Anatole France

1949

La vie littéraire. Cinquième série

2016
Anatole France, La Vie littéraire : cinquième série, Paris, Calmann-Lévy, 1949, II-350 p. Source : Internet Archive. Articles parus dans Le Temps de 1886 à 1893. Avertissement de l’édition de 1949, Note en annexe et notes de l’éditeur non repris. Graphie des titres normalisée.
Ont participé à cette édition électronique : Lucie Mollier (OCR et Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

La critique et l’École normale §

À propos des Études littéraires sur le dix-neuvième siècle, de M. Faguet. — La critique et l’École normale. — Nos poètes.

Me trouvant dimanche en belle compagnie de savants et de poètes, j’entendis parler des études littéraires de M. Émile Faguet sur le dix-neuvième siècle. Quelques-uns admiraient qu’un petit livre de critique fît aujourd’hui quelque bruit. Mais on leur assura que M. Faguet dit ce qu’il pense et pense quelque chose, et ils convinrent que c’est un homme rare. Chacun s’informa de lui. Nous apprîmes qu’il était professeur. Tout le monde n’en fut pas content, mais personne n’en fut surpris. Les universitaires occupent beaucoup de places dans le journalisme littéraire. Bientôt ils les occuperont toutes. Les poètes et les romanciers se plaignent généralement de cette conquête. Ils en considèrent les effets avec plus ou moins de sagesse et de désintéressement, mais ils n’en recherchent jamais les causes. Il serait pourtant curieux de les connaître. Je crois, pour ma part, en avoir trouvé une, et, sans me flatter, ce n’est pas la moindre. Je vais vous la donner tout d’un bloc, quitte à vous étonner. C’est que pour écrire il faut penser, et qu’aujourd’hui on n’apprend plus guère à penser qu’à l’École normale. Je ne dis pas qu’on y enseigne à penser grandement ; c’est une tout autre question, et il faudrait examiner au préalable si jamais école enseigna les grandes pensées. Je m’en tiens à ce point qu’il y a un art de penser et que les professeurs de la rue d’Ulm enseignent les principes de cet art, comme les professeurs de l’École des Beaux-Arts enseignent les éléments de la peinture et de la sculpture. Je ne crois pas que cela puisse être contesté. Il est malheureusement tout aussi certain que les jeunes gens n’apprennent plus rien de pareil au lycée. Autrefois, en doublant leur rhétorique et en faisant une année de philosophie, ils s’habituaient à lier des idées et à former des raisonnements.

Mais maintenant la rhétorique n’est qu’une préparation au baccalauréat et la philosophie n’est guère suivie. D’ailleurs les programmes actuels de l’enseignement secondaire sont mieux faits pour encombrer la mémoire que pour former l’intelligence. Un bachelier d’aujourd’hui ne sait ni apprendre ni réfléchir ; un normalien le sait un peu. Il est prêt à écrire proprement cinquante lignes sur un livre ou sur une comédie. Quand une place est vacante dans un journal, il la prend. Que sert de gémir ? Pour la lui disputer, il faut être aussi habile. Je voudrais me tromper, mais il me semble que nous avons aujourd’hui beaucoup de mal à lier nos idées. Il serait bien nécessaire que nos jeunes gens apprissent à penser : c’est plus difficile que de faire un roman réaliste ou des vers de facture, mais c’est plus utile aussi.

Quand personne ne pourra plus employer exactement un mot abstrait et qu’on ne saura plus rédiger un article de loi dans une Assemblée française, on s’apercevra peut-être que les vieilles humanités ne méritaient pas le dédain sous lequel elles sont tombées. Il s’agit bien, en vérité, de la conquête de la presse par l’École normale ! C’est l’avenir intellectuel de la France qui est en question.

J’appris donc, dimanche, d’un médecin cher aux Muses, que M. Émile Faguet, ancien élève de l’École normale, professeur agrégé des lettres, docteur ès lettres et critique dramatique de La France, avait jugé, en quatre cents pages, Chateaubriand, Lamartine, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Prosper Mérimée, Michelet, George Sand et Balzac, et que ses jugements étaient toujours sincères, souvent hardis, quelquefois nouveaux.

Je m’en assurai le soir même ; je lus son livre et je reconnus que M. Faguet parle en homme libre de ces maîtres du peuple. Puisqu’il est franc, il doit aimer la franchise. Je vais lui plaire singulièrement en lui disant que la première phrase de son livre m’a prévenu contre lui, et que mes préventions ne sont pas encore tout à fait dissipées à l’heure qu’il est.

« Ceci, dit M. Faguet, en parlant de son ouvrage, n’est pas une histoire de la littérature française au dix-neuvième siècle. Ce ne sont que dix études sur les écrivains de cette période qui ont paru à l’auteur les plus dignes d’un examen attentif. »

Or, je n’ai pu admettre tout d’abord que Thiers ou Guizot ou Augustin Thierry, par exemple, fussent moins dignes d’un examen attentif que Mérimée et Théophile Gautier. J’ai bien cru trouver ensuite dans la nature d’esprit de M. Faguet la raison de ces exclusions étranges et considérables. M. Faguet a horreur de la politique ; il n’y entend rien et n’y veut rien entendre.

Quand un écrivain est étroitement mêlé aux affaires de son temps et que ses écrits sont inséparables de ses actes, M. Faguet laisse là l’homme et l’œuvre. Il se dit, pour se contenter soi-même, qu’il n’y a là ni artiste ni chose d’art. Il aime médiocrement l’histoire, qui après tout est faite de politique, et il remet volontiers à d’autres les intérêts publics qui s’attachent aux nôtres.

Il isole les hommes ; il isole les ouvrages. Il sépare, il disloque. Il analyse, analyse, analyse. Je lui dirai que la critique, ainsi comprise, perd le mouvement, l’étendue et plusieurs autres attributs de la vie. Ce sera encore un effet de ma franchise, et il m’en aimera davantage.

Un jour que j’eus l’honneur de rendre visite à M. Cuvillier-Fleury, en sa modeste et décente maison de l’avenue Raphaël, je le trouvai dans son cabinet de travail, au milieu de ses livres, que ses yeux éteints cherchaient encore. Il me parla d’idées très générales, avec cette sagesse abondante des vieillards, cette éloquence de neige dont Homère a donné le modèle dans les discours de Nestor et qui nous touche infiniment, parce qu’elle imprime aux grands lieux communs la vérité de la chose éprouvée. Ces hommes pleins d’ans sentent certaines vérités que nous savons seulement. Ils ne peuvent nous dire que la vie est courte et que l’art est long sans nous pénétrer d’une tristesse philosophique. Tant il est vrai, monsieur Faguet, que les paroles sont des actes et tirent toute leur force des circonstances ! M. Cuvillier-Fleury voulut bien me parler des lettres, qui sont l’honneur de l’homme. Les livres de sa bibliothèque, rangés autour de lui, et dont je voyais les titres d’or sur les dos de basane, faisaient comme un accompagnement à ses paroles. Peu à peu, par une succession naturelle et facile d’idées, il parla de la philosophie, de l’éloquence et de l’histoire, ce qu’on appelait autrefois les genres. Sa parole avait de la dignité et de la prudence. J’entends par prudence ce qui convient à la conduite de l’esprit. Tout à coup, il s’anima ; sa voix devint mordante et forte.

— Eh ! me dit-il, il y a au-dessus de cela, monsieur, la critique ! Histoire, philosophie, éloquence, poésie même, que ne comprend-elle pas ? Elle embrasse tout ; il n’est rien au monde qui ne soit de son domaine.

Et il développa amplement sa pensée.

C’est un vieux critique qui parlait ainsi. Pourtant je ne fus pas tenté de sourire. Si les critiques ne vantaient pas la critique, qui le saurait faire convenablement, je vous prie ? À ceux qui lui eussent reproché de parler pour lui-même, M. Cuvillier-Fleury aurait pu répondre ce que le capitaine Bernal Diaz, un des conquérants de la Castille d’or, répondit aux seigneurs licenciés qui lui faisaient un grief des louanges qu’il s’était spontanément décernées :

— Si je ne m’étais loué moi-même et si je n’avais loué mes compagnons, s’écria le vieux conquistador, qui l’eût fait à ma place ? Serait-ce, par hasard, les oiseaux et les nuées qui passaient sur nos têtes tandis que nous donnions de si grands coups ?

Le capitaine parla bien et M. Cuvillier-Fleury mieux encore. Il eut raison. La critique comprend l’histoire, la philosophie, la morale, la politique, la jurisprudence et la poésie, à la seule condition que celui qui l’exerce soit poète, législateur, homme d’État, moraliste, philosophe et historien.

On dira que la rencontre de tant d’hommes en un seul est rare. Du moins, elle n’est pas tout à fait impossible. Rappelez-vous Sainte-Beuve et ses Lundis. À petits pas, en de belles promenades, il a visité presque tous les pays de la pensée humaine. Jeune, il nous menait sous les myrtes des poètes et dans les grands parcs où conversent de doctes dames du temps passé. Il nous conduisit, dans sa forte maturité, chez les moralistes et les politiques, et parmi les anciens. Vieux et près de mourir, il visitait des champs de bataille. Cet homme voulait tout voir et tout montrer. Voilà la grande critique. Elle est un art, elle crée. Oui, elle crée ! Comment ? Comme on crée toujours : par le désir et l’amour.

M. Émile Faguet n’a ni des curiosités si vastes, ni des ardeurs si généreuses. Il lui suffit d’être un lettré et un homme de goût. Et cela est encore très distingué. Il est enclin à croire que la littérature est la seule chose qui existe au monde ; en quoi il se trompe. Il existe beaucoup d’autres choses. Il n’est point un philosophe, mais il a l’esprit de finesse et un sens généralement assez droit. Je vous assure que son livre m’a beaucoup intéressé et que j’ai su gré à l’auteur de ses jugements quand ils étaient conformes aux miens. Il y a encore une raison qui me fait croire que son livre est bon. C’est qu’il m’a donné à penser. J’ai fait en le lisant beaucoup de réflexions. Elles ne sont point coordonnées ; elles roulent en désordre dans ma tête ; mais c’est de ma faute et non de la sienne.

J’ose dire qu’il est dommage qu’elles soient si brouillées, car elles sembleraient d’une grande douceur si on pouvait les comprendre. Elles tendent toutes, par des chemins détournés, à établir la tolérance dans les jugements et la concorde dans les sympathies. La première qui me vint fut un émerveillement. En lisant les beaux vers de Lamartine, de Vigny, de Musset, que cite çà et là M. Faguet avec un goût délicat, je m’abîmai dans une sorte d’admiration. Peut-on, me dis-je, nous charmer ainsi, non point avec des formes et des couleurs comme fait la nature en ses bons moments, qui sont rares, mais avec des petits signes empruntés au langage ! Ces signes éveillent en nous des images divines. C’est là le miracle ! Un beau vers est comme un archet promené sur nos fibres sonores. Ce ne sont pas ses pensées, ce sont les nôtres que le poète fait chanter en nous. Quand il nous parle d’une femme qu’il aime, ce sont nos amours et nos douleurs qu’il éveille délicieusement dans notre âme. Il est un évocateur. Quand nous le comprenons, nous sommes aussi poètes que lui. Et croyez-vous que nous aimerions tant nos Musset et nos Sully Prudhomme, s’ils nous parlaient d’autre chose que de nous ? Quel heureux malentendu ! Les meilleurs d’entre eux sont des égoïstes. Ils ne pensent qu’à eux. Ils n’ont mis qu’eux dans leurs vers et nous n’y trouvons que nous. Ils font Le Crucifix et le Souvenir pour se contenter, et, quand nous lisons ces poèmes, nous croyons qu’ils sont faits pour nous, parce que nous les refaisons en les lisant. Les poètes nous aident à aimer. Ils ne servent qu’à cela. Et c’est un assez bel emploi de leur vanité délicieuse. C’est pourquoi il en est de leurs poésies comme des femmes : rien n’est vain comme de les louer ; la mieux aimée sera toujours la plus belle. Quant à faire confesser au public que celle qu’on a choisie est incomparable, cela est plutôt d’un chevalier errant que d’un homme sage. Il y a longtemps et trop longtemps de cela : un jour, étant en rhétorique, je fus premier en dissertation française, contrairement à toutes mes habitudes. Mes parents, heureux et surpris, me conduisirent au théâtre pour me récompenser. Il advint ce qui devait arriver. Nul n’échappe à sa destinée. Je devins amoureux de la première actrice que je vis, ce qui était bien naturel. Dans le désordre subit de mon âme, plusieurs choses m’étonnaient. Mais, ce que je concevais moins que tout le reste, c’est qu’on pût voir une telle créature sans l’aimer mortellement. Pourtant mon voisin ne l’aimait guère, car il l’appela devant moi « grande perche ». Ce propos me choqua plus que je ne saurais dire. Surtout il me parut incompréhensible. Il me semblait que tous les hommes étaient des infidèles, puisqu’ils ne partageaient pas mon culte. Oh ! j’étais alors un enfant pieux. Mais je ne devins pas un fanatique et j’ai consenti depuis à ce que tout le monde n’aimât pas la même femme que moi. J’ai même trouvé quelque avantage à cette diversité de goûts qui éparpille les désirs. J’ai cherché volontiers ma joie et mon idéal dans les allées désertes. Cependant j’ai voulu longtemps encore qu’on adorât, à l’exclusion des autres, les poètes de mon choix. Ce n’était guère plus raisonnable. Enfin, j’ai fait un pas de plus dans la sagesse. Désormais, je ne demanderai plus à personne, pas même à M. Faguet, de sentir comme moi la poésie. Je sais trop que mon goût c’est moi-même, et que lire un livre c’est le refaire. Nous avons en nous, tous tant que nous sommes, un exemplaire de chacun de nos poètes, que personne ne connaît et qui périra à jamais avec toutes ses variantes lorsque nous ne sentirons plus rien. Je vais tout seul, quand le cœur m’en dit, faire mes dévotions à Lamartine et aussi à de plus petits dieux, auxquels j’ai dédié une chapelle rustique dans quelque coin ignoré de mon âme.

Mais M. Faguet dédaigne les petits dieux lyriques qui ne feraient point honneur à sa critique. Il ne hante que les panthéons. Encore n’est-il aucun de ses immortels qu’il ne querelle. Il reproche à celui-ci son élégante mollesse, à celui-là sa faible imagination, au troisième la vulgarité de son âme et la pauvreté grossière de sa pensée. Et c’est, je crois bien, celui-là qu’il préfère. Tous ces reproches, je me hâte de le dire, sont bien fondés. Ce que j’admire en M. Faguet, ce n’est pas qu’il voie les défauts des poètes qu’il aime, c’est qu’il n’aime point ces défauts. C’est là un degré de vertu auquel je désespère d’atteindre jamais. Je me crois assez subtil pour saisir les imperfections de ceux que j’aime, qu’ils soient poètes ou non. Mais ces imperfections me sont chères ; je m’y plais, je m’y délecte, j’en fais mes délices. C’est un grand péché.

M. Édouard Drumont et la question juive §

M. Édouard Drumont et la question juive. — Les souvenirs et les haines du vieux Jacob. — Les tribus reconstituées et le nouveau royaume de Jérusalem. — Paroles de justice et de paix. — La parabole des trois anneaux.

Une œuvre ardente d’apôtre et d’illuminé, un livre incohérent, bizarre, furieux, aux mille pages enflammées, a été jeté comme un brandon sur Paris, et voilà les têtes en feu.

La question juive, qui couvait, éclate avec violence. C’est une question immense, confuse, pleine d’obscurités, et que les passions vont obscurcir encore. Dès qu’on l’aborde, on est embarrassé.

Qu’est-ce qu’Israël ? — C’est une race, répond M. Drumont. — C’est une religion, répond M. Renan.

On ne peut savoir combien il y a de juifs répandus sur le globe. Malte-Brun dit qu’il y en a cinq millions ; la Société biblique, deux millions cinq cent mille ; le Catholic Magazine, trois millions deux cent soixante mille ; Grœberg et Pinkenson, cinq millions ; Hassel, trois millions neuf cent trente mille ; Hœrchelman, six millions cinq cent quatre-vingt-dix-huit mille ; L’Univers maçonnique, neuf millions. (Drumont, La France juive, t. I, p. 100.) On ne peut savoir combien il y a de juifs en France. Les statistiques officielles disent 45.000 ; M. Théodore Reinach, en 1884, dit 63.000 ; l’Annuaire des Archives israélites, en 1885, dit de 80.000 à 85.000.

On ne peut savoir combien il y a de juifs à Paris. Davon en compte 24.319, et M. Reinach, 40.000. Les chiffres donnés par le docteur Bertillon comme le produit annuel des pompes funèbres israélites à Paris, de 1872 à 1880, semblent indiquer que la population juive a plus que doublé dans la capitale, en ces huit années. Enfin, la statistique n’apporte, en ce cas comme en bien d’autres, qu’invraisemblance, incertitude et contradiction. Le prochain recensement ne nous apprendra rien à cet égard, puisque les religions n’y seront pas relevées.

M. Édouard Drumont voit des juifs où personne n’en voit. Il en voit parmi les chrétiens, il en voit parmi les prêtres catholiques. Pour lui, Marat était juif, Napoléon était juif, Gambetta était juif. « La guerre de 1870, dit-il, est une guerre juive. » C’est aux juifs qu’on doit les affaires de Tunisie et du Tonkin. C’est pour eux seuls que M. Disraeli a fait la guerre de l’Afghanistan. Il voit la main des juifs dans la crise industrielle et dans le progrès du socialisme. Il est hanté.

Mais, si les juifs ne font pas tout, du moins il est certain qu’ils sont partout. Ils sont dans la finance, dans l’industrie, dans la science, dans l’enseignement, dans l’armée, dans l’administration, dans la magistrature, au barreau, au Parlement, dans le gouvernement ; Israël est partout ! Dans quel esprit, avec quelles espérances ? Quelle est sa pensée ? Il a rêvé, dans l’opprobre et la misère, la royauté du monde ; renonce-t-il à ce rêve, aujourd’hui qu’il est riche et puissant ? Croit-il, au contraire, que les temps sont proches ? Est-ce au sens mystique qu’il entend cette royauté promise à ses pères ? N’est-ce pas plutôt au sens littéral et matériel ? Par quels sentiments pense-t-il la mériter ? Par quels moyens l’atteindre ? Ou, quand, comment rebâtira-t-il le temple ?

Certes, nous sommes intéressés à savoir tout cela ; nous sommes intéressés à deviner le secret d’Israël. Mais il faut pour cette recherche un esprit calme et patient et cette bonne volonté sans laquelle toutes les vérités se tournent en erreurs.

On dit : Le juif a la haine de tout ce qui n’est pas juif. Sans doute la foi juive est une foi jalouse. Le vieux Jacob est vindicatif ; il attend le châtiment de ses persécuteurs et rapporte à lui seul tous les événements qui se produisent en ce monde. M. Ernest Renan raconte, dans un des articles qui composent ses Études d’histoire religieuse, que, le jour où une fausse nouvelle fit célébrer un an trop tôt la prise de Sébastopol, un vieux juif de Pologne, qui passait ses journées à la Bibliothèque impériale, plongé dans la lecture des manuscrits poudreux de sa nation, l’aborda en lui citant ce passage d’Isaïe : Elle est tombée, elle est tombée, Babylone !…« La victoire des alliés n’était, à ses yeux, que le châtiment des violences exercées contre ses coreligionnaires par celui qu’il appelait le Nabuchodonosor et l’Antiochus de notre temps. » Ce vieillard avait sans doute une philosophie de l’histoire bien juive. Mais nous autres chrétiens, n’avons-nous pas une philosophie de l’histoire tout à fait chrétienne ?

La ténacité du juif nous effraye ; le vieux Jacob, après qu’il est vengé, ne pardonne pas encore. Cela est vrai quelquefois, et je sais un bel exemple de ces haines saintes qui poursuivent des poussières humaines dispersées depuis dix-huit siècles. C’est celui d’un savant blanchi dans l’étude des antiquités orientales, juif allemand, qui adopta la France et dont la science française s’honore justement. Il sait soixante langues mortes ou vivantes, et il ne sait pas le français. Car ce n’est pas savoir une langue que d’en broyer impitoyablement dans une mâchoire hostile quelques lambeaux défigurés. Si le roi Sargon, que vous pouvez voir représenté de face avec les pieds de profil sur un bas-relief du Louvre, s’animait tout à coup et prenait la parole, notre savant causerait avec lui plus facilement qu’il ne fait avec M. Henry Lavoix. Son langage est étrange, ses idées plus étranges. Dernièrement, à un dîner, il fut placé à côté d’une femme d’esprit, qui n’est point savante, mais qui veut plaire aux savants comme aux autres hommes, et qui excelle à persuader aux gens qu’elle ne s’occupe que de ce qui les occupe eux-mêmes.

Pour flatter son illustre voisin, elle lui eût volontiers demandé des nouvelles du Patesi Goudéa ; mais elle ne connaissait pas même de nom cet ancien personnage, et elle ignorait qu’il fut jadis des Summériens, nommés Acadiens par M. Lenormant, qui les a découverts. Pourtant elle ne resta pas court. Elle est femme de ressource. Elle se rappela qu’elle était allée en Italie, et qu’il y avait là des pierres assez vieilles pour attendrir le cœur d’un savant. C’est pourquoi elle mit résolument la conversation sur l’Italie : « Ah ! dit-elle, j’ai passé, l’hiver dernier, un mois délicieux à Rome. Il ne me manquait qu’un guide tel que vous. »

Mais son voisin ne parut pas content de ce petit début. Il la regarda par-dessous ses lunettes avec des yeux tout ronds qui lui sortaient de la tête. Puis, agitant sa fourchette au bout de laquelle un gros morceau de saumon était piqué, il s’écria en brouillant toutes les consonnes dans sa gorge :

« Ah ! vous êtes allée à Rome, madame, et vous en avez trouvé le séjour délicieux. Je ne vous en fais pas mon compliment. Ce n’est pas une ville délicieuse, c’est une ville abominable que celle où s’élève le monument de cet infâme Titous, qu’on a osé appeler les délices du genre humain. C’est une honte que la colonne Trajane soit encore debout. Vous n’avez donc pas vu, madame, sur ce bronze ignominieux, le chandelier à sept branches parmi des dépouilles !… »

Voilà, certes, un vieil entêté ! Mais remarquez que cette haine est une haine de savant et qu’une race ne saurait avoir des rancunes si érudites. Les juifs, pour la plupart, ne s’attardent pas à de si antiques querelles ; ils n’ont pas de ces passions improductives, et ils pardonnent beaucoup, quoi qu’on dise, aux chrétiens. Ils sont pacifiques.

Le sont-ils jusque dans leurs espérances, jusque dans leurs rêves ? On en a douté. On les a soupçonnés de former contre nous de ténébreux projets.

Récemment, un érudit juif, M. Lévy-Bing, tira de sa tête un gros volume qu’il intitula Linguistique dévoilée. Il en alla couler un exemplaire à M. Édouard Drumont : « L’emploi de la langue phénicienne, lui dit-il, s’impose nécessairement. » Il ne savait pas à qui il parlait.

Dans le même temps, un M. de Malberg, juif comme M. Lévy-Bing, exposa dans Le Moniteur l’idée d’une académie polyglotte à laquelle serait confiée la tâche de confectionner la future langue universelle. Cette langue simple et intelligible pour tous les peuples devra, selon M. de Malberg, se rapprocher autant que possible du phénicien, « la langue originelle ». On a pensé que cette idée était liée à celle d’un grand empire sémite élevé sur les ruines de la chrétienté. C’est donner beaucoup d’importance aux imaginations chimériques de deux amateurs de philologie. Il n’est pas extraordinaire que deux sémites se soient imaginé que la langue primitive était une langue sémitique, comme après tout l’enseigne la théologie chrétienne. La Tour-d’Auvergne, le premier grenadier de France, qui était Breton, ne croyait pas qu’il y eût au monde une plus belle et plus ancienne langue que le breton. Il aurait voulu qu’on n’en parlât pas d’autre. Et c’était un bien honnête homme !

A-t-on quelque autre indice des projets du silencieux Jacob ? A-t-on quelque autre soupçon des desseins d’Israël ? Oui, si l’on tient pour des révélations authentiques, ou du moins pour des intuitions du génie, les plans grandioses que M. Alexandre Dumas prête au juif Daniel dans La Femme de Claude, et la politique mystique que George Eliot attribue, dans son roman de Daniel Deronda, au juif Mordecaï.

Mordecaï affirme qu’il est nécessaire de rétablir la nationalité d’Israël. C’est aussi la pensée qu’exprime le Daniel du dramaturge philosophe.

Il y a sans doute parmi les juifs plus d’un inspiré, qui rêve, comme Daniel, la reconstitution du royaume d’Israël. De pieux voyageurs ont parcouru le monde pour retrouver les tribus perdues. Le juif moldave Benjamin explora pour cette recherche l’Égypte, la Syrie, le Kurdistan et la Perse. Le rabbin Mardochée fouilla le Sahara. On dit qu’aujourd’hui toutes les tribus sont retrouvées, excepté Juda. Gad fut découverte la dernière, mêlée aux Nestoriens et aux Afghans. Faire cesser leur longue dispersion, les réunir en un vaste royaume autour du temple relevé, qui cette fois durera autant que le soleil, c’est à quoi songent, dans un délire religieux, quelques enthousiastes solitaires. Et qui oserait les en blâmer ? Qui oserait leur envier une si généreuse espérance ? Mais le peuple juif est-il docile à la voix de ces derniers nabis ? Je ne le crois pas.

Les juifs sont nomades. Quand ils avaient une patrie, ils ne voulaient pas y vivre. Bien avant la conquête de Titus, ils étaient dispersés ; les juiveries couvraient le monde latin, et celle de Jérusalem n’était ni la plus riche ni la plus nombreuse. La vérité est qu’ils se sont, de tout temps, accommodés à merveille d’une vie errante. Pourquoi éprouveraient-ils tout à coup le besoin de devenir sédentaires ? D’où leur viendrait cette soudaine envie de cultiver leur jardin ?

J’ai tort d’insister. Il serait fou de croire que les israélites quitteront la France, quitteront l’Europe de leur plein gré pour retourner à ce désert dont ils ont gardé un si mauvais souvenir. Jérusalem ne renaîtra pas en sa réalité matérielle, et ce n’est certes pas par la réalisation de cette irréalisable pensée que se résoudra la question sémitique.

M. Drumont propose une solution. Il conseille d’en revenir aux vieux moyens, à l’exil et à la confiscation. Il le conseille dans les termes les plus clairs ; l’obscurité n’est pas son défaut. Persuadé que bientôt les juifs nous chasseront de la Gaule chrétienne, il adjure les chrétiens de prendre les devants.

Nous répudions, nous détestons ces paroles sauvages. Elles ne sont point de ce temps. En perdant la foi, nous avons perdu tout droit d’être violents. C’est assez que, pendant dix-huit siècles, l’Église, en frappant la synagogue, ait déchiré le sein de sa mère. Israël a payé assez chèrement l’honneur d’avoir donné un Dieu au monde. Sa destinée frappe l’esprit de stupeur et d’admiration. Ce qu’il a enduré est prodigieux, et il dure ! Par quelle persécution, plus formidable que toutes les autres, pensez-vous vous débarrasser de lui ? Quels bûchers allumerez-vous donc ? Israël est dur et ne craint pas les supplices. Ne voyez-vous pas que c’est aux misères que vous lui avez fait souffrir qu’il doit sa force ? Ne voyez-vous pas qu’il est trempé dans la douleur ? Ne voyez-vous pas qu’il a grandi dans la persécution ? Ah ! chrétiens, comme vous avez rendu le vieux Jacob ingénieux ! C’est en lui interdisant de posséder de la terre que vous lui avez appris la puissance de l’argent, sous laquelle il vous accable aujourd’hui. Faute d’avoir à moissonner un champ au soleil, il vécut sur un autre fonds. Il mit des écus dans un sac et il fit l’usure. Pour avoir son or, vous lui arrachâtes les dents et les ongles. Alors, il inventa le papier et fit la banque. Il faut bien accepter l’héritage de nos aïeux. Hélas ! le présent est fait du passé. Les siècles chrétiens ont fabriqué le juif moderne. Vous l’avez méprisé : il est humble ; vous l’avez frappé : il est prudent ; vous l’avez dépouillé : il est habile à s’enrichir ; vous l’avez injurié : il vous oblige.

Regardez-le et tremblez : il est tel que vous l’avez fait ; une chose seulement m’étonne : c’est qu’il ne vous haïsse pas davantage.

Non, non ! ce n’est pas par la violence qu’on repoussera l’invasion pacifique d’Israël. Pour les combattre, soyons marchands comme eux et vendons mieux qu’eux : soyons banquiers comme eux, et sachons mieux qu’eux emprunter et prêter. Défendons notre argent ; attaquons industrieusement le leur. Il y a encore des Normands en France. Normands, tâchons de gaigner sur le juif !

Et si, après tout, nous ne savons pas nous enrichir, si nous sommes trop sots ou trop libéraux pour faire de bonnes affaires, sachons rester pauvres. Pauvreté n’est pas vice. Exerçons notre génie comme ils exercent le leur, inventons, imaginons, cultivons, travaillons de nos mains, travaillons de notre esprit, et notre part sera assez belle encore. Qui de nous, s’il nous était donné de choisir, serait assez vil pour ne pas préférer à la richesse de M. de Rothschild la pauvreté de M. Pasteur ?

Je veux terminer cette causerie déjà trop longue en rappelant une des plus pures inspirations qui soient sorties de l’âme juive dans les jours d’épreuve. C’est une parabole fort ancienne que M. Gaston Paris a étudiée dans une conférence faite l’an dernier à la Société des études juives. Parfois Jacob sait parler à son frère Ésaü (c’est le nom dont il désigne le chrétien) un langage plein de force et d’une beauté vraiment divine. La parabole que je veux vous faire connaître est sage et touchante. J’en rapporterai la version juive, qui est la primitive, telle que M. Paris l’a traduite. Elle a été imitée au moyen âge par plusieurs chrétiens. Lessing l’a mise en œuvre à la fin du siècle dernier dans son drame philosophique de Nathan le Sage. Il ne pouvait trouver une fable qui exprimât d’une façon plus ingénieuse et plus claire l’idée de la tolérance en matière religieuse. Voici cette parabole dans sa forme première :

« Le roi Pierre d’Aragon voulut un jour, sur le conseil de son ministre Nicolas de Valence, embarrasser un juif qui passait pour très sage entre les siens en lui demandant quelle était la meilleure religion, celle des juifs ou celle des chrétiens. Le juif fit d’abord une réponse évasive. “La mienne, dit-il, est meilleure pour moi, qui ai jadis été esclave en Égypte, et que Dieu a miraculeusement affranchi ; la tienne est meilleure pour toi, puisque les chrétiens sont arrivés à la domination. — Je te demande, reprit le roi, quelle est la meilleure religion en elle-même et non par rapport à ceux qui la pratiquent.” Le juif dit : “Que mon roi m’accorde trois jours de réflexion, et je lui répondrai le mieux que je pourrai.” Quand il revint au bout de trois jours, il paraissait fort troublé ; le roi lui en demanda la raison. “On vient, lui dit-il, de me maltraiter à tort, et je te demande ton appui, seigneur. Voici la chose. Il y a un mois, mon voisin est parti pour un lointain voyage et, afin de consoler ses deux fils, il leur a laissé à chacun une pierre précieuse. Ce matin, les deux frères sont venus me trouver, et m’ont demandé de leur faire connaître les vertus de leurs joyaux et leur différence. Je leur ai fait remarquer que personne ne pouvait mieux le savoir que leur père qui, étant joaillier, connaît parfaitement la nature et la valeur des pierres, et qu’ils devaient s’adresser à lui. Là-dessus ils m’ont insulté et frappé. — Ils ont eu tort, dit le roi, et ils méritent d’être punis. — Eh bien, répondit le sage, que tes oreilles, ô roi, entendent ce que vient de prononcer ta bouche. Vois : Ésaü et Jacob sont aussi des frères ; chacun des deux a reçu une pierre précieuse, et tu veux savoir laquelle est la meilleure. Envoie, ô roi, un messager au Père qui est aux cieux ; c’est lui qui est le grand joaillier, et il saura indiquer la différence des pierres.” Alors le roi s’écria : “Tu vois, Nicolas, la sagesse de ces juifs. Vraiment une telle réponse mérite des honneurs et des présents.” »

P.-S. — J’ai reproché à M. Drumont de voir des juifs partout et je suis tombé, pour le moins une fois, dans le même travers. J’ai dit que M. W. de Malberg était juif. Or, il est catholique. Il le fut même avant que de naître ; car il compte parmi ses ancêtres l’inquisiteur Carré de Montgeron, qui brûlait volontiers les juifs. M. W. de Malberg ne leur veut point de mal ; mais ce n’est nullement afin de les favoriser qu’il a pris l’hébreu pour base d’une langue universelle. Il croit l’hébreu très supérieur au volapuk. Il a raison.

Le « Lohengrin » à Paris §

L’Eden-Théâtre monte en ce moment le Lohengrin de Richard Wagner, sous la direction d’un musicien consommé, M. Lamoureux. Le patriotisme le plus ombrageux ne peut s’en offenser. L’art ne saurait être traité en ennemi puisqu’il est sans armes. D’où qu’il vienne, il est le bienvenu, car il vient non en conquérant avide, mais en hôte magnifique et bienfaisant.

Quant à Richard Wagner, il n’y a maintenant qu’un mot à dire de lui en France, c’est qu’il est mort. Il l’est comme Mozart et Beethoven. Car, s’il y a bien des manières d’être vivant, on n’en connaît encore qu’une seule d’être mort. Son œuvre subsiste. On ne peut nier qu’elle ne soit répandue dans l’Europe. Pourquoi, de toutes les capitales, Paris l’ignorerait-il seul ?

Ce n’est pas à moi à juger ici la musique de cet opéra fameux. Je voudrais bien, au contraire, m’occuper un peu du poème, que je trouve vraiment très beau.

Tout le monde en parle, mais tout le monde ne le connaît pas. Je vais vous le conter, s’il vous plaît. Je crains de ne pas savoir m’y prendre avec la grâce qu’il faudrait. Je tâcherai du moins d’être fidèle et clair. Aux personnes graves qui se plaindraient que c’est là un conte de fées, je ferais remarquer que les fées sont les images de la destinée, et qu’elles sont par conséquent touchantes et terribles. Je prends la légende telle que Wagner la donne. La voici :

Du temps qu’Henri, surnommé l’Oiseleur, était roi de Germanie, le duc de Brabant vint à mourir, laissant une fille nommée Elsa et un fils en bas âge, nommé Godefroid, qu’il avait recommandés sur son lit de mort à Frédéric, comte de Telramund, après eux son plus proche héritier. Celui-ci, qui était vanté dans le Brabant comme la fleur de toute vertu, prit soin de nourrir les deux orphelins. « Leur vie, disait-il, est le joyau de mon honneur. » Dans le fond de son cœur il avait résolu d’épouser Elsa, afin d’acquérir par elle le duché de Brabant, car il était avide de commander. Mais Elsa grandissait dans une autre espérance. Et elle refusait la main que le comte lui offrait. Cette jeune fille menait souvent son petit frère dans la belle forêt qui bordait alors l’Escaut, et où les démons des païens, chassés par les saints apôtres du Brabant, se cachaient au fond des sources et sous l’écorce des vieux chênes. Un jour qu’elle s’en était allée dans la forêt avec Godefroid, elle revint seule et ne put dire ce que son frère était devenu, parce qu’elle ne le savait point.

Or, sachez qu’il y avait dans cette forêt un château, près d’un étang. Là vivait la fille de Radbod, le vieux duc païen des Frisons ; elle se nommait Ortrude et était magicienne. Ayant vu l’enfant et connu qui il était, elle s’était approchée de lui à l’insu d’Elsa et l’avait changé en cygne par une œuvre de son art, qui était de lui passer au cou une chaînette d’or.

Après avoir opéré cet enchantement, Ortrude alla trouver Frédéric de Telramund et lui dit : « Comte, j’ai vu Elsa noyer son frère dans l’étang qui baigne le pied de mon château. » Et, reconnaissant que Frédéric ajoutait foi à ses paroles, elle dit encore : « Je sais lire dans le livre de la destinée. Écoute : La vieille souche royale de Radbod va reverdir. »

C’est pourquoi Frédéric de Telramund renonça à la main d’Elsa de Brabant pour épouser Ortrude de Frise. Cependant Elsa, chargée d’un crime odieux, ne pouvait se défendre et ne savait que gémir. Un jour qu’elle se lamentait seule dans sa chambre, elle entendit ses plaintes emportées loin d’elle par les airs ; puis elle ferma les yeux et s’endormit. Elle vit alors un chevalier vêtu d’une étincelante armure qui, s’approchant d’elle, lui adressa des paroles courtoises et consolantes. Elle connut qu’elle l’aimait, et à son réveil elle se sentit rassurée.

Peu de temps après, le roi Henri vint tenir son ban avec sa chevalerie sous un vieux chêne, dans une prairie qu’arrose l’Escaut. Quand les trompettes eurent sonné l’appel du roi, Frédéric de Telramund se présenta, accompagné d’Ortrude, et dit :

« Roi, j’accuse Elsa de Brabant du meurtre de son jeune frère. Et je réclame pour moi cette terre avec justice, car je suis le plus proche héritier du sang du duc, et ma femme est de la race qui donna jadis aussi des princes à ce pays. Tu entends la plainte, ô roi, prononce une juste sentence !

— Comment un tel crime est-il possible ? demanda le roi.

— Elsa, répondit le comte, a l’âme ardente et vaine. Elle a repoussé dédaigneusement la main que je lui offrais. C’est pourquoi je l’accuse d’un amour illégitime. Elle se flattait que, débarrassée de son frère et devenue par un crime héritière du Brabant, il lui serait facile de refuser la main de son vassal et de prendre au grand jour, avec insolence, celle de son amant secret. »

Ayant entendu l’accusation, le roi suspendit son écu au chêne de la prairie et fit serment d’être bon justicier.

Elsa, appelée par le héraut, s’avança, vêtue d’une robe blanche, en signe d’innocence. Mais, au lieu de se défendre, elle soupira : Mon frère ! et puis elle se tut.

Pourtant, elle regardait à l’horizon lointain. Et quand le roi la somma de se justifier, elle répondit qu’elle remettait sa défense au chevalier qu’elle avait vu pendant son sommeil.

Après cette réponse, on la crut perdue. Le duc de Telramund offrit de soutenir son accusation au jugement de Dieu, par un combat à la vie et à la mort. Les hérauts sonnèrent deux fois l’appel et personne ne se présenta en champ clos pour l’accusée. Alors elle s’écria :

— Mon roi bien-aimé, accueille ma prière. Fais faire encore un appel à mon chevalier. Il est loin d’ici et n’a pas entendu.

Les trompettes sonnèrent pour la troisième fois. Puis il se fit un grand silence et les hommes se disaient : Ce silence est l’arrêt de Dieu. Mais bientôt le fleuve amena dans une nacelle traînée par un cygne un chevalier revêtu d’une armure étincelante.

Ce chevalier, ayant mis pied à terre, s’avança par la prairie vers Elsa de Brabant et lui dit :

— Madame, voulez-vous que je sois votre combattant ?

Elsa, reconnaissant celui qu’elle avait vu en songe, lui dit :

— Combats pour moi, je te donne tout ce que je suis.

Le chevalier au cygne répondit :

— Elsa, si tu veux que je sois ton époux et que rien ne me sépare plus de toi, il faut que tu me fasses une promesse : Jamais tu ne m’interrogeras ; jamais tu ne chercheras à savoir ni d’où je viens, ni quel est mon nom et quelle est ma nature.

Elsa répondit :

— Mon bouclier, mon ange ! tu crois à mon innocence, je serais criminelle si je n’avais pas foi en toi. Ô mon défenseur ! je t’obéirai.

Ayant reçu cette promesse, le chevalier au cygne se tourna vers le comte et dit à haute voix :

— Je proclame Elsa de Brabant innocente de tout crime. Comte de Telramund, tu vas être convaincu de fausseté par le jugement de Dieu.

Le roi, ayant tiré son épée, frappa trois coups sur son bouclier. À ce signal, le chevalier attaqua le comte, le renversa, lui mit l’épée sur la gorge et lui laissa la vie.

C’est ainsi que l’innocence d’Elsa fut reconnue. Elle aimait le chevalier au cygne et le chevalier au cygne l’aimait. Ils résolurent de s’épouser dans la ville d’Anvers. Pourtant Elsa ne savait point quel était son ami ; son amour, né d’un rêve, vivait dans le mystère.

Par malheur, Ortrude veillait. Elle fit honte à Frédéric de Telramund de la basse soumission avec laquelle il acceptait la sentence du champ clos et se soumettait à l’exil avec elle. Il disait : « J’ai été vaincu par Dieu ! » Et elle lui répondait : « C’est ta lâcheté que tu nommes Dieu ! » Elle était savante et connaissait la nature des enchantements.

— Sache donc, dit-elle à son époux, qu’une fois contraint de dire son nom et sa race, ce chevalier perd la force surnaturelle dont il est revêtu par un charme. Mais personne n’a la puissance de lui arracher son secret, hormis celle à qui il a solennellement défendu de l’interroger. Il faut, il faut inspirer à Elsa la curiosité qui les perdra à jamais l’un pour l’autre. Ce sera mon ouvrage. Je vais te dire le tien. Ce n’est pas en vain que je suis experte dans les arts secrets. Écoute. Tout être qui tient sa force d’un charme la perd en perdant un peu de sa chair. Coupe seulement le bout d’un doigt à ce chevalier enchanté et il cessera d’être invincible.

Ortrude se mit tout de suite à l’œuvre. Elle s’approcha tout en larmes d’Elsa et soupira avec une fausse douceur :

— Elsa, que t’ai-je fait, que t’ai-je fait, quand je pleurais dans la forêt, au bord de l’étang, ma race anéantie ? Que t’ai-je fait pour que tu me chasses ?

Elsa, à qui le bonheur inspirait la pitié, lui répondit :

— Si tu m’as jamais haïe, je te pardonne. Puisque tu as souffert à cause de moi, pardonne-moi. Reste, reste à mon côté, dans ma maison.

Ortrude resta donc dans la demeure par la grâce d’Elsa. Et quand, le jour des noces, la jeune épouse alla prier au munster, la fille de Radbod, reprenant toute sa fierté, cria avec un rire moqueur :

— Voilà Elsa de Brabant qui ne sait pas le nom de son mari ! Elsa, ma mie, peux-tu nous dire si sa race est sans reproche ? Peux-tu nous dire d’où il est venu sur le fleuve ? Peux-tu nous dire quand il s’en ira ? Voilà des questions qui l’embarrasseraient. Aussi le prudent héros t’a interdit de les faire.

Le chevalier au cygne survint et chassa la magicienne, mais trop tard, le poison était versé dans le cœur d’Elsa.

Ils s’aimaient comme jamais on ne s’aima sur la terre. Quand les portes de la chambre nuptiale se refermèrent sur eux, ils tombèrent, embrassés, dans un abîme de délices, et ils étaient si heureux qu’ils croyaient mourir. Pourtant, le poison versé par Ortrude brûlait sourdement le cœur de l’épouse. Aux premières lueurs du matin, Elsa dit au chevalier mystérieux :

— Confie-moi ton secret. D’où viens-tu ?

Au lieu de répondre, il gémit :

— Malheur à toi !

Elle demanda encore :

— Quelle est ta nature ?

— Malheur à nous ! s’écria-t-il.

À ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas et laissa passage au comte de Telramund et à quatre Brabançons qui, l’épée nue, se jetèrent sur le chevalier. Mais celui-ci, recevant des mains d’Elsa son épée, en frappa mortellement le comte dont les compagnons effrayés tombèrent à genoux.

Les dames d’honneur étant venues au bruit, le chevalier leur dit :

— Parez Elsa, ma douce épouse, afin que je la conduise devant le roi. Là je lui répondrai et me ferai connaître.

Quand elle fut parée, il la conduisit devant le roi et dit :

— J’accuse à la face du monde la femme à laquelle Dieu m’avait uni de s’être laissé gagner follement à me trahir. Vous avez tous entendu sa promesse de ne jamais me demander qui je suis. Elle a brisé son serment sacré, elle a prêté son cœur aux conseils des méchants. Il faut lui répondre, il faut lui dire qui je suis. Alors, il déclara qu’il était chevalier du Saint-Graal, Lohengrin, fils de Parsifal. À peine avait-il prononcé ce nom glorieux et saint que le cygne qui l’avait amené parut sur le fleuve.

— Adieu, ma douce épouse, dit Lohengrin ; il me faut partir.

Et la contemplant douloureusement, il ajouta :

— Ô Elsa ! j’aurais voulu rester près de toi. Dans un an devait revenir, sanctifié par les vertus du Saint-Graal, ton frère que tu croyais mort… S’il revient plus tard, quand je serai loin de lui dans la vie, donne-lui ce cor, cette épée, cet anneau. Ce cor lui prêtera secours dans le péril, cette épée lui donnera la victoire, cet anneau lui rappellera celui qui prouva l’innocence de sa sœur. Adieu.

En entendant ces paroles, Elsa, brisée par un mortel désespoir, se renversa dans les bras de ses femmes.

— Folle ! folle ! pauvre folle, lui cria Ortrude avec une haine joyeuse. Regarde le cygne qui emporte ton héros. Ce cygne, c’est ton frère, ainsi transformé par mes enchantements. Je reconnais la chaîne d’or dont j’ai entouré son cou.

À la prière de Lohengrin et par la vertu du Graal, Godefroid fut rendu aussitôt à sa forme naturelle. Elsa retrouva son frère. Mais déjà le fils de Parsifal, emporté sur le fleuve dans une nacelle que tirait une colombe miraculeuse, s’éloignait sans retour. La malheureuse le suivit des yeux aussi longtemps qu’elle put ; puis, quand elle ne le vit plus, elle poussa un grand cri et tomba comme morte.

Ainsi finit l’histoire de Lohengrin et d’Elsa. J’en sais peu d’aussi belles. Tout merveilleuse qu’elle est, elle est profondément vraie ; elle est humaine et prend l’homme au cœur. Richard Wagner ne l’a point inventée. Il l’a prise à un vieux minnesinger allemand qui lui-même l’avait empruntée à quelque autre. Elle n’est point d’origine purement allemande, loin de là. Elle se rattache à ce cycle d’Arthur dans lequel la race celtique exprima confusément son invulnérable idéalisme. Ce sont là les sources les plus fraîches de la poésie du moyen âge. Combien l’Arthur de l’épopée bretonne l’emporte sur Achille et sur Charlemagne ! Il est aussi courtois que brave, il aime, il croit, il espère. Tous les romans de la Table ronde respirent l’enthousiasme religieux et chevaleresque. Ils ont apporté au monde un nouveau goût de l’amour et de l’idéal. On peut bien, après cela, excuser la prolixité et l’affectation qui les déparent. Lohengrin tient aux compagnons d’Arthur par son père Parsifal ou Perceval. Il est de même nature. Il est chevaleresque et religieux. Il est profondément frappé du mystère de la vie. Ses paroles et ses actions sont empreintes d’une gravité qui va jusqu’à la tristesse. Il agrandit l’amour en l’enveloppant de mélancolie. Il a un sentiment de la destinée qui lui ôte presque le sentiment de soi-même, et qui le rend touchant et tragique au plus haut point. Peu de héros d’opéra, vous en conviendrez, atteignent cette hauteur poétique et morale.

Wagner a bien fait en refaisant la vieille légende de Lohengrin. C’est le propre des légendes de n’appartenir à personne en particulier et d’être à tout le monde. Elles vivent, elles se transforment et elles expriment, en se modifiant sans cesse, la pensée de l’humanité. Wagner a su renouveler celle-ci en la dégageant de sa forme gothique, si disgracieuse pour nous, et en l’animant d’un souffle moderne.

Il l’a rendue haute et pure, et il lui a donné la clarté spirituelle d’un symbole. L’intérêt du poème de Wagner — Wagner l’a dit lui-même — repose tout entier sur une péripétie qui s’accomplit dans le cœur d’Elsa et qui touche à tous les mystères de l’âme. La durée d’un charme qui répand une félicité merveilleuse et inspire la calme plénitude de la foi dépend d’une seule condition, c’est que jamais cette question ne monte aux lèvres : « D’où viens-tu ? » Mais une profonde et irrémédiable détresse arrache violemment d’un cœur de femme le cri du doute, et le charme est rompu. Elsa et Lohengrin, c’est Psyché et l’Amour, c’est Madeleine au tombeau et le divin jardinier qui lui dit : Noli me tangere. Ne me touchez point. Car il savait bien, sachant toutes choses, que l’idéal tombe en poussière sous le doigt qui l’effleure. Elsa et Lohengrin nous enseignent, pour l’avoir éprouvé, que le désir fait seul la beauté des choses, que l’imagination est tout et que la réalité n’est rien. Ils nous montrent, avec une grandeur tragique, l’éternelle déception à laquelle aucun de nous n’échappe, si peu qu’il ait songé.

Ils nous enseignent que toute curiosité est vaine et décevante, que nous ne trouverons jamais nulle part ce qui n’est point en nous, que nous courons après des mensonges, que nous sommes les jouets de l’éternelle illusion et qu’il n’y a de vrai au monde et de bon que nos rêves.

[Le « Lohengrin » à Paris (suite).]
(Confidences d’un des manifestants de l’Eden) §

Ce matin, un apprenti menuisier est venu chez moi poser une bibliothèque. Je ne sais si les livres sont mes amis ou mes ennemis. Je crains qu’ils ne soient mes maîtres. Ils se sont emparés de ma maison. Il m’en arrive chaque jour de toutes sortes. Il s’en loge aujourd’hui bon gré mal gré quelques milliers sous mon toit ; ils y sont fort encombrants. Il s’en fourre un certain nombre aussi dans ma tête, où l’encombrement n’est pas moindre. Plusieurs s’y mangent aux rats, et je sens parfois des piles d’infolio, reliés en vieille basane, s’ébouler dans mon cerveau. J’y voudrais plus de fleurs et moins de bouquins. Mais il n’est tel qu’un ignorant pour avoir la tête bourrée de papier noirci. Ceux-là, les livres que j’ai dans la tête, c’est moi qui les range ; aussi sont-ils fort mal rangés. Quant aux autres, c’est présentement l’apprenti menuisier qui les pose sur des tablettes de bois blanc. Il se nomme Paulin ; il est jovial et s’acquitte lestement de sa besogne. Le classement des ouvrages est ce qui l’embarrasse le moins. Il met en évidence ceux qui sont bien reliés et il cache les autres. Grâce à lui, ma bibliothèque présentera l’image de la société : les auteurs y seront traités sur leur mine, et c’est l’or qui procurera les meilleures places. M. Paulin babille en travaillant et me conte ses petites affaires.

— C’est donc vrai, monsieur, me dit-il en soupirant, qu’on ne jouera plus ce Lohengrin ? Quel dommage ! J’ai manifesté trois fois, et ç’a été, malgré la pluie, trois bonnes soirées. J’ai crié : À bas Wagner ! À bas Lamoureux ! Vive Peyramont ! J’en suis encore tout enroué. Est-il possible que cela soit fini si tôt ? Un si beau tapage !

C’est une question de savoir si l’on doit la vérité aux hommes. Les moralistes sont divisés à ce sujet et, pour ma part, je me sens au cœur quelque respect pour les erreurs consolantes. Je ne crus pas toutefois devoir refuser la vérité à mon jeune menuisier.

— Monsieur Paulin, lui dis-je, vous avez fait une sottise.

Il me regarda d’un air de reproche et me répondit :

— Oh ! monsieur, pouvez-vous dire cela ? Je me sens grandi de trois pieds depuis ces trois soirées. J’ai dit son fait à Bismarck ; j’ai résisté aux sergots qui voulaient m’empoigner. J’ai failli aller au poste. J’ai un camarade qui passe aujourd’hui en police correctionnelle. Il ne disait rien ; c’est moi qui criais. Je me sens un homme ! je me sens un citoyen.

Il posa sur une tablette la pile de livres qu’il embrassait, se croisa les bras et, hochant la tête :

— Je lis tous les jours mon journal, monsieur. Et je vous promets qu’il est bien écrit. Le feuilleton, la politique, les crimes, tout cela m’entre à la fois dans la tête et me donne des idées… Oh ! des idées !… Vous, monsieur, quand vous en avez, des idées, vous les couchez sur le papier ou vous les contez, le soir, à de beaux messieurs et à de belles dames. Cela vous soulage. Mais moi, un ouvrier, un apprenti, qu’est-ce que vous voulez que je fasse de mes idées ? D’abord, quand je les cherche je ne les trouve plus. C’est des idées fortes qu’il est impossible de dire tranquillement. Il faut les crier. Voilà !

— Et ne pourriez-vous pas me dire un peu, monsieur Paulin, quelles idées vous aviez rue Boudreau pendant ces trois nuits ?

— Je vais vous expliquer. C’étaient des idées sociales. Certainement je n’aime pas les Prussiens. Mais ce n’est pas eux qui m’occupaient le plus. Ils sont loin. Je ne connais pas Wagner ; on dit même qu’il est mort. Je ne sais pas si c’est vrai ; toutefois, le bruit en court. Mais je vais vous dire ce qu’il y avait de bon dans la première soirée, car les autres ont été manquées. Ce qu’il y avait de bon, c’est que nous faisions peur aux belles dames qui descendaient de voiture. Elles tendaient le cou hors de la portière, encapuchonnées de blanc, comme des perruches effrayées qui n’osent sortir de leurs cages, et quand, embarrassées dans leurs jupes, elles traversaient le trottoir, entre leurs messieurs et leurs larbins, en pâlissant. Et c’est nous qui les faisions pâlir, nous qu’elles regardent avec dégoût et qu’elles traitent comme des chiens.

« Quelle joie ! Il y avait dans la file une vieille à qui je criai : Prussienne ! en jetant de la boue sur son coupé. Elle était épouvantée, elle n’eut pas le courage de descendre de voiture. C’est moi qui l’ai empêchée de prendre la place qu’elle avait payée. Qu’elle me méprise encore, après cela ! Je ne suis pas méchant, monsieur ; j’ai même de l’éducation, et mon patron, qui me connaît, m’envoie sans crainte travailler chez les bourgeois. Je ne ferais pas de mal à une mouche. Mais il y a des moments où je ne peux pas voir une femme bien mise sans avoir envie de mettre le feu partout. C’est que voilà : aujourd’hui on lit, on réfléchit, on est éclairé, on a des idées, et on ne supporte plus ce qu’on supportait autrefois.

— Monsieur Paulin, pensez-vous que tous les manifestants des trois nuits partageassent vos sentiments ?

— Oh ! non, monsieur, ils n’étaient pas assez éclairés. Ils rigolaient, voilà tout. Et après que toutes les belles dames furent entrées, j’ai fait comme eux. Que voulez-vous ? La vie n’est pas gaie. Quand on n’a pas de relations, on ne sait que faire de ses soirées. Il y a des gens à qui il n’arrive jamais rien. Cela les fait hurler d’ennui. Il faut vous dire aussi qu’il se trouvait dans certains groupes des jeunes gens très montés contre les Allemands. Plusieurs voulaient même aller se battre tout de suite, à condition de choisir leurs chefs, pour n’être pas trahis. Ah ! monsieur, comme nous avons crié ! et quel dommage que ce soit fini !

J’étais instruit. Je congédiai M. Paulin avec moins d’égards qu’il n’en méritait peut-être. Car, après tout, c’est un triomphateur : le Lohengrin est tombé sous lui ; sa volonté a prévalu, et l’on ne jouera, désormais, dans la capitale des arts et de l’esprit, que les œuvres poétiques et musicales qui seront agréables à M. Paulin et à ses amis.

Il ne faut point s’en étonner. L’ignorance, la bêtise et la violence ne sont pas des figures nouvelles sur cette vieille planète. Le sage veut les combattre sans penser les détruire. Et quand il est las du spectacle de la terre, il contemple le ciel.

M. Taine et Napoléon §

M. Taine vient de donner dans la Revue des Deux Mondes, en deux numéros, un Napoléon Bonaparte d’un travail à la fois minutieux et robuste, fait de pièces et de morceaux, et pourtant original, bourré de petites choses, et avec cela énorme. M. Taine déteste l’homme et condamne l’œuvre. Cette antipathie a surpris ceux-là seuls qui oubliaient combien l’auteur des Origines de la France contemporaine s’était montré ennemi de la centralisation administrative, de la codification uniforme, des victoires et des conquêtes, et généralement de tout ce qui n’est pas l’effet d’une évolution lente. Ce que M. Taine reproche à l’Empire, c’est à peu près ce qu’il reprochait à l’ancien régime et à la Révolution. Il est persuadé que, de tout temps, les Français ne surent point faire leurs affaires, et, non content de le leur dire, il veut le leur prouver. Il s’y prend patiemment, lentement, avec des faits, des faits, encore des faits, et toujours des faits.

Il les aime psychiques, physiologiques, naturels. Il les veut menus, petits, dociles. Il les choisit à sa convenance, comme des moellons, pour bâtir son mur, je veux dire sa philosophie. M. Paul Bourget a dit, dans une admirable étude, que M. Taine n’a jamais été et ne sera jamais qu’un philosophe. Cela est parfaitement vrai. Quand il semble occupé d’histoire, il ne s’attache en réalité qu’à construire sur des actions humaines un système philosophique. Sa méthode historique est une méthode expérimentale. Il l’applique à déterminer le plus grand nombre possible de faits.

Dans l’ordre intellectuel, une méthode vaut exactement ce que vaut l’esprit qui l’emploie. M. Taine est une des plus fortes intelligences de ce temps ; aussi obtient-il de sa méthode des résultats considérables. Je ne crois pas lui faire un mauvais compliment en disant qu’il manœuvre les faits comme Napoléon manœuvrait les hommes. Le malheur est que les mêmes faits qui lui obéissent aujourd’hui obéiront demain à ses adversaires intellectuels, s’il s’en trouve d’assez puissants pour les commander. Les faits sont à qui sait les prendre. On a cité l’autre jour ici même une parole de Benjamin Constant qui m’est revenue plusieurs fois à l’esprit pendant que je lisais les articles si bien documentés de M. Taine. Constant avait entrepris un livre contre les religions ; il voulait démontrer qu’elles sont toutes détestables ; chemin faisant, il changea d’idée et reconnut qu’au contraire elles sont toutes bonnes, du moins en quelque chose. « J’avais réuni, dit-il, trois ou quatre mille faits à l’appui de ma première thèse ; ils ont fait volte-face à mon commandement et chargent maintenant en sens opposé. Quel exemple d’obéissance passive ! » M. Taine n’a pas dans l’esprit l’ardente mobilité avec laquelle l’auteur d’Adolphe dévorait ses propres idées. Il ne retournera pas demain contre son système les faits qui le défendent aujourd’hui. Mais ce qu’il ne fera pas, un autre pourra le faire. D’ailleurs, il a laissé dans le magasin de l’histoire plus de faits encore qu’il n’en a pris. On opposerait aisément à chaque fait qu’il allègue un fait contraire.

J’ai bien envie d’en faire l’expérience sur quelques pages d’un de ses articles, du second, qui est justement le mieux nourri. Mal préparé, pressé par l’heure, renfermé dans mon cabinet de travail avec assez peu de livres, je me fais fort d’opposer aux principaux témoignages qu’il invoque des témoignages contradictoires. Ce ne sera qu’un jeu, bien entendu, mais un jeu sincère. Je ne tricherai pas. Je puiserai aux bonnes sources et je donnerai mes références. M. Robert de Bonnières a reproché à M. Taine dans Le Figaro, d’avoir pris ses documents de toutes mains et d’avoir suivi, par exemple, les Mémoires de Bourrienne, qui sont apocryphes à partir de la neuvième feuille du tome premier. Un écrivain que pratique M. Taine, Stendhal, avait les mêmes défiances à l’endroit de Bourrienne. Je ne citerai pas ce témoin. D’ailleurs, il ne faut pas m’en faire un mérite, car je suis réduit aux livres qui sont dans ma bibliothèque, et Bourrienne n’y est pas.

C’est dit, j’ouvre la Revue des Deux Mondes à la page 7 et je prends ce jugement de M. Taine sur Napoléon : « Nul homme plus irritable et si vite cabré. » L’historien cite à l’appui Varnhagen d’Ense, Beugnot, madame de Rémusat, etc. Je dirai, au contraire : Napoléon ne s’irritait point de l’injure ; il ne se cabrait point ; et je ne manquerai pas de faits pour le prouver. Le 16 avril 1814, Augereau lança, de son quartier général de Valence, une proclamation royaliste dans laquelle il traitait Buonaparte avec horreur et mépris, lui reprochant de n’avoir pas su mourir en soldat. Huit jours après, Napoléon, se rendant à l’île d’Elbe, rencontra Augereau près de Valence. « L’empereur tendit les bras à Augereau, et tous deux s’embrassèrent. — Où vas-tu comme ça ? lui demanda-t-il en lui prenant le bras familièrement… Napoléon, d’un ton affectueux, fit au maréchal des reproches sur sa conduite envers lui et lui dit en finissant : — Ta proclamation est bien bête ; pourquoi des injures contre moi, toi, mon vieux compagnon ? Il fallait simplement dire : “Le vœu de la nation s’est prononcé en faveur du nouveau souverain, le devoir de l’armée est de s’y conformer. Vive le roi !” Augereau se mit à son tour à lui faire quelques vives représentations sur son ambition et son entêtement à ne vouloir jamais écouter les avis de personne… Napoléon fatigué se retourna avec brusquerie ; puis, revenant au maréchal, il lui serra la main et lui dit : — Adieu, Augereau ; je trouve étonnant que ce soit toi qui me fasses ces reproches. Allons, embrasse-moi encore. » (Mémoires sur Napoléon et Marie-Louise, par la générale Durand, édit. Calmann-Lévy, 1886, in-12, p. 221-222.) Napoléon n’est point irrité contre ses ennemis ; il ne veut même pas les connaître. Rentré en 1815 aux Tuileries, il trouve dans le cabinet, abandonné précipitamment par Louis XVIII, des papiers injurieux pour lui. Ils émanent de ses créatures, d’hommes accourus la veille près de lui et qui déjà tiennent ses faveurs. Il songe un moment et se dit : « Nous sommes si volatils, si inconséquents, si faciles à enlever qu’il ne demeure pas prouvé, après tout, que ces mêmes gens ne fussent pas revenus de bon cœur à moi. » Il ajoute en racontant cela plus tard : « Il valait mieux ne pas savoir et je fis tout brûler. » (Mémorial de Sainte-Hélène, édit. de 1842, gr. in-8º, t. II, p. 128).

Il ne demande compte aux citoyens ni de leurs opinions présentes ni de leurs actes passés. Il lui suffit qu’on serve la France.

« C’est, dit-il, parce que je sais toute la part que le hasard a sur nos déterminations politiques que j’ai toujours été sans préjugés et fort indulgent sur le parti que l’on avait suivi dans nos convulsions ; être bon Français ou vouloir le devenir était tout ce qu’il me fallait. » (Mémorial, t. Ier, p. 121.)

En 1814, entouré de complots royalistes, il ne pouvait se résoudre à faire un exemple nécessaire. « Dans de pareilles circonstances, l’autorité, toujours ombrageuse, punit quelquefois jusqu’aux apparences ; dans celle-ci, un prince faible ou cruel n’aurait eu que trop de prétextes pour faire couler des flots de sang !… Mais Napoléon s’était jusqu’alors refusé à sévir, tant le remède des supplices lui inspirait de dégoût. » (Manuscrit de mil huit cent quatorze, par le baron Fain, 1825, in-8º, p. 152.)

M. Taine nous montre Bonaparte dominé par sa sensibilité nerveuse. « Deux fois, dit-il, quand le péril s’est trouvé laid et d’espèce nouvelle, il a été pris au dépourvu… Le 18 Brumaire, dans le Corps législatif, aux cris de : “Hors la loi !” il a pâli, il a tremblé, il a paru perdre absolument la tête… Il a fallu l’entraîner hors de la salle ; même on a cru un instant qu’il allait se trouver mal. » L’historien des Origines de la France contemporaine s’en réfère sur ce point à un rapport à Louis XVIII et à un récit de Lucien. L’autorité de Lucien est grande. Mais celle de La Valette n’est pas moindre ; La Valette était témoin et c’était un honnête homme. Or, dans le récit de La Valette, Bonaparte n’est pas pris au dépourvu par un péril laid et d’espèce nouvelle.

