuve avec George Sand. Il l’aimait beaucoup, beaucoup ; seulement, il considérait toujours avec quelque appréhension le temps qu’elle lui ferait perdre ; parce que George Sand était de ces… mettons « chronophages », qui, bavards d’une façon très particulière, ne parlent pas, mais exigent qu’on leur réponde. Aussi, il l’aimait beaucoup, mais beaucoup ; seulement, il l’aiguillait toujours adroitement sur un autre ; sur Planche, sur Vigny, sur Mérimée, sur Musset. Cette fois, il la convoya sur Lamennais ou Pierre Leroux.

Elle choisit Pierre Leroux et elle fut bien à son affaire ; car, précisément, Leroux n’aimait pas qu’on l’interrogeât et aimait à parler indéfiniment. Oh ! que George Sand fut heureuse ! Elle nous a rendu compte, dans son Histoire de ma vie, de l’impression produite sur elle par Pierre Leroux, en toute candeur, mais, à cause même de sa candeur, avec une malice involontaire qui est à mourir de rire, si l’on me permet une innocente hyperbole.

« … Comme il est timide, il balbutia quelque temps avant de s’exprimer… Mais, quand il eut tourné un peu autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il arriva à cette grande clarté, à ces vifs aperçus et à cette véritable éloquence qui jaillissent de lui comme de grands éclairs d’un nuage imposant. Nul enseignement n’est plus précieux que le sien quand on ne le tourmente pas trop pour formuler ce qu’il ne croit pas avoir suffisamment dégagé lui-même. Il a la figure belle et douce, le sourire affectueux, la voix sympathique et ce langage de l’accent et de la physionomie, cet ensemble de chasteté et de bonté vraies, qui s’emparent de la persuasion autant que la force des raisonnements. Il était alors le plus grand critique possible dans la philosophie de l’histoire et, s’il ne vous faisait pas suffisamment entrevoir le but de sa philosophie personnelle, du moins il faisait apparaître le passé dans une si vive lumière et il en promenait une si belle sur les chemins de l’avenir, qu’on se sentait arracher le bandeau des yeux comme avec la main. Je ne sentis pas ma tête bien lucide quand il nous parla de la “propriété des instruments de travail”, question qu’il roulait dans son esprit à l’état de problème et qu’il a éclaircie depuis dans ses écrits. La langue philosophique avait trop d’arcanes pour moi ; mais la logique de la Providence m’apparut dans ses discours ; c’était déjà beaucoup : c’était une assise jetée dans le champ de mes réflexions… »

Bref, ce fut quelqu’un qui ne le comprenait pas, parlant de quelqu’un qui ne le comprenait point ; c’était de la limite métaphysique. George Sand tira de cela cinq ou six romans admirables.

En somme, c’était un brave homme, un grand honnête homme et un homme de grand cœur, aussi sympathique qu’il est peu instructif et qu’il est décevant. Il aura eu deux gloires, en dernière analyse : avoir été le fondateur du Globe et un des inspirateurs de George Sand. Et puis, il faut bien, cependant, convenir que c’était « un nuage imposant ».

L’ancien régime en Lorraine et en Barrois,
par le cardinal Mathieu §

Mgr le cardinal Mathieu vécut dix-huit ans dans le petit séminaire de Pont-à-Mousson, où il enseignait le latin et l’histoire. Il est à croire qu’il enseignait le latin avec complaisance et l’histoire avec passion ; car il a consacré les loisirs d’une bonne partie de ces dix-huit ans à rassembler patiemment les documents sur l’histoire de sa « petite patrie » et à écrire le livre qui a fait de lui un docteur ès lettres et qui n’a pas peu contribué à faire de lui, plus tard, un académicien : L’Ancien Régime en Lorraine et en Barrois.

Par « ancien régime », il faut entendre le régime sous lequel on vivait de 1750 environ à 1789 ; car Mgr Mathieu ne remonte guère au-delà du dix-huitième siècle.

Ce volume, plein de faits puisés aux sources les plus authentiques, fut écrit avec un esprit de sagesse et d’impartialité absolument extraordinaire. Prenez toutes les qualités que n’avait pas Michelet et que, pour ainsi parler, il se défendait d’avoir ; faites-en un bel ensemble, et vous avez la presque totalité des vertus de Mgr Mathieu comme historien. Et, en vérité, ce n’est pas peu de chose.

Non point, à précisément parler, que le livre de Mgr Mathieu soit « objectif », comme on dit maintenant, c’est-à-dire que, de propos délibéré, la personnalité de l’auteur en soit strictement éliminée. Point du tout. L’auteur, ici, intervient souvent, très souvent, même ; seulement, il intervient toujours avec impartialité, avec sang-froid, avec un respect absolu de la vérité et un sentiment extrêmement juste de la mesure ; et, si l’on veut, le livre n’est pas objectif ; mais l’auteur y intervient avec objectivité.

L’auteur y examine successivement, avec détail, sans se presser et comme en témoin attentif et précautionneux, l’état du clergé, de la noblesse, du peuple, de la classe moyenne, de l’administration enfin, et de ce qu’on pourrait appeler La classe gouvernementale en Lorraine au dix-huitième siècle. Il ne dissimule rien : ni le relâchement des mœurs dans le clergé « régulier », c’est-à-dire dans les couvents ; ni la lourdeur des dîmes, qui, le plus souvent, ne profitaient même pas au pauvre curé de village, mais à de lointains bénéficiaires ; ni les vexatoires et ruineux impôts féodaux ; ni l’absurdité funeste des douanes intérieures ; ni la terrible « gabelle », qui était un instrument d’appauvrissement continu et progressif, qui même, par sa rigueur, excitait au « crime » les plus honnêtes gens, témoin ce pauvre prêtre, qui, apportant sur son épaule un sac de sel de contrebande, fit un faux pas, car « il faisait glissant », se déchira une joue et le nez et fut en grand embarras pour expliquer ses blessures, que la malignité pouvait attribuera toute autre cause.

Ce qu’il y a de plus affligeant dans ce tableau plutôt triste, c’est qu’il devient plus désolant encore, à partir du moment où la Lorraine fut occupée par la France (1738) et administrée selon les pratiques françaises usitées alors. À partir de ce moment, « l’aisance fait place à la misère, le nombre des cultivateurs diminue, les bestiaux périssent en foule, les populations émigrent », le désert se fait.

Les faits, établis par la grande enquête faite, en 1763, par la Cour des Comptes, sont absolument navrants :

« À Arracourt, de 1730 à 1740, le jour de terre (journal) rapportait communément six quartes de blé pesant chacune cent livres et plus ; il y avait un grand nombre de laboureurs ; les terres étaient bien cultivées et le jour se vendait cent écus ; le jour de terre se donne, aujourd’hui, pour dix écus… M. de Montureux, ne trouvant plus de fermiers, est obligé de faire labourer par ses domestiques. M. de Ligniville a, dans le ban de Boncourt, une ferme très considérable qui depuis près de quinze ans, ne rapporte presque rien parce qu’elle est inculte et abandonnée… À Gélacourt, sur quatorze laboureurs, depuis douze ans, quatre ont été ruinés et les deux tiers, endettés, ne sont pas loin du même sort… À Clésantaines, c’était quasi tous des propriétaires. À l’exception d’un seul, ils sont tous, maintenant, fermiers. Depuis dix ans, Clésantaines a vendu plus de cent vingt paires de réseaux en bien-fonds, à la seule ville de Lunéville. »

Le curé de Craon écrit :

« J’ai vu que la saison des blés, qui, jusqu’en 1733, m’avait donné cent dix réseaux, ne m’en donne plus que soixante-quinze. En 1721, quand j’entrai dans mon bénéfice, il y avait dix-sept bons laboureurs, riches en bestiaux, qui faisaient beaucoup d’engrais et beaucoup de besogne ; aujourd’hui, excepté trois ou quatre laboureurs, et encore médiocres, tous les autres sont langoureux, dont les bestiaux en petit nombre et mal entretenus ne peuvent renverser les terres qu’en différentes reprises, et sont-elles renversées tant bien que mal, le laboureur ne sait encore où avoir le nécessaire pour les ensemencer, ce qui est cause que la plupart sèment à contretemps des terres qu’ils n’ont pu que gratter. Aussi voit-on tous les ans qu’à la moisson ils ramènent plus d’ordures que de grains… Par là, ce pauvre laboureur contracte envers son maître dette sur dette…

« À Vannecour, il y a six fois plus de mendiants qu’il y a vingt-deux ans…

« À Nomény, les laboureurs, faute d’avoine et fourrage, font pâturer leurs blés… »

Il y en a ainsi dix volumes que l’on peut consulter encore aux Archives nationales.

Mgr Mathieu n’hésite pas sur sa conclusion. L’administration et, particulièrement, l’administration financière de l’ancien régime étaient déplorables, et « il fallait une révolution ». Il la fallait, selon Mgr Mathieu, non pas telle qu’elle a été faite, assurément, mais il la fallait. Il fallait une réforme profonde dans le clergé, dans la noblesse et, surtout, dans l’administration et dans la législation administrative.

La Lorraine était de cet avis, et c’est un bon chapitre et dont la nécessité n’était pas absolue, mais dont l’absence serait fâcheuse, que celui que Mgr Mathieu a écrit sur l’Opinion en Lorraine, de 1770 environ à 1789. L’opinion, c’est-à-dire ceux qui écrivent et ceux qui causent, est toujours plus superficielle que la véritable pensée populaire, profonde et silencieuse ; elle était légère et superficielle en Lorraine comme ailleurs ; mais il est encore intéressant de la connaître.

Elle se manifeste par des épigrammes et de petites satires sans grande importance ; elle se déclare par une fureur d’enthousiasme à propos du Mariage de Figaro, joué à Nancy, en 1785 et 1787. Elle a son influence (on peut dire : hélas !) sur l’éloquence de la chaire, qui est aussi peu religieuse que possible, sans que je veuille dire qu’elle soit immorale. L’orateur ecclésiastique de Nancy est alors M. Bonnet. De ce M. Bonnet, supérieur des Lazaristes, il est rapporté ceci :

« M. Coster ayant assisté à un sermon de M. Bonnet, à Saint-Sébastien, l’a trouvé beau, mais si peu chrétien, qu’il a promis, en belle compagnie, de mettre un louis sur chaque endroit de ce discours où se trouverait écrit le nom de Jésus-Christ. »

Grégoire lui-même (oui, le fameux Grégoire, plus tard si célèbre comme conventionnel ; il était né à Vého, près de Lunéville, et il était alors, vers 1786, curé d’Emberménil), Grégoire, malgré son jansénisme, était plutôt un abbé mondain qu’un prédicateur austère. Voici comme en parle Chatrian dans son journal :

« M. Grégoire, qui ne souffre dans son église ni tableaux ni statues, donne l’octave des morts à Lunéville. Il prêche sans bonnet carré, ne se met point à genoux dans la chaire avant de commencer, ne prend point de texte de l’écriture, ne prétend jamais prêcher, mais converser avec ses auditeurs, ne fait ni division ni sous-division. Point d’Ave Maria, point d’Écriture sainte ni de Pères. Petites phrases jolies d’ailleurs, point de figures brillantes ; point de mouvements oratoires. Cet orateur anglais finit on ne sait comment, sans qu’on s’y attende, sans récapituler, sans qu’on puisse savoir quel fruit il s’est proposé dans sa conversation mondaine, en chaire, devant Dieu, dans un auditoire catholique. »

Ce portrait de Grégoire jeune est une curiosité très intéressante et qui valait qu’on l’exhumât des « papiers du temps ».

Et cette révolution, dont Mgr Mathieu dit qu’il fallait qu’elle fût, comment la Lorraine l’envisagea-t-elle et comment la voulut-elle préparer dans la mesure de ses forces ? Mgr Mathieu a lu tout ce qui est resté des Cahiers de la Lorraine en 1789 et nous sommes frappés comme lui, et charmés, du solide bon sens qui, pour parler ainsi, s’en exhale. Les cahiers des paysans ne sont, comme partout ailleurs (et que seraient-ils ?), que les plaintes douloureuses et lamentables sur la misère où ils sont plongés, et que nous avons vu qui n’était que trop véritable, sur la lourdeur écrasante des impôts sur les droits seigneuriaux, vexatoires et onéreux, etc.

Les cahiers des villes et les cahiers généraux du tiers demandent l’impôt consenti par la nation, la liberté civile et l’abolition des lettres de cachet (sauf, ce qui est curieux, celles qui seraient sollicitées par les familles contre un membre dont la conduite serait notoirement dépravée), la liberté de la presse, la simplification du système d’impôts, l’accessibilité à tous les emplois publics pour tous les citoyens, la responsabilité des ministres devant les états généraux.

Le clergé et la noblesse font les mêmes vœux et, particulièrement, réclament la périodicité des États généraux, c’est-à-dire le gouvernement parlementaire, des États provinciaux, c’est-à-dire la décentralisation, la liberté de la presse (demandée timidement par le clergé, réclamée énergiquement et unanimement par la noblesse), l’abolition des privilèges des ecclésiastiques et des nobles. Tous, enfin, demandent, comme vœu universel de la nation (et rien n’était plus vrai), qu’il y ait enfin une constitution du gouvernement de la France, nette, précise, arrêtée et inviolable, et s’imposant au gouvernement comme à tout le reste de la nation.

Un vœu de la noblesse est bien remarquable et révèle une grande portée d’esprit politique :

« Notre député s’attachera à faire sentir à l’ordre du tiers qu’il est de son intérêt de maintenir la distinction des ordres, puisqu’elle constitue la monarchie et qu’un des grands ressorts du pouvoir arbitraire est de rendre tous les hommes égaux pour qu’ils soient tous également esclaves. »

Mgr Mathieu fait remarquer que Mirabeau dira cela plus tard. J’observe, de mon côté, que c’était là toute la sagesse de Montesquieu parlant par la bouche de la noblesse lorraine.

Le livre est sévère en ses lignes générales ; il ne vise qu’à instruire et à prendre sur le fait et sur le vif, pour nous la montrer, la vie d’une province au dix-huitième siècle, avec ses forces, ses faiblesses, ses obstacles, ses maladies et les remèdes qu’elle cherche ou qu’elle implore ; mais, comme malgré lui, ce même livre rencontre le fait curieux, touchant ou amusant, le document littéraire, aussi, qui éclaire et illustre le fait historique. C’est ainsi que les meilleurs vers du froid Saint-Lambert se trouvent ici, parce qu’ils se rapportent à la redoutable et abominable corvée :

J’ai vu le magistrat qui régit la province,
L’esclave de la Cour et l’ennemi du Prince,
Commander la corvée à de tristes cantons
Où Cérès et la Faim commandent les moissons,
On avait consumé les grains de l’autre année ;
Et je crois voir encor la veuve infortunée,
Le débile orphelin, le vieillard épuisé,
Se traîner en pleurant au travail imposé.
Si quelques malheureux, languissant, hors d’haleine,
Cherchent un gazon frais au bord de la fontaine,
Un piqueur inhumain les ramène aux travaux.
On leur vend à grand prix un moment de repos.

Telles étaient les mœurs administratives d’alors, et — mais ceci est de Voltaire :

C’est ainsi qu’on travaille un royaume en finance !

Vous connaissez, sans doute, — ceci est moins triste, — l’anecdote de ces paysans qui devaient, chaque année, comme tribut à leur abbesse, un plat de neige ou deux bœufs, et qui, une année, la neige manquant, si loin qu’on allât la quérir, lui présentèrent un plat d’œufs à la neige avec cette pensée philosophique, rimée par un avocat du cru :

Daignez, Madame, accepter cet hommage,
Ce simple mets par les gourmets vanté.
D’un tribut dû c’est la trop faible image ;
Mais la figure aux yeux trompés du sage
Vaut souvent mieux que la réalité.

J’ai, de tout temps, connu cette anecdote ; mais je ne savais pas où il fallait la placer. C’est une anecdote lorraine. C’est à Bussang que le fait eut lieu. C’est en 1783. L’abbesse qui accepta la substitution en souriant, à la condition que cela ne tirerait pas à conséquence et ne serait pas tenu pour précédent, était Mme Christine de Saxe. N’êtes-vous pas heureux que les choses, en matière si importante, soient précisées dans votre esprit ?

Je termine ainsi, au hasard, très légèrement et sans récapitulation. C’est, sans doute, la méthode de l’abbé Grégoire qui influe sur moi.

Études d’histoire,
par M. Arthur Chuquet §

Deux volumes. Sujets variés, très différents. On passe de « Bayard à Mézières » à « la Sœur de Goethe » ; de « la Sœur de Goethe » à « l’Affaire d’Abatucci » ou le forçat innocent ; de « l’Affaire d’Abatucci » à George Forster, le révolutionnaire mayençais ; de George Forster au commandant Poincaré, qui, de l’aveu même de l’auteur, n’a de titre à l’immortalité que d’avoir été amoureux de sa femme ; du commandant Poincaré à Adam Lux ; d’Adam Lux à Klopstock et de Klopstock à Bertêche dit La Bretêche, qui était un sabreur sans le moindre mérite, mais qui reçut quarante et un coups de sabre à Jemmapes, ce qui, assurément, n’est pas arrivé à tout le monde.

Toutes ces études sont intéressantes. M. Chuquet a le génie de la précision, du détail exact et significatif, du récit incisif et vivant. Voulez-vous que je dise ma sensation ? Tous les récits de M. Chuquet ont l’air de mémoires autobiographiques. Ce sont les héros mêmes de ces narrations que l’on croit entendre parler.

Je ne m’attacherai qu’à trois ou quatre de ces biographies, choisissant les plus curieuses, à mon gré, par leur sujet.

*
*    *

La sœur de Goethe n’était pas assez connue. M. Chuquet nous la fait connaître intimement, et, ainsi, nous introduit, une fois de plus, dans cet intérieur de la famille de Goethe, qui est si intéressant. Nous revoyons ce dogmatique, rigoureux et pédantesque Goethe le père, qui, tout compte fait et pour en parler avec l’exactitude historique, était un imbécile, ce qui est pour encourager les pères de famille privés de génie et pour leur persuader de ne point désespérer de leurs fils.

Nous revoyons cette délicieuse « mère la joie » qui fut la mère de Goethe et qui, le génie littéraire en moins, mais cela seulement en moins, est tout à fait Mme de Sévigné. Un mauvais plaisant, qui serait hanté de souvenirs napoléoniens, dirait que, dans cette famille, la mère s’appelait Lætitia et le père Ramolino. À eux deux, ils ont mis au jour un empereur de la Littérature.

Je ne saurais trop dire de qui des deux tenait la fille. Cornélie Goethe n’avait ni la gaieté, ni l’entrain, ni la sérénité, ni la santé de sa mère. Elle tenait donc du père ? Je ne crois pas : elle était extrêmement intelligente. Il y a eu de l’atavisme dans son cas.

Comme quelques sœurs de grands hommes, elle n’a guère eu d’autres fonctions, dans sa vie, que d’aimer son frère. Elle l’adora et, ce qui vaut beaucoup mieux, elle le comprit, de très bonne heure et jusqu’à la fin. Elle fut la confidente de ses rêves, de ses amours, de ses projets et de ses premiers ouvrages. Elle l’encouragea, elle l’excita, elle lui donna même des idées, encore qu’il n’eût aucun besoin de cela. Il l’aima tendrement et la prisa fort. Elle fut très haut dans son estime, laquelle n’était pas de ces estimes prostituées dont parle Molière.

Cornélie Goethe, malgré des yeux magnifiques, — et, du reste, quand on est intelligent, on a toujours des yeux magnifiques, — était laide. Elle en souffrit. Elle distingua, successivement, deux ou trois jeunes gens amis de son frère et eut vive peine de n’être pas très vivement distinguée par eux. À la fin, non pas vieille, mais à un âge un peu plus avancé que celui où se mariaient les bourgeoises allemandes de ce temps-là, à vingt-trois ans, elle épousa Schlosser, qu’elle n’aimait pas et qui semble n’avoir été que médiocrement aimable, très brave homme, mais lourd, épais et négligent de sa personne. Il n’y avait aucune ressemblance entre lui et à Wolfgang Goethe.

Il l’emmena dans un pays perdu, abominablement triste, à Emmendingen, dans le margraviat de Hochberg, dont il avait été nommé administrateur.

Elle y périt d’ennui. Loin de Wolfgang, elle dépérissait toujours. Il y eut, toutes réserves faites, quelque chose, dans Cornélie Goethe, de Lucile de Chateaubriand. Goethe indique cela, très discrètement, dans ses Mémoires. Elle eut, pour la revivifier, une visite de Wolfgang, une seule, je crois, en 1775. Elle se ranima pendant quelques jours, puis retomba. Elle ne quitta guère son lit pendant les années 1776 et 1777. Le 8 juin 1777, elle expira. Elle avait vingt-six ans et demi. Dans plusieurs ouvrages de Goethe, surtout dans Vérité et poésie, il y a des souvenirs d’elle.

Elle s’est trompée sur sa destinée. Si elle ne se fût pas mariée, elle fût restée plus près de l’astre qui la ranimait. Maladive, du reste, elle n’aurait peut-être pas atteint l’âge mûr ; mais elle eût certainement vécu plus longtemps. C’est une figure mélancolique et gracieuse. Elle mérite de prendre place dans le cortège des ombres chères.

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*    *

De trois Allemands considérés dans les rapports qu’ils ont eus avec la Révolution française, je tracerai, d’après M. Arthur Chuquet, un léger crayon.

Klopstock avait soixante-cinq ans en 1789. Jusque-là, il avait été Allemand jusqu’aux moelles. Être Allemand, ç’a été, de tout temps, détester la France. Klopstock la détestait et la méprisait cordialement.

Quand 1789 éclata, il devint Français. Ce ne fut pas pour longtemps ; mais il devint très Français.

Il était libéral et démocrate. Il donne, désormais, aux Français, « le noble nom de frères ». Il ne les appelle plus Français (Franzosen), mais Francs (Franken). Il se plaît à croire que tous les Français descendent des Teutons qui ont conquis la Gaule sous le nom de Francs. Ce qu’il y a de piquant, c’est que, précisément, les Français croyaient faire leur révolution contre la race conquérante, contre les descendants des anciens Francs. Mais cela ne fait rien.

Klopstock chanta, avec lyrisme, les restaurateurs de la liberté universelle. Il reçut, avec une merveilleuse sensibilité et un généreux enthousiasme, le titre de citoyen français que lui décerna l’Assemblée constituante. Il arbora la cocarde nationale française. Il prit part à des fêtes que l’on célébrait dans le pays de Hambourg en l’honneur de la Révolution française. Il écrivit ode sur ode à la gloire des révolutionnaires parisiens. Je cite quelques vers pour donner le ton. Je les cite dans la traduction qu’en donna alors Bourgoing :

France, un beau jour s’annonce à mon cœur transporté :
C’est celui de ta gloire et de ta liberté.
Parais, soleil nouveau, viens consoler le monde.
Qui l’eût pensé ? Ma verve, en beaux songes féconde,
Est encore au-dessous de la réalité.

1793, comme on peut croire, le dégrisa. En général ce fut le procès de Louis XVI qui refroidit les Allemands « intellectuels » à l’égard de la France. À partir de ce moment, Klopstock chanta la palinodie. Il s’indigna généreusement et noblement, sur un ton digne de lui ; il flétrit les Jacobins et il revint, peu à peu, à toute son horreur d’autrefois pour les Français.

Seulement, il était toujours citoyen français. Dans des occurrences analogues, à un adversaire du second Empire, à qui l’on avait donné un encrier d’honneur pour les beaux livres qu’il avait écrits contre le gouvernement et qui, ensuite, s’était rallié, on cria, d’un bout de la France à l’autre, un peu injustement, du reste :

— Rendez l’encrier !

Les Allemands crièrent à Klopstock :

— Rendez le diplôme !

Il était un peu vain ; il avait soixante-neuf ans ; il se disait, d’ailleurs assez raisonnablement, qu’il n’était pas solidaire des ultra-révolutionnaires parisiens et qu’il n’avait noyé personne à Nantes. Il fit la sourde oreille.

Alors, on lui joua d’un bon tour. On publia, dans un journal allemand, une très belle lettre où le brevet était renvoyé au gouvernement français et qui était signée tout au long : F. G. Klopstock. Cette fois, il se fâcha. Il répliqua par un article, très beau du reste, intitulé : Le Diplôme non renvoyé. On admira un peu, on sourit beaucoup et l’on causa d’autre chose. Ce n’étaient pas les sujets de conversation qui manquaient.

Il vécut assez pour voir la fin des excès qu’il déplorait et pour n’avoir plus de remords, plus ou moins combattus, au sujet de son diplôme. En 1802, il fut nommé, par l’Institut de France, « associé étranger ». Il fut ravi. Il remercia par une magnifique lettre où s’étalaient tous les beaux sentiments, à l’exception peut-être de la modestie. Il disait qu’il n’ignorait point les motifs de la décision de l’Institut ; qu’il savait bien que, si l’Institut de France distinguait le poète Klopstock, c’est parce que celui-ci, dans ses odes, avait parlé des événements de la Révolution avec un accent de vérité frappante, avec l’accent que l’histoire aurait plus tard, lorsqu’elle prononcerait le jugement définitif. Il ajoutait qu’en remerciement, il enverrait à l’Institut des poésies qu’il avait traduites du grec. Ces poésies littéralement exactes, conservant même le mètre du texte antique, rendant toutes les nuances, prouveraient deux choses : à savoir que le poète Klopstock s’entendait un peu à diriger le génie de sa langue sans le violenter, et à savoir que la langue allemande pouvait traduire avec plus de brièveté qu’aucune autre. Et, par conséquent, « quelles couleurs une nation qui a une pareille langue peut-elle donner à ses propres œuvres ! »

Il mourut l’année suivante. Le dernier honneur, la dernière palme, lui étaient venus de la France.

C’était un homme qui, quand il parlait de lui, n’y mettait point de haine ; mais c’était un très brave homme, plein des meilleurs sentiments, ami d’une « liberté sage et modérée », et c’était un très grand poète.

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George Forster est un personnage beaucoup moins sympathique, mais extrêmement curieux. C’est le type du cosmopolite du dix-huitième siècle. Il était né près de Dantzig, en territoire polonais, l’année 1754. Il devint donc sujet russe au premier partage. Du reste, il avait pour père un Allemand et, dès l’âge de douze ans, il vécut, avec son père, en Angleterre. Il accompagna son père dans le voyage de découvertes autour du monde du capitaine Cook. Parvenu à l’âge de jeune homme, il fut successivement professeur à Cassel, à Vilna et, enfin, à Mayence.

C’est là que la Révolution française vint le trouver sous les espèces du général Custine. Il semble qu’il avait toujours été républicain. Après des hésitations qui, du reste, ne durèrent que quelques jours, il se rangea dans le parti avancé, dans le parti populaire qui accueillait les Français en libérateurs, et fut vite, avec quelques autres, tantôt ses amis, tantôt ses rivaux, à la tête de ce parti.

Par tous les procédés de la Terreur : vexations, confiscation, proscription, il mena ses concitoyens à son but, qui était l’annexion, plus ou moins déguisée, du pays rhénan à la France.

À ce moment, c’est un Jacobin jacobinisant, une manière de proconsul sans indécision et sans scrupule. Ses idées l’y poussaient ; son état d’âme aussi. Il avait des malheurs domestiques, auxquels il était très sensible. Sa femme, Thérèse Heyne, qui l’avait aimé, s’aperçut qu’il était laid, marqué de petite vérole et atteint d’une affection scorbutique, aussitôt qu’elle se fut éprise du beau Huber, ami de son mari. Forster avait accepté qu’elle s’éloignât de Mayence à l’approche des Français et qu’elle allât habiter Strasbourg avec Huber. Puis, peu de temps après, il avait appris, par lettres sentimentales et à la Saint-Preux, tant de Huber que de Thérèse, que Thérèse et Huber comptaient vivre désormais comme mari et femme et lui en demandaient la permission. Il la donna, mais il aimait Thérèse et l’aima toujours. La politique violente qu’il pratiqua, les expéditions électorales qu’il dirigea, les raids de propagande et de pression et d’oppression qu’il exécuta à travers le pays rhénan furent, à la fois, des actes de sa foi politique et des « divertissements » furieux à calmer sa douleur secrète.

Il fut chargé, avec deux autres, dont Adam Lux, d’aller offrir Mayence et le pays rhénan à la Convention nationale. Il arriva à Paris en plein 1793, vit ce qui se passait et fut indigné. Il s’aperçut que l’intérêt personnel avait quelque part dans les actes politiques des personnages du temps. Les Jacobins l’exaspérèrent. Sa correspondance est pleine de jugements sévères sur eux et de véhémentes explosions de colère à leur endroit.

Après quoi, il accepta de servir, comme fonctionnaire, le gouvernement terroriste. Il fut chargé de missions partie diplomatiques, partie policières, à ce qu’il me semble bien, ici et là. Que voulez-vous ? Mayence, par suite d’un retour offensif des alliés, était investi à ce moment, comme vous savez ; il n’y pouvait pas retourner ; il était aussi pauvre que possible, et il fallait vivre. M. Chuquet l’excuse, un peu trop, peut-être ; mais je ne veux pas être plus sévère que M. Chuquet.

Il avait, pour excuser, mettons pour expliquer la Terreur, et peut-être pour s’excuser lui-même, les sophismes mystiques (je ne vois pas d’autre mot) que nous retrouverons plus tard, plus innocents ou moins suspects, dans Ballanche et quelques autres. Il n’y a pas d’épuration sans martyre. Il faut que tout homme qui apporte une grande idée nouvelle commence par en mourir. C’est dans les larmes et le sang que s’enfante un monde nouveau. Les Français sont, peut-être, les martyrs de l’humanité, comme l’étaient les Allemands qui, à l’époque de Luther, adoptaient et défendaient la Réforme. Il ne faut pas considérer si la Révolution fait le bonheur ou le malheur des hommes ; c’est un des grands moyens dont se sert le destin pour produire des changements dans le genre humain. L’homme que la Révolution meut et ébranle peut faire des choses que la postérité no comprendra pas. Mais ce qui arrive doit arriver. Lorsque la tempête sera passée, ceux qui survivront se réjouiront du calme qui suit la tourmente.

Ce qu’il y a d’excellent, dans ces raisonnement, c’est qu’ils sont à la portée de n’importe qui et applicables à n’importe quoi.

Et, cependant, il aimait toujours Thérèse. Miné par la maladie et le chagrin, un incident insignifiant, un mauvais « coup d’air », l’abattit brusquement en pleine Terreur, le 10 janvier 1794. Il n’avait pas vu la fin de la « tourmente » française, ni la fin de la sienne, et ne trouva le calme qui suit la tempête que dans le tombeau. Il avait vécu trente-neuf ans et un mois. Sa vie fut très pleine, continuellement agitée et l’une des plus tristes, en somme, que l’on ait vues.

Sa veuve se maria avec Huber et eut une longue existence très respectable.

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Adam Lux est plus connu. Il était Mayençais, lui aussi, si je puis dire, Forster ne l’ayant été que par adoption. Il était professeur, lui aussi, et républicain également. Il était marié, père de famille et très heureux en 1790. Il se mêla, comme Forster, à tout le mouvement républicain et « français » du pays rhénan, en 1792. Il vint à Paris avec Forster, et, comme je l’ai dit, pour le même objet. Il fut beaucoup plus indigné que Forster des excès du gouvernement terroriste. Plus jeune que Forster, — car il avait vingt-huit ans quand il vint à Paris, — de taille moyenne, le visage plein et encadré de longs cheveux, le nez fin et un peu relevé, la bouche fine et nettement marquée, respirant l’intelligence, l’énergie et l’enthousiasme, il fut pris, dans la tourmente parisienne, d’une singulière idée fixe. Il eut l’amour de la mort, le désir de la mort, l’ambition de la mort, la vocation de la guillotine.

De voir Charlotte Corday au Tribunal et sur la charrette, de l’admirer jusqu’au délire et d’en devenir éperdument amoureux, cela ne fit, sans doute, que le confirmer dans son dessin.

Il eut l’idée de se faire admettre à la barre de la Convention, d’y prononcer un réquisitoire (dont il a laissé le plan) contre la Terreur et de se brûler la cervelle après le dernier mot prononcé. C’était une réédition tragique du Paysan du Danube.

Il renonça à ce projet ; mais plus simplement et plus uniment, — car il n’était pas difficile, à ce moment, de mourir, — il posa sa candidature à la guillotine par son Avis aux Citoyens français et par son panégyrique intitulé Charlotte Corday. Il fut arrêté le 24 juillet 1793 et il passa trois mois à la Force. On hésita beaucoup à le condamner. Le Journal de la Montagne fit même un très chaleureux article en sa faveur, plaidant la folie. Mais Adam Lux voulait mourir. Il ne cessait pas de se dénoncer lui-même à l’accusateur public et de solliciter un prompt jugement. Le 4 novembre, il fut jugé et condamné. Il fut exécuté le même jour, comme il était presque de règle alors. D’après les témoignages du temps, « il courut, il se jeta » à la guillotine.

Les deux volumes de M. Chuquet sont extrêmement intéressants, surtout sur ce sujet des rapports de la mentalité française et de la mentalité allemande au temps de la Révolution française, sur cette question de savoir comment la Révolution fut accueillie en Allemagne, à quel moment elle y fut acclamée, à quel moment les esprits, en Allemagne, se refroidirent à son égard. La question, à la vérité, est peu obscure ; mais l’ouvrage de M. Chuquet y apporte de nouvelles lumières et très précises.

1815. Troisième et dernière partie,
par M. Henry Houssaye §

M. Henry Houssaye, par un troisième volume portant sur l’abdication de Napoléon et la Terreur Blanche, met fin, d’une manière très brillante, à son Histoire de 1815.

On se rappelle que le premier volume portait sur le retour de l’île d’Elbe et les Cent-Jours, le second sur Waterloo. Cette trilogie a l’ampleur, la suite et la symétrie d’une épopée. En termes symboliques, elle pourrait porter les titres suivants : l’Espérance, — l’Échec, — l’Effondrement.

M. Henry Houssaye l’a écrite tout entière avec ce don de la vie, c’est-à-dire ce don de vivre ce qu’il raconte et le faire vivre à son lecteur, qui est sa qualité maîtresse. C’est sa qualité maîtresse, parce qu’il l’a, sans doute ; mais aussi parce qu’il fait tout ce qu’il faut pour, la possédant, la nourrir, la développer et la porter à son plus haut point de développement. Personne n’est plus ardent, quand il écrit, que M. Houssaye ; mais personne, avant d’écrire, ne se plonge plus profondément dans le document précis, exact, sûr et multiplié. Personne ne met plus de passion à rassembler, autour de lui, la matière historique et à la critiquer.

Il disait, dans sa préface du premier volume :

« Je me suis mis à apprendre, dans les différents dépôts d’archives, cette page de l’histoire de France comme si elle m’était aussi inconnue que la chronique des empereurs de la Chine… Sous cette impression directe, mon opinion s’est formée au jour le jour, vingt fois modifiée, enfin fixée et affermie, grâce à la multitude des documents et à la concordance de la pluralité des témoignages. »

Et le don de M. Houssaye est, précisément, de raviver son instinct de la vie par le commerce et le contact avec le document, et d’en venir à parler de 1815 comme en aurait parlé, en 1815, un homme qui aurait su tout ce qui se passait avec certitude et qui en aurait discouru avec passion et avec angoisse. Il n’y a nulle part, plus que dans les écrits de M. Houssaye, à la fois sûreté, clarté et ardeur.

Le volume présent contient le retour de l’empereur à Paris après Waterloo, son internement — car c’est le vrai mot — à Malmaison, son voyage de calvaire de Paris à Rochefort, son embarquement à bord du Bellérophon, les intrigues de Fouché, les travaux parlementaires, si vous me permettez cette douloureuse ironie, l’arrivée de Louis XVIII à Paris, la Terreur Blanche dans le Midi, le ministère Talleyrand, les commencements du ministère Richelieu, la Terreur Blanche à Paris, j’entends les exécutions des généraux bonapartistes (Labédoyère, Ney), l’état de la France au commencement de 1816.

Le défaut de ce volume, défaut inhérent au sujet, c’est que vers le milieu, ou vers le commencement du troisième tiers, une fois Napoléon embarqué sur le Bellérophon, l’intérêt cesse, ou, tout au moins, malgré le talent de l’auteur, qui est plus grand que jamais, devient beaucoup plus faible.

On sent que tout est fini et que la suite ne sera qu’épouvantablement triste, comme, du reste, ce qui précède, mais sans ce rien d’espoir qui se mêlait, jusque-là, à la douleur et à l’accablement. Tant que Napoléon n’a pas mis le pied sur la passerelle du Bellérophon, on ne sent pas le drame fini. Il y a lui, d’abord, qui, malgré la dépression où il semble être, sur quoi nous reviendrons, est encore une force sur laquelle on ne peut s’empêcher de faire fond : il y a l’armée de la Loire qui existe encore et qui est passionnément patriote et énergique ; il y a le peuple de Paris… Napoléon parti, c’est tout espoir qui disparaît. On lit le reste du volume comme on assiste à une inondation ou à un incendie, ou à une agonie, alors qu’il a été bien reconnu que tout « secours est inutile ». On a envie de ne pas lire. Si on le lit, c’est parce que M. Houssaye a bien du talent.

Toute cette épopée de 1815, du reste, est sinistre, parce qu’elle est dominée par cette idée qu’elle est l’histoire d’un effort héroïque et vain. Il est trop évident que, d’une part, la France était épuisée et que, victorieuse à Waterloo, elle eût été, finalement, vaincue au cours de 1815 ; d’autre part, que l’Europe, encore en armes et aussi unie, plus unie qu’en 1814, n’était pas pour rien relâcher de ses volontés inflexibles.

L’Europe, depuis Louis XIV, est presque toujours d’accord ; depuis 1792, elle est toujours d’accord, et, depuis le premier Empire, elle est toujours absolument d’accord sur ceci : faire de la France une puissance de second rang. Je crois qu’on peut compter là-dessus entièrement. Ce n’était donc pas en 1815 qu’il y avait lieu d’espérer beaucoup qu’elle laissât rompre par une France exsangue, après avoir vaincu une première fois et être restée formidablement organisée, le faisceau de ses volontés implacables.

On ne peut faire aucun reproche à Napoléon sur son retour de l’île d’Elbe, puisque, d’un côté, par des menaces et de mauvaises intentions très clairement manifestées, on l’a forcé à s’évader de l’île d’Elbe et il s’en est évadé à sa façon, en bondissant d’une prison dans un trône ; puisque, d’autre part, il est incontestable qu’il était appelé par la majorité de la nation, irritée des premières fautes, très graves, des Bourbons ; mais encore est-il que sa tentative était condamnée d’avance et ne pouvait avoir que le caractère d’une sublime équipée.

Cette idée, écartée quelquefois par l’intérêt passionnant du récit, nous suit, néanmoins, presque toujours pendant la lecture des trois admirables volumes de M. Houssaye.

Pour en revenir à celui-ci, sept personnages, dont trois collectifs, le dominent à peu près d’un bout à l’autre : le Peuple, la Chambre, l’Armée, Fouché, Davout, Louis XVIII et Napoléon.

Le peuple de 1815 était ardemment patriote et voulait espérer contre toute espérance. On aurait pu faire la guerre à outrance, inutilement, je le répète, mais on l’aurait pu faire, si on en eût appelé à lui, si, seulement on l’eût écouté. C’est, tout compte fait, une très belle chose, que nous ne reverrons jamais, que cette obstination dans la résistance et ce dévouement absolu à celui qui représentait, à ce moment, l’indépendance nationale et l’honneur national.

Les sentiments de l’armée étaient les mêmes, s’y ajoutant la rage de vaincus qui n’acceptent pas la défaite et qui espèrent contre toute espérance, et qui ne savent pas et ne veulent pas savoir si, marchant en avant quand même, il s’agit de vaincre ou s’il s’agit seulement de mourir. Et il n’y a qu’à s’incliner devant de si grandes âmes, dignes de celles de 1792 et peut-être, après tant d’écrasements, plus héroïques encore.

La Chambre, c’était la bourgeoisie française. Jusqu’à Waterloo, elle avait été patriote et bonapartiste. Il est très évident que, depuis Waterloo, elle avait perdu tout espoir et n’avait d’autre sentiment que la résignation. Elle était secrètement disposée à accepter n’importe quoi et n’importe qui. Elle se laissait vivre comme quelqu’un qui se sent mourir. Elle avait bien l’intuition que son rôle était fini. La France, gouvernée par un délégué des alliés ou par Louis XVIII, cela revenait, pour elle, exactement au même ; c’était toujours la France gouvernée par un nescio quid antibourgeois et antipopulaire, ou par un élément aristocratique, et, dans les deux cas, à l’exclusion de la bourgeoisie française. Elle préférait, peut-être, Louis XVIII, comme étant Français, mais sans ardeur. Elle vivait donc en expectative, sentant les événements passer au-dessus d’elle sans qu’elle y pût intervenir et, du reste, son heure marquée. Elle ne craignait, dans le présent et de minute en minute, qu’une chose : un coup de tête de Napoléon qui eût compliqué les affaires et retardé le dénouement, triste pour elle dans tous les cas, mais inévitable et que, sourdement, tout en l’envisageant avec tristesse, elle désirait proche. Dans cette condamnation à l’inaction et à un rôle piteux, pour garder les apparences et singer une dernière fois les altitudes à la romaine des anciennes assemblées révolutionnaires, elle affectait d’élaborer, devant l’ennemi, la Constitution. Mais ce rôle même et qui n’était, pour elle, qu’un rôle, elle le jouait, non seulement sans conviction, mais sans dignité.

Fouché, qui jamais ne fut plus habile, n’avait que deux buts, qui n’en faisaient qu’un : éloigner Napoléon, appeler les Bourbons, en faisant valoir ses services de telle sorte qu’ils le prissent pour ministre. Au fond, il avait raison. La seconde restauration était la solution vraie, puisqu’elle était la moins mauvaise. C’était même, à mon avis, la seule possible, puisque c’était celle qui divisait le moins et les alliés et la France même. Fouché le sentit, en homme de sens et d’expérience. Remarquez que son intérêt n’y était pas si clairement que cela. Car avec le nescio quid, non bourbon, imposé par les alliés à la France comme gouvernement, il avait plus de chances d’être ministre et de le rester qu’avec Louis XVIII, lui, régicide. Seulement, d’un côté, avec sa netteté d’esprit, il voyait la seconde restauration comme la solution à peu près inévitable ; il sentait qu’on « serait toujours forcé d’en venir là » : et, dès lors, en grand intrigant, il faisait l’avant-veille ce que les petits intrigants font le lendemain : il se résignait d’avance à la restauration à faire comme si elle avait été faite et il tâchait de tirer, de cette chose considérée comme faite, le meilleur parti ; il se mettait d’avance du côté du manche et même en faisant en sorte de le tenir ; d’autre part, — ceci est bien un peu hypothétique et je ne le donne que comme tel, mais je le donne, — d’autre part, il y eut toujours du joueur dans Fouché et du joueur audacieux : il lui plaisait peut-être de se dire que c’était une belle partie à gagner que de vouloir être, lui, régicide, ministre de Louis XVIII et, en effet, de le devenir ; et peut-être fit-il cette gageure audacieuse, avec superbe ; et assurément, s’il ne l’a pas faite, il a eu un enivrement d’orgueil « diabolique » à la gagner. En tout cas, il manœuvra avec une habileté et aussi une hardiesse extraordinaires, et, morale à part, c’est un plaisir de suivre, dans le livre de M. Houssaye, le fil du labyrinthe qu’il tenait d’une main ferme et qui se dessinait d’un bout à l’autre, parmi tant d’ombres et de détours, sous la fixité de son regard.

Davout était moins habile ; mais il était de grand bon sens et il est très significatif que deux hommes aussi différents que Fouché et Davout aient convergé, soient arrivés au même point à telle date, aient tous les deux accepté cette solution : l’installation de Louis XVIII. Davout détestait les Bourbons. Il n’avait pas été de la première restauration. Il s’était tenu à l’écart avec beaucoup de dignité et une froideur hautaine. Après Waterloo, quoique ministre de l’empereur, il comprit que le moindre mal, c’était Louis XVIII. Il se détacha de Napoléon et accepta les Bourbons, la mort dans l’âme, mais avec fermeté. Il est impossible de lui donner tort. On a dit, à ce qu’il me semble, beaucoup trop de mal de lui, et c’est de quoi l’on doit revenir. Son grand tort ne fut pas en 1815. Il fut, en 1818, d’accepter un poste de pair de France. Le noble Davout se devait à lui-même, après 1815, de montrer d’une façon à ne laisser aucun doute, ni aucune place à la critique, la vérité, à savoir qu’en 1815 sa conduite n’avait été dictée absolument que par la considération de l’intérêt du pays.

Louis XVIII, ce roi dont Chateaubriand a dit « qu’il n’était pas cruel, mais qu’il n’était pas très humain », en tout cas était peu sensible. Il montra, dans des circonstances difficiles, du sang-froid, un certain courage (anecdote du pont d’Iéna, vraie en son fond), un certain scepticisme tranquille de désabusé qui a connu toutes les fortunes, et une manière de fatalisme qui, lui aussi, est une force en certains cas. Il laissa passer la tempête de la Terreur Blanche, en se promettant bien de revenir et de ramener à une politique de bon sens et de conciliation, mais sans se raidir. On peut trouver qu’il aurait pu se raidir un peu. C’était peu facile, étant donné le degré d’exaltation et de fureur du parti vainqueur. Il faut songer que, s’il répondit à Mme de Labédoyère : « Je connais vos sentiments et ceux de votre famille. Jamais il ne me fut plus douloureux de prononcer un refus », c’est qu’au même temps Chateaubriand, en qualité de président du collège électoral du Loiret, lui présentait une adresse « où brillaient ces phrases », comme dit M. Henry Houssaye :

« Vous avez saisi ce glaive que le souverain du ciel a confié aux princes de la terre pour assurer le repos des peuples… Le moment était venu de suspendre le cours de votre inépuisable clémence… Votre sévérité paternelle est mise au premier rang de vos bienfaits. »

Napoléon est extrêmement curieux à examiner de sang-froid à cette date. Il paraît très incohérent. Il l’est certainement un peu, mais moins qu’on ne pourrait croire. Il ne l’eût pas été du tout, s’il avait rempli son devoir envers son armée et envers lui-même, à partir de Waterloo. Son devoir, à mon avis, et envers son armée et envers lui, c’était de rester à la tête de ses troupes jusqu’au bout, jusqu’à Paris, en reculant toujours, et jusque derrière la Loire. Il ne lui fût rien arrivé de pis que ce qui lui advint. Il aurait été déposé, pris, mené à Sainte-Hélène ; mais il n’eût été ni, à Paris, le négociateur diminué avec Fouché et la Chambre, ni le prisonnier de Malmaison, ni le voyageur en voiture cellulaire, de Malmaison à Rochefort, ni le « suppliant au foyer du peuple britannique », trompé et mystifié à l’île d’Aix. Un empereur doit mourir debout ou être pris l’épée cassée.

Revenu à Paris pour… voir les choses de près, sans doute, et prendre le vent, il a abdiqué morceaux par morceaux, pour ainsi dire, et avec des hésitations, des régressions ou des retours en arrière qui font de sa conduite une ligne sinueuse et brisée, laquelle n’impose pas. Au fond, du lendemain de Waterloo, il a songé surtout à abdiquer. Il a répété que, dans l’état de division où étaient les Français, l’abdication était nécessaire. Mais, en même temps, de sentir que l’armée française existait encore et se battait, et sans lui, cela le torturait. De là, ses retours en arrière, ses propositions, à Malmaison, plus tard même, de combattre encore, non comme empereur, mais comme général au service de la France, ce qui était évidemment, et il le sentait bien, incompatible avec le fait de l’abdication.

À partir de Malmaison quittée, on ne le comprend plus bien que si l’on se dit, que dans la ruine de toutes ses espérances, un seul sentiment subsistait encore en lui, du moins avec une force singulière. Ce sentiment était lui-même assez singulier : c’était le souci de sa dignité officielle, de sa dignité de souverain, d’homme qui s’appelle encore Napoléon Ier. Il aurait pu fuir, à la dérobée, caché dans la cale d’une gabare ou d’un sloop. Dix occasions s’en sont présentées, toutes, sinon d’un succès certain, du moins offrant les plus grandes chances favorables. Il fut sur le point de s’y laisser aller ; il ne voulut jamais. Depuis Malmaison quittée, il avait une pensée de derrière la tête qui, à mon avis, était dénuée de bon sens : c’était de se livrer aux Anglais et de se confier à leur générosité en l’excitant par de belles paroles. Il voyait là un beau geste, et digne d’un homme historique. De voir là un beau geste et de préférer un beau geste au salut et à une vie digne encore, utile encore, et non sans grandeur simple, aux États-Unis, c’est, précisément, ce que je trouve assez mesquin.

Il est certain que telle fut son idée et qu’il s’y tint. On peut dire que, s’il a été à Sainte-Hélène et s’il y est mort, c’est vraiment qu’il l’a voulu. Peut-être ceci même, entrevu, l’a-t-il séduit. Se livrer à ses ennemis de quinze ans était un beau geste, et mourir lentement leur prisonnier était une belle attitude. Il est possible. J’avoue que ces poses devant la postérité sont au nombre des choses que je ne comprends pas. Ou ce qu’il y a de plus grand dans les grands hommes m’échappe, ce qui est possible ; ou il y a, dans les grands hommes, des petitesses, peut-être en raison même de leurs grandeurs, que je vois très bien.

Quoi qu’il en soit, on doit aux lecteurs son sentiment tel qu’il est : la conduite de Napoléon Ier, à partir de Waterloo, me paraît plus touchante et digne de pitié, que grande et digne d’admiration.

Voilà les sept personnages dont M. Henry Houssaye nous raconte l’histoire de juin 1815 à janvier 1816. Il y en a un huitième : la France elle-même. M. Houssaye nous la montre comme éventrée et agonisante en 1815, comme rajeunie et pleine d’une sève puissante et d’un sang généreux dès 1820, et il conclut qu’il n’y a jamais lieu de désespérer d’un tel peuple « qui, depuis dix siècles, est allé de résurrections en résurrections ». On ne peut, au moins comme parole de bon augure, qu’accepter cette conclusion d’un ouvrage qui se place parmi les plus belles œuvres historiques qu’il nous ait été donné de connaître.

Un grand Italien : Innocent III,
par M. Achille Luchaire §

M. Achille Luchaire, si connu pour ses beaux travaux sur les Capétiens et sur l’époque de Philippe-Auguste, est sorti de France pour la première fois, je crois, comme historien, par un volume léger en main, et de substance solide, sur Innocent III.

L’occasion de ce volume a été, sans doute, un voyage que M. Luchaire a fait, récemment, en Italie. D’une part, ayant voisiné avec Innocent III comme historien de Philippe-Auguste ; d’autre part, trouvant à Rome, et dans les anciens États de l’Église, tant de souvenirs encore comme vivants, « sur le marbre et le bronze » du très grand pape-roi, M. Luchaire a voulu faire éclater vivement, à nos yeux, cette figure originale du plus grand fondateur de la papauté après Grégoire VII.

C’est, en effet, un très grand et très beau passant de l’histoire que cet intelligent, sage et énergique Innocent III. Et, d’abord, c’est un des plus jeunes papes que l’on ait connus, peut-être le plus jeune. Il n’avait pas trente-sept ans quand il fut appelé à ceindre la tiare, — et par parenthèse, ce qui, à cette époque, n’avait rien de très extraordinaire, — il n’était pas prêtre. Il était cardinal, bien entendu ; mais il n’était pas prêtre. Il était diacre, cardinal-diacre. C’est comme diacre qu’il fut élu souverain pontife. Il fallut (et, du reste, on ne se pressa point tant : ce fut six semaines après) l’ordonner prêtre, et, le lendemain, le sacrer évêque.

