Alfred Fouillée

1893

La psychologie des idées-forces

2015
Alfred Fouillée, La Psychologie des idées-forces, Paris, Félix Alcan, 1893, 2 vol. (XL-365, 415 p.). Source : Gallica (tome I), tome II).
Ont participé à cette édition électronique : Gabin Fontaine (OCR et stylage sémantique) et Marine Riguet (Edition TEI).

Tome premier §

Introduction
Le problème des idées-forces comme fondamental en psychologie. §

I §

La psychologie a été le plus souvent traitée au point de vue de l’intelligence : la pensée et ses opérations réfléchies, avec leur mécanisme logique, sont plus faciles à étudier par la réflexion même que le fond actif et sensitif de notre vie mentale. Pourtant, le véritable intérêt de la psychologie ne consiste pas, selon nous, à décrire le fonctionnement représentatif de la pensée, la mise en scène du spectacle intérieur, la formation des idées ou des états de conscience susceptibles de se formuler en idées ; l’intérêt consiste surtout à rechercher quelle est l’efficacité de la pensée en nous et autour de nous, quelle est la force des idées et de tous les états de conscience qui s’y résument, leur influence sur l’évolution de l’esprit et sur celle même de la nature. Tel est, par excellence, le problème psychologique. Pour que la conscience, en effet, ne soit pas réduite dans l’univers au rôle de zéro, deux choses sont nécessaires. La première, c’est que nos idées et sentiments soient des conditions réelles de changement interne, conséquemment des facteurs de l’évolution mentale, non de simples indices d’une évolution ayant lieu sans eux par des causes exclusivement physiques. La seconde, c’est que tout changement interne, étant inséparable d’un changement externe ou mouvement, puisse avoir des effets dans le monde extérieur, si bien que les idées, ayant agi intérieurement, se trouvent avoir du même coup leur expression extérieure avec toutes ses conséquences. C’est en ce sens que les idées peuvent être idées-forces. En d’autres termes, les états mentaux doivent avoir une efficacité interne et, indivisiblement, externe, en raison de l’unité foncière du physique et du mental.

La psychologie ordinaire, se plaçant soit au point de vue purement intellectualiste, soit au point de vue matérialiste (les deux se ressemblent), ne considère le plus souvent que le contenu et les qualités des idées ou images mentales, à l’état immobile et « statique » ; elle les traite comme des espèces de tableaux ayant une forme propre dans un cadre propre et, de plus, répondant à des objets dont elles sont les portraits. Dès lors, non seulement les conditions mentales n’ont aucune efficacité comme facteurs dans les événements du monde physique, mais on aboutit à nier l’influence des conditions mentales sur les événements mentaux. L’espoir déçu n’est plus la réelle condition du chagrin ; le passage à une conclusion n’est plus déterminé par la conception des prémisses. Chaque modification spécifique de la conscience est le simple « accompagnement » d’un certain mode de changement cérébral ; les changements cérébraux se déterminent l’un l’autre selon des lois toutes physiques, et les changements mentaux suivent une marche subordonnée, comme les mouvements des ombres se subordonnent aux mouvements des objets qui les projettent. Si donc vous concluez : A = C, ce n’est pas parce que vous avez pensé d’abord : A = B, B = G ; c’est seulement parce qu’il y a eu dans votre cerveau une danse de molécules aboutissant à la proposition A = C.

Une telle doctrine nous paraît fondée sur une conception inexacte des faits psychologiques. Elle implique que ces faits sont tous réduits à un seul, qu’on appelle la représentation, vorstellung, et c’est, pour cela même qu’ils sont tous frappés d’inefficacité absolue. Selon l’intellectualisme, la nature de la conscience est uniquement de représenter, d’exprimer en soi des événements qui ne dépendent point d’elle, d’en donner ce que Leibnitz appelait une projection ou un symbole. Le matérialisme s’empresse d’admettre cette définition et il se borne à ajouter : — Ce qui est ainsi représenté, c’est un mouvement d’atomes tout matériels ; le mouvement est la seule cause de tous les changements dans le monde, la représentation interne n’en est que le miroir. — Et comment, en effet, une représentation pure agirait-elle ? N’est-ce pas aussi absurde que d’attribuer aux ombres chinoises les gestes qu’elles reflètent ? Tout ce que peut faire une représentation, c’est non pas d’agir, mais de ressembler ou de ne pas ressembler : une représentation ne tombe que sous la catégorie de la ressemblance et de la différence. On peut la comparer à son objet ou à une autre représentation ; comparée à son objet, elle lui est semblable ou dissemblable, comme un portrait à l’original : elle n’agit pas plus sur l’objet que le portrait sur l’original. Comparée à une autre représentation, elle lui est également semblable ou dissemblable, comme un tableau ressemble çà un autre tableau ou en diffère : elle n’agit pas plus sur l’autre représentation que le portrait de la Joconde n’agit sur le portrait de la Fornarina. La ressemblance et la différence sont des rapports tout extrinsèques, pour un troisième terme qui laisse les deux premiers tels qu’ils étaient : rien ne modifie moins les choses que de les comparer, ainsi qu’un spectateur de courses compare de loin la vitesse des chevaux.

Mais la vérité, selon nous, c’est que les phénomènes mentaux ne sont point en eux-mêmes ni primitivement des représentations, qu’ils ne le deviennent que plus tard, en vertu de rapports très complexes, dérivés et secondaires. Ils sont en eux-mêmes des appétitions, qui, contrariées ou favorisées, s’accompagnent de sensations douloureuses ou agréables ; par conséquent, ils sont des actions et réactions ; et tel est le rapport sous lequel une psychologie mieux entendue doit les étudier. C’est d’ailleurs parce que tous les phénomènes de l’univers sont essentiellement en action et réaction réciproque que les uns peuvent être accessoirement considérés comme signes ou représentations des autres pour un spectateur. La question de savoir si les marées représentent les actions combinées du soleil, de la lune et de l’océan, présuppose celle de savoir en quoi consistent ces actions combinées. De même, la question de savoir si ma pensée représente les phénomènes extérieurs présuppose l’action combinée des mouvements externes et de mes sensations ou appétitions internes ; la pensée représentative n’est donc qu’un dérivé. L’être vivant se soucie fort peu d’abord de représenter quoi que ce soit : il ne se soucie que de s’adapter les choses ou de s’adapter aux choses, d’agir, de pâtir, de réagir.

La conception des états mentaux comme représentations est au fond assez enfantine : à vrai dire, ma sensation du soleil ne représente pas le soleil et n’en est ni la copie ni le portrait ; elle est un moyen de passion et de réaction par rapport au soleil, elle est la conscience d’un effet subi et d’une énergie déployée : la traiter comme une simple ressemblance avec le soleil, ou comme une simple différence, c’est mettre des spéculations de métaphysicien à la place de la vie pratique. A force de raisonnements, nous pouvons établir que nos sensations sont les signes plus ou moins fidèles des choses, mais c’est là une question de degré : tout est signe fidèle et infidèle à la fois. Le fou qui croit voir le soleil la nuit a une sensation-signe, tout comme celui qui voit réellement le soleil ; seulement, sa sensation signifie et représente directement une perturbation cérébrale, au lieu de représenter directement un fonctionnement normal du cerveau et indirectement la présence actuelle du soleil.

De là vient l’illusion qui fait croire à tant de philosophes et de savants que les idées sont des fantômes analogues aux ombres des morts dans les inania regna. Ils se figurent pour ainsi dire le monde mental avec le seul sens de la vue, comme un monde de formes, de dessins et de couleurs, le tout lumineux, mais sans chaleur, sans consistance et sans vie. A ce panorama tout intellectuel, la psychologie des idées-forces doit substituer l’action ; elle doit considérer les idées comme des formes non pas seulement de la pensée, mais du vouloir ; ou plutôt ce ne sont plus des formes, mais des actes conscients de leur exertion, de leur direction, de leur qualité, de leur intensité. Dès lors, les idées et états psychiques pourront redevenir des conditions de changement interne, de vrais moteurs du développement humain, des pulsations de la vie et des tendances de la volonté. En même temps, comme il n’y a point d’état mental sans un état cérébral, comme ces deux états sont deux extraits d’une réalité unique et totale, qui comprend à la fois tous les rapports mécaniques et tous les faits de sensibilité ou de conscience, les conditions de changement interne se trouveront être aussi des conditions de changement externe.

Le principe d’où part la psychologie des idées-forces est le suivant, qui établit l’unité de composition mentale. Tout fait de conscience est constitué par un processus à trois termes inséparables : 1° un discernement quelconque, qui fait que l’être sent ses changements d’état, et qui est ainsi le germe de la sensation et de l’intelligence ; 2° un bien-être ou malaise quelconque, aussi sourd qu’on voudra, mais qui fait que l’être n’est pas indifférent à son changement ; 3° une réaction quelconque, qui est le germe de la préférence et du choix, c’est-à-dire de l’appétition. Quand ce processus indivisiblement sensitif, émotif et appétitif, arrive à se réfléchir sur lui-même et à constituer une forme distincte de la conscience, nous l’appelons, au sens cartésien et spinosiste, une idée, c’est-à-dire un discernement inséparable d’une préférence.

Il s’ensuit que la force inhérente à tous les états de conscience a sa dernière raison dans l’indissolubilité de ces deux fonctions fondamentales : le discernement, d’où naît l’intelligence, et la préférence, d’où naît la volonté. Au point de vue de l’intelligence, le discernement peut être implicite, quand un terme seulement est présent à l’esprit, sans comparaison avec un autre. Au point de vue de la volonté, il existe aussi une préférence implicite, qui n’enveloppe pas de comparaison. J’éprouve une douleur, et immédiatement je veux sa suppression, comme le montre mon effort réactif contre la douleur. Je n’ai pas besoin pour cela d’instituer une comparaison réfléchie entre les idées de deux partis possibles, ni de concevoir explicitement le contraire de ce que je veux comme étant également possible pour moi. Il y a préférence non raisonnée, mais active en faveur du plaisir, et il y a en même temps discernement de mon état actuel. Si je ne discernais pas, je ne préférerais pas.

D’autre part, la faculté de discernement ne s’est développée qu’en vue du choix ; si nous avons conscience des différences, principalement sensitives, c’est que ces différences sensitives entraînent des différences réactives. On peut même aller plus loin et dire que tout discernement contient déjà un choix pratique rudimentaire, que toute détermination intellectuelle est en même temps une détermination de l’activité, surtout dans les sens primordiaux, qui sont par essence vitaux, et où la réaction est inséparable de la sensation. Discerner le plaisir de manger et la douleur de la faim, c’est indivisiblement préférer l’un à l’autre. Les discernements en apparence indifférents sont un résultat ultérieur ; même en ce cas, l’adhésion que nous accordons à ce qui nous paraît tel ou tel est encore une préférence intellectuelle, une détermination en un sens plutôt qu’en un autre, — ce qui, bien entendu, n’implique aucun libre arbitre. On a dit avec raison que la chimiotaxie des protozoaires, l’héliotropisme et le géotropisme des plantes mêmes, enveloppent déjà une sorte de discernement rudimentaire et une sorte de choix rudimentaire aboutissant à telle direction de mouvements. De même, a-t-on dit encore, le triage de telle substance nutritive parmi d’autres est une sorte de choix spontané.

Cette unité indissoluble du penser et de l’agir est la loi psychologique d’importance capitale que nous résumons par le terme : idée-force. Tout état de conscience est idée en tant qu’enveloppant un discernement quelconque, et il est force en tant qu’enveloppant une préférence quelconque ; si bien que toute force psychique est, en dernière analyse, un vouloir. En d’autres termes, une idée est un système de sensations et d’appétitions à l’état naissant ; c’est une direction plus ou moins consciente que prend la vie sensitive et appétitive, c’est comme un courant mental ; d’autre part, l’idée a constamment pour expression au dehors une direction que prennent les vibrations cérébrales, un courant cérébral qui en est la réalisation plus ou moins complète. Aussi peut-on dire que tout état de la conscience et de la pensée est doublement actif et objectif : 1° en ce que, par ses conditions cérébrales, il tend à produire un effet quelconque, un mouvement ou arrêt de mouvement, soit visible au dehors, soit invisible et intestin ; 2° en ce que ce même état de conscience est toujours pour nous représentatif de quelque objet, toujours extériorisé et projeté dans un monde réel, jamais conçu comme isolé dans un moi sans fenêtres et sans action sur autrui. Toute image qui est seule dans l’esprit implique donc un mouvement réel au dehors et est projetée au dehors ; il y a réalisation de l’image et croyance à sa réalité.

On le voit, au point de vue physiologique, la force des idées ne consiste pas dans une action qu’elles exerceraient mécaniquement, mais dans la loi nécessaire qui unit tout état de conscience distinct, toute « idée » (au sens cartésien) à un mouvement conforme, lequel, s’il n’est pas empêché, réalise l’idée au dehors. Nous ne croyons donc nullement que Viciée de tirer « un coup de pistolet », par exemple, agisse sur le cerveau comme le doigt agit sur la détente. Les effets mécaniques dans l’espace ont toujours, comme tels, pour conditions immédiates d’autres effets mécaniques dans l’espace, qui, ici, sont des mouvements cérébraux. L’idée n’intervient jamais physiquement, de manière à faire brèche au mécanisme universel. Le mouvement est déjà là quand la sensation et la pensée se produisent, et ce mouvement ne peut cesser ; il passe donc nécessairement d’une cellule à l’autre. S’il ne se dépense point à réveiller d’autres sentiments, il se dépense à remuer les muscles. Ou plutôt, ces deux effets sont toujours simultanés, mais à des degrés divers, qui déterminent ou une attitude plus proprement idéationnelle, ou une attitude plus proprement volitionnelle. Tout dépend : 1° de la direction du mouvement, qui peut avoir pour but une action cérébrale, comme quand on cherche à se souvenir, à raisonner, etc., ou une action musculaire, comme quand on veut soulever un poids ; 2° de son degré d’énergie, qui peut vaincre ou ne pas vaincre la résistance opposée par les muscles et, en général par l’ensemble de mouvements contraires qui empêchent nos idées de remuer sans cesse tous nos membres comme des fils tirant une marionnette.

Les considérations qui précèdent montrent à quel point il est inexact de se figurer l’idée-force comme « une sorte d’entité, sortant tout armée de notre cerveau, venue spontanément à la conscience avec une vigueur lui appartenant par essence ». Dans ce cas, une idée-force serait comme un objet détaché doué d’une certaine quantité d’énergie toujours identique ; elle aurait un pouvoir immanent, irréductible. Or, c’est précisément ce que nous nions. Nous n’entendons point par idées des espèces d’atomes psychiques, analogues aux « idées simples » de Locke ; nous ne croyons point que tout ce qui se passe en nous soit une combinaison de certains éléments de conscience qui resteraient toujours les mêmes, avec un certain quantum de force immanente. C’est là une conception atomistique de l’esprit qu’on retrouve chez Locke et chez Herbart, mais qui n’en est pas plus admissible. En premier lieu, nous n’admettons aucun état de conscience réellement simple ; tout état de conscience est la résultante d’un ensemble prodigieux d’actions et de réactions entre nous et l’extérieur, et il a pour corrélatif la totalité des mouvements qui, à un moment donné, s’accomplissent dans le cerveau. Cette résultante est spécifique, originale en raison même de sa complexité, mais elle n’est pas pour cela simple à la manière d’un atome indivisible et homogène. Des états de conscience vraiment simples seraient indiscernables comme les atomes fictifs de la physique, qu’on discerné uniquement par leur position dans l’espace et dans le temps. On aurait beau combiner de mille manières des atomes psychiques, on n’en ferait pas sortir un plaisir ou une douleur, une pensée, une volition. En second lieu, les divers états de conscience et les diverses idées ne sont pas, selon nous, doués d’une force « détachée » ; leur action est celle même de la conscience tout entière, dont ils ne sont que les formes et manifestations actuelles, en raison composée de l’activité intérieure et des activités extérieures. La psychologie des idées-forces aboutit donc à la continuité et à la solidarité de tous les processus mentaux, qui viennent tous se réduire au processus appétitif.

II §

Ainsi conçue, la psychologie a pour objet des réalités, non plus de simples reflets, puisque les faits de conscience sont des éléments intégrants et des facteurs de la réalité complète. Les mouvements, eux, sont des phénomènes abstraits du tout : ils sont l’aspect de la réalité qui peut s’exprimer en sensations visuelles ou tactiles et en rapports dans l’espace entre les causes supposées de ces sensations. C’est par artifice que, pour faire de l’état mental un reflet et de la psychologie une science toute superficielle, on oppose l’état mental, — la sensation par exemple, — à la réalité. Primitivement, ce que nous sentons immédiatement et la sensation que nous en avons, c’est une seule et même chose : Τῶυτόν ἐστι. — On objectera que le son de la cloche et la vibration de la cloche sont choses différentes. — Sans aucun doute, mais ce que nous sentons n’est nullement la vibration de la cloche, ni même la vibration de l’air, ni même la vibration cérébrale : l’ensemble de ces vibrations est une construction ultérieure de notre intelligence, dont les éléments sont empruntés au sens du tact et de la vue, au lieu d’être empruntés au sens de l’ouïe. En croyant par là concevoir le réel de la sensation de son, comme le prétendent Maudsley et Spencer, nous concevons simplement des phénomènes concomitants, d’autres parties ou éléments du processus total, avec d’autres rapports à d’autres sens. Nous disons : si, en même temps que j’ai la sensation de tel son, je pouvais voir ou toucher les molécules de mon encéphale, j’aurais une vision ou un toucher de parties vibrantes en même temps que j’aurais toujours ma sensation de son. Mais cette sensation ne serait pas pour cela réduite à des sensations visuelles ou tactiles, encore moins à des vibrations de molécules. Ma sensation est ce qu’elle est ; le son senti et ma sensation du son, c’est un seul et même phénomène, une seule et même phase de la réalité ; or, le son n’est son qu’en tant que senti, et toutes les vibrations de molécules ne feront jamais un son tant que la sensation de son ne viendra pas s’ajouter aux autres rapports de ces vibrations avec d’autres sens, tels que la vue ou le tact. Le son n’arrive à la réalité que dans la sensation. Quand on parle du son objectif, on désigne, encore un coup, d’autres sensations possibles de la vue et de l’ouïe, d’autres rapports du même phénomène, d’autres richesses qu’il renferme. On désigne aussi des antécédents de ce phénomène plus ou moins éloignés ; bref on sort de la question, qui est : « Qu’est-ce qu’un son, comme son ? » Répondre : « Un reflet subjectif et interne », c’est se contenter des accompagnements tangibles et visibles. Le réel du son, c’est le processus concret et complet, qui est à la fois, indivisiblement, un son senti et une sensation de son, quelque chose d’original et de spécifique, le phénomène se prenant lui-même sur le fait, réel et conscient de sa réalité. On dit encore avec Descartes : « La piqûre n’est pas l’aiguille. » Mais la sensation de piqûre n’est nullement la sensation d’aiguille ; la douleur particulière de la piqûre est un phénomène qui n’existe que tel qu’il se sent : l’aiguille et la séparation des chairs sont de simples antécédents et ne constituent pas le réel de la douleur même. Ici encore on confond les antécédents avec les éléments constitutifs du phénomène réel et concret, qui ne peut se faire sentir qu’en se sentant lui-même. La distinction des phénomènes internes et des phénomènes externes n’est donc qu’une classification des conditions d’un seul et même phénomène en : 1° conditions représentables dans l’espace par le moyen de la vue et du tact, et 2° conditions non représentables dans l’espace. Si nous ne sentions pas les phénomènes directement, nous ne sentirions rien : notre sensation sert à les constituer tels et non pas seulement à les refléter. Le phénomène dit externe est au fond identique au phénomène interne. Ce dernier n’est pas un moyen terme interposé entre le réel du son et une modification purement psychique qui serait parallèle à cette réalité. S’il en était ainsi, l’objet qu’on veut poser en face de la conscience comme seul réel lui resterait totalement étranger, et, en voulant le poser, on le supprimerait. Du même coup, notre sensation ne serait plus sensation de rien. Il n’y a point deux réalités, l’une sentie, l’autre sentante : il n’y en a qu’une, dont le physique exprime certaines relations superficielles dans l’espace et dans le temps, dont le mental exprime certaines qualités plus intimes et plus profondes. C’est le mouvement, lui, qui est un mode de représentation, grâce auquel nous nous figurons dans l’espace des actions et réactions qui, par elles-mêmes, peuvent et doivent n’avoir rien de spatial.

Nous avons donc le droit de conclure que la psychologie des idées-forces roule sur le réel, et même sur le réel par excellence.

III §

Le problème psychologique, tel que nous l’avons formulé tout à l’heure, est très différent, sous plus d’un rapport, du problème que se posent les sciences physiques. Les phénomènes qu’étudient les sciences vraiment objectives — pesanteur, son, couleur, etc. — sont toujours, sans doute, des phénomènes pour un être sentant, pour un sujet auquel ils apparaissent ; mais, comme il n’importe nullement que ce sujet soit Pierre ou Paul, comme de plus ce n’est pas la relation au sujet qui est à étudier ici, mais au contraire l’objet, dépouillé autant que possible de cette relation, il en résulte qu’on abstrait la relation et qu’on la néglige. Dès lors, en distinguant les phénomènes physiques des phénomènes chimiques, etc., on distingue simplement une classe générale de phénomènes d’une autre classe de phénomènes, indépendamment du fait d’être senti, perçu, pensé, voulu, etc. Mais, dans la psychologie, on ne peut plus prendre ainsi le nom de phénomène abstraction faite d’une relation quelconque à l’être sentant et conscient ; car c’est précisément ce rapport à une conscience actuelle ou virtuelle qui constitue et caractérise le phénomène comme psychique. Une douleur, une pensée, une volition ne peuvent plus être considérés comme des phénomènes en l’air, simplement distincts l’un de l’autre à la façon d’une vibration sonore et d’une vibration lumineuse. La douleur, la pensée, la volition sont toujours la douleur de quelque être, la pensée de quelqu’un, quoiqu’il n’importe pas que ce soit Pierre ou Paul. Au reste, la vibration sonore et la vibration lumineuse redeviennent elles-mêmes des phénomènes psychiques dès qu’on les considère en tant que faisant partie d’une conscience ou expérience quelconque, en tant qu’appréhendées sous forme de sensations. Le rapport à un sujet sentant et voulant est donc bien caractéristique du point de vue psychologique. Le problème de la psychologie peut alors prendre cette forme : — Comment les phénomènes sont-ils donnés à une conscience ? qu’est-ce qu’un sujet par rapport aux objets qu’il sent et sur lesquels il réagit ?

Le point de vue des idées-forces en particulier, est celui d’une psychologie synthétique, non pas seulement analytique, comme la psychologie l’a été jusqu’ici trop exclusivement. On ne doit pas considérer les phénomènes mentaux comme formant une simple série linéaire, analogue aux séries de vibrations sonores, calorifiques, lumineuses, etc. Le tout-un où les phénomènes sont sentis est toujours impliqué, et les phénomènes doivent toujours être considérés synthétiquement dans leur rapport à l’intérieur, au centre de vie mentale qui non seulement les « représente » et les pense, mais y ajoute ses émotions et sa réaction volontaire. Les phénomènes à étudier sont toujours concentriques. Sous ce rapport, la psychologie ressemble à la biologie, qui considère chaque fonction de l’être vivant comme conditionnée par le tout et solidaire des autres, ou le tout comme réagissant dans chaque fonction, de manière à former une sorte de cercle vital. Elle ressemble aussi à la biologie en ce que celle-ci considère, non seulement l’organisme actuel de l’être vivant et sentant, mais encore l’évolution de cet organisme. Si la psychologie commence, comme les mathématiques et la physique, par analyser les faits, par les mesurer quand il est possible, enfin par découvrir leurs lois, elle doit aussi et surtout en faire la synthèse et, comme la biologie, montrer les conditions, les degrés et les formes typiques de l’évolution mentale, ainsi que son rôle dans l’évolution universelle. Le psychologue, il est vrai, ne peut saisir directement, chez les animaux inférieurs, les plus simples formes de la vie consciente et noter le passage progressif à des formes plus hautes, comme le biologiste analyse les diverses fonctions vitales de l’amibe, aperçoit les segmentations de l’œuf fécondé, etc.1 ; quand le psychologue veut décrire l’évolution, il est oblige de commencer par la fin de la chaîne, tandis que le biologiste commence par les premiers anneaux. Mais il peut se représenter hypothétiquement les états de conscience inférieurs et rudimentaires, par analogie avec les états inférieurs de sa propre conscience. La psychologie devient ainsi, comme la biologie, une étude d’organisation et d’évolution ; au lieu de rester à un point de vue purement statique, elle s’élève au point de vue dynamique.

Est-ce à dire que la distinction du sujet et de l’objet ait besoin d’être posée comme consciente d’elle-même dès le début, dans l’être sentant ? Non. Quand même l’être individuel étudié par le psychologue n’aurait d’abord aucune notion du subjectif et de l’objectif, — comme cela est certain, — cette distinction n’en demeure pas moins essentielle pour le psychologue, parce que, de fait, il étudie la façon dont les phénomènes arrivent à constituer une conscience possible, une individuation au moins virtuelle. Les phénomènes de l’univers parviennent à se sentir et même à se connaître dans des centres vivants, les animaux ; le psychologue cherche comment, sous quelle forme, selon quelles lois a lieu cette élévation des choses au rang d’idées dans une conscience, avec le plaisir, la peine, l’effort qui en résultent.

Maintenant, l’individualité, le tout-un qui évolue, le sujet actuel ou virtuel, n’est-ce en définitive qu’une unité apparente dont les éléments constitutifs seraient variables ? Les individus sont-ils des modes d’un esprit infini ? L’esprit que je suis pour moi est-il matière pour le spectateur extérieur ? ou, au contraire, ce qui est matière pour moi est-il esprit en soi ? La force considérée par le physicien n’est-elle « qu’un autre aspect » de ce que les philosophes appellent volonté ? La loi mécanique de la moindre résistance n’est-elle qu’un autre côté de la loi de la moindre peine ? Toutes ces questions, le psychologue en prépare la solution, mais elles appartiennent proprement à la philosophie générale, puisqu’elles constituent des inductions sur la nature intime des individus et du tout. La psychologie positive s’en tient au point de vue relatif de l’expérience immédiate, pour laquelle il y a des individus distincts, des sujets sentants et conscients, en un mot, des vies internes, des synthèses spéciales se produisant au sein du grand tout et se détachant de lui en une certaine mesure, par le pouvoir qu’elles ont de s’affirmer en pensée et en action.

IV §

Après avoir établi que le psychologue se pose cette question fondamentale : — Qu’est-ce que le sujet conscient et comment se forme-t-il ? — nous devons passer à un autre aspect du même problème : — Par quel mode d’action se manifeste le sujet conscient ? — Ici encore s’accuse le contraste de la psychologie et des sciences physiques.

Si le psychologue recherche les lois des phénomènes, ce sont surtout leurs lois de génération ou de genèse interne, qui font sortir un état de conscience d’un autre état de conscience par un processus dont les divers termes s’impliquent et s’expliquent mutuellement. Ainsi, entre la sensation présente et la réaction de l’intelligence appelée attention, puis la réaction de la volonté appelée aversion, il n’y a pas simplement un rapport dans le temps dont on ferait la constatation brute en disant : « Cela se suit de cette manière », sans qu’on sache pourquoi ce ne serait pas aussi bien l’inverse. L’ordre des vrais faits de conscience constitutifs du processus psychique — sensation, émotion, réaction — n’apparaît nullement comme arbitraire, ni comme un fait brut sans aucune explication. Nous trouvons que la douleur est une véritable explication et de la volonté d’écarter la douleur et de l’aide apportée à la volonté par l’intelligence. En d’autres termes, les lois vraiment psychologiques ne sont plus une pure coordination causale de phénomènes dans le temps ; nous ne nous contentons plus de ranger le phénomène A au premier moment, le phénomène B au second moment, etc., et d’ajouter que, dans les mêmes circonstances, le même ordre se reproduira. Nous voyons un pourquoi, un rapport de convenance interne entre les phénomènes se continuant l’un dans l’autre, parce qu’ils apparaissent tous, en dernière analyse, comme des idées-forces ou appétitions, comme des progrès d’une même volonté tendant au plus grand bien. On peut donc dire que les rapports psychologiques sont, comme tels, des rapports de finalité immanente, très différents des lois de causalité purement physique. Le mode d’action du sujet sentant est la tendance à une fin.

Là encore, la psychologie et la biologie se touchent et se complètent. Si la « lutte pour la vie » supprime la finalité extérieure, elle ne supprime pas la finalité intérieure de la volonté. Dire que les êtres combattent pour la vie, c’est dire qu’ils combattent pour se nourrir et se reproduire, qu’ils font effort, qu’ils désirent la nourriture et sentent du plaisir en se nourrissant. La lutte pour la vie ne se comprend donc, au fond, que comme une lutte de volontés ; elle est une manifestation externe de phénomènes tout psychiques en soi. S’il n’y avait dans la réalité qu’universel mécanisme, il y aurait universelle indifférence. En quoi un ensemble de particules inertes prendrait-il intérêt à être à droite plutôt qu’à gauche, à se mouvoir avec telle vitesse plutôt qu’avec telle autre, à se conserver plutôt qu’à ne pas se conserver, à se reproduire plutôt qu’à ne pas se reproduire ? Le principe universel de l’intérêt est essentiellement psychique, et, sans ce principe, la vie est incompréhensible, la lutte pour la vie est plus incompréhensible encore. Le vrai darwinisme n’est pas une doctrine exclusivement mécaniste : son ressort même est la sensation et le vouloir-vivre. C’est ce ressort que le psychologue prend à tâche d’étudier. Dans les êtres vivants, pour un spectateur, tout se passe comme si l’avenir était un des facteurs du processus interne : l’être vivant agit pour causer un certain effet, qui est son bien, alors même qu’il ne connaît point ce bien et ne connaît pas sa propre action. L’être n’est plus seulement absorbé dans le présent et poussé par le passé : il fait l’avenir même sans le concevoir, par le besoin qu’il a de tel état qui n’est pas encore, par un certain nisus a fronte, non plus a tergo. C’est une perpétuelle génération de l’avenir par l’appétition, qui est tournée de ce côté alors même qu’elle l’ignore. Le présent de l’animal est un présent inquiet, qui ne se suffit pas, qui aspire à la suite. L’être conçu (par abstraction) comme purement matériel serait inerte : son existence serait tout entière immobile dans le présent, alors même qu’il parcourrait mille lieues par seconde. Le mental n’a point cette inertie. Est mental tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, implique une lin sentie et voulue, fût-ce aveuglément ; est mental tout ce qui n’est pas indifférent à son propre état, mais tend à le maintenir ou à le changer, à l’accroître ou à le diminuer ; est mental tout ce qui enveloppe l’avenir pressenti dans le présent senti, avec un effort quelconque pour passer de l’un à l’autre. Un chronomètre a beau être fait pour marquer l’heure future, aucun de ses mouvements, à lui, n’enferme une finalité immanente ni ne tend à marquer l’heure. Il ne porte pas en lui-même un but qui se maintienne identique et suscite de nouveaux moyens quand les anciens manquent. Touchez à l’un quelconque de ses rouages, c’est fini, l’heure ne sera plus marquée : la roue qui tournait à gauche n’essaiera pas de tourner à droite pour continuer de poursuivre l’heure ; l’aiguille n’essaiera pas de s’appuyer sur un nouveau ressort pour pouvoir tourner. Au contraire, la grenouille qui a perdu la patte droite et dont on brûle la cuisse droite avec un acide, se servira des moyens qui lui restent pour essuyer l’acide : elle remuera la patte gauche, tandis qu’ordinairement elle se sert de la patte droite pour essuyer la cuisse droite. La fin poursuivie reste donc ici la même, alors que le mécanisme des moyens est altéré : le chronomètre vivant continue de tendre à l’heure future alors même qu’on lui a enlevé plusieurs de ses ressorts : il supplée à l’un par l’autre, comme si le bien à venir agissait sur lui par l’intermédiaire du bien ou du mal présent. Dans le chronomètre, tous les mouvements se déroulent et s’expliquent d’une manière adéquate, sans aucune considération de l’heure, tant du moins qu’on ne sort pas du chronomètre pour remonter à l’horloger. Au contraire, le besoin de vivre et de jouir, avec les mouvements corrélatifs, existe dans l’être vivant, non au dehors, et y devient le générateur même des autres mouvements. Sans doute, étant donnés les mouvements de la grenouille à un moment, et les mouvements communiqués du dehors au moment suivant, on aurait pu prédire par le calcul que la patte gauche se lèverait. Tout est mécanique sous le rapport des changements dans l’espace ; mais la série des causes et effets n’en redevient pas moins, dès qu’on rentre dans l’être vivant pour y considérer la vie même, une série de moyens et de fins, avec une fin unique, le bien-être du vivant. Et le psychologue, venant après le physiologiste, trouve que la série des moyens est, en définitive, une explication plus profonde que la série mécanique des effets. C’est que les relations de finalité, au lieu d’être de simples relations extrinsèques pour un spectateur, comme dans la montre, se confondent ici intimement avec les relations de vraie causalité. Dans le chronomètre, le grand ressort central qui cause tout le reste est naturellement indépendant de la fin à laquelle on l’a artificiellement subordonné ; dans l’être vivant, la cause et la fin, le ressort et l’heure à indiquer se confondent, comme si une montre tendait toujours à marquer midi par tous les moyens et trouvait dans la position même de l’aiguille à midi le ressort de tous ses mouvements. L’identité de la causalité et de la finalité est la volonté, dont les formes diverses, modes particuliers de discernement et de préférence, sont les idées-forces.

Nous pouvons donc donner au sujet qu’étudie la psychologie un nom plus précis et d’un sens moins intellectuel ; nous pouvons dire : la psychologie est l’étude de la volonté. Le problème n’est plus seulement : existe-t-il un sujet ? mais, comment agit-il ? Le rapport du sujet aux objets n’est plus un simple rapport de représentation, mais d’adaptation et de finalité immanente, primitivement irréfléchie et irraisonnée.

V §

Insistons maintenant sur cette idée de causalité et d’activité qui est inséparable de la finalité. Nous aborderons ainsi la transformation dernière du problème psychologique : dans l’être tendant à une fin et doué de volonté existe-t-il vraiment une activité d’ordre mental, qui justifie l’expression d’idées-forces ? C’est la question à la fois la plus difficile et la plus importante.

Pour échapper au contraste de l’activité et de la passivité, auquel vient aboutir l’analyse psychologique, certains psychologues veulent réduire toute la conscience à des états de conscience, à des faits de conscience, à des phénomènes de conscience. Mais, d’abord, un terme général n’a pas le pouvoir de supprimer des distinctions spécifiques. Un plaisir ne devient pas une douleur parce que tous les deux sont définis états de conscience. Il s’agit donc de savoir si, dans l’émotion et l’appétition, notre conscience prend une attitude foncièrement différente de celle où elle est quand nous recevons passivement une sensation. Or, c’est ce qu’il est difficile de nier. Si on prétend que la conscience de l’appétition est elle-même une sensation particulière, on se borne à élargir le terme de sensation pour y faire rentrer les choses les plus disparates ; et la réduction à l’unité n’est plus ici que la réduction à l’unité d’un mot. Si on dit que ce sont les sensations mêmes qui, par leur synergie ou leur conflit, produisent l’état de conscience particulier ou nous sommes quand nous croyons agir, faire effort, peiner, désirer, on transporte alors simplement l’activité à des représentations dont on fait des sortes de petits êtres luttant pour la vie ; c’est la fausse conception des idées-forces, où on les considère comme des éléments isolés et des sortes d’atomes. On n’échappe pas pour cela au contraste de l’action subie et de la réaction exercée : parce qu’on a transféré toute l’activité au pôle objectif, l’activité n’est pas pour cela supprimée.

Selon Münsterberg, toute activité prétendue de la conscience se ramène à des modifications du contenu aperçu. La conscience n’est qu’une forme ; elle est le moi-sujet, simple spectateur des phénomènes qui se produisent, distinct du moi-objet, qui, lui, constitue la personnalité et se compose de sensations venant du corps, de sentiments, etc. Le sujet je est conscient, mais impersonnel ; l’objet moi est personnel, mais inconscient. C’est à prouver la non-ingérence du sujet dans le « contenu » de la conscience que sont employées les nombreuses et intéressantes expérimentations de Münsterberg, dont chacune, d’ailleurs, est susceptible d’une double interprétation. Mais, quelques expérimentations que l’on fasse, il faudra toujours arriver devant certains termes irréductibles et devant une relation irréductible, qu’il importe d’exprimer correctement. La relation de la conscience comme forme à un contenu tout objectif et sensoriel est-elle la meilleure expression de ce rapport primordial auquel vient aboutir l’analyse intérieure ? Non. Contenu et forme sont des images empruntées au monde de l’espace, que l’on transporte indûment dans la vie interne. Qu’est-ce qu’une forme qui n’est rien de plus que ce qu’elle contient ? Qu’est-ce qu’un sujet pur qui ne se manifeste d’aucune manière, qui n’a ni qualité propre, ni intensité propre, ni durée propre ? Simple métaphore, comme celles de cadre, de fond, de surface, etc. Il n’est pas étonnant que cette forme ou ce sujet soit sans action. On ne peut ni vouloir, ni agir à vide, pas plus qu’on ne peut penser sans penser un objet, conséquemment un résidu quelconque de sensations. Il est sans doute incontestable que tout changement de conscience implique, ipso facto, un changement du contenu conscient et des objets représentés. Mais il n’en résulte pas qu’en dehors de la représentation des objets il n’y ait dans le sujet qu’une forme impersonnelle. C’est oublier le plaisir, la douleur, le désir et l’aversion. Au point de vue de l’observation purement psychologique, la jouissance et la souffrance ainsi que la réaction de l’appétit à l’égard des sensations se distinguent nettement des sensations mêmes, en tant que présentations d’objets qui arrivent ou s’en vont devant l’œil intérieur. Au point de vue physiologique, la décharge motrice ne saurait se confondre avec le courant sensoriel. Nous n’avons donc, ni psychologiquement, ni physiologiquement, le droit d’exclure la réaction du nombre des phénomènes psychologiques et physiologiques ; il n’est nullement démontré que toute détermination qualitative et quantitative de la conscience soit d’origine entièrement externe et périphérique, sans que les cellules actionnées du dehors aient à leur tour un mode propre d’actionner le système nerveux et, finalement, le système musculaire. Certes, au point de vue métaphysique, ni les cellules ne se sont faites elles-mêmes, ni le contenu de la conscience ne s’est créé ex nihilo : nous sommes toujours enfants du Cosmos ; mais enfin, une fois produits, une fois doués d’un cerveau, nous avons emmagasiné en nous une partie des conditions de changement et de mouvement qui se trouvent dans la nature, une partie de la causalité universelle, de quelque manière qu’on l’interprète ; si quelque chose agit dans ce monde, nous aussi nous agissons ; si quelque chose, après avoir été conditionné, conditionne, nous aussi nous conditionnons. Le lien, quel qu’il soit, des antécédents aux conséquents nous traverse, de même que le courant magnétique accusé par l’aiguille aimantée traverse tous les corps qui sont à la surface ou à l’intérieur de la terre. Si donc le processus interne, tel qu’il se présente à l’observation intérieure, comprend trois moments, — sensation ou changement subi et discerné, plaisir et peine, enfin appétition, — nous avons le droit de les distinguer, sans prétendre pour cela ni les séparer l’un de l’autre, ni les soustraire aux communes lois du déterminisme.

Comme Münsterberg, William James tend à supprimer toute activité mentale, au profit des objets dont nous avons la représentation. C’est un nouvel exemple du vertige exercé par la psychologie des représentations, à laquelle nous voudrions substituer la psychologie des actions et réactions. Voici la réponse de M. James aux objections que nous lui avions adressées dans notre Evolutionnisme des idées-forces : « M. Fouillée ne se figure peut-être pas assez combien forte serait la position de celui qui soutiendrait que le sentiment d’activité mentale, accompagnant l’arrivée de certains objets devant l’esprit, n’est rien que certains autres objets, à savoir des constrictions dans les sourcils, dans les yeux, la gorge, l’appareil respiratoire, qui sont présents alors, tandis qu’ils sont absents dans les autres modifications du courant subjectif. En ce cas, une partie au moins, sinon le tout de notre activité mentale serait notre corps, envoyant des sensations centripètes, dont la combinaison prend l’apparence de l’activité2. » M. William James fait à ce sujet une confession sincère, dans laquelle il nous raconte ses vains efforts pour découvrir en lui-même une activité mentale, de quelque nature qu’elle soit, qui ne se ramène pas à des objets « dont l’entrée au sein de la conscience, sous forme de représentations, constitue tout ce que nous appelons activité. » Les actes d’attention, d’assentiment, de négation, d’effort, sont sentis « comme mouvements de quelque chose dans la tête ». En faisant attention à une idée ou à une sensation appartenant à la sphère de quelque sens particulier, « le mouvement est un ajustement de l’organe du sens, mouvement senti comme il vient. Je ne puis penser en termes visuels, par exemple, sans sentir un jeu flottant de pressions, de convergences, de divergences, dans mes globes oculaires. » — Toute cette description est exacte et ne peut pas ne pas l’être, car, pour faire attention, consentir, etc., il faut un objet quelconque, une sensation actuelle, forte ou faible, à laquelle s’applique l’attention, l’assentiment, le refus, l’effort, etc. Et s’il s’agit d’une perception actuelle de la vue, comment ne sentirait-on pas des mouvements dans le globe oculaire ? S’il s’agit même d’un souvenir visuelles mouvements sont renaissants : en tous cas, il y a dans le cerveau des mouvements analogues à ceux qui se produisent dans la perception actuelle. « Dans le consentement et dans la négation, la glotte, la respiration jouent un rôle considérable ; dans l’effort, la contraction musculaire des membres, de la poitrine, etc. » MM. James, Münsterberg et tous les psycho-physiologistes pourraient écrire là-dessus des volumes entiers, une bibliothèque, sans avoir épuisé toutes les sensations périphériques, tous les résidus de sensations, tous les mouvements centripètes qui accompagnent nécessairement, en nombre incalculable, dans toutes les parties du corps, les actes réputés les plus spirituels. Ils pourraient même découvrir et démontrer que, quand Aristote avait la pensée de sa pensée, il sentait un mouvement jusque dans la plante des pieds, d’une part, et, de l’autre, jusque dans la plus petite pointe de ses cheveux. Comment un être vivant ne vibrerait-il pas tout entier à tout instant dans chacune de ses pensées ? Et après ? Pourra-t-on en conclure que, parce qu’il y a partout du sensitif et du mouvement centripète, tout est sensitif et tout mouvement vital est centripète ? La contre-partie de la thèse précédente est aussi soutenable, en même temps que parfaitement conciliable avec ladite thèse. Ne pourrait-on soutenir que la somme des mouvements de réaction centrifuge est non moins incalculable que celle des mouvements centripètes ; qu’il y a des réponses et réactions, avec un ton affectif plus ou moins sourd, depuis la tête jusqu’aux pieds ; que le mouvement d’ensemble est une perpétuelle ondulation, un va-et-vient de la périphérie aux centres, des centres à la périphérie ; que ce mouvement est surtout marqué dans le cerveau, dont toutes les cellules, après avoir été actionnées, actionnent à leur tour, s’accommodent ou ne s’accommodent pas du mouvement imprimé, l’acceptent ou le repoussent, elles aussi, pour leur part ? — Mais, objecte-t-on, ces réactions n’ont point leur contre-partie mentale. — Si fait, cette contre-partie est l’affection pénible ou agréable, avec l’effort simultané pour retenir le plaisir et écarter la peine. Physiologiquement, il y a des mouvements de réaction ; psychologiquement, nous sentons des changements réactifs qui ne nous apparaissent plus comme une arrivée passive d’objets devant la conscience, mais comme nous-même jouissant et souffrant, voulant et ne voulant pas.

— Peut-être au contraire, répondra M. James, « tout ce qui est éprouvé par nous est-il, strictement parlant, objectif. Seulement, cet objectif se distribue en deux parts qui font contraste, l’une représentée comme moi, l’autre comme non-moi. — » Là est en effet le nœud de la question. Or, selon nous, on ne peut admettre que tout soit strictement objectif. Il y a en premier lieu, jusque dans la sensation, quelque chose qui ne peut se convertir en objet : c’est le plaisir et la peine. Essayez de vous représenter le plaisir comme un objet, vous reconnaîtrez que vous vous représentez toujours autre chose que le plaisir même ; ce seront des circonstances de lieu et de temps, une partie déterminée de votre corps où vous localisez le plaisir, un mouvement de molécules corporelles, etc. Mais tout cela n’est pas le plaisir. D’autre part, oubliez tout cela, supprimez toute perception objective, vous n’en continuez pas moins de jouir ou de souffrir, quoiqu’il ne reste rien dans votre conscience qui puisse être conçu comme objet par la pensée, ni exprimé comme objet par la parole. Tout n’est donc pas objectif dans la conscience. Pour répondre à la confession de M. James par la nôtre, nous ne parvenons pas, malgré tous nos efforts, à comprendre l’affection, le sentiment de plaisir ou de peine comme l’arrivée de tels ou tels objets devant la conscience, c’est-à-dire comme une représentation. Quelques philosophes ont soutenu, il est vrai, que la peine est la représentation confuse d’un trouble organique ; mais entre l’idée de trouble organique et le sentiment de la peine il y a un hiatus énorme. C’est après coup que nous cherchons dans le trouble organique les conditions antécédentes et objectives de notre douleur ; mais penser ces conditions ou même les percevoir, soit nettement, soit confusément, comme objets, ce n’est pas souffrir. Pourquoi d’ailleurs la perception d’un trouble, qui est, objectivement, un phénomène régulier et normal de la nature, nous causerait-elle de la peine en nous instruisant de ce qui se passe dans la réalité objective ? On a plutôt du plaisir que de la peine à s’instruire et à percevoir des objets. Il faut que le trouble organique soit en relation avec un être qui ne veut pas être troublé et qui réellement souffre d’être troublé. Cette souffrance sera toujours, en tant que telle, du subjectif impossible à objectiver, qui même se détruit en s’objectivant. Il y a donc dans l’affection — qui est primordiale — un fond subjectif impossible à éliminer ou à représenter sous les formes de mouvements dans l’espace.

En second lieu, nos plaisirs et nos douleurs ne sont pas des phénomènes détachés, des affections sans lien entre elles, qui apparaîtraient successivement et disparaîtraient sur le tableau de la conscience, sans provoquer une réaction différente d’elles-mêmes. En consentant au plaisir, en luttant contre la douleur, nous avons conscience de quelque chose en nous qui n’est plus simplement le plaisir ni la douleur. Ce quelque chose, est-ce vraiment une chose, un objet venant apparaître après les autres pour former un nouveau dessin interne ? Essayez, encore ici, de vous représenter cet objet, vous n’y parviendrez pas. C’est même pour cette raison que tant de psychologues nient la réalité du vouloir et du désir. Mais, de ce qu’on ne peut se représenter une réalité interne comme objet, il n’en résulte pas qu’elle n’existe point, car cette réalité peut ne pas être différente de nous-même ; étant identique à nous, elle n’est plus représentable comme objet extérieur à nous. Qui dit : représenté, présenté à une conscience, désigne nécessairement deux choses. Je ne me vois pas vouloir, donc vouloir n’est rien, disent les partisans exclusifs de l’objet ; je ne me vois pas vouloir, donc mon vouloir est moi-même, répondent les partisans du sujet. Intellectuellement, objet ne se comprend que par le sujet, et le sujet ne se saisit que dans son rapport à un objet ; donc l’intelligence arrive elle-même à poser la dualité sujet-objet, et, ceci fait, elle n’a plus rien à se représenter : l’intelligence proprement dite a atteint sa limite. Mais la sensibilité et la volonté, elles, vont plus loin. Le sujet, sans se représenter à lui-même, se sent jouir et souffrir ; en même temps, il a conscience de son consentement au plaisir, de son aversion pour la douleur, et cela au moment même où il accepte et repousse. Ce n’est plus de l’intelligence, ce n’est plus de la sensibilité pure, constatant qu’elle jouit ou souffre ; mais c’est encore de la conscience. Pour donner un nom à cette conscience fondamentale, pour la mettre artificiellement à part de ses manières d’être et d’agir, qui en sont réellement inséparables, on se sert avec raison du mot volonté.

Au lieu de soutenir, comme M. James, que tout est objectif, on pourrait aussi bien soutenir, et on a soutenu en effet que tout, strictement parlant, est subjectif. Ce qui est certain, c’est que l’objectivité, nous l’avons vu plus haut, est un rapport ultérieurement conçu ; la représentation ne représente que par son rapport à autre chose qu’elle ; primitivement, il n’y a que des modes de conscience, agréables ou pénibles, acceptés ou repoussés, par conséquent des passions et réactions.

Enfin, si tout était réellement et primitivement objectif, d’où viendrait ce « contraste entre moi et non-moi » sur lequel M. James fonde la classification ultérieure des « modifications du courant subjectif » en états réellement objectifs et états d’apparence subjective ? Pourquoi cette « distribution des objets en deux parts », dont l’une apparaît miraculeusement comme sujet ? Il y a sans doute un moi-objet, le seul qui soit proprement connu ; et nous accordons à Münsterberg, à M. James, que ce moi se résout dans notre tempérament, dans nos habitudes, dans les tendances naturelles et acquises de notre organisme, avec toutes les sensations et mouvements organiques. Mais ce moi-objet, Münsterberg lui-même l’avoue, n’empêche point le moi-sujet, ou, si le mot moi est déjà lui-même trop objectif, il n’empêche point le sujet-je, entendu comme l’action même d’avoir conscience ; et cette action n’est pas, comme Münsterberg le prétend, une pure forme où il n’y a de discernable que les sensations qui y sont contenues ; la discrimination et l’assimilation sont les fonctions intellectuelles du sujet ; le plaisir et la douleur en sont les fonctions affectives ; l’appétition et l’aversion en sont les fonctions volitives ; or la discrimination de deux objets n’est plus elle-même un objet ; le plaisir ou la peine résultant d’une modification reçue et discernée n’est plus un objet ; enfin le désir d’un objet n’est plus un objet.

Par un dernier et radical expédient, les psychologues que fascine l’objectif ont nié non seulement l’activité de la conscience, mais son existence même. Ici encore il faut s’entendre. On peut très bien soutenir que la conscience n’existe pas, si on entend par là quelque chose de différent des fonctions internes que nous venons d’énumérer : sensations, plaisirs et peines, impulsions et aversions, qui sont les seuls faits réels et primitifs. Ces faits ont tous en commun d’être, je ne dis pas connus, mais immédiatement expérimentés au moment où ils se produisent. Il y a dès lors une différence fondamentale entre ce qui est senti et ce qui n’est pas senti, entre ce qui existe pour soi, s’apparaît à soi-même, et ce qui n’existe que pour un témoin, n’apparaît qu’à un spectateur. C’est cette différence qu’on exprime par le mot général de conscience ; mais il ne faut pas entendre par là, malgré l’étymologie, une science de soi, une connaissance, une façon quelconque d’être son objet à soi-même, d’être représenté à soi-même. De plus, il ne faut pas confondre la conscience spontanée avec la conscience réfléchie. Jouir et avoir spontanément conscience de jouir sont absolument identiques : par ce mot de conscience, nous n’entendons pas un phénomène nouveau, un acte nouveau, une fonction nouvelle qui viendrait s’ajouter à la jouissance pour la réverbérer, pour la distinguer du reste, la connaître ou la reconnaître ; nous entendons simplement la transparence intérieure qui fait qu’une jouissance existe immédiatement pour elle-même, non pas seulement pour un autre. Je jouis, et du même coup, une lumière interne éclaire ma jouissance ; ce sont, en quelque sorte, des phénomènes lumineux par eux-mêmes. Pour voir ces rayons de lumière, nous n’avons pas besoin d’une autre lumière : pour être immédiatement avertis que nous jouissons, nous n’avons pas besoin d’un acte particulier de conscience qui viendrait éclairer le premier. Si un tel artifice était nécessaire, il faudrait (on l’a dit depuis longtemps) un second acte de conscience pour saisir le premier, un troisième pour saisir le second, et ainsi de suite à l’infini. La vraie question est donc celle-ci : — Quand nous sentons, est-il nécessaire de changer notre sensation en objet de représentation, de se mettre en dehors et de la contempler objectivement ? Non ; nous n’avons qu’une conscience subjective de nous-mêmes, qui est, par exemple, la sensation de la faim telle qu’elle est éprouvée, ni plus ni moins, confuse si elle est confuse, distincte si elle est distincte, faible ou intense si elle est faible ou intense. Une conscience vraiment objective ne peut pas exister, et on a raison d’en nier l’existence. Je n’ai pas, outre ma souffrance et en même temps qu’elle, l’idée de ma souffrance comme objet ; cette idée, si je l’ai, est un autre phénomène mental qui vient après ma souffrance et est lié à cette souffrance, mais qui n’est plus la douleur même que présentement j’éprouve. L’idée de souffrance est un simple souvenir, qui lui-même se résout, ou bien en une nouvelle souffrance renaissante et d’une espèce analogue à la première, ou bien en des idées objectives de telle partie du corps, de telles circonstances, de telles perceptions auxquelles j’associe le mot de souffrance. Ou je souffre, et je n’ai pas besoin de penser ma souffrance, qui est ce qu’elle est sans qu’il faille la convertir en pensée ; ou je pense réellement que je souffre, et cette pensée n’est déjà plus ma souffrance ; elle est une classification que je fais du phénomène actuel pour le ranger dans la classe des douleurs avec accompagnement des mots : je souffre. Bref, en tant que je souffre, je ne connais pas ma souffrance ; en tant que je la connais, je ne souffre pas.

Il n’en faut point conclure pour cela que la souffrance soit inconsciente3 ; elle est, au contraire, souffrance spontanément et immédiatement consciente, mais sans élément objectif. La thèse se retourne ainsi contre ceux qui la soutiennent, et qui voudraient tout absorber dans les objets. La conscience, en un mot, est l’immédiation des fonctions intérieures et subjectives ; elle n’est pas l’observation, elle n’est pas la réflexion, elle n’est pas la pensée, elle n’est pas la connaissance ; elle est la fonction psychique considérée dans son caractère de subjectivité irréductible. Nier, comme on l’a fait, cette conscience spontanée, cette expérience immédiatement présente, c’est le plus contradictoire des paradoxes. Si nous n’étions pas avertis sans intermédiaire de la sensation actuelle, nous ne sentirions pas ; de plus, quand même nous pourrions sentir, nous ne pourrions nous souvenir d’avoir senti. Il faut donc que, quelque part, à quelque moment, quelque fonction interne soit évidente par elle-même et s’aperçoive en s’exerçant, pour que la réflexion ultérieure devienne possible.

Maintenant, qu’est-ce que cette réflexion ? Est-ce un acte nouveau et original de l’esprit, comme on le prétend d’ordinaire, ou n’est-ce qu’une combinaison de fonctions plus primitives, notamment de souvenirs et d’appétitions ? Selon nous, la réflexion n’est autre chose que le désir de connaître joint à un souvenir qui, sous l’influence de ce désir, prend une forme plus nette ; en un mot, c’est l’attention interne, qui elle-même se résout en appétition. Quand nous croyons réfléchir actuellement sur un fait actuel de notre vie mentale, il y a là simplement des sensations renaissantes accompagnées d’appétitions et d’un jugement par lequel nous assimilons le présent au passé ; c’est donc une combinaison nouvelle de faits mentaux qui succède au fait sur lequel nous croyons réfléchir directement. J’ai entendu un son, premier fait ; le souvenir de ce son persiste, second fait ; je désire connaître son acuité, troisième fait ; les souvenirs d’autres sons se réveillent, quatrième fait ; j’aperçois des différences et ressemblances, cinquième fait ; les noms des notes de la gamme se présentent, sixième fait ; l’un de ces noms s’associe au souvenir du son, septième fait. Ce défilé de processus subjectifs différents et différemment combinés, nous l’appelons réflexion ; mais, en croyant réfléchir sur un fait actuel, nous donnons réellement naissance à des faits nouveaux ; en croyant penser au son même, nous pensons au souvenir du son et à une foule d’autres choses. En même temps, nous éprouvons des sensations vagues de tension dans l’organe de l’ouïe, qui s’accommode comme pour écouter ; nous avons simultanément des sensations venues des muscles du larynx, de la poitrine, etc. ; ajoutez-y la sensation de notre cerveau en travail et d’une certaine chaleur qui se développe. C’est tout ce complexus que nous prenons pour l’acte simple d’une pensée se réfléchissant sur elle-même, se représentant à elle-même comme objet.

Quelle est, d’après cela, la part de l’élément objectif et de l’élément subjectif dans l’observation psychologique ? — Le procédé de l’observation interne est, au fond, le même que celui de l’observation externe. Notre observation du moi-objet s’étend juste aussi loin que l’imagination. Or, l’imagination est liée d’abord à la perception extérieure ; imaginer, c’est encore percevoir, observer des images venues du dehors, se représenter des objets. Cette représentation d’objets se mêle toujours à l’affection du plaisir ou de la douleur, ainsi qu’à la volonté. Dans la passion de la colère, par exemple, il y a des symptômes sensoriels, dont la perception offre une grande analogie avec la perception externe. L’élément vraiment interne, nous l’avons vu, est constitué, dans tous les phénomènes psychiques, par l’acte même de la discrimination et de l’assimilation, par le plaisir même et la douleur comme tels, et enfin par la conscience du désir ou du vouloir, toutes fonctions qui ne peuvent être des « objets » de pensée. Le reste tombe nécessairement dans le domaine de la représentation, par cela même de l’objectif ; et c’est ce qui explique l’illusion de ceux qui nient le subjectif. Le psychologue a devant lui un monde, celui que l’imagination peut concevoir par le rappel et la combinaison des souvenirs. Quand il s’agit de trouver les lois des choses extérieures, indépendantes de nous, l’imagination joue encore un rôle, mais beaucoup moindre, et elle a infiniment moins de valeur. Ici, il s’agit du monde intérieur, qui est précisément composé d’images. En imaginant, nous créons l’objet même à étudier et nous le varions de mille manières. C’est une sorte d’expérimentation interne. Le subjectif y existe partout, mais il y est toujours incorporé dans l’objectif et devient objet de science parce côté « représentable ».

Concluons que la conscience n’est ni une faculté distincte ni un acte distinct ; elle est simplement un caractère commun, constant et immédiat des fonctions psychiques. C’est parce que ces fonctions sont essentiellement conscientes qu’il n’y a pas de « conscience ». Le mot de conscience exprime simplement cette propriété originale de tous les phénomènes mentaux qui fait qu’ils sont éprouvés en même temps qu’ils sont, et ne sont qu’en tant qu’éprouvés. Et le fait conscient n’est véritablement tel que sous forme spontanée et subjective : la forme réfléchie et objective se réduit à une nouvelle combinaison de faits spontanément conscients.

VI §

Une dernière preuve de l’activité mentale, c’est l’essentielle intensité des états psychiques, qui est un des éléments principaux de leur force. Nous nous plaçons à l’antipode de ceux qui veulent réserver l’intensité aux objets extérieurs, qui vont même jusqu’à prétendre, comme on l’a fait récemment, que les états mentaux n’ont pas d’intensité et sont qualité pure. Nous soutenons, au contraire, que seuls les états mentaux ont une intensité directement appréciée, non induite, et que, s’ils ne l’avaient pas, nous ne pourrions pas même concevoir l’idée d’intensité. Ou l’intensité est illusoire, ou nous en avons conscience : il n’y a pas de milieu.

Nous allons plus loin encore et nous disons : l’intensité est tellement inhérente à la sensation, à l’émotion, à l’appétition, qu’on ne peut se représenter un état de conscience qui n’aurait pas un certain degré, qui ne serait pas plus ou moins fort ou plus ou moins faible, qui n’envelopperait pas, en d’autres termes, un déploiement d’activité plus ou moins énergique en tant que puissance exercée, et aussi plus ou moins contrebalancée par la résistance. S’il existe d’autres êtres sentants qui aient des sensations différentes des nôtres, nous ne pouvons nous figurer d’avance la qualité spécifique de ces sensations, mais nous pouvons prédire que, quelles qu’elles soient, elles ont des degrés et une plus ou moins grande intensité ; sinon, ce seraient des ombres passives projetées sur un mur passif. L’aveugle-né ne sait pas ce que c’est que l’écarlate, mais il peut d’avance se figurer, grosso modo, l’élément intensif de l’écarlate, abstraction faite de son élément qualitatif, si on lui dit que c’est une couleur plus intense que le vert ou le lilas.

Examinons les raisons mises en avant pour dépouiller les états mentaux de toute intensité. La première se réduit au paralogisme suivant : il y a des changements qualitatifs inséparables de tout changement d’intensité, donc ces changements qualitatifs dispensent d’admettre comme réels les changements d’intensité. La seconde raison qu’on apporte contre l’intensité des états psychiques, c’est la difficulté de leur appliquer la mesure. On dit : « J’éprouve à la température de 30 degrés une certaine sensation de chaleur ; j’en éprouve une autre à la température de 20 degrés ; chacun de ces deux états de conscience forme une espèce distincte ; ils se ressemblent, ils appartiennent au même genre, qui est la sensation de chaleur. Personne ne dira sérieusement que l’un est un multiple ou une fraction de l’autre4. » Remarquons d’abord qu’on choisit ici pour exemple des sensations où les variations d’intensité sont comme recouvertes par des variations de qualité affective, passant du plaisir ou de l’indifférence à la douleur. L’exemple des sensations de lumière, qui restent indifférentes entre de larges limites tout en variant d’intensité, est beaucoup plus probant ; or, dans ce dernier cas, on peut fort bien obtenir une sensation de lumière dont l’intensité soit un « multiple » d’une autre. On le peut d’ailleurs aussi pour le son et pour la chaleur. Il n’en résulte pas que le rapport des deux sensations puisse toujours être exprimé par un nombre. Autre chose est de dire : « Le bruit de dix fusils est certainement plus intense que le bruit d’un seul fusil » ; autre chose de déterminer si l’intensité de notre sensation est exactement dix fois ou cinq fois plus grande. Faut-il en conclure qu’il y ait là simplement une sensation de qualité différente, quoique semblable sous certains rapports ? Mais une qualité qui admet du plus et du moins enveloppe des relations quantitatives, fussent-elles irréductibles à cette mesure subjective de la quantité qu’on nomme le nombre.

Spencer a provoqué la réaction exagérée contre laquelle nous réagissons à notre tour. Il a eu le tort, en effet, de réduire entièrement la différence entre la « sensation » et l’« idée » à celle des états d’intensité faible et des états d’intensité forte. L’explication, à coup sûr, était trop simple. Le caractère d’objectivité qu’une représentation acquiert ne tient pas seulement à son intensité ; il tient aussi à sa détermination qualitative et à la complexité de ses détails. Quand je pense à un arbre, non seulement ma représentation est faible, mais elle est indéterminée et très simplifiée : je ne vois qu’un tronc et une masse confuse de feuilles. Si, au contraire, je regarde un arbre véritable, j’ai devant moi une quantité innombrable de feuilles distinctes, et je me sens dans l’impossibilité réelle de les compter : ici, c’est une matière qui m’est fournie et qui déborde ma pensée. Au reste, la qualité et l’intensité s’impliquent. Une représentation plus complète d’un arbre est une représentation enveloppant un plus grand nombre de détails et de parties ; comme chacune de ces parties concourt à la représentation totale et y produit son effet, il en résulte un total d’impressions plus nombreuses et, conséquemment, une impression totale plus intense. Devant l’arbre réel, en pleine lumière, nous sommes pour ainsi dire frappés de tous les côtés à la fois : c’est une légion de détails qui se pressent pour entrer par la vue et par les autres sens, c’est une myriade de chocs cérébraux que l’on totalise à grand’peine ; on se sent envahi par l’objet.

À notre avis, donc, tout changement de qualité implique une sommation différente d’impressions et un changement d’intensité ; réciproquement, tout changement d’intensité est une addition d’impressions ou une soustraction d’impressions qui ont une qualité et dont la somme a également une qualité spécifique. Que toutes nos sensations se réduisent à des chocs, comme Spencer semble parfois le croire, on peut à bon droit le contester ; mais, ce qui est vrai, c’est qu’il y a des chocs dans toutes nos sensations, c’est-à-dire un ensemble de coups que nous subissons et dont nous apprécions l’intensité par la résistance plus ou moins grande ou le concours plus ou moins grand qu’ils apportent à notre activité propre. En un mot, il y a dans tout état de conscience un élément dynamique distinct de l’élément qualitatif. Et cela tient, en dernière analyse, à ce que, dans tout état de conscience, il y a une volonté contrariée ou favorisée, non pas seulement une forme de représentation passive.

Non seulement nous ne saurions ramener l’intensif à l’extensif, mais c’est le second qui présuppose le premier. Si nous examinons avec soin l’idée de l’étendue, nous reconnaissons qu’elle est un ensemble de sensations possibles, d’actions possibles sur nos sens, et que ces actions ne sauraient se concevoir sans un degré d’intensité quelconque. En nous représentant l’espace vide, nous nous représentons une série de choses que nous pourrions voir ou toucher, qui pourraient agir sur nous et sur lesquelles nous pourrions agir. Pour vider l’étendue, nous réduisons à un minimum uniforme l’action et la réaction.

VII §

Dans un premier volume, nous étudierons ce qu’on est convenu d’appeler la vie sensible, qui n’est autre pour nous que le processus appétitif à son premier degré : sensation, émotion et réaction motrice. Nous essaierons de montrer l’appétit et, du côté physique, la motion, d’abord sous la sensation, puis sous l’émotion agréable et pénible, enfin sous la réaction qui constitue la volonté au sens le plus général du mot. Si nous y parvenons, nous aurons ainsi fait voir que l’appétit est le facteur principal de l’évolution en nous ; d’où les métaphysiciens pourront sans doute induire qu’il est aussi, sous une forme sourde, le facteur principal de l’évolution dans le monde.

Par là, nous nous séparerons des physiologistes et des psychologues qui représentent l’acte réflexe comme le type primitif de toute activité et comme le point de départ de la volonté. A en croire MM. Ribot, Sergi, Richet, Binet, etc., tous les faits mentaux, surtout les volitionnels, seraient des développements du simple réflexe, auxquels la conscience viendrait, dans certains cas, se surajouter comme un accessoire. Nous croyons que la psychologie s’écartera de plus en plus de cette conception trop exclusivement mécaniste. Voici ce qu’on peut dire à ses partisans. S’il est vrai que l’acte réflexe, défini comme un phénomène de pure mécanique, soit vraiment l’origine de toutes les fonctions nerveuses et mentales, montrez-nous donc ce type manifesté de plus en plus clairement à mesure qu’on descend dans l’échelle animale. La grenouille, par exemple, sur l’échelle des vertébrés, étant inférieure aux mammifères, l’état des réflexes chez cet animal doit correspondre à quelque stage primitif dans l’évolution ; si donc votre thèse est vraie, nous devrons trouver chez la grenouille les réflexes purement mécaniques beaucoup plus manifestes que chez un mammifère. Par malheur, c’est le contraire qui a lieu. Si la corde spinale d’une grenouille est séparée du cerveau, les pattes continuent de faire des mouvements qui révèlent sensation et appétit ; peut-être même reste-t-il une certaine intelligence, puisque, si l’une des pattes est enlevée, l’autre fait sa besogne à sa place, comme nous en avons donné plus haut un exemple. Chez les mammifères, nous trouvons des réflexes très compliqués et mécaniquement coordonnés, mais nous ne retrouvons plus dans la moelle épinière le même pouvoir d’adapter les mouvements aux variations des circonstances. Or, c’est ce pouvoir, encore une fois, qui caractérise l’acte d’appétition et d’intelligence, par opposition à un mouvement de pure machine. Le réflexe était donc, à son origine, appétitif et non exclusivement mécanique. Voilà la conclusion qui s’imposera bientôt, croyons-nous, à la psychologie. L’étude des animaux les plus inférieurs la confirme encore : ces animaux, en effet, manifestent tous de vrais appétits, fort simples d’ailleurs ; faim, soif, besoin de reproduction, etc., avec des mouvements appropriés ; les réflexes purement mécaniques, au contraire, que l’on prétend primitifs, sont presque absents chez les animaux primitifs. Plus nous descendons la série des êtres multicellulaires, plus il est manifeste que toutes les cellules ont le même pouvoir fondamental d’accomplir des mouvements appropriés sous l’influence d’une peine ou d’un plaisir quelconque. Cela est si vrai que chaque cellule agit comme un animal élémentaire, faisant partie d’une société ou colonie de cellules. Chez les animaux supérieurs, la division et la spécialité croissantes des fonctions vitales, sous la croissante suprématie du cerveau, donnent aux réflexes de la moelle et des centres inférieurs l’apparence superficielle de mouvements tout mécaniques. Ceux qui sont dupes de cette apparence ressemblent à des gens qui prendraient les soldats d’un régiment bien exercé et bien commandé pour de pures machines, alors que leur obéissance mécanique est un résultat acquis et non primitif.

Une dernière raison corrobore les précédentes : si nous voyons des actes, d’abord accomplis sous l’influence de la sensation et de l’appétit, devenir mécaniques par l’habitude et se changer en réflexes, nous n’avons pas un seul exemple de réflexes devenus volontaires par une évolution progressive. C’est donc bien le réflexe qui est de la volonté rendue automatique et descendue dans la moelle : ce n’est pas la volonté qui est du mécanisme devenu intelligent par miracle.

Le second volume sera consacré plus spécialement à ce qu’on nomme la vie intellectuelle. Tous les éléments qu’on trouve dans la connaissance sont des éléments qu’on trouve dans l’esprit, et, sous ce rapport, ils font partie des objets de la science psychologique ; aussi étudierons-nous la genèse et la formation des idées. De là nous passerons à l’étude de la volonté proprement dite, comme constituant ce sujet qui s’érige à la fois en fin et en cause au sein du déterminisme universel. Nous avons dit tout à l’heure que la psychologie n’est pas simplement ni essentiellement la science de la représentation ; nous pouvons ajouter maintenant qu’elle est, en dernière analyse, la science de la volonté, de même que la physiologie est la science de la vie. Son problème essentiel est : — Y a-t-il en nous une volonté ? Quelle en est la nature ? Quelle en est l’action ? — C’est cette volonté qui donne aux idées et représentations leur vraie « force » ; c’est elle qui les tire de l’indifférence passive où elles demeureraient abîmées si elles n’étaient que les reflets d’un monde complet sans elles.

En un mot, la psychologie des idées-forces ne considère pas seulement les états de conscience en eux-mêmes, ni dans leurs objets, mais encore et surtout comme conditions d’un changement interne lié à un mouvement externe. Elle recherche et ce que peut l’objet sur le sujet, et ce que peut le sujet sur l’objet ; sous leurs rapports de « représentation » elle cherche à découvrir leurs rapports d’action réciproque ; enfin elle montre comment la représentation même, par la volonté qui y est impliquée, peut devenir une réaction véritable, conséquemment un des facteurs de l’évolution universelle.

La méthode synthétique que nous nous proposons de suivre a, si nous ne nous trompons, l’avantage de rattacher non seulement la physiologie à la psychologie, mais encore la psychologie à la philosophie générale. En effet, si cette méthode étudie des conditions de changement interne et externe, c’est-à-dire des forces psychiques, elle étudie aussi des idées, et principalement les idées qui sont le fond même de la métaphysique. Seulement, elle les considère comme pures idées et comme facteurs psychologiques, non dans leur objet métaphysique : elle étudie leur formation en nous, leur origine expérimentale, leurs lois observables ; enfin elle y montre l’indissolubilité de la pensée et de l’action, avec sa manifestation finale dans le mouvement. Le monde entier est, en un sens, comme disaient Berkeley et Schopenhauer, notre représentation : pour nous, et psychologiquement, son esse est son percipi. L’étude de la représentation et des idées est donc, de son côté, adéquate à l’univers. On a dit avec raison que la psychologie est la seule science qui, en accomplissant sa tache, finisse par s’occuper (à sa manière propre) de la matière même de toutes les autres sciences. Nombre et espace, mouvement, constitution des corps, tous les autres aspects des choses qui sont les objets des recherches positives, sont en même temps, dans tous leurs modes variés, des phénomènes mentaux et, au sens strict du mot, des idées, dont les éléments et la composition doivent être expliqués du point de vue psychologique. Si donc la psychologie n’est pas la métaphysique, comme elle a cependant pour objet la conscience, où vient se représenter l’univers, elle se trouve avoir un domaine comparable en étendue à celui de la métaphysique même ; et c’est ce qu’on ne peut dire d’aucune autre science. Aussi est-il impossible de séparer la psychologie de la philosophie, pour la mettre sur le même plan que la chimie ou l’histoire naturelle.

Ainsi, reliée d’un côté à la physiologie, la psychologie des idées-forces peut, d’autre part, poser les bases de la spéculation philosophique, trop dédaignée des purs observateurs et des purs positivistes. Elle est au centre de perspective qui permet de considérer l’unité du tout telle qu’elle s’exprime dans notre conscience ; elle est le fondement du véritable monisme.

Livre premier
La sensation, dans son rapport à l’appétit et au mouvement §

Chapitre premier
La sensation §

I. Rôle de l’appétit dans la genèse et le développement des sensations. — II. Intensité des sensations. Rôle de l’appétit. — III. Qualité des sensations. Peut-on réduire toutes les sensations à une sensation primordiale ? — IV. La spécificité des sensations implique-t-elle leur simplicité ? — V. Elément relationnel des sensations. — VI. Rapport nécessaire de la sensation au mouvement.

I
Rôle de l’appétit dans la genèse et le développement des sensations §

Chaque être est en rapport avec tous les êtres ; il en subit l’influence, il influe sur eux à son tour. C’est ce que Platon et Leibniz appelaient l’universelle harmonie, grâce à laquelle tout être devient le miroir de l’univers ; c’est ce que Kant appelait l’universelle réciprocité d’action. La philosophie évolutionniste a confirmé cette doctrine. Le cristal, la plante, l’animal, l’homme sont impressionnés par toutes les particules matérielles, par chacune en particulier et par chacun de leurs groupes, proportionnellement à chacune des forces qui y sont emmagasinées ; je subis l’action de la plus lointaine des étoiles, quoique mes yeux ne puissent l’apercevoir, et elle contribue pour sa part à cet ensemble de mouvements qui viennent retentir en moi. A mon tour, j’exerce une action, si faible qu’elle soit, sur cette étoile, sur tous ces mondes qui m’ignorent et que j’ignore. Je fais ma partie dans l’universel concert et, quoique ma voix soit indiscernable dans le tout, je l’entends cependant moi-même, je sens ma propre existence et je sais qu’elle est un nécessaire fragment de l’existence universelle. Mais, puisqu’en fait je subis l’impression de toutes choses, on peut supposer, avec Leibniz et Laplace, que, si je pouvais déployer tout ce qui est en moi à l’état d’enveloppement et de confusion, et si certains effets ne se neutralisaient pas dans la composition des forces, je finirais par retrouver en moi-même l’action de l’univers et le raccourci de son histoire. En d’autres termes, l’organisme humain a théoriquement la possibilité de refléter en soi, de représenter et de percevoir (comme disait Leibniz) tous les phénomènes ou mouvements de la nature, tous ceux du moins qui ne se sont pas neutralisés mutuellement ; mais, en réalité, il ne les aperçoit pas tous, c’est-à-dire qu’il ne les saisit pas à part, parce qu’il n’a pas pour chacun une sensation spéciale et différenciée. Tous les phénomènes luttent, en quelque sorte, pour entrer dans ma conscience et y vivre de la vie sensible ; les impressions et les mouvements du dehors sont en concurrence pour pénétrer dans mon organisme, dans mon cerveau, dans ma sensibilité ; et il en fut toujours ainsi, depuis des siècles, pour tous les êtres vivants en qui se trouvait le germe du sentiment. Mais, dans cette lutte de toutes les impressions pour la victoire, il n’en est qu’un certain nombre qui l’ont emporté, qui se sont ouvert des voies dans la matière organisée et s’y sont créé des centres d’action. Ces voies sont les nerfs, ces centres sont les organes des sens. De là ce problème : — Quelle est, en définitive, la grande force qui a déterminé la formation de tels ou tels sens, organes de condensation et de précision ?

Cette force, selon nous, fut l’intérêt même des êtres. Comme l’a montré Darwin, dans la nature organique il ne peut se développer, en moyenne, que des organes utiles de fait à l’individu et à l’espèce. Reste à savoir en quoi précisément consiste cette utilité qui a déterminé la genèse des organes en général et, en particulier, la genèse des organes des sens. Est-ce une utilité intellectuelle, ou toute sensible ? Les sens, en d’autres termes, ont-ils eu d’abord pour objet la connaissance, ou l’action et la jouissance ? — Evidemment, l’utilité fut d’abord toute vitale et sensible. Les sens ont été organisés, par voie d’adaptation progressive, non pour servir à des connaissances intellectuelles et spéculatives comme celles dont parle Platon, mais pour répondre aux besoins très pratiques de l’appétit et du « vouloir-vivre ». Les yeux ne se sont pas formés pour contempler, mais pour avertir d’un danger et pour faciliter la prise d’une proie ; on ne peut même pas dire qu’ils se soient formés pour voir, mais plutôt pour pressentir la peine ou la jouissance, et pour agir. Tous les organes des sens sont des moyens de faire accomplir les mouvements de fuite ou de poursuite, qui eux-mêmes ont pour but dernier la fuite de la douleur et la poursuite du plaisir, c’est-à-dire l’appétition.

Spencer a proposé, au sujet de la « genèse des nerfs et des sensations », une belle hypothèse, qui est une application des lois d’où naissent l’habitude et les actions réflexes. Ces lois se ramènent, en définitive, à celles de la direction du mouvement selon la ligne de la moindre résistance. Si l’on suppose une masse de substance vivante, de protoplasma ayant une irritabilité ou sensibilité confuse, sur laquelle tombe une excitation venue du dehors, il se produira dans cette masse un mouvement, et ce mouvement se propagera selon la ligne de la plus faible résistance entre les molécules les plus délicates, les plus facilement modifiables, les plus vibrantes. Quand ce mouvement aura parcouru une ligne une première fois, il y aura plus de facilité selon cette ligne pour une seconde transmission du mouvement. Une voie de communication s’établira donc entre certains points par le mécanisme qui produit l’habitude. Le long de ces lignes finira par se distribuer la partie la plus excitable du protoplasma, et un nerf prendra ainsi naissance. Supposez un être sensible qui soit homogène ou à peu près, mais diversement modifié par les changements divers du milieu, tel qu’un changement provenu d’un foyer de chaleur L’être sensible s’échauffera seulement du côté tourné vers ce foyer. Ce ôté deviendra, aussi longtemps que durera la modification, un organe de sensation plus intense et plus distincte. Mais ce ne sera encore, selon l’expression de Delbœuf, qu’un organe adventice et momentané. Si le milieu reprend son état primitif, l’organe tendra à y revenir, lui aussi ; il restera pourtant une trace, si faible soit-elle, de l’action qu’il avait subie dans l’intime arrangement de ses molécules. Soumis une seconde fois à la même action, il reprendra plus aisément son rôle d’organe momentané. En effet, le changement extérieur, quand il a affecté cette partie de l’être sensible, y a rencontré et surmonté certaines résistances ; par là, les forces qui unissaient entre elles les molécules de cette partie ont été, sinon annulées, tout au moins affaiblies ; et si ce même changement se reproduit souvent sur le même endroit, cet endroit finira par acquérir une aptitude spéciale et par se mettre plus aisément à l’unisson avec l’extérieur. C’est ainsi que le contact souvent répété d’un aimant finit par aimanter un barreau d’acier, parce que les molécules de l’acier, souvent dérangées, finissent par rester dans la position qu’on leur fait prendre ; ainsi l’organe passager devra se transformer en organe permanent. Il peut naître, dans un animal, divers organes selon les diverses espèces de mouvements physiques. Par exemple, du côté tourné vers la lumière, il pourra se former un organe spécialement sensible aux ondes lumineuses. Spencer a essayé, en étendant et compliquant son explication, d’expliquer en partie la formation de l’œil rudimentaire chez les animaux inférieurs, de l’œil plus complexe chez les animaux supérieurs. Si l’on admet, avec certains physiologistes et psychologues, que le triage des sensations n’a pas lieu dans les nerfs, mais dans l’organe périphérique, comme l’œil, l’ouïe, ou encore dans les centres nerveux, la même théorie pourra toujours s’appliquer à l’organe et expliquer la formation du palais, de l’odorat, de l’œil, de l’ouïe, des divers centres nerveux, etc.5. Tout se réduit toujours à des manières différentes de vibrer, et l’organisme tout entier pourrait être comparé à une lyre vivante dont les cordes, d’abord à l’unisson, finiraient par se tendre de diverses manières et par rendre des sons divers sous la diversité des ondes vibratoires qui viennent les ébranler du dehors. Ainsi se formerait dans la lyre une proportion et une harmonie représentatives des proportions et des harmonies du dehors. D’une manière plus ou moins analogue naît en nous la perception des qualités, qui répondent aux manières différentes dont les objets agissent et dont nous réagissons.

Toutefois, ce n’est pas le mécanisme seul qui peut rendre raison ni des qualités mêmes des objets, ni des sensations par lesquelles elles s’expriment dans la conscience. De plus, outre les hasards des circonstances extérieures, il est un élément qui a joué le rôle capital dans le développement des organes des sens et des sensations : c’est l’appétit. Spencer a bien vu l’action du dehors sur l’être vivant ; il n’a pas montré la réaction de ce dernier et sa part active dans l’évolution.

Considérée en elle-même ou dans son effet le plus immédiat et le plus primitif, la sensation est une modification de cette activité appétitive qui constitue la vie, et toute sensation complexe résulte d’une série d’actions et de réactions entre l’appétit intérieur et le milieu extérieur. L’évolution des sensations, leur passage de l’homogénéité à l’hétérogénéité, est déterminé par le besoin, par le désir de vivre. La loi primitive de l’appétit et du vouloir, c’est de déployer le plus d’énergie avec la moindre peine, par cela même d’obtenir le maximum de jouissance avec le minimum de souffrance. En vertu de cette loi, c’est le rapport des sensations aux émotions agréables ou pénibles, d’une part, et, d’autre part, aux mouvements correspondants, — mouvement en avant ou mouvement de recul, — qui a déterminé, parmi toutes les sensations possibles, le triage des plus avantageuses à l’individu : celles-ci, par une série de différenciations et d’intégrations, sont parvenues à un degré d’intensité, de durée et de qualité capable de les rendre distinctes dans la conscience. Par suite, le degré de perfectionnement atteint par chaque organe des sens correspond exactement au besoin fonctionnel, c’est-à-dire à l’utilité et à la force qu’en retirait l’individu dans la lutte pour la vie, à l’augmentation de bien-être qui en dérivait pour lui et pour son espèce. C’est là un résultat des lois biologiques et de l’élimination forcée des individus mal adaptés à leur milieu.

Prenons des exemples. Pourquoi avons-nous une sensation exquise de la température ? C’est que le triage et le développement de cette sensation, dans l’ensemble confus des impressions venues du dehors, s’est trouvé nécessaire à notre existence et à la satisfaction de l’appétit vital ; si cette sensation manquait, nous pourrions, sans nous en douter, être tués par le froid ou par la chaleur. Les êtres chez qui elle ne s’est pas assez développée en intensité et en qualité ont été fatalement victimes des accidents de la température ; les autres ont survécu et, transmettant à leur génération des organes thermométriques de plus en plus délicats, achevé le triage des sensations de température ; ils ont donné à ces sensations une existence de plus en plus distincte dans la conscience, un relief et une saillie dans la sensibilité. Ces sensations enveloppent, encore aujourd’hui, des formes d’émotion agréable ou pénible ; seulement, la vivacité du plaisir et de la douleur s’y étant émoussée peu à peu, elles ont acquis un caractère plus voisin de l’indifférence, une physionomie moins affective et plus représentative. La fusion en un tout d’une multitude de plaisirs ou de peines à l’état naissant a fini par paraître étrangère au plaisir et à la peine, mais ne vous laissez pas prendre à cette apparence : toute sensation de chaleur ou de fraîcheur est du plaisir ou de la peine qui commence, c’est de l’émotion qui s’apprête et sollicite la volonté, c’est un ébranlement qui se prépare à passer de l’état moléculaire à l’état massif.

Si nous avons un sens pour la chaleur, un autre encore plus délicat et plus utile pour la lumière, grâce auquel le toucher à distance remplace le toucher immédiat, nous n’avons, en revanche, aucun sens pour l’électricité. — « Tandis que nous percevons l’augmentation ou la diminution de chaleur ou de lumière, a dit le naturaliste allemand Nægeli, nous ne savons pas si l’air dans lequel nous respirons contient ou non de l’électricité libre, si cette électricité est positive ou négative. » Toutefois, dans les journées d’orage, nous avons une vague sensation de lourdeur et de tension, qui n’a rien de bien spécifique. Touchez un fil de télégraphe, vous ne sentirez pas si ses particules sont à l’état de repos ou de mouvement électrique. Les darwinistes ne sont pas embarrassés pour fournir l’explication de ce fait. Il n’y avait point de nécessité vitale à ce que le sens de l’électricité se développât d’une façon spéciale chez les animaux supérieurs et chez l’homme : n’est-il pas tout à fait indifférent pour la conservation de notre espèce que, chaque année, quelques individus soient ou non frappés de la foudre ? Les animaux insensibles aux variations délicates de l’électricité ont donc pu survivre et perpétuer leur race : le germe des sensations électriques a dû ainsi s’atrophier faute d’usage, et l’homme est devenu, en quelque sorte, aveugle à l’électricité comme la taupe à la lumière. Supposez, au contraire, que le danger de la foudre menaçât journellement tous les individus : la sensation de l’électricité, — que les animaux inférieurs possèdent en germe au même degré que la sensation de la lumière ou de la chaleur, et qui doit exister distinctement chez la torpille ou le gymnote, — se serait développée davantage ; nous sentirions autour de nous les moindres changements de l’état électrique, les plus faibles courants positifs ou négatifs ; nous pourrions saisir au passage les secrets du fil télégraphique, prendre sur le fait les dépêches qui le traversent sans avoir besoin, comme dans la guerre avec l’Allemagne, de les détourner vers quelque appareil récepteur. On l’a justement remarqué, le manque d’un organe distinctement sensible à l’électricité chez l’homme aurait pu être cause que nous n’eussions jamais rien connu de l’électricité même. Supposez l’atmosphère du globe terrestre sans éclairs ni tonnerre, ce qui n’a rien d’impossible ; les fortes décharges de la foudre n’auraient pas éveillé notre attention. Si, de plus, n’avaient pas été faites quelques observations fortuites, comme celle de la force attractive ou répulsive développée par le frottement de la résine, nous n’aurions eu aucun pressentiment de l’électricité, « de cette force qui, dit Nægeli, joue un si grand rôle dans la nature inorganique et organique, qui provoque les affinités chimiques, qui, dans tous les mouvements moléculaires des êtres organisés, a probablement une action plus décisive qu’aucune autre force, de laquelle enfin nous attendons les plus importants éclaircissements pour expliquer les faits physiologiques et chimiques encore à l’état d’énigmes. »

Nos sens n’ont donc eu nullement pour « but » de nous procurer la connaissance des phénomènes naturels, ni de nous éclairer sur ce que Platon appelait leur « essence » intime. S’ils finissent par revêtir une telle fonction, ce n’est que secondairement et ultérieurement, à l’époque où la connaissance théorique elle-même acquiert une valeur pratique dans la lutte universelle pour l’existence, où elle assure la supériorité à certaines races et, avec une force supérieure, développe une jouissance supérieure.

Il en résulte que nos sensations actuelles ne représentent pas distinctement tous les phénomènes de la nature : nous n’avons pas de réactifs spéciaux pour tous les agents naturels. Nous n’avons de sens particuliers que pour les influences extérieures qui peuvent être favorables ou défavorables à notre existence, et seulement dans la proportion des nécessités ou des appétits do notre espèce. Aussi n’est-il aucun de nos sens qui n’ait été surpassé de beaucoup par l’organe correspondant de quelque autre espèce animale, pour laquelle une plus grande finesse de perception était une condition d’existence : nous n’avons ni l’œil de l’aigle ni l’odorat du chien. Peut-être certaines espèces ont-elles un sens de l’orientation qui nous manque et que nous aurions eu si, comme une sorte d’aiguille aimantée, nous eussions été dans la nécessité de nous tourner vers le nord. Nos yeux sont sensibles aux couleurs du spectre, mais ils ne saisissent pas l’ultraviolet, qui joue pourtant un grand rôle dans la végétation. Dans l’univers il peut exister des animaux ayant des sensations toutes différentes des nôtres : ils ont sans doute, avec la même volonté de vivre, des formes de perception et de raisonnement analogues aux nôtres, mais la matière de leurs sensations, leur liste de sensations peut être toute différente. Cette notion est familière depuis Micromégas. Entre le plus haut son sensible, qui n’a pas quarante mille vibrations par seconde, et le plus bas rayon de lumière perceptible, ayant à peu près quatre quatrillions d’ondulations par seconde, il existe un nombre énorme de mouvements rythmiques dont aucun n’a obtenu sa contrepartie subjective dans l’organisme humain. Les sensations correspondantes n’eussent pas été d’un grand usage comme signes ou comme guides de la volonté pour les habitants de notre planète, ce qui fait qu’elles ne se sont pas développées par sélection ; mais qui sait si, comme on l’a supposé, elles ne sont pas les plus utiles de tous les guides dans quelque autre monde et si elles n’y remplissent pas entièrement la conscience de ses habitants6 ?

On voit l’importance de la sélection naturelle dans le développement de la sensibilité. La nature est comme un vase immense auquel viennent puiser tous les êtres et où chacun finit par distinguer et trier ce qui doit alimenter sa propre existence, satisfaire son « vouloir-vivre » ; peu à peu, les diverses espèces arrivent à discerner ce qui leur est conforme ou contraire par des sensations souvent aussi fines que celles du dégustateur qui, dans une liqueur complexe, discerne l’arôme subtil de tel ou tel élément. Si nous étions sensibles à toutes choses d’une sensibilité distincte, notre être serait d’une impressionnabilité trop grande pour pouvoir conserver son capital d’énergie : nous serions usés, brûlés, consumés en un instant ; il a donc été inévitable, d’un côté, que notre sensibilité s’émoussât et, de l’autre, qu’elle s’aiguisât : de là des ombres et des lumières dans le tableau de la conscience ; de là des lacunes, des trous, des vides apparents entre nos diverses sensations distinctes, comme il y a un vide apparent entre les étoiles brillant dans la nuit.

Au dehors de nous, le monde est une immense mêlée de mouvements en tous sens, un fourmillement confus, un continum infini, — comme disent William James et James Ward, — où chaque mouvement procède de tous les autres par degrés insensibles. Au contraire, dans le monde des sensations externes règne une discontinuité au moins apparente : entre le son, par exemple, et l’odeur, quels sont les intermédiaires ? Nous ne les sentons pas, ou nous ne les sentons que comme une masse confuse de sensations organiques et internes, sur lesquelles viennent se détacher ici le groupe tranché des odeurs, là le groupe tranché des sons. Même dans le domaine d’un seul sens, il y a des discontinuités ou tout au moins des différences tellement accentuées, qu’elles sont comme des hiatus. Fermez les yeux, tout un monde de formes et de couleurs s’anéantit en un instant. Passez d’une couleur à l’autre, des sensations se succèdent entre lesquelles, sur certains points, les transitions échappent. Mieux encore, regardez l’arc-en-ciel ou le spectre solaire, et passez des rayons violets aux rayons ultra-violets : les premiers étaient visibles, les seconds ne le sont plus. Est-il certain qu’il y ait dans les mouvements de la lumière une différence aussi capitale objectivement que cette opposition subjective entre la lumière et les ténèbres ? C’est chose peu probable. De même, entre le son aigu que vous entendez encore, et le son suraigu qui cesse de vous être perceptible, y a-t-il, comme Lange se le demande, un abîme aussi abrupt qu’entre ne pas entendre et entendre ? On a donc bien le droit de dire que nos sens sont des organes de sélection.

L’optique de Helmholtz renferme une étude approfondie des sensations visuelles dont le commun des hommes ne s’aperçoit jamais, ne prend jamais une conscience distincte : taches aveugles, mouches volantes, images consécutives, irradiation, franges chromatiques, changements marginaux de couleur, images doubles, astigmatisme, mouvements d’accommodation et convergence des yeux, rivalité des deux rétines, etc., etc. Nous ne savons même pas sur lequel de nos yeux tombe une image : on peut être aveugle d’un œil depuis des années et ne pas le savoir. C’est que, dans nos sensations, nous ne faisons attention qu’aux éléments ou ingrédients qui sont pour nous des signes d’objets utiles ou nuisibles, conséquemment des signes de plaisir ou de douleur possible. C’est donc bien l’intérêt, l’appétit, qui opère la sélection dans les sensations mêmes, qui met en relief les unes et laisse les autres dans l’ombre. Comme l’a remarqué William James, les sensations dont l’attention se détourne, d’abord chez l’individu, puis chez la race même, vont s’affaiblissant et s’oblitérant. Chez ceux qui sont atteints de strabisme, l’oeil non exercé et dont on fait abstraction finit par s’affaiblir et perd souvent la vision. De même, nous sommes restés sans vision et sans yeux pour tous les éléments de la réalité qui ne nous intéressaient pas, qui ne se rapportaient pas à du sentiment possible, à du plaisir ou à de la douleur, à la satisfaction de l’appétit par des mouvements appropriés. En faisant le triage de ce qui, dans la lutte pour la vie, peut protéger l’être, chaque organe des sens prend pour son domaine une certaine forme de mouvements et ignore les autres formes aussi complètement que si elles n’existaient pas. L’œil est sourd pour le son, l’oreille est aveugle pour la lumière. La conscience, d’abord uniforme, confuse et diffuse, devient ainsi un monde de contrastes ; chaque sens a sa langue propre, qu’il entend et que les autres sens n’entendent pas. Spencer dit qu’il y a une langue mère dans laquelle toutes les autres peuvent être traduites : la langue de la résistance ; selon nous, il y a une langue plus universelle, plus primitive, celle de l’appétition. Les sciences de la nature transcrivent tous les phénomènes en termes de mouvement ; mais les mouvements eux-mêmes ne sont encore qu’une langue dérivée, une algèbre propre à exprimer des rapports : le fond même de la vie, l’original de l’existence échappe à toutes ces translations mécaniques et ne se saisit qu’en termes de l’ordre mental.

Les plus récents psychologues s’accordent à rejeter l’hypothèse de Kant qui imagine, à l’origine de la vie psychique, un ensemble de sensations détachées, sans aucun lien non seulement logique, mais même psychologique, et attendant là que le sujet pensant veuille bien faire leur synthèse. Kant raisonne un peu à la manière de Condillac, qui introduisait tout d’un coup dans sa statue une odeur de rose, de sorte que la conscience de cette statue eût été, à ce premier moment, tout entière odeur de rose, puis, si on veut, à un second moment, odeur de lis ou d’œillet, puis son de cloche, puis vision d’éclair, etc. En juxtaposant ces sensations détachées, on aurait la conscience primitive imaginée par Kant. Mais nous ne commençons pas ainsi par une « poussière de sensations » qui s’envolent ; il y a plutôt à l’origine un bloc non taillé, non différencié. C’est par l’idée du continu qu’il faut, avec Leibniz, débuter. Leibniz supposait plus vraisemblablement, à l’origine » une conscience confuse enveloppant une infinité d’impressions venues du monde extérieur, et où peu à peu se sont produites des différences, c’est-à-dire des perceptions plus relevées, ayant elles-mêmes pour éléments de petites perceptions non distinguées à part. A priori, on ne comprend guère comment une sensation absolument nouvelle de tout point, telle que l’odeur de rose, pourrait s’introduire tout d’un coup dans une conscience auparavant vide, qui n’eût pas déjà enveloppé en soi de quoi faire la combinaison subtile et complexe appelée parfum, et parfum de rose. En outre, en supposant une conscience tout d’un coup remplie par l’odeur de rose, comment pourra-t-on y introduire de nouveau, ex abrupto, l’odeur du lis ou le son de la cloche ? Le premier champ de conscience pourra-t-il ainsi se transformer en un autre champ de conscience hétérogène ? Par quelle magie auront lieu ces soudaines créations de sensations dont chacune apparaît comme un monde tiré du néant ? Si, de ces considérations a priori, nous passons aux données de la biologie, nous voyons qu’une sensation nouvelle implique une différenciation d’organes préexistants et qu’il ne peut se produire tout d’un coup un nouvel organe sensitif. Il a fallu traverser des degrés sans nombre pour transformer peu à peu la sourde cœnesthésie du début en une sensibilité à la chaleur, puis à la lumière, au son, etc. C’est au sein d’une masse de protoplasma d’abord presque homogène que se sont produites les différenciations progressives. Aujourd’hui nous croyons aux entrées ex abrupto de sensations nouvelles, parce que nous naissons avec des organes tout formés, avec un cerveau garni de cinq fenêtres sur le dehors, dont on n’a plus qu’à ouvrir les volets. L’enfant naît avec des oreilles ; un son se produit, et il entend. Il naît avec des narines ; on en approche une rose, et le voilà en effet devenu tout d’un coup odeur de rose. « Tout d’un coup », est-ce bien sûr, même en ce cas. On peut se demander si l’homme né aveugle, mais né avec des yeux, n’a, dans le tout continu de la conscience, absolument rien qui réponde à ses yeux, aucune sensation faible et imperceptible de la lumière qui l’enveloppe. On peut se demander si le sourd est bien absolument sourd et s’il n’y a aucun élément sonore dans l’ensemble de ses sensations confuses ; s’il ne suffirait pas d’amplifier certaines de ces sensations, de les combiner d’une certaine manière, pour les enfler en un son. A coup sûr, les organes des sens sont des condensateurs, des espèces d’appareils grossissants. Il y a là un problème d’une difficulté inextricable. Ce qui est certain et ce qu’il faut accorder, ce sont les lois posées par James Ward : 1° A la première apparition de la vie psychique, toute nouvelle sensation, ou ce qu’on appelle représentation élémentaire, est en réalité une modification partielle de quelque état général de conscience préexistant, état général qui, grâce à cette différenciation, devient, en tant que tout, plus complexe qu’auparavant ; c’est le passage de l’homogène à l’hétérogène, comme dit Spencer ; 2° cette complexité et cette différenciation de parties ne devient jamais une pluralité de représentations discontinues, ayant une individualité distincte, comme celle qu’on attribue, par hypothèse, aux atomes ou particules élémentaires du monde physique7.

II
Intensité des sensations. Rôle de l’appétit. §

Nous ne pouvons saisir sur le fait aucune sensation pure, et cela parce qu’il n’en existe pas, la sensation supposant une appétition qui réagit sur le milieu. Nous nommons donc sensation tout état complexe dans lequel domine l’élément de réceptivité, quoiqu’il y ait toujours en même temps émotion et motion.

Les sensations, telles qu’elles se sont développées par une différenciation et intégration successives, ont intensité, qualité, durée, rapport plus ou moins vague à l’étendue, ou extensivité. Et ces caractères, outre le mouvement qu’elles supposent, les rapprochent de ce que l’on nomme forces.

Toute sensation donne la conscience d’une intensité plus ou moins grande. Une saveur âcre ou violemment acide, comme celle du vitriol, excite en nous, par la réaction qu’elle produit, le sentiment confus d’un conflit de forces et de mouvements ; une saveur douce, celui d’un concours de forces. L’odorat révèle une action plus délicate, mais ayant toujours une certaine intensité ; les yeux sentent aussi l’intensité de la lumière. Ainsi, la sensation produite par la lumière de la lune est un certain nombre de fois plus faible que la sensation de la lumière solaire. C’est par les différents degrés de nos sensations de lumière que l’on a classé les étoiles dans le ciel. On peut dire, d’une manière générale, que toute sensation est la conscience, au moins indirecte, d’un commerce entre l’extérieur et l’intérieur, qui est tantôt un antagonisme, tantôt un concours ; et c’est là ce qui donne à la sensation sa quantité intensive. La sensation ne serait donc pas intense ou faible si nous n’avions préalablement la conscience obscure d’une certaine intensité d’appétition et d’activité. Entièrement passifs, nous ne pourrions pas sentir une modification forte ou faible, car à quoi rapporterions-nous, mesurerions-nous cette intensité ? Un coup, par exemple, est une forme de résistance et de conflit ; or, la résistance ne peut se sentir seule, puisqu’elle implique deux termes et un rapport. La résistance est une motion arrêtée, une action qui n’aboutit pas, une appétition qui ne peut produire son effet accoutumé. Il y a bien une sensation particulière qui s’attache au mouvement arrêté, sensation afférente et centripète qui revient, comme un contre-coup, m’avertir d’un changement dans le cours des choses ; mais je n’aurais pas la sensation de mouvement arrêté, si je n’avais pas eu d’abord celle de motion commencée, puis de mouvement en train de s’accomplir ; cette sensation même, je ne l’aurais pas si je n’avais en moi une conscience quelconque d’agir et de vouloir, une conscience d’appétition8. C’est dans cette conscience que je puise l’idée d’intensité, lorsque se produit un conflit entre mon vouloir et un obstacle. Je transfère ensuite spontanément à l’obstacle même la somme d’intensité dont ma conscience voit son intensité diminuée. En un mot, la quantité du pâtir ne se révèle et surtout ne se mesure que par la quantité de l’agir. Le changement dont j’ai conscience me paraît plus ou moins intense selon le degré de modification interne, et ce degré est celui de la différence que j’aperçois entre l’état antérieur et l’état présent. La force effective attribuée à l’objet est celle dont le sujet se voit tout d’un coup privé.

Dans les expériences pour mesurer l’intensité des sensations, on mesure en réalité les aperceptions de sensations, c’est-à-dire l’attention aux sensations, c’est-à-dire encore la tension plus ou moins intense de l’organisme conscient, qui réagit sous le coup venu du dehors. Tout cela se fait si vite et avec une habitude si invétérée que nous croyons sentir immédiatement l’intensité de l’objet, quand en réalité nous la mesurons à une mesure intérieure, comme quand nous croyons immédiatement voir une sphère.

L’intensité, caractère essentiel de la force considérée au point de vue philosophique, est donc primitivement un caractère de l’activité appétitive, de la volonté (au sens le plus général de ce mot), et secondairement un caractère de la passion, de la sensation. Encore une fois, nous ne saisissons jamais une sensation détachée de toute réaction, comme inerte et morte, fantôme flottant dans le vide ; l’état le plus passif du sentir est toujours accompagné d’une réaction faible sans laquelle il ne serait ni distinct ni senti. Il y a là d’ailleurs un rapport réciproque : car, si les sensations de tension et de résistance se produisent en proportion de nos sentiments d’effort et d’appétition, inversement nous ne sommes avertis de ces sentiments d’appétition que dans leur rapport avec la résistance appréhendée par le sens. Nous trouvons donc là deux facteurs constitutifs et en opposition mutuelle.

III
Qualité des sensations §

La réaction de l’organisme conscient sur le contenu qualitatif des impressions sensibles offre elle-même un caractère qualitatif. On a parfois essayé de réduire tous les états qualitatifs de la conscience au plaisir et à la peine, plus ou moins mêlés en proportions diverses jusqu’à produire parfois une apparente indifférence. Nous admettons volontiers que le plaisir et la peine constituent le caractère dominant des sensations originaires, qui étaient surtout organiques et, en quelque sorte, physiologiques, tandis que celles des cinq sens sont plutôt physiques. Mais le plaisir et la peine, comme tels, n’épuisent pas le contenu de la conscience ; il y a en effet quelque caractère, quelque qualité, par laquelle une sensation agréable ou pénible se distingue d’une autre. Entre la sensation du bleu et la sensation d’une piqûre d’épingle il est difficile de n’admettre qu’une différence de plaisir et de douleur ; le bleu, comme tel, a sa qualité propre, qui, quoique inséparable peut-être de certains plaisirs, quoique contenant encore comme éléments essentiels des jouissances subtilement combinées, renferme aussi cependant un quale, une caractéristique. Bien plus, les plaisirs mêmes se confondraient entre eux et avec les peines, s’il n’y avait pas dans chacun, outre l’élément quantitatif, un élément qualitatif9.

Existe-t-il un élément primordial auquel se ramènent toutes les qualités de nos sensations ? Y a-t-il une unité qui, multipliée et combinée de mille manières, produit la variété des sensations, de même que, mutatis mutandis, l’azote combiné avec l’oxygène en proportions diverses produit le protoxyde d’azote, le bioxyde d’azote, l’acide azoteux, l’acide hypoazotique et l’acide azotique ? La plupart des psychologues, avec Spencer, Bain, Wundt et Taine, cherchent dans le toucher le type des sensations fondamentales. Les sensations du toucher, à leur tour, comprennent des sensations de contact et de température. Les sensations de température, d’après certaines expériences, semblent se ramener dans leurs éléments primitifs à des sensations de contact. De fait, plus on s’approche d’une sensation vraiment élémentaire, plus la différence entre la sensation de température et celle d’un excitant mécanique semble s’évanouir. Par exemple, on distingue à peine la piqûre d’une fine aiguille et l’attouchement d’une étincelle de feu. Posez sur la peau un corps mauvais conducteur, comme un papier percé d’un trou de 2 à 5 millimètres de diamètre ; à travers ce trou touchez la peau, tantôt avec un excitant mécanique, comme une pointe de bois, un pinceau ou un flocon de laine, tantôt avec un excitant calorifique, comme le rayonnement d’un morceau de métal échauffé : les deux sensations, ainsi limitées à ce minimum d’éléments nerveux, sont si semblables, que souvent on prend une sensation de contact pour une sensation de température, et réciproquement10. La sensation mécanique semble donc plus fondamentale que celle de chaleur. La sensation mécanique, à son tour, a son type dans ce que Spencer appelle le choc nerveux, c’est-à-dire le coup, le tressaillement produit par l’action mécanique d’un objet. Un choc ou un coup fort peut se décomposer en un ensemble de petits coups faibles qui seraient, selon Spencer, l’élément primordial de la sensation. De même que, dans le monde extérieur, tout le mécanisme des choses paraît se réduire aux lois du choc, de même, dans le monde intérieur, toutes les sensations qui correspondent aux objets se réduisent, pour Spencer et Taine, à la sensation du choc, tantôt extrêmement faible, tantôt plus forte, combinée de mille manières et retentissant de toutes les façons dans le cerveau, dans la conscience. Un bruit sans durée appréciable, une décharge électrique traversant notre corps, une vive lumière éblouissant nos yeux, tout cela offre analogie avec un choc ou un coup, et nous exprimons le phénomène par les mêmes mots : « Je suis frappé. » Enfin le choc, à son tour, se ramène à la conscience de la résistance. La résistance, ce conflit des mouvements ou des forces, serait donc, selon l’école anglaise, le fait qui se retrouve au fond de toutes les sensations. La physiologie nous apprend que la décharge nerveuse est probablement un mouvement ondulatoire, une série de pulsations. Quand nous écoutons un son grave, nous entendons les renflements et diminutions successifs du son, qui produisent une série de pulsations. Un phénomène analogue a lieu dans tous les sens et dans tous les nerfs : c’est une série de pulsations et, par conséquent, de chocs semblables à ceux d’une onde qui bat le rocher du rivage.

Par cette analyse, l’école anglaise et Taine se flattent d’avoir réduit à l’unité tout ce qui, dans les sensations, constitue leurs qualités en apparence différentes. A vrai dire, Spencer et Taine ont montré qu’il y a dans toutes les sensations un élément quantitatif et un élément dynamique, mais ils n’ont nullement montré que les sensations soient une même qualité diversement développée. En effet, nous avons déjà dit que la résistance n’est nullement une sensation pure et passive : elle est l’appréciation d’une diminution d’intensité dans notre énergie propre et une projection d’énergie analogue au-delà do nous-mêmes. En prouvant qu’il y a de la résistance sous toutes les sensations, Spencer et Taine ont donc simplement prouvé que la sensation, dans le processus mental, présuppose un élément quelconque d’appétition, d’action, de vouloir, de tendance, d’énergie, quel que soit le nom qu’on lui donne. Ce n’est pas l’unité qualitative de composition mentale, mais l’unité quantitative et dynamique qui ressort de l’analyse précédente. Cette analyse revient à dire qu’il n’y a pas de sensation, de changement mental qui n’ait pour condition un mouvement cérébral ; et comme, dans tout mouvement, il y a conflit de forces ou, si l’on veut, de mouvements antérieurs, conflit qui se traduit en sentiment d’effort, il en résulte que toute sensation renferme à sa base la conscience d’un changement imposé, d’une contrainte, dont le choc n’est qu’un exemple particulier et considérablement amplifié.

Maintenant, que faut-il penser d’une unité de composition mentale qui serait vraiment qualitative ? Il y a dans la résistance et dans le choc, outre l’élément intensif et quantitatif, qui est prédominant, une certaine sensation passive toute spécifique, de nature afférente, comme par exemple celle de la traction des muscles soutenant un poids résistant ; mais peut-on, avec cet élément, avec des sensations musculaires ou même prémusculaires, fabriquer les autres sensations ?

Nous voulons bien admettre qu’il y a des sensations musculaires ou prémusculaires dans toutes les autres sensations, sous toutes les autres sensations ; qu’il y a même sous toutes les sensations l’élément sensoriel répondant au choc, au conflit, à l’opposition de forces. Allons plus loin : il y a sous toutes les sensations des éléments de motion : en sentant, on se sent mu et mouvant, c’est-à-dire passivement changé et activement changeant dans la durée avec un rapport vague à l’espace ; mais cet élément sensoriel, même en ce qu’il a de qualitatif, ne peut pas suffire à expliquer toutes les qualités des sensations. Avoir la sensation de couleur rouge, c’est avoir une sensation délicate de chocs nerveux rapides + quelque autre chose ; c’est aussi avoir des sensations musculaires ou prémusculaires quelque autre chose. Ce quelque chose, c’est précisément ce qui fait que la sensation du rouge est ce qu’elle est dans la conscience, et qu’elle n’est pas une sensation de son ou de température. Vous pouvez réduire à l’unité de composition les conditions extérieures de la sensation, c’est-à-dire les mouvements, abstraction faite de ce qui se passe à l’intérieur des particules mouvantes, et encore n’obtenez-vous ainsi qu’une unité de lois, c’est-à-dire de rapports de temps, d’espace, de durée, d’intensité et de quantité ; mais vous ne pouvez pas obtenir, dans la conscience, une unité véritable de composition qualitative ; car vous seriez alors obligé de montrer que les différences de qualités n’existent pas dans la conscience même, qu’en sentant du rouge, nous sommes affectés de la même manière qu’en sentant la faim ou la soif, le chaud ou le froid. Et on ne peut plus ici opposer les apparences à une réalité sous-jacente, puisque les états de conscience, comme tels, sont ce qu’ils paraissent et ont les qualités qu’ils semblent avoir ; vous ne pouvez donc ramener les différences apparentes à une unité réelle, puisque ce serait ramener les différences d’apparence à l’unité d’apparence11. Dès lors, les sensations, comme sensations, restent en dehors des réductions mécaniques à l’unité ; celles ci portent sur certaines conditions communes à toutes, sur certains concomitants communs et même sur certains éléments communs ; mais elles ne peuvent pas porter sur ce que les sensations ont de propre, puisqu’alors, nous venons de le voir, pour expliquer les différences qualitatives, on serait obligé de les supprimer et de dire qu’il n’y a aucune différence pour la conscience entre sentir une brûlure ou sentir une odeur. Expliquer les différences mêmes des qualités sensorielles en les ramenant à l’identité serait contradictoire ; on ne peut que montrer, ci côté des différences, des identités. C’est ce qu’ont fait Spencer et Taine, et ils ont accompli par là une œuvre utile, mais ils se sont fait illusion sur la portée de leur travail et sur sa véritable signification : en se croyant dans le domaine de la qualité et de la sensation, ils étaient dans celui de la quantité, du mouvement, de la force et de l’appétit, de la volonté ; ils mettaient en évidence, sous toutes les sensations, un mode commun d’action et de réaction, qui n’est pas la sensation même et n’en explique pas la qualité spécifique. En croyant travailler pour le mécanisme pur et pour le sensualisme passif, ils ont travaillé réellement pour le dynamisme de l’appétition.

L’atomisme sensitif, auquel aboutit la théorie de. Spencer, est aussi symbolique que l’atomisme matériel. On considère les sensations comme des unités élémentaires qui sont les éléments de l’esprit ; on méconnaît le continuum sensitif et appétitif dont les sensations ne sont qu’une différenciation et une intégration successives. Après quoi, les spiritualistes introduisent, pour rétablir le lien rompu entre les sensations pures et aveugles, un intellect pur et vide. On aboutit de la sorte à des mythes psychologiques.

IV
La spécificité des sensations implique-t-elle leur simplicité §

Si le sentiment spécifique de la qualité, sous sa forme la plus immédiate, ne saurait être mis en doute (tout l’édifice de nos sensations, de nos jugements et de notre expérience s’écroulerait avec lui), en est-il de même du sentiment de la simplicité, du sentiment de l’unité, auquel les spiritualistes attribuent une valeur absolue ? Selon eux, « il est impossible de supposer qu’une sensation qui paraît simple et où la conscience ne saisit aucune multiplicité soit en réalité composée, parce qu’ici on ne peut plus distinguer la réalité de l’apparence, la simplicité aperçue de la simplicité réelle12 ». — Nous ne saurions admettre cette théorie. On peut bien dire que ce qui apparaît différent est nécessairement différent d’apparence, parce qu’alors il s’agit toujours de qualité ; mais, quand il est question de simplicité et d’unité, on introduit une considération de quantité et de nombre ; or, rien ne prouve que notre conscience aperçoive les sensations comme elles sont au point de vue du nombre et de la quantité, et non pas seulement comme elles apparaissent à ce même point de vue. Analyser, décomposer, juger la quantité et le nombre, c’est là une opération ultérieure, réfléchie, sujette à caution, qu’on ne saurait confondre avec une conscience immédiate : on n’a pas conscience de la simplicité d’une chose, on ne sent pas la simplicité, on la juge, on l’infère. Quand nous disons qu’une sensation nous paraît une et simple, cette prétendue affirmation est au fond une négation : nous voulons dire que nous ne voyons pas les éléments de cette sensation, s’ils existent, que nous ne les pensons pas à part, que nous ne les discernons pas ; il n’en résulte nullement qu’ils n’existent point et que ce qui est indécomposé dans la sensation soit absolument indécomposable. Non seulement l’objet peut être composé, mais la sensation même peut être complexe, quoique l’aperception, la réflexion sur la sensation n’arrive pas à distinguer les composants. Oui, il est contradictoire de dire qu’il n’y ait aucune différence entre des sensations senties comme différentes, fussent-elles des rêves, mais il n’est nullement contradictoire de dire que des sensations où la conscience ne saisit pas une certaine quantité d’éléments multiples, peuvent fort bien cependant être complexes en elles-mêmes ; la conscience est juge des qualités et de leur différence, mais elle n’est pas un instrument apte à mesurer infailliblement des quantités, à analyser des composés, à saisir des éléments absolument simples. Son impuissance n’est pas la mesure de la puissance des choses.

A vrai dire, puisqu’on invoque la conscience, où existe un état de conscience simple pour la conscience même ? Où le saisir ? Où prendre sur le fait ce minimum de la conscience, cet atome mental ? Il est aussi insaisissable que l’atome physique. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de tracer artificiellement des divisions idéales dans la série complexe et continue de nos sensations, de nos perceptions, de nos plaisirs et douleurs, de nos appétitions. Mais, en premier lieu, sous le rapport du temps, nous ne saurions saisir en nous l’instantané : chaque état, même le plus indivisible, comme la vision d’une étincelle électrique, a en réalité une durée, un commencement, un milieu, une fin ; il a un avant et un après. C’est pour cela même qu’il peut devenir partie intégrante du souvenir : il y a déjà de la mémoire dans l’éclair de sensation le plus instantané : ce qui n’aurait aucun retentissement, aucune persistance, si petite qu’elle soit, aucune durée, ne laisserait aucune trace, ne naîtrait que pour mourir en un même instant. Voilà pour la prétendue simplicité dans le temps. Cherchez maintenant, en second lieu, la simplicité dans l’étendue ; essayez de réduire votre vision, par exemple, à un point indivisible avec suppression de la vision indirecte ; pouvez-vous y parvenir ? Il vous suffit d’ouvrir les yeux pour embrasser une infinité de points lumineux ; l’état de conscience enveloppé dans la sensation de la lumière est un océan aux ondes innombrables. La sensation de lumière relativement simple serait produite par un point lumineux excitant un seul cône ou bâtonnet, et une seule fibre du nerf optique : essayez de prendre sur le fait cette sensation. En outre, chaque sensation visuelle est accompagnée de sensations musculaires, venant des petits muscles qui donnent le mouvement à l’œil, et ces sensations jouent un rôle important dans l’appréciation des distances. Une foule d’éléments vibrent donc à la fois dans la plus simple excitation lumineuse, et les éléments de la sensation, ici, sont présents à la conscience sous la forme de l’effet total, quoique non séparés les uns des autres. Dans le domaine du sens qui paraît le plus primitif, le toucher, la complexité subsiste, et la simplicité n’est qu’une limite idéale, impossible à atteindre. Plongez votre corps dans l’eau d’une rivière, et vous aurez à la fois des milliards de sensations de contact, de froid, etc., qui vous arriveront de tous les points de la périphérie. Il n’est pas de pointe d’aiguille si subtile qu’elle puisse, en vous piquant, nous donner une sensation Vraiment indivisible et simple ; cette sensation a toujours un degré divisible ; sans quoi vous ne sauriez la comparer à une autre. Vous ne pouvez d’ailleurs, dans cette comparai son, saisir que des augmentations relativement considérables, des masses. Si vous examinez bien votre conscience, vous reconnaîtrez donc que dans toute sensation il y a une grandeur plus ou moins vaguement sentie, un certain volume, comme disent les Anglais : il n’y a pas de points indivisibles dans la conscience, et même quand vous ne pouvez discerner, décomposer tous les éléments, vous sentez leur présence, vous sentez que chaque sensation est légion, comme vous sentez qu’un grain de sable pressé par vos doigts, si minime qu’il soit, est pourtant un petit globe, un petit monde, Pascal disait une immensité.

C’est précisément ce qui fait qu’à notre avis il y a de l’étendue en germe dans tous nos états de conscience, comme il y a de la durée. Chaque état de conscience est pour nous comme un centre de sphère d’où partent en tous sens des rayons plus ou moins saisissables. Un son même n’est pas saisi en dehors de l’espace, dans le monde des esprits, dans le paradis : il est senti corporellement, comme quelque chose qui est plus ou moins voisin ou éloigné, qui a une direction, difficile peut-être à distinguer, mais pourtant réelle. Tout état de conscience est plus ou moins localisable ; chacun a une grandeur intensive qui est implicitement ou explicitement extensive, car l’extensif n’est que de l’intensif répété et représenté dans un certain ordre simultané.

Nous pouvons conclure de ce qui précède que les états de conscience, principalement les sensations, sont des composés, sous le rapport du nombre, du temps, de l’intensité, et même de l’extensivité, dont l’étendue n’est que la forme nette, bien ordonnée, combinée avec les sensations musculaires, visuelles et tactiles.

Maintenant, les sensations sont-elles aussi des composés sous le rapport de la qualité, par exemple la sensation du blanc, qui semble résulter du mélange des couleurs fondamentales ? « Puisque la conscience ne saisit ici qu’une seule sensation, dit-on, comment peut-on affirmer que cette sensation est un composé13 ? » — Nous nions que la conscience même, dans la sensation du blanc, n’aperçoive qu’une sensation ; elle a au contraire, si elle réfléchit assez sur soi-même, la sensation d’une pluralité. 1° Elle sent une pluralité de degrés dans une sensation vive de lumière blanche ; elle apprécie que cette sensation est une somme de sensations semblables ; 2° elle saisit aussi une pluralité d’éléments qualitatifs, les uns communs à toutes les sensations de lumière, les autres propres ; nous reconnaissons très bien dans le blanc, non pas la sensation du bleu et du rouge, mais la sensation de lumière, qui se retrouve dans les autres couleurs ; cette sensation de lumière nous apparaît seulement ici comme spécifiée, compliquée, particularisée. C’est cette spécification que nous ne pouvons pas expliquer ; mais, qu’elle soit simple pour être inexpliquée, c’est ce qu’on ne peut admettre. L’impossibilité de l’explication peut venir au contraire d’une trop grande complication. Ainsi il y a certains parfums qui nous paraissent composés de trop d’éléments pour que nous puissions en faire l’analyse et la description ; nous disons alors qu’ils constituent un arôme indéfinissable. De même pour l’arome de certaines liqueurs. Si les partisans de la chimie mentale n’ont point le droit d’admettre une entière identité de composition entre l’excitation physiologique et la sensation psychologique, les adversaires de la chimie mentale, eux, n’ont pas le droit d’admettre qu’à des conditions complexes d’excitation réponde une sensation simple, sous prétexte que cette sensation est particulière et spécifique, car il n’y a rien de plus original et de plus spécifique qu’un composé très complexe.

Nous admettons donc, pour notre part, la possibilité d’une fusion, d’une combinaison, d’une synthèse entre des états de conscience, sinon entre des étais d’inconscience mentale, — entre des sensations « senties », sinon entre des sensations « non senties » ; et l’observation vérifie la réalité de ces sortes de synthèses. Par l’habitude, et surtout par l’hérédité, des sensations d’abord simples finissent par faire un tout tellement bien lié et continu que l’analyse n’en distingue plus les éléments. Si nous avions un microscope capable de produire le grossissement des sensations, nous verrions les sensations en apparence simples, surtout celle des cinq sens, qui sont des organes si complexes, se résoudre en plusieurs éléments, les uns de qualité semblable, les autres de qualité dissemblable, d’intensité uniforme ou variable, se présentant simultanément ou en succession, soit régulière, soit irrégulière. Il y a dès à présent des analyses qu’on a pu faire. Nos sensations du goût les plus spécifiques sont précisément celles qui sont compliquées de sensations du toucher et de sensations d’odorat : le piquant du poivre ou l’âpreté du vin sec sont des sensations factuelles, et leurs goûts aromatiques sont en réalité des odeurs14. Un fort coryza, en empêchant l’accès des surfaces olfactives, supprime les saveurs aromatiques. La différence entre la douceur au toucher d’une surface polie et la rudesse d’une surface non polie, quoique produisant des sensations irréductibles pour l’« introspection », est due à ce que, dans un cas, les diverses terminaisons nerveuses, simultanément excitées, le sont aussi également, dans l’autre inégalement : les pointes compriment plus les nerfs et les creux les compriment moins. Chacun connaît les expériences d’acoustique qui démontrent la complexité de nos sensations de timbre, d’acuité, etc. Une-autre preuve de la complexité des sensations spécifiques, c’est la variation de qualité qui accompagne les variations d’intensité, d’extensité et de durée. 1° A l’exception du rouge spectral, par exemple, toutes les couleurs donnent place, tôt ou tard, à un simple gris sans couleur, lorsque l’intensité de la lumière diminue ; et toutes, d’autre part, deviennent indistinctement blanches après une certaine augmentation intensité15. 2° Une durée plus longue est aussi, en beaucoup de cas, nécessaire pour produire une sensation de telle couleur que pour produire une sensation simple de lumière ou de brillant ; le spectre solaire vu instantanément, n’apparaît pas de sept couleurs, mais seulement de deux, faiblement rouge du côté gauche et bleu du côté droit16. La sensation de couleur est donc, selon nous, une sensation de lumière spécifiée, c’est-à-dire compliquée. 3° De très petits objets, comme des taches colorées sur un fond blanc, quoique vus encore distinctement, apparaissent comme sans couleur au-dessous d’une certaine dimension ; et la relation entre l’intensité et l’extension est telle que, dans de certaines limites, plus les taches sont brillantes, plus elles peuvent être petites sans perdre leur couleur ; ou, plus elles sont grandes, plus elles peuvent être faiblement éclairées sans perdre leur couleur17. Il y a donc ici substitution d’une somme d’effets à une autre ; d’où nous concluons que la sensation est elle-même une sommation, non d’impressions inconscientes (comme le soutient Taine), mais d’impressions conscientes, dont chacune est trop faible, à elle seule, pour se détacher sur le panorama intérieur. En définitive, il y a des sensations différenciées qui, si elles sont réunies et encore mal intégrées, mal fondues, se laissent analyser par la conscience, comme certains éléments se laissent discerner par le dégustateur dans un arôme qui, pour tout autre, paraîtrait indécomposable. Augmentez la fusion, l’unification, en même temps que la complication, vous arriverez à une sensation parfaitement tranchée et d’apparence simple, qui éclatera en quelque sorte, aussi indéfinissable que nette et distincte, au sein de notre conscience. Les effets seront devenus à la fois trop complexes et trop organisés, par conséquent trop spontanés d’apparence, pour que la réflexion puisse en faire la dissection psychologique18.

Par cela même, nous nous séparons à la fois et des spiritualistes qui veulent tout expliquer (ou plutôt ne rien expliquer) par des états simples de la conscience, et des matérialistes qui veulent tout expliquer par des éléments simples de quantité, ou par une qualité prétendue simple indéfiniment ajoutée à elle-même, comme serait la résistance, ou enfin par un phénomène prétendu simple, comme le choc. La simplicité est une limite idéale, la complexité et même l’infinité est le réel : l’imagination seule s’efforce de la réduire en points et en atomes, comme aussi en monades.

V
Élément relationnel des sensations §

Par cela même que les sensations sont plus ou moins complexes, qu’elles enveloppent une somme d’actions et de réactions en des rapports déterminés, elles renferment nécessairement un élément relationnel ; de plus, elles sont toujours saisies dans de certaines relations avec d’autres sensations. Une sensation, en effet, ne peut pas à elle seule occuper tout le champ de la conscience : 1° elle est toujours une modification partielle d’un état général de conscience ; et, 2° quand une sensation nouvelle se produit, la conscience n’y est point tout entière passée et absorbée ; il reste sous la sensation nouvelle, quelque chose de l’état antérieur. Il y a donc toujours relation de différence au sein de la conscience, tant que la vie dure et, avec la vie, le changement interne corrélatif du mouvement externe. C’est là ce qu’il y a de vrai dans ce qu’on a appelé la loi de relativité des sensations.

Toutefois, il faut ici se garder des exagérations où tombent certains psychologues qui veulent réduire la qualité même à la relation. Sentir, est-ce n’avoir conscience que d’une relation ? Par exemple, le sentiment du mal de tête est-il uniquement et exclusivement le sentiment d’une relation, d’un changement, d’un mouvement, sans que les termes soient sentis ou même sans qu’il existe des termes véritables ?

En fait et objectivement, toute douleur, toute pensée, tout état de conscience suppose un mouvement. Quelque uniforme que semble un état de conscience fixe, il est encore une série d’états changeants, un rythme de mouvements, les uns favorables, les autres défavorables à la vie, les uns d’assimilation, les autres de désassimilation ; il suppose une infinité de petits chocs dans les molécules cérébrales. Oui, le mouvement est partout, et rien ne devient sans le mouvement. Mais, au point de vue subjectif, le mouvement et le changement ne sont appréciables qu’entre des termes qui sont des états de conscience plus ou moins momentanés. Objectivement même, il ne peut y avoir mouvement et changement sans rien de plus. La réalité ne peut se résoudre tout entière en relations sans termes, en nombres comme ceux de Pythagore, et en nombres mouvants. Le devenir est le devenir de quelque chose qui, dans ce devenir même, se sent subsister tout en changeant sans cesse, se sent être et vivre tout en se mouvant d’une relation à une autre relation dans l’universel commerce des êtres, dans l’universel échange de la vie.

Mais subjectivement, n’y a-t-il conscience que du changement ou mouvement, de la relation entre deux états différents, et les deux états eux-mêmes, ou au moins le premier, sont-ils, comme tels, hors de la conscience ?

Cette théorie roule sur la confusion de la conscience distincte et différenciée avec la conscience indistincte et uniforme19. Un état toujours le même, comme une souffrance continuelle ou un bien-être continu, n’est pas nécessairement inconscient pour cette seule raison qu’il n’est pas remarqué, discerné par la réflexion, opposé à autre chose. Sentir n’est pas nécessairement penser, juger, prononcer sur le même et l’autre, classer, systématiser ; appréhender n’est pas comprendre. Il est clair que ce qui n’est pas distinct ne peut être distingué. Si un enfant naît et reste dans une chambre qui a gardé une forte odeur de musc, cette odeur constante, non séparée du reste, ne pourra pas être séparée par sa conscience. Est-ce à dire que la sensation correspondante ne fera pas partie de la conscience ? Nullement ; ou bien les nerfs olfactifs continueront de transmettre l’odeur et la sensation sera elle-même continue ; ou bien il y aura usure des nerfs, accommodation finale au milieu, état final d’équilibre, et alors la sensation disparaîtra parce que les nerfs ne vibreront plus. L’adaptation physique des nerfs ou l’adaptation mentale de l’attention peuvent ainsi ramener l’équilibre, l’indifférence dans l’organisme et dans la conscience, supprimer l’effet primitif d’une influence extérieure. Mais, tant que l’effet subsiste, sa constance ne l’empêche pas d’exister, et de même la constance de la sensation, tant qu’elle subsiste, ne l’empêche pas d’être sentie avec tout le reste ; elle l’empêche seulement d’être triée à part.

Si les « relations mutuelles des sensations » étaient tout pour l’être sentant, comme quelques psychologues le croient, l’intensité propre et la qualité propre de ces sensations deviendraient indifférentes, pourvu que les relations demeurassent les mêmes. Or, c’est ce qui n’a pas lieu. Considérons successivement les relations d’intensité et les relations de qualité. L’existence d’un minimum sensibile et d’un maximum sensibile, comme termes extrêmes du sentir, est, dans le domaine de l’intensité, la réfutation péremptoire des relativistes excessifs. En effet, pourquoi la sensation de relation, comme telle, aurait-elle des extrêmes déterminés, sinon parce qu’il y a sous ces relations un contenu dont l’intensité propre, pour pouvoir être saisie en elle-même, ne doit être ni trop forte ni trop faible ? Les relations purement numériques devraient être aussi bien appréciables par-delà le maximum sensible qu’en deçà, puisque les relations demeurent toujours identiques, quels que soient les termes. Si nous ne saisissions que les relations ou différences d’intensité, par exemple la différence de 2 à 3, non des intensités en elles-mêmes, le rapport de 2 à 3 devrait être saisi partout où il existe. Or, quand il existe entre des intensités trop grandes ou trop faibles, il n’est pas perceptible. Donc ce n’est pas seulement le rapport que nous sentons, mais les intensités mêmes des actions exercées sur nous. Nous sentons immédiatement une puissance exercée sur la nôtre, sans avoir besoin de la comparer ni de l’évaluer. Ce qui induit ici en erreur, c’est que, dans nos langues, le terme d’intensité éveille nécessairement une idée de relation, de mesure : une chose est dite intense par rapport à une autre ; mais, dans la réalité, l’énergie d’une action exercée sur notre organisme produit dans la conscience un effet particulier d’intensité qui n’a besoin ni d’être nommé ni d’être mesuré pour être senti, et qui, au contraire, ne peut être mesuré par comparaison avec un autre qu’après avoir été senti directement en lui-même.

James Ward remarque que l’employé qui pèse des lettres avec la main arrive à juger directement le poids de chacune en particulier, sans avoir besoin de dire que la première est la moitié ou le tiers de la seconde, et sans se rapporter à une commune mesure. On peut lui répondre, il est vrai, qu’en ce cas, il y a toujours comparaison, non d’une première lettre avec une seconde, mais de chaque lettre avec des souvenirs de poids qui, dans la mémoire, forment comme une échelle dynamométrique inscrite à l’avance. L’employé lit les degrés de pesanteur dans son imagination. La vérité, selon nous, c’est que l’intensité se sent en elle-même sans comparaison, par exemple, l’intensité d’un poids soulevé, mais que pour être jugée, évaluée, la comparaison est nécessaire avec un étalon extérieur ou intérieur.

Dans le domaine de la qualité, il est encore moins nécessaire de comparer pour sentir, et, s’il y a objectivement transition d’une sensation à l’autre, il n’en résulte pas que ce soit la transition seule, la différence qui constitue subjectivement la sensation. Plongez la main dans de l’eau à 40 degrés : si votre main était auparavant dans de l’eau à 10 degrés, vous aurez une sensation de chaleur ; si elle était dans de l’eau à 70 degrés, vous aurez une sensation de fraîcheur. Oui, mais s’ensuit-il que les sensations de chaleur et de fraîcheur soient de simples relations parce qu’elles impliquent certaines relations organiques ? Loin de le prouver, l’expérience en question prouve le contraire. En effet, il y a dans la sensation de chaud une qualité sui generis, indépendante des relations nécessaires à son apparition, puisque des différences identiques de degrés thermométriques peuvent répondre à des sensations de qualité contraire. Il y a donc là des combinaisons de mouvements organiques qui ont comme résultat final une sensation de qualité déterminée, et les relations mathématiques n’expriment que les conditions de production.

Si l’état organique précédent influe sur le suivant, c’est par la combinaison des mouvements qui en résulte, mais il ne s’ensuit pas que nous sentions seulement des rapports. Un disque rouge trop éloigné n’est pas vu ; il n’en résulte pas que je voie la proximité, non le disque même, ni la couleur rouge en elle-même.

On a invoqué l’expérience de Meyer sur le contraste des couleurs : ce qui paraît vert sur un fond rouge paraîtra orange sur un fond bleu ; s’ensuit-il que nous saisissions seulement des différences de couleurs, non des couleurs ? Nullement. De deux choses l’une ; ou nous jugeons simplement que la chose est verte quand elle est sur le fond rouge (c’est la théorie de Helmholtz), et, dans ce cas, il y a simplement appréciation, dénomination, classification ; il n’y a pas une sensation constituée par une simple différence ; ou nous sentons réellement l’impression du vert (c’est la théorie de Hering, que nous croyons vraie), parce qu’il y a une composition cérébrale de mouvements aboutissant aux ondulations cérébrales du vert, et alors c’est bien la qualité même de la couleur qui est appréhendée, non son rapport avec une autre couleur.

Ce qui donne lieu, dans ce problème, à beaucoup de méprises, c’est l’erreur communément répandue, qui consiste à croire que toute différence est toujours un objet non de sensation ou représentation, mais de jugement. Or, nous verrons plus loin qu’il y a des différences qui sont elles-mêmes des sensations distinctes et spécifiques, des différences qu’on sent, qu’on ne juge pas. James Ward a établi ici une classification ingénieuse. On peut considérer : 1° des différences d’intensité, la qualité restant la même ; 2° des différences de qualité dans le domaine d’un même sens, formant une sorte de continuum. La différence entre deux intensités de la même qualité ou entre deux qualités du même sens est elle-même une représentation distincte. Ainsi la différence entre le la du diapason et son octave ne se juge pas seulement, mais se sent. La différence entre un poids de deux kilogrammes et un poids de trente kilogrammes est également sensitive, comme quand on regarde une ligne de deux mètres à côté d’une ligne d’un décimètre. Il y a là une impression particulière qui tient à ce que les deux sensations sont deux portions du continuum d’un même sens. Au contraire, quand il s’agit, 3° de différences entre deux sensations de différentes classes, comme la vue et l’ouïe, la différence des impressions ne constitue pas elle-même une représentation distincte et particulière de différence. Je vois un éclair, j’entends un son ; entre les deux sensations je ne puis pas établir un lien, comme entre deux éclairs d’intensité différente, ou deux sons d’intensité différente : il n’y a pas là, dans la sensibilité même, de mesure immanente, parce qu’il y a discontinuité entre les deux sensations. Dès lors, leur différence ne constitue plus elle-même quelque chose de représentable, un état de conscience sui generis.

Tout en admettant les distinctions de James Ward, nous irons plus loin que lui, et nous admettrons un élément sensitif, mais moins caractérisé, jusque dans les différences entre les différentes classes de sensations. Même quand nous passons de l’éclair au son, il y a sentiment de différence sous forme de choc intérieur, de surprise, de coup inattendu ; l’absence de continuité empêche seulement la différence d’offrir une quantité immédiatement appréciable, comme cela a lieu quand on passe d’une lettre de cinq grammes à une lettre de trente grammes. Dans ce dernier cas, nous parcourons des degrés dans un même continuum ; dans l’autre cas, nous faisons un saut d’un domaine dans l’autre, sans mesure possible. Mais il y a toujours un élément sensitif, avec cette différence que, dans un cas, la continuité des sensations nous fait sentir grosso modo la quantité déterminée de la différence même ; dans l’autre cas, la discontinuité des sensations nous fait sentir simplement une transition brusque de quantité indéterminée.

En tout cas, loin de dire que les représentations de qualités et d’intensités se ramènent à des représentations de différences, il faut dire, au contraire, que les représentations de différences se ramènent elles-mêmes à des représentations spécifiques sous le rapport de la qualité et de l’intensité, à des représentations directes et immédiates, dont les jugements de différence ne seront que l’expression ultérieure dérivée, abstraite20. Cette loi, selon nous, explique le malentendu entre les relativistes et les non-relativistes.

A cette théorie des relativistes se rattache celle qui résout les sensations en raisonnements.

Quand j’ai conscience que ce que je vois est rouge, je le distingue par là du jaune, du vert, du bleu, etc. Je distingue de même une sensation de lumière d’une sensation de son ou de toucher. Comment puis-je faire cette différence ? se demande Wundt. — Evidemment, répond-il, grâce aux marques déterminées que l’objet possède pour ma sensation. Ces marques s’accordent en partie, différent en partie. Ainsi le rouge, le jaune, le vert, etc., s’accordent encore par certaines marques, et, par d’autres marques, diffèrent du son, de l’odeur, etc. L’acte de pensée primitif est celui qui fixe la marque particulière de la sensation. Et cet acte vraiment primitif a une propriété qui lui est absolument propre : il n’y a rien qui puisse l’exprimer ; ni les mots, ni la pensée ne peuvent le saisir ; nous ne savons rien de lui, sinon qu’il existe. Nous ne pouvons déterminer les marques du rouge ou du bleu ni par la réflexion la plus profonde, ni par la recherche minutieuse des conditions dans lesquelles la sensation se produit. A la vérité, nous savons que des ondulations éthérées d’une certaine longueur, en tombant sur l’œil, produisent la sensation du rouge ; mais ces ondulations ne sont pas les marques à l’aide desquelles nous distinguons le rouge des autres couleurs, puisque cette distinction, nous l’avions faite bien longtemps avant de savoir que la lumière résulte des ondulations de l’éther. De ces réflexions, Wundt croit pouvoir conclure que les actes primitifs de la conscience sont des raisonnements. « Nous n’admettons pas d’abord, dit-il, des idées d’où sortent des jugements, puis des raisonnements ; mais la pensée pour nous commence par des raisonnements, qui conduisent aux jugements, qui eux-mêmes forment des idées. » La seule forme d’activité mentale, ajoute Wundt, qui ait le pouvoir de lier, d’unifier, c’est le raisonnement ; il est l’origine de toute synthèse, conséquemment de toute pensée ; c’est le raisonnement qui établit l’unité de composition de la pensée : la sensation est donc un composé d’états inconscients réunis par une synthèse inconsciente.

— Mais, répondrons-nous, en admettant de pareils états, comment comprendre que la fusion de termes inconscients en un raisonnement inconscient fasse de la conscience ? Une pareille explication, qui vient se confondre avec celle de Hartmann, n’est-elle pas encore plus inintelligible que le fait même à expliquer ? Ce fait, c’est qu’il y a des sensations dont nous ignorons les conditions et les causes, dont nous ne pouvons même discerner les éléments, mais qui cependant sont immédiatement saisies par la conscience. Ces éléments, que nous ne pouvons séparer et rendre discontinus comme des molécules mentales, ne sont pas pour cela en dehors de la conscience21. Quant au lien qui les réunit, rien ne prouve que ce soit un lien logique ; tout porte à croire, au contraire, que c’est un lien sensitif et moteur, ce que les physiologistes nomment un lien sensorimoteur. La théorie de Wundt est une sorte de platonisme rationaliste et abstrait. On peut bien admettre que le raisonnement est la forme naturelle de la synthèse logique, mais non de toute synthèse en général. Si on veut former la sensation même avec des raisonnements, on poursuit une chimère, comme Platon qui avait fini par faire de la sensation un « mélange d’idées » ; on recule la difficulté sans la résoudre, car ce n’est pas le raisonnement même qui fournira les termes entre lesquels il établit un lien, soit logique, soit mécanique. Ne faut-il pas toujours en venir à quelque chose qui soit senti d’une manière immédiate, à quelque « marque » qui se laisse apercevoir en elle-même et par elle-même ? De ce que je ne puis exprimer ni traduire ma sensation du rouge dans la langue du raisonnement, comment inférer, avec Wundt, qu’elle soit la conclusion d’un raisonnement, sauf à se tirer ensuite d’affaire en disant que ce raisonnement est inconscient ? Tout au contraire, il faut dire que la sensation n’est pas raisonnée, ni d’une manière consciente, ni encore moins d’une manière inconsciente, mais qu’elle est sentie par un sentiment immédiat.

Wundt accorde gratuitement au raisonnement le privilège exclusif « de lier, d’unifier » ; il y a un lien plus fort et plus intime dans la conscience : c’est le sentir et le vouloir. Les rapports qui constituent le raisonnement ne peuvent unir que s’ils sont saisis, et ils ne peuvent être saisis que dans un sentiment spécial où ils sont à la fois réalisés et aperçus : le rapport de ressemblance suppose, nous le verrons plus tard22, un sentiment de ressemblance ; le rapport de différence suppose un sentiment de différence : il y a toujours une certaine affection de la conscience particulière et concrète dont les rapports abstraits sont des extraits. Le sentiment seul unit d’une façon concrète. Sous le mouvement se trouve non la logique de l’entendement, mais l’impulsion de la sensibilité et de la volonté : chercher le plaisir, fuir la douleur, vouloir, et pour cela mouvoir, telle est la seule logique de la vie, dont le mouvement est le signe extérieur et dont le raisonnement des logiciens n’est que la formule inanimée. Aussi Wundt lui-même, dans les dernières éditions de son livre, est-il arrivé à faire de la volonté le fond de l’existence mentale.

Riehl s’est inspiré de Wundt, mais, au lieu d’un rapport entre des phénomènes inconscients, il fait consister la sensation dans un rapport entre une stimulation inconsciente et une stimulation consciente. Selon lui, pour que la sensation puisse se produire, il doit y avoir une stimulation précédente dont nous ne sommes pas sensitivement avertis, mais par laquelle et en relation avec laquelle la stimulation nouvelle est appréhendée. « Ce dont nous sommes conscients dans la sensation est la différence, la relation de deux stimulations, qui, seulement par leur coopération, amènent le produit : sensation. Toute sensation est un processus par lequel nous sommes avertis d’une différence définie entre deux stimulations. La stimulation dont nous ne sommes pas avertis est à celle dont nous sommes avertis comme celle-ci est à la représentation aperçue ; et le processus mental de l’aperception étant un jugement, la forme de l’acte de sensation peut aussi s’appeler un jugement. » C’est sur cette propriété que Riehl veut fonder « la conscience immédiate de quelque chose qui n’est pas appréhendé par le sens » ; et ce quelque chose qui n’est pas nous-mêmes constitue pour nous « le réel existant ». Il y a donc dans toute sensation une position du réel, une reconnaissance d’existence. La sensation ne peut être regardée comme absolue et se suffisant à elle-même ; grâce à son mode d’origine, elle est significative d’une propriété inhérente à quelque chose d’existant.

— Mais, demanderons-nous, si la stimulation qui précède la stimulation actuelle est inconsciente, comment puis-je saisir la différence, alors qu’un des termes m’échappe ? N’est-il pas plus naturel de dire que je saisis la différence d’état produite par la stimulation nouvelle (comme une étincelle électrique) dans mon état précédent, dont j’avais une conscience spontanée et générale ? En outre, comment faire, avec Riehl, de la stimulation inconsciente la propriété d’une chose existante et autre que nous-même ? C’est changer un pur vide, vacuum, en une réalité. C’est changer indûment le rapport entre sensation et absence de sensation en rapport de sujet à objet.

Quoi qu’il en soit du passage à l’objectif, la sensation ne peut être formée d’éléments inconscients, même combinés avec des éléments conscients, ni consister dans de simples rapports. Les relations entre les éléments sensitifs de la conscience sont des conditions de la sensation générale, mais ils n’en sont pas plus les constituants que les rapports numériques, conditions d’un accord, ne constituent l’accord même.

VI
Rapport nécessaire de la sensation au mouvement §

La sensation étant un changement reçu du dehors, il est clair qu’elle a toujours pour antécédent nécessaire un mouvement. Ce mouvement, une fois produit, ne peut disparaître. Ce n’est pas lui qui se change en sensation ; cette transformation inexplicable serait contraire à ce qu’on appelle la loi de transformation des mouvements et qu’on ajustement proposé d’appeler leur loi de non-transformation. En effet, le mouvement ne se transforme pas en autre chose, mais un mode de mouvement se transforme en un autre : le mouvement moléculaire, par exemple, devient soit mouvement de translation, soit mouvement de désagrégation, et la somme des trois sortes de mouvements est constante. Dès lors, on ne peut admettre qu’une certaine quantité de mouvement antérieur à la sensation du son ut, par exemple, disparaisse pour faire place à cette sensation23. Le mouvement persiste pendant la sensation, et même, en examinant avec soin notre conscience, nous avons vu que nous pouvons saisir, dans un son grave, une série de pulsations, de va-et-vient, qui est la représentation interne de ce mouvement.

Enfin, le mouvement persiste après la sensation proprement dite. Il se répand d’abord par diffusion, et c’est, nous le verrons plus loin, le moment qui correspond à l’émotion. Puis il provoque des réactions motrices, qui, si elles sont faibles, demeurent moléculaires, et qui, si elles sont fortes (soit par l’énergie de la sensation même, soit par l’énergie de la diffusion émotionnelle), provoquent des mouvements visibles d’expression. Enfin, si les réactions motrices sont plus énergiques encore et plus émotionnelles, elles intéressent alors assez la volonté générale de l’être organisé pour provoquer des mouvements musculaires déterminés, avec le but, conscient ou inconscient, d’écarter ou de rapprocher l’organisme de l’objet senti. Tout processus sensoriel est donc bien en même temps, à des degrés divers, émotionnel et moteur.

Dès lors, à tous les points de vue, nous pouvons conclure que la sensation est la révélation d’une force qui agit en conflit ou en concours avec les forces extérieures. La sensation n’est pas un reflet passif de la réalité ; elle est la réalité même en travail et sentant son propre travail. Tout ne se passerait pas de la même manière dans le monde s’il n’y avait aucune sensation et seulement des mouvements non sentis. Au cas où ces mouvements eussent été suffisants pour produire les mêmes effets qui aujourd’hui se produisent, pour préserver les êtres organisés contre les influences destructives du dehors, pour leur assurer l’avantage dans le combat de l’existence, les sensations, étant inutiles, ne se seraient point produites, et les phénomènes mécaniques n’auraient pas éprouvé le besoin de s’ajouter cet étrange « épiphénomène ». Il faut donc admettre que la sensation est un facteur efficace dans la lutte pour la vie, une des forces en action, au sens le plus général des forces, considérées comme causes de changement et de mouvement. Bien loin que le mouvement suffise à tout expliquer sans la sensation, qui ne serait ainsi qu’une lumière surajoutée, le plus probable, d’après les indications tirées de la psychologie, c’est que l’élément sensationnel existe déjà jusque dans les mouvements qui semblent les plus insensibles ; que la sensation distincte, au lieu de se produire à côté et à part du mouvement, dans je ne sais quel monde de purs reflets, est la simple accumulation et amplification de ce qui existait déjà dans le processus réel et intime des choses : le mouvement n’en est que la forme extérieure, la traduction pour les sens de la vue et du toucher. Dans cette hypothèse, le mouvement serait une transposition des éléments sensationnels et appétitifs en langage visuel et tactile ; il serait un extrait des sensations mêmes et appétitions, et une expression spatiale de leurs rapports24.

Livre deuxième
L’émotion, dans son rapport à l’appétit et au mouvement §

Chapitre premier
Causes physiologiques et psychologiques du plaisir et de la douleur §

I. Part du mécanisme et de la sélection naturelle dans l’évolution du plaisir et de la douleur. Insuffisance du darwinisme. — II. Causes physiologiques au plaisir et de la douleur. Leur rapport à la vie. — III. La lutte pour la vie n’est-elle qu’une lutte pour la préservation. La condition du plaisir est-elle la peine ? Critique des théories de Kant et de Schopenhauer. — Le moteur de l’évolution physiologique est-il la peine ?

Les explications du plaisir et de la peine peuvent se diviser en deux grandes classes, les unes mécaniques, les autres psychologiques. Pour les partisans d’un mécanisme exclusif, le plaisir et la douleur sont encore des reflets passifs et inertes de mouvements organiques qui s’accompliraient tout aussi bien sans leur concours : la sensibilité n’est alors que la réverbération d’un mécanisme réellement insensible. Pour les partisans de l’explication psychologique, au contraire, le plaisir et la douleur sont en quelque sorte l’âme même du mécanisme, les vrais moteurs de la machine vivante, tout au moins des « facteurs » impossibles à négliger dans le calcul philosophique des forces internes et ayant leur efficacité dans l’évolution de la vie25. La persistance des deux systèmes à travers l’histoire fait pressentir qu’ils doivent avoir chacun leur part de vérité. Il importerait de trouver un lien qui les réunit, une théorie compréhensive qui fût la synthèse des faits ou des lois sur lesquels ils s’appuient.

Comme l’ont dit Platon et Aristote, il n’y a probablement chez l’homme ni plaisir ni déplaisir absolument pur : les deux sentiments se trouvent mélangés à doses inégales par l’art subtil de la nature, et l’impression définitive dans notre conscience est une résultante où l’emporte un des cléments. Cette complexité de toute émotion pourrait se déduire des deux conceptions dominantes de la physiologie moderne. La première de ces conceptions, c’est que notre corps est en réalité une société de cellules qui ont chacune leur activité propre et luttent entre elles pour la vie. Chez les animaux inférieurs, chaque partie de l’organisme semble encore jouir ou souffrir pour son propre compte, comme dans le ver coupé en deux ; chez les animaux supérieurs, il se produit une sélection et une fusion finale des impressions élémentaires qui aboutissent au cerveau. Il est probable que des rudiments d’émotions agréables ou désagréables émergent de toutes les parties et viennent retentir dans la conscience générale, de manière à lui communiquer le timbre du plaisir ou celui de la peine, selon les éléments auxquels reste la victoire. Nos peines et nos plaisirs seraient ainsi le résumé des peines ou plaisirs élémentaires d’une myriade de cellules : un peuple souffre ou jouit en nous, notre moi est légion, notre bonheur individuel est en même temps un bonheur collectif et social. Ce n’est pas tout. Une autre conception de la psychologie physiologique vient continuer encore ce caractère collectif de notre sensibilité : c’est la doctrine de l’évolution et des effets de l’hérédité accumulés dans l’individu. Ce n’est pas seulement le présent qui résonne en nous, mais encore le passé : nos émotions en apparence les plus nouvelles renferment le ressouvenir et l’écho inconscient des expériences de toute une série d’ancêtres. Quoi de plus neuf, semble-t-il, et de plus frais que la première émotion d’amour éprouvée par la jeune fille ? Et cependant, c’est tout un passé qui se prolonge et retentit en elle : le battement de son cœur est la continuation du battement de cœur universel ; la rougeur de ses joues est le signe visible d’une infinité d’émotions intérieures où se résument les émotions de toute une race ; ce n’est pas elle seulement qui aime, c’est l’humanité et même la nature entière qui aime en elle.

Selon Spencer, on le sait, la vue d’un paysage réveille en nous simultanément des milliers d’émotions profondes, maintenant vagues, qui existaient dans la race humaine aux temps barbares, quand toute son activité se déployait surtout au milieu des eaux et des bois26. De même, selon Schneider, pourquoi la contemplation d’un coucher de soleil nous donne-t-elle une impression de calme et de paix ? « Il n’y a qu’une réponse : c’est que, depuis d’innombrables générations, la vue du soleil couchant est associée au sentiment de la fin du travail, du repos, de la satisfaction. » C’est trop dire, sans doute ; les teintes mêmes du soir et sa fraîcheur ont un effet psychologique qui entre comme élément dans notre émotion ; nos souvenirs personnels y sont aussi associés, et non pas seulement les réminiscences ancestrales ; pourtant il est plausible d’admettre que le calme des heures de repos goûtées par le genre humain depuis des siècles descend en nous avec les ombres du soir. Les sentiments esthétiques, aujourd’hui désintéressés, enveloppent ainsi une foule d’éléments sensitifs et de tendances à l’action renaissantes, qui se rapportaient originairement à la conservation de l’individu et de l’espèce.

Il résulte de là que l’étude du plaisir et de la douleur est analogue, comme complication et comme difficulté, à la science sociale, où les actions et réactions mutuelles semblent, par leur variété et leur multiplicité, échapper aux prises du calcul. Ne nous étonnons donc pas de la contradiction qui paraît exister entre les philosophes relativement à la nature du plaisir et de la douleur. « Il serait à souhaiter, disait Leibniz, que la science des plaisirs fût achevée27. » Elle est encore bien loin de l’être. Préoccupés tantôt de la spéculation tantôt de la pratique, les philosophes ont étudié surtout l’intelligence, d’où semble venir toute lumière, et la volonté d’où semble sortir toute action ; mais le grand ressort de l’intelligence et de la volonté n’est-il pas l’émotion agréable ou douloureuse, qui est une des premières et des plus radicales manifestations de la vie même ? Aujourd’hui que le problème du pessimisme et de l’optimisme a repris, avec un aspect nouveau, une nouvelle importance morale et métaphysique, il n’est guère de question plus intéressante pour le philosophe que celle oui concerne l’origine du plaisir ou de la douleur et leur rôle comme moteurs de l’universelle évolution. Nous exposerons ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a aussi d’incomplet dans les explications empruntées à la doctrine de la sélection naturelle : nous rechercherons la portée et les limites de ces explications ; puis nous montrerons les conséquences morales ou métaphysiques auxquelles aboutit l’étude des rapports du plaisir et de la douleur avec la vie.

I
Part du mécanisme et de la sélection naturelle dans l’évolution du plaisir et de la douleur. Insuffisance du darwinisme. §

On ne pouvait manquer d’appliquer la doctrine biologique de la sélection au plaisir et à la douleur. C’est à cette théorie que Schneider, comme Spencer dont il est le zélé disciple en Allemagne, demande le dernier secret de nos joies ou de nos peines. Non seulement il y a un lien entre le plaisir et l’accroissement de la vitalité, mais ce lien ne pouvait pas ne pas s’établir par une nécessité de l’évolution. Qu’est-ce, en effet, que le plaisir ? « Une manière d’être que nous cherchons à produire dans la conscience et à y retenir », répond Spencer.— Qu’est-ce que la douleur ? « Une manière d’être que nous cherchons à faire sortir de la conscience ou à en tenir éloignée28. » Ces faits admis, on voit immédiatement la conséquence que doivent tirer Spencer et Schneider. Imaginez des individus chez qui le plaisir soit lié aux actions nuisibles, la douleur aux actions utiles. Il a dû se produire à l’origine des êtres de ce genre, grâce aux jeux de la nature, car, comme disait le vieil Héraclite, « Jupiter s’amuse et le monde se fait. » Mais les êtres ayant accidentellement un tel vice de constitution ont dû vite disparaître, puisqu’ils persistaient dans ce qui est nuisible et fuyaient ce qui est utile. Ainsi, d’après les principes de Darwin, qu’avait entrevus un autre philosophe grec, Empédocle, la condition essentielle du développement de la vie à travers les âges, c’est que les actes agréables soient aussi, en général, les actes favorables à ce développement. C’est là une nécessité toute mécanique.

Mais, dira-t-on, il y a des exceptions à cette loi. Toute douleur particulière n’est pas nuisible à la vie, tout plaisir particulier n’est pas utile. L’ivresse, par exemple, quoique nuisible, est pour beaucoup de personnes agréable. — Les partisans de la sélection naturelle ne seront pas embarrassés pour répondre. Comme le remarque le physiologiste Fick, si toutes les sources et rivières laissaient couler naturellement de l’alcool au lieu d’eau, il serait arrivé de deux choses l’une : ou bien, dans ce milieu ainsi modifié, tous les hommes auraient fini par détester l’alcool et par le fuir instinctivement, comme les animaux fuient les poisons ; ou bien nos nerfs se seraient organisés par sélection de manière à supporter l’alcool impunément.

On a objecté aussi la vive douleur du mal de dents, qui ne semble pas pourtant mettre notre conservation en danger. Un évolutionniste répondra que les dents avaient une grande importance pour nos ancêtres anthropoïdes ; ils ne s’en servaient pas seulement pour la mastication, mais pour une foule d’usages. Sans la douleur, l’être vorace serait exposé à mâcher des objets trop durs et à briser un organe nécessaire. Enfin et surtout, les dents sont un organe soumis à la volonté, et c’est une loi générale que tous les organes sur lesquels la volonté a un pouvoir de direction soient sensibles. Les avertissements de la sensibilité ne sont demeurés inutiles que pour les organes qui fonctionnent automatiquement29.

Schneider a une telle confiance dans la sûreté du mécanisme naturel, au moins pour la généralité des cas, qu’il en viendrait volontiers à croire, avec Rousseau et Fourier, que la nature ne se trompe pas quand on l’abandonne à elle-même. « A l’état normal, dit-il, les sentiments vont toujours à leur vrai but ; les erreurs ne viennent que de l’état maladif surajouté à la nature par la civilisation. Chez l’homme naturel et sain, les sentiments sont sains, en sorte qu’à chaque idée est lié un sentiment d’une intensité correspondante et convenable. » Les rapports anormaux se rencontrent surtout chez les hommes cultivés, principalement chez ceux qui sont malades par leur faute ou par celle de leurs ancêtres. « Les passions sont bien moins répandues dans la population saine et simple des campagnes que chez les habitants très civilisés des grandes villes. La conduite pratique, droite, bonne, dépend bien plutôt de la santé du corps que de la santé de l’intelligence. » Aussi Schneider se montre-t-il, comme Spencer, assez dédaigneux de l’instruction intellectuelle et fort peu confiant dans la force des idées.

Ici commencent, à notre avis, les exagérations de la théorie darwiniste. Sans doute, une fois produit un mécanisme de plaisirs utiles à la vie, il s’est transmis par hérédité et est devenu presque infaillible dans les espèces inférieures ; mais chez les animaux supérieurs, même chez ceux qui ont la mens sana in corpore sano, on ne peut plus trouver aucune infaillibilité. C’est que, plus les organismes se compliquent, plus leur sélection purement mécanique devient difficile ; un homme paresseux ou inintelligent, par exemple, est-il condamné à mort par la justice de la mécanique universelle, armée de sa balance toujours en équilibre ? — Non, il peut se sauver par quelque autre endroit. Si telle faculté est en souffrance, une autre peut venir au secours de la première. Aussi l’adaptation mécanique au milieu se fait-elle avec plus de peine à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres : de là bien des anomalies. Les individus gardent certains plaisirs autrefois favorables, maintenant inutiles ou nuisibles. La passion de la chasse et celle de la guerre chez les hommes d’aujourd’hui semblent, selon Spencer, un reste des instincts du sauvage.

Les anomalies ont également lieu en vertu d’une autre conséquence de la sélection naturelle, sur laquelle Schneider n’a pas assez insisté ; l’antagonisme de l’individu et de l’espèce. Les animaux inférieurs, pour se propager, doivent se détruire eux-mêmes : le corps se séparant en deux ou plusieurs, l’individualité du parent se perd dans celle des descendants. L’antagonisme est donc ici évident ; mais, même chez beaucoup de races déjà plus élevées, l’animal est condamné à périr lui-même aussitôt qu’il a engendré : tels sont la plupart des insectes. Plus tard, quand l’espèce s’élève encore, la race et l’individu se réconcilient en une certaine mesure. L’enfant ne subsiste que si la mère, le père, une foule d’individus subsistent autour de lui. L’individu vit par la société, la société vit par l’individu. Pourtant, dans ce passage graduel des races inférieures aux races supérieures, il se produit encore une foule d’anomalies ; aussi chez les hommes, mêmes sains, le plaisir est-il souvent contraire à l’intérêt. En tout cas, le plaisir de l’individu est très souvent opposé à l’intérêt de l’espèce humaine. Pas plus que Spencer, Schneider n’a trouvé le moyen de réconcilier l’égoïsme et « l’altruisme ». Si la relation générale du plaisir et de la douleur avec la vie demeure certaine, la nécessité d’une intelligence régulatrice par ses idées ne l’est pas moins. Nous accordons que l’idée même doit se faire sentiment pour devenir force efficace, mais ici le sentiment n’est plus un simple résultat des lois de la sélection ; il est lié au développement de la pensée, qui, étant elle-même la fonction supérieure de la vie, ne mérite pas cette sorte de défiance que Schneider professe à son égard.

Nous venons de voir que la sélection toute mécanique et biologique se montre insuffisante, chez les espèces supérieures, pour produire l’harmonie constante du plaisir ou de la peine avec la conservation de l’espèce. Allons plus loin : la sélection mécanique n’est-elle pas également insuffisante à expliquer la première origine du plaisir et de la douleur, même chez les espèces les plus infimes ? Le darwinisme porte exclusivement sur le mécanisme extérieur des choses déjà existantes, sur les rapports d’éléments une fois donnés. On comprend fort bien que le hasard amène dans la structure des organismes tels et tels accidents heureux, telles variations favorables à l’espèce ; mais peut-on se figurer la sensibilité au plaisir ou à la douleur comme un accident de ce genre, comme une nouveauté due à une combinaison fortuite d’éléments insensibles ? N’y a-t-il là que des éléments qui se rencontrent comme les atomes de Démocrite et se combinent pour produire les plaisirs ou les peines, étincelles fugitives jaillies de leur choc ?

L’explication biologique de Darwin et de Spencer, en faisant appel à l’idée d’espèce ou de vie spécifique, et même à l’idée de vie individuelle, considère des résultats généraux et des faits ultérieurs. Elle nous explique plutôt le pourquoi que le comment du plaisir et de la douleur. Elle nous montre que le plaisir devait finalement s’attacher aux actions utiles, à la vie individuelle ou spécifique ; que la douleur, au contraire, devait finalement s’attacher aux actions nuisibles. Ce n’est pas là, il est vrai, une application des causes finales proprement dites, puisque ces résultats sont le simple effet d’un mécanisme opérant à travers le temps et l’espace, non un effet prévu par une intelligence ; ce n’est pas une explication téléologique, mais mécanique. Toutefois, c’est toujours un résultat que l’on considère, et on présuppose toujours des facteurs donnés. Si un être est capable de jouir et de souffrir, il finira par ne trouver agréables, en moyenne, que les actions utiles à sa vie individuelle ou à la vie de son espèce ; mais comment est-il d’abord capable de jouir et de souffrir, qu’est-ce que le plaisir et la douleur en eux-mêmes et quelles en sont les conditions, les causes immédiates, indépendamment des actions et réactions ultérieures que produira la lutte pour la vie ? Voilà le vrai problème psychologique et physiologique : il est distinct du problème biologique et antérieur à ce dernier.

Non seulement l’existence même du plaisir et de la douleur, comme faits d’ordre mental, reste inexplicable au darwinisme, mais leur relation primitive avec la vie n’est pas elle-même complètement expliquée. Est-ce seulement par hasard que le plaisir s’est trouvé lié aux actions utiles et en quelque sorte vitales ? Faut-il pousser le darwinisme jusqu’à concevoir une sorte de jeu de dés où les circonstances fortuites et extérieures détermineraient seules la liaison du plaisir avec la vie ? Ou ne doit-il pas exister entre les deux un lien plus profond et plus intime, indépendant de la sélection qui le diversifie et le perfectionne, mais ne le crée pas ? — Nous allons voir que ce lien existe en effet, et qu’il existe avant l’influence extérieure de la sélection naturelle. C’est donc à la physiologie et à la psychologie qu’il faut demander la raison primitive d’où résulte la connexion du sentiment avec la vie.

II
Causes physiologiques et psychologiques du plaisir et de la douleur. Leur rapport à la vie. §

Le plaisir et la douleur varient en raison de cinq conditions : 1° l’intensité, 2° la qualité, 3° le changement, 4° la durée, 5° la fréquence. Ces trois dernières conditions sont les moins importantes et peuvent se ramener aux deux premières, entre lesquelles subsiste une sorte de rivalité. Est-ce l’intensité qui emprunte à la qualité sa valeur agréable ou pénible ? Est-ce au contraire la qualité qui se résout en intensité ? Et de plus on peut demander : l’intensité de quoi ? la qualité de quoi ?

Les interminables discussions sur les causes physiologiques du plaisir et de la douleur proviennent de ce qu’on raisonne trop sur des organismes déjà développés, sortes d’états centralisés et complexes. Ce qu’il faudrait savoir, c’est ce qui, dans une cellule ou un nerf, cause le rudiment du plaisir ou de la peine, pour s’étendre ensuite à l’ensemble du corps vivant. Les éléments nerveux, tubes ou cellules, sont constamment le théâtre d’un double travail chimique : un « travail négatif » de réparation, qui consiste dans la formation de composés albuminoïdes très complexes, et un « travail positif » de dépense, qui consiste dans leur réduction en combinaisons plus simples. Dans l’état de repos, ces deux travaux moléculaires, accompagnés de courants électriques inverses, existent simultanément et se font à peu près équilibre. En ce cas, il n’y a rien dans la conscience même qu’un état d’équilibre et de calme vital, auquel est attaché un vague sentiment de repos et de bien-être. Un agent extérieur, son, lumière, choc, vient-il exciter un nerf, l’équilibre rompu produit un mouvement de dépense nerveuse, qui excite un mouvement de réparation simultanée, comme l’eau qui sort d’un siphon appelle à sa place l’eau qui y monte.

