Edmond et Jules de Goncourt

1887

Journal des Goncourt. Tome I (1851-1861)

2015
Edmond et Jules de Goncourt, Journal des Goncourt : mémoires de la vie littéraire, 1re série, vol. 1 (1851-1861), Paris, G. Charpentier et Cie, 1887, VIII-402 p. Source : Gallica.
Ont participé à cette édition électronique : Gabrielle Nguyen (Stylage sémantique), Éric Thiébaud (Stylage sémantique) et Stella Louis (Numérisation et encodage TEI).

Préface §

[p. IV]Ce journal est notre confession de chaque soir : la confession de deux vies inséparées dans le plaisir, le labeur, la peine, de deux pensées jumelles, de deux esprits recevant du contact des hommes et des choses des impressions si semblables, si identiques, si homogènes, que cette confession peut être considérée comme l’expansion d’un seul moi et d’un seul je.

Dans cette autobiographie, au jour le jour, entrent en scène les gens que les hasards de la vie ont jetés sur le chemin de notre existence. Nous les avons portraiturés, ces hommes, ces femmes, dans leurs ressemblances du jour et de l’heure, les reprenant au cours de notre journal, les remontrant plus tard sous des aspects différents, et, selon qu’ils changeaient et se modifiaient, désirant ne point imiter les faiseurs de mémoires qui présentent leurs figures historiques, peintes en bloc et d’une seule pièce, ou peintes avec des [p. V]couleurs refroidies par l’éloignement et l’enfoncement de la rencontre, — ambitieux, en un mot, de représenter l’ondoyante humanité dans sa vérité momentanée.

Quelquefois même, je l’avoue, le changement indiqué chez les personnes qui nous furent familières ou chères ne vient-il pas du changement qui s’était fait en nous ? Cela est possible. Nous ne nous cachons pas d’avoir été des créatures passionnées, nerveuses, maladivement impressionnables, et par là quelquefois injustes. Mais ce que nous pouvons affirmer, c’est que si parfois nous nous exprimons avec l’injustice de la prévention ou l’aveuglement de l’antipathie irraisonnée, nous n’avons jamais menti sciemment sur le compte de ceux dont nous parlons.

Donc, notre effort a été de chercher à faire revivre auprès de la postérité nos contemporains dans leur ressemblance animée, à les faire revivre par la sténographie ardente d’une conversation, par la surprise physiologique d’un geste, par ces riens de la passion où se révèle une personnalité, par ce je ne sais quoi qui donne l’intensité de la vie, — par la notation enfin d’un peu de cette fièvre qui est le propre de l’existence capiteuse de Paris.

Et, dans ce travail qui voulait avant tout faire vivant d’après un ressouvenir encore chaud, dans [p. VI]ce travail jeté à la hâte sur le papier et qui n’a pas été toujours relu — vaillent que vaillent la syntaxe au petit bonheur, et le mot qui n’a pas de passeport — nous avons toujours préféré la phrase et l’expression qui émoussaient et académisaient le moins le vif de nos sensations, la fierté de nos idées.

Ce journal a été commencé le 2 décembre 1851, jour de la mise en vente de notre premier livre, qui parut le jour du coup d’État.

Le manuscrit tout entier, pour ainsi dire, est écrit par mon frère, sous une dictée à deux : notre mode de travail pour ces Mémoires.

Mon frère mort, regardant notre œuvre littéraire comme terminée, je prenais la résolution de cacheter le journal à la date du 20 janvier 1870, aux dernières lignes tracées par sa main. Mais alors j’étais mordu du désir amer de me raconter à moi-même les derniers mois et la mort du pauvre cher, et presque aussitôt les tragiques événements du siège et de la Commune m’entraînaient à continuer ce journal, qui est encore, de temps en temps, le confident de ma pensée.

* * *

[p. VII]Ce journal ne devait paraître que vingt ans après ma mort. C’était, de ma part, une résolution arrêtée, lorsque l’an dernier, dans un séjour que je faisais à la campagne, chez Alphonse Daudet, je lui lisais un cahier de ce journal, que sur sa demande j’avais pris avec moi. Daudet prenait plaisir à la lecture, s’échauffait sur l’intérêt des choses racontées sous le coup de l’impression, me sollicitait d’en publier des fragments, mettait une douce violence à emporter ma volonté, en parlait à notre ami commun, Francis Magnard, qui avait l’aimable idée de les publier dans Le Figaro.

Or voici ce journal, ou du moins la partie qu’il est possible de livrer à la publicité de mon vivant et du vivant de ceux que j’ai étudiés et peints ad vivum.

Ces mémoires sont absolument inédits, toutefois il m’a été impossible de ne pas à peu près rééditer, par-ci, par-là, tel petit morceau d’un roman ou d’une biographie contemporaine qui se trouve être une page du journal, employée comme document dans ce roman ou cette biographie.

Je demande enfin au lecteur de se montrer indulgent pour les premières années, où nous n’étions pas encore maîtres de notre instrument, où nous n’étions que d’assez imparfaits rédacteurs de la note d’après nature ; puis, il voudra bien songer aussi qu’en ce temps de début, nos relations étaient très restreintes et, par conséquent, le champ de nos observations assez borné1.

E. de G.

Année 1851 §

2 Décembre 1851 §

{p. 1}Au jour du jugement dernier, quand les âmes seront amenées à la barre par de grands anges, qui, pendant les longs débats, dormiront, à l’instar des gendarmes, le menton sur leurs deux gants d’ordonnance, et quand Dieu le Père, en son auguste barbe blanche, ainsi que les membres de l’Institut le peignent dans les coupoles des églises, quand Dieu m’interrogera sur mes pensées, sur mes actes, sur les choses auxquelles j’ai prêté la complicité de mes yeux, ce jour-là : « Hélas ! Seigneur, répondrai-je, j’ai vu un coup d’État ! »

* * *

Mais qu’est-ce qu’un coup d’État, qu’est-ce qu’un changement de gouvernement pour des gens qui, {p. 2}le même jour, doivent publier leur premier roman. Or, par une malechance ironique, c’était notre cas.

Le matin donc, lorsque, paresseusement encore, nous rêvions d’éditions, d’éditions à la Dumas père, claquant les portes, entrait bruyamment le cousin Blamont, un ci-devant garde du corps, devenu un conservateur poivre et sel, asthmatique et rageur.

— Nom de Dieu, c’est fait ! soufflait-il.

— Quoi, c’est fait ?

— Eh bien, le coup d’État !

— Ah ! diable… et notre roman dont la mise en vente doit avoir lieu aujourd’hui !

— Votre roman… un roman… la France se fiche pas mal des romans aujourd’hui, mes gaillards ! — et par un geste qui lui était habituel, croisant sa redingote sur le ventre, comme on sangle un ceinturon, il prenait congé de nous, et allait porter la triomphante nouvelle du quartier Notre-Dame-de-Lorette au faubourg Saint-Germain, en tous les logis de sa connaissance encore mal éveillés.

Aussitôt à bas de nos lits, et bien vite, nous étions dans la rue, notre vieille rue Saint-Georges, où déjà le petit hôtel du journal Le National était occupé par la troupe… Et dans la rue, de suite nos yeux aux affiches, car égoïstement nous l’avouons, — parmi tout ce papier fraîchement placardé, annonçant la nouvelle troupe, son répertoire, ses exercices, les chefs d’emploi, et la nouvelle adresse du directeur passé de l’Élysée aux Tuileries — nous cherchions la nôtre d’affiche, l’affiche qui devait {p. 3}annoncer à Paris la publication d’En 18.., et apprendre à la France et au monde les noms de deux hommes de lettres de plus : Edmond et Jules de Goncourt.

L’affiche manquait aux murs. Et la raison en était celle-ci : Gerdès, qui se trouvait à la fois — rapprochement singulier — l’imprimeur de la Revue des Deux Mondes et d’En 18.., Gerdès, hanté par l’idée qu’on pouvait interpréter un chapitre politique du livre comme une allusion à l’événement du jour, tout plein, au fond, de méfiance pour ce titre bizarre, incompréhensible, cabalistique, et qui lui semblait cacher un rappel dissimulé du 18 Brumaire, Gerdès, qui manquait d’héroïsme, avait, de son propre mouvement, jeté le paquet d’affiches au feu.

* * *

Nous étions bien aussi un peu sortis, il faut l’avouer, pour savoir des nouvelles de notre oncle, le représentant. La vieille portière de la rue de Verneuil, une vieille larme de conserve dans son œil de chouette, nous disait : « Messieurs, je lui avais bien dit de ne pas y aller… mais il s’est entêté… on l’a arrêté à la mairie du Xe arrondissement. » Nous voilà à la porte de la caserne d’Orsay, où avaient été enfermés les représentants arrêtés à la mairie. Des sergents de ville nous jettent : « Ils n’y sont plus. — Où sont-ils ? — On ne sait pas ! » — Et le factionnaire crie : « Au large ! »

Lundi 15 décembre §

Jules, Jules… un article de Janin dans les Débats ! C’est Edmond qui, de son lit, {p. 4}me crie la bonne et inattendue nouvelle. Oui, tout un feuilleton du lundi parlant de nous à propos de tout et de tout à propos de nous, et pendant douze colonnes, battant et brouillant le compte rendu de notre livre avec le compte rendu de La Dinde truffée, de M. Varin, et des Crapauds immortels, de MM. Clairville et Dumanoir : — un feuilleton où Janin nous fouettait avec de l’ironie, nous pardonnait avec de l’estime et de la critique sérieuse ; un feuilleton présentant au public notre jeunesse avec un serrement de main et l’excuse bienveillante de ses témérités.

Et nous restons sans lire, les yeux charmés, sur ces vilaines lettres de journal, où votre nom semble imprimé en quelque chose qui vous caresse le regard, comme jamais le plus bel objet d’art ne le caressera.

C’est une joie plein la poitrine, une de ces joies, de première communion littéraire, une de ces joies qu’on ne retrouve pas plus que les joies du premier amour. Tout ce jour-là, nous ne marchons pas, nous courons… Nous allons remercier Janin qui nous reçoit rondement, avec un gros sourire jovial, nous examine, nous presse les mains, en nous disant : « Eh bien ! f….., c’est bien comme cela que je vous imaginais ! »

Et des rêves, et des châteaux en Espagne, et la tentation de se croire presque des grands hommes armés par le critique des Débats du plat de sa plume, et l’attente, penchés sur nos illusions, d’une avalanche d’article dans tous les journaux.

{p. 5}— Un original garçon que l’ami qui nous était tombé du bout de notre famille, un mois avant la publication d’En 18.., un parent, un cousin.

On sonne un matin. Apparaît un jeune homme barbu et grave que nous reconnaissons à peine. Nous avions grandi comme grandissent souvent les enfants d’une même famille, réunis à des années de distance par un séjour dans la même maison pendant les vacances. Tout petit il visait à l’homme. Au collège Stanislas, il s’était fait renvoyer. Lors de mes quinze ans, lorsque je dînais à côté de lui, il m’entretenait d’orgies qui me faisaient ouvrir de grands yeux. Déjà il touchait aux lettres et corrigeait les épreuves de son professeur Yanoski. À vingt ans, il avait des opinions républicaines et une grande barbe, et il portait un chapeau pointu couleur feuille morte, disait : « mon parti », écrivait dans la Liberté de penser, rédigeait de terribles articles contre l’inquisition, et prêtait de l’argent au philosophe X… Tel était notre jeune cousin, Pierre-Charles, comte de Villedeuil.

Le prétexte de cette visite était je ne sais quel livre de bibliographie pour lequel il cherchait deux collaborateurs. Nous causons ; peu à peu il sort de sa gravité et descend de sa barbe noire, blague joliment la grosse caisse sur laquelle il bat la charge de ses ambitions, avoue l’enfant naïf qu’il est, nous tend cordialement la main. Nous étions seuls, nous allions à l’avenir, lui aussi ! Puis la famille, quand elle ne divise pas, noue toujours un peu. Et nous {p. 6}nous mîmes tous les trois en route pour arriver.

Un soir, dans un café à côté du Gymnase, par manière de passe-temps, nous jetions en l’air des titres de journaux. « L’Éclair », fait Villedeuil en riant, et continuant à rire : « À propos, si nous le fondions, ce journal, hein ? » Il nous quitte, bat les usuriers, imagine un frontispice où la foudre tombait sur l’Institut, avec les noms de Hugo, de Musset, de Sand dans les zigzags de l’éclair, achète un almanach Bottin, fait des bandes, et, le dernier coup de fusil du 2 décembre parti, le journal L’Éclair paraît. L’Institut l’échappa belle, la censure avait retenu le frontispice du journal.

Dimanche 21 décembre 1851 §

Janin, dans la visite que nous lui avions faite, nous avait dit : « Pour arriver, voyez-vous, il n’y a que le théâtre ! » Au sortir de chez lui, il nous vient en chemin l’idée de faire pour le Théâtre-Français une revue de l’année dans une conversation, au coin d’une cheminée, entre un homme et une femme de la société, pendant la dernière heure du vieil an.

La petite chose finie et baptisée : La Nuit de la Saint-Sylvestre, Janin nous donne une lettre pour Mme Allan.

Et nous voici, rue Mogador, au cinquième, dans l’appartement de l’actrice qui a rapporté Musset de Russie, et où une vierge byzantine, au nimbe de cuivre doré, rappelle le long séjour de la femme là-bas. Elle est en train de donner le dernier coup à sa {p. 7}toilette devant une psyché à trois battants, presque refermée sur elle et qui l’enveloppe d’un paravent de miroirs. La grande comédienne se montre accueillante avec une voix rude, rocailleuse, une voix que nous ne reconnaissons pas, et qu’elle a l’art de transformer en une musique au théâtre.

Elle nous donne rendez-vous pour le lendemain. Je suis ému, Mme Allan a, de suite, pour m’encourager dans ma lecture, de ces petits murmures flatteurs pour lesquels on baiserait les pantoufles d’une actrice. Bref, elle accepte le rôle et elle s’engage à l’apprendre et à le jouer le 31 décembre, et nous sommes le 21.

Il est deux heures. Nous dégringolons l’escalier et nous courons chez Janin. Mais c’est le jour de son feuilleton. Impossible de le voir. Il nous fait dire qu’il verra Houssaye le lendemain.

De là, d’un saut dans le cabinet du directeur du Théâtre-Français, auquel nous sommes parfaitement inconnus : « Messieurs, nous dit-il tout d’abord, nous ne jouerons pas de pièces nouvelles cet hiver. C’est une détermination prise… je n’y puis rien. » Un peu touché toutefois par nos tristes figures, il ajoute : « Que Lireux vous lise et fasse son rapport, je vous ferai jouer si je puis obtenir une lecture de faveur. »

Il n’est encore que quatre heures. Un coupé nous jette chez Lireux.

— Mais, Messieurs, nous dit assez brutalement la femme qui nous ouvre la porte, vous savez bien qu’on ne dérange pas M. Lireux, il est à son feuilleton.

{p. 8}— Entrez, Messieurs, nous crie une voix bon enfant.

Nous pénétrons dans une tanière d’homme de lettres à la Balzac, où ça sent la mauvaise encre et la chaude odeur d’un lit qui n’est pas encore fait. Le critique, très aimablement, nous promet de nous lire le soir et de faire son rapport le lendemain.

Aussitôt, de chez Lireux nous nous précipitons chez Brindeau qui doit donner la réplique à Mme Allan. Brindeau n’est pas rentré, mais il a promis d’être à la maison à cinq heures, et sa mère nous retient. Un intérieur tout rempli de gentilles et bavardes fillettes. Nous restons jusqu’à six heures… et pas de Brindeau.

Enfin nous nous décidons à aller le relancer au Théâtre-Français, à sept heures et demie : — « Dites toujours, — s’écrie-t-il pendant qu’il s’habille, tout courant dans sa loge, et nu sous un peignoir blanc. — Vraiment, pas possible d’entendre la lecture de votre pièce. Et il galope à la recherche d’un peigne, d’une brosse à dents. — Ce soir, hasardons-nous, après la représentation ? — Non, je vais souper en sortant d’ici avec des amis… Ah ! tenez, j’ai, dans ma pièce, un quart d’heure de sortie… Je vous lirai pendant ce temps-là… Attendez-moi dans la salle. » La pièce dans laquelle il jouait finie, nous repinçons Brindeau qui veut bien du rôle.

Du Théâtre-Français, nous portons le manuscrit chez Lireux, et, à neuf heures, nous retombons chez Mme Allan, que nous trouvons tout entourée de {p. 9}famille, de collégiens, et à laquelle nous racontons notre journée.

* * *

Mardi 23 décembre §

Assis sur une banquette de l’escalier du théâtre et palpitants et tressaillants au moindre bruit, nous entendons, à travers une porte qui se referme sur elle, Mme Allan jeter de sa vilaine voix de la ville : « Ce n’est pas gentil, ça ! »

— Enfoncés ! dit l’un de nous à l’autre, avec cet affaissement moral et physique qu’a si bien peint Gavarni, dans l’écroulement de ce jeune homme tombé sur la chaise d’une cellule de Clichy.

Année 1852 §

Fin de janvier 1852 §

{p. 13}L’Éclair, Revue hebdomadaire de la Littérature, des Théâtres et des Arts, a paru le 12 janvier.

Depuis ce jour, nous voilà avec Villedeuil à jouer au journal. Notre journal a un bureau au rez-de-chaussée dans une rue où l’on commence à bâtir : rue d’Aumale ; il a un gérant auquel on donne cent sous par signature ; il a un programme qui est l’assassinat du classicisme ; il a des annonces gratuites et des promesses de primes.

Nous passons au bureau, deux ou trois heures par semaine, à attendre, chaque fois que s’entend un pas dans cette rue où l’on passe peu, à attendre l’abonnement, le public, les collaborateurs. Rien ne vient. Pas même de copie, fait inconcevable ! pas même un poète, fait plus miraculeux encore !

Une rousse du nom de Sabine, qui est la seule {p. 14}personne qui fréquente le bureau, nous demandant un jour : « Et ce monsieur, qui est là, pourquoi a-t-il l’air si triste ? » On lui répond en chœur : « C’est notre caissier ! »

* * *

— Le lit où l’homme naît, se reproduit et meurt : quelque chose à faire là-dessus, un jour.

* * *

— La sculpture anglaise et les romances de Loïsa Puget sont sœurs.

* * *

— Ah ! si l’on avait un secrétaire de ses ivresses !

* * *

— Au fond, il n’y a au monde que deux mondes : celui où l’on baille, et celui où l’on vous emprunte vingt francs.

* * *

— Dans l’hypertrophie du cœur, la figure, après la mort, prend le caractère extatique. Une jeune fille qu’on croyait morte à la suite de cette maladie, — son père pleurant au pied de son lit, — rejette soudain le drap qu’elle avait sur la tête, se soulève dans une attitude de prière, montrant un visage à la beauté surnaturelle qui fait croire à un miracle, et après un petit discours de consolation adressé à son père, se recouche et repose le drap sur sa tête, en disant : « Je puis dormir maintenant. »

* * *

— J’ai connu un amant qui disait à sa maîtresse se plaignant d’avoir perdu une fausse dent de 200 francs : « Si tu la faisais afficher ? »

* * *

— Nous continuons intrépidement notre journal dans le vide, avec une foi d’apôtres et des illusions {p. 15}d’actionnaires. Villedeuil est obligé de vendre une collection des Ordonnances des rois de France pour lui allonger l’existence, puis il découvre un usurier dont il tire cinq à six mille francs. Les gérants, à cent sous la signature, se succèdent : le premier, Pouthier, un peintre bohème, ami de collège d’Edmond, est remplacé par un nommé Cahu, un être aussi fantastique que son nom, et qui est libraire philologique dans le quartier de la Sorbonne et membre de l’Académie d’Avranches ; et Cahu cède la place à un ancien militaire, auquel un tic nerveux fait à tout moment regarder la place de ses épaulettes et cracher par-dessus ses deux épaules.

Dans les six mille francs que Villedeuil était censé avoir reçus de son usurier, figurait, pour une assez forte valeur, un lot de deux cents bouteilles de champagne. Le vin commençant à s’avarier, le fondateur de L’Éclair a l’idée d’enlever le journal en donnant un bal, et en offrant ce bal au champagne, comme prime aux abonnés. On invite toutes les connaissances de L’Éclair, le bohème Pouthier, un architecte sans ouvrage, un marchand de tableaux, des anonymes ramassés au hasard de la rencontre, quelques femmes vagues, et, à un moment, pour animer un peu cette fête de famille, Nadar, qui commençait une série de caricatures dans notre journal, a l’idée d’ouvrir les volets, et d’inviter les passants et les passantes par la fenêtre.

* * *

— Une femme entretenue de notre maison disait à {p. 16}sa bonne : « Vous pourriez bien dire : Madame, s’il vous plaît. — Tiens, je n’ai pas la force de parler, et il faut encore que je dise : Madame, et s’il vous plaît ! »

* * *

— Le Jéhovah de la Bible, un Arpin. Le Dieu de l’Évangile, un Ésope onctueux, un politique, un agent d’affaires à consultations gratuites et bienveillantes.

* * *

— Nous qui avons passé notre enfance à regarder, à copier des lithographies de Gavarni, nous qui étions, sans le connaître, et sans qu’il nous connût, ses admirateurs, nous avons décidé Villedeuil à lui demander des dessins. Et ce soir, un dîner a eu lieu, à la Maison d’Or, où il nous a proposé pour notre journal la série du Manteau d’Arlequin.

* * *

— Portrait d’un vieux monsieur en omnibus. Face massive et mafflue. Des taches blanchâtres au lieu de sourcils. Yeux en verroterie bleue à fleur de tête. Poches jaunâtres et bleuissantes sous les yeux. Petit nez très relevé au bout couleur de nèfle. Oreilles couleur de vieille cire, avec dessus un duvet blanc comme sur les orties.

Autre vieux monsieur. Cheveux blancs très courts, sourcils restés noirs, des yeux qui semblent des yeux d’émail entre des paupières sans cils, coloration bilieuse du teint, galbe osseux, sculpture émaciée des chairs. Ce vieillard à la tête où il y a du cabotin et du conventionnel, porte un col large, {p. 17}rabattu à l’enfant, une cravate chamois à bouquets roses et verts, et une chaîne de montre s’échappe de son gilet pour se perdre dans la poche extérieure d’une redingote vert bouteille, pendant qu’une de ses mains ornée d’une bague en turquoise, pose sur un manteau plié sur ses genoux, un manteau raisin de Corinthe.

* * *

— « Les tragédies… oh ! que c’est embêtant ces vieilles tragédies !… Rachel… une femme plate !… — c’est Janin qui cause avec le décousu d’un de ses feuilletons. — Les acteurs… ils jouent tous la même chose… moi, je ne parle que des actrices… Encore, quand ils sont bien laids, comme Ligier, on peut dire qu’ils ont du talent… mais, sans cela jamais leur nom ne se trouve sous ma plume… Voyez-vous, le théâtre, il faut que ça soit deux et deux font quatre, et qu’il y ait des rôles de femmes… c’est ce qui fait le succès de Mazères…. Figurez-vous que Mlle B… est venue l’autre jour me demander 500 francs. Je lui ai demandé pourquoi ? Afin de parfaire 1 000 francs pour se faire aimer par F… »

Et Janin éclate de rire.

« Une chose neuve ? une chose neuve pour le public, allons donc ! Si la Revue des Deux Mondes changeait de couleur sa couverture, elle perdrait 2 000 abonnés… Amusez-vous, allez, on regrette ça plus tard, il n’est plus temps… À propos, vous avez écrit un joli article sur cet ornemaniste, sur ce Possot… Vous avez quelque chose de lui, hein ?… Oh ! les attaques, ça ne me {p. 18}fait rien. Qu’est-ce qu’on peut me dire : que je suis bête, que je suis vieux, que je suis laid ! Ça m’est parfaitement égal… Ce Roqueplan, un homme tout couvert de l’aes alienum, comme dit Salluste… Tenez, il y a un jeune homme, l’auteur d’une Sapho, qui a touché juste, le mâtin ! Il a mis dans sa préface : les auteurs qui vont louer leurs livres au cabinet de lecture… Et ce Pyat… J’ai voulu devant les magistrats dire toute ma conduite, montrer toute ma vie… Mais quand on me dit que je ne sais pas le français, moi, qui ne sais que cela… car je ne sais ni l’histoire, ni la géographie, ni rien… mais le français, cela me paraît prodigieux… Tout de même, ils ne m’empêcheront pas d’avoir tout Paris à mon enterrement ! »

Et nous reconduisant jusqu’à la porte de son cabinet, il nous dit :

« Voyez-vous, jeunes gens, il ne faut pas trop, trop de conscience ! »

* * *

— Sur la route de Versailles, au Point-du-Jour, à côté d’un cabaret ayant pour enseigne : À la renaissance du Perroquet savant, un mur qui avance avec de vieilles grilles rouillées qu’on ne dirait jamais s’ouvrir. Le mur est dépassé par un toit de maison et par des cimes de marronniers étêtés, au milieu desquels s’élève un petit bâtiment carré, — une glacière surmontée d’une statue de plâtre tout écaillée : La Frileuse d’Houdon.

Dans ce mur fruste, une porte à la sonnette de tirage cassée, dont le tintement grêle éveille {p. 19}l’aboiement de gros chiens de montagne. On est long à venir ouvrir ; à la fin, un domestique apparaît et nous conduit à un petit atelier dans le jardin, éclairé par le haut et tout souriant. C’est là que nous faisons notre première visite à Gavarni.

Il nous promène dans sa maison dont il nous raconte l’histoire : un ancien atelier de faux-monnoyeurs sous le Directoire, devenu la propriété du fameux Leroy, le modiste de Joséphine, qui utilisa la chambre de fer où l’on avait fabriqué la fausse monnaie à serrer les manteaux de Napoléon, brodés d’abeilles d’or. Il nous fait traverser les grandes pièces du rez-de-chaussée, décorées de peintures sur les murs représentant des vues locales : la porte d’Auteuil en 1802.

Nous parcourons avec lui toute la maison et les interminables corridors du second étage, où d’anciens costumes de carnaval, mal emballés, s’échappent et ressortent de cartons à chapeaux de femmes.

Nous redescendons dans sa chambre, où près d’un petit lit de fer étroit, — une couche d’ascète, — il y a sur la table de nuit un couteau en travers d’un livre ayant pour titre : Le Cartésianisme.

* * *

— Tous comptes faits avec Dumineray, le seul éditeur de Paris qui, sous l’état de siège, ait osé prendre en dépôt notre pauvre En 18.., nous avons vendu une soixantaine d’exemplaires.

* * *

— J’ai eu, dans ma famille, un type de la fin d’un monde, — un marquis, le fils d’un ancien ministre de la monarchie.

{p. 20}C’était, quand je l’ai connu un beau vieillard à cheveux d’argent, rayonnant de linge blanc, ayant la grande politesse galante du gentilhomme, la mine tout à la fois bienveillante et haute, la face d’un Bourbon, la grâce d’un Choiseul, et le sourire toujours jeune auprès des femmes.

Cet aimable et charmant débris de cour n’avait qu’un défaut : il ne pensait pas. De sa vie je ne l’ai jamais entendu parler d’une chose qui ne fût pas aussi matérielle que le temps du jour ou le plat du dîner. Il recevait et faisait relier Le Charivari et La Mode. Il pardonnait pourtant à la fin au gouvernement qui faisait monter la rente. Il s’enfermait pour faire des comptes avec sa cuisinière : c’était ce qu’il appelait travailler. Il avait un prie-Dieu recouvert en moquette dans sa chambre. Il avait dans son salon des meubles de la Restauration, des fauteuils en tapisserie au petit point, où était restée comme l’ombre du chapeau de la duchesse d’Angoulême. Il avait une vieille livrée, une vieille voiture, et un vieux nègre qu’il avait rapporté des colonies, où il mena joyeuse vie pendant l’émigration : ce nègre était comme un morceau du xviiie siècle et de sa jeunesse à côté de lui.

Mon parent avait encore les préjugés les plus inouïs. Il croyait par exemple que les gens qui font regarder la lune, mettent dans les lorgnettes des choses qui font mal aux yeux, etc., etc.

Il allait à la messe, jeûnait, faisait ses pâques. À la fin du carême, le maigre l’exaspérait : alors seulement il grondait ses domestiques.

{p. 21}Il demeurait dans tout cet homme quelque chose d’un grand principe tombé en enfance. C’était une bête généreuse, noble, vénérable, une bête de cœur et de race.

 

* * *

Gavarniana.

— Je hais tout ce qui est cœur imprimé, mis sur du papier.

— Je fais le bien, parce qu’il est un grand seigneur qui me paye cela, — et ce grand seigneur, c’est le plaisir de bien faire.

— Le chemin de fer et sa vitesse relative, voilà un beau progrès, si vous avez décuplé chez l’homme le désir de la vitesse !

— Gavarni disait de Dickens « qu’il avait une vanité énorme et paralysante, peinte sur la figure ».

— Gavarni avait vu de Balzac un billet ainsi rédigé :

De chez Vachette.

Mon cher Posper (sic), viens ce soir chez Laurent-Jan, il y aura des c… p… bien habillées.

Balzac.

— Quand Gavarni avait été à Bourg avec Balzac pour tâcher de sauver Peytel, il était obligé de lui répéter à tout moment : « Voyons, il s’agit d’une {p. 22}chose grave, Balzac, il faut être convenable pendant les quelques jours que nous sommes ici », et il lâchait le grand écrivain le moins possible. Un jour qu’il avait été obligé de le quitter deux heures, il le retrouvait sur la place où il avait accroché le sous-préfet, et lui racontait comment les petites filles s’amusent dans les pensions.

Dans ce voyage où Gavarni était obligé de veiller à la propreté de son compagnon, un jour il ne pouvait s’empêcher de lui dire :

— « Ah çà, Balzac, pourquoi n’avez-vous pas un ami… oui, un de ces bourgeois bêtes et affectueux, comme on en trouve… qui vous laverait les mains, mettrait votre cravate, enfin qui prendrait de vous le soin que vous n’avez pas le temps… »

— « Oh ! s’écria Balzac, un ami comme ça, je le ferai passer à la postérité ! »

* * *

— Nos soirées, presque toutes les soirées, où nous ne travaillons pas, nous les passons dans le fond de la boutique d’un singulier marchand de tableaux, dans la boutique de X…, qui, sous le prétexte d’occuper l’oisiveté de sa vie, va encore manger une cinquantaine de mille francs à son père. Un grand, gros, fort garçon, occupé à remonter à toute minute, par un geste bête, une paire de lunettes qui lui dévale du nez, et si soufflé par tout le corps d’une mauvaise graisse, qu’il semble en baudruche, et que la plaisanterie ordinaire de Pouthier est de crier : « Fermez les fenêtres ou Pamphile va s’envoler ! » {p. 23}Le meilleur des hommes et le marchand le plus paresseux, le plus flâneur, le plus boubouilleur, le plus incapable de tirer un gain d’une chose qu’il vend, — et qui, 365 fois par an, a besoin de voir, autour de son dîner, cinq ou six figures, si ce n’est au moins autour de la table, où, du matin au soir, se vident les canettes.

Il a emménagé avec lui une jeune femme, pas précisément jolie, et qui de temps en temps se dérobe et se cache dans un joli mouvement contourné pour prendre une prise de tabac, mais une jeune femme qui a de paresseuses poses de chatte dans sa bergère au coin de la cheminée, un petit bagout spirituel, une grâce de gentille bourgeoise d’un autre siècle : toute cette douce et tranquille séduction cachant une hystérie très prononcée, qui la fait, presque tous les mois, à un quantième, où elle dit, aller chez elle pour donner son linge à la blanchisseuse, disparaître deux ou trois jours avec un des attablés ordinaires de son amant, — après quoi, elle rentre au bercail et le ménage reprend comme si de rien n’était.

Pouthier, après des aventures à défrayer un roman picaresque, et qui, sans attribution bien fixe dans la maison, est à la fois commis, restaurateur de tableaux, et surtout le patito de la jeune femme, remplit le fond du magasin de lazzis et de tours de force.

Là arrivent, tous les soirs, — car la bière vient du Grand Balcon, et la femme a le don capiteux de {p. 24}produire autour d’elle une certaine excitation de l’esprit et de mettre les imaginations en verve, — là arrivent le peintre Hafner, le plus bredouilleur des Alsaciens ; Valentin, le dessinateur de L’Illustration ; Deshayes, le petit maître aux tonalités grises, et le blond coloriste Voillemot, avec sa tignasse d’Apollon roussi, et Galetti, et le tout jeune Servin, et d’autres, et d’autres, et c’est toute la soirée un tapage et une débauche de paroles, que de temps en temps, solennellement, le maître de la maison réprime par un « Où te crois-tu ! » indigné.

Dans les raisons que X… a données à son père, pour qu’il lui fournît les fonds nécessaires à son commerce, il a fait entrer l’énorme économie qu’il réaliserait en n’allant plus au café, et le malheureux en tient un gratis !

* * *

— Un soir, le monde de la boutique se décide à faire une excursion dans la forêt de Fontainebleau, à passer quelques jours chez le père Saccaux, à Marlotte, la patrie d’élection du paysage moderne et de Murger. Pouthier ferme le magasin. Mélanie met sa toilette la plus pimpante, réunissant sur sa personne tous ses  ; et nous voilà dans cette forêt, où chaque arbre semble un modèle entouré d’un cercle de boîtes à couleurs. Là, de grandes courses à la suite des peintres et de leurs maîtresses en joie, et comme grisées par le plein air de la campagne : des jours qui ressemblent à des dimanches d’ouvriers. On vit en famille, en s’empruntant son savon, et on {p. 25}a des appétits et des soifs qui vous font trouver bonne la médiocre ratatouille et aimable le ginglet de l’endroit. Chacun paye son écot de bonne humeur. Les femmes mouillent leurs bottines dans l’herbe sans grogner. Murger semble rasséréné comme en une convalescence d’absinthe. On promène une gaieté vaudevillière par toute la forêt, même en ce Bas-Bréau, où nos fumisteries semblent faire fuir dans la profondeur de la feuillée des dos de peintres chenus, ressemblant à des dos de vieux druides. On essaye des parties de billard sur un sabot de l’auberge où il y a des ornières qui font des carambolages forcés. Palizzi, les grands jours, revêt un tablier de cuisine et fricote un gigot à la juive, dont il reste à peine l’os.

La nuit, pendant que les esquisses du jour sèchent, on dort comme si on revenait de la charrue, et un matin j’entends la maîtresse de Murger, au milieu d’un doux transport, lui demander ce que rapporte la feuille de la Revue des Deux Mondes.

* * *

— Le travail et les femmes, voilà ma vie ! — C’est Gavarni qui parle.

Août 1852 §

Je trouve Janin toujours gai, toujours épanoui, en dépit de la goutte à un pied. « Quand on vint guillotiner mon grand-père, nous dit-il, il avait la goutte aux deux pieds… du reste, je ne me plains pas… c’est, dit-on, un brevet de vie pour dix ans… Je n’ai jamais été malade et ce qui {p. 26}constitue l’homme, je l’ai encore », — fait-il en souriant.

Il nous montre une lettre de Victor Hugo, apportée par Mlle Thuillier, et où il nous fait lire cette phrase : « Il fait triste ici… il pleut, c’est comme s’il tombait des pleurs. » Dans cette lettre, Hugo remercie Janin de son feuilleton sur la vente de son mobilier, lui annonce que son livre va paraître dans un mois, et qu’il le lui fera parvenir dans un panier de poisson ou dans un cassant de fonte, et il ajoute : « On dit qu’après, le Bonaparte me rayera de l’Académie… Je vous laisse mon fauteuil. »

Puis, Janin se répand sur la saleté et l’infection de Planche, sa bête d’horreur :

« Vous savez, quand il occupe sa stalle des Français, les deux stalles à côté restent vides. Sa maladie, c’est l’éléphantiasis… un moment on a espéré qu’il avait la copulata vitrea de Pline. Il l’aurait eue, oh ! il l’aurait eue… s’il s’était tenu un rien du monde moins salement ! »

Une petite actrice des Français, dont je ne sais pas le nom, lui demandant s’il a vu une pièce quelconque : « Comment, s’écrie Janin, en bondissant sur son fauteuil, vous n’avez pas lu mon feuilleton ! » Et là-dessus il la menace, il la terrorise de ne jamais arriver, si elle ne lit pas son feuilleton, si elle n’est pas au fait de la littérature, si elle ne fait pas comme Talma, comme Mlle Mars, qui ne manquaient jamais un feuilleton important.

* * *

— Sur le trottoir de la rue Saint-Honoré, j’entends derrière moi une fille disant à une autre : « Ah ! {p. 27}Julie… elle a changé de religion, elle aime les hommes à présent !

* * *

— Les grands hommes sont des médailles, que Dieu frappe au coin de leur siècle.

* * *

— L’idée du manchon de Mimi donnée à Murger par Paul Labat qui, conduisant sa maîtresse à l’hôpital, fit arrêter le fiacre devant une écaillère de marchand de vin, sur le désir que la mourante témoigna de manger des huîtres.

* * *

— Il me semble que les fonctionnaires sont destitués comme on renvoie les domestiques : aux seconds, on donne huit jours d’avance, aux premiers, la croix.

22 octobre 1852 §

Le Paris paraît aujourd’hui. C’est, croyons-nous, le premier journal littéraire quotidien, depuis la fondation du monde. Nous écrivons l’article d’en-tête.

* * *

— Nous soupons beaucoup cette année : des soupers imbéciles où l’on sert des pêches à la Condé, des pêches-primeurs à 8 francs pièce, dont le plat coûte quatre louis et où l’on boit du vin chaud fabriqué avec du Léoville de 1836 ; des soupers en compagnie de gaupes ramassées à Mabille, de gueuses d’occasion qui mordent à ces repas d’opéra, avec un morceau de cervelas de leur dîner, resté entre les dents, et dont l’une s’écriait naïvement : « Tiens, {p. 28}quatre heures… maman est en train d’éplucher ses carottes ! »

Gavarni nous dit aujourd’hui qu’il croit avoir trouvé une force motrice qui pourra, un jour, se débiter chez les épiciers, et dont on pourra demander pour deux sous.

Année 1853 §

Janvier 1853 §

{p. 31}Les bureaux du Paris, d’abord établis, 1, rue Laffitte, à la Maison d’Or, furent, au bout de quelques mois, transférés rue Bergère, au-dessus de L’Assemblée nationale.

La curiosité de ces bureaux était le cabinet de Villedeuil où le directeur du journal avait utilisé la tenture, les rideaux de velours noir à crépines d’argent de son salon de la rue de Tournon, où se donnaient, un moment, toutes bougies éteintes, des punchs macabres. À côté du cabinet, la caisse, une caisse grillée, une vraie caisse, où se tenait le caissier Lebarbier, le petit-fils du vignettiste du xviiie siècle, que nous avions retiré avec Pouthier des bas-fonds de la bohème. Un échappé du Corsaire faisait dans un petit salon la cuisine du journal. C’était un petit homme, jaune de poil, à l’œil saillant du jettatore, un des seuls écrivains échappés au coup de filet dans {p. 32}lequel le gouvernement avait ramassé les journalistes, le 2 Décembre.

Il était père de famille et père de l’Église, prêchait les bonnes mœurs, se signait parfois comme un saint égaré dans une bande de malfaiteurs, et, malgré tout, allait dans la définition libre des choses plus loin qu’aucun de nous. En ses moments de loisir, il rédigeait pour le journal : Les Mémoires de Mme Saqui.

À la table de la rédaction s’asseyaient journellement : Murger à l’air humble, à l’œil pleurard, aux jolis mots de Chamfort d’estaminet ; Aurélien Scholl, avec son monocle vissé dans l’orbite, ses colères spirituelles, son ambition de gagner la semaine prochaine 50 000 francs par an, au moyen de romans en vingt-cinq volumes ; Banville, avec sa face glabre, sa voix de fausset, ses fins paradoxes, ses humoristiques silhouettes des gens ; Karr, toujours accompagné de l’inséparable Gatayes. Et c’était encore un maigre garçon, aux longs cheveux gras, nommé Eggis, qui en voulait personnellement à l’Académie ; et c’était Delaage, l’Ubiquité faite homme et la Banalité faite poignée de main, un garçon pâteux, poisseux, gluant, et qui semblait un glaire bienveillant ; et c’était l’ami Forgues, un Méridional congelé, ayant quelque chose d’une glace frite de la cuisine chinoise, et qui apportait, d’un air diplomatique, des articles artistiquement pointus ; et c’était Louis Énault, orné de ses manchettes et de sa tournure contournée et gracieusée de chanteur de romances de salon ; enfin {p. 33}Beauvoir, se répandait souvent dans les bureaux comme une mousse de champagne, pétillant et débordant, et parlant de tuer les avoués de sa femme, et jetant en l’air de vagues invitations à des dîners chimériques.

Gaiffe avait élu domicile sur un divan, où il demeurait des après-midi, couché et somnolent, ne se réveillant que pour jeter des interjections troublantes dans la phraséologie vertueuse du père Venet.

Et au milieu de tout ce monde, Villedeuil, ordonnant, pérorant, allant, courant, correspondant, innovant, et découvrant tous les huit jours un système d’annonces ou de primes, une combinaison, un homme ou un nom, devant apporter au journal, dans les quinze jours, dix mille abonnés.

À l’heure présente, le journal remue, il ne fait pas d’argent, mais il fait du bruit. Il est jeune, indépendant, ayant comme l’héritage des convictions littéraires de 1830. C’est dans ses colonnes l’ardeur et le beau feu d’une nuée de tirailleurs marchant sans ordre ni discipline, mais tous pleins de mépris pour l’abonnement et l’abonné. Oui, oui, il y a là de la fougue, de l’audace, de l’imprudence, enfin du dévouement à un certain idéal mêlé d’un peu de folie, d’un peu de ridicule… un journal, en un mot, dont la singularité, l’honneur, est de n’être point une affaire.

Dimanche 20 février §

Un jour de la fin du mois {p. 34}de décembre dernier, Villedeuil rentrait du ministère en disant avec une voix de cinquième acte :

— Le journal est poursuivi. Il y a deux articles incriminés. L’un est de Karr ; l’autre, c’est un article où il y a des vers… Qui est-ce qui a mis des vers dans un article, ce mois-ci ?

— C’est nous ! disions-nous.

— Eh bien ! c’est vous qui êtes poursuivis avec Karr.

Or, voici l’article qui devait nous faire asseoir sur les bancs de la police correctionnelle, absolument comme des messieurs arrêtés dans une pissotière. Cet article, paru le 15 décembre 1852, avait pour titre : Voyage du nº 43 de la rue Saint-Georges au nº 1 de la rue Laffitte2. Un voyage de notre domicile d’alors au bureau du journal, et qui passait en revue, d’une façon fantaisiste, les industries, les officines de produits bizarres, les marchands et marchandes de tableaux et de bibelots que nous rencontrions sur notre route, et entre autres, la boutique d’une femme célèbre autrefois, comme modèle, dans les ateliers de peinture.