Il semble que cette élection, en somme anormale, — ce qui ne veut pas dire irrégulière, — à plusieurs égards, fut très pure et dictée par des motifs parfaitement légitimes et honorables. On chercha le mérite, l’intelligence et l’énergie, et l’on vit qu’on les trouvait réunis chez le jeune diacre Lothaire de Segni, et l’on ne se trompa point, et il n’y eut pas autre chose dans cette élection, à ce qu’il semble. Le jeune cardinal appartenait à l’une des plus grandes familles latines et romaines ; il s’était distingué, comme écolier et comme étudiant, par sa vive intelligence et sa vertu solide ; il avait étudié à Bologne et à Paris et avait, tout jeune, une réputation de savant très établie. Il avait été mêlé, sous le pontificat de Célestin III, à des négociations diplomatiques très délicates. Il était bien désigné.

D’autant plus que son prédécesseur, ce Célestin III que je viens de nommer, avait un peu démontré, par son exemple, l’inconvénient du pape trop vieux. Il avait été nommé pape à quatre-vingt-cinq ans. C’est à quatre-vingt-cinq ans qu’il avait changé son nom de « cardinal Hyacinthe » pour celui de Célestin III, et c’est à quatre-vingt-douze ans qu’il venait de s’éteindre. On était tout naturellement porté, malgré les vœux formés et exprimés par Célestin, vers la jeunesse et la verdeur.

Ce fut une vraie joie, dans Rome, quand on apprit que le plus jeune des cardinaux avait été élu successeur de Saint-Pierre, et encore plus, quand on le vit traverser la ville, avec sa figure juvénile et ferme, ses grands yeux cercles de sourcils bien arqués, son nez droit et fin, sa petite bouche un peu pincée et d’un dessin net. Il respirait l’intelligence réfléchie et la volonté tenace. Il avait une tête, à la fois, de penseur et de soldat. Son portrait du Sacro Speco, à Subiaco, et aussi, quoiqu’un peu moins, la mosaïque de la villa Catena, rappellent invinciblement le vers de Victor Hugo, sur Aimery de Narbonne :

L’air grave d’un gendarme et l’air froid d’une vierge.

Il fut un très grand pape, pendant dix-huit ans, au milieu de difficultés inouïes. Vous avez certainement lu Autour d’une tiare, de M. Émile Gebhart. Vous savez ce qu’était un pape, dans Rome même, en 1080. Son autorité était dix fois plus grande aux quatre bouts de l’Europe qu’à cent pas de son palais, ou, pour mieux parler, de sa forteresse. Vingt seigneurs se disputaient la ville de Rome et la disputaient au pape. La guerre civile était absolument permanente.

De 1080 à 1200, cela n’avait pas changé du tout. Cela avait, seulement, ce me semble, un peu empiré. Les féodaux étaient aussi puissants et aussi indisciplinés ; mais les bourgeois, en outre, avaient pris de la consistance et dressaient, devant l’autorité du pape, l’autorité de la commune romaine, avec rêve de reconstituer l’ancien Sénat historique, et effort, souvent assez heureux, pour le rétablir. C’était entre ces puissances hostiles : féodalité, bourgeoisie, villes insoumises et toujours « insurgentes » de la campagne romaine, que la papauté avait à se maintenir en équilibre ; et à lutter contre l’empereur d’Allemagne, toujours campé plus ou moins en Italie, toujours la main, gantée de fer, étendue sur la Péninsule et, selon les circonstances, s’y appesantissant, plus ou moins :

Toutes les nuits, qui vive ! alerte ! assaut ! attaque !

C’était la vie même de Rome, à cette époque. C’était comme un tourbillon de fer, et surtout de feu. Hâte fébrile. Un seigneur « bâtissait une tour ». C’était leur occupation continuelle, parce que ce leur était une nécessité. Il la bâtissait avec une précipitation furieuse. Dès qu’elle s’élevait, les gens du seigneur rival ou des seigneurs rivaux coalisés se ruaient contre elle avec béliers et torches, la renversaient, la brûlaient. Car, pour aller vite, on la bâtissait en briques et elle était facile à ruer par terre ; ou en bois, et elle était facile à incendier. Quand on réussissait à la faire en pierres, on était puissant pour quelques années.

C’est au milieu de cet enfer que régnait le pape. Sur qui s’appuyait-il ? Sur quelques seigneurs qui suivaient sa fortune, pour une raison ou pour une autre, peu sûrs ; sur le peuple, très papalin d’ordinaire, mais qui était corps inconsistant et qu’il fallait acheter et racheter sans cesse. L’or de la chrétienté servait à cela. Par la chrétienté, qui donnait de l’argent, le pape tenait Rome à peu près ; et, par son autorité sur Rome ou l’idée qu’on en avait, il maintenait sur la chrétienté son prestige de successeur des Césars, de chef de Rome. C’était une partie d’échecs à jouer sans cesse.

Et c’était cette papauté boiteuse et mal assise qui osait tenir tête au roi de France, à l’empereur d’Allemagne, et qui y réussissait très souvent, tant ce sont choses qui comptent dans le monde que l’habileté diplomatique et la ténacité invincible ; en deux mots, l’intelligence et la volonté.

Innocent III eut ces forces, plus que personne au inonde. Il lutta, pendant tout son pontificat, pour la souveraineté du pape dans Rome, pour la souveraineté du pape dans le « patrimoine », pour l’hégémonie du pape en Italie, pour l’indépendance italienne, pour l’autorité spirituelle et comme « judiciaire » du pape sur toute la chrétienté.

Et, de ces cinq grands desseins, aux deux premiers et au dernier il réussit presque complètement, au troisième et au quatrième, s’il ne réussit point, du moins il contribua grandement et glorieusement devant l’histoire.

Il était Italien, Italien unitaire, très profondément. « L’intérêt de l’Italie tout entière… » — « Pour le plus grand bien, non seulement de nos États, mais de toute notre Italie… », ce sont les mots qui reviennent sans cesse sous sa plume. Son rêve, bien naturel du reste, était très simple : l’Italie unifiée et forte sous le gouvernement, ou l’autorité, ou la présidence, ou la protection du pape. Voilà ce qu’il voyait dans un avenir qu’il mettait tout son effort à rapprocher du présent.

Il ne se méprenait point sur les possibilités et savait très bien quel était l’esprit italien de son époque. Cet esprit italien n’était pas du tout un esprit italien. C’était un esprit tout municipal ; Chaque ville italienne était tout simplement opposée à une autorité extérieure, et, si elle détestait (en majorité) la domination venant d’Allemagne, elle détestait tout autant la domination venant de Rome ou voulant en venir.

Tout au moins, Innocent III réussit-il, à plusieurs reprises, à créer ou à rétablir, entre ces villes si particularistes, si jalouses de leur autonomie municipale, des ligues de défense contre l’étranger : ligue lombarde, ligue toscane. C’était beaucoup, c’était le commencement, c’était l’acheminement vers le patriotisme de race et de frontières naturelles ou rationnelles, vers l’idée de la « grande patrie ». La dernière idée qui soit venue aux Italiens, c’est l’idée de « la botte », si populaire plus tard. Ils ne s’en sont chaussés que très tardivement. Mais tous les grands Italiens de tous les temps l’ont eue, très nettement, très passionnément. En ceci comme en autre chose, Innocent III fut un très grand Italien.

C’est pour cela qu’il soutint si énergiquement, contre Othon IV, le jeune roi des Deux-Siciles, Frédéric Ier (fils de Henri VI, petit-fils de Frédéric Barberousse), qui devait, plus tard, devenir empereur d’Allemagne, sous le nom de Frédéric II. Aux yeux d’Innocent III, — et, pour son temps, il avait raison, et c’est beaucoup d’avoir raison pour un temps, — il s’agissait, avant tout, de ne pas permettre que l’empereur d’Allemagne fût en même temps roi des Deux-Siciles et que l’Italie (l’Italie septentrionale et centrale, l’Italie républicaine et l’Italie pontificale) fût serrée, au Nord et au Sud, comme entre les deux mâchoires de l’étau allemand.

C’est pour cela qu’il réussit, lui si faible, à soulever l’Allemagne derrière Othon, au moment où celui-ci se préparait à descendre en avalanche sur l’Italie.

En somme, sous son règne, l’Italie ne fut pas gouvernée par l’Allemagne. Innocent III ne vit pas cela. Il put mourir satisfait.

Il fut royalement et intelligemment charitable et bienfaisant, à quoi il avait son intérêt et pressant et immédiat, comme j’ai dit plus haut, mais en quoi il se montra avisé, judicieux, bien informé et véritable administrateur. C’est sous cet aspect de grand et sage aumônier qu’il resta longtemps dans les souvenirs et dans les imaginations des Italiens. Ce n’est pas un portrait de soi que l’on puisse dédaigner.

Travailleur littéralement infatigable et tel qu’on se demande comment il a pu faire ; au milieu de tant de soucis et de labeurs administratifs, diplomatiques et militaires, il trouvait le temps d’être président très actif du tribunal le plus chargé qui fût au monde. Il jugeait lui-même tous les procès ecclésiastiques importants de la chrétienté. Il y tenait expressément, sachant bien, d’abord, que les procès que l’on poussait jusqu’à Rome laissaient, entre ses mains, beaucoup de cet argent dont il avait besoin pour tant de choses ; ensuite et surtout, que l’autorité spirituelle du Saint-Siège — et ceci est une idée très moderne — tenait, même en ce temps-là, beaucoup plus à l’excellence de ses jugements, au contentieux, qu’à la subtilité de ses décisions dogmatiques. Que l’on sût qu’il y avait, à Rome, un grand juge, très éclairé, très sage, très modéré, très conciliateur et pacificateur ; qu’il y avait, sur cette terre, une bonne justice et que cette bonne justice était faite à Rome ; c’était immense pour établir et pour augmenter infiniment l’autorité générale, l’imperium du Saint-Siège.

De qui est le mot : Nunc dicitur Curia romana quæ ante dicebatur Ecclesia romana ? (On ne dit plus l’Église romaine ; on dit, maintenant, la Curie romaine — comme on disait dans la Home antique.) De qui est le mot ? Peut-être d’un adversaire, peut-être d’un ennemi ; c’est peut-être un mot contempteur ; mais c’est à partir d’Innocent III qu’il a été dit, et, si le mot est curieux, la chose est un progrès d’importance incalculable.

Il n’était pas seulement juge, sur son tribunal ; il était juge consultant. De tous les points du monde, on lui proposait des difficultés, des cas de conscience ou des cas de décision ecclésiastique ; et non seulement, comme c’était son devoir, du reste, il ne se refusait pas à cette rude tâche, mais il semble bien qu’il y prit plaisir. Ces lettres décrétales forment environ trois cents chapitres du Corpus juris canonici, et les lettres particulières (sur tous sujets) qu’on a conservées de lui sont au nombre de six mille. Les questions les plus difficiles, quelquefois, — pour nos yeux modernes — les plus saugrenues, lui étaient soumises. Il y répondait infatigablement et toujours, ce me semble, avec le plus grand bon sens, une ferme et solide raison, qui le montrent comme étant très en avance sur son temps, ou, plutôt, très au-dessus de son temps.

Exemples :

Un évêque de Genève l’interroge sur le cas que voici : un moine a opéré, d’une tumeur au cou, une bonne femme des champs en lui recommandant de ne pas exposer à l’air la partie opérée. La bonne femme a été travailler aux champs, sans suivre l’ordonnance ; elle est morte. Le moine, tout compte fait, est meurtrier. Il est prêtre : peut-il continuer d’exercer ses fonctions sacerdotales ? — Si le moine a agi par humanité et non par cupidité ; si, du reste, il avait, de notoriété publique, des notions chirurgicales ; s’il a fait l’opération avec prudence et soins ; oui.

Un étudiant en théologie, une nuit, entend un bruit dans la maison. Il se lève. Il y avait un voleur. Le voleur blesse l’étudiant d’un coup de poignard. L’étudiant, très vigoureux, arrache le poignard des mains du voleur et le blesse, à son tour, de plusieurs coups. Le voleur en meurt quelques jours après. Peut-on ordonner prêtre un homme qui a tué ?

La question est vraiment délicate. Car il est probable, — question de fait à élucider — car il est probable qu’il suffisait à l’étudiant de désarmer le voleur pour le faire fuir, et que c’est par colère qu’une fois maître du poignard, il a frappé. — Le pape répond que l’étudiant, tout compte fait, était dans le cas de légitime défense et que, s’il est digne, du reste, du sacerdoce, il n’y a rien qui empêche de l’ordonner.

Question de scrupule qui pourrait n’être qu’un prétexte d’hérétique sournois et prudent. Un curé espagnol, se jugeant ou se disant indigne de dire la messe, ne l’a point dite, et, au jour et à l’heure où il était de son devoir de célébrer le saint sacrifice, il s’est contenté de chanter le psaume Miserere mei. Que faire ? — Savoir si le prêtre a agi par bêtise ou par malice ; savoir s’il a eu l’intention, en changeant la forme du sacrement, de faire une démonstration hérétique. Si, ce qui est probable, il n’y a eu que faiblesse d’esprit, une simple pénitence.

Une jeune fille, pour échapper aux poursuites de son seigneur, s’est enfuie précipitamment et, en traversant le pont de la Vienne, près de l’Isle-Bouchard, en Touraine, est tombée à l’eau. Elle est morte. Il est assez probable qu’il y a eu suicide. Peut-on enterrer en terre sainte ? — Il faut croire plutôt à l’accident qu’à la volonté de mourir. Du moment qu’il y a doute, l’incertitude, fût-elle légère, doit profiter à l’accusé. On enterrera en terre sainte.

Peut-on donner les ordres majeurs à un clerc dont le cheval, emporté, a tué une femme ? — Il y a eu imprudence assez grave. Toutefois le clerc, ayant déclaré qu’il ne savait pas que son cheval eût la bouche dure, il n’y a lieu qu’à lui imposer une pénitence ; après quoi, il pourra être promu.

Vous trouverez vingt anecdotes de ce genre dans le livre de M. Luchaire, desquelles chacune pourrait servir de matière à une chronique. C’est que les chroniques du monde ecclésiastique convergeaient à Rome, à cette époque, sous forme de procès ou de questions à résoudre. Beaucoup plus que de nos jours, on le sent, l’âme du monde était dans cette Curie romaine que les papes, mais particulièrement Innocent III, avaient mise si haut.

Maximus pontifex, maximus judex, maximus rex : c’était le rêve et c’était la devise d’Innocent III. Il ne l’a pas réalisée, sans doute ; mais il ne s’en est pas montré indigne.

Il avait été souverain très jeune, pour un souverain élu. Il mourut très jeune, pour un pape. Comme, en vérité, la plupart de ceux qui ont une volonté énergique et une puissance de travail extraordinaire, il était de faible santé et vivait comme par un miracle incessamment renouvelé. Il mourut à cinquante-cinq ans, après avoir régné dix-huit années. On croit toujours qu’il régna longtemps parce que, dans chacune des années de son règne, il avait entassé autant de labeur que d’autres en un décennat. Ce fut un grand homme d’État, un grand Italien et un grand homme. Le livre de M. Luchaire est à lire. Il est court et substantiel. Il ressemble à son sujet.

Vie de Jeanne d’Arc,
par Anatole France §

Sur l’exemplaire de sa Jeanne d’Arc, que M. France me fait l’honneur de m’envoyer, je lis — pourquoi ne le dirai-je pas naïvement ? — ces mots de la plume de l’auteur :

« Au très sage Faguet, ce livre très honnête. »

Si une moitié de cette formule est très contestable, l’autre est d’une vérité éclatante. Je connais peu de livres qui soient d’une plus haute probité littéraire et historique que la Jeanne d’Arc de M. France, ni, du reste, ce qui vient en second lieu, qui soient plus beaux.

Ce que j’appellerai la méthode psychologique de M. France, c’est-à-dire l’art de se mettre dans l’état d’âme qu’il faut pour écrire un livre, me paraît, sans aller plus loin, admirable. L’auteur a compris que, pour parler avec vérité sur Jeanne d’Arc, pour voir la vérité relativement à elle, il fallait une sorte de dédoublement.

1º Il faut oublier le temps où l’on vit et se faire une âme du quinzième siècle :

« La difficulté n’est pas tant dans ce qu’il faut savoir que dans ce qu’il faut ne plus savoir. Si vraiment, nous voulons vivre au quinzième siècle, que de choses nous devons oublier : sciences, méthodes, toutes les acquisitions qui font de nous des modernes… Tel historien, tel paléographe est impuissant à nous faire comprendre les contemporains de la Pucelle. Ce n’est pas le savoir qui lui manque, c’est l’ignorance, l’ignorance de la guerre moderne, de la politique moderne, de la religion moderne. »

2º Et, pourtant, de ce qu’est un homme de 1908, il faut retenir le sens critique, pour voir ce que les contemporains de Jeanne n’ont pas vu et ne pouvaient pas voir, la possibilité des faits et leur enchaînement réel, et leurs conséquences naturelles et non miraculeuses.

D’abord, sentir le miracle comme le sentaient les hommes du quinzième siècle ; ensuite (et, du reste, en même temps), le comprendre, pour l’expliquer, comme le comprend un homme de notre temps, voilà la double méthode, contradictoire et nécessaire.

« L’historien doit, tour à tour, allonger et raccourcir sa vue. »

Et c’est ce qu’il me paraît que M. France a fait merveilleusement. Il a à la fois, à la même minute, la naïveté d’un bourgeois de 1425, sans quoi le monde où passait la Pucelle lui serait fermé, et la perspicacité critique d’un Ch.-V. Langlois, sans quoi la réalité intelligible du drame lui échapperait. Et c’est ainsi — comme cela est bien dit — qu’il a « écrit cette histoire avec un zèle ardent ni tranquille », de telle sorte qu’il est possible « qu’on lui reproche son audace jusqu’à ce qu’on lui reproche sa timidité ». — Ceci est une manière de faire entendre, à la fois spirituellement et modestement, qu’on se sait également éloigné de la timidité et de l’audace. Pour une fois qu’il m’arrive d’approuver un écrivain disant du bien de lui, je n’y résiste point et suis de l’avis de l’auteur, peut-être plus — car je le sais sceptique sur lui-même — qu’il ne l’est au fond.

Cette méthode, soutenue d’une érudition universelle et d’un labeur continué doucement, mais sans relâche, pendant vingt-cinq ans, nous vaut d’abord des « dessous » et un « milieu », pour parler comme à présent, qui sont d’une exactitude et d’une richesse extraordinaires. J’ai l’habitude, en conversations familières, parlant d’une biographie, voire d’une autobiographie, de dire : « Ça baigne » : ou : « Ça ne baigne pas. » J’entends, par là, que le personnage est, ou n’est pas, non seulement « replacé dans son cadre », ce qui est relativement facile, mais remis en communication constante et multipliée avec le monde entier dont il était et qui a eu influence sur lui et sur qui il a eu influence. — Ici, je me suis écrié : « Oh ! comme ça baigne ! », à toutes les pages.

Paysage lorrain, âme lorraine, mœurs lorraines, particularités religieuses lorraines ; et puis, presque également (et il ne fallait pas que ce fût également), ce qu’était Chinon, ce qu’était Poitiers, ce qu’était la Touraine, ce qu’étaient Orléans et l’Orléanais, ce qu’était Blois et ce qu’était Reims : tout cela est connu et peint et est vivant devant nous d’une vie qui trouve le moyen d’être, à la fois, large et minutieuse.

M. France craint même qu’à cet égard il y ait excès. Je le rassure par une raison qu’au moins à haute voix il ne pourrait pas se donner. Il n’y a pas excès, parce qu’en même temps qu’érudit, il est grand artiste et qu’il n’est jamais, ni lui ni son héroïne, étouffé par les entours. Ceci est le tour de main. En même temps que tout ce qui se rattache à Jeanne, même de très loin, nous est montré, Jeanne ne quitte jamais le champ de votre vue et en occupe toujours le centre. On prendra plaisir à observer ce phénomène qui ne s’observe pas toujours ailleurs.

Ce premier volume suit Jeanne depuis sa naissance jusqu’au sacre de Charles VII à Reims. Il est abondant en détails sur toute l’enfance de Jeanne et sur le plus difficile de son entreprise, à savoir sur la singulière fascination que cette pastoure a exercée sur les hommes d’armes de Vaucouleurs et lieux circonvoisins. Il est presque muet sur le voyage dangereux, de douze jours, que fit Jeanne, avec cinq ou six compagnons, de Vaucouleurs à Chinon. On ne sait donc rien sur ce voyage, qui a dû, cependant, avoir ses péripéties ? Il faut le croire, puisque M. France, qui a tout lu (oh ! tout n’est presque pas assez dire), n’en dit presque rien. — Le livre redevient, au contraire, très abondant quand il s’agit de Jeanne à Chinon, à Poitiers, à Orléans, parce qu’ici les relations se présentaient en foule et qu’il ne s’agissait que de n’en être pas écrasé et de les débrouiller intelligemment. La délivrance d’Orléans est tout un poème vrai, d’un relief et d’un éclat sans pareil. Je ne me lasse pas, et l’on ne se lassera pas, au seul point de vue artistique, de le relire.

À travers tout cela, le problème, le fameux problème (pourquoi Jeanne d’Arc a-t-elle réussi ? comment a-t-elle pu réussir ?) qui nous poursuit toujours, reçoit sa solution, partie par partie, progressivement, d’une façon fort satisfaisante. Jeanne d’Arc devait réussir et, si ce n’était pas Certain, c’était très probable.

D’abord, elle était préparée. Elle l’était de loin : depuis Cassandre, là-bas, depuis Velléda, ici, depuis les Sibylles acceptées comme prophétesses véritables par l’Église, le pouvoir surnaturel des vierges était une tradition et comme un dogme. — Elle l’était de près : plusieurs prophètes et prophétesses, dans les précédentes guerres, avaient annoncé l’avenir et l’avaient annoncé juste ; on était incliné à croire désormais ceux ou celles qui augureraient et qui affirmeraient avec énergie relativement à l’avenir. Enfin, de plusieurs côtés, des prophéties couraient qui assuraient que le royaume de France, perdu par une femme (et tout le monde entendait Ysabeau), serait réparé par une jeune fille.

— Mais les capitaines, les seigneurs qui menaient la guerre vont être jaloux d’elle !

— Point du tout, répond M. France.

D’abord, en fait, de ces jalousies, que quelques historiens ont cru voir, il n’y a aucune trace nette, ni même aucune trace, quelle qu’elle soit. Ensuite, rationnellement, pourquoi les seigneurs auraient-ils été jaloux de la Pucelle ? Ils étaient jaloux les uns des autres, et c’est précisément cette jalousie qui fit souffrir à chacun, très volontiers, que la Pucelle fût au premier rang.

Et, enfin, ainsi préparée et ainsi acceptée, dès qu’elle eut le pied à l’étrier, les obstacles s’aplanissaient tout seuls devant elle. Par son courage sans égal, et par sa piété, et par sa bonté, ajoutons par son extraordinaire bon sens et sa lucidité qui ne se démentaient jamais, elle fit à tous l’effet d’un être miraculeux, d’un être divin, qui apportait avec elle un gage assuré de victoire. La croyance même, inverse, des Anglais, à savoir qu’elle était une sorcière, ou un démon, la servait étrangement, d’abord en inspirant la terreur à l’ennemi, ensuite en inspirant même aux Français un sentiment confus et complexe, celui-ci à peu près :

« En tout cas, il y a en elle quelque chose de surnaturel, dont personne ne doute, et qui nous profite. »

Ce qui est bien français dans tout ceci, c’est que la confiance aveugle que la Pucelle inspira ne fit qu’exalter tout le monde et n’endormit personne. Cette confiance n’eut rien d’oriental. À la fois, on fut convaincu qu’ayant Jeanne avec soi, on était déjà vainqueur, et on combattit, cependant, avec le courage du désespoir. Au docteur qui, à Poitiers, lui fit cette objection captieuse : « Si messire Dieu veut sauver le Royaume, il n’est besoin de gens d’armes », Jeanne fit cette réponse bien française, tout à fait pareille au mot d’Ambroise Paré : « Je le pansai, Dieu le guarit », — elle fit cette réponse :

« Les gens d’armes batailleront, et Dieu donnera la victoire. »

Tous ces soldats de France, tous ces héroïques bourgeois d’Orléans, avaient ce mot dans le cœur.

Tout lui fut donc favorable, ou, du moins, l’on comprend parfaitement comment elle réussit relativement si vite. Il y eut adaptation facile et rapide de toutes ses vertus avec toutes les circonstances qui devaient les favoriser.

Et maintenant, elle-même, à la prendre en soi, que fut-elle, cette jeune fille illettrée, ignorante, qui ne savait pas écrire et qui, très littéralement, délivra un grand pays du joug de l’étranger ? Fut-elle une femme de génie ? Eut-elle l’intuition de l’art de la guerre ? M. France croit tout simplement que ce fut « une sainte », que toute son action fut morale, que son seul art fut de réveiller les courages ou de les confirmer par la confiance et par la foi, et que du reste, de science stratégique, intuitive ou acquise, elle n’en avait, quoi qu’on en ait dit, aucune.

Je commence par dire que je suis, à très peu près, de l’avis de M. France et qu’il me suffit parfaitement que Jeanne ait été une âme et une âme exceptionnelle. Cependant, je ferai remarquer à M. France qu’il y a une certaine contradiction à déniera Jeanne d’Arc l’art militaire et à constater, ce qu’il fait, qu’au temps de Jeanne d’Arc l’art militaire n’existait pas. Si l’art militaire n’existait pas du temps de Jeanne d’Arc, Jeanne d’Arc pouvait en avoir tout autant, dès qu’elle se fut hissée sur son cheval blanc, que n’importe quel connétable.

Et, en vérité, il me semble que c’est presque ainsi qu’il faut prendre les choses. L’art militaire ne consistait presque, dans ce temps-là, que dans l’inspiration du champ de bataille, que dans le sang-froid uni au courage et dans la lucidité permettant de bien voir le point juste et le moment juste où il faut faire porter tout l’effort. Soit. Eh bien ! d’après les récits mêmes de M. France, ce sang-froid, cette lucidité et ce sentiment du point et du moment justes, Jeanne d’Arc me paraît, particulièrement à Orléans, en avoir très souvent fait preuve. Il ne faut pas, — sans vouloir en faire un tacticien ni un stratégiste — la trop diminuer de ce côté-là.

Reste que je suis d’accord avec M. France sur ceci qu’elle fut surtout une inspiratrice de courage et une de ces grandes âmes qui, « en se déclarant tout entières », enlèvent les foules armées et les rendent invincibles. Après tout, le jeune Condé à Rocroi ne me paraît pas avoir été davantage. Jeanne d’Arc fut (en faisant pour un moment abstraction de son ascendant surnaturel, qui, du reste, est l’essentiel et qu’il ne faut jamais oublier), Jeanne d’Arc fut un professeur d’énergie et de patriotisme et elle fut, littéralement, la France qui prenait conscience d’elle-même, qui se dressait, qui criait et qui appelait ses enfants.

Du reste, là aussi, elle fut aidée. On ne suggère pas l’énergie, on la décuple là où elle est ; on n’insuffle pas le patriotisme, on le vivifie et on le déchaîne là où il est. La France d’alors était étonnamment patriote, et M. France, qui ne donne pas dans cette idée bouffonne que le patriotisme en France date de cent quinze ans, ne laisse pas passer une occasion de montrer cet amour de la patrie dont vraiment brûlaient ces pauvres gens du quinzième siècle. Les mots étaient autres, la chose était la même. Ils n’étaient pas dévoués à la « patrie », mais ils l’étaient de toute leur âme au « royaume de France ».

« Jeanne, dit M. France, ne se figurait pas ce que nous appelons une nation ; mais elle se figurait l’héritage des rois et le domaine de la Maison de France. Et c’est bien là, tout de même, dans ce domaine et dans cet héritage, que les Français se réunirent avant de se réunir dans la patrie. »

Et de même se dévouait à la Maison de France, sinon à la patrie, et la différence m’échappe un peu, ce pauvre homme d’armes de Lorraine qui disait :

« Faut-il que le roi soit chassé de son royaume et que nous soyons Anglais ? »

Et de même se réunissaient, dans ce domaine et dans cet héritage, tous ces braves gens qui s’imposaient un immense effort pour « secourir et délivrer la cité courageuse » (Orléans), gens de Gien, de Bourges, de Blois, de Châteaudun, de Tours, d’Angers, de Poitiers, de la Rochelle, d’Albi, de Moulins, de Montpellier, de Clermont, qui envoyaient à l’envi, à Orléans, des hommes, des vivres, du soufre, du salpêtre, de l’acier, des armes. La France, en 1428, eut conscience d’elle et volonté d’être autant que la France de 1792. Il me semble que la conscience nationale est beaucoup plus haute et beaucoup plus claire au quinzième siècle qu’elle ne le fut un siècle plus tard. Que cela ressorte d’un livre tout d’érudition implacable et qui a fait comme le ferme propos de rester froid comme la science, que cela en ressorte aussi nettement que du livre de Michelet, c’est un résultat qui me charme.

Je recommande encore deux études qui se trouvent : l’une au commencement (introduction) du volume, et l’autre à la fin, sur la légende de Jeanne d’Arc dès son vivant et sur ce que nous appelons la vie de Jeanne d’Arc après sa mort. L’espace me manque pour y insister. On y verra que, dans toute l’Europe, la légende, s’est immédiatement emparée de Jeanne pour en faire une sorte de puissance surnaturelle analogue moins encore à une sainte qu’à une divinité de l’antiquité. Jeanne d’Arc a eu son paganisme avant même d’être morte. Rien ne montre mieux le pouvoir de fascination dont elle était douée. — Pour ce qui est de la biographie posthume de Jeanne, je voudrais que M. France, en quelque appendice, la refit pour la donner moins sommaire. Il dit lui-même que « ce serait tout un livre ». Ce serait un livre très intéressant, parce que (sans aller trop loin dans ce sens, et en gardant le sang-froid) on mesurerait le patriotisme en France au culte de Jeanne d’Arc. Ce culte, absent ce me semble, au seizième siècle, renaît au dix-septième, confondu, ce qui est tout naturel, avec le culte à l’égard de la royauté ; il fléchit (moins, du reste, qu’on ne croit) au dix-huitième siècle. Il devient ardent au dix-neuvième. Ce serait à suivre dans tout le détail.

[Une note en marge, un coup de crayon : je ne veux pas donner des leçons de français à M. France ni même à ses typographes et je ne songe qu’à un lapsus (ou à une erreur de ma part), mais il me semble qu’on ne peut pas dire que l’épée de sainte Catherine était fée. Elle était féée. Une épée fée n’a pas de sens. Je sais bien que Victor Hugo a parlé « d’escaliers fées ». Mais je ne vois là qu’une métaphore. Enfin, je signale.]

Quand la Vie de Jeanne d’Arc sera complète, elle sera un des plus beaux livres (et « très honnête » — oh ! oui ! certes !) de notre littérature historique.

Mme Récamier et ses amis,
par M. Édouard Herriot §

M. Édouard Herriot, professeur au lycée de Lyon, et l’un des chefs aussi, je crois, de la mairie de cette grande ville, vient de soutenir, en Sorbonne, une thèse historique et littéraire sur Mme Récamier. Cette thèse est composée de deux volumes, dont le premier est de quatre cent trente-six pages et le second de quatre cent trente seulement. Huit cent soixante-six pages sur Mme Récamier, c’est un pavé sur une rose. Telle est l’impression première, qu’il est assez difficile, en vérité, d’écarter et qui ne disparaît qu’à la longue ; et il faut reconnaître qu’elle a tout le temps, soit de disparaître, soit de s’aggraver.

Vous vous demanderez même comment il est possible d’écrire un petit millier de pages sur Mme Récamier. Votre étonnement cessera dès que je vous aurai dit que le livre est intitulé Mme Récamier et ses amis. Ce n’est pas de Mme Récamier seulement qu’il est question ici, mais de tous ceux qu’elle a connus. Or, elle a connu littéralement, à l’exception, peut-être, de Napoléon Ier et de Béranger, et de Michelet, tous les personnages célèbres de France et même d’Europe, depuis 1795, environ, jusqu’en 1848. Rien qu’à les nommer, je remplirais très exactement les limites qui me sont accordées pour cet article. Loin, donc, de pécher par abus de l’amplification et du développement, c’est par une extrême concision que l’auteur de ces deux volumes s’est tiré d’affaire. Je crains, pourtant, de pécher, moi, par un peu d’exagération.

Tant y a qu’on trouvera, dans ce livre, pour nous borner aux principaux, des renseignements très intéressants, et dont la plupart sont tout nouveaux, sur Mme de Staël, sur le prince Auguste de Prusse, sur Wellington, sur Ballanche, sur Benjamin Constant, sur Chateaubriand et même sur Mme Récamier.

Et pour nous restreindre à celle-ci, qui, dans cette immense galerie, n’occupe que la plus petite place ; car elle conversa toute sa vie, n’agit guère et n’écrivit que fort peu ; causons un peu de cette femme singulière, qui, sans génie et sans aventures, occupa et préoccupa l’Europe entière pendant plus d’un demi-siècle.

C’était une femme plutôt jolie que belle, avec de beaux yeux et un art incomparable de s’en servir, un nez « à la française », c’est-à-dire un peu retroussé, une bouche fine qui ne laissait pas d’être ornée de ce léger duvet qui promet une petite moustache et qui tient ses promesses plus tard, un teint merveilleux, des épaules et une attache de cou admirables, des bras charmants, quoiqu’un peu minces, surtout une habitude de corps et une démarche qui étaient d’une déesse sur les nuées. — Ce qu’elle avait de mieux que tout cela, c’était son caractère qui, décidément, tout compte fait de tout ce qu’on en a dit, était divin.

Dieu merci, en vérité, elle n’avait pas d’esprit, et, par conséquent, aucune de ces tentations du démon de la malice, auxquelles les hommes d’esprit résistent rarement et auxquelles les femmes d’esprit cèdent toujours.

Elle avait le génie de la bonté et elle en avait l’art. Elle s’était sentie profondément bonne, dès sa jeunesse, et, étant d’un très grand bon sens, et d’une intelligence moyenne, mais droite et ferme, elle avait vite compris qu’il y avait à trouver toute une stratégie de la bonté, avec laquelle on pouvait gagner des batailles et couvrir toutes les retraites, et les plus difficiles.

Elle s’y étudia, sans effort, du reste, puisqu’elle n’avait qu’à suivre avec adresse le penchant même de sa nature, et elle y devint d’une force que personne, je crois, dans toute l’histoire universelle, n’avait atteinte. Pour vous faire une idée de cela, songez à ce qui se rencontre sans chercher autant, c’est-à-dire à une de ces femmes qui ne peuvent pas dire un mot ni faire un geste sans brouiller deux personnes et les coaliser, quoique restant brouillées à mort, contre une troisième. Vous n’avez qu’à jeter un petit regard circulaire sur votre entourage : au lieu d’une, vous en rencontrerez deux et, si vous n’en rencontrez pas plus, c’est que vous avez été favorisé du destin. Eh bien ! précisément le contraire, mathématiquement le contraire, c’était Mme Récamier.

Elle était la Muse de la conciliation et l’ange de la réconciliation. J’ai dit que sa nature l’y poussait d’elle-même et que, de ce don, elle avait fait un art. Ce qui l’amena à en faire un art, ou l’y aida fort, c’est qu’étant extrêmement attrayante et rendant amoureux d’elle, sans le chercher, exactement tous les hommes qu’elle connaissait, — et « ils ne mouraient pas tous », et même aucun n’en est mort, « mais tous étaient frappés », — il lui fut absolument nécessaire de pratiquer l’art de la réconciliation pour elle-même, de très bonne heure. Elle était adorée de M. Un Tel. Elle le repoussait doucement en lui offrant son amitié, qu’elle accordait à tous les hommes de mérite, et même, à mon avis, un peu facilement. Bien. M. Un Tel était furieux ; il la haïssait. Il s’agissait de le ramener. Elle y mettait une douceur insinuante et persuasive, des ménagements infinis à l’égard de l’amour-propre, des trésors d’amabilité, de grâce et de confidence fraternelle. Elle réussissait à désarmer, c’est-à-dire à conquérir.

Or, aucune femme n’ayant été aussi souvent haïe qu’elle, puisque aucune femme, autant qu’elle, n’a été aimée, c’est plus de cent fois qu’elle eut à déployer cette stratégie, et elle y devint tacticienne consommée.

Il va sans dire que, quand il s’agit de concilier et réconcilier des hommes, non plus à elle-même, mais entre eux, ce lui fut, non pas plus facile, sans doute, mais relativement aisé, et qu’elle y était infiniment plus préparée et plus experte qu’aucune autre femme.

C’est ce manège cent fois répété, j’entends celui de ramener à l’amitié pacifique un amoureux éconduit en tant qu’amoureux, qu’on a appelé sa « coquetterie ». Elle fut coquette, en effet ; mais sa coquetterie était celle de la bonté. Ce n’était même qu’une bonté adroite et fine. M. Herriot a, pour la caractériser, un mot très joli et un peu injuste : « Sa coquetterie s’employait tout autant à amortir les passions qu’à les provoquer. » Elle ne s’employait nullement à les provoquer, ce me semble bien, et elle s’appliquait minutieusement à les amortir ou, plutôt, à les épurer. Cent fois elle s’est appliquée et elle a réussi, ce qui est prodigieux, à convertir une passion violente en amitié douce et même pure et élevée. Ce n’était pas seulement une bergère qui coupait les ongles des lions, c’était une magicienne qui changeait les natures et les caractères des hommes. C’était une Circé à l’inverse, une Circé qui ne métamorphosait pas les hommes en pourceaux, mais qui faisait plutôt précisément le contraire.

On comprend que cet art de désarmer, dont elle eut besoin de très bonne heure pour se défendre elle-même, sans dureté, et pour se protéger sans hostilité militante, elle n’eut plus tard et, du reste concurremment, qu’à l’appliquer, d’une façon un peu indirecte et un peu plus désintéressée, pour, sinon réconcilier, du moins faire vivre en bons termes des hommes venus de tous les points de l’horizon politique et même religieux et même moral. Elle y mettait des soins infinis et, d’ailleurs, ici encore, un don naturel qui aurait presque pu se passer de ces soins.

Assez vite on s’habitua, ce me semble, à compter qu’elle ne céderait jamais sur l’article vertu et stricte honnêteté féminine ; mais qu’une amitié franche, et non point indolente et passive, mais attentive, serviable, chaude et allant jusqu’au dévouement, était prête en elle pour tout homme de cœur, pour tout homme d’esprit, même, et surtout, pour tout homme malheureux, et, il faut tout dire, particulièrement pour tout homme illustre. Cela fit qu’on se réunit et qu’on se pressa autour d’elle, sinon sans jalousie, du moins sans rivalité, et qu’on s’habitua à se pardonner les uns aux autres en sa faveur ou en sa considération.

À sa manière, comme ce fat de Liszt, elle pouvait dire : On s’aime en moi.

Et ce n’était pas précisément que l’on s’aimât, mais c’était, au moins, que l’on cessait de se haïr et qu’on rivalisait à faire semblant, au moins, de ne se détester point. Et ce n’est pas ma faute si les comparaisons mythologiques viennent tout naturellement en ce sujet ; mais, comme elle était une Circé à l’inverse, elle fut aussi une Hélène à rebours : elle fut aimée de tous les hommes et ne déchaîna point la guerre, et, au contraire, on aurait pu l’appeler l’Hélène de la paix.

Quand on y songe, c’était une femme qui ressemblait, par plus d’un point, aux femmes célèbres du dix-huitième siècle, et qui a manqué, précisément, au dix-huitième siècle. En ce temps de luttes et de passions déchaînées, bien plus, bien plus encore que de 1815 à 1818, il aurait fallu un salon de conciliation, de neutralité intelligente et d’apaisement. Aucun salon du dix-huitième siècle, et non pas même celui de Mme Geoffrin, à qui M. Herriot a songé, n’offre, précisément, ce caractère. Ils ont tous, bon gré mal gré qu’en eût la maîtresse de maison, leur couleur et assez tranchée, et rien, par exemple, n’est plus amusant que ce salon de Mme Geoffrin, qui est un foyer encyclopédique, dirigé par une très bonne chrétienne. Mme Geoffrin ne réussissait qu’à mettre le frein, elle ne réussissait pas toujours à tenir en bride ; surtout, elle ne réussissait pas à faire vivre sur un pied de trêve continue des ennemis irréconciliables.

C’est ce qu’obtint presque, car il ne faut rien exagérer, non plus, cette charmante Mme Récamier. Comme il y en a qui sont nées pour jeter de l’huile sur le feu, elle était née pour en mettre dans les rouages et c’était une huile parfumée et d’essence fine.

Et ce qu’il y avait qui tenait un peu du miracle, ou, plutôt, qui tenait d’une intelligence spéciale, très fine et très aiguisée, c’est que cette amitié, répandue cordialement sur tant d’hommes différents, n’était pas une amitié banale. Elle n’était pas de ceux dont on dit qu’ils ont des préférences pour tout le monde. Bien plutôt on pourrait dire — en s’expliquant — de son amitié :

Chacun en a sa part et tous l’ont tout entière.

Et je m’explique, et je veux dire que, grâce à une sorte de finesse de cœur, elle avait tellement, pour chacun, le genre d’amitié qui convenait précisément à la nature de celui-là, amitié mêlée de coquetterie diplomatique pour Constant, amitié mêlée de pitié consolatrice pour Ballanche, amitié mêlée d’admiration inépuisable pour Chateaubriand, que, si chacun, peut-être, ne se sentait pas aimé par Mme Récamier tout entière, chacun se sentait aimé tout entier par Mme Récamier ; — et tel fut son secret, que je crois bien qu’elle a emporté dans sa tombe.

À ce jeu charmant, qui est un jeu noble et magnifique, on gagne une gloire très pure. Gagne-t-on, à proprement parler, une place dans l’histoire, et Mme Récamier a-t-elle eu une de ces influences qui ont fait, de telle ou telle femme illustre, un personnage historique ? Non, pas précisément. On ne peut pas dire de Mme Récamier, comme de Mme Roland, par exemple, qu’elle ait exercé une grande et prépondérante influence. On pourrait presque dire qu’elle en a plus subi qu’exercé. Elle modifia les caractères de ceux qui l’aimaient, jamais, sinon pour un instant et comme accidentellement, leurs idées. Donc, elle n’exerça aucune influence générale. Cela, même, était contraire à sa conception de la vie et à sa nature. Elle était trop conciliatrice pour être chef d’opinion. Rappelez-vous ce que nous a dit Sainte-Beuve de cette soirée de l’Abbaye-au-Bois, où l’on devait recevoir (vers 1810) une dame fort considérable du parti bonapartiste, « très colonel de l’Empire », comme dit le narrateur, et où il y avait des brochures bonapartistes discrètement égarées sur la cheminée et sur les meubles. Il y eut toujours, chez Mme Récamier, des brochures à l’adresse des personnages des différents partis politiques, à portée de leurs regards et de leurs mains.

Dans ces conditions, on n’a pas d’influence, parce que, en vérité, on ne veut pas en avoir et, aussi, on en a moins encore que, peut-être, on n’en voudrait. La passion de plaire mène à l’impuissance de diriger, à l’habitude de ne diriger point et à une sorte de douce résignation à cet égard.

Mais, si Mme Récamier ne fut ni une directrice d’idées, ni une directrice de conscience, ni une directrice d’opinion, ni une directrice de parti, ce qui n’est pas la même chose ; elle fut, peut-être, quelque chose de mieux, elle fut une directrice de bon ton, de bonnes manières et de bonnes mœurs. Elle représenta, plus que toute autre, l’esprit de sociabilité subsistant et se sauvant à travers la mêlée des partis. Elle apprit aux hommes d’opinions différentes à se respecter les uns les autres et, pour cela, à chercher chacun chez les autres et chacun en lui ce qu’ils avaient de respectable. Or, chercher en soi et chez les autres ce qu’il y a de respectable, c’est un peu le créer, puisque, pour le trouver, il n’est, souvent, pas inutile, et quelquefois il est nécessaire, de l’inventer.

Elle a été ainsi une instigatrice de bonnes pensées, de bons sentiments et presque une instigatrice de vertus, tout au moins de vertus sociales. Sainte-Beuve se sentait bon, en sortant de son cercle, et même trop bon, à ce point qu’il s’en repentit, s’en revancha et s’en vengea plus tard ; mais, pour un temps, c’était toujours cela de gagné, ou de perdu, cela dépend du point de vue ; mais Mme Récamier aurait trouvé que c’était un gain, et l’on se doit — vous voyez que l’on subit encore son doux ascendant — de ne point la contredire.

Ce rôle effacé et fort, cette influence insensible et qui ne laisse pas d’être profonde, c’est quelque chose de si important sans en avoir l’air, qu’on s’aperçoit, quand il manque, que c’est tout simplement un élément de concorde qui fait défaut et un lien social qui a disparu et que l’on cherche.

Je ne suis pas tout à fait de l’avis de M. Herriot en sa dernière page : « Elle fit naturellement, avec bonté et avec grâce, ce qu’il serait dangereux de recommencer. »

Je ne vois pas le danger qu’il y aurait à être vertueuse et habile, droite et adroite, infiniment affectueuse et nullement passionnée, ou, plutôt, transportant la passion, en sachant la diriger, dans l’amitié même ; et à laisser venir à soi, sans vraiment les attirer, les hommes et les femmes distingués de tous les partis et de tous les mondes, sauf le monde grossier, pour leur apprendre, ou bien, plutôt, pour les amener insensiblement à s’estimer en ce qu’ils ont d’estimable, à s’aimer en ce qu’ils ont de sympathique, à gruger et arrondir leurs angles et leurs trop rudes saillies, à s’apaiser sans s’amollir, à s’adoucir sans s’énerver, à pratiquer le respect des hommes glorieux et le culte des femmes honnêtes, tout au moins à devenir très discrets, très modérés, très polis et un peu aimables. — Je ne vois ni que ce soit très dangereux, ni que ce soit tout à fait impossible, même de nos jours. C’est à peu près ce que Mme Récamier a fait ; c’est l’exemple qu’elle a donné. Je souhaite, sans me dissimuler qu’il y faut les qualités les plus rares et presque les plus contradictoires, que l’expérience, au moins, se renouvelle, et que plusieurs essais en soient faits, dont il peut advenir que l’un réussisse.

Et puis, il reste ceci : c’est que Mme Récamier a inventé quelque chose. Quoi donc ? Mais l’amitié amoureuse, une nuance qu’on n’avait pas réussi à découvrir avant elle et dont, peut-être, elle a emporté le secret, mais que je crois qu’on essaiera toujours de retrouver ; et cette recherche même a quelque chose de très délicat, dont l’honneur encore lui doit revenir.

Les prix académiques §

Ils ne sont jamais désagréables à recevoir ; mais ils sont quelquefois, m’a-t-on dit, assez embarrassants à donner.

C’est une tâche. On croit que les académiciens ne font rien du tout, en tant, du moins, qu’académiciens. C’est une erreur. On les a chargés de couronnes… à distribuer. C’est un faix.

Il faut lire quatre cents volumes par an, dont quelques-uns, mettons deux ou trois, sont fâcheux. Il est vrai qu’on est quarante ; mais il y a les absents, les malades, les fatigués par l’âge, les trop occupés. Pour ceux sur qui la tâche retombe, c’est un faix.

Si ce travail préliminaire est lourd, il y en a un autre qui est anxieux. Ces couronnes, il s’agit de les bien placer. On est sûr de faire des mécontents, mais on ne voudrait pas taire trop d’injustices. Les éliminations nécessaires sont souvent très pénibles. Si nombreux que soient les prix, il est incontestable qu’il y a tous les ans quelques ouvrages que l’on voudrait honorer et pour lesquels l’on n’a plus de laurier.

J’ai tort de dire : « Si nombreux que soient les prix. » C’est parce qu’ils sont très nombreux que cet embarras existe et que se produisent ces remords. Si l’Académie n’avait à sa disposition que le prix Gobert et un prix analogue pour la littérature, elle couronnerait les deux œuvres marquantes de l’année, lesquelles ne seraient pas très difficiles à démêler, et ce serait chose faite. Mais, comme elle dispose d’un très grand nombre de récompenses, elle est forcée de descendre aux ouvrages simplement honorables, et, tracer la ligne où ceux-ci s’arrêtent, ce n’est pas commode.

On arrive toujours à un ouvrage pour lequel on n’a plus de rubans, parce qu’on est au bout du rouleau, et dont on dit :

— Il n’est pas sensiblement inférieur, il est peut-être égal à tel autre que nous avons couronné. Que faire ? Sectionnons, coupons un prix en deux, en trois.

Et l’on arrive ainsi à quelque chose qui ressemble aux coupures de billets de banque. Ce sont « épaulettes » de feuilles de laurier.

Et, bien entendu, cela ne supprime pas la difficulté ; cela la recule et, par conséquent, l’augmente.

L’Académie des Goncourt, avec son prix unique, est dans un autre ordre de difficultés ; mais elle est peut-être plus près du vrai, ou, tout au moins, du plus commode.

Une autre source de difficultés, ce sont les libellés des legs et donations. Les testateurs et donateurs imposent souvent aux académiciens un mandat impératif. Les testateurs ont des airs d’électeurs démagogues, encore que, d’ordinaire, ils le soient peu. Ici prix est réservé à la meilleure pièce qui aura été représentée dans l’année sur le théâtre de Louis XIV. Tel prix est réservé à la moins mauvaise pièce qui aura été représentée dans l’année sur le théâtre de. Monsieur. Quel mandat limité et dans quelle passe étroite sont poussés les académiciens, dans quel goulet ! Les académiciens sont embouteillés.

L’année où il n’y a pas eu de bonne pièce représentées sur le théâtre, de Louis XIV, que faire ? L’année où il y a eu, représentées sur le théâtre de Louis XIV, deux pièces dont il est, en conscience, absolument impossible de dire laquelle est la meilleure, que faire ? Partager le prix ? Eh ! il ne veut pas, le testateur. Ce testateur est un despote posthume. Il a inventé la tyrannie, même d’outre-tombe. C’était un jacobin, décidément, ce testateur.

Et l’année où, sur le théâtre de Monsieur, il n’a pas été représenté de pièce dont on puisse assurer qu’elle soit un peu moins mauvaise que les autres ? Cela n’arrive point, me direz-vous. Non, sans doute ; mais, enfin, il n’est pas impossible que cela arrive.

Il y a donc des prix qui sont pour les « couronneurs » des couronnes d’épines.

— Vous ne saviez pas que le laurier est épineux, disait à un candidat un examinateur qui était académicien ; vous n’êtes pas de l’Institut.

— Non, monsieur, pas encore.

Et les prix dont le libellé est, au contraire, d’un vague très embarrassant ? « Ouvrages utiles aux mœurs. » Voilà une formule bien inconsistante. Sauf les ouvrages immoraux, tous les ouvrages sont utiles aux mœurs ; car, enfin, pendant qu’on les lit, on ne fait pas de sottises.

Les ouvrages immoraux eux-mêmes… Mon Dieu, oui, presque ; car, enfin, pendant qu’on les lit, on ne les fait pas ; c’est toujours cela de gagné dans la vie d’un homme assez immoral pour lire des livres immoraux. « Ouvrage utile aux mœurs » est une formule bien gazeuse. Elle a la forme qu’on veut lui donner.

Un candidat, qui avait fait un bel ouvrage sur Anacréon ou sur Sapho, je ne me rappelle plus au juste, sollicitait tel prix.

— Ce prix-là, lui répondit-on, ce prix-là est un prix destiné à récompenser la vertu. Il n’a pas le moindre rapport avec votre ouvrage.

— Si bien ! certes !

— Comment ?

— Eh ! oui ! mon ouvrage, il a fallu de la vertu pour le faire.

— Vous, vous n’aurez pas ce prix ; mais vous serez de l’Académie.

Le pauvre garçon « en aurait été » certainement, s’il n’avait été traversé par la mort. Le grec est très sain ; mais il ne préserve pas toujours des destins funestes. Cela a été dit, même en langue grecque.

À toutes sortes de points de vue, c’est donc une tâche difficile et ingrate, non seulement parce qu’elle fait des ingrats, mais par elle-même, que celle de distributeurs de couronnes. Warwick et Napoléon Ier ont dû avoir de mauvaises heures.

Il y aurait quelques remèdes, c’est tout au moins quelques palliatifs. L’Académie d’une part, les testateurs et donateurs de l’autre, devraient prendre certaines précautions.

