Jules de Gaultier

1913

Le bovarysme

2014
Source : Jules de Gaultier, Le bovarysme, 3eéd., Mercure de France, Paris, 1913.
Ont participé à cette édition électronique : Chloé Schwab (Edition électronique), Vincent Jolivet (édition TEI) et Frédéric Glorieux (édition TEI).

Avertissement §

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Voici un livre qui ne vise point à instituer une réforme. Il n’a pas pour objet de persuader que les choses s’amenderaient si l’on y apportait quelque changement proposé par l’auteur. Pourtant, il s’applique à une matière à laquelle les hommes, plus qu’à aucune autre, se croient tenus d’imprimer eux-mêmes une forme : on y traite de l’évolution dans l’humanité, c’est-à-dire des modes du changement dans cette partie du spectacle phénoménal où le fait de la conscience semblé attribuer à l’être qui subit le changement, avec le pouvoir de le causer, le devoir de le diriger. Sous l’empire de cette illusion, la volonté humaine, prise dans le remous d’un tourbillon de causes et d’effets, croit ; qu’il est possible pourtant d’intervenir. Il semble que si telle décision était prise, que si telle mesure était exécutée, que si l’on voulait telle et telle chose, toute la suite des événements serait modifiée, et on oublie que les choses sont telles précisément parce que telle résolution ne peut plus être adoptée, parce que tel vouloir n’est plus possible.

Il résulte de cette croyance que toute constatation de fait tend, en langage humain, à se formuler en règle morale ; car l’illusion engendrée par le reflet de l’activité dans la conscience est si forte qu’elle domine les formes du langage et qu’elle a laissé dans les mots son empreinte. On trouvera donc, au cours de cet ouvrage, composé avec des mots, quelque trace de cette humeur où une volonté humaine, c’est-à-dire malléable, et sujette à changer sous l’empire de causes qu’elle ignore, se prend pour la mesure, des choses. On n’a pas cru qu’il fût possible de se soustraire entièrement à cette fatalité de nos habitudes mentales et il a paru suffisant d’avertir que le véritable but de cette étude est ailleurs, que l’on ne s’y est proposé d’autre objet que celui-ci : mettre entre les mains de quelques-uns un appareil d’optique mentale, une lorgnette de spectacle qui permette de s’intéresser au jeu du phénomène humain par la connaissance de quelques-unes des règles qui l’ordonnent.

Première partie :
Pathologie du bovarysme §

Chapitre I. Le Bovarysme chez les personnages de Flaubert §

I. — Définition du Bovarysme : le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est. — Mécanisme du phénomène. — II. Principe de toute la comédie et de tout le drame humains. — Personnages de comédie dans l’œuvre de Flaubert. — Personnages de drame : Bovary. — III. Causes du Bovarysme : un principe de suggestion, — la connaissance anticipée des réalités, — le milieu social. — l’intérêt et l’instinct de conservation. — IV. Le Bovarysme, avec Mme Bovary, comme pouvoir autonome, comme nécessité interne, et comme principe d’idéalisme. — V. Modalités d’un Bovarysme essentiel. — La tentation de saint Antoine. — Bouvard et Pécuchet.

Un des signes auxquels il est possible de reconnaître les hommes de premier ordre est, semble-t-il, un certain sceau d’uniformité dont toutes leurs œuvres sont marquées. Ce caractère uniforme traduit ce qu’il y a en eux de spontané et de nécessaire. Tandis que ceux du second rang ont le pouvoir de se diversifier en imitant des modèles différents, le grand homme, qui n’imite point, demeure asservi à la loi impérieuse de son génie. Le même don qui suscite en lui une vision originale et nouvelle le contraint à appliquer sans cesse cette vision unique : comme si le pouvoir d’innover, d’échapper à l’imitation des formes passées, supposait une force si excessive que, s’étant une fois manifestée chez un être, elle dût, par la suite, le dominer toujours. Tout fragment d’un Rembrandt, d’un Mozart, d’un Shakespeare, d’un Corneille porte l’empreinte de ce joug : quelles que soient, dans ces productions diverses du génie, l’abondance des développements de second plan et la variété des sujets, un mode de vision tyrannique s’y fait toujours sentir. Il en est ainsi chez Flaubert et on compte peu d’œuvres littéraires où ce despotisme d’une conception unique s’exerce avec plus d’autorité que dans la suite de ses romans. Il y éclate en une vue psychologique qui présente ; tous les personnages sous le jour d’une même déformation, et les montre atteints d’une même tare.

Il semble que les procédés de la connaissance soient les mêmes, qu’ils s’appliquent aux choses de l’esprit ou au monde physiologique. Or, dans ce deuxième domaine, ce fut le plus souvent la déformation du cas pathologique qui décela le mécanisme normal des fonctions, et c’est à ce point que des savants et des philosophes ont fait de cette remarque une méthode d’investigation. À se confier à cette méthode, il est apparu que la tare dont les personnages de Flaubert sont marqués suppose chez l’être humain et à l’état normal l’existence d’une faculté essentielle. Cette faculté est le pouvoir départi à l’homme de se concevoir antre qu’il n’est. C’est elle que, du nom de l’une des principales héroïnes de Flaubert, on a nommée le Bovarysme.

Tout d’abord, avec Flaubert et à sa suite, on va s’attacher à montrer sous son seul aspect morbide, ainsi qu’il l’a considéré lui-même avec une nuance de pessimisme, ce singulier pouvoir de métamorphose. Mais on s’attachera aussi à montrer son universalité, et ce caractère général du phénomène contraindra l’esprit à reconnaître son utilité, sa nécessité, à préciser son rôle comme cause et moyen essentiel de révolution dans l’Humanité.

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Une défaillance de la personnalité, tel est le fait initial qui détermine tous les personnages de Flaubert à se concevoir autres qu’ils ne sont. Pourvus d’un caractère déterminé, ils assument un caractère différent, sous l’empire d’un enthousiasme, d’une admiration, d’un intérêt, d’une nécessité vitale. Mais cette défaillance de la personnalité est toujours accompagnée chez eux d’une impuissance, et, s’ils se conçoivent autres qu’ils ne sont, ils ne parviennent point à s’égaler au modèle qu’ils se sont proposé. Cependant, l’amour de soi leur défend de s’avouer à eux-mêmes cette impuissance. Aveuglant leur jugement, il les met en posture de prendre le change sur eux-mêmes et de s’identifier à leur propre vue avec l’image qu’ils ont substituée à leur personne. Pour aider à cette duperie, ils imitent du personnage qu’ils ont résolu d’être tout ce qu’il est possible d’imiter, tout l’extérieur, toute l’apparence : le geste, l’intonation, l’habit, la phraséologie, et cette imitation, qui restitue les effets les plus superficiels d’une énergie sans reproduire le principe capable de causer ces effets, cette imitation est, à vrai dire, une parodie. Ainsi, tandis qu’ils sont doués avec une intensité variable d’aptitudes déterminées, tandis qu’ils sont prédisposés à certaines manières de sentir, de penser et de vouloir, destinés à telle manifestation spéciale de l’activité, voici qu’ils méconnaissent ou méprisent ces aptitudes et ces tendances, et s’identifient avec un être différent. Les voici, négligeant tous les actes où leur énergie eût pu réussir et s’évertuant à des modes d’action, de sentiment, de pensée qu’ils ont bien pu concevoir et admirer, mais qu’ils ne peuvent reproduire, en sorte que toute leur énergie, détournée des buts accessibles et stimulée vers l’impossible, se dissipe en vains efforts, avorte et fait faillite.

Le mal, dont tous ces personnages sont atteints supporte d’être apprécié selon une évaluation rigoureuse : il grandit avec l’écart qui se forme entre le but qu’ils se sont volontairement assigné et le but vers lequel les aimantait spontanément une vocation naturelle. On peut se représenter ici deux lignes, prenant naissance en un même point idéal, la personne humaine : l’une figurant tout ce qu’il y a dans un être de réel et de virtuel à la fois, tout ce qui est en lui tendance héréditaire, disposition naturelle, don, tout ce qui fixe nativement la direction d’une énergie, l’autre figurant l’image que, sous l’empire du milieu et des circonstances extérieures : exemple, éducation contrainte, le même être se forme de lui-même, de ce qu’il doit devenir, de ce qu’il veut devenir. Ces deux lignes coïncident et n’en forment qu’une seule si l’impulsion venue du milieu circonstantiel agit dans le même sens que l’impulsion héréditaire. Mais dans tous les cas envisagés par Flaubert, cette convergence ne se produit jamais, et il arrive toujours qu’à quelque moment l’impulsion venue du dehors, et qui se trouve la plus forte, agit dans un sens différent de celui que commandait l’impulsion héréditaire. Les deux lignes dont on vient de fixer la valeur psychologique se détachent alors du même point, divergeant plus ou moins, selon que les tendances qu’elles figurent diffèrent plus ou moins, engendrant de la sorte un angle plus ou moins obtus, selon que l’énergie individuelle est plus ou moins divisée avec elle-i même. Cet angle est l’indice bovaryque. Il mesure l’écart qui existe en chaque individu entre l’imaginaire et le réel, entre ce qu’il est et ce qu’il croit être.

I §

Tout le comique et tout le drame de la vie tiennent dans l’intervalle compris entre ces deux lignes figurées, et l’œuvre de Flaubert a mis en relief l’un et l’autre de ces deux aspects du vice intime sur lequel son attention est demeurée fixée.

Ce vice est une dissociation ; de l’énergie individuelle dont toutes les parties, au lieu de se joindre en un même effort, demeurent divisées entre elles. Or c’est le degré do l’énergie en jeu qui décide de la catégorie tragique ou comique sous laquelle le phénomène va se classer. Le personnage en effet mettra toujours au service de la fausse conception qu’il se forme de lui-même, au service de l’impossible, la quantité précise de force qu’il eût employée à développer ses aptitudes naturelles. Est-il doué d’une énergie médiocre, il n’accomplira que des actes futiles dont les conséquences sans gravité ne sauraient être très funestes, des actes où l’impuissance, résultat de l’inaptitude et de l’incompétence, ne se manifestera que par cette gaucherie, cette sottise, cette niaiserie, ces grimaces et ces faux pus qui n’excitent que le rire des spectateurs. Dans la plupart des cas, pour édifier en lui l’illusion d’être ce qu’il croit être, il s’en tiendra à cette imitation des apparences qui n’exige l’accomplissement d’aucun acte effectif.

Regimbard, dans L’Éducation sentimentale, est le type de ces personnages qui, conseillés par une prudence secrète, fondent l’opinion qu’ils veulent prendre d’eux-mêmes par la seule parodie. L’homme est vide absolument : mais, soutenu par l’instinct de conservation qui lui interdit de se prendre, en mépris, il parvient à représenter son personnage de penseur et de politique avec une économie de moyens qui touche au génie. Ii est républicain et patriote, il hait l’Angleterre et veut prendre le Rhin. Il prétend se connaître en artillerie, et, pour fortifier sa prétention, il lui suffit de se faire habiller par le tailleur de l’école polytechnique. Il développe sur ces motifs le thème de sa personnalité d’emprunt, et la gravité du masque le dispensant de tout discours, en même temps qu’elle atteste le sérieux de ses convictions, confère à son silence des significations secrètes et à sa mimique une valeur augurale.

Un peu au-dessus de Regimbard, pour le degré d’énergie dont ils sont doués, voici d’autres personnages de L’Éducation sentimentale qui, parce qu’ils ont pris le change sur leur véritable personnalité, sont condamnés à l’insuccès. En raison de la médiocrité de leur énergie ils ne parviennent pas à nous émouvoir et figurent encore à nos yeux à l’état de caricatures. C’est Pellerin qui confond ses facultés critiques, ses notions sur l’histoire de la peinture et son admiration pour les grands maîtres avec un pouvoir personnel d’exécution, Pellerin qui espère toujours susciter le don par un effort d’intelligence, qui supplée au talent par l’accoutrement, par le geste et le vocabulaire.

C’est Delmar, un ancêtre du Delobelle d’Alphonse Daudet. Chanteur de cafés-concerts, il est devenu acteur de drame. Les personnages qu’il représente ont pris place dans le vide de sa personne. C’est le cabotin qui joue ses rôles à la ville, et, comme il tient au théâtre les rôles humanitaires, il se croit une mission sociale : il est Christ et sauveur. En 1848 il offre de calmer une émeute en montrant sa tête au peuple.

Dans Madame Bovary, Homais se montre proche parent de Regimbard. Vide et dénué comme l’est celui-ci, il veut être un homme de science. Si les moyens par lesquels les deux fantoches simulent leur personnage sont différents, si Homais est prolixe, tandis que Regimbard est taciturne, ils sont comiques, l’un et l’autre par l’écart que l’on voit se former entre l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes et ce qu’ils sont dans le fait. Mme Bovary elle-même demeure un personnage de comédie tant que, pour susciter l’être factice en lequel elle s’incarne, elle attente seulement au décor. Ainsi lorsque, petite bourgeoise qui se veut grande dame, elle style ainsi qu’une femme de chambre de grande maison là servante de campagne qu’elle a. prisé à son service, lorsque, éprise du moyen âge, le costumé étrange et incommode dont elle se vêt suffit à la transformer à sa vue en quelque Diana Vernon ou lorsqu’elle assouvit sa passion d’intrigue en achetant le papier à lettres sur lequel elle écrira des mots d’amour à l’amant qui n’est pas encore survenu.

Dans L’Education sentimentale, Flaubert a mis en scène, avec un art singulier, des personnages qui, déformés par une fausse conception d’eux-mêmes, ne relèvent précisément ni du drame ni de la comédie ou qui, au regard d’une observation plus aiguisée, confinent à l’un et à l’autre.

Flaubert avait donné un premier titre à L’Éducation sentimentale : il avait nommé ce livre Les Fruits secs, soulignant de la sorte les conséquences les plus fréquentes qu’entraîne chez des natures médiocres une fausse conception de leur pouvoir et de leurs aptitudes. Frédéric Moreau sous l’influence du romantisme, s’est formé de l’amour un idéal qu’il veut réaliser en une mise en scène dont il sera le héros. Mais sa sensibilité ne répond pas à la conception qu’il s’en forme : l’intensité dans la passion lui fait défaut. C’est pourtant à cette fausse conception de lui-même qu’il subordonne son activité. Il aime parce qu’il veut aimer. Il est de ces personnages que vise la remarque de La Rochefoucauld, qui n’aimeraient pas s’ils n’avaient entendu parler de l’amour. Mme Arnoux devient l’objet de la grande passion qu’il a résolu d’éprouver. Mais, s’il réussit à se persuader qu’il aime, il ne ressent en réalité aucun des effets de l’amour. Il n’est point jaloux, il ne souffre point de l’absence et cette passion imaginaire ne se traduit par aucun des actes par lesquels les passions vraies s’expriment et se procurent la possession de leur objet. Pourtant, cet amour qui demeure à l’état de rêve irréalisé n’en absorbe pas moins toute son énergie. Ses vains efforts pour le susciter et l’assouvir font qu’il néglige les sentiments et les plaisirs où sa sensibilité eût trouvé à se satisfaire. Le spectre de cette passion le rend insensible au jeune amour de Louise Roque, entrave sa liaison avec Rosanette et brise, on s’en souvient, son mariage avec Mme Dambreuse.

Victime d’une fausse conception de sa sensibilité, il l’est aussi d’une fausse conception de son intelligence. Il s’est enthousiasmé d’un idéal d’art et de littérature : il voit dans cet enthousiasme une vocation, et il attend la révélation soudaine du don qui va le sacrer poète, peintre ou romancier, tout au moins critique d’art, économiste, historien. Il a tout apprêté dans sa vie en vue de cette éventualité qui ne se réalise pas, et ce faux espoir le dissuade de tenter tout effort pour tirer parti de facultés plus modestes, qu’il renie, dont il est doué, et qui l’eussent mis dans la vie à sa vraie place. La médiocrité de son énergie empêche toutefois que son personnage imaginaire ne l’engage en des entreprises compromettantes et cette fausse conception de lui-même n’a d’autre conséquence que de faire de lui un fruit sec de l’intelligence aussi bien que de la sensibilité.

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Au lieu des personnages falots de L’Éducation sentimentale voici, avec Mme Bovary, un être pourvu d’une énergie plus forte. Aussi la fausse conception qu’elle prend d’elle-même va-t-elle se traduire par de toutes autres conséquences. Mme Bovary échappe au ridicule par la frénésie ; avec elle, l’erreur sur la personne devient un élément de drame. Au service de l’être imaginaire qu’elle a substitué à elle-même elle emploie toute l’ardeur qui la possède. Pour se persuader qu’elle est ce qu’elle veut être, elle ne s’en tient pas aux gestes décoratifs que l’on vient de décrire mais elle ose accomplir des actes véritables. Or elle entreprend sur le réel avec des moyens qui ne sont valables qu’à l’égard de la fiction.

La conception sentimentale qu’elle s’est formée d’elle-même exige en effet une sensibilité différente de celle qui est la sienne, en même temps que des circonstances différentes de celles dont elle dépend. La femme du modeste médecin de campagne se conçoit en un personnage de grande dame, de tempérament sensuel, vouée sans doute à des intrigues multiples où elle eût satisfait du moins les exigences de sa nature, elle conçoit l’amour sous les formes d’une passion exorbitante et unique dans un décor de faste et parmi des péripéties de roman. Il lui faut donc, après avoir falsifié sa propre sensibilité, falsifier les conditions extérieures auxquelles elle est soumise ; il lui faudra encore falsifier l’être intime de celui à qui elle décidera de faire tenir le rôle principal dans son rêve sentimental. Or, si elle parvient en effet à prendre le change sur elle-même, son pouvoir de déformation n’atteint pas le monde extérieur et elle ne peut faire que les choses deviennent en réalité autres qu’elles ne sont.

C’est ainsi que Rodolphe Boulanger, en séducteur préoccupé seulement de son but, accepte bien de jouer le rôle sentimental que sa maîtresse lui assigne, tant qu’il ne le contraint à autre chose qu’à des serments et il des phrases. Mais Emma Bovary entend que l’amour absolu, tel qu’elle imagine l’éprouver, tel qu’elle imagine l’inspirer, produise ses derniers effets ; elle veut s’enfuir avec son amant dont la passion vulgaire ne comporte pas de telles conséquences. Devant cette sommation de la fiction, Rodolphe reprend son véritable personnage. Il cesse de répondre à la fiction par la fiction et le rêve d’Emma se brise au contact de cette réalité qu’elle a imprudemment suscitée.

De même, pour faire face aux besoins d’argent où l’ont induite les exigences de son personnage factice, elle imite la signature de son mari sur les billets qu’elle souscrit. Mis aux prises avec cette nouvelle réalité, son pouvoir de s’imaginer autre qu’elle n’est trahit encore son impuissance à modifier le monde extérieur ; aucune image adverse ne peut empêcher que les effets souscrits ne soient présentés à leur échéance, qu’impayés ils ne soient protestés. Acculée à l’aveu, Emma préfère le suicide : elle paye de sa vie cette fauté de critique de s’être conçue autre qu’elle n’était, cette présomption d’idéaliste d’avoir tenté d’asservir le réel à l’imaginaire.

Si le Bovarysme, selon le degré d’énergie du personnage que l’on considère, se traduit tantôt par des effets comiques et tantôt par des conséquences tragiques, on a pu voir déjà, d’après les analyses précédentes, qu’il s’exerce, sur des parties diverses de la personne humaine. L’homme peut en effet tour à tour prendre le change sur la nature et le degré de sensibilité, de son intelligence ou de sa volonté. Il est aisé de distinguer dans l’œuvre de Flaubert un Bovarysme sentimental dont Mme Bovary et Frédéric Moreau sont, avec des différences d’intensité, les prototypes, un Bovarysme intellectuel dont le même Frédéric Moreau nous présente le cas sous son aspect le plus général, un Bovarysme de la volonté que l’on découvrirait à l’analyse chez Deslauriers. Le Bovarysme intellectuel admet lui-même des distinctions ; tandis qu’il porte, avec Frédéric Moreau, sur presque toutes les facultés de l’esprit, il devient plus spécialement avec Homais un Bovarysme scientifique, avec Pellerin un Bovarysme artistique.

III §

Qu’ils relèvent du drame ou de lu comédie, qu’ils montrent une tare de la sensibilité, de l’intelligence ou de l’énergie, tous ces personnages de Flaubert se ressemblent par un point commun. Chez tous on découvre un principe de suggestion qui les détermine, à la façon des hypnotisés, à se concevoir différents d’eux-mêmes.

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Dans les cas les plus saillants, avec Mme Bovary, avec Frédéric Moreau, ce principe de suggestion est un enthousiasme, et cet enthousiasme a pour origine une connaissance anticipée des réalités. Cette cause particulière a été signalée et décrite par M. Bourget dans sa belle étude sur Flaubert. Il l’a nommée le mal de la Pensée, de « la Pensée qui précède l’expérience au lieu de s’y assujettir »1, « le mal d’avoir connu l’image de la réalité avant la réalité, l’image des sensations et des sentiments avant les sensations et les sentiments… »2 C’est, dit-il à l’occasion des personnages de Flaubert, à cette image anticipée, « à cette idée d’avant la vie que les circonstances d’abord, puis eux-mêmes font banqueroute »3.

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L’enthousiasme toutefois n’est pas le seul principe de suggestion qui commande aux personnages de Flaubert une personnalité d’emprunt. Le milieu social, la profession et la caste sont pour nombre d’entre eux des motifs suffisants de s’attribuer des sentiments et des opinions, jusqu’à des raisons de s’affecter et de se réjouir, des plaisirs et des peines. Ce qui caractérise à vrai dire ces personnages, c’est un défaut essentiel de caractère fixe et d’originalité propre, en sorte que, si l’on peut formuler que sous l’influence du milieu social ils se conçoivent autres qu’ils ne sont, c’est en ce que, n’étant rien par eux-mêmes, ils deviennent quelque chose, une chose ou une autre, par le fait de la suggestion à laquelle ils obéissent. C’est ainsi que dans Bouvart et Pécuchet ou dans L’Éducation sentimentale, le notaire Marescot, le maire Foureau, l’abbé Jeuffroy, le curé Bournisien, le vicomte de Cisy, le comte de Faverges tiennent de leur situation sociale tout ce qui leur fait une humanité distincte. Ils ont exactement les sentiments et les opinions qu’exigent leur profession, leur fortune et leur monde, et il semble bien que les uns et les autres seraient fort empêchés de penser, d’agir et d’être hommes s’ils n’étaient d’abord notaire, fonctionnaire, prêtre ou gentilhomme. Une même ignorance, une même inconsistance, une même absence de réaction individuelle semblent les destiner à obéir à la suggestion du milieu extérieur à défaut d’une auto-suggestion venue du dedans.

Pourtant un mobile réel demeure en ces fantoches : c’est l’instinct de conservation. Sitôt qu’il entre en jeu, il est un principe de suggestion dont la toute-puissance les détermine à des métamorphosés nouvelles et jusqu’à renier innocemment leur personnalité coutumière. La révolution de 1848 cause parmi les personnages de Flaubert quelques-unes de ces brusques évolutions. À Chavignolles, le comte de Faverges oublié qu’il est royaliste pour ne se souvenir que de sa haine contre les d’Orléans et faire cause commune avec le peuple, le curé Jeuffroy bénit l’arbre de la liberté ; il glorifie, au nom de l’Évangile, les principes de la Révolution, et à Paris M. Dambreuse, le riche banquier orléaniste, découvre qu’il a toujours été républicain.

IV §

Ainsi, on distingue à la fois, dons l’œuvre de l’écrivain, différents points de vue sous lesquels les hommes se conçoivent autres qu’ils ne sont, et divers mobiles qui sont pour eux le principe de cette suggestion. Or, son rôle de romancier contraignait Flaubert à exposer avec détail les circonstances et les motifs qui entourent le phénomène, qui composent son extériorité et son déterminisme. C’est une tâche à laquelle il n’a pas failli avec sa principale héroïne : l’éducation de la paysanne au couvent des Ursulines, dans un milieu aristocratique et mystique, l’influence romantique, agissant sur elle par les lectures publiques ou secrètes, sont les causes où il insiste, des appétits de luxe en même temps que de l’avidité sentimentale qui se développent dans l’âme de la jeune fille. C’est à ce point que l’on a pu voir en Mme Bovary le procès de l’éducation romanesque.

Toutefois l’être humain n’est pas seulement une cire molle à laquelle les circonstances : et les influences extérieures impriment une forme nécessaire. On y trouve un principe de réaction qui constitue la personnalité de chaque individu et qui fait que les mêmes circonstances extérieures entraînent pour les uns ou les autres des conséquences qui ne sont point identiques. Il n’était pas nécessaire que l’éducation au couvent et le romantisme agissent sur Emma Bovary de la façon dont on les voit agir. D’autres à sa place eussent échappé aux mêmes influences ou eussent réagi contre elles d’une façon tout autre. Si donc Emma Bovary, telle que le romancier la met en scène, se montre en quelque mesure déterminée par les circonstances, il n’en existe pas moins, au premier plan de sa psychologie, une prédisposition personnelle à laquelle il convient d’accorder la première place. Or cette prédisposition consiste précisément en une exagération pathologique et singulière de se concevoir autre qu’elle n’est et c’est ce pouvoir et cette exagération que nous montrent tous les traits par lesquels Flaubert nous la fait connaître.

Aussi, plutôt que de penser que Mme Bovary soit le produit des circonstances, nous faut-il juger que la nécessité ; interné qui la régit choisit, parmi les circonstances qui l’environnent, celles qui sont propres à, satisfaire sa tendance. Ce besoin de se concevoir autre qu’elle n’est constitue sa véritable personnalité, il atteint chez elle une violence incomparable et s’exprime par un refus d’accepter jamais aucune réalité et de s’en contenter. Rien n’a d’action sur elle qui ne soit image, qui n’ait été préalablement déformé et transposé à son usage par un acte de son imagination. Aucune réalité qui lui soit assimilable sans cet apprêt. À prendre le mot au sens strictement philosophique, Mme Bovary est une idéaliste. Elle ne perçoit pas cette commune réalité qui tient peut-être sa consistance et sa force de ce qu’elle est l’œuvre collective de tous les hommes. Il lui faut créer elle-même pour sa consommation individuelle tous les objets avec lesquels elle prend contact. Or parmi ces objets qu’elle est contrainte de transformer afin de les percevoir, figure son propre moi, sa propre personne. Elle ne tient compte d’aucun de ses instincts véritables, mais elle lui en attribue de fictifs, et c’est à satisfaire ces faux instincts, à assouvir ce moi déguisé, qu’elle emploie toute l’énergie, dont elle est pourvue.

Si toutefois après avoir idéalisé son être véritable, après en avoir fait un signe, elle eût su ne le mettre aux prises qu’avec d’autres signes également imaginés par elle, si elle se fût gardée de le commettre avec la réalité commune, Mme Bovary eût pu être quelque grande mystique, à la façon d’une sainte Thérèse ou, avec un don d’exécution, une artiste. Mais la critique lui fait défaut : elle ignore l’intervalle qui sépare la réalité créée par elle de la réalité collective. Continûment, d’un élan exaspéré, elle affronte avec son rêve cette réalité différente et le brise à des formes rigides auxquelles elle avait prêté d’autres contours, — semblable à quelque tragique voyageur muni d’une fausse carte et qui, dans la nuit, rencontrerait des précipices où il pensait trouver une route unie et résistante.

D’ailleurs cette tentative de réformer la réalité collective, selon les exigences du rêve individuel, comporte un principe d’insuccès plus essentiel encore que la disproportion même qui éclate entre les deux forces antagonistes qui se heurtent ici. La haine du réel est à, vrai dire si forte chez Bovary, qu’elle pourrait la contraindra à répudier son propre rêve, s’il venait, par impossible, à prendre lui-même la forme d’une réalité. Cette haine, conséquence de son idéalisme exige en effet qu’elle nie, qu’elle ruine tout ce qui est parvenu, à se constituer, tout ce qui est sorti du virtuel, tout ce qui est devenu. Elle est la sœur de cette enfant, à qui Baudelaire dédiait son poème des « Bienfaits de la lune », et à qui l’astre prédit : « Tu aimeras… le lieu où tu ne seras pas, l’amant que tu ne connaîtras pas. » On voit en elle un principe insatiabilité, un principe de rupture de tout équilibre, de toute harmonie, de toute paix, de tout repos, un principe de fuite où l’on distinguera plus tard un des ressorts essentiels de la nature humaine, la source du mouvement et du changement.

Ainsi, la haine du réel se confond, chez Mme Bovary, au centre même de sa personnalité, avec le pouvoir de se concevoir autre qu’elle n’est, et les deux tendances sont si intimement unies que l’on ne saurait dire laquelle engendré l’autre. Il semble en effet parfois que la fausse conception qu’elle prend d’elle-même et des choses suffise à causer son aversion pour toute réalité. Ayant exilé de son âme tous les sentiments qu’elle est propre à éprouver, s’en étant attribué d’autres qui sont fictifs et que, par conséquent, les réalités n’ont pas le pouvoir de susciter en elle, on conçoit qu’elle haïsse ces réalités pour cette impuissance à s’émouvoir à leur contact, dont elle est seule responsable et dont elle les coupables ; tel est le cas lorsqu’elle est insensible à l’amour de son mari, parce qu’il ne répond pas à l’image anticipée qu’elle s’est faite de la passion. Mais on d’autres occasions, il semble au contraire que la haine des réalités soit, au lieu d’une conséquence, la cause qui la détermine à se concevoir autre qu’elle n’est. Voici, en effet, qu’elle a réussi à s’éprendre de Léon, le clerc de notaire d’Yonville-l’Abbaye. À la faveur de lectures identiques, Léon s’est composé de l’amour, de l’art et de la nature, une conception analogue à la sienne ; elle pourra être aimée de lui parmi le décor sentimental précis qu’elle a dessiné dans son rêve. Comme elle, et à la suite d’une même sophistication, Léon se conçoit autre qu’il n’est, et ces deux fictions, qui coïncident, vont faire le même office que rempliraient deux sentiments naturels : une réalité amoureuse va naître de cette rencontre. Aussitôt, et poussée par la fatalité qui la domine, Emma Bovary se conçoit différente de ce que la voici, elle imagine un nouveau personnage aux exigences duquel elle immolera le désir immédiat et instinctif qui menace de se réaliser. L’héroïsme que comporte le sacrifice de la passion au devoir lui apparaît recéler une beauté morale, dont elle veut parer son âme. Dans son maintien, dans ses attitudes, elle joue cette comédie du ’sacrifice : sa froideur soudaine décourage la timidité du clerc et la réalité sentimentale qui allait se former, se voit brisée par la fiction avant que d’être née. C’est le triomphe de l’irréel. Ainsi ce qui est typique en Mme Bovary, c’est bien ce pouvoir de se concevoir autre, idéalisé chez elle jusqu’à constituer sa véritable personnalité et confondu avec la haine de toute réalité à ce point que ces doux éléments, cause et effet l’un de l’autre, inscrivent un cercle où tous ses actes aboutissent. De ce point de vue, les diverses circonstances qui semblent déterminer Mme Bovary à se concevoir autre qu’elle n’est, ne constituent point l’intérêt profond de l’œuvre. Ce qui est essentiel ici, c’est la tendance même qui la gouverne, cette tendance maîtresse à laquelle les circonstances particulières du roman ne sont que des prétextes pour s’exercer, et qui, à défaut de celles-ci, en eût su choisir d’autres, cette tendance impérieuse, en vertu de laquelle toute condition d’existence quelle qu’elle eût été, et par le seul fait qu’elle eût été réelle, eût suscité en Emma Bovary une conception contradictoire.

Il apparaît en effet, que le drame de Flaubert, en ce qu’il a de psychologiquement essentiel, ne sera pas changé si l’on en intervertit les circonstances et la donnée. Que l’on suppose Mme Bovary transportée en réalité dans le milieu qu’on lui voit rêver, qu’au lieu d’être la fille du père Rouault, le fermier des Aubrays, elle soit issue de parents aristocrates et millionnaires, qu’au lieu d’être l’épouse d’un officier de santé dans un petit village normand, elle soit la femme d’un grand seigneur, et vive dans une atmosphère de fêtes, de luxe et de galanterie et la voici, toujours la même prenant en aversion ces réalités voisines, méprisant ces joies, artificielles, dont la vanité fait le fond, ces passions libertines, auxquelles le cœur n’a point de part, harassée de ces plaisirs forcés et de la contrainte d’un perpétuel apparat, rêvant de quelque vie cachée au fond d’une province, et des joies simples d’une intimité heureuse. Et n’est-ce point un Bovarysme de cette espèce qui, à l’instigation des Deshoulières et des Rousseau, donna naissance aux Trianon ?

D’ailleurs, et ceci apparaît dans le roman de Flaubert, ce don de métamorphoser à sa vue toutes les choses et soi-même se confond à ce point avec l’entité véritable de Mme Bovary, que, sitôt qu’elle en est privée, elle meurt. Brillé par le départ de Rodolphe, elle suscite de toutes pièces une passion nouvelle pour Léon. Mais elle n’est plus dupe ni du sentiment qu’elle éprouve ni de celui qu’elle inspire ; un pouvoir critique s’est éveillé on elle ; elle mesure la part de comédie qui entre en cet amour. Elle sait qu’elle en est l’unique instigatrice, elle juge son amant et elle connaît « la petitesse des passions que l’art exagère ». Or cette manière commune, et que l’on peut appeler raisonnable, de considérer la médiocrité de l’univers, n’est point le signe qu’elle est guérie, c’est le signe que ce qui était en elle le principe de la vie l’abandonne. Elle a perdu le pouvoir d’interposer son rêve entre sa vue et les réalités et d’en obscurcir le réel. Son âme ne supporte pas le contact immédiat auquel la voici condamnée. Impuissante désormais à se concevoir autre qu’elle n’est, impuissante à concevoir les choses et les êtres autres qu’ils ne sont et à les déformer selon le vœu de son désir, elle nie dans le suicide cette réalité indocile dont l’argile durcie ne se laisse plus pétrir et modeler.

Par l’aveuglement obstiné avec lequel elle accomplit son incessante évolution, par sa fin volontaire et tragique qui marque sa puissance et sa frénésie, il a semblé que Mme Bovary symbolisait, mieux qu’aucun autre personnage de Flaubert, cette fonction originelle de l’âme humaine que l’écrivain a mise en scène avec un relief pathologique dans tout le cours de son œuvre. Avec elle, il a semblé que le phénomène apparaissait sous son aspect le plus universel et que, sous le jeu des mobiles et des circonstances qui semblent le déterminer, il révélait une source d’activité propre. Par cet exemple, ce fait de se concevoir autre, qu’on le considère comme un pouvoir ou comme une défaillance, s’avère un élément nécessaire ou fatal de l’activité humaine en son fond essentiel.

V §

Flaubert d’ailleurs ne s’en est pas tenu à mettre en scène en des consciences individuelles, comme on l’a vu le faire avec Mme Bovary, avec Frédéric Moreau, avec Homais, avec les personnages secondaires de L’Éducation sentimentale et de Bouvard et Pécuchet, ce don de métamorphose qui permet aux hommes de prendre le change sur eux-mêmes et parfois semble les y contraindre. Lorsqu’il a composé avec La Tentation de saint Antoine, avec Bouvard et Pécuchet, des œuvres d’une portée plus générale, une même nécessité de sa vision d’artiste a été cause qu’il a animé ce champ nouveau et plus vaste du jeu de ce même pouvoir. Mais, tandis que la faculté de se concevoir autre, exagérée en quelques individus, faisait de ceux-ci des personnages de drame ou de comédie et nous montrait des êtres que l’on pouvait croire exceptionnels, elle apparaît maintenant comme le mécanisme même en vertu duquel l’Humanité se meut, comme le principe funeste et indestructible qui la fonde et constitue son essence.

Ce Bovarysme métaphysique donne à cette partie de l’œuvre de Flaubert une apparence pessimiste. On montrera bientôt qu’elle laisse place à une autre interprétation ; mais on va respecter, tant que l’on se tiendra à considérer le Bovarysme dans l’œuvre de Flaubert, cette première impression qui s’en dégage. Elle est en effet la conséquence du relief exagéré qu’implique nécessairement une vision d’artiste, et cette exagération même sera de nature à faire mieux comprendre et mieux voir par la suite le principe d’où surgit la réalité phénoménale, avec les formes que nous lui connaissons.

Guy de Maupassant traduisait cette impression pessimiste lorsqu’il voyait démontrées dans Bouvard et Pécuchet « l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours l’éternelle misère de tout ». Et il semble, en effet, que, transportant dans la philosophie sa vision d’artiste, Flaubert ait constaté dans l’homme un Bovarysme irrémissible qui fait de l’erreur et du mensonge la loi de sa nature, un mal d’imagination et de pensée qui l’oblige à méconnaître toute réalité pour céder à la fascination de l’irréel, qui le contraint à concevoir, hors de la portée de son intelligence et le ses sens, un au-delà dont la perspective s’éloigne après chaque effort fait pour l’atteindre. Il semble qu’il ait voulu nous faire toucher la disproportion formidable qui s’accuse entre les interrogations posées par l’inquiétude de notre esprit et nos moyens d’y répondre. Quelle influence singulière nous arrache ainsi à nous-mêmes et à l’heure présente, dressant l’idée en face de l’instinct, créant, à côté de nos besoins réels, des besoins imaginaires auxquels nous donnons l’avantage ? Quoi principe hystérique s’élève du fond même de notre nature comme un mode à rebours de notre sensation exaspérée ? C’est cette même force mensongère et fatale qui désorbitait les individus et qui maintenant manifeste son pouvoir sur l’espèce tout entière, contraignant l’humanité à se concevoir autre qu’elle n’est, faite pour d’autres destins, pour un autre savoir. C’est elle qui a donné naissance à toutes les sciences et c’est ce Bovarysme essentiel que Flaubert a étreint sous ses deux formes, pour en exprimer l’ironie, pour en montrer le développement fatal, dans un double effort, dans ce poème halluciné, La Tentation de saint Antoine, dans cette comédie caricaturale, Bouvard et Pécuchet.

Dans la première de ces œuvres et à son premier plan, Antoine nous offre le spectacle d’un Bovarysme qui relève de la pure physiologie : un fait d’hallucination, avec la succession de ses crises, forme la structure même du livre. Mais on voit bien que, sous cet épisode de pathologie individuelle, l’ermite, par la nature des apparitions qui le hantent, symbolise un autre phénomène et d’une autre grandeur. On voit résumé en son délire tout l’effort de l’Humanité pour connaître au-delà des limites possibles de la connaissance humaine. Avec Antoine l’homme abstrait, et non plus tel ou tel individu, se conçoit autre qu’il n’est, quant à la qualité et quant à la portée de son intelligence : cette fausse conception de lui-même où il se fixe et en laquelle il a foi contraint de dénaturer l’Univers. C’est à ce prix qu’il se pourra donner la preuve de son pouvoir de connaître sans limites. Il imagine donc l’Être avec ses lois, selon le vœu de sa présomption et voici l’éclosion fantastique des religions et des métaphysiques. Évoquées par le vœu ardent de l’ermite, avec des formes complexes que son savoir précise, voici apparaître devant ses yeux dans la solitude du désert, comme les rêves successifs et incohérents de la cervelle humaine, toutes les théogonies et toutes les religions, glorifiant tour à tour ou méprisant la chair, se détruisant les unes les autres par des affirmations inconciliables. Et c’est sous son premier aspect le Bovarysme de la connaissance.

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En voici avec Bouvard et Pécuchet une seconde face. Ici, comme dans La Tentation, Flaubert a fait une double application du mode de vision à travers lequel il perçoit les réalités de tout ordre. Dominé par son tempérament d’artiste, contraint, pour manier des idées abstraites, de les incorporer en des personnages vivants, il a dû composer à ceux-ci une individualité concrète afin qu’ils pussent, par le moyen de leurs gestes immédiats, évoquer des interprétations plus hautes.

Bouvard et Pécuchet, à ne les considérer qu’au point de vue de leur signification de premier plan, offrent quelque, ressemblance avec d’autres personnages de Flaubert, Homais ou Arnoux. Sous ce jour ils personnifient l’homme moderne : à celui-ci, la vulgarisation de l’enseignement, phénomène propre à notre temps, ouvre des perspectives illimitées sur l’infinité des idées philosophiques, morales, littéraires et scientifiques élaborées par l’effort des civilisations antérieures. Mais le pouvoir créateur et la capacité de son intelligence ne se sont pas accrus dans les mêmes proportions qu’augmentait la masse des notions accumulées par tes ancêtres et recueillies par héritage et voici un équilibre rompu. À posséder les résultats du labeur accompli au cours d’une longue civilisation par le génie de ses meilleurs représentants, quelques-uns des plus médiocres parmi les derniers venus prennent le change sur leur propre valeur ; ils se gonflent, comme d’un mérite individuel, des conquêtes intellectuelles dues à l’élite de l’espèce et dont ils bénéficient en vertu d’un privilège commun à toute l’Humanité.

C’est ainsi que Homais offre, sur une scène beaucoup plus vaste, un spectacle analogue à celui que Molière inventa avec son bourgeois gentilhomme. Comme M. Jourdain pense s’égaler aux gens de cour en adoptant leur costume, leurs manières et leur langage, en prenant des leçons de danse et de maintien, Homais se persuade qu’il participe à la dignité du savoir humain eu imitant le langage des hommes de science, en reproduisant d’une façon grossière leurs attitudes, en feignant leurs soucis. Un comique supérieur se dégage du contraste manifeste entre la pauvreté intellectuelle du fantoche et la grandeur complexe de l’idéal qu’il a entrevu et qu’il voudrait atteindre.

Initié par ce même pouvoir vulgarisateur de l’instruction à des modes d’activité très divers, Arnoux croit sans peine qu’il a acquis, avec la connaissance des buts, l’aptitude qui le prédispose à les atteindre tous ; de là son aisance à tout entreprendre malgré l’incapacité qui de condamne à échouer toujours.

Une semblable présomption détermine Bouvard et Pécuchet à s’incarner tour à tour dans tous les rôles créés par l’activité des hommes. Mais le pouvoir de prendre le change sur soi-même apparaît chez eux dégagé de tout autre mélange et réduit à ses mobiles les plus élémentaires. Indépendamment du défaut de personnalité et de l’extrême légèreté qui rend Arnoux sensible à toutes les influences, il se montre aussi déterminé à se concevoir autre qu’il n’est par des mobiles de lucre. L’absence d’esprit critique et l’enthousiasme scientifique ne sont pas les seuls mobiles qui engendrent chez Homais la même évolution : on trouve aussi chez lui une vanité excessive et ce mobile complémentaire, en l’incitant à une duperie, des autres en même temps que de lui-même, obscurcit la simplicité de la métamorphose. Cette confusion de mobiles n’existe plus dans les actes exécutés par Bouvard et Pécuchet. S’ils se conçoivent autres qu’ils ne sont, c’est sans l’intervention d’aucun principe de lucre, d’intérêt ou de vanité, et l’évolution bovaryque se résout chez eux en ses éléments les plus simples.