« Il (Bonaparte) se dirigea vers le conseil des Cinq-Cents. Dans le vestibule étaient les grenadiers, qui prirent les armes. Le bruit qu’ils firent jeta l’effroi dans l’Assemblée, et quand il s’y présenta, une foule de membres se précipita au-devant de lui avec des cris de fureur, au milieu desquels on distinguait le mot de dictateur. Il était tellement pressé entre les députés, son état-major et les grenadiers, qui s’étaient précipités à l’entrée de la salle, que je crus un instant qu’il allait être étouffé. Il n’y avait pas moyen d’avancer ou de reculer. Enfin ceux qui l’accompagnaient sentirent qu’il fallait lui ouvrir un passage, et ils y parvinrent après de violents efforts. Il redescendit alors dans la cour, monta à cheval… » (Mémoires du comte de La Valette, t. Ier, p. 352.) « Deux fois, selon M. Taine, sous l’orage parlementaire ou populaire, il s’est manqué à lui-même. » Nous venons de voir le premier orage ; le second l’assaillit à Saint-Canat en 1814. « Après l’abdication de Fontainebleau, dit M. Taine, devant les imprécations et les fureurs qui l’accueillent en Provence, pendant quelques jours son être moral semble dissous ; les instincts animaux remontent à la surface… Dans l’auberge de la Calade “il tressaille et change de couleur au moindre bruit” ; les commissaires, qui montent plusieurs fois dans sa chambre, “le trouvent toujours en larmes”. » (Nouvelle relation de l’itinéraire de Napoléon de Fontainebleau à l’île d’Elbe, par le comte de Waldburg-Truchsess.)

La scène, telle que la générale Durand la décrit, ne confirme pas les conclusions de M. Taine. Sur ce point encore, nous opposons témoignage à témoignage :

« Arrivé à Saint-Canat, il (Napoléon) s’arrêta devant une mauvaise auberge appelée la Calade, située sur la grand-route ; il se mit à table avec Bertrand, sans proférer une parole, et, comme il n’était pas connu de l’hôtesse, qui les croyait tout simplement de la suite de ceux qui l’accompagnaient, il engagea plus tard, la conversation avec elle.

« — Eh bien, lui dit cette dernière, que dit Bonaparte maintenant ? Y a-t-il longtemps que vous l’avez quitté ?

« — Non, répondit l’empereur.

« — Je suis curieuse de voir s’il pourra se sauver, continua-t-elle ; je crains que le peuple veuille le massacrer ; mais aussi, avouez qu’il l’a bien mérité, ce coquin-là ! Ah ! çà, dites-moi donc, on va l’embarquer pour son île ?

« — Mais je crois que oui.

« — On le noiera, n’est-ce pas ?

« — Je l’espère bien.

« L’hôtesse étant sortie, Napoléon se retourna vers Bertrand en lui prenant le bras :

« — Vous le voyez, mon ami, à quels dangers ne suis-je pas exposé ! Et vous !… » (Générale Durand, loc. cit., p. 223-224.)

Quelques pages plus loin, M. Taine cite deux phrases de madame de Rémusat : « Cet homme a été si assommateur de toute vertu… Il ne pardonnait à la vertu que lorsqu’il avait pu l’atteindre par le ridicule. »

Cette documentation-là est pour établir que Napoléon croyait qu’on ne conduit les hommes que par l’intérêt. « Il était persuadé, dit M. de Metternich, que nul homme appelé à paraître sur la scène publique, ou engagé seulement dans les poursuites actives de la vie, ne se conduisait et ne pouvait être conduit que par l’intérêt. » Et M. Taine entre complètement dans cette pensée de M. de Metternich. Aussi ne cite-t-il aucun des nombreux textes dans lesquels Napoléon demande à la vertu des hommes ce que leur intérêt lui refuserait certainement.

Il croyait aux plus nobles énergies de l’homme. « Tant pis pour ceux qui ne croient point à la vertu. » (Correspondance, lettre du 14 vendémiaire an V, 25 septembre 1797). Il croyait à la vertu jusque dans ses ennemis. « Quand nous apprîmes la délivrance de La Valette, dit Las Cases, nous en tressaillîmes de joie sur notre rocher. Quelqu’un observant que son libérateur Wilson n’était apparemment pas le même que celui qui avait écrit tant de mauvaises choses sur l’empereur : Et pourquoi pas ? dit Napoléon ; que vous connaissez peu les hommes et les passions !… » (Mémorial, t. Ier, p. 106.)

« Il n’a de considération pour les hommes que celle d’un chef d’atelier pour ses ouvriers », dit encore M. de Metternich. Et M. Taine, aggravant son auteur, ajoute : « ou plus exactement pour ses outils ». Pourtant, si l’outil s’appelle Drouot, Napoléon l’estime encore quand il ne s’en sert plus. « Drouot est un homme qui vivrait aussi satisfait, pour ce qui le concerne personnellement, avec quarante sous par jour qu’avec les revenus d’un souverain. Plein de charité et de religion, sa morale, sa probité et sa simplicité lui eussent fait honneur dans les plus beaux jours de la République romaine. » (Napoléon en exil, ou l’Écho de Sainte-Hélène, par Barry-E. O’Méara, in-8º, p. 121.)

« Par calcul et par goût, il ne se détend jamais de sa royauté. » C’est madame de Rémusat qui le dit. Et M. Taine le croit. Mais la générale Durand dit qu’au contraire il se détendait souvent de sa royauté.

« À la campagne, dit-elle, il jouait à différents jeux, notamment aux barres, exercice de jeunesse dont il avait conservé le goût… Je l’ai encore vu jouer aux barres depuis son mariage avec Marie-Louise, et, quoiqu’il fût déjà très gros, il courait encore assez légèrement. Un jour que la cour était à Rambouillet, il y eut une grande partie de barres, dans laquelle l’empereur tomba deux fois sans se faire aucun mal ; il s’élançait avec force pour saisir son adversaire, qui était le grand maréchal ; celui-là s’esquivait toujours ; ce qui fut cause que l’empereur alla deux fois rouler sur le sable à quatre pas de lui ; il se releva sans mot dire et continua la partie plus gaiement encore. » (Générale Durand, loc. cit., p. 262-263.)

On voit qu’à ses heures, celui que M. de Talleyrand, cité par madame de Rémusat, citée par M. Taine, appelait l’Inamusable s’amusait parfois comme un écolier. M. Taine ne parle pas de la partie de barres de Rambouillet ; il ne parle pas non plus de l’omelette des Tuileries. L’impératrice Marie-Louise eut un jour l’idée de faire une omelette. « Pendant qu’elle est occupée de cette importante opération culinaire, l’empereur entre sans être annoncé, soit que le hasard l’amenât, soit que, prévenu par quelque avis officieux, il voulût se donner le plaisir de surprendre l’impératrice ; celle-ci, un peu troublée de cette visite inattendue, cherchait à lui dérober la vue de ses préparatifs. “Que fait-on donc ici ? dit l’empereur ; je sens une singulière odeur, comme de friture.” Puis, passant derrière l’impératrice, il découvre le réchaud, la casserole d’argent dans laquelle le beurre commençait à fondre, le saladier et les œufs. “Quoi, dit-il, vous faites une omelette ? Bah ! vous n’y entendez rien ; je veux vous montrer comment on s’y prend.” Il se fait apporter un tablier de cuisine et se met à l’œuvre avec l’impératrice, qui lui servait d’aide. L’omelette faite, restait le plus difficile, c’était de la retourner ; mais Napoléon s’était donné plus de talent qu’il n’en avait, car, quand il s’agit de faire sauter l’omelette, il fit comme le grand Condé, qui, au rapport de Gourville, voulant faire une omelette dans une auberge où il s’était arrêté, au lieu de la retourner dans la poêle, la jeta dans le feu. Napoléon cependant fit mieux, il ne la jeta que par terre. Obligé d’avouer son inexpérience, il remit à l’impératrice les insignes du métier, et la laissa recommencer sa cuisine. » (Napoléon et Marie-Louise, souvenirs historiques, par le baron Méneval, 1845, in-8º, t. Ier, p. 360-361.) L’empereur s’était détendu de sa royauté en ceignant le tablier de cuisine.

Je m’arrête de peur de prolonger une gageure au-delà du terme convenable. Qu’on me permette seulement d’opposer un portrait à un autre. M. Taine note dans la première partie de son étude l’impression que produisit le général Bonaparte sur madame de Staël, quand elle le vit pour la première fois. C’était après le traité de Campo-Formio. « Lorsque je fus un peu remise du trouble de l’admiration, dit-elle, un sentiment de crainte très prononcé lui succéda… C’était plus ou moins qu’un homme… etc. » Un portrait que néglige M. Taine nous montre Bonaparte plus jeune de deux ans. Il est également tracé par une femme et a quelque chance d’être plus ressemblant. Du moins il est plus naturel. « C’était bien l’être le plus maigre et le plus singulier que de ma vie j’eusse rencontré. Suivant la mode du temps, il portait des oreilles de chien immenses et qui descendaient jusque sur les épaules. Le regard singulier et souvent un peu sombre des Italiens ne va point avec cette prodigalité de chevelure… Il avait l’air si minable que j’eus peine à croire d’abord que cet homme fût un général. Mais je crus sur-le-champ que c’était un homme d’esprit, ou du moins fort singulier. Je me rappelle que je trouvai que son regard ressemblait à celui de J.-J. Rousseau, que je connaissais par l’excellent portrait de Latour… En revoyant ce général, au nom singulier, pour la troisième ou quatrième fois, je lui pardonnai ses oreilles de chien exagérées ; je pensai à un provincial qui outre les modes et qui, malgré ce ridicule, peut avoir du mérite. Le jeune Bonaparte avait un très beau regard et qui s’animait en parlant. S’il n’eût été maigre jusqu’au point d’avoir l’air maladif et de faire de la peine, on eût remarqué des traits remplis de finesse. Sa bouche surtout avait un contour plein de grâce. » (Cité par Stendhal dans sa Vie de Napoléon, fragments, édit. C. Lévy, 1882, in-12, p. 73-74.) L’impression qui se dégage de ce portrait est favorable. Celle que produit le portrait un peu métaphysique de madame de Staël est une impression d’antipathie. M. Taine n’a pas hésité dans son choix. C’est ce que j’appelle l’art de se procurer des moellons à sa convenance. M. Taine a choisi ses matériaux avec une partialité sereine dont je suis étonné. Cette considération m’amène à me demander s’il peut y avoir une histoire impartiale. Et qu’est-ce que l’histoire ? La représentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! me dites-vous, c’est un fait notable. Or, comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caractère, à son idée, en artiste enfin ! Car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques Mais un fait est quelque chose d’infiniment complexe. L’historien présentera-t-il les faits dans leur complexité ? Non, cela est impossible. Il les présentera dénués de la plupart des particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu’ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n’en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, ce qui est probable, par un ou plusieurs faits non historiques et par cela même inconnus, comment l’historien pourra-t-il marquer la relation de ces faits et leur enchaînement ? Et je suppose dans tout ce que je dis là que l’historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité on le trompe et qu’il n’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons de sentiment. L’histoire n’est pas une science, c’est un art. On n’y réussit que par l’imagination. Et personne ne peut contester à M. Taine l’imagination philosophique.

M. H. Taine et le prince Napoléon §

De tous les portraits qu’on a faits de Napoléon, et on en a fait beaucoup, le moins ressemblant est peut-être celui auquel M. Taine s’est appliqué avec tant de force. Ce n’est pas à dire que M. Taine soit un mauvais peintre. Loin de là. Mais c’est un peintre qui s’est trompé. Il est arrivé à M. Taine ce qui était déjà arrivé, vers 1810, à un élève de David, au peintre Pagnest, et précisément devant le même modèle. Pagnest, mort jeune, a laissé d’excellents portraits. Le Louvre en possède deux de sa main, celui d’un général et celui d’un administrateur. Ce sont des morceaux d’une exécution à la fois large et précise, que les connaisseurs ne se lassent point d’admirer. On ne peut douter qu’ils ne soient ressemblants. Tout ce que l’art peut retenir de la vie qu’il imite a passé dans ces deux toiles. L’une des deux, le portrait de M. de Laneuville, est une des œuvres les plus parfaites de l’école française. On ne saurait imaginer ce qu’elle a coûté à son auteur de temps, d’observation, d’intelligence et de raison. Eh bien ! ce docte Pagnest, cet imitateur si patient, si sagace de la nature, a fait un portrait de Napoléon, et ce portrait n’est pas ressemblant. Tout le monde a pu voir la toile dont je parle à l’exposition des Portraits du siècle. De plus heureux l’ont vue, entourée de chefs-d’œuvre, chez M. Rothan, qui la possède. On n’y trouve ni l’air de tête, ni l’expression, ni même les traits du modèle. Cette ressemblance, que de moins habiles nous ont conservée, Pagnest n’a pu la saisir. Il a commis des fautes manifestes ; le visage est sensiblement trop long. Je ne parle pas du regard : il est sans flamme et sans lumière. Cette fois, enfin, Pagnest s’est trompé. Ce serait à M. Paul Mantz, et non à moi, de déterminer les diverses raisons d’une telle erreur. Mais il en est une qu’on découvre tout d’abord et qui paraîtra sans doute suffisante : Pagnest ne connaissait pas Napoléon.

Or, M. Taine est, comme Pagnest, un bon peintre. C’est, de plus, un peintre philosophe. Il nous a donné de Tite-Live et de Shakespeare, de La Fontaine et de Stuart Mill, des portraits savants et solides. Et, comme Pagnest, M. Taine a fait de Napoléon un portrait qui ne ressemble pas. M. Taine s’est trompé. Je ne dis point que ce soit tout à fait pour la même cause. Je ne dis point que M. Taine ne connaissait pas Napoléon, mais je crois qu’il ne le connaissait pas depuis assez longtemps et qu’il a été étonné. J’imagine qu’il l’a découvert tout d’un coup, au détour de son chemin laborieux, et qu’il en a crié d’effroi, comme un berger heurtant par mégarde l’orteil de Polyphème. Nous avons de ces effarements, nous autres bibliothécaires et archivistes, quand des images de guerre, quand des figures irritées jaillissent à nos yeux des dossiers jaunis et des bouquins poudreux. Nous sommes paisibles et prompts à nous étonner. Notre cabinet de travail s’emplit de visions fantastiques, ainsi que le laboratoire du docteur Faust. Et, si nous n’y prenons garde, tous les diables et toutes les sorcières du sabbat s’échappent de nos grimoires dès que nous les ouvrons. C’est que, voyez-vous, vous, nous sommes des bénédictins. Comme nous avons toutes les vertus des bons moines, nous avons aussi quelques-uns de leurs défauts. Nous somme sceptiques et nous sommes crédules. Nous ne croyons à rien, cela nous mène à croire à tout. La crédulité fait la joie du sceptique, qui mord avec délices à ce fruit défendu. Il faut nous comprendre et nous pardonner : nous sommes curieux parce que nous sommes reclus. Notre curiosité n’est pas toujours bienveillante. Nous qui ne faisons jamais le mal nous y croyons volontiers. Nous savons que le siècle est plein de violences et d’impuretés. C’est pourquoi il n’est tel régal pour un philosophe que les cancans d’une femme de chambre.

Je ne dis pas cela pour M. Taine. Mais son idée de Napoléon semble avoir été conçue dans un coup de surprise horrifique et nourrie ensuite sous l’aiguillon d’une curiosité bizarre. C’est par là que je lui trouve un air monacal. Je sens bien que j’ai besoin de m’expliquer et qu’on n’entrera pas volontiers dans ma pensée. Mais qu’on songe à nos vieux hagiographes, aux pieux légendaires qui travaillaient loin du monde. Ils présentaient avec infiniment moins de talent sans nul doute, mais dans un sentiment assez semblable, le caractère des puissants de ce monde, de ces empereurs de Rome qui, possédés par le démon, tourmentaient les chrétiens et se déchiraient eux-mêmes comme des furieux. Ainsi que M. Taine, ils écartaient les considérations politiques les vues d’ensemble, les raisons d’État, et ne faisaient figurer leurs personnages que dans des scènes intime et secrètes. Là, il est vrai, où M. Taine fait voir le jeu des nerfs, ils montraient l’action du diable, mais la psychologie n’était pas bien différente.

Napoléon, tel que le voit M. Taine, est un malade et un fou. Ce singulier chapitre d’un livre qui reste, après tout, un des livres les plus considérables de ce temps, devrait s’appeler : les petits secrets du monstre. Je dis que ce Napoléon n’est pas vrai, parce qu’il n’est pas possible. Quelque jugement qu’on porte sur l’œuvre de Napoléon, qu’on l’estime bonne ou mauvaise, il faut reconnaître qu’elle est immense, je mets de côté toute politique. Je m’en tiens à histoire et à la philosophie. Napoléon fut un grand pasteur d’hommes. Or, les monstres ne sont jamais de ces pasteurs-là. Les Néron et les Héliogabale ne fondent point les empires et ne conduisent pas les peuples. Ceux que les nations suivent, ce sont les César, les Cromwell, les Louis XI, les Henri IV, les Richelieu, ce sont les grands politiques, ceux-là peuvent se montrer inflexibles et durs. Ils peuvent faire du mal ; on n’agit qu’à ce risque. Mais ils ne sont pas des monstres. Ils sont des hommes. Que de choses il faut avoir en commun avec le peuple pour le conduire !

Il faut épouser son orgueil et ses amours, ses espérances et jusqu’à certaines de ses faiblesses. Un homme, si intelligent et si actif qu’il soit, ne fait de grandes choses avec une grande nation que s’il l’aime et s’il sent son cœur battre à l’unisson du sien. Soyez sûr que Napoléon partageait plus d’un sentiment et plus d’un rêve avec le dernier de ses grenadiers.

Les contemporains ont vu en lui le jeune consul, le petit caporal et le vieil empereur. M. Taine n’a vu qu’un épileptique poltron. Il fallait au moins rendre compte de l’illusion d’un peuple.

Il fallait reproduire l’image qu’avait imprimée dans l’âme de la France le vainqueur de Marengo et le vaincu de Waterloo. Vaulabelle a bien moins de talent que M. Taine. Mais Vaulabelle a montré ce qu’était Napoléon en 1815, en face de la Sainte Alliance et des Bourbons. Vaulabelle est un moins bon peintre, pourtant il a fait un meilleur portrait.

Le prince Napoléon a répondu à M. Taine par un livre dont Le Temps a donné, il y a huit jours, avant même qu’il parût, une longue analyse et de nombreux extraits. Ma tâche s’en trouve bien allégée, et il ne me reste qu’à présenter sur ce livre, Napoléon et ses détracteurs, quelques observations très courtes qu’on me pardonnera de jeter sans ordre et comme elles me viendront à l’esprit.

Dans ce petit volume, le prince Napoléon parle tantôt comme un critique qui discute les textes, pèse les témoignages, oppose les faits aux assertions, tantôt comme l’interprète de la tradition napoléonienne, dont il est le dépositaire. Il est clair que dans les deux cas son autorité n’est pas de même nature. Dans le premier, elle repose sur des documents et relève des sciences historiques. Dans le second, elle s’appuie sur une doctrine particulière et devient purement métaphysique. Ce double aspect ou, si l’on peut dire, ce double personnage en un même auteur jette quelque trouble dans l’esprit du lecteur et nuit à l’unité du livre, qui n’est, à vrai dire, qu’une suite d’articles fort différents de manière et de ton.

La partie critique, celle où le prince Napoléon s’appuie sur l’histoire, semblera juste et solide dans son ensemble. Du moins elle me paraît telle, et bien sincèrement, car j’en avais un peu, ce me semble, pressenti l’esprit et la méthode dans un article qui parut ici même, lors de la publication des études de M. Taine, et que je n’ai point à regretter.

Le prince Napoléon établit sans peine que l’auteur des Origines de la France contemporaine puise les faits à des sources souvent empoisonnées et qu’il ne tient aucun compte des témoignages contradictoires apportés par des hommes honnêtes et dignes de foi. Rien n’est plus vrai. Il n’écoute point La Valette, Méneval, le baron Fain, qui sont de fort honnêtes gens. Il n’a d’oreilles que pour des coquins tels que Bourrienne et l’abbé de Pradt. Il accorde aux espions de la Sainte-Alliance une confiance dont notre patriotisme s’alarme.

Pourtant cette partie du livre du prince Napoléon n’est pas sans reproche. On voudrait en effacer des pages injustes et violentes.

M. Taine y est suspecté dans ses intentions, attaqué dans son caractère, soupçonné dans sa probité d’écrivain. C’est dépasser de beaucoup les droits sacrés de la défense.

Il est permis sans doute de discuter les procédés historiques de M. Taine et d’en contester les résultats. J’ai cru pouvoir le faire moi-même, et non sans chaleur, bien que j’eusse personnellement des obligations à M. Taine.

J’ai cru, je crois encore que je lui dois la vérité aussi bien que ma gratitude. Mais il n’est pas plus possible de nier la sincérité de sa pensée que la force de son talent. Qu’a-t-il fait dans ce grand ouvrage des Origines de la France contemporaine, que se brouiller tour à tour avec toutes les opinions qui se partagent la France ? Et comment s’imaginer qu’il cherchait son intérêt en se faisant des ennemis dans tous les camps ? Je ne crois pas qu’il ait été juste ni envers l’ancien régime, ni envers la Révolution, ni envers Bonaparte.

Dans tous les temps la France fut belle, elle fut digne dans tous les temps de l’amour de ses fils. J’aime la Révolution parce que nous en sortons, et j’aime l’ancienne France parce que la Révolution en est sortie. Il n’est pas si difficile qu’on croit de réconcilier les pères et les enfants : il n’y faut que de l’intelligence et de la sympathie. Je crois que M. Taine n’a pas été juste, mais je crois qu’il a voulu être juste. Je crois, je sais qu’il n’a cherché que la vérité.

Et avec quelle patience héroïque il l’a cherchée ! Il est entré jeune encore dans le travail immense et malheureux, et il en sort aujourd’hui malade et vieilli, méconnaissable. Ce n’est pas là le fait d’un pamphlétaire. Les pamphlétaires ne s’épuisent pas à fouiller les archives et à entasser les documents pour de vastes constructions philosophiques. Il faut prendre garde enfin que M. Taine compte parmi les trois ou quatre grandes intelligences qui règnent actuellement dans notre pays et reconnaître que puisque de tels hommes se trompent, c’est que l’erreur, attachée à notre condition terrestre, enveloppe parfois les sommets de l’humanité, comme les nuages couvrent les montagnes. Nous sommes tous sujets à l’erreur, et le monde, comme dit l’Écriture, est livré à nos disputes.

Quelques citations altérées ou tronquées, quelque fausses références, comme celle qui se rapporte l’absurde histoire du coup de pied dans le ventre de Volney, ne sauraient constituer des preuves de mauvaise foi. Le prince Napoléon, qui a pratiqué les recherches historiques et présidé la commission de la Correspondance, sait combien il est difficile d’éviter les erreurs dans l’indication des sources. Il a relevé plusieurs fautes de M. Taine. Que ne l’a-t-il fait avec autant de courtoisie que d’habileté ? Hélas ! il a traité M. Taine comme M. Taine avait traité Napoléon. On voudrait plus de sérénité dans ces luttes d’idées, dans ces « combats d’esprits », comme les nomme le vieux Corneille, qui les conduisait si majestueusement. Mais la passion a des droits éternels, qu’elle ne perd jamais. Elle est l’âme des choses humaines. Avec elle, il est impossible de rester dans la mesure et dans l’équité. Ajoutons que sans elle on n’échangerait plus d’idées, car le monde finirait : il n’existe que par elle.

En attendant, les sages et les pacifiques y font une étrange figure. Et voici que tout à coup j’éclate de rire en m’avisant du ridicule personnage que je joue en ce moment même pour vouloir être juste.

À propos de « la Tosca » : les débuts de M. Victorien Sardou §

Rappelez-vous les biographies des hommes célèbres, et vous vous convaincrez que les premiers chapitres sont les plus intéressants. C’est là qu’est le roman.

Les années d’apprentissage de M. Victorien Sardou, qu’il contera peut-être lui-même un jour, fourniraient aisément la matière d’un gros livre. J’en voudrais tirer quelques lignes pour l’édification des jeunes écrivains encore inconnus.

Victorien Sardou naquit, dit son biographe, le 5 septembre 1831, dans une vieille maison de la rue Beautreillis. Son père, un Provençal intelligent et lettré, était venu chercher fortune à Paris. Il était professeur de tenue de livres à l’École de commerce de Charonne. Il comptait parmi les plus vieux auteurs de la maison Hachette, et il lui fut donné de voir L. Hachette, le grand homme, dans une petite boutique de la rue Pierre-Sarrazin, une blouse passée sur sa redingote, travaillant avec son seul commis. Il en est de la maison Hachette comme de la ville de Rome ; les plus grandes choses ont d’humbles commencements. À dix-sept ans le jeune Victorien disait : « Moi, je veux écrire. » Et comme son père lui donnait à choisir entre le droit et la médecine, il choisit la médecine, la tenant particulièrement utile à l’écrivain pour la connaissance qu’elle donne des secrets douloureux de la vie organique. Il suivit pendant dix-huit mois le service de Lenoir à l’hôpital Necker. Cependant il écrivait La Reine Ulfra, tragédie suédoise où les vers, par une audacieuse innovation, étaient proportionnés à la qualité des personnages. Ainsi la reine parlait en alexandrins, les ministres n’avaient à leur usage que des vers de dix syllabes ; quant aux gens du peuple, il fallait qu’ils se contentassent de tout petits vers. Les amis du poète carabin lui disaient : « Il faudrait montrer votre pièce à Rachel. » Le conseil était bon, mais difficile à suivre. Pourtant, Sardou, qui n’était pas maladroit, trouva moyen de faire recommander son manuscrit à la grande tragédienne. « Non ! s’écria celle-ci ; une pièce qui se passe en Suède, c’est impossible. Que ce jeune homme écrive une pièce grecque et je la jouerai peut-être. » En attendant, Victorien Sardou était fort embarrassé de vivre. Seul à Paris, La Reine Ulfra était toute sa fortune. Il demanda des ressources au journalisme et apporta un Salon à une revue d’alors que nous nommerons, si vous voulez bien, Les Arts universels. Le premier article fut inséré, mais le lendemain le rédacteur en chef dit au débutant : « Ce n’est pas mal, votre affaire ; seulement, ce n’est pas cela du tout. Je ne fais pas un journal d’art, moi, je fais un canard. Je veux établir à côté de mon journal un magasin de vente de tableaux, et, comme je ne peux avoir ni des Delacroix, ni des Decamps, ni des Dupré, ni des Corot, je veux qu’on éreinte leurs tableaux et qu’on vante les toiles des inconnus que je lancerai et que je vendrai. Je m’adresse aux consommateurs. Est-ce compris ? » C’était si bien compris que Sardou ne donna point d’autre article aux Arts universels. Il collabora à la Biographie générale de Firmin Didot, et il écrivit des drames, car il était possédé du démon du théâtre.

Ayant terminé La Taverne des étudiants, il la porta à l’Odéon, dont Gustave Vaëz et Alphonse Royer étaient directeurs. En le voyant entrer avec un manuscrit, le portier Constant s’écria : « Ah ! ah ! encore une ! C’est la cinquantième de la journée. » Pourtant La Taverne fut lue et reçue.

Elle fut jouée le 1er avril 1854, mais sous les plus mauvais auspices ; le bruit s’était répandu dans les brasseries du quartier Latin que la pièce de ce débutant, protégé de l’administration, était une attaque commandée par le gouvernement contre la jeunesse des Écoles. Le poète Philoxène Boyer prêtait à ces fâcheuses niaiseries le secours de son éloquence. Les étudiants étaient résolus à siffler, ils sifflèrent ; ce fut une tempête affreuse. Le lendemain, la pièce ne se releva pas. Pendant une scène d’amour entre je ne sais quel acteur et la jolie mademoiselle Bérengère, le gaz s’éteignit subitement. Aussitôt des cris s’élevèrent du parterre : « C’est immoral ! Vous insultez la jeunesse. Embrassera, n’embrassera pas ! » C’est ainsi que des circonstances fortuites, qu’il est impossible de prévoir, entraînent la chute d’une œuvre dramatique. Ces chances sont communes aux dramaturges et aux grands capitaines. Au théâtre comme à la guerre, le talent ne suffit pas ; il faut encore avoir pour soi la fortune.

La Taverne des étudiants n’eut que cinq représentations. Sardou, déchu de ses espérances, n’avait d’autres ressources pour vivre que la Biographie Didot. L’article Jérôme Cardan, qu’il porta au docteur Hœfer, lui avait coûté sept mois de recherches ; il fut payé trente-deux francs ! En ce temps-là Fechter, le beau Fechter, las de ses charmes, demandait à tout venant un rôle qui lui permît d’être laid et difforme. Il avait fait part à Paul Féval de ce désir d’être affreux. Or, Sardou étant d’aventure allé voir Féval, celui-ci lui dit : « Puisque Fechter veut être gibbeux, il y avait dans la rue Quincampoix, au temps de Law, un petit bossu qui louait sa bosse aux Mississippiens et qui fit fortune. Songez donc à ce personnage-là. » Sardou n’était ni en situation, ni de caractère à négliger un semblable conseil. Il fit Le Bossu et le porta à Féval ; mais Fechter avait changé d’idée ; il ne voulait plus être bossu. Féval tira un roman pour Le Siècle du drame de Sardou, que Mélingue, après Fechter, refusa de jouer. En attendant, Sardou, pour vivre, donnait des leçons au fils d’un marchand de vin de Charenton, et il écrivait pour Déjazet un Candide en cinq actes. Il a raconté lui-même sa visite à la comédienne, déjà vieille et encore charmante. La page est exquise, on me saura gré d’en citer quelques lignes.

C’était bien chanceux, mais je jouais mon va-tout !

Depuis quatre ans que la Taverne était tombée, j’avais frappé inutilement à tant de portes ! J’étais excédé de démarches mutiles, d’espoirs trahis, et enfin, à bout de patience, je pris donc la lettre que l’on m’offrait pour Déjazet, et je partis pour Seine-Port !

Que de réflexions ne fis-je pas le long de la route ! L’étrange démarche, après tout ! Et que je m’abusais peu sur le succès de mon entreprise ! Ce chemin-là, combien d’autres et dans la même intention l’avaient dû faire avant moi, sans autre effet que de se rendre importuns ! Pourquoi serais-je plus heureux ?

… À Cesson, où l’on descend, pas d’omnibus. Mais, renseignements pris, j’en avais pour trois quarts d’heure à peine d’une marche facile, à travers les bois. D’ailleurs, temps radieux !… Un soleil !… J’ai gardé le souvenir de ce soleil-là, le premier qui ait lui sur ma route.

… Aux premières maisons du village, deux paysannes, qui s’en allaient leurs paniers sur la tête, me saluèrent comme une connaissance. Plus loin, un gros chien, étendu près d’une fontaine, vint amicalement me lécher la main. Un enfant m’indiqua la demeure de Déjazet. Cette grille là-bas, sur la place… Et Dieu sait avec quels battements de cœur je sonnai ! Personne ne vint, et je m’aperçus que la grille n’était pas fermée. Tout semblait s’ouvrir devant moi, comme au coup de baguette d’une fée. Une servante à tête blonde me cria de loin en souriant (elle aussi) :

— Entrez dans le salon, je vais prévenir madame, qui est au jardin.

J’entrai dans ce salon, que l’émotion ne m’empêcha pas de regarder très curieusement. Cette maison, je le savais, avait appartenu jadis à Bosio, puis à la marquise de la Corte, et, à la place d’honneur, un grand tableau représentait l’Amour sous les traits de Jules Janin ! J’examinais ce bon mobilier de l’empire, ces fauteuils en velours d’Utrecht et les tasses jaunes sur les guéridons à galerie de cuivre, quand une porte s’ouvrit derrière moi. Je me dis : « C’est elle ! » Et, ramassant tout mon courage pour lui débiter le petit discours préparé sur la route, je me retournai. Je vis que c’était Elle, en effet, et je demeurai coi, la bouche ouverte et muet comme un poisson.

Elle avait les mains pleines de plâtre, c’est là ce qui me désorientait. Je ne m’étais pas attendu à cela. Elle vit ma stupeur et me dit en riant :

— Pardon, j’étais occupée à réparer un mur !

Balbutiant je ne sais quoi, je remis ma lettre qui fit un merveilleux effet. La glace rompue, je ne sais pas trop ce que je dis… Il paraît pourtant que je ne fus pas trop gauche. Je présentai assez heureusement mon Candide (car c’était un Candide en cinq actes) en faisant ressortir, on le pense bien, ce qu’il y aurait de piquant à voir collaborer Voltaire et Déjazet, etc., etc.

… Je déposai mon manuscrit sur la table, je serrai ses blanches mains avec effusion, et je pris la fuite sans me retourner. Ah ! que j’étais léger cette fois !… que le ciel me semblait plus bleu, l’air plus caressant, les oiseaux plus gais, les fleurs plus tendres qu’à mon arrivée ! C’est qu’une voix secrète me disait : « Le charme est rompu, ton heure est arrivée. » Et ma jeune chance, emprisonnée jusque-là, brisait sa coquille et pour la première fois battait de l’aile… Je courais, je volais, je franchissais les fossés tout pleins (je crois les voir) de gros bouillons blancs et de fleurs des champs dont je fis une moisson que je rapportai pieusement.

Les sept années de misère, les sept vaches maigres et enragées, comme a si bien dit M. Jules Claretie, cédaient la place aux vaches grasses. Le succès venait, mais ce n’est pas Candide qui l’apporta. Candide, reçu par Déjazet, fut interdit par la censure. On n’en eut plus de nouvelles. Je ne le regrette qu’à demi. L’histoire de Candide est la plus vraie et la plus intéressante du monde. Je n’en sais point qui touche à plus de choses profondes et qui pénètre plus avant dans les mystères de la pauvre humanité ; mais il convient de la garder un peu secrète. C’est une histoire naturelle, et le théâtre n’a que faire de celle-là. Il lui faut des histoires sociales. M. Sardou le savait bien dès ce temps. Il avait écrit Les Pattes de mouche. Cette charmante comédie ne devait voir la rampe que quelques années plus tard. M. Garat et Les Premières Armes de Richelieu, représentés sur le théâtre Déjazet, furent ses premiers triomphes. Il poursuivit, comme on sait, sa brillante carrière, multipliant les faces et les facettes d’un talent étincelant, spirituel, ingénieux, curieusement varié. Il est à la fois un chercheur plein de fantaisie et un constructeur habile. Il a abordé tous les genres de drames et de comédies, c’est le plus divers, le plus souple, le plus fertile en ressources de nos auteurs dramatiques. On n’en est point surpris quand on le connaît. Devant lui, on se trouve en effet en présence d’un esprit dont la curiosité est encyclopédique. Je ne crois pas qu’il y ait une seule chose au monde dont l’intelligence de M. Sardou se soit désintéressée. Ce grand travailleur dont l’œuvre est si considérable vous a, quand on le rencontre, la figure d’un homme qui ne vit que par curiosité, pour savoir ou pour deviner. Chacune de ses pièces a été pour lui l’occasion d’études historiques et archéologiques dans lesquelles il s’est complu, attardé avec délices. C’est ainsi qu’il a vécu tour à tour des heures charmantes à Sienne, à Bruxelles, à Rome.

Mais quand il s’agit même de comédies contemporaines, M. Sardou étudie minutieusement le milieu. Avant d’écrire Les Bourgeois de Pont-Arcy, il fit de sa main le plan de la ville imaginaire dans laquelle vivaient les personnages et se déroulait l’action. Je l’ai sous les yeux, ce plan de Pont-Arcy, je dis que le jour où M. Sardou l’exécuta, ce jour-là, il créa la géographie philosophique. Pont-Arcy, c’est une vraie ville de France, avec ses antiques remparts devenus des promenades, son château fort, ses couvents, son vieux pont sur l’Orge, la ville haute aux ruelles tortueuses, la ville basse couverte de fabriques que la rivière alimente, la ville neuve régulièrement formée en vingt ans, aux abords de la gare. C’est une vraie ville où tous les âges ont laissé des souvenirs ; une ville type : qui la connaît en connaît cent autres. Si j’étais ministre de l’Instruction publique, je ferais expliquer dans toutes les écoles le plan de Pont-Arcy. M. Sardou n’eût-il fait que le plan de Pont-Arcy, je le tiendrais pour un véritable philosophe. Je ne sais ce qu’il pense de la vie, mais il serait bien ingrat de ne pas l’aimer un peu ; non pas pour les triomphes qu’elle lui apporte : la gloire n’est jamais douce. Mais la vie lui donne toutes sortes de spectacles et d’amusements, elle lui fournit des figures et des scènes à l’infini. Enfin, elle le distrait le plus joliment du monde. Sa conversation est pleine de ces richesses qu’il a dû sentir avant de les faire goûter aux autres. Son esprit est orné comme un musée et animé comme un caravansérail. Certes, M. Victorien Sardou n’est pas à plaindre si, comme jadis La Fontaine, il vit « pour que cela l’amuse ».

Essai philosophique sur le logement §

Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration, par Henry Havard, t. I et II, lettres A-H, in-4º, Quantin, éditeur.

Étant allé voir un très fameux docteur de ses amis, Montaigne le trouva « estudiant au coin d’une sale, qu’on luy avoit rembarré de tapisseries, et, autour de luy, un tabut de ses valets, plein de licence ». Et comme le philosophe admirait qu’on pût étudier ainsi, le savant lui dit qu’il « faisoit son profict de ce tintamarre : comme si, battu de ce bruit, il se ramenast et resserrast plus en soy pour la contemplation, et que cette tempeste de voix repercutast ses pensées au dedans ».

On se figure volontiers ce bonhomme méditant au milieu des chansons des laquais. C’était un sage ; au reste, ses habitudes étaient celles de tous les honnêtes gens de son temps : alors maîtres et valets vivaient en commun. « Les personnes, et les plus distinguées par leur rang et par leur maison, vivoient en famille, de façon que le maître, la maîtresse, les enfants et les domestiques se trouvoient réunis dans une même chambre qui servoit à la fois de cabinet d’étude, de chambre à recevoir, de chambre à coucher, de salle à manger et même de cuisine. » C’est un auteur du seizième siècle, cité par M. Henry Havard, qui porte ce témoignage. La chambre de nos pères était très grande, on y ménageait des retraits dans les coins, en les « rembarrant de tapisseries », comme Montaigne vient de nous le faire voir.

Cette chambre unique, où s’accomplissaient tous les actes de la vie, était singulièrement chère à nos aïeux. Les miniaturistes du quinzième siècle la peignent avec amour. Ont-ils à représenter l’Annonciation ? Ils se plaisent à montrer le lit à courtines, le coffre, la haute cheminée de pierre devant laquelle est posé le banc de bois sculpté, l’étroite fenêtre aux vitres lamées de plomb, le buffet sur lequel reluisent quelques riches ouvrages de dinanderie. Certes, une telle chambre nous semble triste et sombre ; les meubles pour nous faire bon accueil sont trop droits et trop raides. Mais on y respire je ne sais quoi de régulier, d’exact et d’honnête. On y sent un idéal de forte vie. Rien n’y invite au rêve ; tout y parle de familier labeur et de repos mérité. On conversait lentement, le soir, devant le grand feu que parfumaient des branches de genévrier. Le vieux seigneur y racontait ses aventures et les récits des grands coups donnés ou reçus s’égayaient parfois de quelque bonne et lourde plaisanterie. La vie était alors religieuse et morale, c’est-à-dire que tout le monde pensait de même. Je ne veux pas dire autre chose. Il y avait bien aussi la chambre nattée où,

Sur mol duvet assis, ung gros chanoine

pressait dans ses bras dame Sidoine. Il y avait de petites chambres bien chaudes et bien closes que les moines ne dédaignaient pas, car on les appelait proprement des chambres jacobines ; mais, en somme, la chambre du bourgeois, du petit seigneur ressemblait assez à la salle où nos paysans riches font encore aujourd’hui la veillée. Aux tapisseries près, les meubles de nos campagnards ont pareil visage. Même lit semblablement encourtiné ; même cheminée au large manteau sous lequel se blottit la maisonnée.

Au seizième siècle encore un seigneur vivait, peu s’en faut, comme vit aujourd’hui un riche cultivateur normand. François de Montholon, garde des sceaux de François Ier, habitait « avec toute sa famille au coin de la rue Saint-André-des-Arcs et de la rue Gît-le-Cœur, dans une maison où il n’y avait qu’une salle et une cuisine au rez-de-chaussée, deux chambres au premier étage, deux au second et un grenier au troisième ». (Sainte-Foix, cité par H. Havard.)

Au moyen âge, la chambre du roi, la chambre du seigneur, celle où le lit est dressé, porte le nom de chambre de parement ou de parade : elle est solennelle et magnifique. C’est là que le prince donne ses audiences, traite ses amis, reçoit ses officiers et les ambassadeurs. À côté, « s’ouvre la chambre au giste », plus modeste, où le maître trouve mieux ses aises. Charles V tomba malade au château de Beauté qui « moult est notable manoir », dit Christine de Pisan. Couché dans la chambre « au giste », il y recevait les soins des médecins et de ses serviteurs. Mais quand on vit qu’il allait mourir, on le transporta dans la chambre excellente, sur le lit de parade, afin qu’il pût mourir royalement.

Ce seul fait en dit plus sur l’esprit de la royauté au moyen âge que toutes les théories des historiens. Alors les deux principales fonctions du roi étaient de naître et de mourir. Le roi était roi dans sa chair. Aussi sa naissance, sa vie et sa mort étaient-elles sujettes au cérémonial. Au dix-septième siècle encore, la chambre du roi est le centre éclatant, le nombril sacré du royaume. Le plus grand honneur qu’un courtisan pût recevoir était, comme on sait, d’assister au lever du roi. Les entrées étaient réglées par un usage séculaire. « Elles ne permettoient point d’entrer, dit Saint-Simon, à d’autres heures que celles qui étoient destinées pour elles. » Le roi ne recevait que des gentilshommes ; mais le nombre ne laissait pas d’en être considérable. C’était une cohue et un huissier était occupé sans cesse « à faire ranger les personnes qui sont dans la chambre du roy, soit pour faire faire jour quand Sa Majesté s’habille ou se déshabille, soit pour lui faire passage, lorsque Sa Majesté va de son fauteuil à son prie-Dieu ». Même étiquette sous Louis XV. Il vient de province, au lever du roi bien-aimé, de braves gentilshommes qui manquent un peu de politesse, car des officiers sont chargés de veiller à ce que « personne ne se couvre, ne se pêgne et ne s’asseie dans la chambre, sur les sièges, sur une table ou sur le ballustre de l’alcôve » (État de la France, cité par H. Havard). Ce n’est rien encore, mais un jour le médecin Fagon fut volé, dans la chambre du roi, de dix-huit louis qu’il avait dans sa poche.

Jusqu’au milieu du dix-huitième siècle, les princes, les personnes qualifiées et même de simples bourgeois reçoivent dans leur chambre. C’est dans leur chambre que la marquise de Rambouillet et les princesses reçoivent les beaux esprits, les galants et les gens du bel air. Écoutons M. Henry Havard : « Toutes les réceptions aimables, dont Abraham Bosse nous a laissé de si curieux et si frappants tableaux, ont pour théâtre la chambre à coucher. Le chauffage imparfait du dix-septième siècle force même souvent les belles et nobles dames à recevoir leurs visiteurs au lit. »

Aux premières années du dix-huitième siècle, les dames de qualité recevaient encore sur leur lit. C’est sur son lit que madame de Maintenon recevait la cour. Ce qui suit appartient à M. Havard : « À l’occasion du mariage de M. de Thiange, M. de Coulanges écrit que madame de Montespan ouvrit sa porte au public et reçut, étant couchée, les compliments de tous ceux qui lui voulurent parler. Madame de Fontanges est faite duchesse avec vingt mille écus de pension ; elle en reçoit les compliments sur son lit et la chose semble si naturelle que, malgré l’origine scabreuse du titre et de la dotation, personne n’y entend malice. Le lit, à cette époque, est si bien lié à la chambre et à son cérémonial, que, lorsqu’on meuble spécialement à Paris l’hôtel des ambassadeurs étrangers, pour recevoir les envoyés du roi de Siam, on a soin de dresser dans la chambre d’audience “un lict de satin rouge brodé d’or, avec médaillon représentant l’histoire de Josué”. »

Les premiers salons datent de la fin du dix-septième siècle. Les premières salles à manger sont de 1750 environ.

C’est de là, c’est de cette époque, bien mieux que de la prise de Constantinople, que je ferais dater l’ère moderne. La salle à manger et le salon répondent à la vie aimable, gracieuse, délicate, telle que nous la goûtons aujourd’hui. Le reste était gothique. Si, par miracle, on nous ramenait au dix-septième siècle, nous serions choqués de la barbarie fastueuse des grands. C’est sous Louis XVI que les plus aimables gens du monde nous ont appris à vivre. Les philosophes et les marquises furent nos maîtres à causer et à aimer. Tout ce qu’il y a de charmant dans la vie nous vient d’eux. Ils nous ont enseigné à bannir les vaines terreurs et à nous asseoir dans des sièges moelleux. Ce sont deux belles leçons ! Nous leur devons tout, ingrats que nous sommes ! Ils nous ont donné la politesse avec les salons, l’esprit avec les soupers, la galanterie avec les bosquets, la mélancolie avec les jardins anglais. Ils ont apporté la grâce au monde. Avant eux la maison d’un honnête homme était comme celle du savant de Montaigne, une arche de Noé, pleine de cris, et dont on ne sortait pas. Le dix-huitième siècle, en ouvrant la salle à manger hospitalière et le salon, a créé la société polie. Et si des moralistes chagrins lui reprochent d’avoir multiplié les boudoirs où

Tout peint la volupté, tout invite au plaisir,

ne craignons point de répondre que ce qu’ils accordaient au plaisir était retranché sur l’hypocrisie, et qu’après tout le boudoir de mademoiselle Dervieux, malgré ses glaces indiscrètes, n’était pas plus scandaleux que la chambre nattée de dame Sidoine. Marquises et bourgeoises, philosophes, gentilshommes, artistes et artisans du dix-huitième siècle, soyez bénis pour tout ce que vous avez mis de fleurs dans cette vallée de larmes !

Tout ce que je viens d’écrire là est sorti des deux articles du Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration de Henry Havard, les articles appartement et chambre. M. Havard a consacré quinze années de sa vie à ce grand répertoire du mobilier, quinze années bien employées. La vie de nos aïeux est là tout entière, révélée par d’intimes et sûrs témoins !

Livre somptueux qui réjouit les yeux, livre savant qui enseigne les mœurs et les usages anciens, livre philosophique qui donne à méditer sur la condition des hommes.

Souvenirs sur Champfleury §

On a déjà beaucoup parlé ici de Champfleury, qui vient de mourir. Mais c’était un obscur et singulier personnage, et l’on me permettra peut-être de dire à mon tour quelques mots de l’homme et de l’œuvre. Aussi bien s’agit-il du fondateur du réalisme, d’un ancêtre enfin.

Je l’ai rencontré, il y a une vingtaine d’années, sur le quai Voltaire, dans les bureaux d’une revue à laquelle, étant fort jeune, je travaillais inconsidérément. C’était une somptueuse revue, destinée aux bibliophiles, et spécialement aux bibliomanes, où l’on traitait des incunables, des reliures du seizième siècle et de la xylographie primitive. M. Leroux de Lincy y insérait des articles copieux et fort appréciés, qui avaient cela de particulier d’être tous consacrés à Grolier. Ce Grolier, qui fut de son vivant, vers 1550, grand curieux de livres et de médailles inspirait à nos bibliophiles un intérêt difficile à concevoir. La revue dont je parle s’occupait aussi de certains exemplaires de livres rares pour en mesurer les marges à un millimètre près. Un rédacteur spécial décrivait les armoiries frappées sur les plats des vieilles reliures. Celui-là, très galant homme d’ailleurs, était le plus ardent des démocrates. Une destinée bizarre l’attachait à la science héraldique, et il était sans cesse entouré de ces couronnes et de ces écus qu’il ne pouvait voir sans horreur. Aussi frémissait-il toujours. Et c’est d’une main convulsive et le front sourcilleux que, penché sur sa table, il accomplissait un labeur paisible en apparence. Il décrivait toute la journée les maillets de Mailly, les lis de La Vallière et les tours de Pompadour, et toutes les figures couchées sur l’émail, sable, or, azur, argent ou sinople. Il faisait cela pour vivre. Car enfin il faut vivre ; du moins on le dit et on le croit. Mais il tenait caché sur son pupitre, sous les répertoires de d’Hozier et de La Chesnaye-Desbois, un cher petit volume bleu, de la conspiration de Babeuf, le père du socialisme, et il en lisait furtivement quelques lignes entre deux descriptions d’armoiries. C’était le cordial qui le réconfortait. Une secrète sympathie m’attachait à ce brave homme. Non que j’eusse, comme lui, le culte de Babeuf et de Darthé, non que l’amour farouche de l’égalité m’inspirât de saintes colères. Mais moi non plus je ne me sentais pas fait pour la tâche que le hasard m’avait donnée. Je me souciais peu des incunables, de la xylographie, des reliures à compartiments et de Grolier. Mon âme était pleine de rêves sublimes et charmants ; des voix inconnues s’y mêlaient au murmure du feuillage dans la nuit bleue ; je voyais glisser des formes blanches dans l’ombre et les myrtes invisibles de la jeunesse parfumaient l’air que je respirais. Ce n’étaient pas là des sujets à traiter dans une revue bibliographique. J’en souffrais, j’en souffrais cruellement.

Un jour, je vis Champfleury qui apportait son article.

Il était lugubre, sec et raide d’allure ; un visage de bois à longs sillons obliques ; une bouche creuse, rentrée, les lèvres avalées, la moustache mâchée et remâchée, l’air mystérieux d’une marionnette du théâtre de Guignol. Je ne sais quoi de sinistre et pourtant d’amusant. Il ne parlait pas. Mais l’œil était vif, sûr, intelligent ; un œil de connaisseur.

Il tira de sa poche un grimoire indéchiffrable qui, à première vue, semblait écrit en cursive mérovingienne du septième siècle. Car l’écriture de cet écrivain était, comme sa personne, merveilleusement renfrognée, rentrée et grimaçante. Il y avait dans les imprimeries de Paris cinq ou six compositeurs au plus qui savaient lire cette écriture fine et compliquée, tout à fait singulière, inquiétante comme un mystère ou comme une mystification, et bien propre à cet homme qui avait en lui du myste.

Cet article traitait des vieilles enseignes. Champfleury, amoureux du bric-à-brac, avait joint à son article — je le vois encore — un vieux bois vermoulu sur lequel étaient grossièrement gravés des couteaux, des eustaches, des rasoirs et des canifs, lequel bois avait servi jadis à tirer des vignettes pour les factures d’un coutelier, dont Dieu ait l’âme, qui vendait des couteaux au temps de Diderot le père.

Cette chose affreuse et touchante était selon le cœur de Champfleury, qui n’aimait l’art que sous les formes naïves de l’imagerie populaire.

Quant à l’article lui-même, il était composé tout entier de petites notes découpées et collées sur de grandes feuilles de papier. Ni préambule, ni conclusion.

Toute la critique de Champfleury est là : des notules mises bout à bout. Point d’idées générales. En 1869, quand il me fut donné de le voir, le maître s’était affirmé. Il avait supprimé totalement la littérature. Il ne rédigeait plus : il notait. Il notait furieusement.

En ce temps-là, toujours flairant, toujours en quête, se glissant partout où s’entasse le bric-à-brac, courant avec l’agilité silencieuse et prudente d’un chat à travers les piles de vieille vaisselle, il notait, notait, notait. C’était le plus habile homme du monde pour découvrir un plat à barbe avec la figure de saint Barnabé, et pour en prendre note.

Son Histoire de la caricature, que je parcourais tout à l’heure, est un merveilleux ramas de bouts de papiers. À l’absence totale de style et d’idées on sent la gageure ; on devine l’homme d’esprit qui s’amuse et plaisante à froid. Car Champfleury était à sa façon un homme d’esprit. Il avait son petit génie, qui était de se moquer du monde. Ses romans, Les Bourgeois de Molinchart, Les Souffrances du professeur Delteil, sont des mystifications qui n’ont que le défaut de se prolonger un peu trop. Si les singes, qui sont pleins de malice, écrivaient, ils n’écriraient pas autrement. Dans son comique, Champfleury est comme les singes ; il ne rit jamais.

Maintenant je vais vous faire voir plusieurs hommes en un seul et vous montrer en ce réaliste pervers un poète plein de fantaisie. Si Champfleury inventa le naturalisme, ce fut bien pour se moquer du monde. Il ne s’intéressait nullement ni au cours régulier des choses, ni au train ordinaire des hommes. Par nature, il avait l’esprit fantasque, le goût du singulier, un penchant inné pour la musique, le génie de la pantomime, et, dans l’âme, je ne sais quoi de bizarre qui se retrouvait sur sa physionomie.

Il aimait Hoffmann, dont les contes avaient amusé et troublé toute sa génération, et, à le bien prendre, il ressemblait à un personnage d’Hoffmann. Il avait un don, ou, pour mieux dire, il y avait sur lui un sort : tout ce qu’il touchait se mettait aussitôt à grimacer d’une façon merveilleuse ; les choses les plus vulgaires prenaient, sous sa plume, un aspect étrange. Il ne pouvait montrer un balai aux mains d’une ménagère sans faire songer au sabbat. Dans toutes ses familiarités, il y a du diabolique, et je ne sais pas bien s’il ne se mêle pas quelque sorcellerie à l’aventure de ce pauvre M. Tringle, qui se déguisa en diable pour aller au bal masqué, que les paysans poursuivirent à coups de fourche et qui chevaucha, malgré lui, un taureau furieux. Je disais bien : il y a du grimoire dans les petites notes que cet homme écrivait en caractères mérovingiens. Chez lui, l’occulte le dispute au trivial, et il est trop grimaçant pour être tout à fait vulgaire. Son art rappelle celui des imagiers du treizième siècle, qui faisaient les gargouilles : en vain ils taillaient des figures obscènes et grotesques ; leur œuvre était mélancolique malgré eux.

J’ignore le secret que ce vieil homme muet a emporté avec lui dans le petit cimetière riant de Sèvres où il repose. Mais je soupçonne l’auteur des Bourgeois de Molinchart d’avoir été un prodigieux ironiste : la tristesse des grands railleurs était sur son visage, et je croirais volontiers que les trois quarts de ses livres ont été faits pour se moquer.

J’ai là sous les yeux l’excellente étude que M. Alcide Dusolier a consacrée, il y a plus de vingt ans, à Champfleury, et qui a été réunie dans un livre de véritables mémoires littéraires intitulé : Nos gens de lettres. M. Alcide Dusolier, qui a beaucoup connu Champfleury et qui le juge avec une sorte de sévérité sympathique, insiste sur la singulière puissance d’ironie dont était doué le créateur du naturalisme. « Le dessus sérieux et froid de Champfleury, dit-il, cache un fond espiègle et malicieux qui, parfois, crève la surface : il est loustic. À certaines heures, l’affreux mystificateur qui fut, vers 1840, la terreur de Laon, cet infatigable vaurien, qui consacra tant de nuits à décrocher les enseignes et les contrevents de sa ville natale, remonte en lui, formidable comme autrefois. » Et M. Alcide Dusolier raconte très plaisamment comment Champfleury, déguisé en vieillard académique, les cheveux à la Louis-Philippe et le menton perdu dans une large cravate blanche, se fit présenter à madame Ancelot, sous le nom de Florestan Dufour, « mainteneur des jeux floraux, en mission poétique à Paris ». Admis à une soirée de la docte dame, il s’adossa à la cheminée et murmura d’une voix cassée des plaintes sur le déclin de la tragédie.

Je ne vous donne pas pour certaine cette historiette dont M. Dusolier ne garantit pas absolument l’authenticité. Mais je tiens Champfleury pour un mystificateur des plus profonds.

Avec quelques dons d’expression et quelque originalité, il écrivait soigneusement mal et professait pour la beauté du style un mépris diabolique. Comme aux sorcières, ce qui est laid lui plaisait naturellement, et pourtant il était artiste à sa manière, et dans le laid il avait le goût fin.

Ayant créé le naturalisme, il aurait pu jouer quelque peu au chef d’école ; mais, trop hargneux pour souffrir des disciples, il vécut seul comme Diogène.

Les naturalistes n’auraient pas tort de le réclamer pour leur ancêtre. Ils aiment mieux n’en point parler : cet ancêtre a trop la mine d’un parent pauvre.

Pierre Loti. — « Le Roman d’un enfant » §

Beaucoup d’esprits, grands, rares, ou seulement distingués ont pris plaisir à conter leur enfance. Les uns, tels que Dickens, M. Alphonse Daudet et tout récemment M. François Coppée, n’ont livré les premiers souvenirs de leur existence que sous le voile d’une fiction transparente, avec un peu d’arrangement et d’invention. Les autres, soit qu’ils eussent dessein de peindre leur vie entière à la manière de Marmontel, de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de George Sand, soit au contraire qu’ils fussent résolus dès l’abord à s’arrêter à l’adolescence, comme madame Alphonse Daudet, à la jeunesse, comme M. Ferdinand Fabre, à la maturité complète, comme M. Ernest Renan, ont dédaigné tout artifice, repoussé tout déguisement et se sont exprimés avec toute la sincérité, grande ou petite, dont ils étaient capables. Les uns et les autres ont laissé des pages aimables, d’un intérêt profond et qui ne lasse point ; il est merveilleux que le même sujet ait porté bonheur aux esprits les plus divers. Mais on nous permettra de croire que ces sortes de confessions sont plus touchantes quand la feinte n’y est point mêlée et qu’il vaut mieux n’y rien associer de romanesque ni même de fictif. Faites sous forme de mémoires, elles présentent plus d’intérêt et prennent l’autorité d’un témoignage. C’est précisément cette forme directe et personnelle que M. Pierre Loti a choisie pour conter ce qu’il lui souvient du matin de sa vie. Ç’aurait été une chose singulière que M. Pierre Loti, qui fait des romans sans fable, eût mis des fables dans le récit de son enfance. Il n’en a pas mis. Il a noté tout simplement ses premières impressions au contact des choses.

Cela est fort bien ainsi. Si son livre rappelle tant soit peu quelqu’un de ceux que je viens de nommer, c’est peut-être au premier volume des Mémoires de George Sand qu’il ferait plutôt songer. Ces deux jeunesses, différentes à tant d’égards, se ressemblent par la puissance du rêve, l’abandon dans la nature, la subtilité des sens et je ne sais quelle ingénuité sauvage, quelle horreur sacrée que jamais rien ne pourra détruire. En cet enfant rêveur et minutieux, solitaire, triste jusqu’à la mort, l’âme flottante, éparse dans les choses, vieux comme elles et renaissant avec elles, à demi conscient de ses antiques métamorphoses et trouvant à tout ce qu’il découvre l’air de choses déjà vues, certes je vois poindre l’âme de l’auteur d’Aziyadé et de Pêcheur d’Islande. Je devine quel sentiment de la nature donnera un jour, comme on l’a dit, « aux petites phrases de Loti leur immense frisson ». Et pourtant je ne vois pas naître tout l’homme ; je ne découvre pas les racines de cette sensualité tourmentée qui s’est épanouie depuis en fleurs vénéneuses et charmantes, je ne démêle pas les premiers troubles de ce cœur attaché par des fibres invisibles à la nature entière.

Je ne vois pas comment s’est colorée d’abord une imagination qui, dans l’ignorance même, ne fut jamais candide. Il n’a dit que la vérité, je le sens. Je sens aussi qu’il n’a pas dit toute la vérité. Il a gardé le secret sur certains travaux obscurs de son être naissant. Il n’a pas assez expliqué son âme et sa chair. Il n’a pas, à l’exemple de Jean-Jacques, tout avoué. D’où vient cette réserve inattendue ? Serait-ce d’une facilité presque féminine à oublier tout ce qui ne le flatte point ? Ou bien n’est-ce pas de la peur d’offenser la délicatesse de celle qui lui a demandé ce livre et à qui il l’a dédié, et qui est reine et beaucoup plus encore, puisqu’elle est belle, qu’elle a du talent et qu’elle pense librement ? Loti, dans son respect charmé, a-t-il retranché de son livre tout ce qui pouvait offenser l’auguste Carmen Silva ? Quoi qu’il en soit, il semble avoir châtié ses souvenirs. Je le regrette, car on peut, on doit tout dire, quand on sait tout dire.

Il y aurait tant d’intérêt à entendre une confession absolument sincère ! Et depuis qu’il y a des hommes rien de pareil n’a encore été entendu. Aucun n’a tout dit, non, pas même ce grand Augustin, plus occupé de confondre les manichéens que de montrer son âme à nu. Non, pas même ce pauvre grand Rousseau, que sa folie portait à se calomnier lui-même. J’aurais cru que Loti pouvait être l’homme tout à fait vrai. Il ne l’est pas encore. Mais, patience ! il peut le devenir. Un jour viendra où, sans doute il dira tout, et le jour est proche, si j’en crois quelques lignes de son autobiographie, quelques lignes d’une désolation profonde et sincère, dans lesquelles il nous dit comment le besoin d’une confession publique va croissant en lui :

J’en suis venu à chanter mon mal et à le crier aux passants quelconques, pour appeler à moi la sympathie des inconnus les plus lointains ; — et appeler avec plus d’angoisse à mesure que je pressens davantage la finale poussière… Et, qui sait ? en avançant dans la vie, j’en viendrai peut-être à écrire d’encore plus intimes choses qu’à présent on ne m’arracherait pas, — et cela pour essayer de prolonger, au-delà de ma propre durée, tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai pleuré, tout ce que j’ai aimé…

En attendant, M. Pierre Loti livre quelques-uns de ses vieux états d’âme. Il en est un que nous avions déjà plus qu’à demi deviné : je veux dire cette tristesse sans cause qui l’étreignit dès sa naissance, cet ennui qui semble lui venir de loin, de très loin, des chaudes forêts de fougères et des brumes des mers primitives sur lesquelles flottaient dans un silence infini des colonies d’ammonites, cet ennui de vivre qui est en chemin depuis l’origine des choses. « Il est étrange, dit-il, que mon enfance, si tendrement choyée, m’ait surtout laissé des images tristes. » Sans doute, il eut comme tous les enfants sa part d’indifférence paisible et de riante ignorance. Mais il était sensible aux influences secrètes du jour et de l’air, et ces mille souffrances émanant de toute la nature, qui sont la rançon des êtres sensuels, enclins à chercher leur joie dans les formes et dans les couleurs, froissaient à chaque instant ses délicatesses de sensitive.

Il y avait pour lui, chaque soir, « une heure difficile à passer », l’heure où la nuit monte. Il avait encore de clairs réveils : où serait la joie si l’enfance et le matin n’en produisaient pas ? Mais depuis lors ses réveils, à l’en croire, se sont assombris.

Mes réveils, dit-il, ils sont devenus aujourd’hui l’instant de lucidité effroyable où je vois pour ainsi dire les dessous de la vie dégagés de tous ces mirages encore amusants qui, dans le jour, reviennent me les cacher ; l’instant où m’apparaissent le mieux la rapidité des années, l’émiettement de tout ce à quoi j’essaye de raccrocher mes mains, et le néant final, le grand trou béant de la mort, là tout près, que rien ne déguise plus.

Ce nihilisme, à prendre le mot dans son sens propre, ce sentiment du néant universel, le pénétra jusqu’aux moelles dès l’âge le plus tendre. Il nous conte qu’à six ans, ayant entendu lire je ne sais quelle histoire où il y avait un enfant orphelin, un jardin abandonné et une perle bleue, il eut mal, affreusement. Cela lui donna « la conception de la fin languissante des existences et des choses, de l’immense effeuillement de tout ». Et plus loin il le dit en vérité : « Toujours j’ai eu horriblement conscience du néant des néants, de la poussière des poussières. »

Et, bien qu’il fût peu raisonneur, il en concluait logiquement que rien ne vaut d’être désiré, que rien ne vaut un effort :

Quand je regardais les hommes d’un certain âge qui m’entouraient, même ceux qui occupaient les positions les plus honorables, les plus justement respectées, auxquelles je pusse prétendre, et que je me disais : il faudra un jour être comme l’un d’eux, vivre utilement, posément, dans un lieu donné, dans une sphère déterminée, et puis vieillir et puis ce sera tout… alors une désespérance sans bornes me prenait ; je n’avais envie de rien de possible ni de raisonnable ; j’aurais voulu plus que jamais rester un enfant, et la pensée que les années fuyaient, qu’il faudrait bientôt, bon gré mal gré, être un homme, demeurait pour moi angoissante.

Comme tous les hommes de quelque génie, Pierre Loti est une singulière revanche de la nature sur l’éducation, un beau triomphe de l’instinct sur la croyance, un beau coup des forces mystérieuses qui forment les êtres. Élevé dans une famille huguenote où chaque jour le père lisait la Bible et faisait à haute voix la prière du soir, nourri dans les récits des assemblées des Cévennes et dans l’exemple des pasteurs du désert, il devint naturellement le sensualiste athée qu’on sait. Sur l’arbre greffé par les saints et par les martyrs, il croissait comme un sauvageon destiné à porter des fruits d’or amers et pleins de cendre. Le Roman d’un enfant montre comment dans ce cœur qu’échauffait l’ardeur du foyer de famille il se fit « une première imperceptible fissure, par laquelle, goutte à goutte, une eau glacée commença d’entrer ». Ce fut à la mort de sa grand-mère. Il la vit sur son lit de parade, endormie dans une attitude exacte, régulière et comme éternelle.