Maintenant, quelle est la relation des deux espèces de travail nerveux avec la peine et la douleur ? — C’est ici que la divergence se produit entre les physiologistes. Essayons d’abord d’éclaircir la question d’une manière indirecte, en nous reportant aux nécessités de la vie même.

Les deux travaux de réparation et de dépense sont également nécessaires à la vie ; de plus, ils doivent être proportionnés l’un à l’autre pour que la vie subsiste. La réparation nerveuse, qui accumule la force, a toujours pour résultat et pour objet l’exercice, qui dépense la force. L’animal ne peut pas se contenter de réparer son système nerveux ; il faut qu’il le mette en usage pour chercher sa nourriture et se défendre, il faut qu’il se dépense pour se conserver. S’il en est ainsi, peut-on admettre avec Léon Dumont que l’accumulation de la force, son « emmagasinement dans le nerf » soit ce qui seul cause le plaisir ? « Tout fonctionnement nerveux, dit Léon Dumont, est une dépense de force ; comment la dépense, qui est une perte, pourrait elle produire le plaisir ? Ce dernier doit avoir pour cause, au contraire, une augmentation de force, une réception de mouvement30. » Cette théorie vient de ce que Léon Dumont conçoit mal le rapport des deux travaux moléculaires. Le travail visible de dépense, — marcher, parler, regarder, écouter, etc., — est sans doute, sur le moment même, une perte de force motrice ; mais d’abord, nous venons de voir que, dans l’organisme suffisamment nourri, il y a réparation du nerf par la nourriture à mesure qu’il s’use par l’exercice ; le simple repos suffît aussi à le réparer : il n’y a donc point ici perte sèche et définitive. De plus, l’exercice même produit l’habitude en diminuant les résistances et les obstacles : le musicien s’habitue aux mouvements nécessaires pour l’exécution. Enfin, quand l’exercice est modéré et agréable, il accroît et nourrit l’organe au lieu de l’affaiblir. Faute d’usage, au contraire, un organe s’atrophie, comme l’œil de la taupe, celui de certains rats des cavernes (wotama), celui des crabes qui vivent dans les antres profonds de la Carniole et du Kentucky : chez ces crabes, le support de l’œil subsiste, mais l’œil a disparu ; le pied du télescope est encore là, mais le télescope lui-même avec ses verres n’y est plus. Plusieurs rats de cavernes capturés à un demi-mille de distance de l’ouverture, et qui n’habitaient pas les plus grandes profondeurs, furent exposés un mois par Sillman à une lumière graduée et finirent par recouvrer, grâce à l’exercice, une vue trouble des objets31. Le lapin domestique n’ayant plus besoin de dresser l’oreille à la menace du danger, les muscles redresseurs ont fini par s’atrophier dans certaines espèces et par laisser les oreilles tombantes. Ainsi l’exercice normal, la dépense proportionnée à la force est une condition nécessaire de réparation, de conservation, de progrès. La sélection naturelle est donc une loi de travail, de dépense incessante : — Travaille ou meurs. Mais l’action même fortifie, le dépense enrichit.

C’est que la vie suppose une recomposition et une décomposition incessantes, par conséquent des mouvements de « désintégration » aussi bien que « d’intégration ». Suspendez la décomposition vitale, par exemple au moyen de certaines substances toxiques : loin de conserver la vie, vous l’arrêterez. Se sentir vivre, c’est avoir la perception obscure de tous ces mouvements vitaux ; jouir ou souffrir, c’est se sentir vivre plus ou vivre moins. Plus la décomposition est intense avec une recomposition également intense, plus le mouvement vital est précipité et plus nous sentons. C’est comme un tourbillon qui nous donne l’ivresse d’une vie intense et rapide. Ce n’est donc point, pour parler le langage de la mécanique, la « force potentielle », mais sa transformation en force vive et en mouvement qui cause le plaisir, pourvu que cette dépense n’excède pas la réparation nécessaire à la « survivance de l’individu ou de l’espèce. »

En fait, toute action normale et proportionnée d’un nerf suffisamment nourri cause de la jouissance. De plus, le plaisir s’accroît avec l’intensité même du stimulant, jusqu’au point où la stimulation et la dépense qu’elle entraîne excèdent l’intensité possible ou normale du travail compensateur de réparation. Dans le silence de la nuit un son lointain s’élève, il va crescendo, et en même temps s’accroît votre plaisir à l’entendre. Si le son devient trop violent, le plaisir se change en gêne. La première lueur du soleil excite votre œil et, à mesure que le soleil levant monte à l’horizon, il semble que le plaisir se lève aussi et monte à l’horizon de votre conscience ; mais quand la lumière est devenue trop vive, votre œil est blessé, aveuglé. La peine est due, soit à l’épuisement, soit à la destruction ou à la rupture du tissu sensible ; désavantages qui, en se prolongeant, entraîneraient la mort de l’individu ou de sa descendance. L’exercice proportionné ou disproportionné d’un nerf particulier étend ensuite son effet, par diffusion et sympathie, de manière à se faire sentir pour la totalité du système nerveux et, par conséquent, de l’organisme.

Quatre situations sont possibles, si on considère le rapport d’intensité entre l’énergie dépensée et l’énergie accumulée, entre le travail produit et la nutrition : 1° un excédent d’acquisition avec dépense insuffisante produit la peine négative du besoin : l’enfant bien nourri souffre de l’immobilité ; 2° un surcroît de dépense succédant à un surcroît d’acquisition produit le plaisir positif de l’exercice : l’enfant est heureux de courir, de sauter, de jouer ; 3° un surcroît de dépense avec insuffisance de réparation produit la fatigue et la douleur positive : une course trop rapide ou trop prolongée amène la lassitude ; 4° l’absence de dépense après l’épuisement produit le plaisir négatif du repos.

Nicolas Grote a bien vu ces proportions diverses des deux travaux de dépense et d’acquisition ; mais il ne s’est pas demandé si les quatre lois qui précèdent ne pourraient se réduire à une loi supérieure et vraiment primitive. C’est cependant, à notre avis, ce qui a lieu, si on interprète psychologiquement les faits physiologiques. Les physiologistes eux-mêmes se seraient épargné bien des discussions s’ils avaient ramené systématiquement les lois secondaires à une loi essentielle. Ainsi, quel est le vrai sens de la loi de proportion qui veut que le travail positif d’exercice soit en rapport avec le travail négatif de réparation ? On a voulu conclure de cette loi que la raison du plaisir est dans la mesure, dans le juste milieu entre les extrêmes où Aristote plaçait la vertu, dans une sorte d’aurea mediocritas : la loi fondamentale de la sensibilité serait ainsi l’équilibre, non l’action efficace. Spencer lui-même finit par placer le plaisir dans l’activité « moyenne ». C’est confondre la borne d’une chose avec son essence. La modération, comme telle, n’est pas le plaisir même ni la loi primitive de la vie ; elle est une nécessité que la vie rencontre et subit en raison des nécessités mêmes de l’organisme. La vraie loi première, c’est que le plaisir est lié à l’activité vitale la plus intense possible et la plus efficace, qui deviendra, d’ailleurs, la vraie condition de supériorité dans la lutte pour l’existence. C’est pour cette raison que, si l’accroissement de l’activité ou de la fonction exercée ne dépasse pas la réserve des forces et n’use pas l’organe, le plaisir croit en intensité comme l’intensité même de l’activité efficace, sans se préoccuper le moins du monde de la modération. Par exemple, le plaisir intellectuel et artistique, pris en soi et indépendamment des organes qui se fatiguent à la longue, croit en raison directe de l’activité exercée et de son succès. Qui ne connaît le passage classique de Bossuet : « Les yeux fixés sur le soleil y souffrent beaucoup et à la fin s’y aveugleraient ; mais le parfait intelligible récrée l’entendement et le fortifie ; la recherche en peut être laborieuse, mais la contemplation en est toujours douce. » Toutefois, ces plaisirs absolument purs de l’intelligence ne sont qu’un idéal irréalisable, la contemplation même dont parle Bossuet ne demeure douce que le temps pendant lequel l’attention n’est point fatiguée ; la plus haute extase ne va point sans une tension des muscles qui se manifeste dans l’attitude même, et sans un épuisement consécutif de la substance nerveuse. La mesure dans l’activité devient donc un moyen d’en assurer le développement le plus intense et le plus efficace. Si l’excès de mouvement musculaire, comme le manque, produit de la douleur, c’est qu’en ne proportionnant pas notre réaction à la force de nos organes, nous les usons. Le prétendu accroissement d’activité est alors une diminution. C’est ce qui produit le danger des stimulants comme les alcooliques, ou des énervants comme les narcotiques et le tabac : plus, en ce cas, on répète la sensation avec l’espoir de l’augmenter, plus on l’affaiblit. Cette apparente exception à la loi de l’intensité d’action ne fait donc que la confirmer. La sélection naturelle se fait en faveur des races qui savent accumuler leurs forces par la modération même.

Autre problème. Pourquoi le changement dans l’action est-il nécessaire ? C’est là encore une loi dérivée que les psychologues contemporains, par exemple Bain et James Sully, ont nommée loi de contraste, pour l’opposer aux lois de stimulation et de modération. Mais, en réalité, c’est toujours du même principe que se tirent ces diverses conséquences. Le changement dans l’action n’est encore qu’un moyen d’assurer l’intensité de l’action efficace : il fait travailler d’autres nerfs pendant que les premiers se reposent ; il permet donc aux nerfs de se réparer et accroît la puissance vitale.

La condition des plaisirs distincts et des douleurs distinctes, c’est un changement appréciable pour la conscience, mais c’est un problème important de savoir si le plaisir et la douleur sont liés au changement par leur essence même, ou seulement par accident et comme par une imperfection de notre nature. Léon Dumont exagère la mobilité de nos sentiments jusqu’à en faire de simples transitions entre un état et un autre, et il en conclut qu’ils ne sont pas des phénomènes ayant une réalité propre, encore moins une efficacité quelconque, mais seulement des rapports et des changements32. Selon cette doctrine, une simple notion, une simple conception se trouverait avoir plus de réalité psychique que la jouissance et la souffrance. « Douleur, tu n’es qu’un mot », disait le stoïque ; « douleur, tu n’es qu’une relation », dit le psychologue frappé de la « relativité des plaisirs et des peines ». Cette théorie nous semble une fausse conclusion de prémisses mal interprétées. Rien de plus mobile, sans doute, rien de plus relatif que les objets et les circonstances de nos plaisirs ou de nos peines : l’impression produite par le même objet sur la sensibilité « est tantôt agréable, tantôt désagréable, tantôt indifférente ; le même mets qui me plaisait tout à l’heure excite maintenant mon dégoût » ; mais, de ce que nos plaisirs et nos peines sont en relation avec une multiplicité de circonstances, a-t-on le droit de conclure qu’ils soient eux-mêmes de pures relations ? Ne serait-ce point précisément parce qu’ils expriment ce qu’il y a en nous de plus fondamental et de plus stable qu’ils montrent cette apparente mobilité ? Tout change en eux si vous regardez leurs occasions extérieures ; mais comme leur cause intérieure et profonde est la vie même tendant à se conserver et à s’accroître, vous reconnaîtrez que leur inconstance recouvre ce qu’il y a de plus constant chez l’homme. En un mot, le plaisir et la douleur n’expriment pas des relations objectives entre les causes extérieures qui leur correspondent, mais ils expriment un certain rapport entre les objets et ce qu’il y a en nous de plus central : ils sont notre propre manière de réagir en face des objets extérieurs. On ne peut conclure de là qu’ils aient moins de réalité que les autres faits, qu’ils soient des phénomènes de superficie et d’aspect, aussi mobiles et aussi peu consistants que les reflets des nuages sur la mer. Ils ont, au contraire, plus de réalité intérieure et mentale que tout autre phénomène. Y a-t-il rien de plus positif et de plus certain que nos jouissances et nos souffrances ? Je puis me faire illusion sur les causes de mes joies ou de mes peines, mais je ne puis pas me tromper sur ce fait même que je jouis ou que je souffre.

On objecte que le plaisir et la douleur, par leur nature même, sont des changements, non des états ; et là encore on est dupe des apparences. Ce qui se saisit le plus facilement en nous, ce sont sans doute les plaisirs ou déplaisirs tranchés, liés à des organes spéciaux et à des changements plus ou moins brusques dans ces organes. C’est là, nous l’avons vu, ce que les anciens appelaient le plaisir en mouvement, ἡδονή ἐν ϰινήσει, ce que nous nommons des émotions, des troubles, des perturbations de l’âme. Mais il n’en résulte pas que le bien-être soit essentiellement lie au changement plutôt qu’à l’état même, qu’à l’existence continue, ou mieux à l’action continue. Seule la douleur implique par elle-même et dans tous les cas un changement, parce qu’elle implique un état auquel vient s’opposer une résistance extérieure. On peut voir une idée profonde dans cette théorie d’Épicure que la cessation de la douleur n’est pas l’indifférence, mais le bien-être, un calme heureux, un contentement consolidé et constitutif, ἡδονή ϰαταστηματιϰή. Le bien-être ne suppose pas le changement ; le plaisir tranché le suppose parce qu’il est un changement en mieux ; la douleur, parce qu’elle est un changement en pire ; mais tous ces changements doivent se rapporter à quelque tendance de notre être qui demeure stable dans la multiplicité même des rapports qu’elle soutient avec le milieu extérieur. Sans doute, cette stabilité n’est que relative ; il n’y a point, en dernière analyse, d’état purement statique ; il y a toujours action dynamique et, en raison du milieu résistant, il y a toujours changement ; mais il ne s’ensuit pas que ce soit le changement même qui constitue l’essence de la sensibilité ; il n’est que la condition de la différenciation du bien-être primordial en peines et en plaisirs. Ce bien-être est le sentiment d’un surplus de force relativement persistant ; c’est de la rente consolidée.

Si nous admettons un bien-être distinct des plaisirs tranchés et émotionnels, faut-il admettre aussi un état d’indifférence ? C’est là un problème intimement lié avec le précédent. Comme certaines sensations, par exemple celle de la chaleur, peuvent passer d’une manière continue de la forme agréable à la forme pénible, on suppose théoriquement un état intermédiaire d’indifférence. D’ordinaire, on appelle indifférence un état de bien-être ou de malaise peu notable. Toute sensation est comme un tressaillement qui contient en germe le plaisir ou la douleur, et il suffît d’augmenter l’intensité de cet élément agréable ou pénible pour le rendre évident à la conscience réfléchie. L’indifférence est quelque chose d’ultérieur par rapport à la sensibilité même, et il n’est pas impossible de comprendre comment cet état s’est développé par une évolution naturelle. À l’origine, toutes les émotions étaient agréables ou pénibles, et elles le sont encore toutes, très probablement, chez les organismes inférieurs. Ces organismes élémentaires sont sollicités à agir par un besoin, et un besoin est une peine plus ou moins notable, tout au moins un malaise ; la satisfaction du besoin est suivie de plaisir. Ce rythme du plaisir et de la peine, ce passage incessant du malaise au bien-être et du bien-être au malaise fait le fond de la vie mentale ; il est en parallélisme avec le perpétuel mouvement d’organisation et de désorganisation essentiel à la vie. Mais peu à peu, par l’effet de l’habitude, le mouvement accompli d’abord sous une impulsion de peine ou de plaisir notable est devenu plus facile et s’est accompli sous une moindre excitation. En même temps, un mécanisme fonctionnant d’une manière automatique tendait à s’établir. Il en est résulté que l’élément de plaisir ou de peine allait diminuant, s’éliminant peu à peu au profit des éléments moteurs. La fonction, accomplie d’abord avec de grands écarts autour d’un point d’équilibre, comme une planche sur laquelle on se balance, a fini par se rapprocher de ce point d’équilibre et par devenir voisine de l’indifférence. Telle est, par exemple, chez les animaux supérieurs, la respiration ; c’est un perpétuel passage du malaise à l’aise, que cependant nous ne remarquons pas en temps ordinaire. Suspendez votre respiration, vous accroîtrez le malaise et, par contraste, l’aise qui suit : vous rétablirez une opposition plus tranchée qui, pour être diminuée, subsiste cependant dans le rythme de la respiration normale. Ce qu’on appelle l’indifférence, selon nous, n’est que la neutralisation mutuelle d’une série aboutissant à la peine par une série aboutissant au plaisir ; c’est un état dérivé, une composition de mouvements extérieurs et d’émotions intérieures. La parfaite indifférence n’est qu’un instant de transition plus idéal que réel ; là où elle existe, elle révèle l’habitude prise et transmise héréditairement, l’organisation devenue automatique, comme pour les battements du cœur. Nous avons vu, en effet, qu’une loi de la nature fait disparaître peu à peu tout ce qui est inutile à l’accomplissement d’une fonction : si une fonction qui exigeait d’abord des alternatives marquées de plaisir et de peine trouve un mécanisme de mieux en mieux approprié qui l’exécute automatiquement, la nature fait l’économie des stimulants du plaisir ou de la douleur, par cette raison simple que le cerveau n’est plus le siège de changements notables sous l’influence des mouvements accomplis par l’organisme. C’est seulement lorsque les peines sont réduites à un degré faible et qu’elles sont immédiatement compensées par un petit plaisir qu’elles produisent une pulsation voisine de l’indifférence. Alors l’élément affectif s’efface, et il reste une simple perception mécanique de résistance, de contact non douloureux, non agréable en apparence. Dans notre état actuel, tout notre corps jouit ou souffre à la fois, et ainsi le cerveau reçoit des milliards d’excitations en une seule seconde ; tous nos plaisirs et toutes nos peines étant des émotions composées, des agglomérations de plaisirs et de peines, le caractère agréable ou pénible du résultat dépend de la proportion des éléments. Supposez que les deux aspects, l’un pénible, l’autre agréable, soient combinés en proportions à peu près équivalentes, le résultat final sera à peu près l’indifférence. Toutefois, même dans cet état, le tissu nerveux conserve et manifeste toujours sa double propriété : celle d’être excité (irritabilité) et celle de retenir les excitations (retentiveness de l’école anglaise) ; il s’ensuit qu’un plaisir contre-balancé par une peine n’est pas équivalent, pour la conscience, à la pure absence de plaisir ou de peine. Comme l’équilibre intérieur est toujours plus ou moins instable et consiste moins dans un repos que dans une oscillation rapide entre des limites très rapprochées, le résultat du conflit est un état d’agitation ou, plus simplement, d’excitation, qui, en lui-même, peut être légèrement pénible ou agréable selon son rapport avec le développement général de la vitalité. C’est cet état d’excitation, état réellement dérivé et secondaire, que Bain et presque tous les psychologues anglais (même Spencer), ont pris pour un état primitif. Bain33 soutient que nous pouvons avoir un sentiment sans plaisir ni peine : il cite la surprise comme exemple familier d’un sentiment qui enveloppe seulement une excitation, et qui peut être tantôt agréable, tantôt pénible, tantôt indifférent. Mais, outre qu’il y a dans la surprise un élément intellectuel, — à savoir la claire conscience d’un changement et la pensée d’une cause de ce changement, — le coup pur et simple de la surprise est lui-même un effet dérivé. On peut en dire autant du choc, auquel nous avons vu Spencer et Taine ramener tous les autres phénomènes mentaux, comme à une sorte d’excitation qui, en soi, serait indifférente sous le rapport du plaisir ou de la peine, et qui, en se combinant de diverses façons, produirait le plaisir ou la peine. Selon nous, c’est au contraire le plaisir et la peine qui, en se combinant, produisent l’état d’excitation ; et quand l’excitation est vive, quand le changement est à la fois assez brusque et assez fort, il y a choc. Voilà une nouvelle raison pour laquelle le choc, à notre avis, n’est pas primitif. Le vrai coup primitif, ce n’est pas celui dont parle Spencer et qui est tout mécanique, c’est la douleur, c’est le désir entravé, c’est la vie même de l’être se sentant d’une manière immédiate dans son opposition avec le milieu. Plus tard seulement, quand le sentiment de la « résistance » mécanique aura perdu par l’habitude tout caractère douloureux pour devenir presque indifférent à la sensibilité, la pensée se développera, la pensée en apparence indifférente elle-même, qui est pourtant inséparable de la sensibilité et de la motilité.

La loi relative aux rapports du sentiment avec la durée consiste en ce que les plaisirs qui durent atteignent bientôt un maximum, puis déclinent et peuvent même se changer en peines. Les douleurs déclinent moins rapidement et ne se changent pas en plaisirs. Cette loi se ramène à celle d’intensité : le nerf s’épuisant par l’exercice, la prolongation dans le temps amène une diminution d’intensité, et, si elle est trop grande, la peine prend la place du plaisir.

D’autre part, la douleur peut rester plus longtemps au maximum que le plaisir, parce que les conditions d’usure ne font que s’accroître par le temps, et il est clair, pour la même raison, que la peine prolongée ne peut se changer en plaisir ; elle peut seulement, par un effet d’accommodation organique, s’assourdir et se rapprocher d’un état de simple malaise.

Les effets de la répétition, de la fréquence, de l’habitude, se ramènent aussi, évidemment, à ceux de la durée et de l’intensité. Un plaisir répété diminue par un effet d’accommodation qui fait que le nerf n’agit plus la seconde fois avec la même intensité que la première. Nous restons donc toujours en présence de l’intensité et de son rapport avec l’action. Jouir, c’est toujours agir, agir le plus possible, avec la plus grande efficacité et la plus grande indépendance, avec la plus grande liberté possible. L’activité, par elle-même, va à l’infini : elle ne se modère que par nécessité et par contrainte, elle ne se modère que pour pouvoir ensuite se modérer moins, que pour se déployer au-delà de toutes les limites successivement dressées devant elle. Elle pourrait dire avec Faust : « Si jamais je goûte la plénitude du repos, que ce soit fait de moi ; si jamais je dis à l’heure présente : attarde-toi, tu es assez belle ! alors la cloche des morts peut sonner ; que le cadran s’arrête, que l’aiguille tombe et que le temps soit accompli pour moi. » L’activité ne change que pour se maintenir, pour s’adapter progressivement à un milieu qui change lui-même, pour accroître enfin ses conquêtes sans perdre ses acquisitions. Dans l’évolution des espèces, cette expansion de l’activité fut toujours une condition de survivance et de supériorité sur les autres espèces.

Maintenant, l’intensité finale de l’action et sa victoire dans la lutte pour l’existence est-elle liée à la quantité brute de l’excitation nerveuse, indépendamment de la qualité ? Léon Dumont l’a soutenu ; Wundt lui-même, dans son échelle des intensités de plaisir comparées aux intensités d’excitation, a trop exclusivement considéré la quantité du stimulant et de la réaction nerveuse qu’il provoque. Il en résulte des difficultés sérieuses. Par exemple, comment expliquer que certains goûts, certaines odeurs soient désagréables à tous les degrés ? Wundt, qui d’ailleurs a trop négligé le point de vue de la sélection naturelle, s’efforce d’échapper à la difficulté en disant que, dans ce cas, « le point d’indifférence » est situé tellement bas pour la sensation qu’il ne se distingue plus du point même où elle atteint « le seuil de la conscience » ; si bien que, quand l’excitation commence dans la conscience, elle est déjà désagréable34. — Cette façon de rejeter dans les bas-fonds de l’inconscient la partie du phénomène auquel on ne peut appliquer sa théorie est un moyen expéditif. Un goût nauséabond est désagréable en lui-même à tous les degrés, faut-il croire qu’il commence par nous donner un plaisir inconscient ? En ce qui concerne les plaisirs liés au mouvement, ils semblent ne dépendre que de l’intensité ; un certain degré d’exertion est toujours agréable, un excès est pénible. La qualité, ici, paraît donc indifférente ; mais, en y regardant de plus près, on voit que, pour être devenue uniforme, elle n’a pas disparu. La qualité du mouvement, c’est d’être une action, et une action vitale, une augmentation de la vitalité générale par son exercice même, qui lui donne la conscience de soi. Peu importent, il est vrai, les diverses espèces de mouvement ; l’enfant s’agite en tous sens et son plaisir croît avec l’intensité de la motion en rapport avec les forces emmagasinées. Psychologiquement, c’est l’intensité de l’action déployée, et volontairement déployée, qui, en produisant une conscience plus vive de l’action et de son indépendance, produit aussi du plaisir.

Des mouvements passons aux sensations. En général, la sensation, comme telle, cause du plaisir ; nous aimons à sentir pour sentir, comme à voir pour voir ; c’est que toute sensation provoque une réaction à la fois intellectuelle et volontaire ; elle est un accroissement du champ de la conscience et de son intensité, du champ de l’activité volontaire et de son intensité. Les sensations de lumière et de son sont presque toutes agréables jusqu’à un certain point d’intensité, qui est déterminé par la force d’adaptation du système nerveux. Pourtant il y a déjà là des effets difficiles à expliquer par la loi de simple intensité. Fixez votre regard sur une surface blanche modérément éclairée, vous ne sentez ni fatigue ni déplaisir, mais aussi vous n’éprouvez qu’un faible plaisir positif. Maintenant, substituez une surface bleue à la surface blanche : le bleu, dont le rayon était déjà présent dans la lumière blanche comme un de ses éléments constitutifs, se trouve maintenant présenté séparément à votre œil par l’élimination des autres éléments lumineux ; or, votre plaisir est instantanément accru. Cet accroissement de plaisir est-il dû à un simple accroissement du « stimulus » ? — Non, semble-t-il, car le stimulus physique est, au contraire, diminué de tout le total de lumière éliminée. Votre plaisir n’est pas dû non plus à une diminution de fatigue, car le blanc n’avait rien de fatigant. L’agrément du bleu doit donc tenir plutôt au mode qu’au degré de faction nerveuse. De plus, il doit y avoir ici un effet de l’hérédité et de la sélection : depuis des siècles innombrables, les êtres animés reçoivent les rayons bleus du ciel sous lequel ils vivent : ils en ont l’accoutumance héréditaire, ils se sont adaptés à ce milieu lumineux des jours sereins comme aux rayons verts des champs et des bois. Il y a des sons, tels qu’un intervalle de seconde mineure, qui sont presque immédiatement déplaisants en eux-mêmes, quoiqu’ils puissent plaire dans le contexte d’une harmonie. Mais c’est surtout dans le domaine du goût et de l’odorat que les déplaisirs ou plaisirs immédiats semblent liés à la qualité plus qu’à l’intensité. Ces sens méritent d’autant plus notre attention qu’ils sont plus vitaux que l’ouïe et la vue, moins contemplatifs, moins faciles à exercer par une sorte de jeu qui n’est plus qu’un déploiement de l’activité pour elle-même. Il y a des saveurs amères qui sont immédiatement désagréables et restent telles même en devenant très peu intenses. On peut faire observer, à ce sujet, que les saveurs amères produisent probablement, sur les cellules du palais, un commencement de déchirement et une vibration violente et mal réglée, comme celles qui répondent aux discordances de sons. En outre, comme le remarque James Ward d’après les expériences de Romanes, les organismes inférieurs qui absorbent directement les liquides par la peau réagissent fortement sous l’action des liquides amers. Les réactions de ce genre, qui ont pour résultat de préserver d’un empoisonnement, ont pu être triées par sélection chez les animaux supérieurs qui n’absorbent leur nourriture qu’intérieurement et qui ont, par le palais, l’avant-goût des qualités nutritives. L’amertume n’est donc qu’une intégration et un raffinement local d’actions et de réactions qui, jadis, ont pu être générales.

Il est d’ailleurs impossible de se rendre compte, jusque dans les moindres détails, de nos plaisirs sensitifs, pas plus que de nos plaisirs esthétiques. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la forme ou la qualité de l’excitation doit être mise en ligne de compte. James Ward fait observer que, dans les formes les plus primordiales et les plus rudimentaires de la vie, où le tout continu de représentations est très peu différencié, les variations dans l’intensité de la représentation doivent l’emporter sur les changements de qualité dans la représentation, et que, dans la même mesure, le sentiment doit être déterminé par les variations d’intensité, non par celles de qualité. Mais James Ward, comme Herbart et Wundt, concentre trop toute qualité dans la représentation, dans le côté intellectuel de la conscience. De ce que les qualités représentatives, qui sont surtout formelles, vont diminuant avec la complexité de l’organisme, il n’en résulte pas que le résidu soit une pure intensité ; il y a seulement une qualité fondamentale, au lieu d’un grand nombre de qualités plus ou moins formelles et de relations plus ou moins superficielles. Cette qualité primordiale est appétitive, au lieu d’être représentative ; elle est un intérêt vital en quelque sorte, au lieu d’être une contemplation intellectuelle ; mais c’est toujours une qualité, et, même chez l’animal le plus rudimentaire, l’intensité est celle d’une qualité ou, mieux encore, d’une action appétitive, non pas seulement d’une quantité pure. L’action, enfin, doit toujours se trouver en rapport avec la forme même des organes, produit de la sélection naturelle. Il faut donc toujours examiner dans quel sens a lieu le déploiement d’énergie qui, par lui-même, est source de plaisir. S’il a lieu dans le sens exigé par la structure de l’organe, conséquemment par la conservation de l’individu et de l’espèce, il demeure agréable tant qu’il ne risque pas de détruire l’instrument ; s’il a lieu dans un sens contraire à l’organe, il rencontrera bientôt des obstacles dans l’organe même : l’action sera contrebalancée par des résistances et tournera en douleur. Ainsi s’introduisent dans la question les idées d’harmonie et de conflit entre l’agent extérieur et l’organe, puis entre les divers organes. Notre activité n’est ni solitaire, ni indépendante et absolue ; nous ne pouvons agir et lutter pour la vie que dans un milieu qui est lui-même actif et en lutte incessante ; nous ne pouvons agir qu’en harmonie ou en conflit avec les forces extérieures, qui sont nos auxiliaires ou nos ennemis. S’il y a concours, « synergie », il y a plaisir, puisque notre force s’augmente alors par le concours même des autres forces ; s’il y a conflit, manque d’adaptation aux conditions d’existence, il y a pour nous conscience d’une diminution de notre énergie, employée à vaincre les résistances, comme une machine imparfaite qui perd sa force dans des frottements. L’ordre et l’harmonie sont donc encore des moyens de conserver et d’augmenter la force.

Si nous examinons le sens vers lequel se dirigent, en dernière analyse, les mouvements continuels dont l’organisme est le siège, nous voyons que les uns tendent à la conservation de la substance, les autres à sa destruction ; par conséquent, les uns tendent à la vie, les autres à la mort. La vie, a-t-on dit, est l’ensemble des forces qui résistent à la mort : la lutte pour vivre est continuelle. Le plaisir est la victoire, la douleur est la défaite ; le plaisir est la vie, la douleur est la mort. Toute souffrance est une mort partielle qui s’accomplit dans quelque organe, dans quelque fonction. Pourquoi les ténèbres sont-elles liées à un sentiment de tristesse ? C’est qu’elles sont pour nous un aveuglement momentané, une suppression de la vue avec la lumière même, une mort de la vue. Dans les sons dissonants, la perception même des sons tend à être détruite, car, par suite des battements et des interférences les tons se supplantent, se repoussent, s’arrêtent ; le sentiment de supplantation et d’arrêt se traduit, ici encore, en déplaisir, comme la supplantation des rayons lumineux dans le noir. En un mot tout ce qui tend à arrêter et à anéantir une fonction des sens produit gêne ou peine. Il en est de même pour les fonctions de la pensée, fût-ce la simple attention et « aperception » : ce que nous pouvons difficilement apercevoir, ce qui est trop grand ou trop petit, trop confus ou trop indistinct, ce qui arrête le regard de la pensée et tend à supprimer la pensée même, produit un commencement de déplaisir. Pourquoi le sentiment du sublime est-il, comme l’a montré Kant, un mélange de joie et de tristesse ? C’est que, devant l’immensité du ciel, de la mer ou de la montagne, la possibilité d’apercevoir l’ensemble, d’embrasser tout du regard ou même de l’imagination nous est enlevée ; mais, par un effort supérieur de la pensée, nous concevons l’infini et anéantissons l’obstacle matériel devant l’idée intellectuelle. Nous avons ainsi à la fois le sentiment d’une infériorité physique qui nous affaisse et le sentiment d’une supériorité morale qui nous relève ; nous mourons pour ainsi dire dans le monde sensible et renaissons aussitôt dans le monde intelligible, c’est comme le sentiment d’une résurrection sous forme d’éternité : sub specie æterni.

III
La lutte pour la vie n’est-elle qu’une lutte pour la préservation. La condition est-elle la peine. Critiques des théories de Kant et Schopenhauer. §

La lutte des êtres, au milieu de laquelle se produit la sélection naturelle, est-elle simplement une lutte pour l’existence, sans rien de plus ? Darwin semble l’admettre ; car son principe est « le combat universel pour la préservation de la vie. » Spinoza avait dit de même que c’est l’effort de l’être pour se conserver qui est le fond du désir, la source du mouvement universel. On a tiré de là de graves conclusions pour la morale et pour la science sociale. Si l’unique ressort de toute activité, de toute vie, de toute volonté, est la conservation de soi, il en résulte que l’égoïsme radical est l’essence même du vouloir, que tout plaisir est au fond égoïste : l’égoïsme ne peut manquer d’être transformé à la fin en unique loi de la morale. Il en résulte aussi que la lutte pour la préservation de l’existence est la seule loi des individus au sein de la nation, des nations diverses au sein de l’humanité. Or, c’est là une loi de guerre et de conquête, où le droit supérieur est le droit du plus fort, du plus apte à préserver et à imposer son existence.

Les théories de Darwin ont été trop influencées par la loi de Malthus sur la population. La concurrence pour la nourriture entre les organismes de même espèce, qui est la vraie lutte pour la préservation de la vie, est en réalité un phénomène secondaire ; elle n’est pas un fait qui accompagne la vie essentiellement et partout. L’effet de la pression exercée par la population n’est pas même toujours l’avancement de l’individu ou de l’espèce ; il est souvent la dégénérescence : on végète au lieu de vivre, on s’use, on décroît par la misère et la faim. Les progrès dans l’organisation ont plutôt leur source dans un état de prospérité et de surcroît, dans un état où il y a abondance de nourriture, non pas seulement adaptation au milieu, mais avance de l’être sur le milieu. C’est pour cela que les progrès dans l’art et dans la science ont exigé un certain luxe, au moins pour certaines classes, une délivrance des soucis de la nourriture et de la préservation. Toute nouvelle position gagnée par un organisme dans son progrès est une limite qu’il s’efforce de dépasser à son tour : nous trouvons partout non pas seulement la tendance à conserver la vie, mais la tendance à améliorer les conditions de la vie, en intensité et en qualité. Il y a donc entre les organismes une concurrence active pour un surplus, une sorte d’ambition pour la conquête du mieux et non une guerre purement défensive. Le commandement primitif de la morale naturelle, chez ranimai, n’est pas seulement ce que Darwin et Spencer appellent « la vie normale, le maintien de soi », live normally, self-maintenance ; c’est le passage au-delà de la limite même qui, jusqu’alors, avait été normale, pour développer ainsi de nouveaux besoins et les satisfaire. Les êtres sont une armée en marche, et l’universel mot d’ordre n’est pas seulement conservation, mais évolution.

Aussi les diverses formes de la vie sont-elles déjà capables d’évoluer et d’avancer leur organisation en dehors de l’influence, d’ailleurs considérable, qu’exerce la sélection naturelle. Celle-ci est un procédé de triage mécanique qui n’aurait pas de matériaux où s’exercer s’il n’existait déjà une organisation antérieure, susceptible de variations plus ou moins favorables à l’avancement de la vie. Ces variations, selon Darwin, sont tout accidentelles, toutes de hasard, et c’est, nous l’avons vu, cette part exagérée faite aux accidents extérieurs qui est le défaut du darwinisme. Darwin n’a pas assez considéré les nécessités intérieures, soit physiologiques, soit psychologiques, qui agissent avant toute sélection et rendent la sélection même possible. D’ailleurs, avec son admirable sincérité, il a reconnu lui-même qu’il avait, par un grave oubli, fait une part trop faible à la corrélation intime des organes et à leurs variations symétriques, qui se produisent indépendamment de l’utilité, par une nécessité toute physiologique. « L’homme et tous les animaux, dit-il, présentent des organes qui, à notre connaissance, ne leur sont d’aucune utilité maintenant, pas plus qu’à une autre période antérieure de leur existence, soit sous le rapport des conditions générales de leur vie, soit sous le rapport des relations d’un sexe à l’autre. Des organes de ce genre ne se peuvent expliquer par aucune forme de sélection, non plus que par les actions héréditaires de l’habitude ou du manque d’usage. Dans la majeure partie des cas, la cause de chaque modification ou de chaque monstruosité réside plutôt dans la nature ou la constitution de l’organisme que dans le milieu35. » Pareillement, Darwin a négligé le point de vue psychologique : les êtres « luttent pour la vie », mais comment d’abord vivent-ils et pourquoi veulent-ils vivre ? et pourquoi luttent-ils ? Comment y a-t-il des variations agréables et utiles, que l’être s’efforce de conserver ? Où est, dans tout cela, le moteur primitif, le primum movens ? La sélection extérieure présuppose évidemment un ressort interne, nécessité ou spontanéité, qui produit, avec la vie, l’élan vers une vie supérieure, l’élan de révolution.

Un biologiste allemand mort trop jeune, Rolph, a essayé de déterminer le ressort concret et même mécanique de l’évolution universelle pour compléter la théorie de Darwin. Toute matière organisée croit par diffusion, c’est-à-dire en absorbant et en appropriant, pour sa croissance, les matériaux nécessaires à la vie. La diffusion est une série de mouvements où l’endosmose, qui absorbe les éléments favorables, l’emporte sur l’exosmose, et cette diffusion est un effet mécanique. Ces divers modes de fonctionnement mécanique, dans la substance organisée, expliquent en premier lieu tous les phénomènes de nutrition : se nourrir, c’est évidemment absorber et s’assimiler. Ils expliquent, en second lieu, tous les phénomènes de division et de multiplication des cellules, par conséquent l’accroissement de l’être au-delà des limites de la cellule individuelle et primordiale. Enfin ils expliquent les phénomènes de la reproduction, car la reproduction n’est, en définitive, qu’un mode, soit de division de cellules, soit de nutrition. Maintenant, selon Rolph, il n’y a point de limites au mouvement d’assimilation par endosmose. Chaque cellule, et par conséquent chaque organisme, a la propriété de l’insatiabilité. Nous pouvons donc parler d’une « faim mécanique » comme cause de toutes les actions des organismes vivants. En correspondance avec cette faim mécanique se montre, à un certain stade de l’évolution36, ce que Rolph appelle la « faim psychique », qui se fait d’abord sentir essentiellement comme peine. Le plaisir n’est « qu’un phénomène secondaire et dérivé ». De là il résulte que la peine est le ressort de l’univers.

Dans cette intéressante tentative d’explication, on reconnaît la doctrine qui fait le fond de la morale pessimiste et de la morale égoïste, du système de la « désespérance » et du système de « l’apathie ». En effet, si l’unique moteur de l’activité est la peine, il faut ou se résoudre à ne plus agir et à ne plus vivre, ou se résoudre à agir et à vivre uniquement avec la moindre peine possible : la première solution est le nirvana des esprits mystiques, la seconde est l’épicurisme égoïste des esprits « pratiques ».

La théorie de la peine comme moteur unique de la volonté est intimement liée à la doctrine qui admet que le plaisir a pour essence, ou tout au moins pour condition nécessaire la suppression de la peine.

On connaît l’antique opposition entre les plaisirs curatifs, ἰατρεῖαι ἡδοναί, remèdes de la douleur, soulagements du besoin, et les plaisirs essentiels, actifs, dus à l’excitation d’un sens ou à l’exercice d’une forme d’activité. Quoique les plaisirs de soulagement soient nombreux, la vie étant une lutte continuelle, sont-ils cependant les seuls plaisirs et les plus typiques ?

Descartes remarque avec finesse que le plaisir qui chatouille les sens « consiste en ce que les objets des sens excitent dans les nerfs quelque mouvement qui serait capable de leur nuire s’ils n’avaient pas assez de force pour lui résister et que le corps ne fût pas bien disposé » ; c’est le sentiment de cette force qui produit en nous le plaisir. Au contraire la douleur, venant d’une cause qui offense les nerfs, nous donne la conscience d’une faiblesse et d’une impuissance. Mais, si Descartes admet ainsi que le plaisir sensible côtoie la peine, il ne va pas jusqu’à dire que ce plaisir ait pour condition la peine. Leibniz, lui, va jusque-là. Il introduit dans la question un élément nouveau, celui des perceptions infiniment petites. On peut se demander, en effet, si les plaisirs qui semblent à Platon et à Aristote le plus purs de tout mélange avec la peine n’enveloppent pas encore, comme éléments, des peines infinitésimales et « imperceptibles », rudiments de la douleur véritable et « aiguillons du désir ». Leibniz croit qu’en effet le plaisir est une « continuelle victoire » sur ces « demi-douleurs ». La satisfaction de tous ces besoins élémentaires nous donne quantité de demi-plaisirs. La continuation et l’amas de ces demi-plaisirs, « comme dans la continuation de l’impulsion d’un corps pesant qui descend et acquiert de l’impétuosité », devient enfin un plaisir entier et véritable. « Et dans le fond, ajoute Leibniz, sans ces demi-douleurs il n’y aurait point de plaisir, et il n’y aurait pas moyen de s’apercevoir que quelque chose nous aide et nous soulage en ôtant quelques obstacles qui nous empêchent de nous mettre à notre aise37. » Un philosophe italien du XVIIIe siècle, Verri, développant la pensée de Leibniz, arrive à cette conclusion : Il dolore precede ogni piacere. Kant lui emprunte sa théorie. Pour lui, la vie est un effort continuel, et la conscience de cet effort est, à un degré plus ou moins intense, douleur. Il solo principio motore dell’ uomo, avait dit encore Verri, è il dolore38. La douleur, répète Kant, est l’aiguillon de l’activité, et c’est surtout dans l’activité que nous avons conscience de la vie ; sans la douleur il y aurait donc extinction de la vie39. La jouissance est le sentiment du cours facile et progressif de la vie, mais, comme la vie est effort, « la douleur doit précéder toute jouissance ». Ce sont de « faibles obstacles à la force vitale qui constituent l’état de santé » que nous regardons à tort comme un état de bien-être continuel. Ce bien-être est fait d’une foule de malaises surmontes. « Nous sommes continuellement emportés par le cours du temps ; or, au moment où nous sortons du présent pour entrer dans l’avenir, qu’est-ce qui peut causer le plaisir ? Ou c’est la perspective d’entrer dans un état futur, ou c’est la simple conscience de quitter l’état présent. Or, ce n’est pas la perspective d’entrer dans l’avenir, car nous sommes incertains de l’état dans lequel nous entrerons ; tout ce que nous savons, c’est qu’il sera autre que l’état présent. Pourquoi voulons-nous sortir de cet état présent, sinon parce qu’il enveloppe de la peine ? C’est donc simplement la conscience de quitter l’état présent qui cause le plaisir… La jouissance n’est que la disparition d’une douleur et quelque chose de négatif. Se sentir vivre, jouir, c’est se sentir continuellement forcé de sortir de l’état présent, qui doit être par conséquent une douleur toujours renaissante. » Schopenhauer n’a pas eu à faire de grands efforts d’invention pour imaginer sa théorie sur le caractère négatif du plaisir, qui, selon lui, ne serait senti qu’indirectement par l’intermédiaire de la douleur, et sur le caractère positif de la peine, seule sentie directement en elle-même. « L’effort vital » toujours « pénible », dont parlait Kant, est devenu chez Schopenhauer le « vouloir vivre », dont le perpétuel travail est un perpétuel échec et une perpétuelle souffrance.

Pour résoudre l’important problème soulevé par les pessimistes, il faut examiner s’il y a des plaisirs qui se fassent sentir directement, sans l’intermédiaire d’une douleur préalable ; puis si ces plaisirs peuvent être, sans le secours de la peine, les moteurs de notre activité vitale.

Il nous semble que les exemples classiques de Platon et d’Aristote, tirés des sens supérieurs, comme la vue, l’ouïe, l’odorat même, et des plaisirs intellectuels, comme ceux de la science ou de l’art, rentrent dans cette dernière catégorie. Un enfant qui voit pour la première fois une étoffe écarlate reçoit une excitation du sens de la vue qui n’est nullement la suppression d’une peine préalable. Invoquer ici des malaises sous-entendus, des besoins imperceptibles et latents, une tension des nerfs optiques aspirant à leur décharge, une sorte de « faim de la vue », c’est faire une hypothèse qui a sa part de vérité, mais qui n’explique pas entièrement le phénomène. Le plaisir ici (et c’est là le point essentiel, trop négligé par les psychologues et physiologistes) n’est pas le simple remplissement exact d’un vide, la satisfaction adéquate d’un besoin préexistant : il est un surplus, un surcroît. Considérez l’échelle des intensités dans la sensation : il y a un point voisin de l’indifférence, et c’est à partir de ce point neutre que certains plaisirs peuvent naître par un accroissement d’intensité ; tout plaisir ne suppose pas une descente préalable au-dessous du point idéal d’indifférence, dans la région inférieure de la peine. Le plaisir est alors senti directement comme tel, non indirectement par une douleur qu’il remplacerait : la vue jouit sans avoir souffert.

La théorie de Platon et d’Aristote40 nous semble éclairée et confirmée par la physiologie moderne. Celle-ci nous montre que la sensibilité supérieure est liée à des organes spéciaux, comme l’œil, l’oreille, le nez, la bouche, tandis que la sensibilité inférieure est répandue dans le corps, diffuse, sans connexion avec des organes bien différenciés. Or, la sensibilité inférieure nous avertit des conditions absolument nécessaires à notre existence, température, choc, faim, soif, etc. ; aussi la sélection naturelle l’a-t-elle organisée de manière à ce qu’elle s’alarme dès que ces conditions sont menacées. D’où il suit que la sensibilité inférieure est plutôt disposée pour la souffrance que pour la jouissance. Les sens supérieurs, au contraire, surtout la vue et l’ouïe, répondent moins, aujourd’hui, aux nécessités de la vie qu’au superflu, à la conservation qu’au progrès : aussi sont-ils plutôt faits pour le plaisir que pour la peine.

Il en résulte que la relation mutuelle de la jouissance et de la souffrance est inverse pour les sens supérieurs et les sens inférieurs. Ainsi, pour la sensibilité générale et interne, pour la température, pour le toucher même, le plaisir distinct présuppose quelque malaise antécédent ou quelque besoin. Il est agréable de manger ou de boire quand on a faim ou soif, de se plonger dans l’eau fraîche quand la peau est brûlante ; mais buvez ou mangez sans soif et sans faim préalable, si vous éprouvez encore du plaisir, ce sera seulement par l’effet particulier des alimens sur le sens spécialisé du goût. De même, si le corps est à la température normale et neutre, le chaud ou le froid ne lui causera qu’un très léger agrément. Le contraste de la peine antécédente semble, ici, nécessaire au plaisir actuel. C’est que, dans cette région peu spécialisée, les écarts à partir de l’état neutre dans la direction du plaisir sont trop légers pour produire une véritable jouissance : il faut, pour y obtenir un agrément positif, une divergence marquée à partir de la ligne neutre. Seule, en cette sphère inférieure de la sensibilité générale, la souffrance peut être déjà très vive à partir du point d’équilibre, parce que l’équilibre y est strictement nécessaire à la conservation : un coup, une brûlure, une colique peuvent immédiatement causer une violente douleur.

Une loi opposée se manifeste dans les sens supérieurs et partout où il y a des organes très spécialisés : là, c’est le plaisir qui peut naître immédiatement et acquérir un degré de distinction notable à partir du point d’indifférence. C’est ce qui a lieu pour les excitations de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût. En revanche, les sens supérieurs connaissent moins la souffrance que la simple gêne : une dissonance, un coup de sifflet aigu, des couleurs discordantes, une lumière éblouissante, une odeur désagréable, ne sauraient produire une douleur de l’audition ou de la vision comparable en intensité à celle d’une blessure ou d’une brûlure ; la douleur même des yeux ou des oreilles n’est dans ce cas qu’une espèce de coup et de blessure superficielle. Telles sont, croyons-nous, les vraies raisons scientifiques pour lesquelles la sensibilité supérieure est libre du besoin et de la « faim », tandis que la sensibilité inférieure en est esclave.

Maintenant, comparons les sens supérieurs aux sens inférieurs dans leur rapport avec l’activité ; nous trouverons qu’avec leur plus grande spécialisation coïncide une passivité moindre, une plus grande part de l’activité centrale et de la volonté. Vous pouvez peu de chose sur vos organes intérieurs ; vous ne pouvez, par exemple, placer votre estomac ou votre cœur dans l’attitude active de l’attention, tandis que vous pouvez volontairement regarder, écouter, flairer, savourer, palper. Or, c’est précisément avec cette activité supérieure que coïncide le plaisir. Au contraire, l’état passif de la sensibilité interne la rend plus propre à la douleur qu’au plaisir.

Au reste, entre les sens supérieurs et les inférieurs il y a une sorte d’intermédiaire, dont la haute importance n’a pas été ici assez remarquée : nous voulons parler des sensations musculaires ou tout au moins des sensations de résistance, que beaucoup de philosophes considèrent comme la base de toutes les autres sensations et qui en sont au moins la condition ou l’accompagnement. Or, dans le mouvement de nos muscles, où notre activité est continuellement appliquée à vaincre une résistance, où, par conséquent, nous sommes perpétuellement actifs et passifs, nous voyons le plaisir de l’exercice et la peine de la fatigue se dessiner aussi nettement l’un que l’autre, selon le rapport exact qui existe entre notre force musculaire et la résistance extérieure. Ici donc le plaisir se révèle directement et uniquement comme action, la peine comme résistance et passion. Ce fait essentiel éclaire le reste : il nous montre l’intime et primitive connexion du plaisir avec l’activité, de la peine avec la passivité.

L’indépendance possible de la sensibilité par rapport au besoin et à la douleur, déjà manifeste pour les sens les plus élevés, est plus remarquable encore pour les plaisirs intellectuels, esthétiques et moraux dont parlent Platon et Aristote. De tels plaisirs peuvent venir même sans avoir été cherchés. Veut-on un cas typique ? Nous citerons le plaisir de l’imprévu, qui d’ailleurs n’est pas propre à la seule intelligence. La première étoile filante qui passe devant les yeux de l’enfant le charme sans s’être fait prévoir ni désirer ; un jeu de lumière dans le ciel est comme un sourire gratuit de la nature. Une découverte faite sans avoir été cherchée est une chance heureuse, un pur gain, une richesse inattendue, un héritage sur lequel on ne comptait pas.

Pour toutes ces raisons, nous admettons qu’il existe des plaisirs de surcroît, qui tiennent à un excédent d’activité ou de stimulation vitale. Dans ce cas, la même cause excite l’activité et la satisfait, sans l’intercalation d’un besoin, d’une « faim mécanique ou mentale », d’une volonté non rassasiée. Kant s’est lui-même réfuté par les conséquences outrées qu’il tire de sa doctrine. Selon lui, un plaisir ne peut succéder immédiatement à un autre plaisir sans l’interposition d’un besoin, d’une peine. Cette conséquence n’est-elle pas contredite par les faits ? Si, au moment où je goûte des mets savoureux, j’entends tout à coup une belle musique, si, en outre, mes yeux sont charmés par le spectacle inattendu de danses gracieuses, il y a là un surcroît qui ajoute un plaisir à d’autres plaisirs, sans que j’aie besoin de passer par la porte de la souffrance. Bien plus, la théorie kantienne aboutit à une autre impossibilité : le plaisir ne pourrait se prolonger pendant deux instants sans intercaler une douleur entre le premier instant et le second. Dès lors, l’accroissement progressif du plaisir serait impossible : je ne pourrais jamais que combler le vide produit par la peine, emplir le tonneau des Danaïdes de l’éternelle souffrance. S’il y a réel accroissement de plaisir, c’est qu’il y a excédent véritable, à moins d’admettre que je ne sois forcé de faire croître aussi la peine pour augmenter la jouissance consécutive. La méthode de Cardan, qui se procurait volontairement toutes sortes de peines pour jouir du plaisir d’en être délivré, est manifestement contraire à l’expérience. Donc, ici encore, le plaisir est lié à un surplus et non à la simple suppression d’un manque.

On se rappelle la fable de Platon sur le plaisir et la douleur sensibles, liés l’un à l’autre par Jupiter, si bien que l’un ne peut arriver sans être suivi de son compagnon. Comme Spinoza, Kant et Schopenhauer, Schneider a étendu cette loi platonicienne d’essentielle et mutuelle relativité à tous les sentiments, même aux sentiments supérieurs. Selon lui, nous n’avons conscience d’un sentiment agréable que s’il y a un changement en mieux perçu par nous, ce que Spinoza appelait « le passage à une perfection plus grande » ; nous n’avons conscience de la peine que si nous percevons un changement en pire, un passage à une perfection moindre : « C’est pourquoi, dit Schneider, le plaisir n’arrive à la conscience qu’à travers le manque de plaisir, à travers la souffrance, et celle-ci, à son tour, n’arrive à la conscience qu’à travers le manque de souffrance, à travers le plaisir. » Schneider identifie de cette manière, sans aucune preuve et contre toute preuve, l’absence de plaisir avec la douleur, l’absence de douleur avec le plaisir. De plus, il oublie, avec Kant, qu’un changement en mieux peut avoir lieu d’un plaisir moindre à un plaisir plus grand, — de l’allegro d’une symphonie de Beethoven à l’adagio, — et ainsi de suite. Enfin, il s’enferme avec Kant dans ce cercle vicieux : — Il faut souffrir pour pouvoir jouir et jouir pour pouvoir souffrir ; comment alors arrivera-t-on soit au plaisir, soit à la souffrance ?

La théorie de Schopenhauer s’enferme aussi dans ce cercle, et de même la théorie de Hartmann. Ce dernier, corrigeant en partie Schopenhauer, reconnaît qu’il y a des plaisirs directement sentis, non subordonnés à la suppression de la peine ; mais, par une étrange contradiction, et pour nous démontrer en dépit de tout notre misère, il soutient que la douleur tombe seule directement sous la conscience, tandis que le plaisir n’y peut tomber qu’indirectement : le plaisir est donc directement senti d’une manière inconsciente, mais il n’est qu’indirectement conscient. C’est que, à en croire de Hartmann, la conscience est « l’étonnement de la volonté » devant une chose qu’elle n’a pas voulue et qui lui révèle tout d’un coup sa dépendance. Il en résulte que ce qui contrarie la volonté, et par cela même l’étonne, ne saurait jamais échapper à la conscience : tel est le privilège de la douleur, cette violence faite au vouloir ; c’est ce qui lui assure la supériorité dans la balance des biens et des maux. Au contraire, « la satisfaction de la volonté échappe par elle-même à la conscience », parce qu’elle ne produit aucun étonnement ; la volonté ne ressent que les satisfactions qui provoquent, par le contraste même, le souvenir d’expériences tout opposées, la comparaison, le souvenir, le raisonnement. Voilà, d’après cette doctrine, bien des cérémonies nécessaires pour jouir ! Il en résulte que les êtres inférieurs sentent la souffrance avec une impitoyable nécessité, tandis que les êtres supérieurs peuvent seuls accomplir les formalités intellectuelles requises pour participer au plaisir. Cette théorie fantastique imagine arbitrairement des plaisirs sentis d’une manière inconsciente, comme si on pouvait jouir sans avoir au moins la conscience spontanée de jouir. En admettant même qu’un contraste soit nécessaire pour une conscience relevée et réfléchie des plaisirs, n’y a-t-il pas un contraste bien suffisant entre l’état neutre et l’état agréable qui le suit, entre l’équilibre antérieur et le surcroît d’excitation vitale ou d’action qui lui succède ? Est-il nécessaire d’aller chercher dans les douleurs passées un point de comparaison pour sentir la volupté présente ? Autre chose est de jouir, autre chose de juger et d’apprécier sa jouissance en la mesurant avec d’autres. On n’a pas besoin de savoir le chiffre de sa fortune pour en jouir.

Nous venons de montrer qu’il existe des plaisirs directs, dus à un surplus d’activité sans douleur préalable, qui n’ont pas pour simple objet la préservation de l’organisme dans la lutte pour la vie. Allons plus loin et plus avant dans le problème. Demandons-nous si tous les plaisirs, même ceux qui paraissent nés d’un besoin, même ceux qui semblent les plus grossiers, ne sont pas encore de même nature pour celui qui regarde au fond des choses.

L’entière satisfaction d’un besoin, même physique, ne consiste-t-elle qu’à remplir, sans rien de plus, un vide préexistant et à rétablir ainsi l’équilibre dont parle Platon dans le Philèbe ? — S’il en était de la sorte, l’équilibre même produirait un état neutre de la sensibilité et de la conscience, une immobilité : révolution n’aurait pas lieu. Ce qui fait qu’on jouit en satisfaisant un besoin, comme celui de la nourriture ou de l’exercice, c’est que, par rapport à l’état précédent, il y a un surplus : de là un mouvement de progression où se produit un continuel excès par rapport à ce qu’on venait d’acquérir ; on s’enrichit relativement à sa pauvreté antérieure. Ce n’est pas la simple suppression de la peine qui constitue alors la jouissance sensuelle, car il y aurait simple neutralisation de l’état antérieur par l’état postérieur ; la jouissance est constituée par la suppression de la peine, plus un excédent, qui produit un progrès et non un repos de l’activité. L’état pénible de la faim, pris par Rolph pour type, est un composé d’une infinité de peines rudimentaires ; le plaisir qu’on éprouve à restaurer ses forces est une continuelle victoire sur ces rudiments de la peine, et, selon la remarque de Leibniz, il produit quelque chose d’analogue au mouvement accéléré d’un mobile. Mais une victoire continuelle, c’est un continuel surplus, et c’est ce surplus même qui fait le plaisir. Dès lors, non seulement le plaisir n’a pas besoin d’un manque préalable pour exister, mais, lors même qu’il succède à un manque réel, comme dans beaucoup de plaisirs des sens, il n’en est pas moins par soi indépendant de cette négation, essentiellement positif. En vain les cyniques de l’antiquité, en vain Kant et Schopenhauer veulent n’y voir qu’une négation : il est la conscience d’une force acquise et agissante, il vaut par lui-même et a un prix intrinsèque dans la vie.

Nous ne saurions donc admettre la doctrine de Leslie et de Delbœuf, qui placent le plaisir dans le simple sentiment d’un équilibre normal41. Même dans l’acte de manger, le plaisir ressenti aiguillonne la dépense d’énergie, et l’équilibre n’est atteint que quand la satiété fait cesser l’action. Le sentiment d’équilibre ne constitue qu’un bien-être général et fondamental, assez voisin de l’indifférence, où Epicure plaçait à tort la suprême félicité. Nous ne saurions même nous contenter de dire, avec Spencer, que le plaisir est l’accompagnement de l’action normale ; selon nous, le plaisir, comme émotion distincte, apparaît précisément lorsque la limite de l’action normale a été franchie, puisqu’il suppose, sur quelque point, une richesse.

Nous irons donc jusqu’au bout de la voie ouverte par les grands philosophes en définissant le plaisir le sentiment d’un surcroît d’activité efficace. Aussi la dépendance du plaisir par rapport à la peine ne marque-t-elle que les débuts de l’évolution et de la sélection, non la fin : elle est primitive, non définitive ; elle est accidentelle, non essentielle.

IV
Le moteur de l’évolution physioligique est-il la peine §

Nous pouvons maintenant aborder la question dernière et fondamentale : le seul mobile de l’activité, conséquemment le vrai et unique moteur de révolution universelle, est-ce la douleur ?

Cette doctrine de découragement ne se retrouve pas seulement chez les disciples de Schopenhauer et chez Rolph, mais aussi chez N. Grote, Schneider, Stephen Leslie, chez bien d’autres psychologues qui n’en ont pas toujours tiré les conséquences morales, métaphysiques ou religieuses. Le plaisir, pour Stephen Leslie, étant un état d’équilibre, est par cela même « un état de satisfaction dans lequel il y a une tendance à persister ». — « Le plaisir, dit à son tour Rolph, est un état que nous cherchons à prolonger ; il ne peut donc jamais être la cause d’un changement d’état. » Objecte-t-on à Rolph que l’homme, par exemple sous l’influence de l’amour, peut chercher un plus grand plaisir à la place de celui qui est présent et qu’alors la fin de l’action, consciente ou inconsciente, est bien le plaisir : — Oui, répond Rolph, mais le mobile actuel est un sentiment de non-satisfaction, c’est-à-dire de peine. Et il en doit toujours être ainsi : « Le plaisir peut bien être la fin, mais la peine seule peut être le mobile de l’action. »

Cette théorie touche aux problèmes les plus obscurs, mais aussi les plus importants de la psychologie et de la morale. Selon nous, la doctrine de la peine comme moteur de l’action, — de la peine-force, — ne serait vraie que si toute activité était uniquement appliquée au changement vers un autre état : tel est l’effort, le besoin, le désir ; telles sont la faim, la soif, l’espérance, la colère. Mais est-il certain que toute activité consiste ainsi exclusivement à se mouvoir vers un autre état, comme le mobile matériel se meut vers un autre point de l’espace ? Le changement, l’inquiétude, comme disaient les anciens, est-ce l’essence même de l’action ou seulement le résultat des limites de l’action, de son défaut, de la résistance extérieure qu’elle rencontre ? La jouissance actuelle, comme celle de beaux sons ou de belles couleurs, en tant que complète et considérée en elle-même, ne provoque pas le désir d’autre chose, elle est satisfaite de soi ; est-ce à dire qu’elle soit alors passive et liée à l’inertie ? Aristote a pu soutenir avec plus de vraisemblance que le plaisir est au contraire le complément d’une action assez intense pour produire tout son effet et « actualiser toute sa puissance. » idéal plus que réalité, sans doute ; car l’action de l’être vivant, n’étant jamais solitaire, s’exerce toujours sur un point d’application qui lui-même réagit, elle fait toujours levier ; et de là vient que le changement s’attache à l’activité vitale, comme une nécessité venue des résistances du milieu, sinon de son essence même. Au moment précis et dans la mesure où nous jouissons de notre action, — par exemple, dans la contemplation d’une scène de la nature, — nous cessons de désirer le changement, comme le soutiennent Rolph et Leslie ; mais aucune jouissance et aucune action ne peut demeurer longtemps au même niveau d’intensité. La prolongation même de l’exercice des nerfs et de leur stimulation agréable tend à en diminuer l’effet, par cette loi d’usure dont nous avons déjà parlé. C’est le sentiment de cette diminution, de cette perpétuelle déchéance, où la volupté se trahit elle-même, qui est l’excitant réel du désir toujours renaissant, de la « faim » toujours renaissante. Mais la faim ici renaît de ce que le bien-être antérieur, qui existait indépendamment d’elle, se sent menacé, amoindri, épuisé, et s’échappe ainsi à lui-même. La peine est le cri d’alarme du plaisir, mais le plaisir n’implique pas essentiellement la peine.

Nous voyons donc de nouveau que ce qui est vraiment primitif, c’est l’action identique à l’être et au bien-être, d’où naissent, avec la résistance extérieure, la peine distincte, et avec la victoire sur la résistance, le plaisir distinct. Le changement, le mouvement, le progrès a sa raison dans l’imperfection de l’activité, mais la jouissance est, comme l’ont cru Descartes, Leibniz, Spinoza, le sentiment de quelque perfection actuelle, de quelque puissance parvenue à se réaliser.

En absorbant l’activité tout entière dans l’inquiétude, dans le besoin, dans la « faim », Rolph n’a vu que la moitié de la vérité. Il n’a pas assez insisté sur la contre-partie de la faim et de la nutrition, qui est le dégagement de la force et le mouvement. Comme Darwin, dont il voulait cependant perfectionner la doctrine, il a considéré surtout l’entretien et le développement des organes, non leur exercice et le développement de leurs fonctions. La faim, considérée par lui comme le sentiment primitif et universel, a pour objet l’appropriation de matériaux venant du dehors : elle est une force de concentration et d’absorption en soi ; mais, nous l’avons vu, la nutrition et la restauration des organes, qui ne font qu’emmagasiner des forces de tension par un travail « négatif », ne sont pas la vraie source des plaisirs positifs ni des douleurs positives. C’est en dépensant l’énergie des matériaux déjà appropriés que nous éprouvons plaisirs et douleurs ; alors aussi se produit le développement de l’être, l’évolution vers des conditions de vie nouvelles ; alors l’être vivant réagit sur le milieu, et le milieu même se modifie par le pouvoir croissant de l’être. Il y a donc dans la nature animée un développement du dedans au dehors, non pas seulement une sorte d’enveloppement et d’absorption du dehors par le dedans. L’acquisition même et la restauration des tissus, auxquelles Rolph accorde une importance trop exclusive, supposent déjà une certaine activité, un élan antérieur de la vie manifestée par le mouvement : il est plausible d’admettre sous ce mouvement vital, avant la peine rudimentaire causée par la résistance extérieure, le rudiment de plaisir ou de bien-être attaché à l’action intérieure.

L’étude qui précède nous paraît aboutir à des conséquences non moins importantes pour la théorie des mœurs que pour la théorie de l’homme et celle du monde ; résumons-les en formules succinctes.

La première conséquence, c’est que la sélection naturelle, procédé tout mécanique et extérieur, présuppose un principe interne d’évolution et de sélection psychique, trop négligé par Darwin. Ce principe est une activité capable de jouir et de souffrir, une activité psychique. Toute la « force » et l’efficace n’est donc pas dans les lois mécaniques. La seconde conséquence, c’est que le plaisir est immédiatement lié à l’action, le bien-être à l’être et au déploiement de la vie ; la douleur, au contraire, n’est liée qu’à la résistance venue du dehors. D’où il suit que, chez l’être vivant, la douleur n’est pas, comme l’ont cru certains pessimistes, le principe même de l’action intérieure et du vouloir, mais seulement celui de la réaction sur le monde extérieur.

Ces résultats de la science psychologique pourraient s’étendre à la théorie générale du monde : nous en induirions que le moteur unique de l’évolution universelle n’est pas la peine. C’est seulement à l’origine de l’évolution chez les êtres vivants que le malaise, la douleur, la faim est le principal aiguillon dont se sert la nature. Nous avons sans doute retrouvé ce même ressort de la peine, presque seul, dans la sensibilité inférieure de l’homme, dans les émotions venues des organes internes, de la température, de la pression, etc. Mais, à un degré plus haut de l’échelle des êtres, le plaisir devient, par l’intermédiaire de l’idée qui l’anticipe, le sur aiguillon de l’activité. C’est pourquoi nous avons vu les sens supérieurs, principalement la vue et l’ouïe, condenser en un moment rapide une infinité de plaisirs délicats et subtils, plutôt objets de luxe que de nécessité pour la vie matérielle. L’évolution, l’universel « devenir », que les anciens appelaient l’universel « désir », est donc, selon la doctrine profonde de Platon dans le Banquet, « l’enfant de la Richesse » et non pas seulement de la « Pauvreté ». C’est pour cette raison même que l’évolution ne nous a pas semblé être uniquement « préservation de soi », selon le terme de Darwin, ou « maintien de l’équilibre normal » : l’évolution est ou peut devenir un progrès. La douleur n’est donc point, comme le soutiennent Schopenhauer et de Hartmann, l’éternelle et irrémédiable condition des êtres, sorte de damnation, enfer d’où le monde ne pourrait sortir que par l’anéantissement de soi.

Enfin, d’autres conséquences encore plus importantes pourraient se développer dans la morale. Si la faim et la nutrition intérieure n’est pas l’unique loi de l’être, si la dépense de soi au dehors est une loi aussi fondamentale et aussi essentielle, il en résulte que l’égoïsme n’est pas « radical » et que l’activité peut vraiment devenir aimante. L’être vivant ne tend plus seulement à tout ramener vers soi, comme par une gravitation dont il serait le seul centre ; il tend aussi à se répandre, à se donner, à s’unir. L’utilitarisme, le darwinisme, le spinozisme même sont dépassés. La jouissance « pure et véritable », qui n’est pas seulement un « remède à la douleur », apparaît ainsi comme l’activité débordante, qui se sent libre enfin des obstacles, supérieure à ce qui était strictement nécessaire pour la satisfaction du besoin ; elle n’est plus une simple balance, mais un profit et, comme nous croyons l’avoir montré, un surcroît. Elle est donc, dans le domaine de la sensibilité, quelque chose d’analogue à ce qui, dans l’art, cause le plaisir par excellence et réalise le charme suprême : la grâce. La grâce est produite par une surabondance qui a pour résultat l’affranchissement du rude « combat pour l’existence », la liberté et l’aisance des mouvements, le jeu facile de la pensée, l’expansion du cœur et la générosité du vouloir : le vrai plaisir est la grâce de la vie.

Chapitre deuxième
Rapports du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’appétition §

I. Rapport du plaisir et de la douleur à la représentation et à l’intelligence. Théories de Leibniz et de Herbart. Le sentiment est-il de l’intelligence confuse ? — Théorie de Hartmann. Les plaisirs et les douleurs n’ont-ils par eux-mêmes aucunes différences qualitatives, mais seulement des différences quantitatives ? — II. Rapport du plaisir et de la douleur à l’appétition. La tendance précède-t-elle le sentiment, ou en est-elle la suite ?

I
Rapport du plaisir et de la peine à la représentation §

Nous pouvons maintenant déterminer les rapports du plaisir et de la douleur avec l’intelligence et avec la volonté ; question importante, dont la solution sert à marquer la vraie fonction de l’esprit et, par cela même, sa véritable efficacité sur le cours des choses. Si, par exemple, jouir et souffrir n’est encore que penser, et si penser n’est autre chose que représenter, l’esprit n’est plus que ce « miroir de l’univers » imaginé par Leibniz, qui paie l’honneur de tout refléter par l’obligation de ne rien produire lui-même. Nos plaisirs et nos peines ne sont plus que des « représentations obscures », nos émotions sont des « précipitations de pensées ». Si au contraire le plaisir et la douleur ont leur source profonde dans l’activité volontaire, tout pouvoir de modifier le cours des choses par notre activité ne nous sera pas enlevé d’avance.

Les rapports de la sensibilité à l’intelligence ont donné lieu à deux systèmes principaux. Selon Leibniz et Herbart, l’intelligence est le fond même de la sensibilité, les plaisirs et les peines sont des idées ou des rapports entre les idées. Selon Hartmann, l’intelligence est si peu le fond de la sensibilité que les plaisirs et les douleurs, en eux-mêmes, sont doués seulement d’intensité, sans être doués de qualités distinctives ; la qualité est l’apanage exclusif de l’intelligence et des idées.

I §

Dans l’antiquité, Pythagore, Platon et Aristote avaient soutenu que les plaisirs de l’ouïe s’expliquent par des harmonies de sons, conséquemment par des rapports numériques dans la simplicité desquels l’âme se complaît, comme en des perfections confusément aperçues ; on a étendu cette explication esthétique à tous les plaisirs, à toutes les peines, et on a voulu les ramener à la perception de rapports harmoniques ou désharmoniques. Wolf alla jusqu’à définir le plaisir la connaissance intuitive d’une perfection quelconque, vraie ou imaginaire, — oubliant que nous jugeons la perfection et l’harmonie d’après ce que nous sentons, au lieu de sentir d’après ce que nous jugeons. Descartes et Leibniz donnaient à la théorie intellectualiste une signification meilleure en faisant du sentiment l’intuition confuse de notre bien propre, non d’une qualité inhérente aux objets : « Tota nostra voluptas, disait Descartes, posita est tantum in perfectionis alicujus nostræ conscientia. » Leibniz, admettant que l’essence de l’âme est de percevoir ou de représenter, faisait du plaisir et de la douleur un amas de perceptions ou représentations qui nous font obscurément connaître l’accroissement ou la diminution de notre vitalité42. Hegel, à son tour, appelle le sentiment une connaissance confuse. D’après toutes ces théories, la représentation intellectuelle serait antérieure à l’émotion sensible, elle ferait partie de ses conditions mêmes, de ses éléments, de ses causes.

Sans nier que quelque perception de la vitalité intense et harmonieuse suive ou même accompagne le sentiment agréable, nous ne saurions admettre que ce soit cette représentation même qui le produise et le constitue. Ce n’est pas la représentation d’un changement d’état utile ou nuisible à la vie qui cause le plaisir ou la douleur ; c’est au contraire le plaisir ou le déplaisir qui, étant par lui-même et indépendamment de notre représentation un changement agréable ou pénible, provoque le discernement et la représentation de ce changement utile ou nuisible. Nous extrayons cette représentation de l’émotion elle-même et de l’impulsion motrice qui la suit, tantôt répulsive, tantôt attractive, dès que nous pouvons réfléchir sur cette émotion et faire attention à ses limites plutôt qu’à son contenu, à ses relations plutôt qu’à son fond, à ses antécédents, à ses conséquents et à son lien avec le mouvement plutôt qu’à sa nature intime et caractéristique.

Pour donner à la théorie intellectualiste une plus grande vraisemblance, on a prétendu que l’opération intellectuelle qui produit le sentiment est inconsciente. Nicolas Grote, par exemple, fait des sentiments « le produit conscient d’une estimation inconsciente de certains rapports ». C’est là se tirer d’affaire par un mode occulte d’intelligence, le « raisonnement inconscient » ; c’est recourir à une hypothèse d’autant plus commode qu’elle dispense de toute vérification et de toute démonstration. Comment d’ailleurs concevoir qu’une connaissance que nous ne connaissons pas soit précisément ce qui nous fait jouir ou souffrir ? Il ne suffit pas d’ajouter à l’estimation l’inconscience pour la changer en une conscience de plaisir ou de douleur.

La forme la plus achevée de la doctrine qui explique les sentiments par des phénomènes intellectuels est celle de Herbart. Selon lui, si le sentiment n’est pas lui-même une représentation, il résulte du moins d’une action réciproque des représentations. Quand, par exemple, je songe à un ami que j’ai perdu, l’image de la personne aimée se trouve subir l’action de deux séries de représentations en sens contraire, les unes tendant à la favoriser, comme le souvenir de ses qualités et de ses bienfaits, les autres à la refouler, comme le souvenir de sa mort ; il en résulte un rapport de tension et de lutte, qui est la peine. Toute peine est la tension forte d’une représentation plus contrariée que favorisée ; tout plaisir est la tension douce d’une représentation plus favorisée que contrariée. Comme on le voit, Herbart fait reposer le plaisir et la douleur non sur le contenu des idées, mais sur leur relation mutuelle et leur forme ; or, comment admettre que nous soyons ainsi indifférents au contenu, par exemple à l’idée même de notre ami, et affectés par le seul rapport mutuel de nos représentations opposées ? Sans doute les représentations peuvent s’obscurcir ou s’éclairer mutuellement, elles peuvent s’affaiblir ou se fortifier, elles peuvent s’accorder entre elles ou se contredire : il en résultera d’abord des états particuliers de l’intelligence même, tels que l’indécision, le doute, la croyance ; et ces états pourront être accompagnés de certaines affections, comme l’inquiétude, le contentement, etc. ; mais ce n’est pas le rapport même des représentations entre elles qui constitue les états affectifs, à moins que sous les représentations on ne place des tendances et des appétitions, c’est-à-dire en somme des phénomènes d’activité, de volonté, de désir. En ce cas, ce sera l’accord ou le conflit des tendances qui produira les émotions agréables ou désagréables ; ce ne sera plus l’accord ou le conflit des représentations intellectuelles. Si la mort d’un ami m’afflige, ce n’est pas parce qu’il y a conflit entre l’idée de ses bienfaits, qui tend à faire subsister son image dans la conscience, et l’idée de sa mort, qui tend à la refouler ; c’est parce qu’il y a conflit de mes inclinations, désirs, habitudes et affections avec la réalité brutale qui les prive de leur objet. L’orage des idées n’est que la manifestation superficielle d’un orage plus profond, comme les éclairs visibles révèlent, dans les nuages, une lutte de forces invisibles.

En outre, la théorie de Herbart est impuissante à expliquer les plaisirs et les peines les plus élémentaires qui se retrouvent au fond des autres et qui, en se compliquant, produisent les sentiments supérieurs. Ces plaisirs et ces peines élémentaires sont les jouissances et souffrances sensorielles. Or, comment expliquer une colique ou un mal de dents par un rapport de représentations ?

Nous ne saurions donc accorder que la représentation ou « rapport à un objet » soit, selon l’expression de Brentano (qui suit ici Herbart), « la fonction unique et seule élémentaire de l’esprit » dont la sensibilité ne serait qu’un dérivé43. En général, l’estimation, le jugement, la représentation et la perception ne sauraient jamais être primitifs ; la représentation n’existe que par un objet donné et un sujet donné qui est spectateur ou appréciateur, soit moi, soit autrui, soit ma conscience, soit une autre. Quand on dit avec Leibniz que, dans la projection géométrique, une ellipse représente un cercle, on suppose, sinon dans l’ellipse, du moins au dehors, un spectateur pour qui il y a représentation, expression. Supprimez le spectateur, il y aura bien connexion objective des choses l’une avec l’autre, mais point de représentation, sinon virtuelle, point d’expression du multiple dans le simple, point de perception, sinon pour une conscience possible. Une perception non consciente n’est perception que pour une autre conscience qui la perçoit ; sinon, elle n’est plus perception et représentation que par métaphore. Ainsi, en nous-mêmes, la représentation objective est dérivée ; dans l’état total dont nous avons conscience, nous extrayons certaines qualités pour nous les représenter, mais le plaisir et la douleur sont des états irréductibles aux fonctions purement intellectuelles. Ce sont des états ou plutôt des modes d’action et de réaction du sujet même, qui indiquent comment nous sommes et non comment les choses sont.

Le souvenir est nécessaire pour l’intelligence proprement dite, qui implique comparaison, mais il n’est pas nécessaire pour l’émotion agréable ou désagréable. Je n’ai pas besoin de rien me rappeler ni retenir pour sentir immédiatement une brûlure ou un coup. Nous ne saurions admettre avec M. Richet « qu’une douleur si rapide qu’on n’en conserve pas le souvenir, ne soit rien ». — « Ce qui fait la cruauté de la douleur, dit-il, c’est moins la douleur elle-même, si intense qu’elle soit, que le retentissement pénible qu’elle laisse après elle. » — Ce prétendu retentissement est, pour les douleurs physiques, la prolongation effective du trouble nerveux et par conséquent de la douleur même : c’est mieux qu’un souvenir, c’est une réalité. Une douleur continuellement oubliée et continuellement reproduite, comme une série de violentes étincelles électriques, n’en serait pas moins un horrible supplice. Sans doute la mémoire, en ajoutant l’attente de l’avenir et le souvenir du passé à l’horreur du présent, ajoute la douleur morale à la douleur physique ; mais celle-ci est entière sans celle-là44. A force de vouloir tout ramener à la relativité, on oublie les termes réels de toute relation, on intellectualise toute chose ou, ce qui revient au même, on ramène tout au mécanique en même temps qu’au logique. Des changements, des mouvements, des relations mécaniques ou intellectuelles ne suffiront jamais à expliquer le réel et le concret de la douleur, l’aiguillon poignant de la souffrance.

II §

Selon les partisans de Schopenhauer, notamment de Hartmann, le plaisir et la douleur empruntent à l’intelligence les qualités qu’ils semblent avoir, mais, en eux-mêmes, ils ne sont que des degrés divers d’intensité dans la volonté inconsciente et n’ont aucune qualité propre. Seuls, les états intellectuels qui les accompagnent, sensations, perceptions, jugements, raisonnements, leur communiquent une couleur distinctive et établissent entre eux des différences discernables. Par exemple, le plaisir de la faim assouvie diffère-t-il, comme plaisir, de celui d’entendre une sonate ? le plaisir d’une bonne odeur et celui d’un bon mot diffèrent-ils autrement que par des qualités intellectuelles qui ne sont plus le plaisir même et qui n’en peuvent résulter ? Non, répond de Hartmann, reprenant une théorie exposée autrefois par Wundt45 ; le plaisir et la douleur, en eux-mêmes, peuvent bien présenter divers degrés de force, mais aucune différence de qualité. A intensité égale, la douleur peut être continue ou intermittente, brûler, glacer, oppresser ; l’ensemble du phénomène est d’ordinaire désigné du nom de douleur, mais il importe de ne pas confondre les deux éléments qui le composent, perception et douleur proprement dite. La perception peut être indifférente, le plaisir et la douleur s’y ajoutent. Ce qui la confirme encore, selon de Hartmann, c’est que l’on peut comparer divers plaisirs ou peines ; on se demande si l’on supportera plus facilement le mal de dents pendant une journée que la douleur de se faire arracher la dent. On choisira entre les plaisirs divers que l’on peut se procurer avec la même somme d’argent. Les différences qualitatives du plaisir et de la douleur tiennent donc aux perceptions qui s’y mêlent. Aussi, « à parler rigoureusement, la douleur ne se rattache à aucun lieu, et la localisation ne concerne que la perception. » Ajoutons qu’à la perception se mêlent des souvenirs, des idées, des images qui, pour leur part, contribuent à diversifier les émotions. « Il suit de là que la douleur n’a pas seulement dans tous les cas la même qualité, mais qu’elle est toujours au même moment absolument une. » On peut en dire autant du plaisir. Et il n’en est pas seulement ainsi, selon de Hartmann, des plaisirs et des douleurs qui se rapportent au corps ; ceux de l’esprit offrent le même caractère. « Que mon ami A ou que mon ami B meure, cela peut changer le degré, mais non la nature de ma douleur. »

Selon nous, il y a sous tous les plaisirs, même les plus différents, une sorte de plaisir fondamental et vital qui est le plaisir même de vivre, conséquemment d’agir, de sentir et d’avoir conscience ; mais, de ce qu’il y a ainsi un élément commun qui nous permet de comparer les divers plaisirs en les rapportant tous au plaisir radical de l’action, il n’en résulte nullement qu’il n’existe aucune différence de qualité entre les différents plaisirs comme plaisirs. On pourrait appliquer aux couleurs le raisonnement de Hartmann : nous comparons ensemble diverses couleurs, donc il n’y a au fond qu’une couleur plus ou moins intense à laquelle s’ajoutent des modifications étrangères à la couleur même. C’est par une abstraction artificielle qu’on sépare des émotions une qualité tout intellectuelle qui serait indifférente, pour ne leur laisser qu’un degré intensité qui seul serait agréable ou pénible. La conséquence nécessaire à laquelle on aboutit, et qui est contredite par l’expérience intime, c’est qu’il n’existe plus qu’un seul et même plaisir, plus ou moins intense, combiné avec des perceptions qui sont toutes aussi indifférentes en elles-mêmes les unes que les autres. Qu’on m’arrache une dent, ou que mon ami meure, « cela peut changer le degré, mais non la nature de ma douleur ». Parler ainsi, c’est se réfuter soi-même, car c’est à peine si nous pouvons trouver entre les deux douleurs une commune mesure. On ne peut pas composer des plaisirs et des peines avec des éléments indifférents, les perceptions, et un autre élément qui est aussi indifférent par lui-même, l’intensité ; car l’intensité ne cesse d’être indifférente que quand on en considère le contenu : autre est une douleur intense, autre est une peine intense, et il est des choses intenses qui peuvent être indifférentes en elles-mêmes. À notre avis, la qualité n’est pas l’objet exclusif d’une intelligence insensible, elle n’a pas cette indifférence essentielle que de Hartmann lui attribue. D’abord, il y au moins une différence de qualité indéniable qui appartient bien en propre à la sensibilité même, à savoir la différence du plaisir et de la peine : ce n’est pas avec des considérations de pure quantité, de pure intensité, qu’on expliquera le contraste de la jouissance et de la souffrance ; à intensité égale, la jouissance et la souffrance offrent le plus frappant contraste de qualité qu’on puisse concevoir. Maintenant, pourquoi ne pas admettre dans le plaisir même des différences de qualité qui ne soient pas indifférentes ? S’il était indifférent au point de vue de la sensibilité de perdre une dent ou de perdre un ami, comment comprendre que ces deux événements pussent produire dans la douleur une si grande différence, même d’intensité ? Nous n’avons pas d’un côté une froide intelligence qui contemplerait indifféremment les qualités des choses, et une sensibilité qui n’apprécierait que les intensités ; ces deux personnages ne pourraient jamais s’entendre.

Loin d’être indifférentes par essence, les qualités nous paraissent ne l’être que par accident. Dans les sens les plus nécessaires à la vie et les plus primitifs, comme ceux du goût, de l’odorat, du toucher, de la température, il n’y a rien d’indifférent, tout est agréable ou pénible. Le point d’indifférence, nous l’avons vu, n’est qu’un moment idéal de transition, une limite commune entre le plaisir et la douleur, limite où il est impossible de se tenir, comme il est impossible à un cône réel de réaliser son équilibre idéal sur la pointe ; en un mot, l’indifférence est une neutralisation approximative de qualités en elles-mêmes agréables ou pénibles ; elle est un état dérivé et une composition d’états non indifférents. Les sens supérieurs, qui paraissent n’avoir aujourd’hui presque rien d’affectif, sont un développement ultérieur et un raffinement des autres ; à y regarder de près, on trouverait dans tout son et dans toute couleur une combinaison de plaisirs et de peines à l’état naissant. Chez les enfants et les sauvages, les sons et les couleurs ont un caractère d’émotion beaucoup plus tranché que chez l’homme adulte et civilisé : les sauvages sont irrités, comme les animaux, par la vue d’un rouge éclatant ; le son énergique d’un instrument comme la trompette les excite à un haut degré ; d’autres sensations visuelles ou auditives produisent un effet déprimant ; toutes semblent provoquer des sentiments de plaisir ou de déplaisir, par rapport auxquels nous, au contraire, nous sommes « blasés ». Et cependant, pour nous-mêmes, les couleurs et les sons ont toujours, si nous y regardons de près, une nuance tantôt sérieuse, tantôt gaie : c’est ce qui les rend propres à devenir des moyens d’émotion esthétique. Seulement, nos sens raffinés ne font plus qu’effleurer avec délicatesse : ils glissent sans appuyer sur les plaisirs ou sur les déplaisirs, et leur langage est celui des demi-teintes.

Originairement, l’intelligence n’a pas d’autre objet que les différents plaisirs ou déplaisirs : c’est la première chose qui l’intéresse et l’éveille ; en se développant, elle est obligée de faire attention aux ressemblances ou aux différences, à l’ordre des phénomènes, et elle finit par y faire une attention telle qu’elle cesse de se rappeler le plaisir et la peine ; absorbée dans la relation, elle oublie les termes de la relation même, qui deviennent peu à peu pour elle de simples moyens secondaires, des signes, des symboles de plus en plus dépouillés de leur caractère affectif et émouvant. Ainsi s’est produite à la longue l’antithèse souvent remarquée de la sensation et de la perception. Une sensation violente enlève la perception et le discernement ; si nous buvons une tasse de café bouillant, nous ne discernons nettement ni le goût du café ni la place où la brûlure a lieu ; la douleur seule remplit la conscience, et non ses relations. Au contraire, une perception très claire, comme celle d’une figure de géométrie, renferme des émotions tellement faibles qu’elles sont insaisissables. Quand, par l’effet de l’association et de l’hérédité, le travail de comparaison et de classification qu’enveloppe la perception est devenu inhérent au mécanisme des organes, alors les plaisirs élémentaires disparaissent entièrement du champ de l’observation : il n’en reste que les lignes et silhouettes, comme dans un dessin délicat. Néanmoins ils demeurent à l’état naissant, toujours près de reparaître et aussitôt disparaissant, comme une légère ondulation qui agite la surface des eaux calmes.

Grâce à une longue évolution des organismes, on voit aujourd’hui se produire les résultats suivants : 1° l’élément affectif du plaisir ou de la douleur s’ajoute aux impressions sensibles ou s’en retranche sans modifier, en apparence, l’état représentatif et perceptif. Par exemple, une sensation produite par une couleur peut, à un certain moment, être agréable ; puis, sans changer de nature, mais en se prolongeant, elle peut devenir indifférente ou même désagréable. Il en est de même des saveurs ou des sons. 2° Cette addition ou soustraction du plaisir et de la douleur peut même être acquise par artifice ou habitude : c’est ainsi que l’habitude peut faire trouver agréables des choses qui nous déplaisaient auparavant, par exemple le tabac.

Au point de vue physiologique, l’opposition actuelle des émotions et des représentations s’explique par ce fait que les représentations sont attachées à des organes déterminés, tandis que le plaisir et la douleur sont généralement produits par une stimulation et un surcroît de vie qui tend à se répandre dans l’organisme entier : c’est un phénomène qui correspond à la diffusion des courants nerveux en un sens favorable ou contraire à nos organes. Le plaisir et la douleur ne sont pas des impressions brutes venues du dehors ; ils sont notre réponse intérieure aux impressions qui se trouvent en harmonie ou en conflit avec notre organisme.

Aussi le temps nécessaire pour sentir purement et simplement un objet, par exemple le tranchant et le froid de l’acier pénétrant dans les chairs, est-il aujourd’hui moins long que le temps nécessaire pour éprouver la douleur de la blessure. C’est seulement au moment où l’acier du bistouri sort de la chair qu’on a le sentiment d’une cruelle déchirure. « Un coup violent au pied détermine d’abord une sensation de contact et, quelques dixièmes de seconde après, la douleur. » Ainsi la douleur, dit M. Richet, est en retard sur la sensation simple. C’est, selon nous, qu’il faut un certain temps pour que la stimulation nerveuse se répande dans le cerveau et manifeste son harmonie ou son conflit avec l’équilibre vital. Il n’en résulte pas qu’à l’origine le plaisir et la douleur n’aient pas été antérieurs à tout le système télégraphique, fort compliqué, qui produit aujourd’hui ces sensations rapides ; le caractère affectif de ces sensations ne se révèle qu’ensuite, par leur retentissement général et leurs conséquences finales. D’ailleurs, ce n’est pas la douleur du froid de l’acier ou de sa forme tranchante que nous sentons ; c’est la douleur de la blessure ou plutôt des ébranlements produits par la blessure de proche en proche. M. Richet ne compare donc pas les objets sous les mêmes rapports. Chez les animaux les plus primitifs, rien n’indique qu’il y eût des organes de sensation fonctionnant ainsi en avance sur le plaisir et la douleur. Ces organes se sont formés peu à peu parce qu’il est utile à l’animal d’être averti avant d’être blessé : il en est résulté un avantage sur les animaux doués de systèmes d’avertissement moins rapides.

En résumé, voici quel est, selon nous, le vrai rapport du plaisir et de la peine avec l’intelligence. En premier lieu, nous l’avons vu, le sentiment n’est pas la représentation même, ni un rapport de représentations, il n’a pas non plus pour cause unique la représentation ; mais, selon nous, la représentation à quelque degré, ou plutôt, comme disent les Allemands et les Anglais, la présentation accompagne toujours le plaisir ou la peine et, sans en être la condition unique, elle est cependant une de ses conditions. Point de plaisir, si matériel, si grossier et simple qu’il soit, qui ne renferme une forme rudimentaire d’activité intellectuelle, par cela même qu’il est un fait de conscience et que la conscience ne s’y sent pas isolée, mais en contact avec quelque autre chose qui lui résiste ou lui cède. Si donc la perception ne précède pas le sentiment, il n’en est pas moins vrai qu’elle le suit immédiatement ou plutôt l’accompagne. C’est ce qui donne à tout sentiment une valeur intellectuelle et proprement esthétique ; c’est ce qui fait de tout plaisir sensible le rudiment d’un plaisir esthétique : il y a un germe de beauté partout ou il y a unité dans la multiplicité, accord dans la discordance, harmonie dans des éléments antagoniques. C’est aussi en ce sens qu’on peut dire que tout sentiment de plaisir ou de peine enveloppe des idées ; ces idées lui donnent une forme et une direction ; à son tour il leur donne une force de réalisation.

Un germe de beauté n’existe pas seulement, comme on l’admet d’ordinaire, dans les plaisirs de la vue et de l’ouïe ; il se retrouve jusque dans le toucher et le contact, dans la saveur, dans l’odeur. Les plaisirs mêmes de la vie organique produisent un sentiment de vitalité profonde qui, contrairement au préjugé, est déjà esthétique : aussi les sensations organiques sont-elles, pour l’artiste, un élément essentiel de la vraie et vivante beauté ; tout ce qui ne retentit pas jusqu’à cette profondeur n’est encore qu’un art de surface46. Si donc il ne faut pas composer les plaisirs avec des raisonnements sur le rapport des choses à notre intérêt vital ou sur leurs rapports mutuels de symétrie, d’uniformité, de variété, il n’en faut pas moins reconnaître qu’il y a dans toute jouissance sensitive une lueur de discernement intellectuel et de comparaison spontanée, si bien que l’agréable est l’aube du beau. C’est là, croyons-nous, la vérité qu’on peut retirer des systèmes qui ont voulu réduire le sentiment à l’intelligence jugeant les rapports des objets entre eux ou leurs rapports à nous-mêmes. Le tort de ces systèmes est de représenter le plaisir et la douleur comme un jugement, et comme un jugement de rapports plus ou moins extérieurs ou objectifs : ce sont des relations internes et subjectives que saisit la conscience dans le plaisir ou dans la peine, et elle ne les saisit pas par un jugement, encore moins par un raisonnement, mais par ce sentiment immédiat qui est le germe de tout jugement.

Concluons que le plaisir et la douleur ont leurs qualités irréductibles et caractéristiques ; ils ne sont pas seulement des phénomènes d’intensité, ni de pures relations entre d’autres faits de conscience auxquels seuls appartiendraient la réalité et l’efficacité.

II
Rapport du plaisir et de la peine à l’appétition
§

On dispute encore de nos jours, comme au temps des épicuriens et des stoïciens, pour savoir si le plaisir résulte de l’inclination active, ou l’inclination active du plaisir, s’il existe en nous des tendances innées antérieures au sentiment et causes du sentiment même, ou si c’est au contraire le sentiment qui est la cause première des tendances.

Nous avons vu que le plaisir et la douleur sont liés, dans le système nerveux, à un dégagement de la force ; mais ce dégagement même présuppose une force accumulée, une force de tension antécédente : c’est cette force de tension que l’on désigne psychologiquement par le mot de tendance et, en ce sens, la tendance précède le sentiment.

Si, au lieu de considérer dans l’organe le mouvement et la fonction, d’où résultent plaisir et douleur, nous considérons la matière même et la substance, nous dirons que l’organisation de la substance nerveuse, son intégration, précède nécessairement sa désintégration, sa réduction à des composés plus simples. Or, nous avons vu que le plaisir et la douleur distincts sont liés à la désintégration de la substance nerveuse ; ils présupposent donc une intégration et organisation antérieure qui, par cela même qu’elle existe, impose d’avance au mouvement certaines formes déterminées, et à la sensibilité des formes corrélatives. Aussi est-il clair que nous naissons avec des inclinations qui tiennent à la structure de nos organes et à la direction des mouvements vitaux. Un être doué d’un estomac, d’un palais, d’un système nerveux, de différents sens, a une constitution qui lui impose certaines tendances organiques. Ce mot de tendance, ici, est l’expression anticipée des directions que le mouvement prendra nécessairement par la constitution même des organes. La douleur, chez les êtres ayant une sensibilité, accompagnera nécessairement les tendances organiques non satisfaites, le plaisir, les tendances satisfaites. Même chez les animaux rudimentaires et primitifs, le mouvement a existé dès l’abord avec une certaine direction, car il n’y a point de vie sans mouvement et sans une composition de mouvements, par conséquent sans une direction et une sorte de tension. Nous trouvons donc, chez tous les animaux, une organisation et un fonctionnement plus ou moins élémentaires comme corrélatifs physiques des tendances ou impulsions, et ces impulsions mêmes comme antécédents des plaisirs et des déplaisirs particuliers. Chez le végétal, il semble que les impulsions ou tendances organiques existent sans l’accompagnement de la sensibilité, ce qui prouverait ipso facto que les tendances, au moins végétatives, précèdent les sentiments ; mais on peut toujours se demander si un rudiment de sensibilité confuse n’accompagne pas, jusque chez la plante, ou du moins dans ses cellules élémentaires, le cours facile ou difficile de la vie. Le mot de sensibilité est sans doute ici excessif, mais, comme dit Leibniz, il faut quelquefois parler abusivement pour parler fortement. En nous, l’irréfragable preuve de l’antériorité des tendances sur les sentiments particuliers, c’est qu’elles sont le produit de l’hérédité et de la sélection naturelle. Nous naissons disposés pour tels ou tels sentiments, et pour tels mouvements consécutifs : les circonstances ne font qu’amener à l’acte nos virtualités, comme la rencontre d’un acide révèle les affinités de la base.

Une loi importante et fondamentale a produit les relations particulières qui existent aujourd’hui entre la sensibilité et l’activité motrice. Cette loi, c’est que la propagation du plaisir et de la peine jusqu’aux centres sensori-moteurs ne s’est établie, ou n’a subsisté par sélection naturelle, que quand elle produisait une réaction utile des muscles volontaires, qui partent du cerveau et sont dirigés par le moi. Réciproquement, un muscle volontaire n’est utile que pour obéir aux impulsions du plaisir ou de la peine. Un être entièrement automatique, dont toute l’existence consisterait, par exemple, en contractions et expansions rythmiques, régulières, n’aurait besoin que des sentiments généraux d’aise ou de malaise ; le reste se ferait par les simples lois de la propagation du choc. Les plaisirs et douleurs différenciés et centralisés ne l’aideraient pas à conserver son individualité ni la vie de son espèce. De la même manière, quand quelque partie d’un animal, comme le cœur d’un vertébré, a des fonctions consistant en de tels mouvements rythmiques, la transmission de sensations agréables ou pénibles au cerveau cesse d’être utile et finit par disparaître faute d’exercice. « L’affaire du cœur, dit avec raison Grant Allen, est simplement de battre, et il est enfermé dans le corps, à l’abri de tout dommage. Tant qu’il bat, il fait bien son œuvre ; mais, quand il commence à être malade ou désintégré, l’animal ne peut, par aucun mouvement volontaire, rien faire pour le réparer. » Le cœur et les portions automatiques du corps, considérées en général, requièrent donc un système presque exclusivement moteur ; les muscles et les organes des sens, au contraire, ont encore besoin d’un système sensitif plus ou moins centralisé, de manière à produire le plaisir et la peine. Bref, le sentir est intimement associé au côté volontaire ou, comme on dit, animal de notre organisation, par opposition au côté automatique et végétatif. Nous avons deux systèmes nerveux : le système cérébro-spinal ou volontaire, et le sympathique ou automatique : le premier, en son ensemble, aboutit à une sensibilité distincte et centralisée ; le second est insensible, ou du moins n’a qu’une sensibilité diffuse. Bien plus, les nerfs cérébro-spinaux et sensibles sont distribués aux principaux organes du corps exactement en proportion de la valeur des avertissements que le plaisir et la peine peuvent, dans chaque cas, donner au cerveau. Par exemple, les organes de la reproduction et la langue sont le siège de plaisirs vifs, qui sont nécessaires pour la préservation de la race et pour celle de l’individu. Les yeux, organes délicats et très exposés, sont soumis aux nerfs volontaires ; les oreilles, moins exposées, sont moins soumises aux nerfs volontaires et ne se font sentir à nous que dans la maladie ; l’estomac et les intestins sont, pour le cerveau, relativement insensibles, sauf en cas de grave perturbation. Seulement, l’implication mutuelle des deux grandes sortes de nerfs produit des anomalies, et elle sert aussi à les expliquer. « Les peines des organes internes, dit Grant Allen, sont dues non aune provision spéciale de nerfs ayant pour but spécial la production de la peine ou du plaisir, mais à la sensibilité générale que présentent toutes les libres cérébro-spinales sous les actions destructives et désintégratives. »

Si, au lieu de placer l’action sous le sentiment, on place au contraire le sentiment sous l’action, on aboutit alors, avec Horwicz et Stumpf, à des sentiments détachés, à des sortes d’atomes de sentiments qui n’ont aucune raison d’être : ici un rudiment de plaisir, là un rudiment de peine, sans qu’on sache pourquoi, sans que la modification agréable ou pénible soit la modification, la passion d’une activité antécédente. Dès lors, c’est un je ne sais quoi d’inerte, d’indifférent, de mort, qui reçoit toute faite du dehors la jouissance ou la souffrance sans y être pour rien lui-même par son action. Tout est actif excepté lui, et comme on en peut dire sans doute autant de chaque être en particulier, il se trouve, en définitive, que tout être est passif pour son compte et actif pour le compte d’autrui. L’hypothèse de la primauté du sentiment par rapport à l’action n’explique donc pas le sentiment même. De plus, elle n’explique pas l’action, puisqu’elle la fait dériver tout entière d’une passivité préalable ; la causalité, l’efficacité, la force du sentiment ne se comprennent pas, et on ne sait avec quoi l’être pourra réagir, tendre à une chose ou s’écarter de l’autre. Dans l’hypothèse contraire, il reste assurément un mystère sur l’action primordiale, identique à la vie ou à l’être et source primitive du mouvement. Pourtant, on comprend à la rigueur que l’être agisse pour agir, si un sentiment agréable est la conséquence de toute action, et un sentiment plus agréable la conséquence d’un surplus d’action efficace. L’activité primordiale est alors l’expansion première de l’être et de la vie, et il faut bien poser d’abord l’être avec cette expansion active : « Au commencement, dit Faust, était l’action. » Aussi ne pouvons-nous nous empêcher de placer dans tous les êtres, même dans les forces les plus aveugles de la nature, une certaine activité, alors même que nous nous les figurons insensibles. Cette insensibilité, à notre avis, ne peut être absolue, mais l’excès même du préjugé vulgaire, qui imagine une activité absolument dépourvue de tout sentiment et de toute perception, témoigne en laveur de la priorité de l’agir, sinon de son indépendance et de son état d’isolement. L’expérience nous abandonne, il est vrai, quand nous voulons descendre trop bas dans la série des êtres ; nous ne pouvons donc raisonner que par induction psychologique et métaphysique. Or, à ce double point de vue, la douleur est inintelligible si on ne suppose pas un obstacle à la vie, à l’être, à l’activité, au mouvement, par conséquent une résistance. Il semble donc probable que la résistance à l’énergie est la condition et le rudiment de la peine ; d’autre part, le déploiement d’énergie sans résistance est le rudiment du plaisir. Pour résoudre entièrement la question, il faudrait avoir pénétré l’énigme de la communication du mouvement, l’énigme de la force motrice et de la résistance, en un mot de l’être et de l’action mutuelle des êtres. Là se cache la vraie et radicale origine de l’activité, du plaisir ou de la douleur, enfin de la pensée.

La conséquence de ce qui précède, c’est que l’activité fondamentale, la « volonté » primitive, d’où naissent les peines et les plaisirs, est une activité mêlée de passivité, où l’élément agréable lié à l’action efficace est continuellement contrarié et contrebalancé par un élément pénible, à savoir le sentiment d’usure et de manque, qui accompagne la passivité et la résistance subie. Voilà pourquoi nous agissons, et aussi pourquoi notre action tend toujours à du changement intérieur et à quelque mouvement extérieur.

Il y a un côté vrai dans la théorie pessimiste : c’est que la peine a, en général, une plus grande force que le plaisir pour mouvoir l’activité, pour lui faire changer de direction au lieu de la laisser à l’état rectiligne, pour lui donner même une direction déterminée au lieu de la laisser à l’état flottant. Dans le plaisir, la volonté s’abandonne, va toujours devant elle, s’épand dans le présent sans se concentrer vers un but à venir. Dans la peine, la volonté fait immédiatement effort et, pour cela, se concentre, en se proposant plus ou moins consciemment la cessation de la douleur. Les premiers appétits physiques et instinctifs, comme la faim et la soif, sont, à l’origine, des mouvements déterminés par quelque sensation pénible, par un malaise. C’est ultérieurement, quand l’appétit se satisfait, qu’il est déterminé par le plaisir à continuer la même action. Nous commençons par peiner, dans tous les sens du mot, avant de tendre vers un plaisir déterminé ; le besoin nous pousse par derrière, avant que le désir nous attire en avant. On peut donc dire que la peine est une force et l’appeler même vis a tergo ; le plaisir est aussi une force, mais attractive. Ajoutons que la peine et le plaisir apparaissent sous des formes de plus en plus nettes chez les animaux, à mesure que leur organisation même se perfectionne. Si, en tant qu’états de conscience, ils n’étaient que des épiphénomènes et des aspects-surajoutés, on ne comprendrait pas leur développement, qui en fait de véritables fonctions de protection et de progrès, et qui suppose que, par leur nature mentale, non pas seulement physique, ils sont des facteurs réels de révolution.

Chapitre troisième
L’appétition §

I. L’appétition n’est-elle qu’un renouvellement de mouvements déjà accomplis ? Théorie de Spencer. Analyse du désir et de la tendance. Force de l’idée. La tendance inhérente à l’appétition est-elle de nature tout intellectuelle. — II. Origine et développement des premiers mouvements appétitifs. Volonté primordiale. L’activité primitive peut-elle se représenter objectivement ?

I
l’appétition §
I §

Ce qui frappe tout d’abord, dans l’appétition, c’est le renouvellement d’actes et de mouvements déjà accomplis antérieurement. Pourquoi, chez l’animal, la perception ou représentation d’une proie éveille-t-elle le penchant à la rechercher ? C’est, répond Spencer, qu’elle est associée au souvenir de la poursuite, de l’attaque et du repas ; elle fait donc renaître à un certain degré les sentiments et les mouvements impliqués dans les actes de poursuivre, de saisir, de dévorer. Cette excitation partielle, selon Spencer, serait tout ce qui constitue l’impulsion, le penchant.

« Ressentir à un faible degré les états de conscience impliqués dans les actes de prendre, de tuer et de dévorer, c’est avoir le penchant à prendre, à tuer et à dévorer. Le penchant à produire un acte n’est autre que l’excitation naissante des états psychiques impliqués dans cet acte. » On a fait à cette théorie, d’ailleurs incomplète, des objections qui ne nous semblent pas porter sur le point décisif. — Ou bien, a-t-on dit, dans la reproduction imparfaite de la première expérience par la mémoire de ranimai, il n’y a rien de plus que dans la première ; en ce cas la tendance, qui n’existe pas dans la première expérience, n’existe pas non plus dans la copie affaiblie, mais exacte, de cette première expérience ; ou bien, au contraire, vous admettez dans la remémoration une tendance à achever l’acte commencé, et alors cette tendance est un élément nouveau que vous avez introduit subrepticement et non déduit. — Voici ce qu’on peut répondre. La tendance à achever l’acte commencé est le corrélatif mental de cette loi mécanique qui veut que le mouvement commencé dans l’organisme se continue, se propage et se traduise en actes. Or, la tendance du mouvement à se continuer existait dès la première expérience : toutes les représentations et émotions de l’animal poursuivant ou déchirant sa proie étaient accompagnées d’exertion motrice : c’était mieux qu’un simple penchant, c’était une mise en action. Cette mise en action peut parfaitement et même doit recommencer sous une forme faible lorsque la proie n’est plus présente qu’en imagination ; il y a alors une série de faits mentaux à l’état naissant, qui ne peuvent se développer entièrement faute d’objet, mais qui se développent en partie dans l’imagination ; c’est cette attitude mentale qui constitue l’impulsion. Pour notre part, nous ne séparons ni la représentation de l’appétition, ni l’appétition de la motion ; l’impulsion, au point de vue physiologique, est donc un commencement d’action et de mouvement, dont la direction est déterminée par la structure organique.

Ce que Spencer n’a pas assez mis on lumière, c’est qu’à la loi physique qui veut que le mouvement commencé se continue répond dès l’origine, dans la conscience, une certaine tension, une certaine tendance psychique, la conscience d’une activité qui demande à s’exercer, à se poursuivre, à s’achever. Sans cela, tout en s’accompagnant de mouvements extérieurs comme par une harmonie préétablie, le penchant n’apparaîtrait à la conscience que passif et contemplatif. En admettant même que le sentiment d’effort musculaire se ramenât à des sensations musculaires afférentes, sans mélange d’aucun sentiment d’innervation centrale et efférente47, il resterait toujours vrai que, dans la conscience même, nous distinguons l’attitude passive et l’attitude active. Quelque indéfinissable que soit l’idée d’activité en raison de sa simplicité même, elle est inhérente à la conscience ; bien plus, elle est impliquée dans l’idée de passivité : se sentir modifié, c’est aussi se sentir agissant. L’activité ne survient donc pas après coup par-dessus le plaisir ou la douleur, comme une force nouvelle qui interviendrait pour les satisfaire ; l’activité est déjà au fond du plaisir et de la douleur, qu’on ne doit pas se représenter comme des états entièrement passifs et inertes ; elle ne fait que se continuer, plus ou moins transformée, pendant le plaisir et après le plaisir, pendant la douleur et après la douleur. Comme le mouvement libéré par la dépense nerveuse préexistait sous une autre forme dans la force de tension, ainsi l’acte particulier et le sentiment particulier sont la suite de l’activité préexistante.

Essayons donc de pénétrer, plus avant que ne l’a fait Spencer, dans la nature de l’activité qui accompagne toute appétition et qui, dans le désir, se manifeste clairement à la conscience comme tendance ou tension interne.

II §

Le désir proprement dit implique 1° une idée sentie comme agréable ; 2° la réalité sentie comme pénible ; 3° le conflit de l’idée contre la réalité. L’élément moteur, dans le désir, est double. Il y a d’abord la peine du manque, qui tend à produire un changement d’état ; en second lieu, il y a l’idée qui tend à se réaliser elle-même, principalement par contiguïté. Le plaisir ne meut qu’en tant qu’il renforce l’idée et ajoute à la peine par le contraste. Ceci établi, quel est le caractère essentiel de la tendance ou tension qui se trouve au fond de tout désir, et aussi de tout penchant plus ou moins conscient ? Par exemple, lorsqu’un enfant désire jouer, qu’est-ce qui constitue l’impulsion intérieure par laquelle il est entraîné, et que Spencer, en somme, n’explique pas ? — D’une part, la représentation du jeu possible provoque une réaction volontaire et motrice dans le sens de cette représentation. D’autre part, la représentation, demeurant tout idéale, n’est point adéquate à la réaction qu’elle provoque : il y a donc excès de réaction par rapport à la représentation ; c’est cet excès, selon nous, qui constitue la tension du désir. Nous revenons ainsi à l’idée-force. En effet, l’idée d’un mouvement est ce mouvement commencé et, par conséquent, l’idée intense et exclusive d’un mouvement entraîne le mouvement réel. La conscience trouve donc ici, dans la seule idée d’un mouvement, la première condition suffisante et adéquate de ce mouvement. Lorsque l’enfant se représente le saut à la corde, il a conscience d’un mouvement commencé qu’il dépendrait de lui de continuer jusqu’au bout, la représentation dominante de ce mouvement étant le début cérébral du mouvement même. Il y a ainsi supériorité de la représentation sur le mouvement réel. C’est cet excès qui constitue le sentiment de puissance motrice. Mais, sous un autre rapport, il y a sentiment d’impuissance à réaliser pleinement, par le moyen d’une pure idée, les sensations et émotions de plaisir attachées au jeu. Il ne suffit pas à l’enfant de se représenter la corde et le saut pour actualiser pleinement les sensations que produirait la corde enveloppant le corps de son cercle mouvant, ni l’ivresse attachée à ces sensations. L’idée du saut, à la corde, restant une simple idée, ne fournit pas à l’activité qu’elle commence de quoi l’achever ; c’est ce qu’on exprime en disant qu’un désir veut être comblé, rempli, satisfait. De là une double tension : 1° l’idée tend aux mouvements qui dépendent d’elle ; 2° les mouvements commencés par l’idée ne trouvent point des sensations de saut et de jeu capables d’une intensité adéquate à la leur. En un mot. puissante pour réaliser le mouvement, l’idée est impuissante pour réaliser les sensations ; elle produit donc à la fois : 1° un sentiment vif de puissance pour la réalisation des mouvements, 2° un sentiment vif d’impuissance pour la réalisation des sensations : il en résulte une puissance arrêtée, contrariée, donc effort et peine. L’idée est, dans la conscience, comme une sorte de vide aspirant à se remplir et qui n’y parvient pas ; ou plutôt l’idée tend, par le mouvement, à devenir sensation, à acquérir ainsi cette intensité suprême qui est attachée à l’actualité.

Maintenant, la tendance intérieure à l’idée et au désir est-elle de nature tout intellectuelle, et consiste-t-elle simplement dans une tendance à la clarté, à la plénitude de conscience ? Telle fut, on s’en souvient, l’opinion de Herbart. Pour lui, la tendance active qui se manifeste au fond de toute impulsion n’est que la tendance de la représentation dominante à se maintenir contre les représentations opposées, à atteindre son summum d’intensité et à s’élever ainsi dans la conscience au plus haut degré de clarté possible. Il y a dans cette opinion une part de vérité qui ressort de notre analyse précédente. D’abord il est certain que l’idée, par cela seul qu’elle est, tend à subsister et à s’accroître ; nous ajoutons même, pour notre part, qu’elle tend à se réaliser au dehors comme au dedans, par le mouvement et l’action extérieure comme par l’attention intérieure. Mais est-il vrai de soutenir avec Herbart que la tendance tout intellectuelle de l’idée à la clarté précède l’appétition et soit la cause de l’appétition même ? Ce que l’enfant désire, est-ce simplement la représentation claire et complète du jeu pour cette représentation même, ou n’est-ce pas la plénitude du plaisir attaché au jeu ? Assurément, dans le seul fait de penser, par exemple de penser au jeu, il y a une activité qui tend à se maintenir contre les obstacles, mais n’est-ce pas ici une conséquence toute secondaire, résultant de cette loi que l’activité, en s’exerçant, en prenant conscience de soi, prend aussi ipso facto jouissance de soi, et par cela même tend à se maintenir ? Ce n’est encore là que la tendance à penser pour penser, pour le plaisir de penser. Mais le désir complet n’est pas purement intellectuel, il ne suffit pas qu’une idée quelconque s’élève dans la conscience pour être vraiment elle-même désirée. Telle idée qui a fait une profonde impression sur nous, idée pénible, effrayante même, peut s’imposer de plus en plus, monter au premier rang dans notre conscience : cette obsession, cette idée fixe, quoique enveloppant encore en elle-même une certaine appétition corrélative à toute activité, n’est cependant pas vraiment le désir. Le désir suppose une sorte de consentement plus ou moins complet à l’idée, un accord de l’idée avec l’ensemble de nos tendances, par conséquent une certaine activité antérieure qui, au lieu d’être un simple effet de l’idée, tend au contraire elle-même à la produire ou à la maintenir, et à la réaliser au dehors par des mouvements. Toute idée peut donc avoir une double force, 1° une force comme acte de représentation, qui fait qu’elle tend à croître par cela seul qu’elle est, car toute représentation comme telle, même d’un objet pénible, est un exercice d’activité intellectuelle tendant à se maintenir ; 2° une force comme sentiment, comme dépression ou surcroît de notre activité totale, non plus seulement de notre activité intellectuelle. Ces deux forces de ridée peuvent être en opposition : une idée peut tendre à être maintenue comme pensée et à être supprimée comme sentiment. Quand les deux forces de l’idée coïncident, il y a à la fois attention croissante à l’idée et désir croissant de réaliser l’idée.

Le vieux dicton philosophique sur le désir, nihil appetimus uni sub specie boni, n’est applicable qu’au désir produit par l’anticipation d’un plaisir dans notre pensée ; mais ce désir né de l’idée n’est pas le désir primitif, le penchant. Primitivement, nous ne désirons pas les choses parce qu’elles sont conçues bonnes ou agréables en elles-mêmes, indépendamment de notre désir, mais nous les concevons bonnes et agréables, comme dit Spinoza, parce que nous les désirons. En effet, peut-on dire, dans l’acte même de désirer, elles se trouvent mises en rapport par la représentation avec notre malaise présent ou notre plaisir présent, et alors seulement elles se font connaître à nous comme une dissolution de ce malaise, comme une augmentation de ce plaisir. Souvent même le plaisir est secondaire, et on n’y songe pas tout d’abord : il y a simplement un effort accompagné de peine, puis un objet ou un ensemble de mouvements qui se révèle comme changeant la peine en plaisir ; plus tard, nous pourrons désirer l’objet en tant que causant du plaisir, mais c’est toujours la relation de l’objet à notre activité antécédente qui l’a rendu bon pour nous. Au lieu de dire : nihil appetimus nisi sub specie boni, il faut dire : nihil appetimus nisi sub sensu boni aut mali, sub dolore aut voluptate.

Mais, de ce que nous ne désirons pas l’objet en lui-même et pour lui-même, il n’en résulte pas que nous désirions simplement la représentation dans sa pleine mesure d’intensité48. Nous ne désirons cette intensité de représentation ou de conscience que parce qu’elle se trouve être une intensité d’action et de jouissance actuelle ; dans le cas contraire, nous faisons effort pour éloigner la représentation et l’obscurcir.

La théorie de Wundt, tout en s’écartant de Herbart et de Volkmann, reste encore à moitié chemin. Pour Wundt, le désir réside dans l’activité de l’aperception qui, spontanément, maintient une représentation au point visuel de la conscience : il est la réaction de l’attention aperceptive. Selon nous, l’aperception et l’attention ne sont au contraire que des dérivés : nous ne désirons pas parce que nous faisons attention ; nous faisons attention parce que nous désirons. C’est l’appétition produite par le sentiment présent de malaise ou de bien-être qui détermine la direction de notre attention et de notre aperception49.

II
Origine des premiers mouvements appétitifs §
I §

Le plus simple des mouvements faits avec une intention définie doit avoir été précédé par un mouvement plus simple encore ; car un mouvement intentionnel défini présuppose l’idée de ce mouvement même avant sa réalisation actuelle ; l’idée, à son tour, présuppose un mouvement antérieur dont elle est le résidu mental. Comment sortir de ce cercle ? Il n’y a que quatre hypothèses possibles : 1° l’explication du premier mouvement par un pur mécanisme, non précédé d’un sentiment de peine ou de plaisir (Spencer) ; 2° l’explication par le mouvement spontané (Bain) ; 3° l’explication par le mouvement expressif (James Ward) ; enfin 4° l’explication par le mouvement appétitif non défini, précédant le mouvement appétitif défini. Les trois premières explications représentent une partie de la vérité ; la quatrième, qui est la nôtre, nous paraît être la plus fondamentale. Il se produit certainement dans l’être animé, surtout dans un être de constitution très élémentaire, des mouvements explicables par une pure transmission mécanique, par une simple réflexion de mouvements ; mais il est probable que, dès le début, ces mouvements sont accompagnés d’un état de conscience sourde, l’animal étant sensible ; et comme cet état de conscience a un ton agréable ou pénible, on ne comprendrait pas que, du côté psychique, manquât une réaction à l’égard du plaisir ou de la douleur. Le mécanisme doit, à l’origine, envelopper les germes du mental, puisqu’une combinaison de facteurs excluant ces germes et purement mécaniques n’aboutirait jamais à en faire sortir le mental. Quant à l’activité spontanée dont parle Bain, elle est toute relative : elle désigne de la force emmagasinée, un ensemble de forces de tension, qui demandent nécessairement à se décharger sous les excitations vagues venues des profondeurs de l’organisme. Cette tension des forces emmagasinées est accompagnée, du côté mental, d’un sourd sentiment de plénitude, qui a tout ensemble son agrément et son malaise. Avant les enseignements mêmes de l’expérience, nous tendons à déployer notre activité motrice sans objet. Ce sont probablement les sensations d’innervation, accompagnées par celles de contraction musculaire, qui donnent à cette tension de l’activité son caractère sensitif d’inquiétude et de besoin d’agir. C’est seulement par le passage à un degré de conscience plus élevé que l’impulsion primitive, qui tendait à s’exercer pour s’exercer, à se décharger pour se décharger, comme fait la force accumulée, devient un désir conscient de sa direction et de son but.

James Ward, développant une hypothèse que Bain avait exprimée, puis finalement rejetée, considère les mouvements appétitifs et intentionnels comme une différenciation et une évolution des mouvements primitifs et immédiats d’expression. A notre avis, il y a déjà appétition dès le premier mouvement, et avant la diffusion expressive. Cette appétition n’est pas encore définie sous le rapport de la direction des mouvements dans l’espace, mais elle est déjà définie sous ce rapport qu’elle est une tendance à supprimer la peine et à conserver le plaisir, sans savoir encore comment et par quel mouvement précis, sans même avoir besoin de se représenter d’avance cette suppression de peine ou cette conservation de plaisir. L’être qui souffre veut immédiatement ne pas souffrir, et immédiatement il réagit ; cette. réaction, immédiatement, produit un mouvement répulsif. Après cela, une fois le branle donne, le mouvement devient ce qu’il peut, selon les organes où il se répercute par diffusion mécanique. Cette diffusion mécanique est l’expression. Plus tard, parmi les mouvements nombreux ainsi produits en tous sens, les mouvements efficaces et utiles pour le soulagement de la peine ou l’augmentation du plaisir se feront trier par l’attention, et finalement par l’intention ; mais l’intention générale de ne pas souffrir et de jouir existait dès le début. C’est donc bien le mouvement appétitif, sans idée de plaisir et de douleur futures, mais sous l’influence d’une peine ou d’un plaisir présents, qui est le premier de tous les mouvements attribuables à l’animal et non purement mécaniques. J. Ward lui-même se contredit presque à la fin. En effet, il reconnaît que, « les plus primordiales expressions de la peine semblent n’être qu’autant d’efforts pour échapper à la cause de cette peine ; elles contiennent au moins le dessein aveugle d’échapper à un mal défini50. » N’est-ce pas là une description du mouvement appétitif, non pas seulement expressif ? N’est-ce pas là reconnaître de l’effort et du vouloir dans le premier branle donné à l’organisme en réponse à la douleur ? Nous verrons plus loin que l’expression des émotions est, en définitive, l’expression des appétitions mêmes qui y répondent ; d’où il suit que tout mouvement expressif présuppose un mouvement appétitif.

II §

L’appétit ajoute à la sélection mécanique la sélection mentale et, par là, il est un des facteurs essentiels de l’évolution, un facteur trop négligé par Darwin et par Spencer lui-même. La sélection naturelle et mécanique a pour premier caractère d’agir sur un ensemble d’individus, non dans un seul individu ; elle suppose un certain nombre d’organismes donnés en un milieu donné ; d’où résulte ce problème : lesquels survivront et se propageront ? Alors se produit un triage tout mécanique et dû au hasard, c’est-à-dire à la nécessité. Voici, par exemple, des vers et chenilles de diverses couleurs qui sont dans la verdure : celles dont la couleur se trouvera trancher plus sur le fond vert seront aperçues des oiseaux et dévorées ; celles qui auront par hasard une nuance rapprochée du vert se confondront avec le feuillage et seront épargnées. Résultat : il ne restera plus à la fin que les chenilles vertes, — et Fénelon admirera la Providence qui leur a donné la couleur la plus propre à les conserver. Au contraire, certaines fleurs éclatantes, aperçues de loin par les frelons ou les abeilles, seront par eux visitées, et leur pollen, reporté ailleurs par abeilles et frelons, assurera la fécondité de leur espèce avec sa survivance. Multiplicité d’individus comme base de la loterie, coups de dé heureux dus au hasard, telles sont donc bien les deux conditions caractéristiques de la sélection naturelle.

La sélection mentale, au contraire, s’exerce au sein d’un même individu organisé, qui fait une série d’essais, les uns heureux et les autres malheureux, sous l’impulsion de l’appétit inhérent à la vie même. Nous avons ici, simultanément, l’appétit vital et un ensemble de mouvements organiques qui en est le corrélatif. En outre, il est essentiel que l’appétition vitale puisse prendre spontanément conscience de soi sous les deux formes du plaisir et de la douleur ; bref, nous avons besoin des trois moments du processus appétitif. Voici alors ce qui se passera. Un animal, sous l’influence des forces de tension accumulées dans son système nerveux, fait des mouvements en tous sens, sans aucune espèce de but : il éprouve un sentiment d’aise, de plaisir même : le résultat sera la continuation de mouvements semblables, généraux et mêlés ensemble, non intentionnels. Il n’y aura encore aucune sélection, aucun triage de mouvements, car pourquoi tel mouvement particulier se détacherait-il d’un ensemble qui, étant agréable, tend comme tel à continuer sous la même forme confuse et non différenciée ? Tel est donc le premier moment, où les mouvements généraux ne font que multiplier en quelque sorte le plaisir général. Supposons maintenant que, parmi les divers mouvements spontanés, il y en ait un qui produise un contact douloureux, comme quand on heurte une pierre ou quand on touche une plante épineuse. Ce mouvement sera arrêté du coup. Voilà donc un premier triage, une première sélection. Nous pouvons admettre cette loi de Bain et de James Ward : « Un mouvement pénible tend, par l’intermédiaire de la peine, à sa propre suppression. » C’est là le premier germe de la finalité appétitive, le premier but distinct qu’un animal a poursuivi avec une conscience plus ou moins vague. C’est, en d’autres termes, la première différenciation du vouloir-vivre, un arrêt, un recul, une concentration sur un point succédant à l’expansion générale des mouvements ; c’est, au sens étymologique, l’aversion. James Ward remarque avec raison que ce résultat suspensif produit par la peine sert à ce qu’on pourrait appeler l’éducation intérieure de l’animal, mais qu’il ne lui apprend encore que fort peu de chose sur le dehors et qu’il sert peu à étendre les relations de l’individu avec son milieu. A un troisième moment, la sélection fait de nouveaux progrès. Quand l’animal souffre, il accomplit des mouvements irréguliers, souvent même en conflit l’un avec l’autre. Parmi ces mouvements, il peut s’en trouver un qui ait la chance d’éloigner la cause même de la douleur. C’est le dernier d’une série d’essais désordonnés et irréfléchis. Il est clair que ce mouvement, en supprimant la peine, supprimera l’attention attachée antérieurement à la peine ; cette attention, devenue libre, ne pourra pas ne pas se fixer sur le mouvement même qui a introduit du nouveau dans la conscience. De là une association établie dans la mémoire entre le mal et le remède. Les mouvements sont moins nombreux et diffus quand le mal reparaît ; le mouvement seul efficace devient plus distinct et est trié par sélection. Dès que la douleur revient, ce mouvement se produit et, cette fois, pour l’écarter ; au mouvement spontané succède ainsi le mouvement volontaire, sans qu’il y ait d’ailleurs un déterminisme moindre dans un cas que dans l’autre.

III §

Spencer dit que tous les changements psychiques sont organiquement déterminés. — Oui, sans doute, peut-on lui répondre, tous les changements psychiques sont organiquement déterminés en tant qu’ils ont tous des concomitants organiques ; mais, d’autre part, aucun changement psychique n’est organiquement déterminé, en ce sens que les événements physiques et les événements psychiques n’ont point, pour nous, de facteurs communs. Aucune formule de mécanique ou de physiologie ne fera comprendre pourquoi je jouis, souffre, désire ; tout, dans ma jouissance et ma souffrance, ou dans mon appétition, n’est donc pas déterminé par des facteurs purement mécaniques. C’est ce qui fait qu’on ne peut pas expliquer l’appétition sensible par des complications purement mécaniques d’actes réflexes. Les sensations ont ce caractère qu’elles entrent, comme on l’a dit, ex abrupto, dans la conscience51 : elles sont pour nous un commencement, un bout de série, et nous ne pouvons leur assigner des antécédents psychiques. Au moment où un éclair jaillit de la nue, nous avons beau regarder dans notre conscience, nous n’y trouvons rien qui explique pourquoi nous avons la sensation de lumière soudaine. C’est précisément pour cela que nous objectivons les sensations, que nous prolongeons hors de notre conscience la série qui y fait irruption tout d’un coup. Au contraire, les mouvements qui suivent une représentation, une émotion et une appétition, ont des antécédents psychiques assignables ; et même ils ne peuvent recevoir une explication adéquate sans l’introduction des éléments psychiques. On nous dit bien que, si nous ne souffrions pas, si nous ne jouissions pas, nous accomplirions les mêmes mouvements, que nous retirerions les doigts de la flamme, même si nous n’éprouvions pas la douleur de la brûlure, — pourquoi pas si nous éprouvions du plaisir à être brûlé ? — On nous dit cela, mais les mouvements ont beau être explicables mécaniquement par des mouvements antérieurs, cette explication mécanique laisse en dehors la représentation, l’émotion, l’appétition, la motion même. Or, ce qui est à expliquer pour le psychologue, ce n’est pas un mouvement comme celui d’une horloge insensible, c’est un mouvement vital et appétitif, qui se sent lui-même et se rend compte de lui-même à lui-même. Puisqu’il y a nécessairement des facteurs psychiques dans le problème, c’est que ces facteurs ont un rôle effectif dans le résultat concret, dans la réalité philosophiquement considérée. « Le rugissement du lion, a-t-on dit, qui rassemble les chacals, disperse les moutons. » D’où vient une telle diversité de mouvements avec la même sensation pour point de départ ? On peut à coup sûr répondre que l’effet mécanique consécutif de la sensation n’est pas le même dans les divers cerveaux, que ce qui produit un orage dans l’un laisse l’autre calme. Mais cette explication, mécaniquement suffisante, n’est cependant pas adéquate à la réalité, ni métaphysiquement suffisante, puisque, si les mouvements se suffisaient à eux-mêmes dans la réalité, il n’y aurait pas de sensations, ni déplaisirs, ni de pensées, ni d’appétitions. Une explication complète doit donc, encore une fois, embrasser les facteurs psychiques en même temps que les rapports mécaniques52. Même au point de vue de l’évolution, nous avons montré qu’on ne peut se contenter de la sélection par « heureux accidents » ; il faut faire intervenir la sélection cérébrale et mentale qui a lieu au sein d’un individu donné, et qui provient de ce que, dans la multitude des sensations que l’individu éprouve, il y en a seulement un petit nombre qui occasionnent des émotions de peine ou de plaisir assez distinctes pour devenir des objets possibles d’appétition déterminée. De là résulte le triage associant tels mouvements à telle sensation qui nous intéresse par tel plaisir ou telle peine.

IV §

Il faut, en définitive, admettre sous le désir intentionnel et conscient de son objet une activité plus profonde et plus fondamentale qui s’exerce sans se représenter encore le résultat de son action. Elle agit parce qu’elle agit et pour agir. En agissant elle jouit plus ou moins vaguement d’elle-même. En agissant, elle rencontre aussi des obstacles qui ont pour résultat, avec l’effort et le travail, le commencement de la peine.

On peut donner à cette activité primordiale le nom de volonté, mais c’est une volonté sujet qui, à proprement parler, n’a pas encore d’objet et n’est point encore représentative. Elle n’enveloppe qu’une sourde conscience d’agir, un sourd bien-être attaché à l’action et un sourd malaise attaché à la limite de l’action. Au reste, nous ne pouvons avoir sur le fond des choses que des formules symboliques. Métaphysiquement, on ne comprend pas l’existence sans quelque action qui la manifeste, ni le plaisir ou la douleur sans une facilité ou difficulté dans cette action. D’autre part, comment et pourquoi agir si on ne sent rien et si on n’a pas quelque conscience de ce qu’on sent, de ce qu’on fait, de ce qu’on produit ? Nous arrivons donc à ce cercle : « Il faut agir pour sentir et penser, il faut sentir et penser pour agir. » Il n’y a d’autre moyen d’en sortir que d’admettre, dans l’être primordial, une unité immédiate de l’agir, du sentir et du penser.

Cette activité dont nous avons la conscience permanente au milieu même de nos changements, et qui fait que nous nous sentons vivre, nous ne pouvons nous la représenter elle-même sous une forme directe et distincte, qui lui soit adéquate ; nous ne pouvons nous en faire une image, une idée déterminée. On en peut dire tout autant de l’être, de la vie, de la conscience, avec lesquels d’ailleurs l’action ne fait qu’un. Nous sommes certains de notre existence non comme d’une existence abstraite et générale, mais comme d’une existence réelle qui est présente à tous nos états successifs ; et pourtant, nous ne pouvons nous représenter ce qu’est être. De même, nous sommes certains de vivre, mais essayez de vous représenter ce qu’est vivre. Nous sommes certains d’avoir conscience, mais essayez de vous représenter ce qu’est avoir conscience.

La critique du savoir découvre deux limites : ce qui est au-delà de notre atteinte, et ce qui est trop près de nous pour être posé devant nous : « parce qu’on ne peut voir ses yeux, ce n’est pas une raison pour dire qu’on n’a pas d’yeux » ; de même l’activité de la pensée ne peut se voir elle-même comme un objet. Ceux qui refusent l’activité à la conscience considérée dans sa totalité et dans son unité sont obligés d’attribuer l’activité à ses éléments, de dire que ces éléments « luttent » ensemble, qu’ils agissent et réagissent ; il faut donc toujours, sous une forme ou sous une autre, admettre quelque part une activité. Il y a là un élément ultime qui est la limite de la connaissance proprement dite, c’est-à-dire de la représentation. C’est pour cette raison que l’existence même de cette activité a pu être niée ; mais l’impossibilité de représenter sous la forme d’un état particulier ce qui est le fond commun de tous nos états, ne prouve nullement que l’activité n’existe point et même n’ait pas conscience de son existence. Ce qui est vrai, c’est que la notion abstraite et générale d’activité n’exprime point une faculté réelle et distincte de ses actes concrets, une entité métaphysique. Mais ce qui est en question, ce n’est pas l’existence d’une activité comme faculté, c’est l’existence de l’action même, de l’action réelle, de l’agir ; or, c’est cette action dont, nous avons perpétuellement conscience dans tous nos états, quoique nous ne puissions, encore une fois, nous la représenter, c’est-à-dire l’imaginer sous la forme passive d’une sensation affaiblie. Le sujet, quelle qu’en soit la nature ultime, ne peut se saisir lui-même comme tel ou tel objet. De même pour l’activité primitive qui le constitue ; le sujet est présent à lui-même, mais non représenté à lui-même ; il a conscience, mais il n’a pas conscience de soi comme d’un changement particulier, ni comme d’un état particulier, quoiqu’il n’acquière la conscience distincte et claire de soi que dans des changements et des états offrant eux-mêmes distinction et clarté. Il est encore moins une substance cachée derrière les faits intérieurs ; cette substance, loin de pouvoir être un sujet, serait encore un nouvel objet ajouté aux autres, et de plus un objet inconnaissable. On ne peut donc, en dernière analyse, concevoir le sujet voulant et pensant que comme une action.

Chapitre quatrième
Les émotions proprement dites. L’appétit comme origine des émotions et de leurs signes expressifs. §

I. Nature des émotions proprement dites. — II. Expression des émotions. Explication biologique. — III. Explication physiologique de l’expression des émotions. — IV. Explication psychologique de l’expression des émotions. — V. Explication sociologique de l’expression des émotions. — VI. Interprétation des signes.

 

I
Nature des émotions proprement dites. §

Le mot même d’émotion indique un mouvement de l’âme, motus animi, comme disaient les anciens, et l’émotion peut se définir un changement soudain apporté dans l’intensité, dans la vitesse et dans la direction des faits de conscience. Une insulte excite la colère, c’est-à-dire que certaines idées et sentiments d’honneur acquièrent tout d’un coup une extrême intensité ; une foule de pensées et d’images passent avec une vitesse extrême devant l’esprit, et il y a, comme disait Pascal, « précipitation de pensées » ; enfin la direction antérieure de notre volonté est brusquement modifiée et la volonté se porte tout entière à se défendre de l’insulteur. L’intensité d’une impression agréable ou pénible est bien la condition ordinaire de l’émotion, mais, à vrai dire, l’émotion proprement dite ne commence qu’avec la modification du mouvement des états de conscience, du cours de nos idées, de nos sentiments, de nos volitions : la colère et la terreur, par exemple, agissent différemment sur le cours de la conscience. L’émotion est donc, en définitive, le changement soudain apporté par le sentiment au développement antérieur des états de conscience, à leur direction, à leur vitesse, à leur extension ; elle est comme l’effet mécanique, et non statique, du plaisir et de la douleur dans le domaine mental. Il y a dans l’émotion un ouragan intérieur ; en même temps il y a un ouragan nerveux. Aucun changement dans la conscience ne peut se produire sans des mouvements corporels qui le précèdent, l’accompagnent et le suivent ; toute émotion, au lieu de borner ses effets perturbateurs à la succession des changements internes, les étend donc à la succession des mouvements externes : la colère agite la lace, le cœur, les membres ; la terreur produit des effets de paralysie. Le sentiment, étant ainsi cause de changements dans l’intensité, la durée et la direction, a une force mentale liée à une force mécanique, dont les effets s’étendent à l’espace.

Maintenant, au point de vue psychologique, quel est l’élément primitif des émotions ? Est-ce le mouvement de la pensée qui explique celui de la volonté et de l’appétit, conséquemment l’émotion ? Ou, au contraire, est-ce ici encore la volonté qui est le ressort primordial ?

Certains psychologues ont cherché la première origine des émotions dans le domaine de l’intelligence et ont voulu les expliquer par un simple jeu d’idées. Le tort d’Herbart est de n’avoir vu dans la passion que son effet intellectuel. Pour lui, ce n’est pas l’émotion, par exemple la frayeur causée par une bête féroce, qui produit le mouvement précipité ou l’arrêt des représentations ; c’est au contraire le mouvement des représentations, — perception de l’objet terrible, représentation soudaine des conséquences, idée de la défense immédiate, etc., — qui cause l’émotion. Herbart confond l’effet avec la cause.

Wundt, lui, reconnaît mieux la force de la volonté sous celle des idées, mais, nous l’avons vu, il place cette force uniquement dans l’attention, dans ce qu’il appelle l’aperception, c’est-à-dire la saisie des objets par l’intelligence. L’émotion n’est plus alors, selon lui, en son origine, que l’effet produit par le sentiment sur l’attention53. Aussi Wundt aboutit à faire de la surprise, comme Bain et Descartes, l’émotion fondamentale. « On peut, dit-il, regarder comme la forme la plus simple de l’émotion l’état qui se manifeste au dedans de nous à la perception d’une chose inattendue. » L’effet de la surprise, ajoute-t-il, est analogue à celui de l’effroi, et fait qu’on tressaille visiblement. Wundt en conclut que l’émotion élémentaire est la surprise, « qui se comporte, à l’égard des mouvements de l’âme plus complexes, à peu près comme le sentiment esthétique éveillé par une forme géométrique simple vis-à-vis de l’effet produit par une œuvre d’art. » Wundt aurait pu ajouter, dans le même sens, que la surprise est l’analogue intellectuel du choc mécanique avec ses effets d’élasticité bien connus.

Quelque part de vérité que renferme cette analyse psychologique, elle ne nous paraît point encore aboutir aux éléments véritables et primordiaux de l’émotion. Wundt ne s’est pas demandé si, au lieu de ramener l’effroi à une sorte de surprise, on ne pourrait pas ramener la surprise à une sorte d’effroi. En fait, chez les animaux inférieurs, l’étonnement n’est guère que de l’effroi, c’est-à-dire de l’aversion. L’être vivant ne vit pas d’abord pour penser : encore faut-il auparavant qu’il vive, primo vivere. Or des êtres qui n’auraient pas éprouvé des effets d’aversion ou d’inclination en présence des choses « inattendues » n’auraient pu vivre : il faut avant tout que leur volonté réagisse à l’égard des objets, soit pour s’en approcher, soit pour s’en écarter. Il s’ensuit que la réaction de l’appétit est la cause, non l’effet de la réaction intellectuelle appelée attention. Nous dirons dès lors, contrairement à Wundt, que la surprise est de l’effroi diminué, émoussé, contrebalancé, réduit à la sphère intellectuelle, de manière à paraître voisin de l’indifférence sensible ; mais, au fond, la surprise est encore un mouvement du désir et non de la pure pensée. A l’égard de l’inconnu, la volonté prend d’abord une attitude défensive et négative, commandée par les nécessités mêmes de la vie et de la lutte pour l’existence ; puis, selon les cas, elle continue de refuser ou, au contraire, elle accepte. Toute nouveauté brusque et non encore approfondie est tenue jusqu’à nouvel ordre pour un danger ; les animaux n’ont commencé par être ni des contemplateurs curieux de choses nouvelles, ni des novateurs, mais des conservateurs toujours tremblants devant l’inconnu. Nous ne pouvons donc considérer l’étonnement, avec Descartes, Bain et Wundt, comme l’émotion vraiment primitive. Descartes a beau dire : « L’étonnement est antérieur à toutes les autres passions, puisqu’il peut se produire avant que nous sachions aucunement si tel objet nous est convenable ou ne l’est pas » ; Descartes raisonne d’après les résultats présents de notre organisation très développée, devenue de plus en plus intellectuelle ; s’il avait connu la théorie de l’évolution, il eût compris qu’à l’origine l’étonnement dut être un mouvement de défensive, avec effort protecteur. Même aujourd’hui, l’étonnement conserve les caractères de l’effort intellectuel, de l’effort musculaire, enfin de l’émotion qui accompagne la crainte.

L’étude des effets physiques va d’ailleurs nous éclairer ici sur la nature des causes. L’étonnement se manifeste par les yeux ouverts, les sourcils élevés, la bouche ouverte, les mains levées. Si les yeux s’ouvrent, c’est qu’ils font un effort pour mieux voir l’objet qui étonne ; un degré de plus, et l’ouverture des yeux marquera l’effroi. Si les sourcils s’élèvent, c’est qu’il est difficile de soulever entièrement les paupières sans élever en même temps les sourcils et plisser le front. Si la bouche est ouverte, c’est, en premier lieu, parce que le relâchement des muscles, dont a fui une partie de l’innervation nerveuse employée au cerveau, fait tomber la mâchoire par son propre poids ; en second lieu, la bouche ouverte permet une inspiration profonde, nécessaire toutes les fois que nous avons quelque effort énergique à accomplir ; enfin elle rend plus facile l’inspiration même, qu’activent les battements du cœur sous l’influence de l’étonnement comme de la crainte. Le singe, qui respire plus aisément que nous par les narines, n’entr’ouvre pas la bouche sous l’influence de l’étonnement, mais les autres signes subsistent. Quant au geste d’élever et d’étendre les mains en se renversant en arrière, Darwin en cherche l’explication dans son « principe d’antithèse » selon lequel une passion provoque, par contraste, les mouvements opposés à ceux de la passion contraire ; mais il nous semble que l’explication la plus simple est d’admettre que ce geste a pour but de se mettre en garde contre l’objet étonnant comme contre l’objet effrayant. Dans la Cène de Léonard de Vinci, l’étonnement est peint d’une manière admirable sur le visage des disciples, avec les nuances les plus diverses selon les caractères, au moment où ils entendent cette parole de Jésus : « L’un de vous me trahira » ; et toutes ces nuances sont en même temps celles de l’aversion et de la crainte.

De là on peut conclure que l’effet immédiat et premier des sentiments doit être cherché dans le domaine de l’activité et de la volonté : c’est tout d’abord le cours de l’impulsion volontaire et de l’appétit qui est modifié ; les perturbations ultérieures dans le cours des sentiments, des idées, des mouvements organiques, sont dérivées : elles sont le retentissement du trouble primitif en des sphères concentriques de plus en plus larges. Le non et le oui de l’intelligence, comme la fuite ou l’approche du corps, ne sont que des résultats du non et du oui de la volonté. Nous verrons que le signe même de dénégation et le signe d’affirmation sont des mouvements de la tête pour s’écarter de l’objet, on pour s’approcher de l’objet nutritif. Les émotions, en dernière analyse, sont donc des mouvements instinctifs de la volonté réagissant sous l’influence du plaisir ou de la douleur ; ces mouvements modifient, d’une part, le cours des idées, et ils se communiquent, d’autre part, aux organes où ils s’expriment.

II
Expression des émotions. Explication biologique. §

Diderot a dit : « Tout geste est une métaphore. » Il caractérisait ainsi avec exactitude cette traduction des sentiments en mouvements analogues qu’on appelle leur expression. Mais, si le langage naturel de la physionomie et des gestes est métaphorique, il ne faut pas croire pour cela qu’il se compose de symboles et d’images plus ou moins arbitraires, comme les figures de discours ou les signes conventionnels du langage humain. Non, c’est en vertu d’un déterminisme absolument nécessaire que tel phénomène intérieur se traduit par telle expression extérieure. Le temps est déjà loin où les psychologues admettaient une « faculté expressive » et une « faculté interprétative ». L’expression n’est, plus considérée aujourd’hui comme un signe plus ou moins lointain qui pourrait se détacher du fait exprimé : c’est une partie intégrante de ce fait ou de son histoire, c’est un prolongement fatal des changements mêmes qui le constituent, comme le roulement du tonnerre est le prolongement du choc entre les nuages orageux. Darwin ayant demandé à un enfant de moins de quatre ans ce qu’il entendait par être content, l’enfant répondit : « cela veut dire rire, babiller et embrasser ; » ce jeune psychologue ne séparait point le sentiment de son expression. Un homme qui sait que sa vie est dans le plus grand danger et veut la sauver sera peut-être capable de dire, comme fit Louis XVI entouré d’une multitude furieuse : « Ai-je peur ? tâtez mon pouls » ; mais alors, remarque Darwin, il y a tension de la volonté contre l’émotion, et ce conflit interne s’exprime encore fidèlement dans le corps même par la tension parallèle des muscles et par la tension corrélative du pouls. « De même, dit encore Darwin, il se peut qu’un homme nourrisse une haine violente contre un autre homme, mais on ne peut dire qu’il est actuellement en fureur que si cette haine agit sur son corps. » Les sentiments trop faibles pour produire au dehors une expression visible n’en ont pas moins leur expression à l’intérieur des organes. On peut comparer notre corps à une masse d’eau où les pierres qui tombent produisent toujours des ondulations, capables de s’étendre indéfiniment ; si le choc a été trop petit, les ondes visibles du centre, en s’écartant et en s’agrandissant, finissent par devenir invisibles ; un spectateur éloigné aperçoit à peine un vague tressaillement ou croit même que rien n’a troublé l’eau tranquille. Nous ne devons donc pas, comme les anciens psychologues, placer dans deux mondes séparés les changements psychologiques et les mouvements physiologiques où ils se réalisent, où ils se prolongent, où ils s’expriment. Les artistes, de leur côté, ont besoin de comprendre ce qu’il y a de naturel et de nécessaire dans toutes ces attitudes et tous ces mouvements qu’ils ont à saisir et à reproduire. « La science étudie d’abord, disait Léonard de Vinci, puis vient l’art, né de celle science54. »

Pour rendre compte du déterminisme réciproque qui lie les sentiments intérieurs aux mouvements extérieurs, on peut employer trois procédés principaux d’explication : par la biologie, par la physiologie, par la psychologie individuelle et sociale. Darwin emprunte surtout ses explications à la biologie, à l’évolution graduelle des organismes luttant pour la vie ; en effet, il explique la plupart des mouvements expressifs par des habitudes primitivement utiles qui, grâce à la sélection naturelle, sont devenues héréditaires et organiques. Mosso et Warner, se plaçant à un autre point de vue, ont montré qu’il y a des limites physiologiques et mécaniques à cette influence de la sélection et du milieu, qu’il y a des nécessités internes indépendantes de l’utilité extérieure ; et c’est à la physiologie, selon eux, qu’il appartient de déterminer ces limites. Mais, ajouterons-nous à notre tour, le philosophe ne doit-il pas maintenir, dans la question des signes, un troisième point de vue, plus intérieur encore, proprement psychologique et sociologique ? Ne doit-il pas expliquer par les lois même de la conscience, soit individuelle, soit collective, ces faits d’expression qui sont précisément la continuation du mental dans le physique et du physique dans le mental ? Toute expression des sentiments a, par définition même, un côté psychologique et, qui plus est, social : il n’y a, en effet, expression véritable que s’il y a interprétation possible des mouvements par d’autres êtres formant avec le premier une société. L’expression de la peur, traduction du mental en mécanique chez un être vivant, aboutit à la retraduction du mécanique en mental par un autre être vivant qui la ressent à son tour : il existe donc ici comme un circuit social. Le langage de la passion est éminemment communicatif et, comme dit Mantegazza, « apostolique ». Un geste de l’olympien Goethe suffit un jour à calmer, dans un théâtre, le tumulte de la foule. Allons plus loin. Chaque organisme vivant est lui-même une société d’organismes plus élémentaires. Il y a donc lieu de se demander si le fait de communication sociale ne commence pas dans l’organisme même avant de s’étendre à des organismes analogues ; s’il n’y a pas déjà une solidarité à la fois mécanique et mentale entre les parties associées d’un même organisme, — cerveau, cœur, muscles du visage, — avant que la passion ait rayonné d’un organisme à l’autre. Toutes les parties d’un violon ne doivent-elles pas d’abord vibrer ensemble sous l’archet avant de communiquer des vibrations similaires aux autres violons immobiles, mais accordés sur le même ton ?

Selon nous, c’est en effet cette loi psychologique et sociologique de solidarité ou de sympathie qui régit et explique tous les faits d’expression. Il ne nous semble pas qu’elle ait été assez mise en lumière, et nous nous proposons d’y insister. Mais examinons auparavant jusqu’où s’étendent les explications ordinaires, empruntées aux deux domaines de la biologie et de la physiologie.

Le principe biologique qui, selon Darwin, explique l’expression des émotions, c’est l’hérédité des habitudes. D’abord utiles pour l’entretien ou la défense de la vie, certains mouvements se sont conservés alors même qu’ils n’avaient plus d’utilité immédiate. Laura Bridgman, quoique aveugle, sourde et muette, presque privée du goût et de l’odorat, fait des gestes instinctifs, penche la tête pour affirmer, la secoue latéralement pour nier ; elle hausse les épaules, etc. La plupart de nos gestes sont ainsi des habitudes héréditaires. Les signes de l’affirmation et de la négation, en particulier, semblent venir de ce que l’enfant, pour rejeter la nourriture dont il ne veut pas, par exemple pour refuser le sein de sa mère, secoue latéralement la tête ; au contraire, pour prendre le sein de sa mère ou la nourriture qu’on lui offre, il penche la tête en avant ; ces mêmes gestes, étendus à toute négation et à toute affirmation, sont devenus héréditaires et instinctifs chez un grand nombre de races. L’acte de serrer les poings et de montrer les dents a été primitivement volontaire au moment de combattre l’ennemi ou pour le défier ; puis cet acte s’est associé peu à peu au sentiment de la colère et est devenu machinal ; enfin il s’est transmis par hérédité, et aujourd’hui encore nous serrons les poings dans la colère, même si l’ennemi est absent. Un des exemples les plus frappants de l’hérédité est l’action de découvrir la canine d’un seul côté de la bouche, comme font les chiens qui découvrent la canine voisine de leur ennemi. Chez l’homme, ce mouvement, joint à l’inclinaison de la tête en arrière, marque le ricanement de défi ou de souverain mépris, quoique nous n’ayons plus l’intention d’attaquer l’ennemi à coup de dents.

Quelque étendus que soient réellement les effets de l’hérédité, on peut reprocher à Darwin d’avoir fait la part trop grande aux causes extérieures, à la sélection et au milieu. C’est dans les tissus mêmes de l’organisme, dans les intimes propriétés de la substance vivante, qu’on doit avant tout chercher les raisons mécaniques et physiologiques des phénomènes d’expression. Par exemple, les disciples de Darwin ont représenté la contraction des sourcils comme un mouvement que les animaux trouvèrent originairement avantageux dans le combat et qui fut pour cela préservé par la sélection naturelle. Mais, demande avec raison Mosso, si un avantage aussi léger que la contraction des sourcils a pu produire par sélection un appareil musculaire compliqué, comment expliquer que cette même sélection naturelle n’ait point trouvé un remède au désavantage bien plus sérieux que produit, dans la crainte, la dilatation de la pupille avec obscurcissement de la vue55 ? La vraie explication de ces faits, selon Mosso, est toute physiologique. Dans l’organisme, il y a une hiérarchie de parties et de fonctions ; parmi les diverses parties, le système nerveux est prépondérant : la circulation doit donc être réglée de manière à fournir aux centres nerveux, lorsque leur substance s’use et se dépense pour une cause quelconque, une quantité suffisante de sang nourricier. C’est cette condition organique qui entraîne avec elle des désavantages accidentels. Ainsi, durant une forte émotion comme la crainte, il y a usure de substance dans le cerveau : selon les lois physiologiques, le sang se trouve alors appelé de la périphérie au cerveau ; les vaisseaux de l’œil et en particulier de l’iris se contractent, la pupille se dilate, et enfin, par une conséquence nécessaire, la clarté de la vision est notablement empêchée. Quant au mouvement de contraction des sourcils, il est lié physiologiquement aux « mouvements de l’attention » requis pour apercevoir un objet le plus distinctement possible. Ces mouvements se sont associés ensuite avec ceux de l’effort en général, et, de là, avec les émotions où la peine entre comme élément. Voilà pourquoi nous contractons les sourcils dans la lutte et dans la douleur. On voit la nécessité, pour expliquer le langage des sentiments, de subordonner le point de vue biologique de l’évolution aux lois de la physiologie. Passons donc à ce second ordre d’explications, pour en marquer l’étendue et les limites.

III
Explications physiologiques de l’expression des émotions §

Au point de vue physiologique, la loi qui unit l’émotion à ses signes extérieurs est la même qui régit toutes les manifestations de la vie et de la force : c’est l’équivalence des mouvements. A un moment donné, la quantité de force nerveuse qui correspond à l’état de conscience appelé sensation doit nécessairement se dépenser de quelque manière et engendrer quelque part une manifestation équivalente de force. La force dépensée, à son tour, peut suivre trois voies différentes. Tantôt l’excitation nerveuse se transforme simplement en mouvements cérébraux, corrélatifs d’une agitation de l’esprit ; c’est ce qui a lieu, par exemple, quand un enfant écoute un récit qui l’intéresse et l’émeut. Tantôt l’excitation nerveuse se transforme en mouvements des viscères et suit les nerfs ganglionnaires ; par exemple, des pensées agréables aident la digestion ; la peur peut frapper d’inertie les nerfs de l’intestin, particulièrement les vaso-moteurs, et amener une affluence de produits liquides dans le tube intestinal ; le cœur bat plus vite dans l’émotion ou parfois s’arrête, et cette influence a lieu par l’intermédiaire des nerfs pneumo-gastriques. Tantôt enfin l’excitation nerveuse, suivant les nerfs moteurs, se transforme en mouvements des muscles, qui deviennent alors les signes les plus extérieurs et les plus visibles de l’émotion : une brûlure au doigt contracte les traits du visage ; une vive joie ou une vive inquiétude nous fait nous agiter, parler, aller et venir. En un mot, la décharge nerveuse suit ou les nerfs cérébraux, ou les nerfs ganglionnaires, ou les nerfs moteurs, ou les trois canaux à la fois dans des proportions diverses. Ordinairement, chacun de ces canaux s’alimente aux dépens des autres. Quand la colère est concentrée, l’agitation des muscles diminue ; quand nous dépensons notre excès d’agitation en mouvements extérieurs, en gestes, en allées et venues, en larmes et plaintes, l’agitation cérébrale se trouve par cela même diminuée. Ces phénomènes de diversion ne sont que des cas particuliers de la conservation de la force et de la propagation du mouvement56.

Quelquefois cette propagation aboutit à une véritable métamorphose : on voit alors se manifester une loi étudiée par Wundt, placée même par lui au premier rang, mais qui n’est, à notre avis, qu’une conséquence particulière de la loi d’équivalence. Les émotions très violentes, par la réaction qu’elles produisent sur les parties centrales de l’innervation, entraînent une paralysie subite de nombreux groupes musculaires ; les faibles ébranlements de la sensibilité, au contraire, produisent une surexcitation qui n’est que plus tard remplacée par l’épuisement. C’est ce que Wundt appelle la loi de la métamorphosé de l’action nerveuse. Il en résulte des effets de balancement et de compensation qui, selon nous, ne sont toujours qu’une application de la loi d’équivalence entre les mouvements. Prenons pour exemple la rougeur du visage. Darwin, on le sait, l’explique par l’attention qu’on porte sur son visage lorsqu’on a l’idée qu’un autre vous regarde : c’est cette attention qui appellerait le sang sur le visage même. L’explication est peu plausible, d’autant que les oreilles des lapins, qui n’en pensent pas si long, rougissent elles-mêmes sous l’influence de l’émotion, il est bien plus raisonnable d’admettre, avec Wundt, que toute émotion, excitant vivement le cœur, produit dans les vaisseaux de la tête une réaction due à l’accélération des battements cardiaques. La rougeur est causée par un relâchement momentané de l’innervation vaso-motrice, phénomène compensateur qui accompagne l’émotion cardiaque. Il y a là une série de métamorphoses nécessaires.

Les explications physiologiques de Mosso rentrent le plus souvent dans la loi de Wundt et, à plus forte raison, dans la loi plus générale de l’équivalence des forces. C’est surtout le système musculaire et la circulation du sang que Mosso a étudiés. Il a montré que la moindre excitation cérébrale fait affluer le sang au cerveau, et que, pendant le travail intellectuel, cet afflux du sang est assez grand pour diminuer le volume du bras plongé dans l’eau. Il a pu observer directement la circulation du sang chez trois sujets dont le crâne avait été partiellement détruit : qu’un étranger entre, qu’un bruit inattendu se produise, le pouls cérébral s’élève immédiatement. Sous l’influence de la peur, le sang reflue aux extrémités, à ce point qu’une bague ne puisse plus alors sortir du doigt. On sait que Mosso a appliqué ingénieusement la balance même à l’étude de la circulation. Un homme est couché de son long dans une caisse en bois disposée comme une balance et en équilibre sur un couteau d’acier ; des appareils marquent le tracé du pouls pour les pieds et les mains, ainsi que les changements de volume subis par ces organes. Lorsque la balance et l’homme qu’elle renferme sont tous les deux en équilibre et en repos, on adresse à l’homme la parole : aussitôt, par le seul effet de l’excitation reçue et de l’attention qui y répond, la balance oscille et s’incline vers la tête, devenue plus pesante, tandis que les vaisseaux se contractent dans les extrémités inférieures, devenues plus légères. S’il y a une émotion un peu plus violente, l’inclinaison de la balance du côté de la tête peut persister de cinq à dix minutes. Un littérateur, ami de Mosso, étant venu assister à ces expériences, Mosso lui demanda d’abord de lire un livre italien, puis de traduire à l’improviste un passage d’Homère : on constata aussitôt d’importantes modifications dans la forme du pouls. En somme, c’est le système réparateur et nutritif qui intervient, toutes les fois qu’une dépense d’énergie a lieu dans quelque centre nerveux, et qui s’efforce de compenser ainsi la dépense par l’apport des matériaux contenus dans le sang. De là ces effets de bascule qui se produisent dans toutes les émotions et qui résultent de leur propagation à tous les grands appareils de l’organisme.

Warner, lui, a soigneusement étudié les effets produits par les émotions sur la nutrition, ce qu’il appelle les signes trophiques. Les maladies qui modifient la nutrition modifient aussi le système nerveux, le rendent plus irritable. L’enfant mal nourri a souvent ce que les médecins appellent la main nerveuse, c’est-à-dire agitée de perpétuels tressaillements ; une nutrition encore plus mauvaise peut aboutir à la chorée. Les plantes mêmes nous fournissent des exemples de cette irritabilité excessive due à une nutrition imparfaite. Des sensitives furent semées les unes dans du sable pur, les autres dans de la terre végétale mêlée de sable en diverses proportions. Les premières, qui ne pouvaient se nourrir que par l’air, devinrent languissantes et bientôt moururent : elles avaient une extrême sensibilité au moindre attouchement ; un souffle, le plus léger mouvement du pot où elles avaient grandi, faisait s’abaisser leur feuillage. Celles qui n’avaient qu’un tiers ou deux de terre végétale furent encore irritables, quoique à un degré moindre, et ne purent fleurir. Celles qui avaient de la terre végétale pure finirent par être robustes et presque insensibles : un coup de baguette sur leur feuillage le faisait bien se replier, mais il se redressait presque aussitôt.

Outre l’excitation générale des centres cérébraux, des nerfs ganglionnaires, de la circulation et de la nutrition, l’émotion produit une excitation également générale des nerfs moteurs et des muscles. Selon Spencer, cette excitation du système musculaire serait proportionnelle à l’intensité du sentiment, quelle qu’en tut d’ailleurs la nature : une forte joie comme une forte douleur met en branle le corps entier. De plus, ajoute Spencer, la force de la passion affecte les muscles en raison inverse de leur grosseur et du poids des parties auxquelles ils sont attachés. Chez le chien, chez le chat, la mobilité de la queue la rend capable de fournir, dès l’origine, l’indication du sentiment naissant ; la plus ou moins grande élévation de la queue est un signe de plaisir, les battements qu’elle exécute de côté sont un signe d’inquiétude. Chez l’homme, les muscles de la face sont relativement petits et très mobiles : c’est pour cette raison que la figure est le meilleur indice du degré d’intensité dans le sentiment. Mosso objecte, il est vrai, que nous avons dans l’oreille et ailleurs de très petits muscles qui ne prennent aucune part à l’expression, bien que chez eux la résistance à vaincre soit très faible ; mais cette objection ne nous semble point décisive. Les muscles de l’oreille n’ont point conservé chez l’homme, faute d’usage sans doute, la mobilité qu’ils ont chez les animaux, auxquels ils sont d’une grande utilité. Chez le cheval, le renversement des oreilles est une marque d’irritation : gare aux ruades.

Le vrai défaut de la théorie exposée par Spencer, c’est qu’elle est trop purement physiologique : il n’a pas tenu compte des effets différents produits par le caractère agréable ou pénible des émotions. D’après lui, l’énergie du sentiment, quelle qu’en soit la nature, se manifeste toujours par une énergie de mouvement : on danse de joie, dit Spencer, comme on piétine de colère ; on ne peut pas plus rester en place dans la détresse morale que dans l’exaltation délicieuse ; il y a des cris d’angoisse comme il y a des cris de volupté ; souvent les bruits que font les enfants au milieu de leurs jeux laissent les parents dans le doute si c’est le chagrin ou le plaisir qui en est la cause. — Soit, mais toutes ces manifestations d’activité ne se ressemblent que pour un spectateur lointain ou superficiel ; il est difficile d’admettre que le plaisir et la douleur, dès le début, se manifestent l’un comme l’autre par un même accroissement général d’activité. Selon Spencer même, la douleur est essentiellement une diminution de l’activité vitale ; si donc elle provoque souvent l’action, ce ne peut être que par une réaction ultérieure et non primitive. Nous ne pouvons de même accorder à Mosso que la quantité seule, et non la qualité de l’émotion, « pèse sur la balance de l’expression. » Non ; il doit y avoir dès le début, au point de vue de la direction générale des mouvements, une différence de qualité entre le plaisir et la douleur.

Reprenons donc le problème du côté psychologique, et essayons de remonter ainsi jusqu’à l’effet premier de l’émotion agréable ou de l’émotion douloureuse.

IV
Explication psychologique de l’expression des émotions §

Si les physiologistes avaient considéré les émotions dans leurs éléments psychologiques, ils se seraient mieux rendu compte de leurs manifestations ; ils n’auraient pas abouti parfois à une confusion inextricable. Warner en est un exemple : il exclut systématiquement « toute considération subjective et psychologique » ; par cela même, il se prive de fil conducteur dans le labyrinthe des mouvements expressifs. Est-ce que l’expression, encore une fois, ne suppose pas par définition même un rapport avec le mental ? Il faut donc partir des phénomènes mentaux élémentaires. Or, dans toute passion, il y a d’abord un élément intellectuel, — perception ou idée, — puis un élément sensible, — plaisir et douleur, — enfin un élément volitif, — désir et aversion. D’ailleurs, nous savons qu’il n’y a pas un seul changement mental qui ne soit, à divers degrés, sensation, émotion et volition, pas plus qu’il n’y a de mouvement possible dans l’organisme qui ne soit afférent par son point d’entrée, central par son point d’arrivée et efférent par son point de sortie. Il faut donc, pour rendre compte d’un mouvement expressif, chercher : 1° l’état sensitif et intellectuel qu’il exprime ; 2° l’état affectif ; 3° l’attitude correspondante de la volonté.

C’est en effet ce que l’expérience confirme. Il y a en premier lieu, dans toute passion, des mouvements qui expriment l’effet intellectuel produit sur les organes des sens et sur les centres cérébraux de perception ou de représentation. La bouche, organe du goût, le nez, organe de l’odorat, les mains et la surface du corps, organes du toucher, les oreilles, les yeux prennent toujours une part directe ou indirecte à l’expression de tout sentiment. Le travail intellectuel de perception, ou celui de simple représentation, s’exprime aussi toujours par l’afflux du sang à la tête, par les signes de l’effort d’attention, qui s’irradie dans les divers organes clos sons, modifie la forme des sourcils, des ailes du nez, de la bouche, etc. En second lieu, l’état de la sensibilité a aussi son expression caractéristique de contentement ou de tristesse, qui se mêle à toutes les passions. Enfin, en troisième lieu, la volonté s’exprime toujours par le contentement ou le refus, soit spontané, soit réfléchi, dont les mouvements musculaires sont les signes ou plutôt l’exécution même.

C’est dans l’effet des émotions non sur l’intelligence, mais sur l’activité primordiale et sur l’appétit, qu’il faut chercher la vraie origine des divers mouvements expressifs ; or, nous savons que le plaisir est essentiellement une augmentation de l’activité vitale, tandis que la douleur on est une diminution : c’est donc là le principe dont il faut partir pour rechercher par quels mouvements se traduiront plaisirs et douleurs.

Les animaux les plus rudimentaires, voisins de la vie purement végétative, dépourvus de système nerveux et musculaire, n’avaient probablement pas la faculté de se mouvoir d’un point à l’autre dans leur lieu d’habitation ; mais il devait cependant exister, jusque chez ces espèces primitives, certaines tendances à une surexcitation ou à un affaissement de l’activité générale, selon l’approche ou le départ des objets avantageux ou nuisibles. Ces tendances ont dû être triées et grossies par la sélection naturelle, à cause de leurs avantages. On peut ajouter, avec Schneider, que l’accroissement de l’activité générale, même en l’absence de système musculaire, se manifeste toujours comme expansion, et la décroissance d’activité comme contraction. L’expansion et la contraction sont l’origine de tous les autres mouvements vitaux, et par cela même de tous les signes : c’est le germe de toute mimique.

Maintenant, considérons quels états de sensibilité devaient correspondre, chez les animaux rudimentaires, aux divers modes d’activité générale, accompagnés de mouvements généraux d’expansion et de contraction.