Donnons le paragraphe incriminé :

« Dans cette boutique, ci-gît le plus beau corps de Paris. De modèle qu’il était, il s’est fait marchand de tableaux. À côté de tasses de Chine se trouve un Diaz, et j’en connais un plus beau. C’est un jeune homme et une jeune femme. La chevelure de {p. 35}l’adolescent se mêle aux cheveux déroulés de la dame, et la Vénus, comme dit Tahureau :

Croisant ses beaux membres nus
Sur son Adonis qu’elle baise ;
Et lui pressant le doux flanc ;
Son cou douillettement blanc,
Mordille de trop grande aise.

Ce Diaz-là, mes amis, a bien voyagé ; mais, Dieu merci, il est revenu au bercail. J’ai vu quelqu’un qui sait tous ses voyages et qui m’a conté le dernier. Mlle ***3 l’avait envoyé à Mlle ***4. Mlle *** l’a renvoyé à Mlle *** avec cette lettre :

« Ma chère camarade,

« Ce Diaz est vraiment trop peu gazé pour l’ornement de ma petite maison. J’aime le déshabillé d’un esprit charmant, je ne puis admettre cette nudité que l’Arsinoé de Molière aime tant. Ne me croyez pas prude. Mais pourquoi vous priverais-je d’un tableau que je serais obligée de cacher, moi !

« Mille remerciements quand même, et croyez-moi votre dévouée camarade.

« *** »

Et Mlle*** a repris son Diaz, ô gué ! elle a repris son Diaz, turelure ! et a répondu à Mlle*** en le raccrochant au mur déjà en deuil et tout triste :

{p. 36}« Chère camarade,

« Je suis une folle, et presque une impie d’avoir cru mon petit tableau digne de votre hôtel. Mais ma sottise m’a du moins valu un précieux renseignement sur les limites de votre pudeur. Permettez-moi seulement de défendre contre vous le répertoire comique que vous invoquez ici un peu à contre-sens, car c’est justement dans les tableaux qu’Arsinoé n’aime pas les nudités,

Elle fait des tableaux couvrir les nudités,
Mais elle a de l’amour pour les réalités.

« Je reprends donc mon petit Diaz, un peu confus de son excursion téméraire, et je cache sa confusion dans ma chambre où M. A… peut seul le voir.

« Votre très dévouée,

« *** »

Et ces vers de Tahureau, nous ne les avions pas pris dans Tahureau, dont les éditions originales sont de la plus grande rareté, nous les avions pris dans le Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au xvie siècle de Sainte-Beuve, — oui, dans ce livre couronné par l’Académie. N’est-ce pas, ça n’a pas l’air vraisemblable ? Et cependant c’est parfaitement vrai. Du reste, le ministère de la justice d’alors, qui nous faisait poursuivre, n’avait-il pas eu, vingt-quatre heures, l’idée de poursuivre en police correctionnelle, dans un article de je ne sais qui du Paris, une ligne de points, {p. 37}paraissant avoir un sens obscène à M. Latour-Dumoulin.

Mais dans cette poursuite, il s’agissait vraiment bien de littérature. Le Paris passait pour la continuation du Corsaire. M. Latour-Dumoulin, en ce temps d’aplatissement, était personnellement blessé par les allures de Villedeuil, qui, lorsque sur la présentation de sa carte n’était pas immédiatement reçu, remontait dans sa voiture. On l’accusait, à tort ou à raison, de jouer à la baisse. On allait même jusqu’à lui faire un grief de ne pas solliciter pour son journal des invitations aux Tuileries, aux soirées de Nieuwerkerke. Nous personnellement, à ce qu’il paraît, nous passions, à cause de nos relations avec les Passy, pour des orléanistes fougueux. Il circulait même, dans le faubourg Saint-Germain, un refus très insolent de nous — une pure légende — à une demande de cantate de la part du gouvernement.

M. Armand Lefebvre, notre parent, écrivait en notre faveur à M. de Royer, procureur général, qui lui répondait une lettre ne laissant aucun doute sur l’imminence des poursuites. Et dans une entrevue au ministère de la justice, M. de Royer lui annonçait que nous serions condamnés, que nous aurions même de la prison, ajoutant que si nous voulions adresser un recours en grâce à l’Empereur, il serait le premier à l’appuyer.

Nous attendions, ainsi que des gens menacés de la justice d’une chambre correctionnelle sous un Empire — nerveux et insomnieux pendant de longues {p. 38}semaines — lorsque dans la fumée de tabac d’une fin de dîner d’amis, tombaient chez nous les assignations.

Et, à quelques jours de là, nous comparaissions devant un juge d’instruction presque poli, mais qui perdait soudainement toute politesse dans son embarras et son déconcertement, quand nous lui montrions les cinq vers incriminés, tout vifs imprimés dans le Tableau historique et critique de la poésie française.

Il nous fallait un avocat. Un allié de notre famille, M. Jules Delaborde, avocat à la Cour de cassation, nous recommandait de bien nous garder de confier notre défense à un avocat brillant dont le talent pouvait blesser et irriter le tribunal. Il nous conseillait de prendre un avocat « ayant l’oreille des juges », un nom et une parole très peu sonores, une de ces médiocrités dont le néant attire sur ses clients une sorte de miséricorde ; enfin un de ces verbeux qui, doucement, platement, ennuyeusement, soutirent un acquittement comme une aumône. L’homme qu’il nous indiqua réunissait toutes ces conditions. Dans son salon, il avait une jardinière dont le pied était fait par un serpent en bois verni qui montait en s’enroulant vers un nid d’oiseau. En voyant cette jardinière, j’eus froid dans le dos, et je devinai l’avocat qui m’était échu. Nous étions pour lui un composé d’hommes du monde et d’êtres louches. D’une main il nous eût confié sa montre, de l’autre main il nous l’eût retirée.

{p. 39}Nous étions cités à comparaître en police correctionnelle devant la 6e chambre. C’était une chambre pour ces sortes d’affaires, une chambre dont on était sûr et qui avait fait ses preuves. Ses complaisances lui avaient valu l’honneur de la spécialité des procès de presse et des condamnations politiques.

Flanqués de notre oncle, M. Jules de Courmont, maître des comptes, nous allâmes faire les visites à nos juges. On nous avait appris que la justice exigeait cette politesse. C’est un petit : Morituri te salutant, dont ces messieurs sont, à ce qu’il paraît, friands. Nous allâmes d’abord chez notre président L… Il demeurait en haut de la rue de Courcelles, tout près de la place Monceau… Il était sec comme son nom, froid comme un vieux mur, jaune, blême, exsangue, une mine d’inquisiteur dans un appartement qui sentait le moisi du cloître. Puis, nous vîmes les deux juges. D…, descendant de l’avocat général de Bordeaux, et qui, lui, n’eut pas l’air de nous trouver extraordinairement criminels, et après D…, le juge L…, une sorte d’ahuri qui ressemblait à Leménil prenant un bain de pieds dans Le Chapeau de paille d’Italie, fourré dans l’affaire comme un comique en un imbroglio, et qui avait de lui, dans la pièce où il nous reçut, un portrait en costume de chasse, un des plus extravagants portraits que j’aie vus de ma vie. Imaginez Toto Carabo à l’affût.

La dernière visite fut pour le substitut qui devait requérir contre nous. Celui-ci avait tout à fait les manières d’un gentleman. Il nous déclara que pour {p. 40}lui, il n’y avait aucun délit dans notre article, mais qu’il avait été forcé de poursuivre sur les ordres réitérés du ministère de la police, sur deux invitations de Latour-Dumoulin ; qu’il nous disait cela d’homme du monde à homme du monde, et qu’il nous demandait notre parole de ne pas en faire usage dans notre défense. Et cet homme qui avait de la fortune, qui avait beaucoup de mille livres de rente, allait demander le maximum de la peine pour un délit dont nous n’étions pas coupables. Il nous le déclarait naïvement, cyniquement en face.

— « Quelles canailles que tout ce monde ! » dit mon oncle sur le pas de la porte.

Ce qu’il voyait, ce qu’il entendait, la déclaration de ce substitut, les dénégations de Latour-Dumoulin qui lui avait dit travailler à arrêter les poursuites, tout cela, le sortant de son égoïste optimisme, faisait tout à coup, ainsi que du feu d’un caillou, jaillir de l’indignation de ce vieux bourgeois habitué par sa longue vie à ne s’indigner de rien.

De là, nous allions tous deux chez Latour-Dumoulin, désireux d’avoir une explication avec lui. On nous faisait attendre assez longtemps dans une antichambre, où un garçon de bureau lisait un livre de M. de La Guéronnière devant un portrait de l’Empereur à demi emballé pour une sous-préfecture. Et quand nous entrions, nous avions l’air de si mauvaise humeur que, se méprenant sur notre démarche, il croyait que nous venions le provoquer en duel. Alors c’était une défense maladroite de {p. 41}Rachel « qui ne se serait pas plainte », ce qui était inutile à dire si cela était vrai, ainsi que je le crois. Enfin, c’était une tirade contre Janin, la bête noire du ministère de la police. Car j’ai oublié de dire que les lettres de N… et de R… avaient été copiées par nous sur les autographes, enrichissant un curieux exemplaire de Gabrielle d’Augier, faisant partie de la bibliothèque du critique des Débats.

Le lendemain, qui était un samedi, Villedeuil nous menait au Palais de Justice dans sa calèche jaune, une calèche qui tenait du carrosse de gala de Louis XIV et d’un char d’opérateur. Jamais si triomphante voiture ne mena des gens en police correctionnelle. Et le maître de la voiture, pour lequel notre procès était une grosse affaire de représentation, s’était fait faire pour la cérémonie un carrick prodigieux, un carrick cannelle à cinq collets, comme on en voit sortir à l’Ambigu des berlines d’émigrés. Ce fut à la grille du Palais une descente prestigieuse : ce jeune homme, tout en barbe, dans ce carrick, et sortant d’une voiture d’or. À la porte de l’audience, l’huissier ne voulant pas le laisser entrer : « Mais, criait Villedeuil, je suis bien plus coupable qu’eux, je suis le propriétaire du journal ! » En ce moment, il eût donné sa voiture avec son cocher et ses chevaux pour être poursuivi.

La salle avait deux fenêtres, une horloge, un papier vert. La Justice bourdonnait là-dedans. Le banc des prévenus se vidait et se remplissait à chaque minute. Et cela était rapide à épouvanter. Une, {p. 42}deux, trois années de prison tombaient sur des têtes à peine entrevues. La peur venait à voir sortir de la bouche du président la peine, ainsi que le sourcillement d’une fontaine, toujours égal et intarissable et sans arrêt. Interrogatoire, témoignages, défense, cela durait cinq minutes. Le président se penchait à droite et à gauche, les juges faisaient un signe de tête, et le président psalmodiait quelque chose : c’était le jugement. Une larme tombait parfois sur du bois et cela recommençait. Trois ans de liberté, trois ans de vie ainsi ôtés d’une existence humaine en un tour de Code ; le délit pesé en une seconde avec un coup de pouce dans la balance, et l’habitude de ce métier cruel et mécanique de tailler à la grosse, pendant des heures, des parts de cachots. — Il faut voir cela pour savoir ce que c’est.

Précisément avant nous, fut appelé un petit jeune homme maigriot, aux regards d’halluciné, qui avait, de son autorité privée, condamné à mort l’Empereur, et envoyé son acte de condamnation à toutes les ambassades. On le condamna au pas de course à trois ans de prison5.

Enfin on appela notre cause. Le président dit un : « Passez au banc », qui fit une certaine impression dans le public. Le banc, c’était le banc des voleurs. Jamais un procès de presse, même en cour d’assises, n’avait valu à un journaliste de « passer au banc » ; il restait près de son avocat. Mais on ne voulait rien {p. 43}nous épargner. « Il y a eu répétition hier, je le sais d’un avocat », me dit Karr, en s’asseyant avec nous entre les gendarmes.

Nous étions émus, indignés. La colère fit trembler nos voix quand on nous demanda nos noms, que nous jetâmes avec un timbre frémissant comme à un tribunal de sang.

Le substitut prit la parole, ne trouva pas grand-chose à dire sur les vers de Tahureau, ni sur une femme qui, dans notre article, rentrait de dîner, son corset dans un journal (le second passage souligné au crayon rouge), passa à un article de notre cousin de Villedeuil, qui mettait en doute la vertu des femmes, s’étendit longuement sur ce doute malhonnête, puis revint à nous ; et, pris d’une espèce de furie d’éloquence, nous représenta comme des gens sans foi ni loi, comme des sacripants sans famille, sans mère, sans sœur, sans respect de la femme, et, pour péroraison dernière de son réquisitoire — comme des apôtres de l’amour physique.

Alors, notre avocat se leva. Il fut complètement le défenseur que nous attendions. Il se garda bien de répéter ce qu’avait osé dire Paillard de Villeneuve, l’avocat de Karr, demandant au tribunal comment on osait requérir contre nous, à propos d’un article non incriminé, et dont l’auteur n’était pas avec nous sur le banc des accusés. Il gémit, il pleura sur notre crime, nous peignit comme de bons jeunes gens, un peu faibles d’esprit, un peu toqués, {p. 44}et ne trouva pas à faire valoir, pour notre défense, de circonstances atténuantes, plus atténuantes, que de déclarer que nous avions une vieille bonne qui était depuis vingt ans chez nous. À cette trouvaille bienheureuse, noyée dans une marée de paroles baveuses, nous sentîmes le murmure d’une cause gagnée courir l’auditoire… Mais ne voilà-t-il pas que la cause était remise à huitaine. « C’est cela, disions-nous, ils veulent faire passer notre condamnation au commencement, aujourd’hui, ils n’osent pas, l’auditoire nous est trop favorable. »

Et cependant ce fut notre salut que cette remise de l’affaire. Dans la semaine le procureur général était changé. Rouland succédait à de Royer. Rouland avait des attaches orléanistes. Il était parent de la femme de Janin qui l’intéressait à nous. Et il y avait des relations non encore brisées entre Rouland et les Passy, qui parlaient chaudement en notre faveur, et le samedi 19 février, le président de la 6e chambre donnait lecture, à la fin de l’audience, du jugement dont voici le texte :

« En ce qui touche l’article signé Edmond et Jules de Goncourt, dans le numéro du journal Paris, du 11 décembre 1852 ;

« Attendu que si les passages incriminés de l’article présentent à l’esprit des lecteurs des images évidemment licencieuses et dès lors blâmables, il résulte cependant de l’ensemble de l’article que les auteurs de la publication dont il s’agit n’ont pas eu {p. 45}l’intention d’outrager la morale publique et les bonnes mœurs ;

« Par ces motifs :

« Renvoie Alphonse Karr, Edmond et Jules de Goncourt et Lebarbier (le gérant du journal) des fins de la plainte, sans dépens. »

Nous étions acquittés, mais blâmés.

Un cocher de fiacre du xviiie siècle, blâmé comme nous par une Cour de justice, s’écria, après le blâme :

— Mon président, ça m’empêchera-t-il de conduire mon fiacre ?

— Non.

— Alors je… (Mettez ici l’expression la plus énergique de la vieille France.)

En sortant de la salle du tribunal, nous pensions l’expression du fiacre6.

* * *

— Depuis le printemps, on s’en va en bande, presque tous les dimanches, dîner dans un petit vide-bouteille, loué par Villedeuil à Neuilly. On se promène dans un jardin où il n’y a guère que l’ombre d’une table de pierre, et l’on dîne dans une salle à {p. 46}manger, où l’on vous passe beaucoup de bouteilles de toutes sortes de vins, en face de douze Césars peints sur les murs par un vitrier. Après dîner, la Landelle, le romancier de bâbord et de tribord, beugle des chants de marin ; Venet, en chapeau de paille et en cravate printanière, fredonne des airs de Colin et de Collinette ; Mlle R… chante un grand morceau d’opéra, pendant que le maître de la maison, en un coin du logis, est en conférence avec des messieurs étranges, au sujet de quelque affaire extravagante, comme le monopole des sangsues du Maroc… Et l’on monte, en revenant, sur les chevaux de bois des Champs-Élysées.

C’est au retour d’une de ces petites fêtes, un soir où, après dîner, on avait bu du rhum dans des bols à café, que Beauvoir prononça cette mémorable phrase dans l’omnibus de Neuilly. Le conducteur voulait l’empêcher de fumer. Beauvoir se tourna vers une jeune femme et lui dit avec le contournement le plus xviiie siècle : « Madame, vous êtes la reine de l’omnibus, dites un mot et nous jetons nos cigares ; mais quant à ce bougre, s’il continue… je lui coupe les oreilles. » Et ce que vraiment il disait vouloir lui couper, était très loin des oreilles.

* * *

— Philipon aurait une très curieuse collection de maquettes en terre coloriée qui servaient à Daumier de modèles pour ses caricatures d’hommes politiques ; maquettes exécutées avec un rare talent par Daumier et vendues par lui à Philipon, 15 francs pièce.

* * *

{p. 47}— À propos d’un viol, le bon Dieu accusé d’avoir fait le printemps.

— Accusé, passez au banc… Qui vous a poussé à faire le printemps ?…

* * *

— Post-scriptum d’une lettre du petit Pierre Gavarni à son frère Jean qui demeure avec son père :

« P. S. — Les têtards du bassin sont-ils bien gros ? »

* * *

— Le père de Terrien, qui fait le sport anglais au Paris, était, pendant la Terreur, le commandant de la frégate La Vertu, chargée de porter en Irlande des forçats et des loups, et qui avait à bord une petite guillotine d’acajou pour couper le cou aux poulets.

* * *

Gavarniana.

— Gavarni nous dit aujourd’hui :

« Vous ne savez pas ce que c’est que les mathématiques et l’empoignant qu’elles ont… La musique, n’est-ce pas, est le moins matériel des arts, mais encore il y a le tapement des ondes sonores contre le tympan… Les mathématiques sont bien autrement immatérielles, bien autrement poétiques que la musique… On pourrait dire d’elles que c’est la musique muette des nombres ! »

Gavarni nous dit aujourd’hui :

« Chaque jour la science mange du Dieu… N’a-t-on déjà pas mis la foudre du vieux Jupiter en bouteille de Leyde ?… Oui, oui, je crois qu’il est dans les données probables qu’un jour on expliquera scientifiquement la pensée, comme on a expliqué le tonnerre… Qu’est-ce qu’une {p. 48}chose immatérielle sur laquelle un coup de pied dans le c… agit ? Non, non, il n’y pas de séparation entre l’âme et le corps. »

27 juillet §

Je vais voir Rouland pour savoir si je puis publier La Lorette sans retourner en police correctionnelle. Et dans la conversation que j’ai avec lui sur notre poursuite, il me confirme une chose qui m’avait été déjà dite : c’est que le ministère de la police, outre ce qu’il poursuivait en nous, poursuivait encore certaines idées littéraires : « Il ne voulait pas, me dit Rouland, de la littérature qui se grise et grise les autres, une idée, ajoute-t-il, que je n’ai pas à apprécier… » Oui, nous fûmes poursuivis, en l’an de grâce 1853, pour le délit de littérature anticlassique, de littérature révolutionnaire. Latour-Dumoulin n’avait-il pas dit à M. Armand Lefebvre :

« Je dois vous dire que je suis désolé de la poursuite de ces messieurs… vous savez, les magistrats, c’est si vétilleux, ces gens-là… Au reste, je les crois dans une mauvaise voie littéraire et je crois leur rendre service par cette poursuite. »

La Lorette paraît. Elle est épuisée en une semaine. C’est pour nous la révélation qu’on peut vendre un livre.

Septembre §

Nous accompagnons Leroy, le graveur, et sa femme aux bains de mer à Veules, une pittoresque avalure de falaise, tout nouvellement {p. 49}découverte par les artistes. Leroy, un grand brun avec une grosse voix ; il est l’ennemi des prêtres, des empereurs, des rois et des romantiques, et cache, sous des apparences de truculence et de férocité physique, une parfaite bonne enfance et des idées pas mal prudhommesques. Sa femme, fine, délicate, nerveuse, avec de beaux grands yeux noirs, semble une sorte de réduction de Mme Roland dont elle a l’exaltation républicaine, mais dans un petit corps plein de grâce parisienne, toutefois de la grâce un peu rêche de la bourgeoise distinguée. Le ménage Leroy est le plus uni des ménages… sauf quelques discussions entre les conjoints à propos des difficultés grammaticales, qui sont un des divertissements aimés et préférés du couple.

Leroy a choisi pour son tableau du Salon prochain, un chemin creux, et, couchés par terre, dans l’ombre, nous passons une partie des journées à l’entendre parler de Jacques, de Millet, etc.

Jacques, le fils d’un maître d’école de Chalon-sur-Saône… Cinq ans, il a été militaire… Au siège d’Anvers, il est passé en revue par le duc d’Orléans qui remarque l’intelligence de sa figure parmi toutes les brutes qu’il a sous les yeux : « Voltigeur, êtes-vous content de la nourriture ? — Non, Monseigneur. — Enfin, vous êtes heureux ? — Non, Monseigneur. » Le duc se tournant vers un officier : « Cet homme-là a de l’esprit, il faudrait en faire quelque chose, le nommer caporal. — Monseigneur, je ne suis pas ambitieux ! »

{p. 50}De là, sa drolatique Militairiana.

Heureusement, Jacques avait un capitaine qui se pâmait d’aise à ses charges, et qui le faisait appeler à tout moment :

— Ah ! crénom de D… ! qu’est-ce que c’est, Jacques, encore un manquement de service, f…… Je devrais vous faire fusiller, sacré nom de D… ! Je vous ferai f…… huit jours à la salle de police, nom de D… ! Tenez, f…… vous là, et faites-moi la femme de l’adjudant. — La charge faite — Ce bougre-là, c’est charmant, charmant… oh ! que c’est bien la femme de l’adjudant. » Et aussitôt, par la fenêtre : « Lieutenant, venez voir la charge de ce bougre de Jacques ! »

Millet, un fils de paysan auprès de Cherbourg. Tout jeunet, en revenant de la ville où il avait vu des images, crayonnait et dessinait, et tourmentait son père à l’effet d’avoir des sous pour acheter des crayons. Ses premiers dessins furent les copies des images de piété du livre de messe de sa grand-mère. À quelques années de là, mené chez un maître de dessin à Cherbourg par son père qui lui montrait les crayonnages de son fils, le maître de dessin disait : Alors la ville de Cherbourg lui faisait une petite pension qui lui permettait d’entrer à l’atelier de Paul Delaroche.

Sa femme, une vraie paysanne, ne sait ni lire ni écrire. Quand Millet s’absente, le mari et la femme correspondent par des signes dont ils sont convenus.

{p. 51}Dans les premiers temps de son séjour à Barbizon, un jour qu’il se promenait avec Jacques, des paysans en train de faucher se mirent à se moquer d’eux, à blaguer les Parisiens. Millet s’approche d’eux, fait la bête, demande si une faux ça coupe bien, et si c’est difficile de faire ce qu’ils font, puis prend la faux, et la lançant à toute volée, donne une leçon aux paysans éplafourdis.

Pendant que nous sommes à Veules, un matin, tombe chez les Leroy, Jacques qui vient passer une journée avec nous. Il est en habit noir et en chapeau tuyau de poêle qu’il ne quitte jamais et qu’il a perpétuellement sur la tête, quand il peint, quand il mange. Il tire de sa poche un petit album, grand comme un carnet de visite, et sur lequel il nous fait voir une vingtaine de lignes géométrales qui sont les plans des terrains, les lignes des horizons, qu’il est en train de prendre depuis une dizaine de jours. Lui, l’habile et le spirituel crayonneur, le brillant et savant aquafortiste, le maître au cochon, affecte doctoralement de répudier toutes les habiletés, les adresses, les procédés, tout ce dont est fait son petit, mais très réel talent, pour n’estimer que les maîtres primitifs, les maîtres spiritualistes, et ne reconnaître dans toute l’école moderne qu’un seul homme : M. Ingres.

Puis, Mme Leroy couchée, il quitte l’Hymalaya de l’esthétique, descend à des sujets plus humains, et nous donne les détails d’une enquête faite par un médecin de ses amis qui, depuis vingt ans, interroge {p. 53}maison par maison les quartiers de la basse prostitution, — enquête qui paraîtra prochainement en un gros et curieux volume.

Veules est un coin de terre charmant, et l’on y serait admirablement s’il n’y avait pas qu’une seule auberge, et, dans cette auberge, un aubergiste ayant inventé des plats de viande composés uniquement de gésiers et de pattes de canards… Nous passons là un mois, dans la mer, la verdure, la famine, les controverses grammaticales, et nous revenons un peu refroidis avec l’humanitaire Leroy, au sujet de l’homicide d’un petit crabe, écrasé par moi sur la plage.

Les gens de Veules ont choisi un endroit sur la falaise pour causer : ils l’ont appelé le Menteux.

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Les Drapeaux. Dans la Cité une allée se perdant dans les profondeurs d’une noire bâtisse. À droite de l’allée, tout en entrant, la porte d’une petite boutique ayant sur la rue une devanture grillagée de fer de la largeur d’une fenêtre, et voilée par un rideau du jaune sale d’un drap d’enfant qui pisse au lit. Trois marches à monter, et derrière la porte un établi hors de service, sur lequel, les coudes posés à plat, une vieille dormichonne, brinqueballant de la tête comme les gens sommeillant en voiture. Puis une chambre assez grande, sur les trois côtés de laquelle se développe un antique banc de chêne scellé à la muraille, et sur l’autre côté un vieux comptoir. Sur le banc, dans des poses ratatinées, sept à huit vieillardes, de vraies sibylles, et mises avec des loques de {p. 53}spectres, les genoux ramassés sous les corps voûtés, et sur les genoux un gueux au-dessus duquel se croisent leurs deux mains, comme les deux mains qui sont sur les tombeaux. À votre entrée, vous êtes cloué au sol par un féroce : « Qu’est-ce que vous prenez ? et il faut prendre un petit verre d’eau-de-vie, de cette eau-de-vie de la basse prostitution qui vous entre dans la gorge comme un glaive à triple lames. Dans cette maison où il n’y a pas de prostituées au-dessous de 60 ans, et où ces femmes ont de vieux béguins de linge maternels, — on débite de l’amour depuis 50 jusqu’à 10 centimes aux vieux pervertis et aux tout petits jeunes gens timides du peuple.

Dans le quartier, ce lupanar est plutôt connu sous ce terrible nom : Les Parques.

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— Je ne sais pourquoi le directeur de la Porte-Saint-Martin avait exposé au foyer les portraits que Gavarni a publiés dans Le Paris, et parmi lesquels figuraient les nôtres. À ce qu’il paraît, m’apprend un ami, une jeune et jolie fille s’est toquée de mon portrait.

Cette fille me racontait, cette nuit, que, lorsqu’elle avait tenté de se noyer, elle avait passé la nuit, toute la nuit, jusqu’à quatre heures du matin, à se promener au bord de la Gironde avec la tentation de rentrer à la maison, mais empêchée par la crainte d’une moquerie. La rivière allait en pente très douce, {p. 54}elle y entrait pas à pas, et quand elle avait de l’eau jusqu’aux genoux, elle était entraînée par le courant… mais, à demi noyée, elle ne perdait pas toute connaissance ; à un moment, elle avait parfaitement le sentiment que sa tête cognait contre un câble tendu et que ses cheveux dénoués se répandaient autour d’elle, et, quand elle entendit un chien sauter à l’eau, de la Verberie, elle éprouvait l’appréhension anxieuse qu’il ne l’empoignât par un endroit ridicule.

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— Ce fut un petit coup de sonnette vif et court. Il y avait bien des choses dans ce coup de sonnette : un chagrin, une larme, un dépit colère et la modestie de carillon de l’amour qui n’a plus le droit de tapage. Ah ! que de visites de femmes dites d’avance par le coup de sonnette. La première fois que la femme vient se rendre, quelle pudeur, un tout petit tintement ! Et les fois suivantes, la sonnette carillonne, orgueilleuse comme l’amour qui s’affiche. Et, à la dernière visite, pour un peu elle pleurerait.

La porte de la salle à manger ouverte, fermée plus vite qu’on ne peut dire, la portière du salon vivement écartée. Céleste était déjà assise, les mains enfoncées au fond de son manchon, l’œil dur, et raidie dans une pose de pierre.

— J’ai lu votre lettre…. Vous avez bien pensé que je vous demanderais des explications ?

— Je n’ai rien de plus à vous dire que ce que je vous ai écrit.

— Je veux que vous me le répétiez de vive voix.

{p. 55}— Vous êtes trop romanesque pour moi.

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— X… me disait qu’à l’hôpital, il attendait avec impatience la mort de son voisin le nº 6, par envie de sa table de nuit, et comme il demandait tous les matins au garçon de salle : « Eh bien, comment va-t-il ? » Le garçon de salle lui répondait : « Oh ! très bien, il ne passera pas la journée ! »

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— Un beau mot dit à Leroy par Daumier un peu éméché, en sortant d’une soirée chez Boissard, à l’hôtel Pimodan :

« Ah ! comme j’ai vieilli, autrefois les rues étaient trop étroites, je battais les deux murs… Maintenant, c’est à peine si j’accroche un volet ! »

Année 1854 §

Fin Février 1854 §

{p. 59}Tout cet hiver, travail enragé pour notre Histoire de la société pendant la Révolution. Le matin, nous emportons, d’un coup, quatre à cinq cents brochures de chez M. Perrot, qui loge près de nous, rue des Martyrs. (Ce M. Perrot, un pauvre, tout pauvre collectionneur qui a fait une collection de brochures introuvables, achetées deux sous sur les quais, en mettant quelquefois sa montre en gage — une montre en argent.) Toute la journée, nous dépouillons le papier révolutionnaire et, la nuit, nous écrivons notre livre. Point de femmes, point de monde, point de plaisirs, point d’amusements. Nous avons donné nos vieux habits noirs et n’en avons point fait refaire, pour être dans l’impossibilité d’aller quelque part. Une tension, un labeur continu de la cervelle et sans relâche. Afin de faire un peu d’exercice, de ne pas tomber malades, nous {p. 60}ne nous permettons qu’une promenade après dîner, une promenade dans les ténèbres des boulevards extérieurs, pour n’être point tirés, par la distraction des yeux, de notre travail, de notre enfoncement spirituel en notre œuvre.

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— Mlle X… qui avait demandé l’autre jour à son entreteneur de venir la réveiller à quatre heures pour aller voir ensemble guillotiner Pianori, refusée par lui, y a été menée par une amie, au sortir d’un souper tête à tête. Au moment où apparaissait, sur la guillotine, le condamné à mort, elle s’écrie : « Comme je me payerais cet homme ! — Et moi donc ? dit timidement l’amie. — Oh ! toi, tu es un détail. »

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— À faire quelque chose sur la fin du monde amenée par l’instruction universelle.

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— Napoléon est tout jugé pour moi. Il a fait fusiller le duc d’Enghien et exempté de la conscription Casimir Delavigne.

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— Il est une corruption des vieilles civilisations qui incite l’homme à ne plus prendre de plaisir qu’aux œuvres de l’homme, et à s’embêter des œuvres de Dieu.

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— Célestin Nanteuil nous raconte que Gérard de Nerval revenant d’Italie, absolument désargenté, rapportait pour quatre mille francs de marbres de cheminées, et que, dans la misère de la fin de sa vie, il était resté chez lui un tel goût de la chose riche, {p. 61}qu’il se faisait des épingles à cravate avec du papier doré.

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— Quand je me couche un peu gris, j’ai la sensation, en m’endormant, d’avoir la cervelle secouée dans un panier à salade par une femme, dont je n’aperçois que le bras et la main — et ce blanc bras et cette blanche main sont ceux de la Lescombat que j’ai entrevus une seule fois chez un mouleur.

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— Prière d’un vieillard de ma connaissance :

« Faites, mon Dieu, que mes urines soient moins chargées, faites que les moumouches ne me piquent pas, faites, que je vive pour gagner encore cent mille francs, faites que l’Empereur reste pour que mes rentes augmentent, faites que la hausse se soutienne sur les charbons d’Anzin. »

Et sa gouvernante avait ordre de lui lire cela, tous les soirs, et il le répétait, les mains jointes.

Grotesque ! sinistre ! hein ? Et au fond qu’est-ce ? la prière toute nue et toute crue !

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— Quatre sous d’absinthe et deux sous de beurre, — deux mots jetés du haut en bas d’un escalier, deux mots qui résument la vie matérielle de la courtisane pauvre, — de quoi faire une sauce et de l’ivresse, le boire et le manger de ces créatures qui vivent à crédit sur un caprice d’estomac et une illusion de l’avenir.

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— Je ne passe jamais à Paris devant un magasin de produits algériens, sans me sentir revenir au mois {p. 62}le plus heureux de ma vie, à mes jours d’Alger. Quelle caressante lumière ! quelle respiration de sérénité dans ce ciel ! Comme ce climat vous baigne dans sa joie et vous nourrit de je ne sais quel savoureux bonheur ! La volupté d’être vous pénètre et vous remplit, et la vie devient comme une poétique jouissance de vivre.

Rien de l’Occident ne m’a donné cela ; il n’y a que là-bas, où j’ai bu cet air de paradis, ce philtre d’oubli magique, ce Léthé de la patrie parisienne qui coule si doucement de toutes choses !… Et marchant devant moi, je revois derrière la rue sale de Paris où je vais et que je ne vois plus, quelque ruelle écaillée de chaux vive, avec son escalier rompu et déchaussé, avec le serpent noir d’un tronc de figuier rampant tordu au-dessus d’une terrasse… Et assis dans un café ; je revois la cave blanchie, les arceaux, la table où tournent lentement les poissons rouges dans la lueur du bocal, les deux grandes veilleuses endormies avec leurs sursauts de lumières qui sillonnent dans les fonds, une seconde, d’impassibles immobilités d’Arabes. J’entends le bercement nasillard de la musique, je regarde les plis des burnous ; lentement le « Bois en paix » de l’Orient me descend de la petite tasse jusqu’à l’âme ; j’écoute le plus doux des silences dans ma pensée et comme un vague chantonnement de mes rêves au loin, — et il me semble que mon cigare fait les ronds de fumée de ma pipe sous le plafond du Café de la Girafe.

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{p. 63}— L’humanité a tout trouvé à l’état sauvage : les animaux, les fruits, l’amour.

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— Nous sommes le siècle des chefs-d’œuvre de l’irrespect.

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Mai §

Fantaisie écrite en chemin de fer, la nuit, en allant à Bordeaux. — Quand au bout, tout au bout de la voie ferrée, un œil rouge s’éveille et que la locomotive, dévorant l’espace, apparaît, du milieu de la colline, de grands ossements se dressent, s’ajustent et descendent lentement jusqu’à la barrière, formant une longue file de squelettes de vieux chevaux… Ils regardent lentement, de leurs orbites vides, la locomotive qui n’est plus qu’une étincelle de braise dans le lointain. Puis ils se mettent à galoper, suivant de loin la locomotive et faisant un grand bruit de leurs ossements qui cliquettent. Et sur ces chevaux sautant de l’un à l’autre, voltigeant comme un clown de Franconi, galope Conquiaud, le gars qui s’est noyé en menant boire le poulain du maire. Il porte, attaché au chapelet d’os de son cou, un seau de fer rempli de graisse, et en glisse dans les jointures de ce troupeau de chevaux-squelettes, au milieu de mille cabrioles. Ils vont ainsi galopant toute la nuit, et le squelette de Conquiaud après eux, avec son seau de fer au cou. Puis, quand le premier coq chante, la file remonte lentement la colline, et arrivé au sommet, le squelette de l’un après l’autre apparaît immense sur le ciel qui s’éclaire, puis le dernier de tous, {p. 64}le squelette du petit Conquiaud fait le saut périlleux derrière la colline.

20 mai §

La Chartreuse de Bordeaux : longue allée de platanes entre les troncs desquels, s’étend des deux côtés, un grand champ d’avoine folle, dont les tiges albescentes, à tout moment creusées par la houle, découvrent quelque ange en plâtre agenouillé au pied d’un tombeau. Ce riant pré de la Mort est tout ensoleillé, avec, par-ci par-là, la pâle et aérienne verdure d’un saule pleureur répandu sur une tombe comme les cheveux dénoués d’une femme en larmes.

Soudain, dans le paysage, par une petite allée d’ifs ressemblant à des cippes végétaux, débouchait une bande d’enfants de chœur aux aubes blanches sur des robes rouges, marchant insouciants et ballottant leur cierges tout de travers, et arrachant sur leur passage, d’une main qui s’ennuie, les hautes herbes de chaque côté du chemin.

Ici la pierre des tombeaux est recouverte d’une mousse rougeâtre, piquetée de noir, tigrée de petites macules blanches et jaunes, et sur laquelle quelques brins d’herbes plantés par le vent sont toujours ondulants et frémissants. Et partout des rosiers qui mettent dans ce cimetière une odeur d’Orient, des rosiers de jardin qui ont le vagabondage de rosiers sauvages et enveloppent de tous côtés la tombe et, se traînant à son pied, la cachent sous des roses si pressées, qu’elles empêchent le passant de lire le nom du mort ou de la morte.

{p. 65}Il est un petit coin réservé aux enfants, encore plus mangé par la végétation, plus disparu dans la verdure et tout plein de petites armoires blanches semées de trois larmes, qui ont l’air de sangsues gorgées d’encre, et où les parents ont enfermé le doux souvenir des pauvres petites années vécues : livres de messe, exemptions, pages d’écriture, un A B C D en tapisserie, brodé par une mère.

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— Se figure-t-on Dieu, au Jugement dernier, Dieu prenant l’arc-en-ciel et se le serrant autour des reins comme l’écharpe d’un commissaire, etc., etc.

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— « Ne me parlez jamais habits dans la rue, je ne suis tailleur que chez moi ! » J’entends le tailleur Armand dire cela à Baschet, qui s’était permis, sur un trottoir, de lui demander où en était une jaquette commandée depuis une quinzaine de jours.

Un tailleur, homme du monde, ami des lettres, ayant des opinions, des goûts, des manies artistiques. Chez lui des tapis où l’on entrait jusqu’au ventre, car il proclamait que le tapis était le luxe des gens tout à fait distingués, et avec les tapis une merveilleuse collection de pipes turques qu’il fumait indolemment, orientalement. C’était un dilettante frénétique de musique, parlant de Cimarosa, comparant Rossini à Meyerbeer ; ayant une stalle aux Italiens que Lumley, devenu directeur, lui avait accordée pour ne pas lui avoir réclamé une note de 3 000 francs dans les moments difficiles de sa vie.

Gaiffe l’avait séduit par quelques phrases {p. 65}pittoresques sur son orientalisme, et en lui déclarant qu’à ses yeux il était digne en tout point de devenir le souverain des Ottomans. Et tous les jours, à quatre heures, Armand tenait un cercle chez lui, où venaient quelques jeunes gens littéraires du quartier Latin qu’il habillait, et au milieu desquels Gaiffe tenait le haut bout, l’appelant familièrement Armandus, familiarité qui le grisait. Une fois même, Gaiffe daigna écrire un article pour L’Événement, chez lui, — trop heureuse journée pour le pauvre Armand, qui fut presque aussitôt attaqué de la folie des grandeurs.

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— Il y a de gros et lourds hommes d’État, des gens à souliers carrés, à manières rustaudes, tachés de petite vérole, grosse race qu’on pourrait appeler les percherons de la politique.

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— L’architecte Chabouillet, qui n’a pas l’étonnement facile, me conte aujourd’hui encore, un peu étonné, l’entrevue qu’il a eue ces jours-ci avec le directeur d’un petit théâtre des boulevards, qui l’avait fait appeler pour quelques changements dans sa salle.

— Ça a été intelligemment construit, votre théâtre ! lui disait Rabouillet.

— Ça, un théâtre… ce n’est pas un théâtre, c’est un b……

— Oh ! Monsieur.

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire… ce n’est pas un théâtre, non, Monsieur, et c’est tout simple… Je donne à mes actrices 50 ou 60 francs {p. 67}par mois… pourquoi ? parce que j’ai 30 000 de loyer… Mes acteurs, je ne leur donne guère plus, vous pensez quel métier ils font tous… Souvent une femme m’attrape pour me dire qu’elle ne peut vivre avec mes 50 francs, qu’elle va être obligée de faire des hommes dans la salle, pour manger… Que voulez-vous, ça ne me regarde pas… J’ai 30 000 de loyer… Donc, mon théâtre n’est pas un théâtre, c’est un b……

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— Un passeport contemporain.

En haut :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
LIBERTÉ — ÉGALITÉ — FRATERNITÉ

Au milieu : tête de Louis-Philippe imprimée en transparent.

En bas :

Le Préfet, PIÉTRI.

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— Aujourd’hui, Gavarni nous fait le portrait, de vive voix, de Chicard.

Chicard, un homme très bête, mais parlant toujours, toujours, toujours. Il était banquier pour le commerce des peaux. Ah ! les bals des Vendanges de Bourgogne. Chicard au contrôle, en culotte de peau, bottes à l’écuyère, gilet de marquis, habit, casque et plumeau, se montrait très difficile sur l’admission des hommes. Un jour, je voulus faire entrer Curmer et il me cria : C’est impossible ! {p. 68}Et cela dans le temps où sa biographie allait paraître dans Les Français de Curmer. Non une excellente société, mais Chicard y connaissait tout son monde. Il n’y eut pas une rixe entre hommes pendant trois ou quatre ans que cela dura. Pour les femmes, on recevait tout ce qui se présentait ; aussi elles se peignaient souvent. Une autre fois, j’y menai Balzac qui, monté sur une banquette, dans sa robe blanche de moine, regardait de ses petits yeux pétillants le chahut. Bal suivi d’un souper dans une grande salle. Pour mettre le couvert, tout le monde descendait dans les corridors et dans les cabinets où l’on prenait du champagne. Une seule fois, une femme nue sortit d’un gigantesque pâté, sauta sur la table, et dansa. Tout compris, dîner et souper : 15 francs. Peu d’artistes, peu d’hommes de lettres, je me rappelle seulement un vaudevilliste.

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— Le monde finira le jour où les jeunes filles ne riront plus des plaisanteries scatologiques.

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— Château de Croissy. Le personnel domestique de mon oncle.

Le jardinier Sebron, un ancien dragon aux formules de phrases les plus polies, vociférées avec une voix de tonnerre, déteste les fleurs et ne cesse de répéter, tous les ans, que la terre n’est point amiteuse cette année.

Le garde, personnage insignifiant : un faux Decamps rêvant peureusement de braconniers dans le parc.