N’ayant jamais vu de morts, je m’étais imaginé jusqu’à ce jour que, l’âme étant partie, ils devaient faire tous, dès la première minute, un grimacement décharné, inexpressif, comme les têtes de squelettes. Et, au contraire, elle avait un sourire infiniment tranquille et doux ; elle était jolie toujours, et comme rajeunie, en pleine paix…

Alors passa en moi une de ces tristes petites lueurs d’éclairs, qui traversent quelquefois la tête des enfants, comme pour leur permettre d’interroger d’un furtif coup d’œil des abîmes entrevus, et je me fis cette réflexion : Comment grand-mère pourrait-elle être au ciel, comment comprendre ce dédoublement-là, puisque ce qui reste pour être enterré est tellement elle-même et conserve, hélas ! jusqu’à son expression ?…

Ce ne fut qu’une goutte froide dans l’imperceptible fissure. Sa foi n’en fut point éteinte et, dans sa crédule enfance, il voulait être pasteur ; il se sentait le zèle évangélique et l’enthousiasme du martyre. Mais la lézarde devait s’étendre insensiblement jusqu’à ce que l’édifice des aïeux s’écroulât tout d’un coup.

Un soir, à Rochefort, un soir pluvieux de mai, froid et qui serre le cœur prêt à s’ouvrir à la chaleur, un soir enfin comme celui pendant lequel j’écris et qui m’envoie, à moi aussi, la tristesse des choses à travers mes carreaux tiquetés de pluie, un soir donc, Pierre (il avait alors onze ans, je crois) vit passer dans une rue longue et solitaire une procession d’orphelines vêtues de blanc.

Après avoir fait un tour dans le quartier désert et avoir chanté une ritournelle mélancolique, la modeste procession, avec ses deux ou trois bannières, rentra sans bruit ; personne ne l’avait regardée dans la rue, où, d’un bout à l’autre, nous étions seuls ; le sentiment me vint que personne ne l’avait regardée non plus dans le ciel tendu de gris, qui devait être également vide. Cette pauvre petite procession d’enfants abandonnés avait achevé de me serrer le cœur, en ajoutant à mon désenchantement sur les soirées de mai la conscience de la vanité des prières et du néant de tout.

Dès lors la brèche était ouverte, une brèche impossible à boucher. Et Loti devait écrire vingt-cinq ans plus tard cette horrible profession de foi qu’on lui a pardonnée, parce qu’on pardonne tout aux ingénus et qu’il est permis aux poètes de tout dire :

Le temps et la débauche sont deux grands remèdes… Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a pas de morale ; rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter ; il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible en attendant l’épouvante finale, qui est la mort.

Il est admirable et singulier que ces maximes aient été inspirées par des lectures de la Bible dans une maison austère et que le fils des saints, l’héritier des pasteurs du désert ait inventé l’amour exotique et fourni au sensualisme de la vieille Europe des formes, des couleurs et des odeurs nouvelles.

Convenons que cela est tout au moins piquant. Mais, ce qui me plaît infiniment dans ce petit livre de souvenirs, c’est le mépris que Loti y montre pour la vaine science qu’on apprend au collège.

« Je ne lisais jamais, dit-il, et dédaignais beaucoup les livres. »

Et il montre en toute rencontre « pour les choses imprimées un éloignement inné ». Il est bon que de temps à autre un esprit indépendant nous étale la vanité de ce dont nous sommes vains. Nous vivons trop dans les livres et pas assez dans la nature, et nous ressemblons à cet imbécile de Pline le jeune qui étudiait un orateur grec pendant que sous ses yeux le Vésuve engloutissait cinq villes dans la cendre. Loti eut, dès l’enfance, l’instinct de lire dans la nature plutôt que dans les livres. En cela il fut sage, et je sais une petite fille de neuf ans qui l’est pour le moins autant que lui. Elle me disait tout à l’heure :

« On voit dans les livres ce qu’on ne peut pas voir en réalité, parce que c’est trop loin, ou parce que c’est passé. Mais ce qu’on voit dans les livres, on le voit mal, et tristement. Et les petits enfants ne doivent pas lire des livres. Il y a tant de choses bonnes à voir, et qu’ils n’ont pas vues : les bois, les montagnes, les rivières, les villes et les campagnes, la mer et les bateaux, le ciel et les étoiles. »

Je suis bien de son avis. Nous avons une heure à vivre, pourquoi nous charger de tant de choses ? Pourquoi tant apprendre, puisque nous savons que nous ne saurons jamais rien ? Le livre de Loti, si triste, si désolé, a ceci du moins de bon qu’il nous ramène à la nature et nous enseigne à mépriser cette vanité des vanités, l’esprit littéraire.

Quelques réflexions à propos de « Thermidor » §

Nicolas Fréret fut mis à la Bastille en 1714 pour avoir douté, dans un Mémoire sur l’origine des Français, que la loi salique, fondamentale de la monarchie, eût été promulguée sous le règne de Pharamond. Ce savant homme avait, de la sorte, contesté la prérogative royale, qui, comme on sait, était d’institution divine. Il avait offensé Dieu, dans la personne de Louis. Il en fut puni. On voit clairement pourquoi Louis XIV ne permettait pas qu’on touchât à Pharamond. C’était l’effet de la monarchie absolue et du droit divin. Mais on conçoit moins bien que M. Pichon, au nom des droits de l’homme, refuse à M. Victorien Sardou le droit de juger Robespierre et que des radicaux, qui ne veulent point de religion d’État, prétendent nous imposer une histoire d’État, ce qui serait une grande nouveauté. Car cela n’existait pas même sous l’ancien régime, et, s’il n’était pas permis alors de toucher à la loi salique, d’où dépendait, après tout, l’unité nationale, on pouvait du moins juger la conduite des princes après leur mort et dire, avec Bossuet, que Philippe le Bel avait écrasé le peuple d’impôts, que Louis XI s’était montré superstitieux, défiant, injuste et cruel, que Charles IX fut d’un naturel dur, féroce, dissimulé. Il semble que nous ayons le droit de juger Robespierre avec la même liberté que Bossuet jugeait Charles IX. Et l’on s’étonnerait que l’usage de ce droit pût irriter quelques esprits si l’on ne savait que l’intolérance est de tous les temps.

Il n’est point de religion qui n’ait eu ses fanatiques. Aussi est-il naturel, à tout prendre, que le culte de la Révolution ait les siens, comme tous les autres cultes.

Nous sommes tous enclins à l’adoration. Tout nous semble excellent dans ce que nous aimons, et cela nous fâche quand on nous montre le défaut de nos idoles. Les hommes ont grand-peine, en général, à mettre un peu de critique dans les sources de leurs croyances et dans l’origine de leur foi. Aussi bien, si l’on regardait trop aux principes, on ne croirait jamais. L’autre jour, au Palais-Bourbon, je ne sais quel député radical écoutait impatiemment notre confrère, M. Henry Fouquier, qui, trop subtil pour lui, distinguait entre 89 et 93. Bientôt notre radical n’y put tenir et s’écria : « La Révolution est un bloc, qu’il faut prendre tout entier. » Parole simple et profondément religieuse ! Celui qui la prononça aurait été de tout temps un terrible homme de foi, et sa croyance, différente selon les temps, aurait toujours négligé les curiosités de la pensée et les spéculations du savoir. Il est dans le caractère des religieux de mépriser l’histoire et d’aimer la légende.

Les travaux de l’exégèse moderne nous ont révélé l’antagonisme de saint Pierre et de saint Paul. M. Renan, notamment, a montré, avec ce sens délicat des nuances qui lui est habituel, que la lutte fut vive entre le pieux chef des chrétiens judaïsants et l’apôtre impétueux des gentils. Mais l’Église chrétienne, unie dans un large sentiment d’amour, oublia ces disputés et réconcilia après leur mort les deux fondateurs de la religion nouvelle. Toute trace de dissentiment fut à jamais effacée, et le saint livre des Actes resta comme le témoignage d’union de cette petite Église qui devait devenir l’Église catholique.

De même, à la fin du dix-huitième siècle, les esprits philosophes, les âmes sensibles, oublièrent à l’envi les querelles retentissantes de Jean-Jacques et de Voltaire. Ces deux grands hommes, réconciliés après leur mort, dans tous les cœurs, partagèrent les louanges et les hommages publics et furent unis dans une gloire fraternelle. Pour peu qu’on eût de sensibilité et de philosophie on mettait sur sa cheminée Voltaire et Rousseau en pendants. Les morts se prêtent aux réconciliations avec une extrême facilité. Ils étaient d’une bonhomie charmante, ces deux petits bustes de bronze montés sur un socle de marbre et représentant, l’un le patriarche de Ferney, en bonnet de nuit, l’autre le citoyen de Genève, en bonnet d’Arménien, et l’on ne saurait en rencontrer encore quelque paire chez les brocanteurs, sans sourire avec un peu d’attendrissement à la mémoire de ces chers Français de 1789 qui s’embrassèrent si généreusement les uns les autres sur le Champ-de-Mars, au pied de l’autel de la patrie, le jour de la Fédération, et qui rêvèrent la liberté, l’égalité, la fraternité. Les petits bustes de Voltaire et de Rousseau, qu’ils mettaient sur leur cheminée, étaient pour eux le symbole de la raison et de la justice victorieuses. Et qu’importait que Voltaire eût jadis traité Jean-Jacques de coquin, si les deux philosophes, maintenant réunis dans les Champs Élysées, tournaient ensemble leurs regards attendris vers l’humanité, éclairée par l’un, rendue par l’autre à la nature, et lui annonçaient l’avènement prochain de l’âge d’or, le règne de la vertu, la félicité universelle.

C’est un bon instinct que de confondre dans la gloire et dans l’amour les ouvriers qui, bien qu’ennemis, travaillèrent en commun à quelque grande œuvre morale ou sociale. Les amis de la Révolution auraient voulu, sans doute, en réunir tous les héros dans un panthéon immense. Ils auraient voulu réconcilier Mirabeau, les Girondins, Danton, la Commune et Robespierre. Ils l’ont tenté pendant deux générations. On ne les en blâmera pas, mais ils n’ont pas pu. Ce n’est pas leur faute. C’était impossible. De 1820 à 1850 ils ont, en poètes, formé la légende. C’est par la légende seulement que peuvent se faire ces grandes conciliations, ces beaux arrangements qui contentent tout un peuple. La légende a des ressources merveilleuses pour mettre tout le monde d’accord. Nous avons celle de Jeanne d’Arc. Encore une fois, la légende de la Révolution n’a pas pu se faire.

Les témoignages historiques étaient là, trop proches, trop nombreux.

C’est au profit des Girondins et non des Montagnards que fut essayée instinctivement, à la première heure, la légende harmonieuse de la liberté. M. Edmond Biré, dans un livre royaliste et réactionnaire, mais exactement et fortement documenté, a fait voir comment l’opinion libérale, si puissante sous la Restauration, s’intéressa d’abord à l’éloquence et aux malheurs de la Gironde. Les mémoires de madame Roland, de Riouffe, de Barbaroux, de Buzot, publiés par Barrière, soulevèrent une émotion unanime. L’art exprima ce sentiment. Charles Nodier inventa le dernier banquet des Girondins, fiction éloquente qui passa pour la vérité même.

L’homme des foules, Alexandre Dumas, dans Le Chevalier de Maison-Rouge, répandit son pathétique populaire sur la fin des Girondins, auxquels il fit chanter au pied de l’échafaud :

Nous, amis, qui loin des batailles
Succombons dans l’obscurité,
Vouons du moins nos funérailles
À la France, à la liberté.
    Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.

M. de Lamartine enfin célébra la Gironde dans une histoire éloquente, qui tient beaucoup de la légende.

Cependant l’histoire agissait de concert.

Avec M. Thiers, Mignet, Michelet et Louis Blanc, nous sommes dans la période épique de l’histoire de la Révolution. Que l’annaliste de cette époque préfère ou Danton ou Robespierre, il met la Révolution elle-même au-dessus des hommes ; il aime tout d’elle, il est soutenu, emporté par le grand souffle d’enthousiasme poétique et légendaire qui passe ; il s’efforce, comme on disait l’autre jour à la Chambre, de soulever le bloc.

Épopée et légende, c’était l’esprit du temps. Mais les choses ne pouvaient rester toujours dans cette incertitude poétique ; il fallait ou que la légende tuât l’histoire, ou que l’histoire tuât la légende et l’épopée. C’est l’histoire, l’histoire critique qui a vaincu. Même dans les ouvrages apologétiques qu’on publie aujourd’hui, on ne tente plus de concilier l’inconciliable. Les Girondins sont presque tout à fait abandonnés. M. Robinet accable madame Roland pour mieux défendre Danton. M. Bougeard ne se soucie que de Marat, M. Hamel ne connaît que Robespierre et Saint-Just. Je ne découvre guère que M. Aulard dont le docte fanatisme veuille encore embrasser tout le bloc. Mais il est accablé de documents, et beaucoup de bibliographie opprime son enthousiasme.

Hélas ! l’histoire de la Révolution gît sous d’innombrables dossiers. Lorsqu’on a feuilleté le catalogue des imprimés relatifs à l’histoire de Paris pendant la Révolution, dressé avec une admirable exactitude par M. Maurice Tourneux, et qu’on songe que la vérité est cachée sous tant de papier, on est effrayé. On se dit que connaître une époque où la pensée et l’action étaient si rapides et si multipliées est au-dessus des forces humaines, et l’on admire l’assurance avec laquelle nos modernes jacobins veulent dissiper nos doutes et hâter notre instruction en nous imposant sur de tels événements, et si nombreux, une opinion d’État.

Ils se plaignent à grands cris que M. Victorien Sardou ait calomnié la Révolution. Ils ne voient pas qu’ils la calomnient bien davantage en se réclamant d’elle pour opprimer l’art et la pensée.

Il est triste, en vérité, qu’en 1891 un Français ne puisse publiquement dire son avis sur la loi des suspects et sur la procédure du tribunal révolutionnaire.

N’est-ce donc pas en vertu du même droit que les uns exaltent Robespierre et que les autres l’attaquent ? N’est-on républicain que si l’on est terroriste ? Le noble Quinet était-il donc un mauvais citoyen quand il ne pardonnait pas une injustice à la Révolution ?

Les hommes de 93 furent dans une situation horrible. L’enthousiasme et l’épouvante, toutes les fureurs, les plus augustes comme les plus hideuses, précipitaient leurs pensées, et chacune de ces pensées était un acte public. Tenons compte que tous les mouvements de leur fièvre se changeaient en lois soudaines, et qu’ils ne pouvaient dire un mot sans porter l’épouvante ou la mort quelque part. Ils furent surpris, lancés, perdus dans une formidable explosion : ils n’étaient que des hommes. C’est là peut-être ce qu’on peut dire.

Mais il faut savoir tout entendre, souffrir la contradiction, ne terroriser ni l’art ni la pensée, laisser les amateurs de théâtre goûter en paix les spectacles qui leur plaisent le mieux, ne point imposer à l’histoire, qui est incertaine et douteuse de sa nature, l’esprit de parti et les opinions des sectaires, et se résigner enfin à ce que la Révolution, dont on n’a pu constituer la légende divine, soit discutée comme un événement immense pour le monde entier, mais humain et naturel.

« L’Argent », par M. Émile Zola §

Ce roman est le dix-huitième de la suite des Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. Il ne reste plus à M. Émile Zola qu’à écrire deux romans, l’un sur la guerre, l’autre sur la science, pour terminer cette vaste entreprise. Elle lui aura coûté vingt-cinq ans d’un labeur ininterrompu. M. Émile Zola avait, dès l’année 1869, conçu l’idée générale de la série qui devait s’appeler d’abord Les Rougon-Machard.

On a vendu en effet, l’année dernière, avec les papiers de Louis Ulbach, une généalogie des Rougon-Machard, et un aperçu de l’histoire de cette famille, tout entiers de la main de M. Zola. Ces documents remontent, selon toute vraisemblance, à l’année 1869. L’année suivante, M. Zola composait la Curée, qui devait former le second tome de ces Rougon-Machard, devenus les Rougon-Macquart. Le 27 mai, il écrivait à M. Louis Ulbach, alors rédacteur de La Cloche, pour lui définir l’esprit et le sens du roman commencé : « J’y étudie, disait-il, les fortunes rapides nées du coup d’État, l’effroyable gâchis financier qui a suivi, les appétits lâchés dans les jouissances, les scandales mondains, etc… Je crois tout naïvement à un succès, car je soigne l’œuvre avec amour et je tâche de lui donner une exactitude extrême et un relief saisissant. » Cette lettre a été analysée sous le nº 110 dans le catalogue d’autographes dressé après la mort de M. Louis Ulbach. La Curée ne parut qu’après la chute de l’Empire, mais il est hors de doute que le livre fut écrit sous le régime qui y est violemment attaqué. Si j’insiste sur ce fait, c’est qu’il a été plusieurs fois contesté et que M. Zola a intérêt à ce qu’il soit établi.

En 1871, M. Zola inaugura la publication de ses romans cycliques, et l’événement a prouvé qu’alors les longs espoirs et les vastes pensées lui étaient permis, puisque enfin le cycle est aujourd’hui presque achevé, non sans quelques disparates, à la vérité. Le premier roman, La Fortune des Rougon, est précédé d’une préface qui expose le but de l’œuvre. « Je veux expliquer, y dit M. Zola, comment une famille se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus qui paraissent, au premier coup d’œil, parfaitement dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. » Et il ajoute : « L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur. » On n’en peut douter. Mais les lois de la pesanteur ont été réduites en formules et celles de l’hérédité sont encore très mal connues. Les ascendants transmettent aux descendants le type de l’espèce. C’est une vérité qu’il n’y a pas besoin de démontrer. Les ascendants transmettent en outre aux descendants quelques particularités d’organisation et d’aptitude. Et cette propriété est mise à profit dans l’élève des chevaux et du bétail. Mais la théorie de l’hérédité, mal dégagée encore de la multiplicité des phénomènes naturels qui ont pu être observés, est d’un faible secours dans l’ordre plus complexe des phénomènes sociaux. Les physiologistes, qui veulent suivre l’influence de l’hérédité dans les évolutions de la société humaine, se contentent à ce sujet d’un aperçu très général.

« Ce qui se gagne, dit l’un d’eux, par les œuvres de natures meilleures, plus actives, plus perçantes, finit par se consolider dans les autres à l’aide du travail héréditaire. » Et cela ne signifie pas grand-chose. Mais, un jour, ayant mis la main sur un gros livre où le docteur Lucas traite de ces matières, M. Émile Zola crut que tous les mystères de la conception lui étaient expressément révélés et il s’empressa d’en faire des histoires abondantes. En réalité, sa généalogie des Rougon n’est ni moins fabuleuse, ni plus scientifique que la généalogie d’Huon de Bordeaux ou de Mélusine. C’est du pur roman. Je ne le lui reproche point. Mais de cette idée première, il resta à l’auteur une préoccupation de suivre la vie dans ses sources profondes, qui en fait le plus génital et le plus obstétrical des romanciers, ainsi qu’il apparaît dans Pot-Bouille, dans La Joie de vivre et en divers autres endroits de ses fictions cliniques. Les travaux obscurs de la chair inquiètent beaucoup M. Zola, qui est obscène avec effarement et qui voit le train ordinaire de l’amour sous un aspect apocalyptique. Ce que j’en dis est pour qu’on ne le confonde pas avec les auteurs immoraux.

Ces Rougon-Macquart imposent par la masse. Il fallait un vigoureux ouvrier pour accomplir une pareille besogne. Et l’on ne saurait méconnaître la grandeur de l’effort. Mais on peut se demander s’il n’y avait pas pour l’artiste plus d’inconvénients que d’avantages à se tracer, par avance, une tâche si longue et à s’imposer des obligations si rigoureuses.

Celle qui dut peser le plus à M. Zola fut de ne pouvoir sortir d’une époque qui s’enfonce de plus en plus dans les profondeurs du passé. Le second Empire, dans lequel il s’est condamné à vivre depuis vingt ans, n’est plus contemporain de nous : c’est désormais une période historique et l’on a pu dire, sans trop railler, que M. Émile Zola, voué à restituer une époque déjà lointaine, s’est consacré, comme Walter Scott, au roman historique. Condition cruelle pour le maître de l’école naturaliste, qui a préconisé l’emploi du document humain, c’est-à-dire, autant que je puis comprendre, l’observation directe, et la vie prise sur le fait. Déjà, la gêne que lui donnait son cadre chronologique s’était fait sentir çà et là. Mais dans le nouveau roman, L’Argent, elle est devenue une torture incessante.

L’Argent fait suite, logiquement, à La Curée dont nous parlions tout à l’heure. Nous y retrouvons ce Saccard « grêle, rusé et noirâtre », qui était à ses débuts un drôle de la pire espèce. Avec l’âge il a pris de l’envergure et il est devenu un financier, peu scrupuleux à la vérité, mais d’une belle imagination. Ce poète des millions est grand par l’audace des vues et par l’ampleur du rêve. C’est le Napoléon de la finance. Il fonde la Banque universelle. Mais cette Banque universelle, c’est, pour l’appeler de son vrai nom, l’Union générale. M. Zola a transporté en 1867 le krach fameux de 1882. L’anachronisme est choquant. Il faut rendre cette justice à M. Zola qu’il n’a rien fait pour l’atténuer. Il a laissé à l’entreprise financière sa couleur antisémite et sournoisement cléricale, son caractère troublant d’agio mystique. On l’en a repris avec raison. Notre confrère M. Augustin Filon lui a dit très joliment qu’en 1867 la guerre financière de religion était impossible, que, sous l’Empire, le catholicisme était d’autant plus impuissant qu’il était protégé et qu’alors, à la Bourse, « Dieu n’aurait pas fait un sou ».

Il n’y aurait que demi-mal si M. Zola ne prétendait pas à l’exactitude et à la vérité, s’il n’était pas le chef des naturalistes et s’il n’avait pas dit : « La littérature sera naturaliste ou elle ne sera pas. » C’est une parole que je lui reprocherais si je ne craignais qu’il n’y eût quelque duperie à disputer trop sérieusement du naturalisme avec M. Émile Zola, depuis que nous savons que M. Zola lui-même n’est pas persuadé plus que de raison de la vérité de ses doctrines. Le Journal des Goncourt, qui est un livre vraiment instructif, nous édifie à cet égard. On y voit qu’un jour, à table, sous la rose, attaqué dans ses théories littéraires par Gustave Flaubert, M. Zola répondit avec franchise qu’il réduisait volontiers son esthétique aux proportions d’une honnête réclame.

« Eh ! mon Dieu ! dit-il en propres termes, je me moque comme vous de ce mot naturalisme, et cependant je le répéterai parce qu’il faut un baptême aux choses, pour que le public les croie neuves… Voyez-vous, je fais deux parts dans ce que j’écris, il y a mes œuvres, avec lesquelles on me juge et avec lesquelles je désire être jugé ; puis, il y a mon feuilleton du Bien public, mes articles de Russie, ma correspondance de Marseille, qui ne me sont de rien, que je rejette et qui ne sont que pour faire mousser mes livres. J’ai d’abord posé un clou, et d’un coup de marteau, je l’ai fait entrer d’un centimètre dans la cervelle du public, puis, d’un second coup, je l’ai fait entrer de deux centimètres… Eh bien, mon marteau, c’est le journalisme que je fais moi-même autour de mes œuvres. »

Si je relève un tel aveu, ce n’est pas pour en faire un grief à M. Zola. C’est pour montrer au contraire, à son avantage, que le maître de Médan n’est pas du tout le sectaire de lettres qu’on croit et qu’en réalité il n’est pas incapable d’ironie. Tandis que nous combattions gravement ses doctrines et que nous opposions des idées aux siennes, il se moquait de nous. C’est un grand avantage qu’il prenait là et qu’il faut désormais lui reconnaître.

Et il avait bien raison de se moquer de nous. Car, enfin, nous devions savoir aussi bien que lui qu’il n’est pas d’art naturaliste, qu’il n’en fut et n’en sera jamais, et que les termes d’art et de nature sont contradictoires. Ce terrible homme m’a beaucoup fâché, pour ma part, et de diverses façons. Je n’avais pu souffrir les effroyables impuretés de La Terre1 ; et puis le mysticisme éperdu du Rêve m’avait ensuite tant irrité2 qu’en voyant tout à coup l’homme de Médan si chaste et d’une telle blancheur, j’étais tenté de lui dire, comme Sganarelle à son maître : « Monsieur, je vous aimais mieux tel que vous étiez avant. » Je regrette un peu mes colères. D’abord, il ne faut jamais se fâcher. Et puis, je n’avais pas assez considéré combien M. Zola est apocalyptique.

Il faut beaucoup pardonner aux prophètes, notamment à l’endroit de la mesure et du goût. C’est un fait qu’ils parlent des vices des peuples avec des figures qui ne seraient point tolérées chez des écrivains moins inspirés. Quand il voit Nana en pantalon parmi les princes du peuple, M. Zola prophétise. C’est ce qui explique sa manière violente.

Cette fois encore, ayant surpris la baronne Sandorf trompant M. le procureur général avec le financier Saccard, il est tombé en crise prophétique ; il a eu une vision flamboyante. Ceux qui n’entendent rien au prophétisme ont été choqués de ses paroles, faute de savoir qu’elles étaient sublimes. Et il est vrai que, si elles n’étaient sublimes, elles seraient bien inconvenantes.

À cela près, le nouveau roman de M. Zola est une œuvre massive et lourde, mais solide, mais forte, didactique, encyclopédique et d’un grand sens. Tout le monde de l’argent, banquiers, agents de change, courtiers, remisiers, spéculateurs, y est étudié avec méthode. Je ne saurais trop dire si la peinture est exacte dans tous ses détails, ayant fort peu l’habitude des affaires. Mais d’ensemble le tableau semble vrai. Il est vaste, mouvant, animé, plein de vie. Sans doute, on y sent le procédé. On y retrouve les longues énumérations auxquelles M. Zola nous a habitués et les retours réguliers des mêmes formes de langage qu’on a comparées aux phrases-thèmes de Wagner. Le style, de plus en plus simple, est épaissi et négligé. Mais une puissance extraordinaire anime cette lourde machine.

Bien que fort opposé à toute métaphysique et nullement enclin à l’abstraction, M. Émile Zola a d’instinct une philosophie. Il professe une sorte de naturalisme religieux et, ainsi qu’il l’a dit lui-même, « une tranquille croyance aux énergies de la vie ». Sans guère sortir de sa brutalité triste, il montre çà et là des contentements sourds et fait entendre des murmures de satisfaction pareils à des grognements. Il me fait penser au Caliban de Shakespeare qui marchait courbé, le nez contre terre, mais qui portait sur ses reins des fardeaux énormes dont le délicat Ariel eût été sans faute écrasé, et qui se réjouissait confusément de la chaleur du soleil et de la bonté des fruits sauvages.

M. Zola aime la nature, comme le fils de Sycorax aimait son île, d’un amour morose, obscur et profond. Il a une sorte d’optimisme morne et stupide qui n’est ni sans grandeur, ni sans beauté, l’optimisme animal. Cet homme exprime puissamment le consentement de l’instinct aux lois universelles. Il est en harmonie avec l’infinité des forces aveugles qui entretiennent la vie dans l’univers ; toutes les âmes ténébreuses des bêtes et des hommes sauvages, qui ont voulu vivre, semblent atteindre en lui une demi-conscience. Il a souvent décrit, et toujours de la façon la plus expressive, la joie profonde qui résulte de l’appropriation parfaite de l’organe à sa fonction.

Cette fois, la joie de vivre est surtout amassée en madame Caroline, qui est une belle et bonne créature. Ses précoces cheveux blancs font ressortir la fraîcheur de son teint. Elle éclate de jeunesse et de santé. Elle est prudente et sage. S’il lui arrive un jour de se trouver, par mégarde, dans les bras d’un homme auquel elle n’avait pas fait attention jusque-là, c’est l’effet de sa bonne mine et de sa belle santé et en vertu, sans doute, du grand principe qui a créé le monde. Elle ne s’en afflige pas plus que de raison, car elle est philosophe et encline, dans sa belle indulgence, à pardonner aux hommes, à la nature et à elle-même. D’ailleurs, ayant beaucoup de lecture, elle a sans doute appris de Cunégonde qu’une femme d’honneur peut être exposée à de tels accidents, mais que sa vertu s’en fortifie. Madame Caroline, que la vie a beaucoup ballottée, mais qui a un bon estomac, ne peut se défendre de croire à la bonté finale et définitive de l’univers. C’est un exemple de l’optimisme physiologique que j’essayais d’expliquer. Le bien, c’est la santé. Et la création est bonne, puisque, en définitive, la santé l’emporte sur la maladie, la vie sur la mort.

« Enquête sur l’évolution littéraire » (1 vol. par Jules Huret) §

M. Jules Huret vient de publier en volume son Enquête sur l’évolution littéraire ; il a mis en tête des soixante-quatre interviews qui constituent cette enquête une préface dans laquelle, révélant au public les beaux desseins qu’il avait formés, il ne cache pas la tristesse qu’il éprouve à les voir accomplis si malheureusement et d’une manière si contraire à ses espérances. Son ambition était haute et pure. Il désirait écrire sous la dictée des doctes. Il voulait convier trois générations d’écrivains au banquet de la sagesse. Il se voyait déjà, nouveau Platon, recueillant les discours d’un autre Aristophane et d’une autre Diotime et souriant à quelque Alcibiade, venu le dernier, le front ceint de roses, au milieu des joueuses de flûte. Enfin, il se promettait de nous donner le symposion littéraire de ce siècle.

Ce rêve était né dans son âme attique. Il ne le dit pas expressément dans les termes mêmes que j’emploie, mais il le laisse entendre. Jaloux de surprendre des pensées graves, exprimées dans une forme ingénieuse et parfois souriante, il frappa à la porte des romanciers, des poètes et des philosophes. Il interrogea, prêta l’oreille et ne perçut que des grognements inarticulés et des hurlements furieux.

Quelle ne fut point sa surprise ! avec quelle amère tristesse il se vit arraché à son rêve ! Ce qu’il croyait être les jardins d’Académos était un cirque plein de bêtes. Et, venu comme un scribe fidèle, il dut prendre l’attitude d’un dompteur. Cela, il le dit formellement dans sa préface. Il s’y compare à un belluaire, et il en ressent pour lui-même beaucoup de mélancolie et quelque honte. Il sait que la foule cruelle l’applaudira, mais, comme le Spartacus du bonhomme Saurin, il est « indigné de sa gloire ». C’est au banquet des muses qu’il voulait s’asseoir et s’enivrer d’harmonie. Si je n’avais lu son avertissement, j’aurais cru tout au contraire que le jeune reporter se plaisait infiniment à ces cris furieux dont il se prétend offensé ; j’aurais cru qu’il mettait toute son industrie à exciter les bêtes féroces (c’est le nom qu’il nous donne), et qu’il goûtait une véritable joie à les faire battre ensemble. Je n’aurais jamais deviné qu’il eût le moindre souci de la paix des cœurs, de l’harmonie des âmes, du concert des idées, non plus que de la dignité des lettres et du bon renom des écrivains. Comme on se trompe ! Enfin, qu’il l’ait voulu ou non, il a servi de truchement à beaucoup de sottes vanités, de colères puériles et de haines intéressées. Il a fait un ample recueil et une riche collection de nos misères intellectuelles et morales. Il a tenu sous notre propre dictée le registre de nos faiblesses. Qu’ensuite il se moque de nous, qu’il déclare, avec une étonnante liberté, que la plupart de ceux qu’il questionna « se révélèrent inaptes aux abstractions, au développement ou même au simple langage des idées », qu’il attribue à la haine et à l’envie des opinions qu’il avait soigneusement recueillies et publiées, qu’ayant marqué son peu d’estime pour plusieurs qui se confièrent à lui il ajoute qu’après tout la vie est dure et que c’est une excuse, ce sont sans doute des façons inattendues et plus d’indépendance qu’on n’eût voulu. L’ironie pourra sembler mal placée et quelque peu impertinente. On ne pensait point que le châtiment vînt si vite, ni de ce côté.

Mais il n’importe guère. Le malheur, c’est que, poètes et romanciers, nous ayons, à la faveur de l’interview, manqué parfois de philosophie et de charité. Peut-être, à mon insu, en ai-je manqué comme d’autres. Je suis prêt à m’en accuser. Je n’ai point péché par malice, et c’est sans méchanceté que, paissant sur le pré de quelques moines de lettres, j’ai tondu de ce pré la largeur de ma langue. J’ai été amené, dans cette malencontreuse enquête, à confier à M. Jules Huret (qui d’ailleurs a fidèlement transcrit mes paroles) que M. José-Maria de Heredia avait, sur la forme du vers français, des idées qui ne se conciliaient pas avec la loi qui veut que toute forme change incessamment.

La matière demeure et la forme se perd,

a dit le vieux Ronsard. J’ai cru et je crois encore que les formes d’art sont mouvantes et, comme dirait un métaphysicien, dans un perpétuel devenir. Je l’ai dit et suis prêt à le redire. Mais en nommant M. José de Heredia je devais rappeler tout d’abord qu’il est un poète excellent, et qu’on ne doit disputer avec lui de la théorie du vers qu’après lui avoir reconnu l’avantage qu’il s’est acquis dans la pratique, où il est un maître. Mon excuse est que j’ai plusieurs fois déjà marqué l’admiration que m’inspirent les sonnets magnifiques de M. de Heredia, et que je ne négligerai jamais les occasions de la témoigner encore. M. de Heredia, qui est le plus galant homme du monde, m’a mis, par sa politesse, aux regrets de ne l’avoir pas traité dans mes propos comme on doit traiter un homme du plus grand talent quand on a le malheur de n’être point de son avis. Je m’accuserai d’une façon plus générale de n’avoir point assez marqué à M. Huret qu’en me séparant de mes vieux amis du Parnasse sur une question de prosodie, je gardais pour eux tous les sentiments que la sympathie et l’habitude ont formés. Je ne lui ai point assez dit que M. Catulle Mendès est un poète de l’espèce la plus rare, un poète qui aime assez les vers pour se plaire à ceux même qu’il n’a pas faits. Je ne lui ai pas assez dit tout le bien que je pense de Louis-Xavier de Ricard, mis de côté bien injustement dans l’enquête, de Léon Dierx, de François Coppée, de Sully Prudhomme, d’Armand Silvestre. Il me serait pénible de les fâcher en quelque manière que ce soit. Je les prie de me garder leur bienveillance, qui m’est infiniment précieuse. Par contre, je me soucie fort peu du sentiment de ceux qui, sans me connaître, prétendent découvrir les mobiles de mes actions, prêtent un sens défavorable à toutes mes paroles et même à mon silence, et voient un calcul dans tout ce que je dis et dans tout ce que je ne dis pas. Je ne m’abaisserai pas à me défendre contre de telles attaques. Il en est qui croient que si je ne les loue pas, eux et leurs amis, c’est malice pure. Et je conviens que mon silence doit leur paraître étrange. Mais pourquoi l’imputent-ils à ma méchanceté, quand ils peuvent croire tout aussi bien que c’est le fait de mon ignorance ? On ne peut pas tout lire. Je ne me flatte pas de tout comprendre. Ils m’en flattent encore moins. Pourquoi ne m’accordent-ils pas le bénéfice de mon insuffisance ? L’un d’eux, M. de Gourmont, me considère comme l’esprit le plus médiocre et le plus capable d’errer, et il est surpris que je ne l’admire pas ! Il n’est pas logique. Au reste, il se trompe : je lui trouve beaucoup de talent. Il se trompe encore quand il dit que je suis normalien. Je ne tiens en rien à l’Université et j’ai fait de très mauvaises études au collège Stanislas, qui était alors champêtre et plein de fantaisie. Il s’est bien corrompu depuis : on y travaille. De mon temps, on n’y faisait pas grand-chose et l’on ne m’y a point trop gâté Homère et Virgile. Comment M. de Gourmont, qui ne sait pas même de moi ce qu’en dit le Vapereau (je ne le lui reproche pas), peut-il prétendre connaître les secrets de mon âme et les desseins obscurs de mon esprit ?

Ses traits ne m’ont pas fait de blessure et, si je suis sensible, ce n’est point à l’endroit de la littérature. Pour m’inquiéter de l’opinion, j’en sais trop bien les incertitudes. À quoi bon nous tourmenter ? Quel mal dira-t-on de nous qu’on n’ait pas dit de Shakespeare ? Quel bien dira-t-on de nous qu’on n’ait pas dit de M. Ohnet ? Et puis, la vie est courte ; chaque jour nous arrache quelques lambeaux de nous-même. Il faut regarder Sirius et se dire : Que restera-t-il de tout cela dans cent ans, dans quarante ans, dans vingt ans, dans… ? D’ailleurs, que sais-je et que savent les autres ? Ceux qui croient posséder la vérité sont bien heureux. Comment leur félicité ne leur donne-t-elle point plus d’indulgence ? Pourquoi s’irritent-ils contre ceux qu’ils devraient plaindre ?

Au fond, ils sont troublés, l’orgueil les agite ; c’est une passion malheureuse, parce que tout au monde la contrarie. Ils sentent leurs limites et le peu de place qu’ils tiennent dans l’univers. Ils s’aigrissent, ils deviennent violents, injurieux. M. Jules Huret l’a bien vu ; mais ce n’était pas à lui de le dire.

Il se trouve d’excellentes choses dans les consultations qu’il a publiées, et il a recueilli çà et là des réponses intelligentes et sages. Il est remarquable que ce sont les esprits les plus réfléchis et les mieux informés qui y montrent le plus de bienveillance. Il faut relire à cet égard les dépositions de M. J.-H. Rosny et de M. Henry Céard. Elles sont fort belles, on y sent le désir et la faculté de beaucoup comprendre. J’aime, pour ma part, ce que dit M. Henry Céard des jeunes poètes qui cherchent un rythme et des formes nouvelles :

« Quand ils se tromperaient, où serait le mal ? Et ne faut-il pas se souvenir que c’est des tâtonnements des alchimistes impuissants et acharnés à fabriquer de l’or qu’est sortie la chimie moderne, et qu’aucun effort n’est jamais inutile ni méprisable ? »

Cela est d’un bon esprit. J’admire beaucoup aussi ces paroles de M. Catulle Mendès : « Oh ! voyez-vous, il ne faut jamais rire d’un jeune, la jeunesse, c’est sacré. Qu’on examine, qu’on discute, mais qu’on tienne compte : dans dix ans, ce sera peut-être le Poète ! Moi, je mourrais inconsolable si je pouvais croire que j’aie jamais méconnu un véritable artiste ; et s’il est vrai qu’à un certain âge nous ne comprenons plus ceux qui nous suivent, nous portons là une des infirmités les plus lamentables, les plus désespérantes qui soient. »

Un tel langage fait honneur à celui qui l’a tenu. Pour moi, qui, mêlé je ne sais comment à cette affaire, fus pendant quelques mois secoué de beaucoup d’injures et de louanges, qu’on me permette de me rendre à moi-même ce témoignage, que j’ai parlé des nouveautés de l’art et de la poésie avec une sincérité profonde et une sympathie ingénue. J’ai relu l’article que j’ai publié ici même sur Jean Moréas et Le Pèlerin passionné3 ; j’ai relu l’interview que M. Jules Huret est venu me prendre, et je déclare que je n’ai rien à changer ni à cet article ni à cette interview. Au reste, les rythmes de M. Jean Moréas, comme ceux de M. Henri de Régnier et de tous les poètes qu’on appelle un peu vaguement les symbolistes, soulèvent des questions de prosodie très intéressantes sur lesquelles je compte revenir prochainement.

Paul Bourget. — « Sensations d’Italie » (1 vol.) §

M. Paul Bourget, qui a l’esprit curieux, inquiet et naturellement enclin à la tristesse, aime les voyages où les yeux amusés se remplissent d’images, les longues routes qui bercent l’ennui de vivre, les promenades par les villes et les campagnes où l’âme se renouvelle. Car notre âme est faite de ce qui nous entoure. Il lui est doux de voir verdir au printemps les prairies d’Angleterre, de passer l’été au bord des lacs d’Écosse et d’aller ensuite avec les hirondelles vers les ciels bleus. Il a rapporté de ses voyages des poésies éparses et des notes qui témoignent d’une grande délicatesse d’impressions et d’une merveilleuse subtilité d’intelligence.

C’est sans doute à ces qualités qu’il doit d’avoir été appelé par M. Jules Lemaître, avec une innocente malice, un psychologue errant. Assurément M. Bourget est psychologue et pénètre très avant dans le secret des âmes ; cette pénétration ne lui fait pas défaut au cours de ses belles et capricieuses promenades, mais il sait bien que le génie des races et des contrées ne se laisse guère surprendre par un passant ; il sait qu’un voyageur ne peut emporter, comme l’abeille, qu’un butin léger, et, dans ses notes, il s’en tient aux impressions ou, comme il dit, aux sensations. Ce dernier terme semblera juste, pourvu que l’on songe que, dans un esprit comme celui de M. Paul Bourget, les sensations mêmes sont intellectuelles.

Il serait intéressant de comparer ces impressions ou sensations d’un moderne à celles qu’un homme du dix-septième siècle ou du dix-huitième reçut des mêmes lieux, et de rechercher si les mêmes monuments de l’art, si les mêmes aspects de la nature ont ému de la même façon le président de Brosses, par exemple, et l’auteur de Crime d’amour.

Cette recherche nous montrerait sans doute une fois de plus que le sentiment de la nature change beaucoup d’un siècle à l’autre et que le sentiment de l’art est encore plus variable. Au temps où l’aimable et docte président visita Venise, Naples et Florence, on demandait surtout au paysage d’être agréable et riant. On jouissait sans efforts et sans peine de la nature. Maintenant, on se fait un ingénieux souci de la bien voir et de la bien décrire, et quand elle est triste, on s’afflige avec elle. La comparaison nous montrerait encore qu’en 1739 un homme de goût admirait les œuvres de Vignole et de Palladio, de Michel-Ange et de Raphaël, de Jules Romain, du Corrège, du Titien et de Paul Véronèse, et ne donnait d’attention ni aux sculptures de Donatello dont nous goûtons aujourd’hui l’exacte élégance, ni aux fresques de Botticelli qui nous charment infiniment par leur grâce fine, leur claire harmonie et par cette mystérieuse fleur dont l’art du bienheureux quinzième siècle est comme velouté.

Mais l’itinéraire suivi par notre contemporain ne permet pas de tels rapprochements. Négligeant Venise, Florence et Rome, tant visitées et tant décrites, et dont il connaît lui-même toutes les pierres, M. Paul Bourget ne nous invite à voir avec lui que des petites villes moins connues. Parcourant la Toscane, l’Ombrie, les Marches, la Pouille et les Calabres, c’est Volterra, c’est Sienne, c’est Pérouse, Ancône, Foggia, Lecce, Crotone, Reggio, qu’il visite avec une pieuse curiosité.

De même, lorsqu’il fit en 1580, sous le pontificat de Grégoire XIII, ce voyage d’Italie, Michel de Montaigne n’avait d’empressement ni pour Rome, ni pour Florence ou Ferrare. Rome, disait-il, était trop connue, et, à l’égard des deux autres villes, il n’y avait laquais qui n’en pût dire des nouvelles. Le philosophe n’en fit pas moins un assez long séjour à Florence et à Rome. Et il eut bien raison. Mais il s’arrêtait dans les moindres cités, quand il y avait plaisir. Il demeura trois jours à Lorette que M. Paul Bourget ne fit que traverser dans son pèlerinage à la petite ville farouche de Recanati, où naquit, sur la montagne, Leopardi, le poète du désespoir.

Nous cherchions des rapprochements. Celui-là s’offre de lui-même.

J’admirais tout à l’heure (dit M. Paul Bourget) l’ironie de certains contrastes. C’en est une et saisissante que celle-ci, qui a placé la patrie du chantre de l’athéisme le plus désespéré dans le voisinage de cette Lorette où se montre la maison de la Vierge. Cette maison de Marie fut portée, raconte la légende, de Palestine en Italie par les anges, et elle demeure, avec l’église que l’on a construite autour d’elle, un des sanctuaires les plus vénérés de la piété catholique.

C’est ce qu’on nomme la Santa Casa. Montaigne y fit ses dévotions avec une ferveur qui surprendrait chez l’auteur des Essais, si l’on ne savait que ce sage était fort respectueux des mœurs et des usages de son temps. Toutefois, il semble qu’en ce cas il ait un peu outré le respect, car il dépensa en cierges et patenostres cinquante bons écus, communia devant l’autel de la maison miraculeuse et fit suspendre sur la paroi un ex-voto qu’il a décrit lui-même de la sorte :

« Un tableau dans lequel il y a quatre figures d’arjant attachées : cele de Nostre-Dame, la miene, cele de ma fame, cele de ma fille. Aux pieds de la miene, il y a insculpé sur l’arjant : Michael Montanus, Gallus Vasco, Eques Regij Ordinis, 1581 ; à cele de ma fame, Francisca Cassaniana uxor ; à cele de ma fille, Leonora Montana filia unica ; et sont toutes de ranc à genous dans ce tableau, et la Nostre-Dame au haut au devant. »

Il y avait fait mettre une chaînette et un anneau d’argent pour le suspendre à un clou. Mais les gens d’Église « amarent mieus, nous dit-il, l’atacher tout à faict ». Ce dont il leur fut très reconnaissant, et non point sans raison, la sainte case étant déjà toute couverte des plus riches offrandes dont plusieurs avaient été apportées par des princes. Parmi ces offrandes, Montaigne remarqua, non sans malice, le cierge qu’un Turc avait récemment envoyé. Ce Turc, dit-il, s’était voué à Notre-Dame, « estant en quelque extreme nécessité et se voulant eider de toutes sortes de cordes ». « Peut-être ! » se disait ce Turc, dont l’incertitude semble avoir assez intéressé Montaigne. M. Paul Bourget ne nous dit pas s’il a fait suspendre, à l’exemple du philosophe, son image d’argent dans la Santa Casa. Mais il parle avec quelque attendrissement de la vierge noire qui est placée dans une niche, sur la cheminée de la maison. « Paisible image, dit-il, comme habillée, comme emprisonnée d’un scintillement de bijoux, mais avec une si suave expression de son visage modeste, sous cette parure ! » Plus loin, à Bari, retrouvant à profusion ces petites madones curieusement vêtues d’une robe en abat-jour, il s’inquiète et se trouble un peu, mais bientôt, sans même sourire, il reconnaît de bonne grâce que ces poupées peuvent exprimer à leur manière quelque idéal divin.

C’est par douzaines que j’ai pu compter les madones habillées dans le goût espagnol, avec une magnificence d’atours trop voisine de l’idolâtrie. Des pierres brillent à leurs oreilles et à leur cou, la soie de leur robe étincelle d’argent. Les sept glaives de douleur sont figurés, ici par sept petits poignards d’or, là par un simple stylet, mais il est de vermeil avec un manche ciselé. Leurs pieds sont chaussés de bas à jours et de souliers où flamboient des boucles de strass. Une d’elles porte des bagues à ses mains ; une autre, des gants, et cette dernière déploie un mouchoir de batiste sur lequel est brodée une M surmontée d’une couronne. Il faut un effort à un voyageur qui n’est pas né dans le Midi pour comprendre que le sentiment du mystère, fonds premier de toute religion, puisse s’allier à une pareille précision de détails représentatifs. Elle s’y allie cependant, comme on s’en convainc à regarder les fidèles agenouillés devant ces statues (p. 198).

L’esprit qui tout à l’heure pesait le génie du grand poète athée de Recanati pénètre maintenant avec sympathie l’âme obscure d’une paysanne de la Pouille. Ce que j’aime en quelques esprits de notre temps, en M. Paul Bourget par exemple, c’est cette large faculté de comprendre, c’est cette intelligence des sentiments les plus divers, c’est ce penchant à communier avec toutes les créatures. De tels esprits ont cela d’excellent qu’ils sont éloignés de tout fanatisme et de toute intolérance.

Qu’il se soit trouvé dans d’autres temps de ces natures ouvertes et bienveillantes, comment le méconnaître, quand nous venons de parler de Montaigne ? Mais en aucune époque elles ne furent aussi libres et aussi favorisées que dans la nôtre. Il me semble qu’il ne fut jamais si doux de vivre ni si facile de penser. Ne calomnions pas notre temps ; il aura contribué plus qu’aucun autre à la pacification des âmes.

Ces réflexions sembleront peut-être un peu forcées à propos de notes crayonnées dans des musées et des églises ou devant des paysages. Mais la pensée de M. Paul Bourget est trop vive et trop pénétrante pour ne pas aller parfois bien au-delà de ce qu’elle touche. Il y a une philosophie dans tout ce qu’écrit l’auteur du Disciple, et les Sensations d’Italie donnent, à l’insu de l’auteur, plus d’un précepte de bienveillance et de sagesse.

Ce livre est infiniment varié. S’il ne se montre pas curieux de moulins et de machines hydrauliques, comme l’était le gentilhomme gascon qui avait des terres à cultiver, s’il ne se soucie pas de ces eaux minérales dont Montaigne, fort incommodé par la gravelle, étudiait exactement les effets, M. Paul Bourget regarde le paysage avec une attention plus soutenue que ne faisait le philosophe des Essais dans ces chevauchées où il montrait, du reste, tant de bonne humeur et une si belle égalité d’âme. Ce n’est pas M. Paul Bourget qui, suivant à cheval la route de Florence, aurait oublié de regarder le volcan de Pietro Mala. Montaigne confesse qu’il ne songea point à tourner la tête au bon moment et il en témoigne un peu de regret. À sa place, M. Paul Bourget aurait mis pied à terre, il aurait pris une note, et il aurait eu raison, car il excelle dans le paysage psychologique. J’entends par là qu’il sait marquer les harmonies de l’homme et de la nature. Il est également heureux dans certaines digressions sur l’art, l’histoire ou la littérature. Nous avons déjà loué ses belles méditations sur Leopardi. Il faut louer aussi les pages qu’il consacra à Frédéric II, devant une arcade du palais de Foggia, à ces héros de l’indépendance italienne, dont il rencontra à Lecce un admirable exemplaire, aux sépultures étrusques de Volterra, aux Catacombes de Chiusi. Mais on ne sera pas surpris si cet ami des préraphaélites anglais, cet esthète nourri de Rossetti et de Mary Robinson, a gardé pour les vieux peintres de l’Ombrie les caresses les plus douces et les plus savantes de son style. Rien de plus suave que ces lignes qui lui ont été inspirées par une fresque du Pinturicchio, à la libraria du Dôme de Sienne.

On y retrouve toute la poésie de la Renaissance, cette minute de floraison unique où la créature humaine semble avoir été si complète.

… Les jeunes seigneurs de ces fresques, à cheval sur des bêtes d’un blanc presque rose avec des brides incrustées de pierreries, déploient tant de souplesse dans leur fière attitude, tant de luxe royal dans leur parure ! Tant de pensée sérieuse et songeuse flotte dans leurs beaux yeux ! Il circule dans le feuillage des arbres et autour des colonnes fuselées comme une atmosphère plus légèrement allègre et vitale…

Comme dans certains tableaux très primitifs, les ornements de métal, les harnachements des chevaux, par exemple, ou des portions entières d’armures, sont figurés par des reliefs d’une espèce de stuc colorié, et, quand le soleil entre par la fenêtre dans l’après-midi, il vient sur le mur du fond mettre un enchantement de lumière autour d’un jeune empereur, le prince vraiment de cette fête, qui marche vers sa fiancée, vêtu d’une robe verte et foulant des fleurs sous des éperons d’or. Un peu de la douce mélancolie ombrienne se mélange pour l’attendrir à cette apothéose de la jeunesse et de la couleur. Les peintres de cette divine école d’Ombrie ont eu le don inexprimable qui fut celui de Virgile, le pathétique dans la grâce, cette volupté des larmes, cette langueur où il entre de la pitié et du songe.

Si l’on inclinait à croire qu’entendue ainsi la critique est trop imaginative et qu’elle prête aux artistes un idéal qu’ils n’eurent jamais, M. Paul Bourget pourrait répondre qu’on n’admire point sans quelque illusion et que comprendre un chef-d’œuvre c’est, en somme, le créer en soi-même à nouveau. Les mêmes œuvres se reflètent diversement dans les âmes qui les contemplent. Chaque génération d’hommes cherche une émotion nouvelle devant les ouvrages des vieux maîtres. Le spectateur le mieux doué est celui qui trouve, au prix même de quelque heureux contresens, l’émotion la plus pure et la plus forte. Aussi l’humanité ne s’attache-t-elle guère avec passion qu’aux œuvres d’art ou de poésie dont quelques parties sont obscures et susceptibles d’interprétations diverses. C’est pourquoi on pourra toujours parler des mêmes belles choses et toujours écrire des Sensations d’Italie.

Paul Verlaine. — « Mes hôpitaux » (1 vol.) §

En ce mince petit livre (soixante-dix pages environ), le poète raconte, avec une évidente sincérité, ses souvenirs d’hôpital. On sait que Paul Verlaine a beaucoup fréquenté depuis sept ou huit ans Broussais, Tenon, Cochin, Saint-Antoine et Vincennes. Ce n’est pourtant pas un Hégésippe Moreau, ni un Gilbert ou un Malfilâtre. Il n’appartient pas à la famille des lyriques poitrinaires. Pour parler de ce qu’il appelle Mes hôpitaux, il ne conviendrait pas de prendre un ton gémissant et de soupirer :

Hélas ! mes doigts laissent tomber la plume.
Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir !

Pauvre Lelian sans doute eut sa part de misères. Mais il ressemble aussi peu que possible à un jeune poète atteint de consomption. Il est plein de force, de génie et de vices. C’est un vieux vagabond étrangement robuste. Quand il erre, la nuit, dans les rues, son pied, raidi par d’antiques rhumatismes, sonne sur le pavé comme un pied de bronze.

Et c’est avec cette jambe-là que solide, fier et la tête haute, il entre, quand il lui plaît, à son heure, à l’hôpital. « Ankylosé incomplète du genou gauche, consécutive à une arthrite rhumatismale. » Vous voyez que ce n’est pas du tout Gilbert, Malfilâtre ou Moreau. Ce serait plutôt Diogène. Et Verlaine, s’il habitait Corinthe, roulerait le soir son amphore près des myrtes pour dormir au regard des étoiles. Mais vivant parmi nous, dans un climat pluvieux et froid, chez des peuples industrieux et prévoyants, il trouve et prend tout naturellement, au lieu d’une vieille amphore, jetée sur le chemin de Corinthe où passaient les courtisanes, un lit d’hôpital dans quelque sombre faubourg de Paris. Et cela sans honte, sans nulle crainte d’une déchéance sociale, sans se sentir déclassé le moins du monde.

Aussi bien Paul Verlaine, qui est de bonne bourgeoisie et fils d’un capitaine du génie, n’eut jamais à aucun degré le sentiment bourgeois ni l’instinct de classe. Et, pour tout dire, il n’eut jamais qu’une idée bien confuse de la vie sociale. Les hommes ne lui apparaissent pas liés à lui par un ensemble de droits, de devoirs et d’intérêts. Il les regarde passer comme des marionnettes ou des ombres chinoises. Nous l’amusons assez. Il assiste à la vie sociale comme un bon Turc, un peu étourdi par sa pipe, assiste à une représentation de Karagueuz. Le bon Turc rit aux endroits obscènes, s’endort aux coups de bâton et fait sur la pièce, à son réveil, des réflexions parfois incongrues, parfois sublimes. Et si quelqu’un venait lui dire : « Mon ami, vous êtes vous-même une marionnette pareille à celle que vous venez de voir ; vous devez faire à votre tour, dans la pièce, le pacha ou le chamelier », comme il rirait, le bon Turc ! Mais il ne faudrait pas trop insister, car il vous casserait sa pipe sur la tête. Et cela ferait une mauvaise affaire. Paul Verlaine est semblable à ce bon Turc. Il ne croit pas être de la pièce que nous jouons en société. C’est un spectateur à la fois naïf et plein d’esprit. Paul Verlaine est un superbe et magnifique sauvage.

Quel tort lui font ses séjours à l’hôpital ?

Sa gloire l’y accompagne. À Saint-Antoine, le docteur Tapret lui ordonne pour premier remède des plumes, du papier, de l’encre et des livres. Dans ce même hôpital la salle où fut reçu le poète porte le nom de salle des Décadents.

Verlaine y est visité par les esprits les plus brillants. M. Maurice Barrès s’excuse de ne pouvoir passer tous les dimanches à son chevet. Des jeunes gens enthousiastes viennent devant ce lit numéroté saluer leur maître. Les peintres font à l’envi des études et des croquis du poète. M. Cazals, nous le montre en bonnet de coton debout à la fenêtre haute et claire. M. Aman-Jean le représente assis sur son lit et s’enveloppant de la houppelande réglementaire, transformée par l’art en robe doctorale et magique. Les journalistes l’assiègent. Ils l’interrogent sur les décadents et sur les symbolistes. Nous tenons de M. Paul Verlaine lui-même qu’un reporter lui fit un jour cette question inattendue :

— Monsieur Verlaine, quelle est votre opinion sur les femmes du monde ?

Cela, c’est la gloire. Mais quand Paul Verlaine dit que ce n’est pas le bonheur, on n’a pas de peine à l’en croire. Certaines personnes ayant soutenu avec quelque légèreté que son sort était enviable, le poète leur répondit sans s’attendrir outre mesure sur lui-même (il n’est pas élégiaque) qu’elles jugeaient donc qu’il dût être content de peu.

« Car enfin, dit-il, ils me trouvent donc vraiment bien chanceux d’ainsi traîner mon âge mûr, salué, si j’ose dire, aimé par toute la jeunesse lettrée, dans la fade odeur de l’iodoforme et du phénol, les promiscuités intellectuelles contre nature, l’indulgence un peu narquoise des docteurs et des élèves, toute l’horreur enfin d’une littérale misère mal à l’abri des dernières extrémités ! »

Et l’on ne peut nier qu’il y ait dans cette plainte, si toutefois c’est une plainte, un légitime orgueil, une parfaite mesure, un sens juste des choses, beaucoup de finesse et cette brusque raison qu’on découvre tout à coup avec émerveillement chez les fous de génie.

Aussi bien faut-il laisser la gaieté douce et le rire facile en franchissant, même poète, la porte d’un hôpital. L’entrée en est parfois lugubre. Je n’en veux pour exemple que l’accueil reçu par le pauvre Lelian à l’hôpital Labrousse, un jour que la misère et la maladie l’avaient conduit là. Un seul lit était vacant, un lit d’ailleurs fameux. De mémoire de malade, on n’avait vu personne s’en relever. Quiconque s’y couchait y mourait.

« Un tel funèbre privilège, dit Verlaine, n’est pas sans entourer cette couche trop bien hospitalière d’une considération vaguement respectueuse, à laquelle une superstition sui generis ne reste pas tout à fait étrangère. En un mot comme en cent, “il n’y a pas amateur” ».

Et le poète ajoute :

« Moi, je n’avais pas le choix. S’agissait de prendre ou de laisser. Dans un sens, laisser m’eût presque tenté ; tandis que prendre, c’était de plus mauvais gîtes évités, et je pris. »

Le prédécesseur du poète n’avait pas détourné le présage.

Le poète le vit :

« Il était là, mon prédécesseur, quand j’entrai dans la salle. Ni beau, ni laid, ni, à vrai dire, rien. Une forme étroite et longue, entortillée dans un drap, avec un nœud sous le cou, et pas de croix sur la poitrine, à même le matelas sur le lit de fer sans rideaux… Une civière dite boîte à dominos, recouverte d’un tendelet, de teinte quelconque, nuance plutôt toile à matelas, fut apportée, on y mit le paquet et en route pour l’amphithéâtre. Quelques instants après j’étais installé dans le « poussier » tout à l’heure mortuaire, et véritablement justiciable du mot d’argot que je viens d’employer, si l’on veut bien se reporter au pulvis es et in pulverem reverteris de l’Église catholique. »

Il s’était donc mis dans le lit du mort. Et il s’en vante ainsi que d’« un gentil petit acte de comme sacrilège ». « Songez donc, ajoute-t-il avec une crânerie lugubre, songez donc ! J’enfonce le chausseur de souliers d’un faux mort de La Fontaine, je dégote son vendeur de peau d’ours et j’aplatis cet excellent curé Jean Chouart ; je ne chausse même pas les souliers d’un mort pour de vrai, fi donc ! Non, mais je couche dans son lit, à mon mort, je couche, entendez-vous, dans son lit, dans son lit encore tout… froid. »

Et pourtant il n’a pas gardé de ses Hôpitaux un trop mauvais souvenir. D’abord c’était un asile pour le pauvre indigent. Il avait fini par goûter comme un bien « la stricte sécurité de ces lieux de douleur ». Il renonçait volontiers à une liberté dont il avait parfois mésusé, et se pliait sans peine à la règle, parce que, comme le dit un quatrain qu’il a ait pour être mis sous son portrait,

La misère et le mauvais œil,
Soit dit sans le calomnier,
Ont fait à ce monstre d’orgueil
Une âme de vieux prisonnier.

C’est à l’hôpital qu’il composait ses vers ; il ne travaille plus guère que là ; son imagination poétique et bizarre lui charmait la grande salle froide et nue. Une nuit il y découvrit les magies d’un clair de lune thessalien. L’imagination est le grand remède aux maux de ce monde. Et voici que Verlaine, songeant à ces longues, tristes et fades heures d’hôpital, se demande, lui le vieux, l’infatigable, le terrible vagabond, s’il ne se dira pas un jour : « C’était le bon temps. »

Ne vous y trompez pas : ce qui lui semblait le plus doux, dans cette existence, c’est l’air de couvent qu’y donnent la règle et la pauvreté. Il l’a dit : « On s’habitue à cette vie, comme monastique, sans, hélas ! l’oraison et la règle suivie pour elle-même. »

J’ai dit tout à l’heure que Paul Verlaine est un cynique. J’aurais tout aussi bien fait de dire : C’est un mystique. Il n’y a pas si grande distance des uns aux autres. La ressemblance entre des philosophes comme Antisthène ou Diogène et les moines mendiants de l’Italie chrétienne est telle qu’elle a frappé même ceux qui ne voulaient pas la voir. Cynique et mystique, Paul Verlaine est de ceux-là dont le royaume n’est pas de ce monde ; il appartient à la grande famille des amants de la pauvreté. Saint François l’aurait reconnu, n’en doutez point, pour un de ses fils spirituels, et peut-être aurait-il fait de lui son disciple préféré. Et qui sait si Paul Verlaine, sous la bure, ne serait pas devenu un grand saint, comme il est devenu parmi nous un grand poète. Sans doute dans les premiers temps il aurait donné quelque souci à son maître. Il se serait parfois enfui le soir de la sainte Portioncule. Mais le bon saint François serait allé le chercher jusque dans les plus mauvais lieux de Sienne, et il l’aurait ramené repentant dans la maison de pauvreté.

Il y a presque de la sainteté dans un simple mot que Paul Verlaine prononça un jour devant des visiteurs qu’il recevait à l’hôpital.

— Causez, leur dit-il, je suis chez moi.

Puis, se tournant vers les pauvres malades étendus dans leur lit de misère :

— Chez nous, ajouta-t-il.

En ce mauvais garçon, vous retrouvez très vite le primitif, l’homme candide, et dans ses récits, parfois bien fous et singulièrement troublés, telle scène fait songer, par sa simplicité pieuse, à quelque vieille légende. Et cela n’est nullement affecté chez lui. Pour le bien comme pour le mal, il est tout différent de nous. Il a la foi, et c’est un simple. À Saint-Antoine, où il resta trois mois avec un rhumatisme au poignet, il avait pour voisin de lit un soldat sorti des bataillons d’Afrique. Et le poète nous dit :

— Quel terrible homme ! tout en moustaches et ne croyant ni à Dieu ni au diable. Je lui objectais de temps en temps qu’il devait y avoir là-haut quelqu’un de plus malin que nous et qu’il avait tort de ne pas croire en Lui et de ne pas s’y fier.

Ce petit discours est tout à fait dans le ton de la vieille et bonne hagiographie. Pour en faire une légende parfaite, il y faudrait ajouter fort peu de chose, un rien : un miracle, suivi de la conversion du farouche soldat, des infirmières et de l’administrateur de l’hôpital. À cela près, Paul Verlaine a fait, sans le savoir, du Voragine pur. Vicieux et naïf, il est toujours vrai ; l’inimitable accent de la vérité fait le charme de ce petit livre, Mes hôpitaux, écrit selon une syntaxe absurde et ridicule avec une musique merveilleuse qui déchire le cœur.

Elvire (Dialogue) §

La Jeunesse de Lamartine, d’après des documents nouveaux et des lettres inédites, par Félix Reyssié, un vol. in-18.