Nous aurons alors les deux situations suivantes : 1° approche d’un objet avantageux, accroissement d’activité au-delà de l’état normal, plaisir et mouvement d’expansion générale qui en devient le signe ; 2° approche de l’objet nuisible, descente de l’activité au-dessous de la normale, douleur et mouvement de contraction générale qui en devient le signe. Faites un pas de plus dans l’évolution : le mouvement intérieur de contraction, en se perfectionnant par la sélection naturelle, aura amené l’être vivant à un mouvement massif de transport dans l’espace, qui l’écartera de l’objet ; c’est le mouvement d’aversion et de fuite. Le mouvement d’expansion, au contraire, aura amené l’être vivant à un transport de tout son corps vers l’objet agréable ; c’est le mouvement de propension et de poursuite. Ce sont là deux nouveaux signes dans le langage naturel. Ajoutez enfin l’idée de l’objet qui cause la peine ou le plaisir, vous aurez la répulsion consciente et le désir.

Telles sont les émotions primitives, avec le mouvement général du corps qui les exprime au premier moment. Nous pouvons dire alors, contre Spencer, que, si l’intensité d’un sentiment agréable s’exprime par une exaltation et expansion d’activité motrice, l’intensité d’un sentiment pénible s’exprime tout d’abord par une contraction et diminution d’activité motrice. Dans la joie, les divers organes ne font que reproduire et aider, pour leur part, le mouvement général d’expansion : les traits se dilatent, les sourcils se relèvent, la bouche s’ouvre, la physionomie tout entière est ouverte, la voix s’accroît et s’enfle, les gestes s’épandent en quelque sorte par des mouvements plus amples et plus nombreux. On dit de même, et avec raison, que le cœur et les poumons se dilatent, que leur jeu est rendu plus facile ; les fonctions cérébrales s’accomplissent avec plus de rapidité et d’aisance : l’intelligence est plus animée, la sensibilité plus expansive, la volonté plus bienveillante. En un mot, l’expression de la joie est une expression générale de liberté et, par cela même, de libéralité. La joie, d’ailleurs, n’est pas toujours pure. Si elle est trop violente ou trop inattendue, elle se trouve en opposition trop forte avec le cours antérieur des sentiments et des mouvements ; elle produit donc un choc trop violent qui peut avoir son côté pénible : « La joie fait mal, la joie fait peur. » Mais ce sont là des effets dérivés du manque d’adaptation préalable et de la résistance que rencontre alors l’émotion de la joie ; cette résistance est une peine, qui s’oppose tout d’abord au plaisir et lui dispute l’entrée de la conscience.

Maintenant, passons à l’expression immédiate de la peine. Au premier moment, l’affaissement d’activité s’exprime par un affaissement général de force motrice. « Les lèvres sont relâchées, dit Charles Bell ; la mâchoire inférieure s’abaisse, la paupière supérieure tombe et recouvre à moitié la pupille de l’œil ; les sourcils s’inclinent comme le fait la bouche. » Il est vrai qu’en même temps d’autres muscles se tendent et entrent en jeu, par exemple le sourcilier, l’orbiculaire, les lèvres, surtout le canin abaisseur de l’angle de la bouche, que Bell appelait même « le muscle de la peine ». Mais Bain montre fort bien que les muscles qui se contractent alors ont précisément pour objet de permettre le relâchement des autres muscles : « Avec une petite force on en relâche une plus grande. » La dépense a ici pour objet une épargne, et c’est, à notre avis, parce que le premier mouvement en face de la douleur, étant un mouvement de conservation et de concentration sur soi, est aussi une tendance à épargner la force qu’on sent diminuer : on se retire de la douleur, on tâche de se ressaisir.

Le premier stade de la douleur ne dure pas longtemps, la réaction commence aussitôt. Si la volonté peut consentir au plaisir, elle ne peut consentir à la peine : elle se défend, elle lutte. Après le premier coup de la douleur qui abat, du moins quand elle est massive, on voit donc se produire les signes de l’effort. Souvent cet effort est spasmodique, il s’exerce irrégulièrement dans tous les sens, il est une prodigalité de la force, qui ne peut manquer d’amener bientôt la prostration. Pendant l’effort se produit ce phénomène expressif de la contraction des sourcils qui a donné lieu à mainte discussion. Spencer, nous l’avons vu, l’explique par un reste des habitudes de combat ; Mosso, lui, dit que ce mouvement fut, à l’origine, un mouvement d’attention, qu’il s’est associé ensuite avec le sentiment d’effort et avec les émotions où la peine entre comme élément : ces deux explications, selon nous, n’ont rien de contradictoire : toute peine est un combat, sinon avec d’autres hommes, du moins avec des ennemis intérieurs : on comprend donc que toutes les manifestations de la lutte, et aussi du travail, accompagnent la peine.

La dernière période de la douleur est toujours l’épuisement, la prostration, la perte de la tonicité, le relâchement des traits, l’extinction du regard ; on voit bien alors que les centres nerveux « sont en pleine banqueroute ». Quant aux larmes, elles semblent rentrer dans la loi générale. Selon Darwin, les pleurs « sont des vestiges rudimentaires de ces accès de cris si fréquents et si prolongés dans l’enfance, qui congestionnent les yeux et les glandes lacrymales »57. Wundt objecte à Darwin que les jeunes enfants poussent des cris violents sans verser une larme. Selon lui, les larmes sont une sécrétion destinée à protéger l’œil contre les insultes mécaniques, parce qu’elles débarrassent l’œil des corps irritants ; les impressions pénibles de la vue, puis les impressions générales de tristesse, même morale, se sont liées peu à peu à la sécrétion des larmes. On voit la difficulté qu’offrent toutes ces questions dans le détail physiologique ; mais ce qui intéresse le psychologue, c’est ce grand principe que la joie est une expansion libre, la peine une lutte qui s’accompagne partout des signes de l’effort, y compris les larmes, par lesquelles les yeux font effort pour se délivrer de ce qui les irrite.

La souffrance et la joie sont inséparables de l’aversion et du désir. Le mouvement de concentration sur soi et de défensive, commun à tous les sentiments personnels ou égoïstes, donne à leur expression, comme Mantegazza l’a justement remarqué, un caractère essentiellement concentrique, centripète, tandis que l’expression des affections bienveillantes est centrifuge et « excentrique ». La peur offre le type de cette physionomie concentrique propre aux affections qui ont pour centre le moi. La peau d’où le sang se retire devient pale, froide, puis humide de sueur ; le cœur, après avoir palpité fortement et irrégulièrement, se ralentit, la respiration est pénible et la poitrine est serrée. Le poil se hérisse comme sous l’influence du froid58. En même temps se dessine l’effort de la réaction défensive : le corps entier se détourne, les bras sont projetés en avant comme pour repousser l’objet effrayant. Si la crainte va jusqu’à l’horreur, son caractère d’énergie et d’effort s’accuse. « L’horreur, dit Charles Bell, est un sentiment très énergique : le corps est dans un état de tension extrême, que la crainte ne réussit pas à affaisser59. » De là la contraction violente des sourcils et celle du muscle peaussier du cou. En même temps, la crainte ouvre la bouche et relève les sourcils. Les photographies du docteur Duchenne montrent un vieillard dont les muscles galvanisés donnent au visage l’expression de la terreur et de l’horreur extrême, accompagnée de grande souffrance ; Darwin ayant montré cette photographie à vingt-trois personnes, presque toutes reconnurent immédiatement l’expression d’horreur ; quelques-unes y crurent voir une fureur extrême, à cause de l’expression d’effort et de lutte violente qui est commune aux deux sentiments. « Représentez l’horreur sur le visage, dit Mantegazza, et ajoutez-y des poings fermés : vous aurez l’image de la haine. » C’est que la haine est l’horreur tendant à détruire son objet.

Si les sentiments qui dérivent de l’aversion sont concentriques, les sentiments qui dérivent du désir sont expansifs : leur mimique exprime par le corps, les bras, la tête, les lèvres, les yeux, une tendance au développement et au contact, qui varie d’aspect selon la nature des objets et du contact possible.

Avec la joie et la souffrance, l’aversion et le désir, on a les quatre passions fondamentales dont le mélange suffit à rendre compte de toutes les autres, et dont l’expression engendre également les mimiques les plus complexes. Les physiologistes n’ont pas assez tenu compte des simplifications qui pouvaient être ainsi opérées par la psychologie. Tout se ramène, en définitive, à un mouvement général de la volonté vers les objets ou à l’opposé des objets, et c’est le mouvement corrélatif d’expansion ou de contraction organique qui est le vrai générateur du langage des émotions.

V
Explication sociologique de l’expression des émotions §

Passons maintenant aux considérations, d’ordinaire négligées, qu’on peut emprunter à la sociologie. Quand s’est produite dans le cerveau la série d’ébranlements qui a pour origine l’appétit ou, comme dit Schopenhauer, le « vouloir-vivre », il est impossible que le mouvement ne se propage pas ensuite à tous les organes. Il y a là, d’abord, une contagion mécanique, mais il y a aussi, selon nous, une contagion psychologique et, conséquemment, un phénomène social. L’organisme, en effet, est un composé d’organismes élémentaires, une société de cellules vivantes unies entre elles par des liens plus ou moins étroits. Les cellules cérébrales étant, en définitive, analogues à toutes les autres cellules, il est peu probable qu’elles n’aient pas aussi leur côté mental, c’est-à-dire ne soient pas le siège de sensations rudimentaires, d’émotions vagues et d’appétitions aveugles. Rappelons-nous que, dans le myriapode, c’est la tête ou segment terminal qui dirige, voit, flaire, mais tous les autres segments accomplissent aussi leurs fonctions propres et ont leur vie propre au milieu de la vie collective : si on coupe l’animal en plusieurs parties, ces diverses parties continuent de se mouvoir et de réagir sous les excitations extérieures ; il est donc improbable que la tète soit seule à posséder sensibilité et appétit. Quand une blessure est faite à l’animal, elle est ressentie à des degrés divers par tous les segments dont il se compose, et la réaction se propage aussi de segments en segments. Chez les animaux supérieurs, sortes d’états très centralisés, la concentration de la conscience dans la tête ne fait qu’obscurcir le rudiment de sensibilité qui doit subsister encore dans les autres parties. Le soleil empêche de discerner les rayons des étoiles, mais ne les empêche ni d’exister ni de produire leur effet propre dans la lumière du jour ; cet effet, toujours le même, devient manifeste dans la nuit. Si nous pouvions voir ce qui se passe dans l’organisme quand s’éteint la lumière cérébrale, nous y retrouverions sans doute des foyers inférieurs de sensibilité qui jettent encore leur lueur dans ces ténèbres.

Pour ces raisons, nous admettons dans le corps vivant une solidarité des parties qui, mécanique par le dehors, est mentale et sociale par le dedans. Dès lors, il ne peut y avoir irritation d’une partie sans que cette irritation se propage par contagion à toutes les autres : c’est le germe de la sensation diffuse, répandue dans le corps entier. De plus, cette irritation étant toujours favorable ou défavorable à la vie du tout et des parties, elle doit être sentie comme peine ou plaisir rudimentaire : c’est le germe de l’émotion diffuse. Enfin, toutes les parties ayant le pouvoir de réagir et une tendance à leur propre conservation, l’irritation entraîne toujours une réaction motrice du corps entier : c’est le germe de l’appétit diffus, du vouloir-vivre, inhérent au tout. La solidarité, dans l’association des cellules vivantes, prend donc la triple forme d’une solidarité d’excitation, d’émotion et de réaction. On peut résumer cette communication mutuelle des organes dans cette formule : sympathie et synergie. Vous croyez faire une métaphore en disant : « Je souffre dans toutes les parties de mon être », et vous n’exprimez que l’exacte vérité : quand une partie de l’organisme sent la souffrance, toutes les autres la sentent par contre-coup, chacune selon son importance et son degré d’organisation. Le cri d’alarme qui sort de votre bouche est la traduction pour l’oreille de l’alarme qui s’est produite non seulement dans votre cerveau, mais jusque dans les moindres particules de votre organisme : c’est le cri d’un peuple entier qui se sent menacé dans sa vie. Quand votre voix est tremblante d’émotion, votre corps tout entier tremble en ses moindres cellules, comme le vent qui passe sur la forêt fait frissonner toutes les feuilles des arbres. Dans une foule compacte rassemblée au même lieu, les impressions se propagent avec une rapidité extrême et, en se communiquant, s’amplifient ; chacun reçoit de tous et tous reçoivent de chacun cette sorte d’électricité par influence à laquelle on a justement comparé l’émotion : de là les passions soudaines et les soudains emportements des foules. Le même fait se passe dans votre organisme : la crainte, par exemple, s’y communique par un tressaillement qui, parti du cerveau, agite bientôt la masse entière et lui imprime un mouvement général de concentration : la terreur est la panique interne des cellules vivantes. Dans la colère, le mouvement en avant se propage d’une extrémité à l’autre : tout se dresse, tout s’emporte, tout menace : la fureur est la déclaration de guerre et le premier ébranlement de l’armée des cellules. La solidarité sociale des éléments dont nous sommes composés n’est pas seulement sympathique, elle est défensive et active. L’expression est donc un phénomène social de sympathie et de synergie qui est d’abord intérieur à l’organisme avant de s’étendre aux organismes voisins.

Ainsi s’explique, selon nous, l’association des sensations semblables entre elles et celles des sensations avec les sentiments semblables. Wundt a insisté sur ces deux lois psychologiques, en se bornant trop peut-être à les constater. En vertu de la première loi, les sensations analogues s’associent : les sons graves ont une parenté avec les couleurs sombres ; les sons élevés avec les couleurs claires et avec le blanc. Le son aigu de la trompette, le jaune et le rouge éclatant se correspondent. On dit avec raison qu’il y a des couleurs criardes ; on dit aussi qu’il y a des couleurs froides et des couleurs chaudes. Entre le timbre de la flûte et le bleu des nuits tièdes d’été, il y a autre chose qu’une affinité de hasard. Helmholtz a montré que les sons de la flûte se rapprochent des sons simples privés de ces harmoniques qui viennent se superposer en si grand nombre aux notes fondamentales du violon. Le son de la flûte a donc la pureté du ton simple, tandis que le son du violon est d’une extrême complexité. Dès lors, il n’est pas étonnant que le violon rappelle une voix humaine et exprime des émotions très complexes, tandis que la flûte rappellera plutôt les voix, les sentiments purs et simples de la nature, aux heures de calme. Les anciens estimèrent la flûte un instrument incomparable, parce qu’ils aimaient surtout le beau simple ; les modernes préfèrent le violon avec ses accents humains et tragiques. En tout cas, jamais il ne viendra à la pensée d’un Mozart de symboliser le calme des nuits bleues autrement que par le son de la flûte, ou d’un Weber, de rappeler les résonances lointaines de la forêt autrement que par le son du cor.

La raison de ces affinités qui existent entre les sensations diverses, c’est qu’elles viennent se ramener à une fondamentale unité : elles sont toutes, au fond, des excitations et des réactions sympathiques du même appétit primordial. Les sens supérieurs sont trop raffinés pour laisser apercevoir, sous leurs arabesques infinies, la simplicité du dessin primitif, mais les sensations inférieures ne sont autre chose que plaisir ou peine, vie facile ou vie difficile, mouvement aisé ou effort, volonté libre ou volonté contrainte.

La même unité foncière explique, selon nous, l’autre grande loi psychologique d’association, qui lie les sensations aux sentiments analogues. Cette loi joue dans l’expression un rôle capital. Wundt a montré avec raison ce qu’il y a d’exact dans les images de la langue vulgaire : une dure nécessité, une douce tendresse, des peines amères, de noirs soucis, une sombre destinée60. Ces images, loin d’être complètement artificielles, ont leur naturelle origine dans la constitution de notre sensibilité et dans le rapport des organes sensibles aux muscles moteurs. Nos organes sensibles sont pourvus de muscles qui ont le double but de les disposer à mieux recevoir les excitations favorables et d’écarter les agents nuisibles. La bouche prend une forme et une expression différentes suivant que nous goûtons une liqueur sucrée ou que nous avalons une boisson amère ; dans le premier cas, elle semble se disposer pour attirer et recevoir, dans le second pour repousser et se délivrer. L’obscurité, une lumière trop vive, un jour tranquille, donnent tour à tour à la figure une physionomie différente : l’obscurité nous fait écarquiller les yeux pour recevoir les rayons trop rares ; l’éclat du soleil nous fait froncer les sourcils pour protéger notre vue ; un jour tranquille imprime au visage un air de sérénité. En vertu de l’association des sentiments avec les sensations semblables et de celles-ci avec leur expression corporelle, les sentiments agréables ou désagréables, joie, estime, crainte, douleur, mépris, se manifestent par des contractions musculaires qui rappellent, soit l’action des saveurs ou odeurs flatteuses, l’éclat d’une lumière tempérée, soit l’amertume ou les odeurs empoisonnées, les ténèbres et l’aveuglement. Le dégoût physique et le dédain moral se marquent par la bouche ouverte comme pour rejeter un aliment qui déplaît, par l’expiration à travers le nez comme pour repousser une mauvaise odeur, par les yeux demi-fermés comme pour ne pas voir, enfin par les mains levées comme pour écarter l’objet. Tous ces mouvements sont devenus habituels, héréditaires et instinctifs. Si l’expression est la même pour la sensation physique et le sentiment moral, c’est que les deux ont leur unité non pas seulement, comme a dit Sully-Prudhomme, dans le même « champ de la conscience », mais encore dans un même mouvement de l’appétit et de la volonté. Aussi ce sont les images empruntées au toucher, à la résistance et à la force motrice qui sont les plus nombreuses et les plus expressives61. Quelles que soient les causes, quels que soient les objets, nous ne pouvons faire que désirer ce qui augmente notre activité et repousser ce qui la diminue : la langue des émotions, qu’elles soient physiques ou morales, n’a donc au fond que deux mots traduits de mille manières et avec mille nuances : oui et non.

Réciproquement, l’expression volontaire d’un sentiment qu’on n’éprouve pas encore le fait naître, en faisant naître les sensations qui lui sont liées et qui, de leur côté, s’associent aux sentiments analogues : l’acteur qui exprime et simule la colère finit par ressentir, en une certaine mesure, de la colère. L’hypocrisie absolue est un idéal : elle n’est jamais complète chez l’homme ; réalisée jusqu’au bout, elle serait la contradiction même de la volonté avec soi. En tous cas, la nature l’ignore : la sincérité est la première loi de la nature comme elle est la première loi de la morale. Et il en est de même de la sympathie : la nature ne connaît pas l’isolement de l’idéal égoïsme ; elle rapproche, elle confond, elle unit. Comme la chaleur et la lumière, elle ne peut donner la vie et la sensibilité sur un point sans les faire rayonner sur les autres ; loin de fermer les « monades », elle les ouvre toutes sur autrui. Jusque dans l’organisme individuel, elle établit une société : celui qui se croit un et solitaire est déjà plusieurs ; moi, c’est déjà nous. C’est pour cela que tous les organes, cœur, artères, nerfs et muscles, sympathisent avec le cerveau et racontent, chacun dans sa langue propre, la souffrance ou la jouissance qu’ils partagent. C’est pour cela aussi que le cerveau sympathise avec les organes, qu’il change en tristesse leur douleur, en sentiment leur sensation ; il leur renvoie sa peine et la reçoit multipliée : une idée triste a bientôt pour cortège des myriades de sensations pénibles, depuis les mouvements du cœur ou de la poitrine jusqu’aux parties les plus superficielles de l’organisme.

A l’association des sensations ou des sentiments analogues se rattache, selon nous, la troisième des lois d’expression que Darwin a étudiées sans en montrer le vrai sens psychologique. Cette loi, on s’en souvient, est celle de l’antithèse. Certains états de l’esprit, dit Darwin, entraînent chez l’animal certains actes habituels qui sont utiles à l’entretien ou à la défense de la vie, par exemple tels mouvements agressifs ; quand se produit un état d’esprit directement inverse, l’animal accomplit instinctivement et par antithèse les actes opposés, alors même qu’ils sont inutiles. Ainsi, selon Darwin, comment le chat et le chien expriment-ils leur intention bienveillante ? Le chien prend une forme onduleuse, se couche, s’aplatit ; le chat tend son corps, grossit son dos, se frotte contre son maître. Selon Darwin, ces mouvements bienveillants sont l’antithèse des mouvements agressifs, qui se trouvent être différents chez le chien et le chat : en effet, le chien tend et raidit son corps pour attaquer et courir sur l’ennemi ; le chat se couche, s’aplatit, fait onduler son corps pour prendre son élan. — Cette explication de Darwin est peu satisfaisante. Le chat lui-même, quand il est à la fois irrité et épouvanté, prend une forme arquée et tendue, comme le prouve la gravure même placée par Darwin dans son livre. Si le chien fait onduler son corps pour manifester sa joie, c’est que cette joie, plus vive que celle du chat, qui est moins affectueux, produit un besoin de mouvement, des sauts, des gambades, tout au moins de vives ondulations du corps ou de la queue. Si le chien se couche devant son maître, c’est par soumission et abandon. Le chat, moins expansif, se contente de manifester son affection par un besoin de frottement et de contact, accompagné d’une sorte de tension électrique des muscles. C’est la différence de tempérament et de caractère moral entre les deux animaux qui associe à des nuances de sentiments différentes des attitudes également différentes : l’une expansive, l’autre « concentrique ».

Les physiologistes ont entièrement rejeté le principe darwinien de l’antithèse, et les exemples donnés par Darwin peuvent en effet, le plus souvent, s’expliquer d’une autre manière. Malgré cela, nous croyons que ce principe a une valeur psychologique que Darwin n’a pas su mettre en lumière. L’association des états de conscience n’a pas seulement lieu par analogie, elle a lieu aussi par contraste et antithèse : ce ne sont pas seulement les semblables, mais aussi les contraires qui s’associent entre eux, et cette loi psychologique se manifeste surtout dans le domaine des sentiments. C’est qu’il existe une antithèse fondamentale entre le plaisir et la douleur, entre l’acceptation par la volonté et la répulsion par la volonté. Un lien organique a dû s’établir entre ces opposés, de manière à produire une bifurcation perpétuelle des mouvements. Il n’est donc pas étonnant, que le contraire d’un sentiment s’exprime par des mouvements ou attitudes contraires, en dehors même de toute considération d’utilité ou de tout choix de la volonté. Il y a une antithèse évidente entre le froncement des sourcils et leur position verticale, entre tous les signes physiques de l’effort et ceux du calme, entre la concentration et l’expression. Ce contraste est un des moyens qui facilitent l’intelligence des signes.

Ainsi, la loi d’antithèse n’est qu’un cas particulier de la loi d’association, qui elle-même résulte du naturel concert de tous les organes. Ce concert, cette société est si bien ie caractère essentiel de l’émotion et de son langage, que c’est l’absence même d’accord et de consonance entre toutes les parties de l’organisme qui nous fait distinguer les émotions feintes des véritables. Par exemple, dans la comédie de la douleur, l’expression est presque toujours exagérée et hors de proportion avec les causes : le visage n’est point pâle, la peau conserve sa couleur normale, il n’y a pas d’harmonie dans la mimique, certaines contractions ou certains relâchements des muscles font défaut ; le pouls, tâté par le médecin, trahit le secret ; une surprise imprévue, une distraction subite fait disparaître tout d’un coup la mimique de la douleur ; enfin et surtout, l’expression est presque toujours centrifuge, elle manque presque absolument de ces formes concentriques qui accompagnent la douleur sincère : tout, comme on dit, reste en dehors. Il y a donc, à la fois, interversion du vrai courant de l’émotion et contradiction de témoignages entre les divers organes : l’un dit oui et l’autre dit non, l’un dit souffrance et l’autre indifférence. Inversement, quand on s’efforce de dissimuler une émotion réelle, il est bien difficile que le courant de l’émotion, qui ne peut alors s’épancher par l’expression mimique naturelle, ne se dépense pas d’une autre manière, tantôt en surexcitation intellectuelle, tantôt en mouvements qui ne semblent avoir aucun rapport avec ce qu’on éprouve. Il y a des fureurs prêtes à éclater qui ne se révèlent que par des mouvements rythmiques et égaux du doigt sur un objet ou par une respiration forcée. Dans un salon, une jeune femme tout à l’heure calme et silencieuse s’anime soudain, cause avec vivacité, le ton de sa voix devient musical, elle prodigue des caresses à un enfant placé près d’elle qu’elle n’avait pas remarqué, elle s’extasie devant un objet qu’elle avait vu cent fois avec indifférence ; que s’est-il passé ? Celui qu’elle aime vient d’entrer dans le salon. L’émotion qui ne se dépense pas par sa voie directe se dépense par une activité insolite et confuse. Nouvel exemple de l’équivalence ou de la mutuelle compensation qui se produit entre les différentes manifestations de la force62.

Les mouvements expressifs, associés entre eux selon les lois que nous avons passées en revue, finissent par se fixer et par laisser des traces non seulement dans les attitudes passagères, mais dans cette sorte d’attitude permanente qui est la forme des traits. Ceux qui vivent de la même vie, ceux dont les cœurs ont toujours battu du même battement, finissent souvent par acquérir un type commun de physionomie. C’est ainsi qu’on a vu quelquefois, entre mari et femme, se développer une certaine ressemblance de visage. Les animaux, qui résistent moins que l’homme à leurs passions de race, les expriment fidèlement dans leurs organes et leurs attitudes. Les hommes, à leur tour, reproduisent en eux les divers types de l’animalité : on l’a remarqué cent fois, telle figure rappelle le renard, l’autre le loup, le tigre, le lion. La nature humaine, dit Maudsley, contient et renferme la nature animale ; le cerveau d’une brute habite dans le cerveau humain, et chez quelques personnes les traits du visage trahissent l’espèce à laquelle appartient l’animal intérieur. Les diverses races d’hommes offrent par cela même des différences de physionomie et, dans une même race, les diverses nations finissent par avoir une expression particulière qui les révèle63.

En prenant les choses en gros, on peut dire, avec Mantegazza, qu’il y a en Europe une mimique expansive et une mimique concentrique. La première se rencontre chez les Italiens, les Français, les Slaves, les Russes ; la seconde chez les Anglais, les Allemands, les Scandinaves, les Espagnols. Ces deux directions de l’expression chez les peuples divers, l’une centrifuge et l’autre centripète, confirment ce que nous avons dit des deux directions fondamentales de l’activité humaine, qui se combinent de mille manières dans les sentiments ou les passions : facilité et effort, expansion et contraction.

Les professions laissent aussi leur trace dans la forme des organes et dans les traits de la physionomie. « Le geste du soldat, dit Mantegazza, est précis, raide, énergique ; celui du prêtre, souple, onctueux, semble serpenter. Le soldat, même en civil, a dans ses gestes une habitude d’obéissance ou de commandement ; le prêtre, même vêtu en laïque, garde la marque de la soutane et du petit collet, ses doigts semblent toujours bénir ou absoudre. Le marin, le cavalier, le danseur, se laissent facilement reconnaître ; les banquiers, les notaires, les avocats ont aussi des gestes qui leur sont propres ; mais ici le diagnostic devient incertain. » On sait que Lavater, quand on lui envoya le masque de Mirabeau, devina « un homme d’une énergie terrible, indomptable dans son audace, inépuisable en ressources, résolu, hautain. » On sait encore qu’un jour un inconnu se présenta à Lavater : « Regardez-moi bien et devinez qui je suis. » Lavater devina d’abord un homme de lettres, puis un homme habitué à saisir le côté ridicule des choses, ayant de l’originalité, de l’esprit. C’était Mercier, l’auteur du Tableau de Paris. — Mais on se rappelle aussi le revers de la médaille. Zimmermann envoya un profil très accentué. Lavater, qui attendait un portrait de Herder, se figura que ce profil était celui du philosophe allemand, s’extasia sur les qualités intellectuelles et poétiques de l’homme. Or, cet homme, était un assassin redouté à Hanovre. Après tout, c’était peut-être un Herder manqué. La physiognomonie, dit avec raison Mantegazza, ne peut être pour nous une science exacte, surtout dans les applications particulières, parce que nous ne pouvons connaître tous les éléments du problème ; elle n’en a pas moins ses lois générales bien établies. On ne confondra jamais une physionomie franche avec une physionomie rusée, un visage honnête avec un visage de débauché ou de coquin. Ce n’est pas sans raison qu’un père de famille disait à son fils partant pour un voyage lointain : « Tout ce que je te demande, c’est de me rapporter le même visage64. »

VI
L’interprétation des signes §

Il nous reste à dire quelques mots de l’interprétation des signes, où l’ancienne psychologie voyait une « faculté » mystérieuse. Selon nous, c’est la simple continuation en autrui de la contagion sympathique, de la solidarité qui s’est manifestée d’abord à l’intérieur de notre corps ; la sympathie est l’unique loi psychologique de l’expression : interpréter, c’est sympathiser. Au point de vue mécanique, cette sympathie est une réelle communication de mouvements, comme lorsque les vibrations d’une cloche font vibrer la cloche voisine ; au point de vue psychologique et social, elle est une réelle solidarité de sensations, d’impressions et de volitions. La réaction instinctive de la volonté sous l’influence du sentiment, après s’être étendue par contagion à tout notre organisme, s’étend par la même contagion aux organismes similaires, et si les autres comprennent ce que nous sentons, c’est qu’eux-mêmes le sentent. Dans le téléphone, deux instruments sont placés on communication électrique avec une batterie : les vibrations de la voix qui ont produit impression sur le disque récepteur du premier instrument sont conduites à l’autre instrument, qui les exprime. Il y a ainsi une partie qui reçoit l’impression, un conducteur qui la transmet, semblable au système nerveux, enfin une partie où se produit l’expression. C’est l’image mécanique de la sympathie qui relie les divers organes de notre corps. Maintenant, supposez une communication établie entre un plus grand nombre de disques, de manière à y produire une série d’impressions et d’expressions, vous aurez l’image mécanique de la sympathie qui relie les organismes divers et qui établit entre eux une solidarité de sentiments. Le dernier résultat de cette communication sympathique est la retraduction du sentiment éprouvé par l’un en sentiments semblables chez les autres. Par une sorte de réponse ou de choc en retour l’émotion de notre voisin nous est revenue. En voyant les mouvements et attitudes d’autrui, nous tendons à réaliser nous-mêmes ces mouvements ou attitudes, car toute idée tend à se réaliser ; puis, par contre-coup, le mouvement et l’attitude réalisés par nous reproduisent en nous les sentiments qui leur correspondent.

Charles Bell a expliqué les mouvements expressifs et leur interprétation en montrant que les parties qui servent à l’expression servent d’abord à des fonctions et à la satisfaction des appétits par les mouvements nécessaires : l’expression est donc un commencement d’exécution. Dès lors, il n’est pas besoin de faculté spéciale pour comprendre que le chien dont les lèvres rétractées montrent les dents s’apprête à vous mordre. Nous n’usons pas davantage d’une faculté spéciale pour interpréter l’expression de la figure chez une jeune femme qui détourne la tête, ferme à demi les yeux comme pour ne pas voir, et serre les lèvres : tous ces mouvements indiquent suffisamment le dédain.

Selon Spencer, l’interprétation des signes s’expliquerait par une association purement mécanique. Une même cause, agissant sur plusieurs animaux à la fois, leur fait par exemple pousser un même cri d’alarme ; la peur et le cri entendu finissent par s’associer machinalement : cette association même, grâce à la survivance des mieux doués, devient organique et héréditaire : à la fin, la seule audition du bruit d’alarme suffit donc à éveiller machinalement le sentiment de l’alarme elle-même. — Sans nier ici l’influence de l’habitude et de l’hérédité, nous croyons que cette explication de Spencer demeure encore trop extérieure : il y a une liaison intime, à la fois physiologique et psychologique, entre le cri de détresse et la détresse même. Ce cri, à lui seul, produit un mode d’ébranlement nerveux qui, par lui-même, provoque l’alarme parce qu’il est déjà une alarme intérieure, une suite de chocs nerveux précipités : c’est ce que nous avons appelé tout à l’heure une panique de cellules, et la panique collective n’en est que l’agrandissement. Ce que font l’hérédité et la sélection, c’est simplement de rendre de plus en plus grande l’espèce de sonorité interne par laquelle un être répond à l’émotion d’autrui. Et pourquoi cette sonorité devient-elle plus forte à mesure que l’être a plus d’intelligence ? — C’est qu’alors, son pouvoir de représentation étant accru, il peut se représenter avec plus de vivacité ce que ressentent les autres et consécutivement le ressentir lui-même. Mais ce sont moins les sympathies intellectuelles que les sympathies organiques qui sont les vraies conditions de la vie affective et aimante : les fonctions intellectuelles, en effet, offrent encore un caractère d’intermittence ; les sympathies des organes entre eux, au contraire, ne cessent jamais entièrement jusqu’à la mort ; il en résulte un constant besoin de sympathiser avec autrui, qui est l’extension même du concert commencé dans notre organisme. Auguste Comte a eu raison de dire qu’on se fatigue de penser ou d’agir, jamais d’aimer. Nous nous aimons toujours nous-même et nous aimons toujours autrui malgré nous. Sensibilité est nécessairement sociabilité.

Les physiciens ont réussi, par une combinaison de gaz et d’appareils de pression, à produire ce qu’on appelle des « flammes sensitives » c’est-à-dire impressionnables au plus léger bruit. Si la flamme sensitive a deux pieds de longueur, le moindre son la fait s’affaisser de moitié : un bruit de clés, un froissement de papier, la chute d’une petite pièce de monnaie, suffiront pour altérer sa hauteur et sa symétrie. Cette flamme ne fait aucune réponse aux voyelles, o et u, ni aux labiales, mais elle répond énergiquement aux consonnes sifflantes ; si vous prononcez ce vers :

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,
elle reste impassible ; mais si vous lui dites :
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

sa lumière s’évanouit presque. Comme un être vivant, elle tremble et s’affaisse sous un sifflement ! elle rampe et se brise comme en agonie, si on crispe une feuille de métal, bien que le son soit alors si faible que nous l’entendons à peine ; elle danse en cadence une valse jouée par un instrument ; enfin elle bat la mesure au tic-tac d’une montre. Les moindres vagues que le son produit dans l’air, même à une assez grande distance, peuvent ainsi trouver en elle une expression visible et comme vivante. Que sera-ce donc pour cette flamme intérieure et infiniment plus subtile qui s’allume, invisible, dans un cerveau humain ? Là, toute idée tendant à se réaliser, l’idée seule des émotions d’autrui devient elle-même une émotion. Chaque être alors, grâce à la pensée, ne vit plus seulement de sa vie individuelle ; il vit de la vie sociale. Si même il est assez intelligent pour concevoir l’idée de l’univers il vit de la vie universelle. Ainsi tendent à se produire, avec le désintéressement, la moralité et l’art. Notre moralité est tout ensemble une expression visible de notre personnalité propre et du degré d’impersonnalité auquel nous sommes parvenus ; nos actions sont les signes de nos idées et de notre vouloir. L’art est une autre forme du même principe. L’expression spontanée des sentiments dans nos organes est déjà un art spontané, identique à la nature même ; l’art supérieur, qui finit aussi par s’identifier à la nature, est expressif selon les mêmes lois que nos organes ; il fait rentrer dans des liens de sympathie non seulement tous les hommes, mais les animaux, les plantes, les objets même qu’on prétend être sans vie, en un mot l’univers. Et c’est l’art qui a raison. La science ne saisit que les rapports extérieurs et mécaniques qui relient les êtres ; l’art va au cœur des choses et, par l’expression sympathique, il nous met en communication avec ce qu’il y a de nous-mêmes dans les divers êtres de la nature, — de nous-mêmes, et aussi de tous les autres. Plus vrai que la science même, l’art nous enlève l’illusion de l’égoïsme et nous donne le sentiment de notre identité fondamentale avec l’univers.

Livre troisième
Le souvenir. Son rapport à l’appétit et au mouvement. §

Chapitre premier
La sélection et la conservation des idées dans leur relation à l’appétit et au mouvement. §

I. Conservation des idées. Base mécanique et psychologique de la mémoire. — II. Rapport de la mémoire avec la sensibilité et l’activité. Dissolution de la mémoire.

Refaire dans notre pensée un nouvel univers semblable au grand, tel est le but de la représentation. Leibniz y voyait avec raison l’analogue de la projection géométrique, qui peut représenter les objets solides par des surfaces, les surfaces par des lignes, les lignes par des points. Nous sommes un atome dans l’univers, et il faut que cet atome devienne le miroir du monde. Or, que de choses simultanées au dehors de nous qui ne peuvent l’être dans notre pensée ! Que d’objets qui coexistent dans l’immensité de l’espace, depuis le brin d’herbe sous nos pieds jusqu’aux astres sur nos têtes ! Notre pensée, au contraire, est un point qui se meut sur la ligne du temps et n’y occupe jamais qu’un moment à la fois. De là le premier problème que la nature avait à résoudre : traduire pour l’esprit les choses simultanées en choses successives, faire prendre à l’espace la forme du temps. Ce n’est pas tout : les diverses parties du temps, à leur tour, ne peuvent être à la fois actuelles ; en conséquence, s’il ne restait rien du passé dans le présent, notre existence serait toujours mourante. Le second problème était donc de refaire le passé avec le présent et de conserver les choses en apparence perdues. Il n’y avait pour cela qu’un moyen : leur affecter dans le cerveau une place toujours actuelle, un organe toujours prêt à les ressusciter, — un petit coin où reverdira le brin d’herbe, un autre où se lèveront les astres. Ainsi deux opérations inverses constituent notre connaissance du monde : faire s’écouler l’espace sous la forme successive du temps, c’est la sensation ; fixer le temps sous les formes simultanées de l’espace, c’est la mémoire. Double merveille qui, si on parvenait à en découvrir le secret, nous livrerait sans doute le secret de l’esprit même.

La mémoire à son tour suppose, de l’aveu de tous, trois fonctions dont il faut rendre compte. Quand Mozart, après avoir entendu deux fois le Miserere de la chapelle Sixtine, le notait de mémoire malgré son extrême complication, il avait conservé la représentation des sons et de leurs rapports, il la reproduisait, enfin il la reconnaissait pour identique à ce qu’il avait entendu dans le passé : voilà la mémoire complète. Mais quel degré d’importance relative faut-il attribuer à ces trois fonctions universellement reconnues et quelle est celle qui constitue par essence le souvenir ? Tel est le grand problème sur lequel se divisent encore les psychologues. Pour quelques-uns, l’action de reconnaître une idée est la chose du monde la plus secondaire ; c’est un phénomène d’éclairage intérieur qui se surajoute à tout le reste, mais qui n’est nullement nécessaire ; qu’importe que la mémoire soit consciente ou inconsciente ? La terre ne tourne pas moins pendant la nuit que pendant le jour. Maudsley, Huxley Taine, et Ribot vont jusqu’à dire que la conscience, qui reconnaît les idées conservées et se reconnaît elle-même à travers le temps, est un simple « accompagnement » des fonctions nerveuses ; aussi est-elle incapable de réagir sur elles, pas plus que l’ombre n’agit sur les pas du voyageur qu’elle escorte. L’unique question, selon cette école, c’est donc de chercher « comment, en dehors de toute conscience, un état nouveau s’implante dans l’organisme », se conserve et se reproduit ; en d’autres termes, « comment, en dehors de toute conscience, se forme une mémoire »65. Et pour cela, il est utile de voir aussi comment elle peut se déformer par la maladie. — A cette façon de poser le problème, il n’est pas difficile de prévoir en quel sens le problème sera résolu. Il le sera en faveur de la physiologie, un peu aux dépens de la psychologie ; le but sera de montrer que le souvenir conscient est une simple « efflorescence », dont les racines plongent bien avant dans la vie organique ; « la mémoire est, par essence, un fait biologique ; par accident, un fait psychologique ». Voilà donc la conscience reléguée humblement parmi les accessoires, — la conscience sans laquelle nous ne pourrions penser ni à notre cerveau, ni à l’univers, ni à ses lois mécaniques ou biologiques, et sans laquelle nous ne nous poserions pas le problème de la mémoire. Pour beaucoup de psychologues au contraire, par exemple James Sully, l’acte que l’on considère ainsi comme l’accidentel est précisément l’essentiel : se rappeler le Colisée, c’est avant tout avoir conscience d’une image actuellement présente à l’esprit et la reconnaître identique à un état de conscience passé. Pour d’autres philosophes encore, comme Renouvier, c’est moins la reconnaissance des idées que la distinction des temps qui est constitutive du souvenir. Enfin, pour Ravaisson, c’est la raison même, « la raison qui lie les idées » et qui conçoit « l’éternel ». Nous trouvons ainsi deux camps principaux en présence ; celui des « mécanistes » et celui des « intellectualistes ».

Qu’il y ait dans la mémoire un automatisme capable de fonctionner tout seul, c’est chose évidente ; les maladies mêmes et les illusions dont elle est susceptible prouvent ce qu’il y a de délicat et de fragile dans cette merveille de mécanique naturelle. Si un savant, après avoir reçu un coup violent sur la tête, oublie tout ce qu’il sait de grec sans oublier autre chose, et si plus tard, par l’effet d’un second coup, il retrouve soudain son grec perdu, il est bien difficile de voir dans le souvenir une « action toute spirituelle ». Le côté automatique de la mémoire, surtout de la mémoire passive, est mis en lumière par certains faits extraordinaires, où les choses sont conservées et reproduites avec une telle facilité qu’on y reconnaît du premier coup un effet machinal. Quand, dans l’asile d’Earlswood, un imbécile peut répéter exactement une page de n’importe quel livre, lue bien des années auparavant et même sans la comprendre ; quand un autre sujet peut répéter à rebours ce qu’il vient de lire, comme s’il avait sous les yeux une « copie photographique des impressions reçues » ; quand Zakertorf joue, les yeux bandés, vingt parties d’échecs à la fois, sans regarder autre chose que des échiquiers imaginaires ; quand Gustave Doré ou Horace Vernet, après avoir attentivement contemplé leur modèle, font son portrait de mémoire ; quand un autre peintre copie de souvenir un Martyre de saint Pierre par Rubens avec une exactitude à tromper les connaisseurs, on devine bien que la conservation et la reproduction si exactes des impressions reçues doit avoir ses causes dans les organes. Pourtant, n’y a-t-il ici rien de plus qu’un mécanisme, qu’une danse subtile d’atomes formant des figures variées en harmonie avec celles de l’univers ? Ne serait-ce point un tort égal ou de trop négliger l’élément physiologique de la mémoire ou d’en méconnaître l’élément psychologique, qui d’ailleurs, selon nous, est la sensibilité, non la « raison » ? C’est ce que nous devons examiner. Nous verrons d’abord si on ne peut pas pousser plus loin encore qu’on ne l’a fait, dans leur sphère légitime, les explications mécaniques de la mémoire. Puis nous rechercherons si ce mécanisme n’a point sa limite dans un élément qu’on n’y saurait réduire : non pas l’esprit pur, mais la sensation même, avec l’appétit qui en est inséparable.

I
Base mécanique et psychologique de la mémoire §

Les lois de la mémoire et de l’association des idées apportent un nouvel appui à la doctrine selon laquelle les idées ou images sont des forces, en ce sens qu’elles ont une intensité et enveloppent une tendance aux mouvements nécessaires pour les exprimer. Il y a dans la conscience un conflit de représentations possibles dont chacune fait effort pour survivre ou revivre. Ces représentations offrent tous les degrés de vivacité et de ténacité. Il est clair, par exemple, qu’après la mort d’une mère, son image est plus vive et plus tenace que la représentation d’une promenade ou d’une partie de plaisir. Le souvenir douloureux a une force qui repousse toutes les représentations agréables. Rappelons qu’en parlant d’idées-forces, nous ne considérons pas les idées, ainsi que l’a fait parfois l’école de Herbart, comme des espèces d’entités ayant chacune une existence à part, agissant l’une sur l’autre à la façon d’un acide et d’une base mis en présence : les idées ou images sont pour nous des états de conscience qui s’accompagnent de sentiments et aboutissent à des mouvements66 ; ces sentiments et ces tendances motrices n’ont pas toujours des formes déterminées, des limites et des contours précis : ce sont des états continus et reliés à d’autres états par des transitions souvent insensibles. Ainsi entendues, les idées-forces, c’est-à-dire les états de conscience corrélatifs aux vibrations du cerveau, luttent pour l’existence et les plus fortes l’emportent : il y a conflit dynamique et sélection dans les plaisirs et les peines, dans les émotions, dans les pensées, dans les états de conscience de toute sorte, dont chacun, étant lié aux vibrations de cellules particulières dans le cerveau, enveloppe une tendance à se maintenir et à survivre, corrélative de la tendance des cellules à leur propre conservation et à leur propre développement. Si l’on prend le mot d’idées au sens plus étroit de représentations ayant un objet, on peut dire que les idées, ayant presque toutes pour objets des genres et des espèces, animaux, hommes, Français, etc., sont elles-mêmes des espèces plus ou moins viables et stables. Le mot même d’idée signifie espèce, εἶδος, species. Les lois de la mémoire et de l’association pourraient s’appeler des lois de sélection cérébrale ou intellectuelle, et il n’est pas moins intéressant de savoir comment survivent ou revivent les idées que de savoir comment subsistent les individus ou les espèces dans la lutte pour l’existence.

Impossible de s’expliquer cette conservation et cette reproduction des idées quand on se les représente comme purement spirituelles, sans relations avec le mouvement et avec la force motrice. On est alors obligé de les concevoir comme subsistant dans l’esprit même, dans l’âme, sous une forme inconsciente ; mais comment une idée, dont toute l’existence à nous connue consiste précisément à être un état de conscience, peut-elle être conçue comme inconsciente ? C’est là se payer de mots et donner pour solution d’un problème la traduction du problème sous une forme nouvelle : ce n’est pas une explication, mais une duplication de la difficulté. De plus, l’« âme » est par définition un « être simple », et cet être prétendu simple devient par la mémoire une sorte de réceptacle et de magasin, comme celui que saint Augustin décrit éloquemment, ou l’on admet la présence « latente » des idées ; on introduit ainsi dans l’âme une multiplicité indéfinie d’images, on place en elle le pendant de toute la variété qui vient se peindre dans le cerveau : champs, maisons, villes, mers, ciel ; dès lors, à quoi bon surajouter à l’organisme vivant un être nouveau qui n’est que le double de cet organisme ?

Ramenons donc les idées, de l’existence tout élyséenne qu’on leur attribue d’ordinaire, à une existence plus concrète et plus sensible. Les idées ou représentations ne sont point détachées des cellules cérébrales, puisqu’elles enveloppent toujours des images, et que l’image est un retentissement ou un renouvellement plus ou moins affaibli de la sensation. On peut regarder la chose comme démontrée par la physiologie contemporaine : l’impression renouvelée occupe les mêmes parties profondes du cerveau auxquelles aboutissait l’impression primitive, et elle s’y reproduit d’une manière analogue. L’image a lieu dans les centres cérébraux que la sensation même avait fini par ébranler, mais elle a lieu en l’absence des causes extérieures et sous une excitation intérieure. De plus, elle entraîne ou tend à provoquer des mouvements analogues à ceux de la sensation. Parfois l’image suit immédiatement la sensation et se produit dans l’organe même du sens. Un coup de cloche retentit, le son éclate, puis diminue, puis s’éteint, et un moment vient où je ne distingue plus si l’écho affaibli est extérieur ou intérieur, s’il est un dernier ébranlement de l’air ou un dernier ébranlement de mon cerveau, s’il est une image ou une perception. Pour l’enfant, cette distinction est d’abord impossible. Il est reconnu par l’expérience que nous localisons la cause du son affaibli tantôt dans le milieu extérieur, tantôt dans le milieu cérébral. Qu’un nouveau son éclate, l’écho reçoit une force nouvelle, et il n’a besoin que de se renforcer ainsi pour coïncider avec l’image de l’impression primitive. Quand je suis bien loin du clocher et dans un tout autre milieu, l’écho affaibli pourra se produire encore à l’occasion d’une simple représentation de la cloche. Il en est de même dans le domaine de la vue, quand nous venons de regarder un objet brillant et que le nerf optique continue de vibrer. Ceux qui étudient les objets au microscope voient très souvent une « image consécutive » de l’objet, qui persiste quelques instants après qu’ils ont cessé de le regarder. L’expérience montre que l’idée persistante d’une couleur brillante fatigue le nerf optique : cette idée implique donc une force qui produit ses effets dans les organes. On sait que la perception d’un objet coloré est souvent suivie d’une sensation qui nous fait voir l’objet avec les mêmes contours, mais avec la couleur complémentaire de la couleur réelle : si, par exemple, j’ai regardé un disque rouge, j’ai ensuite l’image d’un disque vert ; or il peut en être de même pour une simple représentation, en apparence toute mentale : elle laisse aussi, quoique avec une intensité moindre, une image consécutive complémentaire. Les yeux fermés, pensons fortement à une couleur très vive et tenons-la longtemps fixée devant notre imagination ; par exemple, représentons-nous avec assez de force une croix d’un rouge éclatant ; si, après cela, nous ouvrons brusquement les yeux pour les porter sur une surface blanche, nous y verrons, durant un instant très court, l’image de la croix, mais avec la couleur complémentaire : le vert. Ce fait prouve que l’opération nerveuse est en partie semblable dans les deux cas, dans la perception et le souvenir, et que le souvenir n’est point un état tout intellectuel. C’est, en effet, parce que les nerfs du rouge sont fatigués par l’image tout comme par la sensation même, que les nerfs du vert vibrent ensuite presque seuls sous l’influence de la lumière blanche. On peut donc admettre, avec Bain et Spencer, que, pour se rappeler la couleur rouge, il faut éprouver, à un certain degré, quelque chose de l’état cérébral et mental que la couleur rouge produit. Mais nous disons seulement quelque chose ; nous ne confondons pas entièrement, comme Bain, Spencer et Taine, l’image et la sensation, entre lesquelles il n’y aurait plus d’autre différence que celle d’intensité. Même dans la sensation, une différence d’intensité entraîne toujours avec elle une différence de qualité, à plus forte raison quand on passe de la sensation à l’image. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a, dans le cerveau, des vibrations communes aux deux, avec irradiations différentes.

L’image étant ainsi, sous certains rapports, une répétition des sensations, émotions, pensées, accompagnée de mouvements cérébraux et de mouvements musculaires à l’état naissant, le pouvoir de conserver les images doit être avant tout une aptitude à les renouveler et à répéter les mouvements qui en résultent ; c’est donc tout d’abord une habitude. Au point de vue mécanique, l’habitude qui rend possible la répétition des images en l’absence même des objets peut s’expliquer de trois manières principales, entre lesquelles les physiologistes se divisent : 1° comme un mouvement persistant dans le cerveau ; 2° comme une trace persistante dans le cerveau ou résidu ; 3° comme une disposition persistante dans le cerveau. Th. Ribot, n’admet guère que la troisième hypothèse. Il semble la croire plus nouvelle qu’elle ne l’est en réalité, car nous la retrouvons dans Erasme Darwin, dans Maudsley et dans Wundt. Selon nous, les trois explications contiennent une part de vérité et, quand on abstrait le côté mental, elles se ramènent, en définitive, à une persistance de mouvements.

La première théorie, avons-nous dit, explique la conservation des images par une prolongation de mouvements dans le cerveau. Certains phénomènes inorganiques offrent des analogies plus ou moins lointaines avec cette persistance des vibrations cérébrales une fois produites. Selon le docteur Luys, qui s’est trop contenté de cette explication, la mémoire serait une sorte de phosphorescence cérébrale, analogue à la propriété qu’ont les vibrations lumineuses de pouvoir être emmagasinées sur une feuille de papier et de persister ainsi, à l’état de vibrations silencieuses, pendant un temps plus ou moins long, pour reparaître à l’appel d’une substance révélatrice. On sait que des gravures exposées aux rayons solaires et conservées dans l’obscurité peuvent, plusieurs mois après, à l’aide de réactifs spéciaux, révéler la persistance de la vibration lumineuse sur leur surface67. — Mais comment, objectent les adversaires de vibrations persistantes dans le cerveau, tant de mouvements et d’ondulations en sens divers pourraient-ils trouver place et se propager dans le cerveau pendant toute la vie ? Notre cerveau n’est-il pas trop petit ? — Parler ainsi, peut-on répondre, c’est oublier que les dimensions des choses sont toutes relatives, et que, par rapport à des vibrations infiniment petites, notre cerveau devient un monde infiniment grand. Raccourcissez par la pensée les dimensions du ciel visible en gardant toutes les distances respectives des astres, vous pourrez, dans votre tête, faire tenir le firmament. On peut donc très bien admettre, parmi les conditions matérielles du souvenir, des vibrations qui se perpétuent. Nous savons qu’une étoile éteinte depuis longtemps pourrait nous envoyer encore ses rayons avec leur forme propre et leur spectre spécial : le foyer n’est plus, la vibration éthérée existe encore ; des profondeurs de l’infini elle vient nous révéler sa cause aujourd’hui disparue. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que les ondulations du cerveau se propageassent, sous une certaine forme, pendant la vie entière et à ce qu’une sensation pût reparaître en l’absence de sa cause, comme le rayon de l’étoile semble se rallumer dans la nuit ?

Tous les phénomènes cérébraux, en tant que tels, sont explicables par ce que Dubois-Reymond appelle « l’astronomie moléculaire du cerveau ». Sans doute, outre la simple propagation continue du mouvement, il faut considérer encore les modifications de structure que subit le cerveau, c’est-à-dire les traces laissées par le mouvement même dans cet organe. C’est là ce que les psychologues contemporains appellent les résidus. Mais la trace d’un mouvement et, en général, toute forme n’est-elle pas elle-même une combinaison de mouvements invisibles qui persiste en affectant certains dessins constants et dont l’immobilité apparente est faite de mobilité, comme notre constance, selon La Rochefoucauld, est faite d’inconstance ?

Sous ce nouveau rapport, à combien d’objets divers n’a-t-on pas comparé le cerveau ! D’après Spencer, il a quelque analogie avec ces pianos mécaniques qui peuvent reproduire un nombre d’airs indéfinis. Taine en fait une sorte d’imprimerie fabriquant sans cesse et mettant en réserve des clichés innombrables. Le dessin et la photographie peuvent fournir aussi des termes de comparaison instructifs. Les résidus des images successives se superposent ou se combinent ensemble dans notre esprit. Et c’est par ces résidus qu’on peut expliquer en partie non seulement la reproduction d’un objet individuel, mais encore celle d’une idée générique et typique.

Malgré les analogies qui existent entre les résidus des sensations et les images photographiques, le terme de comparaison qui précède est encore trop grossier. Une telle conception de la mémoire, en effet, prend le cerveau à l’état de repos ; on y considère les images comme fixées, clichées, photographiées, ce qui n’est pas exact. Il n’y a point de pensées toutes faites dans le cerveau, pas d’images réelles, mais seulement des images virtuelles qui n’attendent qu’une excitation pour passer à l’acte. Il faut donc combiner les deux explications précédentes : persistance des vibrations et persistance des résidus (ou formes et directions constantes de vibrations). Il faudrait un terme de comparaison où l’on vît non seulement un objet recevoir et regarder une empreinte, mais cette empreinte même revivre à un moment donné et reproduire dans l’objet une vibration nouvelle. « Peut-être, a-t-on dit avec raison, l’instrument le plus délicat, réceptacle et moteur tout ensemble, serait le phonographe68 ». La différence entre le cerveau et le phonographe, c’est que, dans la machine encore grossière d’Edison, la plaque de métal reste sourde pour elle-même, la traduction du mouvement dans la conscience ne se fait pas ; « cette traduction est la chose merveilleuse, et c’est ce qui se produit sans cesse dans le cerveau ».

Ni l’hypothèse des vibrations persistantes ni celle des résidus persistants ne paraissent suffisantes à Th. Ribot et à Maudsley. Selon eux, comme selon Érasme Darwin, la mémoire « dépend essentiellement des lois vitales, et non pas seulement des lois mécaniques ». Il y a dans le cerveau, dit Wundt, non des empreintes, mais des dispositions à fonctionner d’une certaine manière, c’est-à-dire des « dispositions fonctionnelles ». Il s’établit dans le cerveau, dit Ribot, des liens nouveaux entre les cellules pour l’accomplissement de certaines fonctions, c’est-à-dire des « associations dynamiques ». — Rien n’est plus vrai, et le savant ne doit jamais oublier qu’il a affaire, dans le cerveau, à de la matière vivante, non à une substance inorganique ; mais ce n’en est pas moins là une vérité toute relative à notre ignorance. Pour le philosophe qui généralise, si on laisse de côté la sensibilité et la conscience, la vie elle-même offre-t-elle extérieurement autre chose qu’un mécanisme perfectionné ? C’est d’une manière toute provisoire, croyons-nous, que la science intercale entre les lois mécaniques et les lois psychiques des lois vitales ; il suffit de combiner les deux formes du mécanisme, — mouvements persistants et résidus persistants, — pour obtenir des modifications stables de structure cérébrale, qui entraîneront une disposition à reproduire certains mouvements déterminés. Ce sera l’équivalent de ce que Th. Ribot appelle les « associations dynamiques » entre les cellules, de ce que Wundt appelle des « dispositions fonctionnelles ». Supprimez, par hypothèse, le côté mental pour ne considérer que le côté physique, et placez-vous ainsi, comme le veut Ribot, « en dehors de toute conscience », il ne restera alors que le mouvement et ses lois.

Aussi peut-on comparer au côté physique de la mémoire tout ce qui est capable de conserver un certain état, une même forme, ou de répéter un même mouvement. En ce sens plus ou moins figuré, tout organe serait une mémoire mécanique ; l’œil serait une mémoire des ondes lumineuses et l’oreille une mémoire des ondes sonores, car l’œil vibrera de la même manière et se retrouvera dans le même état sous l’influence des mêmes rayons. Bien plus, chaque nerf serait une mémoire où se conserve un certain nombre de vibrations prêtes à se reproduire ; un muscle même serait une mémoire prête à répéter certaine contraction. Tout ce qui est organisé, tout ce qui a une structure naturelle, une forme vivante entraînant tel mouvement déterminé, tout cela serait, si l’on veut, une mémoire. Toute habitude, qui est une structure acquise par l’être vivant, serait encore une mémoire. L’habitude suppose, en effet, soit de nouveaux nerfs, soit des relations nouvelles entre les nerfs, et ces relations une fois établies sont de véritables organes, comme le sont nos yeux et nos oreilles : le pianiste s’est fait un organe pour parcourir le clavier, le calculateur pour accomplir ses opérations. Nous avons vu plus haut la belle hypothèse de Spencer sur la « genèse des nerfs », que plusieurs découvertes récentes ont paru confirmer ; Spencer aurait pu employer des considérations analogues pour expliquer comment l’organe de la mémoire s’est peu à peu formé dans le cerveau et dans tout le système nerveux. Chez certains animaux, la sélection pourra développer des organes qui ne se produiront pas chez d’autres, par exemple, un organe excitable à l’électricité, une mémoire de l’électricité69. Le caractère particulier de la cause extérieure entraînera le développement particulier des centres sensoriels, qui sont, si l’on veut, autant de mémoires organiques. On pourrait comparer les cordons nerveux à des cordes tendues, l’une produisant le la du diapason, une autre produisant l’ut, etc. ; quel que soit le moyen par lequel vous arriverez à ébranler la première, — frottement d’un archet, pincement avec le doigt, coup donné sur la corde, fort ébranlement de l’air, courant électrique, — la première corde donnera toujours le la et non une autre note, l’autre corde donnera toujours l’ut ; l’une sera, sous le rapport mécanique, la mémoire du la, l’autre de l’ut. Il en est du cerveau comme d’un instrument composé de cordes prêtes à vibrer ; si on prononce une note devant l’instrument, les cordes qui donnent naturellement cette note ou ses harmoniques vibrent, et les autres demeurent immobiles ou à peu près ; de même, une impression dont le cerveau est le siège éveille les impressions semblables ou harmoniques dans les nerfs ou dans les cellules qui sont précisément aptes à les fournir. Au point de vue purement physiologique, organisation et mémoire sont donc une seule et même chose, parce que toute organisation est un système naturel de mouvements ayant pour résultante une forme déterminée qui, dans la conscience, pourra entraîner une idée déterminée. Allons plus loin ; dans le monde inorganique lui-même, toute forme durable ou susceptible de répétition peut être, par analogie et par métaphore, appelée une mémoire ; le système solaire, qui reproduit périodiquement les mêmes figures, est une mémoire, comme le système respiratoire qui reproduit périodiquement les mêmes soulèvements de la poitrine. La périodicité et l’uniformité vont seulement en croissant à mesure qu’on descend plus bas dans l’échelle des êtres. L’enfant répète toujours le même mot ou le même geste ; de même pour les êtres inorganiques, qui persévèrent dans le même mouvement ou dans la même figure. Le mouvement le plus simple, qui suppose une répétition de soi-même au moins pendant deux instants consécutifs, est déjà une mémoire ; bref, la conservation de la force et, comme conséquence, du mouvement avec une intensité, une direction et une forme déterminées, la somme des produits restant constante malgré la variation possible des facteurs, voilà le fond de l’habitude et aussi de la mémoire, quand on n’en considère par abstraction que le coté extérieur et mécanique.

On le voit, dans le problème de la survivance des idées, nous sommes plus « mécaniste » que les partisans du mécanisme les mieux convaincus ; mais nous ne sommes pas exclusivement mécaniste, et nous ne saurions faire si bon marché de ce que les philosophes contemporains nomment « l’aspect mental ». Quand nous passons au point de vue psychologique, nous ne pouvons plus dire avec Maudsley que le visage défiguré par la variole « se souvienne du virus », avec Luys, que la gravure devenue phosphorescente par l’exposition au soleil « se souvienne des rayons solaires » ; nous ne saurions davantage admettre avec Richet qu’une corde pincée qui continue de vibrer à la manière de nos nerfs « se souvienne de l’excitation ». Non seulement il n’y a pas encore « mémoire consciente », mais il n’y a aucune mémoire mentale, si, par hypothèse, il n’y a dans la feuille de papier ou dans la corde de violon rien de mental. L’être qui ne sent pas peut sans doute, nous l’avons vu, conserver tantôt des mouvements, comme l’eau qui ondule, tantôt des empreintes ou « résidus », comme le sable du rivage : mais ce mode de conservation tout extérieur, cette mémoire mécanique n’est pas la conservation mentale sans laquelle on ne peut parler de souvenir proprement dit. « La mer frémit encore du sillage des vaisseaux de Pompée » ; oui, sans doute, mais la mer ne se « souvient » ni des vaisseaux qui l’ont fait frémir, ni de Pompée qui s’est miré dans ses eaux. Reconnaître avec Mausdley et Ribot que la mémoire est une fonction biologique et non seulement mécanique, ce n’est donc pas assez ; elle est encore et par cela même psychologique, c’est-à-dire qu’elle suppose le phénomène mental élémentaire : l’émotion suivie de réaction motrice, la sensation suivie d’appétition, dont l’acte réflexe n’est que la manifestation extérieure. On aura beau invoquer des lois « biologiques » pour se dispenser d’introduire l’état « psychique » et pour le réduire à une sorte de « luxe », cet état est dès le début nécessaire ; il est, avec le mouvement, un des « facteurs » du souvenir. « L’habitude ou disposition fonctionnelle », chez l’être vivant, suppose elle-même des émotions plus ou moins élémentaires et des efforts élémentaires entre lesquels s’est établi un lien par l’exercice. La masse même du protoplasma flottante sur la mer ne contracterait pas l’habitude de réagir sous l’influence des agents extérieurs s’il n’y avait en elle quelque sourde sensibilité, un bien-être et un malaise rudimentaires. Voilà l’élément « psychique » qui nous semble nécessaire à la base de la mémoire. La matière organique est à la fois sentante et agissante, à la différence des pures machines. La harpe vivante diffère des autres en ce qu’elle se sent elle-même résonner, en ce qu’elle jouit ou souffre de ses accords ou de ses discordances, en ce que ce sentiment de soi réagit sur elle-même : elle a un fond mental en même temps qu’une organisation physique ; sans ce fond, il n’y aurait point de souvenir véritable, pas plus qu’il n’y aurait de chaleur véritable, malgré les ondulations de l’éther en certaines directions, sans l’être qui sent ces ondulations sous forme de chaleur. Les physiologistes croient se dispenser d’admettre l’élément psychologique en attribuant comme propriété à la matière vivante l’irritabilité, mais cette irritabilité dont ils parlent tant est un mot vague qui désigne deux choses différentes, quoique inséparables : d’une part, la sensibilité intérieure, d’autre part, le mouvement extérieur.

Nous rejetons donc les opinions trop étroites et exclusives. La conservation des souvenirs n’est pas pour nous, comme pour Th. Ribot et Maudsley, un phénomène biologique qui n’aurait qu’accidentellement un reflet psychologique ; elle est un phénomène indivisiblement psychologique et mécanique, mais essentiellement psychologique. Au point de vue mécanique, la mémoire a lieu en vertu du jeu des actions réflexes, où l’excitation extérieure est suivie d’un mouvement de contraction qui, une fois produit, est plus facile à reproduire ; au point de vue psychologique, elle a lieu en vertu de la loi parallèle qui fait qu’une sensation agréable ou désagréable est suivie d’un effort volontaire pour la conserver ou l’écarter, effort qui, une fois produit, est plus facile à reproduire. En effet, ayant une première fois surmonté cette résistance, l’effort a amené, parmi les conditions du milieu où il s’exerce, un changement dans le sens de son action, un changement favorable à la répétition du même acte avec un effort moindre. En outre, l’être même qui a fait effort en subissant une résistance s’est, de son côté, modifié plus ou moins, en harmonie avec cette résistance : il s’est adapté et réadapté : il s’est organisé lui-même en organisant le milieu qui lui résistait. La loi mentale est la vraie explication de la loi physique elle-même. En un mot, l’élément fondamental en germe dans toutes les cellules vivantes, c’est à nos yeux l’appétit, accompagné d’une émotion plus ou moins agréable ou pénible, concomitante de telle motion et provoquant telle réaction motrice. Pour avoir la seconde base et l’intérieur de la mémoire, qui en est vraiment l’essentiel, il faut donc ajouter au mouvement : 1° la sensation ou le germe de la sensation ; 2° la réaction appétitive, intellectuelle et motrice qui en est inséparable.

C’est surtout cette réaction, sous la forme de l’attention, qui sert à distinguer l’image mnémonique des impressions passivement reproduites. Ce qu’il y a de passif et d’encore mécanique dans la reproduction des impressions comprend : 1° les sensations consécutives ou post-sensations, dues à la persistance de l’excitation périphérique même après la disparition du stimulus extérieur ; par exemple, la vision consécutive d’un objet qu’on vient de regarder au microscope et qu’on ne regarde plus. Ces sensations consécutives sont un vrai remous mécanique des vibrations nerveuses, qui vont s’affaiblissant, mais d’une manière rythmique et avec des retours. Aussi sont-elles, comme nous l’avons vu, sous la dépendance des effets de l’épuisement nerveux et de la réparation nerveuse. C’est pourquoi, dans le champ de la vue, après avoir été positives, elles deviennent négatives. 2° Les sensations récurrentes, comme la vision soudaine d’un objet examiné au microscope il y a une heure, sont des vibrations qui se reproduisent sans stimulus extérieur et sans que l’organe du sens soit affecté. 3° Les hallucinations sont des sensations véritables, quoique maladives, et ne sont pas seulement, comme on le répète sans cesse, des images intenses ; tout au moins est-il très probable, ainsi que Ward le soutient, qu’elles enveloppent quelque sensation pathologique qui sert de centre à tout le reste. Les trois sortes de reproductions passives et mécaniques que nous venons de décrire ne sont pas encore l’image mnémonique primaire. Fechner raconte que, s’éveillant dans son lit, étant immobile, il regarde sa pipe noire sur le mur opposé ; puis, fermant les yeux, il a la sensation de son lit en noir et de la pipe en blanc ; mais les deux sensations consécutives lui apparaissent sur le même plan, avec le lit considérablement raccourci. Au contraire, l’image mnémonique primaire reproduit les mêmes apparences que produit l’œil ouvert ; elle projette les objets dans l’espace avec leurs trois dimensions, leur solidité et leur perspective70. Selon nous, ce qui distingue essentiellement l’image mnémonique primaire des sensations consécutives ou récurrentes, c’est qu’elle est le résultat d’une réaction cérébrale ayant pour corrélatif mental l’attention, à un degré quelconque, et conséquemment une concentration quelconque de l’aperception par l’appétition. Les sensations consécutives ou récurrentes, au contraire, sont des impressions venant du dehors et toutes passives, qui se produisent nécessairement, sans notre concours et sans notre attention, si l’intensité et la direction du stimulus extérieur ou des vibrations nerveuses consécutives sont suffisantes. En l’absence de ces conditions, notre attention est impuissante à les provoquer. De plus, elles passent mécaniquement de la forme positive à la forme négative, par l’épuisement nerveux. Au contraire, l’image mnémonique dépend surtout de l’attention accordée à l’impression, par conséquent de la réaction appétitive et aperceptive. Si cette attention a une intensité suffisante, l’image d’une impression, même faible, peut être renouvelée et retenue longtemps. Sans l’attention, l’image d’une impression, même intense, disparaît bientôt. L’image mnémonique n’est donc pas le résidu passif de l’impression reçue. Elle est, selon nous, une combinaison des résidus de l’impression avec les résidus de la réaction cérébrale et mentale. Aussi n’offre-t-elle ni la localisation distincte, ni la projection au dehors, ni les effets complets d’adaptation musculaire, ni le ton émotionnel qui appartiennent aux sensations. Elle reproduit moins l’intensité des constituants originels que leur qualité et leurs rapports complexes. James Ward remarque avec raison que nous appelons souvent vivacité de souvenir, intensité de souvenir, le caractère distinct et complet des souvenirs ; or ce caractère distinct et complet tient à la qualité et aux rapports plus ou moins nombreux que nous saisissons, bien plus qu’à l’intensité proprement dite. Nous prenons pour un degré de quantité ce qui est réellement une qualité. En tous cas, l’intensité du souvenir dépend de l’intensité de l’attention autant et plus que de l’intensité de l’impression. Aussi les effets de diffusion et d’irradiation ne sont-ils pas identiques dans l’impression et dans l’image mnémonique. Dans l’impression, l’irradiation prend la direction des muscles et provoque surtout des réactions musculaires, d’autant plus étendues que l’impression est plus intense ; l’image mnémonique, au contraire, provoque surtout des irradiations cérébrales, consistant dans l’éveil d’autres images ou idées associées, ainsi que des sentiments corrélatifs. Les effets musculaires et moteurs des images et idées, que nous avons déjà constatés, sont ici secondaires, tandis que leurs effets cérébraux sont primaires.

De ces considérations, il résulte que l’image mnémonique commence avec la réaction de l’attention, que le souvenir proprement dit, en tant que distinct des impressions encore mécaniques et passives, commence avec le déploiement de l’activité mentale, avec la réponse de l’appétition et de l’aperception aux impressions du dehors.

Mais que deviennent les images et idées dans la mémoire, lorsqu’on n’y pense pas actuellement ? — Nous admettons, contre Th. Ribot et Richet, qu’il y a ici quelque chose non seulement de physiologique, mais de mental en même temps qui subsiste ; seulement, il nous paraît bien difficile de comprendre qu’une idée subsiste comme idée. Pour nous, l’idée est l’effet conscient, l’expression d’un certain état total de l’esprit, en relation avec telle ou telle action extérieure : c’est un rapport déterminé et constant du moi au non-moi. Il peut subsister au sein de la conscience des actions et passions latentes, des états confus de plaisir ou de peine, des appétitions plus ou moins vagues, enfin des représentations obscures et confondues dans la masse ; quand tout cet ensemble se trouve réaliser actuellement un ensemble analogue à tel état passé de l’esprit et à telle aperception passée, la même idée doit renaître en vertu des mêmes conditions à la fois mentales et physiques, comme la même illumination de la mer sous les mêmes rayons solaires, et elle est de nouveau aperçue ; mais nous ne croyons pas que l’idée, comme acte intellectuel, comme pensée, puisse subsister d’une manière inconsciente. L’idée nous semble précisément le compte rendu qu’on se fait de tel état mental en rapport avec tel objet : pour être une idée réelle et non pas seulement possible, elle implique une aperception à quelque degré, et cette aperception, à son tour, implique toujours un processus appétitif dont elle est la conscience finale.

De même que les lois biologiques ou vitales, qu’on reconnaît nécessaires pour l’explication du souvenir, sont simplement, à nos yeux, le premier degré des lois psychiques, de même les lois sociologiques en sont le plus haut développement, et la considération de ces dernières lois nous semble également nécessaire pour expliquer le souvenir. Nous regrettons que cette considération ne se rencontre point chez Spencer et Maudsley. L’être vivant est, en réalité, une société d’êtres vivants et plus ou moins sentants, comme l’ont montré Schæffie, de Lilienfeld et Espinas. S’il en est ainsi, la conservation des images dans la mémoire doit être en partie le résultat do la coopération entre les cellules vivantes. Comparez, dans la société humaine, les effets du travail isolé et ceux du travail associé : jadis, comme Delbœuf l’a remarqué, la fabrication d’une montre de précision exigeait un horloger d’une extrême habileté personnelle, qui faisait presque tout à lui seul ; aujourd’hui, une fois le procédé trouvé, il n’y a plus qu’à répartir la confection des diverses pièces entre des ouvriers ordinaires et à ajuster ensuite toutes ces pièces : vous aurez une montre marquant exactement l’heure. L’habitude et la mémoire produisent dans le cerveau quelque chose d’analogue : à l’origine il faut, dans le centre cérébral, un acte de conscience et d’attention personnelle ; puis le travail se distribue entre les diverses cellules et entre les centres secondaires de la moelle ; il n’y a plus besoin ensuite que d’un rajustement des vibrations diverses pour reproduire sans effort l’image précise de l’objet.

II
Rapport de la mémoire avec la sensibilité et l’activité. Dissolution de la mémoire. §
I §

La théorie qui fait du processus appétitif le premier germe de la mémoire nous semble confirmée par les applications qu’on en peut faire et par les éclaircissements qu’elle fournit dans divers problèmes difficiles. Le premier de ces problèmes, c’est le rapport de la mémoire avec la sensibilité et avec l’activité.

D’une part, l’esprit se représente moins aisément les émotions que les perceptions et idées ; d’autre part, il est certain que ce qui nous a ému reste plus longtemps dans notre souvenir. Comment concilier ces deux assertions ? Selon nous, dans ce problème délicat, il y a des distinctions nécessaires à établir. Il est très vrai que l’émotion sert à produire le souvenir, mais pourquoi ? parce que l’émotion s’accompagne de mouvements caractérisés, intenses et répandus dans tout l’organisme, puis dirigés et coordonnés par la volonté ; conséquemment l’émotion ouvre aux courants nerveux des voies nouvelles, profondes, qui s’étendent au loin et se relient à une grande quantité d’autres voies nerveuses. Ce qui ne nous émeut en aucune manière, au contraire, passe à notre surface sans exciter notre attention et sans laisser de trace. Mais, si l’émotion sert à produire le souvenir en ouvrant des voies à la réaction volontaire et motrice, elle n’est pas cependant par elle-même facile à reproduire et à renouveler, ou du moins la reproduction en est bien plus affaiblie que celle des perceptions. Ainsi, nous n’avons par le souvenir qu’une très faible reproduction d’un mal de dents passé, d’une brûlure, d’un frisson produit par une eau glacée, du mal de tête, etc. Voici l’explication que nous en proposerions pour notre part. En premier lieu, par cela même que la mémoire, au point de vue organique, consiste en voies nerveuses plus faciles qui se sont établies dans le cerveau pour aboutir à des mouvements, le souvenir d’une peine trouve des voies toutes tracées qui ne permettent pas à la peine même (πόνος) de se reproduire. En second lieu, l’excitation violente du premier instant manque au souvenir de la douleur, car ce souvenir n’est qu’une excitation produite par une image et non plus par un objet réel : aucune représentation d’un mal de dents ne peut faire vibrer les nerfs dentaires aussi vivement que le mal même. Enfin les perceptions comme telles sont surtout, à notre avis, la conscience de relations, de différences, de changements et de mouvements : conséquemment elles tiennent de la nature abstraite et superficielle des signes ou symboles ; les émotions, au contraire, sont des états généraux et profonds : elles sont donc autrement difficiles à reproduire qu’une simple esquisse de nature intellectuelle. Les émotions sont le retentissement affectif des états de conscience ; il faut que ces états se renouvellent pour que les émotions reparaissent ; et encore faut-il qu’ils se renouvellent avec les mêmes rapports. Les états de conscience primitifs sont donc ou des actes ou des sensations, et les émotions sont des intermédiaires.

A vrai dire, le souvenir d’une jouissance ou d’une souffrance comme tels, indépendamment des perceptions, idées et circonstances concomitantes, n’est pas une représentation, mais un renouvellement, une reproduction sensible, c’est-à-dire une production incomplète et avortée de la jouissance même ou de la souffrance. Pour me souvenir de tel mal de dents, il faut que je me représente les dents où j’ai localisé jadis la douleur, puis le mot douleur même, qui sert de signe ; mais comment arriver à me représenter ce mal en lui-même ? Pour cela il faut que je reproduise incomplètement la douleur. Il est des philosophes qui déclarent la chose impossible et qui prétendent qu’on reproduit seulement les perceptions et états intellectuels concomitants, ainsi que les mots. C’est en effet ce qui a lieu d’ordinaire, mais, selon nous, on peut aussi reproduire incomplètement dans la conscience l’élément pénible du mal de dents. Pour cela, il faut employer un procédé indirect, et ce procédé consiste à évoquer d’abord les images des réactions motrices qui accompagnent ou suivent le mal de dents. Je fais l’expérience : je fixe fortement ma pensée sur une des molaires de droite, je localise d’avance la douleur que je vais essayer d’évoquer ; puis j’attends. Ce qui se renouvelle d’abord, c’est un certain état vague et général de la conscience qui est commun à toutes les sensations pénibles et qui doit correspondre à la réaction générale provoquée par la douleur. Puis cette réaction se précise à mesure que je fixe mon attention sur la dent. A la longue, je sens un afflux plus grand du sang dans la gencive, et même des battements. Puis je me représente un certain mouvement qui s’accomplit d’un point à l’autre de la dent ou de la gencive, comme quand quelque chose de lancinant traverse de part en part un organe ; c’est le trajet de la douleur. Je me représente aussi la réaction motrice occasionnée par le mal, le grincement de dents, la convulsion de la mâchoire, le mouvement même des lèvres dont les commissures se relèvent, etc. Enfin, si je pense fortement à toutes ces circonstances, je finis par sentir d’une manière plus ou moins sourde le rudiment même de l’élancement. Dans une expérience que je viens de faire, j’ai provoqué un réel mal de dents dans une molaire qui y est d’ailleurs sujette. J’ai senti la chaleur, le battement du sang, le mouvement qui traverse de part en part comme un trait, enfin un léger élancement douloureux, à tel point que je me suis demandé si j’avais découvert un mal de dents sourd qui préexistait ou si j’avais moi-même réveillé la douleur endormie. Je retire de l’expérience un agacement général des dents et une impulsion à passer ma langue sur les gencives.

En somme, pour provoquer la reproduction de la douleur, je suis obligé de remonter la série des effets en sens inverse : — pensée, mouvements de réaction corporelle, émotion psychique, — et c’est alors seulement que je puis arriver à produire incomplètement l’état agréable ou pénible. Nous nous suggérons à nous-mêmes les sentiments par le moyen de leurs effets et de leurs concomitants, comme il arrive dans la suggestion d’un sentiment par sympathie avec une autre personne : nous sympathisons avec nous-mêmes par l’intermédiaire des mouvements, émotions et pensées qui aboutissent à ressusciter tel sentiment.

Au reste, de même que le souvenir d’un sentiment, comme tel, en est la production réelle, mais incomplète, de même tous les autres souvenirs sont des renouvellements partiels. On croit qu’il y a des représentations de perceptions et de pensées, mais non de sentiments ; on se figure je ne sais quelles images réfléchies, je ne sais quels fantômes intermédiaires entre la réalité et la non réalité ; mais, en fait, on ne peut se rappeler une pensée qu’en la repensant, une impression éprouvée qu’en l’éprouvant de nouveau à un degré plus faible, une action accomplie qu’en la recommençant sans la continuer ni l’achever. Tout est actuel dans le souvenir, aussi bien pour les faits d’intelligence ou de volonté que de sensibilité. Se souvenir, c’est agir ou pâtir, tout comme savoir c’est faire.

Il y a toutefois une différence importante entre les sensations et les émotions, sous le rapport de leurs formes vives et de leurs formes idéales, pour employer le langage de Spencer. La forme vive des sensations est causée par une excitation directe venant de la périphérie ; la forme idéale et faible est causée par une excitation indirecte, par une répercussion dans les parties centrales du système nerveux ; de là résulte un contraste marqué entre la sensation actuelle produite par un objet et la sensation-sou-venir produite par une association. Le contraste est nécessairement beaucoup moins accusé pour les émotions et états affectifs, comme tels, puisqu’ils sont toujours des réactions du centre et, par rapport à la périphérie, des excitations indirectes. Entre la forme vive et la forme idéale il n’y a plus alors différence essentielle de nature ; les deux formes sont également des réactions centrales, indirectement provoquées, et il y a surtout entre elles des différences de degré. Ajoutons que ces réactions centrales sont, en dernière analyse, des réactions de la conscience tout entière conçue comme activité générale et volonté ; or, que la volonté réagisse sous une cause externe ou sous une excitation interne, l’intensité de la réaction pourra varier, mais sa qualité demeurera toujours sensiblement identique, si on fait abstraction de toutes les sensations concomitantes et de tous les mouvements concomitants pour ne considérer que l’émotion en elle-même.

Ces remarques sont importantes pour établir le degré d’influence que les idées peuvent avoir sur la production des émotions. Une simple idée, causée par l’excitation des centres et non de la périphérie, produit toujours une certaine réaction émotionnelle, plus ou moins faible ; si l’idée est intense, vive, claire, elle produit une émotion plus intense et plus vive. Cette force émotionnelle de l’idée est, selon nous, d’autant plus grande que l’idée enveloppe une représentation plus distincte de mouvements et que l’émotion elle-même est plus aisément réductible à des mouvements. Ainsi l’idée du grincement de dents peut aisément provoquer l’émotion même ; c’est qu’ici les éléments moteurs sont plus distincts. L’idée d’un objet qui agace les dents peut facilement aussi produire l’agacement même. « Je ne puis penser, dit Spencer, à voir frotter une ardoise avec une éponge rude, sans sentir le même frisson qui se produirait si cela se passait en réalité. » Spencer aurait pu remarquer que le frisson est un mode de mouvement assez aisément représentable. Toutes les fois qu’il s’agit de mouvements de masse, lesquels sont facilement dessinés par l’imagination et effectués par la volonté, l’idée et l’émotion se suggèrent aisément. Quand, au contraire, il s’agit de mouvements moléculaires et intérieurs, comme dans la faim ou la soif, l’idée éveille l’émotion avec difficulté. Quand nous pensons à la faim après un bon dîner, nous n’avons guère que le mot dans l’esprit. Pour se représenter la faim même, il faut se représenter confusément l’estomac et reproduire l’anxiété vague qui y est localisée, avec la tendance à faire les mouvements nécessaires pour manger. Il est facile de se donner des nausées par la pensée de ces nausées, parce que le vomissement est un mouvement de masse distinct, facilement représentable, qui peut se reproduire par l’imagination ; aussi, l’idée seule qu’on va vomir peut provoquer le vomissement. En outre, le vomissement est un acte aversion proprement dit, qui a pour objet d’écarter et d’éliminer des substances nuisibles : or l’aversion est une réaction de la volonté, dont les mouvements réflexes eux-mêmes sont des dérivés et des substituts ; l’aversion volontaire, alors même qu’elle est tout idéale, peut donc provoquer par contagion l’aversion réflexe, telle que le vomissement. Ce sont surtout, comme on voit, les idées motrices et à éléments moteurs qui sont des idées-forces, c’est-à-dire capables de modifier 1° le mouvement des états de conscience, 2° le mouvement organique, et de produire ainsi émotion et motion. Les idées mêmes de telle émotion et de tel acte moteur rentrent dans cette condition générale ; les idées les plus fortes sont donc les idées des émotions et des volitions ; ce sont aussi celles qui peuvent le mieux produire dans l’organisme des traces et des trajets propres au renouvellement des représentations. Enfin on a tort de ne pas distinguer, dans cette question, les émotions physiques et les émotions morales. Autant les premières sont difficiles à reproduire, autant les secondes se renouvellent aisément quand on se remet par l’imagination dans le même courant d’idées : c’est qu’ici ce sont les idées mêmes qui produisent les sentiments.

Un autre problème, voisin du précédent (et qui n’est pas de moindre importance dans la question du bonheur humain), ce serait de savoir si les douleurs laissent plus de traces et se rappellent plus aisément que les plaisirs. Maudsley répond négativement, Sergi affirmativement. Selon Maudsley, les peines se renouvellent moins aisément dans l’imagination que les plaisirs, parce qu’elles impliquent une désorganisation et un trouble de l’élément nerveux ; de plus, Maudsley remarque que, chez un organisme sain, il y a une disposition spéciale au plaisir : le plaisir doit donc reparaître plus aisément dans la mémoire que les peines, à intensité égale. Ici encore, selon nous, il faudrait distinguer les émotions physiques et les émotions morales. Le mal physique est bien vite oublié, mais la souffrance du cœur, combien elle est vivace ! C’est que, dans ce dernier cas, les conditions du souvenir sont des idées toujours présentes et renouvelables, non une perturbation passagère de l’organisme ; les mêmes pensées reproduisent donc le même orage intérieur.

II §

Après avoir vu la formation de la mémoire, voyons-en la dissolution : le mécanisme qui produit l’oubli sera la contre-épreuve du mécanisme qui produit la conservation des idées. S’il est vrai, comme nous l’avons dit, que l’émotion et la réaction motrice soient les deux « facteurs » principaux de la mémoire, ils devront disparaître en dernier lieu du souvenir ; or, c’est ce qui nous paraît ressortir de cette loi des amnésies indiquée par Spencer et par Maudsley, et que Ribot a mise en pleine lumière. Dans le cas de dissolution générale de la mémoire, la perte des souvenirs suit une marche invariable : d’abord disparaissent les faits les plus récents, puis les faits moins récents71. Ensuite s’effacent les idées en général, puis les sentiments, enfin les actes et mouvements automatiques. C’est ce que Th. Ribot nomme « la loi de régression ». Cette loi, si nous ne nous trompons, confirme notre hypothèse sur le fond du souvenir. Les actes purement automatiques qui disparaissent en dernier lieu ne sont plus guère qu’un mouvement de machine ; pourtant, sous ces actes mêmes subsiste le sentiment primordial de l’existence, du bien-être ou du malaise, la faim, la soif, etc., et par là l’automatisme est encore une mémoire. Mais la mémoire proprement dite est dans les sentiments, appétits, émotions fondamentales ; aussi est-là ce qui offre le plus de résistance après les actes automatiques. « Les meilleurs observateurs s’accordent à le remarquer, dit Th. Ribot, les facultés affectives s’éteignent bien plus lentement que les facultés intellectuelles72. » C’est qu’elles sont ce qu’il y a en nous de plus profond et de plus intime ; les états affectifs ont beau être vagues et indescriptibles pour l’intelligence, ils sont le fond dont l’intelligence réfléchie ne saisit que la forme.

Les amnésies partielles montrent que des séries entières d’idées et de connaissances peuvent disparaître alors que le reste demeure intact, ce qui suppose qu’elles sont attachées au fonctionnement régulier de certaines parties du cerveau et à la division du travail entre les cellules diverses. Les uns perdent la mémoire des figures, d’autres des couleurs, d’autres d’une seule couleur, d’autres des nombres, d’autres de plusieurs nombres seulement. Les cas les plus curieux sont les amnésies du langage73. Elles sont soumises à la même loi de régression que les autres. On oublie d’abord les mots, c’est-à-dire le langage rationnel, puis les exclamations et interjections, ou langage émotionnel, et, dans des cas très rares, les gestes. On reconnaît encore là les deux éléments essentiels : émotion et motion. Parmi les mots, le malade oublie d’abord les noms propres, puis les noms communs, qui ne sont que des adjectifs érigés en substantifs, puis les adjectifs, puis les verbes. Ici encore la régression va du plus complexe au plus simple, du moins organisé au plus organique. Ajoutons que les verbes, passifs et actifs, qui subsistent les derniers, sont l’immédiate expression des émotions et des volitions.

Les causes physiologiques des amnésies partielles ne peuvent être que conjecturées. Probablement il existe dans le cerveau des voies particulières et une sorte d’organisme particulier répondant à ces espèces d’organismes qu’on nomme les langues, les signes, les mouvements vocaux. Ces systèmes d’associations mentales et de mouvements réflexes peuvent être atteints par la maladie sans que le reste le soit. Un annélide peut perdre une partie de ses organes et continuer de vivre. Supposez qu’une boîte à musique, capable de jouer plusieurs airs, tombe à terre pendant qu’elle en joue un et que le cylindre garni de pointes se mette à rouler avec une très grande rapidité, de manière à briser ou à altérer ses pointes : un air entier pourra disparaître sans que les autres soient atteints, Tous les mouvements réflexes qui répondent à l’association des mots grecs entre eux et avec les mots français correspondants peuvent se trouver paralysés, tandis que les systèmes de réflexes répondant au français, appris dès l’enfance et solidement imprimés dans le cerveau, peuvent résister à la commotion. En un mot, les amnésies sont des paralysies, atteignant certains ordres de cellules sensitives et de mouvements réflexes qui se traduisent dans la conscience par telles associations d’idées.

Les hypermnésies, au contraire, sont des exaltations maladives de la mémoire. Une jeune fille, dans le paroxysme de la fièvre, parle le gallois, langue oubliée de son enfance. La nièce d’un pasteur récite des morceaux d’hébreu qu’elle a retenus sans les comprendre. Ces hypermnésies sont causées tantôt par une circulation fébrile du sang, qui donne une activité anormale à certaines portions du cerveau ou à certains systèmes de réflexes, tantôt par une régression qui, ayant détruit les souvenirs plus récents, ramène à la lumière des couches profondes et oubliées : par exemple des impressions et passions de la jeunesse, des croyances anciennes auxquelles il semble qu’on revient par une sorte de conversion. Ce phénomène s’observe souvent chez les mourants74. Ici encore, nous voyons les sentiments, et surtout ceux des jeunes années, résister mieux que les idées à l’influence destructive de la maladie, tant il est vrai que la sensibilité et la volonté sont le fond de la vie même et conséquemment de la mémoire.

Chapitre deuxième
La force d’association des idées §

I. Lois mécaniques de l’association des idées. Part de la contiguïté et de la similarité. Lois parallèles de la conscience. — II. Association des émotions et appétitions. Son caractère fondamental. — III. La réaction intellectuelle et sa part dans la synthèse mentale.

I
Lois mécaniques de l’association des idées. Part de la contiguïté et de la similarité. Lois parallèles de la conscience. §

La seconde fonction de la mémoire est le rappel des souvenirs produit par l’association des idées. On sait toute l’importance que cette fonction a prise dans l’école anglaise depuis Hobbes, Hume et Hartley jusqu’à Mill, Bain et Spencer. Selon Hume, cette loi a la même importance dans la vie intellectuelle que l’attraction dans les mouvements des astres. Peut-être en effet, au point de vue physiologique, cette loi n’est-elle, comme la gravitation dans les corps et la sélection dans les espèces vivantes, qu’un cas particulier des lois qui règlent la propagation du mouvement selon la ligne de la moindre résistance. La psychologie anglaise contemporaine, qui s’intitule elle-même psychologie de l’association, va jusqu’à ramener toutes les lois de l’esprit à cette loi unique. Sans aller aussi loin, on peut dire que, dans l’association des idées, la part du mécanisme est prédominante. C’est qu’il s’agit ici non plus des termes mêmes de la pensée, mais de leurs relations et successions, choses particulièrement soumises aux lois mécaniques : rien n’est plus voisin de l’automatisme que l’entendement.

Etudions d’abord le mécanisme physiologique de l’association des idées. Ce mécanisme n’est pas très difficile à se figurer : c’est l’association même des mouvements réflexes entre les diverses cellules cérébrales par l’intermédiaire des fibres qui les relient. La suggestion des représentations mentales et des mouvements corrélatifs peut être comparée, comme nous l’avons déjà dit, aux phénomènes d’induction électrique par lesquels un courant exerce son influence sur un autre et produit une aimantation. Le cerveau est à l’état de tension et agit toujours dans sa totalité ; chaque pensée particulière suppose une décharge cérébrale qui ne peut se produire sans altérer les tensions de toutes les autres parties et sans amener par cela même une suite indéfinie d’autres décharges dans une direction déterminée75. L’effet produit sur un point est, à chaque instant, fonction du changement total. Aussi est-il juste de comparer, avec William James, le mécanisme de la pensée au phénomène électrique qu’on appelle l’aurore boréale, où l’équilibre entre l’électricité terrestre et celle des particules glacées de l’atmosphère est sans cesse rompu et rétabli, où les inductions électriques sont perpétuelles, de manière à produire des irradiations sur des points continuellement changeants : les rayons lumineux qui jaillissent successivement, l’un ici, l’autre là, sont associés entre eux comme le sont nos idées, c’est-à-dire qu’en réalité ils ne se produisent pas l’un l’autre, mais sont produits l’un après l’autre par une cause commune, la tension générale, et par les conditions particulières qui la font se décharger successivement ici et là ; chaque idée est comme une irradiation sur un point particulier, révélant à la fois la tension générale et la décharge particulière du magnétisme intérieur.

On sait que la sélection des idées et leur suggestion a lieu tantôt en vertu de la simple rencontre ou contiguïté des impressions dans le temps, tantôt en vertu de leur ressemblance ou similarité. Mais ces constatations de lois empiriques, toutes dérivées, ne nous expliquent pas les phénomènes et ne nous font pas connaître les lois les plus fondamentales. D’abord, la contiguïté de fait dans l’espace et dans le temps est chose tout extérieure : il faut, pour qu’il y ait liaison d’idées, que la contiguïté devienne cérébrale et mentale. De même, la ressemblance de fait entre les objets, ressemblance qui d’ailleurs n’existe que pour une conscience et dans une conscience, ne pourra devenir un lien que si elle réussit à produire, comme telle, quelque effet déterminé dans le cerveau et dans la conscience. Deux idées ne sont donc vraiment contiguës que quand elles se sont produites simultanément ou en succession immédiate dans notre conscience ; et deux idées sont similaires quand elles produisent dans notre conscience des effets qu’elle reconnaît semblables. De plus, il faut ici distinguer deux choses très différentes : 1° la conscience finale de ressemblance entre deux idées préalablement réveillées, comme l’électricité et la foudre ; 2° la force qui avait primitivement produit dans la mémoire une union et une cohésion des deux idées similaires ou de leurs conditions organiques. Cette dernière question est la plus fondamentale : il faut savoir par quoi et comment les anneaux de la chaîne ont été d’abord soudés ensemble, pour comprendre dans quel ordre ils se suivent actuellement et sous quelle forme ils reparaissent dans notre conscience à tel moment déterminé. Les philosophes intellectualistes, comme MM. Ravaisson et Ferri, confondent la force de cohésion, qui amène la consécution de telles idées dans la conscience, avec le jugement que l’esprit prononce sur les idées une fois apparues : « L’intelligence, dit M. Ravaisson, une notion se présentant à elle, conçoit immédiatement ce qui, d’une manière ou d’une autre, la complète, ce qui lui est ou semblable ou contraire, ce qui dépend d’elle ou dont elle dépend, en un mot, les rapports rationnels. » Soit ; mais M. Ravaisson ajoute : « Le principe de l’association et de la mémoire n’est donc autre que la raison76. »

Cette théorie, qui fait de la raison comme un moyen de mouvement et de transport pour les idées, intervertit l’ordre des faits. Comment la raison prononcera-t-elle, par exemple, sur la ressemblance ou la différence de deux termes, si ces termes ne lui sont pas préalablement donnés ? Jamais la conception d’un rapport ne pourra précéder la conscience des termes entre lesquels il est saisi. La raison de Newton aurait eu beau se dire pendant des siècles : « Tout a une cause et les révolutions des astres ont une cause » ; ces deux rapports ne lui auraient jamais donné le terme inconnu : gravitation.

La doctrine rationaliste s’enferme donc elle-même dans un cercle vicieux : la raison ne saurait engendrer la mémoire ni mouvoir les idées et produire leur rappel ; elle est obligée, pour entrer en exercice, d’attendre que le rappel ait eu lieu et que les deux termes soient amenés devant elle par quelque moteur différent d’elle-même ; semblable au prisonnier de la caverne, elle doit attendre que la procession des ombres se produise pour pouvoir spéculer sur leurs rapports77. Le principe de la succession des idées est donc nécessairement autre que la raison : elles se suggèrent par une action originairement indépendante de la réaction intellectuelle qui saisit actuellement leurs rapports. Et il en est ainsi même quand une idée en suggère une autre que nous reconnaissons ensuite lui être semblable. Pourquoi, par exemple, l’étincelle électrique éveille-t-elle un certain jour dans l’esprit de Franklin l’idée de la foudre ? C’est qu’il y avait entre ces deux idées une partie commune : lumière subite avec choc capable de tuer un animal. Cette représentation de lumière et de choc qui, dans la conscience de Franklin, coexiste actuellement avec l’idée de l’étincelle électrique, y a déjà coexisté souvent avec l’idée de la foudre : c’est en vertu de cette partie commune que l’idée de l’étincelle électrique vient aboutir au souvenir de la foudre, et c’est seulement quand la suggestion a eu lieu que Franklin peut dire : « L’étincelle et la foudre sont semblables. » Les semblables se suggèrent donc mutuellement, sans doute, mais ils ne se suggèrent pas, du moins à l’origine, par la conscience de leur similitude. Si cette conscience a une action pour lier ou renforcer le lien, c’est une action ultérieure, qui suppose un lien primitivement établi sans elle et auquel elle ajoute une force nouvelle. Seulement, un esprit ordinaire se contentera de remarquer une similitude entre deux idées sans en tirer des conséquences et sans remonter aux principes ; un Franklin, habitué à ce que Platon appelait la chasse aux ressemblances, partira de là pour concevoir sous les contrastes visibles des similitudes cachées et pour les vérifier par l’expérimentation.

Le vrai problème de l’association consiste donc à déterminer pourquoi et comment deux images qui se sont rencontrées dans le temps ont pu se lier. Comme la synthèse doit être à la fois cérébrale et mentale, il faut en chercher la vraie explication 1° dans la manière dont le cerveau agit, 2° dans la manière dont la conscience agit.

D’abord, comment deux impressions, par exemple de la vue et de l’ouïe, éclair et tonnerre, se lient-elles dans le cerveau ? Il faut pour cela qu’elles ne demeurent pas isolées, l’une dans le centre visuel, l’autre dans le centre auditif, mais qu’elles aient assez de force, de durée et de netteté pour retentir et se rencontrer dans une commune région du cerveau, et pour y être ainsi centralisées ou combinées. Ainsi vont à la rencontre l’une de l’autre les deux ondulations produites dans une masse d’eau par deux pierres tombées à une faible distance. Quand il y a rencontre de deux ondes nerveuses, il s’établit une communication entre elles, un entrecroisement, une première union, qui est une résultante déterminée et qui constitue une habitude naissante. Maintenant, il importe de le remarquer, l’union ne peut avoir lieu qu’à travers des parties du cerveau contiguës. La contiguïté des phénomènes dans le temps ne peut donc lier les choses pour nous que par l’intermédiaire d’une contiguïté dans l’étendue du cerveau. Ce n’est pas parce que la sensation du tonnerre suit dans le temps la sensation d’éclair qu’elle la suit dans la conscience, mais parce que le centre cérébral où se produit une vibration due à l’éclair est en communication, dans l’espace, avec le conduit auditif où le tonnerre produit une vibration. Ainsi s’établissent entre les voies nerveuses, comme entre les voies ferrées, des bifurcations analogues à celles où l’aiguilleur détermine la marche des trains ; la succession des idées, même de celles que nous reconnaissons ensuite pour similaires, est provoquée par la rencontre, au point de bifurcation, de deux trains d’images dans des régions continués du cerveau. Les mots entremets, entrecôte, entrepont, s’éveilleront mutuellement par leur point de bifurcation entre, et, dans certaines maladies, le malade répétera machinalement ces mots à la suite l’un de l’autre. La force qui, dans le cerveau, soude entre elles les représentations est donc originairement mécanique : c’est la persistance de l’énergie et la continuité du mouvement, qui se transmet toujours à des parties contiguës. Tout mouvement produit tend à se dépenser d’une manière ou d’une autre ; il ne peut donc s’arrêter dans un groupe de cellules cérébrales, il passe nécessairement aux groupes voisins pour retentir de proche en proche jusqu’à des groupes plus éloignés. La loi de continuité se confond ainsi, dans le cerveau, avec la loi de propagation du mouvement.

D’autre part les parties du cerveau contiguës sont en même temps des parties similaires, qui vibrent d’une façon partiellement identique. Ainsi, dans les centres visuels, les cellules sont toutes organisées de façon à réagir sous les rayons lumineux ; les cellules des centres auditifs réagissent sous les vibrations sonores, etc. Donc les impressions ne peuvent se lier que si elles sont centralisées dans des parties du cerveau similaires en même temps que contiguës ; donc encore, dans le cerveau même, la contiguïté implique de fait une certaine similarité organique, une certaine réduction à l’unité d’éléments cellulaires et de modes vibratoires.

À vrai dire, deux représentations semblables sont la même représentation avec des représentations contiguës qui diffèrent. Lorsque la rencontre d’une personne à Paris me rappelle la rencontre de cette même personne à Lyon, la vue de son visage éveille l’image du même visage dans un milieu ou cadre différent, en contiguïté avec des images affaiblies de telle rue de Lyon. Je juge alors qu’il y a similarité entre les deux images, c’est-à-dire une même image avec des contiguïtés d’images différentes. Cela tient à ce que, la première fois que j’ai vu cette personne, j’ai vu en même temps la rue de Lyon, et tel magasin devant lequel j’étais arrêté, tel jour, à telle heure. Toutes ces images se sont liées alors dans mon cerveau. Le centre A (figure de la personne) a été relié par des rayons cérébraux, par des voies cérébrales, à B, rue de Lyon, à C, magasin de soieries, etc. Lorsque je revois la personne dans la rue de Rivoli, le même centre A venant à vibrer de nouveau, les rayons reparaissent affaiblis : je revois vaguement la rue de Lyon, le magasin de soieries, etc. Les deux cortèges de contiguïtés différentes, les unes constituant des sensations actuelles, les autres des images de sensations passées, se superposent imparfaitement et donnent l’impression finale de dissemblance dans la ressemblance.

Les lois cérébrales de l’association, considérées indépendamment de toute réaction de la volonté intelligente, resteraient vraies même chez un être entièrement dépourvu de mémoire et de comparaison. Chacune de ses idées s’évanouirait, comme dit William James, dans l’acte même d’éveiller l’idée suivante ; sa conscience (si on peut lui donner ce nom) serait réduite au point de l’instant présent. Il obéirait, sans le remarquer, au courant qui l’entraîne ; il arriverait à telle conséquence, mais sans savoir pourquoi : il associerait des impressions similaires sans les reconnaître similaires, contiguës sans les reconnaître contiguës. Ajoutons que, cependant, il aurait toujours l’appétition, en l’absence du souvenir ; cela suffirait pour maintenir le mouvement de ses représentations instantanées, étincelles mortes en naissant.

À ce point de vue encore tout mécanique, on peut admettre, avec William James, les lois suivantes :

Première loi. — Parmi les processus cérébraux, il y en a toujours un qui prédomine sur ses concomitants de manière à provoquer l’activité en un point déterminé. — Ce processus est, selon nous, celui qui répond à l’appétition, à l’intérêt, au désir du moment.

Deuxième loi. — La somme d’activité, en un point donné de l’écorce cérébrale, est la somme des tendances de tous les autres points à se décharger sur cet endroit.

Troisième loi. — Les tendances à la décharge sur un point sont proportionnelles : 1° au nombre de fois que l’excitation de chacun des autres points peut avoir coexisté avec l’excitation du point en question ; 2° à l’intensité de ces coexcitations ; 3° à l’absence ou à l’insuffisance de quelque point rival sur lequel les décharges pourraient être dérivées.

Retournons-nous maintenant du côté de la conscience, et nous allons y voir la contre-partie de ces lois. Quand deux impressions ont pour siège des portions contiguës et similaires du cerveau, sous quelle forme apparaîtront-elles à la conscience ? — Précisément sous la forme de représentations plus ou moins semblables. En effet, des représentations de même qualité pour l’esprit, comme la couleur rouge, la couleur rose, la couleur pourpre, sont des représentations de même siège dans le cerveau : les représentations visuelles ont pour siège commun les centres visuels du cerveau ; les représentations de l’ouïe ont pour siège commun le centre auditif ; notre cerveau a des casiers tout faits à l’avance, tout préparés par la sélection naturelle, et ces casiers sont ses diverses régions. Dans le centre visuel dorment toutes les images de la vue, triées et mises à part ; dans le centre auditif sommeillent toutes les images de l’ouïe. De plus, les diverses parties du cerveau sont reliées par des intermédiaires. Toute impression ébranle donc, par une contagion inévitable, les parties contiguës et similaires du cerveau, puis celles mêmes qui, plus éloignées, conséquemment différentes, sont cependant encore unies aux premières par des fibres conductrices. Qu’une image particulière de la vue, comme celle de la couleur rouge, ébranle le centre visuel, cet ébranlement se répandra par diffusion dans le centre visuel tout entier ; il tendra à susciter l’image plus ou moins précise d’autres couleurs similaires, ou encore celle de la couleur en général, puis, par une sélection nouvelle, celle de l’étendue, et ainsi de suite. De là cette loi : Si toute représentation tend à s’agréger avec les représentations semblables, c’est en vertu de l’identité structurale de leur siège dans le cerveau, ou en vertu de la connexion établie entre deux centres différents ; cette connexion suppose une communication et un trajet commun entre les deux centres, par exemple l’Opéra de Paris et un air des Huguenots que j’y ai entendu. La loi en question est essentielle, fondée sur l’organisation stable du cerveau, qui elle-même résulte de l’action constante de la nature sur l’homme. Les rencontres fortuites d’impressions ne produisent un lien durable que si elles aboutissent ainsi à une classification et viennent se ranger sous quelque loi déjà inscrite dans notre système nerveux. Spencer a montré que cette classification se fait tout d’abord d’une façon automatique, par la seule diffusion du courant nerveux dans le cerveau. Dès que nous voyons une rose rouge, cette image tend à se ranger d’elle-même à côté de rose blanche, rose jaune, rose en général, puis dans la sous-classe des fleurs, puis dans la sous-classe des objets rouges, puis dans la classe des objets visibles, etc. Cette série de classifications, quand quelque autre série de causes ne l’entrave pas, est immédiate, aussi involontaire que la propagation d’un ébranlement à la masse de l’air ou de l’eau. Le semblable, dans le cerveau, tend à s’associer mécaniquement avec le semblable en vertu de la continuité des parties similaires : voilà le ressort moteur des idées et souvenirs. La classification, qui, au premier abord, paraît une fonction tout intellectuelle et rationnelle, renferme ainsi un côté sensitif et mécanique, et fonctionne d’abord comme une merveilleuse machine à calculer. Grâce à l’organisation du cerveau, produit de l’accumulation des siècles, chaque impression vient d’elle-même se placer dans sa case, qui à son tour vient se placer dans une case plus grande, et celle-ci dans une autre, comme par un emboîtement successif. Nous avons dit que les idées sont des espèces et que la lutte des idées est une lutte d’espèces ; en voilà une preuve nouvelle : l’humanité porte dans sa tête les embranchements, les ordres, les classes, les familles, les genres des Cuvier, des Geoffroy Saint-Hilaire et des Jussieu. Nous avons dans notre cerveau le raccourci du règne minerai, du règne végétal, du règne animal ; chaque idée individuelle n’est qu’un membre d’un groupe plus vaste dans lequel elle rentre : la concurrence des idées aboutit au triomphe de celles qui réalisent le mieux les conditions vitales de leur espèce par l’élimination de tous les accidents défavorables et par la sélection de tous les accidents favorables. Dans la tête de Franklin, le paratonnerre était préparé d’avance, et l’accident en apparence fortuit, en réalité nécessaire, qui y lit se joindre les idées d’étincelle électrique et de foudre, introduisit dans le monde des idées une espèce nouvelle et viable.

Le tort de Spencer est d’avoir immédiatement identifié cet emboîtement des images similaires avec la conscience de leur similarité, qui a besoin d’une explication particulière, et avec la reconnaissance de la similitude entre le passé et le présent, opération encore plus compliquée dont nous parlerons plus loin78.

En outre, il ne faut pas oublier que le cerveau est une machine vivante. Dans le mécanisme de la succession des idées, il faut donc considérer les propriétés de la matière vivante, qui sont de s’user en s’exerçant, puis de se réparer par le repos. Nous l’avons déjà montré ailleurs79, l’usure sur un point, tandis que les autres points cérébraux ont gardé leur force, entraîne le mouvement perpétuel des idées, le cours des idées. C’est, l’analogue d’une traînée de poudre : quand un grain de poudre a été brûlé, le grain voisin, qui ne l’a pas été, s’enflamme au contact et brûle à son tour ; la lumière passe de l’un à l’autre. Les cellules cérébrales où l’exercice produit la combustion sont comme ces grains de poudre. Les vibrations d’un centre tendent donc à se propager à d’autres centres contigus ou en communication avec le premier et non encore épuisés.

Il résulte de ces lois physiologiques des rapports d’exclusion mutuelle ou d’affinité mutuelle soit entre les « états vifs de conscience », simultanés ou successifs, soit entre les états faibles (souvenirs, conceptions, etc.). De même, une force d’affinité ou d’exclusion mutuelle peut exister entre les états vifs et les états faibles. On peut admettre avec Spencer que les états vifs de conscience (comme les sensations), résistent plus aux souvenirs et idées du même ordre qu’à ceux d’un ordre différent. Il m’est plus facile de me rappeler un paysage en écoutant un air de musique que de me rappeler un autre air de musique, surtout si les sons de l’orchestre ont de la force. C’est que la région cérébrale occupée à produire la conscience des sons actuels n’est plus entièrement disponible pour la représentation des sons autrefois entendus. Au contraire, une partie du cerveau peut très bien être occupée d’une manière tandis que l’autre est occupée d’une autre manière. De là cette loi : Les sensations actuelles sont d’autant moins exclusives des idées ou souvenirs, comme aussi des autres sensations, qu’elles sont plus riches en relations : ainsi les sensations visuelles, les plus riches de toutes, les plus complexes et les plus intellectuelles, sont aussi celles qui excluent le moins les autres représentations simultanées, parce que leur complexité même leur permet de rester en relation avec d’autres représentations produites par d’autres régions cérébrales. La division du travail et la coopération n’est possible que là où il y a une structure compliquée.

Une conséquence de cette loi, que Spencer n’a pas tirée, c’est que, si le mouvement de l’esprit vers des idées analogues est facile, le mouvement vers des idées différentes demeure cependant toujours possible, surtout dans les états riches en relations, parce que des parties très diverses du cerveau peuvent vibrer à la fois et sympathiquement sous une excitation, si bien que, la première partie ayant usé sa force, la seconde, déjà éveillée, est toute prête et toute fraîche pour recevoir ie mouvement à son tour. Nous allons ainsi du même à l’autre, comme dirait Platon, et non pas seulement du même au même. La fécondité de l’esprit vient de ce pouvoir, qui tient à la complexité des relations entre les cellules cérébrales.

II
Association des émotions et appétitions §

Le mécanisme de l’association des idées, que nous venons de décrire, n’a-t-il pas lui même pour ressort interne quelque chose de plus profond, le processus appétitif ?

L’association des idées, selon nous, présuppose en effet celle des émotions et, sous celle des émotions, celle des impulsions. L’impulsion dominante, comme la haine, éveille par association les impulsions secondaires dirigées dans le même sens, colère, ressentiment, soif de vengeance, etc. Le lien qui les relie est l’unité d’un but par rapport auquel les impulsions sont moyens, l’unité d’un effet par rapport auquel elles sont causes coopérantes. Cette solidarité des impulsions tient probablement à la solidarité même des organes, au retentissement de l’excitation centrale dans des parties du système nerveux unies par une loi de corrélation.

En même temps que ces phénomènes d’attraction sensible, se produisent des phénomènes simultanés de répulsion : la tendance dominante, comme la colère, tend en effet à repousser toutes les tendances qui peuvent la contrarier, sympathie, pitié, respect d’autrui, dignité personnelle, etc.

Ce qui domine l’association des sentiments, ce sont les lois d’analogie et de contraste. Nous venons de voir que les sentiments analogues, par exemple les sentiments tendres, les sentiments douloureux, s’évoquent mutuellement : l’espérance excite la joie, elle rend bienveillant, elle porte à aimer ; l’inquiétude, la tristesse, l’humeur chagrine, la misanthropie vont de pair. L’association des sentiments par similarité s’étend même d’un groupe à l’autre, notamment des sentiments sensoriels aux sentiments esthétiques et moraux, ou invicem. La douleur de la haine est amère ; la joie d’aimer est douce ; la tristesse est sombre ; le souci est noir ; le regret est cuisant. Et nous avons montré, dans un chapitre précédent, que ce ne sont pas là seulement des métaphores, mais les résultats d’une loi qui explique l’expression même des sentiments : la bouche, dans la déception ou le mépris, fait les mêmes mouvements et prend les mêmes formes que sous l’action d’une saveur amère ou dégoûtante.

Quant à la loi de contraste, elle n’a plus ici la même signification que dans l’association des pures idées. Pour les idées, le contraste n’est qu’un cas particulier de similarité : si l’idée du blanc éveille celle du noir, c’est parce que cette opposition a pour point de départ une idée commune, celle de lumière. Au contraire, la loi de contraste a une valeur propre quand il s’agit de peines et de plaisirs. Non seulement l’idée de peine suscite celle de plaisir par l’idée commune de sensibilité, mais en fait et réellement la peine et le plaisir s’engendrent l’un l’autre. Rappelons-nous, en effet, que le plaisir est le plus ordinairement précédé ou accompagné d’une certaine peine due au besoin et à la non-satisfaction d’une tendance : si la souffrance n’est pas la condition nécessaire du plaisir, elle en est du moins un antécédent habituel, et, au point de vue organique, il n’y a guère d’acquisition de force qui n’ait été précédée d’un manque de force. Il n’est donc pas étonnant que la douleur et le plaisir soient associés de fait.

En outre, une loi importante du système nerveux, que nous avons déjà indiquée, tend à resserrer ce lien : c’est la loi de l’épuisement nerveux, qui produit la fatigue. Le plaisir, quand l’excitation a duré un certain temps, fait naître le besoin que le plaisir même ait un terme ; si bien qu’alors, dans la mesure où croît le plaisir, diminue le pouvoir de le ressentir encore. Il en résulte ce quelque chose d’amer qui surgit du fond de la coupe enivrante : le plaisir est lié à une dépense de force qui a pour terme la souffrance. Nous avons donc là plus qu’un contraste intellectuel : c’est un rythme organique et une alternative, comme celle de la respiration ; c’est un contraste réel, essentiel au mouvement de la vie. La volonté, après avoir accepté le plaisir, s’en lasse et le refuse : après l’affirmation naît la négation. D’ailleurs, ce contraste vécu n’est pas absolument irréductible à une identité plus profonde, celle de la volonté avec elle-même, celle de l’appétition tendant toujours au plus grand plaisir. Ce n’est point de jouir que l’activité se lasse ; c’est de l’effort qu’elle fait pour jouir, de la peine qui est le prix de sa jouissance. Nous trouvons donc, en définitive, dans l’identité de l’action et dans le contraste primitif de l’action avec la résistance extérieure la source première des similarités ou des contrastes qui associent les sentiments, qui les font onduler en sens divers. Les associations par simple contiguïté sont ici extrinsèques et superficielles : elles sont plutôt des associations de sentiments avec les perceptions concomitantes que des associations de sentiments avec d’autres sentiments ; la vraie loi primordiale est intrinsèque, inhérente à la nature de l’activité mentale et à celle de l’activité nerveuse qui en est la condition.

L’appétition et l’émotion apparaissent ainsi au fond do la mémoire, comme le ressort caché de l’association des états de conscience et comme le principal moyen de leur synthèse. Aussi les mêmes objets ne réveillent-ils pas les mêmes souvenirs quand nous sommes gais ou quand nous sommes tristes. Il y a en nous une disposition générale de la sensibilité et comme un ton général de notre humeur qui repousse ce qui lui est contraire, attire ce qui lui est conforme. On pourrait appeler cette loi profonde d’association « loi de sélection sensible », puisqu’elle fait de notre sensibilité une force d’attraction et de répulsion. Les idées ne s’enchaînent pas seulement par des rapports tout mécaniques et logiques ; elles s’enchaînent par un rapport d’adaptation à nos sentiments. Ferri, dans son étude sur la psychologie de l’association, ne dit rien de cette loi et cite pourtant lui-même un exemple qui aurait pu le mettre sur la voie. Un jour, piqué par une mouche, il se rappela tout à coup un enfant que jadis, étant lui-même fort jeune, il avait vu couché sur son lit de mort. Pourquoi cette vision subite ? « D’abord, dit-il, j’étais couché sur mon lit au moment même de ce souvenir ; première concordance ; puis j’avais vu le visage de l’enfant piqué par les mouches ; mais que de fois j’ai éprouvé le même inconvénient sans avoir le même souvenir ! Enfin je remarque que la vue du cadavre m’avait causé alors une profonde tristesse et que tout à l’heure aussi j’étais triste. » C’est donc la similarité d’émotion, c’est l’état de la sensibilité qui a été la puissance dominatrice et déterminante ; ici encore les idées empruntent leur principale force aux sentiments ou appétitions qui les animent, et la conscience, loin de refléter passivement les impressions, agit pour les accepter ou les repousser.

La loi même de similarité, au lieu d’être tout intellectuelle, se confond avec la loi qui veut que l’être sensible tende à son plus grand plaisir, car la similarité, en permettant la plus grande activité avec le moindre effort, produit par cela même du plaisir : le seul fait qu’une nouvelle expérience coïncide avec une expérience ancienne engendre un sentiment agréable. L’enfant sourit au visage qu’il retrouve le même. En associant les semblables, la conscience obéit à la loi universelle d’économie, qui veut que toute force s’exerce avec la moindre dépense possible, que toute appétition se satisfasse avec le minimum de peine : le rapprochement des semblables permet à la conscience d’embrasser d’un même regard une foule d’objets et de produire le plus grand travail avec le moindre effort. Si les contrastes nous plaisent, c’est qu’ils ont lieu au sein de la ressemblance et la font ressortir : ils nous donnent à la fois la jouissance de l’ancien et celle du nouveau, distinctes et cependant unies. Enfin, c’est déjà jouir que se souvenir, car c’est contempler des semblables et doubler sans effort le présent avec le passé ; de là cette volupté secrète qui se retrouve jusque dans le souvenir de la douleur.

III
Réaction intellectuelle et sa part dans la synthèse mentale §

L’association a divers stades. Au plus bas degré, le cerveau peut lier des impressions indépendamment de l’intelligence, sinon indépendamment d’une sourde sensibilité et appétition diffuse. Nous pouvons ensuite nous souvenir et prendre conscience d’une coïncidence qui s’était marquée dans le cerveau mécaniquement et, à quelque degré, émotionnellement, mais sans avoir été alors remarquée par l’intelligence. Parfois aussi, les termes intermédiaires entre deux idées conscientes échappent eux-mêmes à la conscience. On sait que Hamilton comparait ce phénomène à la transmission du mouvement à travers une rangée de billes : la première se meut, les billes intermédiaires n’ont qu’un mouvement intestin, la dernière a un mouvement visible. Rappelons-nous encore que, quand les vibrations cérébrales sont trop rapides ou trop uniformes, elles échappent à la conscience, et nous comprendrons que certaines idées puissent surgir dans le temps en vertu d’un arrangement qui a eu lieu dans l’espace, entre des cellules que notre esprit ignore. C’est la sélection inconsciente. Ainsi, pendant le sommeil, s’organise dans le cerveau de l’enfant la leçon étudiée la veille. La loi de contiguïté cérébrale est alors presque seule en action. Tant que cette loi prédomine, les choses s’associent surtout selon des réactions mécaniques. Mais, dès que la conscience s’éveille, une nouvelle force d’organisation se manifeste : l’appétition consciente. Le cerveau ne connaissait guère que la contiguïté, dont la similarité d’impressions est une conséquence ; l’intelligence ne connaît guère que la similitude, dont la contiguïté est pour elle une simple espèce et une ébauche. La contiguïté même devient toujours, pour la conscience, une certaine similarité : le seul fait de s’apercevoir que des choses disparates coïncident, comme une vive lumière, un son, une douleur, est déjà une conscience de similitude au sein de la différence. Cette conscience suppose une réaction de la volonté et de l’intelligence par rapport aux sensations qui nous arrivent, et cette réaction, sur laquelle nous devons maintenant insister, est un facteur important de la synthèse mentale.

La synthèse mentale ne peut sans doute s’établir, comme nous l’avons montré, qu’entre des termes déjà donnés par un pur automatisme ; mais l’intelligence n’en a pas moins, en premier lieu, le pouvoir d’accepter ou de rejeter la soudure déjà commencée par la simple coïncidence de temps. En second lieu, l’intelligence finit par prendre intérêt aux ressemblances et différences pour elles-mêmes, parce que le discernement des ressemblances et différences est sa loi propre, conséquemment sa tendance normale. Cette loi est pour l’intelligence la loi même de conservation et de progrès. Aussi, des ressemblances les plus extérieures et les plus superficielles, comme celles qui tiennent à de simples coïncidences de temps ou de lieu, la pensée dégage peu à peu des ressemblances plus intimes et plus profondes. La conscience est donc une force organisatrice qui réagit sur les représentations et les ordonne selon une règle d’harmonie, comme un instrument façonné par un grand maître qui rejetterait de soi les discordances pour n’admettre que les accords. La loi de conservation, sous une forme d’abord appétitive, puis intellectuelle, joue ainsi le principal rôle dans la sélection des idées comme dans celle des espèces.

En troisième lieu, pour reconstruire un monde nouveau selon ses besoins, l’esprit est oblige, comme l’ont montré Martineau et W. James, de dissocier préalablement ce qui avait été associé par la simple habitude et par la fréquence des simples contiguïtés. Le savant ne doit-il pas d’abord séparer l’idée de combustion d’avec toutes ses associations habituelles, — dégagement de flamme et destruction de l’objet brûlé, etc., — pour pouvoir l’associer ensuite avec l’idée de cette respiration qui entretient la vie ? Ainsi donc, outre que la conscience, par l’appétition, est la force primitive d’association mentale, c’est encore elle qui, en réagissant sur les associations arrivées du dehors, devient la force principale de dissociation et d’analyse. Selon Spencer, cette rupture des associations primitives et cette sélection des ressemblances cachées se ferait simplement par la variation des circonstances extérieures, qui nous présentent les mêmes objets dans des groupes différents ; mais il est clair qu’il faut aussi considérer l’influence de ce milieu intérieur qui est la conscience même, sous les trois formes de l’intelligence, de la sensibilité, de la volonté. Les idées de l’intelligence, les sentiments et surtout les appétitions entrent comme facteurs dans cet ensemble de « circonstances » qui dissolvent les associations primitives et en composent de nouvelles.

Concluons que si, dans les circonstances de l’association, il y a un perpétuel mélange de contiguïté et de similarité, le fait même d’apercevoir la similarité ou la contiguïté produit un lien nouveau. Ce lien est psychologique et physiologique tout ensemble, car la réaction intellectuelle est en même temps une réaction cérébrale, une répétition systématisée des sensations par les cellules grises de l’écorce. Le pigeon ou le rat à qui l’on a retranché cette calotte superficielle, le cochon d’Inde à qui l’on sectionne les deux pédoncules cérébraux en avant et au dessus de la protubérance, a encore des sensations, mais il ne les aperçoit plus au moment où il les a ; il ne les connaît plus, ne les répète plus en les systématisant et les classant ; il ne peut plus y faire attention, ni les lier à l’appétition du moment ; les organes répétiteurs n’existant plus ou ne répétant plus, il n’y a plus de mémoire ni de liaison d’images. L’intelligence n’est pas à part, reliant par une action exclusivement spirituelle des idées qui ne trouveraient pas en même temps une liaison mécanique et cérébrale. Il n’en est pas moins vrai que le véritable fond du processus est dans l’appétit, dont le mécanisme est la manifestation extérieure ; s’il n’y avait pas dans les éléments de notre organisme des appétitions élémentaires et, dans le tout, un appétit général où les autres se résument et se composent, il n’y aurait ni vie, ni mouvement, ni mémoire. Du côté psychologique, le vrai lien primitif des idées est leur rapports l’unité de l’appétition, de l’effort, de la volonté, jointe à l’unité de l’émotion et à l’unité de conscience. Du côté physiologique, leur lien est leur rapport à l’unité de la tension cérébrale, chaque décharge particulière étant, comme nous l’avons vu, fonction de l’énergie totale.

Ainsi, dans les deux premières fonctions de la mémoire, le processus réel et complet est indivisiblement physique et mental ; mais le physique n’est qu’un extrait du tout, et un extrait plus fragmentaire que le mental, puisque le mental ajoute des éléments de plus aux éléments simplement mécaniques. Th. Ribot et Maudsley s’en sont tenus trop exclusivement au côté physique et n’ont pas étudié l’action spontanée de l’appétit, puis l’action réfléchie de la conscience sur la conservation des souvenirs et sur leur reproduction. Même dans la conservation et dans la reproduction des idées, pour ne rien dire encore de leur reconnaissance, la conscience n’est pas un enregistrement passif, ni une reproduction toute machinale, puisque l’attention, l’émotion et l’appétition y ont leur part. Si les idées ou images survivent dans la lutte et se conservent, la vraie et radicale raison, c’est qu’elles enveloppent à des degrés divers des sentiments tendant à se satisfaire par tels mouvements ; les idées sont des forces parce qu’elles recouvrent des appétits plus ou moins vagues ou précis. Si les idées se renouvellent, c’est le plus souvent en vertu de la même force, en vertu du lien qui unit telles représentations à tels sentiments et à tels mouvements, ou invicem, et qui établit comme conséquences dans le cerveau tels arcs réflexes, telles voies de communication toutes prêtes à recevoir les courants nerveux. Un sentiment ou désir dominateur trouve alors des voies par où il se répand et suscite les représentations adaptées. Enfin la contiguïté des courants dans les parties similaires du cerveau a pour corrélatif au sein de la conscience la similarité des impressions, et nous avons vu comment l’aperception de cette similarité réagit pour adapter tout le reste à sa propre loi. Après avoir été surtout, à l’origine, un témoin de la lutte des idées, la conscience finit par être la principale force de sélection parmi les idées ; elle tend même à devenir de plus en plus dominante dans l’humanité : purement imitatrice au début, elle devient en un sens créatrice. La conscience n’est donc ni si haut ni si bas que la placent ses admirateurs ou ses détracteurs : elle n’est pas une puissance indépendante du mécanisme naturel, mais elle n’est pas non plus un simple effet accidentel et superficiel de ce mécanisme ; elle est l’intérieur dont le mécanisme est l’extérieur. Si elle s’élève trop, « je l’abaisse » ; si elle s’abaisse, « je la relève. »

Chapitre troisième
La reconnaissance des souvenirs. Son rapport à l’appétit et au mouvement. §

I. Comment a lieu la reconnaissance des idées. — II. Conclusions sur révolution de la mémoire dans le passé et dans l’avenir.

« Considérez, dit Kant, le cerveau d’un homme, par exemple d’un savant, avec tous ses souvenirs : une puissance supérieure n’aurait qu’à dire : Que la lumière soit ! aussitôt un monde paraîtrait à ses yeux. » — Cette lumière que Kant suppose répandue à la fois sur tous nos souvenirs, nous sommes obligés nous-mêmes de la projeter successivement sur une partie, puis sur une autre, et d’éclairer peu à peu comme d’un jet de lumière quelques points de la scène intérieure, sans jamais pouvoir l’illuminer par une conscience qui l’embrasserait tout entière. Cette conscience successive et partielle de nos souvenirs est leur reconnaissance, et c’est l’opération vraiment caractéristique de la mémoire intellectuelle. On connaît des exemples frappants de cette reconnaissance, qui se produit parfois après de longues années. Abercrombie raconte qu’une dame de Londres fut conduite mourante à la campagne ; on lui amena sa petite fille, qui ne parlait pas encore et qui, après une courte entrevue avec la mère, fut reconduite à la ville. La dame mourut quelques jours après ; la fille grandit sans se rappeler sa mère jusqu’à l’âge mûr. Ce fut alors qu’elle eut l’occasion de voir la chambre où sa mère était morte. Quoiqu’elle l’ignorât, en entrant dans cette chambre elle tressaillit, et comme on lui demandait la cause de son émotion : « J’ai, dit-elle, l’impression distincte d’être venue autrefois dans cette chambre. Il y avait dans ce coin une dame couchée, paraissant très malade, qui se pencha sur moi et pleura80. » Cette impression distincte et cependant indéfinissable constitue la reconnaissance. Tant qu’il n’y a en nous qu’un jeu d’images se conservant, puis se réveillant à un moment donné, — par exemple l’image d’une chambre et d’une dame couchée dans son lit, — il n’y a pas encore de vrai souvenir. En effet, tout reste présent, et le rapport avec le passé n’existe pas encore ; or, ce rapport est essentiel pour qu’on puisse dire : je me souviens. Par quel artifice intérieur puis-je donc rapporter l’image présente à la sensation passée qui n’est plus ? — Nous sommes loin de l’époque où Reid, après s’être posé ce grand problème, concluait qu’il faut renoncer à expliquer la merveille : « C’est qu’il a plu à Dieu, disait-il, de nous donner la connaissance directe et immédiate du passé. » Avec ce miracle trop opportun, Reid admettait une contradiction dans les termes. La présence immédiate du passé dans notre conscience est contradictoire, puisque le passé est, par définition même, ce qui n’est plus présent. Et d’ailleurs, le cerveau ne peut jamais être deux fois dans le même état, pas plus que notre pensée, à laquelle on peut justement appliquer le mot d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, ni dans le même courant de représentations. »

Ceux à qui la métaphysique, cette recherche des causes, inspire une sorte de sacer horror, prendraient volontiers pour devise, à l’encontre de Virgile :

Felix qui potuit rerum non quærere causas.

Aussi renvoient-ils le problème de la reconnaissance, comme celui de la notion du temps, à ce que les Allemands appellent la « critique de la connaissance ». Mais, répondrons-nous, cette critique même est une question psychologique et non pas seulement métaphysique. Il ne faut pas abuser d’une méthode positiviste qui dispense de toutes les questions profondes et vraiment difficiles, de celles qui portent sur le cœur même des choses. Tel psychologue annonce au lecteur une simple étude de « psychologie descriptive », mais en réalité, outre les descriptions psychologiques les plus ingénieuses et les plus savantes, il est bien obligé de lui présenter encore une série de pures hypothèses, et il aboutit, en somme, à des solutions d’un caractère exclusivement mécaniste. Par peur de la métaphysique et même de la critique des connaissances, il se réfugie avec Maudsley dans ce système de métaphysique particulier selon lequel, — on s’en souvient, — la conscience serait le résultat accidentel d’un fonctionnement de molécules. Certes, si vous commencez par présupposer et le discernement du temps et le discernement de la ressemblance, il ne vous restera plus qu’à « décrire » le mécanisme de la mémoire ; mais le discernement du temps et surtout celui de la ressemblance, c’est la mémoire mentale elle-même, c’est le fond du souvenir, non seulement au point de vue métaphysique ou critique, mais même au point de vue psychologique. Tout le reste est, sinon accidentel, du moins préliminaire ou extérieur ; tant qu’on n’a pas essayé de montrer comment se sent la ressemblance à travers le temps, on n’a fait que tourner autour de la mémoire et en analyser les rouages les plus visibles, sans pénétrer jusqu’au grand ressort.

I
Comment a lieu la reconnaissance §
I §

La condition fondamentale de la reconnaissance, c’est ce jugement que l’image de la chose est une simple image. Si, par exemple, je me rappelle les ténèbres en plein jour, il faut que ma représentation imaginaire des ténèbres soit distinguée de mes perceptions présentes. Comment se fait cette distinction ? — Elle a lieu, selon nous, par une série de classifications spontanées dont nous allons montrer les divers stades.

Ces classifications résultent : 1° du caractère intrinsèque des représentations, 2° de leurs rapports mutuels, 3° de leur rapport au sujet pensant et voulant.

La première distinction entre la simple image et la perception réelle est fondée sur la force intrinsèque des représentations. La simple image n’a généralement pas la même force que la perception ; en vain, les yeux ouverts en plein jour, je voudrais voir la nuit : la réalité s’empare de ma conscience, je ne puis m’empêcher de voir clairement le jour. Tel est le premier signe distinctif de la sensation et de l’image, proposé par Hume, adopté aujourd’hui par Spencer, Bain, Maudsley, Taine, Ribot, par presque tous les psychologues contemporains. Est-ce tout ? Reid demande avec un mélange de naïveté et d’ingéniosité si un petit coup sur la tête nous paraît une simple image et un grand coup une perception actuelle ; Paul Janet a reproduit cette objection. On peut répondre, d’abord, qu’il y a une différence notable entre un petit coup et un souvenir de coup : c’est que le second ne fait aucun mal. Nouvel exemple du rôle joué par la sensibilité dans le développement de l’intelligence. Mais il y a une réponse meilleure qu’on peut faire à Reid et à Paul Janet en leur opposant la théorie des idées-forces. C’est que précisément, en vertu de la force qui appartient à toute idée, l’image intérieure d’un coup sur la tête nous paraîtrait un coup réel si elle était seule, si sa force propre et sa tendance à produire des mouvements n’était pas contrebalancée par la force d’autres idées, ou, selon l’expression de Taine, refrénée. Que je ferme les yeux, que je m’absorbe dans une rêverie profonde, que je me rappelle fortement les circonstances dans lesquelles j’ai reçu un coup, je pourrai finir par me persuader un instant que je le reçois, plus ou moins fort ; je pourrai tressaillir comme si on me frappait encore. Reid ne croit donc pas si bien dire ; il est profond sans s’en douter. Toute idée, toute image a une force de projection et d’objectivation : cette force tend à s’imposer et s’impose en effet quand elle est seule. Placez devant un esprit l’image d’une sensation toujours la même, ce sera pour lui tout le monde extérieur ; il s’y absorbera comme le mystique enlevé à soi se perd dans l’objet de son extase.

Mais il est rare qu’une image soit seule, qu’une idée soit ce qu’on appelle une idée fixe : n’oublions pas qu’une foule d’autres images luttent pour la vie et exercent leur pression sur l’image actuellement dominante, en déployant dans la lutte des intensités variables. Si nous considérons le rapport des représentations entre elles, nous reconnaissons que la perception, quelque faible qu’elle soit, résiste aux autres représentations et exclut son opposé, tout le temps qu’elle dure. Nous pouvons, pendant que nous percevons du blanc, imaginer du rouge, mais non percevoir du rouge ; cela prouve que l’image a son milieu cérébral et mental différent de la perception complète. En second lieu, la perception, si faible qu’elle soit, a une fermeté, une fixité qui, d’ordinaire, n’appartiennent pas à l’image. Le cours des simples images est un véritable flux, tandis que les choses perçues ont une stabilité relative, surtout par leur rapport à l’espace. En troisième lieu, nous localisons extérieurement la perception, tandis que nous n’y localisons pas l’image. Quoique l’image soit le renouvellement partiel des vibrations cérébrales qui accompagnent la perception, nous situons la cause de l’image moins loin que celle de la perception, ou même nous ne la situons pas. Il y a là une nuance avec laquelle nous sommes familiarisés, comme avec la droite et la gauche. Enfin le changement d’intensité entraîne toujours, même dans la sensation, un changement de qualité, un changement de contenu, de forme, de netteté ou de clarté, et aussi de ton sensitif ; il n’est donc pas étonnant que nous arrivions à distinguer tout de suite, par une différence de qualités, ce qui est perception actuelle de ce qui n’est que souvenir. Des milieux divers se forment ainsi pour les perceptions et pour les simples images ; comme il y a un milieu visible, un milieu sonore, etc., de même il y a un milieu mnémonique où les images viennent se ranger.

Non seulement les images se distinguent entre elles et se classent spontanément selon les divers degrés de leurs forces et selon leurs relations mutuelles, mais encore elles se distinguent par leurs relations au sujet conscient. C’est là encore une classification spontanée. Je remue mon bras : le mouvement part du centre et va vers la superficie ; vous remuez mon bras : le mouvement vient de la superficie et va vers le centre. Il y a un contraste intérieur entre la force exercée par moi et la force subie par moi, entre le volontaire et l’involontaire. Newton avait la faculté d’évoquer devant ses yeux l’image du soleil, même dans l’obscurité, en faisant simplement un certain effort visuel, à peu près comme quelqu’un qui essaie attentivement de distinguer un objet difficile à voir ; mais Newton savait parfaitement qu’il était comme le créateur de ce soleil imaginaire. De même, Goethe pouvait évoquer à volonté l’image d’une fleur et lui faire subir devant son esprit une série de transformations ; là encore le volontaire se distinguait de l’involontaire. Shelley, au contraire, fut au moins une fois victime des sollicitations produites par ses idées, qui finissaient par agir en lui comme des forces indépendantes de son vouloir. L’ordre même des représentations, à l’état normal, est tantôt senti comme notre œuvre, tantôt comme l’œuvre d’une force étrangère. Dans les fantaisies de la pure imagination, comme la rêverie ou la composition poétique, l’ordre des images ne nous est pas imposé, il est voulu et plus ou moins arbitraire ; dans la perception, il est absolument involontaire : je ne puis déplacer la perception du milieu de ses circonstances environnantes. Il y a donc en moi un perpétuel contraste entre l’activité et la passivité, entre la force centrifuge ou d’origine volontaire et la force centripète ou d’origine involontaire.

Au reste, ces deux directions de la force ne vont jamais l’une sans l’autre : toutes les sensations renaissantes, comme l’image d’un serpent qui a failli me mordre, sont accompagnées de mouvements renaissants, comme un frisson instinctif, d’actes de volonté renaissants, comme un geste de défense. C’est là une des plus importantes acquisitions de la psychologie contemporaine et une preuve à l’appui des idées-forces. Et cette loi mentale est, on s’en souvient, la contre-partie de la loi des réflexes dans l’organisme, qui elle-même s’explique par la conservation de l’énergie dans l’univers. Point de mouvement reçu par un nerf centripète qui ne soit réfléchi sur un nerf centrifuge, où il se continue sans jamais pouvoir se perdre ; de même, point de sensation reçue qui ne se réfléchisse en un effort quelconque pour écarter ou pour maintenir l’objet, selon qu’il est pénible ou agréable. Même dans les cas d’apparente indifférence, il y a toujours au fond de notre cerveau, siège de mouvements insensibles, une réponse du dedans au dehors, une exertion de force motrice ; c’est ce que la physiologie contemporaine exprime en disant que les phénomènes cérébraux sont à la fois sensoriels et moteurs. L’action réflexe, à son tour, décrit un arc de cercle plus ou moins étendu : une petite impression, comme un léger coup sur la tête, provoque une petite réaction, qui ne dépasse guère le cerveau ; une autre plus forte va jusqu’aux membres ; un coup violent met tout le corps en mouvement dans l’espace, etc. De là encore une sphère d’intensités plus ou moins grandes et de qualités distinctives, dans laquelle viennent se ranger non seulement toutes nos impressions sensibles, mais toutes les réactions motrices correspondantes : juger et « objectiver », c’est mesurer l’intensité et la qualité de la réaction nécessaire pour répondre à une impression ; c’est avoir conscience de la force centrifuge en rapport avec la force centripète, dans une représentation ou idée quelconque.

Telle est, selon nous, la classification primitive et fondamentale des idées selon leur relation à notre volonté. Il en résulte un curieux effet de perspective intérieure : toutes nos images finissent par se ranger spontanément et se classer comme dans une sphère dont nous occupons le centre et dont la circonférence semble se dilater ou se concentrer tour à tour. Ainsi, dans un fluide, les objets, selon leurs densités diverses, viennent prendre place plus ou moins loin, les uns montant, comme le liège, vers la surface, les autres tombant, comme le plomb, vers les profondeurs ; c’est le symbole de l’ordre qui s’établit de soi-même entre nos représentations non seulement selon leurs forces ou leurs qualités respectives, mais encore selon leur rapport à la volonté centrale. Les images simultanées du toucher et de la vue se disposent dans des cercles concentriques dont l’ensemble indéfini forme le monde extérieur ; l’un de ces cercles n’embrasse que notre corps, les autres embrassent les objets voisins de notre corps, les autres des objets de plus en plus éloignés, jusqu’à la voûte du firmament. N’apprenons-nous pas fort bien à distinguer ce qui se passe uniquement dans l’intimité du cerveau et ce qui nous vient de la périphérie du corps, fut-ce de la surface du crâne ? L’« objectif » et le « subjectif » ne sont d’abord qu’une affaire de classification. L’image d’un coup est elle-même, en somme, extérieure et objective ; seulement elle demeure cérébrale et n’est pas projetée hors de notre corps. Simple question de plans. Et ces plans diffèrent en ce qu’ils semblent en relation plus ou moins médiate avec notre centre personnel : ainsi, dans un tableau, les dernières lignes d’un paysage paraissent fuir dans un lointain imaginaire. C’est la réaction volontaire et motrice plus ou moins énergique produite par les idées ou images qui nous les fait projeter à des rangs divers.

En somme, quand une image ressuscite dans l’esprit, nous avons vu qu’elle est l’objet d’une série de classifications qui lui donnent peu à peu une valeur et une place déterminées, mais par là le souvenir est-il achevé et y a-t-il vraiment reconnaissance ? Une dernière condition n’est-elle pas nécessaire : apercevoir la ressemblance de l’image avec l’objet ? Les partisans du mécanisme, comme Spencer, Maudsley et Ribot, se hâtent d’identifier la reproduction mécanique des images semblables avec la reconnaissance finale de leur similitude. L’association des semblables et la reconnaissance des souvenirs, dit Spencer, sont « un seul et même acte ». Th. Ribot suit ici Spencer et va encore plus loin ; il ne place même pas la reconnaissance parmi les opérations du souvenir et se contente de dire que, puisqu’on a connu les choses une première fois, il n’est pas étonnant qu’on les reconnaisse une seconde. Cette explication n’est-elle point trop aisée et la conclusion est-elle aussi évidente qu’on le suppose ? « Lorsqu’une idée, dit à son tour Maudsley, devient de nouveau active, c’est simplement que le même courant nerveux se reproduit, avec la conscience que ce n’est qu’une reproduction : c’est la même idée, plus la conscience qu’elle est la même. » Mais cette conscience est précisément ce qu’il y a de moins « simple » à expliquer, et elle ne saurait se confondre avec la reproduction pure : il ne suffit pas, comme fait Spencer, de déclarer les deux choses identiques pour se tirer d’embarras. En fait, elles sont séparables dans la mémoire même ; la reproduction des semblables peut avoir lieu automatiquement sans être reconnue par la conscience. La pathologie montre la possibilité de cette séparation81. Autre chose est donc la suggestion de plusieurs images semblables, qui les a fait surgir nécessairement dans notre mémoire ; autre chose est l’acte de jugement par lequel je m’aperçois de leur similitude.

Les Anglais appellent quelquefois la reconnaissance d’un nom expressif : le « sentiment de la familiarité ». A-t-on quelquefois réfléchi à cette chose étrange et cependant continuelle en nous ? Parfois nous ne pouvons nous rappeler où nous avons vu un visage, où nous avons lu une phrase, et cependant nous sentons que ce visage n’est pas nouveau, que cette phrase nous est déjà familière, à un degré aussi faible que possible, mais réel. Parfois, au contraire, la familiarité est si grande que le présent fait renaître le passé avec tous ses détails et toutes ses circonstances :

Les voilà, ces buissons où toute ma jeunesse
Comme un essaim d’oiseaux chante au bruit de mes pas.

Les psychologues, même ceux de l’école anglaise, ne nous semblent pas avoir donné une suffisante explication du sentiment de familiarité, par conséquent de la reconnaissance, qui le présuppose. Selon nous, il eût fallu d’abord chercher l’explication dans ce même principe qui explique et la conservation et le rappel des idées : l’habitude. Le connu, le familier, c’est ordinairement l’habituel ; comment donc distinguons-nous l’habituel de ce qui est pour ainsi dire neuf et original ? Est-il nécessaire ici, avec les spiritualistes, de faire intervenir le « pur esprit » comparant, du fond de son unité, les divers termes que le temps apporte et remporte ? Est-ce à l’aide du pur esprit qu’un chien reconnaît son maître, et les visages familiers, et la maison familière ? Nous ne le pensons pas. A notre avis, la familiarité se ramène d’abord à la facilité de représentation, conséquemment à une diminution de résistance et d’effort. Cette diminution supprime le choc intérieur, la transition brusque, le sentiment de la surprise dont parle Bain. Notre activité se sent couler dans un lit tout fait ; notre pensée rencontre un cadre tout préparé à la recevoir : l’image présente, et en ce sens nouvelle, se trouve remplir une sorte de vide intérieur dont nous avions le sentiment, et c’est ce sentiment vague que nous appelons attente. Cherchez à vous souvenir d’un nom, d’un vers oublié, vous sentirez en vous cette sorte de vide qui est doué d’un pouvoir d’attraction comme les tournants d’une rivière. En retrouvant ensuite le nom ou le vers, vous sentirez une adaptation intérieure à votre attente, une facilité de représentation qui vous révèle une familiarité plus ou moins grande avec l’objet. Quand nous soulevons un fardeau, nous sommes obligés d’accommoder notre force à la résistance et nous avons conscience de cette accommodation ; nous apprécions le fardeau par l’intensité de notre sentiment d’effort ; un sentiment analogue nous permet d’apprécier, dans le cours de nos représentations, le facile, le familier, le connu et le reconnu. Ici, le poids soulevé une première fois se trouve moins lourd la seconde : l’accommodation se trouve à moitié faite. C’est l’habitude, tantôt à l’état naissant, tantôt plus ou moins complète, qui se révèle à elle-même dans la conscience par un sentiment spécial, et ce sentiment spécial fait le fond de la reconnaissance. D’autre part, l’habitude est une adaptation au milieu, selon la grande loi de sélection universelle ; c’est l’adaptation de la puissance à la résistance, de l’activité à son objet. Reconnaître, c’est donc avant tout avoir conscience d’agir avec une moindre résistance.

Mais, pour que l’habitude ainsi formée devienne consciente de soi, il faut que nous puissions apercevoir tout ensemble la différence et la ressemblance du nouveau avec l’ancien, de l’inaccoutumé avec le familier. Reconnaître, c’est donc saisir à la fois des différences et des ressemblances, saisir des rapports, comparer. Le problème de la reconnaissance nous fait ainsi toucher aux dernières profondeurs de la conscience et aux actes les plus simples de l’esprit. Ici encore, nous allons voir qu’on s’en tient trop au point de vue géométrique et statique, au lieu d’introduire le point de vue dynamique de l’activité motrice et de l’effort, de l’appétit et de la volonté.

Si on imagine, à l’exemple de Spencer, une conscience « toute sérielle », qui ne peut saisir qu’un état à la fois, la comparaison et la synthèse des états différents sera impossible dans le souvenir : quand le second état existera, le premier sera entièrement évanoui ; chaque état sera toujours premier, toujours nouveau, et le sentiment de familiarité sera impossible. Il faut donc un certain lien qui unisse les deux termes, il faut dans la mémoire une certaine synthèse simultanée des différences successives. Spencer lui-même finit par reconnaître que « le changement incessant n’est pas la seule chose nécessaire pour constituer une conscience et une mémoire ». On peut très bien concevoir, ajoute-t-il, un être sensible qui serait « le sujet de changements perpétuels et infiniment variés », comme un miroir devant lequel passeraient les choses les plus disparates, sans qu’il se produisît pourtant rien de semblable à ce que nous nommons une conscience, à plus forte raison une mémoire. A la bonne heure ! mais que faut-il donc ajouter pour produire la conscience ? S’il fallait en croire Spencer, il suffirait d’ajouter la régularité dans le changement même : « La conscience, dit-il, est une succession régulière de changements. » — Non, répondrons-nous, ce n’est pas encore assez. Que le miroir reflète des images régulières ou des images désordonnées, qu’importe ? Un défilé de choses régulières, et conséquemment semblables, n’est toujours point la perception ni de la régularité, ni de la différence, ni de la ressemblance : il n’est ni une conscience, ni a fortiori une mémoire. Il ne suffit pas de mouvoir un kaléidoscope pour produire la conscience du mouvement et du changement, même si ses dessins reviennent à intervalles réguliers.

Ce qui cause ici l’embarras de l’école anglaise et l’expose aux objections, c’est toujours le caractère linéaire qu’elle attribue à la conscience. Mais ce caractère n’est qu’apparent, et la « ligne » de nos états intérieurs n’est pas plus une ligne véritable que toute autre ligne visible et concrète. Quand au plaisir succède la douleur, l’image du plaisir, sa résonance affaiblie, qui en est l’image mnémonique, ne subsiste-t-elle pas jusque dans l’état de souffrance ? Les deux termes sont présents à la fois dans la conscience, et ils n’y sont que des parties ou éléments d’un ensemble complexe à développement continu. Voilà pourquoi leur différence réelle est en même temps une différence sentie, que je pourrai ensuite dégager et abstraire ; voilà pourquoi aussi je puis me souvenir du plaisir au sein de la douleur. Il faut donc admettre dans la mémoire une certaine composition, une présence simultanée de termes différents. Nous verrons plus tard que tout contraste implique un certain choc, conséquemment une force exercée et une résistance éprouvée, un mouvement arrêté et réfléchi sur soi. C’est dans les sensations vraiment primitives et élémentaires, comme celles qui résultent du déploiement ou de l’arrêt des fonctions vitales, que cet élément dynamique est le plus visible ; la souffrance ou appétit contrarié est la conscience d’une opposition entre deux forces. Cet élément dynamique, qui, selon nous, existe jusque dans les représentations les plus abstraites et contribue à faire de toute idée une idée-force, est aussi ce qui rend le souvenir possible. Par exemple, tant qu’un objet nous fait jouir, agit sur nous, la sensation subsiste avec une vivacité continue ; à chaque moment, l’image du plaisir déjà éprouvé et le plaisir nouveau coïncident ; quand, au contraire, l’objet cesse d’agir, il ne reste plus qu’une représentation et appétition de plaisir qui, par l’intensité, demeure au-dessous de notre attente ; le senti ne coïncide plus avec l’imaginé ni avec le désiré. Nous sommes comme si nous voulions prendre un point d’appui sur un objet qui s’affaisse. C’est ce qui établit entre l’image mnémonique du plaisir et la réalité du plaisir une différence, et cette différence est appréciable pour la conscience par son caractère même de discontinuité, de contraste : elle enveloppe un sentiment de contrariété, parce que le réel résiste à notre désir et ne s’y adapte plus. Les animaux inférieurs ne connaissent pas d’abord d’autres souvenirs que ceux du plaisir et de la peine, de l’activité aidée et de l’activité contrariée : ce contraste primitif est le premier moment de la mémoire, moment d’antithèse, où la conscience ne retrouve pas, ne reconnaît pas ce qu’elle avait éprouvé.

Le second moment est au contraire celui où elle reconnaît, et il a lieu lorsqu’au sentiment de différence succède celui de similitude. Dans ce second sentiment, nous montrerons plus loin qu’il existe encore un caractère d’activité trop méconnu82. D’un semblable à l’autre, d’une sensation présente à une image similaire il y a transition facile pour notre activité intellectuelle et sensible, sans choc, sans résistance ; l’accommodation se fait toute seule, la première idée s’adapte à l’autre sans effort : la ressemblance produit une facilité de représentation et d’ajustement qui fait que l’objet remplit notre attente. Quand je parcours un champ de neige, l’image affaiblie de ce que je viens de voir, l’image mnémonique persiste à côté de chaque sensation actuelle ; de plus, entre l’image mnémonique et la sensation, il y a une réciprocité d’adaptation telle que mon attente n’est jamais trompée. Je reconnais ce que j’attendais : je n’ai aucun choc intérieur, aucune résistance à vaincre. C’est ce qui fait qu’en général le souvenir des semblables est une harmonie et un plaisir : ma pensée trouve dans la réalité une aide. À l’origine, le sentiment de reconnaissance était enveloppé dans la satisfaction même de l’appétit : l’enfant qui aspire le lait maternel, à chaque aspiration, sent la coïncidence de la sensation nouvelle avec l’image de la sensation passée ; son imagination se remplit, pour ainsi dire, de la même manière que sa bouche : on peut dire qu’ainsi il reconnaît le plaisir déjà éprouvé et le lait déjà sucé. Plus tard, le sentiment de reconnaissance se subtilise et s’applique à des objets plus indifférents, mais il conserve toujours cet élément actif d’une énergie facilement déployée, qui va et revient d’un terme à l’autre sans heurt et sans secousse.

Notre théorie nous dispense d’invoquer, avec Ravaisson et Louis Ferri, un pur esprit chargé de faire la comparaison du passé avec le présent et d’en reconnaître la similitude par un acte tout « intellectuel ». L’animal n’a pas besoin de cet acte intellectuel pour sentir et reconnaître, sous des couleurs différentes qui se succèdent, ce je ne sais quoi de semblable, qui est impression continue de couleur sans être telle couleur particulière, et qui n’est pas son ou contact ; il y a sous les sensations visuelles une manière commune de sentir et de réagir qui, par la répétition et la variation des circonstances, se dégage elle-même des sensations particulières et devient souvenir ou image mnémonique.

L’image mnémonique se distingue spontanément de la perception parce fait même qu’elle est enveloppée d’autres images analogues plus ou moins vagues, d’autres souvenirs naissants qui lui font comme une estompe et en sont inséparables. Quand je reconnais un visage familier, je le vois accompagné d’une série indéfinie de reproductions plus faibles, comparables à la répétition d’un objet par deux glaces parallèles : toute image qui a ainsi une répétition d’elle-même dans un cadre de contiguïtés différentes se projette comme souvenir, et je ne tarde pas à distinguer ce genre d’image aussi aisément que je distingue, dans un paysage, la nuance bleuâtre du fond et la couleur vive du premier plan. Loin d’être une ligne, comme le soutiennent l’école anglaise et aussi Wundt, la conscience est un dessin compliqué, un monde simultanément saisi. Aussi le contraste s’établit-il tout seul entre la perspective d’images faibles constituant le passé et le tableau d’images vives constituant le présent, comme font contraste au grand soleil mon corps et son ombre, parce que les différences sont données ensemble et éclairées d’une même lumière. Se souvenir, c’est avoir dans cette même lumière une image vive et une image faible, semblables en qualité, différentes non seulement par l’intensité, mais encore par les relations avec les circonstances concomitantes : reconnaître son souvenir, c’est superposer les deux images, comme un géomètre superpose deux figures, et avoir conscience de leur identité partielle en même temps que de leurs contiguités différentes83.

Ce qui prouve que la reconnaissance est bien un jeu tropique intérieure produit par des opérations appétitives et sensitives, c’est que la mémoire, dans la reconnaissance des idées comme dans les autres actes, est sujette à des illusions et à des maladies. Ces illusions sont inexplicables pour les partisans du pur esprit. Il y a des cas de « fausse mémoire » où on se rappelle ce qui n’a pas eu lieu, où on croit reconnaître ce qu’en réalité on n’avait pas connu antérieurement : on projette alors dans le passé ce qui n’est que présent ; on prend pour un souvenir une impression actuelle, pour une répétition une nouveauté. Wigan, dans son livre sur la dualité de l’esprit, rapporte que, pendant qu’il assistait au service funèbre de la princesse Charlotte dans la chapelle de Windsor, il eut tout à coup le sentiment d’avoir été autrefois témoin du même spectacle. Un malade, dit Sanders, en apprenant la mort d’une personne qu’il connaissait, fut saisi d’une terreur indéfinissable, parce qu’il lui sembla qu’il avait déjà éprouvé cette même impression. « Je sentais que, déjà auparavant, étant couché ici, dans ce même lit, on était venu et on m’avait dit : Millier est mort. » Le cas de fausse mémoire le plus complet, selon Th. Ribot, est celui que rapporte le docteur Pick. Un homme instruit, raisonnant assez bien sa maladie, et qui en a donné une description écrite, fut pris, vers l’Age de trente-deux ans, d’un état mental particulier. S’il assistait à une fête, s’il visitait quelque endroit, s’il faisait quelque rencontre, cet événement, avec toutes ses circonstances, lui paraissait si familier, qu’il se sentait sûr d’avoir déjà éprouvé les mêmes impressions, étant entouré précisément des mêmes personnes ou des mêmes objets, avec le même ciel, avec le même temps, etc. Faisait-il quelque nouveau travail, il lui semblait l’avoir déjà fait et dans les mêmes conditions. Th. Ribot explique ces cas curieux en disant que le mécanisme de la mémoire « fonctionne à rebours » : on prend l’image vive du souvenir pour la sensation réelle, et la sensation réelle, déjà affaiblie, pour un souvenir. Nous croyons plutôt qu’il y a là un phénomène maladif d’écho et de répétition intérieure, analogue à celui qui a lieu dans le souvenir véritable : toutes les sensations nouvelles se trouvent avoir un retentissement et sont ainsi associées à des images consécutives qui les répètent ; par une sorte de mirage, ces représentations consécutives sont projetées dans le passé. C’est une diplopie dans le temps. Quand on voit double dans l’espace, c’est que les deux images ne se superposent pas ; de même, quand on voit double dans le temps, c’est qu’il y a dans les centres cérébraux un manque de synergie et de simultanéité, grâce auquel les ondulations similaires ne se fondent pas entièrement ; il en résulte dans la conscience une image double : l’une vive, l’autre ayant l’affaiblissement du souvenir ; le stéréoscope intérieur se trouvant dérangé, les deux images ne se confondent plus de manière à ne former qu’un objet. Au reste, toute explication complète est impossible dans l’état actuel de la science, mais ces cas maladifs nous font comprendre que l’apparence du familier et du connu tient à un certain sentiment aussi indéfinissable que l’impression du bleu ou du rouge, et qu’on peut considérer comme un sentiment de répétition ou de duplication. James Sully nous dit qu’il possède lui-même le pouvoir, quand il considère un objet nouveau, de se le représenter comme familier. C’est sans doute qu’il y a dans son esprit répétition, résurrection vague d’images d’objets semblables à celui qui est actuellement perçu. Le même mécanisme explique pourquoi on peut se souvenir sans reconnaître qu’on se souvient et en éprouvant le sentiment de nouveauté ; c’est qu’alors la duplicité normale des images est abolie et on n’en voit qu’une quand il en faudrait voir deux. C’est l’inverse des cas de fausse mémoire, où l’unité normale des images est abolie au profit d’une duplicité anormale. Parfois enfin le sentiment de familiarité et de reconnaissance produit par une impression nouvelle vient de ce que nous avons rêvé des choses analogues. Du monde de nos rêves nous arrivent parfois, dit James Sully, comme de brusques éclairs qui passent au milieu de nos sensations présentes, et ces éclairs sont trop rapides pour que nous reconnaissions la région d’où ils viennent. Radestock, dans son livre sur le sommeil, dit qu’il a eu la preuve de cette invasion des rêves au milieu de la réalité. « Souvent, dit-il, dans une promenade, l’idée m’est venue que j’avais déjà vu, entendu ou pensé auparavant ceci ou cela sans que je pusse me rappeler dans quelles circonstances. C’est ce qui m’est arrivé en particulier à l’époque où, en vue de la publication de mon livre, je prenais soigneusement note de tous mes rêves. Je pouvais donc, après des impressions de ce genre, me reporter à mes notes, et j’y ai généralement trouvé la confirmation de cette conjecture que j’avais déjà rêvé quelque chose d’analogue. » Gœthe, qui nous raconte dans le détail sa première enfance, soupçonne lui-même qu’il a bien pu rêver parfois ce dont il croit se souvenir. La mémoire a donc ses spectres et ses revenants, qui lui viennent du monde vaporeux des songes.

Qui sait même si, comme le croyait Platon et comme un darwiniste serait porté à le soutenir, nous n’avons pas parfois des réminiscences d’une expérience antérieure à notre naissance, et conséquemment ancestrale ? On déterminera peut-être un jour, dit James Sully, ce que l’expérience de nos ancêtres est au juste capable de nous fournir, si ce sont des tendances mentales vagues, ou des représentations presque définies. Si, par exemple, on constatait qu’un enfant qui appartient à une famille de marins, mais qui n’a jamais vu la mer aux sombres reflets, qui même n’en a jamais entendu parler, manifeste le sentiment de reconnaissance au moment où il la contemple pour la première fois, nous pourrions conclure à peu près sûrement qu’il y a là quelque chose comme un souvenir des événements antérieurs à la naissance. Quand le petit enfant fixe les yeux pour la première fois sur le visage humain, qui sait s’il n’éprouve pas le vague sentiment d’une chose qui n’est pas absolument nouvelle et qu’il a vue comme dans un songe ? Mais, tant que nous ne posséderons pas de documents précis sur ces points, il semble plus sage de rapporter les souvenirs nuageux qui hantent parfois l’esprit à des faits rentrant dans l’expérience personnelle de l’individu. En tout cas, si la mémoire a une véritable certitude quand elle est « fraîche », elle se perd parfois dans le lointain du temps et vient se fondre avec le rêve comme la mer à l’horizon se fond avec le ciel.

II §

En résumé, c’est parce que les idées enveloppent des appétitions plus ou moins conscientes, parce qu’elles sont des sensations tendant à des mouvements déterminés, en un mot des forces, qu’elles peuvent être non seulement conservées et reproduites, mais encore reconnues. Reconnaître, en effet, c’est juger, comparer, projeter les choses à l’extérieur, dans l’espace et dans le temps ; or, c’est la tendance au mouvement, inhérente à toute image, qui lui donne cette force de projection et d’extériorité, par laquelle sont engendrées les formes du temps et de l’espace84. En outre, nous l’avons montré, la conscience des ressemblances et des différences, qui fait le fond de la reconnaissance, vient de ce que chaque image vive est saisie simultanément et classée avec d’autres plus faibles qui lui sont semblables, quoique différentes par leurs cadres et leurs milieux. La conscience, loin d’avoir la forme linéaire et toute successive que l’école anglaise lui attribue, saisit donc sans cesse des simultanéités, des harmonies. C’est parce que la conscience est ainsi composée et non simple, que la reproduction des sentiments semblables peut devenir leur reconnaissance ou la conscience de leur ressemblance. La reconnaissance elle-même est une harmonie composée d’une note dominante, — l’image actuelle —, de notes complémentaires, mais faibles et ayant un timbre particulier, qui sont comme des échos, enfin de la pédale continue, qui forme la basse fondamentale. Cette pédale est l’appétit, c’est-à-dire la vie tendant à persévérer dans le plaisir de vivre. Qu’y a-t-il en effet de continu au sein de nous-même qui puisse servir de fondement à la conscience et, par cela même, à la mémoire ? — A cette question ultime, Wundt répond : C’est la sensation de mouvement ; cette sensation, en effet, est continue, tandis que toutes les autres, comme celles du goût, de l’odorat, de l’ouïe, de la vue, semblent successives et intermittentes ; c’est donc dans la sensation ininterrompue du mouvement que viennent se fondre nos sensations fugitives ; la conscience fondamentale du mouvement est une synthèse de toutes les sensations, et elle fait le fond de la conscience générale, par conséquent du souvenir et de la reconnaissance. — Le fond, est-ce bien sûr ? Nous en approchons sans doute, mais nous n’y avons pas encore atteint. La sensation de mouvement enveloppe elle-même une conscience d’effort avec une sensation de résistance. L’effort, à son tour, n’est pas quelque chose de désintéressé, d’indifférent et de froid : sous sa forme primitive, dans l’être vivant et sentant, il est appétit. La vraie conscience primordiale et continue, c’est donc celle de l’appétit : vivre, c’est désirer, et désirer, c’est vivre ; l’effort est déjà chose dérivée, ainsi que la résistance, à plus forte raison la perception très complexe du mouvement dans l’espace. La vraie trame uniforme sur laquelle se dessinent toutes les broderies, c’est la conscience continue d’un bien-être attaché à l’être même, à l’action, au vouloir, et tendant à se maintenir au milieu de tous les obstacles. C’est par rapport à ce sentiment fondamental de l’existence et de l’action que nous classons toutes nos sensations, et la mémoire n’en est qu’une projection dans le passé, inséparable d’une projection symétrique dans l’avenir. L’image qui, dans telles ou telles circonstances, nous a causé du plaisir ou de la peine, tend à se réaliser de nouveau lorsque les mêmes circonstances sont encore données. Quand l’enfant voit le soir, dans sa chambre, l’obscurité s’éclairer tout à coup, il pense qu’en tournant les yeux il reverra la bougie souvent admirée : l’image renaissante appelle pour ainsi dire son objet et tend à s’y superposer. C’est donc la tendance et la tension, conséquemment la force de l’idée et du sentiment qui explique à la fois le souvenir et la prévision, choses inséparables à l’origine : se souvenir, c’est prévoir que, si on tourne les yeux, on reverra la bougie ; prévoir, c’est se souvenir qu’on a vu la bougie en tournant les yeux.