{p. 69}L’intendant, ancien libraire installé autrefois à la Maison d’Or, causant d’Hugo au point de vue de la vente. Il vit avec sa femme dans une petite tourelle, se repaissant des Chroniques de l’œil-de-bœuf, si bien qu’il se croit un véritable intendant du xviiie siècle, se croise les bras, ne surveille pas le moins du monde les foins ni quoi que ce soit au monde, occupé toute la journée à faire virevolter entre ses doigts un lorgnon prétentieux. Quand il en est aux confidences de son passé complexe et plein de révélations inattendues, il dit qu’à huit ans on l’a jeté sur un poulain, et que plus tard, il a mené la reine Hortense à huit chevaux.

Fin août §

Nous sommes venus passer un mois aux bains de mer à Sainte-Adresse où l’on nous a présentés à un boursier, à un petit-fils de Chérubini, à Turcas.

Ce Turcas est l’amabilité ouverte à deux battants. Il est gai, plaisant et tout rond. Sa manie est l’hospitalité. Au bout de deux jours, nos couverts sont presque mis de force chez lui, et nous voilà de la maison, menant une vie paresseuse et doucement coulante. Turcas a une petite maison embuissonnée de roses grimpantes, un jardin de vingt-cinq pas au milieu duquel se dresse un divan en terre gazonnée, une maîtresse qui est la belle et grande fille du Palais-Royal, nommée Brassine, deux ou trois canots avec lesquels nous courons la mer, et encore, sur la plage, une cabane en planches {p. 70}où, dans une flânerie délicieuse, l’on fume des pipes, l’on boit des grogs ; pipes et grogs sans fin.

Brassine a emmené avec elle une camarade, une actrice des Folies-Dramatiques. La D… est ce qu’on appelle, dans un certain argot, une empoigneuse qui vous mord comme un petit chat et vous blague comme un voyou ; une jolie petite bête agaçante. À ce jeu-là, nous nous étions piqués l’un et l’autre, et nous nous trouvions en guerre de taquineries, lorsqu’un soir, en revenant de chez Turcas, — il était onze heures, et l’hôtel où elle demeurait était fermé, — elle parut à un balcon d’une fenêtre en peignoir blanc. J’étais à côté de A… qui lui faisait très sérieusement la cour. En riant, on commence à monter après le treillage, qui menait presque jusqu’à sa fenêtre. A… lâcha vite pied ; la montée n’était pas bien sûre. Mais moi, une fois le pied à l’escalade, je montais sérieusement. J’avais été frappé, comme d’un coup de fouet, d’un désir de cette femme qui était là-haut. Elle riait et grondait à demi. Cela dura quelques secondes, où quelqu’un fut en moi qui aimait cette femme, la voulait, y aspirait comme à cueillir une étoile.

Je grimpais allègrement et fiévreusement ainsi qu’un fou. J’étais entraîné dans l’orbite de cette robe blanche et de ce rayonnement blanc. Enfin j’arrivai. Je sautai sur le balcon. J’avais été amoureux pendant une longueur de quinze pieds. Je crois bien que je n’aurai de l’amour dans toute ma vie que de telles bouffées… Je passai la nuit avec cette femme qui me disait en {p. 71}voyant mes regards sur elle : « Es-tu drôle, tu as l’air d’un enfant qui regarde une tartine de beurre ! » Mais j’étais déjà dégrisé, j’avais peur qu’elle ne me demandât, le lendemain matin, un petit ouistiti que j’avais acheté au Havre, dans la journée. Il me semblait que cette femme devait adorer les singes…

Cette nuit, ce fut comme un déshabillé d’âme.

Elle me conta sa vie, mille choses tristes, sinistres, qu’elle coupait par un zut qui semblait boire des larmes… Il m’apparut dans cette peau de voyou, je ne sais quelle petite figure attristée, songeuse, rêveuse, dessinée sur l’envers d’une affiche de théâtre. Après chaque étreinte amoureuse, son cœur faisait toc toc, comme un coucou d’auberge de village : un bruit funèbre. C’était le plaisir sonnant la mort. « Oh ! je sais bien, me dit-elle, que si je faisais seulement la vie six mois, je serais morte. Je mourrais jeune avec une poitrine comme ça… Si je me mettais à souper, ce ne serait pas long… »

* * *

— Ah ! mes Goncourt, les vilains échantillons de petite bourgeoisie qu’il m’a été donné de voir dans ma vie, s’écriait un soir Gavarni. Du temps de mes dettes, du temps que j’habitais chez un pécheur de l’île Saint-Denis, je reçois une lettre de X… que vous connaissez, une lettre qui me disait : « Viens à ma campagne, j’ai un parc où il y a une balançoire et des jeux de bague. » Je me rends à Courbevoie, et trouve mon ami dans un petit salon, jouant bourgeoisement au loto, avec des haricots pour enjeux, {p. 72}en compagnie d’un monsieur et d’une dame, — mais toutefois au dos une vieille robe de chambre du monsieur, et aux pieds de vieilles pantoufles de la dame.

Le propriétaire de la maison et du parc à jeux de bague, et qui avait, dit Gavarni, à la fois une tête de lapin et de serpent, était un usurier à nom nobiliaire, entre les mains duquel était tombée la propriété du journal Le Curieux, et qui, voulant avoir mon ami pour rédacteur, sans le payer, avait fait nouer par sa femme une intrigue épistolaire avec lui, et se laissait tromper à domicile. Une maison où se donnaient de petites fêtes peuplées d’intrus étranges, de particuliers bizarres, de gens à industries indevinables.

Il y avait aussi dans cette maison une jeune fille naine de seize ans, en paraissant à peine douze, et que je soupçonnais d’être amoureuse de mon ami. Et la mère, pour n’avoir point de rivale, faisait mettre à sa fillette des pantalons d’enfant, la forçait à sauter à la corde, la fouettait tous les soirs à grand bruit.

* * *

— Songe. J’étais dans la salle à manger, le soir d’un de mes mercredis, causant et buvant avec deux ou trois amis… La nuit finissait, l’aurore se leva à travers les petits rideaux, mais une aurore d’un sinistre jour boréal… Alors tout à coup beaucoup de gens se mirent à courir en rond dans la salle à manger, saisissant les objets d’art, et les portant au-dessus de leurs têtes, cassés en deux morceaux, entre autres, je me souviens, mon petit Chinois de Saxe… Il y {p. 73}avait aux murs, dans mon rêve, des claymores, des claymores immenses ; furieux j’en détachai une et portai un grand coup à un vieillard de la ronde… Sur ce coup, il vint à ce vieillard une autre tête, et derrière lui deux jeunes gens qui le suivaient, changèrent aussi de têtes, et apparurent tous les trois avec ces grosses têtes ridicules en carton, que mettent les pitres dans les cirques… Et je sentis que j’étais dans une maison de fous et j’avais de grandes angoisses… Devant moi se dressait une espèce de box où étaient entassés un tas de gens qui avaient des morceaux de la figure tout verts… Et un individu, qui était avec moi, me poussait pour me faire entrer de force avec eux… Soudain je me trouvai dans un grand salon, tout peint et tout chatoyant de couleurs étranges, où se trouvaient quelques hommes en habit de drap d’or, avec sur la tête des bonnets pointus comme des princes du Caucase… De là je pénétrai dans un salon Louis XV, d’une grandeur énorme, décoré de gigantesques glaces dans des cadres rocaille, avec une rangée tout autour de statues de marbre plus grandes que nature et d’une blancheur extraordinaire… Alors, dans ce salon vide, sans avoir eu à mon entrée la vision de personne, je mettais ma bouche sur la bouche d’une femme, mariai ma langue à sa langue… Alors de ce seul contact, il me venait une jouissance infinie, une jouissance comme si toute mon âme me montait aux lèvres et était aspirée et bue par cette femme… une femme {p. 74}effacée et vague comme serait la vapeur d’une femme de Prud’hon.

* * *

— Henri Monnier, employé au ministère de la justice, ordonnançait les frais des bourreaux. C’est là, qu’il eut pour chef un certain M. Petit, qui lui fournit le type de M. Prud’homme.

* * *

— J’ai un jeune ami chaste, dont la famille, hommes et femmes, est dans le désespoir qu’il n’ait pas de maîtresse, et qui, dans cette chasteté voyant une dégénérescence de la race, le gronde et le moralise sans relâche pour qu’il aille voir des filles. Il y a surtout dans cette famille deux oncles très navrés de la mauvaise bonne conduite de leur neveu : deux hommes à femmes ; l’un, un amoureux sentimental et langoureux et qui, surpris par sa belle-sœur dans le lit d’une dame qui venait de quitter sa maison de campagne, lui disait plaintivement : « Je n’ai pu obtenir rien d’elle ; j’ai voulu avoir au moins la chaleur de son corps ! » l’autre, un séducteur par la force des poignets de tout le féminin qui lui tombait sous la main… Et mon ami ajoutait qu’il serait sûr d’avoir à lui tout seul l’héritage de son oncle, le coucheur dans les lits vides, s’il voulait prendre une maîtresse, et le choisir comme confident et comme intermédiaire pour carotter de l’argent à son père et à sa mère au sujet de l’entretien de ladite maîtresse.

Année 1855 §

Janvier 1855 §

{p. 77}Je retrouve une maîtresse de ma dernière année de collège, que j’ai beaucoup désirée et un peu aimée. Je me la rappelle rue d’Isly, dans ce petit appartement au midi, où le soleil courait et se posait comme un oiseau. J’ouvrais le matin au porteur d’eau. Elle allait, en petit bonnet, acheter deux côtelettes, se mettait en jupon pour les faire cuire, et nous déjeunions sur un coin de table, avec un seul couvert de ruolz, et buvant dans le même verre. C’était une fille comme il y en avait encore dans ce temps-là : un reste de grisette battait sous son cachemire de l’Inde.

Je l’ai rencontrée ; c’est toujours elle avec les yeux que j’ai aimés, son petit nez, ses lèvres plates et comme écrasées sous les baisers, sa taille souple, — et ce n’est plus elle. La jolie fille s’est rangée, elle vit bourgeoisement, maritalement avec un {p. 78}photographe. Le ménage a déteint sur elle. L’ombre de la caisse d’épargne est sur son front. Elle soigne le linge, elle surveille la cuisine, elle gronde sa bonne comme une épouse légitime, et elle apprend le piano et l’anglais. Elle ne voit plus que des femmes mariées et ne vise plus qu’au mariage. Elle a enterré sa vie de bohème dans le pot-au-feu. Son amant, un Américain nommé Peterson, tourmenté par le sang et qui n’a pris une maîtresse que sur ordonnance de médecin, la mène, comme unique distraction, tous les soirs, jouer aux dominos dans un café, avec toujours les mêmes figures de compatriotes.

Et cet homme, le calme et la pondération en personne, ne sort de son imperturbabilité qu’à propos du domino, et non au café, mais au lit. Ils se couchent. Dans le demi-sommeil qui l’envahit, elle sent son Américain se remuer, s’agiter sourdement, entrer en colère pour les fautes qu’elle a faites, pour son manque d’attention, pour sa cervelle oublieuse de Française ; elle s’endort tout de même, mais au bout d’une demi-heure, d’une heure d’un silence furibond et dans lequel il se dévore, l’Américain la secoue et la réveille pour lui dire : « Si tu avais posé le cinq trois au lieu du deux trois, nous aurions gagné… Et il lui défile tout le jeu.

Elle s’est mise à enluminer des portraits au stéréoscope, et Peterson trouve qu’elle réussit assez bien dans cette partie. Il lui a donné l’autre jour à colorier tous les portraits du Moutard’s Club avec la désignation : brun, blond, roux, etc. C’était sa vie {p. 79}passée qui lui repassait sous les yeux… elle savait par cœur les cheveux de tous ces gens-là. Mais sa spécialité est le coloriage des enfants morts. À l’un, elle a ajouté l’autre jour des ailes à la gouache… il a semblé voir à la mère son enfant dans le paradis, elle a payé généreusement… et depuis, mon ancienne maîtresse leur met à tous des ailes à la gouache.

* * *

— Chasse aux rats, la nuit, dans les rues de Paris.

Un homme marche en avant.

Un autre le suit.

Le premier a la face glabre, le visage en museau de fouine. Il porte une casquette de loutre dont la visière est relevée. On ne lui voit pas de linge. Une corde plutôt qu’une cravate est roulée autour de son cou. Il est habillé d’un veston de jockey. Le mutisme d’un Mohican. En passant près de lui, un saoulard se retourne en disant : « Tiens, Honoré ! » Honoré tient de la main droite une petite tige de fer, de la main gauche, une sorte de troublette. C’est le traqueur.

Derrière lui marche un hercule barbu, balançant, au bout d’un gros bâton, une cage de bois dont un côté est grillé de fer.

La nuit est claire, la lumière de la lune lutte et se bat étrangement avec les lueurs des réverbères.

Comme nous disons : le beau temps ! le traqueur d’une voix sourde et brusque et coupée par des temps, comme s’il semait, en marchant, des maximes {p. 80}et des axiomes : « Besoin de pluie… tuyaux engorgés… alors ils sortent… »

Devant nous, à vingt pas du traqueur, trottine quelque chose de grisâtre qui s’arrête, puis repart flairant : « Trim ! » fait le traqueur, et le chien aux oreilles coupées, à la queue rognée, se remet à courir, le museau en terre, jusqu’à ce qu’il plonge le nez dans une gargouille et s’immobilise.

L’homme à la cage écarte le paquet d’épinards qui bouche d’ordinaire la gargouille, et pendant que le traqueur y place sa troublette, lui, passe dans la rainure du conduit la baguette de fer que suit le nez du chien, et le bout du filet s’agite et le traqueur l’élève en l’air, et montre un rat qui sautille, en disant : « Un gaspardo. »

Il a été pris une vingtaine de rats en deux heures.

* * *

— Rien que cela pour le portrait moral d’un bourgeois.

Enfin, c’était une homme qui s’était fait peindre en officier de la garde nationale, — en ballon !

Mars §

Je trouve aujourd’hui Janin, contre son habitude, extrêmement affecté des attaques de la petite presse. Il s’étend longuement sur les injures à jet continu d’un petit journal autographié, Le Sans le sou, et que signe un nommé Aubriot, et il ajoute spirituellement :

« Oh ! mon Dieu, c’est tout simple… il y a dans un pays une somme quelconque d’injures à dire par an, vingt mille… par exemple ! Eh bien ! {p. 81}dans un gouvernement constitutionnel, ces vingt mille injures se répandent sur le Roi, les ministres, etc. Aujourd’hui, c’est toujours la même somme d’injures à placer… elle ne peut être répartie que sur deux ou trois écrivains comme moi. »

Lundi 26 mars §

Notre Histoire de la société française pendant le Directoire a paru samedi. Nous passons aujourd’hui chez le vieux Barrière, si paternel pour nous à l’occasion de l’Histoire de la société française pendant la Révolution. Il entre, en tenant deux ou trois feuilles de papier à la main, et nous dit : « Vous venez chercher un article ; eh bien ! tenez, il est à moitié fait… » Là-dessus, il se met à causer avec nous de la Révolution de 89 et de celle de 48, nous racontant qu’au 15 mai, Mme Barrière, examinatrice aux examens d’institutrices à l’Hôtel de Ville, venait d’écrire sur le tableau une difficulté de participe, lorsqu’on entendit un grand bruit et qu’on lui cria de se sauver. Et la liste du gouvernement provisoire fut écrite au-dessous de la difficulté de participe.

* * *

— Leboucher dit à Chabouillet, venu chez lui pour prendre sa première leçon de savate : « Mon petit, donne-moi 60 francs et je t’apprendrai à crever un homme ! »

* * *

— « Une nuit, c’était au bal masqué de la Renaissance : je me trouvais avec ma s… bougresse. Nous étions tous les deux beaux comme des soleils ! — on {p. 82}reconnaît le verbe de Gavarni, — quand voilà qu’on me présente un monsieur avec des cheveux longs de savantasse, des gants de filoselle… Ward enfin !… Eh bien, un quart d’heure après, nous étions dans le coin d’une loge à causer tous deux métaphysique ! »

* * *

— Le rire est le son de l’esprit : de certains rires sonnent bête comme une pièce sonne faux.

* * *

— Homme attendant l’Empereur, à un retour de Fontainebleau, pour l’assassiner. Description psychologique de l’homme en cette attente. Retard de deux heures du train impérial. L’homme va les passer dans une maison de prostitution et fait un enfant à une fille. Cet enfant sera le héros de notre livre.

* * *

— Marchal le peintre, déjeunant le matin, en son habit de soirée, à la crémerie, avec les domestiques de la maison où il avait été invité au bal, connaissait les secrets de tous les riches intérieurs de Paris.

* * *

— Placer dans un roman un chapitre sur l’œil et l’œillade de la femme, un chapitre fait avec de longues et sérieuses observations. À ce propos je me rappelle qu’à la prise de voile de Floreska, deux sœurs, deux fillettes du monde, se mirent à me faire l’œil pendant le discours de l’abbé. Dans ce tendre discours et tout allusif à ces noces de l’âme avec Jésus-Christ, à ces fiançailles mystiques, l’œil des deux jeunes filles soulignait, à mon adresse, d’un éclair rapide, tous les mots hyménéens et {p. 83}toutes les phrases suavement et chrétiennement sensuelles.

* * *

— Veuillot, l’aboyeur des idées de M. de Maistre.

* * *

— Les tragédies de Ponsard ont le mérite artistique d’un camée antique — moderne.

* * *

— « J’attendrai ! » la devise du cardinal de Bernis me sourit.

* * *

— Gavarni nous disait que la première fois qu’il vit Balzac, c’était à La Mode, chez Girardin. Il vit un petit homme rondelet, aux jolis yeux noirs, au nez retroussé, un peu cassé, parlant beaucoup et très fort. Il le prit pour un commis de librairie.

Gavarni nous disait encore que physiquement, du derrière de la tête aux talons, chez Balzac, il y avait une ligne droite avec un seul ressaut aux mollets ; quant au-devant du romancier, c’était le profil d’un véritable as de pique. Et il se mit même à découper une carte pour nous montrer l’exacte silhouette de son corps.

* * *

— J’étais ce soir dans un café. Le gaz s’était éteint en même temps que minuit. J’avais devant moi un verre et une cannette de cristal, lignés de l’étroit éclair lumineux des toiles chardinesques. Dans le fonds ténébreux, entre les flammes droites des deux bougies sur lesquelles montaient les fumées bleues des pipes, des crânes luisants, avec d’intelligentes virgules de lumière sur les tempes de gens ayant une {p. 84}idiote discussion, à propos d’une partie de dominos. Par la baie d’une porte ouverte, un garçon étendant un tapis sur un billard, et derrière lui un autre entrant dans la pièce avec un matelas roulé sur sa tête.

* * *

— Gavarni nous racontait aujourd’hui que, tout jeunet, il avait été envoyé chez M. Dutillard, rue des Fossés-du-Temple, pour apprendre l’architecture, et qu’il en faisait, monté sur une chaufferette, tant il était encore petit. Il n’y restait que jusqu’à midi. Mais quand Dutillard sortait par hasard avant cette heure et que le gamin avait à dresser le plan d’un quatrième étage, le gamin ouvrait un compas et le faisait tourner, se promettant, si la pointe allait du côté du boulevard, qu’il se donnerait campo, — et recommençait, vous le comprenez bien, jusqu’à ce que la pointe allât du côté désiré.

Mme Dutillard, elle, était une grande liseuse de romans, et envoyait souvent le petit chercher des livres, dans un cabinet de lecture voisin.

Le cabinet de lecture, où il allait chercher le plus généralement des romans d’Anne Radcliffe, était situé dans la maison, d’où devait partir, à bien des années de là, la machine infernale de Fieschi, et la bossue qui le tenait, avait pour commis un certain garçon, que Gavarni retrouva plus tard jouant les Amours dans les gloires des Funambules, et plus tard encore, libraire et éditeur de plusieurs séries de ses dessins. {p. 85}

Puis Gavarni nous parle du salon de la duchesse d’Abrantès, où un moment il alla beaucoup. Là se donnaient rendez-vous toutes sortes de mondes. Un jour il y vit l’amiral Sydney Smith mettre un genou en terre pour baiser la main de la duchesse. La duchesse, une femme très forte avec un peu de la voix d’une harengère, mais avec un beau port de corps et de grandes manières. On y voyait Mme Regnault de Saint-Jean-d’Angely, la duchesse de Bréant, etc., etc., un bataillon de vieilles femmes, mais qui avaient conservé ce je ne sais quoi des femmes qui ont été belles. Un jour, Gavarni y rencontra une petite femme grassement commune et, selon son expression, « puant la petite bourgeoisie ». Il demanda qui c’était, on lui répondit : « Mme Récamier. »

* * *

— Dans la maison en face la mienne, il me semble m’apercevoir qu’une femme regarde, regarde sans cesse du côté de nos fenêtres. C’est une femme honnête qui a une voiture et un mari. Pendant que, de son cabinet de toilette, la vue de cette femme me cherche, le mari, de sa chambre à lui, où il passe une partie de ses journées, penché sur la barre de sa fenêtre, fixe, des heures entières, un pavé de la cour, toujours le même. Ce mari, à la calvitie très visible, a quelque chose d’un oiseau déplumé et mélancolique. Ni trop jeune, ni trop belle n’est la femme, qui n’a rien même de ce que j’aime chez une femme. Parfois, je m’amuse à observer derrière mes persiennes ; m’aperçoit-elle, aussitôt, tout en paraissant {p. 86}occupée pour la bonne à caresser sa petite fille, elle fait monter vers moi des regards de flamme.

L’œil d’une femme, de n’importe quelle femme, toujours guettant le vôtre, toujours accroché à votre fenêtre, à la longue, a l’attirance d’un aimant, magnétique. Et c’est une persécution que ce regard… Je le rencontre toute la journée, je le rencontre toute la soirée, je le rencontre à l’heure de la toilette de minuit, derrière les rideaux, qu’une forme blanche écarte de temps en temps, pour s’assurer si ma lampe est encore allumée.

Un œil qui ne se décourage pas, est, décidément, irrésistible. Je me mets à prendre l’habitude de fumer à la fenêtre, l’œil, chaque jour, prenant un rinforzando… Et le regard devient, tour à tour, un regard suppliant de désir, un regard fauve, un regard violateur dont je suis le pôle. Enfin, je finis par vouloir d’une femme dont je n’ai pas envie.

* * *

— Mme *** s’habille, noue avec toutes sortes de lenteurs les rubans de son chapeau, met et remet ses gants, explique à son mari avec de grands gestes pourquoi elle sort, regarde en l’air, appelle de l’œil, descend l’escalier, se montrant longuement aux fenêtres des paliers, passe sous la porte cochère.

Je me jette à sa suite. Je vois sa robe grise et son mantelet noir tournant au coin de la rue Olivier. Je marche un assez long temps derrière elle, puis ramassant tout mon courage, je la dépasse, reviens {p. 87}sur elle, la salue très émotionné, et, après quelques mots vagues et balbutiants, lui demande la permission de lui écrire.

— « M’écrire… qu’avez-vous à m’écrire ? me dit-elle avec un sourire indéfinissable.

— Oh ! Madame, je suis affreusement timide, et j’ai à vous écrire ce que je n’ose vous dire.

— Mais quoi ? Est-ce que vous avez à vous plaindre ? Est-ce que ma petite crie trop fort ? Est-ce qu’elle vous dérange dans votre travail ? Du reste, nous allons bientôt partir pour la campagne.

— Vous allez aux bains de mer avec Mme ***, et je lui nomme une femme de la société de sa connaissance.

— Les bains de mer me sont défendus.

— Par qui donc, Madame ?

— Mais par les médecins, oui, Monsieur, j’ai une maladie noire.

— Le spleen ?

— Le spleen, si vous voulez… Je m’ennuie… On ne s’en douterait pas. Tout le monde qui me voit, me dit : Comme vous êtes bien portante !… Mon mari voulait m’emmener à Fontainebleau. Mais c’est trop sévère, nous irons sans doute à Ville-d’Avray, j’aime beaucoup le parc de Saint-Cloud.

Un silence. On était près de La Belle Française. — J’entre ici un instant, fait-elle. J’attends. Elle ressort presque aussitôt et dit : — Ce serait plus court par la rue de Provence, mais revenons par là. Quelle flâneuse je fais !

{p. 88}— Vous souffrez de l’ennui, Madame. En effet, votre vie me semble passablement ennuyeuse. Vous déjeunez, on attelle ; vous rentrez, on dételle ; vous dînez, on réattelle ; vous rentrez, on déréattelle… et là-dessus, vous vous couchez.

— On m’a dit, Monsieur, que vous étiez très moqueur. Une dame…

— Moi, Madame, comme je vous l’ai dit, je suis horriblement timide ; je m’en cache en raillant quelquefois… Mais je vous promets de ne plus rire, si vous le voulez.

— Et de ne plus fumer ? Car combien fumez-vous de pipes ?… Vous devez avoir le gosier brûlé… Fi, que c’est vilain !

— Je vous jure de vous faire le sacrifice d’une pipe par jour, si vous le désirez.

— Oh ! je ne vous demande pas de sacrifice.

— C’est vrai, on ne demande de sacrifice qu’à ceux qu’on aime.

Un silence.

— Je vais entrer un instant à Notre-Dame-de-Lorette… Au fait, on m’a dit que vous étiez un vieillard ?

— Mais, Madame, qui m’a desservi ainsi ; je n’ai que l’esprit de vieux, le reste… Où vous revoir, dites ?

Elle s’arrête, se passe la main sur les yeux :

— Non, c’est impossible, il vaut mieux ne pas nous revoir.

— Voyons, Madame, vous qui vous ennuyez, si vous mettiez un roman dans votre vie ! {p. 89}

— Un roman, un roman ? (soupirant) ah ! c’est bien sérieux pour moi ! (souriant à demi) mon mari me défend d’en lire… (me regardant brusquement) quittons-nous !

— Mais, Madame, vous avez l’air de ce personnage de comédie qui dit toujours : « Je vais me coucher ! »

Elle a un petit mouvement de dépit, traverse la rue, pose le front, mordu d’un coup de soleil, contre la grille de l’église, où, dans le moment, monte une noce.

— Voyons, Madame, vous ne me laisserez pas ainsi ! Je vous reverrai ?

— Mettez votre lorgnon et regardez la mariée… Est-elle jolie ?… Écoutez-moi… Oui, il y a quelqu’un de coupable dans tout ça, c’est moi… Je vous ai provoqué… Cette fenêtre, je ne voulais pas y aller, je me mettais en colère contre moi-même, et j’y allais… C’est vrai, je vous ai provoqué, j’ai excité chez vous un petit sentiment… Allez, ce n’est pas une chose bien grave tout cela, chez vous… Je déménagerai, et ça ne laissera pas une grande trace… Tout de même, j’ai bien du plaisir à vous voir de près, moi qui ne vous vois que de si loin… Saluez-moi et partez… Voilà mon mari ! »

* * *

— Rue des Fossés-du-Temple (la rue derrière les théâtres), rue noire fermée d’un côté par un mur peu élevé, au-dessus duquel pyramident des piles de bois, un mur troué par de grandes portes cochères et des baies de marchands de vin et de pauvres {p. 90}crémeries, à la devanture de demi-tasses de grosse porcelaine, et au fond desquelles on voit des hommes en blouse attablés. Un marchand de vin dont la lanterne porte, sur un fond bleu, un pierrot en blanc avec au-dessus : Au vrai Pierrot. L’autre côté de la rue fait par un immense mur, semblable à un mur d’une caserne, et dans ce mur, comme percées au hasard, et dues à la fantaisie d’un conseiller Krespel, une multitude de fenêtres, toutes inégales et de formes différentes, fenêtres en feu et paraissant éclairées par un incendie intérieur.

Dans la rue quelques gamins à la tête gouailleuse de blagueurs de paradis, mêlés à de misérables filles qui raccrochent en bonnet et en pèlerine noire jetée sur une robe de coton. Puis, de temps en temps, dans le silence de la rue, le bruit d’une porte à contrepoids qui s’entrouvre violemment et donne passage à deux ou trois hommes, coiffés de petits bonnets de toile, traversant au pas de course la chaussée, et entrant chez un marchand de vin.

* * *

Janin nous disait aujourd’hui dans un accès de franchise :

« Savez-vous pourquoi j’ai duré vingt ans ?… Parce que j’ai changé tous les quinze jours d’opinion… Si je disais toujours la même chose, il n’y aurait plus d’intérêt, plus de curiosité de mon feuilleton… on me saurait par cœur, avant de me lire. »

— Je lis dans un journal que Valentin, le {p. 91}dessinateur de L’Illustration, est mort d’une attaque d’apoplexie, à Strasbourg.

C’était un brave et gros et rude garçon, qui, dans les milieux parisiens, s’était conservé paysan de sa province, avait gardé le lourd accent vosgien, vous accostait d’un coup de poing et d’une franche poignée de main.

Peu élégiaque de sa nature, il aimait les fortes joies, et la bière et le vin et l’eau-de-vie, et, quand il était gris, disait avec un accent tout plein d’un gaudissement sensuel : « Je suis ramplan ! » Et rien n’était si drolatique, au bal masqué, que sa courte personne costumée en Alsacien, avec un gros bonnet de fourrure sur la tête, des bretelles rouges au dos : il avait l’air d’un poussah qui tiriliserait, aurait dit Henri Heine.

Je le revois dans son atelier de la rue Navarin : la grande estampe de La Conversation galante, de Lancret sur un mur ; sur un autre, des costumes et des coiffures de la vieille Alsace, parmi lesquels une garniture de tête, en fleurs artificielles, de danseuse espagnole, donnée par une célébrité chorégraphique de Madrid, tenait la place d’honneur ; puis l’immense table avec l’amoncellement de bois vierges ou dessinés dans leurs papiers de soie, et son grand plat de vieille faïence enfermant une gerbe de pipes merveilleusement culottées.

Et encore, dans cet atelier, traînaient sur un vieux divan, deux bouquins à la reliure tout usée, les seuls et uniques livres du logis : une Bible dont {p. 92}Valentin lisait un peu le matin ; un Rabelais dont Valentin lisait un peu le soir.

Là, il travaillait du petit jour au crépuscule, — car c’était un piocheur inlassable, — il travaillait de cinq à six heures du matin à six ou sept heures du soir, heure où il sortait pour aller dîner chez Ramponneau.

Dans l’après-midi on trouvait presque toujours, tenant compagnie à Valentin, le peintre Hafner, le naturiste coloriste, le maître des champs de choux violets, l’original artiste à l’aspect de caporal prussien, et déjà ivre depuis le déjeuner, et qui, le menton calé sur sa canne, en la pose que j’ai vue à l’oncle Shandy, dans une vieille illustration du roman de Sterne, regardait vaguement travailler son ami jusqu’à l’heure du dîner.

Valentin, nous le rencontrions souvent, à l’heure de minuit au Grand Balcon dont il appréciait fort le bock et le kinsing, en leur nouveauté à Paris. Nous lui prêchions une grande illustration de Paris, une série de dessins représentant la Morgue, Mabille, un salle d’hôpital, un cabaret de la Halle, etc. ; enfin un tableau pris dans le Plaisir ou la Douleur, à tous les étages et dans tous les quartiers, mais cela fait rigoureusement d’après nature et non de chic, et pouvant servir de document historique pour plus tard — nous plaignant de ce que les siècles futurs n’auraient pas de renseignements de visu authentiques sur le « Paris moral » de ce temps.

Il nous répondait qu’il y avait bien songé, qu’il {p. 93}ne cherchait qu’à faire des études d’après nature, qu’il n’y avait que cela de bon, qu’il lui arrivait de dessiner souvent dans les rues, qu’il avait même proposé à L’Illustration de prendre une page, pour lui faire des scènes parisiennes, comme celles dont nous lui parlions, mais qu’on était si peu intelligent dans cette boutique, qu’on n’avait pas voulu. Et il ajoutait tristement : « Jusqu’à présent, je n’ai rien fait… mais un jour, je ferai de grandes scènes comme cela, et alors j’aurai fait quelque chose. »

La dernière fois que nous le vîmes, c’était sur le boulevard, en face le Café de Paris. Il vaguait, muet, au bras d’un ami. Nous allâmes à lui. Il nous regarda longtemps, cherchant qui nous pouvions être, puis s’écria : « Nom de D… je ne vous reconnaissais pas, oui, je deviens aveugle ! » Et il disait cela, les yeux clignotants avec dedans un regard blessé — et triste comme la mort. Il ne pouvait presque plus travailler. Ses regards se croisaient sur le bois qu’il dessinait… puis c’étaient des douleurs soudaines, comme si on lui tirait des coups de fusil à travers la tête. Voilà deux ans qu’il souffrait ainsi.

Oui, ce rustre, ce pataud, était, en son métier d’art, distingué, élégant, coquet. Il mettait à ce qu’il crayonnait une petite grâce mondaine, qui était juste ce qu’il fallait à L’Illustration, dont il était le dessinateur des élégances, rendant la femme contemporaine, non seulement dans la féminilité de son {p. 94}siècle, mais dans la robe, la collerette, la manchette de la semaine.

Valentin me racontait que, dans les premiers temps de son séjour à Paris, il était arraché de son lit, par la curiosité d’aller voir, place de la Bourse, aux vitrines d’Aubert, la lithographie du jour de Gavarni.

20 août §

Léon est venu aujourd’hui déjeuner, il est resté jusqu’à cinq heures. Edmond et lui ont ainsi parlé six heures durant de choses passées, du passage Choiseul, où leur jeunesse à tous deux a usé ses bottes, d’une Marie qui les a trompés successivement l’un avec l’autre, des suprêmes de volaille aux truffes de Véfour, de parties de billard arrêtées par la dernière pièce de vingt sous de la bourse commune, du prunier de Reine-Claude de la maison de l’allée des Veuves, de la première polka d’Edmond, de la promotion de Léon à l’École polytechnique. Six heures pendant lesquelles ils se sont raconté ce qu’ils savaient déjà, l’un contant à l’autre sa propre histoire ; tout cela scandé à tout moment par : « Tu te souviens bien ? » Et ce passé n’est ni bien intéressant, ni bien gai, ni bien dramatique. Pourquoi donc ce charme de ces radoteries vieillotes ?

Août §

Le boulevard de Strasbourg aujourd’hui a l’apparence de la grande artère d’une Californie improvisée. Toutes sortes d’industries logées dans {p. 95}des maisons en construction, et là, nombre de petits restaurateurs, gargotiers, frituriers. Un mouvement de piétons affairés avec des promeneuses ambulantes à la blondeur alsacienne. Dans le va et le vient des gens, une petite fille d’une douzaine d’années, au ventre énorme, promenait une toute petite chienne, pleine comme elle. Passage où on loue 5 francs un habit noir de la plus grande fraîcheur pour soirée. À droite du chemin de fer, comme l’escalier resté inachevé d’un édifice qui n’est pas bâti. Au haut, le pont sur lequel s’ébat de la marmaille, une petite Provence faubourienne, que surveillent, assises sur les bancs, les grand’mères aux mitaines noires. Et par-dessus et au-delà du parapet, un paysage à la Ciceri, un ciel couleur de mine de plomb, les toits de zing bleuâtres, les dévalements jaunes de terrains, les grandes pierres aux larges arêtes semées avec les caprices de leurs angles, les maisons blanches du premier plan s’enlevant sur la cantonade violacée du fond, — le paysage grisâtre du climat parisien.

Août §

Les figures de cire, je ne connais pas de mensonge de la vie plus effrayant. Ces immobilités paralysées, ce geste refroidi, cette fixité, ce silence du regard, cette tournure pétrifiée, ces mains pendues au bout des bras, ces tignasses noires et ballantes, ces cheveux d’ivrognes, dépeignés sur le front des hommes, ces cils de crin enfermant l’œil des femmes, ce blanc morbide et azuré des chairs, ce quelque chose de mort et de vivant, de pâle {p. 96}et de fardé, qu’ont ces déterrés de l’histoire dans ces oripeaux raides, tout cela trouble et inquiète comme une résurrection macabre.

Peut-être que ce plagiat sinistre de la nature est appelé au plus grand avenir. La figure de cire pourra devenir, dans les républiques futures, le grand art populaire. Qui sait si un jour les démocraties qui viendront, n’auront pas l’idée d’élever aux gloires de la France, un Panthéon de souvenirs et de commémoration, accessible à l’intelligence des yeux de tous, et que les foules liront sans épeler, — un Versailles en cire ?

Ce sera l’Histoire même, et ses grandes scènes et ses hauts faits figés, immortalisés à la fois dans la forme et dans la couleur. On utilisera pour cela, les peintres et les sculpteurs sans ouvrages : on leur associera des régisseurs, des acteurs, tous les gens dont le métier est de disposer plastiquement une scène. Et peut-être ira-t-on jusqu’à mettre dans le creux des personnages historiques, une petite manivelle à éloquence humaine, qui récitera leurs plus beaux mots : A moi d’Auvergne ! pour d’Assas. Allez dire à votre maître… pour Mirabeau. L’illusion sera alors véritablement complète.

* * *

— Je me rappelle de mon enfance des parties de charades chez Philippe de Courmont, rue du Bac, quand il était avec Bonne Amie (la femme qui l’a élevé) qui l’appelait Fifi. Je me rappelle une charade dont le mot était « marabout ». On le fit avec Marat dans {p. 97}sa baignoire où l’on versait de l’eau trop chaude, ce qui faisait dire au révolutionnaire : « Je bous, je bous ! » Où diable nos intelligences d’enfants avaient-elles été chercher Marat, et ce calembour ingénieux ?

Il y avait aussi là, des meubles couverts de personnages chinois brodés en soie, qui m’amusaient infiniment.

* * *

— Il reste à exprimer en littérature la mélancolie française contemporaine, une mélancolie non suicidante, non blasphématrice, non désespérée, mais la mélancolie humoristique : une tristesse qui n’est pas sans douceur et où rit un coin d’ironie. Les mélancolies d’Hamlet, de Lara, de Werther, de René même, sont des mélancolies de peuples plus septentrionaux que nous.

* * *

— Les deux choses stupéfiantes pour nous de l’Exposition sont : la jambe en cire exécutée par le Darthonay de la rue d’Angoulême-du-Temple et le fac-similé d’un dessin aux deux crayons de Portail.

* * *

— Nous sommes retombés dans l’ennui, de toute la hauteur du plaisir. Nous sommes mal organisés, prompts à la satiété. Une semaine d’amour nous en dégoûte pour trois mois. Oui, nous sortons de l’amour avec un abattement de l’âme, un affadissement de tout l’être, une prostration du désir, une tristesse vague, informulée, sans bornes. Notre corps et notre esprit ont des lendemains d’un gris que je ne puis {p. 98}dire, et où la vie me semble plate comme un vin éventé. Après quelques entraînements et quelques ardeurs, un immense mal de cœur moral nous envahit et nous donne comme le vomissement de l’orgie de la veille. Et, repus et saouls de matière, nous nous en allons de ces lits de dentelles, comme d’un musée de préparations anatomiques, et je ne sais quels souvenirs chirurgicaux et désolés nous gardons des aimables et plaisants corps.

J’en ai connu qui étaient, — les heureux garçons ! — moins analystes que nous : de grosses natures qui se grisaient régulièrement de plaisir sans effort, et que la jouissance mettait en appétit de jouir. Ils se retrouvaient, le lendemain comme la veille, dispos et gaillards, l’âme en rut : ils ignoraient ce grand vide qui se promène en vous, après les excès, ainsi qu’une carafe d’eau dans la tête d’un hydrocéphale.

28 août §

Été voir Célestin Nanteuil à Bougival.

Bougival, l’atelier du paysage de l’école française moderne. Là, chaque coin de rivière, chaque saulée vous rappelle une exposition. Et l’on se promène dans de la nature, dont on vous crie aux oreilles : « Ceci a été peint par ***, ceci a été fusiné par ***, ceci aquarellé par ***. » Ici, dans l’île d’Aligre, devant les deux catalpas formant un A sur le ciel, on vous avertit que vous êtes devant le premier tableau de Français, et l’on vous fait revoir la petite femme nue, couchée sur une peau de tigre, en la légère et gaie {p. 99}verdure de la campagne parisienne ; là — l’histoire est vraiment plaisante — là, c’est là que se dressait une magnifique et orgueilleuse plante, entrevue au coucher du soleil par Français, rêvant toute la nuit d’en rendre, le lendemain, l’élancement vivace et la délicate dentelure des feuilles. Il se lève de grand matin, court à l’endroit… plus de plante… disparue… et le voilà cherchant à s’expliquer la disparition, quand il éclate de rire. Une vache, levée avant lui, l’avait mangée et digérée au petit jour. Et sa plante… c’était une énorme bouse !

Bougival, son inventeur ç’a été Célestin Nanteuil, qui eut le premier canot ponté, dans les temps où les bourgeois venaient s’y promener en bateaux plats. Tout est souvenir historique en cet endroit : la maison de Lireux et les dîners du dimanche, la maison de Odilon Barrot et le kiosque aux rêveries constitutionnelles, la maison blanche bâtie par Charpentier où est mort Pradier, la maison de Pelletan, et un tas de maisons qui vous racontent de grandes passions et des histoires dramatiques de femmes connues. Et à Bougival, comme partout ailleurs, le commerce humilie l’art et là littérature, et Staub, du haut de la Jonchère, située comme un château de Lucienne, regarde de bien haut les modestes toits de l’artiste.

Nanteuil, un grand, un long garçon, aux traits énergiques, à la douce physionomie, au sourire caressant, féminin. La personnification et le représentant de l’homme de 1830, habitué à la bataille, aux nobles luttes, aux sympathies ardentes, à {p. 100}l’applaudissement d’un jeune public, et en portant, inconsolable et navré, au fond de lui, le regret et le deuil. Les idées politiques de 1848 l’ont un moment enfiévré, fait revivre, mais quand elles ont été tuées, il a été repris de plus belle par l’ennui de l’existence, l’inoccupation des pensées et des aspirations.

Un esprit distingué, attaqué d’une paisible nostalgie de l’idéal en politique, en littérature, en art, mais ne se lamentant qu’à demi-voix, et ne s’en prenant qu’à lui-même de sa vision de l’imperfection des choses d’ici-bas. Un homme essentiellement bon, tendre, indulgent, modeste, et faisant peu de bruit, et riant sans éclat, et plaisantant sans fracas.