PIERRE

Je viens de lire un livre désenchanteur. M. Félix Reyssié m’a gâté Lamartine. Il me l’a montré dans son adolescence et dans sa jeunesse, enthousiaste et généreux, mais inconstant, plein de caprices, prompt à l’amour et à l’oubli, et promenant de désirs en désirs son âme ardente et légère. Je lui en veux aussi d’avoir écarté les voiles et dissipé le mystère dont j’enveloppais Elvire et Graziella.

PAUL

M. de Lamartine, tel que ce livre nous le montre, incertain, languissant, rêveur, inquiet, sans cesse ému de la beauté des êtres et des choses, déchiré de douleurs exquises, nous apparaît encore comme une des plus nobles créatures de ce monde, comme un magnifique exemplaire de l’humanité. M. Félix Reyssié n’a calomnié ni le poète ni l’ardente et douce Elvire, ni même cette pauvre petite cigarière de Naples, qui, vivante, tint si peu de place dans l’âme de son amant. Graziella commença seulement d’exister pour M. de Lamartine quand elle fut un rêve. Si l’on publie jamais certaines lettres du poète, que j’ai vues chez M. Étienne Charavay il y a une dizaine d’années, on se fera une idée plus nette de cette liaison qu’à vingt ans un fils de famille noua, au hasard d’un voyage, avec la fille d’un pêcheur napolitain. Je vous assure que ce ne fut pas une grande affaire. M. Félix Reyssié n’est ni perfide ni même indiscret. Il a dit la vérité, et il me semble qu’en dépit des documents nouveaux qu’il annonce sur le titre de son livre, il n’a rien dit de considérable qu’on ne sût déjà.

PIERRE

Je crois bien qu’en effet il a dit la vérité. Et c’est ce que je ne lui pardonne point. Je pense comme Bernardin de Saint-Pierre et comme M. de Vogüé qu’il ne faut pas dire la vérité aux hommes. L’ignorance est la condition nécessaire, je ne dis pas du bonheur, mais de l’existence même. Si nous savions tout, nous ne pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui nous la rendent ou douce, ou du moins tolérable, naissent d’un mensonge et se nourrissent d’illusions. La curiosité fait envoler l’amour, et de la lampe de Psyché dégoutte sans cesse une huile brûlante. Nos souffrances s’accroissent avec nos connaissances ; elles deviennent plus cuisantes à mesure que nous apprenons davantage. M. Renan l’a dit après tant d’autres : Noli me tangere est le dernier mot des amours humaines ou divines.

PAUL

Cependant vous ne pouvez nier l’instinct puissant qui nous excite à connaître. Nous voulons savoir et ce désir est légitime et naturel. La vie n’est pas autre chose, en somme, que l’accès à la connaissance. À un certain degré de perfection intellectuelle, on ne vit plus que par curiosité. Vous dites qu’on ne saurait aimer ce qu’on connaîtrait tout à fait, et il est vrai que les êtres et les choses ne nous seraient plus aimables si nous parvenions à en posséder une notion exacte et, par conséquent, mathématique. Mais ce danger n’est pas à craindre et nous ne sommes pas près de réduire l’univers en formules. Il s’y trouvera toujours assez de vague et de mystère pour y sentir l’étonnement délicieux du génie et de la beauté. On ne peut pas aimer non plus ce qu’on ne connaît pas. Un poète a dit : Connaître pour aimer ! Si, d’aventure, nous avons saisi quelques vérités dans ce monde d’ombres mouvantes, nous pouvons, sans crainte, ouvrir les mains devant les hommes et laisser tomber le peu qu’elles contiennent.

PIERRE

Non point ! il faut au contraire regarder si l’on a les mains pleines de fleurs ou de serpents. Oh ! si possédant, comme Dieu, la vérité, l’unique vérité, vous la laissiez tomber de vos mains, le monde en serait anéanti sur le coup et l’univers se dissiperait aussitôt comme une ombre. Et qu’est-il autre chose qu’une ombre, une illusion, un mensonge, un voile, une fumée ? La vérité divine, comme un jugement dernier, le réduirait en poudre. À la bonne heure ; mais vous ne prétendez point nous apporter la vérité absolue. Vous vous flattez seulement d’avoir trouvé des vérités relatives et très petites, quelques pierres d’une mosaïque inconnue, desquelles vous ne pouvez dire si elles viennent d’un nez ou d’un pied. Et vous voulez que je vous achète vos cailloux au prix de mes rêves de beauté et de vertu ? Non pas ! Gardez vos vérités ; je garde mon idéal. Surtout ne m’apportez point vos vérités d’archives, vos vérités d’autographes, vos vérités de vieilles lettres d’amour et de vieux papier timbré, dont vous nous bouchez la poésie et l’histoire. Il n’y a de vrai que la légende. Le poète ne vit que dans ses vers. Elvire est tout entière dans les strophes qui l’immortalisent. Ne me dites pas qu’elle vécut de la vie vulgaire et qu’elle s’appelait madame C…

PAUL

Et moi je veux savoir son nom, sa vie réelle, son histoire vraie, et qui sera touchante par cela seul qu’elle sera vraie. Car c’est déjà une chose émouvante et pathétique que d’être né et d’avoir vécu. Qu’on me montre son portrait, ses lettres, son éventail, les bijoux qu’elle portait et qui tiédissaient sur son cou, sur ses bras maintenant en poussière, la chambre qu’elle habitait et que je rêve, dont je crois voir les meubles d’acajou et de cuivre, de style Directoire, la psyché, le papier de tenture à médaillons avec des sujets grecs, tous ces témoins familiers qui nous disent plus mélancoliquement que le poète : « Elle a passé. » Comment ne sentez-vous point la tristesse profonde et douce de respirer dans de vieilles lettres les âmes disparues et d’évoquer parmi les reliques du passé des formes jadis aimées, qui ne sont plus, qui ne seront jamais plus ? Que m’importe l’idéale Elvire ? Celle-là seule m’intéresse qui vécut, qui souffrit, qui aima réellement, enfin madame Ch…

PIERRE

De grâce, ne me la nommez point. Vous me gâteriez Le Lac, Le Crucifix et L’Immortalité, vous troubleriez la plus pure source de poésie qui ait coulé en ce siècle et dans tous les siècles. Ces études biographiques et critiques, ces recherches sur la vie et les œuvres d’un auteur, toutes ces révélations indiscrètes sont autant d’offenses à son œuvre et d’attentats à l’idéal. Pour jouir d’un poème, pleinement, sans mélange et sans trouble, il faut ignorer le temps et le lieu où il a été composé. C’est déjà trop que de savoir le nom de l’auteur. De tous les portraits de poètes, un seul me satisfait, c’est celui d’Homère, parce qu’il a été fait seulement d’après l’idée que l’Iliade et l’Odyssée donnent de leur auteur. C’est une image vraiment ressemblante du poète, puisque c’est l’image de sa poésie.

PAUL

Je sens tout autrement la poésie et l’art. Un poème, une statue, une peinture, une symphonie n’est pour moi qu’une allusion, vaine en soi, qui n’a de valeur que par la chose vivante, passée, irréparable, qu’elle rappelle. Ne pouvant concevoir la beauté indépendante du temps et de l’espace, je ne commence à me plaire aux œuvres de l’esprit qu’au moment où j’en découvre les attaches avec la vie, et c’est le point de jointure qui m’attire d’abord. Les grossières poteries d’Hissarlik m’ont fait aimer l’Iliade, et je ne goûte la Divine Comédie que pour ce que je sais de la vie florentine au treizième siècle.

C’est l’homme, et l’homme seulement, que je cherche dans l’artiste. Le poème le plus beau est-il autre chose qu’une relique ? Goethe a dit une parole profonde : « Les seules œuvres durables sont des œuvres de circonstance. » Mais il n’y a, à tout prendre, que des œuvres de circonstance, car toutes dépendent du lieu et du moment où elles furent créées. On ne peut les comprendre et les aimer d’un amour intelligent si l’on ne connaît le lieu, le temps et les circonstances de leur origine.

C’est le fait d’une imbécillité orgueilleuse de croire qu’on a produit une œuvre qui se suffit à elle-même. La plus haute n’a de prix que par ses innombrables rapports avec la vie. Mieux je saisis ces rapports plus je m’intéresse à l’œuvre. Et Le Lac de Lamartine commence à m’émouvoir quand je vois que cette ode a été inspirée par la chair délicate, le sang et l’âme de madame Char…

PIERRE

De madame Charles puisque vous le voulez. Vous est-il donc vraiment nécessaire pour sentir la poésie du Lac de savoir qu’Elvire, fille d’un officier de la Grande Armée, fut élevée à Saint-Denis et qu’elle épousa son vieux professeur de physique, M. Charles, membre de l’Institut ? Il avait soixante-dix ans. On nous le montre coiffé en ailes de pigeon, les lèvres fines et moqueuses, vêtu d’un habit de soie gris d’acier, et tenant à la main une canne à pomme d’ivoire. Ces ailes de pigeon font-elles si bien sur Le Lac ?

PAUL

Elles font du moins comprendre et presque aimer ce qui, dans la poésie de Lamartine, est à la mode de 1816. Les ailes de pigeon de M. Charles font songer aux coques de madame Charles et l’on sentira qu’une poésie qui chante une jeune femme coiffée en coques ne peut ressembler aux vers d’amour qu’on ferait aujourd’hui (si l’on faisait encore des vers d’amour), pour des femmes frisottées et le chignon tordu à la diable.

PIERRE

On croit que vous aimez la poésie, et vous n’êtes qu’un archéologue. Vos rêveries sont des fragments historiques. Je vous accorderais encore les ailes de pigeon et les coques. Mais cette ode au Génie, qu’on croyait inspirée par un pur sentiment religieux et qui n’est adressée à M. de Bonald qu’en considération de ce que M. de Bonald fréquentait le salon de madame Charles ! Mais ce baiser qu’on nous dit que le poète donna à la femme d’un membre de l’Institut ! M. Alexandre, qui est le meilleur des hommes, croit bien qu’il était innocent, parce que, donné et reçu sous les étoiles, il participait du ciel aussi bien que de la terre. À vrai dire, on entre difficilement dans les raisons de M. Alexandre. Et ces deux strophes retrouvées dans les papiers du poète :

Elle se tut : nos cœurs, nos yeux se rencontrèrent,
Des mots entrecoupés se perdaient dans les airs,
Et, dans un long transport, nos âmes s’envolèrent
                    Dans un autre univers.

Nous ne pûmes parler ; nos âmes affaiblies
Succombaient sous le poids de leur félicité,
Nos cœurs battaient ensemble et nos bouches unies
                    Disaient : Éternité !

Et cette variante tirée des mêmes sources, où l’on lit ces délices sublimes, au lieu de ces extases sublimes, qui étaient évidemment d’un spiritualisme supérieur ? Et ces promenades de Lamartine et de madame Charles dans les bois de Meudon et de Vincennes, est-ce que tout cela ne tire pas brutalement Elvire à la terre ?

PAUL

C’est qu’apparemment Elvire n’était point un ange. Elle aima, elle souffrit, elle mourut. Que faut-il de plus pour nous toucher ? Rappelez-vous ce que le Sardanapale de Byron, déjà couché sur son bûcher somptueux, dit à Myrrha, la jeune Grecque. Il lui dit : « Si tu crains de te jeter à travers les flammes dans l’inconnu, sache que je ne t’en aimerai pas moins et que, peut-être, je t’en aimerai davantage pour avoir été docile à la nature. »

Madame Charles, au contraire, a-t-elle donc perdu tout son charme pour avoir été docile à l’amour ? Comment, en lisant même la version officielle du Lac, ne vous doutiez-vous pas de la fragilité d’Elvire ? Il me semble cependant que le poète l’avait déjà un peu compromise dans les Nouvelles Méditations, où l’on trouve des vers dont le ton élégiaque rappelle assez Properce et Bertin :

Lorsque enfin, plus heureux, ton front charmant repose
Sur mon genou tremblant qui lui sert de soutien,
Et que mes lents regards sont suspendus au tien
Comme l’abeille avide aux feuilles de la rose.

Il semble bien que ce pauvre M. Félix Reyssié, qu’on traite de profanateur, n’a soulevé qu’un voile déchiré.

PIERRE

Sans doute. Mais on pardonne à Elvire ce qu’on ne pardonne pas à madame Charles. Madame Charles avait des rendez-vous. Sentez-vous cela ? Elle prenait un fiacre pour aller à Vincennes. Et quand elle rentrait à l’Institut, je vois d’ici le sourire mince et fin du vieux savant coiffé en ailes de pigeon. Ces histoires me désolent. Il n’y a pas jusqu’au crucifix qu’on ne m’ait gâté.

Toi que j’ai recueilli sur sa bouche expirante.

Eh bien, non ! il ne le recueillit pas sur la bouche d’Elvire ; c’est un ami, le confident de leurs amours, qui l’apporta au poète. Voilà encore un désenchantement.

PAUL

Ce n’est pas du moins M. Félix Reyssié qui vous a causé celui-là. M. de Lamartine a dit lui-même expressément : « Mon ami M. de V… (M. de Virieu), qui assistait à ses derniers moments, me rapporta de sa part le crucifix qui avait reposé sur ses lèvres dans son agonie. » Et l’on n’avait pas besoin de cet aveu pour se convaincre que la scène n’était point peinte d’après nature. Rappelez-vous cette strophe :

Le vent qui caressait sa tête échevelée
Me montrait tour à tour ou me voilait ses traits,
Comme l’on voit flotter sur un blanc mausolée
L’ombre des noirs cyprès.

Voilà qui n’est pas vrai et qui ne veut pas être vrai. Madame Charles mourait, au palais Mazarin, dans une chambre qui certainement n’était pas traversée par de tels courants d’air. Mais le poète idéaliste n’avait aucun souci de la réalité. Il n’a pas dit seulement la couleur des cheveux de son amie, et il a rendu cette jeune femme immortelle, sans laisser d’elle une image sensible.

PIERRE

C’est cela même qui est admirable. Elvire n’a rien de particulier, rien qui la marque ni la fasse vieillir, rien enfin de madame Charles. Et c’est sa beauté.

PAUL

Vous vous trompez. Lamartine, involontairement et à son insu, par le tour de son style et de son sentiment a tracé dans ses vers l’image vague mais frappante d’une femme française du premier Empire. L’Elvire du Lac et du Crucifix est bien la fille d’un militaire, l’élève de Saint-Denis, la jeune femme du vieux savant qui gonflait des ballons. C’est madame Charles. Et c’est par là qu’elle plaît et qu’elle touche, parce que c’est par là qu’elle est vraie.

PIERRE

Il faut que je vous quitte. Bonsoir. Cette conversation m’a beaucoup confirmé dans mes idées.

PAUL

Et moi, je m’y suis bien fortifié dans les miennes. Adieu.

Littérature socialiste §

Georges Renard. — La Conversion d’André Savenay, roman socialiste. — Le Mouvement socialiste en Europe, par T. de Wyzewa. (Je ne puis annoncer un livre important qui paraît aujourd’hui même : Le Socialisme allemand et le nihilisme russe, par J. Bourdeau.)

Le socialisme n’est pas nouveau. J’en pourrais donner diverses preuves historiques et philosophiques, mais celle-ci suffit, qu’il n’y a jamais rien de nouveau en ce monde. C’est là une idée qui n’est pas neuve non plus, et dont on se pénètre davantage, à mesure qu’on étudie le passé. Elle nous tranquillise et nous attriste. Mais si le socialisme n’est pas nouveau, c’est ce qu’on appelle, dans un bien mauvais langage, une actualité. On en parle, on en écrit ; notre société tout entière en est occupée. C’est l’entretien fréquent de ceux qui pensent et de ceux qui ne pensent pas. M. Teodor de Wyzewa nous affirme que les oisifs eux-mêmes n’y sont point indifférents. « Des fils de famille, nous dit-il, pleins de sève et de santé, avec deux cent mille francs de rente par an, s’interrompent de la lecture d’Auteuil-Longchamp pour lire Le Socialiste, de M. Guesde, ou la Revue socialiste, de M. Malon. »

Les femmes élégantes s’en mêlent, et ce sera bientôt pour elles une mode, comme sous Louis XVI les économistes et les perroquets. Vous verrez qu’elles inviteront à leurs dîners les orateurs des réunions publiques. Et les orateurs iront, parce qu’en dépit de leur barbe farouche et de leurs maximes ils sont faibles et qu’un homme, même s’il est socialiste, résiste mal aux sourires des femmes. En attendant, on est socialiste au Chat-Noir, et cela seul est un signe des temps. Chaque soir, dans ce cabaret élégant, les ombres chinoises de M. Maurice Donnay, d’abord occupées à poursuivre d’une raillerie douce et presque caressante la poésie des décadents et les vices à la mode, s’en vont tout à coup, d’un pas joyeux et fier, célébrer la fête du travail, la paix universelle et la fédération des peuples. C’est sur le Champ-de-Mars, témoin jadis d’autres espérances cruellement trompées, que l’Aristophane du Chat-Noir élève, aux sons d’une musique éclatante, le palais symbolique des travailleurs. Et tout aussitôt il nous montre la vieille église de Notre-Dame dans une gloire de lumière, afin, sans doute, de réconcilier l’ancien monde avec le nouveau et d’unir le mysticisme au socialisme en une apothéose selon le cœur de M. de Mun.

Vous voyez qu’on retrouve au Chat-Noir toutes les idées et tous les rêves du temps, même l’alliance du socialisme et de l’Église.

Ce sont là, ce me semble, les premières élégances poétiques et mondaines du socialisme. Car on ne tiendra pas pour élégantes ni mondaines les poésies de J. Allemane, de Jules Guesde, ni même de chansons de J.-B. Clément, non plus que quelques strophes enflammées de Louise Michel.

M. Allemane, chef des allemanistes, ouvrier typographe, a écrit à l’île Nou, où il avait été déporté après la Commune, un hymne inspiré sans nul doute par une pensée haute et bienveillante :

Vérité, de ton flambeau,
Éclaire la famille humaine,
Écris sur l’unique drapeau :
L’amour a remplacé la haine.

M. Jules Guesde a adressé à M. Joséphin Péladan des stances indignées où il traite fort mal les héros platoniciens du Sâr : c’est, dit-il,

C’est l’être humain tel que l’ont fait, vil et difforme,
Des siècles de déisme et de propriété,
D’un paradis menteur l’attendez-moi sous l’orme ;
Ici le sur-travail et là l’oisiveté.

Fils d’un professeur, M. Jules Guesde ne manque pas de littérature. On lui trouve un air de poète méridional et l’on dit qu’il parle dans le tête-à-tête un langage abstrait et précis d’une admirable pureté. Il se peut. Mais ses vers ne sont pas bons. Ceux de mademoiselle Louise Michel valent mieux. Ils ont du souffle.

Nous reviendrons, foule sans nombre,
Nous viendrons par tous les chemins,
Spectres vengeurs sortant de l’ombre,
Nous viendrons, nous serrant les mains.

Cette strophe ne se déroule-t-elle pas comme un drapeau noir ? Mais je renonce à citer le reste, pour ne pas répandre des paroles de haine. Quant à M. J.-B. Clément, c’est un chansonnier très goûté dans les banquets ouvriers. Autant que j’en puis juger, ne connaissant qu’un petit nombre de ses chansons, sa manière est sombre et violente. Voici le premier couplet des Traîne-misère :

Les gens qui traînent la misère
Sont doux, comme de vrais agneaux,
Ils sont parqués sur cette terre
Et menés comme des troupeaux,
Et tout ça chante et tout ça danse
Pour se donner de l’espérance.

Les poètes ouvriers des anciens jours, notamment Hégésippe Moreau, étaient déjà dans ce ton ; il est possible que la chanson des Traîne-misère vaille ce Monsieur Paillard, qui fut en son temps si chanté dans les ateliers. On ne peut pas bien juger d’une chanson qu’on lit paisiblement à sa table de travail.

En somme, la littérature du prolétariat actuel n’est, ce me semble, ni bien originale ni très abondante. Mais il ne faut rien dédaigner, et de plus habiles que moi y trouveront peut-être des mérites que je n’ai pas su découvrir.

En attendant, un ouvrage nouveau, La Conversion d’André Savenay, vient cette semaine d’enrichir la littérature socialiste. L’auteur, disons-le tout de suite, n’est point un prolétaire. C’est un humaniste habile et un écrivain de grand mérite, connu par des études littéraires et philosophiques, c’est un excellent biographe de Voltaire, enfin, c’est M. Georges Renard. Tout le monde peut apprécier la clarté pénétrante de son intelligence et la vivacité de son esprit. Mais ceux-là seuls qui le connaissent Savent qu’il n’est pas de cœur plus droit, plus fier, plus sûr que le sien. Pourtant son roman socialiste ne me plaît qu’à demi. C’est un roman de penseur. Le monde y est vu entre les quatre murs d’un cabinet de travail.

Oh ! si l’intelligence suffisait à la connaissance des hommes, avec quelle agilité M. Jules Renard sonderait les reins et les cœurs ! Mais il faut un instinct pour sentir la vie, et ce ne sont pas toujours les plus intelligents qui sont doués de cet instinct-là. Il y a une réunion publique dans le livre de M. Georges Renard. Le morceau est traité, comme les autres, avec beaucoup de sens et de raison, mais sans relief et sans mouvement. Comme j’aime mieux La Salle Graffard, de Jean Béraud, où l’on voit fumer les cerveaux avec les pipes et les lampes. La scène sans doute tourne au comique. Mais combien ce comique est profond, est vrai ! Combien il est mélancolique ! Il y a dans cet étonnant tableau une figure qui me fait mieux comprendre à elle seule l’ouvrier socialiste que vingt volumes d’histoire et de doctrine, celle de ce petit homme chauve tout en crâne, sans épaules, qui siège au bureau dans son cache-nez, un ouvrier d’art sans doute, et un homme à idées, maladif et sans instincts, l’ascète du prolétariat, le saint de l’atelier, chaste et fanatique comme les saints de l’Église, aux premiers âges. Certes, celui-là est un apôtre et l’on sent à le voir qu’une religion nouvelle est née dans le peuple.

C’est un personnage de cette tournure et de ce caractère que j’aurais voulu voir dans le roman de M. Georges Renard, et je n’y trouve qu’un vieux communard très brave homme, plus remarquable par la longueur de sa barbe que par celle de ses idées. Et ce patriarche de l’émeute, traité par M. Renard dans la manière idéale et un peu béate de l’art religieux, a vraiment bien peu de relief auprès de ces figures de socialistes dessinées sur nature par M. Paul Renouard pour les journaux illustrés, ou crayonnées par M. T. de Wyzewa dans sa très vive et très spirituelle enquête sur Le Mouvement socialiste en Europe. Que M. de Wyzewa passe M. Renard en pittoresque, alors qu’il nous montre M. Guesde apparaissant à Châtellerault sur la scène du théâtre, un soir de conférence : « Vrai diable de boîte à malice, tout noir, tout barbu et chevelu, découpant les mots l’un après l’autre et accompagnant sa sèche et mécanique parole de gestes secs et mécaniques, exactement comme s’il venait de surgir de la table » !

M. Georges Renard est un esprit généreux, affamé de justice. Il se rend témoignage à lui-même, quand il dit : « J’ai combattu de toutes mes forces l’égoïsme, la haine, le mensonge et l’esprit de secte partout où je les ai rencontrés. » Il a écrit son livre pour faire entendre les réclamations de la justice idéale. Et il a toujours eu sous les yeux, nous dit-il encore, cette devise : « Guerre aux opinions ! Paix aux personnes ! » Qu’il me permette de lui faire remarquer que toutes les parties de son roman ne répondent pas exactement à ses intentions. Il nous montre dans La Conversion d’André Savenay une inimitié entre ouvriers et bourgeois qui n’existe pas, du moins à Paris.

À le lire, on croirait à des préjugés de castes et à des haines privées, là où existe seulement l’antagonisme des intérêts. Il en juge par les discours des réunions publiques. Mais, s’il s’était soucié de peindre d’après nature, il aurait vu qu’à Paris les relations individuelles entre ouvriers et bourgeois sont en général faciles, douces et souvent cordiales. Et peut-être cette observation l’aurait amené à rendre, par endroits, le ton de son livre moins âpre et moins amer. Il désire une transformation sociale, et il la souhaite pacifique et progressive. Mais on n’est pas bien habile à parler de paix, lorsqu’on croit comme lui que la guerre est partout allumée. Et puisque enfin son roman est un roman à thèse, il souffrira qu’on lui dise que beaucoup d’illusions et d’imprudences se mêlent à la générosité de ses sentiments. Quand il estime que le problème social consiste à assurer le mieux possible le sort du plus grand nombre, il a raison ; mais il se flatte en pensant soutenir une idée nouvelle, car de tout temps il fallut être d’une inconcevable méchanceté pour penser le contraire. Si l’on diffère d’avis, c’est sur les moyens et non pas sur le but. M. Renard est socialiste ; il ne voit que le partage. Il faudrait considérer aussi ce qu’il y aurait à partager.

Il annonce, il attend, il voit déjà de grands changements. C’est l’éternelle erreur de l’esprit prophétique, il n’y aura pas de grands changements, il n’y en aura jamais, j’entends de prompts ou de soudains. Toutes les transformations économiques s’opèrent avec la lenteur clémente des forces naturelles. Car enfin, dans l’ordre de la civilisation, comme dans l’ordre de la nature, nous sommes gouvernés par la nécessité. Bonnes ou mauvaises à notre sens, les choses sont toujours ce qu’il fallait qu’elles fussent. Notre état social est l’effet des états qui l’ont précédé, comme il est la cause des états qui le suivront. Il en résulte qu’il ressemble en quelque chose aux premiers comme les suivants lui ressembleront en quelque manière. L’instabilité est, il est vrai, la condition première de la vie ; tout ce qui vit se modifie sans cesse, mais insensiblement et presque à notre insu.

Tout progrès est lent et régulier. Cet ordre assure la sécurité de la vie. Il est vrai qu’il ne contente ni les esprits curieux de nouveautés, ni les cœurs avides d’idéal. Mais, c’est l’ordre universel. Il faut s’y soumettre. Ce n’est pas à dire qu’on doive se croiser les bras. J’ai dit avec assez de rudesse mon sentiment à M. Georges Renard. C’est bien le moins que je relève enfin dans son livre une des idées honnêtes et généreuses qu’il y a semées. Quel homme de bonne volonté ne voudra dire avec lui : « Pour les petits, les déshérités, les faibles, toujours plus de justice, toujours plus de pitié, toujours plus de bonté fraternelle, voilà ce qu’il nous faut vouloir sans relâche » ?

Ayons ce zèle, travaillons à ce que nous croyons utile et bon, mais non point dans l’espoir d’un succès subit et merveilleux, non point au milieu des imaginations d’une apocalypse sociale : toutes les apocalypses éblouissent et déçoivent. N’attendons point de miracle. Résignons-nous à préparer, pour notre faible part, des progrès tardifs, mais certains, que nous ne verrons peut-être pas et qu’aucune force humaine ne saurait hâter. M. Pierre Laffitte a dit un jour ces sages et justes paroles :

« Les véritables améliorations ne sont jamais gratuitement concédées ; elles se conquièrent par un effort continu d’amélioration mentale et morale. C’est lent, mais décisif ; c’est un rude chemin, comme dit Dante, mais il mène au but. »

Le Missel des femmes §

Feuilles détachées, faisant suite aux Souvenirs d’enfance et de jeunesse, par Ernest Renan. 1 vol. in-8º.

« Ne renonçons pas à Dieu le père ; ne nions pas la possibilité d’un jour final de justice. » Ainsi parle M. Ernest Renan dans la préface que Le Temps a publiée mardi, avant l’apparition du livre qu’elle précède. M. Renan, qu’on juge indifférent et sceptique, parce qu’il est un dogmatiste très doux, croit fermement à beaucoup de choses. Comme un chrétien, il attend le jugement dernier. Mais il craint que ce jugement, dans lequel Dieu s’exprimera pour la première fois avec clarté, ne tarde beaucoup plus que ne pensent les théologiens. Il prévoit que la trompette de l’ange ne répandra pas de sitôt son bruit merveilleux sur les sépulcres des nations. À son avis, ce sera long, très long. Mais il s’en console, par cette considération que pour les morts toutes les éternités accumulées n’ont pas la durée d’un millième de seconde. Et il espère bien que ce jour du jugement ne sera pas de beaucoup aussi épouvantable qu’on se le figure d’après la belle prose chantée par l’Église à l’office des morts.

Tout le monde y sera récompensé ; ce sera la réalisation du bien absolu. Et c’est précisément pourquoi ce jour tardera tant à venir. En attendant, préparons le royaume de Dieu, en réalisant sur cette terre, selon nos forces et nos lumières, le beau, le juste et le vrai. Voilà la morale pratique de M. Renan, qui croit fermement à la beauté morale et à la vérité scientifique. Son respect de la vérité a toute la grandeur et toute la délicatesse d’un sentiment religieux. Il y a voué sa vie, et à cet égard, comme à beaucoup d’autres, il n’est nullement sceptique. Mais nous appelons sceptiques ceux qui n’ont point nos illusions, sans même nous inquiéter s’ils en ont d’autres. M. Ernest Renan croit à la science et il a vécu dans cette foi toutes les heures de sa vie. Il aime tant la vérité que l’ombre même du plus léger mensonge lui est insupportable. Ceux qui le connaissent intimement savent seuls jusqu’où vont ses scrupules à cet égard. Je n’en veux donner qu’un exemple.

Lors de la dernière Exposition universelle, quand M. Garnier éleva sur le Champ-de-Mars, avec la fécondité d’esprit et la richesse d’imagination qui lui sont naturelles, cette suite curieuse de maisonnettes qu’on a appelée l’histoire de l’habitation humaine, on demanda à M. Ernest Renan une inscription pour mettre sur le mur de la maison juive. On le pria d’écrire en vieil hébreu, avec des caractères moabites, Une phrase présentant à peu près ce sens : « Cette maison a été bâtie 500 ans après Moïse. » M. Renan, qui pourtant est l’obligeance même, refusa. Il mit dans son refus toute la bonne humeur imaginable. Il sourit, mais il refusa.

« Les savants, dit-il, lisent quelquefois des inscriptions ; ils n’en font jamais. »

Il n’avait pas voulu tremper dans une fraude archéologique, la plus innocente du monde et qui ne tromperait personne. Son esprit ne concevait pas qu’on pût être faussaire même par fantaisie d’art et pour amuser les badauds. On voit que le Corpus inscriptionum semiticarum est en bonnes mains. J’ai rapporté cette anecdote, insignifiante en elle-même, parce que, pour quiconque connaît M. Renan, elle est un trait de caractère. Je ne crains pas de dire que, de sa part, la haine du mensonge va jusqu’à une certaine malveillance à l’endroit de la littérature. Il la juge trop amie de la fiction pour une personne honnête. Il blâme les artifices de l’esprit littéraire et le goût de l’arrangement. Il craint jusqu’au prestige d’un beau style, et c’est malgré lui qu’il est un grand écrivain. Au reste ce n’est pas là une singularité. Ceux-là seuls écrivent bien qui ne songent pas à bien écrire. L’ordre de la pensée fait tout le style ; le reste n’est que manie, grimace et caprice.

Et faites attention que M. Renan est un croyant dans l’ordre de la science et de la philosophie, et qu’il s’est voué à l’étude, non pas seulement avec l’ardeur d’un curieux, mais bien avec le dévouement que la foi seule inspire. Depuis les nuits déjà lointaines où sa lampe brûlait le matin encore dans une mansarde du quartier des Écoles, jusqu’aux jours présents, qu’il passe entre sa table et l’échelle de sa bibliothèque, dans ce cabinet du Collège de France dont son fils Ary a fait une peinture exacte et belle, l’auteur des Origines du Christianisme a travaillé sans relâche et le charme de son œuvre en peut seul cacher l’étendue. Mais ce labeur assidu, d’autres s’y sont livrés. D’autres ont, comme lui, consumé leur vie dans l’étude. M. Littré avait placé sa table près de son lit, et il se félicitait de ce petit arrangement qui lui évitait toute perte de temps quand il se couchait. M. Alfred Maury, qui vient de mourir, ne vivait que pour satisfaire l’insatiable curiosité de son esprit. Une dame écrivait de Gibbon : « Il est allé lire en Suisse. » Ce qu’il y a de particulier dans la vie de M. Renan, ce que j’y voudrais montrer, ce n’est pas le labeur, c’est ce que j’appellerais la vocation et une sorte de discipline morale qu’il prit aux religieux et qu’il transporta dans la science. La règle première de ce régime est de se garder de ce que l’Église appelle les amitiés particulières. C’est la condition essentielle du sacerdoce et de l’apostolat : n’être à personne pour être à tous. M. Renan s’appliqua tout particulièrement à observer cette règle. Et il a révélé ses efforts vers le genre de perfection dans un de ces examens publics de conscience où il se plaît. Voici ses propres paroles, qui ont été mal comprises :

Je me dis quelquefois, selon les idées de mes anciens maîtres, que l’amitié est un larcin fait à la société humaine et que, dans un monde supérieur, l’amitié disparaîtrait. Quelquefois même je suis blessé, au nom de la bienveillance générale, de voir l’attachement particulier qui lie deux personnes ; je suis tenté de m’écarter d’elles comme de juges faussés qui n’ont plus leur impartialité ni leur liberté. Cette société à deux me fait l’effet d’une coterie qui rétrécit l’esprit, nuit à la largeur d’appréciation et constitue la plus lourde chaîne pour l’indépendance.

Et M. Renan peut ajouter aujourd’hui : « Je n’ai existé pleinement que pour le public. Il a eu tout de moi. » De telles paroles révèlent l’originalité morale de M. Renan. Elles montrent qu’il entra dans l’étude comme un prêtre, non comme un profane, et que, si d’autres ont l’amour de la science, il en eut la foi. M. Renan est tout le contraire d’un dilettante. Sa vie entière est une idée suivie. Rien n’est plus vrai, et, par bonheur, je ne suis pas le premier à m’en apercevoir. M. Jules Lemaître, entre autres, l’avait vu avec sa perspicacité coutumière, et M. Maurice Spronck me faisait encore, la semaine passée, des remarques fort intéressantes sur ce qu’il appelait le dogmatisme scientifique de M. Renan. Mais en remarquant que ce grand esprit poussa jusqu’à la rigueur monacale l’idée qu’il se faisait du savant et du philosophe, on concevra mieux comment il devint le directeur des âmes incroyantes de son temps.

Cela est donc bien entendu. Il se garda des amitiés particulières. Le public eut tout de lui. Rien n’est plus vrai. Mais il est vrai aussi que, sans sa belle existence intime, sans les suaves conseillères de son foyer, il n’aurait jamais songé, pensé ces pages de vie et de rêve, de vérité et de poésie qui font de lui le guide et l’enchanteur de son siècle.

On n’écrit point de telles pages si l’on n’a pas ressenti ces chastes troubles de la chair et du sang dont Josabeth se repentait, parce qu’elle avait été nourrie dans le Temple. M. Renan n’a jamais existé pleinement que pour le public. Sans doute. Mais, s’il n’avait pas eu de vie intime, il n’aurait jamais écrit ces chefs-d’œuvre du sentiment mêlé au génie : la vie de sa sœur Henriette et les Souvenirs d’enfance et de jeunesse, dont il nous donne aujourd’hui même, sous le nom de Feuilles détachées, une suite diverse et mêlée. Ces feuilles ont un parfum d’amour. M. Ernest Renan, qui vit dans une noble familiarité avec toutes les formes du beau et du bien, se montre sensible à la beauté des femmes, effet évident des desseins de Dieu sur le monde. De même que Arnauld d’Andilly avait du penchant à sauver les âmes qui étaient dans un beau corps, M. Renan éprouve une satisfaction particulière à édifier les dames.

Anacréon de Téos voulait être sandale pour être foulé aux pieds par sa bien-aimée. Notre maître spirituel sanctifie ce souhait profane. Il voudrait être paroissien entre de belles mains pieuses. « Je ne cacherai pas, en effet, dit-il, que, de tous les livres, celui qui me fait le plus d’envie, c’est le livre de messe… Ma dernière ambition sera satisfaite si je peux espérer entrer à l’église, après ma mort, sous la forme d’un petit volume in-18, relié en maroquin noir, tenu entre les longs doigts effilés d’une main finement gantée. »

Et M. Renan rêve de composer un eucologe « tissu d’or et de fin lin », digne de recevoir « le regard abandonné de la femme ».

« Privilège enviable, dit-il encore, que celui de ces livres qui ont le droit d’être lus à l’église, par les femmes pieuses, au moment où, les yeux baissés, sans distractions, elles tiennent toutes leurs pensées recueillies devant Dieu, n’ayant rien au cœur que de tendre, d’aimable et de bon ! Je souhaite souvent de vivre en quelques phrases que puissent, à ce moment-là, parcourir des yeux celles à qui l’ancien missel ne suffit plus. Hélas ! je ne sais si cela me sera donné ! » (L’Amour et la Religion, cinquième morceau des Feuilles détachées.)

Les livres liturgiques se forment lentement et par un progrès mystérieux. Il est difficile d’imposer aux âmes un paroissien, fût-ce même un paroissien laïque. Mais je suis bien persuadé que les béatitudes et les fioretti de M. Ernest Renan serviraient merveilleusement à l’éducation des femmes du vingtième siècle. Elles y trouveraient une morale à la fois douce et pure, un enseignement sans dogmes, mais chrétien encore par l’esprit ; elles y apprendraient que Dieu sera juste et bon s’il parvient jamais à se réaliser et à prendre conscience de lui-même, comme l’espèrent fermement ceux qui l’invoquent des lèvres et du cœur en disant : « Que ton règne arrive ! » Elles y apprendraient encore que les bonnes actions et que les belles pensées préparent ce règne à jamais futur, et elles diraient : « Seigneur Dieu, notre beauté t’annonce et notre vertu te prophétise. »

M. Renan fut, comme Joas, nourri dans le Temple, et cette éducation imprime à ses sentiments une originalité profonde. Son enfance s’écoula dans la petite ville de Tréguier. Il en aimait le clocher ajouré, les cloîtres et les tombes ; il en aimait la pieuse tristesse. Il n’était à l’aise que dans la compagnie des morts, « près de ces chevaliers, de ces nobles dames dormant d’un sommeil calme, avec leurs levrettes à leurs pieds et un grand flambeau de pierre à la main ». Les enseignements qu’il y reçut se gravèrent profondément dans son âme, la plus pieuse qui soit au monde. La règle des mœurs était le point sur lequel les bons prêtres de Tréguier insistaient le plus dans leurs sermons.

Ces prédications, dit-il, avaient quelque chose de solennel qui m’étonnait… Tantôt c’était l’exemple de Jonathan mourant pour avoir mangé un peu de miel… Cela me faisait faire des réflexions sans fin. Qu’était-ce que ce peu de miel qui fait mourir ?… Ce qui mettait le comble à mes préoccupations était un endroit de la vie de je ne sais quel saint personnage du dix-septième siècle, lequel comparait les femmes à des armes à feu qui blessent de loin. Pour le coup, je n’en revenais pas je faisais les plus folles hypothèses pour imaginer comment une femme ressemble à un pistolet. Quoi de plus incohérent ? La femme blesse de loin, et voilà que, d’autres fois, on est perdu pour la toucher. C’était à n’y rien comprendre.

Le vieux sermonnaire breton et son jeune auditeur me rappellent un verset de l’imitation paraphrasé par Corneille, qui fait entendre à quel point l’Église redoute les filles d’Ève :

Fuis avec un grand soin la pratique des femmes ;
Ton ennemi par là peut savoir ton défaut.
Recommande en commun aux bontés du Très-Haut
Celles dont les vertus embellissent les âmes.
Et, sans en voir jamais qu’avec un prompt adieu,
      Aime-les toutes, mais en Dieu.

Pour comprendre tout le sens de ces maximes, il faut avoir fréquenté les mystiques. Il faut surtout avoir coulé son adolescence dans une atmosphère religieuse. Il faut avoir suivi les retraites et les pratiques du culte.

Il faut avoir lu, à douze ans, ces petits livres édifiants qui ouvrent le monde surnaturel aux âmes naïves. Il faut avoir lu l’histoire de saint François de Borgia contemplant le cercueil ouvert de la reine Isabelle, ou l’apparition de l’abbesse à ses filles. Cette abbesse était morte en odeur de sainteté et les religieuses qui avaient partagé ses travaux angéliques, la croyant au ciel, l’invoquaient dans leurs oraisons. Mais elle leur apparut un jour, pâle, avec des flammes attachées à sa robe. « Priez pour moi, leur dit-elle. Du temps que j’étais vivante, joignant un jour mes mains pour la prière, je songeai qu’elles étaient belles. Aujourd’hui, j’expie cette mauvaise pensée dans les tourments du purgatoire. Reconnaissez, mes filles, l’adorable bonté de Dieu, et priez pour moi. » Il y a dans ces minces ouvrages de théologie enfantine mille contes de cette nature, qui donnent trop de prix à la pureté pour ne pas rendre en même temps la volupté infiniment précieuse.

Il ne faut pas s’y tromper. Le christianisme a beaucoup fait pour l’amour en en faisant un péché. Il exclut la femme du sacerdoce. Il la redoute. Il montre combien elle est dangereuse. Il répète avec l’Ecclésiaste : « Les bras de la femme sont semblables au filet des chasseurs, laqueus venatorum. » Il nous avertit de ne point mettre notre espoir en elle : « Ne vous appuyez point sur un roseau qu’agite le vent, et n’y mettez pas votre confiance, car toute chair est comme l’herbe, et sa gloire passe comme la fleur des champs. » Il craint les ruses de celle qui perdit le genre humain. « Toute malice est petite comparée à la malice de la femme. Brevis omnis malitia super malitiam mulieris. » Mais par sa crainte même il la rend puissante et redoutable.

En considération de leur beauté, l’Église fit d’Aspasie, de Laïs et de Cléopâtre des démons, des dames de l’enfer. Quelle gloire ! Une sainte même n’y serait pas insensible. La femme la plus modeste et la plus austère qui ne veut ôter le repos à aucun homme voudrait pouvoir l’ôter à tous les hommes. Son orgueil s’accommode des précautions que l’Église prend contre elle. Quand ce pauvre saint Antoine lui crie : « Va-t’en, bête ! » cet effroi la flatte. Elle est ravie d’être plus dangereuse qu’elle ne l’eût soupçonné.

Mais ne vous flattez point, mes sœurs ; vous n’avez pas paru en ce monde parfaites et armées. Vous fûtes humbles à votre origine. Vos aïeules du temps du mammouth et du grand ours ne pouvaient point sur les chasseurs des cavernes ce que vous pouvez sur nous. Vous étiez utiles alors ; vous étiez nécessaires, mais vous n’étiez pas invincibles. À dire vrai, dans ces vieux âges et pour longtemps encore, il vous manquait le charme. Alors vous ressembliez aux hommes et les hommes ressemblaient aux bêtes. Pour faire de vous la terrible merveille que vous êtes aujourd’hui, pour devenir la cause indifférente et souveraine des sacrifices et des crimes, il vous a fallu deux choses : la civilisation qui vous donna des voiles et la religion qui vous donna des scrupules.

Depuis lors c’est parfait : vous êtes un secret et vous êtes un péché. On rêvé de vous et l’on se damne pour vous. Vous inspirez le désir et la peur ; la folie d’amour est entrée dans le monde.

C’est un infaillible instinct qui vous incline à la piété. Vous avez bien raison d’aimer le christianisme. Il a décuplé votre puissance ; il a fait de vous ces pistolets foudroyants dont s’effrayait avec raison le bon prêtre de Tréguier. Connaissez-vous saint Jérôme ? À Rome et en Asie vous lui fîtes une telle peur qu’il alla vous fuir dans un affreux désert, Là, nourri de racines crues et si brûlé par le soleil qu’il n’avait plus qu’une peau noire et collée aux os, il vous retrouvait encore. Sa solitude était pleine de vos images, plus belles encore que vous-mêmes.

Car c’est une vérité trop éprouvée des ascètes, que les rêves que vous donnez sont plus séduisants, s’il est possible, que toutes les réalités que vous pouvez offrir. Jérôme repoussait avec une égale horreur votre souvenir et votre présence. Mais il se livrait en vain aux jeûnes et aux prières ; vous emplissiez d’illusions sa vie dont il vous avait chassées. Voilà la puissance de la femme sur un saint. Je doute qu’elle soit aussi grande sur un habitué du Moulin-Rouge.

Prenez garde qu’un peu de votre pouvoir ne s’en aille avec la foi et que vous ne perdiez quelque chose à ne plus être un péché.

Franchement, je ne crois pas que le rationalisme soit bon pour vous. À votre place, je n’aimerais guère les physiologistes qui sont indiscrets, qui vous expliquent beaucoup trop, qui disent que vous êtes malades quand nous vous croyons inspirées et qui appellent prédominance des mouvements réflexes votre faculté sublime d’aimer et de souffrir. Ce n’est point de ce ton qu’on parle de vous dans La Légende dorée ; on vous y nomme blanche colombe, lis de pureté, rose d’amour ; cela est plus agréable que d’être appelée hystérique, hallucinée et cataleptique, comme on vous appelle journellement depuis que la science a triomphé.

Enfin, si j’étais de vous, j’aurais en aversion tous les émancipateurs qui veulent vous faire les égales de l’homme. Ils vous poussent à déchoir. La belle affaire pour vous d’égaler un avocat ou un pharmacien ! Prenez garde : déjà vous avez dépouillé quelques parcelles de votre mystère et de votre charme. Tout n’est pas perdu : on se bat, on se ruine, on se suicide encore pour vous ; mais les jeunes gens assis dans les tramways vous laissent debout sur la plate-forme. Votre culte se meurt avec les vieux cultes. Il est temps que M. Renan, qui vous aime mystiquement, enseigne vos litanies à la jeunesse nouvelle.

Un prédicateur populaire : Olivier Maillard §

Cf. Étude sur la chaire et la société française au quinzième siècle. Olivier Maillard, sa prédication et son temps, par M. l’abbé Alexandre Samouillan, docteur ès lettres, directeur au petit séminaire de Toulouse et Paris, 1 vol. in-8º.

En ce temps de carême où, dans deux ou trois paroisses de Paris, les prédications ont fait plus de bruit qu’il ne convenait, on sera peut-être curieux de connaître quelqu’un de ces vieux prêcheurs du quinzième siècle, qui laissèrent si grand renom de rudesse et d’audace, et qui, en effet, avaient licence de beaucoup dire, étant très aimés du menu peuple et des bourgeois, mais que les rois, tout chrétiens qu’ils étaient, faisaient taire et chassaient hors du royaume quand le sermon leur semblait trop dur.

Le plus éloquent peut-être et le plus habile des prédicateurs populaires du quinzième siècle est ce Maillard sur lequel M. l’abbé Samouillan, après M. de La Borderie, vient d’écrire un livre très recommandable, dont nous allons nous servir largement.

Olivier Maillard, Breton d’Yvignac, entra jeune dans l’ordre de Saint-François et vêtit

L’habit par lequel on gaigne
De paradis la saint Montaigne.

Les cordeliers, auprès desquels il fut par la suite en grande vénération, le nommèrent trois fois vicaire général et cinq fois provincial. Il devint dans sa vieillesse confesseur de Charles VIII. C’était un personnage mêlé à de grandes affaires.

Il négocia auprès de Charles VIII pour faire révoquer la Pragmatique sanction ; il négocia la restitution de la Cerdagne et du Roussillon engagés à la France par le roi d’Aragon ; il se donna enfin beaucoup de mal pour empêcher le mariage de Louis XII avec la duchesse Anne. En ces trois occasions il agit ou tenta d’agir au pire des intérêts de la France qui étaient assurément de ne point dépendre du pape, de garder le Roussillon et d’ajouter la Bretagne au domaine royal ; aussi l’honnête de Thou le traite-t-il, dans son Histoire, de scélérat et de traître, et le cardinal du Bellay d’« homme apparent de grande sanctimonie, mais de grande hypocrisie au fond ». Disons seulement que c’était un cordelier qui travaillait pour le pape.

Il s’était déjà mis à l’œuvre sous le précédent règne. Mais Louis XI lui manda par un valet qu’il le ferait coudre dans un sac et jeter à la rivière.

— Va dire à ton maître, répondit Maillard, que j’arriverai plus tôt au ciel par eau que lui avec ses chevaux de poste. Il répondait en moine. Louis XI avait parlé en roi.

Olivier Maillard commença de prêcher à l’âge de trente ans environ, vers 1460, et il ne cesse pas de se faire entendre pendant quarante-six ans, jusqu’à sa mort, survenue en 1502, si bien, dit un moine de son ordre, qu’il « ne se passa pas un seul jour, non seulement durant l’avent et le carême, mais encore pendant tout le cours de l’année, sans que cet infatigable apôtre ait annoncé la parole de Dieu ». Et encore il y avait des jours où il prêchait le matin et le soir.

Robuste porteur de paroles, il parcourut la France, évangélisant Paris, Nantes, Poitiers, Laval, Tours, Albi, Cahors et Toulouse « où, dit un de ses auditeurs, il apparut comme un charbon luisant ». Il sermonna mêmement les Flandres et les Espagnes, et les pays d’Allemagne. Il prêchait en français, du moins dans les pays français, et se faisait comprendre également des peuples de langue d’oïl et des peuples de langue d’oc. Mais, puisque M. l’abbé Samouillan nous affirme que Maillard ne prêchait jamais en latin, il nous obligerait de nous dire dans quel idiome ce Breton parlait aux Allemands. Nous possédons cinq cents sermons de Maillard en latin farci et il n’est pas impossible que Maillard, s’adressant tour à tour aux clercs et aux bourgeois, ait employé parfois dans un même sermon le français vulgaire et le latin d’école qui était tombé à cette époque dans un état de corruption vraiment effroyable. Quoi qu’il en soit, ces sermons, très abrégés, ne font pas concevoir l’éloquence du franciscain. Elle était grande et puissante, si l’on en juge par les effets qu’elle produisait, dit-on. À sa voix, s’écrie un bon frère que nous croirons moins qu’à demi, les gens d’armes renonçaient aux dés, aux cartes et à la bouteille, les jeunes hommes aux femmes, les femmes aux parures ; les étudiants entraient en religion. Nous savons par Maillard lui-même qu’après un sermon où il avait « fouetté jusqu’au sang » les gens de justice, un juge, qui sortait de l’église en compagnie d’un procureur, dit en soupirant :

— Monsieur le procureur, il nous faut restituer.

— Restituer ! répondit l’homme aux sacs ; mais si nous rendions tout ce que nous avons pris, il ne nous resterait pas une maille dans nos maisons ! Non, je ne restituerai point.

N’en demandons pas davantage et disons que cette parole produisait d’assez beaux effets si Perrin Dandin en fut touché jusqu’à dire :

— Monsieur le procureur, il nous faut restituer.

Un sermon, au moyen âge, était dans sa structure un étrange animal, tout hérissé de scolastique. Maillard, comme de raison, développe les siens dans les formes consacrées ; mais il y jette son âme. Elle était un peu macaronique. Le facétieux se mêle étrangement, dans ces discours, au dogmatique. Le pédantisme de l’école, les subtilités de l’esprit théologique s’y rencontrent avec les incongruités du tempérament monacal et les imaginations fortes du génie oratoire. C’est le style flamboyant et grotesque qui, lors de la Renaissance, quand il se trouvera un moine humaniste, produira le Pantagruel. Maillard a lu le vieux Roman de la rose et garde le goût des allégories. Il parle quelque part d’un homme possédé de trois démons, Ferme-Cœur, qui l’empêche de se repentir, Ferme-Bouche, qui l’éloigne du confessionnal, et Ferme-Bourse, qui lui interdit la pénitence.

Ailleurs, il fait paraître deux dames qui ne pouvaient se voir ; l’une n’entrait jamais dans la maison qu’après que l’autre l’avait quittée. C’était Maternite et Virginite. Dieu, pour une fois, en faveur de Marie, réconcilia ces deux dames. Voilà des mièvreries bien sèches, bien froides et déplaisantes. Mais ne vous effrayez pas, le bon prêcheur quitte vite ces belles manières et si vous commenciez à vous assoupir, il vous lance à l’improviste des interpellations qui vous réveillent. À peine a-t-il achevé le panégyrique de sainte Lucie :

— Et vous, mesdames, demande-t-il, croyez-vous que la bienheureuse Lucie soit arrivée au ciel en menant la vie que vous menez, en visitant les messieurs du Parlement et en fréquentant les banquets ?

Un autre jour, il interpelle encore les bourgeoises qui l’écoutent :

— Mesdames, demandez à Madeleine si elle est en paradis pour avoir montré sa gorge et s’être contemplée au miroir ?

Il aimait à faire ces questions indiscrètes dont la réponse ne saurait être douteuse :

— Répondez, ecclésiastiques et religieux, avez-vous lu dans l’Évangile : « Bienheureux les simoniaques, bienheureux les concubinaires ? » et vous, gouverneurs et officiers du royaume, y avez-vous lu : « Bienheureux ceux qui oppriment les pauvres, bienheureux ceux qui calomnient en justice ? »

La fougue du tempérament lui inspirera bien d’autres fantaisies ; et quand le discours lui semblera trop froid pour exprimer ce qu’il sent, il chantera une chanson. Avant lui, frère Richard, pour donner à ses auditeurs quelque sentiment du jugement dernier, imitait avec sa bouche la trompette de l’archange. Le grave évêque Basin se rappelait après plus de soixante ans le turlututu de frère Richard annonçant la consommation des siècles. Frère Maillard, en pareil cas, fit mieux que de jouer de la trompette dans sa main. C’était un jour, à Toulouse, en sa verte vieillesse. Ayant représenté par avance au peuple le jour où la Mort stupéfaite verra toute chair sortir des tombeaux, mors stupebit, le bon frère s’émut à l’idée que les hommes et les femmes qui l’écoutaient dans l’église seraient, au dernier jour du monde, les uns tirés en haut au bras des anges, les autres, en bien plus grand nombre, précipités corps et âme dans l’enfer et enfourchés par les diables. Il les voyait autant dire tous fricassés et rôtis ; car c’était sa pensée intime et familière que ses auditeurs iraient généralement dans la marmite de Satan. Cette fois, la contemplation d’un mystère si merveilleux fit naître sur ses lèvres une chanson qu’il chanta en chaire sur l’air de Bergeronnette savoisienne :

Entre vous, endurcis pécheurs,
Ne faites que vous en moquer ;
Mais la mort vous viendra croquer.
Bonnets rouges et chapeaux blancs,
Ribleurs et batteurs de pavés,
Vous mourrez tous, pour parler franc.

Et dans la nef, les chapeaux blancs et les bonnets rouges, entraînés par l’enthousiasme chanteur du bon frère, répétèrent ensemble le refrain :

Bonnets rouges et chapeaux blancs,
Ribleurs et batteurs de paves,
Vous mourrez tous pour parler franc
Et serez damnés ou sauvés.
Maillard vous a très bien lavés.

Cette chanson est connue sous le nom de : Chanson piteuse de Maillard. Mais on y voit moins de pitié que de bonne humeur.

C’est par sa bonne humeur que frère Maillard est plaisant. On l’aime surtout quand il fait des contes. Il y excelle, et vraiment c’est grand dommage qu’il n’ait pas été assez ami du dauphin Louis pour le suivre à Genappe et enrichir d’un dizain les Cent Nouvelles nouvelles. Du moins trouvons-nous çà et là dans ses sermons de jolis raccourcis de contes, dont les personnages ordinaires sont le diable et la femme. Le sel en est gros, mais il pique. Voici Satan malade et couché dans son lit à courtines flamboyantes. Les médecins et les apothicaires de Sa Majesté Infernale, la trouvant faible, lui demandent si Elle ne mangerait pas de quelque mets léger. Satan déclare n’avoir d’appétit que pour ce mets que mangent les femmes au bain de l’accouchée, un pâté de langue. C’est pour le diable blanc manger et fin régal. On y trouve le plus délicat gibier de médisance, la plus belle volaille de coquetterie. Je n’en indique pas davantage. Vous voyez comment l’esprit d’allégorie peut développer cette idée.

Mais il n’y a rien d’allégorique dans le petit conte que voici, tiré d’un carême :

Il était à Vendôme une belle dame très coquette et très vaine qui, apprenant que son confesseur allait à Paris, le chargea d’en rapporter le plus clair miroir qu’il y pourrait trouver. Le saint homme promit de la satisfaire et partit.

De retour à Vendôme, il se présenta devant la dame et lui dit qu’il avait ce qu’elle souhaitait.

— Regardez-vous, madame, ajouta-t-il.

Et il tira de dessous son manteau une tête de mort.

La Vendômoise, à cette vue, tomba à la renverse. Le bon père la releva et lui dit :

— C’est, madame, votre miroir, en effet. Car cette tête m’a été donnée pour celle de la plus jolie femme de Paris. Elle fut ce que vous êtes, et vous lui ressemblerez sans faute un jour.

C’était le temps de la grande danse macabre, et Maillard n’est pas des moins prompts à mener le branle des squelettes pour épouvanter les pécheurs et les pécheresses.

« Ô vous, mesdames, disait-il, qui possédez un si beau front et un nez si mignon, considérez ces ossements qui reposent dans le cimetière de la cité : les âmes qui les animaient autrefois sont toutes en enfer. » Voici un autre conte en quatre lignes :

Une Italienne, semblable à toutes les Italiennes, ne respirait que la volupté. Malade à vingt ans et se sentant mourir, elle se fit revêtir de ses plus beaux atours, se regarda dans un miroir, se pressa des deux mains les hanches, pour jouir une dernière fois de ses propres charmes, et dit en expirant : « Satan, prends mon âme et mon corps ! »

Ce conte est voluptueux et sombre. En voici un autre plus gaulois :

Une horrible entremetteuse se chargea de porter une bague à une femme pour la faire pécher avec un cavalier.

Elle frappa d’abord chez une Picarde. La servante lui ouvrit la porte. Mais la dame refusa de lui parler : elle était honnête. L’entremetteuse alla ensuite chez une dame de Poitiers, qui lui dit : « Faites savoir, je vous prie, au cavalier qui vous envoie, qu’il s’est trompé d’adresse et que je ne suis pas une femme perdue. » Cette dame de Poitiers est honnête, mais elle l’est moins que la première. L’entremetteuse alla trouver ensuite une dame de Tours :

— À la vérité, dit celle-ci, cette bague est belle.

— Elle est à vous, si vous voulez.

— Je ne la veux pas ; mon mari le saurait.

Cette Tourangelle est adultère dans le fond de son cœur.

La matrone se rendit aussitôt chez une dame de Lyon, qui s’écria :

— Hélas ! ma bonne vieille, mon mari est un jaloux qui me couperait le nez pour m’empêcher de gagner encore à ce jeu de bagues.

Cette Lyonnaise ne vaut rien du tout.

La vieille courut chez une Parisienne. C’était une coquine, elle répondit effrontément :

— Mon mari sort mercredi ; dites à celui qui vous envoie que j’irai le voir ce jour-là.

Voilà, de la Picardie à l’Ile-de-France, les degrés du bien au mal chez les dames.

Olivier Maillard ne ménage ni messieurs les religieux « qui possèdent des buffets et des coupes pour leur damnation », ni les dames bernardines pompeusement attifées, ni les prêtres simoniaques et concubinaires, comme ce gros chanoine qui, dit Villon, serrait dans ses bras dame Sidoine, en chambre nattée. Il est dur aux « gros goddons », aux « gaudisseurs » qui célèbrent religieusement la fête de saint Pansard, jour du diable. Il est dur aux avaricieux dont il compare la mort à celle de l’âne, parce qu’on fait de la peau de l’âne des tambours au bruit desquels dansent les galants, et que cet or collé aux avares comme leur peau fait, sur leur cercueil, danser de joie leurs héritiers.

« Un avare, dit-il énergiquement, dans le carême de Nantes, près de la mort et pressé de se confesser, répondait : “Je ne puis”, ce qui se trouva véritable, quand, ouvrant sa cassette, on y trouva, lui vivant, son cœur déjà renfermé. »

Olivier Maillard estime qu’il est trois méchants métiers, savoir : avocat, médecin et soldat. Il ne croit pas non plus qu’il soit facile de faire son salut en vendant des marchandises, à cause de la fraude habituelle aux drapiers, épiciers, bouchers, orfèvres, tablettiers, heaumiers. Quant aux libraires, ils seront damnés pour avoir vendu des Miroirs d’amour ; les baigneurs aussi iront dans l’enfer pour avoir tenu « les estuves et bouticles de paillardise ». Mais aux yeux du bon frère, la plus terrible ennemie du salut est la femme qui se perd et perd autrui avec elle. Il s’emporte très fort contre les jeunes guilledrines et les grandes gorrières. En dépit des conversions miraculeuses que les franciscains lui attribuaient et dont ils menaient grand bruit, Olivier Maillard ne parvint pas, en un demi-siècle de prédication, à rendre les femmes moins bijoutières, moins bavardes, moins vaines et moins coquettes que devant. Le cordelier s’aperçut bien, en vieillissant, qu’il n’avait pas changé le train du monde. Mais il s’en consolait en méditant cette parole du Livre : « Peu d’élus. »

Il se persuadait que le mauvais succès de son enseignement s’accordait avec les décrets de la sagesse éternelle et, songeant que tous ceux qu’il avait prêchés brûleraient en enfer, il louait Dieu et demeurait jovial. C’est sa bonne humeur, qui rend son souvenir encore plaisant. Rabelais l’a cité dans son Pantagruel comme un bon prêcheur, et petit frère Maillard mérite cette louange.

La vie littéraire en 1846 §

André Monselet. — Charles Monselet, sa vie, son œuvre, préface par M. Jules Claretie, de l’Académie française, 1 vol. grand in-8º.

Le fils aîné de Charles Monselet, M. André Monselet, a consacré à la mémoire de son père un livre qui est à la fois un beau monument de piété filiale et une œuvre agréable aux lettrés, aux amis des livres, aux curieux. Il a formé avec beaucoup de discrétion et de goût ce petit musée, enrichi de lettres, de portraits, de vignettes, de poèmes, de notes et de notices, qui protège une renommée modeste et souriante. Il a convié M. Jules Claretie à en faire les honneurs, et il s’est effacé lui-même autant qu’il l’a pu, craignant surtout d’être importun. Les délicatesses du cœur sont toujours heureuses. M. André Monselet a peu demandé pour une mémoire qui lui est si chère ; il souhaite à cette mémoire le souvenir fidèle des anciens amis, et, pour le surplus, des honneurs discrets, une gloire obscure et douce, une notice dans l’histoire littéraire de la France. Ses vœux seront comblés et le nom de Monselet demeurera gracieux et plaisant à la petite troupe des connaisseurs, qui se reforme d’âge en âge. Si j’en crois mon propre sentiment, ils l’estimeront à l’égal de l’abbé de Longuerue, et ce n’est pas peu dire, car Longuerue est exquis. J’en appelle aux gens entendus, qui vivent dans les bibliothèques.

Disons tout d’abord que, sur un point, M. André Monselet a facilement gagné sa cause. Il a montré jusqu’à l’évidence que la vie de son père fut celle d’un brave homme de lettres, innocent et laborieux, qui prit beaucoup de peine en ce monde et ne subsista qu’à force de travail et de talent. M. Jules Claretie rapporte, dans sa très agréable préface, qu’un jour Monselet disait à notre confrère Francisque Sarcey, non sans une pointe de mélancolie : « on me traite de paresseux, et vous aussi vous croyez à ma paresse légendaire. La vérité est que j’ai à moi tout seul écrit plus que Voltaire et Diderot, et qu’on emplirait une bibliothèque avec mes articles. » Pourtant il avait, comme la plupart des délicats, le travail difficile, et la moindre bagatelle lui donnait beaucoup de mal. Un poète, qui fut son collaborateur et son ami de la dernière heure et qui écrivit avec lui un acte en vers, L’Ilote, représenté en 1875 à la Comédie-Française, M. Paul Arène, connut le secret de cette vie qu’on croyait insouciante et joyeuse et qu’occupait un labeur incessant. Il vit que cet épicurien aimait surtout ses enfants et ses livres, et il donna son témoignage : « Monselet, dit-il, travailla beaucoup, et travailla surtout pour sa famille. Il eut jusqu’à la fin toutes les vertus patriarcales et bourgeoises, ce joyeux M. de Cupidon, que la légende représente fourchette en main et couronné de roses. » J’ai parlé de son innocence ; elle est digne d’être louée, si l’on songe qu’avec un esprit acéré l’auteur de La Lorgnette littéraire n’envenima jamais ses traits. Il ignora toujours la haine et l’envie et garda jusqu’au bout le culte des maîtres. Il avait du courage, car il en faut pour être gai toute la vie : la frivolité n’y suffit point.

