Julien-Louis Geoffroy

1814

Cours de littérature dramatique. Tome I (2e éd.)

2015
Julien-Louis Geoffroy, Cours de littérature dramatique, ou Recueil par ordre de matières des feuilletons de Geoffroy, précédé d’une notice historique sur sa vie et ses ouvrages ; seconde édition, considérablement augmentée, et ornée d’un fac simile de l’écriture de l’Auteur, tome premier, Paris, P. Blanchard, 1825, XXXII-456 p. Source : Internet Archive. Orthographe modernisée.
Ont participé à cette édition électronique : Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).
Fata canit, foliisque notas et nomina mandat ;
…………
Illa manent immota locis………
Virgil., Æn., lib. iii.

Avertissement sur cette seconde édition §

Les feuilletons de Geoffroy avaient obtenu un succès si prodigieux, et avaient même exercé une telle influence sur la littérature, qu’il eût été dommage de les laisser tomber dans l’oubli : c’eût été une véritable perte ; car ils contiennent ce qu’il y a de mieux pensé sur notre théâtre, et présentent en même temps un livre aussi agréable qu’instructif. Quelques personnes, qui, dans le temps, les avaient lus avec la légèreté que l’on met à parcourir un journal, ont pu croire qu’ils n’avaient que cet intérêt du moment que l’on trouve ordinairement dans les feuilles périodiques ; elles se sont trompées : Geoffroy, devenu journaliste, écrivait chaque jour et semblait écrire à la hâte ; mais ses études étaient faites d’avance, et il disait avec facilité, et dans l’instant commandé, ce qu’il savait depuis longtemps et ce qui avait fait l’objet principal de ses méditations littéraires. Aussi ses feuilletons réunis forment-ils un véritable Cours de littérature dramatique, et peut-être le meilleur que nous ayons dans notre langue ; c’est même la persuasion où nous sommes à ce sujet, qui nous a engagé à choisir le titre sous lequel nous avons publié ce recueil. Geoffroy a, pendant quatorze années, rédigé ses feuilletons ; et, pendant cet espace de temps, il a vu passer sous ses yeux presque toutes les pièces que leur mérite a sauvées de l’oubli et qui font la gloire de notre théâtre ; il a donc eu occasion de parler de tous nos poètes dramatiques, de tous nos chefs-d’œuvre, et de traiter de toutes les parties de l’art. Son travail, nous l’osons dire, est complet. Plus ce recueil sera connu, plus il sera apprécié ; il tiendra sa place dans les bibliothèques les mieux composées, après le Cours de littérature de La Harpe ; le jeune homme qui veut cultiver les lettres aura besoin de l’étudier, et l’homme fait, qui a profité à l’école de nos meilleurs critiques, le lira encore avec fruit et surtout avec plaisir.

La première édition que nous avons donnée de ces feuilletons disposés par ordre de matières, et débarrassés des répétitions et des choses étrangères ou inutiles, a fait voir que c’était un excellent livre de plus dont s’enrichissait notre littérature ; cette édition a été rapidement enlevée, malgré le silence presque unanime des journaux. Ce silence des critiques est sans doute quelque chose de remarquable à l’égard de la publication des jugements du critique le plus redoutable et le plus renommé que nous ayons eu jusqu’à ce jour. Il avait frappé et déchiré bien des gens ; mais le vieux lion était mort, personne ne le redoutait plus ; et ceux qui portaient encore les stigmates des blessures qu’il leur avait faites, ont fait semblant de ne plus se souvenir de lui.

Quoi qu’il en soit, cette première édition fit connaître le mérite du recueil, et lui donna assez de célébrité pour en faire désirer une nouvelle. Aujourd’hui le succès du livre est assuré ; mais ce succès n’a point ralenti notre zèle sur les améliorations que nous pouvions faire à cette seconde publication. L’ouvrage a été revu avec le plus grand soin ; beaucoup de répétitions ont encore été supprimées, et nous avons ajouté un grand nombre d’articles que l’on avait paru regretter, surtout de ceux qui ont pour objet les querelles particulières de l’auteur ; ce sont, sans doute, les moins instructifs, mais non pas ceux que l’on lira avec moins de plaisir. Nous avons recueilli quelques nouveaux jugements sur les acteurs les plus célèbres, même ceux où il s’est montré d’une rigueur qui avoisine l’injustice. Il est peut-être bon que les jeunes gens qui entrent dans la carrière sachent à quel prix leurs maîtres ont obtenu l’honneur de leur servir de modèles ; c’est les avertir que l’âcreté ou l’injustice de la critique ne doit point les décourager : Talma était un très grand acteur quand la verge inique du censeur osa le frapper ; ce coup le rendit d’abord furieux ; depuis il ne resta dans son sein que le noble désir de se surpasser, et il y parvint.

La nouvelle édition que nous présentons au public est également beaucoup plus soignée que la première sous le rapport de l’impression et du papier. Nous aurions bien désiré l’orner du portrait de Geoffroy, mais il nous a été impossible de nous en procurer un pour le faire graver. Il a fallu nous contenter du fac simile de son écritureI : il donnera une idée de sa manière de composer les feuilletons.

Notice sur la vie et les écrits de Geoffroy §

 

Julien-Louis Geoffroy naquit à Rennes, en 1743. On doit supposer que sa famille jouissait d’une certaine aisance ; car elle fit cultiver son éducation, et Geoffroy commença ses études d’une manière assez brillante chez les jésuites de Rennes, pour être appelé ensuite à Paris au collège de Louis-le-Grand.

Personne n’ignore avec quelle attention les professeurs de cette célèbre compagnie observaient les dispositions de leurs élèves ; rien n’était plus utile à l’esprit de domination, qui les animait en toutes choses, que l’adresse qu’ils mettaient à s’emparer de l’imagination de leurs écoliers : dès qu’un jeune enfant promettait de devenir un homme supérieur, les jésuites cultivaient avec des soins plus particuliers son éducation ; la fortune, la naissance disparaissaient à leurs yeux ; le mérite seul entraînait leur préférence ; ils faisaient à l’intérêt de leur ordre en particulier le sacrifice des préjugés qu’ils défendaient si hautement dans le inonde ; rien enfin n’enflammait autant leur zèle que l’espoir d’attirer dans leur congrégation un homme qui promettait à leur ambition un défenseur dévoué à leur cause. Il leur était doux de penser encore que, dans le cas où le néophyte leur échapperait, il porterait au moins dans la société le souvenir des principes qu’il avait puisés dans son enfance, et qu’il en deviendrait ou le protecteur déclaré ou l’avocat occulte.

Julien-Louis Geoffroy s’était tellement distingué dans ses études, que lorsqu’elles furent complètement terminées, il ne quitta point la maison des jésuites, et qu’il commença à enseigner aux autres ce qu’il avait si bien appris. Il se disposait même à se faire recevoir, lorsque les souverains, mieux informés de l’ambition théocratique de la congrégation, et le chef de l’Église, alarmé lui-même des projets secrets d’un ordre dont l’influence s’étendait sur les deux mondes, supprimèrent pour toujours ces audacieux enfants de Loyola, qui menaçaient à la fois la paix du saint siège et la stabilité des trônes.

Par ce coup d’état, auquel les jésuites étaient bien loin de s’attendre, Geoffroy perdit les espérances qu’il avait pu fonder sur ses études brillantes ; il jouissait déjà de la réputation d’un professeur distingué, et dès lors il aurait pu remplir une chaire dans les collèges de Paris ; mais Geoffroy aimait le monde, et dans sa plus tendre enfance son goût pour le spectacle s’était plus d’une fois manifesté. Attentifs à tout ce qui pouvait frapper l’imagination des élèves, les jésuites n’avaient point écarté de l’instruction des jeux de la scène ; ce n’était pas, il est vrai, des ouvrages mondains qu’ils donnaient en spectacle, mais ils composaient eux-mêmes des tragédies et des comédies : leurs bons écoliers ne sortaient point de leurs mains sans être en état d’apprécier les beautés des théâtres grec et latin. Geoffroy en avait fait une étude particulière, et rien n’a mieux caractérisé son talent pour la critique que les citations toujours spirituelles, et jamais pédantes, qu’il a su puiser dans une source aussi féconde et aussi pure. Ce fut sans doute pour donner plus d’essor à son goût particulier pour le théâtre qu’il renonça à cette époque à l’enseignement public, et qu’il se chargea de l’éducation des enfants de M. Boulin1. Placé d’une manière convenable dans la maison d’un homme riche et généreux, et qui faisait de sa fortune un usage si noble, que sa mémoire est encore chère à tous les gens de bien2, Geoffroy conduisait souvent ses élèves à la Comédie-Française. Ce fut là qu’il apprit à juger les chefs-d’œuvre de notre scène, et les grands acteurs qui en étaient les dignes interprètes : Le Kain et Préville, mesdemoiselles Duménil et Clairon n’avaient pas dès lors d’appréciateur plus éclairé ; et dans les notices que Geoffroy nous a laissées, il n’a eu besoin que de rappeler les souvenirs de sa jeunesse : il ne faut donc pas s’étonner si son goût était quelquefois si délicat et si sévère, et s’il s’est montré souvent injuste envers notre grand tragédien. Quoi qu’il en soit, ses critiques n’ont pas été inutiles à Talma ; Geoffroy pensait avec raison, et il l’a dit souvent, que l’engouement caractérisait la sottise. Si quelque chose peut relever les fonctions d’un critique, c’est de s’opposer à cette admiration niaise, à ces formules adulatrices, qui ne sont propres qu’à enfler la vanité des comédiens, et qui s’opposent à leurs progrès.

En se séparant de ses élèves, Geoffroy reprit les fonctions de maître d’études dans un pensionnat de l’université de Paris : une chaire de rhétorique vint à vaquer au collège de Montaigu, et il ne craignit pas de la disputer à de nombreux concurrents ; et s’il l’obtint, il put se flatter de ne pas la devoir à de vaines protections, mais à son mérite personnel. Ce fut après un examen qui lui fournit les moyens de développer l’étendue de son savoir et de ses connaissances variées, que Geoffroy l’emporta sur tous ses compétiteurs. Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer, à ce sujet, combien on a tort aujourd’hui de s’écarter de cet usage : autrefois les places de professeur étaient données au concours ; il paraissait utile d’examiner publiquement le savoir de ceux qui devaient enseigner les autres. L’éducation de nos enfants était une affaire de la, plus haute importance ; trop de précautions ne semblait pas inutile ; on s’efforçait de repousser l’intrigue, on craignait de céder à la faveur, et l’on n’abandonnait point à des apostilles bénévoles, à des recommandations irréfléchies, à l’esprit de parti, le choix des hommes appelés aux nobles fonctions de l’instruction publique.

Après avoir rempli la chaire de rhétorique au collège de Montaigu, Geoffroy passa à celle du collège Mazarin, et il continua à professer avec distinction jusqu’à l’année 1791.

Dès le commencement de cette troisième année de la révolution, Geoffroy ne put résister aux persécutions dont il devenait l’objet : des articles qu’il avait fait insérer dans le journal de l’Année littéraire, l’avaient fait reconnaître comme un écrivain distingué, mais sévère ; et ses doctrines politiques, dont le journal l’Ami du Roi s’était rendu l’interprète, ne pouvaient manquer de lui attirer un grand nombre d’ennemis. Dénoncé, poursuivi par les journalistes de cette époque, non seulement il fut obligé de renoncer à sa place, mais encore de quitter Paris et de se cacher dans un village. Cette circonstance explique et justifie en quelque sorte sa haine pour la révolution française, et l’amertume qu’on remarque dans tous les articles qu’il dirigea contre Voltaire, Chénier, Fabre d’Églantine, Beaumarchais, et même contre MM. Raynouard et Andrieux, et tous les écrivains qui en avaient partagé les principes ; il n’épargna pas davantage les philosophes du dix-huitième siècle, dont les écrits, disait-il, avaient préparé la révolution. Toutefois, on ne saurait s’empêcher de remarquer que son attachement à l’ancien régime ne l’empêcha point de vanter le gouvernement de fait : un extrait d’un de ses articles (25 mars 1806) en est une preuve évidente3. Nous ne faisons point cette citation pour adresser un reproche à la mémoire de Geoffroy : le rédacteur du feuilleton du Journal de l’Empire se trouvait dans une position qui lui commandait ces espèces d’éloges, il sacrifiait à la loi commune. Nous ferons remarquer combien cet écrivain, nourri de la lecture de Virgile et d’Horace, a souvent mis d’adresse, de goût, de grâce et d’esprit, en louant Napoléon et Marie-Louise ; il possédait au plus haut degré l’art de passer des critiques légères à de hautes considérations de morale et de politique. L’examen d’une comédie lui fournissait souvent l’occasion de faire un portrait fidèle des travers de la société ; il savait fronder à la fois et dans le même article les auteurs, les acteurs et le public même : le faux goût du parterre et des loges, les décisions trop tranchantes d’une jeunesse bruyante, les arrêts de nos Philamintes modernes, rien n’échappe à ce critique ; il n’épargne pas ces nouvelles précieuses qui osent dire à la représentation des comédies de Molière : Oh ! que c’est bête ! Juge éclairé des beautés de notre premier auteur comique, admirateur passionné du père de notre comédie, il ne souffre jamais les moindres atteintes portées à sa gloire ; ses feuilletons n’ont pas peu contribué à éloigner de la scène les madrigaux flétris du doucereux Dumoustier, et le style péniblement spirituel du sieur Marivaux, pour y replacer les chefs-d’œuvre du théâtre, le Tartufe, le Misanthrope, et les Femmes savantes ; ce fut l’influence de ses critiques qui força les premiers acteurs de la Comédie-Française à reparaître dans ces ouvrages et à y ramener le public. Quant aux éloges adressés au chef du gouvernement, il flattait, il est vrai, le vainqueur de l’Europe ; mais il n’adressa jamais un compliment à ses ministres.

Nous avons laissé le docte rédacteur des feuilletons du Journal de l’Empire dans un village aux environs de Paris ; pour se dérober aux poursuites dirigées contre lui, il changea de nom, prit les habits d’un paysan et contracta les modestes habitudes de son nouvel état, qui convenaient d’ailleurs à la modicité de sa fortune : sa détresse fut telle, qu’il fut obligé de solliciter une place de maître d’école pour apprendre à lire à de petits enfants. En cédant à sa mauvaise destinée, il pouvait se rappeler qu’après avoir occupé le trône de Syracuse, Denys fut maître d’école à Corinthe ; mais, plus heureux que le tyran, il pouvait interroger le passé sans effroi, regarder sa vie sans remords : elle n’avait brillé que dans un collège, il ne s’était occupé que du soin d’élever la jeunesse ; et Denys, du fond de son palais, avait fait conduire aux carrières le philosophe Philoxène, pour n’avoir pas assez admiré ses vers ; studieux, appliqué et presque séparé du monde, Geoffroy répandait les fruits de ses doctes veilles, et le tyran de la Sicile, après avoir rendu tout son peuple malheureux, devait être encore poursuivi par des malédictions.

Réduit à se faire maître d’école dans un village, après avoir professé dignement la rhétorique dans les premiers collèges de Paris, Geoffroy subit cette épreuve avec une philosophie digne d’être remarquée : aussi se plaisait-il à raconter cette singulière circonstance de sa vie. En effet, l’examen que lui fît subir un maire de cette époque devait avoir son côté plaisant, et sous plus d’un aspect cette scène était digne des pinceaux de Thalie. Les révolutions qui, de quelque côté qu’elles viennent, déplacent brutalement les hommes et les choses, ne manquent jamais de traîner à leur suite de singuliers contrastes ; et dans leur rapport immédiat, dans leur moment d’orage, elles se signalent presque toujours par des aberrations aussi fantasques. Elles nous montrent des hommes grossiers s’érigeant en juges des esprits les plus studieux ; l’écharpe de l’adjoint se croit au-dessus de la toge du docteur, l’ignorance interroge le savoir, la sottise insulte à l’érudition, l’esprit de parti ne tient plus compte d’aucun talent, et la morgue de l’homme en place domine sur toutes les conditions de la société ; elle n’a de respect ni pour le laurier du poète, ni pour le diplôme du professeur ; le titre d’académicien même ne lui en impose plus : et pourquoi respecterait-elle l’instruction ? elle ne fait pas grâce au malheur même. Comment se fait-il que les révolutions qui se succèdent, qui amènent presque toujours des persécutions analogues, n’instruisent pas davantage les hommes qui en sont les témoins ? Quel étrange génie fait donc recommencer les mêmes injustices ? Comment les persécutions trouvent-elles toujours des hommes ardents à les imiter, et des apologistes empressés à les défendre ? Si nous déplorons aujourd’hui les persécutions dont Geoffroy fut la victime en 1791, si nous voyons un maire de village lui permettre à peine d’enseigner à lire à des enfants, on se rappelle encore qu’en 1815 un autre maire de village fit chasser de sa commune un honnête professeur, comme un partisan de l’homme de Sainte-Hélène ; il n’en doutait pas, puisque ce savant avait depuis longtemps, disait-il, la réputation d’un profond helléniste.

Geoffroy supporta longtemps avec patience une position si peu digne de lui : il se plaisait même au milieu de ses petits élèves ; et quoique les mœurs des campagnards qui avoisinent Paris se ressentent un peu des désordres de la grande ville, et soient fort éloignées de la simplicité que l’on suppose aux gens de village, il se trouvait heureux de vivre au milieu de ces demi-rustiques, qui n’avaient au moins que la moitié des vices de leur époque, et d’être séparé de ces hommes de parti qui régnaient tour à tour dans la capitale, et se déchiraient entre eux. Cependant l’horizon politique vint à s’éclaircir ; fatigués de leurs excès divers, tous les partis parurent reconnaître le besoin de la paix et la nécessité du bon ordre ; Geoffroy revint alors à Paris pour y cacher sa vie dans le plus modeste pensionnat.

Nous avons déjà dit qu’il s’était fait connaître par des articles publiés dans l’Année littéraire et dans l’Ami du Roi. Les propriétaires du Journal des Débats se rappelèrent le talent qu’il avait montré à cette époque ; ils connaissaient sa vaste érudition, et surtout les qualités de son esprit tour à tour sévère et malin, austère et plaisant ; ils savaient qu’il maniait avec dextérité les armes de la censure et de la raillerie, qu’il ne ferait grâce à aucun défaut, qu’il n’épargnerait aucun ridicule, qu’il était en état de lutter avec les meilleurs critiques de l’époque ; qu’il possédait en littérature des principes fixes, invariables, qu’il ne craindrait pas d’attaquer l’amour-propre des auteurs vivants, et surtout qu’il se trouvait dégagé par sa position sociale de ces méticuleuses considérations, de ces ménagements puérils qui retiennent les traits de la critique dans le cercle étroit des petits intérêts particuliers, et ne leur permettent jamais de dépasser cet horizon borné.

Malgré les avantages qu’on lui proposait, Geoffroy ne laissa pas d’hésiter quelque temps : cet homme dont le style est toujours si ferme, était du caractère le plus timide ; son maintien avait quelque chose de gêné, de gauche, d’embarrassé ; sa vue un peu basse donnait à sa démarche de l’incertitude et de la pesanteur ; il n’avait vécu que dans les collèges, et ce n’est pas là qu’il avait pu se façonner à l’usage du monde, à ce ton élevé, à ces petites phrases débitées d’une voix haute, à ces décisions tranchantes et laconiques, à cet air d’assurance et de contentement de soi-même, enfin à toutes ces manières qu’affectent aujourd’hui, dans nos salons, nos jugeurs de société et nos censeurs à la mode. Il finit cependant par accepter les propositions des propriétaires vers les dernières années du siècle passé ; il rédigea le feuilleton du Journal des Débats.

L’époque où le sceptre de la critique fut remis dans les mains de Geoffroy, était favorable au développement de son talent, et lui permettait d’exercer une influence utile sur tous nos grands théâtres. L’épée d’un grand capitaine rendait la France glorieuse. Devant le char du jeune triomphateur les factions demeuraient enchaînées, et les beaux-arts, amis de la paix, semblaient aspirer à l’honneur d’offrir à la nation des succès épurés par le goût. Déjà les comédiens français, divisés par les orages révolutionnaires, et jouant sur des théâtres séparés, s’étaient réunis à la salle du Palais-Royal. Talma, Molé, Fleury, Dugazon, Grandménil, Dazincourt, Larochelle, Saint-Prix, Saint-Fal, Michot, Damas, Armand ; mesdemoiselles Contat, Mars, Joly, Devienne, Raucourt, et mesdames Talma, Vestris et Fleury, formaient un ensemble digne de soutenir la gloire de l’ancienne Comédie-Française. Bientôt des débuts célèbres donnèrent encore de brillantes espérances. Lafon et mesdemoiselles Duchesnois et Georges parurent au premier rang ; on dut remarquer au second mesdemoiselles Volnais et Bourgoin, MM. Michelot et Firmin.

Dans sa critique appliquée aux acteurs de la Comédie-Française, Geoffroy traitait toujours sévèrement les premiers sujets dont la réputation était depuis longtemps établie ; mais il se plaisait à encourager les débutants par des conseils pleins de douceur. Les critiques de nos jours suivent un autre système ; ils augmentent l’engouement que le public paraît avoir pour deux ou trois sujets, et ne manquent jamais d’immoler tous les autres à l’idole du jour. Si la critique a quelque influence sur le talent des acteurs, on ne saurait révoquer en doute l’avantage des principes de Geoffroy : de son temps les bons comédiens étaient moins rares qu’ils ne le sont aujourd’hui.

Les règles que Geoffroy s’était prescrites pour juger les acteurs, il les applique de même aux théâtres ; il les jugeait toujours d’une manière relative et d’après leur importance dans l’ordre de la littérature.

« On m’accuse de quelque faiblesse pour ce théâtre (l’Opéra-Comique), écrivait-il au sujet du Calife de Bagdad ; mais malheur au censeur dont les grâces et les ris ne peuvent dérider le front ! Irai-je appliquer tristement la règle et le compas aux jeux d’une imagination badine, et toiser les écarts d’une folie ? Le Théâtre-Français est un théâtre classique ; on n’y doit rire et pleurer que dans les règles : là, un succès obtenu contre les principes, est pour la littérature une calamité publique ; le plaisir est resserré dans les entraves de la vraisemblance ; l’art exerce une police sévère sur toutes les jouissances qu’on y éprouve, et l’on ne doit s’y livrer aux mouvements les plus naturels du cœur, qu’avec l’approbation du bon sens et de la raison. Mais les théâtres où la musique se marie avec la poésie, sont le pays des fées ; on y cherche d’agréables illusions. Un opéra-comique est à un drame régulier, ce qu’un conte des Mille et une Nuits est à un poème épique. L’immortalité est le prix des efforts d’un poète qui a su nous émouvoir et nous plaire sans sortir du cercle que l’art lui avait tracé ; on peut et doit examiner ses titres à un si beau triomphe. Les opéras comiques ne sont pas faits pour la postérité ; leur succès est fugitif et passager comme le plaisir qu’ils donnent. Il serait barbare d’empoisonner les courts moments d’une joie qui va s’envoler : que l’auteur jouisse donc des applaudissements du jour, puisqu’ils sont sa seule récompense ; et, si sa vie est courte, du moins qu’elle soit heureuse. »

Il est facile de juger par cet extrait la valeur des critiques et des éloges de Geoffroy ; c’est pour n’avoir pas assez remarqué la différence que le rédacteur des feuilletons n’a cessé d’établir entre les acteurs et les théâtres, qu’on est quelquefois surpris de son indulgence pour les petits spectacles, et de sa sévérité pour les scènes d’un ordre supérieur ; en relisant ses feuilletons il ne faut pas perdre de vue les principes dont il s’était fait une règle invariable ; il faut le louer surtout de les avoir constamment défendus : c’est parce qu’il a toujours marché dans la même route, et à la lueur du flambeau qu’il avait choisi dès le commencement de sa carrière, que ses jugements prirent enfin tant d’influence sur le goût du public. Geoffroy ne ressemblait pas à ces critiques qui démentent dans un article du lendemain les doctrines qu’ils ont défendues la veille, qui dans la même semaine se montrent classiques et romantiques, qui jurent par Racine et composent comme Schiller, qui défendent Aristote et obéissent à Shakespeare, et qui parlent enfin deux langues différentes, l’une à la chaire de l’Académie et l’autre sur le théâtre du faubourg Saint-Germain. Aujourd’hui nos principes politiques ne sont pas plus arrêtés que nos principes de littérature ; jamais on n’a passé avec plus de facilité du camp des Grecs dans le camp des Troyens. La fourberie de Thersite comme la dissimulation d’Ulysse sont fort à la mode ; on ne peut s’empêcher de rappeler à bien des gens les deux vers suivants :

À l’oubli du public un écrivain s’expose
Quand, libéral en vers, il ne l’est plus en prose.

Les hommes qui n’ont point d’empire sur eux-mêmes n’en obtiendront jamais sur les autres.

Quoique Geoffroy se soit proposé de présenter toujours, comme les chefs et les modèles de la scène française, Corneille, Racine et Molière, et qu’on le trouve constamment appliqué à faire ressortir les beautés de ces grands poètes, à leur donner assez de relief pour que les esprits les plus vulgaires puissent les saisir et les apprécier, jamais il n’oublia que les fonctions qu’il avait à remplir étaient celles de critique : ses éloges ne sont pas des panégyriques, son admiration ne va pas jusqu’à l’engouement ; les beautés ne l’empêchent point d’apercevoir les fautes, sa vue n’est point éblouie ; et il me suffira, pour le prouver, de renvoyer le lecteur à l’extrait d’un feuilleton qu’il publia sur la Mort de Pompée4.

Si Geoffroy n’épargna pas ses critiques à Corneille, s’il ne ménagea pas Molière, si Racine même, qu’il regarde comme l’écrivain le plus parfait, fut quelquefois soumis à ses investigations, il ne faut pas s’étonner de l’attention scrupuleuse avec laquelle il s’efforce de découvrir les moindres fautes des tragédies de Voltaire. Nous avons déjà expliqué les motifs de la haine secrète qu’il portait à l’auteur de Mahomet ; en détruisant sa renommée comme poète, il cherchait à diminuer son influence comme philosophe. L’esprit de parti l’avait changé en juge sévère ; mais ses critiques, pour être passionnées, n’étaient pas toujours injustes : il avait l’adresse de les renfermer dans des vues littéraires : pour leur donner plus de valeur, il en déguisait habilement la source ; et pouvait-il d’ailleurs méconnaître la cause des succès de ses feuilletons ? Renfermés dans les bornes d’une critique raisonnable et juste, auraient-ils excité la curiosité de ses lecteurs ? Si le nombre des abonnés du Journal de l’Empire augmentait chaque jour, Geoffroy pouvait-il ignorer qu’il était redevable de ce petit triomphe à l’audace de ses critiques et surtout au nouveau rôle qu’il jouait, celui d’antagoniste de Voltaire et d’ennemi de la philosophie ? Cependant si les idées révolutionnaires semblaient amorties, la France de cette époque était encore philosophe ; le chef du gouvernement, malgré le despotisme de son caractère, n’était pas dans une position à faire vanter les écrivains du siècle de Louis XIV et les préjugés littéraires du vieux temps. Mais les feuilletons de Geoffroy ne laissaient pas d’occuper l’oisiveté des Parisiens, et de plaire au plus grand nombre des lecteurs : on en parlait beaucoup dans le monde ; ils servaient d’aliment aux conversations des athénées et des salons, enfin ils faisaient scandale : quand le public s’occupait de discussions littéraires, il ne portait pas son attention sur les projets du gouvernement ; accuser ou défendre Geoffroy était une occupation tout à fait innocente, un délassement inoffensif. Dans ces espèces de luttes les victimes n’étaient jamais que des poètes ou des auteurs dramatiques, et l’on sait que les gens du monde se plaisent toujours à voir immoler les gens d’esprit. Le goût de nos sociétés fut constamment porté vers la médisance, l’éloge le plus juste pâlit devant un bon mot ; c’est celui-là seul que l’on retient et que l’on répète : ce goût des parleurs français pour tout ce qui tient au dénigrement et à la satire, explique la vogue des journaux, que l’on ne cite jamais que lorsqu’ils sont hostiles et mordants, ou lorsque les rédacteurs ont l’adresse de se placer sur un terrain nouveau, et de s’écarter des routes depuis longtemps sillonnées par d’anciens rhéteurs. Il ne faut donc pas douter que la vogue obtenue par les feuilletons de Geoffroy ne soit précisément ce que l’on peut le plus critiquer aujourd’hui. Cela est si vrai, qu’à l’époque où les feuilletons de Geoffroy semblaient ne plus exciter la même curiosité, et où la question sur Voltaire paraissait épuisée, on imagina pour la réveiller de faire attaquer le critique dans son propre journal : des articles signés le vieil Amateur5, donnèrent le signal de la révolte ; on y cherchait à renverser les doctrines de Geoffroy et à prendre la défense de Voltaire. Geoffroy, qui croyait avoir réduit au silence tous ses antagonistes, et qui n’avait pas eu de peine à battre quelques vieux champions de La Harpe (car il excellait dans la polémique), Geoffroy prit la chose au sérieux et releva le gant qu’on lui jetait dans sa propre maison (c’est ainsi qu’il appelait le Journal de l’Empire). Il prit le ton d’un général trahi par ses propres troupes ; il ne s’enferma point dans sa tente, comme Achille ; mais, sans consulter le choix des armes, il réunit toute son artillerie, et fit feu de toutes parts : élancé sur sa tribune, il répondit en orateur au manifeste du diplomate : malgré la visière baissée de son ennemi, le vieil Amateur, il le reconnut et commença par lui déclarer qu’il n’était ni l’un ni l’autre. La surprise, la colère, l’indignation, la raillerie lui fournirent tour à tour les traits les plus vifs ; ce n’était plus un écrivain qui parlait aux gens du monde, c’était un athlète vigoureux qui serrait son ennemi corps à corps ; toutes les figures de la rhétorique servaient à sa défense ; enfin ce n’était plus un critique qui décomposait une œuvre dramatique pour en analyser, pour en apprécier toutes les parties ; c’était un auteur qui défendait son ouvrage, c’était le père des feuilletons qui volait au secours de ses enfants attaqués. Sans doute Geoffroy montra quelque talent dans cette lutte (voyez le feuilleton du 20 mars 1812, en réponse au vieil Amateur) ; mais il ne joua cependant dans cette échauffourée que le rôle d’une dupe : il était loin de penser que les moyens qu’on lui fournissait pour mieux attaquer Voltaire, partaient précisément d’un hôtel bâti sur le quai qui porte le nom de ce grand homme. Nous en avons assez dit pour prouver que des motifs étrangers à la littérature ont excité l’injustice de Geoffroy envers Voltaire ; mais les critiques passionnées n’ont fait qu’augmenter la réputation du philosophe de Ferney : on peut remarquer même que les tragédies de ce célèbre poète étaient représentées plus souvent du temps de Geoffroy, et toujours par les meilleurs acteurs, qu’elles ne le sont aujourd’hui. Au reste, on se tromperait étrangement si l’on pouvait penser que Geoffroy ait prétendu exclure Voltaire de la place qui lui est assignée sur le Parnasse. Voici la profession de foi qu’il publia en l’an 12, dans un feuilleton sur Alzire.

« Je n’ai jamais dit que les pièces de Voltaire restées au théâtre fussent de mauvaises tragédies : c’est une absurdité qu’on m’a prêtée gratuitement ; et s’il faut ici fermer la bouche aux imposteurs par une profession de foi bien nette, je déclare que je mets au rang des meilleurs ouvrages composés depuis Racine Mérope, Zaïre, Mahomet, Alzire, qui me paraissent les quatre chefs-d’œuvre de Voltaire. Il y a dans ces pièces des caractères brillants, des situations pathétiques, des tirades très éloquentes, des sentences admirables et de très beaux vers.

« D’autres tragédies, telles qu’Œdipe, Mariamne, Brutus, sans avoir autant d’éclat au théâtre, se distinguent par un style pur et correct, par une marche régulière une élégance souvent digne de Racine, et une grandeur qui s’approche quelquefois de celle de Corneille. D’autres pièces, telles que Sémiramis, l’Orphelin de la Chine, Tancrède, Rome sauvée, Oreste, quoique inférieures sans doute, offrent un grand nombre de morceaux et de scènes qui décèlent un talent très heureux et très distingué. Telle a toujours été mon opinion sur le théâtre de Voltaire, etc. »

Il nous importait de mettre sous les yeux de nos lecteurs la profession de foi de Geoffroy, d’abord parce qu’elle détruit l’idée assez généralement répandue, que les critiques du feuilleton ont pu nuire à la réputation de Voltaire, ensuite parce que nous n’eussions point rédigé une notice sur la vie de Geoffroy, placée en tête du recueil des feuilletons du Journal de l’Empire, si la publication de ce livre pouvait arracher à Voltaire la place qu’il occupe sur le Parnasse français. Bien loin que les critiques de Geoffroy aient obtenu ce résultat, elles ne servent au contraire qu’à mieux caractériser le plus beau génie qui ait illustré le dernier siècle ; et si Voltaire, attaqué pendant quinze années de suite par le plus habile de nos critiques, n’a rien perdu de sa gloire, si chaque jour paraît l’augmenter encore, s’il est constamment l’écrivain qu’on réimprime le plus souvent, et dont la lecture s’étend sur les deux mondes, il est donc sorti triomphant de la plus terrible épreuve qu’un écrivain ait pu subir. Si Corneille et Racine rencontraient un adversaire aussi redoutable, un critique aussi passionné, et passaient l’un et l’autre au creuset d’un juge aussi sévère ; s’ils subissaient, et dans des attaques renouvelées presque tous les jours, les jugements d’un autre Geoffroy, nous ignorons encore si leur réputation ne serait pas ébranlée. Quant à Voltaire, son génie est un de ces corps solides qui brisent tout ce qui vient les heurter, et les critiques qu’on ose encore diriger contre lui ne sont que des ballons gonflés de vent ; il les repousse d’autant plus loin, qu’ils sont lancés avec plus de violence.

Geoffroy ne savait pas la musique, mais il la jugeait avec goût ; il en parlait du moins en amateur fort exercé ; il n’était point exclusif, et, sans s’embarrasser du climat qui l’avait fécondée, du pays qui nous la transmettait, il en appréciait tour à tour les qualités et les défauts. Témoin des querelles assez vives qu’avaient excitées les partisans de Gluck et de Piccini, il raillait avec esprit des gens qu’on avait vus prêts à se battre pour des traits de chant modernes, et à s’égorger pour l’antique mélopée. Il se demande s’il y a dans la musique, comme dans les autres arts, un point de perfection après lequel on décline ? Si l’on est déjà parvenu à ce point de perfection, ou bien si l’on fait chaque jour des progrès ? Si les meilleurs musiciens d’aujourd’hui sont au-dessus de l’école de Durante ? S’il y a dans la musique une expression, un sentiment très indépendant de l’attirail scientifique, de l’harmonie et des morceaux d’ensemble ? Comme personne ne répondait à ces questions, il ne craignit pas d’avancer que la musique n’était qu’une mode ; que son succès dépendait des mœurs, du caractère, de l’esprit de la nation pour qui elle est faite ; et que moins il y a chez un peuple de sensibilité, de justesse et de raison, plus la musique, pour plaire, doit être compliquée, bruyante, minaudière, frivole, parce qu’elle n’a plus l’âme, mais l’oreille pour juge. Il finit par déclarer nettement qu’il ne faut pas raisonner sur la musique comme sur un art, et qu’il faut juger une composition musicale comme une capote, un schall, une robe ; la plus nouvelle est la meilleure ; et qu’enfin la véritable raison pour laquelle on dédaigne les productions des anciens artistes, c’est qu’il faut que les nouveaux vivent, et que c’est une raison à laquelle il n’y a point de réplique.

Lorsque Geoffroy ne craignit pas d’émettre de telles opinions sur la musique, il arma contre lui tous les faiseurs de fugue ; les pédants en contrepoint lui déclarèrent une guerre assez vive. La musique a toujours eu ses enthousiastes ; mais c’est en vain qu’ils veulent donner à des compositions frivoles une consistance qu’elles n’ont point, une importance qu’elles ne peuvent avoir, surtout lorsque la musique est appliquée aux jeux de la scène : les Italiens, les Allemands, qui passent pour avoir au moins autant que nous le sentiment et le goût de la musique, n’accordent jamais à leurs opéras qu’une existence d’un ou deux lustres. Il n’y a que la nation française qui prétende admirer pendant cinquante ans les mêmes phrases musicales, et imposer à une troisième génération les chants qui ont fait l’admiration de leurs aïeux, sans tenir aucun compte des changements qui ont dû s’opérer dans les mœurs, les goûts et les habitudes.

L’état de décadence dans lequel se trouve aujourd’hui l’Académie royale de Musique est le résultat nécessaire de cet entêtement. Geoffroy l’avait prévu, et, quoi qu’on en dise, le jugement qu’il porta sur Gluck se renouvelle encore à cette époque ; l’Iphigénie en Tauride, l’Alceste, et l’Armide même, ne renferment plus les éléments d’un succès.

Après avoir assisté à une représentation d’Armide donnée le 12 messidor an 10, Geoffroy déclara que Gluck avait été souvent égaré par un faux système de mélopée et de déclamation musicale qui dénature le véritable idiome de son art : il voulait faire des tragédies en musique et rapprocher la mélodie de la déclamation théâtrale. Avec ce principe on ne fait ni musique ni tragédie ; on fait seulement une grande dépense d’harmonie et de génie pour fatiguer ses auditeurs. Une tragédie, bien déclamée par d’excellents acteurs, sera toujours plus agréable et plus intéressante que la même tragédie en récitatif. Les opéras ne sont et ne peuvent être que des canevas qui fournissent à la musique des situations qu’elle puisse exprimer dans sa langue, et cette langue est essentiellement différente de la déclamation ; tout ce qui n’est point chant ou morceau d’ensemble, n’est donc qu’un remplissage que les Italiens ont le bon esprit de ne pas écouter. Eux seuls savent jouir de la musique ; ils savourent l’élixir d’un opéra, et nous laissent en avaler la lie.

Nous avons souligné cette dernière phrase parce qu’elle est une preuve de l’instinct improvisateur qui faisait deviner à Geoffroy les choses même qu’il n’avait jamais vues : qu’aurait dit le rédacteur des feuilletons s’il eût resté quelque temps en Italie ? Là, il se serait convaincu que le goût que les Italiens ont pour la musique est la suite nécessaire de leur climat, de leurs habitudes, et de l’adresse que les entrepreneurs de spectacles ont toujours de procurer au public des plaisirs sans fatigue. Là, après n’avoir trouvé d’autre moyen que le sommeil pour échapper à une chaleur dévorante, c’est au moment où l’air est plus frais et plus pur que s’ouvrent les théâtres ; dans des salles spacieuses et bien aérées se trouvent encore des loges élégamment meublées et qui ont l’aspect gracieux d’un boudoir. Quoique le goût de la musique soit assez vif, c’est avec une espèce d’indolence que l’on va se placer ; l’aspect d’une foule ferait trembler un public italien. On peut juger d’après ces détails que la musique qui doit plaire à ces spectateurs doit être molle et gracieuse ; tout ce qui aurait un caractère d’énergie tragique, de prétention dramatique, fatiguerait des auditeurs déjà fatigués. Avares de leur attention, les Italiens, en voyant jouer les Horaces, ne vont pas chercher une leçon sur l’histoire romaine ; en voyant représenter un opéra bouffon, ils n’assistent point à un jeu d’esprit : l’action est nulle, que leur importe ? ils ne se donnent pas la peine de la suivre ; le récitatif est niais, qu’est-ce que cela leur fait ? ils n’écoutent pas le récitant, et le bruit de leurs conversations couvre les accords monotones du clavecin. Enfin, dans un spectacle qui dure deux heures, ils n’en paraissent occupés qu’au moment où l’on exécute les morceaux choisis.

En publiant ces faits, nous n’aspirons point à l’honneur de décider si le système que nous suivons, relativement à la musique appliquée à la parole, vaut mieux que celui des Italiens ; nous avons voulu seulement faire remarquer que Geoffroy n’a vu dans les opéras, que des canevas qui doivent fournir à la musique des situations qu’elle puisse exprimer dans sa langue : tous les articles qu’il a publiés sur nos théâtres lyriques, subissent à peu près les conséquences de ce même principe ; il n’admet point la ressemblance intime que l’on veut trouver entre un grand opéra et une tragédie ; un opéra-comique, selon lui, ne doit pas non plus avoir la prétention d’une comédie. Ces doctrines, qui ébranlent un peu l’autel où veulent se placer certains hommes, ont toujours trouvé de nombreux contradicteurs ; mais elles nous fournissent les moyens de rendre justice à la prévision de Geoffroy : le goût du public se prononce en sa faveur aujourd’hui.

Si Geoffroy ne savait pas la musique, il faut peut-être l’en féliciter ; ses articles du moins ne renfermaient jamais les mots scientifiques dont un ignorant peut se servir à l’aide d’un dictionnaire, et qui ne sont là que pour imposer aux sots et déplaire aux érudits qui n’en ont que faire. Toutefois ses jugements n’ont point été démentis par le public : il expose avec esprit le résultat de ses sensations ; et comme ses articles suivaient de très près les premières représentations des opéras, on vit qu’il ne consultait personne et qu’il écrivait librement tout ce qu’il avait éprouvé. Entre les trois grands compositeurs qui brillèrent sur la scène du grand Opéra, Gluck, Piccini et Sacchini, il donne la préférence au dernier, et regarde la partition de l’Œdipe à Colone comme le chef-d’œuvre du genre. Parmi les modernes, il accorde la première place à Spontini. Il élève au premier rang des musiciens qui ont travaillé pour l’Opéra-Comique, Grétry, ensuite Méhul, Boïeldieu, Berton et Nicolo. Il assistait de même aux premières représentations des opera buffa ; et dans les comptes qu’il rendit du Barbier de Séville par Paesiello, du don Juan de Mozart, le vieux professeur exprima souvent son enthousiasme pour ces grands maîtres, comme un jeune dilettante-de notre époque.

Son ministère théâtral était tellement étendu, son activité si remarquable, qu’il ne dédaignait pas d’assister aux premières représentations des petits théâtres, depuis le Vaudeville jusqu’aux danseurs de corde, Forioso et Ravel, et jusqu’au théâtre de Pierre : tout ressortissait de son tribunal, tout ce qui tenait aux jeux de la scène rentrait dans ses attributions ; il s’établissait le rapporteur de la plus petite affaire, et donnait toujours ses conclusions. Le théâtre du Vaudeville et les parodies surtout ne paraissaient pas indignes de son attention ; plusieurs de ses articles sur ce dernier théâtre paraissent rédigés avec autant d’attention que ceux qu’il publiait sur les plus grands théâtres6.

Pendant les quinze années que Geoffroy a rendu compte des spectacles de Paris, une foule de débutants ont commencé sous ses yeux leur carrière théâtrale ; en relisant aujourd’hui les feuilletons qu’il a consacrés à leurs débuts, on ne peut s’empêcher de reconnaître la justesse de ses critiques ; son premier coup d’œil était tellement juste et rapide, que la plupart des défauts essentiels qu’il a signalés aux comédiens dans leurs premiers essais, ont gardé plus ou moins leur empreinte ineffaçable : il en est de même de leurs qualités, et le temps leur a toujours donné les développements qu’il avait annoncés.

Si Geoffroy ne fut pas toujours exempt d’une critique un peu passionnée envers les illustres morts dont il examinait les ouvrages, on peut lui reprocher quelquefois une critique acerbe envers quelques-uns de ses contemporains. Il se fit souvent un malin plaisir de troubler les triomphes littéraires de ceux dont il n’aimait point les opinions politiques ; mais les vastes connaissances qu’il possédait dans l’art dramatique et théâtral, lui fournissaient du moins l’apparence d’un juge qui ne prononce ses arrêts qu’après un examen attentif. S’il commençait ses articles comme un ennemi irrité, il ne tardait pas à rentrer bientôt dans la discussion, et il se montrait d’autant plus redoutable qu’il devenait censeur habile et que rien ne lui échappait. Ce talent se fait remarquer dans les feuilletons publiés sur la tragédie d’Hector, par M. Luce de Lancival, et sur les Templiers, par M. Raynouard. Il est fâcheux qu’on ne le retrouve plus dans les feuilletons lancés contre Chénier ; l’emportement, la haine semblent avoir dicté à Geoffroy ce qu’il a écrit sur la tragédie d’Henri VIII et sur Fénélon. Il ne s’est montré ni plus juste ni plus modéré envers Paméla, de M. François de Neufchâteau : le souvenir de ce drame, qui fit emprisonner l’auteur et priva de sa liberté la Comédie-Française tout entière, n’adoucit en rien sa colère ; elle éclate à chaque phrase, et Geoffroy nous en révèle la cause en citant ces deux vers :

Eh ! qu’importe qu’on soit protestant ou papiste ?
Ce n’est pas dans les mots que la vertu consiste.

La guerre perpétuelle que Geoffroy semblait avoir déclarée aux auteurs ses contemporains, ne pouvait manquer de lui susciter plus d’une querelle. Le spirituel auteur de la tragédie d’Hector, M. Luce de Lancival, fit répandre dans les salons un petit poème intitulé Folliculus. Tous les ennemis de Geoffroy (et ils étaient nombreux) donnèrent de la célébrité à cette mordante raillerie ; en homme adroit, Geoffroy garda le silence : il connaissait assez l’esprit de ses contemporains pour être persuadé que l’on ajoute à l’effet des satires dont on est l’objet, quand on a la maladresse de les discuter publiquement ; que l’on devient l’écho de ses ennemis, quand on répète dans son journal les traits qui nous sont décochés ; que, loin de les émousser, on accroît souvent leur force par une résistance imprudente, et qu’il est plus d’une situation où le jouteur habile esquive la lance de son ennemi pour la laisser frapper dans le vide, plutôt que d’amuser les spectateurs par le bruit qu’elle ferait sur le bouclier.

Puisque le hasard me fournit l’occasion de citer un feuilleton qui date déjà de quinze années, je ne puis m’empêcher de remarquer avec quelle persévérance les mêmes fautes se renouvellent toujours au Théâtre-Français.

« Si M. Luce avait absolument besoin de Pâris dans sa tragédie, dit Geoffroy, il fallait du moins qu’il ne lui donnât qu’un rôle fort court ; il ne devait pas chercher à faire briller celui qu’il était trop heureux de faire supporter. Mais, pour avoir un bon acteur, M. Luce a « été obligé de faire un rôle brillant. Cette nécessité où se trouvent les auteurs de donner à certains rôles plus d’importance et plus d’étendue qu’ils n’en doivent avoir, est un grand désavantage, et l’une des principales causes du bavardage et du fatras qui défigurent la plupart de nos tragédies modernes. Il faut fournir aux comédiens, même aux dépens du bon sens et du goût, des tirades où ils puissent briller. M. Luce n’eût trouvé que des acteurs très subalternes pour son Pâris et pour son Andromaque, s’il n’eût enflé l’un de vaines subtilités et de faux pathétique, l’autre de lamentations, d’alarmes, et de gémissements aussi fades qu’uniformes. »

Nous laissons à nos lecteurs le soin de tirer les conséquences de cette remarque, et nous nous bornerons à déplorer le système qui régit encore aujourd’hui la Comédie-Française, système qui met tous les auteurs dramatiques sous la dépendance des comédiens, et qui ne leur permet pas de braver leurs caprices et leurs prétentions, sous peine de ne voir jamais représenter leurs ouvrages. Mais je reviens aux querelles littéraires que Geoffroy eut à soutenir.

L’auteur de Charles IX, de Henri VIII et de Fénélon, dut être vivement blessé des traits amers que le rédacteur des feuilletons n’avait cessé de lancer contre tous ses ouvrages ; il n’avait point une tribune du haut de laquelle il pût répondre aux accusations qu’il essuyait chaque jour. Aussi, pour repousser les attaques du journaliste, Chénier se servit des armes du poète, et ce fut dans la brillante épître qu’il adressa à Voltaire, qu’il voulut faire subir l’immortalité à l’Aristarque qui l’avait offensé.

Geoffroy crut devoir répondre à la satire de Chénier, mais c’est vainement qu’au commencement de son feuilleton7 il affecte une allure aisée, et prend le ton railleur ; les traits du satirique avaient porté. Geoffroy avait d’ailleurs à se défendre des attaques dirigées contre sa traduction de Théocrite ; il devait éprouver le même dépit qu’il avait excité dans l’âme d’un si grand nombre d’auteurs : on sait qu’il put à peine revenir du trouble où l’avait jeté cette double attaque, dirigée à la fois contre ses feuilletons et sa traduction. Sa conscience pouvait l’avertir en secret qu’il avait tort de reprocher à un autre l’injustice qu’il avait commise à son égard. On a souvent dit que les critiques de profession ne devraient jamais être des auteurs eux-mêmes ; cette opinion nous paraît une grande erreur : il faudrait donc dénier les services rendus autrefois, dans cette partie de notre littérature, par Voltaire, La Harpe, Marmontel, Chénier ; et de nos jours, par MM. Étienne, Lemercier, Hoffmann, Andrieux, et un grand nombre de littérateurs de notre époque que je ne puis citer ici, et qui sont également recommandables par leurs ouvrages et leurs critiques. Notre jury musical n’est-il pas formé des musiciens qui ont composé les meilleures partitions ? Lorsqu’il s’agit de juger le mérite d’un tableau, ne consulte-t-on pas MM. Gérard, Gros, Guérin, Hersent ? Dans tous les arts enfin, les hommes dont les décisions deviennent des arrêts ne sont-ils pas ceux qui se sont illustrés eux-mêmes parleurs compositions ? Mais l’examen de cette question m’entraînerait trop loin, et je me hâte de retourner aux feuilletons de Geoffroy.

Le public prit une part assez vive à la discussion littéraire qui s’éleva ensuite entre Geoffroy et M. Hoffmann, au sujet de l’Adrien du grand Opéra, dont ce dernier est l’auteur : le manifeste du père des feuilletons se termine ainsi : Renoncez aux dissertations, vous êtes né pour les opéras8. Cette espèce d’anathème lancé contre M. Hoffmann, cette indignation prophétique n’ont point empêché l’auteur d’Adrien de se placer ensuite, et dans le journal même de Geoffroy, au rang des critiques les plus habiles et les plus savants.

Le sujet de cette petite guerre polémique avait peu d’importance : il s’agissait seulement de savoir si Adrien méritait le nom de vainqueur des Parthes ; mais la tournure piquante du style donnait un air malin aux citations les plus graves : les deux champions avaient du savoir, et, ce qui vaut peut-être mieux encore, de l’esprit et de la gaîté, et surtout l’art de présenter aux gens du monde une étude historique sous une forme à la fois amusante et originale.

Placé au premier rang des auteurs dramatiques de notre époque par sa belle comédie des deux Gendres, M. Étienne, avant d’être l’un des principaux rédacteurs du Journal de l’Empire, eut une vive altercation avec Geoffroy ; il croyait avoir à se plaindre de la sévérité avec laquelle le rédacteur des feuilletons avait traité sa jolie petite comédie de la Jeune Femme colère ; et, rencontrant inopinément Geoffroy dans un café, il oublia un instant le respect qu’il devait au vieux professeur. « Parbleu ! monsieur, lui répondit Geoffroy, vous vous êtes trompé dans le choix du sujet de votre dernière pièce ; c’était le jeune homme colère que vous auriez dû mettre en scène. » Au reste, le souvenir de cette ancienne querelle n’empêcha point Geoffroy de rendre justice aux talents mieux formés de l’auteur des deux Gendres, et de contribuer à son succès.

Dans le feuilleton du 15 juillet 1806, on remarquera sans doute peu de ménagement envers le personnage contre lequel il est dirigé ; mais l’abbé Morellet, qui, quoique académicien, ne laissait pas d’être méchant, avait commencé le combat. Geoffroy, pour excuser son indignation, ne manque pas de citer le paragraphe qui lui est personnel et qui fut inséré dans le journal le Publiciste. Quoi qu’il en soit, nous ne saurions trop déplorer ces espèces de luttes entre les gens de lettres ; le résultat est toujours de faire rire à leurs dépens les oisifs, les sots et les médians. En voyant le mauvais usage que l’on peut faire de son esprit ou de son savoir, les ignorants se félicitent de manquer de l’un et de l’autre ; et lorsque le temps surtout a détruit l’à-propos de ces querelles littéraires, les gens sages les trouvent blâmables, et leurs auteurs se repentent de les avoir écrites.

En détournant nos regards de ces misérables disputes, où l’orgueil des auteurs croit jouer d’abord un si grand rôle et ne se prépare que des regrets pour l’avenir, nous, ne quitterons pas cependant ce même feuilleton du 15 juillet 1806 : il renferme la vie de l’auteur ; Geoffroy s’y peint tout entier, et les faits qu’il cite à son avantage, quoique racontés par lui-même, sont exacts et vrais. Il fut en effet dévoué dès sa première jeunesse à l’instruction publique ; renfermé dans l’exercice de ses fonctions, il vécut pauvre, obscur, mais libre et indépendant, loin du monde et de toute espèce d’intrigue, sans faire la cour à personne, sans solliciter de faveur, de récompense, de pension. Il fut souvent accusé de mettre ses éloges à l’enchère et ses critiques au rabais ; mais rien ne repoussa mieux les soupçons de vénalité qu’on a voulu faire peser sur sa vie que la situation de ses affaires, lorsqu’il fut atteint par la maladie à laquelle il succomba le 18 février 1814, à l’âge de soixante-onze ans : l’héritage qu’il laissa à sa veuve fut si modique, qu’elle eut recours à la générosité des propriétaires du Journal de l’Empire. MM. Bertin de Vaux, toujours disposés à reconnaître et à récompenser les hommes de lettres qui travaillent à leur journal, appuyèrent sa demande, et la veuve de Geoffroy obtint une pension de 1500 fr. qui lui fut accordée par tous les propriétaires du Journal des Débats, et dont elle a touché le montant jusqu’à la fin de sa vie.

Nous ne terminerons pas cette notice sans parler des deux ouvrages que Geoffroy a laissés : on lui doit une traduction de Théocrite exacte, mais où l’on voudrait plus de grâce, et des commentaires sur Racine. Dans ce dernier ouvrage, Geoffroy n’a pas justifié tout ce qu’on attendait de lui ; son caractère indolent et paresseux ne lui permettait pas de porter son attention sur un long travail : doué d’une mémoire extraordinaire, d’un esprit vif et caustique, il n’écrivait jamais mieux qu’en cédant à l’impression du moment ; il remplissait spontanément des petites feuilles de papier, et faisait son travail avec tant de précipitation, que lorsqu’il écrivait la seconde feuille il ne possédait plus la première. L’anecdote suivante donnera une preuve de sa prodigieuse facilité.

En sa qualité d’élève des jésuites, Geoffroy fut toujours un peu gourmand : on prétend même qu’il donna plus d’un article à l’almanach de M. Grimod de La Reynière, et qu’il entendait fort bien ce que Montaigne appelle si plaisamment la science de la gueule. Taciturne, dans le monde, Geoffroy retrouvait la parole à l’aspect d’un bon dîner ; une table bien servie devenait pour lui une espèce de tribune ; là, dans les épanchements d’une gaîté gastronomique, il ne cachait plus les trésors de son érudition, et les saillies de son esprit tempéraient les graves citations que lui fournissait sa mémoire étonnante. Empressé de se rendre à l’invitation d’un libraire riche et gourmet, il oublia qu’il avait promis un article au journal ; et l’on était à peine au milieu du repas lorsqu’un apprenti d’imprimerie arriva tout à coup, et lui dit que depuis quelques heures on attendait de la copie. Sans quitter la table, Geoffroy prit la plume et écrivit en quelques minutes sur deux petits morceaux de papier le commencement de son article. « Quand cela sera imprimé, vous reviendrez, dit-il à l’apprenti, et je vous donnerai le reste ; ensuite vous rapporterez le tout, et je corrigerai cela au dessert. » Quoiqu’ils fussent initiés dans les secrets de ses compositions, ses convives tremblèrent pour le feuilleton du lendemain ; mais quelle fut leur surprise ! ce feuilleton était l’un des plus gais et des plus spirituels que Geoffroy eût jamais écrits.

C’est à cette espèce d’improvisation écrite, à sa brillante mémoire qui le dispensait d’avoir recours aux livres, à la confiance qu’il avait dans ses propres forces et à son tour d’esprit malin, caustique, audacieux, que Geoffroy a dû une grande partie de ses succès. Il avait bien compris le goût des lecteurs français : il savait donner un tour plaisant aux plus graves préceptes : il savait qu’il ne suffisait pas d’instruire, mais qu’il fallait encore amuser et plaire ; c’est tout cela qui donne à son style un tour si vif, si vrai et si naturel. Il a eu le rare bonheur de se trouver dans des circonstances en harmonie avec son genre de talent : il était né pour écrire des feuilletons.

Cours de littérature dramatique

Théâtre-Français §

Corneille (Pierre) §

Le Cid §

I §

Autrefois Voltaire régnait presque seul sur la scène : semblable à ces anciens maires qui tenaient le monarque enseveli au fond de son palais, il permettait rarement à Corneille et à Racine de se montrer au public à côté de lui ; son autorité usurpée craignait le voisinage de la puissance légitime ; il ne consentait à partager les honneurs de la représentation qu’avec quelques flatteurs, dont la médiocrité ne lui donnait aucun ombrage ; sa complaisance à leur égard n’était qu’un calcul de l’amour-propre. Du Belloi, Lemierre, Ducis, étaient auprès de Voltaire ce qu’est une vieille suivante auprès d’une jeune coquette.

Aujourd’hui9 les chefs-d’œuvre des deux princes de la scène deviennent populaires ; la jeunesse s’en nourrit tous les jours, le public en fait ses délices. Cette révolution, également honorable pour les comédiens et pour les spectateurs, sera plus utile aux progrès de l’art que toutes les dissertations, tous les parallèles dont on grossit sans nécessité des cours de littérature. Voltaire, ainsi rapproché de ses maîtres, sera mieux jugé par la comparaison qu’il ne peut l’être par les panégyriques de La Harpe : déjà l’expérience commence à détruire le préjugé qui accordait au troisième de nos poètes tragiques la supériorité de l’effet théâtral ; pour le dédommager de ce qu’il perd à la lecture ; déjà ces fameuses reconnaissances, ces fameux coups de théâtre, ses plus beaux titres de gloire, ont beaucoup moins de succès quand ils ne font pas rire : ce n’est pas ici une assertion hasardée ; c’est un fait dont je puis prendre à témoin ceux qui ont assisté à la dernière représentation de Mérope.

Ce que l’Académie-Française condamna spécialement dans le Cid, l’amour d’une fille pour le meurtrier de son père, est précisément ce qui rend cette tragédie si intéressante ; on ignorait encore quel parti peut tirer la scène du combat des passions. La Harpe établit en principe que les maux les plus cruels des amants sont ceux qu’ils se font à eux-mêmes ; il en prend droit de conclure qu’il n’y a point au théâtre de situations aussi déchirantes que celles d’Orosmane et de Tancrède. Cette métaphysique galante convient peut-être mal à la gravité des discussions littéraires ; mais, en accordant à La Harpe que les tourments les plus douloureux pour les amants sont ceux dont la jalousie est la cause, il n’en est pas moins vrai que ce ne sont pas là les malheurs qui intéressent le plus sur la scène, par la raison que la bizarrerie des soupçons et des caprices des amants a toujours une teinte de ridicule, et surtout une invraisemblance grossière qui doit en affaiblir l’intérêt : on est plus indigné qu’attendri de voir le généreux Orosmane mépriser assez la vertueuse Zaïre pour ne pas lui montrer sur-le-champ une lettre injurieuse à son honneur, et pour soumettre l’objet de ses adorations à une épreuve humiliante : dès ce moment, Orosmane cesse de m’intéresser ; je n’ai plus de larmes que pour Zaïre, victime de la religion, de la nature et de l’amour ; je ne plains point les maux volontaires d’Orosmane, je n’y vois que le manège du poète qui a besoin d’une catastrophe sanglante.

Il en est de même de Tancrède et d’Aménaïde ; la crédulité du héros, l’orgueil de l’héroïne, leur entêtement dans une erreur dont il leur est si facile de se désabuser, rend le spectateur beaucoup moins sensible à des malheurs imaginaires et romanesques auxquels il ne peut ajouter foi. Ce qui est vraiment pathétique, c’est le spectacle d’un cœur froissé entre la passion et le devoir, contraint de se déchirer lui-même et d’immoler à l’inexorable vertu les sentiments les plus chers. Telle est la situation de Chimène, forcée par l’honneur et la piété filiale de solliciter la mort d’un amant qui lui est plus cher que la vie. Corneille a su combiner avec tant d’art l’héroïsme et la faiblesse dans le même caractère, que la piété filiale l’emporte sur l’amour sans lui rien faire perdre de sa force. Voltaire n’a pas fait les doses si justes : Zaïre est bien plus amoureuse que chrétienne ; et si Orosmane voulait un peu s’aider lui-même, il est aisé de voir que le pontife de Jérusalem arriverait trop tard.

Il y a dans le Cid une scène qui excite toujours des murmures : c’est celle où don Sanche vaincu apporte son épée à Chimène. C’était l’usage des anciens chevaliers d’envoyer ainsi aux pieds de leur maîtresse l’ennemi qu’ils avaient terrassé. La délicatesse ne permet pas à Rodrigue, victorieux, de se présenter lui-même pour réclamer le prix du combat. Il est naturel que Chimène, en voyant revenir l’adversaire de Rodrigue, s’imagine que son amant est mort ; il est naturel qu’elle exhale sa colère contre ce chevalier qui n’est à ses yeux qu’un assassin, et qu’elle refuse de l’entendre ; mais il faut convenir que la méprise est trop prolongée, de même que celle du vieil Horace : cependant elle donne lieu à des beautés, et le public est accoutumé à garder le silence sur des défauts bien plus graves. L’explication de ces murmures est dans la faiblesse du rôle de don Sanche, dans le désagrément de sa situation, et dans l’espèce d’avilissement que fait rejaillir sur lui cet orage d’injures dont Chimène l’accable. J’observe que le public semble vouloir lui-même expier l’injustice de ce premier mouvement d’humeur, par les applaudissements qu’il prodigue ensuite à don Sanche, lorsqu’il rend compte au roi des causes de l’erreur de Chimène.

II §

Rodrigue et Chimène, que les jansénistes du temps de Boileau traitaient d’empoisonneurs, ont en effet un charme bien propre à séduire tous les esprits : y a-t-il sur la scène française un caractère plus noble et plus intéressant que celui du jeune guerrier espagnol, qui respire à la fois l’enthousiasme de la gloire et de l’amour ? Faut-il que ce soit du sein des peuples les plus grossiers qu’on ait vu éclore ces grandes et belles idées de la chevalerie, cette union si touchante de la valeur avec l’humanité, et la franchise et la probité, cette galanterie que les romans ont rendue insipide, mais qui n’est que le dévouement du courage au service de la beauté, le respect de la force pour la faiblesse, et même un généreux hommage rendu à la vertu ? Quand on pense que cette fleur de la politesse nous vient des Goths, que le culte des femmes, le moral de l’amour et les raffinements de la galanterie ont pris naissance parmi les hordes sauvages du Nord, on est tenté de croire que ce sont des Grecs et les Romains qui étaient les barbares.

La chevalerie n’est point une chimère : Bayard est un héros très réel, François Ier avait le caractère chevaleresque, Henri IV était aussi un véritable preux ; mais ces deux princes avaient en amour une morale un peu relâchée. Les chevaliers espagnols se sont distingués par la pureté et la délicatesse de la galanterie : les chevaliers français, moins scrupuleux, se sont toujours plus rapprochés de la nature.

Longtemps après l’extinction de la chevalerie, la politesse, la galanterie, les sentiments nobles et généreux se conservèrent parmi les guerriers, et formèrent comme le caractère particulier de la profession militaire. Maudits soient les romanciers qui sont parvenus à gâter, par d’insipides fictions et des chimères absurdes, ce que l’héroïsme a de plus sublime ! Ils ont prêté tant d’extravagances à leurs chevaliers imaginaires, que l’auteur de don Quichotte n’eut besoin que d’exposer leurs visions pour imprimer à la chevalerie un ridicule ineffaçable : on doute aujourd’hui s’il rendit en cela un bon service à la société et à l’humanité.

Il ne faut pas croire que dans les siècles galants de la chevalerie, les femmes ne fussent redevables qu’à leur sexe des hommages et des honneurs qu’on leur prodiguait ; elles les achetaient beaucoup plus cher peut-être qu’on ne voudrait les payer aujourd’hui. Partout maîtresses, mais partout asservies aux devoirs les plus rigoureux ; reines en tous lieux, mais esclaves des plus austères bienséances, elles n’entretenaient la superstition de leurs serviteurs que par des miracles de vertu ; la moindre faiblesse dans l’idole eût renversé sur-le-champ ses autels ; en cessant d’être cruelles, elles cessaient d’être adorées. Il ne faut pas à ce prix leur envier leur divinité. Ce triomphe continuel que les femmes remportaient sur elles-mêmes, était aussi glorieux et peut-être plus pénible que les grands faits d’armes de leurs chevaliers.

Telle était la tyrannie des lois que les mœurs imposaient au cœur des femmes, que cette Chimène si vertueuse, qui poursuit avec tant de courage, dans son amant, le meurtrier de son père, parut aux esprits délicats de ce temps-là une fille presque dénaturée, parce qu’elle aime encore Rodrigue, et le lui témoigne quelquefois : ces rigoristes auraient voulu que du moment où son amant a tué son père, elle eût sur-le-champ étouffé son amour : c’était exiger l’impossible ; c’est bien assez que Chimène immole cet amour à son devoir, et qu’elle traite Rodrigue comme si elle le haïssait. Il était singulier que le cardinal de Richelieu, qui n’était pas irréprochable dans ses mœurs, accusât d’indécence une passion involontaire, sévèrement réprimée. L’amant de Marion Delorme devait être plus indulgent pour Chimène.

Nos auteurs n’ont presque tiré pour le théâtre aucun parti de ces idées chevaleresques qui constituent la différence essentielle entre la littérature ancienne et moderne : la scène française n’y a gagné que de la fadeur et d’insipides amours ; le Tasse est le seul qui ait su profiter de cette ressource, et mêler heureusement la galanterie et le merveilleux gothique avec l’imitation des chefs-d’œuvre de l’antiquité. Il appartenait au grand Corneille de peindre ces héros de notre histoire, et de mettre la chevalerie sur la scène : le succès du Cid prouve assez quelles richesses il aurait su tirer d’une pareille mine, si les vertus des Romains n’eussent encore plus flatté son génie mâle et sévère. Voltaire a essayé ce genre dans Tancrède : il a étalé le sublime de la générosité et de l’amour romanesque ; c’est dommage que des sentiments si héroïques soient le partage d’un Sicilien, d’origine normande ; c’est dommage surtout que le style ne soit pas plus vigoureux, et la fable plus raisonnable ; mais la pièce, malgré ses défauts, présente assez de beautés pour qu’on puisse juger que nos poètes dramatiques ont trop négligé ce moyen d’illusion et d’intérêt. Du Belloi, dans Gaston et Bayard, a voulu exposer aussi les mœurs de la chevalerie ; mais il y a mêlé des idées philosophiques qui gâtent tout

III §

Le commentateur de Corneille, Voltaire, fait une singulière remarque sur le soufflet que le comte de Gormas donne à don Diègue. « On ne donnerait pas aujourd’hui, dit-il, un soufflet sur la joue d’un héros : les acteurs même sont très embarrassés à donner ce soufflet ; ils font le semblant. »

Un soufflet ne peut-il pas être le résultat d’une querelle entre deux personnes illustres ? Ne dit-on pas que le duc de Vermandois donna un soufflet au dauphin ? qu’Élisabeth, reine d’Angleterre, en donna un au comte d’Essex ? Le geste, à la vérité, n’est pas noble ; l’outrage est avilissant ; mais quand il en résulte, comme dans le Cid, un effet terrible, il est ennobli, il devient théâtral et tragique. Un soufflet est l’avant-coureur du sang qui doit couler pour l’expier, suivant les maximes inexorables du point d’honneur reçues dans le monde et au théâtre. Lorsqu’on entre bien dans l’intérêt du Cid, on ne peut s’empêcher de frémir de cet excès d’emportement du comte de Gormas, en songeant aux suites qu’il doit avoir. S’il est vrai que la délicatesse de notre scène et de nos mœurs ne supporterait pas aujourd’hui ce qui a paru intéressant du temps de Corneille, c’est une délicatesse qui ne tourne pas au profit de l’art.

« Il est à croire, ajoute le commentateur, que c’est une des raisons qui firent intituler le Cid tragi-comédie. On avait cru longtemps en France qu’on ne pouvait supporter le tragique continu sans mélange de familiarité. Le mot de tragi-comédie est très ancien : Plaute l’emploie pour désigner son Amphitryon, parce que, si l’aventure de Sosie est comique, Amphitryon est très sérieusement affligé. »

Voltaire a la démangeaison de faire le savant, et personne n’est plus malheureux que lui dans l’étalage indiscret qu’il fait sans cesse d’une érudition très hasardée. Ce petit nombre de lignes offre autant d’inexactitudes que de mots. Ce n’est point le soufflet qui fit intituler le Cid tragi-comédie, mais la nature du dénouement. On appelait autrefois tragi-comédie un drame dont les acteurs étaient d’un rang distingué, et qui se terminait heureusement ; ou bien celui dont la catastrophe était funeste, quoique les, acteurs fussent d’une classe commune ; le mélange du tragique et du comique n’empêchait pas qu’une pièce ne fût appelée tragédie quand les personnages étaient illustres et le dénouement malheureux. Si l’Amphitryon de Plaute a le titre de tragi-comédie, ce n’est point parce que Sosie est comique et Amphitryon tragique ; car Amphitryon, quoique sérieusement affligé, ne fait pas moins rire que Sosie ; sa colère même est encore plus comique. Cette pièce n’est vraiment qu’une comédie ; mais elle compte parmi ses acteurs des dieux et des rois : c’est ce qui l’élève au rang de tragi-comédie. Plaute lui-même, dans son prologue, aurait appris cela à M. de Voltaire, s’il avait daigné prendre la peine de le consulter.

Le Cid de Corneille est une des pièces qui font le mieux sentir combien l’esprit et les maximes du théâtre s’accordent peu avec les principes d’une saine raison et d’une morale épurée. Chimène plaît parce qu’elle fait ce qu’elle ne doit pas, et parce qu’elle ne fait pas ce qu’elle doit. Aucune loi, soit divine, soit humaine, n’oblige cette jeune fille à sortir de la maison paternelle où elle doit renfermer sa douleur, pour aller étaler à la cour ses larmes fastueuses, et demander fort inutilement vengeance de la mort de son père : le meurtre et le meurtrier sont également connus du roi, et sa justice n’a pas besoin d’être provoquée par des plaintes importunes. Cependant la démarche de Chimène est brillante et théâtrale ; elle donne un grand éclat à sa piété filiale : les vertus modestes ne conviennent point au théâtre, où tout est fracas, appareil et vaine pompe.

D’un autre côté, la nature et l’honneur défendent à Chimène de s’entretenir dans sa maison avec le meurtrier de son père, de lui donner des marques de tendresse, d’étaler à ses yeux des sentiments qu’elle doit se dissimuler à elle-même. Cependant cette fille, qui vient de crier vengeance contre Rodrigue, lorsqu’elle le rencontre chez elle, au lieu de l’éviter avec horreur, s’engage avec cet assassin de son père dans une longue conversation amoureuse, et va jusqu’à lui dire qu’en demandant sa mort elle souhaite de ne rien obtenir. Ceux qui ont reproché à Corneille cette inconvenance ont parlé en moralistes ; Corneille s’est parfaitement bien justifié en poète qui connaît son art, et qui préfère le suffrage des amateurs du théâtre à l’approbation des théologiens et des casuistes.

Si les héros tragiques suivaient les règles de la morale, il n’y aurait point de tragédie ; ils ne sont intéressants qu’autant que leur conduite flatte les passions du spectateur. Chimène touche bien plus comme amante que comme fille ; sa tendresse pour Rodrigue est d’un goût bien plus général que son zèle pour son père : l’une est le résultat de la passion, l’autre l’effet du devoir ; ce devoir paraît triste, importun, rigoureux, dès qu’il s’oppose aux mouvements du cœur. Tous ces combats de la scène entre le devoir et la passion ne sont si tragiques que parce qu’ils favorisent la répugnance secrète des hommes, pour tout ce qui gêne leurs penchants ; ils n’aboutissent qu’à faire haïr leur devoir comme une chaîne cruelle, et chérir les passions comme la source du plaisir et de la liberté : c’est en cela que consiste l’instruction du théâtre.

Corneille s’exprime à ce sujet avec sa naïveté ordinaire : « Les deux visites que Rodrigue fait à sa maîtresse ont quelque chose qui choque la bienséance de la part de celle qui les souffre… Mais permettez-moi de dire, avec un des premiers esprits de notre siècle, que leur conversation est remplie de si beaux sentiments ; que plusieurs n’ont pas connu ce défaut, et que ceux qui l’ont connu l’ont toléré. » Ces beaux sentiments se réduisent aux transports amoureux les plus capables d’étouffer la voix de l’honneur et de la piété filiale.

« J’irai plus outre, ajoute Corneille, et je dirai que presque tous ont souhaité que ces entretiens se fissent ; et j’ai remarqué, aux premières représentations, qu’alors que ce malheureux amant se présentait devant elle, il s’élevait un certain frémissement dans l’assemblée, qui marquait une curiosité merveilleuse et un redoublement d’attention pour ce qu’ils « avaient à se dire dans un état si pitoyable. Aristote dit : Il y a des absurdités qu’il faut laisser dans un poème quand on peut espérer qu’elles seront bien reçues, et il est du devoir du poète, dans ce cas, de les couvrir de tant de brillants, qu’elles puissent éblouir. » Le beau devoir du poète que celui de couvrir de brillants les absurdités pour qu’elles puissent éblouir ! Le bon Corneille finit par dire très ingénument : « Je laisse au jugement de mes auditeurs si je me suis bien acquitté de ce devoir. » Disons à l’honneur de Corneille, qu’il a bien plus souvent employé les brillants de son génie pour orner la vertu que pour couvrir des absurdités.

Voltaire, d’ailleurs, bien moins naïf que Corneille, s’explique presque avec autant de franchise sur cette matière : On est assez sûr de réussir, dit-il, quand on parle aux passions des gens plus qu’à leur raison. On veut de l’amour, quelque bon chrétien que l’on soit… Telle est la corruption du genre humain !

De Polyeucte la belle âme
Aurait faiblement attendri,
Et les vers chrétiens qu’il déclame
Seraient tombés dans le décri,
N’eût été l’amour de sa femme
Pour ce païen son favori, Qui méritait bien mieux sa flamme

Que son bon dévot de mari.

Ces vers sont fort jolis ; mais il ne faut pas, après ces petites gaîtés, venir nous rabâcher que le théâtre est une école de vertu.

Voltaire confirme en prose ce qu’il vient de dire en vers : « Même aventure, dit-il, à peu près est arrivée à Zaïre : tous ceux qui vont aux spectacles m’ont assuré que si elle n’était que convertie, elle aurait peu intéressé ; mais elle est amoureuse de la meilleure foi du monde, et voilà ce qui a fait sa fortune. » Cela n’empêche pas qu’on ne nous dise, de la meilleure foi du monde, que le but moral de Zaïre est de guérir de l’amour. Au reste, cet intérêt de l’amour s’affaiblit beaucoup sur notre théâtre, et les deux visites de Rodrigue à Chimène ne sont pas les deux scènes qui font le plus de plaisir aujourd’hui dans le Cid.

IV §

La métromanie, ou plutôt la théâtromanie du cardinal de Richelieu, est un des plus singuliers travers qui jamais aient pu déranger la tête d’un prélat et d’un ministre. C’était une chose indécente et bizarre de voir un cardinal de la sainte Église romaine s’amuser à faire des comédies, tandis que l’Église anathématisait les comédies et les comédiens ; rien n’était plus ridicule qu’un grand homme d’état travesti en méchant auteur et en misérable poète. Le grand ministre dont les vastes desseins confondaient l’orgueil de l’Autriche et faisaient trembler l’Europe, paraissait bien petit quand il combinait péniblement l’intrigue mesquine d’une plate tragi-comédie.

Richelieu a fait représenter sur le théâtre du monde quelques tragédies, telles que Montmorency, Cinq-Mars et de Thou, Marillac, Urbain Grandier, etc. ; elles pouvaient inspirer la terreur et la pitié ; mais ces tragi-comédies n’étaient propres qu’à causer le dégoût et l’ennui. Chose étrange ! le plus profond politique de son siècle ne mettait dans ses drames que des fadeurs et des niaiseries, et un petit avocat de Rouen, un homme obscur enseveli dans son cabinet, étalait dans ses pièces les plus grands intérêts et la plus profonde politique. Corneille était sur la scène ce qu’était Richelieu dans les conseils. Il faut que chacun fasse son métier.

Le fier prélat porta son despotisme dans la littérature ; il prétendait dominer l’opinion, asservir les gens de lettres, tyranniser le goût. L’Académie ne fut d’abord qu’une espèce de commission établie pour juger ceux qui entreprendraient d’avoir plus d’esprit et de talent que lui. Ce ne fut pas pour maintenir la pureté de la langue qu’il érigea ce tribunal, mais pour contenir les auteurs qui tenteraient de secouer le joug. Il y avait cinq versificateurs ordinaires de la chambre de son éminence ; c’étaient des nègres que le cardinal chargeait de l’exécution de ses plans ; ils sont connus sous le nom des cinq auteurs. Corneille avait le malheur d’être du nombre.

Cet écrivain, qui ne respirait que la liberté romaine, fut sur le point d’être chassé et disgracié pour avoir eu l’audace de changer quelque chose à l’acte qui lui avait été confié. On l’accusa de rébellion ; mais bientôt il arbora ouvertement l’étendard de la révolte, en faisant paraître le Cid. La cour et la ville se soulevèrent en faveur de cette tragédie, le premier des chefs-d’œuvre de Corneille et de notre scène tragique. Le cardinal, irrité contre l’auteur, aussi alarmé du succès, dit Fontenelle, que s’il avait vu les Espagnols aux portes de Paris, fit d’abord attaquer le Cid par ses plus intrépides officiers, et enfin ordonna à son régiment d’académiciens de charger. Si le public n’eût fait une vigoureuse résistance, cette pièce, l’honneur de notre scène, eût succombé sous les traits des Chapelain, des Desmarets, des Boisrobert, des Conrart, des Gombault ; quels hommes, grand Dieu ! quels héros ! dont les noms, flétris par la satire, sont aujourd’hui une raillerie et une insulte. On voit que le berceau de l’Académie-Française ne fut pas couronné de palmes et de trophées : elle est née dans la servitude et le mépris, au bruit des sifflets et des huées, au sein du ridicule et du mauvais goût ; son origine ne rappelle que des disgrâces et des ignominies ; et lorsque, dans les jours de sa gloire, elle voyait réunie dans son enceinte l’élite de ce qu’il y avait de plus grand en France, elle ressemblait à ces financiers enrichis, dont le père et l’aïeul avaient porté la livrée.

La critique du Cid, par l’Académie-Française, n’est cependant pas un ouvrage méprisable, quoique ce soit un monument de son esclavage ; ce corps, placé entre le peuple et le ministre, entre l’opinion publique et la volonté d’un maître, ne pouvait se dissimuler l’embarras de sa position ; s’il était dangereux de mécontenter le despote, il était honteux de trahir, aux yeux de la nation, la cause des lettres : il fallait ménager l’amour-propre du cardinal et le goût de la multitude, combiner adroitement les doses de l’éloge et du blâme, pour satisfaire Richelieu sans offenser Paris. Le problème fut très heureusement résolu par l’Académie : ses membres, à la vérité, pris séparément, étaient de mauvais poètes, des écrivains sans génie, et sans goût ; mais il y avait dans la compagnie de l’érudition, du jugement, une grande connaissance des règles de l’art. Les censeurs, ne faisant qu’obéir, et ne portant aucune passion dans cette critique de commande, y mirent naturellement de la gravité, de la modération, de la politesse et une impartialité sévère. Ce qui émane d’un corps littéraire a presque toujours un caractère de maturité et de sagesse, parce que c’est le fruit d’un grand nombre de délibérations, parce que le corps se respecte, et que ceux qui le composent s’observent, se tempèrent et se corrigent les uns les autres.

Ce qui rend surtout estimable la censure de l’Académie, c’est le ton décent et honnête qu’on y remarque d’un bout à l’autre ; ce sont les égards, les ménagements pour l’auteur, dans un moment où la haine et l’envie, acharnées contre lui, se livraient aux excès les plus scandaleux : le style est diffus, lourd et pénible ; on y trouve une affectation d’antithèses et d’oppositions de mots qui sent un peu le rhéteur ; le moule des phrases paraît plus latin que français ; le tour en est nombreux et périodique : il résulte cependant de l’ensemble du discours un air de prudence et de raison qui persuade ; le fond des idées est vigoureux, la logique exacte et saine : les raisonnements sont forts et concluants ; ce qui vaut mieux que la légèreté et les grâces dépourvues de sens.

La doctrine théâtrale doit effaroucher, par sa sévérité, nos casuistes modernes. Ces académiciens rébarbatifs peuvent être regardés comme les jansénistes de l’art dramatique : inflexibles sur l’article des mœurs, rigides observateurs des bienséances les plus austères, ils condamnent ces combats de la passion contre le devoir, où le devoir est toujours vaincu ; ils éprouvent, comme un péché mortel contre l’honneur et la nature, ces faiblesses et ces contradictions d’une fille trop tendre, qui aime beaucoup plus son amant qu’elle ne hait le meurtrier de son père, qui demande la mort du coupable et craint de l’obtenir, et montre partout plus de passion amoureuse que de piété filiale ; en un mot, ces juges inexorables tonnent contre cette morale relâchée, adoptée depuis par nos petits-maîtres en littérature, lesquels sont pleins d’une extrême indulgence pour les passions, et regardent l’amour comme une vertu. Il me semble que ces petits-maîtres entendent mieux le théâtre, et que les anciens censeurs du Cid sont meilleurs moralistes : l’erreur de ces derniers tient à ce vieux préjugé, que l’intérêt théâtral ne doit jamais contredire la saine morale : principe spécieux et séduisant dans la théorie, mais chimérique et illusoire dans la pratique.

V §

Une des plus singulières critiques du Cid, est celle qui parut en 1637, sous ce titre : Le Jugement du Cid, composé par un bourgeois de Paris, marguillier de sa paroisse. Ce prétendu marguillier est un homme plein de sens, qui dans une petite brochure de quelques pages a renfermé des vérités et des observations dignes de figurer dans le jugement de l’Académie. Le titre semblait n’annoncer que des plaisanteries ; mais le marguillier se piqua d’être grave, judicieux, impartial, et ne se permit de rire qu’à propos.

Il prouve bien qu’un ouvrage peut exciter l’enthousiasme de la multitude avec de grands défauts, et par ces défauts-là même. Ceux du Cid ne lui échappent pas : il les passe en revue, et les excuse tous malignement, comme s’il voulait conclure de cette énumération qu’avec de la raison et du sens commun on ne peut pas faire une tragédie : « Il est certain, dit-il, que le sujet du Cid n’est agréable qu’en sabizarrerie et son extravagance, et que c’est tout ce qui donne cette grande attention : les personnages, à bien dire, semblent tous être des fous, si on examine leurs actions et leurs paroles. » Après avoir montré que le roi est un imbécile, et que son confident Arias n’a pas plus d’esprit que lui, il en vient aux principaux personnages : « Don Diègue, dit-il, s’emporte à des vanités en parlant du roi, au lieu de parler humblement pour l’émouvoir ; don Gormas est un vrai Capitan de comédie, ridicule en parlant de soi, insolent en parlant du roi ; Rodrigue est un fou d’aller par deux fois, après le combat, chez le comte… Chimène, au lieu de tâcher d’émouvoir le roi, lui dit des pointes ; et le roi lui devait dire : “Allez, ma mignonne, vous avez l’esprit bien joli, mais vous n’êtes guère affligée.” » Des pointes dans la passion, des jeux de mots dans la douleur, c’est tout ce qu’il y a de plus mauvais goût ; mais le marguillier ne nous dit pas que ces pointes et ces jeux de mots étaient prodigieusement applaudis ; et lorsque, dans la parodie, Boileau et Racine se moquèrent de ce vers :

Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits,

Corneille se plaignit hautement de l’irrévérence de deux jeunes étourdis qui se moquaient des plus beaux vers de sa pièce : et cependant la vérité est que ce vers présente une idée fausse, et mérite bien qu’on s’en moque ; car les rides ne gravent rien sur le visage, et pas plus des exploits qu’autre chose : un poltron peut être aussi ridé qu’un héros, et les rides d’un laboureur ne sont pas différentes de celles d’un général.

Les critiques que fait le marguillier de don Diègue et du comte de Gormas n’ont aucun fondement ; la vanité de don Diègue tient à son caractère, à son pays. Il n’est pas toujours nécessaire de parler humblement pour émouvoir : le courage et la grandeur d’âme d’un vieux guerrier ne s’accordent point avec d’humbles plaintes. Don Diègue est peut-être le personnage le plus touchant de la pièce ; c’est le modèle des pères nobles de la tragédie : la plupart de ses discours sont des chefs-d’œuvre de l’éloquence la plus mâle.

Pour le comte de Gormas, c’est à la vérité un fanfaron dont les rodomontades paraissent plus qu’espagnoles, parce que le spectateur n’a aucune idée de ses exploits, et se trouve obligé de l’en croire sur sa parole. Mais depuis quand est-il défendu aux poètes tragiques de mettre sur la scène des personnages vicieux ? Le comte de Gormas n’est point fait pour inspirer de l’intérêt ; son caractère est bon parce qu’il est naturel et vrai, et parce que c’est son orgueil démesuré qui forme le nœud de la tragédie du Cid.

Le marguillier n’a pas tort quand il traite de fous Rodrigue et Chimène ; mais ce bon bourgeois de Paris ne savait pas que toutes les passions, et particulièrement celle de l’amour, sont des folies ; que rien n’est moins théâtral que la raison. Les folies sont nécessaires dans une tragédie : elles sont intéressantes tant qu’elles se conforment à la logique de la passion, et ne contrarient point sa marche naturelle ; mais la folie doit être bannie d’un poème dramatique, parce que la folie n’est point une passion, mais une maladie qui souvent est une suite de la passion, qui sort des bornes de l’art, et ne peut être un objet d’imitation.

VI §

Il y a une sorte d’affinité entre la Chimène du Cid et l’Émilie de Cinna. Ces deux princesses tragiques veulent également venger la mort de leur père en faisant périr le meurtrier : l’embarras est que l’une rencontre dans le meurtrier son amant, et l’autre son bienfaiteur. Le père d’Émilie est mort il y a vingt ans dans les proscriptions, ce qui doit un peu refroidir sa vengeance : le père de Chimène vient d’être tué en duel tout à l’heure, ce qui est plus vif et plus chaud : Émilie veut faire assassiner par son amant l’assassin de son père ; Chimène veut mettre son amant entre les mains de la justice, quoiqu’il ait tué son père en brave homme. Balzac appelait Émilie une furie adorable, une sainte possédée : en effet, elle a le diable au corps, et n’en est que plus théâtrale. Chimène est un peu plus douce : elle ne veut seulement que faire périr Rodrigue juridiquement, d’une mort infâme, sur un échafaud. Avec sa douceur, elle me paraît encore plus enragée qu’Émilie ; elle a des idées encore plus fausses de l’honneur et du devoir.

Ni l’honneur ni le devoir n’exigent qu’une jeune fille dont on a tué le père aille étaler à la cour son deuil et sa douleur, et demande à grands cris le sang du meurtrier. Une jeune fille ne doit demander le sang de personne : cela répugne au caractère de son sexe ; la nature ne lui a point donné une voix douce pour faire entendre des cris de mort. J’avoue que je ne suis point touché quand j’entends Chimène crier : Sire, sire, justice ! Le roi est instruit du combat ; il connaît le meurtrier ; il est juste et sage ! Chimène peut et doit s’en reposer sur lui du soin de punir ou de pardonner. Une jeune fille a bien mauvaise grâce à intenter un procès criminel, surtout quand on sait qu’elle ne l’intente que par orgueil, et qu’elle ne désire rien tant que de perdre son procès. Ce faste de piété filiale, cet acharnement à poursuivre un coupable si cher, et bien moins coupable que malheureux, n’a rien de commun avec la véritable grandeur d’âme : ce n’est qu’un étalage de vertu forcée, fondé sur la vanité et sur l’ostentation. Qu’ordonnent l’honneur et le devoir à une fille dont l’amant a tué le père ? De pleurer son père dans la retraite, et de ne plus voir son amant. Que fait Chimène ? Tout le contraire : elle va comme une folle importuner la cour de ses plaintes bruyantes, et voit chez elle en secret son amant ; elle fait éclater son amour bien plus que sa vengeance, et ses larmes ambitieuses finissent par devenir comiques, par les efforts même qu’elle fait pour cacher sa passion.

Observez bien que ce sont ici des réflexions morales, et non des observations littéraires : on ne manquerait pas de crier au blasphème ; on m’accuserait de dénigrer Corneille, moi qui suis un de ses plus grands admirateurs. Si la morale condamne Corneille, la littérature l’absout : ce qui paraît extravagant d’après les lois de l’honnêteté et de la décence, est admirable sous le rapport poétique et dramatique. Plus le caractère de Chimène est étrange, plus il est brillant et théâtral : tant l’esprit du théâtre est faux, tant il est éloigné de la droite raison et de la véritable vertu ! Le théâtre est fou comme les passions qu’il représente et qu’il se propose d’exciter.

Voltaire n’a eu garde de placer de telles idées dans son Commentaire ; il n’était pas assez philosophe pour approfondir ainsi les choses ; il aimait trop le théâtre pour en laisser apercevoir le vide et la frivolité ; surtout il était prévenu en faveur de ces combats du cœur, qui lui paraissaient le chef-d’œuvre du pathétique. Ces combats ne sont aux yeux du sage que des illusions et des jeux ; la passion domine toujours ; il n’y a point de vrai combat : la passion attaque avec force ; le devoir se défend mal. Chimène a bien plus d’amour que de piété filiale. Il en est de même de Zaïre : cette petite chrétienne faite à la hâte gémit tout bas d’avoir rencontré si mal à propos un père et un frère de hasard qui n’entendent pas raison. La bénédiction nuptiale lui plairait mieux que le baptême ; elle n’a de religion tout juste que ce qu’il en faut pour enflammer son amour par l’obstacle qui s’y oppose.

L’Académie, dans ses sentiments sur le Cid, prononce que c’est un mauvais sujet de tragédie, et blâme sérieusement Chimène de voir et d’aimer le meurtrier de son père. Qu’on se représente cette assemblée de critiques dans le costume du temps, avec leurs manteaux, leurs perruques, leurs fraises, leurs calottes, leur physionomie austère ; on ne sera point surpris de la barbarie de cette opinion. Ces vieux censeurs ne savaient pas qu’au théâtre tout est excusé et justifié par la passion ; que la passion est la vertu du théâtre ; qu’il ne s’agit point du tout dans une tragédie de ce qui est honnête, décent et moral, mais de ce qui est intéressant et pathétique : aussi Voltaire n’a-t-il pas manqué de relever sur cet article l’erreur grossière de l’Académie.

VII §

Une bonne critique fait toujours honneur à un bon ouvrage, et ne lui fait jamais aucun tort. Les bonnes critiques ne sont redoutables que pour les mauvais ouvrages : quant aux critiques fausses, ineptes et passionnées, elles ne nuisent qu’à ceux qui les font. Les envieux et les sots, les Scudéry, les Claveret et autres méchants auteurs du temps, semblables au noir habitant des sables de l’Afrique, ont insulté par des cris sauvages l’astre trop brillant dont ils se sentaient brûlés ; mais leurs blasphèmes contre le Cid sont aujourd’hui couverts d’opprobre, tandis qu’on respecte les sentiments de l’Académie-Française sur cette tragédie comme un modèle de critique honnête et judicieuse. L’Académie est très sévère, mais pas plus que l’auteur ne l’est pour lui-même. On retrouve dans l’examen du Cid, par Corneille, presque toutes les observations de l’Académie : Corneille est seulement un peu trop indulgent pour Chimène ; mais il faut convenir que l’Académie est aussi trop rigoureuse, et sa rigueur va jusqu’à l’injustice.

Le sujet du Cid paraît défectueux à l’aréopage académique, parce qu’il est contraire à la vraisemblance. Les juges pensent si bien de la nature humaine, qu’il ne leur paraît pas vraisemblable qu’une jeune fille très amoureuse sacrifié son devoir à sa passion : rien assurément n’est plus vraisemblable, plus commun et plus conforme à la nature. On ne peut pas même accuser Corneille de contradiction, lorsqu’il nous présente Chimène comme une fille très vertueuse : c’est toujours sur les filles vertueuses que la passion a le plus d’empire ; ce sont les plus honnêtes filles qui font les plus grandes sottises : voyez Clarisse ; c’est la vertu même, c’est l’honneur et l’exemple de son sexe ; elle n’en quitte pas moins la maison paternelle pour s’enfuir avec un homme.

Corneille se laisse aveugler par la tendresse paternelle pour sa fille Chimène, quand il nous dit : Si la présence de son amant lui fait faire quelque faux pas, c’est une glissade dont elle se relève à l’instant. Les glissades sont fréquentes : on voit trop que c’est naturellement et par goût qu’elle s’abandonne à cette pente si glissante ; et si elle se relève, c’est avec effort et pour la forme. Nos graves académiciens sont impitoyables pour les faiblesses humaines ; ils condamnent les mœurs de Chimène comme scandaleuses et dépravées : les termes de l’arrêt sont un peu durs. J’admire en souriant la candeur et la simplicité de ces austères personnages, qui cherchent une saine morale au théâtre, qui est le triomphe des passions. Ils ne veulent pas que Chimène écoute Rodrigue : ils ont raison comme moralistes ; mais Corneille n’a pas tort comme poète tragique. Il savait aussi bien que l’Académie que Chimène choquait la bienséance en souffrant la visite de Rodrigue ; mais il savait mieux que l’Académie ce qui devait plaire au public. « J’ai remarqué, dit-il, aux premières représentations, qu’alors que ce malheureux amant se présentait devant Chimène, il s’élevait un certain frémissement de l’assemblée, qui marquait une curiosité merveilleuse, et un redoublement d’attention pour ce qu’ils avaient à se dire dans un état si pitoyable. » Cet effet naturel n’a besoin d’être appuyé d’aucune autorité, et c’est par un respect outré pour Aristote que Corneille cite une décision de ce législateur, qui ordonne aux poètes de laisser dans leurs ouvrages certaines absurdités, quand on peut espérer qu’elles seront bien reçues. Ce mot absurdités est très impropre ; il ne peut s’appliquer à l’entrevue de Chimène et de Rodrigue : c’est une des plus belles situations que l’on connaisse ; et si c’était une absurdité, je ne lui donnerais pas cet éloge. Ce qui rend au contraire cette situation admirable, c’est qu’elle est produite naturellement par la violence des passions des deux personnages. C’est contre toute raison que Rodrigue va chez Chimène : d’accord ; c’est contre toute bienséance que Chimène souffre sa visite : j’en conviens ; mais l’un n’est pas capable d’écouter la raison ; il n’est pas au pouvoir de l’autre d’observer la bienséance : ils agissent tous deux comme ils doivent agir dans l’état où on les suppose. Leur conduite, poétiquement parlant, est bonne et raisonnable, quoiqu’elle ne soit pas édifiante : il n’y a point là d’absurdité ; je n’y vois que la peinture la plus vraie de la tyrannie de l’amour.

Au reste, ce serait une grande hérésie d’Aristote, s’il avait dit qu’il faut laisser dans un poème des absurdités, quand on espère qu’elles seront bien reçues. L’auteur de l’Art poétique renverserait lui-même par cette doctrine tous les fondements de l’art ; ce serait autoriser tous les monstres dramatiques : le succès des absurdités ne peut jamais les justifier. Je n’ai pas le temps de vérifier le passage d’Aristote : il m’en faudrait plus que pour écrire cet article ; mais il est probable que Corneille, en se servant du mot absurdités, a dénaturé le sens de l’auteur grec : si par hasard le passage était fidèlement traduit, tant pis pour Aristote.

Horace §

I §

Le genre héroïque fondé par Corneille n’a point le funeste inconvénient de désorganiser les esprits et de causer à l’imagination une espèce de fièvre ; l’admiration ne fait couler que des larmes aussi glorieuses que douces : ce sentiment élève l’âme au lieu de la troubler. C’est dans la tragédie d’Horace que Corneille a peint avec le plus d’énergie le dévouement patriotique ; et il faut observer que le poète nous montre un patriotisme aussi exalté, non pas dans les premiers siècles de la république romaine, mais sous les rois, comme pour faire voir que l’amour de la patrie est aussi naturel au gouvernement monarchique qu’à la démocratie. Cette partie de la morale qui concerne les devoirs des citoyens envers la patrie, ne se perdit point à Rome, lors même qu’on n’en pratiquait plus les maximes. Au sein de la corruption la plus effrénée, au milieu des guerres civiles qui désolaient la république, Cicéron enseignait encore que l’union la plus sainte, la plus inviolable, est celle qui lie les hommes à la chose publique. « Les auteurs de nos jours nous sont chers, dit ce philosophe ; nos enfants, nos proches, nos amis nous sont chers ; mais la grande famille de la patrie renferme et réunit en elle seule toutes ces amitiés particulières. Et quel est l’homme de bien qui balancerait à mourir pour son pays, quand sa mort peut lui être utile ? C’est ce qui doit surtout nous faire détester la rage de ces factieux qui ont déchiré la patrie par toutes sortes de crimes. »Cari sunt parentes, cari liberi, propinqui, familiares ; sed omnes omnium cantates patria una complexa est ; pro quâ quis bonus dubitet mortem oppetere, si ei sit profuturus ? Quo est detestabilior istorum immanitas, qui lacerârunt omni scelere patriam. (Cicer., de Officiis, lib. i.)

Quelques savants regardent comme un tissu de mensonges l’histoire des premiers siècles de Rome ; le combat des Horaces et des Curiaces leur paraît une fable. Cependant il y avait à Rome d’anciens monuments qui attestaient la réalité de cet événement mémorable. Si Tite-Live était l’inventeur de tous les faits qu’il raconte dans sa première Décade, il aurait composé un admirable roman, bien supérieur à toutes les histoires. En lisant ses contes héroïques on pourrait s’écrier : Noble et sublime mensonge qui vaut mieux que la vérité !

II §

Tous les critiques, et Voltaire à leur tête, se sont récriés contre l’irrégularité de cette pièce. Le très fidèle et très affectionné commentateur de Corneille a tant de zèle pour sa gloire, qu’à force de chercher, il a découvert dans Horace jusqu’à trois tragédies absolument distinctes : la victoire d’Horace, la mort de Camille, et le procès d’Horace. Quelle abondance de biens ! Voltaire en prend droit de reprocher à Corneille d’imiter en quelque façon le défaut qu’on reproche à la scène anglaise et espagnole. Dans un autre endroit, oubliant qu’il vient de blâmer cette multiplicité d’action, il observe que c’est un grand malheur que le peu de matière que fournit la pièce ait obligé l’auteur à y mêler des scènes inutiles et languissantes : c’est un grand, malheur, en effet, qu’une pièce qui fournit de quoi faire trois tragédies, fournisse si peu de matière ! Le commentateur prétend que Shakespeare est celui de tous les auteurs tragiques où l’on trouve le moins de ces scènes de pure conversation ; que c’est, à la vérité, aux dépens des règles de la bienséance et de la vraisemblance ; mais qu’enfin il attache. On voit que le critique laisse charitablement conclure au lecteur que Corneille n’attache pas : cependant il est forcé d’avouer qu’on reverra toujours avec plaisir ce poème (quoiqu’il n’attache pas), quand il se trouvera des acteurs qui auront assez de talent pour faire sentir ce qu’il y a d’excellent, et pardonner ce qu’il y a de défectueux.

Il faut penser qu’il se trouve aujourd’hui de tels acteurs ; car on revoit ce poème avec un grand plaisir. Quoiqu’il se soit déjà écoulé près d’un siècle et demi depuis la première représentation, la foule s’y porte toujours, et tous les spectateurs ont assez de foi pour croire que les trois tragédies n’en font qu’une.

On témoigne au contraire beaucoup d’indifférence pour les pièces du commentateur, si régulières, si touchantes, si philosophiques ; et, bien loin de trouver chez lui trois tragédies dans une, on n’y trouve pas même une tragédie dans trois.

Corneille a été pour lui-même le juge le plus sévère ; il condamne avec la candeur d’un grand homme le meurtre de Camille, le double péril d’Horace, les plaidoyers du cinquième acte ; il regarde même Sabine comme inutile : et Voltaire, qui n’est pas un critique fort tendre, ose être à cet égard moins rigoureux que Corneille. Il convient que Sabine est liée à l’action par la part qu’elle prend à tous les événements : j’ajoute qu’elle est dans la pièce ce qu’une femme est au sein de sa famille ; elle est avec son mari, son frère, sa belle-sœur, son beau-père ; elle ne se bat point comme Horace, et Curiace, mais elle tremble pour ceux qui se battent ; elle n’est point tuée comme Camille, mais elle est en proie à des alarmes plus cruelles que la mort. Cependant Voltaire, ce philosophe si humain, qui s’est d’abord montré si tolérant à l’égard de Sabine, finit par insulter à sa douleur ; il assure que Sabine n’est introduite dans la pièce que pour se plaindre. On est las, dit-il, de voir une femme qui a toujours eu une douleur étudiée ; cette douleur ne peut faire aucun effet. Il pousse la barbarie jusqu’à reprocher à cette pauvre femme de ne pas mourir. Sabine, dit-il, parle toujours de mourir ; il n’en faut pas tant parler quand on ne meurt point. Je crois que si on eût demandé à Voltaire ce qu’il aurait voulu que fît Sabine pour être intéressante, il aurait répondu : Qu’elle mourût.

Le résultat de toutes les remarques de Voltaire, c’est que le sujet d’Horace est mal choisi, qu’il convient à l’histoire et non pas au théâtre, que ce ne peut être un sujet de tragédie. Quelle gloire pour Corneille d’avoir pu tirer d’un si mauvais fond une si belle tragédie, qu’on admire depuis cent quarante-quatre ans ; tandis que des tragédies composées sur des sujets soi-disant si beaux, si pathétiques, si propres au théâtre, n’ont pu survivre à la philosophie qui avait fait leur succès ! Les règles sont donc bien fausses, puisqu’en les violant presque toutes on produit des chefs-d’œuvre immortels ? Non, les règles ne sont pas fausses ; elles sont fondées sur la nature : ce sont les critiques qui sont vains et trompeurs, parce qu’ils raisonnent d’après des passions et des préjugés. La tragédie d’Horace ne viole point les règles essentielles et fondamentales, et, malgré l’apparence de duplicité, le grand principe d’unité s’y trouve : c’est toujours un objet, un grand objet, un objet intéressant que Corneille nous présente ; c’est l’intérieur d’une de ces anciennes familles de Rome, dont les mœurs simples et vertueuses, les passions vives et fortes, les sentiments nobles et fiers, sont extrêmement dramatiques.