En définitive, pour expliquer la reconnaissance comme la conservation et la reproduction des idées, nous n’admettons ni le pur esprit des métaphysiciens, ni le mécanisme exclusif des physiologistes. Les explications mécanistes, nous les avons étendues aussi loin qu’il est possible, et même partout ; mais nous ne croyons pas pour cela que ce qui se retrouve partout soit le tout : c’est seulement un aspect universel de la réalité. Dans la mémoire comme ailleurs, nous admettons un élément irréductible au pur mécanisme et au pur intellectualisme, et cet élément est toujours le même : le désir, inséparable du sentir. Nous marquons ainsi la limite infranchissable des explications mécanistes : alte terminus hœrens. L’être complètement indifférent et insensible ne pourrait avoir aucune représentation, à plus forte raison en conserver, en reproduire, en reconnaître aucune. Se souvenir, c’est avoir senti et pouvoir sentir de nouveau : tout le mécanisme extérieur n’est que le moyen de rendre possibles et la sensation, et la renaissance de la sensation, et la reconnaissance de la sensation. Dès lors, l’élément mental ne peut être considéré, avec Maudsley et Th. Ribot, comme accidentel. Etant donnée une machine, si délicate qu’elle soit, on ne pourra y introduire « par accident » ni l’appétit, ni le rudiment de la conscience et de la mémoire. Les deux aspects, l’un mécanique, l’autre mental, sont également nécessaires et toujours inséparables : le second est présent dès le début sous une forme quelconque, et ne survient pas à la fin comme un « accessoire » ; la fleur éclatante de la conscience est déjà en germe dans les racines que cache le sol, parce que la vie est déjà dans ces racines, et avec la vie une sensibilité plus ou moins sourde, qui n’a besoin que d’être concentrée et multipliée pour mériter le nom de conscience. C’est là la différence de l’art naturel et de l’art humain. Aux yeux du psychologue, la vraie « mémoire élémentaire », pour employer le mot de Richet, c’est la sensibilité, dont la motilité est inséparable. Quant au physiologiste, il est le plus souvent réduit, comme le sont Th. Ribot et Maudsley, à faire des hypothèses sur les conditions organiques de la mémoire, et c’est un des partisans mêmes de la physiologie, Lewes, qui a dit excellemment : « Beaucoup de ce qui passe pour une explication physiologique des faits mentaux est simplement la traduction de ces faits en termes de physiologie hypothétique. » Mais supposons que le physiologiste connût parfaitement toutes les conditions organiques, tous les mouvements cérébraux qui correspondent au souvenir : en serait-il plus près de comprendre la sensation même, premier élément de la conscience et du souvenir ? Non, car toutes les conditions physiques de la sensation ne nous rendent pas raison de la sensation, par exemple de ce que nous éprouvons en sentant une brûlure, en voyant une couleur, en entendant un son. L’élément irréductible à l’analyse, c’est donc la sensation : le mental ne peut se ramener au mécanique ; c’est, au contraire, le mécanique qui se ramène au mental, puisque le mécanique n’est lui-même qu’un extrait des sensations de mouvement et de résistance. L’automatisme est un mode d’action et de réaction entre des éléments dont nous ne pouvons nous figurer la nature intime que sous des formes empruntées à notre conscience, et les lois mêmes du mécanisme, après tout, sont encore un emprunt à la conscience, à la pensée. Dès lors, nous consentons bien à dire avec les mécanistes : « Il n’y a rien dans la conscience et dans la mémoire qui ne soit un changement de sensations explicable par les lois des changements mécaniques » ; mais nous ajoutons : — Rien, excepté la sensation même85.

II
Conclusions sur l’évolution de la mémoire §

Nos conclusions sur la nature essentielle de la mémoire nous permettent de marquer les divers stades de son évolution dans le passé et même dans l’avenir.

Au premier moment, nous l’avons vu, une sensation quelconque, forte ou faible, provoque un effort moteur. Le mouvement, une fois produit, se creuse mécaniquement un canal dans la masse cérébrale ; par cela même la résistance diminue, et avec la résistance l’émotion agréable ou pénible qui avait été pourtant la cause première de tout le reste. Puis, quand la voie est ouverte, la conscience ne sent presque plus que les bords du lit où coule le courant nerveux : la forme intellectuelle tend à remplacer le fond sensible ; c’est le second moment de l’évolution. Nous assistons alors à l’apparition de l’intelligence proprement dite, qui semble coïncider d’une manière générale, pour le physiologiste, avec la formation des fibres nerveuses. Ce sont en effet les fibres qui établissent des relations entre les diverses cellules ; or, l’intelligence porte surtout sur des relations : elle doit avoir pour principal organe ces fibres, ces canaux de communication où le sens intime, se rapprochant de l’état d’indifférence et s’exerçant sur des termes, devient entendement. Bientôt, à mesure que le cerveau s’organise, la voie devient encore plus facile et plus prompte. La vitesse et l’intensité du courant nerveux, tombant alors au-dessous des limites ordinaires, n’ont plus de contre-coup distinct dans les cellules centrales du moi : le pouvoir directeur n’a plus besoin d’être averti. Il en résulte une diminution progressive de l’effort et des contrastes qu’il entraîne, conséquemment de la sensibilité et de la conscience distincte. Jetez un regard sur les planches d’un livre de physiologie, vous serez frappé de l’inextricable écheveau que présentent les fibres grossies au microscope : c’est un tissu où l’action du temps, par l’hérédité et par la sélection naturelle, a fait des milliards de nœuds gordiens non encore dénoués par la science. Les courants nerveux se répandent sans cesse d’une fibre à l’autre comme les remous d’un torrent. En vertu de cette loi de « diffusion nerveuse », les mouvements réflexes peuvent, de telle cellule ébranlée sous l’influence d’une émotion, se propager aux cellules plus ou moins voisines : c’est une série de contre-coups. Par l’effet de l’habitude, des associations si faciles s’établissent entre les mouvements réflexes que le premier suggère et entraîne tous les autres. C’est ce qui a lieu dans la marche, dans les mouvements automatiques du musicien. Le physiologiste Carpenter raconte qu’un pianiste accompli exécuta un morceau de musique en dormant. Trousseau parle d’un musicien continuant de faire sa partie de violon dans un orchestre pendant un accès de vertige épileptique avec perte de conscience momentanée. Sans chercher des cas extraordinaires, dit Th. Ribot, nous trouvons dans nos actes journaliers des séries organiques complexes dont le commencement et la fin sont fixes, et dont les termes, différents les uns des autres, se succèdent dans un ordre constant ; par exemple : monter ou descendre un escalier dont nous avons un long usage. « Notre mémoire psychologique ignore le nombre des marches, notre mémoire organique le connaît à sa manière, ainsi que la division en étages, la distribution des paliers et d’autres détails : elle ne s’y trompe pas. » Pour la mémoire organique, ces séries bien définies sont « les analogues d’une phrase, d’un couplet de vers, d’un air musical pour la mémoire psychologique ». Il résulte de ces lois l’établissement de séries dont un terme est associé à tous les autres et les suggère. Enfin, une fois la coopération parfaitement établie dans la société de cellules, celles-ci fonctionnent d’elles-mêmes sans l’intervention de la volonté centrale : il n’y a plus mémoire consciente, mais instinct. C’est le troisième moment de l’évolution. La mémoire, selon Spencer, est un instinct en voie de formation : l’instinct est une mémoire complètement organisée, d’abord dans l’individu, puis dans l’espèce : c’est une « mémoire organique » et héréditaire. On pourrait dire plutôt que c’est une mémoire confiée par les centres supérieurs aux centres inférieurs, qui ont reçu peu à peu l’éducation nécessaire et sur lesquels le moi s’est déchargé de son travail.

En somme, c’est toujours l’émotion résultant de l’appétit qui est le premier ressort, le primum movens ; l’intelligence en est le substitut progressif et l’abréviation. La mémoire intellectuelle est un ensemble de signes au moyen desquels la conscience arrive à renouveler les idées par leurs contours sans renouveler les émotions et efforts qui en occupaient primitivement le fond. Quant à l’habitude et à l’instinct, ils sont un automatisme façonné peu à peu par la sensibilité même, par l’intelligence, par la volonté, pour les suppléer et accomplir sans effort ou faire accomplir par d’autres le même travail qui avait exigé un effort propre. La loi d’économie ou de moindre dépense n’est que la loi de moindre peine et de plus grand plaisir. C’est en vertu de cette loi que la nature tend à un minimum de complication, que la conscience distincte abandonne progressivement tous les phénomènes physiologiques où elle ne peut plus être d’aucun usage, que la mémoire enfin tend à se convertir en automatisme.

En faut-il de nouveau conclure, avec Maudsley et Th. Ribot, que la conscience soit elle-même une forme superficielle, sans efficacité propre ? — Mais, répondrons-nous, puisque la sélection naturelle élimine le facteur de la conscience là où il est inutile, c’est donc qu’il sert parfois à quelque chose, c’est qu’il a ses moments d’utilité, d’activité, d’efficacité, c’est qu’il fait partie des forces qui concourent à produire le développement de la vie. Bien plus, la conscience ne s’élimine sous un mode, — tel que l’effort volontaire ou l’intelligence réfléchie, l’émotion pénible ou même agréable, — que pour subsister sous un autre mode plus fondamental, comme l’appétit, le sentiment immédiat de la vie, le bien-être continu et indistinct : la conscience n’a pas pour cela entièrement disparu. Supposons, avec Pascal, un homme devenu machine en tout un homme dont les sens seraient entièrement fermés aux impressions nouvelles, dont la conscience même serait close à tout état nouveau, idée, image, sentiment ou désir, « les séries d’états de conscience et de souvenirs auxquelles cet homme serait réduit finiraient à la longue, dit Th. Ribot, par s’organiser si bien et d’une façon si monotone, qu’on ne trouverait plus en lui qu’un automate à peine conscient. » Les esprits bornés ou routiniers, ajoute le même auteur avec finesse, réalisent cette hypothèse en une certaine mesure, et c’est ce que Pascal avait déjà montré : « Pour la plus grande partie de leur vie, la conscience est un superflu. » On ne saurait mieux mettre en lumière la part du mécanisme dans la mémoire et sa tendance à se faire suppléer par un instinct animal. Toutefois les fonctions organiques elles-mêmes, qu’on s’efforce de réduire à un pur automatisme, présupposent dans les cellules vivantes des états de conscience rudimentaires, non sous la forme de l’intelligence réfléchie, mais sous celle de la sensibilité spontanée. Ne confondons pas, comme le fait trop souvent Maudsley, le pouvoir de sentir, qui est la conscience en son acception la plus générale, avec la conscience de soi. Celle-ci peut être du « superflu » ; l’autre, pour le psychologue, est le nécessaire. L’automate « à peine conscient », dont toute la conduite n’est plus que routine, a toujours le sentiment sourd de la vie, de l’être et du bien-être86.

Après l’évolution de la mémoire dans le passé, considérons son évolution probable dans l’avenir. Faut-il exagérer la pensée de Pascal jusqu’à croire que l’être vivant pourra devenir par la suite, au sens propre du mot, « machine en tout » ? Quelques philosophes ont soutenuw récemment cette hypothèse ; ils ont cru pouvoir prédire que, dans les siècles à venir, l’homme deviendra de plus en plus inconscient. Tous les actes de la vie physique ou intellectuelle, disent-ils, tendent à se faire d’une façon automatique, et c’est en cela même que consiste le progrès. Si les opérations intellectuelles pouvaient devenir aussi automatiques que celles de la vie organique, ajoutent-ils, elles seraient bien supérieures à ce qu’elles sont maintenant. Étant donnés les éléments d’un problème, l’intelligence le résoudrait avec autant de précision que les cellules contenues dans l’intérieur d’un œuf en mettent à se réunir pour former les diverses parties de l’animal, « opération bien autrement compliquée que le plus difficile de tous les problèmes que l’intelligence peut résoudre »87. L’œuf se souvient à sa manière de la loi selon laquelle il doit évoluer, lex imita ; de même, l’intelligence porterait en soi son « Discours de la Méthode » à l’état de souvenir inconscient ; la mémoire serait devenue tout organique, tout héréditaire, et la conservation des idées n’aurait pas besoin de la reconnaissance. En un mot, l’instinct, cette mémoire de l’espèce, aurait remplacé partout la mémoire et la conscience de l’individu.

Telles sont les prévisions que l’on a hasardées sur l’avenir de l’humanité. Elles nous paraissent contraires aux inductions qu’on peut tirer du passé même. Le résultat des lois de l’hérédité, chez les êtres vivants, n’a pas été jusqu’ici un accroissement d’inconscience, mais au contraire un accroissement de conscience. A mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale, les êtres deviennent plus sensibles. C’est que, dans l’évolution intérieure et dans le développement des opérations mentales, il faut distinguer deux choses : les procédés mécaniques et leurs résultats dans la conscience. Par l’habitude acquise ou héréditaire, les procédés mécaniques deviennent de plus en plus inconscients et finissent par être du pur automatisme : c’est ce qui arrive, par exemple, chez le pianiste, dont les doigts fonctionnent avec l’exactitude d’un instrument de précision. S’ensuit-il que les résultats des opérations échappent à la conscience ? Au contraire, ils viennent se résumer dans une synthèse de plus en plus complète, qui n’est autre qu’une sensibilité de plus en plus riche et de plus en plus intuitive. Chopin était inconscient du jeu mécanique de ses muscles, et même du jeu de ces muscles intérieurs qui sont le raisonnement et le calcul ; était-il pour cela inconscient de ces joies ou de ces souffrances intérieures, de ces intuitions du génie où vient se concentrer tout un monde ? Sa mémoire, sans savoir comment, conservait et reproduisait mille images, mais, quand elles apparaissaient évoquées par l’inspiration, il les reconnaissait comme les émotions de toute une existence, condensées en une série d’accords joyeux ou tristes. Dans la vie comme dans l’art, ce sont les résultats qui importent et non les procédés par lesquels ils ont été obtenus : dans la mémoire, c’est la puissance de ressusciter aux yeux de la conscience un monde disparu qui importe, non les moyens de mnémotechnie naturelle ou artificielle par lesquels les idées sont conservées et associées. Si révolution semble étendre d’un côté la sphère de l’inconscience, c’est pour pouvoir étendre d’un autre côté celle de la conscience même : les chefs-d’œuvre de son subtil mécanisme ont pour effet de rendre possible une sensibilité plus subtile encore.

Chapitre quatrième
L’aperception et son influence sur la liaison des idées §

I. Nature de l’aperception. Son rapport avec l’attention et l’appétition. — II. L’aperception est-elle libre ? Produit-elle des associations d’idées non réductibles à l’association par contiguïté et similarité ?

I §

On sait que, pour Leibniz, l’aperception est la perception consciente et réfléchie sur soi. Pour Kant, l’aperception est l’activité spontanée de l’esprit qui réunit la variété de l’intuition dans l’unité de la conscience. L’aperception empirique, dit Kant, donne l’unité au contenu des sensations, l’aperception transcendantale est une forme pure : c’est la conscience que toutes nos représentations, pour être pensées, doivent être en relation avec le je pense ; c’est la condition fondamentale de toute connaissance. Pour Herbart, les représentations sont aperçues quand une masse isolée de représentations nouvelles vient se fondre avec une autre antérieure, supérieure en extension et en homogénéité interne ; c’est donc un rapport entre des groupes de représentations. Enfin pour Wundt, on s’en souvient, si la perception est l’entrée d’une représentation dans le champ visuel de la conscience, l’aperception est la mise au point de vision distincte, œuvre de la volonté, acte essentiel de la volonté.

Selon nous, la volonté ne peut, par elle-même, donner naissance à aucune forme d’activité intellectuelle ; l’aperception intellectuelle ne peut donc être identique avec l’attention, comme il arrive dans la doctrine de Wundt. L’attention est un état spécial de l’appétition, qui produit en effet l’entrée de l’objet au point de fixation ; mais c’est l’intelligence qui distingue ensuite et sépare les détails auparavant perdus ou confondus dans la masse grâce à leur insuffisante intensité. L’aperception intellectuelle, qui, plus ou moins claire, accompagne tout acte mental, en est, selon nous, la reconnaissance et la classification instantanée, avec rapport plus ou moins implicite au moi. Nous avons vu que Spencer admet une association spontanée de chaque état de conscience avec la classe, l’ordre, le genre, la variété des états de conscience antérieurs et semblables ; cette association est un acte de pensée qui ne peut jamais manquer dans un être doué de cerveau ; elle enveloppe la reconnaissance même de chaque état de conscience : c’est grâce à elle que les changements intérieurs, au lieu d’être une pure succession de changements sans lien, deviennent une combinaison de changements organisés et conscients de leurs rapports. De plus, ajouterons-nous, le groupe général et en même temps fortement centralisé dans lequel vient finalement se classer toute sensation, c’est le moi. Nous pouvons donc admettre que l’aperception proprement dite est la réaction intellectuelle du sujet par rapport aux objets, réaction qui, en établissant un lien des objets au sujet et à ses divers modes de sentir ou d’agir, relie par cela même les objets entre eux. Cette réaction intellectuelle est d’ailleurs produite par un intérêt quelconque que le sujet sentant et agissant prend à ses sensations, en vertu de leur rapport à son état total ; l’intérêt sensible produit une concentration de l’activité intellectuelle dans la direction de tel objet, avec conscience plus ou moins claire de la réaction du sujet sur l’objet. Quant au je pense de Descartes et de Kant, ce n’est qu’une formule abstraite et ultérieure. L’aperception prétendue transcendantale, avec la forme pure du cogita, est un extrait et un abstrait de l’aperception empirique, qui elle-même est la réaction, non plus appétitive et émotionnelle, mais intellectuelle, de l’être vivant par rapport aux objets dont il subit l’action favorable ou défavorable.

II §

La réaction appétitive qui produit d’abord l’attention ou réaction volontaire, puis la réaction intellectuelle ou aperception, est-elle indéterminée de sa nature, ou, comme toute réaction, est-elle en rapport nécessaire avec l’action subie ? La théorie de Wundt sur ce point n’est pas sans analogie avec celle de Renouvier, qui place la liberté dans le pouvoir de maintenir une représentation sous le regard de la conscience ou, au contraire, de la laisser passer sans y faire attention. W. James croit de même que l’esprit n’a aucun pouvoir sur la qualité des représentations, mais qu’il en a un sur leur intensité, si bien que l’esprit pourrait librement, par l’attention, augmenter l’intensité d’une représentation et lui assurer la prééminence. Une plaque sonore n’a point de note propre par elle-même ; il est presque impossible, en la raclant avec l’archet, de reproduire deux fois une note identique ; le nombre des figures de sable qu’elle fournira est aussi inépuisable que les fantaisies qui peuvent naître dans un cerveau ; mais le doigt du physicien, pressant la plaque ici ou là, détermine des points nodaux qui impriment au sable des figures d’une fixité relative : ainsi l’attention, en appuyant et en accentuant, fixerait les flottants tourbillons de l’écorce cérébrale.

Il y a assurément dans ces théories, qui rappellent le progrès de Condillac à Laromiguière, une part de vérité ; mais il faut s’entendre sur la vraie nature de la force déployée dans l’attention et l’aperception. Nous ne saurions la considérer, avec Renouvier et W. James, comme une création du libre arbitre. Wundt lui-même nous paraît opposer à l’excès l’aperception libre et les lois mécaniques qui associent nécessairement les sensations entre elles. En effet, il attribue à « l’acte d’aperception » le pouvoir mystérieux de produire spontanément des liaisons d’idées irréductibles aux lois de l’association par ressemblance et contiguïté. « Je suppose, dit-il, le tic-tac d’un métronome se produisant à intervalles réguliers et avec une intensité toujours égale ; en ce cas, tout le monde sait que nous pouvons grouper deux par deux, trois par trois, quatre par quatre, les sensations successives : ce groupement volontaire est dû à l’aperception. » — Selon nous, ce groupement ne diffère pas des effets habituels et nécessaires de l’association : nous associons un souvenir de rythme, avec temps forts et temps faibles, aux battements indifférents du métronome, d’autant plus que tous nos mouvements et toutes nos réactions cérébrales tendent, en vertu même de la constitution des organes, à prendre une forme rythmée comme le balancement de notre jambe. Au reste, nous avons l’habitude de grouper toujours nos sensations, parce que c’est pour nous une économie de force et d’attention.

Les mêmes remarques s’appliquent à un autre exemple de Wundt : « En chemin de fer, dit-il, nous pouvons transformer en un air quelconque le bruit régulier des roues ; nous modifions donc les sensations par l’aperception. » Non, mais nous enchevêtrons un souvenir d’air, une association de notes par contiguïté avec le dessin rythmique des bruits de roue : un enchevêtrement de plusieurs images ou de plusieurs associations n’exige pas un mode de liaison supérieur à l’association ordinaire, ni un acte vraiment libre. Wundt attribue aussi à l’aperception le fait suivant : dessinez au tableau un dé dont les arêtes seules soient indiquées, « vous pourrez mettre en avant dans votre esprit celle des deux faces que vous voudrez, selon que vous vous représenterez intérieurement le dé vu de dessous ou vu de dessus. » Mais qu’y-a-t-il de plus simple que ce changement de perspective, dû à la manière dont nos souvenirs intérieurs s’associent avec les lignes extérieures ? Il est clair que le dé du tableau est une esquisse grossière qui éveille par association un souvenir plus précis, et ce souvenir, selon les hasards de l’imagination ou selon l’intérêt pris par nous à la chose, peut affecter lui-même deux formes diverses. Est-il besoin d’imaginer ici un mode de liaison spécifiquement distinct des lois nécessaires de similarité ou de contiguïté ? Pareillement, on peut voir par l’imagination un grand nombre de formes dans les nuages, dans les roches, dans les simples accidents d’une table en bois. On prétend que Léonard de Vinci recommandait à ses élèves, lorsqu’ils cherchaient un sujet de tableau, d’étudier avec soin l’aspect des surfaces de bois ; on finit par voir se dessiner, au milieu des lignes confuses, certaines formes d’animaux, des têtes humaines, des groupes pittoresques. Il n’y a dans tout cela qu’une soudure des images intérieures avec des points de repère extérieurs, comme quand on fait passer une courbe par des points donnés.

Cette soudure explique certains effets étranges d’hallucination. On persuade à une malade qu’il existe sur une table voisine un oiseau, puis, sans la prévenir, on interpose un prisme devant un de ses yeux : la malade s’étonne alors de voir deux oiseaux ; si on lui donne une lorgnette, l’oiseau imaginaire s’éloigne ou s’approche selon le bout par lequel elle regarde. Une jeune fille hystérique voyait la Vierge lui apparaître : en lui pressant l’œil, on dédoublait invariablement cette apparition miraculeuse, et on lui faisait voir deux Vierges. C’est que, selon nous, toutes ces hallucinations sont attachées à quelque point réel dont elles sont comme une auréole imaginaire, tel point de la table où on croit voir l’oiseau, tel point de la fenêtre où on croit voir la Vierge : si vous dédoublez le point d’attache ou centre de localisation, si vous l’éloignez ou le rapprochez par des instruments d’optique, vous transférez le même effet à l’image hallucinatoire. Ces faits prouvent que l’imagination n’est ni entièrement esclave ni entièrement indépendante des excitants extérieurs, et qu’il se fait une combinaison de ce qu’on voit avec ce qu’on imagine ; mais cette combinaison a toujours lieu par des points de contact, qui sont des points de contiguïté. Il n’y a pas là de lien particulier provenant d’un « acte d’aperception » libre et dégagée des lois de l’association ordinaire. La direction volontaire des idées par l’attention ne fait qu’ajouter un courant intérieur et constant aux autres courants d’idées, qui se trouvent alors subir une orientation comme dans les phénomènes d’induction électrique. Le révérend Georges Henslaw, doué d’une faculté qu’avait déjà Gœthe, voit, quand il ferme les yeux et qu’il attend un moment, l’image claire de quelque objet : cet objet change de formes pendant aussi longtemps qu’il le regarde avec attention ; mais, en étudiant la série de formes qui se succèdent, on reconnaît que le passage de l’une à l’autre est fourni tantôt par des relations de contiguïté, tantôt par des relations de ressemblance réductibles elles-mêmes à la contiguïté. Ainsi, dans une de ses expériences, les images suivantes se présentèrent : un arc, une flèche, une personne tirant de l’arc et n’ayant que les mains visibles, un vol de flèches occupant complètement l’œil de la vision (contiguïté), des étoiles tombantes, de gros flocons de neige (ressemblance), une terre couverte d’un linceul de neige (contiguïté), une matinée de printemps avec un brillant soleil (contiguïté et contraste), une corbeille de tulipes, disparition de toutes les tulipes à l’exception d’une seule ; cette tulipe unique, de simple, devient double ; ses pétales tombent rapidement, il ne reste que le pistil, le pistil grossit, etc. Nous voilà revenus à la fleur que Gœthe, en penchant la tête, voyait s’épanouir, se ramifier et se métamorphoser. Eh bien, quand Gœthe composait Faust, il était également obligé d’attendre la résolution intérieure d’une équation qui avait pour termes des images et des idées : son attention et son « aperception » réagissaient pour éliminer ce qui ne convenait pas au dessein choisi ; elles établissaient un intérêt dans le développement du spectacle interne, un nœud dramatique. Fait d’importance capitale, sans doute, qui n’est cependant encore qu’une complication des lois nécessaires de l’association ; c’est toujours l’introduction d’un courant supérieur qui, comme un tourbillon atmosphérique de force irrésistible, se subordonne le reste, emporte tout dans son cercle propre, impose sa direction aux feuilles des arbres qu’il détache, à la poussière qu’il soulève, aux vagues de la mer qu’il agite, aux voiles des barques qu’il gonfle et pousse devant lui. Ce n’est pas sans raison qu’on a comparé l’inspiration de l’artiste à un souffle qui entraîne toutes ses pensées : ce souffle est un sentiment dominateur, un désir déterminé et déterminant.

Nous ne voyons pas davantage que l’aperception joue un rôle mystérieux dans la formation des idées générales. — Celles-ci se forment, dit Wundt, par la mise en relief d’un caractère important, aperçu et trié parmi les autres ; ainsi, parmi tous les caractères du cheval, il y en a un qui a vivement frappé l’Arya primitif, la vitesse ; pour les Aryas, le cheval fut le rapide ; l’homme fut le penseur ou le mortel, la terre la labourée, la lune la brillante. — Ici encore, nous demanderons à Wundt ce qu’il y a de mystérieux et de vraiment libre dans l’attention prêtée par les peuples primitifs aux caractères des choses qui les intéressaient le plus. Il est clair que l’esprit n’est pas un miroir passif : l’être vivant fait un triage dans ses sensations suivant les convenances et les nécessités de sa nature, comme les cordes tendues vibrent seulement sous l’influence des sons qui ont avec elles des rapports harmoniques. Helmholtz a montré, dans son Optique physiologique, combien il y a de sensations visuelles dont nous ne nous apercevons pas : taches aveugles, mouches volantes, images consécutives, irradiation, franges chromatiques, changements marginaux de couleur, doubles images, astigmatisme, mouvements d’accommodation et de convergence, antagonisme des deux rétines, etc. Nous ne savons pas même sur lequel de nos yeux tombe une image, jusqu’à ce que nous ayons appris à discerner la sensation locale propre à chaque œil ; aussi peut-on, depuis des années, être aveugle d’un œil et ne pas le savoir. Y a-t-il dans tout cela l’action d’un pouvoir indépendant et supérieur à l’association ordinaire ? Nullement ; dans le chaos des sensations, notre appétit réagit nécessairement à l’égard de celles qui ont pour nous de l’agrément ou de l’utilité, ou qui sont en elles-mêmes plus intenses et distinctes.

« Mais, objecte Wundt, on ne peut établir de rapport constant et mesurable entre l’action déterminante des motifs extérieurs et la réaction de l’aperception intérieure : la loi de la matière est la conservation de l’énergie ; la loi de l’esprit est une production illimitée d’énergie88. » Nous ne saurions entrer ici dans une discussion sur le déterminisme universel ; mais, prises à la lettre, les propositions de Wundt nous semblent insoutenables ; le déterminisme psychologique est sans doute beaucoup plus flexible, plus indéfini, plus incalculable que le déterminisme physiologique ; ce n’en est pas moins, à nos yeux, un déterminisme. La « production d’énergie intellectuelle » n’est point illimitée89 ; l’attention n’est libre que d’une liberté toute relative ; « l’aperception » est une certaine quantité de force donnée à une image, à une idée, elle est une des conditions de ce que nous appelons l’idée-force, mais, encore une fois, la réaction intellectuelle qui la constitue est elle-même causée par l’état général de la sensibilité, par l’intérêt que nous prenons à la chose, — intérêt déterminé, fini, en rapport avec les deux termes subjectif et objectif, et qui, en somme, est un désir. Sans doute le désir d’un état de jouissance plus grande est insatiable et, en ce sens, on peut dire que la réaction psychique va toujours de plus en plus loin, mais chacun de ses pas en avant est lui-même provoqué et déterminé par ses antécédents immédiats, internes et externes.

Livre quatrième
Éléments sensitifs et appétitifs des opérations intellectuelles §

Chapitre premier
Sensation et pensée §

I. La matière des sensations est-elle saisie par une opération sensitive ? — II. La forme des sensations et leurs rapports sont-ils saisis par une opération sensitive ? — III. Part du sujet et apport de la conscience.

Les disciples contemporains de Descartes ou de Leibniz, et ceux mêmes de Kant, sont tous au fond platoniciens, car ils s’accordent avec Platon pour opposer absolument le monde de la sensation à celui de la pensée. Ouvrez les livres des spiritualistes et des « criticistes », ceux de Caro, de MM. Ravaisson, Janet, Lachelier, comme ceux de M. Renouvier, vous y trouverez reproduite, presque dans les mêmes termes, la critique autrefois dirigée par Platon, dans son Théétète, contre Protagoras et Héraclite. Ces antiques devanciers de la théorie de révolution considéraient la sensation comme « la mesure de toutes choses ». — « Rien n’est, disaient-ils, mais tout devient ; les sages, à l’exception de Parménide, s’accordent sur ce point : Protagoras, Héraclite, Empédocle ; Homère même n’a-t-il pas dit : l’Océan, père des Dieux, et Téthys, leur mère ; donnant à entendre que toutes choses sont produites par le flux et le mouvement ? » À cette mobilité des choses sensibles Platon opposa les immuables rapports que saisit la pensée. « Il y a des objets que l’âme connaît par elle-même, et d’autres qu’elle connaît par les organes du corps. Dans laquelle de ces deux classes ranges-tu l’être ? — Dans la classe des objets avec lesquels l’âme se met en rapport immédiatement et par elle-même. — En est-il de même de la ressemblance et de la dissemblance, de l’identité et de la différence ? — Oui. — La science ne réside donc pas dans la sensation, mais dans la réflexion sur la sensation. »

Comment raisonneraient de nos jours Socrate et Théétète, s’ils reprenaient leur entretien ? Socrate aurait-il toujours le même dédain de la sensation ? Platon maintiendrait-il une séparation aussi absolue entre la sensation et l’idée, aboutissant à une sorte de dualisme intellectuel comme celui des Persans ? La pensée est Ormuzd, la sensation est Ahriman ; l’une est le dieu, l’autre le démon. Ne pourrait-on, sous la dualité devenue classique des opérations sensitives et intellectuelles, chercher une unité plus profonde et plus vraie ? Nous croyons, pour notre part, que cette unité existe. On la trouvera si on porte son attention sur un point trop négligé par les platoniciens, par les kantiens, par tous les intellectualistes, quoiqu’ils l’aient parfois eux-mêmes indiqué : le rapport des idées au désir et au mouvement, à « l’appétit » d’Aristote, au « vouloir vivre » de Schopenhauer, qui est le grand ressort de la lutte pour la vie. En étudiant la sensation en elle-même, nous avons déjà vu qu’elle se détermine et se développe par la sélection naturelle, par l’action du milieu et par la réaction de l’appétit ou de la volonté chez l’être vivant90 ; il nous reste à montrer maintenant que cette même action réciproque de l’appétit et du milieu dégage les rapports intelligibles entre les sensations, rapports attribués par les platoniciens à l’action du pur esprit. Le tort commun des idéalistes et des sensualistes, beaucoup plus voisins les uns des autres qu’ils ne le croient, est d’avoir méconnu le rôle de l’appétition, de la volonté et de l’activité motrice ; rétablir ce rôle, c’est marquer où réside la vraie force des idées et préparer la conciliation des doctrines à ce point de vue supérieur.

I
La matière des sensations est-elle saisie par une opération sensitive. §

Rappelons-nous d’abord que, si nous n’avions que l’ouïe, sans aucun autre sens, les phénomènes extérieurs ne pourraient pénétrer en nous qu’en tant que phénomènes sonores et la sensation de l’ouïe serait pour nous ce que Protagoras appelait la mesure de toutes choses ; si nous n’avions que des yeux, tout prendrait nécessairement la forme lumineuse, le monde entier ne serait, comme dit Helmholtz, qu’un « phénomène lumineux », une immense aurore boréale, ou il échapperait nécessairement à nos prises91. Tels moyens de sentir, telles « mesures », telles connaissances. Ce qui est vrai de nos sens est vrai aussi de notre imagination, de notre mémoire, de notre entendement, de notre raison, de notre conscience même : nous ne pouvons connaître les choses que selon ce que nous sommes, non directement selon ce qu’elles sont. De là découle cette grande conséquence, si importante aux yeux de la philosophie contemporaine : relativité de toute connaissance d’objets. Sur ce point, l’accord est fait aujourd’hui entre la doctrine idéaliste et la doctrine de la sensation.

Mais Kant n’est pas encore allé assez loin, quand il a dit que nos connaissances sont relatives à notre constitution intellectuelle ; selon nous, elles sont relatives surtout à notre constitution comme êtres capables d’appétit et de volonté. Rappelons-nous, en effet, comment se sont développées en nous les sensations : nous avons vu que c’est la volonté de vivre, le désir d’écarter la peine et de retenir le plaisir par des mouvements appropriés, qui a donné aux sensations le degré de distinction et de force nécessaire pour se détacher dans la conscience92. C’est l’appétit et la volonté qui a ainsi emmagasiné ce que Kant et les platoniciens nomment la « matière » de la connaissance. Le contenu sensible de notre conscience a été déterminé par l’action du monde extérieur et par la réaction motrice de l’être qui veut vivre : les divers modes de sentir sont le résultat de la lutte des volontés pour la vie. La sensation n’est donc point, primitivement, une sorte de signe intellectuel, de symbole proposé par la nature à la pensée, comme la conçoivent avec Platon les écoles intellectualistes ; elle est un signe en quelque sorte vital, un symptôme de santé ou de malaise, ayant pour objet essentiel non la spéculation, mais l’action, le vouloir, la force et le mouvement. Les sensations ne sont que les organes supérieurs de l’action. On ne sent pas la lumière pour sentir, mais pour agir et mouvoir. La spécialisation des sensations s’explique, comme la spécialisation et le développement des autres organes, par le rapport aux besoins de la vie. La connaissance n’est, qu’un moyen, dont nous avons fait artificiellement une fin, en la détachant comme un tout du processus sensitif, émotionnel et moteur, du circulus vivant dont elle n’est naturellement qu’une partie.

II
La forme des sensations est-elle saisie par une opération sensitive. Les sentiments de différence et de ressemblance. §

Passons maintenant aux rapports établis par la pensée entre les sensations, rapports qu’on appelle la « forme » de la connaissance. — Dans la sensation, disent les disciples de Platon, d’Aristote et de Kant, une variété indéfinie nous est donnée, mais l’entendement seul, par un acte tout spirituel et spontané, peut introduire l’unité dans ce chaos et y établir des rapports. — Nous voilà revenus à la discussion du Théétète sur le contraste des opérations intellectuelles et sensitives.

I. — §

L’antithèse de la variété et de l’unité, de la matière et de la forme, chère à Platon et à Kant, paraît de plus en plus factice à mesure que la psychologie contemporaine pénètre davantage dans l’étude des sensations et de leurs éléments organiques. Quand j’ouvre les yeux et que je vois le dôme bleu du ciel, n’ai-je devant moi qu’une pluralité sans aucun lien, une poussière de sensations ? N’ai-je pas des sensations d’une qualité déterminée, en partie différentes, en partie semblables, continues, déjà liées et organisées à un degré aussi faible qu’on voudra ? Cette organisation n’est pas due au pur esprit, mais à la conformation héréditaire de mon œil ou de mon cerveau, au concert de leurs parties. Où est-elle donc, cette sensation informe, cette multiplicité, cette manière indéfinie, ἄπειρον, sinon dans l’imagination de Platon et de ses modernes disciples ? Les objets extérieurs, quand ils agissent simultanément ou successivement sur notre sensibilité, la déterminent d’une certaine façon régulière ; ils y produisent une contrainte au moyen de laquelle les représentations ne se peuvent saisir qu’en un seul rapport spécial et invariable. Si le son du tonnerre suit l’éclair, dépend-il de moi d’entendre le son avant l’éclair ? De même, dépend-il de moi de voir à droite ce qui est à gauche ? Si deux événements se sont succédé dans le monde extérieur avec une grande fréquence, niera-t-on que, par l’effet même de cette fréquence, l’image du premier événement tende à éveiller celle du second dans l’esprit ? C’est par une assertion arbitraire que les platoniciens et les kantiens limitent à la sensation informe l’effet des objets extérieurs sur nous ; tout porte à croire, au contraire, que les relations qui existent entre les objets mêmes ont un effet dans la conscience ; elles doivent s’y refléter, y produire enfin les relations qui existent entre nos sensations mêmes. Les rapports de nos sensations, leur coexistence ou leur séquence, s’impriment dans la conscience tout autant que le font les sensations elles-mêmes. Nous sentons cette impression dans la contrainte que le caractère défini des groupes de phénomènes impose à la conscience qui les perçoit ; nous ne pouvons percevoir, en effet, que selon une combinaison et un ordre déterminés. La forme de la lune ou celle d’une étoile s’impose à nous autant que les sensations élémentaires de lumière dont elle est la combinaison.

Quant à l’antique opposition platonicienne du sens et de l’intellect, de la sensibilité et de l’entendement, sans cesse reproduite par les disciples de Kant, comme par tous les spiritualistes platoniciens, elle est une division artificielle ou tout au moins relative. En quoi ces deux facultés s’opposent-elles ? — D’abord, nous dit Kant, l’une est passive ; c’est une réceptivité d’impressions, tandis que l’autre a pour caractère la spontanéité. — C’est là se payer de mots vagues. Veut-on dire que nous recevions passivement de l’extérieur nos sensations toutes faites, comme Démocrite croyait que les images subtiles des choses pénètrent à travers nos sens ? Ce serait une conception enfantine. La plus élémentaire des sensations suppose une action exercée sur un organisme qui réagit et dont les mouvements propres se combinent avec les mouvements venus des objets extérieurs. En ce sens, il n’y a pas de réceptivité pure. D’autre part, qu’est-ce que cette spontanéité dont Kant gratifie l’entendement ? Ce mot de spontanéité n’a aucun sens intelligible : Kant ne peut prétendre que l’entendement crée en toute liberté les formes qu’il applique aux choses et les rapports qu’il établit entre elles ; d’autre part, il n’admet pas que l’application de l’esprit dans l’attention soit libre ; que signifie alors la spontanéité ? — Une coopération de la conscience avec les objets extérieurs, soit ; mais, encore une fois, cette coopération existe aussi bien dans la plus humble des sensations que dans la plus haute des connaissances. On ne fait pas plus de photographie sans plaque sensible à la lumière qu’on n’en fait sans la lumière qui la modifie, mais la part que prend la plaque n’est nullement de la spontanéité. La douleur que cause la faim a pour facteur non seulement l’action des objets extérieurs, mais une certaine modification de la conscience ; celle-ci, pour être un élément indispensable et interne, n’est pas pour cela spontanée.

Les kantiens et platoniciens invoquent aujourd’hui en leur faveur la théorie de Helmholtz sur les sens et sur la perception : Helmholtz aurait prouvé, selon eux, que la perception de l’objet et de sa forme est l’œuvre d’une activité originale de l’esprit contenant des éléments supra-sensibles : par exemple, en éprouvant une sensation particulière de la rétine avec deux angles aigus et deux angles obtus, je perçois une table carrée, que cependant je ne sens pas carrée. — Sans doute, mais qu’est-ce que cette forme de carré ? Est-ce une idée platonicienne ? Est-ce un produit purement intellectuel et spontané ? N’est-ce pas simplement une des innombrables combinaisons de sensations possibles que le même objet (la table) peut me fournir et dont il éveille l’idée par association ? Je n’ai qu’à m’approcher du milieu de la table et à la regarder perpendiculairement, je la verrai carrée. L’objet est pour nous un ensemble de sensations virtuelles, comme dit Stuart Mill, et les qualités essentielles qui constituent la forme de cet objet sont des sensations triées parmi les autres selon les lois de la sélection naturelle, à cause de leur plus grande fréquence, de leur plus grande utilité, de leur plus grand agrément, enfin de leur plus grande simplicité, qui est pour nous une économie de force. Telle est précisément cette qualité de carré qui se détache des autres dans la table, comme la qualité la plus simple et la plus indépendante des positions variables que mon œil peut occuper. Le groupement des sensations, leur caractère d’unité dans la diversité, où le kantien Helmholtz voit « l’œuvre d’une activité originale de l’esprit », est le produit nécessaire et même mécanique de l’association sous ses deux formes, l’une simultanée, l’autre successive. La première sorte d’association est la fusion d’impressions simultanées en une sensation qui est leur synthèse : ainsi les harmoniques d’un son se fondent dans le timbre ; ainsi les impressions produites par une roue aux sept couleurs qui tourne avec rapidité se fondent et aboutissent à la sensation du blanc ; ainsi encore les sensations produites par les deux parties d’un compas qu’on rapproche sur la peau finissent par se fondre en une seule. La seconde forme d’association est celle des impressions présentes avec les impressions passées, selon les lois de contiguïté et de ressemblance que nous avons précédemment étudiées. Cette forme d’association unit aux sensations présentes des images qu’elles évoquent et qui leur font cortège ; elle nous permet ainsi d’interpréter les sensations présentes. Par exemple la vue d’un cube nous en fait imaginer la forme tactile, la résistance, etc. ; et toutes ces images sont tellement liées qu’il nous semble percevoir ce qu’en réalité nous imaginons. Mais aucun de ces deux modes de synthèse ne peut se prendre au sens kantien d’une « forme ordonnant les sensations », s’imposant à elles comme un moule extérieur. Quand le disque jaune d’une orange vu de loin éveille immédiatement en nous l’idée d’un fruit sphérique, cette interprétation des images n’a pas lieu par l’application d’une forme et d’un moule intellectuel à une matière informe ; elle a lieu par le lien de contiguïté, de fréquence, d’habitude, qui a uni dans notre expérience même la forme visible du disque avec la forme tangible de la sphère. La première sensation devient ainsi le signe de l’autre, et la classification des objets, où Platon voyait une opération du pur esprit, se fait alors par le fonctionnement automatique des cellules cérébrales, par le jeu de l’habitude et de la sélection mentale. Il n’y a toujours ici qu’une association qui lie des sensations présentes à des sensations absentes, mais possibles, actuelles même sous la forme affaiblie et la pénombre du souvenir.

En général, les rapports de nos états de conscience dans le temps, leurs rapports mêmes de dépendance mutuelle et de causalité empirique, leur ordre de succession constante et leurs lois de combinaison ne peuvent être attribués à notre conscience, mais à l’action plus ou moins immédiate des choses extérieures. Ce n’est pas dans ces lois de combinaison encore superficielles, c’est dans quelque chose de bien plus profond et de plus intime que nous trouverons la vraie part de notre conscience. Si quelque chose constitue l’apport de la conscience dans la connaissance, c’est précisément ce que platoniciens et kantiens dédaignent : la sensation même, avec sa qualité spécifique, avec la manière indéfinissable dont elle nous affecte. Ce n’est pas l’ordre de mes sensations de couleurs qui vient de moi, qui est la part de ma conscience ; ce sont ces sensations elles-mêmes en tant que senties, en tant qu’ayant telle nuance intérieure, telle qualité propre. Ce qui est irréductible à la seule action des objets externes, au seul mécanisme, c’est précisément ce que Kant nomme, avec Platon et Aristote, la matière de la connaissance. Et si quelque chose mérite d’être appelé a priori comme indépendant de l’extérieur et propre au sujet conscient, c’est avant tout le sensible, le matériel de la connaissance. La forme intellectuelle, au contraire, est en grande partie, au moins à l’origine, un ordre imposé du dehors et qui demeure lui-même extérieur : c’est un rapport constant de simultanéité ou de succession qui n’affecte pas les termes eux-mêmes, mais leurs relations mutuelles. Nous retournons donc entièrement le point de vue du kantisme et du platonisme : où ils voient une spontanéité interne, nous voyons plutôt la contrainte du dehors : c’est la forme, c’est la nécessité intellectuelle ; où ils voient les données du dehors, nous voyons la part originale de la conscience : c’est la matière, c’est la sensation.

II §

Soit, dira-t-on, les relations de nos états de conscience sont produites par celles de leurs objets extérieurs ; mais la conscience même de ces relations, qui les dégage des sensations où elles sont réalisées, ne suppose-t-elle point un acte de l’esprit pur ? Par exemple, deux termes différents ou semblables, comme deux couleurs, sont sans doute des images sensibles, mais « le rapport de différence ou de ressemblance, lui, n’est pas imaginable » ; il est absolument « pur de toute représentation sensible » ; les termes seuls sont sentis, la conscience des rapports n’a absolument rien de sensible.

Au point de vue du raisonnement, cet intellectualisme est un cercle vicieux. Comment, en effet, prononcer « sur le même et l’autre », sur la différence et la ressemblance, en un mot sur la relation, par exemple sur celle du bleu et du rouge, si cette relation n’est pas donnée à la conscience en même temps que les termes où elle est encore engagée et d’où je l’extrais pour la penser à part ? En fait, ce n’est pas le pur esprit qui fait les choses semblables ou différentes, unes ou multiples : il ne fait que dégager les rapports des objets. Or, il ne connaît les objets que par ses impressions ; donc ces rapports existent déjà d’une manière concrète dans ces impressions mêmes ; donc il doit y avoir d’abord une certaine affection de notre conscience, un certain feeling, qui est l’effet propre en nous des choses multiples, différentes, identiques, et qui ne se retrouve pas dans les autres affections ou états de conscience ; donc, enfin, les relations, avec leurs effets sur nous, sont l’objet d’une conscience sensitive avant de pouvoir être l’objet de cette « opération intellectuelle » où Platon voyait une contemplation des idées. En un mot, nous avons quelque conscience concrète et spontanée des relations réelles avant d’en avoir la pensée abstraite et réfléchie. S’il n’y avait pas déjà, dans le sentiment même des choses inégales ou égales, différentes ou semblables, dans l’impression spécifique qu’elles produisent en vous, quelque signe d’égalité ou d’inégalité, quelque symptôme de différence ou de similitude, comment votre jugement « intellectuel » reconnaîtrait-il que la différence ou l’inégalité commence ici, que la ressemblance commence là ? Comment ne « brouillerait-il pas », selon les expressions mêmes du Parménide, toutes les applications qu’il doit faire de rapports purement intellectuels entre des choses qui ne lui donnent, selon vous, aucun sentiment préalable et caractéristique de ces rapports ? N’est-ce pas aussi impossible que de déclarer une chose bleue sans avoir la sensation de la couleur bleue et par un acte de pensée pure ? L’intellect ne peut être arbitraire ; il faut qu’il soit d’abord fondé dans le sens, in sensu, même quand il saisit des relations. Sans cela, la prétendue aperception de rapports ne serait qu’une dénomination extrinsèque et artificielle, comme l’application des catégories dans le système kantien.

Les platonisants sont forcés d’ailleurs de reconnaître qu’il est au moins deux cas où l’intuition des rapports est impliquée dans l’intuition même des données : c’est ce qui a lieu pour les rapports d’espace et les rapports de temps. La couleur, par exemple, est inséparable de quelque représentation de l’étendue, qui enveloppe un ensemble de rapports ; tous les états de conscience sont liés au sentiment de la succession ou de la durée, qui enveloppe encore un ensemble de rapports. Ces rapports sont réalisés et représentés effectivement dans la représentation des choses étendues ou des états de conscience successifs. La ligne qui joint deux points est déjà, en un sens, préformée dans la sensation avant d’être formée et tirée par la réflexion. — À quoi les platoniciens répondent : Si ces rapports sont représentés dans l’ensemble des données, ils n’en sont pas dégagés, abstraits et remarqués à part ; or, ils ne sont vraiment perçus que quand ils sont remarqués et extraits ; pour cela, il faut que les parties diverses de l’étendue et de la durée soient dissociées, séparées par l’analyse, puis réunies par une synthèse. — Assurément, répondrons-nous ; mais cette dissociation et cette association ultérieures ne supposent pas un acte de raison pure. Un point noir qui se meut sur une surface blanche trace une ligne et dissocie pour mes yeux certains éléments ; encore bien mieux mon doigt qui se meut sur une table. C’est par le mouvement que nous analysons l’étendue et la durée ; les résidus des divers mouvements n’ont besoin que de se fondre ensemble pour faire surgir dans notre imagination les lignes complexes de l’espace et dans notre sens intime la ligne simple du temps. C’est par une série d’expériences successives que le sentiment concret de tels ou tels rapports, demeurant invariable sous les sentiments de termes variables, s’extrait de ces sentiments, accroît son intensité et sa clarté par la répétition, pour devenir enfin capable de cette conscience réfléchie qui est le jugement proprement dit.

— Soit, dit-on encore ; il y a des cas ou les rapports sont représentés eux-mêmes d’avance avec leurs termes ; mais il y en a d’autres qui échappent à toute représentation de ce genre. Tels sont les rapports de différence et de ressemblance. Avant que j’aie reconnu la différence ou la ressemblance, elles ne sont nullement représentées dans mon esprit : ces idées, quand elles m’apparaissent, sont quelque chose « d’absolument nouveau »93. Voici deux figures d’hommes ou d’animaux ; vous jugez qu’elles diffèrent ou se ressemblent ; vous avez donc les idées de chaque figure, plus l’idée de la différence ou de la ressemblance. Or, quel rapport y a-t-il entre celle-ci et celles-là ? Les figures, on peut les dessiner ; la différence, la ressemblance, comment la dessiner ? Par quoi la représenter ? Il n’y a pas de représentation sensible ou imaginative de la différence ou de la ressemblance94. — Sans doute, répondrons-nous, on ne peut pas dessiner la différence ou la ressemblance comme on dessine deux têtes ; mais on ne peut pas dessiner non plus les paroles qui sortent de leur bouche ou les parfums que leurs cheveux répandent ; cependant tessons et les odeurs sont bien des manières de sentir. Reprenons l’exemple des couleurs. — « Voici du bleu et du rouge, disent les modernes disciples de Platon, vous jugez que ces deux couleurs différent ; mais la différence vous apparaît-elle bleue ou rouge ? La différence a-t-elle une couleur ? Une différence ne peut jamais se représenter par quelque chose d’analogue aux choses mêmes qui diffèrent95. » — Assurément, mais vous ne prouvez point par là que la différence ne se manifeste pas d’une manière sensible à la conscience et ne s’y traduise pas par un « sentiment » particulier, au sens anglais du mot feeling ; et ce sentiment aura ceci d’analogue avec les autres qu’il est une affection, une impression subie par la conscience, non un acte tout intellectuel. La différence des ténèbres à la lumière n’est assurément pas analogue aux ténèbres mêmes, ni à la lumière, la différence n’est pas une donnée des cinq sens ; mais ce n’est pas une raison pour croire qu’elle ne puisse se sentir, car on pourrait appliquer le même raisonnement au bien-être et au malaise, à la chaleur, au mal de tête ou, plus généralement, au sentiment d’une vie facile, d’une vie entravée, toutes choses qu’un peintre serait bien embarrassé de dessiner. Le sentiment a des nuances innombrables et indéfinissables, qui n’en sont pas moins sensitives.

Quelle est donc la nature du sentiment de différence ? Spencer, dans certains passages de sa Psychologie, dit que la relation de différence consiste seulement en deux états ; mais, si elle ne consistait effectivement qu’en deux états successifs, — sensation de bleu et sensation de rouge, — le premier état ayant disparu quand paraît le second, aucune relation ne pourrait s’établir entre les deux. La relation de différence est un changement dans la conscience ; donc elle suppose, au point de vue psychologique, un état transitif entre deux autres états. En général, tout sentiment de relation est dans la conscience un sentiment de transition ; ainsi, quand je passe de la lumière aux ténèbres, il y a en moi un certain état intermédiaire entre la lumière et les ténèbres, que je désigne par le mot de contraste et qui se distingue d’un développement continu ou uniforme de la conscience. Je suis affecté par le contraste des objets, au moment même où il se produit, d’une autre manière que par la continuation d’un même sentiment. Ceci posé, une autre question se présente. Le sentiment de transition entre deux états, auquel se ramène psychologiquement le sentiment de relation, peut être conçu de deux manières : ou bien il est une union rapide et momentanée des deux états originaires, ou bien il est un troisième état ayant sa qualité spécifique et sa quantité. La première hypothèse a été soutenue par Condillac et, de nos jours, par un philosophe distingué de l’Angleterre, Barratt. Selon Condillac, quand nous comparons deux sensations, par exemple la sensation que nous avons eue et celle que nous avons, nous les apercevons à la fois toutes les deux… « Apercevoir ou sentir ces deux sensations, c’est la même chose96. » Barratt écrit à son tour : « Il n’y a rien dans la relation au-delà de ses deux membres ; le changement n’est qu’une courte conscience simultanée des deux sensations. Il y a des sentiments simples et des sentiments mixtes ou composés. Le mélange de deux sentiments simples différents produit un sentiment de différence. » Le sentiment transitionnel entre deux états, ou sentiment relationnel, serait donc, selon cette doctrine, un état composé de conscience consistant dans l’excitation simultanée des deux sensations. « J’ai une sensation de ténèbres, puis vient un changement qui amène une sensation de lumière ; durant ce changement, les deux sensations, ou du moins le résidu de la première et le commencement de la seconde, existent simultanément ; l’état composé de conscience qui en est le produit est une sensation de différence97. »

Cette théorie, selon nous, montre bien quelles sont les conditions du sentiment de différence : deux états et un état mixte où les autres coexistent pendant un instant, autant du moins qu’ils ne sont pas absolument exclusifs l’un de l’autre. Il se produit alors comme une rencontre de deux ondes nerveuses, l’une qui est le remous de la sensation d’obscurité, l’autre qui est le îlot montant d’une sensation de lumière. Mais cette théorie est insuffisante. Une sensation mixte où coïncident pendant un instant des sensations différentes n’épuise pas le contenu du sentiment de différence, qui enveloppe encore en soi un caractère propre et spécifique, une qualité et une quantité intensive capables de se retrouver au sein de différences très diverses, entre des termes très divers. La différence de la lumière et des ténèbres n’est pas seulement un mélange des deux sensations de lumière et de ténèbres, car alors toute différence apparaîtrait comme lumineuse ; elle est l’impression même de différence, qui peut se retrouver également entre le doux et l’amer, entre le mou et le résistant, entre le silence et le bruit, etc. Dans le contraste, outre les termes contrastés et leur fusion momentanée, il y a encore le sentiment même de contraste, qui est spécifique et plus ou moins intense. Condillac et Barrait n’ont vu que le côté passif et, comme nous disions tout à l’heure, statique ; ils n’ont pas vu le côté actif et dynamique, c’est-à-dire la réaction motrice plus ou moins énergique qui répond à l’action successive (ou momentanément simultanée) de deux excitations contraires. Quand j’éprouve les deux sensations de lumière et d’obscurité, je ne réfléchis pas passivement les deux choses comme un miroir, ce qui ne produirait qu’un mélange des deux en une teinte intermédiaire, demi-jour et demi-obscurité. Une seconde bougie ajoutée à une première produit une quantité de lumière plus forte, et voilà tout. Le changement, la transition est autre chose que ce mélange immobile et passif ; le changement enveloppe quelque chose d’actif et d’intensif.

Pour pénétrer plus avant dans la nature de ce sentiment de contraste, il faut, selon nous, outre la sensation proprement dite et ses combinaisons, introduire dans le problème trois autres éléments : l’émotion agréable ou pénible, la réaction intellectuelle de l’attention, la réaction motrice de la volonté. C’est sous forme d’émotion que s’est révélé primitivement à nous le changement. La première différence que l’être animé saisisse, c’est celle du malaise et de l’aise ; le premier éveil de l’intelligence, c’est la douleur.

Or, la différence qui se produit dans le passage du plaisir à la douleur est une résistance, une action contrariée. Après le sentiment du bien-être, nous avons le sentiment d’une résistance, d’un obstacle, et même d’un obstacle douloureux. L’image du bien-être passé subsistant dans la mémoire avec le sentiment du malaise actuel, il en résulte un conflit de sentiments en mutuelle résistance, une opposition, un contraste, une différence douloureuse, qui n’a rien encore d’abstrait. Cette différence est saisie immédiatement, par le seul fait de la coexistence d’une souffrance vive, d’une image confuse de bien-être et d’une tendance à écarter la souffrance. Inutile de faire intervenir ici des « idées pures » ou des « actes purs » de l’intelligence : le premier animal venu sent fort bien ce qu’il y a de nouveau quand la dent d’un ennemi pénètre dans ses chairs, les meurtrit, les écrase. La douleur est pour lui la différence instructive par excellence.

Outre la sensation et l’émotion, le changement douloureux provoque la réaction intellectuelle de l’attention, qui est elle-même une concentration et une direction nouvelle de l’activité intelligente, un changement intellectuel, une différence dans la pensée, toute prête à être une différence pensée.

Enfin la douleur excite une réaction motrice énergique, qui se traduit par la contraction des muscles : il y a exertion de force, réalisation du mouvement par l’effort. Le sentiment de l’effort moteur est inséparable du changement d’état appelé peine (πόνος) : il achève en nous le sentiment de la différence, il lui communique un caractère de plus en plus actif et dynamique : nous avons alors à la fois la différence subie comme douleur et la différence produite comme effort. Dans toute sensation, il y a nécessairement action subie et réaction exercée ; il s’y trouve donc toujours un élément moteur en même temps que sensitif ; que le phénomène se répète, de cette répétition se dégagera pour la conscience un élément sensitif, intellectuel et moteur commun à tous les cas : ce sera le sentiment de la différence. C’est donc, en dernière analyse, par la contrariété sensible de la peine, par la contrariété éprouvée et par la résistance qu’elle provoque, que nous faisons connaissance avec la contrariété pensée, avec cette opposition des « contraires », où Platon voit une combinaison d’idées pures. Le sentiment de différence est dynamique : c’est celui de la passion provoquant réaction, de la résistance provoquant une exertion de puissance. Même la différence agréable est un état nouveau qui s’oppose à l’ancien et auquel l’ancien résiste en une certaine mesure ; seulement, comme il y a alors surcroît, aide, concours, le moment de l’opposition s’évanouit immédiatement en harmonie. Il n’en est pas moins vrai qu’entre le souvenir de la peine passée et le sentiment du plaisir présent il y a une certaine opposition, une contrariété, une résistance bien vite vaincue du souvenir contre la réalité, de la douleur évanouissante contre le plaisir qui déborde. Il y a donc au moins trois états nécessaires au sentiment de la différence, et non pas seulement deux comme le dit Spencer : un premier état A, un second état différent B, et un état spécifique de transition, de contraste, de changement, une impression particulière d’action subie et de réaction proportionnelle. Cette impression est facile à reconnaître, quoique impossible à définir, comme toute impression, et elle nous devient d’autant plus familière que notre vie entière est une série de changements ou de transitions plus ou moins brusques provoquant attention et appétition.

Mais nous ne sommes pas au bout des difficultés. — Aucun état de conscience simple, un, homogène ne peut, dira-t-on, représenter une différence ; or, tout état sensitif, conflit et résistance non moins que lumière ou obscurité, est ce qu’il est, non autre chose ; il n’enferme donc pas la matière nécessaire de l’idée de différence. Ces difficultés rappellent les objections de Zénon contre le mouvement. La flèche est, à chaque instant, au même point, immobile ; comment peut-elle donc passer d’un point à l’autre ? Semblablement, chaque sensation est la même en chaque instant, elle est elle-même et non autre chose ; comment donc une seconde sensation, une troisième, une quatrième, qu’elle soit sensation de résistance ou d’autre chose, pourra-t-elle constituer un sentiment de différence, de changement, de mouvement, de transition, de relation ?

Nous répondrons, d’abord, que toute sensation n’a pas cette unité, cette homogénéité qu’on lui attribue. Regardez la ligne qui sépare le côté bleu et le côté rouge d’un disque : vous avez une sensation complexe, dont il ne vous reste plus qu’à faire l’analyse par le mouvement d’oscillation des yeux, allant du rouge au bleu, du bleu au rouge. De même, le sentiment de différence n’est pas un état de conscience simple et un, car nous venons de voir qu’il suppose, par exemple, le résidu de la sensation de lumière, la sensation d’obscurité, le sentiment de conflit au moment où la sensation d’obscurité a remplacé celle de lumière ; et ce conflit, nous l’avons vu encore, enveloppe une résistance, une sensation d’obscurité résistant à celle de lumière et résistant même au point de la supprimer sous sa forme vive. C’est donc dans un triple état sensible, auquel il faut ajouter encore le sentiment continu et total de l’existence, la cœnesthésie, qu’il faut chercher la « matière » du sentiment de différence. Encore n’est-ce là que le côté sensitif et réceptif, auquel nous avons dû ajouter le côté réactif, restitutif et moteur, car, en passant de la lumière à l’obscurité, nous réagissons, nous résistons nous-mêmes à l’état nouveau qui vient brusquement nous tirer de l’état ancien ; nous répondons à l’action du dehors par la réaction intellectuelle et motrice. C’est l’ensemble de tous ces états de conscience, les uns passifs, les autres actifs, qui, subsistant dans le souvenir, se combinent en un sentiment de changement, en une « forme » de différence, et de plus s’alignent sur la ligne du temps.

Les platoniciens raisonnent toujours comme si les sensations étaient des objets séparés par des vides, qui auraient besoin d’être rapprochés ensuite par l’esprit pur. Ils oublient cette continuité naturelle et cette fusion spontanée des images dont un jouet scientifique, le zootrope, suffirait à donner une preuve frappante. On sait que le zootrope présente successivement à la rétine une série d’images représentant les divers temps d’un mouvement complexe, comme celui d’un homme qui jongle ; quand la rotation est assez rapide, les sensations se fusionnent et vous donnent l’impression d’un personnage unique qui fait des mouvements continus. Donc les impressions différentes, comme les impressions semblables, viennent d’elles-mêmes coïncider dans la conscience, et il en résulte une impression composée, dont le mode particulier de composition s’appelle tantôt similitude, tantôt dissimilitude.

En résumé, c’est le rapport dynamique d’opposition qui produit l’idée de l’autre. L’autre, c’est ce qui résiste, fait effort, contrarie une action quelconque, comme quand un bras nous entraîne malgré nous ; le contraire est primitivement ce qui nous contrarie et ce que nous contrarions en retour. Donc, en définitive, c’est surtout par l’effort que nous saisissons directement et primitivement la différence. Dire : telles choses diffèrent, revient à dire : il y a effort de telle chose à telle chose. En d’autres termes, le sentiment de la différence est sensori-moteur ; nous subissons, puis faisons nous-mêmes la différence, et c’est en la réalisant par l’attention et par la motion que nous en avons la claire conscience ; le sentiment de différence est donc une façon complexe non seulement d’être affecté, mais encore de réagir, qui ne peut se produire qu’après deux états comme un troisième état différent des deux autres, mais il n’est pas pour cela d’un ordre tout différent ; s’il n’est point une perception venue du dehors, il est un sentiment interne et central, avec la réaction attentive et motrice qui en est inséparable. Il enveloppe la conscience des deux états précédents subsistant comme images et du sentiment transitionnel de conflit ou de résistance. Cet état transitif d’opposition de forces devient un moyen de dissociation et d’association tout ensemble entre les états opposés : il les réunit en les divisant et sert de pont entre les deux. Il est en effet un sentiment de changement, de passage, d’altération concrète : nous nous sentons autres que tout à l’heure ; l’état précédent subsistant en image à côté de l’état présent, notre conscience se trouve envelopper deux sentiments opposés avec un sentiment intermédiaire de transition. — Mais comment savons-nous que l’état de transition est en effet une transition, un passage d’un état à un autre différent ? — Parce que les trois termes successifs demeurent encore simultanés dans le souvenir, mais avec des intensités inégales, et disposés sur la ligne du temps. C’est une perspective qui se forme d’elle-même dans l’imagination. De plus, nous agissons nous-mêmes pour produire du changement ; nous passons activement d’un état à l’autre par l’effort. — Comment se fait-il, demande-t-on encore, que nous nous sentions changer et produire nous-mêmes des changements en faisant effort ? — Comment se fait-il, demanderons-nous à notre tour, que ces changements s’organisent sur la ligne du temps ou dans le cadre de l’espace ? — Questions ultimes, qui tiennent à la nature même de la conscience, de l’organisation mentale ou cérébrale, et auxquelles nous ne pouvons pas plus répondre qu’à celle-ci : — Comment se fait-il que nous ayons les sensations du bleu, du rouge, de la chaleur, du froid ? Il faut admettre comme un fait que l’être se sent exister et se sent changer, se sent faire effort et réagir, sent qu’il jouit, qu’il souffre, et conserve dans la souffrance même la représentation de la jouissance antérieure. Tout cela admis, le reste n’est plus que complication des données primitives.

Remarquons d’ailleurs que toute conscience distincte d’un état particulier suppose un changement, une opposition de cet état avec un état précédent. La discrimination des différences est donc identique à la conscience distincte elle-même ; or, sentir distinctement un état, c’est le sentir et en lui-même et dans son opposition à un autre état ; c’est donc avoir le sentiment d’une différence, d’un changement ; en d’autres termes, c’est avoir conscience à la fois de plusieurs états et d’un troisième état produit par le conflit même des deux autres, en même temps que par la réaction aperceptive et motrice qu’ils ont provoquée.

Tel est l’état concret de la conscience au moment de la discrimination. En réagissant, la conscience dissocie de plus en plus et réassocie de plus en plus les divers états primitivement confondus dans un ensemble vague.

Quant au jugement de différence, il n’est autre chose que la réflexion sur le sentiment de différence, réflexion qui a lieu principalement lorsque le sentiment de différence a eu plusieurs fois l’occasion de se produire. En ce cas, le résidu des sentiments antérieurs de contraste vient coïncider avec le sentiment actuel, l’augmente, lui donne un retentissement, le réfléchit sur lui-même. Si, de plus, le mot de différence a été lié au sentiment de différence, le jugement devient proposition.

III §

Passons maintenant au second fait élémentaire contenu dans la conscience des rapports : la perception d’une ressemblance. Selon Spencer, cette perception se réduirait à deux différences en sens inverse qui se neutralisent. Deux bougies sont devant les yeux de l’enfant, son œil va de la première à la seconde, puis revient de la seconde à la première. Il s’est produit en lui deux changements en sens inverse ; ces deux oscillations contraires se contrebalancent, et c’est leur neutralisation qui constitue, dit Spencer, la perception de la ressemblance impliquée. Selon nous, cette théorie est insuffisante. Nous accorderons bien à Spencer que deux différences neutralisées provoquent la perception de la ressemblance ; mais on n’en peut conclure avec lui qu’elles la constituent. En effet, deux différences en sens contraire s’annulent et, s’il n’y a rien de plus dans la conscience, il ne reste rien. Pour qu’il y ait perception de la ressemblance, il est nécessaire que, sous les deux différences annulées, il y ait dans la conscience un certain état semblable qu’elle retrouve et reconnaît, une pédale continue sous les accords changeants de la conscience. Il faut, en un mot, que dans l’état présent quelque chose demeure de l’état passé et, par anticipation, de l’état futur, il faut quelque chose de continu dans la conscience sous la discontinuité des perceptions et des changements. Spencer dit « qu’une conscience sans changement est une absence de conscience » ; soit, mais il oublie d’ajouter qu’une conscience sans quelque continuité, sans quelque identité, est encore bien plus une absence de conscience. Si donc la ressemblance est un état que nous sentons lorsque deux différences ont été neutralisées, elle n’est pas le sentiment même de la neutralité, qui serait zéro ; mais c’est un certain sentiment d’adaptation d’un état présent à l’état antérieur similaire, un sentiment de retour à l’équilibre antérieur, qui fait qu’on se retrouve, qu’on se repose, qu’on déploie sa force sans effort. Nous ne prétendons pas définir ce sentiment spécifique : définirions-nous la sensation de facilité, le sentiment d’habitude ou, dans une autre sphère, la sensation de vide ? Le sentiment de la ressemblance est un état de conscience, un mode de sentir et de réagir sans résistance, qui, pour échapper à l’analyse, n’est ni un acte pur, ni une contemplation d’idée pure. Après avoir vu une feuille dont la moitié était rouge et l’autre bleue, supposez la partie bleue remplacée par une rouge, si bien que les deux moitiés redeviennent de teinte semblable ; le résidu mental de toutes ces transitions et impressions successives sera l’impression de ressemblance, d’uniformité, qu’ensuite la réflexion pourra abstraire, distinguer des autres impressions, reconnaître dans des circonstances diverses et enfin, quand l’animal est doué de la parole, marquer par un mot. Si le caractère sensitif de la ressemblance est voilé, c’est précisément parce que le sentiment de la ressemblance présuppose deux différences antérieures neutralisées : sans se confondre avec cette neutralisation même, il se rapproche pourtant davantage d’un état neutre où la vie suit son cours monotone. La différence, au contraire, est nettement sentie, comme on sent un ébranlement soudain ; elle est une rupture d’équilibre, et toute rupture d’équilibre offre le caractère tranché d’un certain mode de sentir. Nos platonisants profitent de ce que l’impression produite par des objets semblables est un sentiment de retour à l’équilibre et d’état neutre pour en faire un acte mystérieux du pur esprit, étranger à tout sentiment. Dans leurs discussions relatives à la ressemblance, à l’identité, à l’égalité, les platoniciens et kantiens sont dupes d’eux-mêmes : ils oublient ce qu’il y a de négatif dans ces notions, et comme leur contenu positif est difficile à différencier, puisqu’il est précisément l’absence de différence, ils en concluent qu’il est quelque chose de purement rationnel, a priori.

Au reste, l’état neutre et indifférent qui correspond au non-différent est lui-même dérivé. Primitivement, il s’agit d’un rythme entre jouir et souffrir. Toutes les fois que ce rythme a lieu, il produit dans la mémoire de l’animal deux séries de représentations, dont l’une se résume pour nous dans le mot humain : souffrir, et l’autre dans le mot : ne pas souffrir ; souffrir, c’est la différence ; ne pas souffrir, c’est la non-différence, c’est l’identité émotionnelle, appétitive et en même temps motrice ; c’est la facilité et la régularité du cours de la vie, qui enveloppe déjà une jouissance. Si, de plus, ne pas souffrir prend la forme d’une jouissance précise, les deux états contraires présentent alors pour la sensibilité et la motilité un contraste maximum. Supposez donc dans la conscience : 1° un changement de plaisir en douleur ; 2° un changement en sens opposé, un retour de la douleur au plaisir, dont l’image avait subsisté pendant la douleur même : ce nouvel état sensitif coïncidera avec l’image de l’ancien. De plus, la tendance au bien-être, la « volonté de vivre », qui luttait contre la douleur, sera alors satisfaite ; le besoin sera rempli, l’énergie motrice aboutira à un succès. Succès, satisfaction, vide comblé, retour au premier état, c’est le côté sensitif et moteur de la ressemblance succédant à la différence, de l’harmonie ou de l’identité succédant à l’opposition ou à la contrariété : on se retrouve alors, on se ressaisit, on se reconnaît.

Ainsi, à l’origine, la ressemblance n’est pour l’animal que la continuation, la répétition ou le renouvellement du plaisir, du bien-être. Plus tard, par le progrès de la conscience, l’animal arrive, indépendamment du plaisir et de la douleur, à distinguer du changement l’absence de changement, de la différence la non-différence. A la non-différence correspond un état de conscience qui se prolonge, un mouvement qui se poursuit, et l’animal sent cette prolongation d’état ou d’appétition qui contraste avec le souvenir du changement. Quand aujourd’hui nous prononçons sur l’identité de deux sensations, nous ne faisons que nous apercevoir de la non-différence, de l’absence de changement entre les deux états extrêmes auxquels deux changements inverses sont venus aboutir. Je vois une lumière, puis je ne la vois plus, puis je la revois ; du premier état au second, changement ; du second état au troisième, changement inverse ; le troisième vient se superposer à l’image persistante du premier, qu’il renforce et dont il reproduit l’intensité première. En même temps les réactions motrices répondant à ces divers états, après s’être opposées, se superposent et se réconcilient : il y a harmonie, accord, action sans obstacle ; tout cela se sent et se fait, avant d’être jugé par la réflexion et exprimé par la parole. Le sentiment de l’identité n’est donc que le sentiment du retour à un premier état et à un premier mouvement ; ce retour s’apprécie par la superposition de l’image et de la sensation, par leur fusion finale aboutissant à un état de continuité, d’absence de changement, d’absence d’effort. La forme positive par excellence de cette fusion d’images, c’est la satisfaction du besoin, — ce modèle de coïncidence entre la représentation et la sensation, dont les superpositions des figures géométriques ne sont qu’une pâle esquisse. Le géomètre dit : Je transporte le triangle A sur le triangle B, de telle sorte que leurs côtés coïncident ; l’animal, sans le dire, sent que l’impression de la nourriture présente et la représentation de la nourriture absente viennent coïncider, se renforcer, aboutir à une suppression du contraste et de l’effort, de la distance entre la nourriture désirée et la nourriture prise, entre la faim douloureuse et la satisfaction agréable : la contrariété, au sens émotionnel du mot, a disparu, ainsi que la contrariété au sens intellectuel. C’est, en dernière analyse, par l’accord sensible du plaisir, par l’harmonie éprouvée et réalisée, que nous faisons d’abord connaissance avec l’accord intellectuel, avec l’harmonie pensée.

De même pour l’égalité. Voici deux lignes égales : — Comment, demandent les platoniciens, vous représenterez-vous l’égalité ? Vous en êtes réduit à dessiner deux lignes égales, c’est-à-dire que vous représentez seulement les lignes et laissez à l’esprit le soin de percevoir, s’il en est capable, l’égalité. N’en trouve-t-on pas l’aveu dans Hume lui-même ? « Puisque l’égalité, dit Hume, est une relation, elle n’est pas, à proprement parler, inhérente aux figures elles-mêmes, mais elle dérive de la comparaison que l’esprit établit entre elles. » Habemus confitentem reum : si l’égalité n’est pas inhérente aux figures, lesquelles sont des impressions, l’égalité n’est donc ni une impression, ni la copie d’une impression, et Hume est réfuté par lui-même. — Je réponds qu’on triomphe beaucoup trop vite. De ce que l’égalité n’est pas inhérente à l’impression de figure colorée, comme telle, il n’en résulte pas qu’elle ne soit inhérente à aucune impression, extraite d’aucune impression : l’odeur n’est pas non plus inhérente à l’impression de figure ; elle n’en est pas moins une impression. Il reste donc toujours à savoir s’il n’existe pas une impression complexe d’égalité concrète. Si je regarde un carré, il y a dans les impressions mêmes qu’il produit, dans les résidus de ces impressions au sein de ma conscience, dans l’intensité de ces impressions, dans la réaction motrice qui suit ces impressions, dans l’intensité et dans la durée de cette réaction, dans les résidus qu’elle laisse elle-même, enfin dans l’intérêt que peuvent offrir ces résidus et dans l’attention qui en résulte, il y a là, dis-je, tous les éléments nécessaires pour produire un sentiment d’égalité, de répétition symétrique. Un carré se voit et se sent, et on le sent régulier, on le sent égal par la répétition des impressions et des réactions motrices correspondantes ; si on n’avait pas ce sentiment confus et complexe d’égalité, on n’en pourrait pas dégager par le jugement l’égalité abstraite. Après tout, ce n’est pas la pensée pure qui fait l’égalité ; elle l’aperçoit, elle y fait attention, mais il faut pour cela que l’égalité soit réalisée, et réalisée dans un certain processus sensori-moteur.

De Hartmann, qui lui aussi platonise, nous dit que deux cubes ne possèdent point par eux-mêmes la qualité d’être égaux ; supprimez le premier, l’égalité en question n’existe plus pour le second ; l’existence du second ne peut enrichir le premier d’une qualité nouvelle, ni changer sa nature, ni par conséquent être cause de son égalité avec l’autre cube : la notion de l’égalité n’est donc pas tirée des choses. — Jusque-là, ce beau raisonnement platonicien peut se soutenir : il eût comblé d’aise Socrate et embarrassé peut-être Protagoras ; mais pourtant il s’agit de nos perceptions et non des cubes eux-mêmes. « Eh bien ! répond de Hartmann, l’égalité ne se tire pas davantage des perceptions seules que les choses font naître en nous, car le même raisonnement s’appliquerait ici aux perceptions, dont la première ne peut enrichir la seconde d’une qualité nouvelle. » De Hartmann est dupe des jeux de sa dialectique : il considère les perceptions comme de petits cubes qui existent l’un en dehors de l’autre avec une parfaite indifférence l’un pour l’autre, si bien que leur voisinage ne leur apporte pas le moindre changement. Mais la conscience n’est pas ainsi un ensemble de perceptions séparées, dans un milieu vide et neutre ; percevoir en même temps deux cubes rapprochés sous un même regard, ce n’est nullement être affecté ni réagir de la même manière que si on regardait un cube seul, puis l’autre, en oubliant le premier devant le second. De Hartmann sépare artificiellement ce qui est uni et continu dans la conscience, puis il invoque l’inconscient pour pouvoir souder les fragments qu’il avait séparés : « Puisque, dit-il en termes platoniciens, toute âme d’homme ou d’animal possède en réalité l’idée de la similitude et de l’égalité, il ne reste plus qu’à admettre que l’ensemble d’opérations qui y aboutit se déroule, en sa partie essentielle, hors de la conscience ; et que le résultat auquel il conduit, la notion d’égalité et le jugement que A et B sont égaux, tombe seul sous le regard de la conscience. » Cette mythologie, par laquelle le métaphysicien allemand se tire d’embarras, est aussi peu scientifique que l’hypothèse platonicienne de la réminiscence. Pourquoi ne conclurait-on pas aussi bien, avec Platon, que nous avons dû contempler l’égalité dans une vie antérieure et que nous apportons dans ce monde le souvenir d’un autre monde ? Au lieu d’invoquer l’inconscient, mieux vaudrait chercher plus avant dans sa conscience : on y trouverait que l’égalité est le résultat complexe d’une série de sensations et de mouvements qui se fondent, se superposent, coïncident, donnent le sentiment du retour à un état dont la représentation subsistait dans la mémoire.

« S’il est vrai, dit-on encore avec Platon, que je ne puisse me représenter un triangle équilatéral sans provoquer un mouvement particulier dans le siège de la pensée, est-il également vrai que j’y provoque d’autres mouvements pour saisir le rapport d’égalité qui existe entre ses côtés98 ? — Oui certes, répondrons-nous, je provoque des mouvements pour saisir cette égalité : je parcours des yeux les trois lignes, tout aussi bien que si je les parcourais avec mes mains, et en mouvant ainsi mes yeux, je m’aperçois de la superposition réelle des trois séries de sensations motrices répondant aux trois côtés parcourus ; ces trois séries se fondent et coïncident dans mon souvenir ; je m’aperçois qu’en passant de l’une à l’autre je ne sens pas de choc, de contraste, de contrariété. » Ce mécanisme de l’imagination est bien plus rapide et plus délicat que les instruments de vérification qui me permettraient de superposer les côtés : leur superposition est faite par mon imagination sans que j’aie besoin de mètre ; le sentiment d’égalité se produit comme résultat au bout de ce travail.

Pour se changer en une « idée » véritable et distincte, le sentiment de ressemblance n’a besoin que d’être renforcé, porté au point visuel de la conscience, érigé ainsi en force dominante qui entraine à sa suite les mouvements appropriés. Il en est de même du sentiment de différence. Et ce résultat est une conséquence de la sélection naturelle. A l’origine, il n’y eut pas même besoin que le sentiment de la ressemblance ou celui de la différence se dégageât des émotions et mouvements semblables en fait ou différents en fait : le mécanisme de la vie suffisait pour produire des mouvements semblables dans des circonstances semblables, des mouvements divers dans des circonstances diverses. Il importe au plus haut point à l’animal qui veut vivre d’exécuter les mêmes mouvements de défense et de fuite devant le même ennemi ou devant un ennemi semblable au premier. Il n’importe pas moins à l’animal d’exécuter les mêmes mouvements pour saisir la même proie ou une proie semblable. L’être chez qui des mouvements différents ne suivraient pas des représentations différentes, cet être, fût-il possible, disparaîtrait de la terre. Supposez maintenant que, dans le monde, il apparaisse un être chez qui le sentiment de la différence et de la ressemblance, contenu en germe dans les émotions et motions successives, se renforce en se répétant, se dégage au point de devenir lui-même une sorte de représentation reconnaissable parmi les autres, un objet d’intérêt et de réflexion, un tel être n’aura-t-il pas des chances de survie bien supérieures ? Au lieu de se mouvoir selon les apparences les plus externes et les plus superficielles, il pourra adapter ses mouvements à des ressemblances ou à des différences plus intimes, plus cachées, qu’il aura remarquées, tandis que les autres êtres ne les auront pas saisies. Au lieu d’agir semblablement dans les cas semblables par un automatisme sans aucune conscience de la similitude, comme fait la bête, il agira semblablement dans les cas semblables avec conscience de la similitude, c’est-à-dire avec un sentiment de la ressemblance assez fort pour être réfléchi et aperçu. Au lieu de reconnaître simplement des objets semblables, il reconnaîtra encore le sentiment même qu’il a de la ressemblance, et il lui donnera un nom. Avec cet être, porté au-dessus des autres par la sélection naturelle, commencera la science proprement dite. Les idées mêmes de ressemblance et de différence, fixées dans le langage, seront devenues des centres d’action et de mouvement, des idées-forces groupant autour d’elles et sous elles toutes les autres idées, réalisant ainsi dans le monde de la vie l’idéal abstrait de la dialectique platonicienne.

Concluons que tous les faits de conscience sont sensitifs par quelque côté, même ceux qu’idéalisent le plus les Platon et les Aristote, puisque ces faits contiennent toujours des manières spéciales d’être affecté, d’être modifié, de sentir, et entraînent des manières spéciales de réagir. C’est là ce qu’il y avait de vrai dans la vieille thèse du sensualisme, que confirme sur ce point la psychologie physiologique. Odeur de rose, saveur de miel, contact de velours, peine ou plaisir, inquiétude, espérance, décision, contraste, uniformité, égalité, etc., chacun de ces états intérieurs a sa qualité propre et sensible, sa nuance indéfinissable et pourtant distinctive, qui répond à un mode déterminé d’ondulation cérébrale ; il y a une façon dont chaque état de conscience se fait sentir en passant, ou, si l’on veut, se sent lui-même. Le tort de Platon et de ses modernes sectateurs est de rechercher l’élément supérieur à la matière, soit dans des objets intelligibles, soit dans des rapports intelligibles, au lieu de le chercher dans l’intelligence seule, dans la conscience : la psychologie moderne, encore un fois, aboutit à cette conclusion que tout objet proprement dit est sensible et que tout rapport d’objets est pour nous sensitif, réductible dans la conscience à un mode complexe de sentir et de faire effort.

En résulte-t-il que la conscience, le sujet, n’ait point sa part nécessaire et essentielle dans la connaissance ? Nullement, et il nous reste à déterminer cette part.

III
Part du sujet et apport de la conscience §

Si nous ne pouvons saisir en nous la pensée absolument pure et séparée de tout organe qui, pour Platon même et Aristote, était plutôt divine qu’humaine, ce n’est pas à dire que Inintelligence puisse s’expliquer tout entière par un mécanisme passif, comme le croient les sensualistes de nos jours. Il y a d’abord une chose qui demeure irréductible à l’action du dehors et qui suppose quelque coopération du dedans : cette chose est la sensation même, qui est la façon originale dont la conscience est affectée. La conscience traduit selon sa nature propre les choses extérieures, elle leur répond en son langage. Nous avons vu que le rapport des sensations est un ordre imposé du dehors et plus ou moins extérieur, tandis que la sensation même, avec sa couleur indéfinissable et sa qualité spécifique, est l’apport propre de la conscience, irréductible au mécanisme et à la seule action des objets matériels. En d’autres termes, la sensation même est déjà « intellectuelle » ; elle est déjà un rudiment de pensée par ce seul fait qu’elle est déjà accompagnée d’une conscience spontanée. Selon M. Lachelier, on peut sentir sans savoir qu’on sent, et par conséquent Platon aurait raison de dire que la sensation est étrangère à toute connaissance, même aveugle et obscure. Nous ne saurions l’admettre. Une sensation, selon nous, n’existe en elle-même qu’à la condition d’exister aussi pour soi à quelque degré, et il n’y a pas plus de sensation absolument inconsciente que de souffrance inconsciente ; or, par cela même qu’un état de conscience est senti, on peut dire aussi que, dans la même mesure, il est connu comme tel. Il n’est pas besoin d’y faire descendre d’en haut la vérité comme une lumière divine ; son être et sa vérité immanente, c’est d’être perçu : esse est percipi disait Berkeley. Platon et ses disciples auront beau répondre que la sensation meurt en naissant, qu’elle n’a pas même le temps de se nommer, de se distinguer du reste : cela n’est vrai qu’à moitié ; en tout cas, jusque dans l’instantanéité il y a pourtant une réalité, et comme cette réalité se sent elle-même, il y a une vérité : un éclair est encore une lumière. Nous ne saurions donc admettre, avec M. Lachelier, que l’intellectuel, entièrement absent de la sensation, commence seulement avec la réflexion. Que fait la réflexion en définitive ? Elle se borne à accuser et à accroître cette existence pour soi qui était déjà inhérente à la conscience spontanée ; la réflexion est une répétition ou une concentration, physiologiquement liée au pouvoir qu’ont les cellules de l’écorce cérébrale de répéter et de condenser ce qui a déjà fait vibrer les autres cellules ; la réflexion ne crée rien, elle ne fait que renforcer, comme certains échos qui, au foyer des voûtes sonores, ramassent les sons épars, les amplifient, en font une voix. Ce n’est donc pas la réflexion, c’est la conscience spontanée qui a une originalité absolue, irréductible au mécanisme. — Mais, dira-t-on, en admettant que la sensation puisse exister pour soi et se saisir elle-même, du moins ne peut-elle saisir ce que Platon appelait la vérité et l’être, et c’est pour cela que Platon faisait de la vérité intelligible quelque chose de transcendant. Voici, par exemple, une souffrance simplement sentie, non localisée dans l’espace ni dans le temps : est-ce là atteindre ce qui est ? — Non sans doute, au sens étroit des mots, mais, au sens large, la souffrance est un fait de conscience qui saisit « un morceau de l’universelle réalité », à savoir lui-même. Ici, en effet, l’objet ne se distingue pas de la sensation, puisque c’est la sensation seule et non autre chose qu’il s’agit de saisir : c’est l’ombre projetée sur le mur de la « caverne » qui est ici seule en cause, et cette ombre, comme telle, est aussi réelle que les corps qui la projettent. Voir une ombre ou voir un corps, c’est toujours voir, c’est toujours sentir, c’est toujours penser. La pensée, au sens le plus large de ce mot, indique seulement l’existence d’une chose pour la conscience et dans la conscience, existence saisie telle qu’elle est, représentée d’une manière identique à sa réalité. Cette « représentation adéquate », la sensation, tant méprisée de Platon, est précisément ce qui nous en offre le type, l’idéal réalisé. Une pensée universelle des choses serait une sensation universelle, une conscience universelle, un éclair illuminant la totalité de l’abîme et, au lieu de s’évanouir, se fixant en un jour sans fin.

S’il en est ainsi, les états de conscience ne diffèrent pas, comme le croient les platoniciens et les péripatéticiens, en ce que tantôt ils seraient et tantôt ne seraient à aucun degré des pensées, des représentations, des idées ou formes ; ils différent simplement en ce qu’ils sont pensées de plus ou moins de choses, en ce qu’ils enveloppent une vérité plus ou moins large. La vérité de la sensation n’est qu’un point : voilà sa réelle infériorité.

Mais, si l’intellectualisme abstrait est un point de vue incomplet, ce n’est pas à dire que le sensualisme exclusif suffise à expliquer la connaissance. Outre qu’il ne rend compte ni de la sensation même, ni de l’émotion, il ramène la formation de la pensée à un jeu d’impressions passives et reçues toutes faites du dehors ; il méconnaît la part de la réaction dans le cerveau. Il ne voit pour ainsi dire dans le réflexe mental que le premier terme, qui est l’excitation ; il ne voit pas le dernier, qui est la réaction motrice déterminée par l’appétit de l’être vivant et par l’attention intellectuelle qui en est inséparable. Comme les intellectualistes, les sensualistes sont portés à négliger le caractère moteur des états de conscience, le point de vue de la volonté. Nous croyons que la nouvelle psychologie devra insister de plus en plus sur cet aspect des faits intérieurs, dont nous avons montré plus haut l’importance.

C’est l’oubli de cet élément qui rend inexplicable à la fois pour l’intellectualisme et le sensualisme l’acte par excellence de la pensée, l’apport propre de l’intelligence : l’affirmation. Dans tout état de conscience, dans toute sensation, à côté du sentiment passif de l’excitation, il y a toujours la conscience plus ou moins obscure de l’opération, de l’impulsion volontaire, attentive et motrice. Cette conscience est manifeste dans les mouvements des membres et du tronc ; elle l’est moins déjà dans les mouvements imperceptibles de l’œil ou de l’oreille ; elle l’est moins encore dans les mouvements subtils qui accompagnent l’aperception ; il n’en est pas moins vrai qu’il y a innervation motrice sous tout acte de l’esprit. C’est précisément parce qu’on ne discerne pas les sentiments d’impulsion et de désir dans les actes intellectuels qu’on se figure encore, avec Platon, un intellect pur, indépendant, une sorte de jugement contemplatif « prononçant sur la vérité intelligible ». Nous verrons plus loin que tout jugement, toute affirmation est un prélude à l’action et au mouvement, et que c’est même la conscience de cette action commençante qui est caractéristique de l’affirmation. « Savoir, c’est pouvoir », disait profondément Aristote ; ajoutons que pouvoir, c’est toujours mouvoir. Je puis agir volontairement sur les choses par mes idées des choses ; donc je les connais et je les affirme, autant du moins qu’il est nécessaire à la connaissance purement scientifique. Si, par une série de mouvements des mains, l’enfant place une montre auprès de son oreille et se donne à lui-même la sensation du tic-tac déjà éprouvée, il sourit de plaisir, et ce sourire signifie : Je sais. Toute idée, tout sentiment n’existe qu’en vue de l’action et tourne en action. Quelque étrange que la chose paraisse, nous irons jusqu’à dire, contrairement à certaines spéculations abstraites des platoniciens sur la « vérité » : — C’est la portée pratique qui fait la valeur théorique, qui distingue la réalité du rêve, même du rêve « bien lié ». La mesure de la vérité n’est pas la sensation seule, comme le disait Protagoras ; elle n’est pas non plus la pensée pure ; mais elle est la sensation jointe à faction.

Ce n’est pas tout. J’arrive à concevoir d’autres êtres sentant et voulant comme moi, d’autres séries de sensations et d’appétitions se déroulant, comme les miennes, sous un crâne. Si mes idées et mes désirs agissent non seulement sur mon propre monde, mais encore sur le monde d’autrui, j’admets alors que mon idée n’est pas seulement un songe, pas même un songe bien lié, mais qu’elle a une action réelle, qu’elle est effective et conséquemment objective. Ce qui distingue la connaissance objective et effective de l’état « affectif », c’est donc, comme l’a dit William James, sa « valeur fonctionnelle », son usage, son importance pour l’action. Une vague et passive modification, qui serait tout le contenu de ma conscience, ne me servirait à rien, n’aurait aucune fonction et aucune relation, n’aboutirait à aucun mouvement déterminé et de large conséquence. Comment reconnaissons-nous que nos idées ressemblent aux réalités, ou du moins que leurs rapports ressemblent aux rapports des réalités ? Pour cela nous n’avons qu’un moyen : agir et nous mouvoir selon notre idée, afin de voir si elle est une force capable de conséquences pratiques dans le monde réel. Les conséquences pratiques manquent au rêve, qui ne modifie pas les rapports des choses conformément aux rapports de ses fantaisies. Seule, la force de l’idée, son lien avec l’action et le mouvement permet de lui attribuer une valeur objective, de la considérer non comme un rêve, mais comme une véritable connaissance en acte.

La théorie scientifique est donc essentiellement pratique : elle est un développement du processus appétitif et sensori-moteur. Considérez les problèmes de la science dans leur origine, dans leur nature, dans leur méthode de solution, et vous verrez se maintenir du commencement à la fin ce caractère à la fois sensitif, émotionnel et appétitif, dont la science ne peut se défaire. D’abord, la connaissance scientifique suppose un effort, une attention à un problème. Or, la plupart des problèmes viennent d’impressions sensibles, soit vives, soit nouvelles ; c’est un intérêt qui nous fait penser. Il n’y a pas lieu de séparer une pensée théorique et une pensée pratique : il n’y a au fond qu’une manière de penser, qui, dans son origine, est essentiellement pratique, c’est-à-dire issue d’appétitions et tendant à des appétitions ; elle s’élève peu à peu vers des objets d’un intérêt plus général, mais sans perdre jamais, même à l’apogée de son développement, la marque de son caractère primitivement sensible et volitif. En présence d’un objet nouveau, est-il vrai que la première question soit celle-ci : Qu’est-ce que cet objet ? N’est-ce pas plutôt, comme le remarque Horwicz, l’idée de la préservation qui s’impose d’abord à l’esprit de l’animal et de l’enfant sous cette forme impérieuse : Que faire ? Sans doute le sujet déjà adulte et héritier de toute une race ne parle plus ainsi ; mais la pensée scientifique, comme tout autre mode d’activité mentale, n’en fut pas moins à l’origine inséparable du mouvement, et du mouvement musculaire ; or, qu’est-ce que le mouvement, sinon l’acte par lequel la volonté cherche instinctivement à satisfaire un besoin éveillé par une sensation ? C’est dans le rapport même qui existe entre notre volition et le mouvement subséquent, ou du moins entre notre volition et les sensations subséquentes, que réside le germe de l’idée de cause ; rien de plus naturel, par suite, que de voir le problème de la causalité se poser au commencement sous la forme rudimentaire et pratique : Que causer ? et non sous la forme dérivée : Quelle est la cause de ceci ? Examinons maintenant la méthode générale que suit la pensée pour résoudre ce problème et les autres qui s’y rattachent. Un objet extérieur (par exemple une chose qui blesse un enfant) fait impression sur le système nerveux ; une excitation se produit et rayonne dans tous les rameaux du système nerveux, jusqu’à ce qu’elle rencontre un nerf dont la mise en mouvement ait pour effet de le soulager. Ce nerf, en se mouvant, donne une certaine sensation caractéristique de soulagement, que l’enfant ne peut pas ne pas remarquer. Que la même série de faits se reproduise un grand nombre de fois, le souvenir aidant, la solution du problème deviendra de plus en plus facile et familière ; au tâtonnement fortuit succédera l’effort éclairé par la réflexion, le mouvement volontaire, principalement le tact ; et ce processus instinctif aboutira à la forme primitive de tout raisonnement : « J’ai déjà éprouvé cette même sensation (par exemple la faim), je me suis soulagé par tel mouvement (manger) ; donc c’est le même mouvement qu’il faut faire. » Ainsi les problèmes de la pensée naissent de l’appétition, où se pose en fait, d’une manière concrète et active, la question de la causalité, et ils trouvent leur solution dans la classification des différences et ressemblances, qui subordonne toutes choses à la notion d’identité. La causalité, disent Wolf et Reimarus, fournit la matière de la pensée, l’identité en est la forme ; elles se supposent réciproquement. Mais elles ne sont pas d’abord en nous à l’état d’idées pures ; ce sont des lois concrètes qui président au développement de nos appétitions et de nos actions, parce qu’elles sont les conditions de notre existence même.

Il y a en définitive, dans tout acte de l’esprit, trois éléments dus à la conscience et inexplicables par l’influence du dehors. Ce ne sont pas des rapports intelligibles, mais au contraire quelque chose de fondamental, d’intérieur et de vivant : d’abord la sensation, qui est la manière spéciale dont la conscience est modifiée, puis l’émotion agréable ou pénible, enfin l’appétition aperceptive et motrice, qui est la manière originale dont la conscience réagit pour imprimer sa direction propre aux mouvements organiques. Tous les faits intérieurs doivent être considérés sous ce triple aspect, qu’un philosophe anglais, Lewes, par comparaison avec les trois couleurs fondamentales du spectre solaire, appelait le « spectre mental ». Quant aux diverses opérations « intellectuelles » qu’on oppose aux « sensitives », nous allons voir tout à l’heure, en les examinant plus en détail, qu’elles sont une combinaison ou un développement de la sensation, de l’émotion et de la volonté. La pensée et ses « idées » nous apparaîtront ainsi, non comme des intuitions d’un monde intelligible, à la manière de Platon, ni comme des formes sans contenu, à la manière de Kant, sortes d’ouvertures vides sur un monde inconnaissable, mais comme des forces actives de conservation et de progrès, ayant leur origine dans le désir, leur effet dernier dans le mouvement, contenant ainsi en soi des conditions de changement interne et externe qui en font de véritables facteurs. Nous éviterons donc à la fois le mysticisme des platoniciens, le formalisme des kantiens, la passivité du sensualisme, pour y substituer, avec les idées-forces, la réalité et la vie.

Chapitre deuxième
Les opérations intellectuelles. — Leur rapport à l’appétition et à la motion. §

I. Rôle de l’appétition et de la motion dans l’attention. — II. Rôle de l’appétition et de la narration dans le jugement. Nature de la croyance. — III. Rôle de l’appétition et de la motion dans la généralisation. Les idées générales. — IV. Rôle de l’appétition et de la motion dans le raisonnement. Induction. Déduction. Analogie. — V. L’imagination.

I
Rôle de l’appétition et de la motion dans l’attention §
I §

L’attention est la réaction intellectuelle déterminée vers un objet sous l’influence d’un désir ou d’une volition. Le sensualisme brut de Condillac avait tort de définir l’attention une sensation dominante ; c’était la faire venir tout entière et directement du dehors. L’objet qui cause actuellement la sensation la plus forte n’est pas toujours celui qui détermine la direction de la pensée ; je puis, sur une surface brillante, faire attention à un point obscur qui produit une sensation très faible. La direction de la pensée n’en est pas moins déterminée ; elle l’est par l’état général de la conscience et de l’appétition à un moment donné, par l’ensemble de nos tendances intérieures correspondant à la direction des mouvements cérébraux.

Au point de vue physiologique, l’attention a pour effet final une concentration d’efforts musculaires. Si je veux faire attention à un objet que je regarde, écoute, palpe, flaire ou savoure, je produis des efforts musculaires dans la direction de mes divers sens ; je tends les muscles de ma main pour mieux palper, ceux de mes yeux pour les accommoder à l’objet et à la lumière, etc. Ces mouvements sont visibles. Même quand je fais attention à la simple représentation d’un objet absent, je commence des mouvements semblables. L’idée la plus pure, encore une fois, contient toujours quelque représentation sensible, est toujours accompagnée de quelque mouvement et de quelque effort ; dans la méditation, cet effort se manifeste sur le visage même par la tension et l’immobilité des traits. L’attention est donc, au point de vue physiologique, un phénomène d’innervation motrice. C’est pour cela qu’elle produit, comme l’expérience le prouve, un afflux sanguin correspondant à l’afflux nerveux et à la dépense des nerfs, que le sang doit réparer. De là combustion et chaleur à la tête, phénomènes d’électricité, etc. L’effet sur les muscles n’est qu’un résultat ultérieur, quoique constant.

Selon M. Ribot, l’attention sous ses deux formes, spontanée et volontaire, « est un état exceptionnel, anormal, qui ne peut durer longtemps parce qu’il est en contradiction avec la condition fondamentale de la vie psychique : le changement. L’attention est un état fixe ». D’où M. Ribot conclut que l’attention, comme tous les états intellectuels, est quelque chose de surajouté, d’artificiel, etc. A notre avis, si l’attention volontaire, avec effort, est un état de travail, conséquemment plus ou moins exceptionnel et instable, on n’en saurait dire autant de l’attention spontanée. Il est difficile de faire attention longtemps à la même chose, oui ; mais nous ne cessons de faire attention à une chose que pour reporter notre attention sur une autre différente. Il y a toujours réaction psychique à l’égard des impressions, et cette réaction est toujours un commencement d’attention, pour peu que l’impression soit aperçue. Même quand nous nous laissons aller à la rêverie et à ce qu’on nomme la distraction, il y a toujours dans le « polyïdéisme » quelque chose qui domine plus ou moins momentanément, qui se détache plus ou moins vaguement de la masse confuse.

On établit une opposition trop tranchée entre l’attention spontanée, où l’objet semble agir par son pouvoir intrinsèque, et l’attention volontaire, où le sujet agit par des pouvoirs que M. Ribot appelle « extrinsèques, c’est-à-dire surajoutés ». Le maximum d’attention spontanée et le maximum d’attention volontaire, selon M. Ribot, sont « parfaitement antithétiques, l’une allant dans le sens de la plus forte attraction, l’autre dans le sens de la plus forte résistance. » Quelque vérité empirique qu’il y ait dans ces observations, nous croyons que l’antithèse est au fond artificielle. On va toujours dans le sens de la plus forte attraction : si l’attrait n’est pas extérieur et immédiat, il est intérieur et médiat, mais il est constant. Il y a toujours aussi une certaine résistance à vaincre, très faible dans l’attention spontanée, forte dans l’attention volontaire. C’est donc simplement le degré de résistance qui, par le degré d’effort qu’il exige pour être surmonté, caractérise l’attention volontaire. La distinction de l’attention volontaire et de l’attention spontanée n’est qu’une distinction de degré. L’attention n’est pas un fait additionnel, quelque chose qui surviendrait au-delà et au-dessus de ce contenu de la conscience auquel, comme on dit, l’attention est accordée. L’attention est, au fond, la conscience même, et principalement, à son degré de développement supérieur, la conscience de soi se saisissant dans sa réaction sur les impressions extérieures. L’attention indique la connexion définie et momentanée d’un contenu donné de la conscience avec le sentiment de l’existence individuelle99. La différence entre l’attention et la conscience pure et simple, c’est que, dans l’attention, un fait donné a des concomitants capables de le lier pour un moment d’une manière déterminée avec le contenu général qui prévaut alors dans la conscience de soi qu’a l’individu. C’est donc une sorte de cohésion ou d’affinité, une liaison établie non seulement entre telle représentation et la conscience générale, mais encore entre telle représentation et la conscience du moi, si bien que le moi se voit réagir, intervenir dans le maintien de telle représentation par l’appétition qui se dirige en ce sens.

Le côté mental de l’attention, ce qui pour notre conscience même en fait le fond, à savoir la tendance de l’appétition vers un certain but, avec direction simultanée de l’activité intellectuelle vers ce but, n’est-il encore qu’un épiphénomène, un aspect surajouté ? M. Ribot ne va pas jusqu’à dire que les mouvements qui accompagnent l’attention soient ou l’effet, ou la cause de l’attention même : selon lui, ils en sont des éléments constitutifs, des facteurs. Soit, mais alors il en faut dire au moins autant du désir mental, de la tension du vouloir et de la concentration de la pensée : ce sont tout au moins des éléments et des facteurs de l’attention, fût-ce au même titre que les mouvements musculaires. Mais nous irons plus loin, et nous ne pensons pas que les mouvements musculaires soient des éléments constitutifs de l’attention, même du côté physique ; ils sont, à nos yeux, les effets d’un mouvement cérébral, non encore musculaire, d’une innervation qui, elle, est vraiment le facteur physique de l’attention comme le désir en est le facteur mental. Et nous croyons, enfin, que c’est le même processus qui s’aperçoit intérieurement, directement, comme volonté de connaître telle chose, et extérieurement, par son contre-coup sur les sens du tact et de la vue, comme mouvement cérébral d’innervation aboutissant à des mouvements musculaires100.

L’attention a joué un rôle considérable dans la sélection naturelle, pour protéger l’individu contre les influences destructives et pour lui donner le pouvoir, non seulement de s’adapter au milieu, mais d’adapter le milieu à soi. Ici encore nous croyons que, si l’élément psychique de l’attention n’était que du superflu, il ne se serait pas produit. En vertu même de la théorie de l’évolution, tout ce qui apparaît, tout ce qui s’organise et dure doit cette durée à son utilité de fait. Donc, si l’élément mental est venu (par je ne sais quel miracle) se surajouter, c’est qu’il était un facteur utile de l’évolution ; et si le mental préexistait déjà à l’état diffus dans le mécanisme antérieur, il en résulte que le prétendu mécanisme avait déjà des éléments psychiques. Or, une fois admis le psychique dès le début de l’évolution, il n’y a plus qu’un pas à franchir pour lui donner la primauté, en disant que c’est le mental qui est l’intérieur véritable du processus, dont le mécanisme exprime la forme et les rapports extérieurs.

II §

Quel est le véritable pouvoir de l’attention consciente sur la sélection des idées ? La première loi, c’est que l’attention diminue la force des représentations dont elle se détourne. C’est ainsi, comme on sait, que Pascal diminuait l’intensité de violentes douleurs en concentrant son attention sur un problème de géométrie. — Cet effet s’explique par la loi de l’équilibre et de l’équivalence des forces. Si je concentre l’innervation sur un point, je la diminue par cela même sur d’autres points. Une petite douleur peut en soulager une grande : on se mord la langue pour sentir moins une violente souffrance, on dépense du mouvement en gestes convulsifs pour retirer de ¡’innervation à un point du corps violemment atteint et pour diminuer ainsi la douleur. L’attention produit de même ce que les physiologistes appellent un effet suspensif et inhibitoire sur les centres affectés par la douleur, quand elle se porte vers un autre objet, tout comme je puis, par ma volonté, produire pendant quelques instants un effet suspensif sur ma respiration.

Il résulte de la loi précédente qu’un excès d’attention consciente et de méditation volontaire peut parfois nuire au succès d’une opération, comme la recherche d’un souvenir oublié, mais en tant seulement que cette opération est automatique, car, du côté intellectuel, l’attention ajoute de la force aux idées sur lesquelles elle se concentre et dont elle est déjà en possession. Si un pianiste exercé veut faire attention à toutes les notes d’une gamme rapide, il contrarie en le suspendant le jeu automatique de ses mains avec les associations inconscientes de ses mouvements ; il leur enlève au profit de sa conscience analytique une partie de l’innervation nécessaire, et la synthèse naturelle se fait mal.

De même, quand nous cherchons un souvenir, si nous concentrons trop notre attention sur un point particulier, nous empêchons le courant nerveux de se répandre dans les divers groupes de fibres cérébrales et d’associations aboutissant à l’objet cherché. Pour peu que nous ne soyons pas dans la bonne voie, plus nous cherchons et moins nous trouvons. Au contraire, laissons l’esprit se détendre et le courant nerveux s’irradier ; il arrive qu’après un certain temps l’association cherchée se produit spontanément, par l’effet d’un désir général de trouver dans telle direction ; en s’étendant de courants en courants, l’espèce d’aimantation cérébrale suscitée par le désir a fini par « induire », parmi les courants sympathiques, celui qui répond à l’idée désirée. La méditation et l’inspiration spontanées ne sont donc pas en raison directe l’une de l’autre. L’inspiration spontanée est due à l’automatisme des associations d’idées, qui fonctionne dans le cerveau d’une manière souvent inconsciente pour nous, sous l’influence d’un désir dominant et plus ou moins précis. La méditation peut entraver l’inspiration quand elle lui dérobe une partie de l’innervation nécessaire. Mais, même dans ce cas, la conscience suppose une force qui intervient dans le cours des idées : alors même qu’elle le détourne, elle montre encore son pouvoir. Si elle est parfois un obstacle au lieu d’une aide, toujours elle agit.

La véritable utilité de la conscience, dans l’inspiration, c’est de poser, par le désir, le but et l’effet final à atteindre : les moyens se présentent ensuite d’eux-mêmes en vue de la fin. Ainsi procèdent l’orateur et l’artiste inspirés. Nous nous proposons telle idée, a dit F. Ravaisson dans une de ses pages les plus souvent citées : « des profondeurs de la mémoire sort aussitôt tout ce qui peut y servir des trésors qu’elle contient. Nous voulons tel mouvement et, sous l’influence médiatrice de l’imagination, qui traduit pour ainsi dire dans le langage de la sensibilité les dictées de l’intelligence, du fond de notre être émergent des mouvements élémentaires dont le mouvement voulu est le terme et l’accomplissement. Ainsi arrivaient, à l’appel d’un chant, selon la fable antique, et s’arrangeaient, comme d’eux-mêmes, en murailles et en tours, de dociles matériaux101. » De Hartmann dit semblablement que, la volonté ayant posé le but, « l’inconscient » intervient pour le réaliser. Cet inconscient, selon nous, n’est autre que le travail cérébral procédant sous l’impulsion d’un désir. Au lieu de voir ici un exemple de finalité mystérieuse, une inspiration providentielle, une magie divine, nous y voyons une série de mouvements enchaînés par les lois du choc et de l’équivalence des forces. Le dieu inspirateur des poètes et des artistes, c’est la marée montante des associations, où toutes les ondes nerveuses, sous l’attraction d’une force commune, se soulèvent et s’entraînent l’une l’autre dans la masse frémissante du cerveau.

La conscience n’a pas pour cela, dans l’inspiration, le rôle passif que lui prêtent MM. Ribot et Maudsley ; non seulement c’est elle qui pose la fin et l’idée principale, mais c’est elle encore qui dirige le cours même des idées secondaires. Sans doute elle ne peut empêcher l’association de lui offrir telle ou telle idée, mais elle peut réagir et rejeter ce que l’automatisme lui offre, jusqu’à ce qu’il lui offre ce qui convient à son projet. Le déterminisme intérieur revient sur lui-même et se modifie par la conscience qu’il a de soi et par le sentiment agréable ou pénible de son processus. C’est ainsi que la conscience refait sur un plan nouveau ce qu’avait ébauché un mécanisme inconscient. Bien plus, outre sa puissance négative de refus, la conscience a aussi le pouvoir positif d’accroître par la réflexion la force des idées convenables à son dessein ; or, quand une idée, devenue ainsi prédominante, a multiplié sa propre force en se réfléchissant sur elle-même, elle devient un centre d’attraction irrésistible pour les autres idées et produit ainsi parmi elles une sélection intelligente. Outre l’inspiration spontanée dont nous parlions tout à l’heure, il peut donc exister une inspiration réfléchie qui, au lieu de se faire dans l’obscurité de l’inconscience, s’accomplit au grand jour de la conscience. Les hautes idées qui dirigent les penseurs sont des soleils qui agissent par leur lumière même et non pas seulement, comme les autres, par une gravitation en apparence indépendante de leur lumière.

La deuxième loi de l’attention est que le courant nerveux, plus intense dans une direction déterminée, rend les nerfs plus sensibles à des impressions faibles : l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût gagnent en finesse et distinguent des différences qui, sans cela, n’auraient pas été distinctes ; c’est là une loi bien connue. N’a-t-on pas cent fois remarqué qu’en dégustant un vin on en reconnaît l’arôme et le cru ? qu’en flairant une odeur composée de rose, de jasmin et de violette, on en peut discerner les principaux éléments ? Les nerfs sont comme des cordes de violon qui vibrent mieux et plus rapidement quand elles sont tendues. Et cette loi en entraîne une autre. L’attention consciente, en réalisant ainsi une partie des conditions nécessaires à la perception, rend la perception plus facile. Aussi la vitesse de la perception est-elle augmentée. C’est ce que prouvent les expériences « psychophysiques » : si je suis attentif, la durée nécessaire à la perception devient de plus en plus voisine de zéro. La perception à laquelle on fait attention est attendue, donc pressentie, donc déjà partiellement sentie et commencée ; la conséquence est une plus grande rapidité dans l’achèvement. Quelquefois même l’attente suffit à produire la sensation attendue, qui devient ainsi hallucinatoire ; c’est ce qu’ont bien montré James Sully et Richet. Faites croire à des personnes qu’il y a dans un jeu de cartes une carte magnétisée qui leur donnera des sensations électriques, la plupart croiront sentir des frissons, des secousses dans la main, des éblouissements dans la vue. En un mot, faire attention à une représentation, c’est l’accroître et l’achever en soi-même, comme si notre main passait à l’encre un dessin vaguement crayonné. Le souvenir cherché est un souvenir dont on a trouvé le commencement ; le problème posé est un problème dont la solution se prépare. De là la puissance des idées directrices.

Le pouvoir de distinguer par l’attention, de percevoir et d’apercevoir, est-il illimité ? Non. Rien ne nous garantit que, par un accroissement graduel d’attention, toute différence des sensations doive devenir pour nous reconnaissable et en quelque sorte mesurable. Dans la sensation de tonalité, si on rend assez petites les différences dans le nombre des vibrations, on obtient une série de sensations qui ne peuvent plus être distinguées par l’observateur le plus attentif et le plus expérimenté. Si les limites de l’observation et de l’analyse étaient aussi celles de la sensibilité, il s’ensuivrait que tous les membres de la série, où chacun ne peut se distinguer de son voisin pour l’analyse, seraient semblables, c’est-à-dire qu’il y aurait une seule sensation de son. Il y a donc entre les sensations des différences plus petites que les plus petites différences aperceptibles. Et non seulement il y a des différences de sensations senties, quoique non notées et aperçues, mais il y a des sensations non remarquées et impossibles à remarquer, à apercevoir ; il y a, dans un amas complexe de sensations, des éléments qui ne peuvent être découverts à part. La perception attentive, l’observation distincte et analytique a donc des limites.

La troisième loi de l’attention est qu’elle maintient l’état de conscience auquel elle s’applique et lui communique ainsi une durée plus grande, au lieu de le laisser passer aussi rapidement que les autres. Cette action sur la durée n’est pas moins importante que l’action sur l’intensité, car l’idée maintenue dans la conscience (par exemple celle de tel plaisir ou, au contraire, de tel devoir) a par cela même le temps d’éveiller et les sentiments corrélatifs et les tendances corrélatives ; de plus elle suscite, par un phénomène d’induction, les autres idées qui ont des liaisons avec elle ; elle évoque donc tout un monde intellectuel et affectif dont elle est le centre de gravitation. Dans l’attention, surtout dans la volontaire, il y a toujours une idée maîtresse et directrice qui mérite de s’appeler une idée-force parce qu’elle devient un centre durable de tourbillon psychique et mécanique. Il y a à la fois adaptation intellectuelle à un but, finalité immanente, et concentration de mouvements selon une direction déterminée, mécanisme moteur.

II
Rôle de l’appétition et de la motion dans le jugement. §

— Psychologie, garde-toi de la logique. — La psychologie, en effet, étudie surtout la genèse des états et opérations de la conscience ; la logique étudie les résultats une fois obtenus et leur structure ; elle prend pour ainsi dire les idées à l’état statique de cristallisation au lieu de les étudier dans le processus vivant et dynamique qui les forme. Le langage, si utile aujourd’hui pour l’expression de nos pensées, est lui-même un instrument d’erreur quand il s’agit de retracer l’évolution de nos pensées ; il nous fait juger l’animal d’après l’homme, l’enfant d’après l’adulte et même d’après l’adulte civilisé du XIXe siècle. Il introduit une discontinuité et une fixité artificielles dans le cours continu et fuyant des représentations ; il découpe la vie mentale en petits morceaux inertes dont le lien interne échappe. Dans le mot, l’idée cesse d’être une force, parce qu’elle ne paraît plus contenir en elle-même des conditions de changement pour d’autres états de conscience, corrélatives à des conditions de mouvement pour les molécules cérébrales. Le mot est essentiellement immobile et ne renferme de vertu mouvante que celle qui lui vient des idées suggérées. Analyser le jugement d’après la proposition, comme on le fait d’ordinaire, c’est donc s’exposer à des illusions logiques qui altèrent la vérité psychologique.

À l’origine, l’être animé ne se préoccupe pas de contempler les rapports des choses pour eux-mêmes ; il sent, veut et se meut. Ses jugements sont tous pratiques : ils sont des actions succédant à des sensations, des actions différentes succédant à des sensations différentes, des actions semblables succédant à des sensations semblables. Les jugements deviennent intellectuels dès qu’il y a réflexion sur les sensations et sur les réactions qu’elles provoquent. C’est l’attention volontaire et l’aperception intellectuelle qui créent le jugement proprement dit.

Le jugement est la réaction de la conscience à l’égard des sensations ; c’est l’aperception soit de leur existence, soit de leur nouveauté ou de leur ancienneté, soit de leur qualité, soit de leur intensité, soit de leurs relations avec d’autres sensations.

La forme la plus simple du jugement n’est autre que l’aperception d’un changement, d’une différence. L’animal, dans l’immobilité, voit tout d’un coup une chose qui se meut. Son attention est excitée en même temps que sa crainte ; il s’aperçoit d’un changement en dehors de lui ; s’il pouvait traduire ce qu’il éprouve, il dirait : « Il y a du nouveau » ou « cela remue ». Ce genre de jugements impersonnels et neutres, d’après beaucoup de philologues, constitue les jugements primitifs. S’apercevoir d’un changement, y faire attention et se préparer à agir en conséquence, c’est juger. Le jugement n’est donc, à l’origine, qu’une différenciation consciente et remarquée dans le continuum des représentations ; c’est, par exemple, la perception d’un son qui s’élève au milieu du silence et qui provoque un tressaillement, une mise en garde de l’être animé.

L’aperception des différences précède nécessairement celle des ressemblances, car, pour s’apercevoir que deux choses se ressemblent, encore faut-il qu’elles soient deux et que, par conséquent, on les ait préalablement distinguées, ne fût-ce que d’une distinction numérique. Là où il y a pluralité aperçue, il y a discernement de quelque différence, et toute ressemblance suppose pluralité. L’aperception de la ressemblance suit d’ailleurs immédiatement celle de la différence et achève le jugement. Dès que l’animal entend un son qui, par rapport au silence antérieur, est une nouveauté, si ce n’est pas le premier son qu’il entende, il assimilera aussitôt ce son aux autres sons qu’il a entendus ; il reconnaîtra un son, non une odeur ou une saveur. En un mot, il commencera à classer.

Il y a, on se le rappelle, une classification tout automatique des sensations et impressions, résultant de ce qu’elles ont des sièges différents dans le cerveau, — centre auditif, centre visuel, etc. Chaque sensation de la vue vient d’elle-même se ranger dans sa classe, elle éveille immédiatement le souvenir des sensations visuelles semblables, parce que l’excitation cérébrale s’irradie dans le centre visuel tout entier. En même temps, il y a des nuances nombreuses de sensations qui permettent de spécifier, tout en classant. Cette classification et spécification est aidée par les lacunes mêmes de notre sensibilité, qui ne perçoit les sensations que dans de certaines limites, sans percevoir les intermédiaires par lesquels la sensation de son se rattache, par exemple, à la sensation de chaleur ou de lumière. L’intelligence, pourrait-on dire, est faite d’ignorance en même temps que de connaissance, de lacunes en même temps que de plénitude : les lacunes aident à la discrimination ou séparation, puis à la classification, en un mot au jugement.

Il n’en est pas moins vrai que la classification proprement dite est une opération ultérieure, complexe et dérivée, et que les logiciens font erreur en confondant le jugement primitif avec une classification et une généralisation. Pour Kant, le jugement est un acte de subsomption par lequel nous rangeons un objet donné sous un concept plus général : l’or est un métal. — C’est toujours revenir à la théorie de la logique formelle, qui établit entre les objets des rapports de contenant à contenu, de tout à parties, et qui ainsi, en définitive, se représente toutes choses d’une représentation numérique et géométrique. La logique formelle finit par sacrifier la compréhension à l’extension. Telle n’est pas la logique réelle de l’être animé ; ce dernier se préoccupe fort peu des genres et des espèces ; il ne se préoccupe que des qualités des choses, de leurs différences, des changements qu’elles impliquent ou produisent : ce qui se remue, ce qui mord, ce qui blesse, ce qui est bon à manger, ce qui réchauffe, etc. C’est seulement plus tard, et à force d’expériences, que plusieurs bêtes dont on a été mordu viennent se ranger sous une image générique de bêtes mordantes. A la première morsure, on n’a pas besoin d’assimiler, ni de généraliser, ni de classer : on juge tout de suite qu’on est mordu et on se sauve, sans autre forme de procès logique.

L’ancienne théorie du jugement, à laquelle se rattache celle de Kant, supposait que l’esprit commence par des idées sans lien entre elles et sans affirmation, qu’on appelait de pures conceptions ; on croyait que l’esprit, par la comparaison de ces idées, — vraies idées sans force, — les unissait en jugements, et qu’ensuite, par la comparaison des jugements entre eux, l’esprit réunissait les jugements en raisonnements. Il est facile de voir combien ces distinctions sont artificielles. En premier lieu, les idées sans lien et sans affirmation, comme homme, animal, etc., loin d’être le commencement de la connaissance, en sont les produits. Leur simplicité n’est qu’apparente, car elles enveloppent une foule d’éléments associés et unis ; aussi contiennent-elles des affirmations sous-entendues. Par exemple, l’idée d’animal est le résumé d’un long travail intellectuel : comparaisons, abstractions, généralisations, jugements, raisonnements, dénominations, etc. C’est une sorte de formule scientifique, comme les formules chimiques : bioxyde d’azote, acide hypoazotique, etc., ou les formules biologiques : atropa belladona, primates, quadrumanes, etc. Concevoir l’idée d’animal, c’est affirmer qu’il y a ou peut y avoir des êtres qui se nourrissent, se reproduisent, se meuvent, etc., et que ces divers caractères sont unis. C’est donc juger et raisonner.

En second lieu, comme on l’a souvent remarqué, l’ancienne théorie du jugement est un cercle vicieux. Si les idées nous étaient données primitivement sans aucun lien entre elles et sans aucun lien avec la réalité, nous aurions beau ensuite les comparer, nous ne pourrions ni les unir entre elles ni les unir avec les objets. Aucune comparaison mentale entre l’idée du feu et celle de la brûlure ne nous apprendra que le feu brûle si nous n’en faisons pas l’expérience, si la cohésion des deux représentations n’est pas donnée dans une sensation complexe suivie de réaction. De plus, quand même nous pourrions établir un rapport dans notre pensée entre l’idée de feu et l’idée de brûlure, nous ne pourrions savoir si le lien qui existe entre nos idées se trouve aussi entre les choses. De même, ce n’est pas en comparant l’idée d’un moi abstrait sans existence et l’idée d’une existence abstraite sans moi, que je connais mon existence ; elle m’est donnée dans la conscience immédiate.

L’ancienne théorie du jugement ne s’applique donc qu’aux jugements dérivés, réfléchis, scientifiques. Ceux-ci sont des comparaisons, des généralisations, des classifications, par conséquent des raisonnements. Dire : l’homme est un animal, c’est classer l’espèce homme dans le genre des animaux ; ce qui suppose une série de raisonnements où l’on tient compte des différences, des ressemblances et de leurs rapports selon les lois de la nature. Les idées sont des fusions ou synthèses de jugements et de raisonnements. Une fois les idées produites, elles peuvent servir de base à leur tour pour de nouveaux jugements et raisonnements. La connaissance commence non par des idées, mais par des processus appétitifs, sensori-moteurs, lesquels enveloppent des jugements concrets et actifs, ou même, en un certain sens également concret, des raisonnements.

On a perfectionné l’ancienne théorie du jugement en supposant à l’origine non des idées proprement dites ou des concepts, mais de simples appréhensions de sensations sans lien, ou sans autre lien que l’association par contiguïté qui les a amenées102. — Nous répondrons que la simple appréhension ou aperception est déjà un jugement : remarquer une sensation nouvelle, une brûlure au contact du feu, c’est juger implicitement qu’il y a du nouveau et du douloureux, c’est attribuer une valeur objective à la brûlure, c’est être dans le monde réel, non dans un monde de sensations-fantômes, toutes subjectives. L’être animé, encore une fois, commence par sentir et réagir ; or, toute sensation aperçue et suivie d’une réaction aperçue devient parle fait même un jugement ; le lien réel de la sensation à la réaction n’a besoin que de se réfléchir dans la conscience pour devenir lien intellectuel. Il est donc bien vrai que la démarche primitive et essentielle de l’intelligence est le jugement.

On a fait aussi du jugement, non seulement l’opération intellectuelle par excellence en opposition avec les opérations sensitives, mais un acte de volonté libre, indépendant en soi de tout sentiment et de tout mouvement. Assurément il ne faut pas établir une séparation artificielle, comme font les spiritualistes, entre le jugement et la volition. C’est une conséquence de la théorie des idées-forces, nous venons de le voir, que les jugements sont eux-mêmes des actions, les actions des jugements ou même des raisonnements en acte. Seulement, au lieu de voir dans le jugement un acte de libre arbitre, nous y voyons la confirmation du déterminisme psychologique.

Le jugement a pour essence l’affirmation, et l’affirmation est d’abord une certaine union établie entre des sensations ou représentations (ainsi j’unis la représentation du tonnerre à celle de son, j’affirme le son du tonnerre) ; c’est donc une synthèse de représentations ; l’affirmation, de plus, est une projection au dehors de cette union établie entre mes représentations, en d’autres termes elle est une croyance que les choses sont comme je me les représente, une objectivation. Ainsi, affirmer que le tonnerre est sonore, c’est croire que ce qui est lié dans ma pensée est lié aussi dans les objets mêmes. Pour comprendre comment se produit l’affirmation ou la croyance, il faut donc chercher : 1° la nature du lien entre nos représentations, 2° la nature du lien qui unit nos représentations aux objets.

1. Le lien entre nos représentations n’est autre, à l’origine, que la réflexion de l’attention sur leur association naturelle dans notre conscience. Si, une première fois, le contact d’une flamme, une sensation de brûlure et un mouvement de recul coexistent, le lien actuel des sensations m’est donné de fait avec les sensations mêmes et avec la réaction appétitive, attentive et motrice qui en résulte. Ce lien n’est autre que l’actualité, l’actuation. Tout ce qui produit un processus sensoriel, appétitif et moteur, est lié de fait, puisque l’un des moments du processus entraîne l’autre.

De plus, ce processus n’étant pas indifférent, l’être animé s’aperçoit du processus, dont les divers moments restent à l’état d’échos dans son souvenir. Une lois donné naturellement, le lien des sensations et motions laisse une voie de communication ouverte dans le cerveau et persiste dans le souvenir ; il est acquis. L’habitude, par la répétition, le fortifiera, augmentera même la cohésion des représentations de feu et de brûlure, le passage facile d’un mode de vibration cérébrale à l’autre. Ajoutez à l’association des représentations entre elles leur association avec les mots, la cohésion sera plus forte encore ; le jugement sera devenu une proposition. L’affirmation intérieure se ramène donc à l’aperception de l’association qui existe entre les diverses sensations, entre les divers mouvements, surtout entre les sensations et les mouvements.

— Mais, objectera-t-on, le jugement consiste à saisir le rapport des termes ; or « les termes sont des images, mais le rapport n’est pas une image. » Nous avons déjà répondu plus haut que, si le rapport n’est pas une image objective (encore est-il tel dans l’intuition de l’espace et du temps), il est l’image ou représentation subjective d’un certain mode de sentir et de réagir : contraste, différence, ressemblance, etc., avec les mouvements corrélatifs de l’appétit.

Ceux qui, à propos du jugement, veulent ainsi maintenir l’abîme entre les opérations sensitives et les opérations intellectuelles aboutissent à cette théorie : « Aucune association n’est perception de rapport ou jugement. » — Il faudrait simplement dire, pour être exact : « Toute association n’est pas par cela même perception de rapport ou jugement », car il faut, pour juger, non seulement deux termes amenés par une association mécanique de contiguïté, mais encore la conscience de cette association, la réflexion sur les termes amenés, le sentiment de liaison et de cohésion entre ces deux termes. Cela revient à dire qu’il faut non seulement que les deux termes soient associés entre eux, mais encore qu’ils soient réfléchis avec leur liaison même dans la conscience ; en un mot, il faut qu’on ait conscience des relations concrètes, il faut qu’on les sente et qu’on y fasse attention ; mais nous avons vu que ce sentiment des relations est un sentiment comme les autres, accompagne de la réaction attentive, appétitive et motrice. — Un animal voit un éclair, dit-on, l’idée du tonnerre surgit dans son imagination, en vertu de l’association des idées ; cette seconde idée entraîne l’idée de la fuite et cette idée l’acte ; mais cela n’implique pas du tout que l’animal ait pensé un rapport quelconque entre l’éclair et le tonnerre, pas même le rapport de succession ; non plus qu’un rapport quelconque entre l’idée de tonnerre et l’idée de fuite. Car il aurait fui tout aussi bien si, la première idée disparaissant de son esprit au moment même où la seconde y faisait son entrée, et la seconde au moment où apparaissait la troisième, il avait été, par cela même, dans l’impossibilité d’apercevoir aucune espèce de rapport. Il y aurait alors pure succession, simple déroulement d’une série : dans le jugement, il y a perception de rapports, liaison logique entre tous les termes de cette série « Donc l’association des idées est l’occasion du jugement ; elle lui fournit une matière pour s’exercer, mais elle n’a en elle-même rien de commun avec le jugement103 ». — La conclusion dépasse énormément les prémisses : toute association n’est pas par elle-même un jugement, mais en résulte-t-il que le jugement n’ait rien de commun avec l’association ? Le jugement est distinct de l’automatisme spontané et suppose la conscience, la lumière réfléchie. Le jugement vient de ce que les divers états de conscience persistent sous forme de souvenirs, d’images encore conscientes, et s’agrègent : éclair, tonnerre, peur, fuite, tous ces états de conscience subsistent pendant la fuite de l’animal, et il n’est besoin que de réflexion pour changer ce souvenir, cette association en jugement : le jugement sera une nouvelle association, une association avec la conscience d’un changement d’état et avec le souvenir d’états semblables à l’état présent. Ce qui distingue le jugement proprement dit, avec ses éléments logiques de sujet, prédicat et copule, d’avec la simple association qui suit son cours sans être remarquée et réfléchie sur soi, c’est le conflit de représentations qui précède la fusion du sujet et du prédicat, et qui, par cela même, rend cette fusion distincte pour la conscience. Il y a là un dynanisme d’idées-forces dont les effets sont importants. Tout jugement d’expérience est d’abord, nous l’avons dit, l’aperception d’une nouveauté, d’une différence ; par exemple, un rocher que l’animal avait toujours vu immobile au-dessus de sa retraite se met à tomber et le blesse. Entre la représentation familière du rocher immobile et la représentation nouvelle du rocher tombant, qui contredit l’autre, il y a un moment de conflit ; il y a opposition entre les forces acquises tendant à faire concevoir le rocher immobile et la force nouvelle tendant à le faire concevoir comme mouvant. Ce conflit éveille l’attention, d’autant plus qu’il est une menace, peut-être même avec un commencement d’exécution. Mais au conflit succède la fusion entre le rocher autrefois immobile et le rocher qui maintenant tombe. Les deux moments sont donc 1° différenciés, 2° assimilés. Le sujet et l’attribut prennent alors dans la conscience des formes nettes, ainsi que le rapport qui les unit. Tout ce qui eût passé inaperçu est aperçu, jugé.

Les partisans de l’esprit pur, qui supposent que la pensée pure établit seule un lien entre les intuitions sensibles et les compare du haut de son unité, retournent en somme à l’ancienne théorie du jugement ; ils traitent les sensations, appétitions et motions consécutives comme des atomes sans lien qui auraient ensuite besoin d’être reliés par l’esprit. Nous avons vu que, s’il y a en effet réaction de la conscience sur la sensation, c’est une réaction appétitive, qui suffît à corroborer la liaison déjà réalisée soit entre les sensations mêmes, soit entre telle sensation et telle action.

2. Quelle est maintenant (chose plus importante et généralement mal expliquée) la nature du lien des représentations avec l’objet extérieur, qui fait que nous attribuons une valeur objective à notre jugement et complétons ainsi notre affirmation ?

Toute affirmation est l’affirmation d’une chose qu’on croit (au sens le plus général du mot), l’objectivation d’une croyance intérieure qui, selon ses divers degrés, est certitude, doute ou probabilité. Il faut donc avant tout rechercher en quoi consiste la croyance. Pour les uns, c’est un état d’esprit irréductible et indéfinissable ; pour d’autres, c’est un état tout passif et sensitif ; pour d’autres enfin, c’est un acte, et même un acte de volonté libre. Toutes ces discussions viennent, selon nous, de ce que la croyance renferme effectivement un côté passif et un côté actif ; elle est, selon nous, une passion suivie de réaction, une nécessité subie aboutissant à une direction déterminée de la volonté. Insistons successivement sur ces deux aspects, ou plutôt sur ces deux moments d’un même processus.

Au premier moment, il est certain que, dans la croyance, nous sommes passifs, parce que nous sommes contraints ; à ce premier stade, la croyance peut se définir la conscience d’une contrainte actuelle. Par exemple, si je reçois un coup qui me blesse, la sensation douloureuse de ce coup a un caractère contraignant qui est tel qu’il m’est impossible de ne pas croire à cette sensation et à la douleur qui en est inséparable. En général, la sensation a pour caractère ce qu’on nomme l’actualité, et c’est à cette actualité que se ramène l’évidence. Or, l’actualité de la sensation est celle d’une force subie, d’une passivité actuelle, autrement dit d’une activité actuellement modifiée. La sensation n’existe pas par moi, elle existe pour moi, sans moi, souvent malgré moi. De même qu’il m’est impossible de ne pas la subir, il m’est impossible de n’en avoir pas conscience. La conscience, c’est par excellence l’actuation, la réalité en moi et pour moi, origine et type de toute certitude, de toute croyance ; c’est l’immédiation de l’apparaître et de l’être. La modification qui envahit ma conscience sans que j’aie conscience de l’avoir voulue participe à l’immédiate actualité de la conscience même : c’est une passion introduite dans mon action et qui contraint mon intelligence par cela même qu’elle contraint ma volonté. En d’autres termes, j’ai conscience d’un effet dont je ne suis pas cause, et c’est ce caractère d’effet subi qui définit le premier moment de la croyance, qui lui donne un caractère de nécessité interne et de fatalité victorieuse.

Mais, en vertu de l’égalité entre la réaction et l’action, il m’est impossible de subir une action, sous forme de sensation consciente, sans réagir immédiatement par les divers modes de réaction qui me sont possibles. Le premier de ces modes est l’appétition, qui fait que toute sensation, à l’origine, provoque un intérêt, désir ou aversion. Même aujourd’hui, les sensations les plus indifférentes, si elles ont le degré d’intensité voulu pour être affirmées, ont par cela même le degré d’intensité voulu pour être aperçues et remarquées, conséquemment le degré d’intérêt nécessaire pour provoquer une certaine direction de l’appétition ou de la volonté. C’est la réaction appétitive. L’attention, ou réaction intellectuelle, en est la conséquence. Enfin la motion en est le corrélatif cérébral et même musculaire.

Nous arrivons ainsi au second moment de la croyance, qui est une réaction intellectuelle, appétitive et motrice. Il n’y a pas de croyance entière, pas de certitude complète si on n’est pas disposé à agir d’après ce qu’on a senti et subi, ou d’après ce qu’on se représente. C’est ce côté actif qui, réfléchi dans l’intelligence et y prenant conscience de soi, constitue proprement l’affirmation.

Le lien de l’affirmation à son objet est donc le lien qui unit la pensée, d’une part, à une action subie et sentie, d’autre part à une action exercée. Quand nous avons des représentations associées et liées dans notre esprit, nous tendons à agir, nous commençons d’agir, nous agissons déjà selon ces représentations, puisque toute représentation est accompagnée de mouvement et tend à se réaliser dans nos muscles. Affirmer n’est autre chose qu’agir ou réagir avec conscience ; et réciproquement, agir ou réagir avec conscience, c’est affirmer, c’est donner parle fait une valeur réelle à sa pensée, puisqu’on la réalise en mouvements et qu’on y conforme son activité104. L’action est l’actualité par excellence. Pour affirmer que le feu brûle, l’enfant qui ne sait pas parler écarte sa main du feu, s’il en est près, ou accomplit par l’imagination ce mouvement, s’il en est loin. Quand il sait parler, tout se réduit à de simples mots, qui deviennent les substituts de ses actions comme de ses sensations. Ainsi comprise, l’affirmation objective est, au point de vue psychologique et physiologique, la réaction attentive, appétitive et motrice qui répond à la sensation. Elle a son premier germe dans le simple processus appétitif qui succède à une excitation et qui fait se contracter les membres de l’animal sous les influences du dehors ; elle est la conscience réfléchie de ce processus.

Il résulte de ce qui précède que l’affirmation complète suppose une direction de l’action, conséquemment une direction de la volonté. Descartes a entrevu ce caractère de l’affirmation quand il a dit que tout jugement est volontaire, sans apercevoir le côté passif et fatal qui se retrouve aussi dans tout jugement. On se souvient que, par cela même que toute idée et toute affirmation est inséparable d’un mouvement dont elle est la face consciente, elle tend à propager ce mouvement, elle enveloppe tendance et tension ; elle est l’anticipation d’un mouvement futur dans le mouvement présent, et c’est en ce sens que nous l’appelons une force. En fait, toute affirmation est un prélude à faction : c’est même la conscience de cette action commençante qui est, avons-nous dit, la principale caractéristique du jugement, de l’affirmation. Juger que la table est carrée, c’est commencer à se mouvoir par l’imagination jusqu’au centre de cette table pour se donner la sensation de ses quatre côtés. L’affirmation que l’eau est glacée enveloppe, dit Clifford, un amas de résolutions et de volitions ; elle veut dire que, étant données certaines conditions, j’irai et marcherai sur cette eau. Dire que le soleil est chaud, c’est dire que je suis disposé à agir et à me mouvoir comme si j’éprouvais telle sensation de lumière et telle sensation de chaleur. Un jugement ou assertion implique donc une exertion, une certaine action commençante des muscles, qui n’est pas encore actuellement portée jusqu’à tel point de l’espace ou du temps, mais qui s’y prépare ; cette exertion annonce une attitude de ma volonté telle que, par la suite, quand l’occasion viendra, l’action sera entreprise et menée jusqu’au bout. L’affirmation est donc une action à la fois commencée et suspendue, une volition bornée au point de départ, à l’attention et à l’aperception. C’est pour cela que la pensée suppose, physiologiquement, un courant nerveux qui aboutit non à un mouvement extérieur et complet, mais à un mouvement interne du cerveau qui en est le début.

Est-ce à dire qu’il y ait la moindre liberté dans la croyance ? Nullement. La réaction de l’intelligence et de la volonté même est absolument déterminée par la passion antécédente, qui caractérise la sensation ou la représentation. Dans le cas de la sensation actuelle, la chose est évidente : personne ne soutiendra que l’on puisse se dispenser de réagir affirmativement sous l’influence du soleil qui vous éblouit les yeux et d’affirmer ainsi l’actualité de sa sensation. Il ne peut y avoir doute que quand il s’agit de représentations et d’idées, qui enveloppent des sensations renaissantes. Mais, même alors, il y a un certain complexus de représentations et d’idées qui aboutit à une résultante, et celle-ci s’impose à nous par une contrainte actuelle non moindre que celle de la sensation. Il y a une espèce de panorama intérieur, de vision interne qui finit par se dégager du conflit des représentations, et c’est l’intensité présente ainsi que la netteté de cette vision interne qui déterminent l’intensité de la croyance corrélative. La croyance est la conscience réfléchie de l’état général où se trouve notre intelligence, avec toutes ses sensations et représentations actuelles ; elle est une répétition, un écho, qu’il ne dépend pas de nous d’empêcher ; elle est suivie immédiatement d’une réaction appétitive et motrice déterminée par l’état émotionnel que produit l’état intellectuel. On peut, par le langage, mal traduire l’état réel de son intelligence, mais la croyance interne et vraie est toujours une traduction exacte de la contrainte subie par nos facultés sensitives et représentatives.

Ce n’est pas à dire que nos sentiments et nos volitions n’aient point une influence indirecte sur nos croyances. Ils agissent en tant que contribuant à déterminer : 1° les constituants actuels, 2° l’ordre de groupement actuel du champ de la conscience à un moment donné. Les sensations mêmes, et à plus forte raison les représentations et idées, sont intensifiées ou affaiblies par nos sentiments et volitions ; de plus, leur ordre et leurs relations sont modifiés par les mêmes causes. En un mot, le paysage intérieur est altéré dans ses éléments et dans son plan même par les émotions et les volontés ; il en résulte que la vision interne est elle-même altérée et que la réaction consécutive l’est à son tour. Mais c’est là un effet fatal de la volonté même, qui, en intervenant dans le spectacle intérieur, a modifié l’aspect intellectuel de ce spectacle. Cette action indirecte ne saurait constituer la liberté de la croyance, pas plus que la corruption des témoins dans un tribunal ne constitue la liberté du juge.

La croyance, en définitive, est la résultante, à la fois passive et active, d’un conflit de représentations dont chacune tend à une action conforme ; elle est l’effet final des idées-forces réfléchi dans la conscience.

Supposez donc, chez un enfant, une conscience entièrement vide dans laquelle apparaîtrait une représentation unique, « celle d’un cheval ailé », pour prendre l’exemple de Spinoza. Il est clair que cette représentation du cheval ailé, étant seule, sans qu’aucune perception ni aucun souvenir la contrarie, constituera toute l’actualité pour l’intelligence de l’enfant : le cheval ailé sera présent pour l’enfant, et, à lui seul, sera tout l’objet de sa conscience : ce sera son univers, ce sera la réalité au-delà de laquelle il ne peut rien concevoir et contre laquelle il ne peut rien élever. Si cette intuition du cheval ailé imaginaire parvenait à se réfléchir sur elle-même et à se connaître, elle deviendrait affirmation de soi ; et si les motions corrélatives s’ensuivaient, l’affirmation de l’objet comme réel se traduirait en actes. Spinoza a donc parfaitement raison de dire que toute représentation non contredite est objectivée, affirmée comme elle est, par cela seul qu’elle est représentée. Et Spinoza a raison encore de dire qu’il y a dans cette apprehension d’un cheval ailé un jugement plus ou moins implicite, à savoir : je vois un cheval et ce cheval a des ailes. Quant à savoir si ce cheval vu existe hors de la conscience dans un monde étendu, c’est une question que l’enfant ne pose pas, puisqu’il lui manque les idées nécessaires pour la poser. Quand il la posera plus tard, il ne fera, pourrait-on dire, que mettre des idées et représentations nouvelles en conflit avec la première, et la résultante sera toujours la direction imprimée par la représentation la plus forte ou par l’ensemble de représentations le plus fort. Si les idées en lutte se contrarient de manière à se contrebalancer mutuellement, il y aura doute et suspension de jugement ; s’il y a un excès en faveur d’une idée ou d’un système d’idées, la réaction intellectuelle aura lieu de ce côté, et la réaction volontaire suivra, du moins à son début, sauf à être arrêtée en chemin par quelque intérêt venant à la traverse.

La portée objective du jugement, sur laquelle sensualistes et idéalistes ont tant disserté, s’explique en grande partie par l’action appétitive et motrice qui appartient à toute représentation, et qui se dépense en mouvements plus ou moins étendus dans une sphère plus ou moins large. A quel mouvement de la volonté et des organes aboutit une vague sensation d’odeur, comme celle que Condillac prête seule à sa statue ? A un mouvement aussi faible et aussi vague qu’elle-même. Cette sensation, à vrai dire, n’agit pas ou agit aussi peu que possible, elle n’a pas de vraie force motrice et pratique ; c’est cette stérilité qui fait qu’elle est à peine une connaissance « objective », ou plutôt qu’elle est une connaissance limitée à un point du temps, à un phénomène mort-né. Déjà une brûlure vive dans mon pied, qui provoque par action réflexe une contraction énergique de la jambe, est beaucoup plus féconde pratiquement et, par cela même, plus cognitive. Il y a ici une relation entre l’émotion et le mouvement qui se détache dans ma conscience, et qui donne à ma douleur un caractère plus pratique, plus réel, conséquemment aussi plus « vrai » qu’à une sensation confuse sans forte réaction. Maintenant, supposez que la représentation de la brûlure subsiste dans ma mémoire et y subsiste avec la représentation du feu qui l’a causée ; voilà un état mental beaucoup moins simple et beaucoup plus riche en relations que la simple sensation d’odeur. Quand je reverrai un feu semblable au premier, la vue de ce feu, renforçant le simple souvenir, me fera retirer ma jambe tout comme si j’avais éprouvé la brûlure. Cette représentation très pratique du feu, qui aboutit à un mouvement et se manifeste ainsi comme une force, est par la même raison beaucoup plus digne de s’appeler un jugement : c’est même l’ébauche de cette induction : « le feu m’a brûlé, le feu va me brûler encore. » Supposez enfin qu’en écartant ma jambe du feu je réussisse en effet à ne pas me brûler : voilà une complète harmonie entre le groupe de représentations qui était dans mon esprit au premier moment et le groupe qui s’y trouve au second. J’ai réussi à écarter réellement de ma conscience un certain état pénible : la force pratique de la représentation va croissant ; il y a une similitude, une conformité entre mes représentations actuelles et les représentations possibles que mes mouvements amènent à l’actualité. Dès lors, le caractère de connaissance objective va croissant. Enfin, la portée pratique se ramenant à un système d’actions et de mouvements, on peut dire de nouveau que c’est le rapport au mouvement, la force plus ou moins intensive et effective, qui fait le caractère plus ou moins objectif d’un état de conscience, la vivante vérité d’un jugement.

III
Rôle de l’appétition et de la motion dans la généralisation §

C’est par les résidus des sensations qu’on peut expliquer en partie non seulement la reproduction d’un objet individuel, mais encore la formation d’une image générique. Si je vois successivement une certaine quantité d’arbres, il me reste dans l’esprit une représentation confuse de tronc, de branches, de feuilles, qui est l’image générique de l’arbre. On sait que F. Galton a reproduit artificiellement un travail analogue par des procédés purement mécaniques, en combinant plusieurs portraits de manière à former ce qu’il appelle un portrait générique ou typique. Il projette sur le même écran plusieurs portraits distincts, comme ceux des frères et des sœurs d’une famille, au moyen de lanternes magiques disposées de telle sorte que les images se superposent exactement. On pourrait croire qu’on aura ainsi un dessin grossier et confus ; au contraire, les traits communs, les traits de famille, se renforcent si bien que les autres disparaissent, et l’image obtenue est très nette : c’est le type de la famille. Galton s’y prend encore d’une autre façon. Il photographie sur la même plaque une série de portraits, en ayant soin de ne laisser agir la lumière sur chacun d’eux que pendant un temps très court, et il obtient une photographie qui est la moyenne ou la résultante des divers portraits. Chose curieuse, ces photographies ont un caractère individuel très marqué, et en même temps une pureté de lignes qui les rend souvent plus agréables à voir que les portraits primitifs. Galton a combiné ainsi les traits de six femmes romaines, qui lui ont donné un type d’une beauté singulière et un charmant profil générique. Il a obtenu un Alexandre le Grand, d’après six médailles du British Museum qui le représentaient à différents âges, et une Cléopâtre, d’après cinq documents. Cette Cléopâtre était beaucoup plus séduisante que chacune des images élémentaires. Ce qui est plus curieux encore, ce sont les images typiques d’assassins, de voleurs, de fous, etc. Voici, d’un côté une image générique obtenue par la fusion des photographies de dix assassins. Voilà d’un autre côté, une seconde image générique obtenue par la fusion des photographies de dix autres assassins. Si vous placez côte à côte les deux images répondant à des groupes différents, vous êtes frappé de leur ressemblance. Il y aurait donc, à en croire Gallon, un certain type d’assassins caractérisés. La photographie ainsi pratiquée est une sorte de statistique visible. De plus, elle nous fait entrevoir comment la nature, par une lente sélection, opère le triage des caractères d’une espèce et leur fusion dans les individus.

Mais il ne suffit pas, avec Galton et Huxley, d’expliquer les idées générales par la fusion d’images particulières dans une image composite. Des images génériques ne sont pas encore équivalentes à des concepts généraux, car une image confuse est, en elle-même, aussi particulière qu’une image précise. De là le problème qui a tant agité la philosophie du moyen âge : d’où vient la généralité des idées ?

Les conceptualistes distinguent le concept de l’image ou représentation. « Je ne puis sans doute, disent-ils, me représenter un triangle qui ne serait que le triangle en général, car toute représentation est particulière, mais je puis le concevoir. » Les nominalistes répondent que la conception d’un triangle suppose une certaine détermination de l’espace, que cette détermination consiste en lignes, que ces lignes supposent des mouvements ou des couleurs, et que ce qui reste finalement dans l’esprit, c’est une représentation plus ou moins vague des états de conscience correspondant soit au mouvement, soit à la vue des lignes colorées. Un concept relatif à des objets de perception, comme le cheval, l’homme, la couleur, le triangle, etc., ne peut être formé lui-même que de perceptions ; le total, ici, ne peut différer en nature de ses parties ; il est plus vague, mais il est toujours une représentation, une image, fut-ce à l’état naissant. Dans la pensée comme dans la nature, il n’y a rien de vraiment indéterminé et tout est particulier. De là la conclusion du système nominaliste, qui réduit les idées générales, en ce qu’elles ont de distinct des images, d’abstrait et de vraiment générique, à de simples signes. Les mots sont eux-mêmes des images substituées à d’autres, mais des images plus commodes, plus maniables, plus précises. Le mot est le substitut de l’image, comme l’image est le substitut de la sensation, comme la sensation est le substitut de l’objet sensible.

Les observations des nominalistes ne rendent pas entièrement compte de ce fait que notre pensée ne s’épuise pas sur des images particulières et sur des mots particuliers, ce qui devrait être s’il n’y avait rien autre chose dans la pensée. Selon nous, il faut : 1° faire ici une part plus grande au dynamisme des idées ; 2° expliquer mieux l’universalité virtuelle des images et des mots, qui sont réellement particuliers ; 3° distinguer mieux la matière et le sujet de la connaissance.

Nous l’avons montré ailleurs, il est inexact de se figurer la pensée dans un état de repos, attachée à une représentation fixe ou à un mot. Quand nous avons vu successivement un grand nombre de fois le bleu, le vert, le rouge, etc., il y a en nous tendance à nous mouvoir d’une représentation à l’autre, il y a mouvement intérieur d’oscillation d’une couleur aux autres. De même, il y a tendance à passer du nom d’une couleur particulière au nom des autres. En un mot, l’esprit n’est pas immobile sur une image immobile ou sur un mot immobile. C’est la mobilité de la pensée qui est la condition de la généralité ; c’est la conscience de cette mobilité qui fait que, tout en considérant une image particulière ou un mot particulier, nous sentons en nous quelque chose qui en dépasse les limites et s’étend même indéfiniment à tous les objets analogues. Au point de vue physiologique, il y a sub-excitation d’un certain degré d’énergie motrice dans les circonvolutions du cerveau autres que le nœud particulier où s’opère une décharge définie. Il y a une onde nerveuse qui tend à se propager et se propage toujours à quelque degré.

Le caractère général dépend de ce fait que l’image est sentie non seulement en elle-même, mais encore avec sa fonction représentative. Or, cette fonction consiste, d’abord, en ce que l’image qui est au foyer de la conscience, par exemple l’image de l’homme, évoque une multitude d’images semblables qui l’entourent comme autant de répétitions affaiblies d’elle-même : ces images occupent, dans la conscience, le champ de la vision indirecte et y produisent le sentiment de la pluralité, comme quand l’œil fixe directement un grain de sable et aperçoit indirectement tout autour d’autres grains de sable en nombre indéfini. L’image de tel homme est isolée, l’image de l’homme a pour cortège une multitude d’images d’hommes qui arrivent comme un flot dans les régions de la sub-conscience.

Ce n’est pas tout ; ce qui achève le concept général, c’est le sentiment de la similitude qui relie l’image vive et actuelle à toutes les images faibles, semi-virtuelles, de telle sorte que l’image d’homme ou le mot d’homme peut être pris comme signe représentatif de toute cette multitude.

Il résulte de ce qui précède que, par leurs rapports avec la mobilité de la pensée et avec la motilité des cellules cérébrales, les images particulières et les mots particuliers acquièrent une sorte de généralité virtuelle, non réelle. En d’autres termes, chaque représentation que je puis concevoir est bien particulière en soi, mais elle devient pour la pensée un moyen de mouvement et non de repos, elle acquiert une valeur générale. En un mot, une image commune et un nom commun sont des représentations à forme dynamique et motrice au lieu d’être des représentations à l’état statique. Il se produit alors dans le cerveau un courant éminemment inducteur et non une sorte d’électricité statique.

Il y a dans la pensée deux intermédiaires tout naturels entre les images particulières et les concepts généraux : l’espace et le temps, qui sont comme la pluralité devenue sensible et répandue devant l’imagination ; quand nous voyons une chose dans l’espace, nous en voyons en même temps une foule d’autres ; quand nous apercevons une chose dans le temps, nous avons une perspective indéfinie sur le passé. Le concept général, comme celui d’homme, est une image particulière associée à une foule d’autres images semblables dans l’espace et dans le temps, et jointe au sentiment de mobilité interne qui se traduit par une tendance continuelle à passer d’une image à l’autre, à déborder l’image particulière ; cette tendance est elle-même un sentiment de tension, d’énergie.

On a donc raison, en un certain sens, de dire que la généralité n’est pas dans la matière même de la pensée, dans quelque objet général que la pensée saisirait ou concevrait, car il n’y a rien de général, conséquemment d’indéterminé, ni dans les sens, ni dans l’imagination, ni dans la pensée même, pas plus que dans la nature. On a aussi raison de dire que la généralité est dans la forme de la pensée ; mais c’est à la condition qu’on se fasse une idée exacte de cette forme. Il ne s’agit ici ni d’une forme pure, ni d’une catégorie, ni de rien d’a priori. Cette forme est une manière de sentir et de réagir, un certain mode de sentiment lié à un certain mode d’action et de mouvement. Ce sentiment n’est autre, en dernière analyse, que le sentiment de la similitude, lié à une exertion de mouvements semblables qui, avant d’être exécutés et réalisés pleinement, sont sentis à l’état naissant et comme dans leur source vive. Le concept général est une image qui sert de point d’intersection à une multitude d’images et de mouvements semblables, entrevus d’une vision indirecte : en la fixant, on sent qu’elle est représentative d’une multitude mouvante, par sa relation de similitude avec toutes les autres images prêtes à renaître. La forme de la pensée, ici, n’est pas une catégorie, mais une fonction, et cette fonction elle-même est sensorielle et motrice : le rapport intellectuel de généralité est un extrait 1° du sentiment de ressemblance, 2° de la tendance à produire des mouvements semblables sous des excitations semblables.

Il en résulte que, si la généralité n’est pas dans la matière de la pensée, elle existe cependant d’une certaine manière dans le sujet pensant. Aucun objet de la pensée ne peut être vraiment général ; mais ce qui est général, c’est le pouvoir d’action et de mouvement dont j’ai conscience comme dépassant l’objet particulier sur lequel j’agis. La généralisation semble être l’acte par lequel je combine la conscience permanente de ma puissance de tension et de mouvement avec telle ou telle représentation particulière105.

Les idées générales, comme celles de famille, de patrie, d’humanité, sont, elles aussi, des idées-forces, et cela de deux manières : 1° par leur pouvoir d’éveiller une multitude d’images, ce qui fait qu’elles renferment en elles-mêmes une condition de changement et de mouvement intellectuel ; 2° par les appétitions et tendances motrices qui accompagnent les images renaissantes et qui font que le mouvement intellectuel tend à s’achever en mouvement volontaire, avec mouvement physique corrélatif106.

IV
Rôle de l’appétition et de la motion dans le raisonnement §

Le raisonnement est une sorte d’expérimentation idéale et anticipée, une série d’actions imaginaires, conséquemment une esquisse de volitions ou appétitions liées à des processus sensori-moteurs s’engendrant l’un l’autre. Raisonner, c’est agir et pâtir d’avance par la pensée, λόγῳ, οὐϰ ἔργῳ.

I §

L’inférence du particulier au particulier par association d’images est appétitive, automatique, ou, comme disait Leibniz, machinale. Son élément essentiel est cette perception d’une ressemblance que nous retrouvons au fond de toute pensée, avec la perception de la différence. L’enfant, apercevant une ressemblance entre la seconde épingle et la première, résout spontanément et appétitivement la proportion suivante : la première épingle touchée est à la première piqûre comme la seconde épingle touchée est à x ; il donne à x sa valeur, qui est une seconde piqûre. La représentation dans l’avenir d’un phénomène particulier semblable à un autre phénomène particulier n’en est pas moins déjà un commencement de généralisation, un premier mouvement vers les cas semblables de l’avenir. Deux est le commencement de plusieurs et de tous. Ce mouvement n’a besoin que d’être continué sans être infirmé pour devenir une généralisation complète, c’est-à-dire une complète union des représentations d’épingle et de piqûre indépendamment des temps et des lieux. L’induction spontanée, appétitive et automatique, est souvent voisine de l’inconscience et, par conséquent, se confond avec l’instinct. Quand nous nous rejetons en arrière pour éviter de tomber dans un trou, c’est à la fois action réflexe, instinct et induction spontanée. Les inductions d’abord réfléchies finissent, avec l’habitude, par prendre cette forme de l’induction instinctive. Je vois sur ma cheminée un disque couleur orangé ayant des rugosités ; d’après la disposition des ombres j’induis que c’est une sphère, que cette sphère a un coté que je ne vois pas, qu’elle est une orange, que cette orange a une écorce amère, un intérieur d’une acidité agréable, etc. Toutes ces inférences sont implicitement contenues dans la simple reconnaissance d’une orange. Le raisonnement procure une espèce de vision imaginaire qui remplit les lacunes de la vision réelle. Cette vision peut même aller jusqu’à l’hallucination : elle ne fait alors que mettre mieux en lumière les lois mécaniques qui la régissent. Au sortir d’une phase de sommeil hypnotique qui avait duré quelques minutes, une malade s’imagine qu’elle a dormi plusieurs heures ; M. Binet lui répond qu’il est deux heures de l’après-midi, quoiqu’il soit en réalité neuf heures du matin ; aussitôt la malade ressent la faim la plus vive. M. Binet voit là un raisonnement qui arrive-mécaniquement à se réaliser : « Il est tard, donc j’ai faim. » La conclusion est une hallucination cérébrale. Une malade de M. Richet, transformée par suggestion en archevêque de Paris, croit voir le président de la république, lui présente ses compliments de nouvel an et écoute la réponse du président en disant à voix basse : « Eau bénite de cour. » Une autre, transformée par suggestion en général d’armée, voit des chevaux, des aides de camp, donne des ordres, se sert d’une longue-vue. Dans ces exemples, M. Binet croit qu’on saisit sur le fait « le travail logique de l’esprit qui tire toutes les déductions possibles du thème qu’on lui impose ». Seulement, dans ces cas maladifs, la vision idéale surpasse en intensité la vision réelle. De même pour l’abbé somnambule cité par Ernest Bersot et qui écrivait des sermons pendant ses accès. Un jour, on plaça une feuille blanche sur la page d’écriture qu’il venait de terminer : il se relut sur cette page blanche, faisant çà et là des ratures et des corrections qui coïncidaient exactement avec le texte placé dessous. Il accomplissait ainsi son travail logique sur une image hallucinatoire, mais parfaitement exacte, de la page écrite : « il remplaçait la vue par le raisonnement. »

Pour représenter par comparaison le mécanisme du raisonnement et son rôle prépondérant dans la conscience, on a cité ces fleurs que le froid dessine peu à peu sur les vitres des chambres en congelant notre haleine ; elles ont beau offrir les formes les plus variées, elles ne sont que la mise en œuvre d’une même loi. Pendant que la cristallisation s’opère autour d’un premier cristal, l’angle sous lequel les molécules se groupent en ligne droite a une valeur constante ; des branches pointues s’élancent du tronc, et de ces branches d’autres s’élancent aussi en pointe, mais l’angle compris entre les branches principales ou secondaires ne varie jamais. De même que la cristallisation, dans ses accidents les plus bizarres, observe ainsi toujours une même valeur angulaire, de même le raisonnement, qui fait le fond de presque toutes les opérations mentales, les soumet toujours à une même loi. J’aperçois de loin un livre ; l’image actuelle éveille, par ressemblance, le souvenir du même livre déjà vu ; puis ce souvenir éveille, par contiguïté dans le temps, celui du contenu de ce livre : voilà ce qu’on appelle percevoir et reconnaître. C’est au fond un raisonnement : ma sensation actuelle ressemble à telle sensation passée ; ma sensation passée était accompagnée de telle autre sensation contiguë ; ma sensation présente évoque donc cette autre sensation107. — Nous proposerions une autre comparaison pour rendre plus intelligible ce procédé de raisonnement automatique. Supposez une lettre écrite en écriture sympathique capable de devenir manifeste par la chaleur ; je projette un rayon de chaleur sur un point, un mot apparaît, mais, comme le calorique s’irradie, le mot contigu se dessine à son tour. Si la feuille était consciente, elle reconnaîtrait par ressemblance le mot actuellement échauffe que la plume avait tracé jadis, et elle sentirait le mouvement de la chaleur qui passe par contagion aux mots contigus.

L’induction scientifique est une complication et un développement de la simple inférence appétitive. Si je recommence un grand nombre de fois à toucher la flamme qui m’a brûlé ou tout au moins à en sentir la chaleur croissante à mesure que j’en approche le doigt, si j’additionne grosso modo dans ma mémoire tous les cas positifs, si j’ai conscience, au contraire, de l’absence d’aucun cas négatif, si je vois ainsi les raisons pour (égales à un nombre indéfini) et les raisons contre (égales à zéro), si enfin j’ai le langage qui me permet de traduire la direction d’esprit résultant de cette comparaison, j’arriverai à cette proposition générale : le feu brûle. Quoique plus compliqué, mon acte se réduira toujours 1° à la perception de ressemblance entre la première flamme et la première brûlure, entre la seconde flamme et la seconde brûlure, la troisième flamme et la troisième brûlure, etc. (en un mot tous les cas positifs) ; 2° à la perception d’une différence entre le nombre des faits positifs et celui des faits négatifs, qui est zéro ; 3° à l’association par contiguïté des représentations de feu et de brûlure, projetée dans l’avenir comme dans le passé. Cette projection est elle-même la représentation d’une ressemblance entre les cas à venir et les cas passés, fondée sur ce qu’il n’y a aucune raison de dissemblance. J’aperçois donc, d’une aperception réfléchie, des similitudes, des identités soit entre des objets, soit entre des rapports. Or, c’est là raisonner ; car je n’ai besoin que de faire abstraction des différences et de considérer les ressemblances pour obtenir un concept général, qui est un total de ressemblances ; et je n’ai besoin que de concevoir l’avenir lui-même comme semblable au passé pour induire.

Mais là se trouve précisément le grand problème de l’induction. Comment arrivons-nous à concevoir et à affirmer la similitude de l’avenir avec le passé ?

Les écossais et les éclectiques, suivant leur habitude, répondent à la question par la question, en invoquant comme axiome la stabilité et l’universalité des lois de la nature, qui, au lieu d’être le principe de l’induction, n’est qu’une conséquence de l’induction même. D’autres philosophes ont fait reposer l’induction sur le principe des causes finales, selon lequel nous serions assurés de voir se reproduire dans la nature le retour des mêmes formes, des mêmes espèces minérales, végétales, animales, conséquemment des mêmes antécédents108. Mais ce retour des mêmes formes dans la nature n’a pas besoin d’être expliqué par un principe autre que les simples lois du mécanisme, car on démontre que, étant données des forces quelconques productrices de mouvements, il s’établira une régularité et un rythme dans les mouvements par le seul effet des actions et réactions mutuelles.

L’induction suppose, selon nous, une double nécessité, la nécessité mécanique et la nécessité logique. La contrepartie physique du raisonnement est la grande loi qui veut que tout mobile persévère dans son mouvement tant qu’une autre force ne l’en détourne pas, et qu’il suive toujours la ligne de la moindre résistance. Pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, une première expérience a réuni dans l’esprit de l’enfant la brûlure à la flamme et produit ainsi une certaine direction de la pensée en même temps que de l’action : d’autre part, aucune autre expérience n’est encore venue contrarier la première. Nous avons ainsi, en faveur de la direction flamme-brûlure, une force positive, et, d’autre part, aucune force contraire ; donc, quand reparaîtra la représentation de la flamme, la représentation de la brûlure reparaîtra aussi, et elle déterminera nécessairement une direction de pensée et d’activité identique à la première direction. Supposez de plus qu’un grand nombre d’autres expériences viennent encore confirmer la première : ces expériences ne feront qu’augmenter la force de direction sur la ligne flamme-brûlure, et si nul cas négatif ne se trouve en opposition, la persistance du mouvement selon cette résultante sera mécaniquement nécessaire. Ce mouvement persistant sans aucun obstacle et tendant même à se manifester par des actes, s’il y a lieu, se traduira dans la conscience par ce qu’on nomme affirmation. — Enfin, si un ou deux cas négatifs se présentent au milieu d’un grand nombre de cas positifs, il n’y aura plus conviction et affirmation sans réserve, mais seulement probabilité, et le degré de cette probabilité sera la résultante des expériences pour et des expériences contre, comme le mouvement d’un mobile est la diagonale du parallélogramme des forces favorables et contraires. La tendance à projeter dans l’avenir les similitudes observées dans le passé naît donc bien, comme nous l’avons dit, de l’absence de toute dissimilitude à nous connue dans les cas à venir ; elle n’est qu’une continuation et un prolongement naturel des ressemblances observées. Cette continuation est elle-même une persistance dans le mouvement commencé, dans l’action commencée. Le principe de ce qu’on nomme improprement, l’inertie de la matière et qui n’est, à vrai dire, que la continuation de son activité ou de son mouvement, est donc analogue au principe dynamique du raisonnement.

Le mouvement de transport à l’avenir produit une force de tension mentale qui, psychologiquement, se nomme habitude et attente ; cette force est proportionnelle au nombre des expériences, semblables ; mais elle existe dès la première expérience, puisque, dès ce moment, il y a impulsion et mouvement dans une certaine direction. Je n’ai pas besoin de me brûler deux fois à la flamme pour tendre à concevoir la brûlure après la flamme ; mais, si j’éprouve souvent la même mésaventure, la tendance ne sera que plus forte et les mouvements appétitifs, puis réflexes, plus fixés dans l’organisme.