L’Académie devrait refuser les legs ou donations constituant des prix qu’on pourrait prévoir comme trop difficiles à donner. Elle est assez riche. Qu’on la laisse libre, qu’on ne lui enchaîne pas les mains ou qu’on se résigne à ce qu’elle n’accepte point les couronnes qui lui sont des menottes. Oui, l’Académie devrait ne pas s’embarrasser elle-même par l’acceptation quand, volontairement ou non, on l’embarrasse par le don.

Voilà vraiment une chose à laquelle elle devra faire attention, tout à fait attention. On finira par lui enjoindre de couronner par tel prix un ouvrage qui aura 372 pages, à raison de 1252 lettres par page. C’est une question de justification. À repousser ce présent-là, l’Académie aurait la sienne toute prête.

D’un autre côté, j’ose supplier les personnes honorables et bienfaisantes qui se préparent à être testatrices de se montrer moins impérieuses, tyranniques et limitatives. Qu’elles aient un peu plus de confiance dans l’esprit de justice et dans l’esprit d’invention de l’Académie. Qu’elles lui laissent un peu plus ses coudées franches.

Tenez ! l’Académie ne peut pas, je crois en être sûr, donner une seule bourse, soit d’études, soit de voyage, à un étudiant pauvre. Elle ne peut pas faire entrer à l’institut Thiers un jeune homme donnant des espérances. Elle ne peut pas fonder une bourse à l’École de Rome, à l’École d’Athènes ou dans une université anglaise, ou dans une université allemande, ou dans une université américaine, ou quelque part dans une ville de l’Inde.

Rien de tout cela. Des prix, toujours des prix ! Des prix pour des ouvrages ou des prix pour des actes de vertu. Des prix, toujours des prix ! Distribution solennelle et perpétuelle des prix. L’Académie est un concours général. Cela lui portera malheur. Elle sera abolie, comme l’autre l’a été.

Et toujours des prix-récompenses et jamais de prix d’encouragement. Mais c’est précisément pour encourager qu’une Société littéraire ou scientifique est instituée, pour encourager et pour soutenir les premiers pas ! J’ai souvent rêvé d’un moyen à trouver pour que l’Académie fût déliée de la fidélité qu’elle doit aux intentions des testateurs. Qui pourrait l’en délier ? Les familles ? C’est bien délicat. Le chef de l’État ? Il ne voudrait pas se le permettre. Il faudrait être au moyen âge et pouvoir en appeler au pape, comme à une autorité à laquelle vivants et morts mêmes doivent se soumettre. Auguste Comte avait raison : le moyen âge avait du bon.

À l’avenir, au moins, que les testateurs, puisqu’ils font des libéralités, soient plus libéraux. Qu’ils parquent moins les académiciens ; qu’ils les tiennent moins à la chaîne ou qu’ils donnent plus de longueur ou d’élasticité à la longe.

Je voudrais un testateur qui donnât l’exemple en libellant ainsi son legs :

« Je lègue à l’Académie française cinquante mille livres parisis pour en faire ce qu’elle voudra. »

Car, enfin, c’est la vraie formule. En rédiger une autre, c’est un peu dire aux académiciens :

— Je vous indique la destination de ma petite obole, parce que j’ai appréhension que vous n’en fassiez mauvais usage.

— Oh ! Monsieur !

C’est pourtant cela, au fond, ou bien qu’est-ce que vous voulez que cela soit ?

Remarquez donc ! Vous, Monsieur, qui êtes riche et qui n’avez pas d’enfants, et c’est même un peu pour cela que vous êtes riche, vous laissez votre fortune à votre neveu sans aucune condition et vous faites à l’Académie un legs conditionnel et à libellé limitatif et impératif. C’est donc que vous avez moins de confiance dans les Quarante qu’en votre neveu ? C’est trop d’un bon oncle. Croyez que l’Académie fera très probablement un usage plus prudent de votre argent que ne fera votre neveu. Il est telle destination que votre neveu lui donnera peut-être, que l’Académie ne songera jamais à lui donner, je vous assure.

Allons ! Un peu plus de confiance ! Tout compte fait, le testateur qui laisse quelque chose à l’Académie, c’est un homme qui, en mourant, fait mettre sa carte au palais Mazarin. Dans ce cas-là, la carte la plus polie c’est la carte blanche.

Eugénie de Guérin,
par M. le comte de Colleville §

C’est un livre de piété dans tous les sens du mot qu’a écrit M. le comte de Colleville sur Eugénie de Guérin. C’est un livre plein d’un respect pieux pour Eugénie de Guérin ; et c’est un livre de piété proprement dit ; car il suggère la piété envers Dieu par toutes les lignes qu’a écrites l’auteur et par toutes les lignes qu’il cite.

Par parenthèse (sans que l’auteur y ait peut-être songé), ce livre arrive bien à son heure et à son moment, puisqu’il survient juste quand on vient de célébrer le centenaire de Barbey d’Aurevilly qui fut l’ami, le fervent et le « disciple » d’Eugénie de Guérin.

Il est bien fait, ce livre. Il est de bonne foi et de bon ton. L’auteur s’y retire et s’y dissimule respectueusement derrière ses personnages (Eugénie de Guérin, Maurice de Guérin, Barbey d’Aurevilly) et n’y prend la parole lui-même qu’aussi peu qu’il est possible. Des méchants diront peut-être qu’il est bien avisé en cela, parce qu’il lui arrive quelquefois de laisser échapper quelque légère preuve d’ingénuité. Il dira, par exemple, décrivant la vie quotidienne d’Eugénie de Guérin :

« … À midi, elle récitait l’Angélus dans sa chambre ; le repas terminé, s’il faisait beau temps, elle se rendait au hameau voisin et prodiguait des consolations et des soins aux malades et aux affligés. À deux heures, elle tricotait et parcourait les livres nouveaux. »

Il est évident que si Mlle de Guérin passait dix minutes à dire l’Angélus, une heure à dîner avec son père, dix minutes à aller au hameau voisin et dix minutes à en revenir, il lui restait un petit quart d’heure pour « prodiguer » des consolations aux affligés et seize minutes pour « prodiguer » des soins aux malades. Certes, c’est quelque chose ; mais ce n’est pas de la prodigalité. Il y a là une expression impropre. Ne chicanons pas sur un si mince détail et disons que le petit livre de M. le comte de Colleville est d’un esprit excellent et d’un ton parfait.

Cette Eugénie de Guérin est une figure bien originale et infiniment sympathique. Elle était née sainte, comme d’autres naissent mécaniciens. Elle ne pouvait que prier Dieu ; s’en entretenir, plume en main, de la façon la plus délicate, la plus pénétrante et la plus charmante ; et soigner les corps et soigner les âmes. Avec cela, aucun puritanisme, aucun jansénisme, aucun rigorisme ; simplicité élégante dans une piété profonde et perpétuelle. C’est une Chantal. Saint François de Sales l’aurait aimée et vénérée.

Elle ne trouva pas de François de Sales. Elle ne se trouva en présence que de son père, excellent homme, qui me paraît n’avoir eu rien de très saillant ; de son frère, homme de génie, marqué pour une mort prématurée ; et de Barbey d’Aurevilly, homme original et étrange en apparence, qui lui lit quelque temps l’effet de Satan.

Elle n’eut qu’à entourer son père de soins matériels. Il n’avait, ce me semble, besoin que de cela. Elle eut à convertir son frère. Maurice de Guérin, très versatile, ou, plutôt, très impétueux, fut chrétien, fut païen, fut disciple de Lamennais et, enfin, redevint chrétien et orthodoxe sous la douce et onctueuse influence de sa sueur, qui fut pour lui, pour parler en style de Chateaubriand, « le chef de la prière ».

Il était plein de génie ; il est l’auteur de ce Centaure, que Sainte-Beuve admirait si fort et qui est tout simplement un des miracles de la prose française, à placer entre les plus belles pages des Martyrs et les plus belles pages de Flaubert, j’entends — car il y en a deux — de Flaubert le romantique.

Il mourut jeune, emporté par la même maladie, si admirée, hélas ! des romantiques, qui devait, quelques années après, avoir raison de sa sœur. Elle avait pris soin de son pauvre corps miné ; elle avait pris soin de son âme orageuse ; elle prit un soin infini de sa mémoire, et comme, dans son Journal, de son vivant, elle lui parlait toujours, dans son Journal, elle continua de lui parler après sa mort ; de même, comme elle avait encouragé et soutenu ses premiers pas dans les lettres, elle encouragea pour ainsi dire et soutint son ombre et apprit au public à connaître ce nom digne de ne jamais être oublié. Lamartine a dit de lui-même, de son œuvre, jusqu’en 1830 :

Des soupirs pour une ombre et des hymnes pour Dieu.

Eugénie de Guérin pouvait dire, ce qui vaut peut-être encore mieux :

De chers soins pour une ombre et des hymnes pour Dieu.

Quant à Barbey d’Aurevilly, ses relations avec Eugénie de Guérin furent les suivantes, qui font le plus grand honneur à tous deux et qui sont d’un grand intérêt pour l’histoire littéraire :

Barbey d’Aurevilly avait fait connaissance de Maurice de Guérin avant 1830, au collège Stanislas, à Paris. Il l’avait deviné, ce qui donne une haute idée de son goût et de son flair ; il l’avait encouragé à écrire. Il était, à cette époque, très antichrétien et très « satanique ». Eugénie de Guérin, de loin, le chérissait et le redoutait. Ayant fait, longtemps après, un voyage à Paris, elle le vit. Elle fut émue d’admiration et de pitié. Il le fut d’admiration et de respect. Il a laissé d’elle le portrait suivant, qui vaut, probablement, tous ceux que l’on pourrait faire, et qu’il convient de citer :

« N’est pas jolie de traits et même pourrait passer pour laide, si l’on pouvait l’être avec une physionomie comme la sienne. Figure tuée par l’âme. Yeux tirés par les combats intérieurs. Un coup d’œil jeté au ciel de temps en temps avec une aspiration infinie. Air et maigreur de martyre. Lueur purifiée, mais ardente encore, d’un brasier de passions éteintes seulement parce qu’elles ne flambent pas. Ne ressemble pas à ces femmes qui ont ou se donnent l’air vulgaire d’une victime. C’est plus beau ; elle, c’est un holocauste. Avec cette physionomie entièrement inconnue à Paris, elle a les manières simples, la voix, l’accent, la phrase brisée, la politesse relevée et pourtant familière de la femme essentiellement comme il faut. Qualité morale de la noblesse de sang et de race et qui fait se ressembler en tous points la femme la plus répandue dans le monde élégant et la pauvre fille qui n’a jamais quitté la tourelle de son château de province. Sa voix n’a pas le plus léger accent et tranche par la fraîcheur avec la fatigue et presque l’épuisement de toute sa personne. On est doucement étonné d’entendre cette voix suave et molle sortir de cette gorge maigre et ascétique, comme l’imagination en prête à Marie d’Égypte et aux saintes femmes du désert de la légende. Elle, cependant, n’a pas du tout l’air dévot et béat ni même de dévotion touchante que ne manquerait pas d’avoir une bourgeoise qui aurait son âme. La patricienne est encore plus forte que la chrétienne, et tout le ciel, descendu dans le cœur d’une femme, n’efface pas l’aristocratie puisée aux mamelles de sa mère et les traditions de son berceau. »

Barbey d’Aurevilly fut converti, dans le sens complet du mot, par l’influence d’Eugénie de Guérin. Il le fut « comme par un degré » ; il le fut en trois fois.

D’abord, les premiers rapports qu’il eut avec Eugénie de Guérin, en 1838, l’inclinèrent du côté de la foi et firent qu’il s’interdit les propos antireligieux, tant dans ses conversations que dans ses écrits.

Ensuite, la mort de Maurice de Guérin et la correspondance échangée dans ces terribles circonstances et à la suite de ces circonstances entre Barbey et Eugénie de Guérin, donnèrent à Barbey non seulement le respect des choses sacrées, mais la piété. Il avait tant aimé Maurice de Guérin ! Maurice était si bien une moitié de son âme ! Si longtemps, si longtemps après la mort de Maurice, il devait écrire :

« Le Souviens-toi a été bien obéi. Je n’ai pas manqué à cette consigne. Il est des endroits de Paris qui m’ont été consacrés par lui [bien mal écrit ; il faudrait : qui, par lui, me sont devenus sacrés] et des pierres ou du bitume desquels il sort une douce flamme pour mes yeux, quand je les revois. »

Donc, après la mort de Maurice de Guérin, Barbey devint pieux peut-être sans être croyant. Eugénie de Guérin l’entretenait dans des sentiments de piété et le poussait doucement vers la croyance. Elle lui écrivait :

« J’ai lu votre lettre, au soleil, dans le bois de Sept-Fonds, à la place où j’allais m’asseoir avec Maurice. C’est là aussi que j’ai lu souvent de ses lettres comme je viens de lire la vôtre, seule devant Dieu. Suivant la lecture et l’état [d’âme] de ces pauvres frères [elle les confond à dessein et ne fait aucune distinction entre celui qui est mort et celui qui est vivant], je le prie ou le bénis et m’en retourne, repliant dans ma poche et en mon cour cette bien-aimée écriture. La vôtre, aujourd’hui, ne m’a pas fait trop de mal ; vous paraissez moins abattu que de coutume, et ce mot : “Je suis quelquefois religieux par raison” m’a fait plaisir. Espérons ! La foi au cœur peut venir ; la croyance et le sentiment, vous les aurez peut-être. C’est un effet de la grâce et on la demande pour vous. À deux cents lieues de Paris, dans un désert, il est une âme qui demande à Dieu le salut d’une âme. Les affections qui nous tombent du ciel et y remontent sont bien fortes. C’est la charité, qui soulèverait le monde pour un élu. Vous me comprendrez… »

Et, enfin, — troisième pas, — Barbey d’Aurevilly fut entièrement converti par la mort même d’Eugénie de Guérin. Elle mourut le 16 juin 1848, après avoir eu la joie longtemps espérée, longtemps mise en doute, d’être tante, de bercer un petit-fils de son cher père (c’était l’enfant d’un frère plus jeune qu’elle et plus jeune que Maurice). Aussitôt après cette mort, aussitôt après, Barbey d’Aurevilly faisait formellement abjuration de toutes ses erreurs, se confessait, communiait et consacrait sa plume à la défense de l’Église. À partir de cette époque, il eut toutes les vertus chrétiennes, excepté la charité, qui est, à la vérité, la principale ; mais il faut en avoir soi-même et ne pas demander trop à un journaliste qui était né mousquetaire.

Tant y a qu’il fut converti décidément et définitivement. M. de Colleville, qui veut, de quoi je ne le blâme point, qu’Eugénie de Guérin soit canonisée un jour, appelle cela « un premier miracle » sur la tombe. Il n’y a pas là un miracle ; mais il y a un fait très important qui fait le plus grand honneur à Eugénie de Guérin et qui permet de mesurer la portée et la force de son ascendant.

Ce fut une âme très pure et aussi ardente que pure, et aussi douce qu’ardente, qui s’imposa à des âmes fières et tumultueuses ; je dis qui s’imposa dans le sens du texte sacré : « Après lui avoir imposé les mains sur la tête, il lui déclara ce que le Seigneur avait commandé. »

J’ai écrit ceci le jour des Morts, par un temps triste et doux, sous un ciel voilé sans être sombre, associant les souvenirs de Maurice et d’Eugénie à d’autres plus récents et plus proches de moi, et comme eût écrit Maurice s’il eût survécu à Eugénie.

Euthanasie §

Cet article n’eût pas été de convenance le jour même des morts ; mais quelques jours après, alors que l’on peut parler de la mort avec une certaine… je ne dirai pas bonne humeur, mais enfin une certaine eutrapélie, et alors que la pensée a peut-être besoin de dissiper les sombres couleurs dont à ce propos elle s’est remplie, cet article est, ce me semble, à peu près opportun.

Il m’est suggéré par une étude très approfondie et assez scientifique de. M. le Dr Næcke dans Archiv für kriminal Anthropologie. M. le Dr Næcke, avec assez de raison, à mon avis, voudrait un peu alléger les lourdes terreurs que la mort inspire ordinairement à ceux des hommes qui sont mortels.

Remarquez qu’ils ne le sont pas tous, malgré l’opinion généralement répandue à ce sujet ; ils ne le sont pas tout à fait tous.

Retranchons d’abord les hommes qui arrivent à une extrême vieillesse. Ceux-là, en vérité, ne meurent point ; ils s’éteignent. Ils passent de ce qu’on appelle encore la vie à ce qu’on appelle la mort, par des transitions successives si ménagées et si prolongées que la dernière est à peine la plus décisive et compte à peine un peu plus que les autres. J’appelle mourir, mourir à trente ans, à quarante ans, à cinquante ans. Si mourir c’est quitter la vie, mourir à quarante ans, c’est mourir ; et si l’on s’en aperçoit, c’est vraiment pénible. Mais mourir à quatre-vingt-dix ans, ce n’est pas quitter la vie, c’est quitter, chose fâcheuse encore, si vous voulez, mais insignifiante, le souvenir qu’on avait de la vie ; c’est lâcher une ombre — et peut-être pour une proie, ce qu’il est toujours permis de croire ou d’espérer. La plus belle consolatio senectutis que je connaisse est d’Agrippa d’Aubigné, qui l’écrivit à l’âge de 70 ou 75 ans,

Mes volages humeurs, plus stériles que belles.
S’en vont, et je leur dis : vous sentez, hirondelles,
S’éloigner la chaleur et le froid arriver ;
Allez nicher ailleurs, pour ne fâcher, impures,
Ma couche de babil et ma table d’ordures ;
Laissez dormir en paix la nuit de mon hiver.

Voici moins de plaisirs ; mais voici moins de peines ;
Le rossignol se tait, se taisent les syrènes :
Nous ne voyons cueillir ni les fruits ni les fleurs ;
L’espérance n’est plus, si souvent tromperesse ;
L’hiver jouit de tout ; bienheureuse vieillesse,
La saison de l’usage et non plus des labeurs.

Mais la mort n’est pas loin. — Cette mort est suivie
D’un vivre sans mourir, fin d’une fausse vie,
Vie de notre vie et mort de notre mort.
Qui hait la sûreté pour aimer le naufrage ?
Qui a jamais été si friand du voyage
Que la longueur en soit plus douce que le port ?

Il faut donc retrancher du nombre des « mortels » ceux qui meurent très vieux. Qui a vécu ne meurt point. Il ne quitte rien, il n’est privé de rien, il ne perd rien. Qui ne perd rien n’est pas frustré. De ceux qui meurent très vieux il ne faut pas dire : « ils sont morts » : mais : « ils ont vécu », comme dit Cicéron de Catilina et de ses complices.

Du nombre des « mortels » il faut encore retrancher ceux qui ne pensent jamais à la mort. Avez-vous remarqué que les hommes seuls sont mortels, et encore non pas tous, comme nous sommes en train de le démontrer, mais enfin, qu’à dire le plus, les hommes seuls sont mortels ? Évidemment, les animaux ne le sont point, puisqu’il semble bien qu’ils n’ont aucune idée de la mort. Un être qui n’a aucune idée de la mort et qui, évidemment, compte vivre éternellement est en réalité soustrait à « la condition de la mort », comme on disait autrefois. La mort n’étant cruelle que par la prévision qu’on en a, par l’attente où on en est, par l’entretien que l’on s’en fait et par l’effroi qu’elle nous inspire, qui n’a jamais la pensée de la mort n’est pas, si vous voulez, comme s’il ne mourait point ; mais il est comme s’il devait ne pas mourir ; et c’est précisément n’être pas mortel.

Les animaux ne sont pas mortels. Et remarquez que les langues, qui ne se trompent jamais, ont donné le mot « mortels » comme synonyme de « hommes », mais non jamais comme synonyme d’animaux. « Les mortels », cela a toujours voulu dire les hommes et les femmes. Il y a les « immortels » qui sont les Dieux, il y a les « mortels » qui sont les hommes et il y a les animaux qu’on n’appelle point « immortels » parce que ce serait irrévérencieux envers les Olympiens ; mais qu’on n’appelle point « mortels » non plus, parce que ce serait absurde. Voyez-vous bien ? Les langues ne se trompent jamais.

Or, si les animaux ne sont pas mortels parce qu’ils ne songent jamais à la mort, ceux des hommes qui ne songent jamais à la mort eux aussi ne sont pas mortels, ne doivent pas être considérés comme mortels ni appelés ainsi.

— Mais ils sont bien bas et ravalés — votre raisonnement même le prouve — au rang des brutes.

— Je ne sais trop. J’ai souvent dit moi-même que l’homme vaut en proportion de la considération qu’il fait de sa mort, qu’il vaut d’autant qu’il songe à sa mort, au jour dernier qui l’attend. Mais, outre que je n’éprouve aucune honte à me contredire, il se peut bien que ce que j’ai dit soit vrai au fond ; mais non pas exact. Ce n’est pas précisément la considération de sa mort qui épure l’homme et le rend meilleur, c’est la considération du temps qui suivra sa mort, c’est la considération de sa vie posthume. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce qui épure l’homme et le rend meilleur, ce sont, s’il est croyant, ces pensées : « Après ma mort, il faut que je puisse paraître juste ou au moins pardonnable devant le juge » ; s’il n’est pas croyant : « Après ma mort, il faut que je laisse de moi un bon souvenir parmi les hommes et qu’on parle de moi avec sympathie et avec respect. » Voilà les pensées qui ont une excellente influence sur l’homme et qui sont d’abord le signe qu’il est bon et de race supérieure, et ensuite ou en même temps, la cause qui le fait tel.

Mais remarquez bien que, s’il est ainsi, ce n’est pas précisément qu’il songe à sa mort, au jour de sa mort, à l’instant fatal et lugubre de sa mort ; mais à ce qui la suivra. Un homme peut s’entretenir des idées excellentes que j’ai rapportées plus haut sans songer à sa mort, proprement dite, un seul instant dans toute sa vie. Aussi recommanderai-je très bien de ne pas songer à la mort, à la condition de songer souvent à l’avenir posthume, et l’un peut très bien aller sans l’autre.

À retrancher donc, et nous le pouvons sans donner par là un conseil d’abêtissement, à retrancher donc du nombre des « mortels » ceux qui ne pensent jamais à la mort. Sans être le moins du monde des animaux, ils sont soustraits à la condition de la mort tout autant que les animaux eux-mêmes, c’est-à-dire, sans doute, absolument.

Restent les hommes qui sont mortels, c’est-à-dire les hommes qui n’ont pas atteint la vieillesse et qui songent à la mort. Ceux-là sont mortels, il n’y a pas à dire le contraire. Ce sont ceux-là que M. Næcke voudrait rassurer, c’est-à-dire mettre dans le même état que les autres, et il poursuit un très bon dessein et je l’accompagne très volontiers dans son chemin.

Il fait remarquer d’abord que les morts violentes ne sont pas douloureuses, dans l’immense majorité des cas. Une balle fait l’effet d’un coup de fouet : un boulet vous emporte une jambe sans que vous le sentiez : un tigre broie la cuisse d’un homme sans lui faire le moindre mal, etc. Tout cela est absolument scientifique, mille fois observé. Pour mon compte, je me suis cassé la jambe sans éprouver la moindre, je dis la moindre, douleur sur le moment — et, chose curieuse, après non plus ; mais ceci est en dehors de la question ; il s’agit de la mort immédiate ou quasi immédiate par blessures ; il est certain qu’elle n’est jamais douloureuse.

Ce qui est douloureux, souvent, c’est la blessure à laquelle on survit et qui se fait sentir, elle, et quelquefois atrocement, pendant un long temps. Mais la mort immédiate par blessure n’est jamais douloureuse. Ce n’est pas elle qu’il faut craindre.

Pour ce qui est de la mort bourgeoise, de la mort domestique, de la mort « dans son lit », elle n’est douloureuse que par la crainte qu’elle inspire au malade, et je conviens que c’est quelque chose. Rien n’est plus affreux, rien ne paraît plus affreux qu’un malheureux qui sait qu’il va mourir, qui compte les jours, les heures, et qui voit devant lui la catastrophe, la chose noire, le mystère effroyable et qui se sent comme glisser dans la tombe aspirante. Le regard de ceux qui savent et ne doutent point est quelque chose de navrant, qui peut à peine se supporter.

Cependant, le plus souvent, Dieu merci, le malade ne sait pas, et au moment même où il vous dit qu’il a désespéré il espère encore, le crois bien que certains, assez nombreux, se sont vus mourir, comme on dit énergiquement, et cette expression populaire est d’une rare beauté tragique. Tel ce pauvre Larroumet, mort récemment. Ses lettres prouvent que vraiment il ne se faisait pas d’illusion. C’est la rude rançon des intellectuels, des avertis, des réfléchis, qui savent observer, qui savent comprendre, à qui ces hautes facultés ont donné beaucoup de satisfaction pendant leur vie et qui payent cela par ceci que ces mêmes facultés empêchent, au moment de leur condamnation, qu’on les puisse tromper ; et dès lors ils sont plus malheureux que les simples.

Mais en général l’espérance reste, très tenace, extrêmement vivace et puissante, et ne nous laisse qu’au moment où elle peut nous laisser, c’est-à-dire au moment où l’inconscience commence. Mon père, après avoir dit que c’était la fin et qu’il en avait pour trois jours, n’a pas voulu qu’on me fît venir, qu’on me fit quitter mon service, qui me retenait à soixante lieues de lui. À la vérité, c’était un homme de devoir, et il était capable de ce stoïcisme qui consistait à ne pas me revoir, pour que je n’abandonnasse pas mon poste. Cependant, comme c’était aussi un homme de raison et qu’il n’y allait nullement du salut public que j’interrompisse mes fonctions, je suis persuadé, et ce m’est encore aujourd’hui une consolation, qu’il ne croyait pas être si proche (lu terme, encore qu’il le dît. Les malades sont partagés entre la conscience qu’ils ont de leur état et l’Espérance, à peu près invincible, cette douce compagne, cette douce auxiliaire, cette douce « associée », cette Antigone au sourire clair dans la vie et jusqu’au seuil de la mort.

Et, comme je l’ai dit, l’espérance dure jusqu’à ce que l’inconscience commence, et par conséquent il y a vraiment peu de place pour la douleur atroce et pour les affres effroyables. Tout fait croire, et on le sait par ceux qui ont été aussi près que possible du fatal passage et qui en sont revenus, que l’agonie est un état d’insensibilité absolue ou même de vague sensibilité, mais assez douce. C’est un état de sommeil lourd et sans rêve, ou c’est un état de sommeil traversé de rêves, d’hallucinations plutôt agréables. En général, d’après les observations qu’on a pu recueillir, ce qui passe obscurément devant notre esprit, ce sont les images de notre vie tout entière, et particulièrement de notre enfance et de notre jeunesse. La nature, si cruelle souvent, semble s’adoucir pour l’agonisant, et vouloir le bercer et le ravir avec ce qu’il a connu de plus riant, de plus doux et de plus cher. Toujours est-il que jamais un homme revenu de l’agonie ou d’un état qu’on peut bien considérer comme analogue à l’agonie, puisqu’il paraissait l’agonie à tout le monde, jamais un homme revenu de là n’a dit qu’il eût souffert. Or, il a pu souffrir cependant ; oui ; mais c’est très peu probable ; ce dont on a eu conscience laisse toujours des traces dans la mémoire.

De tout cela il résulte que la mort, non pas est douce, mais est beaucoup moins terrible que la plupart des hommes ne le croient.

Il restera toujours que si la mort ne fait pas souffrir, la peur qu’on en a fait souffrir horriblement. Sans doute, et cela, on ne pourra jamais l’abolir. Mais la peur de la mort étant, en partie au moins, la peur des souffrances dont la mort est accompagnée, démontrer presque sûrement que la mort ne fait pas souffrir est détruire, en bonne partie, la terreur que la mort inspire, et c’est donc de ce non dolet qu’il importe de se persuader, non par une autre sorte de lâcheté, mais par raison et parce que c’est vrai.

C’est à mesure, ce semble, que la civilisation augmente que l’horreur de la mort s’accroît. Les sauvages ne la craignent pas du tout ; les anciens semblent l’avoir redoutée beaucoup moins que nous. Il faut au moins que la civilisation, en même temps qu’elle accroît la terreur de la mort, en même temps qu’elle aggrave la mort, l’allège d’autre part, en nous apprenant, en tant que science, que la mort n’est pas douloureuse. Sans cela, à quoi servirait-elle, cette civilisation ? Du reste, c’est mon opinion générale sur elle, qu’elle nous rend d’un côté ce qu’elle nous fait perdre d’un autre. En mille choses j’ai cru le constater. Dans l’espèce qui nous occupe, c’est son devoir de faire comme à son ordinaire, et si elle nous rend plus pusillanime devant la mort, en exagérant notre sensibilité, de nous rendre plus calmes devant elle en nous enseignant ce qu’elle est en soi et en la dépouillant de son mystère.

Au fond, dit spirituellement M. Henri Bidou, en ratiocinant comme moi sur l’étude de M. Næcke, « la vie est un songe et la mort en est un autre et l’on a grandement exagéré l’importance de cet incident ». Cette désinvolture dédaigneuse, qui n’est pas sans contenir son petit grain de joli stoïcisme, me plaît assez. Je déteste la fausse sérénité et l’affreuse fausse gaîté de cet ancien, je ne sais lequel, qui prétendait vouloir mourir non pas « en beauté », ce qui est très bien, mais en joie et en air de fête, hilaris et coronatus. Je suis pour qu’on parle sérieusement des choses qui resteront toujours sérieuses ; mais la mesure dans laquelle M. Bidou parle de ceci est la mesure juste, à mon sens, et c’est quelque chose comme le commentaire piquant des vers gracieusement mélancoliques de François Coppée :

Et mourir ne doit être rien,
Puisque vivre est si peu de chose.

En résumé, il y a trois moyens de se défendre contre la terreur de la mort, et par conséquent contre la mort elle-même ; car c’est surtout l’idée de la mort qui fait mourir, et Goethe a été d’aussi bon sens qu’il l’était d’ordinaire quand il a dit : « On ne meurt que quand on se résigne à mourir. » Il y a donc trois moyens de se défendre contre la terreur de la mort et contre la mort elle-même, il y a trois remèdes contre la mort. Le premier, que je vous souhaite, est de vivre longtemps. La vieillesse a toutes sortes de désagréments, mais outre ce qu’en a dit Auber : « Que voulez-vous ? c’est le seul moyen qu’on ait trouvé de vivre longtemps », elle a cela pour elle qu’elle désaccoutume quelquefois de l’amour de la vie, et que, par conséquent, elle rend la mort moins cruelle, c’est-à-dire moins cruelle l’approche de la mort. À qui a supporté la perte de la jeunesse, les approches de la mort sont tolérables : « J’ai vu sans trop de désespoir partir ma jeunesse, disait Géruzez, je serais bien sot si je ne supportais très doucement la perte de la vie. » Tel est donc le premier remède.

Le second, c’est de ne point penser à la mort, ce qui ne sert à rien du tout, mais, seulement, au temps qui suivra notre mort, ce qui sert à quelque chose Et je dis qu’il ne faut penser à la mort, aucunement, ni en mal ni en bien. Il y a des hommes qui pensent à la mort et en parlent en en disant du bien et en lui donnant « de favorables noms ». Tel Leconte de Lisle :

Et toi, divine mort où tout rentre et s’efface,
Accueille tes enfants dans ton sein étoilé,
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace
Et rends-nous le repos que la vie a troublé.

Ce sont de très beaux vers ; mais ne croyez pas beaucoup à la sincérité du sentiment qui les dicte. L’amour de la mort est toujours à base d’affreuse tristesse et non point du tout à base de sérénité. Les amants de la mort, comme Leopardi et Leconte de Lisle, sont des désespérés et non point du tout des olympiens. Les déclarations d’amour à la mort sont des déclarations de dépit amoureux. Non, il ne faut songera la mort d’aucune façon, ni en mal ni en bien ; et c’est le second remède.

Et le troisième est celui que nous offre M. Næcke avec beaucoup d’empressement et beaucoup de science ; c’est de se dire que, le plus souvent, que dans l’immense majorité des cas, la mort est douce, étant une visiteuse très discrète, qui ne sonne pas, qui ne cogne pas à la porte, qui ne remue pas les chaises et qui ne fait pas sentir sa présence.

— Mais elle s’annonce ! Elle téléphone. Elle donne rendez-vous.

— Je sais bien ; mais non pas à jour fixe. Somme toute, de tous les fâcheux, elle est le plus discret encore. Cette vieille dame a de très bonnes manières.

— Pour un homme qui conseille de ne pas penser à la mort, vous faites un bien long article sur ce sujet

— C’est pour une fois. Il est des cas, très rares, mais enfin il est des cas où l’on ne peut absolument, point donner à la fois le précepte et l’exemple.

Lois psychologiques de l’évolution des peuples,
par M. Gustave Le Bon §

M. Gustave Le Bon a voulu, et avec pleine raison, ramasser, résumer en un petit volume de cent cinquante à deux cents pages, ses idées essentielles, fondamentales, sur la psychologie des peuples et sur les causes de leurs accroissements et de leur décadence.

On sait assez que dans ses précédents ouvrages : Civilisations de l’Orient, Civilisations des Arabes, Civilisations de l’Inde, surtout dans son ouvrage en deux gros volumes : L’Homme et les Sociétés, M. Gustave Le Bon, qui est homme de très grande information, mais qui, surtout, est un homme qui abonde en idées, avait, sur la civilisation en général et sur un certain nombre de civilisations étudiées de très près, émis une foule de théories, d’aperçus, de conjectures même, mais de conjectures fondées et toujours intéressantes. Tout cela pouvait rester un peu confus dans l’esprit du lecteur, qui sait ? de l’auteur lui-même ; et la nécessité de contracter tout cela et de lier sa gerbe, comme aimait à dire Sainte-Beuve, s’imposait. M. Gustave Le Bon l’a fait avec adresse, avec force même, et ses idées sont mises par lui, quoique en raccourci, dans le plein jour et en lumière très favorable.

Et voici, sauf erreur d’interprète, dont je demande pardon à l’avance à qui de droit, les idées essentielles de M. Le Bon sur le mouvement naturel de la civilisation dans un peuple et sur ce qui fait qu’il se forme, qu’il se développe, qu’il décline et qu’il périt.

Car M. Le Bon est profondément convaincu que les choses se passent toujours, au fond, de la même manière, et que, comme l’a dit un poète, l’histoire a beaucoup de livres, mais n’a qu’une page. Je n’en suis pas très sûr ; mais il est possible, et je dirai même que j’ai penchant à le croire. Donc, voici la suite des choses :

Un peuple se crée. Il se crée parce que, en tel lieu, plus ou moins favorable à la cohésion humaine (cela, quoi qu’il soit à considérer, n’est pas très important) un certain nombre d’hommes sont : 1º plus énergiques ; 2º doués de volonté d’indépendance et incapables de supporter que des hommes d’un autre langage, de figures un peu différentes, de religion autre aussi, soient maîtres ou seulement soient encombrants sur cette portion du sol.

Le peuple est créé, de par ces motifs de cohésion. Il se développe par une cohésion d’un autre genre : par la cohésion des vivants avec les morts. Sans cette cohésion nouvelle, le peuple cesserait très vite d’exister, ou, si l’on veut, cette cohésion est le signe que ce peuple avait en lui faculté d’être un peuple. Cette cohésion des morts avec les vivants consiste en ceci : les vivants veulent que les morts continuent de vivre. Ils les considèrent comme faisant partie de la Cité. Ils veulent que leur pensée se survive et que leur volonté continue d’être. Ils aiment leur mémoire, leurs traditions, leurs enseignements :

« Ce ne sont pas les vivants, mais les morts qui jouent le rôle prépondérant dans l’existence d’un peuple. Ils sont les créateurs de sa morale et les mobiles inconscients de sa conduite. »

Or, comme il n’y a de fort que ce qui est inconscient, ce qui est inconscient ne se discutant pas et ce qui est conscient se discutant toujours, ce sont les traditions ancestrales qui font la force même d’un peuple. En un mot, la patrie, ce sont les patres, et, le patriotisme, c’est le culte des pères. Le peuple qui, avec le temps, à la cohésion actuelle a ajouté la cohésion à travers le temps, se développe, s’accroît, grandit.

Il devient plus fort que les autres par son caractère, c’est-à-dire par sa volonté et par son intelligence, et sa capacité de civilisation. Le premier de ces deux éléments est incomparablement le plus considérable, le second n’est pas à négliger. Si le premier est le plus considérable, cela tient à ceci qu’il peut être commun au peuple tout entier. Le peuple tout entier peut avoir un caractère ; il peut, tout entier, avoir volonté d’indépendance, cohésion actuelle, cohésion à travers les temps, volonté de puissance, etc. Cela s’est vu très souvent. Le second élément : intelligence, capacité de civilisation, est important aussi ; car le peuple qui aurait beaucoup de volonté, mais qui ne saurait rien inventer, aurait le principe de la puissance sans en avoir les instruments et serait, quoique plus énergique qu’un autre, conquis par lui. Mais, aussi, ce second élément : intelligence, est moins important que le premier, parce qu’il n’est jamais commun à tout le peuple. Il est le privilège d’un petit nombre seulement, parmi chaque peuple :

« Quand on compare entre elles les moyennes de chaque race, les différences mentales paraissent souvent assez faibles. Elles deviennent immenses aussitôt qu’on fait porter la comparaison sur les éléments les plus élevés de chaque race. On constate alors que ce qui différencie surtout les races supérieures des races inférieures, c’est que les premières possèdent un certain nombre de cerveaux très développés, alors que les autres n’en possèdent pas. »

Il résulte de ceci que la civilisation d’un peuple n’est pas le moins du monde garant de sa durée. Il peut être plus civilisé qu’il n’était il y a trois siècles, il peut être plus civilisé que tous les autres peuples et être réduit en esclavage par un peuple quelconque, si l’élément caractère lui fait défaut, si l’élément qui peut être commun à tous ses membres lui manque et s’il ne lui reste que l’élément qui ne peut appartenir qu’à l’élite.

Tant que ces deux éléments coexistent, le peuple reste sain, valide, vaillant et peut être grand. Lorsqu’un de ces éléments disparaît, le peuple fléchit, rétrograde, offre une proie facile et périt. Si, par exemple, la partie de lui-même qui peut être intelligente et qui l’a été devient bête (par amollissement dans le luxe, par goût des plaisirs sensuels, par indifférence décorée du beau nom de scepticisme ou de tel autre), il est certain que la masse du peuple pourra conserver son caractère, sans que, faute d’inventions et de progrès scientifiques, elle puisse résister à un peuple inventeur et intelligemment novateur.

Mais, ce qui arrive le plus souvent, c’est que c’est l’autre élément de puissance, commun au peuple tout entier, qui fléchit le premier. Comment fléchit-il ? De plusieurs façons. D’ordinaire, par l’influence de la paix acquise, que l’on croit assurée, que l’on croit éternelle. À quoi bon avoir de la volonté d’indépendance quand on est indépendant et de la volonté de puissance quand on est puissant ?

Ensommeillement dans la sécurité. Rome est morte de cela. Quelquefois, par la raison contraire. Le peuple plusieurs fois vaincu s’abandonne, avec, s’il est vain, cette idée (qu’il s’efforce d’avoir plutôt qu’il ne l’a et dont il déguise sa lâcheté) que son exemple sera contagieux et que les vainqueurs s’abandonneront comme il s’abandonne.

Il arrive aussi que, des deux éléments de grandeur dont nous avons parlé, l’un contribue très fortement à dissoudre l’autre : à savoir, l’intelligence le caractère. Cet ensemble de traditions, d’idées ancestrales devenues sentiments, de pensées d’autrefois devenues forces inconscientes, et d’autant plus forces qu’elles sont inconscientes (car une idée n’est une « idée force » que quand elle n’est plus une idée, tout cet ensemble, qui est passé dans le caractère même du peuple et dans son tempérament, il arrive que l’intelligence des classes supérieures le dissout en l’analysant. Ces traditions, elle les appelle des vieilleries ; ces idées ancestrales, elle les appelle des préjugés ; elle les passe au crible et n’en retient, rien ; elle les passe à l’alambic et les volatilise.

Influence très faible (c’est moi qui parle plutôt que M. Le Bon), influence très faible, parce que, si le caractère de la masse n’était point déjà profondément altéré, l’infiltration des doctrines dissolvantes n’irait pas très loin en lui, et c’est ici qu’il faut se rappeler que le microbe est tout, à la condition que le terrain lui soit favorable, c’est-à-dire qu’il n’est presque rien ; influence indéniable pourtant, surtout si l’on sait bien la définir et si l’on sait dire qu’elle est précipitante plutôt qu’elle n’est agissante, et que, si le mouvement de décadence n’a pas commencé, elle ne le détermine aucunement, et que, si le mouvement de décadence a commencé, elle l’accélère d’une façon foudroyante.

Autre cause, sur laquelle les sociologues n’avaient guère, ce me semble, porté leurs regards, et sur laquelle M. Le Bon a très fortement insisté : l’invasion pacifique, parfaitement insensible, des peuples prolifiques chez les peuples où la natalité est faible par suite de telle ou telle cause (généralement par suite du bien-être). Mettant à profit Fustel de Coulanges, M. Le Bon a très bien jeté cela en lumière pour ce qui est de Rome. L’Empire romain a-t-il été conquis par les Barbares ? Mais… non ! Les Barbares se sont insinués chez lui, quelquefois avec lutte, sans doute, mais, le plus souvent, très pacifiquement ; ils sont devenus soldats, en titre, du peuple romain ; leurs chefs sont devenus des consuls, des préteurs et des patrices du peuple romain et, peu à peu, l’empire romain s’est désagrégé sans s’en apercevoir, et conservant toute sa façade quand la maison n’était plus à lui.

La cause ? Une des causes, si l’on veut, mais la plus profonde ? 1º Il avait perdu son caractère ; 2º il n’avait plus un nombre suffisant d’hommes à lui.

Moribus antiquis res stat Romana virisque.

ce qui veut dire : Rome se tient debout par ses mœurs antiques et ses hommes antiques. Et, inversement :

Demptis Roma perit moribus atque viris,

ce qui vent dire : Rome tombe pour avoir perdu ses mœurs et ses hommes.

Telles sont les raisons les plus ordinaires de la décadence des peuples.

Cette décadence peut être assez lente. Elle peut être aussi d’une promptitude foudroyante, et cela s’explique assez aisément. « Ce qui marque (et ce qui constitue) l’apogée de la grandeur collective d’un peuple, c’est l’acquisition d’une âme collective. » Or, l’acquisition d’une âme collective est, presque toujours, extrêmement lente ; la perte de l’âme collective, la dislocation psychique, peut être extrêmement rapide. Il y suffit, il peut, du moins, y suffire d’une seule génération qui s’abandonne, d’une seule. Une seule génération qui, soit satisfaction imprudente au milieu des jouissances matérielles, soit prostration et abandonnement de soi-même à la suite de désastres qu’elle ne croit pas pouvoir réparer, laisse s’effacer en elle l’âme collective, ne transmet pas l’âme collective à la génération suivante ; et le travail de cinq ou de dix siècles est à recommencer, et il est assez douteux qu’il recommence. Ce qui a demandé sept ou huit cents ans pour se constituer, peut donc disparaître en trente ou en cinquante ans.

Il n’y a qu’analogie, il n’y a pas similitude complète entre les peuples et les individus : les individus croissent lentement et décroissent plus lentement encore, sauf accident ; les peuples croissent toujours lentement ; ils peuvent décroître avec une rapidité vertigineuse et telle qu’on peut la mesurer année par année et presque jour par jour.

Il y a, du reste, des renaissances, ou, comme disent les Italiens, des « résurrections » ; mais elles sont rares et il me semble bien que M. Le Bon estime qu’elles sont factices. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne peut pas, dans le cours de toute l’histoire que nous connaissons, en constater une seule qui soit bien établie et incontestable. L’avenir dira s’il en doit être toujours ainsi.

Telles sont les idées principales que M. Le Bon, avec un véritable talent et sans aucune prétention au talent, mais avec un véritable talent, qui est fait de clarté, de fermeté et de sûreté de style, d’exposition tranquille et froide, d’ordonnance simple et juste, met en très belle et très pure lumière.

Je réclamerai timidement contre quelques assertions, qui me paraissent, je ne dirai pas hasardées, tant il est certain que M. Le Bon n’abandonne rien au hasard, mais cependant un peu téméraires et bien peu prouvées.

M. Le Bon nous assure une fois de plus, contre l’avis de Napoléon, que ce n’est pas aux gros bataillons qu’est la victoire et que les petites armées, bien disciplinées, sont plus fortes que les grandes armées. Cela serait vrai si les grandes armées étaient forcément indisciplinées : mais nous savons assez qu’il se peut qu’il n’en soit rien ; nous savons assez que des armées énormes peuvent être disciplinées admirablement. Cela serait vrai encore si, forcément, les grandes armées devaient être dénuées de l’esprit militaire ; or, nous savons que — parce que le fond de l’esprit militaire est tout simplement le patriotisme — d’énormes armées peuvent être très fortement animées d’esprit militaire. Or, à égalité de discipline et d’esprit militaire, il va de soi que la victoire sera, nécessairement, à l’armée la plus nombreuse d’une part et, d’autre part, la mieux outillée.

De même, je ne comprends guère comment M. Le Bon peut nous dire que les peuples les plus petits sont plus en sécurité que les autres :

« Ce sont, précisément, les pays les plus petits et les moins peuplés : le Portugal, la Grèce, la Suisse, la Belgique, la Suède, les minuscules principautés des Balkans, qui sont les moins menacés. »

Le paradoxe est un peu fort. Depuis cinq cents ans, l’histoire de l’Europe est l’histoire des peuples petits dévorés par les gros : Suède dévorée à moitié par la Russie ; Pologne partagée entre trois gros voisins ; petits peuples d’Allemagne absorbés par la Prusse ; Danemark mangé à moitié par la Prusse. Je ne vois pas à quoi il a servi au Danemark, au Hanovre à la Saxe, à la Suède et à la Pologne, d’être petits ; et les conseils que M. Le Bon donne à l’Italie « jadis si prospère, aujourd’hui à la veille d’une révolution et d’une faillite », de revenir à son ancien régime, pour être mangée par l’Autriche ou piétinée partout le monde, comme elle le fut autrefois, ne me paraissent pas devoir être donnés à cette nation par de véritables et sincères amis.

Qui ne voit que les petits peuples ne sont à demi protégés — et d’une façon, hélas ! très précaire — que par les rivalités des grands peuples ; que les principautés des Balkans seraient annexées demain par la Russie, si l’Allemagne le permettait ; que la Suède et la Norvège le seraient de même, si l’Allemagne le permettait ; que la Hollande et la Belgique seraient englobées par l’Allemagne, si l’Angleterre pouvait le souffrir — et ainsi de suite.

Non, il ne faut conseiller à aucune nation de se scinder en quatre ou cinq petits peuples, pour que chacun de ceux-ci soit assuré de son indépendance. C’est très malsain.

Malgré ces réserves et quelques autres que je pourrais faire, le livre de M. Le Bon est d’un penseur instruit et vigoureux. J’ai surtout à l’en remercier très sérieusement et très sincèrement.

La fin de la « Fronde » §

C’est un petit événement européen que la disparition de ce journal, et c’est peut-être la première fois que la disparition d’un journal est un petit événement européen ; mais les choses sont bien telles.

C’est que ce journal n’était point un journal ordinaire, et sa création avait été une nouveauté. En 1897, il était fondé à Paris un journal dirigé par une femme, rédigé entièrement par des femmes, typographié entièrement par des femmes. Ce journal, par sa seule existence, à condition qu’il vécût, prouvait l’aptitude des femmes à quatre ou cinq métiers très différents et très difficiles ; il prouvait presque l’aptitude des femmes à tous les métiers virils. C’était, une fois de plus, l’argument de fait : prouver la possibilité du mouvement en marchant.

La Fronde disparaît, en 1903, après six pleines années d’existence. On la raille un peu, — discrètement et gentiment, — mais enfin on la raille un peu ici et là, ceux qui daignent s’en occuper, de disparaître. L’aveu d’impuissance est là, dans ce dernier numéro découragé et à bras qui tombent… Ce qui me frappe beaucoup plus, c’est que ce journal ait vécu si longtemps, six années pleines. Je m’attendais quand je l’ai salué à son aurore, qu’il disparût beaucoup plus tôt. Qu’un journal ainsi conçu ait vécu six ans, c’est la preuve d’une force extraordinaire et d’une vitalité extrême et d’une persévérance inattendue dans le féminisme, dans le féminisme sérieux et convaincu, celui qui paye, celui qui s’abonne, celui qui fait vivre un journal en le lisant, en le recommandant, en le répandant et surtout en l’achetant. Les six années d’existence de La Fronde, c’est un très beau résultat, un résultat qui doit faire réfléchir et qui doit être noté par l’historien très sérieusement.

Car, remarquez, le journal était bien fait, mais il avait beaucoup de choses contre lui. Il était bien fait ; il avait d’excellents rédacteurs, curieux, investigateurs, très soucieux, à côté de la politique et des revendications féminines proprement dites, de questions morales, de questions psychologiques, de problèmes démographiques et sociaux. La lecture de La Fronde était intéressante, instructive et inspiratrice. Ce journal faisait penser, quelquefois. En tout cas, il était original. Il ne ressemblait à aucun autre.

Mais il avait bien des choses contre lui. En tant que journal féministe, il était féministe, non seulement intransigeant, mais révolté, emporté et batailleur. Il justifiait, son titre. Il était l’organe, un peu, du luminisme rationnel ; mais beaucoup plus du féminisme rancunier, irascible et rageur. C’était moins un journal pour les femmes qu’un journal contre les hommes. C’était un peu un journal de vieilles demoiselles. Il déplaisait ainsi à un nombre considérable de femmes très féministes, mais qui ne considèrent point du tout le féminisme comme une guerre à l’homme, mais bien comme un effort pour établir entre l’homme et la femme l’égalité dans la concorde et la concorde dans l’égalité.

Secondement, étant journal quotidien, La Fronde était bien forcée d’être journal politique et journal de politique courante. Par là, elle qui ressemblait si peu aux autres journaux par ailleurs, elle retombait dans la commune condition et dans la commune banalité, et elle donnait à beaucoup cette impression que ce n’était pas la peine de se réunir à trente femmes, hommes exclus, pour faire un journal trop pareil à L’Inaccessible de Haute-Savoie ou à L’Imperméable des Landes centrales.

Ajoutez que, dès que l’on est journal politique, il faut avoir une opinion politique, et que l’on déplaît tout de suite à tous ceux et notamment à toutes celles qui n’ont pas celle-là. La Fronde était radicale, socialiste, anticléricale. C’était son droit. Mais il y a une foule de femmes féministes qui ne sont ni radicales, ni socialistes, ni anticléricales, et qui ne pouvaient pas être partisans, acheteuses et propagatrices de La Fronde. Et La Fronde aurait été conservatrice et chrétienne que le résultat en sens inverse eût été exactement le même. La Fronde avait donc contre elle beaucoup d’obstacles, dont quelques-uns créés par elle-même et par conséquent, je le répète avec plus de force maintenant, rien ne prouve la vitalité du féminisme, la force et la profondeur du courant féministe en France, comme ce fait que, dans ces conditions, La Fronde ait duré six ans.

L’ami sceptique qui me suit un peu partout et dont je ne répugne pas à écouter les discours, à la condition de ne point toujours les suivre, me dit en fumant son cigare : « Le mouvement féministe ? Oui, très fort, extrêmement fort ; mais très court, comme tous les mouvements en France, et comme tous les mouvements féminins. Te rappelles-tu — moi je me rappelle le livre, mais ni le titre ni le nom de hauteur, — te rappelles-tu un roman écrit par une dame en l’honneur de la bicyclette et où il était prouvé que la bicyclette était le plus puissant et le plus sûr agent de l’émancipation de la femme et du féminisme révolutionnaire ? Tu te le rappelles ? 1895 environ. Eh bien, elle avait raison, la dame à bécane. Bicyclette et féminisme étaient tellement fonctions l’un de l’autre que c’était quasi la même chose. Mêmes destinées, même histoire, même évolution, même cycle. Mode. Les femmes ont fait du féminisme et de la bicyclette pendant dix ans. Puis le vent tourné ; plus personne. Une femme qui ferait de la bicyclette aujourd’hui serait disqualifiée. Féminisme, même chose. La femme féministe va devenir une excentricité, une rareté. Fronde et bicyclette féminine s’en vont en même temps. Femmes sans culottes et femmes en culottes, espèces disparues. Mode, je te dis, rien que mode. Le féminisme avant six mois ferait l’effet d’une crinoline. »

Il y a bien un peu de vrai ; mais retenez ceci : quand une mode, par hasard, est mêlée d’une idée, la mode passe et l’idée reste. Ceux qui étaient attachés à l’idée par amour de la mode, se débandent et se dispersent, et tant mieux, oh ! que c’est tant mieux ! Ceux qui tenaient à l’idée pour elle-même n’y restent attachés que davantage, délivrés des gêneurs et des compromettants. Le féminisme a fait à travers bien des déclamations et des divagations ridicules, de très bonne besogne. Il faut qu’il continue, tranquillement, fermement, d’autant plus fermement qu’il sera délivré de la partie tapageuse et imprudente de son contingent.