Le poète nous montre l’influence des affaires publiques sur le sort particulier des membres de cette famille ; leurs intérêts divers en opposition avec l’intérêt général, et le patriotisme produisant presque dans cette maison les effets d’une guerre civile ; voisins contre voisins, amis contre amis, parents contre parents, combattent, non pas pour le choix des tyrans, mais pour assurer l’empire à leur patrie. Les vainqueurs achètent la gloire nationale aux dépens des plus grands malheurs domestiques : le vieil Horace perd ses deux fils et sa fille ; son fils Horace perd ses deux frères, ses trois beaux-frères, et, pour comble de maux, il tue sa sœur. Sabine, femme d’Horace, pleure la victoire de son mari, qui lui enlève ses trois frères et sa belle-sœur. Voltaire trouve que tout cela n’est pas tragique, et que cette maison n’est pas assez infortunée pour avoir droit de se produire au théâtre. Il me semble qu’il y a au contraire dans ce désastre d’une famille honnête et courageuse, victime des devoirs sacrés de la religion patriotique, plus d’importance, plus d’intérêt et de vérité, que dans les absurdes fictions, les folies amoureuses et les déclamations philosophiques de nos ci-devant tragédies à la mode.

Le sort de Rome est décidé sans doute au troisième acte ; mais est-ce donc le sort de Rome qui nous a uniquement et principalement intéressés dans la pièce ? N’est-ce pas le sort de cette famille obligée de se sacrifier à l’ambition de Rome ? Quand le jeune héros qui vient d’immoler à sa patrie les victimes les plus chères, souille lui-même son triomphe dans un mouvement de colère, et flétrit ses lauriers en les arrosant du sang de sa propre sœur, cesse-t-il d’être intéressant parce qu’il devient malheureux et criminel ; parce qu’au lieu d’un char de triomphe, on lui prépare un échafaud ? Le vieil Horace a-t-il perdu ses droits à notre pitié, parce qu’il est prêt à perdre l’honneur et l’appui de sa maison ? L’unité d’intérêt subsiste avec le danger des personnages qui nous ont attachés dans le cours de la pièce. Le danger d’Horace est moins illustre que celui qu’il a couru dans le combat ; mais il n’en est que plus propre à nous émouvoir. Un général vainqueur qui commettrait involontairement un crime capital, et se verrait traduit du champ de la victoire à un tribunal criminel, n’exciterait-il pas notre pitié ? Personne ne s’est avisé de craindre qu’Horace fût tué en combattant pour son pays ; mais on craint qu’il soit conduit au supplice. Voltaire est persuadé qu’on ne peut pas le craindre, que le danger d’Horace n’est pas réel : cependant Horace fut condamné par les duumvirs ; l’arrêt de mort était rendu ; déjà le licteur s’avançait pour saisir le coupable ; il commençait à lui lier les mains. Pourquoi donc un danger si réel dans l’histoire serait-il un danger illusoire sur la scène ? Un homme que la loi condamne à mort n’est-il pas toujours dans un danger évident, puisqu’il ne peut vivre que par grâce ?

La tragédie d’Horace n’est donc véritablement finie ni à la victoire d’Horace ni au meurtre de Camille ; elle n’est finie que par le jugement du procès, qui décide du sort des principaux personnages. La victoire, le meurtre, le procès, ne sont point trois tragédies ; ces trois incidents ne forment qu’une seule et même tragédie, parce qu’ils procèdent l’un de l’autre d’une manière si intime, qu’on ne peut les séparer. C’est un tableau parfait des terribles catastrophes que la guerre produit dans une famille ; et le dénouement naturel de ces catastrophes, c’est le jugement qui arrache à l’ignominie du supplice le vainqueur des Curiaces.

III §

Voltaire, quelquefois trop avare d’éloges à l’égard de Corneille, ou du moins qui sait à force de correctifs rendre les éloges nuls, en devient prodigue, et ne met point de bornes à son enthousiasme quand il s’agit de louer la scène entre Horace et Curiace. Voici comment il s’exprime : « À ces mots, je ne vous connais plus, je vous connais encore, on se récria d’admiration ; on n’avait jamais rien vu de si sublime : il n’y a pas dans Longin un seul exemple d’une pareille grandeur. Ce sont ces traits qui ont mérité à Corneille le nom de grand, non seulementpour le distinguer de son frère, mais du reste des hommes : une telle scène fait pardonner mille défauts. » Il y a une foule de remarques à faire sur ce passage, où le commentateur semble avoir oublié la politique pour s’abandonner au sentiment. J’observe d’abord combien les temps sont changés depuis les premières représentations de l’Horace de Corneille ; cette admirable scène, ce chef-d’œuvre de sublime, ne produit à présent aucun effet, et laisse tout le monde glacé. Ces mots surtout, je ne vous connais plus, je vous connais encore, glissent sans qu’on y fasse attention, soit par la faute des acteurs, soit par la disposition du parterre, qui ne voit rien de merveilleux dans ces mots-là, et qui, bien loin d’y trouver du sublime, n’y trouve pas même d’esprit.

Il semble que Voltaire ne puisse jamais louer les modernes qu’aux dépens des anciens. Longin, philosophe et littérateur grec, a composé un Traité du Sublime très estimé, traduit en français par Boileau : l’auteur cite les traits les plus sublimes des poètes, orateurs et historiens grecs. Je ne sais pas pourquoi Voltaire imagine qu’il n’y a aucun de ces traits sublimes qui approche de la grandeur de ces mots : Je ne vous connais plus, je vous connais encore ! Rien n’est plus injuste, rien n’est plus faux ; et, sans rien dérober au mérite de Corneille, il y a dans Longin beaucoup d’exemples d’un sublime beaucoup plus frappant, et qui élève beaucoup plus l’âme. Je ne vous connais plus est féroce ; je vous connais encore est touchant. Ce contraste entre deux guerriers, dont l’un abjure la nature, tandis que l’autre la reconnaît, est théâtral et pathétique, sans être ce qu’on appelle sublime. Il fallait donc que Voltaire se contentât de louer Corneille, sans déprimer ni ce que l’antiquité a produit de sublime, ni le philosophe Longin qui a recueilli ce sublime pour l’exposer à l’admiration des siècles. Enfin, dans ce passage où tous les anciens sont immolés à Corneille, Voltaire a trouvé le secret de répandre quelques gouttes du poison de la jalousie ; en disant qu’une pareille scène efface mille fautes : c’est insinuer que Corneille fourmille de fautes qu’il couvre de quelques grandes beautés.

IV §

Corneille est toujours à la mode, malgré la rudesse de son style et la naïveté de sa manière, ou plutôt c’est pour cela qu’il est piquant et neuf : il ressemble si peu à nos tragiques actuels, tous élèves d’une école bien différente de la sienne, tous idolâtres d’un maître bien inférieur à Corneille ! La plupart des gens de lettres, encore imbus du goût et des préjugés qui ont infecté la littérature vers la fin du dernier siècle, ne conçoivent pas ce succès, cette vogue du vieux Corneille ; ils sont aussi surpris qu’un petit-maître qui verrait une femme donner la préférence à un homme mûr et sensé ; ils ne peuvent comprendre l’empire qu’une noble simplicité, une véritable chaleur, une raison saine et vigoureuse, exercent naturellement sur la multitude, qui juge par sentiment.

On est généralement fatigué du charlatanisme, de l’emphase et de l’affectation qui défigurent nos meilleures tragédies modernes. On se délasse dans le commerce d’un homme simple et droit, qui dit ce qu’il pense, et le dit avec la force et l’accent de la vérité : on aime son esprit, parce que son esprit est d’accord avec son âme. Ces vils intrigants littéraires, qui ne cherchent qu’à éblouir et à séduire le peuple, sont aujourd’hui bien froids ; leurs machines sont usées : Corneille en paraissant les écrase par la vigueur de sa raison, par son air de grandeur, par cette dignité aisée et naturelle qui distingue la véritable noblesse.

Les bons ouvrages du dix-septième siècle portent un caractère de franchise et de solidité qu’on ne trouve point dans les plus élégantes productions du siècle suivant. L’esprit de ces anciens auteurs est d’une étoffe plus forte ; ils ont travaillé en conscience, cherchant avant tout la perfection de l’art, plus jaloux de bien faire que de réussir ; ils n’ont connu d’autre combinaison que l’impulsion de leur génie, d’autre calcul que le sentiment intérieur qui les guidait. La plupart des modernes sont des chevaliers d’industrie qui veulent tromper le lecteur : il n’y a ni bonne foi ni probité dans leurs écrits ; à l’aide d’un éclat imposteur, ils font passer du cuivre pour de l’or.

Cette différence entre les anciens et les modernes vient surtout de ce qu’ils ont été autrement modifiés par leur éducation, leurs mœurs, le ton de la société et l’esprit du siècle où ils ont vécu. Si nous pouvions voir Corneille tel qu’il était, avec son grand manteau noir, son immense perruque, sa calotte, son extérieur simple et négligé, son air grave et modeste, nous sentirions qu’un homme de cette espèce ne devait pas penser comme nos petits auteurs merveilleux.

Ceux qui soutiennent le système du perfectionnement progressif, sont bien embarrassés à expliquer pourquoi un homme tel que Corneille, né il y a deux cents ans, dans un temps de barbarie et de superstition, a plus de sens, une tête mieux, organisée et plus politique, plus de force, de raison et de conception, une manière de penser plus sublime, que ces écrivains nourris de la philosophie d’hier, que ces restaurateurs de la dignité et de la liberté de l’espèce humaine.

Comment se fait-il que toutes ces découvertes dans les sciences et les arts, ces nouveaux plans, ces réformes, ne fournissent à la république des lettres que des sujets faibles et mal conformés, tandis que les abus et les préjugés antiques lui ont procuré des citoyens robustes ? C’est ce qui pourrait faire douter que la raison de l’homme profite réellement de ce qu’on appelle les nouvelles lumières.

Corneille avait été élevé chez les jésuites de Rouen, d’après la manière de ce temps-là, qu’on appelle aujourd’hui gothique. Il est certain qu’il fut nourri de grec et de latin, c’est-à-dire, suivant le style moderne, qu’il n’apprit que des mots, attendu qu’il n’y a bien certainement que des mots dans les écrivains d’Athènes et de Rome : et voilà pourquoi Corneille a mis tant de choses dans ses tragédies, tandis que nos auteurs actuels, à qui l’on n’a enseigné que des choses, ne mettent dans leurs pièces que des mots. Il est douteux que Corneille ait appris à danser, à chanter, à dessiner, à jouer du violon ; mais il est incontestable qu’il apprit à penser, à raisonner, à réfléchir ; ce qui n’est guère aujourd’hui à la mode. Il est plus que probable qu’il savait peu ou point de chimie, de géométrie et d’algèbre ; mais ses œuvres démontrent qu’il était très savant en morale, en histoire, en politique, en littérature. Convenons cependant qu’une des branches les plus intéressantes des connaissances humaines fut absolument ignorée de Corneille, quoiqu’elle soit aujourd’hui cultivée avec succès ; c’est l’art de faire fortune : en cela seul l’auteur d’Horace est fort au-dessous de nos moindres rimeurs. Corneille vécut et mourut pauvre, après avoir fait l’admiration de toute la France : jamais il ne sut ni intriguer, ni se faire valoir, ni mettre sa gloire à profit ; le bonhomme n’avait point la moindre teinture de philosophie ; il ne sut que bien faire, et c’est la moindre de toutes les sciences, quand elle n’est pas aidée et soutenue par ce qu’on appelle le savoir-faire. La disposition des trois premiers actes est un chef-d’œuvre de l’art, propre à servir de modèle à nos jeunes élèves de Melpomène. Il fallait une tête telle que celle de Corneille, pour tirer d’un sujet aussi ingrat tant de richesses dramatiques. Fontenelle a pris plaisir à développer l’artifice merveilleux de son oncle, et l’on a lieu de se plaindre que Voltaire, son commentateur, n’ait pas insisté davantage sur l’admirable économie de ces trois actes. De pareilles réflexions auraient été plus intéressantes pour le public, plus dignes de Voltaire, que ce triste catalogue de vétilles grammaticales, cette maigre et froide critique du style, qui n’apprend rien à personne, et qui malheureusement a toujours l’air de l’envie et de la méchanceté.

V §

Albe et Rome étaient deux villages voisins et même parents : ils n’en étaient que plus ennemis ; car les haines de famille sont les plus fortes. L’histoire a fait des villages d’Albe et de Rome d’illustres cités, des noms fameux, et la poésie de Corneille leur prête encore un nouvel éclat. Quand les Romains furent maîtres du monde, ils se rappelaient avec une espèce de honte leurs premiers combats, leurs premiers triomphes pour de misérables hameaux. Florus disait sous Trajan : « Sora (qui pourrait le croire ?), Sora et Algide ont été pour nous des sujets d’alarmes ; Satrique et Cornicule ont été l’objet d’expéditions importantes ; Tibur, aujourd’hui un des faubourgs de Rome ; Préneste, lieu de délices où nous allons chercher un asile contre les chaleurs de l’été, nousont paru jadis des conquêtes dignes de notre valeur, etc. » Assurément après tant de guerres longues et sanglantes, après tant de nations subjuguées, tant de royaumes soumis, les Romains pouvaient rire du fameux combat de trois contre trois pour la possession d’une petite bicoque. Aujourd’hui ce combat est très célèbre par sa singularité, par l’éloquence, avec laquelle Tite-Live le raconte, et par l’étonnant génie de Corneille, qui a mis en action le récit de Tite-Live.

Le combat eut lieu sous le troisième roi de Rome, Tullus Hostilius, dont l’inquiète ambition dévorait le territoire d’Albe : les deux peuples se haïssaient. Après la mort de Numa, qui avait tenu leur haine en respect, ils s’attaquèrent mutuellement. Après la guerre, le peuple qu’on avait pillé venait se plaindre et demandait des indemnités. Si on les refusait, il fallait se battre : le plus fort gardait son butin. Les Albains et les Romains avaient réciproquement fait le dégât dans les campagnes les uns des autres : il n’y avait pas d’apparence qu’aucun des deux voulût rendre quelque chose. Tullus employa la ruse pour mettre le droit de son côté : il se hâta d’envoyer des députés pour demander la restitution de ce qu’on avait enlevé sur son territoire, leur ordonnant de s’acquitter de leur commission le plus tôt qu’ils pourraient, et de déclarer la guerre, en cas de refus. Les Albains, de leur côté, firent la même démarche ; mais Tullus amusa leurs députés, et les régala bien pendant plusieurs jours : lorsqu’ils voulurent exposer le sujet de leur ambassade, il se trouva que la guerre était déjà déclarée, et Tullus prit les dieux à témoins que les Albains, les premiers, s’étaient refusés à une satisfaction légitime. Le résultat fut une guerre qui eût été longue et meurtrière, si l’on n’eût trouvé le moyen de la terminer sur-le-champ par un combat singulier qui épargna bien du sang. Ce fut la dernière fois que les Romains eurent recours à cette méthode expéditive et si commode pour finir tout à coup une guerre ; on vit depuis des combats singuliers influer dans leurs armes sur le sort d’une bataille, sans jamais décider du sort de la guerre. Au troisième livre de l’Iliade, la querelle des Grecs et des Troyens est remise aux mains de Paris et de Ménélas. Cette guerre, devenue nationale, n’était au fond qu’une brouillerie de ménage, qui ne devait pas embraser l’Europe et l’Asie : c’était au mari à se battre contre le ravisseur de sa femme. Cependant, après la défaite de Paris, une flèche indiscrètement lancée rallume la guerre ; tant il est difficile à deux nations rivales de s’accorder tant qu’elles ont la force de combattre ! Jamais ni César ni Pompée, ni Octave ni Antoine, ne s’avisèrent de terminer leurs différends par un combat singulier, et de jouer les destins du monde d’un seul coup de dés. L’histoire a conservé le souvenir des folies chevaleresques de François Ier, qui envoya un cartel à Charles-Quint ; mais Charles se garda bien de compromettre sa dignité et sa fortune à ce jeu. L’électeur palatin fit appeler en champ clos le maréchal de Turenne : ce grand capitaine s’excusa de répondre à cette invitation sur le service du roi et sur le salut de l’armée, qui ne lui permettaient pas cette boutade de jeune homme.

On peut être étonné que cette troupe de pâtres, de bandits et de brigands qui composaient alors le peuple romain, soit devenue tout à coup si édifiante, si vertueuse, et qu’elle ait offert de si beaux modèles de grandeur d’âme, de dévouement et de patriotisme. Qui pouvait les attacher si fortement à leurs chaumières, à leurs granges, à leurs troupeaux, à quelques terres usurpées sur leurs voisins ? car c’est à cela que se réduisait leur patrie. Des brigands sont toujours plus sensibles à leurs intérêts qu’à la gloire de leur pays, et nous voyons ces premiers Romains préférer la gloire et la patrie à leurs plus chers intérêts.

VI §

Cette tragédie est dédiée au cardinal de Richelieu. Ce ministre venait de persécuter le Cid ; Corneille s’en vengea en faisant hommage au persécuteur de celui de ses ouvrages qui parut après le Cid. Le cardinal, ennemi du premier chef-d’œuvre de Corneille, n’en était pas moins son bienfaiteur ; il lui faisait une pension de cinq cents écus, qui en valaient quinze cents d’aujourd’hui ; Richelieu encourageait et récompensait en grand ministre les talents dont il était jaloux en petit auteur : c’est à Richelieu, c’est au grand ministre, et non pas au petit auteur jaloux, que Corneille dédia sa belle tragédie d’Horace.

Plus le génie est sublime, moins il sait se plier aux petites choses. Le grand Corneille, si admirable dans l’art de peindre sur la scène les héros de l’ancienne Rome, était gauche, froid et contraint quand il fallait faire, par devoir et par politique, des compliments en l’air à quelque grand du jour, dans une épître dédicatoire. Rien de plus lourd et de plus maladroitement exagéré que les éloges qu’il adresse au cardinal ; ce prélat eût pu soupçonner que Corneille voulait le persifler et se moquer de lui, s’il n’eût été rassuré et par sa propre vanité et par la simplicité bien connue de l’auteur. Corneille n’était point persifleur ; il n’était même ni faux ni flatteur ; en donnant au cardinal de Richelieu des louanges outrées que son esprit et son cœur démentaient, il ne faisait que se conformer machinalement à l’usage et à l’étiquette, persuadé qu’on ne pouvait jamais trop louer certains personnages, que les poètes avaient à cet égard un privilège particulier, et suivant en cela l’exemple de Virgile, d’Horace, d’Ovide et de Lucain ; mais il s’en faut bien que Corneille ait su mettre dans ses éloges l’esprit, la délicatesse et la grâce de Virgile et d’Horace.

Assurément le cardinal avait fait d’assez grandes choses pour justifier les louanges les plus magnifiques, et le bon Corneille s’est montré peu judicieux lorsqu’il s’est avisé de louer le goût exquis et le rare talent de ce ministre pour le théâtre ; je ne puis m’imaginer, que ce soit dans l’auteur du Cid et d’Horace un raffinement de flatterie basse et servile : on savait que le cardinal avait les plus étranges prétentions à la gloire littéraire, et qu’il tirait plus de vanité de la plus mauvaise de ses pièces de théâtre que des plus grandes actions de son ministère ; mais loin de moi la pensée que le grand Corneille se soit abaissé jusqu’à flatter avec intention cette ridicule manie !

Il est vrai qu’on est étrangement surpris lorsqu’on lui entend dire au cardinal : « Certes, monseigneur, « le changement visible qu’on remarque dans mes ouvrages depuis que j’ai l’honneur d’être à votre éminence, qu’est-ce autre chose qu’un effet des grandes idées qu’elle m’inspire quand elle daigne souffrir que je lui rende mes devoirs ? et à quoi peut-on attribuer ce qui s’y mêle de mauvais, qu’aux teintures grossières que je reprends quand je demeure abandonné à ma propre faiblesse ? »

On aurait pu demander pourquoi Richelieu ne gardait rien pour lui de ces sublimes inspirations, et pourquoi il composait de si mauvaises pièces, tandis qu’il en inspirait de si belles. Convenons que le passage de Corneille n’est que du galimatias de rhétorique ; mais je n’y vois ni fausseté, ni bassesse, ni malice ; je n’y vois que simplicité, et que cette espèce de bêtise que madame de La Sablière reprochait plaisamment à La Fontaine, et qui n’appartient qu’aux grands génies.

Voici un autre passage bien plus curieux et bien plus étonnant, plein d’exagérations plus fortes, et qu’on ne pardonnerait pas à tout autre que Corneille : « Il faut, monseigneur, que tous ceux qui donnent leurs veilles au théâtre publient hautement avec moi que nous vous avons deux obligations très signalées : l’une d’avoir ennobli le but de l’art, l’autre de nous en avoir facilité les connaissances. Vous avez ennobli le but de l’art, puisqu’au lieu de celui de plaire au peuple que nous prescrivent nos maîtres, et dont les plus honnêtes gens de leur siècle, Scipion et Lélie, ont autrefois protesté de se contenter, vous nous avez donné celui de vous plaire et de vous divertir, et qu’ainsi nous ne rendons pas un petit service à l’État, puisque, contribuant à vos divertissements, nous contribuons à l’entretien d’une santé qui lui est si précieuse et si nécessaire. »

Corneille oubliait que le Cid n’avait point du tout diverti son éminence, et qu’il dégradait de noblesse son chef-d’œuvre, en ne lui laissant que l’avantage d’avoir diverti le peuple. Certes le cardinal était fort mal diverti par ses pièces et par celles des cinq auteurs qu’il avait à ses gages ; car, après avoir langui assez longtemps, il mourut deux ans après la représentation d’Horace.

Corneille suppose que Scipion et Lélius étaient les auteurs des comédies de Térence ; c’est un préjugé qui n’a aucun fondement que la familiarité intime de Térence avec ces deux grands hommes. Il est très probable que Térence leur lisait ses comédies, qu’ils aidaient le poète de leurs conseils ; mais tel était alors l’esprit qui régnait à Rome, que ces deux illustres Romains jugeaient qu’il convenait mieux à l’affranchi Térence qu’aux premiers magistrats de la république, de composer des comédies pour l’amusement du peuple. Ce sont les premiers vers du prologue de l’Andrienne qui ont donné lieu à Corneille de dire que Scipion et Lélie ne s’étaient autrefois proposé d’autre but que celui de plaire au peuple.

Poeta cùm primùm animum ad scribendum appulit,
Id sibi negotî credidit solum dari
Populo ut placerent quas fecisset fabulas.

C’est-à-dire : « Lorsque le poète a formé le dessein de se consacrer au théâtre, il s’est imaginé qu’il aurait atteint son but si ses pièces pouvaient plaire au peuple. »

Nous venons de voir comment le cardinal avait ennobli le but de l’art dramatique en le réduisant à la seule fonction de divertir son éminence ; Corneille va maintenant nous apprendre comment le même cardinal facilitait aux poètes de son temps les connaissances de l’art :

« Vous nous avez, dit-il, facilité les connaissances, puisque nous n’avons plus besoin d’autre étude pour les acquérir que d’attacher nos yeux sur votre éminence, quand elle honore de sa présence et de son attention le récit de nos poèmes : c’est là que, lisant sur son visage ce qui lui plaît et ce qui ne lui plaît pas, nous nous instruisons avec certitude de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, et tirons des règles infaillibles de ce qu’il faut suivre et de ce qu’il faut éviter ; c’est là que j’ai souvent appris en deux heures ce que mes livres n’eussent pu m’apprendre en dix ans ; c’est là que j’ai puisé ce qui m’a valu l’applaudissement du public, et c’est là qu’avec votre faveur j’espère puiser assez pour être un jour un œuvre digne de vos mains. »

Ainsi le visage du cardinal était une source d’instruction plus féconde pour les auteurs dramatiques que toute la poétique d’Aristote : c’était un moyen de s’instruire très commode et très court ; et l’on peut s’étonner qu’avec cette facilité, ceux qui approchaient le plus du cardinal soient précisément ceux qui ont écrit les plus grandes sottises. Ce qui n’est pas moins extraordinaire, c’est que des louanges outrées au point d’en paraître comiques, soient cependant au fond à peu près les mêmes qu’Horace adresse à Mécène. C’est cet Horace si délicat et si fin que Corneille cite à la fin de son épître dédicatoire, pour autoriser les grosses louanges dont il vient d’accabler Richelieu ; mais la distance entre Mécène et Richelieu est aussi grande que celle qui sépare Horace de Corneille. Mécène était l’ami d’Horace, Richelieu était le maître de Corneille ; Mécène avait contribué véritablement à la réputation d’Horace, Richelieu avait voulu étouffer celle de Corneille ; Mécène, quoiqu’il n’eût point de goût quand il écrivait lui-même, en avait beaucoup pour sentir les beautés des grands écrivains dont il fut le protecteur et l’appui. Horace pouvait donc dire à Mécène en très beaux vers :

      Totum muneris hoc tui est,
Quod monstror digito prætereuntium
      Scenæ non levis artifex :

Quod spiro et placeo, si placeo, tuum est.« Si les passants me montrent au doigt comme un artiste célèbre, c’est à vous que je dois cet honneur : ma vie, ma réputation, si je puis cependant me flatter d’en avoir une, tout est votre ouvrage. »

Cela n’autorisait point Corneille à dire au cardinal, en mauvaise prose, que la plus noble fonction des poètes était de divertir son éminence, et qu’il n’y avait rien de beau et de bon que ce qui avait l’honneur de lui plaire. C’était choquer trop ouvertement la vérité : car Richelieu, si sublime en politique, était en littérature et en art dramatique l’homme du plus mauvais goût.

Cinna §

I §

Il est tout à la fois honorable pour la nation et utile pour la société, que des tragédies fortement pensées, capables d’éclairer l’esprit et d’élever l’âme, obtiennent au théâtre la préférence sur des romans qui n’offrent que des caractères faux et de brillantes absurdités. Dans le temps où l’opinion publique était empoisonnée par des sophismes dangereux, on ne sentait pas le mérite de Cinna ; la délibération d’Auguste paraissait une froide déclamation politique : la révolution nous a expliqué cette tragédie ; elle en a fait un commentaire un peu plus instructif que celui de Voltaire.

L’époque que Cinna nous présente a bien une autre importance que celle de la conquête de l’Amérique par les Espagnols, et celle de la Chine par Gengiskan : ce ne sont pas des sauvages et des Tartares, le rebut de la nature humaine, que Corneille met sur la scène : les grands de Rome sont d’autres acteurs que des Américains et des Chinois. Le sort de l’univers est un peu plus intéressant que celui du Pérou et de Pékin ; et s’il est un poète tragique qui mérite le titre de philosophe, c’est assurément l’auteur de Cinna : tout le théâtre de Voltaire, réuni et pressé, ne donnerait pas autant de suc et de substance, ne fournirait pas à la pensée une nourriture aussi vigoureuse que cette mâle et sublime tragédie.

Depuis que nous sentons à quel point l’existence de chaque citoyen tient à celle du gouvernement (grande vérité totalement oubliée en France pendant une longue prospérité de plus de cent cinquante ans), les derniers siècles de la république romaine, et son passage de l’aristocratie à l’unité de chef, sont devenus pour nous des torrents de lumière : on n’avait cessé de déraisonner dans les livres et dans les assemblées, sur cette histoire fameuse, trop défigurée par les diatribes des ignorants. Jules César, destructeur de la tyrannie du sénat, et chef du parti populaire, était accusé en France par les amis du peuple d’avoir attenté à la liberté de son pays, tandis qu’il n’avait fait autre chose qu’abolir l’aristocratie ; le fanatique Brutus, le Séide du sénat, le Jacques Clément de la noblesse, et non pas le vengeur de la république ; Brutus, le plus enragé des aristocrates, était choisi pour patron par ceux qui faisaient égorger en France les aristocrates et les nobles : c’était un bouleversement général des mots et des choses10.

Quel terrible spectacle que celui d’un état dont on assassine le chef sous le prétexte de la liberté, et qui tombé dans les horreurs de l’anarchie et du brigandage ! Le meurtre de Jules César, victime du fanatisme aristocratique, fut une calamité pour Rome et pour l’univers. Le crime du sénat fut expié par quinze ans de carnage : le sang romain rougit les fleuves et les mers ; et lorsque le jeune Octave, vainqueur de Brutus et de Cassius, vainqueur des fils de Pompée, vainqueur d’Antoine et de Lépide, fit respirer le monde à l’abri de son autorité tutélaire, il se vit encore en butte aux poignards de quelques jeunes fanatiques qui se prétendaient patriotes, parce qu’ils avaient en horreur toute subordination et tout gouvernement : c’est cette espèce de fanatisme politique dont Corneille, dans Cinna, nous présente un exemple frappant. Ce genre de fureur nous est aujourd’hui bien moins étranger que l’excès du zèle religieux ; il est aussi bien plus redoutable pour nous, bien plus terrible dans ses effets, puisqu’il ébranle la société tout entière jusque dans ses fondements.

Cet admirable tableau des malheurs de l’anarchie, tracé d’une main si ferme dans la scène de la délibération, ne frappait les regards de personne : dans les dernières années de la monarchie, tous les spectateurs étaient aveuglés par l’anglomanie et par une fausse métaphysique, alors à la mode. On ne remarquait dans Cinna que les déclamations contre la prétendue tyrannie d’Auguste ; on laissait échapper tout ce qui peut servir de contrepoison contre ces funestes systèmes, fléaux du genre humain, qui n’établissent que la liberté du crime ; enfin, jamais cette tragédie n’a été mieux entendue, écoutée avec plus de fruit et d’intérêt : et cet intérêt est le plus vif de tous, puisque c’est le nôtre ; ce sont les retours sur nous-mêmes, sur notre situation ; ce sont nos espérances et nos craintes ; c’est tout ce que nous avons vu, tout ce que nous voyons, qui prête à cet ouvrage un charme particulier et local, indépendant du prestige dramatique et du génie du poète.

Il est étonnant, sans doute, que Corneille ait puisé les traits les plus sublimes de sa pièce dans une de ces déclamations de l’école dont les maîtres d’éloquence se servaient pour exercer leurs écoliers. Le rhéteur Sénèque, cet écrivain si énervé, ne paraît pas digne d’avoir été choisi pour modèle par le plus énergique de nos poètes ; mais le sujet n’en est pas moins grand pour avoir été proposé dans les classes de rhétorique, et peut-être ne rend-on pas assez de justice à Sénèque. La sévérité avec laquelle on condamne les vices de son style s’étend mal à propos jusque sur ses pensées. Il écrit mal, il est vrai ; mais il pense avec force : c’est dommage que la corruption de son goût ternisse l’éclat de ses idées ; c’est un Hercule qui veut se travestir en Adonis. Le luxe et la mollesse peuvent s’allier avec le courage ; souvent une âme noble et fière se cache sous les ornements les plus frivoles. Nos courtisans français portaient les chiffres de leurs maîtresses jusque sur le champ de bataille ; ils étaient parés comme des femmes, et combattaient comme des héros.

Balzac avait pour voisin un certain docteur, élevé comme lui dans les cris de l’école : ce docteur était devenu amoureux fou d’Émilie ; il l’appelait la rivale de Caton et de Brutus dans la passion de la liberté. Il est certain que nos Scævola et nos Brutus modernes n’avaient point dans leurs clubs de tricoteuse de cette force. Sur ces mots : la passion de la liberté, le nouvel éditeur de Corneille, Palissot, a fait une courte note, où il dit que dès lors la passion de la liberté n’était pas étrangère aux Français, et qu’elle avait essayé de lutter contre ledespotisme de Richelieu. Cette note est bien vague et bien peu exacte : le Français, naturellement généreux, a toujours aimé la liberté ; mais le propre de la passion est d’égarer, et la passion de la liberté, mal dirigée, conduit à l’esclavage ; c’est ce qui est arrivé aux Français. Quand le goût d’une liberté sage et réglée a fait place dans leur âme à une passion insensée et à la plus déplorable des frénésies, je ne vois que les protestants de la Rochelle qui aient essayé de lutter contre le despotisme de Richelieu. Ces protestants étaient des rebelles et non des hérétiques : ce n’était pas contre le despotisme de Richelieu qu’ils luttaient, mais contre l’autorité légitime de leur souverain.

Revenons à Émilie, que notre docteur hyperbolique appelait encore d’une manière ingénieuse, et surtout assez juste, la possédée du démon républicain ; mais il rentrait bientôt dans son galimatias scolastique, en la nommant la belle, la raisonnable, la sainte, l’adorable furie. Balzac, qui n’était pas beaucoup plus sage que son docteur, félicite Corneille d’avoir fait de Cinna un honnête homme ; et Voltaire observe avec raison qu’on regardait alors Cinna comme l’honnête homme de la pièce, et, par conséquent, qu’on regardait la clémence d’Auguste comme un trait de politique. C’était une erreur grossière ; Cinna n’est qu’un jeune homme séduit par l’amour, égaré par d’affreux principes, qui fait le Romain et le républicain, et n’est au fond qu’un assassin qui veut égorger son bienfaiteur pour plaire à sa maîtresse : ce n’est pas là un honnête homme ; le véritable honnête homme de la pièce est celui qui pardonne à ce furieux.

II §

Corneille, dit La Bruyère,peint les hommes tels qu’ils devraient être ; Racine les peint telsqu’ils sont : je suis surpris qu’un esprit aussi ferme, aussi droit que celui de La Bruyère, se soit plié à ces petites antithèses, aliment éternel des comparaisons qu’on s’amuse quelquefois à faire entre les auteurs :

Mais à l’humanité, si parfait que l’on fût,
Toujours par quelque faible on paya le tribut.

Je suis affligé quand La Bruyère dit une sottise, comme Horace quand Homère sommeille :

Indignor quandòque bonus dormitat Homerus.

C’est à regret, et avec une sorte de pudeur, que la critique relève l’erreur échappée à un écrivain honnête, aussi recommandable par ses vertus que par ses talents : quant à ces aigrefins littéraires qui bâtissent leur renommée sur la ruine des mœurs, et dont la gloire est une calamité publique, leurs défauts ne méritent aucune indulgence, aucun égard, et leurs beautés ne peuvent réclamer qu’une approbation froide et sèche ; on craint de les louer, même lorsqu’ils sont louables, de peur qu’en exaltant ce qu’ils ont écrit de bon, on ne se rende complice de ce qu’ils ont fait de mal. Ils donnent d’ailleurs peu de prise à l’enthousiasme d’un censeur éclairé : les âmes corrompues ne sont point capables d’élans sublimes ; leur talent est aussi faux que brillant, et leur art n’est qu’un prestige.

En vain l’esprit est plein d’une noble vigueur,
Le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

L’antithèse de La Bruyère sur Corneille et Racine a été répétée par tous les petits professeurs ambulants qui portent leur petite littérature dans les pensions et dans les musées ; ce sophisme, à force d’être rebattu, a pour ainsi dire acquis force de loi ; ce n’est cependant qu’un jeu de mots puéril : les héros de Corneille ne sont point des hommes tels qu’ils doivent être ; et pour me borner aujourd’hui à la tragédie de Cinna, toutes les filles ne doivent pas être comme Émilie : où en serions-nous si toutes les demoiselles étaient d’impitoyables furies altérées de sang et de vengeance, si leurs attraits n’étaient qu’une monnaie pour acheter des assassinats !

Ce ne fut jamais le devoir d’une fille de faire massacrer par son amant le meurtrier de son père ; la vengeance n’est pas une loi, puisque la clémence est une vertu. Quelle affreuse maxime que celle qui est renfermée dans ces beaux vers :

Pour qui venge son père il n’est point de forfaits,
Et c’est vendre son sang que se rendre aux bienfaits !

C’est être assurément trop bonne fille : il est triste que des hémistiches si éloquents, si mâles, ne prêchent que le meurtre et la barbarie. Si celui que l’on tue a aussi un fils ou une fille, il n’y a plus de fin aux massacres ; et les enfants, à force de venger leurs pères, auraient bientôt dépeuplé leur patrie.

Faisons également des vœux pour que la société n’enfante point de monstres tels que Cinna, point de ces jeunes enragés, de ces amants frénétiques, prêts a faire tomber, pour plaire à leur maîtresse, la tête la plus chère et la plus précieuse à l’état. Ces observations ne doivent pas affaiblir notre estime pour le génie de Corneille, mais notre enthousiasme pour la prétendue excellence de l’art dramatique : quelle école que celle où les sentiments les plus faux et les plus dangereux ont tant d’éclat et de pompe ! où des passions féroces usurpent le titre de vertus et subjuguent notre admiration ! La véritable grandeur morale consiste à dompter les mouvements désordonnés de la nature, à les soumettre à l’empire de la raison et du devoir ; la grandeur théâtrale consiste presque toujours à s’abandonner en aveugle aux transports les plus insensés, à toutes les fureurs de la vengeance, de l’ambition et du fanatisme. Il y a même dans Cinna une contradiction frappante : les conspirateurs Émilie et Cinna, qu’on nous présente d’abord comme des héros, sont ensuite éclipsés par la clémence d’Auguste, et deviennent devant lui de bien petits personnages. Celle qui avait dit avec tant d’emphase :

Et c’est vendre son sang que se rendre aux bienfaits,

finit par vendre elle-même son sang, et se rend au bienfait d’Auguste qui lui donne la vie. Si pardonner est un effort sublime, se venger est une faiblesse ; et comment une faiblesse peut-elle fonder un caractère tragique ?

Quelles vertus que la folie, la rage et l’assassinat ! C’est ainsi que le théâtre ne donne que des idées fausses, et corrompt la saine morale, en nous faisant admirer des crimes.

III §

Par quel charme le même homme, représenté au premier acte comme un tyran, paraît-il, dès qu’il se montre, un personnage respectable ? Comment cette indignation, cette haine allumée dans l’âme des spectateurs par l’énergique tableau des proscriptions, s’éteint-elle tout à coup ? Pourquoi celui qu’on abhorrait comme triumvir est-il admiré comme empereur ? Octave était odieux ; Auguste est vénérable. Je laisse Voltaire s’amuser aux vétilles scolastiques, observer doctement que l’intérêt change : il s’agit bien ici de la poétique ! Oui, sans doute, l’intérêt qu’on prenait à Émilie et à Cinna change de nature ; on les adorait comme des héros de la liberté romaine, on les plaint comme des victimes d’un fanatisme insensé ; mais les beautés de la pièce sont au-dessus des règles d’Aristote, comme elles sont au-dessus de la nature vulgaire : Aristote ne connaissait pas lui-même cette espèce de tragique. Corneille tient les cœurs dans sa main ; il nous rend presque démagogues dans les premières scènes ; mais bientôt il dissipe lui-même le prestige par l’éclat d’une lumière plus pure ; il nous montre les dangers et la sottise de ce même enthousiasme dont il vient d’échauffer nos esprits. Qu’importe que l’intérêt change d’objet, pourvu qu’il reste un grand intérêt dans la pièce, celui qu’inspire le souverain du monde, cette tête sur laquelle repose le bonheur du genre humain, prête à tomber sous les coups de quelques jeunes enragés ! Il était digne du commentateur de Corneille de négliger les broutilles de l’art et de puiser ses observations dans une source plus noble. Le passage suivant est un blasphème dicté sans doute par l’envie, puisqu’on ne peut pas l’attribuer à l’ignorance :

« L’observation la plus importante, à mon avis, c’est qu’ici l’intérêt change. On détestait Auguste, on s’intéressait à Cinna ; maintenant c’est Cinna qu’on hait, c’est en faveur d’Auguste que le cœur se déclare. Lorsque ainsi on s’intéresse tour à tour pour les partis contraires, on ne s’intéresse en effet pour personne : c’est ce qui fait que plusieurs gens de lettres regardent Cinna, plutôt comme un bel ouvrage que comme une tragédie intéressante. »

On conçoit avec peine que la passion ait pu aveugler Voltaire au point de brouiller toutes ses idées en littérature, et d’en faire un critique de musée ou d’athénée : le cœur se déclare en faveur d’Auguste dès la première scène du second acte, et ce sentiment subsiste dans toute sa force jusqu’à la fin : on ne s’intéresse donc point tour à tour pour les partis contraires ; on s’intéresse à Auguste dès qu’on le voit ; on cesse de s’intéresser à Cinna, non pour le haïr, mais pour le plaindre ; et cette pitié même est une sorte d’intérêt : il est donc faux que, dans cette pièce, on ne s’intéresse en effet à personne. Les soi-disant gens de lettres qui ne regardent pas Cinna comme une tragédie intéressante, sont indignes du nom qu’ils se donnent, et Voltaire, en paraissant les approuver, déshonore son jugement.

Mais que diront ces prétendus gens de lettres, si j’avance qu’il n’y a pas même un véritable changement d’intérêt dans la pièce ? C’est Auguste qui en est le héros, et non pas Cinna. Le sujet est la clémence d’Auguste, et non pas la fureur de Cinna et d’Émilie : c’est une vertu sublime que le grand Corneille a voulu proposer à notre admiration, et non pas un lâche assassinat ; et s’il a répandu un brillant vernis sur les conjurés, c’était pour rendre encore plus intéressante la générosité du grand homme qui leur pardonne : la clémence a moins d’éclat, quand les coupables sont odieux et vils.

On dira peut-être : Auguste n’est-il pas avili par ce récit pathétique des crimes que lui a coûté son ambition, par cette éloquente description des massacres dont il a souillé les premiers degrés de son trône ? C’est ici qu’il faut reconnaître la magie du théâtre et la nature du cœur humain : plerique mortales postrema meminêre, dit Salluste : les dernières impressions sont les plus vives : les hommes oublient les crimes passés en faveur des bonnes actions qui frappent leurs yeux. Les cruautés d’Octave sont dans l’avant-scène ; les vertus d’Auguste occupent le théâtre : son dessein même d’abdiquer, que les historiens attribuent à la politique, est présenté au spectateur comme le sublime de la modération et du patriotisme : Auguste nous paraît digne de ce trône, qu’il est prêt à sacrifier au bien public ; on lui pardonne le sang qu’il a versé pour devenir le maître, parce qu’on est persuadé qu’un maître pouvait seul étouffer les factions, détruire l’anarchie, arrêter le sang des citoyens, fermer les plaies de Rome. Que serait-ce si Auguste eût eu l’inestimable avantage de terminer la guerre civile sans prendre part à ses horreurs ; s’il n’avait pas été forcé de s’ouvrir un chemin au rang suprême à travers les cadavres de ses ennemis, et même de ses amis ; s’il fût arrivé pur à la place qui lui était marquée par les destins ? Sa gloire en serait plus brillante sans doute ; mais si le meurtre, l’incendie, le pillage étaient d’inévitables préliminaires de la paix générale, et les avant-coureurs du siècle du génie ; s’il n’y avait que ce moyen de réunir sons un seul chef les lambeaux de l’univers ébranlé et déchiré par tant de petits tyrans ; s’il fallait absolument souffrir un Octave pour posséder un Auguste, j’ose dire que Rome ne l’acheta pas trop cher. Prope est ut exclamem, tanti fuisse. (Pline le jeune, Panégyr. de Trajan.)

Les observations de Voltaire, sur les instances que Cinna fait à Auguste pour l’engager à garder l’empire, ont du moins quelque chose de très spécieux, et ne sont pas indignes d’un littérateur distingué.

« Cinna, dit-il, embrasse les genoux d’Auguste, et semble déshonorer les belles choses qu’il a dites, par une perfidie bien lâche qui l’avilit : cette basse perfidie même semble contraire aux remords qu’il aura. On pourrait croire que c’est à Maxime, représenté comme un vil scélérat, à faire le personnage de Cinna, et que Cinna devrait dire ce que dit Maxime. Cinna, que l’auteur veut et doit ennoblir, devait-il conjurer Auguste à genoux de garder l’empire pour avoir un prétexte de l’assassiner ? On est fâché que Maxime joue ici le rôle d’un digne Romain, et Cinna d’un fourbe, qui emploie le raffinement le plus noir pour empêcher Auguste de faire une action qui doit même désarmer Émilie. »

Palissot, qui relève quelquefois avec beaucoup de sagesse et de modération les fausses critiques de Voltaire, passe ici condamnation et abandonne Corneille. Il rend les armes en disant froidement : Nous pensons ici comme Voltaire. Je ne suis cependant pas terrassé par ces deux grandes autorités, et je ne tiens pas Corneille pour battu. Ces critiques ne me paraissent pas envisager la tragédie de Cinna sous son vrai point de vue : Corneille a voulu peindre le fanatisme politique, comme Voltaire le fanatisme religieux dans Mahomet. Il nous montre dans Cinna à quel point un jeune Romain, d’ailleurs plein d’honneur, peut porter le délire et la férocité, quand son imagination est infectée par le poison d’une fausse philosophie et d’une volupté perfide : les principes anarchiques et les charmes d’Émilie se réunissent pour renforcer la dose de son fanatisme ; il veut avoir la gloire de massacrer un tyran, et en même temps le bonheur d’assassiner le meurtrier du père d’Émilie. Si Auguste abdique, Cinna ne venge ni la patrie ni sa maîtresse : la bassesse, la fourberie s’ennoblissent alors à ses yeux quand elles peuvent le conduire à ces deux grands résultats : le propre du fanatisme, son caractère le plus particulier est d’ériger les crimes en vertus, et de consacrer, pour ainsi dire, par la sainteté du motif, les plus effroyables attentats contre la nature et l’humanité.

On est indigné, sans doute, quand on voit Cinna tomber aux genoux d’Auguste : ce jeune Romain est odieux ; il est atroce, mais il n’est pas avili : l’excès de son extravagance et de son aveuglement fait frémir, mais ne le déshonore pas ; il n’est ni lâche, ni bas, ni vil ; il est fou, il est fanatique de bonne foi, et par conséquent il est à plaindre. Quant à l’idée de transporter à Maxime cette prétendue bassesse de Cinna, elle ne me paraît pas juste : par la raison même que Cinna joue le rôle le plus important, Corneille a dû mettre dans sa bouche l’avis qui détermine Auguste : plus le personnage a d’éclat, plus les leçons qui résultent de son exemple sont frappantes. Maxime, dont le caractère est bien moins noble que celui de Cinna, ne nous instruirait pas assez à quel point le fanatisme peut corrompre le plus beau naturel.

IV §

Plus je revois Cinna, plus je découvre la faiblesse des critiques que le grand nom de Voltaire avait fait adopter à la plupart des littérateurs, et même aux plus habiles aristarques : l’auteur du Cours de littérature est encore plus sévère pour Cinna que l’auteur des Commentaires ; il a bien moins de respect humain ; il déclare avec beaucoup de franchise que Cinna est un rôle essentiellement vicieux, en ce qu’il manque à la fois et d’unité de caractère et de vraisemblance morale : le critique ajoute qu’il manque aussi de cette noblesse soutenue, convenable à un personnage principal, qui ne doit rien dire ni rien faire d’avilissant. Ainsi, voilà le principal personnage de la plus belle tragédie de Corneille qui n’a ni unité, ni vraisemblance, ni noblesse ; c’est une espèce de monstre dramatique : il n’y a qu’Orosmane, Zamore, Vendôme, Mahomet qui soient de beaux caractères, bien nobles, bien vraisemblables, bien soutenus ; celui qui a élevé jusqu’aux nues les romans de Voltaire était digne de ravaler les sublimes conceptions de Corneille.

Osons aborder ces grandes questions littéraires, qui devraient être décidées, quand Voltaire et La Harpe ont prononcé, et qui cependant ne le sont pas, parce que l’expérience et la raison démentent tous les jours leurs arrêts. Que reproche-t-on à Cinna ? D’abord cette rage de conseiller à Auguste de retenir l’empire, afin d’avoir la gloire d’assassiner un tyran : j’ai déjà fait voir que cette rage n’était pas indigne d’un démagogue effréné tel que Cinna, aveuglé par le double fanatisme de la liberté et de l’amour : la scène où Cinna justifie cette hypocrisie patriotique devant son complice Maxime, est peut-être un des plus beaux monuments de l’éloquence de Corneille et de la vigueur de son dialogue :

Octave aura donc vu ses fureurs assouvies,
Pillé jusqu’aux autels, sacrifié nos vies,
Rempli les champs d’horreur, comblé Rome de morts,
Et sera quitte après pour l’effet d’un remords !
Quand le ciel par nos mains à le punir s’apprête,
Un lâche repentir garantira sa tête !
C’est trop semer d’appas, et c’est trop inviter,
Par son impunité, quelque autre à l’imiter.
Vengeons nos citoyens, et que sa peine étonne
Quiconque, après sa mort, aspire à la couronne ;
Que le peuple aux tyrans ne soit plus exposé :
S’il eût puni Sylla, César eût moins osé.

Voltaire nous assure qu’il a vu des lecteurs de goût et de sens réprouver cette scène comme mauvaise et inutile. Des lecteurs de goût et de sens n’hésiteront pas à regarder cette scène comme supérieure, pour l’énergie des idées et du style, à tout ce que Voltaire a fait de meilleur en ce genre.

Le critique voudrait que Cinna, au lieu de s’endurcir ainsi dans son affreux projet, éprouvât des remords aussitôt qu’il entend Auguste lui dire :

Cinna, par vos conseils je retiendrai l’empire ;
Mais je le retiendrai pour vous en faire part.
…………
Pour épouse, Cinna, je vous donne Émilie.

Il prétend que ces remords doivent se faire sentir au moment même où les bontés d’Auguste se font connaître, qu’il est absurde que Cinna n’en paraisse touché que dans l’acte suivant. Plus rigoureux encore que Voltaire, La Harpe n’est pas seulement scandalisé de la lenteur des remords ; il se met, pour ainsi dire, en colère contre leur invraisemblance morale ; il ne peut souffrir que Cinna se convertisse, qu’il fasse succéder à son infernale démagogie des sentiments plus humains et plus honnêtes ; cette conversion lui paraît extravagante, parce qu’il n’en voit pas le motif. Qui donc l’a pu changer à ce point ? demande-t-il. Que s’est-il passé qui puisse tout à coup le rendre si différent de lui-même ? Qui donc l’a pu changer ? L’approche du coup, le moment de l’exécution : la passion du conjuré s’exalte et s’échauffe lorsqu’il médite et lorsqu’il résout ; elle s’épouvante et se glace lorsqu’il est sur le point d’agir. Cinna est encore ivre de la philosophie de Brutus ; son sang est encore embrasé de la fièvre anarchique et du délire amoureux, lorsqu’il presse Auguste de lui conserver sa victime et son triomphe : les bienfaits du tyran ne peuvent alors entrer dans son âme ; ils doivent produire l’indignation, et non pas les remords : or sont de nouveaux outrages. Cinna rougirait de recevoir Émilie d’une main encore teinte du sang de son père ; il pense comme Nérestan, et avec bien plus de raison :

Seigneur, il est bien dur, pour un cœur magnanime,
D’attendre des secours de ceux qu’on mésestime ;
Leurs bienfaits font rougir.

Mais à l’instant que Cinna va frapper, son sang refroidi permet à la réflexion de lui retracer et les bienfaits d’Auguste et l’affreux salaire dont il s’apprête à les payer : cet acte de scélératesse, qu’une imagination ardente lui peignait des couleurs de l’héroïsme, lui paraît alors ce qu’il est en effet, la plus lâche des trahisons, le plus vil des assassinats, le plus odieux des crimes. Demander pourquoi Cinna n’éprouve pas des remords à la minute, et dans l’instant même qu’Auguste lui témoigne de la bonté, c’est demander pourquoi un homme blessé sent à peine le coup dans la chaleur du combat, et n’éprouve les douleurs de la blessure que longtemps après, lorsque le repos a calmé l’agitation du sang.

La Harpe cependant ne peut pardonner à Cinna d’être ému si tard ; il l’apostrophe durement dans sa mauvaise humeur, et lui dit : Puisque vous êtes capable d’être ému, c’est alors que vous deviez l’être, ou la nature n’est pas en vous ce qu’elle est dans les autres hommes. Il me semble que la nature des hommes est de ne rien écouter dans l’ardeur de la passion, d’être insensible à tout ce qui la contrarie ; mais d’ouvrir les yeux à la raison et le cœur aux sentiments de l’humanité, quand l’ivresse, dissipée par une autre émotion plus forte, donne lieu à la réflexion. Corneille, au reste, a prévu l’objection ; il s’est justifié lui-même et je n’ai fait que développer son apologie. Lorsque Maxime, dont Voltaire et La Harpe se sont rendus les échos, dit à Cinna :

     Vous n’aviez pas tantôt vos agitations,
…………
Vous ne sentiez au cœur ni remords ni reproche,

Cinna lui répond :

On ne les sent aussi que quand le coup approche,
Et l’on ne reconnaît de semblables forfaits
Que quand la main s’apprête à venir aux effets :
L’âme, de son dessein jusque-là possédée,
S’attache aveuglément à sa première idée, etc.

Voltaire réfute par une subtilité sophistique cette réponse de Cinna, et par conséquent n’en détruit pas la force. Oui, dit-il, vous auriez raison si vous n’aviez pas reçu des bienfaits de celui que vous vouliez assassiner ; mais si, entre les préparatifs du crime et la consommation, il vous a donné les plus grandes marques de faveur, vous avez tort de dire qu’on ne sent des remords qu’au moment de l’assassinat. Ce raisonnement ne prouve point du tout qu’un fanatique doit éprouver des remords au moment même où il reçoit un bienfait, que la passion peut alors regarder comme insulte ; qu’il a tort de les ressentir deux heures après, quand la réflexion a calmé la passion. Je pense que Corneille connaissait beaucoup mieux le cœur humain que Voltaire et La Harpe : j’examinerai une autre fois l’objection relative au changement du caractère de Cinna, contre les règles ordinaires, qui veulent qu’un personnage soutienne son caractère depuis le commencement jusqu’à la fin.

V §

C’était un ancien usage établi parmi les gens de lettres, de dédier leurs ouvrages à quelque prince, à quelque seigneur de la cour, qui, de son côté, payait l’honneur de la dédicace par un présent considérable : les poètes n’avaient point alors de plus clair revenu que la générosité des grands et des riches ; cette générosité était. à la mode et faisait partie du luxe. Le roi Charles IX, qui avait du goût pour la poésie, et qui faisait lui-même des vers, ne voulait pas à la vérité qu’on engraissât trop les poètes, mais il pensait qu’il fallait les nourrir. Poetæ alendi sunt, non saginandi. Boursault, ayant perdu tout son argent au jeu dans un voyage, et ne sachant plus que devenir, s’avisa d’écrire à M. Fouquet, dont le château était dans son voisinage, pour lui rappeler le souvenir d’une certaine pièce de vers qu’il avait faite à sa louange. Fouquet lui envoya sur-le-champ trente louis, au moment où il allait mettre son habit en gage pour dîner. Le même Fouquet avait pour pensionnaires plusieurs gens de lettres, entre autres Pélisson et La Fontaine, qui montrèrent, dans la disgrâce de leur protecteur, que leur âme n’était point mercenaire, et qu’ils aimaient Fouquet encore plus que sa fortune.

Louis XIV, magnifique en tout, répandit ses bienfaits sur les grands écrivains : ses largesses allèrent chercher Corneille dans sa retraite ; mais il ne confia jamais aucun emploi du gouvernement à des auteurs : il n’aimait point à voir des faiseurs de vers et de prose se mêler des affaires d’état, et il sut fort mauvais gré à Racine d’avoir composé, à la prière de madame de Maintenon, un mémoire très pathétique sur les impôts qui accablaient la province d’Auvergne : chacun doit faire son métier. Le Télémaque de Fénélon lui paraissait un tissu de rêveries harmonieuses ; il regardait ce prélat comme un bel-esprit romanesque et chimérique. On a dit que Louis XIV était assez pusillanime pour craindre l’esprit : ce n’était point de sa part pusillanimité, mais prudence ; il savait que les beaux-esprits ont rarement le sens commun : le jugement exquis de ce monarque lui faisait sentir le danger de déraisonner et de faire des phrases sur des objets d’une si grande conséquence pour la tranquillité publique. Nos plus grands malheurs sont venus de l’ambition des gens de lettres, qui, pour faire les hommes d’importance, se sont jetés dans la morale et dans la politique, et se sont fait un jeu de ruiner la société et l’état, pour se donner un relief de philosophie.

Un plaisant (je crois que c’est Scarron) disait que de son temps on ne faisait plus d’ouvrages que pour le profit des dédicaces ; mais les dédicaces se multiplièrent au point qu’elles devinrent un article considérable dans la dépense des grands. Le luxe augmenta aussi et changea de nature : on préféra des bijoux, des meubles précieux, des curiosités de fantaisie, aux vers et à la prose. Quand les seigneurs commencèrent à payer cher des maîtresses, ils cessèrent de payer les auteurs et les poètes : que devinrent alors ces surnuméraires toujours onéreux à la société, parce que leur art est la plus grande des superfluités ? Pour un qui a du génie, mille ne sont que des barbouilleurs inutiles, souvent dangereux. Les grands seigneurs les prirent pour secrétaires, par ton plus que par besoin ; on en fit des précepteurs dans les grandes maisons ; les financiers, pour se débarrasser de leurs importunités, les placèrent dans leurs bureaux ; ils écartèrent les poètes comme les maris de leurs maîtresses, en leur donnant des emplois en province. Corneille, suivant l’usage, offrait ses tragédies à d’illustres Mécènes : le Cid est dédié à la duchesse d’Aiguillon ; Horace au cardinal de Richelieu ; Polyeucte à la reine régente, Anne d’Autriche ; Cinna n’a pas un protecteur d’un si haut rang : il est dédié au sieur de Montauron, trésorier de l’épargne, que même dans l’épître dédicatoire on ne traite pas de monseigneur. Il fallait que ce fût un personnage assez mince du côté de la qualité et de la considération, mais il se donnait de l’éclat par un bon emploi de ses richesses : il avait ouvert son épargne à plusieurs muses faméliques. Il ne paraît pas, dans l’épître, que Corneille eût déjà lui-même éprouvé la libéralité de ce bienfaiteur du Parnasse ; l’auteur de Cinna semble ne le remercier qu’au nom de ses confrères : en poète attaché à son corps, il se croit obligé par tous les services que l’on rend à ses frères en Apollon.

Le style de l’épître n’est ni élégant ni léger. Il a dû déplaire à Voltaire, qui, dans son commerce avec les grands et les riches, mettait tant de grâce et d’urbanité ; mais il aurait dû pardonner au sublime Corneille de ne pas savoir manier agréablement des bagatelles : pourquoi insulter, sans aucun égard, à la mauvaise prose d’un homme qui a fait les plus beaux vers dont la langue française puisse s’honorer ? Je ne sais même si cette gaucherie, cette rudesse de Corneille, dans sa manière d’apprêter la louange, n’a pas quelque chose de noble qui décèle la droiture et la hauteur de son caractère ; peut-être n’est-il pas aussi honorable pour le cœur que pour l’esprit de Voltaire qu’il ait été si bon flatteur, et qu’il ait su assaisonner avec tant d’art un mets empoisonné.

C’est très injustement que le commentateur de Corneille lui reproche d’avoir comparé le sieur de Montauron à Auguste : Corneille dit seulement que ce financier a voulu en quelque sorte imiter la générosité de ce grand empereur, en étendant ses bienfaits sur les gens de lettres, en un temps où beaucoup pensent avoir trop récompensé leurs travaux quand ils les ont honorés d’une louange stérile. Voltaire a voulu donner mal à propos à Corneille un ridicule qu’il n’a point : si malheureusement il en avait eu un réel, Voltaire, en fils respectueux, aurait dû couvrir la nudité de ce père du théâtre. La fausse pitié qu’il affecte pour l’homme qui lui faisait envie est un véritable outrage. « On ne peut s’empêcher, dit-il, de plaindre Corneille et son siècle et les beaux-arts, quand on voit ce grand homme, négligé à la cour, comparer le sieur Montauron à Auguste. » Peut-être peut-on plaindre la cour d’avoir négligé ce grand homme, l’ornement de la France et du siècle ; mais il ne faut pas plaindre Corneille de n’avoir eu ni château ni palais, de n’avoir pas vu son habitation consacrée par des pèlerinages, comme le temple de la Mecque ; il faut, au contraire, le féliciter de sa noble et glorieuse pauvreté il n’a ni dégradé ses talents ; ni corrompu son pays ; il n’a point fait secte ; des fanatiques ne l’ont point déshonoré par une apothéose extravagante ; il est mort avec la réputation d’un honnête homme, d’un homme vertueux, bien supérieure à celle d’un grand poète ; les beaux-arts et son siècle ne peuvent que s’applaudir des travaux et du génie d’un écrivain qui ne fut ni intéressé, ni ambitieux, ni intrigant, qui ne fut avide que de gloire, et qui a laissé des chefs-d’œuvre plus précieux que les cinquante mille écus de rente amassés par Voltaire pour ses héritiers.

VI §

Cinna est aujourd’hui le seul des chefs-d’œuvre de Corneille qui soit universellement senti ; il semble nous toucher de près : ses autres ouvrages n’excitent qu’une admiration stérile ; ils sont en quelque sorte étrangers à nos idées et à notre situation. Cinna nous inspire un intérêt particulier ; nous y retrouvons ce que nous avons été, ce que nous sommes : un grand empire longtemps déchiré par les factions, enfin rendu à l’ordre, au bonheur, à la gloire. Les sophismes de la licence confondus par les principes de la liberté, les passions anarchiques enchaînées au pied du trône du premier empereur de Rome et du maître du monde, le fanatisme de la démagogie écrasé par l’esprit social et conservateur, tous les fantômes d’un patriotisme faux ou barbare disparaissant à l’aspect de la sagesse et des véritables vertus civiques, voilà les tableaux que nous présente cette sublime tragédie.

Il est bien étrange que nos plus illustres littérateurs aient en quelque sorte conspiré contre un des ouvrages qui font le plus d’honneur à la nation. Voltaire et La Harpe ont accumulé les plus mauvais raisonnements, les critiques les plus insidieuses contre ce monument éternel de la gloire de notre théâtre ; mais ils n’ont pu l’ébranler. Cinna nous appartient : c’est un genre de tragédie qu’on peut appeler national, et dont les Grecs n’offrent aucun modèle ; c’est la véritable tragédie française dans toute sa force et toute sa majesté. Elle n’est pas fondée, comme la plupart des pièces grecques, sur des malheurs et des crimes ; elle est également éloignée de la galanterie et des fadeurs romanesques qui semblaient particulièrement affectées à notre scène. Les grands intérêts de la politique y sont réunis à la véhémence des passions ; les crimes y sont couverts du voile de l’héroïsme ; les vices y empruntent le langage du sentiment ; mais quand la vertu paraît, leur masque tombe, les prestiges de l’imagination s’évanouissent, et les prétendus héros de la conspiration s’humilient devant le grand homme qu’ils avaient choisi pour victime : leur fureur ne fait qu’affermir sa puissance. Émilie vaincue s’écrie :

Le ciel a résolu votre grandeur suprême ;

Et Livie parle en homme d’état, lorsqu’elle dit à son auguste époux :

Rome, avec une joie et sensible et profonde,
Se démet en vos mains de l’empire du monde ;
Vos royales vertus lui vont trop enseigner
Que son bonheur consiste à vous faire régner :
D’une si longue erreur pleinement affranchie,
Elle n’a plus de vœux que pour la monarchie.

Cinna est la meilleure réfutation des diatribes de Voltaire contre Auguste. Tout ce qu’on peut reprocher à cet empereur est exposé dans la tragédie avec l’éloquence de la haine et de l’esprit de parti ; et cependant dès qu’Auguste commence à se montrer lui-même, il attache, il intéresse, quoiqu’il se montre tel que le peint l’histoire. Émilie et Cinna, avec leurs déclamations républicaines, s’éclipsent devant lui. Voltaire est étonné qu’on admire encore le gouvernement d’Auguste, parce que Rome goûta sous lui la paix, les plaisirs et l’abondance. Et n’est-ce donc pas là une raison bien légitime de l’admirer ? Pour quoi admirera-t-on un prince, si ce n’est pour avoir fait le bonheur de sa nation, surtout si cette nation est l’univers ? On sait, ajoute cet injuste censeur,que César, son père adoptif, fut assez grand pour pardonner à tous ses ennemis ; mais je ne vois pas qu’Auguste ait pardonné à un seul. Si vous ne le voyez pas, vous êtes aveugle ? ou vous fermez les yeux. Ouvrez Sénèque, et lisez. « Auguste pardonna aux vaincus ; et s’il n’eût point pardonné, sur qui eût-il régné ? Il choisit dans le camp de ses ennemis Salluste, les Cocceius, les Duillius, et toute la première classe de ses amis ; il devait à sa clémence les Domitius, les Messala, les Asinius, les Cicéron et toute la fleur des citoyens : Lépidus lui-même, combien de temps ne respecta-t-il pas ses jours ! Il le laissa pendant plusieurs années étaler les ornements de la puissance suprême, et ce ne fut qu’après sa mort qu’il consentit à lui succéder dans la charge de souverain pontife : il aima mieux paraître recevoir un honneur que ravir une dépouille. Cette clémence fut son salut et sa sûreté ; elle le rendit agréable, et lui procura la faveur publique, quoique Rome, encore indomptée, n’eût courbé la tête qu’en frémissant sous la main d’un maître. C’est cette clémence qui lui concilie encore aujourd’hui des suffrages que toute l’autorité des princes peut à peine arracher, même pendant leur vie. »

Voilà des noms, voilà des faits positifs, voilà le témoignage d’un auteur presque contemporain. Si Voltaire ne voit pas qu’Auguste ait pardonné à un seul de ses ennemis, c’est qu’il ne veut pas le voir.

VII §

La tragédie de Cinna est d’un genre inconnu aux Grecs, et dont on peut regarder Corneille comme le créateur. Ce genre consiste dans la noblesse des caractères, dans l’élévation des sentiments, dans une grandeur idéale ; on y songe moins à inspirer la terreur et la pitié qu’à exciter l’admiration. Ce genre est réprouvé de l’école de Voltaire, parce qu’on ne peut s’y soutenir que par une force extraordinaire de génie. Voltaire et d’Alembert faisaient peu de cas de Cinna, qu’ils regardaient comme un tissu de déclamations sans intérêt. Ils n’osaient pas manifester cette opinion à la face du public ; mais elle est consignée très clairement dans leur correspondance intime. Voltaire avait essayé sans aucun succès le genre de Corneille dans la Mort de César : son impuissance le jeta dans les aventures romanesques.

Le genre de Corneille est le meilleur : il nourrit l’esprit, au lieu de le gâter par des fictions absurdes ; il élève l’âme au lieu de l’amollir par des passions dangereuses, et de la blaser par des secousses trop violentes. Le véritable objet de la tragédie de Cinna est de montrer, dans Émilie et Cinna, comment le fanatisme et la passion peuvent ériger le crime en vertu ; et dans Auguste, l’homme d’état, le grand monarque, que de vains préjugés n’empêchent pas de faire le bonheur du monde, et particulièrement celui des ingrats qui l’environnent. Le meurtre de Jules César enfanta les proscriptions, les guerres civiles, et fit couler des flots de sang ; le meurtre d’Auguste eût replongé l’Italie et l’univers dans des horreurs dont on ne prévoit pas quel eût pu être le terme. Pour le philosophe, Émilie est une folle, Cinna un sot ; pour le spectateur, Émilie est un caractère sublime, Cinna un jeune homme faible, esclave d’une grande passion ; pour le philosophe comme pour le spectateur, Auguste est un grand homme, et c’est lui qui est le véritable héros de la tragédie.

VIII §

Corneille n’a pas dissimulé les crimes d’Auguste, et cependant il a su le rendre très intéressant : c’est le comble de l’art. Si ce prince n’avait pour accusateurs que les conjurés, l’intérêt qu’il inspire serait moins étonnant : les invectives des ennemis sont suspectes ; mais il s’accuse lui-même ; il fait sa confession, et tout le public l’absout : c’est là le prestige du théâtre, prestige fondé sur la nature et sur le cœur humain.

Ce tyran, peint comme un monstre au premier acte, paraît au second comme un sage, assez supérieur aux passions vulgaires pour dédaigner, pour abdiquer même un pouvoir qui lui a coûté tant de peine et de sang. Lorsqu’il a découvert la conspiration, son premier sentiment est celui de l’amitié trahie : indifférent sur son propre danger, il ne se montre sensible qu’à la douleur d’être haï ; il semble ne pouvoir ni régner ni vivre, s’il ne peut être aimé. Sa seconde pensée est un retour sur lui-même ; il se condamne, il justifie ses assassins. À ces deux mouvements si touchants et si nobles, succèdent quelques idées de vengeance, et c’est là qu’on reconnaît la nature : Auguste n’intéresserait pas s’il ne tenait rien de l’homme ; mais sa colère est bientôt étouffée par des desseins plus généreux. Rien n’est pathétique et théâtral comme ce monologue ; Auguste, même en rappelant ses crimes, se fait aimer et plaindre. L’opinion sur Auguste est une affaire de calcul : il a fait pendant trente ans le bonheur du monde ; il a épargné infiniment plus de sang qu’il n’en a répandu. Brutus a fait bien plus de mal qu’Octave au genre humain, et ne lui a jamais fait aucun bien : c’est Brutus qui est le premier auteur des proscriptions et des guerres civiles ; c’est le fanatisme de Brutus qui a replongé Rome dans l’anarchie. Cet insensé n’a pu souffrir l’autorité du meilleur des hommes ; il a immolé sa patrie à je ne sais quel principe de la philosophie grecque : aussi Brutus est-il l’idole des philosophes ; et Octave est un monstre, parce qu’il a vengé son père, et qu’il a outragé la philosophie en rétablissant l’ordre et les lois. On ne cesse de répéter qu’Octave fut heureux : disons plutôt qu’il fut habile, et voyons dans son bonheur la suite naturelle de sa conduite. Il confondit à dix-huit ans la longue expérience de Cicéron, l’oracle du sénat : réuni avec Antoine, il fut vainqueur à Philippes, parce qu’il devait l’être ; il avait une meilleure armée. Antoine était plus grand capitaine que Cassius ; Brutus, guerrier des plus médiocres, connaissait mieux les arguments des stoïciens que les règles de l’art militaire, et il avait parmi ses troupes une foule de soldats aussi braves qu’Horace. Les citadins de Rome pouvaient-ils tenir contre la vieille infanterie de César ?

Brouillé avec Antoine, Octave le défit à la bataille d’Actium, et cela devait être encore. Antoine était meilleur guerrier qu’Octave, mais c’était le plus extravagant des hommes : il voulut vider la querelle sur mer pour plaire à Cléopâtre ; et pour la suivre, il fit la folie de s’enfuir au milieu du combat. Octave n’aurait pas même eu besoin d’un aussi grand homme qu’Agrippa, pour triompher du vil esclave d’une coquette perfide. Ce n’est donc point un aveugle hasard qui a présidé aux destins d’Auguste : sa fortune est l’ouvrage de son caractère et de celui de ses compétiteurs ; il est resté le maître parce qu’il avait plus de talent, d’esprit et de prudence que ses collègues ; et ce n’est pas beaucoup dire, car Antoine était un fou et Lépide un imbécile.

Il y a longtemps que le philosophe Tacite a réfuté les invectives du déclamateur Voltaire contre Auguste. Au premier livre de ses Annales, il rapporte simplement et sans prendre parti les jugements divers que les politiques du temps portèrent sur Auguste le jour même de ses funérailles ; et voici ce qu’on disait en sa faveur : « La piété filiale, le malheur des temps et les désordres de l’anarchie l’ont précipité dans des guerres civiles, qu’on ne pouvait ni entreprendre ni soutenir par des moyens honnêtes : il a beaucoup accordé à Antoine, beaucoup à Lépidus, pour en obtenir à son tour la punition des meurtriers de César ; mais, Lépidus une fois enseveli dans son indolence, Antoine devenu la victime de ses passions, la patrie, en proie à la discorde, pouvait-elle trouver du repos ailleurs que dans une autorité unique ? Cependant Octave n’a pas pris pour gouverner le titre de roi ou de dictateur ; il s’est contenté de celui de prince. L’empire, sous ses lois, n’a connu d’autres barrières que l’Océan ou des fleuves lointains. Légions, flottes, provinces, tout était étroitement lié dans le même système : justice envers les citoyens, modération à l’égard des alliés ; la ville elle-même embellie et magnifiquement décorée ; très peu d’actes d’une sévérité arbitraire, et seulement pour assurer la tranquillité publique. »

IX §

La foule est toujours avide de ces histoires du grand Corneille ; elle les écoute avec transport, tandis qu’elle est de glace aux fables de certain auteur qui avait la prétention d’être plus théâtral que lui. N’est-il pas étrange, en effet, que le commentateur de Corneille ait eu l’idée de dégrader ce tragique sublime, de lui ravir son titre et son rang de poète, pour le réduire à la qualité de simple historien ? Le père de notre théâtre, le créateur de la tragédie en France, un historien, ou tout au plus un faiseur de dialogues politiques ! Voltaire a senti ce qu’un pareil langage pouvait avoir de révoltant et d’odieux pour sa nation : il n’a pas osé parler en son nom ; il s’est couvert de l’autorité d’un anonyme, homme, dit-il, qui honore sa haute naissance par les talents les plus distingués.

Cet homme, apprenant que Voltaire préparait un commentaire sur les ouvrages de Corneille, vulgairement appelés tragédies se hâta de lui écrire, pour l’avertir charitablement de ne point s’en rapporter au titre de ces ouvrages, que les soi-disant tragédies de Corneille n’étaient point des tragédies, mais des histoires, et il termina un avis aussi important par ces paroles mémorables : Prenez-vous donc Tite-Live et Tacite pour des poètes tragiques ? Il y a des poètes qu’on regarde comme fort tragiques, qui gagneraient sans doute beaucoup en devenant des Tite-Lives et des Tacites. Ces deux historiens ont bien plus de génie et d’éloquence, ils sont beaucoup plus peintres que la plupart des dramaturges. Mais Corneille ne peut que perdre en devenant un autre que lui-même.

Quelle devait être la conduite de Voltaire, si véritablement il avait reçu, comme il le dit, une pareille épître d’un illustre sot ? C’était de la laisser dans l’oubli qu’elle méritait, ou, s’il en faisait part au public, ce ne pouvait être que pour la réfuter et venger l’honneur de Corneille. Eh bien ! il a fait tout le contraire ; il a consigné dans son Commentaire cette absurdité, en disant : Je ne puis m’empêcher de citer ici, etc. Comment Voltaire ne pouvait-il s’empêcher de citer la sottise d’autrui ? n’avait-il pas bien assez des siennes ? Et non seulement il a cédé à cette prétendue et impertinente nécessité de répéter un propos ridicule ; mais il l’a répété avec complaisance, avec approbation, en paraissant l’adopter, en le confirmant par ses réflexions. C’est ce qui fonde mon incrédulité sur l’anecdote et sur la lettre. Si cet homme qui honore sa haute naissance par les talents les plus distingués, n’était pas un homme de paille, Voltaire l’eût nommé, comme il nomme souvent le marquis de Vauvenargues, lequel est un des principaux endosseurs de ses sophismes et de ses hérésies. On sait quelle était à cet égard la petite vanité du grand homme ; il aimait à décorer ses pages de noms illustres, et prenait un merveilleux plaisir à étaler les princes, les maréchaux, les ducs, qui lui avaient dit ceci, écrit cela, raconté tel ou tel fait. Quand il voulait appuyer quelque anecdote douteuse, quelque conte apocryphe, il ne manquait jamais de dire : Feu monsieur le maréchal de, etc., me disait un jour, etc. ; par conséquent il ne se fût pas refusé la satisfaction de nous apprendre les noms, titres et qualités de ce critique de haute naissance. Je suis donc autorisé à soupçonner que cette historiette n’est qu’un moyen ingénieux d’insinuer et de glisser impunément un dogme faux et ridicule auquel Voltaire ne croyait pas lui-même, mais qu’il n’était pas fâché de faire croire aux autres.

Ce qui confirme surtout ma conjecture, c’est que dans le commentaire sur Cinna on retrouve le venin de la même doctrine ; et ce n’est plus derrière des hommes de haute naissance que l’hérétique se cache, c’est derrière plusieurs gens de lettres, qu’il a soin aussi de ne pas nommer, parce que ce ne sont pas des êtres plus réels. Après avoir dit que dans la tragédie de Cinna on ne s’intéresse à personne, il ajoute : C’est ce qui fait que plusieurs gens de lettres regardent Cinna comme un bel ouvrage plutôt que comme une tragédie intéressante. En vérité, cette opinion de plusieurs gens de lettres n’est ni moins extravagante ni moins inepte que celle de l’homme qui honore sa haute naissance par les talents les plus distingués. Voilà donc Cinna déchu du rang de tragédie, en vertu d’un arrêt de plusieurs gens de lettres. Y eut-il jamais arrêt, je ne dis pas plus inique, mais plus comique ? Ces gens de lettres ressemblent bien à des ignorants : comment Cinna, n’étant pas une tragédie intéressante, peut-il être un bel ouvrage ? A quel genre appartient cet ouvrage ? Ce n’est pas une histoire en vers et en dialogues, puisque plusieurs des personnages sont inventés. Corneille a voulu faire et a fait une tragédie : si cette tragédie n’est point intéressante, ce n’est point un bel ouvrage.

Pendant près d’un demi-siècle, Voltaire et ses sectateurs n’ont cessé de conspirer contre la gloire de Corneille. Ne pouvant lui ôter le sublime, les conjurés ont pris le parti de calomnier ce sublime, et de dire qu’il n’était pas tragique : ils ont essayé de faire accroire au public que les tragédies de Corneille n’étaient que des déclamations politiques, sans action, sans intérêt, sans mouvement théâtral, qu’à l’exception du Cid, aucune de ses pièces n’était touchante ; qu’il ignorait l’art d’émouvoir les cœurs, etc., etc. Le Commentaire de Voltaire semble n’avoir été composé que pour établir et fixer cette opinion : elle perce partout à traversées plus grands éloges ; elle revient sans cesse sous toutes les formes : le résultat de toutes les réflexions du commentateur est toujours que Corneille offre quelques traits admirables de génie et de verve, qu’il a de belles scènes, des tirades sublimes, mais qu’il n’a point de belles tragédies, qu’il n’intéresse point, qu’il n’est point pathétique, et que ses intrigues sont froides. Voltaire, en passant, a toujours soin de mettre en principe qu’il n’y a que les passions violentes, les crimes, les folies, les fureurs, qui soient tragiques : il affecte toujours d’ignorer que les sentiments héroïques, les grandes vertus, les grands caractères, les actions généreuses, font éprouver un genre d’émotion plus noble, plus-doux, plus digne des honnêtes gens, plus utile aux mœurs et à la société, que cette faiblesse qui nous fait partager les tourments honteux des passions viles et basses. Une âme vertueuse ne doit-elle pas s’intéresser à la clémence d’Auguste qui pardonne à son assassin, beaucoup plus qu’à la rage d’Orosmane qui assassine sa maîtresse ? Pourquoi ce qui dégrade et flétrit l’âme aurait-il le droit exclusif de toucher et d’émouvoir les cœurs ? Pourquoi un ignoble et grossier délire serait-il plus agréable au théâtre qu’un sentiment noble et délicat ? Quoi ! Sévère immolant sa passion à l’honneur, et demandant la vie de son rival, ne me ferait pas une plus douce impression que Zamore qui poignarde le mari de sa maîtresse, ou Vendôme qui veut assassiner lâchement son frère et son prisonnier, contre toutes les lois de la nature et de la guerre ! Quoi ! Pauline qui sacrifie à la vertu l’amour le plus tendre et le plus légitime ; Pauline, pour qui le sentiment du devoir est une passion, ne me toucherait pas plus que ces misérables esclaves d’une honteuse frénésie qui déshonore leur sexe ! Est-ce donc en faveur des faiblesses les plus coupables et des folies les plus humiliantes qu’il convient d’intéresser la nation ? N’est-il pas plus glorieux pour la poésie et plus digne d’un poète, de recommander à la sensibilité des spectateurs ces sacrifices douloureux que l’honneur et l’inexorable devoir arrachent si souvent aux cœurs les plus tendres ?

Mais est-il besoin de discours et de raisonnements ? Le fait est que Corneille occupe, attache, intéresse beaucoup plus aujourd’hui que les poètes qui le regardent comme dépourvu d’intérêt : ses plants annoncent un génie fécond et créateur ; ses scènes sont vives et animées : elles apprennent toujours quelque chose ; ses caractères sont pleins de vie. Corneille, en un mot, ce Corneille qu’on voudrait nous donner pour un rhéteur et pour un historien, est le plus chaud et le plus théâtral des poètes dramatiques.

X §

Lorsque Voltaire soumit à l’examen de l’Académie ses Commentaires sur les premiers chefs-d’œuvre de Corneille, on y fut assez content de ses remarques sur le Cid, sur Horace, mais fort peu de celles sur Cinna. Il y avait encore dans l’Académie, à cette époque de 1761, c’est-à-dire il y a un demi-siècle, quelques têtes saines qui n’étaient pas à la hauteur des nouvelles doctrines politiques et littéraires, et qui croyaient que la tragédie française ne devait pas être la tragédie anglaise. Fidèle confident des secrets de son maître, et son disciple le plus dévoué, d’Alembert fit part à Voltaire du scandale de l’Académie : « Il nous a semblé, lui dit-il, que vous n’insistiez pas toujours assez sur les beautés de l’auteur, et quelquefois trop sur des fautes qui peuvent n’en pas paraître à tout le monde. » Ces paroles renferment la substance des justes reproches faits à ce Commentaire, dont l’auteur n’a pas assez adroitement déguisé le chagrin que lui causait la gloire de Corneille.

Voltaire reçut assez lestement les avis de d’Alembert ; il y répondit par des plaisanteries, en homme qui n’avait point envie de se corriger : « Je n’ai pas été assez poli, je le sais bien. » Voltaire aurait dû savoir qu’il n’avait été ni assez éclairé ni assez juste. « Les compliments ne me coûteront rien. » Il en faisait à tout le monde ; il les tournait agréablement, et il n’y a pas de petit auteur de sa secte qu’il n’ait plus loué que Corneille. Pour se soulager de l’effet qu’il se faisait d’appeler Corneille sublime devant tout le monde, dans ses lettres à ses amis il l’appelait le raisonneur et le rabâcheur. « En attendant, il faut tâcher d’avoir raison. » Oui, c’est là le grand point ; mais, pour avoir raison, il ne faut pas écouter la passion. « Ou mon cœur est un fou, ou j’ai la plus grande raison quand je dis que les remords de Cinna viennent trop tard. » Son cœur n’était pas fou, mais il était envieux. « J’étais révolté, à l’âge de quinze ans, de voir Cinna persister avec Maxime dans son crime, et joindre la plus lâche fourberie à la plus horrible ingratitude. » À quinze ans, il était possible que Voltaire n’eût pas une grande connaissance du cœur humain, et ne sût pas bien précisément quand les remords doivent venir. À soixante-sept ans. qu’il avait lorsqu’il écrivait ceci, il aurait dû savoir que dans la première effervescence des sentiments d’un jeune homme amoureux et fanatique ; son âme est d’abord fermée à l’impression des bienfaits de celui qu’il regarde comme un tyran. Cinna est encore furieux après la scène avec Auguste ; mais quand la réflexion calme un peu cette fureur, les remords se font sentir : telle est la marche de la nature, et celle que Corneille a suivie. Il ne faut donc pas dire que c’est un défaut capital que Cinna, dans l’enthousiasme d’une entreprise qui lui semble héroïque, soit insensible aux bienfaits d’Auguste, et n’en soit touché que lorsque le moment approche de frapper son bienfaiteur ; il ne faut pas surtout affecter de louer Métastase de ce qu’il a évité soigneusement ce défaut parce que cela décèle une intention secrète d’égaler, ou même de préférer Métastase à Corneille : ce sont là des indiscrétions que Voltaire aurait dû soigneusement éviter. « Il ne s’agit pas, dit-il, de louer Corneille ; il faut dire la vérité. » Mais il s’agit de savoir si ce que dit Voltaire est la vérité.

Il faut rendre justice à d’Alembert : c’était un bon géomètre ; il n’entendait rien à la littérature, mais il avait beaucoup d’esprit et connaissait bien le monde ; il donnait d’excellents conseils à Voltaire, en homme qui fait peu de cas du fond des choses, et n’est occupé que de la forme. il se moquait de Corneille, de Racine, et de Voltaire lui-même, qu’il flattait assez grossièrement aux dépens des deux autres. Ce qu’il révérait dans Voltaire, ce n’était pas le poète, le bel-esprit ; c’était le chef du parti : il n’estimait ses tragédies que par le fruit que la secte pouvait en retirer. D’Alembert avait un véritable zèle ; il rapportait tout à la cause qu’il avait embrassée ; tout ce qu’il faisait était pour la plus grande gloire de la philosophie. C’était un fervent missionnaire, un excellent apôtre, qui n’avait d’autre but que le triomphe de la raison ; il en oublia même le soin de sa fortune. En bon mathématicien, il allait au fait, sans s’arrêter à la bagatelle ; et pour lui la bagatelle, c’était la littérature considérée en elle-même : il n’envisageait dans les vers, et la prose, dans les tragédies et les comédies, qu’un moyen d’agiter, d’échauffer les esprits du vulgaire, et d’accélérer la réforme générale des abus.

Voltaire n’était pas à beaucoup près si fort : la gloriole d’auteur le séduisait ; il était le jouet de toutes les passions, de tous les préjugés poétiques et littéraires ; il commentait Corneille en rival jaloux, sans s’embarrasser de l’effet que cette jalousie trop apparente pourrait produire sur le public. Le prudent d’Alembert voulait que son chef résistât à cette petite passion, qu’il affectât pour Corneille une fausse politique qui pût le dérober à la criaillerie, et le mettre à l’abri des reproches de mauvaise foi et d’injustice : du reste, il faisait tout bas sa confession à Voltaire. Corneille, et même Racine, étaient pour lui des auteurs froids, ennuyeux, sans intérêt ; tout notre théâtre était à la glace ; il n’y avait rien de chaud, rien d’intéressant que les tragédies de Voltaire ; mais il exigeait que ces vérités fussent tenues secrètes, qu’on ne les laissât transpirer qu’avec une extrême réserve, et qu’on gardât en public un certain décorum pour tromper les badauds, toujours prêts à clabauder.

Au reste, je suis peut-être aujourd’hui le seul de mon opinion ; mais je suis persuadé que Voltaire, dans son Commentaire de Corneille, était de meilleure foi qu’on ne le croit communément. Sa vanité lui faisait illusion : son bel-esprit ne pouvait s’élever au niveau du génie de Corneille ; il ne sentait pas assez ce genre de beautés mâles et sévères ; cette simplicité, cette franchise, ce naturel, supérieurs à tous les prestiges ; cette vigueur, cette surabondance de sève, cette vie, cette chaleur, cette fière indépendance, ce torrent d’idées fortes et sublimes qui renverse tout et entraîne tous les esprits : ce sont là des qualités diamétralement opposées au goût, au ton, à la manière de Voltaire, où l’on sent l’apprêt, l’affectation, l’envie de briller, de petites combinaisons, une grandeur mesquine qui n’a que le faux éclat de l’oripeau. Voltaire s’était forgé des principes ou plutôt des préjugés d’après sa manière : son système de tragédie était proportionné à ses forces et à ses moyens d’exécution ; c’est d’après cette mesure, prise sur sa petite taille, qu’il jugeait des dimensions colossales du géant Corneille, et il croyait avoir raison.

D’Alembert prétend que les tragédies de Corneille sont meilleures à lire qu’à jouer. C’est la faute des acteurs : ce qui est bon à jouer n’est souvent pas bon à lire ; mais une tragédie belle à la lecture est nécessairement belle à la représentation, quand les acteurs sont capables de la jouer, et les spectateurs capables de la juger. Voici un autre principe du même philosophe, qui ne me paraît pas plus juste : « Un vivant, dit d’Alembert, qui critique un mort en possession de l’estime publique, doit avoir raison et demie pour parler, et se taire quand il n’a que raison : voyez comme on a reçu les pauvres gens qui ont relevé les sottises d’Homère ; ils avaient pourtant au moins raison et demie, ces pauvres diables-là ! » Ici d’Alembert n’a pas même un quart de raison. Les critiques d’Homère étaient vraiment de pauvres diables, qui n’étaient rien moins que Grecs ; ils ne savaient pas la langue de l’auteur qu’ils osaient critiquer ; ils ne connaissaient ni l’esprit ni les mœurs du siècle où il avait écrit ; ils le jugeaient d’après l’esprit, les mœurs et le goût de la cour de Louis XIV et de Louis XV : c’étaient des ignorants, des aveugles et des fous, qui raisonnaient à tort et à travers sur ce qu’ils n’entendaient pas.

Lorsqu’un mort est en possession d’une estime usurpée, lorsque sa gloire est une affaire de parti, il est digne d’un critique courageux d’éclairer le public, et de s’élever contre la prévention, sans égard aux clameurs des hommes prévenus ; mais la renommée de Corneille était si pure, établie sur des fondements si solides, et si bien affermie par plus d’un siècle d’admiration, que Voltaire aurait dû y regarder à deux fois avant de l’attaquer. Corneille était un homme simple, modeste, plein de défiance de lui-même, sans ambition, sans intrigue, vivant dans la retraite, au sein de la pauvreté ; il n’avait point d’autres prôneurs, d’autres partisans que ses chefs-d’œuvre ; il avouait ses fautes avec une noble candeur ; il se jugeait sévèrement lui-même. Loin de flatter son siècle, loin de chercher à l’éblouir par de faux brillants, il se livrait aveuglément aux inspirations de son âme ; le seul ascendant de son génie avait subjugué les esprits ; il avait arraché les applaudissements à force de beautés. La tragédie qu’il avait créée en France était sa conquête légitime ; ses lauriers étaient toute sa fortune ; il était mort dans l’indigence, oublié, méconnu d’une cour ingrate : il y avait bien là de quoi désarmer l’envie la plus acharnée, et faire tomber la plume des mains du critique le plus orgueilleux.

Polyeucte §

I §

Fontenelle regardait Polyeucte comme le meilleur ouvrage de son oncle, parce qu’il y trouvait cette finesse de sentiments, ces délicatesses du cœur et ces mouvements de tendresse, beaucoup plus analogues à son goût et à son tour d’esprit que les fureurs des grandes passions et le faste imposant des vertus romaines. Voltaire, au contraire, haïssait dans Polyeucte le héros chrétien, le martyr de cette religion qu’il voulait écraser : l’injustice et l’amertume de ses critiques décèlent le dépit et la mauvaise humeur. Ce n’est pas qu’il n’ait raison de condamner la témérité d’un néophyte qui, trop peu instruit des maximes des chrétiens, déchire l’édit de l’empereur, renverse les statues des dieux, et trouble un sacrifice solennel : la religion elle-même condamne cet excès de zèle ; mais l’ardeur inconsidérée de Polyeucte ne le rend que plus intéressant et plus théâtral ; on ne voit dans cette audace de jeune homme qu’un mépris héroïque de la mort, qu’un enthousiasme sublime pour les vérités nouvelles dont il vient d’être éclairé.

Voltaire n’en pense pas ainsi. « Il est vrai, dit-il, que les esprits philosophes, dont le nombre est fort augmenté, méprisent beaucoup l’action de Polyeucte et de Néarque ; ils ne regardent ce Néarque que comme un convulsionnaire qui a ensorcelé un jeune imprudent. » Il est vrai que dans le temps où Voltaire écrivait son Commentaire, le nombre des esprits philosophes était si fort augmenté, qu’il ne restait plus dans la société qu’une très faible dose de raison et de bon sens, comme on a pu le reconnaître par les fureurs et les extravagances qui ont suivi cette prodigieuse surabondance dans la population philosophique ; c’est alors qu’on a vu une foule de nouveaux sages commettre dans les temples chrétiens les mêmes désordres pour lesquels Voltaire témoigne un si profond mépris.

Aux yeux du vrai philosophe, Polyeucte, brisant des idoles de bois et de métal, objet d’une superstition ridicule, est beaucoup moins méprisable que beaucoup de héros tragiques, qui se font des idoles de chair, auxquelles ils sacrifient leur raison et leur repos, et qu’ils finissent par briser quand ils n’en sont pas contents. Orosmane, qui tue Zaïre dans un accès de frénésie jalouse, est pour les philosophes un fou tout à la fois odieux et méprisable, parce que sa folie est aussi petite qu’elle est barbare. Le théâtre, pour les esprits philosophes, n’est qu’un amas d’erreurs, d’extravagances et d’absurdités qu’on est convenu d’appeler du beau nom de passions, et qui n’en sont pas plus estimables ; presque tous les amoureux de Voltaire sont des convulsionnaires ensorcelés par quelque magicienne qui leur fait commettre beaucoup de crimes et de sottises : l’un tue sa maîtresse, l’autre le mari de sa maîtresse ; celui-ci envoie un assassin pour tuer son frère, celui-là se fait tuer lui-même ; tous ces gens-là font pitié au philosophe, et lui paraissent dignes des Petites-Maisons ; aussi les poètes tragiques n’écrivent-ils pas pour des philosophes.

Une femme, entre son mari et son amant, entre son inclination et son devoir, une femme maîtresse de son cœur, assez courageuse pour immoler le sentiment le plus impérieux et le plus doux à la sainteté du nœud conjugal ; un amoureux qui ne prouve sa passion à la femme qu’il aime qu’en s’efforçant de sauver la vie à son mari ; voilà des caractères plus nobles, plus intéressants, plus dignes de la philosophie que tous ces maniaques et ces possédés dont notre théâtre abonde, et qui ont plus besoin d’être exorcisés que d’être applaudis. Des personnages tels que Sévère et Pauline sont une création du génie de Corneille : il n’en a trouvé le modèle ni chez les anciens ni chez les modernes ; les mœurs des Grecs ne leur permettaient pas même de connaître ces raffinements de générosité, de bienséance et de grandeur d’âme, trop supérieurs à la nature dont les Grecs sont des peintres fidèles. Ce peuple savant et poli semble avoir employé le beau idéal uniquement pour l’expression des formes physiques, et presque jamais pour celle des caractères, des sentiments et des idées morales. Corneille peut donc être regardé comme l’inventeur et le père de ce genre de tragédie, tout à la fois touchant et sublime, qui élève l’âme par de grandes vertus, et ne l’avilit jamais en l’intéressant pour des faiblesses honteuses. Un grand avantage de cette espèce de drame, c’est d’épargner aux spectateurs la vue de ces grimaces, de ces convulsions, de ces mouvements épileptiques auxquels un acteur a recours pour exprimer les passions violentes et les atrocités théâtrales ; on est ému, attendri, sans qu’il en coûte presque d’effets aux malheureux comédiens, qui souvent dans les autres pièces, haletants, couverts de sueur, hurlant jusqu’à extinction de voix, ne parviennent, après s’être bien épuisés, qu’à fatiguer et rebuter les auditeurs.

Cependant Pauline, tout admirable qu’elle est, n’a pu échapper aux sarcasmes malins de Voltaire ; cet impitoyable censeur, en haine de saint Polyeucte, traite quelquefois sa femme comme une bourgeoise requinquée, qui se targue de sa vertu, et veut absolument être aimée de son mari, quoiqu’elle ne l’aime point. D’autres beaux-esprits ont dit qu’ils ne voudraient de Pauline ni pour femme ni pour maîtresse, parce qu’il leur semble qu’elle n’aime ni son mari ni son amant. Madame la dauphine, au rapport de madame de Sévigné, disait, en parlant de Pauline : Voilà cependant la plus honnête femme du monde qui n’aime point du tout son mari ; comme pour faire entendre que Pauline donnait à toutes les honnêtes femmes une dispense d’aimer leur mari.

Mais le plus terrible de tous les critiques, c’est l’abbé d’Aubignac, pédant brutal, qui pousse la grossièreté jusqu’à refuser à Pauline le titre d’honnête femme. Voici comment il s’exprime : « Pauline faitavec Sévère un entretien si peu convenable à une honnête femme, qu’il en devient ridicule ; car elle lui dit, et plusieurs fois, qu’elle l’avait aimé tendrement et qu’elle l’aime encore, qu’elle n’avait épousé Polyeucte que par devoir, et que sa vertu succombait en sa présence, etc. Pauline eût mieux fait d’avouer cette faiblesse à une confidente, et de faire la généreuse devant Sévère, en lui disant que son devoir et son mariage avaient étouffé tous les sentiments qu’elle avait pu concevoir autrefois en sa faveur ; c’est la conduite que devait garder une femme vertueuse, surtout dans une tragédie qui n’était pleine que de maximes chrétiennes et de saintes paroles, et qui finissait par un martyre ; mais c’est un de ces beaux endroits de Corneille qui pèchent contre le jugement, et qui n’ont pas laissé de ravir ceux qui se laissent abuser par de faux brillants. » D’Aubignac parle en prédicateur, en directeur de consciences, et non pas en littérateur, en législateur de l’art dramatique. Il est certain que Pauline, en évitant Sévère, aurait mieux suivi l’Évangile, qui nous prescrit d’éviter les tentations ; elle aurait montré plus de véritable délicatesse, plus de respect pour elle-même et pour le sacrement de mariage, en cachant à Sévère un amour qu’elle a dû étouffer, qu’elle ne peut plus nourrir sans crime, en se refusant la consolation de s’attendrir et de pleurer avec lui pour la dernière fois. Mais avec cette morale rigide, on ferait des scènes bien insipides et bien froides ; aussi les jansénistes appelaient-ils les poètes dramatiques des empoisonneurs. Corneille n’a point péché contre le jugement dans la scène de Pauline et de Sévère ; mais il fait pécher Pauline contre la perfection évangélique : cette scène n’est point un faux brillant, mais un des chefs-d’œuvre de la scène française ; le critique, comme écrivain religieux et moraliste, a raison ; comme auteur de la Pratique du Théâtre, ce n’est qu’un capucin, qui voudrait travestir en dévotes les héroïnes tragiques.

II §

Le caractère de Sévère est au moins aussi beau et aussi intéressant que celui de Pauline ; c’est un grand trait de génie d’avoir placé à côté de l’héroïsme surnaturel qu’inspire une religion divine, ce que la nature et l’humanité ont de plus parfait et de plus sublime ; l’hôtel de Rambouillet, qui méconnut ce prodigieux mérite, était digne d’admirer les sonnets et les madrigaux de l’abbé Cotin.

Richelieu, comme cardinal, comme ministre, n’approuvait pas ce mélange du sacré et du profane ; comme littérateur, il n’avait point assez de goût pour en sentir la beauté ; cependant, comme philosophe, il le toléra, persuadé sans doute que l’esprit religieux était assez fort en France pour ne pas être affaibli par les réflexions d’un païen. D’ailleurs, l’hommage que rend Sévère aux vertus des chrétiens, fait beaucoup plus d’impression que ses conjectures politiques et philosophiques.

Quatre ans après, le cardinal eut la même indulgence pour la tragédie de Saint Genet, dont l’auteur se montre beaucoup moins sage, moins réservé que Corneille. Rotrou a mis dans la bouche du païen Marcel plusieurs des objections que Celse faisait autrefois contre les chrétiens : le savant Origène nous les a conservées, mais il les réfute victorieusement ; au lieu que le comédien Genet, qui n’est pas un père de l’Église, y répond assez mal. Voltaire, dans son Commentaire, cite avec complaisance les invectives impies de Marcel, qui sont écrites en beaux vers, et place à côté quelques traits de la réplique de Genet, lesquels sont très faibles : c’est un petit triomphe pour le commentateur.

Sévère est beaucoup plus équitable, beaucoup plus judicieux que Marcel : bien loin d’invectiver contre le christianisme, il l’excuse, il le justifie, il en fait l’éloge ; enfin il pousse la philosophie jusqu’à se défier de sa propre religion ; son langage est celui d’un déiste du dix-huitième siècle :

Peut-être qu’après tout ces croyances publiques
Ne sont qu’inventions de sages politiques,
Pour contenir un peuple ou bien pour l’émouvoir,
Et dessus sa faiblesse affermir leur pouvoir.

Corneille, sans le savoir, sans même s’en douter, a renfermé dans ces quatre vers toute la moelle de la philosophie moderne : c’est un sujet d’amplification qu’il a dicté à une foule de petits écoliers et déclamateurs qui se sont donnés pour de grands hommes ; en un mot, c’est le texte de toutes les homélies philosophiques qui grossissent des milliers de volumes. Le sublime auteur de Polyeucte eut, depuis, quelque scrupule d’avoir fourni cette pâture aux esprits faibles qui se disent forts ; son génie était assez fort pour n’avoir pas besoin de faire entrer l’impiété dans les éléments de sa renommée : il est si facile, si dangereux et si bas d’insulter la religion de son pays, qu’il eût rougi d’une gloire achetée à ce prix. Corneille supprima donc ces vers dans l’édition de 1664 ; ils ne reparurent plus dans les éditions suivantes : aujourd’hui on voudrait les crier sur les toits ; ils sont la base de la religion à la mode : les doutes de Sévère sont devenus les articles fondamentaux de la foi philosophique. C’est apparemment pour cette raison que M. Palissot, dans sa nouvelle édition de Corneille, dit gravement : Ces vers méritaient d’être conservés, et nous les avons rétablis. Ces vers, il est vrai, ne peuvent plus faire de mal.

Cependant la politique, la morale, la saine philosophie semblaient exiger les plus grandes précautions pour que ce système anti-social ne fût point répandu dans le public. Du moment que la religion passe pour une invention humaine, elle est nulle ; la religion qu’on croit divine et révélée est la seule qui puisse avoir de l’influence sur les mœurs et contribuer au bonheur de la société. La morale n’est plus qu’un jeu, si on n’y aperçoit que les spéculations creuses des philosophes, ou les lois intéressées des législateurs.

Pour contenir un peuple ou bien pour l’émouvoir,

Il faut aux maximes de la sagesse humaine, aux règlements de la police sociale, la sanction d’un Dieu rémunérateur et vengeur : si le voleur, l’assassin, le traître, le factieux, le tyran, n’ont à redouter que les hommes, c’est une bien faible barrière. Ne regarderait-on pas aujourd’hui Numa comme un sot, si, après avoir fait accroire aux Romains que sa constitution était l’ouvrage d’une divinité, il avait souffert que les beaux-esprits de son royaume révélassent au peuple que Numa était un fourbe, et la nymphe Égérie un conte pour rire ? Il faut ou renoncer à tous les avantages de la religion, ou persuader au peuple qu’elle est divine : il n’y a pas de milieu.