La disproportion est manifeste entre la pauvre énergie mentale dont ils sont doués et la somme de notions et d’idées qu’étaient devant leurs yeux l’instruction prodiguée à tous, la diffusion, par la presse et par les manuels de vulgarisation, des connaissances de tout ordre. Par cette disproportion, ils montrent à nu, avec une exagération qui résulte de leur médiocrité, ce fait essentiel : l’écart prodigieux qui existe, parmi toutes les espèces animales, chez la seule espèce humaine, entre l’apport individuel du meilleur de ses représentants et la richesse qui lui est transmise par l’être collectif Humanité. Ils nous montrent cette disproportion aggravée encore à notre époque sous l’influence du développement soudain de l’instruction, du machinisme des formules, d’une façon générale, et pour emprunter à Carlyle une remarque excellente, des moyens innombrables mis à la disposition de l’individu pour obtenir des résultats qu’il n’a pas eu la peine d’inventer, et qui peuvent être efficaces entre ses mains sans qu’il lui soit nécessaire d’en comprendre le mécanisme intime.

Une aussi flagrante disproportion a vulgarisé à notre époque et tiré à une infinité d’exemplaires le type du parvenu, du Bourgeois scientifique, dont on a vu que Flaubert avait donné avec Homais une première ébauche, et dont Bouvard et Pécuchet sont une représentation plus typique, plus bienveillante aussi, car aucun sentiment mauvais ou bas ne leur est attribué et, si extraordinairement comiques qu’ils apparaissent, leur bonhomie pourtant commande la sympathie. La révélation de l’immense richesse intellectuelle qui leur est livrée n’excite en eux qu’un sentiment d’admiration pour la science, pour l’art, pour la philosophie, pour la pensée sous ses formes les plus hautes. Dénués de tout goût particulier assez fort pour courber dans un sens unique l’énergie de leur attention, pour, les absorber et les satisfaire par la perpétuité d’un plaisir toujours renaissant, ils cèdent à la fascination de l’idée qui dresse autour d’eux ses sommets et les sollicite avec une égale insistance sous toutes ses faces. À gravir ces hauteurs, le vertige les gagne et déplace leur centre de gravité. Ils ne savent plus apprécier les distances, toute critique est abolie en eux. À entrevoir les résultats de la science, ils croient en posséder les secrets ; à se promener dans la partie du domaine de la connaissance qui a clé aménagée pour l’intelligence vulgaire ils se croient aptes à s’engager dans ses taillis les plus inextricables et à découvrir des routes nouvelles ; à manier et à posséder tine monnaie qui procure les choses, ils croient, que cette monnaie est frappée à leur effigie et qu’ils ont eux-mêmes le pouvoir d’émettre des pièces d’or nouvelles.

Sous cette première allégorie que Flaubert au moyen de ses deux bonshommes a mise en scène avec une force comique incomparable, on trouve, a-t-on dit, un autre symbole plus élevé et d’un pessimisme en apparence plus définitif. L’intelligence humaine, la faculté de comprendre elle-même, devient le thème de la représentation et nous apparaît atteinte du même mal dont nous avons vu quelques esprits frappés. D’une façon essentielle elle se méconnaît, elle se forge une fausse conception de son pouvoir, visant des buts qu’elle ne peut toucher, se réalisant toujours selon des formes qu’elle n’avait pas prévues.

Tandis que, dans La Tentation, le délire du saint évoque la cohorte des religions et des métaphysiques se réfutant les unes les autres par le seul fait de leur confrontation, l’enthousiasme intellectuel de Bouvard et de Pécuchet qui les porte à tout apprendre, à s’élancer sans cesse dans toutes les directions de l’esprit, prête à une revue encyclopédique de toutes les philosophies et de toutes les sciences. Or cet examen tend à montrer que l’observation des phénomènes de tout ordre a donné lieu à des interprétations diverses, successives et contradictoires ; il fait voir, qu’au gré de la prédilection des auteurs, les problèmes les mieux étudiés reçoivent encore, les solutions les plus variables.

Ainsi, selon deux procédés différents, l’esprit humain s’est efforcé de se rendre maître de la certitude. À son aurore il a réalisé son désir dans la croyance religieuse ; car il possédait alors le pouvoir d’objectiver sa foi, de créer la réalité de son désir avec la force même et l’intensité de son désir. Parvenu à sa maturité, il perd ce pouvoir et tend vers la certitude par une autre voie : il a recours à l’observation des phénomènes et se fie à l’enchaînement causal pour en obtenir le dernier mot des choses. Les causes s’enchaînent sans fin, il prend patience, met des noms sur les phénomènes, des noms sur les sciences diverses qui s’y appliquent, trace des divisions et des solutions de continuité parmi la trame indéfinie du réel. Par ces moyens, par l’artifice de ses conventions et de ses définitions, tandis, qu’il se donne l’illusion de quelques certitudes partielles, il entretient l’espoir de posséder des certitudes plus vastes.

C’est ce second état de la certitude humaine que Flaubert met en cause avec Bouvard et Pécuchet. L’entreprise nous paraît ici plus téméraire parce qu’elle va à ébranler une croyance dont l’influence sur l’esprit est encore actuelle. « Une croyance, a dit Fustel de Coulanges, est l’œuvre do notre esprit, mais nous ne sommes pas libres de la modifier à notre gré. Elle est notre création, mais nous ne le savons pas. Elle est humaine et nous la croyons Dieu. Elle est l’effet de notre puissance et elle est plus forte que nous. » 4 Or cette croyance scientifique que nous avons créée comme la précédente, en est à cette période de jeunesse et de prospérité où une croyance est plus forte que celui qui la crée. Il n’est pas exagéré de dire qu’une religion scientifique régit de nos jours les hommes avec la même rigueur que la religion divine leur commandait naguère. Seuls quelques esprits supérieurs échappent à cet empire : pour le vulgaire, sa foi scientifique est absolue et on l’en voit témoigner avec fanatisme en toute occasion où la science conclut à des applications pratiques. C’est ainsi que la chirurgie et la médecine ont leurs dévots qui ne relèvent pas seulement de Molière, mais qui pourraient souvent prendre place en un martyrologe d’un nouveau genre.

Pour que la science engendrât les conclusions certaines que l’opinion populaire lui attribue, il serait nécessaire que le déterminisme causal, dans lequel l’esprit humain a placé sa confiance, prît son point d’appui sur une cause première, que la nature même de l’esprit se refuse à concevoir et, qu’en fait, l’intelligence scientifique n’atteint jamais. Toutes les sciences particulières ont leur origine dans un parti pris de l’esprit humain qui décide de placer en quelque endroit de la réalité une frontière pour ta commodité de ses spéculations : on ne leur voit pas de commencement dans la nature des choses où leurs racines plongent et se perdent. De là, la relativité de toutes les conclusions scientifiques dès qu’elles touchent à un ordre de phénomènes quelque peu complexe. Aussi Flaubert avait-il beau jeu à faire apparaître les contradictions des systèmes en des sciences telles que l’histoire ou l’histoire naturelle, la médecine, la philosophie, l’esthétique, la politique ou la pédagogie. Loin qu’il soit permis de le taxer de paradoxe, il faut penser que cette thèse sur l’incertitude de la connaissance humaine, eût assumé un caractère d’une tout autre rigueur, eût ébranlé dans leurs fondements des sciences plus positives en apparence et sur lesquelles ne s’est point exercée l’analyse de l’écrivain, si quelque savant doué par surcroît de l’intelligence philosophique, à la manière d’un Claude Bernard, eût entrepris de la soutenir.

La foi populaire en l’absolu de la science repose donc sur une croyance latente en l’existence d’une cause première d’où l’ordre phénoménal pourrait être déduit dans son entier. Elle s’exprime en un Bovarysme de la cause première. L’intelligence est dupe ici de ses procédés : elle prend pour une route tracée vers un but fixe auquel elle aboutirait, ce sens de la causalité qui n’est que le moyen de ses constructions.

Ce qu’il faut donc constater en fin de compte, c’est qu’avec la philosophie et la science, c’est qu’avec l’universalité des modes de la connaissance, l’homme se conçoit propre à atterrir en des régions qui lui demeurent inaccessibles, à posséder un savoir qu’il ne conquiert jamais, qu’il se conçoit né pour des fins qui ne sont pas les siennes, qu’il y a un abîme entre sa destinée et la destination qu’il se suppose, qu’essentiellement, et dans son activité la plus haute, il se conçoit autre qu’il n’est.

Chapitre II. Le Bovarysme comme fait de conscience son moyen : la notion §

I. La formule bovaryque, impliquée comme intuition dans la vision de Flaubert : sa sûreté comme méthode d’investigation philosophique. — II. L’image projetée dans la conscience par l’éducation, principal moyen du Bovarysme. — la notion, fortune abstraite et humaine de l’image — III. Les dangers de la notion : moyen possible de transmettre et de propager l’erreur : Ouï-dire. — Elle propose à l’individu des manières d’être qui dépassent son pouvoir de réalisation. Difficulté de distinguer parmi les notions, celles qui doivent demeurer de simples objets de connaissance de celles qui peuvent fixer des buts à une activité individuelle.

I §

L’analyse de l’œuvre de Flaubert, dont on vient d’exprimer de la façon la plus succincte les conclusions, se résumé en une vue psychologique que l’on a précisée en ces termes : l’homme a la faculté de se concevoir autre qu’il n’est.

Cette formule va être pour l’enquête philosophique un moyen auquel il est permis de se fier en toute assurance parce qu’elle est une donnée positive. On entend par là qu’elle est donnée dans une intuition d’art. Elle est en quelque sorte le décalque du mode de vision propre à Flaubert. Ainsi elle n’est pas la conséquence déduite selon des procédés dialectiques, plus ou moins arbitraires, et dans une intention préméditée, d’une longue suite de raisons abstraites. C’est une vue directe. C’est en quoi elle implique certitude.

Il importe de distinguer entre les procédés intellectuels du psychologue et du critique et ceux de l’artiste. La vision de l’artiste est une lumière qui, projetée sur les réalités, les fait émerger de l’ombre. Le psychologue ou l’esprit critique constate alors seulement l’existence de ces réalités, maintenant inventées, les nomme et les classe. Flaubert fut, dans toute la force du terme, un artiste. Il faut, donc se garder de penser qu’il ait écrit ses livres dans le but de démontrer l’exactitude d’une loi psychologique et de la formuler. Il faut se garder de croire qu’on lui prête ici cette intention. Aucun souci sans doute ne fut plus éloigné de son esprit et son parti pris d’art pur, excluant, comme subalterne, toute préoccupation morale ou scientifique, est une garantie de son indifférence à cet égard. Mais s’il ne se dirigea pas consciemment vers un tel but ce but fut impliqué dans la forme même de sa vision, qui, à vrai dire, le créa. Toutes les réalités qu’il rendit visibles et distinctes se manifestent tributaires de la définition qui a été donnée ici du Bovarysme. Toutes, elles nous suggèrent le sentiment d’une contrarié fatale entre la destination naturelle d’une énergie et le but vers lequel cette énergie oriente consciemment son effort. C’est parce qu’elle est impliquée dans un fait de vision que cette définition emporte avec elle la certitude de l’existence de son objet.

Il est malaisé de décider si le monde est un phénomène de pur idéalisme ou s’il comporte une réalité objective, si nos perceptions ont pour unique origine nos sensations s’élevant de nous-mêmes et engendrant les phénomènes, ou si elles se forment à l’occasion d’un objet extérieur : mais quelle que soit l’hypothèse, la réalité n’existe pour l’esprit qu’avec le fait de la perception. Une couleur n’existe, un son, une odeur n’existent, que s’ils sont perçus. Toute réalité est à vrai dire une création d’art, soit qu’il faille inventer l’organe qui la perçoit, soit qu’il la faille inventer elle-même par une métamorphose de la sensation. Il n’est de réalités que de cette sorte, et ces réalités il n’est pas permis de les contester. Les raisonnements que l’on poursuit à leur occasion peuvent être justes ou erronés, mais elles-mêmes ne sont ni vraies, ni fausses, elles existent. Tel est le caractère de la formule bovaryque : elle n’est pas la conclusion d’un raisonnement, elle est l’expression d’un mode de vision et peut devenir aussi une méthode de vision.

Avant d’user de cette méthode et de la mettre à profit en l’appliquant à divers ordres de phénomènes, on peut rechercher à quelles conditions mentales est liée la faculté bovaryque ; à mieux connaître le mécanisme de cette lorgnette, il sera possible d’en faire par la suite un meilleur usage. À vrai dire ce n’est point la cause et l’origine première de cette faculté que l’on va tenter de découvrir. Elle est la réalité donnée, qui existe par elle-même, et ne dit pas son pourquoi ; elle est la réalité sans cause. Mais il est possible de distinguer les phénomènes les plus généraux qui l’accompagnent.

À première vue, la faculté de se concevoir autre apparaît liée au fait de la conscience : il s’agit ici de la conscience psychologique, un miroir où se viennent refléter les images des réalités. Or, il arrive que chez l’homme, la conscience possède la propriété, à un degré beaucoup plus élevé que chez toutes les autres espèces, de refléter, en même temps que l’image des sentiments, des pensées, des actes individuels, l’image aussi des sentiments, des pensées, des actes étrangers. À première vue encore, il semble que l’apparition de ces images dans la conscience comporte un pouvoir d’excitation de l’énergie individuelle, exerce sur elle une attraction, la déterminant dans une certaine mesure à se développer à leur ressemblance. Cette apparence psychologique fonde le principe de l’imitation dont M. Tarde dans son bel ouvrage5 a fait à juste titre un des deux pôles de l’évolution humaine. Voici l’image projetée et miroitant dans la conscience, pourvue d’un pouvoir de causalité : elle fascine, elle est un principe d’hypnose et de suggestion. On voit aussitôt comment l’individu court le risque d’être égaré, de prendre le change, de se concevoir autre qu’il n’est à l’instigation de celles de ces images qui furent projetées dans sa conscience par des activités étrangères.

Il importe de remarquer qu’en naissant, l’individu n’est pas une substance inerte prête à recevoir de l’extérieur sa forme et sa réalité. De son hérédité, il tient des aptitudes et des inaptitudes, une virtualité qui le destine à certains actes, de préférence à d’autres actes. Cette hérédité le constitue intégralement, impliquant jusqu’à l’élasticité qui lui permettra de prendre, avec plus ou moins d’aisance, un plus ou moins grand nombre de formes nouvelles, impliquant une tendance à varier dont elle détermine strictement la mesure. L’individu en naissant est tout entier un produit héréditaire. C’est ce produit héréditaire qui, dès les premiers jours qui suivent la naissance, entre en concours ou en conflit avec les images que font briller dans sa conscience l’exemple d’abord, puis l’enseignement moral, l’instruction, la littérature, l’art.

D’un mot, cet ensemble d’influences qui viennent en contact avec le facteur héréditaire, pour former la personnalité individuelle peut être nommé l’éducation. L’Éducation sentimentale, a dit Flaubert, désignant sous ce titre, un groupe de phénomènes où sa vision d’artiste s’est exercée dans un champ volontairement restreint ; c’est, par un raccourci de cette formule, l’éducation qu’il faut dire, si l’on veut fixer le lieu, où d’une façon générale, l’homme est le plus en danger de prendre de lui-même, des ressources et de l’emploi de son énergie une fausse conception.

II §

On vient de voir que le moyen de cette influence extraordinaire exercée par l’éducation sur l’être héréditaire est l’image projetée dans la conscience et s’y comportant à la façon d’un magnétiseur. Encore faut-il préciser la nature de cette image. La conscience de l’homme, a-t-on dit, se distingue de celle de toutes les autres espèces animales par un pouvoir beaucoup plus grand de refléter des images de sentiments, de pensées, d’actes étrangers. Cela tient à un premier pouvoir, pouvoir d’abstraction qui a permis à l’homme de faire tenir en des signes extérieurs, formes sonores ou graphiques, dans les mots, des approximations des images qui se forment dans son cerveau. Par cette abstraction, sanctionnée par une suite d’accords et de conventions, le langage est devenu un moyen de transmettre les images, de les susciter en des cerveaux qui ne les ont pas encore reçues par le moyen d’une perception immédiate et directe.

Entre l’image toutefois, telle qu’elle se forme en un premier cerveau, à l’occasion d’une perception et l’image évoquée par l’intermédiaire du mot en un autre cerveau, il y a un écart que mesure la différence plus ou moins grande entre deux sensibilités. Il faudrait imaginer deux sensibilités identiques pour que le même mot suscitât exactement la même image, et c’est à peine si deux instants successifs de la sensibilité d’un même homme parviendraient à réaliser cette identité. Le mot ne transmet donc que des images abrégées et incomplètes, des images d’une nature particulière, auxquelles il convient de donner un nom distinct : ce sont des notions.

En tant qu’elle s’adresse à la connaissance, la notion a une valeur quasi universelle, mais en tant qu’elle vise à reconstituer en un cerveau étranger l’image précise qui se forma en un premier cerveau, elle ne réussit que si elle est secondée par la rencontre de sensibilités et d’aptitudes sinon identiques, du moins voisines et parentes. Je sais que les sauvages relèvent à de certains indices les traces des animaux qu’ils poursuivent à la chasse, voici une notion : mais si quelque explorateur cite devant moi quelque fait de ce genre, l’image notion qu’il me transmettra avec les mots du récit sera bien loin d’éveiller dans mon intelligence une image réelle aussi précise et aussi riche que celle qui naîtrait dans l’intelligence d’un sauvage. Que si, incité par l’exemple qui m’est proposé par cette image-notion, je tente l’aventure de chasser sans le secours de mon chien, j’échouerai piteusement en une entreprise où le sauvage réussirait. Je sais qu’avec des couleurs, de la toile et des pinceaux, Vélasquez fit des chefs-d’œuvre ; voici une notion. Pris d’admiration, je m’efforce avec les mêmes moyens d’obtenir les mêmes effets, et bien que je puisse encore, pour favoriser cette tentative, acquérir, à titre de notion, quelques-uns des procédés dont usa Vélasquez, je demeure incapable de composer des chefs-d’œuvre.

III §

Le pouvoir de former des images-notions en très grand nombre est la marque distinctive de l’homme. Mais il résulte de ce privilège que sa faculté de connaissance excède de beaucoup sa faculté de réalisation. Il bénéficie d’un double patrimoine : l’un qui lui est transmis pas l’hérédité, consiste en une aptitude à former, de préférence à d’autres, certaines représentations, à exécuter avec plus de perfection certains actes déterminés et ce legs héréditaire lui est commun avec les autres animaux : l’élevage des chiens de chasse, chiens d’arrêts ou chiens courants, ou des chevaux de course, trotteurs ou galopeurs, se fonde sur cette hérédité d’aptitudes. La seconde part de sa richesse lui est livrée avec plus ou moins d’abondance par l’éducation qui suscite en lui, par le moyen du mot, des images-notions et le met en possession des résultats acquis par l’effort des meilleurs représentants de l’espèce au cours des âges.

Une telle richesse comporte divers périls, à mesure que s’accroît le trésor accumulé par les générations successives, et dont la faculté d’éducation saisit les dernière venus, la disproportion s’accroît aussi entre le pouvoir d’invention dont chaque individu est doué et la somme des connaissances qui lui sont livrées, entre sa valeur ’propre et la richesse multiple qui lui vient de l’éducation. Son cerveau est désormais peuplé d’une quantité d’images-notions dont il est impuissant à vérifier le contenu, qui ne deviendront jamais pour lui des images réelles, et qu’il lui faudra accepter par un acte de foi. C’est l’avantage de la notion de n’exiger pas de celui qui la reçoit la même dépense d’énergie qu’elle exigea de celui qui l’inventa. C’est aussi son inconvénient : fausse ou mal formée, elle échappe au contrôle, car rendant inutile l’expérience personnelle, elle tend il la supprimer ; aussi propage-t-elle le mensonge et l’erreur avec la même force, avec laquelle elle propage les vérités.

Si une image réelle emporte avec elle la certitude de son objet, il n’en est pas de même en effet des notions. Celles-ci, par les éléments abstraits qui entrent en leur formation, par la complexité de leur contenu où se confondent — transformées par un apprêt dialectique — des images réelles en nombre souvent considérable, celles-ci sont toujours sujettes à caution. Il y a fort à distinguer parmi elles et en même temps le bénéfice qu’elles procurent exige que l’on ne distingue pas, qu’on les accepte sans discuter, car c’est à ce prix qu’elles conservent leur valeur et leur utilité, de raccourci algébrique, de moyen économique pour obtenir les choses. Par la notion, l’erreur s’introduit donc, non seulement dans quelques intelligences individuelles, mais dans la science humaine. C’est cet inconvénient de la notion que Rabelais a symbolisé avec ce « petit vieillard bossu, contrefaict et monstrueux » qui a nom Ouydire et que Pantagruel rencontre au pays de Satin « tenant école de tesmoignerie ». Il avait, rapporte-t-il, « la gueulle fendue jusques aux aureilles, dedans la gueulle sept langues et chasque langue fendue en sept parties : quoique ce feust, de toutes sept ensemblement parlait divers propos et langages divers : avait parmi la teste et le reste du corps autant d’aureilles comme jadis eut Argus d’yeulx : au reste était aveugle et paralytique des jambes ». Autour de lui, hommes et femmes écoutaient, « devenaient clers et sçavants en peu d’heures, et parloyenl de prou de choses prodigieuses, élégantement et par bonne mémoire : pour la centième partie desquelles sçavoir ne suffirait la vie de l’homme : des Pyramides, du Nil, de Babylone, des Troglodytes, des Himantopodes, des Blemmyes, des Pygmées, des Caníbales, des mons Hyperborées, des Egipanes, de tous les diables, et tout par ouydire. » Or la satire ne vise pas ici seulement le savoir populaire, car autour d’Ouydire et prenant attentivement des notes, Rabelais n’a pas manqué de faire figurer Hérodote et Pline, Marco-Paulo, Strabon, Albert le Grand, tout un lot d’auteurs dont les livres en vogue dispensaient aux écoliers de son temps les notions enregistrées jusque-là par la science humaine. La notion apparaît bien aux yeux de Rabelais, ainsi qu’on la donne ici, comme un moyen, à l’occasion, pour l’Humanité de concevoir les choses autres qu’elles ne sont.

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La notion est aussi pour l’individu une cause de Boyarysme plus immédiat. En chaque individu, ainsi qu’on l’a déjà noté, l’éducation entre en concours ou en conflit avec le facteur héréditaire. Doué par son hérédité d’aptitudes déterminées, l’être humain est encore capable de s’approprier par la notion des manières d’être qu’il n’eût pas acquises si elles ne lui avaient été proposées par cette voie. Mais il y a plus, et au pouvoir d’être en réalité modifié par la notion, l’homme ajoute celui de concevoir, par son entremise, des manières d’être qu’il ne peut réaliser, des sentiments auxquels il est impropre, des buts qui lui sont inaccessibles. Son pouvoir de connaissance, a-t-on dit, dépasse son pouvoir de réalisation. C’est en raison de cet excès qu’il risque de voir son énergie détournée, amoindrie et gaspillée. Car les buts inaccessibles sont projetés dans sa conscience en même temps que des buts saisissables, et, dans ce miroir, les uns et les autres sont proposés au choix de son énergie. Ce choix n’est pas libre. Il est déterminé par deux sortes de relations. D’une part, la puissance de ses intérêts et de ses aptitudes héréditaires est plus ou moins considérable et le rend sensible, dans des proportions variables aux influences d’éducation. D’autre part, cette éducation est plus ou moins conforme à ses aptitudes, ou s’en écarte plus ou moins. Le milieu social, représenté par l’éducation, fait-il apparaître dans le miroir de la conscience, parmi toutes les images-notions dont il est détenteur, celles aussi qui sont propres à susciter l’activité dans le sens où l’hérédité l’incline, l’individu va se réaliser dans les conditions qui lui sont le plus favorables. Entre divers buts proposés avec une égale insistance, il choisira nécessairement ceux vers lesquels le dirige déjà une impulsion naturelle. En est-il autrement, les notions et les images étrangères sont-elles représentées dans le miroir de la conscience, sous des dehors plus séduisants, avec plus de force et plus d’éclat, que les images et les notions appropriées aux aptitudes héréditaires, l’énergie va se trouver divisée avec elle-même. Sollicitée en deux sens contraires, d’un côté par l’instinct, de l’autre par l’exemple, elle va hésiter, elle va pâtir, quelle que soit d’ailleurs l’issue du conflit qui dépend de la force plus ou moins grande de la personnalité héréditaire, en même temps que de l’assaut plus ou moins grave qu’elle subit du fait des images étrangères enfermées dans la notion. Vaincue, elle en vient à négliger et jusqu’à mépriser les buts fixés par l’hérédité et les tâches appropriées pour s’éprendre des buis et des tâches auxquels elle est le moins adaptée. C’est dans ce sens que l’être humain se conçoit autre qu’il n’est.

On voit d’ailleurs que cette fausse conception de soi-même comporte une infinité de nuances et des conséquences fort inégales. Il n’arrive guère, en effet, que l’être humain tienne de l’hérédité une orientation unique. Le plus souvent, au contraire, un grand nombre de prédispositions existent en lui, le rendant propre à se développer dans toutes les directions de la sensibilité et de l’esprit, et c’est en raison sans doute de cette multiplicité qu’il peut subir toutes les influences. Toutefois, ces prédispositions existent avec des différences de degrés. Elles constituent entre elles une hiérarchie et l’existence de cette hiérarchie de tendances suffit à créer un état de Bovarysme, dès que, sous l’influence de la notion imposée par le milieu, les termes en sont intervertis, dès que l’être humain, à l’instigation des images, donne le pas à des tendances plus faibles sur de plus fortes.

Il semble que le risque de se concevoir autre qu’il n’est augmente pour l’être humain avec le développement de la civilisation : avec l’accroissement de la richesse collective, la difficulté devient plus grande pour l’individu de distinguer parmi tous les acquêts du passé, parmi toutes les conceptions réalisées par l’effort moral, intellectuel ou sentimental de l’Humanité antérieure, d’un mot, parmi toutes les notions qui s’offrent à lui, celles qui doivent demeurer pour lui des objets de connaissance et des spectacles de celles qui peuvent être pour lui des objets de pratique. Les conceptions bovaryques sont donc fréquentes à toutes les époques de civilisation avancée : elles s’y montrent tributaires d’un défaut de critique. Elles entraînent ici avec plus de fréquence leurs conséquences accoutumées : elles ruinent l’énergie ou l’amoindrissent par suite d’un défaut total d’adaptation, ou d’une adaptation moindre, aux tâches où celle-ci s’emploie.

Chapitre III. Le Bovarysme des individus §

I. Le Bovarysme des individus chez Molière et chez les comiques. — Il. La théorie du rire d’après Schopenhauer. — III. La coutume comme principe d’un Bovarysme tragique, — IV. L’enfance. — V. Le génie. — VI. Le snobisme.

I §

La lecture des romans de Flaubert, faite du point de vue qui vient d’être indiqué, laisse peu de chose à dire sur le Bovarysme des individus, en tant qu’il donne naissance au relief comique des personnages6.Flaubert se complète ici par Molière : Le Bourgeois gentilhomme, Les Précieuses ridicules, Les Femmes savantes nous montrent autant de cas de Bovarysme dont la démonstration est trop aisée pour qu’on y insiste. Voici des personnages que les circonstances de leur état, de leur caste, de leur sexe, de leur intelligence naturelle destinent à des manières d’être précises et qui excitent notre rire parce qu’un engouement les détermine à se concevoir autres que ne les a faits la nature et la société, à assumer un rôle où ils trébuchent, où leur inexpérience leur fait commettre mille bévues, où le milieu les dessert constamment. L’assurance, où on les voit, d’être semblables à ce qu’ils imaginent, achève de les rendre ridicules et fait d’eux, en même temps, des dupes faciles entre les mains de qui sait flatter leur manie.

Les Arnolphe, les Sganarelle et les Bartolo relèvent du même cas. La croyance chez Sganarelle qu’il peut inspirer l’amour et la certitude où on le voit d’être aimé pour lui-même expliquent seules qu’il soit aveugle à la grossièreté des ruses où il se laisse prendre. L’Avare nous montre avec son mal une hypertrophie du pouvoir de préférer aux jouissances positives des jouissances irréelles, apprêtées par l’esprit, et Le Malade imaginaire nous fait voir la physiologie même asservie à ce pouvoir d’imaginer.

Le même mode de vision dont on a donné avec le Bovarysme la formule fera apparaître également chez les héros comiques de tout autre auteur ce que l’on remarque ici de ceux de Molière. Cette revue du théâtre ancien et moderne démontrera à qui voudra l’entreprendre l’universalité de cette proposition, à savoir, que tout le rire humain tient dans l’intervalle de l’angle bovaryque, dans l’écart qui se forme entre la réalité de quelque personnage et la fausse conception de lui-même à laquelle il s’attache. C’est dans cet intervalle qu’il trébuche et donne le spectacle plaisant de qui perd l’équilibre.

II §

Un tel développement réclamerait pour lui seul plusieurs volumes : il serait hors de propos en une étude qui n’a d’autre objet que d’indiquer le mécanisme d’un appareil. Il suffit d’évoquer, en guise de préfacé à cette revue comique universelle dont on abandonne l’entreprise, la théorie du rire telle que Schopenhauër la formula. Elle peut être annexée expressément au point de vue que l’on expose. Schopenhauër, en effet, remarque que le rire a toujours pour origine la manifestation soudaine d’un désaccord entre deux états de connaissance relativement à un même objet, l’un de ces états fournis par un concept, l’autre par une intuition directe. Les concepts ne diffèrent pas des notions telles qu’on les a précédemment décrites. Ce sont les moyens de la pensée, dont l’intuition seule a le privilège de procurer la matière. Ce sont des formes, sous lesquelles l’esprit groupe des intuitions particulières offrant entre elles des analogies, des formes par l’entremise desquelles l’esprit met en relation, selon des rapports variés de conjonction ou d’opposition, les intuitions particulières, afin de bâtir la trame de la pensée. Mais comme la notion, le concept est le lieu de l’erreur et du coq à l’âne. Il arrive fréquemment que l’esprit comprenne par avance, sous un concept général, une intuition particulière qui n’en dépend que dans un cas particulier, une intuition qui, absolument ou dans nombre de cas, relève d’un autre concept. Sitôt que l’esprit, en proie à cette prévention, entre en contact avec l’intuition, celle-ci, qui est infaillible et exprime le rapport direct de l’esprit avec le réel, fait apparaître la contradiction ou le désaccord qu’il y a entre l’objet tel qu’il était conçu et l’objet tel qu’il est. La rencontre subite de ces deux états de connaissance fait jaillir le rire avec la même rigueur que le frottement du souffre sur un corps sec dégage une étincelle.

La mascarade, comme moyen classique du rire, est fondée sur cette loi : un corset, une crinoline, des paniers Watteau, un chapeau à plumes, un éventail, de la poudre et du fard, voici divers objets qui rentrent tous dans le concept de la parure ou de l’habillement féminins : qu’avec ces objets on costume et que l’on pare un homme mûr et aussitôt sa voix, ses gestes, sa démarche, tout ce qui, sous le déguisement, trahit sa vraie nature, va, par le contraste susciter le rire de tous. Il entre quelque chose de cette mascarade en toute occasion qui prête à rire, si abstraits que puissent apparaître tout d’abord le propos où l’aventure. Schopenhauër a rassemblé sur ce sujet une collection d’exemples variés : on les trouvera au chapitre VIII des suppléments à son premier livre du Monde comme volonté et comme représentation, sous ce titre : À propos de la théorie du ridicule.

Tous les actes positifs d’un être qui se conçoit autre qu’il n’est relèvent de cette théorie du rire telle que Schopenhauër l’a exposée. Ils ont tous pour effet de rendre manifeste la contradiction qui existe entre la réalité véritable de l’individu et sa réalité présumée. Les auteurs comiques présentent toujours leurs personnages au public sous ce double jour : chacun de ceux-ci subsume sous un concept général, représentatif de la qualité et de la quantité d’une énergie déterminée, — une énergie particulière, la sienne propre, qui ne relève jamais de ce concept. Il suit de là qu’aux yeux du spectateur mis au fait de la prétention du personnage, tous les actes de celui-ci font apparaître, au moyen d’une, intuition directe, la contradiction qu’il porte en lui, le défaut d’équilibre et d’harmonie dont son énergie est atteinte et qui la rend boiteuse.

Le théâtre comporte un autre emploi du phénomène bovaryque : le héros, en vue d’un but, simule un personnage qu’il sait distinct de lui-même. C’est lui qui fait ici de la psychologie appliquée : avec le cynisme d’un esprit lucide et sachant qu’il est autre, il se pare, aux yeux de la dupe qu’il a choisie, de qualités générales dont la représentation existe par avance, sous forme de notion, dans tous les esprits : générosité, vertu, bonté piété, religion et il compte, pour établir sur celle-ci son empire, que, prenant le change, elle l’identifiera avec ces concepts que son attitude évoque. Avec ce calcul voici Tartufe personnage de transition entre le drame et la comédie.

III §

Il n’y a pas à insister sur les cas où le Bovarysme est chez l’individu cause de tragédie. On a indiqué déjà, à l’occasion de Mme Bovary elle-même, que la comédie fait place au drame sitôt que le phénomène a pour théâtre l’âme d’un personnage pourvu d’une énergie violente. Celui-ci ne s’en tient pas aux gestes qui imitent l’extériorité du modèle : il exige que des actes réels lui témoignent de son identité avec ce modèle dont il diffère, il entreprend les tâches où celui-ci triomphait. Aux prises avec ces réalités positives son inaptitude, sa faiblesse, son inexpérience causent sa ruine : l’intervalle où le personnage de comédie trébuchait lisiblement se creuse pour lui en un abîme où il se brise. Il y a du Titan vaincu dans cette forme du Bovarysme qui se ravale aussi jusqu’à rendre compte des faits les plus vulgaires, de toutes les catastrophes physiques, de tous les accidents divers, qui ont pour origine une présomption de force ou d’habileté.

À côté de ces cas que chacun imagine et qui relèvent chez l’individu d’une présomption quant à la valeur de son intelligence de son adresse ou de sa force physique on ne va retenir ici, comme exemples de ce Bovarysme tragique, que ces fausses conceptions que, sous l’empire du milieu, mœurs et coutumes, l’individu se forme de sa sensibilité. Il est une jalousie qui se venge et tue, il existe une irritabilité qui, excitée, n’assouvit sa fureur que dans le sang, celui de l’offenseur ou de l’offensé. Ces ressentiments extrêmes, en raison même de leur intensité, ont été pris pour modèles en la plupart des sociétés humaines. C’est sur de tels exemples que s’est formé le code de l’honneur. L’opinion, qui exalte ces manières de sentir, persuade à chaque individu qu’il est indigne de ne pas les éprouver et plus d’un les accepte pour règle de sa conduite, par crainte du mépris d’autrui et de soi-même, qui ne les eût pas soupçonnées si elles ne lui avaient été imposées par ouï-dire. Ainsi on en vient à agir au gré d’une sensibilité que l’on croit avoir et que l’on n’a pas.

Le point d’honneur, tel que le fixe la coutume de chaque nation, prend sur la plupart des consciences individuelles un empire souverain et on y voit l’opinion, glus forte que la nature, déformer et façonner ce qu’il y a de plus intime dans un être, ses instincts. Des hommes sont morts d’un coup d’épée parce qu’un maladroit leur avait froissé l’orteil, qui, délivrés du joug de la coutume, n’eussent point songé à mettre en péril la vie même de leur offenseur. Le hara-kiri, au Japon, est une conséquence, plus paradoxale encore et plus extrême que notre duel, des exigences du point d’honneur. La coutume exige ici que l’offensé ne survive pas à l’humiliation de l’outrago. Tandis qu’il s’expose chez nous à être tué par un adversaire plus adroit, il se donne lui-même la mort au Japon en s’ouvrant les entrailles. On n’a garde de citer ces effets du préjugé et de la coutume dans un but de dénigrement et pour les tenir en mépris d’un point de vue misérable de rationalisme grossier. On les donne en exemple. Il n’est pas téméraire, semble-t-il, de penser que plus d’un de ces morts volontaires que l’on invoque a pour cause une suggestion de la coutume, qui, déplaçant le centre de gravité de l’individu, le contraint à se concevoir très différent de ce qu’il est : il sacrifie alors, de la façon la plus tragique, à cette fausse conception de soi-même sa propre personne et son instinct de conservation le plus fort.

On voit donc que la coutume, différente d’un pays à un autre, est pour les habitants d’un même pays un-principe de suggestion uniforme. Gommé les sensibilités sur lesquelles s’exerce cette suggestion, bien que parentes, sont loin d’être identiques, il en résulte que l’étude des différentes coutumes dévoilerait la source d’un Bovarysme abondant pour peu qu’il fût possible de mettre en regard de chaque coutume une collection de cas individuels. Fidèle au parti pris dont on s’est fait une méthode, de n’indiquer ici que les directions générales vers lesquelles la vue peut se porter, on se borne à signaler ce champ d’investigation psychologique qu’une longue étude parviendrait seule à épuiser.

IV §

Avant de clore ces considérations sur le Bovarysme des individus on va seulement retenir trois cas où le phénomène se manifeste avec une grande clarté et où les éléments qui le composent se montrent assemblés selon des proportions très diverses.

Le premier de ces cas est le Bovarysme de l’enfance. Si l’on excepte les anomalies telles que le délire et la folie, où la personnalité se voit modifiée par des causes nettement pathologiques, l’enfance est l’état naturel où la faculté de se concevoir autre se manifeste avec le plus d’évidence. Ce pouvoir montre ici ce qu’il a d’essentiellement humain par généralité et par la prépondérance avec laquelle il s’exerce. Il semble, durant cette première période de la vie humaine, que l’effort héréditaire employé tout entier à composer le squelette, les tissus et les nerfs, et, d’une façon générale, l’être physiologique, soit impuissant alors à opposer une résistance importante, en ce qui touche à la mentalité, aux images-notion suscitées par le milieu. Aussi voit-on que l’enfant témoigne d’une extraordinaire sensibilité à l’égard de toutes les impulsions venues du dehors, en même temps que d’une avidité surprenante à l’égard de toutes les connaissances acquises par le savoir humain et enfermées dans •les notions qui les rendent transmissibles. Cette sensibilité fait qu’il n’hésite pas à s’attribuer les goûts et les penchants dont l’image lui est fortement suggérée par ses lectures ou par l’exemple. Mayne Reid et Fenimore Cooper, lui inspirent l’amour de la vie sauvage et avec des plumes dans la tête, un arc et des flèches, l’enfant s’élance sur le sentier de la guerre : aux Champs-Élysées, aux Tuileries, ou dans le jardin provincial de ses parents, il rencontre des serpents et des lions, toute la faune des forêts vierges. Il colle son oreille au ras du sol et il entend retentir les cris de la tribu ennemie. Dans ses jeux, il se transforme le plus souvent en grande personne et il devient à son gré un général, un médecin ou un empereur ; mais il peut être aussi bien, car il est protéiforme, chien, cheval, oiseau. Il galope à la façon des quadrupèdes, ou il vole les bras étendus comme des ailes. Et ces métamorphoses dépassent les limites du jeu ordinaire ; la feinte risque à tout moment de devenir réalité : il arrive que le hardi chasseur, à l’affût derrière un tronc d’arbre, soit pris de panique, à entendre le rugissement du tigre qui s’approche et qu’il s’enfuie en courant vers les genoux de sa bonne.

En faisant appel à ses propres souvenirs chacun peut se représenter combien est pauvre à cet âge le pouvoir sur l’esprit de la réalité, combien grand, au contraire, le pouvoir de déformation de l’esprit à l’égard du réel. L’enfant joue avec la causalité même : il modifie sans hésiter le déterminisme des phénomènes. Une petite fille distribuait des gros sous à des camarades de son âge : « Tu n’en auras plus pour toi », disaient celles-ci, mais la petite prodigue, pour répondre à l’argument, montrait son jardin et, entre une touffe de résédas et une bouture de géranium, désignait une place où elle avait semé des gros sous pour en avoir un pied. La petite Zette de MM. Margueritte, pour s’identifier avec les mouches qui bruissent autour de son lit, veut monter comme elles le long des murs de sa chambre jusqu’au plafond ; elle saule, tente avec ses mains de se retenir, glisse et s’étonne ; pour favoriser ses premiers essais, elle drosse des chaises contre le mur, monte sur cet échafaudage qui s’effondre, tombe et se fait une bosse au front. C’est là un exemple parfait de Bovarysme puéril, car à se concevoir autrement qu’il n’est, l’enfant s’attribue les qualités et les aptitudes du modèle qui l’a fasciné : il se réalise tel qu’il se veut jusqu’au moment où la réalité commune contredit son pouvoir de réalisation individuelle. C’est ainsi que bien des vocations enfantines se brisent à l’épreuve des examens, démontrant l’inaptitude de l’intelligence au but qu’elle a poursuivi. D’autres fois, c’est la constitution physique de l’adulte qui se montre en désaccord avec la présomption du premier âge : celui que la gloire d’Annibal ou de Napoléon enflamma pour le métier des armes, se révèle de complexion délicate. Il est inhabile à tous les exercices, son humeur est débonnaire. De semblables erreurs sur la personne sont loin d’être insignifiantes : par leur fait, l’énergie individuelle est détournée de ses fins pendant la période où elle est le plus propre à s’amplifier et à se définir.