Tout pardonnant aux autres qu’il est, on sent que son esprit a de bons yeux, et qu’il perçoit parfaitement les niaiseries, les lâchetés, les butorderies qui lui sont données à voir. Il leur fait grâce, en les fouettant d’un rien d’ironie, d’une ironie qui est un sourire à peine sensible, une petite flèche lui partant d’un coin de lèvre et qui, toute légère qu’elle est, entre dans un ridicule comme dans une baudruche. Ce mot d’une dame à Dumas père l’explique bien, ce railleur voilé et discret. « Ah ! mais, il est spirituel, Nanteuil, je ne m’en étais jamais aperçue ! »

Si apaisées qu’elles soient ses mélancolies, — elles l’accompagnent plutôt qu’elles ne le poursuivent, — l’avenir inquiète Nanteuil, il a la crainte du travail pouvant manquer à sa vieillesse, d’un jour à l’autre ; voyant l’illustration de la romance, dont il vivait en grande partie, déjà abandonnée. Et il récapitule tous {p. 101}ces morts de mérite, auxquels le xixe siècle n’a donné que l’hôpital ou la Morgue : son ami Gérard de Nerval qui s’est pendu, Tony Johannot qui, après avoir perdu dans le Paul et Virginie de Curmer, les 20 000 francs qu’il avait gagnés pendant toute sa vie, a été un peu enterré avec l’aide de ses amis, etc., « Oui, je sais bien, dit-il, si j’avais été raisonnable, j’aurais vécu dans une petite chambre, j’aurais dépensé quinze sous par jour, et maintenant, j’aurais quelque chose devant moi, c’est ma faute ! »

Il reconnaît et avoue tristement la dépendance dans laquelle l’art est placé auprès du gouvernement :

« Il faut vivre, dit-il, les convictions courbent la tête pour manger…. En effet, il n’y a plus de subventions fournies par les particuliers. C’est le ministère qui tient notre pain… Et tout ce qu’il y aurait à faire, cependant, en dehors des commandes du gouvernement… la décoration picturale des cafés, des gares de chemins de fer surtout, de ces endroits où tout le monde attend et où on regarderait… On me dira qu’il y a des peintures à la bibliothèque de la Chambre des pairs. Qu’est-ce que ça me fait ? Je ne peux pas y entrer ! »

Puis nous avons causé de l’idéal, ce ver rongeur du cerveau, « ce tableau que nous peignons avec notre sang », a dit Hoffmann. La résignation du : « C’est ma faute ! » est encore venue aux lèvres de Célestin Nanteuil.

« Pourquoi nous éprendre de l’irréel, de l’insaisissable ? Pourquoi ne pas porter notre désir vers quelque chose de tangible ? {p. 102}Pourquoi ne pas grimper sur un dada qui se puisse enfourcher ? À être collectionneur, voici un joli dada de bonheur. Jadis la religion, c’était là un magnifique dada… mais c’est empaillé maintenant… ou encore le dada du père Corot qui cherche des tons fins et qui les trouve et à qui ça suffit… Tenez, ces gros bourgeois qui viennent le dimanche ici, et qui rient si fort… je les envie. »

« Et pour l’amour, mon Dieu, ce que nous exigeons de la créature humaine ! Nous demandons à nos maîtresses d’être à la fois des honnêtes femmes et des coquines. Nous exigeons d’elles tous les vices et toutes les vertus. Le plaisir donné par la femme jeune et belle, nous ne le savourons pas complètement. Nous avons une maladie dans la tête. Les bourgeois ont raison… mais être raisonnable… est-ce vivre ! »

Célestin Nanteuil nous dit cela, pendant que nous nous promenons devant les sphinx en plâtre de sa petite maison.

Au loin, au-dessous d’un bâtiment neuf, dans une espèce de champ qu’on vient de retourner, un homme, en bras de chemise, traîne une brouette ; l’homme, c’est Émile Augier.

2 septembre §

Pouthier, qui a toujours une insolente confiance dans la Providence, et qui est toujours persuadé que sa dernière pièce de quarante sous fera des petits le lendemain, est venu dîner chez nous.

{p. 103}Après s’être fortement arrosé, il nous a entraînés au bal de l’Ermitage à Montmartre. Là, il nous a donné le spectacle d’une bouffonnerie soularde émaillée de toutes sortes d’esprit : d’une olla podrida de calembours, d’épigrammes, de bêtises, d’allusions à Dieu et au diable, d’exagérations comiques, de portraits bizarres, de charges à la fois de vaudevilliste et de rapin en état d’ivresse : tout cela entremêlé de remuements frénétiques, de démanchements de torse, de grattements de singe, de hop de cirque. Il interpellait à tout moment sa danseuse, comme la nourrice de son petit, lui recommandant de ne pas échauffer son lait, et traitait de « mon oncle » le municipal chargé de la surveillance du bal, en le suppliant de ne pas le deshériter. Enfin, soudainement, il a improvisé une danse qui était la caricature de toutes les danses, moquant, avec un pantalon qui avait des jours dans le derrière, la marche des salons, singeant la Petra Camara et ses coups de hanche, mimant la lorgnette de Napoléon et sa main derrière le dos, talonnant une bourrée, exécutant les enchaînements de pas les plus compliqués, puis faisant l’avant-deux d’un ataxique avec l’affreux déraillement des jambes, puis se gracieusant comiquement et embrassant les pas de sa danseuse à terre, etc., etc.

* * *

— La sauvagerie est nécessaire, tous les quatre ou cinq cents ans, pour revivifier le monde. Le monde mourrait de civilisation. Autrefois, en Europe, {p. 104}quand une vieille population d’une aimable contrée était convenablement anémiée, il lui tombait du Nord sur le dos des bougres de six pieds qui refaçonnaient la race. Maintenant qu’il n’y a plus de sauvages en Europe, ce sont les ouvriers qui feront cet ouvrage-là dans une cinquantaine d’années. On appellera ça, la révolution sociale.

* * *

— La loi moderne, le Code, dans la réglementation des choses intéressant la société actuelle, n’a oublié que l’honneur et la fortune. Pas un mot de l’arbitrage de l’honneur : le duel, que la justice absout ou condamne d’après des manières de voir particulières, est jugé sans un texte. Quant à la fortune d’aujourd’hui, qui est presque toute dans des opérations de bourse, de courtage, d’agiotage, de coulisse ou d’agences de change, rien n’a été prévu pour la protéger ou la défendre, cette fortune moderne : nulle réglementation de ces trafics journaliers ; les tribunaux incompétents pour toutes transactions de bourse ; l’agent de change ne donnant pas de reçu.

3 septembre §

Été à la fête des Loges. Tivoli, le bal des blanchisseuses de la localité. Un monde de coquettes fillettes, toutes en blanc passementé de rubans roses, et leurs gentils minois encadrés dans de jolis bonnets de paysannes en dentelle de coton, à garnitures de roses-pompon entremêlées d’aigrettes d’or.

6 septembre §

{p. 105}Au cimetière Montmartre… Rien ne vous décourage de l’immortalité comme ce spectacle de la mort. On se sent là gagné de l’indifférence pour la survie de son nom. Ce champ de tombes prêche le dénouement de la volonté… Une mélancolie emportée bientôt par les niaiseries de la douleur bourgeoise. Je vois la tombe d’un fils, que le père a eu l’idée d’entourer de deux étages de sonnettes percées de petits trous, qui doivent, par les grands vents, bercer le mort de leur musique éolienne… C’est beau tout de même cette nécropole polonaise, sur laquelle toutes ces âmes, veuves de la patrie, ont jeté ce cri posthume : Exoriatur nostris ex ossibus ultor… Puis le marquis de Bouillé à côté d’Alcide Tousez, les jeux de la Mort et du Hasard. Un cimetière, rien ne ressemble plus au pêle-mêle d’une collection d’autographes !

* * *

— Un rêve de Deshayes, le peintre. Il lui tombait une commande pour un endroit vague et lointain, ainsi que cela se passe dans les songes. Pas de voiture, pas de moyens de communication d’aucune sorte. Il avise une poule dans la rue. Il se disait parfaitement que ce serait ridicule, si on le voyait sur une poule, mais, tant pis, il la lâcherait avant d’arriver. Et le voici enfourchant la poule qui l’emporte en voletant. Mais, à tout moment, le chemin se séparait en deux, et il était forcé de descendre et de le raccommoder. Le matin il se levait tout courbaturé.

18 septembre §

{p. 106}De Paris à Gisors. Dans la verdure, au-dessus d’un mur, deux cordes allantes et venantes, auxquelles sont attachées deux mignonnes mains roses : une balançoire où se balance un petit être qu’on ne voit pas.

26 septembre §

Je suis à Gisors, et comme une ombre riante, toute mon enfance se lève devant moi. Mes beaux petits souvenirs fanés reprennent la vie dans ma tête et dans mon cœur, comme un herbier qui refleurirait, et chaque coin du jardin ou de la maison est pour moi comme un rappel, une retrouvaille, et aussi comme la tombe de plaisirs qui ne recommenceront plus. Tous alors nous étions des enfants, ne songions qu’à être des enfants, et c’étaient des vacances remplies à déborder de passe-temps sans déboires et de bonheurs qui avaient des lendemains. Que de fois, ce perron tout mangé de roses, nous l’avons descendu en sautant pour bondir plus vite sur la grande pelouse. Les camps des barres étaient : l’un sous ce grand arbre ; l’autre à côté du massif de lilas. Quelle émulation folle et joyeuse ! Quelles courses endiablées ! Que de courbatures guéries par d’autres courbatures ! Que de feu ! que d’élan ! Je me souviens avoir hésité, trois secondes, à me jeter dans la rivière au bout du parc, pour n’être pas pris.

Aussi, quel paradis d’enfants était cette maison ! quel paradis ce jardin ! Il semblait vraiment ordonnancé pour les jeux d’enfants, cet ancien couvent {p. 107}devenu un château bourgeois, et ce jardin tout coupé de bosquets et de méandres de rivière.

Mais, déjà, que de choses changées, disparues ! Le vieux bac où nous passions et repassions, n’est plus. Le petit pont qui était l’écueil des bateliers et que tant de fois le bateau cogna, il dort sous la rivière. Et le bras bordant l’île aux grands peupliers, l’étroit bras de rivière a été élargi. Et le vieux pommier aux pommes vertes, criantes sous la dent, est mort… Mais, toujours, le pavillon de la Ganachière commande la passerelle de fil de fer qui bondit sous le pas, et l’immense vigne vierge lui est toujours un manteau, vert au printemps, pourpre à l’automne.

En revoyant ces endroits aimés, je me ressouviens des uns et des autres, et de mes petits compagnons et des petites demoiselles qui étaient alors mes camarades : les deux Bocquenet, dont l’aîné courait si fort, mais ignorait l’art des détours ; Antonin qui semblait un petit lion ; Bazin qui se plaignait toujours du sort et ne décolérait pas de perdre ; Eugène Petit, le frère de lait de Louis, qui nous jouait de la flûte dans le dortoir où nous couchions sous la même clef. Je n’oublie pas le très bénin Jupiter de notre bande, le roi constitutionnel de nos jeux, « le père Pourrat », le précepteur de Louis, qui avait l’intelligence de nous montrer parfaitement à jouer et le bon esprit de s’amuser avec nous, autant que nous, — affligé du seul défaut de nous lire sa fameuse tragédie intitulée : Les Celtes. Et donc, les petites demoiselles : Jenny qui montrait {p. 108}déjà un si joli petit museau de soubrette, Berthe qui embrassait le fond de mes casquettes et collectionnait, dans une boîte, les noyaux des pêches mangées par moi, Marie qui avait les plus beaux cheveux et les plus beaux yeux du monde.

Puis il y avait la comédie ! oh ! la comédie, c’était le grand bonheur, le plaisir des plaisirs, la joie suprême de chacun de nous ! Le théâtre était dans la serre : un théâtre au grand complet, un théâtre qui avait une toile représentant la Ganachière, des décors, une galerie, et jusqu’à une loge grillée ! Un théâtre où le tonnerre était très convenablement fait par le bonhomme Ginette, tapant avec une paire de pincettes sur une feuille de fer-blanc. Et savez-vous le rouge qu’on nous mettait, du rouge à 96 francs le pot, conservé par Mme Péan de Saint-Gilles et qui venait de Mme Martin, la femme du vernisseur du xviiie siècle et la mère du chanteur, et l’on nous recommandait de l’économiser, s’il vous plaît. Ah ! les beaux costumes de hussards que nous avions dans le Chalet ! La magnifique perruque que portait Louis dans M. Pinchon ! Et comme j’étais grimé, et comme M. Pourrat m’avait joliment fait de la barbe avec du papier brûlé, si bien que je parlais à Edmond, sans qu’il me reconnût.

Que d’incidents, de compétitions, de surexcitations d’amour-propre, à ces répétitions conduites par le père Pourrat, qui nous citait des axiomes dramatiques de Talma ! Et les charmants enfantillages au milieu de tout cela, et l’amusante colère de {p. 109}Blanche, le jour où le ténor Léonce lui dévora la pêche qu’elle devait manger en scène… Et quels soupers joyeux faisait le soir la petite troupe, quand on lui servait deux douzaines de chaussons aux pommes, et quel grand jour, la veille de la représentation, le jour que Mme Passy rangeait tous les costumes dans la grande chambre, où nous couchons aujourd’hui !

Qu’est devenu le théâtre, et les acteurs et les actrices ? Aujourd’hui j’ai poussé la petite porte verte de derrière la serre, jadis l’entrée des artistes. Voici bien encore la grande cage à poulets, faite de feuilles de persiennes, où les petites actrices s’habillaient, mais elle n’est plus remplie que de caisses en bois blanc. Au grenier sont empilés, l’un sur l’autre, les décors dont s’échappent des morceaux de rideaux rouges à franges d’or. Plus rien des galeries, des loges, des banquettes, que les six poteaux qu’on entourait de verdure, les jours de la grande représentation, et en place de ce qui a été brûlé, un établi où l’on menuise, et des plantes grasses sur des planches… Et Berthe est morte, et les autres petites demoiselles sont devenues des femmes, des épouses, des mères, et Léonce est garde des forêts, et Bazin est professeur de géographie et décoré de l’ordre du Pape, et Antonin est en train de se faire tuer à Sébastopol, et le père Pourrat a toujours sa tragédie des Celtes en portefeuille, et le bonhomme Ginette est établi teinturier, rue Sainte-Anne, et Louis est docteur en droit, et moi rien du tout.

* * *

{p. 110}M. Hippolyte Passy, un vieillard chauve, quelques cheveux blancs aux tempes, un petit œil, vif, brillant, allègre. Bavard avec délices, il parle toujours et de n’importe quoi, avec un organe zézayant, un débit pressé, une pensée nette. C’est la science universelle. Il a tout lu, tout vu, et vous dira comment se fabrique un ministère ou un cordon de soulier.

Avec cela, une grande affectation d’indépendance de l’opinion consacrée, des théories reçues, des principes adoptés, et ne voyant dans les formes gouvernementales quelconques d’un pays que des formes diverses de corruption et de vénalité. Et une admirable mémoire lui fournissant un arsenal pour la démolition des illusions et des prétendus dévouements, mémoire servie par une ironie bonhomme, et un sourire de vieil homme revenu de tout, et qui appelait Louis-Philippe : le papa Doliban de la chose. En ce scepticisme de tout l’individu, et au milieu des ruines de toute foi à quoi que ce soit, ô ironie ! la croyance ingénue à l’amélioration morale des populations, et la croyance au talent des économistes.

Ne reconnaissant, n’appréciant que l’utile, contempteur de l’art et de ce qui l’accompagne, et ne voulant voir dans les expositions de l’industrie que les eustaches à cinq sous.

Acharné railleur de la religion, et comme toute cette génération, dont la Pucelle fut la nourrice, inépuisable en voltairianismes, en malices de petit journal contre le gouvernement de Dieu, sa charte (la Bible), ses ministres responsables.

{p. 111}Un orateur de salon et de coin de cheminée, un charmant causeur, ami des paradoxes et des thèses sceptiques, mordant à droite, à gauche, niant les principes, rapetissant les hommes avec des anecdotes inédites, les gros faits avec de petits détails, plus jaloux de paraître ne pas ignorer que de savoir à fond, de charmer l’attention que de la subjuguer, de briller que de convaincre, et médisant de Dieu, des hommes et des choses pour la plus grande gloire de la conversation.

L’amour de la conversation, il le pousse au point que voici. Il a une discussion à Cauterets avec son neveu sur les Mérovingiens, discussion non terminée à la couchée. Il emmène son neveu partager sa chambre, qui se trouvait être une chambre à deux lits, et toute la nuit la fille de M. Passy, qui avait la chambre à côté de lui, se demande si son père est devenu fou, et ce qu’il a à parler ainsi, tout haut et tout seul, de minuit à cinq heures du matin.

13 octobre §

Balzac dit, un certain soir, dans une soirée de Gavarni : « Je voudrais, un jour, avoir un nom si connu, si populaire, si célèbre, si glorieux enfin, qu’il m’autorisât… » Figurez-vous la plus énorme ambition qui soit entrée dans une cervelle d’homme, depuis que le monde existe, l’ambition la plus impossible, la plus irréalisable, la plus monstrueuse, la plus olympienne, celle que ni Louis XIV ni Napoléon n’ont eue ; celle {p. 112}qu’Alexandre le Grand n’eût pu satisfaire à Babylone, une ambition défendue à un dictateur, à un sauveur de nation, à un pape, à un maître du monde. Il dit donc simplement Balzac : « … un nom si célèbre, si glorieux enfin qu’il m’autorisât… à p… dans le monde, et que le monde trouvât ça tout naturel. »

* * *

— Idée pour une nouvelle humoristique, d’un garçon n’ayant pour tout titre de noblesse, que le nom de son grand-père dans l’état des malades, qui ont été traités des maladies vénériennes, sous les yeux et par la méthode de M. de Keyser, depuis le 30 mai 1765 jusqu’au 1er septembre 1866, état inséré dans le Mercure de France, du mois d’avril 1767.

* * *

— Binding, le maître du Grand-Balcon, l’introducteur du bock en France, un de ces hommes si gros qu’il leur faut un cercueil sur commande.

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— Dans notre Rêve d’une dictature nous demandions une dotation de cent mille francs pour les grands inventeurs, les grands écrivains, les grands artistes.

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— L’amour dans le rêve qui est toujours charnel et toujours produit par un contact, un attouchement, a cela de curieux que, si vous prenez le sein d’une femme, c’est comme si votre cœur la pelotait et que dans la sensation sensuelle apportée par un songe aux gens, se mêle une idéalité d’une douceur, {p. 113}d’un céleste, d’un au-delà des sens physiques, d’un ravissement ineffablement spirituel.

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— Un éreintement du nommé Baudrillart, dans les Débats. Le parti des universitaires, des académiques, des faiseurs d’éloges des morts, des critiques, des non producteurs d’idées, des non imaginatifs, choyé, festoyé, gobergé, pensionné, logé, chamarré, galonné, crachaté, et truffé et empiffré par le règne de Louis-Philippe, et toujours faisant leur chemin par l’éreintement des intelligences contemporaines, n’a donné, Dieu merci, à la France ni un homme, ni un livre, ni même un dévouement.

* * *

— À la pension Saint-Victor, à la pension tenue par Goubaux, l’auteur de Richard d’Arlington, où je me suis trouvé avec les Judicis et Dumas fils, je me rappelle un de mes petits camarades, devenu amoureux fou de l’infirmière, une très belle femme de 40 ans, et qui, pour la voir et avoir le contact de ses soins caressants, se mettait une gousse d’ail dans un certain endroit, afin de se donner la fièvre.

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— Physionomie originale d’un petit vieillard qui, en entrant à la Taverne anglaise, jette sur une chaise un manteau doublé d’un tartan écossais à carreaux rouges et noirs : une grosse tête renflée aux tempes, un front extraordinairement bombé avec un rentrant fait comme par un coup de marteau au-dessus du nez. Une figure en retraite, effacée, sans cils {p. 114}ni sourcils, et sur laquelle se détachent les deux ailes noires du nez, ainsi que les oiseaux passant à tire-d’aile dans le ciel des paysagistes. Une bouche sans couleur et sans lèvres. Une tonsure faite par une calvitie qui a au-dessus d’elle de la lumière de nimbe. Un regard baissé vers la terre, avec des mouvements de corps impérieux et une voix autoritaire.

L’idéal au théâtre du type de Rodin.

26 octobre §

Château de Croissy. Paysage d’automne.

Dans les futaies rousses allant du jaune d’or à la terre de Sienne brûlée, quelques grisards élancés avec des bouquets de feuilles sèches toutes blanchâtres. Un petit chêne aux feuilles comme tiquetées de rousseur et mangées en partie par les chenilles, qui en ont mis à jour la trame semblable à un tulle. Quelques arbres n’ayant plus que quatre ou cinq feuilles repliées qui pendent après eux comme des cosses de haricots, et d’autres complètement dépouillés et aux grosses boules de gui visibles, hachant le ciel de leurs branchettes noires. Là-dedans, l’aboiement éteint d’une meute lointaine. Au travers et au-dessus des arbres, un ciel tout gris, poussiéreux de pluie, avec quelques éclaircies comme faites à la mie de pain sur un dessin au fusain, et des fonds estompés dans un brouillard gris perle étendu sur un fond nankin.

Dans la grande allée où, seules, les ornières ne sont pas couvertes de feuilles, des coups de jour {p. 115}entrant par les trouées du feuillage et la balayant de lumière, et l’extrémité de l’allée, toute légère, toute claire, toute transparente, toute septentrionalement lumineuse, et apparaissant dans la couleur locale idéalisée d’une apothéose de l’automne.

5 novembre §

Les Folies-Nouvelles. Une vieille garde mal vêtue au contrôle. Le placeur : un ancien rédacteur du Mousquetaire. Les filles aux avant-scènes et aux loges découvertes, quelques-unes voilées, se dévoilant à demi et se montrant un rien à un monsieur de l’orchestre ou à des jeunes gens d’en face, souriantes ou menaçantes du doigt. À tout moment les ouvreuses suivies de femmes, demandant aux gens placés, le premier rang « pour des dames ». Les spectateurs assis de côté et tournant à demi le dos à la scène… À ce théâtre, la fille se sent dans son salon. Elle a les poses penchées de l’orgueil du chez soi et de la calèche. Elle est la juge et la faiseuse des succès littéraires avec ses souteneurs du monde.

Au balcon, des rangs d’hommes au teint blafard, minéralisé, mercurialisé, que les lumières font paraître blanc, une raie androgyne en pleine tête, des hommes odieux par le soin féminin de leur barbe et de leur chevelure, se renversant comme des femmes, s’éventant avec le programme plié en éventail, lorgnant dans des petites lorgnettes de poche en nacre, et gesticulant perpétuellement d’une main chargée de bagues, pour ramener, de chaque côté des tempes, leurs cheveux poisseux en un gros {p. 116}accroche-cœur, tout en se tapotant les lèvres avec la pomme d’or d’une petite canne, ou suçant le sucre d’orge du voyou des cintres.

* * *

— Rêve. Trois statues de la Mort. L’une, un squelette ; la seconde, un corps de phtisique portant une grosse tête ridicule ; la troisième, une statue de marbre noir. Ces trois statues posées sur des piédestaux dans une chambre, tandis que, dans l’ombre d’un corridor qui ne finit pas, se débattent des formes confuses faisant peur. À un moment, ces trois statues descendent lentement de leurs piédestaux, et me prenant par les bras, et me tiraillant à elles, se disputent ma personne comme des raccrocheuses de trottoir.

* * *

— Je copie ces quelques lignes dans de vieilles notes d’Edmond :

« Quand je commençai à être un jeune homme, je me rappelle qu’allant au printemps dans la campagne, j’avais une impression langoureusement triste de cette terre à la pauvre petite verdure, de ces arbres maigrelets, de toute cette puberté souffrante de la nature, et je me surprenais des larmes dans les yeux, gonflé de désirs, les glandes des seins douloureuses, l’âme, pour ainsi dire, pleine de bourgeons. À cette époque, le désir de la femme, non chaudement sensuel, mais plutôt une aspiration vers elle, grêle, malingre, souffreteusement élancée, une aspiration ayant quelque chose de l’impression donnée par la contemplation d’une statuette de vierge gothique. Et peindre ce jour du printemps, un jour non flou, non rayonnant, non tamisé de l’or des chauds soleils, {p. 117}mais un jour aigu, un jour frigidement clair, où les lumières semblent des hachures de blanc sabrant du papier bleu. »

6 novembre §

Départ pour l’Italie.

Année 1856 §

6 mai 1856 §

{p. 121}Je reviens. J’ai la tête comme si on y rangeait un musée de toiles et de marbres… Je m’en vais tâter le pouls aux lettres dans les petits journaux. Le pouls est remonté. Où ? Je ne sais ! Plus d’école ni de parti, plus une idée ni un drapeau. Des attaques accomplies comme des corvées, des insultes où il n’y a pas même de colère. Des bons mots de vaudevillistes, des scandales de coulisses infimes. Michel Lévy et Jacottet devenus les Augustes de tous ceux qui salissent du papier pour vivre. Pas un jeune homme, pas une jeune plume, pas une amertume. Plus de public, mais une certaine quantité de gens qui aiment à digérer, en lisant une prose claire ressemblant à un journal, qui aiment à se faire raconter des histoires en chemin de fer par un livre qui en contient beaucoup, et qui lisent non pas un livre, mais pour vingt sous… Véron, un Mécène {p. 122}encensé sous le masque par la Société des gens de lettres. Milhaud aumônant de royales lippées tous les porte-clairons de la Renommée et du feuilleton ! Fiorentino décoré ! Mirès chanté en vers !

* * *

— Tous ces jours-ci, mélancolie vague, découragement, paresse, atonie du corps et de l’esprit. Plus grande que jamais cette tristesse du retour qui ressemble à une grande déception. On retrouve sa vie stagnante à la même place. De loin, on rêve je ne sais quoi qui doit vous arriver, un inattendu quelconque, qu’on trouvera chez soi en descendant de fiacre. Et rien… Votre existence n’a pas marché, on a l’impression d’un nageur qui, en mer, ne se sent pas avancer. Il faut renouer ses habitudes, reprendre goût à la platitude de la vie. Des choses autour de moi, que je connais, que j’ai vues et revues cent fois, me vient une insupportable sensation d’insipidité. Je m’ennuie avec les quelques idées monotones et ressassées qui me passent et me repassent dans la tête.

Et les autres, dont j’attendais des distractions, m’ennuient autant que moi. Ils sont comme je les ai quittés, il ne leur est arrivé rien à eux non plus. Ils ont continué à être. Ils me disent des mots que je leur connais. Ce qu’ils me racontent, je le sais. La poignée de main qu’ils me donnent, ressemble à celles qu’ils m’ont données. Ils n’ont changé de rien, ni de gilet, ni d’esprit, ni de maîtresse, ni de situation. Ils n’ont rien fait d’extraordinaire. Il n’y a pas {p. 123}plus de nouveau en eux qu’en moi. Personne même n’est mort parmi les gens que je connais. Je n’ai pas de chagrin, mais c’est pis que cela.

30 mai §

X*** vient me voir, me lit un paquet de lettres de sa maîtresse. Mon ami a une doctrine : c’est de toujours occuper la femme qui vous aime, — dût-on l’occuper à pleurer. Il exige tout son temps, toute sa pensée, et, pour arriver à cela, il lui impose de petits devoirs matériels, comme de la forcer à se lever, tous les matins, pour lui écrire des lettres de sept ou huit pages. Puis, il la distrait par des scènes continuelles, des consignations de gens à la porte, des sacrifices de toutes sortes, et la boude, la gronde, l’insulte, fait amende honorable, puis la réinsulte, — maintenant son adorée, tout le temps, dans l’émotion fiévreuse d’une liaison toujours au bord d’une rupture ou d’une réconciliation. Bref, il bat son cœur à tour de bras pour ne pas qu’il s’ennuie.

* * *

— Quand Murger écrivit la Vie de bohème, il ne se doutait guère qu’il écrivait l’histoire d’un monde qui allait être un pouvoir au bout de cinq ou six ans, et cela est cependant à l’heure qu’il est. Ce monde, cette franc-maçonnerie de la réclame règne et gouverne, et défend la place à tout homme bien né. C’est un amateur, et avec ce mot-là, on le tue : a-t-il derrière lui les in-folio d’un bénédictin ou apporte-t-il un peu de la fantaisie d’Henri Heine. Oui, ça ne fait rien, c’est un amateur, et il sera déclaré un amateur par {p. 124}tous les gagistes des feuilles de chou. Sans qu’on s’en doute, cet avènement de la Bohème : c’est la domination du socialisme en littérature.

* * *

— Les croque-morts ont vingt sous par papillote : ainsi on appelle les cercueils d’enfants.

Mai §

Divan de la rue Le Peletier. Un petit mauvais lieu fort bête, où s’assemble, le soir, un ramassis de messieurs, qui sont aux lettres ce que sont les courtiers de journaux au journalisme. Celui-ci, après avoir plié les bandes de je ne sais quel canard, est au contrôle d’un petit théâtre des boulevards ; celui-là, au nez duquel on serait tenté d’allumer un cigare, a vu Alfred de Musset écrire… et ainsi des autres. J’allais oublier un original, un certain Fioupou, en grande dispute, par correspondance, avec Émile Saisset, sur le platonisme chrétien, et tout au logos, et parlant toujours et toujours exégèse… À l’heure présente, Barthet est le grand homme de l’endroit, un poète du Danube qui porte des souliers ferrés, et brandit un gourdin en l’honneur de Boileau… On y boit de la mauvaise bière, on y fait un mistron… Gavarni, qui n’y est allé qu’une fois, assure qu’on y scie les pommes de canne, quand elles sont en or.

* * *

— J’ai eu quelques secondes d’une jolie contemplation : Marie les cheveux aux bandeaux joliment ondulés, les yeux morts, les paupières battantes, la {p. 125}bouche ouverte, un sourire tremblant sur ses lèvres pâles dans le demi-jour de rideaux roses.

* * *

— J’entends un timbre : c’est un bruit net, sec, mécanique, anglican, toujours semblable à lui, qui dit qu’on sonne et non qui sonne : la détente d’un ressort d’acier qui tombe dans le vide de votre attente, de vos espérances. Oh ! la sonnette qui fait drelin ! drelin ! qui rit, qui chante comme un tournebroche — au fait, il n’y a plus de tournebroche aujourd’hui et l’on cuit au four — la sonnette qui vous dit de sa chanson fêlée, retour, amour, un vieil ami, une maîtresse neuve. Que c’est laid la civilisation des machines : le timbre me semble la sonnette du phalanstère.

* * *

— Une bonne d’une lorette qui habite la maison prête de l’argent à ses amants de cœur, à 20, 30, 50 pour 100.

* * *

— J’ai vu aujourd’hui le modèle des maîtresses, la maîtresse d’un jeune Anglais phtisique, une Italienne assez attachée à la poitrine de son amant, pour l’empêcher de sortir tous les soirs, s’enfermant avec lui, causant, fumant des cigarettes, lisant, toujours couchée sur une chaise longue, et dans une attitude qui montre un bout de jupon blanc et les bouffettes rouges de ses pantoufles. Viennent là, trois ou quatre Anglais et Allemands, qui apportent leurs pipes, une demi-douzaine d’idées hégéliennes, {p. 126}un très grand mépris pour la politique de la France qu’ils traitent de politique sentimentale.

La dame du logis ne sort guère plus dans la journée que le soir. Elle a conservé à Paris ses habitudes de réclusion de la femme italienne, et pour s’occuper, quand elle a découvert dans Le Constitutionnel, un roman qui ne dure pas vingt-quatre volumes, elle le traduit pour elle toute seule, en pur toscan.

Un intérieur charmant, mais trop de portraitures d’amis et de parents. Le petit salon ressemble au Temple de l’Amitié. De tous ces portraits, un seul est intéressant au point de vue moral : c’est le portrait de la maîtresse par la mère de l’amant.

* * *

— On peut se servir de coquins, a dit La Bruyère, mais l’usage en doit être discret. Peut-être, en ce temps, l’usage en est-il sans discrétion ?

* * *

— Dîner chez Dinochau, le marchand de vin de la rue de Navarin. Petit escalier tournant à tablier, menant à une salle boisée de chêne verni, tendue de papier rouge velouté. Table en fer à cheval. Un dîner à 35 sous, un dîner bourgeois dont le fond est la soupe et le bouilli, et qui est le dîner de la littérature dans les moments de désargentement et de panne. Là-dedans, Monselet, Scholl, Audebrand, Busquet, le doux poète à lunettes et à manchettes bouillonnées, et des femmes en cheveux du quartier, et d’amusants déclassés comme ce Bourgogne, à la laideur d’un Mirabeau, avec une fièvre {p. 127}pétillante d’esprit dans les yeux, et qui vous dit : « Moi, je suis un plumitif, on ne me demande que de l’exactitude et de la paresse ! »

À la fin du dîner, au café, dans ce monde dînant en manches de chemise, Dinochau, le cheveu frisotté, la figure émerillonnée, vient se mêler à la littérature, et raconte des charges d’Auvergnat.

Et nous revenons avec Monselet, tenant dans une main un paquet de rillettes de Tours, enveloppé dans du papier, et dans l’autre un joujou d’enfant, un diable qu’il fait jaillir gaminement de sa boîte, avec le couicoui d’une pratique de polichinelle, chaque fois que nous passons devant une femme.

31 mai §

… Alors Gavarni nous entretient de son dégoût et de son détachement des choses réalisées :

« Je ne fais une chose qu’à cause de ses difficultés, et que parce qu’elle n’est pas facile à faire : ainsi mon jardin, quand il sera fini, j’en ferai volontiers cadeau à quelqu’un. Il y en a qui peignent des paysages, moi je m’amuse à faire des paysages en relief. Eh bien, qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse d’un dessin une fois fait : il n’y a qu’à le donner. »

Puis il nous parle du théâtre, de ses idées contre l’illusion scénique en faveur du tréteau, déclarant qu’il n’admire que deux pièces : Les Précieuses ridicules et Le Bourgeois gentilhomme, parce que ce sont des leçons de philosophie sous la forme la plus tangible, sous la forme la plus parade, — et {p. 128}s’interrompant :

« Avez-vous jamais regardé attentivement non le théâtre, mais la salle ? Avez-vous vu ces têtes ? Je ne sais pas, après avoir vu ça, comment on a le courage de parler au public… Le livre, l’homme en prend au moins connaissance dans la solitude, mais la pièce, elle est appréciée par une masse d’humanité réunie, une bêtise agglomérée. »

Puis lâchant le théâtre, après un silence où il reste un moment perdu dans ses réflexions, il s’écrie : « Ah ! la recherche, c’est une fière monomanie ! Maintenant, quand je ferai une lithographie de plus ou de moins, ça ne fera pas grand-chose pour ma renommée, au lieu que s’il y avait le théorème Gavarni, — hein, ce serait gentil ? »

9 juin §

Rue du Bac, au fond de deux ou trois cours, un vaste logis, retiré, tranquille, placide, avec de l’air, des coins de verdure, un grand morceau de ciel. Une porte derrière laquelle on entend, pendant plusieurs secondes, des pas avant qu’elle ne s’ouvre. Un domestique sans livrée. Un salon au meuble en palissandre et en velours rouge, et ayant l’aspect d’un salon du monde bourgeois riche — mais toutefois avec, au-dessus du piano, une copie du tableau du Mariage de la Vierge de Pérugin, et, en face, Le Baptême de Jésus, un gothique brugeois.

— Pardon, Messieurs, voulez-vous entrer dans mon cabinet ?

Des livres tout autour. Des deux côtés de la cheminée des tableautins, et sur la bordure dorée {p. 129}de la glace un portrait en miniature de religieuse.

« Oh ! fait le maître de la maison, c’est un costume de comédie… Oui, une personne de ma famille qui, dans une pièce de théâtre, a rempli un rôle de couvent et voulut se faire peindre avec les habits de son rôle… Des mœurs, Messieurs, que vous aimez, des mœurs du xviiie siècle… Ma famille adorait la comédie. Tenez. Et il tire des rayons un volume : Théâtre de M. le comte de Montalembert, joué sur le théâtre de Montalembert… Votre tableau de Paris m’a vivement intéressé, c’est bien curieux… Je vous ai écrit… Oui…. Ce sont des vivacités de style qui vous ont fait écarter. L’Académie est une dame qui n’aime pas ces choses-là. Vous savez que je pense comme vous et non comme elle… Tous ces hôtels, c’est bien curieux à suivre dans votre livre… Je me rappelle, quand nous sommes revenus de l’émigration, il y avait un cheval qui tournait une meule dans le théâtre de notre hôtel… Si vous aviez pu recueillir en province la tradition orale, hélas ! ce sera chose perdue plus tard… Dans les premiers chapitres de ses Paysans, M. de Balzac a tracé une peinture des paysans comme les a faits la Révolution. Oh ! ce n’est pas flatté, mais c’est si vrai. Je suis du Morvan et je me disais : Il faut qu’il y soit venu. »

Puis il ajoute :

« Je voudrais que Le Correspondant rendît compte de votre livre. Je n’ai personne dans le moment, le petit Andral est si paresseux… Avez-vous un ami qui pourrait faire ce compte {p. 130}rendu ? Il faut quelqu’un qui puisse faire cela pour les presbytères et les châteaux. »

M. de Montalembert a de longs cheveux gris et plats, une face pleine, des traits de vieil enfant, un sourire dormant, des yeux profonds mais sans éclairs, une voix nasillarde et manquant de mordant, une amabilité douce et reposée, une caresse féminine des manières et de la poignée de main, une robe de chambre cléricale.

* * *

— Je suis triste, et j’entends sur le marbre de la servante du salon tomber, une à une, avec un bruit mou et floche — une chute à voix basse — les feuilles d’un gros bouquet de pivoines — et, au-dessus et au-dessous de ma chambre, des éclats de rire de femmes.

* * *

— Je suis tombé sur du Victor Laprade. Je n’y ai vu que des seins de jeunes filles palpitant sous des baisers de jeunes hommes. Les poètes sont comme les enfants : ils peuvent tout montrer. Je suis sûr qu’on permettrait à Béranger de mettre Justine en couplets. La rime et la gaudriole, ça excuse, ça autorise les choses les plus cochonnes ; — mais que si vous vous avisez de parler en prose et de tenter le cru, le vrai, le philosophique : les Legonidec sont là.

* * *

16 juin §

Déjeuner chez Chennevières à Versailles. Chennevières tout heureux, tout réjoui. Il vient d’acheter, dans le Perche, Saint-Santin, une {p. 131}masure qui l’a séduit par la date de 1555 sur une vieille pierre, et il a enfin trouvé un logis et un asile pour les portraits et les livres de ses amis, qu’il était ennuyé de promener çà et là, depuis des temps infinis.

Tout amoureux qu’il est de l’exhumation d’infimes personnalités, de petites médiocrités d’art provinciales, et qui condamnent cet esprit distingué et original à des travaux au-dessous de lui, Chennevières caresse toujours, à l’horizon de sa pensée, quelque petit conte normand ou vendéen : un entre autres, qui serait l’histoire d’un jeune homme prenant le fusil dans la levée d’armes en 1832, et jugé et mis au Mont Saint-Michel, et là, développant la politique qu’aurait pu faire prévaloir le parti légitimiste d’alors, la politique de la décentralisation, qui était la politique de la duchesse de Berry.

Nous avons déjeuné avec Paul Mantz, un petit brun, au clignement d’œil intelligent, à la parole monosyllabique ; avec Dussieux, professeur à Saint-Cyr, qui a quelque chose d’universitaire dans la tournure et de militaire dans la voix, et un coup d’œil scrutateur de commissaire de police dans le regard qu’il vous jette par-dessus ses lunettes bleues ; avec Eudore Soulié, aux traits sans âge, à la figure en chair d’un gibbon, à la chevelure pyramidale, ébouriffée et jouant la perruque, à la gaieté et à l’espièglerie gamines riant dans une voix de fausset.

Après déjeuner, Chennevières nous mène voir les autographes de Fossé d’Arcosse. Un cabinet dont les {p. 132}murs disparaissent sous les armoires, les vitrines, les tableaux, les sculptures, les babioles, les reliques du bric-à-brac historique. Et c’est le marteau de Louis XVI forgé par ses mains royales, et c’est le sablier de Henri I II, et ce sont les boucles de soulier de Louis XV, et c’est le couteau de chasse de Charles VIII, et c’est l’ordre de payer 1 500 livres à Lajouski le septembriseur, ordre signé : Philippe-Égalité. Et ici, une épreuve avant la lettre de la Promenade du jardin du Palais-Royal de Debucourt, achetée en 1810, sur le Pont-Neuf, quinze sous ; là, un dessin des Forges de Vulcain, par Boucher, payé quarante sous.

Sur un nom prononcé par quelqu’un de nous, M. Fossé d’Arcosse, un long vieillard osseux, tout en feuilletant des paperasses qui tiennent de l’histoire : « Oui, oui, je vais y arriver, fait-il, je sais, il y a deux branches dans cette famille… et même une particularité curieuse : chacune de ces branches avait 100 000 livres de fortune sous Louis XIV. L’une a placé cette fortune en terres, elle a aujourd’hui 400 000 francs ; l’autre en rentes sur l’État : avec les réductions et les banqueroutes, son capital est réduit à 560 francs. »

Sous les arbres du café de la Comédie, nous sommes rejoints par Théophile Lavallée, aux traits truandesques, aux lèvres rouges et informes des masques de Venise dans les tableaux de Longhi. Il nous parle très curieusement de la religion laissée par Robespierre chez des amis, nous donnant des {p. 133}détails sur un nommé Henri Clémence, juré au Tribunal révolutionnaire, et qui, devenu maître d’école sous la Restauration, avouait, dans le vin, son culte pour l’Incorruptible, mélangé de l’apologie franche de la guillotine. Et Lavallée nous raconte ses révoltes à propos de cette glorification, — lui qui était cependant très libéral, — nous disant avec justice que sa génération n’avait pas été encore apprivoisée au Robespierre, par des tentatives d’explication comme dans Thiers ou des poétisations comme dans Lamartine.

Lavallée nous conte ensuite que Feuillet de Conches a montré l’autre jour, en petit comité, à l’Empereur et à l’Impératrice, des lettres de Marie-Antoinette, et que Feuillet a été tout étonné d’entendre l’Empereur parler. Et son thème a été celui-ci à propos de ces lettres : « Quand on est bon, on paraît lâche ; il faut être méchant pour qu’on vous croie courageux ! »

Soirée passée avec les mêmes chez Soulié. Delécluze des Débats survient. Conversation anticatholique. C’est vraiment curieux d’étudier combien le voltairianisme est jeune, ardent, militant chez ces vieillards. Puis il nous parle des peintures de la Sainte-Chapelle qu’il a été voir avec son neveu Viollet-le-Duc, qui s’est écrié : « Eh bien, maintenant il faut un perroquet pour cette cage ! » Et là-dessus il s’élève contre la polychromie de l’architecture et de la sculpture, affirme que Pausanias n’a dit nulle part que les Grecs peignaient leurs statues, et que {p. 134}l’exemple de Pompéi n’est nullement probant à cause de la décadence de l’art ; — enfin, lâchant la polychromie, le vieux Delécluze s’étend longuement sur les difficultés que les chrétiens fervents éprouvent à mourir.