Je tiens de M. Paul Arène lui-même que M. de Cupidon attendit la mort en homme d’esprit, et qu’il sut, comme au dix-huitième siècle, partir sur un bon mot. Il y a un curieux petit livre sur les grands hommes qui sont morts en plaisantant. Monselet ne fût point un grand homme ; mais, si l’on donnait une suite à ce livre et qu’on en voulût élargir un peu le cadre, voici un trait qu’on y pourrait faire entrer. Monselet se mourait comme on meurt d’une maladie de cœur, dans un fauteuil, avec une entière connaissance de son mal et des suffocations atroces. Un jour, M. Arène lui annonça pour le lendemain une consultation de six médecins, et lui dit ce qu’on peut dire en pareille circonstance, pour rassurer le malade. Mais M. de Cupidon savait à quoi s’en tenir :

— Six médecins, s’écria-t-il, là, autour de moi ! Mais, dis-moi, mon ami, auront-ils au moins des bonnets carrés ?

Il restait, comme on voit, jusqu’à la dernière heure dans la tradition de ce siècle aimable qu’il avait tant étudié et dont il s’était efforcé de rappeler, dans ses livres, « les oubliés et les dédaignés ».

La publication de M. André Monselet, qui contient beaucoup de pièces intéressantes, est surtout riche en documents sur l’enfance et sur la jeunesse de l’écrivain. C’est donc ce temps déjà lointain que nous allons rappeler de préférence. Aussi bien le charme de la vie est-il au début comme la fraîcheur du fleuve est dans sa source cachée. Une curiosité naturelle nous pousse à remonter aux obscurs commencements des hommes connus.

Charles Monselet naquit en 1825, le 30 avril, à Nantes, sur la place Graslin, qui est la place du théâtre, où son père tenait un cabinet de lecture, à l’entresol, au coin de la rue Jean-Jacques-Rousseau. M. Monselet père, qui avait formé ce cabinet à Bordeaux, en 1814, offrait à ses lecteurs, qui payaient trois sous la séance, les œuvres complètes de Pigault-Lebrun, de Ducray-Duminil, de madame de Genlis, qui étaient alors les auteurs les plus goûtés. On voit, portés dans son catalogue, des romans dont les titres peuvent faire sourire, car ils sont devenus ridicules, mais qui m’attristent plutôt, car j’y découvre la mélancolie du passé. Où sont les yeux qui lisaient alors, chez M. Monselet père : Adonia ou les Dangers du sentiment ; Miralba, chef de brigands ; Valeria ou la Religieuse vénitienne ; Eugénie de Verseuil ou la Tour ténébreuse ; Amélie de Saint-Phar, par l’auteur de Julie ou J’ai perdu ma rose ; Éléonore de Rosalba ou le Confessionnal des Pénitents noirs ; Célestine ou les Époux sans l’être ; Cordelia ou la Faiblesse excusable ; Adeline et Joséphine ou les Deux Amies bordelaises, sœurs sans le savoir ?

Il y avait aussi, dans l’entresol de la place Graslin, la tablette des poètes du dix-huitième siècle, des Bernis, des Gresset, des Chaulieu, des Gentil-Bernard, et le rayon des mélodrames, renfermant un nombre incalculable de rugissements, de soupirs, de bruits de chaînes. Or, de ces mélodrames sombres, de ces poètes masqués, de ces romans attendrissants, le petit Charles Monselet fit sa nourriture. Cet appétit de lecture semblera étrangement précoce, si l’on songe qu’en 1834, à neuf ans, l’enfant avait tout dévoré. À cette époque, M. Monselet père abandonna son salon littéraire de la place Graslin et retourna à Bordeaux, où il établit un dépôt de beurre de Bretagne, sur les allées de Tourny. Son fils, en quittant Nantes avec lui, emportait le cabinet de lecture dans sa tête. Pâtres, tyrans, Eugénie, Célestine, Cordelia l’accompagnaient. On en douterait, si l’on n’avait pas à cet égard son propre témoignage. Mais, en 1852, dans sa vingt-septième année, et déjà connu comme journaliste, se trouvant de passage à Nantes, il voulut revoir les livres de son enfance. Le salon littéraire de la place Graslin appartenait alors à un nommé Planson. Voici ce que Charles Monselet écrivait à son père après une visite à Planson :

Il faut que je vous dise que j’ai noué connaissance avec votre successeur… Je lui ai bouleversé sa bibliothèque pendant plus de deux heures ; c’était là que je voulais en venir, car je tenais à revoir la plupart des livres que j’ai tant feuilletés autrefois. J’ai monté à l’échelle et fouillé dans les plus obscurs rayons ; vous jugez de la poussière que j’ai soulevée ; Planson n’avait pas l’air très content… La majorité des livres est toujours à sa place habituelle, tels que le répertoire des mélodrames, les petits romans, etc. Enfin, lorsque ma curiosité a été bien satisfaite, j’ai tiré de ma poche trois sous que j’ai gravement donnés à Planson. Ainsi s’est terminée cette première et mémorable visite.

Dans la rue de Gourgues, il faisait des vers que le Mémorial bordelais insérait en promettant un bel avenir à ce collaborateur de quatorze ans. À la fin de ses classes, Charles Monselet, commis chez un négociant en vins des Chartrons, donnait des articles de critique au Courrier de la Gironde et des pièces au théâtre des Variétés, aujourd’hui Théâtre-Français.

Il fut même joué sur le Grand-Théâtre, qui l’emporte de beaucoup sur tous les théâtres de France par le beau style Louis XVI de son architecture et de sa décoration. Il était né journaliste et homme de lettres. Jamais vocation ne fut plus précoce ni plus impérieuse. Désormais, sa destinée était fixée : il saurait plaire par le bien dire, il aurait le charme, l’agrément ; il aurait l’esprit de finesse et la curiosité heureuse, mais non point ce je ne sais quoi qui étonne, la force soudaine. Monselet l’a dit lui-même très joliment :

Le principal était de vivre.
Fidèle au : tel père tel fils,
Ma ressource devint le livre ;
Mon père en vendait, moi, j’en fis.

Il savait bien qu’il ne pourrait vivre de sa plume qu’à Paris. À vingt et un ans, il fit de grands adieux aux chais et aux barriques, et, quittant les Chartrons, il prit la diligence Laffitte et Caillard, arriva à Paris le 19 juin 1846, et s’alla loger vis-à-vis de la Porte Saint-Denis.

Mais il se lassa de voir sans cesse la prise de Maestricht et il loua une chambre garnie sur la place du Carrousel, qui était alors couverte de ruelles et encombrée d’échoppes et de baraques. C’est là qu’en voyant un cygne dans un ruisseau de boue Baudelaire pensa à Andromaque. Monselet pensait y mourir de faim. Il était venu riche de jeunesse, de gaieté et d’espérance, sans un sou vaillant. Il s’était présenté dans les bureaux de L’Époque et de L’Artiste ; M. Arsène Houssaye lui avait fait bon accueil. Mais, en la seizième année du règne de Louis-Philippe Ier, les journaux ne donnaient pas beaucoup d’argent à leurs rédacteurs et il fallait être un grand homme pour être payé trois sous la ligne. Le jeune Monselet entendit avec inquiétude M. Arsène Houssaye lui confier qu’Esquiros et Gérard de Nerval, dans toute leur gloire, gagnaient à peine dix-huit cents francs par an. Monselet plaçait çà et là une nouvelle, une chronique ou une pièce de vers. Hélas ! Ce n’était pas assez pour dîner tous les jours.

L’épicurien qui prétendit plus tard continuer Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière et qui rédigea l’Almanach des gourmands dut plus d’une fois se coucher sans souper. Il porta sa montre et ses habits au Mont-de-Piété, dans le bureau de la rue Richelieu. Ce bureau était établi dans la maison où mourut Molière. On le croyait du moins alors et Monselet montait avec moins de tristesse un escalier si illustre.

Depuis lors, on a reconnu que Molière est mort dans une autre maison. Cette vérité a coûté cinq cents pages in-8º d’un texte très compact à Auguste Vitu, qui l’a établie. On frémit quand on pense qu’elle sera peut-être détruite par cinq cents autres pages d’un texte encore plus compact. Monselet eut l’illusion en portant son habit chez ma tante de gravir les degrés honorés par les pas de Molière. Il était très malheureux, et les lettres qu’il écrivait à son ami Richard Lesclide (qui vient de mourir) montrent sa peine et son courage.

Il écrivait, au mois de janvier 1847 :

Une fièvre de rhume me laisse à peine le loisir de travailler…

… Mon tailleur me pourchasse. Ma propriétaire me laisse manquer de bois et de tisane. Je tousse comme un bœuf et la tête me bourdonne. Hier, à L’Artiste, je me suis trouvé mal.

Tu sais que je n’ai aucune inquiétude sur mon avenir, mais le présent m’ennuie et me tracasse ; je veux en sortir. Je commence à me lier beaucoup trop intimement avec ma tante, qui demeure — ce qui la relève à mes yeux — dans la maison où Molière est mort…

Diable ! le moment est critique, et j’ai besoin d’autre chose que de la fumée de la réputation, — je dis cela à cause de ma signature dans L’Artiste, qui commence à faire son petit effet.

Pourtant, sybarite et coquet, il faisait en ces temps difficiles une part à la sensualité : il avait acheté un savon rose et un lorgnon attaché par un ruban bleu de ciel. On eut bien raison de le surnommer, d’après le titre d’un de ses livres, M. de Cupidon. Cependant il se faisait connaître et il frayait avec des hommes de talent :

Je vais à L’Artiste. Arsène Houssaye, Champfleury, Gérard de Nerval et Théophile Gautier s’y trouvent réunis. Champfleury me remercie d’un éloge que j’ai fait de lui dans Le Monde parisien. Mais je suis particulièrement charmé de voir l’auteur des Jeunes France content. C’est physiquement et moralement tout à fait l’homme de ses ouvrages : un beau garçon grand, brun, trente ans, aux longs cheveux, vêtu de noir et boutonné, en gants jaunes. Il cause avec moi de Ponsard, qu’il traite de vidangeur ; il raille les bourgeois ; du reste, très bon enfant, décoré, et traitant les ministres de canailles.

Ces illustres fréquentations, dont il était fier, ne l’empêchaient point de mourir de faim. Comme il était au plus bas, un directeur de journal lui dit avec une superbe ingénuité :

« Il n’y a rien à faire pour le moment : laissez-vous exploiter par moi. »

Il ne fut tiré d’affaire et mis en valeur qu’en octobre 1848, quand Émile de Girardin le chargea de faire la préface des Mémoires d’outre-tombe, qui paraissaient en feuilleton dans La Presse. Trois ans plus tard, dans l’hiver de 1851, il était un assez grand personnage pour que deux libraires, Giraud et Dagneau, qui voulaient fonder une revue, eussent l’idée de lui en confier la direction. Il réunit tout de suite une douzaine de rédacteurs très distingués. On se rassembla pour trouver un titre. S’il en faut croire Monselet lui-même, qui semble avoir tourné l’anecdote en symbole, Baudelaire proposa Le Hibou philosophe ; Gérard de Nerval, Le Coq d’or ; Champfleury, La Gazette de faïence ; Théodore de Banville, Le Thyrse ; Charles Asselineau, Le Romantique. Les deux libraires, inquiets et même un peu effrayés, n’écoutèrent pas Monselet, qui voulait plus simplement : Les Propos littéraires. Ils choisirent un titre de leur invention : La Semaine littéraire. La Semaine littéraire vécut obscurément et peu.

Je voulais seulement retracer les débuts de Monselet, à l’aide des documents nouveaux apportés par son fils. Ce petit cadre est maintenant rempli. Il y aurait trop à dire sur cet homme de lettres qui eut de l’esprit pendant un demi-siècle. Il faudrait conter comment, rédacteur de L’Assemblée nationale, en 1853, il fut arrêté et conduit à la Conciergerie, où il resta cinq jours et fut traité comme un homme dangereux, ce qu’assurément il ne méritait pas. Il faudrait dire comment ce gentil esprit, dont la malice était toujours inoffensive, eut le malheur de fâcher deux auteurs dramatiques, Émile Augier et Théodore Barrière, avec qui il se battit au pistolet et à l’épée. Mais il me semble bien que Le Temps a déjà dit tout cela jadis dans un article très complet. Si je tentais une étude d’ensemble sur M. de Cupidon, certain endroit passerait ma compétence. Je ne saurais décider s’il était aussi bon cuisinier qu’il se vantait de l’être. Je vois bien qu’il était cuisinier lyrique. « C’est un pot-au-feu avec des ailes », a dit de lui Octave Feuillet. Mais on a douté de sa science culinaire, et Chavette se vantait de lui avoir fait manger du vermicelle et de la tête de veau pour du potage, aux nids d’hirondelle et de la soupe à la tortue. C’est un point obscur, et peut-être faut-il, pour l’éclaircir, disserter aussi longuement que sur la maison mortuaire de Molière. Je vous dirai seulement qu’un grand chef, que j’ai eu l’honneur de connaître, Vuillemot, de La Tête-Noire, n’estimait comme cuisiniers ni Alexandre Dumas père, ni Charles Monselet.

— C’est si difficile, la cuisine ! ajoutait-il en levant au ciel des yeux brouillés et larmoyants, cuits dans le vin au feu de ses casseroles.

Mais, si Monselet est un gourmand contestable, s’il n’inventa point, comme Brillat-Savarin, son maître, une omelette nouvelle, je le tiens pour un digne et honnête bibliophile, et c’est assez qu’il ait aimé les livres pour que sa mémoire me soit chère et douce. Nous nous sommes rencontrés sur la boîte à deux sous. Ce sont là des souvenirs qui ne s’oublient pas. Il se consolait de ses peines en bouquinant sur les quais. Ses livres, ceux du moins qu’il a le plus amoureusement travaillés, et qu’un petit nombre de curieux recherchera longtemps encore, son Rétif, ses Oubliés et ses Dédaignés, exhalent ce parfum délicieux de bouquinaille. On y respire la poussière subtile des âges évanouis. Je croirais volontiers que la plus vive sensualité de ce M. de Cupidon, qui suspendait son lorgnon à un ruban d’azur, fut de flairer les vieux livres sur les parapets.

Catherine Théot §

À propos d’un livre de M. F.-A. Aulard : Le Culte de la Raison et le culte de l’Être suprême. Essai historique, 1 vol. in-18.

« Les doctes connoissent l’histoire de Psaphon, Libyen. Voulant passer pour dieu, il apprit à un essaim d’oiseaux à répéter ces paroles : Psaphon est un grand dieu. Une fois instruits, il les lâcha dans le pays où ils firent retentir leur leçon. Les habitants de Libye, frappés de surprise, décernèrent à Psaphon les honneurs divins.

Robespierre, au lieu d’oiseaux, avoit une nuée de femmes ; une vieille baronne, espèce de coriphée, continuellement chez lui, donnoit le ton aux adorations ; sans cesse elles avoient à la bouche : “Ce Robespierre, c’est un dieu, il est sans pareil, c’est l’homme divin, c’est le fils de l’Être suprême.” »

Ces lignes furent écrites après le 9 thermidor, par Vilate, prêtre défroqué, puis juré au tribunal révolutionnaire, qui, emprisonné comme terroriste, croyait sauver sa vie en jetant l’insulte aux hommes qu’il avait servis. On suspecte justement un tel témoin… Pourtant Vilate, qui avait approché le dictateur, faisait un tableau véritable quand il montrait le Christ de la Terreur entouré de saintes femmes. Il avait vu, dans le corridor noir du petit hôtel où se tenait le Comité de salut public, des fillettes prendre des paquets et des lettres pour madame de Chalabre, femme de l’entrepreneur des jeux, et grande dévote du sauveur futur. Il avait vu cette vieille dame joindre les mains et soupirer avec ferveur : « Oui, Robespierre, tu es Dieu ! »

Lorsque à la Convention Robespierre prononça un discours en réponse aux accusations de Louvet, les tribunes étaient remplies d’une foule de femmes extasiées. À l’issue de la séance, Rabaut Saint-Étienne, assis dans le café Debelle, dit assez haut :

— Quel homme, que ce Robespierre, avec toutes ses femmes ! C’est un prêtre qui veut devenir un dieu.

On n’est pas Dieu sur la terre sans attirer à soi une foule d’adorantes. Vilate avait raison : Robespierre eut ses saintes. Une vieille prophétesse, Catherine Théot, l’annonça comme un nouveau messie et comme le vrai sauveur du monde. Par cette prophétie, rendue dans des circonstances qui demeurent encore confuses, elle ne contribua pas peu à la perte, il faudrait dire à la passion de celui qui était pour elle le second Christ. C’est cet épisode que je voudrais rappeler en peu de mots avant d’aborder l’étude du livre si intéressant, si nourri, si plein d’enseignements utiles que M. F.-A. Aulard vient de consacrer au culte de la Raison et à la fête de l’Être suprême. Je ne m’exagère pas l’importance d’un épisode que M. Aulard a pu passer sous silence sans nuire à l’économie de son excellent livre. Mais j’écris aujourd’hui pour ceux qui aiment les curiosités et que l’anecdote amuse, et, certes, on peut dire que cette affaire de la Mère de Dieu est anecdotique au vrai sens du mot, si l’on entend par là qu’elle est non pas inconnue, mais pleine d’obscurités.

Catherine Théot était une paysanne normande qui avait prophétisé dès l’enfance. Elle s’annonçait comme la mère d’un nouveau messie. Enfermée d’abord au couvent des Miramiones, à Paris, elle n’en sortit que pour se répandre publiquement en toutes sortes d’extravagances qui eurent pour effet de la faire mettre à la Bastille. Transférée ensuite à la Salpêtrière, elle y était encore quand la Révolution ouvrit les portes des prisons d’État et des hôpitaux. Elle put jouir enfin et de la liberté et d’un crédit inattendu. Les époques agitées sont très favorables à l’esprit prophétique. Elle fut très bien accueillie par la duchesse de Bourbon et même elle forma bientôt, dans un grenier de la rue Contrescarpe, sous le Panthéon, une petite église de trente ou quarante fidèles, hommes, femmes et enfants. Ce petit peuple comptait quelques dévotes, des mesmériens, des illuminés, un vieux soldat ; sans doute aussi, des contre-révolutionnaires se glissèrent dans cette obscure et louche société. Les deux adeptes les plus en vue étaient Quévremont de La Motte, médecin en titre du duc d’Orléans, disciple de Mesmer, grand magnétiseur, et dom Gerle, un ancien chartreux qui avait porté à la Constituante, dans les rangs du tiers, sa robe de bure, et qui gardait jusque dans les clubs une âme pleine des diableries du cloître. Catherine Théot avait soixante-neuf ans en 1794. C’était une grande femme, d’une maigreur ascétique, que les contemporains, nourris de l’antiquité, comparaient à la sibylle de Cumes.

Elle professait le dogme de l’immortalité des âmes et des corps.

Ne devant jamais finir elle-même, sa destinée était de vieillir jusqu’à soixante-dix ans, puis de redevenir éclatante de fraîcheur et de beauté pour l’opération miraculeuse de l’enfantement du Verbe, réservé de tout temps au salut du monde.

Il était écrit : À la naissance du Verbe la terre tremblera trois fois, les idoles et les temples seront renversés, les trônes des rois mis en poudre.

Ces signes, qu’on pouvait tenir pour manifestes en 1794, devaient être suivis de merveilles plus particulières.

Le grand œuvre devait s’opérer au local des ci-devant Écoles de droit, près le Panthéon. Pendant cette nuit bienheureuse, disait-elle, Dieu mettra un mur d’airain entre l’homme et la femme : les enfants tressailleront dans le sein de leur mère, une étoile resplendissante s’arrêtera sur ce lieu, dès lors sacré pour tous les peuples. Au lever de l’aurore, la terre paraîtra riante de fleurs, de fruits et de moissons, comme le Paradis terrestre de nos premiers pères.

La Mère de Dieu prophétisait que l’Être suprême régirait seul l’univers, confondant l’orgueil des hommes vains et ignorants, conduisant les armées à la victoire, aplanissant les montagnes, desséchant les mers, fortifiant les justes et les simples.

En résumé, ces niaiseries apocalyptiques se rattachaient çà et là aux événements politiques. C’en était assez pour amuser la crédulité des esprits faibles. On était admis dans la petite église après une sorte d’initiation et selon des rites d’une solennité naïve.

Les catéchumènes devaient être en état de grâce et avoir renoncé aux plaisirs charnels. Ils se prosternaient aux genoux de la Mère pour recevoir, les mains jointes et les yeux baissés, l’imposition sacramentelle des sept dons de Dieu, l’un au front, deux aux yeux, deux aux joues, le sixième sur la bouche et le septième sur l’oreille gauche.

Il faut tout dire. Les fidèles qui faisaient leurs dévotions dans le grenier de la rue Contrescarpe y trouvaient la Mère de Dieu, assistée d’une acolyte qu’on appelait l’Éclaireuse et qui était jeune et jolie. On a conservé son nom : c’était la veuve Godefroy. Un témoin nous la montre vêtue de blanc, le visage et le cou brillant sous un voile diaphane et psalmodiant l’épître de la messe sur le ton d’une visitandine de Gresset. On disait avec malignité que la belle Éclaireuse était destinée à remplacer, par un miracle concerté, la Mère de Dieu au moment où la vieille prophétesse rajeunirait pleine de grâce.

On ajoutait même qu’on tenait toute prête, pour succéder à madame Godefroy, dans l’office d’éclaireuse, une jeune fille de dix-huit ans, nommée Rose, et que les contemporains du poète Vigée comparaient à la reine des fleurs dont elle portait le nom. Dom Gerle habitait tout proche, dans la ci-devant rue Saint-Jacques, dite alors rue Jacques, la maison d’un menuisier, comme Robespierre. Ce chartreux était devenu un doux jacobin. Tout porte à croire qu’il avait gardé l’ingénuité rêveuse de son premier état et qu’il ne songeait point à mal quand l’Éclaireuse et la belle Rose, pour le prier à déjeuner, lui envoyaient des billets empreints d’un mysticisme un peu badin, comme celui-ci qui nous a été conservé par Vilate :

Ô Gerle, cher fils Gerle, chéri de Dieu, digne amour du Seigneur, c’est sur ta tête, sur ce front paisible que doit être posé le diadème digne de ta candeur ; vis à jamais, cher frère, dans le cœur de tes deux petites sœurs. Elles t’engagent à venir déjeuner avec elles demain, jour de décadi, sur les neuf heures et demie, ni plus tôt ni plus tard. Mille choses agréables au cher fils de la part de ses deux colombes.

Mais il faut prendre ces douces paroles dans un sens spirituel. Dom Gerle avait des mœurs pures, puisque Robespierre lui délivra, sur sa demande, précisément au moment où nous sommes, un certificat de civisme. Qu’on parlât dès lors dans le galetas de la rue Contrescarpe avec de mystérieuses espérances de l’homme providentiel qui méditait d’instituer le culte de l’Être suprême, c’est ce dont il est difficile de douter. Mais Robespierre n’avait aucune attache avec Catherine Théot, dont il ignorait probablement l’existence.

Or il se trouva que « dans ses instincts de police, insatiablement curieux de faits contre ses ennemis, contre le Comité de sûreté, qu’il voulait briser » (je cite Michelet), furetant dans les cartons du Comité, il mit la main sur le dossier de la duchesse de Bourbon et l’emporta. Barrère, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, qui le craignaient et le haïssaient, furent curieux de connaître les papiers qu’il avait ainsi soustraits et ils en firent faire des doubles.

Ils virent alors que l’affaire qui intéressait leur terrible collègue était une affaire d’illuminisme. Car le dossier de la duchesse de Bourbon se rapportait précisément aux relations de cette aristocrate avec Catherine Théot. Avec un instinct particulier aux hommes d’intrigue, ils entrevirent là le moyen de perdre dans l’opinion l’homme qu’ils redoutaient. Ils firent surveiller la Mère de Dieu et quelques-uns de leurs agents poussèrent même la curiosité jusqu’à se faire initier aux mystères et à donner à la prophétesse les cinq baisers de paix.

Poussèrent-ils plus loin l’artifice et engagèrent-ils la Mère de Dieu à correspondre avec le protecteur de l’Être suprême ? On l’a cru. Quoi qu’il en soit, quand le Comité donna l’ordre d’arrêter la Mère avec toute son église et dom Gerle, on trouva dans la paillasse de Catherine Théot le brouillon d’une lettre où Robespierre était appelé :

« Le fils de l’Être suprême, le verbe de l’Éternel, le rédempteur du genre humain, le messie désigné par les prophètes. »

L’intrigue avait été bien menée. L’Incorruptible était compromis dans l’affaire d’une mystique contre-révolutionnaire. Le procès était à la veille d’être jugé.

Vilate en parla à Robespierre :

— Le tribunal révolutionnaire, lui dit-il, s’égayera demain à l’affaire de la Mère de Dieu.

Surpris, il répondit :

— Comment ? Êtes-vous sûr ?

Et il ajouta avec colère :

— Des conspirations chimériques pour en cacher de réelles.

Le tribunal était dans sa main. Il put arrêter l’affaire et Catherine Théot mourut en prison. Mais il en transpira quelque chose, et ce fut un ridicule qui contribua à la perte du dictateur.

Ce récit, dont nous n’avons pas dissimulé les incertitudes, peut servir de prologue à l’instructive histoire du culte de l’Être suprême que nous résumerons la prochaine fois d’après le livre substantiel de M. F.-A. Aulard.

La fête de l’Être suprême §

F.-A. Aulard. — Le Culte de la Raison et le culte de l’Être suprême. Essai historique, 1 vol. in-18.

C’est au Musée Carnavalet, dans un silence charmé, que je suis allé vivre la journée du 20 prairial an II. On y voit, dans une des salles consacrées aux souvenirs de la Révolution, un agréable tableau attribué à Demachy, qui représente la fête de l’Être suprême célébrée avec pompe au Champ-de-Mars, devenu le Champ de la Réunion.

Près de l’École militaire s’élève le temple de la Concorde, construit en rotonde, comme celui de Vesta à Rome, et surmonté d’une pyramide. À droite, l’Hercule gaulois brandit sa massue sur une haute colonne. Du côté du fleuve, une montagne artificielle, qui porte à son faîte un peuplier coiffé du bonnet de la liberté, a reçu sur ses sommets et ses pentes couverts de fleurs, de feuillage, de drapeaux et de trophées d’armes, les membres de la Convention, ayant sur la tête des panaches tricolores, les mères de famille vêtues de blanc, les vieillards ornés de pampres, les adolescents le sabre au poing.

Un orchestre immense se tient à mi-côte. Le cortège, venu des Tuileries, a passé tout entier, peuple et magistrats, sous ce joug symbolique de la loi, qu’on voit à gauche, formé d’une guirlande soutenue par deux termes et tenant suspendu sur les têtes le niveau de l’égalité. Le char de l’agriculture, drapé de rouge et traîné par des bœufs, occupe le milieu du tableau. Le premier plan est formé par une haie de curieux, parmi lesquels se trouvent des citoyennes en robes claires, avec des ceintures aux couleurs de la Nation. Elles sont charmantes. Et comme c’est là une fête populaire, un marchand de coco, portant sur son dos sa fontaine à dôme de cuivre, parcourt les rangs en agitant sa sonnette. Un beau soleil brille sur cette fête, à laquelle il semble sourire avec majesté. On remarqua que le 20 prairial, le temps était magnifique et les artistes chargés de fixer le souvenir de cette journée prirent soin d’étendre, comme un décor sur la scène, les rayons d’un ciel éblouissant. On voit le soleil sur les médailles de plomb frappées en commémoration du 20 prairial et sur ces grossières images coloriées que Chéreau vendait rue Saint-Jacques, alors rue Jacques. On n’en peut douter après avoir regardé la toile attribuée à Demachy et consulté les estampes conservées à l’hôtel Carnavalet : la fête de l’Être suprême fut très belle, et les Parisiens en revinrent charmés.

On y sent le génie de David qui en avait dessiné les décors et réglé les cortèges. Inspiré par l’enthousiasme révolutionnaire, David savait imprimer à ces solennités une grandeur austère. Il faut dire aussi que les costumes, encore lumineux et brillants, ne formaient point, comme les nôtres, ces masses noires qui ôtent aujourd’hui tout agrément aux cortèges publics et aux foules populaires. Le défilé, tel qu’il est décrit dans les journaux du temps, est plein d’imaginations heureuses, de symboles qui parlent aux yeux. La Convention nationale s’avançait entre deux rubans tricolores tenus par des enfants ornés de violettes, par des adolescents ornés de myrtes, par des hommes dans la force de l’âge ornés de chêne, par des vieillards ornés de pampres et d’olivier. Les mères portaient des bouquets de roses, leurs filles les accompagnaient avec des corbeilles remplies de fleurs.

Assurément, ce fut encore une belle idée d’associer les enfants aveugles à cette fête religieuse. Ils défilaient en jouant un hymne devant le corps de cavaliers qui fermait la marche.

Une première cérémonie avait eu lieu, dans la matinée, aux Tuileries. L’aspect en est conservé par quelques gravures et, notamment, par une très bonne estampe des tableaux de la Révolution. On avait élevé sur le bassin des Tuileries une statue en plâtre représentant la Sagesse assise, un bras levé au ciel. Elle était recouverte par une figure de baudruche qui figurait l’Athéisme sous les traits d’un monstre hideux. Robespierre, qui, comme président de la Convention, dirigeait la fête qu’il avait inspirée, saisit une torche et mit le feu à l’Athéisme qui, en se consumant, laissa à découvert la Sagesse. Elle était un peu noircie. On n’osa pas le dire, mais plus d’un spectateur en sourit intérieurement. Les décors de la fête avaient été fournis par le citoyen Aubert, tapissier, rue Nicaise. On garde au Musée Carnavalet, dans la collection Ruggieri, les mémoires de cet entrepreneur.

La façon des chars montait à une somme de 32,639 livres, qui fut réduite à 31,719 livres et probablement ne fut jamais payée. Le malheureux Aubert réclamait encore, après le 9 thermidor, le prix de ses travaux pour la fête « de Thète suprême ». Ils lui avaient été commandés, disait-il, « dans un temps de despotisme » et lui avaient occasionné de grandes dépenses. Il est bien probable qu’il réclama vainement et que le nouveau culte fit faillite à son tapissier comme au reste du monde.

Robespierre prononça deux discours à cette fête, l’un sur une estrade de style grec adossée au palais des Tuileries, l’autre sur la montagne du Champ de la Réunion. Il fut, dit-on, entendu au loin. On sait d’ailleurs que, si sa voix n’était pas très forte, la parfaite netteté de sa diction lui assurait un avantage marqué sur les autres orateurs.

En ce jour où sa puissance était si grande et sa chute si proche, il tint la tête du cortège, seul, à une grande distance de ses collègues encore asservis, déjà menaçants. Il était vêtu de l’habit bleu barbeau et de la culotte de nankin qui sont restés légendaires, comme la redingote grise de Napoléon. Il tenait à la main, ainsi que tous les conventionnels, un bouquet de blé, de fleurs et de fruits. C’est sous cet aspect qu’il est fixé pour toujours dans la mémoire. C’est ainsi qu’on verra éternellement cet homme idyllique et cruel, au visage de chat mystique. Cette fête, ces pompes, ce culte étaient son œuvre. Il était vraiment le fondateur du nouveau culte.

Le Contrat social lui en avait apporté la révélation écrite. En instituant un déisme d’État, il n’avait fait que s’inspirer des doctrines de Jean-Jacques. Dans un endroit du Contrat social cité par M. F.-A. Aulard, le philosophe de Genève s’exprime de la sorte :

« Il y a une profession de foi dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. »

Et Jean-Jacques enferme expressément dans cette profession de foi civique l’existence d’une divinité bienfaisante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois. Ce sont ces théories que Robespierre était jaloux d’appliquer quand il présenta et soutint devant la Convention le décret du 18 floréal an II :

Article 1er. Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme.

Art. 2. Il reconnaît que le culte digne de l’Être suprême est la pratique des devoirs de l’homme.

………………………………………………………………………………………………………

Art. 4. Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être.

Une question plus complexe et plus difficile, mais aussi plus intéressante est celle de savoir si, dans la pensée de Robespierre, le culte de l’Être suprême n’était pas un moyen de rallier les catholiques qui causaient quelque embarras à la Convention, à en juger par les incertitudes de la politique que cette grande assemblée suivait à leur égard. Les guerres religieuses ont divers inconvénients, dont le plus fâcheux est qu’elles sont interminables. En 1794, la bourgeoisie était entièrement affranchie de toute foi religieuse. Il n’en était pas de même du peuple des faubourgs et des campagnes qui demeurait attaché au vieux culte. Dans beaucoup de villes et de villages, il y avait d’excellents patriotes qui croyaient en Dieu et surtout au diable, et qui, pourvu qu’on les laissât honorer en paix les saints du calendrier, ne faisaient point difficulté d’ajouter à la litanie les saints de la Révolution, Marat, Chalier et Le Peletier. On a, de ce temps-là, des assiettes en faïence de Nevers représentant de saintes femmes avec cette légende : sainte Catherine, sainte Madeleine, bonnes citoyennes. Était-il à propos de contrarier une piété si accommodante ? Chaumette et les hommes de la Commune avaient contristé les bonnes gens sans profit pour la République. Robespierre avait toujours vu avec un extrême déplaisir cette guerre à la religion. Le sentiment religieux était très fort en lui. M. Aulard a dit excellemment qu’il était catholique comme Jean-Jacques était calviniste. Il ne pratiquait pas ; mais il s’exaltait dans des méditations religieuses. Les athées lui faisaient horreur. Il tenait leurs idées pour immorales, et, comme il croyait simplement que les idées formaient les mœurs, il accusait d’immoralité tous ceux qui ne croyaient point en Dieu. Avec cette mauvaise foi ingénue et terrible des sectaires, il dénonçait ses ennemis comme athées, ce qui, dans sa dure et étroite tête, voulait dire contre-révolutionnaires et méritait la guillotine. « L’athéisme est aristocratique », disait-il un jour, et, si l’on ne savait que ce mot est d’un sectaire, on pourrait croire qu’il est d’un homme d’esprit.

Enfin, sans avoir dans l’âme la souplesse d’un politique et les ressources d’un diplomate, il était très frappé du mauvais effet que l’irréligion révolutionnaire des Français produisait, au dehors, dans toute l’Europe attachée aux diverses formes de la religion chrétienne. Pour toutes ces raisons, il était favorable aux catholiques et il laissait voir son sentiment autant que l’état des partis le lui permettait. Le discours qu’il prononça aux Jacobins, le 1er frimaire an II (21 novembre 1793), témoigne avec une clarté suffisante de ces sentiments. Voici, en effet, ce qu’on y trouve :

On a supposé qu’en accueillant les offrandes civiques la Convention avait proscrit le culte catholique.

Non, la Convention n’a point fait cette démarche téméraire. La Convention ne la fera jamais. Son intention est de maintenir la liberté des cultes, qu’elle a proclamée, et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour troubler l’ordre public ; elle ne permettra pas qu’on persécute les ministres paisibles du culte et elle les punira avec sévérité toutes les fois qu’ils oseront se prévaloir de leurs fonctions pour tromper les citoyens et pour armer les préjugés et le royalisme contre la République. On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe : ils la diront plus longtemps si on les empêche de la dire. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe.

On conçoit que les catholiques aient formé de grandes espérances sur l’homme puissant qui parlait de la sorte. M. F.-A. Aulard voit dans l’institution du culte de l’Être suprême un nouvel et décisif effort du dictateur pour rassurer les catholiques, que la Révolution avait irrités et désespérés. Je crois savoir que le docteur Robinet, qui prépare en ce moment un grand travail sur les idées religieuses de la Révolution, est du même sentiment.

En ce sens, par la fête de l’Être suprême le chef de la Convention préludait, dans des conditions difficiles, à la politique que suivit Bonaparte, à l’heure favorable, quand il rouvrit les églises et signa le Concordat. Le nouveau culte il est vrai, tel que Robespierre le définissait, présentait un caractère purement philosophique. C’était, comme on disait alors, la religion naturelle. « Le véritable prêtre de l’Être suprême est la nature ; son temple, l’univers ; son culte, la vertu ; ses fêtes, la joie d’un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux nœuds de la fraternité universelle et pour lui présenter l’hommage des cœurs sensibles et purs. » Mais ces idées n’avaient rien en elles-mêmes qui pût choquer les catholiques ; elles étaient communes aux chrétiens et aux déistes.

Quoi qu’il en soit, Robespierre ne put les soutenir. Au contraire, elles précipitèrent sa chute. Cet homme était dès lors un insensé en proie au délire des grandeurs et à la manie de la persécution. On l’a jugé diversement. En réalité, c’était un fou lucide, un tranquille furieux qui délirait avec une étonnante rigueur d’esprit et de volonté. À quoi bon rechercher ce que valait le culte ? Le grand prêtre était déjà emporté dans un torrent de sang.

C’est encore au Musée Carnavalet que j’ai trouvé un mauvais chiffon de papier qui en dit plus en quelques lignes que bien des gros livres imprimés.

Il fait partie de ces dossiers Ruggieri qui m’ont été gracieusement communiqués. On sait que le Musée Carnavalet a pour conservateur le modèle et le parangon des bibliothécaires, M. Cousin.

On sait aussi que M. Cousin y est assisté, dans ses devoirs délicats et qu’il aime, par M. Faucou, le directeur de L’Intermédiaire des chercheurs et curieux, érudit très versé dans les choses de la Révolution.

Si j’ai mis tout de suite la main aux bons endroits c’est grâce assurément à ces messieurs dont l’obligeance égale le savoir. Le chiffon de papier que je veux dire est une pièce de comptabilité, sans timbre ni signature et libellée de la sorte :

Le 26 germinal la trésorerie a payé au Cien Prudhomme la somme de 52 livres pour avoir fourni de l’eau et du sable pour laver et couvrir le sang des victimes péries place de la Révolution la veille de la fête en l’honneur de l’Être suprême.

Cela doit être noté dans les préparatifs de la fête. Le 9 prairial, au soir, un citoyen, entrepreneur de voirie, se rendit, avec son équipe d’ouvriers et ses voitures, pour nettoyer, à grand-peine, le sol sous l’échafaud. Il trouva du sang tout frais. C’était celui de douze administrateurs du département des Ardennes condamnés le jour même par le tribunal révolutionnaire ; c’était le sang d’un nommé Thézut, ex-noble ; c’était le sang d’un enfant de dix-huit ans, volontaire dans le 9e régiment d’artillerie légère ; c’était le sang, enfin, d’un certain Lecoq, domestique de Roland, coupable d’avoir apporté un cahier de musique à madame Roland dans sa prison. L’agent voyer et ses ouvriers trouvèrent sous la flaque, encore fraîche, une rouille plus tenace, faite du sang des milliers de victimes, royalistes, fédéralistes, dantonistes, hébertistes, immolées pendant une année sur cette place. La Terreur, prolongée et redoublée, devenait intolérable. La machine, démontée pour la fête, fut rétablie, il est vrai, dès le 21 prairial, sur la place de la Bastille, et fonctionna plus activement encore. Mais le peuple était las et la peur grandissait autour de Robespierre. Sa perte était résolue. Le citoyen Prudhomme, qui, moyennant 52 livres, lava le sang des victimes sur la place de la Révolution, avait eu beau verser l’eau et le sable. Le nouveau culte, fondé sur une boue de sang, devait bientôt s’abîmer avec son pontife sanglant.

On trouvera dans le livre de M. Aulard un exposé solide et clair de toute cette affaire, qui n’avait pas encore été étudiée de près. J’aurais voulu suivre plus exactement un livre qui commande et retient l’attention par la belle ordonnance des matières et par l’étendue des vues. M. F.-A. Aulard est un historien philosophe. J’entends par là que les faits ont pour lui une signification et qu’il suit le lien qui les rattache les uns aux autres. On lui fera peut-être, en certain lieu, un grief de sa sévérité pour Robespierre. Mais c’est un reproche auquel je ne pourrai pas m’associer.

Cependant on peut trouver que les théocrates qui rêvent le gouvernement des prêtres sont bien ingrats envers cet homme. Il est des leurs. Marie Joseph Chénier n’avait pas tort quand il disait à l’abbé Delille, revenu d’Angleterre :

Mais, puisque vous protégez Dieu,
N’outragez plus feu Robespierre.
Ce grand pontife aux indévots
Rendit quelques mauvais offices.
Il eût été de vos héros,
S’il eût donné des bénéfices.

Lamennais §

E. Spuller. — Lamennais, étude d’histoire politique et religieuse, 1 vol. in-18.

Lamennais a laissé un nom illustre. Mais ses livres, jadis dévorés par toutes les âmes, n’ont plus guère de lecteurs ; son histoire, qui fut celle de l’Église pendant un demi-siècle, est oubliée, et nous ne nous faisons qu’une incertaine et vague idée de ce génie agité qui remua le monde. À ce nom de Lamennais, nous nous représentons un visage aride et désolé, semblable au masque de Dante, des joues creuses, des yeux ardents, un front superbe, comme noirci par la foudre. Nous songeons au lévite qui, frappé par l’Église, sa mère, traversa la foule du peuple, marqué du signe indélébile : Tu es sacerdos in aeternum, et qui porta, dans l’Assemblée nationale, sur les gradins de la Montagne, le sombre orgueil du prêtre. Peut-être encore, remontant le cours des années, évoquons-nous, sous les pieux ombrages de la Chesnaye, le Chrysostome breton, en qui ses disciples, les abbés Salinis, Lacordaire et Gerbet, saluaient un nouveau père de l’Église, avant les foudres romaines. Sans doute enfin nous avons gardé le souvenir un peu flottant de vingt-cinq ou trente versets bibliques que les faiseurs d’anthologies empruntent aux Paroles d’un croyant. En somme, quelques traits d’une histoire à demi légendaire et quelques lignes détachées, mal senties et mal comprises, voilà ce qui demeure dans le domaine public de ce grand Lamennais. Pourtant son action sur l’Église fut forte et durable. Elle continue encore aujourd’hui.

En suivant dans sa vie et dans son œuvre l’auteur de l’Essai sur l’indifférence, M. Eugène Spuller marche sans cesse sur des cendres chaudes et sur un feu à peine couvert. L’histoire de Lamennais est encore brûlante. C’est une merveille de voir M. Spuller s’y avancer d’un pas prudent et sûr. L’ancien ministre de l’Instruction publique est trop connu pour qu’on ait besoin d’indiquer la direction de son esprit. On devinait d’avance que les sympathies de ce ferme républicain seraient acquises au Lamennais libéral de la dernière heure, et l’on n’est pas surpris de trouver, en effet, dans la belle étude que je signale au lecteur, un exposé bienveillant, un tableau chaleureux de l’évolution finale du grand théocrate vers la démocratie. Mais on se tromperait bien si l’on croyait que M. Spuller a passé sans s’y intéresser profondément sur les phases orthodoxes de cette vie singulière. Ce sont là, au contraire, des parties qu’il a traitées avec tout le soin et toute la curiosité d’un esprit rompu aux affaires ecclésiastiques, et très attentif à suivre la politique de l’Église.

Il a démêlé, en homme d’État, les rapports du prêtre ultramontain avec la curie romaine, et l’intrigue qui se dénoua par l’encyclique Singulari nos lui fournit la matière d’un des plus intéressants chapitres de son livre. Mais ce n’est pas tout encore. Il a pénétré l’âme impénétrable du prêtre et surpris la pensée de l’abbé de Lamennais jusque sur l’autel. Cette intelligence est l’effet d’une sorte d’amitié qui le porte vers toutes les pensées hautes et pieuses. Car on ne peut s’y tromper : affranchi de tout dogme et étranger à toute confession, M. Spuller n’en est pas moins une nature religieuse ; si, comme on peut le croire, il y a de la religion dans le respect des consciences, dans l’amour de la liberté et dans le zèle d’un cœur qui veut la paix et la dignité des âmes. Enfin, cette douceur profonde qui se fait sentir dans cet esprit grave, d’une gravité parfois un peu lente, met un charme sur ce livre que tout autre, peut-être, eût conçu avec moins d’humanité.

Félicité de Lamennais, qu’on nommait Féli dans le cercle étroit où il inspirait le plus tendre enthousiasme, n’eut jamais ce qu’on appelle, en langage religieux, la vocation du sacerdoce. Non qu’il manquât de foi. La foi était, au contraire, le premier besoin de son âme. Il avait faim et soif de croire. Le doute l’effleura peut-être, mais ne lui fit point une blessure profonde. Les brusques révoltes de l’esprit sont fréquentes au début, chez les prêtres, et Bossuet lui-même semble avouer, dans un de ses sermons, que les pièges de la raison ne lui étaient point inconnus. Ce qui manquait à Lamennais, c’était la joie. La vocation du prêtre est faite autant de joie que de foi. C’est à une sorte d’allégresse intérieure que les vieux prêtres reconnaissent l’élection divine chez les jeunes séminaristes. Félicité de Lamennais ne connut jamais ce doux contentement d’une âme qui quitte tout et qui se quitte elle-même. Pourtant c’est à ce seul prix qu’on entre heureusement dans les ordres. Sous-diacre à trente-trois ans et prêtre à trente-quatre, il fit ses vœux entraîné, pressé, contraint, inquiet, la mort dans l’âme. En célébrant sa première messe, il sua une sueur d’agonie. Il a conté depuis qu’à cette heure terrible, devant l’autel, il entendit très distinctement une voix qui lui disait : « Je t’appelle à porter ma croix, rien que ma croix, ne l’oublie pas. » À peu de temps de là, il écrivait à l’abbé Jean, son frère : « Je ne suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux. »

Du fond de sa désolation, s’il avait cessé de croire, il l’aurait crié au monde. Réprima-t-il jamais l’impétueuse sincérité de son âme ? Il faut remarquer seulement que, théologien médiocre, il ne s’appliquait guère à l’examen des dogmes et qu’il n’était point du tout enclin à considérer les fondements de la foi. Tout lui était roc pour asseoir l’édifice de ses idées. Ce qui occupait son âme tout entière, c’était l’action sociale du christianisme le règne de l’Église sur le monde. Il vivait dans le plus puissant rêve de théocratie qu’un prêtre eût jamais fait depuis Grégoire VII. D’abord royaliste et chrétien, il n’avait pas tardé à subordonner la royauté temporelle à la royauté spirituelle. Sans pape, point d’Église ; sans Église, point de christianisme ; sans christianisme, point de société : donc le pape est au-dessus de tout.

Il n’y a pas deux puissances, mais une seule, celle qui a été instituée pour la garde de la vérité dans le monde, l’Église catholique, qui réside dans le pape.

Telle était la doctrine de Lamennais à l’époque de la Restauration. C’était l’opposé du gallicanisme. Ce prêtre ultramontain dénonçait comme une odieuse usurpation la déclaration de 1682, qui consacrait l’indépendance réciproque du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Il attaqua les gallicans avec une fureur sacrée et souleva contre lui, dans cette lutte, les haines sous lesquelles il devait plus tard succomber.

Dès les dernières années de la Restauration, la royauté n’était plus à ses yeux qu’un cadavre qu’il fallait ensevelir au plus tôt, jam fetet. En 1830, dans toute sa ferveur ultramontaine, il était républicain. Il écrivait le 6 août :

On va mettre la couronne sur la tête du duc d’Orléans. Le plus grand nombre préférerait la République, une République franchement déclarée, et je suis de ceux-là, mais j’espère que la royauté sera purement nominative.

Le 26 août il écrivait encore :

… Ceci doit, tôt ou tard, finir par la République, j’entends République de droit, car nous avons déjà celle de fait, et comme, d’ici à longtemps peut-être nul autre gouvernement ne sera possible en France, j’aimerais mieux pour la tranquillité de ce pays qu’on mît plus d’unité dans les institutions qu’on nous fabrique ; car tout ce qui s’y trouvera d’opposé à l’esprit républicain ne pourra ni durer ni être changé sans de nouvelles secousses qui ne seront pas médiocrement dangereuses.

À cette date, l’abbé de Lamennais, emporté par la logique enflammée de son esprit, était devenu catholique libéral. C’est pour l’Église qu’il voulait la liberté, mais il la voulait toute. Il fonda en 1831 avec les abbés Lacordaire, Gerbet et Rohrbacher, M. de Coux et le comte Charles de Montalembert le journal L’Avenir, qui, dans sa brillante existence d’une année, réclama la liberté d’enseignement et la séparation de l’Église et de l’État. On sent bien dans quel esprit et dans quelles espérances cette séparation et cette liberté étaient souhaitées par des catholiques qui rêvaient la domination de la papauté sur les peuples.

Lamennais, qui, dans la vaste solitude de son génie luttait ainsi pour la papauté contre le gouvernement royal et le clergé de France, eut la pensée à la fois audacieuse et candide de solliciter du saint-père une approbation qu’on ne devait pas attendre de la prudence romaine. L’abbé de Lamennais partit pour Rome avec ses deux principaux collaborateurs, Montalembert et Lacordaire. Les pèlerins de Dieu et de la liberté, comme ils s’appelaient eux-mêmes, furent congédiés sans une réponse précise à leur demande. Grégoire XVI avait offert du tabac à l’abbé de Lamennais dans sa boîte de lapis-lazuli, mais il n’avait fait aucune allusion à la grande cause portée à son tribunal. Ce n’est qu’après le retour des pèlerins en France qu’il lança l’encyclique Mirari vos, portant condamnation des doctrines exposées et soutenues dans le journal L’Avenir. Le pape condamnait ses généreux et imprudents défenseurs : soucieux de vivre en bonne intelligence avec les gouvernements, il séparait sa cause de celle des peuples et de la liberté. Aussi pourquoi l’avait-on contraint de parler ? N’eût-il pas mieux valu entendre son silence ? Ne pouvait-on le servir sans le compromettre ? Lamennais manqua toujours de mesure et de patience. Quelques années plus tard, sa politique triomphait à Rome. Elle triomphait sans lui. Pour sentir toute la rudesse du coup qui le frappait, il faut songer qu’il était porté par la main de Pierre, sous laquelle il voulait mettre le monde. Je trouve dans le livre de M. Spuller une page de Prévost-Paradol qui peint fortement cette âme abîmée avec ses grandes espérances :

Lamennais avait vu dans l’Église catholique l’émancipatrice prédestinée des nations. C’est donc à l’Église qu’il s’adresse, c’est elle qu’il somme d’instituer ici-bas la paix et la justice, et, comme il la charge de faire le bonheur du genre humain, il veut naturellement lui en donner la conduite. Il la déclare indépendante des puissances de la terre, bien plus, leur souveraine ; il lui faut un Grégoire VII, plus puissant que les rois despotiques et que les aristocraties égoïstes, qui nous enseigne et nous oblige à être justes et heureux. Il supplie l’Église de se prononcer et de jeter sa parole décisive dans l’arène où se débat l’humanité ; il la conjure, d’abord avec douceur, plus tard avec amertume, de s’expliquer et de tout finir d’un seul mot qui emportera toutes les résistances et qui commencera la régénération du monde. Il l’a déclarée cent fois infaillible, et il attend, il presse son jugement. Elle se rend enfin à tant d’instances, elle parle et le condamne.

Il se soumit pourtant. Que sa soumission n’ait point été pleine et entière, comme l’ont dit les prêtres qui le haïssaient, il se peut. Mais il est clair qu’on voulait se débarrasser de l’audacieux qui entraînait l’Église dans des voies nouvelles. Et lui-même, emporté par sa pensée ardente, s’arrachait sans retour de l’Église. Il rebâtissait Rome dans son âme apostolique et il y appelait les peuples avec des cris de haine et de pitié. Par les Paroles d’un croyant, Lamennais se révéla le prophète du socialisme chrétien. Ce pamphlet biblique, animé d’un si grand souffle de révolte, fit scandale parmi les puissants du jour. On disait : c’est l’apocalypse de Satan ; c’est Babeuf débité par Ézéchiel, c’est le bonnet rouge planté sur la croix. M. Guizot voulait qu’on ordonnât des poursuites, et le pape, dans l’encyclique Singulari nos, traita l’auteur de Vaudois et de Hussite.

Hussite et Vaudois, peut-être, mais chrétien encore et toujours. Ce prêtre condamné ne songeait dans sa révolte qu’à former une démocratie spiritualiste et chrétienne ; il n’aspirait qu’à fonder la société future sur les préceptes de l’Évangile. « On peut dire (je cite M. Spuller) qu’il n’est pas sorti du giron catholique pour faire la guerre à l’Église. Il s’est tourné vers la démocratie pour lui apprendre qu’elle ne trouverait la véritable application de ses principes que dans un christianisme épuré, agrandi. » Et plus tard, quand enfin il rejeta les dogmes et ne crut plus au surnaturel, c’est encore du catholicisme qu’il tira les principes de sa philosophie. Il y a bien du vague et du chimérique dans le socialisme chrétien de Lamennais, qui était non point un politique, mais un prophète. Proudhon lui reprochait avec rudesse de ne point serrer d’assez près la réalité. « Ta philosophie, lui disait-il, se tait où les difficultés commencent ; prêtre jadis par le cœur, prêtre aujourd’hui par la raison, prêtre toujours. »

Cette dernière phase du génie de Lamennais n’aurait pourtant pas été, peut-être, la plus stérile, si l’on en juge par les tendances actuelles des catholiques. Et M. Spuller fait remarquer que, si l’on y regarde de près, Lamennais « est aujourd’hui en passe, tout exclu de l’Église qu’il ait été, de devenir le maître et le docteur du socialisme chrétien ».

M. Spuller s’est plu, dans son livre, à rattacher les idées de Lamennais et de l’école mennaisienne aux pensées dont les catholiques s’inspirent en ce moment même. Le lien est parfois très visible. On ne pensera pas que M. Spuller a forcé les rapports du passé et du présent quand on lit ce qu’un disciple de Lamennais, et non le moindre assurément, écrivait en 1833 :

Les rois ont été bien coupables, et chaque jour ils ajoutent à leur faute contre la religion et la liberté des fautes qui font pressentir que leur réprobation s’accomplira peut-être jusqu’au bout et que la tribune de France aura prophétisé quand elle disoit : « Les rois s’en vont… » Que les rois descendent en paix dans leur tombe ; leur sort est accompli. Nous voulons séparer notre cause de la leur.

Ainsi parlait Lacordaire il y a plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui l’Église sépare sa cause de la cause perdue des rois et, inclinant vers un socialisme chrétien, elle entre dans les voies indiquées par le vieux prêtre qu’elle a jadis foudroyé.

[Un nouvel Évangile.] Jésus à Paris §

Contes chrétiens. — Le baptême de Jésus ou les quatre degrés du scepticisme, par T. de Wyzewa. Un volume in-16.

Voici que nos peintres nous montrent volontiers Jésus parmi nous, au milieu des ouvriers et des bourgeois d’aujourd’hui. Ils font rayonner son visage divin dans des scènes contemporaines où figurent les humbles ou les superbes de ce temps, reprenant ainsi, avec étude, la tradition naïve des vieux maîtres flamands qui représentaient Notre Seigneur mourant sur la croix dans leur ville, entouré d’artisans, de marchands de drap, de lansquenets et de béguines.

C’est à peu près Montmartre, en été, les dimanches
………………………………………………………
 Marie est sans beauté, car la vieillesse est laide,
        Elle faiblit tout simplement.
Un groupe désolé pleure et lui vient en aide,
        Et c’est sublime exactement.
Enfin, l’artiste est là (car il s’est peint lui-même),
        Casque en tête, au bas du tableau ;
Il saluerait son Dieu, si par candeur suprême
        Il ne se fût peint en bourreau.

Van der Weyden a poussé plus loin la hardiesse ingénue. Une peinture de ce maître, conservée, je crois, au musée d’Anvers, représente Jésus crucifié dans le chœur d’une église du quinzième siècle, sous une voûte aux fines nervures. Agenouillées sur les dalles, au pied de la croix haute et droite, les saintes femmes pleurent, toutes mignonnes, dans leur cape de drap et leur grande coiffe blanche.

De telles images rendaient Jésus présent et familier aux bonnes gens, aux dévotes de Bruges et de Gand, qui, vêtues comme les Maries, voyaient le mystère ineffable s’accomplir dans leur cité, dans leur propre paroisse.

L’Italie, longtemps aussi bien inspirée, plantait la croix du Sauveur au sommet des montagnes violettes où les pins parasols se découpaient sous le ciel fin de l’Ombrie, en sorte que Jésus, entouré de dames en habit de clarisses, de veuves ou de courtisanes, y paraissait bien le frère aîné du bon saint François.

En parlant de ces peintres, M. Édouard Drumont a dit dans un livre dont je déteste l’esprit violent, mais dont il faut bien admirer la chaude éloquence : « Combien j’aime la pensée de ces artistes primitifs qui nous montrent Jésus associé à la vie familière de la cité, apparaissant dans le décor même de la ville natale du peintre, comme pour démontrer, par cette erreur apparente qui n’est que la constatation d’une vérité morale, que le Dieu fait homme est toujours et partout parmi nous. »

Mais la Renaissance, à son pompeux déclin, fit connaître à la chrétienté un Christ d’école d’une noblesse héroïque et froide. Depuis lors, Jésus cessa de vivre, d’enseigner et de mourir, dans les villes, aux yeux de son peuple. Il eut du style, une bonne anatomie, des draperies majestueuses. Mais ce fut désormais un antique, comme Apollon, et l’art religieux perdit à jamais son onctueuse intimité. Plus tard, quand on s’imagina connaître l’Orient, ce fut pis encore. Rien ne nuit au sentiment religieux autant que le souci de l’histoire et de la topographie. L’orientalisme acheva de perdre la peinture d’église. Il y a au Louvre un Jésus et saint Pierre de M. Ingres, avec un palmier qui semble sortir de la tête du prince des apôtres. Ce palmier ridicule inspirait de l’orgueil au peintre, qui se flattait d’avoir montré son instruction en faisant pousser cet arbre à Jérusalem. C’était vers 1805. Nous avons eu depuis assez de Christs à palmier. Depuis trois ou quatre ans nos peintres traduisent l’Évangile avec un sentiment plus vif et plus exquis du sens spirituel. Je ne dirai pas que c’est là un signe de renaissance religieuse et la marque sensible des progrès du néo-catholicisme. Je ne crois pas, pour ma part, au renouvellement du vieux dogme et du vieux culte par une société de professeurs et de gens de lettres. Je ne me suis jamais joint au chœur mystique des cigognes dont on a salué l’approche avec tant d’éloquence. Je suis bien persuadé que l’Église n’abandonnera pas le soin de ses destinées à des laïques étrangers à la théologie et que les rénovateurs seraient foudroyés dès leurs premiers pas, s’ils commençaient d’agir. Ils n’ont pas lu l’histoire de M. de Lamennais. On a bien dit, l’autre jour, que j’inclinais vers la nouvelle Église. Mais que ne dit-on pas ? Et qu’importe ce qu’on dit ! La tentative de quelques artistes ne soulève pas, à mon sens, de si grandes questions. Il y a, je crois, dans ces essais beaucoup de fantaisie individuelle, et tout autre chose qu’un acte de foi. Mais cette fantaisie est heureuse, et elle se trouve concorder avec ce goût de religiosité épars dans les esprits jeunes, que la science a lassés ou blessés.

C’est M. de Uhde, je crois, qui le premier, dans une composition d’un sens profond et mélancolique, a montré Jésus attablé avec des pêcheurs et des paysans tels qu’on en voit dans les cabarets de nos villages, sur la côte de l’Océan. Gens très rudes, qui deviendraient vite des fanatiques ; le maître semble presque aussi simple qu’eux. Ni lui-même, ni ceux qui l’écoutent ne paraissent soupçonner la moindre difficulté dans tout ce qu’il dit, et c’est cette illusion qui donne à la scène un caractère presque effrayant. Il faut rapprocher de l’œuvre de M. de Uhde Les Pèlerins d’Emmaüs, que M. Lhermitte a exposés cette année au Champ-de-Mars. Jésus assis rompt le pain, tandis qu’une servante du Lion-Rouge ou du Cheval-Blanc sert une entrecôte. Deux hommes de labeur, ouvriers, journaliers, reconnaissent tout à coup le divin maître qui leur promit l’avènement de Dieu sur la terre.

Ils contemplent avec une vénération étonnée le fils socialiste de Dieu. Ce ne sont pas les cerveaux terriblement étroits que M. de Uhde a peints, et qu’on craint de voir éclater de fureur ignorante. Ce sont des êtres patients et forts, des gens du peuple qui reconnaissent leur maître et leur ami. La Descente de croix, de M. Jean Béraud, a un caractère plus moderne encore. M. Jean Béraud nous avait montré l’an dernier Jésus à table, parmi des pharisiens en redingote noire, portant à la boutonnière la rosette de la Légion d’honneur. À ses pieds Marie-Madeleine est étendue tout de son long, dans une robe blanche à ceinture d’or, comme en portaient l’an passé Micheline d’Azur et Blanche Caresse. C’est bien là Jésus dans le Paris des affaires, des plaisirs, des lettres et des arts, Jésus redevenant aujourd’hui chez nous, comme jadis à Jérusalem, le prophète et le messie. L’intention est claire, et le talent de M. Jean Béraud l’a beaucoup accentuée.

Cette année, M. Béraud a placé la Descente de croix sur une colline des environs de Paris, peut-être sur un coteau de Rueil ou de Meudon. Des prolétaires, hommes et femmes, détachent de la croix celui qui y mourut pour eux. Cependant, seul à l’écart, un compagnon maigre, hirsute et barbu, tandis que le vent furieux, qui souffle sur la colline scélérate, agite comme un drapeau noir sa mince blouse en lambeaux, montre le poing à la grande ville dont on voit au loin, dans la plaine, les toits, les tuyaux d’usine et un arc de triomphe. Cette fois, la scène mythique, entièrement renouvelée, se revêt des teintes sombres de nos luttes sociales. Ces exemples suffisent pour indiquer la transformation par laquelle passe en ce moment la peinture religieuse. Mais il serait injuste d’oublier le Christ si curieux de M. Jacques Blanche. Siégeant en robe japonaise dans une salle à manger à demi artiste, à demi bourgeoise, avec la famille, comme il semble, d’un bon praticien en blouse blanche, ce Christ est d’un symbolisme très compliqué. Je craindrais de perdre, en cherchant à l’expliquer, le fil qui me conduit dans cette causerie et j’aurais chance de m’égarer dans le labyrinthe d’un esprit charmant et narquois. Et il est temps aussi que j’en vienne à M. Teodor de Wyzewa, pour qui j’ai fait cette petite exposition de peinture néo-mystique, religieuse et révolutionnaire. Il y sera sensible, étant lui-même très artiste.

Il a fait à sa façon, c’est-à-dire en littérateur et en philosophe, ce qu’ont fait Béraud et Lhermitte. Il l’a fait d’une façon beaucoup plus explicite que ne pouvait le faire aucun peintre. Il a fait converser Jésus avec des personnages de notre temps. Il a mis le Jésus légendaire, le Jésus simple et primitif dont saint Matthieu a recueilli les propos, aux prises avec les Parisiens les plus instruits et les plus subtils de ce dix-neuvième siècle finissant. Il ne faut pas que des noms de forme hébraïque ou latine nous trompent. Les interlocuteurs de Jésus, dans le petit livre de M. de Wyzewa, sont bien de notre époque : le tour de leur esprit et de leur langage le montre assez. Ce sont des philosophes, ce sont des savants que nous rencontrons chaque jour dans la rue, et M. de Wyzewa a fait en sorte que le Galiléen, l’emportant cette fois encore, confondît d’un mot le savant et le philosophe.

M. Teodor de Wyzewa nous conte que Jésus, ayant reçu le baptême à Béthabara, parla à ses disciples. C’étaient des hommes simples. Ils l’écoutèrent avec plaisir parce qu’il parlait en images dont ils ne cherchaient pas à pénétrer le sens. Quand il eut parlé, ils se mirent à boire, à danser et à manger. Ils avaient du bon sens, et Jésus s’éloigna d’eux pour aller au désert. Comme il suivait le bord du Jourdain, il rencontra Pompilius Ruben, le prince des professeurs, qui prenait le frais devant sa maison de campagne. Ne me demandez pas à quelle secte juive appartenait ce Pompilius Ruben, qui est en réalité notre contemporain et notre compatriote. Il avait entendu Jésus la veille, et parce que c’était un esprit curieux et ouvert, la prédication du jeune nabi l’avait intéressé, comme nos lettrés s’intéressent parfois aux théories de M. Guesde ou de M. Malon, aux rêves du prince Kropotkine.

Il appela Jésus et lui parla avec toute la grâce d’un esprit libre et bienveillant :

Savez-vous, lui dit-il, que plusieurs de vos théories sont tout à fait curieuses ? Quelques-unes, mises au point, auraient plus de portée que vous ne vous en doutez. Le pardon des offenses, par exemple, l’indifférence à l’égard des lois civiles, le renoncement aux plaisirs égoïstes, la supériorité morale du pauvre sur le riche, voilà des paradoxes que je ne me serais pas attendu à trouver dans la bouche d’un jeune publicain de Galilée !