En même temps que l’enfant, sous l’empire de l’enthousiasme qu’excitent en lui les images, risque de s’attribuer des pouvoirs qu’il n’a pas, de s’appliquer à des exercices et à des études auxquels il est impropre et de négliger ses aptitudes réelles, l’avidité dont il témoigne à l’égard de la notion, le dispose mieux que quiconque à s’assimiler toute la part de mensonge et d’erreur que comporte la science humaine. Son avidité a, en effet, pour contre partie une foi sans réserve en la chose enseignée. La notion imprimée lui confère des certitudes plus fortes que ne fait même la chose vue. Pendant une longue période, la notion, par son caractère d’universalité, l’emporte en autorité sur ses expériences individuelles. Il suffit, pour s’en rendre compte, de mettre en doute devant une petite fille, quelque proposition de son catéchisme ou quelque récit de son histoire sainte. Si l’enfant ne croit à une plaisanterie, elle conclut à l’ignorance de celui qui a tenu le propos, plutôt que d’être ébranlée dans une conviction qui se confond pour elle avec la réalité même. Son pouvoir de fonder ses certitudes sur la foi, sur l’adhésion au contenu des notions, l’emporte sur son pouvoir de les fonder sur le fait observé. C’est parce qu’ils connaissent bien ce mécanisme, que les partis politiques, quelle que soit la pensée qu’ils représentent, apportent une telle passion à s’emparer des sources de l’enseignement. Ils savent que l’éducation est un moyen tout-puissant de contraindre les enfants à se concevoir, dans leurs rapports avec le monde extérieur, avec les hommes et avec les idées, selon l’idéal qui leur aura été apprêté et distribué dans la notion.

V §

À côté de cet état, commun à tous les hommes, où la tendance à se concevoir autre témoigne d’une sensibilité si grande, voici deux autres cas plus particuliers, qui peuvent s’opposer l’un à l’autre. Bien qu’observés déjà, et souvent décrits, ils recevront quelque clarté du fait d’être rattachés à la loi dont on expose ici le caractère général. L’un constitue un Bovarysme par excès d’énergie, et l’autre un Bovarysme par défaut. Le premier, est le Bovarysme de l’homme de génie, le second, celui du snob.

Le Bovarysme de l’homme de génie n’a pas reçu, comme le snobisme, Un nom spécial, mais un cliché bien connu le désigne et ouvre une rubrique sous laquelle se classent aussitôt nombre de faits analogues. Ce cliché, c’est le violon d’Ingres. Le maître impeccable de la ligne que fut Ingres appréciait, on le sait, sa virtuosité de musicien au-dessus de ses dons naturels de peintre ; surtout il en jouissait davantage, et avec plus de passion. Or, beaucoup d’autres grands hommes commirent dans les appréciations qu’ils portèrent sur eux-mêmes des fautes de critique analogues. Chateaubriand, qui ne restera dans la mémoire des hommes que pour avoir écrit quelques phrases d’une sonorité, d’une construction et d’un rythme parfaits, adéquates aux sentiments de mélancolie passionnée qu’il y exprima, Chateaubriand estimait en lui le politique et l’homme d’État qui portait ombrage au premier consul. Quelques passages des Mémoires d’outre-tombe mettent en scène cette prétention de l’écrivain avec des traits qui font sourire. Victor Hugo, le maître des constructions verbales, le rhéteur génial du rythme et du mot, offre un spectacle plus pénible par l’importance qu’il attache à la médiocrité de sa pensée philosophique ou politique. Il n’est pas jusqu’à Gœthe, qui ne donne quelques signes d’aveuglement sur son propre génie. On sait le prix qu’il attachait à ses travaux de naturaliste, de physicien ou de chimiste : dans l’un des entretiens avec Eckermann, il déclare qu’il donnerait tout son œuvre pour sa seule théorie des couleurs qui, depuis, a été reconnue fausse. « Je ne me fais pas illusion, dit-il, sur mes œuvres poétiques. D’excellents poètes ont vécu de mon temps, il y en a eu de meilleurs encore avant moi, et il n’en manquera pas de plus grands parmi ceux qui nous succéderont ; mais que, dans la difficile question de la lumière, je sois le seul de mon siècle qui sache la vérité, voilà ce qui cause ma joie et me donne la conscience de ma supériorité sur un grand nombre de mes semblables. » Ce n’est pas à dire pourtant que Gœthe lut sans valeur au point de vue scientifique. Il apporta dans ce domaine les qualités d’un cerveau supérieur et parfois même son admirable génie éclate encore, en cet ordre, par des vues de devin : le premier en botanique il a émis l’idée que la fleur était la reproduction de la feuille, perçant ainsi sous le voile des diversités superficielles l’unité du plan physiologique. La prétention d’Ingres non plus ne fut pas injustifiée et des lettres d’Ambroise Thomas attestent la réalité de ses qualités d’exécutant. Mais il faut se souvenir ici que le Bovarysme ne consiste pas seulement à préférer une qualité que l’on n’a pas à une qualité que l’on possède. Le Bovarysme existe, a-t-on dit, dès que l’ordre hiérarchique des énergies se montre interverti dans l’esprit et dans l’appréciation de celui qui possède ces énergies, dès qu’il préféra une énergie moins forte, à une plus forte. Cette faute de critique et cette préférence mettent au service d’une faculté relativement médiocre tout le pouvoir d’effort attentif et conscient, dont la faculté maîtresse se voit privée. Une perte en résulte, un rendement moindre, comme si le propriétaire d’une terre s’obstinait à ensemencer ses champs les plus incultes au détriment des plus fertiles et des plus riches.

Toutefois, dans le cas exceptionnel du génie, il ne faut pas se hâter de condamner l’intervention de cette duperie dont on ne saurait affirmer qu’elle n’ait son rôle utile. Le don génial se traduit nécessairement par le jeu d’une activité qui le manifeste : l’homme de génie n’échappe pas à cette tyrannie du don, et son organisme est en proie, du fait de sa qualité maîtresse, à une Véritable exploitation. Aussi, loin qu’il faille craindre pour lui un détournement de cette force dominatrice, peut-être faut-il penser que s’exagérant et agissant sans trêve, elle risquerait de le briser. Peut-être faut-il penser que les fausses vocations, où il prend le change sur lui-même, sont un dérivatif et qu’appliquant son énergie à des tâches moins dispendieuses, elles procurent à celle-ci une détente favorable.

La part d’inconscience qui entre dans l’exercice de son activité la plus haute explique d’autre part comment l’homme de génie risque de prendre le change sur son destin. L’absence du sentiment de l’effort, qui n’est point toujours synonyme d’une moindre dépense, l’aveugle sur l’intérêt et la grandeur des œuvres qu’il réalise, au lieu que cette sensation d’effort, intervenant dans les tâches où il voudrait en vain exceller, contraint son attention, excite en lui un désir de possession et de victoire.

VI §

L’homme de génie se conçoit autre qu’il n’est par excès d’énergie, le snob fait de même par défaut. C’est un débile et il sait ce qu’est la force. Il est inhabile aux tâches les plus médiocres, et il sait qu’il, est des tâches supérieures. Ainsi fait, il ne peut supporter la vue de sa faiblesse, c’est pourquoi secrètement son instinct de conservation le plus fidèle s’ingénie à la lui cacher. Il s’agit pour lui de se déguiser à sa propre vue derrière un masque de supériorité. Il faut qu’il se reflète dans sa propre conscience autre qu’il n’est, revêtu d’apparences où il prenne le change sur sa propre personne. Il ne peut être question pour lui d’acquérir les talents qu’il convoite ; aussi, le sûr instinct qui le guide lui défend-il de tenter des essais où il échouerait et où se briserait le masque de sa supériorité. C’est donc, dans la faculté d’apprécier dans le goût, dans le jugement qu’il fait tenir le sentiment de sa valeur. Avec soin il évite les œuvres. Il a pour devise « comprendre c’est égaler » et tout bas ajoute « c’est surpasser ». Réfugié dans les admirations, il tiré sa gloire personnelle des œuvres des autres. De son incompétence à l’égard des tâches les plus communes il a su conclure à un raffinement qui ne le destinait qu’aux plus hautes. La même incompétence motive ses jugements : impuissant à concevoir les raisons des opinions les plus ordinaires, à ressentir les goûts les plus simples, il se prévaut de cette impuissance pour se targuer de sublimité. Il adopte en toute matière les sentiments excentriques ; le rare, le précieux, le bizarre, l’exceptionnel lui sont la marque du beau. Son souci est de ne point penser selon les modes ordinaires car il ignore que les hommes ne diffèrent pas entre eux par leurs opinions qui sont marchandises communes, mais par les raisons, selon qu’elles sont superficielles ou profondes, ’grossières ou délicates, qui les persuadent de ces opinions.

Il va donc tenir pour suspectes les manières de penser les plus générales. Cela est bien raisonné de sa part : outre qu’à se voir isolé du vulgaire il pourra croire qu’il a pris au-dessus de lui son essor, l’instinct secret de sa faiblesse lui commande d’éviter les contacts. À professer des opinions à la portée commune sur des sujets accessibles à tous, il risquerait de s’en faire remontrer par chacun. La pauvreté de son esprit percerait aux motifs de ses jugements. Au contraire le choix du précieux le protège. Par la rareté des objets auxquels il s’applique, il en impose à tous ceux qui, comme le personnage de Molière, trouvent une chose d’autant plus belle qu’ils la comprennent moins. L’adhésion de tous ceux-ci déjà lui hausse la tête au-dessus d’une multitude. Quelques esprits réservés et modestes ne se hasardent point à considérer des matières aussi subtiles et leur silence semble un aveu de sa supériorité. Il arrive même que des penseurs ingénieux lui fassent honneur de motifs d’admirer très spécieux, que par paradoxe ils découvrent, et que le snob n’eût point soupçonnés. Enfin si par hasard son admiration s’adresse à quelque objet admirable en vérité, il peut se faire que des hommes éminents se laissent prendre à sa mimique. Car le snob ne se risque pas à discourir ; son grand art, où quelques-uns vraiment excellent, est de composer et parer son silence ; toute la science de son jeu est de ne point s’expliquer, de s’en tenir à une attitude, à une expression, à un geste, tout au plus à quelque adjectif.

À n’offrir ainsi qu’une façade, à clore hermétiquement tous les jours par lesquels il pourrait livrer le spectacle de son dénûment, le snob court la chance de faire quelques dupes. Ce n’est point là son but. Le snob n’est rien moins qu’un intrigant intéressé à faire prendre aux autres afin de les exploiter, une fausse opinion de lui-même. C’est lui-même qu’il tient à convaincre de sa supériorité, et comme aucun de ses actes ne peut lui tenir lieu de preuve à cet égard, il cherche en autrui des témoignages. Le snob est sincère, et s’il s’inquiète de fournir aux autres hommes des prétextes de le juger favorablement, c’est afin que leur illusion vienne au secours de la sienne : c’est lui qu’il supplie qu’on trompe. Aussi est-il prêt à lier société avec qui l’apprécie sur la parade de ses dehors et à rendre admiration pour admiration.

Il suit de là que la nécessité de farder son impuissance qui l’a tout d’abord contraint à s’isoler, à fuir toutes les occasions de concours avec les autres hommes, à se soustraire, par l’étrangeté de son souci, à toute comparaison, lui souffle ensuite par un singulier retour l’esprit de coalition. Il lui faut bien se différencier de tous les autres par quelque admiration singulière afin de se donner un prétexte de se préférer ; mais s’il demeurait dans son isolement, son suffrage solitaire n’aurait pas le pouvoir de soutenir la croyance qui le nourrit. Aussi le snobisme ne vient-il à maturité que dans des milieux suffisamment denses et parmi des conditions avancées déjà de sociabilité. Favorisé par ces circonstances, il se développe simultanément chez plusieurs sujets prédestinés qu’un même dénûment et un même besoin de simulation assemblent en coterie. Sous l’empire de nécessités identiques, les snobs se comprennent sans mot dire. Ils s’accordent sur quelques signes auxquels ils se reconnaissent ; à la vue de ces signes ils se prêtent main-forte. « Nul n’aura de l’esprit hors nous et nos amis. »

C’est dans le fait de cette coalition secrète que le snobisme trouve sa force. Sitôt qu’ils sont parvenus à s’unir voici les snobs dispensés d’agir, car ils n’ont recours pour réaliser leur illusion qu’à la foi qu’ils se dispensent les uns les autres, et, qui cherche à justifier sa valeur par des œuvres n’est point des leurs. Eux, s’expriment selon les rites ; ils connaissent le signe. C’est un geste, une coiffure, c’est un port de tête, un mot, une piété en commun pour un nom d’artiste nouveau ou oublié, et ce signe, qui symbolise leur supériorité, reçoit son efficacité et sa puissance de suggestion de l’unanimité de leur accord.

Dans une allocution prononcée à l’Académie, M. Lemaître a énuméré les snobismes littéraires : et il nous a montré les snobs, à commencer par les Précieuses de l’Hôtel de Rambouillet, s’assemblant successivement autour de diverses modes de l’esprit, — autour d’une théorie, avec la règle des trois unités faussement attribuée à Aristote, avec le naturisme de Rousseau, avec le pessimisme de Schopenhauër, — autour d’une école d’art, avec l’engouement pour les préraphaélites, pour Botticelli, pour John Bums, — autour d’une nouveauté littéraire ou philosophique, avec l’intellectualisme, le culte du moi, l’occultisme, le symbolisme. Il nous les a montrés misant sur le succès de tous les noms nouveaux, sur celui de Racine remplaçant Corneille dans l’admiration de la cour et de nos jours sur ceux de Tolstoï, d’Ibsen ou de Nietzsche.

D’une façon générale ce qui détermine le suffrage des snobs lorsqu’ils s’attachent soit à quelque opinion, soit à quelque nom de philosophe, d’écrivain ou d’artiste, c’est la nouveauté et la rareté du choix, c’est l’obscurité de l’objet sur lequel il se fixe. Car cette nouveauté et cette rareté prouveront aux snobs, si leur jugement est ratifié, la perfection de leur goût, tandis qu’en raison de la difficulté du jugement à porter, il leur sera permis de rejeter l’insuccès sur la bassesse du vulgaire. En même temps l’obscurité du sujet leur permet, durant un temps, de s’en tenir à un enthousiasme qu’aucune critique ne peut atteindre, à des formules d’admiration qui échappent à tout contrôle. La franc-maçonnerie du signe remplaçant l’acte complexe de l’intelligence sera donc ici toute-puissante, et ce qu’il faut admirer c’est l’étrange puérilité des simulacres qui, fortifiés par la vertu de l’association, suffisent à pénétrer les snobs de la conscience de leur valeur. On ne rappellera ici que certaine manière de donner la main en écartant le coude et relevant l’épaule d’un geste saccadé qui, durant un temps, classa son homme parmi ceux du bon ton et fut un brevet de distinction. À ce geste, qui relève de l’ankylose et de l’orthopédie, des snobs se reconnurent et en s’agréant se dispensèrent, le réconfort de leur estime mutuelle. Un zézaiement, un grassaiement, quelque autre défaut de prononciation ont, en d’autres temps, tenu le même office. S’agit-il de se convaincre que l’on possède, au lieu de la distinction suprême du bon ton, la supériorité de l’esprit, les procédés ne sont pas empreints d’une moindre niaiserie ni ne sont d’un emploi plus difficile. Molière a merveilleusement fait voir cette puérilité du moyen lorsqu’il le montre dans ses Précieuses employé du premier coup avec succès par des laquais : Mascarille et Jodelet ont à peine prononcé quelques phrases de charabia que Cathos et Madelon les reconnaissent comme des leurs, tiennent pour de grands esprits ces faux petits-maîtres et prennent meilleure opinion d’elles-mêmes parce qu’elles ont su leur plaire.

Cette pauvreté des moyens de suggestion auxquels le snobisme a recours méritait qu’on la signalât, parce qu’elle implique l’étonnante sensibilité de cette faculté de prendre le change en quoi consiste le Bovarysme. Il a semblé qu’en rattachant à ce cas général cette forme ancienne de la présomption à laquelle l’esprit contemporain a ajouté une nuance, qu’en montrant la source profonde où le snobisme se forme, les définitions qui en ont été données jusqu’ici recevraient quelque précision. Le snobisme d’ailleurs s’il est une manifestation superficielle du Bovarysme n’en est pas moins une illustration très fréquente, en même temps qu’une très stricte dépendance. Le snobisme a tout prendre est un Bovarysme triomphant, c’est l’ensemble des moyens employés par un être pour s’opposer il l’apparition, dans le champ de sa conscience, de son être véritable, pour y faire figurer sans cesse un personnage plus beau en lequel il se reconnaît. Or ces moyens sont efficaces. En sachant à propos se singulariser et se coaliser tour à tour, les snobs réussissent à faire tenir une réalité dans un simulacre, et à opérer la substitution de personne qui est la condition de leur bonheur.

Chapitre IV Le Bovarysme des collectivités : sa forme imitative §

I. Les modes de la Révolution. — II. La Renaissance.

Lorsque l’on s’applique à considérer l’individu, le milieu social apparaît à son égard comme une cause de Bovarysme. Entre les individus d’un même groupe social, on rencontre en effet nombre de nuances et de variétés. Or l’idéal commun, qui s’exprime dans la loi, dans la coutume, dans le préjugé, dans les mœurs, se propose à tous avec un même caractère d’uniformité. La suggestion qu’il exerce a donc pour conséquence de rapprocher les uns des autres tous ces individus distincts en contraignant chacun d’eux à se départir dans une certaine limite de son originalité, en lui persuadant de se reconnaître en un modèle quelque peu différent de lui-même. Mais, si cessant de considérer l’individu isolé, on porte la vue sur le groupe qui le contient, on s’aperçoit que ce groupe lui-même, considéré à son tour comme une entité distincte, n’échappe pas non plus à la possibilité et au danger de se concevoir différent de lui-même. Pour le groupe, pour la collectivité, de quelque nature qu’elle soit, ce fait de Bovarysme se réalise aussitôt qu’un certain nombre des individus qui le composent subit la fascination d’une coutume étrangère au lieu de subir la suggestion de la coutume propre à son groupe. Voici dès lors la collectivité divisée avec elle-même : sa réalité acquise la prédispose à de certaines manières d’être et elle est incitée par quelques-uns des siens à en adopter d’autres. Le mal est ici beaucoup plus facile à constater qu’il ne l’était dans l’intimité d’une psychologie individuelle, car il s’exprime par une division entre les différents individus du groupe, les uns demeurant fidèles à l’imitation de la coutume héréditaire, les autres s’appliquant à imiter le modèle étranger. Cet antagonisme engendre un défaut de convergence dans l’effort commun, et ce dommage, ainsi que chez l’individu, se traduit, tantôt par des effets superficiels et comiques, tantôt par des conséquences plus graves, déterminant un rendement moindre de l’activité générale, une dépréciation de l’énergie collective, une production moins parfaite, une impuissance et jusqu’à une complète désagrégation.

I §

La Révolution française, à n’en considérer que le décor, n’a pas laissé que de montrer parfois le ridicule qui s’attache à un essai d’imitation impuissant à se réaliser et voué à la parodie. C’est ainsi que l’engouement pour Rome et la Grèce ne pouvait donner à des Français du xviiie siècle, produits d’une longue hérédité chrétienne, les sentiments et les conceptions d’un Grec ou d’un Romain. Impuissants à faire revivre en eux l’âme antique, les hommes de la Révolution en ont été réduits à imiter les Romains et les Grecs par les côtés extérieurs. Or cette, reproduction des apparences d’une énergie, lorsqu’elle n’est pas précédée de la reproduction de l’énergie même qui engendre dans la réalité ces apparences, cette reproduction est proprement une parodie. C’est ce que fut en partie la phraséologie de la tribune à la Constituante et à la Convention. C’est ce que fut cette appellation de citoyen dont on fit un terme égalitaire : une conception politique qui devait aboutir à substituer, plus fortement que ne l’avait fait le pouvoir royal, l’état à la cité, était mal venue à relever ce titre de citoyen, d’origine si particulariste, inventé naguère pour consacrer une distinction et un privilège. De même les tribuns et les consuls n’eurent de commun que le nom avec ceux de la Rome républicaine. L’imitation du costume sous un ciel si différent mit ce Bovarysme de l’antique au point de la caricature. Cette mode eut tant de faveur que Bonaparte, soit qu’il en ait subi l’engouement, soit qu’il ait jugé politique de l’exploiter pour sa gloire, revêtit le jour du sacre la pourpre des Césars et que les yeux n’en furent point, étonnés. Les imitations religieuses furent aussi grossières ; rien ne pouvait être plus contraire à la religion concrète d’un grec que la divinisation des idées abstraites, que ce culte de la déesse Raison, inauguré avec un appareil emprunté aux rites du paganisme, dans la vieille cathédrale gothique de la Cité, à Notre-Dame.

Il va. de soi que s’il s’agissait d’apprécier en son ensemble la Révolution et son œuvre, ces quelques traits seraient de valeur si mesquine qu’ils ne vaudraient pas même d’être cités ; mais de telles remarques n’ont d’autre objet que de préciser par des exemples, ainsi qu’on l’eût pu faire avec des cas d’anglomanie, les conséquences les plus superficielles du Bovarysme d’une collectivité.

Du même point de vue de cette imitation de l’antiquité dont on vient de montrer quelques effets superficiels, et considérant cette même psychologie de l’esprit révolutionnaire, Fustel de Coulanges a noté, au début de son grand ouvrage, quelques conséquences plus graves du Bovarysme historique. « L’idée que l’on s’est faite de la Grèce et de Rome, a-t-il écrit, a souvent troublé nos générations. Pour avoir mal observé les institutions de la cité ancienne, on a imaginé de les faire revivre chez nous. On s’est fait illusion sur la liberté chez les anciens et pour cela seul, la liberté chez les modernes a été mise en péril. »7 D’un point de vue plus général, on pourrait aussi montrer que la Révolution française exprime un Bovarysme idéologique dont le mécanisme caché sera l’objet par la suite d’un complet examen, et qui, en la circonstance, a pour effet de substituer une réalité rationnelle à la réalité historique, de mettre le fait concret sous le gouvernement de l’idée abstraite.

II §

On peut dès à présent noter que tout remous profond de l’énergie d’une collectivité sociale donne naissance, en même temps qu’à un progrès parfois et à des changements heureux, à des phénomènes de Bovarysme qui marquent une solution de continuité dans le développement du groupe et introduisent dans sa composition, avec des éléments hétérogènes, qui ne sont point assimilables, un principe d’affaiblissement et de désorganisation.

La Renaissance peut être considérée comme l’une des époques où l’énergie d’une société s’est transformée de la façon la plus violente sous l’influence d’un modèle offert par une civilisation antérieure. Ainsi la vie d’un individu est tout à coup métamorphosée par l’effet d’un legs qui le rend y possesseur d’une richesse inattendue. Il semble que grâce à la découverte d’un trésor accumulé par l’effort des meilleurs hommes de l’Humanité, la tâche des hommes du moyen âge, en mal d’enfanter eux-mêmes Une civilisation, ait été soudainement allégée. Ils se sont vu placer devant les yeux des modèles parfaits, mettre en main des méthodes — merveilleux instruments de mentalité ; — ils se sont vu montrer des raccourcis, ouvrir des portes dérobées et soudain ils se trouvèrent de plain-pied avec un territoire où fleurissaient l’art, la science et le goût, où s’épanouissaient déjà la connaissance et la beauté. Le pouvoir de la notion comme appareil de transmission a montré ici toute son efficacité. Par son entremise, deux forces ont été mises bout à bout et additionnées, une économie d’efforts a été réalisée ; grâce aux issues qui lui furent ouvertes l’énergie intellectuelle d’une époque, rassemblée jusque-là sur elle-même, put se dépenser en des réalisations immédiates, alors qu’elle eût dû peut-être s’exténuer longtemps encore eu recherches et en inventions de procédés et de moyens. En même temps, il faut demeurer d’accord que jamais principe de fascination plus puissant ne fut projeté dans les consciences, ni ne fut plus propre à détourner de leur propre voie des activités en formation. Sous l’influence de l’idéal hellénique et latin le génie du moyen âge fut contraint de biaiser, de se concevoir différent de soi-même. Il méprisa quelques-unes de ses propres aspirations pour s’attacher à un idéal en partie étranger et qui ne lui était pas entièrement accessible.

Si l’on restreint à notre pays l’observation du cas pathologique, il faut constater d’ailleurs que le principe de suggestion, qui détourna de la satisfaction de soi-même le groupe français de cette époque, se fortifia ici d’un nouvel appoint qui en augmenta le danger. L’Italie, qui avait précédé la France dans la découverte et dans l’imitation de l’antique, lui présenta, à côté des modèles de l’Attique et de Rome, des modèles italiens, des œuvres déjà parfaites en quelques ordres, dans la peinture notamment et dans la sculpture. La France du xvie siècle a donc eu à se défendre contre l’attraction d’un double foyer lumineux. Elle n’y a pas toujours réussi et le dommage fut ici d’autant plus sensible que le génie franc, mêlé déjà au génie latin, représentait sous son aspect le plus original et avec son développement le plus haut la civilisation du moyen âge. Or cette civilisation à mesure qu’on l’étudie avec moins de prévention, apparaît d’une rare fécondité en richesses réalisées ou virtuelles. La faculté d’inventer des formes originales, ce qui est proprement la génialité, y fut poussée au plus haut point, tant chez quelques grands hommes que parmi la foule anonyme. Il faut se rémémorer que les provinces à cette époque inventent une langue. Fondant les débris des idiomes barbares dans les formes latines, elles composent un dialecte qui est, à cette époque et à la suite de la conquête normande, la langue littéraire de la Grande-Bretagne aussi bien que de la France et d’une partie des pays germaniques. Une bonne part de l’invention romanesque dont la littérature italienne de la Renaissance a tiré profit est l’œuvre des conteurs français du moyen âge, et le thème des épopées, commun au pays de race franque, germanique et normande, s’est développé dans l’Ile de France, où se résume à cette époque, du ixe au xiie siècle, l’effort original d’une mentalité humaine qui ne doit encore que peu de chose à la culture antique. Cette langue que les conteurs ont recueillie de la bouche populaire et dont ils ont fait déjà un instrument d’art, cette langue va devenir celle de Rutebeuf, de Villehardouin, de Joinville ; elle va atteindre sa perfection avec. Villon, et on retrouve encore sa saveur, bien que masquée déjà, dans les vers de Marot.

Cette énergie de l’esprit, qui enfantait une langue, s’exprimait en même temps par une passion de savoir qui, s’exerçait dans tous les sens. Suscitant le goût de la recherche et de l’érudition, cette curiosité passionnée aboutissait à la découverte de la beauté antique, et il est permis de penser que si cette trouvaille fut par la suite le moyen de l’un des bonds les plus prodigieux de l’esprit humain, elle fut elle-même la conséquence et l’un des effets d’une activité déjà formée et qui avait sa source en elle-même. La nouveauté de certaines recherches en fait foi. Il semble en effet difficile de faire honneur à l’antiquité, si pauvre sous ce rapport, de l’étonnant essor de l’esprit scientifique et il paraît plus équitable de voir, en cette manifestation de l’esprit où excellera l’humanité moderne, le fruit venu à maturité de la discipline et de l’ardeur intellectuelle du moyen âge.

Il n’en reste pas moins qu’ayant découvert la Vénus hellénique, l’homme du xvie siècle fut fasciné par sa splendeur et il est aisé de relever dans notre littérature, dans notre architecture et dans nos arts plastiques les déviations que subit le génie national du fait de cette admiration. C’est d’abord la langue littéraire que déforme, selon la judicieuse remarque de M. Remy de Gourmont8, l’invasion des mots grecs : introduits par les savants qui ne font état que de leur valeur significative, n’ayant pas été accommodés et mis au point par le gosier et l’oreille populaire, ces mots ne parviennent pas à se fondre dans la substance sonore du langage ; ils y résonnent comme do fausses notes. Les vices qui résultent de cet alliage se rencontrent jusqu’en des poètes de la valeur de Ronsard : ils donnent à l’œuvre de la pléiade cette apparence artificielle, si différente de l’aspect vivant et naturel de l’œuvre des poètes précédents. Les déchets que l’on rencontre dans la prose de Rabelais n’ont pas d’autre origine. L’inconvénient fat tel qu’il fallut réagir. Les écrivains du xviie siècle réformèrent, la fausse conception que l’on s’était faite de nos nécessités verbales sous l’empire d’un enthousiasme aveugle ; les mots mal venus et qui n’étaient point en harmonie avec nos formes sonores furent en partie chassés du langage. On ne saurait douter pourtant que notre langue n’eût été plus homogène et plus pure, si cette alluvion ne l’avait un moment recouverte.

En peinture de même, la Renaissance a substitué, dans les pays de culture française, à une école originale qui, avec les van Eick, avec Memling, avec Clouet, comptait déjà des maîtres, les modèles italiens. Il n’a pas fallu moins de deux siècles pour que le goût national se dégageât de ce servage et avec Boucher, avec Greuze, avec Fragonard nous restituât une peinture française.

Parmi les arts plastiques, la sculpture est celui où le génie de notre race s’est toujours montré excellent. Les œuvres antérieures à la Renaissance, celles particulièrement qui sont dues au ciseau des statuaires bourguignons témoignent déjà d’une attachante beauté. Aussi, le don naturel est-il ici si fort, qu’il ne semble pas que l’imitation de l’antique ait détourné nos artistes de la direction originale vers laquelle ils inclinaient. Jean Goujon, Germain Pilon, Jean Cousin semblent n’avoir tiré que des bénéfices de la vue des modèles qui leur furent proposés et n’avoir perdu à cette, contemplation aucune des qualités qui leur étaient propres.

Pour ce qui est de l’art de construire, si une même disposition naturelle a permis à nos architectes d’accommoder en quelque mesure le goût antique aux besoins si différents des temps modernes et aux nécessités d’un autre climat, il est trop évident que c’en est fait, dès la Renaissance, de notre architecture religieuse. Bientôt le style jésuite va montrer dans toute leur difformité les œuvres d’une sensibilité qui a perdu conscience de ses propres manières d’être et se conçoit à l’imitation de modèles dont elle est impuissante à s’approprier l’âme secrète.

Si l’architecture civile conserve encore quelque pureté à l’époque de Louis XIII, là aussi, pourtant, l’imitation du modèle étranger nous opprime et cette influence va grandir. Si belle que soit par ses proportions la colonnade du Louvre, il est impossible de ne pas sentir qu’elle répond pourtant à des besoins nés sous un autre ciel et qu’elle n’aura pas ici mission de satisfaire.

Ainsi, en tous les ordres de l’activité mentale, l’influence de la culture antique a. contraint l’esprit français, au xvie siècle, à se concevoir quelque peu différent de lui-même, et on ne saurait nier que cette fascination ne se soit fait sentir parfois avec trop de force et au détriment de la civilisation déjà formée qui la subissait.

Chapitre V. Le Bovarysme des collectivités : sa forme idéologique §

I. Introduction au chapitre. — II. L’idée générale comme moyen du Bovarysme des collectivités. — III. Bovarysme du modèle étranger : l’idée chrétienne et ses dérivés. — IV. L’idée déformée par la physiologie du groupe. — V. La physiologie du groupe déformée par l’idée : L’idée humanitaire — L’idée cosmopolite. — VI. Bovarysme de l’ancêtre. — La crainte du modèle ancien : Ibsen et les revenants — Un exemple emprunté à la Cité antique : les Grecs et les Romains régis par des lois faites en vue d’une croyance ancienne et disparue, la croyance en une vie posthume et souterraine.

I §

Avec la Renaissance, la race française du xvie siècle, en même temps qu’elle grandit prodigieusement, se conçoit, comme on vient de le voir ; de quelques façons ; autres qu’elle n’est : elle se conçoit destinée à des modes d’activité différents, par certaines nuances, de ceux que ses antécédents lui fixaient. Mais cette fausse conception d’elle-même ne porte que sur quelques parts de son activité de luxe, sur quelques parts de cette activité surabondante où se manifestent, avec les lettres et les arts, les derniers effets d’une civilisation.

Il est pour les collectivités sociales d’autres modes de Bovarysme qui les contraignent de se concevoir différentes d’elles-mêmes dans leur activité la plus profonde et qui comportent des conséquences d’une tout autre gravité : car la plante sociale modifiée jusque dans ses racines se voit imposer aussi et par là même une floraison différente. Dans une étude publiée dans Le Mercure de France9, on a envisagé, à la suite de M. Barrès, le danger qu’il y a pour un groupe d’hommes à se concevoir, dans les parties essentielles de son énergie, à l’image d’un modèle élaboré par un groupe différent. Avec Les Déracinés, avec Le Voyage dans la vallée de la Moselle, qui forme un des chapitres les plus importants de L’Appel au soldat, avec son dernier livre10, M. Barrès, comme il l’avait fait déjà sous une forme symbolique avec Le Jardin de Bérénice, a traité des modes de formation et de dissolution d’une collectivité. Toute cette part de son œuvre est merveilleusement propre à mettre en relief, sous son jour le plus néfaste la menace que comporte pour une société ancienne et déjà constituée la fascination du modèle étranger.

La question générale que l’on traite ici exige que l’on considère sous tous ses aspects ce fait de fascination : car il joue dans la vie des collectivités un rôle prépondérant et, sinon plus important, du moins plus aisément vérifiable, qu’il ne l’est dans la vie des individus. Au regard historique, il n’est point de société dans la formation de laquelle il n’entre à quelque degré, et dans nombre de cas, loin qu’il entraîne des conséquences défavorables, on va voir qu’il est un des éléments constitutifs de la réalité sociale ou l’un des artifices grâce auxquels elle s’est fortifiée. On va donc faire sa part dès à présent à ce bénéfice, qui résulte parfois de ce phénomène de suggestion, au risque de détruire quelque peu l’ordonnance de cette étude, selon laquelle on ne devrait traiter ici strictement que de la pathologie du Bovarysme. Il a semblé qu’un intérêt de symétrie devait être sacrifié à un souci d’exactitude et qu’il était préférable d’endommager le cadre plutôt que de dénaturer les objets que l’on s’était proposé d’y faire tenir.

On va montrer tout d’abord avec insistance que le moyen selon lequel les collectivités sociales se conçoivent à la ressemblance d’une activité différente est l’idée générale et ce fait mis en lumière devra à son tour éclairer et dominer tous les développements qui suivront et où l’on s’efforcera de faire voir sous quelles conditions et dans quelles proportions l’idée générale doit être acceptée par une société pour y être la cause d’une plus-value, dans quelles circonstances elle y détermine au contraire un affaiblissement et y constitue un péril. On fera voir également, et cette distinction commandera les deux subdivisions qui vont marquer la suite de ce chapitre, qu’un groupe social peut se concevoir autre qu’il n’est, sollicité par l’un ou l’autre de ces deux foyers différents de fascination : le modèle étranger et le modèle ancestral.

II §

Le moyen le plus apparent suivant lequel un groupe social est contraint de renoncer à ses propres manières d’être pour se soumettre à celles d’un groupe étranger, c’est la force armée. À la suite d’une invasion le vaincu subit la loi du vainqueur. Mais cette obligation ne constitue pas à vrai dire un fait de Bovarysme : le Bovarysme est un phénomène psychologique ; il n’apparaît qu’avec l’adhésion du vaincu aux manières d’être du vainqueur, qu’avec l’admiration pour le vainqueur ; c’est alors seulement que, de son plein gré, le vaincu, dédaignant sa coutume héréditaire, se conçoit selon le modèle de la coutume étrangère ; c’est alors seulement que le groupe auquel il appartient, s’étant conçu différent de lui-même, disparaît comme entité sociale distincte pour se fondre dans le groupe victorieux. L’artifice par lequel le vainqueur persuade le vaincu de se concevoir différent de lui-même c’est celui qui a été désigné comme le moyen ordinaire de tout Bovarysme : c’est l’éducation qui distribue la notion. Mais la notion, en tant qu’elle a pour mission d’agir sur la moralité, prend l’aspect de l’idée générale. Sous cette forme l’influence étrangère parvient à s’imposer à une société, sans qu’un fait d’armes victorieux ait nécessairement précédé ce nouveau mode de la conquête, dont on voit par là même que le champ d’action est beaucoup plus vaste.

Il faut donc se rendre un compte exact de ce qu’est en réalité une idée générale pour comprendre quel en est le mode d’action, quelle en est la force persuasive. Il faut se rendre compte du mensonge et de l’équivoque que comporte cette dénomination même ; car l’idée générale ne possède le caractère d’universalité auquel elle prétend que par rapport à un groupe d’hommes déterminé, celui-là seul qui la résuma à son usage, comme le résultat d’une série d’expériences concrètes et particulières. C’est dans ces expériences particulières uniquement que réside la réalité de l’idée, en sorte qu’elle n’est elle-même une réalité que pour le groupe d’hommes déterminé à qui ces expériences réussirent, ou pour un groupe pareil. Une idée générale est toujours une idée abstraite, et il n’existe pas d’idée abstraite qui ne soit abstraite d’une série d’expériences humaines. Aucune idée, religieuse, morale ou rationnelle, n’échappe à cette généalogie précise. Aucune de ces idées n’aurait pu être formulée, si elle ne s’était exprimée tout d’abord en des actes et en des croyances, comme l’effet de la sensibilité de quelque collectivité humaine particulière.

Toute idée générale a donc été à l’origine façonnée en vue d’un être déterminé. Pour cet être ― c’est ici d’un groupe social qu’il s’agit — pour cet être aux formes duquel l’idée fut adaptée, ce résumé de l’expérience, enfermé dans l’énoncé d’une notion transmissible, est proprement une attitude d’utilité, c’est-à-dire un moyen de créer sa propre réalité par la discipline d’un commandement qui se répète, puis de conserver ou d’augmenter sa santé et sa force. Et c’est pourquoi afin d’accroître l’autorité de l’idée, et en considération de son utilité, l’instinct du groupe lui attribue bientôt, avec une origine divine ou rationnelle, une valeur universelle.

Depuis qu’il y a des sociétés humaines, un certain nombre de ces attitudes d’utilité, présentant entre elles des ressemblances ou des différences plus ou moins fortes, ont été détachées de la tige expérimentale sur laquelle elles avaient fleuri. Transformées en vérités universelles, elles se sont réclamées, selon la maturité de l’esprit humain, de Dieu ou de la raison. Or, cette origine fictive, où disparaît leur caractère humain, leur donne accès dans l’esprit de tous les hommes. Il arrive ainsi que des hommes d’un groupe déterminé acceptent, sous le couvert et sous le commandement de l’idée générale, un ensemble d’attitudes et de manières d’être différentes de celles que leur eût suggérées leur hérédité sociale, et dont ils eussent souffert impatiemment qu’on leur imposât directement l’obligation. Ceci nous donne la formule d’un Bovarysme idéologique dont on peut dire qu’il consiste pour un groupe social, à adopter par la vertu persuasive d’une idée générale, peu importe qu’elle se réclame du dogme, du lieu commun ou de la vérité rationnelle, une attitude d’utilité propre à une physiologie sociale différente.

Ce Bovarysme idéologique entre de quelque façon dans la formation de toute moralité collective. Mais il s’y comporte de manière différente selon que l’énergie sociale qui vient aux prises avec l’idée est forte ou faible, selon qu’elle est pourvue d’un pouvoir de déformation, c’est-à-dire d’un pouvoir de réduction des forces extérieures à la loi de son propre mécanisme, ou selon qu’elle est flexible et malléable, sujette à subir des déviations du fait des impulsions étrangères. Dans le premier cas, le groupe social n’admet l’idée que partiellement et n’accepte ses conséquences que jusqu’à une certaine limite au-delà de laquelle il ne lui rend plus qu’un culte nominal, se bornant à inscrire son nom sur des phénomènes différents engendrés par son activité propre. Il exploite ainsi le prestige de l’idée à son profit, et, pour la faire coïncider avec ses besoins, la déforme, la conçoit autre qu’elle n’est. Dans le second cas, dominé par l’idée, il se conforme aux attitudes qu’elle prescrit et qui ont été inventées pour les besoins d’une autre activité, il s’astreint à des gestes auxquels il n’est point adapté. Ainsi, d’un soldat qui revêtirai une armure faite pour un autre et qui paralyserait ses mouvements. Dupe de la fausse conception qu’il prend de lui-même le groupe s’affaiblit en usant de sentiments, d’idées et de croyances qui ne sont point pour son usage.

III §

L’idée chrétienne avec les multiples emprunts que lui ont faits pour se constituer divers groupes sociaux, offre, avec mille nuances, des exemples de l’une et de l’autre aventure. Mais elle montre tout d’abord un cas singulièrement typique d’une attitude d’utilité qui, propre à une physiologie collective déterminée, se propose, détachée de sa racine, sous le déguisement de l’idée générale, comme une vérité, religieuse d’abord, puis rationnelle.

Il convient de noter à cette occasion que les nations ne sont pas les seules collectivités qui existent. Un désir commun réunit en ira groupe homogène des hommes animés des mêmes besoins et qui appartiennent à des nationalités différentes. C’est ainsi, qu’à l’heure actuelle, le prolétariat de tous les pays tend à solidariser ses intérêts, indépendamment et au-dessus parfois des distinctions nationales qui classent ses membres parmi des groupes nationaux différents. À vrai dire le fait que la plupart des hommes appartiennent à la fois à deux collectivités tout au moins, dont l’une est d’origine nationale et l’autre d’origine économique, est la cause qui jette tant de trouble et de complexité dans les rapports sociaux à presque toutes les périodes de l’humanité. Or l’idée chrétienne préparée par la réflexion philosophique, réalisée dans les évangiles comme fait de sensibilité, traduit une de ces attitudes, autres que nationales, et qui sont communes pourtant à un grand nombre d’êtres entre lesquels cette communauté établit un lien. L’idée chrétienne fut, à l’époque de sa formation, une attitude d’utilité pour tous ceux qui ressentaient la vie comme une souffrance, pour tous ceux que Nietzsche a appelés, avec quelque raison, les faibles, les malades ou les déshérités, le troupeau des esclaves.

Le monde antique s’était constitué sur le sentiment de la différence et de l’inégalité entre les hommes : il avait ainsi développé une civilisation où s’était manifesté Un écart extraordinaire entre une minorité de privilégiés et une immense majorité de serviteurs et d’opprimés. Contre un tel état de choses le stoïcisme qui réclamait à la fois une rare culture intellectuelle et une vertu d’orgueil exceptionnelle, ne put être une ressource que pour une élite. Le christianisme au contraire, fondé sur le fait même de la faiblesse fut accessible, au plus grand nombre, en un temps où la lutte ne pouvait être que disproportionnée entre les individus et les maîtres du pouvoir. Le christianisme, en son essence, n’est rien d’autre, ainsi que le boudhisme, qu’une attitude pour se résigner et, au besoin, pour mourir : les faibles, convaincus de leur faiblesse, renoncent à la lutte pour la puissance, ils renoncent à jouer une partie qui n’offre pas même d’aléa et où ils savent qu’ils ne peuvent gagner. Ils se groupent donc autour de l’idée chrétienne du renoncement. Mais par le seul fait qu’ils se groupent, l’idée commence déjà de se contredire elle-même, car ce troupeau de faibles, réuni en un organisme, devient une force avec laquelle bientôt il faudra compter. De même que le monde antique s’était constitué sur la base du principe d’inégalité, le monde chrétien se constitue sur la base du principe d’égalité. Les faibles de naguère tendent à devenir les forts d’aujourd’hui et déjà l’on peut redouter que cette force nouvelle, devenue tyrannique, ne détermine une forme nouvelle de l’oppression et ne supprime la liberté individuelle qui aura pu fleurir durant peut-être un bref laps de temps grâce à l’incertitude d’une lutte encore inégale entre deux principes contraires.