* * *

— Dans la rue. Tête de femme aux cheveux rebroussés en arrière, dégageant le bossuage d’un petit front étroit, les sourcils remontés vers les tempes, l’arcade sourcilière profonde, l’œil fendu en longueur avec une prunelle coulant dans les coins, le nez d’une courbure finement aquiline, la bouche serrée et tirée par une commissure à chaque bout, le menton maigre et carré : un type physique curieux de l’énergie et de la volonté féminine.

1er juillet §

Revenus de la campagne dans la journée, ce soir nous dînions au Restaurant de la Terrasse, une gargote au treillage mal doré, autour duquel montent desséchées une douzaine de plantes grimpantes, et nous avons, en face de nous, le soleil couchant illuminant de ses derniers feux les affiches-annonces, aux tons criards, qu’on voit au-dessus du passage des Panoramas. Jamais, il me semble, je n’ai eu l’œil et le cœur plus réjouis que par le spectacle de ce laid pâté de plâtre, tout bâtonné de grandes lettres, et tout écrit et tout sali et tout barbouillé de la réclame parisienne. Ici tout est de l’homme et à l’homme ; à peine un maladif arbre dans une crevasse d’asphalte, et ces façades lépreuses me parlent comme ne m’a jamais parlé la {p. 135}nature. Les générations de notre temps sont trop civilisées, trop vieilles, trop amoureuses du factice et de l’artificiel pour être amusées par le vert de la terre et le bleu du ciel. Et ici, je vais faire une singulière confession : devant une toile d’un bon paysagiste, je me sens plus à la campagne qu’en plein champ et qu’en plein bois.

Juillet §

Les tueurs d’animaux de la campagne, avant le quiqui du matin, boivent un verre de sang. J’entendais l’un, un jeune blond, à la tête bonasse, s’écrier en tapant sur sa poitrine : « Ce n’est point une poitrine que j’ai là, c’est un mur ! »

5 juillet §

À Croissy. — Un oiseau qui chante par intermittences et de petites notes d’harmonie claire tombant, comme goutte à goutte, de son bec ; l’herbe pleine de fleurs et de bourdons au dos doré, et de papillons blancs et de papillons bruns ; — les hautes tiges hochant la tête sous la brise qui les courbe ; — des rayons de soleil allongés et couchés en travers du dessous de bois ; — un lierre qui enserre un chêne, pareil aux ficelles de Lilliput autour de Gulliver, et entre ses feuilles du ciel blanc, que l’on voit comme à travers des piqûres d’épingles ; — cinq coups de cloche, apportant au-dessus du fourré, l’heure des hommes et la laissant tomber sur la terre verte de mousse ; — dans la feuillée bavarde, des cris d’oiseaux, des moucherons volant et sifflant tout autour de moi ; — le bois plein d’une {p. 136}âme murmurante et bourdonnante ; — le ciel mollement éclairé d’un soleil dormant… Et tout cela m’ennuie comme une description.

C’est peut-être la faute de ces deux chiens que je regardais jouant sur l’herbe : ils se sont arrêtés pour bâiller.

Juillet §

Passé la barrière de l’École-Militaire, des rez-de-chaussée jouant des devantures de boutiques à rideaux blancs, et surmontés d’un étage avec un gros numéro au-dessus de la porte d’entrée. — Le gros 9. — Une grande salle, éclairée par le haut d’un jour blafard, où il y a un comptoir chargé de liqueurs, des tables de bois blanc, des chaises de paille. — Là-dedans sont attablés des lignards, des zouaves, des hommes en blouse avec des chapeaux gris, tous des filles assises sur leurs genoux. — Les filles sont en chemises blanches ou en chemises de couleur avec une jupe sombre : toutes jeunes, quelques-unes presque jolies, et les mains soignées, et coquettement coiffées et attifées, dans leurs cheveux relevés, de petits agréments. — Elles se promènent deux par deux dans l’allée entre les tables, jouant à se pousser et fumant des cigarettes ; — De temps en temps, un chanteur récite quelque ordure d’une voix de basse-taille. — Les garçons ont de longues moustaches. — Le maître de l’établissement est appelé par les filles : le vieux marquis.

Au premier, un interminable corridor avec des chambres de chaque côté, des cellules grandes {p. 137}comme rien, fermées par les persiennes démantelées d’une petite fenêtre et contenant pour tout mobilier, un lit, une commode, une chaise, et par terre, un pot à l’eau et une cuvette. Aux murs, un ou deux de ces petits cadres qu’on gagne aux macarons et représentant l’Été ou le Printemps, et presque dans toutes les chambres, accroché à une petite glace d’étain, un zouave qui ressemble à un joujou d’enfant, et qui est fabriqué spécialement pour les maisons de prostitution du quartier et des villes de garnison.

Ces femmes à vingt sous n’ont rien des terribles créatures dessinées par Guys : ce sont de pauvres petites et malheureuses prostituées, qui s’efforcent laborieusement de singer la distinction des lorettes du quartier Saint-Georges.

16 juillet §

Après avoir lu du Poë, la révélation de quelque chose dont la critique n’a point l’air de se douter. Poë, une littérature nouvelle, la littérature du xxe siècle : le miraculeux scientifique, la fabulation par A + B, une littérature à la fois monomaniaque et mathématique. De l’imagination à coup d’analyse, Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago. Et les choses prenant un rôle plus grand que les êtres, — et l’amour, l’amour déjà un peu amoindri dans l’Œuvre de Balzac par l’argent, — l’amour cédant sa place à d’autres sources d’intérêt ; enfin le roman de l’avenir appelé à faire plus l’histoire des choses qui se passent dans la {p. 138}cervelle de l’humanité que des choses qui se passent dans son cœur.

22 juillet §

Été chez Gavarni qui nous montre de merveilleuses aquarelles, balafrées de clarté, de soleil, de vie, avec des roses, des jaunes, des bleus d’un lavage inimitable, et avec des figures prodigieusement pochées dans leur savante construction, — des dessins sur papier Wathman, auquel il donne un ton de chine, en l’exposant dans une chambre où l’on fume.

Il nous confie le titre d’une série qui s’appellera : « le Mérite des hommes ». Là-dessus il nous recommande en amour les femmes bêtes. Il a connu une femme qui lui écrivait, tous les jours, sept pages de bêtises. À la fin il n’en lisait plus que la moitié, mais ça suffisait pour le mettre en gaieté. « Oui, oui, reprend-il, il faudra que je brûle ces rames de lettres de bourgeoises… Celle-là, qui était cependant de la première catégorie des bourgeoises, me donne un jour un rendez-vous pour dans cinq mois et huit jours. Je devais m’introduire chez elle par la porte du potager. Au bout de cinq mois et huit jours, me voici aux environs de Versailles, dans un grand parc. Au fond un château Louis XIII. Je regarde aux fenêtres. Rien qu’une lumière dans une mansarde. Un bougre de domestique qui devait lire un roman de Mme Cottin. Il y avait à traverser une grande pelouse, où la lune donnait en plein. N’oublions pas une petite pluie très fine. Je jette des cailloux dans la fenêtre {p. 139}de mon adorée. Rien ! Je m’enfonce dans le parc. J’arrache deux grandes branches. Mais il fallait les lier. Pas possible de casser le cordonnet de ma blague. Enfin je l’use avec le chien de mon pistolet. Je frappe à la fenêtre avec mes deux branches, liées bout à bout. Madame descend au rez-de-chaussée et tente d’ouvrir une fenêtre. Une maison barricadée. Impossible d’ouvrir. Et nous voilà à rejouer la pantomime, elle en haut et moi en bas ! Enfin elle redescend à une autre fenêtre qui cède. Elle ouvre. Et moi en pantalon à pieds, je lui tends d’abord doux gros souliers de chasse avec une livre de boue à chaque… Vous concevez le nez qu’elle a fait, ma bourgeoise. Une nuit d’amour affreuse… Il paraît que j’étais en retard d’une heure. »

* * *

— Rose a rencontré aujourd’hui la charbonnière achetant une demi-livre de beurre chez la crémière. On sait que le beurre est le savon des charbonniers. Cette demi-livre, la charbonnière l’achetait pour sa petite fille qui va mourir et qui a demandé « à être débarbouillée pour le paradis ».

Juillet §

J’ai été demander ces jours-ci un renseignement sur Théroigne de Méricourt aux Petits-Ménages.

Six lignes de marronniers, et sous l’ombre sans gaieté de leurs feuilles larges, quatre rangées de bancs de pierre. À droite, des bouts de jardins avec des tonnelles à demi effondrées et de petites allées à {p. 140}cailloux jaunes, tristes comme des jardinets d’invalides. À gauche une grande avenue, et sur les bancs qui touchent à l’avenue et qui sont sur le bord du soleil, des têtes à l’ombre, et des dos ronds faisant le gros dos, que la chaleur réchauffe, que l’ensoleillement frictionne.

Sous ces arbres un monde, mais un monde qui remue et bruit à peine, un monde qui se traîne ou demeure, la tête baissée sur la poitrine, les mains prenant appui sur les nœuds des genoux. Et c’est un bourdonnement fêlé : des lèvres blanches versant dans la conque cireuse des oreilles, des idées en enfance, les marmottages et radotages du passé, hantant ces vieilles cervelles comme un revenant, des paroles édentées, étoupées, bavées entre deux gencives.

Les oiseaux jouent, confiants, sans peur, s’approchant tout près, entre ces jambes qui ne courront plus. Il y a de vieilles petites créatures séchées et ratatinées, empaquetées dans un étoffement de laine, les plis de leurs jupes comme de gros tuyaux d’orgue écrasés, l’os maigre de leur jambe, à l’énorme cheville, perdu dans le bas bleu tombant sur la galoche.

On voit passer des figures de buis, balayées des flasques barbes d’un bonnet de nuit, le châle dépassant la camisole : des caricatures lentes, appuyant leur pas qui tremble sur la béquille d’un vieux parapluie. D’autres, avec un grand abat-jour sur leur bonnet, sont abîmées dans un pliant ; celles-là, affaissées trois par trois, sur un banc, s’épaulent entre elles. {p. 141}

Une est seule, la tête raide et de côté ; un nez de vautour, trois grandes taches noires, par le nez et la face, comme des coups d’ongle de la mort, l’œil clair, le regard torve, deux bouts de ruban jaune pendant des deux côtés à son bonnet, une face implacable et sourde. Et toute grande et toute droite, osseuse et solide, les maigres et dures phalanges des mains nouées autour d’une jambe croisée par-dessus l’autre ; elle paraît rouler en elle une de ces consciences césariennes de vieille femme, qui repasse muettement, dans une mémoire de marbre, une vie fauve et des jours rouges.

1er août §

On raconte un trait de génie de H… Il avait un paquet de lettres de Mlle B… Deux cents lettres très longues et très romance. Mlle B… avait la clef de son cabinet. Les lettres disparaissent. Il fait le désolé, criant partout que son intention était de publier cette correspondance amoureuse, Mlle B… se hâte de rapporter les lettres. Mais pas plus d’édition que sur la main. Feuillet de Conches fait le siège de H… pour ce beau lot d’autographes, et H… lui dit : « Je vous les vendrai bien dans 150 ans. »

* * *

— Je songe à la réhabilitation — dans une pièce ou autre part — d’un parasite d’esprit, éclatant à la fin d’un dîner donné par un bourgeois : « Comment, malheureux, je t’amuse, je fais passer un rire dans ta cervelle stupide et vide, et cela pour un mauvais dîner que tu me reproches ! »

* * *

{p. 142}— Asselineau couché et endormi.

La femme du libraire *** ouvrant les volets de la chambre d’Asselineau, et s’asseyant sur le pied de son lit, en disant :

— « Ah ! quelle journée, le beau temps pour aller à la campagne !

Asselineau s’étirant sous un rayon de soleil qui lui chatouille la figure :

— À la campagne, à la campagne, je n’ai pas le sou !

— Pas le sou, allons donc ! — reprend la femme du libraire, — et tous ces petits bouquins-là, n’est-ce pas de l’argent… de l’argent que vous aurez quand vous le voudrez… Tenez, combien cela ?

Et hanchant coquettement, elle tient au-dessus de sa tête, entre ses deux mains, toute une rangée de livres.

— Au diable, à tous les diables… mes livres, mes chers livres…

Voulez-vous vous sauver, coquine !

— Voyons, combien ? reprend la femme avec un sourire plein de confiance, oui, combien ? On vous donnera ce que vous voudrez !

Asselineau, contemplant l’azur du ciel, jette au hasard un prix. La femme se rapproche de très près, lui murmure : « Vous n’êtes pas raisonnable ! » et l’en persuade si tendrement, qu’il accepte le prix qu’elle lui offre.

Et la femme emporte les livres chez son mari, et revient bientôt avec l’argent, — qu’elle va manger avec Asselineau à la campagne.

* * *

{p. 143}— Ces jours-ci, la mère de notre ami Pouthier, reprochant à son fils de n’avoir encore ni une situation, ni une carrière, ni un gagne-pain, terminait son sermon maternel par cette phrase admirable : « À ton âge, j’étais déjà mère ! »

Mercredi 27 août §

Ces jours-ci, Edmond a eu une esquinancie, pendant laquelle, lorsqu’il fermait les yeux, et sans qu’il dormît, se dessinaient sur sa rétine des visions de rêves. Il se trouvait dans une chambre tendue d’un papier tout ocellé des yeux d’une queue de paon, et sur ce papier, comme illuminé d’une lumière électrique, bondissait, dans une élasticité dont on ne peut se faire une idée, une levrette héraldique faite en ces copeaux rubannés qu’un rabot enlève sur une planche.

3 septembre §

À faire une pièce en un acte : Le Bal masqué. Trouver un comique nouveau.

21 septembre §

Il tombe chez nous. Il vient d’hériter de 1 400 000 francs d’une vieille dame dont il était le filleul. Un premier testament lui donnait 100 000 francs (le chiffre de ses dettes) ; un second, 300 000 francs ; enfin, la succession ouverte, un troisième testament, découvert sous le fauteuil dans lequel vivait, le jour et la nuit, la mourante d’une maladie de cœur, lui donne toute la fortune. C’est une joie encore étonnée, une stupeur, pour ainsi dire, de cet éboulement de bonheur.

{p. 144}Il nous emmène chez lui, pour nous faire voir les porcelaines de Sèvres, les tabatières guillochées, les bibelots qu’il touche et retouche avec la fièvre des mains tâtillonnantes d’un enfant, qui aurait hérité d’une boutique de jouets. « Voyons donc, ce service gothique dont on m’a tant parlé dans mon enfance », s’écrie-t-il, et il fait sonner l’argenterie, et il déficelle le linge, et dans les fouilles que ses doigts font au hasard dans les ténèbres des fonds d’armoire, il sort triomphalement à la lumière une bouteille d’eau-de-vie qui porte, oui, qui porte la date de 1789.

Dans sa poche, il remue les clefs de tout cela, nerveusement, et il nous montre les titres de propriété pour se les remontrer, et se refaire la certitude que ce n’est point un rêve : cette certitude qu’il semble à tout moment avoir besoin de raffermir, avec la vue du testament, de l’envoi en possession. Cette succession lui arrive au moment où il gagnait sa vie à Bruxelles, à composer des feuillets d’un dictionnaire d’histoire et de géographie, à 40 francs la feuille.

Alors, c’est le drolatique récit de ses soixante-trois créanciers, dont quelques-uns ne sont pas venus se faire payer, redoutant une mystification, et dont les autres lui disaient avec toutes sortes de défiances : « Vous êtes bien chez vous, on peut parler, n’est-ce pas ? »

Et dans le dîner qu’il nous donne au Moulin-Rouge, apparaît, au fond de ses pensées et de ses paroles, comme une charge pesante, une {p. 145}responsabilité sérieuse, presque une tristesse effrayée de tant d’or inespéré.

* * *

— M. Pasquier étant allé voir Royer-Collard, après l’obtention de son titre de duc, n’en put tirer qu’un : « Cela ne vous a pas diminué ! »

* * *

— Un gendre introduit près de son beau-père qu’on vient d’embaumer, et s’étonnant de le trouver plus grand que de son vivant. L’embaumeur tranquillement : « Oh ! ça allonge toujours ! » Puis l’embaumeur prend le nez de l’embaumé, et le rabat de chaque côté, pour en faire voir la souplesse. Cauchemar du gendre, la nuit, voyant des milliers de têtes dont le nez est ainsi tourmenté par des mains au bout de bras n’appartenant à personne. »

Octobre §

Mlle *** (Renée Mauperin), la cordialité et la loyauté d’un homme alliées à des grâces de jeune fille ; la raison mûrie et le cœur frais ; un esprit enlevé, on ne sait comment, du milieu bourgeois où il a été élevé, et tout plein d’aspirations à la grandeur morale, au dévouement, au sacrifice ; un appétit des choses les plus délicates de l’intelligence et de l’art ; le mépris de ce qui est d’ordinaire la pensée et l’entretien de la femme.

Des antipathies et des sympathies à première vue, et vives et braves, et des sourires d’une complicité délicieuse pour ceux qui la comprennent, et des figures longues, comme dans le fond d’une cuiller, pour les raseurs, les jeunes gens à citations, les {p. 146}bêtes ; et mal à l’aise dans le mensonge du monde, disant ce qui lui vient, comme il lui vient, avec une entente singulière de l’esprit d’atelier, avec un tour de mots tintamarresque : — cette gaieté de surface venant d’un fond d’âme mélancolique, où passent des visions de blanc enterrement et reviennent des notes de la marche funèbre de Chopin.

Passionnée pour monter à cheval, pour conduire un panier, elle se trouve mal à la vue d’une goutte de sang, a la terreur enfantine du vendredi, du nombre treize, possède tout l’assemblage des superstitions et des faiblesses humaines et aimables chez une femme : faiblesses mêlées à d’originales coquetteries, celle du pied par exemple qu’elle a le plus petit du monde, et qu’elle porte toujours chaussé d’un soulier découvert à talon…

Mal jugée et décriée par les femmes et les petites âmes qui ont l’horreur de la franchise d’une nature, elle est faite pour être aimée d’une amitié amoureuse par des contempteurs comme nous des âmes viles et hypocrites du monde.

* * *

— Opération césarienne faite ces temps-ci, à la Maternité, par Mme Charrier, sur une naine qui avait voulu avoir un enfant du géant de la troupe.

16 octobre §

Jours gris. Jours noirs. Refus, échecs à droite, à gauche, et du haut en bas. De petits trésors, de l’histoire neuve, refusés à L’Assemblée nationale, à cause des crudités, à la Gazette de Paris, à {p. 147}cause de la longueur. Tant d’efforts, de petits succès même, ne menant à rien. L’éditeur non encore assuré après nos deux volumes d’histoire. Cette Histoire de la société française pendant le Directoire, où nous avons mis tous les moxas, vendue à 500…

Après la douce existence de Gisors, une vie de tracas, de courses vaines et déçues, de pensées de découragement. Nous promenons au hasard notre ennui, regardant, et pour essayer de guérir, nous achetons deux pots à thé de vieux Saint-Cloud, montés en vermeil, dans leur boîte à la serrure fleurdelisée. C’est notre remède, en ces mauvaises heures, de nous dénoircir l’âme en nous enchantant le regard avec l’éclair gai d’une vieille et belle chose, d’une claire porcelaine à la dorure dorée d’or mat, d’une jolie relique de la grande industrie d’art du xviiie siècle.

Ces désespérances, ces doutes, non de nous, ni de nos ambitions, mais du moment et des moyens, au lieu de nous abaisser vers les concessions, font en nous, plus entière, plus intraitable, plus hérissée, la conscience littéraire. Et un instant, nous agitons si nous ne devrions pas penser et écrire absolument pour nous, laissant à d’autres le bruit, l’éditeur, le public. Mais, comme dit Gavarni : on n’est pas parfait.

19 octobre §

Étudié chez Niel, l’œuvre de Méryon, dans tous ses états, ses essais, et même une partie de ses dessins. Il semble qu’une main du passé ait {p. 148}tenu la pointe du graveur, et que mieux que la pierre du vieux Paris soit venu sur ces feuilles de papier. Oui, dans ces images, on dirait ressuscitée un peu de l’âme de la vieille cité : c’est comme une magique réminiscence d’anciens quartiers sombrant parfois dans le rêve trouble de la cervelle du voyant perspectif, du poète-artiste, ayant assises à son établi la Démence et la Misère. En effet, pas de commandes, pas de travail, pas de pain : pour toute nourriture, les quelques légumes d’un petit jardin, au haut du faubourg Saint-Jacques. Et en ce meurt-de-faim, exténué d’imaginations peureuses : la terreur de la police de l’Empereur qui en veut à son existence, à son talent, à ses amours, qui l’a empêché d’être le mari d’une petite actrice entrevue au soleil des quinquets, et qui a empoisonné son amoureuse avec des mouches cantharides — son poison redouté, — et qui l’a enterré dans son jardin qu’il retourne, sans cesse, pour retrouver son cadavre.

Pauvre misérable fou qui, dans les moments lucides de sa folie, fait, la nuit, d’interminables promenades, pour surprendre l’étrangeté pittoresque des ténèbres dans les grandes villes.

* * *

— Il y aurait à faire une belle chose intitulée : La Bouteille, — et faire cela sans moralité aucune.

* * *

— Une très honnête demoiselle que j’ai connue, mais en même temps très toquée et fort drolatique, disait, en parlant de sa future nuit de noces : « J’ai si peur, si peur, que j’ai envie de me faire chloroformer ! »

21 octobre §

{p. 149}« Vous n’êtes pas disposés à épouser, tous deux, Mme Doche, n’est-ce pas ? Eh bien ! ne présentez pas cela. Il vous faut, comme on dit, de grands acteurs, et vous ne les aurez pas ! » C’est Banville qui nous parle ainsi, après la lecture d’un acte intitulé : Incroyables et Merveilleuses, et que nous avions écrit, après notre Histoire du Directoire.

… Le joli causeur à la malice amusante que ce Banville, et tout ce qu’il raconte sur le théâtre qu’on ne lit pas, avec des aperçus si philosophiquement blagueurs, et les portraits si bien mordus à l’eau-forte qu’il enlève des comédiens et des comédiennes, et le délicieux comique et le parfait acteur qu’il est pour jouer ce monde des planches, et l’art unique qu’il a, avec son ironie flûtée et poignardante, d’exposer les dessous infâmes ou ironiques des choses des coulisses… Et les paradoxes charmants, énormes, stupéfiants, les paradoxes de lettré, où au fond de l’exagération hyperbolique, existe toujours un grain infinitésimal de vérité ou de bon sens, et qui sortent de sa bouche à tout moment. Qu’on l’écoute :

« Savez-vous la recette de Duvert et de Lausanne pour faire un vaudeville ? Ils prennent Andromaque. Oui, Andromaque ! Maintenant, voici comment ils l’arrangent. D’Andromaque, ils font un pompier. Puis, la jalousie, le nœud de la pièce, ils la transforment en le désir d’obtenir un bureau de tabac… »

Et ainsi du reste.

26 octobre §

{p. 150}Une journée passée à l’atelier, de Servin. Un farniente sans remords, une flâne majestueuse et déridée, un lundi du pinceau, des rires, de l’esprit abracadabrant, des blagues énormes et pouffantes, et des enfantillages, et des coups de pied au cul, et la gaminerie et la clownerie parisiennes dansant autour des couleurs et des tubes enchantés tenant le soleil et la chair ; enfin, des heures molles, inertes, avachies, et le Temps s’endormant sur le divan, où ces joyeux pitres le bercent avec de la farce, des pantomimes drolatiques, des ironies, des riens, et le complet oubli et la parfaite insouciance du proverbe anglais : Time is money.

* * *

— Le café m’apparaît comme une distraction bien en enfance. Il me semble que les siècles futurs trouveront mieux. Dans ces temps, il y aura des endroits où des philtres vous épanouiront la rate, où avec je ne sais quoi, avec un gaz exhilarant, on vous remplira de gaieté pour quarante centimes, et où des garçons vous verseront par tout le corps une sorte de paix et de joie : une demi-tasse de paradis.

De véritables débits de consolation, où l’on détournera le cours de l’âme et la mélancolie de la pensée, pendant une heure.

* * *

— Rue Bonaparte, en achetant notre bacchanale enfantine d’Angelo Rossi, on nous montra une terre cuite de Clodion, un bas-relief, haut comme les deux mains, représentant une femme sortant du bain, des parties de corps saillantes en ronde bosse dans le {p. 151}relief d’une médaille. Elle est debout, de face, près d’un brûle-parfums, en train de tordre, de ses deux mains ramenées en arrière, ses cheveux mouillés, en deux longues tresses. Dans ce corps en retraite, tout fuit et s’efface et s’estompe, sauf une jambe qui avance, un genou qui se détache et sort du fond de la terre rose.

C’est une jeunesse, une gracilité de ligne, une finesse ténue des attaches, un modelage douillet du ventre, une science de tout ce grassouillet virginal et bridé, une grâce délicate comme voilée d’enfance, avec dans une si petite chose, presque la grandeur d’une statue. Un corps de fillette étudié d’un bout à l’autre dans la beauté de la jeune fille plus en bouton qu’en fleur, à l’heure des promesses physiques qui éclosent, à l’heure où la forme de la femme dans son accomplissement, garde encore un peu des élancements et des maigreurs adorables de la jeune fille.

29 octobre §

Marie m’emmène chez Edmond, le grand sorcier des lorettes. Il habite, rue Fontaine-Saint-Georges, une maison toute fleurie de fausses sculptures du xvie siècle, avec des chouettes de pierres dans les niches des dessus de fenêtres. Une vieille femme à cheveux blancs vous introduit dans une salle à manger, où sont encadrées, sur fond noir, des mains découpées sur du papier blanc et ponctuées de lignes, et margées d’annotations tracées à la plume. Il y a là, la main de Robespierre, {p. 152}la main de l’Empereur, la main de l’Impératrice, la main de Mgr Affre, tué sur les barricades, enfin la main de Mme de Pompadour, qui semble jointe aux autres mains, pour les filles qui font antichambre dans cette salle à manger, et viennent y acheter de l’espérance.

À la glace est fichée une pancarte contenant tout ce qu’on peut demander : Talismans, thèmes généthliaques, horoscopes, etc., etc.

Une porte s’ouvre, et un homme paraît, à la grosse tête carrée, aux gros traits, aux grosses moustaches, à la forte figure des portraits de Frédéric Soulié ; il est en robe de chambre de velours noir, aux grandes manches pendantes d’astrologue. La chambre est noire ou à peu près, avec un jour venant du haut de la fenêtre et traversant des vitraux de couleur, un jour étrange, prismatique, tombant et dansant dans cette pénombre fourmillante de choses que l’œil tâtonne et ne peut saisir, et parmi lesquelles il distingue cependant vaguement un hibou blanc. Une table sur laquelle une filtrée étroite de jour descend, comme dans un tableau de Rembrandt, vous sépare du diseur de bonne aventure.

— En quel mois êtes-vous né ?

— Quel âge avez-vous ?

— Quelle fleur aimez-vous ?

— Quel animal préférez-vous ?

Il dit cela, remuant un paquet de cartes hautes d’un pied où sur chacune est une représentation d’une femme, d’un épisode de l’existence : toutes ces allégories dessinées par une main ignare du dessin, mais {p. 153}burlesquement fantastiques, mais bourgeoisement monstrueuses, et peinturlurées brutalement de noir et de vilain rouge, et mettant à ces images de la vie réelle, je ne sais quoi du sauvage et du macabre des figurations d’idoles des peuples primitifs et anthropophages.

Alors, avec un geste impérieux — l’index de la main droite plongeant dans le rayon lumineux, et comme montrant dans du jour, l’avenir, — le devin commence, et avec une voix canaille et des intonations de peuple, il vous récite pendant une demi-heure le roman qui vous menace. Cet homme n’est pas le premier venu dans son métier, il parle sans arrêt, sans hésitation, sans repos, jetant de temps en temps au milieu de la phraséologie dramatique et des vieux clichés de la bonne aventure, de crapuleux éclats de verbe et de voix à la Vautrin : « Vous coucherez avec une femme, vous la lâcherez !… » Et longtemps, longtemps, il berce et amuse les côtés aventureux de votre âme par l’invraisemblance d’incidents qui vous mèneront à connaître des « étrangères puissamment riches et merveilleusement belles, dans une ville où il y aura des ruines ». Et ce diable d’homme vous met dans le cerveau tant d’images de kaléidoscope et de lanterne magique, et un tel bruit de paroles, et un tel brouillamini de faits prédits, qu’il semble, avec la sonorité de sa voix et la fixité de ses yeux, vous verser de la confusion dans la cervelle et de l’étourdissement dans l’attention.

Il m’a dit une seule chose qui m’a frappé : « Vous, vous n’avez rien à craindre d’un coup d’épée ou d’un coup de pistolet, vous avez tout à craindre d’un trait de plume ! » Vraiment, le hasard ne l’a pas trop mal servi, parlant à un homme de lettres déjà poursuivi et qui se sent poursuivable toute sa vie… Mais dans la bouche du devin, la phrase n’avait-elle pas un autre sens ? Voyant un jeune homme avec une femme légère du quartier, son trait de plume ne faisait-il pas allusion à la signature de billets ?

4 novembre §

Il y a longtemps que nous avons l’idée de faire un journal à nous deux : des Semaines critiques plus renseignées que celles du Directoire ; un Tableau de Paris de Mercier, où nous mêlerions un peu de l’indignation d’un père Duchêne à notre vision personnelle. Donner les nouvelles sociales, la philosophie des aspects des salons et de la rue, — commencer par un premier article sur l’influence de la fille dans la société présente, — un second sur l’esprit contemporain et sur ce que le monde et même les jeunes filles ont emprunté à la blague et à l’esprit de l’atelier, — un troisième sur la bourse et la plus-value des charges d’agent de change, etc., etc. Enfin un journal moral (moral dans le sens de journal des mœurs) du xixe siècle. Mais il faut, pour cela, — attendre !

21 novembre §

Nous allons voir aujourd’hui un nommé Chambe, un ferrailleur auvergnat qui demeure rue de l’École-Polytechnique. {p. 155}

Un antre noir, bondé de débris de voitures, de harnais pourris, de poêles de fonte, de faïences égueulées, de détritus d’uniformes, au milieu desquels va et vient le ferrailleur, un tout petit bossu, au gros nez sensuel, aux yeux coquins, et perpétuellement souriant dans sa blouse bleue, sous son chapeau noir à haute forme. Eh bien ! ce misérable ferrailleur a acheté, l’année dernière, la bibliothèque d’un portier dont il a tiré 12 000 francs ; et c’est dans cette vente, faite obscurément, que Lefèvre a acquis le manuscrit des Conférences de l’Académie royale de peinture, où nous avons retrouvé la vie inédite de Watteau, du comte de Caylus, que tout le monde croyait perdue.

Il vient de lui tomber, je ne sais d’où, un trésor merveilleux de gravures, de dessins du xviiie siècle, vingt Boucher, des Watteau superbes. Il ne veut rien séparer, gardant le tout pour une vente. Il consent toutefois à me montrer dans sa chambre cinq ou six Boucher, accrochés par un clou au mur, des Boucher de sa plus large manière, — tout le reste est sous son lit : un ci-devant lit doré de cocotte d’un affreux goût.

Et dans le grenier, au milieu d’une lessive qui sèche sur des ficelles, tous les papiers de Lucas Montigny : une montagne.

Novembre §

Je rêvais (un rêve tout éveillé) que le bon Dieu descendait sur la terre, qu’il m’écrivait ma pièce (Les Hommes de lettres), qu’il la signait {p. 156}de son nom, qu’il la portait au Gymnase où le portier voulait bien le laisser monter chez M. de Montigny, qu’il obtenait une lecture, une réception, — et qu’enfin à la représentation, il se faisait claqueur.

10 décembre §

Visite au père Barrière des Débats, qui est malade, souffreteux.

Un puits d’historiettes que ce vieillard aimable. À propos d’un charmant portrait de la Duthé, que nous lui disons se trouver chez Mme de Boigne, et provenant d’un legs fait à un d’Osmont par l’abbé de Bourbon, lors d’une maladie dont il crut mourir, il nous raconte qu’il a vu la Duthé, étant encore tout enfant. Le père de Barrière était joaillier de la Reine, et, un jour, une belle dame vint choisir chez son père des bijoux. La mère de Barrière, une très jolie femme, mais, comme toute jolie femme, assez récalcitrante à la reconnaissance de la beauté de ses semblables, lui demanda comment il trouvait cette dame, et comme il disait qu’elle était tout à fait gentille : « Oh ! elle a un trop grand cou ! » s’écria Mme Barrière. C’était la Duthé.

De la grande impure, je ne sais plus par quel tour et quel saut, la conversation va à Thiers, et Barrière nous conte encore cette curieuse anecdote sur l’homme d’État. Il y a de cela longtemps — Thiers avait 23 ans — et il venait souvent dîner chez Barrière, dans son petit appartement de la rue de Condé. Barrière avait gardé de son enfance des soldats de plomb. Après dîner, tous deux les rangeaient sur {p. 157}une commode, et Thiers s’amusait, pendant une partie de la soirée, à les démolir avec des boulettes de mie de pain. Ainsi il préludait aux récits des batailles de l’Empire.

Mais bientôt, ajoute Barrière, le petit appartement d’un pauvre homme de lettres ne put plus contenir le politique, en train de prendre son essor.

12 décembre §

À propos de la vente d’estampes du xviiie siècle (vente Delbergue), sur la polissonnerie de laquelle M. Thiers a tant débagoulé, le vieux Delécluze, contait à Vignères, que lui et sa sœur avaient été élevés jusqu’à l’âge de quatorze ans, dans une chambre où il y avait aux murs : les « Quatre Parties du jour » de Baudouin, sans que jamais ces images leur eussent fait songer à mal. Et dans la salle à manger était encadrée L’Escarpolette, de Fragonard, qu’on lui avait dit représenter une femme qui avait le cauchemar. Certaines pudeurs sont des questions de mode et de temps.

25 décembre §

Gavarni est en train de tripoter des eaux-fortes avec Bracquemond, d’essayer à la pointe sur le cuivre une série de célébrités, parmi lesquelles il nous fait voir un Balzac d’un admirable travail…

La journée finie, nous allons, tous les quatre, dîner dans un bistingo, à la porte d’Auteuil.

{p. 158}Gavarni vit plus seul avec lui-même que jamais. On ne voit plus personne dans la mansarde carrelée où il travaille maintenant. Il n’est plus un homme, mais un pur esprit, que rien, rien au monde, ne semble rattacher à l’humanité. Quand on lui parle de l’avant-dernière couche de ses amis, on sent qu’il y a déjà des pelletées d’oubli dessus. À peine s’il s’en souvient, et s’entretient-il d’eux, c’est avec un regard qui a l’air de fouiller la lointaine cantonade de ses souvenirs.

Ce soir, dans une de ces fouilles qu’a provoquées la parole de l’un de nous, il nous fait un drolatique tableau de l’intérieur de Daumier, l’artiste, le grand artiste, nous dit-il, le plus indifférent au succès de son œuvre, qu’il ait rencontré dans sa vie. Une immense pièce, où, autour d’un poêle de fonte chauffé à blanc, des hommes étaient assis à terre, chacun ayant à sa portée un litre auquel il buvait à même, et dans un coin, une table portant, dans le désordre le plus effroyable, un entassement et un amoncellement de choses lithographiques, et dans un autre coin, le groom et le rapin tout à la fois du dessinateur, choumaquant et recarrelant de vieux souliers.

Gavarni rit beaucoup avec nous d’un article de biographie crânologique publié sur lui, ces jours-ci, article dans lequel on lui accorde la sensitivité, mais on lui refuse la vénération : « Voilà, Messieurs, s’écrie-t-il, c’est cruel, mais c’est comme ça, je n’ai pas pour deux sous de vénération ! »

* * *

{p. 159}— Vendu 300 francs à Dentu nos Portraits intimes du xviiie siècle (deux volumes), pour la fabrication desquels nous avons acheté deux ou trois mille francs de lettres autographes.

Année 1857 §

1er janvier §

{p. 163}Nous n’avons plus que deux visites à faire. La famille est tout ébranchée. Une visite à un oncle, et une visite à notre vieille cousine de Courmont, habitant un logement d’ouvrier et assise dans le courant d’air de la porte à la fenêtre.

Elle est pourtant la petite-fille d’une femme qui avait trois millions, et le grand et le petit hôtel Charolais, et le château de Clichy-Bondy, et des plats d’argent pour le rôti de gibier, que deux laquais avaient peine à porter. Tout cela est devenu des assignats, et cette Elisabeth Lenoir, cette fille d’argent, comme on disait alors, et que M. de Courmont avait épousée pour sa fortune, — morte dans un grenier en compagnie d’un vieux chien, — a été enterrée dans la fosse commune, et notre cousine n’a qu’une toute petite rente viagère et une place au cimetière Montmartre, payée d’avance et bien à elle. {p. 164}

3 janvier §

Au bureau de L’Artiste. Théophile Gautier, face lourde, les traits tombés dans l’empâtement des lignes, une lassitude de la face, un sommeil de la physionomie, avec comme les intermittences de compréhension d’un sourd, et des hallucinations de l’ouïe qui lui font écouter par derrière, quand on lui parle en face.

Il répète et rabâche amoureusement cette phrase : De la forme naît l’idée, une phrase que lui a dite, ce matin, Flaubert, et qu’il regarde comme la formule suprême de l’école, et qu’il veut qu’on grave sur les murs. À côté de lui est un grand gaillard brun et grave, un homme de la Bourse, toqué d’Égypte, et qui, sous le bras, un plâtre d’un Chéops quelconque, expose en phrases solennelles son système de travail : se coucher à huit heures du soir, se lever à trois heures, prendre deux tasses de café noir, et aller en travaillant jusqu’à onze heures.

Ici Gautier, sortant comme un ruminant d’une digestion, et interrompant Feydeau :

« Oh ! cela me rendrait fol ! Moi, le matin, ce qui m’éveille, c’est que je rêve que j’ai faim. Je vois des viandes rouges, des grandes tables avec des nourritures, des festins de Gamache. La viande me lève. Quand j’ai déjeuné, je fume. Je me lève à sept heures et demie, ça me mène à onze heures. Alors je traîne un fauteuil, je mets sur la table le papier, les plumes, l’encre, le chevalet de torture, et ça m’ennuie, ça m’a toujours ennuyé d’écrire, et puis, {p. 165}c’est si inutile !… Là, j’écris posément comme un écrivain public… Je ne vais pas vite, — il m’a vu écrire, lui, — mais je vais toujours, parce que, voyez-vous, je ne cherche pas le mieux. Un article, une page, c’est une chose de premier coup, c’est comme un enfant : ou il est, ou il n’est pas. Je ne pense jamais à ce que je vais écrire. Je prends ma plume et j’écris. Je suis homme de lettres, je dois savoir mon métier. Me voilà devant le papier : c’est comme un clown sur le tremplin… Et puis, j’ai une syntaxe très en ordre dans la tête. Je jette mes phrases en l’air… comme des chats, je suis sûr qu’elles retomberont sur leurs pattes. C’est bien simple, il n’y a qu’à avoir une bonne syntaxe. Je m’engage à montrer à écrire à n’importe qui. Je pourrais ouvrir un cours de feuilleton en vingt-cinq leçons !… Tenez, voilà de ma copie : pas de rature… Tiens, Gaiffe, eh bien ! tu n’apportes rien ?

— Ah ! mon cher, c’est drôle, je n’ai plus aucun talent, et je reconnais ça, parce que maintenant je m’amuse de choses crétines… C’est crétin, je le sais, eh bien ! ça ne fait rien, ça me fait rire… Pour moi, la littérature est un état violent dans lequel on ne se maintient que par des moyens excessifs.

— Tu étais talenteux, toi, pourtant ?

— Moi, je n’aime plus qu’à me rouler dans les créatures.

— Il ne te manque plus que de boire !

— Merci, si je buvais… j’aurais des fibrilles bleues dans le nez… les folles courtisanes ne {p. 166}m’aimeraient plus… je serais obligé de posséder des femmes à vingt sous… je deviendrais abject et repoussant, et alors… »

* * *

— Jamais siècle n’a plus blagué, même dans le domaine de la science. Voilà des années que les Bilboquets de la chimie et de la physique nous promettent, tous les matins, un miracle, un élément, un métal nouveau, prennent solennellement l’engagement de nous chauffer avec des ronds de cuivre dans de l’eau, de nous nourrir ou de nous tuer avec rien, de faire de nous tous des centenaires, etc., etc. Tout cela, des blagues grandioses qui mènent, à l’Institut, aux décorations, aux traitements, à la considération des gens sérieux. Et pendant ce, la vie augmente, double, triple, décuple, les matières premières de l’alimentation manquent ou se détériorent, la mort même à la guerre ne progresse pas, — on l’a bien vu à Sébastopol, — et le bon marché est toujours le plus mauvais marché du monde.

18 janvier §

Été hier au bal masqué. Voici une chose grave, plus grave qu’on ne croit : le Plaisir est mort. Ce rendez-vous de l’imprévu, ce coudoiement de rencontres, cette foire de romans d’aventure, ce feu roulant de reparties, ce carnaval de la gaieté et de l’amour, cette folie, cette joie démente d’une jeunesse furieuse, qui sautait douze heures sous l’archet de Musard, la fouettant et la {p. 167}refouettant des fifres et des tonnerres de son orchestre : ce n’est plus tout cela qu’un trottoir.

Du bas en haut et du haut en bas, nous nous sommes promenés, cherchant à retrouver quelque chose de notre vieil Opéra : une blague, un vrai rire, la charité d’un sourire, un abandon de corps gratis, du désordonnement, de la fantaisie, du caprice, enfin l’apparence d’une intrigue — qui ne fût pas de cinq louis. Des affaires, partout des affaires, rien que des affaires et jusqu’au cintre. La fille de l’heure présente n’est plus même cette lorette de Gavarni qui avait gardé au fond d’elle un petit rien de grisette, et consacrait un peu de son temps à amuser son cœur… Du reste, le bas monde de l’amour ne fait que refléter le haut monde de l’amour, ce monde où les femmes de la société commencent à prendre l’habitude de se faire entretenir.

La fille, devenue homme d’affaires, est un pouvoir. Elle règne, elle trône, elle a le dédain insultant, la morgue olympienne. Elle envahit la société, elle gouverne les mœurs, elle éclabousse l’opinion publique, et elle possède déjà à elle les Courses et les Bouffes.