Dans le joli roman de Gil Blas, le docteur Sangrado, voulant initier Gil Blas à son art, lui dit : « Mon ami, toute la médecine consiste à faire saigner et boire de l’eau chaude ; d’autres étudient toute leur vie, sans jamais devenir savants ; et toi, sansavoir jamais étudié, te voilà devenu aussi savant que moi. » Mettez Voltaire à la place du docteur Sangrado, et supposez au lieu de Gil Blas un jeune aspirant au bonnet de docteur académique, auquel le patriarche adresse ce discours : « Mon ami, toute la philosophie consiste à n’avoir point de religion, et à ne consulter que son intérêt personnel. Tu passerais ta vie à étudier, que tu ne trouverais pas d’autre résultat dans les livres de nos jurisconsultes et de nos sages ; ainsi, moque-toi de tous les hommes et de tous les principes ; fais ton chemin à quelque prix que ce soit ; la bonne compagnie te regardera comme un génie supérieur, et, dès ce moment, tu peux te flatter qu’en morale et en politique, tu en sais tout autant que moi. » Toute la secte repose, en effet, sur ces deux grands pivots : le matérialisme et l’égoïsme sont à la philosophie moderne ce que la saignée et l’eau chaude étaient à la médecine du docteur Sangrado. Il ne faut pas être grand médecin pour prévoir l’effet que doit produire à la longue un pareil régime sur le corps social.

Sévère étant un personnage de pure invention, on doit moins reprocher à Corneille de n’avoir pas consulté les mœurs romaines en traçant son portrait : sous l’empire de Dèce, on n’avait pas même l’idée de l’espèce de galanterie héroïque qui domine dans ce caractère. Sévère est peint d’après les maximes de la chevalerie ; ce n’est point un guerrier ni un courtisan romain du troisième siècle, c’est un chevalier du siècle de François Ier. S’il paraît romanesque, c’est qu’une vertu extraordinaire l’est toujours. On reconnaît l’enthousiasme galant des paladins dans ces vers pleins de chaleur, mais où les spectateurs froids pourraient ne voir qu’une exagération ridicule :

Certes, ou les chrétiens ont d’étranges manies,
Ou leurs félicités doivent être infinies,
Puisque, pour y prétendre, ils osent rejeter
Ce que de tout l’empire il faudrait acheter.
Pour moi, si mes destins, un peu plus tôt propices,
Eussent de votre hymen honoré mes services,
Je n’aurais adoré que l’éclat de vos yeux ;
J’en aurais fait mes rois, j’en aurais fait mes dieux ;
On m’aurait mis en poudre, on m’aurait mis en cendre,
Avant que, etc.

Voltaire s’exprime ainsi sur la nature de l’intérêt qu’inspire Sévère : « J’ai cru apercevoir dans le public, aux représentations, une secrète joie que Polyeucte allât commettre cette action (briser les idoles), parce qu’on espérait qu’il en serait puni, et que Sévère épouserait sa femme : en effet, c’est à Sévère qu’on s’intéresse, et le public prend toujours le parti du héros amant contre le mari qui n’est pas héros. » Voltaire a raison de dire que les amants intéressent plus que les maris ; nos romans, nos pièces de théâtre, toute notre littérature n’est qu’une conspiration contre le mariage. Les maris ne sont sur la scène que d’injustes détenteurs d’une beauté captive, qu’ils tiennent enchaînée par le devoir : les poètes dramatiques ne reconnaissent de droits légitimes que ceux de l’amour ; le droit de l’hymen n’est que le droit du plus fort. Mais le même Voltaire se trompe, ou veut nous tromper, lorsqu’il dit que Polyeucte n’est pas héros ; car il est plus héros que le galant Sévère. Il est vrai que son héroïsme est moins agréable au public ; ce qui prouve combien l’esprit du théâtre est faux, dangereux pour les mœurs, et nuisible à la société.

III §

Je ne résiste point au plaisir de parler pour la troisième fois de Polyeucte : la matière est abondante, et je ne dois point craindre de l’épuiser. Le mari de Pauline n’est point un héros aux yeux de Voltaire ; il lui paraît même ridicule et bourgeois lorsqu’il résigne sa femme à Sévère, comme un bénéfice. Sévère en juge autrement ; il ne peut s’empêcher d’admirer ce noble enthousiasme qui élève un homme au-dessus de la nature et de l’humanité, qui lui fait dédaigner ce qu’il y a de plus enchanteur et de plus précieux sur la terre. L’essor du génie de Corneille semble l’avoir transporté au-delà de toutes les régions connues, lorsque, sur un théâtre consacré aux extravagances de l’amour, il présente un héros supérieur à toutes ces passions érigées en vertus par la poésie tragique, un héros assez maître de lui-même pour ne pas envier à son rival un avantage, source de tant de fureurs, de combats et de crimes. Si dédaigner un trône est un effort sublime, que faut-il penser de celui qui renonce volontairement à un bien plus séduisant encore, plus capable de flatter un cœur sensible ? Il est plus difficile de vaincre l’amour que de triompher de l’ambition : mais Voltaire était accoutumé à des héros de coulisse, pour qui plaire à une femme est le bonheur et la grandeur suprême : il faut une âme au-dessus de la sphère commune pour sentir l’espèce d’héroïsme de Polyeucte ; et Voltaire, avec tout son esprit, n’avait point cette âme-là.

Dans la tragédie d’Alzire, Gusman, touché de la grâce, cède aussi sa femme à son ennemi, à son assassin, et, qui pis est, à un idolâtre, au risque de compromettre le salut d’Alzire ; ce qui est une imprudence très criminelle de la part d’un homme qui fait une si sainte mort. L’envie de rabaisser Corneille aveugle Voltaire au point de lui faire oublier qu’il a lui-même imité ce qu’il critique : par exemple, il blâme la conversion de Pauline : « Ce miracle si soudain, dit-il, a révolté beaucoup de gens ; quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi. » Il convient cependant que ce prodige doit intéresser le parterre ; mais il ne fait point de grâce à la conversion de Félix : « Quand on pardonnerait, dit-il, la conversion incroyable de ce lâche Félix, on n’en serait pas touché, parce qu’on ne s’intéresse pas à lui comme à Pauline, et qu’il est même odieux. » Je pourrais ici dire à Voltaire : Ex ore tuo te judico : vous venez de prononcer votre arrêt. Gusman, dans Alzire, est encore plus lâche, plus odieux, plus avili que Félix dans Polyeucte.

Un brigand capable de faire appliquer à la torture un général ennemi prisonnier de guerre, pour le forcer à découvrir ses trésors ; un misérable obligé de baisser les yeux devant ce brave Américain qui lui reproche de pareilles infamies en présence de son père et de sa femme ; un monstre d’orgueil et de cruauté, assez peu délicat pour contraindre le cœur d’une jeune Péruvienne qui n’a que du mépris pour lui, mérite-t-il donc mieux que Félix un miracle de la grâce ? Un scélérat espagnol, possédé du démon de la jalousie et de la vengeance, qui devient tout à coup un saint au moment où on l’assassine ; qui pousse la perfection évangélique et l’héroïsme de la religion jusqu’à pardonner à son assassin, et même lui céder sa femme, est assurément un prodige mille fois plus étrange et plus incroyable que la conversion du père de Pauline. Félix est bien moins criminel ; il n’est que le ministre d’une loi cruelle qu’il se hâte trop de faire exécuter. Gusman est à la fois le juge et le bourreau, le législateur et l’exécuteur des plus sanglantes atrocités : Félix est du moins le beau-père d’un martyr, le père d’une héroïne vertueuse : le sang de Polyeucte peut attirer sur lui, malgré son indignité, les faveurs célestes ; mais quel motif apparent peut engager Dieu à faire un miracle aussi extraordinaire pour un barbare exterminateur du genre humain ?

Félix, à la vérité, est un personnage bas, mais c’est un caractère vrai : il est quelquefois plus instructif et plus utile de dévoiler la turpitude trop réelle de la nature humaine, que d’exalter des vertus romanesques et chimériques. A quel point une fausse politique ne peut-elle pas dégrader le cœur ! L’ambitieux immole tout à ses craintes, à ses espérances ; mais souvent combien il s’égare dans ses vains systèmes ! Il court à sa perte, lorsqu’il croit aller à la fortune : il est bon de nous offrir des exemples de ces funestes calculs, dans le temps surtout où l’ambition, plus exaltée par les circonstances, se livre davantage à d’affreuses spéculations, et se flatte de fonder sa puissance sur le malheur public et le bouleversement général.

Sévère parle en philosophe païen, qui regarde la religion du même œil qu’un règlement de police sur les boues et lanternes, lorsqu’il dit à Félix :

J’approuve cependant que chacun ait ses dieux,
Qu’il les serve à sa mode, et sans peur de la peine, etc.

Quand chacun a ses dieux, il n’y a de Dieu pour personne ; quand chacun les sert à sa mode, il n’y a point de religion : la religion est essentiellement un frein, son nom même l’indique ; c’est un de ses principaux avantages ; mais quel homme est retenu par le frein qu’il a forgé lui-même, et que par conséquent il peut briser à son gré ? Si le dieu qu’il sert ne lui convient pas, demain il en prend un autre ; il en fait, non l’arbitre de sa destinée, mais le ministre de ses passions ; au lieu de l’adorer, il l’insulte. Il ne faut sans doute persécuter personne pour les opinions religieuses, tant qu’elles ne sont point manifestées et ne troublent point l’ordre public : la loi ne peut avoir d’empire sur les consciences ; elle n’a droit que sur les actes extérieurs : les théologiens n’ont jamais pu soutenir le contraire sans outrager et contredire l’Évangile ; mais il n’est pas moins vrai qu’il est très heureux pour une république que tous les citoyens soient réunis par le même culte comme par la même constitution, qu’ils aient tous le même dieu comme le même chef, que leur morale soit sanctionnée par les mêmes dogmes, et qu’ils soient tous persuadés que leur religion n’est pas une mode, un usage du pays, mais l’expression de la volonté divine, mais une loi universelle et sacrée, émanée du ciel pour le bonheur et le salut de la terre.

On prétend que le fameux comédien Baron, qui jouait le rôle de Sévère, en prononçant ce vers :

Servez bien votre Dieu, servez votre monarque,

glissait légèrement sur le premier hémistiche, et appuyait fortement sur le second, sans doute pour faire entendre que le service de Dieu lui était indifférent, mais qu’il tenait beaucoup au service du monarque. C’est le ton qui convient à un courtisan qui ne connaît d’autre temple que la cour, d’autre religion que le culte du prince ; mais cette distinction entre le service de Dieu et le service du monarque est en elle-même insensée, absurde et contradictoire : car le service du monarque est appuyé et fondé sur le service de Dieu ; le monarque est sacré pour les peuples, parce qu’il est pour eux l’image de Dieu sur la terre ; s’ils ne servent pas bien Dieu, ils serviront mal le monarque. Pourquoi les chrétiens étaient-ils les sujets les plus soumis et les plus fidèles des empereurs mêmes qui les persécutaient ? Parce qu’ils étaient les plus fervents adorateurs de Dieu, qui leur ordonnait d’obéir aux puissances. Des hommes sans religion ne cèdent qu’à la force, et l’autorité civile n’est respectable pour eux qu’autant qu’il n’est pas de leur intérêt de secouer son joug. Lorsque Homère recommande aux peuples l’honorer leurs chefs, il a toujours soin de les avertir que c’est le fils de Saturne, le grand Jupiter, qui a mis dans la main des rois le sceptre et la puissance. Voltaire nous dit qu’on applaudissait beaucoup cette maxime de Sévère :

J’approuve cependant que chacun ait ses dieux,
Qu’il les serve à sa mode, etc.,

et que cet autre vers, débité à la manière de Baron :

Servez bien votre Dieu, servez votre monarque,

était accueilli du public avec transport. Sans doute c’était dans le temps où les disciples de Voltaire dominaient au théâtre ; mais il est bon d’observer que ces philosophes de la fin de la monarchie ne servaient pas trop bien leur Dieu, et ont encore plus mal servi leur monarque.

IV §

Parlons encore de cette belle tragédie ; elle est unique entre les chefs-d’œuvre de Corneille par l’art et la régularité de la conduite, par le naturel et la vérité du dialogue, mais surtout par ces sentiments doux et tendres, par ces bienséances fines et délicates que le sublime Corneille dédaigne souvent dans ses autres ouvrages, et qu’il a su rendre héroïques dans celui-ci. Voltaire a pris sérieusement la plaisanterie de madame la dauphine, qui disait de Pauline : Voilà pourtant une honnête femme qui n’aime point du tout son mari : une épigramme ne peut faire autorité dans une discussion littéraire, et je ne sais sur quel fondement l’illustre commentateur de Corneille s’est imaginé que réellement Pauline n’aimait point son mari ; il en paraît si persuadé, que cette fausse supposition est la base de la plupart de ses critiques : qu’on juge combien elles doivent être solides et sensées ! Tout son commentaire sur Polyeucte ressemble à ces systèmes de physique bâtis sur une erreur.

Si Pauline n’aimait point son mari, ce serait un bien mauvais rôle tragique ; mais Voltaire sans doute ne connaissait pas d’autre amour que cette fièvre de l’imagination, source de tant de malheurs et de crimes : Pauline définit elle-même ses sentiments pour Polyeucte et pour Sévère, dans les deux vers suivants :

Je donnai par devoir à son affection
Tout ce que l’autre avait par inclination.

« Rien ne paraît plus neuf, dit Voltaire, plus singulier, et d’une nuance plus délicate : quoi qu’on en dise, ce sentiment peut être très naturel dans une femme sensible et honnête. Ceux qui ont dit qu’ils ne voudraient de Pauline ni pour femme ni pour maîtresse, ont dit là un bon mot qui ne dérobe rien à la beauté extraordinaire du caractère de Pauline. » Si on ne connaissait la légèreté de Voltaire, on serait étonné, d’après un tel aveu, de l’entendre se moquer continuellement de Pauline dans ses remarques, et soutenir qu’elle n’aime point son mari ; mais ces contradictions lui sont familières.

L’amour fondé sur l’estime et le devoir est beaucoup plus noble, plus fort et plus durable, que celui qui naît de cette fantaisie qu’on appelle inclination. Ce qui peut arriver de plus heureux, et même de plus honorable pour un mari, c’est d’être aimé de sa femme par estime et par devoir : l’amour s’éteint, l’inclination passe ; l’estime et le devoir restent. Ce n’est pas là, j’en conviens, la doctrine ordinaire du théâtre et des romans, où le devoir est une chaîne ignoble, l’estime un sentiment bourgeois : les amants ne veulent rien devoir à l’estime, à la raison, pas même à la reconnaissance ; ils la regardent comme

Un tribut offensant, trop peu fait pour l’amour.

Ils se font un trophée de ce qui rabaisse leur conquête, c’est-à-dire de la faiblesse et de la folie d’une femme ; ils triomphent de ce délire des sens, de cet instinct grossier qui souvent humilie la raison, et qui toujours prépare les infidélités. Il était digne de Corneille d’épurer la scène, et d’élever une affection honnête et légitime au-dessus d’une passion aveugle et funeste.

Personne n’a jamais dit qu’une femme honnête et sensible ne pouvait avoir pour son mari un sentiment plus raisonnable et plus noble que celui qu’un fol amour inspire. Le quoi qu’on en dise de Voltaire ne signifie absolument rien : les moralistes les plus rigides n’ont jamais blâmé dans Pauline le penchant qu’elle avait eu pour Sévère, avant d’épouser Polyeucte ; mais ils n’ont pas approuvé l’aveu qu’elle en fait à ce même Sévère après son mariage, et la conversation trop tendre qu’elle se permet avec un amant : cette faiblesse, que l’austère vertu condamne, est le triomphe de la scène tragique ; c’est là que le théâtre et la morale se séparent en deux branches, et prennent une route opposée.

Ceux qui ont dit qu’ils ne voudraient de Pauline ni pour femme ni pour maîtresse, ont dit, quoi qu’en dise Voltaire, un très méchant mot : ces gens-là étaient bien difficiles, ou plutôt bien peu délicats ; leur manière de penser prouvait qu’ils ne méritaient pas d’avoir une Pauline pour maîtresse ou pour femme ; il ne leur fallait que des folles, foulant aux pieds les bienséances, immolant tout à la passion.

Ce que les esprits romanesques pardonnaient le moins à Pauline, c’était d’avoir obéi à son père, de s’être mariée à Polyeucte, tandis qu’elle aimait Sévère : les Précieuses de Molière, avec autant de raison et de jugement, trouvaient mauvais qu’on les demandât en mariage à leur père, avant de leur avoir fait l’amour. Au théâtre et dans les romans, un mariage n’est ni régulier ni intéressant, lorsqu’il n’est pas le dénouement d’un amour insensé : une fille qui obéit à son père, et prend de sa main un époux, lorsqu’elle a dans le cœur un amant, est une espèce de monstre dans la république galante. Les comédies et les romans ne nous présentent que des dévergondées et des extravagantes, qui bravent l’autorité paternelle, et regardent comme le dernier des malheurs de se marier par raison, par devoir et par convenance, quoique l’expérience prouve que ce sont les mariages les plus heureux : ce qui n’empêche pas que les parents ne mènent leurs filles à la comédie, et ne leur fassent lire les romans, pour leur former le cœur et l’esprit. C’est par l’effet du même vertige que les princes, les prélats et les grands seigneurs prônaient les livres des philosophes qui prêchaient l’irréligion, l’anarchie et l’égalité. Quelle harmonie peut régner dans une société dont les devoirs les plus essentiels sont contrariés par l’éducation et la littérature ?

Voilà du moins Pauline qui, en dépit des romanciers et des auteurs comiques, remet en honneur l’autorité paternelle. Sa confidente Stratonice observe que le refus que son amant éprouva de la part de son père, lui offrait

La digne occasion d’une rare constance,

c’est-à-dire, la matière d’un beau roman ; mais Pauline répond fièrement :

Dis plutôt d’une indigne et folle résistance :
Quelque fruit qu’une fille en puisse recueillir,
Ce n’est une vertu que pour qui veut faillir.

Quel blasphème contre cette admirable constance, si religieusement prêchée dans les contes, et si rare dans la société ! Pauline se fait un titre de sa déférence aux volontés de son père, pour lui demander la grâce de Polyeucte :

Au nom de cette aveugle et prompte obéissance
Que j’ai toujours rendue aux lois de la naissance,
Si vous avez pu tout, sur moi, sur mon amour, etc.

Cette obéissance est non seulement un devoir, elle est encore le moyen de bonheur le plus sûr : comme on ne peut dans le monde faire ce qu’on veut, le meilleur parti est toujours de ne vouloir que ce qu’on doit.

Ce qu’il y a de plus fort, c’est que Pauline, lorsqu’elle retrouve son amant, ne rougit point devant lui d’une conduite que le code amoureux réprouve comme une faiblesse, une lâcheté ; et même une trahison ; au lieu de s’en justifier, elle s’en fait honneur : Le bruit de votre mort n’est point ce qui vous perd ;
Si le ciel en mon choix eût mis mon hyménée,
À vos seules vertus je me serais donnée.
…………
Mais puisque mon devoir m’imposait d’autres loix,
De quelque amant pour moi que mon père eût fait choix,
Quand à ce grand pouvoir que la valeur vous donne
Vous auriez ajouté l’éclat d’une couronne,
Quand je vous aurais vu, quand je l’aurais haï,
J’en aurais soupiré, mais j’aurais obéi ;
Et sur ma passion ma raison souveraine
Eût blâmé mes soupirs et dissipé ma haine.

Voilà cette Pauline, objet des railleries de Voltaire dans plusieurs endroits de son Commentaire, quoique dans d’autres il la trouve admirable. Voltaire est un ingrat, car il doit à cette Pauline son Idamé de l’Orphelin de la Chine : la copie est faible, mais la situation est la même. Les parents d’Idamé n’ont pas voulu lui donner pour époux Témugin, son amant ; ils l’ont mariée à Zamti. Lorsque ce Témugin, méprisé, revient en conquérant sous le nom de Gengiskan, Idamé, sans être éblouie de sa gloire et de sa puissance, reste fidèle à son époux ; elle aime mieux mourir avec lui que de régner avec Gengiskan. Le seul avantage d’Idamé sur Pauline, aux yeux des philosophes, c’est qu’Idamé est femme d’un athée, au lieu que Pauline a pour époux un chrétien, crime que Voltaire n’a jamais pu lui pardonner.

Corneille dédia sa tragédie à la régente Anne d’Autriche, princesse d’une grande piété ; il inséra dans l’épître dédicatoire un sonnet sur les victoires qui avaient signalé les premières années de la régence. Ce sonnet n’est point indigne de Corneille ; mais il n’a pu trouver grâce aux yeux de Voltaire, qui déclare que Corneille n’était point fait pour les sonnetset pour les madrigaux ; il tourne en ridicule quelques expressions de l’épître, qui lui paraissent trop pompeuses ; il eût voulu sans doute que Corneille dît des douceurs à la régente, qu’il la cajolât comme il cajolait, lui, les princesses allemandes, assez bonnes pour le souffrir, et, qui pis est, pour s’en faire honneur. Mais Corneille, dans sa simplicité, ne croyait pas avoir droit d’impertinence auprès des grands, parce qu’il savait faire des vers ; il n’eût pas osé prendre un ton de familiarité galante avec la reine-mère, et, s’il l’eût osé, son génie sublime se serait abaissé avec peine jusqu’à ce persiflage de courtisan. C’était au contraire le talent particulier de Voltaire : aussi regarde-t-il comme bien meilleurs, et d’un goût plus délicat, les vers que Voiture fit cette année-là même pour Anne d’Autriche, et en sa présence : il loue surtout le trait suivant, que la reine n’excusa sans doute que parce que Voiture n’était à la cour qu’une espèce de bouffon :

Mais que vous étiez plus heureuse,
Lorsque vous étiez autrefois…
Je ne veux pas dire amoureuse :
La rime le dit toutefois.

Anne d’Autriche, pour une dévote, donna dans cette occasion un rare exemple de tolérance, dont Voltaire ne lui sait aucun gré, et qu’il ne daigne pas même remarquer, tant il est enchanté de la délicatesse de l’esprit de Voiture, qui dit à la reine, en présence de sa cour, qu’elle était bien plus heureuse quand elle était amoureuse. Cela me paraît assez grossier ; beaucoup de reines, sans être dévotes, n’auraient eu besoin que de se respecter elles-mêmes pour faire chasser et punir ce mauvais plaisant ; mais, je le répète, il y avait alors à la cour des bouffons auxquels on permettait de tout dire ; Corneille n’avait pas ce privilège, et n’en était pas jaloux. Au reste, je pense qu’à la vérité ce grand poète ne faisait pas si bien des madrigaux que Voltaire ; mais, en récompense, il faisait beaucoup mieux des tragédies.

V §

Il faut choisir entre Polyeucte et Cinna pour avoir la plus belle pièce de Corneille. Corneille aimait mieux Cinna, pièce plus mâle et plus romaine ; son neveu, le galant Fontenelle, préférait Polyeucte, parce qu’il s’y trouve beaucoup plus de sentiments délicats et de passion romanesque. Il me semble que la sève du génie de Corneille est encore plus abondante et plus vigoureuse dans Cinna ; le poète y est plus dans son élément ; son style s’accommode mieux des idées grandes et fortes qui règnent dans un pareil sujet, que de la délicatesse qui domine dans les rôles de Pauline et de Sévère. Polyeucte n’en est pas moins un des chefs-d’œuvre de l’art ; c’est la tragédie la plus régulière de Corneille, l’une de celles qui font le plus d’honneur à son invention ; à l’exception du fait, qu’il a puisé dans les légendes, il a tout tiré de son propre fond ; il est le créateur de sa fable, et il a l’honneur d’avoir fourni à Voltaire la moitié du plan de son Orphelin de la Chine.

Accoutumé à peindre des Romains qui sacrifiaient tout à la patrie terrestre, Corneille a sans doute considéré dans Polyeucte un Romain d’une nouvelle espèce qui sacrifie tout à la patrie invisible et céleste. Mais au théâtre les sens ont tant d’empire ! on est électrisé par la grandeur d’âme de ces Romains qui s’immolaient, eux et leurs enfants, aux intérêts de la bourgade où le hasard avait placé leur berceau. Cette bourgade est connue, c’est un objet matériel et sensible, et tout héros qui se sacrifie pour sa patrie physique inspire un vif intérêt ; mais l’homme qui renonce à sa famille, à sa fortune, à la vie même, pour une patrie spirituelle qu’on ne voit et qu’on ne connaît pas, est fort peu théâtral aux yeux de ceux qui n’ont pas assez de religion pour comprendre son sacrifice.

Zaïre même n’intéresse plus, parce qu’on ne sent pas assez la force des motifs auxquels cette jeune et belle esclave immole les plus doux sentiments de son cœur. Zaïre, le chef-d’œuvre du moins religieux des poètes, est aussi une sainte et une martyre, puisqu’elle est tuée en allant au baptême, puisqu’elle meurt victime tout à la fois de la piété chrétienne et de la piété filiale. L’auteur a travaillé toute sa vie pour détruire lui-même l’intérêt de sa pièce, ainsi que le sublime du caractère de Polyeucte. Le commentateur de Corneille ne parle de saint Polyeucte que comme d’un fou : il ne voit que Sévère et Pauline qui soient dignes de son attention. Ceux-là du moins soutiennent noblement la pièce, indépendamment des idées religieuses ; mais dans Zaïre, l’intérêt de la religion une fois ôté, il n’y a plus rien qu’une petite sotte ridiculement crédule et superstitieuse, qui, prête à monter sur le trône du sein de l’esclavage, écoute les fables de deux étrangers, qu’elle prend, sur leur parole, pour son père et pour son frère, et qui lui font perdre son amant, sa fortune et la vie.

Le grand Corneille, dans la simplicité de son cœur, paraît craindre qu’on ne lui reproche d’avoir péché contre Aristote, en produisant sur la scène un héros aussi parfait que Polyeucte ; mais son scrupule est mal fondé. Polyeucte se livre à Un excès de zèle que l’Église même condamne, et par là il rentre dans la règle d’Aristote, qui veut qu’on donne quelque faiblesse au héros pour lequel on veut inspirer de l’intérêt.

C’est à cette occasion que Corneille s’engage dans quelques détails d’une naïveté curieuse : on est étonné de trouver en un si grand homme tant de modestie et de simplesse. Pour excuser cette perfection de vertu qu’il a donnée à Polyeucte, il cite de plaisantes autorités, entre autres celle d’un certain Mirturnus, lequel, dans son Traité du Poète, agite cette question : Si la passion de J.-C. et les martyres des saints doivent être exclus du théâtre, à cause qu’ils passent cette médiocre bonté qu’Aristote exige dans les personnages tragiques ; et Corneille ajoute : Il la résout en ma faveur.

La question agitée par ce Mirturnus est le comble de l’absurdité et de l’extravagance. Et qu’importe à Corneille que l’opinion de ce ridicule pédant lui soit favorable ? L’auteur de Cinna ne savait-il pas bien que rien ne serait plus ridicule et plus indécent sur la scène tragique que la passion de J.-C. ? Et cependant, non content de s’appuyer de l’autorité de Mirturnus, il cite encore les impertinentes tragédies de Heinsius sur le martyre des innocents, de Grotius sur la passion de J.-C., de Buchanan sur la mort de saint Jean-Baptiste : c’est sur ces exemples, dit-il,que j’ai hasardé ce poème. Bon Corneille, aviez-vous donc besoin, pour composer votre chef-d’œuvre de Polyeucte, d’y être autorisé par l’exemple de ces misérables rapsodies, écrites en latin dans un siècle barbare, tout à fait indignes du théâtre, et même des collèges ! Enfin, Corneille pousse la bonhomie jusqu’à regarder comme des agréments dans la tragédie de Heinsius sur le martyre des innocents, les anges qui bercent l’enfant Jésus ; il approuve l’auteur d’avoir ajouté ce trait d’imagination à ce qu’il a trouvé dans l’Évangile.

Corneille, aveuglé par la passion de son art, admet tous les sujets tirés de l’Évangile et de la Bible, sans songer que la plupart sont impraticables, et qu’en les traitant on déshonore tout à la fois le théâtre et l’Écriture sainte. On va voir avec quelle bonne foi et quelle candeur cet écrivain sublime traite une pareille question. Voici ce qu’il dit de David et de Bethsabée, pour prouver qu’on peut, sans blesser le respect du aux livres sacrés, en retrancher ce qui pourrait déplaire sur la scène : « Si j’avais, dit-il, à y exposer l’histoire de David et de Bethsabée, je ne décrirais pas comme il en devint amoureux en la voyant se baigner dans une fontaine, de peur que l’image de cette nudité ne fît une impression trop chatouilleuse dans l’esprit de l’auditeur ; mais je me contenterais de le peindre avec de l’amour pour elle, sans parler aucunement, de quelle manière cet amour se serait emparé de son cœur. »

Il n’y a pas tant de distance que l’on s’imagine de ces naïvetés aux chefs-d’œuvre de Corneille ; ce grand homme a répandu dans ses ouvrages les plus sublimes une foule de traits d’un naturel presque familier, qui sont précieux pour les connaisseurs, quoiqu’ils paraissent au-dessous de la dignité tragique : la simplicité est le caractère du vrai génie ; le bel-esprit, la finesse, le charlatanisme et le clinquant sont l’apanage de la médiocrité.

VI §

On n’a point encore observé que Racine, le plus adroit et le plus habile des poètes à s’approprier ce qu’il jugeait à propos d’imiter dans les autres, a puisé probablement dans la première scène du cinquième acte de Polyeucte l’idée du dernier entretien de Bajazet avec Roxane. Cet entretien a cela de terrible et de vraiment tragique, que la vie de Bajazet en dépend ; et comme le dit elle-même la sultane :

S’il sort, il est mort.

La situation de Polyeucte vis-à-vis de Félix est absolument la même ; c’est une tentative que son beau-père fait encore en sa faveur :

Amenez Polyeucte, et si je le renvoie,
S’il demeure insensible à ce dernier effort,
Au sortir de ce lieu, qu’on le mène à la mort.

Félix veut exciter son gendre à renoncer au christianisme et à rendre hommage aux dieux de l’empire ; Roxane veut exciter Bajazet à renoncer à sa rivale Atalide et à lui engager sa foi : Polyeucte et Bajazet reçoivent avec horreur cette proposition d’infidélité, quoique la mort les attende à la porte. Mais, quelque ressemblance qu’il y ait pour le fond entre ces deux scènes, elles sont bien différentes par le sujet et le motif, et par la manière dont elles sont traitées ; celle de Corneille est d’un bien plus grand intérêt.

La Mort de Pompée §

I §

Quelques littérateurs disputent à ce poème le nom de tragédie ; il ne faut pas disputer sur les mots ; si la Mort de Pompée n’est pas une tragédie, c’est un chef-d’œuvre dramatique qui offre des scènes supérieures à quelques tragédies fort vantées. Pompée n’y paraît pas, mais il remplit la pièce : c’est la mort de ce grand homme et les suites de cette mort ; c’est le succès de Pharsale remis en question ; c’est la conduite du vainqueur du inonde après la victoire, moment plus critique, peut-être plus décisif que le combat même ; c’est, en un mot, le plus important, le plus auguste, le plus grand spectacle que le génie puisse offrir à l’imagination des hommes instruits et sensés.

Il ne s’agit pas ici des petits tourments d’un petit héros qui fait le fou, parce qu’il craint de n’être pas aimé de sa maîtresse ; il s’agit du plus terrible coup de la fortune, de la plus grande catastrophe qui jamais ait épouvanté les nations : on étale à nos yeux la chute et les débris de cette monstrueuse république, qui, après avoir humilié, écrasé tous les rois, vient périr en Égypte dans la personne de son chef, par l’ordre d’un roi enfant ; on nous montre le triomphateur des trois parties de la terre alors connues, vaincu à son tour, et sans asile dans cet univers plein de ses trophées ; le maître du sénat, l’idole du peuple-roi, le souverain du monde dépouillé, mis à nu par le hasard d’une seule bataille, n’ayant plus, dans sa fuite, de plus grand ennemi que sa fortune passée, lâchement assassiné, non par la cruauté de son ennemi, mais par l’infâme politique d’un vil eunuque ; de l’autre côté, le héros de Pharsale, le vainqueur de Pompée, plus grand que sa fortune, faisant un effort sublime pour vaincre sa victoire, même pleurant sur la tête de son rival, et, après s’être élevé au-dessus de l’humanité par ses talents et son bonheur, s’approchant de la Divinité par sa générosité et par sa clémence : superbes tableaux où le peintre n’est point au-dessous du sujet !

C’est bien là ce qu’on peut appeler la tragédie philosophique : voilà ce qui élève et agrandit l’âme ; voilà ce qui nourrit l’esprit, et non pas de ridicules passions, des aventures galantes, des folies amoureuses qui ne sont plus pour les spectateurs éclairés que des bagatelles, surtout depuis que la révolution nous a guéris de ce goût romanesque qui, trop longtemps, infecta notre littérature. Je conseille aux auteurs dramatiques de puiser désormais dans l’histoire, et surtout d’appuyer leurs drames sur une autre base que l’amour : c’est aujourd’hui un fondement ruineux.

En lisant ces vigoureuses tragédies historiques, on sent bien la vérité de ce précepte d’Horace, dont le sens a excité de grands débats parmi les grammairiens ;

Difficile est propriè communia dicere ; sed tu
Rectiùs iliacum carmen deducis in actus
Quam si proferres ignota indictaque primus.

« Il est bien difficile de donner à des héros et à des faits de pure invention un caractère et une couleur qui leur soit propre et particulière. Auteurs, mettez en scène les personnages et les conceptions de l’Iliade : cela vaudra mieux que de nous offrir des actions inconnues, et des êtres fantastiques dont personne n’a jamais entendu parler. » La fable avait alors pour les poètes l’autorité de l’histoire : Achille, Agamemnon, Ulysse, avaient un caractère connu, et en imposaient davantage que des personnages en l’air (communia), dont il fallait créer le moral et forger le nom.

Corneille et Racine ont suivi ce précepte d’Horace ; ils se sont défiés des forces de leur imagination : Voltaire, qui cependant ne brille pas du côté de l’invention, a eu la témérité de fabriquer des sujets chimériques, que ses adorateurs ont appelés philosophiques, et qui sont bien creux aujourd’hui pour des hommes raisonnables. Il faut convenir que César et Pompée sont des personnages un peu plus étoffés qu’Orosmane et Zamore, qui ne laissent dans l’esprit d’autre idée que celle d’un furieux et d’un fou. Ce sont des ombres tragiques que le jour de la raison fait disparaître.

Il est vrai que Pompée, ainsi que la plupart des bons ouvrages de Corneille, demande des spectateurs instruits, accoutumés à réfléchir et à penser.. Il n’y a qu’un littérateur tel que Chénier qui puisse avancer que cette pièce, ainsi que toutes celles qui ont illustré notre théâtre sous Louis XIV, était faite pour des esclaves et des femmelettes : il me semble, au contraire, que cette tragédie de Pompée est bien faite pour des hommes et pour des femmes pénétrés de la dignité de leur sexe : aussi le vieux Corneille, malgré son austérité et la rudesse de son style, fut-il longtemps l’idole des femmes qui se croyaient faites pour autre chose que pour l’amour. On peut même assurer que jamais poète n’a plus fait sa cour aux femmes dans ses pièces, parce qu’aucun ne les a plus ennoblies, et ne leur a fait jouer un plus grand rôle. L’amour, dans les héroïnes de Corneille, n’est jamais que l’esclave de l’honneur et du devoir. Voltaire prétend que cela n’est pas tragique : tant pis pour la tragédie ; cela vaut beaucoup mieux pour les mœurs.

Voltaire a fait sur cette pièce un commentaire insipide, hérissé de minuties grammaticales. Corneille a fait beaucoup de fautes contre la langue, mais Voltaire n’a jamais fait des vers comme lui : le commentateur a vu la Mort de Pompée avec les yeux de l’auteur de Zaïre et d’Alzire ; il ne paraît pas avoir senti la distance de ces grandes infortunes aux disgrâces amoureuses : quelquefois il se méprend d’une manière étrange, quand il s’avise de dogmatiser :

« On peut observer, dit-il, qu’en aucune langueles métaux, les minéraux, les aromates n’ont jamais de pluriel ; ainsi, chez toutes les nations, on offre de l’or, de l’encens, de la myrrhe, et non pas des ors, des encens, des myrrhes. » Cet aphorisme n’est rien moins qu’exact ; car on dit en latin : des encens, des airains, des baumes, thura, œra, balsama.

Dans un autre endroit, le critique reprend ce vers :

Cléopâtre a de quoi vous mettre tous en poudre :

il dit d’un ton doctoral : « On évite aujourd’hui ce lieu commun, mettre en poudre, qui n’était employé que pour rimer à foudre. » Pourquoi donc Voltaire n’a-t-il pas évité lui-même ce lieu commun ? pourquoi, dans la première scène d’Alzire, a-t-il risqué un vers bien inférieur à celui qu’il blâme, lorsqu’il a fait dire à Alvarès :

Par nous tout est en feu, par nous tout est en poudre,
Et nous n’avons du ciel imité que la foudre.

Avant de reprendre les autres, il faut un peu regarder autour de soi.

II §

Dans son Commentaire de Corneille, Voltaire se hâte de passer sur les beautés comme sur des épines ; il se complaît dans les critiques, il se délecte dans les vétilles grammaticales ; on voit alors qu’il marche sur des fleurs. Il est fâcheux pour des Français que plus de la moitié d’un ouvrage qui devait être un monument littéraire, ne puisse servir qu’à des étrangers qui étudient notre langue et commencent à épeler nos auteurs ; il est triste pour Corneille de n’avoir pas eu un interprète digne de lui, un commentateur exempt de passions et de préjugés ; c’est parce que Voltaire est du métier qu’il est souvent injuste à l’égard du père de la tragédie : il le juge d’après lui-même ; c’est un nain très bien fait dans sa petite taille, qui s’efforce de toiser un géant.

Après les fautes de grammaire, qui sont le premier objet de l’attention du critique, le reproche le plus grave et le plus général qu’il fasse à Corneille est de manquer d’intérêt : il aurait dû définir ce qu’il entend par intérêt. On ne trouve pas, sans doute, dans les pièces de Corneille cet intérêt romanesque fondé sur l’amour et sur les crimes qu’il fait commettre ; il n’offre pas au spectateur des aventures, des surprises, des fureurs, des folies : il cherche à intéresser par l’importance réelle des événements, par l’héroïsme des sentiments, par le sublime des pensées, par l’énergie et la grandeur des caractères ; il élève, il fortifie l’âme au lieu de la rabaisser et de l’amollir ; il fait couler des larmes généreuses, non pas sur de honteuses passions, mais sur des actions héroïques ; il fait pleurer d’admiration plutôt que de pitié. Cet intérêt me paraît bien supérieur au pathétique ordinaire : il est surtout bien plus d’accord avec la morale ; car l’habitude de s’attendrir au théâtre sur les crimes des passions, ne peut, à la longue, que favoriser les passions et familiariser avec les crimes.

Lorsque Boileau a dit, en parlant de l’amour :

De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre,

il s’est montré plus fidèle à son amitié pour Racine qu’aux principes de l’art : les Athéniens, fondateurs de la tragédie, n’étaient pas des barbares ; ils n’ont cependant jamais pu se persuader que le malheur de n’être pas aimé de sa maîtresse fût un malheur tragique. Ce n’est pas qu’ils ne connussent très bien l’amour et ses tourments ; il suffit, pour s’en convaincre, de lire celles de leurs comédies que Plaute et Térence ont traduites ; mais ils ne pouvaient regarder un amoureux comme un héros digne de figurer sur le théâtre de Melpomène.

Pourquoi donc, dit Voltaire, Corneille, dédaignant d’établir sur l’amour l’intérêt de ses pièces, les a-t-il refroidies par des intrigues galantes ? Il parle sans cesse d’amour, et il en parle mal. Dans la Mort de Pompée, par exemple, l’amour de César et de Cléopâtre est-il digne de la tragédie ? Je réponds qu’en cela Corneille s’est fort rapproché du ton de la société ; il a peint les mœurs et non pas des chimères : la galanterie faisait une partie de la politesse des grands et des rois ; toutes les cours de l’Europe, et surtout la cour de France, étaient galantes : Corneille a donc prêté à ses héros le langage que les héros de son temps étaient accoutumés de tenir dans le monde. Les amoureux forcenés, tels qu’Orosmane, ne sont point dans la nature ; ce sont des personnages de roman ; les princes surtout et les rois n’aiment jamais ainsi ; mais tous les seigneurs de la cour de Louis XIII, mais les courtisans de Louis XIV, et Louis XIV lui-même, étaient galants : cette galanterie était en quelque sorte essentielle au caractère du chevalier ; bien loin d’avilir les héros, elle donnait un nouvel éclat à leurs vertus. Qui fut jamais plus galant que François Ier et Henri IV ? En sont-ils moins grands dans l’histoire ?

La galanterie ne peut donc être déplacée dans une tragédie, quand les mœurs du temps l’autorisent ; elle n’est pas à la vérité pathétique, mais elle est noble ; elle vaut pour le moins les folies et les absurdités que débitent les amants furieux dans les scènes avec leurs confidents ; la galanterie ne fait jamais le fond des tragédies de Corneille, mais elle se mêle naturellement à l’action et n’en affaiblit point l’intérêt. La galanterie de Rodrigue est sublime et passionnée dans le Cid ; l’amour de Camille est énergique et touchant dans Horace ; dans Cinna, cette passion est ennoblie par un patriotisme extravagant, à la vérité, dans ses effets, mais grand dans les motifs ; dans Polyeucte, c’est un sentiment héroïque ; dans Rodogune, dans Héraclius, l’amour tendre, délicat, respectueux, contraste avec les forfaits politiques : je ne vois aucun de ces chefs-d’œuvre refroidi ni déshonoré par la galanterie, comme le prétend Voltaire. Corneille, j’en conviens, ne parle pas d’amour avec l’élégance, la netteté, la grâce de Racine ; mais les idées ont toujours quelque chose de généreux et de noble ; il y règne, malgré les vices de l’élocution, une certaine chaleur dramatique ; et si nous avions un Baron pour débiter ces scènes que Voltaire trouve froides, on serait même surpris de l’effet quelles produiraient. D’ailleurs, quand Corneille prend son essor, il s’élance avec une telle impétuosité, qu’on lui pardonne aisément quelques chutes inévitables : il est impossible de se soutenir longtemps à cette prodigieuse hauteur, et la hardiesse de son vol le met fort au-dessus des auteurs qui ne tombent point parce qu’ils ne s’élèvent jamais.

Pour ce qui regarde la galanterie de César, elle est constatée par l’histoire comme celle de Henri IV ; c’est un trait de son caractère. On ne reproche point à Homère de faire pleurer Achille pour un affront.

À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.

La galanterie est une faiblesse qui sied aux grands cœurs ; il n’appartient qu’aux âmes supérieures de savoir allier les plaisirs avec les affaires, et le courage guerrier aux sentiments doux et tendres ; on aime à voir le maître du monde rendre hommage à la beauté : le conquérant ne perd rien de sa gloire pour se laisser quelquefois désarmer par l’amour. Mais quand l’amour se change en frénésie et en rage ; lorsque, au lieu d’enflammer le cœur de l’amant d’une nouvelle ardeur pour la gloire, c’est une passion insensée qui le dégrade et l’entraîne au crime, c’est alors que le héros, selon Voltaire, excite la pitié tragique ; pour moi, je pense que plus souvent il fait pitié, et que son vrai théâtre est aux Petites-Maisons. Racine, le sage et judicieux Racine, n’a mis sur la scène qu’un héros de cette espèce, c’est Oreste ; mais il faut observer que ce personnage fabuleux est présenté comme un objet de la colère des dieux, que son amour est une partie de sa punition, que c’est l’ouvrage des furies auxquelles il a été dévoué : ce caractère sort de l’ordre naturel ; il rentre dans ce système de fatalisme si terrible et si tragique, et cette passion fatale d’Oreste est véritablement un malheur extraordinaire, digne de la tragédie. On ne peut pas dire la même chose d’Orosmane, de Zamore, de Vendôme. Orosmane, par son extravagante passion, dément le caractère connu des princes musulmans ; Zamore, celui des sauvages d’Amérique ; Vendôme, celui des chevaliers français : leurs folies n’ont aucun fondement, ni dans l’histoire ni dans la fable, et n’ont pu exister que dans l’imagination déréglée et romanesque de l’auteur.

La coquetterie de Cléopâtre n’est pas moins consacrée par les monuments historiques que la galanterie de César ; Corneille a rendu cette coquetterie théâtrale en lui donnant un grand objet, et en cela il s’est encore rapproché de l’histoire ; car Cléopâtre avait l’ambition de ne plaire qu’aux maîtres du monde ; elle voulait faire de ses attraits le même usage que les conquérants font de leurs armes : elle enchaîna César, elle asservit Antoine, et se punit par la mort d’avoir manqué la conquête d’Octave : c’est un personnage un peu plus imposant et plus vrai que les Zaïre, les Alzire, les Adélaïde, les Aménaïde, etc. On gémit de voir un homme tel que Voltaire s’amuser à relever quelques naïvetés aujourd’hui trop familières, mais que le siècle de Corneille ne regardait que comme une noble simplicité et une vérité précieuse : cet illustre commentateur s’appesantit gravement sur des minuties ; il se divertit à les parodier : on ne voit plus à la place d’un littérateur qu’un mauvais plaisant ; jamais il ne remarque la véritable grandeur des faits et des personnages, qui couvre ces taches légères. Il paie, je l’avoue, à quelques traits sublimes, un juste tribut d’admiration ; mais il croit acheter par là le droit d’être aveugle et injuste pour tout le reste. Il n’observe point cette mâle énergie, cette simplicité vigoureuse, ce torrent d’éloquence qui roule dans toutes les scènes ; on dirait qu’il ne sent pas cette force, cette chaleur, et, pour ainsi dire, cette sève qui anime le dialogue, cette surabondance de vie, ce sang généreux qui, si l’on peut ainsi parler, circule dans toutes les veines des bonnes tragédies de Corneille ; Voltaire semble ignorer que ces négligences, ces familiarités de l’auteur de Cinna, sont celles d’un grand homme qui n’a pas besoin d’art et de parure ; qu’elles sont pour lui presque des beautés, tandis qu’elles ne seraient pour un homme médiocre que des fautes. Le déshabillé de Corneille et de Bossuet plaît davantage que la toilette d’un auteur musqué, dont tout le mérite est dans les mots.

III §

L’illustre auteur du Traité du Sublime, ouvrage que Boileau n’a pas dédaigné de traduire, a composé plusieurs chapitres exprès pour prouver que les écrivains qui s’élèvent jusqu’au sublime sont préférables, malgré les fautes qui leur échappent souvent, à d’autres auteurs plus corrects, plus élégants, plus purs, et qui ne tombent jamais. « Bien que j’aie remarqué, dit Longin, plusieurs fautes dans Homère et dans tous les plus fameux poètes, et que je sois peut-être l’homme du monde à qui elles plaisent le moins, j’estime après tout que ce sont des fautes dont ils ne se sont pas souciés, et qu’on ne peut appeler proprement fautes, mais qu’on doit simplement regarder comme des méprises et de petites négligences qui leur sont échappées, parce que leur esprit, qui ne s’étudiait qu’au grand, ne pouvait pas s’arrêter aux petites choses ; en un mot, je maintiens que le sublime, bien qu’il ne se soutienne pas également partout, quand ce ne serait qu’à cause de sa grandeur, est au-dessus de tout11. »

Longin parle ensuite de quelques auteurs qui ne font jamais de faux pas, et n’ont rien qui ne soit écrit avec beaucoup d’élégance et d’agrément : il cite, entre autres, un certain poète tragique nommé Ion, dont les pièces de théâtre, régulières et bien soutenues, étaient regardées comme parfaites par les esprits vulgaires. Puis il ajoute : « Il n’en est pas ainsi de Pindare et de Sophocle ; car, au milieu de leur plus grande violence, durant qu’ils tonnent et foudroient, pour ainsi dire, leur ardeur vient malà propos s’éteindre, et ils tombent malheureusement ; et toutefois y a-t-il un homme de bon sens qui daignât comparer tous les ouvrages d’Ion ensemble au seul Œdipe de Sophocle ? » C’est un grand principe en littérature, que la qualité et non le nombre des beautés fait la gloire et le mérite des ouvrages : si on mettait dans la balance d’un côté toutes les tragédies de Voltaire, de l’autre le seul Cinna de Corneille, il est plus que probable qu’elle pencherait du côté de Cinna, parce que cette seule tragédie renferme plus de beautés du premier ordre, plus de traits sublimes qu’on n’en peut trouver dans tout le théâtre de Voltaire.

Pour mettre sa pensée dans un plus grand jour, Longin compare Démosthène avec Hypéride ; il entre dans une énumération très détaillée des qualités de ce dernier orateur, dont malheureusement il ne nous reste plus rien. Il en résulte qu’Hypéride était plus harmonieux, plus élégant, plus fleuri, plus aimable que Démosthène ; qu’il avait infiniment plus d’esprit, plus d’enjouement, de légèreté et de grâce ; qu’il réunissait presque tous les genres d’éloquence, et avait un merveilleux talent pour manier la plaisanterie. D’après cet étalage des rares perfections d’Hypéride, qui ne croirait que le critique va lui donner la préférence sur Démosthène, lequel lui paraît dur, austère, dépourvu d’élégance et d’ornements, et si malheureux dans ses plaisanteries qu’il se rend ridicule lui-même au lieu de faire rire les autres ?

Voltaire répète souvent : « Les défauts de Corneille sont de son siècle ; de grands traits effacent une foule de fautes : ces minuties n’empêchent pas un morceau sublime d’être sublime ; il faut les regarder comme des fautes d’orthographe. » Si ces aveux sont sincères, pourquoi donc Voltaire est-il continuellement à l’affût de ces fautes d’orthographe ? pourquoi a-t-il l’air de s’en moquer et d’en triompher ? pourquoi son Commentaire est-il hérissé de mauvaises facéties sur les familiarités que se permet quelquefois Corneille, qui se croit assez grand pour pouvoir quelquefois oublier impunément sa grandeur ? Le commentateur ressemble alors à ces jeunes étourdis qui, dans un cercle, ont l’impertinence de rire d’un homme respectable, parce qu’il n’est pas vêtu à la mode.

Je voudrais que Voltaire eût une fois observé combien les grands caractères, les grands événements, les grands intérêts que Corneille nous présente sur la scène, sont supérieurs à ces passions qui ne sont tragiques qu’à force d’être folles ; que des niaiseries et des sottises écrites à la moderne sont infiniment au-dessous des idées fortes et des choses importantes, quoique revêtues d’un style antique et peu correct. Les bonnes tragédies de Corneille sont toujours établies sur un fond solide et raisonnable ; ses personnages sont imposants sans cesser d’être vrais : dans leur plus grande majesté, ils ont un naturel, une franchise, une vérité qu’on ne trouve dans aucun auteur moderne. Quels caractères que ceux de César, de Cornélie et même de Cléopâtre ! Cette seule conception de la veuve de Pompée bravant la victoire de César, n’écrasera-t-elle pas une foule de tragédies vantées ?

Que tous ces nains de nos pièces modernes sont petits et mesquins à côté de ces colosses ! Qu’est-ce, en comparaison, qu’un Orosmane, un Zamore, un Vendôme, etc. ! Écoutez ce que disent, voyez ce que font ces gens-là ; ce sont de vrais maniaques qu’il faudrait exorciser ; il n’y a que bassesse et délire dans leur langage et dans leurs actions ; ce ne sont que de mauvais singes de l’Oreste de Racine, qui seul a eu le privilège de la folie, et qui peut inspirer de la terreur et de la pitié comme un être dévoué au malheur et au crime. Du reste, rien n’est plus ridicule et plus comique que ces prétendus héros dont l’esprit est aliéné, et qui ne font rien autre chose dans une pièce que se mettre en fureur et tomber en syncope quand ils sont malheureux en amour.

César aime Cléopâtre comme un grand homme doit aimer, et non pas comme un sot et un fou ; si son amour n’est pas théâtral, sa grandeur d’âme, sa générosité sont vraiment tragiques ; il n’est nullement démontré que, pour être tragique, un personnage ait besoin d’être un extravagant et un enragé. Corneille a donné à ses héros cette noble galanterie qui était à la mode du temps de la Fronde : l’amour se mêlait alors à toutes les intrigues politiques, coproduisait de grands événements. Les princes et les seigneurs de la cour avaient chacun leur dame ; le duc de Beaufort était l’amant de madame de Montbazon ; La Rochefoucauld était aux pieds de madame de Longueville ; mademoiselle de Chevreuse gouvernait le coadjuteur ; le duc de Bellegarde, en partant pour l’armée, demandait à la reine, comme une faveur, qu’elle voulût bien toucher la garde de son épée ; M. de Châtillon portait à son bras, dans une bataille, une des jarretières de mademoiselle de Guerchi : la conversation était chargée de toutes les expressions les plus outrées de la galanterie ; c’était l’esprit du siècle. Voilà les mœurs que Corneille a voulu peindre. Ces mœurs élèvent l’imagination, sans corrompre le cœur. Il eût mieux valu, sans doute, laisser aux romans le jargon de la galanterie, et donner à des Romains un langage plus conforme à leurs mœurs ; mais si les héros de Corneille sont trop galants, ils ont des qualités et des vertus qui réparent ce défaut ; ils savent faire autre chose que l’amour.

IV §

Pompée n’est pas une tragédie, disent les grands critiques La Harpe, Voltaire : Pompée n’est pas une tragédie, répètent les petits échos. Qu’est-ce qu’une tragédie dont le héros ne paraît pas, attendu qu’il est mort dès le commencement de la pièce ? Ce n’est qu’un assemblage de scènes dont quelques-unes sont assez belles, mais qui ne forment point un tout : voilà ce que ne cessaient de répéter nos plus fameux docteurs en littérature. Ces novateurs, contre leur goût et leur caractère, se déclaraient apôtres des anciennes lois, afin de s’en servir pour condamner Corneille ; ils ne pouvaient lui pardonner la sublimité de son essor, et voulaient le rabaisser à leur faible portée. Il est vrai qu’une tragédie telle que Pompée écrase prodigieusement ces croquis aussi mesquins que réguliers, ces intrigues petites et froides, et tous ces misérables romans qu’une secte a longtemps essayé d’ériger en chefs-d’œuvre de l’art.

Si Pompée n’est point une véritable tragédie, comme le déclare formellement Voltaire, si ce n’est qu’une tentative de Corneille pour mettre sur la scène des morceaux excellents qui ne forment point un tout, j’en suis fâché pour la tragédie : on lui ferait assurément beaucoup d’honneur de donner son nom à cet ouvrage d’un genre unique, que le génie de Corneille, animé par la grandeur romaine, a fait réussir au théâtre. Peu importe, au reste, que la Mort de Pompée s’appelle tragédie, qu’on la nomme comme on voudra, pourvu que ce soit un chef-d’œuvre fort supérieur à une foule de tragédies très fières de leur titre et de leur prétendue régularité : je dis prétendue ; car je prétends, moi, que Pompée est un ouvrage bien mieux conçu, et qui satisfait beaucoup mieux aux premières grandes règles de la tragédie, que nos petites merveilles modernes qu’on vante le plus.

Les unités de temps et de lieu sont observées fidèlement dans Pompée : l’unité d’action, à la vérité, échappe d’abord pour des yeux vulgaires. Un sophiste peut chicaner Corneille ; mais un connaisseur n’aperçoit dans la pièce que l’assassinat du grand Pompée, puni par celui-là même pour l’intérêt duquel on l’a commis : il admire ce tableau d’une cour lâche et corrompue, victime de ses propres intrigues ; et l’ouvrage d’un bout à l’autre ne lui montre que le triomphe de la générosité et de la grandeur d’âme sur une politique basse et cruelle.

La première règle du théâtre est le bon sens, et les pièces les plus irrégulières sont ces absurdes romans où tout choque la raison et la vérité, où l’on pleure, sans savoir pourquoi, sur des malheurs chimériques. Comment l’auteur de tant de fictions extravagantes et invraisemblables n’a-t-il pas senti la prodigieuse supériorité d’un ouvrage où tout est grand, raisonnable et vrai, d’un ouvrage fort d’idées et de choses, et qui ne présente que des objets dignes d’occuper et d’intéresser des hommes instruits et des esprits solides ? Je sais qu’il faut avoir des connaissances historiques, de la réflexion et du sens pour se plaire aux pièces de Corneille ; les ignorants et les sots trouvent mieux leur compte dans ces coups de théâtre, dans ces situations outrées, dans ces cris forcenés qui les secouent violemment, et les arrachent à leur état ordinaire d’anéantissement et de stupeur. Voltaire se moque beaucoup de Cléopâtre, parce qu’elle a l’ambition de plaire au maître du monde ; il l’accuse même de parler en femme abandonnée, parce qu’elle laisse entrevoir le désir d’épouser César et d’en avoir un enfant : il n’y a rien là de contraire aux bonnes mœurs. Cela n’est pas très tragique ; mais dans l’endroit le plus tragique de l’Énéide, dans les plaintes de Didon trahie, que Voltaire regarde lui-même comme très pathétique, Virgile prête à la reine de Carthage un sentiment beaucoup moins honnête. Ah ! du moins, s’écrie l’infortunée Phénicienne, si je pouvais voir jouer dans mon palais un petit Énée qui te ressemblât, je ne me croirais pas tout à fait abandonnée.

                 Si quis mihi parvulus auld
Luderet Æneas, qui te tantùm ore referret,
Non equidem omnino capta aut deserta viderer.

Voilà, dans une épopée, dans le plus héroïque de tous les poèmes, et chez le plus chaste de tous les poètes, une veuve inconsolable de n’avoir pas eu d’enfant d’un infidèle qui la quitte ; et Voltaire appelle Cléopâtre une femme abandonnée, parce qu’elle désire avoir un enfant de César en légitime mariage ! c’est pousser un peu loin l’austérité. Corneille a peint Cléopâtre d’après l’histoire ; si quelquefois ses traits sont trop naïfs, j’avoue que j’aime mieux dette précieuse vérité de pinceau que ces portraits imaginaires, que ces figures fades et fausses, qui n’ont point de physionomie et ne ressemblent à rien. Quant à cet amour fondé sur l’orgueil, s’il est froid au théâtre, il est du moins plus noble, moins corrupteur, plus honorable pour le sexe, que ces passions frénétiques qui avilissent les femmes en étalant toute leur faiblesse. César est plus galant qu’il n’appartient à un Romain ; Corneille le fait parler comme les héros de la Fronde parlaient de son temps. C’est une faute contre les convenances ; mais Voltaire, qui a fait parler et agir un Scythe comme un petit-maître français, devait être plus indulgent, et ne pas prendre droit d’une erreur si légère pour insulter Corneille par des railleries piquantes : il devait surtout observer que César couvre de la plus héroïque magnanimité ce qu’il y a d’insipide dans ce jargon de galanterie.

Le commentateur trouve du ridicule dans ce sentiment passionné de César, qui dit à Cléopâtre que c’est pour lui plaire qu’il a fait ces conquêtes. Corneille peut avoir tort d’avoir prêté à César cet enthousiasme chevaleresque, très étranger aux mœurs romaines ; mais il n’y a rien de ridicule dans ces transports de nos anciens chevaliers, qui faisaient des prodiges de valeur pour mériter un regard de leur dame. Cette union de l’héroïsme militaire avec la galanterie fut longtemps dans le goût espagnol et français. Voltaire approuve lui-même ces vers du Cid :

Paraissez, Navarrois, Maures et Castillans !

« Cet enthousiasme de valeur et d’espérance, dit-il, messied-il au Cid, encouragé par sa maîtresse ? »

Pour mériter son cœur, pour plaire à ses beaux yeux,
J’ai fait la guerre aux rois, je l’aurais faite aux dieux.

On admirait, du temps de Corneille, cette hyperbole galante d’un des plus grands seigneurs de la cour : si l’on blâme Corneille d’avoir fait de César un chevalier, pourquoi loue-t-on Racine d’avoir fait d’Achille un guerrier amoureux, qui ne veut acquérir de la gloire que pour en faire hommage à sa maîtresse ?

V §

Voltaire trouve trois tragédies dans Horace, et n’en trouve pas une dans Pompée, par la même raison ; mais si l’on fait quelquefois à Corneille d’injustes reproches, quelquefois on lui donne aussi de fausses louanges. On vante, par exemple, comme un mérite exclusif, la vérité de ses caractères : c’est un préjugé reçu, que Corneille est un fidèle observateur des mœurs étrangères, et prête à chacun de ses personnages le langage de son pays, tandis que Racine fait des Français de tous ses héros. Les compilateurs littéraires, les auteurs de ces rapsodies intitulées Leçons de littérature, Principes de littérature, etc., ont répété comme à l’envi cette erreur. Lisez Corneille ; tous ses héros sont des Français sous le rapport de la galanterie : je n’excepte qu’Horace ; il est l’unique dans tout son théâtre qui ne soit point amoureux : du reste, Rodrigue, Cinna, Sévère, César, Antiochus, Séleucus, Héraclius, Nicomède, Othon, etc., etc., sont des Français quand ils parlent d’amour. Quant aux héroïnes de Corneille, il serait difficile de décider quel est leur pays : la plupart ne sont pas même des femmes ; elles sont nées de l’imagination de Corneille. On remarque au contraire dans Racine un plus grand nombre de ces caractères francs, conformes à toutes les notions historiques : Néron est frappant de ressemblance ; Acomat est un vrai Turc ; Mithridate a tous les traits dont l’histoire a peint le fameux roi de Pont. Nous voyons dans Monime une véritable Grecque ; dans Roxane, une femme du sérail, une sultane qui n’a d’autre principe d’éducation que ses passions et ses caprices. Dans ces rôles admirables, rien n’est donné au théâtre, à la mode, aux préjugés nationaux ; tout est sacrifié à la vérité : Corneille n’offre pas souvent ce rare exemple de courage.

Je n’attaque ici qu’une erreur de fait ; mais il importe aussi de détruire l’erreur de droit, qui consiste à s’imaginer qu’un poète tragique français doit faire parler ses acteurs conformément aux mœurs de leur pays : ce serait le moyen de se faire siffler dans le sien. Les Français, plus que tout autre peuple, sont attachés à leur ton et à leurs manières ; ils regardent comme ridicule tout ce qui choque leurs idées et leurs usages. L’esprit romanesque et chevaleresque est le caractère distinctif de notre poésie dramatique ; c’est la ligne de démarcation qui sépare le théâtre français du théâtre grec, et même de tous les autres théâtres. La galanterie a été jusqu’ici l’âme de notre scène ; la galanterie était le ton dominant à la cour comme à la ville, lorsque l’art dramatique s’est formé ; c’est sous les auspices de la galanterie que nos deux grands tragiques sont entrés dans la carrière.

Au moment où Corneille parut, les héroïnes de la cour d’Anne d’Autriche soutenaient de tout le pouvoir de leurs charmes l’empire quelles prétendaient avoir sur les héros : elles accréditaient la métaphysique galante, les sentiments quintessenciés et tout le protocole de l’esclavage amoureux : leur tyrannie s’honorait du nom de politesse. Le fier Corneille plia son génie sous le joug de la mode ; loin de dominer son siècle comme on le croit, il en fut subjugué : mais de même que les anciens chevaliers unissaient un courage extraordinaire et les vertus les plus mâles aux langueurs efféminées d’un insipide amour, de même Corneille sut allier à cette froide galanterie qu’il trouvait en usage, des traits de vigueur et une élévation de sentiments qu’il puisait dans son âme.

Corneille voulait plaire, et ne pouvait y réussir sans le suffrage des femmes. Les femmes donnaient le ton au théâtre comme dans le monde : ce qui nous paraît aujourd’hui si plat et si niais, charmait alors toutes les précieuses qui régnaient dans la littérature et dans la société. Les souverains ne trouvent rien de bas dans les flatteries les plus grossières. Les femmes, persuadées de leur souveraineté, entêtées de leur divinité prétendue, ne voyaient rien de ridicule dans les soupirs, les langueurs, les flammes, les tourments, et dans tout ce phébus dont on se moque aujourd’hui, même à l’Opéra : les femmes approuvaient beaucoup que leurs yeux fussent des astres, des soleils, des dieux ; que leur teint fît honte aux lis et à la rose ; qu’un seul de leurs regards décidât du sort de leurs esclaves : les femmes trouvaient fort bon que leur absence ou leur colère fût regardée comme la plus grande calamité et le plus terrible des fléaux. Thésée ne leur paraissait pas impertinent, lorsqu’il disait dans Œdipe :

Quelque ravagé affreux qu’étale ici la peste,
L’absence aux vrais amants est encor plus funeste.

César était à leurs yeux un homme fort raisonnable, quand il disait à Cléopâtre :

Oui, reine, si quelqu’un dans ce vaste univers
Pouvait porter plus haut la gloire de vos fers,
S’il était quelque trône où vous pussiez paraître
Plus hautement assise en captivant son maître,
J’irais, j’irais à lui, moins pour le lui ravir
Que pour lui disputer le droit de vous servir,
Et je n’aspirerais au bonheur de vous plaire
Qu’après avoir mis bas un si digne adversaire :
C’était pour acquérir un droit si précieux
Que combattait partout mon bras ambitieux ;
Et dans Pharsale même il a tiré l’épée,
Plus pour le conserver que pour vaincre Pompée
Je l’ai vaincu, princesse, et le dieu des combats
M’y favorisait moins que vos divins appâts :
Ils conduisaient ma main, ils enflaient mon courage.
Cette pleine victoire est leur dernier ouvrage ;
C’est l’effet des ardeurs qu’ils daignaient m’inspirer :
Et vos beaux yeux enfin, m’ayant fait soupirer,
Pour faire que votre âme avec gloire y réponde,
M’ont rendu le premier et de Rome et du monde.
C’est ce glorieux titre, à présent effectif,
Que je viens ennoblir par celui de captif.
Heureux si mon esprit gagne tant sur le vôtre,
Qu’il en estime l’un, et me permette l’autre !

De bonne foi, est-ce ainsi que pensait, est-ce ainsi que parlait César ? Ne croit-on pas entendre don Quichotte parler à sa Dulcinée ? Cependant cet enthousiasme chevaleresque passait autrefois pour le sublime de la galanterie ; aujourd’hui notre théâtre paraît s’affranchir de cette servitude ; les femmes se sont rapprochées de la nature ; elles ont beaucoup rabattu de leurs prétentions ; elles influent moins sur la destinée des ouvrages et des auteurs. Je ne sais si les femmes sont devenues meilleures en devenant plus naturelles, mais le goût en est devenu plus sain : par malheur, à mesure que le siècle revient, sur cet article important, à des idées plus raisonnables, le génie et le talent disparaissent. Corneille et Racine, assujettis aux lois du code galant, n’en ont pas moins composé des chefs-d’œuvre : leurs successeurs, plus libres, peuvent se dispenser de mettre de la galanterie dans leurs pièces ; mais ils se dispensent aussi d’y mettre cette foule de beautés qui, chez Corneille et Racine, demandent grâce pour quelques fadeurs. Il résulte de cette discussion que Corneille parle autant d’amour que Racine, quoiqu’il n’en parle pas si bien ; que Racine est aussi vrai et même plus vrai que Corneille dans ses caractères, et qu’il a peint l’ancienne Grèce aussi fidèlement, pour le moins que Corneille a peint l’antique Italie.

VI §

Ce sont les tragédies de Corneille et de Racine qui soutiennent le Théâtre-Français : Corneille et Racine sont ses véritables pères. La Mort de Pompée, l’un des moins réguliers des chefs-d’œuvre de Corneille, est un de ceux qui portent le plus l’empreinte de son génie créateur. Avoir pu fonder l’intérêt d’une tragédie sur un héros qui n’y paraît pas, avoir rempli toute la pièce du seul nom d’un homme qu’on ne voit pas, c’est une entreprise dont il n’y avait que Corneille qui pût sortir avec succès. Combien n’était-il pas difficile de faire parler César ? Quel auteur n’eût pas été écrasé sous le poids d’un tel personnage ? Voltaire lui-même, avec toute la souplesse et l’éclat de son esprit, n’a pu s’élever à la hauteur d’un héros de cette importance : son César est sec et guindé en comparaison de celui de Corneille.

Quelle conception sublime que celle du caractère de Cornélie ! Toute la grandeur, toute la fierté romaine respire dans cette femme admirable. Corneille n’a presque rien trouvé dans l’histoire qui pût servir à ce portrait ; mais il n’y a rien trouvé aussi qui le démente. Si Cornélie eût été connue pour une femme faible et pusillanime, si quelque chose pouvait faire douter de son amour pour Pompée, Corneille n’eût jamais entrepris de nous en tracer une fausse peinture.

Il fallait un César pour une Cornélie : la générosité, la grandeur d’âme du vainqueur était nécessaire pour que l’héroïsme de la femme du vaincu ne dégénérât pas en extravagance. Ces deux âmes paraissent faites l’une pour l’autre : Corneille a puisé dans l’histoire celle de César ; mais, rival de la nature, il a fait lui-même, à l’image de César, l’âme de Cornélie.

Observez que la fière Cornélie n’est pas un être passif qui n’excite qu’une admiration froide et monotone : elle agit, elle espère, elle respire la vengeance ; elle veut relever le parti de son époux. Au moment où elle menace César, où elle médite sa ruine, elle lui révèle une conjuration tramée contre sa vie : César est une grande victime qui lui est due, qu’elle se réserve à elle seule. Tout est vraiment tragique et théâtral dans son rôle.

VII §

Notre scène tragique compte deux veuves fameuses, Cornélie et Andromaque : ce ne sont pas des matrones d’Éphèse, ce sont des veuves inconsolables ; elles n’ont, du reste, rien de commun que la douleur et la piété conjugale. Leur caractère est bien différent et devait l’être, d’abord parce qu’une Asiatique et une Phrygienne ne devait pas parler comme une Romaine, ensuite parce que Corneille faisait parler ses personnages autrement que Racine. Chacune des veuves a le ton, l’esprit et le langage du poète qui l’a créée et mise au théâtre.

Andromaque n’est pas si fière, si belliqueuse, si violente que Cornélie ; mais son courage est peut-être plus admirable encore. La veuve d’Hector a peut-être plus besoin de vertu pour résister à l’amour de Pyrrhus, que la veuve de Pompée pour braver la victoire de César. Si Andromaque nourrissait des projets de vengeance, si sa colère et sa haine éclataient contre Pyrrhus, si elle maudissait les Grecs, elle ne serait qu’une folle peu intéressante, tandis que Cornélie, avec ses emportements et ses bravades, est une héroïne admirable. Les convenances sont une des premières lois du théâtre. Voltaire trouve du faste dans les sentiments de Cornélie ; il est fâché qu’elle insulte César, et ne se montre pas plus reconnaissante de ses bontés : il voudrait une Cornélie simple, modeste et discrète. Cette observation est bizarre dans un auteur qui lui-même a prodigué les bravades, et qui surtout a boursouflé ses héroïnes de la manière la plus gigantesque mais on sait que Voltaire ne voyait pas les défauts qu’il avait, et qu’il voyait très bien les défauts que Corneille n’avait pas.

Cornélie, réduite à ses proportions naturelles, ne serait plus une héroïne de théâtre ; il n’y aurait plus dans ce caractère ni éclat, ni sublime, ni beau idéal. Ce qui paraît extravagant, d’après les règles ordinaires de la raison, est précisément ce qui fait la grandeur de cette conception poétique. Il y a ici une lutte entre deux âmes extraordinaires : Cornélie brave César parce qu’elle se croit au-dessus de lui ; César honore et respecte Cornélie parce qu’il est au-dessus d’elle. Il n’y avait que César qui pût en agir ainsi avec Cornélie ; il n’y avait que Cornélie qui pût parler ainsi à César.

De ces deux personnages, l’un appartient à l’histoire : César était réellement ce qu’il paraît dans la tragédie ; l’autre appartient à Corneille. La véritable Cornélie était une femme vertueuse, fort attachée à son mari ; mais c’est Corneille qui en a fait une héroïne : l’imagination du poète a lutté contre le chef-d’œuvre de la nature ; il a voulu créer une femme aussi grande que César.

Le vrai sublime répandu dans ces deux rôles suffirait seul pour élever cette tragédie fort au-dessus des ouvrages les plus vantés du dernier siècle ; elle mérite un rang distingué parmi les chefs-d’œuvre de son auteur. Quoi qu’en disent Voltaire et son écho La Harpe, dans cette tragédie, fort irrégulière en apparence, les grandes règles, les règles essentielles de l’art sont beaucoup mieux observées que dans tous les prétendus chefs-d’œuvre si réguliers de ces deux commentateurs. Il était de l’intérêt de leur amour-propre de rabaisser, par de vaines subtilités, l’homme qui les écrasait de tout le poids du génie. Auprès de ce géant, Voltaire lui-même est petit ; La Harpe, par conséquent, n’est qu’un atome ; mais Voltaire étant pris pour mesure de la grandeur poétique et théâtrale, La Harpe acquiert aussitôt plusieurs pieds de hauteur. Faut-il être surpris s’il est panégyriste outré de Voltaire, et censeur impitoyable de Corneille ?

Cependant on serait quelquefois tenté de croire que la malice et l’envie n’ont pas toujours dicté les satires de Voltaire et de La Harpe contre le père de notre théâtre. Il y a dans la noble simplicité et dans l’austérité mâle de Corneille, une sorte de beauté qui ne pouvait être sentie de ces écrivains, trop esclaves des passions et des préjugés du moment : en général, et sans qu’il soit ici question de Voltaire et de La Harpe, les esprits vulgaires sont aisément éblouis par un vain éclat, et ne savent pas toujours distinguer la véritable grandeur sous un extérieur modeste. Cette chaleur vraie et naturelle, cette franchise, cette fierté de Corneille, cette Sève vigoureuse qui circule dans toutes ses scènes, peut très bien échapper à des intrigants, à des charlatans littéraires qui ne sont occupés qu’à tromper les badauds, et ne savent mettre en œuvre que du clinquant. Je ne sais même s’ils n’en viennent pas jusqu’à mépriser cette bonne foi, cette grandeur d’âme ; s’ils ne prennent pas pour bêtise ce qui tient au génie, et pour défaut d’adresse ce qui est le comble de l’art.

VIII §

Dans aucune pièce, Corneille n’a plus sensiblement empreint son génie créateur : c’est parce que Pompée ne ressemble pas aux autres tragédies qu’on l’a calomnié, et c’est pour cela même qu’il eût fallu l’admirer. Cependant l’unité de temps et de lieu y est beaucoup mieux observée que dans une foule de tragédies si fières de leur nom et de leur prétendue régularité. Tout se passe dans le palais des rois d’Égypte, et tout ce qui s’y passe ne demande pas rigoureusement plus de vingt-quatre heures, le poète étant autorisé, par les libertés de son art, à substituer une émeute populaire à la guerre d’Alexandrie, qui a duré près d’un an. L’unité d’action échappe à des yeux vulgaires, puisqu’elle s’est même dérobée aux regards perçants de Voltaire et de M. de La Harpe ; mais ce n’est pas la faute de Corneille si Voltaire et M. de La Harpe ont eu des yeux pour ne pas voir. Quelle est donc l’action de cette tragédie ? C’est l’assassinat du grand Pompée, puni par celui-là même pour l’intérêt duquel on l’a commis ; c’est le triomphe de la générosité et de la grandeur d’âme sur une politique basse et cruelle. Quel tableau que celui d’une cour corrompue, victime de ses propres intrigues ! Quel spectacle que celui de César pleurant Pompée qu’il ne craint plus, honorant sa veuve qu’il ne craint pas, et faisant justice du crime dont il profite ! Est-il un objet plus propre à inspirer la terreur que le triomphateur des trois parties du monde alors connues, égorgé par de vils satellites dans un misérable esquif ? Est-il une tragédie qui offre une catastrophe plus étonnante, plus instructive, plus touchante ? Les intrigues de nos tragédies modernes les plus vantées ne sont que des croquis mesquins à côté de cette grande et vaste composition, dont toutes les parties parfaitement ordonnées, intimement liées ensemble, forment un tout admirable : il n’y a pas un incident qui ne s’attache à la mort de Pompée ; c’est la mort de Pompée qui produit tout : on n’a pas assez remarqué cet artifice nouveau d’exposer ce qu’on ne peut voir, dans des narrations qui sont une des principales beautés de la pièce. Corneille semble avoir imaginé pour la tragédie ce que Molière exécuta depuis pour la comédie dans l’École des Femmes.

Quelle tragédie, dites-vous, que celle dont le héros ne paraît pas ! Vous ne voyez donc pas Pompée ? et moi je le vois partout ; il plane sur le théâtre ; son nom retentit dans toutes les scènes ; Pompée est l’âme de toute l’action ; partout il est dignement représenté par sa veuve ; tout se rapporte à Pompée ; partout c’est Pompée honoré, Pompée vengé par son rival : s’il était vivant et présent, on ne le verrait pas mieux.

Le Menteur §

I §

C’est la première comédie du Théâtre-Français, comme le Cid en est la première tragédie. Le génie de Corneille a créé en France ces deux genres, et c’est chez les Espagnols qu’il en a puisé l’idée. Par quelle fatalité les premiers modèles de la scène française ont-ils laissé périr chez eux cet art dont ils furent les inventeurs ? Les Espagnols en cela ressemblent aux Chinois.

Corneille ne trouvait chez les anciens et chez les modernes rien qui lui parût comparable à cette comédie espagnole ; et lorsqu’il rendait ce témoignage d’une estime extraordinaire à l’imagination d’un étranger tel que Lopez de Vega, il me se doutait pas qu’il existait alors en France un jeune homme dont les chefs-d’œuvre en ce genre devaient bientôt effacer les conceptions informes de Lopez et de tous les comiques espagnols : c’est de Molière qu’on peut dire avec vérité qu’il a laissé bien loin derrière lui les anciens et les modernes.

Les progrès de la société ont enrichi notre scène d’un comique plus délicat, plus profond que celui qui règne dans le Menteur ; mais cette pièce offre des traits qu’on n’a point encore surpassés. Quoique le principal personnage assigne un rang à cet ouvrage parmi les pièces de caractère, on serait peut-être tenté de le rabaisser au genre de l’intrigue, parce que les intrigues sont fondées sur des erreurs et des fourberies, et que les fourberies ne sont que des mensonges : nos valets intrigants, nos Scapins, nos Crispins, nos Frontins, ne sont que des menteurs ; mais ce sont des valets, et il semble même qu’un proverbe assez connu leur donne le privilège de mentir. Dans la pièce de Corneille, au contraire, c’est le maître qui est le menteur ; c’est un jeune homme bien né qu’on nous présente infecté de ce vice si bas ; et le valet, malgré la bassesse de sa condition, est le précepteur de son maître. Ce n’est pas précisément pour tromper que Dorante ment, c’est pour s’amuser ; aucune vue d’intérêt, aucun motif odieux ne souille ses mensonges ; c’est un travers de l’esprit plutôt qu’un vice du cœur : l’étourderie, l’amour-propre, la galanterie, la fougue d’une imagination folle, l’entraînent continuellement dans ces narrations romanesques qui sont autant de tours d’esprit dont il est très vain. Le Menteur de Corneille n’est donc point un escroc, un fourbe odieux ; c’est un jeune homme aimable, mais extravagant, qui met sa gloire et son plaisir à forger des histoires. L’auteur a fait sentir habilement les conséquences et le danger de cette sotte manie, par les embarras où le Menteur se jette de gaîté de cœur, et surtout par la témérité coupable qui lui fait abuser de la crédulité et de la confiance de son père, jusqu’à le rendre aussi le jouet de ses contes et de ses fictions ridicules. D’après ces réflexions, on ne peut refuser au Menteur une place très distinguée parmi les bonnes comédies de caractère. Le vice qu’elle attaque y est présenté du côté plaisant et comique ; la censure est fine, enjouée, délicate ; l’esprit est égayé sans que le cœur soit révolté. Les fables du Menteur ne font de mal à personne, le rire qu’elles excitent est innocent ; mais il est dans cette pièce un genre de beautés supérieur à toutes les plaisanteries ; c’est l’indignation d’un père justement irrité qui reproche à son fils son ingratitude et sa bassesse. Toute la morale, toute l’instruction de la pièce est renfermée dans cette admirable scène. On voit que non seulement Corneille a précédé Molière dans la peinture d’un caractère ridicule, mais encore dans cet art de faire parler la raison sur la scène comique, d’être éloquent, naturel et vrai. Les reproches du père de Dorante vont jusqu’au sublime, et la comédie a quelquefois ce privilège, lorsque la force de la situation s’élève au-dessus du genre :

Interdùm tamen et vocem comœdia tollit,
Iratusque Chremes tumido delitigat ore.

Toute cette tirade est écrite du style dont Corneille écrivait quand son génie était soutenu par la grandeur et l’importance des objets ; c’est là qu’on retrouve ces belles idées dont nos philosophes ont cru bonnement être les inventeurs, lorsqu’ils n’en étaient que les échos : on ne les avait pas attendus pour penser que la véritable noblesse est celle du cœur et des sentiments. Le vieillard observe aussi très bien que l’honneur français réside surtout dans la foi, qu’un homme de cœur n’a rien de plus sacré que sa parole, qu’un démenti est le dernier des outrages, et ne peut être lavé que dans le sang ; quand son fils essaie de s’excuser, le père ne veut plus rien croire. Le Menteur est réduit à implorer le témoignage de son valet, et Géronte l’accable par cette sanglante apostrophe :

                         Tu ne meurs pas de honte
Qu’il faille que de lui je fasse plus de compte,
Et que ton père même, en doute de ta foi,
Donne plus de croyance à ton valet qu’à toi !

Voilà de l’excellente morale en action : ce sont là, dans le genre dramatique, les beautés du premier ordre, et Molière lui-même n’a point de scène qu’on puisse préférer à celle-ci.

Si le caractère du Menteur est excellent, l’intrigue est faible et sans intérêt ; les deux femmes sont tout ce qu’il y a de plus insipide au théâtre : la méprise de nom ou plutôt l’entêtement de Dorante, qui prend continuellement l’une pour l’autre jusqu’au dénouement, n’a rien d’agréable, parce qu’en effet il ne sait pas trop lui-même laquelle des deux il aime ; ce qu’il y a de plus clair, c’est qu’il n’en aime aucune ; ses entretiens avec elles ne sont que des lieux communs d’une fade galanterie. Tous les rôles sont éclipsés par le Menteur, excepté celui de Géronte dans la belle scène dont je viens de parler : on peut dire qu’ils ne sont tous que les auditeurs des contes de ce jeune étourdi.

Une pièce jouée depuis cent soixante ans est curieuse comme une antique ; c’est un monument historique des mœurs du temps ; le ton en est quelquefois libre et même grossier : la corruption n’était pas encore assez avancée pour que le théâtre pût être bien épuré ; on y parle des femmes

Que le son d’un écu rend traitables à tous.

Dorante avoue lestement qu’il vient à Paris pour y nouer des intrigues galantes et désoler les maris : il fait précisément le contraire de ce que recommandait le vertueux Caton ; car cet illustre censeur de la république romaine approuvait beaucoup les désordres des jeunes gens avec les filles publiques, mais il leur défendait sévèrement les honnêtes femmes. On voit que, du temps de Corneille, comme du nôtre, les finances étaient le nerf de la milice amoureuse, et que la libéralité

Est un secret d’amour et bien grand et bien rare.

La sotte admiration des provinciaux pour Paris est peinte au naturel, et le portrait de cette capitale, fait par le valet, est le texte de celui que Picard a tracé de la Grande Ville ; l’auteur moderne n’a fait que l’embellir par les réverbères, les falots, et les sinistres projets des joueurs sur les quais.

Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés :
L’effet n’y répond pas toujours à l’apparence ;
On s’y laisse duper autant qu’en lieu de France,
Et parmi des esprits plus polis et meilleurs,
Il y croît des badauds autant et plus qu’ailleurs.
Dans la confusion que ce grand monde apporte,
Il y vient de tous lieux des gens de toute sorte,
Et dans toute la France il est fort peu d’endroits
Dont il n’ait le rebut aussi bien que le choix :
Comme on s’y connaît mal, chacun s’y fait de mise,

Et vaut communément autant comme il se prise.

II §

Peut-être paraîtra-t-il étrange que cette comédie soit espagnole d’origine, et que l’idée de ridiculiser le Menteur soit née dans un pays où les modèles sont si rares, chez un peuple distingué par sa franchise et par sa bonne foi, où le dernier degré de l’infamie est de manquer à sa parole : il semble qu’un pareil sujet devait appartenir aux lieux où coule la Garonne. Le Menteur de Lopez de Vega est un véritable Gascon ; c’est M. de Crac un peu mitigé dans les hyperboles. Mais les Espagnols se ressentent du voisinage de la Gascogne : il y a chez eux beaucoup de hâbleurs et de fanfarons ; quoiqu’en général fidèles et sincères, plusieurs se permettent les fictions qui ne sont que des rodomontades. Le Menteur de Lopez de Vega est de cette espèce : ses mensonges sont des gasconnades, des écarts d’une imagination déréglée ; c’est un conteur de fables qui cherche à s’amuser, et non pas à nuire, et dont le but est de se moquer de ses auditeurs bien plus que de les tromper : il nous donne lui-même une juste idée de son caractère :

J’aime à braver ainsi les conteurs de nouvelles ;
Et sitôt que j’en vois quelqu’un s’imaginer
Que ce qu’il veut m’apprendre a de quoi m’étonner,
Je le sers aussitôt d’un conte imaginaire,
Qui l’étonne lui-même, et le force à se taire :
Si tu pouvais savoir quel plaisir on a lors
À leur faire rentrer leurs nouvelles au corps !

Collin a profité habilement de ce trait dans son M. de Crac ; il a donné au fils de ce Gascon le même caractère que Dorante se donne ici à lui-même.

Un pareil étourdi est bien plus comique qu’un fourbe odieux, qui ment pour son intérêt et pour le mal d’autrui : les modernes, que la manie de la morale tourmente, s’imaginent qu’il n’est pas assez philosophique de se borner à faire rire dans une comédie. Sous prétexte d’y mettre plus d’instruction et plus d’intérêt, ils nous attristent par la peinture de tout ce que le vice a de plus horrible et de plus révoltant. Regnard, par exemple, nous avait montré le Joueur du côté comique ; il avait égayé la scène des désordres d’un jeune homme aimable, qui perd au jeu repos, santé, fortune, maîtresse ; c’était assez : les autres malheurs que cette passion entraîne ne sont plus du ressort de Thalie. Mais un poète philosophe a cru faire un coup de génie en nous offrant le comble de la rage et du désespoir, un père ruiné, levant le poignard sur ses enfants. Une scène du Joueur de Regnard suppose plus de talents que toute cette complication d’horreurs curieusement entassées dans Béverley. Goldoni a payé le tribut ; à son siècle, lorsque, pour rendre plus moral le Menteur de Corneille, il en a fait un vil coquin. Il y a peut-être, dit Voltaire, plus d’intérêt dans le poète italien, en ce que tous les mensonges du Bugiardo servent à ruiner les espérances d’un honnête homme, discret, timide et fidèle. Un intérêt déplacé est un piège tendu à la sensibilité des auditeurs ; c’est une atteinte portée à l’art ; c’est la ressource de la médiocrité ; c’est avec cet intérêt que les chefs-d’œuvre de nos comiques sont abandonnés pour des rapsodies larmoyantes et soi-disant morales. Cet abus est né de l’ambition combinée avec l’impuissance, du goût de nos auteurs modernes pour les capucinades philosophiques, et de leurs fausses prétentions à la réforme des mœurs.

Il ne faut pas mettre au nombre des mensonges de Dorante les fleurettes dont il amuse deux femmes : les amants sont des menteurs privilégiés ; les dieux rient de leurs parjures : Perjuria ridet amantûm
Jupiter, etc.

Horace se désolait de trouver sa maîtresse encore plus belle lorsqu’elle l’avait trompé ; il eût voulu qu’en disant un mensonge, elle perdît une grâce. S’il en était ainsi, que les belles seraient sincères ! Mais les amants y perdraient ; l’amour est peut-être le seul commerce où la bonne foi soit nuisible :

Il m’aimerait peut-être ; il le feindrait, du moins.

Tromper son père est un plus grand péché que de tromper sa maîtresse : c’est le reproche le plus grave qu’un puisse faire à Dorante, et la colère et les menaces du vieillard indigné sont peut-être une expiation suffisante de cette faute. Les autres mensonges de Dorante ne sont que des espiègleries et des jeux d’esprit qui ne méritaient pas un châtiment bien sévère ; cependant quelques censeurs trouvent mauvais que le Menteur ne soit pas puni à la fin de la pièce. On pourrait dire qu’il est assez puni, puisque, par suite de ses mensonges, il épouse une femme qu’il n’aime point, si un mariage sans amour n’était pas plutôt un bonheur qu’une punition. Ce que je blâme surtout, c’est la mauvaise plaisanterie du valet, qui dit à la fin de la pièce :

Par un si rare exemple, apprenez à mentir.

C’est une platitude maladroite ; s’il ne faut pas affecter la morale, il faut encore moins affecter l’immoralité.

Les contes que Dorante débite sont d’une imagination très gaie et très vive, et forment des scènes du plus agréable comique. Si l’intrigue répondait au caractère principal, le Menteur serait une de nos meilleures comédies. Le concert et la collation sur l’eau, le faux mariage de Dorante à Poitiers, sont des narrations d’autant meilleures, qu’elles forment situation, et que ceux à qui on les fait y prennent le plus vif intérêt.

Le valet n’est pas un fourbe comme dans les autres comédies ; c’est une espèce de mentor qui ne fait guère autre chose, dans la pièce, que des remontrances ; ce qui n’empêche pas qu’il ne soit très plaisant et presque toujours en action : son étonnement, son impatience, son dépit lorsqu’il entend mentir son maître, sont une source continuelle de jeu théâtral : on rit presque autant de la pantomime de Cliton que des imaginations de Dorante.

On est étonné de trouver dans une pièce jouée en 1642 une foule de traits délicats et de mots heureux, des tirades même du meilleur ton. Par quel prodige le sublime Corneille est-il encore un modèle du bon style comique ? Voltaire fait un éloge extraordinaire du morceau suivant :

Tel donne à pleines mains, qui n’oblige personne ;
La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne.
L’un perd exprès au jeu son présent déguisé ;
L’autre oublie un bijou qu’on aurait refusé.
Un lourdaud libéral, auprès de sa maîtresse,
Semble donner l’aumône alors qu’il fait largesse.

« Molière n’a point de tirade plus parfaite, dit Voltaire ; Térence n’a rien écrit de plus pur que ce morceau : il n’est point au-dessus d’un valet, et cependant c’est une des meilleures leçons pour se bien conduire dans le monde. » L’éloge est un peu exagéré : les vers, il est vrai, sont élégants et purs ; mais Molière a des tirades où il y a plus de force et de profondeur ; et quant à la doctrine, elle me paraît fort au-dessus d’un valet, qui n’est pas fait pour donner des leçons de délicatesse à son maître ; enfin il s’en faut beaucoup que ce soit là une des meilleures leçons pour se conduire dans le monde. Perdre au jeu son présent déguisé, c’est une galanterie de dupe ; la maîtresse profite du gain sans se croire obligée ; elle attribue la délicatesse de l’amant à son étourderie, à son ignorance du jeu. Oublier un bijou qu’on aurait refusé, n’est pas une moindre sottise ; la femme capable de s’approprier un bijou oublié chez elle, ne l’aurait pas refusé si on l’eût offert, et ne vaut pas assurément la peine qu’on soit si délicat avec elle. Il y a certainement beaucoup de leçons meilleures que celles-là pour se bien conduire dans le monde : Cliton débite là des maximes d’autant plus déplacées dans sa bouche, que lui-même, dans une autre scène, enseigne une morale fort différente et plus convenable à un valet : Chère amie, dit-il à une soubrette qui fait des façons pour recevoir l’argent qu’on lui offre,

Chère amie, entre nous, toutes les révérences
En ces occasions, ne sont qu’impertinences ;
Si ce n’est assez d’une (main), ouvre toutes les deux ;
Le métier que tu fais ne veut point de honteux :
Sans te piquer d’honneur, crois qu’il n’est que de prendre,
Et que tenir vaut mieux mille fois que d’attendre :
Cette pluie est fort douce, et quand j’en vois pleuvoir,
J’ouvrirais jusqu’au cœur pour la mieux recevoir :
On prend à toutes mains dans le siècle où nous sommes,
Et refuser n’est plus le vice des grands hommes.

Pourquoi Cliton pense-t-il que les femmes ont plus de délicatesse que les grands hommes ?

III §

Rien de plus agréable et de plus gai que l’exposition de cette pièce : la scène est aux Tuileries ; on y voit un jeune écolier en droit qui vient de jeter la robe pour endosser l’habit militaire. Dorante arrive de Poitiers à Paris pour y faire son cours de galanterie ; il ne respire que plaisirs ; son imagination est pleine de bonnes fortunes ; sa bonne mine va subjuguer tous les cœurs. En attendant des exploits plus sérieux, il commence par déclarer la guerre aux femmes, et délibère avec son valet Cliton sur les meilleurs moyens d’attaquer cette espèce d’ennemis. Cliton, complaisant et flatteur, se récrie sur l’air conquérant de son jeune maître ;

Il prévoit du malheur pour beaucoup de maris.
Il lui conseille d’éviter ces femmes

Que le son d’un écu rend traitables à tous ; mais il l’avertit en même temps de ne point s’arrêter à ces fières princesses auprès desquelles on pousse inutilement d’éternels soupirs :

Aussi, que vous cherchiez de ces sages coquettes,
Où peuvent tous venant débiter leurs fleurettes,
Et qui ne font l’amour que de babil et d’yeux ;
Vous êtes d’encolure à vouloir un peu mieux.
Loin de passer son temps, chacun le perd chez elles,
Et le jeu, comme on dit, n’en vaut pas les chandelles.
Mais ce serait pour vous un bonheur sans égal
Que ces femmes de bien qui se gouvernent mal,
Et de qui la vertu, quand on leur fait service,
N’est pas incompatible avec un peu de vice.

À quels dangers n’est pas exposé un jeune homme sans expérience, jeté dans le tourbillon de Paris, lorsqu’il n’a pour mentor qu’un domestique intéressé à flatter ses passions ! Tous ne sont pas même aussi honnêtes que Cliton. Corneille a très bien jugé que la bienséance du théâtre commandait impérieusement d’écarter toute image de débauche grossière, et tout ce qui aurait pu avilir le caractère principal. Ces sages coquettes que Cliton interdit à son maître, sont précisément celles qui conviennent le mieux à un jeune homme entrant dans le monde : il est sauvé quand il a le bonheur de s’attacher à une femme vertueuse ; c’est un grand gain pour lui que de perdre son temps auprès d’elle ; mais les femmes vertueuses sont prudentes, et ne se chargent pas témérairement de l’éducation d’un jeune homme.

Deux jeunes demoiselles, dont l’une fait un faux pas en passant auprès de Dorante, fournissent à cet apprenti galant l’occasion de débuter par un léger service. La conversation s’engage ; Dorante n’épargne pas les compliments et les mensonges. Cet écolier venant de Poitiers se donne pour un guerrier fameux qui vient de l’armée ; et lorsque Cliton lui reproche une telle gasconnade, il lui répond :

Ô le beau compliment à charmer une dame,
De lui dire d’abord : J’apporte a vos beautés
Un cœur nouveau venu des universités !
Si vous avez besoin de lois et de rubriques,
Je sais le code entier avec les authentiques,
Le Digeste nouveau, le vieux, l’Infortiat ;
Ce qu’en a dit Jason, Balde, Accurse, Alciat.
Qu’un si riche discours nous rend considérables !
Qu’on amollit par là de cœurs inexorables !
Qu’un homme à paragraphe est un joli galant !
On s’introduit bien mieux à titre de vaillant :
Tout le secret ne gît qu’en un peu de grimace,
À mentir à propos, jurer de bonne grâce,
Étaler force mots qu’elles n’entendent pas, etc.
…………
Sans ordre et sans raison, n’importe, on les étonne, etc.

Un historien grec, quelquefois fort impertinent, rapporte que le sénat, par un décret, accorda au dictateur Jules César le droit de mari sur toutes les dames romaines : ce galant privilège, qu’assurément le sénat romain ne décerna jamais à César, l’usage et le préjugé semblaient autrefois l’avoir accordé aux militaires en France ; il était en quelque sorte reçu que nos guerriers ne devaient point trouver de place imprenable. À Paris, les femmes étaient interdites l’hiver aux financiers, aux robins, aux abbés, à plus forte raison aux étudiants en droit ; les amants de cette espèce ne pouvaient se montrer que l’été, dans l’absence des officiers : c’est l’esprit et le fond des plaisanteries de notre ancien théâtre comique, surtout de celui de Dancourt.

On ne peut nier que ceux qui exercent la profession des armes n’inspirent un goût particulier aux femmes : la faiblesse du sexe cherche naturellement une protection ; sa sensibilité est émue par les dangers qui environnent le guerrier ; des grâces mâles et fières, un caractère vif, entreprenant, qui abrège le combat, excuse la défaite, tout cela est fait pour séduire ; et peut-être, par un sentiment secret d’inconstance, les femmes préfèrent-elles l’amant passager qui promet des plaisirs vifs et rapides, à l’amant éternel dont l’attachement solide annonce un long et insipide bonheur.

L’ancienne comédie, qui établissait cette espèce d’hypothèque des militaires sur les femmes, et frappait de ridicule l’étude de la jurisprudence et des lois, ne pouvait être regardée comme une école de bonnes mœurs : c’est une nouvelle preuve que son esprit fut toujours de flatter les préjugés agréables et les goûts dominants, au lieu de les réformer. Aujourd’hui tous les états ont le même costume, presque le même ton ; tous les Français sont guerriers ; ils ont tous un droit égal au bonheur de plaire : un avoué, un homme de loi, peut être aussi galant, aussi aimable qu’un militaire, et les disciples d’Hippocrate et de Cujas peuvent disputer le cœur d’une jolie femme, même aux élèves de Mars.

IV §

Les Espagnols ont été nos maîtres dans l’art dramatique ; nous leur devons la première bonne tragédie et la première bonne comédie qui ait honoré notre scène ; nous pouvons avouer sans rougir une si faible dette, puisque nous sommes devenus, dans le même genre, les maîtres de toute l’Europe : les Espagnols, qui nous avaient donné les premières leçons, ne se sont pas même trouvés capables d’être nos disciples. L’enthousiasme de Corneille pour une invention de Lopez de Vega qu’il a fort embellie, les éloges qu’il prodigue à l’auteur espagnol qui lui a fourni le sujet du Menteur, sont un rare exemple de modestie et d’ingénuité dans un si grand poète dramatique. Il va jusqu’à dire que « rien à son gré, ni chez les anciens ni chez les modernes, ne lui paraît comparable à cette comédie de Lopez, et qu’il faut être de bien mauvaise humeur pour n’en approuver pas la conduite et n’en aimer pas la représentation ». Ce qui adoucit beaucoup l’hyperbole, c’est que Molière n’avait encore fait aucun de ses bons ouvrages, et qu’il ne nous reste des anciens qu’un petit nombre de traductions latines de comédies grecques, qui ne nous en fait pas connaître la centième partie. Ainsi l’incomparable comédie de Lopez n’avait que peu de rivales à qui elle pût être comparée, et la supériorité que lui attribue Corneille sur les comédies anciennes et modernes n’est pas un avantage aussi extraordinaire qu’on pourrait le croire d’abord, attendu qu’il n’y avait encore rien chez les modernes, et chez les anciens fort peu de chose. Je puis le dire sans blesser le respect dû à l’antiquité, puisque Quintilien déclare que les Romains avaient à peine une ombre de la comédie grecque : vix umbram assequimur.

Le dépit amoureux d’Alcippe s’exprime avec une liberté qui choque notre délicatesse : il tutoie sa maîtresse ; il lui fait des reproches où il y a plus de grossièreté que de passion. Clarice ne s’offense point assez de cette insolence ; elle ménage trop l’amant qui l’outrage, parce qu’elle le réserve pour être son pis-aller. Cette politique, au fond assez naturelle, n’est ni intéressante ni théâtrale. On ne connaît pas l’acteur qui joua dans la nouveauté le rôle d’Alcippe ; on sait seulement qu’il fit les plus grands efforts pour briller ; il était animé par une violente jalousie contre l’acteur qui jouait le rôle de Dorante, et que le cardinal de Richelieu avait gratifié d’un habit magnifique. Peut-être que s’il avait obtenu la même faveur, il n’eût été que médiocre dans son rôle d’Alcippe ; mais, furieux de n’avoir rien eu, il fit des prodiges pour prouver qu’il méritait quelque chose, et la pièce y gagna beaucoup.

L’acteur habillé par le cardinal, et qui eut un grand succès dans le rôle de Dorante, était le fameux Bellerose, alors chef de la troupe de l’hôtel de Bourgogne, et le premier acteur du siècle dans le tragique comme dans le comique : il s’appelait Pierre Messier. Il faut convenir que Pierre Messier n’était pas un nom brillant et digne d’un héros de théâtre ; il prit celui de Bellerose, nom galant et fleuri, sous lequel il se signala par le talent d’exprimer la tendresse, et par des grâces qui approchaient de la fatuité. Les poètes et les acteurs ne s’illustrent guère sous leur nom véritable ; et peut-être Voltaire n’eût-il pas eu tant de vogue, s’il n’eût pas changé le nom sec et rude d’Arouet contre le nom sonore et pompeux de Voltaire ; Arouet était bon pour un notaire, Voltaire était un beau nom de poète.

Pierre Messier, dit Bellerose, n’était pas jeune quand il joua le Menteur ; car il quitta le théâtre l’année suivante en 1643 : il est vrai qu’on peut présumer qu’il était encore dans la vigueur de l’âge lorsqu’il se retira, puisqu’il vécut vingt-sept ans après sa retraite, et ne mourut qu’en 1670. Bellerose avait la physionomie fade, le visage efféminé ; madame la duchesse de Montbazon, qui avait du goût pour les traits mâles et vigoureux, ne put jamais aimer le duc de La Rochefoucauld, parce qu’elle trouvait qu’il ressemblait à Bellerose. Cet acteur eut de quoi se consoler de l’aversion de madame de Montbazon ; il fut aimé du cardinal de Richelieu.

Ce grand ministre, en protégeant le Menteur, voulut sans doute expier le tort qu’il avait eu de persécuter le Cid ; il était sur le point d’aller rendre compte de son administration à un juge plus sévère que Louis XIII ; sa persécution contre le Cid n’était peut-être pas l’action dont sa conscience devait être le plus alarmée. On n’imagine pas combien le théâtre a d’obligations à Richelieu. La comédie française doit l’honorer comme son patron ; il l’a tirée de la fange : avant lui les comédiens n’étaient que des bateleurs rebutés et méprisés partout : c’est lui qui a fait de la comédie un divertissement d’honnêtes gens. Il fit rendre à Louis XIII, monarque triste et dévot, une déclaration très honorable en faveur des comédiens, et jamais Richelieu ne prouva mieux qu’il était roi de France. Nous lui devons le grand Corneille, dont le génie eût rougi de s’employer pour des tréteaux avilis et voués à l’opprobre. Le goût de Richelieu pour le théâtre ennoblit tout à la fois les acteurs et les auteurs. Il est curieux de voir un cardinal de l’Église romaine consoler la scène des rigueurs de l’Église : ce trait mérite sa place dans l’histoire de l’esprit humain.