IV §

Entre temps l’idée chrétienne, admise dans le monde occidental, d’abord comme une vérité divine, plus tard comme une vérité de raison, y a joué, y joue encore un rôle où il faut distinguer bien des nuances et jusqu’à des contrastes. D’une façon générale, il apparaît que l’idée qui, dans sa pureté, allait à renier le monde, concluait au renoncement des biens terrestres, proclamait la fraternité humaine, l’égalité de tous et la vanité des différences, tenait en mépris l’effort intellectuel et la recherche scientifique, condamnait l’attachement à la beauté des formes, des mots et des sons, a donné naissance, avec le monde moderne qu’elle a créé, à l’organisation de la propriété, au développement de la richesse, à la constitution des hiérarchies, à un labeur inouï de l’humanité occidentale pour s’emparer des forces de la nature, à un accroissement des besoins, à une culture scientifique, dont le monde antique n’a pas approché, ainsi qu’à des formes d’art nouvelles et d’une égale beauté. Selon un Bovarysme essentiel, l’idée s’est donc réalisée d’une façon imprévue, l’effet contredisant la cause qui l’engendre.

C’est là un premier cas d’un Bovarysme nominal : l’idée se montre ici déformée, conçue autre qu’elle n’est par toute la part de l’humanité qui a constitué le monde occidental moderne. On a l’explication de ce phénomène ironique, si l’on remarque que le pessimisme chrétien, négateur de la vie, a collaboré pour fonder cette société moderne avec un faisceau de forces beaucoup plus puissantes et qui le contredisaient, avec toutes les forces de la vie : l’égoïsme individuel, l’amour des biens immédiats, la passion de dominer, de posséder les meilleures choses, toute la frénésie qui fixe des buts à l’activité et développe l’énergie par la concurrence. L’idée chrétienne qui concluait à renoncer et aspirait à mourir n’est donc intervenue parmi ces ferments d’énergie forcenée que comme un poison propre à les engourdir et à les atténuer, et il s’est trouvé qu’à l’égard de cette énergie du monde barbare, trop sauvage et trop ardente, ce poison fut utile. Il fut un calmant qui maîtrisa une fièvre. En abaissant la température du milieu, il permit à ces énergies trop fortes individuellement de se hiérarchiser. L’idée chrétienne fut à l’origine, pour tous les groupes indistinctement de cette société en formation, une attitude d’utilité, sous la condition de ne réaliser qu’en partie ses conséquences : dans cette limite, elle abaissa l’égoïsme individuel jusqu’au degré qui permet la vie sociale.

Il est à remarquer, en effet, qu’à l’époque que l’on vient de considérer et où les sociétés occidentales se forment, chacune d’elles a le pouvoir de distinguer dans quelle mesure le poison chrétien lui est utile. Les formes catholique, arienne, nestorienne, grecque et protestante témoignent de l’action secrète de physiologies sociales distinctes s’assimilant l’idée selon des procédés différents, selon des quantités variables et appropriées à leurs besoins particuliers. Dans tous ces cas, chaque physiologie sociale semble bien vouloir se modeler sur une idée générale, détachée d’une attitude d’utilité autre que la sienne propre ; chacune de ces sociétés en se concevant chrétienne, se conçoit bien autre qu’elle n’est, mais elle ne parvient à réaliser cette fausse conception d’elle-même que dans la mesure où elle en tire un bénéfice. Par-delà cette limite elle fait plier l’idée. Celle-ci, qui se donne comme but absolu, est reléguée à n’être qu’un moyen. À vrai dire elle participe au triomphe de son contraire. Cette forme de Bovarysme cache donc une utilité essentiellement vitale.

Voici parmi les multiples avatars de l’idée chrétienne un exemple d’un Bovarysme de cette sorte. Au xvie siècle, tandis que les nations du sud de l’Europe, assagies et civilisées naguère par la culture romaine, se contentaient du frein catholique dont la puissance était déjà amoindrie, les races du nord plus proches de la sauvagerie barbare et qui avaient besoin pour se maîtriser de contraintes majeures, composèrent avec le protestantisme une religion nouvelle : celle-ci plus proche du christianisme des origines, exigeant un exercice constant de la conscience individuelle, leur donna un frein d’une puissance d’inhibition plus grande et mieux appropriée à leur violence. La nation anglaise fut de celles qui eurent recours à cet expédient. Or elle offre, entre toutes les autres, un exemple admirable du parti qu’un groupe social peut tirer de l’idée religieuse, soit ici de l’idée chrétienne, comme instrument de règne.

Une religion est par excellence le moyen selon lequel les hommes d’un même groupe sont amenés à se concevoir, malgré les distinctions individuelles, à la ressemblance les uns des autres. Jointe au facteur ethnique et à l’habitat, elle contribue puissamment à former entre ces hommes un état de cohésion. Lorsque l’empire de cette religion est passé ou s’est affaibli, il fait place à la coutume morale, à un ensemble de manières d’être, de conceptions, de préjugés où se marque avec plus de force encore que dans la religion elle-même le caractère distinctif du groupe : car cette coutume morale est un compromis entre le dogme religieux et le caractère que telle ou telle collectivité humaine tient de sa physiologie, de son habitat et des circonstances historiques.

Plus qu’aucune autre race, la nation anglaise a emprunté, à la forme religieuse qu’elle s’est choisie, le frein qui lui était utile pour modérer les égoïsmes individuels. La coutume morale sort ici directement de la religion protestante, de la tradition biblique et de la doctrine évangélique accommodée et sanctionnée, selon la prétention de la Réforme, par les apparences du raisonnement philosophique. Elle s’exprime en l’idéal humanitaire, succédané de la fraternité chrétienne et qui se donne pour une vérité d’ordre général. Or, on va voir que sous le masque de l’idée générale, l’idée humanitaire telle qu’elle est conçue par la nation anglaise, cache une attitude d’utilité purement anglaise, qui, appliquée en d’autres pays à la manière d’une vérité absolue, est pour ceux-ci une cause d’affaiblissement, alors qu’elle n’est ici rien d’autre qu’un expédient utile. L’idée humanitaire est en effet le frein qui, en modérant les égoïsmes anglo-saxons, leur a permis de s’unir et de se concerter pour la plus grande force de la nation. Elle ne va pas au-delà de ce but précis. Construit par la collectivité à l’époque où son instinct de conservation et de puissance était le plus lucide et le plus florissant, le frein humanitaire a été proportionné à la force d’impulsion de l’énergie du groupe. Ayant rempli l’office de la modérer autant qu’il était nécessaire pour qu’elle ne se blessât pas elle-même, sa puissance d’inhibition s’est trouvée épuisée tout entière. Il ne lui est plus resté aucun pouvoir pour entraver la violence de la collectivité à l’égard de ceux qui n’en font pas partie, à l’égard de l’étranger.

En même temps en effet qu’il façonnait, avec l’idée humanitaire, ce frein destiné à faciliter les rapports des nationaux dans l’intérieur de la nation, l’anglo-saxon, parce que cette invention lui était personnelle et n’avait d’autre but que son utilité, inventait aussi d’autres attitudes d’utilité, où il savait, à l’égard du dehors, exploiter à son profit et asservir à ses fins intéressées, cette même idée humanitaire. La principale et la plus avisée de ces attitudes est cet orgueil démesuré et tutélaire par lequel il se persuade que la plus haute forme de civilisation, la plus humaine et la plus morale a été réalisée par lui. Imbu et muni de cette idée, il en fait une arme : la logique exige désormais qu’il impose à l’univers cette civilisation, et cette fin va le justifier à ses yeux des pires agressions. Les chargements de bibles voisinant dans les entre-ponts avec les Winchester et les ballots de coton leur vont faire contre-poids. L’armée des pasteurs va précéder, avec des cantiques et des psaumes, une autre armée qui, par le truchement des Maxim et des Hotchskiss va propager, non sans profit, la civilisation supérieure.

Par la vertu de son orgueil, le génie anglo-saxon s’est donc immunisé contre les exagérations dangereuses de l’idée chrétienne, et contre sa moderne incarnation humanitaire, dont il s’est pourtant arrogé le monopole. L’idée, sous cette forme humanitaire, est réellement pour le peuple anglais une attitude d’utilité, parce qu’il a conservé le pouvoir de la déformer, de la concevoir autre qu’elle n’est, dès qu’elle cesse de le servir. Une attitude d’utilité, elle l’est même pour lui doublement : dans l’intérieur du groupe, en tant qu’elle y atténue les égoïsmes individuels entre nationaux, hors du groupe, en ce que, propagée parmi les autres nations sous son déguisement de vérité universelle, elle tend à les affaiblir, à les désarmer et à en faire des proies.

V §

La nation anglaise offre donc un exemple très typique de ce Bovarysme à rebours, où l’idée générale, aux prises avec un égoïsme puissant, est ravalée à n’être qu’un moyen et se voit par-delà son utilité, dénaturée et bafouée. Le cas inverse se réalise lorsque l’idée générale parvient à s’implanter dans un milieu social moins fortement égoïste, ou dont le pouvoir de réaction s’est affaibli. Ainsi lorsqu’un groupe national, enclin naturellement à quelque douceur de mœurs ou dont la violence native fut atténuée déjà par une civilisation antérieure, adopte telle forme de la morale chrétienne élaborée par un groupe plus violent, et qui eût besoin, à l’époque où il emprunta sa discipline au christianisme, d’un frein plus fort. Ce frein, trop fort pour la société déjà policée qui se laisse persuader d’en faire usage, va paralyser son énergie au lieu de la régler et va la placer dans une situation d’infériorité, vis-à-vis des autres groupes. La méconnaissance de soi-même et de ses vrais besoins entraîne ici ses conséquences funestes : la collectivité est menacée de payer de sa ruine le défaut de jugement qui lui fait prendre pour une vérité d’application universelle, ce qui fut une attitude d’utilité pour un groupe déterminé, différent d’elle et d’un degré plus intense de brutalité.

À vrai dire, pour faire saisir, le danger qu’il y a pour un peuple à être dupe d’une idée générale, il n’est pas même besoin de faire entrer en ligne de compte coefficient d’égoïsme. L’idée de différence suffit à expliquer la menace de dissociation que comporte, à l’égard de tout groupe, social organisé et anciennement constitué, l’acceptation d’une idée générale façonnée par un autre groupe. Ce groupe ancien, par le fait même qu’il est parvenu à se constituer et à vivre, témoigne qu’il a su, au moyen de sa religion, puis de sa coutume morale, inventer les freins nécessaires pour coordonner son énergie. Le fait de son ancienneté témoigne également que ces freins, qui furent autrefois des dogmes, des textes de lois, des châtiments, consistent surtout maintenant en une disposition instinctive à faire ou à ne pas faire, en une inclination naturelle, commune à tous ceux du groupe et qui les met au point de la vie sociale. Les formules impératives édictées à l’origine pour faire face aux premiers besoins de moralité ont perdu le pouvoir de contraindre par la terreur et il est bon qu’il en soit ainsi puisque les individus normaux de cette société se comportent instinctivement de la façon qu’exige l’intérêt de la collectivité. Que va-t-il donc se passer si ce groupe ancien adopte, sous couleur d’idée générale, les freins fabriqués par un groupe étranger ? Le principe de modération qui, émanant de ses anciens impératifs, a pénétré dans sa physiologie et l’a mis au point de la vie sociale, ne pouvant plus être retranché, le nouveau principe de modération imposé par la vérité étrangère va accroître la force d’inhibition qui contraignait l’énergie du groupe : cette énergie va se trouver abaissée au-dessous du degré qui permet à un groupe social de maintenir son intégrité et son existence parmi les autres groupes.

Un exemple concret fera mieux saisir ces développements, On va l’emprunter au temps présent et à la collectivité sociale que constitue notre groupe français. Nombre d’esprits jugent en effet que la collectivité française est actuellement en proie à ce Bovarysme qui consiste à prendre pour une vérité universelle, indiscutable et dogmatique une attitude d’utilité préparée par une autre nation en vue de ses propres besoins. De fait il semble que, sous couleur d’anticléricalisme, une forme nouvelle de la moralité, cette religion humanitaire qui fut élaborée par la nation anglaise, travaille à s’insinuer dans les consciences françaises et à s’y substituer à la croyance des uns et au scepticisme des autres. Ce n’est point le protestantisme sous son aspect confessionnel qui se propose ainsi en modèle à l’énergie française, ce n’est pas même la morale protestante, mais c’est un apparent rationalisme qui ne trouve en réalité son point d’appui que sur cette morale et sur cette forme religieuse.

Empruntée directement à l’idée chrétienne, élément commun à toute civilisation occidentale, l’idée humanitaire, d’origine anglaise, importée eu France par les philosophes du xviiie siècle, ainsi que l’a bien vu Nietzsche, présente en ce pays ce danger évident : elle est une dilution du poison chrétien préparée en vue d’une physiologie qui n’est pas la nôtre, et qui a des réactions différentes. Cette dilution s’ajoute chez nous à celle que nous avons naguère préparée à notre usage et qui déjà a pénétré dans notre sang. Elle risque ainsi d’y introduire, au-delà de son degré bienfaisant, ce poison chrétien qui, en son état de pureté, est mortel. À l’appui du développement précédent il importe de noter ici, qu’à la différence du groupe anglo-saxon, le peuple français a peu emprunté à sa religion pour constituer sa coutume morale, et pour tempérer son énergie : une générosité naturelle et le sentiment de l’honneur sont ici les freins qui s’opposent à l’exagération de l’égoïsme individuel ou national et ces vertus ont leur source, plutôt que dans le catholicisme, dans l’orgueil d’une énergie avide de se démontrer et qui se veut somptueuse. Il faut donc penser qu’un peuple qui, avec le sentiment de l’honneur et le sens de la générosité, possède les freins qu’il faut pour comprimer l’excès de son énergie, risque de voir cette énergie brisée s’il lui oppose encore, avec l’idée humanitaire, un frein nouveau.

Amalgame du renoncement évangélique et des modes d’activité où le génie anglo-saxon excelle, l’idéal humanitaire tel qu’il nous est offert sournoisement, sous le masque d’une vérité de raison, ne peut exercer sur nous que son action évangélique et déprimante. Tandis qu’il déprécie les mobiles qui sont propres à susciter notre énergie, il ne procure pas, en compensation aux mobiles nouveaux qu’il nous propose, le pouvoir de la stimuler. L’idéal humanitaire, attitude d’utilité anglo-saxonne, s’efforce d’établir la supériorité des buts économiques et commerciaux sur les visées de suprématie guerrière, sur le goût abstrait de prévaloir, excitant naturel de l’énergie française. Ainsi il développe chez nous un idéal pacifique et risque de nous rendre impropres à la guerre, tandis qu’il ne parvient pas à augmenter notre avidité commerciale. On a montré déjà qu’au contraire cette avidité commerciale demeure si forte chez l’anglo-saxon qu’elle étouffe chez lui les conséquences logiques et déprimantes de l’idéal humanitaire et soulève sa combativité dès qu’il s’agit d’assurer, fût-ce par la guerre, le succès des desseins économiques. Ainsi la même idée qui nous désarme le laisse armé. Au moyen de l’idée générale, on nous suggère de diriger nos efforts vers des buts qui ne nous stimulent que faiblement, on nous contraint d’engager la lutte pour la puissance sur un terrain qui ne nous est pas favorable. Au moyen de la même idée, on nous a tout d’abord sevrés des mobiles qui ont le pouvoir de nous exalter et qui, suscitant toute notre force nous permettraient de soutenir la concurrence avec les autres nations en même temps que de développer des formes de civilisation personnelles.

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Après avoir montré dans l’idéal humanitaire, tel qu’en fait il s’exerce, une attitude d’utilité particulière engendrée par l’instinct de puissance des races anglo-saxonnes, on peut pousser plus loin la démonstration et faire voir comment ce même idéal, succédané du christianisme, est encore, sous son déguisement religieux et philosophique, et coloré d’une nuance nouvelle, une attitude combative, d’attaque et de défense, au profit de certains groupes, au détriment de ceux qui se laissent prendre au déguisement d’un intérêt particulier en idée générale.

La France actuelle offre encore ici un exemple d’une clarté saisissante. Par suite de diverses circonstances parmi lesquelles il faut mettre au premier rang sa richesse, la douceur de ses mœurs, et la décroissance de sa population, la France, parmi toutes les nations pourvues depuis très longtemps d’une personnalité sociale, est celle qui est le plus largement ouverte à l’immigration étrangère. Cet état de choses a donné lieu, à la suite du nombre croissant des naturalisations, à la formation d’un groupe important de nouveau-venus qui apportent de leurs pays d’origine une hérédité, des traditions, des coutumes et des idées morales, différentes de celles qui ont été élaborées chez nous au cours des siècles. On ne saurait douter d’ailleurs que ces nouveau-venus n’aient été attirés, dans la patrie nouvelle qu’ils ont choisie, par des considérations d’intérêt personnel et parce qu’ils prévoyaient y rencontrer des facilités pour améliorer leur état. Un but déterminé les stimule et accroît leur énergie. Venus souvent de pays moins riches, ils apportent des exigences moindres : ouvriers, commerçants, industriels, banquiers, ils rendent plus ardue la concurrence pour le gain, et sont un élément qui s’ajoute aux complications de la question économique. Leur éducation les a-t-elle préparés aux carrières libérales, le même stimulant leur fait convoiter, avec une ardeur précise, les meilleurs emplois dans la politique, dans l’administration, dans l’enseignement. Ils apportent dans ces carrières une activité qui peut être un gain pour la collectivité ; mais s’ils viennent à prévaloir dans les divers domaines qui touchent à la haute direction, du pays, le pays de ce fait va courir un risque : celui de se voir appliqué, d’une, façon plus ou moins sensible, un ensemble de mesures où se trahira une conception morale et politique empruntée à une autre hérédité sociale, où se trahira tout au moins l’ignorance de la coutume nationale. Cette conception étrangère fût-elle supérieure à la coutume héréditaire, le groupe n’en subira pas moins le dommage de se voir imposer des manières d’être auxquelles il n’est point adapté. Prenant conscience de lui-même dans le cerveau des nouveau-venus, il va se concevoir autre qu’il n’est, s’essayer à des gestes auxquels il est inhabile et qui ne sont pas appropriés à son anatomie.

Le fait de l’immigration étrangère peut donc être pour la France un bénéfice : il est aussi un danger ; que ce danger soit plus ou moins menaçant, plus ou moins réel, c’est là une question d’appréciation sur laquelle il n’importe d’insister ici : il suffit de constater qu’il a été ressenti et qu’il a engendré en même temps, parmi une fraction importante de la nation, une attitude de défiance et de suspicion à l’égard des nouveau-venus et de la part de ceux-ci une attitude de défense. Or, cette attitude de défense s’est dissimulée sous le masque de cette même idée générale dont on vient de montrer l’origine dans le principe chrétien accommodé au goût du protestantisme anglo-saxon, l’idée humanitaire qui, sous l’influence d’un besoin plus complexe, s’est enrichie d’une inflexion nouvelle et est devenue ici l’idée cosmopolite.

Il apparaît bien d’une part, que tous ces nouveau-venus, qui ont quitté leur patrie pour une autre, ont une inclination naturelle à attacher peu d’importance au fait national. Il est évident, d’autre part, qu’ils ont un avantage décidé à propager cette indifférence, à nier entre les bonnes les distinctions ethniques, celles qui proviennent du long habitat en commun dans un même lieu de l’espace, d’une même tradition historique et morale, d’une commune nécessité de réagir contre un ensemble déterminé de circonstances selon des modes appropriés. Il est trop évident qu’ils ont un intérêt majeur à nier ces différences, afin de jouir immédiatement et d’une manière intégrale d’une civilisation qui n’a pourtant été créée, à travers le cours des siècles, que par un long effort commun. L’idéal humanitaire et cosmopolite est donc bien une attitude d’utilité propre au groupe des nouveau-venus dans tout état organisé : c’est bien dans cet intérêt positif et particulier qu’il puise sa réalité, qu’il cache et nourrit ses racines pour ne montrer que sa fleur idéologique.

À désigner d’une façon plus précise et plus concrète le groupe particulier pour lequel cette idée, générale est, en tout temps et en tout lieu, une altitude utile, en antagonisme avec l’attitude d’utilité spéciale à tout groupe national, on est amené, d’un point de vue d’observation positive, à nommer le peuple juif, nouveau-venu dans tous les pays du monde.

Il va de soi qu’une telle constatation n’est point faite en cette étude dans un but de polémique. Mais il n’a pas semblé qu’un exemple aussi saisissant dût être écarté, parce qu’il touche à un sujet actuel et qui passionne les esprits. Il a paru, au contraire, qu’à la faveur de la sensibilité diversement intéressée en cette matière, l’idée que l’on expose ici se montrerait avec plus d’évidence. Nietzsche, dans son Antéchrist, a signalé le christianisme comme la manœuvre suprême de la race juive, vaincue en tant qu’état politique et dispersée désormais, pour garantir sa sécurité parmi les différents pays à la vie desquels son destin l’appelait à se mêler, Il s’agit dans cette hypothèse, est-il besoin de le noter, d’un calcul de l’inconscient, dicté par l’instinct de conservation le plus sûr de la race. Or cette vue du philosophe paraît bien profonde si l’on considère que le juif, dont le lien national est purement ethnique et religieux et n’est fixé autour d’aucun lieu de l’espace, a tout à gagner et rien à perdre avec une doctrine qui fait de tous les hommes, des citoyens de l’univers égaux entre eux, et, des nationalités diverses, des faits d’une importance secondaire ou périmée. La force des choses et la logique de l’instinct contraignent donc tous les hommes de race israélite à se rallier en toute circonstance autour d’une idée générale qui est pour eux profitable. C’est ainsi que d’une part, la doctrine kantienne de l’impératif catégorique, adaptation du christianisme à la philosophie, promulgation d’un dogme moral tiré de la raison, universel et sans nuances, n’a pas trouvé de plus fervents adeptes que les universitaires juifs. C’est ainsi que les formes politiques qui sont le plus voisines de la doctrine égalitaire de l’évangile ont eu pour promoteurs et pour théoriciens, avec Karl Marx, avec Lasalle, des Israélites.

Il est naturel qu’il en soit ainsi, et en se faisant les protagonistes d’une religion cosmopolite les nouveau-venus, juifs ou étrangers, usent, sciemment ou non, d’une idée générale comme il en faut user c’est-à-dire en la déformant pour son usage. Mais il suit de là également que la collectivité nationale va pâtir si elle est dupé du déguisement idéologique sous lequel un intérêt étranger tente de s’imposer à sa conscience. Croyant obéir aux lois d’une raison universelle, à laquelle, dans le domaine de la pratique morale, aucune réalité ne répond, elle ne va faire que se soumettre à la volonté de puissance d’une autre collectivité. Fascinée par l’idée, elle va perdre le sens de ses nécessités vitales et adopter des attitudes qui lui sont défavorables. Tout ce qu’une collectivité entreprend au nom d’une idée générale qu’elle n’a pas composée elle-même en vue de son service et qui n’est pas le travestissement idéologique de l’un de ses intérêts, elle l’entreprend contre elle, car cette idée générale ne peut être autre chose que le travestissement d’un intérêt étranger qu’elle va favoriser dans des proportions inappréciables.

Est-ce à dire que la tolérance qui semble découler de la conception humanitaire et cosmopolite, doive être condamnée et qu’il lui faille substituer un exclusivisme intransigeant ? Non pas, mais que les mesures destinées à régler ces questions vitales doivent être débattues, non sous le jour d’une idée abstraite dont on a dit l’artifice, mais au nom même des intérêts du groupe.

L’essentiel, en pareille matière, est de n’être pas dupe ; en un temps où les nations existent et sont constituées plus fortement qu’elles ne le furent jamais, il y a place pour des conventions internationales où le droit des gens, défini avec une précision plus grande et constamment amélioré, peut, au moyen de clauses réciproques, assurer aux hommes des différentes nations une sauvegarde, une protection, une liberté et des commodités croissantes dans tous les pays du monde. Mais tout ce qui est proposé sous le masque d’une idée cosmopolite à quoi rien ne répond dans la réalité est entrepris en fait au nom de l’utilité d’un groupe déterminé, de ce groupe des nouveau-venus qui, en tout état organisé, a des intérêts à débattre et à régler avec le groupe national.

Le Bovarysme idéologique avec ses conséquences néfastes consiste donc pour une collectivité donnée à prendre pour une vérité d’application universelle une attitude d’utilité propre à une autre collectivité déterminée. C’est parce détour qu’un groupe social, se concevant à l’image d’un modèle étranger, s’affaiblit et se ruine.

La fable même peut être mise utilement à contribution afin de souligner d’un exemple ce Bovarysme de l’Idée. Que l’on imagine, sur le thème de l’apologue de La Fontaine, un peuple de cigognes se laissant persuader par la prédication d’une horde de renards, que la moralité commande de se nourrir de brouet clair dans des assiettes plates, voici le peuple des cigognes au bec pointu, au long cou, voué à la famine au grand profit des renards qui, du revers de la langue, laperont vite et sans peine les meilleures pitances. Il en sera ainsi jusqu’à ce que les cigognes aient compris que l’assiette plate et le brouet clair ne sont pas des idées pures, tirées selon la doctrine kantienne de quelque catégorie de la Raison. Alors seulement elles recommenceront à façonner, au lieu de ses plats commodes pour les seuls renards, des amphores profondes, au col étroit, adaptées à la forme de leur cou et qui garderont pour elles quelques bons morceaux.

VI §

On vient de considérer différents cas, où une collectivité humaine se conçoit différente d’elle-même pour avoir subi la suggestion d’une idée générale inventée par un groupe étranger. Il convient de se demander si la fascination du passé n’est pas de nature à causer un danger analogue. Le temps différent, comme l’espace différent, est une cause de changement : il semble donc qu’une réalité modifiée par le temps soit exposée à se concevoir autre qu’elle n’est devenue si elle persiste à se concevoir selon l’image exacte de ce qu’elle fut naguère.

Le Bovarysme du passé a été observé à notre époque avec une vue singulièrement perspicace. Il semble même que le danger qu’il présenté ait été dénoncé avec trop de force, que l’on se soit mis en garde contre lui avec une crainte exagérée,

Cette attitude doit être attribuée sans doute à la prodigieuse accélération qui s’est produite dans la marche de l’évolution, depuis, quelque cent ans, durant lesquels le progrès de l’invention scientifique a métamorphosé le décor du monde plus fortement que ne l’avaient fait de longues périodes antérieures. La science ayant expliqué par une causalité naturelle nombre de phénomènes qui avaient trouvé jusque-là dans la croyance une interprétation fabuleuse, l’autorité de la croyance s’en est trouvée amoindrie. Il a semblé qu’il était désormais impossible d’accorder la croyance ancienne avec les conceptions nouvelles. Le lien qui rattache le passé au présent et forme avec ces deux fragments de la durée une même réalité avait été jusque-là allongé par les hommes à mesure que les temps nouveaux, s’éloignant des périodes anciennes, en différaient insensiblement. Il a semblé tout à coup, en présence du brusque élan de notre époque, que l’avenir s’éloignât désormais du passé d’une fuite trop prompte pour qu’il fût possible encore d’allonger le lien ; il a semblé qu’il le fallût briser. C’est cette crainte du passé et du modèle ancien qu’Ibsen a mise en scène dans Les Revenants et qu’il exprime en cette phrase de Mme Alving : « Ce n’est pas seulement le sang de nos père et mère qui coule en nous, c’est encore une sorte d’idée détruite, de croyance morte, et tout ce qui en résulte. Cela ne vit pas, mais ce n’en est pas moins là, au fond de nous-mêmes, et jamais nous ne parvenons à nous en délivrer. » Cette croyance morte, en effet, a laissé son empreinte dans la loi religieuse et civile, dans la coutume, dans les prescriptions écrites, dans l’ordre établi. Traduisant avec violence la tendance contemporaine que l’on vient de noter, Mme Alving s’écrie : « Ah ! cet ordre et ces prescriptions ! Il me semble parfois que ce sont eux qui causent tous les malheurs du monde. »

Ainsi en réglant avec rigueur sa conduite et sa moralité sur celle de l’ancêtre, l’homme du temps présent s’identifierait à tort avec un être différent de lui-même, il se concevrait autre qu’il n’est et cette fausse conception serait pour lui une cause de souffrance, d’affaiblissement et de trouble : car il userait toute sa force à accomplir des gestes auxquels son anatomie ne serait plus adaptée, ou qui ne seraient plus propres à le servir dans un milieu modifié.

Si Ibsen a exprimé la crainte qu’inspire à quelques esprits contemporains cette fausse conception que les hommes du temps présent risquent de prendre d’eux-mêmes en subissant la fascination du passé, le beau livre de Fustel de Coulanges, La Cité Antique, nous montre avec des documents précis comment et sous quelles formes ce Bovarysme s’est produit dans l’histoire.

Considérant la Grèce et Rome au début de l’époque historique, Fustel de Coulanges a fait voir en effet, et c’est là l’argument même de son livre, que ces cités sont gouvernées par des institutions et par des lois que rien n’explique si l’on n’en recherche l’origine dans une croyance disparue. Parvient-on, par une induction dont les textes anciens confirmeront bientôt la valeur positive, à reconstituer cette croyance éteinte, aussitôt ces institutions et ces lois qui n’étaient que des faits épars et inexplicables se montrent unies entre elles par un lien étroit. Les voici une conséquence logique et une dépendance nécessaire de la croyance qui, au temps de sa vitalité, les décréta en vue de se satisfaire.

Si l’on considère que la croyance est pour l’homme sa réalité la plus immédiate, il apparaît que les formes générales et impératives — dogme religieux, loi écrite, et coutume, — où la croyance s’exprime, sont pour les peuples animés de cette croyance des attitudes de première utilité. Si d’autre part on observe, qu’à quelque moment de l’histoire et par une suite de lentes transformations, il arrive toujours que la croyance ancienne s’efface et disparaisse, on constate que la collectivité nouvelle, qui a dépouillé cette croyance, continue pourtant à être régie par elle, parce que cette croyance s’est survécu à elle-même dans la coutume et dans la loi où elle s’est durcie. Cette collectivité est ainsi contrainte de se plier à des attitudes conçues en vue de satisfaire une réalité qui n’est plus la sienne. La force de la coutume et de la loi l’oblige à se concevoir autre qu’elle n’est et une partie de son énergie est employée à accomplir, des actes dont les mobiles ne sont pas en elle-même. Telle est déjà, selon la version du maître historien, la situation des Grecs et des Romains, vis-à-vis de leurs coutumes et de leurs lois, dès qu’il nous est donné de les connaître.

Alors que les groupes humains qui deviendront par la suite les sociétés distinctes de l’Inde, de la Grèce et de Rome vivaient sur un territoire commun, quelle fut donc la croyance, également accréditée auprès de tous, qui se pétrifia par la suite dans la lettre des formules hiératiques et dans le texte de la loi, contraignant par des liens immobiles et fixes l’esprit mobile des hommes ? Ce fut, nous dit Fustel de Coulanges, une conception particulière que les hommes de cette race avaient alors formée sur le destin de l’âme après la mort. La mort, selon leur sentiment, n’était qu’un changement de vie. Pourtant ils ne croyaient pas à la métempsychose, ni que l’esprit s’élevât vers le ciel. Mais ils se persuadaient qu’il continuait à vivre sous terre, qu’il demeurait uni au corps avec lequel il était né, et que l’homme après la mort continuait d’être animé des mêmes besoins qu’il avait ressentis durant la vie. « Pour que l’âme fût fixée dans cette demeure souterraine qui lui convenait pour sa seconde vie, il fallait que le corps auquel elle restait attachée fut recouvert de terre. L’âme qui n’avait pas son tombeau n’avait pas de demeure. Elle était errante. Malheureuse, elle devenait bientôt malfaisante… Toute l’antiquité a été persuadée que, sans la sépulture, l’âme était misérable et que par la sépulture elle devenait à jamais heureuse11. »

Ce fut une nécessité, pour des hommes dominés par cette croyance, de réglementer le culte des morts, de fixer les rites de la sépulture. Il leur fallut pourvoir au besoin de cette vie souterraine qui devait être la leur durant un temps beaucoup plus long que celui de leur existence à la surface de la terre. Sous l’empire de cette croyance, un souci tout égoïste et un instinct de prévoyance les contraignirent d’organiser leur vie sociale en vue des nécessités de leur vie posthume. Le puissant intérêt qui était ici en jeu engendra le moyen d’intimidation coutumier, une religion fut inventée, les morts furent divinisés ; les tombeaux furent leurs temples et leur culte fut réglé suivant des rites. C’est cette religion qui à son tour fixa la forme des institutions sociales et voici les premiers actes par lesquels la croyance ancienne, retirée du terreau physiologique où elle avait germé, abstraite et détachée du souci humain dont elle était la servante, devint une idée dogmatique à qui il appartint de gouverner des consciences sans justifier de son droit.

Cette religion des Grecs et des Romains fut à son origine essentiellement particulariste. Chaque famille ayant un ancêtre distinct, c’est aux seuls descendants de cet ancêtre qu’il incomba d’apporter au mort le repas funèbre, d’entretenir la flamme du foyer, qui, enfermé dans l’intérieur de la maison, à l’abri des regards de l’étranger, avait été sans doute, aux premiers temps élevé, au-dessus de la première tombe familiale. On voit de suite de quelle importance fut la perpétuité de la famille au regard d’une telle croyance. Privés de descendants les ancêtres étaient privés du culte, ils étaient voués à la souffrance et voici pourquoi le célibat, dont l’idée dut être à l’origine repoussée avec horreur partout homme raisonnable, devint par la suite l’objet d’une interdiction religieuse, puis légale, qui longtemps fut maintenue en Grèce et à Rome.

L’adultère de la femme eut du même fait des conséquences d’une extraordinaire gravité : par la substitution possible d’un étranger à l’enfant légitime, les ancêtres se voyaient en effet privés des bénéfices du culte qu’ils ne pouvaient recevoir que de leurs descendants. On conçoit dès lors la rigueur de la peine édictée contre la coupable et la défense faite au mari d’accorder le pardon. On jugeait, en effet, qu’il n’était pas seul offensé par un crime qui mettait en péril le bonheur et la sécurité de tous les ascendants.

Parmi beaucoup d’autres, on ne mentionnera ici que deux des conséquences législatives que sanctionna la religion fondée sur la croyance primitive. D’une part la propriété fut inaliénable : on ne put ni la vendre ni la transmettre par testament. De l’autre, les femmes furent écartées de l’héritage paternel et furent considérées comme impropres à fonder en droit un lien de parenté, en sorte que la famille reconnue par la loi ancienne différa de la famille telle que l’établissent les liens du sang.

La propriété fut inaliénable, parce qu’elle n’était à l’origine autre chose que la terre même où était le tombeau ou celle qui l’entourait. La nécessité religieuse de célébrer le culte et d’apporter le repas funèbre au-dessus du tombeau s’opposa à ce qu’on aliénât le sol où il se trouvait. Le foyer et le tombeau furent à vrai dire les véritables possesseurs de la terre. Le culte dont ils devaient être honorés exigeait que la terre dont ils avaient pris possession fût transmise indéfiniment à toute la série des descendants chargés successivement d’accomplir les rites. « L’individu, dit Fustel de Coulanges, ne l’a qu’en dépôt, elle appartient à ceux qui sont morts et à ceux qui sont à naître. »12

Si la femme est exclue de l’héritage, c’est pour un motif de même ordre, c’est parce qu’en se mariant elle déserté le foyer et s’éloigne du tombeau des ancêtres. Bien plus elle va rendre le culte à d’autres dieux, à d’autres morts, à ceux qui sont les ancêtres de son mari. Or, « on ne peut appartenir ni à deux familles, ni à deux religions domestiques. »13 Aussi, la cérémonie du mariage consistait-elle essentiellement en l’acte par lequel le père dégageait sa fille des liens religieux qui l’attachaient au foyer, et en cet autre acte par lequel l’épouse introduite dans la maison de l’époux était mise en présence du dieu domestique et touchait le feu sacré. Le mariage était pour elle une nouvelle naissance, elle devenait la fille de son mari, filiӕ loco. Ainsi tout lien était rompu entre elle et la famille où elle était née. Comment eût-elle hérité de son père selon le sang puisqu’il n’y avait plus entre elle et lui de lien familial ? Il en était de même du fils de cette femme qui reconnaissait pour aïeul, le père ce son père, mais non pas le père de sa mère. Ce n’était pas l’acte matériel de la naissance qui faisait la parenté : c’était la communauté par le culte. Deux hommes pouvaient se dire parents lorsqu’ils avaient les « mêmes dieux, le même foyer, le même repas funèbre »14. Il suivit de là que la parenté par les femmes n’exista pas. Or c’est cette législation que l’on retrouve chez les Romains à une époque déjà avancée. Leur agnation n’était autre chose que la parenté primitive telle que la fixait le culte au lieu du sang. « Deux hommes ne pouvaient être agnats entre eux que si, en remontant toujours de mâle en mâle, ils se trouvaient ont avoir des ancêtres communs ».

Ce que l’on veut montrer ici, avec ces deux conceptions du droit de propriété et du lien familial, c’est d’une part, qu’elles admettent une construction parfaitement logique, qu’elles sont explicables par les mobiles les plus ordinaires de l’âme humaine, du point de vue de la croyance particulière que l’on a exposée sur le destin de l’homme, après la mort. C’est d’autre part que cette croyance ainsi qu’on l’avait annoncé, se survit à elle-même, dans les textes religieux et législatifs où ses prescriptions conservent un caractère impératif et une autorité réelle, alors que depuis longtemps déjà, elles ont cessé de répondre à une utilité. Il est arrivé ceci : les prohibitions, les règles et les contraintes qui se sont perpétuées dans le dogme et, dans la loi, n’étaient pour les hommes animés de la croyance ancienne, que des attitudes d’utilité raisonnées, Mais leur importance et leur utilité même eurent bientôt transformé ces attitudes naturelles en dogmes, dont la généalogie utilitaire peu à peu fut perdue. C’est sous cette forme détachée de la mentalité qui les avait produites et qui ne permettait plus d’en vérifier les titres qu’elles purent être proposées à des mentalités nouvelles, à des hommes en proie à des besoins différents.

Le beau livre de Fustel de Coulanges nous montre en effet les Grecs et les Romains dominés sur les deux points que l’on vient de dire par la croyance ancienne, alors que cette croyance n’est plus pour eux qu’un argument poétique. Dans cet état de faiblesse apparente, cette croyance entre encore en lutte avec la réalité nouvelle et les besoins nouveaux qu’elle contrarie. Elle conserve longtemps l’avantage, et, c’est seulement peu à peu, par de lentes et sournoises modifications, qu’une croyance nouvelle parvient à s’exprimer et à organiser à son profit la vie sociale : et de celle-ci, le triomphe est si tardif qu’il marque peut-être le moment où elle entre déjà en contradiction avec la croyance du lendemain. C’est ainsi qu’en Grèce, la défense de vendre la propriété demeure écrite dans la loi jusqu’à Solon. Des textes précis en font foi en ce qui touche à Sparte, aux villes de Locres et de Leucade. Phidon de Corinthe, au ixe siècle, exigeait que le nombre des familles et des propriétés ne pût être changé, ce qui expliquait jusqu’à la prohibition pour chaque famille de partager sa terre. D’ailleurs, si les lois de Solon lèvent les défenses antérieures, le caractère sacré de l’ancienne prohibition montre encore le pouvoir qu’il exerce sur les esprits à ceci : que le vendeur perd, par le fait de la vente, ses droits de citoyen. Il fallut qu’un long laps de temps s’écoulât encore avant que toute restriction au droit d’aliéner disparût.

À Rome de même : la loi des Douze tables, en permettant au citoyen de vendre le champ, lui interdit d’aliéner le tombeau qui s’y trouve inclus. Lorsque, plus tard, la vente de la totalité du domaine est enfin autorisée, elle doit être accompagnée d’une cérémonie religieuse analogue à la mancipation, et qui, sans doute, transmettait au nouveau propriétaire le culte, dont le droit de propriété n’était à l’origine qu’une conséquence.

À Rome comme en Grèce, en raison de la même considération religieuse, le droit de tester n’existe pas dans la législation primitive et le changement de cette prohibition en un régime nouveau ne se fait pas brusquement. En Grèce, Solon permit de tester à celui-là seul qui n’avait pas d’enfant. À Rome, lorsque la loi apporte quelque tolérance à sa première rigueur, elle exige du moins que le testateur rende sa décision publique. La disposition par laquelle il changeait quelque chose à la coutume héréditaire, devait être approuvée par un vote du peuple assemblé par curies sous la présidence du pontife. Il ne fallait rien moins qu’une loi pour modifier un ordre de choses que la religion et la loi ; interprètes d’une croyance abolie, avaient décrété.

Et ce n’est également que d’une façon détournée que la parenté établie par le sang parvint à se faire reconnaître et à se faire accorder en droit les mêmes effets que la parenté par le culte. « La législation athénienne, dit Fustel de Coulanges, visait manifestement à ce que la fille, faute d’être héritière, épousât du moins l’héritier. Si par exemple, le défunt avait laissé un fils et une fille, la loi autorisait le mariage entre le frère et la sœur, pourvu qu’ils ne fussent pas nés de la même mère. Le frère, seul héritier, pouvait à son choix épouser sa sœur ou la doter.

Si un père n’avait qu’une fille, il pouvait adopter un fils et lui donner sa fille en mariage. Il pouvait encore instituer par testament un héritier qui épousait sa fille.