Quand l’induction est réfléchie, elle se rend compte à elle-même de son processus et résout la nécessité mécanique en une nécessité logique. Quels sont donc les principes logiques que la réflexion découvre sous l’induction même la plus machinale ? Le premier, c’est que tout a une raison, un principe, une condition antécédente qui l’explique : le second, c’est qu’il n’y a point de changements dans tes conséquents s’il n’y en a point dans tes antécédents. En d’autres termes, tout changement a une cause empirique et les mêmes causes produisent les mêmes effets. Tout est apparemment le même autour de moi et en moi : c’est la même flamme près de laquelle je suis, la même main que j’en approche ; si je n’éprouvais pas la même sensation de chaleur, il y aurait changement sans raison.

Toutefois, il y a quelque chose de changé : le temps.

La question revient donc à savoir si le temps, à lui seul, exerce une influence. Or, reniant qui s’est brûlé une première fois n’a aucune raison pour supposer une telle influence, et d’ailleurs il ne conçoit pas même le temps. Cette notion n’est qu’une organisation ultérieure de ses expériences. Supposons qu’il se brûle deux ou trois fois. Dès lors, la différence de temps, s’il arrive à la concevoir, n’a pas eu d’influence : il y a une raison positive pour admettre qu’elle n’en aura pas dans l’avenir et il n’y a aucune raison pour admettre le contraire. Donc l’hypothèse se changera en assertion, en induction proprement dite.

Tels sont les deux stades de toute induction : 1° conception d’une similitude dans l’avenir malgré la différence de temps, ou hypothèse ; 2° vérification de la non-influence du temps et de la similitude, puis affirmation générale.

Le principe de l’induction, que les mêmes données ont les mêmes conséquences, est une application du principe de raison suffisante et du principe de contradiction. On peut en effet lui donner cette forme abstraite : Si on a pour principe A = B et B = C, on a toujours pour conséquence : A = C, et jamais : A n’égale point C. Ce qui revient à dire que de rapports semblables on ne peut déduire des rapports différents, ou, plus généralement encore, que du semblable on ne peut déduire le différent, de l’identique le non identique, parce qu’il y aurait contradiction. Donc, c’est le principe d’identité et de contradiction, joint à celui de raison suffisante, qui est le dernier nerf de l’induction. Induire c’est : 1° supposer un principe dont le phénomène est la conséquence (loi de raison suffisante) ; 2° affirmer que ce principe aura toujours la même conséquence, la contradiction étant inconcevable pour notre pensée (loi d’identité). Il n’y a plus qu’à savoir si on ne s’est point trompé de principe, en prenant par exemple le feu pour principe de la brûlure : c’est une simple affaire de vérification et d’expérimentation ; mais présomptivement, nous sommes certains que le principe (bien ou mal connu) aura toujours la même conséquence. L’enfant, avons-nous dit, voit une raison pour être brûlé une seconde fois : à savoir l’identité apparente de la seconde flamme avec la première ; il ne voit pas de raison (y en eût-il d’ailleurs) pour n’être point brûlé ; donc, à moins d’être inconséquent, il doit admettre jusqu’à nouvel ordre que les mêmes principes ne se contrediront pas par des conséquences différentes. Il ne fait que maintenir l’identité logique de sa pensée avec elle-même et supposer spontanément la même loi d’identité dans les choses, conséquemment le caractère logique et rationnel de toutes choses (tout a une raison). Sans doute l’enfant et l’animal ne dégagent pas ces lois abstraites ; ils n’en obéissent pas moins à ces lois ; et si l’animal avait à sa disposition, comme l’enfant, l’instrument du langage, il pourrait abstraire et généraliser la loi de raison suffisante et d’identité sous laquelle il agit.

L’identité logique de la pensée a pour contre-partie l’identité ou persistance de la force ; la raison suffisante répond à la continuation du mouvement commencé. On peut donc dire que les principes du mécanisme et de la illogique, du raisonnement et du mouvement se confondent. Toute induction est une motion consciente de ses lois ; toute motion est une induction inconsciente, et comme la motion a pour fond l’appétition, c’est en réalité aussi l’appétition qui fait le fond du raisonnement, même du plus abstrait. Le processus algébrique lui-même est une transformation subtile du processus appétitif.

Le système logique de l’induction peut donc se résumer ainsi :

Premier terme de l’induction : Faits positifs. Tous les hommes connus sont morts ;

Deuxième terme : Absence de faits négatifs. Nul homme qui ne soit mort.

Troisième terme : Induction. Les hommes, toutes choses égales d’ailleurs, continueront de mourir :

Ce système logique est analogue au système mécanique suivant qui se réalise dans le cerveau :

Premier terme : Forces se dirigeant en un sens ;

Deuxième terme : Absence de forces capables de détourner vers un autre sens ;

Troisième terme : Mouvement du cerveau continué dans de même sens.

Quant au processus psychique, il est le suivant :

Premier terme : Appétition faisant effort en un certain sens ;

Deuxième terme : Absence de forces capables d’empêcher l’acte de l’appétition.

Troisième terme : Action en ce sens.

Mouvement, induction et volonté sont donc au fond des manifestations d’un même principe109.

Puisque l’induction n’est qu’une identité d’effets affirmée en vertu de l’identité des causes, toute la difficulté pratique de l’induction réside dans la détermination des causes véritables, des vrais antécédents d’un phénomène ; cette détermination a lieu par l’expérimentation. J’approche mon doigt de la flamme, je suis brûlé ; je l’écarte, je ne suis plus brûlé ; je l’approche plus ou moins de la flamme et je suis brûlé plus ou moins fort ; par cette triple méthode d’expérimentation, je vois que la flamme est l’antécédent immédiat, suffisant et invariable de la brûlure, ou du moins de ses conditions organiques ; suffisant, puisque dès qu’il est posé, la brûlure suit, invariable puisque les mêmes raisons ont les mêmes conséquences. Cette raison immédiate, suffisante et invariable, cette raison déterminante est ce qu’on nomme la cause empirique d’un phénomène. La notion de cause ainsi entendue, ou, ce qui revient au même, le déterminisme des antécédents et des conséquents, est le nerf de toute induction.

C’est pour dégager les causes véritables et vraiment déterminantes d’un phénomène qu’on répète et qu’on varie les expériences. Alors en effet on distingue les coïncidences fortuites et passagères des coïncidences invariables. Un effet peut être produit par la rencontre passagère de séries de causes indépendantes ; par exemple, si je prends un train de chemin de fer et que ce train déraille, les causes qui m’ont amené à le prendre et les causes du déraillement sont deux séries indépendantes, AB, CD, qui ne coïncident qu’au point O. Il serait absurde de dire que c’est ma présence dans le train qui l’a fait dérailler. Qu’on nomme hasard cette rencontre de séries indépendantes, cela ne veut pas dire que l’événement fortuit soit sans causes et sans nécessité, mais qu’il est dû à une combinaison particulière et passagère de causes ou de nécessités. Si au contraire un train déraillait toutes les fois qu’un certain mécanicien le dirige, sans exception, on serait fondé à considérer cette coïncidence comme n’étant probablement pas fortuite. De même, si je jette des dés et qu’ils retombent une ou deux fois de suite sur le même nombre, ce peut être un effet du hasard ; mais s’ils retombent toujours sur le même nombre, on dira qu’ils sont pipés. Plus un rapport est à la fois simple et constant, plus il est voisin d’une loi de la nature. Par une série quelconque de points, A, B, C, D…, je puis toujours faire passer une ligne, mais, si cette ligne est très irrégulière, j’en conclurai que la disposition des points est fortuite ; si elle est très régulière et forme un cercle, j’en conclurai qu’elle résulte d’une loi constante et d’une cause toujours la même110.

Au reste, répétons qu’une seule expérience peut suffire pour déterminer l’antécédent véritable d’un phénomène, si l’on est certain que cet antécédent est la seule condition nouvelle qui ait été introduite dans l’ensemble des conditions préexistantes. Dans une solution d’iodure de potassium je verse du bi-chlorure de mercure et j’obtiens immédiatement un précipité ; je suis certain que la seule chose nouvelle introduite dans la solution a été le sel de mercure ; donc c’est ce sel qui a produit immédiatement la série de phénomènes aboutissant au précipité. Dès lors, si je recommence l’expérience dans les mêmes conditions, je suis sûr du même résultat.

II §

L’analogie est une induction d’un genre à un autre, tandis que l’induction proprement dite reste dans les limites d’un seul et même genre. En d’autres termes, l’analogie consiste à conclure de ressemblances nombreuses ou importantes entre deux objets de genre différent d’autres ressemblances liées aux premières. L’analogie n’a que le caractère d’une hypothèse plus ou moins vraisemblable ; elle est plus incertaine et plus conditionnelle que l’induction exacte. Comme tout autre raisonnement, elle peut prendre la forme d’une proportion ; l’étincelle électrique et ses propriétés sont à l’électricité artificielle ce que la foudre et ses propriétés sont à x (l’électricité naturelle). Le principe de l’analogie se ramène à ceux de la raison suffisante et de l’identité, ou du déterminisme universel. En effet, il consiste en ce que les choses analogues ont des raisons analogues, ce qui revient à dire que les choses identiques seulement par quelques rapports ont des raisons identiques seulement par quelques rapports. Deux objets étant donnés, si nous reconnaissons entre eux une certaine ressemblance, nous sommes autorisés à conclure qu’ils sont en partie déterminés par des raisons semblables. De même, si nous reconnaissons dans ces objets des différences, nous sommes aussi autorisés à conclure qu’ils sont produits en partie par des raisons différentes. D’où il suit que si, dans un objet, les ressemblances prédominent, c’est que les raisons des ressemblances l’emportent sur les raisons des différences. Tels sont les principes à l’aide desquels on justifie l’analogie.

III §

La déduction peut, elle aussi, prendre la forme d’une proportion : les attributs de l’homme sont à l’attribut de mortalité ce que les attributs de Pierre sont à la mort de Pierre. — Ce qui revient à dire qu’il y a identité partielle entre les deux propositions : tous les hommes sont mortels et Pierre est mortel. Pour montrer cette identité, on intercale la proposition intermédiaire : Pierre est homme. La déduction opère a priori, antérieurement à l’expérience, une fois qu’elle est en possession de son principe, lequel d’ailleurs est dérivé de l’expérience. Sa vertu réside dans sa forme, qui est absolument nécessaire, étant réductible à la formule suprême de la nécessité : ce qui est est.

Les sciences inductives tendent à se convertir en sciences déductives. Ce que cherche la science, en effet, c’est la causalité, mais la causalité est un enchaînement nécessaire des phénomènes, et pour que cet enchaînement soit nécessaire, il faut qu’il se ramène à une série de prémisses et de conséquences, à une série de déductions.

Nous n’avons actuellement dans la science que des nécessités provisoires et empiriques, non absolues et logiques, mais nous réduisons peu à peu les premières aux secondes. Par exemple, comme le remarquent Stuart Mill et Wundt, entre les variations de la longueur du fil d’un pendule et la durée de l’oscillation, il n’était pas possible d’établir une liaison absolument nécessaire tant qu’on ne connaissait cette liaison que par induction, sans pouvoir la déduire d’autre lois physiques plus générales. On savait que ces deux phénomènes s’accompagnent toujours dans l’expérience, et que les variations du premier sont concomitantes avec les variations du second. On avait donc une loi, on avait même une loi nécessaire au sens empirique du mot ; mais on n’avait pas une loi logiquement nécessaire et on ne connaissait pas la vraie raison logique du phénomène. Mais la physique moderne a déduit les lois du pendule des lois de la chute des corps. Si les lois de la chute des corps sont vraies, il devient logiquement nécessaire, en vertu du principe de contradiction, que les phénomènes du pendule se produisent. Les variations correspondantes de la longueur du fil et de la durée de l’oscillation deviennent une conclusion dont la nécessité, par rapport à ses prémisses (lois de la chute des corps), est tout aussi absolue que celle de la conclusion. A = C, étant données les deux prémisses A = B et B — C. Les lois de la chute des corps une fois admises, il suffit de suspendre un corps pesant à un fil de longueur donnée, pour déterminer avant toute expérience, avec une certitude logique, la durée de l’oscillation. Les lois de la chute des corps, à leur tour, se déduisent de la gravitation universelle, et celle-ci se rattache probablement aux lois mécaniques du choc. Nous faisons ainsi toujours dériver nos nécessites d’une source plus haute, mais sans pouvoir atteindre les principes absolument premiers des choses.

Nous sommes obligés de poser par induction des faits de plus en plus généraux, pour pouvoir ensuite en déduire logiquement tous les autres comme conséquences.

Outre le progrès perpétuel par lequel le raisonnement scientifique tend à prendre une forme de plus en plus déductive, il faut signaler encore le progrès parallèle par lequel le raisonnement, qui s’applique d’abord simplement à des qualités, tend à s’appliquer de plus en plus à des quantités.

Le raisonnement qualitatif porte sur des qualités ou attributs (homme, mortel, etc.), entre lesquels il établit des rapports de simple coexistence ou de succession ; le raisonnement quantitatif, au contraire, roule sur des quantités, entre lesquelles il établit des rapports d’égalité ou d’inégalité. Par exemple, je puis démontrer que les angles d’un triangle égalent deux droits, que si 2x + 4 = 10, x = 3. Cette sorte de raisonnement, ne portant que sur des rapports parfaitement définis, ceux de quantité, et procédant par égalités absolues, est susceptible d’une rigueur parfaite. Le raisonnement qualitatif, portant sur des choses moins exactement définies et procédant par simples similitudes ou par égalités approximatives, offre beaucoup moins de rigueur. Aussi l’humanité s’élève-t-elle peu à peu, dans la science, du raisonnement qualitatif au raisonnement quantitatif. Une science est d’autant plus avancée qu’elle a elle-même une forme plus quantitative et plus mathématique. Nous revenons ainsi à concevoir « la mathématique universelle » comme le but poursuivi par le raisonnement et par la science. En même temps cette mathématique universelle serait une mécanique universelle, où conséquemment les lois des idées se confondraient avec les lois des forces, mais elle n’exprimerait que les rapports nécessaires des choses sans en saisir le fond intuitif et vivant.

V
Action constructive de l’imagination §

L’analyse que nous avons faite des opérations intellectuelles nous montre que penser, c’est avoir conscience de percevoir ou imaginer, c’est avoir conscience de ses représentations et de leurs liaisons. Il en résulte que l’imagination se confond avec l’activité même de l’esprit, en tant que cette activité s’applique toujours à des objets, et à des objets représentables.

Comme l’a remarqué Aristote, nous ne pouvons penser sans images, sans représentations. Tantôt nous nous représentons un objet extérieur et la sensation qu’il nous cause, — par exemple la campagne et tout ce qu’on y voit, — tantôt nous nous représentons tels états de conscience, sentiments, plaisirs, douleurs, passions, volitions, et alors nous avons encore dans l’esprit des images d’objets auxquels ces sentiments ou volitions s’appliquent, des intuitions du sens intime, comme dit Kant, c’est-à-dire des représentations de choses éprouvées, de choses d’expérience. Tantôt enfin nous pensons soit des choses abstraites et générales, soit des choses en apparence toutes spirituelles ou intellectuelles ; mais, même alors, nous avons tout au moins dans l’esprit les images qu’on appelle mots ou signes. Comme toute pensée s’exerce sur des représentations plus ou moins concrètes, on ne peut penser à la pensée même sans penser à la représentation, à un objet quelconque. Reste, il est vrai, le côté purement subjectif du phénomène, qui consiste à avoir conscience ; c’est ce côté qui ne se représente pas. La conscience, en soi et dans ce qu’elle a de constitutif, comme réaction interne et subjective, nous est trop immédiate, est trop nous-même pour pouvoir être représentée. Seulement il n’y a point de conscience distincte sans la perception de quelque différence ou de quelque ressemblance, conséquemment sans une représentation quelconque. Supprimez de la conscience toutes les représentations, tous les sentiments, tout le concret, que restera-t-il ? L’existence d’une « pensée pure », sans représentation, qui serait la « pensée de la pensée » ou le « sujet pur », est une hypothèse métaphysique et non un fait d’expérience psychologique. En fait il n’y a ni sujet sans objet, ni objet sans sujet : la pensée complète est à la fois conscience immédiate et représentation, en d’autres termes, conscience et imagination.

L’imagination reproductrice ne se distingue pas de la mémoire ; elle reproduit l’image des objets en l’absence des objets mêmes. Son utilité consiste à remplacer les objets par des images qui les représentent dans leurs traits principaux et qui en sont pour notre esprit, selon l’expression de Taine, les substituts. Ce ne sont pas simplement des reflets, mais des abréviations qui conservent une force efficace et s’accompagnent de mouvements commencés. Les images ne sont point aussi complexes que les objets mêmes, elles ne sont point fixes et absolument indépendantes de nous comme les objets extérieurs : elles sont donc des objets intérieurs plus commodes, plus maniables et plus mobiles. Avec les pieds, nous ne pouvons que marcher, avec l’imagination nous volons : l’imagination dispose de l’espace. Elle est aussi le grand moyen d’adaptation au temps. Comment pourrions-nous prévoir l’avenir si nous étions obligés d’avoir toujours les objets présents devant nos sens ? L’imagination rend l’induction et la prévision possibles. En un mot, elle met à notre disposition une sorte d’univers intérieur, de monde abrégé sur lequel nous réagissons par des mouvements cérébraux, au lieu de réagir par des mouvements musculaires de translation effective.

Mais l’imagination ne reste pas purement reproductive ; elle devient constructive. Elle refait un autre monde dans la pensée et, par là, nous permet d’abord de comprendre, puis de modifier à notre usage les forces du monde réel.

Au lieu d’associer arbitrairement ses représentations, comme dans le rêve et la rêverie, l’imagination peut s’efforcer de reproduire les associations réelles des choses, les lois et les phénomènes réels de l’univers. Elle est alors la science en action, où la force des idées devient manifeste. Dans la géométrie, l’imagination combine et invente les figures, objets des définitions et des théorèmes. Pour cela, des mouvements cérébraux sont nécessaires qui réalisent le cercle, le triangle dans le cerveau même. De plus, l’imagination sert à la solution des problèmes en inventant les constructions capables de les résoudre. Si Pythagore n’avait pas imaginé sa construction à la fois simple et féconde, le problème du carré de l’hypothénuse n’aurait pu être résolu : l’idée est donc déjà, par elle-même, une solution. De même, le physicien ne peut interpréter la nature que s’il a assez d’imagination pour construire des expériences ou des hypothèses. Le cerveau du savant, habitué à refléter la nature, devient vraiment un petit monde, un microcosme, où les forces des idées tendent à s’associer et à se combiner de la même manière que les forces des objets dans le Cosmos. Le psychologue, lui aussi, a besoin d’imagination pour se représenter les combinaisons d’états intérieurs, sentiments, passions, émotions, pensées, désirs, volitions, etc. Ce qu’on nomme l’observation interne ou la réflexion n’est le plus souvent que l’imagination se représentant et analysant des états de conscience possibles. Le psychologue est une sorte de romancier construisant un roman selon les vraies lois des phénomènes mentaux. Quant aux métaphysiciens, poètes à leur manière, ils ont besoin d’une imagination encore plus puissante pour reconstruire le monde entier par la pensée.

L’imagination, au lieu de se représenter directement un objet, peut se le représenter indirectement au moyen d’un objet plus ou moins analogue. Si j’imagine une femme à queue de poisson, comme la sirène, l’imagination est purement constructive ; si je me sers de cette représentation pour exprimer le caractère à la fois séduisant et bas de la volupté, l’imagination devient expressive. L’expression a divers degrés, selon que l’analogie est plus ou moins grande entre l’objet représenté et la représentation qui en est le substitut. La figure ou image proprement dite, par exemple la figure d’un triangle, est une représentation très analogue à l’objet représenté, qui est le triangle en général ; pourtant ce n’est toujours là qu’un substitut, car le triangle en général, auquel s’applique la démonstration géométrique, n’est ni scalène, ni équilatéral, ni isocèle, et l’image a nécessairement l’une ou l’autre de ces formes. De plus, les lignes de l’image ne sont pas vraiment droites, elles ne sont pas des longueurs sans largeur et sans profondeur, etc. Quand la représentation est moins semblable encore à l’objet et ne fait que figurer non une analogie de formes, mais une analogie de lois, de règles, de rapports, elle constitue le symbole proprement dit. Par exemple, dit Kant, une machine mue par un homme est le symbole d’un état despotique : quoiqu’il n’y ait aucune ressemblance de forme entre les deux objets, il y a une analogie de lois et de procédés. Les métaphores, les comparaisons, les hypotyposes sont des symboles, parce qu’elles transportent les lois du monde physique au monde moral. Enfin, quand il n’y pas de rapport réel, mais seulement un rapport plus ou moins conventionnel entre la représentation et son objet, par exemple entre un arbre et le mot arbre, cette représentation est un simple signe. Tels sont les signes conventionnels de l’algèbre. C’est à l’imagination qu’est due la production des langues, qui étaient à l’origine beaucoup plus figurées et expressives, et qui sont devenues ensuite plus symboliques, puis plus purement significatives.

La loi toute pratique de l’économie de la force, qui est la loi même de la volonté poursuivant le plus grand résultat avec le moindre effort, est aussi, et par cela même, la loi de l’intelligence, de toutes les opérations intellectuelles et de l’imagination où elles se résument. Son effet, nous l’avons vu, est la substitution graduelle des idées aux choses mêmes, parce que les idées sont ordinairement plus maniables, plus aisées à combiner que les choses. En outre, plus les idées deviennent abstraites et générales, plus elles rendent possible, par opposition à la pensée intuitive, la pensée symbolique, qui s’exerce avec agilité sur des substituts commodes, au lieu de se traîner sur les objets mêmes. Les idées sont donc, en définitive, de la force emmagasinée qui se dépense avec la plus grande économie possible.

Les applications principales du symbolisme sont celles qui ont pour but de représenter un idéal sous des formes sensibles. L’idéal étant la perfection à laquelle tend naturellement un objet, tandis que la pure fiction est en contradiction avec les lois et tendances de la nature, on peut dire que le véritable idéal est l’idée-force par excellence : il enveloppe en soi l’indestructible désir du mieux. L’imagination peut représenter l’idéal par des formes, par des sentiments, par des actions : de là naissent l’art, la religion, la morale même, car c’est un art en action que la moralité : les génies créateurs et inventeurs dans la morale sont ceux qui ont pu trouver et représenter dans leurs actions les formes les plus hautes de la bonté, du courage, de la force d’âme, de l’empire sur les passions, de la sagesse.

A vrai dire, toutes nos représentations des choses, tous nos sentiments, toutes nos actions, toute notre philosophie et notre science même sont à quelque degré symboliques, car nous ne connaissons rien d’une manière absolue et complète ; nous connaissons seulement, et en partie, les rapports des choses entre elles ou avec nous : nos conceptions sont donc, comme Leibniz l’a bien vu, des symboles dans lesquels la partie est substituée au tout, la forme au fond, les rapports plus ou moins extrinsèques à l’être intime, le relatif à l’absolu, le phénomène à la réalité. Mais cette infériorité de la représentation par rapport au réel crée aussi une supériorité : elle rend possible le monde des idées, qui n’est pas une pure copie du monde réel, mais un prolongement de la réalité dans la pensée, et où la réalité même prend une direction nouvelle : le monde des idées est ainsi, sous tous les rapports, un monde de forces.

Tome second §

Livre cinquième
Principales idées-forces, leur genèse et leur influence §

Introduction §

Les anciens appelaient les idées des espèces, species, et ce sont en effet les espèces du monde intérieur, qui correspondent à celles du monde extérieur. Tous les règnes de la nature n’ont-ils pas leurs images dans notre pensée, où se fait une classification plus ou moins exacte des êtres, une reproduction plus ou moins fidèle de leurs types et du plan que réalise l’univers ? On connaît la belle allégorie de Schopenhauer : « Deux choses étaient devant moi, deux corps pesants, de formes régulières, beaux à voir. L’un était un vase de jaspe avec des anses d’or ; l’autre, un corps organisé, un homme. Après les avoir longtemps admirés du dehors, je priai le génie qui m’accompagnait de me laisser pénétrer dans leur intérieur. Il me le permit, et dans le vase je ne trouvai rien, si ce n’est la pression de la pesanteur et je ne sais quelle obscure tendance réciproque entre ses parties ; mais quand je pénétrai dans l’autre objet, quelle surprise ! Dans la partie supérieure appelée la tête, et qui, vue du dehors, semblait un objet comme tous les autres, circonscrit dans l’espace, pesant, etc., je trouvai quoi ? le monde lui-même, avec l’immensité de l’espace, dans lequel le Tout est contenu, et l’immensité du temps, dans lequel le Tout se meut, et la prodigieuse variété des choses qui remplissent l’espace et le temps, et, ce qui est presque insensé à dire, je m’y aperçus moi-même, allant et venant. Oui, voilà ce que je découvris dans cet objet à peine aussi gros qu’un gros fruit, et que le bourreau peut faire tomber d’un seul coup, de manière à plonger du même coup dans la nuit le monde qui y est renfermé. »

La genèse des idées dans ce monde intérieur ne donne pas lieu, de nos jours, à moins de discussions que la genèse des espèces dans le monde extérieur ; la loi qui régit l’une semble aussi régir l’autre. Le platonisme se figurait des modèles éternels sur lesquels la nature règle la production des êtres, comme l’artiste règle son œuvre sur un idéal préconçu. Cuvier ne fit que commenter Platon en même temps que la Bible lorsqu’il admettait des embranchements ayant leurs types absolument distincts, des espèces irréductibles à quelque ancêtre commun, créations successives d’un Dieu modelant les êtres sur ses idées. En face de cette conception s’est élevée la doctrine moderne de l’évolution et de la sélection naturelle, qui entreprend d’expliquer les diverses formes de la vie par le triage séculaire des combinaisons les plus capables de survivre. Cette doctrine étend de nos jours la même explication aux espèces intérieures, aux idées. Elle les attribue à une lente sélection où les mieux réussies l’emportent, subsistent, s’impriment dans l’organisme et deviennent enfin héréditaires. Les physiologistes modernes ont montré que l’embryon humain, à travers les formes passagères de son développement, reproduit d’une manière provisoire et fugitive plusieurs formes arrêtées et permanentes dans les espèces inférieures : il traverse à la hâte, en quelque sorte, la nature animale, il la résume en une esquisse rapide, avant d’être homme. Quelque chose d’analogue se produit dans la genèse des idées : nous commençons par penser à la manière des animaux, avant de penser à la manière humaine ; nous réalisons, pour les dépasser, les diverses phases de leur évolution intellectuelle. C’est, précisément ce qui fait que notre pensée enveloppe en elle de quoi comprendre la nature et tout ce qui nous est inférieur ; en ce sens, on peut dire que, pour apprendre, il suffit de nous souvenir, non pas, comme croyait Platon, d’un monde intelligible, mais du monde sensible. Chacun de nous résume et exprime en soi les différents règnes de la nature, avant d’entrer dans le règne humain. En même temps nous pressentons un ordre supérieur dont nous semblons porter en nous le germe encore latent.

Il s’agit, en somme, de savoir quel est le rôle, quelle est l’action et la force propre de l’intelligence en face du monde. Selon nous, trois réponses sont possibles. La première est naturaliste ; elle consiste à représenter la pensée comme le reflet ou l’enregistrement passif des objets extérieurs et des lois de la nature, auxquelles elle n’aurait aucune part : c’est la forme de l’objet qui explique seule celle de l’image dans le miroir. Selon cette hypothèse le monde réel, tout achevé à l’avance, n’a plus, comme dit encore Schopenhauer, « qu’à entrer tout bonnement dans la tête à travers les sens et les ouvertures de leurs organes ». Le monde « existerait là, dehors, tout réel objectivement et sans notre concours ; puis il arriverait à pénétrer, par une simple impression sur les sens, dans notre tête, où, comme là dehors, il se mettrait à exister une seconde fois ». En face de cette doctrine, l’idéalisme représente le sujet pensant comme le principe même des lois universelles et des relations nécessaires que l’on croit découvrir dans les objets extérieurs : c’est la forme du miroir qui explique celle de l’image, et par cela même de l’objet représenté. L’idéalisme kantien de Schopenhauer peut être pris comme l’expression la plus récente et la plus remarquable de cette doctrine. Le monde de la connaissance, dit Schopenhauer, n’existerait plus si cette sorte d’objets qu’on appelle cerveaux « ne pullulaient sans cesse, pareils à des champignons, pour recevoir le monde prêt à sombrer dans le néant et se renvoyer entre eux, comme un ballon, cette grande image identique en tous, dont ils expriment l’identité par le mot d’objet ». Le monde, conclut Schopenhauer, l’objet de la connaissance, c’est « ma représentation » ; l’étendue, le temps, la causalité, ma pensée les met dans le monde, organise le chaos des phénomènes selon sa propre loi et prononce le fiat lux. Il n’y a point d’objet sans sujet, de monde sans une pensée qui le conçoit ; les idées qui semblent me venir du dehors, c’est moi qui les forme, et, comme le disait Kant, ce n’est pas la pensée qui se conforme aux choses, ce sont les choses qui se conforment à la pensée. Telle est l’hypothèse idéaliste dans son antithèse la plus complète avec l’hypothèse naturaliste. Mais, selon nous, une troisième théorie des idées est possible : c’est celle qui, sous l’opposition du sujet pensant et du sujet pensé, chercherait une unité plus profonde, une action commune à l’esprit et aux choses, un processus universel dont la « représentation intellectuelle » est un moment et une manifestation incomplète. Cette doctrine d’unité, que Schopenhauer lui-même poursuivait et à laquelle il a contribué pour sa part, serait, pour employer le terme aujourd’hui en faveur, une sorte de monisme. Or, qu’y a-t-il dans la conscience de plus profond, de plus irréductible, qui se retrouve également dans les objets extérieurs ? — La vie, ou plus généralement l’action, qui elle-même ne se comprend que comme désir et volonté. Schopenhauer l’admet, mais il n’en tire point les conséquences légitimes pour l’explication des idées et de leur force. Il n’a pas su montrer dans cette « volonté de vivre » qui, selon lui, fait le fond commun de tous les êtres, la vraie origine de nos idées universelles et nécessaires, des formes à la fois cérébrales et mentales à travers lesquelles nous apercevons toutes choses. Sa théorie des idées demeure encore un pur idéalisme à la manière de Platon et de Kant, sans connexion visible avec sa philosophie de la volonté. Il oppose violemment la « représentation » intellectuelle à la « volonté » aveugle et inintelligente sans en montrer le lien ; il déclare même ce lien absolument « inexplicable ». Nous croyons, au contraire, que l’explication des formes de la pensée tient, en grande partie, aux fonctions de la volonté et aux nécessités de la vie. Sous le dualisme de la volonté et de l’intelligence, auquel s’est arrêté Schopenhauer, il faut chercher l’unité. Ce sera, selon nous, rattacher la genèse des idées aux lois les plus fondamentales de la réalité que de l’expliquer par les lois mêmes du désir. Nous ne dirons pas : Revenons à Kant ; nous dirons : Dépassons Kant, dépassons Schopenhauer lui-même, dépassons aussi Spencer. En adoptant la doctrine de révolution, nous ne la prendrons plus dans ce sens trop matérialiste dont Spencer se contente et qui ne laisse à la pensée que le rôle d’un appareil enregistreur ; mieux entendue, la doctrine de l’évolution doit faire à la pensée sa place légitime dans le développement des choses et, à plus forte raison, dans le développement des idées. Ainsi pourront se réconcilier, en ce qu’ils ont de plus essentiel, l’idéalisme et le naturalisme : les idées deviendront des formes supérieures de la vie et de la volonté, par cela même des idées-forces, au lieu de demeurer inactives dans un monde de reflets et de fantômes.

Chapitre premier
L’idée force du monde extérieur §

I. Passage du moi au non-moi. — Le premier moment du processus est la conscience d’une construction la plus simple par laquelle nous concevons des volontés autre que notre volonté. — Est-il vrai que la conscience ne puisse se dépasser soi-même. Réponse à l’idéalisme. — Construction de l’idée d’objet et de l’idée de réalité. Influence de ces idées.

II. Idée des autres moi. Le facteur social. — Est-il plus difficile de concevoir une autre conscience, un autre moi, qu’un objet en général, un non-moi. — Rôle du facteur social dans l’idée des autres moi. Influence de cette idée.

I
Passage du moi au non-moi §

Le raisonnement qui nous fait passer de nous aux autres choses est une induction expérimentale et même animale, très élémentaire, non une déduction de principes à priori, ni une affirmation transcendante et « métempirique ». Nous avons exposé ailleurs notre doctrine sur ce point ; nous nous bornons ici à la résumer111.

Le premier moment du processus est la conscience d’une appétition identique et d’un état identique. Le second est l’aperception d’une différence : je jouissais, je souffre ; j’aperçois la différence, et l’image de la jouissance reste dans ma mémoire pendant que je souffre. Par là j’acquiers l’idée du diffèrent, de l’autre, de l’altérité, comme disait Platon, par opposition aux idées du semblable, du même, de l’identique. N’oublions pas non plus que la notion de pluralité est toute naturelle, puisque notre conscience est sans cesse changeante, allant d’une sensation à l’autre. Nous ne sommes nullement enfermés d’abord dans une sorte d’unité métaphysique ; nous sommes au contraire en présence d’une multiplicité de sensations qu’il faut grouper, et le groupe appelé moi ne s’organise lui-même qu’à la suite d’un travail préalable. Enfin, dès l’origine, nous acquérons la distinction du volontaire et de l’involontaire, des changements que nous tendons à maintenir et des changements que nous tendons à supprimer. Je m’aperçois très bien que, dans la douleur, mon effort est limité, contrarié, contraint. Je distingue de même les mouvements actifs et les mouvements passifs, par exemple un mouvement volontaire de mon bras et un coup reçu sur mon bras, ou même un simple déplacement involontaire de mon bras, quoique non douloureux d’ailleurs. L’animal discerne parfaitement mordre ou être mordu. Autres sont les mouvements qui se propagent de la périphérie au cerveau, autres les mouvements de réaction qui se propagent du cerveau à la périphérie : d’un côté il y a mouvement reçu, de l’autre mouvement dépensé. La conscience, étant liée aux changements et mouvements notables du cerveau, ne peut manquer de discerner ces deux grandes catégories de mouvements, les uns précédant la volition et la représentation, les autres la suivant et y obéissant.

Nous avons ainsi ce système :

Premier moment : appétition restant la même ; mêmes modifications.

Deuxième moment : même appétition ; autres modifications, — par exemple une morsure jointe à la vue d’une gueule ouverte — ; ce qui donne la distinction du même et de l’autre, conséquemment de l’un et du plusieurs, ainsi que la distinction du volontaire et de l’involontaire. Il s’agit de savoir si la conscience en restera là, même chez le plus humble des animaux. C’est ce qui ne peut avoir lieu. En effet, l’idée du vouloir est de bonne heure associée à celle du mouvement comme antécédent immédiat ; la conscience du mouvement et, en général, du changement doit donc éveiller l’idée de son antécédent : d’une volonté, d’une activité, d’un effort. Et comme l’animal ne peut placer en imagination sa propre volonté devant la morsure qu’il éprouve, il en résulte la conséquence suivante :

Troisième moment : autres modifications ; autre volonté.

Cette solution est celle qui exige la moindre dépense de construction mentale. Il suffit de se continuer soi-même par la pensée derrière l’obstacle qu’on rencontre, sous forme d’une volonté autre, d’un effort autre. C’est ainsi que l’animal et l’enfant projettent des activités plus ou moins semblables à la leur derrière les objets extérieurs. L’animal qui sent la dent de son ennemi n’a besoin d’aucune subtilité métaphysique pour imaginer un autre animal mordant. Il n’invoque pas le principe de causalité : c’est une inférence immédiate d’une représentation particulière à une autre représentation particulière.

Pour prendre un autre exemple, l’enfant à qui sa mère parle éprouve passivement une sensation qu’il n’a pas antérieurement pensée et voulue. Au contraire, quand il crie, il se donne à lui-même des sensations et il s’aperçoit qu’il n’a qu’à les penser, à les vouloir et à faire effort pour se les donner. Il distingue donc fort bien les cris poussés par lui et les sons d’une voix étrangère. Il y a d’ailleurs des sensations qu’il est toujours en son pouvoir de se donner : ce sont les sensations musculaires ou motrices, les sensations attachées au mouvement ; dès que l’enfant meut une partie de son corps, il éprouve ces sensations et peut les renouveler en recommençant le même effort moteur.

Enfin, ce qui achève de faire la part non seulement du moi, mais même de notre propre corps par opposition aux autres corps, ce sont les expériences où nous touchons et explorons un membre au moyen d’un autre. Par exemple, lorsque je presse ma main gauche avec ma main droite jusqu’à éprouver une sensation douloureuse, je distingue l’effort musculaire dans la main qui presse, la résistance dans la main pressée, la pression et la douleur éprouvées dans cette main et qui varient selon que l’autre main appuie plus ou moins fort. Si je serre la main d’une autre personne au lieu de la mienne, j’éprouve encore le sentiment d’effort musculaire et de résistance, mais je ne sens plus la pression et la douleur. J’arrive ainsi à distinguer mon corps de tout autre et à supposer dans les autres corps tantôt volonté et douleur, tantôt simplement activité, pression, résistance, impénétrabilité, force motrice.

L’idéalisme répète sans cesse que tout ce que nous connaissons est par cela même dans notre conscience ; que les perceptions, sensations et autres choses semblables sont des faits de conscience ; que les phénomènes de la nature nous sont connus seulement sous forme de représentations, conséquemment comme processus psychiques ; en un mot, qu’on ne peut dépasser sa conscience. Il y a dans toutes ces propositions un mélange de vérité et d’inexactitude. La notion d’être réel n’est pas la même chose que la notion d’objet. L’objet, c’est la forme que l’appréhension de la réalité prend dans notre conscience sous une double série de conditions : 1° celles de la conscience en général, 2° celles de telle affection spéciale d’un sens particulier. Il est clair que tout objet est pour notre conscience et dans notre conscience : il est représenté. Mais nous concevons encore l’être réel, l’existence de la chose en tant qu’elle est à part de notre conscience, autre que notre conscience, indépendante de notre conscience. Dira-t-on que c’est là un cercle vicieux, et même une contradiction, parce que c’est toujours notre conscience qui construit et conçoit cette chose autre qu’elle ? Sans doute notre conscience la conçoit, mais elle la conçoit cependant comme non elle, comme autre qu’elle, comme n’existant en elle qu’à l’état subjectif de conception, non à l’état objectif d’existence. Avec le raisonnement des idéalistes, il faudrait soutenir que je ne puis concevoir un temps où je n’existais pas, par exemple le siècle de César, puisque ce temps où ma conscience n’existait pas est cependant dans ma conscience à l’état d’idée et conçu par elle. Pourtant, il est bien certain que je dépasse ma conscience quand je conçois le siècle de César, et encore bien mieux quand je conçois le trentième siècle, où je n’existerai plus. N’est-il pas étrange que les idéalistes nous refusent le droit de concevoir le négatif, l’autre, le différent, et d’appliquer ces notions à la conscience même prise en son tout ? D’une chose toute simple ils font un mystère insondable. Et leur dialectique repose sur deux métaphores : dans la conscience et hors de la conscience, — comme si la conscience était une sphère matérielle où pénètrent des rayons du dehors et que tout rayon saisi par la conscience lui fût nécessairement intérieur. Mais la conscience n’est pas une région de l’espace ni du temps ; le seul fait d’avoir conscience d’une sensation présente, joint au souvenir d’avoir eu conscience d’une sensation passée et contraire, nous permet déjà de concevoir, au-delà de la sensation présente, d’autres sensations possibles, et, derrière cette possibilité de sensations, une activité réelle autre que notre sensation même. L’animal, nous l’avons vu, objective en dépit de la métaphysique idéaliste et sans avoir besoin de tant de raisonnements.

Une autre ambiguïté du mot conscience, c’est qu’il désigne tantôt une série de faits et d’événements, un contenu, tantôt une certaine manière de connaître, un acte de connaissance. Or, comme acte de connaissance, la conscience peut fort bien dépasser son contenu actuel pour concevoir un autre contenu possible ; elle peut même concevoir négativement quelque chose d’autre que la totalité de son contenu. Pour combiner la négation non avec l’idée moi (non-moi), ou pour combiner l’adjectif autre avec le substantif moi (autre que moi, différent de moi), il n’est nullement nécessaire de « dépasser son moi », de monter pour ainsi dire au-dessus de soi-même par le moyen d’une « conscience intellectuelle112 », impersonnelle, éternelle, ou d’un « acte de raison pure ». Point n’est besoin d’une faculté extraordinaire et mystique pour concevoir une négation, ni pour mettre le signe — à la place du signe +. La différence est la chose du monde qui nous est le plus familière, puisque nous n’avons une conscience distincte que des différences ; nous sommes donc habitués à concevoir ou le contraire de ce que nous sentons, ou quelque chose de différent. Un son n’est pas une couleur ; il est non-couleur, autre que couleur. Nous n’avons qu’à continuer ainsi : quand nous arrivons au groupe des sensations, émotions et appétitions qui nous constituent, il ne nous est pas difficile de concevoir autre chose que notre moi, comme nous concevons autre chose que la couleur, ou le son, ou l’odeur. Un coup qu’un autre nous donne, un objet qu’il nous enlève, nous fait faire tout de suite connaissance avec un ordre de phénomènes qui dépend si peu de nos désirs qu’il les contrarie : c’est le non-moi ; et ce non-moi ne reste pas à l’état d’entité métaphysique, abstraite, car il a la forme, par exemple, d’un homme qui nous frappe ou qui nous prend notre morceau de pain, d’un animal qui nous mord, etc. Nous retrouvons dans ce non-moi des mouvements et des formes qui nous sont connus en nous-mêmes. Nous y voyons notre image comme en un miroir, mais une image qui se retourne contre nous, nous bat, nous fait mal, nous résiste : le non-moi devient autrui, il devient vous ou lui, un autre homme, un autre être vivant en chair et en os. L’objectivité s’impose sous forme de résistance à notre volonté. Nous n’avons pas besoin de monter en quelque sorte sur notre propre tête pour contempler un horizon de « vérité infinie, de réalité absolue ». Encore moins avons-nous besoin, avec Fichte, d’invoquer le devoir pour attribuer une réalité à la bête qui nous mord ou à l’homme qui nous fait violence. Mais le plus étonnant, ce serait, avec Renouvier, d’invoquer une croyance libre, un acte de libre arbitre pour objectiver ce qui nous contraint, ce qu’il y a de moins libre au monde. Est-ce volontairement que la brebis croit à l’existence du loup qui la dévore ? Elle n’est que trop forcée d’y croire.

Les difficultés que les métaphysiciens accumulent sur cette question viennent de la façon artificielle dont ils posent le problème, en termes abstraits et symboliques. Ils partent d’abord d’un moi qu’ils supposent tout formé, et fermé, d’une monade en possession de soi par la conscience ; ils prêtent même à ce moi une conscience de son unité, de son identité ; puis, après avoir ainsi clos toutes les portes et fenêtres du moi sur le dehors, ils se demandent comment le moi pourra sortir de soi. En outre, nous avons vu qu’ils assimilent métaphoriquement et géométriquement la conscience à un intérieur, à un dedans, le monde à un extérieur, à un dehors ; ils posent donc le problème en termes d’espace, — ce qui le rend insoluble, puisqu’il faudrait alors sortir hors de soi.

La vérité, c’est qu’au début la conscience est une collection de sensations multiples, de phénomènes et de représentations de toutes sortes, un panorama diversifié et confus, une procession vertigineuse d’apparences changeantes. La seule unité est l’appétit sourd de vivre, qui subsiste sous cet amas incohérent et qui se sent vaguement lui-même. Mais cet appétit ne dit pas encore moi, ne se représente pas en opposition et en séparation avec un monde extérieur. Nous n’avons donc dès l’origine qu’un sentiment très vague d’unité, et un sentiment plus clair de pluralité ; en outre, nous avons le sentiment du désir et celui de l’opposition au désir. Le reste n’est plus qu’affaire de groupement et de classification : il n’y a plus qu’à construire dans l’imagination, par le procédé que nous avons décrit, des centres d’images divers : la conscience se polarise spontanément, et ses deux pôles sont le voulu, le non-voulu, derrière lequel, nécessairement, nous replaçons une volonté ou activité, mais non plus la volonté autour de laquelle nous groupons tout ce qui provient de notre propre appétition. Il y a là un effet d’optique interne et de perspective ton te naturelle. Les appétitions et les sensations se distribuent régulièrement selon leurs rapports de fait, si bien que, pour notre conscience, des centres divers se forment dont l’un finit par s’appeler moi, et les autres vous, lui, etc.

Selon Riehl, on s’en souvient, toute sensation étant le discernement d’une différence entre l’état actuel senti et un autre état non senti ou inconscient, la sensation se trouve toujours en rapport avec du non-senti, et c’est ce non-senti qui devient « le réel » au-delà de la sensation. — Nous avons déjà répondu qu’on ne peut pas établir un rapport entre un terme donné à la conscience et un autre qui ne l’est pas. C’est entre deux états de conscience qu’on peut saisir une différence. Ce n’est pas le non-senti et l’inconscient que nous objectivons sous forme de réel au-delà du senti, c’est au contraire le senti et le conscient que nous continuons au-delà du non-voulu, du forcé, surtout si ce forcé est douloureux. C’est donc bien dans l’appétition et dans sa limite qu’il faut chercher l’origine du contraste entre moi et non-moi. L’existence ne se mesure pas seulement pour nous au pâtir, mais encore et surtout à l’agir. Nous projetons hors de nous une action plus ou moins analogue à la nôtre, et c’est cette action, placée ainsi derrière nos sensations, qui devient objet, et objet réel.

Une fois construite, l’idée d’objet est, par excellence, une idée-force : l’être qui conçoit les objets agissant sur lui, et sur lesquels il peut réagir, ne réagit pas de la même manière que l’être qui ne conçoit ni les objets, ni leur action, ni sa réaction possible. Dans le second cas, la réaction n’est que mécanique ; dans le premier cas, elle est en même temps psychique, et elle offre un degré de complication bien supérieur. Elle a beau être toujours déterminée, c’est un déterminisme dans lequel le sujet réagit sur l’objet par l’idée même qu’il a de cet objet.

II
Idée des autres moi. — Le facteur social §

Au lieu de l’idée du non-moi en général ou de l’objet, examinons de plus près l’idée des autres moi.

Nous avons rappelé tout à l’heure que Fichte n’invoquait rien moins que le devoir pour être certain de l’existence d’autres hommes, parce qu’il partait d’un moi supposé seul et ayant le privilège de se concevoir dans son indépendance. En Angleterre, Clifford et ses imitateurs ont fondé la métaphysique, « la métempirique », sur le fait même que nous admettons d’autres consciences analogues à notre conscience : selon eux, ces autres consciences ne peuvent, comme les phénomènes matériels encore inconnus, devenir pour nous objets de conscience ; elles sont donc rejetées en quelque sorte de notre conscience, ou actuelle ou possible, et elles constituent des éjets, non des objets. — A ce compte, les animaux eux-mêmes feraient de la métempirique en supposant chez leurs semblables des sensations et des volontés analogues aux leurs.

D’après notre précédente analyse, il n’est pas plus difficile, et peut-être même il est plus facile de concevoir une autre conscience qu’un objet matériel quelconque. Il y a toujours là un simple effet de déduction, de projection et, en définitive, d’imagination. Je puis me figurer très aisément des sensations, des émotions, des appétitions comme les miennes ; l’imagination n’a pas pour unique objet des phénomènes dans l’espace : elle roule aussi sur les phénomènes dans le temps et sur les sujets conscients de ces phénomènes. Vous concevoir, pour moi, c’est simplement vous construire par cette imagination psychologique qui, chez les romanciers, devient la faculté dominante. Vos phénomènes de conscience sont simplement les miens affectés de la négation non miens ; votre moi est un moi affecté de la négation non moi.

Ajoutons seulement que le facteur social est, ici encore, de majeure importance. Loin de naître isolé dans sa monade, l’être vivant, surtout l’homme, naît en relation avec d’autres êtres semblables à lui. Par hérédité, il a déjà une prédisposition cérébrale à construire la représentation de ses semblables et à la reconnaître. De même qu’il y a des peurs instinctives devant les formes d’animaux qui sont l’ennemi héréditaire, il y a des sympathies instinctives devant les formes de l’ami héréditaire. Nous ne disons donc pas d’abord moi ; nous dirions plutôt nous, si nous pouvions parler et traduire en mots notre disposition cérébrale. Notre conscience est sociale par essence : si elle a une centralisation naturelle autour de l’appétit, elle a aussi un mouvement d’expansion naturel vers d’autres êtres également sentants et doués d’appétit. La représentation d’un être semblable à nous est donc aussi automatique à l’origine que la vision de notre image dans l’eau ou dans un miroir. Il suffit, encore une fois, de nous apercevoir que cette image ne dépend pas de notre volonté, de notre centre d’appétitions, pour la concevoir autre et autre volonté, amie ou ennemie. Le zoomorphisme est la métaphysique instinctive de tous les animaux, et il se réduit à une simple combinaison d’images.

Une fois construite, la représentation des autres êtres, devient une idée-force, ou plutôt une collection d’idées-forces toujours présentes à notre conscience, avec lesquelles nous comptons toujours, et qui manifestent leur influence dans tous nos actes, dans tous nos mouvements. Nous ne commençons pas par avoir des autres êtres une idée contemplative et théorique : nous n’en avons à l’origine qu’une idée émotionnelle, appétitive et pratique. Le inonde se divise pour nous en ce qui est désirable et ce qui est redoutable, en amis et ennemis ; il y a pour l’animal des choses bonnes ou des choses mauvaises, des êtres bons ou des êtres méchants, c’est-à-dire des formes qui attirent et des formes qui repoussent, des images de jouissances ou des images de souffrances sous tel aspect visible, tangible, etc. En même temps que tous les objets se classent ainsi par leurs attributs appétitifs, des mouvements pour réagir s’organisent, soit d’aversion, soit d’appétition proprement dite. Le monde des représentations est donc aussi un monde d’images motrices. L’être doué d’appétit est tout d’abord ballotté au milieu des îlots qu’il pousse et qui le repoussent ; c’est seulement bien plus tard qu’il pourra se retirer en quelque sorte sur le rivage pour contempler par l’intelligence le grand tumulte de la mer. Le métaphysicien alors se demandera comment il a pu passer du moi au non-moi : c’est-à-dire qu’après avoir artificiellement sépare deux termes inséparables, il cherchera vainement un moyen naturel de les ramener à cette continuité qui est la vraie loi de la vie et de la conscience.

Chapitre deuxième
L’idée de l’espace. Son origine et son action §

I. Caractère à la fois extensif, intensif et protensif des états de conscience. Sentiment primordial de la vie incorporée et étendue. — II. Construction de l’idée d’espace. Rôle de la vue, du toucher et des autres sens. La troisième dimension. Rôle du sentiment de la pesanteur. — III. Caractère actif et moteur de la perception. — IV. Subjectivité de l’idée d’espace.

I
Caractère intensif des états de conscience §

Trois hypothèses sont possibles sur l’origine de l’idée d’espace. 1° Il n’y a dans la sensation aucune qualité spatiale, extensive, rien d’analogue à la grandeur, qu’est-ce alors que l’étendue, puisque, dans cette hypothèse, elle n’est en rien sentie dans ses éléments primordiaux ? Un simple symbole de l’intensité et de la durée, un mode de représentation imaginatif des successions possibles et des intensités possibles d’effort. Les Anglais appellent cette théorie l’hypothèse intensiviste. 2° L’espace est une forme engendrée par les ressources propres de l’esprit, pour recevoir et envelopper des sensations qui, telles qu’elles sont données à l’origine, n’ont rien de spatial, mais qui, une fois mises dans ce moule de l’espace, y prennent unité et ordre. C’est la doctrine de l’a priori. 3° Il y a une qualité spatiale, une extensivité immédiatement donnée par l’expérience dans les sensations, et qui, soumise à l’élaboration des opérations intellectuelles, finit par produire le concept de l’espace. C’est la théorie extensiviste.

Pour remonter jusqu’au principe, la vie est à la fois intensive, extensive et protensive dans la durée. Il en est de même de l’appétit, fond de la vie. Avant tout, l’appétit sent sa propre intensité, sa propre force interne, son énergie d’action, tantôt accrue, tantôt diminuée, et c’est ce sentiment qui est l’origine du plaisir et de la peine, de l’activité librement déployée ou de l’effort contre un obstacle. L’objet, à l’origine, n’apparaît nettement au sujet appétitif que comme obstacle, conséquemment comme terme d’effort, conséquemment encore comme occasion d’une intensité d’action interne d’abord diminuée, puis, par réaction, augmentée en vue de surmonter la résistance. Ce premier élément de la force, l’intensité, a donc sa racine dans la vie même et dans l’appétit, dont il est un caractère essentiel. Par cela même, comme nous l’avons vu, toute sensation a nécessairement une intensité, car toute sensation est un effet produit sur l’appétit de l’être vivant, et cet effet, qui augmente ou diminue l’intensité de l’action interne, provoque une réaction plus ou moins intense ; nous ne pouvons donc pas, à propos de chaque sensation, manquer d’un sentiment quelconque d’intensité : passion plus ou moins intense et réaction plus ou moins intense. C’est à cet élément que se lie d’une manière intime le ton de la sensation, c’est-à-dire son caractère agréable ou pénible ; toutefois, l’intensité est quelque chose de plus général que le ton agréable ou pénible.

Ces principes une fois rappelés, remarquons que la vie est nécessairement liée à un organisme occupant l’espace et aux mouvements de cet organisme. L’appétit n’est pas suspendu dans l’empyrée des intellectualistes, il est incorporé ; il se déploie et agit au beau milieu de l’océan matériel. En un mot, la vie est une fonction essentiellement extensive et motrice ; l’appétit est en travail dans un organisme étendu, toujours recevant et restituant du mouvement. Vivre, c’est désirer ; désirer, c’est agir ; agir, c’est mouvoir ; mouvoir, c’est déplacer des corps dans l’espace au moyen d’une transformation d’énergie. Comment donc n’y aurait-il pas dans la conscience, — avant même qu’elle ait à s’occuper de l’avenir et fût-elle réduite au présent, qui est le plus pressant, — comment, dis-je, n’y aurait-il pas dans la conscience un état général répondant à la totalité des impressions de l’organisme, à la somme des actions qu’il exerce ou subit à la fois dans toutes les directions de l’espace ? Cet état général est la cœnesthésie ; or cette cœnesthésie est, selon nous, un état de conscience extensif, c’est-à-dire percevant synthétiquement l’étendue de l’organisme, de même qu’elle est un état de conscience intensif, c’est-à-dire percevant synthétiquement l’énergie de l’organisme. Il faut bien qu’il y ait dans la conscience, dès l’origine, quelque mode répondant à l’extension corporelle, de même qu’il y a quelque mode répondant à l’intensité corporelle. Cette manière d’être et de réagir propre à la conscience n’est point une forme, ni une sorte de cadre intellectuel a priori : c’est un état général en corrélation avec l’étendue de l’organisme, c’est un ensemble d’impressions venant de partout et provoquant une réaction du centre dans toutes les directions ; c’est un rayonnement véritable, une sorte d’irradiation de la vie comme celle d’un foyer de chaleur. L’être vivant a donc, au fond de toutes ses perceptions, la perception essentielle de son organisme, et c’est sur ce fond de tableau sensitif, nullement intellectuel, que viendront se dessiner et se détacher les diverses sensations. La conception intellectuelle de l’espace sera l’extrait quintessencié de ce sentiment primitif ; mais la vie extensive, par sa simultanéité d’actions et de réactions, donne déjà à la conscience le sentiment obscur d’une extériorité mutuelle de parties diverses et liées. À la conscience pure des kantiens nous substituons ainsi, au début, la conscience incorporée. Si l’on dit qu’il est difficile d’avoir conscience de cette conscience, nous répondrons qu’il est encore plus difficile d’avoir conscience de sa conscience pure, car, après tout, nous nous sentons vivre, et vivre sur terre, corporellement ; il est douteux que nous ayons le pouvoir de nous apercevoir à l’état idéal de pur esprit. Il faut être Aristote pour s’élever à la νόησις νοήσεως.

Le caractère extensif du sentiment de la vie corporelle devient discernable en se différenciant selon les divers organes et les diverses sensations. Les sensations venues des organes internes et du corps entier ont une extensivité que l’école anglaise a excellemment décrite sous le nom de sensation volumineuse : qu’on vous jette un peu d’eau froide sur les mains, puis qu’on vous plonge tout entier dans l’eau froide, il y aura entre les deux sensations une différence d’intensité, mais l’une n’est-elle pas aussi plus volumineuse, plus massive que l’autre ? n’avez-vous pas le sentiment d’un plus grand nombre de parties intéressées à la fois, le sentiment d’une coexistence ou simultanéité d’actions subies et formant une masse, quelque chose d’épandu, d’étalé dans tout l’organisme, quelque chose qui vient (dira plus tard l’être pensant) de partout à la fois ? Vous ne savez pas encore ce que c’est que partout, direction, position, parties, etc. ; mais il y a déjà dans votre cœnesthésie un changement sensible répondant au caractère massif et à la grandeur des impressions. Sans cela, même en ayant déjà l’idée de l’espace, vous n’arriveriez jamais à distinguer les cas où c’est votre main seulement qui est affectée et ceux où c’est votre corps entier. Une sensation de chaleur au bras peut être intense jusqu’à la brûlure ; une sensation de chaleur par tout le corps peut être, en somme, moins intense ; mais vous éprouvez quelque chose de plus extensif dans le dernier cas, et de plus intensif dans le premier. Vous êtes touché de partout ici, et vous réagissez dans tous les sens, avant même de savoir ce que c’est qu’une direction et un sens de mouvement. On dit : c’est qu’il existe des signes locaux, et, dans un cas, un plus grand nombre sont intéressés. — Sans doute ; mais comment interpréterions-nous ces signes, si nous n’avions pas à quoi les rapporter ? Supposons qu’il n’y ait dans notre sentiment général de la vie rien d’extensif, et qu’il n’y ait non plus rien d’extensif dans les états de conscience sui generis appelés signes locaux : nous aurons beau combiner tous les signes entre eux, jamais ils n’arriveront à nous donner la notion d’étendue, dont ils ne contiennent pas l’élément. Nous serons comme en présence d’une langue impossible à traduire, faute de clef. Puisqu’on dit signe local, la sensation-signe doit être signe d’un rapport à l’étendue, d’un lieu ; ou plutôt elle doit avoir en elle-même, sans distinction de lieu précis, le caractère extensif qui, joint à sa qualité propre, permettra plus tard de construire l’étendue, et de localiser ici, non là. Prétendez-vous que nous interprétons les signes locaux au moyen de la forme à priori ? — Impossible. Vous avez d’une part, une forme vide, absolument uniforme, homogène, dépourvue de qualité propre, d’intensité, de ton sensitif, cadre indifférent, morne et mort. Une sensation se produit, par exemple une brûlure : comment, au moyen du signe particulier de cette brûlure, s’il n’est pas extensif, arriverez-vous à distinguer qu’elle doit être placée ici plutôt que là ? Puisque, selon vous, le signe est en soi purement qualitatif et intensif, nullement extensif, vous n’aurez aucun moyen d’établir une relation entre telle qualité ou telle intensité, d’une part, et tel point de l’étendue d’autre part : votre cadre abstrait n’appellera pas ici plutôt que telles sensations. Si, au contraire, vous reconnaissez dans les sensations un rapport vague mais, significatif, à telle région plus ou moins large de l’étendue, c’est donc qu’elles ont déjà quelque chose d’extensif, et alors à quoi sert votre forme à priori ? Est-il besoin d’une forme à priori d’intensité pour avoir conscience de la quantité intensive ? Pourquoi en aurions-nous besoin pour la quantité extensive ? Mettez une seule main dans l’eau froide, vous éprouverez une certaine sensation. Mettez-y les deux mains, vous éprouverez une nouvelle sensation. Est-ce simplement une plus grande quantité de sensation ? Non, car l’intensité, elle aussi, enveloppe la quantité, et ici il n’y a pas seulement une sensation plus intense, mais autre chose. Maintenant, au lieu de mettre vos deux mains dans de l’eau froide, mettez-les dans de l’eau chaude ; vous aurez une sensation de qualité différente, mais de même extensivité.

On voit qu’il y a un élément spécifique et irréductible dans la représentation de l’étendue ; on ne peut donc la construire avec des éléments tous intensifs et temporels, non extensifs.

C’est des mouvements et des sensations musculaires, comme on sait, que l’école anglaise contemporaine, principalement Bain, Stuart Mill et Herbert Spencer, ont voulu faire dériver l’idée de l’étendue et de ses déterminations : longueur, hauteur, largeur, forme, position, direction. Selon eux, si nous mouvons librement un de nos membres, nous avons le sentiment d’un mouvement musculaire plus ou moins long dans le temps, rien de plus. Si ce mouvement est arrêté à ses deux extrémités par quelque obstacle, comme le mouvement de la main par les deux côtés d’une boite, il en résulte une première détermination. Si nous passons la main sur la surface, et si nous jugeons que deux points, A et B, sont séparés par un espace, nous voulons dire simplement qu’il y a une série de sensations musculaires interposée entre le moment où nous sentons A et le moment où nous sentons B. C’est donc la sensation d’une durée plus ou moins longue d’effort, musculaire qui nous donne l’étendue. La notion de longueur en espace est construite à l’aide de la notion de longueur en temps. Les anciens croyaient qu’Uranus ou l’espace infini était le père de Saturne ou du temps ; l’école anglaise, au contraire, croit que le Temps est le père de l’Espace. Ce qui est dit de la longueur peut, selon elle, s’appliquer à la distance, à la direction, à la forme. Quand on reproche à cette théorie associationniste de postuler l’espace qu’elle voudrait expliquer, par exemple la direction des mouvements, qui implique l’espace, Stuart Mill répond que ses adversaires « auraient été plus près de la vérité si, au lieu de dire que direction signifie espace, ils eussent dit qu’espace signifie direction. L’espace est l’ensemble des directions, comme le temps est celui des successions. Par conséquent, postuler la direction, c’est postuler non pas l’espace, mais l’élément dont la notion d’espace est formée. » — Cette réponse de Stuart Mill est contraire aux faits : nous ne concevons la direction que par l’espace et dans l’espace, et nous la concevons plus tard que l’extensivité vague : on peut avoir le sentiment de l’étendue, comme nous ne le verrons, sans aucun sentiment de direction. Une observation attentive pendant trois semaines entières sur un aveugle-né avait persuadé à Platner qu’un homme privé de la vue ne perçoit que l’existence de quelque chose d’actif, différent de ses propres sentiments de passivité, et qu’en général il ne perçoit que la différence numérique des impressions ou des choses. « En fait, pour les aveugles-nés, le temps tient lieu d’espace. Le voisinage et la distance ne signifient pour eux rien de plus qu’un temps plus court ou plus long, un nombre plus petit ou plus grand de sensations, qui sont nécessaires pour passer d’une sensation à l’autre113. » — Nous répondrons que Platner n’en pouvait rien savoir et qu’il se borne à faire une hypothèse ; de plus, cette hypothèse est contraire à l’expérience. Il y a dans les sensations mêmes du tact, de l’ouïe et surtout des organes internes, autre chose que des différences numériques ou des différences de temps : il y a une extensivité vague ; un aveugle, lui aussi, distingue tout son corps d’une partie de son corps. Nous croyons donc que la construction anglaise est utopique, tout comme si, avec la sensation du jaune et celle du bleu, on prétendait construire la sensation du vert. Il y a dans toute sensation et même dans toute nuance de sensation, il y a dans tout état actuel de conscience quelque chose de particulier, qui est cet état-là, non un autre. Précisément parce que tout mode de sensibilité et de conscience est le résultat d’une infinité de causes, on ne peut pas le construire a priori. Rien n’est individuel, particulier, spécial, défini et indéfinissable comme ce qui est infiniment complexe. Il n’est donc pas étonnant que, dans l’état de conscience particulier qui répond à l’extension, il y ait un élément irréductible, un mode de représentation et comme de coloris mental qui ne peut pas se deviner d’avance, ni se construire par des associations ou des synthèses mentales.

De ce que la qualité extensive est irréductible, faut-il conclure qu’elle soit fournie par l’esprit même aux sensations ? — Selon nous, le caractère irréductible ne prouve nullement une origine a priori dans le pur intellect. Qu’y a-t-il de plus irréductible que la sensation du bleu ou celle du son, ou celle de l’odeur ? Est-ce une raison pour les attribuer au pur esprit, à la spontanéité et à l’activité de l’intellect ? De même, dans les sensations, outre les éléments irréductibles propres à chacune, il y a un caractère irréductible qui appartient à toutes, l’intensité : la sensation du bleu est plus ou moins intense, celle d’un son est aussi plus ou moins intense ; l’intensité est donc bien distincte de ce qui différencie le son et la couleur comme tels, et cependant faut-il faire de l’intensité une forme à priori venant du pur intellect ? L’intensité suppose une réaction de la conscience, de l’appétit, de l’effort ; mais la raison ni l’entendement n’ont rien à y voir. Maintenant, outre leur qualité-spécifique de couleurs, de sons, d’odeurs, etc., et outre leur qualité commune d’intensité, pourquoi les sensations n’auraient-elles pas une seconde qualité commune, plus visible dans les sensations du toucher et de la vue que chez les autres, l’extensivité, c’est-à-dire l’élément de l’étendue, de cette juxtaposition de parties étalées qui caractérise l’existence dans l’espace ? Il n’y a point de plus grand mystère à sentir quelque chose d’extensif que quelque chose d’intensif ; on ne doit pas taire appel à l’ignava ratio de l’a priori et de l’esprit pur dans un cas plutôt que dans l’autre. Si ce n’est pas nous qui donnons de l’intensité aux sensations, comment serait-ce nous qui leur donnerions la forme de l’étendue ? Fixez vos yeux, dans le ciel pur, sur le disque brillant de la lune, vous percevrez immédiatement l’intensité de la lumière, quoique sans la mesurer : pourquoi ne percevriez-vous pas immédiatement le caractère extensif du cercle lumineux, que vous avez même l’avantage de mesurer presque immédiatement ? Pourquoi, encore un coup, la lumière de l’astre serait-elle perçue, l’intensité perçue, et l’extension non perçue ? Il est clair que vous saisissez simultanément la lumière de l’astre et sa forme, tandis que l’intensité même demeure beaucoup plus indéterminée. On nous répondra : — Vous avouez que toute sensation a une intensité ; or l’étendue, comme telle, n’a pas d’intensité, donc elle n’est pas perçue. — C’est comme si on disait : — L’intensité, comme telle, n’est ni bleue, ni rouge, ni sonore, ni odorante : donc elle n’est pas sentie. Et on pourrait aussi bien dire : — Toute sensation, considérée attentivement, a une extensivité plus ou moins vague ; or l’intensité n’a pas d’extensivité : donc elle n’est pas perçue. C’est précisément au caractère spécifique des représentations qu’on reconnaît ce qui est acquis a posteriori, ce qui ne peut se concevoir que par expérience. L’originalité irréductible est la caractéristique de l’expérience même. C’est parce que je ne me suis pas fait et que j’ai été façonné par l’univers que je sens comme je sens et non autrement. La nécessité de mes modes de sentir, particuliers ou généraux, prouve que leur origine est dans des conditions qui me sont extérieures, non dans la spontanéité de mon intellect. Je ne me représente pas plus spontanément l’espace que je ne sens spontanément une colique ou un mal de tête. La science ne peut pas expliquer la qualité. Expliquer scientifiquement un phénomène, c’est, le rendre exprimable au moyen de trois quantités fondamentales, la longueur, le temps, la masse, dont on ne discute pas la nature. En ce qui concerne les qualités, nous ne pouvons que dire dans quelles conditions de temps, d’espace et de mouvement elles se produisent et nous apparaissent. Pourquoi ne voyons-nous pas les couleurs sous la forme des sons ? pourquoi n’entendons-nous pas les sons sous la forme d’odeurs ? Questions insolubles, non scientifiques, auxquelles on ne peut répondre que par le fait d’expérience lui-même. On n’imagine pas pour cela une forme a priori de couleur, de son, d’odeur, ni des sensations innées. De même, si on demande pourquoi nous percevons les objets sous la forme étendue, il est clair que ce qui est spécifique et irréductible dans l’étendue sera inexplicable, tout comme la douleur particulière et sui generis que cause un mal de dents. Faudra-t-il pour cela faire de l’étendue une forme a priori ? Il faudra au contraire en conclure qu’elle est un mode irréductible d’expérience, un mode irréductible du sentir. La douleur de dents est aussi une chose a priori en ce sens que nous ne pouvons la construire avant de l’avoir sentie. Mais, à ce compte, toutes les qualités spécifiques seraient a priori, tandis qu’on est convenu, au contraire, de dire qu’elles ne peuvent être connues qu’après expérience. Il en est de même de l’étendue ; nous ne la connaissons qu’après expérience. Dire que nous en devons la connaissance à la forme native de notre expérience, c’est ou une tautologie, si on veut dire que nous percevons l’étendue parce que nous sommes faits de manière à la percevoir, ou de la mythologie, si on suppose je ne sais quelle forme venue d’une source supérieure à l’expérience, et qui, pourtant, ne serait pas l’expérience, mais une condition antérieure à l’expérience, condition dont nous ne pouvons cependant avoir connaissance que dans son application à l’expérience, etc. En ce sens, les formes sont des vertus occultes comme la vertu dormitive de l’opium.

On dira : l’étendue est une forme générale de l’expérience, voilà pourquoi nous la déclarons a priori. — Mais, d’abord, c’est seulement de l’expérience externe qu’il s’agit ; de plus, beaucoup de kantiens n’admettent l’extensivité que pour la vue et le toucher. Quand même la représentation de l’étendue serait liée à toute expérience, cela prouverait simplement qu’elle est un mode général de l’expérience, c’est-à-dire une expérience commune à toutes les expériences, comme l’intensité. Et il faut bien qu’il en soit ainsi, qu’il y ait des qualités générales saisies par une expérience générale ; il en résulte une différence non d’origine, mais simplement de généralité.

On objecte encore que la sensation a un caractère agréable ou pénible, tandis que l’espace nous est indifférent. Mais on peut répondre encore que l’intensité en soi nous est indifférente, tandis que l’intensité du plaisir nous charme ; et il en est de même de l’extension d’une couleur agréable ou de la fraîcheur d’un bain d’été, qui s’étend, à tout notre corps. Rien n’empêche donc d’admettre une extensivité plus ou moins vague comme caractère de la sensation et, indivisiblement, de la réaction motrice qu’elle provoque. L’intensité est une sorte de concentration, l’extension est une sorte d’expansion ; l’un n’est pas plus intellectuel en soi que l’autre.

— Les sensations et les phénomènes, dit Kant, sont divers et variables ; l’espace est uniforme et invariable. — L’espace abstraitement conçu, dernier produit du travail mental sur les sensations, oui ; mais c’est là un pur concept que nous ne commençons pas par avoir et qui contient des éléments tout intellectuels, parce qu’il exprime de purs possibles. L’extension concrète et réelle se fait percevoir par action du dehors et réaction motrice du dedans : elle a un caractère originairement sensitif, divers selon les divers sens ; ce n’est que par une série de raisonnements qu’on en extrait le cadre infini et homogène de l’espace.

Si l’espace était une forme pure, il n’en pourrait provenir que des propriétés formelles, comme sont les propriétés purement mathématiques do l’espace ; mais la propriété qu’ont les éléments de l’espace d’être l’un en dehors de l’autre est-elle purement formelle ? S’il en était ainsi, toutes les sensations devraient, dans la doctrine de Kant, être soumises à cette forme, et conséquemment elles devraient être ordonnées dans l’espace l’une en dehors de l’autre. Or, Kant ne l’admet que pour les sensations de la vue et du tact. Cette différence de fait entre les diverses qualités sensitives dans leur rapport à l’intuition pure de l’espace est, pour la doctrine formaliste de Kant, absolument inexplicable : on ne voit pas pourquoi une forme essentielle de la sensibilité ne s’applique pas à tout ce qui est senti, et pourquoi nous éprouvons le besoin de loger dans le cadre a priori seulement telle sensation et non telle autre. Cela suppose qu’il y a, dans ces sensations mêmes, une affinité secrète avec l’extension, par conséquent un caractère extensif que n’ont pas les autres. De plus, pour les ranger dans l’espace selon tel ordre et non selon tel autre, il faut qu’il y ait en elles une marque locale déterminée ou déterminable ; il faut qu’elles tendent d’elles-mêmes à prendre telle place et à se ranger dans tel ordre ; il faut, en un mot, qu’il y ait dans le mécanisme physiologique et dans le dynamisme psychique l’explication du caractère extensif. À quoi sert donc, encore une fois, votre forme a priori, votre moule produit par une pensée distincte de la sensation ? Il en est pour les formes pures de l’intuition comme pour les catégories. Un psychologue français qui n’admet point l’a priori des catégories et qui, par une inconséquence curieuse, admet celle de l’espace et du temps, ajustement objecté aux kantiens : — S’il faut que je reconnaisse la similitude effective de deux objets pour appliquer ma catégorie de ressemblance, la catégorie vient trop tard, le problème est résolu, elle ne fait rien qui n’ait été déjà fait sans elle114. — Pareillement, dirons-nous, s’il faut que je reconnaisse l’étendue effective de deux objets ou l’extensité effective de deux sensations pour appliquer ma forme a priori de l’espace, cette forme vient trop tard, le problème est résolu, L’application des formes a priori serait donc arbitraire s’il n’y avait pas des raisons et marques tirées des sensations mêmes qui motivent et règlent cette application, c’est-à-dire au fond qui les rendent inutiles. Vous ne reconnaîtriez pas que l’étendue convient à tel objet, l’intensité à tel autre, le temps à tel autre, ou que l’étendue convient sous tel rapport, dans telle relation, dans telle mesure, s’il n’y avait pas déjà dans les sensations mêmes ce que vous voulez faire descendre en elles, comme une grâce divine, du haut d’une intuition pure de l’espace infini, homogène et indifférent. Si nous regardons le ciel bleu, les sensations ont toutes la même qualité sous le rapport de la couleur, et cependant nous distinguons ce qui est à droite de ce qui est à gauche, ce qui est plus haut de ce qui est plus bas, etc. Nous aurions beau avoir le cadre a priori de l’espace immense, cela ne nous apprendrait pas quels sont les points bleus qui doivent être placés à droite, quels sont les points également bleus qui doivent être placés à gauche. Il faudra toujours en venir à reconnaître que, outre la sensation de couleur bleue, il y a encore un complexus de sensations particulier et distinctif qui varie selon la place des points bleus et qui nous force à mettre les uns à droite, les autres à gauche. Mais, ceci étant admis (et il faut l’admettre par force), nous n’avons plus besoin du cadre à priori.

Les théories intellectualistes, qu’elles soient du rationalisme ou de l’associationnisme, sont, au fond, des théories atomistes. Elles supposent des éléments particuliers et détachés, tels que les sensations, qu’on groupe ensuite selon des lois intellectuelles, soit celles de l’association, soit celles de la « pensée pure ». Ainsi, pour expliquer la construction de l’étendue dans notre conscience, les intellectualistes partisans de l’association des idées supposent d’abord, comme nous l’avons vu, des éléments tout intensifs, — sentiments d’effort, a, b, c, d, sensations oculaires, f, g h, i, sensations tactuelles, r, s, t, u, v ; puis ils associent ces éléments soit par association ordinaire, soit par synthèse mentale (comme Wundt) ou, ce qui revient au même, par chimie mentale ; et ils concluent que le résultat de ces éléments intensifs est quelque chose d’extensif. Pure hypothèse qui, loin d’être justifiée par les prémisses, nous a paru contredite par ces mêmes prémisses. En réalité, ce n’est pas la séparation ni la distinction définie des sensations qui est le premier stade de la vie mentale ; c’est au contraire leur continuité et leur caractère indéfini, La détermination et le détachement, qui en font des éléments possibles pour un groupement intellectuel, appartiennent au dernier stade de révolution, non au premier. Nos procédés de synthèse intellectuelle sont donc des artifices d’analyse psychologique qui ne reproduisent nullement le processus réel de la nature et de la vie, c’est un symbolisme trompeur : nous prenons, comme l’a fait Wundt autrefois, le raisonnement, effet final, pour un principe ; nous expliquons les sensations par des raisonnements plus ou moins inconscients, au lieu d’expliquer le raisonnement même par le développement continu des sensations où la réflexion introduit des discontinuités artificielles. Ainsi, lorsque Kant, Schopenhauer, Spencer expliquent l’idée de coexistence dans l’espace par une répétition en sens inverse de deux séries temporelles qu’on peut parcourir à rebours, ils remplacent par une analyse dérivée et factice la continuité naturelle et la simultanéité immédiate de sensations ayant un caractère extensif aussi bien qu’intensif.

Au reste, un écueil qu’on n’évite pas assez dans les analyses psychologiques, c’est de confondre l’analyse d’une idée avec les moyens de sa production. Spencer, par exemple, définit l’étendue « un agrégat de relations dépositions coexistantes », d’où il croit pouvoir conclure que « toute connaissance de grandeur est une connaissance de relations de position », qu’aucune idée d’étendue « ne peut provenir de l’excitation simultanée de plusieurs nerfs s’il n’y a pas connaissance de leurs positions relatives ». Voilà donc l’animal et l’enfant, pour acquérir la notion vague d’extensivité, de grandeur indéterminée, de chose volumineuse et massive, obligés de se livrer à une docte mensuration de positions diverses, de déterminer leurs relations, d’« agréger » ensuite le tout et finalement de concevoir l’espace. Tout cela pour sentir, par exemple, une douleur étendue dans le corps, une plaie grande et large, un froid glaçant tout le dos à la fois, une pression douloureuse s’étendant à une vaste portion des membres et les écrasant, etc. Ces sensations, qui différent toutes qualitativement, ne diffèrent-elles pas aussi quantitativement ? Bain, à son tour, dit que la caractéristique même de l’espace est d’être « un but pour le mouvement » ; d’où il conclut, entre autres choses, que la distance et même la grandeur ne peuvent être « des attributs originels de la sensibilité des yeux ». Ainsi, quand l’enfant voit tout le bleu du ciel étalé devant ses yeux, il ne voit pas le ciel grand et large, sous prétexte qu’il ne peut se mouvoir pour le parcourir !

En résumé, extensivité, durée et intensité sont aussi inséparables dans le domaine mental que l’espace, le temps et la motion dans le domaine physique. L’intensité est la révélation subjective de cette force qui se manifeste par la motion et fait le réel du mouvement ; sans l’intensité, le mouvement ne serait plus qu’un changement abstrait de relations abstraites dans l’espace abstrait et le temps abstrait. Comme l’intensité, la durée est psychologiquement inhérente à la vie même, ou plutôt au vouloir-vivre, à l’appétit. Enfin l’extensivité est inhérente au sentiment de la vie corporelle.

Si nous admettons une expérience primitive d’extensivité, il n’en résulte pas que le tout continu de représentations qui constitue la conscience soit lui-même une chose étendue, c’est-à-dire objectivement liée au tout de l’espace ou à une partie définie de l’espace ; ce n’est point une chose qui n’aurait aucune unité propre et pourrait être divisée indéfiniment, capable d’être pénétrée par des corps ou de résister à cette pénétration par une force répulsive. Le sentiment d’extensivité inhérent à la cœnesthésie, quoique distinct du sentiment d’intensité, est tout aussi psychique que ce dernier sentiment.

II
Construction de l’idée-étendue §

La question est maintenant de savoir si le sentiment général d’extensivité, essentiel à la conscience de la vie corporelle, — avec tous les signes locaux qui n’en sont que les différenciations et subdivisions, — ne peut pas produire à la fin l’idée proprement dite de l’étendue, laquelle se ramènerait ainsi, en dernière analyse, au sens immédiat de la vie appétitive et sensitive en réaction contre son milieu.

L’idée de l’espace implique deux conditions principales : 1° idée d’une coexistence de parties continues, qui, comme telles, ne peuvent être distinguées que par des différences qualitatives ; 2° idée d’une relation caractéristique entre partie et partie, qui n’est plus simplement une différence entre elles, mais une distance, c’est-à-dire une séparation de parties extérieures l’une à l’autre115. Il faut donc non seulement que des objets multiples coexistent dans des relations définies et pendant un temps défini, mais encore qu’ils soient extérieurs à nous et extérieurs l’un à l’autre (ausser uns und aussereinander).

1° La simple coexistence de choses multiples, premier caractère de l’espace, n’est pas ce dont la notion est difficile à expliquer : aussi est-ce là-dessus que les intellectualistes, — soit rationalistes, soit empiristes, — se sont donné carrière. Nous ne saurions admettre avec eux que la coexistence soit construite dans notre esprit par le renversement de deux séries successives (comme les sensations nécessaires pour parcourir des yeux une table de gauche adroite et de droite à gauche). Nous croyons que la notion de coexistence nous est fournie immédiatement par la réelle simultanéité en nous de sensations distinctes, surtout celles du sens de la vie. Mais la coexistence, en elle-même et à elle seule, n’est pas nécessairement spatiale. Qui ne connaît l’objection tirée des sons simultanés d’un accord, lesquels ne sont pas une simultanéité dans l’espace ? Pour que la coexistence ait un premier caractère extensif, non plus seulement intensif ou protensif, il faut qu’elle soit la coexistence de toutes les impressions venant des diverses parties de notre corps et ayant chacune un caractère propre, une couleur locale. La cœnesthésie est un concert continu où chacun de nos organes fait sa partie et où se fondent un grand nombre de voix, ayant chacune un timbre particulier. Il y a en nous le sentiment continu de choses coexistantes, durables et, en une certaine mesure, invariables, puisque, sous les sensations diverses et successives, nous sentons toujours un même fond de sensations simultanées, fourni par l’ensemble des parties corporelles, assurant la permanence des signes locaux toujours en fonction ; or ce sentiment de notre corps est déjà extensif, parce qu’il enveloppe le vague sentiment de parties coexistantes et constamment coexistantes.

2° Toutefois, il manque encore un élément caractéristique : l’extériorité des parties par rapport à nous et entre elles. L’extériorité par rapport à nous nous est révélée par la résistance et l’effort. Il y a là une conscience de répulsion réciproque qui est l’origine de l’idée d’impénétrabilité ; cette conscience établit entre les choses une barrière, une séparation plus profonde que ne le pourraient faire, à eux seuls, les signes locaux. La résistance donne à l’obstacle une sorte de dureté, conséquemment de corporéité, de matérialité, comme quand on se heurte à un mur. Il y a donc là quelque chose de vraiment externe qui se détache de la conscience du moi.

Reste l’extériorité des parties entre elles, qui a pour marque non plus seulement la distinction, ni même l’opposition des parties, mais leur position. Peut-on dire qu’une sensation isolée, une seule sensation ait un attribut de position locale ? Non ; il faut pour cela un rapport entre elle et d’autres sensations. La place d’un point ne peut pas être déterminée sans un rapport à d’autres points ; établissons donc en principe que toute localisation suppose un certain nombre de sensations simultanées. En fait, une impression produite sur un point de notre corps ne peut rester absolument isolée : elle s’irradie vers d’autres points plus ou moins voisins du premier. Lorsque cette excitation de plusieurs points par irradiation s’est produite un certain nombre de fois, l’habitude établit une association entre ces points, conséquemment entre les sensations qu’ils nous fournissent et dont chacune a une nuance propre. Mais la qualité particulière de chaque sensation, qui la rend discernable des autres, ne pourra devenir signe local que si, de quelque manière, nous avons des points de repère dans l’espace ; car cette qualité sensitive n’est pas par elle-même une situation, elle n’a pas sa position inhérente et immanente, puisqu’une position, encore une fois, n’est telle que par rapport à d’autres points donnés. Il faut donc admettre que c’est seulement l’ensemble des sensations qui prend une forme spatiale et locale, par l’établissement de relations d’un genre particulier au sein de notre cœnesthésie. L’ensemble de toutes nos sensations corporelles est extensif ; quand plusieurs sensations se détachent sur cet ensemble, elles ont non seulement une qualité sensorielle sui generis, mais encore une qualité locale, répondant aux lignes de communication qui s’établissent par l’habitude entre nos organes. D’ailleurs, nous ne pouvons pas plus expliquer ce mode de représentation que la sensation du blanc ou celle de l’odeur de rose.

Outre les éléments qui précèdent, il ne faut pas oublier, dans la formation de l’idée d’espace, ce que les Anglais appellent les sentiments de mouvements, feelings of motion. La notion de mouvement implique celle d’espace, mais les sentiments corrélatifs au mouvement ne présupposent pas la notion d’espace. Par ces sensations de mouvement nous n’entendons pas des impressions de pure succession temporelle. Qu’un objet sur lequel nos yeux étaient fixés se meuve tout d’un coup rapidement, nous avons, même indépendamment de toute idée d’espace ou de mouvement, une certaine impression spécifique, très différente de celle que nous éprouvons en entendant le son ut, puis le son ré. C’est cette impression que, sans présupposer l’idée de mouvement (ce qui serait un cercle vicieux), on appelle sensation de mouvement, c’est-à-dire impression particulière produite subjectivement par une chose qui, extérieurement, se meut. Les sensations de ce genre ne sont pas des conclusions de raisonnement, des constructions de la pensée qui dirait : — l’étincelle jaillie du foyer était au premier moment à tel point, au second moment à tel autre point ; donc elle s’est mue. — Dans le temps nécessaire à l’aperception (et qui n’est, pas infiniment petit, mais mesurable), nous voyons le mouvement ; nous le voyons, dis-je, nous ne le concluons pas : nous avons un mode particulier de sentir, d’être affecté, (qui correspond en nous au mouvement extérieur et qui, si le mouvement est rapide, soudain, peut aller jusqu’à nous faire tressaillir par contre-coup. Comme le mouvement est analysable en positions occupées à divers moments par le mobile, une foule de philosophes, après Kant et Schopenhauer, ont nié à tort la possibilité de sentir ou percevoir le fait du mouvement actuel : ils ont attribué au chien qui voit fuir le lièvre, à l’enfant qui voit passer une bougie devant ses yeux, une analyse plus ou moins consciente des positions successives. Sur votre montre, quand vous voyez la petite aiguille à midi après l’avoir vue à huit heures, vous inférez sans doute qu’elle s’est mue ; mais, regardez directement l’aiguille à secondes, vous la verrez se mouvoir. Si nous étions obligés d’analyser un mouvement visible depuis le point de départ jusqu’au point d’arrivée et d’analyser aussi l’intervalle de temps qui les sépare, nous serions aussi embarrassés pour sentir le mouvement que Zénon d’Elée pour le comprendre. Mais, de même que le mouvement se réalise de Tait en dépit de nos raisonnements, de même nous le voyons se réaliser sans avoir aucun besoin de raisonnement, ni conscient ni inconscient, par la seule perception d’une différence rapide ayant un caractère original, d’un changement dans notre panorama extensif. Et si, en général, nous inférons des mouvements, c’est à condition d’en avoir d’abord immédiatement senti et exécuté. Toutes les objections éléatiques n’empêcheront pas cette sensation de mouvement de se produire, de nous révéler l’action de quitter un lieu pour passer dans un autre. Il y a là un mode particulier de transition que nous saisissons immédiatement et qui produit en nous-mêmes une transition d’un genre particulier, très différente soit de la simple transition dans le temps, soit de la transition d’un degré d’intensité à un autre degré, soit de la transition du plaisir à la peine, etc.

Il ne faut pas confondre, comme on le fait d’ordinaire, les impressions de mouvement avec celles d’effort et de résistance. L’effort peut se sentir dans l’immobilisation mutuelle, et de même la résistance. Aussi la transition sui generis qui constitue l’impression du mouvement est-elle sensiblement différente de ce que nous éprouvons dans l’effort, soit que l’effort consiste en de l’énergie centrifuge, soit qu’il se réduise à des sensations venues de la périphérie. Il y a dans l’impression du mouvement, quand c’est nous qui le produisons, une détente de ressort, un déclenchement, un passage à l’exertion qu’on ne peut pas définir, mais qui n’est point le fameux « effort » de Biran. De même, quand un oiseau passe devant nos yeux, l’impression de transition rapide n’est ni celle d’une série d’efforts, ni celle d’une série de résistances. Le mouvement peut avoir la vitesse d’un éclair, et il se manifeste toujours par une impression immédiate, facile à reconnaître quand on l’a connue une première fois. On peut dire que, si l’impression de résistance, surtout douloureuse, est la grande révélatrice de l’extériorité par rapport à nous, l’impression de mouvement nous révèle surtout l’extériorité mutuelle des choses, leur séparation au sein même de la continuité.

Le sens du mouvement, soit de celui qu’on exécute, soit de celui qu’on perçoit au dehors, a été un des premiers et des plus importants résultats de la sélection naturelle dans la lutte pour la vie. En effet, pour vivre, il faut se mouvoir vers une proie quelconque, et se mouvoir à l’opposé des ennemis qui cherchent eux-mêmes à faire de vous leur proie. L’animal, sa proie, l’ennemi qu’il craint, tout cela se meut : c’est le mouvement qui révèle la proie, c’est le mouvement qui révèle aussi l’ennemi. Il faut que l’animal devienne habile à discerner le mouvement et qu’il soit, à l’égard de ce qui se meut, sur un perpétuel qui-vive. Les sensations de mouvement ont donc dû se trier de bonne heure, s’intégrer, se différencier. C’est ce que confirment les recherches de Schneider. Celui-ci a montré par de nombreux exemples que, tout le long de la série animale, le mouvement est la qualité par laquelle les animaux attirent le plus aisément l’attention d’autres animaux. Pourquoi l’animal qui a peur semble-t-il « faire le mort » ? En réalité il ne songe nullement à imiter la mort ; mais la crainte, en produisant une sorte de paralysie, l’empêche d’être aperçu par son ennemi ; son immobilité le sauve. Une mouche immobile n’est pas remarquée ; dès qu’elle s’envole, on l’aperçoit. Une ombre peut être trop faible pour être perçue : cependant, dès qu’elle se meut, nous la voyons. Schneider a montré que l’ombre en mouvement peut être remarquée même quand elle a une intensité dix fois moindre que l’intensité qui lui serait nécessaire pour être vue au repos. Si l’on tient un doigt immobile entre notre paupière close et le soleil, nous ne remarquons pas la présence de ce doigt ; si on lui imprime un mouvement de va-et-vient, nous le discernons. Une perception visuelle de ce genre reproduit les conditions de la vue chez les radiés. William James remarque avec raison que, même aujourd’hui, la principale fonction des régions périphériques de la rétine, c’est d’être des sentinelles qui, dès que des rayons de lumière se meuvent sur elles, crient : qui va là ? et appellent le foyer visuel du côté de l’objet. Beaucoup de parties de la peau remplissent le même office, par exemple le bout des doigts, organe du tact par excellence.

Comme le mouvement ne peut avoir lieu en fait que dans une direction définie, on a nié l’impossibilité de percevoir le fait du mouvement sans percevoir la direction. Des expériences fort simples démontrent cependant le contraire116. William James cite l’expérience suivante. Supposez, sur « votre bras, deux points séparés par un intervalle assez petit pour que les deux extrémités d’un compas, placées sur ces deux points, produisent une seule impression ; puis, entre ces deux points, qu’on trace sur votre bras avec un pinceau des lignes dix fois plus petites : vous sentirez distinctement le mouvement et vous ne sentirez que très vaguement la direction. Le sens du mouvement, étant beaucoup plus délicat que le sens de la position et de la direction, ne peut donc en être dérivé. Il y a des expériences où vous ne pouvez pas compter et distinguer les cinq doigts d’une main, et où cependant le plus léger mouvement d’un des doigts est perçu comme mouvement, et rien de plus. Exner a fait voir à quel point le sens du mouvement est une forme primitive de la sensibilité, en démontrant que ce sens est bien plus délicat que le sentiment même de la succession dans le temps. Deux étincelles électriques apparaissent en succession rapide, l’une à côté de l’autre, et l’observateur doit noter si c’est l’étincelle du côté droit ou celle du côté gauche qui est apparue la première. Quand l’intervalle de temps est réduit à 0,044”, le discernement de l’ordre de succession dans le temps devient impossible ; mais, si les étincelles sont assez rapprochées dans l’espace pour que leurs cercles d’irradiation s’enveloppent, l’œil perçoit alors leur éclat comme si c’était le mouvement d’une seule étincelle depuis le point occupé par la première jusqu’au point occupé par la seconde, et l’intervalle de temps peut alors être réduit jusqu’à 0,015”, avant que l’esprit commence à douter si le mouvement apparent a commencé de droite à gauche ou de gauche à droite. Des expériences semblables sur la peau donnent des résultats semblables. La sensibilité perçoit donc la direction dans l’espace plus facilement qu’elle ne perçoit l’ordre dans le temps. Et d’autre part, nous avons vu qu’elle perçoit le mouvement même plus facilement que la direction et la position. L’expérience ne confirme donc nullement les beaux raisonnements des rationalistes, ni même ceux des empiristes comme Spencer et Mill, qui veulent expliquer la perception du mouvement et de l’étendue par celle de positions relatives, de directions et, en dernière analyse, de successions dans le temps.

Une fois accordé que nous avons un sentiment spécifique de transition causé par le mouvement, soit par celui de nos membres, soit par celui de nos yeux, soit surtout par celui des objets que voient nos yeux, il ne reste plus qu’à considérer dans son ensemble une série de sentiments de transition répondant au mouvement, série dont les termes ne peuvent coexister et dont l’ordre est invariable, pour acquérir, en y ajoutant tous les autres éléments précités, la notion de distance : la distance, en effet, est la nécessité d’une succession de transitions en ordre invariable pour aller d’un terme à un autre. Comme ces termes, nous l’avons vu, ont chacun leur signe local, comme ils répondent ainsi à des sensations que nous avons en coexistence, nous obtenons ici une combinaison de coexistences et de séquences tout ensemble : c’est cette combinaison qui nous permet de concevoir le mouvement même comme tel, c’est-à-dire une série de transitions sur le fond uniforme et coexistant de cette sensibilité extensive, inhérente à la cœnesthésie, dont les signes locaux sont les composants.

Tous ces cléments sensitifs étant donnés, nous avons les éléments nécessaires pour la représentation de l’étendue à la fois résistante et mobile.

On voit qu’il faut absolument joindre les signes locaux et le mouvement pour avoir une notion nette de l’espace. Deux impressions sur deux parties différentes de notre corps ont une nuance locale indépendamment même de tout mouvement, comme quand on vous touche les deux mains à la fois ; mais cette différence n’apparaîtrait pas comme proprement spatiale, comme une différence de position, si le mouvement de la main gauche venant toucher la main droite ne se joignait pas aux signes locaux. D’autre part, le mouvement seul de la main ne nous donnerait pas l’idée d’espace si les diverses positions du membre mû n’avaient entre elles d’autres différences que celles qui naissent du mouvement même, s’il n’y avait pas encore en elles des différences de coloris produites par le rapport vaguement senti de chaque position à l’ensemble de notre corps et à son extension vaguement sentie. Mais, quand ma main droite se meut le long de ma main gauche, j’ai une série à ordre fixe de sensations musculaires ayant chacune son signe local ; en même temps, j’ai une série de sensations de toucher actif ayant également leurs signes locaux ; enfin, j’ai une série de sensations de toucher passif, ayant aussi leurs signes locaux. Il se produit nécessairement des intégrations et différenciations de toutes ces sensations et de tous les signes locaux qui les accompagnent ; de là la représentation de l’étendue.

Nous avons vu que l’extériorité et la juxtaposition immédiate sans pénétration sont les caractères essentiels de l’étendue ; l’œil a le privilège de les saisir immédiatement. Regardez une surface mi-bleue, mi-rouge : vous avez d’abord, au point de séparation, la ligne géométrique, sans largeur, ayant cependant une forme précise et une grandeur déterminée : vous voyez à la fois du bleu, du rouge, et la ligne de partage. Les deux sensations de bleu et de rouge 1° coexistent, et vous n’avez besoin d’aucun raisonnement ni d’aucun renversement de successions pour percevoir cette coexistence ; 2° elles s’excluent nettement, tout en étant en juxtaposition immédiate : elles sont extérieures l’une à l’autre. Regardez encore une ligne noire sur du papier blanc. Vous percevez la couleur noire au moyen d’une sensation caractéristique ; mais toute couleur est étendue, et, ici, elle a la forme d’une ligne ayant une certaine largeur, forme sans laquelle la couleur même ne serait pas visible. Direz-vous que vous ne percevez pas la ligne absolument de la même manière que vous percevez la couleur, c’est-à-dire par un mode particulier de sentir ? Ne saisissez-vous pas l’extériorité mutuelle des parties de la ligne, qui est une série de différences spatiales, tout comme vous saisissez la différence même du noir et du blanc ? Y a-t-il plus de raisonnement dans un cas que dans l’autre ? Sans doute, pour arrivera définir la ligne comme ligne, à la définir géométriquement, il faudra abstraire et raisonner ; mais pour la voir, et la voir avec sa forme propre, il n’y a qu’à ouvrir les yeux. Si la ligne est un peu longue, il faudra la parcourir du regard, la décrire par des mouvements de l’œil, et alors la perception d’une série de sensations motrices viendra obscurément se joindre à la perception d’une série de sensations visuelles ; mais, pour saisir une ligne bien courte, un petit trait, il n’y a besoin que d’un coup d’œil, que d’un mouvement rapide d’accommodation visuelle. Dans tout cela, il y a des sensations et des réactions motrices, mais aucune intervention de principes intellectuels et a priori.

William James dit avec raison que, dans le champ de la quantité, les relations entre deux nombres sont simplement un autre nombre, et que, pareillement, dans le domaine de l’espace, les relations sont des faits du même ordre que les faits qu’elles relient. « Quand nous parlons d’une relation de direction ou de distance entre deux points l’un par rapport à l’autre, nous voulons dire simplement : la sensation de la ligne qui joint les deux points ensemble. La ligne est cette relation. Sentez-la, et vous sentez la relation ; voyez-la, et vous voyez la relation. Vous ne pouvez même, d’aucune façon concevable, penser la relation sans imaginer la ligne, quoique vaguement, ou décrire et indiquer les relations sans tracer la ligne. Du moment que vous avez imaginé ou tracé la ligne, la relation est là devant vous, et devant votre interlocuteur. » Il faudra réfléchir sur cette impression pour en abstraire les caractères géométriques ; mais, encore un coup, avant d’être aperçue et réfléchie, la relation est sentie, grâce à un complexus de sensations simultanées ; et elle est sentie sous la forme déterminée de la ligne, qui seule la réalise et la constitue en fait.

La grande objection des rationalistes, c’est que la position ne peut jamais être une sensation, parce qu’elle n’a rien d’intrinsèque ; elle ne peut exister qu’entre un point, une ligne, etc., et des coordonnées extérieures. — Sans doute, comme nous l’avons remarqué plus haut, une seule sensation ne peut donner aucune idée de place ; mais nous avons vu aussi qu’un ensemble de sensations, rétiniennes ou cutanées, enveloppe des relations d’abord confuses de places, dont on peut abstraire par l’attention des positions déterminées. Au contraire, quand vous écoutez des sons simultanés, ils tendent à se fondre ; et malgré cela, avec de l’attention, vous discernez encore une sorte de surface ou même de profondeur sonore : vous percevez des directions diverses de sons, mais trop vaguement pour juxtaposer les origines de ces sons et les étaler en étendue. Mêmes réflexions pour l’odorat et le goût : la juxtaposition y demeure vague, la tendance à la pénétration, à la fusion, à la confusion y est dominante. Seul le toucher vous donne, comme la vue, la juxtaposition sans pénétration : votre main étendue sur la table, ou enveloppant une boule, sent un ensemble de résistances juxtaposées qui ne se confondent pas, qui s’étalent en surface. Malgré cela, tant que la main est immobile, le tout est encore très vague ; mais, si elle se meut le long d’une ligne ou d’une surface, le souvenir juxtapose les sensations et en fait apparaître l’ordre sériel.

Dans le tact, nous sommes obligés de construire l’extension avec la motion ; dans la vue, ce tact perfectionné, la besogne est toute faite : les sensations sont tout étalées par une analyse merveilleusement délicate et par une synthèse qui ne demande, comme on dit, qu’un coup d’œil. Riehl est allé jusqu’à dire que l’espace est une représentation exclusivement visuelle. Nous ne saurions admettre cette affirmation absolue : on vient de voir que l’extension et la juxtaposition se rencontrent, quoique sous des formes moins analytiques et beaucoup plus synthétiques, dans tous les autres sens. Si leurs sensations, relativement très passives, ne provoquent pas d’une façon assez nette des efforts moteurs, il n’en existe pas moins jusque dans ces sensations une certaine part d’activité, et d’activité motrice : on tend l’oreille pour mieux entendre, on meut les narines et on aspire l’odeur pour mieux sentir, on réagit contre une chaleur ou un froid trop vif par des mouvements dans les parties affectées. A tout cela nous ne faisons jamais attention, ayant des sens beaucoup plus commodes pour nous représenter l’étendue ; nous oblitérons ainsi, grâce au manque d’usage, le côté des sensations auditives, olfactives, etc., qui serait propre à nous donner une représentation de l’étendue, de même que l’homme qui a des yeux se représente l’espace sous la forme visuelle et laisse s’oblitérer les représentations tactiles. Mais supposez un homme qui, n’ayant ni le tact ni la vue, aurait cependant l’ouïe, l’odorat, le sens du chaud et du froid, etc. : par l’attention et l’exercice, il arriverait probablement à distinguer les nuances diverses de sons ou d’odeurs selon les points divers d’où ils viennent, à distinguer surtout les séries d’efforts moteurs élémentaires qu’il ferait pour adapter son oreille aux sons, son nez aux odeurs, etc. ; dès lors, il pourrait arriver à une figuration confuse et élémentaire de l’espace.

Les yeux, comme nous l’avons remarqué déjà, ont l’avantage de nous fournir immédiatement la couleur, et il n’y a pas de couleur sans étendue et sans forme ; c’est pour cela que les yeux, par eux-mêmes, font connaître immédiatement au moins deux dimensions. M. Dunan présente à Marie V…, récemment opérée de l’œil, un disque de papier blanc ; elle dit tout de suite : « C’est rond. » Elle distingue aussi immédiatement le plus grand des deux carrés de papier qui lui sont présentes. Les expériences se faisaient le huitième jour après celui où le bandeau primitivement placé sur l’œil opéré avait été enlevé. Quelques instants après avoir ôté ce bandeau, l’interne avait montré à Marie V… sa main. « L’enfant, naturellement, n’avait pas pu la reconnaître, mais, l’ayant touchée, elle avait dit : « C’est une main » ; et depuis, toutes les fois qu’on lui montrait une main, elle la reconnaissait tout de suite sans le secours du tact. M. Dunan conclut de ses observations que Marie V… « voyait probablement tous les objets à une distance, qui était probablement indéterminable pour elle, car nous ne pûmes lui arracher aucune indication à cet égard, mais elle les voyait projetés dans l’espace ». Une personne ouvrant pour la première fois les yeux à la lumière perçoit immédiatement « l’étendue plane avec les rapports de grandeur et de position des figures qui peuvent s’y trouver dessinées ». La sensation visuelle est spécifiquement extensive et même projetée à distance.

Dans l’état actuel de l’humanité, le mécanisme natif de la vision est disposé de telle manière que la rétine est un ensemble de points sentants et, pour ainsi dire, de milliers d’yeux fondus en un seul. Chez d’autres animaux, chaque œil est formé d’yeux encore séparés et à facettes. L’appareil visuel a donc pour résultat de fournir une simultanéité de sensations distinctes et homogènes. Or, partout où il y a cette simultanéité, la représentation d’espace est en germe. Toutefois les sensations visuelles seules ne suffiraient pas à produire une idée nette de l’espace, pas même les sensations de couleur : comme pour le tact, il y faut joindre le mouvement, la réaction cérébrale et musculaire. C’est en désagrégeant les sensations simultanées de couleur par une série d’efforts de l’œil, en les divisant ainsi en multiplicité, que nous acquérons l’idée d’étendue visuelle. L’œil immobile qui, pour la première fois, serait en présence d’un cercle rouge sur un fond blanc verrait du blanc et du rouge en une représentation à la fois multicolore et indistincte ; ce serait la sensation de taches colorées ayant une forme visuelle ; ce ne serait pas la notion de parties les unes en dehors des autres, de situation, etc. Pour qu’il y ait notion il faut qu’il y ait analyse, décomposition de la masse des sensations, par conséquent succession et mouvement.

On peut comparer à l’œil immobile recevant des impressions de couleur la sensation de température qui se produit quand, dans notre corps refroidi, nous sentons pénétrer une onde de chaleur venue d’un foyer qui rayonne : nous avons alors une sphère de chaleur sur un fond de froid, analogue à une sphère de lumière ou de couleur sur un fond obscur. Si nous pouvions réagir par rapport à la chaleur aussi aisément que nous réagissons des yeux par rapport à la lumière, nous pourrions acquérir la notion d’étendue sous la forme d’étendue chaude et d’étendue froide. La supériorité de la vue tient, comme nous venons de le voir, à ce que nous avons en réalité une multitude de petits yeux juxtaposés, de petits tubes télescopiques l’un à côte de l’autre. Delbœuf a montré que si une conformation analogue, jointe à une mobilité analogue, existait pour les autres sens, nous pourrions avoir un œil odorant ou, si l’on préfère, un nez voyant, placé par exemple au bout d’une antenne mobile : nous verrions alors les choses sous forme de lignes odorantes, de surfaces odorantes, de solides odorants. Si d’ailleurs la vue, l’ouïe et l’odorat semblent fonctionner à distance, c’est une simple apparence, puisqu’il y a toujours un milieu en contact immédiat avec l’organe. La présence d’un obstacle résistant, dit Delbœuf, pourrait aussi se faire sentir à distance, si la peau était plus sensible aux modifications de l’air dans le voisinage des corps solides117. C’est ce qui a lieu dans une certaine mesure. Une chauve-souris à qui on a enlevé la vue se dirige avec la plus grande sûreté à travers les dédales enchevêtrés des grottes et des cavernes, sans se heurter aux parois qu’elle perçoit de loin. Le toucher est pour elle une seconde vue ; ses deux ailes lui servent d’yeux et apprécient les degrés divers d’élasticité ou de tension aérienne.

La troisième dimension a toujours été le grand embarras des psychologues. Nous croyons qu’elle est donnée, dès le début, dans la cœnesthésie et dans toutes les sensations massives, volumineuses, qui en sont des différenciations. Ici encore, les psychologues confondent le procédé d’analyse des idées avec le processus de la nature. La surface leur paraît plus facile à expliquer que les trois dimensions, tandis qu’en réalité elle est elle-même un abstrait de la perception primitive et massive. Selon nous, la troisième dimension est différenciée dans la masse par le mouvement en avant ou en arrière, et même en général par tout mouvement : se mouvoir, c’est pénétrer. Le mouvement des jambes en avant est du reste bien plus naturel que le mouvement latéral, dont il se distingue facilement. On demande comment nous percevons notre marche elle-même. Nous avons conscience d’une série d’efforts musculaires, et nous voyons en même temps un objet situé en face de nous devenir plus grand, puis être à la portée de notre main, qui, tout à l’heure, ne pouvait le toucher et maintenant le palpe. Nous acquérons ainsi l’idée de distance, c’est-à-dire d’une série d’efforts le long d’une ligne, et cette ligne nous paraît perpendiculaire aux plans divers que nous avons traversés. Les objets éloignés, qui paraissaient contigus, s’écartent graduellement l’un de l’autre et finissent par disparaître à notre droite et à notre gauche. — « Mais qu’y a-t-il dans tout cela ? demande M. Lachelier ; qui nous assure que nous nous sommes déplacés d’arrière en avant, et que ce ne sont pas les objets eux-mêmes qui ont grandi ou qui se sont déplacés latéralement devant nous ? » — Nous répondrons que, dans la marche, on a la conscience immédiate d’agir, de faire effort, de changer quelque chose à l’ensemble des conditions antécédentes : le premier animal venu distingue le mouvement qu’il exécute des mouvements dont il est simple témoin ; il ne fera jamais cette hypothèse étrange que ce sont les objets qui se déplacent, quand c’est lui-même qui se déplace. En outre, revenant en arrière, il retrouve tout dans l’état primitif, et avec les dimensions primitives. Après une certaine éducation, il arrive à connaître et à apprécier la distance, l’éloignement, la profondeur, sans avoir besoin des formes a priori de Kant. — De même pour la vue. On prétend qu’à elle seule elle saisit les surfaces et ne peut saisir la profondeur, parce qu’il faudrait pour cela regarder latéralement la profondeur, ce qui la convertirait en largeur. — Mais, d’abord, deux largeurs en sens divers, et surtout perpendiculaires, forment précisément la profondeur. Sans connaître en rien les perpendiculaires, l’animal et l’enfant arrivent à discerner les largeurs ou longueurs en divers sens, qui produisent des impressions sensibles diverses et surtout provoquent des mouvements divers de notre œil. Il ne faut pas oublier que l’œil réagit au contact de la lumière selon la même ligne qu’elle : nous tendons donc toujours à percer perpendiculairement du regard toute surface visible ; nous avons ainsi devant les yeux une surface immédiatement donnée et, par la réaction motrice inséparable de la vision, une trouée dans cette surface, une percée qui est un mouvement dans le sens de la profondeur. De plus, notre œil étant un composé de bâtonnets, nous perçons les objets de mille regards à la fois. Enfin, comme nous avons deux yeux et deux images stéréoscopiques, nous arrivons, par l’exercice, à localiser les objets vus au point de rencontre des deux percées visuelles.

Selon nous, le véritable révélateur de la troisième dimension, de la profondeur, de la distance en avant pour traverser des plans successifs, c’est l’appétit. L’animal qui a faim, qui sent ou voit sa proie, et qui est obligé de faire une série d’efforts musculaires pour la saisir, superpose ainsi aux surfaces visibles une troisième ligne, qui est la direction même de son effort moteur, immédiatement sentie. De plus, quand la proie est dans sa gueule, prise, enveloppée, mâchée en tous sens, l’animal n’aura pas la conception abstraite de la surface ni de la ligne, il aura l’impression immédiate et concrète du tout solide. En l’avalant il aura le sentiment d’emplir et de combler un vide. Toutes ces impressions, où la sensation et l’appétition motrice jouent le principal rôle, ont un caractère évidemment extensif et, de plus, volumineux, nullement linéaire ou superficiel. Ce sont les mathématiciens et les métaphysiciens qui, après avoir extrait des lignes et des surfaces du tout volumineux, ne peuvent plus recomposer ce qu’ils ont artificiellement décomposé. C’est moins l’esprit pur que la capacité buccale et stomacale qui révèle primitivement les trois dimensions en les engloutissant toutes à la fois. La bouche, l’estomac, la main, sont les vrais cadres natifs ou moules de nos sensations répondant aux objets extérieurs et solides.

Il nous arrive aussi, quand ce sont les objets mêmes qui se meuvent, de voir un objet disparaître derrière un autre ; l’enfant voit le sein de sa mère disparaître derrière la robe qui se referme. — « Mais, demande encore M. Lachelier, qui nous garantit que le premier objet continue à exister derrière le second ? » — Une chose bien simple : c’est que le premier objet reparaît après avoir disparu ; le sein de la mère se montre de nouveau après s’être caché. L’enfant ne fera pas de la métaphysique au point de supposer un anéantissement du sein qui le nourrit, puis une nouvelle création. Il est beaucoup plus simple d’apprendre à deviner empiriquement et machinalement les situations relatives des objets. L’enfant, par habitude, et sans en penser si long, y parvient. C’est seulement quand tout le mécanisme des relations géométriques s’est établi de lui-même que l’enfant arrive à en abstraire l’espace. Les kantiens prennent le point d’arrivée pour le point de départ. L’expérience la plus décisive, c’est de retrouver soi-même et activement l’objet caché derrière ce qui le cachait ; or, l’enfant arrive à le faire lorsque, après tâtonnements, il retrouve le sein maternel derrière la robe et le palpe de ses mains. Quand il s’agit d’objets assez petits pour être tout entiers enserrés d’une main, les impressions cutanées de résistance se disposent automatiquement en forme sphérique ; il y a là une impression totale et finale sui generis, qui est celle de la solidité. Les relations géométriques ne sont pas des conditions de ces impressions ; elles en sont au contraire des extraits. En réalisant nous-mêmes ces relations par des mouvements d’abord aveugles et involontaires, puis conscients et voulus, nous apprenons à connaître par l’action : savoir, encore une fois, c’est faire. En un mot, notre cerveau réagit naturellement selon les lois géométriques et spatiales ; de ce mécanisme naturel résulte une série d’impressions sui generis et de réactions également spécifiques : il suffit de réfléchir ensuite sur ces actions et réactions pour en tirer ce qu’elles contiennent, des relations spatiales ; enfin, ces relations ne sont jamais si nettes que quand nous les réalisons. En poussant de la main un objet dont nous sentons la surface résistante, nous agissons selon la troisième dimension, et cette action nous la révèle. Nous ne saurions donc accorder aux kantiens que la « profondeur » soit « un produit spontané de notre pensée118 ».

Un élément important, quoique trop négligé, dans la genèse de la notion d’étendue, c’est le sentiment de la pesanteur, avec le sentiment de l’équilibre corporel qui en est inséparable. Quand nous soulevons notre bras de bas en haut, nous éprouvons un sentiment d’effort ayant une nuance particulière, avec degrés croissants de résistance. Quand nous voulons sauter, même effort à faire. La série des efforts et résistances dans le sens vertical, bas et haut, se distingue nettement d’une série d’efforts horizontale, d’arrière en avant par exemple. La hauteur et la profondeur ont donc des caractères sensitifs particuliers, qui font que l’animal les distingue tout de suite de la longueur et de la largeur. De plus, grâce à la série de degrés continus qui est inhérente aux séries d’efforts, et qui produit une série de sensations changeantes, la direction est donnée en ce qu’elle a d’intensif et de qualitatif ; le caractère extensif de la direction est la combinaison de ces premiers éléments avec le sentiment constant d’extensivité provenant de la cœnesthésie, et où se résument, sous la forme spécifique de l’étendue, toutes les sensations venant de toutes les parties de notre corps. Quant au sentiment de l’équilibre corporel, il est nécessaire à tous les animaux, et il enveloppe, sous une forme confuse, le discernement des trois dimensions de l’étendue. L’animal n’est pas une sphère dont tous les points seraient indifférents à toute position dans l’espace : c’est un ensemble d’organes, ayant des leviers osseux diversement pesants, pour lesquels une seule position est en moyenne normale et conserve le centre de gravité. L’animal naît avec le besoin héréditaire de cette position, et il est averti des changements de position par des sensations spécifiques de poids, sensations dont les relations mutuelles se trouvent alors altérées. Or, il est clair que ces sensations différent selon les trois dimensions, l’animal n’étant ni une simple ligne, ni une simple surface, mais un solide en équilibre. La sensation générale d’équilibre enveloppe donc quelque chose d’extensif et de spatial.

En résumé, l’idée scientifique de l’espace n’est point primitive : elle suppose trois dimensions nettement distinguées, une absence de différences qualitatives entre les diverses parties de l’espace, des notions claires d’extériorité, de juxtaposition, de continuité, de situation, de distance. L’animal n’a point toutes ces notions ; ce qui ne l’empêche pas de distinguer sensitivement la droite de la gauche (sans les nommer), l’avant et l’arrière, la situation et la distance concrètes d’un objet désiré ou craint, etc. C’est dire qu’il y a dans son cerveau un jeu d’images associées, qui fait que l’objet plus éloigné éveille l’image d’une course plus longue pour l’atteindre, d’un grand bond, etc. ; l’objet situé à droite éveille l’image d’une certaine direction du corps, direction qui n’a pas plus besoin d’être abstraitement conçue que le mouvement instinctif du corps qui nous fait nous rejeter en arrière au moment de tomber. Actuellement, grâce à une longue évolution, nous avons devant l’esprit une grande « carte » de l’espace, comme dit Taine, avec toutes sortes de points de repère ; — cette carte a pris un caractère objectif, tout comme serait une carte réelle en papier, ou encore une bibliothèque à rayons divers et à casiers distincts. Pour placer un livre sur un rayon, il faut avoir le livre et savoir où est le rayon, qui est distinct et séparé du livre même ; mais ne croyons pas que, primitivement, la localisation ou situation des impressions ait été analogue. On n’a point d’abord une impression représentée à l’esprit et non localisée en soi, puis une seconde sorte d’objet représenté, l’espace, — ou même non représenté ni représentable, selon quelques-uns, — avec lequel on mettrait l’impression en rapport, pour l’y situer comme un livre sur le rayon. La localisation n’est, comme l’a bien montré Ward, qu’une représentation plus complexe formée par l’addition de nouveaux éléments, sans aucune représentation d’un nouvel objet, ni d’un cadre ou d’un casier. Nous avons vu que toute impression éprouvée offre, dès le début, un caractère particulier tenant à sa relation particulière avec l’ensemble des impressions venues du corps entier : c’est virtuellement le signe local. Ce signe ne se détacherait pas des autres qualités de la sensation si tout en restait là ; mais, comme nous éprouvons des sensations différentes ayant le même signe local, par exemple froid à la main ou bien chaleur à la main, ou les mêmes sensations avec un signe local différent, (froid au pied, froid à la main), nous finissons par avoir dans notre conscience : 1° un complexus de qualités indépendantes des signes locaux ; 2° un complexus de signes locaux indépendants des qualités. Si, de plus, nous y ajoutons le mouvement avec les sensations musculaires, enfin le toucher actif et passif, la carte spatiale finira par se dessiner de mieux en mieux dans notre imagination ; et cette carte ne sera pas autre chose qu’un résidu de sensations et d’états de conscience divers, mais ayant pour caractère commun l’extensivité, laquelle est immédiatement fournie par la sensation constante de notre corps entier. Il n’y a donc d’irréductible ici que le mode primitif de sentir appartenant à la sensation générale de notre corps à la cœnesthésie ; l’étendue est d’abord une impression sensori-motrice, avant d’être une idée, et cette idée n’est elle-même qu’un résidu ou extrait d’impressions sensori-motrices à rapports complexes.

III
Caractère actif et moteur de la perception §

Toute perception finit par intéresser les muscles, et le mouvement musculaire est essentiel à la perception distincte. Nous sommes obligés de construire et de dessiner nous-mêmes, par nos mouvements de réaction, la forme des objets, et c’est le rapport entre ces mouvements successifs de réaction qui nous permet de nous représenter le rapport des éléments sensitifs transmis sous la forme passive de pures sensations rétiniennes. Donc, ce sont les motions jointes aux sensations et aux souvenirs de sensations associées qui forment la perception. Ces motions finissent toujours par être musculaires, mais elles supposent préalablement une onde nerveuse cérébrale qui se dirige vers la périphérie, et à laquelle répond le sentiment d’activité119.

Chez les êtres qui ont un système musculaire pouvant agir sur les organes mêmes des sens, l’onde nerveuse productrice de sensation se communique aux muscles et provoque : 1° des mouvements de direction de l’organe (mouvements qui se manifestent dans tout organe sans exiger des muscles spéciaux pour chacun) ; 2° des mouvements accommodation. Des muscles spéciaux pour l’accommodation se rencontrent dans la vue et l’ouïe. L’odorat a une sorte d’accommodation qui se fait, par les muscles des ailes du nez. Pour le goût, certains muscles difficiles à déterminer servent à donner une plus grande diffusion aux substances sapides de la langue et du palais. Les sensations cutanées semblent dépourvues d’accommodation, mais c’est peut-être une simple apparence.

Tous ces mouvements d’accommodation ont pour objet de rendre la perception plus distincte, la localisation et la projection plus facile. A notre avis, ce sont déjà des mouvements d’aversion ou de propension ; ils manifestent ce commencement de propension ou de désir, voisin de l’indifférence, qu’on nomme attente. L’attente est le désir de percevoir, de connaître ce qui va venir, et ce désir a pour objet primitif de savoir si ce qui va venir sera utile ou nuisible. L’attente est donc la préparation de l’être à un mouvement plus déterminé soit d’attraction, soit de répulsion. C’est, en un mot, la volonté qui se prépare à un oui ou à un non ; et la volonté est obligée, pour bien savoir ce qu’elle doit faire, de commencer par une sorte de demi-oui, par une acceptation de l’influence extérieure en tant que simple sensation et non encore plaisir ou douleur. Cette direction provisoire vers l’objet inconnu et cette accommodation provisoire, qui est l’attente, est aussi la perception par opposition à la sensation simple.

Il y a donc en définitive, dans toute perception, réaction de la volonté sous forme : 1° d’attente, 2° d’attention, 3° de tension nerveuse et musculaire, 4° de mouvement centrifuge dans les nerfs et dans les muscles. Selon Sergi, l’attention ne serait que la délimitation plus grande de l’onde nerveuse diffuse, son degré de différenciation supérieure : c’est là ne voir que l’effet passif. Selon nous, il y a aussi un fait actif de désir naissant, sous la forme d’impulsion simplement intellectuelle ; l’attention, encore une fois, est le désir intellectuel, la volonté provisoire de percevoir, pour savoir en quel sens définitif il faudra vouloir et mouvoir. C’est la force de conservation qui se concentre et se dispose avant de s’exercer et de se répandre par le mouvement.

IV
Subjectivité de l’idée d’espace §

Il semble à première vue que l’on pourrait se figurer un monde sans espace, en supprimant par l’imagination ce qu’ont de particulier les sensations motrices et en ne conservant que les idées d’activité et de passivité, de temps, avec les notions dérivées de succession et de coexistence. L’étendue serait donc subjective, et tiendrait à notre, organisation physiologique. Tous les rapports d’étendue se résoudraient, au fond, en rapports d’activités coexistantes clans le temps. En ce sens, on pourrait supposer avec Leibniz que l’espace est simplement l’ordre des coexistences, c’est-à-dire une certaine manière dont nous ordonnons et rangeons nos sensations simultanées de résistance. Mais, en réalité, la cœnesthésie enveloppe toujours un fond vaguement extensif.

Comme la résistance nous révèle l’objectif, c’est-à-dire un objet différent de notre propre activité, l’étendue devient pour nous l’ordre des choses objectives, l’ordre des objets ; cette idée est conséquemment le grand mode de représentation dont nous nous servons pour nous figurer l’objectivité, pour poser devant nous et distinguer nettement de nous les objets qui résistent à notre action. Nous les rangeons, impénétrables, sur des lignes imaginaires où tous les points sont en dehors les uns des autres, bien distincts, bien tranchés. Nous projetons ainsi les choses sur le fond neutre de l’espace et nous nous en faisons la carte géographique. Nous finissons même par ne plus pouvoir penser sans les signes de l’espace, comme nous ne pouvons plus penser sans les signes de la parole. Enfin cette organisation de tout l’objectif en choses diversement situées dans l’espace se transmet en s’accroissant par l’hérédité, et l’enfant naît avec le cerveau hanté des figures d’espace comme l’oiseau avec l’image du nid. Nous sommes ainsi sous la fascination de l’espace, dont nous faisons ensuite une idée a priori, presque surnaturelle et divine, quand elle est peut-être une forme de notre imagination et de notre conscience relative à notre constitution cérébrale. Nous apportons en naissant dans notre cerveau le trou de l’espace, héritage de l’espèce, et nous y plongeons, rangeons, mettons en ordre toutes choses, comme un poisson qui, n’ayant jamais atteint le fond ni la surface de la mer, ne pourrait rien se figurer qui ne fût dans l’eau de toutes parts.

Le philosophe seul arrive à vider presque entièrement son cerveau de l’espace pour n’y laisser que le temps, à se demander si le monde ne serait pas simplement une coexistence de séries successives pour chaque être sentant, sans espace réel ni réelle étendue, soumises seulement aux lois du nombre et de la logique, du dynamisme et du déterminisme. Mais nous entrons ici dans les hypothèses et les fictions. Quelle que soit la valeur en soi de la notion d’espace, cette notion n’en conserve pas moins sa valeur relative à nous : elle est pour nous un moyen sûr et scientifique de mettre un ordre dans nos sensations, d’organiser en système les choses simultanées.

Ajoutons que la notion de l’espace est pour nous une idée directrice, précisément parce qu’elle est l’ensemble de toutes les directions possibles en tous sens. Elle est le cadre commun du mécanisme et de la finalité : du mécanisme, parce qu’elle ouvre devant nous le champ illimité des mouvements possibles ; de la finalité, parce que les mouvements de notre part auxquels elle ouvre ainsi une perspective sont tous appétitifs et tendent tous à quelque lin. Le but dans l’espace, en effet, est un but pour la volonté. C’est en ce sens que l’idée d’espace est une idée-force, l’espace étant le milieu même des forces en mutuelle action et réaction.

Chapitre troisième
L’idée-force du moi et son influence §

I. L’Idée du moi. — La synthèse psychique.

II. Influence de l’idée-force du moi. — 1. Comment cette idée devient un centre pour la volonté, pour l’intelligence, pour la sensibilité. Volonté de soi, affirmation de soi. satisfaction de soi. — Moi actuel et moi futur ; moi réel et moi idéal. Action du moi idéal. — 2. Le moi social, point de coïncidence entre l’individu et la société. Rôle des facteurs sociaux dans l’idée du moi. Comment le moi intellectuel et rationnel est un moi social. — 3. Comment l’idée de la simplicité du moi et celle de son identité tendent à se réaliser en se concevant.

I
L’idée du moi §

On éprouve la même difficulté à construire la conscience continue avec des sensations qui, pour l’analyse abstraite, semblent détachées, qu’à construire une ligne avec des points, un mouvement continu avec des moments successifs. Il n’en est pas moins vrai que la nature réalise le mouvement, comme elle réalise la conscience : des deux côtés, c’est une réelle continuité ; seulement, dans la conscience, les positions successives du mobile vivant laissent une trace.

Imaginez une fusée sentante, lancée dans l’espace au milieu d’une foule d’autres fusées : chaque étincelle qui brille et meurt sera une sensation. Cette poussière lumineuse, comme telle, ne saurait former une conscience. Mais supposons, à l’intérieur de la fusée, un appareil optique et photographique capable de photographier toutes ses étincelles, tout son trajet brillant, et même le trajet des autres fusées : ce sera une sorte de mémoire, si la fusée sent à la fois sa lueur présente et les images affaiblies de ses lueurs passées, disposées selon une ligne fuyante. Tout cet ensemble se distinguera même de l’ensemble des impressions lumineuses venues des autres fusées : d’un côté sera le groupe du moi, de l’autre celui du non-moi. Sans doute il y a dans l’être vivant une liaison, une connexion intime qui n’existe pas, dans la fusée, entre les grains de poudre séparés qui s’enflamment successivement. Mais ce lien ne suppose pas nécessairement un centre indivisible, un être simple, une monade. La continuité et la réciprocité d’action existent partout dans la nature : c’est la grande loi et le grand mystère ; une fois ce point admis, une fois ce lien universel reconnu (ce qui est le fond même du déterminisme), les individus ne sont plus que des concentrations relatives de la sensibilité universelle. Les individus ne sont pas des séries de sensations détachées, des collections d’étincelles, mais ce sont des développements continus de sensations reliées entre elles.

La réflexion claire et distincte ne porte guère que sur un seul point à la fois, puis sur un second, puis sur un troisième, etc. ; d’où la forme sérielle que prend la conscience réfléchie. Par la vision directe, la conscience se voit une actuellement, avec un cortège vague de représentations passées ou à venir que saisit la vision indirecte. De plus, il y a fusion en nous des représentations et idées similaires, parfois même combinaison de représentations différentes. Enfin tout vient aboutir à l’idée du moi, comme les rayons au centre, et ce centre est un mobile toujours en progrès sur une ligne continue.

La synthèse psychique, qui est l’élément irréductible de la conscience, et dont l’idée d’un moi simple et identique est la personnification plus ou moins symbolique, a sa contre-partie dans la synthèse cérébrale. Il ne faut pas oublier que la constitution même du cerveau aboutit à une classification automatique des sensations, que Spencer a excellemment décrite. Chaque sensation, on s’en souvient, s’associe et s’agrège avec sa classe, son ordre et sa variété, grâce à l’irradiation des mouvements cérébraux dans les parties similaires qui produisent des impressions similaires. C’est une différenciation et une intégration spontanées qui empêchent chaque sensation de jamais demeurer isolée, de même que la constitution d’un instrument de musique ajoute toujours à chaque son des harmoniques qui lui donnent son timbre.

Quel que soit le fond dernier de notre être (ce qui est une question de métaphysique), ses déterminations caractéristiques sont, ou natives par l’effet de l’organisation, ou acquises par l’association des représentations et par la mémoire, qui tient elle-même à l’organisme. De là les déviations, erreurs et dédoublements morbides de la notion du moi. Ce n’est pas seulement, comme on l’a dit parfois, l’association des idées qui produit le moi : c’est la permanence du même organisme, du même système cérébral, avec les affections obscures qui en résultent continuellement. Le cerveau n’étant jamais tout d’un coup changé dans sa masse entière, il reste toujours dans l’état nouveau quelque chose de l’ancien. Le sentiment de la personnalité est un composé de tous nos souvenirs, qui répond à la masse durable de notre cerveau. Quand une maladie modifie plus ou moins profondément le mécanisme général des courants nerveux et leurs phénomènes d’induction réciproque ou d’aimantation mutuelle, on peut constater une nouvelle orientation des idées, qui tend à établir une seconde individualité sur la première. Les conditions physiologiques de cette direction nouvelle sont d’ailleurs inconnues ; on ne peut que la comparer avec la direction divergente qu’un simple mouvement des aiguilles imprime aux rails d’un chemin de fer, ou avec le simple mouvement de ressort qui, dans un orgue, fait succéder un registre à un autre, un air à un autre, ou mieux encore avec l’ouverture et la fermeture soudaine d’un courant électrique qui, dans le mécanisme d’une pile compliquée, produit ou suspend les inductions, aimantations, mouvements invisibles et visibles. Lorsque, dans l’état nouveau de la conscience, il reste encore un souvenir de l’ancien état, l’être s’apparaît toujours à lui-même comme un ; s’il y a une scission plus complète, il semble scindé en deux et peut alors attribuer à un autre ce qu’il a fait lui-même. Telle cette aliénée de Leuret, qui avait conservé la mémoire très exacte de sa vie jusqu’au commencement de sa folie, mais qui rapportait cette période de sa vie à une autre qu’elle120.

II
Influence de l’idée-force du moi §

I. —
Quelle que soit la nature radicale du moi, il est certain que le moi est une idée, et une idée qui tend à se réaliser par cela même qu’elle se conçoit. Aussi a-t-elle une triple action : elle devient un centre pour la volonté, pour l’intelligence, pour la sensibilité ; elle se manifeste par la volonté de soi, par l’affirmation de soi, par la satisfaction de soi.

En premier lieu, il est incontestable que l’être animé, quel qu’il soit, se veut lui-même ; et s’il conçoit plus ou moins vaguement son moi (soit par une intuition profonde de sa vraie réalité, soit par une simple illusion d’optique), ses désirs et volitions se trouvent concentrés vers ce foyer intérieur- : le vouloir-vivre spontané devient une volonté réfléchie de soi-même. Par là l’être acquiert, dans la lutte pour la vie, une force nouvelle : au lieu de demeurer dispersées, ses tendances s’organisent vers un but conscient. L’être qui se veut et a conscience de se vouloir est supérieur, même sous le rapport de la puissance, à l’être dont la volonté n’est pas ramenée à un centre.

L’affirmation de soi est une seconde conséquence de l’idée du moi. Dès que cette idée est conçue, elle tend à se poser en face du milieu extérieur, et à se poser intellectuellement par l’assertion ou affirmation de l’individualité. L’enfant s’affirme ainsi dès qu’il se conçoit, et il s’affirme en pensée comme en acte. Je suis, et je suis moi, voilà ce qu’il se dit sous toutes les formes et ce qu’il traduit sans cesse dans ses actions, sortes d’affirmations visibles d’une personnalité naissante121.

Enfin, dans le domaine de la sensibilité, l’idée du moi tend à se réaliser elle-même en réalisant ce qu’on appelle la satisfaction de soi. L’être conscient veut se plaire à lui-même : dès qu’il a le sentiment de son moi réel, il conçoit une sorte de moi idéal qu’il veut réaliser et dont la réalisation lui paraît le bonheur.

Ainsi on peut poser cette loi importante : le moi, le sujet, dès qu’il devient par l’idée un objet de conscience distincte, devient du même coup un motif, et tend à se réaliser par la volonté, par l’intelligence, par la sensibilité. De plus, cette réalisation constituant un avantage, un surcroît de force dans la lutte pour l’existence et pour le progrès, les êtres en qui la conscience du moi était le plus développée ont dû remporter, survivre et se propager par sélection naturelle. En admettant même que l’idée du moi fût primitivement illusoire, elle eût constitué une illusion féconde, une sorte de signe de ralliement pour les activités intérieures, quelque chose d’analogue aux idées de Patrie, d’Humanité, de Dieu, — qui sont, à un certain point de vue, un moi agrandi.

Ce rôle de l’idée du moi, comme facteur de l’évolution, ressortira davantage encore d’une analyse des éléments qui composent cette idée.

La conscience de soi enveloppe : 1° la conscience de la totalité de nos activités ; 2° la conscience de l’unité de cette totalité ; 3° la vue anticipée d’une continuation de ce tout-un pendant un avenir plus ou moins incertain. Dès lors, la réalisation de l’idée du moi se subdivise, pour ainsi dire, en trois problèmes. Le premier, c’est de réunir et d’agréger le plus d’activités possible, d’augmenter, sous le rapport de la quantité, de l’intensité et de la qualité, le contenu de la conscience en sensations, représentations, pensées, émotions, appétitions, etc. Le second problème, c’est d’unifier le plus possible ces activités en leur donnant une convergence vers un but unique, qui est encore le moi conçu plus ou moins largement, tantôt plus ouvert, tantôt plus fermé, selon que l’être est plus ou moins développé. Le troisième problème, c’est de faire durer le plus longtemps possible le moi, avec toutes ses activités intensives ou expansives. Le moi est prolongé par l’imagination dans un temps incertain, avec un ensemble d’activités également incertaines dans leurs effets, comme dans leur nature et dans leur degré de développement. A la conscience immédiate du moi actuel vient alors s’ajouter une idée symbolique du moi, qui est une abstraction et une construction complexe, représentant un moi possible dans l’avenir et son rapport avec le moi présent. Ce moi conçu et imaginé devient à son tour un centre de gravitation pour les désirs. Le désir, en effet, peut s’attacher à un objet soit parce qu’il est immédiatement agréable, soit parce qu’il devient un substitut symbolique d’agrément par son rapport à la satisfaction idéale du moi. L’école anglaise a excellemment montré comment le désir d’un objet comme tel (de l’or, par exemple) peut se substituer au désir des plaisirs qu’il donne122. On peut de même substituer, mais avec plus de raison, le sujet moi aux plaisirs particuliers et aux objets particuliers qui les causent. L’idée du moi symbolique est ainsi un centre de motifs, et ces motifs, après avoir été d’abord éloignés et complexes, deviennent, grâce à ce centre de convergence toujours présent à la pensée, des motifs immédiats et simples en apparence. L’idée-force du moi sert donc à rendre possibles des désirs éloignés en les rendant immédiats. Dès lors, l’être peut agir pour l’avenir, à distance ; il peut agir pour la totalité de sa vie individuelle, et même pour sa vie conçue comme éternelle. L’idée-force du moi éternel n’est-elle pas un des éléments les plus importants de la religion ? On se rappelle le rôle que joue, dans la morale de Kant, ridée du moi intelligible, qui n’est vraiment, selon Kant lui-même, qu’une conception problématique, un noumène impossible à vérifier. La pensée du moi, surtout du moi idéal, nous arrache à la fatalité de la passion et à son impulsion brutale ; elle étend notre vie au-delà des limites de l’heure présente et même de l’existence présente : elle nous permet d’agir sub specie æterni. La réalisation du moi idéal, du vrai moi, — qui est une pure idée, — devient la moralité même123.

II —
Outre notre idée du moi individuel, nous ayons, en second lieu, ce qu’on peut appeler un moi social. Il ne faut pas entendre par là la société même, ni simplement l’idée de la société, mais l’ensemble unifié de nos instincts sociaux, de nos idées sociales et de nos sentiments sociaux, en un mot la partie sociale de notre moi, celle par où nous coïncidons en quelque sorte avec les autres membres du groupe. — Pourquoi appeler cette partie un moi social ? — Parce qu’elle est un ensemble d’activités et d’impulsions sociales réduites à une unité de conscience, et de conscience personnelle. Notre moi n’est pas tout renfermé dans notre individualité ; l’idée de la société dont nous sommes membres, avec toutes les tendances qui s’y rattachent, est partie intégrante de notre moi total ; elle constitue une sphère ayant le même centre que celle de l’individualité, mais s’étendant à la société entière. Le moi saisissable à l’expérience n’étant en somme qu’un groupement de représentations, d’émotions et d’appétitions autour de l’idée de notre vie individuelle, le groupement de représentations, d’émotions et de désirs qui répond à notre vie sociale peut s’appeler aussi un moi, une centralisation de la société dans la conscience individuelle. En fait, nous pouvons agir et nous agissons sous l’idée dominante de la société comme si le groupe dont nous sommes membres était encore nous-mêmes, au moins au point de coïncidence entre nous et tous. Ma patrie c’est encore moi, en tant qu’il y a en moi tout un ensemble d’idées, de sentiments et de tendances qui me la rendent présente et intime, et qui sont bien moi. Si, après tout, le moi individuel de demain, si le moi incertain de l’avenir est lui-même une « conception symbolique », un prolongement idéal de ma personne dans le temps, et si cependant il mérite bien d’être appelé moi en vertu de son lien avec le moi actuel, je puis aussi appeler moi la conception symbolique de ma personne en tant que prolongée dans autrui et fondue avec un ensemble de volontés qui poursuivent la même fin. Toute solidarité, non plus abstraitement conçue, mais réellement sentie et, par cela même agissante en nous, devient unité immédiate pour la conscience et « s’intégre » avec le tout appelé moi. Sans cette intégration, les idées de Patrie ou d’Humanité n’agiraient plus en moi comme elles agissent ; elles demeureraient des entités abstraites, de simples signes logiques, tandis qu’elles deviennent des éléments et des facteurs réels de ma volonté par leur pénétration dans mon moi.

La conséquence de cette étroite solidarité qui relie l’individu au groupe, c’est que la réalisation du vrai moi individuel finit par avoir pour condition intégrante celle du vrai moi social. D’où résulte encore cette conséquence morale que la réalisation de mon vrai moi enveloppe celle d’autrui.

Non seulement nous avons un moi social répondant à la partie de la société qui est commune avec notre individualité, mais, dans notre moi individuel lui-même, l’analyse découvre des facteurs sociaux, et ces facteurs ont joué un rôle important dans la genèse de l’idée. Rétablissez dans le problème ces facteurs trop négligés, vous verrez peu à peu se confondre les facteurs intelligibles et a priori de Kant avec les facteurs sociaux. En effet, il y a dans notre conscience un principe de « liaison synthétique » entre les sensations multiples et hétérogènes, une réduction des phénomènes à une unité tout ensemble psychologique et logique. Nous disons je pense, et, si le sujet désigne notre individualité, l’attribut désigne quelque chose qui la dépasse, qui est valable pour les autres comme pour nous, qui est soumis à des lois communes et générales, à une logique impersonnelle : la pensée. Je pense signifie au fond : moi, je pense comme vous, selon les mêmes lois que tous. Ce qui a encore accusé le contraste de la pensée impersonnelle avec la personne individuelle, c’est la vie en société, parce que la pensée impersonnelle est au fond une pensée sociale : c’est ce qu’on nommait chez les anciens la raison commune, ϰοινὸς λόγος, et ce qu’on nomme encore le sens commun. La pensée sociale ou logique sociale a son expression dans le langage, et l’intime union des deux vient de ce que la pensée, comme le langage, est au fond un moyen de communication et de communion entre l’individu et le groupe. Pour vivre en société, il a fallu penser selon des catégories collectives, selon des régies collectives, sans quoi on n’eut pu ni se faire comprendre, ni comprendre autrui. Même dans nos rapports avec les animaux, nous subissons encore une logique commune, qui est plutôt, il est vrai, sensitive qu’intellectuelle : le commerce avec les animaux, amis ou ennemis, n’en est pas moins une interprétation de signes, conséquemment un phénomène de logique sociale. Enfin, le commerce avec les forces de la nature est encore une interprétation analogue, qui fut d’abord fétichiste, anthropomorphique et zoomorphique, et qui ne se dépouilla que peu à peu des formes concrètes de l’animation universelle. Dès le début, l’homme s’est donc trouvé au sein d’une société, enveloppé dans des relations de toutes sortes avec des groupes plus ou moins vastes, jamais seul en face de son moi solitaire et clos. Il en est résulté une adaptation progressive aux conditions sociales d’intelligibilité et de compréhensibilité ; la logique s’est développée comme un langage pratique et actif avant de devenir une langue abstraite, théorique et contemplative. Sur le moi individuel et sensible s’est enté un « moi rationnel », que Kant a transformé en moi intelligible ou transcendantal, et qui, dans une forte proportion, est un moi social. L’unité que nous mettons dans nos sensations, l’ordre que nous leur imposons, cette fameuse « fonction synthétique » de la pensée, c’est en grande partie une fonction « sociale », un effet de l’action et de la réaction mutuelles entre l’individu et tous les êtres plus ou moins semblables à lui-même avec lesquels la nécessité de vivre le met en constante relation. Cette unité organisatrice de nos sensations a pour forme la représentation « je pense », et cette représentation s’est développée en grande partie sous l’action de la société, s’est moulée sur le milieu social, si bien que la logique et la grammaire confondues ont évolué d’accord avec le cogito. Nous n’irons cependant pas jusqu’à dire avec un disciple de Kant, Riehl, que le moi intellectuel soit tout entier un produit des relations sociales, car ces relations ne peuvent que développer ce qui était déjà en germe dans les individus : le logique n’est pas tout entier de l’historique ; mais ce qui est vrai, c’est que Kant projette dans un monde de noumènes un complexus de tendances à la fois logiques et sympathiques, qui lui paraît ainsi une sorte de moi intemporel et rationnel, quand ce moi est au contraire le produit du temps, des relations sociales, enfin de cette sorte de quintessence d’actions et réactions collectives qu’on appelle le langage.

III. —
L’idée de la simplicité du moi, en se concevant, tend à produire une approximation de cette simplicité, une concentration progressive de toutes nos sensations et appétitions dispersées vers le dehors. L’idée du moi un et simple, en effet, indépendamment de sa valeur objective, offre elle-même une unité subjective, une simplicité idéale : elle est l’équivalent d’un centre indivisible pour la vue. Maintenant, pourquoi cette idée d’unité éveille-t-elle un désir d’unité ? Parce qu’une certaine connexion et union est effectivement nécessaire à la vie, soit organique, soit mentale. Le concours des forces organiques augmente l’intensité de la vie ; il permet l’emploi le plus grand de la force avec la moindre dépense possible. Par cela même, chez un être sensible, la plus parfaite unité de forces vitales produit un sentiment de vie plus intense, c’est-à-dire un plaisir et, comme conséquence, une tendance croissante à la concentration des forces, un accroissement de gravitation intérieure. Cette tendance est encore augmentée par la nécessité de se nourrir, commune à tous les êtres vivants, et qui est une intusception, une absorption en soi des éléments extérieurs, une sorte de faim perpétuelle et d’aspiration à se remplir. C’est, le cas de dire que la nature vivante a horreur du vide, qu’elle tend à tout s’assimiler et s’annexer : c’est une endosmose continuelle, au physique et au mental. Et non seulement cette unification et cette concentration sont nécessaires à la vie physiologique, mais elles sont, par cela même, nécessaires à la vie psychique, à la conscience et à la sensation. Nous ne sentons pas vraiment lorsque toutes les impressions extérieures restent à l’état de dispersion : c’est alors le rêve de la sensation plutôt que la sensation même. Mais cette dispersion ne peut durer. Dès qu’une substance nerveuse reçoit le choc des forces extérieures, quelque désordonnées, multiples et diverses que soient ces forces, une résultante s’établit bientôt, par le seul jeu des lois mécaniques ; un rythme se produit, une forme quelconque qui permet la distribution et l’intégration des forces. En même temps que les mouvements se coordonnent ainsi par les actions ou réactions mutuelles de la substance nerveuse et du milieu, la sensibilité devient moins diffuse et moins confuse : la vie, qui n’était d’abord qu’une sorte de bruit non musical, s’enfle en un son rythmé et distinct ; l’être sent plus clairement son plaisir d’être, parce qu’il y a augmentation d’intensité et d’ordre par la convergence des forces. Dès lors, l’être tend à prolonger et même à augmenter cette convergence des sensations et des forces : il est comme une bouche qui, sous un contact savoureux, tend à se refermer sur l’objet extérieur. L’être vivant aspire donc à l’unité, parce qu’il tend avidement à s’unir les choses, à les faire siennes.

Si la sensation croît par l’effet de l’unité, la conscience ne peut pas ne point s’accroître dans la même mesure. De plus, outre la conscience des diverses sensations réunies, il y a dans la conscience un mode particulier de sentir qui répond à leur union même. Au sentiment concret des termes se joint le sentiment concret de leur rapport. L’être n’abstrait pas ce rapport, mais il n’est pas dans la même attitude mentale sous l’influence d’impressions unies et concordantes que sous l’influence d’impressions désunies et discordantes. Quand se sont produits successivement des ensembles de sensations concordantes, puis d’autres de mêmes sensations discordantes et mal concentrées, quelque chose se dégage dans la conscience qui est le contraste de l’accord avec le désaccord, et qu’on peut appeler un sentiment concret, immédiat, d’harmonie vitale, sensitive et appétitive. Que ce sentiment, après s’être répété un grand nombre de fois, finisse par se détacher de la masse et, grâce à la réflexion, se pose à part, ce sera un commencement de pensée, et ce sera aussi, à son début, l’idée d’union, d’unité, de convergence, de consensus, qui fait le fond de l’idée du moi. L’être vivant, après avoir voulu être et vivre, voudra être et vivre d’une façon intense et, pour cela, ordonnée, harmonieuse, une ; il voudra donc, en prenant peu à peu conscience de ses sensations, se sentir un, puis se penser un. Le moi, d’abord centre d’attraction sensitive et appétitive, deviendra ainsi un centre d’attraction intellectuelle. Comme la vie, la pensée suppose évidemment une certaine union, puisqu’elle est d’abord une harmonie de sensations, puis une harmonie de rapports entre ces sensations, rapports qui eux-mêmes ont toujours un côté sensitif et appétitif. La pensée continuera donc le mouvement vers l’unité commencée dans la sensibilité et l’appétit : pour se conserver et se développer, elle unifiera, elle aussi, elle réalisera, par une faim et une soif d’ordre supérieur, une intussusception, une assimilation, une nutrition interne. Elle aura le sentiment que, quand elle se concentre, elle accroît ses forces, l’intensité et la clarté de sa vision, comme l’œil, en s’adaptant et en concentrant ses mouvements, voit la clarté grandir et l’objet cherché apparaître distinct dans la lumière. L’intelligence aura aussi le sentiment que, dans la dispersion et le désordre, elle s’évanouit, s’échappe à elle-même, par une syncope de conscience. C’est pourquoi elle deviendra comme une main qui, au contact de l’objet, se serre de plus en plus, selon la métaphore stoïcienne. Vouloir vivre, pour l’intelligence, c’est vouloir appréhender, unir. D’où il suit que la pensée arrivera à se concevoir elle-même sous une idée d’unité, de simplicité, d’indivisibilité. Or, le moi n’est autre chose que cette représentation d’une unité de conscience. L’idée du moi exercera donc une attraction irrésistible, au point de vue intellectuel comme au point de vue sensitif et appétitif. L’unification, en se réalisant, tendra à s’idéaliser sous la forme du moi ; en s’idéalisant sous cette forme, elle tendra à se réaliser davantage ; tel un artiste, à mesure qu’il réalise une idée, voit l’idée même se déterminer davantage et, l’idée devenant plus claire, la réalise dc mieux en mieux : l’œuvre et l’exemplaire réagissent l’un sur l’autre. Dans la conscience, le résultat final est la sélection croissante de l’idée du moi parmi toutes les autres : cette idée grandit sans cesse, s’éclaire, se détermine, et, comme l’idée de l’unité réalise de plus en plus l’unité même, nous finissons par penser invinciblement notre être sous la forme de l’unité. Réelle ou illusoire, l’idée du moi est pour nous nécessaire : elle est le moyen de ne pas être submergés par les vagues désordonnées des impressions qui, du dehors, comme un océan tumultueux, nous enveloppent et nous envahissent. Nous ne nous conservons qu’en nous concentrant ; nous repoussons tout ce qui ne rentre pas dans les cadres de notre organisation ; nous attirons tout ce qui y rentre et s’y adapte. Notre cerveau est, pour ainsi dire, une boîte qui s’ouvre et se ferme selon que les objets ont ou n’ont pas la forme et les dimensions voulues. Enfin la sélection naturelle, assurant le triomphe des êtres qui ont réalisé le plus énergiquement le moi et l’ont affirmé par le fait, assure aussi le triomphe de ceux qui ont pensé le plus énergiquement leur moi et l’ont affirmé le plus par l’idée, puisque cette affirmation, cette idée est elle-même une force nouvelle de réalisation. La conséquence finale est la survivance, par hérédité, des cerveaux qui aboutissent le mieux à la formation de cette image intérieure, de ce foyer intellectuel et appétitif : le moi. Et plus l’être se croira un, simple, indivisible, intangible, plus il s’érigera en atome spirituel, insécable et inviolable, plus il accroîtra sa force réelle, plus il se rapprochera en fait de cet idéal qu’il prend dès à présent pour une réalité.

IV. —
Tout ce que nous venons de dire sur le premier « attribut du moi », sur la simplicité, nous pouvons le redire à propos du second attribut : l’identité. L’être vivant veut continuer de vivre, tout comme le mobile persévère dans son mouvement et dans la direction de son mouvement, à moins qu’une force extérieure ne l’arrête ou ne le dévie. La tendance à la répétition de soi, à l’identité, est donc essentielle à la vie même. Si la vie se sent et jouit de se sentir, elle voudra persister dans cette sensation et dans cette jouissance. De plus, l’image de la jouissance passée continuant d’accompagner la sensation présente, l’être tendra à maintenir cette image, à faire ainsi du passé le perpétuel accompagnement du présent, à multiplier le présent par le passé : il deviendra avide du souvenir, ce moyen de prolonger en arrière son existence, comme il est avide de tout ce qui peut amplifier et étendre sa vie. Il tendra ainsi à répéter sa propre image dans une perspective sans fin, ouverte derrière lui, sorte de percée triomphante de la vie à travers toutes les causes de destruction qu’elle a surmontées. Une telle représentation de l’existence est d’autant plus inévitable qu’elle est utile, nécessaire même à l’être vivant pour l’adapter à l’avenir par le moyen du passé. Un être qui, après s’être fait mordre d’un ennemi, l’oublierait aussitôt et recommencerait à se placer sous sa dent, serait finalement déchiré. Que l’image de la dent subsiste avec celle de la douleur, le mouvement de fuite se produira et, l’identité se projetant du passé à l’avenir, l’être deviendra capable de prévision par le souvenir même. Vous verrez dès lors s’organiser dans le cerveau une disposition linéaire des sensations, émotions, appétitions, le tout rangé en ordre selon les similitudes : c’est l’avenue du temps, la grande route de la vie. L’être qui se prolongera par la représentation dans le passé et dans l’avenir sera donc mieux armé dans la lutte pour l’existence : par cela même qu’il concevra sa conservation, il la réalisera dans la même mesure : il aura sa ligne tracée, sa direction, son but ; il saura d’où il vient, où il est, où il va. Sans cette représentation d’identité, il serait effectivement taillé en pièces par la hache toujours retombante des résistances extérieures : il serait coupé en mille petits morceaux discontinus, comme le ver de terre dont on divise les tronçons sur le sol. En un mot, c’est par la représentation de mon moi identique que je réalise une identité relative, que je me survis sans cesse à moi-même, que je renais à chaque instant, jusqu’à ce que je meure d’une mort définitive. Même au-delà de ce terme prévu, je me prolonge encore par l’idée et par le vouloir : je m’immortalise, je m’éternise ; et cette illusion, si c’en est une, est encore une force de plus à mon service : c’est un champ en apparence infini qui s’ouvre à mon activité.

Chapitre quatrième
L’idée du temps, sa genèse et son action §

I. Sentiment de la succession et du temps, inhérent à l’appétit. — Sentiment du simultané, sentiment du successif. Insuffisance du point de vue statique et intellectualiste. Nécessité du point de vue dynamique et appétitif. Expérience immédiate du changement, de la transition et de la direction. Rôle de l’appétit dans la distinction de l’attente et du souvenir. — Conception du temps. — L’actualité et l’idéalité ; comment le présent se distingue du futur et du passé. Est-il vrai que la représentation du temps soit inhérente à toute représentation ? — Explication de l’ordre de succession dans lequel se rangent spontanément nos souvenirs. Rôle de l’intensité des images. — Théorie de Spinoza et de Taine sur la part de la contradiction logique dans l’opposition du présent et du passé.

II. Rapports du temps et de l’espace. L’ordre dans le temps. — Théorie de Guyau. Théorie de James Ward ; les signes temporels. Théorie de M. Bergson sur le temps-espace et la durée pure. Mesure du temps. Münsterberg.

III. Théorie kantienne sur la forme a priori du temps. — Impossibilité d’une « intuition pure du temps ».

IV. Influence de l’idée du temps. — Comment cette idée modifie l’évolution et devient un facteur de l’évolution même.

I
Sentiment de la succession et du temps, inhérent à l’appétit §

I. —
Pour le temps comme pour l’espace, on imagine par analogie des indivisibles, des infiniment petits, le point ou le moment mathématiques, après quoi on fait de vains efforts pour reconstruire la réalité continue. La difficulté qu’éprouvent la plupart des philosophes contemporains à construire la conscience et la mémoire avec des sensations vient de ce qu’ils supposent ainsi des sensations tout instantanées, se succédant une par une. De là un embarras comme celui qu’on éprouve quand on veut construire l’espace avec des points indivisibles : le temps ne saurait davantage se construire avec des instants indivisibles ; c’est là vouloir former le concret avec l’abstrait, les choses réelles avec des limites idéales, les contenus avec les enveloppes qui les contiennent. La réalité est, pour parler le langage de Pythagore, dans les intervalles et non dans les limites, dans le continu et non dans le discontinu.

À en croire Kant, nous ne pourrions apercevoir « qu’un objet à la fois » ; mais, pour cela, il faudrait apercevoir un point, et il n’y a pas de point : le minimum visible a une étendue. De même, à en croire Spencer, tous nos états de conscience seraient « successifs » et la conscience n’apercevrait point vraiment de simultanéités : la conscience même serait une série dont les termes ne sont jamais présents que l’un après l’autre, un seul à la fois. S’il en était ainsi, il n’y aurait dans la conscience qu’une mutabilité sans lien et sans fin, une suite incohérente d’éclairs sans durée, toujours mourants et renaissants. Spencer reconnaît lui-même qu’une certaine durée des impressions est une condition de la conscience : si le tison enflammé qui tourne en occupant des points successifs nous fait l’effet d’un cercle de feu simultané, c’est en raison de la durée qui fait persister la première impression dans la seconde et rend ainsi simultané le successif. Comment donc Spencer peut-il soutenir que nous ne sauvions apercevoir plusieurs termes à la fois124 ?

Spencer a soutenu ce paradoxe que, si on dirige les yeux sur deux objets très rapprochés, par exemple une tache rouge et une tache bleue sur du papier blanc, une intelligence naissante ne pourra savoir « ni qu’il y en a deux, ni qu’elles sont co-existantes », parce qu’il faudrait pour cela avoir la perception de la « distance » qui les sépare, et nue la perception de l’espace est une acquisition ultérieure de l’expérience. En quoi est-il besoin de concevoir « une distance particulière » entre deux taches de couleurs diverses pour les percevoir en dehors l’une de l’autre, tout au moins différentes l’une de l’autre ? Et si on saisit du premier coup la différence du rouge et du bleu sur le fond blanc, n’est-ce pas que toutes ces sensations co-existent ? D’ailleurs, toute couleur n’est perceptible que comme étendue, comme juxtaposition de parties colorées. Comment donc ne s’apercevrait-on pas de leur co-existence même, puisque sans cela on ne les distinguerait pas, on ne les apercevrait pas ?

La succession même ne peut être perçue que dans et par la coexistence. Au moment même où j’ai la sensation A, j’ai l’image-souvenir de la sensation B ; de là la perception d’un rapport de succession. Il faut donc que le passé reste en partie présent, — présent par l’idée dans le présent même.

L’indivisibilité et l’instantanéité de la conscience, c’est le néant de la conscience : l’éclair ne se voit qu’à la condition de ne plus être en nous un éclair, mais une continuité de lumière ayant une certaine durée ; l’éclair indivisible serait invisible. Une série d’éblouissements n’est pas une vision. De même, un son ne s’entend que parce qu’il a un écho où il se prolonge, un commencement, un milieu et une fin : il y a déjà de la musique et de l’harmonie dans la plus élémentaire de nos perceptions de l’ouïe ; son apparente simplicité enveloppe une infinité de voix unies en un concert.

En fait, nous ne pouvons saisir, comme élément du temps, qu’une durée ayant déjà une grandeur. Le plus petit élément de durée consciente n’est pas un présent réel, mais un présent apparent, d’un certain nombre de fractions de seconde, ayant déjà un passé. Tel est du moins le seul élément temporel que la conscience puisse apercevoir, distinguer par l’attention. Dans les limites de cette aperception du temps présent, il y a eu en réalité une série de transitions et de changements, un mouvement interne.

Cette première difficulté levée, c’est, selon nous, dans la nature de la sensibilité et de la volonté qu’on doit chercher les raisons les plus profondes de la conception de la durée ; c’est par son rapport à la sensibilité et à l’activité motrice que chaque représentation, chaque idée est une force psychique, et c’est parce qu’elle est une force en ce sens qu’elle peut, nous allons le voir, produire la conscience du temps.

Puisque, pour la perception du temps, l’unité de composition est une durée résoluble en une série de successions, il en résulte que ce que nous percevons primitivement, ce n’est pas la fixité, mais le changement même ; ce n’est pas l’immobilité, mais le mouvement. Il n’est nul besoin, pour sentir une chose, d’avoir la penser ou le nom de cette chose : pour sentir la différence du plaisir à la douleur, il n’est pas besoin de penser ni de nommer cette différence ; de même, pour sentir cette différence particulière qui constitue un changement interne, il n’est nul besoin de faire appel à la pensée pure, à la raison qui compare, aux catégories, à la forme pure du temps.

Trompés par l’artifice de l’analyse réfléchie et du langage, la plupart des psychologues ne considèrent, dans la conscience et dans la mémoire, que des états déterminés et définis qui apparaissent l’un après l’autre : blanc, bleu, rouge, son, odeur, — autant de morceaux artificiellement tranchés dans l’étoffe intérieure ; aussi n’admettent-ils pas qu’on ait conscience de la transition même, du passage d’un terme à l’autre, de ce qui dans l’esprit correspond au mouvement et à l’innervation spontanée. Par là on introduit en nous une perpétuelle « vicissitude » dont les tronçons décousus échappent à tout lien de souvenir, une féerie de changements à vue qui est une série d’annihilations et de créations : chaque pensée meurt au moment où elle naît, tout est toujours nouveau en nous, et la conception de la durée se trouve impossible. Comment, en effet, expliquer le sentiment de la durée si la conscience est une ligne où les diverses perceptions existent l’une en dehors de l’autre et l’une après l’autre, comme les mots sans vie d’une phrase, sans que l’on sente le passage même d’une perception à l’autre et leur continuité ? L’art suprême de la nature ressemble à celui du poète selon Boileau : c’est « l’art des transitions ». Continuité, voilà le caractère de la réalité, et c’est aussi celui de la conscience. Nous sentons donc non seulement des manières d’être, mais des manières de changer. Ne nous laissons pas ici duper par l’imagination, qui ne considère guère que des images toutes faites et principalement visuelles ; ne nous laissons même pas duper par la pure intelligence, qui ne s’applique bien qu’à des idées de contour défini, exprimées par des mots définis et immuables. Il y a des photographies instantanées des vagues de la mer dans la tempête, et ces photographies sont aussi immobiles que la mer de glace du mont Blanc : telle serait la conscience si elle n’avait pas le sens du changement ; une succession de photographies au repos ne lui donnerait pas le sentiment du πάντα ῤεῖ, si elle ne sentait jamais que les termes sans les relations. Mais il n’en est point ainsi : quand nous jouissons, souffrons, voulons, nous avons le sentiment du courant de la vie.

Ce n’est pas tout. Non seulement nous sentons les transitions, mais encore nous distinguons la transition qui a lieu pour la seconde fois, pour la centième fois, de celle qui a lieu pour la première et qui est nouvelle ; nous sentons les diverses espèces de changement ou de mouvement intérieur, nous sentons les directions du cours de nos pensées, non dans l’espace, mais dans le temps. Par exemple, je récite de mémoire le début de Rolla :

Regrettez-vous Io temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait clans un peuple de dieux ?

puis j’arrive au vers :

Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d’or vers un monde enchanté ?

Voilà deux vers qui commencent par le même hémistiche : Regrettez-vous le temps… Comment se fait-il que je termine le second en ajoutant : où nos vieilles romances, au lieu de le terminer comme le premier en ajoutant : où le ciel sur la terre ? Évidemment, pendant que je prononce le même hémistiche pour la seconde fois, il y a autre chose dans ma conscience que les mots : Regrettez-vous le temps ? Il y a l’écho sourd et le résidu des vers qui ont précédé ; il y a un sentiment particulier qui me fait souvenir que je ne suis plus au début du poème, qui me fait en même temps pressentir les mots qui vont suivre : c’est mon cerveau tout entier qui vibre, et le train de mes idées, à l’embranchement des deux voies, est lancé la seconde fois dans une direction autre que la première. Cette direction, je la sens, comme je sens en marchant que je suis dans le chemin familier et facile, non dans un chemin qui est à trouver et qui peut-être m’égare.

Le mouvement réel serait impossible s’il se ramenait entièrement et uniquement à des positions dans l’espace, car alors le mobile, par exemple une flèche, serait en repos au point A, puis en repos au point B, comme le soutenaient les éléates, et on ne comprendrait pas ce qui produit la transition du point A au point B : il faut donc que, dès le point A, il y ait dans le mobile quelque chose d’autre que la simple position actuelle, quelque chose qui amène la position future. De même, dans la sensation que nous avons du mouvement ou plutôt de la vie, il y a la conscience non seulement de deux termes l’un après l’autre, mais encore de ce que M. W. James appelle l’état transitif. Le point de vue géométrique et statique est incomplet et infidèle dans la psychologie comme dans les autres sciences : il y faut ajouter le point de vue dynamique. L’état de transition est obscur sans doute et difficile à se représenter d’une manière définie, par cela même qu’il n’est aucun terme défini et intellectuel ; mais il est réel. C’est cet état de transition que nous exprimons par effort, tendance, par tous les mots indiquant l’activité en opposition à la pure pensée ; il établit pour nous la continuité entre les divers points de l’espace comme entre les divers points du temps : sans cet état intermédiaire, ni attente ni souvenir ne seraient possibles.

Supposons un être en train de tomber d’une hauteur considérable, d’un ballon à quatre mille mètres en l’air : cet être n’éprouvera-t-il pas ce sentiment particulier et indéfinissable qui est le sentiment de chute, et cela sans avoir besoin d’aucune réflexion sur les mouvements qu’il accomplit ? L’animal même se sentira entraîné dans cette descente vertigineuse : il n’aura pas l’impression de repos, mais l’impression corrélative à un mouvement rapide. Eh bien, dans le domaine de la conscience et du temps, nous sommes ainsi entraînés : nous faisons en quelque sorte une chute continuelle à laquelle répond toujours une impression d’entraînement, de changement, de poussée perpétuelle vers autre chose. Il y a un sentiment particulier de processus interne comme il y a un sentiment particulier de chute. C’est sans aucune comparaison intellectuelle avec un point fixe de l’espace qu’en tombant on se sent tomber ; pareillement, c’est sans aucune comparaison intellectuelle avec un point fixe du temps qu’on a le sentiment original de changement, de transition continuelle. Mais, pour élever ce sentiment à la hauteur d’idée, il est clair que les points de comparaison deviennent nécessaires. Pour l’espace, on se représente le bord immobile du trou où l’on est tombé ; pour le temps, il y a aussi des fixités apparentes qui servent de points de repère. Tout ne change pas tout d’un coup et à la fois en nous : il y a des séries de changements plus ou moins rapides qui s’accomplissent simultanément, et dont plusieurs sont si lentes qu’elles sont relativement fixes. L’espace même, surtout l’espace visuel, nous offre de vrais tableaux en apparence immobiles qui forment contraste avec la succession de nos changements internes. Devant le même pré, l’animal a faim, broute, n’a plus faim, etc. Les groupes de représentations à changement rapide s’opposent donc aux groupes de représentations relativement permanentes ; c’est ainsi que l’espace et le temps, tout à la fois, se déterminent et s’opposent avec leurs caractères différentiels.

Le présent, pour la conscience, c’est l’actuel, c’est-à-dire, en somme, le réel. Que ce réel ne soit pas indivisible sous le rapport du temps, qu’il ait en lui-même un commencement, un milieu, une fin, un avant, un pendant, un après, nous venons de voir que cela est certain ; mais, pour la conscience, ce tout n’en constitue pas moins l’actualité et la réalité de la représentation ; il est donc, par rapport à elle, un élément, une unité de composition. Il est l’actuel, parce qu’il est ce en quoi la conscience s’actualise ; il est le réel, parce qu’il est ce en quoi la conscience se réalise pour elle-même ; il est le présent, parce qu’il est ce par quoi la conscience est présente à soi.