Il est assez curieux que la directrice de La Fronde donne pour raison de son renoncement que « le féminisme a obtenu ou est sur le point d’obtenir tout ce à quoi il pouvait prétendre en l’état actuel de notre société », et que par conséquent on n’a plus besoin d’y travailler. La belle raison ! Quand il serait vrai que, dans l’état actuel de la société, on ne peut pas aller plus loin que là où on est arrivé, c’est parbleu, bien, l’état actuel de la société qu’il faut travailler à changer, et c’est probablement à cela que le journalisme sert ou prétend servir. Les femmes n’ont pas encore l’accès libre à toutes les fonctions ; les femmes n’ont pas encore la complète égalité civile avec les hommes, les femmes n’ont aucun droit politique. Il me semble que voilà une jolie marge encore entre elles et les hommes. Donc continuons.

— Mais l’état social tel qu’il est ne permet pas qu’on accorde aux femmes plus qu’on ne leur a accordé au moment où nous sommes.

— Travaillons à changer l’état social, nous sommes ici précisément pour cela. Et c’est précisément si nous avons l’état social à changer que notre tâche est beaucoup plus grande que nous ne croyions et par conséquent nous devons travailler. La raison pour travailler est justement celle que Mme Durand donne ou prend pour s’abstenir. Je ne comprends pas beaucoup.

La vérité est que Mme Durand, d’abord n’avait plus assez d’abonnés, et c’est une raison suffisante pour cesser de paraître, et, tout franchement et bonnement, elle devrait la dire. La vérité ensuite, et cette autre raison a été certainement pour quelque chose dans sa détermination de ne pas tenter un nouvel effort, la vérité c’est que ceux des féministes qui sont en même temps des radicaux, des socialistes, des « avancés » de telle nuance ou de telle autre, se sont aperçus, avec un étonnement un peu naïf peut-être, que les conséquences de leur doctrine se retourneraient contre eux, si elles étaient atteintes, et que le féminisme était foncièrement conservateur. L’égalité entre l’homme et la femme comporte l’égalité politique de la femme avec l’homme et par conséquent la femme électeur. Que la femme demain soit électeur, et c’est un mouvement conservateur qui se dessine. Miséricorde ! Mais, alors, il ne faut pas être féministe !

Il y avait quelque bon demi-siècle que les partis avancés avaient fait ce raisonnement assez simple ou plutôt cette observation assez facile, et aussi les radicaux, depuis 1848, n’ont jamais été féministes. Rappelez-vous Proudhon. Songez à M. Henri Brisson combattant la loi du divorce et une première fois la faisant échouer. Le radicalisme et le féminisme sont peut-être des frères, mais ils sont des frères qui se sentent ennemis. Il en résulte qu’un féministe qui est radical, quand il réfléchit, finit par se dire que comme féministe il fait une œuvre qui lui est funeste, à lui radical, et c’est le contraire de Floridor et Célestin qui étaient le même homme et qui disaient, ou qui disait :

Quand on applaudit Floridor
Ça fait plaisir à Célestin.

Floridor féministe n’est pas content du succès de Célestin radical, et surtout Célestin radical tremble du progrès de Floridor féministe et redoute son succès définitif. Et donc :

Quand on applaudit Floridor
Ça ne plaît pas à Célestin.

Cette tempête sous un crâne finit par une résolution tragique qui pourrait être de Floridor abandonnant Célestin ; mais qui, plus souvent, est de Célestin lâchant délibérément Floridor. On sent toujours deux hommes en soi, même quand on est femme ; mais il y en a un qui finit par exaspérer l’autre et l’autre le prie, la mort dans l’âme, mais catégoriquement, de déguerpir. Si toute l’œuvre féministe doit avoir pour conséquence dernière une régression conservatrice, je suis féministe, j’adore le féminisme, je me ferais tuer pour le féminisme ; mais au diable le féminisme !

Mme Durand l’avoue, au moins, ou plutôt, le déclare avec la loyauté absolue qui lui est coutumière et qui l’a rendue si sympathique. Elle dit : « Si les femmes votaient, elles ramèneraient le roi et le curé à force de faire la loi dans les milieux républicains. » Donc il faut enrayer ; il faut attendre ; il ne faut pas demander l’admission des femmes à l’électorat politique. Mais d’une part, si nous ne demandons pas l’admission des femmes à l’électorat politique, que demanderons-nous bien ? Car il ne reste plus guère que cela à obtenir. Et, d’autre part, la femme électeur, c’est la condition même et la garantie même de tous les droits civils des femmes, et elles ne seront vraiment les égales des hommes et sûres de rester telles que quand elles feront la loi. Alors, si nous ne voulons pas de la femme électeur, nous n’avons plus de féminisme à faire et nous n’avons plus rien à faire dans le féminisme. Lâchons le féminisme.

Et c’est ce que fait Mme Durand :

Quand réussit trop Floridor
Il est lâché par Célestin.

Une fois de plus, la politique a fait du tort à une œuvre excellente qui avait eu le tort de la laisser se mêler à elle.

Pour moi, qui suis féministe, on sait dans quel ton, mais très décidé et bien entendu jusqu’à la participation des femmes aux droits politiques, et qui ne suis point féministe pour raisons politiques, mais pour raisons morales, et qui ne suis féministe ni en tant que radical ni en tant que conservateur, mais en tant que féministe, je souhaite que le mouvement continue, sagement mais fermement ; je souhaite que l’on continue à s’acheminer vers la complète égalité, familiale, civile et politique de l’homme et de la femme, vers ce que Mme Durand appelle très bien : l’égalité devant la loi de tous les Français sans distinction de sexe. Je souhaite qu’on défende cette cause, non jamais par des arguments politiques et de circonstance, lesquels, comme on l’a vu, se retournent contre leurs auteurs, ni par des raisons politiques et de circonstance, lesquelles, comme on l’a vu, finissent par détacher les doctrinaires de leurs doctrines et les plus cou vaincus de leurs convictions ; mais par des raisons et des arguments philosophiques, scientifiques, moraux, humanitaires et de bon sens.

Je souhaite par exemple qu’on dise : La femme est, tout compte fait, l’égale de l’homme ; c’est parfaitement prouvé. Mais si la femme votait, la France ne serait plus radicale ! Eh bien ! après ? Si nous sommes vraiment convaincus que la femme est l’égale de l’homme, que la France ne fût plus radicale si la femme votait, cela prouve tout simplement que la France n’est pas radicale et qu’elle ne l’est qu’en apparence. Voilà un argument réel, voilà un argument de bon sens et de conviction, et l’argument inverse est celui de quelqu’un qui n’avait qu’une conviction de circonstance et une conviction sous condition.

Je souhaite que l’on fasse du féminisme scientifique et droit, muni d’observations, d’expériences, de statistiques et de loyauté dialectique et de probité intellectuelle. Je souhaite qu’un journal se fonde, hebdomadaire plutôt que quotidien, la quotidienneté forçant à faire de la politique courante, journalière et incidentelle ; très armé de faits, de très grand bon sens, sans passions, sans secte, sans colères et sans impatiences, sans nerfs, rédigé aussi bien par des hommes que par des femmes, ce qui serait une manière sans doute d’affirmer l’égalité des deux sexes ; et qui poursuive longtemps, à travers les fluctuations de la mode, l’œuvre la plus saine, la plus libérale, la plus philanthropique et la plus sensée que je connaisse.

En attendant, je le répète, c’est un beau succès et un grand signe que La Fronde ait vécu presque autant qu’un septennat, et l’on doit de la gratitude au bel effort de ce sympathique organe.

Aurel §

Un livre assez bizarre comme composition. Figurez-vous une poignée de pensées, concises, brusques, un peu cinglantes, dans la manière de La Rochefoucauld ; et puis une nouvelle, un petit roman de cinq ou six pages ; et puis les pensées recommencent ; et puis revient une nouvelle, et ainsi de suite jusqu’à la cent soixantième page, et c’est fini.

Ce serait très agréable si les nouvelles étaient bonnes. Seulement, sauf une ou deux, elles sont exécrables. Quant aux pensées, j’en dirai exactement ce que Mme de Sévigné disait de celles de M. le duc : « Il y en a de divines ; il y en a, à ma honte, que je n’entends pas. Dieu sait comment vous les entendrez ! »

Le livre est intitulé Sans halte, sans doute parce qu’il y a une halte, et forte, toutes les six pages, quand c’est nouvelles, et toutes les trois lignes quand c’est pensées. L’auteur dirait sans doute : « Toujours en halte, c’est comme sans halte. » Identité des contradictoires. Je veux bien.

L’auteur donne comme son nom : Aurel. C’est une femme. Elle ne s’en cache pas ; car elle parle de sa robe et de ses mousselines, ici et là, avec attendrissement. Du reste, elle ne parlerait pas de son uniforme qu’on entendrait bien à quelle corporation elle appartient, sur des pensées comme celles-ci : « Pour qu’une vérité me prenne, il faut que par le plus de points possible elle échappe à toute démonstration. L’écœurement de la chose prouvée, de ces vérités démontrables ! » Voilà qui est assez féminin. Étonnez-vous que les femmes soient religieuses et n’admettent jamais que les choses qui ont quelque rapport avec une religion ; et, du reste, fassent des religions, toutes pleines de mystères, de toutes les choses où elles s’attachent !

Et de même : « Un assez bon moyen de me faire changer d’avis serait de m’obliger à ce que je désire. » Ce n’est pas mal féminin, non plus. Je crois que La Fontaine a une fable sur « l’humeur contredisante ».

Aussi je sais bon gré à l’auteur d’avoir déclaré franchement qu’elle est une femme. Ce qu’on devinerait, il faut toujours commencer par le dire.

L’auteur a une très vive sensibilité, qu’il ne cache point, en quoi il a raison, et qu’il n’étale pas, en quoi il a plus raison, encore. Les « mots de sentiment » sont graves, pleins, presque profonds, et sonnent juste : « Vous me laissez toujours un peu mécontente de moi. Je m’en veux de n’avoir pas dit, d’avoir trop dit, d’avoir mal dit. »

Il y a une délicatesse infinie dans cette rêverie en trois lignes, qui, j’en réponds, aurait fait délirer Sainte-Beuve : « Il m’enserre en de si souples douceurs qu’elles savent ne jamais former de chaînes… Réunis par la joie de n’être pas liés, nous ne serions pas séparables. Je rêve d’un très frêle attachement, qui dure. » — Je m’en voudrais de prétendre expliquer combien cela est charmant.

Encore ceci, qui, ma foi, est admirable « Près d’une tombe : C’est pour le mal qu’il vous a fait, ces fleurs ? — Elle : Peut-être est-ce à moi que je les porte. »

Par parenthèse vous voyez que ce n’est pas mal écrit. Aurel vise au style concis, serré et un peu énigmatique. Il est clair que moitié La Rochefoucauld, moitié poètes décadents, voilà son entretien intellectuel. Aussi, tantôt un éclair, tantôt une traîne de brume. Il faut en prendre son parti.

Elle dira exquisement : « Tous nos dons sont à conquérir. »

Elle dira, comme Joubert n’aurait peut-être pas dit, mais comme il aurait souhaité dire : « Je me retrouve en tous les livres ; j’aime ceux où je me découvre. » — Renvoyé à Pascal qui disait : « Ce n’est pas dans Montaigne, c’est dans moi que je trouve tout ce que j’y vois. »

Et ceci, du reste profond, comme c’est tourné ! « Combien peu de fois dans un jour nous visite notre âme ! »

Et ceci encore, du reste d’une vraie beauté philosophique, comme c’est jeté hardiment, d’une touche brusque et aisée. On dirait du Nietzsche (quand il est bon) : « Par ce matin lumineux je crois voir. Tout affleure… La Vérité me jette, en mutinant, son dernier voile. Je m’en vais donc élucider sa beauté. Mais je n’en vois que l’éblouissement ; car au-delà du mystère des voiles, rayonne, plus impénétrable, le mystère de la clarté. »

Quelquefois, assez souvent, il faut le dire ou c’est la pensée qui est obscure ou c’est la forme qui l’obscurcit. On lit ceci : « J’ai eu froid à certains très beaux mots de tendresse. Regarder plus avant consolerait toujours. C’est de la plus violente sensation que jaillit le plus de beauté. » On lit cela et l’on se dit : « Que ce serait beau en allemand ! » On sait la définition du peuple allemand par Nietzsche, qui en était : « Un peuple qui aime la musique et la boisson et pour qui l’obscurité est une vertu. »

Mais je m’attarde aux « choses de beauté » et j’oublie que je ne suis qu’étudiant en sciences morales et que c’est du moraliste que je veux parler. Il est doué d’un instrument psychographique très fin, très délié, très aigu et dont rien n’a écaché la pointe. Ne trouvez-vous pas cette demi-ligne singulièrement juste ! « L’imprévoyance de songer à l’avenir. » — Oublier de vivre par vouloir vivre, et propter vitam perdere vitam. Est-ce bien cela ? Combien y en a-t-il qui, ainsi, par excès de prévoyance, tombent dans l’imprévoyance suprême, qui consiste à ne pas savoir cueillir l’heure ?

Et ceci ne vous semble-t-il pas, en même temps qu’il est tout plein d’une charité évangélique, aller très loin dans l’âme humaine : « Aimerait-on, si l’on n’était faible, à meurtrir ? Quand vous dites un mot cruel, je vous admire. Si, pourtant, il vous était naturel ? Mais non, nous sommes tous sensibles. Ils sont tous beaux, plaintifs, les mots qui blessent ; tous douloureux, les mots cruels. »

Tout un caractère de femme, ou plutôt le caractère de beaucoup de femmes dans cette observation rapide : « Ces défenses prématurées qui motivent l’attaque »

Et tout un aspect du féminisme militant, du féminisme provocateur, dans cette réflexion un peu chagrine, mais si spirituellement malicieuse : « Ces femmes sans sourires, qui demandent des droits, me privent du plaisir d’en prendre. »

Mais cela est de la polémique : j’aime mieux quand l’auteur se regarde lui-même très minutieusement et, comme « Monsieur le Duc », et, comme « Monsieur de Maistre », trouve que la conscience du plus honnête homme, ce n’est pas beau : « Ce qui n’est pas commis se songe. J’ai parfois une âme de crime. D’aucun mal je ne suis tout à fait innocente… Il n’y a rien de pur. »

Voyez-vous tout le roman à la Bourget qu’il y a dans cette ligne : « Vous mentir pour ne pas vous perdre, est-ce mentir ? »

Il y a tout un petit monde, assez désagréable entre nous (sauf exception), le monde des jeunes filles de quinze à dix-huit ans, dans cette note prise évidemment en revenant d’un « bal blanc » : « Ces fillettes… très innocentes, pour trouver un moyen de me parler de leurs danseurs, s’en moquent. Côté canaque de l’amour jeune. » — Diablement clairvoyant cet œil de femme !

Et ce mot, qui serait digne d’un grand directeur de conscience : « On réalise les malheurs en les disant. Ne lui désignez jamais son malheur. Il l’appelle peut-être d’un autre nom. »

Il y a des traits que l’on trouve faux, au premier regard, sur lesquels on réfléchit et qui vous effrayent quand on songe que c’est peut-être la vérité même. La Rochefoucauld en abonde. Aurel en a : « Théane craint. Elle se dit : Je suis celle qu’on aime sans faiblesse. Suis-je de celles qu’on aime ? Aimer, c’est s’attendrir ; c’est mépriser un peu. » — Réfléchissez un peu là-dessus. Je vous assure que cela en vaut la peine.

Je glane encore. Je cueille. C’est le panier de cerises de Mme de Sévigné : « Nos ennemis seuls nous honorent. Ils s’exagèrent notre mérite. » — Mon Dieu, c’est vrai. Aucun homme ne vaut qu’on l’aime ; mais encore plus est-il vrai qu’aucun homme ne vaut qu’on le haïsse.

Voici qui plairait bien à M. Maeterlinck. Je crains même que ce ne soit de lui. Mais c’est bien serti : « Cachons nos plus exquises expansions. Les choses dites ne sont plus. » Aurel a-t-elle lu ces vers miraculeux de Henri Heine ?

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Das ausgesprochne Wort ist ohne Scham ;
Das Schweigen ist der Liebe keusche Blüte.

« Nous ne parlions pas. Pourtant mon cœur comprenait les pensées silencieuses de ton âme. La parole prononcée est sans pudeur. Le silence est la fleur chaste de l’amour. »

Quelquefois Aurel le moraliste devient un Aurel presque philosophe. Il a lu quelque chose de ces théoriciens qui opposent « la nature » à « la morale » et qui, du reste, ont parfaitement raison, à mon avis ; et il se demande ce que vaut cette opposition : « Est-ce la nature seule qui a raison ? Et cette autre Nature, alors, qui vous pousse à contrarier l’autre ? J’aimerais assez à savoir ce qui n’est pas venu de la nature. » — Très bien ; et certes, c’est précisément parce que la nature qui nous pousse à réprimer nos mouvements « naturels » est aussi naturelle que l’autre, qu’elle est légitime, qu’elle a son droit et qu’elle est aussi fondée que sa sœur ennemie ; et il est bon de le dire, comme le dit Aurel. Seulement on a pris l’habitude d’appeler en nous « nature » ce qui nous est commun avec le reste de la nature, et d’appeler d’autres noms ce qui nous en distingue. « Toutes les disputes du monde sont grammairiennes », disait Montaigne.

Ailleurs je trouve une petite définition du stoïcisme, une définition par images qui est d’une jolie allure et d’une fière pensée. Il n’y a pas de devoirs, se dit Aurel ; il y a des beautés supérieures et des plaisirs supérieurs. Il y a des choses désagréables qui sont plus belles que les agréables ; et des souffrances qui sont des bonheurs à l’envi des plus grands plaisirs. Seulement Aurel pense par images et elle écrit : « Où sont donc les devoirs ? Si les buissons épineux de la route sont un fond nécessaire aux fleurs ; si leur ton neutre et calme est, en lui seul, apaisant pour nos yeux ; si les pierres les plus aiguës ont de beaux angles fiers, et si même les encombrantes roches m’apparaissent magnifiques à dépasser ? » — Eh ! eh ! Aurel, quelquefois, mériterait de s’appeler Marc.

Si nous quittons ces hauteurs, où rarement notre moraliste s’engage, nous nous apercevons que, trop rarement aussi, à mon gré, Aurel, comme sont amenés à faire tous les moralistes, donne dans le portrait. Ils sont curieux, les portraits d’Aurel. Elle ne les fait jamais. C’est trop long. Elle les suggère. On voit passer le monsieur. Dans une ligne, qui semble une réflexion, une silhouette s’esquisse, et puis disparaît. C’est très amusant, si c’est de l’art. C’est plus curieux encore, si c’est involontaire. Voyez. « Ne croyez pas m’avoir offensée. Vous ne sauriez que me déplaire. » Le voyez-vous, l’homme qui se croit impertinent et qui n’est qu’un imbécile ? La Bruyère en ferait une demi-page. Et certainement j’aimerais mieux la demi-page de La Bruyère, mais le portrait en profil perdu a aussi son mérite.

Autre, le neutre, l’insignifiant, le nul, le rien du tout : « Je lui dis, sans être à mes mots, de ces choses qui lui suffisent. Il a le don de faire oublier qu’il est là. »

Autre, le don Juan platonique, l’homme-coquette, « Monsieur Célimène » comme disait Fred : « Autour d’un. Elles sont trois, toutes amies ; elles sont dix. L’une de l’autre a de l’ennui. Sans les prendre, il les garde toutes. »

Ici le portrait se précise un peu, prend consistance : un amoureux, un amoureux vrai ; progression de l’amour, cristallisation : « Que disait-il donc hier d’elle ? Du bien, du mal, pourvu qu’il en parlât. — Et ce matin ? — Il cherchait à n’en plus parler. »

Vous voyez assez qu’Aurel a de l’esprit autant que de la perspicacité, et plus encore. Elle en a de tous les genres. Elle en a du genre épigrammatique, et à la vérité son œuvre est une épigramme quasi perpétuelle. Vous ne vous étonnerez pas que cette boutade contre les « raseurs » m’ait charmé jusqu’à l’enthousiasme : « Les agréables malfaisants [et voilà déjà une agréable définition], négligemment et sans m’en savoir gré, ils me prendraient ma vie ! Mon amour pour la solitude leur est infiniment suspect. — Avec ceux-là, ne sachant que dire, je parle. »

Elle en a du genre sarcastique et amer, qui est un peu dur, mais qui ne me déplaît pas autrement : « À ces gens sévères on dit une gaudriole. Je levai la tête, anxieuse. C’était cela qu’il leur fallait. »

Encore du même genre sarcastique ; on croit entendre le rire des deux jeunes femmes qui descendent l’escalier : « Il nous répéta longuement ce que nous venions de lui faire dire. Ces mots qui incrustent l’ennui ! »

Et cette réflexion sur… je ne sais qui, sur un tatillon timide, probablement : « Il a trop peur de me déplaire : il y arrive. »

Quelquefois, je le sais bien, et cela m’ennuie, cet esprit très surveillé, très préparé, et non seulement très aigu, mais très aiguisé, arrive au précieux. La pente est inévitable. Que veut bien précisément dire ceci : « Si épaisse est la voilette que tout le monde voit la femme. » — Je songe à cette traduction d’abord : une femme qui va à un rendez-vous. Triple voilette. Il s’agit de n’être pas reconnue, de passer inaperçue. Mais elle est trop déguisée. Cela attire les regards, et à la regarder avec attention on la reconnaît…

Ce n’est pas cela. C’est vulgaire. Aurel a tous les défauts que l’on voudra ; mais non pas celui de la vulgarité.

Je songe à ceci ensuite. Une vieille. Pour déguiser des ans l’indéguisable outrage, elle multiplie les voiles protecteurs sur son visage. Elle n’en attire que plus l’attention et l’examen. Elle se désigne à l’inspection de la foule…

Encore plus vulgaire. À quoi vais-je songer ?

Enfin, je me dis : à cacher son visage de telle sorte qu’on ne le voit pas, on attire les yeux sur le reste de la personne. Une femme qui a le visage découvert, ou voilé à peine, on la regarde à la figure. Une femme trop voilée, on la parcourt des yeux des pieds à la tête. Cacher trop son visage, c’est se dévêtir.

Cette fois, j’y suis, évidemment, et c’est très joli. Entre nous, c’est bien ainsi que j’avais compris tout d’abord. Mais encore on peut s’y tromper ; on peut chercher. De telles pensées le sel est perdu, si on est forcé de le démêler.

Vous rappelez-vous cette histoire burlesque qui est dans la délicieuse Papillonne de Victorien Sardou ? Un monsieur en chemin de fer, attentif à une dame. Arrivée à sa station, la dame lui indique trois peupliers qui grelottent par là-bas, au bord de la rivière. Il comprend très bien. Il s’élance à travers champs vers les peupliers et attrape un rhume. Retrouvant sa dame trois heures après, il lui demande quel était le vrai sens du fameux geste. « Ce n’était donc pas clair ? lui dit-elle avec un profond étonnement.

— Était-ce bien clair ? répond le monsieur.

— Sans doute ! qu’est-ce que j’ai fait ?

— Vous m’avez montré les peupliers ; et puis vous avez mis le doigt sur vos lèvres.

— Et vous n’avez pas compris ?

— Dame ! c’est qu’il y avait beaucoup de sens. Cela pouvait signifier : « Oh ! les beaux peupliers ! Regardez donc ! Mais n’en dites rien à personne. »

— Oh !

— Oui, c’était bête. Cela pouvait signifier encore : « Votre amour est-il à la hauteur ? »

— Mais non, Monsieur. Cela voulait dire, bien simplement : « Faites semblant de regarder le paysage et suivez-moi sans en avoir l’air. »

— Parbleu ! Certainement ! C’était clair ! »

Aurel ne laisse pas quelquefois d’être clair de cette façon-là et il lui arrive de montrer les peupliers et de mettre son doigt sur ses lèvres.

C’est à quoi conduit toujours l’esprit précieux. Il est vrai qu’il est difficile d’avoir de l’esprit sans tomber un peu dans ce défaut-là. On disait à Nisard : « Monsieur un tel m’a beaucoup parlé de vous. Il dit que vous avez de l’esprit, mais un peu précieux. »

Nisard tranquillement : « L’esprit est toujours précieux. »

Il n’en est pas moins vrai que nous avons là un bien fin moraliste, qui observe et qui s’observe, qui voit juste dans des choses compliquées et qui n’a guère d’autre défaut que d’aimer les choses compliquées. « Alors, j’aime tout, me répondrait-il ; car tout est compliqué. » Il aurait raison ; mais c’est précisément parce que tout est compliqué qu’il ne faut pas s’appliquer à compliquer chaque chose encore davantage.

Tout coup vaille, voir juste, s’exprimer avec une précision qui vise au trait, mais qui y atteint ; ne pas observer par procédé et ne pas écrire par procédé (sauf quelques-uns, mais tout personnels), c’est promettre et même déjà réaliser un bon moraliste et un bon écrivain.

Et quant à l’affectation, mon Dieu, j’aime bien qu’on dise : « Il pleut » ; mais le diseur de phébus moqué par La Bruyère aurait pu répondre : « Sans doute ; mais encore, quand on parle de la pluie, il est bon de ne pas être aussi ennuyeux qu’elle. »

Lettres à Françoise mariée,
par M. Marcel Prévost §

Les Lettres à Françoise, de M. Marcel Prévost, ont été un des plus grands succès de librairie du présent siècle. Il s’en est tiré quatre-vingt-dix éditions. Par sa parfaite moralité, par le bon sens dont, le plus souvent, il est rempli, par un peu d’esprit, par une connaissance assez exacte de l’état d’âme général de nos jeunes filles contemporaines, aussi par un peu d’adroite puérilité qui n’était pas la moindre ni la moins efficace des habiletés de l’auteur, ce livre méritait très bien la grande faveur dont il a été l’objet.

M. Marcel Prévost lui donne, aujourd’hui, une suite qui, à mon avis, ne le vaut pas, mais dont je me garderai bien de dire qu’elle n’aura pas un succès égal, appréhendant de n’avoir pas tout le flair qu’il faut pour prévoir la réussite des livres destinés à la bourgeoisie moyenne et me souvenant, non sans quelque honte, que je n’avais pas prévu celle des Lettres à Françoise elles-mêmes.

Tant y a que les Lettres de Françoise mariée sont sur ma table, que je les ai lues avec soin et que je dois rendre compte de l’impression que j’en ai gardée.

Je passe rapidement, mais en saluant, sur les conseils de moralité courante et « d’économique », comme on disait du temps de Xénophon. Une femme mariée doit avoir de l’ordre ; elle doit avoir un horaire de sa journée, disposé de telle sorte que les visites, les réceptions et les bavardages avec les fournisseurs soient réduits autant qu’ils peuvent l’être ; elle doit dépenser, pour le logement et pour la toilette, en raison de ses revenus et non dans l’intention de faire croire à des revenus supérieurs aux siens, ce qui est la tentation constante et universelle ; elle doit ne faire de scènes à son mari que quand elle est absolument sûre que son mari la trompe ; mais alors elle doit faire la scène et non pas se résigner à fermer les yeux, ce qui est un acquiescement dans lequel sa dignité sombre ; elle doit — ceci un peu plus original — ne se résigner jamais, non plus, à laisser sa vie domestique absorber complètement sa vie intellectuelle. Si la jeune fille devait se réserver quatre heures par jour pour « nourrir son esprit », comme dit Chrysale, la jeune femme doit réserver au moins deux heures par jour, ce qui, du reste, suffit, pour le même objet. Et qu’elle sache bien que le moyen de nourrir son esprit n’est pas du tout de courir les premières représentations, les répétitions générales, les auditions et les conférences, que ceci, pris, du reste, à dose discrète, n’est qu’un supplément d’instruction ou plutôt un divertissement ; que, pris avidement et violemment, il n’est qu’une dispersion très stérilisante ; et que, enfin, le seul exercice intellectuel vraiment salutaire est la lecture solitaire et lente et la méditation sur la lecture, méditation écrite, même, le plus souvent, pour qu’elle soit précise et pour qu’elle soit fixée. À ce compte, on se met dans l’esprit un très petit nombre de choses ; mais elles y restent et elles y germent. Tout ce que l’on a mis dans son cerveau de telle sorte que ni il n’y reste, ni il n’y germe, je ne dirai pas autant vaudrait, mais beaucoup mieux vaudrait, ne l’y avoir pas mis.

Tous ces conseils sont excellents ; mais ils ne sont pas assez nouveaux pour intéresser passionnément le lecteur. Je sais bien que c’est là l’écueil du moraliste. On ne peut plus inventer la morale, ni en morale. Donc, si l’on dit des choses bonnes, elles sont anciennes, et, si l’on dit des choses neuves, elles sont mauvaises. Un honnête homme ne peut écrire un livre de morale qu’en acceptant courageusement d’être banal.

— Alors, me dira-t-on, n’écrivons point de nouveaux livres de morale et bornons-nous à lire les meilleurs des anciens.

C’est bien un peu mon avis, et quand on me demande quel bon livre d’éducation féminine, bien au courant, bien accommodé et adapté aux exigences modernes, il faut mettre entre les mains des jeunes filles, je réponds toujours, et très sincèrement : le Traité de l’éducation des filles, de Fénelon. Je reconnais, cependant, que rajeunir par la forme (et celle de M. Marcel Prévost est aimable) des vérités qui, à travers les modifications de la civilisation générale, restent parfaitement éternelles, est chose permise et peut-être utile, et je ne puis, tout compte fait, que recommander le livre de M. Marcel Prévost.

Une seule idée m’a paru un peu singulière, un peu hasardée, dans ce livre volontairement si normal et judicieusement traditionnel, et c’est une idée à laquelle M. Prévost tient beaucoup ; car, sans monotonie du reste, et se présentant toujours à propos et avec bonnes raisons de se présenter, elle revient une vingtaine de fois dans le cours de l’ouvrage. M. Prévost croit que la jeune femme doit continuer de se cultiver intellectuellement et il a bien raison ; mais il croit qu’elle aura beaucoup à lutter pour cela ; 1º parce que les maris actuels sont des Chrysales et même des Arnolphes qui ne souhaitent rien tant que ceci que leurs femmes soient des bêtes ; 2º parce que les jeunes gens de maintenant (et, par conséquent, les jeunes maris) sont de quinze ou vingt ans en arrière, relativement à leurs femmes, sur le chemin de la civilisation. Et, par conséquent, le goût chez la femme de la culture intellectuelle est un élément de discorde dans le ménage ; mais il ne faut pas que la femme s’arrête à cela ni en soit intimidée et elle doit se développer intellectuellement quand même.

Voilà la thèse. Elle m’étonne. Certainement, ce sont les observations personnelles de M. Marcel Prévost qui l’ont amené et à ces affirmations et aux conclusions qu’il en tire. Mais je dois dire que les miennes ne m’ont pas du tout conduit au même point.

Les jeunes filles modernes sont instruites, sont cultivées, se sont exercées à la réflexion, ont une haute idée, dont je ne songe qu’à les féliciter, de la dignité de leur sexe, n’acceptant plus (si tant est que cela ait jamais été accepté par les Françaises) d’être des mineurs relativement à leurs maris ; tout cela est vrai.

Mais les jeunes gens — en immense majorité, selon moi — sont dans les mêmes idées, avec de simples nuances et légères ; ont complètement abandonné la conception romaine du mari-maître, acceptant très bien celle de l’égalité des sexes et de l’association entre égaux, pour le bien, avec de simples différences d’aptitudes, qui est la définition même du mariage civilisé.

Je dis que la plupart des jeunes hommes sont absolument, avec plus ou moins de précision dans les termes, mais sont parfaitement dans ces idées-là.

Et, quant à ceci que les jeunes maris ont horreur de l’intelligence et de la culture intellectuelle chez la femme, je crois que c’est encore plus faux. Ils ont horreur du bas bleu, et qui n’en aurait horreur ? Ils ont horreur aussi de la conférencière, j’entends de la femme qui, dans son salon ou dans le salon d’une autre, s’écrie : « Oh ! ce Kipling ! », et projette sur Kipling les cinq ou six phrases qui lui ont servi, il y a quelques années, sur d’Annunzio.

Ils ont horreur de cette femme-là, et qui n’en aurait horreur ?

Mais de la femme instruite, de la femme qui lit, — et la femme qui lit est en raison inverse de la femme qui fait la conférence, et la femme qui fait la conférence est la femme qui ne lit jamais, — de la femme qui lit, les maris du vingtième siècle n’ont point horreur et au contraire. Ils savent que c’est — non pas absolument toujours et n’exagérons rien, mais que c’est très souvent — une garantie. Une garantie de quoi ? Une garantie de sérieux ; une garantie de gravité intellectuelle ; une garantie contre les bavardages, contre les commérages et contre toutes les futilités qui maintiennent les femmes intellectuelles à l’état d’enfants ; ils savent, en un mot, que si l’intellectualisme, comme toute chose au monde, a ses dangers, le plus probable est que la bêtise cultivée avec persévérance en a davantage. Je crois pouvoir affirmer que la petite intellectuelle est très recherchée à la Bourse du mariage. Je le crois, je crois l’avoir constaté ; je puis me tromper.

M. Prévost semble en être resté à la Sophie de ce réactionnaire de Rousseau, et croire que le rêve de tout mari est « l’oie blanche », dont Rousseau a tracé, avec tant de complaisance et d’amour, le portrait, entre nous un peu burlesque. Et j’estime que M. Prévost est dans l’erreur. Regardez autour de vous et comptez les Chrysales et les Arnolphes de trente ans. Je doute que vous en trouviez beaucoup.

Il est question, dans ce livre, comme il est assez naturel, de l’amour dans le mariage. Il n’en est pas trop question. Il y a discrétion. Comme M. Prévost sait très bien que, dans le mariage, l’amour est un résultat, et qu’il résulte de toutes les qualités que l’épouse peut avoir et de l’exercice de ces qualités, c’est, avec beaucoup de raison, sur toutes ces qualités à avoir, à acquérir ou à cultiver, que M. Prévost insiste.

Cependant, il est question de l’amour dans le mariage. M. Prévost étant, non sans cause, très fier d’avoir fait partie de la commission de réforme du Code civil et, particulièrement, de la « grande sous-commission », de celle qui avait à connaître du mariage, il rappelle que cette sous-commission a inscrit, dans le projet de réforme, ce fameux article : « Le mari doit amour à sa femme. » Et il rappelle que ce fameux article a été outrageusement moqué par les plaisantins du boulevard.

Comme j’ai été de ces plaisantins, et que je ne demande qu’à m’en repentir, j’ai lu très attentivement ce que M. Prévost nous dit sur ce point. Il nous dit ceci, qui me semble la sagesse même : Il y a deux choses dans l’amour : 1º l’attrait général d’un sexe pour l’autre ; 2º cet attrait même, concentré, ramassé exclusivement sur une personne que l’on préfère à toutes les autres. Or, ce n’est pas cette seconde forme de l’amour (2º) que les membres de la grande sous-commission ont prétendu imposer à l’époux comme une obligation, car ils auraient dit une sottise. Ils n’ont pas voulu dire : « Chaque conjoint concentrera pour l’autre tout l’attrait de son sexe », car ils auraient dit une sottise. On aurait beau légiférer là-dessus, qu’y gagnerait-on ? Nul n’est libre de préférer

Alors, qu’ont-ils bien voulu dire, les membres de la grande sous-commission ? Ils ont voulu dire que la première forme de l’amour (1º), sa forme générale, l’attrait pour le sexe, c’était là ce que le mari devait avoir pour sa femme et devait lui montrer. Une épouse a le droit de dire :

— Puisque mon mari m’a épousée, je représente pour lui l’attrait du sexe féminin.

Et ainsi, ce « minimum d’amour » exigé par le projet de la grande sous-commission, « c’est tout simplement l’attrait naturel que les jeunes gens éprouvent pour les jeunes filles et réciproquement ».

Fort bien ! Autrement dit, un mari est tenu d’aimer sa femme, de l’amour général qu’il a pour la moitié la plus belle du genre humain. En d’autres termes, il est tenu d’aimer sa femme autant que toutes les autres. En d’autres termes, il a le devoir d’aimer sa femme, mais non pas de la préférer. En d’autres termes, il n’est pas tenu d’aimer sa femme plus que toutes les autres ; mais il ne doit pas aimer toutes les autres plus qu’elle.

À la bonne heure ! Cet article, qui me semblait impérieux, est le plus accommodant du monde. L’amour légal n’est pas très gênant. L’article (ainsi interprété) semble avoir été inspiré par une réflexion d’un moraliste contemporain que je connais depuis juste soixante ans et pour qui j’ai trop d’affection :

« Il y a des hommes qui sont tellement amoureux de toutes les femmes qu’ils le sont même de la leur. »

L’article, interprété comme il l’est par M. Marcel Prévost, n’en demande pas davantage. Cet article n’a rien de farouche.

Seulement, a-t-il bien été rédigé dans l’esprit où M. Prévost l’entend maintenant ? J’ai bien, là-dessus, quelque doute. Car, enfin, si c’est dans ce sens restreint, dans ce sens limitatif et ultra-limitatif que la grande sous-commission a employé le mot amour, pourquoi l’a-t-elle employé ? Tout autre, à mon avis, eût été moins impropre. Elle pouvait employer le mot affection, lequel eût été encore beaucoup trop fort pour exprimer ce que M. Marcel Prévost expose ; elle pouvait employer le mot sympathie, lequel eût été trop fort encore, car sympathie implique déjà préférence, non pas préférence exclusive, mais enfin préférence ; elle pouvait employer le mot condescendance ou déférence ; elle pouvait employer, pour être précise et tout à fait dans l’esprit de M. Prévost, la formule suivante : « Le mari doit à sa femme une sympathie générale prenant à son égard une forme personnelle », et c’eût été un peu froid, mais absolument conforme à la pensée de M. Prévost. Enfin, le seul mot, si la commission a pensé comme M. Prévost, qu’il ne fallût pas employer, c’était le mot « amour ».

Soyons sérieux ; M. Prévost pense que, tout franc, il ne faut pas mettre l’amour dans le Code et il a raison. Et il pense que quelque chose dans le Code, devrait indiquer que le mari doit, même légalement, à sa femme plus que « protection et fidélité ». Et il a raison encore. Le mari doit à sa femme protection, fidélité et respect. Il ne doit pas la traiter en servante ni même en simple associée. Il lui doit des égards, et des égards très nettement particuliers, qui la distinguent, relativement à lui, de toutes les autres femmes. Et ceci, dépendant de la volonté, peut être inscrit dans le Code, non seulement sans ridicule, mais avec une haute raison.

Voilà que je me crois de la grande sous-commission. Jamais on n’aurait songé à m’en mettre. Je ne suis qu’un admirateur de M. Marcel Prévost et votre très humble serviteur.

Michelet et Quinet §

Mme Quinet a publié comme un rapport, avec pièces à l’appui, sur les relations qui ont existé entre Michelet et Quinet depuis 1825 jusqu’en 1874.

Ce rapport est d’un très grand intérêt pour l’histoire littéraire, et même pour l’histoire politique de ce siècle. On y trouve presque tous les noms des personnages illustres qui ont traversé la scène depuis soixante-quinze ans. On voit passer Victor Hugo, Cousin, Tocqueville, Lamartine, Pierre Leroux, Proudhon, bien d’autres encore. Et, sur quelques-uns, il y a des renseignements pris sur le vif qui ne manquent pas d’intérêt. Par exemple sur Victor Hugo. En 1833, Quinet écrit à Michelet :

« Savez-vous que j’ai vu Victor Hugo avant-hier ? C’est une adoration de soi-même qui est bien à envier. Au moins, lui, il a son culte, son église et son Dieu. »

Et c’est une force. Quinet a bien raison. Et il ne faut pas croire qu’il soit si facile de se donner ce culte, cette église et ce Dieu-là. Il y faut de l’application. Victor Hugo, du reste, n’en mettait aucune. C’était sans effort.

Il a l’œil bon, du reste, Quinet, et ne se méprend pas sur les hommes. Il dit d’un de ses ouvrages :

« Lamartine, à qui j’en ai lu dans le temps quelques parties, en était fort content ; mais je ne crois nullement à ses éloges. Je suis sûr qu’il loue tout également, parce qu’au fond tout lui est indifférent. »

Rien n’est plus sûr. On ne pouvait pas causer une demi-heure avec Lamartine sans qu’il vous fît l’éloge de vingt « grands poètes » contemporains, qu’il n’avait jamais lus. Il avait une merveilleuse impartialité d’admiration.

Ainsi passent en silhouette ou en profil perdu, dans ce livre, les personnages les plus considérables de l’âge qui va finir, et ce sont comme croquis en marge qui l’illustrent très agréablement. Mais, le fond en est Michelet et Quinet, Michelet surtout, et c’est par là qu’il ajoute à nos connaissances une contribution vraiment importante. Par exemple, on verra, ici mieux qu’ailleurs, combien Quinet, si nuageux quand il se perd dans la philosophie de l’histoire, fut un bon observateur des choses politiques contemporaines et vit juste en cela, de manière à être prophète, — hélas ! prophète de malheur, — une quarantaine d’années avant l’événement. Il est le premier (on le savait par sa fameuse brochure Allemagne et Révolution ; mais on le voit ici avec plus de netteté) qui ait signalé, en 1831, la Révolution morale de l’Allemagne, la transformation de l’Allemagne idéaliste et rêveuse en Allemagne positive, ambitieuse, impérieuse et âprement ennemie de la France et redoutable pour celle-ci.

Il a très bien saisi le contrecoup de la Révolution de 1830 de l’autre côté du Rhin. Avant 1839, il avait vu, habitant Heidelberg, les habitants de la Province Rhénane très bien disposés pour la France. Après 1830, tout change, et très rapidement ; et il n’y a rien de plus naturel. Pour l’Allemagne, le parti qui vient de triompher en France, c’est le parti libéral, c’est-à-dire le parti qui n’a cessé d’exalter les souvenirs de Napoléon ; 1830 est, pour l’Allemagne, une victoire bonapartiste. Elle n’est pas autre chose. Dès lors, les inquiétudes se réveillent, les défiances s’excitent, les haines se rallument.

Et Quinet est très gêné ! Comme libéral, il a salué avec enthousiasme la Révolution de 1830 et pleuré en voyant le drapeau tricolore sur les bords du Rhin ; mais comme patriote, il faut bien qu’il avertisse son pays que 1830 a créé un danger extérieur nouveau.

Aussi, courageusement, écrit-il sa brochure ; aussi écrit-il à Michelet :

« Les choses ont bien changé depuis que nous avons quitté ce pays, et l’unité germanique se prépare d’une manière si menaçante que je n’ai pu résister à en décrire les progrès et les inévitables résultats. »

Quinet, comme on le voit, fut le premier qui brisa avec l’illusion de l’Allemagne philosophique, méditative et idéaliste. Cette illusion persista en France. Michelet semble l’avoir gardée jusque vers 1866, Renan jusqu’en 1870. C’est une des plus funestes où nous ayons donné. C’est un grand honneur à Quinet, très allemand d’éducation, très amoureux d’Heidelberg et fiancé à cette époque d’une Allemande, d’avoir cependant vu très clair dans la situation, et il ne fut pas d’un petit courage de le signaler nettement à ses compatriotes, à qui cette vérité ne plaisait pas. Jules Ferry, en 1866, a rendu hautement hommage à cette perspicacité et à cette vaillance et rappelé, trop tard, les avertissements, si opportuns à leur date, de l’étudiant d’Heidelberg.

Mais il est clair que ce qui remplit le volume de Mme Quinet, ce sont les relations de Quinet et de Michelet. Elles ne sont pas toujours d’un intérêt européen, assurément. Cependant, elles précisent certains points d’histoire littéraire et même politique. On voit très bien, par exemple, lequel des deux amis a été l’initiateur, le propulseur, l’excitateur dans les campagnes que Michelet et Quinet ont menées ensemble. C’est certainement Quinet. C’est Euryale, ici, qui a entraîné Nisus. Avant que Quinet fût professeur au Collège de France, Michelet était un savant très calme, très rangé, professeur des princesses aux Tuileries, piocheur silencieux aux Archives et faisant, au Collège de France, un cours tout pénétré de libéralisme, mais qui n’avait rien de militant. C’est l’arrivée de Quinet au Collège de France qui l’électrisa. Quinet venait au Collège de France pour faire un cours de démocratie. Il entraîna Michelet par son influence personnelle, par ses exhortations, par l’émulation, par le désir très honorable de ne pas laisser un ami de vingt ans seul sur la brèche, peut-être aussi par un secret désir de ne pas laisser Quinet devenir seul populaire. Il n’est pas impossible.

Ce qui est incontestable, c’est que ce fut Quinet qui mit le feu aux poudres. Il eut toutes les initiatives. Mme Quinet tient beaucoup à ce que cela devienne historique. Il m’importe peu et peut-être à l’histoire aussi ; mais il faut convenir que c’est vrai.

Et il est vrai aussi, ce qui confirme, que le cours de Quinet supprimé, en 1846, Michelet redevint un pur et simple professeur d’histoire. L’excitateur n’était plus là, ni l’émule.

La figure de Michelet prend quelques traits un peu nouveaux dans ce volume, qui, sans que, peut-être, Mme Quinet s’en soit rendue compte, n’a pas été écrit absolument en faveur de Michelet. À cet égard, il faudra lire avec attention d’abord un portrait de Michelet où Mme Quinet se montre, une fois de plus, excellent écrivain. Ce portrait est trop long pour être cité ici ; mais je tiens à en rapporter quelques fragments essentiels :

« … Depuis sa jeunesse jusqu’à son dernier jour, il a vécu dans la fièvre… Sa mobilité, son cerveau surchauffé, son incessante explosion de passion, étaient entremêlés d’humour, et cet enjouement naturel le protégeait au milieu de cet état d’agitation, de frémissement nerveux qui augmenta chez lui avec les années. Tout préoccupé de ses idées intérieures, il disait en riant qu’il se faisait un devoir de ne pas écouter quand on lui parlait. De même, il affirmait qu’il ne lisait jamais. Ce qui est certain, c’est l’enfantement perpétuel de son esprit… Il avait le don de la pitié, mais plutôt confinée dans le domaine de l’histoire. Il s’indignait bien plus des atrocités des treizième et quatorzième siècles que de celles qui se passaient sous ses yeux. Michelet était républicain dans l’histoire. En toutes choses, Michelet était frappé par un détail… »

Écoutez ! comme disent les Anglais au Parlement ; ceci est excellent :

« Il y concentrait toute sa puissance d’évocation mystérieuse et tirait d’un atome, d’une cellule, tout un univers enfanté par sa prodigieuse imagination… L’esprit de Michelet était un microscope braqué sur des objets dont la petitesse échappe à la vue ordinaire. Il se disait qu’il y avait là un monde de merveilles, un champ d’explorations toujours neuves… »

Il faut lire tout le portrait. Il est à la fois large et intime, précis et compréhensif. Il est un des meilleurs, quoique incomplet, qu’on ait fait du grand homme.

Dans ses relations avec Quinet, il faut distinguer deux choses. Ce qui est tout à l’honneur de Michelet, c’est que celui-ci fut beaucoup plus dévoué à Quinet dans l’action que dans l’admiration. S’agit-il de rendre service à Quinet, de courir chez les éditeurs, d’établir des comptes de librairie, où Michelet s’entendait très bien et Quinet pas du tout, de presser une publication, de corriger des épreuves ? Michelet est admirable de dévouement, d’activité bien généreuse de la part d’un homme qui avait tant à faire. Michelet, et cela est charmant, fut l’abbé Moussinot de Quinet. Quinet eut, pour abbé Moussinot, le plus illustre historien de France.

S’agit-il de lire Quinet et de le louer ? Mon Dieu, c’est bien ici que l’on est forcé de lire entre les lignes, puisque ce que l’on a sous les yeux, ce sont les compliments mêmes que Michelet adresse à son ami au sujet des ouvrages de celui-ci. Eh bien ! à y regarder d’un peu près, et même sans s’arracher les yeux, il est évident que Michelet n’attache pas une immense importance aux écrits de son ami. Les éloges sont toujours les mêmes et ne laissent pas d’avoir quelque banalité. Le dernier ouvrage de Quinet est toujours ce qu’il a fait de meilleur, toujours « un livre capital », toujours « le livre capital du siècle », toujours « grandiose », toujours « brillant et cependant profond ».

Voulez-vous que je vous dise ? Il ne lisait pas beaucoup les livres de Quinet. Il se contentait de les éditer et de surveiller les épreuves que son ami lui recommandait comme importantes ou difficultueuses.

Il lui échappe de l’avouer deux ou trois fois :

« Tout accablé que je suis de Louis XIV, qui m’étrangle, je me suis donné le bonheur de vous lire un peu. Et j’ai été charmé… »

Bien entendu.

Ailleurs :

« C’est plein de grandeur et de plainte, cette plainte éternelle qui fait tant pour le progrès. Vous posez sur la route tous les problèmes du temps. Rien n’échappe à votre regard. Voilà ce que j’ai vu déjà… »

Et voilà le procédé. Feuilleter le livre nouveau, déclarer vite que c’est admirable et le mettre dans un coin d’où l’on ne le retire plus.

J’exagère peu, car ce que je viens de citer est du 30 janvier 1870 et relatif à La Création. Or, le 25 mars 1871, c’est-à-dire trois mois après, Michelet n’a pas encore lu La Création :

« Je suis, depuis novembre, au fond d’un puits, noyé dans le travail. Je me suis bien gardé de vous lire. Vous m’auriez replongé, par l’intérêt énorme d’un tel livre, dans l’histoire naturelle et je suis tout au cœur de l’histoire humaine. J’espère, en mai, sortir de mon abîme, vous lire et lire madame (les Mémoires d’exil, de Mme Quinet). Rien au monde, croyez-le, ne peut m’intéresser plus que… »

Allons ! Michelet a-t-il jamais lu La Création ? J’en doute un peu. Il est bien l’homme qui déclarait, comme nous l’avons vu plus haut, qu’il ne lisait jamais. C’est égal, dans une conversation assurer qu’on se fait un devoir de ne pas écouter, et dans une conversation avec des auteurs affirmer qu’on ne lit jamais, c’est une jolie impertinence. Le plus piquant, c’est que ce n’était pas très loin d’être une vérité.

Cette amitié de cinquante ans fut certainement une des plus belles qui aient honoré l’humanité. Elle fut chaude, active, énergique et sereine. Elle fut digne de deux grands esprits qui étaient de grands cœurs. Elle ne fut pas absolument sans nuage. Il y eut un refroidissement vers la fin de l’Empire.

Ce refroidissement, indiqué par Mme Quinet avec la plus respectable discrétion, est cependant très net et laisse voir ses causes. Hélas ! elles sont divertissantes pour le satirique. Michelet et Quinet furent à demi séparés par les choses qui divisent ordinairement les hommes et par les choses qui divisent particulièrement les auteurs.

Ils furent séparés par la politique, d’abord, et vous vous y attendiez. Quinet était républicain intransigeant ; Michelet était républicain radical. Ce n’était qu’une nuance ; mais vous savez que les nuances séparent plus que les abîmes. Quinet était protestant ; Michelet était rationaliste, et ne voulait pas plus d’une France protestante que d’une France catholique.