À la fin, agacé par l’air princesse d’une de ces rosses régnantes, que je reconnais sous le masque, je lui ai touché l’épaule en lui disant : « Là, vois-tu, un de ces jours, on te marquera d’un phallus au fer chaud ! » Oui, je crois que dans un avenir non lointain, On sera amené à des mesures de police {p. 168}répressives, qui leur défendent, comme au xviiie siècle, les loges honnêtes, qui corrigent leur insolence, refrènent leurs prospérités, les remettent à leur place — au ruisseau.

Tout cela viendra, et il viendra encore autre chose : une grande lessive. C’est un temps anormal, une annihilation trop énorme de la cervelle et du cœur de la patrie, une matérialisation de la France trop purulente, pour que la société ne crève pas. Et alors ce ne sera pas qu’un 93 ! Tout y passera peut-être !

20 janvier §

Comme on causait, aux bureaux de L’Artiste, de Flaubert, traîné, à notre instar, sur les bancs de la police correctionnelle, et que j’expliquais qu’on voulait en haut la mort du romantisme, devenu un crime d’État, Théophile Gautier s’est mis à dire :

« Vraiment, je rougis du métier que je fais ! Pour des sommes très modiques qu’il faut que je gagne, parce que sans cela je mourrais de faim, je ne dis que la moitié du quart de ce que je pense… et encore je risque, à chaque phrase, d’être traîné derrière les tribunaux. »

* * *

— Une jeune fille de ma connaissance a eu la plus fraîche, la plus délicate, la plus poétique imagination de cœur. Elle s’est fait un reliquaire de gants : de gants qu’elle portait le premier jour, où elle a donné la main à une personne aimée.

* * *

— Louis m’a dit aujourd’hui : — Au fait, tu sais, {p. 169}je t’aurai peut-être des documents sur le peintre Boucher.

— Comment cela ?

— Par sa petite-fille.

— Tu la connais.

— Non, mais j’ai rencontré un médecin qui la soigne d’une maladie, d’une maladie… et à qui elle a donné deux pastels de Boucher qui viennent de sa maison de campagne à Château-Thierry. C’est une femme galante.

La petite-fille de Boucher, femme galante… En effet, c’était un peu dans le sang du peintre des Grâces impures…

* * *

— Ô Jeunesse des écoles, jeunesse autrefois jeune, qui poussait de ses deux mains battantes le style à la gloire ! Jeunesse tombée à l’enthousiasme du plat bon sens ! Jeunesse comptable et coupable des succès de Ponsard !

* * *

— La Justice à deux degrés : chose absurde ! La Justice devrait apparaître infaillible comme le Pape. Voir ces jours-ci (affaire Hachette) un jugement de cour royale qui contredit et discrédite complètement un jugement de première instance.

22 février §

L’autre dimanche, il y avait tant de voitures au bois de Boulogne qu’on les a fait revenir par les contre-allées, au lieu de leur faire prendre l’avenue de l’Impératrice. Qui n’a pas voiture {p. 170}aujourd’hui ? Singulière société où tout le monde se ruine. Jamais le paraître n’a été si impérieux, si despotique et si démoralisateur d’un peuple. Le camp du Drap d’Or est, pour ainsi dire, dépassé par le luxe des femmes portant sur leurs dos presque des métairies. Ça en est venu à un tel point que nombre de magasins ouvrent des crédits à leur clientes, qui ne payent plus que l’intérêt de leurs achats. On parle de la femme d’un haut fonctionnaire, dont on n’a pu me citer le nom, qui a tiré de son gendre 30 000 francs sur la corbeille de noces et avec lesquels elle a acquitté les dettes de son couturier. Un beau jour, demain peut-être, sera établi un grand livre de la dette de la toilette publique.

5 mars §

Charles Blanc, à L’Artiste, en train de reprocher à Théophile Gautier, avec force coups d’encensoir, de mettre tout au premier plan dans ses articles, de ne laisser ni repos ni parties plates, de tout faire étinceler.

— Voyez comme je suis malheureux, dit Gautier, tout me paraît plat. Mes articles les plus colorés, je trouve ça gris, papier brouillard. Je f… du rouge, du jaune, de l’or, je barbouille comme un enragé, et jamais ça ne me paraît éclatant. Et je suis très embêté, parce que, avec ça, j’adore la ligne et Ingres… Mon opinion sur Molière, vous voulez l’avoir, sur Molière et Le Misanthrope. Eh bien, ça me semble infect. Je vous parle très franchement : c’est écrit comme un cochon !

{p. 171}— Oh ! peut-on, blasphémer ainsi ! s’écrie Charles Blanc.

— Non, Molière je ne le sens pas du tout. Il y a dans ses pièces un bon gros sens carré, ignoble. Molière, je le connais bien, je l’ai étudié, je me suis rempli de sa pièce typique Le Cocu imaginaire, et pour essayer si j’avais l’instrument bien en bouche, j’ai fait une petite pièce, Le Tricorne enchanté. L’intrigue, nous n’en parlons pas, n’est-ce pas, ça n’a pas d’importance ; mais la langue, mais les vers, c’est beaucoup plus fort que Molière. Pour moi, Molière, c’est Prud’homme écrivant des pièces !

— Il ose, il ose dire cela du Misanthrope ! fait Charles Blanc, se voilant la face des deux mains.

Le Misanthrope, reprend sans s’émouvoir Gautier, une véritable ordure… Je dois vous dire que je suis très mal organisé d’une certaine façon. L’homme m’est parfaitement égal. Dans les drames, quand le père frotte sa fille retrouvée comme les boutons de son gilet, ça m’est absolument indifférent, je ne vois que les plis de la robe de sa fille. Je suis une nature subjective… Oui, je vous dis ce que je sens. Après ça, ces choses-là, du diable si je les écrirai. Il ne faut pas diminuer les chefs-d’œuvre consacrés. Mais Le Misanthrope

6 mars §

Il y a dans ce moment à Paris 68 beaux partis, — 68 dots, importantes. Ces partis sont affichés au cercle de la rue Royale.

* * *

— Dans le monde, nous ne parlons jamais {p. 172}musique, parce que nous ne nous y connaissons pas, et jamais peinture, parce que nous nous y connaissons.

16 mars §

Publication du premier volume de nos Portraits intimes du xviiie siècle. Barrière nous gronde de dépenser du talent sur de trop petits sujets. Il faut au public des corps d’ouvrage solides et compacts, où il revoit des gens qu’il a déjà vus, où il entend des choses qu’il sait déjà. Les anecdotes trop peu connues l’effarouchent, les documents vierges l’effrayent : une histoire, comme nous la comprenons du xviiie siècle, développée à travers une longue série de lettres autographes et de pièces inédites servant à mettre en montre tous les côtés du siècle : une histoire, neuve, originale, sortant de la forme générale des histoires ordinaires, ne nous rapportera pas le vingtième d’une grosse compilation, où nous aurons à patauger des pages entières dans du connu et du ressassé. Il a dit cela, le père Barrière, et peut-être a-t-il raison ?

19 mars §

X… est venu nous voir ce matin. La femme qu’il aimait lui a écrit que, fatiguée des tyrannies de son amour, son amour à elle était mort, bien mort, et pour lui ôter tout espoir de raccommodement, elle lui a fait entendre qu’elle a pris un autre amant. Ce sont des larmes dans la voix et de très beaux vers écrits sur le coup, larmes et vers mêlés, brouillés dans une fureur sourde, qui appelle à grands cris des coups, des batteries, des duels.

* * *

{p. 173}Une étrange organisation que celle de ce jeune homme de lettres, marié si étroitement au dramatique ; que son existence commence à n’être plus qu’un grand drame à la manière de la vie des aventuriers du xvie siècle. Et toujours des émotions à poignée et un incessant crucifiement de cette organisation nerveuse, qui va avec une sorte d’attrait à tout ce qui la tourmente, lui fait mal, la martyrise, lui enlève la tranquillité de la pensée et le sommeil de la nuit.

* * *

— Les civilisations ne sont pas seulement une transformation des pensées, des croyances, des habitudes d’esprit des peuples, elles sont aussi une transformation des habitudes du corps.

Vous ne trouverez plus sur les corps modernes les attitudes grandies et raidies à Rome par la vie à la dure, en beaux gestes longs et tranquilles, en poses héroïques à larges tombées de plis. Comparez en une sculpture antique, cet éphèbe, assis d’une manière théâtrale sur un siège de fer, à ce jeune seigneur crayonné sur une chaise aux pieds tors par Cochin. Voyez-le ce dernier : il est assis de face, les jambes écartées, la tête de profil rejetée un peu en arrière et regardant de côté, le coude gauche appuyé sur un genou, et la main montant en l’air, où elle joue inoccupée. C’est d’un charmant, d’un coquet, ce seigneur : on dirait un homme rocaille, mais ce n’est pas vraiment le même homme que l’éphèbe romain.

Eh bien, nos corps à nous, nos corps d’anémiés, avec leur échine voûtée, le dandinement des bras, la {p. 174}mollesse ataxique des jambes, n’ont ni la grande ligne de l’antique, ni le caprice du xviiie siècle, et se développent d’une manière assez mélancolique sous le drap noir étriqué.

* * *

— Chez les journalistes existent très souvent les plus étranges illusions sur la perspicacité du public à deviner à travers leur prose, le sous-entendu de leurs colères et de leurs éreintements.

Mais parmi tous ceux-là, on peut citer Janin, comme le naïf le plus extraordinaire. Chaque semaine, tous les personnages de l’histoire et du roman, depuis la famille des Atrides jusqu’au monde de Rétif de La Bretonne, sont les têtes de Turc, par-dessus lesquelles il tape sur ses contemporains, et il se figure, avec une candeur qui étonne, que tout Paris, toute la France, toute l’Europe le comprend et saisit les masques.

Dernièrement, à propos d’une pièce sur Benvenuto Cellini, où il avait abîmé l’orfèvre italien, à ne pas en laisser un morceau : « — Que vous a donc fait ce pauvre diable de Benvenuto Cellini ? lui disait un visiteur. — Allons, ne jouez pas au fin avec moi ; vous avez bien compris que c’était Bacciocchi ! » lui répondit Janin.

3 avril §

Quand je prends une tasse de chocolat, je suis à Naples, au Café de l’Europe, au coin de la grande place du Palais. Il est midi. Il fait toujours du soleil. Je vois le joli garçon frisé et leste qui nous {p. 175}servait. Les musiques militaires éclatent. Les pantalons rouges de la garde montante passent dans les fanfares allant au Palais, pendant qu’un épais capucin, sa grosse corde autour des reins, cause familièrement accoudé au comptoir, avec la grasse femme du café, roulant des yeux diablement noirs.

* * *

— Lu, dans le bain, un joli vers d’un poète entre Ronsard et Corneille, de l’inconnu Pager :

« Je crains ce que j’espère. »
* * *

— Que n’avons-nous écrit, jour par jour, au début de notre carrière, ce rude et horrible débat contre l’anonyme, toutes ces stations dans l’indifférence ou l’injure, ce public cherché et vous échappant, cet avenir vers lequel nous marchions résignés, mais souvent désespérés, cette lutte de la volonté impatiente et fiévreuse contre le temps et l’ancienneté, un des grands privilèges de la littérature. Point d’amis, point de relations, tout fermé… Ce silence si bien organisé contre tous ceux qui veulent manger au gâteau de la publicité, ces tristesses et ces navrements qui nous prenaient pendant ces années lentes où nous battions l’écho, sans pouvoir lui apprendre notre nom !… Ah ! cette agonie muette, intérieure, sans autre témoin que l’amour-propre qui saigne et le cœur qui défaille ! cette agonie monotone et sans événement, écrite sur le vif des souffrances, ce serait une bien belle étude que personne ne fera, parce qu’un rien de succès, l’éditeur trouvé, quelques cents francs gagnés, quelques articles à cinq ou six {p. 176}sous la ligne, votre nom connu par un millier de personnes que vous ne connaissez pas, deux ou trois connaissances, un peu de réclame, vous guérissent du passé et vous versent l’oubli… Elles vous semblent si loin, ces larmes dévorées, ces misères, aussi loin que votre jeunesse. Vieilles plaies dont vous ne vous souvenez, que lorsqu’elles se rouvrent !

* * *

— On a aperçu, chez la portière, la toilette du coucher que la Deslions envoie par sa bonne chez l’homme à qui elle donne une nuit. Elle a, à ce qu’il paraît, une toilette pour chacun de ses amants, aux couleurs qu’il aime. C’est une robe de chambre de satin ouatée et piquée, avec des pantoufles de même couleur brodées d’or, une chemise en batiste garnie de valenciennes, avec des entre-deux de broderie de 5 à 600 francs, un jupon garni de trois volants de dentelle de 3 à 400 francs : un capital d’accessoires galants montant de 2 500 à 3 000 francs, qu’elle fait porter à tous les domiciles qui peuvent la payer.

7 avril §

Nous dînons chez Broggi, à côté d’un petit vieillard à cheveux blancs, qui est un des grands, des purs, des beaux caractères de ce siècle, asservi à l’argent. Ce petit vieillard dîne modestement à cinquante sous, après avoir donné, donné pour rien — car ces héroïsmes sans bruit et sans réclame sont invraisemblables — donné à la France une collection de plusieurs millions. Il se nomme M. Sauvageot. {p. 177}

Il parle de son Cercle des Arts avec un monsieur qui dîne à côté de lui, et je l’entends lui dire : « Je ne sais plus quels sont les gens qui en font maintenant partie… et vrai, je ne connais pas la langue qu’ils parlent. L’autre jour, un monsieur de là demande : « Qu’est-ce qu’on a fait ? » Un autre lui répond : « Six dont un !… » Six dont un ! Non, non, je ne comprends pas !

C’était beau, ce fouaillement de l’argot de la Bourse par ce grand dédaigneux de l’argent.

11 avril §

Vu Marie. Je me garde bien de lui dire que c’est ma fête demain, parce qu’elle m’aurait demandé un cadeau.

À cinq heures, rencontré à L’Artiste, Gautier, Feydeau, Flaubert. Feydeau, une infatuation, un contentement de soi, un gonflement de si bonne foi et si naïvement enfantin qu’ils désarment. Il demande à Gautier, à propos de la première des Saisons, qui doivent paraître à chaque solstice : « Trouves-tu que ce soit une perle, hein ? Car je ne veux te dédier qu’une perle ! »

Aussitôt s’ouvre une grande et bruyante discussion sur les métaphores. La phrase du nommé Massillon : « Ses opinions n’avaient pas à rougir de sa conduite », est acquittée par Flaubert et Gautier, mais la phrase de Lamartine : « Il pratiquait l’équitation… ce piédestal des princes », est condamnée sans appel. {p. 178}

Des métaphores on passe aux assonances, — une assonance, au dire de Flaubert, devant être évitée, quand même on devrait passer huit jours entiers à y arriver. Puis, entre Flaubert et Feydeau, ce sont de petites recettes du métier, agitées avec de grands gestes et d’énormes éclats de voix, des procédés à la mécanique de talent littéraire, emphatiquement et sérieusement exposés, des théories puériles et graves et ridicules et solennelles, sur les façons d’écrire et les moyens de faire de la bonne prose ; enfin, tant d’importance donnée au vêtement de l’idée, à sa couleur, à sa trame, que l’idée n’est plus que comme une patère à accrocher des sonorités.

Il nous a semblé tomber dans une bataille de grammairiens du Bas-Empire.

* * *

— La religion est une partie du sexe de la femme.

12 avril §

Je me rappelle, dans le journal de Wille le graveur, Wille, pour la convalescence d’un de ses amis, le promenant au xviiie siècle chez tous les marchands de curiosités de Paris. Pour ma convalescence (d’une crise de foie), comme il va nous tomber 3 000 francs du reste de la vente de notre petit terrage de Breuvannes, nous songeons à les consacrer à l’achèvement de notre salon. Et toute cette semaine nous battons les quais et le boulevard du Temple, à la recherche de portières en tapisserie, pour aller avec le meuble de Beauvais que nous avons enlevé à M. Double. Aujourd’hui nous nous {p. 179}décidons presque à acheter des lambrequins des Gobelins qu’on nous fait 3 500 francs. C’est étrange, même un peu effrayant, comme nous commençons à nous habituer, à nous familiariser avec les plus gros prix et les sommes les plus grandement rondes ! Allons il fait temps d’arriver et de toucher notre gloire.

16 avril §

Gavarni vient nous demander à déjeuner. Il nous dit :

« Quand les femmes vont quelque part, elles apportent de petites machines pour travailler, faire un bout de tapisserie, du crochet… Eh bien, moi, j’ai inventé une petite mécanique fort simple pour trouver des intégrales, que je porte toujours. C’est très commode, je me promène, je sors de chez vous par exemple : crac ! je trouve une intégrale — et c’est une jolie chose qu’un homme qui a une curieuse collection d’intégrales. On ne sait pas, ça peut se vendre très cher après sa mort… »

Puis, il parle de l’attrait qu’ont toujours eu pour lui les trous dans les montagnes, les entrées de cavernes, les cratères désaffectés, au fond desquels dorment la Nuit et l’Inconnu. Il est bien souvent descendu là-dedans, une corde suspendue à un arbre jeté en travers. Il a découvert ainsi dans les Pyrénées une magnifique grotte de stalactites, maintenant exploitée et visitée par les étrangers. Mais un trou qui a excité surtout sa curiosité et son activité de suppositions, c’est sur un plateau en haut d’une montagne de Bagnères, le Casque de Leris, je crois… {p. 180}Ah ! un fort trou, où on jette des pierres qu’on n’entend pas tomber.

« Comment n’a-t-on pas installé, dit-il, une machine là-haut, avec un panier pour y descendre ? Ça en valait la peine. Il y avait là un mystère qui me sollicitait. Oui, c’était une marmite où j’aurais voulu faire cuire une nouvelle. J’en faisais la descente, et je trouvais un vieux savant qui savait tout, et surtout prométhifier les êtres par la résurrection. Son valet était un général romain, tué à une bataille quelconque dans le pays, et auquel il avait redonné le mécanisme vital, en ne lui accordant que la dose d’intelligence nécessaire pour nettoyer ses fioles. »

18 avril §

Je voudrais une chambre inondée de soleil, des meubles tout mangés de lumière, de vieilles tapisseries, dont toutes les couleurs seraient éteintes et comme passées sous les rayons du Midi. Là je vivrais dans des idées d’or, le cœur réchauffé, l’esprit ensoleillé, dans une grande paix doucement chantante… C’est étrange comme, à mesure qu’on vieillit, le soleil vous devient cher et nécessaire, et l’on meurt en faisant ouvrir la fenêtre, pour qu’il vous ferme les yeux.

* * *

— Été à la foire aux pains d’épices, barrière du Trône, où j’ai vu dans un tableau vivant, représentant la superbe Descente de croix d’après la toile de Rubens, j’ai vu à la fin le Christ se levant de son linceul pour venir saluer le public.

22 avril §

{p. 181}Exposition aux commissaires-priseurs d’une collection d’habits du xviiie siècle : habits pluie de roses, fleur de soufre, gorge de pigeon, et couleur désespoir d’opale et ventre de puce en fièvre de lait ; tous ces habits avec un tas de reflets agréables à l’œil, chantants, coquets, égrillards. Il avait inventé cela, le xviiie siècle, de s’habiller de printemps et de toutes les nuances riantes et de toutes les gaietés de ce monde. De loin l’habit souriait avant l’homme… C’est un grand symptôme que le monde, tel qu’on le voit aujourd’hui, s’est fait bien vieux et bien triste, et que beaucoup d’aimables choses sont enterrées !

1er mai §

Théophile Gautier, l’oreille somnolente, un doux et bon sourire dans l’œil, avec sur les lèvres une parole lente, émise par une voix trop petite pour le corps, et mal notée, et pourtant à la longue agréable, presque harmonieuse. Et c’est une causerie tête à tête, simple, tranquille, bonhomme, allant sans se presser, mais tout droit, et sans surcharge de métaphores, et avec une grande suite dans l’enchaînement des idées et des mots, et, par-ci, par-là, laissant percer une mémoire étonnante, où le souvenir a la netteté d’un cliché photographique.

Il nous fait des compliments sur notre Venise parue dans L’Artiste, nous disant que pour lui « c’est le plus fin bouquet de parfums de la ville des doges », et afin de nous prouver qu’il a tout senti, tout compris, nous décrit l’Osteria della Luna, sa situation, {p. 182}son architecture, sa couleur, enfin nous la fait revoir : « Mais, nous dit-il, ce ne sera pas compris, il faut tous y attendre. Sur cent personnes qui liront votre Venise, à peine deux se douteront de ce que vous avez voulu faire. » Ici, Edouard Houssaye et Aubryet sont enragés contre l’article… Et cela tient à une chose, c’est que le sens artiste manque à une infinité de gens, même à des gens d’esprit. Beaucoup de gens ne voient pas. Par exemple, sur vingt-cinq personnes qui entrent ici, il n’y en a pas trois qui discernent la couleur du papier ! Tenez, voilà X… qui entre, il ne verra pas si cette table est ronde ou carrée… Maintenant, si, avec ce sens artiste, vous travaillez dans une manière artiste, si à l’idée de la forme vous ajoutez la forme de l’idée, oh ! alors, vous n’êtes plus compris du tout. » Prenant au hasard un petit journal : « Tenez, voilà comme il faut écrire pour être compris… des nouvelles à la main… La langue française s’en va positivement… Eh ! mon Dieu, on me dit aussi qu’on ne me comprend pas dans Le Roman de la momie, et cependant je me crois l’homme le plus platement clair du monde… Parce que je mets, je suppose, un mot comme pschent ou calasiris. Enfin je ne peux pas mettre : le pschent est comme ci, comme ça. Il faut que le lecteur sache ce que disent les mots… Mais ça m’est égal. Critiques et louanges m’abîment et me louent sans comprendre un mot de mon talent. Toute ma valeur, ils n’ont jamais parlé de cela, c’est que je suis un homme pour qui le monde visible existe.

2 mai §

{p. 183}Il y a encore dans les cafés des gens qui s’intéressent aux naufragés de La Méduse !

4 mai §

Je vais ce soir en soirée chez Louis, qui veut me présenter à notre ancien camarade de rhétorique, Prévost-Paradol. Un torse qui commence aux genoux, un nez de comique, des favoris d’homme grave, un col rabattu. On me présente, il se soulève de sa chaise, veut bien me dire quelques mots sur les études que doit nécessiter l’histoire des mœurs, se rassied, et, toute la soirée, reste au cœur de la conversation des vieux, n’ouvrant pas la bouche, raide sur sa chaise, sérieux comme un doctrinaire qui politique. Évidemment, c’est un garçon qui arrivera, mais c’est dur ! Je suppose que M. Hippolyte Passy a dû dire en le quittant : « Garçon remarquable, il écoute avec une profondeur7… »

12 mai §

{p. 184}La curieuse et l’infiniment petite chose que la première idée d’une œuvre littéraire. Les deux gros volumes in-octavo de l’Histoire de la société française pendant la Révolution ET le Directoire furent ceci dans notre pensée au premier jour : « l’Histoire du plaisir sous la Terreur », un petit volume in-32, à 50 centimes. Puis, le volume grossissant, il nous apparut dans le format Charpentier à 3 fr. 50 ; puis, avec son développement faisant craquer le format in-18, il devint un in-octavo ; — enfin l’in-octavo se doubla.

Théophile Gautier, ce styliste à l’habit rouge pour le bourgeois, apporte dans les choses littéraires le plus étonnant bon sens, et le jugement le plus sain, et la plus terrible lucidité jaillissant en petites phrases toutes simples, d’une voix qui est comme une caresse. Cet homme ; au premier abord un peu fermé ou plutôt comme enseveli au fond de lui-même, a un grand charme, et devient avec le temps sympathique au plus haut degré… Aujourd’hui, il {p. 185}nous disait que, lorsqu’il a voulu faire quelque chose de bien, il l’a toujours commencé en vers, parce qu’il existe chez lui une incertitude sur la prose, sur sa complète réussite, tandis qu’un vers, quand il est bon, est une chose frappée comme une médaille ; — mais il ajoutait que les exigences de la vie avaient fait des nouvelles en prose de bien des nouvelles, commencées par lui en vers.

17 mai §

On ne conçoit que dans le repos et comme dans le sommeil de l’activité morale. Les émotions sont contraires à la gestation des livres. Ceux qui imaginent ne doivent pas vivre. Il faut des jours réguliers, calmes, apaisés, un état bourgeois de tout l’être, un recueillement bonnet de coton, pour mettre au jour du grand, du tourmenté, du dramatique. Les gens qui se dépensent trop dans la passion ou dans le tressautement d’une existence nerveuse, ne feront pas d’œuvres et auront épuisé leur vie à vivre.

Lundi 18 mai §

La Brasserie des Martyrs, une taverne et une caverne de tous les grands hommes sans nom, de tous les bohèmes du petit journalisme, d’un monde d’impuissants et de malhonnêtes, tout entiers à se carotter les uns aux autres un écu neuf ou une vieille idée… À propos d’un duel né là, le commissaire de police du quartier disait à Busquet ; « Comment, ce monsieur se bat avec cet homme ! Mais quand on est insulté là, il faut prendre un {p. 186}couteau et tuer l’insulteur, la police ne s’en mêlera pas ! »

Mercredi 20 mai §

Au Moulin-Rouge des carafes frappées pleines de Champagne rosé ; des femmes assises au milieu de l’éventail bouffant de leurs jupes sur des chaises de paille ; des jeunes gens poussiéreux arrivant des Courses, de petits papiers où il y a écrit au crayon : Retenue sur les tables vides ; M. Bardoux à la tête d’un cuisinier d’un paquebot de la Méditerranée, la serviette sous le bras, vous proposant un poulet en fritot, etc., etc. Au fond du jardin, et à toutes les fenêtres de tous les étages, sur le fond éclairé des cabinets, ainsi que dans les loges d’un théâtre, des têtes de femmes saluant de gauche et de droite, quelques-unes de leurs anciennes nuits ou peut-être quelques-uns de leurs louis d’hier.

* * *

— L’élaboration douloureuse, le supplice de la beauté : le voici à nous raconté par une femme de la société. Se lever à six heures et demie, se mettre à la fenêtre jusqu’à huit heures et faire ainsi prendre un bain d’air d’une heure et demie à son teint, puis un bain d’une heure, et après le déjeuner, la digestion dans une pose allongée et de face, de manière que la peau du visage soit isolée de tout contact.

Jeudi 21 mai §

Création dans une œuvre moderne d’un médecin qui, ressuscitant les traditions {p. 187}charlatanesques du xviiie siècle, prendrait la spécialité des débilités, de tous les hommes de 35 ans de Paris ; un homme qui aurait assez étudié la chimie et le corps humain pour savoir la dose la plus forte de dépuratif qu’il peut supporter dans un temps donné, — et un temps assez court ; un homme qui aurait fait des expériences assez grandes sur les choses alimentaires et fortifiantes pour refaire, avec des jus de viande, du bordeaux, etc., un tempérament et une jeunesse à un corps usé et à des organes las.

* * *

— Il faut à des hommes comme nous, une femme peu élevée, peu éduquée, qui ne soit que gaieté et esprit naturel, parce que celle-là nous réjouira et nous charmera ainsi qu’un agréable animal auquel nous pourrons nous attacher. Mais que si la maîtresse a été frottée d’un peu de monde, d’un peu d’art, d’un peu de littérature, et qu’elle veuille s’entretenir de plain-pied avec notre pensée et notre conscience du beau, et qu’elle ait l’ambition de se faire la compagne du livre en gestation ou de nos goûts ; elle devient pour nous insupportable comme un piano faux, — et bien vite un objet d’antipathie.

22 mai §

J’ai lu un livre de 1830, les Contes de Samuel Bach. Comme c’est jeune ! comme le scepticisme y est un scepticisme de vingt ans ! Comme l’illusion traverse l’ironie ! Comme c’est l’imagination de la vie et non la vie ! Mettez à côté les livres {p. 188}remarquables des jeunes gens depuis 1848. Quel autre scepticisme. Comme il est mûr et formé et bien portant : le scalpel a remplacé le blasphème. Si cela continue, nos enfants naîtront à quarante ans.

23 mai §

L’insipide chose que la campagne, et le peu de compagnie qu’elle tient à une pensée militante. Ce calme, ce silence, cette immobilité, ces grands arbres avec leurs feuilles repliées sous la chaleur, comme des pattes de palmipèdes… cela met en gaieté les femmes, les enfants, les clercs de notaire. Mais l’homme de pensée ne s’y trouve-t-il pas mal à l’aise comme devant l’ennemi, comme devant l’œuvre de Dieu qui le mangera et fera de l’engrais et de la verdure de sa cervelle de philosophe ? Vous échappez à ces idées dans la pierre des grandes villes.

* * *

— Ma maîtresse me racontait aujourd’hui qu’elle avait une fluxion de poitrine et qu’elle n’avait pas dans le moment l’argent nécessaire pour acheter le nombre de sangsues, commandées pour qu’elle guérît. Elle racontait cette anecdote d’une manière très apitoyante, la pauvre fille ! Mais qu’est-ce que cela auprès des terribles souffrances de ceux qui peuvent acheter des sangsues tant qu’il leur plaît ! Le tout est de savoir, si un homme qui meurt de male amour ou de male ambition, souffre plus qu’un homme qui meurt de faim. Et moi, je le crois bien sincèrement.

* * *

{p. 189}— Idée d’une insertion dans les petites affiches à propos d’un dîneur qui n’est plus amusant : « À céder un parasite qui a servi. »

28 mai §

Notre pièce des Hommes de lettres va être finie — des châteaux en Espagne — et nous nous disons que, si elle nous rapportait de l’argent, beaucoup d’argent, nous nous amuserions à blaguer cet argent, à le fouler aux pieds, à en rire, à en faire abus, à le jeter et à le faire rouler dans l’absurde. Nous qui ne croyons pas qu’avec l’argent on puisse se procurer ni un sens, ni même un bonheur de plus, nous userions de l’argent expérimentalement, nous ferions des folies de dépenses pour essayer entre quatre murs notre originalité, et la légèreté spécifique d’une grosse somme, et le soufflet qu’on peut donner aux adorations de la foule et de la plèbe des riches.

* * *

— Un joli titre pour des souvenirs publiés de son vivant : Souvenirs de ma vie morte.

1er juin §

Dans le monde rien ne recommence et l’homme ne doit jamais revouloir la chose qu’il a trouvée une fois bonne. Aujourd’hui chez Maire, les écrevisses bordelaises n’étaient pas réussies… Ah ! ce restaurant Maire ! aux environs de 1850… du temps qu’il était simplement un marchand de vin, et que derrière le comptoir en zinc, il avait un tout petit cabinet pouvant contenir, les coudes serrés, {p. 190}six personnes. Là, le vieux père Maire, servait lui-même en personne, et dans de la vraie argenterie, aux gens dont il estimait le goût culinaire, servait un haricot de mouton aux morilles, un macaroni aux truffes inénarrable : le tout arrosé de plusieurs bouteilles de ces jolis petits bourgognes, venant de la cave du roi Louis-Philippe, dont il avait acheté la cave presque tout entière.

4 juin §

Aujourd’hui, vu à l’Hôtel Drouot la première vente de photographies. Tout devient noir en ce siècle, et la photographie, n’est-ce pas l’habit noir des choses ?

7 juin §

Tombé au cabinet de lecture sur un éreintement féroce ; où à propos de la publication de nos Portraits intimes et de Sophie Arnould, nous sommes traités de sergents Bertrand de la littérature.

Dîner chez Asseline avec Anna Deslions, Adèle Courtois, Juliette et sa sœur. Anna Deslions, des cheveux noirs opulents, magnifiques, des yeux de velours avec un regard qui est comme une chaude caresse, le nez un peu en chair, la bouche aux lèvres un rien entr’ouvertes, une superbe tête d’adolescent italien, éclairée de la coloration dorée de Rembrandt en ses têtes juives. Adèle Courtois, une vieille célébrité de la galanterie. Juliette une {p. 191}blondinette toute chiffonnée, toute frisottée, aux cheveux lui mangeant entièrement le front, une blondinette ayant quelque chose du pastel de la Rosalba au Louvre ; « la Femme au singe », et tout à la fois de la femme et du singe.

Juliette est flanquée de sa sœur, une petite maigriotte enceinte, à l’apparence d’une araignée au gros ventre. Ces quatre femmes décolletées en triangle dans le dos, sont en robe blanche, dans des étoffes d’écume à mille volants.

Et pour accompagner la fête, le pianiste Quidant, à l’esprit si foncièrement parisien, à l’ironie féroce, qui a baptisé Marchal « le peintre des connaissances utiles ».

Conversation sur les maîtresses de l’Empereur, sur la Castiglione, sur la jalousie de l’Impératrice, conversation tout à coup coupée par Juliette, jetant : « Vous savez le joli mot de Constance sur l’Empereur : « Si je lui avais résisté, je serais Impératrice ! »

Juliette tressautant sur sa chaise, battant la mesure avec son couteau sur son assiette, parle javanais au milieu d’éclats de rire nerveux et d’une gaieté comédienne.

Un nom d’homme est prononcé, à propos duquel Deslions jette à Juliette :

— Tu sais, cet homme que tu as tant aimé et pour lequel tu t’es tuée ?

— Oh ! je me suis tuée trois fois !

— Enfin, tu sais bien, chose… chose…

Juliette met la main devant son front, comme une personne qui regarde au loin, et cligne des yeux pour {p. 192}voir si elle n’aperçoit pas ce monsieur sur le grand chemin de ses souvenirs.

Puis elle dit en éclatant de rire :

— Tiens, c’est comme à Milan, au théâtre de la Scala, un particulier qui me faisait des saluts, des saluts… Je disais : « Je connais cette bouche-là », mais je ne reconnaissais que la bouche, absolument que la bouche…

— Te rappelles-tu, reprend tout à coup la Deslions, quand par ce sale temps nous avons été voir où s’était pendu Gérard de Nerval… Oui, je crois même que c’est toi qui as payé la voiture… J’ai touché le barreau. C’est ça qui m’a porté bonheur. Tu sais ça, toi Adèle, c’est la semaine suivante…

Après dîner, Quidant fait sur le piano l’imitation du carillon d’un coucou, auquel il manque une note.

Puis Anna Deslions et Juliette se mettent à valser, et cette valse de la blonde et de la brune courtisane, toutes blanches et tout envolées dans ce salon tendu de reps rouge et non encore meublé, est un charmant spectacle. Alors en tourbillonnant, et sans avoir l’air de rien, Juliette happe entre ses dents le collier d’Anna Deslions au bout duquel pend une grosse perle noire qu’elle mordille. Mais la perle est vraie, elle ne se brise pas sous ses envieuses quenottes.

* * *

— Un mot du peuple : A quoi penses-tu ? Au chapeau d’Henri IV ?

11 juin §

{p. 193}Je suis repris de mes douleurs de foie et je crois un moment à une seconde jaunisse8. On est bien malheureux vraiment, d’être organisé nerveusement, quand on vit dans le monde des lettres. Si le public savait au prix de combien d’insultes, d’outrages, de calomnies, et de malaises d’esprit et de corps, est acquise une toute petite notoriété, bien sûrement, au lieu de nous envier, il nous plaindrait.

15 juin §

Nous nous sauvons de la maladie, à la campagne, au château de Croissy, dans notre famille. Il fait bon de passer des heures, couché dans le parc, sous une rochée de trois immenses tilleuls, réunis et joints au pied, vieux tilleuls sur lesquels s’étend par plaques une mousse sèche et verdegrisée, qu’imitent si bien les naturalistes sous les pattes de leurs animaux empaillés.

L’énorme bouquet d’arbres où, à chaque instant, la brise fait courir de longs frissons, est tout albescent de petites fleurs d’un blanc jaunâtre, d’où descend la fine, moelleuse et pénétrante senteur d’un arome sucré et tiède.

Et dans le fouillis des branches de ce triple arbre une infinie musique emplissant l’oreille, du bruit d’un monde ailé en travail, d’un murmure heureux, {p. 194}d’un susurrement comme grisé de millions de petites chansons balancées aux millions des feuilles ; l’hymne de cent ruches d’abeilles butinant dans la flore de ce morceau de forêt, et l’emplissant de je ne sais quelle vie dodonienne.

15 juin §

Nous allons voir des voisins de campagne, des gens aimables, accueillants… Ça ne nous pousse pas à faire des frais. Plus nous allons, moins nous pouvons jouer par politesse la fatigante comédie du monde, que tous jouent si naturellement et sans aucun effort. Il y a dans ce travail de l’amabilité une énervante dépense physique du soi-même. Ce masque du sourire nous pèse et nous contracte les lèvres. Les lieux communs nous répugnent tant, que c’est presque une souffrance quand nous les abordons. Faire semblant de prendre intérêt par le remuement et le jeu de la physionomie au bruit de paroles dont le devoir est seulement d’empêcher le silence, devient une attention crispante au bout de quelque temps.

Puis entre nous et ce monde, il y a un fossé. Notre pensée vivant au-dessus des choses bourgeoises, a de la peine à descendre au terre-à-terre de la pensée ordinaire, tout entière alimentée par les basses réalités de la vie et la matérialité des événements journaliers. Oui, nous sommes de ce monde, nous en avons le langage, les gants, les bottes vernies, et cependant nous y sommes dépaysés et mal à l’aise, comme des gens déportés dans une colonie, {p. 195}dont les colons n’auraient que les dehors à notre portée, mais l’âme à cent lieues de la nôtre.

* * *

— J’ai connu une petite fille de quatre ans à laquelle un monsieur avait l’habitude de baiser la main. Aussitôt qu’elle le voyait traverser la cour, elle montait vite, vite, dans la chambre de sa gouvernante, se lavait les mains à la pâte d’amandes, et redescendait au moment où le monsieur entrait au salon.

* * *

Le jour où tous les hommes sauront lire et où toutes les femmes joueront du piano, le monde sera en pleine désorganisation, pour avoir trop oublié une phrase du testament du cardinal de Richelieu :

« Ainsi qu’un corps qui auroit des yeux en toutes ses parties, seroit monstrueux, de même un État le seroit, si tous les sujets étoient savants. On y verrait aussi peu d’obéissance que l’orgueil et la présomption y seroient ordinaires. »

5 juillet §

Été voir ce pauvre Gavarni qui a perdu son fils Jean, pendant notre absence. Nous le trouvons frappé en plein cœur et, selon son expression, « découragé de faire et de continuer à être ».

— M. Andral, nous dit-il, l’avait vu la veille et n’avait trouvé rien d’alarmant. Le matin, à un moment, il fixa les yeux sur les miens, sans me voir sans doute, mais avec des yeux grands comme je n’en ai jamais vu… la pupille était comme ça.. Et il nous montre la {p. 196}grandeur sur l’ongle de son pouce. Je lui pris la main, elle commençait à être froide. L’expression de ses yeux était comme un grand étonnement… La main devint glacée… C’était fini… J’ai voulu user ma douleur… Je ne suis pas sorti d’ici… Je n’aurais jamais pu y rentrer. »

Après un silence :

— « Pour cet enfant… c’était une manie, une toquade… J’avais toujours peur… Quand je revenais, en descendant de gondole, mes yeux se portaient aux fenêtres de suite… Je craignais toujours voir un accident, un attroupement, je ne sais quoi… Oh ! oui, c’était une toquade… Ah ! maintenant, ça a un bon côté ! On peut crier, la maison peut brûler : j’ai un qu’est-ce que ça me fait… tout à fait sublime. Je peux même me casser le cou…

Et sa parole s’arrêta. Nous faisons un tour dans le jardin.

— Dites donc, Gavarni, c’est bien nu là, entre les arbres ?

— Ah ! ça !… Maintenant, qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? C’était le jeu de ballon de mon enfant.

Il nous avait dit avant de descendre :

— Vous pensez bien, il faut que la pension (il avait loué sa maison à une pension pour n’être point séparé de son fils) ; il faut que la pension s’en aille à présent… J’ai dit à cet homme que s’il voulait partir avant quinze jours, il n’y avait pas d’argent à me donner. » {p. 197}

6 juillet §

Salon de peinture. Plus de peinture ni de peintres. Une armée de chercheurs d’idées ingénieuses. Partout l’intrigue d’un tableau au lieu et place de sa composition. De l’esprit, non de touche, mais dans le choix du sujet. De la littérature de pinceau. Deux idéals vers lesquels est tourné tout ce monde. L’idéal anacréontique : des logogriphes, dont Eros est le sujet, fixés sur la toile avec la poussière de l’aile d’un papillon de nuit ; la mythologie reproduite en grisaille au travers d’une ingénuité sentimentale et niaise, inconnue de l’antiquité ; enfin des hannetons que de grands enfants semblent s’amuser à attacher par la patte contre les murs de marbre du Parthénon.

D’autre part, l’idéal anecdotier et de l’histoire en vaudeville, dont la trouvaille sublime est de composer un tableau, à l’instar de Molière lisant Le Misanthrope chez Ninon de Lenclos. Plus une main douée, plus une scélérate de patte, peignant, couvrant de pâte colorée, un morceau. Rien que des gens adroits, des malins volant le succès par le chemin de traverse de Paul Delaroche, par le drame, la comédie, l’apologue, par tout ce qui n’est pas de la peinture, — en sorte que sur cette pente, je ne serais pas étonné que le tableau à succès d’un de nos futurs Salons représentât, sur une bande de ciel, un mur mal peint, où une affiche contiendrait quelque chose d’écrit, excessivement spirituel.

11 juillet §

Parti de Paris pour Neufchâteau, sur la nouvelle que notre oncle le représentant est au {p. 198}plus mal. Enterrement le 13. Le salon en chapelle ardente avec la croix et l’écharpe de représentant sur le cercueil. Autour du cercueil, des compagnons d’armes, de vieux soldats, de vieux bonshommes encore verts, au ruban de la Légion d’honneur passé et devenu orangé : le souvenir de notre père vivant ça et là, et les fils de M. Charles, comme on nous appelle, passant dans des bras d’inconnus qui nous parlent de ceux qui ne sont plus. Puis les fermiers, en chapeaux noirs, venus de loin et tout poussiéreux, et les vieux serviteurs retraités, les domestiques septuagénaires ayant derrière eux leurs fils approchés de la fortune par le commerce et les négoces heureux : — dernière représentation de cette gens, de cette clientèle amie et dévouée qui faisait à la famille le cortège de ses noces, le convoi de ses funérailles, et ne laissait ni la joie ni la douleur isolée et personnelle, comme en notre temps de familles d’une génération.

Puis les groupes noirs de femmes en deuil suivant ici le mort jusqu’au bout, la haie des gardes nationaux qui ne rient pas, et toutes ces têtes associées des fenêtres pieusement au deuil.

Tout, en ce spectacle de la mort, a été digne, simple, décent, chose rare ! Il n’y a point eu un incident grotesque, et les fermiers même régalés à l’auberge, ont respecté le vin des funérailles.