V §

Voltaire ne parle jamais qu’avec une sorte de pitié du temps où écrivait Corneille ; on dirait qu’il ne devait alors y avoir en France que des sots, parce qu’il n’y avait point de philosophes. Je suis fâché qu’il ne nous ait pas expliqué pourquoi, dans ces temps malheureux où l’on était si grossier, où l’on faisait tant de fautes contre la grammaire, contre la bienséance, on faisait tant de chefs-d’œuvre que nous sommes forcés d’admirer encore après un siècle et demi ; pourquoi les esprits étaient alors si vigoureux, si mâles, si sensés ; pourquoi, au milieu de notre politesse, de notre luxe, de notre délicatesse, nous ne produisons que des colifichets éphémères, enfants de la mode, aussi futiles, aussi passagers que leur mère, et dont l’existence ne passe guère l’année.

Le commentateur de Corneille parle assez sèchement de cette jolie comédie du Menteur ; il lui préfère très injustement la Suite du Menteur, qui est un roman, parce qu’il y trouve plus d’intérêt. Une bonne comédie, ne fût-elle que d’intrigue, n’a pas besoin de cet intérêt qui attendrit, de ce sentiment qui touche le cœur : les roués en amour tendent des pièges au cœur des femmes sensibles ; les roués en littérature, les dramaturges, les romanciers, attaquent le cœur des spectateurs et des lecteurs ; ils cherchent à faire pleurer, dans l’impuissance où ils sont de faire rire : l’esprit n’est pas aisé à surprendre, le cœur est naturellement bête : peu de gens ont de l’esprit, tout le monde a un cœur. Je ne suis pas étonné que l’auteur de l’Enfant prodigue et de Nanine semble préférer l’intérêt au bon comique ; c’est cependant dans le bon comique que consiste le mérite d’une bonne comédie ; et si on s’efforce d’y répandre de l’intérêt, c’est presque toujours aux dépens de qualités plus essentielles.

VI §

Voici quelques naïvetés du grand Corneille, que je rapporte, non pas pour me permettre quelques plaisanteries sacrilèges, et violer le respect dû à ce génie extraordinaire, mais pour montrer quelle était la simplicité de cet esprit sublime, et combien cet homme dont les pensées avaient tant d’élévation et de vigueur, dont les raisonnements étaient si profonds et si forts, était différent de lui-même quand il s’abaissait à des détails communs.

C’est après avoir donné la tragédie de Pompée que Corneille fit jouer la comédie du Menteur ; et plusieurs éditeurs, pour le dire en passant, ont eu tort de placer, dans le théâtre de Corneille, le Menteur immédiatement après Polyeucte. On n’a peut-être jamais été fort curieux de savoir pourquoi Corneille avait composé Pompée : il a sans doute obéi à l’impulsion de son rare génie quand il a conçu l’idée de remplir une tragédie du nom d’un héros mort, et de montrer au spectateur, dans des narrations, ce qu’il ne pouvait pas exposer à ses yeux. Corneille n’a sans doute consulté que son âme quand il a tracé les admirables caractères de César et de Cornélie, et cependant Corneille lui-même nous donne une autre raison qui l’a déterminé à composer Pompée. Et quelle raison, grand Dieu ! Se peut-il que le sublime Corneille descende à cette ingénuité ? « J’ai fait Pompée, dit-il, pour satisfaire ceux qui ne trouvaient pas les vers de Polyeucte si puissants que ceux de Cinna. » Ceux qui faisaient cette observation ne méritaient pas qu’on cherchât à les satisfaire, car ils avaient tort de se plaindre que les vers de Polyeucte ne fussent pas si puissants que ceux de Cinna : ils ne devaient pas l’être ; le genre n’est pas le même : Polyeucte demandait des vers où il y eût plus de douceur, de sentiment et de charme. Nous devons cependant nous féliciter que Corneille ait fait la tragédie de Pompée, par quelque motif que ce soit ; car cet ouvrage a des beautés d’une nature très singulière, et dont Corneille seul était capable. Le malheur est que, l’ayant composé pour satisfaire ceux auxquels il fallait des vers aussi puissants que ceux de Cinna, il n’a pas tout à fait atteint son but : il y a sans doute de très beaux vers dans Pompée, mais ils n’y sont pas en si grand nombre et si puissants que dans Cinna. Le style de Pompée est moins correct, plus rempli de fautes contre le goût.

Venons maintenant à la raison pour laquelle Corneille a composé le Menteur ; elle est encore plus curieuse. « J’ai fait, dit-il, le Menteur pour contenter les souhaits de beaucoup d’autres qui, suivant l’humeur des Français qui aiment le changement, et après tant de poèmes graves dont nos meilleures plumes ont enrichi la scène m’ont demandé quelque chose de plus enjoué, qui ne servît qu’à les divertir. » Si des spectateurs inconséquents avaient demandé à l’auteur du Misanthrope, du Tartufe et des Femmes savantes, quelque chose de plus triste qui ne servît qu’à les faire pleurer, je doute que Molière eût entrepris de satisfaire leur fantaisie. Notre bon La Fontaine n’avait pas encore composé sa jolie fable du Meunier, son Âne et son Fils, quand le bon Corneille se montrait si disposé à contenter les goûts les plus opposés ; lorsqu’à la première réquisition, il passait du comique au tragique et du tragique au comique, et qu’il se chargeait de faire pleurer les uns et rire les autres. Ce qu’il ajoute est bien frivole, bien peu exact : « Dans Pompée, dit-il, j’ai voulu faire un essai de ce que pouvaient la majesté du raisonnement, la force des vers, dénuées de l’agrément du sujet. Dans le Menteur, j’ai voulu tenter ce que pourrait l’agrément du sujet dénué de la force des vers. » Comment de pareilles idées ont-elles pu échapper au grand Corneille ?

Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?

N’y aurait-il donc d’agrément que dans un sujet comique ? Un sujet tragique bien touchant, bien intéressant, n’a-t-il pas aussi l’agrément qui lui convient ? Le sujet de Pompée est héroïque et pathétique tout à la fois ; il émeut le cœur, il élève l’âme ; il a tout l’agrément que doit avoir un sujet de tragédie : il est aussi agréable dans le genre pathétique, que le sujet du Menteur dans le genre comique. C’est en vain que Corneille eût réuni la majesté du raisonnement et la force des vers ; si ses raisonnements et ses vers avaient été dénués de l’agrément du sujet, ils eussent produit le même effet que de bon grain semé dans une mauvaise terre. Que signifie cette tentative de Corneille pour voir ce que pourrait l’agrément du sujet dénué de la force des vers ? S’il eût traité cet agréable sujet du Menteur en vers tels que ceux de Pompée, il n’en eût résulté qu’un ridicule galimatias. Les vers de la comédie ont leur force ; les vers des chefs-d’œuvre de Molière sont aussi forts de comique que les vers de Pompée sont forts de tragique. La scène où le père du Menteur accable son fils des plus sanglants reproches, est écrite en son genre aussi fortement que Pompée.

J’ai pris la liberté de faire quelques observations sur ces familiarités de Corneille, pour l’instruction des jeunes gens qui ont ses ouvrages entre les mains, et que l’autorité d’un si grand nom pourrait induire en erreur. Un illustre écrivain tel que Corneille a dû songer à se satisfaire lui-même plutôt qu’à satisfaire ceux-ci ou ceux-là ; il a dû s’occuper de sa gloire et de la postérité plutôt que des caprices de tels ou tels ; il a dû suivre son goût et son génie, au lieu de se conformer aux désirs bizarres, de quelques gens fantasques. Corneille avait un lutin qui l’assistait dans la composition de ses tragédies immortelles, et qui l’abandonnait dans ses épîtres, dans ses préfaces, dans ses examens : il savait faire des chefs-d’œuvre, il ne savait pas toujours en bien parler ; il était auteur excellent, quelquefois littérateur médiocre : son talent se reposait dans des discussions littéraires ; il y mettait de temps en temps tout l’abandon et toute la négligence d’une conversation familière.

Nous sommes aujourd’hui si forts sur la morale, qu’on regarde comme un défaut essentiel dans une pièce l’impunité du personnage vicieux. Nous faisons mieux : au lieu de le punir au dénouement, nous le convertissons ; nous faisons d’une coquette une femme sensible ; d’un tyran domestique, un bon époux, un bon père ; de la femme jalouse, la meilleure femme du monde, etc. Les plus fameux missionnaires n’ont pas opéré plus de conversions que nos poètes comiques modernes. Corneille n’est pas, à beaucoup près, aussi édifiant ; car son Menteur, après toutes ses fourberies, obtient l’accomplissement de tous ses vœux ; il se retire dans la résolution de mentir plus que jamais, et son valet Cliton va jusqu’à proposer le succès de ses mensonges comme un encouragement et comme une leçon pour ceux qui seraient tentés de mentir à son exemple. Corneille, si obligeant, si accommodant, si porté à contenter tout le monde, se montre dans cette occasion très entêté, très récalcitrant : non seulement il ne s’est point rendu au reproche qu’on lui a fait d’avoir favorisé le vice en ne punissant point le Menteur ; mais il a soutenu que ce n’était point le devoir du poète, et qu’aucune règle de l’art n’exigeait la punition, encore moins la conversion des pécheurs.

Quelques-uns de mes lecteurs, et surtout ceux qui ont coutume de se laisser attendrir par les conversions théâtrales, sont peut-être scandalisés de cette obstination, de cet endurcissement de Corneille, d’ailleurs homme de bien et de bonnes mœurs, mais aveuglé par son attachement opiniâtre à cette damnable hérésie. Il cite les anciens comiques où l’on voit de jeunes fous, après bien des espiègleries, bien des escroqueries, jouir à la fin de l’objet de leurs désirs ; cet argument est assez faible, mais en voici un terrible : pour détourner du vice, il n’est pas nécessaire de punir le vicieux au dénouement ; il suffit de peindre le vice de ses couleurs naturelles : ce portrait fidèle est plus efficace que toutes les corrections du théâtre, pour inspirer aux hommes l’amour de la vertu. Il n’y a point de jeune homme qui, considérant les embarras et les dangers continuels d’un menteur, soit tenté de faire le métier de fourbe, quoiqu’il ait réussi pendant deux heures. Cette réflexion de Corneille est aussi juste que profonde, et c’est là qu’on le reconnaît.

Rodogune §

I §

On est importuné tous les jours des réclamations des petits poètes de boulevards, qui crient qu’on leur a volé une farce, un pont-neuf, un opéra-comique ; ils rendent plainte dans les journaux ; ils prennent date, pour constater leurs droits et leur propriété. Le grand Corneille ne daigna pas même revendiquer le sujet et le plan de Rodogune ; il laissa tranquillement Gilbert jouir de son larcin. Ce Gilbert était un pauvre poète, d’une fécondité malheureuse ; quoique protestant, il fut en France le résident de la fameuse Christine, reine de Suède, qui sacrifia un trône à l’Église romaine : ce choix d’un protestant est honorable pour tous les deux. Chapelain vante l’esprit délicat de Gilbert : il trouve ses pièces de théâtre pleines de bons vers ; mais des vers bons pour l’auteur de la Pucelle pouvaient être fort médiocres, s’il en jugeait par comparaison avec les siens : la recommandation d’un poète ridicule n’est pas d’un grand poids pour la postérité. L’orgueil est le seul défaut que Chapelain reproche à Gilbert ; mais l’orgueil s’accorde fort bien avec la bassesse : ce qui explique comment Gilbert, malgré la haute opinion qu’il avait de lui-même, a pu s’accommoder sans façon de l’esprit d’autrui.

Le plagiat de Gilbert est encore problématique : Fontenelle l’accuse formellement, Voltaire le justifie. L’accusateur produit en preuve la ressemblance extraordinaire des deux pièces pour les idées, les caractères et les situations : cependant le cinquième acte est tout à fait différent ; Gilbert a changé les noms des deux princesses ; il appelle Rodogune la Cléopâtre de Corneille, et Lydie, celle que Corneille nomme Rodogune. Il est possible que l’indiscret qui trahit Corneille n’ait pas bien expliqué son plan et se soit trompé en quelque chose. L’apologie de Voltaire est bien moins fondée en raison que l’accusation de Fontenelle. Rarement, dit-il,un homme revêtu d’un emploi public se déshonore et se rend ridicule pour si peu de chose ; tous les mémoires du temps en auraient parlé : ce larcin aurait été une chose publique. La gloire du théâtre est-elle donc si peu de chose au jugement de Voltaire ? Le cardinal de Richelieu, revêtu d’un emploi public un peu plus considérable que celui de résident de la reine Christine, n’a-t-il pas fait des bassesses, ne s’est-il pas rendu bien ridicule pour satisfaire cette manie ? Pourquoi le plagiat du petit secrétaire d’une très petite reine aurait-il fait tant de bruit dans le monde ? Les mémoires du temps en ont parlé comme d’une anecdote littéraire, qui ne doit avoir d’importance que pour les amateurs du théâtre.

L’honnête et modeste Corneille ne voulut pas même s’apercevoir d’un larcin dont le larron n’avait pas su profiter ; il imita le cuisinier suisse, qui, voyant qu’un chien lui avait enlevé une pièce de gibier, se consola en disant qu’il n’avait pas emporté la sauce. Gilbert n’avait pu voler le génie de Corneille ; avec le plan et les idées de ce grand homme, il fit une tragédie détestable : sa disgrâce fut la juste punition de sa bassesse, et Corneille ne s’abaissa pas jusqu’à lui reprocher un crime suffisamment expié : c’est ainsi que s’explique son silence. Voltaire voudrait le faire valoir en faveur de Gilbert. D’où vient ce tendre intérêt que Voltaire affecte de prendre à l’honneur d’un plagiaire ? Il paraît fort étrange à l’auteur du Commentaire de Corneille, qu’un homme revêtu d’un emploi public se déshonore et se rende ridicule pour une bagatelle ; mais n’est-il pas bien plus étrange que Voltaire, revêtu des dignités les plus éminentes, Voltaire, souverain pontife de la philosophie, monarque suprême de la littérature, premier ministre de la raison, et directeur-général de l’esprit public en Europe, ait bravé la honte et le ridicule pour satisfaire une vanité misérable, une petite jalousie d’auteur ? Je ne parle pas des calomnies et des injures dégoûtantes que ce nouvel Aman ne cessait de vomir contre tous ceux qui refusaient de l’adorer ; il ne s’agit ici que de sa conduite à l’égard du père de la tragédie. Voltaire adopte une parente de Corneille, et dans le même temps qu’il rend cet hommage à l’auteur de Cinna, il l’insulte par des critiques sanglantes ; d’une main il essaie de détrôner l’oncle ; de l’autre, il marie la nièce, et lui donne pour dot une satire contre le grand homme dont elle s’honore de descendre. Quelle scène scandaleuse ! quel mélange odieux du raffinement de la malice et du faste de la bienfaisance ! Le Commentaire de Voltaire est un composé bizarre de vues solides et de minuties puériles, d’excellents principes et de plaisanteries indécentes, d’observations fines et de chicanes injustes, de protestations d’estime et de preuves de malveillance.

C’est surtout contre Rodogune qu’il semble avoir dirigé ses traits les plus envenimés : la prédilection déclarée de Corneille en faveur de cette tragédie, semble avoir été pour le commentateur un motif secret de la mettre en pièces. Les trois quarts du Commentaire sont employés à ridiculiser, à parodier les formes surannées du style qui ne peuvent échapper à aucun lecteur, et dont on ne peut accuser que la barbarie du siècle : Voltaire nous répète sans cesse que son exactitude à relever ces fautes de langage n’a pour objet que l’instruction des étrangers ; mais, pour apprendre la grammaire française aux étrangers, il ne fallait pas ennuyer et fatiguer les Français par cet amas insipide de vétilles grammaticales ; il ne fallait pas l’égayer de facéties encore plus fastidieuses ; il fallait avoir moins de complaisance pour les étrangers, et plus de respect pour un poète qui est l’honneur de la nation.

Voltaire s’est arrangé pour ne trouver dans Rodogune rien de bon que le cinquième acte ; encore se tourmente-t-il beaucoup pour éplucher les dernières paroles de Séleucus : il ne rend aucune justice au génie mâle et vigoureux qui a présidé à cette grande conception dramatique ; il semble fermer les yeux sur l’art étonnant de Corneille, qui, dans tout le cours de la pièce, jette ses personnages dans un embarras dont il semble qu’aucun secours humain ne puisse les délivrer. Le critique dédaigne de sonder cette profondeur d’imagination capable de rassembler tant de passions et d’intérêts qui se heurtent ; il ne veut pas voir avec quelle adresse Corneille a placé entre deux princesses violentes, animées par l’ambition et par la vengeance, deux jeunes princes doux et sensibles, et qui cependant ont chacun un caractère particulier. Voltaire, accoutumé à des caricatures tragiques, à des figures outrées et gigantesques, ne fait aucun cas des sentiments honnêtes et touchants que ces deux jeunes princes opposent sans cesse à la fureur des passions qui les environnent. Comment pouvait-il s’aveugler sur le tendre intérêt qu’inspirent ces deux personnages innocents qui se débattent dans une atmosphère de crimes, toujours humains, toujours vertueux, lorsque la nature et l’amour semblent conjurer autour d’eux pour les rendre coupables et féroces ?

Voltaire a réuni toutes les forces de sa critique contre la proposition atroce que Cléopâtre fait à ses enfants, et surtout contre une proposition à peu près semblable que Rodogune fait à ses amants. La Harpe s’est rangé du parti de Voltaire, et il a très nettement déclaré que Corneille n’avait pas le sens commun, sans considérer à quels dangers il exposait Voltaire, son héros, si on procédait contre lui avec la même rigueur. « Est-il dans l’ordre des choses vraisemblables, dit-il, qu’une mère propose à ses deux fils d’assassiner leur maîtresse, et que dans le même jour cette même maîtresse, qui n’est point représentée comme une femme atroce, propose à deux jeunes princes, dont elle connaît la vertu, d’assassiner leur mère ? » Il y a peu de tragédies de Voltaire sur lesquelles on ne puisse établir une question de la même nature et bien plus difficile à résoudre ; mais récriminer n’est pas répondre. La proposition de Cléopâtre est suffisamment motivée par son caractère connu, par les crimes qu’elle a déjà commis, et par le trait de rage qui forme le dénouement ; je ne conçois pas même comment un littérateur peut élever quelque difficulté sur cet objet : la proposition est atroce sans doute, elle est extraordinaire ; mais elle est très vraisemblable, parce qu’elle est conforme à la nature et aux mœurs de celle qui la fait : les passions ne raisonnent pas ; un incident peut n’être pas raisonnable sans être contraire à la vraisemblance, quand il est l’effet naturel de la passion.

La proposition de Rodogune offre au censeur des motifs plus spécieux. Ce n’est point une femme atroce et criminelle, mais c’est une femme fière et violente qui se fait un devoir de la vengeance. Au reste, puisque Corneille a pris la peine de répondre lui-même, je crois ne pouvoir rien faire de mieux que de laisser parler dans sa propre cause cet illustre avocat : « On n’a pas considéré, dit-il, que Rodogune ne fait pas cette proposition comme Cléopâtre, avec l’espoir de la voir exécuter par les princes, mais seulement pour s’exempter d’en choisir aucun… Elle n’en avait pas de meilleur moyen que de rappeler le souvenir de ce qu’elle devait à leur père, qui avait perdu la vie pour elle, et de leur faire cette proposition qu’elle savait bien qu’ils n’accepteraient pas. Si le traité de paix l’avait forcée de se départir de ce juste sentiment de reconnaissance, la liberté qu’on lui rendait la rejetait dans cette obligation. Elle avoue elle-même qu’elle haïrait les princes, s’ils lui avaient obéi ; que comme elle a fait ce qu’elle a dû par cette demande, ils font ce qu’ils doivent par leur refus ; qu’elle aime trop la vertu pour vouloir être le prix d’un crime… Quand cette proposition serait tout à fait condamnable dans sa bouche, elle mériterait quelque grâce, et pour l’éclat que la nouveauté de l’invention a fait au théâtre, et pour l’embarras surprenant où elle jette les princes, et pour l’effet qu’elle produit dans le reste de la pièce, qu’elle conduit à l’action héroïque. »

II §

Si l’on pouvait douter encore dans quel esprit Voltaire a composé son Commentaire sur Corneille, le doute cesserait en lisant ce passage d’une lettre de Bertrand à Raton, c’est-à-dire, de d’Alembert à Voltaire ; car ces deux grands hommes se connaissaient assez pour se caractériser eux-mêmes par les noms qui désignent le singe et le chat dans les Fables de La Fontaine. Il me semble cependant que celui de Bertrand aurait mieux convenu à Voltaire, par la raison que le singe, non moins malin, non moins perfide que le chat, est beaucoup plus vif et plus plaisant. Quoi qu’il en soit, écoutons d’Alembert flagornant son maître.

« On dit que vous réimprimez le Commentaire de Corneille, fort augmenté ; vous ferez bien : je ne trouve de tort que de n’en pas avoir assez dit. Les pièces de Corneille me paraissent de belles églises gothiques. Vale, et ama tuum Bertrand. » Assurément Raton aurait eu grand tort de ne pas aimer Bertrand ; car Bertrand excellait dans l’art de cajoler Raton. D’Alembert savait bien à qui il parlait, quand il reprochait à Voltaire de n’en avoir pas assez dit contre Corneille, et quand il comparaît les chefs-d’œuvre du père de notre théâtre à des églises gothiques ; c’était dire à Voltaire que ses tragédies étaient des temples d’une architecture élégante et moderne. Il est vrai que, dans ses constructions précipitées, rien ne sent l’antiquité ; mais l’élégance y brille aux dépens de la solidité ; on y aperçoit déjà des lézardes, comme dans la coupole du Panthéon, tandis que l’éternité semble être le partage des voûtes antiques.

L’église gothique de Rodogune avait rassemblé une foule immense : les petites chapelles bâties par Voltaire ne sont pas honorées d’un si nombreux concours ; tous les connaisseurs ne se lassent point d’admirer le génie mâle et hardi qui a combiné ce grand édifice tragique. Corneille préférait Rodogune à toutes ses tragédies : c’est peut-être pour cette raison que Voltaire a tourné contre cet ouvrage immortel tous les traits de sa critique ; mais ils viennent se briser contre un pareil colosse. Le frontispice, il est vrai, est irrégulier ; l’exposition n’est pas claire. Le Rhadamiste de Crébillon mérite le même reproche ; ce qui n’empêche pas que ces deux tragédies ne soient au nombre des plus fortes conceptions dont notre théâtre puisse se glorifier : le contraste de la douceur et de la modération des deux jeunes princes avec les passions violentes des deux princesses ; l’adresse admirable avec laquelle l’auteur a su varier les portraits d’Antiochus et de Séleucus ; l’embarras terrible où les jettent l’amour et la nature ; la noblesse et l’énergie de Rodogune, en opposition avec la scélératesse et la rage de Cléopâtre ; le caractère de cette reine, le plus étonnant et le plus vigoureux que l’esprit humain ait jamais conçu ; enfin, ce cinquième acte amené et conduit avec tant de profondeur, et dans lequel la terreur est portée au plus haut degré, sans le secours d’aucun charlatanisme et par des moyens simples et vrais : voilà de quoi assurer à cette église gothique le respect et les hommages de la postérité.

Toutes les petites chicanes, toutes les misérables subtilités de Voltaire et de son disciple La Harpe, peuvent-elles seulement ébranler cette masse imposante et majestueuse ? L’auteur de Zaïre et d’Alzire, qui dans ses compositions ne songe qu’à frapper fort, et semble fouler aux pieds le bon sens, devient un partisan scrupuleux de la plus étroite vraisemblance, quand il examine le plan de Rodogune ; il se demande à lui-même : La proposition que fait Cléopâtre de donner le trône à qui assassinera Rodogune, est-elle raisonnable ? Quelle est la scène de Voltaire qui ne s’évanouisse à une pareille question ? On n’exige pas qu’un personnage tragique, agité d’une grande passion, ne dise et ne fasse que des choses raisonnables, ce serait exiger qu’il fût sans passion ; il suffit que ses folies soient conformes à la logique de la passion, et que ce qu’il fait et ce qu’il dit s’accorde avec sa situation et son caractère : la proposition de Cléopâtre est très raisonnable dans une femme aveuglée par l’ambition.

Si vous me montrez un tyran féroce, jaloux, fier, vindicatif, qui se laisse outrager pendant une demi-heure, en présence de sa femme, par l’être le plus vil à ses yeux, et qu’il peut écraser d’un mot, je dis alors qu’une pareille situation est impossible et choque le sens commun ; mais qu’une reine ambitieuse et violente essaie d’armer ses fils, par l’espoir du trône, contre une rivale odieuse, ce projet n’a pu être inspiré, sans doute, par une raison calme et froide ; mais il a dû être enfanté par l’ambition et par la haine : il est parfaitement analogue au caractère de celle qui l’a conçu ; c’est une excellente invention tragique.

Tout doit être vraisemblable dans une tragédie, s’écrie le sage et judicieux Voltaire. Quel arrêt terrible il prononce contre lui-même ! mais il a raison : tout doit être vraisemblable dans une tragédie ; c’est ce que je dis aussi moi-même, en examinant les tragédies de Voltaire ; et c’est parce que la vraisemblance y est violée, presque à chaque scène, que ces tragédies me paraissent si inférieures à celles de Corneille et de Racine, dont on n’a pas besoin d’acheter les beautés par le sacrifice de sa raison.

Est-il possible, ajoute le critique,que Cléopâtre, qui doit connaître les hommes, ne sache pas qu’on ne fait point de telles propositions sans avoir de fortes raisons de croire qu’elles seront adoptées ? Est-il possible que Voltaire, qui doit connaître le théâtre, ne sache pas que, pour une reine telle que Cléopâtre, tout moyen est bon s’il peut prolonger son règne ; qu’il est naturel qu’elle espère qu’un de ses enfants, séduit par l’appât du trône, la délivrera de sa plus cruelle ennemie ? Cléopâtre, qui doit connaître les hommes, n’ignore pas que l’offre d’une couronne peut entraîner au crime ceux même qu’on croit les plus vertueux ; et quand même elle pourrait craindre que sa proposition ne fût pas acceptée, elle en tire toujours un grand fruit, en gagnant du temps, en retardant son abdication : cela suffit pour que la proposition soit parfaitement dans la vraisemblance théâtrale.

Voltaire insiste : Je dis plus, il faut que ces choses horribles soient absolument nécessaires. Je demanderais au critique s’il est bien nécessaire que Mahomet assaisonne sa vengeance d’un raffinement aussi horrible que dangereux pour lui, en faisant égorger Zopire par ses propres enfants ? Mais je ne finirais pas si je voulais rétorquer les arguments, et ce n’est pas répondre ; les fautes de Voltaire ne justifient pas Corneille : je dis donc que pour Cléopâtre, dans la situation où elle se trouve, entre le désir de conserver le trône et la nécessité de le céder à son ennemie, le meurtre de Rodogune est un crime nécessaire ; et lorsqu’elle essaie de faire commettre ce crime par un de ses fils, elle prend le parti le plus avantageux et le plus sûr pour elle.

III §

Quelle admirable variété dans les chefs-d’œuvre de Corneille ! Non seulement ses pièces ne se ressemblent point ; mais chacune d’elles offre une richesse étonnante de situations, d’incidents, de caractères : on ne trouve pas un de ses bons ouvrages qui ne soit établi sur une grande conception, et dont le fond ne soit noble et important. Le plan de Rodogune ne pouvait être combiné que par une tête forte : on ne voit jamais de pareilles productions éclore du cerveau d’un bel-esprit ; mais on voit souvent de beaux-esprits se consoler en persiflant les profondes inventions du génie : c’est précisément l’aventure de Voltaire.

Le commentateur n’aperçoit dans toute la fable de Rodogune qu’un mauvais échafaudage pour fonder le dénouement. Il est vrai que le dernier acte de cette tragédie est le plus terrible qui existe au théâtre ; mais il est faux que les quatre autres ne soient qu’un tissu d’absurdités, ainsi qu’ont essayé de le prouver Voltaire et son fidèle La Harpe, plus injuste encore que lui, s’il est possible. Il est bien étonnant que ce littérateur, d’ailleurs estimable, se soit laissé aveugler par les préjugés de sa jeunesse, au point de méconnaître les beautés de Corneille. On a de la peine à concevoir comment M. de La Harpe se montre si délicat, si scrupuleux sur la vraisemblance, tandis qu’il devait être aguerri, et même blasé sur les absurdités par la lecture de son poète favori, le moins raisonnable de tous les poètes.

La vraisemblance d’une tragédie ne consiste pas à mettre sur la scène ce qui arrive tous les jours dans la société : ce poème ne veut, au contraire, que des incidents nouveaux, étonnants, extraordinaires ; il suffit, pour qu’ils soient vraisemblables, qu’ils ne soient ni impossibles, ni contradictoires, ni hors de la nature. Par exemple, il est impossible et contradictoire qu’un homme orgueilleux, vindicatif et cruel, se laisse longtemps insulter par un vil esclave, et qu’assassiné par cet esclave, il lui pardonne et lui cède sa femme, comme dans Alzire ; il est impossible et contradictoire qu’un caractère fier, généreux et franc, descende à la plus basse dissimulation envers une femme qu’il respecte et qu’il adore, comme dans Zaïre ; il est impossible et contradictoire qu’un brave guerrier, qu’un noble chevalier français, tel que Vendôme, veuille faire assassiner son propre frère, comme dans Adélaïde du Guesclin ; il est impossible et contradictoire qu’un amant qui se croit outragé ne s’éclaircisse pas, qu’une amante accusée ne se justifie pas, quand ils le peuvent et le doivent l’un et l’autre, comme dans Tancrède. Ces absurdités et une foule d’autres étaient dignes d’éveiller la critique sévère de M. de La Harpe ; mais il devait respecter Corneille, qui n’a pas besoin d’indulgence, mais qui du moins a droit de réclamer la justice.

Il est très vraisemblable qu’une mère dénaturée, qu’une femme dévorée d’ambition, de haine et de jalousie, telle que Cléopâtre, propose à ses enfants de la débarrasser de Rodogune, ennemie d’autant plus odieuse, qu’après lui avoir ravi son époux, elle vient encore lui ravir le trône. Il est très vraisemblable que, pour engager ses fils à lui rendre ce service, elle fasse espérer la couronne à celui des deux qui sera son vengeur : elle ignore l’amour de ses enfants pour Rodogune, et doit leur supposer, d’après son caractère, une grande avidité de régner. Sa proposition, si elle est mal accueillie, lui fournit du moins un prétexte pour différer de nommer un roi et de se donner un maître. Tout étrange qu’elle est, cette proposition n’est donc point invraisemblable, et de plus elle est extraordinairement tragique, par l’embarras où elle jette les deux princes.

Voltaire s’est fait un plaisir d’entasser des subtilités et des sophismes pour prouver que la scène était absurde et déraisonnable, quoiqu’il soit forcé de convenir que la situation attache malgré la réflexion. « Une invention, dit-il, purement raisonnable, peut être mauvaise ; une invention théâtrale que la raison condamne sans examen, peut faire un très grand effet : c’est que l’imagination, émue par la grandeur du spectacle, se demande rarement compte de son plaisir. » C’est sa propre cause que plaide ici Voltaire ; mais cette apologie, très favorable et très nécessaire pour lui, est une insulte pour Corneille, qui n’en a pas besoin. Il est clair, ajoute-t-il,que la proposition de Cléopâtre est absurde autant qu’abominable ; rien n’est moins clair. Ce qui est évident, c’est que la critique de Voltaire est aussi fausse que dure : il pousse la chicane jusqu’à demander : Si les deux fils de Cléopâtre veulent tuer Rodogune, qui sera roi ? On pourrait lui répondre que Cléopâtre aura du moins l’avantage d’être délivrée de son ennemie, et pourra imaginer quelque autre moyen de se conserver le trône. La passion court au plus pressé ; elle se saisit du présent sans regarder l’avenir. Cléopâtre gagne toujours du temps ; c’est ce qu’elle se propose. Cette reine forcenée d’ambition, de haine et de vengeance, doit-elle calculer froidement, comme un vieux ministre dans son cabinet, le résultat de ses projets ?

Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge !

Voilà son raisonnement, voilà sa politique. Voltaire était-il fait pour ne pas sentir que Cléopâtre agit d’après son caractère ? Mais sa critique, qui semble choquer le bon sens, s’excuse par les mêmes motifs que la conduite de Cléopâtre. Quoi ! Voltaire, possédé du démon de l’orgueil et de la jalousie, abjure sa propre raison et les règles de l’art qu’il connaît si bien ! il brave la honte attachée à l’ignorance et à l’erreur ; et l’on ne veut pas que Cléopâtre, dans sa rage ambitieuse, oublie les lois d’une prudence timide pour n’écouter que la passion !

On s’est étrangement mépris sur le caractère de Rodogune : Voltaire et La Harpe veulent absolument nous la donner comme une princesse ingénue, timide et vertueuse. Ce qui a trompé ces deux littérateurs, c’est que Rodogune, altière et impérieuse, rougit et s’indigne d’un amour involontaire qu’elle n’ose s’avouer à elle-même : ils ont pris cette fierté pour l’embarras d’un jeune cœur naïf, et ils ne savent comment accorder, avec cette naïveté et cette innocence pastorale, la proposition atroce que fait à son tour Rodogune aux fils de Cléopâtre. La princesse des Parthes est sans doute bien éloignée de la profonde scélératesse et de l’horrible cruauté de la reine de Syrie ; mais il s’en faut bien que ce soit une bergère : son âme respire l’orgueil, la haine et la vengeance ; elle déteste Cléopâtre, elle la craint, elle la devine : elle sent tout le danger et l’horreur de sa situation, et ne regarde que comme un piège affreux l’hymen et le trône que son ennemie lui présente, surtout depuis qu’elle est instruite de l’effroyable prix que la reine a mis à la déclaration du droit d’aînesse.

Lorsque les princes viennent supplier Rodogune de choisir entre eux un époux, et de nommer un roi par ce choix, n’est-il pas naturel qu’elle cherche à éluder l’importunité de ses amants, et à se dispenser d’un choix si dangereux, en leur faisant à son tour une proposition qui doit arrêter, et en quelque sorte contreminer les machinations infernales de Cléopâtre ? On n’a pas fait assez d’attention à la situation critique des deux princesses, qui sont en garde l’une contre l’autre, et se tiennent mutuellement en échec ; tandis que les jeunes princes, doux, vertueux, sensibles, sont ballottés par les passions de leur mère et de leur maîtresse. Telle est la magnifique combinaison théâtrale qui occupe et attache les spectateurs, et sur laquelle porte toute la pièce.

La nuance qui doit séparer Cléopâtre de Rodogune, est marquée très habilement par le ton différent de leur proposition : Cléopâtre la fait avec une horrible impudence, avec la précision et la fermeté d’une âme endurcie dans le crime ; Rodogune avec beaucoup de répugnance, et comme forcée par l’empressement obstiné des princes ; elle emploie des détours, des circonlocutions pour la déguiser : en la faisant, elle en a horreur ; elle déclare qu’elle haïrait celui qui oserait l’accepter et l’exécuter. Il est clair que ce n’est qu’un moyen dont elle se sert pour écarter l’orage qui la menace, en mettant les princes entre elle et leur mère. Voilà ce qui justifie, ce qui motive cette proposition extraordinaire de Rodogune, qu’on a condamnée beaucoup plus rigoureusement encore que celle de Cléopâtre.

IV §

Le théâtre de Corneille n’offre pas une femme faible ; toutes ses héroïnes ont une énergie supérieure à leur sexe : c’est une Chimène qui sacrifie l’amour le plus tendre aux devoirs de la piété filiale ; c’est une Camille dont la douleur et le désespoir bravent toutes les lois de la nature et de la patrie : ici, l’on voit Émilie aiguiser des poignards contre le maître du monde ; là, Pauline remporter sur son propre cœur la plus pénible et la plus glorieuse victoire. La veuve de Pompée force l’admiration et le respect de César ; Pulchérie fait trembler Phocas, Léontine le tourmente ; Viriate s’élève au-dessus des sens, et Aristie au-dessus de la vanité : Laodice déconcerte la politique romaine. L’amour, dans toutes ces femmes, est subordonné à des sentiments plus nobles : c’est une des principales raisons qui conserva tant de grandes dames dans le parti du vieux Corneille, lorsque son jeune rival se présenta dans la lice avec des grâces si touchantes ; et l’on doute encore aujourd’hui si Corneille, en donnant à ce sexe, en apparence si faible, plus d’orgueil que d’amour, plus de fierté que de tendresse, n’a pas encore mieux connu les femmes que Racine.

Il n’y a pas sur la scène un caractère plus imposant, plus terrible, et d’une plus vigoureuse conception que celui de Cléopâtre. On ne connaît point de situation plus intéressante, plus forte et plus théâtrale que celle qui termine la tragédie de Rodogune : on ne peut lui comparer que le dénouement d’Athalie. Cet effort de génie est tellement au-dessus des combinaisons des poètes ordinaires, qu’il les humilie et les écrase. Forcés d’admirer une si belle scène, ils ont cherché à se consoler aux dépens du reste de la pièce ; ils ont dit et répété que pour amener et motiver ce superbe cinquième acte de Rodogune, Corneille avait entassé dans les quatre premiers les plus grossières invraisemblances, que tout était sacrifié à ce dénouement, et qu’une situation si brillante portait sur un échafaudage dont la raison était indignée. L’un des premiers qui aient accrédité cette calomnie, c’est Lamotte-Houdard : Voltaire l’a répétée d’après lui ; il l’a tournée et retournée avec tout l’art et toute la malignité d’un homme qui avait bien plus d’intérêt encore que Lamotte à rabaisser Corneille : enfin, le littérateur La Harpe, peut-être plus injuste envers l’auteur de Rodogune que le commentateur Voltaire, a déclamé contre les prétendues absurdités de la pièce, avec une hauteur et une sorte d’arrogance très déplacée, surtout à l’égard d’un aussi grand génie et d’un homme aussi modeste que Corneille ; mais ces déclamations ont prouvé que ce n’était pas le plan de Rodogune, mais la critique du Cours de littérature, qui était absurde.

Des trois, Lamotte est le plus poli et le plus modéré. « Voilà, dit-il en parlant du dernier acte de Rodogune, voilà la situation la plus merveilleuse du théâtre ; mais que faut-il passer à l’auteur, et que lui en a-t-il coûté pour l’amener ? Il a fallu que Cléopâtre proposât à ses deux fils d’assassiner Rodogune, dont elle doit du moins les soupçonner amoureux ; ce qui ne s’accorde pas trop bien avec la prudence qu’on lui donne d’ailleurs. Il a fallu qu’à son tour Rodogune, malgré son caractère, proposât aux deux princes d’assassiner Cléopâtre, ce que Corneille n’a pu justifier en partie que par une subtilité de raisonnement dont lui seul était capable. »

Les fautes contre la vraisemblance, qu’on reproche ici à Corneille, seraient regardées, dans les ouvrages des poètes qui le jugent si sévèrement, comme des traits de raison et de sagesse. Ces incidents, qu’on appelle invraisemblables, sortent naturellement du caractère et de la situation. Cléopâtre, en proie à l’ambition et à la haine, veut se venger et régner : la proposition qu’elle fait à ses fils atteint ce double but ; elle ignore leur amour, dont, malgré leur amitié, ils se sont même fait un mystère l’un à l’autre ; et quand elle en serait informée, est-il dans le caractère de Cléopâtre de penser que l’amour d’une femme puisse tenir contre l’espoir d’un trône ? Supposons qu’elle ait lieu de craindre que sa proposition soit mal reçue ; elle doit encore la faire, parce qu’elle lui fournit un prétexte d’éluder la nomination de l’aîné, un moyen d’alarmer sa rivale, et peut-être de la déterminer à la fuite. La douceur et la soumission de ses fils ne lui laissent appréhender aucun éclat, aucune violence de leur part. Tout contribue donc à justifier, à motiver l’étrange proposition que Cléopâtre fait à ses fils ; et cette scène si vive, si attachante et d’un si grand effet, est encore une scène parfaitement raisonnable. La tragédie n’est pas faite pour les événements bourgeois et communs, et la différence est grande entre l’extraordinaire et l’absurde.

On passe encore assez volontiers sur cette proposition de Cléopâtre, mais on se déchaîne contre celle de Rodogune : on crie avec une espèce de fureur : Comment, dans le même jour, deux princesses font la même proposition ! s’accordent toutes les deux à demander aux jeunes princes, l’une la tête de leur maîtresse, l’autre la tête de leur mère ! c’est comme un jeu joué, et, pour ainsi dire, une partie carrée d’assassinat ! Une jeune princesse timide, innocente et vertueuse, telle que Rodogune, mettre sa main au prix d’un parricide ! Quelle horreur révoltante ! Le bon sens peut-il supporter une pareille supposition ?

C’est Voltaire et son écho La Harpe qui s’emportent à cet excès d’audace. Lamotte observe mieux les bienséances, et n’en est que plus dangereux. Corneille a réfuté l’objection en disant que Rodogune ne fait pas cette proposition dans la vue qu’elle soit acceptée, mais uniquement pour se débarrasser de la poursuite des princes, et faire échouer les complots de Cléopâtre : ce n’est point là une subtilité, c’est un raisonnement très solide : on peut répondre encore que non seulement il n’est pas impossible, qu’il est même fort naturel que Rodogune, instruite de la proposition de Cléopâtre, paie dans la même monnaie, et traite cette ennemie cruelle comme elle en est traitée : vous demandez ma tête à vos fils ; je demande la vôtre à mes amants. Il n’y a rien d’incroyable dans de telles représailles ; et si les tragédies de Voltaire ne faisaient pas à la raison de plus grands outrages, il passerait pour un poète judicieux et très sensé.

V §

Corneille nous apprend lui-même que souvent on lui demandait à la cour quelle était celle de ses tragédies qu’il estimait le plus. Corneille n’était cependant pas, comme Racine, un homme de cour ; son caractère l’éloignait d’un pays où l’on ne peut réussir qu’avec les qualités qu’il n’avait pas ; mais enfin il faut croire qu’il paraissait quelquefois à la cour, puisqu’il dit que c’était à la cour qu’on lui faisait cette question. Les courtisans qui témoignaient cette curiosité étaient eux-mêmes prévenus en faveur de Cinna, et Corneille ne l’ignorait pas : ce qui lui causait un embarras cruel ; il rougissait de n’être pas de l’avis des personnages illustres qui l’interrogeaient ; il craignait, tant il avait de simplicité et de candeur, de manquer au respect qu’il leur devait, s’il déclarait son penchant pour Rodogune aux seigneurs de la cour qui préféraient Cinna.

Mais, dans son jugement sur Rodogune, Corneille s’est dédommagé de la contrainte qu’il s’était imposée à la cour ; c’est là qu’il a fait éclater librement son inclination, ou plutôt son amour pour Rodogune ; car il en parle avec la chaleur d’un amant. Il se répand en éloges qui ne paraissent pas s’accorder avec sa modestie ordinaire, mais qui ne sont au fond que l’expression franche et naturelle de son sentiment sur cette tragédie. Souvent cette ingénuité d’un auteur, qui dit bonnement ce qu’il pense de son ouvrage, vaut mieux que la modestie hypocrite de certains poètes gonflés de vanité, qui n’affectent de se rabaisser devant les autres que pour qu’on les élève.

Corneille ne prétend pas justifier cette inclination ; il convient qu’il est peut-être aveuglé par la tendresse paternelle : il lui semble qu’il est un peu plus le père de Rodogune que de ses autres enfants, par la raison que, pour lui donner la naissance, il n’a eu besoin du secours de personne ; il a tout tiré de lui-même. L’Espagnol Guilain de Castro lui dispute la paternité du Cid. Tite-Live réclame une part considérable dans son Horace : Sénèque a fourni les plus précieux éléments de Cinna : Lucain a mis beaucoup du sien dans la création de Pompée ; mais Rodogune est tout entière à Corneille : il a tout inventé, tout créé ; c’est l’œuvre de son seul génie. Il y a cependant une autre tragédie de Corneille qui aurait pu, au même titre, demander la préférence ; c’est Polyeucte, pièce qui, sous le rapport de l’invention, appartient à son auteur autant que Rodogune, et même plus, s’il faut en croire Voltaire, qui prétend que Corneille a puisé cette tragédie dans un ancien roman de Rodogune : il est vrai que Voltaire n’a jamais vu cet ancien roman, et qu’il ne connaît que le nom du libraire12. Il est très étrange, selon Voltaire, que Corneille, dans l’examen assez étendu qu’il a fait de sa Rodogune, ne dise pas un mot d’une autre tragédie sous le même titre, remarquable par une ressemblance frappante avec la sienne, et qui fut jouée quelque temps auparavant ; mais je ne vois rien d’étrange dans un pareil silence, puisque Racine, dans sa préface de Phèdre, ne dit pas un mot de celle de Pradon, dont la concurrence avait fait tant de bruit. Corneille et Racine ont dédaigné de parler de ces indignes rivales que l’injustice, et la cabale avaient rendues trop fameuses : ce mépris n’a rien qui ne soit naturel et digne de ces grands poètes.

Si Corneille, dans son examen, a l’air de tant se complaire dans sa Rodogune ; s’il trouve qu’elle réunit tout, la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la facilité de l’expression, la solidité des raisonnements, la chaleur des passions, les tendresses de l’amour et de l’amitié ; on dirait que Voltaire a pris un malin plaisir à déchirer cet objet des complaisances et de la tendresse de son auteur : il reconnaît la beauté du sujet ; mais les fictions lui paraissent plus absurdes que nouvelles, les vers plutôt ampoulés que forts, l’expression plus guindée que facile, les raisonnements plus subtils que solides, les passions plutôt outrées que vives, l’amour et l’amitié plus fades que tendres : c’est le résultat du commentaire, qui semble d’un bout à l’autre appartenir à la satire beaucoup plus qu’à une juste critique. Les propositions extraites de Jansénius ne furent pas plus vivement censurées par les disciples de Loyola, que ne l’ont été par les disciples de Voltaire les propositions de Cléopâtre et de Rodogune aux deux jeunes princes. Cléopâtre propose à ses fils d’assassiner leur maîtresse Rodogune, et Rodogune riposte en proposant à ses amants d’égorger leur mère Cléopâtre : ce sont des propositions mal sonnantes ; mais elles sont très théâtrales, et il s’en faut de beaucoup qu’elles soient aussi absurdes que Voltaire affecte de le croire.

Tout doit être vraisemblable dans une tragédie, dit le commentateur de Corneille, et le poète qui dans ses tragédies a le moins ménagé la raison. Tout doit être vraisemblable dans une tragédie : c’est bien mon avis ; mais est-il vraisemblable que ce soit l’auteur de Zaïre, d’Alzire, etc., qui ait dit cela ? Si tout doit être vraisemblable dans une tragédie, que dirons-nous des tragédies où tout est non seulement invraisemblable, mais absolument impossible ? La proposition de Cléopâtre est atroce, étonnante, extraordinaire, mais celle qui la fait est aussi une femme unique en son espèce. La proposition n’est point absurde, parce qu’elle est conforme au caractère de celle qui la fait.

La reine de Syrie connaît peu ses enfants, élevés loin d’elle à Memphis ; elle compte sur leur soumission, sur leur jeunesse, surtout sur leur ambition : dévorée de la soif de régner, elle juge des autres par elle-même ; elle n’imagine pas qu’on puisse être effrayé d’un crime dont un trône est le prix. Son premier objet, en faisant à ses fils cette proposition, c’est d’arrêter le mariage de Rodogune, de se dispenser de faire un roi, et par conséquent de garder le trône ; il n’y a rien là qui ne soit dans la logique de l’ambition, par conséquent rien qui ne soit raisonnable : il n’y a d’absurde et d’insensé au théâtre que ce qui est contraire à la marche du cœur et des passions. Voltaire s’est donc exprimé durement et du ton de la malveillance, quand il a dit : « Il est clair que la proposition de Cléopâtre est absurde autant qu’abominable » ; mais il parle en littérateur et en homme de goût, lorsqu’il ajoute : « Et cependant elle forme un grand intérêt, parce qu’on veut voir ce qu’elle produira. »

Héraclius §

I §

Le prodigieux succès d’Héraclius a étonné quelques esprits frivoles qui jugeaient du public par eux-mêmes, et du mérite de Corneille d’après le Commentaire de Voltaire ; mais, quoi qu’en disent de petits auteurs, le public saisit très bien les beautés mâles et fortes : rien de ce qui est vraiment grand ne lui échappe. La rudesse et la familiarité du style de Corneille, en certains endroits, semblent relever encore ses traits fiers et sublimes : on croit voir un héros simplement vêtu, et qui dédaigne d’appeler la parure au secours de sa bonne mine ; rien n’enchante plus les connaisseurs que cette alliance du plus beau génie avec la simplicité et la négligence.

On peut citer dans les bons ouvrages de Corneille un assez grand nombre de vers isolés qui choquent l’élégance et la délicatesse moderne, et à chacun desquels on peut appliquer ce que dit Philaminte du mot sollicitude :

Il put étrangement son ancienneté. Mais l’ensemble du style est chaud, ferme, plein d’une sève vigoureuse, d’un naturel franc et original. On est toujours surpris de trouver tant de naïveté réunie à tant de grandeur : cela va même jusqu’à la bonhomie. Quand la même Léontine, qui s’élève jusqu’au dernier degré du sublime en présence de Phocas, dit si naturellement à sa fille :

Vous êtes fille, Eudoxe, et vous avez parlé ;
Votre langue nous perd,

les critiques se récrient. Voltaire est étrangement scandalisé d’une telle familiarité ; les beaux-esprits du parterre sont tentés de rire. Cela n’est pas tragique, sans doute ; mais faut-il l’être partout dans une tragédie ? Faut-il compter pour rien ce naturel, cette vérité si précieuse dans les arts ? La mère doit-elle parler à sa fille comme elle parle au tyran ? Ne faut-il pas que notre Melpomène se déride quelquefois, et ne soit pas toujours si guindée ? Racine lui-même, le dieu de l’élégance poétique, n’a-t-il pas semé au milieu de ses divines tragédies une foule de vers simples, négligés et naïfs, qui rapprochent le dialogue de la conversation ordinaire, et semblent avertir les spectateurs que ce ne sont pas des poètes, mais des hommes et des femmes qui parlent ? Voltaire n’est occupé, dans son Commentaire de Corneille, qu’à relever des fautes grammaticales, de vieilles façons de parler ; il ne cesse de nous avertir que ce sont les défauts du temps, et il ne cesse de les reprocher à Corneille comme des défauts de son art et de son goût ; il ne cesse de se moquer du père de notre théâtre, parce qu’il est né cent cinquante ans trop tôt.

Le censeur se montre rigoureux au dernier point sur la vraisemblance : il discute scrupuleusement, comme des points de droit, tous les incidents des tragédies de Corneille ; mais la plupart de ses raisonnements sont des sophismes confondus par l’expérience et par l’effet théâtral. Il y a dans toute la doctrine de Voltaire, relativement à Corneille, un vice radical. Je ne sais s’il faut l’attribuer à l’ignorance ou à la mauvaise foi : le commentateur affecte de ne pas savoir que, pour attacher au théâtre des gens raisonnables, il faut leur offrir des choses, et non pas des mots ; frapper leur esprit par des objets importants, élever leur âme par des sentiments héroïques et des actions extraordinaires ; et que de tels ressorts sont plus puissants, plus durables que ceux qu’on peut emprunter des passions viles et communes, des niaiseries, des extravagances et des vaines déclamations. Pourquoi la plupart des tragédies de Voltaire ne produisent-elles aujourd’hui aucun effet au théâtre ? C’est quelles ne disent plus rien, ne signifient plus rien aujourd’hui. C’étaient les tragédies du moment où elles sont nées ; elles flattaient alors l’effervescence d’une nation égarée ; elles enflammaient tous les esprits faux. À présent l’on n’y voit que ce que l’auteur y a mis, un pathétique de parade, des sentences ambitieuses, un charlatanisme de tréteaux. On ne s’intéresse plus du tout à la jalousie d’Orosmane, à la philosophie d’Alzire, aux forfanteries et aux horreurs de Mahomet ; mais les grands tableaux, les situations fortes, la divine éloquence d’Horace, de Cinna, d’Héraclius, entraînent et subjuguent des spectateurs que les événements dont ils sont environnés ont accoutumés à réfléchir.

Louis Racine, fils du grand Racine, a cru voir quelque rapport entre Héraclius et Athalie ; mais quand le fond du sujet offrirait une légère ressemblance, il y a une si prodigieuse différence dans la manière dont il est traité, qu’il ne peut exister aucune comparaison entre ces deux ouvrages ; l’un est un prodige de simplicité, l’autre un prodige d’intrigue ; l’un est d’une merveilleuse régularité, l’autre couvre de grandes fautes par des beautés plus grandes encore. Athalie est la perfection de l’art ; Héraclius, malgré quelques taches, est un chef-d’œuvre d’invention, d’intérêt et de force tragique : c’est à peu près le résultat du jugement de Louis Racine. Voltaire a daigné discuter ce jugement ; mais il l’a dénaturé et falsifié. Je ne conçois pas, dit-il, comment Louis Racine a voulu faire une comparaison d’Athalie et d’Héraclius, si ce n’est pour avoir une occasion de dire qu’Héraclius lui paraît un mauvais ouvrage. Je ne conçois pas comment Voltaire a voulu défigurer, par une fausse interprétation, l’opinion de Racine, si ce n’est pour avoir une occasion de mettre sur son compte le mal qu’il n’ose pas dire lui-même d’Héraclius. Le commentateur de Corneille est même si honteux de cette fourberie, qu’il se hâte d’en adoucir l’odieux, en disant : Il faut bien pourtant qu’il y ait de grandes beautés dans Héraclius, puisqu’on le joue toujours avec applaudissements quand il se trouve des acteurs convenables au rôle. Ne dirait-on pas que Voltaire n’aperçoit ni ne sent ces beautés, et qu’il n’y a que les applaudissements du public qui l’en avertissent

II §
Je me ris d’un auteur qui, lent à s’exprimer,
De ce qu’il veut d’abord ne sait pas m’informer,
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
D’un divertissement me fait une fatigue.

M. de La Harpe est persuadé que Boileau, dans les deux derniers vers, avait intention de censurer l’Héraclius de Corneille : sa conjecture est peu honorable pour Boileau. Qui jamais pourrait s’imaginer que Boileau se fût permis de parler avec si peu de ménagement d’un des chefs-d’œuvre de Corneille, d’un des ouvrages où ce grand tragique a montré le plus de force d’invention ? L’auteur de l’Art poétique n’était point disposé à se rire de l’auteur d’Héraclius ; il a rendu à Corneille la justice la plus éclatante ; il a fait de ce poète admirable le plus superbe éloge, lorsqu’il a dit que Racine, dans l’art d’enchanter les cœurs et les esprits, avait balancé Corneille.

Voltaire et son panégyriste M. de La Harpe n’ont pas su tenir la balance d’une main aussi équitable ; bien éloignés de la circonspection et de la sage mesure de Boileau, ils ne se sont occupés l’un et l’autre qu’à rabaisser Corneille avec une adresse très philosophique, c’est-à-dire en mêlant à des louanges hypocrites les critiques les plus injustes. M. de La Harpe s’est montré le moins réservé, par la raison qu’il marquait moins dans la littérature, et que ses décisions n’avaient pas la même conséquence que celles de Voltaire. Le commentateur de Corneille était obligé de se respecter ; son rang lui imposait quelques bienséances : après avoir donné les premiers coups à Corneille, il le faisait achever par ses gens, ou, si l’on veut, par ses disciples. M. de La Harpe était un des plus fervents ; c’était son disciple favori, et il trouvait que son maître avait été bien indulgent à l’égard de Corneille. En relevant une prétendue contradiction dans Polyeucte, l’auteur du Cours de littérature s’exprime ainsi : Voltaire, qu’on accuse de relever trop minutieusement de petites fautes, n’a pourtant rien dit de celle-là ; il en a passé bien d’autres.

Ce dernier trait, il en a passé bien d’autres, est comique, et peint le caractère de l’homme. Au reste, M. de La Harpe a glorieusement réparé les omissions de Voltaire : son zèle officieux n’a rien passé à Corneille ; il l’a immolé à Racine, et ensuite il n’a couronné Racine de fleurs académiques que pour le faire tomber en sacrifice sur les autels de Voltaire, son idole. Voilà ce qui rend toute la partie de la tragédie française si défectueuse et si fausse dans le Cours de littérature, où, d’ailleurs, l’auteur a rassemblé d’assez bons matériaux pour celui qui voudra faire un ouvrage sur le même sujet.

Ni Voltaire ni M. de La Harpe n’ont osé dire crûment que Corneille était fort au-dessous de Racine ; mais s’est le résultat de tout ce qu’ils ont écrit. Corneille, dans le Cours de littérature, n’occupe qu’une section : on passe rapidement ses chefs-d’œuvre en revue, comme n’étant pas dignes d’une plus longue discussion ; on décide, on tranche légèrement, on expédie en bref ce patriarche de notre théâtre. Racine a pour lui seul presqu’un volume. Il est vrai que ses articles ne sont guère que les lambeaux d’un grand éloge académique que l’auteur n’était pas bien aise de perdre, et qu’il a fait servir dans son cours, comme des leçons de littérature, quoiqu’il y ait bien de la différence entre un jugement littéraire et un panégyrique d’académie.

Quant à Racine, l’intention des ennemis de Corneille n’était pas de l’exalter aux dépens de son rival, mais de les détrôner tous deux, l’un après l’autre, pour élever Voltaire. Les petits rimeurs de l’école voltairienne ont toujours donné sans pudeur la palme à leur maître : l’un d’eux, qui vient de mourir, a eu l’audace de saluer son chef du titre de

Vainqueur des deux rivaux qui partagent la scène. M. de La Harpe ne s’explique pas si ouvertement ; mais son langage est partout celui d’un homme intimement persuadé de la supériorité de Voltaire sur Racine et Corneille. Si cet habile littérateur se trompait, c’était du moins de très bonne foi : il avait été nourri dans le respect et dans l’admiration pour Voltaire ; il était la créature de Voltaire, dans toute l’exactitude du terme ; il lui devait son existence littéraire, sa place à l’Académie ; il tenait par les liens les plus forts au parti philosophique. Faut-il s’étonner que l’éducation, la reconnaissance et le fanatisme, aient perverti ses idées, et que, même après sa conversion, il soit resté très hétérodoxe sur le mérite de ses anciens confrères en philosophie ? N’a-t-on pas vu des pères de l’Église tomber dans des hérésies déplorables ?

C’est avec raison qu’on admire la prodigieuse imagination qui a bâti cette intrigue d’Héraclius, si intéressante et si théâtrale. M. de La Harpe ne condamne pas formellement un pareil sentiment ; mais, ajoute-t-il, je crois qu’il y a plus de force à produire de grands effets avec des moyens très simples… C’est là, ce me semble, la véritable force et le premier mérite d’une intrigue dramatique. Ce principe est de toute évidence, et je ne crois pas qu’on se soit jamais avisé de le contester. Si vous supposez qu’on peut produire d’aussi grands effets avec une intrigue simple qu’avec une intrigue compliquée, nul doute qu’il n’y ait plus de mérite à les produire par les moyens les plus simples : cela est même si clair, que ce n’était pas la peine de le dire. La question serait de savoir s’il est possible de produire autant d’effet, de tenir l’esprit aussi vivement occupé, l’âme aussi fortement émue, avec une intrigue simple, qu’avec une intrigue composée d’un grand nombre d’incidents. Une autre question, non moins importante, consiste à examiner si la simplicité, même en excitant moins de curiosité et d’intérêt, ne serait pas préférable à une multiplicité qui donnerait plus d’exercice à l’esprit et à l’âme. L’écueil de la simplicité dramatique, c’est la langueur et la déclamation ; l’écueil de la multiplicité, c’est l’obscurité, la confusion, l’invraisemblance ; le chef-d’œuvre du génie et de l’art, c’est de s’emparer de l’esprit et du cœur sans qu’il en coûte rien à l’ordre, à la clarté, à la raison.

Plus l’esprit est occupé, dit M. de La Harpe, moins le cœur est ému. Cela ne me paraît pas bien juste. M. de La Harpe n’établit ce dogme que pour favoriser les lamentations, les complaintes, les éternelles tirades, soi-disant pathétiques, d’auteurs verbeux et stériles, abondants en paroles et dénués d’invention, qui feront deux cents vers médiocres plutôt qu’ils n’auront imaginé un incident et une situation. Le cœur n’est ému qu’autant que l’esprit est occupé : l’intérêt s’éteint quand l’action languit, quand la scène est vide.

Le temps est précieux au théâtre, dit encore M. de La Harpe : quand il en faut tant pour l’attention, il n’y en a pas assez pour l’intérêt ; le spectateur n’est pas là pour deviner, mais pour sentir. Je suis fâché qu’un aussi grave aristarque que M. de La Harpe, et qui brille par le jugement beaucoup plus que par l’esprit, s’amuse à des antithèses frivoles et fausses, à des oppositions puériles entre l’attention et l’intérêt, entre deviner et sentir. M. de La Harpe confond mal à propos des objets qu’il faut distinguer ; il sépare ceux qui doivent être unis. Distinguons toujours l’intrigue complexe, source de la curiosité et de l’intérêt, d’avec le désordre et le chaos d’une intrigue embrouillée et fatigante : il y a de la différence entre une énigme à deviner, et des événements compliqués dont il faut suivre le fil. Au contraire, il ne faut point séparer l’attention d’avec l’intérêt : pour émouvoir l’âme, il faut commencer par fixer l’esprit ; et comme il n’est pas possible que l’âme éprouve une vive émotion dans tous les instants d’une pièce, il ne faut pas regarder comme perdu : pour l’intérêt le temps employé à exciter l’attention.

Il était d’autant plus important de réfuter ces sophismes, qu’il n’y a que trop de poètes qui s’imaginent être touchants et pathétiques, quand ils ne sont que des déclamateurs ennuyeux et tristes. L’inimitable Racine savait féconder le sujet le plus simple, et suppléer par les richesses de la poésie et de l’éloquence, à ce qui lui manquait du côté des incidents : j’aime mieux, dans le cabinet, un magnifique couplet de Racine, que la situation la plus singulière au théâtre ne plaisir de la situation s’affaiblit bientôt, et même avec le temps s’évanouit tout à fait. Le temps ajoute encore au plaisir que fait éprouver un style où l’on découvre sans cesse des beautés nouvelles ; mais pour le commun des poètes, dont la versification est lâche, sèche et plate, ils ne peuvent exciter d’intérêt qu’autant qu’ils occupent l’esprit, et remplissent par les incidents et les faits le vide de leurs poésies.

III §

On m’a souvent accusé d’injustice et de partialité lorsque j’ai soutenu qu’il avait existé une conjuration très sérieuse, formée par les principaux disciples et partisans de Voltaire, pour détrôner Corneille et Racine, et mettre leur maître au-dessus de ces deux princes de la tragédie. L’entreprise était, il est vrai, trop extravagante pour être croyable ; mais, après avoir fait avaler au bon peuple français et aux bons habitants du nord tant d’absurdités morales et politiques, les novateurs pouvaient se flatter, sans trop d’impertinence, de faire accroire au beau monde tout ce qu’ils voudraient sur un objet aussi frivole, aussi arbitraire que la littérature et le théâtre. La besogne était même déjà très avancée ; la révolution littéraire allait grand train, lorsque la révolution politique, allant plus vite encore, est venue brouiller tout, renverser toutes les idées, et les meneurs ont été entraînés eux-mêmes par le torrent dont ils savaient rompu les digues.

Voici la preuve authentique de cette conjuration contre Corneille et Racine.

« Voulez-vous que je vous parle net sur la pièce et sur vos remarques (écrit d’Alembert à Voltaire, « au sujet de son commentaire sur Cinna, le 10 octobre 1761) ? je vous avouerai d’abord que la pièce (Cinna) me paraît, d’un bout à l’autre, froide et sans intérêt ; que c’est une conversation en style tantôt sublime, tantôt bourgeois, tantôt suranné ; que cette froideur est le grand défaut, selon moi, de presque toutes nos pièces de théâtre ; et qu’à l’exception de quelques scènes du Cid, du cinquième acte de Rodogune, et du quatrième d’Héraclius, je ne vois rien, dans Corneille en particulier, de cette terreur et de cette pitié qui fait l’âme de la tragédie. »

Il faut avouer que voilà d’étranges assertions, et un extrait bien maigre de la gloire et du génie de Corneille. Le grand Corneille réduit à deux actes et quelques scènes ! Il n’y avait qu’un géomètre tel que d’Alembert capable d’une pareille réduction ; mais le courtisan avait encore bien plus de part que le géomètre à cette mutilation barbare.

« Si je suis si difficile, poursuit d’Alembert, prenez-vous-en à vos pièces, qui m’ont accoutumé à chercher sur le théâtre tragique de l’intérêt, des situations et du mouvement : si je suivais donc mon penchant, je dirais que presque toutes ces pièces (de Corneille et de Racine) sont meilleures à lire qu’à jouer ; et cela est si vrai, qu’il n’y a presque personne aux pièces de Corneille, et médiocrement à celles de Racine. » Ce fait, que d’Alembert cite à l’appui de son opinion, ne prouve rien autre chose que le mauvais goût des spectateurs de ce temps-là, les progrès d’une mauvaise école, la prédilection des comédiens pour Voltaire, et la prodigieuse influence de son parti. Aujourd’hui la chance est tournée : il n’y a presque personne à quelques pièces de Voltaire, médiocrement à quelques autres ; Œdipe est la seule qui soit suivie, à cause des acteurs. Au contraire, la plupart des tragédies de Corneille et de Racine, quelque chose que l’on fasse pour en lasser le public, attirent toujours du monde : plus on les voit, plus on y découvre de beautés ; elles sont le pain quotidien du Théâtre-Français, qui périrait bientôt de besoin, s’il n’avait pour s’alimenter que Zaïre, Alzire, Mahomet, Sémiramis, Tancrède, Adélaïde du Guesclin, ouvrages où le vide et la faiblesse se font sentir chaque jour de plus en plus depuis qu’ils sont dépouillés du prestige de la nouveauté et de la mode, et que la circonstance du moment a cessé de les protéger.

Que peut-on penser du secrétaire de l’Académie-Française, qui ne trouve ni intérêt, ni situations, ni mouvement dans les tragédies de Corneille et de Racine, et qui va chercher tout cela dans celles de Voltaire : ou plutôt, que dirons-nous de Voltaire lui-même ? Ce chef des incrédules paraît doué de la plus pieuse crédulité quand on veut lui persuader qu’il vaut mieux que Corneille et Racine ; il a pour ce mystère incompréhensible la foi aveugle d’un dévot : avec tout son esprit, il se laisse bercer de cette chimère comme un sot ; sa supériorité sur les deux maîtres de la scène est pour lui bien plus facile, et surtout bien plus douce à croire que la divinité de Jésus-Christ et l’Évangile des chrétiens ; ses entrailles s’émeuvent aux accents flatteurs de la louange ; et, dans l’ivresse de l’amour-propre, il s’écrie : « Vraiment vous avez mis le doigt dessus, en disant que Corneille est froid » ; (c’est-à-dire, vous avez touché l’endroit sensible de mon cœur). « Ah ! mon cher philosophe, il n’est que trop vrai que notre théâtre est à la glace ; ah ! si j’avais su ce que je sais ! si on avait plus tôt purgé le théâtre de petits-maîtres ! si j’étais jeune ! Mais, tout vieux que je suis, je viens de faire un tour de force, une espièglerie de jeune homme : j’ai fait une tragédie en six jours ; mais il y a tant de spectacle, tant de religion, tant de malheur, tant de nature, que je crains que cela ne soit ridicule. » Ses craintes n’étaient que trop fondées ; cette œuvre des six jours ressemble en effet bien moins à la création qu’au chaos. Cette masse indigeste de spectacle, de religion, de malheur et de nature, est bien le galimatias le plus assommant que l’on connaisse au théâtre ; en un mot, c’est cette malheureuse Olympie qu’on n’entendit jamais sans bâiller, et qui endormit tout le monde à l’Opéra, il y a quelques années, dans une représentation à bénéfice ; ce qui n’empêche pas que tout bon voltairien ne la préfère à Athalie. Cette espièglerie n’est point un tour de force de jeune homme ; c’est le dernier effort d’un vieux poète.

Mais écoutons encore une fois les adulations de d’Alembert, et il ne nous restera aucun doute sur les projets de sa secte : « Oui, en vérité, mon cher maître, notre théâtre est à la glace ; il n’y a dans la plupart de nos tragédies ni vérité, ni chaleur, ni action, ni dialogue. Donnez-nous vite votre œuvre des six jours… Vos pièces seules ont du rnouvement et de l’intérêt… Je vous demande de nous faire voir, ce qui ne tient qu’à vous, qu’en fait de tragédies, nous ne sommes encore que des enfants bien élevés, et les autres peuples, de vieux enfants. Votre réputation vous permet de risquer tout ; vous êtes à cent lieues de l’envie : osez, et nous pleurerons, et nous frémirons, et nous dirons : Voilà la tragédie, voilà la nature ! Corneille disserte, Racine converse, et vous nous remuerez. »

Jamais charlatan ne s’est mieux démasqué ; la conspiration contre notre scène, et le projet de la souiller des horreurs anglaises, n’est-elle pas claire ? Corneille et Racine sont froids ! ils n’ont ni action, ni dialogue ! Quels monstres faut-il donc pour remuer ces cœurs endurcis par la sagesse ? Des revenants, sans doute, des sorciers, des enchantements, des cachots, des potences, des bourreaux, l’exécution des hautes œuvres avec tous ses agréments ? Je crois, en effet, que si on rouait vif un homme sur la scène, on frémirait encore plus qu’au cinquième acte de Rodogune. On ne peut s’empêcher de rire lorsqu’on entend le philosophe d’Alembert demander à Voltaire cette misérable et soporifique Olympie, cette œuvre des six jours, indigne de voir le jour, comme le modèle d’un nouveau genre de tragédie bien supérieur aux dissertations de Corneille, aux conversations de Racine. Madame de Sévigné était bien sotte de frissonner d’admiration à ces tirades où, suivant d’Alembert, Corneille ne fait que disserter. À quoi pensait ce grand philosophe quand il proposait à un vieillard de soixante-sept ans, tel qu’était alors Voltaire, et déjà incapable de produire quelque chose qui approchât des ouvrages de sa jeunesse, de réformer la tragédie, et de la porter fort au-delà du terme où Corneille et Racine l’avaient conduite ? Il faut rire de ces extravagances, et non pas les réfuter ; mais elles ont du moins l’avantage de nous faire savoir à quoi nous en tenir sur le goût et les principes de l’école de Voltaire, et sur son respect pour les grands hommes qui ont fait la gloire de notre littérature.

La seule chose qui soit raisonnable dans ce délire, c’est l’observation de d’Alembert sur l’aveuglement de la nation et sur son engouement pour Voltaire : cet auteur en effet pouvait tout risquer impunément, il pouvait tout oser ; on se prosternait devant ses moindres facéties ; aucun souverain ne fut jamais plus idolâtré ; il jouait en Europe le rôle du grand Lama en Tartarie. On sait que ce dieu terrestre envoyait aux monarques du Thibet de petits sachets pleins de ses ordures pulvérisées, et que ces princes, aveuglés par la superstition, recevaient cet étrange présent avec la vénération des catholiques romains pour les reliques. Les petits pamphlets de Voltaire ressemblaient assez aux petits sachets du grand Lama. Les grosses bouffonneries du vieillard en goguettes étaient adorées comme les oracles sacrés d’une philosophie divine. D’Alembert s’est cependant trompé sur le sort des dernières tragédies de Voltaire. Il est à peu près le seul qui ait admiré les Scythes, les Guèbres, les Lois de Minos, Irène, Agathocle, etc. : le reste du monde a mis ces pièces au-dessous même d’Agésilas et d’Attila.

IV §

Il s’éleva jadis une dispute, dont l’objet était de savoir quel était l’auteur original d’Héraclius ; on balançait entre don Pedro Calderon de la Barca et le grand Corneille. Le silence de Corneille, toujours si ingénu dans ses examens, persuadait à quelques gens de lettres que c’était cet illustre tragique qui avait inventé son sujet, et que Calderon n’avait fait que défigurer l’invention de Corneille. Ce qui les confirmait surtout dans cette opinion, c’est cette phrase mystérieuse qu’on trouve dans l’Examen de l’Héraclius de Corneille : C’est, dit-il, un original dont il s’est fait d’assez belles copies. Mais s’il eût voulu parler de la pièce de Calderon, ne se fût-il pas exprimé plus clairement ? Aurait-il pu, en conscience, appeler belle une copie aussi difforme, aussi monstrueuse ? Au lieu d’indiquer celle-là particulièrement, aurait-il parlé de plusieurs ? Il est évident que par cette phrase Corneille n’a voulu désigner que les tragédies à secrets, à reconnaissances, faites depuis Héraclius, et sur son modèle. Le caractère même de Calderon répugne à toute idée d’imitation ; ses conceptions portent l’empreinte d’une originalité grossière et sauvage ; on n’y reconnaît aucune espèce d’art, de règle ni de frein : quelques traits sublimes y jettent une vive lumière au milieu des plus épaisses ténèbres de l’ignorance et de la folie. Ce sont quelques diamants qui brillent sur du fumier ; Corneille les a tirés de cette fange, comme autrefois Virgile tirait de l’or et des perles du fumier d’Ennius.

Voltaire, qui aime à citer de grands noms, fait retentir celui de don Gregorio Mayans y Siscar, ancien bibliothécaire du roi d’Espagne. Si le nom n’est pas grand, du moins il est long : or, ce don Gregorio Mayans y Siscar ne fait rien au procès sur l’invention du sujet d’Héraclius ; il envoya seulement à Voltaire un exemplaire de l’Héraclius de Calderon, mais sans la date de la première représentation. Ce qui est bien plus essentiel à la question, c’est maître Emmanuel de Guera, juge ecclésiastique, lequel déclare, dans sa révision des Œuvres de Calderon, que ce grand génie n’imita jamais personne. Quel beau privilège pour Calderon d’avoir été imité lui-même sans imiter personne ! Quel honneur pour le poète espagnol d’avoir fait mentir le proverbe, qui dit que celui qui n’imite personne ne sera jamais imité !

Nicomède §

I §

Enfin, après un siècle presque entier d’indifférence et d’injustice, Corneille reparaît aussi brillant que dans les plus beaux jours de sa gloire. Il semble que le destin de ce grand homme soit d’être plus vivement senti lorsque les esprits, exaltés par les dissensions civiles, sont plus disposés aux grands objets, aux idées graves et solides. Les troubles de la fronde donnaient un nouveau prix à ces intérêts d’état, à ces tableaux politiques étalés dans les tragédies de Corneille ; la nation, depuis, amollie par le luxe, au sein de la sécurité et des plaisirs, préféra des passions efféminées. Aujourd’hui les spectateurs de ces grands bouleversements, de ces terribles catastrophes qui ont changé la face de l’empire français, ne se regardent plus comme étrangers au gouvernement, et conçoivent qu’il y a de plus grands malheurs dans le monde que celui de n’être pas aimé de sa maîtresse.

Avant la révolution, l’amour, établi sur la scène comme dans son domaine particulier, semblait avoir acquis le privilège exclusif de toucher les cœurs. Cette folie nous paraît aujourd’hui puérile, et le temps est passé où Boileau pouvait dire :

De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

Dans ce temps-là même, la nature était une route plus sûre encore. D’ailleurs, pourquoi l’auteur de l’Art poétique, après avoir décidé très formellement que l’amour est le meilleur chemin du cœur, semble-t-il accorder aux poètes, comme par condescendance, la permission de peindre l’amour ?

Peignez donc, j’y consens, les héros amoureux.

Voilà une belle grâce que fait Boileau aux auteurs tragiques, et il est bien bon de consentir qu’ils fassent usage de ce qu’il y a, selon lui, de plus propre à toucher le cœur ! Ce consentement de Boileau n’indiquerait-il pas que cette passion de l’amour, quoique peu convenable à la gravité de la scène tragique, et appartenant de sa nature aux comédies et aux romans, est cependant tolérée et permise dans les tragédies, comme un moyen plus sûr de réussir en abusant de la faiblesse du cœur ?

L’intérêt est nécessairement subordonné au goût, au caractère et à l’esprit de chaque nation ; par conséquent il est tout à fait arbitraire et local. Le cœur humain, dit-on, est partout le même ; mais partout il n’est pas également touché des mêmes choses : il y a plus, la même nation change de sentiments et de préjugés suivant les temps. J.-J. Rousseau a fort bien observé qu’à Tunis la passion la plus théâtrale serait la piraterie ; à Messine, une vengeance bien savoureuse ; à Goa, l’honneur de brûler les juifs.

Les Grecs, ces modèles du goût, avaient fondé la tragédie sur des malheurs plutôt que sur des passions ; et ces malheurs n’étaient pas, comme ceux de notre théâtre, l’indifférence ou l’infidélité d’une maîtresse, qui cause aux héros et aux rois des attaques d’épilepsie souvent mortelles. Il faut être Français pour imaginer qu’on ait jamais pu faire de cette extravagance l’unique base de l’intérêt tragique. Il faut rendre cette justice à Racine : il n’a donné ces passions insensées qu’à des femmes, dont le cœur est plus sensible, la raison plus faible, et que l’oisiveté rend plus susceptibles de mouvements déréglés. Les princes et ses héros ne sont jamais fous ; il faut excepter Oreste, dont l’amour est pour ainsi dire une fureur fatale et une suite de son affreuse destinée. Dans le cœur d’Achille, la colère, la vengeance, la passion de la gloire et des combats l’emportent sur l’amour ; mais Orosmane, Zamore, Vendôme, Gengis-Kan, Tancrède, sont des héros des Petites-Maisons.

Le théâtre d’Athènes offrait au peuple des infortunes royales, des trônes renversés, d’illustres familles réduites à l’esclavage, des traits effrayants de la puissance et de la colère des dieux, de grands exemples des vicissitudes du sort et des maux de l’humanité. Corneille, guidé par son génie, se tourna vers l’héroïsme ; il mit sur la scène de grandes vertus à côté des grands crimes ; il sut émouvoir et toucher par les généreux sacrifices que la passion fait au devoir, et non par les excès d’une honteuse faiblesse : on purge bien mieux les passions en faisant voir comment on les surmonte, qu’en montrant comment on y cède ; les malheurs de l’amour exposés dans Zaïre ne guérissent point de l’amour ; ils y disposent.

Si Corneille n’ébranle et ne remue pas toujours l’âme avec force, du moins il occupe, il attache toujours l’esprit, il satisfait la raison par la noblesse et l’importance des objets qu’il présente : aux intérêts du cœur qu’il néglige et dédaigne souvent, il substitue de grands intérêts politiques. Voltaire ne cesse de répéter que la politique est froide et ennuyeuse au théâtre. Oui, pour des jeunes gens et des jeunes filles, pour des spectateurs sans instruction ; oui, lorsque la politique est traitée avec sécheresse ; mais dans Cinna la politique est sublime, admirable, et même plus touchante que l’amour. Voltaire, malgré son antipathie pour la politique, convient que Cinna présente un développement de la constitution romaine, qui plaît beaucoup aux hommes d’état ; et dans ce temps-là, ajoute-t-il, tout le monde voulait l’être. Eh bien ! aujourd’hui, tout le monde est ou croit être homme d’état ; chacun du moins ne peut se dissimuler que son existence, sa fortune, ses plus chers intérêts sont liés au sort de l’état ; chacun s’occupe du gouvernement, chacun en raisonne, et cette direction des esprits leur donne une tournure politique très favorable aux tragédies de Corneille.

Après avoir exalté Rome dans ses premières tragédies, Corneille prit plaisir à l’humilier dans Nicomède : son génie renversa l’idole que son génie avait élevée, et, après avoir exagéré les vertus de la république, il essaya de rendre odieuses les intrigues du sénat. Les armes avaient commencé le grand œuvre de la conquête de l’univers ; la politique l’acheva : Rome trouva plus sûr et plus facile de diviser et d’affaiblir les rois que de les combattre et de les vaincre à force ouverte. Nous avons dans les fragments de Salluste une lettre de Mithridate au roi Arsace, où cette ambition est bien dévoilée ; ce prince y propose une coalition de rois pour la défense de la cause commune : cette ligue, si elle eût été possible, eût sans doute arrêté le torrent de la puissance romaine ; mais les rois se laissèrent dépouiller et subjuguer les uns après les autres. L’alliance de la république ne fut qu’un appât pour leur cacher le joug ; la plupart furent pris à ce piège ; ils aidèrent eux-mêmes les Romains à détruire les rois qui osèrent résister ; et les petits princes de l’Asie, esclaves sous le nom d’amis, étrangers à tout sentiment de gloire, ne s’occupèrent que du soin d’amasser des trésors pour Rome leur héritière.

Parmi ces vassaux de la république, Prusias, roi de Bithynie, se distingua par sa bassesse et sa complaisance servile : ce n’était qu’un commis qui exploitait, au profit du sénat, cette petite portion de l’Asie. Corneille nous découvre l’intérieur de cette cour faible et lâche ; il nous montre ce misérable esclave couronné, recevant à genoux les ordres du sénat, obéissant aux volontés de sa femme, tremblant devant un fils qui le brave. Ce personnage assurément n’est ni héroïque ni tragique ; mais c’est un caractère vrai, instructif et moral. Corneille lui oppose un jeune prince fier, ardent, magnanime, victorieux, qui, élève d’Annibal, héritier de sa haine contre les Romains, ose menacer la maîtresse du monde, et préfère une mort glorieuse à un trône avili. Corneille n’a point créé de caractère plus noble, plus brillant, plus théâtral : ce seul personnage de Nicomède vaut mieux et suppose plus de talent que plusieurs tragédies trop vantées.

Laodice, jeune reine d’Arménie, élevée à la cour de Prusias, partage les sentiments héroïques de Nicomède son amant. Le nœud de la pièce est formé par les intrigues d’Arsinoé pour perdre le prince né d’une première épouse de Prusias. Cette Arsinoé n’est point une héroïne ; c’est une femme artificieuse et méchante, qui gouverne un vieillard imbécile. Nicomède a contre lui Rome, son père, sa belle-mère, son frère, lequel est aussi son rival : il n’oppose à ses ennemis que la hauteur d’une âme énergique et fière ; il insulte et défie Rome dans la personne de son ambassadeur ; il exhorte son père à être roi ; il accable de mépris et d’ironies sanglantes sa belle-mère et son frère. Laodice et lui répandent sur les êtres vils qui les entourent l’éclat de leurs vertus ; leur courage, leur générosité soutiennent et ennoblissent toute la pièce ; leurs dangers intéressent, et le cœur est pleinement satisfait lorsqu’on les voit triompher à la fin des noirs complots ourdis autour d’eux par la bassesse et l’envie. Le jeune Attale, protégé par les Romains, et l’unique objet des crimes d’Arsinoé, augmente l’intérêt du dénouement, lorsqu’il se montre digne frère de Nicomède, et lui sauve, par un coup inattendu, la liberté et la vie.

Toute cette conception est vigoureuse, originale ; elle montre plus qu’aucune autre la force et la fécondité du génie de Corneille. Nicomède est une tragédie unique en son espèce : Voltaire veut que ce ne soit qu’une comédie, parce qu’il n’y a ni fureurs, ni folies, ni passions forcenées, et que le spectateur instruit n’y découvre qu’un admirable tableau de la politique des Romains et de l’ascendant naturel d’un grand homme sur tout ce qui l’environne. Je persiste à croire que cela est plus digne d’être offert à des gens raisonnables, que le spectacle d’un héros frénétique qui, pendant toute une pièce, crie, se démène, extravague, et finit par tuer une petite fille dont il n’est pas bien sûr d’être aimé.

II §

La troisième représentation de Nicomède avait attiré plus de monde que les deux précédentes, quoique ce jeune héros n’ait pas beaucoup à se louer de l’accueil des journalistes. En effet, ils ont employé contre lui cette ironie dont il est lui-même si prodigue à l’égard de ses ennemis. Voudrait-on faire de cette tragédie une affaire de parti ? Croit-on que sa chute importe à l’honneur du goût de Voltaire ? et faut-il sacrifier Corneille pour donner raison à son commentateur ? Voltaire enseigne partout que la tragédie ne peut se passer de folies et de fureurs, que la politique est froide, qu’on ne peut s’intéresser qu’à des héros forcenés : le succès de Nicomède démentirait cette doctrine, Voltaire aurait tort ; et cela tiré à conséquence. Ainsi, tous les amis de Voltaire vont criant que la pièce est ennuyeuse, triviale, sans mouvement et sans intérêt.

Quand Nicomède ne se trouverait pas du goût général, on ne pourrait encore en rien conclure ni contre Corneille ni pour son commentateur. L’habitude des émotions fortes rend presque insensible à des impressions plus douces : le vin le plus exquis est insipide pour un palais émoussé par des liqueurs spiritueuses ; le joueur s’ennuie dans la société la plus agréable ; il regrette les secousses que donnent à son âme les chances de la fortune. Il faut convenir que la tragédie de Nicomède n’ébranle pas aussi vivement que Rodogune ; qu’elle n’inspire ni pitié ni terreur ; mais elle a un autre genre de beauté et d’intérêt pour un spectateur instruit et attentif. La vertu persécutée, qui lutte contre son malheur ; la générosité, la grandeur d’âme, l’intrépidité dans les plus grands dangers, ont des droits sur tous les cœurs honnêtes : il est impossible de ne pas plaindre et admirer tout à la fois Nicomède opprimé par une marâtre injuste, par un père ingrat et faible, et par la tyrannie du sénat romain.

Il est vrai que ce héros d’une création neuve n’observe pas l’antique précepte d’Horace, qui veut qu’on commence par pleurer soi-même pour faire pleurer les autres :

Primùm ipsi tibi, si vis me flere, dolendum est.
Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

Pélée et Télèphe, dit Horace, dans l’exil et dans l’indigence, rejettent les vers ampoulés et les mots d’une toise, quand ils veulent toucher le spectateur par leurs plaintes :

Telephus et Peleus cùm pauper et exul uterque,
Projicit ampullos et sesquipedalia verba,
Si curat cor spectantis tetigisse querelâ.

Ces maximes généralement vraies souffrent de grandes exceptions : pleurer soi-même n’est pas toujours un sûr moyen d’attirer des larmes des yeux d’autrui ; souvent c’est inspirer du mépris pour une âme faible, vaincue par la fortune. Des princes tels que Pélée et Télèphe doivent être peu intéressants quand ils se lamentent comme des enfants et des femmes, parce qu’ils sont pauvres et bannis : les larmes dégradent leur rang et leur caractère. Voilà pourquoi Aristophane se moque avec quelque raison d’Euripide, qui, pour rendre ses héros plus pitoyables dans le malheur, les produisait couverts de haillons comme des mendiants, et se désolant comme des lâches. Combien est plus touchant et plus digne de nos pleurs le prince qui contemple d’un œil sec les plus affreux dangers, et présente aux coups du sort un front serein, une âme inaltérable ! Le courage est bien plus pathétique que la pusillanimité : ainsi, en dépit des préceptes d’Horace et de Boileau, de même que commencer à rire soi-même est souvent le secret de rire tout seul, de même commencer à pleurer est souvent une raison pour que les autres ne pleurent pas.

Nicomède ne se plaint point ; il lui échappe plus de bravades que de soupirs, plus d’ironies que de gémissements : il débite même des vers pompeux et de grands mots, malgré la défense d’Horace. Prêt à succomber sous les plus noirs complots, il n’est pas à beaucoup près aussi consterné, aussi tremblant qu’Orosmane, quand il surprend un billet doux adressé à sa maîtresse. Victime de l’ingratitude et de la lâcheté de son père, sur le point d’être écrasé par la maîtresse du monde, Nicomède ne dit pas à son confident, comme le soudan piteux dit à son fidèle eunuque :

Tu vois comme on me traite !

Il n’a pas même de confident, parce qu’il n’a point de secrets : il sait bien dire en face à ses ennemis ce qu’il pense d’eux : cet admirable caractère plut beaucoup dans la nouveauté, et s’il ne plaisait pas aujourd’hui, ce serait la faute ou de l’acteur ou des spectateurs.

Ce n’est pas que ce caractère soit parfait ; la perfection ennuie plus qu’elle n’intéresse. Fontenelle pense que Nicomède fait quelquefois un peu trop le jeune homme, et que, sans ce défaut, ce serait le plus beau caractère qui fût sur la scène. Il me semble que, sans ce défaut, il ne serait pas aussi brillant et aussi théâtral ; Nicomède déplairait, moins téméraire, moins audacieux, moins confiant en ses propres forces.

À ces petits défauts, marqués dans sa peinture,
L’esprit avec plaisir reconnaît la nature.

Gardons-nous donc de souhaiter un Nicomède plus raisonnable, plus modeste et plus prudent.

Le héros d’une pièce, dit encore M. de Fontenelle, ne doit jamais avoir tort, et il faut lui en épargner jusqu’à la moindre apparence : je crois que M. de Fontenelle a tort d’établir ce principe, d’après lequel l’Achille d’Homère et de Racine serait un héros très défectueux, car il a souvent le plus grand tort du monde. M. de Fontenelle fait l’application de ce principe à Nicomède, et trouve qu’il a tort d’insulter et de braver, comme il fait, son jeune frère Attale, puisque ce prince lui rend à la fin de la pièce un service essentiel. On est fâché, dit-il, que Nicomède ait si mal connu Attale, et qu’il ait eu tant de mépris pour un homme qui le méritait si peu ; de plus, c’est une espèce de honte pour Nicomède que d’être tiré d’affaire par celui dont il faisait si peu de cas. Il faut compter que le spectateur aime le héros avec délicatesse, et que la moindre chose qui blesse l’idée qu’il en a conçue, lui est infiniment désagréable. (Réflexions sur la poétique du théâtre.)

Ces idées sont plus subtiles que justes : Nicomède n’a pas tort de ne point deviner la générosité d’Attale quand rien ne l’annonce ; il n’a pas tort de braver le protégé des Romains, l’idole d’Arsinoé, un frère à qui l’on prétend le sacrifier. Dira-t-on qu’on est fâché que Zamore insulte et brave Gusman, parce qu’au dénouement Gusman se trouve un héros qui pardonne sa mort à Zamore, et qui fait son bonheur ? Il faudrait plutôt dire qu’un auteur a tort quand il ne soutient pas le caractère d’un personnage ; et cette faute est bien moins excusable dans Voltaire que dans Corneille, parce qu’il est naturel qu’un jeune homme tel qu’Attale, qui n’est que faible, éprouve un mouvement de générosité, tandis qu’il est humainement impossible qu’un scélérat tel que Gusman devienne tout à coup un saint.

Fontenelle essaie de justifier la bassesse de Prusias. Cette bassesse, dit-il, est si naturelle dans les circonstances où il se trouve, qu’il n’y a qu’un cœur de héros qui s’en pût garantir, et même elle représente les premiers mouvements du cœur d’un héros. On n’entend pas bien comment la bassesse représente les premiers mouvements du cœur d’un héros : ces premiers mouvements sont-ils bas ? Mais il est vrai de dire qu’il n’y a véritablement de bas dans Prusias que la crainte que lui inspirent les victoires de son fils ; et cependant ce mouvement est si naturel, que Louis XIV lui-même n’en eût peut-être pas été exempt, si monseigneur ou le duc de Bourgogne avaient été des héros tels que Nicomède. Quant à son respect et à sa complaisance pour les Romains, elle n’est pas, à la vérité, brillante au théâtre, mais elle n’a rien de bas ; c’est prudence, c’est nécessité ; il assure par là le repos et le bonheur de ses peuples : s’il était plus fier, et s’il voulait être un roi indépendant, ce serait un mauvais roi qui préférerait sa vanité au sang de ses sujets. Ainsi, quoique Prusias fasse rire quand il dit :

Ah ! ne me brouillez pas avec la république ! il a raison de craindre cette brouillerie : c’est un trait juste et vrai qui peint l’homme, et ce trait ressemble plus à la sagesse qu’à la bassesse.

III §

Cette pièce, dit Voltaire,est peut-être une des plus fortes preuves du génie de Corneille…… Ce genre est non seulement le moins théâtral de tous ; mais le plus difficile à traiter ; il n’a point cette magie qui transporte l’âme… Ce genre de tragédie ne se soutenant point par un sujet pathétique, par de grands tableaux, par les fureurs des passions, l’auteur ne peut qu’exciter un sentiment d’admiration pour le héros de la pièce : l’admiration n’émeut guère l’âme, ne la trouble point ; c’est de tous les sentiments celui qui se refroidit le plus tôt. Il y a dans cette doctrine quelques sophismes qu’il importe de relever. Nicomède est sans doute une forte preuve du génie de Corneille, parce que c’est une grande création. Le poète ne se traîne pas dans les sentiers battus ; il n’a pas besoin des amours, des folies, des aventures romanesques : son imagination sait ouvrir de nouvelles sources d’intérêt que lui seul a connues. Il est faux que ce genre soit le moins théâtral de tous : il pouvait l’être dans le temps où la tragédie anglaise et philosophique était à la mode ; aujourd’hui ce genre est le plus théâtral de tous ; mais il est le plus difficile, parce qu’il exige une vigueur extraordinaire de talent et d’éloquence.

Qu’entend donc Voltaire par un sujet pathétique ?

Il me semble que le danger d’un prince aussi généreux que Nicomède est par lui-même assez touchant, et qu’on peut s’intéresser à son sort pour le moins autant qu’on s’intéresse quelquefois au théâtre au succès des amours d’un sultan, ou d’un cacique américain. Quels sont donc ces grands tableaux qui manquent au genre de la tragédie de Nicomède ? Ce ne sont pas sans doute ces tableaux de mélodrames, formés par un groupe d’acteurs dans des attitudes pittoresques. Du reste, le tableau de la politique romaine dans les cours des rois, le tableau du courage et de la grandeur d’âme d’un jeune prince et d’une jeune princesse qui bravent cette politique, peut assurément être regardé comme un grand tableau. Quant aux fureurs des passions que Voltaire regrette de ne pas trouver dans Nicomède, ces fureurs ne sont ordinairement que des extravagances dont on est aujourd’hui rebattu, et qui paraissent aux gens raisonnables plus ridicules que pathétiques, quand elles ne sont pas maniées par la main d’un grand maître.

Il ne faut pas tant mépriser le sentiment de l’admiration ; il n’appartient qu’aux vrais héros de l’exciter, tandis que le premier malheureux peut produire la pitié, et le dernier des scélérats la terreur. L’admiration est le plus noble des sentiments que la poésie puisse inspirer aux âmes honnêtes ; c’est le plus honorable pour l’humanité. L’admiration n’émeut guère l’âme ? Elle est au contraire plus touchante, elle fait couler de plus douces lamies qu’une intrigue amoureuse. Le spectacle des grandes vertus cause une émotion encore plus vive que celui des grandes passions, et bien des gens qui ne sont point fort émus des amours d’Orosmane et de Zaïre, sont attendris jusqu’aux larmes par la clémence d’Auguste. Voltaire avait ce malheureux préjugé, que les hommes ne peuvent être vivement affectés au théâtre que du délire de l’amour et de la jalousie. Qu’est-ce que ce trouble de l’âme que l’admiration ne peut causer, suivant Voltaire ? Ce trouble est-il un effet dont la poésie puisse s’applaudir et s’honorer ? Est-il bon, est-il convenable de troubler si souvent les âmes ? les objets qui peuvent les troubler sont-ils toujours fort estimables ? N’est-ce pas assez que tant de passions honteuses et funestes égarent et troublent les hommes et produisent tant de ravages dans la société ? faut-il encore qu’on aille les puiser au théâtre ? Voltaire aura beau exalter ces transports qu’excitent les fureurs et les crimes de la scène ; jamais tragédie, quelque pathétique qu’elle soit, ne procurera des émotions aussi fortes, ne donnera des secousses aussi violentes à l’âme, qu’une séance dans une maison de jeu.

Voltaire n’est pas fort adroit lorsqu’il cite, en faveur de ce trouble et de ces transports, l’autorité d’Horace ; car il me semble qu’il n’est pas très glorieux pour un poète dramatique d’être assimilé à un danseur de corde et à un joueur de gobelets. Ce sont cependant là les deux plus beaux titres que le philosophe Horace imagine pour décorer le talent et l’art du poète qui trouble les âmes. Horace était un railleur et un goguenard, qui maniait l’ironie encore mieux que Voltaire.

L’admiration est de tous les sentiments celui qui se refroidit le plus tôt ; c’est Voltaire qui nous l’assure ; mais comment se fait-il que, dans ces poèmes de Corneille fondés sur l’admiration, il y ait tant de verve, tant de chaleur, tant d’énergie d’un bout à l’autre, tandis que dans des tragédies comme Zaïre, fondées sur le pathétique, il y a tant de vide, tant de remplissage, tant de froid ? Quintilien a dit du pathétique ce que Voltaire dit de l’admiration : selon ce maître de l’éloquence, rien ne sèche si promptement que les larmes ; mais, laissant là les opinions, attachons-nous aux faits. Aucunes tragédies n’ont excité un enthousiasme plus vif et plus constant que celles de Corneille ; sa réputation même s’est soutenue quand ses ouvrages baissaient ; sa gloire a survécu à son génie. Dans sa vieillesse, quand il ne produisait plus rien d’admirable, les femmes tenaient encore à ses anciennes pièces, qu’elles appelaient leurs vieilles admirations : il avait encore un parti nombreux et puissant dans le temps où Racine présentait sur la scène des chefs-d’œuvre d’un genre nouveau, plus flatteur pour les passions. Aujourd’hui Horace, Cinna, Pompée, Sertorius, Nicomède, sont encore, après un siècle et demi, plus goûtés, plus suivis, écoutés avec plus d’intérêt que les drames les plus pathétiques. Rien n’est donc moins certain que cet axiome : L’admiration est de tous les sentiments celui qui se refroidit le plus tôt. Les plus grands maîtres en littérature nous apprennent que le sublime, en quelque endroit qu’il se montre, doit écraser tout le reste ; que dans tous les genres, c’est la première, la plus brillante, la plus rare des qualités, celle qui produit le plus grand effet, par conséquent l’effet le plus solide, le plus durable, le plus indépendant des temps et des mœurs.

Le caractère de Nicomède, avec une intrigue terrible telle que celle de Rodogune, eût été un chef-d’œuvre. C’est dommage que ce chef-d’œuvre que Voltaire eût désiré soit presque impossible : une intrigue terrible comme celle de Rodogune suppose un grand caractère de scélératesse profonde, lequel ne peut guère se trouver avec un autre caractère noble et généreux ; l’un nécessairement éclipserait l’autre ; la terreur nuirait à l’admiration, ou l’admiration à la terreur. Voilà pourquoi Corneille a été obligé, dans Rodogune, de placer entre deux femmes violentes, hautaines et vindicatives, deux jeunes princes doux, innocents et paisibles.

Corneille parle de lui-même avec plus de sens et de justesse que Voltaire, et surtout de bien meilleure foi. Ce héros de ma façon, dit-il en parlant de Nicomède, sort un peu des règles du théâtre, en ce qu’il ne cherche point à faire pitié par l’excès de ses infortunes…… Mais le succès a montré que la fermeté des grands cœurs, qui n’excite que de l’admiration dans l’âme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art nous ordonne d’y produire par la représentation de leurs malheurs. Ne dirait-on pas que Corneille prévoyait qu’un jour quelque critique jaloux calomnierait le sentiment de l’admiration comme froid et peu théâtral ? Et il cite le succès de son Nicomède comme propre à détruire par le fait ces vains systèmes ; et il ajoute, ce qui n’est pas moins vrai ni moins important, que cette admiration est plus utile aux mœurs que le trouble et les transports de Voltaire.

Dans l’admiration qu’on a pour la vertu de Nicomède, je trouve une manière de purger les passions dont n’a point parlé Aristote, et qui est peut-être plus sûre que celle qu’il prescrit à la tragédie par le moyen de la pitié et de la crainte. L’amour qu’elle nous donne pour cette vertu que nous admirons, nous imprime de la haine pour le vice contraire. Il est bien évident qu’on ne purge point les passions en les excitant, et il n’est guère possible de s’imaginer qu’Aristote, en faisant trembler et pleurer les spectateurs, ait eu la prétention de les garantir des mauvais effets d’une fausse terreur ou d’une pitié mal entendue. Je n’ai garde de m’engager dans une discussion aussi épineuse qu’inutile, dont le résultat serait peut-être, ou que nous n’entendons pas Aristote, ou qu’Aristote ne s’entendait pas lui-même : il suffit qu’il soit clair pour tout le monde, qu’il est plus utile aux mœurs et à la tranquillité publique de voir sur la scène tragique des vertus que des passions et des crimes.

On pourrait reprocher à Corneille que la vertu de son Nicomède est fausse, que c’est de l’orgueil et de la témérité plutôt que de la vertu, que son héros est fanfaron et insolent, et que braver la puissance romaine sans moyens de lui résister, c’est de l’étourderie, de l’emportement de jeune homme, et non pas de la grandeur d’âme.

IV §

Le succès de la politique de Corneille au théâtre est un grand scandale pour tous les docteurs de l’école pathétique de Voltaire. Comment, disent-ils, sans terreur, sans pitié, avec des vers sublimes, de grands caractères et des faits importants, on produit plus d’effet sur la scène qu’avec les reconnaissances, les fureurs, les surprises et tout le fatras passionné de notre maître, de brillante mémoire !

Il n’en faut pas douter : l’étonnante et merveilleuse tragédie qui se joue depuis seize ans sur le grand théâtre de l’Europe, et dont le dénouement doit exciter l’admiration de l’univers ; cette époque extraordinaire qui renouvelle la scène du monde, et recommence une série de siècles jadis annoncée par Virgile :

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo ; cette foule d’événements miraculeux, cette succession de prodiges, donnent aux esprits une direction qui les éloigne des vieux hochets en possession de les amuser. Corneille, très dédaigné sous le règne des philosophes, est aujourd’hui le plus fêté, parce qu’il est le plus fort de choses, parce qu’il remet sous nos yeux ce vaste empire fondé par la valeur et les vertus du premier peuple de l’histoire ancienne. Racine, banni comme faible et peu théâtral, partage maintenant nos hommages avec Corneille, parce qu’il possède la véritable éloquence du cœur et des passions, parce qu’il est simple, naturel et vrai. Mais les jongleurs ont beaucoup perdu ; les niaiseries, les folies, les beuglements sont passés de mode ; nous ne sommes plus aussi dupes.