Ils se piquèrent là-dessus. Michelet aurait pu rappeler à Quinet que Quinet avait varié à cet égard, puisque Quinet écrivait à Michelet, en 1837 :

« Le triste protestantisme continue de mâcher à vide la vieille hostie ; ils [les Allemands] appellent cela Religion ! Patience ! Ils auront bientôt fini… »

Mais, enfin, Quinet était devenu protestant très déclaré et Michelet résistait. Froideur :

« Ce qu’il y a entre nous, disait Michelet, c’est l’épaisseur du christianisme, rien de plus, rien de moins. À travers, nous nous entendons. »

Pas trop bien, évidemment. C’est une « épaisseur » considérable.

De plus, l’amour-propre s’aigrit. Figurez-vous que Quinet, dans sa Révolution, n’avait fait allusion à la Révolution de Michelet que par une seule note. Cela se pouvait-il souffrir ? Oh ! pour la Révolution de Quinet, celle-là, Michelet l’avait bien lue, il l’avait lue de près. Il fut froissé d’une pareille discrétion de gratitude à l’égard d’un prédécesseur :

« … Vous les avez marquées, ces dissidences, et fortement, par l’oubli expressif que vous avez fait, dans votre histoire, de celle qui vous précédait et que vous rencontriez à chaque pas. Cela a surpris tout le monde. Thiers, Lamartine n’ont fait aucune recherche, Louis Blanc, avec sa petite collection de Londres, n’a pu même me combattre qu’en me copiant. Seul, dans ce travail de sept ans, j’avais exhumé la Révolution des Archives. Je ne dis pas cela par une sotte vanité, mais pour marquer ce surprenant oubli de celui qui, seul, lui avait frayé les voies… »

À quoi Edgar Quinet répond avec une bonhomie fort spirituelle ; mais avec quelque aigreur aussi :

« Mon Dieu, je ne vous ai cité qu’une fois ; m’avez-vous cité cinquante fois quand vous m’avez rencontré ? Il est vrai que je n’ai fait qu’une note sur votre grand livre ; mais votre livre est le seul que je cite… Dans La Bible de l’humanité, vous avez été aussi réduit à ne mettre qu’une note de deux lignes sur Le Génie des religions, et je vous assure que j’ai été touché et reconnaissant de cette note ; elle m’a paru amplement suffire… »

Très jolie réplique et d’un ton discret qui est délicieux. Voltaire n’aurait pas mieux dit. Mais les voyez-vous ? Sont-ils auteurs ? Chacun, recevant le livre de l’autre, cherche son nom à lui dans les notes et compte le nombre des lignes :

— Il m’a donné deux lignes ; à mon prochain, je lui en donnerai deux. Pas une de plus.

« Le hasard fait que je lui lis mon ouvrage, il l’écoute. Est-il lu, il me parle du sien.

— Et du vôtre, me direz-vous, que pense-t-il ?

— Je vous l’ai déjà dit : il me parle du sien ! »

C’est du La Bruyère. C’est éternel.

Ajoutez à cela que, paraît-il, certaines influences contribuaient à aigrir un peu les relations des deux amis. Mme Quinet l’indique d’un seul mot, d’un demi-mot, de l’ombre d’un mot :

« Le commencement (de la lettre que je citais tout à l’heure) est dicté par la nature nerveuse de Michelet. Et puis, il cédait à l’influence qui régnait sur sa vie. »

Ah ! mon Dieu, c’est bien complet. Ils sont séparés par la politique ; ils sont rendus susceptibles par l’amour-propre d’auteur et ils sont excités l’un contre l’autre par leurs femmes, qui, du reste, s’adorent. Oh ! grands hommes, comme vous ressemblez à des hommes, comme il est vrai que tutto il mondo è fatto come la nostra famiglia !

Mais ce qu’il faut dire, en finissant, c’est que ce ne fut là qu’un nuage et que l’amitié survécut à ce coup terrible d’un livre de l’un cité seulement une fois par l’autre. Elle ne fut jamais aussi pleine ; mais elle survécut. Cinquante ans d’amitié ou il n’y a eu qu’une querelle, c’est la plus belle amitié qu’ait vue la terre.

Les amoureuses de l’automne §

Le centenaire de Mérimée…

Par parenthèse, il s’est passé admirablement, ce centenaire. Il n’a pas été célébré. Pas un discours, pas une inauguration de statue, pas une cantate, pas une palme. À un enterrement où l’on avait prononcé quatorze discours et où quelqu’un disait : « Trop de discours ! » un méchant répondit doucement : « Mon Dieu ! il n’aurait pas trouvé que ce fût excessif. » Il faut, en effet, servir chacun selon ses désirs. Or certainement Mérimée a eu précisément le centenaire qu’il a dû souhaiter.

Donc le centenaire de Mérimée, qui s’est passé admirablement, a inspiré à M. Augustin Filon un très bon article et surtout un bien joli mot, discutable — et je crois bien que je vais le discuter — mais très joli, et que voici : « Il a eu le supplice exquis d’être aimé trop tard. »

En effet, Mérimée, qui, du reste, fut aimé dans sa jeunesse, l’a été surtout sur le déclin et l’a été infiniment, délicatement, exquisement. Fut-ce un supplice, fut-il exquis, fut-ce un état d’âme où beaucoup de tristesse se mêlait à un peu de joie ; fut-ce un état d’âme où, plutôt, une joie profonde se mêlait d’un peu de mélancolie, douce encore ? C’est là la question et qui, naturellement, n’est pas facile à résoudre.

Car évidemment cela dépend des caractères et l’on peut raisonner là-dessus indéfiniment sans s’entendre, puisque c’est subjectif. Raisonnons-en quelques instants sans prétendre arriver à une conclusion.

En général, les hommes de talent, de gloire ou simplement de notoriété, sont aimés deux fois : la première comme tout le monde, entre vingt et trente, la seconde après gloire faite, comme on doit dire chez les commerçants.

Je ne parlerai point de leurs premières amours. Elles sont celles que tout le monde connaît.

Les secondes, naturellement, nous sont moins connues. Elles arrivent à notre connaissance par les mémoires et les correspondances des hommes célèbres, toujours un peu altérées, dénaturées, transfigurées, brouillées par une buée de littérature. Cependant on en peut entrevoir et à peu près démêler le caractère.

Elles commencent presque toujours de la manière suivante. Une jeune fille ou une jeune femme, qui a beaucoup lu le grand auteur ou beaucoup entendu le grand orateur, se décide, le cœur battant, à lui écrire. Elle lui dit qu’elle l’admire, elle lui laisse entendre qu’elle l’aime ; elle lui dit qu’il doit être aussi bon qu’il est grand, ce qui est un paralogisme ; qu’il doit être exquis dans la conversation et dans le commerce amical, ce qui, aussi, est une hypothèse qui ne repose sur rien du tout. Ah ! si l’on pouvait, ne fût-ce qu’une heure, sortir de la foule, sortir du public, causer personnellement avec l’homme admiré, l’entendre vous parler personnellement…

La première lettre est toujours celle-là.

La correspondance, quelquefois, ne va pas plus loin, ou, pour mieux dire, elle ne commence pas. Les hommes célèbres reçoivent tant de billets de ce genre, qu’ils ne répondent pas à tous. Quelquefois elle continue. Le grand homme a été séduit par quelque chose, grain d’originalité, bonne grâce particulière et inattendue.

Quelquefois, simplement, il se sent aimé, vraiment, profondément ; et la passion est contagieuse.

Quelquefois, s’il a des loisirs, il ne songe qu’à s’amuser, et il finira par être pris plus tard.

Quelquefois, plus simplement encore, il est fat et poli. C’était le cas de Chateaubriand, même très vieux, à soixante ans. Une femme ne pouvait pas lui écrire qu’elle l’aimait, que, moitié vanité chatouillée, moitié, vraiment, politesse d’ancien régime, il ne lui répondit, avec des grâces majestueuses de souverain toujours en proie à un ennui royal.

Enfin la correspondance s’engage. Elle dure quelque fois des années, vingt ans, comme celle de Mérimée avec « l’Inconnue », parfois beaucoup moins, comme celle de Lamartine avec « la jeune fille qui lui demandait de ses cheveux ». Assez tôt les femmes ont simplement ennuyé Lamartine. Cela se voit. Il ne fut amoureux qu’au temps des amours.

Arrive le moment de l’entrevue. Il arrive toujours. Souvent c’est l’écueil. À se voir, après avoir eu un commerce tout spirituel, il y a toujours chances de déception, d’amère déception. Même des deux côtés. Surtout, bien entendu, du côté de la femme. Elle arrive souvent, profondément émue et voyant les cieux ouverts, devant un quinquagénaire dépouillé et rhumatisant au coin de son feu. Quelque « cristallisation » qui ait eu lieu, pour parler comme Stendhal, c’est-à-dire quelque travail d’imagination qui se soit fait dans la tête romanesque, la vue du terrible réel refroidit furieusement et la cristallisation tombe en morceaux.

Quand l’amour survit à la première entrevue, c’est affaire décidée, on aimera toujours, ou au moins longtemps. Car une nouvelle cristallisation se fait, et plus solide que la première. On dit : « Il est encore très bien. Vraiment, pour son âge, il est charmant. Je ne m’attendais pas à le trouver si jeune. »

Autant de mensonges que l’on se fait. On s’attendait à tout autre chose. On n’avait pas songé, très précisément, du moins, à son âge. Et ce n’était pas « encore très bien », mais très bien tout court, qu’un le voulait trouver.

Autant, donc, de mensonges. Mais on se les fait, ou on ne se les fait pas. Si on ne se les fait pas, c’est fini, on ne reviendra plus. Rupture. C’est fréquent. Si on se les fait, c’est qu’on aime et, désormais, ils feront office de vérité et vous soutiendront et ils se confirmeront par l’habitude. Cristallisation.

Autre chose, qui coopère à la cristallisation : un peu d’amour-propre et d’estime de soi qui sert de prétexte. Les raisonnements de Ruy Gomez et d’Arnolphe et de Mithridate et de tous les vieux amoureux à l’adresse de celles qu’ils aiment, c’est la femme qui aime, dans le cas dont nous nous occupons, qui se les fait. Il est beau d’être l’Antigone d’un vieillard. Et, aussi, l’amour d’un vieillard, comme c’est sûr, profond, amical, « de bois de chêne, ainsi que son fauteuil ducal » ! Et, après tout (cela revient et il faut que cela revienne, sans quoi tout le reste n’aurait guère de force) et, après tout, il n’est pas si vieux. Il est encore très bien.

Ces raisonnements descendent profondément dans le cœur, à la condition que celui-ci ne soit pas occupé par l’image d’un jeune homme. La cristallisation continue.

Cela se termine assez souvent par un mariage.

Et tout cela se résume par le mot profond de Joubert : « Il y a des temps — lisez : des époques de décadence et d’imagination malsaine et de perversion des sentiments naturels — où l’admiration littéraire, chez la femme, est une forme de l’amour. »

Mais voilà que je ne m’occupe que de la femme. Quel est l’état d’âme du grand homme dans tout cela ? Le plus souvent le grand homme est un homme comme un autre, son génie à part. Le plus souvent, comme homme, c’est un imbécile et il est tout simplement ravi. Il se croit aimé — et du reste il l’est — mais j’entends, il se croit aimé comme on l’est à vingt-cinq ans et pour les mêmes raisons. L’homme ne se sent pas vieillir. La femme non plus, mais, je crois, l’homme encore moins. Moins de choses l’en avertissent. Et comment voulez-vous qu’il se sente vieillir, en particulier, l’homme à qui les hommages viennent beaucoup plus nombreux et beaucoup plus empressés qu’ils ne lui venaient trente ans plus tôt ? Il voit vieillir ses contemporains, ses amis, ses disciples, ses neveux, en vérité même ses fils. Il est grand-père, ses cheveux sont blancs, ou disparus, ce qui est pire. Mais cela ne l’avertit point. Puisqu’il est aimé, et de plus d’une ! il n’a pas vieilli. Il est une exception. On se croit toujours exceptionnel. Il se laisse séduire à la grande douceur d’être aimé, sans se demander de quelle façon il l’est. À quoi bon raffiner ? Et du reste, de raffiner il en est incapable. J’ai dit que tout grand homme qu’il soit, il est homme, c’est-à-dire un sot.

Mais si c’est un Mérimée ? Ah ! nous voilà au point. C’est en tâchant de se mettre dans la peau d’un Mérimée, c’est-à-dire d’un homme d’esprit et, qui plus est, d’un homme intelligent, très averti, très froid, très clairvoyant, très sceptique, même sur lui-même — qu’il faut raisonner.

Il me semble que, dans ce cas-là, le « supplice exquis » doit être surtout un supplice. Voyez donc le fond même, l’essence de l’amour pour un vieillard. C’est un amour rétrospectif et rétroactif. Ce qu’on aime dans un jeune homme, c’est lui-même d’abord, c’est son présent et c’est aussi son avenir. L’amour qu’on a pour un jeune homme a les yeux tournés vers ce qui sera et ce qu’il sera. Il a le parfum d’une matinée, l’air du printemps et l’aspect de fête d’un départ pour un beau voyage. Tout cela est délicieux. Tout cela est chantant et plein d’odeurs suaves.

L’amour qu’on a pour un vieillard, je dis même quand on l’a, très fort, très sérieux, puissant et durable, a le regard constamment tourné vers le passé. C’est tout ce qu’a été cet homme qu’aime cette femme. Elle peut s’y tromper ; mais lui, s’il est intelligent, ne s’y trompe pas. Est-ce très gai ? Je me le demande avec peu de doute sur la réponse.

Qu’a-t-on auprès de soi ? Un être charmant, sans doute, mais dont toutes les attentions, toutes les prévenances, toutes les caresses et ce qu’elle a de meilleur, son amour même, ne vous rappellent que précisément ce que, le plus, vous voudriez oublier.

Je sais bien que la vieillesse vit de souvenirs. Et, donc, ce genre d’amour dont nous parlons, c’est une association pour la réminiscence. Mais cette association n’a-t-elle pas précisément quelque chose de funèbre ? Si, à un certain âge, le souvenir de ce que l’on fut est si importun qu’il est une tristesse, s’associer à quelqu’un qui ne vous aime qu’en ce que vous avez été, n’est-ce pas doubler et redoubler en soi la tristesse qu’on éprouve à se rappeler ce qu’on n’est plus ? Oh ! ces amours qui ont un goût de cendre mâchée et remâchée !

Notez que cela se complique d’une foule de regrets d’un caractère plus particulier, plus intimement personnel. C’est la femme qui dit, ou qui, si elle est très délicate ne dit pas, mais fait entendre involontairement à chaque minute : « Que ne suis-je plus vieille ? Je vous aurais connu plus tôt ! » Et cette colère d’être jeune est un sentiment si antinaturel qu’il doit être atroce un peu à celui qui l’éprouve et beaucoup à celui qui l’inspire. C’est comme une contorsion du cœur. La vue en est pénible.

Et c’est l’homme qui dit : « Que ne suis-je plus jeune ? » Ce qui est un sentiment très naturel, et par conséquent point atroce, mais triste suffisamment, et qui ajoute — ah ! voilà l’atroce qui commence — et qui ajoute s’il est intelligent : « Mais, plus jeune, je n’étais pas célèbre et elle ne m’aurait pas aimé ! » Et alors c’est l’inanité foncière, c’est le vide, c’est le creux de cet amour artificiel qui apparaît dans toute son amère tristesse.

Ajoutez… ah ! bien des choses ; ajoutez qu’il est très difficile que dans ces amours si anormales, il n’y ait pas comme arrière-plan de regrets inconscients chez la femme et de remords, assez conscients, chez l’homme. Est-il possible que la femme ne se dise pas quelquefois, car il y a des heures pour tout dans le ménage, et particulièrement pour s’aimer moins : « Un coup de tête et un coup de cœur. J’aurais pu épouser un jeune homme, moins glorieux sans doute, mais qu’importe, et qui, peut-être, le serait devenu, et sous mes yeux. » Et est-il possible que le mari ne s’aperçoive pas souvent que la femme dit cela quelquefois ?

Et l’homme ne doit-il pas se dire à certains moments : « Une faiblesse ! Une faiblesse coupable ! J’ai simplement empêché une jeune femme de suivre la voie naturelle et d’épouser un jeune homme qui l’aurait tout simplement rendue heureuse ! » Et ce que se dit cet homme-là, il n’est pas impossible que la femme s’en aperçoive et lui en veuille de le dire, et lui en veuille, encore plus, d’avoir raison de le dire et s’en veuille à elle-même de trouver un peu qu’il a raison de le dire.

Et la perspective de la mort, car encore est-il qu’elle arrive toujours, je crois, et que nous songeons quelquefois à ceci qu’elle arrive toujours. Ici l’on me dira qu’il n’y a supplice que pour la femme. L’homme, avec ce bel égoïsme que vous lui connaissez et qui est si fort qu’il est posthume, qu’il est posthume à l’avance, qu’il est préalablement posthume, l’homme se dit : « Je serai pleuré. C’est agréable, je serai longtemps pleuré. C’est une pensée douce. Je survivrai dans un cœur charmant ; je survivrai dans une pensée aimante ; je survivrai dans des larmes. C’est un baume de ma vieillesse. »

Soit, mais la femme se dit : « Je pleurerai. Je pleurerai longtemps, selon toute apparence. » Longue route grise de vieillesse indéfinie, longue route grise sous un ciel bas, longue route grise où se traîne à petits pas une robe noire se dirigeant vers un tombeau. Fleurs cultivées autour d’une pierre froide. Pâles soleils. La solitude. Cet homme lui représente la solitude et le regret, lui qui lui représenta l’amour. Or, malgré tout son égoïsme, il n’est pas impossible que l’homme voie sur le front de sa femme le reflet de ces pensées et par contrecoup s’en attriste. Non, ce n’est pas tout à fait impossible.

En vérité, le « supplice exquis » doit être surtout un supplice. On dit : « Recommencer la vie. » Ah ! mes amis, recommencer la vie, c’est surtout s’apercevoir qu’elle est finie et se donner une foule d’occasions et de motifs de se convaincre qu’elle l’est bien.

L’amour des jeunes femmes pour les vieillards célèbres est à tous les points de vue un malentendu. Malentendu du cœur qui croit aimer le présent et qui aime le passé ; malentendu de l’intelligence qui croit qu’elle est le cœur, et qui croit aimer quand seulement elle admire ; malentendu des sens qui croient, ou du moins on le croit pour eux, qu’on peut se passer de leur consentement et qu’ils n’ont pas voix au chapitre de l’amour.

Les vieillards devraient repousser l’amour qui s’offre, comme un passant qui se trompe et qui prend un coupe-gorge pour une auberge.

Les jeunes femmes devraient s’interroger plus profondément, discuter avec elles-mêmes, écarter tout ce qui, dans leur cœur, plaide a faux, écarter l’imagination qui prend l’admiration pour l’amour, écarter l’exaltation qui rêve du rôle d’Antigone ; écarter la vanité qui, sournoisement, est là, sans parler, mais qui se promet bien la petite satisfaction de conquérir et de porter un nom illustre ; écarter tout cela et puis se dire : « Et maintenant, est-il bien vrai, mais tout à fait vrai, que j’aie uniquement, strictement, exclusivement, une âme de sœur de charité ? » Oh ! alors… Mais combien y en a-t-il, y en a-t-il une seule qui raisonne ainsi ? Je ne crois guère. Croyez-vous ?

En choses d’amour il n’y a qu’un mot qui tienne, celui de Joseph de Maistre sur la politique : « Les principes ? Oui, les principes ! Le premier principe, c’est de tenir compte du calendrier. »

Sur le mensonge §

Le mensonge est à l’ordre du jour… Ne croyez point du tout sur ce début que je veuille faire un article politique. Je songe à la brillante parabase de ce Passé, de Porto-Riche, que l’on vient de reprendre avec tant de succès au Théâtre-Français ; je songe à un article de M. Camille Mélinand intitulé Psychologie du mensonge, qui a été très remarqué et que vous retrouverez assurément quelque jour faisant partie d’un volume substantiel et essentiel. Je songe à beaucoup de choses. En état social, le mensonge est toujours actuel.

M. Mélinand, qui me paraît un disciple du très vénérable Kant, a été extrêmement sévère pour le mensonge, et je ne saurais certainement que l’en féliciter, le fond, relativement exact, de son argumentation, étant que le mensonge est toujours une lâcheté. Cela est vrai, il l’est presque toujours et, par conséquent, il est la plus haïssable et la plus méprisable des choses.

Seulement, — et, bien entendu, je suis absolument d’accord avec M. Mélinand et je ne veux qu’ajouter un petit complément, une note en marge à son excellent article, — seulement, la lâcheté n’est pas toujours inexcusable et même, quelquefois, elle est honnête, et voilà un point de détail sur lequel il faut insister.

M. Mélinand reconnaît lui-même qu’il est difficile de vivre en société et ne pas mentir. Il confesse que la politesse est un mensonge, pas autre chose ; et il avoue qu’il est malaisé, « quand on est du monde », comme dit Philinte, de manquer absolument de politesse. Relire toute la première scène du Misanthrope, qui épuise la question.

Mais, à mon avis, il y a plus. La lâcheté qui prend pour forme le mensonge est quelquefois, est souvent, non pas seulement une politesse, mais un acte de bonté. Voyons. Vous êtes assis à côté de votre femme au théâtre et vous « lorgnez la galerie », comme dit Musset, ou la salle. Elle vous dit : « Tu la trouves jolie, cette femme ? » Vous, qui savez votre métier de mari, vous lorgnez avec plus d’insistance, comme un homme qui veut se faire une opinion, et vous dites tranquillement : « Je la trouve abominable. »

Et vous détaillez. Si la femme lorgnée a de beaux yeux, vous ne manquez pas de dire : « Surtout les yeux ! Ils sont horribles.

— Tu trouves ? dit votre femme un peu étonnée ; car la vérité a toujours un certain empire.

— Oui ; oh ! par exemple, le nez n’est pas trop mal ; mais les yeux sont ratés merveilleusement.

— Peut-être bien… Oui… je crois qu’elle louche.

— Elle est louche comme un programme politique. »

Qu’avez-vous fait ? Un mensonge, et ce mensonge est parfaitement une lâcheté. Vous avez voulu vous épargner une scène…

Mais, pardon ! Je vous suppose un homme de caractère, à qui une scène conjugale est parfaitement indifférente. Est-ce que vous n’agirez pas, dans ce cas, exactement de la même façon ?

— Peut-être bien !

— Mais certainement ! Et vous aurez parfaitement raison, et ce serait agir autrement qui serait très mal. Mais dans ce dernier cas, qui, je vous prie, vous a poussé à mentir, vous a persuadé que le mensonge était un véritable devoir ? Mais la bonté, tout simplement. Vous n’avez pas voulu faire de peine à votre femme. Vous avez voulu lui épargner, et vous n’avez voulu que lui épargner les deux atroces douleurs de se dire que vous trouvez une femme jolie et de se dire qu’il y a peut-être une femme plus jolie qu’elle ou aussi jolie qu’elle. Quand vous avez dit : « Cette femme est laide », vous n’avez pas voulu dire, vous n’avez pas dit : « Cette femme est laide » ; vous avez dit, étant donné qui vous écoutait : « Tu es jolie. Il n’y a que toi de jolie. » Est-ce un mensonge ? Oui. Une lâcheté ? Oui, puisque c’est un mensonge. Mais c’est une lâcheté par bonté, par pure et simple bonté. Elle porte avec elle son excuse.

De même ce mot, que tous les maris se font un devoir de dire en revenant d’une fête : « Il n’y avait pas une jolie femme à ce bal. » Cela prend toujours ; même avec les femmes intelligentes, parce qu’elles se disent : « Il me dit peut-être cela par politesse ; mais pour qu’il songe à le dire, il faut qu’il ait au moins un minimum d’affection pour moi. » Or ce mot c’est un mensonge, donc une lâcheté ; mais c’est une lâcheté qui, n’ayant pas pour but de vous sauver d’un péril et n’ayant pour but que de faire plaisir à une créature humaine, me paraît tout à fait honorable. Je crois que la limite est là. Mentez-vous pour éviter un danger ? C’est une fuite. Vous êtes un lâche. Mentez-vous, sans qu’il y ait aucun péril pour vous à dire la vérité, par simple bonté d’âme et pour verser un baume consolateur sur une blessure toujours prête à s’ouvrir ? Vous êtes, ma foi, un brave homme, et peut-être même avez-vous un certain courage.

La difficulté, c’est que ces choses sont connexes, entrelacées, et très difficiles à démêler les unes des autres. C’est partie ceci, partie cela. J’ai supposé un cas pur, et il n’y a pas de cas pur. Le mari que j’imaginais tout à l’heure et qui fait un mensonge à sa femme, non pas parce qu’il a peur d’une scène et pour se l’épargner, mais par simple bonté et délicatesse charmante à l’endroit de sa femme, ce mari-là n’existe pas. C’est toujours partie pour éviter un désagrément, partie pour être agréable à un autre que l’on ment, et cette seconde raison ne sert que d’excuse à la première. « Je suis le meilleur mari du monde. J’ai menti à ma femme toute ma vie.

— Très bien ! Mais êtes-vous sûr que ce fût comme bon mari ou comme mari timide ?

— C’est comme bon mari ! C’est par bonté. Ai-je l’air d’un homme qui a peur ?

— Le malheur, c’est qu’il vous est impossible de savoir vous-même, et vous surtout, si c’est par grandeur ou faiblesse de cœur que vous êtes un menteur éternel. Je veux bien qu’il y ait mélange de ces deux éléments très divers ; mais de ce mélange je vous défie bien de faire l’analyse ; de ces éléments je vous délie bien de faire le départ. “Qui démêlera cet embrouillement ?” comme dit Pascal. »

On commence par mentir par lâcheté, le plus souvent ; et puis on se plaît à se figurer que c’est par grandeur d’âme et l’on se le figure d’autant plus aisément que cela peut être vrai, que cela est vrai souvent, et même que cela est quelquefois nécessaire.

Ou bien l’on commence par mentir par bonté et l’on s’aperçoit assez vite que cette bonté n’est pas sans profit et l’on en vient à mentir pour ses profils, sans s’apercevoir très précisément que l’on a changé de mobiles, et l’on ne croit pas avoir changé de mobiles, parce qu’on n’a pas changé d’habitudes.

C’est ici plus que partout ailleurs que la Providence se moque de nous. Elle nous fait presque un devoir d’une chose qui est à son extrémité une vilenie et elle met tant de nuances insensibles et de dégradations indiscernables entre le point où cette même chose est très belle et le point où elle est ignoble, que nous ne savons jamais au juste à quel point juste nous en sommes.

Faut-il mentir aux malades ?

— Évidemment oui !

— Oh ! évidemment oui ! C’est précisément l’espèce la plus inextricable, et vous le savez très bien ; car aux malades vous dites toujours dans la même phrase, à très peu près, une vérité, la vérité et, aussi, un mensonge. Vous leur dites : « Ce n’est rien du tout ; il n’y a pas le moindre danger. Cependant il faut prendre garde et vous soigner avec une exactitude rigoureuse et absolue. »

C’est-à-dire : « Ce n’est rien du tout ; c’est très grave ; il n’y a pas le moindre danger ; vous êtes en péril de mort. »

Et je vous défie bien de dire autre chose, puisque l’on soigne les malades par la crainte et par l’espérance et puisqu’il faut bien, dès lors, les effrayer par la vérité et les rassurer par le mensonge. Tirez-vous de là ! Vous vous en tirez en disant des choses qui sont magnifiques à se contredire.

Le mensonge est donc la chose la plus complexe du monde. Il y entre de la lâcheté, de la bonté, de la perfidie, de la charité, les choses les plus viles et les plus hautes, les choses les meilleures et les pires. C’est l’apologue de la langue chez Ésope. Il est assez naturel que le mensonge soit comme la langue, la langue s’employant surtout à le produire. Et en effet, il a tous les caractères de sa cause.

Et croyez-vous qu’il n’y ait dans le mensonge que ce que je viens d’en dire ? Il s’en faut ; et ceci est un nouveau point que n’a pas assez touché M. Mélinand. Je ne viens de parler que du mensonge où il entre un intérêt, soit celui de la personne qui ment, soit celui de la personne que l’on trompe. Mais il y a beaucoup de mensonges, infiniment de mensonges, où il n’entre aucun intérêt, ou à très peu près. Vous vous rappelez le mot célèbre. Une femme, parlant d’une autre femme, disait d’elle : « Elle est très franche.

— Tiens ! lui dit quelqu’un, qu’appelez-vous une femme franche ?

— J’appelle une femme franche, comme tout le monde, une femme qui ne ment que quand elle a intérêt à mentir. »

Eh bien ! il y a beaucoup de personnes, et précisément ce sont surtout des hommes, qui mentent, sans aucun intérêt. Ça ne leur rapporte rien, ça ne leur épargne rien. C’est pour le plaisir. Ce n’est même pas pour le plaisir ; c’est par impossibilité de dire la vérité, d’être exact. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas le sens du réel, qui ne l’ont absolument pas. Y a-t-il trente kilomètres ou dix de leur ville à tel village ? Ils n’en savent rien. Ils ne peuvent pas le savoir. Selon le tour de la conversation, il y en a pour eux dix ou trente. « Vous allez à X… ? Vous n’arriverez jamais. Il y a huit lieues. » Un quart d’heure après : « Vous allez à X… ? Vous avez tout le temps. Il n’y a que deux lieues et demie, à peine. » Dans le premier cas, ils désiraient que vous restassiez. Dans le second, ils désiraient que vous fissiez le voyage.

Ou pas même cela. Hasard. Direction accidentelle de l’esprit. Quant à savoir la distance exacte, c’est ce qui leur est impossible.

Gagnent-ils cinq mille francs par an ou quinze mille ? Littéralement, ils n’en savent rien. Selon l’humeur, c’est l’un ou l’autre. Quand ils sont en train de se plaindre du sort : « Que voulez-vous faire avec cinq mille francs par an, à peine ? » Quand ils ont, vaguement, un petit mouvement de vanité : « Il n’y a pas tant de métiers qui rapportent cinq mille écus par an, au bas mot. »

Ceux-là, ils pullulent. Rien n’est plus rare que le sens du réel, c’est-à-dire que la pensée en chiffres. Le chiffre est en horreur à l’homme comme quelque chose qui l’arrête, qui l’enchaîne, qui lui coupe les ailes, comme une contrainte, comme une cage. Le chiffre est rigoureux (que le mot peint bien le sentiment que le chiffre inspire !) le chiffre est une rigueur. Vous obtenez de très peu d’hommes qu’ils parlent en chiffres et selon le chiffre réel. L’homme abhorre l’exactitude de tout l’amour qu’il a pour l’indépendance.

Le mensonge par imagination est de cette même catégorie ; il ne ressortit pas du tout à l’intérêt. Il est un besoin, comme celui de respirer largement. Il est le commencement de la mégalomanie, et la mégalomanie est presque le fond même de l’homme. Se voir tel qu’il est, d’abord est, je crois, impossible à l’homme ; et ensuite lui est si infiniment désagréable qu’il s’habille, premier mensonge, et qu’il se costume toujours, second mensonge, en quelque sorte indéfini. Le besoin de parler de soi mène infailliblement au mensonge continu, car parler de soi et en dire la vérité, on conviendra que ce n’est pas très flatteur pour l’amour-propre et que mieux vaudrait n’en parler jamais.

Donc on en parle complaisamment, c’est-à-dire mensongèrement, sans trop le savoir ; car l’imagination intervient ici avec une telle puissance qu’elle est un instrument admirable « à nous crever agréablement les yeux ». L’homme qui se raconte, l’homme qui s’étale, ne peut pas bien savoir s’il ment, puisque, après tout, il ne ment que comme un homme qui raconte ses rêves. Ce qu’il vous dit de lui, de ses succès, de ses conquêtes, de ses triomphes, de ses apothéoses, ne vous y trompez pas, c’est bien lui ; mais c’est, non pas ce qu’il a fait, mais ce qu’il a songé. Or c’est bien lui encore. C’est même le fond de lui-même. Après tout, il ne lui a manqué que l’occasion pour être en effet ce qu’il vous dit si éloquemment qu’il fut. Ce n’est cependant pas sa faute si l’occasion lui a fait défaut. Il est bien l’homme qu’il vous récite. Seulement les circonstances ne se sont pas prêtées à ce qu’il le fût en acte. Doit-il, pour si peu, se cacher, se déguiser, ne pas dire tout ce qu’il a en lui de beau, de grand, de précieux, de glorieux et d’immortel ? Vous ne voudriez pas.

Le « Gascon », et je n’ai pas besoin de dire que ce mot est une désignation psychologique et non géographique, qu’il y a des Gascons qui sont du Nord et des Gascons qui sont du Midi ; le Gascon n’est pas un menteur : c’est un homme d’action qui n’a pas eu l’occasion d’agir et qui vous dit, comme l’ayant fait, tout ce qu’il était capable de faire, et tout ce qu’il a fait vraiment, puisqu’il pouvait le faire.

On racontait devant un Gascon une histoire un peu invraisemblable : « Je ne la répéterai pas, dit-il.

— Tiens ! Pourquoi donc ?

— Je ne la répéterai pas, non… à cause de mon accent. »

C’est, sans doute, le mot le plus spirituel que je connaisse ; mais aussi, comme il est profond ! Comme il montre bien que le menteur, après tout, c’est celui que l’on croit qui ne ment pas ! La même histoire, racontée par un homme grave et sans accent, et la même histoire racontée par un homme soupçonné d’imagination, n’est pas la même. Elle est la même en son fond ; elle est une histoire qui aurait pu arriver, et une action dont le narrateur était capable. Seulement, de l’un on ne la croit pas, et de l’autre on la croit. Or, dans la bouche de qui est-elle un mensonge ? Dans la bouche de celui qui, par son ton, sa gravité, son sérieux, son autorité, vous fait croire qu’elle est arrivée en effet ; et non pas sur les lèvres de celui qui, par son air, sa physionomie, son geste, son ton et son accent, vous avertit qu’elle est vraie, sans doute, mais en puissance, et que ce qu’il vous raconte, ce n’est pas, évidemment, ce qui lui est arrivé, chose accidentelle, mais ce qui devait lui arriver, chose essentielle et fondamentale.

Aristote a dit avec profondeur que la poésie, était plus philosophique que l’histoire, en ce sens que l’histoire dit tout, ce qui fut et la poésie tout ce qui aurait pu être. Le menteur par imagination est un philosophe. C’est le plus philosophe des hommes. Il vit dans le vrai et dans le possible, qui est un vrai plus général. Il synthétise. Il est dans le vrai et dans l’extension du vrai. La vérité lui doit cet hommage que d’autres la respectent, mais que lui l’augmente. Il peut dire en mourant : « J’ai combattu pour la vérité ; mais oui, jusqu’à ce point que j’ai élargi son domaine. »

Un homme de génie a fait toute la psychologie du menteur, et, à vrai dire, il fallait un homme de génie pour la faire. C’est Corneille. Je ne songe pas seulement au Menteur, à quoi tout le monde songe ; je pense à La Suite du Menteur, de quoi personne ne s’avise. Savez-vous bien ce que c’est que La Suite du Menteur ? C’est le menteur corrigé. Dans La Suite du Menteur, Dorante est parfaitement corrigé de son vice. Il mentait comme l’eau coule, par vocation ; il mentait par mouvement naturel d’imagination amusée. C’est précisément le personnage que je vous présentais à l’instant. Dans La Suite du Menteur, il est parfaitement décidé à ne mentir jamais. Seulement, les circonstances l’obligent à mentir un peu plus peut-être que dans la première pièce. Il a passé du camp des menteurs naturels dans celui des menteurs par intérêt.

Ce qu’il y a de piquant, c’est que son domestique, l’honnête Cliton, est amené par les circonstances à mentir lui-même et peut-être plus effrontément que son maître, si bien que Dorante lui dit à un moment donné :

« … Eh bien ! l’occasion ? »

À quoi Cliton répond, avec un peu de rougeur aux tempes :

« Elle fait le menteur autant que le larron. »

Corneille a fait tout le tour de la question. Il a présenté le menteur par instinct, corrigé et devenant un menteur par besoin, par intérêt, par occasion et par circonstance.

Progrès ? Non, certes, dégradation. Puisque la vie sociale nous oblige à mentir, puisque, par intérêt, par politesse, par circonstances, par indulgence, par bonté, par charité chrétienne, il faut que nous mentions quelquefois ; il est clair que le moins dangereux, le moins trompeur, le moins coupable, le moins menteur est celui qui ment toujours ; car l’autre, on le croit quelquefois, et celui-ci, on ne le croit jamais, d’où il suit qu’il est inoffensif et amusant ; et n’est pas un menteur, mais un poète.

À un de mes bons amis je disais, il y a une vingtaine d’années : « Tu es un homme sûr.

— N’est-ce pas ?

— Oui, avec toi, il y a de la sécurité. Les autres trompent, parce qu’il leur arrive de mentir. Toi, tu mets en repos ; on est avec toi sur un terrain ferme, parce que tu mens du matin au soir. »

La particule nobiliaire §

Ceci est de notre gibier, comme disait Montaigne ; car il s’agit de vanité et il s’agit de la vanité sous sa forme la plus aiguë et la plus ardente. Il s’agit de la particule nobiliaire et de son histoire à travers les âges.

Beaucoup de gens croient que la particule, à savoir la préposition de devant un nom, est un signe de noblesse et, Dieu me pardonne, confère la noblesse. Oh ! grande vertu d’une préposition !

Ce préjugé, très répandu, que les véritables nobles ne partagent nullement, que les faux nobles caressent et que tous ceux qui aspirent à la noblesse tiennent pour une vérité incontestable, vient d’être battu en brèche une fois de plus par M. Michel Breuil, docteur en droit, avocat à la cour d’appel de Paris. Son livre, intitulé très suggestivement De la particule dite nobiliaire, est très intéressant, encore qu’on ne puisse guère dire qu’il soit d’une admirable opportunité et d’une actualité flagrante. Mais enfin il est curieux et pourrait être sous-intitulé Histoire judiciaire et sociale d’un ridicule.

La vérité, comme on le savait déjà, mais il n’était pas inutile de la redire avec preuves à l’appui, est que jamais la particule n’a rien prouvé ni rien signifié du tout et que de tout temps il y a eu des nobles qui n’avaient pas la moindre particule et de tout temps aussi des gens munis de la particule qui n’étaient pas plus nobles que Colin Tampon.

Étaient « nobles comme le roi » les Molé, les Séguier, les Colbert, les Chabot, les Pasquier, les Amelot, les Damas, les Goyon, les Bertrand, les Tournemine, les Gouffier, les Pellet, les Brûlart, les Goujon, les Vergen, les Potier, les Lépagnol, les Veneur, les Aujorrant, les Sanglier, les Chasteignier, etc., etc. — N’étaient pas nobles du tout une foule de du Bois, du Tilleul, des Forêts, de la Garenne, de l’Écluse et du Puits.

On était noble quand on était inscrit sur les registres de la noblesse et pourvu de certains privilèges très précisément énumérés dans l’ancien droit et favorisé de certaines exemptions très précisément libellées dans les anciennes lois. Autrement, s’appelât-on, très légitimement, de la Vau du Puits de la Combe, on n’était pas noble du tout. On était un homme qui avait un joli nom.

M. de la Fontaine, par exemple, s’appelait très bien M. de la Fontaine et n’était pas noble. Il se peut qu’il crût l’être ; car il avait laissé, peut-être par distraction, mettre le titre d’écuyer à la suite de son nom dans un acte public ; mais il fut poursuivi de ce fait, condamné, gracié du reste et n’y retomba plus.

C’est comme M. de Béranger, « notre immortel chansonnier national », qui s’appelait très bien de Béranger, mais qui savait très bien n’être point noble et qui disait très véritablement : « Je suis vilain et très vilain. » C’est comme Sainte-Beuve, dont le père s’appelait de Sainte-Beuve, qui, lui-même, avait été inscrit Sainte-Beuve sur les registres de l’état civil, parce qu’il était né à une époque où l’on évitait la particule, qui aurait pu reprendre intégralement le nom de son père plus tard, mais qui, sachant les choses, disait : « N’étant pas noble, j’ai voulu éviter de paraître vouloir, en reprenant la particule, me donner un faux air de noblesse. »

Donc, voilà qui est bien entendu, jamais la particule de avant le nom de famille ou entre deux noms portés par un seul homme n’a été par elle-même ni preuve, ni signe, ni présomption de noblesse.

Seulement, les nobles, les véritables nobles ayant pris l’habitude de ne se faire désigner le plus souvent que par leur nom de fief, par leur nom de terre, et ce nom étant tout naturellement précédé de la préposition de, la foule a pris l’habitude de considérer cette préposition comme constituant noblesse et d’attribuer la noblesse à tout homme dont le nom était précédé de la préposition de, encore que très souvent, que, le plus souvent, l’homme dont le nom était précédé de la préposition de ne fût noble d’aucune sorte. Cela a fait depuis très longtemps, depuis le xvie siècle au moins, une fausse noblesse aussi fausse que la fausse tiare, et qui n’a avec la véritable noblesse, non seulement rien de commun, mais non pas le moindre rapport.

Cela est si vrai que des nobles parfaitement nobles ne se donnaient pas la peine, tant ils la considéraient peu comme signe de noblesse, tant ils la méprisaient, de séparer la particule. Les d’Argenson signaient Dargenson, les d’Aguesseau signaient Daguesseau, etc.

Mais précisément à cause de ce mépris des vrais nobles pour la particule, les roturiers pouvaient se donner le de tant qu’ils voulaient, sans que les vrais nobles s’en émussent ; et les roturiers s’en donnaient à cœur joie et ils ajoutaient à leurs noms un nom de terre ou assez souvent un nom de pure fantaisie précédés du de, et au bout de quelques générations le seul nom de terre précédé du de était en usage et voilà une nouvelle famille noble.

On peut dire qu’il se forma ainsi une nouvelle classe, une classe de gens qui n’étaient pas nobles ; mais qui avaient des prétentions à la noblesse. On peut évaluer à deux tiers de la noblesse française actuelle cette classe de gentilshommes par prétention.

Jamais cette prétention, ce faux air de noblesse ne fut combattu très énergiquement par l’ancienne monarchie ; et la raison en était bien simple : c’est que la noblesse était chose réelle, précise, enregistrée, classée et cataloguée sur les registres publics et que peu importait, dès lors, que M. Vilain, dit de la Mare, se fit appeler Vilain de la Mare, pourvu qu’il fût inscrit au registre des roturiers et payât la taille. Et de fait il la payait. Il était de la Mare en sa petite ville et Vilain devant le traitant.

Remarquez que la Révolution elle-même abolit la vraie noblesse et non point la fausse. Elle abolit tous les titres ; mais elle n’abolit point le de, par la très bonne raison qu’elle abolissait la noblesse et n’avait pas à abolir ce qui ne l’était point. Elle défendit de s’appeler prince, duc, marquis, comte, vicomte, vidame, baron, chevalier, écuyer (encore que le très respectable titre d’écuyer, conservé en Angleterre, fût tombé en désuétude en France), mais elle n’interdit à personne d’avoir un nom précédé d’une préposition.

Il est vrai que, dans la pratique, tous les de, ou à peu près, se supprimèrent d’eux-mêmes. Mais ce n’était pas pour obéir à la loi, qui ne les visait nullement ; c’était pour se dérober à la colère des puissants du jour, à la colère de la plèbe, et pour n’avoir pas l’air même d’appartenir à cette « noblesse de prétention » dont je parlais tout à l’heure, pour laquelle la foule avait autant d’animosité que pour, l’autre ; c’était pour ne paraître ci-devant d’aucune façon.

C’est ainsi que des Aix (très vieille famille noble) devint Desaix ; et que d’Anton (qui n’était pas noble) devint Danton.

C’est pour cette raison, toute circonstancielle et non légale, qu’il y eut un évanouissement de particules à partir de 1792. La fameuse anecdote — très suspecte, à la vérité, et que je ne donne pas pour authentique — de Martainville au Tribunal révolutionnaire, est très caractéristique de cet état d’esprit : « Approche, citoyen de Martainville, aurait dit le président du tribunal révolutionnaire. — Citoyen, répondit Martainville, je m’appelle Martainville. Tu oublies que tu es là pour me raccourcir et non pour m’allonger. — Soit, répondit le président, alors je ne veux ni t’allonger, ni te raccourcir. Qu’on l’élargisse. »

C’est beaucoup d’esprit en une minute et en pareil lieu. Je souhaite que ce soit vrai.

Vint l’Empire, et ce fut assez amusant. L’Empire fit une nouvelle noblesse et ne rétablit pas l’ancienne. L’effet fut curieux sur la particule. Elle resta quelque temps silencieuse et retirée, et à côté d’elle, il y avait toute une noblesse sans préposition. Il y eut des comte Baton et des baron Mortier, et pendant ce temps-là, jusqu’en 1808, les dames de l’impératrice, qui étaient de la plus haute ancienne noblesse, s’appelaient officiellement, comme on le voit par l’Almanach officiel, « Madame Montmorency, Madame Vintimille, Madame Chevreuse ».

Seulement, la particule reparut peu à peu. Elle reparut de deux façons. D’une part, aux ducs et aux princes de la nouvelle noblesse, en donnait des noms de lieux, des noms de victoires ou de villes conquises. Ney conservait son nom et s’appelait duc d’Elchingen et prince de la Moskowa. Fouché conservait son nom et s’appelait duc d’Otrante. Et à cause de cela même et du ridicule qu’il y aurait eu à s’appeler Montmorency en face du duc d’Otrante, la particule reparut devant les noms de l’ancienne France.

Arriva la Restauration. La Restauration accepta l’ordre nouveau et rétablit en partie l’ordre ancien. Elle déclara que l’ancienne noblesse reprenait ses titres et que la nouvelle gardait les siens ; mais que ni l’une ni l’autre n’aurait de privilège. L’époque de la noblesse purement honorifique, purement honoraire, purement ad honores, commençait. Il y avait deux noblesses, l’ancienne et la nouvelle ; mais ni l’une ni l’autre ne formait un ordre particulier dans l’État.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que, alors qu’il y avait deux noblesses, dont une très récente, et que par conséquent, il y avait sans doute assez de nobles, la Restauration en créa de nouveaux en très grand nombre, avec une complaisance presque abusive. Signe manifeste du caractère français et peut-être de l’âme humaine, on fut tout aussi friand d’être noble depuis que la noblesse ne donnait plus de privilèges qu’on l’avait été auparavant. Il n’y eut pas moins de 1.232 (mille deux cent trente-deux) anoblissements pendant les quinze ans de Restauration. On comprend, à la rigueur, l’empressement des roturiers à se faire anoblir. Mais la complaisance du gouvernement à les « savonner », comment s’explique-t-elle ? Fort bien. C’était ressource financière. On avait élevé extrêmement les droits à verser au Trésor pour anoblissement. Il n’en coûtait pas moins de 4.000 francs pour être baron et de 18.000 francs pour être duc, tandis que, sous l’Empire, le nouveau duc n’avait à verser que 900 francs et le nouveau baron 15 napoléons. En d’autres termes, depuis que la noblesse ne donnait aucun privilège, on l’achetait plus cher. En d’autres termes encore, sous l’ancien régime, on tâchait de devenir noble pour ne pas payer, et sous le nouveau on payait pour devenir noble. Ces revirements historiques ont toujours leur piquant.

Mais la particule, que devenait-elle pendant ce temps-là ? Elle avait acquis une importance conventionnelle qu’elle n’avait pas sous l’ancien régime, et cela encore s’explique très bien. Les titres inférieurs, celui de messire, seigneur, écuyer ou noble homme étant tombés en désuétude, beaucoup de nobles véritables, mais qui n’étaient ni princes, ni ducs, ni comtes, ni vicomtes, ni vidâmes, ni barons, ni chevaliers, ne se distinguaient plus de la roture que par la particule et, de ce fait, la particule, insignifiante autrefois, et toujours réellement insignifiante, devenait significative, quoique douteuse, par la force des choses.

Aussi et les particuliers en étaient avides, et le gouvernement lui-même commençait à y attacher une certaine importance. Il fallait demander au roi la permission de mettre, quand on n’en avait pas, une préposition devant son nom. On sait l’anecdote de M. Genou M. Genou, bon royaliste et très honnête homme, supplia le roi de lui octroyer une particule : « Une particule ? répondit Louis XVIII au ministre qui sollicitait pour le candidat une particule : de Genou. Hum ! Ce n’est pas joli. Une particule ?… Tenez, qu’il en prenne deux, qu’il s’appelle M. de Genoude. Gaudent prænomine molles auriculæ.” » — Et c’est ainsi que Louis XVIII et Horace collaborèrent à la création du nom, vite devenu célèbre, du rédacteur de la Gazette de France.

Sous le roi-citoyen la « noblesse de prétentions » prit des proportions considérables et véritablement effrayantes pour ceux qui s’effrayent de ces choses. Le gouvernement ayant pris le parti, assez sage à mon avis, d’être parfaitement indifférent à l’usurpation des prépositions, ce fut une foule qui glissa la particule devant le nom, ou derrière, ajoutant un nom de terre ou un nom en l’air au nom ancestral. On peut dire, sans une exagération trop violente, que la noblesse française de second ordre date, pour une bonne moitié de son contingent, du règne de Louis-Philippe. C’est sous le règne de Louis-Philippe que la France s’est le moins particularisée et s’est le plus particulée.

Cela devait amener une réaction et en a amené une, mais toute légale et peu réelle. La vraie noblesse a toujours été partagée en ses sentiments à l’égard de la « noblesse de prétention » et, pour mon compte, j’ai observé cela de très près. Un certain nombre de vrais nobles, possesseurs de parchemins très authentiques, étaient et sont très animés contre les similinobles, ces intrus qui se font de fête ; mais aussi, et peut-être mieux inspirés, un certain nombre de vrais nobles ne sont point fâchés du tout que, par une envie qui au fond est du respect et de l’admiration, des bourgeois aisés, grâce à la particule, se donnent des airs de noblesse, c’est-à-dire se mettent à leur suite, se placent au bas bout de leur table et entrent dans leurs manières de penser, dans leurs manières de voir, dans leurs manières de sentir, dans leurs manières de croire et en définitive dans leur parti, sinon dans leur caste. Après tout, c’est pour eux tout profit et vraiment nul dommage.

Je dis que j’ai vu cela de près. J’ai été élevé dans une province toute pleine de vrais nobles et des plus antiques. À côté d’eux il y avait, bien entendu, quantité de Fourchu de la Combe et de Branchu de la Palisse qui étaient tout simplement des bourgeois dont le grand-père avait acheté des biens nationaux. Eh bien ! les vrais nobles faisaient généralement très bonne figure aux Fourchu et aux Branchu. Ils en riaient un peu sous cape ; mais ils leur faisaient très bonne mine, très bonne chère, comme on disait dans l’ancien temps. C’étaient des intrus, oui ; mais des intrus qui n’étaient intrus que par bon esprit et qui « pensaient bien » et qui étaient incités par leurs prétentions mêmes et par leur empiétement même à très bien penser.

De ces deux sentiments sont nées, d’une part la loi de 1858 et d’autre part la non-application de la loi de 1858.

La loi du 28 mai 1858, dite loi contre les faux nobles, modifiait l’article 259 du code pénal de la façon suivante : « … Sera puni d’une amende de 500 à 10.000 francs quiconque, sans droit et en vue de s’attribuer une distinction honorifique, aura publiquement pris un titre, changé, altéré ou modifié le nom (voilà la question de la particule qui entre dans la législation) que lui assignent les actes de l’état civil. » — La guerre juridique était déclarée aux fausses particules.

Cette loi, très désirée par un certain nombre de vrais nobles, ne fut presque pas appliquée, ne fut quasi pas appliquée, pour les raisons que j’ai dites, parce que la plupart des vrais nobles n’y tenaient pas autrement. On tient que jamais il n’a été intenté de poursuites de ce chef par le ministère public motu proprio. Il n’en a été intenté que sur initiative de particuliers dont on prenait le nom et qui ne tenaient pas à ce qu’on le leur prît. Et ceux-là n’avaient pas besoin, je crois, de l’article 259 du code pénal pour appuyer leurs légitimes revendications. Je ne crois pas que ce soit sur cet article que M. de Rosny s’appuya pour demander qu’on fît défense aux frères dits Rosny de s’appeler Rosny.

Quoi qu’il en soit, la loi de 1858 fut très peu appliquée, et si l’on se particule moins de nos jours que du temps de Louis Philippe ou du temps de Napoléon III, c’est tout simplement, non par crainte de la loi, mais parce que l’arriviste a plus d’avantages aujourd’hui à supprimer la particule s’il en a une qu’à en ajouter une s’il n’en a pas. Revirement. Corso e ricorso, c’est toute l’histoire.