Aucun d’eux, à dire vrai, n’est pour moi entièrement nouveau. Avez-vous entendu parler des vieilles religions de l’Inde ? Elles sont pleines de vues très hardies dont plusieurs se rapprochent des vôtres. Et puis, sans aller si loin, les philosophes stoïciens ont dit à peu près tout ce que vous dites. Si vous me faites l’amitié de venir me voir, en passant à Jérusalem, je vous montrerai les écrits de Chrysippe, qui était comme vous un publicain ; je suis sûr qu’il vous plaira. Mais on devine tout de suite que vos idées, pour n’être pas absolument nouvelles, ne vous sont venues que de vous-même : on le devinerait à la rudesse un peu naïve dont vous les exprimez. Et, je vous le répète, ce sont des idées d’une portée extrême : je me chargerais avec elles de transformer le monde.

Et c’est précisément ce qu’il y a chez vous de plus admirable. C’est que vous avez l’intention de transformer le monde. Le monde vaudra-t-il mieux qu’à présent, quand vous l’aurez transformé ? Je n’en jurerais pas. Mais j’estime qu’il ne faut pas s’arrêter aux questions de ce genre. Il faut agir, peu importe le but, croire et agir. Seules importent la foi et l’action.

Pompilius Ruben savait beaucoup de choses ; il avait beaucoup lu, et il lui restait de ses lectures une grande incertitude. C’est l’effet ordinaire des connaissances diverses chez un esprit facile. Il ne savait que choisir entre plusieurs choses croyables ; le but de la vie ne lui apparaissait pas avec clarté. Mais il concevait solidement qu’il était professeur et qu’il devait conduire les jeunes hommes, et que conséquemment les jeunes hommes devaient marcher dans une direction ou dans une autre, sûrs de finir par trouver le but. Car on arrive toujours quelque part. Le tout est de partir. Pompilius Ruben estimait surtout les énergies. Jésus lui parut être une force, et il l’en félicita :

Ah ! si mes élèves de l’université de Jérusalem pouvaient vous ressembler ! Moi qui suis de leur monde, je ne crains pas de vous certifier que vous leur êtes supérieur ! Je suis de cœur avec vous, comme avec tous ceux qui croient et qui veulent agir.

Pompilius était un sage ; il avait une bonne philosophie de la nature, la notion exacte de l’équivalence des forces. Et il était poli. Jésus lui tourna le dos sans lui répondre. Il s’enfonça dans le désert, où il rencontra Valerius Slavus, chevalier romain, qui y vivait en ermite, dans un état d’esprit que vous allez comprendre. Il y rêvait. Il s’y donnait une représentation de la vie plus agréable mille fois et plus variée que celle qu’il se faisait naguère dans les cabarets à la mode, dans les salons où l’on cause, aux expositions de peinture et en voyage. Il avait cru d’abord à la réalité des phénomènes, et cette croyance lui avait causé beaucoup de contrainte et d’ennui. Cela se conçoit : quand on croit à l’existence du monde extérieur, on est assujetti à de nombreuses obligations. On ressent de l’amour, de la colère, de la pitié. On compatit. On souffre. Mais si l’on met que tout est illusion, le devoir et les cruelles sympathies s’évanouissent avec les objets qui les causaient. On est seul, et l’on refait à son gré l’univers. C’est ce dont Valerius Slavus s’était avisé après une lecture de Platon. Il explique lui-même à Jésus l’état heureux où l’avait mis sa découverte :

Je comprenais, dit-il, comment le monde, que j’avais cru réel, n’était que l’œuvre de ma volonté. L’esprit ne sort jamais de lui-même : ce qu’il croit sentir au dehors de lui, c’est en lui qu’il le sent, c’est lui-même qui le produit. Je me rappelais combien mes rêves m’avaient apporté de jouissances, ou plutôt m’en auraient apporté si je ne m’étais persuadé que c’étaient de vains rêves et qu’il y avait ailleurs des réalités.

Oui, la seule mesure de la réalité des choses est l’intensité avec laquelle je les sens. Et si j’avais senti jusque-là le monde soi-disant réel avec plus d’intensité que le monde de mes rêves, j’y étais uniquement amené par une habitude grossière. Mon esprit est le créateur de tout ce qui existe, et je l’avais dégradé jusqu’à le croire l’esclave des images qu’il créait.

Et, depuis ce jour-là, mon ami, je fus roi de la terre et du ciel. Je me retirai dans ce lieu, où l’ancien monde ne me trouble plus la vue. Je reste étendu ici le jour comme la nuit, mangeant des racines quand la faim me surprend. Mais c’est mon corps seul, c’est le reflet de mon corps qui est étendu ici. Je vis, moi, en toute région où je désire vivre. Je me nourris de mets qui me plaisent, au moment où ils me plaisent. Je m’entretiens avec des amis que je puis aimer. Les œuvres d’art les plus parfaites, c’est-à-dire les mieux adaptées à mon goût du moment, sortent de terre au premier signal de ma fantaisie.

Cet habile homme, en s’affranchissant du temps et de l’espace, s’est fait dieu. Il est heureux ; il est immortel s’il a conçu sa propre immortalité. C’est ce qu’il exprime de la façon la plus lucide en disant à Jésus :

Oui, vois-tu, je suis roi de la terre, je suis Dieu ! Je n’ai plus à craindre la mort. Le temps n’existe plus pour moi ; j’ai vu cette convention humaine disparaître avec les autres. Seul j’existe, j’existe maintenant à jamais ; parce que j’ai connu des ombres qui se sont ensuite effacées, je serais fou de croire que je puisse mourir.

Et Valerius Slavus, certain d’avoir trouvé le secret du bonheur, en fait part à Jésus. Il lui conseille, pour sa sûreté, de n’être Dieu qu’en rêve, de réaliser seulement dans sa propre pensée l’idéal d’amour et de charité qu’il a conçu. « Ferme, lui dit-il, les oreilles à cette plainte des créatures qui n’existent pas. »

Mais Jésus, en entendant ce discours, reconnut Satan et dit : « Il est écrit que tu ne dois pas tenter le Seigneur ton Dieu. »

Jésus donc a condamné, dans l’Évangile de M. Wyzewa, le bon sens épais du vulgaire, l’esprit critique du savant et le rêve du poète ou de l’artiste enfermé dans son monde intérieur.

Et il a dit, comme dans saint Matthieu :

« Heureux les pauvres d’esprit ! »

Il a dit :

Votre raison a toute chance de vous venir de Satan ; mais c’est mon Père qui vous parle par la voix de votre cœur. Et votre cœur vous ordonne de compatir et d’aimer….

Souffrez de la faim avec un chien affamé… La raison vous commande de renoncer au monde pour vous retirer en vous-mêmes ; mais le cœur vous ordonne de sortir de vous-mêmes pour prendre une part aux souffrances d’autrui. Il n’y a pas d’autre devoir et il n’y a pas non plus d’autre joie.

Malheur à ceux qui, lorsqu’ils entendront se plaindre une créature, se demanderont si elle existe avant de la secourir ! Malheur à ceux qui, pour ne pas entendre la plainte des créatures, se réfugieront dans le rêve où ils se croiront dieux.

Cela est beau et saint.

Mais prenez bien garde que M. de Wyzewa veut détruire l’intelligence et la science. La science, dit-il, produit le désir, qui produit l’action, qui produit la souffrance. Toute pensée est vaine et douloureuse. Heureux les pauvres d’esprit ! La doctrine de M. de Wyzewa est très voisine de celle de Tolstoï, qui ne met de salut que dans l’abêtissement. Le Christ des peintres dont je parlais tout à l’heure est socialiste. Le Christ de M. de Wyzewa nous apporte de Russie le plus complet nihilisme intellectuel. Il y a six mois à peine, M. Maurice Spronck, le long d’un livre sincère et solide, nous montrait dans l’intellectualisme la source de toutes les misères et de toutes les infirmités humaines. Et voici aujourd’hui un esprit très ingénieux, très souple, très avisé qui vient maudire la science et jusqu’à la pensée. Ah ! monsieur Renan, qui l’eût dit, quand vous écriviez, il y a quarante-cinq ans, un livre sur l’avenir de la science, quand plus nouvellement vous affirmiez votre foi dans les destinées intellectuelles de l’humanité, qui l’eût dit, qu’une nouvelle génération rejetterait avec horreur et dégoût cette coupe où nous pensions boire une vie divine ? Pour ma part, je ne suis pas converti à la religion de Tolstoï et de M. de Wyzewa. Je garde à la science non ma foi, car je crois qu’elle trompe comme le reste, mais un amour vif, inquiet, toujours irrité. Et je veux bien qu’elle me trompe pourvu qu’elle m’amuse. Il est tard. Je me suis diverti à regarder des images. Je n’ai pas dit la moitié de ce que j’avais à dire. Ce sera pour une prochaine fois.

Un nouvel Évangile (suite) §

Contes chrétiens. — Le baptême de Jésus ou les quatre degrés du scepticisme, par T. de Wyzewa. Un volume.

Jésus s’enfonça dans le désert. Pendant quarante jours et quarante nuits il jeûna. Plusieurs fois Satan le tenta, malgré sa défense. Mais l’Esprit était en lui, et jamais il n’eut plus de pensée, depuis lors, que pour le salut des hommes.

Et, quand il sortit du désert, sa divinité se révéla au monde par le grand miracle, le Sermon sur la montagne. Car aux saints aussi il a été accordé de guérir les paralytiques et de ressusciter les morts et de nourrir cinq mille ventres avec cinq pains et deux poissons ; mais un Dieu seul pouvait donner aux âmes, pour la durée des siècles, sous l’espèce de quelques phrases naïves, un inépuisable aliment d’espérance et de consolation. Ce sermon fameux commençait ainsi : Heureux les pauvres d’esprit.

Telle est la conclusion de l’Évangile de M. Teodor de Wyzewa, que je vous faisais connaître l’autre jour, et qui condamne toute science, toute philosophie. M. de Wyzewa va plus loin encore ; et il ne veut point que l’homme fasse usage de son intelligence, même avec modération. Il veut que nous ne pensions à rien pour être parfaitement chrétiens. Selon la constante habitude des hérétiques, il met des opinions nouvelles et singulières sous l’autorité des textes sacrés et il donne pour pierre angulaire à son église un verset de saint Matthieu.

Si je lui dis qu’il fonde sa doctrine sur un contresens volontaire et qu’il joue sur les mots, il me répondra sans doute qu’il le sait, que c’est bien fait à lui et qu’on avait déjà institué des dogmes sur des jeux de mots.

Il ajoutera probablement qu’il est remarquable que, dans toutes les religions, les textes sacrés prêtent encore plus que les autres textes aux amusements philologiques, sans quoi il n’y aurait point d’exégèse, qu’ils doivent une grande partie de leur fécondité morale à ces affinités avec le calembour et qu’enfin la lettre vivifie quand l’esprit tue.

Je n’aurai rien à lui répondre, car je sais me rendre aux belles raisons. Mais il n’en est pas moins vrai qu’il donne à un verset de l’Évangile de saint Matthieu un sens faux.

Il y a dans Matthieu, V, 3 : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum cælorum, ce qui se traduit par : « Heureux les pauvres en esprit, parce que le royaume des cieux est à eux. » Et il faut entendre par les pauvres en esprit « ceux, comme dit Lamennais, dont le cœur est détaché des richesses ».

On peut comparer Luc, VI, 20 : Beati pauperes : quia vestrum est regnum Dei. Je ne crois pas que l’interprétation de l’Église catholique ait varié sur ce point. Bossuet, dans les Méditations sur l’Évangile, adressées à ses filles bien-aimées, les religieuses de la Visitation de sainte Marie, de Meaux, dit, au deuxième jour :

« Jésus-Christ commence en cette sorte : Bienheureux sont les pauvres d’esprit, c’est-à-dire, non seulement ces pauvres volontaires qui ont tout quitté pour le suivre, et à qui il a promis le centuple dans cette vie, et dans la vie future la vie éternelle, mais encore tous ceux qui ont l’esprit détaché des biens de la terre ; ceux qui sont effectivement dans la pauvreté sans murmure et sans impatience ; qui n’ont pas l’esprit des richesses, le faste, l’orgueil, l’injustice, l’avidité insatiable de tout tirer à soi. La félicité éternelle leur appartient sous le titre majestueux de royaume. Parce que le mal de la pauvreté sur la terre, c’est de rendre méprisable, faible, impuissant ; la félicité leur est donnée comme un remède à cette bassesse, sous le titre le plus auguste qui est celui de royaume. »

Les Églises réformées n’ont pas adopté une autre interprétation. Du moins, j’en juge par la version de J.-F. Ostervald, où on lit : « Heureux les pauvres en esprit. » La critique indépendante s’accorde ici avec les théologiens. Aussi bien, quand on lit le Sermon sur la montagne, voit-on qu’il s’agit des pauvres de cœur et de consentement, et non point des innocents dépourvus de raison. Tout y respire la haine des riches et des puissants de ce monde. Le maître n’y fait point de socialisme ; il ne s’occupe en aucune manière d’une meilleure répartition des richesses. Il tranche les questions sociales d’une manière bien plus radicale. Il enseigne qu’on ne doit pas se soucier des choses nécessaires à la vie, parce que rien, en réalité, n’est nécessaire. On voit bien qu’il est d’un pays où l’on vit de dattes et d’olives, et où il est doux de boire l’eau du torrent dans le creux de la main. Les dures nécessités de la vie, telle qu’elle est faite aux Occidentaux, il les ignore et rien ne trouble le cours idyllique de sa pensée. Certes, il se plaît avec les simples ; mais il a lui-même un esprit exquis, il est parfois subtil ; il est éloquent, et il ne se trouve chez lui aucune trace de tolstoïsme.

M. de Wyzewa a beaucoup d’ancêtres, avant Tolstoï, mais non point Matthieu, ni le Jésus de Matthieu. Il descend des adamites, des albigeois, des cathares, et c’est déjà une assez longue lignée. Ce que j’aime en lui, c’est qu’il ne cache point son dessein. « Nous devons, dit-il, nous efforcer surtout de détruire en nous l’intelligence. » Et c’est précisément pourquoi il écrit des contes mystiques pleins d’intelligence et de talent.

Il écrit savamment en haine de la science qui produit le désir, et de la pensée qui, ramenant l’homme à lui-même, le fait souffrir. Et il écrit en paraboles. Il nous a montré la science en Pompilius, qui est professeur, et la pensée en Valerius Slavus, qui rêve dans la solitude. Nous avons fait connaissance, l’autre jour, avec ces deux personnages. M. de Wyzewa en a fait des portraits d’une malice délicieuse. Pourtant, il n’a pas réussi à nous les faire paraître plus méchants ou plus malheureux que les autres hommes. Pompilius a l’esprit ouvert, gracieux, orné. On aurait plaisir à dîner avec lui. C’est un homme capable de vous charmer, sous la rose, par la liberté décente de ses propos. Il n’a pas la foi ; aussi n’est-il pas fanatique, et la tolérance, est si précieuse, à mon sens, que je ne crois pas qu’on l’achète trop cher au prix des plus douces croyances. Les hommes ne se sont jamais tourmentés si cruellement entre eux que pour de vains mots auxquels ils attachaient un sens profond. Il y a, dans l’esprit de Pompilius, des antinomies qu’il est facile de concilier. Il enseigne à ses élèves l’action, sans bien savoir comment ils doivent agir. Il ignore les fins dernières de l’homme, que la science ne nous révèle point, et il voit que nous sommes faits pour l’action, puisque le mouvement est la condition même de l’existence et que, s’il est une chose nécessaire à l’animal, c’est l’instabilité. L’instabilité est proprement l’essence de la vie. Pompilius est trop bon physiologiste pour l’ignorer. Il enseigne à ses élèves les mouvements qui lui semblent convenables, la gymnastique, par exemple, et le patriotisme. Quel mal y a-t-il à cela ? et pourquoi condamner la science en cet honnête homme ? il ne fait de mal à personne, et il est heureux avec ses livres.

Il ne faut pas exagérer l’importance des choses même qui importent beaucoup, si toutefois il en est de telles. Cette exagération conduit au fanatisme. Il ne faut pas faire de la science une religion.

La science multiplie nos rapports avec la nature. Elle ne change pas la condition de ces rapports et elle ne sera jamais que l’expansion sublime du sensualisme. Elle nous montre des apparences qu’on ne soupçonnait pas sans elle ; elle ne nous montre jamais une réalité, parce qu’il n’est pas en elle de changer la nature de l’homme. Elle est humaine. Notre esprit est comme les miroirs : il ne peut recevoir que des reflets. Quant aux choses qu’il reflète, il ne les comprendra jamais. Les savants qui se croient plus avancés que le vulgaire dans la connaissance de la nature se font une puérile illusion. Leur enfantillage paraît dans leur philosophie qu’ils prennent aux philosophes ou même parfois aux théologiens. Mais, ramenée à ses véritables proportions, la science est belle, elle est aimable et, bien qu’infiniment petite, elle est grande, mesurée à la petitesse humaine. Elle fait briller les phénomènes à nos yeux, elle les fait scintiller, elle nous fait voir le monde sous un prisme ; elle nous fait découvrir les facettes étincelantes des choses incompréhensibles. Je ne parle pas des applications merveilleuses et bienfaisantes de la science. L’empirisme y a souvent la plus grande part. Je parle de la science pure. C’est bien peu de chose que la vie réduite à nos propres expériences. La science prolonge notre existence dans le temps et dans l’espace, et, si petits que soient cet espace et ce temps, ils sont infinis pour nous.

M. de Wyzewa estime qu’elle rend l’homme malheureux : elle fait au contraire ses délices. Elle lui conte des contes de fées, lesquels ont une suite et un enchaînement qui leur donnent une espèce de vérité.

Rend-elle l’homme plus mauvais ? Non, puisqu’elle le rend plus heureux. Elle lui laisse même parfois cette simplicité si chère à M. de Wyzewa.

J’ai trouvé chez des savants la candeur des enfants, et l’on voit tous les jours des ignorants qui se croient l’axe du monde. Hélas ! chacun de nous se voit le centre de l’univers. C’est la commune illusion. Le balayeur de la rue n’y échappe pas. Elle lui vient de ses yeux dont les regards, arrondissant autour de lui la voûte céleste, le mettent au beau milieu du ciel et de la terre. Peut-être cette erreur est-elle un peu ébranlée chez celui qui a beaucoup médité. J’en ai fait l’observation : l’humilité, rare chez les doctes, l’est encore plus chez les ignares. Et le bonhomme Pompilius lui-même, bien que le plus savant homme de Jérusalem, n’est pas plus vain qu’un marchand de fromages.

Pourquoi envier aux hommes l’illusion magnifique de la science ? J’entends bien qu’au fond M. Teodor de Wyzewa, qui est effroyablement nihiliste, reproche surtout à son bonhomme Pompilius d’être dupe quelque peu de ses connaissances et de ne pas savoir assez qu’il ne voit que des ombres sur le mur. Et il est vrai que Pompilius est enclin à attribuer quelque épaisseur à ces ombres avec lesquelles il converse doctement. L’âme de Valerius Slavus qui s’est retiré dans le désert « pour jouir de la vie et pour régner sur le monde » semble à M. de Wyzewa d’une qualité bien supérieure. Valerius Slavus vit dans un rêve qu’il sait être un rêve. M. de Wyzewa ne marchande pas son estime à ce moine du dilettantisme : il l’appelle Satan. C’est le tenir pour un esprit éclairé, car le diable est un peu dans les secrets de Dieu. Pourtant M. de Wyzewa prend grand soin de nous avertir que ce rêveur est encore dans l’illusion et qu’il ne faut pas même croire qu’on ne croit pas. Cela entraîne dans la concupiscence, dans l’orgueil et dans toutes sortes de troubles affreux. Il faut ne penser à rien. Il faut tuer en soi l’intelligence. Il faut être dénué d’esprit. C’est à cette condition que vous entrerez dans le royaume des cieux. Il me reste des doutes.

D’abord, je ne sais trop ce que le nouvel évangéliste appelle le royaume des cieux. Je soupçonne que c’est un néant auprès duquel le scheol des vieux juifs ou le nirvana des bouddhistes est un séjour aussi animé que le boulevard des Italiens à cinq heures du soir. Il ne semble pas qu’il faille une préparation spéciale pour habiter un lieu si muet, si aveugle et si sourd. Puisqu’il ne s’agit que de tuer la vie qui est le mal, l’ignorance et la stupidité sont-elles donc indispensables ? Ne meurt-on pas tout aussi bien savant qu’ignare, et le zèle de connaître ne peut-il user aussi la trame des mauvais jours ?

Le nouvel évangile selon Tolstoï nous dit : « Votre raison vous vient de Satan ; mais c’est Dieu qui vous parle par la voix de votre cœur. Et votre cœur vous ordonne de compatir et d’aimer. » Et il est vrai qu’il faut suivre les mouvements du cœur. Le cœur, tel que la douceur des mœurs et la paix des sociétés l’ont fait, est un conseiller de charité et d’amour. Mais si, comme on nous y invite, nous renoncions à tous les arts et à toutes les connaissances généreuses, si nous retombions dans la stupidité et dans la barbarie, le cœur nous conseillerait, comme aux sauvages, de mettre nos ennemis à la broche et de les manger. Le rêve de la vie n’en serait point adouci, et l’on ne peut pas dire que les images de la nature se reflètent dans l’âme d’un malheureux Fuégien, grelottant de faim et de froid, avec une douceur et un charme qu’elles n’ont point dans le cerveau d’un Européen lettré qui passe sa soirée dans la paix enchantée de sa bibliothèque. « Sous l’intelligence, il y a la bonté et l’amour qui fleuriront en fleurs immortelles si l’on déracine la mauvaise herbe qui les empêche de fleurir. » À Dieu ne plaise que je préfère quelque chose à la bonté. Mais il faut être intelligent pour être bon, il faut connaître pour aimer. Puisque le scepticisme a conduit, heureusement, je ne sais trop par quel chemin, M. de Wyzewa à la charité et à l’amour du prochain, qu’il laisse au moins à ses disciples assez d’esprit pour entendre le soliloque de leur cœur et la voix intérieure qui leur dira : « Prends ta part des souffrances du prochain. » Une âme jadis s’est prêtée mieux que toute autre à ces entretiens spirituels : celle de l’auteur de l’Imitation. Elle n’était pas ignorante et grossière, mais au contraire cultivée et fleurie comme ces vergers décrits par les vieux poètes.

L’amour et la pitié §

Les Disciples d’Emmaüs, par Teodor de Wyzewa.

M. Teodor de Wyzewa vient d’ajouter un livret à la collection de ces évangiles apocryphes, que l’Église a rejetés, mais dont les âmes pieuses respirèrent, à travers les siècles, la poésie parfumée. On sait que ce n’est pas la première fois que M. de Wyzewa, avec une liberté ingénue et une caressante audace, enrichit la légende chrétienne de mythes nouveaux. Il avait déjà, dans Le Baptême de Jésus, enseigné en symboles intelligibles la religion du renoncement et de la sainte simplicité. Il avait déjà glorifié les pauvres d’esprit, qu’il ne définit pas seulement, avec les commentateurs, ceux dont l’esprit a consenti à la pauvreté, mais ceux qui se sont désintéressés des vaines connaissances dans lesquelles l’âme humaine ne goûte que les sombres joies de l’orgueil. Il avait déjà dessiné des figures d’idylle moderne en marge de saint Matthieu.

Mais c’est dans son nouveau petit évangile, Les Disciples d’Emmaüs, qu’il a exprimé ses chères idées de paix et d’amour avec la plus heureuse et la plus riante limpidité.

Elle est adorable cette scène d’auberge que saint Luc a contée si simplement et que Rembrandt a peinte avec autant de mystère que de familiarité.

M. de Wyzewa l’a reprise à son tour pour en faire la scène initiale de son conte pieux. Il nous dit que deux disciples de Jésus, le cordonnier Siméon et Cléophas, ancien scribe de la synagogue, s’étant enfuis de Jérusalem après la mort du Maître, rencontrèrent sur la route de Samarie un voyageur qu’ils ne reconnurent pas d’abord (ainsi qu’il est écrit). Mais, ayant soupé avec lui dans une auberge du bourg d’Emmaüs, ils virent que c’était Jésus, ressuscité d’entre les morts. Et Jésus leur dit deux paraboles dont voici la première :

Un savant homme vivait à Jérusalem, sous le roi David. Pour se consacrer tout entier à l’étude, il avait refusé de se marier ; il avait renoncé à un emploi dans le temple, qui lui rapportait honneurs et profits. Il ne pensait ni à boire ni à manger. Du matin au soir il étudiait. Il était très vieux, mais il étudiait toujours. Ses voisins, le voyant détaché du monde, le vénéraient comme un saint, et de tout le royaume les docteurs venaient à lui pour le consulter.

Or il entendit dans son sommeil une voix qui lui disait : « Si tu ne deviens pas encore plus savant que tu n’es, tu n’entreras pas au royaume des cieux ! »

Alors il se rappela qu’un savant homme vivait en Égypte, qui avait la réputation de savoir toutes choses. Et il se mit en route pour le consulter.

Il rencontra sur son chemin un chien qui criait : une épine lui était entrée dans la patte, et il ne parvenait pas à l’enlever. Mais le savant homme était si pressé d’arriver au but de son voyage qu’à peine il entendait les cris de ce chien. Et il poursuivit sa route, et le sage d’Égypte lui apprit tout ce qu’il savait.

Et voici que, dans la nuit de son retour à Jérusalem, il fut saisi d’une fièvre : et il sut qu’il allait mourir, car il connaissait les noms et les caractères de toutes les maladies. Et voici que, de nouveau, il entendit la voix, et la voix lui dit : « Tu n’entreras pas au royaume des cieux, puisque tu n’as pas réussi à devenir plus savant que tu n’étais ! »

Et il mourut, et il n’entra pas au royaume des cieux : car il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.

Et Jésus dit encore à Cléophas, le scribe, et à Siméon, le cordonnier :

Un mendiant vivait à Jérusalem, sous le roi David. C’était le dernier des mendiants. Il était bossu et boiteux des deux jambes, et les passants crachaient sur lui, dans la rue, pour se divertir.

Or un jour il vint aux portes du palais d’un prince, dont la femme était la plus belle femme du royaume. Et il dit aux domestiques qu’il était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les domestiques le chassèrent à coups de bâton, et leurs enfants crachèrent sur lui et leurs chiens le mordirent aux jambes.

Mais le mendiant s’assit devant les portes du palais. Et bientôt il vit s’approcher des seigneurs amis de la maison, et il leur dit qu’il était venu pour donner un baiser à la femme du prince. Et les seigneurs le plaisantèrent sur sa laideur et sa bêtise, après quoi ils lui jetèrent une aumône et entrèrent dans le palais.

Mais le mendiant resta assis devant la porte et bientôt il vit s’approcher le prince lui-même. Et il lui dit qu’il était venu pour donner un baiser à la princesse, sa femme. Et le prince, touché de sa misère, lui parla doucement : « Ami, quelle folie t’a germé dans la tête ? Ne sais-tu pas que la loi nous défend de lever les yeux sur la femme de notre prochain ? Mais voici tout l’argent de ma bourse : prends-le et amuse-toi suivant ton plaisir. »

Mais le mendiant refusa l’argent et dit au prince : « Jamais je n’ai vu une femme si belle. Je suis un pauvre homme, je n’ai besoin d’aucun plaisir. Mais les yeux de la princesse me brûlent le cœur, depuis que je l’ai vue, comme des charbons enflammés, et je vais mourir si je ne lui donne pas un baiser. »

Et le prince lui répondit : « Ami, tu auras donc ce que tu désires. Et que Dieu te juge, si tu agis contre sa loi ! » Et il alla prendre par la main sa jeune femme, qui était plus parée et plus belle que les fleurs des bois ; et il l’amena au mendiant pour qu’il lui donnât un baiser. Et il y eut une grande joie dans le ciel, car beaucoup » sont appelés, mais peu sont élus. Que celui qui a des oreilles entende !

Mais ni Siméon, le cordonnier, ni Cléophas, le scribe, ne comprirent le sens de ces deux paraboles. C’est pourquoi Cléophas, s’attachant à la première, résolut d’acquérir la science, et Siméon, ne considérant que la seconde, poursuivit l’accomplissement de ses désirs. Or, comme il aimait la table et les femmes, il s’aperçut bientôt qu’il ne parviendrait point à se procurer les plaisirs de la chair s’il ne commençait par acquérir de grandes richesses. Il se jeta dans de vastes entreprises et, après avoir exploité cinq ans les mines d’argent de Capharnaüm, il devint assez riche pour acheter tout ce qui se vend. Il fit servir sur sa table des mets auprès desquels ceux de Trimalcion eussent semblé pauvres et sans génie. Mais, ayant l’estomac perdu, il n’y pouvait toucher. Quant à l’amour, ce souverain bien lui coûta, comme à Pangloss, une oreille et le bout du nez. Enfin il fut spolié de ses biens injustement acquis, et contraint à fuir la ville, car, dit M. de Wyzewa, « du jour où l’on sut qu’il était volé on s’aperçut qu’il était un voleur ».

Il se fit mendiant et il dut reconnaître que le bonheur n’est point dans la satisfaction des appétits.

Cependant Cléophas, le scribe, estimant que la science est la clef du royaume des cieux, alla étudier à Alexandrie. Il y acquit de profondes connaissances en physique et en astronomie. Mais il n’y trouva pas un bonheur durable :

— Un jour, dit-il lui-même, mes yeux s’ouvrirent, et ce fut la fin de ma joie. Je m’aperçus alors que ce que je prenais pour les lois de la nature n’était que de vaines formules. Nos pères avaient eu d’autres sciences qu’ils croyaient éternelles comme nous les nôtres ; et c’est à peine si assez de traces nous en restaient pour alimenter notre moquerie. Je m’aperçus que toutes nos sciences reposaient sur de présomptueuses hypothèses : sur l’hypothèse que la nature était faite en vue de notre pensée, sur l’hypothèse que ses lois étaient d’accord avec les habitudes de notre esprit, sur l’hypothèse que les mouvements de la nature se reproduisaient d’une façon régulière et constante. Autant de chimères !… Je m’en aperçus dès le jour où mes yeux s’ouvrirent. Et sans cesse je vis s’effondrer, sous des faits nouveaux, quelqu’une de ces lois soi-disant universelles que j’avais prétendu établir…

Si du moins l’esprit pouvait être assuré de connaître les faits, à défaut de leurs lois ! Mais non, pas même cela n’est possible ! Les faits, tels qu’ils nous apparaissent, sont le produit de notre pensée : rien, absolument rien, ne nous démontre qu’ils soient réels et hors de nous. Rien ne nous permet de distinguer une seule fois le rêve de la réalité. Et au commencement et à la fin de toute science, le mystère. Aucun moyen de deviner par la science l’origine ni le but de rien.

Encore Cléophas se consolerait-il, peut-être, de la vanité de la science, si cette vanité demeurait innocente. Mais il croit découvrir qu’elle est criminelle. La machine broie et dévore l’homme. La médecine crée plus de maladies qu’elle n’en guérit. La physique fournit aux hommes des instruments de carnage. Pénétré de ces idées désespérantes, Cléophas renonça à la science et, fuyant Alexandrie, s’en alla entreprendre, à Antioche, des recherches métaphysiques qu’il croyait du moins inoffensives. Il fut amèrement détrompé en voyant ses disciples se gouverner sur ses maximes.

J’avais imaginé, par exemple, dit-il, que la loi suprême de la vie dans l’univers était peut-être la lutte, amenant la victoire du plus fort ; et cette imagination avait ravivé dans le cœur des hommes le goût de la lutte, elle le leur avait fait paraître plus impérieux et plus légitime.

Bref, le Cléophas de M. de Wyzewa, comme le M. Sixte de M. Paul Bourget, s’effraye de l’application que ses disciples font de la doctrine de la concurrence vitale, et il s’aperçoit qu’en enseignant que la nature est indifférente en morale on fait partager à l’homme cette cruelle indifférence. Cléophas, ayant ensuite essayé de fonder un socialisme scientifique, ne fut pas plus heureux dans cette seconde tentative qu’il n’avait été dans la première. Voici, en effet, ce qu’il confesse à ce sujet :

J’avais imaginé que peut-être tous les hommes étaient d’origine commune. Et les hommes en avaient conclu qu’ils possédaient tous les mêmes droits, étant égaux, et les pauvres s’étaient mis à haïr, comme une injustice à leur détriment, la richesse des riches.

Et Cléophas, épouvanté, voit sortir de ses spéculations philosophiques les grèves et les syndicats, et les attentats anarchistes et tous les maux qui affligent la démocratie d’Antioche. Il fuit aux déserts de Syrie et médite dans la solitude ; mais sa pensée le torture ; l’esprit et le corps détraqués, il erre par le monde.

Or, trente ans après le souper d’Emmaüs, par un matin de printemps, comme il suivait le petit chemin qui mène d’Arad à Thamara, en Idumée, il y rencontra Siméon, le cordonnier, couvert de loques et rongé d’ulcères. Et ils durent bien avouer, en se retrouvant si misérables, qu’ils n’avaient pas compris le sens des paraboles que le maître leur avait récitées.

Ce sens mystérieux et salutaire devait leur être bientôt révélé. Car, pour fuir un orage, qui les couvrit de pluie, de ténèbres et d’éclairs, ils gravirent la colline et découvrirent au sommet, sous un ciel bleu, une terre fortunée dont les champs n’étaient point séparés par des limites. Là tout était riant et fleuri ; là régnait l’âge d’or. Et M. Teodor de Wyzewa a peint ces Iduméens avec une grâce rustique qui rappelle l’Eubéenne de Dion Chrysostome. Il n’y a ni arts, ni sciences, ni lois dans cette république de l’innocence, et deux vertus y règnent paisiblement : l’amour et la pitié. Jésus les inspira. C’est dans cette montagne, au bord d’un lac bleu, semé d’îles fleuries, que le bon grain a germé. Car, si les deux disciples n’ont point compris les paroles du maître, un auditeur plus humble que le scribe, plus humble même que le cordonnier, le serviteur de l’auberge, les a entendues dans leur véritable sens et il les a révélées aux bons Iduméens de la montagne.

Le savant homme qui, dans sa fureur de connaître, ferme ses oreilles à la plainte d’un chien et perd le royaume des cieux, enseigne qu’on est sauvé par la pitié ; et le prince, qui enfreint la loi de son pays pour accorder à un malheureux la seule joie qu’il désirait, nous fait entendre qu’il n’y a d’autre loi que l’amour. Et le serviteur de l’auberge a porté cet évangile aux montagnards iduméens, qui y conforment leur vie rustique, heureuse et cachée.

Recueillis par eux avec une bonté joyeuse, Cléophas et Siméon oublieront, dans cet Eldorado des cœurs simples, les maux de la pensée ou du désir. Le scribe redevenu ignorant redeviendra innocent et bon, et le sensuel cordonnier y goûtera des plaisirs compatibles avec ce qui lui reste de nez.

Je parlais de l’Eubéenne : La félicité des chasseurs, que Dion nous montre vivant heureux et bons sur la montagne, semble froide et rude, comparée à ce sensualisme innocent et gracieux que M. de Wyzewa prête à ses Iduméens. Et cette Idumée est la plus aimable des utopies, et la plus touchante aussi, car on sent que le poète l’a réalisée dans son cœur.

Mais je ne croirai jamais qu’il faille renoncer à la pensée pour établir le royaume de Dieu en ce monde.

Je ne croirai jamais que l’état de nature soit heureux et doux. Ce n’est pas que je me fasse illusion sur la science qui n’est, après tout, qu’une paire de besicles qui fait voir les surfaces grossies, sans rien nous découvrir de l’intimité des choses ; ce n’est pas que je croie à l’innocence de l’industrie qui broie tant d’existences dans ses machines ; ce n’est pas que j’admire outre mesure la civilisation qui n’a pu encore exterminer la guerre. Mais c’est un fait quelles sauvages sont plus malheureux que nous, et plus cruels. Nous avons des médecins qui ne guérissent pas beaucoup de maladies ; mais les sorciers des tribus noires font moins de bien encore, et plus de mal. Les peuples policés offensent grandement la charité et l’amour ; les peuples barbares ont-ils plus de pitié ? Et savent-ils mieux aimer ?

Enfin pouvons-nous choisir entre l’ignorance et la connaissance, pouvons-nous rentrer nus dans le paradis terrestre ?

Non, le rêve de M. de Wyzewa n’est qu’un rêve. Mais qu’il est charmant, et pur et voluptueux, et qu’on regrette qu’il ne soit qu’un rêve !

La statue de Baudelaire §

Cette idée d’élever une statue à Baudelaire soulève des colères bien inattendues. La querelle n’a fait tant de bruit, il est vrai, que parce qu’elle a éclaté dans la tranquillité des vacances. Mais voilà les journaux en feu et la littérature partagée en deux camps. Si les esprits ne se calment, c’est la guerre civile, et l’on en viendra aux mains sur le boulevard Saint-Michel. Ainsi qu’il est d’usage dans les guerres fratricides, il faut que chaque parti songe à choisir un insigne distinctif, une fleur, par exemple. Les baudelairiens pourraient mettre à leur chapeau une tige de cette digitale dont la grappe empoisonnée est nommée dans les campagnes, pour l’éclat de ses longues corolles violettes, les « gants Notre-Dame ». Ce sera, si l’on veut, l’emblème des Fleurs du mal. Quant aux antibaudelairiens, je n’ai pas à leur donner de conseils, n’étant point avec eux. Peut-être se reconnaîtront-ils à un grand lis qu’ils tiendront à la main. Ce symbole leur conviendrait, puisqu’ils défendent la pureté des mœurs offensée par Baudelaire.

Ils ne nient pas tout à fait le mérite du poète. Ils reconnaissent, contraints et de mauvais gré, qu’il ne fut point sans art, et ils lui accordent un certain talent dont il fit, disent-ils, un mauvais usage. C’est au nom de la morale plutôt que du goût qu’ils protestent contre les honneurs qu’on veut rendre à sa mémoire, contre ce bronze qu’on lui prépare et qu’on eût mieux employé à immortaliser les images de la vertu — ou de la puissance.

M. Brunetière, le premier, poussa l’attaque avec sa raideur coutumière. Dans le fait, il poursuivait une vieille querelle. Ayant, voilà cinq ou six ans, voulu, et, peut-être, cru tuer Baudelaire, il n’est pas homme à souper avec sa statue. C’est là un jeu d’impie et l’on sait où il mène. M. Brunetière est trop grave pour badiner avec ses victimes. Il n’a jamais ri.

On n’est pas surpris de le voir défendre la morale et y soumettre la littérature, comme il y avait déjà soumis la science, car il vous souvient qu’il s’éleva vivement, il y a quelques années, contre les philosophes qui ne subordonnent pas leurs doctrines à la morale courante. Pourtant, je ne vois pas bien ce qu’il reproche, en cette matière, à l’auteur des Fleurs du mal. Sans prétendre trouver dans ces poèmes un corps de doctrine et vouloir en extraire une éthique, on peut y suivre des tendances, y deviner un sentiment. Or, ce sentiment est chrétien, ces tendances sont rigoureusement catholiques, et le poète s’y fait volontiers théologien. Quand M. Brunetière marque d’un ongle fatal les strophes de la Charogne et quand il les note d’infamie, j’ai grande envie de lui crier :

— Prenez garde, ce qui vous scandalise n’est qu’un lieu commun, développé par tous les pères, par tous les docteurs, et mis en vers par tous les poètes du moyen âge, jusqu’à François Villon

Corps féminin, qui tant es tendre, etc.

et, si vous faites peu de cas de ces poètes et de ces pères, je vous dirai encore :

— Prenez garde. C’est du Bossuet. Dieu sait si vous l’admirez, celui-là ! Vous l’aimez, vous le goûtez en toute connaissance. Vous l’avez étudié dans des articles admirables de méthode et dont il fallait bien sentir la force. Vous avez parlé des Variations en un langage digne de ce grand livre. Sur Bossuet enfin vous fûtes toujours excellent. Comment détestez-vous, dans Les Fleurs du mal, ce que vous prisez dans les Oraisons funèbres ?

Baudelaire :

Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
       À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
       Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
       Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
       Moisir parmi les ossements.

Bossuet :

Le matin elle fleurissait ; avec quelles grâces ! vous le savez : le soir, nous la vîmes séchée… La voilà, malgré ce grand cœur, cette princesse si admirée et si chérie ! La voilà telle que la mort nous l’a faite ; encore ce reste tel quel va-t-il disparaître… Notre chair change bientôt de nature. Notre corps prend un autre nom ; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps : il devient un je ne sais quoi, qui n’a plus de nom dans aucune langue.

Je ne suis pas le premier, sans doute, à faire un rapprochement si naturel et si peu forcé. On pourrait l’étendre jusqu’aux conclusions où tendent et l’orateur sacré et le poète profane.

Bossuet :

Mais dis-je la vérité ? L’homme, que Dieu a fait à son image, n’est-il qu’une ombre ?

Baudelaire :

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
    Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
    De mes amours décomposés !

Il n’est point excessif de dire que Baudelaire fut, après Brébeuf, après le Corneille de l’Imitation, et Godeau et J.-B. Rousseau, le dernier en date des poètes spirituels. Ceux de ses contemporains qui avaient le plus de culture et de réflexion ne s’y trompèrent point. Un grand homme obscur, qui laissa dans les brasseries du quartier latin le souvenir d’une éloquence digne de la chaire et d’une barbe philosophique, Dulamon, nourri de saint Thomas, avait reconnu des premiers la concordance de la philosophie de Baudelaire et de la théologie chrétienne. Il se nourrissait et se délectait des Fleurs du mal comme d’un petit manuel à l’usage des pénitents. Il y trouvait cet enseignement orthodoxe que l’homme déchu est la proie du mal et que « les sources de son être ont été corrompues, le corps par la sensualité, l’âme par la curiosité indiscrète et l’orgueil ». Barbey d’Aurevilly, qui fut le dernier mousquetaire de l’Église, flaira aussi le christianisme pimenté du poète : il voyait bien que Baudelaire avait peint, à l’exemple des vieux casuistes, le monde de la Chute. Une croyance intime et profonde au péché originel est le fondement de cette inspiration que le mal emplit tout entière et qui ne conçoit le salut et le rachat que dans la douleur.

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance

Comme un divin remède à nos impuretés

Et comme la meilleure et la plus pure essence

Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Il faut que M. Brunetière soit peu chrétien pour n’avoir aucun soupçon de ces vérités. Et, en effet, c’est un esprit qui ne commence qu’à Descartes. Encore serais-je en droit de lui reprocher de méconnaître en Baudelaire la morale de Bossuet mise en vers classiques par un disciple de Boileau. Car Baudelaire a la facture de Nicolas, et c’est encore ce que M. Brunetière n’a pas vu. Mais je ne veux pas prendre trop d’avantage et je craindrais de compromettre une victoire certaine par d’élégantes et vaines prouesses. Je fais paraître que Baudelaire était chrétien et que sa morale est celle des docteurs. Je n’irai pas jusqu’à le faire bon chrétien, et j’accorderai à mon adversaire que ce poète mit à peindre le vice une complaisance qui passe les besoins de l’édification, qu’il goûta à l’excès les délices du péché et qu’il laissa percer une joie diabolique à découvrir des crimes rares et des impuretés singulières, Baudelaire n’est pas un de ces esprits unis, limpides, transparents, qui rassurent. Il a des dessous inquiétants, je n’ai pas dit que ce fut une âme apostolique. Et je veux bien qu’il se trouve de l’immoralité dans sa morale. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu au monde un poète moral : en tout cas ce ne fut ni Virgile, ni Shakespeare, ni Racine, ni aucun de ceux que l’humanité honore comme les interprètes de ses passions et les révélateurs de ses secrets. Ceux-là furent, en morale, indifférents comme la nature dont ils sont les voix.

Un vieux janséniste, plein de sens et de doctrine, M. Barbier d’Aucour, professait au dix-septième siècle que tous les poètes sont des empoisonneurs publics.

Racine, qui avait des scrupules religieux quand il ne faisait point de tragédies, répondit, avec amertume, qu’on peut être poète sans offenser les âmes. Mais M. d’Aucour lui répliqua avec finesse :

— On vous fâche, monsieur, quand on vous dit que votre muse est une empoisonneuse. On vous fâcherait bien davantage en vous disant qu’elle est une innocente.

La poésie de Baudelaire n’est pas plus immorale qu’une autre. Mais elle n’est point faite pour les âmes jeunes et simples, pour le public, pour le grand jour et le grand air. Elle est secrète et veut des connaisseurs savants et délicats pour la goûter dans une chambre close.

Ernest Renan §

Tout ce qui pense au monde l’a dit ou le dira ; on l’a dit ici même en excellents termes : Ernest Renan fut de tous nos contemporains celui qui exerça la plus grande influence sur les esprits cultivés et celui qui ajouta le plus à leur culture. Il fut le maître de beaucoup. Beaucoup peuvent dire avec celui qui écrit en pleurant ces lignes et qui sent la plume trembler entre ses doigts : « Nous avons perdu notre maître, notre lumière, notre chère gloire ! » Il prenait les âmes non par violence et à grandes secousses, dans le filet d’un système, mais avec la douce force des eaux bienfaisantes qui fécondent les terres. Il les enveloppait dans les enchantements du plus beau génie qui ait jamais parlé la plus belle des langues. Il nous a rempli de sa science profonde, de sa riche pensée, de ses doutes même, qui dans un tel esprit avaient l’efficacité d’une croyance. Il a exercé trente ans un pouvoir spirituel sur l’Europe. Voilà ce que diront les indifférents, les adversaires eux-mêmes. Mais ce que nous devons dire, nous ses amis, nous qui eûmes l’honneur inestimable de l’approcher, c’est qu’il fut le meilleur des hommes, le plus simple, le plus doux et en même temps le plus ferme cœur qui ait jamais battu en ce monde.

Sous des dehors aimables et gracieux, il renfermait les plus solides vertus. Il accomplissait tous ses devoirs professionnels avec une exactitude qui ne négligeait aucun détail. On l’a vu s’astreindre à des obligations dont tout le monde hors lui-même pensait qu’un tel homme devait se dégager. Ceux qui ne le connaissaient pas le croyaient volontiers indifférent et tout enfermé dans les spéculations de sa pensée. Il était, au contraire, attentif, scrupuleux à remplir les emplois qui lui étaient confiés et tous les devoirs, même les plus humbles, étaient impérieux et pressants pour lui.

Cet homme était la droiture même ; jamais sa bienveillance, sa politesse exquise, sa crainte délicate qu’il avait de déplaire, ne le firent céder sur ce qu’il croyait la vérité. Nous sommes plusieurs assez heureux pour l’avoir vu dans ces réunions mondaines, mais amies, où il se plaisait parce qu’il était bon, sociable, bienveillant, et où il goûtait sans doute quelque reflet de la joie qu’il y répandait. Nous pourrions recueillir ses propos de table ; nous songerions peut-être à le faire si nous ne savions combien il est difficile, dans un tel recueil, d’éviter les trahisons involontaires. Du moins pouvons-nous assurer que, dans ses propos les plus intimes, tout exprimait, tout respirait le parfait honnête homme, le grand philosophe et le bon citoyen.

Ce serait mal servir sa mémoire que de nous arrêter à deux ou trois articles de journaux qui, dans ce grand concert de douleur et d’admiration, ont suspecté son patriotisme. Manquer à la patrie, lui qui l’honora par ses travaux, et contribua plus que tout autre, pendant un demi-siècle, à sa gloire scientifique et intellectuelle, lui qui la voulait enrichir de toutes les connaissances amassées en Europe, lui qui, dans un de ses discours, a donné de la patrie la notion la plus belle, la plus large, la plus grande, quand il l’a définie la communauté d’hommes qui ayant accompli de grandes choses ensemble veulent ensemble en accomplir encore !

Nous l’avons entendu, dans l’intimité, tout occupé de l’avenir de la France, et il ne serait pas possible de dénaturer ses propos jusqu’à tourner en malveillance l’expression de sa vive sollicitude.

Sa conversation était un mélange exquis de profondeur et d’ingénuité. Il était original avec une bonhomie parfaite. Il ne se piquait point de bien parler ; vous savez qu’il ne se piquait point même de bien écrire.

Il n’aimait pas à paraître ; et jamais homme n’eut moins que lui le souci de l’effet. C’est dans cette ingénuité naturelle, dans cette sainte simplicité que je serais tenté de rechercher la raison de l’éloignement qu’il ressentait instinctivement pour tout ce qui est littéraire. Cet éloignement était chez lui, comme le reste, tout à fait sincère. Il trouvait aux lettres pures trop d’artifice, et c’est sans rhétorique qu’il fut un grand écrivain.

Comment se fait-il, diront ceux qui ne l’ont point connu, qu’un esprit si avisé, si aigu, si averti sur toutes choses, eût gardé cette simplicité ? Le mélange est rare, en effet ; chez M. Ernest Renan, il était délicieux ; en lui le bonhomme faisait la fusion du savant et du poète. Il faut l’avoir vu, sa forte tête penchée sur l’épaule, ses mains grasses de prélat jointes sur le buste, son vaste corps se poussant à la suite de chaque phrase ; il faut l’avoir entendu contant, d’une voix pleine et grasse, que la maladie avait fait tomber avant l’âge, tantôt quelque souvenir de ses voyages d’Orient, tantôt quelque histoire de saint, qu’il rendait vivante, ou bien encore rappelant les frais souvenirs de son enfance en Bretagne ; il faut, dis-je, l’avoir vu et entendu pour se faire une idée du charme que répand la bonté quand le génie l’embellit.

On ne l’entendit jamais dire une perfidie, ni une malice, si l’on garde à ce dernier mot la force de son vieux sens. Il ne parlait jamais des méchants ni des sots, estimant que le silence était le seul châtiment qu’il convînt de leur infliger.

Il était souriant ; il gardait, au milieu des travaux de la vie, des fatigues de l’âge, de souffrances parfois cruelles, une gaieté inaltérable. Il faisait bon visage à tous, distinguant, quoi qu’on ait dit, les gens de mérite. Et cette distinction est une grande preuve de sa bonté. Car il lui était permis de nous tenir tous pour égaux devant lui.

Comme tous les esprits polis, il se plaisait dans la société des femmes, et les plus ornées par l’esprit goûtaient à envi sa conversation, ses façons courtoises et discrètes, son ton de bonne compagnie, où rien ne sentait le pédant. Mondain, il demeurait un grand sage, et l’on peut dire que, partout où il se trouva, il fut exemplaire.

Ce goût du monde et de la société, qu’il avait assez vif, ne l’emporta jamais à retrancher une heure sur ses travaux et sur ses devoirs. Mais sa vie était si bien ordonnée et soumise à une règle si admirable qu’il put y mettre beaucoup d’œuvres et quelques distractions décentes. Et ces soirées mêmes qu’il donnait au monde étaient des leçons de sagesse qui n’auront point été perdues. Que de fois il nous a rendu, dans des nuits d’hiver, dont le souvenir ne finira qu’avec nous, le Banquet de Platon ! Mais jamais le jeune Alcibiade n’osa y venir, sur le tard, avec ses joueuses de flûte.

M. Ernest Renan fut dans l’intimité aussi respectable qu’il était aimable. La vénération de tous lui faisait une couronne aux tables où il s’asseyait. Oh ! qu’avec sa bonhomie, sa grâce ouverte, sa bonne humeur, son air simple et facile, il était l’hôte auguste, le demi-dieu mortel ! Que nous sentions bien que quelque chose de grand était parmi nous !

Ce serait rendre à cette existence un hommage incomplet que de n’y point associer la femme admirable qui, la partageant, la servit et l’orna par ses vertus fortes et charmantes, et qui fut l’épouse accomplie d’un grand homme. Mais il suffit, pour tout dire, de rappeler le témoignage que M. Renan rendit d’elle dans ses livres.

Il ne m’a pas été possible de faire autre chose, dans cette causerie, que de m’abandonner au fil de mes souvenirs, et cela même m’était douloureux. Pourtant, une si grande mémoire et une si belle vie doivent inspirer des sentiments élevés et une pensée sereine. Au maître que nous avons perdu, mais dont la parole demeure, nous devons de vaincre notre douleur. Et la seule manière de l’honorer dignement est de repasser à cette heure quelques-uns des enseignements qu’il nous a laissés. Il était essentiellement moral et religieux, puisque après que ses croyances furent déracinées il garda sa foi en ces vérités de sentiment qui font la dignité de l’homme et seules donnent du prix à la vie. Il crut que le bien était le bien, et il ne pensa jamais qu’il y eût de la duperie dans la vertu et dans le sacrifice. « Le but de l’humanité, a-t-il dit, n’est pas le bonheur ; c’est la perfection intellectuelle et morale. » Ce dieu qu’il ne reconnaissait plus dans des formules inintelligibles et dans des dogmes obscurs, il le retrouvait dans la nature et dans l’homme, il le reconnaissait dans tout ce qui est beau, dans tout ce qui est bien. Il était optimiste et croyait qu’en définitive le bon l’emportait sur le mauvais ; il aimait cette humanité dont il fut un des plus magnifiques exemplaires.

Le comte Robert de Montesquiou. — « Les Chauves-Souris » §

Les Chauves-Souris, Clairs-Obscurs, 1 volume in-4º.

Le poète qui se révèle aujourd’hui tient son nom d’une des quatre baronnies de l’Armagnac féodal. Il sort de cette branche affinée des Montesquiou-Fezensac, qui produisit, à la fin du dix-huitième siècle et au commencement du dix-neuvième, des seigneurs philanthropes, des généraux poètes, des législateurs bienveillants. Le marquis de Montesquiou siégea à la Constituante et y fit preuve de modération et de désintéressement. Cet homme d’épée avait des idées neuves en matière de finances. Il était lettré et composait d’aimables comédies. Le comte Pierre de Montesquiou, son fils, montra dans des temps difficiles une paisible sagesse ; son petit-fils, le général, après avoir été à Essling, à Wagram, à Hanau, composa un poème en vingt-quatre chants, moins épique, sans doute, que sa propre existence. Amusements énormes et ingénus d’un héros vieillissant. Tous ces Montesquiou paraissent dans notre histoire politique et parlementaire avec une bonne grâce, avec une fine intelligence qui est leur air de famille. Le plus célèbre d’entre eux, parce qu’il fut le plus agissant, l’abbé, ministre de Louis XVIII, montrait lui-même dans l’intimité ces qualités natives qu’on ne retrouve guère dans sa politique. « Il avait, dit un homme d’État qui l’approcha, le cœur plus libéral que les idées. » N’a-t-il pas répondu très joliment à ses amis, qui lui reprochaient d’avoir nommé un protestant, M. Guizot, secrétaire général : « Croyez-vous donc que je veuille le faire pape ? »

Je ne rappelle pas ces personnages avec le dessein de les retrouver, de quelque manière, dans leur petit-neveu, dans leur petit-fils, dans leur descendant actuel. Quand bien même je me sentirais attiré par l’idée séduisante de rattacher à cette brillante lignée un esprit qui en pourrait marquer le point extrême d’affinement et en qui, tout au moins, elle n’a rien perdu en fierté, en courtoisie ni en délicatesse, je craindrais de me perdre dans le dédale des lois certaines, mais obscures, de l’hérédité. Il me suffira de vous avoir présenté M. Robert de Montesquiou dans sa galerie de portraits historiques. Et, ne fût-ce que par une fantaisie, qu’on peut tourner au symbole, je rappellerai encore un de ses aïeux, plus lointain celui-là, et plus romanesque, d’Artagnan le mousquetaire.

Il y a du mousquetaire tourné à l’artiste et au poète dans M. Robert de Montesquiou, qui est, si l’on veut, le d’Artagnan du rare et de l’exquis. Tout jeune, sans avoir rien livré de son œuvre, et gardant en tout la discrétion d’un galant homme, il avait sa légende qui, comme toutes les légendes, cache un fond de vérité sous une broderie de mensonges. On lui attribuait des raffinements merveilleux de vie, une recherche inouïe de l’exquis, la maladie délicieuse du rare et du précieux. On disait qu’il avait enchâssé des rubis et des émeraudes dans la carapace d’une tortue vivante, devenue digne ainsi de marcher sur les plus somptueux tapis. Et quand un romancier d’un talent coloré créa le type d’un Héliogabale parisien, on voulut retrouver dans le des Esseintes de M. J.-K. Huysmans quelques traits empruntés aux imaginations du comte Robert de Montesquiou.

On eut grand tort. M. de Montesquiou n’est pas un des Esseintes. Et si l’on peut pénétrer le secret de sa vie discrète et cachée, consacrée à un labeur charmant mais rude et prolongé, on ne retrouvera rien du Montesquiou légendaire et mythique, sinon un amant délicat des belles choses, s’entourant des formes de l’art qui répondent le mieux à ses rêves, vivant dans les somptuosités choisies du mobilier empire et du décor japonais, assez artiste enfin pour donner au ciseleur la maquette en cire d’un cuivre ornemental et à Gallé le modèle d’un meuble en marqueterie. On reconnaîtra que c’est là un Héliogabale bien innocent. Au reste sa grande affaire ce sont ses poèmes, qu’il compose au hasard et à la faveur de l’inspiration, mais qui se relient tous les uns aux autres par un lien ténu mais toujours ressaisi.

Aussi s’est-il toujours refusé à donner aux revues des poèmes détachés. Il veut que son œuvre paraisse tout assemblée ; et le premier tome qu’il en donne, Les Chauves-Souris (qui dans la pensée du poète suit un premier tome, encore inédit) forme un tout composé de pièces distinctes, ayant leur sens en elles-mêmes et leur sens dans l’ensemble. Mais sur ce livre, imprimé avec une sobre magnificence et vêtu de soie comme un mandarin, ne cherchez point le nom de l’éditeur. Ce livre ne se vend pas. M. de Montesquiou n’a pas risqué sa fierté jusqu’à offrir au public un livre qu’il ne destine qu’à des amis intellectuels, qu’à des parents d’âme et de cœur. Et je crains de trahir sa pudeur en parlant ici de l’homme et de l’œuvre.

J’offre à mes lecteurs un fruit à demi défendu. Comme ils ne se procureront pas aisément un exemplaire de ce livre discret et secret, je dois leur en donner du moins ici quelques pages arrachées. Je les avertis que j’ai choisi les extraits avec l’idée de faire connaître le plus complètement l’esprit de cette œuvre étrange et belle.

La chauve-souris, dont M. de Montesquiou a fait, pour cette fois, ses armoiries poétiques et qu’il a marquée dans le filigrane du papier comme sur la soie de la couverture et des gardes, est le symbole de son œuvre, l’allégorie des effets de nuit et de crépuscule qu’il s’est appliqué à peindre dans leur diversité infinie et avec les analogies morales qu’ils rappellent. On parle, dans un conte de fées du dix-septième siècle, d’une tapisserie qui représente tous les royaumes de la terre avec les villes, les paysages, les portraits des princes régnants et leur arbre généalogique, et qui est tissée si finement qu’on peut la passer dans une bague. On songe à cette broderie féerique devant ce poème composé de poèmes, qui, sur ce motif rapide de la chauve-souris, chante tant de choses de la nature et de la vie.

Le poète a conçu la chauve-souris comme l’emblème des heures douteuses et des âmes incertaines.

………………………………………………………
Repoussés des oiseaux, qui leur veulent des plumes,
Des fauves refoulés qui les voient s’envoler,
Perpétuellement martelés aux enclumes
Du clair et de l’obscur, qui les font s’affoler.

Eux-mêmes frémissants des terreurs qu’ils inspirent,
Malsains énamourés de leur perte sans fin,
Inventeurs de ce dont leurs misères s’empirent,
Écœurés du mortel — exilés du divin.

À chérir innocents, comme, à plaindre, coupables ;
Victimes d’un malaise incurable et formel ;
Quelques-uns irrués aux forfaits improbables ;
Les autres, cachottiers d’un impalpable miel.
(Essence.)

La première partie du poème représente la nuit dans la nature, et, pour évoquer une image de goût japonais, la chauve-souris sur la lune. Il a varié infiniment ce thème mélancolique.

LAUS NOCTIS

Le mystère des nuits exalte les cœurs chastes !
Ils y sentent s’ouvrir comme un embrassement
Qui, dans l’éternité de ses caresses vastes,
Comble tous les désirs, dompte chaque tourment.

Le parfum de la nuit enivre le cœur tendre !
La fleur qu’on ne voit pas a des baumes plus forts…
Tout sens est confondu : l’odorat croit entendre !
Aux inutiles yeux, tous les contours sont morts.

L’opacité des nuits attire le cœur morne !
Il y sent l’appeler l’affinité du deuil ;
Et le regard se roule aux épaisseurs sans borne
Des ombres, mieux qu’au ciel, où toujours veille un œil.

Le silence des nuits panse l’âme blessée !
Des philtres sont penchés des calices émus ;
Et, vers les abandons de l’amour délaissée,
D’invisibles baisers lentement se sont mus.

Le calme de la nuit rassure le cœur triste !
Il y sent déferler comme une charité
Pour tout ce grand orgueil qui, tout le jour, persiste,
Mais qui n’ose fléchir que dans l’obscurité.
………………………………………………………
La bonté de la nuit caresse l’âme veuve,
L’isolement de la nuit la connaît pour sœur
Et, comme un hyménée, à la tendresse neuve,
Des ténèbres émane et sort de la noirceur.

Pleurez dans ce repli de la nuit invitante,
Vous que la pudeur fière a voués au cil sec,
Vous que nul bras ami ne soutient et ne tente
Pour l’aveu des secrets… — pleurez ! pleurez avec

Avec l’étoile d’or que sa douceur argente,
Et qui veut bien, là-bas, laisser ce coin obscur,
Afin que l’œil tari, d’y sangloter s’enchante
Dans un pan du manteau qui le cache à l’azur !

On songe en lisant cette louange inquiète de la nuit à ce vers enchâssé par hasard dans la prose de Michelet, qui a dit quelque part de la Sulamite : Belle comme la nuit et comme elle peu sûre. Voici un autre paysage, charmant par la correspondance du ciel et de la terre, et curieux par le rythme ternaire, que l’auteur a ponctué :

CHANGE

Sous les roseaux — qui sont ses cils — le lac regarde
De son œil vert — l’azur léger — du firmament…
Sous sa paupière — or nuageux — le grand ciel darde
Son regard bleu — dans le regard — du flot aimant.

La fleur des eaux — la fleur des cieux — fleurissent, l’une
Son blanc pétale — et l’autre son — rayon blafard ;
Le nénuphar — en bas reluit — comme la lune,
La lune en haut — s’étale comme — un nénuphar.

Ce sont vos deux — points lumineux, — double prunelle
De l’œil des cieux — tout grand ouvert — sur l’œil des eaux
Se renvoyant — l’œillade pure — et fraternelle,
Sous leurs cils fins — faits de nuage — et de roseaux.

Je citerai encore ces délicieuses images des vergers du ciel, où l’on retrouve la poésie du Cantique des Cantiques, alanguie et quintessenciée.

MONSTRANCES

Les étoiles sont peu visibles dans les villes,
Aldébaran clignote, Arcture est partiel ;
Les falots rougeoyants de nos lanternes viles
Éclipsent la splendeur maternelle du ciel.

L’endroit de contempler est la campagne sainte,
Custode du regard solitaire et sans bruits,
Où dans le cadre obscur de la rurale enceinte
Les vergers constellés tendent leurs brûlants fruits.

Leurs grappes de clartés, leurs pulpes de lumière,
Raisins mystérieux, pêches du verger pur,
Dont la vendange prête et la récolte altière
Tirent la soif du cœur vers l’ivresse d’azur.

Sûr lieu de savourer les récoltes profondes,
De moisson éternelle, et de goûter les sucs
Du berceau radieux de la treille des mondes
Dont les pampres flambants ne sont jamais caducs.

Vrai seuil du rendez-vous des astres et des âmes,
Quand l’œillade s’échange entre l’homme et les cieux,
Où l’espalier divin a des treilles de flammes
Dont les feux sont des pleurs et les grains sont des yeux.

La deuxième partie de ce poème, que je comparais tout à l’heure à la tapisserie fée où l’on voit tant de choses de la nature et de l’homme, représente la chauve-souris humaine passant sur la lune symbolique. Et pour le poète, l’homme chauve-souris c’est l’être inégal à ses rêves, incertain entre le génie et la folie, c’est celui qui mêle l’exquis au monstrueux. Le type le plus parfait de ces âmes amphibies est, selon le poète, le roi Louis de Bavière, qui, précédé d’une longue théorie d’aïeux intellectuels, apparaît, dans le poème, comme un esthète dément, qui dormit sa vie dans un rêve d’art, sublime et coupable. Je citerai l’endroit où le poète fait parler ce solitaire somptueux au moment même où il se réveille de la vie, la tête hors des eaux dormantes qui vont le recouvrir.