Dans ce présent empirique, il y a appréhension simultanée par la conscience de deux états dont l’un s’affaiblit et l’autre augmente, dont l’un vient et l’autre s’en va. L’image de cette appréhension totale subsiste dans l’appréhension du second moment empirique ; celle-ci, plus la première, subsiste à son tour dans l’appréhension du troisième moment empirique. Si on répète l’éternelle objection qu’à chaque moment la conscience est fixée sur la représentation présente, nous répéterons à notre tour que cette complète séparation du présent avec le passé est une fiction mathématique. Le présent mathématique est une limite entre le passé qui s’en va et l’avenir qui vient ; or, nous ne pouvons pas percevoir cet instant limite ; le présent de la conscience, encore une fois, est une longueur de temps ; c’est par un artifice qu’on suppose un présent indivisible pour y enfermer la conscience et la délier de sentir la durée. Le temps ne nous vient pas découpé en périodes présentes, « pareil, dit M. Hodgson, à un ruban de métrage découpé en centimètres et millimètres ». Si vous prenez les périodes présentes pour autant d’objets séparés, c’est simplement parce que vous avez l’habitude de trancher le temps continu en parties de passé, présent et futur, et cela dans un but pratique ; après avoir fait cette division factice, vous êtes obligé de recourir à des hypothèses plus ou moins transcendantes pour expliquer comment ce qui est ainsi divisé peut ensuite être réuni par la conscience.

Non seulement, en fait, nous ne percevons que des durées, si bien qu’il faut une série d’états pour composer le présent apparent à la conscience et le rendre ainsi perceptible, mais c’est ce caractère composé et successif du présent apparent qui rend possible la représentation de la durée même. Les images du passé qui restent dans la mémoire présente n’apparaissent pas comme affectées de repos et d’immobilité ; chacune est le résidu d’une série de pulsations et de changements ; et ce résidu conserve lui-même quelque chose de l’agitation première, de l’évolution dynamique qui a constitué la première perception125. Ainsi, quand il y a en nous une succession de choses différentes, nous éprouvons une certaine impression de changement qui ne saurait se confondre avec un état de repos et d’inertie, pas plus qu’en voiture nous ne confondons l’impression de la marche avec celle de l’arrêt. Au lieu de tableaux fixes, ce sont des échos changeants de changements internes ; il y a quelque chose de vivant et de mouvant sous toutes les représentations, et c’est par une fausse métaphore que nous substituons des cadres immobiles à ces représentations qui sont toujours des processus, qui reparaissent toujours dans la mémoire avec le caractère actif du mouvement. En d’autres termes, il se surajoute en nous à tout processus intérieur un certain mode particulier de conscience qui n’est pas lui-même vraiment un état, mais un autre processus répétant et réfléchissant le premier. C’est cette petite histoire en raccourci, durant quelques fragments de seconde, qu’on appelle le présent, et dont nous allons approfondir la nature.

II. —
Le souvenir est le germe de l’idée de passé, l’attente est le germe de l’idée de futur, comme la représentation actuelle est le germe de l’idée de présent ; la distinction nette des temps ne pourra sortir que de la mise en rapport et de la comparaison entre ces trois diverses attitudes d’esprit accompagnées de sentiments divers, de modes divers de conscience. Examinons donc ce qu’il y a de spécifique dans chacun des trois états de conscience répondant au présent, au passé, à l’avenir.

Dans la conscience du présent, nous avons vu que la caractéristique est un sentiment d’actualité, une sorte d’adéquation de la conscience à son objet, qui fait qu’elle n’a pas le sentiment de quelque chose qui lui manque. Cette adéquation aboutit à une intensité et à une clarté maxima de la représentation. Nous n’admettons pas pour cela, avec Spencer, Bain et Taine, que le présent soit caractérisé uniquement par l’intensité et la clarté, qu’un souvenir et une attente se distinguent uniquement sous le rapport de l’intensité et de la clarté ; on sait, en effet, que certains souvenirs ou certaines sensations anticipées peuvent acquérir une intensité très grande. Il est vrai qu’en ce cas les objets semblent présents ou bien près de l’être ; mais est-ce un effet de l’intensité et de la clarté seules ? Nous ne le croyons pas. Il faut, outre ces caractères, qu’il y ait le sentiment d’équation entre la conscience et son objet, excluant le sentiment de manque, conséquemment de tension. Dans le présent il y a, non point un vrai repos (en ce sens que nous n’agirions pas et ne changerions pas), mais le repos relatif de la possession. Ainsi l’animal affamé qui mange de l’herbe a le sentiment de la possession, de l’avoir, de l’ἔξις, de l’actualité, non celui de la tension vers un objet qui n’est encore ou n’est plus qu’une idée, une représentation au lieu d’une présentation actuelle. Tout cela est difficile à décrire, mais, de fait, manger actuellement se distingue fort bien de manger en idée quand on a faim, et cela non seulement par l’intensité, mais par l’actualité, la possession, l’adéquation à l’objet. Maintenant, comment se fait-il qu’un souvenir intense ou une vision intense de l’avenir donne l’illusion du présent ? C’est que l’intensité produit alors, comme première conséquence, la substitution possible de l’image à l’objet même, puis, comme seconde conséquence, le sentiment de possession, d’adéquation, avec disparition de toute tension et de tout manque. Nous ne désirons plus l’objet futur, nous le tenons, par la substitution de l’image intense à l’objet. Nous ne regrettons plus l’objet passé, nous en jouissons encore, par la vivacité de son image devenue hallucinatoire. L’intensité est donc un élément capital, mais elle n’est pas le seul : il faut encore considérer le rapport de l’activité à l’objet, selon que cette activité s’adapte entièrement l’objet, ou qu’au contraire elle est en tension sans se l’adapter. Le sentiment de tension est le sentiment du potentiel par rapport à l’actuel.

Si nous allons jusqu’au fond de ce qu’on nomme le sentiment d’attente, d’anticipation, nous voyons qu’il se ramène à une tendance qui est elle-même une appétition. C’est par l’appétition que l’animal fait d’abord connaissance avec l’attente. Attendre signifie proprement tendre à ; attendre l’eau qui va désaltérer, c’est tendre à l’eau qui va désaltérer. Il n’est aucune attente qui n’enveloppe désir ou aversion. — On nous objectera l’attente tout intellectuelle, en apparence indifférente. — D’abord, répondrons-nous, c’est là un résultat très ultérieur de l’évolution mentale ; de plus, même à ce haut degré d’évolution qui caractérise l’intelligence contemplative, l’attente indifférente dans la contemplation pure est encore une simple apparence recouvrant un fond de désir. Quand vous attendez pour l’unique plaisir de savoir ce qui va arriver, vous désirez encore ce plaisir ; quand vous contemplez l’objet prétendu indifférent, vous désirez le connaître, vous tendez encore à lui.

Il en est de même pour cette sorte particulière d’attente qu’on nomme l’attention. Faire attention, c’est attendre quelque chose qui va apparaître, c’est tendre à une représentation qui va venir. Or, dans tous ces cas, il y a une attitude d’esprit très différente de celle de la possession actuelle. Un être vivant ne peut pas ne point distinguer son état d’attente et de tension, qui est au fond un état de besoin et de désir, d’avec l’état d’adaptation actuelle et réciproque entre le sujet et l’objet.

Il en résulte que l’état de conscience corrélatif à l’objet présent et l’état de conscience corrélatif à l’objet futur, offrant en eux-mêmes une différence, doivent se différencier pour la réflexion, et que toute conscience qui concevra ces deux états les verra en effet différer. L’aperception de cette différence est le début de la distinction intellectuelle entre le présent et l’avenir ; elle est à la fois constitutive du présent comme distinct et de l’avenir comme distinct.

Pareillement, du côté du passé, nous avons vu que l’image-souvenir a un caractère particulier qui n’est pas seulement une intensité et une clarté plus faibles, mais une relation de potentialité à actualité, de manque à possession, de non-équation à équation. S’il s’agit d’un objet agréable, il y a cette impression de manque qui se traduit par le regret, il y a l’attitude de la volonté qui voudrait retenir ce qui lui échappe. L’animal qui perd ce qu’il tenait à un sentiment de perle très distinct du sentiment de jouissance, et qui n’est pas non plus le sentiment de désir, orienté vers le futur. Il existe une nuance, — difficile à exprimer peut-être, mais très facile à saisir, — entre la bonne chose qu’on a laissée tomber de sa bouche et la bonne chose qu’on n’a pas encore dans sa bouche. Quand il s’agit d’une peine passée, il y a un sentiment de délivrance particulier, qui suppose encore une simple idéalité par opposition à la réalité. Mais, sauf ces cas de regret ou de délivrance, le passé n’offre pas le même intérêt que l’avenir et nous laisse plus contemplatifs, plus purement spectateurs. Le regret même du passé est au fond le désir que le passé redevienne futur. C’est du côté de l’avenir que notre activité est vraiment tournée, tandis que le passé est surtout un objet de vision passive. Aussi y a-t-il encore une différence de sentiment entre l’image du passé et l’image anticipée de l’avenir. Cette différence est un des éléments qui servent à nous faire distinguer le passé de l’avenir.

La distinction devient de plus en plus facile quand les représentations se groupent en séries, car alors nous avons, du côté du passé, une série d’intensités et de clartés décroissantes ou évanouissantes ; du côté de l’avenir, au contraire, une série d’intensités et de clartés croissantes. Arrivé au ruisseau après une longue course, l’animal voit comme par derrière une série idéale d’impressions de plus en plus affaiblies, indistinctes et incomplètes, répondant à sa course ; la perception du ruisseau est en pleine actualité et complète ; d’autre part, une seconde série idéale s’ouvre en avant, dont le premier terme, l’appétit de boire, monte en intensité au lieu de décroître. En même temps cette série est l’objet de l’attitude expectante, de la tendance à un complément de sensation, d’une attente de ce qui vient, au lieu que la série en arrière est l’objet fuyant d’une contemplation rétroactive.

Remarquons toutefois que le jeu d’images précédemment décrit est toujours simultané dans l’esprit ; c’est une perspective où les termes, sous un même regard, sont distingués comme réels et idéaux, intenses ou faibles, clairs ou obscurs, complets ou incomplets, en ordre de croissance ou de décroissance ; mais ils ne sont pas encore en ordre de succession proprement dite. Il est bien vrai que ces divers termes se sont succédé de fait dans la pensée, mais la succession dans la pensée n’est pas par elle-même la pensée de la succession. Si, par exemple, le tonnerre suit l’éclair, de deux choses l’une : ou bien, quand j’ai l’impression du son de tonnerre, l’impression de l’éclair n’existe plus, et alors je ne puis avoir l’idée de succession, ou bien elle coexiste, affaiblie, avec l’impression du tonnerre, et alors j’ai deux impressions simultanées, l’une forte, l’autre faible : comment donc puis-je savoir qu’il y a eu succession ? Il y a là un fait nouveau qui réclame une explication particulière.

D’abord, outre les deux impressions simultanées du tonnerre et de l’éclair, j’en ai d’autres encore qui leur servent de cadres : le souvenir du tonnerre n’est pas entouré de la même manière que la perception, et j’ai la représentation des deux cadres différents. De plus, le souvenir du tonnerre est une représentation double : il est la représentation faible d’une représentation dont je me représente une intensité plus forte. Le jeu d’images est donc beaucoup plus complexe qu’on ne se le figure, mais enfin c’est toujours un jeu d’images statiques et simultanées, un simple spectacle kaléidoscopique qui n’enveloppe pas, comme tel, le sentiment du temps, et qui ne peut m’en offrir la représentation ou perspective que si, par-dessous, je replace le sentiment animateur de la transition ou du changement. Où, encore une fois, puisons-nous ce sentiment irréductible ? Sans prétendre l’expliquer par réduction à quelque chose de plus simple, au moins faut-il le rattacher à sa vraie origine expérimentale, et cette origine, selon nous, n’est pas la représentation, elle est l’appétition ; elle n’est pas d’ordre intellectuel, mais d’ordre volitif.

Quel sera le vrai révélateur du temps et de la succession ? — C’est l’appétit. L’appétit est par essence tourné vers l’avenir, vers ce qui n’est, pas, mais peut être et sera. En même temps, sous le rapport intellectuel, il est la projection dans le futur d’un passé déjà connu. On peut dire que, si le temps est une forme, il est la forme de l’appétit, bien avant d’être celle de la pensée. Avoir faim, c’est tendre vers un objet séparé non seulement par un intervalle d’espace, mais encore par un intervalle de temps. Les deux se confondent d’ailleurs à l’origine, comme Guyau l’a montré. Le temps est primitivement une forme de la distance, de l’éloignement, de la séparation. Le besoin, l’appétit est un effort et un mouvement commencé pour traverser un intervalle. Avoir faim et manger sont deux états qui se rangent d’eux-mêmes en dehors l’un de l’autre, sous forme sérielle, non seulement dans l’espace où ils s’accomplissent, mais encore dans le temps. Il n’y a pas besoin pour cela d’être préalablement en possession de la forme pure du temps ; au contraire, c’est par la succession du besoin satisfait, du besoin contrarié, puis satisfait, etc., que la perspective du temps se produit dans la conscience. Nous avons vu que les psychologues, dans leurs analyses abstraites, disent : Tout état de conscience, même l’image du passé ou de l’avenir, étant effectivement actuel, doit apparaître comme actuel ; comment donc arrivons-nous à distinguer de l’actuel quelque autre chose sous les noms de passé ou d’avenir ? — Mais l’animal qui se représente sa proie absente et a faim ne se la représentera jamais de la même façon que quand elle est présente et qu’il en a la sensation complète. Il s’efforce de tirer à lui la proie qui va lui échapper : voilà le futur. Il la laisse échapper et ne la tient plus, voilà le passé ; il la ressaisit et la dévore, voilà le présent. Le fond même de la vie est l’appétit, et l’appétit enveloppe simultanément le germe d’une prévision et d’une mémoire. Tout animal porte déjà le temps dans le plus humble de ses appétits, qui attend sa propre satisfaction. Presque tous les psychologues ont cherché à expliquer l’idée de temps par un simple jeu de représentations ; c’est pour cela qu’ils ont échoué ; il faut, avec Guyau, considérer l’appétition126. De plus, au lieu de s’occuper d’abord du passé, il faut montrer la genèse du sentiment de l’avenir. Pourquoi l’image-souvenir de la nourriture prise se distingue-t-elle de l’image-attente de la nourriture à prendre ? C’est qu’il y a sous l’image-attente une tendance au mouvement, une force impulsive et motrice qui n’existe nullement dans l’autre. Au moment même où je satisfais ma faim, je discerne le malaise qui diminue de force, et le bien-être qui augmente de force. En général, je discerne la sensation croissante et la sensation évanouissante, parce que les images des sensations successives, les unes de plus en plus vives, les autres de plus en plus faibles, subsistent dans ma mémoire en formant des séries inverses. C’est l’équivalent d’une file de lumières de plus en plus éloignées ou rapprochées. En vertu d’un phénomène d’optique intérieure, toutes mes sensations ou images se disposent d’elles-mêmes en un certain ordre ; c’est une série idéale dont la sensation la plus forte et la plus complète occupe un point et dont les moins intenses et les moins complètes occupent les autres points, avec des caractères différents selon qu’elles sont une attente impulsive ou un résidu passif ; — ligne indéfinie dont une partie semble fuir derrière nous et l’autre devant nous. Une fois que cette sorte de cadre unilinéaire s’est établi dans le cerveau, tous les événements intérieurs viennent spontanément y prendre place, mais ce qui introduit la vie dans ce cadre représentatif, c’est l’appétit. Le passage perpétuel du passé au présent et du présent à l’avenir, à travers l’appétition satisfaite ou non satisfaite, est pour la conscience comme un son filé qui s’enfle, éclate et diminue.

C’est donc, en somme, des résidus laissés dans la conscience par la succession combinée avec l’intensité et la clarté, que se tire la représentation du temps : supposez que je regarde un phare tournant qui ramène à intervalles réguliers un feu blanc et un feu rouge ; au bout de plusieurs tours il y aura à la fois, dans un même état général de conscience, une image faible et indistincte du rouge à l’état évanouissant, une image vive et distincte du blanc, et une image faible du rouge à l’état naissant, c’est-à-dire trois degrés et trois espèces de représentations différemment orientées ; mais, pour avoir le sentiment même du temps, il faut agir, vouloir et mouvoir. C’est, en définitive, la volonté qui crée en nous le temps. Les variations d’intensité et de qualité, par elles seules, ne suffiraient pas à nous révéler la succession, car nous ne pourrions pas distinguer l’intensité faible résultant de l’éloignement dans le temps d’avec l’intensité faible produite par un original rapproché et même immédiat, mais faible lui-même. Un son imperceptible n’est pas nécessairement un souvenir de son, quoique, en écoutant une cloche lointaine, quand le son atteint un certain degré de faiblesse, on ne sache plus si ce qu’on entend est souvenir ou perception. Selon M. James, « il y a à chaque moment dans le cerveau une cumulation de courants nerveux dont l’un enveloppe l’autre, et parmi lesquels les plus faibles sont les phases évanouissantes de processus qui étaient tout à l’heure à leur maximum d’intensité. La mesure d’enveloppement détermine le sentiment de la durée occupée ». Cette théorie revient à dire qu’il y a simultanément, dans la conscience, des représentations intenses et des représentations évanouissantes ; mais pourquoi le rapport de ces représentations simultanées, au lieu d’être un rapport de coexistence entre des représentations faibles et des représentations intenses, apparaît-il comme un rapport de succession entre des représentations passées et des représentations présentes ? M. James reconnaît lui-même que l’explication n’est pas donnée. C’est qu’il s’en tient toujours à des représentations et à des rapports de représentations statiques, au lieu de faire appel au dynamisme appétitif. Le Créateur, dit-on, a fait Adam avec un nombril, comme s’il était sorti du sein d’une mère, donnant ainsi au premier homme le signe d’une origine illusoire ; M. William James suppose que, semblablement, le Créateur fasse naître tout d’un coup un homme avec un cerveau contenant des processus analogues à ces processus d’images évanouissantes qui existent dans un cerveau ordinaire après une certaine expérience de la vie ; le premier stimulus réel qui agirait après la création sur le cerveau d’Adam serait donc accompagné d’un processus évanouissant additionnel : ces deux processus s’envelopperaient l’un l’autre, « et l’homme nouvellement créé aurait sans aucun doute, juste au premier instant de sa vie, le sentiment d’avoir existé déjà depuis un certain espace de temps ». — L’hypothèse est ingénieuse, la solution nous semble inexacte. Nous ne croyons pas que l’existence simultanée de processus intenses et de processus faibles pût donner à Adam l’illusion d’avoir déjà vécu. Le tout serait un jeu statique de représentations coexistantes, par exemple la représentation d’une pomme sur l’arbre coexistant avec la représentation (imaginaire) d’une pomme mangée. Pour qu’Adam acquît le sentiment de la durée, il faudrait qu’il désirât, qu’il eût faim, qu’il fit un effort quelconque pour porter la pomme à sa bouche ; alors, et alors seulement, il créerait le temps en lui, le réaliserait et le sentirait en le réalisant. Il ferait donc connaissance d’abord avec le futur. Aussitôt cette première connaissance faite, il pourrait concevoir le passé, et il subirait effectivement, grâce à la représentation innée d’une pomme déjà mangée, l’illusion de faire pour la seconde fois ce qu’il fait réellement pour la première fois. Le prestidigitateur divin serait déjoué, malgré l’artifice de sa lanterne magique, tant qu’Adam immobile n’aurait pas encore agi et, par l’action, par l’effort, réalisé en soi le temps, au moins une première fois. C’est donc bien par la tendance à l’avenir, non pas seulement par l’image du passé, que nous concevons d’abord le temps.

Retournons-nous maintenant du côté du passé.

Quand nous reconnaissons un objet en le revoyant, par exemple une personne, il y a alternance et rythme entre deux actes : le premier acte est la séparation de l’image-souvenir d’avec la perception actuelle. Cette séparation tient à ce que l’image est moins intense, moins différenciée, moins complète, enfin liée à d’autres images également faibles (souvenirs concomitants), que contredit l’ensemble intense et complet des perceptions actuelles. Le second acte est la fusion de l’image et de la perception, qui aboutit à la reconnaissance de la similitude, ou, en un seul mot, à la reconnaissance. Quand cette double opération s’est accomplie un grand nombre de fois, la série des images représentées à l’esprit se distingue nécessairement de la série des objets de perception et forme la perspective du passé.

Quant à l’ordre dans lequel les souvenirs se disposent et se réveillent, il est, selon nous, déterminé surtout par des raisons d’intensité. Prenons un exemple et soumettons-le à une analyse détaillée. Les représentations suivantes : — gravure regardée à la lumière d’une bougie, vent violent, fenêtre ouverte, bougie éteinte, obscurité, — une fois produites dans mon expérience, tendront à se reproduire dans un certain ordre déterminé, qui est celui même do leur production primitive. La perception de la gravure commençait de diminuer en intensité lorsque est venue la sensation du vent, et cette perception de la gravure, avec le degré précis d’intensité qu’elle avait à ce moment, s’est fondue dans la conscience avec la sensation nouvelle et forte du vent. Celle-ci, à son tour, a été en partie refoulée et diminuée dans son intensité par la sensation nouvelle de fenêtre ouverte. En même temps l’image de la gravure, qui subsistait encore avec son second degré d’intensité, s’est combinée (ainsi que celle du vent) avec la sensation de fenêtre ouverte. Puis celle-ci, étant supplantée par la sensation de bougie éteinte, est descendue au second degré d’intensité, tandis que l’image du coup de vent était descendue au troisième, celle de la gravure au quatrième.

Nous avons donc : 1er moment. — Sensation intense de la gravure regardée.

2e moment. — Sensation intense de vent violent ; image de la gravure descendue à son second degré d’intensité. Combinaison des deux états de conscience, en vertu de leur simultanéité dans la cœnesthésie et des courants simultanés qu’ils produisent dans le cerveau.

3e moment. — Sensation intense de fenêtre ouverte ; image du coup de vent descendue à son second degré d’intensité ; image de la gravure descendue à son troisième degré d’intensité. Combinaison des trois états dans l’état général de conscience à ce moment.

4e moment. — Sensation intense de bougie éteinte ; image de la fenêtre ouverte au second degré d’intensité, du vent au troisième degré, de la gravure au quatrième. Combinaison dans l’état général de conscience.

Supposons maintenant qu’un intervalle se soit écoulé, et que je regarde de nouveau la gravure. Cette perception tendra à me rappeler le coup de vent, avec une énergie proportionnée à l’intensité même qu’avait la perception de la gravure au moment où elle s’est combinée, dans la cœnesthésie, avec la perception du vent. De même, l’énergie avec laquelle elle rappelle la fenêtre ouverte est proportionnée au degré d’intensité et de clarté qu’elle avait au moment de sa combinaison avec la sensation de fenêtre ouverte ; or, ce n’était plus que son second degré d’intensité. Donc elle tendra moins à rappeler la fenêtre ouverte qu’à rappeler le bruit de vent. Donc encore le souvenir du vent se réveillera avant celui de la fenêtre ouverte, et ainsi de suite. Donc, enfin, l’ordre de reproduction sera identique, cæteris paribus, à l’ordre de production. Nous aurons alors une série à l’état d’évolution.

Maintenant, au lieu de la gravure, supposez que, plus tard, j’aperçoive de nouveau la fenêtre qui s’était ouverte, c’est-à-dire le troisième terme de la série. Ce terme ne rappellera pas seulement ses conséquents (bougie éteinte, obscurité, etc.), il rappellera encore ses antécédents : vent, gravure. Mais il y aura une grande différence entre les deux modes de reproduction. L’image de la fenêtre tendra à évoquer successivement l’image de la bougie soufflée et l’image de l’obscurité, parce qu’elle était elle-même à des phases variables d’intensité lorsqu’elle fut présente à la conscience avec ces autres présentations ; en outre, elle tendra à les rappeler avec leur pleine intensité et clarté, parce qu’elles possédaient toutes ce degré au moment de sa combinaison avec elles. Au contraire, elle tendra à rappeler simultanément le vent et la gravure, parce que, au moment même de la combinaison, elle s’est trouvée en simultanéité avec ces deux termes. De plus, elle ne tendra pas à les rappeler avec leur plein degré d’intensité, mais seulement avec le degré qu’ils avaient au moment de la combinaison. Dès lors, au premier moment de l’association des idées, il n’y aura pas évolution successive de la série en arrière, mais renaissance simultanée des termes antécédents avec des degrés divers d’obscurité. Ce premier moment est ce que Herbart appelle une série à l’état d’« involution ».

On voit maintenant quelle perspective devra se produire dans la conscience : image intense de la fenêtre, puis, simultanément, image à demi intense du vent et image de la gravure au troisième degré d’intensité : c’est le côté du passé ; d’autre part, du côté du futur, image intense de la bougie éteinte, puis, après celle-là, image intense de l’obscurité, et, après celle-ci, les images suivantes. Nous avons donc le sentiment obscur d’une série d’images à l’état d’enveloppement qui tend à se développer, et qui se développe en effet dans un ordre déterminé. De plus, ce développement a lieu seulement dans une même direction, passant toujours du terme plus obscur à celui qui l’est moins dans le groupe enveloppé, jusqu’à ce qu’il vienne rejoindre la représentation actuelle, qui existe déjà à l’état clair et intense. Supposons maintenant que la sensation actuelle soit celle d’obscurité subite et que le souvenir de la gravure soit, à cette occasion, éveillé avec assez d’intensité pour produire le développement des intermédiaires, vent et bougie : j’ai à la fois dans la conscience les deux termes extrêmes d’une série (gravure… obscurité subite) et le mode de transition entre eux (vent, bougie) ; de plus, il y a une unité de direction qui fait que chaque terme est le commencement d’un autre et la fin d’un autre. Le sentiment de ce dynamisme et de cet ordre interne, ce sera la représentation de la succession, qu’il faut se garder de confondre avec la simple succession des représentations.

Si nous avons, à la manière de Herbart, supposé une force inhérente aux idées, il est bien entendu que ce n’est pas pour nous une force qu’auraient en elles-mêmes des idées détachées, des représentations individualisées et à l’état atomique. La force des représentations, nous l’avons dit souvent, est celle des tendances sous-jacentes, qui elles-mêmes sont fonctions de l’état général au moment donné. Mais, dans l’ordre psychique comme dans l’ordre physique, on a le droit de symboliser les forces et de les supposer agissant séparément, quoiqu’elles agissent simultanément et solidairement.

Outre les éléments mécaniques et dynamiques, sensitifs et appétitifs, qu’on découvre dans la conception du temps, il y a aussi des éléments logiques, que Spinoza avait entrevus et sur lesquels Taine a principalement insisté dans sa théorie de la mémoire. On sait que, pour Spinoza, la croyance est le caractère essentiel de toute représentation non contredite. Si, par hypothèse, une idée est seule dans l’esprit, elle est nécessairement affirmée, objectivée. Nous admettons de plus que, du côté physique, si une idée est seule et non contredite, elle se réalisera en mouvements conformes ; la présence d’une idée, toute contradiction mise à part, entraîne donc et l’affirmation de la présence de l’objet et les mouvements corrélatifs. Mais il y a des idées présentes qui sont contredites, à la fois logiquement et mécaniquement, par d’autres idées également présentes et, en outre, plus intenses, plus nombreuses, mieux coordonnées avec l’ensemble de toutes nos idées. En ce cas, l’idée contredite n’entraîne plus jusqu’au bout l’affirmation de la présence de son objet, ni les mouvements relatifs à cet objet. La représentation purement imaginative d’une proie, chez l’animal qui a faim, produit bien un commencement de mouvements relatifs à l’acte de manger ; elle peut même faire venir, comme on dit, « l’eau à la bouche » ; mais cette représentation faible est tellement contredite par l’ensemble des représentations fortes, y compris la sensation même de la faim, qu’aucun animal ne concevra longtemps sa proie absente comme présente. Il y a là, avec une lutte mécanique de tendances, de mouvements commencés et arrêtés, une lutte logique d’idées. Or, s’il est une loi inhérente à l’être sentant et pensant, c’est bien la loi d’identité ; s’il est une forme de l’expérience — non a priori, mais identique à l’expérience même, dont elle est constitutive — c’est celle qui devient plus tard la forme logique des axiomes d’identité et de contradiction. La proie présente à la pensée et absente de la bouche prendra donc, pour la pensée même, un aspect particulier : elle se rangera parmi un ensemble d’images faibles et incomplètes qui entoure d’une sorte d’auréole les images fortes et complètes, et cet ensemble, contredit, repoussé par tout le reste, se reportera dans un autre milieu. Il en résultera un classement d’images selon un certain ordre et sur divers plans. Joint à tous les autres éléments que nous avons déjà indiqués, ce phénomène de mécanique et de logique tout ensemble contribuera à produire l’alignement des images sur une ligne idéale, qui est celle de la succession.

La représentation du temps, dont nous venons de voir la genèse, n’est pas, comme le croient Kant et même Spencer, une « forme nécessaire de toute représentation », ni a priori, ni a posteriori. Si l’appétit enveloppe le temps, la représentation considérée en elle-même ne l’enveloppe pas. Supposez, par impossible, un animal réduit à une existence toute représentative et même affective, mais non volitive ; cet animal aurait des représentations sans aucune représentation du temps. Il pourrait même avoir des affections de plaisir et de douleur uniquement présentes, il pourrait avoir des perceptions spatiales uniquement présentes ; il pourrait se figurer tout sous forme d’étendue tangible ou visible sans mémoire proprement dite, en vivant dans un présent continuel sans passé et sans avenir127. C’est donc avec raison que nous faisons du temps une forme de l’appétition et non de la représentation.

II
Rapports du temps et de l’espace §

Les rapports du temps à l’espace ont donné lieu à de nombreuses théories. Selon Guyau, il est contraire aux vraies lois de l’évolution de vouloir construire l’espace avec le temps, quand c’est avec l’espace que nous arrivons à nous représenter le temps. La représentation des événements dans leur ordre temporel est une acquisition plus tardive que la représentation des objets dans leur ordre spatial. La raison en est, ajoute Guyau : 1° que l’ordre spatial est lié « aux perceptions mêmes, aux présentations, tandis que l’ordre temporel est lié à l’imagination reproductive, à la représentation » ; 2° non seulement le temps est lié à des représentations, — phénomènes ultérieurs, — mais encore il ne peut être conçu « que si les représentations sont reconnues comme représentations, non comme sensations immédiates. Il faut donc l’aperception de la représentation d’une présentation ». Au contraire, l’étendue avec ses parties plus ou moins distinctes, mais certainement étalées devant les yeux, « se laisse percevoir en un seul moment par un grand nombre de sensations actuelles ayant des différences spécifiques (signes locaux) ». Pour percevoir l’étendue, l’enfant et l’animal n’ont qu’à ouvrir les yeux : c’est un spectacle actuel et intense, tandis que, pour le temps, c’est un « songe effacé ». Les enfants atteignent même des idées très élevées sur la position des objets dans l’espace, sur les relations de près et loin, de dedans et de dehors, etc., « bien avant d’avoir des idées définies sur la succession et la durée des événements128 ».

Selon nous, cette théorie de Guyau ne s’applique exactement qu’à la représentation du temps et de son ordre, comparée à la représentation de l’espace et de son ordre. Il est bien vrai que la représentation de l’ordre spatial est déjà lice aux perceptions mêmes, aux présentations, « tandis que l’ordre temporel est lié à l’imagination reproductive, à la représentation » ; mais s’il s’agit du sentiment immédiat du temps et de la transition actuelle, nous croyons que Guyau, qui a lui-même insisté sur le ton dynamique de ce sentiment, aurait pu y reconnaître un caractère immédiat de l’appétit, au lieu de paraître le subordonner à l’espace. Lui-même ajoute, d’ailleurs : — « Est-ce à dire que le temps ne soit pas déjà en germe dans la conscience primitive ? — Il y est sous la forme de la force, de l’effort et, quand l’être commence à se rendre compte de ce qu’il veut, de l’intention ; mais alors, le temps est tout englobé dans la sensibilité et dans l’activité motrice, et par cela même il ne fait qu’un avec l’espace ; le futur, c’est ce qui est devant l’animal et qu’il cherche à prendre ; le passé, c’est ce qui est derrière et qu’il ne voit plus ; au lieu de fabriquer savamment de l’espace avec le temps, comme fait Spencer, il fabrique grossièrement le temps avec l’espace ; il ne connaît que le prius et le posterius de l’étendue. Mon chien, de sa niche, aperçoit devant lui l’écuelle que je lui apporte : voilà le futur ; il sort, se rapproche, et, à mesure qu’il avance, les sensations de la niche s’éloignent, disparaissent presque, parce que la niche est maintenant derrière lui et qu’il ne la voit plus ; voilà le passé. » En somme, pour Guyau, la succession est « un abstrait de l’effort moteur exercé dans l’espace ; effort qui, devenu conscient, est l’intention ». On peut accorder à Guyau que le sentiment du temps n’a point précédé, comme on se l’imagine, le sentiment du mouvement et de l’extensivité, pas plus qu’il n’a précédé le sentiment de l’intensité. La conscience du temps implique un tout continu de représentations qui, dès l’origine, offre un caractère d’extensivité et forme une sorte de masse. Pour prendre conscience de la durée, l’être est obligé de se figurer une série de représentations dans l’espace. On ne commence pas par concevoir une sorte de temps spirituel et mental : le temps est d’abord une perspective d’images sensibles disposées par rapport à nous dans un ordre particulier, qui d’ailleurs n’est pas la juxtaposition spatiale ; la série temporelle n’en est pas moins composée d’une suite de tableaux dans l’espace. L’animal revoit son passé sous la forme d’une série de scènes avec décors, comme dans une lanterne magique. Et en même temps que les choses de la durée ont une étendue, elles ont une intensité ; ce sont des images moins intenses que celles du moment actuel, qui viennent se ranger l’une derrière l’autre. La succession est donc le mode d’interprétation d’un certain ensemble de représentations coexistantes, une manière de les ordonner et de les classer. Mais comment arrivons-nous à ce mode d’interprétation ? — C’est, nous l’avons vu, et Guyau lui-même l’a montré, par la conscience de l’appétit, de la tension, qui distingue la pure idéalité de l’actualité présente, de l’idéalité future et de l’idéalité passée.

Une théorie analogue à celle de Guyau est adoptée par James Ward, qui de plus, comme Waitz, propose d’appliquer à la notion du temps une conception des signes temporels pour faire le pendant de signes locaux. Quand nous parcourons de la main un objet, la série d’efforts dans l’espace laisse des résidus, qui sont des signes locaux ; pareillement, quand nous faisons attention successivement à plusieurs objets, nos efforts successifs d’attention laissent une série de résidus, qui varient à la fois en intensité et en distinction quand nous passons de l’un à l’autre129. Selon James Ward, ce sont ces résidus ou signes temporels qui nous permettent de concevoir les représentations comme successives, non plus comme simultanées.

La théorie de Ward est ingénieuse, et il est certain que les efforts successifs d’attention (qui d’ailleurs sont aussi en même temps des efforts musculaires) doivent laisser des traces formant série. Toutefois, nous croyons que l’attention n’est elle-même qu’une face intellectuelle de l’appétition ; c’est donc à l’appétition que nous demandons les vrais signes temporels. Avoir bu, boire ou tendre à boire diffèrent par des signes non seulement qualitatifs et intensifs, mais encore appétitifs et volitifs, conséquemment temporels. Les signes fournis par l’attention nous paraissent secondaires ; ceux que la volonté fournit sont primaires et essentiels.

Pour Guyau, les signes temporels se ramèneraient en grande partie aux signes locaux eux-mêmes et aux points de repère de l’espace. Si l’animal marche à travers la campagne, il a des signes locaux fournis par ses efforts musculaires et aussi par ses yeux : il a le sentiment d’une série de mouvements et d’une série de visions ; le contraste des résidus avec les impressions actuelles produit alors la projection dans une sorte de quatrième dimension qui est le temps. — Oui, mais encore faut-il que le contraste des résidus et des sensations existe, et il ne peut exister que dans le sentiment immédiat de la succession. Donc, selon nous, pour avoir une théorie complète qui soit la synthèse de toutes les autres, il faut dire : — Le temps, pour l’animal et pour l’enfant, est une succession de coexistences à forme spatiale et d’intensités à forme appétitive et émotionnelle. La ligne pure du temps, où il n’y aurait que des états internes successifs, passant un par un comme par le trou d’une aiguille de dimension nulle, est une construction des mathématiciens et des métaphysiciens. La vie, encore une fois, est indivisiblement intensive, extensive et protensive. Logiquement, le protensif implique même l’intensif et l’extensif, dont il n’est que le prolongement, par l’appétit, vers l’avenir, et par la mémoire, vers le passé.

Depuis que les pages précédentes ont été écrites, M. Bergson a proposé, lui aussi, une théorie du temps qui a des traits communs avec celle de Guyau. À l’exemple de ce dernier, il considère, en premier lieu, la représentation ordinaire du temps comme spatiale ; il va même jusqu’à dire qu’en croyant nous représenter la durée nous ne nous représentons que de l’espace. En second lieu, comme Guyau, M. Bergson admet un sentiment de la durée pure, ce que Guyau appelait le « cours du temps », par opposition à son « lit ». Mais M. Bergson se fait une idée mystique de cette durée pure, où il veut voir une hétérogénéité absolue d’états purement qualitatifs, sans intensité, sans rapport à l’espace, sans loi contraignante ; ce n’est plus là, sans doute, la liberté intemporelle de Kant, mais c’est une liberté temporelle, une succession imprévisible dans le temps de qualités toujours nouvelles, non contenues dans leurs antécédents. Aussi M. Bergson, après avoir exagéré, plus que ne l’avait fait Guyau, le rôle de l’idée d’espace homogène, s’est perdu à la fin dans une sorte d’abîme d’hétérogénéité insaisissable à la pensée.

De ce que l’espace est homogène, s’ensuit-il que tout milieu homogène et indéfini, comme on se représente le temps, soit en réalité espace ? — L’homogénéité consistant, dit M. Bergson, dans l’absence de toute qualité, on ne voit pas comment deux formes de l’homogène se distingueraient l’une de l’autre. — Nous répondrons que l’homogénéité de l’espace n’est point l’absence de toute qualité, mais la répétition indéfinie des mêmes qualités caractéristiques et originales. La juxtaposition est elle-même une qualité, un mode d’existence et d’apparition qui se distingue parfaitement de la succession ; autre qualité, autre mode ou processus d’existence et d’apparition. Dans le prétendu espace sans qualités, il y a trois dimensions, il y a du haut ou du bas, du droit et du gauche, etc. On a beau prétendre qu’on a dépouillé l’espace de toute qualité pour le réduire à la quantité pure, autre chose est la quantité pure, autre chose l’espace. Deux milieux peuvent donc être homogènes, chacun en son genre et dans l’ordre de ses qualités spécifiques, sans pour cela constituer un seul et même milieu. — Mais, dira-t-on, lorsqu’on fait du temps un milieu homogène où les états de conscience paraissent se dérouler, « on se le donne par là même tout d’un coup », ce qui revient à dire qu’on le soustrait à la durée. Le futur et le passé y coexistent avec le présent ; c’est donc de l’espace. — Nous répliquerons que le souvenir présent du passé et la prévision présente de l’avenir, en nous permettant de « nous donner tout d’un coup » les éléments constitutifs et successifs de la durée, ne nous élèvent pas pour cela au-dessus de la durée et surtout ne nous font nullement retomber dans l’espace. Car, d’abord, nous ne concevons pas le présent, le passé et le futur comme coexistants, mais toujours comme successifs, et, si nous les rangeons selon une ligne imaginaire, nous ne confondons nullement cette ligne symbolique et spatiale avec la série successive du temps. Enfin, c’est par pure abstraction et fiction que nous nous représentons le temps comme « un milieu » où se dérouleraient les événements ; le temps ne contient pas, ne renferme pas les choses comme un cadre ; il est simplement la succession indéfinie des successions réelles ou possibles. L’homogénéité relative que nous y introduisons vient de ce que nous abstrayons tout, sauf le fait de la succession même, conséquemment la transition entre passé, présent et futur. Nous n’avons pas fait pour cela le plus petit saut dans l’espace.

M. Bergson veut faire de l’espace l’homogénéité absolue, et de la durée vraie une hétérogénéité absolue. « La pure durée, dit-il, pourrait bien n’être qu’une succession de changements qualitatifs qui se fondent, qui se pénètrent sans contours précis, sans aucune tendance à s’extérioriser les uns par rapport aux autres, sans aucune parenté avec le nombre. Ce serait l’hétérogénéité pure. » — Cette hétérogénéité absolue est, selon nous, inconcevable et ne serait pas plus le temps qu’autre chose. Ce serait un chaos de représentations, un vrai rêve sans lien ; et c’est en effet au rêve que M. Bergson compare le sentiment de la durée pure : se laisser vivre sans rien penser, sans rien distinguer, sans discerner le plaisir de tout à l’heure d’avec la peine présente, c’est être dans la « durée pure » ; disons plutôt : c’est perdre tout sentiment de la durée, toute mémoire du passé comme distinct du présent, toute anticipation de l’avenir ; cette sorte de vie, en apparence mystique et « libre », ne serait qu’un complet abêtissement ou, plus encore, un retour à la vie purement végétative.

Pour éviter cette absorption complète dans le présent et nous laisser le souvenir des états antérieurs, M. Bergson suppose qu’il peut y avoir une « succession sans distinction », une « pénétration mutuelle, une solidarité, une organisation intime d’éléments, dont chacun, représentatif du tout, ne s’en distingue et ne s’en isole que pour une pensée capable d’abstraire ». — Sans doute ; mais, s’il n’y a pas alors séparation, il y a toujours distinction et succession tout ensemble. Il n’est pas vrai que nous nous rappelions pour ainsi dire « ensemble » les notes d’une mélodie ; que, « si ces notes se succèdent, nous les apercevions néanmoins les unes dans les autres ». Certes, dans le souvenir d’une mélodie il y a le souvenir de l’impression qualitative et émotionnelle produite par l’ensemble, mais il y a aussi le souvenir et la distinction des sons successifs, dont nous faisons continuellement la synthèse par la mémoire pour en saisir le rythme et le sens. Bien n’est plus propre que la musique à nous faire comprendre la différence de ces diverses choses : qualité, intensité, nombre, succession et distinction, ainsi que leur indépendance de l’espace, car, en écoutant une symphonie, nous ne sommes plus vraiment dans l’étendue ; nous ne nous figurons ni lignes, ni cercles, ni « milieu sonore ».

Ce qui est vrai, c’est qu’il y a continuité entre les états qui se succèdent immédiatement dans le temps : mais c’est un paralogisme d’en conclure qu’il n’y ait aucune séparation entre les états de conscience, aucune numération possible de ces états « à moins qu’on ne les projette dans l’espace » ; s’il y a continuité entre deux états en succession immédiate, il y a séparation entre mon plaisir d’hier et ma douleur d’aujourd’hui, et je saisis leur dualité sans avoir besoin de rien projeter dans l’espace, sinon par représentation auxiliaire et symbolique.

L’idée de temps est extrêmement flottante quand elle n’est pas associée à celle de l’espace, où les relations sont plus fixes : c’est là la seule conclusion à tirer des considérations précédentes sur l’espace et le temps. Au reste, nous traduisons perpétuellement le temps en espace, comme le montre l’expression même : un espace de temps, et réciproquement nous traduisons l’espace en temps, comme lorsque nous désignons une distance par deux heures de marche. Nous n’accorderons cependant ni à Guyau, ni à M. Bergson, que toute mesure du temps, même grossière, soit de nature spatiale130. Les sons réguliers d’une cloche ou le tic-tac d’une montre permettent de mesurer approximativement le temps sans recourir à l’espace. Nous saisissons le rythme, le retour régulier des mêmes sons sans les aligner sur une ligne ; un prolongement de silence entre les sons se fait immédiatement sentir. Nous déclarons même approximativement tel intervalle moitié plus grand que l’autre131.

Münsterberg a excellemment montré que nous mesurons le temps par des impressions sensibles. Lorsque le temps qui sépare deux impressions est moindre d’un tiers de seconde, l’image mnémonique de la première impression, à l’état évanouissant, enveloppe la seconde impression ; et c’est cet enveloppement plus ou moins grand qui nous fait juger la distance entre les deux impressions. Mais lorsque l’intervalle entre ces deux impressions dépasse un tiers de seconde, Müntersberg soutient que notre mesure est toute musculaire. Nous avons continuellement des sensations de tension et de relâchement des muscles, bien que nous n’y prêtions pas une attention directe. En faisant attention, nous accommodons les muscles des yeux, des oreilles, etc. Nous jugeons que deux intervalles de temps sont égaux lorsque, entre le commencement et la fin de chacun, nous sentons des relâchements, puis des tensions expectantes de nos muscles exactement similaires. Avec des intervalles de temps plus longs encore, nous nous réglons sur nos expirations et nos inspirations. Avec nos expirations, toutes les autres tensions musculaires subissent un décroissement rythmique ; avec nos inspirations, elles s’accroissent. Ces observations, corroborées par d’ingénieuses expériences, sont exactes, mais Münsterberg finit par confondre la mensuration musculaire du temps avec la conception même du temps. Il y a là, évidemment, un cercle vicieux ; pour juger les longueurs des intervalles de temps par la longueur des rythmes musculaires ou respiratoires, il faut déjà pouvoir juger et apprécier ces rythmes musculaires, et nous ne les apprécions que par nos efforts internes d’attention volontaire, par nos appétitions et nos volitions, auxquelles il faut toujours en revenir.

III
Théorie kantienne sur la forme a priori du temps §

Dans l’état actuel, l’individu naît avec une organisation du cerveau héréditaire qui tend à produire la notion de durée : nous avons vu que notre cerveau est tout prêt, dès la naissance, pour la classification des phénomènes présents, à venir et passés. Nous naissons sous la fascination de la durée, dont nous nous faisons une idée a priori, presque surnaturelle et divine.

Spencer a tort de croire que Kant ait entendu par la forme pure du temps la notion abstraite du temps telle « que l’adulte la possède » ; Kant, d’ailleurs, n’admet pas que le temps soit « un concept discursif ou, comme on dit, général » ; mais, d’autre part, M. Renouvier a tort de croire que, pour Kant, l’intuition pure du temps soit simplement « la puissance mentale du classement des objets de la pensée en tant que successifs et plus ou moins durables », une simple « fonction du temps », une simple « loi » aboutissant à la « représentation des successifs »132. Pour Kant, le temps est bien l’objet d’une intuition, mais pure de tout élément sensible ; il n’est pas une simple loi de notre expérience, mais l’objet d’une intuition supérieure à l’expérience et nécessaire pour l’expérience.

Cette théorie de Kant, avec son intuition pure du temps, nous semble illusoire, car l’intuition pure de la succession et de la possibilité indéfinie des successions est impossible par définition même. Nous ne pouvons avoir l’intuition d’un temps vide. Essayez, les yeux fermés, de vous figurer la durée pure, en oubliant tout ce qui vous entoure. Vous vous apercevrez que vous sentez en vous le cours de la vie sous forme de changements sensitifs : c’est votre respiration qui retentit dans votre conscience, ce sont les battements de votre cœur, ce sont vos muscles qui se tendent et se relâchent, ce sont des images qui passent devant votre esprit, des mots et des phrases qui se succèdent ; en un mot, le temps n’est senti que par le changement, et le changement n’est senti que sous une forme concrète ; un esprit pur dans le temps pur ne saisirait pas les changements du temps même, car que seraient ces changements tout abstraits ? Il n’y a de changement que dans l’ordre concret et vital, et il n’y a de sentiment de changement que dans l’activité et l’appétit. L’intuition pure du temps est donc un non-sens.

Quand plusieurs impressions frappantes se sont succédé dans l’expérience, il y a un ordre de reproduction successive qu’elles prennent nécessairement et que nous reconnaissons ; mais, quand même nous aurions l’idée a priori du temps, comme d’une grande ligne sans limites, cette idée ne nous apprendrait pas si c’est en fait la flamme qui a précédé la brûlure, la brûlure qui a précédé la flamme, ou si les deux ont été simultanées. Il faut bien toujours en venir à reconnaître, sous les représentations mêmes, quelque chose qui distingue les successives des coexistantes et, parmi les successives, la première de la seconde, la seconde de la troisième. Mais alors, à quoi bon l’intuition pure du temps ? Elle vient quand la besogne est déjà faite sans elle. Admettons que vous ayez l’intuition du temps homogène, continu, infini : voulez-vous me dire comment vous saurez que le plaisir de manger est venu après la souffrance de la faim et non auparavant ? Vous aurez beau contempler le temps homogène et la série idéale des successions possibles, cela ne vous dira pas ce que vous avez éprouvé en premier lieu et ce que vous avez éprouvé en second lieu, pas plus que cette même idée du temps ne vous renseigne sur ce qui se passe dans Sirius ou Aldébaran. Vous serez obligé d’en venir à quelque signe empiriquement distinctif de la succession, de l’avant et de l’après, à un sentiment interne du changement et à un sentiment de la direction prise par les éléments successifs de ce changement. Mais alors, encore une fois, à quoi sert votre intuition pure du temps, qui, étant bonne à tout, n’est bonne à rien ? De deux choses l’une : ou il y a dans l’expérience même de la volonté non satisfaite, puis satisfaite, quelque chose qui apparaît comme changement successif, et alors, si j’ai l’intuition sensible du changement, je n’ai pas besoin de votre forme a priori, aussi oiseuse et oisive que les dieux d’Epicure ; ou il n’y a dans l’expérience, comme vous le prétendez, que des états présents impossibles à se représenter en succession, rien qui puisse révéler sensiblement l’avant et l’après ; et alors votre forme a priori demeurera plus impuissante que jamais à me dire si deux états de conscience sont simultanés ou successifs, et, dans ce dernier cas, lequel vient avant l’autre133.

M. Renouvier, lui, transforme en a priori une simple loi générale de notre expérience, de notre « imagination », ce qui est un moyen facile, mais trompeur, d’établir l’a priori. En outre, il croit « que cette loi agit dès les premières sensations de l’animal, que l’animal ne peut sentir ni se déterminer que sous la condition d’une certaine intuition des successifs ». Nous croyons, au contraire, que l’animal peut sentir et commence par sentir sans aucune intuition du successif, comme si tout était simultané ; qu’il peut agir et agit comme en présence de choses toutes actuelles, alors même que ces choses sont de simples images ; qu’il apprend plus tard à reporter ces images dans un milieu différent de l’actuel, dont il fait d’abord la connaissance par l’appétit et le besoin, sous forme de potentiel s’actualisant ; qu’il découvre enfin et conçoit la succession après avoir fait l’expérience répétée d’un certain nombre de sensations et appétitions successives en fait. La théorie de Spencer est, au fond, analogue à celle de M. Renouvier, puisque Spencer croit que la conscience la plus obscure a pour condition le classement des impressions en avant et après. Spencer en conclut que le sentiment du temps est une condition empirique nécessaire à la conscience (et c’est en effet tout ce qu’on pourrait en conclure) ; M. Renouvier en conclut que c’est une condition a priori de la conscience, ce qui, pour nous, n’offre aucun sens134.

Les partisans de l’a priori objectent que nous pouvons nous représenter le monde détruit, mais non le temps. —À vrai dire, quand nous croyons avoir tout anéanti dans notre pensée, nous n’avons pas anéanti notre pensée même, notre conscience. Nous remplaçons simplement une série de perceptions par une série de possibilités, qui sont elles-mêmes des perceptions possibles. Or, cette série est précisément la ligne du temps. Si, en réalité, nous arrivions à ne plus nous représenter absolument rien, le temps s’évanouirait avec tout le reste. Mais, évidemment, la réflexion même que nous faisons, en tendant nos muscles, est un état de conscience prolongé, et aussi un état musculaire prolongé, qui continue à nous donner le sentiment interne du temps en l’absence de toutes choses extérieures. De là vient l’illusion que, si le monde était détruit, il y aurait encore et nécessairement le temps. Nous disons l’illusion, car, en réalité, s’il n’y avait absolument rien de réel, il n’y aurait rien, pas plus de temps qu’autre chose. Le temps étant la série des rapports de succession, une fois supprimés tous les objets et toutes les successions, comment voulez-vous que les rapports subsistent, sinon comme pures possibilités pour notre pensée actuelle ou pour une pensée que vous supposez, par une contradiction, subsistante au-dessus de l’univers détruit, se survivant à elle-même pour concevoir sa simple possibilité et la possibilité de toutes les autres choses ?

IV
Influence de l’idée du temps §

L’influence de l’idée du temps, comme idée directrice de nos actions et condition de changement en nous, est considérable. Nous en avons déjà dit quelques mots ailleurs135. Les choses, qui n’ont point cette idée, ne vivent point dans le temps, mais seulement dans l’espace, où elles sont situées et en relation réciproque. Les phénomènes ne se passent dans le temps que pour un observateur du dehors qui conçoit lui-même le temps et les y situe. Les actions réciproques des phénomènes sont des déterminations mutuelles dans l’espace ; si on dit que la pierre qui tombe accélère son mouvement en fonction du temps, ce n’est réellement point le temps qui agit, ce sont des actions moléculaires qui s’exercent à travers l’espace, qui s’accumulent, qui sont autres aux divers instants du temps, mais indépendamment du temps lui-même. Ernest Renan a beau nous représenter le temps comme le « facteur » par excellence, c’est là une pure métaphore.

En nous, en nous seulement le temps devient un facteur, mais par l’idée même que nous en avons. Cette idée modifie le cours de l’évolution, tel qu’il eût été sans l’idée et sans les conditions à la fois psychiques et physiques de l’idée. De nouveaux genres d’adaptation se produisent : adaptation à l’avenir, adaptation au passé. Chez les êtres qui n’ont point l’idée du temps, l’adaptation à l’avenir n’est qu’une apparence : ils n’agissent en réalité, quand ils agissent, que sous l’influence actuelle de quelque force externe ou interne, qui les pousse a tergo. L’animal même, qui agit par instinct et semble prévoir l’avenir pour s’y adapter, ne prévoit rien et ne s’adapte qu’au présent, qu’à une excitation actuelle, à un ensemble de stimulus, à une cérébration qui demeure inconsciente de l’avenir. Il en est tout autrement chez l’homme, qui conçoit d’une manière précise le temps futur et le soumet même au calcul. Si un astronome veut se transporter en Amérique pour y observer, à tel jour et à telle minute, une éclipse de soleil invisible en Europe, il prend une détermination et réalise une action qui n’auraient pas existé sans la conscience du temps et sans l’idée même du futur. S’imaginer que l’astronome eut voulu ce Voyage en vertu de raisons toutes mécaniques, alors même que l’idée du temps et de l’éclipse future n’eût point existé dans sa conscience, c’est la plus gratuite des hypothèses. Nous avons ici un exemple d’adaptation particulière à l’avenir. Sans doute cet avenir est présent à sa façon sous forme d’une idée actuelle, et cette idée même a ses concomitants cérébraux qui sont des mouvements actuels dans l’espace ; mais l’idée, comme telle, n’existerait pas sans certaines conditions de changement interne et externe qui se sont produites, et cette idée à son tour, une fois née, devient une condition de changement interne et externe. On n’a donc pas le droit d’abstraire l’idée comme « inutile ». Cette idée, au contraire, enveloppe une tendance de la volonté dont elle est la forme, et à laquelle elle donne une direction vers l’avenir prévu, anticipé, actualisé.

L’adaptation au passé, — par exemple l’imitation du passé par un être qui le conçoit, — suppose aussi l’idée du temps avec son influence directrice. Le passé n’agit plus seulement par ses résidus bruts et inconscients, mais par ce résidu conscient et intelligent qui est l’idée présente du passé.

L’évolution est donc modifiée par l’idée même du temps et de révolution dans le temps : elle se voit évoluer, elle voit son point de départ, elle voit son point d’arrivée et sa position actuelle. Cette vision ne reste pas passive et entre elle-même parmi les facteurs du problème en train de se résoudre : la conscience de l’évolution, en un mot, devient une des conditions de l’évolution.

Chapitre cinquième
Genèse et action des principes d’identité et de raison suffisante. — Origines de notre structure intellectuelle §

I Diverses origines DE NOTRE STRUCTURE INTELLECTUELLE ET CÉRÉBRALE. — On peut les réduire à cinq. — 1° Insuffisance de l‘expérience individuelle ; 2° de l’expérience ANCESTRALE ; 3° de la SÉLECTION NATURELLE.

II. 4° Les lois de la vie physiologique et sociale. — Leur part dans notre structure intellectuelle.

III. 5° Action de la volonté consciente, origine radicale de notre structure intellectuelle. — Principe d’identité.

IV. Principe de raison suffisante et d’intelligibilité universelle. — Son origine radicale dans l’action de la volonté consciente.

V. Principe des lois de la nature. — Origine de notre croyance à l’universalité des lois.

VI. Principe des causes efficientes. — Son origine dans la conscience du vouloir.

VII. Idée de substance.

VIII. Idée de finalité.

Les principes directeurs de la connaissance sont des idées-forces, en ce sens qu’ils entrent comme facteurs essentiels dans toute connaissance et dans toute action. Ce sont les conditions les plus générales de la pensée, en particulier du raisonnement, par conséquent aussi de la volition, qui enveloppe un syllogisme appétitif et actif. Je ne puis penser, raisonner, vouloir, agir, qu’à la condition : 1° de ne pas me contredire en disant qu’une même chose est et n’est pas ; 2° d’attribuer (par paroles ou par actions) une raison à toute chose.

La connaissance est, ou purement logique, quand elle se ramène à un travail abstrait de la pensée sur elle-même ; ou scientifique, quand elle est un travail de la pensée sur les phénomènes réels ; ou philosophique et métaphysique, quand elle est une spéculation de la pensée sur le fond dernier des réalités. De là trois sortes de lois directrices, les unes logiques, les autres scientifiques, les autres métaphysiques. On les appelle parfois axiomes logiques, axiomes scientifiques et axiomes métaphysiques, mais les lois directrices de la logique méritent seules le nom d’axiomes.

Les principes de la connaissance sont inhérents à notre structure intellectuelle et cérébrale. Il faut donc, pour comprendre leur genèse, rechercher les origines de cette structure.

I
Diverses origines de notre structure intellectuelle et cérébrale. — insuffisance de l’expérience individuelle, de l’expérience ancestrale et de la sélection naturelle. §

La structure intellectuelle et cérébrale peut avoir plusieurs origines, qui, selon nous, se ramènent aux cinq suivantes : 1° l’action directe du milieu sur le cerveau et sur la conscience par le moyen des sens ; 2° l’habitude acquise, puis transmise par hérédité ; 3° la sélection naturelle ; 4° les lois fondamentales de la vie ; 5° la constitution universelle des éléments, au point de vue physique et psychique. Tous les systèmes qui négligent l’une ou l’autre de ces causes sont incomplets et ne sauraient expliquer la genèse des formes cérébrales et mentales.

C’est dans la « fréquence numérique des sensations et des expériences » que Spencer cherche l’explication des formes structurales du cerveau et de la pensée : il attribue ces formes à « l’enregistrement d’expériences continuées pendant des générations sans nombre. » — « Toutes les relations psychiques, quelles qu’elles soient, depuis les nécessaires jusqu’aux fortuites, résultent des expériences des relations extérieures correspondantes et sont ainsi mises en harmonie avec celles-ci… La cohésion entre les états psychiques est proportionnelle à la fréquence avec laquelle la relation entre les phénomènes extérieurs corrélatifs s’est répétée dans l’expérience. » La théorie de Spencer est donc celle de l’association des idées, mais étendue à l’espèce entière. Elle revient, en effet, à dire que notre structure mentale a son origine uniquement dans des sensations associées, qui ont constitué l’expérience ancestrale.

Selon nous, une telle doctrine ne peut se soutenir exclusivement. D’abord, elle tient compte seulement de la sensation, non des autres fonctions mentales, — émotion et volition, — avec la réaction qu’elles entraînent. En second lieu, elle ne rend compte que des formes superficielles de la structure mentale et cérébrale, non de ce que cette structure a d’essentiel. On ne comprend pas, par exemple, que le sentiment du temps puisse venir du dehors par simple répétition des relations temporelles entre les objets « extérieurs ». De même pour l’identité et la causalité. Si l’évolutionnisme est légitime, c’est à la condition de ne pas réduire ainsi l’expérience tout entière à son mode externe et passif, qui est l’enregistrement des rapports extérieurs dans le cerveau par voie de répétition fréquente. Au reste, Spencer lui-même n’a pu s’en tenir à ce mode élémentaire d’enregistrement, et il a dû faire une place dans son système aux principes de Lamarck et de Darwin.

La seconde origine de la structure cérébrale et mentale, avons-nous dit, est l’acquisition et la transmission héréditaire des habitudes. C’est précisément cette origine que Lamarck a mise en lumière et que Spencer appelle « l’adaptation fonctionnelle ». Seulement, si les effets de l’exercice sur l’individu pour l’adapter au milieu sont inconstestables, il n’en est pas de même de ses effets sur la descendance, qui sont contestés aujourd’hui par certains naturalistes, principalement par Weissmann. Au cas où se vérifierait l’hypothèse de ce dernier sur l’impossibilité de la transmission des caractères acquis, ce serait la négation du système de Lamarck, et aussi de Spencer, au profit du système de Darwin. Sans vouloir prendre ici parti dans ce débat physiologique, nous croyons que, si on n’a pas encore prouvé entièrement la transmission héréditaire des habitudes, encore moins a-t-on prouvé sa non-existence. Ce qui semble certain, c’est que l’action des habitudes acquises sur l’espèce (nous ne disons pas sur l’individu) a été notablement exagérée par Lamarck et Spencer ; autant l’hérédité des caractères congénitaux est certaine, autant celle des caractères acquis est douteuse. L’expérience acquise par de nombreuses séries d’individus a donc fort peu de chances de devenir cette sorte d’expérience héréditaire et innée qu’admet Spencer.

Passons au troisième mode d’évolution cérébrale, que Darwin a découvert. C’est la « variation accidentelle » conservée par « sélection ». Supposez qu’un animal ou une plante varient en couleur par l’effet de causes fortuites ; si la couleur nouvelle se trouve propre à cacher l’animal et à empêcher ses ennemis, de le dévorer, cet « heureux accident » opérera un triage, une sélection : il fera survivre les animaux ou les plantes qui auront eu la couleur la plus propice. De même, dans le germe des animaux ou de l’homme, certaines petites particularités peuvent se produire, grâce à quelque « jeu de la nature », et parmi ces légères déviations du type congénital, il y en aura de malheureuses, il y en aura d’heureuses. Une fois le germe développé, le cerveau sera ou plus imparfait ou plus parfait qu’à l’ordinaire. Il pourra survenir, dans le développement du système nerveux et cérébral, de nouveaux accidents heureux, et la sélection les fixera enfin dans l’espèce. Il est donc incontestable que la structure cérébrale n’est pas due seulement à des modifications produites par l’exercice et l’habitude, mais qu’elle est due encore à des accidents moléculaires ; dans les deux cas, d’ailleurs, c’est l’hérédité qui fixe les résultats.

S’il en est ainsi, l’« expérience » proprement dite, au sens où la prend Spencer, n’est pas la seule origine possible de nos formes cérébrales et mentales. Le nom d’expérience individuelle ne s’applique exactement qu’au mode direct d’action exercé par les objets extérieurs, qui, par le canal des cinq sens, arrivent à produire dans un cerveau des copies plus ou moins exactes d’eux-mêmes. Pareillement, quand on parle de l’expérience ancestrale, on ne peut proprement désigner que l’adaptation directe de l’espèce au milieu, produite par l’habitude et par l’association des idées, non l’adaptation indirecte, produite par un accident de la période embryonnaire fixé dans la race. Le cerveau, dit avec raison W. James, a deux portes : l’une de devant, les cinq sens, l’autre de derrière, les modifications internes et les accidents morphologiques. Les agents qui affectent le cerveau par la porte des cinq sens sont ceux « qui deviennent immédiatement des objets de notre expérience » ; les autres ne le deviennent pas : ils agissent sans être connus et représentés ; ils sont en dehors de notre expérience et peuvent cependant influer sur notre expérience. Deux hommes ont le même talent de dessin, mais l’un a un génie naturel non cultivé, l’autre a acquis son habileté à force d’exercice : vous ne direz pas que tous les deux doivent leur talent à « l’expérience ». Goltz et Loeb ont montré que les chiens deviennent doux quand on leur enlève leur lobe occipital : de bons traitements et une bonne éducation peuvent avoir le même effet ; mais il serait absurde, dit V. James, d’appeler du même nom des causes si différentes et de dire que les deux animaux doivent leur bon naturel à ce que Spencer appelle « l’expérience des relations extérieures ». La folie n’est pas seulement un manque « d’expérience » ; elle est une perturbation organique du cerveau, considéré en lui-même. Il faut donc restreindre le terme d’expérience individuelle ou ancestrale aux influences directes exercées sur l’esprit par la porte de devant, c’est-à-dire par l’intermédiaire des sens, de l’habitude et de l’association. On ne peut traiter avec succès de la genèse des formes cérébrales et mentales, des facteurs de l’évolution intellectuelle, sans distinguer deux modes d’action sur le cerveau : la voie indiquée par Lamarck et Spencer, la voie indiquée par Darwin. Il en résulte que « la philosophie de l’expérience » n’a vu qu’un des côtés de la question : elle a représenté nos formes cérébrales comme de simples empreintes laissées par les relations externes, fixées par une répétition séculaire ; or nous venons de voir que ces formes peuvent être aussi les résultats de variations heureuses, dues non à l’expérience, mais à un jeu de circonstances antérieur à toute expérience et ayant pour théâtre le germe ou l’embryon.

C’est cette dernière explication que, pour sa part, W. James adopte. Il n’admet la valeur de l’explication empiriste que pour les relations des choses dans l’espace et dans le temps, relations qui se reflètent évidemment dans notre esprit ; il ne l’admet pas pour les relations de causalité, de ressemblance et de différence, etc., qui ne sont plus des reflets du dehors, mais des modes de concevoir inhérents à notre structure cérébrale.

La théorie de l’innéité prend ainsi, dans le darwinisme, un aspect curieux : les formes natives du cerveau, les conceptions nécessaires de la pensée tiennent précisément à des accidents ; c’est le hasard qui a été le père de cette nécessité. Jupiter se joue, disait Héraclite, et le monde se fait ; le darwinisme applique un adage semblable au monde des idées : la nature, par un de ses jeux, a produit un cerveau qui mieux que les autres lui servait de miroir, le cerveau humain, et elle s’y est contemplée.

Tout en reconnaissant que les causes morphologiques doivent avoir eu leur part dans la construction des cerveaux, nous ne saurions accorder que d’heureux accidents suffisent à expliquer, en leur racine même, les croyances universelles et nécessaires ; que si, par exemple, le cerveau humain est construit de manière à imposer aux choses la loi de causalité, c’est parce que s’est rencontré autrefois un cerveau, accidentellement construit de la sorte, dont la particularité native s’est transmise ensuite par hérédité. Le hasard est à coup sûr un grand maître en combinaisons ; cependant ses jeux ne sauraient être l’unique cause de la structure cérébrale et mentale. La sélection naturelle, en effet, présuppose elle-même les lois physiologiques ; les « accidents heureux » de la vie impliquent la vie même avec ses tendances fondamentales. La structure cérébrale doit donc, en définitive, s’expliquer par des raisons physiologiques, c’est-à-dire par les fonctions essentielles de la vie et par la synergie qu’elles entraînent entre les organes. Parallèlement, les traits particuliers de la structure psychique doivent s’expliquer par la fonction radicale qui constitue la vie psychique elle-même : désirer, vouloir. C’est, dans l’appétition ou volonté, subissant l’action du dehors et réagissant en conséquence, que doivent se trouver, selon nous, les dernières raisons de nos croyances et des idées-forces qui les expriment.

Les partisans de l’association et ceux même de l’évolution, tels que Spencer, ont le tort de trop considérer l’intelligence comme une sorte de table rase, où viendraient passivement et mécaniquement s’imprimer les marques du dehors ; ils s’en tiennent ainsi au même point de vue abstrait de l’entendement qu’ont choisi leurs adversaires spiritualistes. En fait, nous ne sommes point une cire molle et passive recevant des empreintes, nous réagissons ; notre affaire est, non pas de refléter les choses, mais d’écarter la douleur et de retenir le plaisir, de vouloir, d’agir et de vivre. La nécessité vitale est mère de l’industrie intellectuelle. C’est ce qu’oublient également les idéalistes, préoccupés des formes préétablies dans l’intelligence, et que l’intelligence, selon eux, imposerait ensuite à la nature. Ils se tiennent trop dans l’abstrait. Schopenhauer, par exemple, fait du « principe de raison suffisante », identique à celui d’intelligibilité universelle, une forme inhérente à la constitution de l’esprit sans qu’on sache pourquoi, et qui n’a d’autre but que d’introduire l’ordre dans le monde de la « représentation » en le plaçant « sous le sceptre de la loi ». C’est trop songer à la représentation en oubliant la volonté. Le principe de raison suffisante et les autres de ce genre sont des instincts intellectuels : or les instincts ont leur première origine, au point de vue physiologique, dans une organisation des mouvements de réaction ayant pour objet la vie ; ils ont leur seconde et radicale origine, au point de vue psychologique, dans le désir ou vouloir cherchant à se satisfaire par des actes appropriés. Il faut donc montrer le rapport intime qui relie les croyances nécessaires, principalement les principes d’identité et de raison suffisante, aux lois biologiques des réactions motrices et aux lois psychologiques du désir ou du vouloir.

II
Part des lois de la vie physiologique et sociale dans notre structure intellectuelle §

La vie a pour première loi de se conserver, pour seconde loi de se développer. Selon nous, ces lois vitales sont l’origine physiologique de ce qu’on nomme le principe d’identité et le principe de raison suffisante. Ces deux principes sont des conditions de subsistance au sein de la nature même. Il est bien clair, d’abord, que le cerveau qui réagirait comme si une chose pouvait à la fois être ou ne pas être ne serait pas viable : le mouton qui croirait que le loup est absent tout en étant présent serait bientôt mangé. Mais c’est une tentation qui n’est jamais venue à l’esprit d’aucun animal, fût-ce pour cette raison mécanique et physiologique qu’en fait un même mouvement ne peut pas s’opérer à la fois en avant et en arrière ; de plus, le mouvement de fuite en arrière est déterminé automatiquement par l’émotion même de la peur. Ce n’est donc pas par un simple effet du dehors sur nos organes sensoriels, mais par la constitution physiologique de notre cerveau et de notre système musculaire, que nous nous mouvons dans un seul sens à la fois et que notre cerveau n’admet ni impressions contradictoires ni réactions contradictoires.

Nous expliquons de même, en partie, par les lois vitales le second principe directeur de la pensée : celui de raison suffisante. Pour que la vie soit possible, en effet, il faut deux conditions : d’abord, que la nature soit réellement intelligible, puis que l’être vivant réagisse d’une manière intelligente. D’une part, un monde livré au hasard ne serait pas seulement incompréhensible pour l’œil de l’intelligence : nous n’y pourrions subsister, car, en répétant le même mouvement dans les mêmes circonstances, nous ne produirions plus le même effet ; non seulement notre intelligence, emportée comme par un vertige, serait perpétuellement jouée et déçue (ce qui ne serait que demi-mal), mais notre existence même serait bientôt victime du désordre universel. Dans cette tempête aveugle des choses, rien ne pourrait plus être l’objet d’une prévision ; l’être vivant serait englouti par la première vague dont il n’aurait pu prévoir l’assaut. D’autre part, la nature n’accorde le succès qu’à celui qui a su prévoir sa marche, qu’à l’être qui réagit d’une manière intelligente et raisonnable, qu’il en ait ou non conscience. Il faut donc savoir deviner, non pas seulement pour le plaisir de connaître, mais pour le besoin impérieux de vivre et d’agir. Toute vie, toute action est une divination consciente ou inconsciente : « Devine, ou tu seras dévoré. » La plante même, dont la tige lentement croissante monte vers le ciel pour y trouver la chaleur et la lumière, compte sur le soleil et sur ses rayons d’aujourd’hui, pressent son retour futur : la croissance de la plante est une induction qui s’ignore, une inconsciente anticipation de l’avenir, une affirmation en acte que ce qui a été sera, que le soleil qui s’est levé aujourd’hui se lèvera demain, que les phénomènes de la nature ont des raisons constantes, qui font qu’on peut y vivre, grandir, fleurir et porter fruit. L’être intelligent ne fait que s’exprimer à lui-même, dans le langage de la conscience claire, ce perpétuel essor en avant de la vie, qui se retrouve dans la nature entière. Supposons donc, dans cette nature soumise à un ordre intelligible, un être qui n’aurait pas cherché de raisons et d’antécédents à ses souffrances, à ses plaisirs, ou qui aurait réagi d’une manière différente sous des impressions semblables, d’une manière semblable sous des impressions différentes, tantôt fuyant son ennemi, tantôt se jetant dans sa gueule ; un être, en un mot, qui aurait voulu ou pensé comme si la nature n’avait point de règle intelligible : un tel être, n’étant pas viable, aurait disparu avec sa race de l’univers. Un banquier qui croirait que deux et deux font cent serait bientôt ruiné ; un animal qui croirait les effets sans causes ou la différence des effets produite par les mêmes causes, et qui agirait en conséquence, serait bientôt mort.

Et non seulement la sélection naturelle a fait, dans l’individu, le triage des mouvements les mieux appropriés ; elle a fait aussi, dans l’espèce, le triage progressif des individus réagissant le mieux, avec le plus d’adaptation aux circonstances. Il en est résulté à la longue un organisme réagissant d’une façon de plus en plus ordonnée. L’instinct de l’ordre est avant tout une condition de conservation. Il n’est pas, comme le croient les sensualistes, un résultat tardif de l’expérience extérieure ; il est une nécessité primitive, un postulat pratique, une thèse nécessaire à la vie même et sans cesse confirmée par la persistance de la vie.

Outre les nécessités de la vie physiologique, il en est d’autres encore qui ont contribué, dans une large mesure, à notre structure cérébrale et intellectuelle : ce sont les nécessités de la vie sociale. Déjà, au point de vue physiologique, l’individu porte en lui-même une société : nous sommes plusieurs en un, un en plusieurs, puisque notre organisme est composé d’une multitude d’organismes. Si les actions et réactions de notre cerveau n’étaient pas en harmonie avec les actions et réactions de notre corps entier, nous ne pourrions vivre : il faut donc, en premier lieu, que la loi d’identité avec soi, qui est l’affirmation même de l’être et de la persévérance dans l’être, vienne se formuler au cerveau, en actions d’abord, en idées ensuite. Il faut, de même, que le rapport de la cause à l’effet, de faction à la passion, il faut que la réciprocité d’influence et le déterminisme mutuel, qui sont des conditions d’existence et de développement pour toutes nos cellules, viennent se formuler, en actes et en pensées, dans ce cerveau où la vie prend conscience de soi. En d’autres termes, le cerveau codifie et promulgue les lois de la société cellulaire, et les deux premiers articles de la constitution physiologique sont nécessairement les suivants : 1° l’être est et s’affirme par tous les moyens, 2° l’être agit et pâtit de la même manière dans les mêmes circonstances. Mais ces deux règles fondamentales de l’existence en commun ne s’appliquent pas seulement à cette société de cellules dont nous sommes la conscience à la fois collective et personnalisée ; elles s’appliquent de même à la société humaine dont nous faisons partie intégrante et active. Ici, le grand moyen de communication réciproque n’est plus, comme dans le corps vivant, la mutuelle pression et la poussée des cellules, se transmettant l’une à l’autre leurs élans ou leurs arrêts, leur puissance ou leur résistance, par une sympathie immédiate et une commune pulsation de vie ; dans le corps social, des intermédiaires deviennent indispensables : l’action directe doit être remplacée par l’action indirecte, qui s’exerce à distance dans l’espace, à distance dans la durée. Comment donc monter en quelque sorte au-dessus de l’espace et au-dessus de la durée ? Comment trouver un sommet d’où l’on domine l’infinité de ces deux horizons ? Ce sommet est la pensée, mais la pensée devenue universelle, collective, sociale. Il faut que le membre de la cité humaine pense toutes choses, sinon sub specie æterni, du moins sub specre civitatis. Pour transporter dans le domaine intellectuel ce que Kant applique au domaine moral, nous dirons que chaque citoyen de la société humaine doit se faire en même temps législateur, c’est-à-dire promulguer dans sa pensée les lois de la commune logique136. Un être qui n’aurait pas reconnu ces lois et ne les mettrait pas en pratique, un être qui agirait à l’égard des autres comme s’ils pouvaient à la fois être et n’être pas, comme si leurs actions pouvaient exister sans cause ou changer indépendamment des causes, un tel être serait encore plus « insociable » que l’assassin ou le voleur ; il mériterait, sinon la prison, du moins le cabanon. Il y a donc eu, à travers les siècles, action et réaction mutuelle de tous les cerveaux humains, jusqu’à ce qu’ils fussent en harmonie, comme des horloges marquant la même heure au cadran de la logique, — et aussi l’heure vraie, l’heure que commande l’évolution de la nature, où toujours ce qui est est et trouve dans ce qui précédé sa raison d’être. Leibnitz disait que des horloges peuvent marquer la même heure soit par hasard, soit parce qu’un même ouvrier a réglé d’avance leur harmonie, soit parce qu’elles se transmettent sympathiquement leurs vibrations par l’intermédiaire d’un commun support. Il aurait dû, selon nous, adopter pour le monde entier l’hypothèse de l’harmonie sympathique, au lieu de l’harmonie préétablie ; il aurait dû surtout transporter cette conception dans la société humaine, où nul ne peut vivre sans sympathiser logiquement avec ses semblables. La logique, en un mot, est l’expression des lois de l’action réciproque au sein de toute société, c’est-à-dire du déterminisme social.

Un autre fait social d’importance majeure est venu corroborer cette nécessité d’une logique commune : c’est l’existence de la parole. Quand un animal est mordu par un autre, il tâche de le mordre à son tour ; voit-il un autre animal grincer des dents, il s’attend à être mordu et grince des dents à son tour : voilà tout le langage dont il dispose, langage d’action qui accomplit ce qu’il signifie en même temps qu’il le signifie. La parole humaine a des ailes : elle s’envole au-dessus de la réalité présente et des besoins immédiats ; elle est l’idée même revêtue d’un corps subtil et se faisant le plus possible immatérielle ; elle est la raison manifestée, le « verbe ». Or, la parole n’est possible que selon le principe de contradiction et le principe de raison suffisante. L’être parlant qui confondrait l’affirmation et la négation, l’actif et le passif, le temps présent, le temps passe, le temps futur, ne serait plus qu’une « cymbale retentissante ». Il y a une grammaire sociale comme une logique sociale, et on peut dire que la grammaire est, elle aussi, une science de la vie, car elle promulgue à sa façon les lois de la vie en commun pour des êtres capables de sympathiser et de coopérer à travers le temps, à travers l’espace.

III
Origine radicale du principe d’identité dans l’action de la volonté consciente §

Avons-nous atteint l’explication radicale ? Non. L’évolution des êtres vivants, les lois nécessaires de la vie individuelle et collective, avec la sélection naturelle qui en résulte, supposent elles-mêmes des organismes composés de cellules vivantes, composées à leur tour de molécules, où se trouvent en puissance la sensation et l’appétition. C’est donc dans la constitution interne des éléments qu’il faut chercher la dernière explication du tout et des relations universelles. Sommes-nous quelque chose de réel, nous qui vivons, sentons, pensons ? Sommes-nous tout au moins un composé de quelque chose de réel, quoi que ce soit d’ailleurs, matière ou esprit, hydrogène, oxygène, azote, carbone, — ou sensation, émotion, volonté ? Si nous sommes quelque chose, si nous avons en nous des éléments réels, ces éléments intrinsèques sont antérieurs à leur groupement accidentel ou stable ; ils sont antérieurs aux jeux de la sélection et aussi aux rapports sociaux : ce qu’ils sont, ils le sont en eux-mêmes et radicalement. Si, par exemple, on admet que tout se réduit à de la matière (pure hypothèse) et que la matière elle-même se réduit finalement à l’hydrogène, alors c’est l’hydrogène qui aura l’honneur d’être le radical. Si, pour faire une hypothèse plus plausible, tout semble se ramener à la volonté de l’être et du bien-être, ou, pour parler comme Schopenhauer, au vouloir-vivre, la volonté sera le véritable radical et, en voulant, en désirant, nous aurons une conscience sourde de ce qui est en tout, de ce qui est partout. La vraie question, dans la genèse des idées, est de savoir si la constitution fondamentale de l’existence et de l’action nous est révélée uniquement par les phénomènes extérieurs, ou si, faisant nous-mêmes partie du processus universel, nous ne pouvons pas prendre conscience en nous de ce qu’il y a de plus fondamental et de plus constant dans ce processus. En un mot, il doit y avoir sous toute expérience une expérience radicale et immédiate, dont le mode d’exercice et l’objet expliquent la direction constante de nos pensées et de nos actes.

Comment découvrir cette expérience radicale ? — En cherchant quelles sont les conditions essentielles de la conscience et de la volonté. La conscience, en effet, est elle-même la condition de tout sujet ou moi, et de tout objet de notre expérience : elle est donc la condition de l’expérience. Dans toute perception et dans tout acte intellectuel, la relation de sujet à objet demeure et produit un certain mode d’unité spécifique, propre à la pensée. Cette relation est essentielle, tant pour l’individu que pour l’espèce ; elle est un fait ultime, irréductible aux autres et sans parenté à nous connue avec les autres, quoiqu’il en soit inséparable : nous ne pouvons jamais sortir ni de cette dualité du sujet et de l’objet, ni de cette unité du sujet et de l’objet, qui sont des nécessités de notre nature. Pour qu’il y ait conscience, le sujet et l’objet doivent se différencier ; en même temps, cette différenciation ne doit pas exclure une certaine unité, sans quoi le sujet ne pourrait rien juger de l’objet : le propre du jugement, c’est la différenciation aboutissant à l’union. La fonction essentielle de toute conscience, et par conséquent de toute expérience, c’est donc l’aperception des différences et des ressemblances, d’une certaine identité dans la diversité.

Cette fonction est la dernière origine intellectuelle de l’axiome d’identité ou de contradiction. L’axiome d’identité n’est, pas seulement, comme dit Spencer, « une loi d’expérience » ; il est la loi de l’expérience même. C’est dans notre conscience, en définitive, que jamais les contradictoires ne se sont présentés ensemble et comme la main dans la main. Si d’ailleurs on admet, avec Spencer, que l’identité avec soi est une loi de tout ce qui fait partie de l’univers, pourquoi ne pas admettre qu’elle est, par cela même, une loi essentielle du fait de conscience et de notre constitution intellectuelle ? Notre conscience a-t-elle cette disgrâce de n’avoir absolument rien en propre, pas mémo ce qui appartient au moindre objet de la nature, à savoir l’identité ? Est-ce qu’un miroir n’est identique à lui-même que grâce à ce qu’il ne reflète jamais des contradictoires, par exemple une chose à la fois blanche et noire sous le même rapport ? Ne fait-il pas partie, lui aussi, de l’univers, et ne participe-t-il pas à la constitution commune ? De même pour la pensée : on veut en faire un simple reflet, je ne sais quelle chose passive sans qualité propre ; mais un reflet est encore doué de l’identité avec soi, tout comme ce qu’il reflète. Nous ne saurions admettre que l’acte de conscience soit déshérité au point de ne pouvoir exclure de soi la contradiction sinon par simple emprunt aux pierres, aux arbres, aux animaux, aux objets quelconques qui nous entourent et qui ne nous présentent jamais de contradiction visible. Accordons-lui au moins ce que nous accordons au dernier des atomes et au dernier des phénomènes. Que répondrions-nous si on appliquait au cerveau une doctrine analogue et si on disait : ce n’est pas parce que le cerveau est lui-même doué d’impénétrabilité qu’il fournit au contact l’impression de la résistance ; c’est parce que les objets externes qui agissent sur lui sont impénétrables. Évidemment, l’impénétrabilité est ici une propriété commune au cerveau et aux agents extérieurs. L’identité est une propriété bien plus générale encore, et, s’il est permis de dire, avec Kant, que la pensée a une « forme » constitutionnelle, cette forme est l’absence de contradiction.

Seulement, selon nous, c’est là plus qu’une forme de la pensée et de la conscience : c’est un mode d’action et un déploiement de la volonté. Que saisit continuellement la conscience en elle-même, sinon une action exercée ou subie, et qui n’est jamais en contradiction avec soi ? J’ai chaud, j’ai froid, je fais un mouvement, je désire, je veux : tout cela, c’est accomplir ou subir telle action, non telle autre ; la vie n’est qu’action et réaction perpétuelle. Si on va plus au fond encore, toute action apparaît en nous comme un vouloir unique, tantôt favorisé, tantôt contrarié, celui du plus grand bien ; et c’est pourquoi nous ne pouvons-nous empêcher de projeter en toutes choses l’analogue du vouloir. Or, l’essentiel de la volonté, c’est de se poser en face des autres choses qui s’opposent à elle, et de s’affirmer en se posant. Toute exertion de force est une assertion ; tout acte, tout désir, tout vouloir, tout mouvement est une affirmation. La contradiction est exclue de la volonté même : je veux ce que je veux, c’est-à-dire l’être et le bien-être. La loi logique par excellence est donc primitivement, selon nous, une loi psychologique de la volonté : elle est la position de la volonté et sa résistance à l’opposition des autres choses : — Je veux, donc je suis. Le sujet et l’objet ne sont pas primitivement dans la conscience à l’état de termes purement intellectuels, l’un représentatif et l’autre représenté : le sujet est un vouloir, qui ne se contente pas de représenter les objets, mais tend à les modifier en vue de lui-même. Par la volonté, au lieu de se disperser dans les objets représentés, le sujet se fait centre et tâche de tout ramener à soi. La « fonction synthétique » de la pensée n’est que l’expression et le dérivé de la fonction synthétique du vouloir ; et c’est cette dernière fonction qui est la vraie origine de toute notre constitution psychique. Nous rattachons ainsi la première loi de l’intelligence à la nature radicale de la volonté, ou plutôt à son action radicale et à son développement spontané. La persistance et l’identité de la conscience, c’est la persistance et l’identité de la volonté.

— Mais, dira-t-on, nous ne croyons pas seulement que notre pensée est identique à elle-même, nous croyons aussi que les objets de notre pensée sont nécessairement et universellement identiques à eux-mêmes ; comment érigeons-nous la nécessité propre de notre pensée en une nécessité universelle des choses ? — La réponse est contenue dans la question même : puisque nous ne connaissons les objets que par notre pensée, c’est-à-dire par nos états de conscience et leurs relations, nous ne pouvons faire autrement. En repoussant de soi la contradiction, la pensée la repousse par là même de ses objets ; car, pour concevoir la contradiction dans les objets, il faudrait qu’elle la reçût d’abord en elle-même, ce qui est de fait impossible. La loi nécessaire et universelle de notre pensée devient donc pour nous une loi nécessaire et universelle des choses ; et, comme nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, l’universalité pour nous revient pratiquement à l’universalité pour nos objets : quant aux objets qui ne sont pas les nôtres, ils sont un x dont nous n’avons rien à dire. On peut, si l’on se plaît à ces jeux d’esprit, supposer de cet x qu’il est l’identité des contraires ; on peut prétendre que le principe de contradiction est seulement valable pour nous ; et de fait, comme c’est toujours nous qui faisons la supposition, nous roulons dans un cercle dont il est impossible de sortir. Chaque conscience étant, avons-nous dit plus haut, une monnaie frappée à l’effigie du monde, les lois du grand balancier se retrouvent dans l’empreinte ; mais, d’autre part, nous ne connaissons le balancier et la loi du monde que par l’empreinte. Au-delà de ce cercle, il n’y a pour nous rien de pensable.

IV
Origine radicale du principe de raison suffisante dans l’action de la volonté §

L’idée d’intelligibilité s’explique aussi, en dernière analyse, par l’expansion de la volonté dans un milieu qui la favorise ou la contrarie, et par l’effort de la volonté pour se maintenir avec le moindre abandon possible d’elle-même. L’intelligibilité, en effet, se ramène à la constante détermination d’un changement par un autre changement, selon une loi : c’est, nous l’avons vu, le déterminisme universel. Or le déterminisme n’a pu manquer de s’imposer comme une forme essentielle et vraiment structurale à notre activité, à mesure qu’elle s’est déployée. Quand l’enfant, par exemple, éprouve une douleur, il veut la faire cesser : c’est la loi fondamentale de la volonté même. Pour cela, l’enfant fait au hasard une multitude de mouvements ; parmi ces mouvements, il en est qui le soulagent et qui, par la, se détachant de l’ensemble, fixent son attention, arrêtent sa volonté. Que la même douleur se renouvelle, elle entraînera non plus seulement une réaction vague et désordonnée de l’activité volontaire, mais plus particulièrement sa réaction vers tel membre déterminé, animé de ce mouvement déterminé qui, une première fois, avait eu pour conséquence de faire cesser la douleur. L’animal qui, devant le feu, se sera agité de manière à reculer en arrière, aura évité par cela même la brûlure ; s’il se retrouve devant le feu, une voie cérébrale sera déjà creusée par la première action entre la représentation du feu comme douloureux et le mouvement déterminé de fuite. Par une pente naturelle, la volonté réagit de la même manière devant les mêmes objets douloureux ou agréables : elle se déploie selon une loi ; elle suit la ligne de la moindre résistance, qui n’est autre que celle de la moindre peine. La volonté instinctive de l’être vivant n’a donc eu besoin que de se développer concurremment avec les influences extérieures, puis de se réfléchir sur elle-même dans la conscience, pour devenir ordre, régularité, loi vivante, « lex imita ». C’est antérieurement à la logique abstraite de l’entendement, c’est dans notre mode de sentir et de réagir qu’il faut chercher la raison dernière de notre instinct scientifique : in semu et volúntate, non in intellectu. La connaissance est un moyen de vouloir et de jouir dont nous avons fait ensuite une fin, par une sorte d’artifice supérieur, en le détachant, comme un tout capable de se suffire, de ce cercle sensitif et moteur dont il n’était qu’une partie, de ce déploiement de la volonté dont il n’était qu’un moment. La supposition de l’intelligibilité universelle n’a pas eu primitivement pour but de rendre le monde accessible à la spéculation, c’est-à-dire approprié à notre satisfaction intellectuelle ; elle a eu pour but, avant tout, d’en faire un milieu approprié à notre activité. Elle exprime le mode d’action et de réaction déterminées qui existe de fait entre les activités ou appétits.

Aussi le problème des raisons s’est-il posé d’abord sous une forme émotionnelle, plutôt qu’intellectuelle. « J’éprouve telle émotion, quel mouvement faut-il produire ? Je souffre, que faut-il faire ? » Ainsi peut se traduire, en termes abstraits, l’acte de tout être vivant. C’est une question essentiellement pratique, portant tout entière sur les relations du mouvement avec le plaisir et la douleur, ou, physiologiquement, sur les relations entre les muscles et les nerfs. La question spéculative, et avec elle la pensée scientifique, ne commence que plus tard ; en présence d’un objet, la pensée ne dit plus : que faire ? elle dit : qu’est-ce ? Mais cette question, en apparence si spéculative et si désintéressée, revient encore à ceci : qu’est-ce que cet objet pourrait me faire sentir, et par quel mouvement pourrais-je répondre ? Peu à peu, nous éliminons le plus possible notre moi, notre sensibilité ; au lieu de cette succession particulière : — sensation et mouvement, émotion et motion, — nous finissons par ne plus considérer que la succession en général, la succession des sensations possibles ou des mouvements possibles pour les autres comme pour nous. Au lieu de la causalité primitive, qui est psychologiquement le rapport de l’appétit à la motion, la science considère la causalité dérivée, qui n’est qu’un extrait de nos états de conscience distingués et classés dans le temps et dans l’espace. Ici encore, nous voyons que le logique et le mécanique ne sont pas, comme l’a cru Wundt, le fond du sensible, au contraire, le sensible est le fond du logique et du mécanique.

C’est donc toujours la volonté qui retrouve dans l’univers sa constitution propre, soit qu’elle affirme l’universelle absence de contradiction, soit qu’elle affirme l’universelle régularité des antécédents et des conséquents. Le principe d’identité pose la volonté en elle-même, le principe d’intelligibilité exprime le rapport uniforme des volontés entre elles. Ce sont deux idées-forces qui entraînent les mouvements appropriés et qui modifient les choses conformément à elles-mêmes. Elles aboutissent extérieurement au résultat mécanique de la réaction égale à l’action, conforme à l’action ; aussi ont-elles fini par s’imprimer mécaniquement dans les mouvements réflexes. Il n’en est pas moins vrai qu’à l’origine elles sont mentales, non mécaniques ; elles résultent, comme nous l’avons montré, de la nature même de la volonté consciente : la loi primordiale, la loi des lois, c’est la volonté de l’être et du bien-être, dont le mécanisme n’est que la conséquence extérieure.

Après le rôle actif et volitif du principe d’intelligibilité, voyons de quelle manière son rôle proprement intellectuel s’est de plus en plus développé. Toute action est déjà un raisonnement explicite ou implicite, qui va d’une identité de principes à une identité de conclusion ; la conclusion, ici, est un acte, comme de faire un mouvement semblable pour saisir un fruit semblable sur un arbre semblable. Le raisonnement est le passage d’une identité totale ou partielle à une autre : si A est identique à B et si B est identique à G, on a par là même : A est identique à C. Toute pensée qui ne tourne pas sur soi et qui avance d’une identité à une autre, d’une égalité à une autre, d’une similitude à une autre, raisonne. Est intelligible ce qui est rationnel, c’est-à-dire réductible à un raisonnement. En disant que tout a une raison, nous voulons dire que tout est, ou principe évident par soi-même, ou conclusion de quelque principe. Appliquée aux phénomènes ou changements que l’expérience nous révèle, la loi de raison suffisante ou de conditionnement universel demande que les phénomènes se suivent selon une règle capable de devenir le principe ou la conclusion d’un raisonnement. Pour cela, il faut d’abord que les phénomènes, par la proportion de leurs ressemblances et de leurs différences, rentrent dans des classes ou genres, et qu’on puisse ensuite passer par le raisonnement du général au particulier ou du particulier au général. Classification et raisonnement sont donc inséparables et, en somme, constituent un même processus.

L’idée d’intelligibilité universelle ou d’universelle rationalité, considérée sous le rapport intellectuel, est la projection dans les choses de ces procédés essentiels de l’intelligence, — classification et raisonnement. Cette projection est naturelle et nécessaire pour plusieurs motifs. L’intelligence étant au fond, nous l’avons vu, volonté intelligente, se veut nécessairement elle-même, veut sa propre conservation et son propre progrès ; elle se maintient donc le plus possible : 1° par le maintien de son identité avec soi ; 2° par la recherche de la plus grande identité des autres choses avec elle-même, c’est-à-dire de l’intelligibilité. L’enfant ne peut juger que d’après soi ; il est inévitable qu’il attribue aux objets quelque chose d’analogue à lui-même et, en particulier, à sa pensée lorsqu’elle fonctionne, c’est-à-dire lorsqu’elle raisonne. Cette induction prit à l’origine la forme mythique et ne fut ramenée que plus tard à la forme métaphysique, puis scientifique.

Au sens métaphysique, le principe d’intelligibilité universelle n’a pas l’évidence qu’on lui a souvent attribuée depuis Platon. Par une analyse et une critique approfondies des lois ou conditions de l’intelligence, on en devait venir à se poser ce problème : tout le réel est-il vraiment intelligible ? Ce point d’interrogation métaphysique est le dernier terme de révolution intellectuelle. Platon comparait le soleil du monde idéal à celui du monde sensible ; mais notre soleil, si brillant à la surface, renferme un noyau obscur, et on peut se demander s’il n’en est pas de même du principe de l’être, si, rayonnant au dehors, il n’est pas obscur et opaque au dedans. Là existerait encore, comme dans le soleil, la chaleur de la vie, l’effervescence du mouvement ou de l’action ; mais ces ténèbres éternellement vivantes et éternellement insondables opposeraient leur barrière aux rayons de l’intelligence. Ce serait quelque chose d’inintelligible et pourtant de réel ; ce serait une puissance féconde pour créer, quoique sans yeux pour voir et sans yeux pour la voir : elle agirait sans que ses actes fussent soumis aux conditions de la pensée ; elle serait la cause qui produit réellement, sans être la raison qui explique intellectuellement. En outre, cette cause peut être conçue de deux manières : soit comme inférieure, soit comme supérieure à la pensée. Les religions naturalistes et les philosophies naturalistes se sont figuré la matière première comme un abîme à la fois obscur et fécond, laboratoire caché de la vie, où la pensée ne jaillit qu’après des siècles, étincelle brillante et fugitive. D’autres doctrines déclarent la cause première supérieure à la pensée. A leur exemple, certains métaphysiciens de notre époque, partisans du libre arbitre dans l’homme et de la contingence dans la nature, contestent que tout ce qui est réel soit rationnel ; ils pensent qu’il peut y avoir des commencements de phénomènes inexplicables par un changement antérieur, des actes de liberté absolue. A vrai dire, leur doctrine n’est qu’une hypothèse métaphysique transportée dans le domaine de la science. Ils supposent que les mailles du réseau scientifique laissent apparaître par endroits le fond métaphysique de l’être, sous la forme de contingence, de commencement absolu, de libre arbitre, etc. Au point de vue métaphysique, l’universalité de la raison, c’est-à-dire son extension au-delà des phénomènes, est donc contestable, puisqu’elle est contestée par beaucoup de métaphysiciens, selon lesquels le fond des choses serait, pour ainsi dire, extralogique. Mais comme ce fond, ainsi conçu, échappe par définition même à notre intelligence, nous n’avons pas besoin de nous en occuper au point de vue intellectuel. Nous devons toujours appliquer le principe de raison et d’intelligibilité à l’être en tant qu’il est perçu et pensé par nous. Tout ce qui est pour notre pensée est intelligible.

Nous revenons ainsi du sens métaphysique au sens purement scientifique de l’universelle intelligibilité. Dès que la pensée s’exerce et poursuit sa marche, elle suppose qu’il y a quelque chose de pensable, que le terrain de la réalité ne va pas tout d’un coup se dérober sous elle, que, par conséquent, il y aura partout une certaine identité sous les différences, qui lui permette à la fois de distinguer et d’unir, de combiner les ressemblances et les dissemblances de manière à passer logiquement des principes aux conclusions. De là l’idée de loi, essentielle à la science.

V
Idée des lois de la nature §

En s’appliquant aux phénomènes ou changements que l’expérience nous révèle, le principe de raison devient le principe des lois de la nature.

L’affirmation des lois de la nature contient deux affirmations principales : 1° tout phénomène succède à un autre phénomène ; 2° ce phénomène n’est pas quelconque, mais déterminé, si bien que tels phénomènes semblables succèdent toujours à tels phénomènes semblables.

Examinons successivement ces deux affirmations que contient le principe des lois scientifiques.

D’abord, dans notre conscience même, nous ne saisissons jamais un changement qui ne soit précédé de quelque chose, puisque la conscience même du changement implique une comparaison plus ou moins explicite entre un état antérieur et un état postérieur. Donc tout changement de la conscience a un « avant » ; il n’y a point pour la conscience de commencement absolu. Aussi plaçons-nous nécessairement nos représentations sur la ligne du temps, qui n’est que la direction linéaire de la perception. Toute représentation en fait nécessairement surgir une autre : point de perception présente sans quelque souvenir, sans quelque représentation du passé.

D’autre part, chaque changement de la conscience est suivi d’un autre changement et a un « après ». C’est primitivement dans la douleur et le plaisir que cette loi se révèle. Un changement pénible se produit chez ranimai, par exemple la douleur d’un choc ; ce changement entraîne à sa suite une réaction pour écarter la peine. Cette réaction se manifeste non seulement par l’impulsion motrice communiquée aux muscles, mais encore et avant tout par cette innervation supérieure et de nature toute cérébrale qui est l’attention. Une douleur ne peut pas ne pas provoquer une attention réflexe, comme l’irritation d’un membre ne peut pas ne pas provoquer un mouvement réflexe. De même pour le changement agréable et, par une évolution naturelle, pour tout changement, même celui qui semble indifférent. L’expérience, d’ailleurs, apprend à l’animal que des changements qui paraissaient d’abord indifférents, comme la simple vue d’un autre animal, ont été suivis d’autres changements douloureux, tel qu’un coup de dent reçu. Son attention finit donc par être excitée en présence de tout changement, et cette attention est une réaction à la fois intellectuelle, volontaire et motrice. Un son fort, une lumière subite font comme tomber l’animal en arrêt : il est attentif, il attend : « Que va-t-il arriver ? »

La succession des phénomènes devient ainsi la loi même de la conscience. La conscience est comme une enceinte sonore où chaque son a nécessairement son écho, où jamais un son isolé ne peut se produire. De là notre tendance constitutionnelle à attendre toujours une succession de changements antérieurs et de changements postérieurs. Comment ne serait-ce pas la démarche naturelle de la pensée, puisque c’est la conscience même en exercice dans ce qui fait le fond de toute pensée, c’est-à-dire dans la sensation et la perception ? Si je m’évanouis, je perds la conscience de la succession ; si je reviens à moi, je la retrouve, et je la projette instinctivement dans le vide même du passé oublie. Le mouvement d’une représentation à une autre, ou, comme disait Leibnitz, le passage d’une perception à une autre, est aussi essentiel à la pensée que le passage d’un point de l’espace à l’autre est essentiel au corps qui se meut, que l’oscillation est essentielle au pendule, l’ondulation au rayon de lumière. C’est le rythme naturel à l’esprit que d’aller toujours du phénomène présent en arrière par le souvenir et en avant par l’attente. Arrêtez ce balancement de l’horloge intellectuelle, sur la pensée détruite le temps dort immobile. Nous ne pouvons donc manquer de projeter au dehors, par une association naturelle, la même succession de changements ; de là résulte déjà une tendance à chercher toujours quelque phénomène avant un autre phénomène. L’animal regarde derrière un miroir pour voir ce qui s’y trouve ; nous regardons ainsi derrière chaque fait : nous lui cherchons un fait qui le précède. Telle est la première démarche de notre pensée.

Au point de vue physiologique, cette première démarche a son corrélatif dans le mouvement appétitif et réflexe. Nous savons que tout mouvement de ce genre forme un arc dont les deux branches, action du dehors et réaction du dedans, ont leur point commun dans la cellule centrale. Une excitation sans réaction, une réaction sans excitation, c’est ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra jamais ; il y a là une dualité inévitable, qui, à un point de vue plus général, vient de ce que le mouvement reçu, ne pouvant être anéanti, doit être restitué sous une forme ou l’autre ; l’irritabilité entraîne donc la contractilité. Cette dualité doit s’exprimer dans la conscience centrale par un avant et un après, par un sentiment constant de succession entre l’action et la réaction ; quand nous sentons l’une, nous cherchons l’autre immédiatement. Les trois éléments du temps sont représentés dans l’arc réflexe : le présent, par la cellule centrale ; le passé, par la première moitié de l’arc, que parcourt l’excitation ; l’avenir, par la seconde moitié, que parcourt la réaction. Le canal une fois creusé, le flot intérieur ne peut pas ne pas le suivre.

Le mouvement réflexe, à son tour, est un cas des lois générales du mouvement ou du choc. Point de choc ou d’action sans réaction, de pression sans résistance, de résistance sans pression, de passivité relative sans activité relative. L’antérieur et le postérieur, ici, c’est coup reçu et rendu, ou, en un seul mot, mouvement se propageant et se conservant. Vivre, c’est sentir le mouvement dans sa source initiale, qui est le changement interne, la succession interne, le passage perpétuel de l’antérieur au postérieur. Sensation et réaction motrice, c’est-à-dire volonté, voilà le fond de la vie. Les idées d’antécédent et de conséquent dans le temps en sont des symboles abstraits. Quand l’une de ces conceptions surgit, l’autre surgit aussitôt dans la conscience, dont elles sont, pour ainsi dire, les deux moitiés inséparables. L’association indissoluble de ces deux idées n’est pas accidentelle, comme celle de tel phénomène particulier avec tel autre ; elle est la forme générale de toute conscience vivante, forme qui ne s’évanouit qu’avec la conscience même et avec le vouloir. Sur ce thème fondamental et continu on peut broder toutes les harmonies imaginables ; on retrouvera toujours au fond le même accord essentiel : présent et avenir, souvenir et attente.

De la même manière, à la fois psychologique et physiologique, s’explique la seconde affirmation contenue dans le principe des lois : les mêmes phénomènes succèdent aux mêmes phénomènes, les mêmes conséquents aux mêmes antécédents.

En effet, tout changement qui se produit dans des phénomènes, par exemple un son subit au milieu du silence, est lui-même un phénomène ; la différence, avec le choc qu’elle cause en nous et le sentiment particulier qui en résulte, est un phénomène comme un autre, qui appelle immédiatement l’idée d’un phénomène antérieur. Donc, tout changement actuel éveille l’idée d’un changement précédent, toute différence qui se produit implique pour nous une autre différence. Au contraire, quand tout demeure identique, nous ne cherchons pas derrière cette identité un changement, une différence : nous nous y reposons.

Mais tout cela n’est encore qu’empirique et instinctif. De plus nous ne sommes pas encore sortis de l’idée de temps. Ce sont la logique et les mathématiques qui finissent par imprimer à l’idée de loi son caractère de nécessité et de rationalité. De l’axiome même d’identité, en effet, résulte cette règle logique sur laquelle le savant se guide toujours : des principes supposés les mêmes auront les mêmes conséquences, les mêmes données auront les mêmes solutions. Il suit de là, nécessairement, que la raison d’un changement, comme tel, est elle-même un changement déterminé, car, si tous les principes étaient demeurés les mêmes, la conséquence n’aurait pu changer ; tout changement a donc pour raison nécessaire et suffisante tel autre changement, celui-ci tel autre, et ainsi de suite.

De ce que les mêmes principes ont les mêmes conséquences, on peut encore déduire le vieil axiome : ex nihilo nihil, selon lequel l’être, ou plutôt le phénomène ne peut sortir du néant. « Qu’il y ait un moment où rien ne soit, éternellement rien ne sera. » En effet, au premier instant idéal nous avons, par hypothèse et construction, pour principe le néant et pour conséquence le néant ; au second instant, nous avons toujours pour principe le néant, mais nous avons pour conséquence le contraire du néant. La seule différence qui pourrait motiver ce changement absolu, c’est la différence de temps. Mais le temps est une abstraction ou un extrait de quelque réalité : il n’a pas de sens appliqué au néant complet, qui est le néant de temps comme le néant de tout le reste. Donc néant au premier moment = néant au second moment ; d’autant plus que cette formule pourrait se traduire en : — Néant au néant de premier moment = néant au néant de second moment.

Si, au lieu du néant absolu, nous considérons la réalité, il est contradictoire d’admettre des principes identiques produisant en un même instant des conséquences opposées, mais il ne semble plus contradictoire d’admettre que des principes identiques, en deux instants différents, soient suivis de conséquences différentes ; car, alors, nous ne considérons plus les choses dans le même temps. Tout dépend donc de la valeur et de l’action que nous attribuons au temps. Si nous concevons un temps abstrait, un ordre linéaire des phénomènes en tant que représenté par nous, il est clair que cette abstraction n’agira pas, ne sera pas un facteur réel, et que les mêmes principes subsisteront identiques malgré la différence du temps. Il faut donc considérer le temps réalisé dans les choses. Mais alors ce sont les choses qui agissent et non le temps seul, qui, comme seul, nous paraît toujours un ordre conçu et abstrait. Cette notion de l’inactivité du temps est confirmée par l’expérience. Entre les mêmes causes A, B, C… au premier instant et les mêmes causes A, B, C… à un autre instant, il n’y a qu’une différence de temps ; d’autre part, nous voyons que les mêmes causes ont produit les mêmes effets a, b, c… pendant un certain laps de temps appréciable ; donc la différence du temps n’a pas entraîné de différence dans les effets. Dès lors, si les mêmes causes reparaissent avec cette seule différence de temps qui s’est montrée de fait indifférente, nous attendrons logiquement les mêmes effets, comme si le temps était indifférent. Cette attente est toujours rationnellement fondée sur ce que les mêmes principes ont les mêmes conséquences : elle est l’application de l’idée directrice d’identité aux choses successives. Il en est de même pour la différence de position dans l’espace, qui, à elle seule, est indifférente.

Maintenant, quand nous parlons des mêmes effets produits par les mêmes causes, en des instants ou lieux indifféremment différents, nous supposons une identité tout imaginaire des effets. En réalité, il n’y a dans la nature que des effets semblables, non identiques ; « rien dans le monde n’arrive plus d’une fois », a-t-on dit avec raison137. Quand nous affirmons que la mort arrive souvent, nous parlons d’une notion générale ; ce qui arrive, c’est la mort de Pierre, de Paul, de Jean ; et chaque mort est un phénomène particulier, seul de son espèce quand on le considère dans la totalité de ses circonstances. Nous ne trouvons une parfaite similitude entre deux phénomènes que quand nous les réduisons par la pensée à un seul phénomène.

Aussi le principe des lois est-il une construction abstraite de notre esprit, qui ensuite trouve son application dans la réalité. S’il y a des phénomènes semblables, ils auront nécessairement tels antécédents semblables. Nous posons ainsi un principe tout conditionnel.

Mais pourquoi ne nous en tenons-nous pas à ce principe hypothétique et pourquoi attendons-nous, en fait, des phénomènes semblables dans la nature ? Est-il besoin pour cela d’invoquer, avec M. Lachelier et plusieurs autres philosophes, un principe de finalité, différent de la raison suffisante ? Nous ne le pensons pas. D’abord, outre les principes logiques du raisonnement, qui, à eux seuls, demeureraient conditionnels, la notion de loi appliquée à la nature enveloppe des principes mathématiques, qui commencent à lui conférer un caractère de nécessité assertorique. Toutes les lois, en effet, sont des relations ; or, toutes les relations ont un côté mathématique, puisqu’elles existent entre plusieurs choses (nombre), dans le temps et dans l’espace. Les théorèmes arithmétiques et géométriques s’appliquent donc, avec leur nécessité déductive, à toute multiplicité que l’expérience nous découvre, par cela seul qu’elle est une multiplicité numérique dans le temps et dans l’espace. Ainsi, outre l’ordre logique, est donné l’ordre mathématique de la nature, et cela sans aucune considération de finalité.

Restent les lois relatives aux qualités des objets, non plus aux quantités, comme quand le contact de la même flamme nous fait attendre la même brûlure. C’est ici, prétend-on, que rien ne nous assure la reproduction des mêmes phénomènes qualitativement. — Mais, en premier lieu, le seul fait qu’une chose existe est une raison pour qu’elle continue d’exister, et nous devons attendre cette continuation jusqu’à preuve du contraire. Ce n’est pas l’identité qui a pour nous besoin d’explication, c’est la différence. Non seulement donc, si les causes sont les mêmes, nous attendons logiquement et mathématiquement les mêmes effets ; mais nous attendons aussi logiquement jusqu’à nouvel ordre, et sans aucune considération de finalité, que les causes soient effectivement les mêmes, que ce qui a été une fois continue d’être. En second lieu, nous trouvons réellement en nous-mêmes une continuation d’existence et une régularité de phénomènes, soit que nous considérions le domaine de la volonté, soit que nous considérions celui de l’intelligence. Nous voulons persévérer dans l’être, et nous avons la conscience plus ou moins sourde de ce vouloir fondamental, ainsi que de notre permanence effective. Quant à la pensée, son identité avec soi, sa persistance dans l’affirmation est, nous l’avons vu, une forme intellectuelle de ce vouloir radical. La projection au dehors de notre tendance à persévérer dans l’être est donc naturelle, et elle entraîne une confiance naturelle dans la reproduction des mêmes choses.

Par là nous nous élevons au-dessus du point de vue de Hume. Selon les partisans de Hume, en effet, l’uniformité n’est qu’un fait particulier d’observation objective, analogue aux autres faits d’observation, qui demanderait comme eux à être expliqué, mais ne peut qu’être constaté. Selon nous, l’uniformité n’est pas seulement un fait universel d’observation objective, puisqu’elle se trouve déjà dans la volonté par le seul fait de son développement, dans l’intelligence par le seul fait de son exercice. C’est le processus même de la conscience et non pas seulement ses résultats qu’il faut analyser : il faut examiner la série interne des états de conscience, non pas seulement la série des événements extérieurs. Ajoutons que le point de vue psychologique et le point de vue physiologique sont, ici encore, inséparables. Chaque impression, dans la conscience, s’associe nécessairement avec les idées d’impressions semblables, en vertu de l’identité du siège cérébral, et elle se différencie nécessairement des impressions différentes, en vertu de la différence même du siège cérébral.

Grâce à cette assimilation et différenciation spontanées, à cette classification primitivement automatique, la conscience constitue déjà par elle-même une série liée, au lieu d’une vicissitude de tronçons séparés. Une séquence de ressemblances parmi des différences, voilà le processus de la conscience, de l’association spontanée et aussi de l’observation intérieure. C’est le germe intellectuel de l’idée d’uniformité. L’uniformité n’existe donc pas seulement dans les objets de la conscience ; elle existe encore et avant tout dans la conscience même, dans le courant subjectif, qui est à la fois volonté et intelligence. La succession uniforme des antécédents et conséquents, l’unité dans la variété est une chose que l’observation justifie et justifiera toujours, au moins en une certaine mesure, parce que cette chose est déjà impliquée dans le processus de l’observation même et de ses éléments constitutifs (sensation et réaction volontaire), comme dans l’organisation cérébrale qui y correspond.

En résumé, notre attente de l’uniformité est à la fois logique, mathématique et psychologique ; d’autre part, l’expérience confirme cette attente, en nous révélant des phénomènes sensiblement les mêmes, c’est-à-dire produisant un effet semblable sur nos sens. Si je vois une flamme semblable à la première, le fait même que j’éprouve une sensation similaire implique logiquement une similarité dans les causes. La similarité n’est donc plus simplement conditionnelle : elle est donnée en fait. Cela suffit pour nous permettre d’appliquer tous les théorèmes de la causalité.

Le principe de l’uniformité ne peut d’ailleurs exclure a priori la possibilité du changement dans l’univers ; car alors il ne serait pas vrai. La proportion du même et de l’autre, du semblable et du dissemblable dans la nature est donc une question d’expérience. Là où nous saisissons des conséquences semblables, ne fut-ce que la similitude de nos sensations, nous cherchons des principes semblables ; là où nous saisissons des différences, nous cherchons des principes différents. L’enchaînement logique des principes et des conséquences est un cadre d’idées que nous appliquons aux phénomènes et dans lequel nous cherchons à les faire rentrer. Ils y rentrent en effet, ils offrent des similitudes sous les dissimilitudes ; conséquemment, nous cherchons d’autres similitudes qui soient les antécédents des similitudes données, d’autres dissemblances qui soient les antécédents des dissemblances données. L’uniformité de la nature n’est que ce tissu de dissemblances et de différences. Notre conscience et la nature se répondent.

— Mais l’expérience, objecte-t-on, semble démentir, au lieu de les confirmer, les principes universels, — par exemple le principe que tout a une raison et une loi intelligible, puisque le nombre des phénomènes dont nous ignorons la raison surpasse infiniment celui des phénomènes dont nous connaissons la raison. « Le nombre des cas, dit le kantien Helmholtz, où nous pouvons démontrer le rapport d’un fait à sa condition est bien peu considérable par rapport au nombre des cas où cette démonstration nous est impossible ; si donc la loi de raison suffisante était une loi d’expérience, sa valeur inductive serait bien peu satisfaisante : nous pourrions tout au plus comparer son degré de validité à celui des lois météorologiques, comme celle du vent, etc… » — On peut répondre que notre ignorance n’est qu’une raison toute négative contre l’universalité des lois, tandis que notre savoir est une raison positive : or, ce sont les raisons positives qui sont les vraies forces capables d’influer sur notre volonté. Le seul fait d’avoir agi de telle manière dans telles circonstances crée un précédent qui entraîne notre activité dans la même voie : c’est la ligne de l’action la plus facile, c’est le résultat d’une force positive et d’une vitesse acquise ; les tendances négatives tirées de notre ignorance n’ont qu’une valeur abstraite et hypothétique, non une action réelle. De plus, répétons que la raison suffisante n’est pas seulement une loi d’expérience, mais une loi de l’expérience, c’est-à-dire une loi de l’intelligence ou, plus profondément encore, de la volonté. Comme la volonté intelligente veut non seulement être, mais encore se développer et réagir sur son milieu, elle doit présupposer partout des raisons intelligibles. Le besoin natif de comprendre, ainsi inhérent à la volonté même, a été de plus en plus accru chez l’homme par la lutte pour l’existence, dont nous avons déjà parlé, et il ne pouvait être entièrement satisfait que par l’idée du déterminisme universel de la nature ou de l’universelle intelligibilité.

VI
Origine du principe des causes efficientes dans la conscience du vouloir §

Le principe d’intelligibilité scientifique n’aboutit encore qu’à la conception d’un monde vrai, c’est-à-dire explicable par des conditions déterminées et déterminantes dans le temps et dans l’espace, conséquemment par le mécanisme. Mais ce monde vrai est-il tout le monde réel ? Le mécanique est-il, comme les cartésiens l’ont cru, tout ce qui existe objectivement, si bien que les « qualités sensibles », et nos sensations elles-mêmes, « ou n’existeraient pas ou auraient une valeur toute subjective ? » Non. Ce qui, dans le phénomène saisi par nous, n’est pas purement mécanique, ce qui donne à la conscience un contenu qualitatif et une réalité doit exister non seulement pour nous, mais en soi, en vertu d’un droit égal à celui du mécanisme géométrique. En d’autres termes, il doit y avoir un fondement objectif du sensible et du réel en tant que tel.

Le principe des causes efficientes (bien distinct du principe d’intelligibilité) n’a, selon nous, d’autre objet que de poser ce fondement objectif du réel. Dire que tout ce qui est réel a non seulement une raison intelligible, mais une cause active, c’est simplement affirmer que la pure intelligibilité pour la pensée est un ordre abstrait de vérités, qui présuppose l’ordre réel des choses et ne suffit pas à le produire. En d’autres termes le réel ne s’explique pas seulement par le rationnel pur, mais par le réel ; le réel vient du réel, non de l’abstrait.

En même temps donc que, par le principe de raison, nous établissons une harmonie entre la réalité et la pensée, par le principe de causalité efficiente nous maintenons la différence du réel et du pensé, tout au moins du réel et de ce qui n’est pour nous que pensé. Le principe d’intelligibilité universelle semblait subordonner le réel à l’intelligible, le principe de causalité subordonne l’intelligible au réel. Les deux ne sont conciliables que dans l’hypothèse d’une réalité intelligible ou d’une intelligibilité réelle, c’est-à-dire non abstraite, mais concrète et vivante.

Maintenant, comment nous représenter ce réel qui, dans les choses, se manifeste d’une manière intelligible par des liaisons de principes à conséquences ? Nous n’avons d’autre moyen que de nous le figurer sur le type de ce que nous appelons agir, faire effort, tendre, désirer, vouloir. De tous ces faits de conscience qui font notre réalité propre nous abstrayons les caractères trop particuliers, et nous ne conservons que l’idée d’action en général, ou de causation. Nous changeons ainsi la série intelligible des raisons et conséquences en une série réelle de causes et d’effets, c’est-à-dire d’actions et de réactions mutuelles. Par là nous donnons la vie aux raisons intelligibles, nous en faisons des λόγοι σπερματιϰοί, des idées-forces, au lieu de les laisser à l’état d’idées pures. Le monde n’est plus un mécanisme mort, il est animé et agissant. Telle est l’origine du principe de causalité.

Il importe de distinguer la causalité immanente et la causalité transitive ; la première, que la seconde présuppose, est l’activité proprement dite. Quand l’enfant pense que le marteau est cause de la cassure d’une pierre, il projette dans le marteau quelque chose d’analogue à ce dont il a l’expérience quand il agit, dans la pierre quelque chose d’analogue à ce dont il a l’expérience quand il pâtit. Cette projection, d’après les philologues, est tout à fait primitive dans l’humanité. Quant à ajouter : — Ce que telle chose a fait une fois et ce que telle autre a souffert de son action arrivera encore de la même manière, selon une loi, — c’est là une idée très ultérieure, dont nous avons montré plus haut la genèse. L’idée d’action immanente nous vient évidemment de la conscience que nous avons de nous-mêmes et, en particulier, de notre volonté. Vouloir, tendre et faire effort, par exemple pour prolonger un plaisir ou écarter une douleur, pour retenir ou repousser une idée, c’est là une attitude mentale que nous ne saurions confondre avec l’attitude passive. L’analyse psychologique ne peut ni remonter au-delà de cette conscience d’agir et de vouloir, ni en donner des définitions ou descriptions, qui seraient toujours plus ou moins objectives.

C’est l’action transitive qui constitue la causation proprement dite, c’est-à-dire le rapport, d’agent à patient. L’idée d’action en général est plus simple que l’idée de causation et elle est inexplicable par cette idée. La causation, en effet, étant un rapport do quelque agent à quelque patient, ne peut expliquer l’action même et la présuppose ; elle est l’action produisant un effet ; elle est ce que l’on a appelé l’effectuation.

C’est faute d’avoir fait ces distinctions nécessaires que Hume a nié qu’on pût avoir une idée quelconque de l’activité. « Il est des gens, dit-il, qui ont affirmé que nous sentons une énergie ou un pouvoir dans notre esprit, et que, ayant ainsi acquis l’idée du pouvoir, nous transférons cette qualité à la matière, où nous ne sommes pas capables de la découvrir immédiatement. Mais, pour nous convaincre combien ce raisonnement est fallacieux, nous avons seulement besoin de considérer que la volonté, qui est ici présentée comme une cause, n’a pas plus de connexion découvrable avec ses effets que toute cause matérielle n’en a avec son propre effet. Dans la volonté aussi l’effet est distinguable et séparable d’avec la cause et ne pourrait être prévu sans l’expérience de leur constante conjonction138. » Cet argument de Hume ne prouve pas que nous n’ayons point conscience d’agir, car Hume confond l’effectuation avec l’action, la conscience du lien de l’effet à l’acte avec la conscience de l’acte même. En d’autres termes, au lieu de parler de l’action, Hume parle du caractère transitif de l’action et de son effet sur un patient quelconque, qui, à son tour, réagit. Il est certain que, quand nous remuons notre bras, nous ne voyons pas en elle-même la connexion de ce mouvement comme effet avec notre volonté comme cause : nous ne trouvons là qu’une succession constante ; mais nous n’en avons pas moins, en voulant, la conscience (illusoire ou non) d’être actifs et non passifs. L’action interne du vouloir n’est pas une simple « séquence entre deux impressions » ; elle est une impression originale ; ou plutôt, elle n’a plus le caractère d’une impression, d’une réceptivité, comme cela a lieu dans la sensation proprement dite ; elle n’est plus une présentation de quelque objet, et par conséquent elle ne peut plus être elle-même représentée ; mais elle est une conscience immédiate d’agir qui n’a pas besoin d’être représentée pour exister : étant subjective, étant le subjectif même, elle ne peut s’objectiver ni s’extérioriser. Quant à l’action transitive et au lien avec l’effet produit en dehors de l’agent même, il n’est pas étonnant que nous n’en ayons point la conscience immédiate, car il faudrait, pour cela, que nous fussions à la fois l’agent et le patient, nous-mêmes et autres que nous-mêmes. La seule chose que nous découvrons donc dans notre conscience, c’est tantôt l’agir, tantôt le pâtir ; quand nous pâtissons, nous voyons l’effet interne sans l’action externe ; quand nous agissons, nous voyons l’action interne sans l’effet externe, qui ne nous est révélé que par une sorte de choc en retour et de sensation afférente. Aussi, tout en reconnaissant avec Maine de Biran la part du sentiment de l’effort dans l’idée de cause, il est faux de représenter l’effort comme une révélation de la causalité transitive ou « les deux termes et leur lien » seraient donnés. Il y a dans l’effort musculaire : 1° une conscience d’action tout interne ; 2° des sensations afférentes tout externes ; entre les deux termes, nous voyons une séquence constante, mais nous ne voyons pas comment notre action produit l’effet extérieur. C’est dans l’effort mental, non dans l’effort musculaire, qu’il faut chercher l’origine de l’idée de lien causal entre deux états successifs, de nexus, de force plus ou moins intense amenant l’un à la suite de l’autre par une action nécessitante.

Parmi les éléments d’explication de cette idée, il faut placer le caractère de nécessité irrésistible que présente en fait l’apparition de nos états de conscience, surtout des états passifs. Nous nous sentons vivre, nous nous sentons sentir, par un mouvement aussi nécessaire que celui qui nous entraîne quand nous sommes lancés avec une certaine vitesse dans une certaine direction. Il ne dépend pas de nous de suspendre le cours de notre conscience, d’empêcher un état présent de suivre l’état antécédent et d’entraîner l’état subséquent. Il y a donc en nous un sentiment de contrainte, de nécessité subjective. Ce sentiment est au plus haut point dans la douleur subie malgré nos efforts, pour nous en délivrer. Il se retrouve dans une foule de perceptions, comme celles de pression, de résistance, de coup, de choc, etc. ; il se retrouve dans la sensation d’une vive lumière qui s’impose à nos yeux, d’un son qui envahit nos oreilles. Il se retrouve dans cette contrainte de l’habitude où Hume voyait le type de la causalité, — notion vraie en partie, mais trop étroite. Il se retrouve enfin dans le lien d’une idée avec une autre, lien réductible le plus souvent à un passage habituel, comme Hume aussi l’a bien vu. Le sentiment de l’habituel a quelque chose d’analogue à celui du mouvement acquis, de la vitesse acquise, comme celle du coureur qui ne peut s’arrêter court. Les divers changements qui se suivent en nous ne se suivent donc pas comme des fantômes inertes entre lesquels il n’y aurait qu’un ordre abstrait : leur série n‘est pas pour la conscience un objet de contemplation indifférente et comme de calcul algébrique ; la succession est un entraînement, une transition forcée d’un terme à l’autre, un lien qui vous tire comme quand un câble vous saisit et vous soulève progressivement par une traction invincible. C’est ce lien d’un état antécédent à l’état conséquent qui donne une continuité au cours de la conscience ; celle-ci n’est plus une énumération discontinue, une procession d’états détachés : nous sentons très bien que la fin d’un de nos états est le commencement de l’autre, et il nous semble qu’il y a sous le premier une énergie accumulée, plus ou moins intense, qui se décharge pour ainsi dire dans le second. Là encore, la transition et la relation n’ont rien d’abstrait ni de proprement intellectuel : ce ne sont pas des objets d’entendement ni de logique, ce sont les objets d’un sentiment aussi immédiat que celui de la vie, dont il est d’ailleurs partie intégrante.

À cette conscience de la contrainte subie, de la passion, avec son intensité plus ou moins grande, vient se joindre la conscience de la contrainte exercée par nous, de la réaction. Nous distinguons fort bien en nous-mêmes les deux directions centripète et centrifuge du changement. Quand nous désirons, quand nous éprouvons un besoin, il y a en nous un vide qui aspire à se remplir, et la conscience, encore plus que la nature, a horreur du vide. Le désir a toujours une intensité psychique : il suppose donc une énergie que nous mesurons plus ou moins grossièrement. De plus, le désir est accompagné d’un sentiment d’innervation et de motion à l’état naissant, en un mot de motricité. Quand le mouvement commencé s’accroît et s’achève sous la pression du désir même, il y a là deux termes unis par un lien encore plus étroit que ceux dont nous avons parlé tout à l’heure. Le grand tort des associationnistes, c’est de substituer en nous une vicissitude d’états détachés à cette série continue d’états intensifs, où l’intensité du premier se prolonge dans celle du second et s’y exprime sous une autre forme. Il y a du degré dans la conscience, et c’est cet élément intensif qui est le côté subjectif de la force. En même temps, c’est un élément capital de la notion de cause. Par un phénomène de projection spontanée, nous transportons aux autres objets cette succession de changements actifs et passifs que nous trouvons en nous-mêmes. La série de phénomènes extérieurs ne demeure donc pas pour nous une suite indifférente de changements neutres et mornes : elle s’anime et se vivifie, elle s’anthropomorphise, elle devient, elle aussi, une série d’actions, de passions, de réactions, de nouvelles passions, etc.

En résumé, ce sont les idées d’agent, de patient et de relation contraignante entre les deux qui constituent l’idée de causation efficiente et transitive. Celle-ci est une manière de se représenter, à notre image, les raisons explicatives qui nécessitent et les phénomènes et leur ordre. Elle est le schéma de la réalité intelligible. Elle n’a donc qu’une valeur inductive et analogique, au lieu de constituer un axiome. C’est surtout dans nos rapports avec nos semblables et avec les animaux qu’elle est légitime et nécessaire, puisqu’elle est une projection de la volonté au dehors ; mais, même pour les êtres dits inanimés, nous ne pouvons-nous représenter leur réalité que comme une action, car ce qui ne produit pas sur nous un effet quelconque n’existe pas pour nous.

VII
Idée de substance §
I. — §

Quand nous disons que tout attribut suppose un sujet, que toute manière d’être suppose un être qui la possède, nous ne prenons encore le principe de substance que dans un sens purement logique et psychologique. Cela signifie simplement qu’un attribut n’est jamais à l’état abstrait, jamais séparé d’un ensemble réel et actif, auquel il est lié par une synthèse aboutissant à une certaine unité et à une certaine permanence ; que tout phénomène est accompagné de phénomènes simultanés et plus ou moins durables avec lesquels il est en connexion nécessaire, grâce à une communauté d’action réciproque. Un phénomène isolé serait un phénomène conçu, non réel ; il serait de plus sans raison et sans cause, étant sans lien. Dans notre conscience, d’ailleurs, rien n’est isolé ; nous ne pouvons concevoir un phénomène isolé que par un artifice, et, malgré nous, nous nous représentons immédiatement d’autres phénomènes simultanés, se conditionnant et le conditionnant, formant ainsi un ensemble réel. En outre, cet ensemble est plus ou moins durable. Si à chaque instant, dans l’univers, tout était phénomène nouveau ou ensemble nouveau de phénomènes sans que rien ne durât, si, à l’instant présent, tout était à la fois produit et anéanti, pour laisser place dans l’instant suivant à une apparition également instantanée, comme un éclair infiniment petit par la durée et infiniment grand par l’étendue, il faudrait supposer que le monde à chaque instant meurt et renaît. Dès lors, où serait la cause ? La cause serait le monde de l’instant A, le phénomène universel A, qui cesserait d’être pour laisser place au monde de l’instant B, au phénomène universel B. La cause cesserait d’exister au moment même où l’effet existerait ; elle serait donc alors comme si elle n’était pas ; à vrai dire, les effets, au moment précis où ils sont, seraient sans cause. Aussi, pour lier entre eux les différents états du monde, nous faisons circuler de l’un à l’autre une même action causale, que nous appelons assez improprement substance.

Mais, si on entend par substance un être diffèrent des phénomènes, ultra-phénoménal, qui subsisterait sous les phénomènes passagers comme leur soutien permanent, le principe des substances prend alors une portée métaphysique et se confond avec le principe de causalité métaphysique : la substance n’est alors que la cause conçue comme permanente par opposition à ses effets passagers.

Le type de cette substance métaphysique est notre moi, qui, à tort ou à raison, nous apparaît comme identique et un sous tous ses changements. Par le principe des substances, nous ne faisons que projeter en toutes choses notre propre constitution, réelle ou apparente ; nous prêtons à toute une sorte de moi et de vouloir constant, sous ce nom de substance.

C’est là, évidemment, une pure hypothèse anthropomorphique, quand ce n’est pas une hypothèse hylomorphique, c’est-à-dire représentant toutes choses et le moi-même comme des sortes de noyaux matériels ayant dureté et solidité. La substance est alors la solidification imaginaire de la cause active, laquelle n’est elle-même que le schéma de la raison réelle, de l’intelligibilité réelle ou, si l’on veut, de la réalité se manifestant selon des raisons intelligibles.

VII
Idée de finalité §

Causalité, nous l’avons vu, n’est pas seulement intelligibilité abstraite ou vérité, mais encore et surtout efficacité et réalité. Selon certains philosophes, la notion même de réalité prendrait nécessairement la forme de la finalité : la finalité serait ainsi un principe constitutif de la conscience même139. La réalité, c’est ce qui est senti et perçu, non pas seulement conçu ; or, dit-on, « plusieurs phénomènes ou, ce qui revient au même, plusieurs mouvements ne peuvent être l’objet d’une seule perception que s’ils sont harmoniques, c’est-à-dire s’il existe entre leurs vitesses et leurs directions des rapports faciles à saisir140 ». Nos perceptions confuses elles-mêmes, qui expriment l’univers, ne sont possibles, ajoute-t-on, que si les mouvements qu’elles représentent sont harmoniques, et si toutes les parties de la nature sont en accord réciproque. « Mais l’accord réciproque de toutes les parties de la nature ne peut résulter que de leur dépendance respective à l’égard du tout ; il faut donc que, dans la nature, l’idée du tout ait précédé et déterminé l’existence des parties : il faut en un mot que la nature soit soumise à la loi des causes finales141. » — Tel est l’argument. D’abord, est-ce vraiment là une preuve a priori ? Il ne le semble pas. Dans cet argument, on se borne à chercher quelles sont les conditions extérieures qui rendent possible la conscience intérieure ; on fait une hypothèse a posteriori sur la constitution de l’univers la plus propre à rendre compte de notre conscience. Aussi nous parle-t-on de mouvements, de directions, de vitesses, de résultantes, toutes choses que nous chercherons en vain a priori dans l’inspection de notre pensée. Bien plus, l’explication qu’on donne ainsi de la conscience est elle-même mécanique, car elle revient à dire que la conscience intérieure suppose un mécanisme extérieur où toutes les parties soient dans un rapport de dépendance réciproque et, par conséquent, forment un système de mouvements simultanés. Enfin, avant à démontrer le principe des causes finales comme différent du mécanisme, on commence par supposer que le mécanisme même est impossible sans les causes finales ; de la dépendance réciproque des diverses parties de l’univers on tire immédiatement, sans démonstration, la conclusion suivante : « Il faut donc que, dans la nature, l’idée du tout ait précédé et déterminé l’existence des parties. » Cela revient à dire que la nécessité réciproque des parties dans un tout présuppose toujours l’idée de ce tout comme cause, conséquemment une cause idéale ou finale ; or, c’est précisément ce qui est en question : il s’agit de savoir si la soudure indestructible des parties d’un mécanisme suppose partout un ouvrier qui les ait soudées d’après une idée, ou si, au contraire, les lois du déterminisme et du mécanisme ne suffisent pas à expliquer cette détermination réciproque et mécanique des parties. La pétition de principe nous paraît donc évidente, puisqu’on s’appuie sur la finalité qu’on entreprend de démontrer.

Aussi M. Lachelier, après avoir annoncé qu’il cherchait la démonstration des causes finales dans la constitution même de la conscience et dans les conditions a priori de toute connaissance, finit-il par avouer que l’affirmation des causes finales est un acte « non de connaissance, mais de volonté. » Or, on peut appliquer à cette nouvelle démonstration des causes finales par la volonté le reproche de pétition de principe que M. Lachelier applique lui-même à l’ancienne démonstration des causes finales par la sensibilité. « Supposer, dit-il, que les choses doivent répondre aux exigences de notre sensibilité », — et nous ajouterons, nous, de notre volonté, — « c’est évidemment prendre pour principe la loi même que l’on se propose d’établir… Dire que notre sensibilité seule », — ajoutons : notre volonté, — « exige des phénomènes la finalité que nous leur attribuons, serait donc avouer que cette finalité n’est susceptible d’aucune démonstration et que, si elle est pour nous l’objet d’un désir légitime, elle ne saurait être celui d’une connaissance nécessaire142. » Rien de plus vrai ; mais comment un acte de volonté, à son tour, peut-il être une connaissance nécessaire ? — Sans doute, ainsi que le dit excellemment M. Lachelier, la pensée ne veut pas demeurer abstraite et vide, et après s’être mise hors d’elle, pour se voir, sous la forme de l’espace et du mécanisme, elle a besoin de rentrer en elle-même et d’être elle-même, sous la forme du « temps » et de la « conscience » ; mais est-il nécessaire qu’il y ait des causes finales pour que la conscience, la sensation, le moi existe ? D’abord le mécanisme universel n’exclut pas l’idée du « temps », il la suppose au contraire. Quant à la « conscience », assurément elle ne peut se réduire à un mécanisme abstrait et purement géométrique ; il y a donc dans l’univers quelque chose qui rend possible la conscience et la sensation, il y a place dans le monde pour le sentiment et pour la pensée ; mais nous ne savons rien a priori des conditions qui rendent possibles la conscience et, la sensation ; nous ne pouvons affirmer a priori que la nature agit comme nous sous une idée, sous l’idée du tout, conséquemment en vue d’une cause finale. Ce qui nous est permis, c’est de transporter dans la nature, par une hypothèse a posteriori, quelque chose d’analogue à nos sensations et appétitions, et de supposer que tout phénomène a ainsi, outre une face extérieure par laquelle il est mouvement, un fond intérieur par lequel il est sensation et appétition.

Nous ne saurions donc admettre que le principe des causes finales et idéales soit constitutif de la pensée. Il n’est même pas une de ces nécessités de la vie que nous avons reconnues dans l’axiome d’identité et dans le principe de raison suffisante. C’est une simple hypothèse fondée sur une extension au dehors de notre expérience intérieure.

Chapitre sixième
Genèse et action des idées de réalité en soi, d’absolu, d’infini et de perfection §

I. Idée de la réalité en soi, du noumène et de l’inconnaissable.

II. Idée de l’absolu.

III. Idée de vérité absolue et universelle.

IV. Idée de l’infini. Infini mathématique.

V. idée de perfection.

VI. Conclusion. Naturalisme et idéalisme.

I
Idée de la réalité en soi, du noumène et de l’inconnaissable §

Les choses que nous connaissons sont les choses telles qu’elles apparaissent à notre conscience et telles que notre organisation mentale ou cérébrale nous force à les concevoir. Autre est le son hors de nous, par exemple, et le son en nous, puisque, considéré indépendamment de nous, il se réduit à une vibration de l’air plus ou moins rapide. Le phénomène extérieur et objectif qui constitue le son n’est donc pas identique au phénomène intérieur et subjectif qui constitue la sensation de son. Mais le fait extérieur lui-même n’est encore qu’un « phénomène », et il est toujours formé pour nous d’éléments subjectifs. Qu’est-ce en effet qu’une vibration de molécules ? Une simple traduction des sensations de son en sensations de la vue ou du toucher : nous nous figurons voir ou sentir un mouvement de va et vient, comme l’onde visible de la mer ou la pulsation tangible du diapason. Nous remplaçons donc des apparences par d’autres apparences moins superficielles ou plus constantes, mais nous ne sortons pas de l’apparence. L’espace même, où nous nous figurons le mouvement, est un mode de représentation qui tient probablement à l’organisation de notre cerveau ; les lois du mouvement sont des successions uniformes qui tiennent peut-être à ce que tout devient successif et uniforme dans notre conscience, si bien que nous ne pouvons rien concevoir en dehors de ce cadre imposé aux choses par notre cerveau. Bref, nous ne saurions nous abstraire entièrement, nous, notre sensibilité et nos formes intellectuelles, des objets de notre connaissance ; nous ne pouvons jamais les saisir que par rapport à nous et en nous. Donc ces objets sont toujours des phénomènes, des façons d’apparaître, des apparences. Sous tous les phénomènes nous cherchons des phénomènes plus durables ; sous ceux-là d’autres encore, comme, sous la surface agitée de la mer les couches plus tranquilles, et sous celles-là le fond immobile et obscur, l’insondable abîme.

La science repose tout entière sur l’opposition entre les apparences et les réalités objectives, dont elle s’efforce de déterminer les lois. L’opposition du sujet et de l’objet est la forme même de toute notre connaissance. En poussant jusqu’au bout cette opposition, nous finissons par nous, demander s’il ne peut exister un objet séparé du sujet, existant en lui-même et non plus seulement pour nous ; et nous formons ainsi la notion problématique d’une réalité en soi, par opposition à l’être pour nous, d’une réalité indépendante par opposition aux phénomènes dépendants de notre cerveau. Comme cette réalité, qui nous est par définition même inaccessible, est simplement un objet de pensée, on l’appelle le noumène, c’est-à-dire ce qui est purement conçu par l’intelligence, ou l’intelligible. Par ce mot d’intelligible, il ne faut pas entendre le compréhensible, ni même une chose vraiment saisissable à l’intelligence par quelque moyen que ce soit : c’est, au contraire, ce qui dépasse l’intelligence proprement dite, ce qui est en dehors d’elle et de ses formes. Aussi pourrait-on l’appeler mieux encore l’inintelligible que l’intelligible. C’est le mystère fondamental.

L’opposition kantienne du phénomène au noumène, de l’être pour nous à l’être en soi, revient à celle du connaissable et de l’inconnaissable, sur laquelle Spencer a tant insisté. Notre connaissance arrive à connaître qu’elle ne connaît pas tout, qu’il y a de l’inconnu. Cet inconnu provient souvent de ce que notre connaissance actuelle ne l’a pas encore atteint, quoique pouvant l’atteindre un jour. Par exemple, la cause des marées était inconnue pour les anciens ; elle est connue pour nous. Il y a donc de l’inconnu connaissable ; c’est tout ce qui est phénomène ou loi de phénomènes. Mais l’intelligence en vient à se demander s’il n’y a pas de l’inconnu qui ne serait ni phénomène ni loi de phénomènes, et qui, à ce titre, serait inconnaissable en vertu de sa nature et de la nôtre. Tel est le problème qui se pose aux limites idéales de notre science. En d’autres termes, nos moyens de sentir et de connaître ne sont peut-être pas tous les moyens de connaître réels ; la science même met en suspicion la valeur objective de nos sens, et la critique met en suspicion la valeur objective de nos catégories ou formes de pensée. Dès lors, la totalité des phénomènes, ou objets en rapport avec nos moyens de connaître, n’est peut-être pas la totalité des choses existantes. Il y a peut-être une réalité autre que notre connu et notre connaissable, une réalité pour nous inconnaissable.

Enfin on peut aller plus loin encore et se demander s’il n’y a pas une réalité inconnaissable non seulement pour nous, mais en soi et pour toute intelligence, une réalité qui existerait parce qu’elle existerait, sans qu’on en pût donner aucune raison, sans qu’on pût en aucune manière rendre son existence intelligible.

C’est là, évidemment, une idée toute problématique, mais qui n’en agit pas moins sur notre intelligence et notre volonté. L’action de cette idée sur notre intelligence consiste en ce qu’elle excite la spéculation à reporter toujours plus loin ses bornes, tout en lui montrant l’impossibilité de supprimer jamais ces bornes. En outre, l’idée de l’inconnaissable, combinée avec les idées du connaissable, a une influence morale que nous avons déjà signalée ailleurs143 et sur laquelle nous reviendrons un jour dans un travail consacré spécialement aux fondements de l’éthique.

II
Idée de l’absolu §

Puisque l’être en soi est supposé exister en lui-même et non plus relativement à nous ni à tout ce que nous pouvons connaître ; puisque, d’autre part, notre connaissance roule toute sur des relations, il en résulte que l’être en soi, s’il existe, sera indépendant de toute relation à nous connue. Or, le contraire du relatif, nous le nommons absolu. L’être en soi sera donc pour nous l’absolu, c’est-à-dire une réalité non relative à notre pensée ni aux relations de notre pensée. En outre, comme les relations de notre pensée en sont les conditions et que tout objet de notre connaissance est ainsi conditionné, l’absolu sera ce qui échappe à toute condition, ce qui est inconditionné. Enfin, comme ce qui ne dépend d’aucune condition est entièrement indépendant et ne peut exister que par soi-même, non par l’effet d’autre chose, on en vient à définir l’absolu l’être par soi.

Existe-t-il réellement un tel être ? C’est une question de métaphysique. En ce moment, nous n’étudions qu’au point de vue psychologique la notion de l’absolu, ses caractères et son origine. Or, cette origine, nous pouvons maintenant la déterminer. L’idée d’absolu n’est autre que celle d’objet en général, d’existence en général, à laquelle nous ajoutons les attributs en soi et par soi. L’existence, nous la connaissons par la conscience. L’opposition de ce qui existe en soi et de ce qui n’existe que pour nous est encore due à la conscience, car c’est simplement l’opposition du sujet et de l’objet, par exemple de vous et de moi, de vous qui poussez mon bras dans une direction et de moi qui résiste à votre effort ; c’est la distinction du moi et du non-moi. Enfin l’idée d’existence par soi est celle d’une cause qui ne serait plus elle-même l’effet d’une autre cause ; c’est celle d’un commencement, d’une première cause. Or l’idée de commencement est due à la conscience, où nous voyons des choses qui paraissent commencer. En supposant une réalité qui serait quelque chose de premier en soi, non plus seulement pour moi, je forme l’idée d’absolu. Cette idée est donc tout entière réductible à des éléments de conscience que nous combinons et auxquels nous affectons des négations : l’absolu est un objet non relatif, un non-moi non connaissable pour moi, une limite, un commencement, un premier terme infranchissable, etc. La pensée crée de toutes pièces la notion d’absolu en niant ses propres conditions, et en supposant que quelque chose est encore possible ou réel en dehors de ces conditions, en dehors même de toute condition et de toute relation. Cette supposition, à son tour, vient de ce que l’expérience nous montre des choses autres que notre pensée, existant sans notre pensée et existant d’une autre manière que nous ne l’avions pensé.

Kant a établi que l’idée d’absolu ne nous donne aucune connaissance de son objet et demeure un problème. Mais elle n’en est pas moins utile pour nous exciter à rechercher de plus en plus loin les conditions de nos connaissances, à remonter l’échelle des effets ou celle des moyens ; elle exige de nous la plus grande extension possible de la connaissance suivant les lois de l’expérience. L’idée de l’absolu, en ce sens, est une idée-force, un aiguillon qui empêche l’expérience de se reposer. Aristote déclare qu’il faut s’arrêter, ἀνάγϰη στῆναι ; mais, au contraire, il ne faut s’arrêter jamais, parce qu’aucun ensemble de phénomènes, aucun objet de l’expérience ne peut satisfaire notre idée de l’absolu, ne peut constituer une expérience totale, adéquate à la réalité entière. Dans l’idée d’absolu, il n’y a de positif que l’idée du tout de la réalité, quel qu’il soit. Nous ne pouvons atteindre le tout ; mais l’idée du tout nous fait ajouter sans cesse les parties aux parties, et elle est par là l’origine du progrès intellectuel. L’idée demeure en nous comme une forme qu’aucun contenu ne peut remplir et qui, dépassant tout, nous invite à tout dépasser nous-mêmes. L’usage de cette idée est donc, selon le mot de Kant, régulateur, c’est-à-dire qu’elle dirige l’entendement vers un certain but, où convergent les lignes qu’il suit. Il en résulte un effet d’optique tel que ces lignes semblent partir d’un objet particulier qui serait placé en dehors du champ de la connaissance expérimentale, « de même que les objets paraissent être derrière le miroir où on les voit. »

III
Idée de vérité absolue et universelle §

Les platonisants font de l’idée de « vérité » le produit d’une « conscience intellectuelle » supérieure à la conscience sensible. — Nous croyons tous, disent-ils, à l’objectivité, à l’existence réelle du monde extérieur ; nous avons donc une conscience intellectuelle qui, en pensant le monde extérieur, l’affranchit de la subjectivité de la conscience sensible et l’érige en vérité. Même à nos propres états de conscience nous attribuons une vérité intrinsèque, qu’ils conserveront dans le passé quand nous nous en souviendrons, et qu’ils possédaient d’avance dans l’avenir, alors qu’ils n’existaient pas encore. Il est vrai, objectivement vrai, que j’ai vu hier la foudre tomber ; et il était vrai que je la verrais, alors même que je ne l’avais pas encore vue. Il y a donc en nous une pensée qui, élevée au-dessus de tous les temps, voit mes états de conscience dans ce qu’ils sont, dans ce qu’ils ont été, dans ce qu’ils doivent être144. — La conscience intellectuelle, la pensée pure, quoique numériquement identique à la conscience sensible, et n’ayant pas par elle-même de contenu particulier, en diffère en ce qu’elle convertit de simples états subjectifs en faits et en êtres qui existent en eux-mêmes et pour tous les esprits : elle est la conscience, non des choses, mais de la vérité ou de l’existence des choses. Cette vérité consiste dans la raison déterminante et explicative des choses, qui permet d’affirmer qu’elles ne sont pas un rêve, mais qu’elles prennent place dans l’ordre universel. Elle constitue le droit des choses à l’existence, par opposition au simple fait d’exister. « Il n’y a aucune science, ajoute-t-on, qui ne parle de ce que les choses sont en elles-mêmes, en dehors de toute perception actuelle. La science présuppose donc l’idée d’une vérité absolue. »

A cette théorie nous répondrons d’abord que, si la science se place en dehors de toute perception actuelle, elle ne se place pas en dehors de toute perception possible. Quand je dis que la terre tourne autour du soleil, malgré ma perception actuelle, je veux dire que, si j’occupais dans l’espace un point fixe, à une assez grande distance du soleil et de la lune, je percevrais le mouvement de la terre autour du soleil. Je ne me place pas pour cela au point de vue d’une conscience pure concevant l’absolu ; je me place au point de vue de relations autres que celles où, actuellement, ma perception est engagée.

— Mais le psychologue empiriste, continue-t-on, parle lui-même de ce qui se passe dans sa propre conscience « comme de quelque chose de vrai en soi, et qu’il désire voir admis comme tel par tout le monde, y compris moi-même » ; il se place donc et me place avec lui au point de vue de l’absolu, au moment même où il prétend m’en exclure. — Non pas ; il se place au point de vue d’une relation possible et conditionnelle : s’il était à ma place, il sentirait ce que j’ai senti, et, si j’étais à sa place, si je faisais les observations et raisonnements qu’il fait, je penserais comme lui. L’absolu n’est ici qu’une identité de relations. Dire : il est absolument vrai que je sens la faim, c’est dire : un autre que moi, placé exactement dans les mêmes relations que moi, sentirait la faim. Il participerait, non au même absolu, mais à la même relativité, subirait les mêmes relations et les mêmes phénomènes. Cette relativité, nous l’universalisons. Nous disons que tout être sentant, identique à nous, et dans les mêmes relations que nous, aurait faim : c’est cette universalité qui donne un air d’absolu à notre affirmation d’une relativité radicale, s’étendant à tous les êtres hypothétiquement pensés comme identiques à nous. Elle résulte simplement de notre impuissance à concevoir qu’un être comme nous, placé dans les mêmes conditions, puisse sentir autrement que nous ; les données étant les mêmes, nous ne pouvons pas supposer une autre solution ni sortir de notre propre expérience. L’absolu est donc ici tout négatif. Ce qui est positif, c’est notre affirmation des mêmes relations, fondée sur la loi d’identité, forme essentielle de notre conscience, en dehors de laquelle, par conséquent, nous ne pouvons rien concevoir. Loin donc de nous dépasser nous-mêmes, nous sommes enfermés en nous et ne pouvons-nous figurer l’universel que sur le type de notre expérience particulière en des relations supposées identiques. Nous tournons sur nous-mêmes comme une porte sur ses gonds. L’universel est l’expansion indéfinie du moi, avec le signe non-moi, qui n’exclut pas : semblable à moi.

L’expérience, objecte-t-on, peut bien nous apprendre que certaines successions se reproduisent plus fréquemment que d’autres, et établir ainsi, entre la veille et le rêve, une distinction de fait ; mais elle ne peut pas nous répondre que la veille ne soit pas elle-même un autre rêve, mieux suivi et plus durable ; elle ne peut pas convertir « le fait en droit », puisqu’elle ne se compose que de faits et qu’il n’y a aucun de ces faits qui porte en lui-même, plutôt que tous les autres, le caractère du droit. Il faut donc qu’il y ait en nous, avant toute expérience, « une idée de ce qui doit être, un être idéal, comme le voulait Platon, qui est pour nous le type et la mesure de l’être réel. » C’est cette idée qui est, et qui seule peut être « le sujet de la connaissance, car elle n’est point une chose, mais la vérité a priori de toutes choses ; et la connaissance n’est que la conscience que cette vérité idéale prend d’elle-même, en se reconnaissant dans les choses qui la réalisent145 ».

Selon nous, cette métaphysique transcendante est une dialectique abstraite qui transforme en idées a priori de simples processus d’expérience. L’idée de l’existence, si on l’analyse, renferme d’abord l’image confuse de ce qu’il y a de plus général dans nos états de conscience ; et cette image, en s’associant à une perception donnée, particulière, la classe dans le genre des perceptions mêmes, l’assimile à toutes les autres perceptions, la reconnaît comme reproduction d’un état dont on a eu l’expérience, lui enlève ainsi déjà quelque chose de sa particularité pour lui donner une valeur générique et générale. — Mais cette association d’une vague image avec une perception particulière n’est toujours qu’un état momentané de notre conscience individuelle. — Sans doute ; mais en cet état momentané il y a le retentissement de toute l’existence passée, de toutes les perceptions passées : c’est une perspective ouverte. C’est en même temps une classification qui assigne une place à la perception présente dans une trame continue de perceptions. Toutefois, ce point de vue n’est pas encore suffisant : nous restons trop dans la pure passivité des sensations ; il faut rétablir l’élément de réaction, d’appétition, d’effort, de puissance et, abstraitement, de possibilité. À chaque sensation, ne l’oublions pas, répond une réaction appétitive et motrice, chaque sensation étant le signe et le début d’une action et d’un mouvement. Or, l’action, par les effets qu’elle réalise, acquiert un caractère de réalité indéniable et empêche notre pensée de demeurer seule avec elle-même dans un monde de pur rêve. L’expérience ne peut sans doute nous garantir que la veille ne soit pas elle-même, au moins en grande partie, « un autre rêve » ; mais rien, en dehors de l’expérience et de ses lois constantes, ne peut davantage nous donner cette assurance. Nous ne distinguons la veille du rêve que par l’ordre de causalité régulière établi entre les sensations dans la veille. L’idée à laquelle nous rapportons toute vérité, c’est celle de l’enchaînement déterminé des causes et des effets. La « vérité » est le déterminisme universel, et le déterminisme n’est que l’identité des effets quand les données sont, par hypothèse, identiques. Cette hypothèse, la nature la vérifie pour l’homme éveillé ; dans le rêve, le déterminisme fait place à des contradictions et à des absences de cause. La « mesure » intérieure du vrai est donc la constitution même de notre pensée, qui ne peut concevoir l’identité des contradictoires, parce qu’elle ne la réalise jamais en elle-même et ne la trouve jamais réalisée hors d’elle-même. Pour avoir conscience des lois de la pensée, il n’est pas nécessaire d’avoir a priori une idée de l’absolue vérité, encore moins d’être cette idée même prenant conscience de soi. Nous prenons simplement conscience de notre propre constitution intellectuelle, et nous concevons la constitution parallèle du monde.

IV
Idée de l’infini — Infini mathématique §

On appelle infini, au sens propre du mot, une grandeur sans limites. Par exemple, on dit que l’espace est infini, que le temps est infini, que la série des nombres est infinie.

Nous formons la notion d’infini par abstraction et par déduction, en nous appuyant sur les principes d’identité et de raison suffisante. Par exemple, soit le nombre 1. Je puis l’ajouter une fois à lui-même, et j’ai 1 + 1 ou 2. Ce second 1 que j’ai ajouté est absolument identique au premier, car j’ai fait abstraction de toute autre qualité que celle de l’unité. Il ne s’agit pas d’un cheval, d’un homme, mais du nombre 1. Or 1 = 1. Donc, je puis faire au second 1 la même addition qu’au premier et lui ajouter encore 1 ; j’ai alors 1 + 1 +1, ou 3. Les mêmes raisons subsistant, je puis continuer la même opération ; et il est clair que je ne saurais rencontrer de limite, car la limite serait une unité qui ne pourrait plus s’ajouter à elle-même, qui ne serait plus identique aux autres unités ; ce qui est contre l’hypothèse. Donc, de ce que les mêmes principes ont les mêmes conséquences, je puis déduire l’impossibilité d’une limite à l’addition de l’unité. Cette impossibilité d’une limite, résultant de « l’égalité des raisons », comme disait Leibnitz, est l’infinité. L’infinité est donc la négation de toute limite comme contradictoire à la définition d’un objet.

Pareillement, soit la ligne AB. Je puis l’ajouter une fois à elle-même. Ainsi ajoutée, elle demeure toujours identique à soi ; donc je puis encore l’ajouter à elle-même, et ainsi de suite, sans fin. La fin serait une conséquence différente tirée de principes semblables, ce qui est contradictoire. — Même déduction pour le temps.

La notion de l’infini n’a donc rien de mystérieux : elle n’est que la conclusion d’un raisonnement mathématique où, de données identiques, on tire une solution identique.

V
Idée de perfection §

Quand on applique l’idée d’infini à une qualité, par exemple à l’intelligence, à la puissance, au bonheur, non plus seulement à une quantité abstraite, on forme l’idée de perfection.

Remarquons d’abord que toute qualité a une intensité, conséquemment une quantité. Par exemple, la joie peut être plus ou moins intense ; la puissance que je déploie pour vaincre un obstacle intérieur ou extérieur, un mouvement de colère ou un poids à soulever, peut être également plus ou moins intense. De même, notre intelligence peut s’appliquer à une quantité d’objets plus ou moins grande ; elle peut avoir une clarté plus ou moins grande, etc. Donc la notion de quantité et de grandeur se retrouve dans toutes les qualités que nous pouvons concevoir. En général, nous ne pouvons rien concevoir en dehors de la catégorie de grandeur ; quand ce n’est pas une grandeur en espace, c’est une grandeur en durée, une grandeur en intensité, etc.

S’il en est ainsi, je puis appliquer l’idée d’infini aux qualités comme à tout le reste. Je construis ainsi l’idée d’une béatitude infinie, d’une puissance infinie, d’une intelligence embrassant tout dans sa science infinie, etc. Les qualités supposées infinies sont des perfections en leur genre. Une douleur infinie, si elle était possible, serait elle-même la perfection de la douleur, une perfection en son espèce, purement quantitative, mais ne serait pas une perfection proprement dite et qualitative, c’est-à-dire un bien d’une grandeur infinie. Il faut donc, pour expliquer l’élément qualitatif qui, dans l’idée de perfection, se joint à l’élément quantitatif, distinguer ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est qualité proprement dite de ce qui est manque, ce qui est réalité positive de ce qui est négation et limitation. Or, pour cela, nous sommes obligés de faire appel à l’expérience intérieure ou extérieure, à la conscience que nous avons des diverses qualités positives. Nous disons, par exemple, que l’intelligence est quelque chose de positif, parce qu’elle connaît un certain nombre d’objets, et que cette connaissance a une étendue plus ou moins grande. Nous disons que la joie est positive, parce que nous y avons conscience d’une puissance qui se développe sans obstacles ou en triomphant de ces obstacles.

Toutes les notions de perfection qualitative sont donc expérimentales, et même, comme Kant l’a fait voir, notre dernier critérium de la perfection et du bien, en dehors de la moralité proprement dite ou du devoir, est en définitive la joie, laquelle est une affection de notre sensibilité. Nous jugeons l’intelligence bonne, parce que nous jouissons de connaître et de comprendre, la puissance bonne, parce que nous jouissons d’agir et de mouvoir, etc.

En combinant les diverses qualités ou biens que nous connaissons par expérience et en les supposant élevés à l’infini, nous construisons l’idée d’un être parfait, d’un suprême idéal qui serait en même temps une suprême réalité. Il est donc inutile, pour l’idée du parfait comme pour celle d’infini, d’admettre en nous une faculté particulière qui en serait l’origine. La conscience et les opérations intellectuelles, abstraction, généralisation, induction, déduction, association des idées et imagination, sont suffisantes pour expliquer l’origine de l’idée du parfait. Cette idée est essentiellement complexe : c’est une combinaison ou synthèse de nos facultés propres, que nous supposons pouvoir être portées à l’infini sans être détruites.

On objecte, avec Descartes, 1° qu’on ne peut construire l’idée de perfection en niant l’imperfection, parce que la perfection est conçue par nous comme positive. — Mais ce que nous nions et éliminons, ce sont précisément les limitations que nous trouvons en nous-mêmes, le côté négatif de notre bonheur, de notre intelligence, de notre puissance ; le reste est donc constitué par des qualités positives et non négatives.

2° — Nous ne trouvons en nous, dit Descartes, que la puissance de progrès ; or la perfection est en acte, non pas seulement en puissance ; donc ridée de perfection ne peut avoir en nous son origine. « Peut-être, s’objecte Descartes à lui-même, que je suis quelque chose de plus que je ne m’imagine, et que toutes les perfections sont en quelque façon en moi en puissance, quoiqu’elles ne se produisent pas encore et ne se fassent point paraître par leurs actions. En effet, j’expérimente déjà que ma connaissance s’augmente et se perfectionne peu à peu ; et je ne vois rien qui puisse empêcher qu’elle ne s’augmente ainsi de plus en plus jusqu’à l’infini146. » À cette objection. Descartes se contente de répondre : « Encore que ma connaissance s’augmentât de plus en plus, je ne laisse pas de concevoir qu’elle ne saurait être actuellement infinie : or je conçois Dieu actuellement infini. » — Mais il ne suffit pas de remarquer ainsi qu’un être qui passe de la puissance à l’acte et qui se perfectionne n’est pas et ne sera jamais l’infinie perfection : c’est là chose entendue. Il s’agit de savoir si cette possibilité constante de progrès que nous déduisons de la constante égalité « des raisons » (comme pour l’infini de l’espace et du temps), sans nous rendre réellement parfaits, ne suffit pas cependant à nous fournir l’idée de la perfection. L’objet n’est jamais pour nous aussi intelligible que notre pensée est intelligente ; il y a donc en nous une puissance qui dépasse ses actes particuliers et peut recommencer toujours l’opération. Et il n’est pas vrai de dire, avec Descartes, que cette puissance n’est rien ; car il ne s’agit pas ici d’une puissance abstraite et nue comme celle de l’école : il s’agit d’une puissance vivante et concrète qui a toujours conscience de déborder sa réalisation actuelle. Nous sommes donc en possession de ces quatre termes : puissance, acte, unité de la puissance et de l’acte en certains points, rapprochement de la puissance et de l’acte en d’autres points. Par abstraction, j’élimine toutes les différences qui peuvent encore rester en moi entre la puissance et l’acte, et je conçois alors le suprême degré d’activité, d’intelligence, de béatitude. La pensée de la personnalité parfaite est la pensée de ma personnalité dont j’ôte les bornes. Par-là, je crée moi-même en moi l’idée de perfection.

Descartes objecte encore : — Si nous formons l’idée de perfection suprême par la réunion de nos perfections en un tout, l’idée de perfection n’aura pas d’unité ; or, « l’unité absolue » est le caractère de la perfection. — On peut répondre que l’idée même de cette unité attribuée par nous à la perfection est encore empruntée à notre conscience. Nous nous paraissons à nous-mêmes un seul moi, doué d’attributs qui se distinguent par leurs effets : intelligence, sensibilité, volonté. En réunissant ces attributs et en les élevant à l’infini, nous supposons qu’ils coïncident ensemble, comme ils tendent à coïncider en nous à mesure qu’ils se développent. La science produit, par exemple, la puissance et le bonheur. Nous avons donc, à la limite, une unité idéale, comme celle du centre où convergent les rayons d’une sphère. Dans cette construction de la pensée, il n’y a toujours aucun élément et aucune combinaison d’éléments qui ne soient empruntés à la conscience. L’argumentation de Descartes est donc vicieuse.

De ce que nous concevons des cercles parfaits, des triangles parfaits, etc., Platon concluait, lui aussi, à l’existence éternelle du cercle idéal, du triangle idéal. L’expérience, disait-il, ne nous montre aucune figure géométrique parfaite, ni, en général, aucune forme parfaite ; donc nous en prenons l’idée dans un monde supérieur.

Kant lui-même considérait les figures géométriques comme des synthèses a priori que l’expérience ne peut fournir, mais qui pourtant ne répondent pas, comme le croyait Platon, à des objets réels. — Il est bien vrai, peut-on répondre à Platon et à Kant, que nous construisons par la pensée des figures d’une exactitude parfaite dont l’expérience ne nous montre jamais une complète réalisation, comme une ligne exactement droite ou exactement circulaire ; mais nous n’avons besoin pour cela que de l’abstraction. L’expérience, en effet, nous fait voir elle-même des lignes sensiblement droites, des cercles sensiblement ronds, comme celui de la pleine lune ou du soleil, des surfaces sensiblement planes, comme celle de la mer. Au fond, toutes ces notions de figures parfaites sont des notions incomplètes, tenant à l’imperfection même de notre vue, qui n’aperçoit pas les réelles sinuosités d’une ligne droite ou d’un cercle, ni les vagues montantes et descendantes de la mer lointaine. Mais la ligne réellement décrite par une fusée est-elle plus imparfaite parce qu’elle n’est pas vraiment droite et qu’elle enveloppe une complexité merveilleuse d’actions et de réactions ? La mer serait-elle plus parfaite si elle était unie comme un miroir et si sa surface, en apparence plane, n’enveloppait pas la richesse incalculable de ses ondes ? Notre prétendu parfait ou achevé est précisément l’inachevé et l’incomplet. La régularité et la pureté des idées mathématiques sont des qualités négatives, qui nous plaisent parce qu’elles simplifient le travail de notre pensée ou de nos yeux pour les embrasser. Ces idées sont, sinon des forces, du moins des économies de force. De plus, elles sont des instruments d’analyse pour la décomposition de la réalité en ses formes ou mouvements élémentaires. Dans tout cela, la perfection proprement dite n’a rien à voir, et il est inutile de nous attribuer une faculté spéciale pour la construction des figures mathématiques.