Tels sont les aperçus, moitié éthiques, moitié historiques, que M. Breuil nous a exposés dans son livre très intéressant sur la valeur et sur l’histoire d’un monosyllabe. Il est assez animé, M. Breuil. Il attache évidemment une grande importance à la question. Je le soupçonne d’y avoir un intérêt. Je m’imagine qu’il est de famille noble sans particule et qu’il tient un peu à revendiquer sa qualité de noble en dépit de l’absence de préposition et en bien marquant que la noblesse ne tient pas à cette préposition et que cette préposition est insignifiante. C’est pour cela qu’il souhaite la réviviscence du titre d’écuyer. Tout vrai noble non titré, c’est-à-dire ni prince, ni duc, ni comte, ni vicomte, ni vidame, ni baron, ni chevalier, était écuyer ; ou, pour mieux parler, le titre d’écuyer était le titre de tous les nobles qui n’en avaient pas. C’était le squire des Anglais. J’ai idée que M. Breuil souhaiterait de pouvoir signer Breuil, éq., comme M. Bownlew signe Bownlew, sq.

En tout cas, qu’il y ait revendication, très juste du reste, ou qu’il n’y en ait pas, son livre est bon, et il a raison, pleinement raison ; c’est l’essentiel. La particule ne signifie rien. Que cela soit bien acquis. Il y avait là un petit préjugé, très répandu, à démolir. Une faut pas se flatter qu’il soit désormais à terre ; mais enfin il a reçu le coup qu’il était très juste qu’il reçût.

Sensations et opinions d’un Nietzschéen,
par M. Rémy de Gourmont §

M. Rémy de Gourmont a beaucoup d’esprit. Il court un peu après ; mais il ne faudrait pas toujours parier pour l’esprit. Il a aussi beaucoup de connaissances, souvent peu approfondies, — si j’en crois tel propos que me tint, un jour, un spécialiste sur Le Latin mystique, — mais variées, curieuses, amusantes, et qui sont parfaitement suffisantes pour un publiciste.

Il a ses partis pris, et, par exemple, une horreur et un mépris indéfectibles à l’endroit des professeurs de l’Université en général et des professeurs de philosophie en particulier. Les sentiments d’inimitié personnelle qu’il nourrit à l’égard de Kant doivent lui venir de la répulsion que lui inspire M. Boutroux. Vous me direz que c’est peut-être l’inverse. Non, non, on ne hait jamais autant le vivant à cause du mort que le mort à cause du vivant. La haine de M. de Gourmont pour Kant doit être une haine remontante.

Il est certain, aussi, que M. Rémy de Gourmont a trop de tendresse pour le paradoxe et qu’il le cherche évidemment, comme les pêcheurs de corail cherchent leur précieux butin. Mais ceci n’est qu’une forme de l’horreur du lieu commun et du goût que M. de Gourmont se connaît bien — il l’a analysé dans une très bonne page — pour regarder toute chose avec des yeux frais, après s’être absolument débarrassé de tout préjugé, de toute manière traditionnelle et acquise de voir, de juger et de sentir.

Seulement, qu’il y prenne garde. Il n’y a rien d’horrible comme un lieu commun. Mais le paradoxe n’est, souvent, qu’un lieu commun retourné et, dans ce cas, il est juste aussi horrible qu’un lieu commun, et, de plus, il est prétentieux. Il y a, dans les ouvrages de M. de Gourmont, quelques-uns de ces paradoxes qui ne sont pas sentis, qui sont simplement des lieux communs qu’on a ramassés et qu’on a présentés à l’envers au lieu de les présenter à l’endroit, exercice facile. Il est plus malaisé de repenser les lieux communs pour les rajeunir, que de les renverser comme de vieilles redingotes pour se donner comme habillé de neuf. La vérité n’est jamais le contraire d’un lieu commun. Elle est autre chose. Si elle en était le contraire, pardieu, il serait trop facile de la trouver.

Ces réserves faites, je confesse que j’ai lu avec beaucoup de plaisir Le Livre des masques, La Culture des idées, Le Problème du style et le dernier écrit de M. de Gourmont : Épilogues. Pourquoi, Épilogues ? M. de Gourmont songerait-il à ne plus écrire ? Il aurait tort. Il ne me paraît pas fatigué du tout.

Les Épilogues sont une espèce de journal intellectuel. M. de Gourmont voit passer, devant lui, les événements, petits ou grands, — et les petits lui paraissent, souvent, plus intéressants et plus considérables que les gros, et il arrive qu’il ait raison, — et sur tout cela, au jour le jour, il fait ses petites réflexions. Seulement, M. de Gourmont étant philosophe, je veux dire ayant, sinon un système philosophique, du moins un esprit philosophique et une tendance philosophique générale, ces réflexions ne laissent pas, mises bout à bout, de faire un livre.

M. Rémy de Gourmont me paraît, de tous les Français, le plus profondément pénétré des théories, des idées et, surtout, des colères de Nietzsche. C’est le plus Nietzschéen des Occidentaux, peut-être à égalité avec M. André Gide. Son fond est une espèce de scepticisme intransigeant, je ne veux pas écrire de scepticisme fanatique ; mais, enfin, il y a bien quelque chose comme cela. « L’horrible manie de la certitude », comme disait si joliment Renan, lui est absolument insupportable ; mais à ce point, car il n’a ni la main légère, ni l’esprit souple et attique de Renan, qu’il ne serait pas très loin d’avoir le scepticisme aussi impérieux et aussi dominateur que d’autres ont leur dogmatisme. Et le scepticisme dogmatique est chose qui ne laisse pas, elle aussi, d’être odieuse.

Pour mon compte, le dogmatisme intempérant m’est si antipathique, que je me défends, mais que je ne puis m’empêcher de me laisser aller un peu et d’avoir quelque faiblesse pour M. de Gourmont.

Par exemple, quand il nous dit, bien finement et fortement :

« La vérité est un mot par lequel on exprime l’accord entre l’objet et la représentation, c’est-à-dire rien qui ait un sens pénétrable à une intelligence humaine, puisque nous ne connaissons jamais un objet que selon la représentation mentale que nous nous faisons de cet objet. L’objet n’existe pas plus réellement dans la représentation qu’un arbre dans une photographie ; et, cependant, nous devons nous contenter de la représentation ; car nous ne verrons jamais l’objet ; nous ne saurons jamais s’il y a un accord et de quelle sorte, entre ce qui est et ce que nous connaissons. On ne peut donc rien prouver. Comme le dit un récent philosophe (Jules Martin : La Démonstration philosophique), ce que nous appelons des preuves ne sont que des observations plus précises, des pensées plus logiques. En fait, on voit telles preuves, parce qu’on a telles convictions. Quand on pense une doctrine, on ne peut penser comme vraie que cette doctrine. » — Excellent.

Par exemple, quand il nous dit encore :

« La vérité, c’est le doute, tempéré par le mépris. J’aimerais mieux : c’est le mépris, tempéré par le doute ; mais peut-être je ne comprends pas bien.) Il n’y a qu’un moyen de s’entendre sur la plupart des questions qui troublent l’humanité : c’est de les délaisser et de les tenir pour résolues ou pour insolubles. Faisons-nous des quadratures du cercle ! »

Comme le plus grand sceptique du monde croit encore à beaucoup de choses, c’est-à-dire a moins de « mépris » pour certaines idées que pour d’autres, tout en tempérant encore par un doute salutaire ses préférences mêmes, on peut se demander quelles sont les demi-croyances de M. Rémy de Gourmont.

Eh bien ! comme son maître Nietzsche, M. de Gourmont est un peu païen et un peu immoraliste. Il croit que le rêve de beauté et le rêve de force sont, tout au moins, la représentation du monde la meilleure, la plus salutaire, la plus conforme à sa nature que l’humanité ait pu se donner. Il croit que la justice ne doit pas être opposée à la force, parce que la justice n’est pas autre chose qu’une force qui s’est organisée, ordonnée, et qui a pris une forme régulière. Et, par conséquent, à une nouvelle justice qui se dresse devant l’ancienne, il faut demander : « Quelle est votre force ? »

Au fond, dans l’histoire humaine, la plus grande justice fut toujours la plus grande force, en ce sens que quelque chose ressemblant à ce que l’homme a dans l’esprit quand il prononce le mot « justice », n’a jamais été réalisé, organisé et imposé au monde que par une force tellement triomphante qu’elle ne sentait plus le besoin d’être violente, d’être injuste, d’être voleuse, batailleuse et rapace et, du reste, ne permettait à personne de l’être.

M. de Gourmont dirait donc à quelqu’un, à X… :

« Soyez fort, plus fort encore, indiscutablement fort : cela vous donnera peut-être l’idée et, à coup sûr, la possibilité d’être juste ; de telle sorte que la force est peut-être la source et à coup sûr est la condition de la justice. »

M. de Gourmont est partisan, encore, de l’immoralisme, en bon nietzschéen, en ce sens qu’il croit, qu’il a tendance à croire, que toute la morale consiste à faire de soi un être fort, parce qu’un être fort, c’est un être sain. Je crois entrevoir que pour lui, comme pour Nietzsche, la morale traditionnelle a ceci de désastreux qu’elle est négative, prohibitive, restrictive, qu’elle dit toujours : « Ne faites pas… », qu’elle dit toujours : « Noli » et qu’elle ne dit guère : « Velle debes. » Et il s’écrie, trop succinctement pour être assez clair et pour ne pas prêter à de fausses interprétations : « Quand donc enseignera-t-on l’identité de la morale et de la force ? »

Il faudrait dire, selon moi :

« Quand donc enseignera-t-on que la force se fait une morale, et que la morale de la force est une morale forte et non une morale craintive et veule ? »

Mais, dans ces notes rapides jetées sur le papier, M. de Gourmont n’est pas tenu de faire, ex professo, un cours de philosophie.

Du reste, il a surtout l’instinct polémique et son livre, lui aussi, est surtout négatif. Il est une suite de satires vives, courtes et promptes — bonne manière — contre les choses que M. de Gourmont n’aime pas. Quelles sont les choses que M. de Gourmont n’aime pas ? Mon Dieu ! il en est un peu, à cet égard, des choses comme des hommes et les choses que M. de Gourmont n’aime pas, ce sont les choses qui ont eu du succès, de nos jours. Ses bêtes noires sont ce que Bacon aurait pu appeler idola temporis, les idées générales, préjugés, lieux communs et coqueluches dont nous nous sommes entêtés depuis environ un demi-siècle. Il déteste les religions, les principes de 1789, la morale de Kant, le protestantisme, l’instruction « scientifique » et la phraséologie des considérants de M. Magnaud.

Vous me direz que les religions, pour commencer par elles, sont plutôt idola præteriti temporis que idola præsentis. Je sais bien ; mais M. de Gourmont a le diagnostic aigu et il sait très bien que la plupart des idées modernes ne sont que des résidus religieux, que des croyances religieuses transformées, peu transformées, et déguisées plutôt et travesties. Il sait bien, ou croit savoir, que la Révolution française est une crise religieuse ; plus précisément, est une crise du christianisme ; que liberté veut dire liberté chrétienne (?) ; égalité, égalité chrétienne, et fraternité, fraternité chrétienne ; que les hommes pensent et sentent, sous d’autres mots, des choses qu’ils pensent et sentent depuis très longtemps, et c’est comme phénomènes très actuels qu’il déteste les religions, « ces philosophies pensées par des imbéciles », comme il dit d’un mot qui aurait fait plaisir à Voltaire.

Il déteste la morale de Kant parce qu’elle est professée par les maîtres des Universités allemandes et des Universités françaises, gens dogmatiques, didactiques et profondément ennuyeux ; et parce qu’elle lui semble le dernier résumé et comme la quintessence du protestantisme, en quoi il a raison.

Sur celui-ci, il ne tarit pas. Jamais il n’a plus de verve que quand il le rencontre sur son chemin. Il faut un peu l’écouter sur cette affaire :

« M. Buisson, parlant sur le Devoir présent de la Jeunesse, s’exprime ainsi, d’après un compte rendu analytique : “La poésie du régime républicain est faite de force morale, d’énergie morale, de vie morale…”, et cela dura deux heures, et, comme un glas de naufrage, on n’entendait plus que “morale, morale, morale”, tombant toutes les dix secondes dans le vide des cervelles abruties. Si la jeunesse en est là de pouvoir écouter de tels croassements sans avoir envie de berner l’orateur, c’est que le protestantisme a fait de tristes progrès dans l’âme française. Que Bullier est plus sain ! [Voilà les nietzschéades un peu lourdes où M. de Gourmont se laisse trop aller.] La société de confesseurs, dont M. Buisson fut, ce jour-là, le représentant, est formée d’un redoutable mélange de tous les cléricalismes… Ces messieurs ont le dessein, paraît-il, de façonner avec le débris de leurs morales particulières, dont ils sacrifient généreusement chacun un petit morceau, une tierce morale destinée à empoisonner, sans distinction, toutes les classes de la société. Cette tierce morale serait nécessairement chrétienne ; étant chrétienne, elle serait protestante ; étant protestante, elle serait une œuvre de fanatisme religieux, puisque le protestantisme français en est à sa période d’intolérance et d’insolence. »

Et M. de Gourmont continue avec entrain, un protestant dirait peut-être avec « insolence » ; mais je n’entre pas, pour aujourd’hui, dans la bataille ; il y a des moments où je suis critique. — Le critique, a dit quelqu’un, c’est ce monsieur qui aime le billard, mais qui ne sait pas jouer au billard et qui compte les coups.

M. de Gourmont ne pouvait pas ne point s’égayer sur M. Magnaud, puisque M. Magnaud a eu du succès et a été habillé, par quelques-uns, en Tolstoï occidental ; et c’est ainsi, entre autres niches et nasardes, que M. Magnaud ayant acquitté une fille-mère et infanticide, sur cette raison que « c’est la faute de la société », M. de Gourmont lui dit, avec un flegme qui a son charme :

« Monsieur, je vous ferai remarquer que mon voisin était un excellent homme et qu’il a été écrasé par un tramway électrique et que c’est aussi la faute de la société. »

M. de Gourmont qui, du reste, ne se souvient pas d’avoir bu une goutte d’eau-de-vie, se demande, encore, si les ligues antialcooliques sont bien dans le vrai. Après tout, se dit-il, ou à peu près, il en va de l’alcoolisme comme du suicide. Autrefois, dit-on, on supprimait les faibles. De nos jours, on ne s’attache qu’à les sauver. Ainsi le veut l’humanitarisme. Mais les faibles, qui ont conscience de leur devoir, qui est de ne pas exister, se suppriment eux-mêmes qui par le réchaud, qui par le revolver, qui par la précipitation d’un lieu élevé. Ils sont dans le vrai. Ils sont sociaux, très correctement. Les alcooliques se suppriment, eux et leur progéniture, par l’alcool. Ils ont bien raison. Qu’est-ce qu’on devrait faire d’un homme assez faible pour boire de l’alcool et qui est, non pas faible parce qu’il est alcoolique, mais alcoolique parce qu’il est faible ? On devrait lui interdire d’avoir des enfants, puis, s’il ne guérit pas, le supprimer. Eh bien ! il se supprime lui-même et il fait des enfants qui ne vivent point. C’est très bien. Il fait ce que vous devriez faire. Il répare vos négligences ou vos erreurs. C’est le meilleur citoyen du monde.

Ainsi plaisante sinistrement et, au fond, avec beaucoup de raison, M. de Gourmont, et je n’ai pas besoin de vous rappeler que cela est du Nietzsche tout pur. Rien n’est plus intéressant, dans tout Nietzsche, ni plus original, que sa théorie de la nécessité des déchéances.

Sur nos manies pseudo-scientifiques, de bonnes boutades encore dans le livre très superficiel, mais très varié et très riche, de M. de Gourmont. Je veux vous en citer une in extenso, pour vous donner une idée de la manière. Manière est le mot, je sais bien ; mais encore ce maniéré-là n’est pas sans ragoût. On ne peut pas toujours se satisfaire de choses absolument simples :

« Quelle est la valeur de l’instruction ? Immense, Monsieur, immense, absolue ! Nous n’avons pas assez de cours, d’écoles, d’examens, de manuels, de grammaires, de lexiques. Trop peu d’enfants, mâles et femelles, vivent, de six à vingt-cinq ans, les yeux et les oreilles agrippés par la lettre imprimée, par la voix du maître. Il faut apprendre tout, n’importe quoi, sans but, sans intelligence, apprendre comme boit une éponge, comme entonne un ivrogne. Ne dit-on pas altéré de savoir ? » Properce n’a-t-il pas écrit : “Parle. Je le bois à pleines oreilles. Incipe, suspensis auribus ista bibam” ? — Il y a des petites filles de dix ans qu’on pourrait tordre comme un drap mouillé : il en sortirait des gouttes de science, des perles, peut-être des flaques, des perles avec leurs coquilles. Cela donne de l’espoir et fait bien augurer de l’avenir, du temps où les écolières sauront tout, exactement tout ce qui leur sera inutile au cours de la vie. On entrevoit des lueurs ; l’avenir flambe au loin. Ainsi, ces jours derniers, on a demandé aux petites élèves d’une école primaire :

— Qu’est-ce qu’un œuf, comme aliment ?

Les réponses furent unanimes :

— L’œuf appartient à la catégorie des aliments albumineux.

Voilà la science, la vraie science. Mais à cette autre question, basse et répugnante :

— Combien de temps faut-il pour cuire un œuf à la coque ?

Les réponses ne furent plus unanimes. Les jeunes adeptes firent varier leurs évaluations entre une demi-heure et trois quarts d’heure. L’une, même, affirma :

— Trois quarts d’heure, au moins.

Croyez-vous que ces gamines perdent leur temps à l’école et qu’on ne fait pas bien de les enlever aux jupes de leurs mères ? Albumineux ! »

Renan genuit Nietzsche ; Nietzsche genuit de Gourmont. Et il y a du déchet, sans doute, mais il y a encore de la race.

La vie politique de Choderlos de Laclos §

Deux publications ont coïncidé, probablement de dessein prémédité, sur Choderlos de Laclos, c’est à savoir : Un acteur caché du drame révolutionnaire, le général Choderlos de Laclos, auteur des « Liaisons dangereuses » d’après des documents inédits, par M. Émile Dard — et les Lettres inédites de Choderlos de Laclos publiées par M. Louis de Chauvigny. Je m’attacherai, aujourd’hui, particulièrement à la vie politique du célèbre romancier-général-administrateur-politicien ; car, vers la fin de sa vie, Choderlos de Laclos, double maître Jacques, et c’est-à-dire homo quadruplex, aurait pu mettre tout cela sur ses cartes de visite.

Il était né en 1741, il était officier d’artillerie à vingt ans et, à quarante, était petit capitaine en fonctions à l’île d’Aix et parfaitement inconnu. À quarante et un ans, en 1782, il était aussi connu que Voltaire. Il avait publié Les Liaisons dangereuses et créé le type de Valmont.

M. Dard voit une admirable unité dans la vie de Choderlos de Laclos. Dame profondément noble et vertueuse, Choderlos avait été indigné et écœuré par le spectacle des vices de l’ancienne noblesse. Il les avait peints avec l’exactitude et aussi avec la fureur concentrée d’un Juvénal froid. À l’aurore de la Révolution, il se jeta dans le mouvement révolutionnaire. Il mena, ensuite, le bon combat de la Révolution avec une merveilleuse énergie froide. Il fut vaincu, faillit payer de sa vie ses généreuses témérités, se résigna, chercha, sur le tard, à rattraper la gloire de son premier métier, celui des armes.

Je ne crois pas que c’ait été tout à fait cela. Rien n’indique que Choderlos, jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans, eût des idées, ni même des ambitions politiques. C’était un vague disciple de Rousseau, comme tout le monde, et surtout quant à la partie sentimentale de Rousseau ; mais c’était surtout un officier d’artillerie se rongeant d’ennui en province, courtisant les femmes, étudiant les femmes, prenant des notes sur les mœurs des femmes et des amis des femmes, et je ne vois rien de plus.

À quarante et un ans, il publia son livre, parce qu’il a fini par l’écrire, et très probablement pour jeter un peu de gloire dans une corbeille de mariage que, déjà, il préparait… très activement.

Il se maria quatre ans après. Il est devenu célèbre, il ne courtise plus les femmes, parce qu’il aime la sienne. Pour ces deux motifs, et pour ce troisième, qui consiste en ceci qu’il a quarante-cinq ans, il devient ambitieux, et, ayant eu quelques déboires, par sa faute, dans son métier militaire, il se jette dans la politique par pure ambition.

C’est la vie un instant rêvée, ou plutôt considéré par Pascal : « une vie qui commence par l’amour et qui finit par l’ambition ». Ce n’est que cela.

Car, si c’eût été par vertu civique que Choderlos se fût jeté dans la vie politique, aurait-ce été vers Philippe d’Orléans qu’il eût marché tout droit ? Ce peintre indigné des vices de la noblesse de l’ancien régime, aurait été tout droit, et du premier bond, à celui-là même qui les représentait tous et dont le palais en était le plus éclatant et le plus scandaleux rendez-vous ! Cela n’est pas très probable, au moins. Choderlos-Juvénal eût été peut-être, et très probablement, au jardin du Palais-Royal, mais non pas aux appartements du Palais-Royal. Il eût peut-être hanté le faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint-Marceau, mais non pas le lieu où régnait Mme de Buffon. Il eût fréquenté Mme Roland, peut-être, mais non pas tenté de supplanter Mme de Genlis.

Non, pour moi, Choderlos, fin, avisé, froid, de tête très ferme, de regard net et d’œil vif, est né intrigant. Il a dépensé sa jeunesse en intrigues mondaines et féminines sur le petit théâtre de villes de province. Il a condensé et ramassé, avec génie, ces intrigues dans un roman sec et net, qui est l’école des intrigants en amour ; puis, ambitieux, il s’est senti très armé pour la grande intrigue politique, et il a été tout droit là où l’intrigue politique avait son domaine, son temple, sa forteresse, son arsenal et son trésor, au palais du duc d’Orléans. Et, pour moi, voilà.

Ce qui ne l’empêcha pas, de quarante-cinq à soixante-deux ans, d’être un très bon mari et un très bon père de famille, comme Fouché et comme d’autres, beaucoup plus bandits que Choderlos.

Il ne faut pas réhabiliter Choderlos. Il ne faut ni voir en lui un monstre, comme d’aucuns ont fait, ni en faire un héros de vertu civique, comme je vois qu’il y a quelque tendance de ce côté-là. Il faut le regarder très tranquillement, et surtout le mesurer à l’âme de son temps, où, sauf aux armées, la vertu était très rare, l’ambition, la fureur d’arriver et de jouir, l’intrigue furieusement égoïste, presque universelles.

C’était un intrigant sans aucune conviction, qui s’est fait rapidement quelques idées politiques de circonstance quand c’en a été le temps et le moment et qui a joué sa partie, et qui l’a perdue, comme tant d’autres. Je ne vois pas qu’il y ait autre chose.

Et comme, rien qu’à le considérer de cette sorte, c’est déjà très intéressant, suivons rapidement Choderlos dans sa carrière politique.

Donc, il s’était marié en 1786. Quelques imprudences ou impertinences l’avaient fait mettre en disgrâce peu de temps après. D’autre part, — et l’on n’insistera jamais assez sur l’ordonnance de 1788, et M. Dard a bien raison d’appeler sur elle notre attention, et l’ordonnance de 1788 est tout simplement une des causes de la Révolution, et surtout de son succès — d’autre part, donc, l’ordonnance de 1788, réservant à « la première noblesse » les emplois d’officiers généraux, mettait la rage au cœur des officiers plébéiens et des officiers de noblesse récente, et Choderlos en était un.

Il sauta le pas ; il sollicita un emploi de secrétaire des commandements du duc d’Orléans. Il l’obtint par des protections bien ménagées, peut-être par l’appui des loges maçonniques, peut-être par l’effet du scandale même de son fameux roman, peut-être — mais il me semble qu’on n’en sait rien — parce que le duc d’Orléans le connaissait déjà personnellement et avait flairé en lui le génie d’intrigue et, alors, serait juste le mot de Talleyrand : « L’ambition de Laclos, son esprit, sa mauvaise réputation, l’avaient fait regarder comme un homme à toute main qu’il était bon d’avoir avec soi dans les circonstances orageuses. »

Toujours est-il qu’il obtint cette place et se fit mettre en congé, comme militaire, pour la remplir, en octobre 1788.

Il fut ravi. — C’était sa perte.

Quatre ans plus tard, il eût été sur les champs de bataille et aurait fourni une carrière militaire très probablement admirable, à coup sûr très belle.

Dès lors, jusqu’à sa mésaventure de 1793, trois périodes : Avant Londres ; à Londres ; après Londres.

Avant Londres, Laclos a la main dans toutes les intrigues infiniment compliquées du Palais-Royal. Il soudoie les émeutiers ; il ménage les entrevues de Philippe avec les chefs du mouvement révolutionnaire ; il écrit les professions de foi ou les discours de Philippe candidat ou de Philippe conspirateur ou conciliabulaire. Il est l’esprit de Philippe, qui n’en avait aucunement. Il est l’âme même du Palais-Royal. Il voit ou croit voir tout conspirer en faveur de ses desseins. Philippe est très populaire. Il verse l’argent à flots. On l’estime très démocrate. On voit en lui la réalisation de cette « démocratie royale » qui fut, pendant une année ou deux, le rêve de l’époque. On le sait détesté de Marie-Antoinette, ce qui est un brevet de civisme et ce qui équivaut, dans les idées du temps, à avoir toutes les vertus et toutes les qualités du monde. Laclos voit les cieux ouverts.

Brusque revirement. Par une menée très habile et très énergique de Lafayette, et par suite de la faiblesse de caractère de Philippe, Philippe est exilé, j’entends qu’il est expédié à Londres comme ambassadeur extraordinaire. C’est une défaite pour Laclos.

À Londres. — Mais Laclos ne perd pas la tête. Pendant que son maître, ambassadeur pour rire, passe son temps à fréquenter tous les champs de courses de la Grande-Bretagne et se fait mépriser de la famille royale anglaise par ses mauvaises mœurs et par son manque de savoir-vivre, Laclos, sous le nom de son maître, entretient, avec le comte de Montmorin, une correspondance diplomatique où il fait preuve d’une perspicacité, d’une rapidité et sûreté d’informations, d’une entente des grandes affaires, auxquelles Montmorin rend hommage et qui le font connaître en France pour autre chose qu’un intrigant de palais et un politicien louche. Laclos se révéla à lui-même en ce séjour de Londres. Il reconnut, sans étonnement, du reste, à ce que je pense, qu’il était né diplomate. Plus tard, il y songea toujours, jusqu’à sa dernière année, et toujours rêva de rentrer dans la diplomatie, — il l’écrit à plusieurs reprises, — et, sans doute, il ne reprit du service militaire que pour revenir par cette voie dans la carrière des relations extérieures.

Même, et précisément, à cette correspondance avec M. de Montmorin il songe avec complaisance, en 1800, quand il écrit à sa femme :

« Je t’invite à te procurer le livre dont l’indication suit : Correspondance de Louis-Philippe d’Orléans avec Louis XVI, la Reine, Montmorin, Liancourt, Biron, La Fayette… Je peux t’assurer que toute la correspondance de Londres est parfaitement exacte, à quelques phrases ou quelques mots estropiés près, comme cela arrive presque toujours quand il n’y a pas d’auteur qui surveille le prote d’imprimerie. Or, il n’y avait ni l’auteur de droit ni l’auteur de fait… Ce recueil peut fournir un excellent article sur le degré de confiance que mérite l’opinion publique et sur la différence qu’il faut faire entre les matériaux d’histoire et les mémoires du temps. Quant aux lettres qui se trouvent à la suite qui ne sont plus correspondance de Londres et dont il n’est pas l’auteur, je n’ai pas les mêmes preuves, ou plutôt la même conscience de leur authenticité ; mais j’y crois… Voilà bien des bavardages sur une chose dont je ne m’occupe plus depuis longtemps. »

Malgré la dernière ligne que j’ai citée, on voit comme Choderlos tient à affirmer qu’il est l’auteur de cette correspondance de Londres et comme il est fier de l’avoir écrite.

Après Londres. — Quand Philippe et son inséparable Laclos revinrent de Londres, les événements avaient marché. On était à la veille de Varennes. Philippe n’était plus aussi populaire, ayant été un peu oublié pendant son exil, et l’on marchait à grands pas vers la République. Laclos se démena de tout son cœur. Il acquit une certaine autorité au club des Jacobins (qui n’était encore qu’à demi républicain), contribua très puissamment à l’organisation du jacobinisme en province et eut encore une très grande situation politique, quoiqu’il soit certain que les facultés de l’orateur lui manquassent. Varennes arriva. Laclos voulut jouer ce que M. Dard appelle assez bien la « suprême partie » pour faire proclamer Philippe roi de France ou à peu près. Il lit accepter, assez difficilement, mais enfin il lit accepter aux Jacobins, le 17 juillet 1792, un projet de pétition ainsi conçue :

« Les Français soussignés demandent formellement que l’Assemblée nationale ait à recevoir, au nom de la nation, l’abdication faite le 21 juin (jour du départ pour Varennes), par Louis XVI, de la couronne qui lui était déléguée et à pourvoir à son remplacement par tous les moyens constitutionnels. »

Ces cinq derniers mots étaient de Laclos, qui les avait ajoutés subrepticement au texte rédigé par Brissot, lequel texte s’arrêtait au mot remplacement. Cette addition, puisque la Constitution était monarchique, indiquait la déposition de Louis XVI et l’installation de Philippe comme régent. C’était, comme dit très spirituellement M. Émile Dard, la « cartouche orléaniste dans le fusil républicain ».

Avec ou sans cette addition, la pétition était, du reste, factieuse, puisque l’Assemblée nationale avait décrété, longtemps après Varennes, le 15 juillet, l’inviolabilité du roi. La pétition fut discutée en ses termes, et surtout relativement à l’addition de Laclos, en plein Champ-de-Mars, rapportée aux Jacobins, foudroyée par un décret de l’Assemblée qui reconnaissait formellement Louis XVI comme roi. La partie était perdue ; mais Laclos était marqué intrigant orléaniste d’une façon éclatante, indélébile et pour toute sa vie.

Aussi, dès que Philippe fut décrété d’arrestation, et même quelques jours avant, Laclos fut-il arrêté lui-même et incarcéré à l’Abbaye, puis à La Force, puis à Picpus. Il resta emprisonné (sauf un court élargissement) huit mois, depuis le 1er avril 1793 jusqu’au 3 décembre 1794.

Désormais, il devait être sage et le plus correct des hommes.

Sous le Directoire, il obtint une placé de secrétaire général des hypothèques, ce qui est une chose assez plaisante pour un ancien militaire, un ancien diplomate et un ancien pseudo-Warwick. Il est clair que le Directoire ne voulait placer l’ancien orléaniste ni dans la diplomatie ni dans l’armée. Aux hypothèques il le jugeait inoffensif. Il y resta trois ans, très tranquille.

Le 18 Brumaire arriva. Nul doute que Laclos ne l’eût souhaité de toute son âme, comme tous les Français du reste. Qu’il y ait coopéré, contribué, je n’en crois rien ; je crois que Laclos, depuis sa prison, était guéri ; en tout cas, absolument rien ne le prouve. Mais il en profita très largement. Il demanda à reprendre du service, et Bonaparte l’accueillit favorablement. Il le confirma dans son grade de général, qu’il avait eu un moment, avant sa prison, et l’envoya au Rhin d’abord, puis en Italie. Laclos se conduisit habilement et bravement, malgré ses soixante ans, et revint à Paris après une très belle campagne. Renvoyé de nouveau en Italie, en 1803, la dysenterie le terrassa à Tarente, le 5 novembre.

C’était un homme sans aucun principe et sans aucune conscience et qui n’a, pour plaider pour lui, que ses vertus domestiques, dont on ne peut guère douter après avoir lu sa correspondance. Il était extrêmement intelligent, d’esprit lucide, de décision hardie, de sang-froid imperturbable, de grand courage, et inaccessible, jusqu’à la fin, à la désespérance et aux défaillances de cœur. Étudié de près, c’est un bon professeur d’énergie. C’est surtout un beau joueur et d’un admirable « estomac », comme on dit dans le jargon de tous les jeux, qu’ils soient du tripot, de l’amour, de la politique ou du hasard. Sa carrière en zigzags est toute naturelle de la part d’un homme qui suivait les circonstances et se laissait conduire à elles, avec le secret dessein, quelquefois réalisé, de leur rendre la pareille. Il fut admiré, méprisé et craint : admiré des hommes secondaires et des hommes de moyen ordre, qui démêlaient bien en lui des parties, fort réelles, d’homme supérieur ; — méprisé des hommes vraiment de premier rang, qui sentaient bien que le demi-succès suffisait, sinon à le satisfaire, du moins à le désarmer ; et soyez sûr que Napoléon, en le replaçant, a marqué, à la fois, qu’il le jugeait intelligent et qu’il le tenait pour inoffensif ; — craint, enfin, des hommes qui se méprisaient eux-mêmes et se jugeaient nuls, relativement à lui, c’est à savoir par tous les hommes du Directoire.

Il est assez représentatif des Français moyens de 1780-1800, qui souhaitaient un monarque bourgeois, antinobiliaire, largement dépensier, avec lequel on eût à « gaigner » et qui se souciaient peu qu’il s’appelât Philippe ou Napoléon, pourvu qu’il s’appelât Égalité. Il a été de l’un à l’autre, dominant le premier, et pour cause ; écrasé de la grandeur du second, pour cause encore. Somme toute, il a été assez malheureux et n’a pas rempli tout son mérite, ce qui est toujours regrettable au point de vue général, mais ce qu’on est dispensé — tout compte fait, il est peu sympathique — de regretter très précisément pour lui.

Retour aux lettres §

M. Jules Lemaître a fourni toute une carrière littéraire très brillante ; il est assez jeune pour « couvrir » un second stade exactement de la même longueur, et même un peu plus long, s’il va jusqu’aux bornes moyennes de la vie productive et féconde.

Et ce sera un spectacle très intéressant.

Les existences littéraires ainsi coupées, par le milieu, d’une interruption et comme d’un relais, sont très curieuses à observer. J’en pourrais citer cinq ou six. Je n’en citerai que deux, l’une et l’autre d’auteurs dramatiques.

Racine eut, en 1677, une année climatérique. Il eut, en cette année, de très gros ennuis et d’assez grands bonheurs. Il fut comme à un tournant. Bref, il quitta le théâtre et la littérature sans esprit de retour. Il fut homme de famille et homme de cour ; il s’occupa un peu d’histoire ; il se refit une âme religieuse, de quoi il était un peu besoin. Somme toute, il oublia la littérature.

Douze ans après, il rentra triomphalement par Esther et Athalie, et, s’il n’était pas mort prématurément, c’était tout un nouveau théâtre et toute une nouvelle littérature dramatique, presque inconnue en France avant lui, ou de laquelle, au moins, on s’était désaccoutumé, qu’il allait donner à l’histoire intellectuelle de son pays.

À un degré plus bas, mais à une place encore très honorable, Crébillon le père, le père Crébillon, comme on disait déjà de son temps, avait débuté très brillamment au théâtre et s’était acquis, fort jeune, une très belle réputation. Brusquement, en 1726, il cassa le crayon qu’il appelait sa lyre, pour parler, s’il vous plaît, comme Buffon, et il rentra dans un tel silence que l’on crut qu’il était mort, à tel point que plus tard, quand il reparut, on dut lui dire : « Est-ce à vous, Monsieur, ou à monsieur votre fils que l’ai l’honneur de parler ?… »

Il s’était confiné chez lui, fumant toute la journée, environné de chiens, de chats, de corbeaux et autres animaux qui le consolaient des hommes et passant, dit-on, son temps à composer des romans qu’il n’écrivait pas et que, grâce à sa mémoire prodigieuse, il se récitait à lui-même pour charmer ses loisirs. Il n’y avait pas d’écritoire dans sa maison.

Causes de tout ceci ? On ne sait. Probablement un gros chagrin. Il avait perdu sa femme vers 1726. Ne riez donc pas. Il y a des hommes que la perte de leur femme jette dans la mélancolie.

Brusquement, en 1745, et comme Racine, notez ce point, sous l’influence et la douce sollicitation d’une grande dame, il rentra dans la lice, avec un succès tel, comme vous savez, que Voltaire en entra en ébullition.

Or, et ne doutez pas que ce ne fût là que j’en voulusse venir, or, dans ces deux cas, le talent de l’homme de lettres fut renouvelé et revivifié par ce long repos. À différents degrés, bien entendu, et chacun au leur, Racine et Crébillon, non seulement, après le relais, furent aussi bons qu’à leurs débuts, mais, tous les deux, ils furent meilleurs.

Ils se ressemblent d’ailleurs par plusieurs points, et si Racine quitta le théâtre parce qu’il se maria, et Crébillon parce qu’il devint veuf, ce qui est une différence, tous les deux furent des tragiques du genre terrible et non pas du « genre tendre » comme on a dit sottement de Racine ; tous les deux s’interrompirent un long temps juste au milieu de leur carrière, et tous les deux eurent des fils qui furent des littérateurs et qui, avec du talent, ne ressemblèrent pas du tout à leurs pères. Il ne faudrait pas pousser le parallèle plus loin qu’où je le mène, ni même, entre nous, aussi loin.

Mais, l’essentiel à retenir, c’est que voilà deux hommes à qui cela n’a fait que du bien soit de se reposer, soit de se détourner pendant un long temps.

Quand j’y songe, je ne sais si ce ne serait pas une très bonne méthode.

— L’inspiration, a dit Baudelaire, l’inspiration, c’est de travailler tous les jours.

Je veux bien ; mais il n’y a pas de règle sûre, et l’inspiration pourrait bien être aussi de laisser, pendant certains laps de temps, un nouvel être intellectuel se former lentement en soi, pour le déployer et le produire plus tard. Après tout, Corneille aussi, — j’ai dit que je pourrais vous en citer cinq ou six — de Pertharite à Œdipe, pendant sept ans, s’est reposé, et, quand il a reparu, ce fut, s’il vous plaît, avec Œdipe et Sertorius. Je n’ai pas besoin, peut-être, de vous avertir que la nature se repose pendant l’hiver et que l’hiver est la saison la plus fertile de l’année. Aucun naturaliste sérieux ne me démentira.

J’ai donc pleine confiance dans la rentrée de M. Jules Lemaître, surtout à l’âge qu’il a. M. Jules Lemaître s’est distingué également, de 1880 à 1897, dans trois genres très différents et qui, à quelques yeux, paraissent presque s’exclure, c’est à savoir la nouvelle, le théâtre et la critique littéraire. Il a donné Les Contemporains, les Impressions de théâtre, Myrrha, Serenus, La Révoltée, Le Mariage blanc, Les Bois, L’Aînée, Le Pardon, etc. Il a renouvelé la critique ; il a honoré l’art de conter ; il a donné, au théâtre, une nouvelle note très personnelle, avec cette particularité assez rare qu’il a trouvé le moyen de faire entendre, sur la scène, un dialogue qui fût, en même temps, très naturel et très littéraire, ce qui est presque l’impossible.

Que fera-t-il, maintenant ? Sans aucun doute, il fera surtout comme le bon nègre, éternellement digne de toute estime ; il continuera. Mais je ne serais pas étonné qu’il nous apportât quelque chose de très nouveau, de sensiblement nouveau, au moins. Il a changé de monde, d’atmosphère, d’entours. Avec son extrême sensibilité intellectuelle, il a dû se faire tout un magasin et tout un répertoire de sensations, d’impressions et aussi d’idées générales toutes nouvelles et que ni lui n’était, il y a sept ans, habitué à contenir en lui, ni nous accoutumés à trouver dans ses œuvres.

Je ne serais pas surpris qu’il se tînt moins, désormais, dans le domaine sentimental et dans l’analyse des ressorts légers et souples du cœur. Déjà il fit, autrefois, Les Rois et Le Député Leveau, qui ne sont pas, s’il vous plaît, des pièces politiques, chose horrible, mais des pièces de psychologie politique, ce qui est tout différent ; des pièces ressortissant à ce que les Allemands appelleraient soit la « psychologie des peuples », soit la « psychologie des classes ». Il y a peu de doute pour moi — encore que M. Jules Lemaître ne m’ait honoré d’aucune confidence, ce qui tient à ce que je ne me suis point permis de lui en demander aucune, — que M. Jules Lemaître ne marche, désormais, souvent, du moins, dans cette voie, mieux connue, du reste, et très élargie.

Un solitaire de la Thébaïde voit, un jour, arriver, dans son désert, un vieil ami d’enfance qu’il n’avait pas vu depuis quarante-sept ans.

— Bonjour, mon frère, lui dit-il ; eh bien ! comment va le genre humain ?

M. Jules Lemaître, depuis six ou sept ans, a été un peu regarder comment allait le genre humain. C’est un petit voyage de reconnaissance. La reconnaissance est une vertu, une vertu littéraire. M. Jules Lemaître a, désormais, une notion plus étendue du peuple, de la petite bourgeoisie, du monde particulier des politiciens, des classes qui sont dites dirigeantes depuis qu’on les a priées de ne plus diriger rien, des peuples étrangers aussi, et de leurs sentiments, remplis, comme on sait, de sollicitude à notre égard ; de toutes sortes de choses enfin qui n’étaient en lui, naguère, qu’à l’état d’intuitions et qui y sont, maintenant, à l’état de savoir très précis. Je ne serais pas bien étonné que, de tout cela, ne sortît une littérature et, en particulier, une littérature dramatique tout à fait inédite, et très essentielle, et pleine de suc et de moelle.

Voulez-vous que je vous dise qui, au cas où il aurait été, soit dégoûté, soit détourné de la politique, nous eût donné, soit sous forme de souvenirs, soit sous forme d’affabulations romanesques, soit, et surtout, sous forme de comédies décemment aristophanesques, des œuvres admirables de vérité et de relief et de vie ? C’est Gambetta. Pour quiconque a reçu seulement quelques confidences relativement à sa correspondance, encore sous le cèdre, la chose ne fait pas de doute.

Il est excellent, ou que les littérateurs se jettent, un temps, dans la politique ou que les hommes politiques, à un moment donné, se ramènent à la littérature.

Les tours d’ivoire, voilà qui est bien. Elles sont belles. Oui ; mais il faut qu’on en soit sorti et qu’on y soit rentré, pour qu’elles soient remplies.

Octave Gréard,
par Mademoiselle Bourgain §

Voici un très bon livre sur un des hommes qui ont fait le plus d’honneur au dix-neuvième siècle. Octave Gréard, qui, Dieu merci, n’a eu aucune popularité, qui — j’ai été bien près de répéter l’exclamation précédente — commence à être ignoré des nouvelles générations, même lettrées, qui a été une des plus belles figures du triste temps que nous avons vécu, j’entends de 1848 à 1900. Personne n’a été plus laborieux, personne n’a été de conscience plus nette et personne n’a eu plus de talent ; personne, non plus, n’a fait davantage dans l’histoire, quelque étonnement qui doive accueillir cette assertion.

C’est qu’il y en a qui travaillent, ou qui chantent plutôt, ou qui crient, dans les hauteurs de l’édifice, et ceux-là sont vus et sont connus. Et il y en a qui travaillent dans les soubassements, dans les substructions, aux réparations nécessaires ou aux contreforts indispensables sans quoi croulerait tout l’édifice. M. Octave Gréard était de ceux-ci : il se consacrait à l’instruction du peuple, à toutes les améliorations et réformes que l’enseignement réclamait et exigeait. Ces œuvres sont obscures. On ne s’aperçoit du bien ou du mal qui s’en est suivi que très longtemps après que les ouvriers ont disparu. Il n’y a pas de gloire « argent comptant » à recueillir dans la carrière de pédagogue.

De plus, M. Octave Gréard, par une dignité dont il avait le plus grand souci et le plus grand soin, peut-être par une timidité qu’il déguisait en dignité et en froideur, était un homme qui maintenait trop ses distances pour qu’il ait été bien connu. Il fallait, pour écrire un livre complet et certain sur Octave Gréard, quelqu’un qui, à la fois, pût embrasser et comprendre son œuvre publique, et pour qui l’homme même eût bien voulu se détendre et s’attiédir. Je crois que nous avons à peu près trouvé le personnage qu’il nous fallait en Mlle Bourgain.

Mlle Bourgain a été admise dans l’intimité de M. Gréard à Villers-sur-Mer, pendant les vacances, pendant cette période de l’année où, comme M. Gebhart nous l’a révélé à la stupéfaction générale, « le long de la mer retentissante, M. Gréard montait à cheval » ; pendant cette période de l’année où, comme Mlle Bourgain nous l’apprend, M. Gréard causait avec un paysan, avec un vieux maçon et avec ce petit ami babillard à qui il a sauvé la vie et qui était un ruisseau.

Et, d’autre part, Mlle Bourgain a été le collaborateur de M. Gréard pour plusieurs ouvrages importants, et, enfin, elle est évidemment un professeur, très curieux de questions pédagogiques et absolument capable de les comprendre à fond.

La mémoire de M. Gréard était donc entre très bonnes mains. Je ne reprocherai à Mlle Bourgain que de n’avoir mis aucune ombre au tableau. Elle déclare, aux premières lignes, avoir voulu « avant tout », en sa « pieuse audace, glorifier un maître ». Ce n’est pas avant tout qu’il faudrait ici pour l’exactitude ; c’est uniquement. Il n’y a pas une demi-ligne de « réserves », comme on dit, c’est-à-dire de demi-critique, dans tout ce livre. Tout le long de ce volume, M. Octave Gréard est admiré. Certes, j’estime qu’il me faudrait un peu chercher pour trouver des défauts à M. Gréard ; mais, enfin, j’en trouverais si je voulais et je le voudrais si j’écrivais un volume sur lui ; je le voudrais, tant pour serrer du plus près possible la vérité, qui n’est jamais sans mélange de bien et de mal, que pour donner aux qualités tout à fait extraordinaires de cet homme tout leur éclat, par le moyen de quelques légers repoussoirs. Il faut qu’on démêle la « piété » dans une étude d’un disciple sur son maître ; il ne faut pas qu’elle s’étale, et je ne suis pas ennemi d’une certaine discrétion, même dans le culte. Si j’ai jamais un panégyriste, je veux qu’il ait vu mes défauts ; et je le veux, non point du tout par humilité chrétienne, mais pour qu’il ne soit pas soupçonné, à ne montrer que mes qualités, de plus d’invention que d’observation.

Ce dernier mot ne soit point dit pour Mlle Bourgain. Tout ce qu’elle a dit d’Octave Gréard est très juste, a été très bien vu et observé avec finesse ; mais, encore, une lumière moins uniforme donnerait mieux la sensation de la vie.

L’auteur a, d’abord, tracé à grands traits la biographie, d’une si belle simplicité, d’Octave Gréard. Heureux les hommes qui n’ont pas d’histoire ! Heureux ceux qui peuvent dire d’eux, selon le mot bien trouvé de Cherbuliez :

— Mes seules aventures, ce sont mes pensées.

De ce nombre fut Gréard. Sa vie apparente est tout simplement une série de promotions, un curriculum de bon professeur devenu administrateur ; sa vie plus cachée aux yeux de la foule, ce sont ses travaux d’administrateur. Ils furent incessants et ils furent énormes. Mlle Bourgain les suit dans tous les domaines où ils se sont exercés : enseignement primaire de Paris, que Gréard a renouvelé de fond en comble ; enseignement maternel, enseignement des adultes, écoles d’apprentissage ; enseignement secondaire classique, enseignement secondaire moderne ; enseignement secondaire des filles ; enseignement supérieur…

Cette carrière est d’un beau dessin. Par le hasard des nominations, M. Gréard, comme s’il avait choisi cette route, a commencé par la base, comme directeur de l’enseignement primaire de Paris, puis a abordé les parties moyennes et les parties supérieures, comme recteur de l’Académie de Paris, sans compter qu’il fut un peu ministre, pendant que l’était son ami Goblet, lequel, de son aveu, ignorait tout de son ministère et consultait sur tout son cher et infaillible recteur.

Gréard suffisait à tant de tâches, sans aucune hâte ni précipitation (excepté quand il marchait dans la rue), grâce à son incroyable puissance de travail, à sa lucidité d’esprit et, enfin, à sa méthode de distribution du temps.

M. Gréard pouvait travailler littéralement, et sans rien des exagérations que l’on met toujours dans ces calculs-là, douze ou treize heures par jour, ce qui est environ le double de ce que les plus grands travailleurs donnent réellement au labeur.

D’autre part, son esprit était un filtre extraordinaire. Tout devenait clair en passant par son cerveau. Une commission présidée par M. Gréard était toujours, non seulement dans la question, ce qui, déjà, est si rare, mais au centre de la question, à moins que M. Gréard n’eût ses raisons pour désirer qu’elle n’y fût pas, et, alors, personne n’aurait pu l’y amener. M. Gréard était le prince des discussions et il en était le tyran, sans qu’on s’aperçût jamais du joug, si ce n’est quand on était sorti de la salle.

Enfin, sa méthode de distribution du travail n’était pas à la portée de tout le monde, mais elle explique qu’il pût tant fournir. Son point de départ, c’était la soirée, et c’est à savoir se coucher tôt. Jamais n’aller dans le monde, jamais n’aller au théâtre. Voilà le point de départ. Grâce à cela, il était levé à cinq heures du matin et pouvait travailler « pour lui », pour ses travaux littéraires, jusqu’à neuf heures. À neuf heures, il déjeunait légèrement, et ce déjeuner léger lui permettait parfaitement d’attendre le dîner de sept heures ou sept heures et demie.

Ce régime, que quelques-uns jugeront antihygiénique, mais qui lui fut parfaitement inoffensif pendant quarante ou cinquante ans, lui permettait, à ces heures où Paris vous laisse tranquille, de onze heures à trois heures, d’abattre une besogne immense, et, à partir de trois heures jusqu’à sept, de se livrer en proie à toutes les commissions, réunions, audiences, conférences ministérielles, que l’on voulait. Après son dîner, il ne s’occupait que de ses petits-enfants ou d’une lecture légère, je veux dire superficielle.

C’est ainsi que fut menée la vie la plus active, sans aucune fièvre, que l’on ait peut-être jamais vue et que l’administrateur le plus dévoué au « service » et qui peut-être en inventait plutôt, trouva le temps d’écrire plusieurs livres de patientes recherches, de haute pensée et de beau style.

Ce que l’on connaissait le moins de lui, comme je l’indiquais déjà en commençant, c’était l’homme, qui mettait autant de soin, sinon à se dissimuler, du moins à se tenir sur la réserve que d’autres à se déployer. On le trouvera dans le livre de Mlle Bourgain. Non pas que celle-ci ait fait le portrait. Elle semble n’avoir pas voulu se le permettre et le « culte » a sans doute séché le pinceau entre ses doigts. Mais elle fut le confident d’Octave Gréard, et elle a gardé de lui beaucoup de lettres intimes, et elle en cite des fragments, et c’est là que nous trouvons l’homme, et, partiellement au moins, l’homme que nous ne connaissions pas.

Gréard, ami de cœur de Prévost-Paradol, ne l’oublions pas, était extrêmement sensible. On pouvait s’en douter à ce reste de timidité, évident pour l’œil exercé, qui existait en lui ; mais on n’en était pas sûr, la timidité pouvant avoir d’autres sources que la tendresse de cœur et moins saines et moins saintes. Mais il n’en faut pas être en doute à cette heure : Gréard était d’une sensibilité profonde.

Mlle Bourgain dit très bien : « S’il ne se livrait guère, c’est qu’il ne se livrait qu’à bon escient » ; mais aux siens, et à quelques amis très rares, il se livrait et se révélait homme d’affection, de tendresse susceptible et alarmée, mais frémissante, comme fonde d’un ruisseau sous la glace.