Nous avons donc revu cette maison où est mort notre grand-père, ce joli modèle bourgeois de l’hôtel du xviiie siècle, cette façade de pierre blanche, {p. 199}tout égayée de serpentements de rocaille et de fleurettes, l’escalier à grands repos, la salle à manger au papier peint représentant des jardins de Constantinople peuplés de Turcs des Mille et une Nuits, la cuisine avec son puits dans une armoire et ses fusils au manteau de la cheminée, — enfin dans le jardin, la serre.

Elle est toujours une petite merveille, la serre, avec ses mansardes en œil-de-bœuf et ses statues fantaisistes aux pieds dans la gouttière, avec le fronton de sa porte représentant une face au gros rire jaillissant d’une fraise, un chapeau à plumes sur la tête, une moustache en l’air, une moustache en bas, et avec encore les trumeaux des fenêtres, les trumeaux où tous les symboles gais, tous les instruments sonnants de la fête et de la joie, tous les outils du plaisir, sculptés de verve et en plein relief, semblent le Memento vivere muet d’un autre siècle. Pauvre salle de spectacle, où jamais comédie ne fut jouée, et qui pourtant, s’élevant de terre et se parant de sculptures, dut prendre tant de place dans les rêves du bâtisseur de cette maison au temps jadis. Son nom, qui est quelque part dans un contrat de vente, je l’ai oublié, mais le personnage était un vieux marchand de sabots, — oui, un marchand de sabots artiste, — qui, sa fortune faite, avait donné asile, pendant deux ou trois ans, à deux sculpteurs italiens de passage dans la province, et qui, affolé de musique et de gentille sculpture, sur les marches de son perron, devant la fête de la façade de sa maison, amusait les échos {p. 200}de la grande place, debout toute la journée, penché sur le radotage d’un antique violon.

Là, dans la salle à manger d’hiver, Edmond a vu notre grand-père, le député du Bassigny en Barrois, à la Constituante, un petit vieillard bredouillant des jurons dans sa bouche édentée, et perpétuellement fumant une pipe éteinte, qu’il rallumait à chaque instant avec un charbon saisi au bout de petites pincettes d’argent, — une canne sur sa chaise à côté de lui. Un rude homme, qui n’avait pas eu toujours sa canne sur sa chaise, et qui, dans son château de Sommérecourt, dont il fatiguait la cantonade des colères de sa voix, avait façonné et formé, à coups de canne, une domesticité, qu’il avait trouvé le moyen de s’attacher ainsi. La vieille Marie-Jeanne remémore encore avec un ressouvenir affectueux et tendre les coups de canne distribués aux uns et aux autres. Elle-même n’a nullement gardé rancune d’avoir été, sur les ordres de notre grand-père, plusieurs fois plongée dans la pièce d’eau, pour lui rafraîchir le sang, quand elle éprouvait la tentation de se marier. Après tout, en ce temps, ces coups de canne étaient considérés comme une familiarité du maître à l’endroit du valet, et devenaient un lien entre eux. Du reste, un chef de famille pas commode ; notre père qui était chef d’escadron à vingt-cinq ans et qui passait pour un vrai casse-cou parmi ses camarades de la Grande Armée, racontait qu’il lui arrivait de garder dans sa poche, huit ou dix jours, une lettre de son père, avant d’oser l’ouvrir.

{p. 201}Ah ! cette vieille Marie-Jeanne, il faut l’entendre, dans le fond de la boutique de mercerie de son fils, contant avec sa voix cassée le bon temps de la famille, et rabâchant cette phrase : « Nous partions de Sommérecourt. Lapierre menait. Nous arrivions à Neufchâteau. Nous découvrions les crimes. Nous mettions en broche et nous repartions ! » Et dans les souvenirs de la vieille cuisinière associée à l’orgueil de la famille, confusément et comme par bouffées, revient le large train bourgeois du château de Sommérecourt, et la grande hospitalité donnée au prince Borghèse par mon grand-père.

L’oncle que nous venons de perdre était le frère aîné de notre père. Un parfait honnête homme, mais avec toutes les illusions de l’honnête homme, et absolument garé des leçons sceptiques du jeu de la vie, et croyant presque les lois d’une Salente bonnes pour la France, et ne guérissant pas de cette crédulité ingénue par quatre années de législature… C’était un ancien capitaine d’artillerie, un peu sourd, brusquement cordial, appelant tout le monde mon camarade, puis encore un homme de la campagne, doué de tout le bon que la nature donne aux bons êtres, incapable de vouloir du mal à ses ennemis, et qui portait cette bonté ainsi que son courage, sans effort, presque sans mérite, comme faisant partie de son tempérament. Au fond, la cervelle absorbée par les mathématiques, et passant la journée à faire sous une incessante promenade, du sable, des cailloux des petites allées de son jardin. Et dans la vie, {p. 202}incapable de discernement, incapable d’un conseil : le sens pratique des hommes et des choses lui manquant absolument, si bien qu’il s’entêta quelque temps à vouloir marier sa petite-fille avec un prétendu qu’il assurait devoir faire son bonheur, et dont il disait les mérites dans cette phrase : « Il m’a très bien expliqué le baromètre ! »

15 Juillet §

— Je suis entré dans la chambre de mon oncle. Quel est, demandai-je, ce portrait au-dessus de la porte, ce vieillard aux traits finauds, en jabot, en habit brun aux boutons d’acier, en perruque ?

— C’est, me répond mon cousin, un portrait que ton oncle n’a jamais voulu qu’on ôtât de là… un homme qui a eu un théâtre à Paris, où il avait fait inscrire dessus : Sicut infantes audi nos. — Il s’appelait, il s’appelait…

— Parbleu ! Audinot. Et qu’est-ce que fait Audinot ici ?

— Il était de Bourmont et ami de la famille, à ce qu’il paraît, et c’est lui qui payait à Paris les quartiers de pension de ton oncle et de ton père.

22 juillet §

Nous allons pour un voyage d’affaires à Breuvannes, à nos fermes des Gouttes… Breuvannes, la maison d’été de notre enfance, devenue une fabrique de limes et de tire-bouchons, toute pleine de cris et de grincements de machines ; les lucarnes du grenier, d’où mon père canonnait les polissons du village à coups de pommes, sont bouchées ; le {p. 203}mirabellier, toujours plein de guêpes et qui a fourni à tant et de si bonnes tartes, est remplacé par un appentis vitré ; et la chambre à four où le maître de danse apprenait des entrechats à l’aîné de nous deux, nous ne savons plus ce qui s’y fait.

J’aime l’habitude d’ignorer l’auberge et de descendre chez un ami. Vieil ami, ce Colardez, vieux complice de mon père dans les luttes électorales, et vieil hébergeur de la famille de père en fils. Imaginez un homme court et replet, la tête à la fois socratique et porcine, de petits yeux ronds pétillants de flamme, les lèvres appétentes, un double menton. Voici le dehors, quant au dedans, un grand esprit enterré vif dans un village, nourri de moelle spirituelle par la réflexion solitaire et une constante lecture, familier avec tous les hauts livres, un moment foudroyé par la mort d’un fils de onze ans, mais en train de reprendre son parti de la vie, « un cauchemar entre deux néants », un causeur à la parole espacée de mots qui font réfléchir, et jugeant à vol d’aigle, et allant au sommet des plus grandes questions, et enfermant sa pensée dans une formule nette, à arêtes coupantes, comme le métal d’une médaille ; un cœur tendre, mais un politique aux principes inflexibles, un génie dantonien auquel le théâtre et les circonstances ont manqué, le seul homme que j’aie vu préparé à tout et digne de tout9. {p. 204}

Ce captif dans ce trou, ce grand méconnu, parfois se console, en racontant que les derniers Clermont-Tonnerre, réfugiés dans un petit bois qui leur reste près de Saint-Mihiel, ont là, dépouillé le noble, presque l’homme, et que ces Clermont-Tonnerre, dont un aïeul, au dire de Mme de Sévigné, vendait cinq millions une terre de vingt-deux villages, aujourd’hui vêtus de peaux de bêtes, vivent dans ce bois, peuplent avec des bûcheronnes, — en train de revenir une race sauvage au xixe siècle, et parlant déjà une langue à eux, une langue qui recule au patois, au bégayement des peuples.

Morimond ! Il ne reste plus de la magnifique abbaye que de quoi faire la plus belle propriété mélancolique de France, soixante-dix arpents d’eau où se mirent des arbres centenaires renfermant, écroulées à leurs pieds, des pierres de taille à bâtir un petit Versailles.

Une servante nous sert à dîner à Lamarche, une servante dont les deux rigides bouts de seins ont usé l’indienne de son casaquin, et font deux petits ronds à claire-voie dans la trame effiloquée. C’est la séduction robuste et brutale de la Haute-Marne. Elle va, elle marche, elle volte sur ses larges pieds, élastique et lourdement rebondissante, et, vous frottant l’épaule, à chaque assiette qu’elle donne, de ces orbes à la Jules Romain, sur lesquels on se figure couché un Jupiter métamorphosé en taureau.

« Ah ! Messieurs, nous travaillons comme des satyres ! »

{p. 205}C’est l’originale phrase dont nous salue notre fermier Foissey des Gouttes, et comme nous lui demandons de faire manger sa fille avec nous, la mère, en train de faire des toutelots à la cuisine, nous crie : « Elle n’ose pas venir, elle dit qu’elle est trop maigre ! »

4 août §

Rose nous apporte des lettres de couvent trouvées dans l’étui de serge noire du livre de messe de sa nièce. C’est la correspondance d’une petite amie : du pathos mystique et amoureusement tendre. Le couvent développe chez les jeunes filles, destinées à être des femmes d’ouvriers, des côtés poétiques, hostiles au foyer laborieux. Tout ce tendre, tout ce vaporeux hystérique, toute cette surexcitation de la tête par le cœur, font de la religion catholique un mauvais mode d’éducation de la femme pauvre. Elle la prédispose à l’amour idéal, et à toutes les choses romanesques et élancées de la passion, qu’elle n’est pas destinée à trouver dans son mari.

20 août §

Me voilà en plein rêve de bien des gens, à la campagne, de l’argent dans ma poche, avec une femme bon garçon, vieille amie qui me raconte ses amants ; libres tous les deux, n’ayant à craindre l’amour ni l’un ni l’autre, et bien à l’aise.

Quelques jolis moments, comme de la voir dans la chambre en camisole, un peu de peau de-ci de-là, troussée et ballonnante, ou enfoncée dans un grand fauteuil avec des ronrons de chatte, ou bien encore, dans une allée retirée du parc, couchée tout de son {p. 206}long, les bras arrondis en couronne, et sa robe ondoyant tout autour d’elle, — paresseuse et blanche, enviée du regard par la marchande de coco tannée qui passe.

Mais la femme est femme. Celle-ci est parfaite à cela près, qu’elle est prise en mangeant d’une crise de narration. Dès que la soupe lui a ouvert la bouche, le dernier roman de La Patrie en découle, sans arrêt, sans suite au prochain numéro, à pleins bords. Et cela va jusqu’au légume, souvent jusqu’au dessert. L’étonnant est qu’elle mange, le miraculeux est qu’il finit par finir, l’insupportable est qu’elle veut être comprise.

Pour lui donner toutes les joies intellectuelles à sa portée, et nous nourrir avec elle de choses en situation, nous allons louer, au cabinet de lecture de l’endroit, le premier roman venu de Paul de Kock : L’Homme aux trois culottes. Elle lit cela le soir, les deux pieds allongés sur une chaise, un genou remonté entre le jupon et la jarretière rouge, scandant dramatiquement tout le mélodramatique de la chose, et nous avertissant par des temps, de formidables temps, de toute la couleur révolutionnaire du susdit romancier. Ô Providence, si tu existes, tes ironies sont d’un joli calibre… Dire que ça nous est infligé, à nous qui avons fait l’Histoire de la société pendant la Révolution !

Un homme admirable, après tout, ce Paul de Kock, pour avoir appris au public la révolution des légendes Pitt et Cobourg, pour avoir immortalisé {p. 207}poncivement tous ces types consacrés qui traînent dans les mémoires idiotes, toutes ces vieilles connaissances du préjugé populaire, tous ces personnages du drame salé de gros rires et de larmes bêtes : l’émigré hautain, le jeune républicain sentimental, platonique et honnête, la femme, adultère déesse de la liberté, le portier dénonciateur dont le caractère moral est une queue de renard à son bonnet… Oh ! la belle chose de n’avoir rien dérangé dans l’instinct et l’idée préconçue du petit boutiquier, d’en avoir tiré toute sa fable, et d’avoir fait une révolution à côté de l’autre — une révolution plus typique, plus historique, et populaire à la façon d’une imagerie de canard.

Et puis des cartes. Car il faut cela, Paul de Kock et des cartes. Deux tueurs de temps et deux amis de la femme restée femme du peuple sous la soie, et qui gagne sa vie avec le plaisir.

Un curieux travail sur ce petit diable de Loudun que le champagne transvase dans la femme, sur cette petite bête hystérique qu’il déchaîne, qu’il lâche en elle et qui court jusqu’au bout de ses doigts, soudain frémissants et prêts à pincer, de ce rien de gaz qui met en folie sa matrice et sa cervelle, apporte un frétillement agressif à ses nerfs, un glapissement à sa voix.

La femme ne se suffit pas. Elle ne va pas toute seule de soi. Sa fébrilité a besoin d’être remontée, {p. 208}de recevoir une impulsion, un la. Il faut qu’on lui fouette le temps, la pensée, la causerie, les nerfs. Si elle n’est tenue impérieusement en haleine, vous avez chez elle la rêvasserie insipide.

La femme aime naturellement la contradiction, la salade vinaigrée, les boissons gazeuses, le gibier faisandé, les fruits verts, les mauvais sujets.

La femme semble toujours à avoir à se défendre de sa faiblesse. C’est à propos de tout et de rien, un antagonisme de désirs, une rébellion de menus vouloirs, une guerre de petites résolutions incessantes et comme faites à plaisir. La combativité est, à ses yeux, la preuve de son existence.

La femme gagne à ces batailles sourdes, courtoises, mais irritantes, une domination abandonnée, des victoires sur la lassitude, en même temps qu’un tantinet de mépris de l’homme, qui n’aime à se dépenser qu’en gros et non en détail sur de toutes petites choses.

La domination est la volonté fixe de la femme. L’exigence est son moyen, la patience sa force.

Au fond la lorette n’est que l’exagération de la femme.

23 août §

Murger nous dit l’oraison funèbre de Planche par Buloz : « J’aimerais autant avoir perdu 20 000 francs. »

{p. 209}La vérité est que le vieux Buloz versa de vraies larmes sur son ami, qui a pu avoir l’horreur de l’eau, mais qui a été un caractère noble et désintéressé. Édouard Lefebvre nous conte ce soir ce fait, un fait rare en ce temps. Lorsque Louis Napoléon était à Ham, écrivant des livres en littérateur d’occasion, il envoyait sa copie pour être revue à Mme Cornu. La femme du peintre qui était en relation avec la Revue des Deux Mondes, la confiait à Planche qui la remaniait avec beaucoup de travail et de soin. Louis Napoléon le sut, et quand il fut nommé président, il faisait proposer, à Planche, sans conditions aucunes, la direction des Beaux-Arts. Planche refusa.

Septembre §

Château de Croissy… J’ai regretté Decamps à la messe de ce matin : d’un rien, avec ces gueules à peine ébauchées de chantres de village, quel beau lutrin de singes il eût fait !

* * *

— Relu Les Paysans de Balzac. Personne n’a dit Balzac homme d’État, et c’est peut-être le plus grand homme d’État de notre temps, le seul qui ait plongé au fond de notre malaise, le seul qui ait vu d’en haut le déséquilibrement de la France depuis 1789, les mœurs sous les lois, les faits sous les mots, l’anarchie des intérêts débridés sous l’ordre apparent, les abus remplacés par les influences, l’égalité devant la loi annihilée par l’inégalité devant le juge, enfin le mensonge de ce programme de 89 qui a remplacé le nom par la pièce de cent sous, {p. 210}fait des marquis des banquiers — rien de plus.

Et c’est un romancier qui s’est aperçu de cela.

* * *

— De la confusion des langues à la tour de Babel, sont nés : Pierrot qui s’en joue, et les traducteurs qui en vivent.

Octobre §

Le café Riche semble en ce moment vouloir devenir le camp des littérateurs qui portent des gants. Chose bizarre, les lieux font les publics. Sous ce blanc et or, sur ce velours rouge, les hommes de la Brasserie n’osent pas s’aventurer. Du reste, leur grand homme, Murger, est en train de renier la Bohème, et de passer, armes et bagages, aux lettrés, gens du monde. Là-bas on crie à la défection, à la trahison du nouveau Mirabeau. C’est, au fond, dans le salon donnant sur la rue Le Peletier, que se tiennent, de onze heures à minuit, sortant du spectacle ou de soirée, Saint-Victor, About, Mario Uchard, Fiorentino, Villemot, l’éditeur Lévy et le nerveux Aubryet, dessinant avec son doigt dans le bain de pied des consommations répandu sur les tables, ou malmenant soit les garçons soit M. Scribe.

Dans le salon d’entrée, on aperçoit quelques oreilles tendues qui boivent les paroles de notre cénacle, des oreilles de gandins qui finissent de manger leurs petites fortunes, des oreilles de jeunes gens de la Bourse, de commis de Rothschild qui ramènent du Cirque ou de Mabille, quelques lorettes {p. 211}de la première catégorie, auxquelles ils offrent le passe-temps d’un fruit ou d’un thé, en leur montrant de loin, du doigt, les premiers rôles de la troupe.

Baudelaire soupe aujourd’hui à côté de nous. Il est sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Au fond, une recherche voulue, de petites mains, lavées, écurées, soignées comme des mains de femme — et avec cela une tête de maniaque, une voix coupante comme une voix d’acier, et une élocution visant à la précision ornée d’un Saint-Just et l’attrapant.

Il se défend obstinément, avec une certaine colère rêche, d’avoir outragé les mœurs dans ses vers.

* * *

— Un gouvernement serait éternel à la condition d’offrir, tous les jours, au peuple un feu d’artifice et à la bourgeoisie un procès scandaleux.

Mercredi 21 octobre §

Lu notre pièce : Les Hommes de lettres, à Paul de Saint-Victor, Mario Uchard, Xavier Aubryet. Le cinquième acte paraît un peu lyrique, et Saint-Victor trouve que la mort de notre homme de lettres est trop une mort de sensitive10. Nous nous décidons à le retrancher.

Samedi 24 octobre §

Nous allons remettre notre pièce en quatre actes à Uchard, qui s’est chargé de la présenter avec Saint-Victor au Vaudeville.

Lundi 26 octobre §

{p. 212}Notre pièce commence à grouiller. Elle est annoncée dans L’Entr’acte, Le Nord, Le Pays, etc. Ce soir, La Presse affirme que nous sommes reçus. Cela commence à nous inquiéter comme un mauvais présage.

Ce soir, au café du Helder, Saint-Victor me dit qu’il a présenté aujourd’hui la pièce à Goudchaux, et qu’il doit avoir la réponse, mercredi.

Mardi 27 octobre §

Passé à L’Artiste. Les réclames autour de notre pièce — reçue dans les journaux seulement, hélas ! — mettent L’Artiste à mes pieds, Aubryet me salue comme un succès, m’adresse la parole comme à un grand homme, et moi-même, je me mets à lui parler comme du haut d’un piédestal. Mille propositions de courriers de Paris, de biographies, etc., etc.

Mercredi 28 octobre §

Mauvaise nuit. La bouche sèche comme après une nuit de fièvre. Des espérances qu’on chasse et qui reviennent. Et des émotions, et des mauvais pressentiments. Nous sommes trop nerveux pour attendre tranquillement la réponse chez nous, et nous nous sauvons à la campagne, regardant bêtement à la portière du chemin de fer passer les maisons et les arbres. D’Auteuil nous gagnons le pont de Sèvres, nous avons besoin de marcher. Là, dans les vapeurs bleues, dans l’or de l’automne, au-dessus du Bas-Meudon, le bord de rivière inspirateur de notre pauvre En 18.. ; nous allons devant nous {p. 213}au hasard, sur la route de Bellevue. Dans le sentier étroit, nous rencontrons, tenant une blonde petite fille à la main, une ci-devant demoiselle, maintenant une mère que l’aîné de nous deux a eu, pendant huit jours, la très sérieuse intention d’épouser, et qui nous rappelle du bien vieux passé… Il y a des années qu’on ne s’est vu. On s’apprend les mariages et les morts, et l’on vous gronde doucement d’avoir oublié d’anciens amis… Et nous voilà dans la maison du docteur Fleury, causant avec Banville, quand tombe dans notre conversation le vieux dieu du drame, le vieux Frédérick Lemaître… Dans tout cela, par tous ces chemins, en toutes ces rencontres, dans ce que le hasard fait repasser devant nous de notre vie morte, dans ces revenez-y de notre jeunesse qui semble nous promettre une vie nouvelle, nous roulons, écoutant et regardant tout comme un présage, tantôt bon, tantôt mauvais, pleins de pensées qui se heurtent autour d’une idée fixe, prêtant aux choses un sentiment de notre fébrilité et croyant, dans un air d’orgue qui passe, entendre l’ouverture de notre pièce.

En rentrant : rien.

Jeudi 29 octobre §

Plus la moindre espérance. L’épigastre inquiet, la tête vide, le toucher émotionné, et pas le courage d’aller au-devant de la nouvelle. Battu les quais, usé l’idée fixe avec la fatigue des jambes toute la journée.

Le soir, dans l’impossibilité du travail, nous {p. 214}remontons tous deux, en fumant des pipes, à nos souvenirs de collège, alternant de la voix et de la mémoire : Jules contant le collège Bourbon, et ce terrible professeur de sixième, cet Herbette qui fit toute son enfance heureuse, malheureuse, le poussant sans miséricorde aux prix de grands concours, puis, plus tard, ce professeur de seconde, auquel il déplut pour faire autant de calembours que lui, et aussi mauvais, enfin cette bienheureuse classe de rhétorique, où il fila presque toute l’année, fabriquant en vers un incroyable drame d’Étienne-Marcel, sur la terrasse des Feuillants, averti de l’heure de la rentrée à la maison par la musique de la garde montante se rendant au Palais-Bourbon, et les rares fois où il se montrait au collège, passant la classe à illustrer Notre-Dame-de-Paris de dessins à la plume dans les marges : Edmond contant ce Caboche, cet excentrique professeur de troisième du collège Henri IV, qui donnait aux échappés de Villemeureux, à faire en thème latin le portrait de la duchesse de Bourgogne de Saint-Simon, cet intelligent, ce délicat, ce bénédictin un peu amer et sourieusement ironique, ce profil original d’universitaire, resté dans le fond de ses sympathies, comme un des premiers éveilleurs chez lui de la compréhension du beau style, de la belle langue française mouvementée et colorée, ce Caboche qui, un jour, à propos de je ne sais quel devoir, lui jeta cette curieuse prédiction : « Vous, monsieur de Goncourt, vous ferez du scandale ! »

9 novembre §

{p. 215}Été au Petit-Trianon pour pénétrer dans le chez soi intime de Marie-Antoinette. Voilà donc ce joujou de reine, dont on a fait une si monstrueuse folie, ce Trianon le grand chef d’accusation contre la pauvre femme. Mais les moindres financiers ont fait bien pis, et je ne sache pas qu’une pièce du mobilier ait été payée le prix que Mme de Pompadour avait accordé pour une chaise percée, destinée au château de Bellevue : 800 livres de pension que touchait un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, au dire de d’Argenson.

Le bon Soulié, qui nous guide, nous dit combien cette Marie-Antoinette, cette ombre charmante et dramatique de l’histoire, est l’occupation de la pensée de l’étranger. C’est M. de Nesselrode lui demandant à lui indiquer l’endroit de l’entrevue d’Oliva, et lui envoyant Georgel à lire, et que le diplomate sait par cœur. C’est le prince Constantin, amoureux de son souvenir, et laissant presque éclater de la colère, de ne pouvoir rester, toute la journée, à causer d’elle, si près d’elle.

Et nous allons religieusement émus dans ce passé tout présent, tout vivant encore en ces arbres, ces eaux, ces rochers, ces pavillons, cet opéra-comique de la nature, cette berquinade de la princesse et d’Hubert-Robert, marchant peut-être où elle a marché, et coudoyant des bourgeois irrespectueux, et où rien ne rappelle plus la royauté qu’une sentinelle ridicule, du haut d’un pont rustique, s’efforçant d’empêcher un cygne en fureur de battre les autres.

{p. 216}Dans tout le palais-bonbonnière, dans la salle de spectacle, des traces bourgeoises, ainsi qu’un mouchoir à carreaux bleus d’invalide traînant sur un canapé de Beauvais. Le roi Louis-Philippe a fait partout coller, sur le souvenir de Marie-Antoinette, du papier à vingt-deux sous, et partout fourré de l’acajou et du velours d’Utrecht.

15 novembre §

Je retourne chez Mario Uchard. Il a vu Goudchaux. Le théâtre étant encombré de pièces dans le moment, Les Hommes de lettres ne sont pas reçus… Dans la journée, nous songeons à livrer encore une bataille sur le terrain choisi par nous, à faire tout le contraire de ce qui se fait ordinairement, — à tirer un roman de notre pièce.

23 novembre §

Un fier balayage de fortune — ce Paris — et la mort aux jeunes gens… et si vite, et avec si peu d’aventures, si peu de bruit. Ah ! le boulevard en mange diablement de ces caracoleurs, de ces viveurs. Un an, deux ans au plus — et brûlés.

Je rencontre un garçon de ma famille qui a coupé ses dettes à temps, qui s’est rangé, qui a pris racine dans la vie provinciale, qui s’est fait à son cercle de sous-préfecture, aux jours qui se suivent et se ressemblent, à l’hiver à la campagne.

— Et un tel ? lui demandai-je. — Il a un conseil judiciaire… il empruntait à 400 pour 100 à des {p. 217}messieurs qu’il rencontrait aux courses. Ah ! ce qu’il a mangé, celui-là, en bêtes de somme… et en bêtes d’amour ! — Et le gros que je voyais toujours chez toi ? — Il est en fuite, il répondait pour son père, son père a croulé. — Et l’autre si gai ? — Il s’est retiré avec sa maîtresse en Dordogne, au diable, dans sa dernière ferme… Il fait le piquet avec son curé. — Et tu sais, Chose ? — Ah ! Chose, il a fini par un fait-divers… il s’est fait sauter le caisson… un coup de pistolet, vlan !

C’est une série de catastrophes, de misères, de ruines, ou de chutes dans le pot-au-feu.

4 décembre §

Beaufort, le nouveau directeur du Vaudeville, a dit à Saint-Victor que notre pièce n’est ni refusée ni acceptée, seulement il n’ose pas la jouer dans ce moment ; il y voit un danger et veut attendre.

* * *

— Béranger, l’Anacréon de la garde nationale.

* * *

— Le fils de notre crémière nous fait demander de lui prendre des billets d’assaut de boxe. Il s’appelle Victor, et ce nom a l’air d’être connu du public. On se fait en général l’image d’un bœuf, d’un lutteur savatier, mais le vrai est plus joli, plus original que l’imagination. Ce garçon-là est un svelte Hercule, surmonté d’une petite tête de Faustine, et c’est merveille de voir cette fine et délicate tête au milieu des coups de pied et des coups de poing, toujours souriante d’un rire retroussé, avec {p. 218}les petites rages et toutes les perfidies nerveusement féroces d’une physionomie de femme en colère.

* * *

— Il n’est pas impossible que, dans une grande douleur, une femme oublie de penser à la façon de sa robe de deuil.

Lundi 7 décembre §

Dîné hier chez Mario Uchard. Nous étions Saint-Victor, le marquis de Belloy, un gros gaillard sanguin, à la tournure d’un gentilhomme de cheval et de chasse ; Paul d’Yvoy, un Belge, chargé de raconter tous les jours Paris à Paris, les cheveux blancs, la figure aimable, l’air d’un hussard de cinquante ans ; Augier, un académicien qui fume la pipe, gras et nourri comme la prose de Rabelais, et bon vivant et beau rieur, et portant tout autour de son crâne, un peu dénudé, une couronne de petites mèches frisées, autour desquelles se sont enroulées nombre d’amours de femmes de théâtre, et Murger en habit noir.

Un dîner et une soirée, où la conversation, sortant des commérages sur les bidets de courtisanes et les tables de nuit d’hommes connus, se balança sur les hautes cimes de la pensée et les grandes épopées de la littérature, avec toutes sortes d’éclairs des uns et des autres, et avec les violences et les sorties de Saint-Victor, se déclarant Latin de la tête au cœur, et n’aimant que l’art latin, et les littératures et les langues latines, et ne rencontrant sa patrie, que lorsqu’il se trouve en Italie… Cette {p. 219}profession de foi, suivie d’un débordement d’exécration pour les pays septentrionaux, disant que le Français chez lui serait peut-être indifférent à une invasion italienne ou espagnole, mais qu’il mourrait sous une invasion allemande ou russe. Murger conte les vrais meurt-de-faim du Paris artiste, et leurs campements sur les bords de la Bièvre dans des cabanons d’Osages… Puis la suspension de La Presse nous ramène, nous tous, hommes de plume, aux regrets du règne de Louis-Philippe, aux mea culpa de chacun, de ses niches, de ses gamineries, de ses vers à la Barthélemy contre le Tyran. Le marquis de Belloy rappelle ces cochers d’omnibus qui, rencontrant dans l’avenue de Neuilly, la modeste berline du souverain, soulevaient leur chapeau, en ayant l’air de le saluer, et se penchant, lui criaient dans les oreilles : « M… pour le roi ! »

À la fin de la soirée, Saint-Victor, enterré au coin du feu dans un grand fauteuil, en une digestion de César replet, s’allume tout à coup, nous entendant causer de la Révolution et du vil prix des belles choses du xviiie siècle en ces années, et s’écrie, soulevé tout droit :

— Hein ! si on pouvait revivre dans ce temps-là, seulement trois jours !

— Oh ! oui, faisions-nous, voir tout cela !

— Mais non, pour acheter… tout acheter et tout emballer, quel coup !

* * *

— L’excès du travail produit un hébétement tout {p. 220}doux, une tension de la tête qui ne lui permet pas de s’occuper de rien de désagréable, une distraction incroyable des petites piqûres de la vie, un désintéressement de l’existence réelle, une indifférence des choses les plus sérieuses telle, que les lettres d’affaires très pressées, sont remisées dans un tiroir, sans les ouvrir.

* * *

— On parlait au café d’un journaliste bien connu, et je ne sais qui racontait qu’aussitôt que quelqu’un entrait un peu dans son intimité, le journaliste le couchait sur un livre, un vrai livre de banquier, avec d’un côté la recette, de l’autre la dépense, et au premier service qu’il lui rendait, marquait un chiffre à la dépense, et si l’autre ripostait, marquait un point à la recette : faisant la balance, tous les mois, pour que son amitié fût toujours à la tête d’un actif considérable.

* * *

— Vu, en allant à la Bibliothèque, un spectacle très humoristique, très fantaisiste : un gros chien de Terre-Neuve s’élançant avec des aboiements furieux contre un des jets d’eau de la Fontaine Louvois, et s’efforçant de le mordre, de le mettre en pièces, de l’étrangler, et revenant vingt fois, trente fois, avec des contorsions enragées et risibles contre le jet d’eau toujours jaillissant.

* * *

13 décembre §

… À la sortie de cette soirée, on m’entraîne dans une maison d’amour, dont les attachés d’ambassade parlent comme d’un {p. 221}paradis des Mille et une Nuits. Un salon de dentiste décoré de papier grenat à fleurs, de divans de velours de coton rouge, de glaces aux cadres sculptés à la serpe par des Quinze-Vingts, d’une pendule représentant un jeune berger donnant à manger à une chèvre, en zinc imitant le bronze, d’un plafond peint où l’on voit, comme sur le couvercle d’une boîte de dragées de la rue des Lombards, deux Amours dans une couronne de fleurs.

Dix femmes panachées, bleues, roses, blanches, jaunes, sont couchées, affalées, vautrées sur les divans, en des coquetteries de bestiaux et avec de petits trémolo bêtes de leurs mules rouges. La conversation est celle-ci : « Sais-tu toi pourquoi les jeunes filles n’aiment pas l’architecture gothique ? — Oh ! Ah ! Ah ! Oh ! — C’est parce qu’elles n’aiment pas les vitraux… Qu’on devine l’ordure. Je ne veux pas la dire. Toutes vous entourent pour un soda, vous embrassent pour un soda, vous lichent pour un soda ; il y en a même qui vous promènent en vous offrant à l’admiration des autres, et en criant : « Qu’il est bel homme ! » — toujours pour un soda.

Et c’est ça, cette débauche insipide ! le plaisir et l’excès de toute la jeunesse élégante, bien élevée, même intelligente.

Je monte dans une chambre : c’est une très mauvaise chambre d’auberge dans une ville où les diligences ne passent plus.

Il faut convenir que les Parisiens d’aujourd’hui ne sont pas bien difficiles sur la mise en scène de leur {p. 222}plaisir. Ils n’exigent vraiment pas grande sauce à leur jouissance. Comment ! rien que ce petit hôtel garni pour les sens du xixe siècle. Pas un palais, des fleurs, des eaux chantantes, un entour féerique, des peintures, des femmes nuagées de gaze : ce qui invitait, et qui conviait et qui allumait les sens de l’antiquité, tout cet art magnifique enfin, ouvrant la porte du lupanar romain.

Et je pensais très tristement, que si demain Montmartre devenait un Vésuve, et qu’il enterrât sous sa lave Paris, je pensais à l’étonnement des fouilleurs des siècles futurs, quand sortirait de la lave ou de la cendre, le Priapeion célèbre de Paris. Ce serait à faire croire à la postérité, que nous fûmes un peuple de portiers mettant à c… des laveuses de vaisselle, à peine décrassées, dans le décor et le mobilier riche d’un roman de Paul de Kock.

Année 1858 §

Samedi 30 janvier 1858 §

{p. 225}Dans la disposition d’esprit de nous amuser au bal de l’Opéra, et devant un perdreau truffé et des sorbets au rhum, servis dans un cabinet de Voisin, Alphonse nous conseille, de la part de son oncle, d’être prudents, nous avertit que le gouvernement continue à être fort mal disposé contre nous. Bonsoir le plaisir de cette nuit, et, les nerfs montés, il nous vient des idées d’exil volontaire, et la tentation d’aller fonder en Belgique un journal, où nous montrerons aux gouvernants du moment, que nous avons certaines qualités de pamphlétaires.

13 février §

Je vais voir un jeune homme de ma connaissance, que je trouve grippé au coin de son feu, et occupant sa soirée ainsi. Il avait devant lui une brochurette qui était le prospectus de M.  {p. 226}Wafflard, entrepreneur des pompes funèbres, avec les prix de toutes les classes depuis la dixième jusqu’à la première, et où rien n’est oublié dans cette carte de la mort : le nombre des prêtres, des cierges, des franges, et où même une gravure sur bois, en haut de chaque classe, représente fidèlement ce qu’on aura pour son argent.

Je feuillette la brochure et trouve en marge d’une page une addition au crayon, montant à quatre mille et quelques cents francs, — addition que son père, entré pour lui dire bonsoir, avant de sortir, regarde, et mis soudainement en gaîté — ainsi qu’un père sceptique qui aurait compris.

Son père sorti, moi qui ne comprenais pas, je lui demandai : « Mais pour qui diable fais-tu ce travail-là ? — Pour mon père ! » répondit tranquillement mon jeune ami.

Les plus grands comiques n’ont jamais imaginé une si féroce chose. Au coin du feu, comme distraction d’un rhume, faire, tranquillement et posément et raisonnablement, la facture de la mort de son père en parfaite santé. Et notez que mon jeune ami avait tout allié dans son devis, les convenances à l’économie, les nécessités de la position sociale de son père avec le mépris des fausses dépenses, et le convoi de seconde classe avec la messe de première.

Vendredi 26 février §

Mario Uchard nous emmène à sa répétition du Retour du mari au Théâtre-Français… Dans la demi-nuit de la salle emballée, une {p. 227}grande filtrée de lumière pareille à la lumière d’un glacier sur un côté de la salle ; tout en haut, par une ouverture du paradis, le jour du dehors frappant sur les rideaux rouges des loges, sur le lustre au milieu de l’obscurité, scintillant en huit ou dix points de petits rubis et de petits saphirs ; et en l’orchestre, et en la salle vide, çà et là, des taches noires comme pochées par Granet, qui sont une vingtaine de spectateurs ; et la rampe basse, et au-dessus du plafond qui s’abaisse lentement, pour rejoindre les décors, des trouées d’échafaudages bleuissants qui semblent la charpente d’un clocher éclairé par un clair de lune.

On charge de braise les chaufferettes traditionnelles et monumentales de la maison de Molière, et la répétition commence avec un sac de bonbons sur une fausse cheminée. Mme Plessy est en brûleuse de maison ; Provost arrive en retard, plié en deux par un rhumatisme ; l’amoureux, tout emmitouflé, joue enfoui dans un cache-nez, et les acteurs, tout en faisant le geste d’ôter leur chapeau, le gardent… Quelque chose de bourgeoisement fantomatique.

5 mars §

Curieux êtres que nos étourdis, nos dissipateurs, nos fous ! qui ne jettent au vent que l’argent des usuriers. La fortune leur vient-elle, les voilà tout à coup rangés, sages, économes, comptant et liardant. X… ce dernier des fils de famille sans famille, ce type d’enfant prodigue, a positivement dans le moment de l’argent à lui. Hier il a ouvert {p. 228}son secrétaire devant des amis, leur a montré quinze cents vrais billets de cent francs, les a feuilletés plusieurs fois, a soupiré… et les a fait rentrer dans le tiroir où ils étaient, en disant : « Je sais que je vous dois à tous de l’argent, mais c’est une drôle de chose, ça m’ennuie de vous le rendre ! Voulez-vous me tenir quitte pour un souper ? »

* * *

— Un prêtre que je connais à travers des gens de notre intimité, disait dernièrement à une femme, dont le mari commence à se refroidir auprès d’elle : « Il faut, voyez-vous, ma chère enfant, qu’une femme honnête ait un petit parfum de lorette ! »

* * *

— Raphaël a créé le type classique de la vierge par la perfection de la beauté vulgaire, — par le contraire absolu de la beauté, que le Vinci chercha dans l’exquisité du type et la rareté de l’expression. Il lui a attribué un caractère de sérénité tout humaine, une espèce de beauté ronde, une santé presque junonienne. Ses vierges sont des mères mûres et bien portantes, des épouses de saint Joseph. Ce qu’elles réalisent, c’est le programme que le gros public des fidèles se fait de la Mère de Dieu. Par là, elles resteront éternellement populaires : elles demeureront de la vierge catholique, la représentation la plus claire, la plus générale, la plus accessible, la plus bourgeoisement hiératique, la mieux appropriée au goût d’art de la piété.

La Vierge a la chaise sera toujours l’Académie de la divinité de la femme.

7 mars §

{p. 229}… Un individu étrange avec lequel Gavarni se fait une fête de dîner un de ces jours. C’est un Italien, au passé inconnu, vivant autrefois à Londres où il tirait de connaissances, à peu près tous les jours, de quoi risquer quelques schellings dans les maisons de jeu de la populace. Habitué d’un tripot où il était défendu de dormir, et où il n’y avait rien pour s’asseoir, on l’appelait la mouche, par l’habitude qu’il avait prise de dormir, appuyé contre les murs. Un soir, le jeu s’avive, et un souverain tombe de la table et roule jusqu’à lui. Il avance un pied nu sous une botte qui n’avait guère que le dessus, et saisissant la pièce d’or avec l’orteil, il reste jusqu’au matin, sans le ramasser, de peur d’être soupçonné. Le matin, pour la première fois de sa vie, se trouvant au monde avec un souverain dans sa poche, cet homme, qui ne se couchait jamais, songea à coucher dans un lit. Il frappe à une maison garnie, où il est reçu. À dix heures il est réveillé par la bonne qui lui demande s’il veut déjeuner avec ses maîtresses, deux vieilles governess. Il plaît, devient, quelques jours après, l’amant de l’une, l’épouse, donne bientôt à toutes les deux le goût du jeu, et les ruine. Puis quand il les a ruinées, il fait convertir sa femme au catholicisme, puis sa belle-sœur, et, de l’argent reçu des lords catholiques, tente le jeu à Hombourg, gagne 200 000 francs, reperd et maintenant… Savez-vous ce qu’il fait ? Il va de cabaret en cabaret, autour de la barrière de l’Étoile, organiser une société de-jeu parmi les compagnons maçons, pour laquelle il {p. 230}ira jouer en Allemagne, sous la surveillance d’un comité d’une dizaine de maçons, costumés en habit noir, et qui n’auront qu’à manger et à se promener.

12 mars §

Ce soir on cause de 1830, et le marquis de Belloy, pour nous donner une idée de la confraternité de ce temps, et des folies excentriques et généreuses, et des choses ridicules et grandes qu’elle amenait, nous raconte cette anecdote. Quelque temps avant la représentation de Marion Delorme, il écrit à un ami, étudiant de médecine en province. L’ami trouve de la tristesse dans la lettre, croit à un manque d’argent, ramasse la monnaie qu’il peut, et la lui apporte à Paris. De Belloy n’en avait pas besoin, il le remercie, l’empêche de repartir, et le mène le soir chez sa maîtresse.

Alors, une vie à trois, du matin au soir, pendant quelques jours. Puis, tout à coup, de Belloy ne voit plus son ami, il passe un matin chez lui, et trouve au lit… un monstre. Son ami s’était rasé cheveux, sourcils, barbe, moustaches, et il confesse à de Belloy que, devenu amoureux de sa maîtresse, il a voulu se mettre dans l’impossibilité de la revoir. Et le soir, qui était le jour de la première de Marion Delorme, cet ami modèle, amené au théâtre, faillit faire tomber la pièce. Chaque fois qu’il se retournait pour imposer silence au classicisme, la figure de ce monstre, enthousiaste et glabre, faisait éclater de rire la salle.

19 mars §

{p. 231}Reçu la première feuille de l’Histoire de Marie-Antoinette.

26 mars §

Au Jardin des Plantes… Peu de dépense d’imagination de la part du Créateur. Beaucoup trop de répétitions de formes chez les animaux… Comme nous regardions engloutir une grenouille dans la tête en triangle d’un serpent, et descendre dans son cou à la façon d’un ressort de laiton distendu, une femme, en compagnie de sa bonne, regardait, elle aussi, en détournant les yeux, et criait avec une sensibilité qui faisait du bruit : « C’est affreux ! » J’avais à côté de moi la grande marchande de chair humaine de notre temps : Élisa, la Farcy II.