Ce qui nous paraît le plus indigne de la tragédie, ce sont les amourettes communes que la déclamation s’efforce de rendre tragiques. Nicomède attache beaucoup plus que Zaïre. Quelle révolution ! Et que nous importe en effet qu’un petit soudan fasse le fou dans son sérail auprès d’une petite esclave fort jolie, qu’il se guinde sur de grands mots pour débiter des fadeurs soi-disant passionnées ? Que nous fait ce roman de la rédemption des captifs et le galimatias de cette Zaïre fort embarrassée de son père, de son frère, de sa religion qu’elle ne connaît pas, et de son amour qu’elle connaît beaucoup mieux ? Que les amants, qui ont juré de ne pas s’entendre pour ne pas finir trop tôt la pièce, périssent victimes de l’équivoque d’un billet, cela est triste sans doute ; mais cela n’est point tragique : ce n’est qu’une aventure bourgeoise qui peut faire pleurer de petites filles, mais peu touchante pour des hommes sensés. Rien ne paraît à présent plus froid et plus mesquin qu’une pareille conception théâtrale : cela était bon pour nous, lorsque, séparés en quelque sorte de la chose publique, semblables à des enfants sans souci, nous pouvions nous amuser de bagatelles, donner à une vaine sensibilité la plus haute importance, et traiter des affaires de cœur avec le sérieux et la gravité des affaires d’état.

Aujourd’hui, les trônes renversés ou chancelants, le destin des états, le sort des nations, cette lutte terrible des vieux préjugés et des anciennes passions contre des idées nouvelles plus favorables à l’humanité, ces jeux de la fortune, ces ligues funestes :

Ludumque fortunæ, gravesque
Principum amicitias :

voilà les grands objets dont les esprits sont occupés. Chacun se dit à lui-même :

Jam nunc minaci murmure cornuum
Perstringis aures, jam litui strepunt ;
Jam fulgor armorum fugaces
Terret equos equitumque vultus.
Audire magnos jam videor duces
Non indecoro pulvere sordidos,
Et cuncta terrarum subacta.

« Le son menaçant de la trompette frappe mes oreilles ; les clairons retentissent ; l’éclat de nos armes glace d’épouvante les coursiers ennemis et fait pâlir les cavaliers. J’entends dans la mêlée les cris de nos généraux souillés d’une noble poussière ; je vois tout l’univers soumis. »

Auprès du spectacle imposant que présente la situation du genre humain, quel intérêt peuvent avoir sur la scène tragique de petites intrigues amoureuses ? Nous voyons dans Nicomède un jeune héros en butte à la haine d’une femme impérieuse, et un imbécile mari prêt à sacrifier le meilleur général de ses armées aux caprices insensés de son épouse. C’est un tableau de famille dont les copies ne sont pas rares dans les annales du monde. Le caractère de Nicomède est un des plus brillants et des plus vigoureux que l’on connaisse au théâtre. C’est Corneille qui l’a créé ; car le Nicomède de l’histoire n’était rien moins qu’un héros, puisque, pour éviter la mort que son père lui préparait, il assassina lui-même son père. Ce personnage est si peu connu, que Corneille a pu, de son autorité poétique, en faire un prodige de grandeur d’âme et de générosité.

V §

Quelle étonnante variété dans les tragédies de Corneille ! Que de ressources dans ce génie mâle et vigoureux ! Le caractère de Nicomède est une des conceptions théâtrales les plus extraordinaires. Corneille est assez fort pour n’avoir pas besoin des passions qui sont l’âme de la tragédie ; il ne tend point de pièges au cœur du spectateur ; ce n’est ni par une tendresse efféminée ni par des fureurs passionnées qu’il se propose d’enlever les suffrages : il semble qu’il dédaigne de devoir son succès à cet intérêt romanesque qui a fait la fortune de tant de tragédies. C’est la politique romaine, ce sont les intrigues d’une cour avilie, c’est un jeune prince au-dessus de cette politique et de ces intrigues qu’il entreprend de peindre. Nicomède brave la haine de sa belle-mère, la défiance et les soupçons d’un père faible, gouverné par sa femme, les ruses et la perfidie de l’ambassadeur romain : il brave la puissance qui fait trembler l’univers ; il se croit capable d’opposer une digue au torrent des conquêtes de la république romaine : c’est le courage, la générosité, la grandeur d’âme en butte aux lâches vengeances, aux noires trahisons, à la politique la plus raffinée d’un sénat ambitieux, que sa force ne rassure pas contre les talents d’un jeune élève d’Annibal.

Il fallait avoir l’âme de Corneille pour concevoir un ouvrage qui ne se soutient que par la fierté des sentiments, et où le sublime n’est exprimé que par l’ironie. Nicomède a quelque chose du caractère d’Achille : le prince de Bithynie n’est pas moins audacieux que le prince de Thessalie ; comme lui, il se croit supérieur à tout, il n’est effrayé de rien ; il combattrait seul une armée entière. Mais il y a une extrême différence dans le langage de ces deux braves : Achille s’emporte continuellement, Nicomède est toujours calme ; Achille fait tout trembler par ses fureurs et par ses menaces, Nicomède sourit dédaigneusement à ses ennemis : il est trop haut pour que l’outrage puisse l’atteindre ; personne ne lui paraît digne de sa colère, et les plus mortelles offenses ne lui inspirent que le mépris. Lequel de ces deux héros est le plus grand ?

Voltaire a observé que c’était injustement qu’on reprochait à Racine d’avoir efféminé le théâtre par la peinture de l’amour et des tendresses du cœur ; qu’il fallait plutôt accuser Corneille, qui parle d’amour dans toutes ses pièces, mais qui n’en parle pas si bien que Racine. Cette observation n’est qu’un sophisme : Corneille, il est vrai, parle beaucoup d’amour dans ses tragédies, mais l’amour n’en fait jamais la hase. Les héros de la Fronde, quoique occupés des plus importantes affaires, étaient fort galants, et n’en étaient pas moins de grands hommes : Corneille a donné à ses personnages le ton de galanterie en usage à la cour d’Anne d’Autriche, mais l’action de ses pièces offre toujours un noble intérêt indépendant de l’amour. Si l’on excepte Chimène, la seule de ses tragédies où, selon Voltaire, il attaque le cœur, toutes les autres sont fondées sur des objets importants capables d’attacher l’esprit et de fixer l’attention des gens raisonnables ; et même dans Chimène, l’amour est héroïque. Chimène poursuit sur son amant la vengeance de son père ; Rodrigue expie le sang du père de Chimène, en répandant celui des Maures. Rien n’avilit les deux amants ; ce ne sont point des fous et des énergumènes : mais dans Horace on n’est occupé que du destin de Rome, du combat de trois contre trois, de la vertu républicaine, supérieure à l’amour et à la nature. Dans Cinna, on tremble pour l’empire du monde, sur le point d’être renversé par de jeunes étourdis dans le délire de la passion : on admire Auguste, réparant par un acte de clémence dix ans de cruautés politiques. Dans Polyeucte, on voit un héros chrétien qui sacrifie à sa nouvelle religion ce qu’il a de plus cher au monde, une héroïne païenne qui immole à la vertu les plus doux sentiments de son cœur. Dans la Mort de Pompée, c’est Cornélie qui brave César ; c’est César qui respecte Cornélie, et pleure sur Pompée. Dans Rodogune, ce sont les crimes de l’ambition ; c’est une mère dans qui la soif de régner étouffe la nature ; c’est la plus terrible catastrophe qui jamais ait épouvanté les spectateurs. Enfin, dans Héraclius, c’est la grandeur d’âme de Pulchérie, ce sont les tourments de Phocas, c’est la générosité des deux princes qui attachent, qui intéressent, et non pas d’éloquents détails d’une passion amoureuse. Quelques entretiens galants entre les personnages n’empêchent pas que l’action ne soit grande, illustre, capable d’attacher et d’instruire des hommes qui cherchent la raison jusque dans leurs plaisirs.

Il n’en est pas tout à fait de même chez Racine ; presque tout est amour dans Andromaque, dans Bérénice, dans Bajazet, et même dans Mithridate, c’est-à-dire que ces pièces sont uniquement fondées sur l’amour, que c’est l’amour qui amène tous les incidents et forme le principal intérêt. Voltaire s’est donc trompé quand il a dit que Corneille donnait plus à l’amour que Racine. On parle d’amour chez Corneille, l’amour agit chez Racine ; l’amour n’est qu’accessoire dans les tragédies de l’un, dans celles de l’autre c’est le ressort essentiel : c’est encore bien pis dans quelques tragédies de Voltaire, particulièrement dans Zaïre, Alzire, Adélaïde du Guesclin, Tancrède, qui n’ont point d’autre base qu’une passion aveugle et effrénée, qui, bien loin de convenir aux héros, dégrade même les hommes ordinaires.

Sertorius §

I §

Cette tragédie ne peut plaire qu’aux spectateurs instruits de l’histoire romaine, accoutumés à porter de la réflexion jusque dans leurs amusements. Il y a une grande différence entre les intérêts politiques et les intrigues galantes : les caractères sublimes, les sentiments héroïques que Corneille donne à ses personnages, ne ressemblent guère aux passions et aux folies qui, depuis longtemps, sont naturalisées sur notre scène. « Il faut émouvoir les âmes, ne cesse de crier Voltaire ; il faut troubler les cœurs, il faut que les larmes coulent : sans cela point de tragédie ; la première loi est de toucher, et même quand vous exposez des crimes, il faut qu’on pleure sur le criminel. » Cette doctrine, dont le fond est vrai, ne donne pas droit à Voltaire de mépriser Corneille et de trouver ses chefs-d’œuvre comiques et bourgeois.

Il faut émouvoir les âmes ; oui, mais les belles âmes sont souvent plus émues de la noblesse des sentiments, de l’héroïsme de la vertu, que de petites passions ignobles. Il faut troubler les cœurs : le poète philosophe aurait peut-être dû examiner s’il était bon et utile aux mœurs de troubler ainsi les cœurs, de les épuiser et de les blaser par des émotions stériles ; il aurait trouvé que ces secousses continuelles, données à la sensibilité d’un peuple, ne pouvaient être que préjudiciables à l’esprit et à la raison. La grande règle est d’intéresser, j’en conviens ; mais n’y a-t-il donc que les extravagances et les atrocités qui puissent intéresser les honnêtes gens ? Quoi ! le courage qui triomphe des séductions du cœur, qui sait immoler au devoir les plus chers sentiments, ne me touchera pas plus que la faiblesse d’un furieux entraîné au crime, malgré ses remords, par la passion qui le subjugue !

Voltaire, ce grand orateur des passions et des faiblesses, avait affaire à des spectateurs énervés, plongés dans la mollesse et le luxe, endormis sur des lits de roses dans une profonde sécurité : il fallait réveiller par des fureurs et des passions leurs âmes engourdies ; il fallait frapper leur imagination par de vaines terreurs, comme une bonne épouvante des enfants par des contes : ses tragédies pouvaient convenir à de tels sibarites. Corneille alors était trop austère, Racine même trop sage et trop raisonnable. Aujourd’hui nous avons tant vu de passions, de folies et de crimes plus horribles que tous ceux de la scène ; la fortune nous, a tellement effrayés par l’appareil de ses jeux les plus terribles, notre situation nous expose à tant d’alarmes réelles, que nous avons de la peine à concevoir que ce soit un grand malheur de n’être pas aimé de sa maîtresse. Comme c’est là une des plus cruelles infortunes du théâtre, il ne faut pas être surpris que les intrigues amoureuses nous touchent médiocrement.

Un prince qui se lamente et tombe du haut mal dans son palais, pour avoir surpris un billet doux adressé à une petite fille qui lui tourne la tête, est moins intéressant qu’un grand capitaine proscrit par une faction injuste et cruelle, qui se soutient longtemps, par son génie, contre toute la puissance de ses ennemis, et finit par périr victime de la jalousie d’un ami : les grands intérêts politiques peuvent donc aujourd’hui nous intéresser plus que des intrigues amoureuses.

Corneille s’est permis dans ses tragédies un certain langage galant qui de son temps était en usage à la cour et faisait partie de la politesse. On le lui a reproché avec raison, parce que ce doucereux jargon était étranger aux Romains ; mais c’est une faute légère sur laquelle Voltaire a beaucoup trop insiste. Il n’y a véritablement point d’amour dans Sertorius, si ce n’est celui de Perpenna, dont il n’est presque pas question et qui produit un lâche assassinat. Corneille a mis ce crime sur le compte de l’amour ; mais l’histoire nous apprend que la jalousie du pouvoir et non celle de l’amour causa la mort de Sertorius.

Les querelles du sénat et du peuple romain n’avaient fait qu’affermir la république, tant que Rome avait eu des vertus et des mœurs ; mais la corruption et les vices firent dégénérer les factions en guerres civiles. On s’était longtemps battu dans la place publique à coups de poing et de bâton : le sang des Gracques fut le premier signal du carnage. La patrie ne fut que le prétexte des fureurs de Marius et de Sylla, comme la religion, dans nos discordes sanglantes, ne servit que de masque à l’ambition des grands. On se battait à Dreux, à Jarnac, à Moncontour, non pas pour savoir si on dirait la messe, si on chanterait les psaumes en français, mais pour savoir si les Guise et les Montmorency auraient plus de crédit à la cour que les Condé et les Coligni. À Rome, on s’égorgea, non pour la liberté et l’égalité, mais pour la tyrannie de Marius ou de Sylla.

Sylla, vainqueur, massacra les vaincus comme étant mauvais citoyens : Sertorius, partisan de Marius, se réfugia en Espagne, se mit à la tête d’une armée de bannis et de mécontents, auxquels se joignirent quelques peuplades espagnoles ; il forma un petit sénat, composé des émigrés les plus marquants du parti de Marius, et avec cela il se croyait plus Romain et meilleur citoyen que Sylla. De son côté, Sylla le combattait comme rebelle à la patrie, et en effet, le grand sénat siégeant à Rome était plus légitime, plus romain que le petit sénat établi en Espagne. La grande excuse de Sertorius était le besoin de sauver sa tête ; son grand mérite était de résister, avec sa petite armée, aux Pompée, aux Métellus, à toutes les forces de Sylla. C’est sous ce point de vue que ce proscrit est un homme illustre ; c’est sous ces traits que Corneille l’offre à notre admiration.

Les deux femmes que le poète a jugé à propos d’associer dans sa pièce à Sertorius et à Pompée, sont dignes de ces deux héros. Viriate, reine de Portugal, veut s’unir à Sertorius parce qu’elle voit en lui le seul homme capable d’affranchir ses états de la domination romaine ; qu’il ait les cheveux blancs, le front ridé et le teint jaune, elle n’y prend pas garde ! elle n’en sait rien ; elle n’a des yeux que pour le grand capitaine, que pour le héros romain qui lui garantit un asile contre la tyrannie de Rome. Aristie, femme de Pompée et fière de son mari, non parce qu’il est jeune, aimable et riche, mais parce que c’est Pompée, Aristie se voit indignement répudiée : c’est Sylla qui a commandé le divorce, mais Pompée a eu la faiblesse d’obéir. Voltaire prétend qu’il est avili ; non, mais l’exemple de Pompée prouve que dans les guerres civiles la politique force quelquefois les grands hommes à des bassesses ; mais ils ne sont pas avilis pour cela, lorsqu’ils ont par eux-mêmes d’assez grandes qualités pour leur servir d’excuse.

Aristie furieuse, et contre le tyran qui a donné l’ordre, et contre son mari qui l’a exécuté, vient en Espagne accabler ce faible époux, et le menace, s’il ne la reprend, d’épouser Sertorius, et de porter dans son parti tout son crédit et tous ses amis. Ce caractère est assurément au-dessus de la délicatesse et de la bienséance ordinaire aux femmes ; mais Corneille a voulu nous tracer le caractère extraordinaire d’une dame romaine supérieure aux faiblesses communes : le seul inconvénient est que Pompée paraît petit devant sa femme ; mais Pompée a de la grandeur de reste. Corneille aimait à mettre sur la scène des femmes qui bravent les hommes, et c’est pour cela que les femmes l’aimaient.

Sertorius ferait une mauvaise figure entre ces deux femmes, dont l’une veut l’épouser par dépit et l’autre par orgueil, s’il y avait dans ces projets de mariage la moindre étincelle de l’amour ordinaire, si lui-même était amoureux de l’une des deux ; mais les deux femmes n’envisagent dans Sertorius qu’un grand homme ; leurs empressements ne servent qu’à le rendre encore plus important aux yeux du spectateur.

II §

Quelques critiques, beaucoup trop sévères, semblent vouloir réduire tout le mérite de cette tragédie à la seule entrevue de Pompée et de Sertorius ; d’autres ont blâmé cette entrevue comme inutile et même comme invraisemblable : comment peut-on supposer, ont-ils dit, que Pompée ait eu l’imprudence de se livrer ainsi lui-même à Sertorius ? Charles-Quint, prince très prudent, ne vint-il pas à Paris se mettre entre les mains de son rival, François Ier ? Cette confiance sied aux grands hommes, et Pompée estimait assez Sertorius pour ne pas le soupçonner capable de la plus lâche trahison.

Corneille veut bien accorder aux critiques que Pompée ne prend pas assez de précautions pour sa sûreté ; mais, dit-il avec la même candeur, vous pardonnerez cette échappée au plaisir qu’on a pris à cette conférence, que quelques-uns des premiers dans la cour et pour la naissance et pour l’esprit, ont estiméeautant qu’une pièce entière. Quelle alliance touchante que celle de la simplicité naïve des mœurs avec la grandeur et la sublimité du génie ! Je dirai plus : la véritable élévation de l’esprit, le sublime des sentiments tient peut-être à cette naïveté de caractère, de même qu’une noble simplicité dans l’extérieur et dans les manières est tout à la fois l’ornement et le signe distinctif des grands hommes. Un bel-esprit, délié, intrigant, ambitieux, plus occupé de ses succès que de ses ouvrages, peut être un auteur élégant et joli, mais jamais un écrivain sublime. Cette droiture et cette bonhomie qu’on aime et qu’on admire dans Corneille, caractérise plus ou moins les auteurs du siècle de Louis XIV ; c’est ce qui donne à leurs écrits ce naturel précieux que l’art ne peut imiter ; c’est ce qui les fera vivre aussi longtemps que la langue française : ils ont écrit avec leur âme ; leurs successeurs ont peut-être eu leurs raisons pour ne montrer que leur esprit.

Sertorius est l’un des ouvrages de Corneille que Voltaire a le plus honorés par l’amertume de sa critique. Je soupçonne, à l’acharnement, aux sarcasmes, aux traits envieux et malins du commentateur, qu’il sentait vivement la supériorité de ce genre héroïque dont Corneille est le créateur. On dirait que Voltaire a voulu dégoûter le public de ce genre, parce que lui-même ne se croyait pas capable d’y atteindre. Quelquefois la jalousie l’aveugle au point de le faire tomber dans des contradictions grossières ; par exemple, il condamne ce que dit Sertorius :

… À mon âge il sied si mal d’aimer !

À mon âge, dit-il, est comique ; et, pour le prouver, il cite ces vers de l’admirable et sage Racine :

………… Voudrais-tu qu’à mon âge
Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?

Comment se fait-il qu’à mon âge soit comique dans Corneille, et admirable chez Racine ?

Laissons, seigneur, laissons à de petites âmes
Ce commerce rampant de soupirs et de flammes.

C’est ce que dit la femme de Pompée à Sertorius, en lui proposant une union fondée sur l’amour de la patrie et de la liberté. « L’abbé d’Aubignac, observe Voltaire, condamne durement ce commercerampant, et je crois qu’il a raison. » Il est triste de voir ici Voltaire devenu l’écho de l’abbé d’Aubignac, ce Zoïle de Corneille, pour lequel, en plusieurs endroits de son Commentaire, il témoigne beaucoup de mépris. Le vers condamné durement par d’Aubignac est excellent, et le critique n’en a pas moins tort, quoique Voltaire lui donne raison. Ce qui est fort singulier, c’est que le commentateur, après avoir approuvé d’Aubignac, ajoute : Mais le fond de l’idée est beau ; Aristie et Sertorius pensent et s’expriment noblement. Si Aristie et Sertorius s’expriment noblement, comment d’Aubignac a-t-il raison de condamner, comme des expressions vicieuses, ce commerce rampant de soupirs et de flammes ? Peut-être Voltaire a-t-il pris de l’humeur contre ce vers, parce que la plupart de ses meilleures tragédies ne subsistent que de

Ce commerce rampant de soupirs et de flammes,

qu’il faut laisser aux petites âmes.

Voltaire souhaiterait aussi qu’il y eût plus de force, plus de tragique dans le rôle de la femme de Pompée : peut-être pour la rendre plus tragique, faudrait-il qu’elle se tuât de douleur d’être répudiée ; peut-être du moins serait-il nécessaire qu’elle vomît des imprécations contre son époux avec les fureurs et les cris qui ont coutume d’en imposer au parterre. Mais Corneille laissait ce petit charlatanisme aux petits auteurs ; il a fait parler Aristie, non pas en amoureuse de théâtre, mais en véritable Romaine ; il a pensé que sa fermeté, sa fierté, son mâle ressentiment, étaient plus tragiques pour les bons esprits que des déclamations vides de sens et des emportements ridicules. L’auteur du Commentaire convient que la scène de Pompée et d’Aristie était très difficile à faire ; il faut en effet avoir un grand fond de grandeur et de sublime pour hasarder une situation qui n’est séparée du comique que par une nuance légère. Une femme répudiée qui menace son mari, s’il ne la reprend, de se mariera un autre, semble n’offrir qu’un détail domestique, qu’une querelle de ménage plus plaisante que tragique, surtout pour des Français. Corneille a osé braver le ridicule toujours voisin d’un pareil sujet ; il a poussé l’audace jusqu’à risquer des façons de parler simples et communes :

… Me voulez-vous ? ne me voulez-vous pas ?
…………
Il me faut un époux, etc.

C’est ce qui devait commander à Voltaire plus de réserve et d’égards. Mais je serais tenté de soupçonner que ce fameux écrivain, avec tout son esprit, n’a pas senti le mérite d’une scène si éloignée de son goût, de ses idées, de ses préjugés, et de la nature de son talent : il y a des traits de génie qui ne peuvent être appréciés que par ceux qui sont capables de les imiter. Voltaire s’imagine que Pompée est avili, parce qu’il a été forcé de répudier une femme qu’il aimait : il ne sait pas que la raison d’état, que l’ambition, la politique, exigent quelquefois des sacrifices douloureux qui déchirent le cœur. Pompée ne joue point le rôle d’un lâche, parce qu’il a préféré à une femme tendrement chérie son état, sa fortune, sa dignité, son existence civile ; il n’est point avili, mais il est à plaindre d’avoir été réduit à opter entre l’objet de sa tendresse et des intérêts d’une si haute importance.

Je sais que les héros ordinaires des tragédies fient tout à un fol amour, mais je sais aussi que ce sont des fous ; je sais qu’on peut avoir beaucoup d’amour pour une femme, et cependant être contraint de s’en séparer par des considérations à qui tout cède. Aristie était ennemie de Sylla et de la faction patricienne ; son attachement pour le parti de Marius était connu : Pompée, lié au sort de Sylla, Pompée, l’un des généraux du parti aristocratique, devait-il donc, pour conserver une femme odieuse à son chef et à son parti, se perdre lui-même, braver la puissance et la fortune de Sylla, maître de la république ? On dirait que Voltaire n’a pas aperçu cette situation ; il ne la trouve pas assez douloureuse : uniquement occupé du soin de donner à Corneille de petits ridicules aux yeux de la bonne compagnie, il oublie son art, la vérité, la décence, pour se livrer à de fades plaisanteries ; il néglige le fond pour éplucher des mots ; ce qui n’empêche pas que cet entretien de Pompée et d’Aristie ne soit digne de l’auteur de Cinna ; il ne lui manque que des acteurs qui n’en soient pas indignes.

La sévérité du commentateur est peut-être plus injuste encore à l’égard de la scène sublime de Sertorius et de Viriate au quatrième acte. Cette scène, dit Voltaire, remplie d’ironie et de coquetterie, semble bien peu convenable à Sertorius et à Viriate ; les vers en paraissent aussi contraints que les sentiments. L’objet de Viriate, dans cette scène, est de détacher Sertorius d’une république déchirée par les factions, de l’associer à son trône, et d’assurer par son union avec ce grand homme son indépendance et celle de ses états. Peu de scènes ont un motif aussi grand, aussi noble, et Corneille n’a jamais fait de vers plus mâles et plus sublimes que ceux qu’il met dans la bouche de Viriate. Voici un échantillon de l’ironie, de la coquetterie prétendue de cette reine ; voici un exemple de ces sentiments et de ces vers qui paraissent à Voltaire si contraints :

Je ne veux point d’amant, mais je veux un époux ;
Mais je veux un héros, qui par son hyménée
Sache élever si haut le trône où je suis née,
Qu’il puisse de l’Espagne être l’heureux soutien,
Et laisser de vrais rois de mon sang et du sien.
Je le trouvais en vous, etc.
…………
Et que m’importe à moi si Rome souffre ou non ?
Quand j’aurai de ses maux effacé l’infamie,
J’en obtiendrai pour fruit le nom de son amie ;
Je vous verrai, consul, m’en apporter les lois,
Et m’abaisser vous-même au rang des autres rois.
Si vous m’aimez, seigneur, nos mers et nos montagnes
Doivent borner nos vœux, ainsi que nos Espagnes ;
Nous pouvons nous y faire un assez beau destin,
Sans chercher d’autre gloire au pied de l’Aventin.
Affranchissons le Tage et laissons faire au Tibre.
La liberté n’est rien quand tout le monde est libre ;
Mais il est beau de l’être, et voir tout l’univers
Soupirer sous le joug et gémir dans les fers ;
Il est beau d’étaler cette prérogative
Aux yeux du Rhône esclave et de Rome captive,
Et de voir envier aux peuples abattus
Ce respect que le sort garde pour les vertus.

Il serait trop long de relever toutes les fausses critiques dont fourmille ce commentaire, ou plutôt cette satire contre Sertorius. Je finis par un trait de la mauvaise foi la plus insigne : Aristie reçoit, au cinquième acte, des nouvelles qui lui apprennent l’abdication de Sylla et la mort d’Émilie, seconde femme de Pompée. Voltaire, devrait bien être indulgent pour les lettres, car il en fait un grand usage dans plusieurs de ses pièces, qu’on pourrait appeler des intrigues épistolaires. Cependant, non moins dur que l’abbé d’Aubignac, il décide impitoyablement qu’un domestique qui apporte une lettre et des nouvelles qui n’ont rien de surprenant, rien de tragique, est absolument une chose indigne du théâtre. En cela, il peut avoir raison ; mais à qui persuadera-t-il que les nouvelles que reçoit Aristie n’ont rien de surprenant, rien de tragique ? Quoi ! l’abdication de Sylla n’a rien de surprenant ! une révolution dans l’empire romain n’a rien de tragique ! Que faut-il donc à Voltaire ? Il me semble que des événements aussi étonnants, aussi extraordinaires, valent bien le rendez-vous donné à Zaïre par son frère en style très peu fraternel : Aristie doit être aussi vivement affectée d’apprendre qu’elle n’a plus de rivale ni de tyran, qu’Orosmane d’apprendre que Zaïre a un amant. Il faut de la probité dans le commerce littéraire : Voltaire n’aurait pas dû supprimer, et pour ainsi dire intercepter ces nouvelles si intéressantes, afin de nous faire accroire que les lettres apportées à Aristie ne contiennent que des bagatelles et des contes de commères. Aristie, dit froidement Voltaire,apprend par un exprès, que la seconde femme de Pompée est morte en couches. Tel est, selon lui, tout le contenu des lettres : est-ce donc là avoir de la conscience ?

Point de milieu : ou Voltaire, offusqué par les rayons de la gloire de Corneille, en était devenu presque aveugle, ou ces beautés de Corneille étaient tellement supérieures aux lumières de Voltaire qu’il prenait le sublime pour du comique, et la noble simplicité du génie pour un ton trivial et bourgeois.

III §

Sertorius est le mari à deux femmes, c’est-à-dire, qu’il y a deux femmes qui le veulent pour mari. Sylla, chef de la faction patricienne, a forcé Pompée de répudier sa femme Aristie, beaucoup trop attachée à la faction plébéienne. Aristie indignée va chercher dans le fond de l’Espagne le dernier des défenseurs de la liberté et de l’égalité : elle propose à Sertorius de l’épouser. Mais Sertorius a sur les bras une autre maîtresse : Viriate, reine de Lusitanie, le réclame aussi pour époux ; elle a plus de droits qu’Aristie, puisque c’est elle qui a soutenu et soutient encore de toutes les forces de son empire le parti de Sertorius. Voilà donc ce général entre deux femmes qui se le disputent : ce n’est cependant pas un jeune homme ; mais c’est un grand homme, et c’est à ce titre seul qu’il est aimé d’une Romaine, et d’une Espagnole plus fière encore que toutes les Romaines de la république. Aristie et Viriate ne calculent point les années de leur amant, mais ses victoires : elles ont des yeux pour ses vertus, et n’en ont point pour ses rides : le mérite seul les enflamme ; ce ne sont point là des héroïnes de roman. L’amour, dans cette pièce, n’est point le tyran du cœur ; il n’est que l’esclave de l’ambition et de la politique. Aristie veut se venger, Viriate veut s’affranchir ; elles trouvent dans Sertorius l’homme qui leur est nécessaire ; Sertorius a de quoi satisfaire la seule passion à laquelle leur âme puisse s’ouvrir : c’est à qui s’emparera de Sertorius. Elles n’ont, du reste, qu’un souverain mépris pour cet amour qui domine dans les tragédies, et il est curieux d’entendre avec quelle irrévérence elles osent parler de ce souverain de la galanterie et de la littérature française. Sertorius, un peu plus galant que ces deux dames, témoigne quelque désir d’avoir le cœur d’Aristie avec sa main ; mais cette farouche républicaine, scandalisée de cette faiblesse de Sertorius, rejette loin d’elle ce tendre mouvement, et répond avec une mâle vigueur

Qu’importe de mon cœur, si je fais mon devoir ?
…………
Vous ravaleriez-vous jusques à la bassesse
D’exiger de ce cœur des marques de tendresse ?
…………
Laissons, seigneur, laissons pour les petites âmes
Ce commerce rampant de soupirs et de flammes,
Et ne nous unissons que pour mieux soutenir
La liberté que Rome est prête à voir finir.
Unissons ma vengeance à votre politique,
Pour sauver des abois toute la république.

Voilà un discours vraiment patriotique. La reine Viriate n’est pas moins amoureuse de la liberté et de l’indépendance, et ne veut épouser un Romain que pour se soustraire au joug de Rome. Son langage n’est ni moins dur ni moins fier que celui d’Aristie.

Ce ne sont pas les sens que mon amour consulte :
Il hait des passions l’impétueux tumulte,
Et son feu, que j’attache aux soins de ma grandeur,
Dédaigne tout mélange avec leur folle ardeur.
J’aime en Sertorius ce grand art de la guerre,
Qui soutient un banni contre toute la terre ;
J’aime en lui ces cheveux tout couverts de lauriers,
Ce front qui fait trembler les plus braves guerriers,
Ce bras qui semble avoir la victoire en partage.
L’amour de la vertu n’a jamais d’yeux pour l’âge,
Le mérite a toujours des charmes éclatants,
Et quiconque peut tout est aimable en tout temps.
…………
Je ne sais ce que c’est d’aimer ou de haïr,
Et la part que tantôt vous aviez dans mon âme,
Fut un don de ma gloire et non pas de ma flamme.
Je ne veux point d’amant ; mais je veux un époux,
Mais je veux un héros…………
Vous savez que l’amour n’est pas ce qui me presse.

Il n’y a pas jusqu’à Thamire, confidente de Viriate, qui ne soit aussi altière que sa maîtresse, et qui ne prenne la liberté de donner à Sertorius des leçons de grandeur d’âme :

Seigneur, quand un Romain, quand un héros soupire,
Nous n’entendons pas bien ce qu’un soupir veut dire.
…………
Je sais qu’en ce climat, que vous nommez barbare,
L’amour par un soupir quelquefois se déclare ;
Mais la gloire, qui fait toutes vos passions,
Vous met trop au-dessus de ces impressions.
De tels désirs, trop bas pour les grands cœurs de Rome, etc.

Enfin ces deux princesses poussent l’orgueil jusqu’à fouler aux pieds le cérémonial ordinaire des négociations matrimoniales ; elles violent cette pudeur naturelle au sexe, laquelle ne lui permet pas de s’offrir et de faire les avances. Nos deux amazones sont au-dessus de ces petites bienséances et de ces vaines formalités ; elles vont au fait sans grimaces, et disent franchement à un homme :

Enfin me voulez-vous ? ne me voulez-vous pas ?
…………
Êtes-vous trop pour moi ? suis-je trop peu pour vous ?

Voilà ce qu’on appelle vulgairement serrer un homme de près, et le mettre au pied du mur. Corneille, dans cette tragédie tout héroïque, semble avoir voulu frapper d’anathème toutes les langueurs, toutes les fadeurs, toutes les folies et les fureurs amoureuses qui semblaient vouloir établir leur domaine dans la tragédie. Cependant cet arrêt n’épouvanta point Racine, lequel n’avait point encore paru sur la scène, et ne donna que deux ans après la Thébaïde, pièce où la galanterie est prodiguée, et très mal à propos.

Il fallait un homme d’un génie aussi indépendant, aussi hardi que celui de Corneille, pour oser risquer dans une tragédie des caractères si singuliers, des situations si originales, des naïvetés, des familiarités si propres à exciter le rire. Le ton plaisant que j’ai pris pour les exposer fait assez connaître combien le sublime est voisin du ridicule, et combien il faut de courage pour braver les railleries des spectateurs superficiels. Mon dessein n’a pas été d’insulter Corneille, dont je suis le plus sincère admirateur, mais de montrer avec quelle audace il a heurté les idées et les maximes ordinaires du code galant. Il faut cependant observer que de son temps ces amours politiques n’étaient pas tout à fait si étranges. Corneille avait pu trouver dans les dames de la Fronde des modèles pour son Aristie et sa Viriate ; les belles de la cour d’Anne d’Autriche n’étaient pas moins haut montées ; elles choisissaient des amants dans chaque parti, suivant les intérêts de leur ambition et les vues de leur famille : ce n’était ni l’âge, ni la figure, ni les qualités physiques qui décidaient leur choix ; c’était le rang, la naissance, la dignité, l’influence que chaque guerrier pouvait avoir dans sa faction. Il fallait à ces dames un héros, un grand capitaine, un chef de parti : le plus joli colonel n’était pas aussi bien reçu à la toilette que Turenne.

Pour ne parler ici que des femmes, il y a sans doute plus de grandeur, plus de noblesse dans celles qui savent maîtriser l’amour, le faire servir à leur gloire, au lieu de s’en laisser asservir au point d’en perdre l’honneur et la raison. On prétend qu’il n’y a rien d’intéressant au théâtre que les folies et les crimes de l’amour : il faudrait commencer par définir ce qu’on entend par intérêt ; le courage de l’âme, l’héroïsme des sentiments intéressent souvent plus que la faiblesse et la lâcheté. Voltaire assure que la politique est toujours froide au théâtre, qu’il n’y faut que des passions ; mais l’amour de la gloire, l’enthousiasme des grandes choses est aussi une passion. Viriate a la passion de la liberté et de l’indépendance, une haine très vive de la tyrannie des Romains. Aristie a horreur du despotisme de Sylla, de ses violences, de ses cruautés ; elle est passionnée pour le nom et la gloire de Pompée. Voilà aussi des passions : si elles ne sont pas aussi intéressantes que celle de Zaïre pour Orosmane, et d’Alzire pour Zamore, ce peut être encore une question ; mais du moins il n’est pas douteux qu’elles ne soient plus nobles, plus généreuses, plus honorables pour l’humanité, plus propres à élever l’âme, tandis que les passions amoureuses ne servent qu’à la dégrader.

Voltaire voudrait nous faire accroire que, depuis le Cid, Corneille avait renoncé à émouvoir ; il cite le propos d’un homme distingué par ses talents et par sa naissance, lequel lui écrivit, quand il prit la résolution de commenter Corneille : Vous prenez donc Tacite et Tite-Live pour des poètes tragiques ? et Voltaire adopte ce ridicule jugement ; il regarde les tragédies de Corneille comme des dialogues de politique, et se dissimule à lui-même que Corneille est un des hommes qui a poussé le plus loin l’art tragique, que ses plans sont de main de maître, qu’il a l’invention, l’imagination d’un poète fécond et créateur, et qu’il faut ignorer jusqu’aux moindres éléments de la littérature pour n’en faire qu’un historien. Corneille émeut par des vertus, plus puissamment que les autres par des passions ; il attire l’attention, occupe l’esprit, nourrit l’âme, la fixe sur des objets d’une véritable importance, tandis que beaucoup de tragédies fameuses et à grand fracas vous laissent l’esprit et l’âme vides, ou ne produisent dans l’imagination ardente des jeunes gens que des idées fausses et un désordre funeste.

Rotrou.
Venceslas §

I §

Venceslas a des grâces à rendre à sa vieillesse : s’il était né de nos jours, il eût été berné ; mais on a respecté son âge ; on a respecté son auteur, que Corneille avait la modestie d’appeler son père, quoiqu’il fût à peine digne d’être son écolier. Du temps de Rotrou on ne connaissait encore ni la délicatesse, ni les bienséances, ni le goût : des extravagances romanesques, des jeux de mots et des déclamations en style barbare, telle était alors la tragédie à la mode. Corneille a créé l’art, et le Cid a été le premier exemple d’une tragédie éloquente et pathétique. Rotrou fut électrisé par ce chef-d’œuvre, et six ans après il produisit Venceslas, fort inférieur au Cid, mais infiniment supérieur à tout ce qu’a fait Rotrou. Comme Corneille son maître, il eut recours au génie des Espagnols : il imita la tragédie de Francesco de Roxas, intitulée : On ne peut être père et roi, de même que Corneille avait imité le Cid de Guillain de Castro ; ainsi nous devons à l’Espagne l’idée de nos premiers chefs-d’œuvre dramatiques. Les poètes de cette nation sont doués de l’imagination qui invente ; les Français ont le goût qui perfectionne et polit. En littérature, l’art est fort au-dessus de la matière ; un diamant brut appartient à celui qui sait le mettre en œuvre. Quelques belles situations qui sortent d’un amas de folies, un beau caractère encore difforme et grossier ; quelques vers pleins d’énergie et même de sentiment, semés comme des perles sur du fumier : tel est Venceslas, de Rotrou. Marmontel avait eu le dessein de recueillir ces perles ; il avait fait main basse sur les platitudes les plus révoltantes qui défigurent les beautés de la pièce. Les adorateurs de l’antiquité crièrent au sacrilège : la bonne œuvre de Marmontel fit éclore un schisme parmi les acteurs. L’Olympe comique se divisa pour le Venceslas retouché, comme autrefois l’Olympe poétique pour le sort de Troie. Le Jupiter de la troupe, le fameux Le Kain, à la tête de la plupart des dieux, entreprit de foudroyer le téméraire correcteur. La Junon du théâtre, qui cependant n’était ni la sœur ni l’épouse de Jupiter, la célèbre Clairon se déclara contre le Venceslas gothique, et prit sous sa protection Marmontel : elle avait pour elle la raison et même la loi ; mais le traître Jupiter, opposant sa volonté à la raison et la ruse à la loi, porta un coup funeste au Venceslas retouché : en jouant à la cour le rôle de Ladislas, il substitua les changements de Colardeau à ceux de Marmontel, et à la ville il rétablit de son autorité la plupart des vers de Rotrou. Junon, qui ne s’attendait pas à une pareille audace, fut, pour la première fois de sa vie, déconcertée sur la scène. On avait bien eu l’attention de lui laisser ses répliques ; mais ce que Ladislas disait d’après Rotrou, ne s’accordait pas assez avec ce que Cassandre devait répondre d’après Marmontel. La querelle eut des suites terribles qui ne sont point de mon sujet ; il me suffit de dire que Le Kain avait tort. Il n’était attaché à quelques vieux lambeaux de Rotrou que parce qu’ils étaient favorables au jeu de l’acteur, sans considérer que son talent ne brillait alors qu’aux dépens du bon sens et du goût, c’est-à-dire aux dépens de l’auteur et de la pièce.

Il est cependant resté une sorte de discrédit contre le Venceslas de Marmontel ; on n’a eu que peu d’égards à ses changements dans cette dernière reprise, et on a joué à peu près le Venceslas de Rotrou. Le public n’a point paru rebuté des vices de langage, des longueurs, des grossièretés, des inepties dont fourmille cette ancienne pièce. Ce qu’on eût impitoyablement sifflé dans un moderne, a même été applaudi dans Rotrou qu’il ne s’agit plus de juger, et qui jouit du privilège de l’antiquité. Ces applaudissements, il est vrai, ont été donnés en grande partie aux acteurs : la magie de leur talent serait bien précieuse, si elle pouvait convertir le plomb en or ; mais il paraît que ce talisman n’a de vertu que pour les anciennes pièces.

On a beaucoup vanté le caractère de Ladislas ; ce qu’il a de plus remarquable, c’est d’avoir fourni le modèle de ces héros forcenés qu’une grande passion entraîne dans le crime : c’est le prototype d’Oreste, de Zamore, de Vendôme, etc. Fontenelle pense que ce jeune fou de Ladislas est aimable avec tous ses vices, parce que tout ce qui a un air de hardiesse, d’élévation et d’indépendance, flatte naturellement notre inclination. Je ne crois pas cependant que jamais personne ait trouvé Cartouche et Mandrin fort aimables, malgré leur air de hardiesse, d’élévation et d’indépendance. Tant pis pour le théâtre et pour nous si les vices des brigands sont aimables sur la scène, et si l’audace qui brave toutes les lois de la nature et de la société flatte notre inclination la tragédie est alors un amusement très funeste, plus propre à exciter qu’à purger les passions nuisibles à l’ordre. On ne doit jamais faire porter le principal intérêt d’une tragédie sur un coupable ; on doit toujours nous le montrer puni, et balancer, par la terreur du châtiment, la pitié qu’on s’efforce d’inspirer pour une passion criminelle.

Quand on veut rendre les héros tragiques intéressants, il faut surtout éviter de les flétrir par quelqu’un de ces forfaits auxquels l’opinion attache de la bassesse ; le crime doit être ennobli par le danger de l’entreprise, excusé par la violence du premier mouvement, adouci par le tourment des remords qui le précèdent : un meurtre sur la scène ne doit pas être un guet-apens, un lâche assassinat. Vendôme, par exemple, abuse de la force pour enfermer son frère désarmé ; il ordonne sa mort, insulte l’ami qui refuse de lui prêter sa main ; et, loin que l’intervalle d’un acte à l’autre ait apaisé sa colère, au commencement de l’acte suivant il envoie par précaution un second assassin. Ce n’est plus là un premier mouvement : quoique amoureux, quelque jaloux que soit un chevalier, la lâcheté et la bassesse n’habitent pas si longtemps dans son cœur.

Ladislas est à cet égard encore moins odieux que Vendôme : il est vrai qu’il escalade les murs, et qu’il va se poster en embuscade dans un passage étroit, à la faveur de la nuit, pour attendre son rival ; il est vrai qu’il pousse la prévoyance jusqu’à éteindre la lumière ; il y a guet-apens et dessein prémédité ; aucun jury ne pourrait l’absoudre par la question intentionnelle ; mais il a aussi moins de temps que Vendôme pour la réflexion ; la vue de son rival est un stimulant bien actif pour la colère ; enfin, c’est un rival, un ennemi, un sujet, et non pas un frère qu’il croit assassiner.

Rotrou n’a pas exposé ce meurtre sur la scène ; c’est ce qu’il a fait de mieux ; le meurtrier lui-même le raconte fort au long, et le public applaudit en récit ce qu’il a sifflé en action dans le Roi et le Laboureur (tragédie de Louis Mercier). Le roi est même moins coupable que Ladislas, parce qu’il obéit au premier mouvement, parce qu’il répand un sang que le préjugé de la naissance lui fait regarder comme vil. Comment donc se fait-il que ce roi, quoique moins criminel, ait paru, depuis cette action, insupportable au parterre, tandis que Ladislas, souillé d’un meurtre plus atroce, a été fort bien accueilli ? C’est cependant le même acteur qui joue ces deux rôles (Talma). Boileau a dit :

Ce qu’on ne doit point voir, qu’un récit nous l’expose.

Mais doit-on applaudir, même en récit, un lâche assassinat et la basse vengeance d’un brigand ? Je ne le crois pas.

On prête ordinairement sur la scène quelques vertus a ces scélérats privilégiés auxquels une grande passion donne le droit du crime. Rotrou n’a pas pris la peine de farder son Ladislas ; c’est un jeune homme brutal et féroce, qui, par passe-temps, s’amuse tous les soirs à assassiner les passants dans les rues et sur les grands chemins : ce qui, comme on voit, est fort aimable ; son père lui en fait le reproche très formellement, et il ne s’en justifie pas. J’ai entendu dire qu’un comte de Charollais s’amusait à tirer les couvreurs sur les toits, comme on tire des moineaux ; mais je n’ai jamais entendu dire que ce divertissement le fit aimer du peuple. Ladislas est un jeune enragé qui hait tout le monde : il déteste son frère ; il abhorre le duc, premier ministre de son père ; il brave insolemment ce père bon et facile jusqu’à l’imbécillité. Une princesse, fille d’un allié de Venceslas, a le malheur de lui plaire ; il veut sur-le-champ en venir avec elle aux voies de fait : pour abréger les déclarations, il prétend la traiter en grisette, et va même jusqu’à la violence pour s’épargner l’ennui du cérémonial ordinaire de la défense : le procédé peut être fort aimable ; il n’est du moins ni noble ni tragique. Peu accoutumé à trouver des Lucrèces, le jeune prince ne se détermine à parler de mariage que par dépit, et pour n’en avoir pas le démenti. Cassandre, forte de son indifférence pour Ladislas, reçoit alors cet amant mal converti avec les hauteurs d’une princesse insultée dans son honneur ; elle parle sans cesse des attentats contre son honneur ; elle se plaint d’avoir été traitée comme une femme suspecte : les femmes, comme on sait, sont impitoyables sur cet article, quand elles n’aiment point le coupable. Ladislas crève de dépit et de rage ; chaque ironie, chaque épigramme de Cassandre est pour lui un coup de poignard. Le persiflage de la maîtresse et la fureur grossière de l’amant forment des scènes tragi-comiques. Du temps de Rotrou, on ne faisait guère que des tragi-comédies. Enfin le prince, après s’être vengé des railleries très déplacées de Cassandre par des injures très impolies, résolu d’abandonner l’ingrate à son rival, apprend que la nuit même ce rival doit l’épouser. Alors la jalousie lui tourne la tête quoiqu’il porte une épée, son usage est d’assassiner : il va donc se poster dans une galerie obscure pour poignarder son rival au passage, comme un brigand s’embusque au coin d’un bois pour assassiner le voyageur. S’intéresse qui voudra pour ces crimes soi-disant tragiques ; les goûts sont libres ; j’avoue que le mien n’est pas pour les assassins : si, lorsqu’on les conduit à l’échafaud, ils se repentent, je les plains : l’humanité parle à mon cœur ; mais je ne m’intéresse point pour eux, quelque contrits qu’ils paraissent ; à plus forte raison suis-je fort indigné quand je vois Ladislas, tout sanglant, monter au trône et non à l’échafaud ; je dis : Voilà un hasard un peu scandaleux !

Ille necem sceleris pretium tulit, hic diadema.
« Pour l’un, le prix du crime fut la mort ; pour l’autre le diadème. »

Le bonheur des scélérats est un spectacle funeste pour les honnêtes gens.

Venceslas, qui radote souvent dans la pièce, trouve à la fin qu’il est impossible d’être père et roi tout ensemble ; pour être dispensé d’être juste, il couronne le criminel, et fait à la malheureuse Pologne un présent bien fatal. C’est bien l’action d’un vieillard en enfance. Je ne sais, au reste, comment tout cela peut s’arranger ; car j’ai toujours entendu dire que le trône de Pologne n’était pas héréditaire. Rotrou, apparemment, a réformé l’histoire, comme nos philosophes ont réformé beaucoup d’autres choses.

II §

Il s’en faut beaucoup que la tragédie de Venceslas présente le même intérêt que celle du Cid : on ne s’intéresse à aucun des personnages de Rotrou, et c’est le plus grand défaut de la pièce. Ladislas est trop violent, trop brutal et trop fou pour être aimable : Venceslas est trop faible, trop cassé, trop imbécile ; on lui pardonne difficilement d’avoir si mal élevé son fils, et de supporter encore tous les jours des crimes qu’il ne tiendrait qu’à lui de réprimer ; l’on s’étonne de sa sévérité tardive, quand il s’avise de se souvenir qu’il est roi, après l’avoir si longtemps oublié : on ne voit pas pourquoi il fait tant d’étalage de sa justice royale, pour un simple meurtre, puisque c’est par méprise que Ladislas a tué son frère. Le roi n’a-t-il pas jusqu’alors souffert patiemment les assassinats nocturnes dont son fils a contracté l’habitude ? Ne s’est-il pas laissé insulter et braver par ce prince rebelle ? N’a-t-il pas poussé la lâcheté et la faiblesse jusqu’à récompenser ses outrages par des marques de bonté, jusqu’à maltraiter, en sa faveur, un fils vertueux ? On remarque, d’ailleurs, dans cet ouvrage, une grossière ignorance de l’histoire, une intrigue bizarre, une foule de fautes contre la décence et la dignité théâtrale, et tous les signes de la barbarie ; mais il a un mérite éminent, un mérite extrêmement rare ; c’est le naturel et la naïveté : c’est un caractère de simplicité antique ; c’est, enfin, une chaleur, une force, une vérité de dialogue qui n’est pas même étouffée par les antithèses et les jeux de mots dont le style est parsemé.

Une des meilleures scènes est celle où Venceslas signifie à son fils l’arrêt de sa mort :

LADISLAS

M’annoncez-vous, mon père, ou ma mort ou ma grâce ?

VENCESLAS

Embrassez-moi, mon fils !

Cet hémistiche, embrassez-moi, mon fils, est tout à fait touchant et terrible ; mais la réponse de Ladislas est un peu différente. Il dit à son père :

Et vos bras me sont-ils des faveurs ou des chaînes ?
…………

VENCESLAS

Savez-vous de quel sang vous avez pris naissance ?

LADISLAS

Je l’ai mal témoigné ; mais j’en ai connaissance.

VENCESLAS

Sentez-vous de ce sang les nobles mouvements ?

LADISLAS

Si je ne les produis, j’en ai les sentiments.

VENCESLAS

Enfin, d’un grand effort vous sentez-vous capable !

LADISLAS

Oui, puisque je résiste à l’ennui qui m’accable.

VENCESLAS

Armez-vous de vertu, vous en avez besoin.
…………

LADISLAS

S’il est temps de périr, mon âme est toute prête.

VENCESLAS

L’échafaud l’est aussi ; portez-y votre tête.
…………

LADISLAS

Vous la devez au peuple, à mon frère, à vous-même.
Moi je la dois, seigneur, à l’ingrate que j’aime.
…………
C’est peu, pour satisfaire et pour plaire à Cassandre,
Qu’une tête à donner et du sang à répandre ;
Et, forcé de l’aimer jusqu’au dernier soupir,
Sans avoir pu, vivant, répondre à son désir,
Suis ravi de savoir que ma mort y réponde,
Et que, mourant, je plaise aux plus beaux yeux du monde.

Cette fade galanterie, ce galimatias romanesque. est ici très déplacé et souverainement ridicule. Le bon Venceslas est scandalisé de ces dispositions profanes dans un mourant, et lui répond avec le zèle d’un confesseur !

À quoi que votre cœur destine votre mort,
Allez vous préparer à cet illustre effort,
Et pour les intérêts d’une mortelle flamme,

Abandonnant le corps, n’abandonnez pas l’âme. Ces sentiments pieux seraient aujourd’hui horriblement sifflés dans une tragédie moderne : on les applaudit dans une ancienne pièce, comme préjugés convenables à un vieillard faible et pusillanime :

Adieu ; sur l’échafaud portez le cœur d’un prince,
Et faites-y douter à toute la province
Si, né pour commander, et destiné si haut,
Vous mourez sur un trône ou sur un échafaud.

Ces derniers vers sont dans le goût et le style de Corneille, et faits pour plaire au théâtre dans tous les temps.

La pièce espagnole a pour titre : On ne peut être père et roi ; titre énigmatique et faux. En voici l’explication : le peuple se révolte en faveur de Ladislas ; le vieux monarque alors, au lieu de pardonner à son fils, faveur qu’il pouvait accorder légitimement aux vœux de la nation, prend le parti d’abdiquer, sous le vain prétexte que le peuple, en lui ordonnant d’être père, lui défend d’être roi, parce que l’injustice est incompatible avec la royauté ; mais il commet une bien plus grande injustice, lorsqu’il élève sur le trône le scélérat qu’il voulait envoyer à l’échafaud ; lorsqu’il confie le sort des peuples à un brigand, à un assassin, à un fou ; conduite extravagante et bizarre, qui cependant a quelque éclat au théâtre, parce que le théâtre, comme chacun sait, n’est pas le siège de la raison. Mais ce qui est plus insupportable, c’est de voir le vice triomphant et le crime couronné.

III §

Les représentations de cette pièce sont un hommage rendu à l’antiquité. Quoique Venceslas soit postérieur au Cid, Rotrou est plus ancien que Corneille ; il est le chef de l’école qui a précédé celle de l’auteur de Cinna, école où, par la plus bizarre des alliances, les pointes, les jeux de mots, les naïvetés triviales, se trouvaient mêlés avec la véhémence, l’énergie et une grande prétention au sublime : le caractère général des tragiques de ce temps-là était d’être ampoulés et déclamateurs, et quelques traces de ce goût s’aperçoivent encore dans Corneille. On regarde aujourd’hui d’un œil de pitié les prétendus chefs-d’œuvre de Mairet, de Scudéry, de Rotrou, de Duryer, de Tristan, poètes détrônés par Corneille, mais qui, avant lui, régnaient au Parnasse ; ils sont aujourd’hui presque aussi obscurs dans l’histoire du théâtre que les rois fainéants dans l’histoire de France ; et cependant ces anciens princes de la scène ont beaucoup travaillé : mais, en littérature, faire mal est encore pis que de ne rien faire.

Leurs théâtres très volumineux ne se trouvent que dans les bibliothèques des curieux qui veulent tout avoir. Leurs tragédies, autrefois si célèbres et l’entretien de tous les cercles, sont aujourd’hui aussi rares que les monuments qui figurent dans le cabinet des antiques. La Sophonisbe de Mairet, la Mariamne de Tristan, le Scévole et l’Alcyonée de Duryer, l’Amour tyrannique de Scudéry, l’Antigone de Rotrou, ont été courus dans leur temps comme l’étaient Zaïre, Mérope et Mahomet au milieu du dix-huitième siècle : ces auteurs, qui paraissent aujourd’hui ridicules, ont reçu autant d’applaudissements que Voltaire ; et cependant, sous Louis XIII, et dans la minorité de Louis XIV, il y avait en France autant d’esprit, pour le moins, plus de bon sens et de sensibilité morale qu’il n’y en avait sous Louis XV.

Nos bons aïeux admiraient ces productions informes d’un art encore dans l’enfance, parce qu’ils ne connaissaient alors rien de mieux : c’est ainsi que les opéras de Lulli, qui paraissent à présent si insipides, faisaient les délices d’une cour brillante et polie, parce qu’on n’avait encore rien entendu de plus beau. J’en conviens ; mais si les plus grossières ébauches de l’art produisent les mêmes effets que ses chefs-d’œuvre, si le parterre était aussi agréablement affecté du plain-chant de Lulli qu’il l’est maintenant du récitatif de Gluck et de la mélodie de Sacchini, si les essais tragiques de Rotrou et de Duryer excitaient dans les spectateurs les mêmes sensations que produisent à présent les excellentes pièces de nos maîtres, quel est donc l’avantage réel de cette perfection si vantée ? L’ignorance, qui nous rend moins difficiles, est donc une source de jouissances ? Ce goût délicat, dont on fait tant de bruit, ne serait-il par hasard que le privilège de se dégoûter de tout et de s’ennuyer au milieu des plaisirs ? Ces questions ressemblent aux subtilités théologiques qui conduisent à l’hérésie, et qu’il faut éviter si l’on veut conserver la foi.

Ce qui me paraît fort singulier, c’est que les règles d’Aristote fussent si mal observées au théâtre, dans le temps même qu’Aristote avait tant de vogue et tant de crédit dans les écoles : comment les poètes du temps d’Henri IV, si savants dans la langue grecque, si grands admirateurs de Sophocle et d’Euripide, pouvaient-ils être si barbares, si sauvages dans la construction de leurs poèmes dramatiques ? Comment s’est-on avisé de respecter Aristote sur la scène, au moment où l’on a commencé à s’en moquer dans les académies et dans les collèges ? Pourquoi s’est-on rapproché des modèles antiques, quand la langue de ces modèles est devenue moins à la mode ? C’est que le goût a pénétré dans les écoles en même temps qu’il s’introduisait au théâtre, et qu’on a su distinguer alors ce qu’il y avait de bon dans Aristote ; c’est que la politesse, en détruisant la rouille pédantesque de l’érudition, a conservé la science nécessaire pour entendre et apprécier le mérite des anciens. Rotrou connaissait les tragiques grecs ; il les traduisait, et ne savait pas les imiter : Racine, aussi versé que Rotrou dans la lecture de Sophocle et d’Euripide, mais qui lui était bien supérieur par le talent et par le goût. imita les anciens, et ne les traduisit pas.

Rotrou était du nombre des cinq poètes qui travaillaient aux plans du cardinal de Richelieu ; chacun de ces manœuvres dramatiques était chargé d’un acte ; par ce moyen, une tragédie se bâtissait en peu de jours, et n’en était pas meilleure. On peut être surpris qu’il n’ait pas été de l’Académie-Française ; mais il ne résidait point dans la capitale ; c’était un titre d’exclusion : le cardinal voulait avoir auprès de lui son régiment de gens de lettres. Rotrou ne faisait point son unique métier de la poésie ; il n’était pas, comme tant de rimeurs, inutile à sa patrie, ennuyeux et ennuyé par état : il ne croyait pas qu’il fût impossible d’exister ailleurs qu’à Paris, cet élément des oisifs et des intrigants ; il habitait la petite ville de Dreux, et y eut plusieurs charges. L’auteur de Venceslas était lieutenant particulier et civil, assesseur criminel et commissaire examinateur au comté et bailliage de Dreux : voilà de plaisants titres pour un poète ; cependant sa qualité d’assesseur principal avait quelque rapport indirect avec ses fonctions théâtrales ; il est probable qu’il a fait périr dans ses tragédies plus d’innocents et de coupables, qu’aucun juge criminel de ce temps-là n’en a condamné dans une petite ville de province.

Ce qui vaut. infiniment mieux que d’être poète, et même bon poète, Rotrou était honnête homme et bon citoyen ; il avait du courage, du caractère, et savait exposer sa vie, non pas comme nos sophistes pour débiter des balivernes sous le nom de vérités, mais pour remplir les devoirs de son état. Sa mort est plus belle et plus noble que celle de la plupart des héros tragiques : la ville de Dreux était ravagée par une épidémie qui ressemblait à la peste ; ce fléau rappelait au poète magistrat la situation de Thèbes sous le règne d’Œdipe. Le frère de Rotrou, alors à Paris, lui écrivit en style poétique, comme plus propre à le persuader : « Fuis, malheureux, fuis ces lieux empestés ; fuis ce séjour affreux plein du courroux céleste, cette ville habitée par la mort dévorante. » (On croit que Voltaire a puisé dans cette lettre les premiers vers de son Œdipe.) Rotrou répondit à ce phébus, non pas en poète, mais en homme de cœur, en magistrat : « Le salut des citoyens m’est confié ; j’en réponds à la patrie ; je ne trahirai point l’honneur et ma conscience ; je périrai à mon poste : au moment où je vous écris, les cloches sonnent pour la vingt-deuxième personne qui est morte aujourd’hui : ce sera pour moi quand il plaira à Dieu. » Ce qui est souligné est le texte même de la lettre de Rotrou13. Peu de jours après, il fut atteint de la maladie, et mourut à quarante ans, dans toute la force de l’âge. La meilleure tragédie ne lui ferait pas autant d’honneur que cet héroïque dévouement ; il ne faut jamais oublier combien la vertu est au-dessus du talent poétique. Je rougirais de joindre à ce trait sublime de misérables anecdotes fort suspectes, que tous les compilateurs se font un devoir de répéter : on raconte sérieusement que Rotrou était joueur, et que lorsqu’il avait reçu les honoraires de quelqu’une de ses tragédies, il jetait l’argent dans son bûcher, afin que la difficulté de l’avoir réprimât le goût qu’il avait pour le dépenser. On ajoute que dans un voyage qu’il fit à Paris, pour lire aux comédiens sa tragédie de Venceslas, il fut arrêté et mis en prison à la requête de ses créanciers ; que, dans cette extrémité, il offrit sa pièce aux comédiens, qui, profitant de sa détresse, ne lui en donnèrent que vingt pistoles. On débite que le prodigieux succès de Venceslas leur causa des remords, et qu’ils voulurent faire un présent à Rotrou ; mais ce qui est bien plus étrange, c’est que ces intrépides conteurs de fables, devenus scrupuleux mal à propos sur l’exactitude des faits, n’osent pas assurer que Rotrou ait accepté ce don des comédiens : cependant l’acceptation est une suite nécessaire du caractère qu’ils ont donné au poète : un joueur ne refuse jamais l’argent qu’on lui présente, surtout quand il est si légitimement acquis.

IV §

Il y a des traditions littéraires qui ne soutiennent pas l’examen : on a beaucoup vanté la première scène de Venceslas ; Voltaire même en fait un grand éloge ; et cependant cette scène et les suivantes, qui en dépendent, ne servent qu’à mettre dans tout son jour l’imbécillité de Venceslas. Ses deux fils ont eu ensemble une vive querelle, dont il doit craindre les suites. Le duc, son ministre et son meilleur général, est également menacé par les fureurs de Ladislas. Le vieux roi, dans sa prudence, n’imagine rien de mieux que d’ordonner à son fils d’embrasser son frère et le duc. Ladislas embrasse en effet son frère, mais de mauvaise grâce, en se reprochant sa lâcheté, en disant à son ennemi :

Allez, et n’imputez cet excès d’indulgence
Qu’au pouvoir absolu qui retient ma vengeance.

Voilà une belle réconciliation, et surtout fort utile au repos de l’état. On croit voir deux enfants mutins qui se sont battus, qu’on force à s’embrasser, et qui se menacent encore en paraissant se réconcilier. C’est une scène puérile et comique. Quant au duc, Ladislas désobéit ouvertement, et chasse avec emportement ce premier ministre, sans aucun égard pour l’autorité paternelle. Venceslas est complètement avili, et d’autant plus ridicule, qu’il a toujours l’air d’ordonner : ses discours sont imposants, quand sa conduite est misérable ; on ne sait point où il va chercher la fermeté qu’il montre au quatrième acte, quand Ladislas, croyant tuer le duc, a tué son frère.

Les détails sont encore plus plaisants, par ce contraste continuel de majesté et de faiblesse, dans le personnage de Venceslas ; par la morale burlesque de ce fou de Ladislas, qui pérore fort sottement sur l’art de régner. La mercuriale que fait Venceslas à son fils ne roule pas sur des peccadilles ; on nous présente d’abord ce héros tragique comme un vil brigand :

S’il faut qu’à cent rapports ma créance réponde,
Rarement le soleil rend la lumière au monde,
Que le premier rayon qu’il répand ici-bas
N’y découvre quelqu’un de vos assassinats.

Ladislas fait un bel emploi de ses nuits, et il a une jolie réputation ! Comment se fait-il que ce prince, qui fait le métier d’assassin, soit en même temps l’idole du peuple ?

Et cependant je vois qu’un charme inconcevable,
Malgré tous vos défauts, vous rend encore aimable :
Violent, on vous craint ; mais vous plaisez, heureux.

Ce dernier hémistiche n’a pas de sens. Quel est ce bonheur qui fait que Ladislas plaît ? Quand est-il heureux ? Est-ce lorsqu’il a lestement expédié son homme ? Ce qu’on voit clairement, c’est que l’auteur avait besoin que Ladislas fût aimé pour motiver l’insurrection du cinquième acte ; sauf à concevoir ce charme inconcevable qui rend un scélérat et un assassin très connu, un objet si aimable.

Ladislas se justifie du ton dont on insulte, mais il ne daigne pas même répondre sur le fait des assassinats, il aime mieux disserter en docteur sur les devoirs de la royauté. Quoique sa doctrine n’ait rien que de fort commun, elle est très étrange dans la bouche d’un bandit : il y a dans cette tirade ambitieuse et déplacée un vers, entre autres, souverainement ridicule, où l’orateur prétend qu’un roi doit

Porter tantôt un masque et tantôt un visage.

Ce qui est bien pis que la faiblesse de Venceslas, c’est sa dureté à l’égard de son fils cadet, beaucoup plus soumis et plus respectueux que l’aîné. Les caractères faibles se dédommagent ordinairement de la nécessité où ils sont de plier devant la violence, en accablant ceux sur lesquels ils peuvent dominer : un homme faible est nécessairement le tyran de ceux qui sont dans sa dépendance ; ainsi Venceslas, écrasé par la fougue et l’audace de son fils aîné, accable à son tour son cadet d’une autorité despotique ; il maltraite un fils obéissant, tandis qu’il use d’artifice envers un fils insolent et rebelle. Il s’avoue à lui-même cette lâcheté :

À quelle étrange épreuve, ô sort ! me réduis-tu,
De faire accueil au vice, et chasser la vertu !

Ce n’est point le sort qui le réduit à cette bassesse ; c’est son imbécillité. Et comment ce faible vieillard, retombé en enfance, devient-il ensuite assez fort pour condamner son fils à perdre la tête ? Comment ce lion indomptable, ce Ladislas, plus féroce qu’un tigre, se change-t-il tout à coup en agneau ?

Venceslas ne se contente pas de céder à la fougue insolente de Ladislas, il la juge même digne de récompense ; il pousse jusque-là l’artifice, ou plutôt la démence ; car c’est ici le mot propre. Un fils si vertueux, si sensible, mérite effectivement que son père l’associe à l’empire, en lui disant tendrement, et comme s’il lui demandait excuse :

Ma croyance, mon fils, peut-être un peu légère,
Avait porté trop loin les alarmes d’un père.
Oublions le passé dans nos embrassements.
…………
Prince, il est temps qu’enfin, sur un trône commun,
Nous ne fassions qu’un règne, et ne soyons plus qu’un.

Les littérateurs admirent le rôle de Ladislas comme éminemment tragique ; tant pis pour la tragédie si elle rend intéressants de pareils monstres. Rotrou n’a pas même pris la peine d’adoucir la férocité de son héros par quelques qualités aimables ; il ne lui a donné qu’une aveugle et stupide brutalité : aucun trait du caractère de Ladislas n’annonce qu’il soit susceptible de remords.

Longepierre.
Médée §

I §

C’est le premier sujet de tragédie qui ait tenté Corneille ; car ce père de notre scène tragique passa les premières années de sa jeunesse à composer de mauvaises comédies, où l’auteur d’Horace et de Cinna était bien caché. Son goût pour Sénèque lui fit, je crois, choisir Médée, qui est en effet la meilleure pièce du poète latin : il y joignit aussi assez indiscrètement quelques imitations de ce qu’il y a de plus mauvais dans Euripide, entre autres le rôle d’Égée, roi d’Athènes, qui revient de consulter l’oracle de Delphes sur le moyen d’avoir des enfants. Il est resté de la tragédie de Corneille le fameux moi de Médée, le monologue :

Souverain protecteur des droits de l’hyménée, etc.

et quelques traits fiers et mâles, premiers éclairs échappés à ce génie terrible qui devait bientôt lancer tant de foudres : cela ne suffisait pas pour animer cinq actes.

Longepierre, indigne d’être nommé après Corneille, a cependant produit une Médée qui se soutient au théâtre. Il a profité de ce qu’il y a de bon dans Euripide : son rôle de Médée est très brillant pour une actrice ; et si les autres sont faibles, c’est la faute du sujet. Créon et Créuse sont essentiellement insipides ; le lâche et perfide Jason est nécessairement odieux. Le chef-d’œuvre de l’art était d’exciter la pitié pour une sorcière telle que Médée, qui semble ne devoir inspirer que de l’horreur : une mère qui égorge ses enfants pour se venger de son mari est assurément un monstre dans la nature. Euripide cependant a trouvé le secret de nous attendrir sur le sort de cette furie, et, sur ses pas, Longepierre est parvenu à rendre pathétique une si affreuse catastrophe. Sa pièce a de l’éclat, et produit une espèce de terreur.

II §

Ce sujet pouvait intéresser les Grecs ; il leur rappelait le succès de leur plus ancienne expédition maritime : il n’était cependant pas bien glorieux pour l’élite des héros de la Grèce, de ne devoir ce succès qu’à la passion d’une fille sans pudeur. Médée trouva dans la Grèce peu de reconnaissance ; dès qu’elle fut arrivée dans la Thessalie, on ne vit plus en elle la bienfaitrice de tant de braves guerriers ; elle y fut haïe, méprisée et proscrite, comme une infâme sorcière ; Jason rougissait lui-même d’une pareille femme, et la haine publique lui fournit un prétexte pour s’en débarrasser.

Cet ingrat était moins odieux et moins ignoble aux yeux des Grecs, qui ne se piquaient pas d’une grande délicatesse de sentiment : sur le théâtre français, c’est un personnage bas et vil. Nous admettons bien dans la comédie des roués qui trompent des amantes trop faciles ; mais cette déloyauté nous paraît indigne des héros tragiques. Les Grecs n’avaient pas une morale si scrupuleuse : Thésée, pour avoir été homme à bonnes fortunes et scélérat avec les femmes, n’en est pas moins une espèce de demi-dieu de l’antique mythologie. Jason était bien loin de la gloire de Thésée ; c’était un héros bien médiocre en amour, puisqu’il n’avait encore trompé que deux femmes, Hypsipile et Médée : Créuse eût bien pu être la troisième, si la robe fatale ne l’eût mise à l’abri de l’infidélité. Cette jeune princesse avait même quelque pressentiment du sort qui l’attendait, puisqu’elle dit à Jason :

Hélas ! si vous brisiez un jour des nœuds si doux,
Et si vous m’immoliez à quelque ardeur nouvelle,
Que deviendrais-je, ô ciel ! dans ma douleur mortelle ?

La question est naturelle : Jason ne peut y répondre que par des lieux communs de la plus fade galanterie.

Ah ! rien ne peut jamais éteindre un feu si beau ;
On verra son ardeur durer jusqu’au tombeau.
Que n’en puis-je exprimer toute la violence !
Vos yeux ne sont-ils pas garants de sa constance ?

Quels bons garants ! Si de beaux yeux suffisaient pour fixer un volage, ce serait encore un bien plus grand avantage pour une femme d’avoir de beaux yeux. Médée avait aussi de beaux yeux noirs : elle était née dans le pays de la beauté, dans cette Géorgie qui fournit les sérails de l’Orient ; mais quand on cesse d’aimer une femme, l’on ne lui trouve plus les yeux si beaux, parce qu’on la regarde avec d’autres yeux.

Jason n’est donc sur la scène qu’un lâche, un monstre d’ingratitude, dont la perfidie n’est qu’un odieux calcul d’intérêt. Créuse n’est elle-même ni délicate ni généreuse, puisqu’elle ne se fait point de scrupule d’épouser le mari d’une autre femme.

Créon est le plus plat des monarques, puisqu’il vient lui-même en personne signifier à Médée l’arrêt de son bannissement : il ne fait point d’autre fonction dans la pièce que celle d’exempt de police. Les petits rois de la Grèce n’étaient sur le théâtre d’Athènes que de très minces bourgeois, qui ne prenaient pas même la peine de donner à leurs crimes un air de noblesse. Le roi de Corinthe, dans Euripide, parle à Médée en style très brutal ; il ne dissimule pas même la peur que lui fait une si méchante femme ; et cette naïveté, triviale pour nous, n’était que naturelle pour les Grecs. Mais la dignité et la pompe de la scène française ne supportent point un roi avili ; nous voulons que le plus petit prince ait de la majesté, qu’il agisse et parle en grand monarque ; permis à lui d’être atroce et scélérat tant qu’il voudra, pourvu qu’il ne soit jamais bas et roturier. Il ne faut pas oublier que le théâtre grec florissait dans le temps de la mode des républiques : le peuple contemplait avec plaisir le malheur et l’avilissement de ses anciens chefs, alors réputés tyrans.

Il n’y a donc véritablement dans cette tragédie qu’un seul rôle, c’est celui de Médée : ce personnage est ennobli à force de crimes ; il est affreux et terrible, très favorable surtout à la pantomime et à tous les prestiges du théâtre : voilà pourquoi les plus fameuses actrices l’ont toujours regarde comme très brillant, capable d’éblouir et d’étonner la multitude. L’illustre Clairon se fit peindre en Médée s’élevant sur un char traîné par des dragons ailés, aux yeux du misérable Jason, qui, dans sa fureur impuissante, frappe l’air avec son cimeterre.

Les rôles à baguette ne sont admis qu’à l’Opéra ; Médée est le seul qu’on ait risqué sur le Théâtre-Français. On a voulu réunir dans ce personnage toutes les espèces de terreurs : Médée serait peut-être moins effrayante, si à ses titres d’homicide et d’empoisonneuse elle ne joignait pas celui de magicienne. Les Anglais. malgré leur philosophie, tremblent encore à l’aspect des sorcières de Shakespeare ; chez les Grecs et chez les Romains, on croyait à la magie, et c’étaient presque toujours des femmes qui exerçaient cet art infernal. Horace, ce peintre charmant de l’amour et de la volupté, n’a pas rougi de salir ses pinceaux en nous traçant les horribles images de Canidie et de Sagana ; il aurait dû s’en tenir aux portraits de Glycère et de Lydie. Virgile même, malgré la délicatesse de son goût, nous présente dans ses pastorales une bergère magicienne ; le tendre Tibulle est plein de cérémonies magiques ; les philtres et les breuvages étaient la ressource des amants désespérés. Mais par une révolution bien étrange, les opérations de la sorcellerie, confiées jusqu’alors à des vieilles abominables, bien dignes de la familiarité des furies, passèrent tout à coup entre les mains des disciples de Platon.

Sous l’empire des Antonins, la magie se changea en philosophie ; mais au commerce des enfers les philosophes magiciens substituèrent une correspondance avec des êtres intermédiaires entre le ciel et la terre, avec des espèces d’intelligences qui, sans être des dieux, n’étaient pas des hommes. Le christianisme replongea dans l’infamie la magie philosophique, qui ne fut plus une science occulte, mais une véritable diablerie. Les diables des poètes chrétiens, avec leurs cornes et leurs queues, sont encore plus hideux que les furies païennes. Les Orientaux, dans leurs fables, ont conservé à la magie une sorte de dignité, en la représentant comme la connaissance innocente des secrets les plus cachés de la nature. Quand la sorcellerie ne consiste que dans les miracles de la physique, elle peut former une espèce de merveilleux qui n’est pas indigne de la poésie. Je regrette toujours que ces magiciennes des poètes italiens, que les Alcine et les Armide, si belles dans les vers de l’Arioste et du Tasse, ne soient au fond que des sorcières qui ont commerce avec les démons. Les idées lugubres de diables et de sabbat détruisent tout le charme de ces peintures voluptueuses. Aujourd’hui le boulevard est la patrie du merveilleux et l’empire de la magie ; on y voit même une pantomime où le patron des magiciens, le diable, paraît en personne ; et cette pantomime a joui du plus grand succès : ce qui fait beaucoup d’honneur au diable et n’en fait guère au peuple français.

III §

Une mère qui égorge ses enfants pour se venger de l’infidélité de leur père, est un objet qui fait frémir la nature ; et si cette mère barbare est encore une sorcière abominable, qui fait périr sa rivale dans les plus cruels tourments, met le feu à son palais et s’élève dans les airs sur un char traîné par des dragons, on conviendra que rien ne lui manque pour être un personnage éminemment tragique. Quel est le devoir du poète qui a trouvé un si beau sujet ? C’est de lécher et de polir ce monstre, de mettre en œuvre tous les secrets de son art pour adoucir l’atrocité de cette furie, pour affaiblir le dégoût et l’horreur qu’elle doit inspirer : le chef-d’œuvre du génie est de prêter à cette scélérate des sentiments, des combats, des remords qui nous touchent, de combiner tellement sa passion avec son crime, que l’un paraisse l’effet presque nécessaire de l’autre, et par conséquent excusable ; en un mot, le grand poète est celui qui réussit à nous intéresser pour la plus horrible et la plus exécrable de toutes les femmes.

Bel emploi de la poésie, belle occupation pour un homme sage et vertueux, de revêtir la scélératesse des plus brillantes couleurs, et d’exciter notre pitié pour des êtres odieux, qui ne doivent inspirer que l’indignation et la haine ! Quand on songe que ce talent d’orner les vices, de faire parler les passions, de donner aux âmes de violentes secousses, est extraordinairement considéré dans nos sociétés modernes, et presque regardé par les enthousiastes comme un art divin, on ne doit pas être étonné de la dégradation des esprits et du relâchement des mœurs, qui ont été la suite d’un semblable préjugé.

Peut-être pourrait-on être surpris que ce soit la philosophie nouvelle qui ait fait naître cette prodigieuse estime pour le théâtre, à moins qu’on ne suppose que les comédiens et les philosophes ont dû se soutenir mutuellement comme frères et amis, en qualité d’artistes de la même profession : ce qu’il y a du moins de bien sûr, c’est que les anciens philosophes ne fraternisaient point avec les auteurs et les acteurs du théâtre ; ils blâmaient ouvertement la poésie dramatique, qui n’a pour objet que d’émouvoir les passions et d’énerver les âmes. Sous Louis XIV même, au milieu de l’éclat du grand siècle des arts, du temps des Corneille et des Racine, des moralistes rigides s’élevaient contre l’esprit et les maximes de la scène ; ils condamnaient les comédiens, traitaient les poètes d’empoisonneurs publics, et faisaient éclater un profond mépris pour ce talent de faire des romans et des pièces de théâtre. Nous ne voyons pas qu’aucun magistrat leur ait alors imposé silence ; ils paraissaient même avoir le suffrage des honnêtes gens. Racine, dans la première fougue de l’âge et des passions, se moqua de leur sévérité ; il leur répondit par des plaisanteries pleines de sel, et par des chefs-d’œuvre qui lui ont acquis un grand nom ; mais à quarante ans il rendit hommage à leur morale, et cessa de faire des pièces de théâtre ; il s’efforça d’oublier qu’il eût composé des tragédies, et sa femme ne les vit jamais représenter. Racine jugeait-il mieux les choses, avait-il plus de raison et d’expérience à vingt ans qu’à quarante ?

Je suis frappé d’un fait très singulier, qui doit fermer la bouche à tous les sots qui proscrivent la critique, sous prétexte d’honorer les arts. Le théâtre, condamné par la religion, flétri par les lois, diffamé dans l’opinion, en proie aux cabales et aux critiques les plus injustes, fit des progrès admirables, s’enrichit de chefs-d’œuvre en tout genre, compta des acteurs excellents et des auteurs illustres : au contraire, le théâtre aujourd’hui fêté, honoré, récompensé, comblé de faveurs et de distinctions, devenu le premier besoin de la société et la plus importante affaire, s’écroule et tombe en ruines ; plus d’acteurs, plus d’auteurs, plus de pièces : on ne peut pas nier le fait ; je laisse à d’autres le soin de l’expliquer. Le théâtre ressemblerait-il donc à ces constitutions politiques qui s’affermissent par la contradiction et l’opposition ? On ne peut pas douter du moins que l’enthousiasme aveugle ne soit un vrai poison pour les arts, et que le fanatisme du théâtre n’accélère sa décadence.

Médée, dit Voltaire, est une malhonnête femme qui se venge d’un malhonnête homme : il en conclut qu’un pareil sujet n’est pas susceptible d’intérêt. Il a parfaitement raison, suivant les règles de la morale ; mais poétiquement parlant, et d’après la doctrine reçue au théâtre, Médée n’est pas une malhonnête femme. Les crimes qu’elle a commis en faveur de Jason sont dans ce qu’on appelle l’avant-scène ; le spectateur n’y pense pas ; on ne les considère que comme des bienfaits qui doivent lui attacher son époux, qui le rendent plus coupable en la rendant plus malheureuse. Plus l’ingratitude de Jason est affreuse, plus la vengeance de Médée est excusable, suivant les maximes de l’art dramatique. Médée est fidèle à Jason, toujours amante de son mari : c’est une honnête femme de théâtre ; l’illusion de la scène ne laisse voir en elle qu’une épouse malheureuse, cruellement trahie, et horriblement outragée par celui pour lequel elle a tout sacrifié. Son pouvoir magique, don du Soleil dont elle est fille, n’avait rien de honteux aux yeux des anciens : c’était une émanation du pouvoir de la divinité.

« Une magicienne, dit encore Voltaire, ne nous paraît pas un sujet propre à la tragédie régulière, ni convenable à un peuple dont le goût est perfectionné. On demande pourquoi nous rejetterions des magiciens, et que non seulement nous permettons que dans la tragédie on parle d’ombres et de fantômes, mais même qu’une ombre paraisse quelquefois sur le théâtre. Il n’y a certainement pas plus de revenants que de magiciens dans le monde, et si le théâtre est la représentation de la vérité, il faut bannir également les apparitions et la magie. »

Voltaire, qui avait son ombre de Ninus à défendre, proscrit les magiciens et approuve les revenants, par la raison que Dieu peut faire paraître une ombre pour convertir les pécheurs, et que les magiciens ne peuvent pas violer les lois naturelles. La réponse est édifiante ; elle est d’un bon chrétien qui déteste les sorciers, mais non pas d’un logicien qui raisonne ; car l’Être suprême, qui peut faire paraître une ombre, peut aussi donner à un homme le pouvoir de faire des choses surnaturelles. L’apparition d’un mort est un miracle ; si on admet celui-là, on peut de même admettre les autres. La véritable raison pour bannir du théâtre toute espèce de miracle, est que le poème dramatique est essentiellement fondé sur la nature ; ainsi, Médée s’élevant dans les airs ne vaut pas mieux que Ninus sortant du tombeau.

IV §

Médée est un personnage fameux dans l’antiquité ; il est lié à la célèbre expédition des Argonautes, et la Colchide était alors renommée pour la sorcellerie, les poisons et les enchantements. C’est dans ce pays qu’Homère a placé sa magicienne Circé. Ovide avait composé une tragédie de Médée que nous avons perdue, et dont Quintilien fait l’éloge. La Médée de Sénèque est la meilleure des pièces imprimées sous son nom ; mais celle d’Euripide est un des chefs-d’œuvre du théâtre grec. Ce poète s’est attaché surtout à rendre intéressant le caractère de Médée : la tâche était difficile ; comment s’intéresser à une marâtre qui tue ses enfants ? Tel est cependant l’art d’Euripide, qu’on plaint Médée encore plus qu’on ne la déteste : rien n’est plus admirable que la manière dont il a su amener et préparer ce meurtre qui fait frémir la nature.

Médée, condamnée à l’exil, envoie ses enfants porter à la princesse, sa rivale, des dons magnifiques : la fille de Créon, touchée de leurs grâces naïves, obtient de son père que ces aimables enfants resteront à Corinthe, et ne seront pas tenus d’accompagner leur mère dans son exil ; mais Médée, qui prévoit l’effet terrible de ses dons empoisonnés, est peu touchée de la faveur qu’on accorde à ses enfants. Le précepteur les lui ramène, et croit la réjouir en lui annonçant qu’ils ne sont point compris dans l’arrêt de sa proscription. Voici la scène :

« Le Précepteur : Madame, vos enfants sont libres de rester à Corinthe ; on les voit à la cour d’un œil favorable, et la princesse a reçu avec plaisir vos présents. — Médée : Laissez-moi ! — Le Précepteur : D’où vient donc ce trouble, quand vos vœux sont remplis ? pourquoi détournez-vous les yeux ? mon discours peut-il vous déplaire ? — Médée : Hélas ! — Le Précepteur : Quel accueil pour une si heureuse nouvelle ! — Médée : Hélas ! malheureuse que je suis ! — Le Précepteur : Qu’ai-je donc annoncé ? me serais-je trompé ? — Médée : Vous avez fait votre message ; je n’ai point de reproche à vous faire. — Le Précepteur : Cependant, madame, vous baissez les yeux ; je vois couler des larmes. — Médée : Je cède à mon destin ; les dieux et moi nous avons ourdi une trame funeste. — Le Précepteur : Rassurez-vous, madame ; vous avez du moins obtenu la grâce de vos enfants. — Médée : J’en entraînerai d’autres avant moi dans l’abîme. — Le Précepteur : Vous n’êtes pas la seule mère qu’on ait séparée de ses enfants ; mortelle, subissez le sort attaché à l’humanité. — Médée : Il suffit ; rentrez, et veillez sur mes enfants. »

Il paraît cependant que les enfants ne quittent point la scène avec le précepteur ; car Médée, dans le monologue qu’on va lire, les apostrophe presque continuellement. Ce monologue est d’une éloquence et d’un pathétique au-dessus de toute expression ; et si la pantomime et l’accent théâtral répondaient aux mouvements du style, il devait produire le plus grand effet. Longepierre l’a faiblement imité ; en voici quelques traits qui pourront donner une idée de la verve tragique d’Euripide :

« Mes enfants, mes chers enfants ! eh bien, on vous laisse une patrie, un palais, où vous allez vivre loin de moi, loin de votre malheureuse mère ! Pour moi, condamnée à l’exil, je vous quitte avant d’avoir joui de vos caresses, avant de vous avoir vus heureux ; ma main n’allumera point pour vous les flambeaux de l’hymen, n’ornera point la couche nuptiale : funeste opiniâtreté de mon indomptable caractère ! C’est donc en vain que je vous enfantai au milieu des douleurs ! Hélas ! je me flattais que vous auriez soin de ma vieillesse, que vous me fermeriez les yeux ! vain espoir ! Hélas ! on m’arrache de vos bras, on m’envoie traîner ailleurs une vie infortunée : vous ne me verrez plus, mes enfants. Pourquoi vos regards s’attachent-ils sur moi ? quel est cet aimable sourire ? c’est le dernier que j’apercevrai sur vos lèvres… Ah ! je n’en puis plus ! le courage m’abandonne, quand je vois ces petits innocents me sourire… Non, je ne pourrai jamais… Périssent mes desseins ! j’emmènerai mes enfants. Pourquoi, à leurs dépens, me venger de leur père ? c’est doubler mon malheur. C’en est fait, je renonce à cette horrible vengeance… Lâche ! que dis-tu ? tu veux donc servir de risée à tes ennemis ? Non ! par tous les dieux infernaux, vengeurs des crimes, non, je ne laisserai point ici mes enfants pour servir de jouet aux étrangers. Puisqu’il faut absolument qu’ils périssent, eh bien ! je leur donnerai la mort, moi qui leur ai donné la vie… Embrassez-moi, mes enfants… Quel air de douceur et d’ingénuité ! quels traits charmants ! Innocentes créatures, soyez heureuses, mais dans un autre séjour ! Votre père a détruit tout le bonheur que vous pouviez goûter sur la terre. Allez, éloignez-vous… je ne peux plus soutenir votre vue… un sort cruel m’entraîne : je sens toute l’horreur du coup que je médite ; mais la colère étouffe ma raison, etc., etc. »

Enfin, lorsque Médée a reçu la nouvelle de la mort épouvantable de Créon et de sa fille, elle prend sa dernière résolution. Euripide lui suggère des prétextes spécieux pour excuser et colorer le plus affreux des crimes : triste emploi de l’éloquence et du génie ! Avant qu’Horace eût défendu que Médée tuât ses enfants sur la scène, le poète grec avait senti combien un pareil spectacle serait odieux et révoltant, et c’est de son exemple qu’Horace a fait un précepte. On ne voit point Médée ; mais ses enfants, qu’elle poursuit, traversent la scène en fuyant. L’un prononce ces mots : Ô ciel ! que faire ? comment échapper aux coups de notre mère ? L’autre lui répond : Mon cher frère, je n’en sais rien ; nous sommes perdus ! Un troisième crie : Au secours ! au secours ! le glaive est levé, c’est fait de nous ! Ces cris et ces plaintes inspirent plus de terreur et de pitié que si l’on voyait les enfants égorgés sur la scène.

Médée s’enfuit triomphante sur un char ; son crime n’est point puni, et c’est en pure perte que le spectateur éprouve le frissonnement et la terreur que doit causer une mère aussi barbare et aussi dénaturée. Il n’y a, certes, ni instruction ni morale dans cette atrocité ; elle peut seulement apprendre aux maris infidèles à craindre la vengeance de leurs femmes ; mais comme une femme vindicative à cet excès est un monstre dans la nature, la leçon est à peu près nulle.

Corneille (Thomas) §

Ariane §

I §

Il faut écouter cette tragédie comme les Italiens écoutent un opéra : il ne faut avoir d’attention que pour Ariane ; elle est seule dans la pièce : ce que disent les autres est du récitatif insipide. L’auteur comptait sans doute beaucoup sur l’intérêt qu’inspire une amante infortunée, lorsqu’il a osé choisir un pareil sujet, qui ne fournit que deux ou trois scènes. Le plaisir qu’on éprouve aux plaintes d’Ariane, est bien acheté par le dégoût et l’ennui que causent les autres personnages : la situation d’Ariane, trahie par sa sœur, abandonnée par l’amant pour qui elle a tout sacrifié, est sans doute infiniment touchante ; mais on ne fait pas une tragédie avec une situation. On ne peut pas remplir cinq actes de lamentations monotones : l’intérêt n’est point soutenu par ces passages fréquents de la joie à la douleur, de la crainte à l’espérance, si nécessaires pour animer l’action tragique : pendant presque toute la pièce Ariane est au désespoir ; les larmes ont le temps de se tarir.

Voltaire trouve ce sujet plus heureux et plus intéressant que celui de Didon, parce qu’Ariane a plus fait pour Thésée que Didon pour Énée, parce que Didon n’est point trahie par sa sœur et n’éprouve pas une véritable infidélité : il se peut qu’Ariane soit encore plus malheureuse, mais Didon prête plus à la scène. Énée est en quelque sorte forcé d’immoler son amour à la religion et à la gloire ; Thésée est odieux et vil : son ingratitude n’a point d’excuse : on souffre de voir jouer un rôle si bas à l’un des plus fameux héros de l’antiquité. Son ami Pirithoüs, que la fable nous présente comme le digne compagnon de ses travaux et de ses exploits, n’est dans la pièce que son Mercure ; c’est lui qui est chargé de signifier à Ariane son congé ; c’est un porteur de mauvaises nouvelles. Que dire de cette misérable Phèdre, si fausse, si perfide, si lâche, qui écoute l’amant de sa sœur, et fait seulement pour la forme quelques grimaces qu’on ne peut pas appeler des remords ?

Voltaire désirerait que Phèdre eût de plus grands combats à soutenir contre son propre cœur ; toutes les horreurs s’excusent au théâtre à l’aide des reproches violons que le coupable se fait à lui-même ; voilà pourquoi le théâtre est une très mauvaise école : on y apprend que les grandes passions justifient les grands crimes. Voltaire entendait à merveille ce charlatanisme de la scène : Thomas Corneille était plus simple et de meilleure foi ; il a dédaigné d’employer, pour colorer l’infâme trahison de Phèdre, ce galimatias tragique dont le vulgaire est toujours dupe : la sœur d’Ariane n’avait au fond rien de bon et de raisonnable à dire ; il en est de même de Thésée. Un auteur plus rusé eût mis de grands mots dans la bouche de cet infidèle ; il eût peint avec plus de force la tyrannie de la passion qui l’entraîne vers Phèdre ; il eût répandu sur ces deux traîtres un vernis qui les ferait paraître un peu moins odieux : le bon Thomas les a laissés dans toute leur bassesse ; ils en sont plus naturels et plus vrais, et Ariane en est plus à plaindre.

Quant au doucereux prince de Naxos, il n’était guère possible de le rendre moins sot ; l’imbécile Œnarus est un amoureux transi qui soupire sans espoir pour une princesse qu’il ennuie et qui en aime un autre. Dans la Bérénice de Racine, Antiochus se trouve à peu près dans la même situation ; mais il aimait Bérénice avant qu’elle fût destinée à Titus, et le poète a l’adresse de lui donner quelques rayons d’espérance : d’ailleurs, l’amour d’Antiochus est si éloquent, et celui d’Œnarus si niais, qu’on ne peut faire aucune comparaison entre ces deux personnages.

Thomas Corneille était presque aussi expéditif que Voltaire. On dit qu’il composa son Ariane en dix-sept jours ; d’autres prétendent qu’il y mit quarante jours. Les négligences de la versification n’attestent que trop cette précipitation insensée : si l’on excepte trente ou quarante vers pleins de naturel et de sentiment, le reste est d’une horrible platitude. Ariane fut jouée quelques jours après Bajazet ; au style, on la croirait plus ancienne d’un siècle. Racine semble avoir imité, dans la première scène de sa Phèdre, une tirade où Ariane fait l’éloge de Thésée ; mais l’original est aussi ridicule que l’imitateur est admirable :

De cent monstres par lui l’univers dégagé
Se voit d’un mauvais sang heureusement purgé.

Voilà une purgation qui n’est pas très poétique.

Combien ainsi qu’Hercule a-t-il pris de victimes ?
Combien vengé de morts ? combien puni de crimes ?
…………
Ce n’est point le vanter que ce qu’on m’entend dire ;
Tout le monde le sait, tout le monde l’admire.

Phèdre, voulant faire sentir combien sa trahison sera douloureuse pour Ariane, dit à Thésée :

Je la tue, et c’est vous qui me le faites faire. Voilà les vers qui faisaient dire a Boileau : « Ah ! pauvre Thomas ! tu n’es qu’un cadet de Normandie. » Les trois quarts de la pièce sont écrits dans le même goût.

Ariane, dans la nouveauté, ne dut son succès qu’au jeu de la Champmêlé : on peut en croire, sur le mérite de cette actrice, madame de Sévigné, qui ne l’aimait pas, parce qu’elle avait séduit son fils : « Quant à la Champmêlé, écrit-elle à sa fille, c’est quelque chose de si extraordinaire, qu’en votre vie vous n’avez rien vu de pareil ; c’est la comédienne que l’on cherche, et non pas la comédie. J’ai vu Ariane pour elle seule. Cette tragédie est fade ; les comédiens sont maudits ; mais quand la Champmêlé arrive, on entend un murmure, tout le monde est ravi, et l’on pleure de son désespoir. » Quand madame de Sévigné dit que les comédiens sont maudits, elle entend seulement que tous les autres acteurs de la pièce sont détestables.

II §

On a dit de Bérénice que c’était une élégie plutôt qu’une tragédie : cela est beaucoup plus vrai d’Ariane, qui n’offre d’un bout à l’autre que les lamentations monotones d’une amante abandonnée : l’élégie de Bérénice est du moins héroïque. Un empereur romain qui sait immoler l’amour à sa gloire, à l’intérêt public, est véritablement un héros. Jean-Jacques Rousseau a dit dans un transport de sensibilité : « Si quelqu’un a senti le véritable amour et l’a su vaincre, ah ! pardonnons à ce mortel d’oser aspirer à la vertu. » Il entrait un peu d’amour-propre dans cette boutade du philosophe genevois ; car il avait été vraiment amoureux, et il avait vaincu son amour.

Paulin est un beau caractère, un courtisan tout à la fois sincère et poli, qui ose dire la vérité, et qui sait l’adoucir sans la déguiser : il me semble qu’il y a peu d’actions au théâtre plus grandes et plus nobles que celle de la tragédie de Bérénice. Auguste nous paraît sublime lorsqu’il triomphe de la colère ; pourquoi Titus serait-il moins admirable lorsqu’il triomphe de l’amour ?

L’épisode d’Antiochus est la peinture la plus naturelle et la plus énergique des faiblesses et des illusions de l’amour malheureux ; ce rôle secondaire est relevé par tant d’éloquence et par de si beaux vers, il est placé dans des situations si délicates, qu’il serait très intéressant s’il était joué avec le naturel, la grâce et la sensibilité qu’il exige. On n’a point encore remarqué qu’Antiochus est à peu près dans la même position qu’Oreste dans les premiers actes d’Andromaque : Antiochus, de même qu’Oreste, se trouve à la cour d’un prince qui est son rival ; Antiochus, de même qu’Oreste, se flatte de posséder sa maîtresse au refus de ce rival ; mais les caractères sont fort différents : Antiochus est moins tragique, parce qu’il est plus raisonnable et plus honnête homme : deux qualités un peu froides dans la tragédie, qui n’est fondée que sur les folies et les crimes.

Mais dans la triste élégie d’Ariane, il n’y a rien de noble, rien d’héroïque, rien de vraiment tragique : Ariane elle-même est une fille dévergondée qui s’est enfuie de chez son père avec sa sœur, pour suivre une espèce de chevalier errant dont elle est devenue amoureuse. Parmi les héroïnes de théâtre, c’est tout ce qu’il y a de plus ignoble : une princesse, esclave de ses sens, qui sacrifie l’honneur à l’amour, et s’enflamme à la première vue pour un étranger et un inconnu de bonne mine, n’excite dans les cœurs honnêtes que cette pitié vague que l’humanité inspire pour tous les malheureux, et qui peut s’allier avec le mépris.

Ariane est même si mal élevée, tellement asservie à la passion, qu’elle ne pense ni à son père ni à sa mère, qu’elle a indignement abandonnés. L’ingratitude de Thésée semble être le juste châtiment d’une fille dénaturée, qui foule aux pieds les plus saints devoirs pour se jeter à la tête d’un aventurier. Un tel sujet convenait à la poésie épique beaucoup plus qu’au théâtre : Catulle, dans son poème des Noces de Thétis et de Pélée, a placé l’aventure d’Ariane, que Bacchus épousa au défaut de Thésée, et qui ne perdit point au change ; sans cela l’infidélité de Thésée eût été d’un mauvais augure un jour de noces.

Catulle n’a pas l’élégance, l’harmonie et la richesse de Virgile : il a la grâce, le naturel et la vérité. C’est un tableau bien intéressant que celui d’Ariane sur le bord de la mer, suivant des yeux le vaisseau de Thésée.

« Consumée de tous les feux de l’amour, Ariane, immobile sur les rivages bruyants de Naxos, contemple le vaisseau rapide qui lui ravit Thésée ; elle le voit et ne peut en croire ses yeux : malheureuse ! à peine échappée des bras du sommeil trompeur, elle se trouve seule sur une plage déserte, tandis que son jeune amant fend la vague écumante et laisse emporter aux vents ses fausses promesses. De loin, au milieu des roseaux qui bordent la rive, la fille de Minos fixe sur le perfide des regards chargés de douleur ; pâle et muette, exprime le marbre que le ciseau a transformé en bacchante ; le silence est dans sa bouche et la tempête dans son cœur.

« Ses blonds cheveux échappent au réseau qui les captive ; le voile qui couvrait son sein a disparu ; la bandelette virginale n’arrête plus l’effort d’une gorge indocile : son corps délicat est livré aux injures de l’air, et le flot vient baigner les vêtements que son désordre a fait tomber à ses pieds. Mais qu’importe le réseau, qu’importe le voile qui flotte sur l’onde ? Tout son cœur, ô Thésée, vole vers toi ; son âme te suit tout entière ; dans toi seul s’abîment son esprit et sa pensée, etc. »

Ariane n’est pas tout à fait si à plaindre dans la pièce de Corneille : ce n’est pas sur un rocher désert que Thésée l’abandonne, mais dans la cour d’un roi galant qui s’offre pour la consoler.

Je suis toujours surpris du sérieux et de la gravité avec laquelle le parterre avale toutes les sottises, les impertinences et les niaiseries comiques que débitent tous les personnages, sans même en excepter Ariane. Qu’y a-t-il de plus plaisant que cette petite fureur ?

… Pour ce qu’a quitté ma trop crédule foi,
Je n’avais que ce cœur que je croyais à moi ;
Je le perds ; on me l’ôte ; il n’est rien que n’essaie
La fureur qui m’anime, afin qu’on me le paie.
J’en mettrai haut le prix, c’est à lui d’y penser.

Toute cette scène où Ariane forme le projet de poignarder sa rivale, et dit qu’il

… Faut du sang pour venger son injure,

me paraît affaiblir la pitié qu’on pourrait avoir pour Ariane ; une jeune fille cannibale, qui veut tremper ses mains dans le sang, est plus odieuse qu’intéressante. Cette férocité est malheureusement naturelle : il y en a plusieurs exemples dans le théâtre grec ; mais elle n’est point dans les mœurs françaises, et je ne la trouve point théâtrale. Au fond, Ariane n’a fait que pour elle-même tout ce qu’elle a fait pour Thésée ; elle a obéi à l’amour, elle s’est crue aimée parce qu’elle aimait :

Les bienfaits dans son cœur balancent-ils l’amour ?

L’excès de son égarement la rend à plaindre sans lui donner aucun droit sur le cœur de Thésée : sa situation est humiliante pour tout le sexe ; il est très honteux à une fille de vouloir forcer un homme à l’épouser parce qu’elle lui a sauvé la vie : ce procédé est sans délicatesse ; et lorsque, dans sa rage amoureuse, Ariane menace tout le monde, ce n’est plus qu’une mégère : ses plaintes sont bien plus touchantes que ses fureurs.

Si la peinture des malheurs de l’amour n’était pas toujours beaucoup plus nuisible qu’utile, les jeunes filles pourraient apprendre du moins, par l’exemple d’Ariane, à quel danger elles s’exposent quand elles ne consultent que les sens, lorsqu’elles se passionnent pour ces merveilleux dont tout le mérite consiste dans la taille et dans la tournure, et qui n’aiment jamais qu’eux-mêmes. Toute fille qui s’oublie jusqu’à immoler à un homme l’honneur de son sexe, est sûre de faire un ingrat et un infidèle : un moyen infaillible de perdre son amant, est de lui montrer plus d’amour que la bienséance ne le permet : cela est dans la nature de l’homme ; et quand les femmes ne seraient pas honnêtes par principes, elles devraient l’être par coquetterie et par amour-propre.

Le Festin de pierre §

I §

Un fameux satirique latin, qui écrivait sous Trajan, nous assure que de son temps personne ne croyait à l’enfer ; mais qu’il y croyait, lui :

Esse aliquos manes et subterranea regna,
Et contum, et Stygio ranas in gurgite nigras,
Nec pueri credunt, nisi qui nondum ære lavantur.
Sed tu, vera puta.