Personne, peut-être, n’a eu davantage et plus avant dans la vie le besoin d’être aimé, le besoin d’aimer et la pudeur craintive de ces deux sentiments. Personne ne fut plus blessé de ce qui était, dans un homme ou dans un auteur, sécheresse. Il va sous une forme abandonnée et du reste encore hésitante, dans une lettre familière, un jugement de lui sur Sainte-Beuve, jugement qui était encore inédit et qu’il convient de citer aussi complètement qu’on le peut d’après Mlle Bourgain :

« … D’où vient que Sainte-Beuve, qui comprenait si finement les choses de la croyance, se montre si peu délicat dans les sentiments qui avoisinent la foi, j’entends la délicatesse dans l’amitié, dans l’amour ; que sa poésie soit si matérialiste, si brutale [un peu trop fort] parfois ? que son esthétique ait si peu d’envolée ? que son goût, sûr et large en général, semble, en certains moments, comme desséché, sans l’émotion, qui fait le charme ? D’où vient que, alors qu’on est le plus entraîné par le talent de l’analyste, on reste en défiance à l’égard de l’homme ? Il m’a ravi de tant de pages qui n’ont pas d’égales dans notre littérature, que je voudrais toujours l’aimer, et, il n’y a pas à dire, j’y sens de la résistance. C’est surtout quand je ne suis plus en présence du texte que certains souvenirs ont [pour moi] le goût de cendres. À la réflexion, je sens ses misères morales comme je ne crois pas les avoir encore aussi vivement senties… »

Cette confidence est extrêmement importante. En somme, c’est le cœur de Gréard, son âme délicate et tendre, un peu féminine, il faut dire le mot, qui ne peut pas donner pleine hospitalité à Sainte-Beuve. C’est un critérium, c’est une marque.

Au fond, disons-le donc, — et Mlle Bourgain, qui le sait, j’en suis sûr, ne l’a pas suffisamment dit, — il était profondément triste. Des mots lui sont échappés, à lui qui savait si bien se contenir, qui ont une étrange et une douloureuse sonorité :

« Je n’ai jamais été vraiment heureux. » — « Toutes les âmes sauraient-elles se résigner à placer le bonheur dans le contentement de soi ? Heureusement, a-t-on pu dire avec autant de bonheur que de justesse, il y a autre chose ici-bas que le bonheur. »

Devant les landes de Bretagne :

« Il est bon d’avoir, parfois, devant les yeux, ces grands horizons de tristesse : c’est, à certains jours, la leçon de la vie. »

D’où venait cette tristesse qui, pour moi, ne fait aucun doute ? D’un fond inné de mélancolie ? Peut-être. Du maniement quotidien et perpétuel des hommes ? Peut-être ; et ce serait ce que j’appelle la tristesse administrative, très nettement cataloguée dans mes fiches. Peut-être tout simplement de ce que Gréard, né professeur et écrivain, a regretté toute sa vie d’avoir été amené par les circonstances à cette carrière administrative où, cependant, il réussissait si admirablement.

« Tout cela, disait-il [administration], ne laisse pas l’esprit ni la plume aussi libres qu’on le voudrait. »

Et il « enviait » — il l’écrit — son ami, M. Levasseur.

Eh, mon Dieu, il est possible. Il faut qu’on sache qu’il y a des vies admirables qui n’en sont pas moins des vies manquées. Qui n’envierait Sainte-Beuve ? Or, il a été dévoré toute sa vie du regret d’être critique.

Quoi qu’il en soit, Gréard fut une grande âme triste et douce, masquée de gravité un peu solennelle et armaturée de dévouement au « service ». Il était expédient, et Mlle Bourgain l’a fait un peu, de la montrer sans décoration et sans armature. Tant s’en faut qu’elle y perde.

La pseudo-Académie des Beaux-Arts,
par M. Henry Lapauze §

M. Henry Lapauze, déjà suffisamment connu pour ses études sur Ingres et le musée de Montauban, sur Latour et le musée de Saint-Quentin, etc., et très expert historien d’art, publie aujourd’hui, avec une introduction qui est une excellente page d’histoire, les procès-verbaux, qui lui ont coûté une peine infinie à bien lire et à éditer correctement, d’une Société maintenant peu connue, mais qui a eu une assez grande importance pendant la Révolution française et qui a sa place marquée dans l’histoire de l’art et même — et je dirai plutôt : surtout — dans l’histoire générale.

Cette Société, c’était… Ah ! voilà ! Comme elle a changé sept ou huit fois de nom, elle n’est pas très facile à désigner en un seul mot, ni même en une seule ligne. Appelons-la provisoirement la pseudo-Académie des Beaux-Arts.

On sait assez que, en 1790, l’Académie de Peinture et de Sculpture existait encore ; et l’on sait aussi qu’en 1795 l’Académie des Beaux-Arts fut rétablie sous une nouvelle forme et comme classe de l’Institut. Mais la pseudo-Académie des Beaux-Arts dont je parle a eu cette destinée assez curieuse d’être créée avant la mort de l’Académie de Peinture et de Sculpture et en vue de sa mort et pour la faire périr ; et, d’autre part, de survivre quelque temps à la restauration de l’Académie de Peinture et de Sculpture sous le nom de Classe des Beaux-Arts. En d’autres termes, elle a été quelque temps une contre-Académie ; puis elle a été une pseudo-Académie ; puis elle est devenue une vice-Académie ; puis elle est morte. Et l’on voit assez que jamais la France n’a été dénuée d’une Académie des Beaux-Arts ; et que, pendant quelques années, elle en a eu deux.

Cette pseudo-Académie a été fondée en septembre 1790, sous le nom de Commune des Arts. Elle comprenait environ trois cents membres. C’était une assemblée d’artistes, opposée au cénacle trop restreint et sentant trop, prétendait-on, l’air renfermé, qui s’appelait l’Académie de Peinture et de Sculpture.

Elle fut, en quelque sorte, estampillée officiellement le 4 juillet 1793 (avant l’abolition de l’Académie de Peinture et de Sculpture), par un décret de la Convention, qui la chargeait, conjointement avec la Commission des monuments, « d’effacer ou changer » les attributs et inscriptions rappelant, sur les monuments publics, le temps de la Royauté. La Commune des Arts était ainsi constituée en véritable Académie officielle, et tout de suite, pour marquer la chose, elle s’intitulait « Commune générale des Arts ». Il eût été plus juste de s’appeler « Académie des Inscriptions… à effacer » ; mais la plaisanterie n’était peut-être pas de saison.

Un mois et quelques jours après, l’Académie de Peinture et de Sculpture était abolie, comme toutes les autres, et la Commune générale des Arts restait toute seule.

Un peu plus tard (septembre 1793) elle redevint, avec plus de simplicité républicaine, la Commune (tout court) des Arts.

Plus tard encore, très suspectée de modérantisme, elle se réorganisa, devint plus nombreuse encore qu’elle n’était, admit à peu près tout homme qui était reconnu comme artiste par quelques-uns de ses membres, même les artistes femmes (après longues et vives discussions), même des adolescents de dix-huit ans, même des enfants au-dessous de cet âge (comme non délibérants, il est vrai) ; et s’appela tantôt Société Populaire des Arts, tantôt Société Populaire et Républicaine des Arts.

Cette période (décembre 1793-juillet 1794) fut celle où régna sur elle le fameux David, qui l’avait créée, couvée, élevée, mais qui n’avait pas eu, dans ses commencements, sur elle, une autorité despotique.

Cette période est en même temps, et par conséquent, l’époque des délations et « épurations ». La Société des Arts a son Fouquier-Tinville. C’est Wicar, bras droit de David, lequel dénonce devant elle les pensionnaires de l’École de Rome, et, plus généralement, les artistes français vivant en Italie et qui sont suspects de royalisme, d’aristocratisme ou de modérantisme. Xavier Fabre a « trahi lâchement sa patrie en jurant d’être l’esclave de Louis XVII ». Il faut que le prix (tableau) de Xavier Fabre, sujet de Louis XVII, soit arraché des salles de l’École souillée de la ci-devant Académie, traîné aux pieds de l’arbre de la Liberté, où il sera mutilé par chacun des membres de la Société (ils sont mille) et que ces débris soient brûlés et leurs cendres jetées au vent aux cris mille fois répétés de : « Vive la République ! » — Il faut que les artistes qui auront été reconnus par les bons patriotes comme intimement liés avec les artistes contre-révolutionnaires ci-dessus nommés (Fabre et un autre) soient regardés comme « suspects et déclarés incapables de remplir aucun emploi de la République ». — Il faut que « le nommé Gauffier, continuant à rester à Florence peintre en titre de l’infâme lord Hervey, ministre d’Angleterre et protégé par le soi-disant prince Auguste et par ses rapports avec l’aristocratie cardinalesque de Bernis (ambassadeur de France à Rome, révoqué en 1791 ; mais resté à Rome), le tableau de Gauffier soit descendu ou qu’il soit tourné vers la muraille »… — Il faut que « Desmarais, émigré à Pise, Tierce, émigré à Livourne, gens intimement liés avec Corneil, Fabre, Gagneraux l’aîné, Gauffier et plusieurs autres, et plusieurs artistes encore qui semblent balancer entre l’émigration et la rentrée dans leur patrie, aient deux mois pour fixer leur irrésolution, après lequel temps ils seront regardés comme émigrés et mis hors la loi ». — Il faut que les artistes traîtres émigrés, formellement reconnus comme tels, et ce sont Laffite, Meynier, Gois fils, Michalon, Daudrillon, Moinet, Varon, Deburc, Girard et Bidau fils, « voient leurs noms envoyés à leur département respectif pour y être inscrits officiellement sur la liste des émigrés ».

Cette « charrette » fut très discutée, mais finalement approuvée par la majorité de la Société (26 nivôse an II — janvier 1794).

Thermidor finit par arriver, qui fut une douche d’eau froide, malgré la date. David était vaincu et se terrait. Wicar fut expulsé de la Société, on ignore, ce me semble, à quelle date ; mais le fait est sûr ; et la Société devint un peu réactionnaire ou, tout au moins… thermidorienne. En pluviôse an III, quelqu’un fait remarquer que le buste de Marat a disparu de la salle des séances. Qui l’a fait disparaître ? Un membre dont le nom ne figure pas au procès-verbal déclare que c’est lui, agissant en conformité du décret de la Convention. Cela ne suffit pas au zèle thermidorien de l’assemblée. Elle réclame le buste ; on le cherche ; on le trouve ; on l’apporte et il est brisé séance tenante.

Cependant, voici 1795. L’Institut est fondé. L’Académie de Peinture et de Sculpture renaît sous la forme et sous le nom de Classe des Beaux-Arts. Il est à remarquer que c’est la Commune des Arts, ou Société des Arts, comme vous voudrez l’appeler désormais, qui semble avoir donné son nom à la moderne Académie des Beaux-Arts. Car, avant 1793, il y avait une Académie de Peinture et de Sculpture, une Académie de Musique et de Danse, une Académie d’Architecture ; mais il n’y avait pas d’Académie des Beaux-Arts réunis. C’est la Commune des Arts qui a été la première Académie des Beaux-Arts tous ensemble et elle passa son nom, en quelque sorte, en 1795, à la Classe des Beaux-Arts ; et, enfin, quand cette classe reprendra son nom d’Académie, elle sera l’Académie des Beaux-Arts, des Beaux-Arts réunis, ce qu’était précisément la Commune des Arts et ce qui n’avait pas existé sous l’ancien régime.

Et l’on voit, maintenant, et quelle était l’idée créatrice de la Commune des Arts et quel était le sens de ce mot Commune. Cela voulait dire : Société commune à tous les Beaux-Arts, autrefois séparés.

Aussi bien, la Société des Arts comprit tout le sens de son ancien titre, ce me semble, dès que l’Institut fut fondé et la classe des Arts établie. Elle songea à y revenir, à cet ancien titre. Car je lis, dans le dernier procès-verbal qu’on ait conservé d’elle (28 floréal de l’an III) : « Il est question de changer le nom de la Société Républicaine et d’y substituer celui de Commune. Un membre fait sentir que cette question est infiniment délicate et que l’assemblée n’est pas assez nombreuse pour en délibérer. Cette proposition n’a pas de suite. »

Elle n’en eut pas ce jour-là, mais elle en a eu évidemment plus tard ; car il y a aux Archives, non un procès-verbal précisément, mais un « extrait des délibérations de la Société de la Commune des Arts, du 7 mars de l’an IV ».

Cette date doit être une des dates extrêmes de l’existence de la Société en question. Elle prouve qu’elle existait encore au printemps de l’année 1790. Mais elle languissait, les procès-verbaux constatant le petit nombre des assistants en font foi, depuis le commencement de 1795. On peut dire, sans craindre de se tromper beaucoup, qu’elle a eu une existence de six années environ, dont deux et demie concurremment avec l’Académie de Peinture et de Sculpture, deux années pendant la non-existence de cette Compagnie, deux années (au plus) concurremment avec la Classe des Beaux-Arts.

Les tendances générales de cette Académie populaire ou, pour parler plus juste, de ce Congrès permanent des Artistes parisiens, ne sont point méprisables du tout. Cette association a visé au grand, et surtout au grandiose ; elle a été toute pénétrée de l’esprit de David ; elle a été toute « davidienne » et beaucoup trop, selon mon goût, mais le penchant, en soi, est plutôt noble et digne d’estime. Ce qu’elle combattait avec fureur, c’était, en art, la frivolité et l’obscénité. Elle méprisait la peinture de genre ; et sans aller, comme ce furibond de Wicar, jusqu’à demander pour eux la guillotine, elle répondait aux peintres de genre et aux peintres de fleurs qui sollicitaient leur part des travaux commandés par la Convention, « qu’ils étaient des artistes de pure fantaisie et que les encouragements de la nation ne devaient être réservés qu’à ceux qui, par leur crayon et les sujets qu’ils représentent, peuvent affirmer notre Révolution en propageant les belles actions et les vertus ».

De même, ils poursuivent l’obscénité comme un chien fait sa proie et la méprisent comme un Olympien fait un satyre. Seulement, — que voulez-vous ? et mettez-vous à leur place, — ils sont bien embarrassés pour la définir, et bien empêchés, quoique dessinateurs, pour tracer la ligne exacte de démarcation où finit la galanterie et où l’obscénité commence. Cette difficulté sera éternelle.

Où leur embarras n’est pas moindre, et peut-être est plus grand, c’est sur la question des règles. Convenait-il que la Société Populaire Artistique s’entendît sur certains principes généraux de l’art et les formulât et les recommandât ?

— Évidemment ! répondaient, d’instinct, presque tous les membres.

— Mais alors, nous sommes une Académie ! reprenaient-ils avec assez de raison.

Et à ces mots : « Nous sommes une Académie », on voyait

Leur front pâlir de honte et rougir de colère.

Plusieurs fois, ils ont repris cette question et ne sont pas sortis de leur embarras. Le jour où la discussion a été le plus sérieuse et approfondie, me paraît être le 18 septembre 1793. Ce jour-là, on discuta la question au fond et sans trop se préoccuper de la honte qu’il y aurait à « être une Académie » et sans trop dire :

C’est agir en tyrans, nous qui les punissons.

Un membre demanda que l’assemblée « posât enfin les principes », assurant « qu’on ne saurait nier l’existence de ces principes ». — Un autre membre l’appuya. Personne, d’abord, ne prit la parole pour nier qu’il y eût des principes. Mais, peu à peu, les divergences s’accusent. — Un membre, « tout en convenant qu’il y a des principes, demande si l’assemblée entend faire un code sur les arts, comme on fait un code civil, un code criminel ». — Un autre membre dit « qu’à proprement parler, il n’y a que les sciences que l’on puisse dire fondées sur des principes ; que les arts, dont le but est d’imiter la nature, ne sauraient être soumis à des principes démonstratifs ; que les objets, et les moyens de la nature étant infiniment variés, son imitation est presque toute du ressort du sentiment. Il cite les grands artistes qui n’ont consulté que la nature ; il cite aussi leurs imitateurs, qui, toujours, restèrent en arrière ; et les idées de l’opinant sont appuyées ».

Et cette fois non pas plus qu’une autre, ils n’en sortirent. Ce qu’il y a de certain, c’est que ce « code », ou « déclaration de principes généraux », ne fut jamais rédigé.

Il y a, comme dans tous les procès-verbaux d’assemblées de ce genre, des détails amusants et très instructifs relativement à l’esprit du temps et aux mœurs du temps. Comme quelqu’un propose le moulage des « antiques » de Rome, un membre déclare, d’abord que ce moulage coûterait extrêmement cher et que la République est pauvre, et, ensuite, que cette dépense lui paraît inutile ; car « il lit dans son patriotisme (pluviôse an II) qu’à la campagne prochaine, les armées républicaines seront maîtresses de tous les chefs-d’œuvre de Rome ». — Le rédacteur du procès-verbal ajoute naïvement : « L’assemblée manifeste son vœu pour l’accomplissement d’un si merveilleux pronostic. »

Le compte rendu d’une fête artistique républicaine est aussi très savoureux. On voit, comme de ses yeux, vivre ces grands enfants, aimables et sympathiques en somme :

« Les membres de la Société Populaire Républicaine des Arts et ceux du Club Révolutionnaire s’assemblèrent dans le lieu ordinaire des séances ; le bureau fut placé devant le tableau des Droits de l’Homme, et la musique immédiatement, sur une estrade dressée à cet effet, au-dessous… À midi, le président prit place au bureau, et lors, la musique nationale ouvrit la séance en faisant retentir la salle d’un air majestueux. Le citoyen Chemard, artiste du théâtre de la rue Favart, accompagné par les différents instruments, chanta un hymne intitulé le Parnasse Républicain… L’idée des neuf Muses, allégoriquement combinées avec la Liberté, a excité les plus vifs applaudissements… Après différents airs et marches, dont la diversité entretenait cette gaieté qui doit régner dans les fêtes républicaines, le citoyen Bienaimé lut un discours, dont la dernière phrase était un appel à la mélodie ; et, aussitôt, la salle retentit du son des instruments. Les jeunes élèves s’emparèrent du trophée qui était sur le bureau… et tous les citoyens qui emplissaient la salle défilèrent dans cet heureux désordre qui peint la liberté d’une fête composée d’artistes. On traverse toutes ces salles (du Louvre) où, jadis, dans les bras d’un fauteuil ainsi que sur un trône, la froideur compassée reposait son orgueil ; le cortège arrivé dans le jardin des Arts, une partie des jeunes élèves portent, sur leurs épaules, l’arbre de la Liberté, et, toujours conduit par la musique qui exécutait des airs patriotes (sic), on éleva ce signe, la terreur des tyrans et la consolation du peuple. Le citoyen Jacques Le Brun lit un discours, terminé par le serment suivant, qui fut prononcé par tous les artistes : “Nous jurons de n’employer nos travaux qu’à célébrer la vertu et tout ce qui pourra concourir à l’utilité de la République.” À ce moment majestueux, où la religion du serment exigeait que le caractère de la fête fût sévère, succéda la gaieté franche. Une coupe remplie d’un (sic) jus de la treille fut donnée au président par la main innocente d’une jeune fille. Il fit une libation sur l’arbre. Alors, les toasts multipliés se renouvelèrent. Chacun but en souhaitant à l’arbre une longue végétation. Plusieurs rondes terminèrent cette fête, la réunion de tous les artistes patriotes républicains. »

Encore un extrait curieux et très important pour ce qui est de connaître le tour d’imagination qui régnait alors. Du 8 brumaire an III (c’est sur le déclin de la Société) :

« La Société Républicaine des Arts, de Peinture, Sculpture, Architecture, et Gravure (encore un titre nouveau : elle en a eu dix)… considérant que… arrête qu’elle met à l’ordre du jour et qu’elle fera insérer, dans les journaux, les questions suivantes : — I : Le costume français est-il susceptible d’être rendu plus commode et plus beau ? Serait-il bon qu’il fût uniforme ? Cette uniformité est-elle compatible avec les divers travaux, les différentes professions qui occupent les citoyens ? En un mot, quels changements utiles peut-on opérer sur cet objet ? — II : Quel serait l’emblème le plus simple et le plus significatif pour représenter le peuple français régénéré ?… — III : Quel serait, également, l’emblème le plus propre à représenter la République française ? — IV : Quels sont les défauts que la raison et le goût proscrivent dans nos représentations théâtrales ? — V : Quel emploi peut-on faire, en général, de l’allégorie, pour qu’elle soit un langage intelligible à tous les citoyens ? »

J’abrège. On voit qu’à une foule de points de vue, l’histoire de la vie et des travaux de la Commune des Arts est extrêmement intéressante. M. Lapauze n’a point perdu son temps à en publier, avec une extrême diligence, les documents authentiques et à la résumer, en son excellente introduction, avec autant d’impartialité que de précision lumineuse.

De l’autre côté de l’eau §

Il ne faut pas se borner à étudier les mœurs françaises avec le plus de diligence et le plus de pénétration que l’on peut y mettre ; il faut — et pour mon compte, dans la mesure très restreinte de mes sources d’information, j’y fais tout mon effort — s’enquérir de ce que la moralité devient chez les peuples les plus éloignés du nôtre, non seulement par leur situation géographique, mais par leur tour d’esprit et de tempérament.

Voici, par exemple, les États-Unis d’Amérique. La population des États-Unis d’Amérique est très intéressante pour le moraliste, parce qu’elle est complexe, infiniment mêlée, composée d’Anglais, d’irlandais, d’Allemands, de Français, d’italiens et même de Basques, qui sont, de toutes les races, la race la plus originale, j’entends la plus inconnue quant à ses origines.

Cependant, faisons bien attention. Toutes les études que l’on fait sur les États-Unis, leurs mœurs et leurs façons de vivre portant toujours sur les États du Nord, cela simplifie singulièrement le problème ethnographique ; car la population nord-américaine est beaucoup moins mélangée que cela. Elle est tout entière (ou à très peu près) composée d’Anglo-Saxons et d’Allemands. C’est cette « race victorieuse », tant anglaise qu’allemande, c’est cette race antilatine, très contemptrice (voyez les discours du président Roosevelt) de la race celto-latine ou gallo-romaine, c’est cette race « qui n’est pas roumi » et qui, en effet, a très peu subi l’influence de la civilisation romaine ou y a très vite échappé, c’est cette race anglo-allemande, qui peuple tous les États du Nord de l’Union américaine.

Or voici deux documents, assez importants tous les deux, sur l’évolution morale de cette race au Nouveau-Monde. Ces deux documents c’est le livre de M. Carnegie et un article très étudié, très informé et assez documenté de M. Mariott Watson sur la femme américaine.

Vous savez déjà ce que c’est que le livre du très respectable et très généreux gentleman qui s’appelle M. Carnegie. Le livre de M. Carnegie pourrait être intitulé Conseils aux jeunes gens pour faire fortune consciencieusement. L’honnêteté en est absolue et le culte pour l’honnêteté, la superstition même à l’égard de l’honnêteté y est radicale et intransigeante. Fort bien.

Seulement, il n’est question là-dedans que d’argent, que de gagner de l’argent, que de faire de l’argent, que d’amasser de l’argent. Évidemment, l’auteur de ce livre n’a jamais songé, depuis l’âge de quinze ans, qu’à gagner de l’argent, et ensuite, sachons-le reconnaître, qu’à le dépenser de la manière la plus généreuse et la plus intelligente.

Et, arrivé à la vieillesse, en face des générations nouvelles, il ne songe absolument qu’à leur dire : « Gagnez de l’argent, songez à gagner de l’argent et aux vrais moyens de gagner de l’argent. Les voici, mes enfants, les voici. Écoutez. Prenez la méthode scientifique de gagner de l’argent ! »

M. Carnegie, qui ne laisse pas d’être de sa race et, par conséquent, d’avoir de l’humour, me répondrait sans doute, s’il me lisait : « Mon Dieu, cher Monsieur, un orfèvre n’est écouté que s’il parle orfèvrerie, et un corroyeur que s’il parle cuirs. Qu’est-ce que je suis, moi ? Un pauvre diable de milliardaire. Qu’est-ce que je sais faire de mes mains et de ma tête ? Des milliards, pas autre chose, mon bon Monsieur. Dites-moi de faire une statue, un pastel, un thermomètre ou une omelette, ou un livre, je me récuserai avec confusion et fermeté. Je ne sais fabriquer que le milliard. À la vérité, quand il s’agit de fabriquer le milliard, j’y ai la main et personne ne viendra m’y remontrer. À fabriquer le milliard propre, net, bien fini et à pouvoir dire : « Voilà qui est joli et bien fait », je n’en crains pas un. Mais c’est vrai que je ne sais confectionner que le milliard. Dès lors, sur quoi voulez-vous qu’on me consulte, sur quoi voulez-vous que je suppose qu’on me consulte, et sur quoi voulez-vous que je donne ma consultation ? Sur le milliard. C’est cela que je connais, et c’est cela que j’enseigne, et c’est sur cela que je fais un livre. Ne sutor ultra crepidam. Si je vous demandais de faire un livre sur la façon de gagner dix milliards, reconnaissez que vous seriez bien embarrassé. Vous n’avez pas même les éléments de la question. Vous n’êtes pas documenté. Avouez que vous n’êtes pas documenté. Vous le feriez peut-être ; mais vous le feriez de chic. Ce serait peut-être très gentil ; mais ça sonnerait diablement le creux. Mon livre à moi a des dessous solides. Enfin, je parle argent, parce que c’est sur cela que j’ai des informations ; et c’est ce que tout le monde devrait faire. »

Il est vrai. Mais d’une part, on voit bien que M. Carnegie est tout plein de son sujet, si j’ose m’exprimer ainsi, et s’en entretient lui-même, dans le même temps qu’il en entretient les autres, avec une extrême complaisance ; et d’autre part, on sait que son livre a eu un succès immense en Amérique ; y est devenu tout de suite livre classique et livre national et que M. Carnegie est considéré là-bas comme le moraliste américain par excellence. La morale américaine la plus pure, la plus élevée, la plus noble semble donc bien être celle-ci : « Gagner de l’argent, le plus possible, honnêtement. » Money and honesty.

Cela, certes, n’est pas méprisable ; mais ce n’est pas un idéal d’une sublimité enivrante ou imposante. Ce n’est pas un Standard of life bien éclatant. On s’étonne que le drapeau des États-Unis soit semé d’étoiles.

Maintenant si tel est « aux États » l’idéal des hommes, quel est, d’après ceux qui, évidemment, sont bien renseignés, l’idéal des femmes ? Voici ce que nous en dit M. Mariott Watson. Selon cet auteur, la jeune fille et la jeune femme américaines ne sont pas autre chose que des machines à manger de l’argent, des machines très élégantes, très polies, très luisantes et très brillantes en leurs dehors, mais de pures et simples machines à manger de l’argent, de simples dévoreuses de dollars. S’appuyant sur l’autorité d’une moraliste américaine, Mrs George West, qui a dit : « L’Américaine perd rarement son cœur et ne perd jamais la tête » et sur ses observations personnelles, qui paraissent avoir été nombreuses et attentives, la moraliste anglaise Mrs Mariott nous fait de l’Américaine le portrait suivant.

Égoïste, autoritaire, volontaire, indépendante et individualiste jusqu’à en être antisociale et comme « anarchiste », l’Américaine veut « vivre », pour employer le mot féminin qui était si à la mode dans les comédies françaises d’il y a dix ans, et qui commence, heureusement, à être désuet ; elle veut vivre, c’est-à-dire s’amuser, s’amuser et s’amuser encore, par le luxe, par les voyages, par les fêtes, par une trépidation perpétuelle, surtout par le seul fait, très amusant, comme on sait, et qui a son ivresse, de dépenser l’argent et de le jeter à pleines mains dans toutes sortes de fantaisies et, du reste, dans n’importe quoi, pourvu qu’il cascade comme le Niagara. En conséquence, tout ce qui est devoir lui répugne fort ou, pour mieux dire, lui est insupportable : devoir conjugal, devoir familial, devoir maternel ; et elle s’y dérobe le plus possible et le plus constamment possible. Le devoir lui est une gêne et l’accomplissement du devoir lui paraîtrait une abdication de son idéal. Femme d’indépendance, femme de plaisirs, femme contemptrice de tout devoir, telle est l’Américaine des classes riches.

Et ce qui résulte de la comparaison des Américaines des classes riches et des Américaines des classes moyennes et des classes pauvres, c’est qu’il n’y a pas de différence. De l’enquête faite par Mrs George West, déjà nommée, sur l’Américaine du peuple, enquête qui a été publiée et qui a été ornée et honorée d’une préface du président Roosevelt, il appert que la femme américaine des classes inférieures n’a pas un autre caractère, ni d’autres mœurs, ni une autre conduite, ni un autre idéal, standard, que sa sœur des classes opulentes.

Ceci n’est pas pour m’étonner le moins du monde. D’abord c’est fondé sur des faits observés et ensuite c’est la chose du mondera plus naturelle. L’aristocratie ne sera jamais un vain mot parce que, là où l’aristocratie a perdu tout pouvoir, il y a une chose très remarquable, c’est qu’elle le garde tout entier. Elle le garde comme puissance d’exemple ; elle le garde comme force de modèle, elle le garde comme gouvernement d’opinion. Rien n’est plus stupide et rien, aussi, n’est plus constant dans l’humanité. Rien n’est plus stupide. Ce qui serait, non pas excellent, sans aucun doute, mais bien meilleur ou beaucoup moins mauvais, c’est que les classes supérieures imitassent le peuple. Évidemment ! Le peuple c’est la majorité de l’humanité, c’est, à négliger les fractions, l’ensemble de l’humanité. L’axe de l’humanité est donc en lui. C’est lui qui, inconsciemment ou consciemment, a en lui le secret de la prolongation et du maintien de la race. Ce qu’il fait, c’est, à peu près, ce qu’il faut faire pour que la race dure et se soutienne. N’en déplaise à Nietzsche, c’est encore lui qui sait à peu près comme il faut se conduire pour ne pas tomber dans le trou ; c’est encore lui qui est à peu près dépositaire de la vraie morale. C’est donc l’aristocratie qui devrait, je ne dis pas précisément imiter le peuple, mais s’inspirer du peuple ; et non pas le peuple qui devrait s’inspirer de l’aristocratie.

Seulement — ah ! je sais bien ! — comme ce que l’aristocratie a toujours en face d’elle dans le peuple, c’est un peuple qui s’est déjà perverti par l’imitation de l’aristocratie, si elle imitait le peuple qu’elle a en face d’elle, ce qu’elle imiterait ce serait elle-même et pire qu’elle-même, puisque ce serait elle-même dans une contrefaçon maladroite ; et nous voilà au rouet.

Je le sais parfaitement. Ce qu’il faudrait c’est que l’aristocratie prit sa morale dans le peuple, mais dans le peuple aux époques particulières, rares, mais il y en a, où, pour telle cause ou telle autre, le peuple avait cessé d’imiter l’aristocratie et mettait tout son soin et tout son orgueil et toute sa conscience à ne l’imiter point et à vivre selon son instinct à lui.

Quoi qu’il en soit de ces hautes considérations, d’où je descends, ce qu’il y a de vrai, c’est que, le plus souvent, le peuple a une tendance parfaitement détestable à imiter ceux qui, par la puissance de la naissance ou par la force de la fortune acquise, sont au-dessus de lui ; et que la femme américaine des classes inférieures imite la femme américaine des classes en évidence ; et il n’y a rien là qui me surprenne le moins du monde.

S’il en est ainsi, si « aux États », du haut en bas, les hommes ne songent qu’à faire des affaires, et les femmes qu’à mener une vie de plaisir, nous avons affaire à un peuple composé de deux moitiés en opposition directe, mais aussi composé de deux moitiés parfaitement complémentaires. Les hommes ne pensent qu’à faire de l’argent et les femmes qu’à le dévorer ; le peuple masculin fait des dollars et le peuple féminin les absorbe ; le peuple masculin est chrysogène et le peuple féminin chrysophage ; le peuple masculin frappe le talent et le peuple féminin le fait fondre. C’est preuve, du reste, que les choses sont ainsi, le proverbe américain bien connu : « Le mari est un homme qui fait de l’argent pour sa femme ». À compléter seulement par cette contrepartie : « La femme est un être qui mange l’argent fait par le mari. »

Il faut avouer que si ces deux vocations sont très bien complémentaires, comme j’ai dit, et quoique opposées, et parce qu’elles sont opposées, s’ajustent admirablement bien l’une à l’autre ; elles ne sont ni l’une ni l’autre très élevées, ni très pratiques, dans le véritable et complet sens du mot. Les Américains ont la prétention d’être le peuple civilisateur par excellence et d’être à la tête de la civilisation, ou plutôt d’être l’agent de civilisation le plus puissant qui soit à cette heure sur la planète. Depuis cent ans environ tous leurs moralistes, tous leurs poètes et tous leurs romanciers nous le disent à l’envi. Je ne leur dissimulerai point du tout que si leurs hommes et leurs femmes sont vraiment ce que les dernières nouvelles nous assurent qu’ils sont, ils tournent précisément le dos à la civilisation.

La civilisation, et en cela je ne crois pas que les temps modernes diffèrent aucunement des temps anciens, repose sur beaucoup de choses, mais avant tout, peut-être, sur le mépris de l’argent, soit de l’argent à gagner, soit de l’argent à dépenser. La pauvreté des particuliers et la richesse de l’État, c’est précisément le secret des nations fortes. Les nations fortes sont celles où le citoyen méprise l’argent pour lui et ne l’estime que consacré à de grandes œuvres sociales (soit nationales, soit d’associations libres). Les nations fortes sont celles où les citoyens n’ont pas besoin d’argent et n’en gagnent, n’en font, que pour que leur nation soit forte, ou forte l’association dont ils font partie, le groupement auquel ils appartiennent, etc. Donc, il n’est pas défendu de gagner de l’argent, mais à la condition d’en profiter très peu pour soi-même et d’en faire une source de forces où puisent largement l’État, la province, la cité, la société, la confrérie.

Là où le citoyen « fait de l’argent pour sa femme », c’est-à-dire pour sa maison, c’est-à-dire, en définitive, pour lui ; là où la femme entend que l’argent soit fait pour elle et pour elle seule, à la vérité beaucoup d’hommes vivent des industries de luxe que ce train de dépenses entretient ; mais, d’une part, il n’y a pas de réserve ; il n’y a pas d’épargne sociale, il n’y a pas de capital national, il n’y a pas de trésor patriotique, ce qui est un péril immense ; et, d’autre part, il y a de mauvaises habitudes prises, des vices contractés, de mauvaises mœurs établies, ce qui revient à dire que, de même que tout à l’heure il n’y avait pas de réserve métallique, il n’y a pas non plus de réserve morale, de capitalisation d’énergie vraie, d’énergie transmissible et héréditaire. Au contraire, usure chez l’homme trop fébrilement laborieux et épuisé par le travail, et usure chez la femme trop fébrilement dépensière et épuisée par le luxe, aussi déprimant, on le sait, que le labeur. Et quels enfants cela fera, il faudra voir ! Comme dit Reynold à son père, dans Madame Caverlet : « Et puis alors, le petit-fils que tu désires tant, tu sais, Daniel, tu verras quel avorton ! »

Nous n’en sommes pas encore là, mais il faudrait faire attention. Il faudrait prévoir et craindre. Évidemment les Américains sont très jeunes. Ils n’ont pas cent trente ans. Ce sont des jouvenceaux. Ils jettent leur gourme. Leur joie de vivre joue quelques tours à leur bon sens, qui est solide, et à leur instinct de la civilisation qui, je crois, est encore un peu obscur, mais qui est droit. Le peuple qui a la meilleure constitution politique de l’univers ne peut pas avoir un sens de la vie très erroné. Le peuple qui a Franklin pour grand-père ne peut pas se tromper très profondément et très longtemps sur la route à suivre dans le labyrinthe de l’existence. Il a le fil.

Cependant il faut qu’il prenne garde et que, par mépris de « la vieille Europe radoteuse », il ne fasse pas une boulette de papier froissé des articles de M. Mariott, quoique trop acidulés, ni surtout des livres de Mrs West, évidemment dépourvus de toute jalousie internationale et pénétrés du plus pur patriotisme américain.

Franklin recommandait surtout le travail, l’économie, le respect de soi et les vertus domestiques.

Était-il encore trop européen, trop bourgeois de Londres ? Il est possible. Cependant je ne crois pas qu’on puisse errer beaucoup à suivre un peu sa vieille routine. Que dirait le « Socrate américain » en contemplant son peuple chéri ? Il ne serait pas mécontent assurément ; mais peut-être manifesterait-il quelques inquiétudes. Il ne faut pas donner d’inquiétude au bonhomme Richard. Joseph de Maistre disait : « Tout le secret de la politique consiste à consulter l’almanach. » Tout l’élixir de longue vie est peut-être dans l’almanach du bonhomme Richard.

Les Mystères de l’histoire, par M. Andrew Lang. Traduction de M. Teodor de Wyzewa §

M. Andrew Lang a écrit, pour les revues anglaises, une dizaine d’articles sur les points les plus obscurs de l’histoire moderne, et ces articles ont été extrêmement goûtés ; et M. Teodor de Wyzewa les a traduits en français très pur et très élégant.

Ces mystères de l’histoire sont les suivants : le Masque de Fer (peut-être vous y attendiez-vous un peu), Gaspard Hauser, Jacques de la Cloche, le comte de Saint-Germain, la conspiration des Gowrie, l’assassinat d’Escovedo, etc.

Vous me direz :

— Il n’y a pas un Louis XVII ?

— Non, il n’y a pas un Louis XVII.

— Qu’est-ce que c’est qu’un volume sur les mystères de l’histoire où il n’y a pas un Louis XVII ?

— Je sais bien ; mais encore le livre d’Andrew Lang a, néanmoins, son intérêt. Il ne faut pas trop demander. Il ne faut pas même demander ce qu’on croyait être certain d’obtenir. Cela même est de l’indiscrétion.

En général, M. Andrew Lang penche, en ces mystères de l’histoire, pour la solution qui est la plus éloignée de la légende. Il croit qu’on erre d’autant moins qu’on voit moins de romanesque dans l’histoire.

Ainsi, Gaspard Hauser a été considéré comme un fils de duc, un fils de margrave ou un fils de Napoléon Ier. Pour M. Andrew Lang, et il le prouve très bien, Gaspard Hauser est un simple hystérique simulateur, qui n’a pas dit un mot de vérité pendant les trois ans qu’il a vécu à Nuremberg ; qui a inventé sur lui-même le meilleur roman qui se puisse, à savoir un roman non construit, non suivi, fait simplement de vagues indications que chacun relie entre elles à sa manière ; du reste se contredisant absolument d’une phrase à l’autre.

C’était probablement un simple jeune rustique, qui a quitté ses parents pour une cause ou pour une autre, probablement pour cause de manie itinérante, et qui a cherché à apitoyer les bons bourgeois de Nuremberg par des histoires de brigands et l’indéfectible attrait du mystère.

Quant à sa mort étrange, M. Andrew Lang est persuadé que ce fut un suicide. Il montre que Gaspard Hauser n’en était pas au premier essai de blessures faites par lui-même sur lui-même dans le dessein d’attirer sur lui l’attention et l’intérêt. La dernière fois, il se sera seulement frappé un peu trop fort et un peu trop juste. Sur cette dernière partie de l’enquête, les M. Lang sont moins convaincants et ses preuves moins abondantes. Il me reste un doute, et sans doute aussi à lui-même.

Pour ce qui est du Masque de Fer, la pensée maîtresse de M. Lang est bien la même. On a dit que le Masque de Fer était un frère de Louis XIV, ou un ministre de Louis XIV, ou un personnage politique très considérable, ou Molière ; plus modestement, on a dit que c’était un tout petit diplomate italien, Mattioli. C’est plus historique, puisque c’est moins romanesque.

Mais si l’on était moins romanesque encore ? Si l’on tenait le Masque de Fer pour un simple domestique ? C’aurait plus de chance d’être vrai, étant plus plat. « L’humble vérité », disait Maupassant. Jamais, semble-t-il, la vérité n’est assez humble pour M. Lang.

Et, de fait, il nous prouve assez bien que, peut-être, Mattioli a eu un masque de fer, c’est-à-dire de velours, mais qu’il est mort en 1694 (assez probable, en effet, ceci), et que le Masque de Fer, c’est-à-dire de velours, poursuivi par les yeux inquiets de l’histoire jusqu’en 1703, et mort à Paris, à la Bastille, en 1703, est un autre.

Et quel autre ? Un simple Martin. Un simple valet de Roux de Marsilly, nommé Martin et possesseur, et seul possesseur, après la mort de son maître, de secrets importants.

Et je reconnais que la thèse est assez fortement étayée et présentée avec un grand air de vérité. Ce valet de tragédie est, en tout cas, bien intéressant, et, s’il fut ce que M. Lang croit qu’il a été, il a dû avoir de fortes satisfactions de vanité. Être le voisin de cellule, à Sainte-Marguerite et à Pignerol, de Fouquet et de Mattioli, et savoir que, comme prisonnier, il est de beaucoup plus d’importance que Mattioli et Fouquet ; et savoir peut-être (et pourquoi non ?) qu’il passe vaguement pour une tête découronnée — et se dire :

« Je m’appelle Martin et ne suis qu’un valet ;

mais je compte pour beaucoup plus, dans les préoccupations, dans les terreurs et dans les instructions de M. de Louvois, que ces très grands seigneurs qui m’entourent », — cela, certes, a dû flatter l’orgueilleuse faiblesse de son cœur.

Toujours est-il que si ce que pense M. Lang est confirmé, ce n’aura été que deux cents ans et plus après sa mort que l’on aura pu dire :

Le masque tombe ; un valet reste

Et le héros s’évanouit.

Ce Masque de Fer, en somme, pour M. Lang, est un personnage en deux personnes : il a en lui du Mattioli et du Martin ; « les fortunes des deux hommes se sont trouvées combinées en un même mythe ». Eh bien ! il y a un autre personnage à double existence, celui-ci véritablement de haute naissance. C’est Jacques de la Cloche. Ce Jacques de la Cloche était presque sûrement un fils naturel du roi d’Angleterre, Charles II. Seulement, voici : est-il mort obscurément, sous une robe de jésuite ; ou, après avoir été jésuite, s’est-il jeté dans une vie d’aventures, mêlée d’emprisonnements et de bastonnades et est-il mort en mécréant ?

Les uns croient que le jésuite et l’aventurier ne font qu’un, les autres que l’aventurier n’est qu’un faux Smerdis, un faux Dimitri, un faux de la Cloche enfin, qui a revêtu la personnalité du fils de Charles II, s’est posé en prétendant et a mené la vie, très courte du reste, que je viens d’indiquer.

La question reste très douteuse. Il est bien certain que le jésuite disparaît absolument de l’histoire à tel point qu’on n’en entend plus du tout parler, juste au moment où l’aventurier de Naples apparaît. Il est bien certain que beaucoup de choses alléguées par l’aventurier de Naples ont été reconnues comme très exactes et comme ayant très bien pu être dites par le jésuite. Il est bien certain que les choses mêmes qui faisaient douter de l’identité de l’aventurier de Naples, en dernière analyse, sont pour la confirmer ; que, par exemple, on disait alors : « Il se dit prince anglais, et il ne sait pas un mot d’anglais ! », et que précisément, Jacques de la Cloche, le petit jésuite, né à Jersey, ne savait pas d’autre langue que le français. Etc.

Mais, d’autre part, il y a certain testament de ce petit aventurier de Naples qui est d’un homme qui ne saurait rien des choses d’Angleterre, des choses de la famille royale ni, pour ainsi parler, de lui-même, s’il était fils de Charles II, et qui, en somme, est un modèle d’absurdité.

Quid ? « Il faut être honnête homme et douter », comme disait Mérimée, que je réponds qui aurait pris le plus grand plaisir du monde à lire le captivant volume de M. Lang.

Il y a des cas, du reste, où M. Lang sait ne pas douter et avoir une opinion ferme. C’est l’esprit le plus juste du monde. Il ne tient pas à apporter une solution, et là où il n’y a pas de solution sûre, il ne dit point qu’il y en ait une ; mais là où sa conviction s’est faite, il ne se pique pas, non plus, d’un élégant scepticisme. Ainsi, il a révisé nettement, contre l’avis des juges du temps, le procès d’Elisabeth Canning.

Cette Elisabeth, que vous ne connaissez peut-être pas (et, à vrai dire, il n’y a pas très longtemps que je la connais), cette Elisabeth était une fille de responsabilité limitée, comme disent les médecins, c’est-à-dire peu intelligente ; mais très bonne et honnête fille, connue comme très droite et très sûre en ses paroles, et qu’il n’y avait pas lieu du tout de suspecter a priori de mensonge.

Cette Elisabeth, le 1er janvier 1753, quitta sa mère et ses petits frères pour aller voir sa tante. Elle ne revint que le 29 janvier, hâve, livide, ensanglantée, en haillons, à demi morte. Que raconta-t-elle ? Qu’elle avait été frappée, étourdie, traînée et enlevée par deux hommes, puis séquestrée pendant vingt-huit jours dans une affreuse maison, où elle était gardée à vue par quatre femmes et jeunes filles à figure patibulaire, maltraitée par elles et nourrie aussi peu que possible ; qu’elle avait réussi, le 29 janvier, à se sauver en sautant de sa fenêtre sur un hangar.

On lui dit : « Ne serait-ce pas chez la Wells ? », et elle dit que c’était chez la Wells. Elle décrivait, non pas trop mal, mais insuffisamment, la maison. On l’y transporta. Elle s’y reconnut, à peu près, il faut le confesser ; mais à peu près seulement, il faut l’avouer aussi.

Enfin, on la crut provisoirement et l’on arrêta deux des quatre femmes. L’une, tenue pour principale coupable, fut condamnée à mort, l’autre à être marquée. On sursit à l’exécution parce qu’il y avait des protestations très fortes contre le jugement, entre autres celles du lord-maire. On trouva, à peu près encore, un alibi à la principale coupable et on la relâcha, ainsi que sa supposée complice.

Et ce fut au tour d’Elisabeth d’être accusée de « faux témoignage et parjure ». Elle fut condamnée à sept ans de déportation à la Nouvelle-Angleterre. Elle s’y maria honnêtement. Elle mourut en 1773.

M. Lang est convaincu qu’elle avait dit exactement la vérité. Il considère sa condamnation comme un forfait du bon sens. Il dit, très spirituellement, qu’Elisabeth Canning « a été une victime du célèbre “bon sens” du dix-huitième siècle. L’histoire qu’elle racontait était étrange et c’est un des principes du bon sens que ce qui est étrange ne peut pas être vrai ».

Je suis moins convaincu que lui. Qu’on m’entende bien. Je trouve que, dans cette affaire, il était impossible de condamner la Wells et son amie. Pour que ces femmes pussent être condamnées, il aurait fallu qu’Elisabeth eût prouvé que son histoire de séquestration était vraie. Or elle ne l’a vraiment pas prouvée ; il faut le reconnaître. Toute la confiance que M. Lang accorde à ses dires repose sur ceci qu’elle était une très honnête fille. Fort bien ; mais cela ne suffit pas. Elle était très honnête fille, mais sujette à des absences (ne jouez pas sur les mots, je vous en prie) depuis une blessure au crâne, qu’elle avait reçue dans son enfance. On ne peut s’en rapporter pleinement à elle. Donc, pour qu’on la crût, il aurait fallu qu’elle prouvât. Or, reconnaissons qu’elle n’a pas prouvé du tout. Donc, il n’y avait pas lieu de condamner la Wells et son amie, femmes, du reste, peu sympathiques ; et le lord-maire de 1753 avait raison.

Mais, d’autre part, condamner Elisabeth est tout aussi fou, sinon davantage. Elle a certainement dit ce qu’elle croyait être la vérité et ce qui l’était peut-être, et ce qui, peut-être, ne l’était point ; mais elle a certainement dit ce qu’elle croyait être la vérité. Elle était aussi innocente que possible. Les magistrats et jurés de 1754 n’ont pas été victimes de leur bon sens, comme dit M. Lang ; ils l’ont été de leur logique, d’une logique rigoureuse, étroite et misérable, dont il faut bien se rendre compte.

Ils (je les prends en bloc) ont condamné la Wells et son amie. On leur démontre que c’est très téméraire. Ils les relâchent. Bien. Alors ils se disent :

— Mais alors, si la Wells n’est pas coupable, c’est Elisabeth qui l’est, pour faux témoignage.

Et ils se sentent étreints par cette logique, et ils ne peuvent pas en sortir.

C’est cette logique qui est inepte. Les choses réelles n’ont pas la rigueur de cette logique-là. Vous avez relâché la Wells. Ce n’est pas à dire qu’elle fût innocente. C’est-à-dire seulement que sa culpabilité n’était pas suffisamment prouvée. Elisabeth n’a pas dit la vérité. C’est-à-dire seulement qu’elle ne l’a pas prouvée ; mais elle peut très bien n’avoir nullement menti. Elle a pu très bien s’imaginer, de très bonne foi, tout ce qu’elle a dit.

Faut-il avoir peur des contradictions — et la voilà, la tyrannie de la logique ! — pour croire que, parce qu’il n’est pas prouvé qu’une des parties soit coupable, il l’est que l’autre le soit ! Ô logique, voilà de tes coups !

Le seul mot, dans cette affaire, était non liquet ; et, quand non liquet, on doit, tout simplement, ne condamner personne.

Une autre affaire encore plus curieuse, est celle de Harrison. Oh ! celle-là est ineffable ! Avez-vous lu certaine nouvelle anglaise où un homme qui a été pendu pour avoir assassiné quelqu’un rencontre son assassiné dans le monde et lui offre un verre de gin ? L’histoire d’Harrison est presque aussi invraisemblable et elle est vraie.

Harrison, fermier de la vicomtesse Cambden, sort, un matin, pour aller au bourg voisin toucher des arrérages, et on ne le revoit plus.

On trouve, sur la route, son peigne, brisé, son chapeau, lacéré, et sa cravate, tachée de sang. De son corps, pas de nouvelles.

Son domestique, Perry, raconta des histoires fantastiques, terriblement compromettantes pour lui-même, pour sa mère et pour son frère, sans, du reste, avouer rien ; mais il y avait, dans ses histoires, si on les prenait au sérieux, de quoi faire condamner toute une famille et tout un clan.

On les prit au sérieux. Perry, sa mère et son frère furent menés devant la justice. Ils se défendirent stupidement. Ils nièrent l’assassinat, ils avouèrent certain vol dont ils n’étaient pas coupables, ce qui faisait figure de demi-aveu de l’assassinat. Enfin, ils furent condamnés tous les trois à être pendus, et ils furent très correctement pendus tous les trois.

Comme la suite de l’histoire le prouvera, Perry était fou, et il n’y avait que cela dans l’affaire.

Quelques mois après la pendaison, et c’est-à-dire deux ans après l’affaire, l’assassiné Harrison revint tranquillement chez lui. Ce qu’il raconta sur son absence était inouï. Il avait été, sur le chemin de sa maison, revenant du bourg, enlevé par deux cavaliers, lardé de coups d’épée, chargé, du reste, d’or à pleines poches, transporté dans un port de mer, embarqué, pris par des corsaires, vendu comme esclave chez les Turcs, traité durement et battu comme plâtre par un seigneur turc, son maître, qui avait quatre-vingt-sept ans, et qui était fort comme un Turc ; puis, il s’était évadé et était revenu.

Lui aussi était fou. Il n’y a que des fous dans cette histoire.

Fou ou menteur stupide, toujours est-il qu’il était vivant. On avait pendu trois innocents.

Mais la cravate, et le peigne, et le chapeau ? Apportés, sans doute, sur le chemin pour donner le change ; car la cravate était ensanglantée ; mais il n’y avait pas trace de sang sur le chemin. Apportés par qui ? Voilà ; on ne sait pas. Par les enleveurs d’Harrison, s’il a été enlevé ; par Harrison lui-même ou un confident d’Harrison, si Harrison a tout simplement fait une fugue.

M. Lang suppose qu’Harrison a été enlevé et séquestré par quelqu’un qui avait intérêt, à ce moment-là, à ce qu’Harrison, dépositaire de quelque secret politique, disparût pendant quelque temps. C’est une hypothèse un peu romanesque et M. Lang adonné ici dans le roman plus qu’à son ordinaire et tout à fait contrairement à ses tendances, lui qui est porté à écarter obstinément le roman et la légende de ces sortes d’histoires. Je croirais assez volontiers à une simple fugue d’Harrison, pour raisons toutes privées. L’histoire qu’il a racontée en revenant est plutôt celle d’un esprit simple et borné qui ne sait pas inventer, que celle que des hommes cultivés ou à demi cultivés auraient pu lui dicter et lui suggérer de produire.