Si le père d’une fille unique mourait sans avoir adopté ni testé, l’ancien droit voulait que son plus proche parent fût son héritier ; mais cet héritier avait l’obligation d’épouser la fille. C’est en vertu de ce principe que le mariage de l’oncle, avec la nièce était autorisé, et même exigé par la loi. Il y a plus : si cette fille se trouvait déjà mariée, elle devait quitter son mari pour épouser l’héritier de son père. L’héritier pouvait être déjà marié lui-même, il devait divorcer pour épouser sa parente. Nous voyons ici combien le droit antique, pour s’être conformé à la religion, a méconnu la nature. »15

On a cru devoir citer textuellement ce passage parce qu’il montre d’une façon frappante les compromis singuliers auxquels se voit entraînée une collectivité sociale pour concilier sa croyance actuelle avec les prescriptions d’une croyance morte qui a continué d’exercer son autorité dans l’idée abstraite et dans la loi. La croyance nouvelle tendait à fonder le droit successoral sur la parenté par le sang dont elle reconnaissait déjà l’importance jusque-là sacrifiée. Substituant une nouvelle évaluation à l’ancienne, elle allait bientôt décréter à son tour certaines prohibitions et parmi celles-ci l’interdiction du mariage entre proches. Or, contrainte de se méconnaître par l’ascendant qu’exerçait encore la croyance ancienne, elle ne parvenait à faire accepter quelques-unes de ses conséquences que par des moyens détournés, en se blessant elle-même de la façon la plus grave et en usant de fictions qui étaient encore un hommage rendu à l’ordre de choses ancien.

On voit donc par ces deux exemples, à côté desquels on en pourrait citer beaucoup d’autres que les Grecs et les Romains des premières périodes historiques appliquèrent à leur propre gouvernement des règles et des maximes instituées naguère en vue de satisfaire une croyance qui n’existait, plus dans leur âme et des intérêts qui n’étaient plus les leurs. Ainsi, à l’instigation d’une idée abstraite qui les dominait et qui puisait encore son autorité dans la loi, les Grecs et les Romains se conçurent, durant une longue période, autres qu’ils n’étaient. Les révolutions survinrent : elles furent précisément la lutte entre une attitude d’utilité nouvelle, exprimant des besoins immédiats, et la croyance idéologique qui, sous une apparence sacrée, n’exprimait rien de plus que des besoins anciens. C’est cette lutte dont Fustel de Coulanges a magistralement exposé les phases dans la deuxième partie de son livre, où il nous montre les efforts de deux grands peuples pour mettre leurs lois en harmonie avec leurs besoins.

Chapitre VI. Le Bovarysme essentiel de l’humanité §

I. Le Bovarysme moral : Illusion du libre-arbitre. — Sa conséquence : la responsabilité. — Illusion de l’unité de la personne. II. Le Bovarysme passionnel ou le Génie de l’espèce : l’homme, en proie à la passion de l’amour, tandis qu’il croit assurer son bonheur personnel, accomplit le vœu de l’espèce. III. Le Bovarysme scientifique ou le Génie de la connaissance : L’homme, croyant augmenter, par la recherche intellectuelle, la somme de ses joies, n’augmente que la somme de ses connaissances — Double mobile de la recherche intellectuelle : Mobile métaphysique : l’homme mortel se veut immortel. — Mobile d’intérêt immédiat : par la connaissance des lois de la nature, l’homme prétend accroître son bien-être. La Religion du Progrès par la science La faculté, de mécontentement.

Le Bovarysme, tel qu’on vient de l’observer chez l’individu, et parmi les collectivités, apparaît ainsi qu’un cas exceptionnel. Il semble qu’il n’affecte que quelques individus parmi beaucoup d’autres ou quelques groupes sociaux à un moment déterminé de leur histoire ; il semble, qu’à ces exemples, choisis pour illustrer un cas pathologique, il soit possible d’opposer nombre de ces normaux, où des réalités, individuelles ou sociales, se montrent en harmonie avec elles-mêmes et nous offrent le spectacle d’un ensemble coordonné. On va maintenant considérer certaines manières d’être et certaines croyances communes à l’humanité tout entière, à ce point qu’elles semblent conditionner son existence, et dont on va montrer qu’elles comportent toutes un fait flagrant de Bovarysme. De ces états profonds de la nature humaine, l’un des plus importants est cette croyance, à laquelle quelques hommes exceptionnels échappent seuls — encore n’est-ce qu’en théorie — cette croyance sur laquelle toute notre civilisation d’occident semble fondée : l’homme se croit libre.

L’homme se croit libre, il s’estime pourvu d’un libre arbitre. Cela suppose qu’il détient un double pouvoir, que d’une part il est apte à discerner ce qu’il convient de faire de ce, qu’il convient d’éviter, le bien du mal ; que, d’autre part, ayant fait cette distinction, il est en son pouvoir de conformer sa conduite à son choix.

Cette illusion est si forte que des philosophes en ont été dupes. Sans parler des maîtres de la philosophie officielle, dont l’enseignement, donné sous forme spiritualiste ou kantienne, fonde la morale sur cette croyance, un penseur comme Amiel en vient à ce compromis de formuler que si l’homme n’est pas libre absolument, du moins il y a du jeu dans le mécanisme de nécessité qui le contraint.

Dès que l’on tente pourtant de se représenter ce que pourrait être le mode de production d’un acte libre, on est contraint de faire appel à des éléments qui entrent nécessairement dans la genèse de tout acte, dont il est impossible de jamais faire abstraction et dont il faut bien reconnaître qu’ils ne sont pas sous notre dépendance. Un acte libre, et qui semble supposer un choix entre plusieurs autres, exige l’intervention de la conscience : il faut admettre qu’en présence d’un acte à accomplir plusieurs réalisations possibles se reflètent par avance dans la conscience. C’est entre ces divers possibles, après un débat raisonné des motifs, que l’être libre, que l’on imagine procédant à cet examen, choisit l’acte à accomplir et le réalise. Or de quelque ordre de considérations que cet être s’inspire pour prendre parti, qu’il tienne compte d’une idée morale, d’un intérêt ou d’une passion, ne voit-on pas que tous les éléments d’après lesquels il décide, s’ils figurent maintenant dans la conscience, y ont été projetés d’un lieu inconnu, par une force inconnue et que la conscience ne gouverne pas. Ils figurent dans le miroir de la conscience ou n’y figurent pas en raison de causes inappréciables et non pas selon qu’il plaît à la conscience : ils figurent chez celui-ci et sont absents chez celui-là. Ils sont projetés chez les uns et les autres au gré des différences individuelles, avec une netteté et selon des hiérarchies très diverses. Ainsi la décision soi-disant libre qui sort de l’examen des motifs s’exerce sur des matériaux qui n’ont pu eux-mêmes être choisis et qui furent au contraire imposés. Le choix est nécessairement déterminé par le nombre et la qualité des éléments que l’on vient de dire, l’action de ces éléments, facteurs de l’acte, combinée elle-même avec l’inclination dominante, intéressée, passionnelle, intellectuelle ou morale, de l’être qui choisit. Or cette inclination elle-même n’est pas choisie librement : elle. sort de l’inconnu physiologique.

L’acte même par lequel un esprit veut se rendre attentif et susciter dans le champ de la conscience des motifs de se résoudre nouveaux et plus forts, cet acte même ne suppose aucune liberté, car il est accompli par celui-ci et ne l’est pas par celui-là, bien que celui-ci et celui-là aient un intérêt identique à l’accomplir. Mais l’illusion contraire vient de ce que l’on confond constamment le fait de prendre conscienced’un acte, d’une intention, d’un effort, ou d’un désir de s’efforcer, le pouvoir spectaculaire de constater que cet acte, cette intention, cet effort, ce désir se sont élevés de l’inconnu physiologique, — avec le pouvoirde susciter cet acte, cette intention, cet effort, ce désir.

Si d’autre part, ayant construit les conséquences logiques qui devraient suivre l’existence d’un libre arbitre, on abaisse les yeux sur la réalité pour y découvrir ces conséquences, on s’aperçoit aussitôt qu’elles y sont absentes.

Le libre arbitre, ainsi qu’on l’a dit, supposerait en effet chez l’homme le pouvoir de conformer toujours ses actes aux conclusions de sa raison. Or cette raison lui apprend à distinguer le bien du mal, pour employer ici les mots au sens que les moralistes leur assignent. Cette raison lui commande aussi d’accomplir le bien et d’éviter le mal. Il suit de là que le mal moral ne devrait pas exister. Or tous les moralistes accordent qu’il existe. À défaut de preuves plus intimes et que tout homme, accoutumé à s’apprécier sous le jour de la morale traditionnelle, trouvera dans sa conscience, les pénalités de toutes sortes en font foi. Elles font foi également, et avec la même force, soit qu’elles s’appliquent à des coupables, soit qu’elles frappent des innocents.

Cette constatation de fait, l’existence du mal moral, est inconciliable, on le répète, avec l’hypothèse d’un libre arbitre. Quel mobile déterminerait en effet un homme connaissant ce qui est bien et libre de l’accomplir à accomplir ce qui est mal ? La recherche de l’agréable, qui diffère du bien, répond un groupe de moralistes.

Voici donc les hommes en proie à deux forces contraires qui les attirent l’une et l’autre dans des directions différentes. Mais aussitôt il devient nécessaire que chacun obéisse à la plus forte : il est également impossible d’imaginer une autre solution ou de prétendre que la force la plus faible l’emporte. Or cette nécessité ne laisse pas la plus petite place à la liberté humaine. Selon que le sentiment du devoir opposé au sentiment du plaisir sera le plus fort ou le plus faible en raison d’une hérédité, d’une éducation et de circonstances inconnues et complexes, il l’emportera ou cédera le pas. En chaque homme ces deux mobiles sont disposés selon une ordonnance et selon des rapports auxquels il n’a rien à voir et chaque homme est tenu par une contrainte logique, supérieure à toute conception de devoir, de conformer strictement sa conduite aux conséquences nécessaires de cette hiérarchie intime. À vrai dire, dans cette hypothèse qui distingue d’une façon absolue le bien de l’agréable, il semble que la plupart des hommes souhaiteront que l’inclination vers le plaisir soit chez eux la plus forte et l’emporte sur l’autre : le sentiment du devoir risquera de devenir à leurs yeux le mauvais principe. Mais cela ne fera pas qu’ils soient libres de rien changer à leur disposition intérieure ; ce vain désir n’empêchera pas les uns d’être condamnés à se satisfaire, quelque conséquence sociale qui puisse d’ailleurs en résulter pour eux ; il n’empêchera non plus les autres d’être condamnés à se contraindre, à s’interdire toute joie, en raison de la suprématie dans leur organisme du sentiment du devoir, qui ne cessera de les tenir en laisse à l’écart des plaisirs où ils aspirent.

Ainsi cette distinction établie entre le bien moral et l’agréable ne laisse place à aucune liberté. Un second groupe de moralistes va donc renier cette interprétation, et se désintéressant de la faillite à laquelle elle aboutit, admettre qu’il y a confusion entre le bien moral et le bonheur. Mais cette nouvelle conception, comme on va le voir, est aussi destructrice que la précédente de l’hypothèse d’un libre arbitre : car elle ne laisse non plus aucune place à l’existence du mal moral, en sorte que l’existence du mal moral, que les moralistes accordent, la détruit.

Si cette confusion existe entre le bien et l’agréable, on ne conçoit pas en effet que l’homme, pourvu d’un libre arbitre et gouverné par le seul mobile de l’aspiration au bonheur, n’adopte pas dans tous les cas les principes de conduite que commande la loi morale, puisque celle-ci conduit à la pratique du bien qui procure le bonheur. S’il agit autrement, c’est donc par ignorance, c’est donc parce qu’une partie des éléments du problème lui est cachée ; en ce cas, la liberté de son choix est entravée par défaut de connaissance. Un choix n’est pas libre si, dans une délibération qui comporte vingt partis d’inégale valeur, on n’en laisse voir à l’intéressé que quatre ou cinq. Si, au contraire, tous les éléments du problème lui sont fournis, et s’il choisit le mal au lieu du bien, ce qui lui est funeste au lieu de ce qui lui profite, il faut bien accorder qu’une nécessité plus forte le contraint et bride sa liberté.

Cette hypothèse de la confusion du bien moral et du bonheur supporte pourtant une construction plus plausible que la précédente de la conduite humaine. Comme elle n’a plus recours à une opposition entre l’agréable et le bien moral, une seule et même inclination suffit à expliquer tous les actes. Elle y réussit en effet dès que l’on retranche le libre arbitre. L’homme en toutes occasions va dans la direction où l’attirent les promesses du bonheur qu’il juge le plus grand. Mais la physiologie intervient ici pour différencier, selon mille proportions et mille nuances, ce mobile unique des actions humaines. Selon que le système nerveux est plus ou moins complexe, selon qu’il comporte des centres d’inhibition plus ou moins nombreux, plus ou moins forts, scion que la faculté d’imaginer et la mémoire sont plus ou moins puissantes, plus ou moins capables de combattre les excitations immédiates par la représentation d’excitations futures ou passées, selon le degré de force ou de faiblesse également de cette excitation immédiate, au gré de toutes ces causes purement organiques, l’individu se forme une conception du bonheur plus ou moins brutale, plus ou moins abstraite et raffinée. L’inclination vers ce que l’on nomme le bien moral suppose toujours un certain degré de prédominance de la faculté d’imaginer sur la sensibilité immédiate : mais elle peut résulter aussi bien, car il ne s’agit là que d’un rapport, de la faiblesse de celle-ci que de la force de celle-là, en sorte que parmi ceux que la morale qualifie bons et qui se conforment aux prescriptions fixées par l’idéal social ou religieux du moment, il y a déjà des différences extrêmes. Si tôt que l’équilibre moral est rompu, voici, par excès d’impulsion, ou par faiblesse de certains centres d’inhibition, parabolition d’un certain ordre de représentations, voici la folie pure et simple, ou plus dangereuse pour celui qu’elle possède, la folie par accès avec ses formes les plus incompréhensibles pour l’homme normal, la folie homicide, la tendance irrésistible au suicide, la kleptomanie, le vampirisme, le mysticisme, le jeu, l’avarice. Voici enfin ce mélange de bien et de mal, de passions tour à tour contenues et lâchées, de méchanceté et de bonté qui est le lot du plus grand nombre.

Et tous ces états, les normaux comme les anormaux, résultent d’une disposition physiologique héréditaire à laquelle rien ne peut être changé, si ce n’est dans une petite mesure par des circonstances fortuites, indépendantes absolument de l’individu lui-même : le milieu où il naît, l’éducation qu’il reçoit, la pénétration intellectuelle dont il dispose et qui lui permettra d’intervenir avec plus ou moins de bonheur dans sa physiologie, l’état peut-être de la science médicale contemporaine.

Voici donc l’homme : rigoureusement déterminé quant à la qualité, quant au degré de sa force — physique, intellectuelle et morale — par des causes situées dans le passé et intangibles, façonné par des circonstances dont il n’est pas maître, qui surgissent ou ne surgissent pas, et qui décident quel parti sera tiré de l’élasticité rigoureusement limitée elle-même de ses instincts hérités, cet homme dont la faculté de s’efforcer, de réagir, de se résoudre, sort de l’inconnu, cet homme se croit libre. Il n’est pas de manifestation plus triomphante du pouvoir qui lui fut départi de se concevoir autre qu’il n’est. L’homme modelé par la fatalité se conçoit libre de déterminer son évolution, de se façonner à son gré, d’être le créateur volontaire de son être.

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Une telle conception n’est pas restée stérile : on en a tiré des conséquences. Or, pour qui est parvenu à percer entièrement le brouillard qui favorise l’illusion commune, il n’est pas de spectacle plus singulier, plus comique et plus terrible à la fois, que celui du contraste qui apparaît ici entre la réalité des choses et l’interprétation qui en est imaginée par la cervelle humaine.

Le premier effet de la croyance : — l’homme est pourvu d’un libre arbitre — est de faire naître cette autre croyance : — l’homme est responsable. Sur cette idée de responsabilité est fondé tout le système de l’éducation individuelle et sociale qui implique le droit de punir. Or la croyance à la légitimité de la peine n’appartient pas seulement à celui qui punit : elle est encore enracinée dans le cœur de celui qui est puni. Si le châtiment social lui fait défaut, il s’invente avec le remords une peine intérieure et qu’il emporte avec lui.

Mais où le spectacle éclate dans son étrangeté, c’est précisément où la croyance à la liberté humaine semble entrer en composition avec la croyance contraire : à la place de ce défaut de liberté absolu, qui assimile tout homme à l’acteur récitant un drame conformément au texte, exécutant fidèlement les jeux de scène prescrits, et ne pouvant, par aucune intervention personnelle, modifier son personnage, la société, représentée par ses tribunaux, et l’individu, au for de sa conscience, ont imaginé des distinctions et des nuances. Voici, à cause de ces distinctions, des cas où l’homme est responsable entièrement, voici des cas où il ne l’est qu’imparfaitement, en voici d’autres où il ne l’est pas du tout. Que l’on transpose le spectacle humain en celui-ci : une troupe d’excellents automates, construits par quelque Edison pour le divertissement des spectateurs, descend des tréteaux sur la place publique et ces automates marchent comme des hommes, se mêlent aux assistants, tiennent aux femmes des propos lestes, exécutent mille facéties, enlevant à l’un son chapeau, à l’autre son mouchoir, à la grande joie de la foule indulgente. Mais parmi ces automates en voici un qui semble prendre part à la gaîté commune : il est si parfaitement imité qu’il est comme tout le monde : on le prend vraiment pour un homme. Et comme à la faveur de la bousculade il s’est emparé d’une bourse, le voici appréhendé par les agents, traduit devant un tribunal. Le juge le condamne, l’automate ira en prison.

Il en est ainsi pour les hommes ; ils sont pour la plupart des automates trop parfaits ; l’extrême complexité des mouvements et des actes qu’ils sont capables d’accomplir masque la nécessité qui les gouverne. L’impossibilité de pénétrer les lois du déterminisme qui les mène fait imaginer un mode contraire à la nécessité, que l’on nomme liberté, et qui n’est définissable que par les conséquences qu’on lui attribue.

Un certain état d’équilibre instable entre les instincts multiples et communs à tous, donne à l’individu cette apparence de la liberté. On le dit libre et responsable dès qu’il est normal, dès que tous les poids qui concourent pour l’ordinaire à former cet équilibre instable se laissent voir dans la somme des éléments psychologiques qui le composent. Il croit alors lui-même à sa liberté et s’il agit tantôt bien et tantôt mal, il se juge responsable, s’attribue du mérite et du démérite. Il explique par sa liberté les différences de sa conduite, il ne voit pas que si ayant bien agi hier, il agit mal aujourd’hui, c’est parce qu’aujourd’hui quelques circonstances se sont ajoutées ou ont fait défaut autour de l’acte à accomplir : un bon conseil a manqué, quelque alcool fut en trop. D’ailleurs, si le sujet est très sensible, si ses différents instincts d’action et de réaction sont en équilibre très instable, ce peut être une cause beaucoup plus ténue encore, invisible, innommable qui décide avec nécessité de la tournure de l’acte. Mais parce que précisément les ficelles qui font ici mouvoir l’automate sont beaucoup trop fines, on nie l’automatisme, on conclut à la responsabilité. Si au contraire un individu se montre en proie à une manie habituelle, si les causes qui agissent sur la plupart des hommes pour les empêcher de commettre un acte — la présence d’autres hommes, la certitude du châtiment, — n’ont pas de prise sur lui, on constate alors que quelques-uns des poids ou des contrepoids qui constituent une personnalité normale font défaut chez lui, on le déclare automate, il devient irresponsable, le Bovarysme cesse à son égard, on le conçoit tel qu’il est.

Ainsi l’automatisme, qui est universel, ne se reconnaît que si quelques-uns des fils sont cassés qui font mouvoir les bons automates. Tant que ces fils sont en nombre normal et si surtout ils sont bien enchevêtrés, si leur jeu est rapide et imprévu, l’automate est pris pour un homme libre : il est responsable et les conséquences de cette conception bovaryque s’exercent à son égard avec toute leur rigueur. On guillotine en France, bon an mal an, une douzaine d’automates : presque tous, à leurs derniers moments, se repentent, se confessent, communient, embrassent l’aumônier. C’est ainsi qu’en mourant ils rendent hommage à la justice des hommes, et témoignent de leur foi en leur libre arbitre. C’est ainsi que jusqu’à leur dernier souffle ils continuent de se concevoir autres qu’ils ne sont, comme si c’était là la condition même de leur existence.

Il y a des automates heureux : l’hérédité les a façonnés de telle sorte, les circonstances extérieures leur sont à ce point favorables, que toutes choses leur sont prospères. Leur conduite est constamment conforme aux lois de la probité, à la conception que l’idéal de l’époque a formée de l’honnête homme, et à vivre de la sorte, ils rencontrent à la fois la fortune et l’estime publique. Mais cela ne leur suffit pas et ils veulent avoir encore le mérite de leur vertu et de leur bonheur.

Le sentiment du mérite, avec la satisfaction intérieure qu’il apporte à ceux que le sort favorisa d’un équilibre profitable et de facultés en harmonie avec les nécessités du milieu, telle est en effet la face heureuse de cette conception bovaryque en vertu de laquelle l’homme se croit libre de se modifier et de créer sa destinée.

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Parmi les fausses conceptions que l’homme prend de lui-même et qui composent le Bovarysme essentiel de l’humanité, on a donné la première place à la croyance au libre arbitre parce qu’elle engendre des conséquences pratiques immédiates et qu’elle est, de ce fait, plus saillante. Elle n’est toutefois qu’une conséquence elle-même d’une autre illusion plus profonde et qui l’explique en partie : l’illusion de la personnalité, la croyance à l’unité du moi. L’homme composé et résultante d’instincts et de moments multiples se conçoit un.

Ce n’est pas que, dans le domaine de la relation, l’homme ne constitue une unité. Chaque homme apparaît bien distinct de tous les autres. Mais cette unité relative est confondue avec une unité positive.

On ne voit pas que ce corps, différencié dans l’espace d’une série d’autres corps auxquels il s’appareille par des ressemblances spécifiques, n’est, quand on l’analyse isolément, qu’un composé de parties à l’infini. C’est par un procédé de simplification grossier que l’on se tient à donner le nom d’instincts aux diverses parties qui concourent à la formation de cette entité complexe qu’est la personne humaine : ces instincts eux-mêmes, sous le nom abstrait dont nous les désignons et au moyen duquel nous les isolons pour les saisir, cachent une multiplicité fourmillante d’existences séparées qui déjà se dérobent à notre regard et à nos nomenclatures.

Il suffit, pour expliquer comment se forme l’illusion d’un moi unique, de montrer le jeu de ces instincts divers dans la conscience. Tandis que de tous les centres nerveux où ils sont blottis, ils s’élancent, se combattent, parviennent à établir entre eux une hiérarchie plus ou moins stable, ils se reflètent tous dans la conscience où un instinct spectateur toujours en éveil, toujours présent, tandis que les autres se succèdent, s’attribue la causalité de tout fait accompli et endosse les bénéfices et les dommages de la bataille engagée. La relation qui s’établit à chaque moment entre la multiplicité des instincts, tel est le phénomène composite, l’état de fait, instable et passager, auquel l’instinct spectateur confère un semblant d’unité en le prenant à son compte. En sorte que la suite des mensonges que l’on vient de décrire s’achève ou plutôt prend sa source en cette fiction originelle d’un instinct spectateur qui se croit l’auteur et l’acteur unique d’un drame à cent personnages auquel il assiste.

II §

Le Bovarysme de la personnalité que l’on vient de décrire explique et légitime les autres mensonges qui gouvernent l’humanité et la contraignent à réaliser certaines fins déterminées avec les moyens mêmes dont elle use pour en posséder d’autres qui se dérobent à ses prises. L’activité humaine se montre dupe ici des désirs qui la soulèvent. Ces désirs sont attribués au personnage imaginaire qui, à travers tous les changements du corps humain, se nomme le moi. L’ardeur incroyable que l’homme déploie pour satisfaire les convoitises de cet être illusoire réalise d’autres conséquences qu’il n’avait pas cru souhaiter.

Sehopenhauër, avec le symbolisme de son Génie de l’Espècea mis en scène d’une façon éclatante un de ces pièges tendus par la finalité au désir humain. Il suffit donc de noter ici que l’on trouvera, dans le troisième volume du Monde comme volonté et comme représentation, au chapitre sur la Métaphysique de l’amour, les développements fournis par ce philosophe en ce qui touche à cette forme du Bovarysme.

Tout n’est pas à retenir dans la théorie de Schopenhauer, et certaines interprétations, dans le détail où il entre, semblent contestables. Mais l’idée générale qu’il a formulée, quelques modifications qu’on lui fasse subir, n’en demeure pas moins une vue d’une importance exceptionnelle. L’homme en proie à la passion amoureuse, tandis qu’il croit poursuivre un but personnel accomplit le vœu de l’espèce. Cette fin, d’une importance majeure, et qui dépasse infiniment les intérêts individuels légitime d’ailleurs la place exorbitante que cette passion de l’amour occupe dans la vie réelle, dans le roman, au théâtre et d’une façon générale, dans tous les arts. Elle explique le sérieux avec lequel les amants s’appliquent à satisfaire leur désir, elle justifie leur mépris de tous les autres intérêts et le sacrifiée qu’ils en font. Le Génie de l’Espèce qui les possède leur promet un bonheur hors de proportion avec tous ceux qu’ils ont pu jusqu’alors imaginer, c’est par l’appât de cette promesse qu’il les contraint à réaliser son propre vœu qui est unique : assurer la vie de l’espèce, faire naître des êtres en abondance dont le type perpétue celui des êtres de la même espèce, de ces vivants qui vont mourir et qui, s’il n’y prend garde, emporteront avec eux dans la terre, où ils vont se dissoudre, le secret de cette forme particulière que la vie, au prix de tant d’efforts, et de tâtonnements, a créée. Cependant, l’illusion qui fait agir les amants avec tant de force se dissipe ou s’amoindrit lorsque le dessein poursuivi par le Génie de l’Espèce a été réalisé, lorsque l’individu nouveau, celui qui perpétuera le type, est conçu. Cette désillusion est la règle et ne supporte pas d’exceptions : un amour qui persiste ou qui renaît après s’être atténué, c’est une exigence nouvelle du vœu de l’espèce qui veut être de nouveau satisfaite, qui réclame la procréation de nombreux êtres semblables et qu’un même couple peut encore donner.

Le mariage et toutes les liaisons durables qui unissent l’un à l’autre deux êtres de sexe opposé sont, à vrai dire, un compromis entre l’instinct amoureux et les autres instincts qui, dans le milieu social, disputent à celui-ci l’hégémonie. Dans les cas heureux, les amants réussissent à substituer à l’amour un sentiment différent et complexe, fondé sur des rapports de convenance réciproque plus durables ; ils se donnent le change, prennent l’amitié, t’intérêt personnel ou l’habitude pour l’amour, et ce nouveau mensonge, cette nouvelle et fausse conception d’eux-mêmes et de ce qu’ils ressentent, prolonge d’une façon acceptable pour l’individu une liaison que noua le seul intérêt de l’espèce.

Le plus souvent, l’intérêt individuel est, à vrai dire, en antagonisme avec l’intérêt supérieur du Génie de l’Espèce. Le vœu du Génie de l’Espèce ne serait donc pas rempli s’il n’usait de ruse : il lui faut enrôler l’individu au service de ses intérêts par l’attrait d’un plaisir immédiat et très puissant qui fait prendre à celui-ci pour un avantage personnel l’acte par lequel il va combler le vœu de l’espèce et se charger lui-même de liens. Qui ne voit d’ailleurs qu’en cherchant à assouvir sa passion l’homme, pour l’ordinaire, non seulement se désintéresse des conséquences qui en résulteront pour l’espèce mais qu’il les redoute. C’est le cas, dans une société organisée, pour tous ceux dont l’union n’a pas reçu la sanction instituée par les lois.

Ainsi avec la passion de l’amour, l’homme se conçoit autre qu’il n’est. Un instinct s’élève en lui avec une violence extraordinaire. Il se croit intéressé au triomphe de cet instinct : il emploie à son service toutes les ressources de son intelligence et de sa volonté, et cette, lutte se termine au profit d’un être où il ne se reconnaît plus lui-même. Il se réveille de sa passion, chargé de conséquences qu’il n’a pas voulues, comme s’il eût subi la suggestion d’un autre qui eût abusé de son nom et exploité son énergie contre lui,

On voit comment une duperie de cette sorte asa source en un Bovarysme de la personnalité. Le moi, qui n’est qu’une raison sociale, qu’une représentation abstraite, comme la cité ou l’état, est pris pour un être pourvu d’une unité réelle. Il est, à vrai dire, le lieu où des êtres vivants, que d’un terme abstrait nous nommons des instincts, viennent en contact, et, s’unissant ou s’opposant, forment des gouvernements où tel groupe est tour à tour prépondérant. Sitôt qu’un de ces gouvernements de fait est fondé, l’illusion de la personne est à son profit un instrument de règne ; il devient le moi, et le moi, c’est au regard des instincts du corps humain ce qu’est, au regard des hommes, la divinité, une force intellectuelle à laquelle il est juste et raisonnable de se soumettre. Par cette fiction, l’instinct qui exerce la souveraineté et qui semble commander au nom du moi acquiert sur tous les autres un pouvoir démesuré. Tout ce que ceux-ci accomplissent en réalité en sa faveur semble entrepris au service d’une entité majeure dont ils s’estiment des parties et des dépendances et dont la seule fonction consiste pourtant à relier entre eux par un lien mnémonique les actes successifs des différents groupes d’instincts qui tour à tour possèdent l’empire et fondent des dynasties. Une de ces dynasties vient-elle à tomber, est-elle remplacée par un pouvoir nouveau, voici changées les lois divines qui émanaient du moi ; il apparaît aussitôt que tout ce qui fut accompli au nom du pouvoir précédent a servi d’autres fins que celles de la personne humaine, des fins propres à un instinct particulier d’un corps humain déterminé. Mais il apparaît aussi que cet instinct, en dehors du moi humain où il s’est développé, se ramifie à d’autres instincts de même nature en des raillions d’autres moi, en des millions d’autres corps, en sorte que cette fin particulière et passagère pour tel moi déterminé est une fin générale pour l’humanité.

C’est ainsi qu’au temps de la passion amoureuse, cet instinct vainqueur, qui semble tenir alors la place de la personne tout entière, emploie sans peine à le servir tous les autres instincts toutes les autres puissances du corps humain. Or durant le règne de cet instinct, la vie intense, inconnue et réelle, qui se donne cours, au regard de la conscience individuelle, sous le nom de l’amour, tend à sortir des limites et de l’habitat qui lui furent, jusqu’alors fixés. Elle émigre de ce corps, de ce moi qu’elle avait jusqu’alors animé, pour se répandre au dehors, et tandis que la maison où elle a demeuré va s’affaisser peu à peu jusqu’à ce qu’elle s’effondre, cette vie profonde de l’espèce se construit d’autres demeures humaines, d’autres corps où elle va persister et fleurir.

III §

En regard du Génie de l’Espèce qu’imagina Schopenhauër, un Génie de la Connaissance symbolise, avec une autre illusion qui mène aussi l’humanité, une autre forme de la finalité.

Tandis que le Génie de l’Espèce asservit les hommes, par l’attrait de la volupté, à perpétuer à travers l’écoulement des millénaires la médaille humaine, le Génie de la Connaissance a pour but et pour caprice de pénétrer les lois qui régissent l’univers. Pour faire exécuter aux hommes le labeur qui lui profitera, il met en œuvre également une ruse et les stimule d’un mensonge. Il leur persuade qu’ils ont un intérêt personnel à rechercher la cause des phénomènes afin de les exploiter ensuite à leur profit et d’en augmenter leur bien-être. Dupe de ce mirage, l’homme s’ingénie et le souci constant de rendre son existence meilleure le conduit à créer les sciences. Il s’empare de forces naturelles qui devront épargner les siennes et il parvient, par mille inventions, à multiplier ses richesses dans d’incroyables proportions. Mais en même temps sa sensibilité se déplace : des déplaisirs et des peines qu’il ne connaissait pas l’assiègent. Ce qui lui avait été indifférent lui devient un malaise. Le nombre de ses besoins s’accroît dans la mesure du nombre de ses richesses. Vient-il d’ailleurs à perdre la faculté de ressentir le besoin, qu’il tombe dans l’ennui. Parmi les privilégiés de cet état de satiété, les plus ingénieux inventent les arts et se réfugient en une attitude esthétique. Mais c’est là, semble-t-il, le dernier effort d’une élite, après qu’elle s’est soustraite au besoin, pour échapper à l’ennui. L’homme, dévoué à la contemplation esthétique, et qui ne considère plus les choses qu’au point de vue de leur beauté, est condamné à périr par l’oubli où il tombe de ses intérêts vitaux : il se trouve bientôt exclu d’un monde où le commun des êtres, aiguillonné par le souci matériel, s’empare des choses nécessaires au détriment de qui ne fait plus effort pour les posséder ou les conserver.

Ainsi la connaissance se donne à l’homme comme un moyen propre à satisfaire son intérêt. Or à considérer dans son détail le jeu de cette illusion qui réussit à se faire agréer, il apparaît que l’homme de toutes les époques se montre préoccupé à la fois d’améliorer sa vie immédiate, son bien-être terrestre et de s’assurer, par-delà cette première existence, un bonheur plus parfait et plus durable en une seconde existence qu’il imagine. Il fait appel à la connaissance pour atteindre ce double but.

Si chimérique que puisse apparaître à quelques esprits le deuxième de ces soucis, l’histoire est là qui contraint tout observateur consciencieux d’en tenir compte, dès qu’il est question de dresser un état de la connaissance humaine, de rechercher ses origines et de considérer ses résultats. L’homme mortel se veut immortel. Tel est le vœu auquel il attache son bonheur et dont toute l’ingéniosité de son esprit tend à lui procurer la réalisation. C’est un fait qu’il faut accepter : il est le levier de toute spéculation philosophique. Constater qu’un semblable effort se consume à la poursuite d’un bonheur imaginaire n’est point pour diminuer l’importance du phénomène comme moyen d’excitation mentale : or, c’est en quoi il est ici intéressant. Ce n’est pas non plus pour jeter sur cette tentative quelque discrédit ; l’homme, à vrai dire, ne possède réellement que ce qui est réduit en images en son cerveau, ce qui ne dépend pas de l’extérieur, ce dont il est maître de jouir à tout moment, qu’il peut évoquer à son gré, et dont il se fortifie et se défend : des images auxquelles il ajoute foi.

L’homme primitif, dans son désir de survie, nie le fait de la mort naturelle : il n’y voit qu’un changement de condition et l’explique de mille façons ingénieuses, naïves ou grossières. La horde primitive retrouve et vénère son chef mort dans le lion qui le dévora et qui, franchissant la nuit le cercle de feu où elle s’endort, prélève sa dîme sur les anciens serviteurs. De nos jours, nous restituant les modes des mentalités anciennes, tel roi nègre de la côte africaine fait immoler aux fêtes qui commémorent le souvenir de l’aïeul un cortège de messagers ; du sommet d’un rocher on les précipite dans un abîme, munis de présents, de souhaits et de nouvelles qu’ils ont mission de porter à l’ancêtre. Le vieux roi a changé de demeure, mais il vit toujours dans l’esprit de son fils et dans l’esprit de sa tribu.

On a montré en des pages précédentes quelle, forme a revêtue chez les aryens primitifs la croyance en une vie posthume, on a dit leur préoccupation de l’existence souterraine de l’âme et leur religion du tombeau. On sait d’autre part avec quelle rigueur la croyance aux doubles, née chez les Egyptiens, domina les rites et les coutumes de ce peuple. Il est inutile enfin de rappeler que toutes les formes du christianisme moderne consacrent, de l’autorité de leurs dogmes, cette croyance en une vie future.

Si la plus grande part de l’humanité a satisfait jusqu’ici le besoin d’immortalité qui la possède par le moyen des religions dont les plus grossières furent, semble-t-il, les plus efficaces, le même besoin a induit une élite à une contention beaucoup plus forte de l’esprit, d’où la philosophie est sortie, avec toutes les sciences qu’elle a attachées à son service. Le même état de sensibilité qui explique les premières hypothèses où le désir se satisfait dans la foi, sans regarder à l’invraisemblance de ses inventions, le même état de sensibilité explique encore ces échafaudages plus complexes au moyen desquels l’esprit s’ingénie à construire, à côté du monde visible, ces apparences logiques dont l’harmonie dissimule la fragilité et qui composent les métaphysiques. Il rend compte également, par l’appréhension délicate d’une sensibilité affinée, soucieuse de ne se point repaître de chimères, de l’apparition d’une science plus circonspecte, dont le but est de vérifier la solidité des matériaux qui furent employés à construire ; ce souci a donné naissance à l’étude critique des facultés mentales. Il se manifeste déjà avec la scolastique. Plus tard avec Kant, cette science soupçonneuse devient la science pure de la connaissance. Elle se propose de préciser le pouvoir et de déterminer les limites de l’esprit. Enfin, se fractionnant et se transposant, elle fait éclore ces sciences d’observations, les dernières venues, la psychologie, qui analyse et classe les états de conscience, la physiologie du cerveau et des centres nerveux, qui étudie, selon les procédés des sciences naturelles, les organes de la pensée. Parvenue à ce degré d’affinement et de sincérité dans la recherche, la philosophie rejoint la biologie, la physique et la chimie et enfièvre, de l’ardeur qui la suscita, les sciences les plus positives.

Ce que l’on se propose de mettre ici en lumière, c’est la déviation subie par l’instinct métaphysique à mesure qu’il s’exerce avec plus de force et de perfection. Il faut reconnaître en effet que le besoin d’assurer à la vie humaine une survie a trouvé dans les religions les plus primitives et les plus grossières un assouvissement plus immédiat et plus sûr que dans les religions les dernières venues. La certitude du chrétien semble beaucoup moins forte que celle du sauvage et du primitif, si l’on prend pour mesure le fanatisme et les pratiques que ces religions différentes inspirent à leurs fidèles. Enfin, dès que l’on interroge les philosophies, et à mesure que l’on s’adresse aux plus récentes et aux plus hautes, on constate que leurs réponses impliquent des affirmations de plus en plus vagues pour venir jusqu’à n’en plus formuler aucune, ou jusqu’à nier la réalité de l’objet que le désir humain leur avait ordonné de découvrir. En même temps, si l’on se place au point de vue de la beauté logique, de la richesse et de l’harmonie des systèmes, il est manifeste que l’on ne saurait mettre en comparaison les fables primitives, les premiers balbutiements de l’esprit avec les théorèmes d’un Spinoza, les constructions idéologiques d’un Hegel, les hypothèses d’un Schopenhauër, d’un Nietzsche ou d’un Guyau.

Il faut donc conclure, qu’en ce qui touche à ce désir d’immortalité qui le contraignit à philosopher, l’homme n’est pas parvenu à se satisfaire. Tout son labeur a été détourné du but initial qu’il s’était proposé et a été utilisé pour une autre fin ; car sa première inquiétude s’est objectivée en un admirable paysage logique, où, s’enracinant dans un sol remué par l’expérience, les idées s’entrecroisent comme des frondaisons sous le ciel lointain des conceptions abstraites. À côté de ces conséquences esthétiques, le besoin métaphysique, par les sciences exactes auxquelles il a fait appel, a modifié et singulièrement aiguisé notre conception de la réalité objective. Il apparaît en fin de compte que le domaine de la connaissance s’est prodigieusement agrandi et orné au moyen de l’effort tenté par l’homme pour augmenter ou affermir son bonheur futur. Il apparaît que tout cet effort, dirigé consciemment vers un but intéressé, a réalisé un objet différent, convoité par cet antre être que l’on nomme ici le Génie de la Connaissance.

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Le second des mobiles qui pousse l’homme à agir, et qui, peut-être, est aussi le plus actuel, c’est, a-t-on dit, le désir d’augmenter son bien-être terrestre, son bonheur immédiat. Que ce mobile égoïste ait comme l’autre pour conséquence d’enrichir le domaine de la connaissance, c’est là une proposition plus évidente par elle-même que la précédente au regard de tous. Toutefois, il peut paraître plus malaisé de persuader qu’en ce second cas, ainsi que dans le premier, l’homme s’efforce en vain, qu’il n’atteint pas le but qu’il se propose, que le progrès de la connaissance, conséquence involontaire de l’effort, se paie de l’impossibilité d’atteindre jamais la fin volontairement recherchée.

Si pourtant on rencontre dans l’esprit moderne une résistance à ces conclusions, c’est, semble-t-il, en raison de la violence et du caractère religieux du préjugé contraire. Ce siècle a comme les autres une religion qui le domine : c’est la religion du progrès par la science. Or toute religion implique comme excitant la croyance au bonheur et cette religion du progrès, plus qu’aucune autre, comporte ce mirage. Au regard de l’intelligence populaire, progrès est synonyme de bonheur.

Si un tel préjugé n’était tout-puissant en raison sans doute de son utilité actuelle, de nombreux faits d’expérience auraient le pouvoir de démontrer que la nature humaine est pourvue d’un pouvoir élastique de jouir et de souffrir qui s’exerce d’une façon uniforme parmi toutes les circonstances et parmi les conditions les plus différentes. La nouveauté seule d’une jouissance nous touche : se tourne-t-elle en habitude, nous cessons de la ressentir et nos sens affinés y découvrent des nuances où le pouvoir de souffrir trouve à se satisfaire.

Parmi les découvertes de tout ordre qui tour à tour ont procuré aux hommes la satisfaction de quelque désir, il n’en est pas qui ait entraîné un long contentement de leur part. L’homme est ainsi constitué, c’est là un fait d’observation banale, qu’il se blase tôt sur ses plaisirs. Il est aisé de vérifier cette loi en en considérant les effets dans la sensibilité d’un même individu : il suffit de le choisir tel que durant la brève période de sa vie, la fortune l’ait soumis à des conditions diverses et contraires. On observe alors que ce qui lui semblait désirable au temps de sa misère, cesse bientôt, au temps prospère, d’exciter sa convoitise. Il est possible d’imaginer après cela à quels déplacements de la sensibilité il faut conclure, lorsque l’on fait entrer en ligne de compte les transformations de l’organisme enregistrées et transmises par de longues hérédités, au cours des siècles de l’histoire et de la préhistoire. Ce qui nous semblerait aujourd’hui une torture épouvantable fut pour nos ancêtres un progrès sur un pire état précédent, une occasion de se réjouir. Mais le bonheur dont les faiseurs d’utopie aiment à gratifier nos descendants sera peut-être pour eux un malaise plus aigu que le nôtre.