« Qu’il y ait des mânes et des royaumes souterrains, qu’il y ait une barque et des grenouilles noires dans les marais du Styx, c’est ce que personne ne croit plus aujourd’hui ; pas même les enfants, à moins qu’ils n’aient pas encore l’âge d’être admis aux bains publics : mais toi, mon ami, n’en doute pas. »

Dans les beaux siècles de la république, on en était très persuadé : les Camille, les Régulus, les Fabius, les Scipion le croyaient ; Caton d’Utique en était convaincu ; mais de son temps cette opinion commençait à s’affaiblir chez quelques débauchés : le luxe avait corrompu les mœurs ; la grande révolution approchait ; César osa soutenir en plein sénat qu’il n’y avait plus rien après la mort. Peut-être était-ce de sa part une ruse de rhétorique ; il voulait par là faire accroire aux sénateurs que la mort était un supplice trop doux pour les conjurés qu’il favorisait en secret : j’aime à penser que la grande âme de César s’élevait au-dessus de la matière : l’idée du néant peut-elle entrer dans l’esprit des conquérants et des héros ? Pourquoi donc ces malheureux se consumeraient-ils de veilles et de fatigues pour une gloriole de quelques jours, dont le sentiment ne survivra point à leur courte existence ?

Pour mourir ainsi tout entier, est-ce donc la peine de tourmenter et d’abréger sa vie ? L’immortalité, l’éternité, voilà la philosophie des grands hommes. C’était celle de Cicéron, amant de la gloire, orateur romain ; il ne parle qu’avec enthousiasme de l’avenir et de la postérité ; il s’élance et se plonge dans l’immensité des siècles ; son corps n’est pour lui qu’une prison.

Caton ne parut pas fort étonné du matérialisme de César ; il en eut pitié, et, pour le réfuter, n’employa que l’ironie. « César, dit-il, vient de nous parler sur la vie et sur la mort avec beaucoup d’art et d’élégance : il regarde sans doute comme des fables ce qu’on raconte des enfers ; il ne croit pas que les méchants, séparés des bons, habitent des lieux affreux, un séjour d’épouvante et d’horreur : Benè ac compositè C. Cœsar paulo ante in hoc ordine de vitâ et morte disseruit ; credo, falsa existimans ea quæ de inferis memorantur ; diverso itinere malos à bonis, loca tetra, inculta, fœda atque formidolosa habere. »

La philosophie de César fit de grands progrès sous les empereurs : qu’y gagna-t-on ? Des fléaux effroyables, une dégradation totale de l’espèce humaine, la barbarie. Les païens attribuaient les malheurs de l’empire aux chrétiens ; les chrétiens les regardaient comme la punition des infamies du paganisme : ces malheurs étaient une suite naturelle et nécessaire de la corruption des âmes et de la décadence des esprits.

Rousseau, après avoir parlé du pont de l’enfer des Persans, qu’ils appellent poul-serrho, et qui inspire aux malfaiteurs une frayeur salutaire, ajoute : « Si l’on ôtait aux Persans cette idée, en leur persuadant qu’il n’y a ni poul-serrho ni rien desemblable, où les opprimés soient vengés de leurs tyrans après la mort, n’est-il pas clair que cela mettrait ceux-ci fort à leur aise, et les délivrerait du soin d’apaiser ces malheureux ? Il est donc faux que cette doctrine ne fut pas nuisible ; elle ne serait donc pas la vérité. Philosophe, tes lois morales sont fort belles, mais montre-m’en de grâce la sanction ; cesse un moment de battre la campagne, et dis-moi ce que tu mets à la place du poul-serrho. » La question est pressante ; Rousseau savait bien qu’on n’y répondrait pas, et qu’il est de l’essence des philosophes de tout détruire sans jamais rien mettre à la place : la philosophie du néant peut-elle jamais créer quelque chose ? Si elle eût toujours régné en France, il n’existerait pas un monument, pas un établissement utile à l’humanité.

Voltaire est fort scandalisé de trouver l’enfer dans une comédie de Molière. Le Festin de pierre, dit-il,plaît beaucoup plus au peuple qu’aux honnêtes gens. Le héros de la pièce est véritablement un esprit fort, un libertin sans principes, qui ne connaît de loi que son plaisir et son caprice : il épouse toutes les jolies filles qu’il rencontre, et puis les plante là ; c’est un caractère original tracé avec la plus grande vigueur ; c’est le modèle de tous les roués qu’on a mis depuis sur la scène : il paraît même avoir fourni à Richardson l’idée de son Lovelace, avec cette différence que Lovelace n’épouse point. Par une singulière bizarrerie, don Juan n’est scélérat qu’avec les femmes ; du reste, il est brave, généreux, délicat sur le point d’honneur : il rougirait de manquer à sa parole ; il ne rougit pas de tromper par de faux serments de jeunes innocentes, et même il fait gloire de cette lâcheté. Le mensonge et la perfidie à l’égard des femmes ne sont à ses yeux que des ruses et des stratagèmes de guerre : c’est le préjugé de Lovelace et celui de tous les libertins, qui regardent l’honneur des femmes dans la société du même œil qu’un seigneur de l’ancien régime regardait le gibier de ses terres.

À la première représentation du Festin de pierre de Molière, il y avait une scène philosophique entre don Juan et un pauvre :

« Don Juan demandait à un pauvre à quoi il passait sa vie dans la forêt. À prier Dieu, répondait le pauvre, pour les honnêtes gens qui me donnent l’aumône. — Tu passes ta vie à prier Dieu ? disait don Juan ; si cela est, tu dois donc être fort à ton aise. — Hélas ! monsieur, je n’ai pas souvent de quoi manger. — Cela ne se peut pas, répliquait don Juan ; Dieu ne saurait laisser mourir de faim ceux qui le prient du soir au matin. Tiens, voilà un louis d’or ; mais je te le donne pour l’amour de l’humanité.

« Cette scène, ajoute Voltaire, dont tout ce récit est tiré, convenable au caractère impie de don Juan, mais dont les esprits faibles pouvaient faire un mauvais usage, fut supprimée à la seconde représentation, et ce retranchement fut peut-être cause du peu de succès de la pièce. Celui qui écrit ceci a vu la scène écrite de la main de Molière, entre les mains du fils de Pierre Marcassus, ami de l’auteur. »

Cette dernière circonstance a paru singulière à M. Cailhava. « Il est bon d’observer, dit-il dans ses Études sur Molière, que Pierre Marcassus mourut en 1654, et que le Festin de pierre, fait et représenté à la hâte, est de 1665. » Cette observation ne suffirait pas absolument pour détruire l’anecdote ; car Molière aurait pu communiquer la scène au fils de son ami.

Quoi qu’il en soit, il me semble qu’il n’y avait point de raison de retrancher cette scène ; elle pouvait même être utile : on y voyait que les impies affectent quelques vertus, pour persuader aux simples qu’on n’a pas besoin de la religion pour être vertueux ; que la nature et l’humanité suffisent pour faire du bien : telle a été surtout la prétention des philosophes du dix-huitième siècle, qui n’ont cessé de prêcher la bienfaisance, et dont l’humanité fastueuse a essayé de lutter contre l’humble charité chrétienne ; mais, dans une pareille lutte, des voluptueux, des égoïstes, sont bientôt vaincus, et les malheureux seront fort à plaindre quand on ne les soulagera que pour l’amour de l’humanité.

II §

Le sujet est d’origine espagnole : les Italiens s’en sont depuis emparés comme de leur bien. Il appartenait aux deux nations, alors également amies du merveilleux, et qui se plaisaient à exposer sur la scène les terribles mystères de la religion : une statue qui marche, un mort qui parle, un spectre exhortant un libertin à la pénitence, un pêcheur endurci frappé de la foudre, englouti dans un abîme enflammé : de tels spectacles ont dû produire un grand effet, il y a deux cents ans, sur les théâtres d’Espagne et d’Italie.

Les Grecs mettaient aussi des revenants dans leurs comédies, si l’on en juge par le titre de phasma, c’est-à-dire spectre, que portent plusieurs de leurs pièces. Molière, en traitant le sujet du Festin de pierre, ne pouvait se dispenser, surtout dans le temps où il écrivait, d’adopter la fantasmagorie, qui en faisait alors le principal mérite aux yeux du peuple ; mais, en payant ce tribut au goût du vulgaire, il a déployé tout son génie pour réduire aux règles de l’art et du bon sens la majeure partie de l’ouvrage, où il n’entre rien de surnaturel. On sait que Molière ne dédaignait pas de coudre à ses grandes compositions de petites farces burlesques : le Malade imaginaire est un de ses meilleurs ouvrages, jusqu’à la réception du médecin exclusivement. Les trois premiers actes du Bourgeois gentilhomme forment une excellente comédie ; on y reconnaît Molière partout où il n’est point question du mamamouchi ; de même le Festin de pierre est digne de son auteur, partout où la statue ne paraît pas. Il n’y a, dans toute la pièce, que trois scènes données à cette espèce de merveilleux qui rappelle l’enfance du théâtre ; celle même où don Juan envoie Sganarelle inviter le commandeur à souper, est une débauche d’impiété, une extravagance d’esprit fort, parfaitement analogue au caractère de don Juan.

Si l’on excepte le Tartufe, Molière n’a point tracé de caractère plus fort que celui de don Juan : il a servi de modèle à Richardson pour peindre son Lovelace, le plus brillant personnage des romans modernes ; et Lovelace à son tour est devenu le prototype de tous nos roués, qui jouent un si grand rôle dans les ouvrages de la fin du dix-huitième siècle. Mais Molière et Richardson se sont efforcés de rendre odieux un caractère qui pouvait être trop séduisant sous plusieurs rapports. Au contraire, les écrivains qui leur ont succédé semblent avoir cherché à rendre aimables ces dangereux ennemis de la société, connus sous le nom d’hommes à bonnes fortunes : ils les ont présentés comme des philosophes, au-dessus des préjugés de la pudeur et de la vertu, comme des esprits supérieurs qui avaient réduit en principes l’art de subjuguer les femmes, et fait de la galanterie une tactique infaillible.

Je remarque que tous ces séducteurs de profession, faux, menteurs et parjures par état, inhumains envers les femmes, insensibles aux larmes de la beauté, se piquent cependant d’une sorte de générosité fastueuse à l’égard des hommes, se font un point d’honneur de garder inviolablement leur parole, sont doués d’une intrépidité à toute épreuve, et se montrent même susceptibles de quelque amitié. Don Juan vole au secours d’un inconnu qu’il voit attaqué par des voleurs ; il expose sa vie pour sauver celle d’un étranger, tandis qu’il est assez lâche pour immoler à ses caprices les faibles créatures qu’il a séduites. Lovelace est fidèle à ses amis, généreux envers ses ennemis, plein de franchise et de valeur, et cependant c’est le plus vil des scélérats à l’égard d’une jeune personne sans défense, et qui est, pour ainsi dire, sa prisonnière de guerre. Ces conquérants, qui mettent leur principale gloire à vaincre les femmes, ne sont pas scrupuleux sur les moyens qui conduisent à la victoire, et se croient dispensés de tous les égards de la justice et de l’humanité envers les vaincus.

Molière paraît trop naturel dans un siècle aussi raffiné que le nôtre : quelques femmes délicates trouvent même ce père de la comédie un peu bête. Cependant quel est l’auteur moderne qui pourrait se flatter d’avoir autant d’esprit que Molière ? C’est chez lui que tous ses successeurs ont puisé des traits fins et ingénieux, qu’ils ont habillés à leur manière pour s’en faire honneur. Depuis qu’on subtilise sur la morale, qui jamais a fait le procès à la constance avec plus d’esprit que don Juan ? Qu’on relise cette longue apologie qu’il fait de son humeur volage dans la seconde scène du premier acte : « Toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. » C’est là, pour ainsi dire, le texte de son discours, qu’on peut regarder comme un vaste magasin d’idées que les modernes ont pillées, répétées et retournées en mille façons. Mais l’esprit de Molière n’est pas aujourd’hui très apparent pour tout le monde ; il est tellement couvert par le naturel, la simplicité et quelquefois la négligence familière du style, qu’on le prend, à ses livrées, pour du bon sens, c’est-à-dire, pour la chose dont on fait le moins de cas.

Molière n’a-t-il pas épuisé, dans la scène de don Juan avec son père, tout ce que nos orateurs philosophes ont dit de mieux sur la noblesse : « Non, non, la noblesse n’est rien où la vertu n’est pas, etc. » ? C’est dans ces morceaux que Molière s’élève au-dessus de son génie ; c’est là qu’il étale une philosophie profonde, une éloquence vraiment sublime, quoique toujours simple et naturelle. Il y avait sans doute un grand courage à s’exprimer ainsi sur la noblesse, dans un temps où ce préjugé était dans toute sa force, et il n’y avait qu’un génie tel que celui de Molière qui pût lui donner le droit de débiter une morale aussi grave et aussi sévère devant toute la cour de France.

Molière ne faisait pas des déclamations en l’air ; il ne s’avisait pas d’attaquer des ridicules qui n’existaient plus, des abus chimériques ; il frondait ouvertement les vices les plus accrédités : il n’eût pas, comme nos modernes philosophes, attaqué la religion quand l’impiété devenait à la mode ; mais quand la vertu et la piété étaient le plus en honneur, il s’est élevé contre l’hypocrisie qui en prend le masque. Rien n’égale, pour la vigueur de la touche et l’éclat du coloris, le portrait que trace don Juan des aventures de l’hypocrisie. Quel philosophe a jamais fouillé aussi avant que Molière dans les replis du cœur humain ?

Sganarelle est auprès de don Juan ce que Sancho Pança est auprès de don Quichotte : il ne cesse de condamner les entreprises téméraires de son maître, et cependant il s’y prête, malgré lui, par faiblesse et par complaisance : c’est un caractère de valet plaisant, original ; sa simplicité, sa bonhomie, sa naïveté, forment un contraste charmant avec la fausseté et la scélératesse de don Juan.

Les scènes de paysans et de paysannes qu’on trouve dans le Festin de pierre, ont servi de modèle à toutes celles dont on a depuis embelli nos pièces modernes. La scène de M. Dimanche est un chef-d’œuvre de comique qui n’a point vieilli ; elle est toujours neuve, et les mœurs qu’elle peint sont encore aujourd’hui dans toute leur force, si ce n’est peut-être que les débiteurs ne font pas aujourd’hui tant de politesses à leurs créanciers.

III §

C’est dommage que Molière ait été obligé de sacrifier au goût du peuple, et de s’asservir au merveilleux de l’original espagnol et italien ; il aurait sans doute dénoué sa pièce d’une manière plus naturelle et plus digne de son génie. Lovelace est puni dans Richardson ; mais quoique les Anglais, adorateurs de Shakespeare, soient très amis des spectres, le romancier n’a pas voulu gâter son ouvrage par des miracles. Lovelace est puni par ses propres crimes ; il est, pour ainsi dire, battu de ses propres armes. Cet homme si fier de son adresse, si vain de ses exploits, rencontre enfin un adversaire qui, sans être aussi conquérant que lui en amour, est encore plus adroit au combat, plus intrépide et plus ferme : unique héritier d’une illustre famille, Lovelace périt dans la première fleur de l’âge, victime de ses intrigues et dévoré de remords. Je ne sais quelle terreur s’empare de l’esprit du lecteur au récit de ce duel vraiment tragique, où l’infortunée Clarisse trouve un vengeur, et le scélérat Lovelace le juste châtiment de ses crimes. Cette terreur n’est pas produite par les prestiges ordinaires aux romans anglais ; elle est l’effet des événements les plus naturels et les plus simples : les ombres et les revenants ne seraient pas aussi terribles.

Molière, esclave des intérêts de sa troupe et des fantaisies de la multitude, fut forcé d’adopter le merveilleux, en quelque sorte officiel dans un pareil sujet : ce merveilleux seul attirait la foule. Sans la statue, sans le fantôme, sans le souterrain enflammé, sans la descente de don Juan aux enfers, il n’y avait point à espérer de succès ; ces prodiges avaient un tel attrait, que toutes les troupes de comédiens voulurent en régaler le public, si nous en croyons un certain Rosimon, acteur du Marais et auteur d’un Festin de pierre joué cinq ans après celui de Molière. Un autre acteur de la même troupe, nommé Dorimond, avait aussi donné, en 1669, un Don Juan ; et même, avant Molière, Villiers, acteur de l’hôtel de Bourgogne, s’était déjà emparé d’un sujet qui, suivant l’expression financière, faisait faire de l’argent sur tous les théâtres. On sait que faire de l’argent est le grand œuvre, non seulement pour les comédiens, mais pour toutes les professions. Parmi tous ces auteurs de Festin de pierre, c’était à qui se surpasserait en absurdités, en extravagances, en spectacles burlesques ; le plus fou était le plus heureux, par conséquent le meilleur. Faut-il être surpris si Molière fut d’abord vaincu dans une pareille lutte ? Sa pièce avait deux défauts alors essentiels ; elle était trop raisonnable et trop sage ; ensuite elle était écrite en prose, et dans ce temps-là on avait une singulière aversion pour les pièces en cinq actes et en prose. C’est ce préjugé qui causa la chute de l’Avare. Pour que le Don Juan de Molière obtînt un accueil digne de son auteur, il fallut que Thomas Corneille le traduisît en vers.

Ce qui a pu contribuer aussi à la disgrâce du Festin de pierre de Molière, c’est ce vigoureux portrait de l’hypocrisie qui annonçait le peintre du Tartufe ; et qui jeta sans doute l’alarme dans le parti des faux dévots, alors très nombreux et très puissants. Partout où la religion est honorée et respectée, il doit y avoir beaucoup d’hypocrites ; mais les hypocrites de religion ne prouvent pas plus contre elle que les hypocrites de probité et de bonne foi ne prouvent contre les vertus dont ils prennent le masque.

Le Comte d’Essex §

I §

Le comte d’Essex a fourni à nos poètes trois tragédies ; il était naturel que ce seigneur anglais parût d’abord sur le théâtre de son pays ; mais nos tragiques français ont pris les devants, et ce ne fut que quatre ans après Thomas Corneille et Boyer que Bancks fit représenter à Londres son Comte d’Essex, en 1682 : il n’a presque fait autre chose que dialoguer un petit roman anglais intitulé : Histoire secrète de la reine Élisabeth et du comte d’Essex. Dans cette tragédie, l’auteur a fait usage de deux aventures qu’on prétend être historiques, mais qui n’en sont pas moins l’une et l’autre indignes de la scène tragique : l’une est une bague dont Élisabeth avait donné la moitié au comte d’Essex, réservant l’autre moitié pour elle ; le comte, en présentant sa moitié de bague à la reine, devait obtenir sa grâce, quelque crime qu’il eût commis : la reine s’y était engagée par serment. L’autre aventure est moins romanesque : on assure qu’Élisabeth, dans un transport de colère contre le comte d’Essex qui était fort insolent, lui donna un soufflet. Si une simple raillerie d’un souverain est un coup mortel pour un courtisan, que doit être un soufflet donné par une reine à qui l’on ne peut en demander raison ? On dit que le comte, furieux, crut ne pouvoir réparer l’outrage fait à son honneur qu’en se révoltant contre Élisabeth ; et ce motif est, en effet, plus naturel et plus puissant que le simple dépit d’être destitué du commandement de l’armée. Le comte d’Essex est un véritable fou quand il essaie de soulever la canaille de Londres pour se venger de la reine qui l’a dépouillé de sa dignité de général ; il est bien plus intéressant quand il se porte à cet excès de témérité pour se venger d’un soufflet que la reine lui a donné.

La tragédie de La Calprenède, gentilhomme gascon, est la première qui ait été composée sur ce sujet : elle est assez passable pour le temps. Thomas Corneille et l’abbé Boyer en ont tiré un grand parti, quarante ans après ; ils ont fait des copies plus belles que l’original, et les larcins faits à La Calprenède n’ont pas empêché Thomas Corneille d’obtenir un succès brillant, qui n’a été troublé par aucune accusation de plagiat. L’abbé Boyer n’a pas eu le même bonheur ; mais ce n’est pas pour avoir pillé La Calprenède qu’il a échoué, c’est pour avoir paru quelques jours après Thomas Corneille, qui s’était déjà emparé de la faveur publique : c’est surtout pour avoir été joué au Marais, dont les acteurs étaient beaucoup moins bons que ceux de l’hôtel de Bourgogne. On peut aussi attribuer une partie de la disgrâce de l’abbé Boyer à sa malheureuse étoile, et au ridicule qu’il s’était déjà donné dans le monde par son caractère et par ses ouvrages. Cependant, en sa qualité de Gascon, l’abbé Boyer semblait avoir plus de droit que le Normand Corneille d’hériter de La Calprenède. On ne connaît plus aujourd’hui La Calprenède que par ces deux vers de l’Art poétique :

Tout a l’humeur gasconne en un auteur gascon ;
Calprenède et Juba parlent du même ton.

On peut dire que dans sa tragédie, La Calprenède a fait aussi du comte d’Essex un Gascon beaucoup plus hâbleur encore et plus fanfaron que le Gascon Philoctète de la tragédie d’Œdipe ce qu’il y a de plus répréhensible, c’est l’amour du comte pour la femme de Cécile, seigneur anglais, l’un de ses plus ardents ennemis. Notre scène tragique n’admet pas ordinairement l’amour d’un personnage pour une femme mariée, à moins que cet amour ne soit une fureur accompagnée de remords et de tout ce qui fait passer les crimes au théâtre ; encore je ne sais s’il n’y aurait pas toujours dans cet amour pour la femme d’autrui quelque menace de ridicule. Le comte, accusé de conspiration, et sur le point d’être condamné, charge madame Cécile de présenter à la reine la moitié de la bague dont il est possesseur. Madame Cécile, a qui cette bague mystérieuse inspire une violente jalousie, ne se presse pas de s’acquitter de sa commission ; et pendant qu’elle délibère, le comte est condamné et exécuté : cela est théâtral, mais romanesque.

La Calprenède a fait d’énormes romans qui ont eu dans le temps beaucoup de vogue, et qu’on ne connaît plus aujourd’hui ; il avait pris le parti des armes, et il déclare, dans ses préfaces, qu’il ne prétend tirer de gloire que de son épée, et point du tout de sa plume. Il rougit d’être auteur dramatique ; il méprise ses ouvrages ; il craint d’être perdu d’honneur pour avoir fait des tragédies, et s’en excuse sur les ordres qu’il a reçus de la princesse de Guémenée : il n’a cherché dans cet ignoble travail que la gloire d’obéir et de plaire à une belle et grande dame. Jamais les bords de la Garonne n’ont retenti d’aussi fortes gasconnades.

Si l’on en croit Devisé, auteur du Mercure galant, la tragédie du Comte d’Essex de Thomas Corneille a coûté bien des larmes à de beaux yeux. Je ne doute pas que, dans la dernière représentation qu’on vient d’en donner, il n’y ait eu beaucoup de beaux yeux ; mais j’ignore s’ils ont versé beaucoup de larmes. Ce qui faisait pleurer les beaux yeux en 1678, peut les laisser à sec en 1812 : cent trente-quatre ans sont un espace de temps assez considérable pour que, dans cet intervalle, il soit survenu quelque changement dans les moyens de remuer les cœurs ; ils se sont un peu endurcis sur les infortunes amoureuses. ; qui peut-on s’intéresser dans la pièce ? À la reine Élisabeth ? L’amour d’une vieille femme pour un jeune homme a toujours quelque chose de comique, à moins qu’on ne dise qu’une reine n’a jamais que vingt ans pour un sujet, comme on disait autrefois qu’une duchesse n’avait jamais que trente ans pour un bourgeois. Le comte d’Essex est trop arrogant, trop fanfaron, pour inspirer un grand intérêt, et son amour pour la duchesse est d’un effet médiocre ; ce qu’il peut avoir de tragique ressemble trop à la situation de Bajazet entre Roxane et Atalide.

On reprocha à Thomas Corneille d’avoir falsifié l’histoire : Il s’imagina que ce reproche n’avait d’autre fondement que cette circonstance de là bague dont il n’est fait aucune mention dans sa tragédie : il se justifie en disant que cette bague est de l’invention de La Calprenède, et qu’il n’en est point question dans l’histoire. En supposant même cette circonstance historique, comme on l’a prétendu, Corneille n’était pas obligé d’en faire usage dans sa tragédie ; mais il a falsifié l’histoire en d’autres points très essentiels, et il semble vouloir se dissimuler ses torts. C’est un grand défaut d’avoir fait parler Élisabeth en vieille folle ridiculement amoureuse : si réellement Élisabeth avait conservé à son âge un goût vif pour le comte, la bienséance exigeait qu’elle agit en amante, mais qu’elle n’en eût pas le langage. La tragédie fait tout le contraire de la bienséance : l’amour d’Élisabeth éclate sans aucune mesure dans ses discours, mais elle laisse condamner celui qu’elle aime sur des actes et des témoignages faux ; elle ne s’occupe pas plus du procès que s’il s’agissait de l’homme le plus indifférent. On a fait du comte un personnage beaucoup plus important qu’il ne l’était en effet : il était brave de sa personne, bon soldat, mais mauvais général, mauvaise tête, sottement vain et orgueilleux ; il courut comme un fou les rues de Londres, avec quelques fous comme lui, essayant de soulever le peuple : pris en flagrant délit, son procès était plus clair que le jour ; on n’avait besoin, pour le condamner, ni d’ennemis ni de faux témoins ; la justice et la loi suffisaient. On suppose dans la pièce que l’arrêt de mort fut exécuté sans avoir été signé par la reine, ce qui était impossible : la reine le signa. Le comte est présenté comme innocent ; ce qui donne un air de grandeur à l’obstination avec laquelle il refuse de demander sa grâce : la vérité est qu’il était très coupable. Quelle que soit la liberté accordée à l’imagination des poètes, elle ne les autorise point à dénaturer l’histoire dans des points essentiels, et quand il s’agit des événements d’une date aussi récente. Le comte fut décapité en 1601, trente-sept ans avant la tragédie de La Calprenède, soixante-dix-sept ans avant celles de Thomas Corneille et de Boyer.

II §

Le comte d’Essex, tel qu’il se présente sur notre scène, est un homme tout d’une pièce, un homme de marbre, immobile et pétrifié par un excès de vanité, d’entêtement et de morgue, comme autrefois Niobé fut pétrifiée par un excès de douleur ; c’est un héros toujours dans la même situation, vantant ses services jusqu’à la satiété, un fanfaron froid, un Gascon flegmatique, débitant des rodomontades à la glace, l’amant transi d’une femme mariée, répétant sans cesse pour unique refrain je suis innocent, plus fatigant encore et plus opiniâtre dans ses protestations d’innocence que le grand-maître des templiers, auquel il semble avoir servi de modèle. Tous les deux sont innocents à peu près l’un comme l’autre ; mais l’avantage particulier du comte d’Essex est d’être un innocent qui ne sait pas profiter de la faiblesse et de la passion de la reine ; il préfère l’échafaud aux honneurs, aux plaisirs, aux richesses, qui ne lui coûteraient que quelques mots de soumission, qu’un courtisan peut toujours dire à une femme, à plus forte raison à une reine, sans compromettre son honneur. Il ne faut pas disputer des goûts, mais il faut convenir qu’avec ce goût-là il n’y a point de héros qui fasse une aussi triste figure au théâtre que ce comte d’Essex : c’est un vrai martyr de l’orgueil, et ce genre de martyre fut toujours réservé pour les sots.

J’avoue que ce personnage, gonflé d’une vanité impertinente, m’intéresse très faiblement. Les spectateurs, qui ont la bonté de le croire un grand homme sur sa parole, peuvent le plaindre : ceux qui savent que le grand mérite de Robert d’Évreux fut d’avoir plu à la reine par sa bonne mine, ne plaignent pas le comte d’Essex ; ils en ont pitié comme d’un fou. Après avoir investi le palais avec des gens armés, il fallait être fou pour protester de son innocence, et cette témérité valait bien la peine qu’on en demandât pardon à une reine assez bonne pour ne pas exiger d’autre expiation d’un pareil crime. Le motif de cette démarche insensée le rendait plus ridicule sans le rendre moins coupable : le comte, à la tête d’une troupe de séditieux, avait voulu forcer le palais pour empêcher le mariage de sa maîtresse avec son rival ; il ne fallait peut-être pas pour cela envoyer le téméraire à la tour de Londres ; il suffisait de l’enfermer à Bedlem, l’hôpital des fous.

Je parle toujours du comte d’Essex tel qu’il a plu à Thomas Corneille de le peindre. Le comte d’Essex de l’histoire était un chevalier galant : étant encore jeune, il rencontra la reine qui se rendait à pied à un jardin ; remarquant que sur son passage il y avait un endroit couvert de fange, il s’empressa d’étendre sous les pas d’Élisabeth un riche manteau dont il était revêtu. Cette noble galanterie ne déplut pas à la reine ; le héros de l’aventure était un jeune homme de bonne mine : tel fut le commencement de sa faveur. La reine, en le comblant de bienfaits et de dignités, consulta moins le mérite de Robert d’Évreux que son goût pour lui.

Par vanité plus que par galanterie, d’Essex, devenu favori, porta toujours à son chapeau un gant de la reine. Par ce même esprit de chevalerie romanesque, étant au siège de Rouen à la tête des troupes anglaises, il envoya proposer à l’amiral Villars-Brancas, qui commandait dans la place, un combat singulier pour décider lequel des deux avait la plus belle maîtresse. L’amiral se moqua du cartel, et fit dire à ce don Quichotte qu’il n’était pas du tout question de savoir si sa Dulcinée était belle ou laide, mais s’il entrerait vainqueur dans Rouen, et qu’il saurait bien l’en empêcher. Voltaire, qui raconte cette anecdote, observe très judicieusement que le comte d’Essex avait sans doute une autre dame qu’Élisabeth dont l’âge et le grand nez n’avaient pas de puissants charmes ; mais Voltaire, tout judicieux qu’il est, oublie que, dans ces combats, la victoire du chevalier faisait de sa dame une Vénus, fût-elle une guenon, et qu’au contraire la dame du vaincu était toujours laide : c’était une affaire de convention.

Tel était ce d’Essex, héros de cinq tragédies, trois françaises, une anglaise et une espagnole. Élisabeth, quand elle fit sa connaissance, avait cinquante-huit ans ; son goût pour lui ne fut jamais une passion. Ce goût même s’était bien refroidi lorsque, dix ans après, la mauvaise conduite du comte en Irlande, sa révolte insensée à Londres, et ses ridicules bravades devant ses juges, le conduisirent à l’échafaud ; la reine, qui avait alors soixante-huit ans, signa la sentence. C’est cette vieille reine, dont nos poètes tragiques ont fait une héroïne de roman, amoureuse à la rage, et qui, dans tout le cours de la pièce, s’abandonne à des lamentations aussi honteuses que passionnées, sauf quelques instants où elle se souvient qu’elle est reine. Ce qui fend le cœur, c’est que la pauvre femme a affaire au plus vilain petit ingrat, insensible à toutes ses avances, et qui porte la dureté jusqu’à aimer mieux mourir que de lui dire une douceur.

Telle ne fut jamais, même dans sa jeunesse, cette Élisabeth qui ne voulut point se donner un maître, en se donnant un époux : elle eut des amants, sans jamais en être esclave. Je crois bien qu’elle fut coquette ; je soupçonne même qu’elle ne s’en tint pas au vain plaisir de la galanterie, et qu’elle l’assaisonna par des jouissances plus solides ; mais elle sut toujours les couvrir du voile de la décence : elle afficha même des prétentions extraordinaires à la virginité. Une grande contrée de l’Amérique ayant été découverte sous son règne, elle voulut qu’on l’appelât Virginie, en mémoire de la plus douteuse de ses qualités, dit agréablement Fontenelle.

Si Thomas Corneille avait su exprimer en beaux vers les folies qu’il fait débiter à son Élisabeth, la magie du style eût couvert l’indécence et le ridicule des sentiments et des pensées qu’il lui prête ; mais quelquefois l’illusion de la scène et le charme du débit théâtral produisent le même effet que les beaux vers. On ne rit point du tout des naïvetés de la première scène du second acte, qui vraiment n’est qu’une scène de comédie. La confidente d’Élisabeth fait des représentations à cette vieille folle, qui se plaint de n’être pas aimée du comte.

Mais, madame, un sujet doit-il aimer sa reine ?
Et quand l’amour naîtrait, a-t-il à triompher
Où le respect plus fort combat pour l’étouffer ?

Élisabeth n’est pas de cet avis-là ; elle veut plus d’amour et moins de respect. Voyez comme elle réfute l’argument de sa dame d’honneur :

Ah ! contre la surprise où nous jettent ses charmes,
La majesté du rang n’a que de faibles armes ;
L’amour, par le respect dans un cœur enchaîné,
Devient plus violent, plus il se voit gêné.
Mais le comte, en m’aimant, n’aurait eu rien à craindre :
Je lui donnais sujet de ne se point contraindre ;
Et c’est de quoi rougir, qu’après tant de bonté,
Ses froideurs soient le prix que j’en ai mérité.

La bonne reine nous donne une plaisante idée de sa bonté : il paraît qu’elle avait mis le comte sur un pied à ne pas se gêner avec elle, mais que le comte s’est obstiné à se retrancher dans le respect, et qu’au grand regret de la reine, il n’a point voulu faire usage de la liberté qu’on lui donnait. Cet aveu est avilissant pour Élisabeth, et jette, dès la première scène où elle paraît, un ridicule ineffaçable sur son rôle. La confidente persiste dans ses remontrances, et fait à la reine une question très délicate :

Mais je veux qu’à vous seule il cherche enfin à plaire,
De cette passion que faut-il qu’il espère ?

La confidente va au fait, et la reine doit être fort embarrassée de répondre : elle use de vains détours ; elle déplore la tyrannie du rang suprême, qui ne lui permet pas d’épouser un sujet ; elle n’ose dire qu’une reine n’a pas besoin d’épouser un sujet pour récompenser son amour ; au lieu d’aller au fait comme sa confidente, elle se jette dans le galimatias pour éluder la question : la bienséance théâtrale l’y oblige ; mais pourquoi le poète fait-il faire à la reine une question à laquelle la reine ne peut répondre avec bienséance ? Élisabeth prétend que le comte doit se contenter de filer le parfait amour avec une femme comme elle :

Je sais que c’est beaucoup de vouloir que son âme
Brûle à jamais pour moi d’une inutile flamme,
Qu’aimer sans espérance est un cruel ennui ;
Mais la part que j’y prends doit l’adoucir pour lui ;
Et lorsque par mon rang je suis tyrannisée,
Qu’il le sait, qu’il le voit, la souffrance est aisée.
Qu’il se plaigne, me plaigne, et, content de m’aimer……

Si le parterre ne rit pas de ces choses-là, c’est qu’il ne les entend pas. La sensibilité, l’emphase de l’actrice, donnent à ces niaiseries et à ces misères-là un air d’importance : il ne faudrait que les débiter d’un ton simple et naturel pour en laisser voir tout le ridicule.

Molière §

L’Étourdi §

I §

Le génie naissant se trouve, pour ainsi dire, comme emmailloté dans les idées et les préjugés de son siècle. On ne vit d’abord dans Raphaël que l’élève de Perrugin ; Corneille commença par imiter Rotrou ; Molière, dans l’enfance de son talent, fut quelque temps, comme tous ses confrères, l’écolier des Espagnols et des Italiens ; le mauvais goût de la province servit encore à égarer ses premiers pas. Le père de la bonne comédie débuta par des farces et des imbroglio ; il paya le tribut aux vices qu’il devait bientôt réformer ; il adopta, dans ses essais, ce comique de surprises, de quiproquo, de déguisements, ces aventures incroyables et burlesques dont ses chefs-d’œuvre ont depuis purgé notre scène. Si les mêmes défauts reparaissent aujourd’hui avec impudence, s’ils obtiennent même une grande faveur, c’est que la médiocrité nous ramène au point où le génie nous avait pris, c’est que la vieillesse des arts ressemble à leur enfance.

L’Étourdi fut d’abord joué à Lyon en 1653 ; c’est la première pièce que Molière ait composée en vers ; on y trouve cependant une foule de morceaux qui annoncent une plume très exercée, et cet apprentissage d’un poète novice pourrait servir de modèle à beaucoup de vieux auteurs d’aujourd’hui. Quinault, l’année suivante, fit représenter à Paris l’Amant indiscret, ou le Maître étourdi ; le caractère principal est à peu près le même que celui de la pièce de Molière ; la conduite et les détails sont fort différents.

L’Étourdi de Quinault est enseveli dans la foule des mauvais ouvrages de ce temps-là ; celui de Molière est resté au théâtre : on y reconnaît, à travers les défauts du siècle, cette force comique, cette verve étonnante, ce naturel et cette vérité du dialogue que jamais aucun poète n’a possédés au même degré. La pièce est tout à la fois de caractère et d’intrigue : on y voit l’inépuisable génie d’un valet occupé à réparer les sottises éternelles de son maître ; c’est l’esprit et la ruse aux prises avec la maladresse et l’étourderie ; mais la marche n’est pas régulière : c’est une espèce de comédie épisodique, composée de plusieurs petites intrigues détachées, qui ne se réunissent que parce qu’elles tendent au même but,

Et chaque acte en la pièce est une pièce entière.

C’est dans le même genre que Picard a composé sa Petite Ville et ses Provinciaux à Paris14. Ce n’était peut-être pas cette irrégularité que Picard devait emprunter à Molière ; il a cependant tiré un très heureux parti de cet emprunt. Les défauts qu’on ne pardonne à un grand homme qu’en faveur de son génie, font quelquefois la gloire de ceux qui les imitent. Molière n’a mis en œuvre les fourberies des valets que dans les farces qu’il accordait quelquefois au goût du peuple et à l’intérêt de ses camarades : il n’a point souillé ses bons ouvrages de ce comique qui n’est point dans nos mœurs, et qui semble ne convenir qu’aux pièces de Plaute et de Térence ; mais ses successeurs, moins délicats, ont fait leur plus belle parure de ces haillons de Molière : les Crispin, les Hector, les Frontin de Regnard ne sont que des copies des Mascarille, des Scapin, des Sbrigani de Molière, et l’on admire dans l’imitateur ce qu’on dédaigne dans le modèle.

Du temps de Molière, les ruses galantes étaient plus naturelles et plus nécessaires, parce que les filles étaient plus rares et mieux gardées ; aujourd’hui que toutes ces entreprises amoureuses n’ont plus de modèle dans la société, et qu’elles sont usées au théâtre, on s’avise de les trouver ingénieuses et piquantes dans les modernes qui tâchent de les rajeunir, tandis qu’on les méprise dans les anciens, qui en sont les inventeurs : par un étrange travers, on préfère de mauvaises copies à de bons originaux. L’Étourdi est assurément un chef-d’œuvre en ce genre, en comparaison des folies misérables qu’on nous donne tous les jours ; il y a plus d’esprit, plus de sel, plus de véritable gaîté, plus d’intrigue dans cette ancienne pièce que dans les parades dénuées de sens dont les auteurs du jour nous régalent, et qu’on ne rougit pas d’applaudir. Cependant on ne veut point aller rire à l’Étourdi ; on lui préfère de vieilles farces réchauffées et habillées à la mode. Il ne faudrait, pour les trois quarts et demi des spectateurs, que l’afficher comme une pièce nouvelle : ils y seraient trompés, et peut-être alors trouveraient-ils que Molière a beaucoup d’esprit.

II §

Molière avait débuté dans la carrière d’auteur par de petites farces en un acte, telles que le Docteur amoureux, la Jalousie de Barbouillé, et autres, qui avaient beaucoup réussi en province. On était alors dans le goût de la farce, et il y avait d’excellents farceurs : ce genre était cultivé parce qu’il était à la mode.

Le père de la comédie française n’a donc été dans l’origine qu’un directeur de comédiens ambulants qui couraient la province : sa troupe était composée de sujets distingués, capables de briller à Paris. L’ordre de la société destinait Molière à l’état de tapissier ; il devait succéder à son père, revêtu d’une charge de tapissier du roi ; lui-même en a quelquefois exercé les fonctions à la place de son père ; mais la nature avait fait Molière pour être le premier des auteurs comiques, et son grand-père contribua à faire prévaloir les droits de la nature : il gâtait un peu son petit-fils, et le menait quelquefois à la comédie, plaisir alors interdit à la jeunesse, et même que beaucoup d’honnêtes gens se refusaient par des principes de piété. Le jeune Poquelin (c’était le nom de sa famille) sentit, en voyant la comédie, ses dispositions se développer avec tant de force, qu’il lui fallut céder à cet ascendant impérieux du génie : il résolut de quitter l’état de son père, et même la maison paternelle, pour se faire comédien et auteur de comédies ; il rassembla quelques acteurs, et, se mettant à leur tête, il joua dans les différentes villes de France les plus riches et les plus florissantes, avec le succès le plus brillant. On ne manqua pas de dire dans sa famille et dans tout le quartier que c’était un libertin, un vagabond, un baladin, un excommunié, qui abandonnait ses parents pour mener la vie d’un bandit : ce bandit est devenu un grand homme dans l’un des arts qui a fait le plus d’honneur à la France.

Quelque violent que fût le préjugé des bourgeois contre l’état de comédien, le goût naturel des hommes pour les spectacles combattait puissamment pour la comédie ; elle était protégée de la cour et des grands, et même les plus aisés de la bourgeoisie s’étourdissaient sur la sévérité de la morale religieuse, et ne se refusaient pas un amusement qu’ils voyaient accrédité chez les princes et les seigneurs. Molière, en se jetant dans la vie comique, avait quitté, comme les autres, le nom de Poquelin, qui était celui de sa famille, pour prendre le nom de Molière qu’il a si fort illustré. Sans le nom de Molière, on ne connaîtrait pas celui de Poquelin ; on ne saurait pas que le père de Molière était tapissier du roi, qu’il demeurait sous les piliers des Halles, où l’on montre même encore la maison qu’il a habitée. Mais disons la vérité : pour un jeune homme doué d’un talent si rare, combien d’étourdis et de libertins, séduits par l’esprit de débauche ou par une passion violente pour quelque actrice, quittaient père et mère, et s’en allaient courir le pays, amusant la populace comme de méchants farceurs, vivant dans la crapule, méprisés de ceux même qu’ils faisaient rire ! Il faut cependant convenir que cette époque de Molière, cette jeunesse de Louis XIV, cette effervescence des esprits, ce mouvement général vers le luxe et les plaisirs, ont produit de grands comédiens qui ont fait excuser par leurs talents les écarts où les avait entraînés la fougue de l’âge. Il est même très probable qu’embrasser l’état de comédien était une folie réprouvée, lorsqu’un jeune homme, en montant sur le théâtre, avait l’air de se jeter tête baissée dans un précipice : il ne devait guère y avoir dans cette profession que des hommes ardents, passionnés, obéissant à l’impulsion d’un attrait irrésistible, bravant le préjugé, le mépris, et ne pouvant se faire pardonner leur état qu’à force de succès. Aujourd’hui la profession de comédien est sage, régulière, et dans l’ordre de la société : elle a des écoles et des maîtres ; on y parvient par des voies approuvées et légitimes : les parents regardent comme un bonheur que leurs enfants puissent y être admis. C’est un fort bon état dans la société : ce sont là presque autant de titres pour que la plupart des comédiens soient des gens très estimables et des acteurs très médiocres ; et si vous y joignez la fureur du public pour les spectacles, le besoin extrême qu’il en a, le talent par degrés doit disparaître comme n’étant plus nécessaire ; la faveur publique en prêtera à ceux qui n’en auront pas, et lorsqu’on sera choqué de leur médiocrité, on se dira : Il n’y en a pas d’autres : ils finiront par être plus fêtés, plus applaudis que s’ils avaient beaucoup de talent. Nous sommes encore frappés de l’exemple récent d’un théâtre dont on craignait la chute, à l’occasion de la retraite d’un acteur qu’on jugeait nécessaire. Eh bien ! le théâtre, privé de cet acteur, n’en a été que plus suivi. Dites-moi, après cela, à quoi servent les talents aux acteurs, quand les spectateurs sont disposés de manière à pouvoir très bien s’en passer, ou même en créer de leur façon quand il n’y en aura point ? Il faut croire qu’ils ne s’en laisseront jamais manquer.

Molière avait tout ce qu’il fallait pour plaire aux grands, et c’est un mérite qui vaut son prix :

Principibus placuisse viris non ultima laus est.

Il se présentait bien, parlait avec grâce ; il avait de l’aisance et une honnête hardiesse. Louis XIV l’aimait et le goûtait beaucoup ; il le trouvait toujours prêt à le servir dans ses projets de fêtes ; point de difficultés, point de lenteurs ; il n’avait qu’à désirer, qu’à ordonner. Molière rencontra en Languedoc le prince de Conti, auquel il avait fait sa cour au collège de Louis-le-Grand, où ils avaient fait ensemble leurs études chez les jésuites. Le prince se souvint de son camarade de classes, et sa protection lui fut fort utile dans la province. Il est même assez vraisemblable qu’il ne contribua pas peu à faire appeler Molière à la cour. Il était le plus fameux directeur de province ; sa troupe comptait des acteurs du premier mérite, des actrices jolies et grandes comédiennes. Le prince de Conti le recommanda à Monsieur, frère de Louis XIV. Molière, pour profiter de cette recommandation, s’approcha de Paris, et fit quelque séjour à Rouen ; de là il se rendait secrètement dans la capitale. Monsieur l’accueillit favorablement ; il permit que sa troupe prît le titre de troupe de Monsieur, et le présenta en cette qualité au roi son frère et à la reine-mère. Je ne sais de quel œil la reine-mère reçut cette présentation ; c’était Anne d’Autriche, princesse très dévote : elle ne devait voir dans une troupe de comédiens qu’une troupe d’excommuniés ; mais elle ne se prêta sans doute à cette cérémonie que comme à une formalité d’étiquette. Les théâtres étaient établis légalement ; les comédiens étaient tolérés par le gouvernement ; ils avaient même été bien traités dans un édit de Louis XIII, mari d’Anne d’Autriche, édit dicté à un roi dévot par un cardinal auteur dramatique et amateur de spectacles. La reine-mère, intimement liée avec le cardinal Mazarin, amateur d’opéras, ne devait pas elle-même avoir sur cet article la rigueur outrée d’une bourgeoise bigote.

La nouvelle troupe de Monsieur fit son début en présence du roi et de toute la cour, sur un théâtre dressé dans la salle des gardes au vieux Louvre. On représenta d’abord le Nicomède de Corneille, et la tragédie fut suivie du Docteur amoureux, petite farce qui n’a point été imprimée : Molière y jouait le rôle du docteur. Le spectacle plut à la cour. La tragédie fut jugée avec indulgence : les acteurs de Molière n’étaient pas forts dans le tragique, mais ils excellaient dans le comique. On fut content des hommes, et surtout des femmes. Les grands acteurs de l’hôtel de Bourgogne assistèrent à la représentation : ils purent juger, par la manière dont Nicomède fut joué, qu’ils n’auraient pas, dans la nouvelle troupe de Monsieur, des rivaux redoutables pour le tragique ; mais ils avaient à craindre ses talents pour le comique, et surtout l’agrément de ses femmes, bien plus séduisantes que les princesses de l’hôtel de Bourgogne. Molière, en homme d’esprit, et qui connaissait les hommes, s’avança sur le théâtre entre les deux pièces : il remercia leurs majestés de l’indulgence avec laquelle elles avaient daigné accueillir leurs faibles talents dans la représentation de Nicomède, tandis qu’elles avaient à leur service des acteurs excellents dont ils n’étaient que de faibles copies ; mais puisqu’elles avaient eu la bonté de supporter leurs défauts, ils les supplia de lui permettre de représenter devant elles une de ces petites pièces qui lui avaient acquis quelque réputation dans la province.

Ce début de la nouvelle troupe de Monsieur, et, plus que tout le reste, la protection déclarée du frère unique du roi, valurent à Molière la permission d’ouvrir à Paris un théâtre sur lequel il fit représenter, pour l’ouverture, l’Étourdi, le 3 novembre 1658 ; il y a aujourd’hui cent cinquante-cinq ans. La salle qu’on lui accorda était bâtie sur le terrain qui a servi depuis à construire la façade du Louvre, du côté de Saint-Germain-l’Auxerrois. Molière partageait cette salle avec des comédiens italiens, lesquels y jouaient alternativement avec lui. Les jours de Molière étaient le mardi, le vendredi et le dimanche. Lorsqu’on jugea à propos d’abattre cette salle, on permit à Molière de s’établir dans celle que le cardinal de Richelieu avait fait bâtir dans son palais, dit depuis le Palais-Royal : Molière y resta jusqu’à sa mort. La salle fut alors donnée à Lulli, et c’est là que j’ai vu longtemps l’Opéra, jusqu’à l’incendie qui consuma ce théâtre, et força l’Académie de Musique à établir ses pénates dans une salle bâtie à la hâte, en bois, à la porte Saint-Martin, en 1782.

Les Précieuses ridicules §

C’est le premier pas de Molière dans la route de la véritable comédie qui peint les mœurs et les ridicules. Ce coup d’essai eut un succès prodigieux, et cependant ne corrigea pas beaucoup les précieuses, puisque Molière, treize ans après, fut obligé de leur donner encore une leçon beaucoup plus forte, dans les Femmes savantes. Tout l’hôtel de Rambouillet était à la première représentation des Précieuses ; il entendit les éclats de rire du public, et ne fut point converti. La comédie des Philosophes de Palissot ne put ramener à la raison un seul philosophe, et n’empêcha pas même la philosophie de corrompre l’opinion publique. La comédie qui attaque un ridicule, n’a d’autre avantage que de faire rire ceux qui n’ont point ce ridicule ou qui s’imaginent ne pas l’avoir : il faut cependant excepter les usages que les passions ont intérêt de rendre ridicules, et que le progrès nécessaire des mœurs ferait disparaître, même sans le secours de la comédie ; telles sont, par exemple, l’autorité et la jalousie des maris, la sévérité des pères, l’austérité de l’éducation des filles, etc. La comédie prêchant la liberté d’un sexe aimable a dû produire du fruit, parce qu’elle était alors secondée par le relâchement des mœurs.

Du temps de Molière, le titre de précieuse était honorable pour une femme ; il supposait une noble fierté, la délicatesse du sentiment, la finesse de l’esprit, et beaucoup d’instruction : on ne le donnait qu’à des femmes de qualité. Mais il y avait de fausses précieuses comme il y a de faux dévots et de faux braves, et Molière a voulu se mettre à l’abri du ressentiment des véritables précieuses, en déclarant qu’il n’attaquait que les précieuses ridicules, c’est-à-dire, les copies défigurées des illustres originaux que présentait la capitale.

Ses précieuses ne sont en effet que deux petites sottes à qui la vanité et les romans ont tourné la tête ; deux pecques provinciales, comme l’auteur les appelle lui-même, assurément très dignes d’être bernées. Il y avait loin de ces folles créatures aux grandes dames des hôtels de Bouillon, de Longueville et de Rambouillet, qui sans doute raffinaient un peu trop sur les idées et sur le langage, mais qui n’en avaient pas moins un mérite très distingué. Peut-être même est-il utile aux mœurs que les femmes ne soient pas si naturelles : la métaphysique galante est moins à redouter que la physique ; le grand mal est que l’une conduit insensiblement à l’autre. On ne raisonne pas impunément sur l’amour, et l’union des âmes est toujours dangereuse entre les deux sexes, a cause de l’union intime de l’âme avec le corps.

C’est une chose très comique que les précieuses ridicules soient la fille et la nièce d’un bon bourgeois, doué d’un gros bon sens, lequel ne comprend rien au style, au ton et aux manières de ces deux bégueules : la simplicité de Gorgibus forme un contraste plaisant avec l’affectation de Cathos et de Madelon ; mais il n’est pas naturel que cet honnête homme souffre que sa fille et sa nièce reçoivent des aventuriers et des quidams qui se disent marquis et vicomte, les entretiennent tête à tête, et surtout que ces inconnus leur donnent le bal : dans aucune maison même aujourd’hui une fille à marier n’aurait la même licence. Il faut passer à Molière l’invraisemblance de cette visite en faveur de l’excellente critique qu’on y trouve, du mauvais goût, des fades plaisanteries et des compliments ridicules qui régnaient alors dans les petits bureaux du faux bel esprit. On y voit qu’alors, comme aujourd’hui, dans certaines coteries, on attachait une importance ridicule à de petits vers, à de petites anecdotes, à une foule de niaiseries galantes et littéraires. Une autre leçon encore plus utile qu’on en peut recueillir, c’est que les filles entêtées de visions romanesques, de galanterie et de littérature, sont aisément trompées par des airs à prétention, par une parure à la mode, et souvent prennent la fatuité pour le bon ton, l’impertinence pour la galanterie. On peut même être surpris que ces précieuses, si vaines et si délicates, ne s’offensent point de la familiarité d’un homme qui leur fait tâter son mollet et le derrière de sa tête, leur montre sa poitrine couverte de cicatrices, et met la main à sa culotte dans l’intention de leur faire voir une autre plaie encore plus considérable ; mais c’est un marquis et un vicomte qui prennent cette liberté avec de sottes bourgeoises, lesquelles s’en tiennent encore fort honorées.

On lit dans le Ménagiana, tome II, page 22 : « J’étais à la première représentation des Précieuses ridicules de Molière, au Petit-Bourbon. Mademoiselle de Rambouillet y était, madame de Grignan, tout l’hôtel de Rambouillet. M. Chapelain et plusieurs autres de ma connaissance. La pièce fut jouée avec un applaudissement général, et j’en fus si satisfait en mon particulier, que je vis dès lors l’effet qu’elle allait produire. Au sortir de la comédie, prenant M. Chapelain par la main : Monsieur, lui dis-je, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens mais, croyez-moi, pour me servir de ce que dit saint Remi à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé. Cela arriva comme je l’avais prédit, et, dès cette première représentation, on revint du style forcé et du galimatias. »

Il faut se défier beaucoup de ces recueils d’anecdotes connus sous le nom d’Ana : ce ne sont ordinairement que des recueils de sottises qu’on met sur le compte d’un auteur célèbre. Qui pourra se persuader que Ménage ait parlé ainsi à Chapelain ? Ménage et Chapelain pouvaient-ils être assez stupides pour admirer des inepties et des platitudes telles que celles que Molière met dans la bouche de ses précieuses ? Ménage se déshonorait lui-même par cet aveu, et faisait un fort mauvais compliment à Chapelain, qui avait eu beaucoup de part aux sentiments de l’Académie sur le Cid, et ne manquait pas d’un certain goût pour juger, quoiqu’il n’en eût point pour écrire. Si Ménage eût réellement admiré de pareilles balivernes, comment la pièce de Molière aurait-elle pu lui en faire sentir le ridicule ? Il aurait dû, tout au contraire, trouver Molière fort ridicule, de blâmer des expressions et des façons de parler admirées des gens de lettres. L’application des paroles de saint Remi est faussé, du moins dans la seconde partie de la phrase. Les païens pouvaient adorer les images du christianisme, qu’ils avaient autrefois brûlées ; mais les gens de lettres du temps de Ménage n’avaient rien brûlé qu’ils dussent adorer ensuite. Enfin Ménage a grand tort de dire que, des la première représentation des Précieuses, on revint du style forcé et du galimatias : on en revint si peu, que treize ans après, Cotin, maître en galimatias et en style forcé, jouissait d’une grande réputation, et faisait les délices de plusieurs sociétés brillantes.

Quelques historiens ont prétendu que Molière avait composé et fait jouer en province les Précieuses ridicules : c’est une erreur ; cet ouvrage ne pouvait avoir de sel et de succès que dans la capitale, qui était le siège du mal.

Sganarelle, ou Le Mari qui se croit trompé §

Plusieurs petites pièces de Molière ne paraissent jamais sur la scène : le Mariage forcé, l’Amour Médecin, le Sicilien, la Comtesse d’Escarbagnas, Georges Dandin, Pourceaugnac ; ces farces de Molière, quand elles sont bien jouées, offrent toujours des traits d’un excellent comique. Je ne vois pas de quoi les comédiens se sont avisés de remettre précisément celle qui paraît le moins digne de son illustre auteur ; c’est la seule où Molière, après être entré dans la route de la bonne comédie, ait pour ainsi dire rétrogradé : il semble qu’après avoir donné les Précieuses ridicules, il ne lui était plus permis de recourir à de misérables canevas italiens, à des méprises, à des imbroglio. Il n’y a dans Sganarelle que des quiproquo et des lazzi, au lieu de peinture de mœurs ; le comique en est quelquefois burlesque, particulièrement dans la scène où Sganarelle, avec un casque et une cuirasse, imite les capitans et les scaramouches. Le double évanouissement de Célie et de son amant annonce une pauvreté de moyens très extraordinaire dans un homme dont la fécondité prodigieuse semble avoir créé tous les ressorts comiques. Le dénouement est, sans contredit, le plus mauvais qu’il y ait dans tout le théâtre de Molière, et c’est un défaut bien essentiel, surtout dans une pièce d’intrigue. On ne reconnaît le grand homme qu’à l’excellence du dialogue, à la verve du style, à la naïveté des plaisanteries, à cette foule de mots heureux qui s’offraient naturellement à son génie.

Il y a des traits dans le Sganarelle beaucoup plus faits pour blesser la véritable délicatesse, que certains mots qui sont plutôt ignobles qu’indécents. Il est contre l’honnêteté publique qu’une femme se plaigne, sur la scène, des privations que la négligence de son mari lui impose : elle ne se permettrait pas même de telles doléances dans une société particulière. Il est peut-être encore plus contraire à la bienséance qu’elle émette formellement le vœu de pouvoir changer de mari comme on change de chemise : la pauvre femme ne sait ce qu’elle désire ; car les hommes ayant aussi la même permission de changer de femme, les deux sexes n’y trouveraient point leur compte. Nous avons vu le temps où cette facilité était établie ; les choses n’en allaient pas mieux, et l’on a été forcé de restreindre cette liberté illimitée du commerce.

Mon extrême admiration pour le rare talent de Molière est pour moi une raison de plus de souhaiter qu’il eût davantage respecté les mœurs ; un philosophe tel que lui était fait pour sentir qu’il y a des ridicules qu’on ne peut attaquer sans nuire à la société. Peut-être était-il très avantageux aux familles que le préjugé eût attaché l’honneur des hommes à la vertu des femmes. Figaro peut bien dire : « Où diable a-t-on mis notre honneur ? » Figaro était un raisonneur du dix-huitième siècle ; mais aux yeux d’un philosophe, les plaisanteries sur l’infidélité conjugale sapent le fondement des mœurs publiques : un mariage disproportionné est un ridicule, sans doute ; c’est même un mal, mais bien léger, en comparaison de la licence effrénée introduite dans les rapports des deux sexes par des railleries indiscrètes : l’état a beaucoup plus besoin de vertus que de comédies.

On est accoutumé à confondre les mauvaises mœurs avec l’urbanité et la politesse ; chacun s’estime heureux de vivre dans un siècle favorable aux passions, où l’ancienne austérité est regardée du même œil que la barbarie : on se trompe ; ce sont au contraire les mauvaises mœurs qui empoisonnent toutes les douceurs de la vie. L’oubli des devoirs réciproques qui lient les hommes, est une source de désagréments particuliers. Des pères égoïstes, des femmes et des filles qui abjurent leur sexe, des fils dénaturés, des domestiques insolents et fripons : nulle amitié, nulle confiance ; chaque individu froissé par les passions qui l’environnent ; point d’autre culte que celui de l’or, point d’autre sentiment que celui de la cupidité. Je ne vois pas dans cet ordre de choses ce qu’il y a de si heureux, ni pour le gouvernement, qui par là se trouve dépouillé de toute sa force morale, ni pour les citoyens jetés seuls dans la société parmi des inconnus, et même parmi des brigands : jeunes, ils errent sans frein, en proie à leurs désirs, et souvent ils périssent de bonne heure, victimes de leurs folies ; vieux, ils sont méprisés et délaissés ; à tout âge ils éprouvent une inquiétude désolante, un vide affreux que les spectacles et les plaisirs frivoles ne peuvent remplir. Telle est la nature du bonheur que procure la dissolution des familles et l’anéantissement des affections naturelles ; c’est la moralité qui fait le charme des jouissances physiques ; le dernier degré de la corruption est fatal aux libertins eux-mêmes ; il enlève aux cœurs blasés la seule volupté qui puisse les réveiller encore ; il leur ravit ces triomphes si doux qu’ils aiment à remporter sur la pudeur et l’innocence. Quand la beauté est banale, l’élégance et les grâces deviennent inutiles ; plus de conquêtes capables de flatter les agréables du jour : sans vertus à vaincre, il n’y’ a point de bonnes fortunes.

L’École des Maris §

Sous le rapport de l’art et du comique, c’est un chef-d’œuvre. La morale était fort relâchée dans le temps où la pièce a paru : il n’y a qu’à lire le livre de Fénelon sur l’éducation des filles, pour voir ce que ce prélat pensait des divertissements et des plaisirs que Molière recommande pour l’éducation des demoiselles. L’instituteur comédien ne devait pas avoir la même méthode qu’un pieux archevêque ; cependant on n’a jamais reproché à Fénelon une austérité outrée : il faut en conclure que Molière n’a pas eu sur cet article important la sévérité nécessaire, et que les bals, les fêtes et les spectacles ne sont pas la meilleure école pour une jeune personne : cette même comédie est au niveau des mœurs actuelles et de nos principes d’éducation. Aujourd’hui les filles vont au bal et à la comédie de très bonne heure ; elles y sont conduites par leurs mères, et l’usage rend les plaisirs innocents : on se hâte de les rendre savantes dans tous les arts les plus propres a exciter les passions. Molière semble avoir deviné le changement qui devait s’opérer dans nos idées et dans notre système d’institution ; il l’a préparé, et pour ainsi dire appelé par ses comédies ; il a favorisé la pente générale des esprits vers un régime plus doux.

Je lis ces paroles dans le jugement de Voltaire sur l’École des Maris : « On a dit que l’École des Maris était une copie des Adelphes de Térence. » Et qui peut avoir dit cela, si ce n’est celui qui ne connaissait ni l’École des Maris ni les Adelphes ? « Si cela était, Molière eût plus mérité l’éloge d’avoir fait passer en France le bon goût de l’ancienne Rome, que le reproche d’avoir dérobé sa pièce. » Cette réflexion de Voltaire, et le style dans lequel elle est énoncée, me feraient soupçonner que ses jugements sur les ouvrages de Molière, placés à la suite de sa vie, ne sont pas vraiment de Voltaire, quoique imprimés dans toutes les éditions de ses Œuvres, ou du moins qu’il a mis dans ses jugements beaucoup de négligence et de précipitation. Molière aurait mérité plus de blâme que d’éloge, s’il avait fait une copie des Adelphes de Térence ; sa pièce aurait été sifflée, ou du moins serait tombée dans l’oubli où sont depuis longtemps l’Andrienne et les Adelphes, deux copies serviles de Térence, qu’on attribue à Baron, et dont on soupçonne le jésuite La Rue d’être le véritable auteur. Molière avait trop de génie ; il connaissait trop les mœurs de son siècle pour copier Térence, qui lui-même a copié les auteurs de la Grèce. Le goût de l’ancienne Rome était fort différent du goût de Paris ; car on voulait à Paris les mœurs françaises dans une comédie ; dans l’ancienne Rome, on se contentait de la peinture des mœurs grecques, et ce n’était pas là le bon goût.

« Mais les Adelphes, continue Voltaire, ont fourni tout au plus l’idée de l’École des Maris. » C’est beaucoup que d’avoir fourni cette idée ingénieuse et piquante, ce contraste tout à la fois moral et comique de deux systèmes d’éducation. Ménandre, le véritable auteur des Adelphes, dont Térence n’est que le copiste, écrivait à Athènes dans un siècle déjà fort corrompu ; son dessein a été de jeter un ridicule sur l’antique rudesse, et de la mettre en opposition avec la douceur, l’aménité et l’élégance des mœurs modernes : son défaut est de n’avoir pas assez bien soutenu jusqu’à la fin les deux principaux caractères de Micion et de Demée. Le premier, qui est aimable et doux, finit par être bon jusqu’à la bêtise ; et le second, qui est rude et austère, s’adoucit un peu trop au dénouement, lorsqu’il permet à son fils Ctésiphon d’avoir pour maîtresse une esclave qu’il ne peut pas épouser.

Ménandre a fourni plus que l’idée de l’École des Maris ; car il a fourni plusieurs développements du caractère des deux frères : l’humeur brusque et les boutades comiques de Demée, qui est le Sganarelle de la pièce de Ménandre ; les reproches continuels qu’il fait à son frère Micion, dont la bonté le met en colère ; l’aveuglement où il est sur le compte de son élève qu’il croit le jeune homme le plus vertueux, et dont il est toujours la dupe. Il y a même dans le dialogue plusieurs endroits où l’imitation est très sensible ; celui-ci, par exemple, tiré des scènes II et III du premier acte :

Quoi ! si vous l’épousez, elle pourra prétendre
Les mêmes libertés que fille on lui voit prendre ?

ARISTE

Pourquoi non ?

SGANARELLE

os désirs lui seront complaisants
Jusques à lui laisser et mouches et rubans ?

ARISTE

Sans doute.

SGANARELLE

lui souffrir, en cervelle troublée,
De courir tous les bals et les lieux d’assemblée ?

ARISTE

Oui, vraiment.

SGANARELLE

t chez vous iront les damoiseaux ?

ARISTE

Et quoi donc ?

SGANARELLE

Qui joueront, donneront des cadeaux ?

ARISTE

D’accord.

SGANARELLE

Et votre femme entendra les fleurettes ?

ARISTE

Fort bien.

SGANARELLE

Et vous verrez ces visites muguettes
D’un œil à témoigner de n’en être point soûl ?

ARISTE

Cela s’entend.

SGANARELLE

Allez, vous êtes un vieux fou.

Sur ce bel entretien, la demoiselle et la soubrette font des réflexions satiriques et des épigrammes piquantes qui poussent à bout le bourru, qui s’écrie quand tout le monde est parti :

Oh ! que les voilà bien tous formés l’un pour l’autre !
Ô la belle famille ! un vieillard insensé
Qui fait le dameret dans un corps tout cassé !
Une fille maîtresse et coquette suprême !
Des valets impudents ! non, la sagesse même
N’en viendrait pas à bout, perdrait sens et raison
À vouloir corriger une telle maison.

Dans Térence, le sujet de la dispute est différent, mais la forme et le tour du dialogue sont absolument les mêmes. Il s’agit d’une esclave chanteuse que Micion veut garder chez lui, même après le mariage de son fils Eschine, parce qu’elle est la maîtresse de son neveu Ctésiphon. Demée, qui ne sait pas à quel usage on destine cette chanteuse qui a coûté soixante pistoles, dit brusquement : « Il faut s’en défaire comme on pourra ; si on ne peut la vendre, il faut la donner. »

MICION

Je ne veux ni la donner ni la vendre.

DEMÉE

Qu’en ferez-vous donc ?

MICION

Je la garderai chez moi.

DEMÉE

Chez vous, grands dieux ! une courtisane avec une honnête femme dans la même maison !

MICION

Qui en empêche ?

DEMÉE

Et vous n’êtes pas fou ?

MICION

Non pas, à ce qu’il me semble.

DEMÉE

Dieu me pardonne ! à voir votre folie, on dirait que vous la gardez pour avoir quelqu’un avec qui chanter.

MICION

Pourquoi pas ?

DEMÉE

Et votre bru apprendra aussi ces belles chansons ?

MICION

Assurément.

DEMÉE

Et vous danserez avec elle, vous mènerez le branle ?

MICION

Sans doute.

DEMÉE

Sans doute ?

MICION

Et s’il le faut, vous danserez vous-même avec nous.

DEMÉE

Ô ciel ! quoi ! vous ne rougissez pas ?

MICION

Allons, mon frère, point de colère aujourd’hui ; montrez-vous gai aux noces de mon fils : je vais chercher les mariés, et je reviens.

DEMÉE

Grands dieux ! quelle vie ! quelles mœurs ! quel excès d’extravagance ! une femme sans fortune qu’il va donner à son fils ! une chanteuse chez lui ! une maison de dépense et de bruit ! un jeune homme perdu de débauche ! un vieillard qui radote ! Non, la sagesse elle-même ne viendrait pas à bout de sauver une telle famille.

La copie vaut mieux que l’original. Une pareille imitation fait honneur au goût de Molière : imiter ainsi, c’est presque créer.

« Il n’y a presque point d’intrigue dans les Adelphes (c’est encore Voltaire qui parle) ; celle de l’École des Maris est fine, intéressante et comique. » L’intrigue, dans Térence, roule sur les embarras où se jette Eschine, qui est l’enfant gâté, l’élève de Micion ; il a déshonoré une fille de condition libre qui vient d’accoucher, et en même temps il vient d’enlever à un marchand d’esclaves une chanteuse pour son frère Ctésiphon. La famille de l’accouchée croit que c’est pour lui, et s’imagine en être abandonnée ; mais Eschine, jeune homme fougueux et bouillant, a un très bon cœur : il sert son frère, il est fidèle à sa maîtresse. Après avoir fait à son père l’aveu naïf de sa faute, il lui demande la permission d’épouser cette fille pauvre, mais honnête, à laquelle il a fait violence. L’intrigue est beaucoup plus faible que celle de Molière ; mais on y remarque des endroits touchants, des traits de sentiment que Molière n’a pas, et le caractère de Micion est plus saillant, plus développé que celui d’Ariste.

L’intérêt qu’inspire Isabelle tient absolument à nos mœurs : nous sommes bien aises de voir un vilain jaloux, un brutal, berné par une petite friponne hypocrite, qui s’en sert comme d’un commissionnaire pour une intrigue amoureuse. Cette Isabelle est plus grecque que toutes les vierges de la Grèce. Les Grecs n’auraient point aimé une fille qui aurait eu tant d’esprit. Ils ne mettent presque jamais d’honnêtes filles sur la scène ; ils ne leur font dire que peu de mots : ce sont les courtisanes qui jouent les grands rôles dans les comédies. Ils y emploient aussi de vieilles femmes mariées, qui font enrager leurs époux parce qu’elles ont apporté une riche dot. Telles doivent être les mœurs d’un peuple chez qui les femmes étaient en quelque sorte exclues de la société, et condamnées à la retraite. Ces mœurs sont bien étranges pour nous, chez qui les femmes font les délices de la société.

Ce qui scandalise Voltaire, c’est qu’une jeune personne qui, selon lui, devrait faire le personnage le plus intéressant, ne paraît sur le théâtre que pour accoucher. C’est précisément cette fille dont j’ai parié à qui le jeune Eschine avait fait un enfant. Il serait difficile qu’étant sur le point d’accoucher, elle pût faire le personnage le plus intéressant. On se doute bien, malgré la plaisanterie de Voltaire, qu’elle n’accouche pas sur le théâtre ; il est même très probable qu’elle ne paraît pas sur la scène ; on entend seulement les cris que lui arrachent les douleurs de l’enfantement : « Malheureuse ! que je souffre ! Lucine, à mon secours ! sauvez-moi ! je meurs. » Voilà tout le rôle de cette fille, qui s’appelle Pamphila. Cet incident ferait étouffer de rire notre parterre français : la scène était intéressante pour les Grecs. Les plaintes de cette infortunée sont entendues d’un ami intime de sa famille, du père de son amant, et d’un vieux serviteur fidèle, attaché à la maison ; tous la croient abandonnée et trahie par celui qui l’a rendue mère. Il s’en faut bien que la situation, ainsi envisagée, soit ridicule ; elle est bien moins contre la bienséance que celle d’Isabelle, qui, pendant que son tuteur l’embrasse, donne derrière lui sa main à baiser à son amant.

Les mœurs grecques n’étaient pas sans doute aussi favorables à la comédie que les nôtres ; mais si nous avions tout leur théâtre comique, nous pourrions mieux juger du degré de perfection où ils sont arrivés dans ce genre. Sur la prodigieuse quantité de comédies dont les titres ont été recueillis par le savant Fabricius, il nous reste quelques fragments en très petit nombre, et environ une douzaine de pièces imitées, traduites ou gâtées par Plaute et par Térence. Térence est surtout précieux, parce qu’il nous a donné la traduction de quatre comédies de Ménandre, le prince des poètes comiques de la Grèce ; ces comédies sont l’Andrienne, l’Eunuque, Heautontimorumenos, ou l’Homme qui se punit lui-même, et les Adelphes, ou les frères. Il y a dans ces quatre pièces des beautés du premier ordre : que serait-ce si, au lieu de la copie, nous avions l’original ? Quintilien nous déclare que tels étaient la grâce et le charme du style des comédies grecques, qu’on en trouve à peine l’ombre dans Plaute et dans Térence, quoique Térence soit un poète renommé par son élégance. Ce grave précepteur d’éloquence, le sage et judicieux Quintilien, ne parle de Ménandre qu’avec enthousiasme ; il exalte son merveilleux talent pour peindre les mœurs et les caractères : il en recommande fortement la lecture, même aux orateurs.

L’École des Femmes §

I §

Cette pièce confirma la réputation que Molière s’était acquise par les Précieuses ridicules ; elle acheva de le tirer de la classe des farceurs qui font rire le peuple, pour le placer parmi les poètes philosophes, qui prétendent corriger les hommes en les amusant, et dont le génie influe sur le sort des empires. L’École des Femmes essuya de grandes persécutions, mais elle eut encore une plus grande vogue. Tout le sexe, si l’on en excepte quelques précieuses qui ne sont d’aucun sexe, s’empressa d’aller rire aux dépens de ses tyrans domestiques, et, par esprit de corps, se fit un devoir de défendre une pièce qui défendait la liberté des femmes.

On joue encore de temps en temps l’École des Femmes, par égard pour le nom de Molière ; mais les changements survenus dans nos mœurs, le grand progrès de nos lumières ont proscrit le ridicule attaqué dans cette pièce. L’École des Femmes est, comme le roman de don Quichotte, un chef-d’œuvre de comique, sur un travers qui n’existe plus : on ne voit pas aujourd’hui plus de maris despotes que de chevaliers errants ; le préjugé qui attachait l’honneur d’un mari à la vertu de sa femme, est absolument détruit ; la folie d’un homme qui regarde l’infidélité conjugale comme le premier des affronts et le dernier des malheurs, n’est plus au nombre des folies convenues qui circulent librement dans la société. Aujourd’hui toutes les plaisanteries sur le mariage et ses accidents sont ignobles et du plus mauvais ton : le silence est recommandé sur cet article délicat, comme il le fut jadis sur les querelles du jansénisme, pour ne pas troubler la tranquillité publique ; et il eut été à désirer, pour la conservation des mœurs, que jamais la comédie n’eût choisi pour sujet de ses bons mots les rapports et les devoirs qui sont la base de la famille, et qui tiennent de si près à la félicité publique.

Les anciens ne présentaient sur la scène comique que les intrigues des jeunes gens avec des courtisanes ; leurs comédies, moins décentes en apparence, étaient en effet moins pernicieuses pour les mœurs, parce qu’elles s’ébranlaient pas le fondement des vertus domestiques. Les tours d’esprit des femmes, et les fâcheuses aventures des maris, sont la matière de tous nos vieux contes ; ces historiettes n’étaient guère lues que par les hommes ; c’étaient des bouffonneries sans conséquence ; on les regardait comme des jeux d’une imagination qui s’égaie : lorsque nos poètes comiques ont entrepris de transporter ces contes sur le théâtre, ils ont embelli la poésie dramatique, mais ils ont défiguré la morale.

L’état de la femme en société est un des objets les plus dignes des regards d’un observateur philosophe ; partout, et même chez les sauvages, on a circonscrit dans certaines bornes ce désir naturel, mais vague, qui attire un sexe vers l’autre. La société n’est pas fondée sur le plaisir, mais sur le bonheur, et le bonheur n’est que le résultat de l’ordre et de l’accomplissement des devoirs mutuels qui lient les membres du corps social. La plus légère atteinte portée à ces devoirs, sous le prétexte du plaisir, est une plaie pour la société. Les passions tendent toujours à désorganiser les institutions ; et les arts dont la nature est d’exciter les passions, sont par là même aussi nuisibles au bonheur qu’ils paraissent favorables aux plaisirs. La liberté des femmes est presque aussi difficile a définir que celle des républiques. L’égalité des deux sexes est en France une question aussi obscure, aussi métaphysique que l’égalité des citoyens. Dans la plus grande partie du monde, où l’on se pique peu de philosophie et encore moins de galanterie, on a tranché le nœud gordien par la polygamie et par l’esclavage. Dans le nord de l’Europe, la galanterie a érigé les femmes en souveraines, en divinités ; mais leur souveraineté ressemblait à celle du peuple : elle résidait dans la masse entière du sexe ; ce qui n’empêchait pas que chaque femme ne fût soumise à son mari, comme chaque membre du peuple souverain est soumis au magistrat. Ces hommages, ces honneurs publics accordés aux femmes, n’étaient qu’un dédommagement de leur faiblesse et de la sévérité de leurs devoirs.

Molière, doué d’un génie admirable pour son art, ne s’occupa que du soin de faire des comédies plaisantes, et il y réussit parfaitement ; mais il ne fut pas assez réservé, ni même assez philosophe dans le choix des ridicules ; il prit pour objet éternel de ses railleries l’autorité des maris et la foi conjugale, les deux plus fermes appuis des mœurs. C’est une grande sottise, sans doute, à un homme, de s’imaginer qu’une femme ne peut être fidèle que lorsqu’elle est bête ; cette extrême défiance, cette peur extraordinaire d’un accident qui n’est que trop commun, et, pour parler le langage de Molière, ces visions cornues, sont un vrai ridicule ; mais il tient de si près aux objets les plus sérieux et les plus importants, qu’il est difficile de l’en séparer ; il vaut mieux alors laisser subsister le ridicule, que de vouloir le corriger par un mal beaucoup plus grand. Arnolphe est assurément un original des plus comiques, lorsqu’il adresse à une jeune fille qu’il veut épouser un sermon extravagant et pédantesque : un mari doit rendre aimable son autorité, et ne pas en faire un épouvantail. Mais cette caricature n’est propre qu’à jeter du ridicule sur les plus sages conseils qu’un mari pourrait donner à sa femme, parce qu’on confond toujours l’abus avec la chose dont on abuse. Lorsque ce burlesque prédicateur dit à Agnès : Songez

… Qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes,
Où l’on plonge à jamais les femmes mal-vivantes.
…………
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers, à toute éternité, etc.,

Cette parodie des dogmes religieux, cette bouffonnerie sur la punition de l’adultère, n’est-elle pas propre à inspirer du mépris pour les lois divines et humaines ? Ne pourrait-on pas dire à Molière

Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ?

Les Maximes du Mariage ou les Devoirs de la Femme mariée, qu’Arnolphe fait lire à Agnès, peuvent-elles avoir un autre effet que de jeter du ridicule sur les devoirs les plus respectables, sur la modestie et la retraite qui sont les vertus du sexe ? Toutes ces maximes sont vraies en elles-mêmes, la pratique en est bonne ; il n’y a que la manière dont le tuteur s’y prend pour les inculquer qui soit impertinente et risible, et malheureusement le ridicule du personnage rejaillit sur les maximes.

Quoi de plus indiscret, de plus léger, de plus contraire aux principes de l’ordre social, que ces vers que Molière met dans le bouche de son raisonneur, qui n’est pas alors fort raisonnable ?

Mettez-vous dans l’esprit qu’on peut du cocuage
Se faire en galant homme une plus douce image ; Que des coups du hasard aucun n’étant garant,
Cet accident de soi doit être indiffèrent ;
Et qu’enfin tout le mal, quoique le monde en glose,
N’est que dans la façon de recevoir la chose.
…………
………………………… Toute l’habileté
Ne va qu’à le savoir tourner du bon côté.

C’est ainsi que La Fontaine a dit :

Quand on le sait, c’est peu de chose ;
Quand on l’ignore, ce n’est rien.

Quoi ! c’est peu de chose, ce n’est rien de perdre le cœur de sa femme, et de ne pas être père de ses enfants ! Quel est le galant homme qui puisse se faire d’un pareil malheur une douce image ? Quoi ! l’adultère est de soi une chose indifférente ! Et tout le mal de la violation de la foi conjugale n’est que dans la façon de prendre la chose ? Quel peut être le bon côté d’un crime qui désorganise la famille, qui la déshonore, qui détruit les plus douces affections sociales, et empoisonne tout le bonheur domestique ? Le plaisir que donnent les meilleures comédies est beaucoup trop cher, si, pour l’acheter, il faut s’exposer à tout le mal que peut produire cette pernicieuse morale. Au reste, le mal est fait, il y a longtemps, et l’École des Femmes de Molière est aujourd’hui fort innocente.

II §

Quel homme que J.-J. Rousseau, quand il a raison ! c’est dommage que cela ne lui arrive pas plus souvent : il est le seul des nouveaux philosophes qui ait fait de la morale la base de la société. Il est vrai que son Héloïse a fait plus de mal que ses déclamations de vertus n’ont fait de bien ; c’est une bien fâcheuse contradiction : mais enfin dans cet ouvrage même, si propre à séduire et à corrompre, il rend aux bonnes mœurs un hommage éclatant : ses diatribes contre la civilisation, son apologie de la vie sauvage, quoique pleines de niaiseries et d’extravagances, annoncent cependant une grande horreur du vice. Les autres philosophes n’ont prêché que l’égoïsme, les passions, les plaisirs, l’argent : l’argent pendant la vie, le néant après la mort, c’est là toute la philosophie ; c’est la loi et les prophètes : Rousseau s’est séparé de cette secte relâchée ; c’est un anachorète rigide qui a voulu établir la réforme,

Rousseau est le seul qui ait osé s’élever, au milieu d’un siècle philosophique, contre les sciences, les arts et les théâtres, les trois principales idoles des philosophes. On cria qu’il voulait ramener la barbarie, parce qu’il préférait les mœurs aux sciences, et la vertu à la comédie : des académiciens, des philosophes, prirent comme de raison la défense des comédiens leurs confrères ; ils ne réussirent qu’à prouver combien ils étaient inférieurs à Jean-Jacques en éloquence et en logique.

Sa Lettre sur les Spectacles est un chef-d’œuvre de raison et de style ; il y rend au talent de Molière l’hommage que lui doivent tous les gens de goût, mais il blâme sa morale : « On convient, dit-il, et on le sentira chaque jour davantage, que Molière est le plus parfait auteur comique dont les ouvrages nous soient connus ; mais qui peut disconvenir aussi que le théâtre de ce même Molière, des talents duquel je suis plus l’admirateur que personne, ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres même où l’on fait profession de les enseigner ? Voyez comment, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la société ; avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés surlesquels elle est fondée ; comment il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ; il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable en forçant, par un charme invincible, les sages mêmes à se prêter à des railleries qui devraient exciter leur indignation. »

Rousseau est encore en vénération chez plusieurs de nos sages modernes ; Rousseau n’est pas un dévot, un ami des prêtres ; c’est un zélé républicain : il n’y a ni injures ni calomnies qui puissent servir à décliner l’autorité de son opinion ; son exemple prouve qu’on peut être philosophe patriote, imbu des idées les plus libérales, et ne pas partager l’enthousiasme du vulgaire pour les spectacles.

Cette excommunication lancée contre le théâtre par un philosophe, doit paraître aujourd’hui fort étrange, et même fort extravagante ; on n’a aucune idée des mœurs, on n’en fait aucun cas ; on ne sait ce que c’est que la famille : la société est un amas d’êtres isolés, qui cherchent à s’enrichir et à s’amuser, et dont toutes les affections sont à la bourse et au théâtre ; mais cette génération sociale est une nouvelle preuve que le théâtre est une mauvaise école.

III §

Arnolphe imagine un genre d’éducation tout particulier pour former une épouse fidèle : nous autres, nous faisons apprendre aux filles, à grands frais, toutes sortes d’arts et de sciences ; nous avons peur qu’elles ignorent quelque chose ; nous ne les croyons jamais assez savantes : Arnolphe, au contraire, prend toutes les mesures possibles pour que sa pupille ne sache rien du tout ; il la fait élever dans une simplicité tout à fait extraordinaire : il est persuadé qu’une fille en sait toujours trop. C’est un travers, si l’on veut ; c’est un ridicule : il y a un milieu entre l’Encyclopédie et l’ignorance : la comédie de Molière offre du moins cette instruction, qu’une niaise n’est pas plus sûre qu’une savante ; mais, d’un autre côté, cette même comédie tourne en plaisanterie les devoirs les plus essentiels des femmes, la modestie, la retraite, les soins du ménage, l’autorité du chef de la famille : on y présente l’enlèvement d’une fille comme sa délivrance ; on s’intéresse au ravisseur et à l’innocente, qui en sait assez pour se faire enlever : on est fâché que l’entreprise ne réussisse pas, tant l’auteur a su nous inspirer de haine pour ce tuteur qui redoute si fort l’esprit dans les filles !

Cependant les principes d’Arnolphe sont parfaitement semblables à ceux de Chrysale, qui dit, dans les Femmes savantes :

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez,
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.

C’est une espèce de contradiction dans Molière. Agnès sait lire et écrire ; elle sait coudre, faire des cornettes, des chemises, des coiffes : Arnolphe prend lui-même la peine de l’instruire à fond de tous les devoirs du mariage : il lui recommande la lecture d’une manière de catéchisme, où il y a de très bonnes maximes. Il me semble que cette fille-là n’est pas très ignorante : il est vrai qu’elle ne sait ni danser, ni chanter, ni dessiner, ni toucher le piano ; elle ignore la fable, l’histoire, la géographie ; elle n’a ni vu la comédie ni lu de romans ; mais sous Louis XIV, les arts d’agréments, les sciences étaient réservées aux filles de qualité, aux filles riches ; les trois quarts des bourgeoises, en se mariant, n’en savaient pas plus qu’Agnès. Arnolphe n’est donc pas réellement aussi fou que Molière le suppose, de n’avoir pas instruit Agnès des ruses des amants, de n’avoir éveillé ni son imagination ni ses sens, de l’avoir entretenue dans cette heureuse simplicité de la nature, dans cette ignorance du mal qui est un très grand bien, et n’est autre chose que l’innocence.

Dans la scène de l’interrogatoire, d’ailleurs extrêmement comique, il y a une équivoque sur un ruban qui est beaucoup trop libre ; mais on y rencontre aussi des instructions très utiles : par exemple, ces vers d’Agnès :

Il disait qu’il m’aimait d’une amour sans seconde,
Il me disait des mots les plus gentils du monde,
Des choses que jamais rien ne peut égaler,
Et dont, toutes les fois que je l’entends parler,
La douceur me chatouille, et là-dedans remue
Certain je ne sais quoi, dont je suis tout émue.

Ces vers, dis-je, sont la peinture la plus naïve et la plus énergique de l’effet que produit sur un cœur innocent le langage enchanteur de la galanterie et de la passion : qu’on juge par là du trouble qu’une jeune fille ressent lorsqu’elle entend au théâtre ou lit dans les romans ces conversations amoureuses, ces déclarations brûlantes dont elle ignore l’imposture et le danger. Que faut-il donc faire ? instruire les jeunes filles ? non, mais leur interdire tous les irritants, les mettre à un régime calmant et adoucissant : point de romans, point de comédies, peu de musique, point d’airs tendres et passionnés ; point d’amant qui ne soit approuvé des parents et sur le pied d’un époux futur et prochain ; les longues amours sont fatales au mariage. Il ne faut pas surtout imiter l’imprudence et la sottise d’Arnolphe, qui fait un voyage et abandonne son Agnès à la discrétion de deux domestiques imbéciles.

Nous avons une autre méthode : nous voulons que les jeunes filles soient d’abord initiées à la société ; qu’elles puissent tout voir, tout entendre, jouir de tout : nous les blasons de bonne heure pour les empêcher d’abuser ; nous éteignons les désirs par la liberté, l’imagination par l’habitude : cette recette a de grands inconvénients ; elle ne vaut rien pour conserver l’innocence ; elle est très bonne pour apaiser les passions et neutraliser l’amour qui vit d’obstacles et d’alarmes.

IV §

L’École des Femmes fait époque dans l’histoire de la comédie. Cette pièce, aujourd’hui si délaissée et presque ignorée des habitués actuels du par terre, mit autrefois la cour et la ville en rumeur, et fit un bruit étonnant dans la littérature comme dans le public. Notre théâtre n’avait encore aucune comédie en cinq actes dont il pût s’honorer, si l’on excepte le Menteur de Corneille : le piquant du sujet, le comique des caractères et des situations donnèrent à l’École des Femmes une vogue prodigieuse : ses ennemis et ses détracteurs la servirent mieux encore que ses amis et ses panégyristes ; plus la pièce excitait de scandale, plus on s’empressait d’y aller, pour se bien pénétrer de tous ses défauts, et pouvoir en parler avec connaissance de cause. Les précieuses s’étaient liguées pour venger l’affront que leur avait fait Molière, trois ans auparavant, dans la petite pièce des Précieuses ridicules ; elles étaient d’ailleurs directement attaquées dans l’École des Femmes, dont l’héroïne est une Agnès, et une Agnès est l’opposé d’une précieuse.

Nous n’avons plus ni Agnès ni précieuses à Paris ; l’original d’Arnolphe n’existe plus : on s’efforce de donner aux filles, dans leur éducation, le plus d’esprit qu’il est possible, et personne n’en appréhende les suites ; on ne conçoit pas même le travers d’un homme qui veut épouser une sotte pour n’être point sot lui-même, et qui croit que la vertu des femmes n’est que dans l’ignorance. Tout cela est si fort éloigné de nos idées et de nos mœurs actuelles, qu’il n’y a plus guère que les gens de lettres qui sentent les beautés de cette pièce de Molière. Mais lorsqu’elle parut pour la première fois, il y a cent quarante-quatre ans, elle était de nature à faire une impression très vive, parce qu’elle tendait à favoriser le relâchement des mœurs, ou plutôt les progrès de la civilisation.

Rien n’est plus contraire aux progrès de la civilisation que l’autorité des maris et la simplicité des femmes. Que deviendrait la société si les femmes, soumises au père de famille, uniquement occupées de leur ménage, ne faisaient pas briller au dehors leur luxe, leur esprit et leurs grâces ; si elles ne cultivaient pas l’art de plaire qui, pour leur sexe, est une seconde nature ? Molière a toujours combattu ces anciennes maximes de pudeur, dont l’inconvénient est d’enfouir les trésors de la beauté, et de condamner chaque femme à un seul homme. Toute la littérature française s’est constamment opposée à cette espèce d’avarice qui tend à enterrer les femmes ; et nos beaux-esprits n’ont cessé d’enseigner qu’un particulier qui garde sa femme était aussi nuisible au plaisir commun, qu’un riche qui garde son argent est funeste à la circulation et au commerce.

Molière, indépendamment de son génie, a donc eu l’avantage de flatter le goût du siècle, qui voulait secouer le joug de l’ancienne sévérité, et opérer un plus grand rapprochement entre les sexes. De son temps, la galanterie, la politesse et les plaisirs étaient concentrés à la cour et dans les premières maisons de la ville. La bourgeoisie et le peuple étaient encore dans l’état d’une demi-barbarie : c’est Molière qui a poli l’ordre mitoyen et les dernières classes ; c’est lui qui a ébranlé ces vieux préjugés de l’éducation, soutiens des vieilles mœurs ; c’est lui qui a brisé les entraves qui retenaient chacun dans la dépendance de son état et de ses devoirs ; et cette impulsion qu’il a donnée aux penchants de son siècle, a beaucoup contribué à son succès.

C’est en même temps ce qui lui a fait perdre son crédit parmi nous ; car nous nous trouvons si en avant de Molière, que le même homme qui passait de son temps pour un novateur hardi, pour un philosophe luttant contre la barbarie, n’est presque plus pour nous qu’un antique radoteur, un bonhomme simple et rond, qui a du bon sens, si l’on veut, mais point d’esprit et de finesse. Tout ce qu’il nous dit aujourd’hui sur l’éducation des filles, sur les accidents du mariage, sur les alarmes des époux, sur les infidélités des femmes, tout cela nous paraît ressembler à des contes de nourrice. S’il revenait aujourd’hui, peut-être entreprendrait-il de nous ramener aux anciennes mœurs, avec autant d’ardeur qu’il en montra autrefois pour en introduire de nouvelles.

L’Amour médecin §

Composé pour une fête de la cour de Louis XIV, l’Amour médecin eut cependant plus de succès à la ville qu’à la cour : on s’y moquait des quatre premiers médecins du roi ; les courtisans n’approuvaient pas, et même redoutaient cette licence de la comédie, qui ne respectait pas même les personnes attachées à la cour par leurs emplois : aucun d’eux n’eût été bien aise d’être individuellement immolé au ridicule pour les plaisirs du maître.

Louis XIV jugea qu’on pouvait sans inconvénient faire servir à égayer une fête des hommes dont le costume et les fonctions sont naturellement si tristes. Les médecins font souvent pleurer ; n’est-il pas heureux qu’ils fassent quelquefois rire ? Et puisqu’ils sont institués pour le rétablissement de la santé, ne peut-on pas dire que le plaisir qu’ils procurent au théâtre est un meilleur remède que ceux qu’ils ordonnent dans la chambre ? On leur abandonne le sang et la vie du peuple ; pourquoi ne les abandonnerait-on pas eux-mêmes aux comédiens, dont la fonction est de purger les ridicules ?

Les médecins, du temps de Molière, étaient hérissés de latin, faisaient leurs visites en robe et en rabat, et parlaient avec une morgue pédantesque. Les progrès de la civilisation, beaucoup plus que les comédies de Molière, ont adouci ces formes barbares ; mais ni le théâtre ni la philosophie n’ont pu nous guérir de l’aveugle confiance aux médecins, parce qu’elle tient à la faiblesse humaine : les lumières ne peuvent rien sur les passions. Louis XIV riait des bons mots de Molière sur la médecine, et n’en avait pas moins quatre médecins ; il ne s’en laissait pas moins purger toutes les semaines par Fagon. En dépit de Tartufe, la cour et la ville étaient pleines d’hypocrites ; les procureurs, bafoués sur la scène, n’en étaient que plus actifs à ruiner leurs clients ; Turcaret n’a point réformé les financiers : ce qu’on pense s’accorde rarement avec ce qu’on fait.

Nos médecins modernes ne donnent point de prise à la comédie ; ce sont des gens du monde d’un extérieur agréable : ils se vantent d’avoir fait de grands pas en chimie, en anatomie, en physique, en histoire naturelle ; il est cependant douteux qu’ils soient réellement meilleurs médecins que les anciens. Aujourd’hui, grâce à son siècle, le moindre étudiant en médecine est plus savant que n’était Hippocrate ; mais Hippocrate avait le coup d’œil, le tact, l’esprit d’observation, l’expérience et la sagesse consommée qui ne se trouvent point dans les livres, et forment ce qu’on appelle le génie de l’art.

L’Amour médecin est, à la lettre, un impromptu : il fut commandé, fait, appris et joué en cinq jours. Louis XIV voulait bien compter comme un mérite de l’ouvrage la promptitude de l’obéissance. Molière sollicite l’indulgence des lecteurs pour une pièce dont le jeu fait le principal agrément ; il craint qu’on ne puisse la supporter dépouillée des airs et des symphonies de l’incomparable Lulli. Aujourd’hui les airs et les symphonies de l’incomparable Lulli nous paraîtraient insupportables ; tant il faut peu compter sur les réputations ! Tous ces petits ornements accessoires de chant et de danse, qui plaisaient autrefois, ennuieraient aujourd’hui ; mais la pièce a un besoin indispensable d’être parfaitement jouée.

L’intrigue est fort simple : c’est une jeune fille qui fait la malade parce que son père ne veut pas la marier ; c’est la Malade par amour, avec cette différence que sa maladie n’est pas réelle ; ce qui convient beaucoup mieux à la comédie. Un amant déguisé en médecin opère cette cure en se mariant avec la malade à l’insu du père, qui ne s’aperçoit qu’il est dupe qu’après avoir signé le contrat. Cela n’est pas tout à fait dans les règles de la bonne morale ; mais il est difficile de les accorder avec celles de la comédie : la sagesse et la vertu ne font point rire. Le père, il est vrai, est un homme extravagant et bizarre, qui regarde la coutume de marier les filles comme absurde et injuste ; il trouve impertinent et ridicule d’amasser du bien avec de grands travaux, d’élever une fille avec beaucoup de soin et de tendresse, pour livrer l’un et l’autre entre les mains d’un étranger ; en un mot, cet homme veut garder pour lui son argent et sa fille. Il semble que ce soit ce personnage qui ait fourni l’idée du caractère de Dupuis, dans la comédie de Collé intitulée Dupuis et Desronais. Sganarelle est assurément un avare, un tyran, un ennemi de la population ; on n’est pas fâché qu’il soit puni ; mais les torts du père ne peuvent ni autoriser ni excuser la conduite indécente de la fille.

Les propos de la soubrette à Lucinde sont d’un mauvais exemple, ou plutôt on peut les regarder comme une bonne leçon qui doit apprendre aux parents à ne jamais laisser leurs enfants dans la société des domestiques. Allez, allez, dit Lisette à la fille de Sganarelle, il ne faut pas se laisser mener comme un oison ; et pourvu que l’honneur n’y soit pas offensé, on se peut libérer un peu de la tyrannie d’un père. Que prétend-il que vous fassiez ? n’êtes-vous pas en âge d’être mariée ? et croit-il quevous soyez de marbre ? Ces passages, ainsi que plusieurs autres du même auteur, sont dangereux pour les mœurs : ce n’est qu’avec quelques précautions qu’on peut faire lire aux jeunes personnes nos meilleurs poètes.

C’est dans la première scène de l’Amour médecin que se trouve ce mot passé en proverbe : Vous êtes orfèvre, monsieur Josse. Il y a peu de sentences d’une application plus générale, puisqu’elle s’adresse à tous ceux qui parlent d’après leur intérêt, et non d’après leur conscience. Il est rare que la prose présente des traits assez frappants, assez précis pour devenir proverbes ; ce privilège semble réservé pour les vers : mais aujourd’hui les vers ont si peu de substance, l’esprit en est si subtil, qu’on presserait en vain tous nos recueils de poésies modernes, sans pouvoir en extraire la matière d’un seul proverbe.

La scène où Sganarelle interroge sa fille sur la cause de sa mélancolie, offre un trait précieux de ce naturel qui semble n’avoir été connu que de Molière. Quand le bonhomme s’aperçoit qu’on va lui demander un mari, il feint de ne pas entendre, et cherche à étouffer, par les expressions d’une colère affectée, la voix de Lisette qui lui crie : Un mari ! un mari ! un mari ! Rien n’est plus comique et en même temps plus vrai : on voit là un père prêt à faire à sa fille tous les sacrifices, excepté celui qui contrarie ses vues et ses idées ; un père qui aime sa fille pour lui, et non pas pour elle ; et malheureusement on n’aime guère que de cette manière-là : notre amitié n’est que de l’amour-propre.

Le Misanthrope §

I §

Dans les plus beaux jours du règne de Louis XIV, dans le siècle du génie, de la politesse et du goût, le public préféra une farce grossière à un chef-d’œuvre d’art et de délicatesse. Le Misanthrope ne fut supporté qu’à la faveur du Fagotier15. Molière vit sa pièce la plus parfaite abandonnée au bout de trois jours, et son Médecin malgré lui courut pendant trois mois ; la Femme juge et partie balança le succès du Tartufe. Pourquoi donc nous vanter l’esprit, la finesse, le bon ton, qui distinguaient alors la cour et la ville ? Il paraît que la fleur des agréables de Versailles, et la bonne compagnie de Paris, n’avaient pas à cette époque le tact plus délicat que ne l’ont aujourd’hui les citoyens de la Courtille et le peuple des boulevards. Quel scandale ! Comment justifier ce siècle, à jamais mémorable, de son admiration pour le burlesque de Scarron, et de sa froideur pour l’excellent comique de Molière ? Accablé par les faits, je n’ai rien de mieux à dire, sinon que les grands hommes du siècle de Louis XIV ont trouvé la nation infectée du plus mauvais goût, et qu’il leur a fallu du temps pour le combattre : chacun de leurs chefs-d’œuvre a lutté contre la barbarie, contre la prévention du public pour des sottises accréditées. Il faut donc distinguer deux époques dans ce beau siècle : la première encore couverte de ténèbres, où l’on aperçoit quelques flambeaux qui s’efforcent de dissiper les ombres de la nuit ; l’autre où la lumière, enfin victorieuse, répand de toutes parts ses rayons. Le génie a précédé le goût, et les chefs-d’œuvre des grands écrivains ont réformé l’opinion. Le public du siècle de Louis XIV a donc sur nous l’avantage d’avoir, après quelques moments donnés à la comparaison, reconnu et senti le beau ; tandis que nous, depuis longtemps investis de ces chefs-d’œuvre, nous sommes devenus insensibles à leur mérite : la lumière qui a fait ouvrir les yeux aux hommes de ce temps-là, nous a rendus aveugles ; ils admiraient des platitudes lorsqu’ils ne connaissaient rien de mieux ; nous les admirons par réflexion et par choix : ils étaient ignorants et barbares ; nous sommes blasés et corrompus.

Le Misanthrope est dans la comédie ce qu’Athalie est dans la tragédie ; ces deux chefs-d’œuvre ont le défaut d’être trop au-dessus de la portée du vulgaire. Qu’ils sont petits, auprès de ces génies créateurs, ces beaux-esprits uniquement occupés à épier les faiblesses du public, à flatter le goût dominant, à caresser les idées à la mode ! Tous ces agréables diseurs, nés pour corrompre leur siècle et non pour le réformer, iront dû leur succès qu’à d’aimables défauts : dulcibus abundant vitiis. Trop philosophes pour sacrifier la gloire du moment à la perfection de l’art, ils regardaient en pitié ces bonnes gens du temps passé qui songeaient à bien faire beaucoup plus qu’à réussir, et qui s’exposaient à tomber de leur vivant pour être applaudis après leur mort.

On reproche au Misanthrope d’avoir peu d’action : il en a sans doute assez pour les esprits capables d’apprécier les beautés du dialogue, la vérité des portraits, la profondeur de la morale et l’excellence du style : la pièce doit paraître un peu froide à des spectateurs sans études et sans lettres, accoutumés aux surprises, aux aventures, aux romans dramatiques. Molière a cru que la comédie pouvait amuser par le développement, le jeu et le contraste des caractères, sans le secours de ces incidents forcés qui, presque toujours, outragent le bon sens et la vraisemblance.