………………………………………………………
Il s’écriait : « En vain l’on veut que je déchoie,
Chouette de mon Ombre, Aigle de mon Soleil,
Moi, le Roi Solitaire et le Roi Nonpareil !
Moi, le Roi Lycanthrope et le Roi Lunatique !
Moi, le Sage Insensé ; moi, le Moderne Antique !
Je me couche aux rayons de mon astre chéri,
Vierge comme Sapho, grand cœur endolori
Dont le sourire mort attirait les colombes !…
Il me plaît, il me sied d’avoir ces flots pour tombes
Que la Lune d’argent laque de sa clarté,
Ô la magicienne et pallide Astarté
Qui rythma de mon cœur les battements insignes !
Et, quand ils cesseront, les Sirènes, les Cygnes,
Qu’émeut au fond des nuits ce dernier chant d’amour,
Viendront me soulever pour me conduire au jour
Du ciel crépusculaire où règnent mes amies,
Vertes Filles du Rhin, magiques Floramyes ;
Les Géants et les Nains Nibelungs, rois du Lied,
Qu’égaie incessamment l’oiselet de Siegfried.
………………………………………………………

Puis le poète se demande, avec le populaire, dont il aime les dictons, les proverbes et les maximes : que deviennent les vieilles lunes ? Où va tout ce qui a brillé, puis disparu ? Où vont les vieilles lunes de Trianon, de la Malmaison et des Tuileries, incendiées et rasées ? Dans sa pitié charmante, le poète leur donne un refuge à Venise, la vieille lune des villes. Puis, enfin, à l’aube du jour et de l’avenir, il cherche parmi les fantômes promis à la vie, une forme assez pure, assez mystérieuse, assez charmante pour être une nouvelle lune. Il la trouve et ne la nomme pas.

J’ai essayé, sans y réussir, je le sens bien, de donner une idée de cette œuvre fine et grande, savante et sensible, ingénue et ingénieuse, colorée et nuancée, neuve et pleine de tradition, charmante, qui m’a ravi, trois jours, dans un monde enchanté. Par la magie de M. Robert de Montesquiou, j’ai vécu comme Chaucer au pays des fées, j’y ai vu des vergers fleuris, des dames, des chevaliers ; une ombre douce et de blancs rayons de lune y caressaient les amants et les rêveurs, et l’on y entendait des soupirs véritables.

M. Marcel Schwob. — « Le Roi au masque d’or » (1 vol.) §

« Il y a dans ce livre des masques et des figures couvertes ; un roi masqué d’or, un sauvage au mufle de fourrure, des routiers italiens à la face pestiférée et des routiers français avec de faux visages, des galériens heaumés de rouge, des jeunes filles subitement vieillies dans un miroir et une singulière foule de lépreux, d’embaumeuses, d’eunuques, d’assassins, de démoniaques et de pirates. »

C’est M. Marcel Schwob lui-même qui, dans sa préface, comme le Prologue des tragédies antiques, nous annonce le spectacle effrayant qui va se dérouler à nos yeux. Et comme les Dieux ou les Ombres qui venaient sur le théâtre, au temps d’Euripide, prophétiser l’action fatale, M. Marcel Schwob ne dit rien que de véritable. Nous verrons apparaître tous les masques et toutes les figures couvertes qu’il nous promet. Voici d’abord le roi au masque d’or, qui a symboliquement donné son nom à tout le livre. Ce roi mystérieux étend, du fond de son palais, sa puissance sur un empire sans nom, étrange et chaud comme un rêve d’opium. En cet Orient-rêve, « la cité, dit le poète (et quel autre nom donner à l’assembleur de ces éclatantes et philosophiques images ?) la cité avait été gouvernée jadis par des princes qui portaient le visage découvert ; mais dès longtemps s’était levée une longue horde de rois masqués. Nul homme n’avait vu la face de ces rois, et même les prêtres en ignoraient la raison. Cependant l’ordre avait été donné, depuis les âges anciens, de couvrir les visages de ceux qui s’approchaient de la résidence royale ; et cette famille de rois ne connaissait que les masques des hommes ».

Par une antique loi, qui n’avait jamais été transgressée, aucun miroir ne devait entrer dans le palais de ce roi dont la face était gardée dans l’or, comme des os dans les reliquaires. La galerie des aïeux était ornée de portraits éclatants et mystérieux. Visages masqués et surmontés de tiares :

« Seulement le portrait le plus ancien, écarté des autres, représentait un jeune homme pâle, aux yeux dilatés d’épouvante, le bas du visage dissimulé par les ornements royaux. »

Et ce roi, à qui il était interdit par une loi religieuse de voir un visage nu, était entouré de cinquante prêtres aux masques austères, de cinquante bouffons aux masques hilares et de cinquante femmes aux masques de satin, dont la beauté immuable souriait mystérieusement. Or, un vieillard, la face découverte, entra un jour dans ce palais de mensonges. C’était un de ces saints de l’Orient, qui acquièrent dans le jeûne et dans la méditation des vertus et des connaissances qui semblent divines. Et, bien qu’il fût aveugle, ce vieillard discerna que les bouffons étaient tristes sous leur masque joyeux, que les prêtres avaient des faces joviales sous leur grave apparence et que le satin doux et riant cachait sur le visage des femmes les rides de la peau et les angles durs des têtes osseuses. C’est pourquoi le roi s’enfuit épouvanté dans la campagne. Il rencontra une jeune fille d’une beauté aussi pure et fraîche que la prairie où elle filait le fil de sa quenouille. Il lui parla tendrement ; elle répondit avec douceur. Mais quand il eut ôté son masque, elle poussa un cri d’horreur et s’enfuit épouvantée. Et le roi, mirant dans une fontaine son visage nu, vit « une face blanchâtre, tuméfiée, couverte d’écailles, avec la peau soulevée par de hideux gonflements. »

Issu d’une dynastie lépreuse et défiguré, comme ses aïeux, par le mal héréditaire, il comprit aussitôt la raison de cet usage royal qui avait pris avec le temps l’auguste obscurité des coutumes sacrées. Plein d’horreur et craignant de se revoir, il se creva les yeux avec les crochets de son masque. Et comme il errait sur les chemins dans la nuit qu’il s’était faite, il entendit le son d’une clochette, qu’il crut pendue au cou des moutons, et une voix pure qui lui donna l’idée d’un pur visage de vierge. Mais c’était la voix d’une lépreuse qui, agitant sa clochette, s’en allait dans la cité des Misérables. Cependant, il n’approchait pas ses lèvres des joues de la jeune fille, de peur de les souiller. Car il se croyait encore lépreux, ne sachant pas que le sang de ses yeux, répandu sur sa face, l’avait purifiée. Ainsi, il se trompait deux fois. Mais il eut à ce prix l’illusion de la beauté.

Heureux qui jeune encor s’est crevé les deux yeux,
Afin d’avoir toujours à désirer les cieux !

Quel beau symbole que celui de ce roi au masque d’or qui se débat dans l’aridité de la vie, de mirage en mirage, de mensonge en mensonge, jusqu’au sommeil sans rêve ! Vraie image de l’homme, ce prince au masque d’or, qui ne saura jamais quelle réalité se cache sous les apparences et, trompé sur le moi et le non-moi, se débat vainement dans le sein de l’éternelle Maïa !

Les autres masques que nous fait paraître M. Marcel Schwob ne sont pas moins tragiques, et il en est tels à travers lesquels luisent des regards qui font frissonner. Les vingt et une nouvelles que comporte ce livre étrange et magnifique sont toutes dédiées à ces deux puissances, vieilles comme le monde et qui dureront autant que lui, la Terreur et la Pitié. M. Marcel Schwob sacrifie plus volontiers et plus abondamment à la première. Mais ce qu’il donne à la Pitié est précieux et rare. J’en avais pu douter quand on ne connaissait que son premier recueil, Cœur double. Cette fois, après avoir lu Cruchette et ce délicieux conte, Au pays bleu, il faut sentir ce qu’il y a de tendresse contenue et de chaste sensibilité dans l’âme de ce poète de l’horrible. Les masques et figures qu’il nous donne aujourd’hui sont très divers ; il en est qui se meuvent dans les épouvantes de la période glaciaire et qui sont comme le rêve de cet âge qui n’a point laissé le souvenir de ses rêves (La Mort d’Odjigh) ; il en est d’antiques, d’une antiquité non point traditionnelle et convenue, mais vive, fraîche et prise à sa source. Nous savions déjà avec quel art profond M. Marcel Schwob savait réveiller les contemporains de Pétrone et d’Apulée, comme il leur faisait avouer leurs croyances secrètes et leurs terreurs intimes, trahir les mouvements significatifs de la chair et du sang. On retrouve dans Le Roi au masque d’or de ces peintures aussi vives que celles qu’on découvre sur les murs des maisons de Pompéï (Les Embaumeuses, Les Eunuques).

Il faut citer à part Les Milésiennes, récit digne de Plutarque. Et, dans ma pensée, la louange n’est pas médiocre. Car si ce bon rhéteur était un peu trop abondant d’ordinaire, il sema ses Vies des hommes illustres de scènes tragiques et familières qui sont ce que l’antiquité nous a laissé de plus excellent en ce genre. Relisez, par exemple, la mort de Monime, l’expédition d’Antoine en Mésopotamie, la mort de Cléopâtre, vous goûterez l’élégante et forte concision de ces petits morceaux, la justesse du trait, le sens profond. Ce sont des espèces de contes ou nouvelles très rapides, comme nous les aimons aujourd’hui. Il ne faut que les détacher et les examiner à part. Si j’insiste ici sur ce point, c’est que je retrouve les mêmes qualités dans les contes de M. Marcel Schwob, pour peu que le sujet les veuille et les permette. Ces Milésiennes font mon admiration. À chaque page je crois voir un tableau peint à la cire dans l’atelier de Parrhasius. J’en veux du moins citer quelques lignes :

Tout à coup, sans que personne en sût la cause, les vierges de Milet commencèrent à se pendre. Ce fut comme une épidémie morale. En poussant les portes des gynécées, on heurtait les pieds encore frémissants d’un corps blanc, suspendu aux poutres. On était surpris par un soupir rauque et par un tintement de bagues, de bracelets et d’anneaux de chevilles qui roulaient à terre. La gorge des pendues se soulevait comme les ailes palpitantes d’un oiseau qu’on étouffe. Leurs yeux semblaient pleins de résignation, plutôt que d’horreur…

À peine le premier souffle du matin faisait frissonner les voiles tendus sur les cours intérieures, qu’il apportait des maisons amies le chant grave des pleureuses.

Je n’ai donné ce petit morceau qu’en exemple aux curieux de style, et mon intention n’était pas d’analyser la nouvelle qui est déjà très courte et qu’il faut lire. Pourtant on voudra savoir tout de suite pourquoi les vierges de Milet avaient ainsi le goût contagieux de la mort. Il ne s’agit point ici de ces trois Milésiennes qui se tuèrent à l’approche des Gaulois et dont l’épigramme funéraire est une des plus belles de l’Anthologie : « Ô Milet, chère patrie, nous sommes mortes toutes trois vierges et tes citoyennes. Le dur Arès des Celtes nous a fait cette destinée. Nous n’avons point attendu que notre sang coulât par une blessure impie et nous sommes allées trouver Hadès protecteur. » (J’ai traduit de mémoire et le temps me presse ; je ne puis vérifier. D’ailleurs, si j’ouvre l’Anthologie palatine, je m’y abîmerai jusqu’à demain). Non, les Milésiennes de M. Marcel Schwob se pendent après s’être vues dans le miroir magique d’Athénè, qui les montre non telles qu’elles sont, jeunes, fraîches, le corps plein et gonflé du suc de la jeunesse, mais telles qu’elles seront un jour, ridées, la chair aride, les membres noueux. Hélas ! si l’on savait l’avenir, qui consentirait à vivre ? C’est l’unique bonté de la nature, de nous laisser dans ignorance de notre destinée. Et la réflexion, qui est le vrai miroir d’Athénè, apporte aux sages des tourments inconnus au vulgaire, qui est plus sage qu’eux. M. Marcel Schwob nous fait voir en ce livre d’assez terribles figures de routiers italiens ou français (La Peste, Les Faulx-visaiges, etc.). Il nous montre aussi, selon sa promesse, des démoniaques (Le Sabbat de Moffaines), des pirates (Les Faux-saulniers), et notre temps présent est ; représenté d’une façon tragique et pittoresque, dans cette théorie du crime et de l’épouvante, par des assassins, des disciplinaires, des paysans sauvages, qui mêlent leur argot et leur patois à ce concert du mal et de la souffrance (La Charrette, etc., etc.).

M. Marcel Schwob, qui est un philosophe et un artiste, est aussi un savant. Il n’est pas toujours facile de reconnaître l’origine de son inspiration, tant il sait le chemin des sources infréquentées. Pour l’antiquité, il fouille les auteurs peu connus, non encore traduits, les scoliastes ; il fut des premiers à lire Hérondas et on l’a vu très chagrin, chez M. Michel Bréal, de ne pouvoir lire une inscription étrusque nouvellement découverte.

Quant au moyen âge, il va droit aux documents d’archives, aux registres du Châtelet. Il a enrichi, par d’heureuses contributions, la biographie de François Villon. Sa science est authentique et de première main. Il en sait long sur les écorcheurs, les routiers, les coquillarts, les pirates. Et la sûreté de ses informations n’a d’égal que l’art avec lequel il les met en œuvre. Il y a, dans son livre, un endroit du moins où j’étais en état de le surveiller, c’est celui où il met en scène la mort de Guillaume de Flavy. J’avais étudié, à part moi, ce terrible Flavy : je le connaissais assez, et je puis dire que tout ce qu’en rapporte M. Marcel Schwob (Blanche la Sanglante) est aussi vrai au point de vue de l’histoire que superbe quant à l’effet artistique.

Après Le Roi au masque d’or, il faut dire que M. Marcel Schwob est le prince de la terreur.

« Le Latin mystique » §

Le Latin mystique. Les poètes de l’antiphonaire et la symbolique au moyen âge, par Remy de Gourmont. In-8º.

M. Remy de Gourmont a recueilli, traduit et commenté les principaux monuments de la poésie chrétienne et liturgique au moyen âge. Rien de semblable n’avait été fait en dehors de l’érudition pure, et il faut louer le jeune enthousiaste de s’être frayé des voies intentées. Il a conduit son œuvre avec amour, avec une passion ardente, parfois un peu sombre et qui, trop souvent, se retourne en colère ou en dédain à l’endroit de ses contradicteurs. Mais ce sont là des péchés de jeunesse qu’il faut pardonner à une âme bien éprise et tout illuminée.

Pour M. de Gourmont, les antiennes de l’antiphonaire et les hymnes du bréviaire ne sont point seulement d’anciens et riches joyaux, comme les croix et les ciboires qu’on garde dans les trésors des églises ; ce sont de vives et profondes paroles, auxquelles il demande l’inspiration de l’heure présente et comme une règle de pensée pour l’avenir. Il est mystique, et ce sentiment s’exprime dans tout ce qu’il écrit en effusions sincères et d’une forme rare et curieuse. Le mystique est volontiers un artiste subtil et qui joue adroitement avec les mots. Ainsi M. de Gourmont. A-t-il tort ou raison ? Mais qu’importe ! On est ce qu’on est ; on croit ce qu’on peut. Nous portons nos imaginations comme les arbres portent leurs feuilles et leurs fruits. Heureux qui garde en ce monde la foi ou seulement l’illusion de la foi, et qui voit apparaître sur le néant de tout les images de la vie spirituelle :

Heureux l’homme isolé qui met toute sa gloire
Au bonheur ineffable, au seul bonheur de croire,
Et qui, tout jeune encor, s’est crevé les deux yeux,
Afin d’avoir toujours à désirer les cieux !
Heureux seul le croyant, car il a l’âme pure,
Il comprend sans effort la mystique nature,
Il a, sans la chercher, la parfaite beauté
Et les trésors divins de la sérénité.
Puis il voit devant lui sa vie immense et pleine
Comme un pieux soupir s’écouler d’une haleine ;
Et lorsque sur son front la Mort porte ses doigts,
Les anges près de lui descendent à la fois ;
Au sortir de sa bouche, ils recueillent son âme,
Et, croisant par-dessus leurs deux ailes de flamme,
L’emportent toute blanche au céleste séjour,
Comme un petit enfant qui meurt sitôt le jour.

M. de Gourmont prend la poésie latine mystique à ses sources obscures et la montre sortant du latin populaire. Au troisième siècle, un chrétien de Syrie, prêtre, et peut-être évêque, Commodien, de Gaza, composa un poème, le Carmen apologeticum, en hexamètres, où la quantité syllabique n’est point observée, sans doute parce que le poète parlait à des oreilles qui n’étaient point sensibles aux délicatesses un peu artificielles de la poésie virgilienne. M. Gaston Boissier avait écrit, dans son livre de La Fin du paganisme, quelques pages excellentes sur ce poète qui méprisait les modèles classiques, par rudesse ou plutôt par l’instinct de ce qui convenait au peuple. M. de Gourmont nous met sous les yeux quelques vers de Commodien, qui roulent comme des éclats de tonnerre. À juger par ces fragments, le prêtre de Gaza avait l’imagination sombre et forte. Il panait à des hommes ignorants et simples. De son temps, le christianisme était encore enfermé dans les classes pauvres et laborieuses. Mais plus tard, quand il parvint à l’empire, quand il monta sur le pavé d’or des basiliques, il eut des poètes lettrés et savants. Et comme les écoles, après le triomphe de la religion galiléenne, étaient restées, peu s’en faut, païennes, Jésus fut chanté sur un mode classique par un Ausone, et par ce Prudence, qui était si bon Romain qu’il loua Julien l’Apostat de n’avoir pas du moins trahi la patrie. M. de Gourmont, assez dur d’ordinaire pour les chrétiens néo-classiques, accorde pourtant une vive admiration à Prudence, qui la mérite, en effet, par l’abondance fleurie de son imagination. Le Salvete lui est très généralement attribué. Pourtant, cet hymne ne se trouve pas dans une vieille édition que j’ai sous les yeux. Et je fais réflexion qu’on n’y trouve rien non plus dans le même rythme. Cela me donne des doutes ; mais enlever à Prudence le Salvete, ce serait lui retirer son plus pur joyau, sa perle la plus précieuse. Est-il image plus charmante que celle des saints innocents, tendre troupeau de victimes jouant sur l’autel avec la couronne et la palme du martyre ?

Aram sub ipsam simplices
Palma et coronis luditis.

Enfin, il faudrait voir les manuscrits. Mais si le Salvete n’est pas sûrement de Prudence, le Vexilla appartient sans nul doute à Fortunat, qui mangeait des confitures avec l’abbesse Agnès de Radegonde, à Poitiers. J’avoue goûter médiocrement le classicisme barbare et la lourde subtilité de ce morceau. Mais Fortunat nous a peint son temps dans ses vers, et c’est ce qui donne un vif intérêt à sa mauvaise poésie. Au reste, gourmand, poltron et diseur de bons mots, il fait une singulière figure parmi les poètes mystiques de M. de Gourmont. En réalité, le latin d’église ne commence qu’avec les hymnes, les antiennes du dixième siècle et du onzième, avec ces vieilles séquences, ou proses, qui expriment dans un langage nouveau l’âme nouvelle de l’humanité. Ce sont là des œuvres d’une magnifique beauté, et si l’on attache au mot classique l’idée de pureté et de perfection, on peut dire que le Victimae paschali laudes est aussi classique qu’un chœur de Sophocle ou qu’un poème de Catulle.

Je veux donner ici cette prose sublime, d’après la traduction intelligente, heureuse, mais peut-être un peu trop caressée et caressante, de M. Remy de Gourmont :

Qu’à la victime pascale les Chrétiens immolent un troupeau de louanges. — L’agneau a racheté les brebis, le Christ innocent a réconcilié les pécheurs avec son père. — La mort et la vie se sont rencontrées en un surprenant duel : le prince de la vie est mort et il règne éternellement vivant. — Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur ton chemin ? — J’ai vu le sépulcre du Christ vivant, j’ai vu la gloire du Ressuscité. — Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur ton chemin ? — Les angéliques témoins, le suaire et la robe. — Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur ton chemin ? — Le Christ, mon espérance, est ressuscité. Il vous précède en Galilée. — Plus croyable est la seule et véridique Marie que la menteuse tourbe des Juifs. — Nous savons que le Christ est ressuscité d’entre les morts, vraiment : toi, victorieux Roi, aie pitié de nous !

M. de Gourmont admire avec raison l’éclatante fermeté de cette langue latine, forte et nette comme les grandes âmes de ces religieux qui la parlaient, qui la chantaient dans l’austère allégresse de leur cœur. Il craint seulement que son admiration ne soit pas assez partagée. M. Hauréau, particulièrement, l’inquiète. Je voudrais le rassurer. M. Hauréau a très bien parlé de saint Bernard. M. Émile Gebhart, tout sorbonniste qu’il est, possède avec tant de plénitude le latin mystique que quelque chose en coule parfois dans son style. Et je me permettrai de mettre sous les yeux de l’habile historien de l’antiphonaire une page judicieuse de M. Michel Bréal, qui prouve que la philologie moderne ne méprise pas la langue d’Albert le Grand et de sainte Hildegarde.

Considérant le latin du moyen âge M. Michel Bréal dit :

Il est la langue qui sert à tous les objets élevés de la vie. Ce latin-là, quand il en est question, nous avons aujourd’hui l’habitude de l’accompagner de quelque épithète désobligeante : nous disons que c’est un latin barbare, nous l’appelons le bas latin. Barbare, si l’on veut ; mais il avait une grande qualité, c’est qu’il était vivant…

Nous reprochons aux docteurs du treizième siècle d’avoir employé des termes que Cicéron n’aurait pas compris ; mais ils ne s’adressaient pas à Cicéron ; ils s’adressaient à leurs contemporains. Pour nommer des objets inconnus des anciens, force était bien de créer des vocables nouveaux, si l’on ne voulait pas vivre éternellement dans la périphrase… Ces termes essentia, existentia, quantitas, qualitas, identitas, dont toutes les langues modernes ont hérité, nous viennent des écoles du douzième et du treizième siècle : c’est pure ingratitude de les leur reprocher. Un savant de mes amis, qui passe sa vie à étudier le moyen âge et à en médire, me citait avec indignation ces deux mots : sentimentum caritatis, qu’il venait de trouver dans un texte. Il est vrai qu’ils n’ont rien de classique : mais si le sentiment de la charité, comme cela en a tout l’air, a été d’abord nommé dans cette langue, n’est-ce pas injuste, par amour du latin de l’antiquité, d’en faire un reproche au bas latin ?

Comment ces subtils dialecticiens, qui passaient leur vie à raisonner sur la forme et la substance, auraient-ils pu se borner au latin du temps de César ? Ce n’est pas avec le nescio quid ou le ut ita dicam du De officiis qu’on aurait pu, par exemple, établir une comparaison entre le système philosophique de Duns Scot et celui de saint Thomas. (De l’enseignement des langues anciennes, conférences faites aux étudiants en lettres de la Sorbonne, in-18, 1891.)

J’ai cité cette page pour charmer M. de Gourmont et pour apaiser, comme avec la harpe de David, une humeur farouche. Car M. de Gourmont cède volontiers, quand il est contredit, à son génie altier et colère. Il traite durement, par exemple, ceux qui croient que les poèmes et les comédies de Hroswitha sont réellement l’œuvre d’une nonne allemande de Gandersheim, et non l’invention d’un faussaire de la fin du quinzième siècle. Il dit que ce sont de faux lettrés. J’en suis vraiment fâché pour ce pauvre Charles Magnin, qui, vers 1845, traduisit Hroswitha en français, croyant bien faire. C’était, de son vivant, un bibliothécaire assidu et très doux, une âme timide, triste et naïve. Si M. de Gourmont l’avait connu, il l’aurait traité avec moins de rudesse. Mais ce sont là des bagatelles. Il y a dans le livre que je présente à mes lecteurs trop de choses intéressantes et bien dites ; l’étoffe en est trop précieuse pour s’arrêter à quelques aspérités du tissu.

On sait que le christianisme fut fondé pour la seconde fois au treizième siècle dans la ville d’Assise on sait qu’un tel souffle d’amour sortit de la Portioncule, et une telle allégresse, que l’Église en fut toute renouvelée. Le bon saint François la retrempa dans ses eaux originelles, l’humilité et la pauvreté. Jamais âme n’eut sur le monde une action comparable à celle-là. Ce saint qui, comme il est dit au « Paradis » de Dante, avait pris pour dame celle à qui pas plus qu’à la Mort personne n’ouvre sa porte en souriant, forma des fils spirituels qui « ne tendaient qu’aux choses éternelles, ne souhaitaient rien de charnel ou de terrestre, ne regardaient que Jésus, et, s’attachant à la vie évangélique, portaient nus et morts pour le monde la croix nue du Sauveur ».

Ainsi le bon saint François conduisit à la joie, par le renoncement à toute joie, des millions de créatures humaines et leur fit vivre sur la dure terre des heures angéliques.

Il fut le grand consolateur. Sous son influence les âmes, détachées du monde qu’elles voyaient déjà réduit en cendre sous les trompettes de l’ange, goûtaient une paix inaltérable.

Un doux pessimisme, plein de pitié, une horreur attendrie du monde et de la chair, un anéantissement en Dieu les envahissaient. Ils en vinrent naturellement à croire que la consommation des siècles était proche et, pour ainsi dire, accomplie.

L’histoire de sainte Douceline nous fait paraître cet état d’âme.

Un jour de vendredi saint, an moment où on levait la croix, elle se mit à crier, avec des sanglots : « Ô monde faux et trompeur, quel terrible châtiment te menace ! Venez, venez, entrez dans la barque car tout ce qui sera trouvé dehors périra. » Puis renforçant sa voix : « N’entendez-vous pas crier le nocher ? N’entendez-vous pas qu’il crie : Entrez dans la barque, car tout ce qui sera trouvé dehors périra ? Hélas ! ce sont des âmes couvertes du sang de Jésus-Christ. » Et à la question inquiète d’une sœur, elle répondit avec gaieté : « Oui, vraiment, sous les ailes de saint François, vous serez toutes sauvées. » (Cf. Gebhart, L’Italie mystique, p. 206.)

De cette pensée sortit une poésie empreinte d’une sorte d’ascétisme tendre, et où des terreurs d’enfant s’apaisent devant Dieu, dans un amour filial. Les deux chefs-d’œuvre de la poésie franciscaine sont le Stabat et le Dies irae. M. de Gourmont a étudié ces deux proses avec soin, et il a recherché les éléments dont elles furent formées. Car le Dies irae et le Stabat sont, comme les cathédrales, l’œuvre de générations successives.

Certaines parties de ces poèmes sont antérieures à l’œuvre du grand saint d’Assise, et l’on peut dire que les franciscains, en leur donnant forme, firent avec amour et zèle un travail d’abeille.

On attribue généralement le Dies irae à frère Thomas de Celano, et M. de Gourmont maintient cette attribution. Le texte qu’il donne de cette reine des proses est le texte même du bréviaire. Je ne le crois pas très bon et je soupçonne les strophes 9, 11, 16 et 17 d’avoir été remaniées. Le marbre de Mantoue fournit, entre autres variantes, la dernière strophe ainsi qu’il suit :

Consors ut beatitatis
Vivant cum justificatis
Inaevum aeternitatis.

Je crois qu’il faut la préférer, bien qu’elle n’offre point de césure après la quatrième syllabe du vers.

M. de Gourmont a essayé du Dies irae une version rythmique, avec assonances. Je ne crois pas que cet essai soit tout à fait heureux. Mais La Fontaine et aussi mon vieux maître Antony Deschamps firent chacun de cette prose une traduction bien plus malheureuse encore. J’aime, au contraire, le Stabat tel que M. de Gourmont l’a traduit par la même méthode et où il se trouve des strophes bien venues

La Mère était là, tout en pleurs,
Au pied de la croix des douleurs,
   Quand son fils agonisa :
Son âme, hélas ! tant gémissante,
Tant contristée et tant dolente,
   Un glaive la transperça.

On se rappelle le beau vers de Victor Hugo :

Elle était là debout sous le gibet, la mère !

Ozanam et M. de Gourmont attribuent le Stabat à Jacopone de Todi ; mais, en vérité, on ne sait pas au juste quel est l’auteur de ce Stabat de la croix ni du Stabat de la crèche :

Stabat Mater speciosa
Juxta fœnum, gaudiosa,
Dum jacebat Parvulus.

La gracieuse Mère se tenait joyeuse près du foin où le Petit était couché.

Je n’ai pu suivre M. de Gourmont dans toutes les stations de son pieux pèlerinage. Ceux qui le prendront pour guide découvriront sur ses pas, loin du vulgaire, une route austère et fleurie. Et ils ne pourront mettre en doute le zèle et la docte ardeur du périégète chrétien.

P. S. — J’avais demandé dans mon article si le Salvete était sûrement attribué à Prudence. M. Remy de Gourmont me démontre, dans une lettre, que cette attribution est absolument certaine et que le Salvete le saurait être retiré à ce poète. Les raisons que donne M. de Gourmont sont irréfutables. Je m’empresse de le constater ici.

M. Stéphane Mallarmé. — « Vers et prose » §

Vers et prose. Morceaux choisis, avec un portrait, par James M.-N. Whistler. 1 vol. in-18.

« Voici le singulier, le compliqué, l’exquis Stéphane Mallarmé, petit, au geste calme et sacerdotal, abaissant ses cils de velours sur ses yeux de chèvre amoureuse et rêvant de la poésie qui serait de la musique, à des vers qui donneraient la sensation d’une symphonie. » C’est un poète, c’est M. François Coppée qui faisait de la sorte, il y a dix ans, le portrait de son compagnon du Parnasse. M. Stéphane Mallarmé avait dès lors, dans le cercle de connaisseurs, le renom d’un chanteur de chansons exquises et mystérieuses. M. Catulle Mendès disait joliment de lui que c’était ce qu’on appelle au collège un « auteur difficile ».

Il ne venait à aucun de ceux qui approchaient M. Stéphane Mallarmé le soupçon que ce poète affectât l’obscurité et se plût, par orgueil, à s’envelopper de nuées. Il se montrait à ses amis l’homme le plus simple, le plus modeste, le moins envieux de paraître et d’étonner. On ne pouvait pas non plus soupçonner des troubles graves dans sa fine et subtile intelligence. Tous ses propos révélaient un esprit ingénieux, méditatif, d’une inflexible douceur, très réfléchi et capable de suivre longtemps un raisonnement. Il fallut donc chercher, avec une sympathique attention, dans la philosophie de ce poète le principe et les causes de son ésotérisme. M. Stéphane Mallarmé est grand logicien, et il ne fut pas très difficile de découvrir les lois de son esprit, un des plus intéressants et des plus extraordinaires qui soient parmi les artistes. C’est un platonicien. Voilà tout le secret.

Je ne l’ai point découvert. Plusieurs s’en sont avisés, et M. Jules Lemaître, entre autres, a dit en quelques lignes où reluit la clarté gracieuse de son esprit : « M. Stéphane Mallarmé (je cite un endroit des Contemporains) est un platonicien éperdu. Il croit à des séries de rapports nécessaires et uniques entre le visible et l’invisible… Il croit à une sorte d’universelle harmonie préétablie en vertu de laquelle les mêmes idées abstraites doivent susciter, dans les cerveaux bien faits, les mêmes symboles. Ou, si vous voulez, il croit que les justes correspondances entre le monde de la pensée et l’univers physique ont été fixées de toute éternité, que l’intelligence divine porte en elle le tableau synoptique de tous ces parallélismes immuables et que, lorsque le poète les découvre, ils éclatent à son esprit avec tant d’évidence qu’il n’a point à les démontrer. » Il est donc obscur à la manière des gnostiques ou des kabbalistes, par cette raison que, pour lui comme pour eux, tout dans la nature visible est signe et correspondance. Et c’est dans sa théorie des analogies qu’est sûrement le grand arcane, la clef de son art. Cette théorie, il l’a faite et publiée en grande partie, car il a, comme j’ai dit, l’esprit de suite et de continuité. Après cela, vous me demandez, peut-être, si je me charge de tout expliquer dans cette œuvre dont bien des parties sont secrètes. Je vous répondrai que non, sans croire sottement que ce que je n’entends pas soit inintelligible. Je pense, au contraire, qu’avec la clef on peut pénétrer dans ces chambres somptueuses et closes. Mais je ne suis pas platonicien, je ne suis pas gnostique, et j’ai peu le sens des analogies systématiques. L’univers m’étonne par son apparente incohérence plus qu’il ne me frappe par son intime harmonie. Je ne comprends pas la philosophie de l’absolu et suis de la sorte très mal fait pour expliquer M. Stéphane Mallarmé, dans les endroits difficiles, comme, au moyen âge, on expliquait Dante à Florence. Heureusement, n’est-il pas tant besoin de gloses et de commentaires pour goûter en beaucoup d’endroits le rare poète d’Hérodiade et de L’Après-midi d’un faune. Le sentiment y suffit çà et là. Aimer quelques endroits, goûter quelques morceaux est un plaisir délicat et le seul qui s’accorde avec un penchant à la paresse ou du moins à l’indolence dont je ne puis tout à fait me défendre. Aussi, sans nous faire, comme dit André Chénier, de doctes veilles, à creuser le sens simple ou triple de tel vers (Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur, par exemple) nous aborderons, si vous voulez, l’œuvre de M. Mallarmé aux rivages les plus accessibles, aux plages les plus hospitalières, qui rappellent ces stations lumineuses de Virgile où les aloyons se plaisent.

Et d’abord, au risque de contrister le poète, je citerai une de ses œuvres de jeunesse, un gracieux petit monument de sa première manière, qu’il a exclu du recueil des morceaux choisis dont on a lu le titre en tête de cet article. C’est un sonnet rocaille, d’un style joliment tarabiscoté, qu’on lira, j’en suis sûr, avec beaucoup de plaisir et qui conserverait encore son parfum dans le plus odorant florilège que puisse composer, au bord du Lignon, un poète de bergerie :

PLACET

J’ai longtemps rêvé d’être, ô duchesse, l’Hébé
Qui rit sur votre tasse au baiser de tes lèvres ;
Mais je suis un poète, un peu moins qu’un abbé,
Et n’ai point jusqu’ici figuré sur le Sèvres.

Puisque je ne suis pas ton bichon embarbé,
Ni tes bonbons, ni ton carmin, ni tes jeux mièvres,
Et que sur moi pourtant ton regard est tombé,
Blonde dont les coiffeurs divins sont des orfèvres,

Nommez-nous… vous de qui les souris framboisés
Sont un troupeau poudré d’agneaux apprivoisés
Qui vont broutant les cœurs et bêlant aux délires,

Nommez-nous… et Boucher sur un rose éventail
Me peindra, flûte aux mains, endormant ce bercail,
Duchesse, nommez-moi berger de vos sourires.

Cela est précieux, et c’est une merveille de bijouterie. M. Stéphane Mallarmé serait mal avisé de rejeter ces premières pièces sorties de ses mains délicates. Il ne peut cacher qu’il est bijoutier. Il l’est, le fut et le sera. Même dans les nues, il est orfèvre. Je citerai, comme un exemple heureux de la seconde manière de ce poète, sa Brise marine où rien, ce me semble, n’est fait pour trop déconcerter le simple lecteur qui y goûtera la prompte netteté des images :

La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux
Ne retiendra ce cœur, qui dans la mer se trempe
Ô nuits ! ni la clarté déserte de ma lampe
Sur le vide papier que la blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Un Ennui, désolé par les cruels espoirs,
Croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs !
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages,
Perdus, sans mâts, sans mâts ni fertiles îlots…
Mais, ô mon cœur, entends le chant des matelots !

Je parle ici de seconde manière. J’ai peut-être tort, et ce poème, comme ceux que je vais citer tout à l’heure, rappellent le premier Mallarmé, plutôt que le second qui est décidément trop escarpé pour le parcourir dans notre courte et facile promenade. Mais on voudra sur la pente douce où nous restons s’arrêter à cette mélancolique figure de femme, transformée par la grâce mythologique du poète, en un paysage d’automne :

SOUPIR

Mon âme vers ton front où rêve, ô calme sœur,
Un automne jonché de taches de rousseur
Et vers le ciel errant de ton œil angélique,
Monte, comme dans un jardin mélancolique,
Fidèle, un blanc jet d’eau soupire vers l’Azur !
— Vers l’Azur attendri d’Octobre pâle et pur
Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie
Et laisse, sur l’eau morte où la fauve agonie
Des feuilles erre au vent et creuse un froid sillon,
Se tramer le soleil jaune d’un long rayon.

J’admire ce poète ; je l’aime chèrement, dans les plus rapides clartés, dans les plus brèves illuminations qu’il nous envoie. Je l’aime épars et dispersé. Je le tiens pour un poète inestimable dans quelques menus fragments de son œuvre. Quant à son œuvre même, je la laisse à juger d’ensemble à ceux qui, vivant près de lui, suivent sa pensée plus fidèlement. Il faut être disciple pour porter un témoignage minutieux.

Pour ma part, M. Mallarmé me plaît inachevé. J’aime infiniment, je l’avoue, ce qui n’est pas fini et je crois qu’il n’y a au monde que des fragments ou des débris pour donner aux délicats l’idée de la perfection. Ses deux poèmes les plus étendus sont Hérodiade et L’Après-midi d’un faune.

Hérodiade a tout le charme d’un fragment ; et j’y goûte même ce que je n’y comprends pas. Hélas ! faut-il tant comprendre, après tout, pour aimer ? Le mystère au contraire ne conspire-t-il pas parfois avec la poésie ? Jadis, je demandais aux vers un sens précis. Je ne les goûtais pas seulement par le sentiment. C’est une de mes erreurs. J’ai pensé depuis qu’il était bien inutile de demander à la raison son consentement avant de se plaire aux choses.

L’Après-midi d’un faune est un ouvrage plus fini que Hérodiade. Je n’en possède pas à la vérité toute la signification. Mais j’y entrevois, dans une ombre colorée et chaude, cette idée profonde que le désir est une plus grande volupté que la satisfaction même du désir. Et cela est dit presque clairement, ce me semble, dans les délicieux vers allégoriques que voici :

Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
Syrinx, de refleurir aux lacs où tu m’attends !
Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps
Des déesses ; et, par d’idolâtres peintures,
À leur ombre enlever encore des ceintures :
Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,
Pour bannir un regret par ma feinte écarté,
Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide
Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide
D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers…

Tout ce poème de L’Après-midi d’un faune me semble profondément philosophique. Si j’étais vieux et si j’habitais la province, j’en ferais une glose en un ou deux volumes in-8º. Ce serait un doux emploi de mes heures. Mais je n’entends pas encore, comme le Tyrcis de Racan, la voix amie qui me conseille de faire retraite. Et il me faut pousser en avant et brûler la symbolique du faune de M. Stéphane Mallarmé. Aussi bien, ai-je hâte de vous faire une surprise et de vous offrir du Mallarmé tout à fait clair, lucide, translucide et pourtant exquis encore. Ce sera du Mallarmé en prose, en prose fine et caressante. Que choisirai-je ? J’ai là, sous les yeux, nombre de pages heureuses et faciles, d’une clarté à la fois géométrique et poétique. M. Mallarmé est volontiers intelligible quand il écrit en prose. Ce doit être par mépris pour cette forme vulgaire du discours. Mais il n’importe. Les hommes sont parfois excellents par ce qu’ils négligent. Et il y a plus de génie et de bonheur dans Candide que dans l’Essai sur les mœurs. Vous citerai-je la page adorable qui commence ainsi :

Cette pendule de Saxe, qui retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux, à qui a-t-elle été ? Pense qu’elle est venue de Saxe par les longues diligences, autrefois.

Cette précise rêverie a du charme et révèle la nature vraie de M. Stéphane Mallarmé, qui est un songeur exact. Mais j’aime encore mieux vous mettre sous les yeux ce parfait petit chef-d’œuvre, qui rappelle les poèmes en prose de Baudelaire, par le fini du travail, et qui appartient en propre à M. Mallarmé, par le tour elliptique de la pensée, le raccourci des images et le mouvement régulier :

PLAINTE D’AUTOMNE

Depuis que Maria m’a quitté pour aller dans une autre étoile — laquelle, Orion, Altaïr, et toi, verte Vénus ? — j’ai toujours chéri la solitude. Que de longues journées j’ai passées seul avec mon chat. Par seul, j’entends sans un être matériel et mon chat est un compagnon mystique, un esprit. Je puis donc dire que j’ai passé de longues journées seul avec mon chat et, seul, avec un des derniers auteurs de la décadence latine ; car depuis que la blanche créature n’est plus, étrangement et singulièrement j’ai aimé tout ce qui se résumait en ce mot : chute. Ainsi, dans l’année, ma saison favorite, ce sont les derniers jours alanguis de l’été, qui précèdent immédiatement l’automne, et dans la journée l’heure où je me promène est quand le soleil se repose avant de s’évanouir, avec des rayons de cuivre jaune sur les murs gris et de cuivre rouge sur les carreaux. De même la littérature à laquelle mon esprit demande une volupté sera la poésie agonisante des derniers moments de Rome, tant, cependant, qu’elle ne respire aucunement l’approche rajeunissante des Barbares et ne bégaie point le latin enfantin des premières proses chrétiennes.

Je lisais donc un de ces chers poèmes (dont les plaques de fard ont plus de charme sur moi que l’incarnat de la jeunesse) et plongeais une main dans la fourrure du pur animal, quand un orgue de Barbarie chanta languissamment et mélancoliquement sous ma fenêtre. Il jouait dans la grande allée des peupliers dont les feuilles me paraissent mornes même au printemps, depuis que Maria a passé là avec des cierges, une dernière fois. L’instrument des tristes, oui, vraiment : le piano scintille, le violon donne aux fibres déchirées la lumière, mais l’orgue de Barbarie, dans le crépuscule du souvenir, m’a fait désespérément rêver. Maintenant qu’il murmurait un air joyeusement vulgaire et qui mit la gaieté au cœur des faubourgs, un air suranné, banal : d’où vient que sa ritournelle m’allait à l’âme et me faisait pleurer comme une ballade romantique ? Je la savourai lentement et je ne lançai pas un sou par la fenêtre de peur de me déranger et de m’apercevoir que l’instrument ne chantait pas seul.

Poète ou prosateur, et toujours poète, M. Stéphane Mallarmé peut, vous en avez maintenant le sentiment, se faire entendre hors du cénacle où il est tenu pour inspiré et écouté comme un docteur. Il exerça une action puissante sur la jeune génération de poètes. MM. Viélé-Griffin, Charles Morice, Dujardin, Mockel, Retté le tiennent pour un maître et l’un d’eux a dit de lui : « Il est, dans l’art, notre conscience vivante. »

Pour nous, qui ne sommes pas des dévots et qui ne vivons pas dans le sanctuaire, nous voudrions que l’œuvre et l’enseignement du maître fussent moins ésotériques et secrets. Mais comment ne pas estimer cette âme fière et douce, inflexible et courtoise ? Comment ne pas subir le charme d’un talent qui, dans l’intervalle des ombres, jette de ces lueurs qui font le prix des diamants et des pierres fines, et lancent de ces rayons qui transpercent le cœur ?

Utopie §

Maurice Barrès. — L’Ennemi des lois. 1 vol. in-18.

Je viens tard pour vous dire ce que c’est que L’Ennemi des lois que M. Maurice Barrès nous a donné dans les derniers jours de l’année passée, et l’on souffrira que je prenne avantage de ce retard pour épargner au lecteur et à moi-même les embarras d’une critique méthodique et les ennuis d’une analyse. Aussi bien ne suis-je point un critique.

Tout ce qui sent la procédure littéraire m’est insupportable. Je serais bien malheureux qu’on me prit pour monsieur le juge. Faire le Perrin Dandin n’est point dans mon caractère. Le Dandin de Racine envoya le chien Citron aux galères. Je n’aurais point le cœur de mettre à l’amende les chiens de M. Maurice Barrès, le Velu et le Repasseur, bien que ces deux bonnes bêtes se trouvent parfois contrevenir aux règlements de police. Je me dis que la police contrarie la nature ; et je me dis aussi que le chien et l’homme sont des animaux sociables, et soumis, par conséquent, à la police des villes et à la police des champs. C’est là une difficulté de l’espèce qu’on nomme antinomie. Or, il se trouve que les antinomies me causent un embarras insurmontable. Malgré tous mes efforts, je n’en ai, de ma vie, concilié deux seulement. Au contraire, tandis que je m’y appliquais en vain, il m’en venait deux autres, puis quatre, six, huit, douze, et il en débouchait de tous les coins de mon esprit. Et des milliers et des milliers s’avançaient en colonne, musique en tête, avec leur état-major, leur train et leur artillerie, et je ne voyais plus qu’idées en tenue de campagne, se fusillant et se canonnant furieusement. Par quel moyen aurais-je pu les concilier ?

Et notez bien que, dans le livre de M. Maurice Barrès, tout le monde, André Maltère, la princesse Marina et même mademoiselle Pichon-Picard, sont précisément dans le cas du Velu et du Repasseur. Notez que ces gens civilisés, polis, ingénieux et aimables sont en révolte contre la coutume écrite, et c’est pourquoi le livre où ils figurent s’appelle L’Ennemi des lois.

Ce n’est pas à dire pour cela que ce délicieux petit ouvrage soit le manuel du parfait anarchiste et qu’on y sente passer un grand souffle révolutionnaire. L’Ennemi des lois ne ressemble en rien aux livres, à couverture rouge, du prince Kropotkine, qui sont évangéliques et pleins de foi.

Ce serait plutôt le bréviaire du sceptique et le livre de chevet du dilettante. M. Maurice Barrès a du goût, il a tant de goût, qu’il en peut, s’il lui plaît, manquer impunément et que l’impertinence lui sied à ravir. Hélas ! ce n’est pas avec le goût et la délicatesse de l’esprit qu’on change le monde. Il y faut la foi, la foi étroite et profonde.

L’André Maltère de M. Maurice Barrès n’a pas le cœur simple. Il n’a ni l’optimisme candide ni la philanthropie impitoyable des grands réformateurs. Il n’agit que par une sorte de dilettantisme pratique. Je l’aime ainsi. Je l’aime pour sa curiosité. Il est exquis, et il n’est pas méchant.

Il n’a pas de préjugés, il est accessible aux délicatesses du luxe et il a pitié des malheureux. C’est un être très fin, tout à fait agréable. On comprend que mademoiselle Pichon-Picard l’aime et aussi la princesse Marina. Elles l’aiment ensemble et se le partagent avec un bel accord, exempt de jalousie, sans doute parce qu’il ne donne pas grand-chose ni à Time ni à l’autre. Il est très occupé de la culture de son moi. Il professe cette philosophie qui a été si bien développée par M. Barrès lui-même, et dont Guillaume de Humboldt avait donné la formule, en professant « que l’homme doit vivre pour lui-même, c’est-à-dire pour le développement le plus complet de ses facultés ». S’il agit, c’est par hygiène morale et pour exercer ses énergies naturelles.

« Il faut que j’agisse, puisque je vis », dit Homunculus sorti de l’alambic du docteur Wagner. Et, dans le fait, vivre, c’est agir. Malheureusement, l’esprit spéculatif rend l’homme impropre à l’action. L’empire n’est pas à ceux qui veulent tout comprendre. C’est une infirmité que de voir au-delà du but prochain.

Il n’y a pas que les chevaux et les mulets à qui il faille des œillères pour marcher sans écart. Les philosophes s’arrêtent en route et changent la course en promenade. L’histoire du petit chaperon rouge est une grande leçon aux hommes d’État, qui portent le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s’il est des noisettes dans les sentiers du bois. André Maltère passe son temps à cueillir des noisettes. Il est de la race de La Fontaine, qui allait à l’Académie par le plus long « pour que cela l’amusât ».

Aussi je ne crois pas qu’il exerce jamais une action décisive sur les affaires humaines. Au reste, cet homme libre ne se fait aucune illusion ni sur la destinée de ses semblables, ni sur la sienne propre. Il a le sens de l’évolution ; il transporte volontiers dans la politique cette belle loi des causes lentes que Charles Lyell a découverte en géologie, par une vue sublime. En effet, ce sont des actions presque insensibles et ininterrompues qui font sortir les continents du fond des mers, répandent les océans sur les Atlantides et changent la figure du globe. Il en est de même des révolutions sociales. Elles étaient commencées depuis de longs âges quand elles éclatent, et les individus y ont peu de part. Les grandes journées sont comme l’éruption des volcans. Les siècles les avaient préparées par un travail souterrain. Et fût-on Cromwell ou Danton, que fait-on autre chose que de grands gestes sur la coulée de laves ?

M. Maurice Barrès le sait bien, et il a si peu d’illusions qu’il se juge lui-même un utopiste. Il se placerait entre Thomas Morus et Campanella s’il avait autant qu’eux l’esprit de système et le goût des constructions symétriques. Mais c’est un utopiste qui se défie de l’utopie et qui ne s’amuse pas même à bâtir sa cité dans les nuages.

Est-ce à dire que son livre nous conduise, à travers l’ironie, au néant de l’homme et de la vie ? Non. Il y a dans L’Ennemi des lois, avec beaucoup de moquerie, et, comme nous le disions, avec une jolie impertinence, un sentiment vrai, qui se fait jour, un délicat fil d’argent qu’on saisit par endroits et qu’on retrouve après l’avoir perdu ; c’est la pitié, une pitié sensuelle, qui s’émeut des souffrances de la chair et du sang. Et si cette pitié s’arrête aux bêtes, découragée par les hommes, qui ne voit que c’est là un symbole et que les chiens de la petite princesse Marina représentent l’humanité misérable ? André Maltère fait le bonheur des animaux avant de faire celui des humains.

Il y a à cela des raisons considérables. D’abord c’est plus facile ; ensuite la méthode est la même dans son principe pour les chiens et pour les hommes. Et c’est là toute la philosophie du livre. Elle peut se résumer ainsi : tout par l’instinct et pour l’instinct. La raison, la superbe raison est capricieuse et cruelle ; la sainte ingénuité de l’instinct ne trompe jamais. Dans l’instinct est la seule vérité, l’unique certitude que l’humanité puisse jamais saisir en cette vie illusoire, où les trois quarts de nos maux viennent de notre orgueil et de nos préjugés.

Cette idée-là, je l’avoue, m’est très chère. J’en goûte l’innocence et la grâce paradisiaque. M. Maurice Barrès l’enseigne en même temps que M. Teodor de Wyzewa. Celui-ci y met plus de tendresse amoureuse. L’autre y mêle l’ironie ; et je leur sais gré, à l’un et à l’autre, de nous faire sentir qu’il y a un grand mal à contrarier l’instinct des êtres, sous prétexte que ces êtres sont intelligents et moraux.

Mais il me reste bien des doutes. Il y a des sociétés animales fondées sur l’instinct. On s’y entredévore, et ces sociétés sont parfois, comme chez les abeilles et les fourmis, horriblement tyranniques. Les sauvages accordent plus que nous à l’instinct et ils sont, s’il est possible, encore plus méchants et plus malheureux que nous. L’instinct des animaux et des hommes est chasseur et carnassier. Après cela, André Maltère et ses deux belles amies ne sont pas éloignés de croire que les hommes, en s’affinant, n’auront plus que des instincts très doux, assez généreux et d’une sensualité délicate. C’est possible. Mais cela n’apparaît pas encore très clairement, et il y aurait imprudence à supprimer tout d’un coup, comme le veut le prince Kropotkine, les codes et les juges. Ce prince a, dans son optimisme, une douceur terrible. André Maltère n’est pas si confiant en la bonté des hommes. Il craint visiblement que l’âge d’or ne se fasse attendre. S’il se dit l’ennemi des lois, c’est qu’il demande beaucoup pour obtenir très peu. Et peut-on prétendre contre lui que nos codes sont de tout point excellents, et que l’on fit bien de condamner l’autre jour à six mois de prison un pauvre homme qui avait volé un pain ?

Si c’est la loi, il faut l’adoucir et la faire correspondre aux mœurs qui vont s’humanisant. Un bourgeois de petite ville, sous Louis XVI, fit pendre sa servante qui lui avait volé des draps. Il demanda et obtint la peau de la malheureuse dont il se fit des culottes. Chaussé de cette peau, il avait coutume de frapper sur sa cuisse en criant : « La coquine ! » Cela le soulageait. C’était un homme jovial, estimé de ses voisins, bon père de famille et qui faisait mille gâteries à ses petits enfants. L’un de ces petits enfants pourrait être votre grand-père ou le mien. Nous ne sommes séparés de l’homme à la culotte que par quatre générations. N’est-il pas visible que les mœurs se sont adoucies depuis lors et que le commun des citoyens a plus de respect de la vie qu’on n’en avait il y a cent ans ? Les lois actuelles, sorties de la Révolution, témoignent de cet adoucissement. Mais ne se ressentent-elles pas, par endroits, d’un esprit encore impitoyable et dur ? Je le crois avec André Maltère à qui je pardonne de bon cœur son ironie en faveur de sa pitié.

Et puis il est individualiste excessivement, et très jaloux des droits de la personne. C’est aux socialistes d’État à l’en blâmer. Rêve pour rêve, j’aime mieux celui d’un monde où nous serons très libres que celui d’un État-magasin auquel nous serons tous asservis. Il faut rendre cette justice à André Maltère qu’il n’est pas du tout socialiste autoritaire. Enfin, ce livre de M. Maurice Barrès est écrit avec une grâce fantasque, une vivacité, une élégance capricieuse et hautaine, une clarté brusque, un bonheur constant. Ce sont là des charmes auxquels on ne résiste pas.

[Forain] §

L’Art du rire et de la caricature, par Arsène Alexandre, 1 vol. gr. in-8º, figures. — La Comédie parisienne, par J.-L. Forain, 250 dessins, 1 vol. in-18. — Album de Forain, 1 vol. grand in-4º.

M. Alphonse Daudet voudrait que l’album de Forain s’appelât « la Forêt de Paris », et il y a en effet, dans l’œuvre de ce dessinateur, des scènes de coupe-gorge mondain, galant, artiste, qui font frémir. M. Forain, bien supérieur à Gavarni par l’accent des figures et la sobriété presque farouche du dessin, a hérité du maître de 1840 le tour cruel de l’esprit, le don du rire amer et sec, enfin une sorte de comique terrible.

Il n’a pas, comme Willette, la fantaisie tendre, le cynisme rêveur et la moquerie douce. Aussi bien Willette vit-il dans le bleu de la nuit avec Pierrot, la lune et son chat. Il fuit ce monde mauvais. Forain, au contraire, se plaît dans la société parisienne ; il s’attache aux rois du jour, aux financiers ; il les suit au théâtre, au cercle, chez les filles, chez eux, et il est leur peintre. C’est dans ses albums que nos hommes d’argent vivront pour la postérité, avec leurs filles de théâtre et leurs filles de la rue. Il les représente, l’œil inquiet et la bouche insolente, gras, appesantis sur le bureau où ils ont remué les chiffres énormes sur le papier, bassement hautains, grossièrement avides de paraître et de jouir, et toujours soucieux.

Oh ! non, ils ne sont pas tranquilles. Ils savent trop bien que les affaires véreuses ont l’inconvénient de n’être pas sûres et qu’après avoir roulé autrui on peut être roulé soi-même. C’est ce qui advint à l’un d’eux. Forain nous le représente effondré sur sa table. Sa femme lui dit :

— Tu savais pourtant bien que c’était une canaille !

Et il répond ingénument :

— C’est vrai, mais je m’croyais d’force.

Forain est incomparable quand il exprime d’un trait brusque l’effronterie basse de l’homme d’argent, le faste brutal du parvenu. Voyez, par exemple, cette scène de la comédie parisienne :

Au club. Un jeune homme chic, la main sur sa cravate :

— Oui… c’est une épingle assez rare, en lapis ; ç’a été trouvé dans les fouilles de…

Le baron X… l’interrompant :

— Je sais, je sais, j’ai une cheminée comme ça !

Forain est un grand satirique quand il nous montre les gens du monde chez les filles, où ils sont trompés, bafoués et humiliés de toutes les manières.

L’un d’eux, accablé par la trahison de sa maîtresse, demande instamment :

— Voyons, Nini, pourquoi me trompais-tu ?

— Est-ce que je sais, moi !… C’était pour rester avec toi.

Parfois, la fille, qui ne se gêne point, fait des réflexions morales d’une profondeur inquiétante.

Exemple :

Monsieur chauve, correct. La belle petite étendue sur un canapé :

— C’est tout de même rigolo que tu ne te soies jamais demandé ce que pouvait faire la mère de tes enfants, la femme que t’estimes, pendant que tu es chez moi, à me raser.

Et le monsieur devient songeur.

L’embarras de l’homme entre sa femme et sa maîtresse amuse beaucoup le dessinateur satirique.

Une fille est à sa toilette. Elle lit une lettre :

— Y a qu’y m’dit qu’sa femme est trop souffrante pour m’emmener dîner ce soir, mais qu’y viendra dès que le docteur sera venu.

La bonne :

— J’l’ai toujours dit à madame, c’est un homme qu’a du cœur !

Mais l’âge vient et le vice reste, et l’on est M. Labosse, tel que nous le montre Henri Lavedan dans Le Vieux jeu. Aux Champs-Élysées, M. le comte, qui a toute l’apparence du vieux Labosse, fait mine, tremblant et chancelant, de suivre une cocotte. Mais, son valet de chambre, un pliant sous le bras :

— Non, monsieur le comte, faut rentrer prendre votre bismuth.

Forain ne ménage pas non plus le petit bourgeois :

Monsieur, dans sa chambre avec la bonne. Il lit une lettre.

— Y a, y a qu’il faut qu’tu r’montes au sixième. Ma femme revient demain avec les enfants.

Intérieur bourgeois. Mademoiselle boude, son père lui demande :

— Qu’est-ce que tu as encore à faire la moue ?

— C’est parce que tu m’as dit hier que je commençais à ressembler à maman.

Intérieur plus modeste encore :

Le père se fait la barbe. Sa fille lui dit à l’oreille :

— Papa, si tu ne veux pas que je l’épouse… je dirai à maman où vous vous êtes connus !

Il y a des gens de toute espèce dans la galerie de Forain.

Une femme du monde entrée en coup de vent dans l’atelier d’un sculpteur qui modèle une tête de femme :

— Tu sais, mon chéri, que, n’y tenant plus, j’ai tout dit à mon mari !…

— Vous venez de faire un joli coup. Qu’est-ce qui va me payer votre buste ?

Et voici pour les femmes de théâtre. Une actrice devant le lit mortuaire où une vieille dame est étendue, avec une bougie allumée sur la table de nuit :

— Pauvre mère… c’est maintenant qu’on va me voler !

M. Arsène Alexandre, qui dans son livre somptueux et savant, sur le rire et la caricature, a parlé de Forain en connaisseur, fait remarquer justement que, si cet artiste a quelque pitié, c’est aux humbles qu’il la garde. Forain n’accable pas ceux pour qui la vie est dure. On trouve dans ses albums un résumé de L’Assommoir, figuré en deux feuilles, où ne manque pas la bonhomie et une sorte de compassion.

Première feuille :

Un berceau, du linge séchant sur une ficelle. Coupeau fait risette au petit. Gervaise servant la soupe :

— S’rais-tu assez chouette, si tu n’voulais plus boire !

Deuxième feuille :

Les mêmes. Coupeau, qui a monté l’escalier à grand-peine, s’abat contre la muraille. Gervaise, le gosse dans les bras :

— T’es pas honteux d’être dans des états pareils, un mardi !

« Un mardi ! » Touchante indulgence de la pauvre femme, qui sait bien qu’un homme il faut que ça boive de temps en temps.

Je note, dans les scènes ouvrières, une page amusante sur la politique au cabaret. Le troquet lit le journal ; il a appris que le pape est pour la République. Mais Lantier, un Lantier de 1892, qu’on ne trompe pas facilement, répond :

— Eul pape ? Je n’y couperai que quand j’y aurai entendu chanter la Marseillaise.

En somme, et il faut l’en louer grandement, Forain est terrible au vice et il respecte la misère. Ce qu’il saisit avec une adresse terrible, ce sont les barons de la finance interlope et les coulissiers véreux, c’est monsieur Cardinal, madame Cardinal et leurs filles, c’est le vieux Labosse, c’est le monde de l’argent et du plaisir.

M. Arsène Alexandre, dans le livre que j’ai déjà cité, compare Forain à Gavarni, comme nous l’avons fait tout de suite ici ; puis il marque les traits essentiels par lesquels ces deux artistes se séparent et se distinguent. « On sait, dit-il, que Gavarni faisait d’abord ses légendes, puis leur adaptait un dessin. Or, Forain, à qui nous demandions un jour comment il procédait, nous répondit : “Il m’arrive quelquefois de trouver la légende d’abord, mais le plus souvent je fais mon dessin, et je l’écoute”. »

Il y a dans les albums de Forain tant d’observation, qu’on s’y sent en face d’une réalité forte. Ce dessinateur est portraitiste à sa manière, qui n’est point la petite manière. C’est Jules Janin qui a dit, je ne sais où : « Connaissez-vous bien des portraitistes sérieux qui ne soient pas caricaturistes par quelque côté ? »

M. José-Maria de Heredia. — « Les Trophées » §

Les trophées, par José-Maria de Heredia, 1 vol.

M. José-Maria de Heredia publie aujourd’hui quatre poèmes et cent vingt sonnets qu’il mit trente ans à écrire avec un enthousiasme paisible et l’unique souci de bien faire. Il peut dire comme le poète de l’Anthologie : « J’ai chanté pour les muses et pour moi. » Son livre, Les Trophées, était comme Cyrus, nommé avant que de naître, et célèbre alors qu’il n’existait point encore. Il en courait des copies manuscrites. Des disciples fidèles savaient par cœur les pages les plus aimées du livre inédit. Un admirateur plus magnifique que les autres avait fait imprimer Les Trophées à un seul exemplaire, pour son usage.

Le livre tant attendu vient de paraître ; et si les fervents n’y découvrent rien qu’ils ne connussent déjà, ils auront du moins la joie d’y retrouver en bel ordre tout ce qu’ils admiraient. Quant à ceux, plus distraits, qui ne suivent que d’un peu loin le mouvement poétique et à qui ces poèmes épars dans les revues ou semés en copies furtives ont échappé, ils sauront désormais où trouver les rimes d’or qu’on vantait depuis plus d’un quart de siècle dans les cénacles. Déjà, vers 1868, aux âges anciens du premier Parnasse, M. José-Maria de Heredia, tout jeune encore, était tenu pour un excellent artiste en vers. C’était le temps où Théophile Gautier lui disait, d’un air magnifique et tranquille : « Heredia, je t’aime, parce que tu portes un nom exotique et sonore et parce que tu fais des vers qui se recourbent comme des lambrequins héraldiques. »

Les voilà enfin réunis et publiés, ces vers éclatants, et ils n’ont rien perdu de leur charme à paraître assemblés par l’imprimeur. Les Trophées comprennent trois épisodes en tierces-rimes de la légende du Cid, et un grand morceau épique sur les conquérants de l’or. Ce sont des ouvrages admirables par la richesse et le fini du travail, par l’ampleur du style décoratif et par un sentiment de l’exactitude qui s’unit toujours chez ce poète au goût de la magnificence. Mais c’est dans le sonnet que M. José-Maria de Heredia est tout à fait excellent. C’est là qu’il est maître et qu’il exerce sa puissance. Seul de tous les poèmes à forme fixe, le sonnet semble encore vivant et propre à recevoir parfois, dans sa forme ancienne, des « pensers nouveaux ». Amoureux avec Dante, Pétrarque et Shakespeare, il est devenu philosophique avec M. Sully Prudhomme, héroïque et descriptif avec M. José-Maria de Heredia. Il nous vint de Florence, tout parfumé de la plus fine fleur de courtoisie qui ait jamais fleuri au monde. Si on le put croire d’origine française c’est faute d’avoir entendu le mot de sonnet au sens où l’emploient Thibault de Champagne et Guillaume de Lorris. Les vieux trouvères appelaient de ce nom toute espèce de chant. Les troubadours n’y attachaient pas une signification beaucoup plus précise. « Les Provençaux, dit Ginguené, appelaient sonnets des pièces dont le chant était accompagné du son des instruments. » C’est en Italie qu’il faut chercher les premiers types du poème de quatorze vers, avec quatrains à rimes redoublées qui est le sonnet tel que nous l’entendons. Quant à dire comment il naquit c’est ce qu’il n’est pas permis de faire. Toutes les origines sont obscures et celles du sonnet, entre autres, se dérobent sous des nuées épaisses. Il est probable qu’il répondait d’abord à des convenances dont nous n’avons plus l’idée et, si l’on y regarde attentivement, on y retrouve, ce me semble, un certain tour scolastique particulier aux poètes du moyen âge et une régularité qui rappelle le temps où l’arithmétique était sœur de la poésie. Je ne puis me défendre d’imaginer une miniature du treizième siècle dans laquelle sur un fond d’outre-mer, dans un paysage toscan, on verrait deux pucelles aux cheveux d’or, l’une comptant sur ses doigts effilés et l’autre jouant du luth avec une décente mignardise et représentant de la sorte les deux conseillères allégoriques du poète composant un sonnet courtois, en langue vulgaire. Rien n’empêcherait qu’on vît aussi, dans cette miniature de mon rêve, le poète lui-même, la tête ceinte de lauriers, par-dessus l’étroit chaperon rouge qui lui presse les tempes, écrivant sur son pupitre chargé de livres le sonnet à sa dame.