À bien considérer les choses, il apparaît que le propre de l’homme est une faculté de mécontentement. C’est là ce qui le distingue vraiment de toutes les autres espèces et c’est à cause de cette humeur spéciale qu’il change autour de lui les conditions du milieu auxquelles les autres animaux s’adaptent dans la mesure qu’ils peuvent et dans les limites permises par leur organisme. Cette faculté de mécontentement est donc la cause et le pivot de tout progrès, et on voit dès lors la loi ironique, le Bovarysme essentiel, qui gouverne encore ici l’humanité. Mu par ce sentiment de malaise qui fait partie de sa constitution la plus intime, l’homme se croit propre à y porter remède en modifiant l’univers : de là tout son effort scientifique pour comprendre et utiliser les lois, son effort philosophique pour les interpréter à son profit, son effort artistique pour se créer des jouissances nouvelles. Mais il ne peut modifier cette faculté même de mécontentement qui constitue son être et tous les changements qu’il apporte à l’univers sont le terreau où grandit et se fortifie cette plante vivace qui porte aux extrémités de ses branches tous les fruits de la connaissance. L’homme se conçoit doué du pouvoir d’augmenter ses joies, il ne réussit qu’à augmenter son savoir. Le Génie de la Connaissance utilise à son profit, comme une force de la nature, le mécontentement humain, de la même façon que l’homme utilise à son profit ces autres forces naturelles, le vent, la vapeur ou le flux de l’eau pour faire mouvoir ses machines.

Une histoire de la médecine avec la suite de ses effets et des modifications qu’elle a apportées dans l’organisme humain, montrerait à nu, si elle pouvait être faite avec un pareil dessein, le mécanisme de cette secrète substitution d’une fin impersonnelle à un but intéressé. Le souci de conserver sa force et sa santé qui se confond avec celui de prolonger son existence est certes un des mobiles qui détermine le plus puissamment l’homme à se mouvoir. Il est donc naturel que cette source d’énergie ait été captée et utilisée à son profit par le Génie de la Connaissance, et de fait, il semble bien qu’un tel souci soit une des premières sources de l’esprit scientifique. L’étude des propriétés curatives des minéraux et des plantes a précédé la chimie et la botanique et a donné naissance à ces sciences. Le même désir d’intervenir utilement parmi la complexité des organes a créé la physiologie d’où une science plus désintéressée, la biologie, est issue. Or si l’on peut soutenir que de telles études n’ont actuellement pour quelques cerveaux d’autre intérêt qu’elles-mêmes et la curiosité pure qu’elles suscitent, on ne saurait oublier non plus que les applications auxquelles elles aboutissent dans le domaine de la médecine ou dans celui de l’industrie contribuent encore pour une forte part à leur progrès, en intéressant la foule, par l’espoir d’un profit, à des travaux dont elle eût détourné son attention. Cet intérêt de la foule, en déterminant des concours pécuniaires, on contraignant l’État à s’ingérer, mettent la science en possession de l’outillage dont elle a besoin. La découverte du vaccin contre la rage est peu de chose comparée aux admirables travaux de Pasteur sur la dissymétrie moléculaire ; mais par sa portée pratique elle a frappé l’imagination populaire et a illustré le nom du savant. C’est à cet engouement, à ce souci thérapeutique qu’est due la fondation de l’Institut Pasteur, excellent monastère scientifique d’où sont sortis déjà, d’où sortiront par la suite nombre de travaux désintéressés dont le Génie de la Connaissance sera seul à profiler.

Mais ce qu’il convient d’admirer, c’est qu’avec la médecine, avec ce premier souci qui poussa l’homme à intervenir dans sa propre physiologie, le Génie de la Connaissance semble avoir créé une cause d’effort qui, s’étant une fois exercée, se cause elle-même à l’infini, se légitime et s’engendre avec une force qui va toujours croissant. Il n’est pas permis de nos jours de conclure à l’inefficacité absolue de la médecine et il faut accorder, qu’en nombre de cas particuliers, des malades auraient succombé, que l’intervention des médecine a conservés. Mais à ne prendre que ces cas triomphants, et qui seuls justifient, d’un point de vue pratique, l’existence de la médecine, il apparaît que le fait de conserver dans la vie des êtres que la nature avait condamnés, et dont quelques-uns se reproduiront, a pour effet de créer, par l’hérédité, une race naturelle de malades qui ne pourront vivre qu’avec le secours de la médecine. La première ingérence de la médecine fut peut-être inutile, mais la seconde est nécessaire. Ainsi la médecine, dans tous les cas où elle l’emporte sur la nature, en faisant durer des êtres dont l’organisme est atteint dans ses profondeurs, propage dans la vie un foyer d’infection. Le jour où la médecine, stimulée par la sentimentalité publique, aura trouvé le moyen de guérir la tuberculose ou d’enrayer sa marche, elle aura augmenté pour l’avenir, dans des proportions incalculables, le nombre de ses tributaires et fomenté peut-être des maladies nouvelles, énigmes nouvelles et nouveaux aiguillons pour la curiosité des savants.

D’ailleurs, cette conséquence qui consiste à faire vivre des êtres destinés à mourir, n’est peut-être pas le seul moyen, par lequel la médecine pourvoit à sa nécessité. Peut-être agit-elle dans le même sens par le seul effet des remèdes qu’elle invente. Car elle ne demande à un remède que de guérir le mal immédiat, et lorsqu’elle a trouvé ce topique, elle ne se préoccupe pas des modifications profondes que peut déterminer dans l’organisme, l’ingérence d’une substance étrangère. Tel est le cas du vaccin, dont on peut penser qu’il prévient la petite vérole, mais dont on ne sait s’il ne détruit pas, dans ce milieu mal connu qu’est le corps humain, des auxiliaires indispensables. On en peut dire autant de toutes les merveilleuses substances qui mettent fin à nos souffrances et à nos maladies passagères, dont on ne connaît que l’action immédiate et que l’on ingère pourtant sans hésitation sur l’avis des thérapeutes.

Ainsi la médecine, en tant qu’elle guérit, c’est-à-dire qu’elle ralentit l’action destructive des forces naturelles, a pour effet de changer des maladies actuelles et connues en d’autres maladies lointaines et inconnues. L’homme fait de son corps un champ d’expérimentation. À la mort naturelle, qui vient à son heure par usure de l’organisme, il a substitué, par le fait de l’intervention médicale, d’innombrables causes de mort lente, d’innombrables maladies diverses. Mais en modifiant ainsi dans son corps le cours naturel de la vie, en y instituant ces hardies et multiples expériences, il faisait accomplir, ainsi qu’on l’a montré, un progrès merveilleux à la science de la vie. Comme la philosophie, comme l’effort industriel, l’effort de l’homme pour se guérir et se défendre contre la mort, a atteint un but différent de celui qui était visé. De même qu’avec la passion amoureuse, l’homme, croyant n’agir qu’en vue de son bonheur, remplit les desseins du Génie de l’Espèce, de même, avec la recherche scientifique, croyant améliorer les conditions de sa vie, il sert les vues du Génie de la Connaissance. Ainsi, tout l’effort utilitaire de l’humanité est détourné vers des fins désintéressées. L’homme se conçoit doué du pouvoir de modifier l’Univers à son profit, c’est ici comme ailleurs se concevoir autre qu’il n’est et tandis qu’il tend vers cette fin égoïste toute son énergie, il développe une force qui est utilisée pour une fin étrangère.

Chapitre VII. Le Bovarysme essentiel de l’existence phénoménale §

I. Antinomie entre existence et connaissance : Le moi psychologique se conçoit nécessairement autre qu’il n’est. — II. L’être universel de la métaphysique se conçoit nécessairement autre qu’il n’est.

I §

À l’instigation du Génie de l’Espèce et du Génie de la Connaissance, l’homme se conçoit autre qu’il n’est quant aux conséquences de son activité. Avec la croyance au libre arbitre, avec l’illusion de la personnalité, on a vu qu’il se conçoit autre qu’il n’est, quant à l’essence même de cette activité. Il reste à montrer que cette conception chimérique de soi-même et des choses ne peut être évitée, qu’elle reconnaît à son principe une nécessité absolue et qu’il existe un antagonisme irréductible entre ces deux faits : existence et connaissance.

Tout être qui prend conscience de lui-même se conçoit par là-même autre qu’il n’est. Ainsi peut se formuler, selon son caractère universel, cet antagonisme essentiel entre deux états, qui pourtant se conditionnent l’un l’autre, et cette énonciation tire son évidence de ce principe qu’il n’est de connaissance que d’un objet pour un sujet. Il suit de là que le moi humain ne peut prendre de lui-même une connaissance intégrale. Pour se connaître, il se divise, et c’est une partie de lui-même qui prend connaissance de l’autre partie. L’acte même par lequel il s’efforce de prendre connaissance de lui-même brise son unité. Comme on s’écarte d’un point de vue pour le contempler, le moi s’écarte de soi-même, et, s’avançant sur la ligne du temps, il ne saisit dans le passé qu’une image dont la conscience a conservé le reflet, une image qu’une mémoire plus ou moins fidèle présente à sa vue, plus ou moins déformée, privée de vie toujours. Le moi ne connaît de lui-même que des formes cadavériques, que des fantômes vagues et multiples évoqués par le souvenir. Il ne se conçoit pas tel qu’il est, animé d’une vie complexe et qui se rue vers l’avenir.

D’un point de vue plus positif encore il apparaît que par le fait de sa division avec lui-même il ne se connaît jamais que partiellement. La fraction de lui-même qu’il a érigée en sujet, échappe à ses prises. Veut-il s’en saisir, il lui faut s’endétacher, la repousser dans le royaume mort du passé, et tirer de sa propre substance un nouveau sujet qui va échapper à son tour à ce nouvel effort de possession intégrale. Il faut donc de toute nécessité qu’il se conçoive autre qu’il n’est : lui, l’unique, le voici dispersé sur la ligne du temps en mille représentations diverses, et ces représentations n’existent que pour un sujet qui, lui-même, se modifie insensiblement et sans cesse, c’est-à-dire pour des sujets multiples, entre lesquels n’existe qu’une présomption d’identité que la fiction conventionnelle d’une unité.

Il y a plus et ce moi, qui se conçoit distinct d’un monde extérieur, ne se perçoit qu’en fonction de ce monde extérieur : il ne prend conscience de lui-même que dans les modifications qu’il subit du fait de ce monde extérieur. Il ne s’appréhende lui-même que mêlé et confondu avec les objets qui le déterminent. C’est avec ses sensations qu’il construit ses perceptions, c’est-à-dire qu’il situe dans l’espace et hors de lui, à l’occasion de ses propres modifications, des causes imaginées, matérielles et sensibles, de ces changements où il se possède.

En même temps, il faut constater que s’il se conçoit nécessairement autre qu’il n’est par le fait de sa division avec lui-même, il ne connaît aussi les objets du monde extérieur qu’indirectement par le rapport incomplet dans lequel ils entrent avec la fausse et partielle représentation qu’il se forme de lui-même. D’ailleurs une présomption d’irréalité pèse déjà sur ces objets : lorsque, regardant de près à leur genèse on les voit émerger de la sensibilité même du sujet, n’est-on pas tenté de se demander s’ils ne sont pas de simples signes auxquels le moi confère la réalité par un acte de volonté arbitraire ? La matière et le monde extérieur tout entier ne devraient-ils pas leur origine à cette même fantaisie intellectuelle par laquelle les premières sociétés humaines confèrent la divinité à des idoles taillées dans le bois par la hache de leurs artisans, idoles auxquelles elles attribuent un pouvoir souverain et auxquelles elles se soumettent ? Vers quelque solution que l’on incline, il reste toujours que le moi psychologique, pour se connaître, se conçoit nécessairement autre qu’il n’est, que cette fausse conception de lui-même entraîne une fausse conception des choses et frappe la connaissance tout entière d’une tare sans remède.

II §

Si sortant du domaine de la psychologie, on pénètre dans celui de la métaphysique, la même conclusion s’impose avec une netteté logique encore plus manifeste. Au lieu de considérer une conscience individuelle dont on ignore le rapport avec tout le reste, on forme ici l’hypothèse d’un être universel hors duquel rien n’existe et dont toutes les formes individuelles ne sont que des manifestations et des dépendances. Or, il apparaît avec une nécessité logique et qui ne prête au moindre biais, que cet être unique ne peut se concevoir qu’autre qu’il n’est, puisque la division en objet et en sujet, condition de toute connaissance, brise son unité, puisque, absorbant toute la substance du réel, il ne peut tirer que de son sein les éléments de cette division. Cet acte initial par lequel l’être unique se distingue en sujet et en objet lève le rideau sur la fiction du monde phénoménal. Par le sortilège de ce geste métaphysique la diversité des choses apparaît dans le décor de l’espace et du temps parmi les intrigues complexes de la causalité.

L’unprend conscience de soi-même dans le multipleet l’état de connaissance, mascarade prestigieuse où la vie se délasse, se fonde sur le mensonge d’un être qui, par manière de jeu, se conçoit autre qu’il n’est.

Deuxième partie :
Le Bovarysme de la vérité §

I. Le Bovarysme, condition essentielle de la vie phénoménale, ne peut être tenu pour un cas pathologique. Inversion du point de vue précédent : le Bovarysme comme loi de la vie phénoménale. — II. La vérité comme mensonge et comme principe de toute conception bovaryque. — III. Le pouvoir de se concevoir autre est la forme que prend dans la conscience le fait pur et simple de devenir autre, essence de la vie phénoménale qui est une chose en mouvement.

I §

Tous les chapitres précédents ont été rassemblés sous le jour d’une même idée générale : on y a présenté le Bovarysme comme un cas de pathologie. Mais les conclusions auxquelles ont abouti les derniers de ces chapitres sont de nature à faire douter de la validité de cette qualification. Le phénomène bovaryque s’y est en effet montré d’une application universelle. Il est apparu comme la loi même et comme la condition de la vie phénoménale. On ne saurait donc le considérer comme une maladie sans considérer, du même coup, comme une maladie la vie phénoménale tout entière, c’est-à-dire la vie telle qu’elle nous est donnée.

Le boudhisme n’a pas reculé devant cette déduction à laquelle s’est également attaché, avec Schopenhauër, tout le pessimisme contemporain. Un pareil verdict répond donc à un état de sensibilité, réel chez certains êtres, et qui parvient d’ailleurs à se complaire à lui-même en des attitudes de détachement religieux ou esthétique : des hommes qui ressentent la vie comme une souffrance trouvent en ces postures une méthode et un moyen anticipé pour se soustraire à la vie. Mais le fait que la vie phénoménale persiste, l’ardeur dont témoigne l’humanité à la conserver et à la perfectionner interdisent de reconnaître la valeur d’une loi générale au vœu de cette sensibilité épuisée qui, pensant abolir la vie, n’abolit avec elle-même, dans l’effort de renoncement où elle se rétracte, qu’une maladie de la vie !

Le fait de l’existence phénoménale demeure donc la seule réalité donnée. Il emporte avec lui son excellence et la confère aux lois dont nous le voyons dépendre. Aussi nous faut-il considérer comme la modalité normale de la vie cette contrariété selon laquelle, sous le regard de la conscience, toutes les choses se conçoivent autres qu’elles ne sont. Il nous faut aller jusqu’à conclure qu’il y a identité entre connaître les choses et les connaître autres qu’elfes ne sontet que cette seconde définition de la connaissance implique la connaissance tout entière, selon son mode unique. L’être métaphysique se conçoit autre qu’il n’est, le moi psychologique se conçoit autre qu’il n’est, voici les fondements de la vie phénoménale. Cette constatation doit justifier désormais à nos yeux toute la suite des phénomènes, depuis les plus généraux jusqu’aux plus particuliers, qui ont été exposés dans la première partie de cette étude et où s’est manifestée en acte, à quelque degré, la faculté de se concevoir autre. Cette fausse conception, que toutes les choses vivant d’une vie consciente prennent d’elles-mêmes, doit être tenue pour la loi même de toute vie phénoménale. C’est l’impuissance à faire sortir d’elle-même cette illusion qui doit être envisagée dorénavant, en toute entité, comme une tare et comme le symptôme d’un déclin.

II §

Il convient donc de reprendre une à une chacune des manifestations bovaryques qui ont été étudiées précédemment afin de leur restituer, du point de vue que nous a fait découvrir une analyse plus complète, un aspect de santé qu’une observation faite d’un point de vue subjectif tendait à leur enlever. Avant, toutefois, d’entreprendre cette œuvre de réparation à l’égard d’un principe injustement déprécié, il n’est pas sans intérêt d’analyser les causes de cette humeur chagrine qui engagea dans cette voie calomnieuse les analyses précédentes. Il semble en effet qu’elle ait sa source en un sentiment profond de la nature humaine, et, pour cette raison, elle peut nous révéler quelque chose d’important touchant le mécanisme de la vie.

Si, après avoir mis en lumière l’universalité et la fatalité du mensonge bovaryque, on s’est gardé ici de formuler une évaluation pessimiste de la vie et de ses conditions, il faut reconnaître que cette même constatation de fait serait de nature à motiver un autre jugement chez l’immense foule des hommes qui vivent et assurent par leur confiance et leur ardeur les progrès de la vie. Ceux-ci ne perdent pas courage lorsque quelque mensonge particulier leur devient apparent et les meilleurs s’efforcent seulement de le retrancher. Cette tâche leur fixe un but qui, atteint, leur procure de la joie. Mais leur courage viendrait sans doute à défaillir s’il leur fallait constater que tous leurs efforts ne vont qu’à remplacer un mensonge par un autre et que les conditions mêmes de la vie phénoménale les condamnent à créer sans cesse des perspectives plus ou moins fausses. C’est que ces hommes sont menés par une croyance majeure qui est le ressort de leur activité : sous des noms plus ou moins symboliques et concrets ils croient à la véritéet tout leur effort se propose de réduire à cette conception idéologique les modes de la vie, d’imposer à la vie phénoménale ce joug : le joug de la vérité. Or, si l’on se reporte aux origines de la vie phénoménale, telles qu’elles ont été montrées ici, si l’on est bien convaincu de l’évidence de cette proposition, qu’aucun état de connaissance n’est possible que d’un objet pour ira. sujet, en sorte que toute entité vivante ne prend conscience d’elle-même qu’au moyen d’une falsification de soi, il apparaît que la vérité n’a pas de place dans la vie phénoménale, qu’on ne peut imaginer et situer l’idée de vérité qu’en un état d’identité absolue entre toutes les choses où toutes les choses se confondraient et s’évanouiraient et où cesserait, avec toute différence et tout reflet, toute conscience. Il faut donc reconnaître que l’on touche ici, avec l’aspiration à la vérité, à une nouvelle croyance bovaryque d’une force extraordinaire et qui jouit dans l’esprit des hommes d’un caractère sacré. Elle consiste à appliquer aux modes de la vie phénoménale une conception qui exclut la vie phénoménale, la loi d’un autre état que nous ne pouvons imaginer et décrire qu’en niant à son sujet faut ce que nous savons de la vie ordinaire, — en niant qu’il soit soumis aux conditions du temps, de l’espace, de la cause et que la diversité y ait place. Au moyen de cette illusion suprême, l’homme, concevant la vie phénoménale autre qu’elle, n’est en son fond le plus essentiel et rassemblant toutes ses forces pour la réduire à cette fausse conception, s’élance constamment vers l’impossible. Son élan, en raison du but inaccessible vers lequel il se dirige, est condamné à un recommencement perpétuel. Condamné, c’est le terme dont useraient les philosophes pessimistes, mais on dira ici que, par la vertu de cette illusion métaphysique, l’élan humain est assuré d’une ardeur toujours renaissante. Une force est ainsi ; engendrée sans fin, que. la vie phénoménale tourné à son profit. Se croyant destiné à atteindre la vérité, l’homme à tout moment crée le réel. La vérité prise pour but est le moyen d’une chose toute différente.

Avec cette conception de la vérité, telle qu’elle vient d’être analysée, on touche au ressort le plus important du mécanisme de la vie. On se voit, en même temps, initié au secret qui va permettre de réhabiliter le mensonge bovaryque et de lui restituer sa valeur positive. Si, en effet, le pouvoir départi à l’homme de ce concevoir autre qu’il n’est a pu apparaître sous un jour défavorable, une telle dépréciation avait pour origine la foi en ce concept d’une vérité dont on vient de montrer le caractère illusoire. C’est au nom de la vérité que le pouvoir de se concevoir autre était diffamé. Désormais, cette idée de vérité se manifeste elle-même comme le type. et l’ancêtre de tout mensonge. C’est elle, voyons-nous, qui, d’une façon suprême et par un sortilège métaphysique, dupe l’esprit des hommes. Loin d’être le point fixe sur lequel il était permis de s’appuyer pour mesurer tout le reste, elle est le prisme qui fausse et modifie à notre vue tous les aspects de l’univers. Nous connaissons, maintenant, qu’elle est faite pour un monde qui n’est pas le nôtre et qui, par définition, nous est inaccessible. Dès lors, l’idée perd tout crédit au regard de la connaissance analytique : il nous faut réformer tous les jugements que nous avons portés lorsque nous subissions son influencé et nous en laissions imposer par son prestige. Ce qui était méprisé à cause d’elle doit être remis en honneur ou considéré tout au moins d’un regard non prévenu.

III §

Sous ce nouveau jour et dans ces conditions nouvelles, le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est va reconquérir sans conteste la place que lui assigne son caractère d’universalité. Que le fait de se concevoir autre soit inhérent à toute existence consciente d’elle-même, voilà ce qu’il nous faut désormais accepter comme un axiome irréductible et contre lequel il n’était permis de s’insurger que du point de vue d’une fausse sensibilité intellectuelle. Dès que cette maladie de l’intelligence est guérie, il n’est plus d’autre attitude à prendre à l’égard de cet état de choses que celle qui consiste à l’enregistrer dans l’esprit et à en faire un mode d’explication universel puisque l’on voit qu’il domine la vie phénoménale, la seule qui nous soit donnée, et qu’il se tient à son commencement. Or, ce qui éclate tout d’abord dans ce spectacle de la vie phénoménale, c’est qu’elle nous apparaît comme une chose en mouvement. À notre vue l’univers se meut : ou le mouvement est, de toute éternité, la loi et le propre de la vie — ou le geste métaphysique qui brise le sceau de l’unité et pose l’objet devant le sujet, déclenche aussi le ressort qui engendre dans le temps et dans l’espace le mouvement du multiple sons l’influence de la cause. Quelle que soit l’hypothèse, il reste que la vie phénoménale ne nous est donnée que dans le mouvement. Elle n’est pas figée dans le fait de l’existence pure et simple. À vrai dire, elle n’est pas, elle devient. Elle devient, cela signifie — et c’est un pléonasme de l’énoncer — qu’elle devient à tout moment autre qu’elle n’était.

Ainsi la loi d’une chose en mouvement et qui n’existe qu’à la condition d’être toujours divisée avec elle-même, de n’atteindre jamais à un état de repos, c’est de devenir à tout moment autre qu’elle n’est. Devenir autre est la loi de la vie. Or dans l’être qui prend conscience de la vie qui l’anime et en forme une représentation, cette loi se transforme et devient la nécessité de se concevoir autre.

Avec le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est, on possède donc le rythme même de la démarche de la vie en tant qu’elle prend conscience d’elle-même. Le fait de se concevoir autre est le reflet de cette réalité que nous imaginons objective et qui constamment devient autre. Se concevoir autre, c’est vivre et progresser.

C’est de ce point de vue nouvellement acquis, et avec ce nouveau parti pris d’optimisme qu’une revue rapide des diverses sortes de Bovarysmes étudiées jusqu’ici avec quelque prévention, sera efficace pour remettre au point les conclusions précédentes. Il devra apparaître au cours de cette revue que toute conception bovaryque est pour la vie une attitude d’utilité, soit qu’elle desserve une utilité purement vitale, soit qu’elle soit le moyen d’une utilité de connaissance.

Troisième partie :
Le Bovarysme, loi de l’évolution §

Chapitre I. Le Bovarysme de l’individu et des collectivités §

I. La faculté de se concevoir autre, considérée sous son aspect normal, se confond avec la faculté d’éducation. Elle est un appareil de mouvement et comporte un pouvoir d’exhaussement. — Limites de ce pouvoir : sa subordination au pouvoir d’évoluer. — II. L’importance de la faculté bovaryque justifie les déviations où cette faculté survit à son efficacité. Attitudes esthétiques et morales en présence de cette constatation. —  III. D’un point de vue d’observation positive, sous quelles conditions une conception bovaryque est-elle bienfaisante ? Quelques principes d’évaluation. — Confirmation de ces principes par la biologie — Application de ces principes à des groupes sociaux.

I §

Il est aisé, en ce qui touche à la psychologie individuelle, de restituer au pouvoir de se concevoir autresa valeur active et son caractère de bienfaisance. Il suffit, pour accomplir cette œuvre de réhabilitation, de confesser le vice inhérent à la composition de cette étude.

À la suite de Flaubert, dont la vision éclaire d’une lumière si vive ce pouvoir de métamorphose, on n’avait considéré tout d’abord de ce pouvoir que les conséquences pernicieuses. Chacun des types humains envisagés au cours du chapitre consacré au Bovarysme individuel apparaissait bien halluciné par le pouvoir de l’exemple et de la notion. Mais cette hallucination qui le détournait de la satisfaction de son propre moi, ne parvenait pas à l’égaler au modèle qu’il avait choisi. Le personnage se concevait autre qu’il n’était, mais il ne réussissait pas à réaliser la conception nouvelle qu’il s’était formée de lui-même. Il faut l’avouer, les exemples que l’on avait mis en scène n’étaient propres à illustrer qu’un cas particulier des effets de la faculté bovaryque, tandis qu’ils repoussaient dans l’ombre tous les cas où le pouvoir de se concevoir autre emporte avec lui le pouvoir de s’égaler au modèle, d’acquérir par le moyen d’un phénomène d’aimantation des qualités nouvelles. De ce fait, la faculté tout entière de se concevoir autre semblait frappée de discrédit.

Comme conséquence du procédé que l’on vient d’exposer, ce fait encore s’était produit sur lequel il convient d’attirer spécialement l’attention ; le cas pathologique, aperçu le premier avait été défini tout d’abord par l’énoncé du pouvoir normal qui s’y manifeste. Le Bovarysme, avait-on formulé, est le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est, et sous cette définition, on avait étreint une propriété de l’esprit beaucoup plus vaste que celle que l’on croyait toucher et que suscitait alors le paysage psychologique découvert par Flaubert. On s’aperçut bientôt que, pour coïncider exactement avec les objets que l’on décrivait, la formule devait être complétée. On adopta alors cette définition qui limitait le phénomène à son expression pathologique : Le Bovarysme est la faculté départie à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est en tant que l’homme est impuissant à réaliser cette conception différente qu’il se forme de lui-même. Mais par-delà la restriction apportée par la nouvelle formule, l’esprit continua de percevoir comme élément principal du Bovarysme ce pouvoir de se concevoir autre sur lequel le Bovarysme des personnages de Flaubert avait attiré l’attention ; le Bovarysme devint ce pouvoir même, si bien que l’on en est venu à conserver ici pour désigner la faculté d’évolution elle-même ce terme de Bovarysme qui fut employé d’abord pour désigner une défaillance de cette faculté.

Une telle transposition a pour effet, on le sait, de modifier quelque peu le sens que comporte le mot dans l’œuvre de Flaubert. Mais il a paru avantageux, pour deux motifs, de consacrer méthodiquement cette confusion qui, par un ennoblissement du spectacle que l’on considérait, s’était d’elle-même établie dans l’esprit. Par le fait du malaise ou de la douleur qui fixent sur eux notre attention, nos états pathologiques ainsi qu’on l’a noté déjà, nous sont mieux connus que les autres, en sorte qu’ils évoquent des idées plus claires et qui nous font mieux pénétrer dans la nature des choses. C’est ainsi que le pouvoir de se concevoir autre se manifeste avec une clarté d’autant plus vive chez tous les personnages de Flaubert, que ceux-ci, par leur impuissance à s’identifier avec le modèle qu’ils ont élu, nous laissent mieux voir l’écart entre la réalité qu’ils représentent, dont ils ne peuvent se détacher et qui persiste sous nos yeux — et celle que leurs gestes nous dessinent. D’autre part, il a semblé que s’il est aisé de classer dans le domaine de la pathologie tels cas extrêmes où la conception différente qu’un être se forme de lui-même est accompagnée d’une impuissance absolue à se réaliser, il est un nombre beaucoup plus grand d’autres cas où il est fort difficile de discerner, si l’acte, par lequel un être se conçoit autre qu’il n’est, est de nature à augmenter ou à diminuer sa puissance. Or dans tous ces cas, ce que l’esprit distingue toujours avec netteté, ce qui continue de se montrer comme la marque caractéristique du phénomène, c’est ce pouvoir de se concevoir autre, cette sensibilité par laquelle l’être humain offre prise aux images, nous enseignant qu’il peut être par elles déplacé, entraîné hors du lieu psychologique où il est présentement situé.

Le Bovarysme apparaît donc en son essence ainsi qu’un appareil de mouvement. Dans tous les cas pathologiques qui furent tout d’abord énoncés, ce pouvoir moteur s’exerçait avec une force insuffisante ou dans une direction que contredisaient, soit les circonstances du milieu, soit le mouvement même dont était animée déjà la réalité à laquelle il tentait de s’appliquer. Dans les cas normaux où il sera maintenant considéré, il va au contraire s’exercer d’une manière efficace ; il va comporter un pouvoir de réalisation et d’adaptation, c’est-à-dire qu’il sera un moyen pour un être d’ajouter quelque chose à sa personnalité, de la modifier sans la détruire, de la déplacer sans la briser.

Le Bovarysmc, comme appareil de mouvement, cette définition fixe son importance à l’égard d’une réalité dont on a constaté qu’elle n’est saisissable que dans le devenir. Plongé dans cette atmosphère du devenir qui enveloppe tout le réel, l’homme obéit à la loi du changement : il devient autre. Physiquement, il se transforme depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse ; il en est de même intellectuellement et moralement aussi. Mais tandis que le premier changement s’opère sous des conditions purement physiques, que l’intervention des autres hommes et du milieu ne peut modifier que d’une façon insensible, la croissance intellectuelle et morale semble déterminée en grande partie par cette intervention, par l’exemple immédiat des paroles et des actes, par la notion qui est le legs des exemples et des efforts passés.

On a dit, dans la première partie de cette étude, l’importance considérable de la notionpar où les bénéfices que réalise l’effort individuel et qui ne profitent guère chez les autres animaux qu’à l’individu, sont transmis par l’homme à ses descendants, que ce legs dispense de recommencer le labeur des ancêtres. C’est ici le lieu d’insister plus fortement qu’on ne le fit alors sur ce caractère de bienfaisance de la notion. Grâce à ce pouvoir d’enfermer les résultats de l’effort individuel dans cette forme transmissible, les générations peuvent ajouter bout à bout la suite de leurs efforts et en former une somme qui va toujours grossissant. De la sorte l’humanité historique tout entière parvient à composer un seul et même être, un être dont la jeunesse est illimitée puisqu’elle se retrempe dans la jeunesse individuelle de chaque génération naissante, un être aussi dont la mémoire et l’expérience vont s’enrichissant sans cesse. Par le pouvoir de la notion chaque individu se conçoit d’une façon supérieure autre qu’il n’est, il voit se refléter dans sa conscience individuelle l’image abstraite de la pensée humaine tout entière.

L’efficacité de la notion repose donc sur l’existence de ce pouvoir bovaryque qui permet à l’homme de s’approprier et de s’assimiler les résultats d’un effort qu’il n’a pas lui-même accompli. Ce pouvoir bovaryque se confond ; ici avec la faculté d’éducation. Se concevoir autre par le moyen de l’éducation, subir la suggestion de la notion, c’est se déplacer et progresser, c’est se montrer capable de saisir la corde tressée par l’industrie de l’humanité, et de hisser, par un raidissement de l’effort, sa propre et frêle personnalité jusqu’au plateau conquis et aménagé par les meilleurs de l’espèce. Le Bovarysme est donc bien ici un pouvoir, d’exhaussement. C’est sous le jour de cette idée qu’il a été considéré naguère, et qu’on en a fait l’application à un cas de littérature, en une étude consacrée aux Goncourt et à l’idée d’art16.

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Il importe toutefois de fixer ici les limites précises dans lesquelles s’exerce avec efficacité le pouvoir bovaryque, d’indiquer son rôle et sa place par rapport à un pouvoir plus vaste qui l’embrasse et dont il n’est le représentant qu’à un moment déterminé : le pouvoir d’évoluer. Le pouvoir d’évoluer ne fait qu’un avec la loi du devenir dont il est la traduction sous une forme active et subjective. Or le pouvoir de se concevoir autre n’intervient que durant la période où ce pouvoir d’évoluer s’exerce sous le regard de la conscience. Il n’est en quelque sorte qu’un pouvoir de seconde main. Toute nouveauté sort de l’inconscient et manifeste l’évolution du devenir : mais sitôt que cette nouveauté s’est formulée et a été convertie en notion en une première conscience individuelle, la voici propre. à se refléter dans toutes les intelligences et à être transmise à un grand nombre d’esprits. Ainsi propagée elle va exercer sur toute une part de l’humanité sa fascination. Toute une part de l’humanité va la prendre pour idéal, se concevoir à son image, faire effort pour la posséder.

On peut dire de ce point de vue que l’homme de génie, lorsqu’il invente, manifeste la seule action de la loi du devenir et qu’il échappe à tout Bovarysme. L’œuvre nouvelle qu’il met au monde procède du mode des germinations et des floraisons naturelles. De nouvelles corolles s’épanouissent au sommet de la tige mentale. La vie se transforme et devient autre en dehors de tout dessein prémédité. Mais pour que cette forme nouvelle ne demeure pas le privilège d’une seule intelligence, il faut qu’un grand nombre d’esprits aimantés vers le sommet où s’ouvre cette fleur nouvelle se haussent au-dessus d’eux-mêmes et se modifient jusqu’à réaliser en eux-mêmes les conditions de cette culture.

Le Bovarysme est donc la forme que prend la loi du devenir durant toute la part du trajet qu’elle accomplit sous le regard de la conscience. Elle est comprise dans le domaine de la psychologie et c’est pourquoi on parle ici la langue de la psychologie sans rechercher encore s’il ne serait pas possible de donner au phénomène une explication plus profonde. On suppose ici l’exemple pourvu d’un pouvoir de suggestion. On adopte le point de vue exposé par M. Tarde, dans son beau livre, les Lois de l’imitation.

II §

Enfermé dans les limites que l’on vient d’indiquer, et pris seulement comme un moyen de fixer dans l’espèce humaine les inventions réalisées par les meilleurs hommes, le rôle qu’il convient d’attribuer au pouvoir bovaryque, demeure, on le voit, d’une importance capitale. Or, qu’il soit inhérent à l’essence même de la vie humaine, qu’il soit une condition de son progrès, cela explique et justifie qu’il survive & sa nécessité. Du fait de cette constatation, tous les cas défavorables signalés dans la première partie de ce livre, toutes les déviations et toutes les difformités morales et mentales que l’on y exposa, ne sembleront pas une trop forte rançon des bénéfices qu’il procure. La proportion apparaîtra, en effet, bien faible, de ses conséquences funestes, des cas où il est accompagné d’une impuissance, de ceux où il détourne une activité de ses buts véritables, à la somme des avantages qu’il procure. Il suffit pour s’en rendre compte do jeter un regard sur tout ce que l’homme acquiert par le moyen de l’éducation, depuis le langage jusqu’aux notions scientifiques les plus complexes, jusqu’aux jouissances esthétiques les plus hautes. Il suffit surtout de considérer que sans l’existence de ce pouvoir, les découvertes individuelles ne se seraient pas transmises en sorte que le savoir humain serait demeuré à l’état embryonnaire, qu’il n’aurait point formé une somme, qu’il n’y aurait pas à vrai dire de savoir humain.

Il n’en reste pas moins qu’il existe une pathologie du Bovarysme, c’est-à-dire que le pouvoir de se concevoir autre, dont les bénéfices sont répartis d’une façon fort inégale à ceux qui en tirent profit, est pour beaucoup d’autres individus la cause d’égarement et le principe de ruine pu de ridicule que l’on a décrits.

Le spectateur ne pourra que se réjouir de cet état de choses. C’est grâce à cette imperfection que la vie demeure pour lui un spectacle. Si le pouvoir de se concevoir autre fonctionnait dans l’humanité selon un rythme absolument normal, si tous les hommes également doués du pouvoir de se concevoir à la ressemblance les uns des autres étaient également doués du pouvoir de réaliser cette conception, il n’y aurait plus qu’un seul exemplaire humain. La monotonie de la représentation engendrerait un ennui destructeur de la vie même, et le pouvoir d’imiter se verrait aboli faute de types différenciés, proposés à l’imitation. Le monde se figerait dans l’identique.

L’attitude du moraliste sera différente. Avec son habituel souci de réforme et de redressement il mettra les hommes en garde contre les excès et les déviations du Bovarysme, et s’efforcera de régler le cours de ce pouvoir, d’en réduire l’activité à ses modalités normales. Il formulera à cet effet quelques maximes. La mieux appropriée tient dans cet impératif : « Sois en harmonie avec toi-même. » Flaubert, qui se crut peut-être attiré vers l’action et qui se confina dans l’idée, sut conclure vers sa vingtième année à ce précepte dont il livre le talisman dans une lettre à son ami Le Poittevin : « Sibi constat », tel est, dit-il, citant Horace, l’état du sage. C’est de cet état de fait qu’il déduit le conseil qu’il se donne à lui-même : « Sois en harmonie avec toi-même. »

Cette maxime en effet, si on ne. la prend pas comme un frein trop fort de nature à paralyser le mouvement nécessaire à la vie, peut être utile à distinguer la limite où le Bovarysme cesse d’être l’expression d’un progrès normal pour dévier vers la pathologie : « Sois en harmonie avec toi-même », cela signifie avec plus de détail : Sache parmi le grand nombre de notions qui sont proposées à l’admiration de ton esprit, sache distinguer celles qui doivent demeurer pour toi de simples objets de connaissance, de celles qui peuvent être des buts pour ton activité. Qu’il s’agisse des directions où tu dois appliquer ton intelligence ou de celles que doit suivre ta sensibilité, apprends à reconnaître parmi ces notions qui brillent dans ta conscience pour fasciner ton énergie, celles qui s’accordent avec l’impulsion naturelle de ton intelligence et de ta sensibilité. Préfère celles-ci, réserve pour elles toute ton ardeur, qu’elles soient seules pour toi des buts. À l’égard de toutes les autres observe l’attitude d’un spectateur curieux qui demeure en son observatoire et s’intéresse aux contours d’un paysage. Garde-toi de ressembler à ce personnage d’Ibsen, toujours prêt à admirer quelque chose en dehors de lui-même. Ne va pas chercher en dehors de toi un point d’appui pour ton énergie. Sois en harmonie avec toi-même ; que toutes les forces de ton être convergent vers un même point, que les forces nouvelles que tu vas développer en toi ne contrarient pas l’effort des précédentes. Construis la personnalité future dans le prolongement de l’ancienne : que l’une puisse s’ajouter à l’autre, bout à bout. —

Le moraliste pourrait ainsi prolonger longuement son discours. Il ignore ou feint d’ignorer que ce pouvoir de choisir avec plus ou moins de bonheur la direction favorable aux actes, est lui-même déterminé par le degré de convergence des forces léguées par l’hérédité, qu’un individu, un peuple, un groupe social quelconque doivent à leur passé, en même temps qu’aux circonstances du milieu, la possibilité d’adopter pour leur avenir l’orientation qui convient et que les mêmes causes assument seules le crime d’un mauvais choix.

III §

À se départir de l’attitude du moraliste ou du conseiller pour se retrancher dans le point de vue positif de l’observateur, le Bovarysme fournit du moins un moins qui permet d’apprécier avec quelque rigueur le degré de force ou de santé d’un être — individu ou collectivité — et dans une certaine mesure de pronostiquer son destin.

Ce principe d’évaluation peut être utile également au psychologue et au sociologue. L’un et l’autre ont pour champ d’observation un être dont c’est la fonction essentielle de se concevoir dans une certaine mesure autre qu’il n’est, pour qui l’accomplissement de cette fonction est une condition vitale, au même titre que les actes de nutrition et d’assimilation sont pour les animaux des conditions de vie. Cet être se conçoit-il avec obstination semblable à lui-même, il va périr, car parmi les circonstances du milieu qui changent et exigent une adaptation incessante, voici pour lui toute évolution arrêtée, toute croissance entravée. Cet être qui se répète indéfiniment semblable à lui-même va se trouver dans un état d’infériorité flagrant vis-à-vis de tous les êtres de même nature, qui subissent une évolution normale. En cas de conflit, il lui faut disparaître. Se conçoit-il au contraire à l’image d’un modèle absolument différent, le voici encore destiné à périr. Car il va se montrer impuissant à atteindre le modèle qu’il s’est proposé, et son énergie employée tout entière en un vain effort va se dissiper. Il semble donc que le mode le plus favorable du Bovarysme consiste pour un être àse concevoir autre qu’il n’est, dans la mesure où cette conception nouvelle est assez proche de l’ancienne pour pouvoir s’y ajouter. De la sorte le Bovarysme est le mode même de la croissance, un mode qui associe le changement avec l’identique dans les proportions qu’il faut pour former une réalité et la développer.

Toutefois entre les deux cas extrêmes que l’on vient de signaler, c’est-à-dire dans l’intérieur des limites où la faculté de se concevoir autre trouve à s’exercer et où la vie est possible, il y a place pour bien des nuances. Le pouvoir de se concevoir autre, avec les conséquences défavorables qu’il entraîne, comporte, selon les êtres différents et au gré des circonstances différentes, une ampleur variable. Pour apprécier le degré de bienfaisance de l’évolution bovaryque qui s’accomplit dans un être, l’observateur devra tenir compte de ces différences. Dans quelle mesure un être peut-il se concevoir différent de lui-même avec bénéfice ? Dans quelle mesure peut-il persister à se concevoir semblable à lui-même sans risquer de se voir distancé par l’évolution du milieu où il plonge, et de ce fait menacé de mort ? Voici des appréciations de quantité qui sont d’une importance majeure, qui sont aussi très complexes, et où l’art de l’observateur doit tenir lieu de règles fixes et d’instruments de précision, dont l’extrême multiplicité des cas défie l’application.