Quelques-uns voudraient plus d’intérêt dans le Misanthrope : cet intérêt, qui fait souvent réussir tant d’absurdités, fut longtemps abandonné par les poètes comiques aux faiseurs de romans. On ne pleure point au Misanthrope ; on n’y trouve ni prodiges de vertu, ni actes de bienfaisance, ni mouvements pathétiques : Molière a voulu nous plaire et nous instruire par une satire vive et ingénieuse des vices du siècle, et non pas nous arracher des larmes stériles, par des situations banales que le plus médiocre écrivain peut employer ; il a prétendu atteindre le plus haut degré de son art, et non pas lutter contre les misérables auteurs de quelques historiettes. Il a cru qu’il était plus glorieux et plus difficile de faire rire les gens d’esprit que de faire pleurer quelques jeunes filles.

II §

Quand je vois cet ancien chef-d’œuvre, cette première comédie du monde, apparaître quelquefois sur notre théâtre moderne, au milieu de nos jolis petits drames nouveaux et de nos romans musqués, il me semble voir le duc de Sully, retiré depuis longtemps dans ses terres, arriver tout à coup de la campagne, et entrer dans la salle du conseil, au milieu des petits-maîtres et des agréables de la cour de Louis XIII : à l’aspect de cette physionomie noble et vénérable, ces jeunes fous ne sont frappés que du ridicule de son costume antique ; ils oublient ses vertus, ses exploits, ses services, pour s’occuper de son habit et de sa fraise, qui n’est pas à la mode : le plus grand homme de l’Europe leur sert de jouet, parce que sa parure n’est pas d’un bon ton et dans le dernier goût du jour ; au lieu d’écouter et d’admirer, ils ne savent que rire : c’est le Vieillard et les Jeunes Gens. Sully, sans daigner faire attention à cette grossière indécence, qui lui fait pitié, s’avance vers le roi, et lui dit gravement : Sire, lorsque le feu roi, votre père, me faisait l’honneur de m’appeler à ses conseils, nous ne parlions point d’affaires qu’on n’eût au préalable renvoyé les baladins et les bouffons de cour. Ce préalable rendit les jeunes courtisans un peu plus sérieux, et ces étourdis reconnurent leur maître, même dans l’art de lancer un trait satirique.

Quelques détails d’une antique simplicité, quelques expressions surannées, l’austérité de la composition, voilà la fraise du duc de Sully qui fait rire nos jeunes auteurs à la mode ; mais la chaleur et la vérité du dialogue, la profondeur des idées, la vigueur et la fierté du coloris, cette éloquence vive, naturelle et rapide, cet esprit fondu dans le bon sens, ces beautés fortes et mâles qui étonnent toujours les connaisseurs, ne font presque aucune impression sur le petit peuple des spectateurs, et même des soi-disant gens de lettres : ils n’admirent point le Misanthrope par sentiment, mais par respect humain ; ils le regardent comme un tableau du temps du roi Dagobert, ou comme une vieille tapisserie.

Faut-il s’étonner si le vulgaire des spectateurs ne sent pas le mérite du Misanthrope, puisque J.-J. Rousseau lui-même s’y est mépris ? C’était cependant un philosophe, mais sa philosophie était celle d’un sophiste qui veut faire du bruit ; il jouait lui-même avec assez de succès dans le monde le rôle de misanthrope, pour être fâché que Molière eût rendu ce personnage ridicule. La critique du Misanthrope, par le citoyen de Genève, est à peu près le seul paradoxe qu’il se soit permis dans sa Lettre sur les Spectacles, le plus moral et le plus sensé de ses ouvrages.

Si l’on veut en croire Rousseau, c’est le ridicule de la vertu que Molière a joué dans le Misanthrope : comment un philosophe qui se pique si fort de dialectique, a-t-il pu se permettre une subtilité aussi puérile ? La vertu n’a point de ridicule, et l’auteur qui essaierait de ridiculiser la vertu sur la scène, serait un monstre ennemi, de la société : ce n’est donc point le ridicule de la vertu que Molière a joué : il est difficile de s’exprimer d’une manière moins exacte et plus impropre ; c’est le ridicule d’un homme d’ailleurs estimable par quelques vertus. On peut être franc et brutal, on peut avoir de la probité sans avoir ni douceur, ni modération, ni prudence ; on peut être bon et dur, et frondeur atrabilaire, et censeur indiscret : dira-t-on que Goldoni, dans son Bourru, a joué le ridicule de la bienfaisance ? Les fanatiques de bonne foi sont presque toujours d’honnêtes gens : ne peut-on pas montrer le ridicule et le danger du fanatisme sans manquer au respect dû aux gens honnêtes ? La vertu n’est jamais dans les extrêmes, et l’excès même de la vertu est un grand vice : la première, la plus essentielle des vertus, est d’aimer les hommes, de leur pardonner, de compatir à leurs faiblesses, de plaindre les coupables en détestant les crimes. L’humeur, l’impatience, l’entêtement, l’inflexible rigueur, sont de vrais défauts qu’il ne faut pas ménager, parce qu’ils se trouvent quelquefois dans un homme droit et sincère.

M. de Montausier, si l’on en croit les faiseurs d’anecdotes, répondit à ceux qui voulaient lui persuader que Molière avait eu dessein de le jouer dans le Misanthrope : Je voudrais bien lui ressembler : Montausier n’a point dit une pareille sottise ; car s’il eût ressemblé au Misanthrope, il ne serait pas resté un mois à la cour, qu’il n’avait cependant pas envie de quitter : on sait que sa femme et lui avaient une vertu très humaine ; l’homme qui eut d’abord tant d’aversion pour les satires de Despréaux, n’avait nulle disposition à devenir misanthrope.

Il y a des frondeurs honnêtes, tels que le Misanthrope ; il y en a qui couvrent leur ambition du masque de la misanthropie : ces déclamateurs éternels, ces novateurs chagrins, qui voudraient trouver des anges dans les hommes, sont des diables envoyés sur la terre pour y souffler le désordre et l’anarchie. Qu’est-ce que la société ? une réunion d’hommes, et par conséquent un assemblage de défauts, de vices et de passions : le spéculateur perfide qui trace dans son cabinet des plans de perfection chimérique, désorganise à son profit, mais ne corrige pas. Il y a dans l’Histoire des associations civiles peu d’exemples d’un abus qui n’ait pas été réformé par des abus plus grands, et les faits ne nous manqueraient pas à l’appui de cette grande vérité. Supporter les hommes tels qu’ils sont, diriger leurs passions vers un but utile, tirer parti de leurs préjugés et même de leurs vices, c’est le plus haut degré de la saine philosophie, c’est le sublime de la science de l’homme d’état. Montaigne, grand ennemi des nouvelletés, dont il avait sous les yeux les funestes effets, comparaît les réformateurs du genre humain aux médecins qui guérissent la maladie en tuant le malade.

Molière a donc rendu un grand service à la société, il a bien mérité du genre humain, en jetant du ridicule sur ces clabaudeurs qui ne cherchent qu’à bouleverser le monde pour y établir l’ordre ; il nous a montré ce travers dans un honnête homme, qui n’est qu’imprudent et opiniâtre, et qui prend sa bile pour de la vertu ; mais combien de tartufes s’érigent en censeurs des vices dont ils profitent ! Le sage observe, raisonne, plaisante ; le charlatan déclame ; l’enthousiaste d’honneur et de probité n’est souvent qu’un fripon, et le jargon emphatique de la sensibilité cache presque toujours un égoïste. Rousseau, ennemi de la société par système, frondeur des vices et des abus par métier, n’avait garde de blâmer dans l’Alceste de Molière cette humeur noire, cette âpreté et ce fiel dont lui-même nourrissait ses paradoxes et son éloquence.

III §

Le but du Misanthrope de Molière est la tolérance sociale : il ne faut pas la confondre avec la tolérance philosophique, dont le principal effet est de dépouiller les institutions religieuses de leur caractère divin, et de les ranger dans la classe des règlements de police : la tolérance sociale consiste à supporter les vices et les erreurs comme des intempéries morales inhérentes à la nature humaine ; cette tolérance est peut-être ce qu’il y a de plus essentiel au repos des sociétés, mais elle est très nuisible à tous les charlatans, intrigants et déclamateurs, qui vivent de troubles, de nouveautés et de réformes.

Tacite observe que, même sous les empereurs les plus cruels, il y avait des sages qui gardaient un si juste milieu, qu’ils conservaient l’estime des gens de bien, sans s’attirer la haine du tyran ; leur vertu n’était ni insolente ni indiscrète ; ils savaient s’accommoder au temps sans trahir leurs principes. D’autres, au contraire, avaient plus de bile que de patriotisme ; ils cherchaient la renommée, et des dangers illustres, beaucoup plus que le bien public : leur austérité républicaine, leur chagrin hors de saison, leur morgue philosophique, avaient pour objet d’insulter le prince et non de servir l’état : ils étalaient le costume de Brutus et des Caton, quand depuis longtemps la mode en était passée ; les premiers étaient des Philintes, les seconds des misanthropes.

L’ouverture de cette pièce est admirable ; dès les premiers mots, le théâtre est en feu ; les deux principaux caractères sont en action : le Misanthrope accable son ami des plus sanglantes injures ; et pourquoi ? parce que cet ami, suivant l’usage de la société, salue et embrasse des gens qu’il connaît à peine. Nous avons vu depuis des philosophes aussi déraisonnables déclamer sérieusement contre les civilités un peu fortes qu’on mettait au bas des lettres ; comme si une vaine formule, et des expressions dont le sens ne peut tromper personne, étaient dignes d’un si grand courroux ! La politesse est essentiellement un mensonge, et le grand art consiste à lui donner l’air de la vérité : la société n’est fondée que sur d’agréables apparences, sur de douces impostures, qui deviennent innocentes, puisqu’elles ne font point de dupes. La sincérité, la franchise qu’exige le Misanthrope constituerait nécessairement tous les cercles en état de guerre civile ; les hommes, voulant se réunir pour s’amuser, ont dû prendre, les uns à l’égard des autres, le ton et les manières de la bienveillance ; ils ont dû faire au plaisir commun et habituel de se voir, le sacrifice momentané de leurs passions et de leurs vices : c’est rendre à la vertu le plus bel hommage, que de convenir qu’on ne peut plaire qu’en offrant son image.

Au reste, nous nous rapprochons singulièrement aujourd’hui de la droiture du Misanthrope ; on commence à ne plus tant se gêner pour se plaire ; on cherche beaucoup moins à déguiser l’indifférence et le mépris qu’on a les uns pour les autres : on regarde comme de faux frais la mise de soins, d’attention et d’égards, que la politesse exige de ceux qui veulent contribuer à l’agrément général ; et l’on sait que les entrepreneurs, les spéculateurs, les négociants évitent surtout les faux frais : l’égoïsme confond la grossièreté avec la liberté : ce sont encore là des emprunts que nous avons faits aux Anglais. La vertu est si peu en faveur, qu’on ne prend pas la peine de se parer de ses livrées pour se rendre aimable ; pourvu qu’on donne bonne opinion de ses richesses, on s’embarrasse peu de celle qu’on peut donner de son caractère et de son mérite personnel : peut-être se persuade-t-on que l’impertinence, la dureté, l’orgueil et le dédain, sont le bon ton d’un homme riche, indépendant de tout, et supérieur même aux bienséances : quoi qu’il en soit, on remarque un grand refroidissement dans notre politesse nationale. Quelques anglomanes, à force de nous vanter la simplicité de leur peuple favori, nous en ont communiqué la rudesse ; ils nous ont fait rougir de nos grâces, comme d’un péché contre la raison ; c’est par philosophie que nous avons échangé nos cercles brillants contre les tavernes britanniques, et converti notre société en tabagie.

IV §

Le Misanthrope est de tous les ouvrages de Molière celui où il a représenté d’une manière plus générale les travers de l’humanité ; il est sorti dans cette pièce, plus que dans les autres, du cercle étroit des ridicules et des mœurs de son siècle : il y a peint tous les siècles, puisqu’il a peint le cœur humain. Il n’y a plus aujourd’hui de faux dévots ni d’hypocrites de religion, la mode en est passée ; mais il y a toujours des perfides qui accablent les gens de fausses caresses, surtout quand ils en attendent quelque service ; il y a toujours des courtisans qui s’embrassent en se détestant ; enfin, il y a toujours cette hypocrisie de société, autrement dite politesse et usage du monde ; et cette hypocrisie est absolument nécessaire : car les hommes ne pourraient jamais vivre ensemble s’ils se disaient mutuellement ce qu’ils pensent les uns des autres : la société est vraiment un bal, où l’on ne peut entrer que masqué et en domino.

Je suis surpris que Molière, ayant eu dessein de nous présenter dans l’ami du Misanthrope un honnête homme, doux, indulgent, sociable, lui ait prêté cette espèce de fausseté qui consiste à prodiguer les témoignages de la plus vive amitié à un homme que l’on connaît à peine ; car l’ordre social n’exige pas qu’on pousse la politesse jusqu’à cet excès, et le Misanthrope paraît avoir raison d’être en colère contre son ami. Or, la colère du Misanthrope est toujours moins plaisante quand elle est raisonnable : heureusement ces instants de raison sont chez lui très courts et très rares ; il retombe bientôt dans les hyperboles, dans les boutades et dans les sarcasmes satiriques.

Le Misanthrope, qui s’élève avec tant de force contre la médisance dans la cinquième scène du second acte, n’est pas lui-même un observateur bien exact de ses maximes ; car, dans la première scène de ce même acte, il déchire Clitandre son rival, qui est absent : il en fait à sa maîtresse le portrait le plus ridicule, dans le dessein de le perdre dans son esprit :

Mais au moins dites-moi, madame, par quel sort

Votre Clitandre a l’heur de vous plaire si fort ? etc. Toute cette tirade est une satire sanglante : le Misanthrope n’est donc point un homme vertueux, mais un homme bilieux et irascible. Molière, selon Rousseau de Genève, a mal saisi le Misanthrope. Selon moi, c’est Rousseau de Genève qui a très mal saisi le Misanthrope de Molière.

Le philosophe Jean-Jacques, qui n’a jamais vu le monde ni les hommes qu’à travers les vapeurs d’une imagination brûlante, a eu la prétention et la vanité de refaire l’ouvrage d’un poète plus judicieux et plus profond qu’aucun de nos modernes philosophes. Ces messieurs ne doutaient de rien et ne respectaient rien ; ils trouvaient tout mal fait : et dans leur manie de tout réformer, il n’est pas étonnant qu’un d’entre eux ait voulu refaire le Misanthrope, puisqu’ils ont voulu refaire le monde. Ils n’ont pas mieux réussi dans leurs plans de constitution et de gouvernement, que Rousseau dans son nouveau plan d’un Misanthrope. Cependant il s’est trouvé un autre philosophe pour l’exécuter : tel est l’origine du Philinte de Fabre, si mal à propos appelé le Philinte de Molière ; ouvrage qui est au Misanthrope de Molière ce que l’anarchie est à un bon gouvernement. Le héros est un don Quichotte de vertu et d’humanité, qui épouse les querelles du premier venu, se charge des procès de tout le monde, et prétend redresser tous les torts et griefs de la société : cet homme ne ressemble pas plus à l’Alceste de Molière, que Jean-Jacques Rousseau ne ressemble à Socrate, ou Fabre d’Églantine à Lycurgue et à Solon. Quant au Philinte, c’est un philosophe égoïste et scélérat d’une vérité à faire frémir. Il y a, du reste, dans cette pièce, dont Rousseau a fait le plan, une situation très frappante ; de beaux sermons qui épouvantent, quand on songe quel est l’auteur qui parle si bien d’humanité ; un style âpre et sauvage, et un grand fond de tristesse et d’ennui.

Rousseau, toujours singulier dans ses idées, avait prédit que le Misanthrope de sa façon vaudrait mieux que celui de Molière, mais qu’il ne pourrait jamais réussir. Il s’est trompé : son Misanthrope a réussi ; mais Rousseau, en faisant la prédiction, ne prévoyait peut-être pas l’époque à laquelle cette espèce de Misanthrope pouvait réussir. Je ne doute point, dit-il, que sur l’idée que je viens de proposer, un homme de génie ne pût faire un nouveau Misanthrope égal en mérite à celui de Molière, et sans comparaison plus instructif. Ce n’est pas un homme de génie qui a travaillé sur l’idée de Jean-Jacques, c’est un vigoureux déclamateur. Je ne vois, ajoute-t-il,qu’un inconvénient à cette nouvelle pièce, c’est qu’il serait impossible qu’elle réussît ; car, quoi qu’on dise, en choses qui déshonorent, nul ne rit de bon cœur à ses dépens. Il n’y a pas beaucoup de quoi rire dans le Philinte de Fabre : le seul personnage comique est un procureur fripon ; et tout le monde, jusqu’aux procureurs mêmes, peut en rire de bon cœur. Rousseau avait oublié les vers de Boileau :

Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
S’y vit avec plaisir, ou crut ne s’y point voir.
L’avare, des premiers, rit du tableau fidèle
D’un avare souvent tracé sur son modèle.

La société est rarement assez corrompue pour que les vices qu’on expose sur le théâtre soient en force et en majorité dans la salle ; et dans cette supposition-là même, les vicieux riraient encore de leur portrait, parce qu’ils ne s’y reconnaîtraient pas : chacun croirait n’y voir que son voisin.

Il n’y a point de scène où le sot orgueil des petits poètes et le charlatanisme de leurs lectures soient mieux peints que dans celle d’Oronte : c’est un chef-d’œuvre de vérité et de bon comique. Quoiqu’on dise que la comédie, très insuffisante pour réformer les vices, est bonne pour corriger les ridicules, nous ne voyons pas cependant que les auteurs se soient guéris de leur maladie de lire, depuis que Molière en a si bien fait sentir l’extravagance. Au contraire, la société est plus que jamais infectée de ces Orontes, de leurs vers fatigants lecteurs infatigables. Il faut dire aussi que le nombre des sots, martyrs volontaires de ces lectures, s’est prodigieusement accru : en dépit de Molière et de tous les poètes comiques et satiriques, il y aura toujours d’impitoyables faiseurs de vers, et des lecteurs plus impitoyables encore. Ce ridicule résistera à tous les traits de la comédie, parce qu’il a sa source dans un vice du cœur humain que la comédie ne peut atteindre.

Rousseau a mal saisi on particulier cette scène, comme il a mal saisi le caractère général du Misanthrope : il voudrait qu’Alceste rompît en visière à Oronte dès les premiers vers du sonnet ; c’est-à-dire, qu’il voudrait supprimer cette scène charmante, dont le plaisant n’est fondé que sur l’embarras du Misanthrope, froissé entre la mauvaise humeur qu’il éprouve, et une certaine pudeur qui ne lui permet pas de la faire éclater. Le Misanthrope, qui ne marchande point avec le vice, peut et doit avoir plus d’égards pour un simple ridicule, pour une folie plus digne de pitié que de colère : voilà pourquoi il n’en vient pas d’abord aux invectives avec Oronte, et, sans en être au fond moins sincère, il commence par être un peu plus poli qu’à l’ordinaire. Mais l’obstination d’Oronte rendant inutiles tous ces ménagements, et ce poète incurable refusant d’entendre des vérités qu’on ne dit encore qu’à demi-mot, l’impatient Alceste éclate enfin, et décharge toute sa bile dans cette admirable tirade :

Franchement il est bon à mettre au cabinet.

Les je ne dis pas cela, qui sont si clairs pour tout autre que pour un poète aveuglé par l’amour-propre, paraissent à Rousseau autant de mensonges. Si Philinte, à son exemple, lui eût dit en cet endroit : Et que dis-tu donc, traître ? qu’avait-il à répliquer ? En vérité, ce n’est pas la peine de rester misanthrope pour ne l’être qu’à demi ! Le Misanthrope eût pu répliquer à Philinte : « Je dis ce qu’il faut dire pour me faire entendre sans offenser celui à qui je parle. » Rousseau semble ne pas comprendre qu’un misanthrope, dans toute l’étendue du terme, ne resterait pas deux jours avec ses semblables, et ne pourrait habiter qu’un désert. Or, le Misanthrope de Molière est un homme vivant en société ; son humeur bourrue, quoique très singulière, est cependant modifiée malgré lui par l’usage du monde : ce sont ces modifications-là même qui le rendent plaisant et théâtral. Si l’on se permet, ajoute Rousseau,le premier ménagement et la première altération de la vérité, où sera la raison suffisante pour s’arrêter, jusqu’à ce qu’on devienne aussi faux qu’un homme de cour ? Voilà une de ces exagérations, une de ces boutades sophistiques que le plus misanthrope des écrivains employait faute de meilleurs arguments. Parce qu’un homme adoucit une vérité qui blesse, il n’y a pas de raison pour qu’il ne devienne aussi faux qu’un courtisan ! Quelle conclusion ! Rousseau ne voit-il pas que, bien loin de ne pouvoir s’arrêter, le Misanthrope, après ces premiers ménagements, rentre tout à fait dans son caractère, et accable Oronte de tout le poids de la vérité ? On dirait qu’il ne l’a légèrement altérée que pour la présenter avec plus de force. En effet, la contrainte passagère qu’il s’est imposée n’a servi qu’à donner à son humeur plus de violence : c’est alors un torrent devenu plus furieux par la digue qui a suspendu un moment son cours.

IV §

En revenant du Misanthrope, j’ouvre les Lettres de Pline, et le hasard me fait tomber sur un passage curieux, où l’on recommande cette même tolérance sociale que Molière a voulu nous enseigner dans sa comédie :

« Connaissez-vous, dit Pline à son ami Geminius, dans la vingt-deuxième lettre du huitième livre) cette espèce de gens qui, esclaves de toutes les passions, s’irritent contre les vices des autres, comme s’ils en étaient jaloux ; qui traitent avec le plus de rigueur ceux même qu’ils imitent le plus ? Ils ignorent sans doute que la douceur est ce qui sied le mieux, même à ceux qui n’ont pas besoin d’indulgence. Le meilleur et le plus accompli des hommes est, à mon gré, celui qui pardonne à tout le monde, comme si tous les jours il péchait lui-même, et qui s’abstient de pécher comme s’il ne pardonnait à personne. Ainsi, dans toute la conduite de notre vie publique et privée, ayons pour principe constant d’être inexorables pour nous, clément et généreux pour les autres, et pour ceux-là même qui ne savent rien excuser que leurs propres défauts. Gravons dans notre mémoire cette sentence que répétait souvent Thraséas, le plus doux, et pour cela aussi le plus grand des hommes. » Il faut bien se garder de prendre trop à la lettre la maxime du grand Thraséas : on peut et l’on doit haïr les vices, et l’on ne hait pas pour cela les hommes. Les vices signifient ici les vicieux, et l’axiome de Thraséas n’a d’autre sens que celui-ci : ce sont les vices et non les vicieux qu’il faut haïr.

On voit, au reste, par ce passage de Pline, ainsi que par une foule d’autres traits admirables répandus dans les ouvrages des anciens, que ces gens-là s’avisaient aussi d’être philosophes et d’avoir l’esprit philosophique : ce qui doit fort étonner la bonne compagnie d’aujourd’hui, qui entend dire à l’Institut que la philosophie et l’esprit philosophique sont le cachet du dix-huitième siècle ; qu’aux mémorables époques d’Alexandre, d’Auguste et du dix-septième siècle, on a eu, si l’on veut, du génie et du goût, mais que ce n’est que dans le dix-huitième siècle qu’on a eu de la philosophie et de l’esprit philosophique.

Il y a des erreurs qui, à force d’être répétées, passent pour des vérités. On n’examine, on ne discute, on ne définit rien : on croit pieusement : c’est ce que font aujourd’hui même les gens qui paraissent éclairés. Le préjugé une fois formé en faveur de la philosophie et de l’esprit philosophique du dix-huitième siècle, on ne se permet pas le moindre doute ; et je vais étonner bien du monde en disant qu’il en est de cette philosophie comme de la dent d’or dont tant de savants s’étaient occupés, et qui n’existait pas. Il n’y a eu au dix-huitième siècle ni philosophie ni esprit philosophique ; il y a eu anxiété, inquiétude, satiété, désir du changement, ardeur pour les nouveautés, esprit de vertige, avant-coureur des grandes catastrophes.

Quant aux objets sur lesquels la philosophie s’exerce, et qui tiennent immédiatement à la sagesse, je vois que dans d’autres siècles ils ont été mieux connus et traités avec plus de sens, de profondeur et d’éloquence ; toutes les découvertes de l’esprit philosophique, tel qu’il se montre dans les écrits de ceux qu’on a nommés philosophes au dix-huitième siècle, se réduisent à cet aphorisme substantiel : point d’autorité ni divine ni humaine ; voilà la quintessence du système, le grand principe de l’école, le grand mot de la secte : ce sont là les paroles mystérieuses et sacramentelles, c’est la loi et les prophètes. Le docteur Sangrado fit tout à coup de Gil Blas un grand médecin avec ces deux mots, saignée et eau chaude ; il ne me faudra que quatre monosyllabes pour faire un grand philosophe : ni autorité ni religion. Je dirai au candidat : Ne sortez pas de là, et vous en savez autant que tous les philosophes du dix-huitième siècle. En conscience, peut-on appeler philosophie cette formule si simple, qui ne peut se réduire en pratique sans détruire la société, et n’est-ce pas être injuste envers le dix-huitième siècle que de borner à cela toute sa gloire ?

Revenons au philosophe Molière, car ce grand poète comique est un grand philosophe. Dans ses comédies et dans les fables de La Fontaine, il y a plus de philosophie que dans tous les ouvrages du dix-huitième siècle. Molière avait annoncé le Tartufe pendant deux actes ; il avait besoin de préparer son intrigue, et de bien faire connaître la famille où cet imposteur doit jouer un si grand rôle. Le Misanthrope, au contraire, se montre dès la première scène, parce que le mérite et l’agrément de cette comédie étant fondés sur la peinture des mœurs et des caractères plus que sur les ressorts d’une intrigue, le principal personnage doit paraître le premier et s’annoncer lui-même. L’exposition du Misanthrope n’est donc pas moins admirable que celle du Tartufe : toutes les deux sont en action.

Le Tartufe §

I §

Molière a montré plus de courage que nos philosophes modernes ; il n’a pas attaqué la superstition et l’hypocrisie lorsqu’il n’y avait plus de dévots, lorsque la piété était un ridicule. Le bon temps que c’était pour déclamer contre les prêtres et le fanatisme, que cette aimable régence où l’impiété était l’air de la cour et le plus excellent ton ! Qu’il était agréable et commode de se moquer de la Bible, lorsqu’on avait de son côté les rieurs les plus importants, lorsque les grands et les riches ne voyaient plus dans la religion qu’une fable ignoble et populaire ! Les intrigants trouvaient alors dans la philosophie profit et renommée. Mais l’intrépide Molière heurta de front le vice le plus puissant et le plus accrédité de son temps, le vice le plus commun à la cour comme à la ville, et celui qui semblait le plus à l’abri des traits du ridicule sous le manteau sacré de la religion ; voilà ce que j’appelle un philosophe.

Cet admirable ouvrage fit grand plaisir aux honnêtes gens, et ne corrigea point les imposteurs. Le Tartufe fut joué à Paris en 1667, lorsque Louis XIV commençait le cours de ses galanteries et de ses prospérités. Vingt ans après, le nombre des tartufes était prodigieusement augmenté : tant il est vrai que le théâtre ne réforme point les mœurs ! Il est plus que probable que le vieux mari de Maintenon eût condamné l’ouvrage que le jeune amant de La Vallière approuva. Vingt ans plus tard, ce chef-d’œuvre eût été étouffe par le cagotisme : c’est le progrès de l’irréligion et non pas la comédie de Molière qui a détruit l’hypocrisie : ce vice a subsisté tant qu’il a été bon à quelque chose ; mais quand on ne croit plus en Dieu, un tartufe est le plus sot et le plus ridicule des fourbes.

Quelque étrangère que soit à nos mœurs la comédie du Tartufe, c’est celui de tous les ouvrages de Molière qui réussit le plus aujourd’hui, parce qu’un fourbe démasqué intéresse tous les honnêtes gens, parce qu’on y trouve une morale et une philosophie de tous les temps. N’y a-t-il pas toujours dans la société des hypocrites qui cherchent à surprendre la confiance par les dehors spécieux de quelque vertu ? Ne sommes-nous pas environnés de masques, et le meilleur principe de conduite n’est-il pas de se défier des apparences ?

II §

Du côté de l’art et du talent, le Tartufe est le chef-d’œuvre de Molière, le chef-d’œuvre de la scène comique, et l’un des plus parfaits ouvrages de littérature que jamais l’esprit humain ait conçus : cette pièce réunit l’intrigue et l’intérêt avec la profondeur des caractères, la plus sublime raison avec le meilleur comique et la plus excellente plaisanterie ; mais si nous envisageons du côté moral cette admirable production du génie, elle a été plus nuisible qu’utile à la société.

C’est ici que se montre dans tout son jour l’impuissance du théâtre pour la réforme des mœurs : l’esprit de cour étouffa l’influence de la scène ; la vieillesse de Louis XIV, la faveur de madame de Maintenon multiplièrent les faux dévots, en dépit du Tartufe ; et depuis, la jeunesse, l’impiété, les débauches du régent guérirent beaucoup plus d’hypocrites que n’auraient jamais pu faire vingt comédies comme le Tartufe : les vices utiles à la fortune, favorables aux grandes passions, se moquent des bons mots et bravent le ridicule. On riait des hypocrites à la comédie ; à la cour, ils obtenaient des honneurs, des gouvernements, des commandements d’armée ; il y avait là de quoi se consoler des épigrammes. L’histoire et les faits déposent contre l’utilité du Tartufe : c’est ce qui diminue beaucoup la haute importance qu’on a prétendu donner aux spectacles dans ces derniers temps. C’est beaucoup qu’ils amusent, et cela n’arrive pas toujours.

Nisi utile est quod facimus, stulta est gloria.
(Phèdre.)

« Quand l’œuvre n’est pas utile, la gloire qu’on veut en tirer est vaine. »

C’est la maxime que le fabuliste latin met dans la bouche du maître des dieux.

Si le Tartufe n’avait été qu’inutile, on ne pourrait pas en faire un reproche à Molière ; il lui était impossible d’aller au-delà de la nature de son art ; c’est assez qu’il en ait atteint le plus haut degré ; mais il y a une si grande affinité avec la religion et l’abus qu’on en peut faire, que sa pièce a dû réjouir les impies beaucoup plus qu’elle n’affligeait les hypocrites. La honte de l’hypocrisie rejaillit directement sur la religion, et lui est en quelque sorte plus personnelle que l’infamie des autres vices : c’est une flétrissure pour une grande famille que la bassesse et l’opprobre de quelques-uns de ses membres. Jadis, quand un homme distingué par sa naissance s’était souillé par une action infâme, la cour permettait quelquefois que la punition en fût secrète, pour ne pas déshonorer une illustre maison, et le sang des héros défenseurs de la patrie. Malgré l’espèce de protection accordée au Tartufe par un roi jeune et victorieux qui aimait les spectacles, et qui ne sentait peut-être pas combien il est aisé de confondre avec l’abus la chose dont on abuse, Bourdaloue osa tonner dans la chaire contre le danger d’une pareille comédie ; et dans ses réflexions sur le Tartufe, l’orateur chrétien se montra, non pas dévot et fanatique, mais grand philosophe et grand homme d’état.

« Comme la vraie et la fausse dévotion, dit-il, ont je ne sais combien d’actions qui leur sont communes, comme les dehors de l’une et de l’autre sont presque tous semblables, il est non seulement aisé, mais d’une suite presque nécessaire, que la même raillerie qui attaque l’une intéresse l’autre, et que les traits dont on peint celle-ci défigurent celle-là ; et voilà ce qui est arrivé lorsque des esprits profanes ont entrepris de censurer l’hypocrisie, en faisant concevoir d’injustes soupçons de la vraie piété, par de malignes interprétations de la fausse : voilà ce qu’ils ont prétendu en exposant sur le théâtre à la risée publique un hypocrite imaginaire, en tournant, en sa personne, les choses les plus saintes en ridicule, etc. »

Dans le système actuel, qui sépare absolument la religion du gouvernement, l’observation de Bourdaloue est purement morale et chrétienne ; mais, d’après la constitution de l’État sous Louis XIV, le prédicateur parlait en citoyen, en politique : la religion étant alors le plus ferme appui de l’autorité, et faisant une partie essentielle de l’État, tout ce qui intéressait l’autel intéressait le trône. Le plus léger ridicule jeté sur le culte et la croyance publique, était un coup porté au gouvernement et au corps social : cela est si vrai, que lorsqu’on a voulu détruire la monarchie, c’est par la religion qu’on a commencé, et ceux qui ont pris cette marche s’entendaient en destruction.

C’est un grand mal, sans doute, qu’un scélérat couvre ses crimes et ses débauches du voile sacré de la religion ; mais c’est un bien plus grand mal que le respect pour la religion s’affaiblisse dans l’esprit du peuple, lorsque cette religion est la base de la constitution nationale et de la tranquillité publique. Voyez avec quelle sévérité scrupuleuse on a soin de réprimer, dans tous les gouvernements sages, les écrits et même les discours qui touchent aux secrets de l’État, et qui peuvent intéresser l’autorité, quelque justes, quelque raisonnables que puissent être d’ailleurs ces discours et ces écrits : on ne badine point avec le salut public ; tout se tient dans l’édifice social ; une seule pierre qui se détache peut causer sa ruine, à plus forte raison doit-il s’écrouler lorsqu’on ébranle sa plus forte colonne. Bourdaloue ne l’ignorait pas ; mais tous les ministres insensés qui depuis le cardinal de Fleuri ont gouverné la France, ne s’en sont jamais douté.

Il ne m’appartient pas d’examiner si l’État en est plus ferme quand la religion en est séparée ; mon principe est de respecter l’ordre établi ; et, selon moi, c’est le premier principe social. J’observe seulement que J.-J. Rousseau, qui n’était pas un capucin, regardait comme un des plus grands bienfaits de la religion chrétienne, le caractère sacré qu’elle imprimait à l’autorité civile ; il prétendait qu’à ce seul titre, on devait la chérir et l’adopter comme l’institution la plus utile à l’humanité et à la tranquillité publique. Le passage est assez important et assez curieux pour que je le transcrive ici : « À ne considérer que l’institution humaine, si le magistrat, qui a tout le pouvoir en main et qui s’approprie tous les avantages du contrat, avait pourtant le droit de renoncer à l’autorité, à plus forte raison le peuple, qui paie toutes les fautes des chefs, devrait avoir le droit de renoncer à la dépendance ; mais les dissensions affreuses, les désordres infinis qu’entraînerait nécessairement ce dangereux pouvoir, montrent plus que toute autre chose combien les gouvernements humains avaient besoin d’une base plus solide que la seule raison, et combien il était nécessaire au repos public que l’autorité divine intervînt pour donner à l’autorité souveraine un caractère sacré et inviolable qui ôtât aux sujets le funeste droit d’en disposer : quand la religion n’aurait fait que ce bien aux hommes, c’en serait assez pour qu’ils dussent tous la chérir et l’adopter, même avec ses abus, puisqu’elle épargne encore plus de sang que le fanatisme n’en fait couler. » Mais pour que la religion produise cet effet salutaire, il ne faut pas qu’on s’en moque.

Il n’est pas indifférent de remarquer que, sous le prince qu’on nous donne pour le plus orgueilleux despote qui fut jamais, Bourdaloue, revêtu de l’autorité de son ministère, condamnait publiquement une pièce que le monarque avait approuvée et permise. Ainsi le pouvoir absolu avait dans la religion ce contrepoids et cet équilibre que les publicistes ont vainement cherché dans des combinaisons et des systèmes chimériques ; ainsi la religion fournissait à ses ministres le moyen de faire entendre au souverain des vérités que les courtisans n’osaient ou ne voulaient pas dire, et par là défendaient l’État contre l’imprudence et la faiblesse de ses chefs. Lorsque l’hypocrisie patriotique a succédé à l’hypocrisie religieuse, nous avons vu qu’on n’a point permis aux poètes comiques de s’égayer aux dépens de ces nouveaux tartufes de liberté, d’égalité et de philosophie : les vrais et les faux patriotes parlant absolument le même langage, exposant les mêmes principes, faisant extérieurement les mêmes actions, le peuple eût aisément confondu les bons républicains avec les fripons, qui ne cherchaient que les honneurs et la fortune. Une excellente comédie du tartufe politique et philosophe eût suffi pour renverser tout l’ouvrage de la révolution : on conviendra sans peine que les tartufes de liberté méritaient aussi bien d’être joués, et ne valaient pas mieux que les tartufes de religion ; et c’est ce qui confirme pleinement l’opinion et la censure de Bourdaloue.

III §

Y a-t-il rien de plus héroïque que la patience, le pardon des injures, l’amour de ses ennemis ? c’est le sublime de la raison. Socrate avait reçu un coup de pied d’un homme insolent et brutal ; ses amis voulaient qu’il en tirât vengeance. « Supposez, leur dit-il, que c’est un âne qui m’a frappé ; me conseilleriez-vous de me venger ? » L’homme aveuglé par la passion est au-dessous même de la brute. Il est triste que cette magnanimité, cet héroïsme, puissent être imités extérieurement par un scélérat. Molière a mis dans la bouche de son Tartufe le langage de l’humilité et de la charité ; il en rejaillit sur ces vertus chrétiennes une sorte de ridicule ; ce trait de l’imposteur qui s’humilie et se met à genoux devant l’ennemi qu’il veut perdre, est pris dans une nouvelle de Scarron, intitulée les Hypocrites. Cet emprunt, sans rien diminuer de la gloire de Molière, fait beaucoup d’honneur à Scarron. Le sentiment de son origine et de sa destinée élève le vrai chrétien au-dessus de toutes les faiblesses de la chair et du sang ; mais la religion elle-même lui fait un devoir sacré d’être bon fils, bon père, bon mari, bon ami ; loin de détruire les mouvements légitimes de la nature et de l’humanité, l’Évangile les règle et les épure. Dans le Tartufe de Molière, cette admirable doctrine qui subordonne à un objet divin toutes les affections naturelles, est bafouée comme le code de l’égoïsme, de la dureté, de l’insensibilité. Le dévot Orgon déclare qu’il verrait mourir femme, enfants, amis, sans le moindre regret, grâce aux pieux conseils de Tartufe,

Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.

La modestie est tournée en dérision par la manière dont Tartufe reproche à une soubrette l’indécence de son ajustement : on peut être étonné que, dans une maison aussi sage que celle d’Orgon, dont le maître et la maîtresse donnent eux-mêmes l’exemple de la décence et du ton le plus honnête, il se trouve une soubrette vêtue avec une immodestie scandaleuse ; il n’est pas moins étrange que cette soubrette soit encore plus indécente dans ses propos que dans sa parure, et réponde au zèle officieux du Tartufe avec l’insolence la plus grossière et la plus cynique : cela n’est pas tout-à-fait conforme au proverbe, tel maître, tel valet ; et Molière a sacrifié ici, comme en beaucoup d’autres endroits, le naturel et la vérité à la charge comique.

Amphitryon §

I §

Amphitryon n’est pas le chef-d’œuvre de Molière ; mais c’est un ouvrage unique en son genre ; c’est celui où l’auteur a mis le plus de grâce, de finesse et d’enjouement. On admire dans ses autres pièces le naturel, le bon sens, la force comique ; ici, c’est le goût et la délicatesse qui brillent : Molière, dans Amphitryon, a presque autant d’esprit qu’un des poètes de nos musées.

Ce que j’observe surtout, c’est l’extrême singularité du sujet ; l’adultère présenté comme un morceau, non pas de rois, mais de dieux, sans que rien annonce dans la pièce originale que ce fût aussi le divertissement des hommes. Telle était alors la sévérité des mœurs ; et la foi conjugale était si bien établie, qu’il semblait que le privilège de toucher à la femme d’autrui ne pût appartenir qu’au maître de l’Olympe ; c’est ainsi du moins que les acteurs prennent la chose ; et, lorsque Amphitryon apprend l’honneur que Jupiter a bien voulu lui faire, il reste confondu dans le silence du respect et de l’admiration. Quels dieux que ceux qui se faisaient un jeu du crime ! Quels hommes que ceux qui adoraient de tels dieux sans être corrompus par leur exemple ! L’imitateur de Plaute, écrivant dans un siècle moins innocent et moins dévot, a dû sans doute égayer davantage : de son temps, et même du nôtre, il y avait tant de Jupiters qui n’avaient pas besoin, auprès d’Alcmène, du visage de son mari ! Louis XIV, alors le Jupiter de la France, était dispensé d’emprunter les traits du duc de Montespan pour plaire à la belle Mortemar. Quelle autre figure eût été plus propre que la sienne a séduire les femmes de la cour ?

Dans un sujet par lui-même indécent et immoral, Molière a su garder une juste mesure ; il a répandu sur cette débauche du seigneur Jupiter toutes les fleurs d’une imagination vive et riante ; le dialogue est une source inépuisable d’excellentes plaisanteries. Plaute auprès de lui n’est qu’un rustre ; sa joie est l’ivresse d’un paysan. Je me doute bien que, du temps de la seconde guerre punique, la bonne compagnie de Rome n’était pas fort, délicate sur les épigrammes. Les Fabius Maximus, les Paul-Émile, les Marcellus, les Scipion, ne savaient pas railler comme les courtisans de Louis XIV, et les meilleurs citoyens de la république étaient de fort mauvais plaisants.

Les scènes les moins bonnes sont celles de Jupiter et d’Alcmène : le maître des dieux n’avait pas ordonné à la déesse de la nuit de mettre ses coursiers au petit pas pour lui donner le temps de faire de longs discours : ces subtilités, ces distinctions entre l’amant et le mari, ne paraissaient pas dignes d’un roué tel que Jupiter, supérieur à ces vaines délicatesses, et qui savait mieux employer le temps : une nuit signalée par la naissance d’Hercule devait être tout entière en action, et dans le vicaire d’Amphitryon je n’aime point à trouver un si grand discoureur.

II §

Je vais dire un mot de l’Amphitryon de Plaute, à l’occasion de celui de Molière, qu’on représente. La littérature y gagnera, le public n’y perdra rien. J’y trouverai aussi un avantage bien précieux pour moi ; je n’aurai point à parler des vivants ; je n’aurai ni éloge ni critique à faire d’une jeune actrice ou d’un auteur nouveau, et par conséquent je ne prêterai point d’armes à la malignité.

Mais hâtons-nous d’en venir à Plaute et à son Amphitryon ; on n’a pas manqué de le comparer à celui de Molière, uniquement pour avoir occasion de dire que la pièce française est infiniment supérieure, et qu’il n’y a ni goût, ni esprit, ni sel dans la pièce latine ; car c’est ainsi que l’on compare toujours les anciens qu’on n’entend pas avec les modernes qu’on entend fort bien : ceux même qui savent le latin ne le savent jamais si bien que le français ; ils ont toujours les idées et les mœurs françaises. L’Amphitryon de Molière est pour nous un homme habillé à la mode ; celui de Plaute est un homme habillé en Turc, en Persan, en Américain ; quelque bonne mine qu’il puisse avoir sous ce costume étranger, chacun lui préfère l’homme vêtu à notre mode, qui a nos manières et parle notre langue.

Je suis étonné que Bayle, qui était savant, qui était philosophe, ait prononcé si légèrement sur le mérite des deux Amphitryon ; il devait se défier davantage des préjugés de son siècle et de son pays. Ce grand dialecticien a manqué de logique lorsqu’il a conclu que l’Amphitryon de Molière était supérieur à celui de Plaute, parce qu’il était plus dans nos mœurs : il a manqué de goût quand il a dit que l’Amphitryon de Molière était une de ses meilleures pièces ; car le Misanthrope, le Tartufe, l’Avare, les Femmes savantes, l’École des Femmes, l’École des Maris, sont des pièces bien meilleures que l’Amphitryon, parce que ce sont des tableaux de la société, et que l’Amphitryon ne roule que sur une aventure merveilleuse : les deux nuits que Jupiter passe avec Alcmène sont vraiment un conte des Mille et une Nuits.

Cependant Bayle, qui vivait dans un siècle où les anciens avaient d’illustres défenseurs, parle de Plaute avec de grands ménagements : « Qu’on ne prenne pas, dit-il, ceci de travers ; j’en supplie tout le monde. » On dirait qu’il tremble d’avoir avancé indiscrètement quelque hérésie littéraire ; il croit voir déjà tout le monde savant fondre sur lui, et fait une espèce d’amende honorable. « Non seulement, dit-il, je tombe d’accord que l’Amphitryon de Plaute est une de ses meilleures pièces, mais encore que c’est une pièce excellente à certains égards. » Il cite même à ce sujet un passage d’Arnobe, qui semble prouver qu’on la jouait encore au troisième siècle, c’est-à-dire, environ cinq cents ans après sa première représentation : nous n’avons point de succès théâtral d’aussi ancienne date.

Cet Arnobe, orateur africain, qui enseigna la rhétorique à saint Augustin, dit donc de l’Amphitryon de Plaute : Ponit animos Jupiter si Amphitryo actus fuerit pronunciatusque Plautinus ; c’est-à-dire : Quand on a représenté et déclamé l’Amphitryon de Plaute, Jupiter apaise son courroux. Ce passage prouve autre chose que l’estime dont l’Amphitryon de Plaute jouissait au troisième siècle : il offre encore des réflexions sur la versatilité des opinions humaines. Les païens, pour apaiser la colère du ciel, allaient à la comédie ; c’était pour eux une œuvre de religion et de pénitence. Autrefois c’était pour les vrais chrétiens une œuvre profane, une œuvre de Satan, capable d’exciter la colère du ciel. Les Romains faisaient entrer la comédie dans la religion ; nous la faisons entrer aujourd’hui dans l’éducation. Au dix-septième siècle cette même comédie était proscrite par la religion, et sévèrement bannie de l’éducation : ces variations des idées humaines sont un excellent préservatif contre l’engouement et le fanatisme ; mais ni la philosophie ni l’histoire ne fournissent de spécifique contre les passions, qui ne raisonnent pas.

Qui raisonna jamais plus subtilement que Bayle ? Et cependant, sur une matière de littérature qui lui est étrangère, Bayle raisonne aussi mal que pourrait le faire un savant algébriste sur des matières politiques qui ne seraient point à sa portée. « Molière, dit Bayle, a pris beaucoup de choses de Plaute, mais il leur donne un autre tour ; et, s’il n’y avait qu’à comparer les deux pièces l’une avec l’autre pour décider la dispute qui s’est élevée depuis quelque temps sur la supériorité ou l’infériorité des anciens, je crois que M. Perrault gagnerait bientôt sa cause. Il y a des finesses et des tours dans l’Amphitryon de Molière, qui surpassent de beaucoup les railleries de l’Amphitryon latin. Combien de choses n’a-t-il pas fallu retrancher de la comédie de Plaute, qui n’eussent point réussi sur le théâtre français ! Combien d’ornements et de traits d’une nouvelle invention n’a-t-il pas fallu que Molière ait insérés dans son ouvrage, pour le mettre en état d’être applaudi comme il l’a été ! » Tous ces sophismes de Bayle se réduisent à dire que l’Amphitryon de Molière est fort supérieur à celui de Plaute, parce que Molière a su habiller à la française l’Amphitryon de Plaute. Ce que Bayle ajoute nous fournit une occasion de le réfuter. « Par la seule comparaison des prologues, dit-il, on peut connaître que l’avantage est du côté de l’auteur moderne. Lucien a fourni le fait sur quoi le prologue de Molière roule, mais il n’en a point fourni les pensées. » Il est faux que Lucien ait fourni le fait ; c’est la mythologie : il est faux que Lucien n’ait point fourni les pensées ; car il a fourni l’idée très ingénieuse du dialogue, et les meilleures pensées. À la preuve : voici la traduction du dialogue de Lucien entre Mercure et le Soleil :

MERCURE

Soleil, Jupiter te défend de sortir aujourd’hui, demain, et même après-demain ; reste chez toi, et que tout cet intervalle de trois jours soit rempli par une seule et longue nuit : ainsi, que les Heures se hâtent d’ôter les chevaux de ton char ; éteins ton flambeau, et repose-toi pour longtemps.

LE SOLEIL

Voilà du nouveau, seigneur Mercure, et vous nous apportez là des ordres bien étranges. Me suis-je donc égaré dans ma course ? Ai-je passé les bornes prescrites ? Qu’ai-je fait à Jupiter pour qu’il s’avise de rendre la nuit trois fois plus longue que le jour ?

MERCURE

Vous n’y êtes pas ; cela ne doit pas rester ainsi : ce n’est que pour ses affaires du moment que Jupiter a besoin d’une très longue nuit.

LE SOLEIL

Mais où est Jupiter ? et d’où êtes-vous parti pour venir ici faire votre message ?

MERCURE

J’arrive de Béotie, et j’ai laissé Jupiter dans le lit d’Alcmène, femme d’Amphitryon.

LE SOLEIL

Il en est sans doute amoureux ? Mais, entre nous, n’a-t-il pas bien assez d’une nuit ?

MERCURE

Non, car il s’agit d’une grande création. Le fruit de ses amours doit être un héros infatigable : cela ne se forge pas dans une seule nuit.

LE SOLEIL

Allons, je lui souhaite beaucoup de succès dans ce fameux ouvrage. Mais, mon cher Mercure, les choses ne se passaient pas ainsi à la cour de Saturne. Je puis te le dire, nous sommes seuls : notre dernier roi n’abandonnait point le lit de sa fidèle Rhéa ; il ne quittait pas le ciel pour aller coucher à Thèbes, ou je ne sais où ; mais le jour était le jour, la nuit était la nuit : l’un et l’autre avaient leurs limites invariablement fixées, tout allait dans le ciel suivant l’ancienne méthode : Saturne n’a jamais eu affaire à une mortelle. Aujourd’hui tout est renversé pour un petit minois de femme : il faut, pour un caprice amoureux, que l’ardeur de mes coursiers s’éteigne dans une longue inaction ; que ma route devienne plus difficile, le sentier n’étant point frayé pendant trois jours de suite, et que les pauvres hommes vivent dans l’obscurité. Voilà ce qu’ils auront gagné aux amours de Jupiter : il faudra qu’ils attendent, pour y voir clair, que le roi des dieux, travaillant dans les ténèbres, soit enfin venu à bout de former ce fier athlète dont vous m’avez parlé.

MERCURE

Taisez-vous, mon ami ; ces discours-là pourraient vous coûter cher. Pour moi, je vais trouver la Lune et le Sommeil, pour leur enjoindre de la part de Jupiter, à la Lune d’aller au petit pas, au Sommeil d’endormir si bien tous les hommes, que les trois nuits pour eux n’en fassent qu’une.

Tout homme de bonne foi et de quelque littérature, qui voudra se donner la peine de comparer ce dialogue avec le prologue de l’Amphitryon de Molière, sera plus réservé que Bayle à prononcer sur la supériorité de l’un ou de l’autre ; mais le philosophe Bayle, prédicateur de doctrines nouvelles, était par état ennemi de l’antiquité.

III §

Nous avons vu que l’idée du prologue de Molière était empruntée d’un dialogue de Lucien, et qu’à tout prendre le dialogue valait bien le prologue, et peut-être mieux pour ceux qui possèdent les finesses de la langue grecque. Les plaisanteries de Mercure sur les inventions des poètes sont peu dignes d’un dieu tel que Mercure, et encore moins dignes de Molière, qui est le dieu de la comédie française ; mais ce n’est pas Lucien qui les a fournies.

J’observe d’abord, sur les comparaisons en général ; que c’est une grande injustice, en comparant ensemble deux comédies sur le même sujet, de ne tenir aucun compte de l’invention, et de donner la préférence à la copie, pour peu qu’on y trouve quelque chose de mieux que dans l’original. L’imitation, considérée en elle-même, peut être un ouvrage plus parfait, sans que pour cela l’imitateur soit personnellement préférable à l’inventeur. Dans une pièce de théâtre, l’invention de la fable, des caractères, des situations, doit être comptée pour beaucoup ; et, quand celui qui s’approprie cette invention a rectifié quelques traits d’après le goût et les mœurs de son temps, il ne faut pas lui élever des trophées sur les ruines de la gloire de celui qu’il a heureusement imité : c’est ce qu’on fait depuis longtemps en France, où l’on est convenu de prendre pour du bon goût, et même pour du zèle national, le mépris des anciens, tandis qu’au contraire c’est en révérant les anciens que la littérature nationale s’est accrue et embellie.

Il est évident que les plaisanteries de Molière sont meilleures pour nous que celles de Plaute : il est même certain que plusieurs des plaisanteries de Plaute sont mauvaises pour tout le monde et en tout pays, comme elles l’étaient autrefois pour Horace ; mais le comique de situation appartient tout entier à Plaute, si l’on excepte la scène de Sosie avec sa femme, qui n’est que la contrepartie de celle d’Amphitryon avec Alcmène. Cette contrepartie est fort plaisante pour nous ; mais elle suppose moins de génie que la scène où Amphitryon fait subir à son épouse un interrogatoire si vif, si délicat, si intéressant, et dont le comique est du meilleur genre. Or, cet interrogatoire est de Plaute : les questions de Sosie à sa femme, imaginées par Molière, ne sont que la parodie, le travestissement en comique bas et bouffon, du comique noble de la scène de Plaute. Il est probable que les anciens Grecs et Latins évitaient toute espèce de raillerie sur ce qui touchait aux devoirs de la femme et à l’honneur du sexe : quoiqu’ils se permissent beaucoup de turpitudes et d’infamies, ils respectaient dans leurs bons mots les obligations sacrées des femmes, et la loi qui veut que ce soit vraiment le mari qui soit le père de ses enfants. Ils n’étaient point plaisants sur cet article : jamais ils ne se seraient avisés d’attacher du ridicule au malheur de l’époux outragé : au sein de la débauche ils avaient des mœurs, parce qu’ils les faisaient consister essentiellement dans la pudeur des femmes et la sainteté du lit conjugal.

Molière a donc envisagé ce trait ancien de la mythologie grecque en auteur du dix-septième siècle, vivant dans une monarchie galante, accoutumé à s’égayer aux dépens des maris trompés, prodiguant dans sa gaîté une foule de termes alors comiques, aujourd’hui très ignobles et du plus mauvais ton. Au contraire, l’auteur grec, quel qu’il soit, que Plaute a imité, considère ce commerce singulier du plus grand des dieux avec une femme mariée, non pas comme une aventure joyeuse, mais comme un miracle extraordinaire de la divinité en faveur de la naissance du grand Hercule. En païen dévot, en fervent adorateur de Jupiter, il respecte le caprice du maître de l’Olympe ; son union avec Alcmène est un honneur pour la femme, sans être un déshonneur pour le mari ; il traite avec réserve et décence une fable absurde et ridicule, qui ne pouvait être exposée autrement sur les théâtres de la Grèce païenne, et tout le comique est dans les effets produits par le déguisement de Jupiter en Amphitryon, et de Mercure en Sosie, sans que jamais la raillerie tombe directement sur l’infortune d’Amphitryon considéré comme mari ; sa colère, sous ce rapport, est vive et naturelle sans être plaisante. Molière avait plus de liberté sur cet article, et s’est donné plus de carrière que Plaute ; et c’est une des raisons pour lesquelles il nous plaît davantage.

IV §

Molière s’est donné la peine de composer un prologue pour préparer les spectateurs à l’intrigue de la pièce. Ce prologue est ingénieux, puisque l’esprit du plus fin railleur de l’antiquité s’y trouve réuni avec celui du plus comique des poètes modernes. Les plaisanteries de Lucien, associées à celles de Molière, répandent le sel et l’enjouement sur ce dialogue de Mercure et de la Nuit ; mais c’est bien de l’esprit perdu. Cette agréable conversation, qui se fait dans les nuages, ne descend pas jusqu’à terre ; on n’entend pas les jolies choses que disent Mercure et la Nuit. Quelquefois les acteurs français se font entendre difficilement, lors même qu’ils parlent au bord de la rampe ; jugez de ce qui arrive quand ils parlent en l’air : leurs paroles se perdent dans les nues.

Plaute a fait aussi un prologue, et même fort long : ce n’est pas un dialogue, c’est un monologue de Mercure. Il faut croire que Mercure, dieu de l’éloquence, avait le secret de se faire entendre. Ce qu’il y a pour nous de très remarquable dans ce prologue, c’est ce que dit Mercure sur un abus aujourd’hui poussé jusqu’à l’excès sur nos théâtres modernes.

Il ne faut pas s’étonner si les mêmes abus règnent dans tous les siècles, puisque dans tous les siècles les hommes et les passions sont à peu près les mêmes : la différence vient de l’esprit du gouvernement, qui s’occupe plus ou moins du soin de les réprimer, et du ton de la société, plus ou moins favorable aux passions et aux vices. Dans tous les temps les comédiens ont eu de la vanité ; dans tous les temps ils ont éprouvé le besoin d’être applaudis ; et, pour être plus sûrs de leur fait, ils ont posté dans l’assemblée d’excellents travailleurs avec des mains comme des battoirs. Cela se pratiquait il y a vingt et quelques siècles dans Rome pauvre et vertueuse, comme cela se pratique aujourd’hui dans la riche et brillante ville de Paris. Les honnêtes gens étaient fort scandalisés de ce petit commerce ; et Mercure demande, de la part de Jupiter, qu’on fasse une enquête très sévère de ces applaudissements à gage : « Il faut, dit-il, que des inspecteurs, répandus dans tout l’amphithéâtre, fassent la visite de chaque banc ; et, s’ils viennent à rencontrer quelques-uns de ces gens postés pour applaudir, qu’ils les dépouillent de leur robe, et la prennent pour les gages. »

Nunc hoc me orare à vobis jussit Jupiter,
Ut conquisitores singuli in subsellia
Eant per totam caveam spectatoribus ;
Si cui fautores delegatos viderint,
Ut his in caveâ pignus capiantur togæ.

Mercure veut aussi qu’on poursuive ceux qui forment des cabales pour faire obtenir le prix à un comédien ou à quelque autre artiste, soit qu’ils cabalent eux-mêmes en personne ou par le ministère de leurs agents. Au nom de Jupiter il menace les édiles qui se laisseraient corrompre dans la distribution des prix, d’être punis de la même peine réservée aux citoyens qui employaient la brigue pour obtenir des magistratures.

Chez nous il n’y a point d’édiles, c’est-à-dire, de magistrats de police qui décernent des prix publics aux comédiens. On accorde quelquefois des récompenses particulières à ceux qui se distinguent par le zèle et par le talent : mais, dans certaines occasions brillantes, les comédiens trouvent le secret de se faire couronner : des palmes lancées par des mains officieuses tombent sur le théâtre, accompagnées parfois de mauvais vers. Ce couronnement est toujours arrangé, convenu d’avance entre les intéressés et leurs amis : le public ne prend point de part à la cérémonie ; souvent il la désapprouve, et s’en moque comme d’un mauvais jeu de théâtre. C’est surtout en province que ces couronnes de commande pieu-vent sur la tête des acteurs et des actrices de Paris : ce petit triomphe est toujours l’ouvrage de l’enthousiasme de quelques jeunes provinciaux : ce sont des honneurs frauduleux préparés par l’intrigue, et les menaces de Mercure sont applicables aux instigateurs secrets de ces fêtes, ou, si l’on veut, de ces farces.

Il ne faut pas croire que les agents trop zélés de l’ambition des comédiens soient les seuls objets de la sévérité de Jupiter et de son messager ; le maître des dieux, s’il faut en croire Plaute, « a chargé Mercure de rechercher aussi ceux des comédiens qui apostent des gens pour les applaudir, ou pour siffler quelqu’un de leurs camarades ; et il ne se borne pas à les faire dépouiller de leurs habits de théâtre, il veut encore qu’on leur déchire la peauà grands coups d’étrivières. » Voici le texte original de cette loi cruelle :

Hoc quoque etiam mihi in mandatis dederat,
Ut conquisitores fierent histrionibus,
Qui sibi maudassent, delegati ut plauderent ;
Quive, quo placeret actor, fecissent, minus ;
Eis ornamenta et corium uti conciderent.

Si Mercure, avec de telles maximes, avait pour quelque temps l’inspection de nos spectacles, on y verrait de terribles exécutions, et tout serait bouleversé. Nos mœurs sont plus douces et plus humaines : chez nous chacun peut applaudir tant qu’il veut, à tort et à travers ; mais on n’accorde pas la même licence à ceux qui sifflent. On ne croit pas aujourd’hui, comme du temps de Boileau, qu’il soit permis à un clerc d’aller, pour son argent, attaquer une pièce nouvelle. Nous suivons ce principe de droit : Favores ampliandi, odia restringenda ; c’est-à-dire qu’il faut donner la plus grande extension au sens des articles favorables d’une loi, et restreindre le plus qu’il est possible celui des articles odieux et de rigueur.

Georges Dandin §

I §

Georges Dandin a pour lui les rieurs : c’est dommage que les rieurs soient en petit nombre. Georges Dandin fait beaucoup plus rire qu’une farce de Brunet : par quelle fatalité une farce de Brunet est-elle beaucoup plus suivie que Georges Dandin ? L’intérêt même que je prends à la gloire de Molière me fait regretter qu’il ait souillé quelquefois son excellent comique par des traits de bouffonnerie grossière : par exemple, je n’aime point que la femme de Georges Dandin fasse semblant, de donner à son amant des coups de bâton qu’elle fait tomber sur le dos de son mari ; ce n’est là ni une action ni une plaisanterie de femme. Une femme ne doit donner des coups de bâton ni à son mari ni à son amant ; ce n’est point là la vengeance que la nature lui indique : cela n’est bon que dans les parades. Le jeu de nuit du valet Colin me paraît aussi uniquement propre à réjouir la populace. Molière croyait devoir payer ce tribut au goût de son temps ; mais par combien de traits de la plus fine morale n’a-t-il pas fait excuser ses licences comiques ! La scène de Georges Dandin avec sa femme, au second acte, est admirable. Le mari, grossier et brutal, reproche à sa femme de manquer à la foi jurée ; la femme, fine et adroite, se retranche sur l’usage du monde, qui n’interdit pas aux femmes mariées les plaisirs de la société : on voit à découvert dans ce dialogue toute la discorde d’un mariage mal assorti. Ce défaut d’assortiment ne résulte pas seulement, comme dans Georges Dandin, de l’alliance d’un paysan avec une fille noble ; mais toutes les fois qu’on veut unir la grossièreté avec la politesse, l’esprit avec la bêtise, l’ignorance avec le savoir ; toutes les fois que des convenances d’intérêt assemblent des éléments hétérogènes et des humeurs incompatibles. Les devoirs de la société conjugale sont d’une extrême difficulté à remplir dans tous les pays ou les femmes sont libres : il est vrai que dans ces pays-là la fidélité conjugale est la vertu dont on se soucie le moins.

II §

Dans Georges Dandin on voit un paysan riche qui dérange ses affaires en épousant une fille noble qui n’a rien. Cette espèce d’alliance est beaucoup moins naturelle ; car, si un paysan épouse une fille noble par entêtement pour la noblesse, il a le chagrin de n’avoir que des enfants roturiers, et de rester roturier lui-même : la noblesse de sa femme n’entre point dans la communauté. Le seigneur ruiné, qui épouse une roturière riche, fait sa fortune sans faire beaucoup de tort à sa noblesse.

Il est vrai que Georges Dandin a un privilège particulier ; il s’allie à la maison de la Prudoterie où le ventre anoblit ; il est bien sûr que ses enfants, s’il en a, seront gentilshommes ; mais il n’est pas moins sûr qu’ils auront une autre qualité très propre à relever l’éclat de leur noblesse. Molière a peint admirablement les hobereaux, les gentilshommes campagnards qui, fiers de leurs parchemins, vivaient misérables dans un vieux donjon. M. et madame de Sotenville sont des personnages vrais et comiques ; mais ces mœurs étaient rares du temps même de Molière : ces personnages par conséquent ne sont que des caricatures. Le courtisan Clitandre est faux, railleur et libertin, froid et peu théâtral ; mais il est bon et pris dans la vie commune. La femme de Georges Dandin est un excellent rôle ; c’est une jeune personne qui a de l’esprit, de la fermeté, du caractère, et un merveilleux talent pour l’intrigue. Georges Dandin est un de ces niais de l’ancienne comédie, jaloux et dupes. Il y a beaucoup de naturel, de vérité et de forces comique dans cette pièce ; mais on y trouve aussi beaucoup de farces, et l’on serait tenté de croire que Molière la composa pour le peuple plus que pour les connaisseurs délicats : on se tromperait ; Molière la composa pour une cour polie et brillante : elle fut un des principaux ornements des fêtes que Louis XIV donna à Versailles en 1668. Ainsi les femmes les plus galantes, les plus spirituelles, les plus illustres de l’Europe, dans le siècle du génie, s’amusèrent beaucoup de Georges Dandin, que nos plus petites bourgeoises, que les femmes de chambre mêmes affectent aujourd’hui de mépriser comme une parade triviale indigne de leur attention ; mais la cour de Louis XIV avait de l’esprit naturel, aimait la franche gaîté, le comique qui fait rire : nos bourgeoises et nos soubrettes aiment mieux bâiller avec dignité à des choses qu’elles n’entendent pas, et qui par là même leur paraissent au-dessus du commun ; elles sont pour la délicatesse et pour le sentiment, et craindraient de compromettre l’honneur de leur goût en riant au Théâtre-Français.

Georges Dandin fut donné d’abord sous le titre du Mari confondu. Un mari trompé était autrefois un sujet de comédie très réjouissant pour les grands comme pour les petits : ce n’est pas qu’il y eût autrefois plus de maris trompés qu’aujourd’hui ; probablement il y en avait moins, et c’est peut-être la raison pour laquelle on cachait moins le plaisir que donnait la représentation de cet événement.

Des philosophes ont blâmé les mœurs de la comédie de Georges Dandin : ils n’ont point approuvé une femme mariée qui a des entretiens nocturnes avec un galant, une femme qui méprise, hait et mystifie son mari. Molière, qui a mis cette femme sur la scène, est bien loin de l’approuver ; mais il a voulu faire voir qu’un homme qui épouse une femme contre son gré, avec laquelle il n’a aucun rapport direct d’éducation et de caractère, est puni de sa sottise par les désordres de son ménage. J.-J. Rousseau se fâche de ce qu’on rit du mari, et non de la femme : cela doit être ainsi, parce qu’il n’y a que le mari qui soit ridicule. Molière a voulu que l’on rît de celui qui fait un mariage disproportionné, et que l’on en vît le danger dans la conduite de la femme.

Robinet, auteur d’une Gazette des Spectacles en vers burlesques, cite avec honneur La Thorillière, excellent acteur comique, qui, après avoir été saigné dix fois en huit jours pour une fièvre inflammatoire, quitta brusquement son lit et se trouva bien portant quand il fallut jouer Lubin dans Georges Dandin. Voici encore une anecdote des plus douteuses : on avertit Molière, avant les représentations de Georges Dandin, qu’il y avait à Paris un Dandin fort semblable à celui qu’il jouait sur la scène, et qui pourrait bien ne pas trouver la pièce plaisante. Molière, pour prévenir les effets du mécontentement de ce Dandin, alla lui faire une lecture de sa comédie : politesse qui charma si bien notre homme, qu’il trouva l’ouvrage excellent, et se montra un de ses partisans les plus zélés. Cette finesse n’était pas dans le caractère de Molière, et c’est un conte fait à plaisir comme tant d’autres.

L’Avare §

I §

Depuis dix ans je parle de comédies, et je n’ai presque point parlé de l’Avare. Cette pièce se donne les mauvais jours ; il n’y va personne ; j’ai imité l’injustice du public. L’Avare est cependant un des chefs-d’œuvre de Molière ; mais je ne le place qu’au quatrième rang, après le Tartufe, le Misanthrope et les Femmes savantes : d’abord, parce qu’il est en prose ; ensuite, parce que le comique n’en est pas toujours aussi noble ; enfin, parce que dans l’Avare le caractère principal est le seul, tandis que les trois autres pièces sont pleines d’excellents caractères subordonnés au premier.

On pourrait reprocher à Molière d’avoir manqué à la bienséance et à la vérité théâtrale, en nous présentant un amant domestique dans la maison du père de sa maîtresse. Cela n’arrive presque jamais dans le monde, et il n’est pas décent que cela arrive ; mais cette faute trouve son excuse dans les beautés que l’auteur a su en tirer : on peut dire aussi qu’une telle indécence sert à montrer le désordre qui doit régner dans la famille d’un avare qui néglige l’éducation de ses enfants, pour ne s’occuper que du soin de ses écus.

J.-J. Rousseau a repris injustement, selon moi, un autre défaut de bienséance, qui du moins n’est pas romanesque. Il s’emporte contre Molière, et lui reproche aigrement de nous montrer un fils qui manque de respect à son père. En effet, quand Harpagon dit à son fils : Je te donne ma malédiction, le fils répond très plaisamment : Je n’ai que faire de vos dons. Rousseau ne peut s’empêcher de trouver la plaisanterie excellente. Elle l’est en effet ; mais elle paraît scandaleuse à ce rigide moraliste : comme si Molière, en nous présentant un fils si peu respectueux, donnait la plus légère approbation à son insolence ! Comment un homme qui avait autant d’esprit et de talent que J.-J. Rousseau, est-il resté assez étranger à l’art dramatique pour ne pas voir que le poète comique ne sanctionne point les vices qu’il expose ? Ce n’est point la faute de Molière si un père avare est maudit de ses enfants ; si ce vice odieux, qui étouffe la nature dans le cœur du père, l’étouffe également dans le cœur du fils : son devoir est de nous montrer cet effet de l’avarice. Il n’approuve point les excès du jeune homme ; mais il nous les fait envisager comme la suite naturelle de la dureté et de l’insensibilité du vieillard. On sait bien que Cléante serait beaucoup plus estimable si la bassesse et l’infamie d’un père dénaturé n’affaiblissait point en lui les sentiments de la piété filiale : ce serait un modèle de sainteté et de vertu ; mais ce ne serait pas un personnage de comédie.

Avec quelle vigueur, avec quelle fidélité de pinceau Molière ne nous trace-t-il pas son avare s’isolant de sa famille, voyant des ennemis dans ses enfants qu’il redoute, et dont il n’est pas moins redouté ; concentrant toutes ses affections dans son coffre, tandis que son fils se ruine d’avance par des dettes usuraires, tandis que sa fille a une intrigue dans la maison avec son amant déguisé ! L’avare ne sait rien de ce qui se passe au sein de sa famille, rien de ce que font ses enfants ; il ne sait au juste que le compte de ses écus : c’est la seule chose qui le touche et qui l’intéresse, c’est le seul objet de ses veilles ; l’argent lui tient lieu d’enfants, de parents et d’amis. Voilà la morale qui résulte de l’admirable comédie de Molière ; et, s’il y a quelque tableau capable de faire haïr et, mépriser l’avarice, c’est celui-là. C’est, il est vrai, de la morale très superflue : il y a beaucoup moins d’avares aujourd’hui qu’il n’y en avait du temps de Molière ; et comme il est dans la nature de l’homme de se corriger d’un vice par un autre, la prodigalité a chassé l’avarice ; presque personne n’amasse ; la plupart dépensent plus qu’ils ne possèdent. Les enfants doivent compter sur de grosses dettes, et non sur de gros héritages ; leur patrimoine est dans leur industrie et dans leurs talents : c’est un bien qu’ils en soient persuadés ; il faut qu’ils se disent sans cesse : Ne t’attends qu’à toi seul. On peut trouver étrange qu’un vieux avare devienne amoureux d’une fille qui n’a rien, et veuille l’épouser : si cette passion n’est pas bien naturelle, elle produit des situations bien comiques. On s’étonne aussi qu’un Harpagon ait des chevaux, un carrosse, quatre domestiques, sans que Molière prenne la peine de nous apprendre si la naissance et l’état de cet Harpagon nécessitent cette dépense. Ce qu’il y a de plus défectueux, c’est le dénouement ; mais les spectateurs, après avoir ri pendant tout le cours de la pièce, sont peut-être obligés à quelque indulgence pour une scène moins agréable que les autres.

II §

Cette excellente comédie attaque un vice qui n’est plus à la mode, surtout à Paris. Nous n’avons que la moitié de l’avarice, c’est l’avidité du gain ; l’autre moitié, qui consiste à épargner, à entasser, n’est plus dans nos mœurs : se ruiner est ce qui est le plus au ton du jour : il y a deux modes de ruine, les spéculations et le luxe : quand les deux se réunissent, la chose va plus vite : ceux qui se ruinent appellent cela jouir. Des philosophes prétendent que l’avare jouit plus de l’argent auquel il ne touche pas, que le dissipateur de celui qu’il prodigue. Le prodigue ne fait de tort qu’à lui et aux siens ; l’avare nuit à la société en interrompant la circulation : cela est si vrai, que l’avarice ou même l’économie un peu serrée, généralement répandue parmi les grands et les riches, détruirait le commerce et ruinerait l’État. Le superflu des riches est le nécessaire des pauvres : maxime non moins incontestable en politique qu’en théologie. Si les riches se bornaient au simple nécessaire, le peuple manquerait de tout : grâce au ciel, ce malheur est aussi loin de notre terre que la comète ! L’esprit de dissipation, de luxe et de jouissances, s’est emparé de toutes les classes, et même de celles qui semblaient condamnées aux privations ; les espèces circulent avec une inconcevable rapidité ; la province elle-même, qui jadis se distinguait par l’économie, s’efforce d’imiter le luxe de la capitale, avec laquelle elle a de plus fréquents rapports qu’autrefois : c’est aux femmes qu’on est surtout redevable de cette noble émulation qui entretient dans l’état le plus florissant le commerce des modes, meubles, bijoux et autres superfluités brillantes qui embellissent la vie.

L’avare, en détournant le cours du métal qui porte partout l’abondance et la vie, est un être aussi pernicieux, aussi coupable que celui qui empêcherait l’eau de couler ; c’est un monstre d’égoïsme qui n’est ni père, ni époux, ni parent, ni ami, ni citoyen ; étranger dans la société, il n’a qu’une affection, qu’un plaisir, qu’une jouissance, et il est heureux en fraude sans qu’il lui en coûte rien que le repos. Ce vice était assez commun sous Louis XIV quand Molière composa l’Avare : les nobles avaient seuls alors le privilège de se ruiner, soit en servant l’État, soit en étalant un luxe au-dessus de leur fortune. La consolation des roturiers était de s’enrichir en volant l’État et les nobles ; et, pour cacher leurs larcins, ils avaient soin d’enfouir leurs richesses.

Les traits contre l’avarice sont assez fréquents dans les satires d’Horace ; on peut en conclure que les avares étaient encore assez communs du temps d’Auguste, dans cette capitale qui recelait les trésors du monde. Dans les temps même où les dépouilles des nations s’engloutissaient à Rome sous les premiers empereurs, le luxe pénétra peu dans les provinces de l’empire : l’économie provinciale était passée en proverbe. Tacite nous apprend que son beau-père Agricola fut élevé à Marseille, « ville remarquable par le mélange de la politesse grecque et de l’économie provinciale », locum græcâ comitate et provinciali parcimoniâ mistum. Aujourd’hui, dans notre nouveau système de mœurs, on a partout du luxe, on se ruine partout, parce qu’on agit partout d’après ces trois grands principes de conduite : on ne peut vivre sans être riche ; on n’est jamais riche assez, ni trop tôt ; on n’est heureux qu’autant qu’on paraît riche : petit code de doctrine qui renferme la quintessence de la cupidité et de la prodigalité fondues ensemble.

Plaute a fait une comédie, intitulée en latin Aulularia, ce qui signifie littéralement en français la Comédie de la Cassette. La pièce roule sur une cassette pleine d’or, qu’un pauvre a trouvée, sans en devenir plus riche, car il n’y touche pas : il garde cette cassette, son unique trésor, beaucoup mieux que sa fille qui est nubile ; mais sa vigilance ne peut empêcher que sa cassette et sa fille ne passent en des mains étrangères. La négligence de l’avare à l’égard de sa fille est même poussée si loin, que la jeune personne est près d’accoucher sans que le père s’en aperçoive, quoiqu’il demeure avec elle dans une petite cabane. Un vieillard riche vient lui demander en mariage cette pucelle ; l’avare l’accorde parce qu’on la prend sans dot, et ne se doute pas qu’elle est déjà mère. Le vieillard ne voit point sa future, et ne lui parle pas ; mais il commande un grand festin. La maison de l’avare, à son grand regret, est pleine de cuisiniers : le gendre aurait dû faire apprêter le repas chez lui.

Quand le repas de noces est fait, la mariée fait ses couches : on l’entend dans la coulisse, qui crie presque aussi fort que son père quand il a perdu sa cassette. M. de Voltaire fait un grand crime à Plaute de n’avoir pas fait paraître la fille ; mais, en conscience, l’auteur pouvait-il décemment faire accoucher la fille sur le théâtre ? Cet accident de la mariée apporte quelque changement, non pas au mariage, mais au mari. Le vieux qui a ordonné la fête n’est pas celui qui épouse : il a un neveu jeune et vif ; et l’on sait que chez les anciens, comme chez les modernes, les neveux ont toujours joué de bons tours aux oncles dans les comédies : c’est le neveu qui a commencé par où il devait finir, et qui se trouve père avant que d’être époux. La noce répare ce bouleversement dans l’ordre des temps ; la mère n’en fait aucun reproche à son fils, et l’oncle prend la chose en véritable oncle de comédie.

C’était ordinairement dans le tumulte des fêtes religieuses de la Grèce qu’il arrivait malheur aux jeunes filles : on les y menait par dévotion ; on revenait tard ; la fille se perdait dans la foule ; elle rencontrait un jeune homme dans l’obscurité ; le jeune homme, échauffé par le vin, abusait de la rencontre ; sans déclaration, sans discours superflus, il mettait le moment à profit ; et la fille, en rentrant au logis, disait qu’elle s’était égarée. Pareille aventure fait le fond de plusieurs comédies anciennes. C’était aux veillées de Cérès que le neveu avait rencontré la fille de l’avare, qui n’était accompagnée que d’une vieille servante : telles étaient les mœurs grecques, beaucoup trop naturelles sans doute, et très peu galantes. Au reste, ce neveu si expéditif est au fond un bon et honnête jeune homme ; il va trouver le père, lui avoue son crime, et propose de l’expier en épousant la jeune fille à la place de son oncle. C’est dans cette conversation que se trouve la plaisante méprise de l’avare, qui prend l’amant de sa fille pour le voleur de sa cassette. Molière en a tiré un grand parti : son dialogue est plus comique que celui de Plaute ; mais je crois que M. de Voltaire a été un peu trop rigoureux envers le poète latin, quand il a dit que Plaute n’avait inventé cette situation que pour la manquer. La preuve qu’il en donne me paraît très faible : « Qu’on en juge, dit-il, par ce seul trait : l’amant de la fille ne paraît que dans cette scène ; il vient sans être annoncé ni préparé, et la fille elle-même n’y paraît point du tout. » J’ai déjà fait voir que Plaute n’avait point eu tort de ne pas faire paraître sur la scène une fille en mal d’enfant ; les autres reproches ne sont pas mieux fondés : le critique est habitué à parler très légèrement des anciens. Il est faux que l’amant ne paraisse que dans la scène avec l’avare ; car il paraît avec sa mère dans la scène septième du quatrième acte : c’est là qu’il entend les cris qu’arrachent à la jeune personne les douleurs de l’enfantement ; on le voit encore dans la scène suivante où l’avare déplore la perte de sa cassette. L’amant, témoin du désespoir de ce bonhomme, s’imagine qu’il s’afflige du déshonneur et de l’accouchement précoce de sa fille : il est suffisamment annoncé et préparé dans ces deux scènes. Après sa longue explication avec son futur beau-père, l’amant est encore en action dans les trois scènes du cinquième acte ; ainsi ce personnage paraît de bon compte dans six scènes, et Voltaire prétend qu’il ne paraît que dans une seule : c’est ainsi que nos brillants modernes jugent les anciens sans les étudier et même sans les lire ; ils croient en les insultant leur faire encore beaucoup d’honneur. Les juges ont beau jeu : ce ne sont pas des particuliers très connus qu’ils condamnent à tort et à travers ; ce sont au contraire des gens très inconnus, des hommes d’un autre monde, des étrangers dont le beau monde n’entend point la langue, ne connaît point les mœurs et les usages, des misérables qui vivaient il y a quelques milliers d’années à mille lieues de notre pays, et par conséquent qui n’ont pu avoir ni esprit, ni goût, ni sens commun.

Voltaire ne peut cependant refuser à ce Plaute quelque estime, pour la variété de ses caractères et la vivacité de ses intrigues ; il prétend même que c’est ce que Rome a eu de meilleur : il le met sans façon au-dessus de Térence et de Cæcilius, aussi indiscret dans ses éloges que dans ses censures. Ses jugements, soit en bien, soit en mal, sont énoncés d’une manière si frivole, qu’ils ne tirent point à conséquence : il vaut mieux, sur les comiques latins, en croire Horace que M. de Voltaire. Horace gronde le peuple romain d’avoir applaudi les vers et les bons mots de Plaute :

At nostri proavi plautinos et numeros et
Laudavêre sales nimium patienter utrumque,
Ne dicam stulti.

« Nos pères, dit-il, ont montré beaucoup de patience, pour ne pas dire de sottise, dans la manière dont ils ont accueilli les plaisanteries et la versification de Plaute. » Ce poète, en effet, est plein de jeux de mots dignes de Brunet ; mais il a du mouvement, de la chaleur et de la force comique. Cependant, quoique Térence soit un peu froid, il a tant de pureté, d’élégance et de goût, sa morale est si douce et si aimable, il a tant de sentiment, que sa lecture me paraît infiniment plus agréable que celle de Plaute : cette différence tient aussi à la nature des modèles qu’ils ont suivis ; car Plaute et Térence ne sont que des traducteurs de comédies grecques. Térence, homme d’un goût délicat, poli par le commerce de Scipion, de Lælius, et de tout ce qu’il y avait de bonne compagnie à Rome, crut devoir s’attacher à l’imitation de Ménandre, le plus parfait des comiques grecs, écrivain pétri de grâces, et sur les éloges duquel les anciens critiques ne tarissent pas. Il est vrai que Térence ne réussit pas à faire passer dans ses copies toutes les perfections de l’original. Jules César ne lui trouvait pas assez de verve ; il l’appelle un demi-Ménandre ; mais c’est beaucoup pour un Africain affranchi d’un Romain, et vivant dans un siècle encore grossier, d’être une moitié de Ménandre. Quelle bonne fortune pour la plupart des traducteurs et imitateurs des anciens, s’ils étaient seulement la moitié de l’auteur qu’ils ont traduit, imité, soit en vers, soit en prose ! Nous serions heureux d’avoir en notre langue des demi-Homère, des demi-Virgile, des demi-Anacréon et des demi-Horace.

Ce qui rend Térence extrêmement précieux, c’est que de traducteur il est devenu original. L’injure des temps nous a ravi Ménandre ; Térence est le seul qui nous fasse connaître ce poète charmant ; en doublant toutes les qualités du demi-Ménandre, on peut se former une idée assez juste du Ménandre entier. Malheureusement sur une très grande quantité de comédies, Térence n’en a traduit que quatre qui peuvent presque compter pour huit ; car, l’extrême simplicité des Grecs ne convenant point aux Romains, Térence fondait ensemble deux comédies de Ménandre pour en faire une ; et lui-même l’avoue dans ses prologues.

Un homme qui, pour vivre, tournait, dit-on, la meule chez un meunier, ne devait pas être si délicat que Térence sur le choix de son auteur. Plaute n’alla point le chercher dans Athènes, séjour de la politesse et de la fine plaisanterie ; il s’arrêta dans la Sicile : il est vrai que la langue, les mœurs et les arts des Grecs se retrouvaient dans cette île opulente, mais tout cela avec goût de terroir ; l’air de Syracuse n’était point celui qu’on respirait dans Athènes. Les Siciliens étaient vifs, railleurs, spirituels, mais peu délicats sur la plaisanterie, très éloignés de la finesse et de la grâce des Athéniens. Le Ménandre de Plaute fut Épicharme, un des plus célèbres poètes de la Sicile. Notre garde-moulin ne fut pas cependant étranger au théâtre d’Athènes. Parmi ses comédies il y en a une de Démophile, deux de Diphile, deux de Philémon, trois comiques attachés à la scène athénienne. Telle était encore la rudesse de la langue et des mœurs romaines au temps où Plaute écrivait, que lui-même, parlant de ses traductions, semble annoncer que le style en est barbare ; c’est ainsi qu’il s’exprime dans le court prologue de l’Asinaria :

Huic nomen græcè est Onagos fabulæ ;
Demophilus scripsit ; Marcus vertit barbarè.

C’est-à-dire : « Le nom grec de cette pièce est Onagos, l’Ânier, ou le Conducteur d’ânes ; Démophile en est l’auteur ; Marcus Plautus l’a traduite en langage barbare. » Barbare est ici synonyme de latin ou étranger. Les Grecs, orgueilleux de leur goût et de leurs arts, donnaient le nom de barbare à tout ce qui était étranger à leur pays ; et il est très vrai qu’à l’époque de la seconde guerre punique, les Romains, en comparaison des Grecs, étaient encore des barbares sous le rapport des arts et des lettres, puisque Horace déclare que même de son temps la littérature latine offrait encore des traces de rusticité :

…… Hodièque manent vestigia ruris.

Les Fourberies de Scapin
et
Pourceaugnac §

I §

Le sévère Boileau, après avoir exposé, dans son Art poétique, les caractères de la bonne comédie, en fait l’application à Molière en ces termes :

C’est par là que Molière, illustrant ses écrits,
Peut-être de son art eût remporté le prix,
Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures
Il n’eût point fait souvent grimacer ses figures,
Quitté pour le bouffon l’agréable et le fin,
Et sans honte à Térence allié Tabarin.
Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe,
Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope.

Une extrême sévérité fait toujours au censeur un devoir plus indispensable de la justesse et de l’exactitude. Molière, dans ses doctes peintures, ne s’est point montré l’ami du peuple : le Misanthrope, le Tartufe, les Femmes savantes, l’Avare, sont de doctes peintures dont les figures ne grimacent point. Les pièces où Molière s’est permis d’allier Térence à Tabarin ne peuvent être appelées de doctes peintures ; ce sont des caricatures plaisantes et originales, dont la bouffonnerie et l’exagération sont toujours excusées par d’excellents traits de mœurs : ces caricatures n’empêchent pas que Molière, dans ses doctes peintures, n’ait incontestablement remporté le prix de son art. Le peut-être fait tort à Molière et à Boileau ; il semble avoir été appelé là, moins par la raison et la justice que par le besoin du vers.

Ce n’est pas toujours pour le peuple que Molière a fait ses farces. Personne n’a observé que plusieurs ont été composées exprès pour la cour, alors la plus polie et la plus galante de l’Europe. Si le Médecin malgré lui fut accordé au goût du peuple, le Mariage forcé, Georges Dandin, Pourceaugnac, la Comtesse d’Escarbagnas, sont des farces qui embellirent les plus brillantes fêtes de la cour, et dont elle eut les prémices. C’est au Louvre, c’est à Versailles, à Saint-Germain, à Chambord, que ces pièces, dont notre délicatesse se scandalise aujourd’hui, firent l’amusement des femmes les plus aimables et les plus spirituelles de la France. On ne les abandonna au peuple de Paris qu’après que le roi, les princes et les plus grands seigneurs en eurent passé leur fantaisie.

Molière avait déjà produit la plus grande partie de ses chefs-d’œuvre quand il s’avisa, deux ans avant sa mort, de composer les Fourberies de Scapin dans le goût de l’ancienne comédie grecque ; je dis comédie grecque, car il ne nous reste rien de la comédie latine. Plaute et Térence ne sont que des traducteurs de poètes grecs ; et ces poètes grecs étant absolument perdus pour nous, les traducteurs sont devenus des originaux. Dans les Fourberies de Scapin, Molière a imité le Phormion de Térence ; de même que dans l’École des Maris il a imité les Adelphes du même auteur ; de même que dans l’Amphitryon et dans l’Avare il a mis à contribution l’Amphitryon et l’Aululaire de Plaute.

Nos littérateurs sont convenus de donner toujours à notre comique français une immense supériorité sur les Grecs et les Latins, et cela par la seule raison que Molière est plus conforme à notre goût et à nos mœurs ; sans se donner la peine de peser, d’examiner ; sans même avoir assez d’érudition pour établir un parallèle. Cette aveugle partialité est très nuisible aux lettres : quelle que soit mon admiration pour Molière, j’avoue que le Phormion du poète grec Apollodore, traduit ou imité par Térence, me paraît supérieur aux Fourberies de Scapin ; on y remarque surtout plus de grâce et d’élégance, des peintures de mœurs plus vraies et plus naturelles, un comique plus noble et d’un meilleur ton. Les vieillards de Térence sont moins Cassandres, et le parasite Phormion a un caractère qui se rapproche beaucoup plus de la bonne comédie que celui de Scapin.

Ce Scapin, qui fait tant de folies, dit cependant quelquefois les choses les plus sages ; sa tirade sur les dangers de la chicane est un morceau admirable. Quand on entend, d’un côté, tant de plaisanteries au théâtre sur les médecins, les procureurs et les juges ; et de l’autre, quand on voit dans le monde que les médecins, les procureurs et les juges n’en ont pas moins de pratiques, on doit être convaincu de l’impuissance de la comédie pour la réforme des mœurs. D’après l’affreux tableau tracé par Scapin du malheur des procès, il semble qu’il n’y a que ceux qui ont tort qui devraient plaider ; ceux qui ont raison devraient toujours s’accommoder ; mais on doit compter que toutes les sottises humaines fondées sur des passions resteront incurables, nonobstant tous les beaux discours des beaux-esprits, en dépit de toute la philosophie des livres et du théâtre. Tous ceux qui écrivent pour avancer les lumières devraient bien commencer par écrire pour arrêter les passions. Dans le Phormion de Térence il y a une scène assez plaisante, non pas sur les procureurs, mais sur les avocats. Un vieillard veut faire casser le mariage de son fils, et consulte sur ce projet trois avocats : l’un répond qu’on peut casser le mariage ; l’autre, qu’on ne le peut pas ; le troisième est d’avis qu’on en délibère plus amplement, vu l’importance de l’affaire : ce qui fait qu’après la consultation le vieillard est un peu plus incertain qu’auparavant.

Molière ne s’est fait aucun scrupule de prendre deux scènes du Pédant joué de Cyrano de Bergerac : « elles sont bonnes, disait Molière ; donc elles m’appartiennent. » Le raisonnement n’est pas aussi faux qu’il le paraît d’abord : deux bonnes scènes sont perdues dans une mauvaise pièce ; elles appartiennent à celui qui peut les rendre au public en les insérant dans un bon ouvrage.

L’une de ces scènes empruntées est celle de la galère ; scène que Molière a rendue fameuse, et qui a donné lieu à un mot plaisant de la célèbre Lecouvreur. Le comte de Saxe avait imaginé une galère sans rames et sans voiles, qui, à l’aide d’un certain mécanisme, devait remonter la Seine, de Rouen à Paris, en vingt-quatre heures. Il obtint un privilège d’après le certificat de deux savants qui attestaient la bonté de sa machine ; il se ruina en frais pour la faire construire, et la mettre en état d’aller ; jamais il ne put en venir à bout : il éprouva que la théorie des savants est souvent démentie et confondue par la pratique. Mademoiselle Lecouvreur, sa maîtresse, apprenant le mauvais succès de tant de dépenses, s’écria : Que diable allait-il faire dans cette galère !

II §

Pourceaugnac est bien inférieur au Malade imaginaire : ce n’est véritablement qu’une farce, et le Malade imaginaire est une comédie de caractère. Molière a mêlé dans Pourceaugnac aux satires de la médecine la caricature d’un niais qu’il fait venir de Limoges. Il s’en faut bien que l’on sente aujourd’hui, comme autrefois, le sel des épigrammes de Molière contre les médecins. C’était, de son temps, un corps plus important, plus respecté, plus vénérable aux yeux du peuple par un extérieur scientifique : la robe, le bonnet, le rabat, un air rébarbatif, le latin de l’école, tout contribuait à leur donner l’air de pédants maussades, digne gibier de comédie : ils étaient si graves et si tristes, que pendant un certain temps on les condamna au célibat, comme n’étant propres qu’à faire peur aux femmes. Les railleries sur cette étrange espèce d’animaux raisonnant, et sur leur corporation, qu’on appelait alors la faculté, devaient produire un effet bien plus piquant lorsqu’on avait sous les yeux, dans le monde, les originaux des copies ridicules que l’on exposait au théâtre. Ces copies ne nous paraissent plus aujourd’hui que des caricatures qui sentent la parade, parce que nous sommes environnés de médecins aimables, galants, enjoués, polis, élégamment vêtus, et figurant encore mieux dans les plaisirs de la société qu’au chevet d’un malade.

III §

Virgile demandait autrefois aux muses pastorales la permission de s’élever au-dessus des champs et des bois ; je demande aujourd’hui aux muses théâtrales, à Melpomène, à Thalie, la permission de descendre aux farces les plus populaires ; mais cette permission ne regarde point les farces de Molière qui sont privilégiées. Lors même que ce grand homme a voulu divertir le peuple par des bouffonneries, il a mis à côté, pour les honnêtes gens, d’excellents traits de comédie : les Fourberies de Scapin offrent beaucoup de scènes qui ne sont pas indignes de l’auteur du Misanthrope ; on ne le reconnaît pas, il est vrai, dans le sac où Scapin enveloppe son vieux maître pour lui donner des coups de bâton tout à son aise ; mais cette parade, toute grossière qu’elle est, nous apprend du moins qu’on se perd quelquefois soi-même en voulant se venger. Scapin, très heureux dans les fourberies qu’il imagine pour favoriser deux jeunes amants, échoue dans le projet de vengeance qu’il forme pour lui-même ; on voit encore dans cet incident que le plus fin peut être pris, quand il compte trop sur son adresse et sur la sottise des autres.

Cette comédie n’est pas dans nos mœurs ; c’est son plus grand défaut : cependant les fourberies sont dans les mœurs de tous les temps et de tous les pays ; les fourberies sont assez à la mode dans le nôtre : Scapin serait aujourd’hui un chevalier d’industrie très distingué dans son art, et ses prouesses seraient dignes de fixer les regards de la police.

Pourceaugnac n’est pas une pièce de carnaval, une pièce faite pour le peuple ; elle fut composée exprès pour le plaisir du roi et de toute la cour. Pourceaugnac fit partie d’une fête que Louis XIV donnait à Chambord ; et cette comédie, que les femmes même du peuple font gloire aujourd’hui de dédaigner, fit l’amusement des dames les plus nobles, les plus délicates et les plus spirituelles d’une cour renommée dans l’Europe pour sa politesse. Il n’y a pas de si petite bourgeoise qui ne fasse aujourd’hui la grimace à Pourceaugnac, et à qui les seringues et les lavements ne donnent des nausées ; on les entend s’écrier : « Fi l’horreur ! peut-on s’amuser de ces platitudes dégoûtantes ? » Mon opinion est qu’on ne peut pas forcer aujourd’hui les bourgeoises à trouver plaisant ce qui faisait pâmer de rire les princesses dans le dix-septième siècle. Louis XIV était naturellement grave et sérieux, toujours fort ennuyé, et ne devant qu’à sa dignité l’avantage de n’être pas ennuyeux. Avec ce caractère, il aimait les farces, parce qu’elles le faisaient rire. Rire sur le trône est un si rare bonheur ! Louis XIV n’avait pas peur de déroger, en riant aux éclats du comique le plus bouffon. Dans ce temps-là on tenait pour la comédie qui fait rire ; les acteurs comiques avaient plus de vogue que les amoureux : on s’exerçait beaucoup à bien jouer la farce, parce que les farces réussissaient, et parce qu’il y avait toujours de l’esprit dans les farces. Mais nous qui avons plus d’esprit, de délicatesse et de goût qu’on n’en avait dans ce temps-là, nous n’aimons que les farces qui ne signifient rien, les farces sans esprit et sans sel, et nous les voulons seulement en certains endroits du boulevard : ailleurs nous sommes graves et d’humeur difficile ; un mot nous effarouche ; un aimable abandon, une heureuse folie ne trouve que des censeurs chagrins : loin d’être libertins au Théâtre-Français, nous y sommes des rigoristes ; nous ne savons point rire de ce qui est vraiment ridicule, mais nous savons très bien nous ennuyer, et nous avons une grande estime pour ce qui nous ennuie.

Remarquons bien que Pourceaugnac est le type, l’origine et le modèle de ces innombrables farces où il s’agit de berner un provincial imbécile qui a la témérité de vouloir épouser une jolie fille, contre l’usage de la scène et la volonté des auteurs comiques. Il est établi au théâtre, comme maxime fondamentale, qu’il n’y a qu’un joli garçon, un jeune officier, un petit-maître, qui puisse être le mari d’une jolie fille : c’est à peu près le contraire de ce qui arrive dans le monde, où l’intérêt et les convenances se moquent des lois théâtrales. Pourceaugnac n’est probablement pas la première pièce faite sur ce sujet, mais elle vaut mieux que toutes celles qui l’ont précédée ; et, ce qui est plus extraordinaire, elle est restée la meilleure de toutes celles qui l’ont suivie. Dans ce genre même de la farce, Molière est le maître, comme il l’est dans la haute comédie : après Pourceaugnac, les meilleures pièces que je connaisse sur ce sujet, sont les Vendanges de Surêne, de Dancourt, et le Tour de Carnaval, de l’auteur de l’École des Bourgeois. Cet auteur, qui s’appelait Dalainval, et qui s’est immortalisé par un chef-d’œuvre sur la scène française, eut dans son temps peu de vogue ; il vécut obscur et pauvre, parce qu’il avait un vrai talent, et parce que le métier d’auteur dramatique était alors un des plus mauvais qu’il y eût dans le monde, quand on ne savait pas intriguer. Le Tour de Carnaval donne moins dans la farce que les Vendanges de Surêne ; peut-être y a-t-il moins de verve. Cette pièce de Dalainval est une comédie d’intrigue assez régulière et très plaisante, que l’on pourrait jouer aujourd’hui avec succès si l’on avait pour cela des acteurs, et s’il ne fallait pas laisser les moyens de vivre aux auteurs vivants. Ces deux ouvrages me paraissent les deux copies de Pourceaugnac qui approchent le plus de l’original ; tant nous avons fait de progrès dans la comédie depuis cent quarante et un ans ! Pourceaugnac fut joué à Chambord au mois d’octobre 1669.

Le Bourgeois gentilhomme §

I §

La longue habitude où sont les comédiens français de donner le Bourgeois gentilhomme dans les jours consacrés à la joie, et surtout la cérémonie burlesque qui termine cette pièce, accoutume un certain genre de spectateurs à la regarder comme une farce. Les connaisseurs y découvrent des beautés qu’ils cherchent en vain dans nos comédies modernes du meilleur ton : d’ailleurs, les farces mêmes de Molière sont encore supérieures aux homélies dramatiques de quelques grands docteurs de nos jours ; l’auteur du Tartufe et du Misanthrope se reconnaît jusque dans la licence de ses bouffonneries ; c’est un philosophe ivre qui vaut mieux qu’un bel-esprit à jeun.

Quoiqu’il n’y ait plus aujourd’hui ni gentilshommes ni bourgeois, le Bourgeois gentilhomme n’en est pas moins une comédie très agréable ; elle devait, il est vrai, avoir encore plus de sel dans le temps où le respect pour la noblesse était dans toute sa force, et lorsque le prestige de la cour fascinait tous les esprits ; mais il y a dans cet ouvrage un fond si riche, le ridicule que Molière y attaque est si propre à la nature humaine, il est peint avec tant de vigueur et de vérité, qu’un pareil tableau, même après avoir perdu quelque chose de la fraîcheur de son coloris, est toujours très saillant et très comique. La sotte manie de s’élever au-dessus de son état n’est-elle pas de tous les temps ? L’imitation maussade du bon ton et des belles manières n’est-elle pas toujours un objet très risible ? Combien ne voyons-nous pas encore aujourd’hui de gens bien embarrassés à concilier leurs sentiments et leur éducation avec leur opulence subite ! Combien de parvenus sont persuadés, très heureusement pour la société, qu’avec les mêmes richesses que les ci-devant seigneurs de la cour, ils doivent avoir les mêmes mœurs, le même luxe et les mêmes airs ! N’est-ce pas cette ambition de singer ceux auxquels ils ne ressemblent que par la fortune, qui alimente aujourd’hui le commerce et les arts ! Le nouveau riche commande une magnifique bibliothèque, et sait à peine lire ; il ne connaît que des enseignes de tavernes, et veut avoir des tableaux ; quoiqu’il n’ait jamais pu chanter qu’au lutrin, il a un virtuose italien pour maître de musique, et Gardel désespère de lui faire tourner les pieds. S’il n’y a plus de bourgeois gentilshommes, il y a beaucoup de manants enrichis qui travaillent à se donner des grâces, et qui s’y prennent fort maladroitement. On ne rencontre que des Turcarets libertins par ton, avares par nature, prodigues par vanité, protecteurs des arts et des talents uniquement pour se mettre à la mode, mais qui, au fond, ne savent pas distinguer Rode d’avec les ménétriers de la Courtille, et Garat d’avec les chanteurs du Pont-Neuf. Ce qui nous manque absolument, c’est un Molière pour les peindre, et encore je ne sais s’il réussirait : ces originaux sont en force partout ; ils donnent le ton ; ils accaparent l’opinion des femmes qui vont au solide : d’ailleurs, le mélange de toutes les conditions et la nouvelle organisation de la société protègent le ridicule ; le public en est peu frappé, et les traits les plus plaisants de Molière lui-même viendraient se briser contre l’épaisse indifférence des spectateurs.

Rousseau s’est étrangement mépris lorsqu’il a reproché à Molière de favoriser les vices, parce qu’il nous présente une image trop naturelle de la société, un sot dupe d’un fripon : Molière, en se moquant du sot, est bien loin d’approuver le fripon ; il fournit au contraire des armes contre lui, et sa pièce était un excellent préservatif contre les ruses de ces chevaliers d’industrie qui jouaient les gens de qualité, de ces aventuriers qui, sous un nom emprunté et sous un faux air de cour, levaient un tribut sur la crédulité des badauds. Parce qu’on rit des tours que Dorante joue à M. Jourdain, Dorante n’est pas pour cela l’honnête homme de la pièce, pas plus que Scapin lorsqu’il dérobe de l’argent à Géronte.

II §

Les trois premiers actes de cette pièce sont dignes de Molière : le dénouement, la cérémonie turque, les petits ballets qui forment les entr’actes, tout cela donne à ce chef-d’œuvre l’air d’une farce. Molière a souvent eu cette complaisance pour le peuple ; il le connaissait bien, puisque aujourd’hui même, dans le siècle de la philosophie et des lumières, la réception du mamamouchi, les danses des marmitons et des garçons tailleurs, sont un stimulant assez actif de la curiosité publique, pour que les entrées de faveur et les billets gratis soient suspendus sur l’affiche. Le Bourgeois gentilhomme, ainsi que le Malade imaginaire, deux ouvrages où le génie semble avoir des moments d’ivresse, sont regardés aujourd’hui comme des comédies de carnaval ; elles sont abondamment nourries et même engraissées de comique : nos pièces modernes, au contraire, si desséchées et si maigres, peuvent passer avec justice pour les comédies de carême.