Ce livre est amusant au-delà de tout ce que vous pouvez croire. Il prouve ce qui a été si souvent dit : « Vous voulez des histoires extraordinaires, dans la manière d’Edgar Poë ou d’Hoffmann ? Ce n’est pas difficile. Cherchez dans l’histoire. Le vrai dépassé tous les invraisemblables du monde. »

La physiologie de Flaubert §

Ce livre était à écrire et par un médecin. Il a été écrit, et c’est un médecin qui en est l’auteur, et ce médecin est très intelligent. Tout est au mieux.

M. le docteur Félix Dumesnil a présenté comme thèse, à la Faculté de médecine de Paris, non pas une brochure, comme les camarades, mais un « juste volume » de trois cent soixante pages, intitulé : Flaubert, son hérédité, son milieu, sa méthode, c’est-à-dire Flaubert considéré au point de vue scientifique.

Dans une première partie, l’auteur examine Flaubert en sa complexion. — Dans la seconde, il le considère en tant qu’ayant gardé beaucoup, même dans son talent, des influences qui ont pesé d’abord sur lui et comme ayant multiplié, dans ses œuvres, les portraits de médecins et les peintures absolument exactes de maladies et d’opérations. — Dans une troisième, enfin, beaucoup plus hasardeuse, il le considère comme ayant subi, même en sa méthode littéraire, les influences de la méthode scientifique, dont il avait été comme pénétré, ce qui, du reste, est très contestable, pendant sa jeunesse.

Je tiens la troisième partie de ce volume comme extrêmement intéressante en soi, quoique reposant sur une base fragile ; je tiens la seconde comme excellente, aussi bien en son fond qu’en ses développements, et je ne m’attache avec vous pour en causer qu’à la première, qui est la plus originale et qui nous manquait.

Autrement dit, si vous voulez, Flaubert, dans la seconde et dans la troisième parties, est surtout examiné comme médecin et, dans la première, il est examiné comme malade. C’est ce qui est moins connu et c’est sur quoi il a été dit des sottises ; c’est à quoi je m’attelle.

Tout le monde a été frappé du mélange, — et, pour mon compte, j’ai été jusqu’à dire de l’alternance, — chez Flaubert, du « romantisme » et du « réalisme ». Ceci est devenu un lieu commun de la critique. M. Dumesnil n’est pas d’un avis différent ; mais il s’essaye à trouver les causes profondes de ce dualisme, et il les trouve, d’une façon très vraisemblable, dans l’hérédité de Flaubert.

Gustave Flaubert est fils de deux grands bourgeois, très positifs, très réguliers, très rassis, très ordonnés, très peu artistes, aussi peu aventureux et tumultueux que possible ; et, par conséquent, le réalisme de Flaubert serait attribuable à son hérédité et son romantisme à sa date de naissance (1821) et à ses fréquentations de jeunesse.

Oui ; mais, s’il vous plaît, remontons, et il est certain qu’il convient de remonter. Par son père, Flaubert descend de toute une lignée de petits bourgeois champenois. Famille « ascendante ». Son grand-père, petit vétérinaire ; son père, médecin et grand médecin. — Mais, par sa mère, Flaubert descend des de Cambremer de Croixmare, qui furent marins, explorateurs, conquistadors et vrais Vikings. Voilà le dualisme expliqué.

Et, de fait, comme son père et comme, très vraisemblablement, ses ascendants paternels, Flaubert a vécu trente ans dans la même chambre, acharné au travail régulier et méthodique ; mais il a eu, très jeune, le goût des voyages et il a voyagé avec passion et enthousiasme, et il a rêvé voyages au long cours et explorations, et vie d’aventures et chasse au tigre, toute sa vie durant. Sa correspondance en fait foi en cent passages et, quelquefois aussi, ses romans mêmes. Nous voilà donc éclairés, d’une façon qui, au moins, est précieuse et qui, en tout cas, est intéressante, sur le dualisme de Flaubert. Ce dualisme a, ou peut avoir, très bien sa double racine dans toute l’hérédité de Flaubert.

Il n’y a même pas là atavisme, il y a bien hérédité. Car, malgré la définition de Littré, l’atavisme n’est pas la « ressemblance avec les aïeux », c’est le retour, apparemment accidentel et, à première vue, surprenant, à une faculté ou propriété qui fut celle d’un ou de plusieurs ancêtres éloignés ; tandis que l’hérédité est la continuation, chez les descendants, des caractères ordinaires de ses ascendants. Or, tous les ascendants maternels connus de Gustave Flaubert furent aventureux, jusqu’à sa grand’mère Fleuriot, qui était une Cambremer de Croixmare et qui se sauva de la maison paternelle pour suivre le jeune médecin Fleuriot, et qui fut internée pour ce fait et qui sauta par-dessus les murs du couvent pour épouser l’élu de son cœur. L’hérédité est très précise.

Et, maintenant, de quelle complexion, de quel tempérament était Flaubert ? Il était athlétique, comme les Cambremer, et il était neuro-arthritique, comme son père, lequel était arthritique, nerveux, et, avec la plus grande et la plus généreuse bonté du monde, sujet à des accès de colère qui faisaient tout trembler autour de lui, dans l’Hôtel-Dieu de Rouen.

Enfant, Gustave Flaubert avait peur dans l’obscurité, ce qui, du reste, est commun, à peu près, à tous les enfants ; et il tombait en faiblesse tout à coup, quelquefois en faisant sa lecture ou en étudiant sa leçon. Il fut chauve de bonne heure, signe d’arthritisme, et il eut, dès sa jeunesse, une timidité et une faculté de s’ennuyer à mourir qui, au degré où il les eut, sont des signes incontestables de prédisposition à la neurasthénie.

Cette neurasthénie devint de l’hystérie à partir de sa vingt-deuxième année.

Je dis, avec M. Dumesnil, de l’hystérie, et rien de plus, ou rien autre. Tout le monde sait que Maxime Du Camp, Pouchet, Edmond de Goncourt, bien d’autres à leur suite, ont assuré que Flaubert fut épileptique. M. Dumesnil, et c’est la partie la plus neuve comme la plus solide aussi de son ouvrage, a pris cette assertion à bras-le-corps et il l’a étouffée ; et c’est tout à fait mon avis qu’il n’en reste et n’en doit rester qu’un cadavre.

Je chicanerai seulement un peu M. Dumesnil sur ceci qu’il croit et qu’il répète à satiété que Maxime Du Camp, principal auteur de cette opinion, l’a répandue par malveillance contre Flaubert. — Que, depuis leur brouille très célèbre et même depuis la réconciliation ou le replâtrage, Du Camp ne fût pas très pénétré de bienveillance à l’égard de Flaubert, c’est très possible, et je l’accorderai sans me faire prier le moins du monde. Mais pourquoi Du Camp, en répandant le bruit que Flaubert était épileptique, aurait-il obéi aux suggestions de la malveillance ? Quel plus grand déshonneur y a-t-il à être épileptique qu’à être hystérique ? Et, par conséquent, quelle plus grande malveillance y a-t-il à déclarer Flaubert atteint d’épilepsie qu’à le déclarer atteint d’hystérie ? Il n’y a de déshonneur ni à l’un ni à l’autre, et, par conséquent, de malveillance, ni à avancer l’autre ni à avancer l’un.

M. Dumesnil assure que Flaubert fut hystérique. Vais-je l’accuser de vouloir salir la mémoire de Flaubert ? Non, assurément. Dès lors, pourquoi veut-il que j’attribue à de très vilains sentiments, chez ce très brave homme de Du Camp, l’assertion que celui-ci a faite de l’épilepsie chez Flaubert ? Est-ce que M. Dumesnil établirait une hiérarchie morale entre les maladies ? Ce serait bizarre de la part d’un homme intelligent, et particulièrement de la part d’un médecin.

La vérité, ce me semble, c’est que Du Camp a dit Flaubert épileptique parce qu’il le croyait ; parce que, à cette époque, la définition et délimitation et discrimination des maladies était moins précise et rigoureuse qu’elle n’est aujourd’hui ; parce qu’en particulier, l’hystérie masculine, relativement si fréquente, était mal connue et que même, si je ne me trompe, on n’y croyait pas ; parce qu’enfin, rien n’était plus naturel, en 1880, que de croire Flaubert épileptique, surtout quand on le croyait depuis 1843. Il ne faut donc substituer le diagnostic de l’hystérie à celui de l’épilepsie que dans l’intérêt de la vérité.

Pour ce qui est de la vérité, elle est bien, incontestablement, selon moi, du côté de M. Dumesnil. Voici les faits : Le 15 octobre 1843, sur la route de Pont-Audemer à Rouen, revenant à Rouen, avec son frère Achille, Gustave Flaubert conduisait le cabriolet. C’était la nuit, nuit sombre. Aux environs de Bourg-Achard, un roulier dépassa, « déborda », comme disent les marins, sur la gauche, le cabriolet des Flaubert. Le cheval de ceux-ci fit un écart. Gustave Flaubert fut jeté sur la route et eut une crise nerveuse. Son frère le saigna. La crise passa.

Les deux frères revinrent à Rouen. Gustave eut quatre nouvelles crises dans la quinzaine. Il fut soigné irrationnellement, selon les idées du temps. On le saigna à force et on lui imposa un régime anémiant. Les crises cessèrent après son voyage en Égypte qui, au contraire de la précédente, était une excellente médication. Elles revinrent très irrégulièrement jusqu’au commencement de sa vieillesse. Quand il mourut, à cinquante-huit ans et cinq mois, il n’en avait plus depuis huit années.

Ces crises consistaient en ceci : sensation d’aura, de souffle étrange sur le visage ; sensation de lumière jaune dans un œil, puis dans un autre ; angoisses, pâleur progressive de la face. Tout ceci durait, quelquefois, plusieurs minutes. Puis, le malade marchait vers son lit, s’y étendait, attendait, puis, poussant un cri, s’évanouissait ; et, alors, convulsion et contractures des membres. Quelquefois, avant le cri et l’évanouissement, hallucination : « Je tiens les guides. Voici le roulier. J’entends les grelots. Ah ! Je vois la lanterne de l’auberge. »

Tels sont les faits, rapportés par Maxime Du Camp lui-même. Il aurait voulu décrire l’hystérie, il ne s’y serait pas autrement pris, ni mieux.

D’abord, d’après son rapport même, ce n’est pas l’épilepsie ; ensuite, c’est l’hystérie.

Ce n’est pas l’épilepsie. Flaubert serait épileptique depuis 1843, c’est-à-dire depuis l’âge de vingt-deux ans. Il serait le seul, ou presque le seul. Tous les épileptiques le sont depuis l’enfance. M. Dumesnil croit que l’on n’a relevé qu’un seul cas d’épileptique qui le soit devenu après la vingtième année ; et il en est mort ; de sorte que son cas, n’ayant pas été vérifié par des crises ultérieures, reste douteux.

Dira-t-on que Flaubert a pu avoir, dans son enfance, des crises épileptiques restées inaperçues ? Il a toujours vécu au milieu de médecins. Le cas de crises épileptiques non aperçues est tellement invraisemblable qu’il est quasi impossible.

Flaubert, quand il a sa crise, la sent venir pendant plusieurs minutes, avec angoisse prolongée ; et il marche vers son lit, s’y couche, attend encore… Jamais les épileptiques ne tombent comme cela. Ils tombent tout d’un coup, brusquement, instantanément, sans rien voir venir, ils tomberaient dans un précipice ou dans le feu, s’ils étaient auprès. Ce n’est pas de l’épilepsie.

C’est l’hystérie ; tous les symptômes y sont, ou la plupart : l’aura, la pâleur progressive, l’angoisse, croissante elle-même et assez lente, l’hallucination, le cri, l’évanouissement, la convulsion et la contracture. Et, ici, les observations de Flaubert sur lui-même confirment les observations de Maxime Du Camp et contredisent ses conclusions. Flaubert se rappelle sa jeunesse, au cours de laquelle « il s’ennuyait atrocement, rêvait suicide, se dévorait de toutes les mélancolies possibles ».

Il a le sentiment que, sinon pendant ses crises, du moins dans les alentours de ses crises, il a lutté contre son mal.

« Je me cramponnais à ma raison. Elle dominait tout, quoique assiégée et battue. »

Il croit même qu’il a joué avec son mal, ce qui, s’il est vrai seulement un peu, est tout à fait caractéristique de la neurasthénie :

« D’autres fois, je tâchais, par l’imagination, de me donner facticement ces horribles souffrances. J’ai joué avec la démence comme Mithridate avec les poisons… »

Parlant de ces crises mêmes, il affirme, ce qu’on peut lui contester à moitié, mais dont il reste toujours quelque chose à considérer et à prendre au sérieux, qu’il n’a jamais perdu conscience :

« Il y avait un arrachement de l’âme d’avec le corps, atroce, et j’ai la conviction d’être mort plusieurs fois ; mais, ce qui constitue la personnalité, l’être-raison, allait jusqu’au bout… et j’avais toujours conscience, même quand je ne pouvais plus parler ; alors, l’âme était repliée sur elle-même comme un hérisson qui se ferait mal avec ses propres pointes. »

Cette persistance de la conscience à travers la crise, quand bien même, ce qui est probable, Flaubert l’exagérerait beaucoup, ce minimum, si vous voulez, de persistance de la conscience, ne s’applique pas du tout à l’épilepsie et s’applique mieux à l’hystérie ; et surtout, voilà le point, Flaubert n’en aurait pas eu même l’idée, même l’illusion, s’il avait été épileptique.

D’autre part, les renseignements généraux sur Flaubert, venus de divers côtés, le représentent tous, très nettement, au moins comme arthritique-neurasthénique : crises de gastralgie et d’asthme, céphalée, douleurs rhumatismales, calvitie précoce, crise de larmes, obsessions, tics, impulsions ambulatoires, etc. — Un jour, le docteur Hardy, médecin de Saint-Louis, le traita de « vieille femme hystérique ». Ce n’était qu’une comparaison, peut-être, à cette époque (et encore ? 1874), l’hystérie masculine étant peu étudiée ; mais, sous cette comparaison, pointait, pour ainsi dire, un diagnostic.

Quant à sa mort, que, bien entendu, la légende faisant son office, tout le monde attribua à une attaque d’épilepsie, elle fut une pure et simple attaque d’apoplexie. Ici, sans accuser, plus que tout à l’heure, Maxime Du Camp de malveillance, je ne me ferai pas faute de l’accuser de littératurite et d’invention romanesque et dramatique, en un cas où il ne faut dire purement et simplement que ce qu’on sait. Voici le récit de Du Camp :

« Le 8 mai 1880, dans la matinée, Flaubert eut une crise nerveuse qu’il tenta de conjurer en aspirant de l’éther. Lorsqu’il revint à lui, la vision jaune, ce qu’il appelait la vision d’or, persista. La tête était troublée, un flot de sang envahit la face. Presque à tâtons, il se dirigea vers son divan et se coucha sur le dos. Des rumeurs bruissaient dans sa poitrine. Il soufflait avec force et essayait de parler. Au milieu des ténèbres qui l’enveloppaient, il comprit, sans doute, que sa minute suprême allait sonner ; il appela deux fois son médecin et ami Hallot. La bouche eut une convulsion. Il tourna la tête et mourut. »

Est-ce assez « chose vue » ? Est-il assez clair que Maxime Du Camp a assisté à la scène, depuis le commencement jusqu’à la fin, pendant une heure environ, et qu’elle est restée profondément gravée dans son cerveau ? À la précision de son récit, cela ne peut faire doute pour personne. Eh bien ! il ne l’a pas vue. Il était à vingt lieues de là.

Celui qui a vu, lui, n’en a pas vu tant que cela. C’est le docteur Tourneux. Il a vu Flaubert mort, et voilà tout ; et il a diagnostiqué une attaque d’apoplexie. Voici le résumé de son rapport qui, pour la première fois, paraît quelque part, ayant été recueilli par M. Dumesnil lui-même :

Flaubert était artérioscléreux. Il était d’apparence apoplectique. Il n’avait, du reste, jamais eu d’attaque, à sa connaissance du moins, et, depuis huit ans, il était en très bonne santé. Seulement, il fumait trop, et le matin, en prenant son bain, s’endormait souvent. Le 8 mai, il sortit du bain et monta à son cabinet. Une domestique l’entendit appeler. Elle ie trouva évanoui, tenant en ses mains un flacon de sels qu’il n’avait pu ouvrir et prononçant mal quelques mots inintelligibles (peut-être Eylau, peut-être Hallot). Il perdit, tout aussitôt, complètement connaissance. Le médecin, arrivé, le trouva étendu sur une ottomane. Aucun désordre dans le cabinet. Figure bouffie, congestionnée. Pas de bave, pas de contracture. Pas de respiration apparente. Faibles battements du cœur. Sa pipe encore chaude non fumée, à peine entamée, auprès de lui. Application d’un fer chaud sur l’estomac. Pas de réaction. L’instant d’après, le cœur cessa de battre.

C’est l’apoplexie aussi nettement accusée, je crois, que possible. Mais Du Camp avait l’obsession de l’épilepsie et, de là, la vision jaune, les convulsions de la bouche et le reste.

Flaubert a été un grand névrosé qui était sanguin, qui a souffert de sa névrose, avec des intermittences, pendant trente ans, qui en a été débarrassé, ou presque, à partir de la cinquantaine, et qui, parce qu’il était sanguin et ne prenait pas d’exercice, est mort d’apoplexie à cinquante-huit ans et demi, comme il est normal. Voilà des points acquis. La physiologie de Flaubert est, maintenant, très bien établie.

J’ai dit, en commençant, qu’autour de ce point principal, M. Dumesnil a mis toutes sortes d’autres choses très bien déduites, qui nous prouvent qu’il est aussi avisé et pénétrant comme critique littéraire que comme médecin et qui font, de son livre, un ouvrage aussi intéressant qu’il est soigneusement documenté.

Le général Fabvier (1782-1855), par M. A. Debidour §

Quatre cent quatre-vingt-neuf pages sur le général Fabvier, c’est évidemment, sinon de la prodigalité, du moins de la complaisance. Les historiens de nos jours sont des demi-Tacite. On a dit, de Tacite, qu’il abrège tout parce qu’il voit tout. Les historiens d’aujourd’hui ont la moitié de ce grand génie et de ce grand art : ils voient tout et ils n’abrègent rien. Être à mi-côte de Tacite, c’est déjà quelque chose.

Ce livre, du reste, est singulièrement intéressant. Fabvier fut un grand talent militaire et un très grand caractère militaire, qui n’eut d’autre tort, de quoi encore il n’est guère responsable, que d’être né dix ans trop tard. S’il avait eu vingt ans en 1792, il eût été général au commencement du Consulat, maréchal sous l’Empire : il eût gagné des batailles personnellement et il fût devenu roi de quelque chose, ou il eût été, sous la Restauration et après juillet, un de ces grands citoyens-généraux qui, s’ils ne commandaient plus aux troupes, commandaient à l’opinion publique.

Au lieu de cela, pour être né en 1782, pour n’avoir eu que vingt-deux ans en 1804, pour n’avoir pu prendre part qu’aux dernières et tristes, quoique glorieuses, guerres de l’Empire, il n’était que colonel en 1815 et son rôle, pour toujours, devait être inférieur à son mérite.

Il ne prit place dans l’histoire que de biais en quelque sorte, en marge ou en note et comme sur les bas-côtés de la grand-route.

Il y est cependant et, aussi, car à tout il y a compensation, d’une façon plus originale et plus piquante, ayant, en sa biographie, cet aspect de demi-aventurier, de quasi condottiere, qui éveille toujours et soutient l’intérêt du lecteur.

Donc, après de bons, loyaux et très brillants services comme colonel dans les dernières guerres de l’Empire et d’autant plus attaché à l’aigle impériale qu’il la voyait plus malheureuse, le voilà, simple colonel, aux Cent-Jours et très embarrassé par le retour de l’île d’Elbe.

Car ce Lorrain de la loyale Lorraine est très scrupuleux, très droit et, en vérité, très délicat par quelque chemin tortueux et glissant qu’il ait pu passer par la suite. Que faire ? Il a prêté serment au nouveau gouvernement et son cœur est du côté de Fréjus.

Que faire ? Ma foi, il s’en tire très bien. Son point fixe, son principe, en ces circonstances, c’est l’intégrité du territoire et la défense du territoire. Tant que le roi et les princes sont sur le sol français, il reste avec eux ; il les accompagne même, jusqu’à la frontière, exclusivement ; et puis, il rebrousse. Il est fidèle jusqu’à l’émigration, exclusivement.

— Et, alors, il se met au service de Napoléon ?

— Point du tout. Et le serment ? Que faites-vous du serment ? Seulement, comme le territoire est envahi, il organise un corps de volontaires en Lorraine et défend Metz, Montmédy et Longwy de telle sorte que les Prussiens, ou furent repoussés, ou n’osèrent pas attaquer.

Il y avait, dans cette conduite, un peu de cet esprit d’indépendance qui portait toujours Fabvier à opérer par lui-même et à peu aimer la subordination, et j’ai déjà indiqué qu’il ne laissait pas d’être né chef de partisans et qu’il avait en lui du Garibaldi ; — mais il y avait surtout un scrupule très distingué, un souci de ne pas se tromper sur le devoir et de trouver sa route parmi le conflit des devoirs réellement ou apparemment opposés. Ce n’est pas du tout d’un homme vulgaire.

Les premières années de la Restauration, les années ultra-blanches, le jetèrent dans l’opposition militante et dans le monde des « demi-soldes ». Il trempa dans toutes les conspirations militaires et militaristes de 1818-1821 ; il fut de celle qui réussit presque à sauver les « quatre sergents de la Rochelle » de la guillotine ; il fut de bien d’autres.

Enfin, la guerre d’Espagne lui ouvrit un horizon qu’il crut plus large ; et il se jeta avec vigueur et décision dans une entreprise où il semble que, cette fois, il n’ait pas vu aussi nettement qu’en 1810 le conflit des devoirs, et même qu’il ne l’ait pas vu du tout.

Il organisa l’Armée de Condé de 1823, je veux dire qu’il organisa, en Espagne, un corps de Français destiné à combattre l’armée française envahissant l’Espagne. Il faut comprendre l’état d’esprit de l’opposition bonaparto-orléano-républicaine de cette époque. Pour toute cette opposition, dite « libérale », le gouvernement de Louis XVIII était un gouvernement « ramené en France dans les fourgons de l’étranger ». Par conséquent, le gouvernement de Louis XVIII, c’était l’étranger campé en France ; et le combattre par toutes les armes, c’était être patriote. Voilà le sophisme. Il a pu être, il a dû être accepté et professé et pratiqué très sincèrement.

Voilà pourquoi Béranger lui-même, qui se croyait le plus patriote des hommes et qui l’était, écrivait, à cette époque, ce qu’on pourrait appeler la Marseillaise de la reculade et envoyait à l’armée française, en observation près des Pyrénées, le fameux ordre du jour :

Brav’ soldats, v’la l’ord’ du jour :
    Garde à vous ! Demi-tour !

Fabvier était dans ces sentiments ; sur quoi je n’élèverai aucune discussion. S’il se trompa, il fut bien puni ; car son entreprise échoua lamentablement.

À la vérité, il me paraît qu’il avait une idée très juste sur la meilleure façon de conduire la partie et que, même, lui seul avait, sur ce point, l’idée juste. Il ne voulait point du tout se battre contre l’armée française ; il voulait soulever l’armée française. Il ne voulait point du tout attendre l’armée française en Biscaye et lui tirer des coups de fusil plus ou moins conjointement avec l’armée d’Espagne, il voulait faire un pronunciamiento. Il voulait franchir, lui, la frontière, d’Espagne en France et, sur le territoire français, apporter aux soldats français le drapeau tricolore et les mettre en état d’insurrection et contre la guerre d’Espagne et contre le gouvernement qui la déclarait. Évidemment, le souvenir de Bonaparte à Vizille le hantait. Seulement, il n’était pas Bonaparte.

Il n’en avait pas moins tout à fait raison. Il sentait bien qu’une fois sur territoire étranger, entendant parler une langue étrangère, le soldat français ne songerait qu’à pointer en avant et qu’aucune voix, même française, ne pourrait le décider à reculer devant l’ennemi et à rétrograder vers la frontière.

Le projet de Fabvier était donc le bon, ou, si vous préférez, de tous les mauvais projets il était le moins mauvais ou le moins absurde.

Il échoua, d’abord faute d’hommes, ensuite faute d’argent, ensuite faute de bonne fortune. Fabvier ne réunit, autour de lui, qu’une pauvre petite troupe de cent cinquante ou deux cents hommes qui ne pouvait guère avoir de prestige. Quand on n’est pas Bonaparte, il faut être plus encadré que cela. Même pour ne pas se battre, il faut, au moins, présenter une surface qui donne confiance à ceux-là qu’on veut séduire.

L’argent aussi lui manqua totalement. Il croyait, peut-être avec raison, qu’il en aurait fallu ; point beaucoup, car ses calculs étaient de vingt mille francs par colonel et de cinq mille francs par capitaine ; mais, enfin, il en fallait, croyait-il, et il n’en eut point du tout. Le gouvernement espagnol ne lui donna que de mauvais papier qu’il ne put pas négocier, et les très riches membres de l’opposition à Paris, peu confiants, évidemment, dans le succès de l’affaire, semblent ne lui avoir envoyé absolument rien.

C’est dans ces conditions qu’il se présenta, avec sa pauvre petite troupe, devant la solide et brillante armée française des Pyrénées.

Et il ne put pas se présenter devant elle sur territoire français. Au dernier moment, la flottille manqua pour traverser la Bidassoa. Il n’avait pas besoin d’une armada ; mais il ne put même pas mettre la main sur un bac. À mon avis, il faut bien le dire, il manqua totalement, en ces circonstances, de toutes les qualités militaires dont il avait fait preuve précédemment.

C’est d’une rive à l’autre du fleuve, c’est du territoire espagnol, qu’il harangua une troupe qui ne le connaissait guère, qui n’avait guère été travaillée par la propagande et nullement par l’argent et devant laquelle, sinon personnellement, du moins par son entourage, il faisait assez piteuse mine. Il n’y eut pas un moment d’hésitation dans les rangs de l’armée française. On envoya à Fabvier deux coups de mitraille, ce qui, même, était inutile ; on lui tua sept hommes et il se retira. L’armée française entra en Espagne. Fabvier avait manqué totalement son retour de l’île d’Elbe.

Il prit en Grèce, dès l’année suivante et, de 1824 à 1828, une très belle revanche. Intrépide et adroit, fougueux et patient, sans se laisser décourager jamais par le mauvais vouloir et la jalousie des chefs grecs, conquérant jour à jour la confiance et l’attachement des soldats et des populations, il contribua plus puissamment que personne, au succès de la guerre de l’Indépendance. À tout prendre, cette guerre et l’indépendance reconquise par le petit peuple grec n’ont eu d’autre conséquence importante que la création de l’École française d’Athènes. J’en cherche d’autres et, en vérité, je n’en trouve point. Mais ceci est encore quelque chose. Je demande que le buste du colonel Fabvier soit placé, en bon lieu, dans le palais de l’École française d’Athènes. Il y est peut-être. En ce cas, je ne songe qu’à applaudir.

Après ces rudes campagnes, Fabvier revint, très glorieux, en France. 1823 était parfaitement oublié, et c’était justice qu’il le fût. Fabvier se reposa par un voyage en Italie sur lequel nous aurons, je crois, l’occasion de revenir, et il se retrouva à Paris, tout juste, — cette fois, le génie de l’opportunité le prit sous son aile — tout juste et littéralement, la veille des journées de Juillet.

Il y prit part, très certainement, encore qu’on ne sache point dans quelle mesure ni de quelle façon. Il y prit part, puisque, le 30 juillet, il recevait du général Gérard, ministre de la guerre depuis la veille, le billet suivant :

« Je reçois votre lettre… Je vous envoie Smalikowski, que vous me demandez pour vous remplacer aux Invalides. Venez me servir de chef d’état-major… »

Donc, Fabvier devait, depuis la veille au moins, depuis le 29, en pleine bataille, commander aux Invalides, puisque le 29, au plus tard le 30 au matin, il demandait à s’y faire remplacer par quelqu’un qu’il désignait.

Quelques jours après, 4 août, Fabvier était nommé « maréchal de camp », comme on disait encore alors, et commandant de la place de Paris. Enfin, Fabvier était général. Maréchal de camp, c’est général de brigade. Il s’était cru à la veille de l’être en 1814. Il avait attendu ce grade pendant seize ans. Du reste, il l’avait encore plus gagne qu’attendu.

À la vérité, c’est à partir du moment qu’il fut général que Fabvier ne guerroya plus et même ne commanda plus. Je ne m’explique guère pourquoi il fut, en somme, assez peu persona grata au gouvernement de Juillet. Il n’était plus du tout bonapartiste ; il ne pouvait pas être soupçonné d’être légitimiste, encore moins d’être républicain. Il était devenu très nettement et très précisément « orléaniste », partisan d’une monarchie libérale et tricolore. Bon catholique, du reste, ce qui ne déplaisait pas du tout au gouvernement de Juillet, pourvu que cela n’inclinât point vers la cocarde blanche. Il était jeune encore, ayant eu cinquante ans en 1832 ; il pouvait, avec son expérience de la guerre, tant régulière qu’irrégulière, faire un excellent général d’Afrique. Enfin, il était à employer. Peut-être son caractère cassant lui fit du tort. Tant y a qu’on ne l’employa presque point. Il se retira dans ses domaines de Bazay, en Touraine, s’occupa d’agronomie, chose pour laquelle il avait une passion très vive quand il ne pouvait pas se battre, eut la joie d’obtenir une mission d’inspecteur général de l’infanterie en France et en Algérie, ce qui lui donna certaines idées très justes sur la guerre d’Afrique et ses conséquences militaires, et, enfin, fut appelé, par le gouvernement, à la Chambre des Pairs, en 1842.

Il s’y occupa de questions militaires et, quelquefois, de questions politiques. J’ai dit qu’il était devenu très conservateur. Il est divertissant, un instant, d’entendre l’homme de la Bidassoa flétrir comme il faut les tentatives du prince Louis Napoléon à Boulogne et à Strasbourg.

1848 fut très désagréable au général Fabvier : d’abord, parce que Fabvier n’était pas républicain ; ensuite, parce que 1848 le mit à la retraite avec une quarantaine d’autres généraux, jugés trop vieux. Fabvier avait, tout au plus, soixante-cinq ans. Il protesta avec énergie ; puis, élu député par le département de la Meurthe, il siégea à droite et fit une vive opposition au parti républicain proprement dit. Il n’y avait plus une distance très appréciable entre le conspirateur de 1820 et le général Changarnier.

On peut croire, sans qu’on le sache précisément, que Fabvier vit sans déplaisir le coup d’État de 1851. Il n’était pas bonapartiste précisément ; mais il avait de bons souvenirs, en somme, du premier Empire, et, s’il avait sévèrement blâmé les tentatives de Boulogne et de Strasbourg, il avait eu, en 1829, pendant son voyage en Italie, des relations personnelles très affectueuses avec la reine Hortense, alors résidant à Rome, et avec ses deux fils, dont l’aîné devait succomber en 1830, dans l’insurrection de Romagne, et dont le second devait être Napoléon III.

Aussi fut-il immédiatement réintégré dans le cadre de l’état-major de l’armée, sans l’avoir sollicité, « nous aimons à le penser », dit M. Debidour dans une vertueuse hypothèse. Fabvier eut donc cette satisfaction de mourir général en activité, l’année 1855, âgé de soixante-treize années.

Tout au travers de sa très active vie militaire et vie civile, il avait eu un roman charmant, un roman d’amour, de fidélité et de constance, digne des anciens chevaliers, qu’il ne laisse pas de souvent rappeler par bien des traits. Il avait aimé profondément, avec une respectueuse admiration, Mlle Duroc, duchesse de Frioul, du temps même de l’existence du maréchal Duroc. Il l’aima exactement toute sa vie. Après Reichenbach, c’est-à-dire en 1813, il fit timidement entrevoir à l’illustre veuve son amour et peut-être déjà ses espérances. L’illustre veuve ne se souciait pas, sans doute, de l’amour d’un simple colonel et, comme la princesse Liéven frémissait à l’idée de s’appeler Mme Guizot, Mme Duroc résistait, sans doute, à cesser de s’appeler duchesse de Frioul pour prendre le nom de Mme Fabvier.

On peut croire, et « j’aime à croire » aussi, pour reprendre une des expressions de M. Debidour, que ce fut un peu pour mériter sa foi, pour plaire à ses beaux yeux, que le colonel Fabvier guerroya en Espagne et en Grèce, le souvenir toujours tourné vers la princesse lointaine.

Tant y a qu’en 1829, Fabvier, quoique toujours colonel, était très illustre et que Mme la duchesse de Frioul, d’ailleurs âgée de quarante ans, pouvait, à la rigueur, l’épouser sans déroger trop. Aussi, en 1829, firent-ils ensemble, accompagnés d’une sœur de la duchesse, un voyage en Italie, dont j’ai parlé à d’autres égards, et qui pouvait passer pour un préalable voyage de noces, pour un voyage de fiançailles. Ils s’épousèrent, en effet, en 1830. Fabvier était général. La Révolution de 1830 avait permis à Mlle Duroc d’épouser Fabvier. Comment voulez-vous que Fabvier n’ait pas été attaché au gouvernement de Juillet ?

M. Debidour a raconté cette histoire un peu longuement, avec un goût, qui sent bien l’historien moderne, de ne pas résumer les documents, de peur de les altérer ; mais, du reste, d’une plume alerte, facile, courante, avec une grande clarté et quelquefois, ce qui n’étonnera personne, avec une éloquence qu’ici l’auteur réprime plus qu’il ne l’étale, mais qui, cependant, perce encore en plus d’un endroit. C’est un livre curieux pour l’amateur de l’histoire des mœurs, amusant par la variété des récits et la variété des latitudes et qui fait connaître un homme de second ordre, mais sympathique, en somme, et très représentatif d’une classe spéciale, j’entends la bourgeoisie militaire de 1815 à 1855.

À tous ces points de vue, le livre est à lire. L’auteur le dédie, en une épigraphe touchante, À la Lorraine, en souvenir des treize années de bonheur que je lui dois. Mon cher ami, rien ne m’étonne moins que cette affirmation que la bonne Lorraine donne le bonheur ; mais il faut dire aussi que quand on a vécu treize ans dans un pays et qu’on y a été heureux treize ans, c’est qu’on était né, grâce à d’éminentes qualités de caractère, pour être heureux partout.

Les littérateurs de l’Inde, par M. Victor Henry §

Les « manuels » doivent être écrits par les princes mêmes de la science, ou sinon, ils sont détestables. Ce qui est difficile, ce n’est pas de développer ou de commenter, c’est d’abréger. On a dit d’un historien, ― c’était Tacite :

— Il abrège tout, parce qu’il voit tout.

Ce n’est peut-être pas vrai de Tacite, qui, tout compte fait, ne voyait pas tant de choses que cela ; mais c’est vrai comme axiome. Il faut tout voir et tout savoir pour abréger et pour abréger avec clarté. Autrement, on fait très mal. Souvent, devant un manuel rédigé par un étudiant d’hier, je me suis dit :

— Ce n’est pas un abrégé, c’est un écourté.

Il y a une grande différence.

Aussi ai-je été ravi que M. Victor Henry, l’admirable auteur de La Sorcellerie dans l’Inde, et qui n’ignore rien de tout ce qui fut écrit en sanscrit, en prâcrit et en pali, daignât bien écrire, en trois cent vingt pages, une histoire abrégée de toutes les littératures indiennes. Comme on pouvait s’y attendre d’un homme aussi savant, aussi lucide et aussi alerte dans l’exposition que M. Victor Henry, ce livre peut donner et donne, à un homme du monde, une idée très suffisante — et suffisante parce que, pour autant que je m’y connaisse, elle est très juste, — de toutes les littératures de l’Inde depuis le huitième siècle environ avant Jésus-Christ jusqu’au huitième siècle après.

Je ne ferai qu’un reproche à ce résumé. Sa qualité, son admirable et vénérable qualité, est poussée trop loin : il est un peu sec. Songeant que ce livre est destiné, presque uniquement, à ceux qui ne liront jamais un livre indien et qui ne liront, de la littérature indienne, que le livre de M. Henry, M. Victor Henry aurait dû, au lieu de trois cent vingt pages, pousser jusqu’à quatre cents, ce qui est une mesure supportable à tous. Et les quatre-vingts pages que je regrette qui ne soient pas là, il les aurait consacrées à des citations plus nombreuses et plus copieuses. Oui, quatre-vingts pages de citations en plus auraient fait, de ce livre, un « portatif » de la civilisation indienne, comme on aurait dit au dix-huitième siècle, parfait à n’y rien souhaiter et défiant, d’ici à cent ans, peut-être d’ici à toujours, toute concurrence. Je dis toute concurrence européenne.

Car, j’en appelle aux étrangers, il n’y a encore que nous, sauf rares exceptions, qui sachions faire des portatifs et des résumés. Savez-vous ce que la planète aura perdu quand la France aura disparu ? Elle aura perdu le filtre.

Je recommande donc à M. Henry et à la maison Hachette une seconde édition à trois cent quatre-vingts ou trois cent quatre-vingt-dix-neuf pages (quatre cents commence à effrayer ; c’est comme quarante ans pour les dames).

Sauf cela, je n’ai qu’à louer. L’ordonnance est magistrale et le choix parfait. Nous suivons de siècle en siècle et comme de degrés en degrés, ascendants d’abord, descendants ensuite, à ce qu’il me semble, la ligne ininterrompue de la littérature indienne, une des plus riches et une des plus inconnues, encore, ou mal connues qu’ait vues l’univers.

C’est, d’abord, cette littérature toute lyrique et toute symbolique des Védas, qui nous montre un peuple, d’une part, profondément poète, puisque tout, pour lui, est mythe et que nulle part le mythe n’a été ni si abondant ni si transparent ; et d’autre part profondément et délicieusement religieux. On le voit là, ce peuple, avec ses dieux qui sont de « fraîches métaphores », comme dit Hugo à propos d’autre chose, avec ces deux Rayons jumeaux qui s’élancent, du bord du ciel, pour annoncer le retour du soleil ; avec ces aurores blanchissantes qui sortent de l’ombre avant le soleil et qui, comme une jeune fiancée devant son époux, découvrent, en souriant, leur sein en sa présence ; avec Agni, le feu qui sort des bâtons frottés l’un contre l’autre, « tout habillé de splendeur » aux couleurs changeantes, aux formes innombrables, vif, impétueux, la vie même, qui court sur toute la terre, languit, semble mourir et renaît, « devient souvent vieux et redevient toujours jeune1 ».

Un symbolisme lyrique, c’est-à-dire vivant, c’est-à-dire profondément senti, circule, à travers toute cette poésie, d’une façon, d’une allure adorable :

« La voici venue, l’aînée des lueurs ; il est né, son avant-coureur, brillant et épandu. À mesure qu’elle avance, la nuit a cédé la place à l’aurore. Elle est venue, la blanche, la radieuse, au veau radieux, et la noire lui a cédé le siège… La lumineuse qui conduit les jeunes vigueurs, elle a brillé, la brillante, et nous a ouvert les portes : elle a fait lever le monde mobile et elle a, pour nous, trouvé les richesses ; l’aurore a éveillé tous les êtres… Ils sont partis, les mortels qui ont vu luire la première aurore ; la voici, maintenant, qui nous apparaît et voici venir ceux qui verront les aurores futures… Toujours dans le passé a lui la déesse aurore ; et ici, aujourd’hui, elle a lui, la généreuse ; et elle luira à jamais sur les jours à venir ; toujours jeune, immortelle, elle marche au gré de sa loi… Levez-vous ! Le souffle vivant est venu à nous ; arrière les ténèbres ; la lumière avance ; nous sommes au tournant où la vie se prolonge… »

Et, s’ils sont poètes charmants, ils sont religieux d’une manière exquise. Parmi tous leurs dieux, ils n’ont pas un dieu méchant, sauf un seul, et M. Henry ne peut pas croire que ce ne soit pas un intrus, un dieu qu’ils ont, sans doute, emprunté aux populations autochtones, vaincues par eux. Ils ont divinisé les forces de la nature par amour plus que par terreur. Ils veulent les croire bonnes et les adorer comme telles. Ce n’est pas pour eux qu’est faite l’antique maxime : Primus in orbe deos fecit timor (c’est la crainte qui, la première, a fait les dieux).

Songeons à cela. Ils sont optimistes, parce que ce sont des Aryens, comme nous ; parce que ce sont nos pères ou, tout au moins, nos oncles bretons. Les Aryens sont optimistes, et c’est peut-être pour cela qu’ils ont conquis le monde. Guizot disait :

— Le monde est aux optimistes.

Il ne songeait peut-être pas aux Aryens ; mais les Aryens lui donnent raison. Le sage doit être joyeux, et qui n’est pas un joyeux, à travers tous les motifs de ne pas l’être et malgré tous ces motifs, et à cause de tous ces motifs, n’est pas un sage. Ainsi parlait Zarathoustra.

Vient ensuite la littérature proprement « brahmanique », plus triste, trop mêlée de métaphysique, trop sévèrement dogmatique, une littérature ecclésiastique, où les prêtres ne sont plus des poètes. De charmants récits, du reste, s’entrelacent aux dogmes et aux préceptes ; car les Indiens ont toujours été des conteurs incomparables. Voulez-vous savoir comment le Noé indien fut sauvé du déluge ? Il le fut par une arche ; — sans doute ; car il n’y a guère moyen de faire autrement ; — mais l’arche, comment fut-elle sauvée ? Non par une colombe ; mais par un poisson ; par un poisson reconnaissant, ce qui est tout à fait dans l’esprit indien. Les bons offices entre hommes et animaux, la solidarité animale enveloppant l’animalité et l’humanité est un trait essentiel de l’âme indienne. Le poète français le plus indien, ce n’est pas Leconte de Lisle, ce n’est pas Lamartine, comme le croit M. Jules Lemaître ; c’est La Fontaine. Il n’est pas, vous le savez, sans s’en être quelquefois aperçu.

Et voici venir le bouddhisme, avec sa littérature pénétrée de charité, de pitié, mais aussi de logique et de dialectique à outrance, comme la littérature socratique, ce qui n’est pas simplement une coïncidence, puisque, comme le socratisme, le bouddhisme part de cette idée que tout le mal provient de l’ignorance et que, qui fait le mal, c’est qu’il ignore le bien ; et que, qui sait le bien, le fait. Littérature philosophique et morale, conduisant, par degré, l’homme à un état très difficile à définir, qui n’est pas le néant, comme on l’a trop cru et trop dit, qui est une espèce d’ataraxie, de mort du désir, de quiétisme, laissant, toutefois, une place, et immense, au seul désir permis, celui de secourir les autres, quelque chose comme : « Mourez à vous-même pour vivre au service de vos frères » ; littérature, en tout cas, qui est parmi les plus pures, les plus séduisantes et les plus vénérables que l’humanité ait connues..

Et puis c’est la littérature épique, celle des formidables épopées, Mahabarata et Ramayana, la plus célèbre et, à mon avis, la moins digne de considération, d’admiration du moins, encore que dans l’immense forêt confuse, décevante et monotone, il y ait, plus d’une fois, à contempler avec gratitude l’éclat singulier d’une belle fleur ou le mouvement souple et mélodieux d’une belle liane.

Puis, c’est la littérature gnomique, où toute la sagesse, plus tempérée, maintenant, et plus adoucie, toujours profonde et douce, de l’Inde antique, se retrouve en courtes et gracieuses sentences ou paraboles. Des perles, des perles du plus pur orient. Le mot est à sa place. Voyez. Sur l’absence :

« Pendant une moitié de l’année, les jours croissent et, pendant l’autre, ce sont les nuits. Combien singulière est l’année de l’absence ! Jours et nuits y croissent de pair. »

L’amante délaissée :

« Oui, je sais qu’il m’a offensée ; je sais que sa parole est mensonge ; mais, lorsqu’il implore son pardon, c’est moi qui me sens en faute. »

Le Passé, de M. de Porto-Riche, remonte à une très haute antiquité.

Ceci pour les primaires, comme les appelle M. Léon Daudet :

« On persuade aisément un ignorant, plus aisément encore l’homme de grand savoir ; mais celui qui a tâté d’un peu de sciences, Brahma lui-même n’en viendrait pas à bout. »

Pour La Rochefoucauld et pour qu’il rougisse de ses Maximes :

« L’homme modeste est un pauvre d’esprit, le dévot un hypocrite, l’honnête homme un faiseur, le héros un barbare, l’ascète un imbécile, l’expansif une bonne bête, l’énergique un orgueilleux, l’éloquent un bavard, le prudent un indécis. Dites-moi quelle est la vertu parmi les vertus que la malice humaine ne parvient pas à salir. »

Sagesse ésopique avec le tour d’imagination de l’Orient :

« La fortune, ample ou mince, que le Créateur a inscrite sur ton front, tu l’atteindras à coup sûr, fusses-tu au désert ; et, fusses-tu aux mines d’or du Mêru, tu n’en acquerras pas davantage : à quoi bon, dès lors, te tourmenter et t’humilier à conquérir la faveur des puissants ? Une cruche ne puise pas plus d’eau à la mer que dans un puits. »

Du même esprit et du même genre :

« Comme l’ombre avant midi et l’ombre au baisser du soleil, telles sont les amitiés que forment les méchants et celles qui unissent les bons : l’une diminue, l’autre s’accroît avec le temps. »

Et que d’autres ! Encore une, plus fine, peut-être d’une psychologie plus contestable et, par cela même, plus piquante :

« Une goutte d’eau tombe sur un fer rouge : on n’en voit plus la trace ; sur la feuille d’un lotus : elle prend l’éclat d’une perle ; si elle pénètre dans une coquille marine, elle devient une perle réellement. C’est le contact d’autrui qui met en relief nos aptitudes, mauvaises, médiocres ou hautes. »

Une dernière, où l’on sent déjà le je ne sais quoi d’amer, du odi profanum vulgus (je hais le profane vulgaire), mais qui est beaucoup plus spirituellement dite que le odi profanum :

« Les poètes seuls, et non pas le commun des hommes, s’émeuvent des doux accents des poètes : les rayons de la lune soulèvent la mer, mais ne font pas monter l’eau des puits. »

Et M. Henry, suivant l’ordre des temps, nous expose encore la littérature des Contes et fabliaux, de cette littérature qui (très probablement, car la question est discutée, comme aussi bien elle sera, je crois, toujours discutable) est la source de tous les contes, nouvelles et fabliaux et fables européens et, par conséquent, d’une très grande littérature dramatique occidentale. De ces contes, nous en connaissons beaucoup, parce que nous les avons trouvés dans nos littératures modernes, sous une forme plus ou moins éloignée. Par exemple, Perrette et le Pot au lait. Comment les Indiens, cinq cents ans environ après Jésus-Christ, racontaient-ils Perrette et le Pot au lait ? Comme ceci : Un moine mendiant a suspendu, au-dessus de son lit, un grand pot plein de farine qui lui a été donné et sur quoi il compte pour s’enrichir. Riche, il aura une belle femme, très douce, très fidèle et très docile. Mais, si elle ne l’est pas ? Si elle ne l’est pas, gare aux coups de pied… Le geste suit la pensée, et notre homme s’enfarine de la tête aux pieds.

Mais beaucoup de ces contes nous sont restés absolument inconnus et il en est de charmants. Voyez celui-ci, que j’abrège à regret, charmant, ingénieux et de conclusion discutable, ce qui est un mérite ; car cela fait qu’on y songe longtemps après l’avoir lu, en se demandant :

— Aurais-je jugé comme le roi ?

Voici l’affaire en bref. Une belle jeune fille meurt. Elle était aimée de trois jeunes Brahmanes. L’un se jette sur le bûcher funéraire et périt. L’autre se bâtit une petite hutte auprès de la tombe et y reste. Le troisième part et traîne sa tristesse par le monde. En errant sur la terre, il apprend quelque part l’art de ressusciter les morts. Il ressuscite la jeune fille et aussi le Brahmane brûlé. Qui épousera la jeune fille ? La question est posée au roi Vikramaséna. Il médite ; puis, il répond :

« Celui qui a ressuscité la jeune fille est son père, puisqu’il lui a donné la vie. Celui qui était mort avec elle et qui vient de renaître avec elle est son frère, puisqu’il est né avec elle. Son époux sera celui qui était resté auprès de la tombe. »

C’est exquis ! Auriez-vous jugé comme le roi Vikramaséna ? Quelle que soit votre réponse, c’est exquis.

Le livre se termine, naturellement, sur le rameau le plus récent de la littérature indienne, sur la littérature dramatique, que nous connaissons un peu plus que le reste, et dont nous connaissons assez bien les chefs-d’œuvre : Pryadarcika, Malavikagnimitra, et l’incomparable et immortelle Sakountala, qui était les délices de Goethe, comme les jardins de l’Alcazar celles des rois maures. Ce théâtre indien n’est pas toujours très dramatique ; mais il est infiniment poétique. Comme je l’ai fait remarquer quelque part, il a ce caractère curieux, que, sans songer à l’imiter, M. Maeterlinck a retrouvé et reproduit dans son théâtre : quoique très moderne (sixième ou septième siècle après Jésus-Christ), il ne sépare point l’homme de la nature ; il songe au « milieu » tout autant, et je ne sais s’il ne faudrait pas dire plus, qu’aux personnages, et il laisse ses héros comme plongés dans le paysage qui les environne, et sous l’influence des forces naturelles qui les entourent ; ce qui fait qu’auprès des dramatistes indiens, Shakespeare paraît abstrait, au moins autant que nos dramatistes français paraissent abstraits et strictement psychologues auprès de Shakespeare.

Ici, M. Henry, qui est plein de coquetterie, sentant que son sujet était plus connu que ceux qu’il avait traités auparavant, l’a rajeuni par quelques traductions en vers, s’il vous plaît, qui sont toujours très agréables. Vous vous rappelez, dans Sakountala, le roi reconnaissant son fils, âgé de douze ans, à ce qu’il a fait prisonnier un lionceau, ce qui est joliment herculéen ou annibalesque. Voici comment M. Henry traduit la strophe du poète indien :

C’est un lionceau qu’il traîne,
        Non sans peine ;
La bête égratigne et mord ;
Il la tient par la crinière,
        Prisonnière,
Et rit d’être le plus fort.

Une description de l’heure qu’il est, comme il y en a mille dans les drames indiens ; et l’on sait que, comme la tragédie française avait toujours l’œil sur l’horloge, pour ne point dépasser les vingt-quatre heures, de même le drame indien ne cesse presque jamais de regarder le cadran solaire. Toujours il y a quelqu’un qui demande :

— Quelle heure est-il ?

Et, toujours, il y a quelqu’un pour lui répondre en beaux vers. Hugo a dit, d’une des libertés qu’il a prises en ses drames :

On entendit un roi dire : « Quelle heure est-il ? »

Tous les rois du drame indien le demandent, et ils trouvent toujours quelqu’un pour le leur dire. Donc, une description de l’heure :

C’est l’heure accablante où les flamants roses,
Parmi les fleurs (l’or aux étangs écloses,
Ferment à demi leurs yeux indolents ;
Où viennent de loin couvrir la terrasse
Les ramiers lassés que le soleil chasse,
En larges essaims, des combles brûlants.
Le paon altéré, la crête dressée,
Happe en sautillant la fine rosée
Que la brise égrène autour du jet d’eau.
Ô soleil ! ô roi ! régnez sur le monde,
Versez à l’envi votre ardeur féconde,
De vos clairs midis l’éclat est si beau !

Les esprits des bois à Sakountala qui les quitte, eux et leurs demeures :

Sur ta route, enfant, que l’étang verdisse,
Et cache ses eaux sous les lotus bleus !
Pour toi le soleil éteindra ses feux ;
L’arbre épaissira son ombre propice ;
Sous tes pas, les fleurs feront voltiger
Leur pollen qui monte en poudre odorante.
Pars et sens déjà la brise expirante
Caresser ton sein d’un souffle léger !

Et je crois vous avoir montré que ce livre est infiniment instructif et, de plus, est d’une lecture infiniment agréable et écrit par un artiste. Pour un manuel ordinaire, ce n’est pas un manuel ordinaire.