Il semble pourtant possible de formuler à l’égard de ce domaine empirique, à défaut de lois, quelques principes d’évaluation. On a vu que le pouvoir de se concevoir autre apporte un bénéfice dans la mesure où il est accompagné de deux autres circonstances que voici : il doit comporter un pouvoir de réalisation ; la conception nouvelle qu’il réalise se doit pouvoir ajouter à l’ancienne, de façon à former avec elle une somme de forces supérieure à celle qui avait été jusque-là assemblée dans un même être, au lieu d’exiger une soustraction par où serait diminuée la somme ancienne. Or on peut présumer que ces deux circonstances heureuses auront d’autant plus de chance de se rencontrer que l’entité quelconque, individuelle ou collective, où s’exercera la conception bovaryque sera de formation plus récente, c’est-à-dire, en même temps plus riche en force virtuelle et plus pauvre en perfection héritée, plus simple et moins déterminée. À côté de cette première remarque, il faut se hâter toutefois de notifier cette autre. Elle nous avertit de tenir compte dans nos appréciations du degré comparatif de virtualité des réalités en jeu. Or, on peut se représenter le degré de ce pouvoir virtuel conditionné en chaque réalité par une propriété inhérente au germe qui lui donna naissance : il n’est possible, en cette hypothèse, d’apprécier ce pouvoir que dans les effets où il se manifeste et qui ne peuvent être prévus. Mais cette virtualité se montre aussi, en quelque mesure, déterminée par l’intervention des circonstances extérieures : or, c’est là une action qu’il est possible d’observer et dont on peut jusqu’à un certain point fixer l’importance. La loi paraît être celle-ci : la possibilité de varier, c’est-à-dire, en langage psychologique, de se concevoir autre avec efficacité sous le jour de la conscience, est d’autant plus étendue pour un être — individu ou collectivité — que cet être a varié avec plus de continuité depuis ses origines ; cette possibilité est d’autant plus limitée que cet être est demeuré plus longtemps stationnaire à quelque état de son évolution, c’est-à-dire qu’il a été maintenu sans variation dans ce même état pendant un temps plus long.

Ce facteur de la durée est à l’égard des évaluations à émettre sur le destin d’un être quelconque d’une importance majeure. On voit de suite que son intervention va, dans certains cas, faire obstacle à ce que le principe posé par la première remarque développe ses conséquences. Une réalité, avait-on dit, comporte une virtualité d’autant plus grande qu’elle est plus proche de ses origines. Ce pouvoir virtuel, faut-il ajouter, se trouve paralysé, si cette réalité a été retenue dans une forme fixe, pendant une longue durée, fût-ce à un état de son développement proche de ses origines. Il arrive donc qu’une réalité encore rudimentaire se voie figée à jamais dans une forme fixe, alors que des réalités très anciennes, et qui ont subi déjà un grand nombre de changements demeurent capables encore d’admettre des modifications nouvelles. Les peuplades sauvages offrent un exemple du premier type : fixées dès les premiers temps de leur vie commune aux plus bas degrés de l’échelle sociale par des circonstances longtemps immuables qui n’exigeaient point d’elles un changement, elles se montrent de nos jours incapables de se modifier. On peut leur opposer en contraste les peuples d’Europe qui, après avoir subi de multiples métamorphoses, continuent de se montrer aptes à accepter encore des changements nouveaux.

À préciser par une image cette importance du facteur de la durée, concevons qu’un bloc d’argile demeure propre à recevoir toutes les formes tant qu’un statuaire, le pétrissant sans cesse, lui conserve son élasticité. Satisfait de l’une clos formes qu’il lui a imposées, l’artiste laisse-t-il au temps le soin de sécher sa statue sous l’action de l’atmosphère, voici ce bloc d’argile désormais durci et rebelle à toute métamorphose, condamné à montrer toujours la même effigie, sinon à être brisé sous le marteau.

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Les quelques principes d’évaluation que l’on vient de formuler trouvent dans la biologie leur confirmation. Cette science nous montre tout d’abord que les organismes sont susceptibles de changements d’autant plus grands qu’ils sont plus proches de leur origine. L’évolution de la série des espèces animales peut, en effet, se figurer par un éventail, dont toutes les branches issues d’un même angle, où il semble qu’elles se confondent, vont par la suite s’écartant les unes des autres, excluant de plus en plus toute possibilité de communiquer entre elles. On trouve au sommet de l’angle une virtualité que l’on peut croire illimitée, un germe que l’on peut croire gros de toutes les formes futures de la vie. Mais sitôt que l’on considère une des branches de l’éventail en dirigeant l’observation dans le sens qui va vers son extrémité, on voit diminuer, à mesure que l’on approche de cette extrémité, le nombre des variations possibles. C’est ainsi qu’à sa souche, le groupe chordépossède le pouvoir de donner naissance aux leptocardes, aux tunicierset aux vertébrés. Or si tôt que la forme vertébrée est constituée la possibilité est écartée pour elle d’engendrer les tuniciers et les leptocardes, en sorte que sa virtualité se trouve diminuée d’autant. C’est ainsi de même que la classe des mammifèresune fois constituée, ne peut plus donner naissance, par exemple, à la classe oiseaux, et marque de ce fait un pouvoir d’évolution inférieur à celui du poisson, classe souche des vertébrés, de laquelle sont dérivées, en même temps que la classe des mammifères, celles des batraciens, des reptileset des oiseaux.

Observons aussi que le rôle de la durée pour fixer les réalités, pour restreindre ou abolir leur pouvoir de métamorphose, observons que ce rôle de la durée dont on vient de signaler l’importance, reçoit des faits biologiques une confirmation éclatante. On rencontre tout au bas de l’échelle animale des formes d’une extrême simplicité et dont la période d’évolution semble avoir été très brève : l’amibe est de ce nombre. Ces formes manifestent pourtant une invincible obstination à demeurer semblables à elles-mêmes et se montrent réfractaires à toute modification.

Au contraire, des organismes, dont les formes ancestrales n’ont jamais été fixées à aucun moment de la durée, se montrent toujours capables de métamorphoses malgré leur haut degré de perfection. Il en est ainsi des oiseaux17.

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Il appartient au sociologue d’appliquer aux collectivités humaines, pour apprécier leurs chances de durée, les remarques que l’on vient de faire, et dont les exemples, empruntés à la biologie, ont paru confirmer la justesse. Il est permis de penser qu’il en est des groupes sociaux comme des organismes animaux, en sorte que l’apparition d’une conception bovaryque assume parmi les collectivités humaines une signification opposée selon qu’elle se manifeste parmi une société en formation ou parmi une société ancienne, pourvue par une longue hérédité historique d’organes religieux, moraux et politiques que coordonnent entre eux les fibres d’une sensibilité homogène et invétérée, élaborée aux sources de l’ethnicité de la langue et de l’habitat communs.

Une société de ce type ancien peut bien, à vrai dire, évoluer encore, mais elle n’a pas le choix entre un grand nombre de directions. Si l’instinct de conservation continue de l’animer, elle n’évoluera que dans le sens nécessité par ses antécédents historiques. C’est ainsi qu’elle pourra modérer l’emploi de tout ce qui est en elle pouvoir d’inhibition, afin de proportionner ses forces régulatrices à l’impulsion diminuée do son activité assagie. C’est ainsi que le frein religieux pourra peut-être sans danger être aboli, faisant place à une coutume morale convertie en instinct par une longue pratique héréditaire. La foi religieuse pourra disparaître, ne subsistant plus en effigie que dans l’extériorité de quelques pratiques, à l’état de beauté archéologique et de vestige d’un passé, sans lequel la réalité actuelle du groupe social n’eût pu se constituer ; mais elle ne pourra sans danger être remplacée par une autre. Non plus, la coutume morale issue de cette foi ancienne, accommodée au moyen de mille compromis ingénieux au tempérament de la race, ne pourra être remplacée par une coutume morale dérivée d’une forme religieuse différente et apprêtée par le tempérament d’une autre race. Cette coutume morale différente viendrait ici comme une branchie de poisson mise à la place d’un poumon de mammifère, elle ne correspondrait à aucune des nécessités de l’organisme auquel on voudrait l’appliquer, et par ce défaut de coïncidence, y causerait un désordre mortel. Il semble donc qu’il faudrait interpréter comme le signe d’un déclin, comme un symptôme de décomposition et de mort, de la part d’un groupe social ancien et défini, le fait de se concevoir, au point de vue de sa coutume morale, au point de vue de ses préjugés de sensibilité, au point de vue de ses évaluations sur les choses, à l’imitation d’un groupe social différent.

Si l’apparition d’une conception bovaryque comporte en un groupe ancien les conséquences désastreuses que l’on vient d’énoncer, il en est tout autrement — et c’est ce qu’on se propose en ce chapitre de mettre en lumière— pour un groupe de formation récente. Celui-ci, qui ne possède encore aucun plan organique, aura tout avantage à se concevoir autre qu’il n’est, à mettre à profit les expériences des autres groupes déjà constitués, car il abrège, par cet expédient, la lente période de formation par laquelle ces groupes ont dû passer avant de parvenir à l’état organique, il s’épargne mille vains essais ; du premier coup, il use d’un système qui déjà a prouvé son efficacité à faire vivre des hommes en société. Cet emprunt à un modèle étranger ne contrarie en lui aucune disposition déjà prise, ne brise rien qui déjà existe, ou vaille la peine d’être conservé, ne se heurte à rien qui, par le fait d’avoir duré, ait acquis des droits à vivre et à persévérer dans sa forme propre. D’ailleurs, ce moule dont le groupe nouveau va accepter l’empreinte n’est jamais si rigide que, par la vertu d’originalité propre qu’il possède, il ne le modifie à son tour. Aux prises avec une énergie exubérante, qu’aucune discipline n’a jusque-là fait plier, la règle nouvelle fléchit sur quelques points où s’inscrivent les réactions caractéristiques que le groupe nouveau tient de son ethnicité, de son habitat, des relations où il se trouve engagé, avec les autres peuples, ses voisins.

C’est en vertu de ce principe, et parce qu’elles étaient pourvues d’une organisation sociale toute rudimentaire, que les hordes barbares ont tiré un bénéfice du fait d’avoir adopté pour modèle un idéal étranger, l’idéal chrétien. Elles se concevaient ainsi autres qu’elles n’étaient, mais cette conception, au lieu de les ruiner, les servait, parce qu’elle ne venait en concurrence avec aucune institution contraire, durcie et sanctionnée par la durée. Elle leur tenait lieu d’une, discipline propre à assembler et modeler les énergies désordonnées qui animaient leurs masses informés.

Cette fausse conception d’elles-mêmes, leur a donc été utile à se former en nations ; mais on voit s’inscrire la réaction de ces jeunes énergies aux différences qu’elles imposent jusqu’à la Réforme, au gré de leurs convenances et de nécessités particulières, à la règle identique à laquelle elles avaient fait appel pour prendre forme sociale.

De même, ainsi qu’on l’a déjà noté, la civilisation romaine a servi de corset utile à celles de ces masses humaines qui se fixèrent dans le sud de l’Europe : agissant d’une façon plus directe que l’idéal chrétien, elle a été pour elles un puissant moyen d’organiser le droit de propriété, hase et moyen à son tour de toute civilisation supérieure.

Notons encore, qu’en matière sociale, le rôle de la durée montre clairement son importance et de la même façon dont il l’a manifestée à l’égard de la biologie. Le fait qu’une société est demeurée très longtemps Sans varier, durcie dans une même forme pendant des siècles, — plus que le fait de s’être écartée de ses origines par un grand nombre de transformations, — la rend impropre à des métamorphoses nouvelles. L’exemple de la Chine, figée depuis une période voisine, semble-t-il, de ses origines dans la répétition des mêmes pratiques et incapable de se modifier à l’instigation d’une civilisation supérieure, cet exemple est caractéristique. Il l’est davantage si l’on considère par contraste l’extraordinaire puissance d’assimilation dont témoigne le Japon et si l’on remarque que les parties connues de l’histoire de ce petit peuple, nous le montrent de tout temps instable et changeant, présentant des phases variées et s’acheminant vers les temps modernes à la façon de nos barbares d’occident par la pratique d’institutions féodales qui impliquent par la multiplicité des foyers d’influence et d’initiative possible, une multiplicité aussi d’expériences diverses.

L’Amérique aussi nous offre un exemple pareil et plus significatif encore par l’écrasement d’une race par une autre. Les Indiens, représentants d’une civilisation primitive, qui a peu évolué et qui peut être réputée très proche de l’état originel de toute civilisation, les Indiens se montrent incapables de s’adapter aux modalités nouvelles avec lesquelles ils entrent en contact. À demeurer durant un long intervalle sous le joug de coutumes immuables, ils ont perdu le pouvoir de se modifier. Au contraire, les Anglo-Saxons, les Germains, les Latins et les Celtes, qui ont fondé dans ces contrées leur empire et qui y instituent des expériences nouvelles, appartiennent tous à des groupes européens d’une civilisation avancée, mais qui n’ont cessé de se transformer constamment.

Il importe donc, on le voit, pour évaluer les chances d’avenir d’un groupe social, de ne pas tenir compte seulement de son état de civilisation avancée ou rudimentaire. Il faut s’inquiéter aussi de son aptitude antérieure à varier insensiblement, à se concevoir continûment quelque peu différent de lui-même. La vitalité d’un peuple semble compromise par deux mesures extrêmes : l’imitation servile de l’ancêtre et l’imitation du modèle étranger dans des proportions trop fortes et qui ne permettent plus l’assujettissement des modes de la réalité imitée à ceux de la réalité ancienne. Entre ces deux mesures extrêmes, il y a place pour un lent pouvoir de métamorphose où la faculté de se concevoir autre fait preuve du caractère d’excellence que ce chapitre avait pour objet de rendre manifeste.

À l’appui de cette excellence on ne saurait invoquer d’exemple plus décisif que celui de la Renaissance. Aussi importe-t-il de confesser ici que si l’on a pu montrer, dans la première partie de cette étude les quelques déviations subies, du fait de ce formidable phénomène de suggestion, par quelques activités originales, on ne saurait mettre ce dommage en ligne de compte avec l’extraordinaire enrichissement qui fut réalisé par la Renaissance au bénéfice de l’humanité tout entière Si le pouvoir de se concevoir autre, de s’appliquer les bienfaits de notions et d’une culture que l’on n’a pas soi-même inventées, s’exerce en cette circonstance au détriment de quelques variétés humaines particulières, il faut proclamer qu’il se montre ici, avant tout, le moyen même du phénomène humain, sans lequel ces variétés n’existeraient point. C’est par son pouvoir de se concevoir autre que l’homme peut évoquer, sous le regard de sa conscience et utiliser pour son règne sur les autres espèces et sur les choses, la somme de tous les efforts accomplis par les individus de son espèce. Le Bovarysme, faculté de mécontentement et d’insatiabilité, s’avère ici la faculté humaine par excellence.

Chapitre II. Bovarysme essentiel de l’être et de l’Humanité §

I. Le vœu de l’existence phénoménale conçu comme un désir de possession de soi-même dans la connaissance. — II. Utilité de la croyance au libre arbitre et de l’illusion du moi pour réaliser ce vœu de connaissance.

I §

Les quatre manifestations18, où l’on a observé dans la première partie de ce livre les effets d’un Bovarysme essentiel de l’Humanité, sont unies entre elles par un lien de dépendance si étroit qu’il semble préférable de ne pas les séparer, pour les examiner du point de vue nouveau auquel nous a fait accéder la réduction de l’idée de vérité à l’idée d’artifice, de moyen, d’illusion. Attaché àla croyance en une vérité objective, persuadé que toute conception, pour être acceptée, devait être évaluée sous le jour de cette vérité et recevoir sa sanction, on s’était évertué tout d’abord à montrer à quel point l’idée du libre arbitre est réfractaire à toute construction, à quel point elle implique contradiction : c’est ce grief qu’on lui avait imputé, c’est de ce chef qu’on l’avait condamnée. De même on avait dissocié les éléments qui composent l’idée du moi afin de la discréditer en la montrant illusoire. De même encore, on avait montré l’effort des hommes pour augmenter leurs joies vainement orienté vers ce but irréel. Délivré de la croyance en une vérité objective, on va maintenant considérer ces mêmes manifestations de l’activité humaine sous le jour de leur efficacité à procurer les fins où l’on voit que l’activité humaine aboutit. À vrai dire la destruction de l’idée du moi à laquelle avait conclu déjà l’une de ces analyses précédentes avait bien pour effet de rendre sans objet toute l’amertume que semblait devoir entraîner après elle la découverte du caractère illusoire inhérent à l’effort humain. Qu’importe, en effet, l’exploitation de l’individu par le Génie de l’Espèce ou par le Génie de la Connaissance, si le moi individuel n’est qu’une apparence inconsistante, le point où, à quelque moment de la durée, se fixent, en un équilibre instable, des forces multiples, complexes et insaisissables, qui l’instant d’après, sous une même étiquette, auront formé des combinaisons nouvelles ? L’individu recherche la volupté qui lui semble son but à elle-même, il veut augmenter son bien-être par la science ; qu’importe si son désir le trompe et exploite son effort, au profit d’autres buts, puisque aussi bien cette forme individuelle qui, sous ce nom de moi, désirait, s’est déjà dissipée pour faire place à un fantôme nouveau et aussi éphémère ?

Désintéressé des buts illusoires que s’obstine à convoiter une entité imaginaire, il est donc plus aisé de s’attacher, ainsi qu’on a résolu de le faire ici, aux phénomènes qui, parmi l’écoulement des individus, demeurent à travers la durée sur la scène du monde, à ces fins que réalise le désir humain détourné des objets chimériques pour lesquels il se consume : la vie de l’Espèce et la Connaissance.

Si d’ailleurs, on s’enhardit à donner un sens au fait même de l’existence phénoménale, il semble qu’il faille mettre à sa source un désir de connaissance. Il est à la rigueur possible pour l’intelligence, d’un point de vue métaphysique, d’imaginer en dehors de l’existence phénoménale, un être privé de la connaissance de soi-même. Mais dès qu’un pareil être sort de cet état d’inconscience où on le situe et, brisant son unité, se pose vis-à-vis de lui-même en une infinité d’objets pour une infinité de sujets, il ne semble pas possible de donner à cet acte une autre explication que le désir de prendre conscience de soi-même et de se donner à soi-même en représentation. Quelque effort que fasse l’esprit pour attribuer à la vie une autre signification, il n’aboutit qu’à des conceptions puériles où il construit, avec des matériaux fragiles et éphémères, dont l’instabilité fait seule le charme, un état qu’il imagine heureux et parfait. Mais il n’imagine cet état heureux et parfait qu’en attribuant à ce qui est privé de mouvement, à ce qu’il formule éternellement semblable à soi-même, les propriétés et les passions de ce qui est en mouvement incessant sous l’aiguillon d’un désir inassouvi et qui ne se peut procurer de la joie que par l’intermédiaire de la douleur et de la privation.

L’esprit s’élève-t-il au-dessus de cette conception contradictoire, il ne trouve un terme et un but à la vie phénoménale que dans la cessation de celle-ci, dans sa résorption en un état d’unité absolue hors de la conscience de soi-même : c’est à quoi aboutissent tous les efforts logiques du souci religieux ou métaphysique, le Boudhisme avec une entière sincérité, le Brahmanisme et le Déisme avec la confusion en Dieu assignée comme but au perfectionnement individuel.

Tandis que la première solution ne supporte pas l’examen par la contradiction qu’elle implique, la seconde est une condamnation de l’existence phénoménale puisqu’elle ne lui donne d’autre aspiration que sa propre suppression. En dehors de ces deux tentatives d’explication qui, ni l’une ni l’autre n’atteignent leur objet, il n’en reste pas d’autre que celle qui consiste à voir dans la conséquence même réalisée par la distinction de l’être eu objet et en sujet, la fin poursuivie par l’existence phénoménale : or cette conséquence, c’est la connaissance de soi, dont l’existence, avec tous ses modes, n’est plus ici que le moyen. Se diviser à l’infini, associer selon les proportions les plus variées le sujet, avec l’objet, se faire l’acteur de toutes les aventures afin d’en être le spectateur, tel apparaît le vœu de l’être phénoménal, à la fois inventeur et deviner d’énigme, auteur des charades sans nombre dont il cherche et divulgue le sens.

Dès lors toutes les consciences individuelles et tous les instants d’une même conscience individuelle sont les fenêtres où luisent les yeux avides de la connaissance, contemplant le spectacle, changeant de l’univers. En chaque individu conscient se trouve reconstitué, selon un mode réduit et par juxtaposition de parties, un équivalent de l’unité primitive : en chaque individu se montrent liées l’une à l’autre et réunies en un même lieu psychologique les deux attitudes selon lesquelles l’être parvient à se représenter à sa propre vue : l’attitude active de l’objet, l’attitude contemplative du sujet. La croyance en l’unité de la personne, moyen de cette individuation, qui est elle-même le moyen de la connaissance, se fonde sur l’identité originelle et métaphysiquement vraie de ces deux principes d’action et de contemplation qui semblent absorber toute la substance de l’être.

L’illusion du libre arbitre devient ici le reflet de cet acte arbitraire, c’est-à-dire échappant à tout déterminisme, par lequel l’Etre, brisant le sceau de son unité et s’éveillant du sommeil de l’inconscience, prend connaissance de lui-même dans la division infinie de sa substance. On peut imaginer qu’il y a en tout individu particulier, fragment dans l’univers phénoménal de cette entité métaphysique antérieure au phénomène, quelque vague ressouvenir d’avoir été le propre impresario et le propre artisan de sa destinée. Mais le sentiment même de cette liberté originelle, lorsqu’elle apparaît en quelques individualités héroïques, les condamne à connaître en même temps la minutieuse fatalité qui les contraint à jouer leur rôle individuel, tel qu’ils se rappellent l’avoir eux-mêmes composé naguère, strictement délimité par le rôle précis d’une infinité d’autres personnages et par le contour inflexible des décors. Ces héros ne conquièrent donc le sentiment d’une liberté antérieure que pour voir dans les événements de leur vie les effets incommutables de cette liberté et pour se poser en spectateurs devant l’image de leur destin. C’est l’attitude esthétique où ne se hausse qu’un petit nombre d’individus. Mais ce petit nombre suffit pour que soit réalisé, d’une façon concrète, le vœu de connaissance où l’on a situé la raison d’être, la cause et la fin de l’existence phénoménale.

II §

Pour l’ordinaire, les hommes ne parviennent pas à cette attitude sereine où la joie du spectacle qu’ils ont institué leur compense les angoisses où parfois ils se débattent comme acteurs. C’est qu’aussi, cette attitude, réalisée en un trop grand nombre d’êtres, aurait pour effet de diminuer l’intérêt du spectacle. À savoir écrit d’avance le texte entier du drame, à savoir qu’aucun effort n’y peut rien changer, à savoir qu’ils ne sont rien de plus que des acteurs, les hommesse désintéresseraient de leur jeu, de leurs paroles et de leurs mimiques ; ils ressembleraient à ces cabotins, qui récitent pour la salle des tirades pathétiques, tandis qu’ils murmurent quelque gaudriole à l’oreille de l’actrice qui leur donne la réplique. La fiction de la personnalité et celle du libre arbitre font obstacle à ce ralentissement de l’intérêt et suscitent les péripéties les plus poignantes de la représentation. Par la première de ces fictions le souvenir est aboli du lien qui fait de chaque être individuel une conséquence de l’acte métaphysique par où la représentation phénoménale fut inaugurée. Chaque individu perd de vue la valeur représentative de ses actes et de ses passions pour ne s’attacher qu’au bonheur ou à la douleur qu’il en retire. C’est cet espoir d’un bonheur à conquérir pour sa propre personne ou d’une douleur à s’épargner, qui donne à tout son jeu cette sincérité, cette variété et cette ardeur par où le spectacle s’anime d’un intérêt si fort. Par la vertu de cette illusion, les hommes ressemblent à des sujets hypnotisés qui, ayant reçu pendant leur sommeil une suggestion, créent pour l’accomplir, sitôt que l’heure est venue, les circonstances et le décor qui leur sont nécessaires, modifiant et travestissant s’il, le faut le monde extérieur, et suscitant aussi dans leur âme toute nue germination de motifs, afin d’enraciner l’acte dans les régions profondes de leur volonté, de lui imprimer le sceau de leur personnalité coutumière.

La croyance au libre arbitre remplit à l’égard de l’humanité l’office de cette suggestion. À savoir qu’ils ne peuvent rien changer à la forme de leur volonté, aux modes de leur activité, à la fatalité de leurs passions, non plus qu’aux circonstances avec lesquelles leur personne doit en venir aux prises, la plupart des hommes seraient atteints de désespoir ou frappés de torpeur. Au contraire, une confiance joyeuse, une ardeur singulière et un intérêt puissant les stimulent à se persuader qu’à tout moment ils sont maîtres de changer leur destinée en modifiant souverainement la forme de leur âme, en modifiant aussi en quelque mesure la forme du monde. La croyance qu’ils peuvent agir sur eux-mêmes donne naissance à toutes ces complexités du monde moral que l’on a décrites en traitant une première fois de l’illusion du libre arbitre, et qui sont le sentiment du mérite et du démérite, celui de la responsabilité, celui du remords, toute cette floraison d’apparences psychologiques qui jettent tant de trouble et de violence dans les actes humains. Par là donc est assuré l’intérêt d’un spectacle dont la cruauté même se trouve justifiée par la joie du spectateur qui se repaît de sa vue.

Cet ensemble de croyances au moyen desquelles le sujet qui connaît est déterminé à être pour lui-même un objet d’étonnement, d’étude et de contemplation, apparaît ainsi que la manœuvre la plus avisée de l’être phénoménal pour satisfaire son désir de connaissance de soi-même. Quant à l’illusion selon laquelle l’homme se flatte d’agir sur le monde pour augmenter son bonheur en pénétrant ses lois et en les exploitant à son profit, on a dit tout ce qu’il en fallait mettre en évidence au cours des développements consacrés au Bovarysme scientifique. On ne peut que constater ici, du point de vue nouveau sous lequel on envisage la vie, combien cette illusion est utile à réaliser la fin de connaissance que l’on attribua à l’existence phénoménale, comme le seul but qu’il fût permis de lui prêter.

Ce vœu de l’existence se voit donc réalisé d’une façon concrète et saisissable selon deux modes dans l’humanité : sous son aspect le plus haut et le plus dramatique, ainsi qu’on l’a déjà montré, avec le héros qui, parvenu à l’émotion esthétique, se reconnaît le propre créateur de la suggestion qui lui fit accomplir sa destinée, sous un autre aspect moins mystique, avec le savant qui, désintéressé des applications déduites par les autres hommes de ses découvertes, fait sa joie du seul fait de connaître, du seul spectacle de toutes les choses créées par l’activité objective de l’être. Si l’on observe que le cycle des illusions qui aboutissent à favoriser le vœu du Génie de l’Espèce ont du même coup pour effet d’engendrer les êtres qui vont être les spectateurs du drame phénoménal, il apparaît que cet ensemble d’artifices, qui se traduisent chez l’homme par autant de conceptions bovaryques, tend à réaliser cette volonté unique d’un être qui se veut étreindre et posséder dans la connaissance de soi-même.

Quatrième partie :
Le Réel §

I. Le Bovarysme comme moyen de production du réel. — II. Mode de production de la réalité psychologique. III. Modes de production de la réalité objective : Un compromis entre un principe de mouvement et un principe d’arrêt ; — un compromis entre un principe de dissociation et un principe d’association. — IV. L’utilité humaine cause arbitraire de la création du réel. — Utilité de connaissance. — Utilité vitale. — V. Au caractère illusoire de la croyance en une vérité objective s’oppose la nécessité de cette croyance pour l’invention du réel. — Point de vue intellectuel et point de vue moral. — L’irrationnel, source du réel. — La durée, condition de son apparition et de son déclin.

I §

Dans la première partie de cette étude, les conceptions où l’homme témoigne de son pouvoir de déformation à l’égard des choses et de lui-même, avaient été observées sous le jour d’une présomption défavorable. Il semblait alors que l’intervention néfaste de ce pouvoir détournât sans cesse l’esprit humain d’atteindre un état de certitude, de perfection et de repos, qui semblait devoir être le but de tout effort et dans lequel semblaient devoir se résoudre, en une harmonie bienheureuse, toutes les divergences et toutes les oppositions où se manifeste le fait de l’existence phénoménale. Cet état que l’on convoitait et qui seul semblait digne de susciter et d’orienter l’aspiration humaine devait être procuré par la connaissance et la possession de la vérité.

Dans la seconde partie de cette étude, poussant plus loin les premières analyses que l’on avait instituées, on en vint à découvrir que cette conception de la vérité dont on se réclamait pour décréter l’imperfection de la connaissance humaine, était elle-même un produit de cette aptitude de l’esprit à concevoir les choses autres qu’elles ne sont. On constata, qu’avec l’aspiration vers la Vérité, l’homme propose à la vie phénoménale un but qui, atteint, irait à supprimer la vie phénoménale, qu’avec cette aspiration, il applique à ce qui est situé dans le devenir et dont l’essence est le mouvement dans la diversité, la loi de ce qui par hypothèse serait immuable et reposerait, inconcevable, dans l’identique.

Cette remarque qui réduisait à néant l’idée d’une vérité régulatrice de l’effort universel, arbitre suprême de la conduite et but de la connaissance, l’idée, en un mot, d’une vérité objective, cette remarque releva la faculté bovaryque de la mésestime où elle était tenue du point de vue de la croyance à cette vérité. On aperçut qu’il n’y a pas lieu de tenir rigueur à un pouvoir qui nous fait concevoir les choses autres qu’elles ne sont si, à vrai dire, les choses ne comportent pas une réalité fixe, et, dans la troisième partie de cette étude on reprit avec complaisance l’examen des diverses conceptions au moyen desquelles l’esprit, par la vertu de ce pouvoir de déformation, nous ouvre sur les choses les perspectives où nous les saisissons.

Il reste maintenant à fournir une dernière explication sur la définition que l’on a donnée du pouvoir bovaryque de l’esprit. Cette définition procède de l’ancien style. Elle date de l’époque où la foi en l’existence d’une vérité objective était le point de départ de toute spéculation mentale. Du point de vue auquel on se tient actuellement, le pouvoir de concevoir les choses autres qu’elles ne sont ne doit plus apparaître que comme une expression mythologique du pouvoir pur et simple de connaître, ce que l’on nommait le pouvoir de déformation de l’esprit doit apparaître ainsi qu’un pouvoir créateur. Il n’y a pas de vérité objective, mais la croyance en une vérité objective n’en continue pas moins à gouverner l’humanité. C’est du point de vue de cette croyance que la définition du Bovarysme est donnée. Principe de toutes les autres conceptions bovaryques, la croyance en une vérité objective qui ne parvient jamais à se satisfaire intellectuellement, est comme toutes ces autres conceptions le moyen de quelque chose. On va montrer au cours de cette dernière partie qu’elle est, avec l’ensemble de ces conceptions, le procédé d’invention du réel.

Quelque manifestation de la réalité que l’on considère, il apparaîtra que cette forme quelconque doit son existence à un état d’antagonisme entre deux tendances d’une même force. Il apparaîtra que, dans tous les cas, chacune de ces tendances aspire à supprimer l’autre, afin de régner seule, qu’elle exprime cette aspiration en une suite de propositions qui se donnent pour des vérités et dont le faisceau constitue la Vérité. Il apparaîtra, qu’à supposer réalisé le vœu de l’une ou l’autre de ces tendances, ce triomphe causerait, avec la ruine de cette tendance, la suppression de toute réalité.

II §

Il en est ainsi en ce qui touche à la réalité psychologique où toutes les autres formes de la réalité se viennent refléter, et il en est ainsi, soit que l’on conteste, soit que l’on accorde l’existence du monde extérieur. Dans la première hypothèse, le moi assume le rôle de l’Etre universel : il devient l’unique substance de l’Univers. Il ne parvient donc à se réaliser dans un état de connaissance qu’en se divisant en objet et en sujet. Or il est évident que chacune de ces attitudes du moi, attitude objective, attitude subjective, à mesure qu’elle se perfectionne, qu’elle s’idéalise et qu’elle s’efforce de prévaloir, risque, en abolissant l’attitude contraire, de se supprimer elle-même. Par le triomphe absolu de l’attitude subjective, il arriverait en effet que, faute d’un objet pour déterminer le sujet, celui-ci qui ne prend conscience de lui-même que comme objet, s’abîmerait dans l’inconscience. Par le triomphe absolu de l’attitude objective, l’objet, faute d’un sujet pour le percevoir, se verrait privé de toute forme, de tout contour, de toute propriété ; il s’évanouirait et se dissiperait dans l’insaisissable.

Il est donc vrai que, dans cette hypothèse, chacune des attitudes du moi ne subsiste, et ne laisse subsister avec elle quelque réalité, qu’autant qu’elle ne parvient pas à un règne absolu, qu’autant qu’elle demeure limitée et définie par l’existence de son contraire. La réalité est donc bien ici un compromis entre deux forces dont l’une tend à convertir en objet — matière inanimée, spontanéité inconsciente ou automatisme — toute la substance de l’Être ou du moi, dont l’autre tend à transformer en sujet — miroir, œil, regard, contemplation — toute cette même substance de l’Être ou du moi.

Dans l’hypothèse où l’on accorde l’existence du monde extérieur, les conclusions auxquelles il faut aboutir demeurent encore les mêmes. Les objets du monde extérieur ne deviennent des réalités pour le moi que par le moyen des sensations de plaisir ou de douleur dont ils l’affectent. Le moi n’entre en rapport avec eux et ne réussit à les distinguer que dans l’émotion qu’il ressent à leur occasion ; c’est de l’unique substance de cette émotion qu’il tire la représentation qu’il s’en forme ; c’est cette émotion même dont une part plus ou moins grande se transforme en connaissance. Dès lors, le même antagonisme apparaît, que l’on a vu surgir dans l’hypothèse précédente et cet antagonisme engendre les mêmes conséquences. C’est ainsi que la force d’analyse que nous usons à prendre conscience de nos émotions est soustraite à la force au moyen de laquelle nous les éprouvons : notre colère tombe sitôt que nous nous absorbons tout entiers à la considérer. Voici abolie par hypertrophie du désir de connaître avec la disparition de l’objet que nous nous proposions de connaître, la possibilité de sa connaissance. Ce n’est point sans vérité que l’on a constaté que les grandes passions sont muettes et sont inhabiles à se dépeindre : de fait elles ne se connaissent pas, toute leur force, tendue vers l’acte, est aveugle sur elle-même. Au contraire le poète, qui meurt d’amour ou de jalousie, revient à la vie dès que sa passion, reflétée dans le miroir de sa conscience, s’est objectivée en ses strophes. L’activité du sujet qui veut connaître s’exerce en lui à tout instant aux dépens de son activité spontanée. Chez les poètes, chez les artistes de tous ordres, que possède à quelque degré le Génie de la Connaissance, il existe une tendance à faire de leurs émotions des spectacles, et, cette transformation de leur activité les dispense parfois de la satisfaire, d’une façon durable, sous sa première incarnation. C’est dans ce sens qu’il faut entendre la remarque de Nietzsche, « les poètes savent toujours se consoler »19.

Ainsi une hypertrophie de l’activité de la conscience a pour effet chez l’individu de supprimer l’activité passionnelle. Avec l’abolition totale de cette activité, voici abolie, avec l’objet qui se reflétait dans la conscience, l’activité elle-même de la conscience où plus rien n’apparaît, Nietzsche s’est élevé avec force dans son Zarathoustracontre ces purs contemplatifs, contre ces dévots « de l’immaculée connaissance » qui se posent devant la réalité objective ainsi que des miroirs aux cent faces et ne veulent être que des reflets, renonçant, pour mieux connaître, à se mêler aux acteurs du drame phénoménal et retranchant de leur âme toute passion et tout désir. Dans un monde où le spectacle ne persiste qu’autant que les spectateurs consentent à être aussi en partie des acteurs, il lui semblait que ce dilettantisme était une menace pour l’intérêt dramatique de la représentation. On pourrait objecter, semble-t-il, à cette préoccupation du philosophe que, par le fait de la multiplicité des êtres, de la diversité des désirs et des goûts, les purs spectaculaires sont assurés de n’être jamais sevrés de leur spectacle. Cependant, à pénétrer plus profondément dans le mécanisme de l’acte qui aboutit à connaître, il apparaît que malgré l’existence des nombreux objets que présentent à leurs regards les formes de la nature inanimée, les floraisons végétales, les activités animales et les passions humaines, ces contemplatifs risquent pourtant, par l’exagération de leur passion, d’en voir disparaître l’objet. Ils n’entrent en effet en relation avec tous ces objets du monde extérieur, ainsi qu’on vient d’en faire la remarque, qu’autant que leur sensibilité est encore affectée par eux : quelque joie à considérer les formes et les couleurs leur rend seule perceptibles les formes et les couleurs, quelque émotion, au contact des passions humaines leur permet seule de connaître les passions humaines. Cette joie de curiosité affirme encore et maintient l’existence du sujet. Elle joue le rôle de la couche légère de gélatine qui, au fond de la chambre noire, se montre sensible à l’action de la lumière et s’empare, pour le fixer, du reflet des objets. Si l’on retranche cette joie, comme étrangère à l’acte même de la connaissance, voici le pur contemplatif privé de toute communication avec les objets de sa contemplation ; le voici supprimé lui-même comme sujet par cet effort suprême où il tente de convertir en objet de contemplation cette dernière passion qui l’animait encore en tant que sujet.

L’exagération contraire aboutit à un même résultat. La tendance à accomplir des actes avec perfection, en vue seulement de leur utilité et sans aucun souci de leur valeur représentative, a pour conséquence un automatisme dès qu’elle est réalisée. Cet automatisme, qui semble probable en ce qui touche aux actes pourtant complexes de certains insectes, les abeilles, les chenilles, les fourmis, qui semble le cas normal en ce qui touche à toutes les fonctions gouvernées par le grand sympathique, respiration, digestion, circulation du sang, cet automatisme se peut observer également à l’égard de toute une série d’actes habituels qui sont exécutés tout d’abord sous le regard de la conscience, mais qui, enregistrés par l’organisme d’une façon parfaite, s’accomplissent par la suite inconsciemment. Ces actes cessent en quelque sorte d’exister pour celui qui les accomplit dans le moment qu’il les accomplit. Ils ne témoignent par la suite qu’ils furent pourtant accomplis, que par leurs conséquences, perçues et appréciées en un temps postérieur, alors que la complexité des nouveaux actes à commettre a fait surgir chez l’individu l’apparition de la conscience.

Au lieu de ces brèves périodes d’activité automatique et qui n’intéressent qu’un nombre de mouvements coordonnés relativement minime, on peut imaginer dans une vie sociale mieux réglée, de laquelle on serait parvenu à éliminer l’accident et l’imprévu, des suites beaucoup plus longues d’actes automatiques. En idéalisant l’hypothèse on irait jusqu’à imaginer une vie humaine devenue entièrement automatique où la conscience n’apparaîtrait jamais et que l’on ne conçoit, à vrai dire, soustraite au néant, que par l’acte de perception consciente que l’on fait en l’imaginant.

Ce qu’il faut retenir de ces développements, c’est que la réalité psychologique de quelque façon qu’on l’imagine, est bien un compromis entre deux forces dont l’une s’exprime en une tendance à agir et l’autre en une tendance à prendre conscience, à titre de spectacle, des actes accomplis, c’est que cette réalité qui a pour support les combinaisons les plus diverses, les états d’équilibre les plus variés entre ces deux tendances, se voit abolie dès que l’une d’elles, triomphant de l’autre absolument, l’exclut : en sorte que, selon un Bovarysme essentiel, l’existence de quelque réalité psychologique suppose l’antagonisme de ces deux forces, dont chacune tient les conditions de sa mort pour les conditions de son triomphe et ne persiste dans l’être que par la vertu de sa défaite tout au moins partielle.

III §

Cette réalité psychologique que l’on vient de montrer conditionnée par la loi d’un Bovarysme essentielest, ainsi qu’on l’a dit, la source de laquelle s’élèvent toutes les autres formes du réel. Le moi psychologique n’est pas autre chose que le lieu où la substance de l’être se divise, selon une infinité de proportions, en objet et en sujet et compose, pour se saisir, une infinité de compromis entre un principe d’acte et un principe contemplatif. C’est seulement dans ce lieu psychologique, où éclot le phénomène de la connaissance, qu’il est possible d’observer les formes diverses de la réalité, car c’est là seulement que la réalité prend forme objective, c’est là seulement que se rencontrent des objets.

De même que la réalité psychologique est un compromis entre un principe d’acte et un principe de contemplation, on peut remarquer tout d’abord, en ce qui touche à l’objet considéré isolément, qu’il apparaît et prend forme sous le regard de la conscience, à la suite d’un compromis entre un principe de mouvement et un principe d’arrêt.

La réalité phénoménale, a-t-on dit est située dans le devenir. Empiriquement à notre vue l’univers se meut. Métaphysiquement, le geste analytique selon lequel l’Etre se divise en objet et en sujet est proprement le geste créateur de la réalité phénoménale et ce premier mouvement, brisant le sceau de l’unité, fait jaillir la source d’un mouvement sans fin. Instituant les perspectives de l’espace, ce geste créateur ne parvient à lier les choses entre elles par le mécanisme de la cause, à varier indéfiniment, devant le regard du sujet, le spectacle de la multiplicité des objets qu’en livrant toutes les choses au flux du temps. C’est parmi cet écoulement du temps que toutes les choses, objets et sujets tour à tour les unes pour les autres, se rencontrent et se considèrent, ardentes à assouvir le désir de connaissance intégrale dont on a fait le principe de la vie phénoménale. Ce flux du mouvement vient-il à s’arrêter, voici l’univers phénoménal figé dans l’espace : ainsi de quelque fleuve immense dont la surface se serait glacée et qui serait devenu soudain impuissant à faire mouvoir les bateaux lourds de denrées et les barques chargées de messages que ses eaux agiles portaient vers les contrées les plus distantes. Les échanges sont supprimés entre des peuples qui tombent dans l’oubli les uns des autres, un rideau tombe devant des regards sur une partie du spectacle du monde. Mais à côté de cette image restreinte, voici, dans l’hypothèse métaphysique que l’on élève, parmi l’univers immobile, l’abolition de toutes les relations infiniment nombreuses que réalisait seul, entre objets et sujets, le mécanisme de la cause par l’intermédiaire du temps, en sorte que, supprimant tout état de conscience, cette hypothèse se montre elle-même inimaginable, la vision qu’elle suscitait s’évanouissant dans l’abîme où elle entraîne avec elle toute existence phénoménale et où s’anéantit toute représentation.

Sans mouvement, il n’y a donc pas de réalité objective. Si toutefois le fait du mouvement conditionne le réel, il ne saurait le constituer à lui seul. L’idée abstraite du mouvement ne donne naissance à aucune représentation possible. Elle ne laisse apparaître un objet qu’autant qu’on la suppose appliquée à un principe immobile qui, sous l’action du mouvement, est contraint de se déplacer d’un lieu dans un autre.