Quoique ce soit une faiblesse naturelle à l’homme de vouloir s’élever au-dessus de son état, ce n’est que sous le règne de Louis XIV qu’un poète a pu concevoir l’idée de cette manie particulière du Bourgeois gentilhomme. Sous les règnes précédents il y avait peut-être plus de véritable fierté, plus de grandeur d’âme, un sentiment plus vif de la noblesse ; mais Louis XIV, celui de tous les princes qui, si l’on peut parler ainsi, a le mieux su son métier ; Louis XIV, le premier dans l’art de tenir une cour, a réussi plus qu’aucun autre à subjuguer l’admiration du vulgaire. Sous son règne la cour fut un sanctuaire ; tous ceux qui n’y étaient pas admis étaient des profanes. Jamais le simple bourgeois n’eut une superstition plus aveugle pour les gens de qualité ; jamais la ville n’eut un respect plus religieux pour la cour. Paris alors n’était pas réellement la capitale de la France, c’était Versailles ; le courtisan était un dieu pour le citadin. Il ne suffisait pas alors d’être riche ; l’or ne pouvait suppléer à la naissance ; un immense intervalle séparait l’opulence roturière de la noblesse même la plus indigente ; il y avait alors quelque chose au-dessus de la puissance des écus : le financier ne pouvait, sous peine du ridicule, étaler le luxe du marquis. Je n’examine point si c’était une bonne politique dans Louis XIV, de rendre sa cour le centre de la monarchie, et de régner par l’opinion plus que par la force ; j’examine encore moins si le privilège de la richesse vaut mieux que celui de la noblesse ; je ne raisonne point, je raconte.

Un riche bourgeois, qui veut imiter les gens de qualité, était donc sous Louis XIV un personnage très comique : ce genre de ridicule devait être piquant surtout pour la cour. Cependant la première représentation de cette pièce y fut très mal accueillie ; quelques traits un peu bouffons révoltèrent l’injuste délicatesse des courtisans ; c’était pour les marquis une belle occasion de se venger de Molière : le silence de Louis XIV laissait un champ libre aux critiques ; mais à la seconde représentation le monarque parla, et les critiques furent confondus : la pièce avait réjoui le roi, les courtisans la trouvèrent d’un excellent comique : dans une cour cela doit être ainsi, ou il ne faut point avoir de cour.

On prétend que Molière a fait le portrait de sa femme dans la scène de Cléonte et de Covielle : si l’anecdote est vraie, on conçoit qu’une telle femme a pu faire le malheur d’un mari amoureux et jaloux. Le fameux Lulli composa la musique des ballets du divertissement qui termine la pièce ; il joua plusieurs fois devant le roi le rôle du mufti ; mais quelques jours après, lorsqu’il voulut être reçu secrétaire du roi du grand collège, ce fut pour lui un titre d’exclusion ; cette illustre compagnie déclara qu’elle ne voulait point d’un farceur. Lulli porta ses plaintes à Louvois, qui ne put s’empêcher d’approuver la délicatesse de messieurs les secrétaires du roi. « Comment ! s’écria le musicien, si le roi vous ordonnait de danser, pourriez-vous le refuser ? » Le ministre, écrasé par cet argument, fit entendre à messieurs du grand collège qu’un farceur qui divertissait le roi était un artiste très important qui ne pouvait qu’honorer la compagnie.

Il paraît que, du temps de Molière, les arts, tels que la danse, la musique, l’escrime, étaient réservés à la noblesse : aujourd’hui ces mêmes arts sont la base de l’éducation commune. La plus grande partie du temps des élèves est occupée par ce qu’on appelle des maîtres d’agréments ; tout nous promet une génération brillante de musiciens et de danseurs : jamais, dans tous les états, on ne s’est tant livré aux talents agréables, et la moindre marchande est plus souvent au piano qu’au comptoir.

Les sophismes ridicules des maîtres de danse et de musique, sur l’importance de leur profession, ressemblent beaucoup à l’enthousiasme, ou plutôt au fanatisme pour ces deux arts, qui est aujourd’hui la folie à la mode. C’est très sérieusement que certains philosophes pensent et disent hautement que la prospérité des empires est fondée sur la perfection de la danse et de la musique. Plût au ciel que cette maxime fût véritable ! notre prospérité serait appuyée sur des fondements inébranlables.

La scène du maître de philosophie est une critique très enjouée d’un livre de grammaire qui avait alors quelque vogue : rien n’est assurément plus comique que cette dissertation pédantesque sur les mouvements de la bouche et des lèvres dans la prononciation des voyelles et des diphtongues ; mais nos grammairiens-métaphysiciens me paraissent encore beaucoup plus ridicules. Nous en avons un entre autres qui, dans cette partie, a poussé l’extravagance à un point que Molière n’aurait pas même soupçonné. Son philosophe n’est que minutieux et puéril ; notre grammairien est absurde et inintelligible. Quelle admirable leçon dans cet emportement furieux du philosophe, qui vient de prêcher la modération et la patience ! Molière nous apprend ce que nos philosophes modernes ont ignoré, que les hommes ne se conduisent point par leurs lumières, mais par leurs passions. C’est peut-être une des vérités morales et politiques les plus nécessaires au bonheur et au repos de la société ; c’est pour l’avoir méconnue que tant de sophismes insensés ont bouleversé le monde.

III §

Voltaire, dans ses jugements sur les comédies de Molière, applique au Bourgeois gentilhomme ces vers de La Fontaine :

Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages.

« La vanité, dit-il, attribut de l’espèce humaine, fait que les princes prennent le titre de rois, que les grands seigneurs veulent être princes. » Comment Voltaire, qui connaissait si bien l’esprit des cours et des gouvernements, et les courtisans, a-t-il pu tenir un langage si peu exact ? La vanité sans doute est un attribut de l’espèce humaine ; mais cette vanité est nécessairement renfermée dans certaines limites par les mœurs et les usages ; cette vanité ne fait point que les princes prennent le titre de rois ; ils ne le prennent point d’après leur fantaisie, mais il leur est quelquefois conféré d’après des arrangements politiques émanés d’une autorité compétente. Voltaire, qui avait si longtemps vécu à la cour de Frédéric, le second roi de sa famille, ignorait-il que le père de ce monarque, qui avait le premier fait entrer la royauté dans la maison de Brandebourg, n’avait pas pris ce titre par une vaine ambition, mais qu’il l’avait acquis par ses richesses, sa puissance et sa force militaire, devenues supérieures à celles d’un simple électeur ? Il y a dans les cours de l’Europe une étiquette sévère qui règle les rangs, les préséances, les droits et les dénominations honorifiques ; il ne faut donc point prendre à la lettre les expressions de La Fontaine. Les envoyés des petits princes n’ont le titre d’ambassadeurs que lorsque l’étiquette et les formes diplomatiques le permettent ; les marquis n’ont point de pages, quoiqu’ils désirent en avoir : La Fontaine s’est servi de cette figure pour nous faire entendre que la plupart des hommes ont la manie de s’élever au-dessus de leur condition. Cette manie même n’est pas toujours blâmable et ridicule ; il y a une ambition louable qui n’est qu’une noble émulation : il est beau de s’élever au-dessus de son état et de son sort, lorsqu’on ne doit son élévation qu’à ses vertus et à ses talents. Ce n’est point de cette espèce d’ambition que Molière s’est moqué dans le Bourgeois gentilhomme : il n’a voulu peindre que l’imitation burlesque du luxe et des manières des nobles, dans un bourgeois sans esprit, sans éducation, et que la vanité a rendu fou.

Le comique de ce personnage naît de l’extrême disproportion et du contraste frappant de ses idées, de ses sentiments, de sa tournure, avec le ton, les airs et les manières qu’il veut prendre ; c’est la mascarade d’un rustre déguisé en courtisai : sa gaucherie dans tous ses exercices, son langage trivial, sa grossièreté ignoble, qui le rendent le jouet de ses maîtres, en font un objet très plaisant pour le public. Ce que dit M. Jourdain à son maître d’armes, quand il lui apprend à tuer un homme par raison démonstrative, est un coup de pinceau admirable : « De cette façon donc un homme, sans avoir du cœur, est sûr de tuer son homme, et de n’en être point tué ? » C’est bien là la réflexion d’un manant aussi sot que lâche, qui croit avoir trouvé un secret pour tuer et n’être point tué, sans avoir besoin de courage ; et le charlatanisme du maître n’est pas moins comique que la bassesse du bourgeois. Il répond à M. Jourdain : « Sans doute ; n’en vîtes-vous pas la démonstration ? » La démonstration d’une chose qui dépend absolument de la présence d’esprit, de la vivacité du coup d’œil, de la vigueur du poignet, de l’adresse unie à la force ! M. Jourdain ne prend pas garde à l’impropriété du terme et à l’extravagance de la promesse, tant il est transporté du plaisir de pouvoir tuer un homme sans avoir du cœur !

Lorsque le bourgeois gentilhomme demande au maître de philosophie de lui tourner à la mode cette phrase : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour, le maître bouleverse l’ordre naturel des mots de la phrase de plusieurs manières toutes plus choquantes les unes que les autres ; et, quand le bourgeois lui demande quelle est la meilleure de toutes ces phrases, le maître lui répond : « Celle que vous avez dite : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. » Le bourgeois enchanté, croyant avoir fait un chef-d’œuvre, s’écrie naïvement : « Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait cela tout du premier coup. » N’est-ce pas là un trait excellent qui fait sentir combien le naturel et la simplicité sont préférables à des tours recherchés qui gâtent une pensée au lieu de l’embellir ? Les ignorants et les sots méprisent cette simplicité et ce naturel, comme trop faciles, et n’exigeant aucun effort d’esprit. M. Jourdain est étonné d’avoir fait sa phrase tout du premier coup, et sans avoir étudié : combien d’écrivains se tourmentent pour ne faire que du galimatias ! Si je voulais relever tout ce qu’il y a de vrai, de plaisant et d’instructif dans le dialogue du Bourgeois gentilhomme, je ferais un article plus long que la comédie de Molière.

C’est dans le Dépit amoureux que le père de notre comédie a traité, pour ainsi dire, à fond la brouillerie et la réconciliation des deux amants ; il a fait de cette situation une espèce de partie carrée : le valet et la soubrette ont aussi leur querelle et leur raccommodement, et font la parodie des discours de leurs maîtres.

Molière, en reproduisant la même situation dans le Tartufe, mit plus de choix et de précision dans le dialogue, et surtout ne mêla point au comique intéressant, des maîtres les plaisanteries un peu grossières des valets. Dans le Bourgeois gentilhomme, les scènes de Cléonte et Covielle avec Lucile et Nicole, sont des réminiscences de celles d’Éraste et de Gros-René avec Lucile et Marinette dans le Dépit amoureux ; mais Molière avait l’imagination trop féconde pour ne pas donner à ces réminiscences un air de jeunesse ; il les a relevées par un jeu de théâtre nouveau qui fait toujours beaucoup rire ; surtout il a su les embellir et les rendre piquantes par le portrait de Lucile, dont le valet fait la critique, pour flatter le dépit de son maître, et dont le maître, malgré son dépit, s’obstine à faire l’apologie : c’est une idée ingénieuse et riante, qui aujourd’hui même paraît encore fraîche et neuve.

Les mémoires et anecdotes du temps nous apprennent que, dans ce portrait de la fille de M. Jourdain tracé par Covielle, Molière s’était amusé à peindre sa femme qu’il aimait toujours en dépit de lui-même ; ainsi de petits yeux, mais vifs et brillants, une bouche un peu grande, mais la plus attrayante et la plus amoureuse du monde ; une taille médiocre, mais aisée et bien prise ; une certaine nonchalance dans les paroles et dans les actions qui avait une grâce particulière : joignez à cela un esprit fin et délicat, une conversation pleine de charmes, un sérieux qui, sans avoir rien de triste, promettait du sentiment, des caprices qui la rendaient plus piquante : voilà quelle était celle que Molière avait épousée pour le malheur de sa vie. Elle ne lui servit guère à autre chose qu’à lui fournir des traits pour peindre la jalousie que donne une coquette à un homme vraiment amoureux. Il fallait à Molière une compagne douce et modeste, et non pas une jolie femme et une petite maîtresse, dont l’unique passion était de briller et de plaire ; elle aima peu la personne de son illustre mari, et ne sut pas apprécier son talent. Un homme de génie, un philosophe, un censeur des vices et des ridicules du monde, était le mari le moins convenable à une femme qui aimait le monde, ses vices et ses ridicules. Pour parler ici le langage de M. Desmazures, il semblait à Mlle Béjart, en s’immisçant à Molière, n’avoir épousé qu’un esprit avec lequel elle se brouillait très souvent. Devenue veuve, elle épousa un corps avec lequel elle vécut dans la plus parfaite intelligence. Le comédien Détriché, son second mari, était un homme galant et poli, de peu d’esprit et de fort bonne mine ; il ne savait pas peindre les femmes aussi bien que Molière, mais il savait mieux leur plaire.

Au portrait tracé par Covielle, et commenté par Cléonte, il faut ajouter une jolie voix, le talent de chanter agréablement le français et l’italien, un grand goût d’ajustements à la ville comme au théâtre, un jeu excellent dans tous les rôles que Molière avait faits pour elle. Ainsi, jolie femme, coquette raffinée, charmante actrice, bonne cantatrice : que de moyens de conquête ! que de cordes à son arc ! Il faut se défier un peu des éloges exagérés que l’on trouve dans quelques ouvrages publiés à cette époque, entre autres dans les Entretiens galants, imprimés chez Barbin en 1681, et dont le titre seul est suspect. On y exalte avec plus de galanterie peut-être que de vérité l’art merveilleux et les agréments infinis que Mlle Molière avait sur la scène, et la manière dont elle s’identifiait avec le personnage : ses regards n’allaient point quêter des applaudissements dans les loges ; elle ne faisait point de mines pour séduire le parterre. Tout entière à son rôle, elle jouait comme si la salle eût été vide : jamais d’affectation dans son débit, dans son maintien et dans sa parure. Si quelquefois elle touchait à ses cheveux, raccommodait ses nœuds et ses pierreries, ces petites façons n’étaient que la satire de l’affectation et du ridicule des femmes dont elle jouait le personnage. On peut rabattre de ces louanges autant qu’on voudra, pourvu qu’on ajoute foi à cette note de Grandval le père : « Mlle Molière, ou plutôt Mlle Guérin, a quitté le théâtre assez âgée : elle jouait à merveille les rôles que son mari avait faits pour elle, et ceux des femmes coquettes et satiriques ; elle remplissait aussi fort bien les seconds rôles tragiques : sans être belle, elle était piquante et capable d’inspirer une grande passion. »

Les Femmes savantes §

I §

Les Femmes savantes conviennent mieux à nos mœurs que le Misanthrope, le Tartufe et l’Avare. Nous sommes assurément très éloignés de cette vertu sauvage qu’on nomme misanthropie : nos vices se montrent à découvert ; et, s’ils avaient besoin de masque, ce ne serait pas celui de la dévotion qu’ils prendraient. La société compte aujourd’hui plus de dissipateurs que d’avares, et le dernier degré de l’économie est de ne dissiper que son propre bien. Mais dans quel temps la prétention au bel esprit fut-elle affichée avec plus d’impudence ? Vit-on jamais plus de Trissotins ? Les bureaux de mauvais goût furent-ils jamais plus multipliés, plus fréquentés ? Quand est-ce qu’on a poussé plus loin le fanatisme des arts frivoles, l’engouement pour de vaines sciences, et l’étalage des expressions techniques ? L’érudition fausse et pédantesque, l’abus de la métaphysique, les théories, les systèmes, les nomenclatures nouvelles, furent-elles plus en crédit à aucune époque ? Enfin, le bon sens fut-il jamais plus cruellement outragé par de misérables pointes, par des jeux de mots puérils, ou par de fades déclamations ?

C’est à nous que s’adresse le bon Chrysale, lorsqu’il dit avec une raison si énergique et si vigoureuse :

Le moindre solécisme, en parlant, vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.

La plus importante de toutes les sciences n’est-elle pas celle de bien vivre ? Est-il une philosophie préférable à celle qui nous apprend nos devoirs ? Le siècle où il y a le plus de bons pères, de bons maris, de bons amis, de bons citoyens, n’est-il pas aussi le plus savant et le plus éclairé ?

Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous,
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.

Socrate se moquait aussi de ces gens qui avaient transporté la philosophie dans le ciel, pour qu’elle ne se mêlât point des choses de la terre ; qui prétendaient tout connaître dans la nature, et ne se connaissaient pas eux-mêmes. Ils auraient mieux fait, selon lui, de régler leurs passions, que de s’amuser à régler le cours des planètes.

Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison.

C’est bien là notre histoire. Que de raisonnements n’avons-nous pas entassés depuis un demi-siècle pour obscurcir les notions les plus claires de la morale et de la politique !

Mais le sage Molière s’est renfermé dans de justes bornes ; il ne proscrit que l’orgueil d’un faux savoir, il respecte la véritable science : ce grand homme n’ignorait pas que les arts fournissent à la société des moyens de défense, et lui ouvrent des sources de prospérité ; mais il savait aussi que la justice est le rempart le plus ferme, la vertu la véritable richesse, et le bon sens la première base du bonheur.

C’est aux femmes surtout que Molière interdit la vaine érudition et le pédantisme, comme plus opposés à leurs intérêts et à leurs devoirs. La nature les fit pour élever la famille, pour être les premiers ministres du mari dans le gouvernement intérieur de la maison. Les femmes s’imaginent qu’il y va de leur bonheur de recevoir la même instruction que les hommes ; elles prétendent suppléer par l’esprit et les lumières à la force qui leur manque ; erreur grossière : elles sont toujours moins fortes quand elles sont moins aimables ; leur empire est dans leurs grâces : la science ne les met point de niveau avec l’homme ; elle ne sert qu’à montrer combien elles lui sont inférieures : il leur convient si peu d’être savantes, que le bon ton leur prescrit de paraître ignorer même ce qu’elles savent ; la bienséance veut qu’elles fassent un mystère de leur érudition comme d’une intrigue galante.

La sévérité de Molière l’a brouillé depuis longtemps avec les femmes : ce poète est trop simple, trop naturel et trop vrai pour être de leur goût ; elles n’aiment point son tour d’esprit et ses plaisanteries ; la plupart le trouvent bête ; elles tranchent le mot, et je n’en suis pas surpris, quand je considère quels sont ceux à qui elles accordent de l’esprit. Mais la comédie des Femmes savantes a paru surtout grossière et scandaleuse à l’époque où une foule de petits intrigants, soi-disant gens de lettres, n’étaient occupés qu’à tendre des pièges à la vanité des femmes, dont ils attendaient leur gloire et leur fortune. Thomas, dans son fade panégyrique des femmes, a voulu soutenir contre Molière l’honneur de leur esprit, en cela plus insensé que les anciens chevaliers qui ne soutenaient que l’honneur de leur beauté.

Il a osé dire que Molière « a mis la folie à la place de la raison, et qu’il a trouvé l’effet théâtral plus que la vérité ». Aux yeux de tout lecteur sensé, de quel côté est la folie ? Il ne juge pas mieux le siècle de Molière que sa comédie. « Dans un siècle, dit-il, où les mœurs générales sont corrompues par l’oisiveté, où tous les vices se mêlent par le mouvement, et où on ne peut plus remplacer et suppléer les vertus que par les lumières, au lieu de détourner les femmes d’acquérir des connaissances et de s’instruire, il fallait les y encourager. »

Il s’en fallait beaucoup que le siècle de Louis XIV fût assez corrompu pour que les femmes en fussent réduites à n’avoir plus que des connaissances à la place des vertus : les mœurs étaient encore fort simples dans les classes même des bourgeois riches ; le luxe ne régnait que parmi les grands ; l’économie était en honneur ; on rougissait encore du vice, et la masse de la nation n’était point infectée. Thomas a confondu son siècle avec celui de Louis XIV ; et il est certain qu’à l’époque où vivait cet académicien, le temps que les femmes mettaient à s’instruire était autant de gagné pour les mœurs. Au reste, Molière est bien éloigné de réduire toute la culture de l’esprit des femmes au gouvernement de leur pot au feu ; il ne faut pas prendre à la lettre la charge comique que se permet Chrysale dans un moment d’humeur : c’est le ridicule entêtement d’une vaine et fausse littérature, c’est un sot étalage de connaissances astronomiques et mathématiques, que Molière blâme avec raison dans les femmes. Que dirait-il aujourd’hui, s’il les voyait abandonner leur maison pour courir à des cours de chimie, d’histoire naturelle, de physique, de botanique, de grammaire, etc. ? Il se contenterait d’en rire en particulier ; mais il n’oserait pas attaquer ce travers en plein théâtre, de peur d’avoir affaire à trop forte partie. Fontenelle se fit, au commencement du siècle, une grande réputation en composant un petit cours d’astronomie galante en faveur des dames : un auteur qui entreprendrait aujourd’hui de les claquemurer aux choses du ménage, serait indubitablement sifflé comme un pédant ennemi des arts.

Les trois savantes de Molière ont chacune leur caractère : Philaminte est despotique, acariâtre, orgueilleuse, sans aucune nuance de sensibilité ; Armande est prude et jalouse ; la philosophie n’a pas tellement endurci son cœur, qu’elle ne soit encore très disposée à courir les risques du mariage et de tout ce qui s’ensuit : Bélise a l’esprit gâté par les romans, et croit que tous les hommes sont amoureux d’elle ; mais elle ne permet à aucun de lui parler d’amour. Les femmes savantes d’aujourd’hui ne sont ni prudes, ni sauvages, ni romanesques ; elles ne donnent point dans les chimères du platonisme ; leur enthousiasme pour l’esprit ne leur inspire aucun mépris pour la matière : elles ne regardent point leur corps comme une guenille ; elles ont grand soin de le parer, et, à la manière dont elles l’étaient, on voit qu’elles le trouvent tout aussi bon à montrer que leur esprit ; l’expérience ne leur apprend que trop que tous les hommes n’ont pas de l’amour pour elles ; elles sont très reconnaissantes de celui qu’on leur témoigne ; et en général, avec autant d’orgueil que les savantes de Molière, elles sont plus humaines et plus naturelles ; avantage dont elles sont redevables au progrès des lumières.

Personne ne doute que l’abbé Cotin ne soit l’original de Trissotin ; mais tout le monde ne convient pas que ce soit Ménage que Molière ait joué sous le nom de Vadius : c’est ce qu’il importe fort peu de savoir ; mais Molière a-t-il pu bafouer en plein théâtre un citoyen connu, sans violer les lois de la société ? Voilà ce qu’il serait intéressant de bien éclaircir. Les deux commentateurs de Molière, Bret et Cailhava, pensent que Molière avait le droit de se venger ainsi des critiques et des manœuvres de Cotin ; ils le justifient en alléguant que Molière s’est contenté d’attaquer les ridicules de son ennemi sans toucher à ses mœurs. Cependant Trissotin est représenté, non seulement comme un mauvais poète, mais comme un homme vil, intéressé, sans délicatesse, sans honneur, prêt à épouser une fille qui le hait, et à braver les risques d’une union mal assortie pour satisfaire son avarice. Il me semble que cela est un peu plus criminel qu’un madrigal et un sonnet ridicules. Voltaire blâme hautement le procédé de Molière, et je suis entièrement de son avis. L’auteur des Femmes savantes est d’autant plus répréhensible, qu’il fit acheter un habit de Cotin pour le représenter avec plus de vérité : un si grand génie n’avait pas besoin, pour se procurer des succès, de renouveler la licence de l’ancienne comédie, et de porter le trouble dans la société : si Cotin l’avait offensé, la vengeance n’était pas proportionnée au délit. Il est assez plaisant d’entendre Voltaire reprocher à Molière ce genre de personnalités, tandis qu’il a pris lui-même, dans l’Écossaise, une liberté bien plus condamnable ; mais, si Voltaire fut plus coupable par l’intention, il a fait réellement beaucoup de mal. Son Frélon est ennuyeux et dégoûtant, tandis que le Trissotin de Molière est un chef-d’œuvre de plaisanterie : le caractère de Frélon a été tracé par la haine et la rage ; celui de Trissotin, par le plus grand génie comique qui jamais ait existé.

II §

Parmi les chefs-d’œuvre de Molière, le plus prôné des philosophes, c’est le Tartufe, parce qu’ils s’imaginent pouvoir s’en appuyer contre la religion ; mais à peine pardonnent-ils à ce grand homme d’avoir fait les Femmes savantes, parce que cette comédie leur paraît attaquer la philosophie moderne dans son plus fort retranchement, la vanité et l’ambition des femmes. Ce sont en effet les femmes beaux esprits qui ont propagé avec le plus d’ardeur et de succès les nouveaux systèmes, dans le temps où leur caprice faisait loi dans la société : avant la révolution il n’y avait guère à Paris de bonne maison qui n’eût sa Philaminte et ses Trissotins.

Quand Molière a secondé, par ses plaisanteries, le progrès nécessaire des mauvaises mœurs, il a toujours réussi : tous ses traits contre l’autorité des pères et des maris ont porté coup ; il est parvenu à rendre ridicule la piété filiale et la foi conjugale ; mais, toutes les fois qu’il a essayé de lutter contre le torrent de la corruption, il a échoué. Après le Tartufe, les faux de vols se sont multipliés ; et, lorsque l’espèce en a été détruite par l’impiété, les tartufes de religion ont fait place aux tartufes de mœurs et de philosophie, par la raison qu’une société corrompue ne peut se passer de tartufes. Après les Femmes savantes, les tripots littéraires n’en ont eu que plus de vogue ; les précieuses ont cabalé contre le bon sens avec encore moins de pudeur ; elles ont même, dans les derniers temps, réuni à leur domaine deux provinces considérables, la religion et la politique. L’Académie-Française avait ses tricoteuses, qui n’étaient ni moins zélées ni moins ardentes que les tricoteuses du club des Jacobins ; mais il faut leur rendre cette justice, elles avaient plus de politesse et d’humanité.

Comment peut-on jouer les Femmes savantes dans une ville couverte de musées, d’athénées, de coteries et de clubs savants de toute couleur, où les muses ne se rendent que pour être applaudies par les grâces ? Comment peut-on jouer les Femmes savantes dans la métropole des sciences, dans la capitale des mathématiques, dans le bureau central de la philosophie et des arts, dans une cité peuplée de grammairiens, de métaphysiciens, de physiciens, de chimistes, de botanistes, qui n’ont pas de disciples plus assidus et de meilleures pratiques que les femmes ? Que deviendraient tant de démonstrateurs, d’instituteurs, de docteurs, de professeurs, d’orateurs, qui tous ont leurs dévotes ? Ne seraient-ils pas obligés de fermer leurs cours, si les jolies femmes cessaient de courir après la science ? Quelle plaie pour le commerce savant ! Quel coup mortel pour la circulation des principes et des phrases, des sophismes et des jeux de mots, si la jeune épouse timide et solitaire, au lieu de se jeter dans la foule des hommes pour y briguer la palme de l’esprit et de la beauté, bornait sa coquetterie à plaire à son mari, sa gloire à l’éducation de ses enfants, et sa vanité aux détails du ménage ! Eh ! qui voudrait désormais faire des vers, si l’espoir de les lire à des femmes ne tenait lieu au poète de génie et d’Apollon ? Prêcher la simplicité et la modestie aux femmes dans Paris, c’est comme si l’on prêchait la philosophie à Constantinople, la liberté à Maroc, et le christianisme au Japon.

Ce serait une question digne des Legouvé, des Ségur et autres écrivains galants, de rechercher quelle a été l’influence des femmes sur la littérature ; mais, comme ils ont plus d’esprit que d’impartialité, on ne pourrait pas attendre de ces juges séduits des arrêts bien équitables. Molière regarde la manie du bel esprit dans les femmes comme très propre à propager le mauvais goût ; les qualités mêmes et les vertus, qui sont particulières à ce sexe aimable, ne servent d’ordinaire qu’à corrompre son jugement. Cette extrême délicatesse d’organes, cette vivacité d’imagination, cette prodigieuse sensibilité de nerfs, quand elles ne sont point unies à une raison vigoureuse et solide, n’enfantent que prévention, erreur, engouement, fanatisme : quand on entend madame de Sévigné elle-même parler si légèrement de Racine ; quand on voit madame Deshoulières cabaler en faveur de Pradon, quelle confiance peut-on avoir dans le goût des autres femmes, qui ont bien moins d’esprit et de talent ? Les femmes, en littérature, sont presque toujours dupes de leur cœur et de leurs passions : leur protégé, leur ami, leur flatteur, est presque toujours avec elles celui qui a le plus de mérite.

Cette ambition littéraire dénature le caractère des femmes, les dégoûte des soins domestiques, et leur fait regarder les devoirs de leur sexe comme des préjugés vulgaires ; elle les engage dans des liaisons avec des auteurs et des poètes, qui ne sont pas toujours bonne compagnie ; leur inspire un orgueil despotique qui nuit à leur véritable puissance ; enfin, elle les dépouille de toutes les armes que la nature leur a données pour entretenir l’équilibre entre les deux sexes : la douceur, la modestie, la pudeur, la naïveté, qualités charmantes, qui assurent leur empire beaucoup mieux que la science et le bel esprit. Les femmes savantes qui renoncent aux avantages de leur sexe pour usurper ceux des hommes, sont aussi imprudentes que les belles qui adoptent les modes inventées par les laides : elles se font hommes pour plaire aux hommes, et semblent oublier que le penchant naturel d’un sexe pour l’autre n’est fondé que sur la différence qui existe entre les deux. C’est un trait de génie d’avoir fait contraster avec une savante altière et impérieuse, un homme simple et débonnaire tel que Chrysale : ce bon bourgeois nous paraît aujourd’hui bien épais et bien grossier. On ne parlerait pas impunément sur notre scène de bonne soupe, de pot au feu, de rôt, quoique nous soyons pour le moins aussi gourmands que nos ancêtres : nous croyons avoir plus de politesse, d’urbanité, de noblesse dans le ton et dans les manières qu’il n’y en avait sous Louis XIV, parce que nous méprisons sur la scène les détails simples et naturels et le langage ordinaire de la vie, parce que nous trouvons qu’il y a plus d’esprit dans les pointes, les jeux de mots et les énigmes. Quant à moi, je pense qu’il n’y a point de calembour au Vaudeville qui vaille ce vers :

Je vis de bonne soupe, et non de beau langage. Le Chrysale qui parle ainsi est cependant un homme riche, qui donne à sa fille une assez grosse dot pour qu’elle soit recherchée par un homme de qualité. Le moindre artisan se pique aujourd’hui d’avoir des idées plus libérales, des sentiments plus distingués, des expressions plus nobles : il paraît que, du temps de Molière, il y avait encore dans la classe de ce qu’on appelait la haute bourgeoisie, une grande simplicité de mœurs. Mais combien cette franchise, cette naïveté brusque, cette bonhomie, n’est-elle pas préférable à la fausseté, à l’affectation, à la sécheresse et à l’impertinence du ton actuel ! Ce qui distingue le siècle de Louis XIV de celui-ci, c’est qu’alors les hommes se tenaient chacun dans leur sphère, ne parlaient que de ce qu’ils savaient, de ce qui était à leur portée ; leurs discours étaient simples, mais pleins de sens : aujourd’hui on décide, on tranche sur tout ce qu’on ignore ; on extravague sur la morale, sur la politique, sur la littérature ; on a de l’esprit sur tout, mais on n’a pas le sens commun.

C’est par le bon sens que Chrysale brille ; et il n’y a peut-être pas, dans les livres des philosophes modernes, un mot aussi sage, aussi profond que celui-ci ;

Raisonner est l’emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison.
III §

Je me propose d’analyser aujourd’hui une des plus belles et des plus fortes scènes des Femmes savantes. On y voit un homme d’esprit et de sens, un homme du monde, opposé à un misérable pédant gonflé d’orgueil, et dont la science a doublé la sottise naturelle : c’est là qu’on sent bien l’ascendant qu’une raison vigoureuse, une âme honnête, un esprit juste et droit, ont nécessairement sur un charlatan qui fait métier de tromper les sots par un vain babil, et qui n’a d’autre éloquence que celle des sophismes et des jeux de mots. Clitandre, qui ne se donne ni pour un savant ni pour un homme de lettres, écrase par la dignité de son ton et de ses manières, par la finesse de ses plaisanteries, par le naturel, la vérité et la force de ses raisons, ce Trissotin, ce tartufe d’esprit et de science, qui n’est au fond qu’un ignorant et un sot.

Cette race des Trissotins est plus multipliée qu’on ne pense ; d’heureuses circonstances l’ont fait prospérer et pulluler au point qu’on en rencontre de quelque côté qu’on se tourne, et presque tous sont en bonne posture. J’appelle Trissotin tout homme qui se fait admirer par un faux bel esprit, ou qui l’admire lui-même dans les autres, qui sans goût, sans littérature, sans talents, se croit un savant très utile et très important à l’État, parce qu’il affecte d’adorer les arts, et qu’il a quelques connaissances physiques et mathématiques qui remplacent chez lui le sens commun : j’appelle Trissotin tout homme qui, pour avoir fait de très mauvaises études dans les pamphlets de Voltaire et les paradoxes de Rousseau, se prétend un philosophe consommé dans la morale et la politique, quoiqu’il n’en ait pas même les éléments ; un homme dont tout le savoir se compose des principes faux, des systèmes dangereux qu’il a recueillis des clubs et des tribunes, qui déraisonne dans les salons sur le commerce, la législation, les finances ; qui ne rêve qu’inventions, découvertes, plans, systèmes, projets ; qui croit que c’est là l’essentiel, et qui compte pour rien les mœurs, l’économie, la prudence, la probité et l’harmonie sociale : enfin, peut-on en conscience refuser le titre de Trissotins modernes à tous ces fanatiques entêtés de leur grimoire, forcés de calculs, de méthodes, de formules, de problèmes ; à tous ces enthousiastes des sciences naturelles, physiques et mécaniques ; qui s’imaginent que le salut de la république est dans leurs herbiers, dans leurs alambics, dans leurs coquilles, dans leurs machines, et qui regardent avec mépris les sciences bien plus importantes qui nourrissent l’âme, dirigent les mœurs, nous éclairent sur nos devoirs, sur nos vrais intérêts, et nous apprennent l’art de vivre, le premier de tous les arts ?

Le Trissotin de Molière ouvre la troisième scène du quatrième acte en entrant d’un air empressé, comme s’il apportait la nouvelle d’une grande victoire ou d’une révolution dans le gouvernement ; il annonce à Philaminte, la principale femme savante, qu’un monde a passé la nuit près de notre terre, et que, s’il l’eût heurtée en chemin, il n’eût pas manqué de la briser comme un verre. Voltaire, qui lui-même n’était pas exempt de pédantisme sur l’article des sciences, donne raison à Trissotin, d’après la théorie des comètes, aujourd’hui plus perfectionnée. Cependant qui est-ce qui a peur des comètes ? On sait que c’était un ridicule de Maupertuis : personne n’ignore qu’aujourd’hui même il y a un astronome qui égaie le public par la gravité et l’emphase avec laquelle il l’avertit des phénomènes célestes, sans même que personne lui demande son avis. Trissotin, en dépit de la théorie des comètes, n’est pas moins ridicule de venir ainsi sonner l’alarme : il l’est encore davantage par le précieux et la recherche de son style. Descartes faisait alors tourner toutes les têtes : les femmes se passionnaient pour ce sublime visionnaire, comme elles se passionnent aujourd’hui pour une actrice. La fille de madame de Sévigné, aussi pédante que sa mère était aimable, était une intrépide cartésienne, et avait trouvé par là le secret de n’être qu’une sotte avec beaucoup d’esprit : on mettait dans ces discussions physiques un jargon tantôt obscur et emphatique, tantôt trivial et familier. Voiture, entrant un jour à l’hôtel de Rambouillet, au moment où l’on s’entretenait de quelques taches qu’on croyait apercevoir dans le soleil, répondit plaisamment à ceux qui lui demandaient quelles nouvelles il y avait dans le monde : Il court de mauvais bruits du soleil. Socrate, grand philosophe et très bon esprit, se moquait des sophistes et des badauds qui cherchaient ce qui se passe dans le soleil et dans la lune, et qui ne se connaissaient pas eux-mêmes : ôtez de l’astronomie ce qui est utile à la navigation, le reste n’est qu’un objet d’amusement et de curiosité ; peut-être même le genre humain n’a-t-il pas de quoi s’applaudir qu’on ait tant perfectionné la navigation. Lucien, le plus bel esprit de son temps, dans une jolie petite fiction intitulée Icaromenippe, du genre du Micromégas et de Scarmentado, se moque de toutes les sottises que les philosophes débitent sur la lune.

Philaminte, qui se trouve auprès de Clitandre, est fort mal à son aise, et n’ose se livrer à son enthousiasme scientifique devant un si cruel railleur ; elle dit à Trissotin :

Remettons ce discours pour une autre saison :
Monsieur n’y trouverait ni rime ni raison ;
Il fait profession de chérir l’ignorance,
Et surtout de haïr l’esprit et la science.

Philaminte est ici l’écho de tous les novateurs, de tous les intrigants, de tous les enthousiastes qui ne peuvent répondre aux sages qu’en les calomniant. Ceux qui s’élèvent contre l’abus des sciences et le charlatanisme des faux savants, ne font point profession de chérir l’ignorance ; mais ils sont persuadés que l’ignorance vaut beaucoup mieux qu’un faux savoir, qu’une demi-instruction, que des systèmes nuisibles à la tranquillité et aux mœurs. Ceux qui se moquent des athénées, des cours, des bureaux d’esprit, de tous ces réduits où le mauvais goût s’assemble pour applaudir le mauvais goût, ne haïssent point l’esprit et la science ; c’est au contraire parce qu’ils estiment le bon esprit et la véritable science, qu’ils ne peuvent souffrir ces triomphes de l’esprit faux, cette forfanterie de doctrine, cet étalage d’un pompeux jargon qui en impose aux simples, et donne à des sciences utiles l’appareil mystérieux des secrets cabalistiques. Clitandre rend justice à la science et à l’esprit :

Ce sont choses de soi qui sont belles et bonnes,
Mais j’aimerais mieux être au rang des ignorants
Que de me voir savant comme certaines gens.
…………
C’est là mon sentiment qu’en faits comme en propos
La science est sujette à faire de grands sots.
…………
Un sot savant est sot plus qu’un sot ignorant.

Il est heureux que ce soit Molière qui dise cela : son autorité du moins a quelque poids vis-à-vis d’un tas de clabaudeurs qui s’érigent très gratuitement en champions de la science, et font, à l’envi l’un de l’autre, les petits Trissotins. Un autre que Molière serait traité par ces messieurs de fanatique, de vandale, de cagot qui veut ramener l’ignorance pour rétablir la superstition.

Rien de plus serré, de plus piquant, de plus vigoureux que le dialogue qui s’établit entre Clitandre et Trissotin. Dans cette lutte, l’avantage du sens et de la raison est toujours pour Clitandre ; enfin Trissotin, forcé dans ses retranchements, s’avise de faire diversion en se jetant sur la cour : la cour de Louis XIV n’était pas favorable aux pédants, aux jongleurs scientifiques et littéraires ; elle savait estimer et récompenser le vrai mérite ; mais elle n’était point dupe des charlatans. Trissotin était à la vérité de l’Académie-Française ; mais il n’avait obtenu du monarque aucune grâce considérable, et il regardait son obscurité comme une injustice de la cour.

La cour, comme l’on sait, ne tient pas pour l’esprit ;
Elle a quelque intérêt d’appuyer l’ignorance.

Clitandre alors justifie la cour, et tombe avec une force nouvelle sur les auteurs et les savants : son irrévérence pour une classe d’hommes qui se regardent comme les lumières de la société, les colonnes de l’État, les oracles de la raison éternelle, peut paraître aujourd’hui scandaleuse ; elle n’en est pas moins fondée sur de puissants motifs.

IV §

Les écrivains du dix-huitième siècle, les plus distingués par leurs lumières, en rendant justice au génie comique de Molière, ont pensé presque généralement qu’il en avait fait un mauvais emploi dans les Femmes savantes, M. Thomas, homme honnête et fort instruit, ayant jugé à propos de composer une espèce de panégyrique des femmes, devait sans doute, en preux chevalier, soutenir contre Molière, non pas la beauté, mais l’esprit, l’érudition, les talents de ces dames ; il s’est acquitté de ce devoir avec toute la politesse et les égards qu’exigeait un adversaire tel que Molière ; et, s’il n’est pas sorti vainqueur du combat, il a du moins fait preuve de beaucoup d’habileté et d’adresse, si l’on peut donner le nom d’adresse et d’habileté à la mauvaise foi ou à l’esprit sophistique qui dénature une question.

M. Thomas, aveuglé par ses préjugés (car ceux qui se prétendent sages en ont souvent plus que les autres), M. Thomas, répandu dans la société de quelques femmes beaux esprits, n’a pas vu ou n’a pas voulu voir que Molière n’a point décrié les connaissances dans les femmes, mais qu’il s’est moqué de leur engouement pour certaines sciences curieuses et frivoles qui ne servent qu’à inspirer aux femmes un orgueil extravagant et un très grand dégoût pour les devoirs de leur sexe. Molière, dit-il,mit la folie à la place de la raison ; il trouva l’effet théâtral plus que la vérité. C’est déjà médire un peu du théâtre, que de supposer qu’on puisse y réussir par la folie, et que l’effet théâtral puisse être en contradiction avec la vérité ; mais le zèle de M. Thomas pour les femmes ne lui permet pas de songer en ce moment aux intérêts du théâtre. Présenter des folies sur la scène comique, c’est l’ouvrage même de la raison : le censeur voudrait-il que Molière se moquât de la raison, et l’exposât sur la scène à la place de la folie ?

Par une contradiction frappante, après avoir accusé Molière d’avoir mis la folie à la place de la raison, le défenseur des femmes ajoute : Armande et Philaminte sont des êtres très ridicules, j’en conviens, et qui méritent qu’on en fasse justice. Si Molière a fait justice de ces êtres très ridicules, comment a-t-il mis la folie à la place de la raison ? Je crois que le reproche s’appliquerait avec plus de justice à M. Thomas, qui paraît, dans toute cette discussion, avoir mis le préjugé à la place de la raison. Le critique s’élève contre la grossièreté franche et bourgeoise du bonhomme Chrysale, qui renvoie sans cesse les femmes à leur dé, à leur fil, à leurs aiguilles, et ne veut pas qu’une femme lise et sache rien, hors veiller sur son pot. Ce personnage n’est plus, dit-il,du siècle de Louis XIV : c’était remonter à deux cents ans, c’était oublier que les mœurs d’un siècle sont incompatibles avec celles d’un autre, et que, par un certain enchaînement de vertus et de vices, il y a un progrès nécessaire de lumières comme de mœurs, auquel il est impossible de résister.

Si Molière avait peint dans Chrysale un caractère et des mœurs d’un autre siècle, il aurait fait un très mauvais rôle comique : attribuer à un personnage, qu’on suppose du temps de Louis XIV. les idées et le langage qu’on avait deux cents ans auparavant, c’eût été pécher contre la première règle de l’art :

Des siècles, des pays étudiez les mœurs.

Comment donc M. Thomas, après avoir avancé que Chrysale remonte à deux cents ans, déclare-t-il qu’il ne prétend point blâmer ce rôle comme rôle comique, et qu’il est du plus grand effet ? Quel poète pourrait jamais se flatter d’être applaudi, et de produire de l’effet dans une comédie, en peignant les mœurs qui existaient il y a deux cents ans ? Il rebuterait tous les spectateurs. Je suis toujours surpris et même un peu honteux de trouver si peu de sens et de logique dans des hommes qui ont eu, vers la fin du dernier siècle, tant de réputation, de lumières et de sagesse, et qui avaient la prétention de nous réformer.

Chrysale est véritablement un bon bourgeois du siècle de Louis XIV, plein de sens et de raison : c’est à bon droit qu’il s’emporte contre la manie de sa femme, qui, perdue dans les hautes sciences, ne sait pas gouverner ses domestiques, et néglige absolument le soin de son ménage. Il exagère sans doute, parce qu’il a beaucoup d’humeur, et ses boutades sont plaisantes, parce que ce sont des hyperboles dictées par une colère très bien fondée et vraiment comique ; mais Chrysale ne renvoie pas sans cesse les femmes à leur dé et à leurs aiguilles ; il dit qu’autrefois on les y renvoyait, et il pense qu’on avait alors raison :

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés,
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisaient point, mais elles vivaient bien ;
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien ;
Et leurs livres un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs ;
Elles veulent écrire et devenir auteurs ;
Nulle science n’est pour elles trop profonde.

Chrysale est donc un vieillard qui

Plaint le présent et vante le passé,

qui fronde les mœurs de son siècle. Il ne prétend pas que sa femme et sa fille ne fassent que veiller sur son pot, mais veut qu’elles veillent sur leurs gens, et que leur première science soit celle du ménage. Aujourd’hui même, où les mœurs du siècle de Louis XIV sont regardées comme les mœurs du vieux temps, il y a encore beaucoup d’honnêtes gens qui pensent comme Chrysale, et qui gémissent de voir l’intérieur de leurs maisons livré au désordre, tandis que leurs femmes sont dans des assemblées littéraires ; ces honnêtes gens n’en sont pas moins de leur siècle, quoiqu’ils en déplorent les abus : la raison, le bon sens, la vérité, les droits de la nature sont de tous les siècles.

Il ne faut pas s’imaginer que ce ridicule du bel esprit et de la science fût bien commun sous Louis XIV ; il était concentré dans quelques coteries de femmes riches et titrées, qui, par leur rang et leur fortune, se croyaient autorisées à dédaigner les qualités essentielles à leur sexe. Quelques bourgeoises extravagantes se donnaient les airs d’imiter ces grandes dames : ce furent particulièrement ces folles subalternes que Molière eut dessein d’immoler à la risée publique ; le succès qu’il obtint prouve que la maladie n’avait pas gagné la masse de la société, et que les femmes infatuées de science étaient encore fort rares.

Il est assez comique de voir M. Thomas donner des leçons à Molière sur l’art de la comédie. Selon lui, l’ouvrage de Molière eût beaucoup mieux valu si, au lieu de faire contraster ses deux folles avec Chrysale, qui est donné pour l’homme raisonnable de la pièce, et qui n’est que l’homme raisonnable d’un autre siècle, il leur avait opposé une savante aimable et modeste dont il trace fort au long le portrait : cette savante est la mère du fameux auteur de Delphine. Le public a jugé que le pinceau était beaucoup trop complaisant, et n’a pardonné l’infidélité de la peinture qu’au zèle officieux de l’amitié et de la reconnaissance.

Il y a encore ici une contradiction évidente ; car M. Thomas convient lui-même que les femmes, sous Louis XIV, furent presque réduites à se cacher pour s’instruire et à rougir de leurs connaissances comme dans des siècles grossiers elleseussent rougi d’une intrigue. L’opinion que la science n’était pas faite pour les femmes, fut donc presque générale dans le siècle de Louis XIV, de l’aveu même de M. Thomas ; et par conséquent Chrysale, qui avait cette opinion, n’était pas d’un autre siècle, mais bien du siècle de Louis XIV.

Je n’ai rien dit d’un certain petit galimatias que j’ai cité plus haut, de ce progrès nécessaire de lumières comme de mœurs, produit par un certain enchaînement de vertus et de vices. Que dire de ce qu’on n’entend pas ? On voit seulement que M. Thomas fait allusion à ce système métaphysique de perfectionnement, soutenu avec tant de fracas par la fille de son héroïne, par cette madame de Staël, dont on pourrait dire :

O matre doctâ filia doctior !
« Ô d’une mère savante fille plus savante encore ! »
V §

Nous avons toujours des femmes savantes malgré Molière et sa comédie ; nous en avons même beaucoup plus qu’il n’y en avait de son temps, mais nous n’avons plus de platoniciennes : c’est un ridicule dont les femmes se sont parfaitement corrigées. Leur esprit s’accorde très bien avec le corps ; leur philosophie, loin de s’élever au-dessus des sens, ne tend qu’à s’en rapprocher ; leur métaphysique n’est que dans leur langage et dans leurs petits vers : elles sont très physiques, très naturelles dans le commerce de la vie, parce que la physique est la science aujourd’hui la plus perfectionnée, et celle qui influe le plus sur la société.

Je suis toujours surpris que des précieuses et des pédantes ne soient pas scandalisées de l’épigramme ou du madrigal de Trissotin sur un carrosse de couleur amarante. La chute en est assez plate, assez ridicule pour avoir droit à leur admiration ; mais le sujet est d’une grossièreté qui devrait effaroucher la délicatesse de ces bégueules si révoltées contre l’amour même le plus légitime : car de quoi s’agit-il ? Du présent d’un carrosse fait par un homme à sa concubine, à la femme qu’il entretient. Quoi de plus profane, de plus indécent, de plus capable de faire froncer le sourcil à des prudes renforcées qui condamnent même le mariage et les désirs les plus honnêtes ! Celui qui a fait le présent commence par se plaindre qu’il est déjà à moitié ruiné par les dépenses où l’amour l’engage : ce qui est très grossier dans un madrigal. Il pousse la malhonnêteté jusqu’à donner à sa maîtresse le nom d’une fille publique, d’une fameuse courtisane de la Grèce : il l’appelle sa Laïs. Loin de frémir à ce nom qui entraîne la pensée sur le plus sale vice, Philaminte se récrie sur l’érudition de l’auteur : assurément il n’y a pas de quoi se récrier ; c’est l’érudition du plus petit écolier. Je m’imagine, moi, que cette Philaminte si savante ne savait pas ce que c’était que cette Laïs, et quelle était sa profession : elle la prenait peut-être pour quelque princesse grecque. Je ne dis rien de l’idée d’un homme qui, ayant donné un carrosse à sa maîtresse, fait exprès un madrigal pour avertir tous ceux qui verront passer le carrosse que c’est lui qui l’a payé. Il n’y a dans cette conception rien de ce qui a rapport à l’esprit faux, maniéré, précieux, à cet esprit qui séduit de fausses savantes : il n’y a que de la grosse bêtise.

La scène de Trissotin avec les femmes savantes est fort longue, et languit un peu vers la fin, surtout lorsque après la lecture du sonnet et du madrigal les trois femmes se jettent sur leurs systèmes philosophiques et sur les projets de leur académie. Il y a dans leur dialogue une foule de plaisanteries admirables qui ne ressortent point assez au théâtre, ou que les actrices elles-mêmes n’entendent pas assez pour les bien appuyer ; elles font beaucoup plus d’effet à la lecture.

Une des plus belles scènes est sans doute celle où l’on voit un courtisan en opposition avec un pédant : c’est là que Molière a marqué, avec la force et la profondeur qui caractérise son génie, la différence qui se trouve entre l’esprit et la science, deux choses très bonnes par elles-mêmes, et l’abus qu’on en fait trop souvent, abus si fatal au bon sens, à la raison et aux mœurs.

On dirait que Clitandre a voulu peindre les beaux esprits du dix-huitième siècle, lorsqu’il a dit avec tant de franchise et d’énergie :

Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
Que, pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l’État d’importantes personnes ;
Qu’avec leur plume ils font le destin des couronnes ;
Qu’au moindre petit bruit de leurs productions
Ils doivent voir chez eux voler les pensions ;
Que sur eux l’univers a la vue attachée ;
Que partout de leur nom la gloire est épanchée,
Et qu’en science ils sont des prodiges fameux.

Ce qui semblait à ces trois gredins s’est réalisé dans le dix-huitième siècle à l’égard de quatre hommes, dont trois surtout ont été des personnages marquants par leur état et par leur fortune. Voltaire, dans ses lettres, appelle toujours Rousseau de Genève un polisson, un gredin, parce qu’il était pauvre et n’avait point de château ; ce qui n’est guère philosophique : les trois autres avaient un château. Le château de la Brède, le château de Montbard, le château de Ferney, sont trois châteaux fameux ; c’est là que trois écrivains de la plus haute importance, Montesquieu, Buffon et Voltaire, composaient ces ouvrages sublimes qui faisaient le destin des couronnes, attachaient la vue de l’univers, épanchaient la gloire sur leur nom, et les faisaient regarder comme des prodiges de science. Cependant le gredin Rousseau, s’il m’est permis de lui donner ici l’épithète dont Voltaire le gratifie continuellement, n’a pas acquis dans son grenier moins de célébrité que les trois autres grands seigneurs dans leurs châteaux ; mais il faut convenir que Voltaire, patriarche de la littérature et de la philosophie du siècle, et le plus grand propagandiste qui ait existé depuis Mahomet, s’est élevé fort au-dessus de tous les auteurs ses contemporains : il avait conquis par ses pamphlets une grande partie du nord de l’Europe ; il y avait semé de grands germes de régénération ; et quand il est mort, en 1778, la France, sa patrie, qu’il avait endoctrinée avec un soin particulier pendant soixante ans, était si bien disposée, si mûre pour son salut, que pour la consommation du grand œuvre elle n’avait plus qu’environ dix ans à attendre. Ce fut après ce court intervalle qu’elle vit s’écrouler tous les vieux préjugés, toutes les anciennes bases de la société.

Au reste, ces quatre grands hommes s’estimaient peu, et s’aimaient encore moins : ils étaient tous quatre rivaux, tous quatre amants de la renommée, dont ils prétendaient ravir les faveurs à quelque prix que ce pût être. Après avoir très exactement recueilli les témoignages sincères qu’ils ont rendus les uns des autres, je trouve, par le dépouillement du scrutin, que Voltaire était un charlatan, et Rousseau un fou ; que Montesquieu faisait de l’esprit sur les lois, et Buffon de la poésie sur l’histoire naturelle. Aucun des quatre, pour le bon sens, pour la bonne foi, pour la justesse et la profondeur des vues, n’est comparable aux grands écrivains du dix-septième siècle ; et rien ne fait plus d’honneur à ce siècle que la sévère tirade de Molière : car le siècle où l’on est sans pitié pour la sottise et pour le mauvais goût, est toujours celui où triomphent le mieux le génie et la sagesse. C’est une erreur bien funeste d’attacher tant d’importance aux livres et à ceux qui les font, puisque sur cent mille ouvrages à peine y en a-t-il quatre qui soient bons et utiles, et souvent pas un nécessaire ; tandis que les trois quarts et demi sont nuisibles, et ne sont excusables que parce qu’on ne les lit pas.

VI §

Je crois bien que le duc de Montausier ne se reconnut point dans le portrait du Misanthrope, et ne soupçonna point Molière d’avoir voulu le peindre sous les traits d’Alceste ; mais il me semble que ce seigneur ne dut pas être content des Femmes savantes, où l’on disait que Molière avait joué l’hôtel de Rambouillet. Montausier avait une affinité trop intime avec les précieuses : l’hôtel de Rambouillet le touchait de trop près ; il était gendre de l’illustre marquise de Rambouillet, fondatrice de l’ordre des précieuses, présidente des bureaux d’esprit établis dans son hôtel ; le nom seul de cet hôtel offre l’idée de la réunion la plus complète de toutes les prétentions et de tous les travers du faux bel esprit.

L’éloquent évêque de Nîmes parle avec plus de respect de ces bureaux qu’il appelle des cabinets : c’était apparemment le nom qu’on leur donnait alors, et j’en suis étonné ; car une sorte de ridicule devait s’être attachée à ce mot cabinet, surtout quand il était question d’esprit, depuis que Molière avait fait dire à son misanthrope, en parlant d’un sonnet précieux et maniéré :

Franchement il est bon à mettre au cabinet.

Quoi qu’il en soit, Esprit Fléchier, dans la chaire de l’Évangile, venge l’hôtel de Rambouillet des outrages de la comédie, et se montre adorateur des cabinets du bel esprit, des sonnets qu’on y lisait, souvent pires que celui d’Oronte : « Souvenez-vous, dit-il à ses auditeurs, de ces cabinets qu’on regarde encore avec tant de vénération, où l’esprit se purifiait, où la vertu était révérée sous le nom de l’incomparable Arténice, où se rendaient tant de personnes de qualité et de mérite, qui composaient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. »

Fléchier disait cela, le 2 janvier 1692, dans l’église de l’abbaye d’Hyères, où il prononça l’oraison funèbre de la duchesse de Montausier ; et, le 11 mars de la même année, un peu plus de deux mois après l’oraison funèbre, le comédien Molière, sur le théâtre du Palais-Royal, se moquait du même hôtel dont l’évêque prédicateur faisait un si magnifique éloge. Tous deux avaient raison en leur lieu et place : Fléchier louait dans le temple les vertus qu’on admirait dans ces assemblées ; Molière, sur son théâtre, s’amusait des ridicules qui se mêlaient quelquefois à ces vertus. Le faux bel esprit et le mauvais goût ne sont pas des vices, et peuvent s’allier avec les plus admirables qualités du cœur. Molière faisait son métier en s’égayant aux dépens des ridicules ; et Fléchier ne trahissait punit ses devoirs sacrés lorsque, dans la chaire de vérité, il donnait de justes éloges à des qualités du cœur qui n’étaient point effacées par quelques erreurs de l’esprit.

C’était la fille de cette vertueuse marquise de Rambouillet, de cette incomparable Arténice, que le duc de Montausier avait épousée. Elle était la digne fille de sa mère, et l’on aurait pu s’écrier, en parodiant le vers d’Horace sur Hélène et Léda : « Ô d’une mère spirituelle et savante fille plus spirituelle et plus savante encore ! » La fille s’appelait Julie ; et c’est pour cette célèbre Julie que les beaux esprits du temps composèrent cette fameuse guirlande de madrigaux sur les plus belles fleurs dont ils avaient pris plaisir à lui former un bouquet poétique.

Fléchier, dans son oraison funèbre, a raison d’hésiter et d’interroger ses auditeurs, pour savoir s’il leur dira que Julie « dès son enfance pénétrait les défauts les plus cachés des ouvrages d’esprit, et qu’elle en discernait les traits les plus délicats ; que personne ne savait mieux estimer les choses louables, ni mieux louer ce qu’elle estimait ». Cette Julie eût été un excellent journaliste. Fléchier, après avoir demandé la permission à ses auditeurs de leur dire cela, n’a pas attendu la réponse ; car ses auditeurs auraient pu lui défendre de dire cela d’un enfant.

Si telle était l’épouse de Montausier, qu’on juge si ce duc n’aura pas été choqué qu’on crût voir dans des femmes aussi sottes, aussi ridicules, aussi pédantes que les femmes savantes de Molière, quelque ombre de cette divine Julie, de cette héroïne d’esprit, de politesse et de vertu ! Les dames du nom de Rambouillet, qui ont donné à leur hôtel une si grande réputation, étaient en effet des femmes d’un mérite éminent, des modèles de décence, de politesse, de délicatesse et de vertu. Elles ne jugeaient pas les ouvrages d’esprit avec un goût bien sûr ; d’accord : mais qu’importe ? elles usaient du droit que tout lecteur sur le livre qu’il a payé. Elles admettaient, il est vrai, dans leur société des intrigants et des sots, sous le nom d’auteurs, d’abbés et de beaux esprits ; c’était une imprudence qui leur faisait du tort. Le peuple grossier jugeait de ces dames par les Cotins quelles recevaient, et disait, comme le capitaine Copp de la Jeunesse de Henri V : Qui se ressemble s’assemble. Une fade galanterie, des idées romanesques, une métaphysique du sentiment qui dégénérait en galimatias, dominaient à l’hôtel de Rambouillet. Ce faux esprit avait été apporté d’Espagne et d’Italie dans notre Gaule ; il avait infecté les plus illustres sociétés, et méritait que la comédie en fit justice ; mais, pour que justice fût faite, il fallait un poète tel que Molière, à qui son talent donnait tant de force, et qui joignait à toute la force de son talent la faveur et la protection d’un monarque devant qui tous les grands étaient bien petits.

Les sages du dix-huitième siècle n’ont jamais aimé que les femmes savantes. La cheville ouvrière de leur fortune était la protection des femmes, et il n’y avait que des femmes savantes capables de les protéger. Les scènes de Trissotin et des sottes qui l’admirent se renouvelaient souvent dans la bonne compagnie à cette époque. Ce n’étaient pas de petits vers galants que les savantes du dix-huitième siècle admiraient, c’étaient de nouveaux systèmes de philosophie et de politique bien pires que de mauvais petits vers qui ne font de mal à personne. Une autre différence entre les savantes du dix-septième et du dix-huitième siècle, s’est que celles-ci n’étaient point bégueules, ne témoignaient aucun mépris pour la partie animale,

Dont l’appétit grossier aux bêtes nous ravale ;

en un mot, elles étaient plus fortes en physique et en histoire naturelle.

VII §

J’aime beaucoup Molière, et j’aime beaucoup le grec. Je ne pardonne pas à Molière d’avoir voulu rendre le grec ridicule. Passe pour ceux qui se barbouillent de grec au point d’en perdre le peu que la nature leur a donné d’esprit et de sens : ces gens-là, très ridicules en effet, ne connaissent du grec que les mots ; ils ne sont initiés qu’à la partie matérielle et technique de la langue, ils en ignorent absolument le charme et les grâces : ils vont vous étaler une érudition aussi immense qu’inutile pour expliquer un vers d’Homère, de Sophocle et d’Euripide, qui n’a pas besoin de l’être ; mais ils sont étrangers à l’élégance, à l’harmonie, à la richesse de ces grands poètes. Molière ne savait pas le grec, et il se moque du grec ; Voltaire ne savait pas le grec, et il en fait le plus grand éloge : c’est, selon lui, la plus belle langue que les hommes aient jamais parlée ; mais il ne s’en souvient plus quand il compare Euripide à Racine : il oublie qu’un homme de génie tel qu’Euripide, faisant des vers dans la plus belle langue que les hommes aient jamais parlée, peut bien valoir Racine écrivant dans la langue la plus timide, la plus pauvre, la moins poétique que les hommes aient jamais parlée. Mais les vers de Racine, que Voltaire entendait parfaitement, devaient être bien meilleurs pour lui que les vers d’Euripide, qu’il n’entendait point du tout. Revenons à Molière, et à son irrévérence envers le grec.

TRISSOTIN

Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
Et sait du grec, madame, autant qu’homme de France.
…………

PHILAMINTE

Du grec ! ô ciel ! du grec ! il sait du grec, ma sœur !

BÉLISE

Ah ! ma nièce, du grec !

ARMANDE

Du grec ! quelle douceur !

PHILAMINTE

Quoi ! monsieur sait du grec ! Ah ! permettez de grâce
Que, pour l’amour du grec, monsieur, l’on vous embrasse.

HENRIETTE

Excusez-moi, monsieur, je n’entends pas le grec.

Toutes ces plaisanteries sont assez bonnes au théâtre, devant des gens du monde qui ne savent pas le grec, et qui le regardent comme la plus grande des superfluités : il n’est pas bien naturel que des pédantes regardent comme quelque chose de si extraordinaire un homme qui sait du grec. Cette science, sous Louis XIV, était très commune parmi les gens de lettres, et les femmes savantes n’ont pas lieu de tant se récrier. On voit que c’est Molière qui parle, et qui profite de l’occasion de s’égayer aux dépens du grec pour divertir les ignorants, qui sont toujours à la comédie en grande majorité.

Quant au privilège d’être embrassé des femmes pour l’amour du grec, le trait est d’autant plus plaisant, que les hommes enfoncés dans l’étude du grec étaient dans ce temps-là peu soigneux de leur personne, et que leur extérieur n’invitait pas les femmes à se mettre pour eux en dépense de quelque faveur. Cependant Ménage, qu’on croit ici représenté par Vadius, était homme de société et même assez galant ; il faisait, dit-on, la cour à madame de Sévigné, qui se moquait de lui : cela n’empêchait pas qu’il ne se crût un amant de quelque importance. Un jour qu’il faisait de petites façons ridicules dans un galant aussi nul que lui, on assure que madame de Sévigné impatientée lui dit vivement : « Si vous me fâchez, j’irai vous voir chez vous. » Je ne crois pas que madame de Sévigné lui ait dit cela ; car il n’y aurait rien eu d’extraordinaire qu’une veuve d’un âge mûr allât voir chez lui un grave ecclésiastique : elle ne courait aucun risque que celui de s’y ennuyer.

L’aventure d’Alain Chartier vient ici très à propos ; cet Alain Chartier était un savant de la cour de Charles VII, et même secrétaire de ce prince : du reste, il était laid, il était vieux, et aussi ennuyeux que pouvait l’être un savant de cette époque. Cet homme, qui peut-être consacrait la nuit à de doctes veilles, s’était un jour endormi dans une salle du palais ; Marguerite d’Écosse, première femme de Louis XI, alors dauphin de France, traversant cette salle, et voyant le savant endormi, fut tentée de rendre à la science un hommage sensible : elle s’approcha d’Alain Chartier, et le baisa comme elle eût baisé un amant. J’ignore si le baiser de la princesse eut la vertu d’éveiller le savant : il aurait pu dire que le bien lui venait en dormant, et il dut être étonné de sa bonne fortune ; mais les courtisans en devinrent furieux, les femmes en furent scandalisées. Un baiser de la dauphine, et un baiser de cette nature à un tel homme ! cela paraissait inconcevable. La princesse se justifia noblement, en disant qu’elle avait voulu baiser la bouche d’où étaient sorties tant de belles choses. Il n’y avait pas autant de simplicité qu’on pourrait le croire, dans cette admiration des belles choses sorties de la bouche d’Alain Chartier, qui passait alors pour un grand orateur, père de l’éloquence française ; mais cette admiration faisait d’autant plus d’honneur à Marguerite, qu’Alain Chartier était un écrivain moral. Ce n’était pas pour l’amour du grec qu’elle lui avait donné le baiser, mais pour l’amour de la sagesse et de la vertu, ce qui est héroïque dans une jeune princesse.

Il ne peut jamais y avoir aucun ridicule à savoir le grec ; il peut y en avoir dans la manière de savoir le grec, et dans l’usage qu’on fait de cette science ; si on ne l’emploie qu’à défigurer et à déshonorer les anciens Grecs par des interprétations absurdes, par des traductions plates et barbares, on est alors ridicule de savoir tant de grec, et de savoir si mal s’en servir. Ménage a fait dans la littérature grecque quelques recherches utiles ; le plus souvent sa science grecque n’était pour lui qu’un jouet et une vaine parade ; il traduisait en vers grecs des poètes français très connus : c’est ainsi qu’il a traduit, entre autres, la satire de Boileau sur les embarras de Paris : voilà bien des vers grecs perdus ! Je ne crois pas que Corneille sût le grec ; mais Racine, Boileau, La Bruyère le savaient. Je suis persuadé que Fénélon était familier avec les auteurs grecs à la manière dont il en parle, et dont il les imite : c’est à ce signe aussi qu’on reconnaît que Racine était versé dans la langue et dans la littérature grecques. On s’aperçoit, au style et à la manière de Voltaire, qu’il était absolument dépourvu du goût et du sentiment qui animait Homère et Sophocle ; rien n’est moins antique que sa facture ; partout on y reconnaît le clinquant moderne, et c’est ce qui a fait sa fortune ; c’est ce qui l’a rendu l’idole des gens du monde : les gens du monde sont meilleurs juges du clinquant moderne que de l’or antique.

Consolons-nous, nous autres amateurs de la langue et de la littérature grecques. Il est vrai que Molière fait des railleries du grec au théâtre ; mais voilà un professeur de l’université de Paris qui, à la dernière distribution des prix, vient de faire retentir les écoles des plus magnifiques éloges du grec : il regarde cette langue comme la base de notre goût et de notre littérature ; il veut qu’on donne au grec une place considérable dans l’enseignement. Cette opinion et ce vœu, dans l’état où sont les lettres françaises, peuvent offrir un côté plaisant ; mais, au fond, le professeur a raison. La Grèce n’est-elle pas la source de toute science, de tout art, de toute littérature ? Cicéron reconnaissait cet avantage, lui qui aurait pu le disputer à la Grèce. N’est-ce pas Athènes qui a poli Rome ? Les Romains n’étaient-ils pas des soldats grossiers et barbares quand ils firent la conquête de la Grèce ?

Græcia capta ferum victorem cepit, et artes
Intulit agresti Latio.

« La Grèce, vaincue, se rendit maîtresse de son vainqueur ; elle introduisit les arts dans l’Italie sauvage. » Virgile abandonne aux Grecs la gloire de la sculpture, de la peinture et de l’éloquence ; mais il réserve pour les Romains la gloire de gouverner les peuples, l’art de commander aux nations : la littérature latine ne fut longtemps qu’une imitation plus ou moins heureuse des chefs-d’œuvre de la Grèce.

Homère et Sophocle sont encore aujourd’hui les plus parfaits modèles de l’épopée et de la tragédie. Démosthène est encore la règle de la grande éloquence. Nous ne pouvons abandonner notre commerce et notre correspondance avec les Grecs, sans redevenir barbares. Horace avait appris, en imitant les Grecs, à les égaler, et quelquefois à les surpasser ; Horace voulait que les Latins, polis par les Grecs, eussent une littérature à eux, et cessassent de se traîner sur les traces de leurs maîtres :

                        Vestigia græca
Ausi deserere.

Mais ce même Horace déclare que les Muses ont accordé aux Grecs, comme un don particulier, le génie et la grâce, et semble attribuer cette faveur au noble désintéressement de ce peuple qui n’était avide que de gloire. Les Romains, au contraire, étaient infectés de la rouille de l’avarice ; ils étaient calculateurs et financiers ; ils avaient poussé la science des nombres jusqu’à savoir ce qu’un écu pouvait rapporter par heure : science qui ne s’accordait guère avec la poésie, l’éloquence et les grâces du style. Il est à craindre que cette rouille d’intérêt pécuniaire, ce goût financier, ce calcul et cette science des nombres ne nous gagnent, si nous négligeons le grec. Suivons le conseil, et même le précepte d’Horace :

                 Vos exemplaria græca
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.

Vous, Français, feuilletez jour et nuit les ouvrages des Grecs : cet exercice vaut mieux, pour la culture de l’esprit, que celui de compter son argent.

Deux hommes d’esprit du siècle de Louis XIV ont jugé les Femmes savantes ; leurs jugements sont très curieux ; ils ne se ressentent en rien de cette admiration et de cet enthousiasme que nous avons aujourd’hui pour Molière. Les contemporains de cet excellent comique vivaient dans l’abondance des chefs-d’œuvre ; ils n’en sentaient pas le prix comme nous, après un siècle de disette. Ces deux hommes d’esprit sont un jésuite et un courtisan : le jésuite est le père Rapin, poète latin, auteur du poème des Jardins, de plusieurs autres poésies, et d’un grand nombre de morceaux de littérature française fort estimés des savants. Dans la foule des jésuites qui ont cultivé les muses latines, et qui ont fait des vers dans le genre épique et didactique, le père Rapin est le versificateur le plus élégant, le plus châtié, le plus précis : sa littérature consiste en des comparaisons des principaux auteurs grecs et latins ; et dans ces comparaisons, le goût s’unit à l’érudition.

Le courtisan est un seigneur disgracié, exilé de la cour, relégué dans ses terres ; c’est le célèbre comte de Bussy-Rabutin. Il était moins savant, mais il avait plus d’esprit que le père Rapin ; il eût mieux valu pour lui n’en avoir pas davantage : il se fût maintenu à la cour, il n’eût pas déplu à Louis XIV. L’esprit de Bussy était un esprit railleur et caustique, et Louis XIV avait une extrême aversion pour ce genre d’esprit-là. Des satires où l’on dévoilait les intrigues de quelques femmes de la cour, furent la cause de l’exil de Bussy, qui dura très longtemps ; et, même après son rappel, l’exilé ne rentra jamais dans la faveur. Quand il lui fut permis de reparaître à la cour, le roi évita toujours de le voir. La vanité et la fortune de ce courtisan souffrirent beaucoup de cette défiance que Louis XIV eut toujours de ses flatteries. Il lui adressait sans cesse des lettres comme Ovide adressait à Auguste des élégies. Ces deux bannis ne recueillirent pas plus de fruit l’un que l’autre de leurs bassesses : Bussy, retiré en Bourgogne dans ses terres, cultivait les lettres, faisait le dévot, et entretenait des correspondances avec quelques jésuites, dont l’ordre était alors en grande faveur.

Ce fut le père Rapin qui envoya au comte de Bussy la comédie des Femmes savantes imprimée. Tout jésuite qu’il était, il croyait, en sa qualité de littérateur, pouvoir se tenir au courant des nouveautés théâtrales qui paraissaient par la voie de l’impression. Son jugement est que la querelle des deux auteurs, le caractère du mari et celui des deux sœurs sont admirables : « Mais, dit-il, le ridicule des femmes savantes n’est pas tout à fait poussé à bout : il y a d’autres ridicules plus naturels dans ces femmes que Molière a laissés échapper, et ce n’est pas le plus beau ; néanmoins, à tout prendre, vous serez content. »

Bussy, dans sa réponse, adopta le jugement du père Rapin par politique, tout bizarre qu’il est ; mais il connaissait mieux le théâtre que le jésuite : il était plus capable de juger Molière.

Le Malade imaginaire §

I §

C’est le dernier ouvrage de Molière. Cette pièce, qu’on a coutume de donner dans le carnaval, est en elle-même un peu lugubre, et rappelle une grande perte. Quand Molière joua le rôle du Malade imaginaire, il était lui-même attaqué d’une maladie très réelle. Depuis un an, il s’était réconcilié avec sa femme. La réconciliation d’un mari amoureux et jaloux avec une femme vive et coquette, s’accorde mal avec le régime du lait. Molière oublia qu’il avait une poitrine, pour se souvenir qu’il avait un cœur ; mais il éprouva que le plaisir n’est pas si sain que le bonheur. Pour maintenir la bonne intelligence avec une femme très difficile à vivre, il fit des sacrifices qui augmentèrent considérablement sa toux ; la mort sembla vouloir venger ses fidèles médecins, plus vivement attaqués dans le Malade imaginaire que dans aucune autre comédie.

Molière n’était pas aimé de sa femme, parce qu’il avait l’humeur triste, pas assez de santé, et beaucoup trop d’esprit. La veuve d’un des plus grands génies qui jamais aient paru dans le monde, se hâta de se consoler avec un comédien obscur, doué d’une complexion robuste et d’une intelligence médiocre ; elle n’en étala pas moins le faste d’une douleur ambitieuse : les vieux maris ont cela de commun avec les pères et les oncles riches : plus on les pleure, moins on les regrette. On dit que le curé de Saint-Eustache ayant fait refuser à Molière la sépulture ecclésiastique, sa veuve courut à Versailles se jeter aux pieds du roi, en criant avec emphase : Quoi ! l’on refuse la sépulture à celui auquel on devrait élever des autels ? Le sage monarque excusa cet enthousiasme d’une femme égarée par la douleur ; il reçut avec bonté ses plaintes, mais il la renvoya par-devant l’archevêque de Paris. Mademoiselle Molière, jugeant bien que ses exclamations philosophiques ne réussiraient pas à ce tribunal, baissa beaucoup le ton, et présenta un placet très humble à monseigneur l’illustrissime et révérendissime archevêque de Paris ; elle y expose que son mari Molière, voulant mourir en bon chrétien, avait envoyé son valet et sa servante chercher un prêtre à Saint-Eustache ; qu’il s’était adressé à deux prêtres habitués de cette paroisse, nommés l’Enfant et le Chat, qui avaient refusé de venir ; que le sieur Jean Aubry, son beau-frère, y était allé à son tour, et avait fait lever un nommé Paysant, aussi prêtre habitué, lequel, étant arrivé, avait trouvé Molière mort. La veuve ajoute dans son placet que M. Bernard, prêtre habitué de l’église de saint Germain, avait administré les sacrements à son mari à Pâques dernier.

En conséquence, l’archevêque de Harlay permit au curé de Saint-Eustache de faire inhumer Molière, sans aucune pompe, avec deux prêtres seulement ; mais il défendit de faire aucun service solennel pour lui, ni dans ladite paroisse Saint-Eustache, ni ailleurs, même dans aucune église de réguliers, le tout sans préjudice aux règles du rituel de l’église de Paris. Voilà les faits les plus exacts et les plus authentiques.

Voltaire a dit du Malade imaginaire : C’est une de ces farces de Molière dans laquelle on trouve beaucoup de scènes dignes de la haute comédie. Il faut retourner ce jugement qui est à l’envers : le Malade imaginaire n’est point une farce, mais une excellente comédie de caractère, où l’on trouve à la vérité quelques scènes qui se rapprochent de la farce ; et même, si la pièce était jouée décemment et sans charges, comme elle doit l’être, il n’y aurait qu’une scène de farce, celle du déguisement de Toinette en médecin. Le même juge prononce que la naïveté, peut-être poussée trop loin, fait le principal mérite du Malade imaginaire. Ce second oracle n’est pas plus sûr que le premier : il n’y a guère que la scène de la petite Louison, où la naïveté soit peut-être poussée trop loin. Dans tout le reste, on trouve plus de profondeur et de force comique que de naïveté.

Molière a corrigé le pédantisme et le costume ridicule des médecins ; il n’a point corrigé la faiblesse des malades et la folie des hypocondriaques. Les médecins, malgré ses comédies, n’ont pas cessé d’être en vogue ; seulement ils sont devenus plus aimables, plus philosophes, moins médecins, et par là même moins dangereux. Dans cette pièce, qu’on voudrait flétrir du nom de farce, on voit combien cet amour désordonné de la vie est destructif de toute vertu morale. Argan, voué à la médecine, esclave de M. Purgon, est aussi un époux sot et dupe, un père injuste, un homme dur, égoïste, colère. Avec quelle énergie et quelle vérité l’auteur trace le tableau des caresses perfides d’une belle-mère, qui abuse de la faiblesse d’un imbécile mari, pour dépouiller les enfants du premier lit ! Quelle décence, quelle raison, quelle fermeté dans le caractère d’Angélique ! Cette comédie est l’image fidèle de ce qui se passe dans un grand nombre de familles ; et c’est ce naturel, cette vérité qu’on n’aime point : les précieuses n’y trouvent point d’esprit et surtout point de sensibilité, point de délicatesse, point de noblesse ; elles voudraient des tirades, des sentences, du raisonnement au lieu de raison. Non seulement Molière a plus de génie, mais encore il a plus d’esprit que tous les auteurs qui passent pour en avoir beaucoup ; il a surtout infiniment plus de philosophie. D’où vient donc cet injuste dédain qu’on affecte pour ce grand peintre de la nature humaine ? Cela vient surtout du défaut d’esprit et de goût : ce qui est simple, naturel et vrai, paraît au vulgaire facile, commun, ignoble ; et cependant c’est ce qu’il y a de plus excellent, de plus précieux et de plus exquis dans les arts. J’observe que la cour de Louis XIV, la plus galante, la plus délicate, la plus polie qui jamais ait existé, s’amusait beaucoup même des farces de Molière, où il y a toujours de l’originalité et de la naïveté. Aujourd’hui ce sont les spectateurs les plus mal élevés, les moins instruits, les moins nobles dans leur manière de penser, qui paraissent le plus scandalisés de ce genre de plaisanterie. La raison en est fort simple ; ce sont toujours les badauds et les gens grossiers qui sont dupes de l’affectation et du charlatanisme. Les hommes éclairés, les bons esprits, ne trouvent rien de si insipide que les mauvais romans, les imbroglio absurdes, le bavardage ampoulé, les parades de vertu et de bienfaisance, et tout cet attirail de morale fastueux et pédantesque, fait pour en imposer aux sots, qui n’aiment que les grands mots et le galimatias. Madame de Sévigné fait souvent allusion dans ses lettres à des traits comiques de Molière, et ces traits sont presque toujours tirés de ses moindres farces, telles que le Médecin malgré lui : elle en sentait le prix ; et l’on sait que madame de Sévigné est la femme qui a eu le plus d’esprit, et qu’elle relevait encore cet esprit-là par beaucoup de naïveté, de délicatesse et de grâces.

II §

Les traits qui font connaître le caractère noble et généreux de Molière, lui font encore plus d’honneur que ses ouvrages : il est encore plus glorieux d’être bon, juste, désintéressé, que de faire d’excellentes comédies ; et s’il fallait opter entre ces deux espèces de mérite, il n’y aurait pas à balancer. Malheur au siècle où le titre d’honnête homme ne servirait plus qu’à désigner un imbécile ou une dupe ! Le génie est à l’âme ce que la beauté est au corps ; il rend la vertu plus belle, mais il ne peut en tenir lieu. Ce que j’admire surtout dans le siècle de Louis XIV, c’est cette réunion si précieuse de vertus et de talents : vous ne pouvez pas citer un grand homme dans les lettres, à cette époque, qui ne soit en même temps un honnête homme. Corneille, Racine, Boileau, La Fontaine, La Bruyère, Pascal, Bossuet, Fénelon, Fléchier, Bourdaloue, sont aussi recommandables par leurs mœurs et leurs sentiments que par leurs écrits : je ne sais même si une âme avilie par la cupidité et l’intrigue, dégradée par le lâche égoïsme, par la basse et sotte vanité, peut jamais atteindre jusqu’au sublime. Un ambitieux, un intrigant littéraire, un dangereux novateur, un charlatan qui flatte et trompe son siècle, peut avoir des qualités brillantes ; il peut éblouir, mais il ne peut arriver dans aucun genre à la perfection de son art : le clinquant domine dans ses productions ; le faux y perce de toutes parts ; il séduit et subjugue le vulgaire ; il charme les esprits frivoles et les cœurs corrompus, mais il ne soutient pas l’examen sévère de la raison : il perd beaucoup quand on le regarde de trop près : une âme noble est le seul sanctuaire que le véritable génie daigne habiter.

C’est dans la même année où le Malade imaginaire fut représenté, qu’on place communément l’aventure du pauvre a qui Molière, par mégarde, donna un louis, et qui, l’ayant rapporté, le reçut ensuite comme la récompense de sa droiture. Charpentier, qui a composé la musique des intermèdes du Malade imaginaire, nous a transmis cette action dont il fut le témoin ; il entendit Molière s’écrier : Où la vertu va-t-elle se loger ! Exclamation juste et vraiment philosophique. L’indigence dégrade l’âme, de même que l’opulence la corrompt : la médiocrité est la situation la plus favorable à la vertu. On n’a point assez remarqué que Molière a sacrifié sa vie au bien de ces camarades : ce grand homme n’était pas uniquement occupé de sa santé comme beaucoup d’auteurs et de comédiens d’aujourd’hui, qui regardent sans doute leur existence comme très importante à l’État, du moins si l’on en juge par le soin extrême qu’ils apportent à conserver leur petit individu. La plus légère incommodité, la seule apparence d’un rhume, suffit pour les alarmer et leur faire abandonner toutes leurs fonctions : ils laisseraient périr le monde entier plutôt que de s’exposer seulement à prendre l’air ; et Molière, avec une poitrine délabrée, Molière, avec la mort dans le sein, se dévoue aux intérêts de sa société, dont il se regarde comme le père. Quoique trop souvent payé d’ingratitude, il n’écoute que la voix de l’humanité ; il s’oublie lui-même pour songer à tant de gens attachés au théâtre, qui ont besoin de pain. Qui doute que si, au lieu de jouer un rôle très long et très pénible, il était allé se mettre au lit, il n’eût pu prolonger ses jours ? Il est mort victime de sa bonté.

Sa maladie et sa fin déplorable semblent déposer en faveur de l’utilité de la médecine : il est évident que le régime et les secours de l’art pouvaient le faire vivre encore longtemps pour sa gloire, et procurer à la nation quelques chefs-d’œuvre de plus. La science d’Esculape ne pouvait être mieux employée ; mais, inébranlable dans sa prévention contre les médecins, Molière aima mieux mourir que d’avoir recours à ceux dont il s’était moqué ; il eût rougi de démentir ses critiques par sa conduite, et, malgré lui, il les a démenties par sa mort. Le médecin Perrault blâmait Molière d’avoir attaqué, dans le Malade imaginaire, la médecine elle-même ; il pouvait y avoir des médecins ridicules : en sa qualité de poète comique, Molière avait juridiction sur eux ; mais il ne lui était pas permis d’insulter l’art et de le rendre responsable des fautes de ceux qui l’exercent. Rousseau de Genève a depuis réfuté cette objection, en disant qu’à la vérité la médecine est bonne ; mais qu’étant inséparable du médecin, il y a toujours plus à craindre des erreurs du médecin qu’à espérer des avantages de la médecine. La scène entre Argan et son frère sur l’incertitude d’une science aussi conjecturale que la médecine, est pleine de force, de solidité et de profondeur ; mais il ne faut pas trop en presser les conséquences. Longtemps avant Molière, Montaigne avait beaucoup décrié la médecine ; cependant il ne fut pas aussi ferme dans ses principes : Montaigne se moquait de la médecine et se servait des médecins.

Diafoirus et son fils Thomas ne sont point des rôles de farce ; ce sont des caractères fortement comiques : on voit dans le père l’aveugle et ridicule prévention des parents pour des enfants souvent ineptes et mal tournés ; dans le fils, l’alliance de la galanterie et du pédantisme, la sottise de l’érudition dénuée d’esprit et de goût, l’emphase collégiale, qu’on a depuis admirée dans les philosophes des clubs et des tribunes : et par-dessus tout cela, on observe dans les discours des deux Diafoirus l’entêtement produit par l’esprit de corps, et l’aversion des anciens docteurs pour les opinions nouvelles ; ce qui n’est pas toujours un mal dans un gouvernement, qui a toujours beaucoup plus à craindre des nouveaux systèmes que des vieilles maximes.

Le sarcasme de Toinette contre les collèges a été depuis répété par tous les apôtres de la philosophie, qui n’ont pas rougi de revêtir de leurs sophismes les propos d’une servante. Il n’est pas étonnant que Toinette, qui entend un compliment ridicule dans la bouche d’un jeune homme qui a fait ses études, s’écrie ironiquement : Vivent les collèges d’où l’on sort si habile homme !… Voilà ce que c’est que d’étudier ; on apprend à dire de belles choses. Cette soubrette n’est pas obligée de savoir qu’on apprend au collège à faire tout autre chose que des compliments galants, et qu’il y a un autre mérite que celui de plaire aux filles. Mais de graves philosophes, qui devaient avoir plus d’esprit et de raison qu’une servante, et surtout des vues plus saines sur l’éducation, se sont fait honneur d’être les échos de Toinette. Quand ils ont vu, au sortir du collège, des jeunes gens modestes et sensés se montrer attachés aux vrais principes de la morale et du goût, parler de la religion avec respect, des anciens avec admiration, du siècle de Louis XIV avec enthousiasme, du gouvernement avec prudence, ils se sont écriés moins gaiement que Toinette : Périssent les collèges d’où l’on sort si peu philosophe ! et ils n’ont cessé de crier cela jusqu’à l’extinction totale des collèges. Ces grands génies étaient loin de prévoir que leur philosophie galante devait aussi être écrasée sous les ruines des collèges, et que l’Académie-Française paraîtrait alors tout aussi gothique que l’université.

Thomas Diafoirus sera un personnage très naturel et très vrai, un personnage de la bonne comédie, quand il ne s’assoira point sur un petit tabouret d’enfant, quand il ne tirera point de sa poche des bonbons que Toinette viendra lui enlever par derrière : ce sont là des farces, et ces farces, ce sont les acteurs qui les font. Ces jeunes gens, si empesés et si niais, qui sortaient du collège hérissés d’une érudition scolastique, ne ressemblent point, il est vrai, à nos jeunes gens qui n’ont point fait d’études, qui ne savent rien, mais qui sont si lestes, si effrontés avec les femmes, et qui, pour faire honneur aune éducation qu’ils n’ont pas puisée au collège, aiment mieux dire des impertinences aux demoiselles que de leur faire un compliment pédantesque. Molière n’a pu peindre que les ridicules qu’il voyait ; et de son temps, nos agréables auraient paru aussi ridicules que ses Diafoirus. Il est bon d’ajouter que ces jeunes gens, qui étaient à vingt ans des écoliers si lourds, si embarrassés, si gauches, étaient à trente des hommes estimables, des hommes sages et instruits, remplissant bien les fonctions de leur état ; tandis que nos merveilleux de seize ans, qui ont tant d’ignorance et une si bonne tournure, deviennent souvent, dans les différents états de la société, des aigrefins sans principes et sans conduite, mauvais maris, mauvais pères, et par conséquent mauvais citoyens.

III §

On ne se lasse point de parler des comédies de Molière ; le littérateur et le philosophe y découvrent toujours des beautés nouvelles : le seul tableau des mœurs antiques est instructif et curieux ; on y étudie les révolutions de la société. Je ne sais pas si nous valons mieux que les Français du siècle de Louis XIV, mais Molière nous apprend que nous ne leur ressemblons guère.

Quelle profondeur dans cette pièce, que les gens du monde regardent comme une farce de carnaval ! L’auteur a osé attaquer un des préjugés les plus universels et les plus anciens de la société, combattre les deux passions qui font le plus de dupes, la crainte de la mort et l’amour de la vie : il a bien pu les persifler, mais il était au-dessus de son art de les détruire. Les usages, qui ont leur force dans la faiblesse humaine, bravent tous les traits du ridicule : Molière n’a point corrigé les hommes de la médecine ; mais il a corrigé les médecins de leur ignorance et de leur barbarie, si cependant il faut attribuer une si importante réforme aux railleries de Molière, plutôt qu’aux progrès de la politesse et de la physique.

Les représentations du Malade imaginaire ne diminuèrent pas le crédit des médecins à la cour : madame de Maintenon n’en eut pas moins de respect pour la faculté. Le sévère Fagon, digne émule de Purgon, n’en purgea pas moins Louis XIV toutes les semaines ; des jours de médecine du monarque n’en furent pas moins des jours solennels, des jours d’étiquette, et les écoles de médecine continuèrent à retentir des arguments des Diafoirus.

Molière a peut-être été trop loin, lorsqu’il a sapé les fondements de la médecine, lorsqu’il a prétendu qu’il était ridicule à un homme de vouloir en guérir un autre ; mais on n’exige pas d’une comédie l’exactitude rigoureuse d’une dissertation. L’auteur du Malade imaginaire a revêtu de la charge comique ce principe si connu, que la médecine est un art conjectural, très dangereux entre les mains d’un ignorant, plus dangereux encore dans celles d’un faux savant. Si nos médecins actuels sont supérieurs à ceux du siècle dernier, c’est qu’ils ont appris à douter, c’est qu’ils se défient des remèdes, c’est qu’ils sont au lit du malade spectateurs beaucoup plus qu’acteurs, tout prêts d’agir cependant, s’il y a lieu, mais agissant beaucoup en ne faisant rien : c’est la médecine des saignées et des purgations administrées à tort et à travers, c’est-à-dire, l’abus de la médecine, que Molière a immolé à la risée publique. Si l’aveugle confiance dans la pharmacie est un excès, l’aversion absolue pour toute espèce de remèdes est un autre excès non moins nuisible.

Quand il serait prouvé que l’imprudence des médecins a tué plus de malades que le défaut total de secours, il faudrait toujours respecter et pratiquer cette partie essentielle de la médecine, qui consiste dans le régime ; et même dans les maux aigus, dont les crises font presque toute la cure, la présence du médecin est toujours utile pour rassurer la famille, consoler le malade, suivre la marche de la maladie, et du moins empêcher qu’on ne contrarie la nature. Les auteurs à paradoxes, qui visent à l’effet, tels que Montaigne et J.-J. Rousseau, se jettent dans les extrêmes par ambition : une satire des médecins est plus piquante qu’un examen impartial de leur utilité : on acquiert peu de gloire en se renfermant dans le juste milieu de la raison ; mais un écrivain qui n’est pas capable de préférer l’intérêt de la vérité à la gloire d’auteur, est indigne d’exercer la magistrature des lettres. D’ailleurs, le temps des sophismes et des déclamations est passé : nous sommes blasés sur les paradoxes et le charlatanisme ; et je crois que, grâce à la révolution, pour être aujourd’hui neuf et piquant, le meilleur parti, c’est d’être raisonnable.

Les auteurs comiques, de même que les romanciers, semblent avoir pris à tâche de rendre ridicule l’autorité paternelle : l’époux dont les parents ont fait choix pour leur fille, est presque toujours un imbécile, un magot ; tandis que l’amant que la fille a choisi elle-même, est un modèle de grâce et perfection : c’est le hasard qui le lui a présenté à la comédie, ou dans un bal ; et la première entrevue a été signalée par quelque service éclatant, par quelque trait de courage et de générosité de la part du jeune homme : c’est un ange envoyé du ciel pour consoler le cœur de l’innocente créature, pour lui donner la force de résister à la tyrannie de son père. Molière a lui-même donné l’exemple de ces intrigues romanesques : il voulait plaire ; avant d’être moraliste, il était poète, et, pour le succès de ses comédies, il comptait plus sur le suffrage de la jeunesse riante et folâtre que sur l’approbation des pères et des tuteurs chagrins : voilà pourquoi il se déclare le protecteur des passions d’aventure, et se range toujours du parti des jeunes filles contre l’autorité paternelle.

Dans le Tartufe, Orgon veut donner sa fille à un scélérat hypocrite ; dans les Femmes savantes, Philaminte choisit pour gendre un Trissotin, un pédant ridicule ; dans le Malade imaginaire, Argan veut marier Angélique avec un grand benêt tel que Thomas Diafoirus : si les pères sont si absurdes et les jeunes filles si raisonnables dans leur choix, il en résulte que c’est à la sagesse des jeunes filles qu’il faut uniquement s’en rapporter pour leur établissement, et que la sottise des pères n’est propre qu’à tout gâter. Autrefois de pareilles comédies tournaient la tête aux jeunes personnes ; leur imagination exaltée ne se représentait que des héros de roman : un garçon sage, instruit dans son état, fort bien établi, n’était à leurs yeux qu’un malotru, quand il n’avait pas la jambe bien faite, quand il ne savait pas jouer la passion et débiter un compliment avec grâce. Le danger est moindre aujourd’hui ; d’après de plus mûres réflexions sur la nature du mariage, on a découvert qu’un homme simple et mal tourné pouvait faire un bon mari, en dépit des comédies et des romans ; et comme les maris à présent ne se jettent pas à la tête des demoiselles, les demoiselles ont jugé qu’il fallait prendre ce qu’elles trouvent. En général, les jeunes gens les moins estimables sont les plus séduisants : ceux qui sont les moins propres à faire un mari, savent le mieux jouer le rôle d’amants : les mariages faits par amour, contre le vœu des parents, sont presque toujours malheureux ; l’expérience et la tendresse d’un père et d’une mère sont nécessairement plus éclairées que le cœur des jeunes filles, qui n’ont vu le monde que dans les romans : par conséquent toutes ces fictions, soit en vers, soit en prose, dont l’objet est de peindre la passion, d’électriser le cœur, et d’engendrer cette espèce de maladie morale qu’on appelle amour, sont essentiellement nuisibles à la jeunesse et subversives de l’ordre social.

IV §

On demande, dit Voltaire,pourquoi, Molière ayant autant de réputation que Racine, le spectacle cependant est désert quand on joue ses comédies, et qu’il ne va presque plus personne à ce même Tartufe qui attirait autrefois tout Paris, tandis qu’on court encore avec empressement aux tragédies de Racine, lorsqu’elles sont bien représentées. Avant d’aller plus loin, je remarque dans cette question une faute de langage échappée, sans doute, à la précipitation et à la négligence de l’auteur : et qu’il ne va plus. Voltaire, en écrivant cela, avait oublié le pourquoi sur lequel porte toute la construction de la phrase : on demande pourquoi le spectacle est désert etqu’il ne va plus. La grammaire exigeait qu’on répétât le pourquoi ; il fallait écrire pourquoi le spectacle est désert, et pourquoi il ne va plus. Je ne relève pas cette bagatelle pour en faire un crime à Voltaire ; je sais mieux que personne combien il est difficile d’éviter les fautes, quand on écrit vite, quand la feuille achevée à la hâte, enlevée rapidement, et pour ainsi dire escamotée à l’écrivain avant qu’il ait pu la revoir, est livrée sans pitié à l’aveugle imprimeur. Ce n’est donc pas une mauvaise chicane que je prétends faire à Voltaire, c’est un droit à l’indulgence que je veux ménager pour moi-même.

Revenons à la question. Les faits ne sont pas aujourd’hui tout à fait exacts : les comédies de Molière ne sont pas désertes quand elles sont bien représentées ; ce qui n’arrive pas toujours, à la vérité. J’ai vu beaucoup de monde au Tartufe ; il y en aurait au Misanthrope, si la pièce était jouée comme elle peut et doit l’être : dernièrement, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire ont attiré la foule. On ne court pas avec empressement à toutes les tragédies de Racine ; celles qui ont le plus de vogue en sont redevables à leur mérite extraordinaire plus qu’au talent des acteurs ; celles-là mêmes sont quelquefois délaissées, quand on a la maladresse de les user. Il est arrivé à Phèdre prodiguée, de ne faire, malgré le renom de l’actrice, que six cents francs de recette.

Voltaire répond ainsi à sa propre demande : C’est que la peinture de nos passions nous touche encore davantage que le portrait de nos ridicules ; c’est que l’esprit se lasse des plaisanteries, et que le cœur est inépuisable. Oui, la peinture des passions touche plus les jeunes gens et les femmes, qui sont toujours en majorité au spectacle ; il n’y a que les gens d’esprit et de goût qui préfèrent le portrait de nos ridicules, et qui même trouvent du ridicule dans cette grande émotion que nous causent des passions chimériques et romanesques. Les gens d’esprit et de goût aiment sur toutes choses le naturel et le vrai. Voltaire a tort de dire la peinture de nos passions ; car, je le demande à tous ceux qui ont quelque expérience, les passions tragiques qui touchent le peuple au théâtre ne sont point les nôtres : ce ne sont point les passions des gens du monde, des riches, des grands, des souverains. Ces passions n’existent que dans les romans ; ou si quelqu’un dans la société en est atteint par hasard, on en rit, on en a pitié, et, loin d’en être touché comme d’un héros tragique, on s’en moque comme d’un sot.

Quant aux ridicules, ceux dont Molière et quelques-uns de ses successeurs ont tracé le portrait, sont bien à nous ; ce sont bien nos ridicules ; la plupart même sont dans la nature humaine. Ces faiblesses et ces misères de l’humanité, vues du côté plaisant, sont un des spectacles les plus amusants et les plus instructifs pour l’homme sensé qui ne veut point être dupe, et qui est bien aise de connaître le terrain et les personnes auxquelles il peut avoir à faire. C’est dans ces portraits de nos travers et de nos ridicules qu’on puise la véritable connaissance du cœur humain, et non pas dans des tragédies, où l’on ne trouve guère que le roman du cœur.

Les philosophes, qui ont tant exalté la nature humaine et la dignité de l’homme, les philosophes, qui avaient intérêt de persuader que tous les hommes étaient bons, afin que personne ne se défiât d’eux, ont donné à leurs disciples l’orgueil des sots, la vertu des dupes, et le dégoût de la vérité. Tous les jeunes gens, toutes les femmes, séduits par la nouvelle doctrine, rougissent de la nature telle qu’elle est ; ils se repaissent de chimères, de grandes passions, de grands sentiments, de mélancolie et d’aventures. Rien de plus plat, de plus trivial et de plus ignoble pour tous ces gens-là, que Molière avec ses portraits de nos vices, de nos folies et de nos ridicules : jamais une scène, jamais un trait n’est parti de son cœur. Il n’avait pas de cœur, ce Molière ; il n’avait que du sens, ou, si l’on veut, de l’esprit. C’est encore une grande grâce qu’on lui fait ; car son esprit ressemble si fort au bon sens, que beaucoup de beaux-esprits le prennent pour de la bêtise. Il me semble donc que Voltaire n’a pas bien répondu à sa propre question ; car si le public a perdu le goût de la bonne comédie, ce n’est pas parce que, selon Voltaire, la peinture des passions touche plus que le portrait des ridicules. Toucher est là un terme fort impropre ; car le poète comique ne se propose pas de toucher, mais de réjouir. La véritable cause de cette décadence du vrai comique est dans le changement des mœurs et des esprits ; et comme la nouvelle philosophie a beaucoup contribué à rendre ce changement plus prompt et plus fatal, Voltaire, qui n’avait pas envie de s’accuser lui-même, s’est jeté sur le cœur, sur les passions, et nous a donné le change par des mots ; ce qui est le fin de la manière philosophique. Il n’avait garde de dire à ses disciples, à ses prôneurs, à ses fanatiques de tout âge, de tout sexe, de toute condition : Vous n’allez plus aux comédies de Molière, parce que vous avez puisé dans mes écrits et dans ma doctrine un esprit faux, un goût romanesque, le mépris de ce qui est naturel et vrai, l’amour de la déclamation et du pathos.

L’esprit, dit Voltaire, se lasse des plaisanteries ; le cœur est inépuisable. Je ne vois là de réel que l’antithèse banale de l’esprit et du cœur : les plaisanteries dont le fond est solide et moral, lassent beaucoup moins que le pathétique et le sentiment. J’ai lu vingt fois le Gil Blas de Le Sage ; je ne lirais pas deux fois sans ennui Amélie Mansfield, ou toute autre fiction de cette nature. Il faudrait tâcher de ne point séparer l’esprit d’avec le cœur ; le cœur sans l’esprit fait souvent des sottises, et l’esprit sans le cœur fait des méchancetés : réunis ensemble, ils forment un caractère estimable, un véritable mérite.

Il ne faut pas confondre la comédie du Malade imaginaire avec ses accessoires, et on ne doit pas la regarder comme une farce parce qu’on la donne en carnaval : c’est la réception du médecin qui est une véritable farce, meilleure cependant que la cérémonie turque du Bourgeois gentilhomme. La réception du médecin est satirique ; le mamamouchi n’est que burlesque.

Molière attaque dans cette pièce une des faiblesses les plus communes de l’humanité, cet amour excessif de la vie, ce soin malentendu de la santé, plus propre à la ruiner qu’à la conserver, cette aveugle confiance dans la médecine, et cet abus des remèdes qui, loin de guérir les maux que nous avons, nous donne quelquefois ceux que nous n’avons pas. Son malade imaginaire a réellement tous les défauts attachés à une telle pusillanimité : il est égoïste, bourru, colère, crédule, entêté, injuste envers des enfants qui le chérissent, dupe des caresses d’une femme qui le déteste. L’ouverture est admirable, tout en action. Argan, occupé à compter le mémoire de l’apothicaire, oublie qu’il est seul, oublie qu’il est malade ; ce qui prouve que pour guérir l’imagination il faut l’occuper.

Le caractère de la belle-mère n’a que trop de modèles dans la société ; celui d’Angélique est d’une bienséance charmante : ce n’est pas une amoureuse ordinaire de comédie ; c’est une demoiselle décente et bien élevée, pleine d’esprit, de raison et de grâce, qui résiste à la tyrannie avec un noble courage, sans manquer aux égards, sans s’écarter de son devoir ; toujours très bonne fille, quoiqu’elle n’ait pas un bon père.

FIN DU TOME PREMIER