VI
Conclusion : naturalisme et idéalisme §

Quelle est, en résumé, la conclusion du grand débat qui se poursuit à notre époque sur la genèse des idées ? — D’une part, la doctrine naturaliste nous montre bien la formation des idées proprement dites dans la conscience une fois donnée, sous l’action du milieu extérieur et du milieu social, de la sélection naturelle et de la sélection sociale. D’autre part, les partisans de l’idéalisme ont raison de dire qu’on ne peut engendrer la conscience même avec des éléments sans pensée, ou du moins sans volonté, et qu’en ce sens l’intelligence, ou plutôt la volonté, doit être innée à elle-même. Ils ont raison de dire, en d’autres termes, que la pensée ne saurait se ramener entièrement aux choses qu’elle pense ni s’expliquer entièrement par elles. Le mot choses, en effet, a deux sens possibles : il peut signifier d’abord les choses constituées comme elles apparaissent dans notre expérience ; les mouvements de la matière, par exemple, et la matière elle-même, résistante, étendue, durable, etc., sont des choses d’expérience. Et c’est à ces choses que le réalisme matérialiste attribue le pouvoir de causer la pensée. Or, il est clair que le mouvement et la matière, objets particuliers d’expérience, en un mot de sensation et de représentation, ont en eux-mêmes quelque chose d’emprunté à notre sensation et à notre représentation. La résistance ne se conçoit pas sans notre sensation, le temps ne se conçoit pas sans le sentiment interne que nous en donne le changement de nos états de conscience ; l’étendue même est avant tout un mode de représentation ; enfin le mouvement ne peut manquer d’en être un, puisqu’il se ramène aux éléments qui précèdent et, en définitive, à un certain ordre temporel et spatial de nos sensations. Il en résulte que durée, étendue, mouvement, matière, tous les objets de l’expérience ne peuvent pas entièrement expliquer le fait même de l’expérience, ni la conscience comme telle, ni la pensée. Aussi les réalistes sont-ils obligés de donner au mot de choses un autre sens, et de désigner par là des choses en dehors de notre expérience, inaccessibles à notre conscience et à notre représentation. Mais alors, cela revient à dire que notre expérience a pour causes des choses dont nous ne savons absolument rien et ne pouvons rien savoir, pas même qu’elles sont des causes. Cela revient encore à dire que la cause de la conscience, s’il y en a une, est absolument inconnue et inconnaissable. Il ne faut donc pas prétendre expliquer la conscience même, le sentiment et la pensée, par les seules relations des choses extérieures et par les mouvements de la matière. En somme, le réalisme matérialiste joue sur le sens du mot choses, en désignant comme causes de l’expérience tantôt des choses d’expérience et tantôt des choses en dehors de l’expérience.

Une fois admis que la conscience ne s’explique pas par le dehors, il en résulte que ce qui est vraiment constitutif du fait même de conscience ne s’explique pas davantage par le dehors ; c’est là ce qu’on peut retenir du kantisme. Spencer lui-même répète à plusieurs reprises, par une flagrante contradiction avec son empirisme général, qu’il existe une « vérité a priori », une seule, la « persistance de la force », et que cette vérité est a priori parce qu’elle a son origine dans la constitution même de la conscience, antérieurement à toute expérience des relations externes. « Nous voyons, dit-il, que, de toutes façons, nous sommes obligés de reconnaître le fait qu’il y a une vérité donnée dans notre constitution mentale… Ce principe est le fondement de tout système de science positive. Le postulat auquel nous sommes arrivés est antérieur à la démonstration, antérieur à la connaissance définie ; il est aussi ancien que la nature même de notre esprit. Son autorité s’élève au-dessus de toute autorité ; car, non seulement il est donné dans la constitution de notre propre conscience, mais il est impossible d’imaginer une conscience constituée de façon à ne pas le donner. Le seul principe qui dépasse l’expérience, parce qu’il lui sert de fondement, c’est donc la persistance de la force. Si c’est la base de l’expérience, ce doit être la base de toute organisation scientifique des expériences. C’est à ce principe que nous amène une analyse radicale147. » L’analyse de Spencer n’est évidemment pas aussi radicale qu’il l’imagine. Séduit par la mécanique, il érige en une sorte de divinité la persistance de la force, qui ne mérite point un tel honneur. Il n’est pas difficile de réduire la persistance de la force, en ce qu’elle a d’intelligible et de scientifique, à des éléments plus primordiaux. Ce principe prétendu a priori est une simple conséquence du principe de causalité, en vertu duquel on ne peut concevoir l’anéantissement ni de l’existence, ni de l’action, ni du mouvement. Spencer, d’ailleurs, ne sait lui-même ce qu’il entend par la persistance de la force : il interprète ce postulat de diverses manières qui sont contradictoires entre elles. Il reconnaît d’abord que la « force » dont nous affirmons la persistance n’est pas la force dont nous avons directement conscience dans nos efforts musculaires ; celle-ci, en effet, ne persiste pas : « Dès qu’un membre étendu se relâche, le sentiment de la tension disparaît. » Mais Spencer passe de là à la conclusion la plus inattendue et, disons le mot, la plus énorme, sur l’absolu. « Par conséquent, dit-il, la force dont nous affirmons la persistance est la force absolue, dont nous avons nécessairement conscience comme corrélatif nécessaire de la force que nous connaissons. Par la persistance de la force, nous entendons la persistance d’un pouvoir qui dépasse notre connaissance et notre conception. Les manifestations qui surviennent en nous et hors de nous ne persistent pas, mais ce qui persiste, c’est la cause inconnue de ces manifestations. En d’autres termes, affirmer la persistance de la force, ce n’est qu’une autre manière d’affirmer une réalité inconditionnée, sans commencement et sans fin. » Ainsi, c’est l’absolu, l’inconditionné, le « noumène » dont Spencer, allant bien plus loin que Kant, affirme ici non seulement la possibilité, mais la réalité, sous le nom scientifique de persistance de la force.

Toute cette métaphysique est d’une pitoyable incohérence ; c’est du kantisme inconscient, inconséquent, outré. On y voit le principe de la persistance de la force pris tantôt dans un sens, tantôt dans un autre. Là, c’est au sens physique : la force motrice, la somme des forces potentielles et des énergies actuelles ; ici, c’est au sens métaphysique : la force absolue (ce qui est inintelligible), le noumène inconnaissable et cependant connu comme éternellement réel ! Comment admettre que cette notion à formes changeantes soit absolument irréductible ? Le principe de causalité et celui d’identité se retrouvent au fond de ce que Spencer appelle tantôt le « postulat » a priori, tantôt l’axiome a priori. Mais, quelque étrange et mal élucidée que soit la théorie de Spencer, ce qui est important à noter, c’est qu’il y a, selon lui, quelque chose de donné dans notre constitution mentale. Seulement, peut-on prétendre avec lui « qu’il y ait une vérité donnée dans cette constitution ? » Non, ce n’est pas une vérité toute faite qui peut être donnée, c’est une simple direction de l’activité intellectuelle, une démarche essentielle, une fonction essentielle dont les vérités proprement dites ne peuvent être que les produits. Pour évoluer, il faut que l’être conscient existe, et, pour exister, il faut qu’il fonctionne. Quelles sont donc les fonctions vraiment constitutives de la conscience, les conditions du fait même de penser et, par conséquent, de toute idée, — voilà ce que Spencer aurait dû déterminer, en réunissant et en complétant les éléments fournis soit par le kantisme, soit par la psychologie de l’association, soit par la doctrine de révolution. Il a laissé le problème non résolu.

Une seule condition, nous l’avons montré plus haut, est vraiment constitutive de la conscience : c’est la position de la volonté ou de la pensée en face de son objet ; 1° comme identique à elle-même et différente de son objet ; 2° comme agissant identiquement sous des raisons identiques, différemment sous des raisons différentes. L’expression logique de la première loi est le principe d’identité, qui préside à tout raisonnement ; l’expression logique de la seconde loi est le principe de raison suffisante. Ce dernier est l’extension au dehors des conditions du raisonnement, extension d’abord hypothétique, puis certaine aussitôt qu’en fait des similitudes nous sont données. La fonction constitutive du fait de conscience n’est pas pour cela une « faculté » mystérieuse, extérieure et supérieure à l’expérience. Ce qui est en dehors de l’expérience interne ou externe est cérébral, physiologiquement constitutionnel ; ce n’est plus, comme Kant l’a cru, une faculté psychique.

Quant à l’expérience même, elle a simplement des degrés, selon qu’elle est plus ou moins intérieure, selon qu’on en pénètre plus ou moins le contenu. Il y a une expérience en quelque sorte radicale et constante, qui est la conscience même de ce qu’il y a de permanent dans notre manière d’agir et de réagir, dans notre volonté intelligente. C’est cette conscience radicale, en dehors de laquelle nous ne pouvons rien concevoir, c’est cette expérience nécessaire à toutes les autres qu’on a érigée en « Raison », sans voir que, si elle semble atteindre des objets universels, c’est uniquement parce qu’elle atteint ce qu’il y a de fondamental dans le « sujet » même ; si bien que le contraire demeure pour lui inconcevable, n’étant ni réalisé ni réalisable en sa conscience. Nous n’avons point une faculté des « idées » pures, ni même une faculté des « formes » à priori : nous avons une conscience à degrés divers, changeante en ses modifications de surface, constante en sa direction centrale. Les « formes » de notre pensée ne sont que des fonctions de notre volonté primordiale et normale, auxquelles répondent les fonctions essentielles de la vie physiologique. La volonté ne peut concevoir autre chose que ce qu’elle trouve en elle-même : or, que trouve-t-elle ? — Identité et raison suffisante. L’impossibilité pour la volonté et la pensée de sortir de sa propre nature crée la nécessité subjective, laquelle produit la nécessité et l’universalité objectives. En cela le kantisme et l’évolutionnisme doivent se mettre d’accord. La raison n’est que la conscience se projetant en toutes choses, imposant à toutes choses ses propres manières d’être et trouvant dans l’expérience extérieure la confirmation de cette induction instinctive. La preuve que notre boussole intellectuelle n’est pas affolée, c’est qu’en nous guidant d’après elle nous atteignons le but.

L’hypothèse philosophique qui explique le plus simplement cet accord de la pensée et de ses objets est la doctrine d’unité radicale qu’on nomme le monisme. De même qu’en nous rien n’est étranger à la pensée et à la volonté, puisque rien n’existe pour nous que ce qui tombe sous notre conscience et sous notre activité volontaire, de même, au dehors de nous, rien ne doit être étranger à la pensée et à la volonté, et tout en doit envelopper le germe. Le naturalisme matérialiste se figure un monde complet en soi indépendamment de tout élément d’ordre mental, de tout rudiment de conscience, de sentiment, de désir, une sorte d’univers qui existerait et se suffirait alors même que nulle part il n’arriverait à sentir, à penser, à vouloir ; mais alors, d’où viendrait cette pensée surajoutée au monde par surcroît, étrangère à sa nature essentielle et pourtant capable de surgir du sein des choses, de sentir et de comprendre l’insensible et inintelligent univers ? Le matérialisme aboutit au dualisme d’une matière sans aucun élément psychique d’où sort cependant le sentiment, la pensée, la volonté : le monde est coupé en deux tronçons discontinus qui ne peuvent se réunir. Il est plus logique d’admettre que le sujet pensant et voulant a un mode d’action qui se confond avec le mode d’action fondamental de l’objet pensé, et que les idées sont les réalités mêmes arrivées, dans le cerveau, à un état de conscience plus élevé. C’est pour cela qu’elles sont des forces. La volonté, répandue partout dans l’univers, n’a besoin que de se réfléchir progressivement sur soi et, par cela même, d’acquérir une plus grande intensité de conscience pour devenir en nous sentiment et pensée.

Chapitre septième
Les sentiments attachés aux idées. Leurs rapports avec l’appétition et la motion §

I. — §

Le mouvement est lié, sous une forme latente, aux sentiments les plus dégagés en apparence de toute relation avec lui. Ces sentiments, en effet, ont toujours leurs conditions nerveuses et sensitives, qui sont des mouvements. A mesure qu’on s’élève dans l’échelle des opérations mentales, les sentiments attachés aux idées deviennent de plus en plus complexes ; aussi, pour expliquer les sentiments supérieurs, par exemple les émotions esthétiques, morales, sociales, ce n’est plus au mouvement d’un seul nerf, c’est à tout un ensemble d’excitations et de motions qu’il faut avoir recours. La vie, dit Horwicz, est une symphonie grandiose où un thème simple, plaisir et douleur, est constamment répété, mais avec des variantes de plus en plus compliquées et une instrumentation de plus en plus large. Selon nous, le vrai thème simple, que toute motion et toute émotion suppose, c’est l’appétition.

Les sentiments les plus intellectuels sont composés d’émotions sensitives, les unes individuelles, les autres ancestrales ; ils enveloppent tous des harmonies ou des discordances de mouvements ; les discordances, par les interférences qu’elles produisent, provoquent un travail des nerfs trop faible ou trop grand, conséquemment pénible ; au contraire, l’harmonie dans le contraste, l’unité dans la multiplicité, favorisent l’activité sensorielle et les mouvements nerveux.

On a cherché dans des raisonnements intellectuels à forme inconsciente la clef des plaisirs esthétiques, sympathiques, moraux, religieux ; il faut procéder plutôt en sens inverse. Les rapports du rythme ou de la symétrie, par exemple, ne nous plaisent pas seulement, comme le supposait Euler, parce qu’ils accroissent notre connaissance des choses ; on peut dire plutôt qu’ils nous les font connaître et apprécier par le plaisir même qu’ils nous causent. A la racine des joies les plus hautes comme des plus humbles, on trouve une dépense de mouvement proportionnée à la puissance, sous la forme d’une perception à la fois une et multiple ; on y trouve l’harmonie dans le contraste, en même temps que la satisfaction liée au déploiement de la pensée. Il y a une base sensitive et motrice jusque sous les émotions morales et sociales, qui ont pour effet la conservation ou le développement de l’individu, et surtout de l’espèce.

Ces principes posés, passons succinctement en revue les catégories supérieures de sentiments et d’émotions ; nous les verrons s’expliquer par les mêmes lois.

II. — §

Le plaisir peut être sensitif, intellectuel ou volitif, selon qu’il résulte de l’exercice des sens, de l’exercice de l’intelligence, de l’exercice de la volonté. Le plaisir causé par un mets savoureux est sensitif ; le plaisir causé par une pensée, par un raisonnement, par la compréhension d’un rapport de cause à effet, de moyen à fin, de tout à parties, est intellectuel ; les plaisirs causés par l’exercice de l’activité volontaire et motrice, par exemple le plaisir de vouloir, le plaisir de résister à la volonté d’autrui ou, au contraire, de coopérer à cette volonté, le plaisir de mouvoir ses muscles, ses membres, etc., sont des plaisirs volitifs.

Les sentiments intellectuels qui accompagnent l’exercice de la pensée, idéation et intellection, se subdivisent eux-mêmes en deux groupes principaux : les sentiments d’ordre logique et les sentiments d’ordre dynamique. Les sentiments logiques sont ceux qui naissent de l’accord mutuel ou du mutuel désaccord des idées, désaccord qui peut aller jusqu’à la contradiction. Une similarité découverte entre des objets qui paraissaient d’abord tout dissemblables cause à l’intelligence le plaisir d’apercevoir l’un dans le multiple. Une contradiction, une multiplicité sans lien, en supprimant la condition même de la représentation et de la pensée, cause un déplaisir, un choc intellectuel. Le sentiment de joie lié à la vérité objective n’est guère que la joie liée à l’intellection même, à l’acte du sujet intelligent. Aussi les sentiments logiques se ramènent-ils aux sentiments dynamiques, c’est-à-dire à ceux que produit l’exertion plus ou moins facile et efficace de la force. Nous jouissons de notre succès intellectuel, signe de puissance et, en dernière analyse, de vie cérébrale. La facilité ou la difficulté du cours même des pensées et des associations cause un plaisir ou une peine, analogues à ceux du mouvement libre ou du mouvement entravé, du déploiement ou de l’arrêt de la vie.

C’est donc bien toujours l’appétition qui fait le fond des sentiments intellectuels. L’attention, on s’en souvient, n’est que l’appétition sous sa forme intellectuelle et prenant une direction déterminée ; l’aperception n’est que l’efficacité de l’appétition intellectuelle qui, cherchant à voir, voit. L’instinct logique et scientifique, qui se ramène à une attente de l’intelligence, n’est que l’anticipation de la réalité même par le désir d’unité dans la multiplicité. Ce désir est divinateur, comme tous les instincts naturels, parce qu’il est, en définitive, la force accumulée par les succès antérieurs de l’intelligence, soit dans l’individu, soit dans la race. Le désir de connaître enveloppe le désir d’affirmer, et le désir d’affirmer, au fond, c’est celui même d’agir. L’affirmation, en effet, est la condition cérébrale de l’action ; elle est, comme nous l’avons fait voir, l’action commencée ; elle est même le mouvement commencé en un certain sens. L’être intelligent a donc besoin d’affirmer pour agir. De là cette soif de certitude, cette difficulté, cette impossibilité même de consentir au doute, suspension partielle de la vie intellective, mort partielle de la pensée et, par cela même, de la volonté. Notre amour de la vérité est un amour de notre moi pensant et voulant. L’idée de l’universel, la plus haute de toutes, puise sa force dans notre amour même de notre individualité en tant qu’intelligente ou, comme on dit, raisonnable. L’universel, en effet, est la seule satisfaction adéquate d’une pensée qui a pour condition d’existence la synthèse complète de la multiplicité dans l’unité ; l’idée universelle est le maximum d’efficacité avec le minimum de dépense intellectuelle : elle est donc une économie de force et un déploiement de puissance. Aussi ne pouvons-nous trouver notre repos que dans l’universel, dont la possession répond à l’acte le plus intense et le plus ordonné de notre pensée même.

Les plaisirs intellectuels sont intermédiaires entre les plaisirs purement sensitifs et les plaisirs liés à l’exercice de la volonté, puisque penser, nous l’avons vu, est le commencement du vouloir et du mouvoir. C’est grâce à l’intelligence que nous pouvons, en exerçant notre volonté, éprouver des sentiments intéressés ou désintéressés, égoïstes ou altruistes. L’intelligence, en effet, a deux pôles, parce qu’elle est orientée vers deux idées, celle du moi individuel et celle du non-moi universel. Pas d’intelligence sans la conscience, qui est le sujet ; point d’intelligence, d’autre part, sans un objet auquel elle s’applique et qui n’est vraiment objet adéquat que quand il est conçu comme le tout. La volonté, grâce à l’intelligence, prend donc nécessairement deux formes et deux directions : l’une de concentration sur le moi, l’autre d’expansion vers le non-moi, l’une qui est l’intérêt proprement dit, l’autre qui est le désintéressement. L’intérêt est la force prédominante de l’idée du moi ; le désintéressement est la force prédominante de l’idée d’autrui. Les émotions vraiment désintéressées offrent ainsi un caractère intellectuel et non pas seulement sensitif. La sympathie des sens n’est encore qu’un contre-coup mécanique de la douleur d’autrui dans notre poitrine. Le véritable détachement du moi commence avec l’idée de quelqu’un qui n’est plus moi et qui est cependant semblable à moi. La substitution du toi au moi devient alors possible, puisque toute idée, comme telle, est, déjà une forme d’activité et de volonté en même temps que d’intelligence.

Par cela même aussi peuvent naître les émotions morales, attachées à l’idée même de la société universelle et de ses fins. Quant aux émotions religieuses, ce sont les émotions morales et sociales s’élargissant jusqu’à embrasser l’universalité des êtres et leur principe.

Il est une dernière classe d’émotions qui demanderait une longue étude et dont nous ne pouvons dire ici que quelques mots : les émotions esthétiques, ainsi appelées parce qu’elles sont liées à la nature même de notre sensibilité et à ses rapports avec nos autres puissances. Dans les sentiments esthétiques, nous sentons pour sentir, plutôt que pour comprendre ou pour agir. C’est donc là que les lois de la sensibilité et de l’émotion se montrent dans leur libre jeu.

Une émotion agréable peut naître de sensations relativement isolées ou de mouvements relativement isolés, dont nous n’apercevons ni les relations externes ni les éléments internes. Cette émotion n’est pas encore nettement esthétique, à moins que nous ne réfléchissions sur elle par l’attention et l’aperception, de manière à jouir de notre jouissance même. Toute sensation agréable, en effet, tout mouvement agréable cause un plaisir esthétique élémentaire lorsqu’il y a ainsi attention adéquate en intensité à l’intensité du plaisir même ou du mouvement ; d’où résulte une harmonie entre la réprésentation ou action et son aperception consciente. Un plaisir auquel on ne fait aucune attention, qu’on n’« aperçoit » pas, qu’on n’achève pas en le mettant au point visuel de la conscience, ne s’intellectualise en rien et ne prend pas ce caractère de jouissance intelligente qui est la base du sentiment esthétique. Au contraire, le seul fait de réfléchir sur une sensation élémentaire contribue à la rendre plus agréable en même temps que consciente de soi ; on commence alors à sentir esthétiquement.

La seconde classe d’émotions esthétiques est celle où le sentiment est déterminé par quelque combinaison ou arrangement des représentations primaires. Ici, le plaisir est moins matériel et plus formel, conséquemment plus intellectuel. Et, comme la jouissance, ainsi intellectualisée, peut pleinement jouir d’elle-même, jouir de sa propre conscience, elle prend un caractère pleinement esthétique.

Livre sixième
La volonté §

Chapitre premier
Existence de la volonté §

I. Existence de la volonté au point de vue psychologique. — Que les faits d’intelligence et les faits de sensibilité sont inexplicables sans l’existence de la volonté. L’idée-force exprime l’immanence du vouloir à tous les faits de représentation.

II. Existence de la volonté au point de vue physiologique. — Que tous les faits cérébraux ne sont pas des impressions d’origine périphérique. Le sentiment de l’effort. Que la distinction des centres sensoriels et des centres moteurs est plus ou moins artificielle.

Beaucoup de psychologues suppriment aujourd’hui la volonté en tant que fait distinct des sensations. Ils réduisent l’état de conscience précédant le mouvement volontaire au souvenir antérieur de ce même mouvement et des sensations qui l’accompagnaient, et ils le conçoivent ainsi comme un état de conscience purement « représentatif ». Les souvenirs n’étant que des sensations affaiblies et renaissantes, la volition ne serait, en définitive, qu’un « complexus de sensations » ayant toutes une origine « périphérique ». En d’autres termes, la volonté n’existe pas, puisqu’elle se réduit à la sensation transformée. Le problème est capital pour la psychologie, non moins que pour la morale et la philosophie générale. Il y a, dans tout événement psychique, un ou plusieurs éléments inanalysables ou irréductibles, qui ne peuvent eux-mêmes s’expliquer en termes d’événements psychiques, puisqu’il n’est aucun de ceux-ci qui ne les contienne et ne les présuppose : ils peuvent encore moins s’expliquer en termes d’événements physiques, car de ces derniers, en tant que tels, on ne saurait tirer le psychique. Il s’agit de savoir si l’activité, si la volonté est un de ces constituants de tout fait mental.

I
Existence de la volonté au point de vue psychologique §

Si on entend par volonté une faculté spéciale qui interviendrait au milieu des faits internes, comme un deus ex machina, pour en changer soudain la direction, l’intensité, la durée, etc., alors on a raison de rejeter cette faculté, qu’il est impossible et de constater et de comprendre. Mais, si l’on exprime par le mot de volonté ce fait que, dans tout état de conscience, même le plus élémentaire, la phase sensitive est inséparable d’une phase émotionnelle et celle-ci d’une phase appétitive ou réactive ; si l’on veut dire encore que, dès le début du processus psychologique, il y a déjà un appétit modifié par une sensation d’une manière plus ou moins agréable ou pénible, que c’est là le fait primitif, le fait irréductible de la psychologie, exprimable en abrégé par les mots de passion et de réaction, ne peut-on alors, par l’observation et le raisonnement, établir l’existence de la volonté ? Ne peut-on démontrer cette immanence du vouloir à tous les états de conscience, à toutes les idées, qui leur confère, selon nous, leur caractère impulsif ? On le voit, un lien intime unit la théorie de la volonté avec la doctrine générale des idées-forces, qui consiste précisément à admettre l’universelle présence du vouloir et du mouvoir dans toute représentation.

I. — §

Rappelons-nous d’abord que nos sensations, nouvelles au moment où elles se produisent, ne demeurent point détachées dans la conscience : elles y deviennent aussitôt parties d’une seule sensation totale et en quelque sorte massive, répondant à l’état total de notre organisme. Nous avons à chaque instant, par la combinaison de nos sensations et représentations nouvelles avec les précédentes, un état concret de la cœnesthésie, de la conscience sensorielle ; cet état est sui generis, original, comme un panorama ; de plus, il ne reviendra jamais absolument le même, malgré les ressemblances qu’on pourra établir entre lui et un état subséquent. Le son d’une cloche, par exemple, est un détail introduit du dehors dans le paysage actuel de la conscience ; quand j’entendrai demain sonner la même cloche à la même heure, ce ne sera plus le même état général renfermant le même état particulier ; conséquemment, ce ne sera plus la même relation de la sensation sonore à l’état d’ensemble dont elle est partie, ni enfin la même sensation identique. En un mot, nous n’avons jamais deux fois la même représentation interne, parce que nous ne repassons jamais deux fois par le même état de la conscience, par le même sentier de la vie.

Au panorama des sensations et représentations se joint un ton général de la sensibilité, un bien-être ou un malaise d’ensemble, sur lequel se détachent des plaisirs et des déplaisirs particuliers qui, cependant, ne sont jamais séparés du reste. Comme la représentation, l’émotion réelle de chaque moment est un tout concret et original, si bien que nous n’avons jamais deux fois la même émotion. Si j’entends la même symphonie de Beethoven, elle n’éveille pas en moi la même symphonie de sentiments. Et non seulement l’état émotif est un tout, mais il est inséparable de l’état représentatif, avec lequel il forme encore un tout.

En troisième lieu, nous avons toujours un ensemble de sentiments immédiats de changement. Nous n’avons point seulement une somme de représentations du moment précédent qui coexisterait immobile avec celles du moment présent, car ce total de représentations coexistantes et actuelles ne nous donnerait pas ridée du passé ou du futur, ni celle du potentiel, qui en est inséparable. Nous avons encore le sentiment de la transition même ou du changement.

Enfin, — nous arrivons au point essentiel, — les antécédents du changement nous apparaissent tantôt comme n’étant pas dans l’état total précédent de la conscience, mais comme y pénétrant du dehors ; tantôt, au contraire, comme préexistant dans cet état antérieur. Si je ressens tout à coup une piqûre, elle a beau se fondre immédiatement avec mon état général, la conscience du changement est ex abrupto, la transition n’a été ni prévue ni pressentie. Il y a donc, au point de vue de la ligne du temps, discontinuité entre ma conscience de tout à l’heure et ma conscience actuelle. Je dis alors que je pâtis, c’est-à-dire : ma conscience de tout à l’heure n’enveloppait point en elle la totalité des conditions antécédentes et immédiates de la piqûre ; elle n’en était donc pas la « cause ». Mon état sensitif est fonction du dehors et non pas seulement du dedans. Si, au contraire, j’ai l’idée et le désir de prendre la plume pour écrire ma signature au bas d’un contrat, la décision que je prends me paraît avoir son antécédent immédiat et suffisant dans mes états antérieurs de conscience, qui sont : 1° l’idée de tel mouvement comme moyen pour telle fin, 2° le désir de ce mouvement. Je me conçois ici comme agissant, c’est-à-dire conditionnant des phénomènes par mes idées et par mes désirs, ainsi que par les mouvements cérébraux ou musculaires qui les accompagnent.

L’ensemble des changements ayant ainsi leur condition dans la conscience antérieure forme un tout continu, par opposition à la vicissitude discontinue des sensations adventices. Nous avons donc en définitive, outre la conscience sensorielle, une conscience qu’on peut appeler active et motrice. Je me sens non seulement à l’état de changé, mais encore en train d’être changé (passivité) et de changer quelque chose dans le temps (activité) et simultanément dans l’espace (activité motrice).

Ceux qui nient cet aspect intérieur s’en tiennent au point de vue statique : ils considèrent des états de conscience tout donnés et achevés ; ils négligent le point de vue dynamique des idées-forces, c’est-à-dire les états de conscience en train de se produire et de changer. Par-là, ils méconnaissent le sentiment de la transition et rendent impossible la conception du temps. De plus, ils méconnaissent l’autre point précédemment indiqué : que toute transition, tout changement a deux directions possibles, du dedans au dehors, du dehors au dedans, et que, dans l’un des cas, nous voyons l’antécédent du changement, dans l’autre, nous ne le voyons pas.

II. — §

Une nouvelle preuve de l’existence de la volonté et du caractère réactif qu’elle confère à tous les états de conscience, c’est la tendance à projeter au dehors nos représentations. Outre qu’elles enveloppent toutes, plus ou moins, un élément extensif qui s’oppose à l’élément intensif, nos représentations sont encore toutes plus ou moins affectées, pour notre conscience, d’extériorité. Au contraire, nous ne projetons point au dehors et nous nous attribuons nos volitions. C’est, nous venons de le voir, qu’au lieu de tomber en nous à notre grande surprise et de pénétrer du dehors au dedans, elles se développent du dedans au dehors : elles sont pressenties dans leurs motifs et mobiles, elles sortent du groupe antérieur de représentations et d’impulsions. Elles n’ont de rapport avec l’espace, de caractère extensif, que par le but extérieur auquel elles tendent, par la représentation de tel effet à atteindre dans l’étendue ; en elles-mêmes, elles n’apparaissent qu’avec un caractère d’intensité. Il est donc légitime de les considérer comme déploiement d’une activité interne, non comme un simple complexus de sensations passives et externes.

C’est sur cette différence même et sur elle seule que peut se fonder la distinction du sujet et de l’objet, du moi et du non-moi, où se trouve encore une nouvelle preuve de la volonté. Est mien ce que je fais ou contribue à faire par mon vouloir ; est non-mien ce que je trouve tout fait, et souvent fait en dépit de moi. Réduit à des sensations toutes passives, s’il en pouvait exister de telles, je ne me distinguerais plus de rien et me perdrais tout entier dans l’univers. La « représentation », comme telle, exprime surtout les relations de l’être vivant avec les autres objets, conséquemment le reflet de ces objets en lui ; la volition, le désir, le plaisir et la peine, en ce qu’ils ont de constitutif, expriment la nature même et le développement propre de l’être vivant. C’est pour cela que nos plaisirs et nos peines, nos efforts, nos désirs et nos volitions nous semblent si bien à nous : jamais nous ne les attribuons au non-moi, tandis que nous localisons, même à l’excès, nos sensations et nos représentations. Nous croyons que le vert est réellement sur l’herbe, l’azur sur le firmament, les sept couleurs dans l’arc-en-ciel. Quelques erreurs que nous fassions ainsi dans l’orientation de nos états de conscience, nous en revenons toujours à distinguer le pôle passif et le pôle actif, le non-moi et le moi. La classification distincte en mien et tien, moi et toi, suppose sans doute un jugement réfléchi, avec la conception de deux centres opposés, si bien que les idées du moi et du non-moi sont des produits tardifs de la réflexion ; mais le sentiment du passif et de l’actif est immédiat, universel.

Non seulement la position du moi en face du non-moi serait pour nous imcompréhensible, s’il n’existait que des modifications passives sans réaction, mais le caractère d’unité ou de continuité que nous attribuons au moi — fût-ce en définitive une unité d’apparence et une continuité d’apparence — ne se comprend encore que par l’action continue du vouloir-vivre et par le mouvement perpétuel qui en est la manifestation en nous. Les sensations de chaque moment ont beau se mêler aussitôt au continuum sensoriel, elles n’en ont pas moins, à leur apparition, des qualités tranchées qui leur confèrent une sorte d’individualité. Au contraire, mes volitions m’apparaissent comme des parties intégrantes et des développements de ma vie interne, combinée d’ailleurs avec les influences du dehors, réfractée et réfléchie en perceptions de toutes sortes. J’ai le sentiment d’une tension interne continue, d’une sorte d’appétit incessant, d’un vouloir-vivre indéfectible, traduit par une motion continue. Je ressemble au nuage qui, au lieu de recevoir l’éclair, comme le reçoivent mes yeux, le produit et le tire de son sein, parce qu’il y a en lui un passage des forces de tension à des forces motrices. C’est cette continuité du désir, de l’attention, du vouloir qui nous donne le sentiment de notre existence continue. Sans doute, quand nous essayons de nous représenter le vouloir, nous n’y parvenons qu’en l’incorporant dans un objet, — désir de telle chose, vouloir de tel mouvement, — car nous ne pouvons vouloir à vide ; mais cette présence nécessaire d’un objet, qui seul donne à la volonté une détermination représentable, n’empêche pas la volonté même d’être avant tout nécessaire. Aussi la volonté a-t-elle la conscience continue de soi, sans que cette conscience, comme telle, ait une forme autre que celle qui lui vient des sensations résultant de son contact avec le monde extérieur. En outre, par opposition au tout de la conscience sensorielle, le tout continu de la conscience motrice n’admet aucun mouvement venu de nous qui ne nous apparaisse, clairement ou obscurément, comme lié à notre réaction d’ensemble et résultant de son application à quelque objet particulier. Même quand nous nous figurons créer un mouvement ex nihilo, nous nous l’attribuons à nous-mêmes ; par conséquent, nous conservons le sentiment d’un lien entre ce mouvement et ses antécédents internes : mais, comme nous ne pouvons analyser totalement ces antécédents, nous nous tirons d’affaire en invoquant notre liberté d’indifférence. Si cette liberté est chimérique, il n’est nullement chimérique de dire que nos actions sont des mouvements ayant leurs principaux antécédents dans notre moi, dans la réaction nerveuse et cérébrale de notre organisme entier, manifestée sur un point particulier. De même, c’est sur tel ou tel point que l’éclair jaillit du nuage ; mais l’éclair n’en est pas moins la résultante, le signe de la totalité des tensions existant dans le nuage et de leur rapport avec les tensions simultanées des autres nuages. On raisonne trop souvent dans l’hypothèse de facultés distinctes qu’on met en rapport et en conflit l’une avec l’autre, au lieu de considérer l’évolution interne comme développement continu et total. Mais la conception populaire de la volonté comme d’une faculté en opposition avec l’intelligence vient elle-même de ce sentiment obscur d’un tout continu de réactions, qui forment à chaque instant une seule réaction d’ensemble en un sens déterminé. Ce n’est pas à une faculté que se rattache ma volition présente, mais à la totalité de mes réactions mentales et cérébrales, dont elle est le terme et l’expression sensible. Les actions particulières — comme lever le bras, mouvoir les jambes, prononcer telles ou telles paroles — ne sont en effet que des spécifications, des concentrations de notre conscience motrice continue. Si mon petit doigt s’abaisse sur la détente de mon fusil, ce léger mouvement est le terme de la totalité des mouvements de réaction qui, composés et fondus ensemble, aboutissent, selon la loi du parallélogramme des forces, aux muscles de mon doigt. De même, le mouvement de la détente du fusil aboutit à celui de la balle traversant l’air ; mais il y a cette différence que le mouvement de la détente, celui des gaz explosifs, celui de la balle ne sont pas embrassés dans une conscience. Par quel mystère, nous, pouvons-nous faire la synthèse de toutes nos réactions motrices dans notre conscience de désirer et de faire effort ? Impossible de répondre. Mais pouvons-nous davantage expliquer comment les mouvements produits dans notre cerveau par les instruments d’un orchestre arrivent à être synthétisés dans la sensation d’harmonie ? Il y a deux faits qu’il faut admettre et qu’il ne faut pas confondre : le fait des changements subis que nous sentons, et le fait des changements imprimés auxquels nous travaillons.

III. — §

Nous avons prouvé que tous les phénomènes intellectuels, sensation, représentation, projection au dehors, conscience du moi et de son existence continue, sont inexplicables sans la volonté ; il en est de même des phénomènes affectifs. Qui dit plaisir ou peine dit non-seulement sensation, mais sensation favorable ou défavorable à l’ensemble des mouvements vitaux et des états de conscience corrélatifs à ces mouvements. Or, le groupe des états de conscience corrélatifs aux mouvements vitaux ne reçoit point passivement le plaisir et la peine comme une simple sensation additionnelle, comme un chiffre de plus au total antérieur. Le total attire ou repousse le chiffre nouveau ; la cœnesthésie admet ou rejette les sensations survenantes, comme l’ensemble des mouvements vitaux admet ou repousse les mouvements synergiques ou antagonistes. Cette admission et ce rejet n’est plus simplement plaisir ou peine, mais une tendance à maintenir le plaisir et à changer la peine en plaisir : c’est l’appétition. En un mot, l’être qui jouit ou souffre n’est pas, dans sa totalité, indifférent à la jouissance qu’il reçoit ou à la peine qu’il reçoit ; il ne se borne pas à pâtir de telle manière, à répéter pour ainsi dire continuellement : je pâtis, donc je pâtis ; il dit : je pâtis, donc je veux continuer ou cesser de pâtir. Donnez le nom qui vous plaira à ce mouvement vers l’avenir (avenir qui n’a pas besoin d’être conçu), toujours est-il que ce mouvement existe. Si vous placez la réaction, sous une forme quelconque, dans le plaisir et la peine, vous pourrez ne pas la mettre à part sous le nom de volonté, mais ce ne sera plus alors qu’une question de mots. Une fois arrivé à l’analyse du plaisir ou de la peine, vous ne comprendrez plus qu’un être jouisse ou souffre, soit favorisé ou contrarié, si vous ne lui attribuez pas une direction antécédente et une direction conséquente vers un certain but, sinon connu, au moins senti. Tout psychologue est obligé, — même quand il prétend n’admettre que des sensations, soit nouvelles, soit renouvelées, — d’admettre encore que l’être vivant n’est pas neutre entre ses sensations, qu’il y a toujours élection de l’une plutôt que de l’autre, un choix non intellectuel au début, mais spontané et inévitable, par conséquent un vouloir.

Les modernes partisans de la sensation transformée profitent de ce que les sensations superficielles des cinq sens, ou du moins celles de la vue, de l’ouïe et du toucher, sont devenues aujourd’hui presque indifférentes, presque des sensations pures et en apparence passives, tandis que les sensations organiques et celles mêmes du goût ou de l’odorat enveloppent clairement émotion et réaction ; ils brouillent le tout et supposent des sensations isolément passives et indifférentes, qui, combinées, produiraient : 1° l’apparence de l’activité ou de la volonté, 2° la réalité du plaisir ou de la douleur. Mais, d’abord, l’ordre suivi par les partisans exclusifs de la sensation est juste l’opposé de l’ordre véritable. Au lieu de prendre pour point de départ les sensations calmes et contemplatives des sens supérieurs, derniers venus dans l’évolution, il faut, au contraire, prendre pour élément primordial la sensation organique, profonde et générale, encore à peine différenciée dans des organes spéciaux. Or, la sensation organique, vitale en quelque sorte, n’apparaît plus comme un état tout passif, sans ton émotionnel et sans réaction appétitive : elle est, au contraire, plaisir ou peine, propension ou aversion ; elle est faim ou soif, appétit sexuel, blessure, etc. Elle constitue donc un complet processus psychique avec ses trois moments inséparables : 1° modification subie et sentie par un discernement immédiat, 2° plaisir ou peine, 3° réaction vers l’objet ou à l’opposé de l’objet. Si c’est là ce qu’on entend par sensation, on pourra en effet tout expliquer par la sensation ; mais si, comme on le doit, on réserve le nom de sensation pure à la modification passive de la cœnesthésie, premier moment du processus psychique, il deviendra impossible de ne pas tenir compte de la cœnesthésie entière qui est modifiée, du caractère agréable ou pénible de cette modification d’ensemble, enfin de la réaction immédiate qui en résulte aussi sûrement que, dans le monde physique, la réaction résulte de l’action. On ne pourra plus affirmer alors que la réaction psychique soit un ensemble de sensations passives qui, combinées, donnent l’illusion de l’agir et du vouloir ; aucune combinaison de passivités n’explique d’une manière intelligible le sentiment d’activité, et le vouloir-vivre est aussi clair en nous que la sensation même. Déplus, pourquoi le plaisir ou la douleur seraient-ils reconnus réels, tandis que le vouloir-vivre ne le serait pas, du moins en tant qu’activité véritable ? Le terme de sensation donné à tout mode de conscience n’a pas la vertu de supprimer les réelles différences entre les modes de conscience ; or, l’attitude sentante, dans l’expérience intérieure, ne saurait se confondre avec l’attitude de celui qui veut et fait effort pour maintenir ou supprimer la sensation148.

Selon M. James (Psychologie, t. I, p. 30), « des idées de sensation, des idées de mouvement, voilà les facteurs élémentaires dont notre esprit est construit ». Mais que devient alors l’appétition, que deviennent même le plaisir et la peine ? Il faudra faire entrer de force l’appétition dans la sensation, ou dans les idées de mouvement qui ne sont que les résidus d’impressions kinesthésiques. Est-ce là une thèse vraiment démontrée ? M. Bastian, lui, l’admet sans preuves, et il ajoute, pour nous donner une idée de la constitution radicale de la conscience : « Nous avons dans l’écorce cérébrale un registre étendu ou s’inscrivent deux espèces d’impressions sensorielles : celles qui primitivement excitent un mouvement, et d’autres impressions sensorielles (kinesthésiques) résultant de ces mouvements et constituant un guide et un modèle pour l’exécution ultérieure des mouvements similaires. » Sur le second groupe d’impressions sensorielles, celles qui résultent du mouvement (ou sensations kinesthésiques) et qui servent de guides pour les mouvements ultérieurs, nous sommes d’accord avec M. Bastian ; mais qu’est-ce, dans l’autre groupe, que ces impressions prétendues purement sensorielles « qui primitivement excitent au mouvement » ? Ce mot excitent rétablit toute la difficulté. Pourquoi certaines impressions excitent-elles à des mouvements d’écart, par exemple ? Parce qu’elles sont douloureuses. Fort bien ; mais est-il évident que la douleur soit elle-même une pure impression et purement sensorielle ? De plus, pourquoi la douleur excite-t-elle au mouvement, c’est-à-dire au changement, si elle ne rencontre pas une direction générale antécédente qu’elle contrarie, une appétition de bien-être à laquelle elle s’oppose ? La non-indifférence de l’être sentant à ses sensations n’est-elle elle-même qu’une sensation ?… On voit quel pêle-mêle d’idées dissemblables recouvre l’apparente simplicité de cette division en sensations excitant au mouvement et sensations résultant du mouvement.

Enfin M. Bastian pose, comme « accepté de tout le monde », non seulement que la succession de nos pensées est soumise à la loi de l’association des idées, mais que les associations ne sont qu’un « réflexe de coexistences et de séquences externes ». Cette théorie spencérienne suppose que nous enregistrons passivement par la sensation les séquences et coexistences extérieures, alors qu’en réalité nous réagissons par notre organisme : nous ne reproduisons pas exactement les séries externes, mais nous les combinons avec nos appétits, avec nos plaisirs et nos peines, avec nos habitudes, etc. L’esprit humain n’est pas, comme dit M. Bastian avec Leibnitz, un simple « miroir du monde » ; il mêle sa propre nature à celle des choses, il les informe et souvent les déforme, d’abord selon ses plaisirs ou ses peines, puis selon ses appétitions. Le point de vue de la passivité est donc partout incomplet.

Concluons que, dans la conception même du fait psychologique, on trouve impliquées : 1° la distinction de sujet conscient et d’objets qui sont présentés ou représentés à la conscience sous une forme quelconque (sensations, idées, etc.) ; 2° la relation des objets, harmonie ou conflit, avec le sujet même, relation qui se manifeste par le caractère agréable ou pénible de la sensation ; 3° une réaction quelconque du sujet par rapport à l’objet, une activité quelconque d’ordre subjectif, qui est le fond du vouloir. Cette réaction peut être plus ou moins étendue ; elle peut n’embrasser qu’une faible quantité de nerfs et ne produire qu’une irradiation nerveuse peu intense ; telle est, par exemple, la sensation visuelle produite en moi par une tache grise et indifférente sur le sol. Quand je ne fais pas attention à la tache grise, la réaction n’est qu’une vibration faible qui se perd dans la masse, sans acquérir le relief d’un acte distinct. Dès que je fais attention, il y a déjà acte évident, concentration des mouvements cérébraux et même musculaires. Ne voir des actes que là où les bras font de grands gestes et où les jambes se remuent, c’est une opinion enfantine. Nous agissons toujours, nous exécutons toujours quelque chose, et même bien des choses à la fois. On l’a vu, nous ne nous représentons pas une action sans en poser les premières conditions et en esquisser le premier dessin ; toute représentation est un commencement d’exécution. Entre ce commencement et l’exécution complète, il n’y a qu’une différence : 1° de prolongation dans le temps ; 2° d’intensité ; 3° de spécification qualitative ; enfin, 4° d’extension au dehors et de rapport à l’étendue. Penser à un acte de violence, c’est commencer la violence en pensée, c’est esquisser l’acte de violence dans sa tête ; on peut s’en tenir là, on n’en a pas moins déjà commis un premier acte ; on a eu non seulement une « mauvaise pensée », mais encore une mauvaise impulsion, un mauvais vouloir, et, en définitive, on a déjà fait une mauvaise action, dont on se repent aussitôt, et dont on réprime le développement interne, puis externe. La séparation de la pensée et de l’acte est artificielle ; penser, c’est accomplir l’acte avec les cellules cérébrales ; exécuter, c’est l’accomplir avec les cellules musculaires, et jusqu’au bout. Pratiquement et socialement, il y a certes une grande différence, comme il y a une différence entre deux heures et une seconde, entre une force de mille kilogrammes et une d’un gramme, entre une longueur de mille mètres et une longueur d’un millimètre. Il n’en est pas moins vrai qu’une seconde est toujours une durée, qu’un millimètre est toujours une étendue, que la pensée d’une action est toujours une action, que l’idée d’un mouvement est toujours ce mouvement commencé ; s’il est arrêté ensuite, cela ne l’empêche point d’avoir existé tout d’abord. Quand nous pensons à une action simplement possible pour nous, nous voulons déjà cette action et nous la commençons.

Bien plus, quand nous pensons à ce que nous ne voulons pas faire, à ce que nous déclarons énergiquement ne pas vouloir, l’acte d’attention par lequel nous pensons la chose est déjà un premier et provisoire consentement ; nous consentons à la regarder, sinon à l’exécuter ; nous entrons en pour parler avec elle. Dire : « je ne veux pas » signifie : je ne continue pas de vouloir telle chose que j’ai bien voulu concevoir et dessiner dans ma pensée. La volonté n’apparaît pas et n’intervient pas tout d’un coup, par des actes spéciaux et des fiat, soit pour faire attention à une idée, soit même pour prendre, comme on dit, une « détermination ». Toutes les scènes intérieures qui nous paraissent et sont, en effet, si diversifiées, empruntent leur diversité aux sensations de mille sortes qui viennent se combiner avec le déploiement de notre volonté ; mais, encore un coup, ce déploiement en lui-même est toujours continu et toujours général ; nous voulons et agissons tout entiers, et les réactions tranchées contre les obstacles ne sont encore que les continuations de notre vouloir antérieur combiné avec des sensations nouvelles. Notre vie est une seule et même histoire interne, variée par tous les concours ou conflits extérieurs qu’elle rencontre. Ou la volonté n’est nulle part, ou elle est partout en nous ; nous sommes partout en action et en mouvement : c’est là la vie, et la volonté ne cesse qu’avec la vie.

II
Existence de la volonté au point de vue physiologique, la conscience de l’effort §
I. — §

Ceux qui nient l’existence de la volonté s’efforcent de ramener physiologiquement tous les faits cérébraux à de simples « impressions » d’origine périphérique. Rien n’égale ici l’assurance des physiologistes parlant au nom de la science, sinon l’assurance d’autres physiologistes affirmant le contraire des premiers, toujours au nom de la science. La question du mécanisme de la volonté, celle du sentiment de l’effort et celle des centres moteurs en sont la preuve ; Ferrier, Bastian, Wundt, Münsterberg, etc., paraissent également sûrs de choses opposées149.

Nous avons dit qu’un acte volontaire, du côté mental, suppose la représentation d’un mouvement déterminé et un désir de ce mouvement ; or on ne peut se représenter un mouvement déterminé dans tel membre que par le souvenir des sensations musculaires, tactiles, etc., qui se produisent pendant que ce membre est mû : nous accordons donc que toute volition enveloppe des souvenirs de sensations afférentes, qui représentent le point d’arrivée et même le chemin des cordons nerveux à partir du cerveau. Il faut, en conséquence, que nos membres aient d’abord été mis en mouvement par une simple diffusion spontanée et irréfléchie du courant nerveux, pour que nous puissions faire connaissance avec tel mode particulier de mouvement et, en nous représentant notre état général à ce moment, ainsi que nos sensations afférentes, reproduire volontairement la même motion. Nous ne pouvons avoir une idée du mouvement de notre oreille jusqu’à ce que notre oreille ait été mise en mouvement ; si, par la diffusion du courant nerveux, nous venons à être avertis du mouvement de notre oreille, nous serons en possession d’un certain plan de mouvement, que nous pourrons ensuite volontairement exécuter. Nous ne pouvons contracter à volonté nos intestins ; c’est que nous n’avons aucune image-souvenir de la manière dont la contraction se fait.

Mais, objecte Münsterberg, on ne voit pas « pourquoi nous n’aurions pas aussi bien la conscience de l’effort à notre disposition là où les contractions elles-mêmes ne sont point senties, et pourquoi cette conscience ne pourrait pas amener les contractions ». — Münsterberg oublie qu’on ne peut atteindre un but qu’on ne voit pas, ni réaliser un mode de mouvement intestin dont la sensation ne nous donne aucun schème. De ce que l’effort mental et cérébral, à lui seul, ne suffit pas pour déterminer tel mouvement de telle partie du corps, pas plus qu’un seul point ne détermine une ligne, en résulte-t-il que la représentation d’une impression purement périphérique y suffise, sans un élément central et cérébral qui a pour corrélatif l’intensité du vouloir, du désir et de l’effort ? Pour avoir un levier, il faut avoir une puissance et une résistance ; la constante nécessité de l’une n’empêche pas, mais implique, au contraire, la constante nécessité de l’autre.

« En soulevant un objet, dit Münsterberg, je ne puis découvrir aucune sensation d’énergie volitionnelle. Je perçois, en premier lieu, une légère tension à la tête, mais cette tension résulte d’une contraction des muscles de la tête et non d’un sentiment de décharge cérébrale. En effet, je sens la tension sur le côté droit de la tête lorsque je meus le bras droit, tandis que la décharge motrice a lieu dans le côté gauche du cerveau. Dans les contractions extrêmes des muscles du corps et des membres surviennnent, comme pour les renforcer, ces contractions spéciales des muscles de la face (spécialement le mouvement des sourcils et le serrement des dents) et ces tensions de la peau de la tête. Ces mouvements sympathiques sont sentis particulièrement du côté qui fait l’effort. Ils sont peut-être la raison fondamentale qui nous fait attribuer notre sentiment de contraction extrême à la région de la tête, et l’appeler une conscience d’énergie, au lieu d’une sensation périphérique. » Ces observations de Münsterberg montrent bien que nous ne pouvons accomplir un grand effort d’un membre sans une irradiation de l’onde nerveuse qui entraîne des mouvements sympathiques et synergiques, et cela, principalement du côté du corps qui est en jeu (y compris la tête). Les sensations afférentes sont alors très vives, très nombreuses, très diversifiées ; elles sont donc très visibles dans le champ de la conscience. Mais la présence de ces sensations n’entraîne pas l’absence d’un état de conscience corrélatif à l’effort cérébral, lequel se fait sentir comme volition, impulsion, attention, etc., non comme « sensation périphérique ». Plus la résistance du fardeau soulevé est intense et produit des sensations intenses, plus la réaction cérébrale est elle-même intense ; mais ce n’est pas comme sensation de la peau de la tête du côté mû, ce n’est pas comme contraction des muscles de la face, comme mouvement des sourcils, comme grincement de dents qu’une réaction cérébrale peut se faire remarquer de notre conscience, c’est comme intensité de vouloir, de désir, d’attention. Münsterberg confond les effets avec la cause, et des effets très lointains, des chocs en retour.

« Nos idées de mouvement, continue-t-il150, sont toutes des idées faibles, ressemblant sous ce rapport aux copies de la sensation dans la mémoire. Si elles étaient des sentiments de décharge centrifuge, elles seraient des états originaux de conscience, non des copies ; et elles devraient, par analogie, être des états vifs comme les autres états originaux. » Confusion. L’idée de tel mouvement ne peut être que celle des sensations qui spécifient ce mouvement effectué, et elle est faible ; mais ce que nous éprouvons au moment même où nous voulons, désirons, faisons effort, n’est point un état faible. On pourrait dire aussi : « L’idée d’un plaisir ou d’une peine est faible, donc le plaisir et la peine ne sont pas des états originaux. » Mais, au moment où nous jouissons et souffrons, l’état est intense ; si l’idée, au contraire, est tellement faible, c’est que le plaisir et la douleur, comme tels, ne sont pas des représentations d’objets, mais des états subjectifs ; et il en est de même du vouloir, de l’appétition, qui est le subjectif par excellence.

Dans les cas d’aphasie, dit aussi Bastian, nous voyons des personnes vouloir, mais ne pouvoir exécuter avec succès certains mouvements d’élocution, sous des impressions visuelles appropriées ; par exemple, elles voient un mot écrit et ne peuvent le prononcer ; en même temps, elles conservent la faculté de produire les mouvements et de prononcer le mot, lorsqu’elles entendent ce mot. Là-dessus, Bastian s’imagine toucher aux « sources de la volonté151 » ; et il s’empresse de conclure que la force qui produit « les contractions musculaires » n’est autre que la force développée par les centres sensitifs, visuels ou auditifs. C’est aller bien loin. De ce que je ne puis ouvrir la porte A qui est fermée, tandis que je puis ouvrir la porte B qui est ouverte, en résulte-t-il que ma force provienne tout entière de la porte A ? Les sources physiologiques de la volonté sont la totalité des réactions moléculaires des cellules cérébrales.

On le voit, les discussions sur l’afférent et l’efférent sont nécessairement sans issue : on pourra et on devra toujours trouver des sensations afférentes dans tout mouvement ; et plus il sera déterminé, particularisé, plus augmentera le complexus spécifique de sensations musculaires, tactiles, articulaires, etc., etc. : on n’en épuisera jamais le nombre. D’autre part, on ne prouvera jamais qu’il n’y ait pas dans l’état de conscience répondant à tel ou tel mouvement volontaire un élément qui n’est plus périphérique, mais central, et qui répond non plus au mouvement des muscles, mais au mouvement des centres cérébraux152.

Selon nous, la simple cérébration — à laquelle correspond l’idée d’un mouvement possible — est un état de tension où se contre-balancent un ensemble de petits mouvements oscillatoires ; le triomphe actuel d’une impulsion cérébrale, au contraire, implique une décharge nerveuse dans une direction déterminée. Or, outre le contraste d’intensité, il y a entre les deux phénomènes un contraste évident de forme et de résultats corporels. Le moment où un navire est en tension sous vapeur et le moment où il se met en marche ne peuvent pas ne pas se distinguer. Le contraste cérébral doit donc avoir sa contre-partie mentale, et il l’a en effet dans la volition. Celle-ci est, comme on dit, la « détermination » de la volonté, mais il faut entendre par là, nous l’avons vu, que c’est la volonté spécifiée, déterminée en un sens à l’exclusion des autres, et déterminée sous la forme de telle idée, avec conscience de soi. Selon les résistances que la volition rencontre, non seulement pour s’exécuter, mais pour se produire, il y a un sentiment d’effort mental et cérébral plus ou moins intense. Enfin le mouvement effectué dans les muscles doit se distinguer pour la conscience du simple mouvement cérébral effectué. Le mouvement massif du membre se traduit en effet par une multitude de sensations afférentes très tranchées, intenses et localisées nettement dans l’espace. Tout le long du trajet nerveux, à mesure que le courant de l’innervation descend, il y a bien aussi des sensations afférentes qui nous avertissent de son passage ; mais ces sensations sont relativement faibles, uniformes, de très courte durée ; elles n’ont pas le relief nécessaire pour se détacher dans la conscience. C’est un simple murmure, tandis que le mouvement du membre est un son rythmé qui éclate.

Nous avons donc en somme, dans l’acte volontaire, conscience d’une motion continue qui se développe, mais avec trois degrés différents d’intensité et de vivacité, et avec des effets très différents dans l’organisme. Ces trois degrés correspondent d’abord à la simple idée de l’acte, puis à la prévalence de l’idée, enfin à l’exécution de l’idée. En même temps, aux trois stades de la motion répondent des sensations diverses en intensité, en qualité, en signe local. Dans la simple attention volontaire à une idée, nous avons des sensations de tension céphalique, oculaire, etc., et aussi déjà des sensations musculaires sympathiques et synergiques. Dans la détermination de la volonté par la prévalence de l’idée, nous avons des sensations de décharge cérébrale et de détente tout le long du trajet des nerfs. Enfin, quand l’exécution musculaire se produit, les sensations musculaires atteignent leur maximum d’intensité et de netteté, elles se localisent nettement dans l’espace. C’est ce que le vulgaire appelle proprement l’action ; mais, en réalité, l’action a toujours été présente, et la volonté aussi, et l’effort contre la résistance. C’est cette continuité même du vouloir qui fait croire à son absence ; le tapage des sensations concomitantes et plus ou moins discordantes étouffe le reste, et le phénomène tout entier paraît un simple déploiement de sensations passives.

II. — §

Une conséquence de la théorie qui précède, c’est que la distinction des centres moteurs et des centres sensoriels est plus ou moins artificielle. Tout centre est en même temps sensoriel et moteur, puisqu’il reçoit du mouvement et en restitue. Mais le mouvement d’un centre peut être favorisé ou contrarié par tels et tels autres centres : il en résulte des directions et distributions de mouvements différentes. Tantôt le mouvement se répandra surtout dans le cerveau, d’un centre à l’autre, de manière à réveiller des souvenirs de sensations, des idées composées de ces souvenirs, etc. Tantôt le mouvement se dirigera et se distribuera du côté des muscles, de tels et tels muscles. Par l’habitude, il se forme des voies de communication directes et faciles, par cela même des centres relativement moteurs, correspondant aux divers membres. Mais ces centres sont aussi représentatifs et sensoriels ; ils ne sont même moteurs de tel membre que parce qu’ils sont les représentants de ce membre au cerveau ; et ce qui dirige le mouvement vers tel membre, non vers tel autre, c’est la représentation consciente ou subconsciente du membre, c’est la vibration du centre sensoriel auquel aboutissent les mouvements de ce membre. C’est donc parce qu’un centre est, physiologiquement et psychologiquement, représentatif d’un membre déterminé qu’il est moteur de ce membre déterminé, non de tel autre : la représentation est un dessin de mouvement commencé qui, par la coordination du système nerveux, se propage jusqu’aux muscles de l’organe dont on s’est représenté le mouvement. En un mot ; un centre n’est moteur que parce qu’il est sensoriel. Mais nous avons vu que la réciproque est vraie aussi, quoiqu’on l’oublie sans cesse. Un centre n’est sensoriel que parce qu’il est moteur : la sensation implique un mouvement transmis à un centre qui oppose à l’action une réaction en sens contraire ; le centre mû meut à son tour : s’il n’y avait pas d’autres centres en question, le coup donné par le mouvement centripète produirait en réponse un mouvement centrifuge sur la même ligne. Chaque centre étant ainsi actionné et actionnant, toute sensation est en même temps impulsion modifiée, toute impulsion est en même temps sensation. L’arrivée et le départ du courant ne s’en manifestent pas moins au centre cérébral par deux états de conscience divers, qui sont précisément la sensation et l’impulsion, avec le sentiment d’effort qui en est inséparable153.

Outre les centres moteurs spéciaux, on a imaginé aussi des centres spéciaux d’inhibition. De même qu’on trouve les actions contraires de l’attraction et de la répulsion dans la physique moléculaire, de la gravitation et de l’inertie dans la physique des masses, de même l’équilibre mobile des centres nerveux dépend des effets opposés de la décharge et de l’inhibition ; mais il n’y a pas besoin pour cela d’organes absolument spéciaux. Le courant nerveux est certainement ondulatoire : deux courants nerveux (comme deux sources de lumière ou de son) peuvent donc ou se renforcer ou amener une interférence et se neutraliser. Deux ondes sonores peuvent produire le silence ; deux ondes lumineuses, l’obscurité ; l’inhibition est de même un résultat de mouvements qui se neutralisent. Si certaines parties de l’écorce cérébrale et du système nerveux sont fortement excitées par un surplus d’innervation, certaines autres parties seront inhibées.

On peut d’ailleurs, en vertu des corrélations mécaniques qui existent entre les diverses parties du corps vivant, admettre que certains points finissent par jouer d’ordinaire, par rapport à certains autres, le rôle d’organes relatifs d’inhibition, de même qu’il y a des points qui sont relativement sensoriels ; mais c’est là une organisation dérivée, qui n’implique pas une séparation primitive et complète, soit des fonctions sensorielle et motrice, soit des fonctions excitatrice et inhibitoire. De même que, psychologiquement, tout état de conscience enveloppe à des degrés divers les trois fonctions essentielles de sensation, d’émotion et d’appétition, mais que les rapports mutuels des états de conscience les rendent tantôt plus passifs, tantôt plus actifs, tantôt plus excitateurs, tantôt plus dépressifs, de même, physiologiquement, il y a dans tous les mouvements cérébraux et nerveux des effets essentiellement sensoriels et moteurs, accidentellement excitateurs ou inhibiteurs.

En méconnaissant le principe fondamental des idées-forces, selon lequel toute conception d’un acte implique la représentation d’un mouvement et celle-ci un mouvement commencé, on se met dans l’impossibilité d’expliquer l’action de la volonté sur les muscles sans recourir finalement, soit à des entités, soit à des miracles. La force motrice de Biran, qui viendrait s’ajouter aux idées et à la volonté même, comme un intermédiaire entre l’acte de conscience et le mouvement musculaire, est une pure entité. Il n’y a d’autre force que celle qui est inhérente à l’appétition d’une part et au mouvement corrélatif d’autre part. Quant à la volonté inconsciente, que M. de Hartmann charge d’exécuter les décrets de la volonté consciente, elle est aussi miraculeuse que la chiquenaude divine. Quand nous voulons mouvoir notre petit doigt, dit M. de Hartmann, nous devons supposer, en sus de la volition consciente, une volonté inconsciente : la première, en effet, ne connaît pas la place du cerveau où elle peut agir, ni le moyen d’y agir pour produire le mouvement ; il faut donc qu’il y ait une volition inconsciente qui agit sur le point P du cervelet où le nerf moteur prend naissance, et, pour cela, il faut encore que cette volition ait la représentation du point P. Grâce à cette volition inconsciente, aidée d’une représentation inconsciente, M. de Hartmann croit tenir la solution du problème. Ce sont deux aveugles qui se portent secours et qui, à eux deux, trouvent moyen de se diriger, et même d’y voir avec une clarté infaillible. — Cette théorie fantastique est bien inférieure à l’hypothèse de l’assistance divine : au moins le dieu de Descartes n’est pas aveugle. M. de Hartmann a beau dire qu’il n’y a point de connexions mécaniques concevables à l’aide desquelles le mouvement puisse se transmettre d’un point du cerveau à l’autre, nous ne trouvons là, une fois le premier mouvement supposé, qu’un problème de propagation mécanique. Quant à l’impulsion première, elle est donnée dans et avec la représentation même du mouvement que nous désirons effectuer, et cette représentation à son tour, ne peut être dominante sans que, préalablement, le mouvement corrélatif soit dominant. Quand nous voulons psychiquement presser le ressort intérieur, il est pressé par avance et physiquement en train de se détendre. C’est là une continuation et non une création de mouvement.

On dira peut-être que la volonté, avec la force qu’elle confère aux idées, est seulement le reflet mental du mouvement réactif accompli par l’organisme. Mais parler ainsi, c’est passer du point de vue psychologique et physiologique au point de vue philosophique et métaphysique, je veux dire au problème des rapports généraux entre le mental et le physique. Si l’on veut dire simplement que notre conscience de désirer est parallèle au mouvement réactif du cerveau, rien n’est plus certain, et nous soutenons tout le premier que le désir ou le vouloir a toujours son expression physiologique. Mais, si on ajoute que c’est le mouvement réactif du cerveau qui est la réalité dont le désir serait un simple reflet, on avance une théorie philosophique à laquelle, pour notre part, nous en opposerons une autre, à savoir que c’est le désir mental qui est la réalité dont le mouvement cérébral est la manifestation dans l’espace pour un spectateur du dehors. Au point de vue strictement physiologique, il y a un processus d’excitation centripète et de réaction centrifuge, sensation reçue et impulsion, expérience interne de passivité et expérience interne d’activité. Donc, pour l’expérience positive, abstraction faite de toute spéculation philosophique, nous avons le droit de conclure qu’il existe un fait original appelé le vouloir, lequel est à la fois inséparable et distinct de tout fait de discernement.

Chapitre deuxième
Le développement de la volonté §

I. La volonté primordiale, point de départ du développement volontaire.

II. Diverses classes d’impulsions. Appétits, instincts, volitions.

III. Diverses théories de l’acte volontaire.

IV. Les moments de la volition.

V. La volition comme synthèse déterminée par des lois.

I
La volonté primordiale, point de départ du développement volontaire §

Dans la physiologie, la théorie de l’évolution explique par le développement d’un organe rudimentaire et primitif la formation d’un organe postérieur et plus complet : de même, dans la psychologie, tous les actes réfléchis ou instinctifs, avec leur variété actuelle, doivent être les dérivés d’une seule impulsion essentielle et primitive. Transportez cette impulsion dans toutes les cellules élémentaires d’un organisme, elle sera le fond psychique de ce qui se passe chez les petits êtres vivants dont l’organisme total est composé. D’autre part, les réactions extérieures de ces cellules tombent, comme il est inévitable, sous les lois du mécanisme. Par cette combinaison d’impulsions psychiques simples à l’intérieur, de rapports mécaniques à l’extérieur, vous pourrez expliquer les phénomènes plus complexes et les adaptations de la volonté aux circonstances variées.

Selon les partisans de Spencer, la volonté et ses diverses formes ne seraient que des effets mécaniques produits par le « passage nécessaire de l’homogène à l’hétérogène ». Mais ce passage, fut-il nécessaire, n’explique pas pourquoi un mécanisme, en devenant plus hétérogène, se trouve contribuer à la conservation de la vie : nécessité et hétérogénéité ne sont pas utilité. Selon Spencer, il est vrai, l’évolution mécanique ne va pas seulement de l’homogène à l’hétérogène, mais de l’indéfini au défini, de l’incohérent au cohérent ; or le défini, par les relations de plus en plus nombreuses qu’il suppose, semble se rapprocher de l’adapté et de l’utile. En même temps que le passage de l’homogène à l’hétérogène produit une différenciation progressive dans tout agrégat de matière en voie ascensionnelle, le passage de l’indéfini au défini produit une concentration progressive. Ce nouveau principe suffit-il à expliquer tout ? — Oui, a-t-on dit, parce qu’on en peut conclure que chaque être « tend à se faire le centre du monde » et poursuit ainsi sa propre utilité154. Mais, selon nous, une telle conclusion dépasse les prémisses du simple mécanisme et suppose un point de départ psychique. Un amas de terre qui se tasse et se concentre ne tend pas pour cela à se faire le centre du monde ; quand même il manifesterait des relations de plus en plus définies entre ses parties, par la séparation des diverses espèces de minéraux qu’il contient et par une disposition de plus en plus complexe de ces minéraux, ce mode de concentration serait toujours bien différent de l’utilité. Chaque être, dit encore M. Espinas, « tourne à son profit, dans la mesure de ses forces, les conditions du milieu ». — Sans doute, mais c’est cette idée même de profit qui dépasse le mécanisme. M. Espinas, d’ailleurs, finit par reconnaître que l’évolution, ici, suppose un finalisme immanent ; mais, avec Spencer, il considère ce finalisme comme une simple « expression » du mécanisme, et il le rattache, en dernière analyse, à la loi de « la persistance de la force ». Nous croyons, au contraire, que c’est le mécanisme qui est une « expression » du finalisme immanent de la volonté, et que la persistance de la force se rattache à la persistance de la volonté primordiale.

Le déterminisme mécanique est sans doute manifeste dans les mouvements appétitifs simples, qui peuvent être prévus avec autant de certitude que la trajectoire d’un projectile155. Mais la certitude de ces résultats mécaniques n’empêche point les mouvements d’être en eux-mêmes sensitifs et appétitifs : la ligne du mouvement le plus facile y est toujours, psychologiquement, la ligne de la moindre peine. Dans une foule rassemblée sur une place, si quelque danger vient à se produire sur un point, les mouvements de recul pourront être prévus et affecter une forme mécanique. Le tacticien, à la bataille, sait aussi la résultante que suivra l’armée ennemie s’il la bat sur tels et tels points : c’est un problème de mécanique, mais c’est aussi, en même temps, un problème de psychologie et un calcul de volontés. Le principe dont on part dans ce calcul, c’est que les êtres vivants ne veulent pas être tués et qu’ils feront pour cela les mouvements nécessaires.

M. Ribot a dit avec raison que les réflexes purement mécaniques expriment moins l’activité individuelle que celle de la race. L’arrangement inné des cellules, qui présente aux mouvements utiles les lignes de moindre résistance toutes tracées, est évidemment un héritage de l’espèce et un produit de la sélection naturelle. Mais ce fait même prouve que le réflexe n’est pas le vrai point de départ de l’évolution, comme semble pourtant l’admettre M. Ribot. Le processus appétitif, à l’opposé du réflexe, est une réaction individuelle : toute cellule qui est gênée fait effort pour se délivrer de cette gêne ; tout état d’aise ou de plaisir l’excite au contraire à demeurer dans le même état. Voilà le vrai début de la volonté, qui, pour être encore extrêmement simple et infailliblement déterminée, n’en est pas moins déjà une impulsion se sentant elle-même, non un mouvement de rouage inerte.

L’élément primordial du développement volontaire, sans lequel la sélection naturelle n’aurait pas où s’exercer, est donc l’appétition spontanée par laquelle, étant donné un plaisir, l’être réagit pour le retenir, étant donnée une douleur, l’être réagit pour l’écarter, sans avoir besoin ni de concevoir plusieurs partis possibles, ni d’opposer la représentation à la peine présente ou au plaisir présent. Je jouis et je veux jouir, je souffre et je ne veux pas souffrir. La volonté, ici, n’est pas encore tirée en divers sens, ni divisée d’avec soi ; sa marche est simple et rectiligne.

C’est pourquoi l’idée de la fin n’est pas nécessaire à la volonté primordiale. La finalité de l’entendement est un rapport conçu, représenté, entre une fin et un moyen ; mais, à l’origine, la volonté n’a pas besoin de l’entendement. Elle n’est accompagnée que du discernement immédiat de l’état actuel. Quand un être vivant, sous l’influence de la douleur, fait des mouvements en tous sens et réagit énergiquement, il lui est inutile de concevoir la suppression future de la douleur ; il n’a besoin que de sentir la douleur actuelle, obstacle à son bien-être également senti ; la douleur entraîne le besoin de changement, donc de mouvement ; ce besoin est la volonté de changer, et le mouvement du corps en tous sens est la manifestation de cette volonté. Il n’y a point encore là de fin proprement dite, sinon pour un spectateur du dehors, qui traduit le phénomène dans le langage de l’entendement. La fin que veut tout d’abord l’être vivant lui est immédiatement présente, ne fait qu’un avec lui, est l’être même ; dès lors, comment serait-ce une « fin », au sens intellectuel du mot ? Ce que nous possédons, ce que nous avons ou, pour mieux dire, ce que nous sommes n’est pas primitivement un but. Il ne devient tel que quand il y a quelque obstacle qui tend à le détruire, c’est-à-dire à nous détruire nous-mêmes et à changer le plaisir en douleur. C’est alors que nous réagissons contre le milieu hostile et que nous devenons nous-mêmes pour nous-mêmes une fin. Mais, à l’origine, il n’y a que la persévérance dans l’être et le bien-être, racine commune de toute causalité et de toute finalité. L’entendement, qui intervient ensuite pour ajuster les moyens à la fin, n’est lui-même qu’un moyen et, pour ainsi dire, un anneau de la chaîne ; aussi n’a-t-on pas le droit de l’ériger en spontanéité primitive. Il ne peut même se développer que selon les lois du mécanisme, dont il enveloppe la conception idéale, sous la forme du souvenir et de la prévision. Il n’explique donc point pourquoi il y a action et évolution, plutôt que repos et indifférence. En un mot, l’objet conçu par l’entendement ne peut être pris par lui pour fin que s’il est conçu comme un bien, que s’il est primitivement discerné comme bon, senti bon, c’est-à-dire s’il plaît, et si, à ce titre, il est immédiatement voulu d’une volonté spontanée, antérieure à toute réflexion de l’entendement. Par rapport à cette volonté primordiale, mécanisme et finalité intellectuelle sont deux relations ultérieures et dérivées, comme l’impulsion et l’attraction ; et l’une implique l’autre, l’une est l’autre prise à rebours. La série mécanique des effets est intellectuellement une série de moyens ; la série des moyens est physiquement une série d’effets ; mais le passage réel d’un terme à l’autre, le changement externe et interne présuppose un être qui veut maintenir ou accroître un certain bien déjà senti comme présent et présentement voulu. C’est donc à la notion d’une volonté inséparable de la sensibilité, quoique distincte, qu’aboutit nécessairement l’analyse psychologique. La volonté continue du bien-être, reliant les séries d’effets, les change en séries de moyens, leur prête ainsi une continuité interne, une unité de but, une unité de conscience.

En résumé, c’est la coïncidence primitive de la causalité et de la finalité qui caractérise la volonté, identique à la vie même. De plus, comme on vient de le voir, la volonté unilinéaire, c’est-à-dire sans plusieurs lignes possibles, précède nécessairement la volonté bilinéaire, qui suppose conflit de désirs et détermination finale sous un désir dominant, avec l’idée du contraire. Il faut d’abord ne vouloir qu’une chose pour pouvoir ensuite en vouloir deux, c’est-à-dire en désirer deux et se décider entre elles. Le choix réfléchi présuppose un choix immédiat, qui n’est pas pour cela contraint du dehors, mais spontané. La spontanéité primitive est une ; la volonté raisonnable est un fractionnement apparent produit par la réflexion de l’intelligence, qui, elle, a l’idée de plusieurs lignes de conduite. Enfin il n’y a que cette idée des contraires qui puisse nous rendre relativement libres en nous montrant le possible à côté de l’actuel.

II
Diverses classes d’impulsions. — Appétits, instincts, volitions. §

La volonté, considérée en elle-même et isolément, serait trop subjective pour admettre des classifications distinctes. Dans son fond, elle est d’une nature toujours identique à soi-même, sinon d’une intensité toujours égale, puisqu’elle est la tendance de l’être au plus grand bien-être, à la conservation et à l’expansion de la vie. Le vouloir fondamental exprime ce que l’être est en lui-même, son action propre ; chaque sensation particulière exprime l’action du milieu sur lui ; chaque impulsion particulière exprime sa réaction sur le milieu. Pour distinguer et classer ces diverses réactions, il faut évidemment se référer à ce qu’il y a d’objectif et de représentatif, c’est-à-dire aux sensations, perceptions et idées, ces faits de discernement ou d’intelligence.

Les impulsions purement sensitives constituent l’appétit proprement dit. Elles supposent une sensation produite par le contact d’un objet, une émotion de plaisir ou de peine plus ou moins rudimentaire, enfin une appétition ou aversion immédiate qui est la réponse de la volonté. C’est là ce processus appétitif que nous considérons comme fondamental en psychologie.

Quand la fonction indivisiblement cérébrale et mentale, — sensation, émotion, appétition, — s’est accomplie un certain nombre de fois, la résistance diminue par l’adaptation et l’orientation nouvelles des molécules cérébrales ; le courant nerveux acquiert alors une rapidité plus grande, séjourne moins longtemps au centre et passe tout de suite du segment récepteur de l’arc nerveux au segment instituteur. Le plaisir et la douleur, par cela même, sont ramenés à une intensité extrêmement faible ; l’appétition, d’autre part, prend la forme instantanée et à peine consciente. L’attention n’est plus nécessaire. Il ne reste qu’une conscience spontanée qui passe comme un éclair et ne produit pas de changement appréciable dans la cœnesthésie. Nous avons donc, du côté mental, une représentation qui paraît immédiatement suivie de mouvement, sans intercalation d’un plaisir distinct ni d’un acte de volonté distinct : la représentation semble elle-même, indivisiblement, impulsion en tel sens déterminé, avec mouvement en ce sens. C’est le réflexe psychique. Un pas de plus et l’élément psychique disparaît, ou du moins devient indistinct, ou encore se déplace et passe à des centres autres que les centres cérébraux. On a alors le réflexe mécanique proprement dit. Il ne faut pas confondre le réflexe psychique, qui suppose une sensation et émotion plus ou moins conscientes, avec les réflexes purement mécaniques, où il n’y a plus aucune sensation appréciable. Les réflexes mécaniques paraissent s’accomplir dans l’être vivant en dehors de la conscience centrale. Il est probable, cependant, puisqu’ils sont des mouvements de l’organisme, qu’ils sont représentés d’une manière quelconque dans la cœnesthésie ; mais cette représentation n’y est pas distincte : c’est seulement la résultante des mouvements organiques qui s’exprime dans la conscience, non les mouvements composants.

Aux impulsions provoquées par la sensation immédiate de l’objet succèdent celles que provoque la perception, avec tous les souvenirs associés qu’elle enveloppe. Si on voit une foule courir dans une direction, on est poussé à tourner la tête du même côté et à suivre les autres : c’est là une impulsion produite par une perception.

Ce genre d’impulsions est le principe de tous les instincts, qui en sont des complications et des combinaisons héréditaires. L’animal n’a qu’à percevoir un objet, par exemple sa proie, pour que l’instinct développe sa série d’effets. Selon nous, l’instinct est une combinaison de processus appétitifs et de réflexes mécaniques. À l’origine, la perception remplaçant la sensation provoquait le même appétit déterminé que la sensation même, en vertu de cette loi que le souvenir est une sensation renaissante inséparable d’impulsions renaissantes. A la longue, les actes destinés à satisfaire l’appétit sont devenus plus complexes, et en même temps habituels. Il n’est donc plus resté de volontaire chez l’individu que le premier branle de l’appétit : tout le reste se déroule machinalement, en vertu des associations acquises et enregistrées dans les organes.

En même temps que l’origine appétitive des instincts, qui vient d’être mise en lumière, il faut reconnaître leur origine mécanique. La réaction psychique et la réaction mécanique ne faisaient qu’un dans les êtres à constitution très simple, puisque le processus primordial de l’appétit coïncide toujours avec le mouvement selon la ligne de moindre résistance. Dès que l’organisme s’est compliqué, il y a eu entre les cellules de nouvelles actions et réactions mécaniques, accompagnées de sensations et d’appétitions obscures dans chaque cellule. Les éléments de l’animal se sont donc arrangés dans la position la plus commode mécaniquement et psychiquement, comme des pierres qui, en se tassant, prendraient le meilleur équilibre, mais avec un sentiment quelconque de cet équilibre. Puis le sentiment même a disparu ou s’est déplacé. Enfin l’hérédité et les variations heureuses des germes ou embryons ont donné lieu aux instincts proprement dits, qui sont de véritables idées-forces innées, servies par un mécanisme de réflexes héréditaires. Mais ce mécanisme a toujours un ressort psychique. Aujourd’hui encore, l’animal n’agit par instinct que sous l’influence d’un appétit éveillé par la perception et qui donne le branle aux réflexes mécaniques : c’est la fin, la soif, le besoin sexuel, maternel, etc.

Quand un animal, appartenant à un groupe donné, présente un instinct d’une complication exceptionnelle, on retrouve un instinct analogue, mais plus rudimentaire, chez la plupart des animaux du même groupe. Par exemple,, dit M. Perrier, tous les rongeurs voisins du castor se creusent une habitation ; la courtilière fouit comme la taupe, elle est voisine du grillon, qui se borne à creuser un terrier ; certaines larves de fourmi-lions sont simplement fouisseuses, tandis que d’autres se creusent savamment un entonnoir ; tous les coucous, tous les molothrus ne sont pas pareils. De plus, on peut former une gradation ascendante qui va des instincts les plus simples aux plus compliqués dans une même espèce, par exemple celle des hyménoptères déprédateurs, dont les instincts sont st merveilleux et d’une explication si embarrassante. L’eumène pomiforme et l’odynère approvisionnent leur nid d’un certain nombre de chenilles : cinq pour les œufs mâles, dix pour les œufs femelles. Ils se bornent à paralyser incomplètement les chenilles, en les frappant de leur aiguillon, à une place encore indéterminée. Les ammophiles se contentent de n’importe quelle chenille ; l’ammophile hérissée paralyse sa proie en la frappant d’un coup d’aiguillon à la face ventrale de chaque anneau ; beaucoup d’autres espèces du même genre ne frappent qu’un coup d’aiguillon dans l’un des deux anneaux qui ne portent pas de pattes, etc.156 L’échelle des instincts de plus en plus complexes représente les divers degrés par lesquels un instinct a passé avant d’arriver à sa forme supérieure. Ces degrés sont, selon nous, les intermédiaires entre l’appétit primordial et la combinaison finale de nombreux réflexes inscrits dans l’organisme. C’est donc une présomption en faveur de révolution des instincts.

On connaît l’objection tirée des neutres, qui déploient des facultés que les insectes femelles, par exemple la reine des abeilles, ne semblent point avoir. Mais les neutres sont de simples femelles arrêtées dans leur développement sexuel ; la reine n’est qu’une femelle mieux nourrie et entièrement développée. Dans les premières sociétés d’hyménoptères, toutes les femelles devaient être à la fois pondeuses, nourrices et ouvrières ; les reines ont construit jadis des cellules comme les autres, et elles renferment en germe tous les talents qu’elles transmettent à leurs larves157.

Un élément important a été rétabli dans la question des instincts par M. Perrier : la considération de la différence des températures aux diverses périodes géologiques. Avant le refroidissement de la température, qui a abrégé leur existence, les insectes voyaient leurs larves grandir et les nourrissaient directement ; ils surveillaient leur éducation ; ils assistaient aux effets de leurs propres actions. Si l’ammophile apportait une chenille à ses larves et que la chenille, piquée une fois trop faiblement ou à un mauvais endroit, ne fût pas paralysée, il fallait la piquer de nouveau et trouver le bon endroit. Si elle était piquée jusqu’à la mort, la nourriture pourrie ne convenait plus aux larves. Peu à peu, une association s’est faite entre telles parties du corps de la chenille et les piqûres. La répétition de cette opération chirurgicale pendant des siècles a fini par la fixer dans les organes, si bien que la seule perception des faces ventrales de la chenille entraîne la détente et le coup d’aiguillon. Les insectes d’aujourd’hui n’ont plus besoin de voir leurs larves éclore et grandir ; ils continuent à faire tout ce qu’ils avaient jadis appris, ou tout ce qui, par hasard, ayant mieux réussi, avait entraîné la sélection des plus aptes. Enfin, une seule proie ayant suffi à nourrir les larves des hyménoptères pendant toute la durée de leur développement, on peut dire, avec M. E. Perrier, que cette proie « est, pour l’insecte adulte ; le monde entier ». La larve, devenant insecte parfait, a beau se métamorphoser, elle conserve l’image de cette proie dont elle a vécu pendant son état larvaire ; elle la reconnaît, elle a une préférence pour elle, qui va même jusqu’à un « exclusivisme absolu ». L’insecte la choisit donc et la porte là où sont ces œufs que, pendant la période secondaire, il voyait se changer en larves à nourrir.

Les habitudes doivent être de moins en moins faciles à transmettre par hérédité à mesure qu’il s’agit d’organismes plus complexes, plus définis, plus fixes dans leurs conditions de genèse. Les effets d’inhibition deviennent alors de plus en plus nombreux : c’est pourquoi l’instinct est moins visible chez l’homme, tandis que les réflexes, au contraire, y atteignent l’organisation la plus compliquée.

Au lieu d’agir sous l’influence de sensations et de perceptions, nous pouvons agir sous l’influence de jugements et de raisonnements, aboutissant à des idées. Ces idées sont alors les raisons conscientes de nos actes, leurs motifs. Les liaisons rationnelles par excellence sont celles de principe à conséquence, de cause à effet, de moyen à fin. La volonté raisonnable est celle qui, outre qu’elle conserve sciemment sa conséquence logique avec soi selon le principe d’identité, conçoit une série de causes et d’effets comme étant en même temps une série de moyens pour atteindre une certaine fin.

La causalité de l’être vivant devenant ainsi consciente de son unité avec la finalité même, c’est la volonté réfléchie.

III
Diverses théories de l’acte volontaire §

On peut diviser en deux grandes classes les théories sur la nature de l’acte volontaire. Les unes l’expliquent par l’action de l’intelligence sur les appétitions, qui résultent elles-mêmes du rapport des circonstances extérieures à notre caractère. Les autres l’expliquent par un pouvoir spécial différent de l’intelligence et des appétitions, différent même du caractère, capable, en un mot, de changer la direction finale qui résulterait naturellement des trois facteurs suivants : caractère, état et direction des inclinations, état et direction de l’intelligence.

La première théorie, à son tour, qui explique la volition par l’action de l’intelligence sur les inclinations, peut se subdiviser selon qu’on considère dans l’intelligence même : 1° l’action de l’image sensitive ; 2° l’action des idées et jugements. Examinons successivement ces diverses théories de l’acte volontaire.

Pour qu’un acte soit voulu, d’une volition véritable, suffit-il, comme Spencer et Münsterberg le croient, que cet acte soit simplement précédé de l’image du mouvement à accomplir et du souvenir des sensations musculaires ou autres qui l’accompagnent ? « La différence entre un mouvement volontaire et un mouvement involontaire de la jambe, dit Spencer, c’est que, tandis que le mouvement involontaire se produit sans conscience antécédente du mouvement à faire, le mouvement volontaire ne se produit qu’après qu’il a été représenté dans la conscience. »

Selon nous, cette première caractéristique est insuffisante ; si je suis sur un précipice, je puis me représenter d’avance ma chute, ce qui ne la rend pas volontaire. Il faut donc tout au moins que la représentation du mouvement dans la conscience soit la condition déterminante du mouvement même. Et ce second point n’est pas encore assez. La représentation qui entraîne ainsi un mouvement peut l’entraîner malgré le désir du moi. Chez l’hypnotisé, c’est précisément la représentation suggérée par l’hypnotiseur qui, à elle seule, suffit pour nécessiter le mouvement ; ni la représentation, ni le mouvement ne sont pour cela œuvre de volition vraiment personnelle. N’oublions pas que toute représentation d’un mouvement, si elle n’est refrénée, entraîne la complète exécution de ce mouvement, grâce aux lois de contagion et de propagation nerveuse. L’image d’une chose redoutée et non voulue peut donc se réaliser malgré nous.

On se rapproche davantage du véritable domaine de l’acte volontaire quand on le fait consister, non plus dans la tendance d’une image à se réaliser elle-même, mais dans la détermination par des jugements et par des idées proprement dites. Ces jugements et idées portent sur les rapports des choses (similitude, différence, causalité, etc.), non plus sur leurs simples qualités sensitives, et il en résulte des actions d’ordre supérieur. Pourquoi un animal agit-il semblablement dans des cas semblables ? C’est uniquement parce qu’ils sont semblables, sans qu’il en fasse la remarque. Dès lors, il n’y a pas volition proprement dite, mais simple impulsion. Nous, au contraire, nous agissons semblablement parce que les deux cas sont jugés semblables : ainsi, nous prenons de la quinine dans des accès de fièvre jugés similaires ; c’est donc l’idée de la similitude et non le fait même de la similitude qui provoque l’acte. C’est là, comme nous l’avons fait voir plus haut158, un des exemples de l’idée-force. On a appliqué avec raison ce principe à l’hypnotisme. La somnambule, a-t-on remarqué, exécute un acte uniquement parce qu’elle en a l’image dans l’esprit c’est pourquoi son acte est machinal et automatique ; nous, nous exécutons le même acte parce que, outre l’image, nous jugeons l’acte utile ou nécessaire. Le sujet hypnotisé « copie automatiquement le mouvement de mon bras, et moi je copie volontairement un dessin : c’est que le sujet fait l’acte uniquement parce qu’il pense à l’image de cet acte et sans juger qu’il fait un acte semblable au mien ; moi, je copie en pensant à la ressemblance, et à cause d’elle159. » Le sujet prononce telles paroles parce qu’elles traversent son esprit, sans songer à autre chose ; nous, nous parlons ainsi parce que nous jugeons que cela est vrai.

Mais cette analyse, selon nous, est encore insuffisante. La volition n’est pas la détermination par un jugement quelconque : elle est la détermination par un jugement qui prononce que la réalisation de telle fin dépend de notre causalité propre. Elle n’est pas simplement la tendance d’une idée quelconque à sa propre réalisation, mais la tendance de l’idée d’activité personnelle à sa propre réalisation. La volonté ne se représente telle fin comme pouvant être atteinte que par le moyen de sa détermination même. De là la conception d’une dépendance de la fin relativement à ce moyen primordial qui est notre idée même de la fin et notre désir de l’atteindre. Considérée par un autre côté, cette conception devient celle de l’indépendance du vouloir relativement à la fin et à ses moyens. Donc, en somme, il y a dans l’acte volontaire un jugement de causalité, mais différent des autres, et un jugement de finalité, mais également original. Au point de vue de la série des causes et effets, nous avons conscience d’être, par notre idée, par notre désir, par l’effort qui en résulte, la première condition d’une série aboutissant à réaliser tel effet ; au point de vue de la série des moyens et des fins, nous avons conscience d’avoir en nous-mêmes une idée et un désir constituant la fin dernière de l’action. En effet, même lorsque cette action est désintéressée, nous avons en nous l’idée et le désir du bonheur d’autrui ; et c’est, en définitive, pour satisfaire en nous cette idée et ce désir que nous cherchons le bonheur d’autrui. Nous nous voyons donc nous-mêmes condition première relativement à l’effet et relativement au moyen employé. Ainsi s’accomplit une sorte de cercle, tant au point de vue de la causalité qu’au point de vue de la finalité.

On peut, d’après ce qui précède, apprécier le vrai et le faux dans la classique opposition du désir et de la volition. — Nous sentons le désir se produire en nous, dit-on, et s’imposer à nous ; nous ne nous sentons pas le produire ; au contraire, quand nous voulons, nous sentons que c’est nous-mêmes qui produisons la volition, que c’est nous qui la faisons arriver à l’existence160. — Sans doute, mais c’est que le désir naît, d’une part, de profondeurs étrangères à notre pensée et à notre conscience claire, d’autre part, d’idées objectives qui s’imposent à nous par les lois de l’association ; quand nous voulons, au contraire, c’est l’idée même de notre moi et de notre indépendance subjective qui devient le motif directeur de l’acte : la conscience du moi se voit donc produire elle-même la volition, au moins dans ce qu’elle a de raisonné et d’intelligent. Mais il n’en résulte pas que cette production soit, comme on le prétend, indéterminée et ambiguë. Il n’est pas étonnant que, dans la volition, l’idée se voie agissante, puisque la volition est en effet déterminée par l’idée même de notre moi se posant en face de tout le reste. De là l’attribution du vouloir au moi, tandis que nous attribuons le désir proprement dit à des causes qui ne sont plus le moi conscient et réfléchi.

— Nous ne sentons pas naître le désir, ajoute-t-on, nous le sentons seulement grandir en nous, au point même qu’il obscurcit parfois l’intelligence et nous enlève tout pouvoir d’agir. — C’est, répondrons-nous, que le désir proprement dit n’est pas l’action même de l’intelligence, qui le trouve déjà formé et croissant sans elle ; au contraire, la réaction de l’intelligence sur le désir a nécessairement conscience de soi et se voit elle-même à l’œuvre. Cette réaction n’en est pas moins un désir supérieur et intellectuel, s’opposant aux désirs sensibles et d’autant plus déterminé qu’il est plus intelligent, car l’intelligence est la détermination même.

— Le désir, dit-on encore, n’a pas de bornes : il peut s’étendre même à l’impossible, tandis que la volition s’étend seulement au possible. — Mais c’est là une distinction d’objet, non de nature, qui revient à dire : tantôt nous désirons avoir telle ou telle chose (ce qui permet de tout désirer) ; tantôt nous désirons faire telle ou telle chose (ce qui réduit alors le désir à ce que nous considérons comme réalisable par notre action). La volition est le désir déterminant d’une action comme possible par nous et seulement par nous.

« La force du désir, dit-on enfin, est en raison inverse du sentiment que nous avons de notre intelligence et de notre action propre ; au contraire, la force de la volition est en raison directe de ce même sentiment. » — Oui, parce que la force de la volition n’est autre chose que le sentiment même de notre intelligence et de la puissance d’action qui appartient à l’idée de notre moi indépendant. Il n’est donc pas étonnant que le désir sensitif, produit par tout ce qui n’est pas la réflexion même du moi, soit dans un rapport inverse avec le désir intellectuel, produit par cette réflexion du moi ressaisissant sa puissance intelligente en face des impulsions d’ordre inférieur. Désirer sous l’idée de sa propre liberté, avec la notion, de deux partis que l’on compare, ce n’est plus être poussé comme a tergo : c’est s’entraîner soi-même à l’action, quoique selon les lois déterminées de l’intelligence.

On comprend de même qu’un désir excessif enlève à l’homme la conscience de sa propre personnalité par la fascination de l’objet. C’est qu’alors nous subissons une sorte de poussée venant de notre organisme, du cours spontané de nos idées, de nos émotions, de nos appétitions. La volition, au contraire, est le désir de faire triompher l’idée même que nous avons de notre puissance indépendante et de notre pouvoir personnel. Il n’est donc pas étonnant que la volition énergique produise une conscience énergique de la personnalité, puisque c’est l’idée de la personnalité qui agit alors, et que vouloir, c’est désirer le triomphe même de l’idée du moi intelligent sur les passions aveugles. De là l’action contraire du désir et de la volition. Un désir trop violent abolit la volition, une volition énergique maîtrise le désir ; traduisez : le désir intelligent, qui se développe sous l’idée du moi, s’oppose aux désirs plus ou moins aveugles nés de l’action du non-moi, des objets extérieurs, de l’organisme, etc.

S’il ne faut pas opposer entièrement le désir et la volition, il ne faut pas davantage les confondre. La volition n’est pas simplement, selon la définition de Herbart, « le désir arrivé à prévoir sa propre satisfaction future », car on peut désirer et prévoir que le désir sera satisfait sans vouloir cette satisfaction et sans y consentir. Il faut, pour qu’il y ait volition, que le désir d’un objet soit d’abord prévalent, puis qu’il devienne le désir prévalent de faire ce qui est nécessaire pour atteindre l’objet. Il y a ainsi, dans la volition, non seulement désir dominant de la fin, mais désir dominant des moyens. On peut même dire que c’est l’extension du désir de la fin aux moyens qui caractérise surtout la volition. Il en résulte que le désir de la fin aboutit au désir des moyens, qui le remplace en partie, et que la volonté se trouve ainsi partagée entre plusieurs objets.

En résumé, on pourrait définir la volition : le désir déterminant d’une fin et de ses moyens, conçus comme dépendants d’un premier moyen qui est ce désir même et d’une dernière fin qui est la satisfaction de ce désir. Il n’y a volition proprement dite, nous venons de le montrer, que dans les circonstances suivantes : 1° quand le désir est décisif ; 2° quand il porte à la fois sur la fin et les moyens ; 3° quand il se conçoit et se désire lui-même comme premier moyen et dernière fin ; 4° quand il a, pour toutes ces raisons, conscience de son indépendance par rapport aux objets dont la réalisation dépend de lui-même, et qu’il se développe ainsi sous l’idée du moi comme relativement libre, ou même, par illusion d’optique, absolument libre. La volonté implique la conscience de la causalité appartenant au sujet en tant que condition d’existence pour quelque objet.

Il ne sert à rien de répondre que ce n’est pas notre idée comme telle ni notre désir comme tel qui déterminent l’objet, mais bien le mouvement cérébral corrélatif de l’idée et du désir. Puisque l’idée et le désir existent et se voient exister, c’est qu’ils font partie, tels qu’ils sont, de l’ensemble concret des conditions de la réalité présente et des conditions de la réalité future. En tout cas, la conscience qui voit l’idée de l’objet désiré amener, par la tendance qu’elle enveloppe, l’existence de l’objet même, ne se demande point si cette idée se résout ou ne se résout pas en mouvements : il y a là une question métaphysique en dehors de la psychologie, et que la conscience pratique ne se pose pas. Quel que soit le mode de force ou d’efficacité des idées, qu’elles agissent par les seuls mouvements physiques ou aussi par les désirs psychiques dont ces mouvements sont inséparables, toujours est-il que le cerveau qui conçoit l’idée d’une chose arrive à faire exister cette chose même et qu’il a conscience de son rôle décisif dans la série des conditions. Il est donc inévitable, tant qu’il se considère par rapport à ce qu’il conditionne, qu’il s’attribue une activité causale, laquelle, étant consciente de soi et ne s’exerçant que par cette conscience même, mérite bien de s’appeler, au sens le plus complet du mot, volonté.

IV
Les moments de la volition §

La volition, nous l’avons vu, renferme nécessairement la pensée, puisqu’elle implique la conception d’un enchaînement de causes et d’effets, de moyens et de fins. Si on considère surtout la part de la pensée dans la volition, on peut distinguer trois moments : réflexion, délibération, jugement de choix. Le premier moment, celui de la réflexion, peut être extrêmement court, si bien que la décision volontaire semble alors spontanée ; il est cependant de l’essence de la volition proprement dite d’être consciente d’elle-même et d’avoir pour condition préalable une intervention de l’intelligence, si rapide soit-elle. La décision dite spontanée est une décision instantanément réfléchie.

Il en est de même pour la délibération, qui constitue le second moment de la détermination volontaire. Délibérer, c’est concevoir une alternative et juger la valeur des termes. Cette conception et ce jugement comparatif peuvent être immédiats, presque implicites ; la volition, pour être alors soudaine, n’en est pas moins raisonnée et délibérée. Lorsque nous ne concevons pas même l’acte contraire comme possible en soi et pour un autre que nous, sinon pour nous, lorsqu’il n’y a pas même de comparaison intuitive ou implicite, c’est alors une sorte de détermination réflexe, plutôt qu’une détermination réfléchie et volontaire, en « connaissance de cause. »

La délibération peut être réduite au minimum pour deux raisons opposées : l’une, parce que tel mobile est trop tort pour laisser à la volonté la possession de soi ; l’autre, parce que la volonté se possédant elle-même est trop énergique et trop portée dans une direction pour accorder une attention quelconque au parti contraire. L’homme fou de colère frappe sans hésiter ; l’homme généreux accomplit une belle action sans hésiter. Dans l’un des cas, la force qui entraîne est en grande partie étrangère au moi intelligent ; dans l’autre, elle est le moi lui-même avec sa puissance acquise sur soi.

Il n’est pas vrai, comme le soutiennent certains fatalistes, que le motif qui l’emporte à la fin ait été, dès le commencement de la délibération, le plus fort, d’une force encore cachée ; qu’il ait gouverné la délibération et l’action finale comme le ressort invisible d’une montre gouverne le mouvement visible de l’aiguille. Le motif qui prévaut doit sa victoire non seulement à sa force initiale comparée à la force initiale des autres motifs, mais encore à la force acquise pendant la délibération et par la délibération même, conséquemment à la conscience qu’il a eue de soi et de ses rapports avec les autres motifs. De plus, ces rapports ne sont pas seulement des rapports de quantité, mais encore de qualité. Enfin, cette qualité n’est pas purement sensitive et hédonique, mais encore intellectuelle, esthétique, morale et sociale. La conscience réfléchie de tous ces rapports modifie l’intensité et la qualité primitives des motifs ; elle n’est pas une vaine lumière sans effet : l’action finale est, en partie, la résultante de ce processus qui constitue la délibération, et il est des cas où c’est cet examen réfléchi des motifs qui joue le plus grand rôle, le rôle décisif. Les idées ne sont donc pas inertes ; elles sont des facteurs essentiels de la décision finale.

La décision, troisième et dernier moment de l’acte volontaire, est un jugement accompagné d’émotion et d’appétition qui acquiert assez d’intensité et de durée pour occuper la conscience d’une manière presque exclusive, conséquemment pour entraîner à sa suite les mouvements corrélatifs. Je veux marcher signifie : je me représente le mouvement de translation avec mon pouvoir de le produire ; je juge ce mouvement utile comme moyen de telle fin ; je le désire avec une force et une durée assez exclusives des appétitions et représentations contraires pour que le mouvement commencé dans mon cerveau se propage à mes jambes.

Le point important est de savoir de quelle manière le jugement détermine ainsi le désir et, par le désir, faction. On a supposé là un mode de détermination tout à fait particulier, consistant à être mû par des idées pures sans images et par des rapports tout abstraits. A coup sûr, la détermination par le jugement n’est pas automatique, en ce sens qu’elle n’est plus aveugle ; mais elle n’en constitue pas moins un déterminisme à la fois intellectuel, sensitif et appétitif. Les jugements qui déterminent la volonté ne sont jamais entièrement abstraits, car ils sont toujours relatifs à quelque action, que nous affirmons être agréable ou pénible, utile ou nuisible, bonne ou mauvaise ; tout jugement, pratique est la représentation anticipée d’un acte et de son rapport avec notre sensibilité, avec notre intelligence, avec notre volonté. Or, la représentation d’un acte, par exemple d’un serment à prêter, est toujours une image, accompagnée de quelque émotion. Quant aux rapports impliqués dans le jugement, s’ils n’enveloppent pas toujours des images objectives comme les autres, ils enveloppent du moins la représentation de certains modes subjectifs de sentir et de réagir, de certaines attitudes passives ou actives. Le rapport de différence, par exemple, si abstrait semble-t-il, se révèle par un sentiment de choc interne, de résistance que nous éprouvons en passant d’une représentation à l’autre ; celui de ressemblance enveloppe un sentiment de continuité, de facilité, de non-résistance161. Il y a donc dans tout jugement un élément sensitif. En même temps il y a un élément actif et moteur. Affirmer, nous l’avons vu, c’est commencer à agir sous une idée, par exemple celle d’un serpent qui va nous mordre, à laquelle se joint une seconde idée, celle d’existence réelle indépendamment de nous : le serpent est bien là au dehors. Il en résulte que tout jugement est accompagné de mouvements, les uns dans le sens de l’objet, les autres à l’opposé : juger que l’orange est savoureuse, c’est esquisser par la pensée les mouvements nécessaires pour savourer l’orange, et c’est se souvenir de la sensation agréable qui en résulte : c’est commencer à disposer ses organes dans un sens favorable à l’objet. Juger que l’aloès est amer, c’est ébaucher intérieurement les mouvements d’aversion et de dégoût162. En y regardant de près, on trouverait des commencements de propension et d’aversion sous tous les jugements. Dans les propositions abstraites et, en apparence, indifférentes, il existe toujours au moins une propension de nature intellectuelle, ou une aversion également intellectuelle, résultant de ce que ces propositions sont en harmonie ou en désaccord avec la direction générale de notre intelligence, avec toutes nos habitudes intellectuelles. Si, au lieu de convenir que deux et deux font quatre, vous prétendez qu’ils font cinq, j’éprouve une sorte de choc et de contrariété intellectuelle, comme si, au moment où mes jambes avancent dans une direction, vous me tiriez brusquement en arrière. Une absurdité excite l’aversion intellectuelle par la perturbation qu’elle apporte aux idées et aux mouvements cérébraux dirigés dans leur sens normal. De là vient qu’on donne ou refuse son assentiment à une proposition. Juger, c’est donc en définitive commencer à vouloir et à exécuter des mouvements comme si telles représentations et tels rapports de représentations étaient en accord ou en désaccord avec le monde où nous agissons163. Il y a ainsi un côté pratique jusque dans les plus idéales spéculations, en ce sens que nous les acceptons ou ne les acceptons pas dans le monde par nous conçu. La loi qui lie indissolublement à la sensation le mouvement persiste jusque dans nos méditations les plus philosophiques ; seulement le drame devient intérieur et cérébral : au lieu de mouvoir nos jambes, nous accomplissons des promenades à travers les idées ; nous nous attachons aux unes et nous détournons des autres.

S’il en est ainsi, tout jugement qui lie des représentations et, simultanément, des impulsions se réalise : 1° par les mêmes moyens que les représentations et impulsions ; 2° conformément à la manière dont sont unies et les représentations et les impulsions corrélatives, dans leur rapport avec l’ensemble de toutes nos autres impulsions. L’enfant qui refuse de prendre une seconde fois la rose dont il a été piqué agit d’abord, — selon la loi que nous avons posée plus haut, — par la simple similitude de fait, qui existe entre les deux sensations, similitude qui produit un courant nerveux dans le même sens. Puis, prenant mieux conscience de ce qui se passe en lui, il agit sous l’idée de cette similitude, en jugeant que la même épine produit la même piqûre. Enfin, lorsqu’il sait parler, il substitue la parole intérieure à l’action en disant : l’épine fait mal. Cette proposition signifie : j’ai la représentation d’une multiplicité indéfinie d’épines et la représentation de leur similitude, grâce à la similitude des sensations qu’elles causent ; en même temps j’esquisse, en pensée et en parole, le mouvement de réaction à l’opposé de l’objet, sous le souvenir de la sensation pénible associée à l’image de l’épine. Ce jugement en apparence tout contemplatif est donc encore le résidu et le début interne des mouvements de réaction causés primitivement par la sensation même de la piqûre. C’est un geste intérieur. Dire : deux et deux font quatre, c’est, en abrégé et par parole, prendre deux objets, puis deux, et les réunir en une même représentation qui résume et synthétise les mouvements successifs de la main ou de l’œil. D’où l’on peut conclure, en premier lieu, que, s’il est question de choses pratiques et non pas seulement théoriques, nous avons des représentations et réactions liées par un déterminisme analogue à celui qui liait les sensations primitives et les réactions primitives, avec une différence de complexité ; et en second lieu que, s’il est question de jugements théoriques, la réaction existe encore, mais sous la forme de cette parole intérieure qui est une esquisse de mouvements et d’actes.

De ce que tout jugement enveloppe ainsi du vouloir et de l’agir, a-t-on le droit de conclure qu’il soit, au moins en partie, l’œuvre du libre arbitre ? Cette conclusion, chère à M. Renouvier, dépasse les prémisses, car il reste toujours à savoir si notre vouloir même, qui contribue à nos jugements, est libre, ou s’il résulte de l’ensemble de nos inclinations actuelles et de notre caractère. Prétendre que nous jugeons librement parce que nous ne sommes pas passifs dans nos jugements, c’est supposer que l’activité entraine l’indétermination, ce qui constitue une pétition de principe.

— Mais comment pouvez-vous entendre, demande M. Renouvier, que le jugement détermine la volonté, puisque la volonté intervient dans la formation du jugement même et contribue ainsi à rendre tel ou tel motif plus ou moins fort ? — Si vous désignez, répondrons-nous, par volonté la réaction de notre moi, lequel est conscient du pouvoir même qu’il a de réagir par ses idées sur ses passions, il est vrai alors de dire que la volonté intervient dans la formation des motifs, mais elle intervient selon des lois, qui sont les lois mêmes de la pensée et du désir. Il y a action et réaction mutuelle des idées et appétitions, c’est-à-dire des effets accumulés dans la conscience par les objets extérieurs (facteurs objectifs) et des impulsions provenant de nous-mêmes (facteurs subjectifs). La série de jugements appelée délibération est un processus où tous ces facteurs interviennent constamment ; c’est la volonté en devenir, mais se développant toujours d’une manière déterminée. La continuelle réaction des facteurs personnels dans le jugement et dans la délibération ne suppose donc en rien l’indéterminisme.

Après avoir répondu à ceux qui dotent le jugement d’une efficacité spécifique et même supérieure à tout déterminisme, nous devons répondre à ceux qui, par un excès contraire, lui refusent toute efficacité. La volition se résume et se traduit à elle-même par le jugement final : je veux. M. Ribot a raison de soutenir que ce jugement, comme tel, n’a pas d’efficacité sur la volition même, qu’il « constate la direction prise par la volonté et ne la détermine pas. » Mais, d’abord, il n’en résulte point que ce jugement demeure inutile. Vouloir avec conscience et en se disant à soi-même : « Je veux tel ou tel acte », c’est avoir une idée qui, par association, peut en éveiller une multitude d’autres. Agir avec les yeux de l’intelligence ouverts, c’est être au centre d’une multitude de relations intellectuelles qui disparaîtraient si on agissait les yeux fermés. De plus, la conscience de la volition présente, en la fixant dans la mémoire, lui assure une influence sur les volitions à venir.

Enfin, si le jugement : je veux est une formule et non un facteur de la résolution actuelle, il n’en résulte point que les jugements en général et les idées ne soient pas des facteurs de la résolution future. Par exemple, le jugement : je puis vouloir a une bien autre efficace que le jugement : je veux. En disant : je puis vouloir, j’ai présente à l’esprit l’idée de mon moi comme pouvant intervenir dans le problème intérieur, comme pouvant, par exemple, maîtriser un mouvement de haine. « Je puis vouloir ne pas haïr celui qui m’a fait du mal. » Voilà un jugement qui, dès qu’il se produit, a un effet sur ma haine : il la modère du coup, en retient et en retarde les conséquences ; il peut même les empêcher, grâce aux idées raisonnables auxquelles il ouvre la porte. « Je puis vouloir cette chose ou son contraire », ce jugement est l’affranchissement qui commence par rapport aux impulsions passionnelles et aveugles ; il transporte la volonté sur un sommet d’où elle a deux versants en vue. La force initiale des motifs et mobiles est donc à la fin modifiée par l’idée du pouvoir même de la volonté.

V
La volonté comme synthèse déterminée selon des lois §

Le résultat général de notre étude, c’est qu’aucun motif ou mobile ne contient l’explication adéquate de la volition subséquente ; l’ensemble même des motifs et mobiles, tels qu’ils apparaissent à la conscience réfléchie, ne contient pas encore cette explication complète de nos volitions. A l’ensemble des motifs et mobiles conscients, il faut ajouter les impulsions subconscientes, l’état actuel de la cœnesthésie, les dispositions cérébrales et nerveuses qui ouvrent à la volonté telle voie plutôt que telle autre, qui tantôt lui opposent une résistance sourde, tantôt lui apportent un secours. Enfin et surtout il faut considérer le caractère. Nos actes sont le produit non d’une détermination partielle, mais d’une détermination totale. C’est moi tout entier qui conditionne mon acte. Quand donc je dis : « j’ai agi par tel motif », je désigne la partie la plus saillante et la plus consciente de la causation, mais il ne faut pas croire qu’un motif détaché, à lui seul, conditionne l’acte. Au reste, il n’y a pas de motif détaché : toute raison d’agir, dans les circonstances graves, intéresse la personnalité entière, qui tout entière détermine l’action. En outre, comme on en a fait souvent la remarque, les explications de nos actes que nous donnons après coup ne sont jamais complètes, ni de tout point exactes. Ce sont des formules imparfaites, souvent mensongères, car nous avons l’art de nous mentir à nous-mêmes. Nous sommes des raisonneurs à outrance, et nous avons l’habitude de « maximiser » tous nos actes : c’est-à-dire que nous découvrons toujours quelque maxime générale dont nous présentons notre acte comme conséquence. Même nos fautes, nous les élevons à la dignité de théorie, plutôt que de les expliquer par l’impulsion égoïste de nos passions. Non seulement, avant d’agir, nous trouvons de bonnes ou mauvaises raisons pour faire ce qui nous plaît, mais, alors même que nous avons agi sans connaître les vraies causes de nos actes, nous leur imaginons encore telles et telles raisons. Grâce à notre faculté spontanée de motivation, toutes nos impulsions tendent à s’intellectualiser, à se formuler elles-mêmes en jugements, comme la chaleur qui finit par se projeter en lumière. Un être intelligent est habitué à ne rien faire sans raison : il y va de sa dignité d’être raisonnable ; il cherche donc instinctivement des motifs à ses actes, et il en trouve toujours. Tout acte est associé dans notre esprit à une foule d’idées qui sont comme les principes dont il est la conséquence ; or, la conséquence suggère nécessairement le souvenir de ses principes habituels. Quand ces principes surgissent dans la pensée, nous les reconnaissons, ils nous sont familiers ; par une illusion facile, nous croyons que ces principes ont dû plus ou moins obscurément inspirer l’acte, alors même qu’en réalité la suggestion serait venue du dehors. Souvent une idée traverse la tête sans apporter ses raisons avec elle. Surpris, on les recherche ; parfois on tombe juste, quand elles sont suffisamment conscientes pour qu’on les puisse retrouver ; sinon, de bonne foi, on les invente. Au milieu de mon travail, tout à coup je me dis : — Si j’allais faire un tour de jardin ? — Ce désir subit me surprend, car je ne suis point habitué à m’interrompre. C’est peut-être qu’il fait chaud aujourd’hui, ou que je ne suis pas encore sorti, ou que j’ai vu hier des roses en bouton et que j’ai le désir de les voir épanouies. Dans la collection je prends la raison la plus vraisemblable et, si l’on est surpris de me rencontrer, je réponds avec la plus grande sincérité : « On étouffait dans la maison ; j’ai voulu voir mes roses. » Encore bien moins l’hypnotisée sait-elle d’où lui vient l’idée d’aller trouver son docteur tel jour à telle heure précise ; cependant, en vertu d’une suggestion à longue échéance, elle y va et elle découvre à cette démarche les raisons les plus plausibles : — Il y a longtemps que je ne vous ai vu ; j’ai voulu vous demander de vos nouvelles, vous donner des miennes, vous consulter. — La suggestion hynoptique ne peut exciter à un acte sans susciter la tendance à expliquer cet acte par des raisons ; l’initiative du sujet trouve ensuite telles raisons déterminées. Il croit alors avoir agi spontanément, en vertu de ces raisons mêmes. Au reste, qu’est-ce que la spontanéité ? Quand elle n’est pas simplement le déterminisme intellectuel, elle est ou un déterminisme passionnel, ou un déterminisme physiologique. Nous donnons le nom de spontanéité à ce que nous sentons surgir des profondeurs de notre organisme pour arriver ensuite à une conscience plus ou moins claire de soi. Et nous appelons la spontanéité liberté quand elle est un développement de raisons conscientes dirigé par l’idée même de notre liberté.

La volition, en définitive, est la synthèse de tous les éléments psychiques et physiques, conscients, subconscients et inconscients : qui donc pourrait en faire une complète analyse, une de ces analyses que les Anglais appellent « exhaustives » ? D’une part, la matière étant sans doute divisée à l’infini, notre organisme doit envelopper une infinité d’éléments. D’autre part, la conscience enveloppe une infinité de petites perceptions et impulsions dont elle est la fusion originale. Quel calcul infinitésimal pourra mettre en équation tous ces éléments ? Si on y parvenait et qu’on trouvât un reste absolument inexplicable, alors et alors seulement ou pourrait imaginer un libre arbitre, qui ne serait d’ailleurs qu’un mot de plus pour couvrir notre ignorance : libre arbitre = x.

La volition, disons-nous, est une synthèse. Comment s’en représenter la nature. Faut-il prendre modèle sur la composition mécanique des forces ? Au point de vue physiologique, on peut accorder que la lutte des motifs et la résolution ne sont autre chose qu’une lutte de mouvements intérieurs dans le cerveau, aboutissant à un mouvement de translation visible. Ainsi l’arc est tendu par la main, et la flèche paraît immobile ; puis, lorsque disparaît la force qui s’oppose à la détente de l’arc, la tension emmagasinée dans l’arc fait partir la flèche. Quelque contraste qu’il y ait pour les yeux entre le départ soudain et l’immobilité apparente de l’instant précédent, l’un n’est, cependant que la continuation de l’autre. Il vient un moment où telle force l’emporte, c’est-à-dire où tels mouvements antérieurs invisibles aboutissent à telle résultante visible. « Mais n’arrive-t-il pas, dit-on, que la volonté rende pratiquement prépondérant un motif qui, théoriquement, n’était pas la résultante des forces qui sollicitaient l’âme164. » Dans ce cas, le calcul théorique était incomplet : il portait seulement sur la valeur intrinsèque des forces sollicitant le cerveau et ne tenait pas compte de la réaction des forces inhérentes au cerveau même : c’est la résultante de ces deux facteurs qui seule est pratique, et en même temps seule exacte théoriquement. Il y aurait équation parfaite entre la théorie et la pratique si on calculait toutes les forces, même dans les cas où, selon MM. William James et Delbœuf, la volonté semble « suivre la ligne de la plus grande résistance », par exemple de la plus grande douleur : la bombe de canon qui s’enfonce dans une muraille, au lieu de se détourner, suit une ligne résistante, mais c’est que la puissance emmagasinée dans la bombe lui impose cette ligne. C’est encore là tout considéré, la ligne de la moindre résistance, puisqu’il faudrait, pour vaincre la force de projection imprimée par la poudre, une force de résistance plus grande que n’en oppose la muraille. Il en est de même chez le martyr qui va au supplice ; la ligne qui paraît de la plus grande résistance, si on la considère en elle-même, — c’est-à-dire la ligne aboutissant à la mort, — est toujours la ligne de la moindre résistance si on la considère par rapport au cerveau du martyr, à ses idées et à ses mobiles, soit visibles, soit invisibles, à son tempérament et à son caractère.

Toutefois, ne l’oublions pas, la notion mécanique des forces et de leur composition, avec le parallélogramme où elle s’exprime, est toute symbolique, malgré son utilité pratique et la part de vérité qu’elle renferme. On y suppose, en effet, des forces indépendantes, dont chacune agit comme si les autres n’existaient pas. Dans la balance, par exemple, nous avons des plateaux inertes, avec des poids inertes différents des plateaux, qu’on enlève ou remet ad libitum. Chacun des poids que nous ajoutons ne modifie en rien les autres et n’en change point la qualité : c’est simplement une quantité de plus à introduire dans le total. Or, si on entend par motifs toutes les dispositions à agir, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles tirent leur origine, rien n’est plus absurde que de séparer ainsi la volonté des motifs, comme s’ils étaient « hors d’elle », disait Leibnitz, semblables aux poids séparés de la balance. Ce qui ressemble de loin aux poids, ce sont les influences extérieures et adventives, sensations, paroles, conseils, ordres, suggestions de toutes sortes, qui encore n’agissent qu’en se combinant avec nos dispositions propres ; mais il y a des motifs internes, les plus décisifs en définitive, les seuls vrais motifs d’une détermination volontaire en tant que telle. Il est donc clair que toute comparaison avec la balance est un schème grossier de la volonté. Les comparaisons tirées de la chimie sont supérieures : si vous combinez l’oxygène et l’hydrogène pour former de l’eau, vous ne reconnaissez plus dans le résultat ni l’oxygène ni l’hydrogène ; toutes les propriétés ont changé, au moins en apparence165. L’affinité chimique fournit donc une comparaison supérieure à celle de la balance : elle permet de mettre en relief le caractère individuel de la réaction sous tel motif ou mobile. Jetez de l’iodure de potassium dans une solution saturnienne, vous aurez un précipité jaune ; jetez-le dans une solution mercurielle, vous aurez un précipité rouge. Malgré cela, l’affinité chimique est encore un emblème grossier. Les meilleures comparaisons seraient celles qu’on tirerait des phénomènes vitaux, de l’assimilation et de la désassimilation, par exemple ; mais les phénomènes de la vie sont, eux aussi, un mécanisme d’une extraordinaire complexité, qui recouvre un fond psychique et ne l’éclaire pour nous qu’imparfaitement.

Les phénomènes de conscience étant au sommet de l’échelle dans l’évolution, tout ce qui les précède les annonce, les conditionne, mais ne leur enlève pas leur suprême originalité. Ce qu’on peut dire, c’est que, comme la vie a son déterminisme, si compliqué qu’il soit, de même la volonté a le sien, plus compliqué encore. Il n’est donc pas étonnant que, dans une volition, on ne reconnaisse pas toujours complètement ni les motifs, ni les mobiles, ni même le caractère de l’individu, car il y a là une synthèse mentale bien plus délicate que les synthèses chimiques ou vitales. On a dit avec raison que la vie psychique est caractérisée par la continuité de ses états successifs, qui ne sont point extérieurs l’un à l’autre de la même manière que les parties séparées de l’espace ; mais ce qui résulte de cette continuité, c’est précisément le déterminisme. Un « progrès » n’est pas « une chose » assurément, et n’en a pas l’immobilité ; mais un progrès est une évolution et une évolution n’exclut en rien, elle appelle au contraire une détermination par des raisons.

Concluons que, si la notion de mécanisme est inadéquate à l’objet de la psychologie, il n’en est pas de même pour la notion de déterminisme. Il faut seulement concevoir un déterminisme beaucoup plus complexe et, en même temps, plus flexible que celui auquel s’en sont tenus les philosophes, principalement l’école de l’association, qui divise l’esprit en idées ou en états séparés, pour les combiner ensuite comme les pierres d’une mosaïque. Il faut en outre tenir compte, comme nous allons le voir, de la réaction exercée sur le déterminisme par la notion de la liberté sous ses diverses formes et chercher ainsi dans le déterminisme bien compris, non au dehors, la seule liberté possible et désirable.

Chapitre troisième
La volonté libre §

I. L’idée de liberté. — Définition de la liberté au point de vue psychologique.

II. Genèse de l’idée de liberté.

III. Les récentes théories du libre arbitre.

IV. Réalisation progressive de l’idée de liberté. — Ses moyens psychologiques. Comment la liberté est un objet de désir. Comment le désir produit la réalisation approximative des divers éléments de la liberté.

Le terme du développement volontaire est ce qu’on nomme liberté. De nouvelles discussions se sont élevées récemment sur ce sujet toujours actuel ; la situation respective des divers partis semble s’être précisée. Quoique nous ayons ailleurs traité tout au long le problème166, nous ne pouvons-nous dispenser de revenir sur une question qui n’est pas épuisée, ne fût-ce que pour dissiper certains malentendus et répondre, directement ou indirectement, à des objections dont nous avions jusqu’ici différé l’examen. Nous ne considérerons d’ailleurs le sujet qu’au point de vue psychologique.

I
L’idée de liberté §

Les partisans actuels du libre arbitre ne déclarent plus seulement la liberté inexplicable en tant que « limite aux lois167 » et affranchissement de la causalité ; ils en sont venus à déclarer la « liberté absolument indéfinissable168 », si bien qu’à la fin de la discussion, on ne sait même plus quel est le point en litige. Qu’il y ait des faits psychiques impossibles à définir et d’autant plus clairs qu’ils brillent de leur clarté propre, c’est chose incontestable : tel est le fait de la pensée, tel est le fait du plaisir ou de la douleur ; tel est même le fait du vouloir, au sens le plus général du mot, comme réaction ou appétition provoquée par le plaisir ou la douleur. Mais le psychologue ne saurait admettre que la liberté soit un fait de ce genre, évident par lui-même, simple et irréductible, comme la jouissance ou la souffrance. On a soutenu aussi que la liberté est simplement une coloration particulière et un caractère spécifique des actions portant la « marque du moi ». Liberté serait ainsi une question de simple qualité, non une question de causalité. Sans doute la base de la liberté est l’attribution des actes au moi comme sujet, de telle sorte qu’ils aient l’empreinte personnelle. Mais est-ce comme sujet passif que le moi doit imprimer sa marque ?

Une douleur rendue originale par la manière dont elle est subie, comme un rayon curieusement réfracté par la nacre ou l’opale, devient-elle libre en vertu de son caractère individuel ? Il faut évidemment que le sujet soit actif, qu’il conditionne les décisions de sa volonté et que, par conséquent, il soit cause. La liberté, quoi qu’on en puisse dire, est donc essentiellement un problème de causalité. De plus, comme il s’agit de savoir si et comment je suis cause, moi, de mes actes, la liberté doit, en somme, se définir par rapport à deux idées : celle d’attribution au moi et celle de causalité.

On oppose la question préalable ; on prétend que, la causalité impliquant le déterminisme, la liberté ne peut se définir en termes de causalité, qui la détruisent. Mais encore est-il qu’il faut au moins ici une définition négative ; si la liberté est l’exception à la causalité, il faut le dire et la déterminer au moins parce qu’elle n’est pas. Si d’ailleurs il est vrai que la causalité implique le déterminisme, il n’est pas vrai qu’elle implique, comme on l’a soutenu, une illégitime traduction de l’inétendu en étendu, « du temps en espace », du conscient en matière ; la notion d’espace n’est pas le moins du monde impliquée dans celle de cause, qui implique seulement les idées plus générales de succession et d’activité.

Le psychologue a donc, à tous les points de vue, le droit et même le devoir de définir la liberté, et de la définir en termes de causalité, soit comme exception à la causalité, soit comme forme supérieure de la causalité même. Dans le premier cas, la liberté sera par définition l’inexplicable, la limite aux raisons explicatives. Dans le second cas, elle sera l’explication par certaines raisons d’ordre supérieur, qu’il s’agira de déterminer.

La première définition, outre qu’elle contredit le principe essentiel de la pensée et de la science, ne saurait convenir à l’idée de liberté, car elle aboutit à une pure indétermination qu’on n’a pas le droit de qualifier liberté plutôt que hasard. Qu’un acte se produise sans cause et sans raison, ou tout au moins sans cause adéquate et sans raison suffisante, par conséquent avec une partielle absence de cause et de raison, ce sera là un phénomène miraculeux, scandale de la pensée et de la nature, mais de quel droit le qualifierez-vous liberté ? L’idée de liberté implique nécessairement, outre l’élément d’activité, un élément d’intelligence ; elle implique une causalité d’ordre intellectuel ; là où cesse l’intelligence, c’est l’abîme, c’est la nuit, l’insondable et l’innommable, c’est x. Aussi les philosophes qui, comme Lotze, ont fait appel à l’idée d’indétermination pour définir la liberté ont-ils fait fausse route : l’indéterminé, s’il existe, est indéterminé, voilà tout ce qu’on peut dire. Tout autre nom qu’on voudrait lui attribuer est une détermination en contradiction avec sa nature. Le seul synonyme à peu près plausible est le mot de hasard, qui désigne l’apparition d’un phénomène sans cause, du « premier commencement » d’une série soumise pour le reste à la causalité. En tout cas, une pareille notion n’a rien à voir dans la psychologie, car elle est la négation même de la psychologie : au point où se produit ce phénomène sans cause, le psychologue n’a plus qu’à donner sa démission. Et s’il dit : ici cessent les causes, il n’a pas le droit d’ajouter : ici commence la liberté. C’est un trou noir dont il ignore invinciblement le contenu. Inutile d’ajouter que, dans l’expérience, jamais psychologue n’arrivera devant un tel gouffre ; jamais il n’aura le droit de prétendre que ce qu’il n’a pu expliquer soit pour cela inexplicable. Aucun physiologiste ne peut expliquer dans le menu détail pourquoi et comment tel homme meurt, ni réduire tous les facteurs de cette mort en équation complète ; est-ce une raison pour qu’il attribue la mort soit à un acte de libre arbitre, soit à un hasard, soit à un miracle ? Nullement ; le physiologiste se borne à dire : toute mort a son déterminisme, dont nous ne pouvons donner qu’une description générale. De même, chaque volition a son déterminisme, dont le psychologue ne peut donner qu’une description générale. Les diverses sciences sont ici analogues ; aucune ne peut épuiser la totalité des raisons d’un fait particulier quelconque, et aucune n’a le droit d’en conclure que les raisons cessent là où nous ne les apercevons pas.

Aussi Kant, au lieu de placer l’indéterminé dans la série même des phénomènes, l’a-t-il placé au dehors et au-dessus, sous le nom de noumène. Mais nous refusons de nouveau à l’indétermination nouménale le nom de liberté, pour lui laisser seulement ce nom d’x que Kant lui donne avec raison quand il est conséquent avec lui-même.

Pour l’humanité, et en dehors de tout système philosophique, la liberté a toujours été l’indépendance sous certains rapports. Nous adoptons cette notion, plus vivante et plus concrète que celle de l’indétermination. Quant à la perfection morale, qui a fourni aussi des définitions de la liberté, elle constitue sans doute la plénitude de la liberté, puisque la volonté du moi, en cessant d’être égoïste, conséquemment dépendante des mobiles sensibles et des besoins matériels, s’identifie avec la volonté de l’universel. Mais c’est en tant qu’enveloppant de l’indépendance que la perfection morale est libre. Voici donc, selon nous, la véritable définition psychologique de la liberté, conforme à l’idée que le genre humain s’en est toujours faite : — La liberté est le maximum possible d’indépendance pour la volonté, se déterminant, sous l’idée même de cette indépendance, en vue d’une fin dont elle a également l’idée. — Nous trouvons ainsi dans la détermination de la volonté raisonnable deux idées directrices : l’idée de sa causalité propre et l’idée de sa finalité. La liberté sera réelle et étendue dans la proportion où sera réelle et où s’étendra la causalité appartenant à la volonté dans sa poursuite de la finalité : plus la volonté raisonnable trouvera en elle-même les réelles conditions requises pour causer tel effet et pour atteindre telle fin, plus elle se jugera indépendante et libre ; le maximum de puissance indépendante et consciente attribuable au moi dans la poursuite de ses fins constitue donc bien la liberté. Si cette indépendance peut être absolue, il y aura liberté absolue ; si elle ne peut être que relative, il n’y aura qu’une liberté relative et limitée, c’est-à-dire une indépendance sous tels rapports n’excluant pas la dépendance sous tels autres rapports. Le problème est, encore une fois, de savoir jusqu’à quel point et comment le moi est cause.

Par ce mot de moi, on désigne tout ensemble la partie inconsciente et la partie consciente de la personnalité ; on donne souvent le nom de moi au caractère, dont les profondeurs échappent à la conscience. Mais il ne suffit pas que la résolution résulte du caractère et porte ainsi la marque de notre tempérament physique et moral, pour être libre. Notre caractère, s’il est cause, est aussi avant tout l’effet du dehors ; il est l’accumulation de nécessités pour la plupart organiques. En outre, n’étant pas tout entier conscient et raisonné, il n’est pas tout entier transparent pour soi. Quand donc une action dérive de notre caractère, nous n’en voyons pas toujours pour cela l’origine dans notre moi ; nous nous sentons poussés par le dedans, mais toujours poussés. Mon caractère n’est pas mon vrai moi ; il existe en grande partie pour moi, malgré moi, et non par moi. Je le trouve en grande partie préformé, si bien que je ne le connais moi-même ni dans son origine, ni dans ses éléments intimes, ni dans son action et ses effets. Etre déterminé par son caractère, ce n’est donc pas être déterminé par soi. Pour coïncider avec le moi, il faudrait au moins que le caractère devint tout entier conscient, diaphane, de toutes parts à jour et pénétré de lumière. Et ce n’est pas encore assez : pour constituer la liberté véritable, il faut que ce soit la lumière même qui agisse, il faut que ce soit le moi conscient et réfléchi. La liberté est la causalité intelligente du moi.

L’idée de liberté étant ainsi définie, deux problèmes se posent pour le psychologue : 1° quelle est la genèse de cette idée ; 2° quels en sont les effets ?

II
Genèse de l’idée de liberté §

De l’aveu de tous, nous éprouvons un sentiment de liberté : 1° en délibérant ; 2° en nous déterminant. Ce sentiment n’est pas, comme certains philosophes l’ont cru, une simple conception abstraite de possibles jointe à l’ignorance de la réalité qui en sortira : c’est un sentiment concret de puissance. Il a sa première origine dans la réelle activité du désir, qui n’est point un état passif ni reposant en soi, mais un effort vers l’avenir. En outre du côté physique, il y a dans le désir des mouvements à la fois commencés et empêchés, d’où un état de tension dans les forces cérébrales. Il est clair que le sentiment de tendance psychique joint à la sensation de tension physique ne suppose nullement l’ambiguïté réelle et absolue des futurs. Il n’y en a pas moins ici la révélation interne d’une vraie puissance qui se développe en nous et par nous.

Outre le sentiment de puissance inhérente au désir, il y a aussi, pendant la délibération, un sentiment de puissance inhérente à l’intelligence même. Notre pouvoir conscient de comparer les motifs et mobiles est un facteur capital de la résolution ; notre conscience ne se voit donc pas inerte, mais en train de diriger et de décider par le jugement, par la comparaison entre les idées et par l’idée même de son pouvoir directeur. Or, puisque la partie pensante de notre être est en même temps partie agissante et dirigeante, et même, en certains cas, déterminante, comment n’aurions-nous pas, dans la délibération, conscience du pouvoir de notre conscience, comment n’aurions-nous pas l’idée de la puissance même des idées ? Que, là encore, il n’y ait point ambiguïté absolue ni arbitraire, cela est certain ; encore y a-t-il action réelle.

La résolution, enfin, ne peut pas ne point nous donner une impression de force personnelle portée au plus haut degré d’intensité. En effet, dans les circonstances graves et pour ainsi dire tragiques, c’est notre personne tout entière que nous sentons enjeu : il y va de nous-mêmes. Nous sentons en nous des impulsions énergiques en sens opposés et une victoire finale en un certain sens : cette victoire est celle de notre moi tout entier. Du côté physique, il y a passage des forces de tension à un déploiement d’énergie et à un mouvement dans un sens déterminé. Sous tous les rapports, nous avons un sentiment de puissance active et personnelle, qui est la base du sentiment de liberté.

Le rapport du sujet aux objets dans l’intelligence est une nouvelle explication de l’idée de liberté. Aussitôt que nous reconnaissons distinctement des états mentaux particuliers, ils deviennent pour nous des « objets » : ils ont une forme déterminée provenant des représentations déterminées qu’ils enveloppent et qui, elles-mêmes, se réduisent à des perceptions renouvelées : ils finissent donc par ressembler aux objets du monde extérieur, et nous les pensons comme quelque chose qui n’est plus notre moi ni l’action de notre moi. De là un double effet : ces objets de notre conscience réfléchie nous paraissent exercer sur nous une influence analogue aux influences extérieures et, en tout ce qui résulte de leur influence, nous nous voyons déterminés. En même temps, nous avons une tendance à nous rendre indépendants de ces objets internes tout comme des objets externes, et nous formons ainsi l’idée de volonté indépendante. Comme il nous arrive d’agir indépendamment des motifs conscients et de tous les objets internes clairement aperçus par notre réflexion, nous croyons avoir réalisé notre idée de volonté indépendante. Et de fait, nous l’avons réalisée dans une certaine mesure, nous avons acquis une indépendance relative.

Enfin il y a une raison plus profonde encore peut-être de l’aspect d’indétermination sous lequel nous nous apparaissons à nous-mêmes, et cette raison tient à la forme nécessaire de la pensée : sujet-objet. Notre pensée eût-elle épuisé toutes les raisons possibles d’un acte, il resterait toujours quelque chose dont elle ne pourrait plus donner de raison, à savoir elle-même. Aucune détermination de rapports entre les objets de pensée ne peut nous rendre compte de la pensée qui conçoit et ces objets et ces rapports. En tant que sujet pensant, je suis donc inexplicable à moi-même. Il en résulte que, quand j’agis sous l’influence de telles pensées, il reste toujours la pensée même qui n’est pas tout entière expliquée par ses objets ; si bien que l’acte intelligent ne paraît jamais lui-même complètement expliqué par les objets de l’intelligence.

Ajoutons que le sujet conscient ne se voit pas seulement pensant, mais encore sentant et désirant ; or le sentiment et le désir ne sont pas plus explicables que la pensée même par les « objets » qui les provoquent et auxquels ils s’appliquent. Ils constituent une réaction de l’être vivant par rapport à ces objets, et aucune explication en termes d’objets ne rendra jamais compte de la réaction subjective qui est au fond du plaisir ou de la souffrance, surtout au fond du désir, sans lequel il n’y aurait ni plaisir ni souffrance. L’appétition, c’est-à-dire le vouloir-vivre ou la volonté fondamentale, est objectivement inexplicable. Et c’est de là même que provient la conception du sujet pur. Illusoire ou non, cette conception du sujet pur a pour origine l’antithèse fondamentale de l’interne et de l’externe, de la conscience et des objets auxquels elle s’applique, sans lesquels elle n’existerait pas et dans lesquels, cependant, elle ne paraît pas s’épuiser ; car ces objets, à leur tour, en tant du moins qu’objets de conscience, n’existeraient pas sans la conscience. Il y a donc là une antithèse de sujet et d’objet qui est la « forme » même de la conscience, ou plutôt sa nature constitutive, au-delà de laquelle aucune détermination par les raisons ne peut remonter. En résulte-t-il qu’il y ait dans la conscience une réelle indétermination ? Non sans doute, mais il y a une indétermination relative aux raisons tirées des objets dont nous avons conscience. Il n’est pas étonnant que cette indétermination relative confère à la conscience une indépendance proportionnelle par rapport à ses objets, et lui permette de se poser en face d’eux comme capable de réagir sur eux.

Aussi ce que nous discernons clairement on nous par la réflexion est-il toujours moins que ce que nous sommes ; ce n’est pas le tout de notre caractère, le tout de notre être physique et psychique : ce n’est donc pas le sujet humain tout entier. Le moi connu, le moi d’expérience, que le sujet aperçoit, est en réalité un objet, son produit en même temps que le produit des choses extérieures : il n’est pas le sujet lui-même, le sujet tout entier ; et par là, n’entendez plus seulement le sujet pur, qui peut n’être qu’une abstraction, mais le sujet sentant, pensant et faisant effort au sein d’un organisme. Il en résulte que l’analyse objective ne saurait jamais épuiser toutes les raisons d’une volition particulière. C’est à bon droit que les explications trop claires et trop simples de nos actes ne nous satisfont pas. Quand les motifs et mobiles les plus visibles ont été énumérés, nous avons le sentiment que ce n’est pas tout : notre pensée ne peut concevoir autant que notre nature fournit. Nous exprimons ce fait en disant : j’ai agi de telle manière, d’abord pour telle raison, puis pour telle autre, puis pour telle autre encore, puis, en définitive, parce que je l’ai voulu. Expression légitime pour désigner notre volonté en tant qu’elle a pour ressort : 1° notre caractère même ; 2° l’idée de sa propre causalité. Mais, comme nous ne pouvons prendre une conscience claire et réfléchie de la réaction par laquelle notre caractère individuel, en ses profondeurs obscures, a ainsi déterminé le vouloir, sous l’idée elle-même déterminante de sa propre autonomie, nous finissons par prendre cette détermination incomplètement connue pour une indétermination réelle.

Si, dans les causes passées et présentes d’un acte tout n’est pas pour nous déterminé, à plus forte raison en est-il de même quand il s’agit de l’avenir. De plus, parmi les causes ou conditions de l’acte se trouve alors l’idée même de l’indétermination des futurs, qui vient se joindre à toutes les autres idées servant de motifs et de mobiles. Nous concevons l’avenir comme indéterminé sur un point tant que nous ne l’aurons pas déterminé sur ce point par l’idée même et le désir que nous aurons eus de telle détermination plutôt que de telle autre. Cette conception d’une indétermination relative de l’avenir par rapport à nous est la condition sine qua non de notre acte volontaire.

On a soutenu que l’avenir devait apparaître absolument indéterminé à toute volonté, pour que la volonté même pût agir. C’est là une exagération. Il est seulement nécessaire que l’avenir apparaisse à toute volonté comme non déterminé indépendamment de sa volition ; ce qui n’empêche pas la volition elle-même, déterminante du côté de l’avenir, d’être déterminée du côté du passé. Aucun de nous ne prétend agir sur le cours des astres, parce que ce cours nous apparaît comme entièrement déterminé indépendamment de nos idées et désirs ; mais nous prétendons tous influer sur les mouvements de notre plume au moment de signer un contrat, parce que ces mouvements nous paraissent non déterminés indépendamment de nos idées et désirs. Nos idées et désirs, à leur tour, n’ayant pas une intensité et une direction toujours identiques, il y a encore là un élément d’indétermination par rapport à notre connaissance de nous-mêmes. Ainsi je suis pour moi-même indéterminé en ce sens que je ne me connais pas tout entier et que, par conséquent, je puis réagir sur moi comme sur un être encore incomplètement déterminé en dehors de cette action. Je ne m’apparais pas comme tout fait et immuablement pré-déterminé, mais comme en train de me faire et de me déterminer moi-même progressivement.

En résumé, la part d’illusion que renferme l’idée du libre arbitre vient de ce que notre action est déterminée d’abord par des états psychiques qui ne sont pas tous amenés à la conscience claire, puis par notre nature psychique elle-même, dont nous ne pouvons donner de raison. Nous avons conscience d’être incités à l’action par le dedans et psychiquement, non par le dehors et physiquement, mais nous ne pouvons complètement analyser ni les causes internes de notre acte ni celles de notre existence comme sujets conscients : nous ne pouvons mettre tous les termes du problème en équation. De là résulte le sentiment d’agir par soi combiné avec l’impossibilité de donner une raison précise, ultime et parfaitement déterminée du choix auquel on a abouti. Nous nous figurons alors non seulement que le choix résulte de notre puissance, — ce qui est vrai, — mais que cette puissance même est ambiguë, — ce qui n’est pas impliqué dans l’expérience intérieure.

D’après ce qui précède, on ne doit pas dire avec Spinoza que c’est simplement l’ignorance des causes qui produit l’apparence du libre arbitre, puisque nous n’attribuons pas à notre liberté un accès de fièvre dont nous ignorons les causes. Il faut à la fois ici une connaissance et une ignorance : 1° la connaissance que les causes sont en nous, qu’elles sont nous-mêmes, et de plus la connaissance partielle de ces causes ; 2° l’ignorance du total des causes et l’impossibilité de calculer toutes les actions ou réactions dont notre choix résulte. Et ce n’est pas tout encore : il faut ajouter l’élément essentiel que nous avons restauré dans la psychologie de la volonté, à savoir l’idée même de l’indépendance du moi, sous laquelle nous agissons toujours. Comme cette idée détermine une indépendance relative, une non-détermination par tels et tels motifs ou raisons objectives, qui sans elle l’eussent emporté, nous acquérons un sentiment croissant d’indépendance en agissant sous l’idée de notre indépendance subjective. Donc, encore une fois, nous avons conscience de vouloir en vertu de raisons internes, partiellement connues, et parmi lesquelles se trouve l’idée même de notre moi indépendant ; d’autre part, nous sommes incapables de calculer la totalité des actions exercées par les motifs et mobiles sur notre caractère, ainsi que la totalité des réactions exercées par notre caractère même sur les motifs et mobiles ; il en résulte que l’idée de notre indépendance, partiellement réalisée par le fait même qu’elle est conçue et désirée, nous produit l’effet d’une indépendance complète. Nous érigeons ainsi en quelque chose d’absolu la partie des relations que nous n’apercevons pas d’une conscience claire, et nous nous attribuons le libre arbitre absolu, le pouvoir absolu de choisir.

Ce pouvoir de choisir est, en réalité, le pouvoir d’être déterminé par un jugement et un sentiment de préférence. En ce sens, il est clair que nous avons le pouvoir de choisir, c’est-à-dire de comparer, au point de vue intellectuel et sensitif, diverses résolutions possibles, et de réaliser le résultat de cette comparaison. Mais la comparaison n’est pas arbitraire, sinon elle ne servirait à rien ; nous ne jugeons ni ne sentons arbitrairement ; nous n’arrivons donc pas arbitrairement à la conscience de tel rapport entre les diverses directions jugées et senties qui s’ouvrent à notre activité. Choisir arbirairement, ce n’est pas choisir, c’est cesser au contraire de choisir pour s’en rapporter au hasard, comme quand on nous présente une assiette d’oranges. Si nous prenons au hasard, les raisons de notre mouvement seront toutes mécaniques ; si nous choisissons, nous serons alors déterminés par un jugement de préférence fondé sur la grosseur, la couleur, le poids, la qualité de telle orange. Dès lors il ne nous sera plus possible de choisir l’orange la moins bonne, à moins que nous n’ayons des raisons de la choisir, par exemple pour laisser à notre voisine de table les meilleurs fruits, ou que nous ne voulions par-là montrer notre liberté de choix, — ce qui est toujours une raison. Dans ce dernier cas, nous choisissons encore, en réalité, de prendre au hasard, pour montrer que nous ne sommes point sous la dépendance d’aucune orange particulière. Mais c’est par un véritable paralogisme qu’on donne le nom de choix à l’absence même de choix, c’est-à-dire au hasard, lequel se résout lui-même en déterminisme mécanique.

Pour vérifier par l’expérience notre puissance de vouloir au même instant, dans les mêmes conditions internes et externes, une chose ou son contraire, il faudrait vouloir à la fois cette chose et son contraire, ce qui est absurde. Nous ne pouvons donc vérifier notre pouvoir des contraires qu’en réalisant l’un et l’autre successivement ; mais alors, nous ne sommes plus dans les mêmes conditions, puisque nous avons à chaque fois le souvenir de l’action précédente, avec un motif de faire l’action contraire pour montrer notre pouvoir même, ou encore de répéter la même action pour montrer qu’aucun ordre fixe ne nous enchaîne. En réalité, ici encore, nous choisissons de ne pas choisir ; nous choisissons de vouloir au hasard pour montrer par-là que notre volonté n’est pas déterminée dans une seule direction. Et, en dernière analyse, nous sommes déterminés à nous laisser déterminer par des conditions fortuites, c’est-à-dire nécessaires, extérieures à notre jugement de préférence ou de choix.

Le sentiment que nous croyons avoir de notre pouvoir des contraires n’est au fond que l’expérience de la possibilité du hasard dans nos résolutions mêmes. Cette possibilité existe toutes les fois que la question nous offre un intérêt médiocre, ou que nous ne concevons pas avec force les motifs pour et les motifs contre, ou que les uns contre-balancent les autres et nous laissent indécis, indifférents ; alors notre volonté, paresseuse ou lassée, se laisse déterminer dans la première direction venue. Ce hasard apparent est un ensemble de petites conditions qui ont nécessité le vouloir en tel sens plutôt qu’en tel autre, en vertu de son équilibre instable. Nous avons alors raison de dire que nous aurions pu vouloir autrement, en ce sens que la moindre petite circonstance aurait pu faire tourner autrement la girouette intérieure ; mais de là à croire que, tout demeurant identique, nous aurions réellement pu vouloir un des contraires aussi bien que l’autre, la distance est infinie. Le pouvoir d’abandonner sa volonté au hasard n’est pas la vraie liberté de choix, qui est au contraire le pouvoir de ne pas être déterminé mécaniquement par le hasard, mais intellectuellement par des raisons169.

III
Les récentes théories du libre arbitre §

Le libre arbitre, tel que le représentent ses partisans actuels, n’est pas autre chose que la vieille liberté d’indétermination ou d’indifférence. Tous les efforts récemment faits pour distinguer ces deux choses, quelque subtils qu’ils puissent être, sont aussi vains que les précédents. Admettre un indéterminisme quelconque, c’est admettre que certains actes, considérés sous tel rapport, ne sont pas déterminés par leurs antécédents et n’y ont pas leur complète raison ; sous ce rapport, ils constituent des « commencements absolus », des nouveautés absolues, que rien de ce qui les a précédés n’entraînait à sa suite. Or un acte qui, sous un rapport quelconque, n’a pas de raison capable d’expliquer pourquoi il est tel et non tel, n’est-ce pas un acte de liberum arbitrium indifferentiæ ? On répond : — La volonté ne se détermine jamais sans motif, mais elle peut se déterminer entre plusieurs motifs aussi bien pour l’un que pour l’autre. — Alors, répliquerons-nous, s’il y a des motifs, la volonté ne se détermine pas conformément à eux et peut même se déterminer contre ; donc sa détermination précise, en tant que telle, n’a pas de motif. Dès lors, ou bien elle est le résultat de causes subconscientes et inconscientes, plus fortes que les motifs conscients et visibles, et dans ce cas il y a déterminisme, ou bien elle est le résultat d’une décision absolument inexplicable, qui n’a sa raison ni dans les raisons présentes à la conscience ni dans d’autres raisons cachées. Il existe alors, sur ce point, une indétermination, aboutissant à telle détermination sans qu’il y ait de raisons pour que cette détermination et non l’autre se réalise. Nous voilà évidemment revenus à la liberté d’indifférence.

D’autres partisans du libre arbitre, qui se prétendent en même temps adversaires de la liberté d’indifférence, accordent que la volonté suit toujours l’ensemble des impulsions actuelles les plus fortes, mais ajoutent qu’elle contribue elle-même à la force de ces impulsions par l’attention qu’elle leur accorde ou leur refuse. La question du libre arbitre, dit M. W. James, « est extrêmement simple » ; elle concerne simplement la quantité d’attention ou de consentement à une idée que nous pourrons réaliser à un moment donné. « La durée et l’intensité de notre effort sont-elles ou ne sont-elles pas des fonctions fixes de l’objet ? Voilà le problème. » — Remarquons que M. James pose mal la question, car il est clair qu’à l’objet pensé ou désiré il faut ajouter le sujet pensant et désirant, avec ses dispositions actuelles : il y a là deux termes également nécessaires. Selon nous, la décision finale est « fonction » dépendante des deux termes, et elle exprime leur rapport ; selon M. James, au contraire, on peut admettre qu’il y a dans toute volition « une variable indépendante, à savoir l’intensité ou la durée de notre effort d’attention à une idée » ; étant donnée cette variation d’intensité et de durée dans le maintien d’une idée, nous rendrons dominante et fixe une idée qui, sans cela, eût passé vite ou eût été faible, et les mouvements corporels suivront. « L’unique fonction de la volonté, avait déjà dit M. Renouvier, est la fonction d’appeler ou de maintenir dans la conscience, ou d’éloigner de la conscience les idées de toute nature ». Voilà ce qui semble tout « simple » à M. W. James. Cette théorie remonte jusqu’à Lotze, pour ne pas aller plus loin. Ainsi, entre une idée et une autre, entre un désir et un autre, on imagine un phénomène spécifique : le maintien ou l’abandon de la première idée, du premier désir, comme si, entre une vague et une autre, on imaginait je ne sais quel phénomène intermédiaire consistant dans le « maintien » ou dans la suppression de la première vague, de façon à changer ainsi la direction du navire. Si l’unique fonction de la volonté est ainsi d’appeler ou de maintenir les idées dans la conscience, autant dire que cette fonction est égale à zéro ; le maintien d’une idée ou d’une passion à un certain degré d’intensité, au milieu d’idées ou de passions d’intensité moindre, n’est rien de plus, pour le psychologue, que l’idée même avec son intensité et les autres idées avec leur intensité. Le maintien du vent du nord n’est rien de plus, pour le physicien, que le mouvement du vent du nord avec sa force supérieure à celle du vent du sud. Le maintien ne serait quelque chose de nouveau que si l’intensité qui le produit sortait tout d’un coup du néant. Et c’est en effet à cette hypothèse que M. James aboutit avec M. Renouvier et avec Lotze ; une représentation ou une passion qui devient tout d’un coup plus intense ou moins intense, sans que la raison s’en trouve dans une relation antérieure avec les autres représentations et passions ou avec l’état de notre moi. Il y a donc des idées et des désirs qui commencent absolument ; il y a des vagues qui naissent tout d’un coup dans la mer intérieure, sans être formées par les gouttes d’eau précédentes, sans s’expliquer par la combinaison, l’intensité, la durée, la direction finale des mouvements inhérents aux particules d’eau. Il y a des flots qui s’appellent eux-mêmes, se maintiennent, se suspendent, sans qu’on puisse ramener leur mouvement à une loi. Cette théorie, loin de supprimer la liberté d’indifférence, n’en est qu’une aggravation, puisqu’elle la transporte dans le domaine de l’intelligence même, c’est-à-dire là où elle est le moins à sa place. La volonté, dans cette hypothèse, n’agit pas sans motifs présents, ni contre les motifs présents, mais elle peut sans motif changer tout d’un coup son motif présent en un motif subséquent contraire ; donc il y a toujours un changement qui, comme tel, est sans motif et qui, par conséquent, se confond avec la liberté d’indifférence.

D’autres psychologues, enfin, croient échapper tout ensemble au déterminisme et à l’indéterminisme, à la théorie qui veut que les mêmes causes produisent les mêmes effets et à la théorie qui veut que les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, en soutenant que, dans la vie psychique, les mêmes causes ne reviennent jamais, le même état profond ne se reproduit pas. Ainsi se trouverait supprimée, avec la possibilité des mêmes causes, l’alternative des effets identiques ou différents. Chaque état psychique étant, par rapport à l’état antérieur, hétérogène, nouveau et original, du moins dans ce qu’il offre de vraiment personnel et de caractéristique, il n’y aurait plus lieu de lui appliquer un raisonnement qui ne conclut à l’identité des effets que par l’identité des causes. En un mot, l’action est libre, selon cette doctrine, parce que « le rapport de l’action à l’état d’où elle sort ne saurait s’exprimer par une loi, cet état psychique étant unique en son genre et ne devant plus se reproduire jamais170 ». — Nous répondrons d’abord que l’intervention d’un nombre immense de lois pourrait elle-même produire un phénomène original, qui ne s’exprimerait plus par une loi, mais par des milliers de lois ; au lieu d’être attaché à une chaîne, il serait attaché à mille ; en serait-il plus libre ? En outre, quand même ici toute loi serait impossible, faute d’une répétition du phénomène, il n’en résulterait pas l’absence de causes déterminant par une rencontre unique cet effet unique. La variabilité ou la complexité, même infinie, n’exclut nullement la causalité. Le principe de causalité ne consiste pas, comme on se l’imagine, à dire simplement que les mêmes causes produisent les mêmes effets, mais à dire qu’un effet quelconque, fût-il unique au monde et sui generis, sans rien d’identique auparavant, sans rien d’identique après, est lié à un ensemble de raisons ou de causes qui le détermine tel qu’il est présentement. Causalité, c’est un lien tel que, A étant donné, fût-ce une seule fois, B est donné par cela même, et donné une seule fois comme A ; B est donc nécessairement, ou déterminément, si vous préférez ; il est donné en fait. Contentons-nous de dire : il est donné ou il est ; cela suffit. Si vous prétendez qu’il est librement, tandis que d’autres disent nécessairement, peu importe cette querelle de mots ; le fait est qu’il est donné réellement, et que lui seul est donné. On en peut dire autant de chaque état du monde, à chaque instant ; si vous voulez prétendre que cet état est libre, à votre aise ; il est ce qu’il est, et au-delà il n’y a rien à chercher. C’est précisément la thèse fondamentale du vrai déterminisme.

On accuse les déterministes défaire reposer leur opinion sur des considérations de passé ou de futur, de dire que telle chose aurait pu être autrement, ou encore que l’on aurait pu d’avance la prévoir. Mais ces considérations sont tout indirectes. Soit qu’on pût ou non prévoir les choses, soit qu’il y eût ou non une intelligence capable de les calculer, soit qu’elles fussent ou non accessibles à l’intelligence, le déterministe soutient que, sous le rapport de l’être et non du connaître, elles étaient déterminées au moment même où elles se sont produites et comme elles se sont produites. Quant à savoir si elles auraient pu être autrement, ce sont les partisans du libre arbitre qui se livrent à ces hypothèses en dehors de la réalité et qui construisent des romans dans le passé ou dans l’avenir ; le déterministe, lui, se contente de dire : A est, donc B est ; la réalité de l’un est la cause unique de la réalité de l’autre ; cela est ainsi de fait, et le fait coïncide avec le droit, parce que le fait est réel et que toute autre hypothèse est purement imaginaire. L’impossibilité du contraire n’est qu’une expression indirecte de ce qu’il y a d’unique et d’original dans la réalité actuelle.

Au reste, pourvu qu’on ne cesse jamais de revenir ainsi à la réalité et à l’actualité, la considération du possible et de l’impossible peut avoir sa valeur comme considération auxiliaire. Il n’est pas vrai que l’argumentation des déterministes sur le passé revête cette forme puérile : « l’acte une fois accompli est accompli », ni qu’on puisse ramener à cette tautologie l’assertion déterministe que l’acte contraire était impossible. « Il ne saurait être question, dit-on, ni de prévoir l’acte avant qu’il s’accomplisse, ni de raisonner sur la possibilité de l’action contraire une fois qu’il est accompli ; car se donner toutes les conditions, c’est, dans la durée concrète, se placer au moment même de l’acte et non plus prévoir. » — Sans doute on se donne toutes les conditions, mais idéalement ; on sait que, quand toutes les conditions seront données, y compris telle condition ultime, l’acte aura lieu ; en quoi cette prévision est-elle chimérique parce que toutes les conditions prévues n’existeront qu’au moment même de l’action ? Niera-t-on aussi la possibilité de prévoir une éclipse de soleil, parce que ce serait se donner d’avance toutes les conditions, y compris l’intercalation de la lune entre le soleil et la terre, qui ne sera donnée qu’au moment même de l’éclipse ? — On nous répondra que l’éclipse « revient », tandis qu’un acte concret et profond ne revient pas. Mais la même éclipse ne revient pas plus que la même action ; jamais le soleil, ni la terre, ni la lune ne sont aux mêmes points de l’espace dans des conditions absolument identiques. Le second vol commis par un voleur n’est jamais identique au premier ; ce n’en est pas moins un vol, et on peut prévoir que, si Cartouche a une bonne occasion de voler pour la seconde fois, il en profitera. On réplique encore que la prévision consiste, en astronomie, à laisser précisément la durée véritable hors du calcul, pour se borner à déterminer une série de rapports de position, de simultanéités ou coïncidences, une série de relations numériques, tandis que la prévision psychologique porte sur les intervalles mêmes, non sur les extrémités, sur la durée réelle et non sur les limites dans lesquelles on l’enferme artificiellement. Nous répondrons que la prévision psychologique ne porte pas plus que l’autre sur la durée comme telle, mais sur des rapports de succession ou de simultanéité entre certains états de conscience et leurs conditions, soit internes, soit externes. Prévoir que vous refuserez, vous, de voler pour vous enrichir, ce n’est pas s’occuper de la durée ni en elle-même ni en vous : c’est déterminer des relations entre votre caractère supposé connu et certains actes compatibles ou incompatibles avec ce caractère ; et ces relations sont précisément indépendantes de la durée.

Enfin on veut prêter une action à la durée vraie, à la « durée concrète », en la considérant elle-même « comme une force », non sans doute dans les êtres matériels et inertes, sur lesquels la durée glisse sans les atteindre, mais chez les êtres vivants et conscients, où la durée produit un changement perpétuel. « Une sensation, dit-on, par cela même qu’elle se prolonge, se modifie au point de devenir souvent insupportable ; le même ne demeure pas ici le même, mais se renforce et se grossit de tout son passé171. » Qu’importe, s’il se grossit selon des lois ? Et comment soutenir qu’une sensation prolongée soit libre ? D’ailleurs, la distinction est artificielle. Si telle sensation prolongée devient insupportable, ce n’est pas simplement parce qu’elle est prolongée dans la durée, mais parce que, les conditions organiques ayant changé et une accumulation d’effets s’étant produite, de nouvelles sensations se produisent aussi et sont déterminées ; le temps n’y est pour rien. Ce n’est point de son passé que la sensation se renforce et se grossit ; elle est renforcée par les conditions présentes du corps et du cerveau.

C’est donc arbitrairement qu’on veut faire de la durée une sorte de « vie interne » qui se déploierait toujours différente de soi et toujours hétérogène, une liberté en devenir, échappant aux lois de la répétition et de la conservation. Cette idée du temps nous semble mythique ; fût-elle réalisée, elle ne constituerait pas pour cela une véritable liberté, mais une sorte de hasard vivant. Ce serait le triomphe de cet indéterminisme auquel on prétendait échapper. L’indéterminisme ne consiste pas seulement à prétendre que les mêmes effets ne s’expliquent pas par les mêmes causes, mais aussi que des effets toujours changeants et nouveaux ne s’expliquent pas par quelque changement et quelque nouveauté dans les causes.

Enfin l’hétérogénéité absolue qu’on imagine dans la conscience est chimérique. Nous n’avons, prétend-on, aucune raison de conserver à un sentiment « son ancien nom, sauf qu’il correspond à la même cause extérieure ou se traduit au dehors par des signes analogues ». Ainsi donc l’amour ne serait pas toujours l’amour, parce qu’il se nuance sans cesse ? Et on ne pourrait rien prévoir à son sujet, pas même le plaisir que causera la vue de l’objet aimé, parce que « une cause interne profonde donne son effet une fois, et ne le produira jamais plus » ?

Si nouveauté, hétérogénéité, originalité étaient synonymes de liberté, il faudrait dire alors que nous sommes libres non pas seulement dans nos résolutions et actions, mais aussi dans nos sentiments profonds, dans nos plaisirs et nos douleurs les plus intenses, qui intéressent notre être tout entier, qui le font vibrer en toutes ses parties et aboutissent à un cri de joie ou de douleur sans précédents en nous. Le désespoir d’avoir perdu l’être que nous avons le plus aimé est un état d’âme absolument hétérogène aux autres dans sa partie affective et sensitive, non pas seulement dans sa partie active. Si donc il suffit qu’un « état psychique » soit « unique en son genre et ne doive plus se produire jamais en nous » pour que cet état soit libre, alors nous sommes libres jusque dans les souffrances les plus aiguës et les plus profondes, uniques en leur genre, où pourtant la fatalité nous domine tout entiers. Bien plus, nous sommes libres en tout et partout, car aucun état psychique, même « superficiel », ne se reproduira absolument le même. C’est donc par un véritable paradoxe que l’école de Lotze identifie le libre avec le nouveau, avec le changeant, avec l’hétérogène. De ce qu’un acte de libre arbitre introduirait une nouveauté absolue dans le monde, il n’en résulte nullement que les nouveautés relatives qui existent dans le monde soient libres.

IV
Réalisation progressive de l’idée de liberté — Ses moyens §

Dans l’idée de liberté psychologique et morale, telle que la conçoit la conscience de l’humanité, non telle que l’imaginent les auteurs de systèmes, quels sont les éléments réalisables selon les lois psychologiques et physiologiques établies par la science ? En d’autres termes, qu’y a-t-il dans l’idée de liberté : 1° d’impossible ? 2° de possible psychologiquement et physiquement ? 3° de possible métaphysiquement ? Voilà, selon nous, comment doit être posé le problème. Il consiste à rechercher, dans l’idée de liberté, les éléments conciliables avec le déterminisme, soit sur le terrain scientifique de la psychologie et de la cosmologie, soit sur le terrain des conceptions métaphysiques, et à distinguer cette portion conciliable de la portion inconciliable, c’est-à-dire en contradiction formelle avec le déterminisme. Notre but n’a jamais été de concilier la liberté et le déterminisme précisément dans ce qu’ils ont de contradictoire, par je ne sais quel prestige de dialectique hégélienne. Si donc l’on commence par définir la liberté : « ce qui est en contradiction absolue avec le déterminisme et inconciliable par définition avec le déterminisme, de quelque manière qu’on l’entende », il est clair qu’il n’y aura plus de conciliation à chercher.

Mais est-ce là l’idée que la conscience humaine se fait de la liberté ? Est-ce sous cette forme toute négative qu’elle la conçoit ; ou n’est-ce pas avant tout, comme nous l’avons fait voir plus haut, sous la forme positive d’une indépendance du moi par rapport aux motifs et mobiles particuliers qui influent sur sa volonté ? Définition qui n’exclut pas à priori des éléments compatibles avec le déterminisme. En tout cas, c’est de cette définition, nous, que nous partons, et nous avons bien le droit de la poser telle, car l’histoire entière de la morale et même de la métaphysique est d’accord avec ce sens général du mot liberté. Le libre arbitre vulgaire n’est lui-même qu’un certain mode d’indépendance du moi qu’on lui attribue par rapport à des contraires qui se balancent ; et quoique cette indépendance n’ait pas le caractère absolu que lui prêtent les métaphysiciens du libre arbitre, elle n’en a pas moins sa vérité relative, dont l’humanité s’est toujours contentée dans la pratique.

Mais notre méthode va plus loin encore, sans pour cela tomber dans les jeux de logique hégélienne. Même en définissant la liberté, par pure hypothèse, le contraire du déterminisme, c’est-à-dire une puissance d’indétermination absolue, le psychologue peut encore et doit se demander : — Jusqu’à quel point l’idée de cette indétermination, idée qui est réelle alors même que l’indétermination ne le serait pas, peut-elle agir sur le déterminisme même et conformément aux lois du déterminisme ? D’où résultera une certaine conciliation, non pas sans doute de l’indétermination réelle, mais de l’idée d’indétermination avec le déterminisme même. Ce sera, en d’autres termes, un déterminisme modifié par l’idée de son propre contraire et de ses propres limites, façonné par l’idée d’une puissance d’indétermination, prenant ainsi un aspect nouveau sans changer d’essence rationnelle. Prétendra-t-on que de tels problèmes soient factices et qu’une telle méthode soit artificielle, alors que, tout au contraire, nous rétablissons dans la question un élément capital négligé à la fois par les déterministes et par les indéterministes : l’idée de la liberté et de son action ? Le déterminisme est-il complet s’il n’étudie pas l’influence de cette idée, qui, en fait, existe dans la conscience humaine ? Et l’indéterminisme, de son côté, n’est il pas puéril, s’il confond de prime abord l’idée et le sentiment de la liberté avec une réelle suspension du déterminisme réclamé par l’intelligence ? Les deux partis adverses raisonnent chacun selon des hypothèses de leur invention et selon des définitions de leur fabrique, au lieu de prendre pour point de départ les faits donnés dans la conscience humaine. L’homme s’est toujours cru libre, surtout dans l’accomplissement des actes moraux, et il a toujours fait consister cette liberté dans une certaine indépendance de son moi intelligent et actif par rapport aux objets extérieurs, et même aux objets intérieurs ou motifs particuliers d’agir. Jusqu’à quel point, pour la science psychologique, cette indépendance est-elle possible et réelle ? Jusqu’à quel point, pour la science morale, est-elle nécessaire ? Jusqu’à quel point enfin est-elle concevable pour la philosophie générale, qui étudie les principes les plus élevés de la connaissance et de l’existence ? Voilà comment nous concevons et posons le problème, avec la persuasion que toute autre manière de le poser est « simpliste », inexacte et illusoire.