Si l’on considère, pour le mieux concevoir, ce phénomène de réalisation par rapport au sujet, il apparaît que tout état de conscience où le sujet s’empare de l’objet, exige le recul d’un spectateur rapportant à lui un fait accompli déjà, par lequel il est nécessaire qu’il ait été devancé, par rapport auquel en conséquence il témoigne de l’existence d’un pouvoir d’arrêt et de ralentissement. L’intervention de la mémoire, élément indispensable du fait de conscience, a pour effet de resserrer dans la minute présente et de maintenir unis ensemble deux tronçons de la durée qui tendent à se séparer l’un de l’autre, s’enfuyant vers les directions opposées de l’avenir et du passé. C’est par l’entremise de ce principe d’arrêt et de concentration que s’érigent, au-dessus de l’écoulement de la substance phénoménale, ces observatoires où la vie prend conscience d’elle-même dans l’illusion de l’individualité et de la personne.

L’état de conscience, qui suppose pour se constituer l’intervention de ce principe d’arrêt, persiste, se perfectionne et s’amplifie par l’exercice du même principe. La conscience s’empare des phénomènes et les possède d’autant mieux qu’ils s’écoulent plus lentement : passé un certain degré de véhémence, elle cesse de percevoir, avec le changement qui est le mode du mouvement dans l’objet, l’objet lui-même. Ainsi l’objet ne se condense sous le regard du sujet qu’autant que le principe d’arrêt qui a pour mission de refréner la violence du flux phénoménal remplit son office. Son vœu est de glacer la surface de l’océan des apparences : réalisé intégralement, il irait, ainsi qu’on l’a dit, jusqu’à supprimer toute réalité ; mais il est limité par cette force incoercible du mouvement, animée d’un désir non moins absolu et dont il ne réussit jamais à triompher entièrement. La réalité objective se voit donc engendrée par la lutte entre ces deux forces opposées : elle dure tout le temps qu’elles se dressent l’une contre l’autre, et, ainsi arcboutées, se soutiennent sans parvenir à se vaincre. Elle apparaît au point d’intersection de deux tendances dont l’une est une puissance de mouvement et l’autre une puissance d’arrêt. La réalité objective consiste en un certain état de ralentissement du mouvement. Elle est du mouvement ralenti, au degré et dans les limites où la perception dans la conscience de l’objet par le sujet devient et demeure possible.

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Si, avec un plus grand détail, on observe à l’égard de la matière l’exercice de ce pouvoir double et contradictoire qui se manifeste dans la production de la réalité objective, on peut considérer le principe de mouvement qui vient d’être décrit comme un pouvoir de division à l’infini, le principe d’arrêt qui lui était opposé comme un pouvoir de cohésion. À employer deux termes qui s’opposent plus nettement on peut dire que la réalité phénoménale, en tant qu’elle se manifeste en des formes matérielles, est un compromis entre des forces de dissociation et d’association.

Cette remarque n’est, à vrai dire, qu’une application des raisonnements précédents. Il apparaît suffisamment qu’il n’est pas de connaissance possible de l’indivisible et du continu que, d’autre part, une matière qui irait se divisant à l’infini, renient à tout moment ses états antérieurs, et répudiant toute détermination, serait de même insaisissable. Il faut donc conclure que la réalité consiste en un état d’équilibre entre deux forces, dont l’une tend à disjoindre et à diviser sans cesse le continu et l’homogène, dont l’autre s’oppose à ce travail de disjonction, s’efforce de maintenir assemblés, de soustraire à la possibilité d’une division nouvelle les états fragmentaires déterminés déjà par la force adverse parmi la trame du continu. La réalité matérielle se formule dans la mesure où le pouvoir de cohésion triomphe partiellement de l’autre. Les parties qu’il réussit à maintenir liées entre elles se détachent alors, visibles et précisées quant à leurs contours, sur le tissu inconsistant et sur la fuite de tout le reste.

IV §

Après avoir écarté la conception d’une vérité objective assignant un but fixe à l’évolution de la vie, on a situé précédemment la cause de la production du réel, dont on vient de déterminer quelques modes, dans un désir de connaissance de soi-même, attribué à l’être métaphysique.

À considérer les choses d’un point de vue plus positif, il semble possible de situer cette cause productrice de la réalité phénoménale dans un désir du sujet. À vrai dire, il est impossible en théorie de construire quoi que ce soit en dehors du sujet, en dehors du moi humain. La création de l’objet et du sujet qui, du point de vue métaphysique, est tenue pour l’œuvre de l’être universel mû par un désir de possession de soi-même dans un état de connaissance, s’accomplit en chaque moi humain. C’est là que nous la percevons d’une façon empirique. Des sensations de douleur et de plaisir affectant le moi, transformées par le moi en perceptions, situées par le moi dans l’espace et dans le temps, voici toute la substance de l’univers. La douleur et le plaisir déterminent ici et fixent le sujet qui disperse hors de lui, parmi les perspectives de l’espace et du temps, les causes de ses douleurs et de son plaisir. Le monde objectif tout entier sort ainsi du fait confus de la sensation, enfanté par ce labeur d’artiste et de poète qui transforme en couleurs, en sons, en odeurs, en résistances et en contacts ce phénomène indistinct et solitaire. Or, pour créer ces apparences, le moi ou l’esprit fait un usage constant des deux procédés que l’on a décrits ; il utilise à son service ces deux forces que l’on a montrées modelant la matière objective par les rapports qu’elles soutiennent entre elles. D’un geste analytique il divise et délimite : c’est ainsi qu’il distingue la perception de la sensation ; mais, pour distinguer les formes objectives en lesquelles il imagine les causes de son propre changement, pour préciser les modifications où il prend conscience de lui-même, pour les différencier les unes des autres, il modère cette force de dissociation qu’il a tout d’abord déchaînée et contraint, par un geste contraire, quelques parties de cette substance, qui va se désagrégeant, à s’associer selon des combinaisons variables, d’une durée plus ou moins longue, d’une solidité plus ou moins grande, selon qu’il les comprime avec plus ou moins de force. C’est par ce double geste d’association et de dissociation que l’esprit crée la diversité du monde phénoménal et rend lu connaissance possible.

Au moi créateur comme à l’être universel de la métaphysique, en l’absence d’une vérité objective qui commande leur activité, on ne saurait attribuer d’autre raison d’agir, de créer la réalité phénoménale et d’en déterminer les formes, qu’un principe d’utilité personnelle dont nous ne saisissons le sens que dans les fins où il semble qu’il aboutit. L’utilité humaine, parce qu’elle représente en cet ordre la seule réalité qui nous soit connue, l’utilité humaine apparaît donc la loi qui préside à l’invention de toute réalité.

Il semble tout d’abord, pour le moi humain, comme pour l’Etre universel que cette utilité s’exprime dans la joie de connaître : tous les efforts de l’homme, pour augmenter la somme de ses sensations heureuses au détriment de ses déplaisirs, se heurtent, ainsi qu’on l’a montré, à cette faculté de mécontentement qui transforme l’assouvissement de ses convoitises en une sensation d’ennui ou en un malaise nouveau : à cette fin, que les individus semblent poursuivre et qu’ils ne réalisent jamais un surcroît de bien-être, il semblerait donc qu’il convienne do substituer cette autre qui se montre sans cesse et par chaque effort accomplie, l’embellissement et l’enrichissement du spectacle phénoménal offert à l’esprit. La raison d’être de l’activité du moi s’exprimerait en une formule de pur intellectualisme : transmuer la sensation en perception, transformer en spectacles des émotions. Mais la loi de Bovarysme, qui gouverne l’existence du réel, intervient ici, ainsi qu’on l’a montré, pour imposer à la tendance que traduit cette formule, comme condition de sa persistance, le frein d’une tendance contraire. Le vœu d’intellectualisme, attribué à l’individu comme on l’attribua à l’Être universel, est condamné, pour jouir de ses réalisations partielles, à ne s’assouvir jamais intégralement, à se voir toujours contrarié par le vœu contraire, par la tendance passionnelle dont il tire sa substance et où il prend ses racines. Du point de vue même de cette interprétation purement intellectuelle de l’existence phénoménale, il faut donc faire place à la tendance de l’être humain qui s’exprime en ce vœu : fonder son bonheur sur la sensation. Cette tendance se traduit sous deux aspects : l’un passionnel, l’autre moral. Sous ces deux aspects, un même but est envisagé : il s’agit de réaliser un état de contentement, avec la sensation comme moyen et comme matière première. Sous le premier aspect, ce contentement est recherché dans un assouvissement immédiat de la sensation. Sous le second aspect, sous la forme du souci moral, la recherche est, à vrai dire, la même, quelques voies tortueuses et détournées où elle s’engage pour atteindre son but. Mais, avertie par les obstacles et les déboires rencontrés au cours des premières expériences, elle se propose de trouver pour la sensation, en même temps parfois qu’un état de raffinement, un mode d’assouvissement collectif et le plus universel possible, c’est-à-dire combiné de telle sorte que la joie de l’un ne contrarie plus la joie de l’autre. Sous ce double aspect passionnel et moral, le rôle de la sensation, considérée comme but, est considérable dans la vie phénoménale : c’est elle qui prépare le spectacle, les intrigues et les complications dont l’esprit spectateur va se repaître ensuite d’un point de vue analytique ou esthétique. C’est elle enfin qui, avec le fait passionnel de la joie esthétique, rend possible la connaissance et la contemplation. L’intellectualisme, pris comme but de l’existence, suppose donc tout d’abord le fait de l’existence, il est de plus intéressé à son exubérance. La vie se montre le support et le moyen indispensable de la connaissance, son intensité détermine strictement l’horizon de la connaissance future : on a déjà précédemment touché la même conclusion en montrant le Génie de l’Espèce serviteur et moyeu du Génie do la Connaissance.

Les considérations précédentes nous avertissent qu’à côté de cette utilité de connaissance qui fut tout d’abord désignée comme cause de toute invention de réel, il est nécessaire de faire place à une autre utilité, qui s’exprime dans la recherche du bonheur par la sensation, et qui semble jusqu’ici avoir donné naissance à presque toute spéculation philosophique, ainsi qu’à toute conception religieuse, économique ou politique. Intervertissant les termes de la proposition précédente, ce souci fait de la connaissance un moyen et de la vie le but.

Vivre a une telle importance, pour connaître que les esprits qui spéculent du point de vue de la connaissance comme but se doivent montrer bienveillants pour ces intelligences adverses, en se gardant d’attendre ou de réclamer d’elles une indulgence pareille. Il faut donc reconnaître que, pour la plus grande part de l’humanité, les joies et les souffrances attachées à la sensation et à ses dérivés sont si fortes qu’elles expliquent tous les efforts tentés pour augmenter et fixer les états de joie, pour diminuer et abolir les états de souffrance. Les bienfaits provisoires, mais immédiats, apportés à tout moment de l’évolution historique, et en toutes occasions, par l’industrie de l’intelligence, expliquent suffisamment que l’humanité ait considéré la connaissance comme un moyen d’améliorer la vie, et bien que la plus grande part des développements précédents aient eu pour objet de faire voir eu cette croyance une illusion, il n’y a pas lieu, du point de vue intellectuel, de penser que cette illusion puisse disparaître.

Que l’on se place au point de vue de l’intellectualisme tenant la vie pour un moyen dont la connaissance est le but, ou que l’on se place au point de vue de l’illusion vitale tenant la connaissance pour un moyen, dont la vie heureuse est le but, ce que l’on se proposait de mettre ici en évidence, c’est, d’une part, que selon la rigueur du principe bovaryque, chacune de ces conceptions, qui tend à envahir tout le champ du réel, ne reçoit elle-même sa réalité que des limites que lui inflige la conception contraire ; c’est, d’autre part, que dans l’une et l’autre hypothèse, toute l’activité dépensée dans le monde a pour principe unique l’utilité humaine sous l’un ou l’autre de ses deux aspects, qu’il lui faut en sorte toujours supposer pour but de satisfaire une utilité de connaissanceou de satisfaire une utilité vitale. Ainsi faut-il expliquer par l’un ou l’autre de ces deux mobiles tout le travail d’association et de dissociation par lequel on a vu que l’esprit engendre la réalité phénoménale.

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On a dit que parmi le mouvement de dissociation universelle qui commence avec la division de l’Être en objet et en sujet et se propage en une suite indéfinie de subdivisions, l’esprit serait impuissant à saisir aucun objet si, par une décision arbitraire et qui ne se justifie que par un désir de connaissance, il n’usait à quelque moment de son pouvoir d’arrêt. Par l’exercice de ce pouvoir, le morcellement indéfini qui entraînait la substance phénoménale en une différenciation incessante d’elle-même prend fin : ce qui était fluide et échappait à toute étreinte se glace et s’immobilise sous le regard de l’esprit qui s’en peut emparer. En même temps le triomphe de ce pouvoir d’arrêt crée dans l’esprit une fiction : quelque objet fragmentaire et que le pouvoir de dissociation pourra dissoudre dès qu’il viendra à l’emporter sur le pouvoir adverse, quelque objet fragmentaire est tenu momentanément pour une unité indécomposable, pour un corps solide qu’il est possible de combiner avec d’autres unités analogues afin d’en composer la diversité des corps de l’univers. Cette présomption s’exprime en une suite de vérités et tant que s’exerce avec efficacité l’action prépondérante du pouvoir d’arrêt, l’esprit construit à loisir, au moyen de ces vérités, un système de connaissance dont il ordonne entre elles toutes les parties. Au contraire, la digue qu’opposait au mouvement ce pouvoir d’arrêt vient-elle à se rompre, le caractère fictif qu’impliquait le récent état de connaissance se dévoile au regard de l’esprit qui va s’ingénier à recommencer son œuvre de construction systématique à l’égard d’un état plus fragmentaire de la substance phénoménale immobilisée par une intervention nouvelle et victorieuse du pouvoir d’arrêt.

Ce processus de connaissance est aisément observable en tant qu’il se manifeste dans les procédés de la connaissance scientifique, c’est-à-dire de la connaissance la dernière venue. On voit bien en effet que la science ne parvient à se constituer qu’en tenant pour vraies des propositions et des conceptions qu’une analyse plus pénétrante doit montrer par la suite illusoires. La biologie dont les progrès récents ont été très rapides nous offre un exemple saisissant de cette nécessité qui contraint l’esprit, pour saisir ou inventer quelque réalité, à concevoir toujours les choses autrement qu’elles ne sont, à considérer comme indivisible ce qui est composé, comme unce qui est multiple, comme stable ce qui est instable, comme immobile ce qui se meut. L’objet de cette science en effet s’est en peu de temps entièrement transformé. L’idée de ce qui est vivant attachée par les premiers observateurs à l’animal tout entier fut ensuite reléguée, dans la cellule. L’animal ne fut plus qu’un édifice aux formes diverses construit en grande partie avec de la substance morte pour abriter la vie multiple des cellules. Sous le microscope, la cellule elle-même apparat bientôt un composé dont le noyau se déclara l’élément vital prépondérant. En dernière instance, il est apparu que la cellule, avec son noyau, n’était que le point central où se tenaient et duquel rayonnaient divers ferments en lesquels se concentre actuellement au regard scientifique la réalité vitale. Toutes ces conceptions où s’est tour à tour arrêté l’esprit scientifique ont été des vérités en leur temps. Pour fausses qu’elles aient été reconnues depuis, elles n’en ont pas moins été les moyens par lesquels s’est constitué le savoir. Ces vérités ont été le lieu où, en concevant la nature des choses autre qu’elle n’est, l’esprit humain est parvenu à se former quelque image de la réalité phénoménale.

Cette fausse conception, qui se manifeste à la source et se montre le moyen de tout savoir scientifique, soutient également nos notions le plus universellement acceptées et qui semblent le plus incontestables. Si nous ne les voyons pas changer, si, en raison de leur durée, elles assument à nos yeux un caractère d’éternité, et nous masquent, sous l’apparence de la loi, l’acte arbitraire qui leur donna naissance, c’est parce qu’en raison de leur utilité fondamentale, au point de vue de la connaissance, l’esprit exerce à leur profit, avec une ténacité extraordinaire, le pouvoir d’arrêt dont il dispose. Que nos idées se modifient et se transforment touchant la nature et le siège de la substance vivante, que des perspectives diverses apparaissent, que des états divers du savoir humain se succèdent sur ce point extrême, ces métamorphoses du spectacle qu’il nous est ainsi donné de contempler ne sont point de nature à mettre en péril l’intégrité de notre faculté de connaissance elle-même. Sans doute sont-elles propres au contraire à piquer vivement notre curiosité et à stimuler notre ardeur à connaître. Il en est de même en ce qui touche à beaucoup d’autres parts du domaine scientifique, où l’on voit que les vérités se succèdent et se détruisent les unes les autres, sans qu’il en résulte autre chose qu’un épanouissement et une exubérance de ht faculté de connaître. Mais aucun système de connaissance ne serait possible s’il ne comportait à sa base des éléments plus durables, des unités de connaissance en quelque sorte inaltérables. Ce sont ces unités qui, se retrouvant combinées entre elles selon les assemblages, il est vrai, le plus divers, en des systèmes de connaissance plus complexes, réussissent à former par leur fixité un lien entre ces divers systèmes et les maintiennent tous sur un même plan de connaissance.

Ce caractère d’utilité fondamentale pour l’exercice de toute connaissance subséquente suffirait à expliquer l’autorité en apparence souveraine et l’aspect nécessaire des notions de temps, d’espace et de cause, ainsi que des lois arithmétiques, géométriques ou logiques qui se bornent à décrire les conséquences de ces notions et les relations qu’elles nouent entre elles. Aussi quelques philosophes ont-ils contesté déjà le caractère de nécessité métaphysique de ces notions et de ces lois. Quelques savants ont eu la même hardiesse ou le même scrupule. Il semblerait permis, d’après les uns et les autres, de supposer qu’une conception du réel, différente du tout au tout de celle que nous avons formée, fût possible, fondée sur une conception différente du temps, de l’espace ou de la cause, ou inventée peut-être avec d’autres artifices, d’autres points de repère, d’autres conventions arbitraires, d’autres moyens de connaissance. Dans cette hypothèse, la haute antiquité de ces notions primordiales, leur durée considérable, le nombre infini de connaissances secondaires qu’elles soutiennent, seraient les seules causes qui les garantiraient contre la possibilité d’une dissociation ; elles ne tiendraient plus leur autorité d’une loi inhérente à la nature des choses, mais elles la recevraient d’une considération d’utilité intellectuelle.

En dehors de cette hypothèse, une autre apparaît seule imaginable, celle qui fut posée par Kant, que développa Schopenhauër et à laquelle on s’est rallié en un livre précédent20. Elle consiste à tenir pour une conséquence inévitable et métaphysique de la distinction de l’être en objet et en sujet l’intervention de ces notions de temps, d’espace et de cause. Ces notions seraient alors les moyens et les conditions nécessaires de tout état de connaissance.

Cette interprétation laisse, comme l’autre, subsister dans toute sa rigueur le point de vue de Bovarysme dont l’exposition fait l’objet de cette étude : car ces notions primordiales, et que Kant veut a priori, ne sont autre chose que les formes de toute connaissance possible. Du point de vue métaphysique, elles sont les moyens précisément par lesquels l’Être unique se conçoit autre qu’il n’est, en prenant conscience de lui-même dans la multiplicité phénoménale. D’un point de vue plus positif, elles se montrent encore le moyen inflexible par lequel le contenu de toute connaissance apparaît nécessairement indéterminé, inconsistant et instable, en proie à la possibilité d’une dissociation indéfinie, le principe de causalité contraignant l’esprit, à l’occasion de tout phénomène quel qu’il soit, à remonter sans répit de cause en cause, sans lui permettre de toucher jamais une origine première, les lois de l’espace et du temps secondant, par leur élasticité sans limites, la tâche de la causalité pour égarer l’esprit, donnant naissance à ces antinomies qui nous avertissent du caractère fictif de toute connaissance et aboutissent à nous présenter l’univers, ainsi qu’on s’est efforcé de le montrer au deuxième chapitre du livre précédemment invoqué1 comme un système d’illusionnisme. C’est contre cet écoulement indéfini de la substance phénoménale, entretenu et causé par les lois formelles que l’on vient de dire, que s’élève, pour créer le réel, ce pouvoir arbitraire de l’esprit qui, suscité par une utilité de connaissance, immobilise et charge des liens de la vérité cette matière fluide, lui imposant, le temps de la saisir, une forme définie, la tirant du chaos pour la réaliser.

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En ce qui touche aux réalités créées sous l’action d’une utilité vitale, comme en ce qui touche aux réalités créées sous l’action d’une utilité de connaissance, il est aisé de montrer que l’utilité humaine est l’unique auteur de ces réalités et confère seule, et par une intervention tout arbitraire, à la substance phénoménale qui s’écoule, la rigidité et la durée qui la rendent saisissable. Cela est aisé pourvu que parmi les réalités créées par cette autre faune de l’utilité, comme on l’a fait à l’égard des réalités créées par une utilité de connaissance, on choisisse celles dont l’invention est le plus récente.

Les vérités scientifiques nous apparurent les dernières venues parmi les créations de l’utilité intellectuelle, elles nous montrèrent aussi, sous leur aspect provisoire de vérités successives, leur valeur purement transitoire, leur caractère de moyen pour atteindre des conceptions nouvelles et des représentations plus complexes. Les vérités morales, c’est-à-dire celles qui, dans l’ordre vital, semblent aussi les dernières venues et se sont constituées, comme les vérités scientifiques, avec la collaboration ou tout au moins sous le regard de la conscience humaine, les vérités morales vont aussi nous laisser voir, malgré le masque rigoureusement dogmatique qu’elles affectent durant le temps de leur règne, leur caractère éphémère et leur rôle secondaire de moyens pour procurer des fins très différentes des buts vers lesquelles elles ordonnent de tendre.

Parmi les réalités qui intéressent directement la vie, il n’en est pas de plus manifeste que celle qui se traduit dans le fait de la perpétuité de l’espèce et qui a pour moyen la génération. Aussi voit-on que l’homme s’est préoccupé à toutes les époques et dans toutes les contrées, de promulguer une morale propre à réglementer les relations des sexes. La morale ainsi promulguée a pour effet de procurer la fin voulue par l’utilité vitale, soit la multiplication de l’espèce, pi c’est du fait de cette utilité vitale que les vérités religieuses ou rationnelles, où cette morale s’exprime, tirent leur consistance et leur crédit. Or il convient de noter que ces vérités, tandis qu’elles atteignent en réalité ce but, la multiplication de l’espèce, s’assignant toujours un autre but, un but chimérique et qui n’est jamais accompli. Cette loi de contrariété bovaryque s’exerce donc encore ici, qui oppose à la volonté consciente des hommes et à leurs desseins prémédités une volonté secrète et plus forte, au profit de laquelle est exploitée une énergie suscitée en vue d’une autre fin. C’est ainsi, pour ne faire entrer en ligne de compte que des exemples invoqués déjà et familiers, c’est ainsi que les anciens Hindous, les premiers Grecs et les premiers Romains pourvoyaient à la satisfaction du vœu de l’espèce par la croyance que l’on a décrite en une vie posthume et souterraine. Leur intérêt posthume exigeait qu’ils se pourvussent de descendants : car seuls ces descendants pouvaient, au gré de leur croyance, apporter à leurs mânes les repas funèbres. Or il nous apparaît que la croyance de ces anciens peuples était chimérique, et que les mânes n’avaient souci des nourritures dont les vivants leur avaient assuré, par la procréation d’une famille, le bénéfice et le tribut, mais il nous apparaît bien que cette croyance chimérique, en leur faisant redouter le célibat, en les contraignant à contracter des unions consacrées selon les rites religieux et sociaux, et à élever une famille, il nous apparaît bien que cette croyance singulière favorisait le vœu de l’espèce.

Par une voie plus paradoxale encore le christianisme atteignit le même but. Il érigea en vertu suprême la chasteté. L’effort des hommes pour se conformer au précepte, s’il échoua sous sa forme absolue, réussit du moins à contenir la volupté dans les limites de la monogamie, resserrant les mailles de la famille, ce milieu le plus propre, dans une société organisée, à faire éclore, à faire vivre et à développer l’enfant. La chasteté prise pour idéal fut ainsi l’un des moyens par lesquels le monde barbare christianisé peupla l’Europe.

Dès qu’il s’agit de l’homme, d’ailleurs, vivre se confond avec vivre socialement. Tout ce qui, a pour effet de rendre possible la vie sociale et d’en favoriser le développement doit être considéré comme utile à la vie même de l’espèce. Dès lors, il ne reste qu’à rappeler les considérations que l’on a fait déjà valoir en l’un des chapitres précédents. On y montrait comment l’idée chrétienne, en prêchant le renoncement à la vie immédiate, le détachement des biens terrestres, la fraternité, l’égalité entre les hommes et le mépris du savoir, en modérant par cette doctrine absolue, sans la réduire toutefois, l’énergie excessive du monde, barbare, qui sans ce frein ne fût pas parvenue à se coordonner, a rendu possible l’organisation des sociétés modernes que l’on voit fondées sur le principe de hiérarchie, qui sanctionnent le droit de propriété, qui, par l’accroissement du savoir, tendent à l’accroissement du bien-être, qui, sur tous les points et dans toutes leurs conclusions, contredisent et renient le principe chrétien, ce principe chrétien qui aida à les fonder et qui, développé avec outrance, aboutirait à les supprimer.

Afin de mettre encore en lumière le rôle prépondérant de l’utilité humaine en tant qu’elle confère la puissance aux vérités propres à constituer le réel, il convient de faire remarquer que ces vérités ne survivent pas à leur utilité. Ayant procuré le bénéfice qu’elles étaient aptes à procurer, elles s’affaiblissent et meurent parmi les groupes sociaux où elles ont accompli leur office. C’est ainsi que la vérité chrétienne ayant réalisé en Europe l’un de ses effets indirects les plus importants, le peuplement des grands territoires occidentaux, s’effrite peu à peu parmi les consciences. Si la vie abondante de l’espèce n’a d’autre intérêt que de rendre la connaissance possible, si elle n’est elle-même, ainsi qu’on en a posé l’hypothèse, qu’un moyen pour la connaissance de se réaliser, on peut imaginer que des vérités nouvelles seront un jour inventées pour réglementer dans les limites qui conviennent le nombre des naissances sur une planète où il est déjà possible de prévoir une densité trop grande de la vie humaine.

Ainsi les vérités ne sont, indissolubles qu’en apparence et durant le temps qu’elles sont utiles à la vie ou à la connaissance. L’utilité qui les a formées les laisse sans force dès qu’elle cesse de les vivifier. Les vérités n’ont par elles-mêmes aucune réalité objective, mais elles sont des moyens de créer des réalités, c’est-à-dire des phénomènes, mœurs, sentiments, actes, états de connaissance. C’est pourquoi les vérités, au gré de l’utilité humaine, se forment et périssent, voient s’associer et se dissocier les éléments qui les composent. M. Remy de Gourmont a mis en scène avec un art concret et une clarté parfaite dans son beau livre, la Culture des Idées, ce travail d’association et de dissociation. Les chapitres qui traitent de la Morale sexuelleou de la Dissociation des Idéesouvrent sur ce point les aperçus les plus neufs. Aussi les esprits curieux d’assister à cette genèse et à cette agonie des vérités réputées absolues trouveront-ils au cours de ces pages à se satisfaire pleinement : dans le milieu historique ils verront, en de multiples exemples, se joindre ensemble dans un but d’utilité, intellectuelle ou vitale, des éléments idéologiques qu’une utilité différente montrera bientôt désunis. Dans une étude précédente sur la Nature des Vérités3, ces exemples ont été d’ailleurs mis à contribution pour illustrer des développements parallèles à Ceux que l’on vient d’exposer ici.

V §

À s’efforcer en quelques traits de marquer le centre du point de vue que toutes les considérations précédentes avaient pour objet de créer, on pense devoir mettre en évidence ce fait : l’incompatibilité absolue qu’il a fallu constater — entre l’existence d’une vérité objective fixant un terme au mouvement, — et une réalité située dans le devenir et dont l’essence est le mouvement. Cela revenait à dire, la réalité nous étant donnée, qu’il n’y a pas de vérité objective.

Que l’on juge de ce point de vue les diverses attitudes adoptées par les hommes et où ils témoignent de leur foi en une vérité objective, celles des anciens Grecs qui crurent à la nécessité de recevoir des aliments dans le tombeau pour vivre heureux après la mort, celle de l’ascète à qui la vérité commande de supprimer la volupté, celle du skoptzy à qui la vérité commande d’en supprimer les moyens. Par-delà ces applications particulières des croyances en lesquelles s’objectiva tour à tour la vérité, que l’on prête l’oreille aux déclamations ferventes en lesquelles éclate, avec quelle ardeur religieuse ! la foi abstraite en l’existence même de la vérité. Voici Fichte s’écriant : « Il faut que la vérité soit dite, le monde dût-il périr. » Voici le propos semblable d’Amiel : « Il n’est nullement, nécessaire que l’Univers soit, mais il est nécessaire que justice se fasse ». Pereat mundus, fiat justitia. Voici autant de croyances et de pratiques absurdes, autant de paroles d’énergumènes, autant de clameurs fanatiques et qui humilient l’intelligence.

Toutefois, qu’on ne l’oublie pas, l’intelligence n’est pas ici seule en jeu, il s’agit de la réalité phénoménale qui d’ailleurs conditionne, on l’a vu, l’intelligence. Or si absurde qu’apparaissent toutes les affirmations et tous les vœux que l’on vient de formuler, il faut reconnaître que sans leur intervention aucune réalité ne serait possible. Le fait même qu’il n’y a point de vérité objective propre à servir de base à la vie implique la nécessité de la croyanceen une vérité objective pour constituer le réel. À défaut de cette vérité objective qui eût pu être prise comme but, comme principe directeur et comme terme de comparaison, l’intelligence ne saurait rencontrer en effet aucun motif rationnel d’élire et de réaliser quelque état de la substance phénoménale de préférence à un autre : elle assisterait impassible à son écoulement indéfini, et rien ne saurait la déterminer à faire jamais le geste qui, modérant la vitesse du flux phénoménal, rend perceptible quelqu’un de ses aspects. Ce geste émane donc, puisqu’on le voit accompli, d’un pouvoir antérieur au fait même de l’intelligence et qui crée l’intelligence avec le phénomène ; il est corrélatif et contemporain du geste métaphysique, qui fragmente l’unité essentielle, où se manifesté l’action d’un principe irrationnel, et où éclaté une intervention tout arbitraire.

Mais ce geste arbitraire sitôt qu’il apparaît sous la conscience prend une signification morale et rationnelle. Le pouvoir d’arrêt qu’il exprime, ce pouvoir d’arrêt qui évoque, hors de l’indéfini et de l’instable, qui fixe et matérialise, sous le regard de l’intelligence, quelque état du mouvement, ce pouvoir se représente en croyance. L’état quelconque du mouvement qu’il immobilise apparaît sous le regard de la conscience, comme le seul état parfait ; il emporte la foi absolue en lui-même et fait tenir le nombre illimité des possibles dans les limites qui le définissent. « Je suis, dit-il toujours, la vérité et la vie. » Et la force avec laquelle ce pouvoir d’arrêt s’affirme sous forme de vérité dans le monde moral traduit expressément le degré du pouvoir de réalisation dont il est l’interprète.

Tel est donc ce Bovarysme fondamental selon lequel la réalité, dont l’essence est le devenir, la diversité et le changement, a pour origine et pour moyen la croyance en une vérité objective qui aspire à absorber dans l’immobile, l’unique et l’immuable, la variété des apparences. Chaque objet du monde, distinct et différent, doit sa naissance à cet acte passionné, qui se proposa de faire tenir en cet objet toute la substance de l’être.

Il convient de noter que si quelque état particulier du réel se constitue par l’intervention de cette croyance en une vérité fixe, c’est une croyance, pareille en son principe, qui restitue à la substance phénoménale le mouvement dont elle avait été privée par la première croyance. Une vérité n’est détruite que par une autre, ou au nom de cette croyance qu’il existe une vérité objective dont la vérité actuelle usurpe la place. En politique, en morale, en sociologie, en religion, en philosophie, le conservateur de la doctrine ancienne et le révolutionnaire le plus acharné à détruire les vérités présentes se confondent dans l’identité d’une même foi. Leur fanatisme est de même ordre ; car ils croient l’un et l’autre qu’il existe une vérité objective, propre, à l’exclusion de toute autre conception, à assurer le bonheur humain.

Si les vérités ne sont rien en elles-mêmes, si elles ne renferment aucune réalité, en sorte qu’il n’y a pas de vérité objective, elles se montrent donc les ressorts, appareils en même temps de mouvement et d’inhibition, au moyen desquels la réalité se forme et se meut et sans lesquels il n’y aurait pas de réalité. La croyance en l’existence de la vérité, absurde du point de vue intellectuel, conditionne l’existence du réel qui se fonde sur l’arbitraire et sur l’irrationnel.

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Ce point de vue engendre une façon différente de la commune d’apprécier le réel. Que l’on mette en cause une conception de l’ordre moral, politique, social ou religieux, il ne s’agit plus de la comparer avec un modèle idéologique d’une valeur présumée absolue, dont on sait maintenant l’origine arbitraire, avec une idée divinisée de vérité ou de justice, dont on connaît qu’elle n’exprime autre chose qu’un état de sensibilité particulier et propre à un temps donné. Ce qui importe, c’est de considérer dans quelle mesure cette conception nouvelle est propre à s’agencer avec la réalité actuelle, à la fortifier et à la développer si l’on se propose de favoriser cette forme du réel, — à la dissocier, si au contraire on a pour objet de détruire, comme hostile, cette forme régnante. Du point de vue intellectuel, comme du point de vue politique, il n’est point d’antre mode d’appréciation d’une vérité. La discussion qui s’éleva entre Napoléon et Volney, lorsque l’empereur résolut de rétablir en France le culte catholique, offre un exemple parfait d’une attitude de connaissance opposée à une attitude de fanatisme vital. Tandis que le philosophe, dupe de la croyance en. une vérité objective, se fonde, pour maintenir la suppression du culte, sur ce fait que la religion catholique, comme toute autre forme religieuse, est fausse et constitue une superstition, l’esprit clairvoyant du politique sachant que la superstition, le préjugé, la croyance sont l’étoffe et l’unique tissu du réel, se préoccupe uniquement de rechercher quelle forme du préjugé est utile à la réalité française dont il identifie avec le sien l’intérêt. Sous le jour de ces considérations, il conclut au rétablissement d’un culte auquel se montre attachée la majorité de la nation. — Il faut tenir pour un geste de pure passion intellectuelle ce coup de pied impérial par lequel prit fin une discussion où s’obstinaient l’idéologisme religieux du philosophe et son défaut de scepticisme.

À considérer de ce point de vue de pur intellectualisme l’un des exemples invoqués au cours de cette étude, on jugera plus équitablement cette croyance absurde à une vie prolongée dans le tombeau à laquelle s’étaient attachées les premières sociétés aryennes et en vue de laquelle les Grecs et les Romains modelèrent leurs institutions. S’il existait une vérité objective on pourrait penser que l’adhésion à cette croyance, qui nous semble aujourd’hui singulière, retarda l’avènement d’une forme sociale conforme à cette vérité. Mais cette vérité n’ayant point d’existence, ce qu’il nous faut constater, c’est que cette croyance absurde fut assez forte pour créer une réalité, pour être un moule, pour contraindre la substance phénoménale — c’est ici la mentalité humaine — à répéter à travers la durée une suite de mouvements semblables et dirigés vers un même but. Ces faits de convergence et de répétition sont les facteurs indispensables de toute invention de réel : c’est par eux, au moyen du phénomène de ralentissement et de condensation qu’ils déterminent, que le réel apparaît stationnaire en marge de la fuite continue du mouvement, qu’il se détache, opaque et consistant, sur le tissu impalpable du changement.

Lorsqu’aux époques plus récentes des civilisations romaine ou grecque, Fustel de Coulange nous montre la réalité sociale du moment en contradiction avec celle qui s’était modelée sur l’ancienne croyance et qui persistait encore dans les lois religieuses et civiles, gardons-nous donc de penser que cette réalité présente, et qui entrait en guerre avec l’ancienne, fût par comparaison meilleure et plus proche de la vérité objective. Concevons qu’elle est seulement différente. La ruine de la croyance ancienne nous fait, à la vérité, apparaître l’écart qui existe entre le Grec et le Romain d’alors et l’image que leur présentaient d’eux-mêmes leurs rites et leurs lois. C’est que les instincts naturels, — sentiment de la famille, amour de la liberté individuelle, attachement aux biens immédiats et à la vie présente, — formes de l’égoïsme élémentaire, représentants d’une réalité antérieure à la genèse des sociétés humaines et contemporaine des premiers stades de la biologie, c’est que ces instincts réagissent maintenant contre la contrainte que leur imposa la croyance. Cette croyance n’en est pas moins la forme rigide qui, en torturant durant une longue période ces instincts, coordonna des hommes entre eux et composa une réalité sociale, la réalité grecque et la réalité romaine.

Constatons encore que la réalité nouvelle, que l’on voit se développer à Rome et en Grèce après l’affaiblissement de la première croyance, continue de prendre son point d’appui sur la réalité ancienne : les fictions romaines sont un admirable exemple de la façon dont se comporte une réalité qui conserve le pouvoir d’évoluer jusque dans sa maturité ; elle se meut et progresse, mais parmi, toutes les modifications scion lesquelles elle se métamorphose, elle ne manque pas de conserver avec son passé le plus ancien des communications secrètes et d’intimes analogies. Il existe encore jusque dans l’organisation sociale française des vestiges de la réalité romaine. En même temps cette réalité qui continue de vivre et do prospérer en se mouvant dans la pérennité et comme dans le relâchement du moule qui la pétrit, va se dissoudre et périr sitôt que le principe d’une forme idéologique différente, l’idée chrétienne, marque son empreinte sur ses institutions.

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Dans tous ces cas la vérité se montre un principe arbitraire qui s’exprime dans la croyance qu’elle inspire et dont la vertu consiste à contredire une force contraire qui lui résiste. Cette contradiction et cette résistance dessinent en leurs points d’équilibre les contours du réel ; mais pour que le réel se forme et devienne perceptible une condition est nécessaire : c’est une certaine durée de l’état d’équilibre qui s’est établi entre les deux forces antagonistes. Cet équilibre est-il trop tôt ou trop fréquemment rompu, la force d’arrêt et d’association qui contredit le pouvoir de mouvement et de dissociation s’exerce-t-elle trop faiblement, voici une série d’avatars qui n’aboutissent point à se formuler, qui ne parviennent point à ce degré de fixité où un état de conscience les enregistre. Mme Bovary, prise comme idéaliste, en tant qu’elle nous apparut en proie à cette haine du réel qui lui fait imaginer en face de toute réalité présente une réalité nouvelle et différente, symbolise ce pouvoir excessif de dissociation et de changement. Cette fuite trop rapide, cette ardeur trop vive de nouveauté, ne donnent naissance qu’une réalité falote jusqu’à devenir imperceptible. C’est à la prédominance peut-être d’une telle accélération qu’il faut attribuer ces états intermédiaires qu’en tout ordre de phénomènes nous ne parvenons pas à saisir. Ce qui dure est seul perceptible, il n’y a pas de connaissance de ce qui serait absolument installé et éphémère. Par contre l’immobile, ce qui sous la contrainte d’une vérité trop forte, d’un pouvoir d’arrêt excessif vient à se figer dans la durée hors de tout changement possible, tombe au-dessous de la conscience dans l’automatisme.

D’un point de vue de connaissance on né de* mande donc pas si une réalité est conforme à une vérité objective, ni si une vérité est vraie. On recherché quelles vérités, c’est-à-dire quels procédés présidèrent à la formation de cette réalité, durant combien de temps ces vérités eurent le pouvoir de sculpter ses contours, dans quel sens précis elles agirent. Ces diverses connaissances sont propres à déterminer quelles transformations peut subir encore cette réalité donnée, quelles transformations la briseraient. Une réalité est d’autant plus modifiable, elle peut accepter indifféremment un nombre d’autant plus grand de vérités nouvelles qu’elle a subi moins longtemps le joug d’une vérité spéciale ; car, dans ce et », elle est encore indéterminée, elle est encore, dans une certaine mesure, une matière première. À cette réalité informe s’applique le mot de Nietzsche : « Mieux vaut n’importe quelle règle que point de règle du tout. » La première condition de sa formation sera l’autorité sur elle de la vérité qui la contraindra : par là elle acquerra cet élément premier de toute réalité : la durée. Nécessité, dit encore Nietzsche, nécessité, pour tout ce qui vit « d’obéir longtemps et dans une même direction. »21 L’opportunité et le bonheur du choix entre plusieurs vérités, cette question de convenance qui a pourtant une importance considérable, de ce fait qu’une réalité quelconque est toujours entourée de réalités voisines avec lesquelles il lui faut compter, cette question de convenance ne vient pourtant qu’après l’autre, la question d’autorité qui assure la durée.

Lorsque voici formée, par l’appoint de cette condition de durée, une réalité quelconque, voici aussitôt limité, en ce qui la concerne, le nombre des changements qu’elle peut accepter. Elle ne peut se mouvoir désormais que dans le sens général qui lui fut d’abord infligé. Tout changement de direction trop brusque, toute divergence trop forte vont la briser. Ainsi cet élément de la durée, sans lequel aucune réalité ne peut se constituer, peut-il devenir aussi un obstacle au développement futur de la réalité qu’il a fait naître ; condition de vie, il est aussi une menace de mort. Toute réalisation est un choix et une restriction.

Selon le principe de contradiction où l’on a montré la loi de toute chose vivante, une réalité ne parvient à se survivre en une suite de modifications d’elle-même que si elle nie à quelque moment et dans quelque mesure une part des éléments qui la composent. Quelque état de la substance phénoménale pour se réaliser doit durer, il faut donc qu’il se prête à une longue répétition de soi-même dans le temps ; mais il faut aussi qu’il ne manque de rompre son immobilité, de se modifier quelque peu, avant que la durée, le pétrifiant dans toutes ses parties, n’ait supprimé en lui la possibilité de varier.

Ainsi, un état incessant de guerre et de contrariété conditionne l’existence du réel. Toute réalité vivante est soumise à la nécessité, — s’étant conçue de quelque façon afin de se former, — de se concevoir autre désormais et de se différencier quelque peu d’elle-même pour persister dans l’existence : « Qu’il faille que je sois lutte, devenir et but et contradiction des buts »22, tel est l’aveu secret que murmure la Vie à l’oreille attentive de Zarathoustra. Cette confidence implique, comme loi du changement dans l’homme et sous le regard de la conscience, ce pouvoir de se concevoir autre, qui apparut dans l’œuvre de Flaubert avec un relief pathologique, et auquel on a donné le nom de Bovarysme.