Si vous voulez qu’il y ait une légende à cette image, nous lirons au-dessous, en lettres gothiques d’une exacte élégance : L’Arithmétique et la Musique enseignant au poète à chanter la dame dont la beauté cause son tourment. Mais il me vient un scrupule ; je crains que mon chef-d’œuvre imaginaire ne soit point parfait et qu’il n’y manque une figure, celle du syllogisme. Ce serait une troisième demoiselle, plus noble que les deux autres et vêtue d’une robe de brocart d’or. Des fleurs naîtraient à ses pieds, rouges et bleues, dans l’herbe trop verte, et, par l’autorité de son geste didactique, elle ferait paraître qu’elle est la vraie inspiratrice du sonnet. Il n’y a qu’à lire les sonnets de la Vita nuova et les subtils commentaires par lesquels le poète en expose les mérites pour se persuader que le sonnet primitif fut essentiellement un galant syllogisme et une manière de tourner à la louange des dames les plus beaux arguments de la théologie et de la jurisprudence.

Mais vous m’entendez bien, le poète en chaperon rouge et en longue robe noire, entouré des trois pucelles allégoriques, ce serait Dante ou encore Pétrarque. Ce ne serait ni Ronsard, ni Shakespeare, ni M. José-Maria de Heredia.

Aux mains fleuries des poètes de la Renaissance le sonnet, l’amoureux sonnet, laissa les subtilités scolastiques pour s’orner d’entrelacs et de guirlandes dans le style de Philibert Delorme et de Boccador. Un peu plus tard, il se fit Espagnol et capitan. Au dix-septième siècle il devint ou spirituel (c’est-à-dire religieux), ou galant, et ce fut l’âge des sonnets pénitents et des belles matineuses. Ce jeu lassa comme tous les jeux, et la forme poétique dans laquelle avaient été chantées tour à tour Béatrice et Laure, et la Marie et la Cassandre de Ronsard, tomba dans l’oubli. C’était une merveille abandonnée, comme les sculptures de Notre-Dame de Brou. Les romantiques étaient pieux ; ils avaient le respect du passé et ils touchaient d’une main filiale aux monuments des aïeux. Ils aimaient les restes des vieux âges, même quand ils ne les comprenaient pas très bien. Ils goûtèrent en même temps les amours de Ronsard et les nymphes de Jean Goujon. Le sonnet fut restauré par eux, non point par Lamartine, tout classique encore, et qui ne fit qu’élever en jets magnifiques les eaux dormantes de la poésie du dix-huitième siècle, non point par Victor Hugo, trop lyrique et trop abondant pour enfermer son idée en quatorze vers. Mais par les fervents disciples, par Théophile Gautier, par les frères Deschamps, par Sainte-Beuve, par Auguste Barbier. Sainte-Beuve fut entre tous le vrai restaurateur du sonnet. Il mit à le rétablir tout le soin de son esprit ingénieux et de son art subtil. Et il faut que cette forme de poésie ait dans sa fixité même une merveilleuse souplesse ; il faut que cet arrangement prosodique dont l’origine est inconnue et la raison imperceptible offre vraiment quelque chose d’heureux, puisque des poètes divers de ton, d’inspiration et de génie y plièrent à l’envi leur pensée et firent sortir de ce moule des merveilles variées de grâce ou d’énergie.

Parmi les maîtres et les compagnons du Parnasse, Théodore de Banville, Leconte de Lisle, Charles Baudelaire, Louis Ménard, Catulle Mendès, Armand Silvestre, Sully Prudhomme, François Coppée, Frédéric Plessis, ont fait du sonnet l’usage le meilleur et le plus original. En se l’appropriant, les modernes l’ont tout à fait transformé. Ils lui ont enlevé son air galant et symétrique, sa pointe. Ils en ont fait une élégie, une ode, un petit poème philosophique, le plus souvent un tableau.

Ce sont des tableaux que les sonnets de M. José-Maria de Heredia, des tableaux d’histoire d’un style large et d’une riche couleur. Je me suis laissé aller tout à l’heure à vanter les vers de ce poète dans le langage réservé à la critique d’art. C’est aussi que les facultés de M. José-Maria de Heredia sont celles d’un peintre et qu’il peint ses sonnets. Si jamais homme au monde connut l’univers sous les catégories de la forme et de la couleur, ce fut lui.

Il ne veut savoir du monde que la beauté plastique, et de la vie que les jeux de la lumière sur les figures des hommes, des animaux, des arbres, des rochers et de la mer. Il est armé d’un œil sûr ; il a une incomparable puissance de vision, qu’il sait exercer dans le domaine du rêve. C’est par là qu’il est poète. Il voit les conquérants de la Nouvelle-Castille, il voit Cléopâtre, il voit un consul romain, il voit Andromède, Hercule, avec la même netteté qu’il voit un vieux berger breton debout à la pointe du Raz. Contours des figures, mouvement des draperies, colorations, jeux de la lumière, il a tout saisi, tout fixé. Ce qui est caché aux yeux ne l’intéresse guère et le mystère des âmes ne le trouble point. Ce n’est pas qu’il manque d’émotion ni même parfois d’une sorte de mélancolie. Il y a çà et là dans ses vers un sentiment douloureux de la destruction irréparable des belles formes et comme une poésie des ruines. Il sent l’écoulement des choses et nous en donne une impression plus profonde peut-être que celle qu’il a lui-même ressentie. Je pourrais citer de lui vingt sonnets qui devraient avoir pour épigraphe le vers de son maître, Pierre de Ronsard :

La matière demeure et la forme se perd.

Et tout « amant de la forme et des dieux » sera sans doute ému quand il lira ces plaintes augustes et sereines :

EN CAMPANIE

Le temple est renversé sur le haut promontoire ;
Et la mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Tritons d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire.

Seul, parfois, un berger menant ses buffles boire,
De sa conque où soupire un antique refrain
Emplissant le ciel calme et l’horizon marin,
Sur l’azur infini dresse sa forme noire.

La Terre maternelle et douce aux anciens Dieux,
Fait à chaque printemps, vainement éloquente,
Au chapiteau brisé verdir une autre acanthe ;

Mais l’homme, indifférent au rêve des aïeux,
Écoute sans frémir, pendant les nuits sereines,
La mer qui se lamente en pleurant les Sirènes.

Je rapporterai à ce même sentiment de deuil philosophique et calme cet autre sonnet, Médaille antique, que je ne puis me défendre de citer ici :

MÉDAILLE ANTIQUE

L’Etna mûrit toujours la pourpre et l’or du vin
Dont l’Érigone antique enivra Théocrite ;
Mais celles dont la grâce en ses vers fut écrite,
Le poète aujourd’hui les chercherait en vain.

Perdant la pureté de son profil divin,
Tour à tour Aréthuse esclave et favorite
A mêlé dans sa veine où le sang grec s’irrite
La fureur sarrasine à l’orgueil angevin.

Tout se transforme ou meurt. Le marbre même s’use.
Agrigente n’est plus qu’une ombre, et Syracuse
Dort sous le bleu linceul de son ciel indulgent ;

Et seul le dur métal que l’amour fit docile
Garde encor, dans l’éclat des médailles d’argent,
L’immortelle beauté des vierges de Sicile.

Il y a encore une sorte de piété dans ce petit poème, composé à Luchon, pour une pauvre petite affranchie de Claude ou de Néron, exilée en Gaule, et qui laissa de sa vie dans la montagne une trace mystérieuse sur une inscription votive à demi effacée. M. de Heredia lut quelques mots sur la pierre et fit le sonnet que voici :

L’EXILÉE

Dans ce vallon sauvage où César t’exila,
Sur la roche moussue, au chemin d’Ardiège,
Penchant ton front qu’argente une précoce neige,
Chaque soir, à pas lents, tu viens t’accouder là.

Tu revois ta jeunesse et ta chère villa
Et le flamine rouge avec son blanc cortège ;
Et lorsque le regret du sol latin t’assiège,
Tu regardes le ciel, triste Sabinula.

Vers le Gar éclatant aux sept pointes calcaires,
Les aigles attardés qui regagnent leurs aires
Emportent en leur vol tes rêves familiers ;

Et seule, sans désirs, n’espérant rien de l’homme,
Tu dresses des autels aux monts hospitaliers
Dont les Dieux plus prochains te consolent de Rome.

Mais ce que M. José-Maria de Heredia goûte le mieux au monde, c’est la joie de vivre au soleil, c’est l’éclat des belles formes à la lumière. Et ses retours vers la vie antique sont le plus souvent inspirés par l’admiration des corps nus que l’on contemple dans une joie noble que ne trouble point le désir.

LE TEPIDARIUM

La myrrhe a parfumé leurs membres assouplis.
Elles rêvent, goûtant la tiédeur de décembre,
Et le brasier de cuivre illuminant la chambre
Jette la flamme et l’ombre à leurs beaux fronts pâlis.

Dans les coussins épais, sur la pourpre des lits,
Sans bruit, parfois un corps de marbre rose ou d’ambre
Ou se soulève à peine ou s’allonge ou se cambre.
Le lin voluptueux dessine de longs plis.

Une femme d’Asie, au milieu de l’étuve,
Sentant sur sa chair nue errer l’ardent effluve,
Tord ses bras énervés dans un ennui serein.

Et le pâle troupeau des filles d’Ausonie
S’enivre de la riche et sauvage harmonie
Des noirs cheveux roulant sur un torse d’airain.

Si l’on recherchait dans la vie de M. de Heredia le secret de sa pensée on trouverait sans doute que nourri à Cuba parmi les plus larges fleurs et les plus beaux fruits du monde, il y prit insensiblement cette sensualité sans trouble et cette ingénuité fastueuse qui font son génie. On trouverait encore qu’il doit à son origine espagnole cet air de grandeur et cette magnificence de geste que nous admirons dans ses vers, ce pouvoir, incompréhensible pour moi, d’être toujours content sans jamais rire.

On y trouverait enfin que tous ces hidalgos qu’il a peints avec un éclat si solide sont ses ancêtres et que ce n’est pas par hasard que son chef-d’œuvre immortel est le huitain des conquérants dont je donne la première pièce, bien qu’elle soit illustre et déjà établie dans les anthologies :

LES CONQUÉRANTS

Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal,
Fatigués de porter leurs misères hautaines,
De Palos de Moguer, routiers et capitaines
Partaient, ivres d’un rêve héroïque et brutal.

Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines,
Et les vents alizés inclinaient leurs antennes
Aux bords mystérieux du monde occidental.

Chaque soir, espérant des lendemains épiques,
L’azur phosphorescent de la mer des tropiques
Enchantait leur sommeil d’un mirage doré ;

Ou, penchés à l’avant des blanches caravelles,
Ils regardaient monter en un ciel ignoré
Du fond de l’Océan des étoiles nouvelles.

Si le mot de perfection avait un sens, il faudrait l’appliquer à de tels vers. Mais nous dirons plus et mieux en estimant que si jamais poète, en ce temps, réalisa pleinement son idéal c’est l’auteur des Trophées.

M. Taine §

Nous perdons Taine si peu de temps après avoir perdu Renan, et les deux plus belles intelligences, les deux plus vastes lumières de ce temps sont maintenant éteintes. Tous deux virent venir la mort avec la tranquillité d’une sagesse méditative. On saura quelque jour, je l’espère, par une relation fidèle, combien la fin de M. Renan fut exemplaire et avec quelle forte douceur d’âme il quitta ce monde où il avait si pleinement exercé la faculté de comprendre. M. Taine, qui savait que la joie et la santé ne sont « que des accidents heureux », ne s’étonna point des souffrances qui lui annonçaient le terme de sa vie. Il attendait un dernier retour de ses forces pour achever son grand livre des Origines de la France contemporaine. Son attente fut trompée. Il n’en murmura pas. « La mort, disait-il récemment à M. C…, est un phénomène comme la naissance et comme tous les autres phénomènes de la vie. »

Il mourut comme il avait vécu, en philosophe. Car, sous toutes les formes de son activité intellectuelle, esthète, critique, historien, il fut toujours un philosophe. M. Paul Bourget l’a bien fait voir dans un admirable chapitre de ses Essais de psychologie. C’était un philosophe très amoureux des systèmes et attentif à s’enfermer dans des formules exactes.

Il était déterministe. Il l’était nettement et avec une abondance de preuves, une richesse d’illustrations qui fit sur la jeunesse intelligente, à la fin du second Empire, une impression beaucoup plus forte qu’on ne s’imagine aujourd’hui. M. de Bonnières, dans un aperçu très lucide, jeté le lendemain même de la mort de Taine, a signalé l’action exercée par le maître sur quelques-uns de mes contemporains. Et il est vrai que la pensée de ce puissant esprit nous inspira, vers 1870, un ardent enthousiasme, une sorte de religion, que j’appellerai le culte dynamique de la vie. Ce qu’il nous apportait, c’était la méthode et l’observation, c’était le fait et l’idée, c’était la philosophie et l’histoire, c’était la science, enfin.

Et ce dont il nous débarrassait, c’était l’odieux spiritualisme d’école, c’était l’abominable Victor Cousin et son abominable école, c’était l’ange universitaire montrant d’un geste académique le ciel de Platon et de Jésus-Christ. Il nous délivra du philosophisme hypocrite. Certes, il faut que ce bienfait ait été considérable et sûr, car j’entendis récemment un des plus généreux esprits de la jeune génération, M. Charles Maurras, louer avant tout Taine d’avoir « fait taire les vains perroquets de l’éclectisme ».

En ce temps-là, nous avions, au quartier Latin, un sentiment passionné des forces naturelles ; et les livres de Taine avaient beaucoup contribué à nous mettre dans cet état d’âme. Sa théorie des milieux nous émerveillait. Pour ma part, je la croyais très bonne ; en quoi je ne me trompais point. Mais je ne savais pas alors que toutes les théories bien faites sont également bonnes, en ce sens que ce sont des étagères indispensables pour ranger les faits dans des compartiments. Mais, aux environs de ma vingtième année, je ne l’entendais pas de la sorte, et l’on m’aurait fâché en me disant que le système de M. Taine était, comme tous les systèmes, un meuble à tablettes. C’était pourtant cela. Toute la bibliothèque littéraire des Anglais s’y casait à merveille. Il avait été fait sur mesure par un excellent ouvrier. Mon admiration n’a pas diminué, et je goûte, comme au premier jour, ce chef-d’œuvre d’art intellectuel. Comme à vingt ans, je tiens le système pour vrai, puisqu’il est logique. Une vérité philosophique ressemble à ces degrés de longitude et de latitude qui sont marqués sur les cartes. Ces cercles font connaître avec précision la position de tous les points du globe. À six ans, quand je vis une mappemonde pour la première fois, je crus que les lignes qui y étaient tracées correspondaient à une réalité tangible. Je les cherchais dans mes promenades aux Tuileries ; je ne les trouvai point. Ce fut, dans l’ordre scientifique, ma première déception. L’idée que la théorie des milieux pouvait n’être pas absolument vraie fut la seconde ou la troisième.

L’action de M. Taine, vers ce temps-là, fut très forte sur la littérature et sur l’art. Il exerça, notamment, une influence réelle sur M. Émile Zola. Cet écrivain reconnaît volontiers qu’il doit en partie à M. Taine l’idée que tout être est un produit nécessaire du milieu. Et c’est là précisément la philosophie des Rougon-Macquart. Au reste, cette application de ses doctrines ne plut guère au maître, qui n’eut jamais de sympathie pour la littérature naturaliste. Il n’aimait pas beaucoup non plus le romantisme. Les œuvres littéraires ne l’intéressaient que comme des signes d’un état social ou moral, ou comme des manifestations d’une sensibilité particulière. Ce qui se faisait en ce sens sous ses yeux le laissait à peu près indifférent. Il n’enveloppait pas, comme M. Renan, toute la littérature dans un mépris immense et très doux, mais il n’en suivait point les progrès avec attention. Aussi comment l’eût-il pu faire ? Occupé d’un travail gigantesque, pouvait-il trouver le temps de lire les nouveautés ?

Les jeunes écoles, blessées de son dédain, l’accusèrent de timidité et de faiblesse. Reproche bien injuste ! Taine, au lieu de se répandre vainement dans la critique quotidienne, ramassait ses forces pour accomplir une œuvre vaste et savamment ordonnée. Il faut l’en louer et l’en admirer. Et puis nous l’avons dit : c’était un philosophe. Bien qu’il écrivît avec autant d’éclat que de force, il n’avait nullement l’esprit littéraire. Les formes du style l’intéressaient non point en elles-mêmes, jamais uniquement comme indices d’un esprit ou d’un tempérament. La critique, telle qu’il la concevait, ne s’applique pas aisément aux productions contemporaines. Elle ne peut s’exercer avec liberté que sur les œuvres du passé.

M. Taine, je le sais, était plein de bonté et de bienveillance. Son accueil était gracieux et il ouvrait aux plus humbles son esprit, réservoir immense de faits et d’idées. Il passait pour craintif. On le jugeait mal. Il était modeste au-delà de ce qu’on peut imaginer, et parfois ingénu. Son intelligence avait toutes les audaces. Mais il s’y mêlait, je ne sais comment, des naïvetés de solitaire. Il s’étonnait parfois de choses très naturelles, et je crois qu’il est mort sans comprendre pourquoi ses livres avaient soulevé tant de haines et de colères.

Il y a cinq ans, au plus fort du bruit que faisait son ouvrage sur la Révolution, je le rencontrai, un jour, sur la place de la Concorde. Il était déjà vieillissant, l’œil éteint et les lèvres détendues.

— Et vous, me dit-il de sa jolie voix monotone et zézayante, êtes-vous aussi l’adorateur du crocodile ?

Pour lui, le crocodile, c’était la démocratie. Il ne la haïssait pas, étant trop sage pour rien haïr. Mais il s’en faisait une image horrible. Cette image, dans un esprit si logique et si lié, venait d’un pessimisme profond.

Cet homme paisible et d’une exquise douceur de mœurs pensait des hommes infiniment de mal. Il tenait son semblable pour une méchante bête qu’il ne faut pas lâcher sans muselière. « L’homme, disait-il, est un carnassier ; il l’est par nature et par structure, et jamais la nature ni la structure ne laissent effacer ce premier pli. »

C’est sur ce pessimisme qu’il a établi sa politique spéculative que les partis ont tant exaltée et tant combattue. Louanges vaines et vaines attaques. Les spéculations de la philosophie sont au-dessus des partis. Et la gloire d’un Taine est hors de l’atteinte des gens en place.

Jean Lahor. — « L’Illusion » §

L’Illusion, 2 volumes (Lemerre, éditeur).

Le poète philosophe qui se cache sous ce nom magnifique et somptueux de Lahor n’est autre que M. Henry Cazalis, dont les premiers vers furent admirés il y a plus de vingt ans dans ce Parnasse auquel Les Trophées de M. José-Maria de Heredia viennent de donner un nouveau lustre. M. Jean Lahor était dès ses débuts le lyrique savant et méditatif dont nous entendons aujourd’hui les plaintes ornées. Il se fit tout jeune une idée de l’univers à laquelle il est resté fidèle, et l’œuvre de sa maturité présente le plein développement de l’idéal de sa jeunesse. Ces deux tomes de L’Illusion, dans lesquels se trouvent réunies et fondues les impressions de trente années, forment un ensemble harmonieux.

Avec une agréable diversité de tons, c’est d’un bout à l’autre le même poète et la même poésie. Le titre de l’œuvre en indique l’esprit. Illusion, ce mot résume toute la doctrine du poète, qui, de la vie, comme d’un pont, regarde couler le torrent des apparences. M. Jean Lahor croit que tout est mirage et que nous ne savons rien de la vérité des choses. C’est ce qui l’afflige et le tourmente.

Mais son caractère est de garder la sérénité dans l’inquiétude ; sur ses lèvres, l’expression même du désespoir est noblement placide. On ne rencontrera jamais un pessimiste moins désenchanté. C’est Hamlet dans les jardins d’Armide. Il tresse des roses pour amuser l’ennui et l’horreur de la vie. Il se plaît infiniment aux formes belles et riches, aux lumières ardentes. Il fut l’ami de Henri Regnault, dont il a écrit la vie si courte. Je retrouve dans quelques-uns des poèmes orientaux de L’Illusion, les vives couleurs dont brillaient les aquarelles du jeune peintre. C’est un philosophe coloriste. Et peut-être est-il par là unique de son espèce.

J’ai dit qu’il était pessimiste ; il l’est avec magnificence et je le vois comme un ascète hindou en manteau vénitien. Plusieurs fois, en ces entretiens de chaque semaine, j’ai eu l’occasion de marquer l’influence de Darwin sur les esprits qui naissaient à la pensée dans les dernières années de l’Empire. Cette action du grand naturaliste anglais est sensible dans l’œuvre de M. Jean Lahor, qui est transformiste, comme on dit qu’André Chénier était athée : avec délices. De toutes les idées philosophiques dont il s’est inspiré, l’idée de la métamorphose incessante des formes de la vie est peut-être celle dont il s’est le mieux pénétré, celle dont il a tiré les images les plus heureuses, les sentiments les plus forts, les émotions les plus intimes. Je ne crois pas me tromper en signalant comme un chef-d’œuvre le poème darwinien des Réminiscences que je tire de la partie de L’Illusion intitulée Heures sombres.

RÉMINISCENCES

Je sens un monde en moi de confuses pensées,
Je sens obscurément que j’ai vécu toujours,
Que j’ai longtemps erré dans les forêts passées,
Et que la bête encor garde en moi ses amours.

Je sens confusément, l’hiver, quand le soir tombe,
Que jadis, animal ou plante, j’ai souffert,
Lorsque Adonis saignant dormait pâle en sa tombe,
Et mon cœur reverdit quand tout redevient vert.

Certains soirs, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d’autrefois,
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.

Dans le sol primitif nos racines sont prises ;
Notre âme, comme un arbre, a monté lentement ;
Ma pensée est un temple aux antiques assises,
Où l’ombre des dieux morts vient errer par moment.

Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui le tient enchaîné ;
Je sens rouler en moi l’obscurité première :
La terre était si sombre, aux temps où je suis né !

Mon âme a trop dormi dans la nuit maternelle ;
Pour atteindre le jour, qu’il m’a fallu d’efforts !
Je voudrais être pur : la honte originelle,
Le vieux sang de la bête est resté dans mon corps.

Et je voudrais pourtant t’affranchir, ô mon âme,
Des liens d’un passé qui ne veut pas mourir ;
Je voudrais oublier mon origine infâme
Et les siècles sans fin que tu mis à grandir.

Mais c’est en vain ; toujours en moi vivra ce monde
De rêves, de pensers, de souvenirs confus,
Me rappelant ainsi ma naissance profonde,
Et l’ombre d’où je sors, et le peu que je fus ;

Et que j’ai transmigré dans des formes sans nombre,
Et que mon âme était, sous tous ces corps divers,
La conscience, et l’âme aussi, splendide ou sombre,
Qui rêve et se tourmente au fond de l’univers !

Darwin n’a-t-il pas allumé dans l’âme de ce poète une étincelle de cet enthousiasme grave dont Épicure avait enflammé Lucrèce ?

Mais l’imagination de M. Jean Lahor s’est nourrie à des sources plus profondes. Elle est toute pénétrée de la poésie et de la philosophie de l’Inde et je n’avais pas tort de dire tout à l’heure que le poète est un ascète des bords du Gange. L’Inde du Bouddha est la vraie patrie de son âme ; c’est là qu’elle puisa par toutes ses racines ce tranquille et doux pessimisme que rien, dans une telle âme, ne peut envenimer ni guérir.

L’ingénieux philosophe allemand, qui avait un Bouddha d’or dans sa chambre à coucher, dit sagement un jour : « La poursuite du bonheur est une chimère en ce monde, le pire des mondes possibles. Il est absurde d’y donner le bonheur comme objet d’action. Les hommes étant nécessairement malheureux, la seule loi morale est de compatir et, s’il est possible, de venir en aide à leurs maux. Le vrai principe est dans la pitié. »

Je ne sais si, comme le prétend Schopenhauer, ce monde est le pire des mondes possibles et, c’est le flatter, je crois, que de lui accorder quelque excellence, fût-ce celle du mal. Ce que nous pouvons imaginer des autres mondes est peu de chose, et l’astronomie physique ne nous renseigne pas bien exactement sur les conditions de la vie à la surface des planètes même les plus voisines de la nôtre. Nous savons seulement que Vénus et Mars ressemblent beaucoup à la Terre. Cette seule ressemblance nous permet de croire que le mal y règne comme ici et que la Terre n’est qu’une des provinces de son vaste empire. Nous n’avons aucune raison de supposer que la vie est meilleure à la surface des mondes géants, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, qui glissent en silence dans des espaces où le soleil commence d’épuiser sa chaleur et sa lumière. Qui sait ce que sont les êtres sur ces globes enveloppés de nuées épaisses et rapides ? Nous ne pouvons nous empêcher de penser, par analogie, que notre système solaire tout entier est une géhenne où l’animal naît pour la souffrance et pour la mort. Et il ne nous reste pas l’illusion de concevoir que les étoiles éclairent des planètes plus heureuses. Les étoiles ressemblent trop à notre soleil. La science a décomposé le faible rayon qu’elles mettent des années, des siècles à nous envoyer ; l’analyse de leur lumière nous a fait connaître que les substances qui brûlent à leur surface sont celles-là mêmes qui s’agitent sur la sphère de l’astre qui, depuis qu’il est des hommes, éclaire et réchauffe leurs misères, leurs folies, leurs douleurs. Cette analogie suffirait seule à me dégoûter de l’univers. L’unité de sa composition chimique me fait assez pressentir la monotonie rigoureuse des états d’âme et de chair qui se produisent dans son inconcevable étendue, et je crains raisonnablement que les êtres pensants ne soient aussi misérables dans le monde de Sirius et dans le système d’Altaïr, qu’ils le sont, à notre connaissance, sur la terre. Mais, dites-vous, tout cela n’est pas l’univers. J’en ai bien aussi quelque soupçon, et je sens que ces immensités ne sont rien et qu’enfin, s’il y a quelque chose, ce quelque chose n’est pas ce que nous voyons. Je sens que nous sommes dans une fantasmagorie et que notre vue de l’univers est purement l’effet du cauchemar de ce mauvais sommeil, qui est la vie. Et c’est cela le pis. Car il est clair que nous ne pouvons rien savoir, que tout nous trompe et que la nature se joue cruellement de notre ignorance et de notre imbécillité.

Du moins nous pouvons conclure avec le philosophe : « La seule loi morale est de compatir. Le vrai principe est dans la pitié. » C’est à cette conclusion que s’arrête le poète de L’Illusion. Au terme de son œuvre à la fois brillante et grave, il rejette comme une vanité la beauté des vers et comme un charme décevant la splendeur des formes dont il fut séduit Il met de côté le manteau vénitien dont je vous le montrais tout à l’heure paré. Il conçoit dans un poème suprême la mort du désir, le renoncement et la pitié. « Sois pur, nous dit-il, le reste est vain. »

Que ta religion soit la pitié sans bornes !
Allège le fardeau de tous ces malheureux !…
Meurs à toi-même, afin de vivre sans limites :
Ton âme pour grandir doit traverser la mort.

Oui, ta vie est sublime, est harmonique et pleine,
De cette heure où ton être étroitement confond
Sa destinée avec la destinée humaine
Et rentre, goutte d’eau, dans l’Océan profond.

Les moralistes de profession fondent généralement leur éthique sur la connaissance de l’homme, de ses origines et de ses fins. Il y a dans leur fait une bonne dose de candeur, à moins qu’il ne s’y trouve un grain d’hypocrisie. Que j’aime mieux cette morale bouddhiste, cette petite fleur de l’abîme, le sentiment de la pitié germant dans le néant de tous !

Paul Hervieu — « Peints par eux-mêmes » §

Peints par eux-mêmes, roman par Paul Hervieu, 1 vol. in-18.

Alfred de Vigny nota en 1832, dans son Journal, une anecdote qu’il avait entendue naguère, et de laquelle il tira plus tard son exquise comédie de Quitte pour la peur. Voici cette anecdote :

« M. de X… savait fort bien que sa femme avait un amant. Mais, les choses se passant avec décence, il se taisait. Un soir, il entre chez elle, ce qu’il ne faisait jamais depuis cinq ans.

« Elle s’étonne. Il lui dit :

« — Restez au lit : je passerai la nuit à lire dans ce fauteuil. Je sais que vous êtes grosse et je viens ici pour vos gens.

« Elle se tut et pleura : c’était vrai. 

(Journal d’un poète, publié par Louis Ratisbonne, page 61.)

C’est une vieille dame de la vieille société, madame de Béthune, qui se rappelait cette jolie chose parmi ses souvenirs d’antan. Voilà comme, aux environs de 1780, en usait un mari honnête homme. Je ne prétends pas qu’ils eussent tous alors autant de désintéressement et de bonne grâce que M. de X… Mais celui-là n’était pas hors du ton général, et j’imagine que madame de Béthune conta l’historiette sans la moindre nuance de surprise. Elle trouvait cela très naturel. Ce l’était, en effet. Et, de plus, c’était un naturel aimable. Seulement, toute l’affaire suppose une entente du mariage qui n’est plus la nôtre, même dans les classes riches. Notre société ne ressemble pas du tout à l’ancienne.

Elle est beaucoup plus morale, du moins par le dehors, et cela date de 80. Depuis les constituants, depuis l’avènement des gens de robe, de noir vêtus, légistes austères, magistrats studieux, la bonne société, celle qui donne le ton, a gagné en sérieux et en régularité. Et cela dure encore, quoi qu’on dise. C’est premièrement un des effets les plus clairs de la Révolution, d’avoir beaucoup retranché sur la liberté du cœur et des sens. Vous entendez bien que le tempérament des personnes n’est point changé et qu’il a les mêmes effets qu’il eut jadis, qu’il eut toujours. Du moins, on ne s’affiche plus. Et c’est beaucoup déjà que les mœurs imposent à tous, riches ou pauvres, la même contrainte. C’est beaucoup que les apparences soient sauvées. Pour ce qui est du fond, il ne change guère, et l’homme est toujours une assez méchante bête. La princesse de Béthune, qui contait les aventures de son jeune temps au poète romantique d’Éloa, trouvait, peut-être, que les Français devenaient un peu hypocrites. Il est de fait que l’hypocrisie est l’inconvénient des bonnes mœurs publiques. Peut-être aussi, plus indulgente, estimait-elle que c’était un bien que de suivre la règle et qu’avec de la prudence une femme peut encore, même sous le nouveau régime, faire les petites affaires de son cœur.

Les belles amies de Chateaubriand furent les dernières grandes dames qui purent former sans scandale des liaisons plus qu’à demi avouées. Celles-là tenaient encore à l’ancien régime.

Depuis, on n’avoua plus. Ce fut le triomphe du code.

Quoi qu’on dise et bien qu’on se plaigne vaguement d’un certain relâchement, le ton est resté jusqu’à présent assez grave, par comparaison avec celui de l’ancien régime.

Les progrès de la démocratie sont, en somme, favorables à l’idée morale, telle qu’elle a été formée en France pendant la Révolution et surtout sous le premier Empire, qui contribua extrêmement à faire prévaloir dans l’opinion l’exactitude légale. Et, malgré le déchaînement romantique et naturaliste (choses littéraires et superficielles), nous nous défendons avec une décence suffisante contre les révoltes de la passion et les fantaisies du sentiment. Ce que j’en dis s’applique à la classe des riches et des oisifs. Car, pour ce qui est des gens de peu de loisir et de vie laborieuse, la régularité leur est nécessaire et la médiocrité pénible de leur condition assure la médiocrité honorable de leurs mœurs. Il faut se réjouir d’une humble condition comme du plus sûr des biens. Ces vues philosophiques sont sans doute trop rapides. Mais je les crois justes et nous sentons bien, par ce que nous en a dit M. Paul Hervieu, que M. de Trémeur, qui est un mari à la mode de 1893, n’est pas d’humeur à prendre les choses conjugales avec ce bienveillant scepticisme et cette bonne grâce facile dont fit preuve M. de X…, cent vingt ans auparavant. Pourtant, M. de Trémeur est devenu fort étranger à sa femme, et cette charmante créature, qui aime M. Le Hinglé, entend rester fidèle à l’homme qu’elle a choisi.

La seule idée d’un partage lui ferait horreur. Se trouvant dans la situation de madame de X…, elle ne songe pas une seule minute à assurer sa sécurité par « une basse prévoyance » et à provoquer avec son mari un rapprochement opportun, qui lui serait facile.

Elle est fort embarrassée. Je ne vous dirai point comment elle se tire d’affaire, sur les conseils d’un vieux médecin, qui sait la vie et connaît le monde. Tout cela veut être lu dans le livre de M. Paul Hervieu. Je note seulement, en ce roman, qui semble la vérité même, les traits de mœurs les plus accentués et les plus généraux.

Madame de Trémeur aime de tout son cœur M. Le Hinglé. Une femme très amoureuse n’est guère prudente. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Shakespeare. Il prête à sa Juliette cette idée sur les dames de Vérone, qu’elles n’ont tant de retenue que parce qu’elles aiment froidement. Madame de Trémeur, qui n’aime pas froidement, a le tort d’écrire ; un baron de Munstein, qui adore les femmes et, désespérant de leur donner du plaisir, veut du moins leur faire sentir toutes les épouvantes, intercepte une des lettres de Françoise de Trémeur et voilà la pauvre jeune femme dans les transes.

Grâce à une ruse audacieuse de M. Le Hinglé, qui fait chanter le vieux maître chanteur, Françoise recouvre sa lettre sans payer de sa personne. Mais un plus grand malheur est sur elle. Ce pauvre Le Hinglé, pour faire figure dans le monde et tenir rang dans l’entourage de son amie, demandait au jeu un surcroît de ressources. Il en vint à tricher, fut pris et se fit sauter la cervelle. Voilà encore qui n’était pas si grave il y a seulement cent trente ou cent quarante ans. On coulait des rouleaux de faux louis au jeu de la reine, et rappelez-vous que le chevalier des Grieux, qui, après tout, n’était pas mal né, se félicitait de faire sauter la carte, du ton dont un jeune homme dit aujourd’hui qu’il ne fait pas de mauvaises affaires à la Bourse. Ces considérations devraient arrêter les plaintes des moralistes moroses qui gémissent sur le relâchement des mœurs. La vérité est que nous ne plaisantons pas avec la probité et l’honneur.

Je philosophe sur le nouveau livre de M. Paul Hervieu. Il est temps de dire que c’est une vraie merveille, un chef-d’œuvre dont je suis tout ravi. C’est un roman par lettres ; pourtant, il n’est pas du tout composé à l’exemple des romans épistolaires du dix-huitième siècle. Pour le ton, pour le sentiment, pour la manière, pour le tour et le style, rien de plus original, de plus neuf que Peints par eux-mêmes.

Là, caractères, scènes, milieu, tout intéresse parce que tout est vrai, j’entends de cette vérité évidente qui frappe le moins averti et lui fait dire : « C’est cela ! Que ce doit bien être cela ! » Peu, très peu de romans mondains m’ont fait cette impression. Cette œuvre d’un écrivain qu’il faut compter désormais parmi les maîtres est d’une grâce cruelle et d’une élégance tragique. La peinture du monde y est si fine qu’on est surpris ensuite de la trouver ce qu’elle est, en effet, solide et forte. Et c’est la singularité de ces pages de montrer, dans un si joli décor et parmi les riens exquis de l’élégance, les travaux secrets de la vie et les coups du destin.

J’ai parlé de cette amante mondaine et tragique, Françoise de Trémeur, et de son ami qui méritait de ne pas faire la vilaine action à laquelle il ne survit point. N’est-il pas vrai que certaines de nos actions, nous ne les méritons pas ?

Il me faudrait encore vous faire connaître une dizaine de caractères que M. Paul Hervieu a tracés avec une science profonde des âmes et un art si subtil que j’en suis surpris et ravi comme d’un mystère. Je devrais indiquer madame Vanault de Floche, si convenable dans ses faiblesses méditées et « dans le cœur de laquelle on n’entre qu’à quatre chevaux » ; et, « grave à force de vanité », Anna de Courlandon, égoïste et curieuse ; la marquise douairière de Nécringel, à qui la vie enseigna l’indulgence ; Guy Marfaux, peintre mondain ; Cyprien Marfaux, homme de lettres, très bohème, qui éprouve qu’à l’Abbaye de Thélème et au Moulin-Rouge l’humanité n’est ni meilleure, ni pire que dans les châteaux de Touraine ; le prince Silvère de Caréan, qui trafique élégamment de sa beauté et de son nom.

Les figures sont parlantes. Les scènes frappantes. M. Paul Hervieu apporte dans ces études de ce qu’on appelle le monde une discrétion, une liberté, une indépendance bien louables.

Il n’y a pas chez lui la plus légère ombre de snobisme. Et comment serait-il troublé par les aspects chatoyants de la belle société ? C’est l’humain té qu’il voit, qu’il s’attache à suivre, sous ces travestissements délicats de la mode et du goût. Il est gracieux, piquant, il est mélancolique aussi. Il est philosophe enfin. Sa philosophie est sombre. Instruit par ce sage élégant, nous estimerons que le monde est petit et mauvais, que la médiocrité est tout ce qu’il estime, qu’il supporte assez bien le vice quand il est hypocrite ou plat, mais qu’il est impitoyable pour les fautes, lorsqu’il s’y mêle de la générosité et de la grandeur d’âme.

M. Jules Soury §

Les Fonctions du cerveau, 1 vol. in-8º (Consultez aussi : Philosophie naturelle, 1 vol. — Bréviaire de l’Histoire du matérialisme, 1 vol. — Jésus et les Évangiles, 1 vol. — Études historiques sur les religions, les arts, la civilisation de l’Asie occidentale et de la Grèce, 1 vol. — Portraits de femmes, 1 vol. — Portraits du dix-huitième siècle, 1 vol. — Essais de critique religieuse, 1 vol. — Théories naturalistes du monde et de la vie dans l’antiquité, 1 vol.).

Un appartement bourgeois dans une maison neuve, près du Luxembourg. Des rideaux de laine, des meubles de la forme la plus ordinaire. Rien qui choque ou charme le regard. Partout l’ordre, la simplicité, la parfaite décence. C’est là que, au milieu de livres reliés sans art, mêlés sur leurs rayons à des préparations anatomiques, vit et pense un des esprits les plus étendus et les plus audacieux de ce temps, une âme entre toutes artiste et savante. Et l’homme qui passe sa vie entre ces murs vulgaires y contemple chaque jour les plus magnifiques spectacles de la nature, les images des arts et des cultes, les métamorphoses des formes organiques depuis les protistes jusqu’aux primates et les méandres du cerveau de l’homme. Studieux et solitaire, M. Jules Soury ne sort guère de chez lui que pour se rendre à la vieille Sorbonne, où, depuis dix ans, il enseigne, dans une petite salle, sous les toits, les nouvelles doctrines de psychologie physiologique. C’est Paul Bert qui, étant ministre, le nomma maître de conférences près l’École pratique des hautes études. Paul Bert, grand physiologiste, avait toute compétence, assurément, pour fonder une chaire de cette nature et désigner le titulaire. Toutefois, c’était une nouveauté, et plusieurs, dans la maison aussi bien qu’au dehors, en prirent ombrage. Pareille mésaventure advint, dans le Collège de France, à Gassendi, quand ce grand homme laissa deviner qu’il inclinait vers le système de Copernic. Alors un nommé Morin voulut le faire taire. M. Soury éprouva qu’il y a toujours des Morins. Mais, soutenu par l’opiniâtre Paul Bert, il trouva, dans la presse, en J.-J. Weiss, un brillant défenseur. L’ami de Gambetta écrivit dans la Revue bleue une satire sur cet esprit philistin auquel il attribuait les criailleries soulevées par la nomination de M. Jules Soury ; il vanta justement « ce lettré exquis, nourri de la substance la plus solide » et le vengea de l’injustice des gens à diplôme, « savants, comme le barbier de Gil Blas, en toutes sortes de choses inutiles ». Et M. Jules Soury, dans sa petite salle haute de la Sorbonne, un scalpel à la main, un cerveau sur la table, tranquille, enseigna à une élite d’élèves le jeu compliqué des appareils de l’innervation cérébrale et développa la théorie des localisations.

C’est là, dans cette salle, qu’il faut le voir et l’entendre. Un peintre ferait un beau portrait s’il saisissait le caractère puissant de ce crâne dépouillé et poli, non par l’âge (M. Soury est jeune encore), mais par le travail de la pensée, de ces petits yeux perçants, de ces joues lourdes que la parole anime, de ce geste simple et paisible, de cette forme épaissie par une vie claustrale et qui révèle une vigueur de corps peu commune, détournée au profit du travail sédentaire et des spéculations intellectuelles.

Je voudrais que le peintre mît toute la lumière sur ces mains un peu courtes, mais belles, qui après s’être plongées dans la prodigieuse substance blanche ou grise, s’ouvrent, pour la démonstration, comme afin de laisser échapper les vérités dont elles sont pleines. Ce serait vraiment une belle composition, et tout, jusqu’aux débris de cervelle et de cervelet répandus sur la table, prendrait un sens intellectuel, revêtirait cette noblesse que la science imprime à la nature.

En dix ans de professorat M. Jules Soury a pu faire la synthèse des travaux qui, depuis 1870, c’est-à-dire depuis les découvertes de Fritsch et de Hitzig, ont paru en Europe sur la théorie des localisations cérébrales. Il a publié la matière de ses leçons en un volume qui vient de paraître.

Et je ne saurais dire l’attrait de cet ouvrage. Les esprits habitués aux hautes spéculations de l’intelligence y trouveront un intérêt romanesque et dramatique plus fort que celui de toutes les fictions des poètes. L’autre jour un de mes amis rencontra sous une voûte de la vieille Sorbonne condamnée l’auteur de ce livre ingénieux.

— Eh bien, lui dit celui-ci, voilà dix ans qu’ici, dans cette petite salle Victor Leclerc, où j’ai passé tant d’heures à causer avec le bon et savant doyen, lorsqu’il était de ce monde, je fais l’histoire des doctrines de psychologie physiologique contemporaines. La paix publique n’en a pas été troublée. J’ai écrit un gros livre de science pure sur les matières de mon enseignement, et, ce qui vaut mieux, j’ai inauguré en France, dans l’enseignement supérieur, l’étude pratique de la psychologie physiologique.

Ayant ainsi parlé, l’excellent professeur reprit sa route coutumière et son rêve habituel.

On sait que M. Jules Soury est archiviste paléographe et docteur ès lettres, bref, un homme de la carrière. On sait moins, peut-être, qu’il n’a commencé ses humanités qu’à dix-huit ans. Il avait appris auparavant un état manuel, celui de constructeur d’instruments de précision en verre. Il fit quatre ans d’apprentissage et travailla un an de son état. Pareille discipline fut également imposée au grand philosophe d’Amsterdam. Voici, en effet, ce qu’on lit dans la Vie de Spinoza, par Jean Colérus :

La Loi et les anciens docteurs juifs marquent expressément qu’il ne suffit pas d’être savant, mais qu’on doit, en outre, s’exercer dans quelque art mécanique ou profession, pour s’en pouvoir aider à tout événement et y gagner de quoi subsister… Spinoza n’ignorait point ces maximes… Comme elles sont fort sages et raisonnables, il en fit son profit et apprit un art mécanique, avant d’embrasser une vie tranquille et retirée, comme il y était résolu. Il apprit donc à faire des verres pour des lunettes d’approche et pour d’autres usages, et il y réussit si parfaitement qu’on s’adressait de tous côtés à lui pour en acheter ; ce qui lui fournit suffisamment de quoi vivre et s’entretenir. On en trouva dans son cabinet, après sa mort, encore un bon nombre qu’il avait polis ; et ils furent vendus assez cher, comme on le peut justifier par le registre du crieur public, qui assista, à son inventaire et à la vente de ses meubles.

Comme Spinoza, le jeune Soury construisait des instruments d’optique. Travaillant chez un constructeur fort apprécié des chimistes et des physiciens, il trouva chez ce maître, honnête homme et intelligent, une bibliothèque assez bonne qu’il dévora avidement. Il apprit seul un peu de latin et fit quelques thèmes et versions avec un vieux maître d’humanités. Durant les longues heures du soir qu’il passait à la bibliothèque Sainte-Geneviève, il lut tout Buffon, Voltaire et Diderot. Il était fort triste en songeant qu’il n’aurait jamais ni le loisir ni les moyens d’étudier, et même il tomba dans une mélancolie profonde. Ses parents, qui étaient très pauvres et qui avaient déjà dépensé beaucoup d’argent pour lui faire apprendre un métier, consentirent (M. Jules Soury, je le sais, leur en a gardé une pieuse reconnaissance) à faire de nouveaux et plus grands sacrifices. Entré au lycée à dix-huit ans, il acheva en trois ans toutes ses classes, et, sur le conseil de M. Michel Bréal, qu’il avait eu un moment pour maître, il entra à l’École des chartes dont il sortit, après quatre ans d’études, avec le diplôme d’archiviste paléographe. Pendant qu’attaché à la Bibliothèque nationale il travaillait au catalogue des manuscrits français, il donnait aux journaux et aux revues des articles où se révélaient, dans un style fin et fort, une philosophie déjà étendue et pleine. Le Temps eut une assez large part de cette collaboration substantielle, et les anciens lecteurs du journal n’ont pas oublié d’excellentes études de M. Soury sur Gassendi, sur Germanicus, sur le pessimisme, etc. M. Soury est admirable pour la variété des connaissances et la profondeur des vues. Ses articles, dont quelques-uns ont été réunis en volume, font les délices des délicats. Il n’y a pas de lecture plus exquise que celle, par exemple, des Portraits de femmes et des Portraits du dix-huitième siècle. Mais on peut dire que M. Soury ne ménageait pas toujours assez les esprits simples. Il avait des ironies philosophiques qui exaspéraient les bonnes âmes. Celles-ci ne lui pardonnaient pas de dire que « les héros ont, en général, très peu d’idées », ce qui est pourtant vrai, et que « Gassendi avait trop d’esprit pour faire un martyr », bien qu’une semblable maxime puisse être couverte par l’autorité de Montaigne. Il n’entrait point du tout dans les préjugés vulgaires. Il se fit, dit-on, une mauvaise affaire à la Revue des Deux Mondes pour avoir traité d’amusante historiette, de moinerie propre à chasser les vapeurs, un petit livre du dix-huitième siècle, que les rigoristes traitent d’ordinaire avec plus de sévérité. À La République française, il fâcha de braves gens par une phrase juste, mais un peu leste sur Jeanne d’Arc, qui est devenue, depuis dix ans, l’objet d’une sorte de culte national. Ce qu’il y a de singulier, c’est que cet esprit merveilleusement pénétrant estime, admire chez les grands esprits d’autrefois, chez Gassendi en particulier, l’art de couler les idées en douceur et de ne scandaliser personne, et qu’il a tout au contraire une manière âpre et parfois agressive de présenter ses idées : il est tout ensemble dédaigneux et violent. Sa thèse française de doctorat sur les théories naturalistes du monde et de la vie, savant et bel ouvrage, était semée de pièces explosibles, de machines infernales disposées pour éclater au nez des spiritualistes. Or, il se trouva que le président de thèse était le regretté M. Caro, philosophe spiritualiste. Il fut bien forcé de reconnaître ses propres doctrines dans « ces imaginations puériles qui, disait le candidat, ont abaissé tant d’hommes, d’ailleurs fort instruits, au niveau mental des sauvages », mais il était homme d’esprit, surtout en Sorbonne ; il se vengea en faisant une belle apologie de Socrate et en louant M. Jules Soury du charme invincible de son style.

Cette humeur vient, chez notre philosophe, d’une sensibilité très vive, d’une extrême irritabilité. Il est irascible, comme les poètes qu’il égale ou surpasse par l’imagination et le sentiment.

On ne lui reprochera pas du moins de se croire seul en possession de la vérité. Pour lui, la science la plus haute n’est toujours qu’une ignorance relative. Il a au plus haut degré le sens du relatif, et s’il n’est pas proprement sceptique, c’est que le scepticisme est une métaphysique et qu’il estime peu la métaphysique, encore qu’il reconnaisse avec tristesse que « l’homme est par excellence un animal métaphysicien ».

Les philosophies l’intéressent comme des monuments psychiques propres à éclairer le savant sur les divers états qu’a traversés l’esprit humain. Précieuses pour la connaissance de l’homme, elles ne sauraient nous instruire en rien de ce qui n’est pas l’homme.

Les systèmes sont comme ces minces fils de platine qu’on met dans les lunettes astronomiques pour en diviser le champ en parties égales. Ces fils sont utiles à l’observation exacte des astres, mais ils sont de l’homme et non du ciel. M. Soury trouve bon qu’il y ait des fils de platine dans les lunettes. Il veut seulement qu’on n’oublie pas que c’est l’opticien qui les a mis :

Toutes les doctrines philosophiques, dit-il, ont été nécessaires, partant légitimes, à leur heure. Elles ont été vraies aussi longtemps qu’elles ont reflété les divers états de l’esprit humain, qui se contemplait en elles. Puis les hypothèses vieillies ont fait place à de plus jeunes. Nos théories auront le sort de celles qui les ont précédées ; elles nous occupent, nous passionnent : nos descendants souriront avec compassion de notre simplicité. (Bréviaire de l’histoire du matérialisme.)

Lui-même, il procède du vieil atomisme de Démocrite, d’Épicure, de Lucrèce et de Gassendi ; il soutient et développe la doctrine de l’évolution si largement développée par la science moderne. Il rattache le transformisme à la plus vaste des hypothèses cosmiques, celle de la transformation et de la conservation des forces physiques, et il jouit ainsi du plus magnifique poème dont puisse s’enchanter la raison de l’homme.

Mais il ne s’abuse point sur la durée de cette sublime conception. Il sait qu’elle subira comme toutes choses les outrages du temps.

Il s’en console, et, dans sa soumission à la nature, il va jusqu’à s’en réjouir :

De solutions définitives, dit-il, nous n’en apporterons point, d’abord parce qu’il n’en existe peut-être pas, mais surtout parce que le charme secret, l’attrait profond des questions transcendantes est tout entier dans la poursuite des vérités inconnues qui fuient et se dérobent.

Et comment l’homme prétendrait-il saisir la vérité des choses ?

En dehors des rêves qu’il fait tout éveillé, et qu’il appelle ses pensées, pour les distinguer des rêves de ses nuits, en dehors de ses états de conscience, l’homme ne peut rien savoir du monde lui-même, du monde tel qu’il est, non tel qu’il lui paraît être.

Et M. Jules Soury dit ailleurs, avec une précision de langage et de pensée due à ses longues études du cerveau et des centres nerveux :

Quel rapport y a-t-il entre ces vibrations de l’air et de l’éther, qui à chaque instant assaillent nos organes, et les sensations de lumière, de couleur, de chaleur, de son, etc., qu’elles provoquent ou réveillent dans notre conscience ? Un mouvement n’est ni bleu ni rouge, il n’est ni froid ni chaud, il n’est pas plus sonore que sapide. C’est au sein des ganglions de la substance nerveuse que, par une évolution inconnue, ces innombrables ébranlements de l’étendue se transforment pour nous en un univers où la lumière ruisselle des profondeurs azurées et baigne éternellement les mondes de ses vagues infinies ; où, sur la terre comme aux cieux, tout se colore, tout s’anime de bruits charmants ou terribles.

La harpe éolienne que les souffles de l’air font chanter croira que le vent est un son. Nous sommes cette harpe. Et M. Soury aboutit à cette formule précise :

« Le monde, tel qu’il nous apparaît, n’est qu’un phénomène cérébral. »

Je ne prétends pas du tout exposer ici la doctrine philosophique de M. Jules Soury. Mais ce savant est un écrivain admirable. On ne sait pas assez que son style, moulé sur la pensée, est souple, vigoureux, coloré et parfois d’une splendeur étrange, et je reste dans ma fonction purement littéraire en mettant sous les yeux du lecteur une page parfaitement belle, dans laquelle M. Jules Soury résume ses vues sur la nature. Je la tire d’une introduction à la théorie de l’évolution du sens des couleurs, traduite de l’allemand :

Certes, la nature existe ; elle est notre mère ; nous sortons de son sein, nous y rentrons. Le grain de blé qu’on jette dans le sillon germe et sort de terre, l’épi devient du pain, il se transforme chez l’homme en chair et en sang, en ovule fécondé d’où se développe l’embryon, l’enfant, l’homme ; puis le cadavre engraisse la terre qui portera d’autres moissons, et ainsi dans les siècles des siècles, sans qu’on puisse dire ni comprendre pourquoi.

Car, s’il est quelque chose de vain et d’inutile au monde, c’est la naissance, l’existence et la mort des innombrables parasites, faunes et flores qui végètent comme une moisissure et s’agitent à la surface de cette infime planète, entraînée à la suite du soleil vers quelque constellation inconnue. Indifférente en soi, nécessaire en tout cas, puisqu’elle est, cette existence, qui a pour condition la lutte acharnée de tous contre tous, la violence ou la ruse, l’amour plus amer que la mort, paraîtra, au moins à tous les êtres vraiment conscients, un rêve sinistre, une hallucination douloureuse, au prix de laquelle le néant serait un bien.

Mais, si nous sommes les fils de la nature, si elle nous a créés et donné l’être, c’est nous, à notre tour, qui l’avons douée de toutes les qualités idéales qui la parent à nos yeux, qui avons tissé le voile lumineux sous lequel elle nous apparaît. L’éternelle illusion qui enchante ou qui tourmente le cœur de l’homme est donc bien son œuvre. Dans cet univers, où tout est ténèbres et silence, lui seul veille et souffre sur cette planète, parce que lui seul peut-être, avec ses frères inférieurs, médite et pense. C’est à peine s’il commence à comprendre la vanité de tout ce qu’il a cru, de tout ce qu’il a aimé, le néant de la beauté, le mensonge de la bonté, l’ironie de toute science humaine. Après s’être naïvement adoré dans ses dieux et dans ses héros, quand il n’a plus ni foi ni espoir, voici qu’il sent que la nature elle-même se dérobe, qu’elle n’était, comme tout le reste, qu’apparence et duperie. Seul, sur ce monde envahi par la mort, au milieu des débris de ses idoles brisées, se dresse le fantôme de l’Illusion.

Sans doute, la tristesse philosophique s’exprime ici avec une morne magnificence. Comme les croyants parvenus à un haut degré de beauté morale goûtent les joies du renoncement à la joie. M. Jules Soury s’enivre de cette grande mélancolie philosophique et s’oublie dans les délices du calme désespoir. Douleur profonde et belle que ceux qui l’ont goûtée n’échangeraient pas contre les gaietés frivoles et les vaines espérances du vulgaire !

Et les contradicteurs qui malgré la beauté esthétique de ces pensées les trouveraient funestes à l’homme et aux nations, suspendront peut-être l’anathème quand on leur montrera la doctrine de l’illusion universelle et de l’écoulement des choses naissant à l’âge d’or de la philosophie grecque avec Xénophane et se perpétuant à travers l’humanité polie, dans les intelligences les plus hautes, les plus sereines et les plus douces, un Démocrite, un Épicure, un Gassendi.

Réponse à M. Jules de Sohet §

L’Instinct de l’immortalité. Lettre à M. Anatole France, par Jules de Sohet ; brochure in-8º. — Le Problème de la mort, ses solutions imaginaires et la science positive, par L. Bourdeau ; un volume in-8º.

À M. Jules de Sohet

 

Monsieur,

Vous m’avez fait l’honneur de m’écrire publiquement, sur un grave sujet, une lettre charmante. Je n’ai jamais eu le plaisir de vous voir ; mais je me fais de vous, d’après votre lettre pleine d’une sagesse aimable, l’image la plus sympathique, et il me semble que vous êtes, comme celui qui erra si longtemps sur la mer bleue, « plein d’usage et raison ». J’apprends de vous que vous avez étudié la physiologie et pris vos grades à la Faculté, du temps où Béclard et Bérard enseignaient des vérités d’amphithéâtre auxquelles on ne croit plus aujourd’hui, car la figure de la science est changeante et sa parole instable.

C’est sur quelques maximes semées dans mes causeries que vous me faites la faveur de m’écrire, et spécialement à l’occasion d’un article que j’ai consacré dans Le Temps à M. Jules Soury. En effet, vous avez bien senti (sans le dire) que mes idées étaient choses légères, qui ne se soutenaient un peu qu’avec l’appui d’un savant et d’un philosophe tel, par exemple, que l’historien des Doctrines psychologiques contemporaines. Vous parlez dans votre lettre en bons termes de cet homme admirable, qui est notre Gassendi, et quelque chose de plus, car M. Jules Soury, écrivain admirable, saisit en même temps que les vérités scientifiques ces délicates et précieuses vérités de sentiment qui sont pour l’esprit humain ce qu’est le ciel dans un paysage. Vous l’avez compris, monsieur, et vous avez tenu à honneur de louer M. Jules Soury en le combattant. Vous me combattiez en même temps, et de la manière la plus flatteuse, si l’on peut appeler combat l’harmonieuse opposition des idées. Encore s’en faut-il de beaucoup que j’aie le malheur d’être votre adversaire sur tous les points. Vous pensez que nous avons perdu pour jamais le paradis de notre enfance et que nous ne retrouverons plus le beau jardin de notre Bible à estampes où nous voyions Adam et Ève au milieu de tous les animaux de la création. Le maître du jardin était un beau vieillard à la barbe flottante, et l’on s’apercevait, aux grands plis de son manteau, que le peintre avait étudié en Italie. Mais il était Flamand, et il y paraissait à son Ève, d’une beauté abondante et de chairs lourdes et riches. Vous convenez, monsieur, qu’il nous est impossible de fonder désormais des espérances infinies sur des mythes et des symboles respectables, mais dont nous possédons désormais la signification historique, et vous dites que ce paradis est un paradis perdu. Vous confessez encore que vos études de physiologie vous avaient éloigné quelque temps de toute créance à la conception métaphysique de l’âme. Mais que l’incertitude des connaissances humaines à l’endroit du système nerveux en général et du cerveau en particulier n’avait pas tardé à vous apparaître clairement et avec une espèce de force comique. Et c’est bien, en effet, une comédie du genre le plus soutenu que nous donnent, dans l’amphithéâtre, les professeurs avec leur scalpel. Je comprends, monsieur, que vous ayez souri aux bons endroits de cette pièce, car la disproportion du savant et de la science est une situation essentiellement comique et propre à inspirer au spectateur méditatif une gaieté qui (vous le savez aussi bien que moi) enveloppe et contient une immense tristesse.

C’est précisément ce genre de plaisir douloureux que vous avez goûté à l’amphithéâtre. Il y a de cela assez longtemps. Depuis lors, vous avez vu beaucoup des contradictions amusantes de vos vieux maîtres tomber devant les investigations nouvelles de leurs successeurs ; vous constatez que l’homogénéité fonctionnelle du cerveau, jadis défendue par Flourens, n’a plus guère de partisans et que la théorie des localisations est aujourd’hui généralement adoptée. Le beau livre de M. Soury a fait quelque impression sur votre esprit. Vous y avez vu l’auteur ingénieusement attentif à des phénomènes délicats. Et c’est, dites-vous, « un substantiel et beau livre, écrit avec une probité absolue, avec un scrupule scientifique qui rappelle la loyale conscience de Darwin ». Or, ce livre n’est pas favorable à Goltz et à l’école de Strasbourg, en qui revit encore le vieux Flourens. Il va dans le sens des localisations, et cela vous inquiète un peu. Vous ne voudriez pas que chaque faculté psychique fût trop exactement dépendante d’un centre circonscrit dans l’écorce cérébrale et tout à fait attachée à l’état précaire d’un peu de substance grise ganglionnaire.

Vous craignez que la pensée n’en soit humiliée, et Goltz vous plaît mieux, étant moins mécanicien et laissant courir toute l’âme dans le cerveau comme un lapin dans le serpolet. Néanmoins, comme, avec cette bonne foi et cette probité que vous louez en autrui, vous tenez pour désormais démontré que la substance cérébrale n’est pas partout fonctionnellement homogène, ce serait de ma part une impertinence de vous approuver sur ce point. Ce que j’en ai dit était pour établir que vous ne craignez pas l’expérience et que, formé pourtant au doute par les querelles des maîtres, vous admettez volontiers des vérités de laboratoire. Un peu contrarié d’abord par les dernières nouvelles du cerveau, vous avez bientôt repris toute votre sérénité et vous avez eu raison. Vous vous êtes assuré que votre château spirituel n’avait reçu aucune atteinte du scalpel de Broca, de Fritsch et de Hitzig, et vous en avez respiré d’aise. Permettez-moi de vous dire que, dans les hauteurs où vous l’avez bâti, il ne courait aucun risque. Les constructions métaphysiques ou sentimentales ne sauraient être atteintes par aucune expérience de laboratoire et la science est aussi incapable de les renverser que de les soutenir.

Mais je vois bien ce qui vous inquiétait. Vous craigniez que le savant ne se fît tout à coup métaphysicien et ne vous attaquât brusquement. Il y a des vérités d’expérience et des vérités de sentiment, et ces deux lignes de vérités peuvent être indéfiniment prolongées sans jamais se rencontrer, vous le saviez bien. Cotte géométrie ne vous rassurait qu’à demi. Vous vous disiez que tout est mêlé dans le génie humain, comme dans le cerveau du vieux Flourens, et que l’expérience agit sur le sentiment, la physique sur la métaphysique, la science sur la foi.

Enfin, votre beau castel d’azur est intact ; M. Soury l’a respecté. Vous le fondez, monsieur, sur l’instinct et ce sont là d’assez belles assises. Il n’en fut jamais d’autres pour élever les idées de beauté, de vertu et toutes les idées enfin qui font le charme et le prix de la vie. Vous établissez la croyance en Dieu et dans l’immortalité de l’âme, non pas avec la subtilité ingénue de saint Anselme, sur l’idée parfaitement étrange qu’on s’en fait, mais au contraire sur le sentiment intime que nous en avons. Et vous illustrez votre pensée de cette définition que Georges Leroy a donnée de l’homme : « L’homme est un animal adorateur. » Vous ne savez pas, monsieur, quel plaisir vous ferez au bon et savant M. Pierre Laffitte quand il saura que vous avez lu les lettres de Georges Leroy et que vous y prenez des épigraphes pour les vôtres. M. Pierre Laffitte goûte excessivement le style et les idées de ce lieutenant des chasses royales qui écrivit sur les animaux. Il m’a vanté bien souvent ce Georges Leroy dont le livre est admis dans la bibliothèque positiviste. Vous savez que les positivistes estiment aussi que l’homme est un animal adorateur.

Auguste Comte fut très attentif à pourvoir aux besoins de cet animal adorant et, après y avoir longuement réfléchi il lui donna un fétiche. Mais il choisit la terre et non point Dieu. Ce n’est pas qu’il fût athée. Il tenait, au contraire, l’existence d’un principe créateur pour assez probable. Seulement il estimait que Dieu était trop difficile à connaître.

Et ses disciples, qui sont des hommes très religieux, célèbrent le culte des morts, des hommes utiles, de la femme et du grand fétiche qui est la Terre. Cela tient à ce que ces religieux ont en vue le bonheur des hommes sur cette planète et qu’ils s’occupent de l’organiser en vue de notre félicité. Ils auront beaucoup à faire, et l’on voit bien qu’ils sont optimistes. Ils le sont extrêmement, et cette disposition de leur esprit m’étonne ; il m’est difficile de concevoir que des hommes réfléchis et sensés comme ils sont nourrissent l’espoir de rendre un jour supportable le séjour de cette petite boule qui, tournant gauchement autour du soleil jaune et déjà à demi obscurci, nous porte comme une vermine à sa surface pourrie. Leur grand fétiche, qui n’est dans l’univers qu’une goutte de boue, ne me semble point du tout adorable.

Vous avez le même sentiment, monsieur, et c’est pourquoi vous voulez être immortel. C’est du désir que vous faites naître votre immortalité. Il est vrai que le désir a créé le monde. Mais il a créé en même temps la mort. Je vais vous confier un grand secret. Je ne sais rien de la vie future. J’en avais des images dans ma Bible à estampes que je feuilletais dans mon enfance, le soir, sous la lampe, à la table de famille, et que j’ai perdue. Aussi ne vous contredirai-je point dans tout ce que vous en direz. Mais j’ai reçu tantôt un livre de M. L. Bourdeau, sur Le Problème de la mort, qui traite vos solutions d’imaginaires.

C’est l’ouvrage d’un esprit ferme et d’une âme stoïque. Je l’appellerai un Lucrèce froid. Il se sert de la méthode expérimentale avec une extrême rigueur. Lisez son livre. Vous y trouverez un exposé méthodique de la formation dans le cerveau humain des idées de Dieu et d’immortalité. Quant aux croyances qui vous sont chères, M. L. Bourdeau les traite, je vous l’ai dit, d’imaginaires. Je prévois que vous lui répondrez qu’elles sont vraies, précisément parce qu’elles sont imaginaires et qu’il est, en effet, des vérités d’imagination et de sentiment comme il est des vérités d’observation.

Agréez, monsieur, etc.