Les considérations morales et métaphysiques étant ici mises de côté, voyons comment, au point de vue psychologique, pourra se réaliser l’idéal de l’action libre. Il ne sera pas inutile d’examiner, sous un angle différent, des questions que nous avons longuement traitées ailleurs, ni de lever certaines difficultés qu’on a voulu nous opposer.

Le moi étant, avant tout, une unité consciente, si les deux termes dont l’un détermine l’autre sont également enveloppés dans cette unité, la détermination commence à perdre son caractère mécanique, et l’être est déjà déterminé par quelque chose de soi, sinon par soi. Le plus bas degré de cette détermination, celui où la contrainte est encore le plus manifeste, c’est l’impulsion résultant d’une sensation, par exemple d’une douleur intense. La sensation pénible et l’impulsion consécutive ont beau être embrassées dans une même conscience, l’être a beau se trouver déterminé par quelque chose de soi, à savoir sa propre douleur, il est évident qu’il n’est pas libre. On peut seulement dire qu’alors, malgré la contrainte interne, il y a déjà l’apparition d’un ordre de choses différent de ce mécanisme grossier où le premier terme pousse, sans le savoir, un second terme mû sans le savoir. Par la conscience, un lien s’établit entre les deux termes, sans supprimer encore l’action nécessitante du premier sur le second. Il faut d’ailleurs remarquer que, dans le cas qui nous occupe, le mode de l’action contraignante exercée par la douleur échappe à la conscience. Il y a des raisons organiques qui font que la douleur produit des vagues de mouvements réflexes et de mouvements expressifs, sans le concours de notre volonté ; la conscience constate ici et subit le résultat, sans apercevoir les intermédiaires entre la douleur antécédente et l’impulsion conséquente. L’unité des deux termes dans la conscience est incomplète, puisqu’ils demeurent des extrémités séparées. Et il en est ainsi dans toute passion. Chaque fois que nous agissons en vertu d’une passion quelconque, il s’accomplit dans notre organisme une foule de mouvements dont la passion est en grande partie le reflet et qui, en tout cas, contribuent à lui donner sa physionomie propre, son caractère d’agitation et de « perturbation » intérieure. La conscience n’embrasse donc alors en elle-même que des résultats dont les vraies conditions lui échappent : elle se voit passive et ne saurait avoir un sentiment de liberté.

Lorsque nous agissons, au contraire, sous l’influence d’idées, et surtout d’idées générales, la part de la passion est réduite au minimum. Il existe bien toujours quelque sentiment attaché à l’idée, sentiment qu’elle commence à éveiller et dont elle est même en partie le symbole ; mais la part de la raison est dominante, et nous pouvons même agir sous le sentiment de la rationalité, par amour de la raison. En ce cas, non seulement les différents termes sont embrassés dans l’unité d’une même conscience, mais encore le lien de ces termes entre eux et avec l’action est conscient, réfléchi, raisonné. On peut dire qu’alors la détermination par le moi commence, puisque c’est le moi intelligent qui opère la synthèse des différents termes, des motifs et de l’acte. Si nous pouvions n’agir qu’en vertu de motifs tous parfaitement éclairés, si nous pouvions être pour nous-mêmes comme une sphère de pure lumière, nous nous rapprocherions davantage de l’idéal. En effet, notre moi conscient serait la synthèse complète et complètement lumineuse de notre être entier, avec tous ses motifs, toutes ses impulsions, toutes ses déterminations, et notre moi se reconnaîtrait tout entier dans chacun de ses actes. Ce serait donc la parfaite attribution au moi, qui, nous l’avons vu, est la première condition de la liberté.

Nous ne saurions cependant ériger cette pleine conscience de soi en complet équivalent de la liberté même. Il ne suffit pas, comme on l’a prétendu, d’envelopper dans une même unité de conscience le déterminant et le déterminé pour qu’ils soient par là identiques et qu’on en puisse conclure la détermination par soi, conséquemment la liberté. La question de causalité se pose nécessairement ici : il faut que le moi soit cause pour être libre. Nous allons voir que le seul moyen, c’est que le moi agisse sous l’idée de sa causalité même, de sa liberté, et avec cette liberté pour fin.

On a contesté que la liberté pût être un but. Mais la liberté, étant le maximum relatif ou absolu de puissance indépendante et spontanée pour le moi, peut et doit être un objet de désir. En effet, tous les éléments qui entrent dans l’idée de liberté sont pour nous des biens, des fins possibles et même nécessaires. Le premier de ces éléments, c’est la puissance, qui est un bien pour nous, puisqu’elle est le premier moyen de se procurer tous les biens. Nous désirons donc toutes les formes de puissance à leur maximum, y compris la puissance de la volonté sur les objets extérieurs ou même sur ces objets intérieurs qu’on nomme motifs et mobiles. Le monde du dedans doit être à notre service comme le monde du dehors. L’indépendance, second élément de la liberté, est désirable pour les mêmes raisons et est d’ailleurs inséparable de la puissance. En troisième lieu, pour posséder le maximum d’indépendance, il faut que notre puissance se confonde le plus possible avec notre moi lui-même et nous soit ainsi vraiment inférieure, vraiment propre et personnelle ; c’est ce qui constitue la spontanéité. A ce point de vue encore, l’indépendance est désirable, puisque le centre de nos désirs est précisément notre moi et qu’ils finissent toujours par revenir à ce centre. Vouloir la liberté, c’est au fond se vouloir soi-même, c’est vouloir la conservation et l’expansion de son vrai moi, sans obstacles et sans limites, autant qu’il est possible.

La forme intellectuelle de la puissance, qui est la puissance des idées, est également désirable pour un être intelligent, et l’homme en a toujours fait une des conditions de sa liberté. L’idée de la force des idées est donc, non pas la définition adéquate, mais un des éléments de l’idée de liberté. Je ne suis point libre si mes idées ne sont que des reflets passifs et ne peuvent avoir aucune influence, ni en moi, ni hors de moi. Si, au contraire, je pense que mes idées sont des facteurs essentiels, des conditions de changement en moi et hors de moi, je trouve en elles un point d’appui. Nous sommes loin, on le voit, de définir l’idée de liberté : « le concept abstrait de la force des concepts172. » Au reste, même en réduisant l’idée de liberté à cette formule digne de Zénon d’Elée, si manifestement incomplète, l’idée de liberté aurait encore une influence. Un « concept abstrait » peut avoir sa part comme facteur dans nos déterminations, grâce à toutes les idées concrètes, à tous les sentiments concrets dont il est le centre et qu’il éveille. Devoir, honneur, patrie, humanité, liberté civile et politique, égalité, fraternité, voilà des concepts abstraits qui n’ont pas été, croyons-nous, sans avoir quelque rôle dans l’histoire. Le concept de la liberté intérieure et celui même de la puissance des idées ne sont nullement indifférents : ils ne laissent point l’esprit dans la même inertie qu’une formule de pure algèbre.

Notre puissance indépendante et spontanée doit pouvoir s’exercer à l’égard même des contraires, afin de nous permettre de remonter toujours dans l’échelle des biens d’un degré à l’autre, de ne jamais être immobilisés dans telle alternative aux dépens de l’alternative opposée. En ce sens, chacun des contraires choisis doit laisser place, autant que faire se peut, à la possibilité du contraire : c’est ce qu’on exprime par le nom de contingence. Et c’est le quatrième élément de la liberté. Notre puissance n’est pas pour cela absolument ambiguë et indéterminée ; mais elle est déterminable par quelque idée supérieure à tels contraires donnés, idée qu’elle peut toujours élever au-dessus d’eux et qui les rend relativement contingents. Ce pouvoir ascendant est sans nul doute un bien et doit être un objet de désir, comme le pouvoir qu’a un oiseau de toujours voler plus haut que tels rameaux d’un arbre : sursum voluntas.

Un dernier pas dans la réflexion intérieure nous fait comprendre que la plus haute expansion de notre moi et de sa spontanéité indépendante n’est pas l’égoïsme, mais l’amour universel d’autrui. Cet achèvement de la liberté, qui constitue la perfection morale, est le « suprême désirable ». Il n’est donc pas étonnant que l’idée de liberté morale ou de perfection morale, ainsi entendue, soit un idéal capable d’exercer un attrait sur l’être raisonnable. Une intelligence qui conçoit l’univers et l’identification volontaire de son individualité avec l’universel ne saurait demeurer indifférente à cette idée, la plus haute de toutes en même temps que la plus large. Donc, à tous les points de vue et à tous les degrés, la liberté est désirable, et son idée doit exercer une action.

Déterminons davantage la nature de cette action.

Au point de vue à la fois psychologique, on distingue avec raison les effets répressifs et les effets excitants, les effets inhibiteurs et les effets dynamogènes. Par elle-même et par ses concomitants cérébraux, l’idée de liberté, avec la tendance qui l’accompagne, doit nécessairement provoquer ces deux sortes d’effets. Si une impulsion passionnelle, par exemple, développe ses conséquences sans que se présente à l’esprit l’idée même d’une résistance possible, d’une certaine indépendance du moi intelligent par rapport à ses inclinations, il est clair que rien ne viendra, au moins de ce côté, contrebalancer l’impulsion actuelle et sa réalisation en mouvements conformes. Au contraire, l’idée de la résistance possible pour le moi, par le seul fait qu’elle surgit, produit déjà un certain ralentissement dans l’impulsion qui se développe. Toute idée nouvelle enlève de son intensité à l’idée antérieurement dominante, car elle partage la conscience. Si cette idée nouvelle agit dans le même sens que l’idée précédente, les deux impulsions finissent par s’ajouter et se fusionner ; ce qui entraîne à la fin une inclination plus forte. Mais, si l’idée nouvelle est en quelque sorte négative par rapport à l’autre, l’effet est un arrêt plus ou moins complet de la précédente, une diminution d’intensité. Or c’est ce qui arrive quand, sous l’empire d’une impulsion, nous concevons l’opposition possible à cette impulsion : par le fait même, il se produit déjà une certaine opposition réelle. Si, de plus, l’idée de l’opposition possible éveille en nous le désir que nous avons normalement de notre indépendance, c’est-à-dire notre tendance à nous posséder nous-mêmes et à demeurer des êtres raisonnables, si, par conséquent, cette idée réveille l’amour que nous avons naturellement et de notre puissance personnelle et de notre intelligence impersonnelle, comment n’en résulterait-il pas un effet d’inhibition prononcé ? Physiologiquement, tous les mouvements moléculaires correspondant à ces idées et à ces tendances vont à l’opposé du mouvement centrifuge qui entraîne à l’acte. Psychologiquement, les idées provoquent ce qu’on appelle le retour sur soi, la concentration et la possession de ses forces : on « rentre en soi-même », au lieu de se laisser pousser par le dehors et vers le dehors. L’effet répressif et inhibiteur de l’idée de liberté est donc incontestable.

On connaît l’effet excitateur et dynamogène que peuvent avoir beaucoup d’idées. Ce sont d’abord les idées relatives à quelque sensation ou sentiment, surtout agréable, puis les idées relatives à notre puissance personnelle, laquelle nous cause d’ailleurs un sentiment de plaisir et de satisfaction intime. Le seul fait de penser d’avance soit à une sensation, soit à une action, prépare à recevoir la sensation et la rend plus intense, prépare à l’action et la rend plus facile. L’attente a des effets connus pour favoriser ce qu’on attend. A plus forte raison la confiance en soi est-elle dynamogène et, pour ainsi dire, tonique. Or, le type de la confiance, c’est la conviction que nous avons de notre liberté. Si je me persuade qu’il dépend de moi de réaliser un idéal que je conçois, j’acquiers du même coup un commencement de force pour le réaliser. L’idée et le désir de la puissance, surtout s’il s’y joint la conviction de la puissance même, produisent donc des effets dynamogènes. Il est bien clair qu’il ne suffit pas de s’attribuer une puissance quelconque pour la créer de toutes pièces en soi ; par exemple, il ne me suffit pas de me persuader que j’amènerai 100 au dynamomètre pour obtenir ce chiffre. Mais il s’agit là d’une puissance physique subordonnée à des conditions tout extérieures. Même en ce cas, la force dynamométrique est augmentée par l’idée, le désir et la persuasion du succès. A plus forte raison quand le point d’application de la volonté est intérieur ; bien plus, quand il est la volonté même. Il s’agit alors d’une puissance sur soi, d’une sorte de réflexion de la puissance. L’idée, ici, n’est pas encore omnipotente, mais elle peut produire des accroissements successifs d’énergie interne. Au fond, il s’agit de développer en nous une puissance consciente et intelligente ; donc, plus j’ai conscience, plus la puissance croit : l’idée même de la puissance s’ajoute à la puissance réelle et l’élève à un degré supérieur.

Il est bien entendu que nous ne parlons pas d’une puissance en l’air et sans objet, mais du pouvoir de se décider à tel acte déterminé, par exemple adresser des excuses à quelqu’un qu’on a offensé. Si je conçois fortement la possibilité pour moi de vouloir faire ces excuses, par conséquent ma puissance sur moi-même, et si, d’autre part, je conçois les excuses comme bonnes à tel ou tel point de vue, cette idée de ma puissance, jointe à celle de l’effet désiré, me mettra dans des conditions favorables à l’exercice de ma puissance propre. Il peut même arriver que toute ma puissance réside de fait dans cette idée ; en tout cas, si je ne l’eusse pas conçue, aucune volonté d’excuses n’eût été possible : l’idée est donc bien la condition de ma puissance sur moi. Du même coup, elle enlève de leur force à toutes les idées adverses, elle produit un effet d’arrêt sur les mouvements contraires à sa direction propre.

En somme, est incomplète toute analyse qui considère seulement l’idée de la puissance sans celle de l’objet désirable auquel elle s’applique, ou l’idée de l’objet désirable sans celle de la puissance. Je ne me confère aucune puissance par la conception d’une puissance sans objet ; mais, d’autre part, il n’est pas vrai que l’idée de l’objet agisse seule, par son degré de désirabilité intrinsèque, sans que l’idée de ma puissance personnelle vienne y ajouter son action. La réalité concrète enveloppe à la fois et l’idée de ma puissance et l’idée d’un objet auquel elle s’applique : les deux termes sont inséparablement objets de pensée et de désir.

Après les effets généraux de l’idée de puissance, examinons plus particulièrement les effets produits par l’idée d’indépendance. Ils sont encore à la fois dynamogènes et inhibiteurs, quoique les résultats d’inhibition soient ici les plus visibles. Se concevoir indépendant ou se désirer indépendant, d’une manière vague et absolue, dans l’abstrait, ce serait à coup sûr un faible secours. L’idée d’indépendance a toujours besoin d’être spécifiée et n’offre vraiment de sens que sous tel ou tel rapport, par conséquent d’une façon relative. Etre indépendant, c’est pouvoir agir et vouloir dans telles circonstances, sans que l’acte ou la volition soit l’effet de tel et tel ordre de causes ou de raisons. Dira-t-on que l’acte indépendant ou la volition indépendante doivent être affranchis de toute espèce de causes et de raisons ? Comme il s’agit alors d’une impossibilité, il est certain que l’idée de cette impossibilité ne la rendra pas possible. Toutefois je pourrai encore agir sous cette idée et produire certains effets qui auront à coup sûr une cause, mais dont la cause sera, en partie du moins, l’idée même de ma prétendue indépendance des causes. Il y aura chez moi une tendance inhibitrice à l’égard de toute cause autre que moi. Mais, pour me porter ensuite à telle action déterminée, il faudra quelque raison positive et particulière. Si donc l’idée chimérique d’indépendance absolue n’est pas sans entraîner certains effets, par le reste d’éléments admissibles qu’elle renferme encore à côté des éléments inadmissibles, à plus forte raison l’idée d’indépendance relative est-elle parfaitement réalisable. Etant donné un objet quelconque, je puis toujours concevoir mon indépendance relativement à cet objet, et, si cette indépendance, sous un rapport quelconque, me paraît désirable, l’idée et le désir peuvent en préparer, en commencer la réalisation. Cette réalisation ne sera peut-être ni complète ni durable, mais elle n’eût même pas été ébauchée sans l’idée et le désir ; en outre, elle ne s’achèvera que par l’accroissement de l’idée et du désir.

Nous avons dit que le troisième élément de l’idée de liberté est l’idée de spontanéité, c’est-à-dire d’action ayant son origine dans le moi, d’initiative personnelle. Cette idée est en harmonie avec toutes les tendances de notre être ; celles qui nous portent à nous concentrer comme celles qui nous portent à nous répandre ont également besoin de trouver dans le moi une puissance de spontanéité toujours à leur disposition et constituant de l’énergie accumulée. L’idée de spontanéité doit donc aussi avoir une action. De fait, elle produit un effet inhibiteur sur tout ce qui nous apparaît comme contrainte, soit externe, soit interne. Elle est éminemment propre à développer l’instinct de résistance à l’égard de toute force conçue comme étrangère à notre moi. Par cela même, elle est aussi dynamogène. Elle nous fournit, dans l’idée même de notre activité personnelle, un point d’appui pour l’action, un motif toujours présent et toujours capable de s’opposer aux sollicitations ou impulsions étrangères.

Les partisans du libre arbitre vont, nous l’avons vu, jusqu’à considérer la spontanéité comme absolue et, en conséquence, comme constituant un « premier commencement », une initiative complète de changement ou de mouvement. C’est alors la causalité s’exerçant sans raison en un sens plutôt qu’en l’autre ; il y a bien encore, selon eux, activité, mais non intelligibilité : la cause rend raison de l’effet en tant qu’elle le produit, mais elle n’en rend pas raison en tant qu’elle le produit tel et non tel. Par-là la spontanéité devient contingence absolue, c’est-à-dire possibilité des contraires dans les mêmes conditions ; on suppose dans la volonté une indétermination échappant à toute prévision de l’intelligence. Nous touchons au point où l’inintelligible pénètre dans l’idée de liberté. Malgré cela, nous avons dit que l’idée de liberté, même sous ses formes illégitimes, offre encore des parties réalisables. L’idée de l’indétermination de la volonté pourra-t-elle donc produire des effets ? — Cette idée, objectera-t-on, n’est ni une image, ni l’idée d’une action, ni l’idée d’un objet ; elle n’est pas même l’idée d’un rapport ; elle est précisément l’idée de la négation d’un rapport : comment donc pourrait-elle agir et surtout se réaliser ? — Certes répondrons-nous, on ne peut réaliser l’idée d’une indétermination absolue de la volonté, comme celle qu’admettent les partisans de la liberté d’indifférence et de la contingence complète ; nous aurions alors, en effet, la négation de tout rapport, notamment du rapport des conditions et raisons à leurs conséquences. « La liberté, dit M. Renouvier, échappe aux lois. » S’il en est ainsi, il ne dépend pas de nous de réaliser des phénomènes qui seraient vraiment sans raison et sans loi. Mais l’idée de l’indétermination de la volonté n’en contient pas moins des éléments réalisables par l’effet même que cette idée exerce, et c’est ce qui nous reste à montrer.

Remarquons d’abord que l’idée d’indétermination, si elle était absolument seule et à l’état d’abstraction pure, n’agirait point. On ne peut pas vouloir à vide ; on ne peut donc pas vouloir uniquement pour vouloir, dans l’abstrait, en un état d’indétermination absolue : il faut toujours en venir à vouloir quelque chose de déterminé, comme de remuer le bras. Mais on peut fort bien vouloir cette chose déterminée, remuer le bras, non pour elle-même, mais en vue d’une autre fin ; et cette fin peut être, en certains cas, totalement ou partiellement, d’exercer notre vouloir, de manifester notre indétermination sous tel ou tel rapport. Par exemple, je veux remuer mon bras pour vouloir, pour exercer ma volonté et mon pouvoir relatif des contraires, qui me permet de lever ou d’abaisser le bras arbitrairement, de le mouvoir à droite ou à gauche, etc. Mon action a donc ici, comme éléments déterminés : 1° la fin de vouloir et de manifester mon indépendance ; 2° le mouvement du bras, moyen en vue de cette fin. Quant à la direction finale du mouvement, elle demeure indéterminée pour ma volonté, qui, comme on dit, l’abandonne au hasard. Et n’oublions pas que ce hasard est, au fond, le déterminisme cérébral : quand j’imprime indifféremment telle direction à mon bras, l’indifférence de ma volonté n’empêche pas certaines différences mécaniques d’exister dans mon cerveau en faveur de tel mouvement, par exemple vers la droite ou la gauche. Il en résulte que, quand je me suis dit : « je veux mouvoir mon bras indifféremment à droite ou à gauche », la solution déterminée du problème en faveur de la droite vient de l’état mécanique actuel de mon cerveau et de mon bras, qui aboutit nécessairement au mouvement vers la droite. On peut donc très bien se proposer pour lin de réaliser une volonté indéterminée sous certains rapports. Mais, en se réalisant, la volonté se trouve déterminée : 1° par l’idée même de son indétermination relative ; 2° par l’objet particulier auquel cette volonté s’applique pour se réaliser in concreto (l’idée de mouvoir le bras). Le reste est déterminé par des circonstances physiques décorées du nom de hasard (direction du bras en haut, en bas, à droite, à gauche, etc.). La volonté peut ainsi, dans une certaine mesure, se prendre elle-même pour fin, non arbitrairement, encore une fois, mais en se voulant elle-même dans tel acte particulier et concret qu’elle ne veut pas pour lui seul, mais pour elle. Elle agit alors sous une certaine idée d’indépendance et en vue de cette indépendance. Par cela même, elle réalise une certaine dose de liberté, qui se ramène à la détermination par un motif supérieur à tels et tels autres motifs donnés ; et ce motif supérieur est le moi lui-même, se posant en face des autres choses. Il y a toujours déterminisme, mais il y a en même temps une indépendance relative du moi, qui mérite de s’appeler une liberté relative et qui, pratiquement, produit les résultats attribués au libre arbitre par le vulgaire. Que peut-on demander de plus si on ne se paie pas de chimères ?

En somme, de même que l’idée de spontanéité absolue engendre une spontanéité relative, l’idée de contingence absolue engendre une contingence relative. Nous ne pouvons pas faire, en concevant le contraire de telle action, qu’il soit possible absolument, mais nous pouvons, par l’idée même de la contingence des contraires, le rendre possible relativement. Son existence sera alors déterminée, totalement ou partiellement, par l’idée même et le désir de réaliser des possibles qui, sans cette idée et ce désir, seraient restés latents. En outre, si la contingence ne peut être absolue, du moins elle peut s’étendre de plus en plus loin. En d’autres termes, la possibilité des contraires peut former une série de plus en plus longue jusqu’au point qui exclut toute possibilité des contraires. Or, de même qu’il n’est pas indifférent de suspendre notre science à une ignorance de plus en plus reculée, il n’est pas indifférent de suspendre nos volitions contingentes à une nécessité de plus en plus éloignée, d’attacher la chaîne des doubles possibilités à un clou placé de plus en plus haut. Demander que ce clou disparaisse à son tour, c’est demander qu’un levier soulève le monde sans point d’appui. Et serions-nous bien avancés d’être dans le vide, dans l’indifférence ?

Concluons que la volition appelée libre est celle qui a pour première condition l’idée même de notre liberté comme pouvoir de choisir avec conscience entre deux contraires, dont aucun ne peut se réaliser sans ce choix. Nous avons fait voir que le choix n’est pas pour cela arbitraire, indéterminable et absolu ; il est relatif : 1° à notre caractère ; 2° à nos motifs et mobiles, qui sont la réaction actuelle de notre caractère par rapport aux circonstances ; 3° à l’intensité avec laquelle notre moi conçoit sa puissance indépendante et l’oppose aux motifs extérieurs.

De là la part de vérité et la part d’erreur que contient la notion du libre arbitre. On a défini le libre arbitre « un pouvoir réel et présent, une quantité de force actuellement disponible, suffisante pour faire équilibre à tous les motifs173 », et on prétend que nous avons « conscience » de ce pouvoir. Certes, il y a des cas où nous avons en effet conscience d’un pouvoir réel, d’une force disponible qui peut faire équilibre à tous les motifs intellectuellement conçus, mais, d’après ce qui précède, quelle est cette force ? Elle est double : c’est d’abord la partie sensitive de notre être, la force de nos inclinations subconscientes ou inconscientes, la force de notre caractère. On peut se déterminer contre les raisons, mais non pas pour cela sans causes ; seulement les causes peuvent être déraisonnables, ou du moins étrangères à la raison. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », la passion aussi, et l’habitude, et le caractère. En second lieu, nous pouvons faire équilibre, au moins momentanément, à toutes les raisons objectives par le moyen d’une idée, qui est celle même de notre pouvoir de choisir celle de notre indépendance, de notre moi autonome. Nous avons toujours cette force disponible, cette idée à opposer aux autres idées, le fameux moi : moi, dis-je, et c’est assez. Mais l’idée du moi est encore une raison, l’idée d’indépendance et de liberté est une raison, tout interne, il est vrai, et non plus externe, — d’autant plus importante pour nous permettre de « rentrer en nous-mêmes ». La résolution finale sera donc déterminée en raison composée de toutes les causes internes et externes saisies par l’intelligence, plus les mobiles subconscients et inconscients.

Il résulte de notre analyse que la liberté est la subjectivité par excellence, puisqu’elle est le moi posant son indépendance en face du dehors, se prenant pour fin et agissant sous l’idée même de sa liberté. Aussi la pleine liberté supposerait-elle la pleine conscience de soi. Tout ce qui est ou subconscient ou inconscient est en dehors de la liberté vraie : tout ce qui n’est pas d’une transparence absolue pour soi retombe du coup dans les impulsions aveugles, qui sont le contraire de la liberté. C’est donc abusivement qu’on oppose la liberté à l’intelligence, alors qu’elle est l’intelligence exerçant son action sous l’idée de sa propre causalité.

Par cela même, la liberté n’est pas « sans lois », mais elle a des lois propres, très différentes par leur nature des lois physiques. Ce sont des lois de finalité intellectuelle, qui permettent au moi de se prendre pour fin et, dans l’acte moral, de prendre en même temps pour fin l’être universel. On n’est pas libre par l’affranchissement des lois de l’intelligence, mais, tout au contraire, par leur entier accomplissement. On n’est pas libre par l’absence de motifs, mais par la présence même de tous les motifs pour et contre, que dominent, d’une part, l’idée de notre liberté et, d’autre part, l’idée de la fin universelle. La liberté, terme du développement volontaire, est ainsi la motivation par excellence, la motivation complète, s’étendant aussi loin qu’il est possible, embrassant dans la pleine lumière un ensemble de fins aussi vaste qu’il est possible, pour les ramener à l’unité du moi. Les Stoïciens n’avaient pas tort de placer la liberté idéale dans la plénitude et l’universalité de l’intelligence ; leur tort fut de ne pas voir que le moi, en se concevant lui-même, arrive à concevoir sa propre indépendance, sa propre liberté, et à la vouloir ; qu’ainsi le sujet pensant ne s’absorbe pas entièrement dans l’objet, mais se pose au contraire en face de lui et agit sous l’idée de son activité personnelle. Plénitude de la connaissance objective et plénitude de la conscience subjective, tel est l’idéal de la volonté.

Une dernière conséquence dérive de la théorie précédente. C’est par un préjugé invétéré qu’on donne pour caractéristique des actes libres l’impossibilité de les prévoir. En ce qui concerne l’agent lui-même, est-ce à condition de ne point prévoir ce qu’il fera qu’il est vraiment libre ? J’hésite entre ma passion et mon devoir, je ne sais pas qui l’emportera ; je ne me connais pas assez moi-même pour savoir si je suis plus entraîné dans une direction que dans l’autre, et ainsi je me trouve divisé en deux : un moi intelligent et lumineux qui regarde un autre moi passionné et obscur en se demandant ce qu’il va faire. Tout ce qui est incertain pour moi n’est point attribuable au moi ni à sa causalité. Si ma volition finale est pour moi impénétrable, c’est qu’elle dépend de conditions étrangères à moi, conditions qui, pour leur part, la détermineront sans moi et peut-être contre moi. Au contraire, je sais parfaitement que je ne tuerai pas un homme pour lui voler sa fortune : suffit-il, comme dans l’exemple de Cicéron, de lever le petit doigt pour faire disparaître l’homme et avoir ses millions, je prévois, de prescience certaine, que je refuserais de lever le doigt. Cette parfaite détermination de l’avenir dans ma pensée prouve que mon avenir, ici, dépend véritablement de moi, être conscient et raisonnable, non de telle ou telle influence extérieure, non de telle passion, qui se réduirait elle-même à une action extérieure et à une perturbation nerveuse. J’embrasse dans mon unité de conscience tous les termes avec le lien de l’un à l’autre, et c’est vraiment ici que le déterminant et le déterminé tendent à se confondre. C’est alors la conscience claire de mon vrai moi qui détermine ce moi : j’agis sous l’idée de moi-même et de ma causalité propre. Prétendre que cette auto-détermination, pour laquelle l’avenir même n’a plus de secret, exclut la liberté, c’est la plus étrange des erreurs, puisque la vraie liberté consiste à être déterminé par soi-même, en tant qu’être raisonnable, non à être indéterminé et indifférent, comme un corps en équilibre instable qui attend que le moindre souffle extérieur le fasse pencher d’un côté ou de l’autre. L’obsession de l’indéterminé nous est devenue naturelle par ce fait que nous avons besoin d’être relativement indéterminés, ou plutôt non déterminés en présence des choses extérieures ; mais transporter cette indétermination au sein de nous-mêmes et jusque dans notre intelligence, sous prétexte de nous rendre libres, voilà l’erreur vulgaire. Pour être presque inévitable, ce n’en est pas moins une illusion. C’est donc dans le déterminisme, non en dehors, qu’il faut chercher la vraie liberté, puisqu’elle est la détermination par des raisons supérieures, ayant leur unité dans l’idée même de notre moi comme cause et comme fin.

Livre septième
Les altérations et transformations de la conscience et de la volonté §

Chapitre premier
L’ubiquité de la conscience et l’apparente inconscience §

I. Ubiquité de la sensibilité dans l’organisme.

II. Diminutions et déplacements de la conscience, produisant l’apparence de l’inconscience.

Nous avons déjà signalé le principe que nous croyons appelé à dominer la psychologie : ubiquité de la conscience et de la volonté sous des formes plus ou moins rudimentaires, mais qui enveloppent toutes un germe de discernement, un germe de bien-être ou de malaise, enfin un germe de préférence, par conséquent le processus fondamental dont l’idée-force est la forme la plus haute. Après avoir montré l’application de ce principe au corps vivant, nous étudierons successivement les diminutions, les déplacements, enfin les désintégrations de la conscience, soit sous l’action de la maladie, soit sous celle de l’hypnotisme et de la suggestion. Nous en tirerons ensuite des conclusions générales sur la valeur et le rôle de l’idée du moi.

I
Ubiquité de la sensibilité dans l’organisme §

Un des points que nous considérons comme établis, c’est qu’un être vivant est, en réalité, une société d’êtres vivants serrés les uns contre les autres et en communication immédiate. Chaque cellule est déjà un petit animal ; les grands organes, comme le cœur, l’estomac, le cerveau, sont des associations particulières en vue de besoins particuliers, au sein de l’association générale. Dans les animaux très inférieurs, comme les polypes, la méduse, l’étoile de mer, cette individualité des diverses parties est manifeste, puisque la partie séparée du tout peut encore vivre, reformer un animal entier. Chez les animaux supérieurs, les spermatozoaires peuvent et doivent se séparer du tout pour reconstituer un individu de la même espèce.

A mesure que, dans l’échelle des êtres, la centralisation va croissant, le cerveau devient de plus en plus-dominateur. Il prend pour lui les fonctions de prévoyance et de mémoire, les idées et les réactions à l’égard d’objets absents ; il ne laisse aux ganglions inférieurs que le soin de réagir à l’égard d’objets présents, sous l’aiguillon immédiat de la sensation actuelle. Par l’énergie même du travail dont il se trouve ainsi chargé, le cerveau produit un effet inhibiteur sur les autres centres nerveux, c’est-à-dire qu’il les empêche de manifester ouvertement tout ce dont ils seraient capables. Grâce à ce despotisme cérébral qui s’est développé chez les animaux supérieurs, les centres de la moelle, de plus en plus dépourvus de spontanéité, sont devenus automatiques dans leur fonctionnement. On sait d’ailleurs que toute fonction non exercée est de jour en jour plus difficile, que tout organe non exercé s’atrophie. Chez les sujets atteints de strabisme, l’œil le plus faible s’affaiblit progressivement par le manque d’exercice, jusqu’à perdre parfois la vision. Il en est ainsi de l’intelligence ou conscience rudimentaire qui, à l’origine, existait dans les ganglions inférieurs. Chez le ver de terre, la tête n’a pas beaucoup plus de génie que les autres segments de l’animal ; chez l’homme, la tête est un Bonaparte qui plie tout le reste sous son joug. Les animalcules inférieurs soudés l’un à l’autre, sous la domination du cerveau, sont, si l’on peut dire, de plus en plus hébétés par une discipline inexorable. Pourtant la vie propre des parties se manifeste encore, même chez les animaux supérieurs : le cœur enlevé à un éléphant peut continuer assez longtemps de battre ; l’homme décapité dont on blesse la poitrine peut, dans certaines conditions, faire avec le bras un mouvement de défense et porter la main à l’endroit menacé, — mouvement accompagné sans doute de vagues sensations douloureuses dans la moelle épinière.

On a d’abord voulu expliquer tous ces faits par un mécanisme brut, analogue, disait Maudsley, à celui du piston d’une machine à vapeur. Mais une machine dont on altère ou brise un rouage essaie-t-elle de poursuivre quand même le résultat utile pour lequel elle a été faite ? Enlevez une roue à une locomotive, la locomotive n’essaiera pas de se tenir en équilibre et de marcher avec l’autre roue. Au contraire, irritez avec un acide le genou droit d’une grenouille décapitée, elle essaiera de l’essuyer comme d’ordinaire avec le pied droit. — Résultat tout mécanique, disent les partisans de Maudsley : quoiqu’il n’y ait plus aucune sensation, la machine fonctionne quand même, comme s’il y avait encore utilité, but poursuivi. — Fort bien ; mais alors, si vous coupez le pied droit et irritez le genou droit avec de l’acide, la machine devra être réduite à l’impuissance ; tout au plus le moignon droit pourra-t-il s’agiter. Or, ce n’est point-là ce qui se passe, et voici un fait significatif : ne pouvant, comme d’habitude, essuyer le genou droit avec le pied droit, l’animal décapité l’essuie avec le pied gauche ; pour une machine qui ne sent pas, le procédé est assez ingénieux. N’est-il donc pas naturel de croire avec Pflüger que, dans les lobes optiques, dans le cervelet et dans la moelle épinière de l’animal décapité, il y a encore des sensations, avec des réactions motrices appropriées ? Goltz arrive aux mêmes conclusions. Une grenouille saine, emprisonnée dans l’eau par une glace placée au-dessus de sa tête, saura fort bien découvrir une sortie par les coins pour aller respirer l’air. Enlevez à la grenouille ses hémisphères cérébraux et placez-la sous la même vitre ; si vraiment il ne subsiste plus ni sensation ni appétition, s’il ne reste plus aucune trace d’intelligence, la machine vivante pourra bien encore frapper son nez contre la vitre et demeurer là jusqu’à ce qu’elle soit suffoquée ; mais ce n’est point ce qui se passe. Cette machine « insensible et brute » continue de chercher une ouverture, la trouve et vient enfin respirer l’air. Placez sur le dos une grenouille sans cerveau, après lui avoir attaché une de ses pattes, vous poserez à la machine vivante un petit problème de mécanique, car les mouvements nécessaires alors pour se remettre sur le ventre ne sont pas les mêmes que dans les circonstances ordinaires ; or, cette prétendue machine, dont vous croyez que toute idée et toute sensation est désormais absente, résoudra fort bien le problème et se remettra sur le ventre. Renversez une pendule, elle ne se redressera pas pour continuer de marquer l’heure.

On voit se restaurer les fonctions après les amputations et les blessures : les grenouilles qu’on a privées d’hémisphères se meuvent bientôt spontanément, mangent des mouches, se cachent dans le gazon. Les carpes de Vulpian, privées de leur cerveau, trois jours après l’opération s’élancent vers la nourriture. Elles voient les morceaux de blanc d’œuf qu’on leur jette, les suivent, les saisissent ; elles luttent avec les carpes intactes pour happer ces morceaux. Shraeder enlève à des pigeons leurs hémisphères ; après trois ou quatre jours, les pigeons ont recouvré la vue ; en marchant ou en volant, ils évitent tous les obstacles : parmi divers perchoirs, ils choisissent toujours le plus commode ; montés très haut, ils descendent de perchoir en perchoir, en suivant le meilleur chemin, avec l’exacte notion des distances. Goltz conclut de ses expériences que l’oiseau sans hémisphères sent toujours, mais qu’il est réduit à une existence « impersonnelle » ; — nous dirions plutôt isolée et insociable. Il vit comme un ermite ; il ne connaît plus ni amis ni ennemis ; il n’aperçoit aucune différence entre un corps inanimé, un chat, un chien, un oiseau de proie qui se trouve sur sa route ; le roucoulement de ses pareils ne lui fait pas plus d’impression que tout autre bruit ; la femelle n’accorde aucune attention au mâle, le mâle à la femelle ; la mère ne fait pas attention à ses petits. C’est donc bien la vie familiale et sociale qui a disparu ; ce sont les rapports avec les autres êtres animés qui ne viennent plus se représenter dans la tête de l’animal. Mais, si son moi social a disparu, l’animal conserve cependant, en une certaine mesure, son moi personnel, réduit au présent et renfermé comme Robinson dans son île.

La restauration des organes et des fonctions après les amputations prouve deux choses importantes pour la psychologie. 1° Un organe ou une partie d’organe peut souvent suppléer un autre organe ou une autre partie d’organe, en s’exerçant à la fonction nouvelle qu’exigent les circonstances. 2° Ces organes suppléants étaient déjà autrefois capables de la fonction qu’ils accomplissent ; ils l’auraient même toujours accomplie s’ils n’avaient pas été arrêtés, inhibés par l’action du cerveau, qui les a réduits à une inertie relative. Donc encore tout sent dans le corps vivant. Une ressemblance de structure implique d’ailleurs une ressemblance de propriétés ; or, la structure ganglionnaire du cordon spinal est semblable à la structure ganglionnaire du cerveau : il doit donc y avoir entre les deux communauté de propriétés. Si la sensibilité n’existait pas dans les vertèbres sous une forme rudimentaire, elle n’aurait pu, par une évolution graduelle, se développer dans le cerveau, qui n’est qu’une vertèbre grossie.

On connaît le cas frappant des lésions de la moelle épinière, à la suite desquelles le sujet ne sent rien au-dessous de l’endroit blessé : le malade est alors coupé en deux. En faut-il conclure que la partie inférieure ne sente pas ? — Elle peut sentir à sa manière. Lorsqu’un bras séparé du corps est disséqué par l’anatomiste, si on voyait les doigts saisir le scalpel, le repousser, ou le pouce essuyer l’acide irritant, pourquoi demande Lewes, refuserait-on d’admettre que les centres du bras sentent, quoique ie cerveau et l’homme ne sentent pas ? Il en est de même dans le cas de ces malades. Si une jambe est pincée, piquée, l’homme ne sent pas, mais les centres de la jambe sentent et la font s’agiter. Le segment cérébral, ajoute avec raison Lewes, possède les organes de la parole et les traits du visage par lesquels il peut communiquer à autrui ses sensations, le segment spinal n’a aucun moyen semblable, mais ceux qu’il a, il les emploie.

Il ne faut pas confondre cette sensibilité permanente avec la conscience réfléchie ou avec la volonté intentionnelle. Selon nous, les cellules de la moelle ne conçoivent rien et ne veulent rien expressément : mais elles n’en sont pas moins dans un état plus ou moins analogue à ce que nous appelons sentir. Elles éprouvent un bien-être ou un malaise rudimentaire, une émotion infinitésimale qui suffit à produire des impulsions infinitésimales ; et celles-ci, en s’accumulant, en s’intégrant, aboutissent à une impulsion visible comme résultante. Au reste, si les centres de la moelle sont presque réduits chez l’homme à l’automatisme des actions réflexes, il n’en est plus de même à mesure qu’on descend l’échelle animale ; nous avons vu qu’alors les centres de la moelle manifestent non seulement une sensibilité rudimentaire, mais de la conscience et de la volonté, parfois même de l’intelligence. L’automatisme n’est donc pas primitif, comme on l’a cru longtemps, mais dérivé : il est de la conscience paralysée.

Concluons que, dans l’animal, il n’est aucune partie qui n’ait quelque vie psychique en même temps que physique. Il y a partout, dans les corps organisés, des sensations et appétitions plus ou moins rudimentaires, des éléments d’états de conscience plus ou moins diffus et nébuleux. Les organes importants du système nerveux sont des concentrations de la vie sensitive et appétitive ; le cerveau n’est qu’une concentration encore plus puissante, où la sensation devient idée, l’appétition volonté, où la vie enfin prend conscience de soi.

II
Diminutions et déplacements de la conscience §
I. — §

Puisque tout sent en nous, diront les partisans de l’inconscient, comment expliquer les cas d’apparente inconscience, où notre moi ne saisit plus rien ? — De trois manières. Dans le premier cas, si notre moi n’aperçoit point ce qui se passe en nous, c’est que la conscience devient trop faible et trop indistincte ; dans le second cas, c’est qu’une partie du cerveau ou de la moelle épinière prend pour elle la fonction mentale ; dans le troisième cas, c’est qu’un autre moi tend à s’organiser aux dépens du moi central, qui se désorganise. Examinons successivement ces trois phénomènes : diminution, déplacement, désintégration de la conscience.

D’intéressantes expériences ont montré que, si on diminue l’intensité de la lumière, toutes les couleurs, à l’exception du rouge spectral, donnent place tôt ou tard à un simple gris sans couleur distincte. Outre une certaine intensité, une certaine durée est nécessaire pour produire la sensation d’une couleur déterminée : le spectre solaire, vu instantanément, n’apparaît pas de sept couleurs, mais seulement de deux, faiblement rouge du côté gauche et bleu du côté droit. Il suffit donc de diminuer l’intensité et la durée d’une modification dc la conscience ou de l’appétit vital pour diminuer par cela même sa qualité distinctive, c’est-à-dire la nuance qu’elle offre comme sensation, émotion ou impulsion ; elle tend alors à se fondre dans l’ensemble confus des autres modifications qui constitue le sens total de la vie. Nous sentons vaguement un milieu où nous sommes plongés et où, pour ainsi dire, nous nageons, mais comment discerner à part l’action des myriades de gouttes d’eau qui nous pressent et dont toutes les pressions se ressemblent ? Il y a des systèmes de mouvements, comme ceux du violoniste, qui sont enchaînés par l’habitude : la plus petite excitation du premier anneau de la chaîne produit une déchargé le long des autres anneaux, mais cette excitation, en certains cas, peut n’avoir ni le degré d’intensité ni le degré de distinction nécessaire pour être reconnue et nommée par le moi. C’est une excitation subconsciente.

Beaucoup de faits qu’on prétendait naguère inconscients ne tarderont pas à s’expliquer, croyons-nous, par l’association d’états de conscience faibles et indistincts avec d’autres états de conscience plus forts et plus distincts. Et cette association est un phénomène qui se produit sans cesse dans la vie normale. Quand une idée en suggère une autre, c’est qu’elles ont été précédemment associées soit dans une représentation commune, soit simplement dans un état commun de la conscience générale, soit même dans un travail commun et systématisé de la moelle ou du cerveau. Si la suggestion est possible, c’est que l’idée suggérée, dont la conscience est distincte, appartenait à un tout donné d’une manière indistincte ; quand cette idée surgit du sein de la masse, le reste demeure non pas « au-dessous du seuil de la conscience », comme on le répète sans cesse, mais fondu dans l’état général de la conscience, dans l’énergie psychique totale de l’organisme. C’est ainsi que nous interprétons plusieurs des curieuses expériences de MM. Binet et Pierre Janet, sur les hystériques ayant des membres insensibles. Dans la main insensible d’une hystérique, placez une paire de ciseaux : sans rien sentir en apparence, elle n’en fera pas moins les mouvements nécessaires pour couper. Faut-il en conclure, comme le fait M. Binet, qu’il y ait une sensation vraiment « inconsciente » ? Cette conclusion n’est pas nécessaire. Un changement trop faible et trop indistinct pour que le moi puisse le remarquer à part n’en suffit pas moins à produire la décharge nerveuse sur les centres moteurs immédiatement associés ; or ces centres moteurs sont précisément ceux dont la mise en activité amènerait l’action de couper avec des ciseaux : il y aura donc décharge en ce sens, — et décharge d’autant plus sûre, d’autant plus machinale, que le cerveau, qui l’ignore, ne pourra plus l’inhiber ni la diriger. L’action se rapproche alors des actes réflexes accomplis par les centres inférieurs du cerveau ou par ceux de la moelle.

Une autre expérience, c’est d’exciter par le contact d’un objet connu, tel qu’un couteau, la paume de la main insensible : l’hystérique ne sent pas le contact du couteau, mais elle peut voir tout à coup un couteau. Selon nous, les mouvements tactiles sont alors trop faibles pour provoquer l’image tactile de l’objet, mais suffisants pour s’associer aux mouvements des centres visuels : ceux-ci, n’étant pas engourdis, se mettent tout d’un coup à vibrer et remplissent la conscience, comme une apparition qui surgirait dans la nuit.

Telle autre malade dont on touche le doigt n’éprouve aucune sensation cutanée localisable, mais elle a immédiatement la représentation visuelle de son doigt. Telle autre devine tout de suite, les yeux fermés, le mot qu’on lui a fait tracer : elle n’a pourtant pas senti, dit-elle, le mouvement imprimé à sa main pour la faire écrire, mais elle a la représentation visuelle du mot, qui lui apparaît tout à coup, dit M. Binet, « comme s’il était écrit à la craie sur un tableau noir ». En réalité, le cerveau ou la moelle a senti quelque chose d’indistinct qui n’est pas parvenu à prendre la forme tactile, mais qui a fini par prendre la forme visuelle. L’excitation imprimée à la main, n’ayant pu se dépenser tout entière sur les centres engourdis du tact, a rejailli sur ceux de la vision et, de sensation tactile indistincte, s’est transformée en sensation visuelle distincte. Ainsi, dans un objet animé d’une grande vitesse, un arrêt subit transforme le mouvement de translation en chaleur et en lumière.

Même explication pour les calculs « inconscients » des hystériques. La main insensible d’une hystérique est cachée derrière un écran : sans qu’elle s’en aperçoive, touchez cette main un certain nombre de fois ; priez ensuite la personne de penser et de prononcer un nombre quelconque, à son choix. En général, la réponse sera le nombre même des contacts de la main. Faut-il en conclure, comme on le fait d’habitude, que le calcul ait été opéré sans conscience, ou encore par « une seconde personnalité subconsciente ? » — Cela n’est point ici nécessaire. La main, quoique en apparence insensible, a envoyé au cerveau des impressions extrêmement faibles, qui ont provoqué une réaction machinale extrêmement faible sous forme d’une numération presque inconsciente. Quand nous sommes occupés à un travail, nous pouvons chanter machinalement, compter machinalement un, deux, trois, quatre ; l’hystérique en fait autant sans s’en apercevoir. Au moment où on lui demande de penser un nombre, elle en a déjà pensé un très vaguement. Tout au moins les cellules cérébrales ont vibré comme quand telle série d’impressions amène à sa suite tel chiffre qui la résume. Le mécanisme cérébral du mot quatre ou du mot cinq, qui vient de recevoir un commencement d’ébranlement, est donc plus prêt que tout autre à fonctionner quand la question arrive, et le nombre choisi en apparence au hasard est, en réalité, déterminé par la série des petites impressions antécédentes. L’association des états de conscience faibles entre eux ou avec des états de conscience forts suffit ainsi à expliquer la plupart des états ou actes prétendus inconscients. Si, dit lui-même M. Binet, on interroge le sujet avec certaines précautions, on peut mettre en évidence qu’il a, dans la plupart des cas, l’idée de l’excitation, « sans savoir comment ni pourquoi cette idée lui est venue, et sans se douter le moins du monde que cette idée correspond à la réalité. »

Un des exemples les plus frappants de la tendance qu’ont les idées à se réaliser en mouvements par tous les moyens possibles, et sans même que nous en ayons une conscience distincte, c’est que, lorsqu’une hystérique tient entre les doigts de sa main insensible une plume dans la position nécessaire pour écrire, cette plume enregistre l’état de conscience prédominant du sujet sans qu’il s’en aperçoive. Si le sujet pense spontanément à une personne à un objet, à un chiffre, ou si on le prie de penser à tout cela, sa main anesthésique, qui tient une plume, « écrit aussitôt, dit M. Binet, le nom de cette personne ou de l’objet, ou le chiffre. » Le sujet, quand ses yeux sont fermés ou que son attention est portée ailleurs, ne s’aperçoit pas du mouvement de sa main, qui révèle à l’expérimentateur le fond intime de sa pensée. Dès que le malade fait un effort intellectuel pour se rappeler ou pour raisonner ou pour deviner quelque chose, on voit sa main prendre l’attitude nécessaire pour écrire ; dès que le problème est résolu ou abandonné, « la main laisse tomber la plume et s’affaisse dans une attitude de résolution. »

M. Binet fait remarquer l’analogie de ce phénomène avec tous ceux qui ont été étudiés par M. Chevreul, à propos du pendule explorateur et des tables tournantes, ainsi que par M. Richet et M. Glay. Une image mentale consciente peut déterminer un mouvement inconscient. M. Binet demande à la personne quel est son âge ; au moment où elle répond : dix-huit ans, « et même quelques secondes avant qu’elle réponde », la plume qu’on a eu soin de glisser entre l’index et le pouce de sa main anesthésique fait la même réponse écrite. Le sujet a la représentation consciente de son âge : il n’a pas la représentation de ce qu’il écrit. Le phénomène « idéo-moteur » est conscient dans sa première moitié, inconscient dans la seconde.

L’image graphique subconsciente qui s’ajoute à la représentation mentale du sujet n’est pas suggérée uniquement par cette représentation mentale ; elle l’est aussi et en même temps par l’attitude donnée à la main. Nous avons, pour ainsi dire, les deux extrémités d’un courant mental ; d’une part, des idées dont le sujet a la conscience claire ; d’autre part, la sensation subconsciente d’une plume provoquant la tendance à écrire ; en même temps que le sujet pense, sa main est invitée par des sensations sourdes à exprimer la pensée.

Tous ces phénomènes confirment ce principe que chaque état psychique a pour corrélatif un état moteur particulier ; « notion fort importante, dit avec raison M. Binet, et que la psychologie contemporaine a largement contribué à mettre en lumière. »

II. — §

Quand la sensation diminue sur un point, ses cléments doivent se répartir sur d’autres points, et l’affaiblissement de la conscience doit avoir, selon nous, pour corrélatif son déplacement. C’est là une nouvelle loi que la psychologie n’a pas encore suffisamment étudiée et qui, croyons-nous, prendra par la suite une importance croissante. Il y a entre les diverses parties du cerveau un commerce, un échange de tensions qui fait que l’activité mentale change sans cesse de centre, de forme et d’objet. A une sensation en succède une autre ; les sensations peuvent provoquer des émotions, des pensées, des volitions, des actions ; c’est le déplacement et la transformation de l’énergie mentale, parallèlement à l’énergie physique.

Il faut remarquer, à l’appui de notre thèse, que le cerveau est un organe double, comme les yeux ou les oreilles, tout au moins qu’il est composé de deux hémisphères. On a même prétendu que chacun des deux avait son individualité : La Mettrie disait que Pascal avait un cerveau fou et un autre intelligent. Beaucoup de physiologistes attribuent un certain nombre de folies et d’immoralités au cerveau droit, tandis que le gauche serait relativement sage. Sans aller jusqu’à admettre cette « dualité cérébrale », on comprend très bien qu’un des hémisphères soit généralement plus actif, par cela même plus facile à fatiguer, et que des déplacements de travail puissent s’opérer entre les deux hémisphères. Il peut aussi se produire des cas de corrélation défectueuse entre l’énergie du cerveau droit et celle du cerveau gauche : les deux exécutants ne s’accordent pas toujours entre eux. Enfin des échanges et déplacements de tension nerveuse, par cela même d’activité mentale, ont lieu aussi entre le cerveau et la moelle épinière. Supprimez ou diminuez l’action du cerveau : vous augmentez généralement l’intensité et la rapidité des actions réflexes provenant de la moelle ; sous la moindre irritation, les membres font des mouvements convulsifs ; exaltez, au contraire, l’activité dans le cerveau, « vous modérez ou inhibez » généralement les actions de la moelle épinière. Dans les faits d’habitude, le travail descend du cerveau pour se distribuer à travers la moelle, et, probablement, avec le travail, descendent aussi les sensations d’effort et de résistance, qui se distribuent dans les cellules médullaires. L’attention du pianiste, par exemple, passe de sa tête dans son tronc, dans ses bras et dans ses doigts ; c’est une pièce d’or qui se change en menue monnaie. Aux diminutions de la conscience il faut donc ajouter ses déplacements pour expliquer les états d’apparente inconscience.

Passons maintenant aux troubles, rétrécissements et désagrégations de la conscience.

Chapitre deuxième
Troubles et désagrégations de la conscience. L’hypnotisme et les idées-forces §

I. La folie, LE sommeil naturel.

II. Le sommeil hypnotique. Sa nature et ses causes. Explications psychologiques et physiologiques.

III. Effets de l’hypnotîsme sur l’idéation et la motion.

IV. Effets de l’hypnotisme sur la vie organique. Action curative de l’hypnotisme.

V. Communications possibles entre les cerveaux. Le rapport hypnotique et l’électivité.

VI. Les dédoublements de la conscience.

VII. Conclusion.

I
La folie, le sommeil naturel §

L’écorce cérébrale est très riche en sang ; les produits de la désassimilation des tissus s’y accumulent avec rapidité sous l’influence des irritants tels que l’alcool, la morphine, le hachisch, l’éther, etc., ou de l’hypérémie des méninges et de l’écorce corticale. Les déchets de la désassimilation produisent alors une irritation des centres nerveux qui aboutit à ressusciter des images mnémoniques, sous la forme de l’hallucination. En même temps, les déchets irritants entravent et les associations régulières des idées et le pouvoir inhibiteur de la volonté. Ainsi se produisent soit les folies passagères de l’ivresse, soit les folies durables causées par une altération du cerveau. Elles sont des exemples de la puissance des idées non réfrénées, qui deviennent des idées fixes.

La fatigue et d’autres conditions entraînent la suspension ou l’affaiblissement de l’activité mentale. Cette suspension implique celle de la stimulation qui, dans la veille, se propage constamment de la partie active du « sensorium » aux centres vaso-moteurs. Il s’ensuit, comme Lehmann l’a excellemment montré, que, dans le sommeil, la distribution du sang au cerveau devient plus uniforme et, selon toute probabilité, l’innervation latente de tout le système vaso-moteur du cerveau est momentanément affaiblie. Le sang se meut donc plus lentement, et le cerveau tout entier reçoit, en conséquence, moins de nourriture. L’activité des centres cérébraux qui contrôlent les mouvements du cœur et des organes respiratoires est abaissée ; aussi la respiration et la circulation deviennent-elles plus lentes. De là une diminution générale des processus « métaboliques », des échanges dans tout l’organisme, y compris le cerveau. De cette manière, le sommeil devient graduellement de plus en plus profond, jusqu’à ce que, après un temps assez court, il ait atteint son maximum.

Lorsque tous les organes, après un repos suffisamment prolongé, ont recouvré leur efficacité, un léger stimulus suffit à éveiller le dormeur, en excitant un fort réflexe vaso-moteur, lequel à son tour, en excitant les centres vaso-moteurs où il se propage, intensifie l’innervation latente des vaisseaux sanguins dans la totalité du cerveau. Quand le sommeil est profond, un réflexe de ce genre ne peut être produit que par un stimulus intense ou offrant un intérêt particulier pour le dormeur. L’exemple de la mère éveillée par le moindre mouvement de son enfant malade est devenu classique. La mère s’est endormie avec son attention fixée sur son enfant ; il y a donc sur ce point comme une porte toujours ouverte aux impressions, tandis que toutes les autres portes sont fermées.

Aux phénomènes vaso-moteurs sont liés, dans le cerveau, des phénomènes d’innervation, sous leurs deux formes principales, excitation et arrêt ou « inhibition ». L’excitation du cerveau sur un point déterminé produit le plus souvent un arrêt sur d’autres points du cerveau ou du système nerveux. Au reste, il est aisé de comprendre que, si l’afflux du sang est à son maximum sur un point du cerveau, il est proportionnellement diminué sur les autres points ; et l’innervation a, comme la circulation, son équilibre. Enlevez à un animal ses hémisphères cérébraux, l’excitabilité réflexe de la moelle épinière sera augmentée ; la moindre excitation produira des convulsions énergiques. De même qu’il y a ainsi dans le cerveau des ondes vibratoires qui se contrarient et s’annulent, il y a dans la conscience des idées et tendances qui se font opposition et peuvent même se neutraliser. La conscience, elle aussi, est régie par deux grandes lois : concours des forces mentales et conflit des forces mentales.

C’est surtout dans la substance de l’écorce grise du cerveau que l’onde centripète de la sensation rencontre une forte résistance à vaincre pour produire l’onde de mouvement centrifuge. On a comparé l’écorce grise à un réostat intercalé dans un courant électrique ; ses cellules arrêtent le mouvement moléculaire des nerfs de la sensation : elles le retiennent, l’accumulent, ne le laissent plus passer dans les nerfs du mouvement. Cette action a son parallèle dans l’opposition mutuelle (les idées qui fait que la conscience aperçoit plusieurs partis possibles. De là le pouvoir directeur du jugement et de la volonté.

Ces lois du cerveau et de la conscience s’appliquent non seulement au sommeil naturel, mais encore, nous allons le voir, au sommeil artificiel.

II
Nature et causes de l’hypnotisme §

Chaque cellule cérébrale est comme un homme dans une foule pressée qui joue des coudes pour se maintenir et s’avancer dans sa direction propre. Paralysez un groupe d’hommes dans la foule sur un point important, ils n’opposeront plus de résistance aux mouvements du reste de la foule, et la résultante générale sera modifiée en faveur de ceux qui auront conservé l’usage de leurs membres. C’est précisément ce qui a lieu dans le sommeil provoqué, où certaines parties du cerveau, celles qui président à la direction des pensées et des actes, sont réduites à un arrêt plus ou moins considérable. A l’état normal, dans la substance grise, les sensations et représentations qui, par elles-mêmes, auraient directement excité le mouvement des muscles, n’excitent que des mouvements moléculaires du cerveau et se dépensent à susciter d’autres représentations au lieu de susciter les actions musculaires. Dans l’hypnotisme, au contraire, les fonctions de la plus haute partie de l’écorce sont entravées ; et puisque ces fonctions sont elles-mêmes, à l’état normal, des fonctions d’arrêt correspondant au pouvoir directeur ou suspensif de la volonté, il en résulte que l’hypnotisme produit, dans l’écorce cérébrale, l’inhibition de la fonction inhibitoire elle-même. L’hypnotisme a pour effet d’engourdir certaines portions du cerveau et, pour ainsi dire, de les paralyser au profit de certaines autres : ce qui entraîne un rétrécissement simultané du champ de la conscience avec isolement artificiel de certaines idées. Celles-ci, devenues dominantes et exclusives, manifestent aussitôt leur double force d’extériorisation, 1° par le mouvement réel qui les traduit au dehors, 2° par la croyance à la réalité de leur objet.

L’explication de l’hypnose est double : psychologique et physiologique. Au point de vue psychologique, on a pris deux directions. La première consiste à chercher les explications dans des phénomènes extraordinaires et plus ou moins merveilleux, tels que des sympathies occultes entre le magnétiseur et le magnétisé, ou encore l’existence de deux personnalités en une seule, de deux consciences. Nous pensons qu’il faudrait avoir d’abord épuisé tous les moyens d’explication fournis par la psychologie normale avant de se lancer dans des théories qui touchent à l’occultisme174. Selon nous, la loi générale des idées-forces, dont la « suggestion » n’est qu’une conséquence particulière, explique psychologiquement les phénomènes caractéristiques de l’hypnose.

Le sommeil hypnotique peut être produit par des causes physiques, telles que la fixation d’un objet ou une stimulation monotone : on peut ainsi endormir un enfant ou un animal, qui n’a point d’avarice l’« idée » de ce qui va se passer. Pourtant, si l’on y regarde de plus près, il y a encore ici un élément psychique. La fixation du regard, étant une fixation de l’attention même, produit une sorte d’idée fixe ou de « monoïdéisme » artificiel ; aussi peut-on soutenir que, même en ce cas, il y a une cause psychologique à l’hypnotisme. Les excitations uniformes des sens émoussent la sensibilité ; c’est une loi générale : une sensation d’odeur uniforme et répétée finit par user l’odorat ; de même pour le goût. On connaît le phénomène de la crampe. La concentration de la volonté et de l’attention sur une idée quelconque amène la fatigue de l’attention, la crampe de la volonté. Le phénomène est encore plus manifeste quand l’idée fixe est celle même du sommeil hypnotique, qui consiste dans l’affaissement et l’abdication du vouloir au profit de l’opérateur. Nous avons alors : 1° une volonté que sa tension fatigue et porte à se détendre, et 2° un ensemble simultané de sensations de détente constituant l’idée-image du sommeil. A cette image répond bientôt une sorte de distension cérébrale qui est l’hypnose commençante et qui, par contagion, envahit à la fin l’organisme.

Il y a une façon d’hypnotiser manifestement produite par l’influence fascinante de l’idée, et c’est la plus fréquente lorsque le sujet a été déjà plusieurs fois endormi par les procédés des passes ou de la fixation : il suffit alors du commandement : Donnez ! pour produire le sommeil. Même les sujets neufs peuvent être endormis par la simple suggestion de l’idée du sommeil hypnotique : c’est le procédé familier à l’école de Nancy. À plus forte raison, les sujets chez lesquels la suggestibilité hypnotique est très développée s’endorment-ils pour peu qu’on leur donne l’idée de dormir. Qui ne sait qu’on peut les hypnotiser par correspondance, en leur affirmant, par exemple, qu’aussitôt la lettre lue ils dormiront ; qu’on peut même les hypnotiser par téléphone, comme l’a fait M. Liégeois ? Quelques personnes s’hypnotisent sous le chloroforme avant d’être chloroformées. Les gens du peuple, les cerveaux dociles, les anciens militaires, les artisans, les sujets habitués à l’obéissance passive sont, selon MM. Liébeault et Bernheim, plus aptes à recevoir la suggestion de l’idée que les cerveaux raffinés, qui opposent une certaine résistance morale, souvent inconsciente. C’est qu’il faut que l’idée du sommeil hypnotique ne soit pas annulée par une idée contraire.

Certes, l’idée du sommeil, comme telle, n’agit pas physiquement sur les organes ; au point de vue particulier des sciences de la nature on ne saurait admettre, avec M. Bernheim, qu’une idée « actionne le cerveau » ; ce sont les mouvements corrélatifs de l’idée qui agissent physiquement sur le cerveau et s’y irradient. Mais, au point de vue général de la philosophie, l’idée du sommeil n’est pas pour cela, comme le croit l’école de Paris, un simple « reflet » de mouvements organiques qui pourraient aussi bien exister sans aucun contenu mental ; il y a là deux parties d’un même tout également nécessaires, et on n’a pas le droit de déclarer que l’une ou l’autre est un reflet superflu. Ce serait passer indûment du point de vue de la science expérimentale au point de vue de la philosophie, et d’une philosophie inexacte. — Cependant, nous dira-t-on, une idée est, pour un philosophe, un ensemble de sensations renaissantes ; or, comme les sensations dépendent des excitations périphériques, l’idée elle-même, qui nous paraît interne, dépend tout entière des excitations externes : elle emmagasine donc simplement l’action du dehors sur nous. — Cette opinion, soutenue par MM. Binet et Féré, n’est encore que la moitié de la vérité. Une idée n’est pas seulement « un ensemble de sensations renaissantes », elle est aussi un ensemble d’appétitions renaissantes, et c’est ce fait même qui est le point de départ de la théorie des idées-forces. Il n’y a pas d’action du dehors sur nous qui ne provoque une réaction interne sous forme d’impulsion ou d’aversion : rien ne nous laisse indifférent et passif, du moins à l’origine, et la sensation même, avec son caractère agréable ou pénible, présuppose l’appétit vital, dont elle provoque infailliblement la réponse en un sens ou en l’autre, l’assentiment ou le refus. C’est, pour cela, selon nous, qu’il y a une force dans les idées, un vouloir qu’elles endiguent et dirigent, et qui, extérieurement, se manifeste par les mouvements de réaction. L’idée du sommeil, par exemple, quand elle nous vient naturellement le soir, est bien un ensemble de sensations de fatigue, mais c’est aussi un ensemble d’appétitions de repos. S’il n’y avait pas, dans chacune des cellules cérébrales, cette sourde sensation de lassitude avec ce sourd besoin de réparation, ce malaise avec celle tendance au bien-être, il ne se produirait aucun arrêt dans l’activité du cerveau. Au point de vue mécanique, tout mouvement ou arrêt de mouvement s’explique par des mouvements antérieurs ; mais, au point de vue philosophique, tout mouvement ou arrêt de mouvement s’explique par les sensations et impulsions internes dont il est la traduction visible pour un spectateur du dehors.

À l’influence que peut exercer ridée même du sommeil hypnotique, on oppose les exemples si fréquents de sommeil provoqué par une vive lumière jaillissant à l’improviste, par un coup de gong, par la vibration d’un diapason, etc. Mais tous ces moyens sont des signaux auxquels une éducation préalable a attaché, par association, l’idée du sommeil. L’hystérique n’a même plus besoin de penser nettement au sommeil pour s’endormir au signal, tant son équilibre mental et nerveux est instable. Chez les hystériques, tout moyen perturbateur du système nerveux est bon pour endormir. Au reste, nous ne prétendons pas que l’idée du sommeil soit la seule cause du sommeil : il y a en outre une influence nerveuse, encore mal élucidée.

L’espèce d’engourdissement mental introduit par l’hypnotiseur développe bientôt toutes ses conséquences, à la fois psychiques et physiques. Dès que la somnolence se fait sentir, l’hypnotiseur dit : — « Vous ne pouvez plus ouvrir les yeux » ; dans le cerveau déjà affaibli et en train de se vider, cette affirmation entraîne l’idée d’une complète impuissance : le sujet a beau faire effort pour ouvrir les yeux, il n’y parvient plus. L’idée fixe des yeux invinciblement clos, par les vibrations qui en sont inséparables, a immobilisé, dans le clavier cérébral, la touche qu’il faudrait presser pour ouvrir les yeux. De même la parole : « Réveillez-vous ! » est une excitation extérieure qui tombe sur un point explosif du cerveau et y provoque, avec l’idée du réveil, les premières sensations et premiers mouvements du réveil. Le vertige se dissipe, et la personne se retrouve. Il y a alors un tel changement à vue, que tous les rêves du somnambulisme s’abîment à la fois dans les sous-sols du théâtre cérébral, prêts à reparaître sur la scène par une nouvelle évocation. Ici encore, l’idée du réveil agit par les sensations renaissantes et impulsions renaissantes qu’elle enveloppe, et auxquelles répondent, du côté physique, des mouvements en un sens déterminé.

Le sommeil provoqué, à en croire M. Bernheim, ne dépendrait pas de l’hypnotiseur, mais du sujet : « C’est sa propre foi qui l’endort. Nul ne peut être hypnotisé contre son gré, s’il résiste à l’injonction. » Il y a là une exagération. M. Ochorowicz déclare avoir plusieurs fois endormi « des personnes qui ont résisté de toute leur énergie. » C’est que l’influence de l’idée-force subsiste encore là où le consentement de la volonté manque. L’idée d’un sommeil extraordinaire, dû au pouvoir merveilleux d’un magnétiseur, produit son effet de vertige sur celui même qui y résiste. Il y a un manque de confiance en soi, un doute qui subsiste, puis une soumission inconsciente, ou du moins involontaire, et M. Ochorowicz a raison de dire : « Dès qu’un sujet est sensible et que vous lui suggérez l’idée du sommeil, cette idée peut réaliser le sommeil malgré son opposition175. » C’est une sorte de fascination qui fait qu’une idée à laquelle on ne consent pas s’impose quand même.

Quelque influence que nous venions d’attribuer aux idées et, par conséquent, à la suggestion dans l’hypnotisme, nous n’allons pourtant pas jusqu’à nier, comme le fait l’école de Nancy, ce qu’il y a d’original dans la condition physiologique de l’hypnotisé. Il se produit alors un changement dans l’équilibre nerveux qu’on ne saurait expliquer par la simple suggestion psychologique, et qui, au contraire, devient une condition préalable de suggestion. De même, dans le sommeil ordinaire, quelque rôle que jouent les idées, il est clair que leur forme hallucinatoire et leur combinaison en rêves présupposent un certain état physiologique, qui est le sommeil même.

Au point du vue de la physiologie, les deux principales explications de l’hypnose par les lois normales de l’organisme sont celle de Heidenheim (arrêt des fonctions du cerveau), et celle de Lehmann (phénomènes vaso-moteurs de l’attention)176. Ces deux théories, loin de s’exclure, nous paraissent se compléter. Selon Lehmann, l’hypnose dépend de la distribution du sang dans les diverses parties du cerveau. « Quand un organe entre en activité, dit-il, il reçoit un plus grand afflux de sang par l’action réflexe du mécanisme vaso-moteur, et ce changement peut se localiser dans d’étroites limites. » La carotide interne et ses ramifications ne différent pas en structure des autres artères ; nous pouvons donc admettre que l’activité spéciale d’une partie quelconque du cerveau produit un plus grand afflux de sang dans cette partie. C’est le processus physiologique qui, selon Lehmann, répond à l’attention. L’attention involontaire est, physiologiquement, un réflexe vaso-moteur qui suit immédiatement l’excitation de telle ou telle partie du sensorium par un stimulus extérieur. L’attention volontaire est celle qui dépend de l’intérêt offert par quelque représentation à laquelle elle s’attache, et cet intérêt provient de ce que cette représentation est associée avec un groupe d’autres représentations d’un caractère agréable ou pénible. Du côté physiologique, l’attention volontaire est la direction du mécanisme vaso-moteur par la portion du cerveau où se produit une représentation offrant un certain intérêt. A cette représentation répond un afflux de sang d’autant plus grand qu’elle est plus intéressante. Cet afflux, à son tour, accroît l’excitation des centres vaso-moteurs et des réflexes dépendant de cette excitation. Seulement ces réflexes n’ont plus le caractère immédiat de l’attention involontaire : ils sont provoqués par l’intermédiaire de la portion du cerveau qui préside au mécanisme de l’inhibition et de la direction. Dans tous les cas, la distribution du sang est modifiée. Si l’afflux à une certaine partie du cerveau atteint son maximum, il est diminué sur les autres points : c’est ce qui explique physiologiquement que l’attention à une idée cause la disparition des autres idées. De même, pourquoi une sensation ne peut-elle avoir une existence consciente sans un certain degré d’attention ? C’est que, pour atteindre un certain degré d’intensité distincte, la partie du sensorium affectée doit recevoir un « surplus de nutrition ». Et ce surplus pouvant varier en quantité et en rapidité, l’attention elle-même peut être plus ou moins intense, plus ou moins vive, enfin plus ou moins concentrée.

Nous avons vu plus haut l’application de ces lois au sommeil naturel ; Lehmann les applique également au sommeil artificiel. Le sommeil naturel est, pourrait-on dire, diffus, sans concentration stable de la conscience sur telles et telles représentations, sans direction précise provenant de la volonté. De là l’incohérence des rêves. Pourtant, même dans le sommeil naturel, l’exemple de la mère attentive à l’enfant malade montre qu’une concentration et direction de la conscience demeure encore possible sur un point déterminé, ce qui produit sur ce point comme une persistance de la veille au milieu même du sommeil. La mère reste impressionnable à tout un groupe d’impressions systématisées autour de l’idée de son enfant. De même, l’hypnotisé reste impressionnable à toute une classe d’impressions systématisées autour de l’idée de l’hypnotiseur. La mère s’endort dans la pensée-fixe de son enfant ; l’hypnotisé, dans la pensée fixe de l’hypnotiseur. De là un « rapport » subsistant entre la mère et l’enfant, entre l’hypnotisé et l’hypnotiseur. C’est ce que Bertrand avait déjà fait observer ; c’est ce que Lehmann a mis en pleine lumière. Nous avons dit que l’attention persistante à un stimulus monotone et sans intérêt, en causant la fatigue et la stagnation de l’activité mentale, tend à produire le sommeil : si donc vous abandonnez le sujet à lui-même, il tombe en effet dans un sommeil difficile à distinguer du sommeil ordinaire ; mais l’hypnotiseur n’abandonne pas le sujet à lui-même. Pendant toute la durée du processus, l’attention du sujet est dirigée vers les manœuvres de l’opérateur. Son esprit doit donc rester fixé dans « une attitude de réponse » aux impressions venant de cette source, même lorsqu’il devient insensible à tout le reste. L’hypnotiseur, s’emparant de ce « rapport » spécial, intervient pour arrêter à moitié chemin le processus de somnolence. Comme, de plus, il continue de suggérer au sujet des représentations et des actions, ces idées et ces actes maintiennent le dormeur dans un état de veille partielle, et lui font rêver une série de rêves ayant leur centre commun et leur point de départ dans la représentation persistante de l’hypnotiseur. Cette fixation unilatérale de l’attention a pour contre-partie physique de rendre fixe un certain arrangement vaso-moteur, grâce auquel une certaine portion limitée du sensorium est seule à recevoir une nutrition suffisante pour soutenir l’activité mentale. Cette nutrition est même exagérée proportionnellement au reste.

Aux actions vaso-motrices si bien analysées par Lehmann, il convient d’ajouter, avec Wundt, les actions neuro-dynamiques qui en sont inséparables. De même qu’il y a un certain équilibre de la distribution sanguine, il y a aussi dans l’organisme un certain équilibre de la distribution neuro-dynamique, avec des contre-balancements qui augmentent d’un côté ce qui a diminué de l’autre. On peut donc admettre la loi proposée par Wundt : « Quand une partie considérable de l’organe central, par suite d’actions inhibitoires, se trouve en état de latence fonctionnelle, l’excitabilité de la partie qui fonctionne est augmentée, et cette augmentation sera d’autant plus grande que la quantité de force latente existant dans l’organe central aura été moins dépensée par un travail précédent. »

On a constaté dans l’hypnose l’existence d’une certaine hypérémie cérébrale. Comment l’expliquer ? C’est, répond Lehmann, que la nutrition du cerveau dépend de la rapidité du cours du sang, si bien qu’une diminution de rapidité signifie une nutrition plus imparfaite. Les récentes recherches de Geiger sur les conditions mécaniques de la distribution du sang dans le cerveau montrent que la dilatation des capillaires, qui produit l’hypérémie, implique une moindre rapidité du cours. « Dans l’hypnose, en conclut Lehmann, la fixation unilatérale de l’attention consiste en une « contraction tétanique de certains vaisseaux sanguins, produisant un mouvement accéléré du sang dans la partie éveillée du cerveau ». Cette contraction tétanique, jointe à la stagnation sanguine dans le reste du cerveau, semble expliquer, en une certaine mesure, pourquoi, dans l’hypnose profonde, le sujet est insensible aux plus violentes impressions qui ne viennent pas de l’opérateur. De même, l’impossibilité d’éveiller le dormeur par les moyens ordinaires serait une conséquence de cet arrangement vaso-moteur devenu fixe. Nous croyons qu’il y faut ajouter une certaine communication nerveuse entre l’hypnotiseur et l’hypnotisé, communication dont la nature n’est pas encore connue et qui rend les nerfs du sujet sensibles à la moindre action de l’opérateur. Il y a des lois de statique et de dynamique nerveuses encore plus subtiles que celle de l’hydrostatique sanguine.

En somme, l’hypnose est un sommeil partiel dans lequel une portion restreinte du cerveau reste excitable et même surexcitable, grâce à l’afflux de sang qui vient s’y localiser. Dans le demi-sommeil ordinaire, il n’existe plus aucune direction ni concentration provenant de la partie encore éveillée, tandis que, dans l’hypnose, il y a direction systématique de la pensée par l’idée dominante de l’hypnotiseur. Cette idée demeure une porte ouverte à l’hypnotiseur lui-même pour prendre la direction des autres idées.

Le sommeil ordinaire peut être transformé en sommeil hypnotique. Bernheim a souvent opéré cette transformation en posant la main sur le front du dormeur et en disant : « Dormez tranquillement, ne nous éveillez pas. » Le contact, dit Lehmann, éveille à demi le dormeur, assez pour qu’il soit capable d’entendre ce qu’on lui dit : il reconnaît la voix du médecin et, étant accoutumé à obéir aux ordres provenant de cette source, il continue de dormir ; mais son attention est désormais dirigée vers l’hypnotiseur, de manière à être en rapport avec lui.

Les analogies de l’hypnotisme avec le sommeil n’empêchent pas les différences. Les stages lucides de l’hypnotisme, principalement, sont caractérisés par des phénomènes musculaires et par des phénomènes d’hyperesthésie ou d’anesthésie qu’on ne remarque pas dans le sommeil normal. L’esprit, dont l’état est confus dans le sommeil ordinaire, peut, dans l’hypnotisme lucide, avoir une claire conscience de ce qu’il fait. Selon l’école de Nancy, l’hypnose ne serait pas un sommeil, mais « un état psychique particulier qui exalte la suggestibilité et qui a son analogie dans l’état de veille normal. C’est la suggestion, dit M. Bernheim, c’est l’action de l’idée sur le corps qui détermine tous les phénomènes ; ces phénomènes ne sont pas d’ordre pathologique, mais d’ordre psychologique : hypnotiser quelqu’un, c’est provoquer un état psychique particulier qui exalte la suggestibilité. » Assurément, mais cet état psychique ne peut être provoqué que par l’intermédiaire d’un état physiologique, lequel à son tour n’est point naturel et normal, mais artificiel et anormal, par conséquent voisin d’un état pathologique. M. Bernheim aura beau répéter à quelqu’un : « Vous ne pouvez plus remuer votre bras » ; si le cerveau ne s’engourdit pas en partie par quelque procédé à la fois physiologique et psychologique, la suggestion n’aura aucun effet appréciable ; il faut que, dans l’écorce cérébrale, se produise une inhibition comparable à l’arrêt, du cœur sous l’influence de l’irritation du nerf pneumo-gastrique. Et il est difficile de soutenir qu’une aliénation de la personne qui rappelle ou la folie, ou le somnambulisme naturel, ou les deux à la fois, soit un état sans aucun élément pathologique.

L’école de la Salpêtrière, pour d’autres raisons que l’école de Nancy, rejette aussi toute comparaison de l’hypnose avec le sommeil et n’y veut voir qu’un phénomène de physiologie pathologique. Elle considère l’hypnose comme l’équivalent d’une attaque d’hystérie, comme une phase isolée ou anormalement prolongée de la période passionnelle de la grande attaque. L’hypnose ne ressemblerait « en rien » au sommeil naturel177. C’est aller bien loin, et ces assertions dogmatiques semblent d’autant plus exagérées qu’elles ne sont admises ni par l’école de Nancy, ni par M. Delbœuf, ni par Morselli, ni par Lehmann et Wundt, ni par une foule d’autres. La vérité nous semble être que l’hypnose consiste en une combinaison de sommeil partiel et de trouble nerveux, engendrant un état de suggestibilité anormale. Il n’est même pas démontré qu’il n’y eût rien de vrai dans l’ancienne hypothèse du fluide magnétique, si on entend par là une surexcitation du système nerveux produisant des ondulations capables de s’irradier au dehors de l’organisme et d’établir une communication anormale entre deux systèmes nerveux. Les actions inhibitoires ne semblent pas être ce qu’il y a de plus important dans l’hypnose, et il faut surtout considérer les actions excitantes, qui sont liées aux premières ou qui s’y ajoutent. L’exaltation de la sensibilité sur certains points est plus étonnante encore que son abolition sur d’autres points ; le développement anormal de certaines facultés est plus merveilleux encore que le rétrécissement du champ de la conscience. On ne peut donc savoir s’il ne se produit pas des phénomènes vraiment analogues à l’aimantation d’un objet. Nous ne connaissons pas toutes les forces en jeu dans la nature, c’est-à-dire tous les grands modes possibles d’ondulations éthérées. L’électricité et le magnétisme des physiciens ne sont point le dernier mot de la nature, et le système nerveux doit être le siège de forces plus subtiles encore.

III
Effets de l’hypnotisme sur l’idéation et la motion §

On a jadis prétendu que les actes des somnambules étaient tous inconscients et se réduisaient à des effets purement physiques, sans aucun corrélatif mental. On connaît la théorie toute mécaniste de Heidenheim et du Dr Despine. Leur principal argument était tiré de l’oubli au réveil ; mais cet oubli, — qui d’ailleurs n’est pas constant et peut être artificiellement empêché, — ne prouve nullement qu’il n’y ait eu aucun état mental pendant le sommeil hypnotique, pas plus qu’il ne prouve la complète absence de rêves pendant le sommeil ordinaire. Les hypnotisés accomplissent une foule d’actions et prononcent une foule de paroles qui dénotent une intelligence très éveillée : s’ils ne se souviennent pas de ces actions au réveil, ils s’en souviennent dans un sommeil ultérieur. Il est donc impossible de voir dans leurs actes et leurs paroles des mouvements analogues à ceux d’une machine.

L’oubli des phénomènes hypnotiques pendant la veille, qui est un des effets les plus remarquables de l’hypnose, est dû à ce que : 1° les associations formées durant l’hypnose entre les idées sont recouvertes par un système cohérent composé d’innombrables contre-associations et ayant pour soutien, dit Lehmann, la multitude d’impressions venues du monde extérieur ; 2° les idées appartenant à l’hypnose sont associées avec un état de la sensibilité organique profondément différent de celui qui, à l’état normal, forme la base de la conscience personnelle. C’est ce que M. Pierre Janet a excellemment montré.

Comment l’opérateur peut-il parfois suggérer avec succès à l’hypnotisé de se rappeler les faits hypnotiques après le réveil ? — Il dit : Quand vous serez éveillé, vous vous rappellerez ceci ; le mot éveille provoque aussitôt l’idée de la veille ; or l’idée de la veille, avec la représentation concrète de l’état de veille, c’est la veille qui commence. On peut dire avec Lehmann que le patient est alors partiellement éveillé. L’idée de la veille peut donc établir un lien d’association entre tel événement et la veille même ; elle rattache l’événement hypnotique au domaine de la veille. D’autre part, le rappel des événements de l’hypnose pendant la veille, lorsqu’il s’agit d’un ordre à exécuter, peut reproduire pour un instant l’état hypnotique ; l’idée fixe de l’hypnose devient alors l’hypnose même.

L’extraordinaire sûreté et précision de la mémoire hypnotique, pendant les états d’hypnose, est due sans doute à ce que l’attention se concentre exclusivement et sans être troublée sur les liens successifs des idées à mesure que se déroule la chaîne des associations.

Les actes accomplis par les hypnotisés constituent une espèce originale de réflexes psychiques qu’il ne faut pas confondre avec les réflexes ordinaires. Dans tout réflexe, la réponse à une excitation extérieure par un mouvement est plus rapide que dans les actes volontaires. Or Beaunis, Stanley Hall et W. James ont établi par l’expérimentation que, durant ce premier stage de l’hypnotisme que les Anglais appellent le stage « alerte », le temps nécessaire au sujet pour réagir à l’égard d’une stimulation extérieure diminue, et l’intensité liminale est plus faible. Ce résultat tient en partie à ce que l’attention est immédiatement fixée sur le stimulus, en partie à ce qu’il n’y a pas de sensations concurrentes du toucher ou de la vue. Il est donc bien vrai que l’action se rapproche alors du réflexe par la rapidité. Elle n’en conserve pas moins un caractère spécifique qu’il importe de déterminer.

Nous accomplissons d’une manière machinale bien des mouvements (comme de tourner la page d’un livre) dont nous avons une conscience faible au moment même où nous les accomplissons, mais dont nous ne nous souvenons plus un instant après, parce que cette conscience n’a été en rien tirée à part du reste : nous n’avons pas pris conscience de notre conscience même. Parfois, au moment où nous accomplissons machinalement un acte, comme de remuer la jambe ou de nous gratter la tête, quelque circonstance fixe tout d’un coup notre attention sur cet acte ; nous nous apercevons bien alors que nous le faisions et que nous avions conscience de le faire ; mais nous comprenons en même temps que, si nous ne l’avions pas remarqué au passage, il n’aurait laissé aucune trace en notre souvenir. Quand vous êtes absorbé dans une série de raisonnements et, par cela même, distrait de tout le reste, il vous arrive de faire des gestes automatiques ou de prononcer des paroles machinales sous l’influence de quelque excitation du dehors. Ce sont là encore des espèces d’actions ou de paroles réflexes, en ce sens qu’il y a réponse immédiate et fatale à une excitation extérieure ; mais, comme il subsiste une conscience spontanée et rapide, quoique trop peu intense pour rester dans le souvenir, ce sont des réflexes mentaux et non pas purement physiologiques. Supposez maintenant un état de l’esprit où les actions et paroles soient encore automatiques et constituent ainsi des réflexes, c’est-à-dire des réponses immédiates et déterminées à telle excitation extérieure déterminée, mais avec ce caractère particulier qu’elles seront conscientes et absorberont en elles-mêmes toute l’attention restée disponible : vous aurez l’état hypnotique, avec ses effets sur la motion.

M. Pierre Janet compare les actions des hypnotisés à celles des gens distraits. « On sait, dit-il, les sottises que nous pouvons commettre dans un instant de distraction ; eh bien, si l’on tient compte des conditions de la production, un acte suggéré, pour le sujet, est l’idéal de la distraction178 ». Nous ne pouvons admettre cette similitude. Les vraies distractions sont celles qui naissent de ce que l’esprit est attentif à une autre idée. Tout entier à la recherche d’un problème, j’aperçois un canif et un crayon sur la table ; il peut se faire que la seule perception de ces deux objets m’excite à les prendre machinalement et à tailler le crayon avec le canif sans y penser, par distraction. Il arrive ainsi qu’une série secondaire d’images et d’actes corrélatifs se développe automatiquement, au milieu de ma conscience non pas vide, mais très pleine et presque tout entière occupée par d’autres idées. Précisément parce que ces autres idées sont sans rapport avec l’acte de tailler un canif, qui, relativement à elles, est indifférent et sans commune mesure, la perception du canif, avec les mouvements qu’elle suscite, n’est point contre-balancée par la méditation intérieure : il ne s’établit pas de comparaison entre les mouvements de la main et les réflexions profondes où je suis plongé. Le surplus de mon activité nerveuse et mon besoin de mouvement, trouvant ainsi une occasion de se répandre, en profitent pour s’épancher au dehors. Supposez maintenant que mon esprit, au lieu d’être plein, soit relativement vide, que l’oubli porte sur mes idées ou motifs personnels, que toute mon attention disponible soit au contraire concentrée sur l’idée fixe et impulsive que la suggestion a introduite artificiellement en moi, le seul mot de canif, prononcé par l’hypnotiseur, éveillera l’image du canif et de son emploi, avec les autres idées associées et avec les mouvements associés aux idées. L’hypnotisé ne taillera pas le crayon distraitement, mais par concentration exclusive de l’attention disponible ; la distraction portera sur les autres choses, non sur l’acte de tailler le crayon, tandis que, tout à l’heure, c’était l’inverse.

Une autre différence avec la distraction, c’est que la sensation ou l’idée dont on est distrait par autre chose a peu d’intensité ou provoque une réaction peu intense de notre part ; au contraire, l’idée suggérée est relativement intense, ou provoque une réaction intense, parce qu’elle est seule. Il en résulte qu’elle exerce une forte action sur les idées ou sensations antagonistes : elle les « inhibe » à ce point qu’elles sont comme si elles n’étaient pas.

L’hypnotisme peut se définir l’action à la fois réflexe et consciente ; c’est l’action sous la domination d’une idée qui est presque seule et qui, de plus, a été suggérée du dehors ; c’est l’idée-force introduite par le magnétiseur dans une conscience qui s’y absorbe tout entière. À l’état normal, l’idée qui occupe le foyer visuel de la conscience est entourée d’une foule d’autres idées subconscientes que la volonté éveillée sent sous sa domination, toutes prêtes à paraître ; la relation de l’idée dominante avec l’ensemble des autres idées n’est pas suspendue. Dans l’hypnotisme, tout ou presque tout a disparu, sauf l’idée suggérée, et aucune autre ne peut apparaître que celle qui est en connexion immédiate avec la première. C’est pour cette raison que la pensée ou le contact d’une plume, par exemple, appellera nécessairement l’idée d’écrire et celle-ci l’action. Ce qui se repose dans l’hypnotisme, ce qui s’est en quelque sorte replié sur soi pour dormir, ce n’est pas la volonté tout entière, ni toute l’attention, mais le pouvoir de résistance et de direction. Dans le sommeil ordinaire, tous les organes des sens et des mouvements sont engourdis, étant réellement épuisés tous à la fois ; dans l’hypnose, qui survient artificiellement en pleine veille, l’activité nerveuse et cérébrale, au lieu d’être épuisée, est simplement inhibée en sa direction normale et refoulée en une direction anormale. Les sensations et les mouvements persistent en grande partie ; même dans l’écorce cérébrale, les fonctions corrélatives à la conscience ne sont point entièrement supprimées ; mais ce qui est en quelque sorte paralysé, c’est l’idée de résistance et de choix, et, avec cette idée, la possibilité du vouloir personnel. La représentation actuelle, n’ayant alors plus rien pour la refréner, se réalise. On dit à un sujet hypnotisé qu’il ne peut pas se lever de la chaise où il est assis, et il lutte en vain pour le faire ; on fléchit le bras d’un jeune garçon et on lui offre une pièce d’or pour l’étendre : il fait effort jusqu’à en devenir rouge à la face, mais l’idée de la toute-puissance de l’hypnotiseur et de l’impossibilité d’une résistance subsiste, avec ses effets de contraction tétanique, sous l’effort accompli pour résister, et elle empêche le succès de cet effort. Le tout se traduit par une inhibition de mouvements.

II. — On sait que la suggestion peut être exécutée après le réveil, « à échéance ». Cette exécution a lieu de deux manières. Tantôt le sujet accomplit l’acte suggéré en l’attribuant. à sa volonté propre et en imaginant des explications qui le justifient. Tantôt il retombe dans l’état hypnotique au moment même d’accomplir la suggestion, qu’il exécute ainsi en une sorte de rêve. Le premier phénomène prouve combien nous sommes portés à nous faire illusion sur notre libre arbitre, lorsque nous ne voyons pas les raisons cachées de nos actes, les liens de notre pensée actuellement dominante et impulsive avec toutes les traces autrefois laissées dans notre cerveau. Pour comprendre ce fait, on peut le rapprocher de l’intéressante expérience sur les hystériques que nous avons citée plus haut. Demandez à l’hystérique, après avoir touché cinq fois à son insu sa main insensible, pourquoi elle a tout d’un coup pensé et choisi le nombre cinq, elle répondra : « Parce que je l’ai voulu. » En réalité, il y a eu chez elle un déterminisme latent, une véritable suggestion introduite par l’expérimentateur dans le cerveau au moyen des contacts successifs avec la main en apparence insensible. L’enregistrement des suggestions à échéance, qui tourmente si fort aujourd’hui les psychologues, nous paraît se faire d’une manière analogue. C’est une idée impulsive, une idée-force qui a été introduite dans le cerveau pendant le sommeil, puis oubliée par le sujet revenu à l’état de veille. Quand arrive l’occasion extérieure indiquée pour l’exécution de l’ordre, l’idée reparaît tout à coup par association dans la conscience, sans que le moi du plein jour sache de quelles profondeurs nocturnes elle lui est venue : c’est l’analogue du chiffre cinq qui semble surgir par la volonté de l’hystérique alors qu’il a été suggéré du dehors. Le moi s’attribue alors l’acte et en imagine des raisons parfois invraisemblables. Le sujet peut aussi, nous l’avons vu, quand l’heure d’accomplir la suggestion est venue, être ressaisi d’une sorte de vertige hypnotique, exécuter l’acte pendant un instant de somnambulisme, puis en perdre aussitôt le souvenir. Il est ainsi envahi par le sommeil en même temps que par l’idée de l’acte à exécuter. Dans l’écorce engourdie et inhibée par ce vertige soudain surgit alors une image unique, celle de tel acte à faire, et cette image unique entraîne sa réalisation immédiate, infaillible, en mouvements corrélatifs. On a ainsi, non l’absolue inconscience, mais le retour de la conscience à l’état presque « monoïdéique ».

M. Delbœuf a montré qu’en réveillant une personne endormie au milieu même de l’accomplissement de quelque suggestion, par exemple se lever et présenter une chaise, l’hypnotisé a le souvenir conscient de la suggestion qui lui a été faite. Ces conditions déterminent une continuité exceptionnelle et momentanée entre les deux états : elles permettent au sujet de ressaisir un bout de la chaîne des états hypnotiques. Mais ce n’est pas pour longtemps : bientôt la vie normale reprend le dessus, la mémoire consciente des suggestions ou actes du somnambulisme s’évanouit ; ainsi s’effacent, comme des vapeurs, les rêves d’abord retrouvés au réveil, puis dissipés par le retour des pensées de la veille.

La suggestion peut être contre-balancée par une idée opposée qui se ranime et reprend son énergie. M. Gurney a endormi un jeune facteur du télégraphe qui avait le plus profond dégoût pour son métier. Une fois hypnotisé, ce sujet était à la merci de toute suggestion et de tout ordre, hormis un seul : rien ne pouvait l’amener à porter un télégramme ; on avait beau lui promettre 20 livres sterling ou le menacer de mort, rien n’y faisait. Le souvenir de sa répugnance pour un métier pris en horreur, ayant acquis l’intensité monoïdéique, s’opposait à toute idée contraire que l’hypnotiseur voulait introduire au foyer de la conscience. C’était la volonté sous forme d’idée fixe. Nouvelle preuve que ce qui est aboli dans l’hypnotisme n’est pas la volonté au sens général du mot, mais l’idée de choix possible pour la volonté, l’idée de liberté. Les hypnotisés ont souvent conscience de la folie des choses qu’on leur fait faire ; ils peuvent voir de fortes objections à l’acte suggéré et ne concevoir aucun motif plausible pour l’accomplir, mais, dit M. Gurney, « il ne leur vient pas à l’esprit qu’ils aient le pouvoir de choisir179 ». Les anormalités de la conduite sont proportionnelles à l’affaiblissement de l’idée du libre choix ; l’idée de liberté, cette constante auto-suggestion qui se réalise elle-même, fait donc partie des conditions normales de la conduite : elle est par excellence, comme nous l’avons montré, l’idée-force normale et aussi l’idée-force morale.

III. — En somme, loin d’être un phénomène exclusivement mécanique, l’hypnotisme est essentiellement une attitude mentale, une manière d’être anormale de la volonté, qu’on a plongée à tâtons dans une nuit artificielle, en ne lui laissant pour guide que la lueur de telle ou telle idée. L’« inconscient » est désormais chassé du domaine de l’hypnotisme, où on avait voulu lui élever des autels comme à un dieu inconnu. L’hypnose est un état de la conscience où se réalise, dans sa plénitude, le règne des idées-forces.

Le phénomène de la catalepsie est celui qui manifeste le mieux cet état d’absorption dans une idée et dans l’acte correspondant. Alors éclatent les deux lois fondamentales des idées-forces, qui sont que toute idée exclusive et isolée entraîne toujours : 1° le mouvement où elle se traduit, 2° la croyance à la réalité de son objet. On sait que Condillac supposait une statue en qui on introduirait une sensation, et seulement une sensation ; eh bien, dit avec raison M. Pierre Janet, Condillac n’a point deviné le phénomène principal que cette sensation allait produire : il n’a pas vu qu’à chaque sensation nouvelle la statue allait se remuer. « La plus simple expérience nous montre tout de suite ce phénomène important. Que, dans une conscience vide, survienne une sensation quelconque produite par un procédé quelconque, et aussitôt il y aura un mouvement. » Telle est la loi que manifestent les phénomènes les plus simples de la catalepsie. Soulevez le bras d’un cataleptique, if conserve son altitude ; mettez-le en mouvement, il continue ce mouvement. Les forces physiques de la pesanteur tendraient à faire tomber le bras soulevé ; il faut donc, pour le maintenir, une contraction persistante des muscles. Qu’est-ce qui peut donner à ces contractions leur unité et leur persistance ? M. Pierre Janet ne voit d’autre réponse que celle-ci : — C’est une sensation persistante. « Ainsi, ajoute-t-il, se vérifie par l’expérimentation une des idées les plus fécondes d’un de nos philosophes, qui a dit (dans la Liberté et le Déterminisme) : — Toute idée est une image, une représentation intérieure de l’acte ; or la représentation d’un acte, c’est-à-dire d’un ensemble de mouvements, en est le premier moment, le début, et est ainsi elle-même l’action commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé ; l’idée d’une action possible est donc une tendance réelle, c’est-à-dire une puissance déjà agissante et non une possibilité purement abstraite. »

Toutefois, nous ne saurions admettre entièrement l’explication que M. Pierre Janet donne des phénomènes cataleptiques. En premier lieu, nous ne croyons pas que la conscience de la personne cataleptique puisse être proprement déclarée « vide », analogue à la statue de Condillac : ce vide prétendu est un ensemble de tendances vitales et d’impulsions confuses produisant la sourde rumeur de la vie végétative et animale, et qui ne peuvent cesser qu’avec la vie même. La personne en catalepsie conserve toujours le « vouloir-vivre ». Nous ne pensons pas qu’une sensation puisse se produire dans un être vivant sans affecter l’appétit vital : la sensation n’est même, selon nous, qu’une certaine affection de cet appétit ; ce n’est pas un phénomène suspendu en l’air et détaché, c’est la vibration totale d’un organisme vivant et sentant. Bien plus, une sensation ne saurait être consciente sans provoquer une certaine attention de l’être conscient, et l’attention est un acte de la volonté. Ce qui est vrai, c’est que, dans la catalepsie, la sensation unique absorbe toute la somme d’attention dont le sujet est resté capable, et en même temps toute sa volonté. Nous avons donc, en définitive, outre la sensation musculaire du bras tendu, admise par M. Pierre Janet, une direction simultanée de l’attention et de l’appétition dans le sens de cette sensation même. De là vient, selon nous, la contraction persistante ; c’est une résultante extérieure et mécanique qui exprime au dehors la résultante interne et mentale. En un mot, la conscience n’ayant plus dans son obscurité qu’une seule image claire et distincte, à savoir la sensation du bras tendu, la volonté n’a plus rien autre chose à apercevoir et à vouloir que cette sensation présente : la volonté est donc toute à cette sensation, qui persiste, et elle fait ainsi persister l’attitude même du bras. C’est un cas de volonté sans choix et unilinéaire, d’appétit déterminé en un seul sens, mais c’est toujours de l’appétit et de la volonté, non un état de sensation passive. Le mouvement simultané qui se produit dans le bras tendu est la manifestation externe de la réaction due à l’appétit vital, non pas seulement de la sensation et de l’excitation périphérique.

Après la continuation d’une attitude ou d’un mouvement, le second phénomène remarquable que présente la catalepsie est l’imitation et la répétition des actes. Nouvel exemple de la force des idées et images ; au lieu de lever le bras du sujet, l’hypnotiseur lui montre son bras levé, et l’hypnotisé met lui-même le sien dans une position identique. C’est que la vue du bras levé est une excitation sensitive et impulsive qui, introduite dans le cerveau, doit nécessairement se dépenser ; or elle ne peut se dépenser en éveillant une autre idée, parce que le cerveau est trop engourdi ; la voie naturelle qu’elle prend est donc la voie centrifuge, et la direction précise qu’elle prend est celle du bras, parce que l’image du bras et le bras sont en rapport immédiat180.

Il y a d’ailleurs des cas où les choses se passent un peu autrement. Si le cerveau n’est pas complètement engourdi, l’excitation produite par la vue d’un mouvement, au lieu de se dépenser en un simple mouvement imitatif, peut se dépenser aussi en autres idées associées, qui, elles-mêmes, entraînent les mouvements associés. Joignez les mains de la cataleptique, cette sensation des mains jointes entraînera l’idée de la prière avec l’attitude correspondante, puis l’idée de la communion avec l’attitude correspondante, etc. L’association des idées ou des actes a pour base, selon nous, l’association plus profonde des sentiments ou des impulsions ; celle-ci, à son tour, a pour cause un état général de la conscience, une direction générale de la volonté. Celle-ci enfin, une fois produite, tend à persister et à s’exprimer au dehors. L’ensemble d’images et de mouvements constituant l’état général de la volonté dans la dévotion est donc suscité par la sensation des mains jointes et, une fois produit, il devient le mobile de toute une scène où les altitudes diverses de la dévotion se succèdent et s’enchaînent. Là encore physique et mental sont inséparables : ce sont deux rapports différents d’une même série de faits.

En vertu de la théorie des idées-forces, de même qu’il n’y a jamais sensation, idée, hallucination sans un mouvement correspondant, de même il n’y a jamais abolition d’une sensation ou d’une idée, jamais d’« anesthésie » ou d’« amnésie », sans une suppression ou une modification des mouvements immédiatement liés à cette sensation ou à cette idée : si j’ai oublié le nom ou la place d’un objet, je ne puis pas prononcer ce nom, ni faire le mouvement convenable pour prendre l’objet à sa place. C’est ce que M. Pierre Janet a fort bien montré. Une hystérique qui perd complètement le souvenir de toute espèce d’images verbales, ou qui perd les images kinesthésiques répondant aux mouvements d’un membre, ne peut plus parler ou ne peut plus remuer ce membre. « Ici encore le côté extérieur et visible de l’activité humaine n’est que l’ombre de son activité intérieure et psychologique. En réalité, ces deux choses, l’oubli et la paralysie, ne sont, dit M. Pierre Janet, qu’un seul et même phénomène considéré de deux côtés différents, comme l’image et le mouvement181. » En d’autres termes, à toute suppression d’idée répond une suppression exactement corrélative de force motrice sur le point intéressé, comme à toute introduction d’idée répond une production proportionnelle de mouvement, sous une forme ou sous une autre182.

L’hypnotisme confirme encore une dernière conséquence de la loi des idées-forces, qui veut que toute idée non contre-balancée par une autre apparaisse comme une réalité et soit projetée immédiatement dans le monde extérieur. Dans l’état de monoïdéisme, de même que la conscience est réduite tout entière à une sensation, de même le monde extérieur est tout entier réduit à une image. De là les hallucinations des hypnotiques. Toute hallucination qui leur est suggérée semble vivre d’une vie propre et se développe par le ressort intérieur des associations d’images répondant aux associations de mouvements. Vous faites boire au sujet, sous le nom de champagne, un verre d’eau vinaigrée, il trouve le champagne excellent et finit même par présenter tous les signes de l’ivresse. Inversement, une ivresse réelle peut être dissipée par suggestion. Un flacon d’ammoniaque présenté comme eau de Cologne prend une odeur délicieuse ; une poudre noire présentée comme prise de tabac, ou même simplement l’idée du tabac, provoque l’éternuement. Les images différent des perceptions en ce qu’elles sont moins distinctes et plus sujettes au contrôle volontaire ; l’hypnotisé ayant perdu la direction de ses idées et de ses images mentales, les représentations qu’on lui suggère ont pour lui la fixité et l’indépendance des perceptions. Si donc elles sont suffisamment distinctes, elles sembleront être des objets actuellement présents. On objectera que, diaprés les expériences de Beaunis, les hallucinations hypnotiques seraient en réalité indistinctes. Beaunis suggère à l’hypnotisé qu’il va sur un morceau de papier un dessin représentant un chien ; puis il ordonne d’en tracer les contours avec un crayon. Il n’obtient d’ordinaire qu’un dessin grossier et peu ressemblant. Mais Lehmann répond avec raison qu’autre chose est de voir un chien par l’imagination, autre chose de le dessiner. Le dessin suppose une certaine habileté de la main. Lehmann lui-même raconte que, venant de voir un chien qui jouait, il essaya vainement d’en reproduire la forme sur le papier, bien qu’il eût fait grande attention à l’animal. Stout, à son tour, dit qu’il lui arrive de s’apercevoir qu’il rêve tout en continuant d’avoir les hallucinations du rêve ; or, plusieurs fois il essaya de soumettre à l’analyse les images alors présentes à son esprit, mais il s’aperçut que cet examen était impossible : par aucun effort il ne pouvait distinguer de nouveaux détails dans la représentation totale183. On peut donc admettre que les images hypnotiques, même quand elles sont faibles, sont encore relativement assez intenses pour produire, au milieu du vide cérébral, l’effet d’une réalité.

L’hallucination suggérée peut être suivie d’une image consécutive, comme si c’était une sensation réelle : suggérez l’hallucination d’une croix rouge sur du papier blanc, le sujet, en regardant une autre feuille de papier, verra une croix verte. La vibration cérébrale a donc produit, par contagion, une sorte de courant centrifuge dans les nerfs optiques. L’hallucination peut être doublée par un prisme ou un miroir, amplifiée par une lentille ; tracez un trait sur une carte blanche et dites ait sujet que c’est la photographie de Victor Hugo, il apercevra la photographie. Placez une loupe sous les yeux du sujet, il verra la photographie grossir ; le prisme la lui fera voir double. M. Dinet explique ces faits par le « point de repère » que fournit le petit trait noir tracé sur la carte, et qui est devenu le noyau de l’hallucination » Ces phénomènes hypnotiques prouvent que des images toutes cérébrales peuvent être projetées sous forme d’objets réels. Inversement, des sensations réelles peuvent être abolies par la seule idée qu’elles n’existent pas. On peut arracher des dents, amputer un bras, en affirmant au sujet endormi qu’il ne sent rien. On peut abolir la sensation de la faim : un patient est resté ainsi quatorze jours sans nourriture. Sa foi seule le nourrissait. La force de l’idée, ainsi que de la croyance qui accompagne nécessairement toute idée non contredite par une autre, reçoit dans ces expériences la plus éclatante confirmation.

IV
Influence des idées sur la vie organique. Action curative de l’hypnotisme §

L’influence des idées sur la vie organique atteint dans l’hypnotisme son plus haut degré et produit les effets les plus curieux, les plus propres à montrer que le mental se retrouve au fond du physique. Notre conscience, à l’état de veille normale, est formée par un ensemble de sensations venant à la fois du dehors et du dedans, mais celles du dedans et de la vie végétative sont obscurcies par les autres comme les étoiles par la clarté du soleil. En supprimant ou en restreignant, par l’hypnotisme, la communication du cerveau avec l’extérieur, on rend possibles de nouvelles perceptions fournies par les organes et dont la succession peut constituer une nouvelle existence, différente de l’ordinaire. La vie mentale reflue à l’intérieur. C’est comme un changement de position par lequel l’œil de l’esprit est retourné du dehors au dedans. Les seules vues sur le dehors sont celles qu’ouvre la parole de l’hypnotiseur, qui se trouve ainsi l’unique évocateur et conducteur des idées. Une foule de sensations organiques et de réactions du cerveau sur les organes internes peuvent alors acquérir un relief inaccoutumé. Le rayon de l’idée va devant soi. jusqu’au bout, sans obstacle ; il va jusqu’à l’organe qui est en rapport avec lui, il y exerce son action, il le modifie dans son propre sens. L’hypnotiseur, au lieu d’agir directement sur telle partie du corps qui lui est inaccessible, agit indirectement par l’idée de cette partie, introduite dans le cerveau et réfléchie du cerveau sur la partie elle-même. Il pétrit et reforme l’organe, non plus avec la main, mais avec une idée transmise au cerveau, puis à l’organe.

L’hypnotisé reprend sur sa vie végétative l’empire que lui avait fait perdre l’habitude d’être tout entier à la vie de relation. Il redevient maître de ses organes et, par la seule idée de tel ou tel état, il peut provoquer cet état. L’idée, étant alors seule, est souveraine sur son expression interne et, autant que l’état des organes le permet, elle s’y exprime et s’y réalise. La petite lumière de l’étoile qui, en plein jour, ne se laissait point voir, redevient visible dans cette nuit ; de plus, il n’y brille que l’étoile évoquée par la parole de l’hypnotiseur.

Pour mieux comprendre cette étonnante influence du mental sur le physique, rappelons qu’à l’origine tous les organes étaient plus ou moins sous la dépendance de la volonté et que tous leurs états retentissaient plus ou moins dans la conscience. Chez les animaux inférieurs, les fonctions rudimentaires du cœur et de la respiration ne s’accomplissent point, comme chez nous, d’une façon tout automatique : elles se produisent, à des intervalles plus ou moins réguliers, sous l’influence directe d’appétits relatifs à la nutrition, par conséquent sous une influence mentale en même temps que physique. Chez certains hommes, les battements du cœur sont encore soumis à la volonté et peuvent être suspendus. De même, nous pouvons tous suspendre volontairement le rythme devenu automatique de la respiration. Nous ne remarquons point les sensations produites par les battements normaux du cœur et par la respiration normale ; mais ces sensations, aujourd’hui affaiblies, n’en existent pas moins dans la conscience générale, confondues avec la masse des autres sensations. À l’origine, il est probable que la conscience de l’animal était avertie de tous les incidents de sa vie végétative, non pas seulement de ceux qui se rapportent à la vie de relation : il avait le sens du corps plus développé et plus différencié ; il sentait son existence, il sentait le travail des glandes ; il percevait tous ses changements internes, en jouissait ou en souffrait. Chaque mouvement, en un mot, s’accompagnait d’un sentiment quelconque et d’une représentation plus ou moins confuse ; d’autre part, toute représentation mentale était inséparable d’un mouvement effectué dans les membres. Encore aujourd’hui, tous nos organes et tous les mouvements de nos organes ont leurs représentants au cerveau dans des idées actuelles ou possibles, distinctes ou indistinctes, séparées de la masse ou confondues dans la masse ; ils exécutent leur partie dans le concert vital de la conscience. Notre cœur n’est pas seulement dans notre poitrine, il est aussi dans notre tête, par l’idée même que nous en avons, par les cellules cérébrales avec lesquelles l’innervation nerveuse le met en rapport. Aussi l’idée d’un mouvement ou d’un repos dans l’organe est-elle, comme nous l’avons reconnu, le premier stade de la réalisation du mouvement ou du repos184.

Un voit qu’en supprimant la vie de relation, qui n’a plus d’autre ouverture sur le dehors que l’idée introduite par l’hypnotiseur, l’hypnotisme doit surexiler le sens du corps et de toutes les parties du corps qui dépendent du système nerveux. Une personne est menacée d’une bronchite : elle ressent des chatouillements dans la poitrine et des envies de tousser ; de petits coups frappés çà et là sur la cage thoracique provoquent la toux ; mais cette exploration est vague et incomplète ; la même personne est-elle hypnotisée : à l’instant, dit M. Delbœuf, « elle prend pour ainsi dire connaissance de son être interne. Elle saisira le doigt de l’hypnotiseur et le promènera avec précision sur tous les points irrités185. » Il y a donc là une acuité exceptionnelle du sens vital. Maintenant, que l’hypnotiseur emploie la suggestion de l’idée : qu’il déclare à la personne, dans un certain nombre de séances, que telle irritation maladive va disparaître, que le mal n’est plus, qu’elle ne souffre plus. Cette idée du soulagement sur un point déterminé, tellement intense qu’elle va jusqu’à l’hallucination, obscurcit la douleur, devient une idée-force capable de produire à la longue des effets physiologiques en rapport avec sa nature : la persuasion du mal qui diminue, c’est le mal qui commence aussi à diminuer, c’est le calme qui succède à l’orage intérieur, c’est la guérison qui se prépare au sein même de la maladie. En d’autres termes, c’est un ensemble de mouvements par lesquels l’être vivant reprend possession de soi ; l’idée réagit contre l’influence morbide, hausse le ton vital, comme un musicien inspiré qui traduit son inspiration par les sons les mieux adaptés ; tout l’organisme se relève, se tend, se renforce : l’idée de la guérison d’un mal déterminé a favorisé la réaction déterminée sur ce mal et, conséquemment, a facilité la guérison même.

Les phénomènes électriques d’induction prouvent que tel ou tel mouvement peut se reproduire au loin avec la même force et la même direction, sans communication immédiate et visible : l’idée d’une modification organique, qui est une forme de mouvement dans le cerveau et un dessin cérébral, peut donc produire par induction, du côté de la périphérie, cette modification organique à laquelle elle a été associée. Tout le monde connaît l’expérience du sinapisme imaginaire. On persuade à une hypnotisée qu’on lui a mis un sinapisme ayant la forme d’une S ou celle d’une étoile ; on lui applique sur la peau un papier ordinaire, et le résultat final est une rougeur en forme d’S ou d’étoile. C’est donc bien ici une idée qui s’est réalisée, une forme de rougeur représentée qui est devenue une rougeur réelle. Comment nier l’influence que le mental exerce par ses conditions physiques sur le physique ? Il faut bien admettre une contagion des ondulations cérébrales, correspondantes aux images, qui parcourt en sens inverse la ligne de la sensation normale : au lieu d’aller de la périphérie au centre, elle va du centre à la périphérie. L’hypnotisée se représente avec intensité une brûlure, un vésicatoire, un stigmate ; elle finit par sentir la brûlure et par la réaliser ainsi en ses effets cérébraux ; puis l’effet devient cause, et la chaleur sentie dans le cerveau va rayonnant jusqu’à la peau même, dans telles limites déterminées par ce que les psychologues appellent « les signes locaux ». On connaît d’ailleurs l’action vaso-motrice et secrétoire du système nerveux. De même qu’on produit, par la suggestion de l’idée, les effets d’un vésicatoire, de même on peut, par suggestion, empêcher les effets d’un vésicatoire réel et le développement des phlyctènes. Il faut donc supposer que la persuasion profonde de l’impossibilité d’une vésication, en produisant une sorte de résistance tout le long du système nerveux et en haussant le ton des fonctions végétatives, a pu contre-balancer l’effet irritant des cantharides : c’est là un des exemples les plus frappants de la force que peut avoir une idée, par les sensations et impulsions affaiblies qu’elle renferme et qui se renforcent à un moment donné.

Il est facile d’en conclure que, pour se guérir d’un mal, la première condition est de se persuader ou que le mai n’existe pas, ou qu’il n’est pas grave. L’idée du mal, au contraire, tend à produire et à aggraver le mal. M. Del-bœuf a insisté avec raison sur l’effet fâcheux de la souffrance, qui, entretenant l’idée du mal, entretient le mal même et occasionne, en tout ou en partie, les accidents consécutifs. La douleur qui prend naissance au point affecté ne tarde pas à étendre la lésion, puis « fait avalanche ». Qu’on enlève ou atténue la douleur, on enlèvera ou on affaiblira l’un des facteurs du mal organique. Même dans l’état normal, nous « créons l’agrandissement de la plaie à force de la sentir et d’avoir notre attention fixée sur elle ». L’hypnotisme, qui distrait cette attention, opère en sens inverse de la douleur : il diminue le mal en faisant que nous n’y songions plus. On explique aussi par là, dans une certaine mesure, une partie de l’action des remèdes ordinaires. En calmant les symptômes, les remèdes calment l’esprit, et peut-être leur attribue-t-on parfois une efficacité qui est due « à l’imagination tranquillisée du malade. » Il y a donc du bon même dans la médecine des symptômes186.

Considérés philosophiquement, ces faits prouvent, une fois de plus, que la douleur et la pensée ne sont pas, dans la nature, des « épiphénomènes » sans influence, dont l’être vivant pourrait se passer. Douleur et idée impliquent certains processus de l’onanisme qui ont leur action propre dans le résultat final. « Dans certains cas exceptionnels et morbides, dit M. Delbœuf, ne peut-il pas se faire qu’à la sensation éprouvée se joigne la modification organique correspondante ? » — Non seulement, répondrons-nous à M. Delbœuf, cela peut se faire, mais, selon la théorie des idées-forces, cela doit se faire : la sensation douloureuse est, du côté physique, une modification organique en un sens opposé au mouvement de la vie ; la sensation agréable est une modification organique qui relève la puissance vitale. L’image, l’idée, la sensation du mieux, c’est la réalisation du mieux. Le mental et le physique ne font qu’un dans la réalité concrète ; il n’y a point de mouvement du corps qui n’ait sa contrepartie mentale ; il n’y a point de fait mental qui n’ait son efficacité organique.

V
Communications possibles entre les cerveaux §

Nous allons maintenant voir la chaîne indivisiblement physique et psychique se continuer d’un individu à l’autre, les relier ainsi d’un lien à la fois matériel et mental. Il y a des faits étranges de communication entre les cerveaux et, par cela même, de communication entre les consciences.

Entre l’hypnotiseur et l’hypnotisé s’établit une sympathie particulière qu’on appelle le rapport magnétique. Ce rapport, dont nous avons déjà parlé plus haut, consiste dans l’idée et l’impression permanentes laissées par les relations que l’hypnotisme a établies entre les deux personnes. Le cerveau de l’hypnotisé conserve l’idée de l’hypnotiseur et reconnaît son action à des signes subtils, qui échappent à tout autre, par une impression dont il ne saurait lui-même rendre compte. Ce sujet est souvent aveugle ou sourd à la présence et à la voix de toute personne autre que l’hypnotiseur ; il ne voit et n’entend que ceux qui sont mis par ce dernier en rapport avec lui. Un sujet très sensible suivra l’hypnotiseur tout autour de la chambre ou dans la maison ; il pourra même, assis dans un fauteuil, suivre avec la tête, comme une aiguille aimantée, la marche de l’hypnotiseur autour de la maison. Il montrera en son absence un malaise particulier. Au milieu d’un vacarme de voix, il distinguera le chuchotement de l’hypnotiseur, imperceptible pour toute autre oreille. Il est clair, cependant, que ce chuchotement produit son effet dans la conscience de tous les assistants, qui le remarqueraient s’il était seul, et qui ne le remarquent pas perdu dans l’ensemble. C’est que ce chuchotement ne touche aucun point pour ainsi dire explosible de leur cerveau. Au contraire, dans le cerveau de l’hypnotisé, il y a un point toujours prêt à vibrer et à répondre : c’est l’idée permanente de l’hypnotiseur, avec l’impression particulière qu’elle produit, tout ce qui est en relation avec cette impression et cette idée provoque la réaction sympathique de l’hypnotisé ; tout ce qui n’est pas en rapport avec cette idée est comme s’il n’existait pas. C’est un monopole, un accaparement de la conscience, une inhibition de tout le reste par l’idée-force du pouvoir appartenant à l’hypnotiseur. M. Pierre Janet suggère à Mme B… l’hallucination d’un bouquet qu’elle respire, d’oiseaux qu’elle caresse. Chose curieuse, cette hallucination ne se produit que si M. Janet lui touche la main. Si une autre personne que lui la touche, rien ne se produit ; mais si M. Janet touche lui-même cette seconde personne, même à l’insu de la somnambule, l’hallucination réapparaît aussitôt, comme si une action quelconque exercée par lui avait passé au travers du corps de la personne qu’il touche. Si on fait une sorte de chaîne avec plusieurs personnes intermédiaires, le phénomène n’est plus aussi constant. Une expérience favorite de M. Gurney était de cacher la main du sujet derrière un rideau épais, puis de toucher un de ses doigts, qui devenait aussitôt insensible ou rigide. Si un assistant touchait en même temps un autre doigt, jamais il ne le rendait insensible ou rigide. Tel est le phénomène de « l’électivité ». Même pendant la veille, chez certains sujets, quand leur attention était absorbée par une conversation animée avec des tiers, M. Gurney, en touchant un doigt, le rendait insensible ; les autres personnes, non. En admettant donc qu’il y eût suggestion, encore faudrait-il que le sujet, pour deviner l’intention de l’opérateur, eût une délicatesse de sens inouïe. Il semble plutôt qu’il y ait là une perception subconsciente et indéfinissable.

La sympathie de l’hypnotiseur et de l’hypnotisé peut s’exercer à distance et devenir ainsi « télépathie ». Rappelons que M. Pierre Janet et M. Gibert ont endormi leur sujet quinze fois, par la concentration de la pensée et de la volonté, à une distance d’au moins 500 mètres, et qui a atteint plusieurs kilomètres. M. Héricourt a endormi de même son sujet à plusieurs reprises187. Le docteur Dusart dit avoir fait avec succès plus de cent expériences analogues. Il a endormi ou réveillé son sujet à des distances de 5 et 10 kilomètres. Le même sujet, que son père endormait aussi, reconnaissait l’action de M. Dusart et la distinguait de toute autre. Le sujet de MM. Janet et Gibert ne savait si c’était le premier ou le second qui l’avait endormi. M. Richet a fait des tentatives analogues, mais avec un succès incertain.

Dans l’hypnotisation à distance, il faut que l’hypnotiseur concentre non seulement sa pensée, mais encore sa volonté sur le sommeil à produire. D’après MM. Pierre Janet, Héricourt et Dusart, la croyance qu’a le sujet que son hypnotiseur habituel est en train de l’endormir à distance reste inefficace si l’hypnotiseur ne concentre pas énergiquement sa volonté : l’auto-suggestion est donc insuffisante ; il faut une action directe de l’opérateur.

Non seulement on peut endormir par la force de la pensée, mais on peut, par la même force, faire des suggestions à une personne déjà endormie. M. Gibert suggère mentalement à Mme B… d’arroser le jardin le lendemain à deux heures vingt. Le lendemain, à l’heure exacte, elle prend un seau, le remplit d’eau et arrose le bas du jardin. Une autre fois, M. Gibert convient d’endormir de chez lui Mme B… par la pensée, puis de la forcer à se lever et à venir le rejoindre. Au bout d’un certain temps Mme B… tombe en somnambulisme, sort brusquement de sa maison et marche à pas précipités ; elle avait les yeux fermés, mais évitait tous les obstacles avec adresse, et arriva sans encombre. A peine arrivée, elle tomba sur un fauteuil, dans la léthargie la plus profonde. Cette léthargie ne fut interrompue qu’un instant par une période de somnambulisme proprement dit, où elle murmura : « Je suis venue… J’ai vu M. Janet. J’ai réfléchi qu’il ne faut pas que je prenne la rue d’Etretat : il y a trop de monde188… » Cette expérience fut recommencée avec succès, une fois devant M. Paul Janet, venu au Havre pour y assister, une autre fois devant M. Myers, venu d’Angleterre, M. Marillier et M. Ochorowicz189.

La transmission des sensations, et non plus seulement des pensées, se fait, par une véritable télépathie, de M. Ochorowicz raconte ainsi une de ses expériences de suggestion mentale ; « Lève ta main droite ! Je concentre ma pensée sur le bras droit de la malade, comme s’il était le mien ; je m’imagine son mouvement à plusieurs reprises, tout en voulant contraindre la malade par un ordre intérieurement parlé… Première minute : action nulle ; deuxième minute : agitation dans la main droite ; troisième minute : l’agitation augmente, la malade fronce les sourcils et lève la main droite, qui retombe quelques secondes après… Va à ton frère et embrasse-le. Elle se lève, s’avance vers moi, puis vers son frère. Elle tâte l’air près de sa tête, mais ne le touche pas, s’arrête devant lui en hésitant ; elle se rapproche lentement et l’embrasse sur le front en tressaillant. »

La Société pour les recherches psychiques, en Angleterre et en Amérique, s’est livrée à des expériences très patientes et très minutieuses sur la transmission de la pensée à des personnes hypnotisées et même non hypnotisées. Ces résultats, quoique frappants dans certains cas, ne nous semblent guère probants dans l’ensemble.

M. Pierre Janet à Mme B… Si, dans une autre chambre, M. Pierre Janet boit et mange pendant que Mme B… est endormie, celle-ci croit boire et manger, et on voit sur sa gorge les mouvements de déglutition. Elle distingue si M. Pierre Janet a mis dans sa bouche du sel, du poivre ou du sucre. Si, dans une autre chambre, M. Pierre Janet se pince fortement le bras, Mme B… endormie pousse des cris et s’indigne d’être pincée au bras. En se tenant dans une autre chambre, M. Jules Janet, frère de M. Pierre Janet, et qui avait aussi sur Mme B… une très grande influence, se brûla fortement le bras pendant que Mme B… était en léthargie. Mme B… poussa des cris terribles, et M. Pierre Janet, qui était avec elle, eut de la peine à la maintenir190.

Il y a souvent, nous l’avons vu, chez les hypnotisés, une hyperacuité des sens qui rappelle la perfection avec laquelle les aveugles distinguent les choses au toucher, ou avec laquelle les sourds-muets lisent la parole sur les lèvres. Selon M. Delbœuf, un sujet, après avoir soupesé une carte blanche prise dans un paquet de cartes

On a émis cette hypothèse que la pensée de l’hypnotiseur se transmet à l’ouïe de l’hypnotisé par l’intermédiaire de la parole. Nous ne pensons point, en effet, sans prononcer mentalement des paroles, et nous ne les prononçons pas mentalement sans les prononcer aussi physiquement avec le larynx ; penser, c’est parler tout bas. Les idées sont tellement inséparables du mouvement qu’elles se traduisent toujours, dans notre larynx, par des bruits musculaires très faibles, qu’une oreille plus fine pourrait entendre. L’hypnotisé peut avoir l’acuité de l’ouïe nécessaire pour entendre un ordre qui lui est donné par la parole intérieure. M. Ch. Féré et M. Ruault ont même pensé que l’hypnotisé peut, comme le sourd-muet, lire les mots sur les lèvres. Lorsque l’expérimentateur veut suggérer mentalement à son somnambule de lever la jambe, il dit en lui-même : « Levez la jambe. Je veux que vous leviez la jambe », et plus il veut donner cet ordre, plus il tend à articuler des mots. On conçoit donc que le sujet puisse, comme le sourd-muet, mais avec beaucoup plus de délicatesse, discerner ces mots presque articulés, en observant les mouvements extérieurs que détermine chez l’hypnotiseur le jeu très atténué des organes de la parole191.

Quoi qu’il en soit, le moyen de transmission, pour la pensée, doit être un mode d’énergie vibratoire transmise par un milieu : c’est là le seul procédé par lequel des changements, dans une portion de matière, se reproduisent eux-mêmes en une autre portion de matière éloignée. De plus, il s’agit ici d’une reproduction par un cerveau de ce qui a lieu dans un autre cerveau. Enfin, ce qui se reproduit, c’est une idée-force, avec ses effets moteurs. L’hypnotiseur qui concentre fortement sa volonté sur l’idée d’endormir à distance une autre personne se met artificiellement lui-même dans un état de monoïdéisme, où tout est subordonné à une seule idée, devenue le centre actuel du cerveau et de ses mouvements. D’autre part, on sait que, chez le sujet hypnotisable, l’idée du sommeil voulu par l’hypnotiseur suffit pour réaliser le sommeil même. Il faut les deux idées à la fois pour produire le sommeil. Ces idées n’ont pas besoin d’être claires et distinctes quand le sujet est très impressionnable. Il suffit que le cerveau, par un moyen quelconque, reçoive les vibrations qui, d’ordinaire, aboutissent à l’idée du sommeil voulu par telle personne. Comme l’hypnose est précisément la dépression des éléments prédominants dans la conscience normale et l’exaltation d’éléments qui, d’ordinaire, sont effacés sous les autres, on comprend que l’effet, à distance, puisse et doive se produire dans les éléments subconscients ou, en quelque sorte, dans le sous-sol de la conscience, qui est le siège même du sommeil hypnotique. En un mot, on peut admettre une certaine tension cérébrale, nerveuse et musculaire, capable de produire une orientation de la force nerveuse dans une seule direction, et qui, par son intensité même, détermine des ondulations extérieures. Ces ondulations, rencontrant un cerveau d’un équilibre excessivement instable et habitué, sous leur influence, à tomber dans le sommeil, y produisent leur effet habituel malgré la distance. Faites résonner un diapason : un autre diapason, à l’unisson du premier, se mettra à résonner. Les ondulations sonores du premier se sont donc reproduites dans le second, grâce au milieu aérien qui les a transmises.

Au témoignage de Gurney, le révérend Newmann adresse mentalement à sa femme une question ; sa femme, sans le voir, assise devant la planchette des médiums, écrit automatiquement la réponse à la question adressée, et elle n’a eu conscience ni de la demande ni de la réponse. On peut donc encore supposer ici une transmission de la pensée, soit par des ondulations aériennes, soit par des ondulations éthérées qui passent d’un cerveau à l’autre. En outre, cette transmission a lieu à la région subconsciente du cerveau, où se produit d’ordinaire le somnambulisme ; l’individu doué de l’écriture automatique (on médium) est un hémi-somnambule ; il n’a qu’une subconscience de la question et de la réponse qu’il y fait : le dialogue a lieu au-dessous de la conscience, claire du moi.

Nous entrons maintenant dans un domaine encore plus merveilleux et encore mal exploré. Selon MM. Gurney et Myers, beaucoup de personnes ont éprouvé des impressions de diverses sortes représentant une personne éloignée qui, au même moment, était ou mourante ou en proie à quelque grande émotion. Les plus frappantes de ces impressions, recueillies par une minutieuse enquête, consistaient dans la vision de la personne absente ou dans l’audition de sa voix : c’étaient des hallucinations de la vue ou de l’ouïe, mais des hallucinations « véridiques ». Les faits cités par M. Gurney sont très nombreux ; beaucoup sont peu significatifs, plusieurs sont frappants. M. Gurney en conclut la possibilité d’une communication à distance, dans des circonstances exceptionnelles, entre des personnes qui sont reliées par les liens de l’affection. Cette sympathie à distance serait la vraie télépathie. Elle ne produirait pas toujours des hallucinations complotes ; parfois, c’est seulement l’idée de la mort d’une personne aimée qui surgit tout d’un coup dans l’esprit, sans aucune apparition sensible de cette personne. M. Gurney explique la chose par ce fait que le mourant a lui-même l’idée de sa propre mort, et que la sympathie à distance fait se reproduire cette idée dans le cerveau de la personne qui l’aime. Ce serait un phénomène d’induction nerveuse analogue à ceux de l’induction électrique.

Mme Severn se réveille en sursaut, sentant qu’elle a reçu un coup violent sur la bouche. Au même moment, son mari, qui naviguait sur un lac, avait reçu sur la bouche un coup violent de la barre du gouvernail. Si le fait est vrai, une sensation semble ici transmise comme par une sympathie à distance. Dans d’autres cas, c’est une vision qui est transmise. Mme Bettany se promenait dans la campagne en lisant ; tout d’un coup, elle a la vision de sa mère étendue dans son lit et mourante ; elle va chercher un médecin, le ramène, trouve sa mère telle qu’elle l’avait aperçue dans sa vision. Ici, ce n’est pas la sensation de défaillance qui s’est transmise, mais la vision de la mère défaillante. Mme C… était à l’église : « Quelqu’un m’appelle, s’écrie-t-elle tout d’un coup, il y a quelque chose. » Le lendemain, on l’appelait au lit de mort de son mari, qui était dans une autre ville.

Deux frères qui s’aimaient beaucoup habitaient l’un l’Amérique, l’autre l’Angleterre. L’un d’eux, qui n’avait aucune raison d’inquiétude sur son frère, le voit assis sur son lit, l’air triste. Frappé de cette vision, il regarde l’heure (en bon Anglais) ; il écrit en Amérique et apprend que son frère était mort au moment où il l’avait vu apparaître.

Il y aurait parfois, selon M. Gurney, des apparitions volontaires. Deux étudiants de l’école navale d’ingénieurs à Portsmouth avaient l’habitude de se livrer à des séances d’hypnotisme. L’un d’eux, avant d’être hypnotisé par l’autre, prit la résolution d’apparaître pendant son sommeil à une jeune dame de Naudsworth. On prétend qu’il y réussit : il aurait eu la vision de la dame et lui serait apparu à elle-même comme un fantôme.

Deux sœurs se promenaient aux champs ; elles s’entendent appeler par leur nom : « Connie ! Marguerite ! » En même temps, leur frère s’écriait dans le délire de la fièvre : « Marguerite ! Connie ! Marguerite ! Connie ! Oh ! elles se promènent le long d’une haie et ne font pas attention à moi. » Ici, nous aurions une hallucination réciproque. Dans d’autres cas, il y aurait des hallucinations collectives, où la même apparition est vue par plusieurs personnes.

On nous raconte aussi des histoires peu convaincantes : le révérend Godfrey, en se mettant au lit, désira, avec toute l’énergie de sa volonté et toute la concentration de sa pensée, apparaître au pied du lit de son amie Mme X… Il rêva qu’il l’avait en effet visitée, et lui demanda si elle l’avait vu en rêve : « Oui. — Comment ? — Assis près de moi. » La même dame, la même nuit, se réveille et se lève pour prendre « quelque soda-water » ; en se retournant, elle aperçoit M. Godfrey, debout sous la fenêtre. M. Keulemans, au milieu d’une occupation quelconque, aperçoit tout d’un coup en imagination un panier contenant cinq œufs, dont trois fort gros. Au lunch, il voit deux de ces œufs sur la table. Et il se trouve que sa nourrice avait placé cinq beaux œufs dans un panier pour les lui envoyer. Ces détails de home anglais sont amusants, mais est-il probable que l’extraordinaire se produise à propos de choses si ordinaires ?

Dans la majorité des apparitions, « l’agent » qui apparaissait était en proie à quelque grande crise, et, dans le plus grand nombre de cas, c’était la crise suprême : la mort. Sur six cent soixante-neuf cas de « télépathie spontanée et involontaire », quatre cents sont des cas de mort, en ce sens qu’il s’agissait d’un mal sérieux qui, en peu d’heures ou en peu de jours, s’est, terminé par la mort. Ces cas sont aussi nombreux aussitôt après la mort qu’aussitôt avant. Il n’y a que 47 pour 100 des cas où ait existé un lien de parenté entre les parties ; la consanguinité comme telle aurait donc peu d’influence ; c’est le lien d’affection qui constitue le rapport le plus étroit. D’autres fois, le rapport consiste en une simple similarité d’occupation mentale au moment de la vision. Dans neuf cas, il y eut une convention antérieure entre les parties, par laquelle celui qui mourrait le premier s’efforcerait de rendre sensible sa présence. Dans un des cas, un frère avait supplié son frère de lui apparaître ; dans un autre, raconté par miss Bird, l’auteur anglais de livres de voyages, il y avait eu promesse de la personne qui mourut et apparut ensuite.

Une hallucination est une perception à laquelle manque la base objective dont elle suggère la croyance, mais qui ne peut être reconnue comme étant sans base objective que par la réflexion distincte. Or, il faut se rappeler que, dans la perception même la plus véridique, il y a une construction de l’objet par nous : voir une maison, ce n’est point demeurer passif, c’est, réunir en un tout une multitude de signes séparés, c’est interpréter ces signes, c’est, induire la réalité d’après des apparences, juger de la situation dans l’espace, dans le temps, etc. Percevoir, c’est donc toujours imaginer, ajouter par association des détails de toute sorte à l’esquisse incomplète que la réalité fournit et qui n’est qu’un point de repère. Dès lors, il suffit peut-être qu’une impression plus ou moins vague soit transmise télépathiquement pour constituer un point de repère et un centre d’association. L’impression deviendrait une idée, l’idée entraînerait une émotion, l’émotion donnerait le branle à l’imagination, qui construirait une vision et l’objectiverait : de là une hallucination, œuvre de celui qui l’éprouve, mais cependant provoquée par une impression qui se serait transmise d’un cerveau à un autre. Quand il y a des détails d’apparition qui n’ont pu être imaginés par les visionnaires, M. Gurney pense que le mourant, ayant lui-même dans son esprit, à l’état conscient ou subconscient, sa propre image, a pu en envoyer quelques traits et comme une esquisse, en même temps que l’idée de lui-même et que l’impression de sa souffrance.

Jusqu’à présent, les faits de télépathie sont bien loin d’offrir une certitude scientifique. Il faut faire la part du hasard et des coïncidences fortuites, de l’exagération, du mensonge involontaire, des oublis, et même de ces hallucinations de la mémoire qui font que certaines personnes s’imaginent avoir vu ce qu’elles n’ont point vu. Mais la sympathie à distance et l’hyperacuité exceptionnelle des sens iront en soi rien de contraire aux données de la science. Il est possible qu’il y ait, ou plutôt il est impossible qu’il n’y ait pas des modes de communication à travers l’espace qui nous sont encore inconnus. On peut construire des télégraphes sans tous les fils télégraphiques ordinaires. Un téléphone reproduit à une distance énorme les vibrations reçues de la voix, par l’intermédiaire d’un fil conducteur, ou même sans cet intermédiaire, comme le montrent les récentes expériences faites en Angleterre192 ; on ne saurait donc nier à priori que certaines ondulations cérébrales ne puissent se transmettre au loin par un conducteur dont nous ignorons la nature et produire un effet sensible sur des cerveaux particulièrement en sympathie.

VI
Les dédoublements de la conscience §

Il nous reste à étudier les dédoublements de la conscience. Mais parlons auparavant de certains cas qui se rapprochent de l’état normal et où, à notre avis, on invoque trop tôt ces dédoublements du moi. Nous trouvons en effet, de nos jours, à côté de ceux qui admettent l’inconscience absolue, d’autres psychologues portés à admettre dans un même individu trop de consciences et de personnalités. C’est même la tendance actuellement dominante en psychologie que de multiplier les personnages du drame intérieur, de représenter notre tête comme un théâtre où jouent une foule d’acteurs vraiment différents, ayant chacun un moi plus ou moins rudimentaire. Il ne faudrait pas, d’une sorte de mythologie mono-animiste, soutenue par les anciennes écoles, tomber dans une mythologie polyanimiste. Nous sommes loin, d’ailleurs, de nier la désagrégation de l’idée du moi sous l’influence de l’hystérie, de la folie, de l’hypnotisme, mais occupons-nous d’abord des cas moins extraordinaires.

M. Dessoir, dans son livre du Double Moi (Das Doppel Ich), cite les actions automatiques comme preuve de l’existence en nous d’une double conscience. On peut, dit-il, compter des pas, additionner des nombres, jouer des airs de musique très compliqués, lire à haute voix avec le ton convenable, tout en ayant l’esprit absorbé ailleurs et sans savoir ce qu’on fait : ces actions appartiennent donc à une « conscience inférieure. » — « Chaque homme, ajoute M. Dessoir, porte en soi les germes d’une double personnalité. » N’est-ce pas là chercher bien loin l’explication des faits d’habitude ? Quand on apprend à jouer du piano, on sait mal diriger vers le doigt la force nerveuse, et comme il y a une série de petits mouvements à enchaîner, on est obligé de faire pour chacun de ces mouvements un acte d’attention réfléchie : on ressemble à l’aiguilleur qui, au point de rencontre de deux voies possibles, est forcé de faire attention pour diriger le train dans la bonne voie. Mais, quand nous avons répété une action un grand nombre de fois, les rails sont orientés, et il n’y a plus d’autre embranchement possible ; l’aiguilleur, — je veux dire la réflexion, devient inutile : on n’a besoin que de donner la première impulsion, et le reste se fait tout seul. Ou plutôt, nous l’avons dit, ce sont les centres inférieurs du cerveau qui s’en chargent. Il reste bien des sensations sourdes dans le cerveau et probablement dans la moelle épinière, mais l’ensemble de ces sensations ne constitue point un vrai moi séparé de notre moi.

M. Dessoir va jusqu’à prétendre que le moi des rêves n’est pas celui de la veille. Comment alors nous souvenons-nous ? Comment disons-nous : j’ai rêvé telles ou telles folies ? De même, selon M. Dessoir, le somnambulisme artificiel pourrait être défini : « l’état de prédominance du moi secondaire, artificiellement provoqué ». Nous ne croyons pas qu’il y ait besoin d’avoir véritablement un second moi à sa disposition pour être hypnotisé : l’hypnotisme est l’inhibition passagère d’un certain nombre de centres cérébraux ; c’est un engourdissement, un éblouissement, comme on voudra ; c’est donc bien une sorte de maladie du moi, mais ce n’est pas nécessairement la production ou l’évocation d’un second moi193.

M. Dessoir, à l’appui de son opinion, a réuni de curieux documents sur le miroir magique. Depuis l’antiquité, il existe certaines personnes qui aperçoivent des visions dans un miroir, et ces visions, selon elles, répondent à des réalités présentes, passées ou même futures. Le miroir magique peut être remplacé par un verre d’eau, comme celui de Cagliostro, par une carafe, par un morceau de cristal déroché, par un diamant, en un mot, par un objet brillant. En fait, la personne nerveuse et exaltée qui consulte le miroir ou le cristal s’hypnotise elle-même à demi, tout au moins se surexcite le cerveau et arrive ainsi à se donner de véritables hallucinations. Rien de plus naturel pour des imaginations exaltées. George Sand enfant, au coin de la cheminée, contemplait le garde-feu et, dans les reflets de la flamme, apercevait des figures et des scènes. Il est des personnes douées du pouvoir de se donner à elles-mêmes des visions d’un réalisme hallucinatoire. On conçoit aussi que, sous une excitation demi-hypnotique, des souvenirs réels surgissent, en forme d’apparition, des profondeurs de la mémoire. Miss Goodrich avait détruit une lettre : quand elle veut répondre, elle ne se rappelle plus l’adresse ; après de vains efforts, elle consulte son cristal, et bientôt elle a la vision des mots Hibb House, en lettres grises sur fond blanc. Elle se risque à envoyer sa lettre à cette adresse, et bientôt elle reçoit la réponse avec cet en-tête : Hibb House, en lettres grises sur fond blanc. M. Dessoir veut voir là une preuve de l’activité indépendante du moi souterrain s’exerçant sans que le moi supérieur le sache. Il nous semble au contraire que la demoiselle anglaise avait parfaitement conscience de chercher une adresse, et que cette adresse, par l’effet d’une surexcitation nerveuse, lui est revenue tout d’un coup à l’esprit. C’est ce qui nous arrive chaque jour ; seulement, nous ne nous donnons pas pour cela une hallucination en concentrant nos yeux et notre imagination sur un cristal magique.

On a souvent décrit une expérience bien connue et très importante chez les hypnotisés ; celle des « hallucinations négatives ». On suggère à une personne hypnotisée que, revenue à l’état normal, elle ne verra plus tel objet ou tel individu présent, et, effectivement, après son réveil, elle ne le voit plus. De là nos psychologues se sont empressés de conclure : — Pour que l’objet présent cesse d’être vu par la personne normale, il faut qu’il soit reconnu par un autre personnage subconscient, comme étant l’objet qu’on a ordonné de ne pas voir ; c’est donc le personnage subconscient, développé par l’hypnotisme, qui, après le réveil, « prend pour lui la vue de cet objet » dont il a conservé le souvenir194. — Selon nous, il ne faut pas multiplier ainsi les êtres sans nécessité, et on ne doit s’écarter que le moins possible des explications ordinaires pour expliquer l’extraordinaire.

Les hallucinations négatives ont plusieurs explications possibles. Selon Wundt, le cerveau partiellement engourdi a une réceptivité moindre pour toutes les impressions sensorielles autres que celles sur lesquelles l’hypnotiseur tourne l’attention du sujet ; l’attention étant exclusivement concentrée en une autre direction, les sensations causées par l’objet que le sujet croit absent deviennent très indistinctes. Nous croyons surtout que le patient est dans un état d’obéissance passive et de foi aveugle. Est-il bien vrai, d’ailleurs, qu’une somnambule réveillée ne voie aucunement la personne qu’on lui a suggéré de ne pas voir ? Elle ne veut pas la voir, ni surtout reconnaître qu’elle la voit, tout comme il y a des gens qui se refusent à l’évidence. Elle est persuadée qu’elle ne peut pas et ne doit pas voir, ni avouer qu’elle voit ; tel est l’état de sa volonté prévenue et docile à la consigne. Cet état, à son tour, réagit sur la perception des objets environnants : il fait abstraire systématiquement telle partie, tel objet au profit des autres ; l’intelligence devient attentive à tout, excepté à cet objet. N’oublions pas que, pour la psychologie contemporaine, une perception est toujours une « synthèse de sensations et d’images » : quand vous apercevez une orange, vous n’avez que la sensation actuelle d’un disque coloré, mais vous liez à cette sensation telles images et tels souvenirs : forme sphérique, solidité, odeur et saveur. De même, pour reconnaître une personne, il faut faire une série de synthèses, qui rattachent certains souvenirs à l’ensemble des sensations actuelles. Chez l’hypnotisée, il y a après le réveil la forte persuasion de l’absence nécessaire d’une personne, jointe à l’exaltation de toutes les autres sensations ; de là un trouble de la synthèse, qui rejette dans la pénombre l’image réelle de la personne présente, l’efface même par une sorte de paralysie partielle. La mère qui dort en faisant abstraction de tout, excepté de la voix de son enfant, se suggère à elle-même une sorte « d’anesthésie systématisée », au profit d’une seule idée qui efface le reste. Si, dans tous les faits de ce genre, la besogne était réellement partagée entre deux personnalités distinctes, la communication entre les deux serait inconcevable ; on ne voit pas comment, parce que la personne inconsciente verrait l’objet qu’on a suggéré de ne pas voir, la personne consciente pourrait cesser de l’apercevoir : de ce que vous voyez un arbre que je regarde, il n’en résulte point que je cesse de le voir. On est donc obligé d’expliquer l’absence de vision dans la personne consciente elle-même, à laquelle il faut toujours revenir195.

Dans ces difficiles problèmes, la nouvelle école de psychologie fait appel trop tôt aux décompositions du moi, pour expliquer des phénomènes dont une bonne partie rentre dans les lois ordinaires de la psychologie. C’est là une réaction exagérée contre l’ancienne doctrine de l’unité du moi.

On admet volontiers aujourd’hui, comme éléments primitifs de la conscience, des états absolument détachés, sans aucun germe de moi et de non-moi, qui ensuite pourraient s’agréger et se désagréger de cent façons. C’est là méconnaître que le plus élémentaire des états psychologiques, enveloppant à la fois une sensation reçue du dehors et une réaction exercée du dedans, enveloppe aussi en germe le contraste du non-moi et du moi. Tout état psychique renferme, à un degré quelconque, sensation et appétition, par conséquent une opposition de fait entre l’action de l’extérieur et la réaction de l’intérieur. Cette opposition de fait n’a pas besoin d’être pensée et jugée pour être immédiatement sentie, et il est bien difficile qu’elle ne soit pas toujours sentie à quelque degré. Selon nous, une science plus avancée fera reconnaître que la conscience est, pour ainsi dire, essentiellement polarisée, alors même que les deux pôles, moi et non-moi, ne sont pas conçus par l’intelligence dans leur essentielle antithèse. Brisez un aimant en particules de plus en plus petites, vous aurez encore les deux pôles, l’un propre à attirer, l’autre à repousser. De même, en tout phénomène physiologique et psychologique, il y a la direction vers le dehors et la direction vers le dedans, qui se manifestent par l’attraction et la répulsion, par le désir et l’aversion, ces deux pulsations de tout cœur qui vit. Mordre ou être mordu ne se confondront jamais, même pour le plus humble des vivants : il n’a pas besoin de savoir conjuguer aucun verbe pour discerner le passif de l’actif. Jusque dans le plus rudimentaire des réflexes ou des mouvements instinctifs, les deux directions différentes du mouvement reçu et du mouvement restitué sont discernées par l’animal, d’un discernement sensitif et non intellectuel. Le fameux passage du sujet à l’objet, qui embarrasse tant les Berkeley et les Fichte, est tout accompli dès la première sensation du dernier des animaux : cette sensation enveloppe la conscience immédiate d’une action qu’il exerce au milieu d’un monde réel qui réagit. Selon les observations d’Engelmann, les rhizopodes retirent en arrière leurs pseudopodes lorsqu’ils touchent des corps étrangers, même si ces corps étrangers sont les pseudopodes d’autres individus de leur propre espèce ; au contraire, le contact mutuel de leurs propres pseudopodes ne provoque aucune contraction. Ces animaux sentent donc déjà un monde intérieur et un monde extérieur, même en l’absence d’idées innées de causalité et probablement sans aucune conscience claire de l’espace. A plus forte raison, chez l’homme, chaque image ou groupe d’images conserve toujours un rapport réel à l’individu vivant, un lien quelconque avec la masse du cerveau et de l’organisme.

De plus, le cerveau n’étant jamais tout d’un coup changé dans sa masse entière, il reste toujours dans l’état nouveau quelque chose de l’ancien. A cette masse durable du cerveau répond un sentiment permanent d’individualité. Enfin, ce qui change l’individualité en une personne consciente, c’est la synthèse des images diverses sous une idée-force, qui est l’idée du moi. Au-dessus des images particulières, une sorte d’image générale se forme, but de toutes les autres, centre de leur commune orientation. Toutes les fois qu’une sensation ou image se produit, non seulement elle s’associe à d’autres images selon certaines relations, mais encore elle se lie à l’idée du moi. Ce lien, en devenant conscient et même irréfléchi, constitue le jugement d’attribution au moi : je souffre, je jouis, je vois la mer, j’entends le tonnerre, etc.

Le jugement d’attribution est, nous l’avons vu, en germe dans toute image, mais il n’y est qu’en germe, et on peut concevoir qu’une vibration en un point isolé du cerveau, le reste étant comme paralysé, aboutisse à une image sans attribution consciente au moi, presque suspendu en l’air, pour ainsi dire. Ce sera par exemple, l’idée de tel mouvement, laquelle, étant seule, entraînera aussitôt le mouvement même et, persistant, fera persister le mouvement. De là, on s’en souvient, l’état de catalepsie.

Ainsi se produit la désagrégation intellectuelle. Dans les états de ce genre, le lien des images particulières avec l’ensemble et avec le sentiment du moi, n’est plus le même qu’à l’état normal : il a lieu par d’autres voies de communication et d’autres intermédiaires ; quoique subsistant toujours, il est affaibli au point d’être pratiquement comme s’il n’était pas. C’est ce qui produit une apparente mutilation de la personne, parallèle à la scission du mécanisme cérébral. Des groupes d’images semblent prendre une vie à part et un développement autonome, qui en fait comme un autre moi dans le moi. Supposez que, dans un piano, toutes les notes touchées soient rendues silencieuses par une sorte d’inhibition exercée sur les cordes vibrantes, mais qu’on entende les harmoniques qui accompagnent d’ordinaire la note principale. Quand on frappera l’ut, on n’entendra plus l’ut, mais on entendra son octave, sa tierce, sa quinte, etc. ; on aura une série de murmures d’harmoniques qui auront pris le rôle des notes principales, tandis que les notes principales auront pris le rôle affaibli et indistinct des harmoniques. Au reste, c’est ce qui aurait lieu pour une oreille incapable de percevoir les sons ayant trop d’intensité, capable au contraire de percevoir les sons d’une intensité aussi faible que celle des harmoniques. Une sonate de Beethoven serait ainsi métamorphosée en une tout autre série de notes et d’accords, liée cependant à la première par des relations déterminées. Un phénomène analogue se passe dans la conscience de l’hypnotisé : il y a paralysie pour certaines perceptions et idées qui, à l’état de veille, sont dominantes ; il y a, au contraire, conscience des sons harmoniques qui accompagnaient le son principal. On a alors une transposition étrange des états de conscience, qui conservent cependant entre eux des rapports logiques. Quand les notes principales redeviennent conscientes, leur intensité relative rend imperceptibles les notes harmoniques, qui rentrent alors dans une subconscience mal à propos confondue avec une absolue inconscience. Au contraire, le somnambulisme met-il l’étouffoir sur les notes principales, toutes les notes subconscientes deviennent seules conscientes. Il suffit d’un petit ressort pour lever ou abaisser les étouffoirs et pour changer ainsi toute la symphonie. Un mécanisme plus complexe peut même, au lieu d’une succession, amener une coexistence des deux harmonies diverses et des deux séries de mouvements musculaires corrélatifs : c’est ce qui a lieu chez ces demi-somnambules qu’on appelle les médiums. En un mot, il se produit des apparences de personnalités successives ou simultanées dans un même être vivant. Ces personnalités, ces rôles pris au sérieux et vécus sont des groupes divers d’idées-forces rangées sous une idée dominante, groupes dont la synthèse est mal opérée par le cerveau. Un phénomène d’éclairage intérieur fait monter à la lumière les éléments perdus dans l’ombre, rentrer dans l’ombre les éléments d’abord lumineux. Supposez encore qu’une substance quelconque rende vos yeux sensibles aux rayons ultra-violets du spectre, normalement invisibles, en vous enlevant la vue des rayons normalement visibles, voilà le panorama du monde changé : vous verrez des merveilles que vous n’aperceviez pas, vous cesserez de voir ce qui affectait jadis votre vision. Il y a des réactions chimiques et aussi des phénomènes de vie végétative qui sont sous la dépendance des rayons ultraviolets : peut-être ce monde subspectral vous serait-il en partie révélé. Même dans l’état actuel de notre vision, après avoir regardé un objet, nous pouvons en avoir des images complémentaires et des images négatives qui, si elles étaient plus constantes et plus systématisées, seraient pour nous un nouvel aspect du cosmos.

Lorsque, dans l’état anormal de la conscience, il reste encore un souvenir de l’ancien état, l’être s’apparaît toujours à lui-même comme un : s’il y a une scission plus complète, il semble divisé en deux, et peut alors attribuer à un autre ce qu’il a fait lui-même. Telle est cette aliénée de Leuret, qui avait conservé la mémoire très exacte de sa vie jusqu’au commencement de sa folie, mais qui rapportait cette période de son existence à une autre qu’elle.

Les cas de ce genre où le sujet que l’on prétend dédoublé connaît à la fois ses deux états, ne sont point encore, selon nous, des cas de dédoublement véritable. Dire : je ne suis plus le même, c’est affirmer qu’on est encore le même, puisqu’on relie par je les deux états et qu’on les embrasse d’un seul regard. Alors même qu’on désignerait les deux personnages par des noms différents, appelant l’un moi, l’autre Paul ou Pierre, le seul fait de les connaître tous les deux prouve encore qu’il y a un lien dans une même personne entre les deux sous-personnalités.

Les seuls cas de vrai dédoublement sont ceux où les deux personnes sont entièrement ignorées l’une de l’autre, si bien que la première ne soupçonne même pas l’existence ou l’action de la seconde, et réciproquement. C’est ce qui paraît avoir eu lieu pour la dame américaine de Mac-Nish, qui, après un long sommeil, entrait dans une phase d’existence où elle se rappelait les phases analogues sans soupçonner les phases intercalées ; elle ne se rappelait ces dernières qu’une fois revenue à son premier état. Ici, la synthèse intellectuelle fait extrêmement défaut.

Un autre genre de dédoublement consiste, non plus dans la succession, mais dans la simultanéité de divers groupes opposés d’impressions, d’idées, d’impulsions. M. Jules Janet endort une hystérique ayant un membre insensible, et il lui dit : — Après votre réveil, vous lèverez le doigt pour dire oui, vous le baisserez pour dire non, lorsque je vous interrogerai. — L’hystérique réveillée, M. Jules Janet la pique un certain nombre de fois à une de ses régions insensibles. — « Sentez-vous quelque chose ? » — Non, répond le personnage conscient et éveillé ; mais en même temps, suivant le signal convenu avec la partie subconsciente de la personne, avec celle qui avait été précisément en action dans l’hypnotisme, le doigt se lève pour dire oui et indique même exactement le nombre de piqûres faites. C’est dans le même cerveau que se formule la double réponse, celle du doigt qui dit oui, celle des lèvres qui disent non, mais le oui et le non sont les aboutissants de deux séries de vibrations cérébrales opposées, dont la synthèse manque. Il y a chez l’hystérique, au sein même de la veille, une sorte de rêve qui persiste comme accompagnement à la conscience distincte, une sorte de pensée machinale et crépusculaire qui n’arrive que par suggestion à s’exprimer au dehors : la suggestion, ici, a lieu par l’excitation du membre insensible. La pensée claire dit alors le mot non, mais la sensation obscure, à l’aide du doigt, répond oui. C’est qu’un groupe d’impressions confuses s’est, développé en son propre sens sous la masse des pensées distinctes. L’hystérique joue deux rôles à la fois et s’identifie avec ses deux rôles, comme un acteur qui jouerait un duo à lui seul, et qui serait tellement plein de son sujet qu’il se croirait successivement Pauline et Polyeucte, oubliant Polyeucte quand il est Pauline, Pauline, quand il est Polyeucte. L’hystérie est une demi-folie, un rêve éveillé. Nous ne changeons pas de personnalité, comme de vêtement, parce qu’en rêvant nous nous croyons successivement ou même simultanément César et Napoléon, mais il y a dans notre conscience une fausse classification de nos souvenirs, mal ramenés à l’unité.

On connaît les magnifiques expériences de M. Pierre Janet. En plongeant, par de nouvelles passes, un sujet déjà endormi dans un somnambulisme nouveau et renforcé, il a développé chez un même individu des personnalités successives, telles que Léonie 1, Léonie 2, Léonie 3. Au fond, ces personnalités ne sont que des sous-mémoires diversement systématisées, avec des tendances corrélatives de la volonté également systématisées. En d’autres termes, ce sont différentes associations d’idées impulsives, d’idées-forces. Léonie 3 écrit une lettre tandis que Léonie 1 croit qu’elle coud. Lucie 3 vient réellement au cabinet du docteur, tandis que Lucie 1 se croit réellement à la maison. Ordinairement, chaque personnage a un nom particulier, auquel il répond. Adressez-vous à Lucienne, elle dira qu’elle voit tel objet ; adressez-vous à Adrienne, second nom de la même personne, elle répondra qu’elle ne voit pas cet objet. C’est une comédie à cent actes divers, dont la comédienne est dupe toute la première et ne voit pas l’unité. Ici encore, comparaison est raison, en vertu de l’harmonie du physique et du mental : nous pouvons donc comparer le tissu des idées à la toile que fabrique Io tisserand : une « chaîne » est tendue, à travers laquelle les navettes doivent faire passer les fils de diverses couleurs pour former la « trame » aux dessins changeants ; il suffit au tisserand de lever certaines portions de la chaîne, d’en tenir d’autres abaissées, pour lancer la navette à travers tels fils, non « à travers tels autres. Ceux-ci sont alors comme s’ils n’existaient pas, quoique prêts à reprendre rang plus tard. C’est l’image grossière du mécanisme cérébral : certaines chaînes d’idées et d’impulsions corrélatives peuvent être mises à l’écart ; d’autres peuvent se soulever pour recevoir tous les fils colorés qu’entraîne avec elle la navette de la pensée. Les dessins changent, et ce n’est plus la même trame d’idées, quoique la chaîne demeure toujours la même dans son fond.

L’idée du moi est un centre constant de souvenirs et d’impulsions se rattachant à ces souvenirs : l’altération de l’idée du moi s’explique donc par celle de la mémoire.

L’altération de la mémoire, à son tour, s’explique par celle de la sensibilité. Une des conclusions les mieux établies par la psychologie contemporaine, c’est que les souvenirs sont simplement des images ou sensations renaissantes. Ces images occupent les mêmes parties centrales du cerveau que les sensations elles-mêmes. Les modifications de la sensibilité doivent donc entraîner des modifications parallèles de la mémoire et, conséquemment, de la personnalité. Les troubles de la sensibilité exaltent ou, au contraire, dépriment et même suppriment certains groupes d’images, conséquemment de souvenirs. Or, les hystériques ont des troubles évidents de la sensibilité. De même, les hypnotisés présentent la dépression ou l’exaltation de certains sens. Le somnambulisme, dit M. Pierre Janet, change les images prédominantes, sans créer des sensibilités absolument nouvelles ; il relève de leur effacement certaines images particulières, il en fait un centre nouveau autour duquel la pensée « s’oriente d’une manière différente ». Réveillés ensuite, « les sujets reprennent leur pensée habituelle. »

Aux troubles de la sensibilité se rattachent, d’importantes perturbations dans ce qu’on appelle le « langage intérieur », c’est-à-dire dans cette conception mentale de mots sans laquelle nous ne pourrions vraiment penser. Les actions et idées un peu complexes ne peuvent se conserver dans la mémoire et se rappeler à la conscience que par le moyen d’autres images plus maniables et plus subtiles qui en sont les substituts, les signes : ce sont les mots du langage, sortes de gestes intérieurs et cérébraux substitués à des actions plus complexes. La parole n’est autre chose qu’une série de ces gestes accomplis par les muscles du larynx et associés à des représentations du cerveau. Les images verbales sont comme des points d’application faciles et rapides pour une série d’actes conscients de volonté, à la fois commencés et retenus. Or, on sait que les images qui constituent le langage intérieur ne sont pas les mêmes chez tous les individus. C’est ce qu’ont prouvé les belles recherches anatomiques et cliniques de M. Charcot, dont on trouvera le résumé dans le livre de M. G. Ballet sur le Langage intérieur. Les uns se servent de préférence de telle sorte d’images, les autres d’images différentes : en pensant, les uns entendent, les autres voient, les autres prononcent des mots. Du trouble de l’un ou de l’autre des organes cérébraux nécessaires à la fonction complexe du langage résulte une forme déterminée d’amnésie : surdité verbale (on ne comprend plus les mots que l’on entend), cécité verbale (on ne comprend plus les mots qu’on voit écrits), aphasie motrice (on ne sait plus articuler les mots), aphasie graphique (on ne sait plus les écrire). Une même lésion produit donc des effets très différents sur l’intelligence et la mémoire selon qu’elle frappe des individus qui, pour penser et parler intérieurement, usent habituellement de telle ou telle catégorie d’images. Pour un individu dont tous les souvenirs sont « cristallisés » autour des images motrices, la perte des images visuelles n’a pas grande importance ; elle supprimera, au contraire, toute mémoire et toute parole chez un autre sujet qui se sert de ces images visuelles. Selon M. Pierre Janet, il se produit chez les hystériques et les somnambules quelque chose d’analogue aux aphasies et amnésies. Pour comprendre la mémoire alternante des somnambules, qui semblent passer périodiquement d’une vie à l’autre, M. Pierre Janet suppose qu’elle est due à une « modification périodique (spontanée ou provoquée) dans l’état de la sensibilité et, par conséquent, dans la nature des images qui servent à former les phénomènes psychologiques complexes, en particulier le langage ». Une femme passe, par exemple, du « type visuel » au « type moteur » et réciproquement ; dès lors, la personne qui pensait tout au moyen des signes fournis par la vue semble disparaître pour faire place à celle qui se sert des signes moteurs. En réalité, ce sont des mémoires alternantes, qui tendent chacune à prendre la forme d’une personnalité particulière.

VII
Conclusion §

En somme, la psychologie prend de nos jours une direction qui méritait d’être signalée et appréciée à cause de toutes les conséquences qu’elle entraîne. Si on s’intéresse aux généralisations de la physique moderne, comment ne s’intéresserait-on pas davantage encore aux grandes conclusions de la psychologie, qui touchent de si près à la morale, à la science sociale, enfin à la métaphysique et à la religion ?

Au temps où M. de Hartmann publiait ses ouvrages, l’inconscient était à la mode : on voulait le voir partout, et on faisait de la conscience une sorte de feu follet promenant çà et là sa lueur accidentelle dans le grand cimetière de l’inconscience. Nous avons alors réagi pour notre part : nous avons soutenu que la prétendue inconscience était ou un affaiblissement de la conscience ou un déplacement de la conscience, passant d’une partie de l’organisme à l’autre, ou enfin un dédoublement de la conscience, qui changeait ainsi de forme et de support, mais sans pouvoir disparaître. Et par conscience, nous entendions un état mental quelconque : sensation sourde, sourd besoin, aise ou malaise, etc. Les recherches récentes de la psychologie confirment cette doctrine, chassent de plus en plus l’inconscience absolue du domaine de la vie. On retrouve des états « psychiques », et même parfois de vraies consciences systématisées, des moi plus ou moins rudimentaires, là où récemment on se figurait qu’il n’y avait plus que des mouvements de machine brute. Après avoir imaginé des sensations inconscientes, des plaisirs et douleurs inconscients (ô merveille !), des perceptions inconscientes, des raisonnements inconscients (et, disait-on, d’autant plus infaillibles), on découvre que tout cela était le masque d’une vraie sensibilité, qui peut bien être inconsciente pour nous, comme Pierre est inconscient pour Paul, mais qui n’est pas plus inconsciente en elle-même que Pierre et Paul ne le sont chacun en soi. Parce que le moi ne distingue pas clairement un état mental, on ne peut plus en conclure aujourd’hui que cet état n’existe point et qu’il ne soit pas toujours un état de conscience, c’est-à-dire de sensibilité et d’appétit. En outre, quand l’état mental n’existerait vraiment plus pour notre sensibilité, à nous, on comprend qu’il puisse encore être senti par quelque autre que nous, par quelque partie de notre organisme différente de ce cerveau qui est le vrai siège du moi raisonnant.

Rien ne se perd dans la nature ; tout se métamorphose. C’est le grand principe qui régit la physique contemporaine ; nous croyons qu’il ne tardera pas à régir aussi la psychologie. On découvrira que la conscience prend une foule de formes et de directions, comme le mouvement revêt une foule de figures dans l’espace : elle est tantôt sensation de lumière, tantôt sensation de chaleur, tantôt faim ou soif, tantôt volition. Intense en tel point de l’organisme, elle est plus faible en tel autre ; affaiblie ici, elle se renforce là ; centralisée aujourd’hui, elle peut se dédoubler demain. Elle est ondoyante comme le mouvement même, qui n’est probablement que le dessin extérieur de ses propres ondes. La création et l’annihilation du mental sont aussi inconcevables que la création ou l’annihilation du mouvement. On posera donc bientôt en principe la continuité, la permanence et la transformation des modes de l’énergie psychique, germes des idées-forces. Une science plus avancée que la nôtre découvrira la vie partout, et, avec la vie, du mental à un degré quelconque, de la sensation et de l’appétit ; si bien qu’on aura fini par exorciser le fantôme de l’inconscient et par reconnaître ce que nous avons proposé d’appeler l’ubiquité de la conscience.