Plus loin, aux herbivores, devant l’hippopotame ouvrant, à fleur d’eau, cette chose rose et immense et informe, cette bouche ressemblant à un lotus gigantesque fait de muqueuses, c’est Vigneron le lutteur.

Voici donc la promenade et la distraction de ces deux débris du monde antique dans la société moderne : l’athlète et la matrulle.

31 mars §

« Vous ne serez jamais décorés ! » C’est ainsi qu’un ami commence le récit suivant : À Biarritz, il y a une bibliothèque de 25 volumes, votre Histoire de la société française pendant le Directoire s’y trouvait. Damas-Hinard dit à l’Impératrice : « Lisez ce livre, un livre nouveau qui vous {p. 232}intéressera. » L’Impératrice prend le livre, se met à le lire, et tout à coup part d’un grand éclat de rire. L’Empereur s’approche, interroge ; l’Impératrice lui montre le mot tétonnières appliqué aux femmes du Directoire. L’Empereur regarde, relit, s’assure de l’épithète, — et ferme sévèrement le livre.

* * *

Avril. — Nous feuilletons depuis quelque temps une sage-femme, intéressante comme la portière de l’existence humaine. Le mouvement instinctif du nouveau-né, lorsqu’il sort de son premier domicile, et qu’il est encore oscillant à l’ouverture, ce mouvement, ce premier acte de vie, est de redresser la tête et de la soulever vers la lumière : cœlumque tueri jussit.

11 avril §

Dans un angle glacé de la place Royale, il y deux coupés qui se morfondent à une porte, des sergents de ville, et une queue de ménages du Marais, de ménages à la Daumier, et, derrière ces ménages, de petites ouvrières en cheveux. C’est là. Je monte avec ceux qui montent. Et d’abord une grande pièce éclairée par le jour morne d’une cour, et, tout autour, dans des poses affaissées et pleurantes, les hardes de la morte, hardes de femmes, hardes de reines ; les sorties de bal de satin blanc et les robes d’Athalie, tous les chiffons-reliques de ce corps, tous les costumes de cette gloire, accrochés en grappes, comme aux murs d’une Morgue, avec un aspect d’enveloppes fantomatiques et de vêtements {p. 233}ondoyants et radieux de rêves, immobilisés et morts au premier rayon du jour.

Quelques marchandes à la toilette s’en vont le long de ces nippes orgueilleuses et flétries, semblant, dans la tunique de Camille, chercher l’accroc de l’épée de son frère…

« Passez, messieurs et dames ! » fait la voix glapissante d’un crieur qui pousse par les épaules la foule hébétée.

À côté, voici l’argenterie et les seaux de Champagne, que certes ni Meissonier ni Germain n’ont ciselés, trois nécessaires de voyage, quelques livres en misérable habit, en demi-reliure, des diamants ; un reliquaire de bijoux dessiné sur les étrusques du Vatican et du Museo Borbonico, une parure zingare aux pierres sans valeur, montée par quelque Gilles l’Égaré du royaume de Thunes, un odieux service de dessert en porcelaine peinte et des tasses de Sèvres moderne.

« Passez, messieurs et dames », glapit encore la voix.

Et c’est le salon : un salon de tapissier du Marais. Puis, la chambre à coucher, avec son petit lit en bois noir, aux rideaux de soie bleue, et jetés dans toute la chambre, sur le lit, les fauteuils, les chaises, des dentelles, des volants d’Angleterre, des garnitures de Malines, des mouchoirs de Valenciennes, qu’une vieille, toute jaune, assise au chevet du lit, surveille et couve de son œil cupide et juif. « Passez… » répète encore la voix.

{p. 234}E tutto… Et voilà ce que laisse Rachel : des diamants, des bijoux, de l’argenterie, des dentelles, des demi-reliures et du faux Sèvres.

* * *

— Dans le nu, peint, sculpté, décrit, quelques-uns ne voient que la ligne du Beau. D’autres y voient toujours la peau de la femme et sa tentation. Il y a du Devéria pour certaines gens dans la Vénus de Milo.

* * *

— Relu Le Neveu de Rameau. Quel homme, Diderot ! quel fleuve, comme dit Mercier !… Et Voltaire est immortel et Diderot n’est que célèbre. Pourquoi ? Voltaire a enterré le poème épique, le conte, le petit vers, la tragédie. Diderot a inauguré le roman moderne, le drame et la critique d’art. L’un est le dernier esprit de l’ancienne France, l’autre est le premier génie de la France nouvelle.

16 avril §

Sceptique, être sceptique, professer le scepticisme, hélas ! une mauvaise voie pour faire son chemin. Et d’abord, le moyen du scepticisme n’est-ce pas l’ironie, la formule la moins accessible aux épais, aux obtus, aux sots, aux niais, aux masses ? Puis cette négation, ce doute de tout, choque les illusions de tous, ou du moins celles que tous affichent : le contentement de l’humanité qui suppose le contentement de soi, — cette paix de la conscience humaine, que le bourgeois affecte de donner comme la paix de sa conscience particulière.

23 avril §

{p. 235}Nous revenons de chez Gavarni avec Guys, le dessinateur de l’Illustrated London.

Un petit homme à la figure énergique, aux moustaches grises, à l’aspect d’un grognard ; marchant en boitaillant, et sans cesse, d’un coup de plat de main sec relevant ses manches sur ses bras osseux, diffus, débordant de parenthèses, zigzaguant d’idées en idées, déraillé, perdu, mais se retrouvant et reprenant votre attention avec une métaphore de voyou, un mot de la langue des penseurs allemands, un terme savant de la technique de l’art ou de l’industrie, et toujours vous tenant sous le coup de sa parole peinte et comme visible aux yeux. Et ce sont mille souvenirs qu’il évoque dans cette promenade, où il jette, de temps en temps, des poignées d’ironies, des croquis, des paysages, des villes trouées de boulets, saignantes, éventrées, des ambulances où les rats entament les blessés.

Puis au revers de cela, comme, dans un album, ou au revers d’un dessin de Decamps se voit une pensée de Balzac, il sort de la bouche de ce diable d’homme, des silhouettes sociales, des aperçus sur l’espèce française et sur l’espèce anglaise, toutes nouvelles, et qui n’ont pas moisi dans les livres, des satires de deux minutes, des pamphlets d’un mot, une philosophie comparée du génie national des peuples.

Et c’est Janina prise, et ce ruisseau de sang tout barboteux de chiens, coulant entre les jambes du jeune Guys…

Et c’est Dembinski, en chemise bleue, sa dernière chemise, jetant un louis, son dernier {p. 236}louis, sur un tapis vert, et sans pâlir le poussant à 40 000 francs.

Et c’est le château anglais, la haute futaie, la chasse, trois toilettes par jour et bal tous les soirs, une vie royale menée, conduite, payée par un monsieur qui s’appelle Simpson ou Tompson, et dont le fils de vingt ans inspecte dans la Méditerranée les 18 bateaux de son père, dont pas un n’a moins de deux mille tonneaux, « une flotte comme l’Égypte n’en a jamais eu », dit Guys. Puis c’est nous qu’il compare aux Anglais, nous ! et il s’écrie :

« Un Français qui ne fit rien, qui fut à Londres pour dépenser de l’argent tranquillement, qui a vu cela ? Les Français voyagent pour se distraire d’un chagrin d’amour, d’une perte au jeu, ou pour placer des rouenneries, mais là, un Français dans une calèche, un Français qui ne soit ni un acteur, ni un ambassadeur, un Français ayant à ses côtés une femme comme une mère ou une sœur, et pas une fille, une actrice, une couturière, non on n’en a jamais vu ! »

24 avril §

Entre le soufflé au chocolat et la chartreuse, Maria desserre son corsage et commence ses mémoires.

Elle naît dans un petit paysage au bord de la Marne, ombreux et mouillé, comme les aimait le paysagiste Huet. Elle est la fille d’un pauvre constructeur de bateaux. Elle est toute blonde, et restée toute blanche sous le soleil noircisseur de la Brie. Elle a treize ans et demi. Un jeune homme, qu’elle {p. 237}croit un architecte, lui fait la cour. Ce jeune homme ainsi que dans les romans, est un comte, propriétaire d’un des châteaux voisins, un jeune homme menant grand train et au bord de la ruine. Elle se laisse enlever, et voici la fillette installée au château, où le comte s’amuse de sa villageoiserie, de son ignorance de tout, et l’enferme à clef dans sa chambre, le jour où il fait venir de Paris, des filles qu’il s’amuse à chasser nues dans son parc, sous des robes de gaze, que déchirent deux petits chiens de la Havane.

Cela se termine au bout de moins d’une année, par une ruine complète du comte, qui, traqué par les recors, monte sur le toit de son château et se brûle la cervelle, à la façon d’un châtelain du vieux temps. La fillette est mise à la porte du château avec, pour tout argent, une montre garnie de perles, et deux boucles d’oreilles en diamants. Elle est grosse. Elle va accoucher chez une sage-femme qui la vend à un entrepreneur de maçonnerie qu’elle prend aussitôt en dégoût, et pour vivre, revient apprendre le métier de sage-femme, chez celle qui l’a accouchée.

28 avril §

J’ai été une première fois à l’Hôtel de Ville. Cette fois, j’y ai vu dans la salle Saint-Jean, les tués de Février, très proprement embaumés, et dans une chemise de percale.

Je fus une seconde fois à l’Hôtel de Ville. Cette fois-là, dans la même salle, je me suis mis aussi nu qu’un ver, j’ai endossé des lunettes bleues, et {p. 238}le conseil de révision me trouvant trop bel homme pour être myope, me nomma à la majorité des voix : hussard.

Je vais à l’Hôtel de Ville pour la troisième fois, ce soir, mais au bal. Cela est riche et cela est pauvre. De l’or, et puis c’est toute la magnificence des salles et des galeries ; du damas partout et à peine du velours, le tapissier en tout lieu, l’art nulle part ; et sur les murs chargés de plates allégories, peintes par des Vasari dont je ne veux pas savoir le nom, moins d’art encore qu’ailleurs… Ah ! la galerie d’Apollon ! la galerie d’Apollon ! Mais l’émerveillement des douze mille paires d’yeux qui sont là, n’est pas bien exigeant.

Pour le bal, c’est un bal. L’on se coudoie et même l’on valse, et c’est là que j’ai vu valser une institution vieille comme le général Foy : ce n’étaient qu’élèves de l’École polytechnique voltigeant dans des robes de gaze bleue ou rose.

Ce qui m’a plus frappé, et ce qui est vraiment une belle chose, ce sont les encriers syphoïdes du Conseil municipal : on les voit, ils sont ouverts au public, ces grands jours-là. Ces encriers sont monumentaux, sérieux, graves, recueillis, carrés, opulents, imposants. Ils ont tout à la fois quelque chose des pyramides d’Égypte et du ventre de M. Prud’homme : ils ressemblent à la fortune du Tiers-État.

* * *

— Quand le xviiie siècle va mourir et que la grâce de Watteau en cet art d’esprit, n’a plus que le {p. 239}souffle, il tombe dans l’art français, une invasion de lourds barbares qui se gracieusent, de teutomanes qui font les gentils : les Wille, Schenau, Freudeberg, etc., — et même Lawreince.

Mai §

C’est une drôle de chose — et personne ne l’a remarqué — que le grand monument littéraire de l’atticisme, des élégantes mœurs, du délicat esprit d’Athènes, Aristophane enfin, soit le plus gros monument scatologique de la littérature de tous les peuples. La m…. y est le gros sel et la m…. y semble le dieu du Rire. Qu’on me parle du goût raffiné des spectateurs des Nuées, de Lysistrata, des Grenouilles, allons donc ! La délicatesse d’esprit est une corruption, longue, longue à acquérir, et que ne possèdent jamais les peuples jeunes. Ce ne sont que les peuples usés, les peuples auxquels ne suffisent plus les sièges de fer et les bains de marbre, les peuples au corps douillet et lassé, les peuples mélancolieux et anémiés, les peuples attaqués de ces maladies de vieillesse qui viennent aux arbres fruitiers qui ont trop porté.

6 mai §

La langue javanaise, la langue argotique de toutes les impures de Paris, — le croirait-on, — a été inventée à Saint-Denis, par les pensionnaires pour se cacher des sous-maîtresses. Mais c’est un javanais plus compliqué que celui qui met un va après chaque syllabe : dans celui-ci, après chaque syllabe, il y a un doublement de deux syllabes à la {p. 240}même désinence. Ainsi, par exemple : Je vais bien, se dit : « Je de gue vais dai gai bien den gen. » Une langue impossible, martelée de sonorités de diphtongues, et qui vous passe contre l’oreille comme une brosse dure.

À mesure que je vois des ménages, deux choses me frappent. D’abord c’est, la solennité de cette chose, le mariage. Cela donne à l’homme une assiette, une dignité, une sorte de fonction, je ne sais quoi d’occupant et d’officiel. Bref, le mariage me semble une magistrature couchée. Mais encore ceci, le mariage vu dans les intérieurs, m’apparaît comme un concubinage affiché et s’étalant dans une impudeur glorieuse. J’y vois l’image d’un monsieur et d’une dame dans leur lit, la conjonction corporelle par-dessus les blonds petits cheveux de l’enfant ; et l’enfant arrive à me faire l’effet d’un phallus dessiné sur les murs.

Dimanche 9 mai §

Nous dînons à Bellevue, chez les Charles Edmond, dans une petite maison, toute pleine de mousseline, d’un frais et joli luxe de tapissier et de femme : un petit nid avec un jardin grand comme une corbeille, où il n’y a de la place que pour des fleurs. Et là-dedans le sourire de l’œil de Charles Edmond, et l’accueil et la bonne enfance et le franc rire de Julie. La causerie va à Proudhon et à son livre, dont Saint-Victor jette des morceaux au vent, et Charles Edmond parle curieusement de {p. 241}l’homme qui se cache derrière cette plume révoltée, et de la tendresse et de la sensibilité de ce rude pamphlétaire. Et après des gros mots des uns et des autres contre l’Église, il arrive que quelqu’un cite cette parole de Montrond, le viveur, l’ami de Talleyrand, auquel un prêtre demandait à son lit de mort, s’il avait blasphémé l’Église : « Monsieur le curé, j’ai toujours vécu dans la bonne compagnie ! »

— Les sociétés commencent par la polygamie et finissent par la polyandrie.

20 mai §

Alors que nous étions sur le quai de la Rapée, il y avait, devant un petit poste, des militaires qui faisaient l’exercice, comme des soldats de bois sur cette espèce de herse avançante et reculante qui amuse les enfants. En face du peloton, à l’ombre des arbres, les coudes sur la terre et les mains au menton, de grands voyous hors d’âge, mystérieux comme des sphinx, le regard immobile, voilé et dormant, regardaient la troupe travailler, ainsi que des voleurs étudieraient une porte à crocheter, — semblant vouloir voler la charge en douze temps pour des journées futures.

27 mai §

Un éclat de rire que l’entrée de Maria, une fête que son visage. C’est, quand elle est dans la chambre, une grosse joie et des embrassades de campagne. Une grasse femme, les cheveux blonds, crespelés et relevés autour du front, des yeux d’une {p. 242}douceur singulière, un bon visage à pleine chair : l’ampleur et la majesté d’une fille de Rubens. Après tant de grâces maigres, tant de petites figures tristes, préoccupées, avec des nuages de saisie sur le front, toujours songeuses et enfoncées dans l’enfantement de la carotte ; après tous ces bagous de seconde main, ces chanterelles de perroquets, cette pauvre misérable langue argotique et malsaine, piquée dans les miettes de l’atelier et du Tintamarre ; après ces petites créatures grinchues et susceptibles, cette santé de peuple, cette bonne humeur de peuple, cette langue de peuple, cette force, cette cordialité, cette exubérance de contentement épanoui et dru, ce cœur qui apparaît là-dedans, avec de grosses formes et une brutalité attendrie : tout en cette femme m’agrée comme une solide et simple nourriture de ferme, après les dîners de gargotes à trente-deux sous.

Et pour porter un torse flamand, elle a gardé les jambes fines d’une Diane d’Allegrain, et le pied aux doigts longs d’une statue, et des genoux d’un modelage…

Puis l’homme a besoin de dépenser, à certaines heures, des grossièretés de langue, et surtout l’homme de lettres, le brasseur de nuages, en qui la matière opprimée par le cerveau, se venge parfois. C’est sa manière de descendre du panier, où Les Nuées font monter Socrate…

* * *

— Nous venons de voir un amateur singulier, {p. 243}jaloux de sa collection comme un sultan, et peut-être est-ce la sagesse. Il a une maison à lui, dont il se rappelle à peine le chemin, une maison toute pleine de tableaux, de dessins qui se piquent aux murs, restant des six mois sans voir leur possesseur.

Cet original d’un très grand goût, s’appelle M. Laperlier. Il nous montre ses Chardin et ses Prud’hon, — et nous qui avons fait le vœu de ne jamais acheter de tableaux, — nous revenons amoureux de deux tableaux, il est vrai que ce sont deux esquisses : l’esquisse des Tours de cartes de Chardin, une merveille de couleur gaie et papillotante qu’on ne rencontre pas d’ordinaire chez lui, et le portrait de Mlle Mayer par Prud’hon, le portrait que le peintre eut jusqu’à sa mort dans son alcôve, — un portrait où l’on dirait le sourire de la Joconde dans l’ovale ramassé d’une nymphe de Clodion.

6 juin §

Dîner chez le garde de la forêt de Saint-Germain. Saint-Victor, Mario Uchard, Aurélien Scholl et Jules Lecomte.

Jules Lecomte, cet homme dont nous n’avions entrevu dans l’ombre de son cabinet que le regard froid, métallique, mystérieusement intimidant, ne nous semble plus au grand soleil qu’un bourgeois, qui aurait des remords ou une maladie d’estomac. Il a l’air de porter son passé sur les épaules, avec la gêne et la réserve d’un monsieur qui ne veut tendre la main, que bien sûr d’en trouver une autre au bout, {p. 244}— sympathique après tout, et même vous attristant de pitié.

Un homme rempli d’histoires qu’il tire comme de tiroirs, et qu’il raconte sans chaleur et avec le même accent, ainsi qu’il lirait un procès-verbal. Sans goût littéraire, mais fureteur sagace, intelligemment curieux, le seul homme, à l’heure présente, qui dans la presse soit un chroniqueur un peu universel, un peu informé de ce qui court, de ce qui se dit, de ce qui se fait, le seul ayant des oreilles autre part que dans le café du Helder et dans le petit monde des lettres, sur la pointe du pied, à la porte entrebâillée du monde, et de tous les mondes, du monde des filles au monde de la diplomatie, écoutant, pompant, aspirant ce journal de la vie contemporaine qui n’est nulle part imprimé, à la piste de tous les moyens d’information, ayant essayé par exemple, nous dit-il, de donner des dîners où il faisait asseoir toutes les professions à sa table, espérant que chaque spécialité se confesserait à l’autre, et que toute l’histoire intime et secrète de Paris débonderait au dessert, de la bouche du banquier, du médecin, de l’homme de lettres, de l’homme de loi.

« Savez-vous, nous dit Lecomte, pourquoi Véron a vendu sa collection ? Il se figure que ça va finir demain ou après-demain, et comme il se croit un des grands auteurs du 2 décembre, une tête à prix, il se figure que tout chez lui sera mis en miettes, et il a tout vendu. Il n’a plus qu’un lit, un fauteuil et sa malle. »

* * *

{p. 245}— On nous conte, en tournant dans cet insipide manège de Mabille, un beau mot de fille. Il appartient à Mlle A. C… En soirée un monsieur lui propose de la reconduire. Elle dit : « Oui. » À un second, elle dit : « Peut-être. » À un troisième, elle est forcée de dire : « Impossible ! » À un quatrième, n’y tenant plus, elle s’écrie : « Sacré cochon de métier, où l’on ne peut pas prendre des ouvrières ! »

Dimanche 13 juin §

Le soir, après dîner, dans le jardinet de Charles Edmond, sur la petite terrasse contre la ruelle menant aux champs, Saint-Victor et nous, nous évoquons le passé, remontant aux Grecs et aux Latins, faisant de nos souvenirs de classe, jaillir les étincelles et les rapprochements, appréciant et commentant le latin de Tacite, le latin de Cicéron, le latin de M. Dupin. Puis la conversation s’élevant peu à peu, atteint, comme un ballon qui aurait jeté tout son lest, ce panthéon de lumière et de sérénité, cette haute demeure où la place est marquée pour tous ceux qui conservent ou augmentent la patrie, ce temple de l’astronomie antique, cette architecture d’un supra-monde que nous ouvre le Songe de Scipion l’Africain, quand détonne dans la grande évocation, un rappel du présent, le : « Ohé, les petits agneaux ! » beuglé dans la ruelle…

Saint-Victor a une grande histoire en tête, et déjà commencée : « les Borgia » toute l’Italie et la Renaissance. Un beau livre ! Puis se livrant à nous, ses copains politiques et artistiques, selon son expression, {p. 246}il se met à nous parler de son ambition de décrire les métopes du Parthénon, furieux d’enthousiasme, et désespérant, désespérant de pouvoir dire cela avec des mots, et se lamentant qu’il n’y ait pas dans la langue française de vocables assez religieux pour rendre ces torses « où la divinité circule comme le sang ». — « Le Parthénon, le Parthénon, répète-t-il deux ou trois fois, ça me remplit de l’horreur sacrée du lucus. »

Et le voilà, prenant feu sur le beau antique, comme un dévot à propos de sa foi, et il nous conte en riant, mais avec une sorte de peur au fond de lui, la peur d’un païen contemporain des Éginètes, il nous conte l’histoire de ce savant allemand Ottfried Muller, qui avait nié la divinité solaire d’Apollon, et qui fut tué d’un coup de soleil.

* * *

— Trop suffit quelquefois à la femme.

23 juin §

Malgré notre foi au succès, — l’Histoire de Marie-Antoinette avait paru le 19, — des doutes, des inquiétudes, et des étalages rétifs à l’exposition, et des retards de réclames… enfin dans le lointain un petit bruissement du livre dont on commence à parler, des échos d’impressions de celui-ci et de celui-là, et ce matin une demande de trois exemplaires de la part de l’ambassade de Russie.

2 juillet §

Dans ces jours de la campagne qui ne semblent plus avoir de nom, qui ne sont plus ni {p. 247}jeudi, ni vendredi, ni samedi, parce qu’il n’est rien qui les distingue, qui les date par un fait, dans ces jours incolores que mesurent deux seuls événements : le déjeuner et le dîner ; — lu Richelieu et la Fronde de Michelet. Style haché, coupé, tronçonné, où la trame et la liaison de la phrase ne sont plus, avec des idées jetées comme des couleurs sur la palette, et quelquefois une sorte d’empâtement au pouce… Mais plus haut, et au fond, une terrible menace que ce dernier livre du grand poète, et un peu l’ouverture de la grande Ruine qui sera demain. En ce livre déshabillé, plus de couronnes de lauriers, plus de manteaux fleurdelisés plus de chemises même. Les hommes y perdent leur piédestal comme les choses y perdent leur pudeur. La Gloire y a des ulcères et la matrice des Reines des avortements. Ce n’est plus le stylet de la Muse, c’est le scalpel et le speculum du médecin. L’historien y apparaît comme le docteur des urines du peintre hollandais. Le bassin d’Anne d’Autriche y est visité comme en d’autres oubliettes de Blaye, et l’anus du Roi-Soleil y est interrogé comme en un dispensaire de police… Fin des dieux, des religions, des superstitions, et l’arrière-faix de l’histoire exposé en public. Cependant où va cela, où va ce siècle qui n’avait plus de culte que dans son passé historique ? Où aboutira cette grande avenue de l’histoire qui n’est plus qu’une avenue de monarques, de reines, de ministres, de capitaines, de pasteurs de peuples, montrés dans leurs ordures et leurs misères humaines, — de Rois passant au conseil de révision ?

7 juillet §

{p. 248}Été un peu revivre à Paris. Chez Saint-Victor, 49, rue de Grenelle Saint-Germain, au fond d’une grande cour, un petit salon aux murs tout couverts de dessins de Raphaël et des grands maîtres italiens, fac-similés par Leroy. Saint-Victor arrive, ébouriffé, non peigné, non bichonné, en déshabillé de tout l’être, et charmant garçon ainsi et beau comme un éphèbe de la Renaissance dans son rayonnant désordre, car il n’est pas fait pour l’habillement moderne qui le vulgarise et le perruquifie

* * *

— Un ouvrier ébéniste, d’un de ces mots de peuple, a devant moi défini le style de ce temps sans style, le style du xixe siècle. Il a dit : « C’est une julienne ! »

* * *

— Pour arriver il faut enterrer deux générations, celle de ses professeurs et celle de ses amis de collège : la génération qui vous a précédé et la vôtre.

* * *

— Tous ces temps-ci, détente complète de l’activité physique et morale ; une somnolence qui irait à des nuits de dix-huit heures ; — dans l’éveil les yeux paresseux à voir, à observer ; — notre regard, sans notre pensée, feuilletant les livres et se traînant de l’un à l’autre ; — un grand effroi de faire moins que rien ; — la tête vide et pourtant lourde ; — le sang comme envahi par la lymphe ; — un lâche ennui ; — le remuement de la cervelle et du corps aussi durs pour nous que pour l’aï, qui passe une journée à se dérouler de son arbre ; — un état de l’âme sur lequel tout passe sans la secouer : les {p. 249}distractions, l’orgie, les grattements de vanité. — C’est la maladie qui vient aux activités retraitées, aux têtes qui restent trop longtemps à se reposer, à nous qui, depuis cinq mois, ne vivons pas dans une œuvre et pour une idée.

2 août §

Par la littérature qui court, c’est vraiment un noble type littéraire que ce Saint-Victor, cet écrivain dont la pensée vit toujours dans le chatouillement de l’art ou dans l’aire des grandes idées et des grands problèmes, couvant de ses amours et de ses ambitions voyageuses la Grèce d’abord, puis l’Inde qu’il vous peint sans l’avoir vue, comme au retour d’un rêve haschisché, et poussant sa parole, ardente et emportée et profonde et peinte, autour de l’origine des religions, parmi tous les grandioses et primitifs rébus de l’humanité : curieux des berceaux du monde, de la constitution des sociétés, pieux, respectueux, son chapeau à la main devant les Antonins, qu’il appelle le sommet moral de l’humanité, et faisant son évangile de la morale de Marc-Aurèle, ce sage et ce si raisonnable maître du monde.

Et quand il redescend de ces cimes, et qu’il parle de ces temps-ci et de leurs hommes, c’est avec une ironie à la Michel-Ange, comparant Janin et son œuvre à la Chimère de Rabelais « bombycinant dans le vide », chimera bombycinam in vagum.

Tout cela coulant, débordant, en une nuit d’été, de cet éloquent toqué du passé et de l’antiquité, dans l’ombre d’un mylord qui roule au petit pas, à {p. 250}travers le bois de Boulogne, avec un cocher dormant sur le siège, et dont il dit : « Ne le dirait-on pas accoudé sur un triclinium ? »

* * *

— Croissy. En entrant sous bois, j’ai tout de suite le silence, mais un silence murmurant de toutes les petites et caressantes voix de la vie et de l’amour, que domine, comme une dièze profonde, la plainte amoureuse du ramier. L’herbe même est susurrante. La feuille parle à la feuille, et la plus petite poussant la plus grande qui lui cache le soleil, dit : « Range-toi », et cela basso basso, jusqu’à ce que la brise, passant dans la tête du bois, fasse un frémissement longuement s’en allant, qui emporte tous les bruits, dans un remolo de feuilles, ressemblant au doux et effacé murmure d’une eau qui coule au loin.

* * *

— A-t-on jamais songé à l’être moral que doit faire le fils d’un restaurant, conçu aussitôt après que son père a donné l’ordre aux garçons d’ajouter le numéro du cabinet à l’addition des soupers de la nuit ?

6 août §

Nous voici près de Blois, à la Chaussée-Saint-Victor, dans une façon de château et dans une manière de parc, avec Mario Uchard et sa perpétuelle bonne humeur, avec les beaux yeux de son bébé et son babil d’oiseau, et avec le nez rouge de miss Charlotte, la gouvernante du bébé.

Une fantastique personne que cette miss Charlotte, passant automatiquement dans le paysage, {p. 251}ombragée de son chapeau de paille brun en forme de tourtière, tenant dans la paume d’une main levée en l’air, une toute petite cage garnie de ouate, sur laquelle trébuche un oisillon aux ailes coupées, suivie à trois pas, par un de ces petits chiens ratiers, auquel Landseer fait agacer un perroquet. Mais vieux, vieux, ce chien ! et le derrière râpé comme une couverture d’hôpital, et sautillant sur trois pattes, la quatrième étant paralysée par un rhumatisme, — un petit chien qui est une chienne appelée Fanny, dite familièrement Fane.

* * *

— Un original que j’ai connu, se trouve faire une visite au printemps, dans un château, à une toute jeune femme qui lui dit : « Vous aimez la campagne au printemps, Monsieur ?

— Moi, Madame, pas du tout, au printemps j’adore Paris : les jours sont devenus longs et c’est le meilleur mois pour bien voir les petites filles qui sortent des magasins !

* * *

— C’est curieux le mépris de la vieille Grèce pour la Rome du temps d’Auguste, pour la Rome polie, considérée par elle comme barbare, et dont ni Lucien, ni Denys d’Halicarnasse qui parla si bien des choses romaines, n’osent mentionner les poètes et les artistes : mépris d’une douce civilisation pour un peuple de soldats, et dont nous avons la délicate traduction dans ce refus d’une courtisane de coucher avec un fanfaron guerrier, se figurant coucher avec le bourreau.

15 août §

{p. 252}… La table est mise dans la cour, entourée d’un treillage vert attendant les plantes grimpantes, et à l’entrée de laquelle se tiennent scellés deux beaux ânes gris, harnachés de rouge et tout pomponnés de houppettes à l’espagnole. Nous nous asseyons dix-neuf sur des chaises de jardin. Villemessant blaguant l’appétit de celui-ci, les fours de celui-là, criant à sa femme : « Bois du bordeaux, ça te fera vivre quinze jours de plus », appelant « Fouyou » sa fille, qu’il traite en vrai gamin, et nous disant : « On m’a demandé à Blois qui vous êtes, j’ai répondu que vous étiez les frères Lionnet, des chanteurs de chansonnettes, et que vous alliez chanter quelque chose aux fêtes. »

Il y a parmi les convives un dur à cuire de 76 ans, qui en paraît 40, et qui est en pantalon blanc, en redingote de lasting, en chaussettes de soie dans fins escarpins. Un homme qui a fait sa carrière dans les intendances de Napoléon Ier, et qui, depuis rallié aux Bourbons et mêlé à de grands événements, et devenu le familier de nombre de personnages, est tout plein d’anecdotes donnant un relief aux faits historiques. C’est le baron Penguilly, père de Penguilly le peintre.

Lors de l’entrée de l’armée française à Moscou, il prend possession d’un palais. Dans la visite des chambres, il entend un frôlement de robe, aperçoit un pied sous un lit, tire à lui un bas de soie noire, au bout duquel il y a une jolie femme, et encore un autre pied et une autre jolie femme. Des deux {p. 253}femmes, il fait ses maîtresses à tour de rôle. L’après-demain, survient un de ses amis qui lui dit : « Tu es heureux, toi seul as des femmes ! — Et toi du madère ! répond Penguilly. Eh bien ! donnant donnant, je t’échange une de mes femmes contre dix tonnelets de madère. » L’échange fut fait.

Moscou évacué, voici Penguilly, chargé par le maréchal je ne sais plus qui, de ramener dans sa voiture deux actrices de la troupe française. Un cheval meurt, puis deux, puis trois, puis plus de calèche. Les deux femmes alors hissées sur un cheval que Penguilly trouve par un heureux hasard à acheter. Et l’une des deux prise de dysenterie et attachée avec des cordes sur le cheval. Enfin l’agonie de la femme, disant au moment de mourir : « Penguilly, en cas de mort tout le monde peut baptiser et donner l’absolution », et elle le force à écouter sa confession. Elle était la fille d’un marchand du faubourg Saint-Antoine, enlevée à 13 ans, et ayant promené sa vie amoureuse dans les quatre coins du monde. Et sa confession faite, elle lui donnait sa bourse pour qu’il fît dire des prières à la première ville. En Pologne, Penguilly lui faisait faire un service, et il reçoit encore, tous les ans, une lettre de remerciement de la survivante.

26 septembre §

Bar-sur-Seine. — On vendange. Une côte caillouteuse montant dans le ciel implacablement bleu, toute grise et toute violette : d’un gris de perle dans la lumière, d’un violet de fleur {p. 254}de bruyère dans l’ombre. Elle monte, la petite côte, hérissée d’échalas flambants, comme des piques au soleil, et au bas desquels, sous l’abri de quelques feuilles recroquevillées et écarlates, des grappillons brillent comme des perles noires.

Sur le petit sentier serpentant par la côte, et derrière les caprices de la haie, l’écho retentissant des sabots d’une vendangeuse, dont la chemise blanche éclate, de temps en temps, à travers les trous de la haie, et que l’on voit, d’une main, abaissant son chapeau de paille sur les yeux. Partout, montant et descendant, des hommes qui portent la hotte, la tête inclinée en avant, les bras ballants, et partout, çà et là, dans le vignoble, et tout là-bas, où ils ne sont que des points rouges, des points bleus, des reins baissées de femmes, que relèvent en plis puissants les courts cotillons. Tout bruit, chantonne et rit. Et la parole, et l’attaque, et la riposte soudaine, par des voix comme grisées, et que semble applaudir, à la cantonade, la batterie sonnant creux des marteaux sur les futailles vides…

Sous le hangar aux vieilles poutres, couleur de glaise, là, près des tonneaux rangés en ligne sur un plan incliné, en un air enivré de l’odeur du raisin qui fermente, et dans lequel roulent, les ailes lourdes, des mouches à miel, au milieu du murmure du vin qui coule, goutte à goutte, faisant dans les rigoles de la chanlatte, un ruisseau rouge, sur lequel surnage une mousse rose et comme {p. 255}fouettée, dans le bruit mat de la verrée, tombant d’un coup, toutes les quatre ou cinq secondes, contre le bois du baquet, et scandant le temps comme un hoquet d’ivrogne, parmi le glouglou incessant des cannelles de bois, au bout desquelles pend toujours une goutte, où le soleil met la pourpre d’un rubis ; près de ce raisin foulé qui sera du vin un jour, — la pensée fermente et bout, et le crayon à la main, j’y foule mon livre.

* * *

— Ici, il y a un propriétaire qui dit à son fils : « Tu es riche, parle fort ! »

Octobre §

Ayant ouvert un livre de Gerdy : Physiologie philosophique des sensations, je pense au beau travail qu’il y aurait pour un Michelet, au lieu de mettre sa pensée sur l’Insecte ou l’Oiseau, de prendre, comme sujet d’étude, ce petit monde inconnu : l’Enfant, et de raconter, avec des observations mitoyennes à la médecine, mais planant au-dessus, l’éveil successif de ses sensations et l’éclairage, petit à petit, de la rose intellectuelle de son cerveau.

* * *

— Personne n’a remarqué, et cependant cela saute aux yeux et aux oreilles, combien la langue de Napoléon Ier, cette langue par petites phrases de commandement, la langue conservée par Las Cases dans le Mémorial de Sainte-Hélène, et encore mieux dans les Entretiens de Roederer, a été prise et mise par Balzac dans la bouche de ses types militaires, {p. 256}gouvernementaux, humanitaires, depuis les tirades de ses hommes d’Etat jusqu’aux tirades de Vautrin.

* * *

— Dans cette concurrence des falsifications, on arrivera, peut-être avant cent ans, à désigner du doigt dans la société un homme qui aura mangé, une fois dans sa vie, de la viande, de la vraie viande venant d’un vrai bœuf.

* * *

— Une révélation curieuse, à la fois sur le luxe et la misère de Paris.

Tous les hivers, 3 000 amazones sont déposées au Mont-de-Piété.

Octobre §

La curieuse étude qu’il y avait à faire, il y a une vingtaine d’années, sur les originaux de la province, légués par le xviiie siècle à ces temps-ci.

Mon cousin me parlait aujourd’hui de son maître de pension, le père Cerceau, un ancien oratorien, marié à une ci-devant religieuse. Affecté d’une myopie qui lui donnait un perpétuel mouvement grimaçant dans la face, c’était le type du gobe-mouche, mais un gobe-mouche avec une latinité énorme, et si passionné de Virgile, qu’il avait taillé les deux grands buis de l’entrée de son jardin : l’un en un Enée, l’autre en une Lavinie.

Ce pauvre homme, la faiblesse même, avait besoin, pour la tenue de sa classe, de l’énergie et au besoin de la poigne de Mme Cerceau, qu’il appelait à la rescousse dans les moments de crise.

— Eh bien ! y a-t-il quelque chose de nouveau ? était la phrase traditionnelle par laquelle il {p. 257}commençait toujours sa classe. — Marmont a trahi ! — Deux cents vers, toi ! Pourquoi dis-tu des choses comme ça ? — Mais, Monsieur, vous me demandez… — Vois-tu, j’ai connu une personne qui m’a donné tous les détails ! — Mais, Monsieur, il y avait du son dans les cartouches ! — Qui est-ce qui t’a dit ça ? — Je l’ai vu, monsieur Cerceau ! — Tu l’as vu ? » Et il s’approchait de l’élève pour le jeter dehors, mais, voyant le bambin se mettre en état de défense, on l’entendait s’écrier : « Madame Cerceau ! madame Cerceau ! mettez cet homme à la porte ! »

Un autre jour : « Y a-t-il quelque chose de nouveau ? — Monsieur, il y a eu un duel ! — Un duel ici, on s’est moqué de toi ! — Mais c’est entre M*** et M***, même que nous avons vu par terre des gouttes de sang. — De sang, Messieurs, c’est trop curieux. Vous ne le direz pas. Ficelez vos livres. Nous allons aller voir cela ! »

C’était le grand moment de la restauration des idées catholiques, et le pauvre père Cerceau disait sur un ton lamentable, à ses élèves : « Messieurs, vous serez cause de ma ruine. Mme de Noiron se plaint que vous lui faites des grimaces à l’église… » Mme de Noiron, la mère du procureur du roi, faisait trembler le prêtre marié. Alors on reprenait, dans les classes, l’étude de l’Évangile, et mon cousin lui disant : « Moi, je ne veux pas l’apprendre ! — Eh bien ! je t’en prie, apprends-le pour moi seulement le samedi. Faut-il que je me mette à tes {p. 258}genoux ? Le veux-tu ? Tu es trop jeune pour comprendre… »

Plus tard, quand mon cousin était sorti du collège, son ancien maître s’invitait à dîner chez lui en ces termes : « Labille, tu me feras faire un petit dîner… moi, je ne suis pas gourmand, je suis friand… tu auras une petite truite saumonée, non citronnée… un pain au lait, où tu ne mettras que trois œufs, c’est plus douillet… » Et, le petit dîner dégusté et arrosé d’une ou deux bouteilles de bon bourgogne, l’ancien oratorien disait à son élève : « Crois-tu en Dieu, Labille ? — Mais oui, monsieur Cerceau ! — C’est comme moi… mais en Jésus-Christ, non… c’est une trop jeune barbe ! »

* * *

— Je ne suis pas aussi heureux que ces gens qui portent, comme un gilet de flanelle qu’ils ne quittent même pas la nuit, la croyance en Dieu. Du soleil ou de la pluie, du poisson frais ou du gibier faisandé me font croire ou douter. Il y a aussi, dans la fortune des coquins, des complicités de la Providence qui me rendent terriblement incrédule. La survie immortelle me sourit aussi, quand je pense à ma mère, quand je pense à nous ; mais une survie impersonnelle, une survie à la gamelle, comme je le disais à Saint-Victor, ça m’est bien égal. Et me voilà matérialiste…

* * *

Mais, si je me mets à penser que mes idées sont le choc de sensations, et que tout ce qu’il y a de surnaturel et de spirituel en moi, ce sont mes {p. 259}sens qui battent le briquet, — aussitôt je suis spiritualiste.

* * *

— La compagne, dans l’antiquité, n’était ni une mère, ni une sœur, ni une consolation, ni une amie de cœur. Elle n’était pas, comme pour nous, l’élégie de la Nature, ce pays romanesque, cette patrie de rêverie, teinte du panthéisme d’un dimanche de bourgeois. Elle était un repos, un déliement des affaires, une excuse de paresse, l’endroit où la conversation échappait aux choses de la vie et de la ville, où la pensée prenait sa récréation.

La campagne était le salon d’été de l’âme d’Horace.

28 octobre §

M. de Vailly, qui ne nous connaît pas plus que nous ne le connaissons, dans une étude sur nos livres publiée ces jours-ci par L’Illustration, a fait sur nous une prédiction qui pourrait peut-être se réaliser. Il affirme que si nous aimons, nous aimerons ensemble, et que les lois et les mœurs doivent faire une exception en faveur de notre dualité phénoménale.

Dimanche. Novembre §

Gavarni, Flaubert, Saint-Victor, Mario Uchard dînent chez nous. Flaubert, une intelligence hantée par de Sade, auquel il revient comme à un mystère et à une turpitude qui l’affriolent, et gourmand de la turpitude et la collectionnant, et heureux, selon son expression, de voir un vidangeur manger de ce qu’il transporte, et s’écriant, toujours {p. 260}à propos de M. de Sade : « C’est la bêtise la plus amusante que j’aie rencontrée ! »

Et de Sade lâché, le voilà à dresser d’énormes et pantagruéliques ironies contre les attaqueurs de Dieu. Et il narre qu’un individu est mené à la pêche par un ami, qui jette l’épervier et retire une pierre sur laquelle est écrit : Je n’existe pas. Signé : Dieu. Et l’ami athée lui dit : Tu vois bien !

Flaubert a choisi pour son roman antique, Carthage, comme le lieu de la civilisation la plus pourrie du globe, et, en six mois, il n’a fait encore, dit-il, que deux chapitres : un repas de mercenaires et un lupanar de jeunes garçons11.

Là-dessus Saint-Victor se met à proclamer sa catholicité d’artiste et de lettré, à dire qu’il lit avec un plaisir énorme les débats de l’affaire Mortara, pris d’un intérêt passionné pour tout ce qui touche à la mythologie.

« Ah ! s’écrie l’original catholique, je ne connais rien de beau comme une grande fête dans Saint-Pierre, les cardinaux qui lisent leurs bréviaires, dans ces poses insolemment renversées des pendentifs, avez-vous vu, avez-vous vu ?… Oui, la religion catholique, au fond c’est une fameuse mythologie ! »

Et c’est un convive qui compare Aubryet à un chat dans un courant électrique ; et c’est un autre qui, énumérant les journaux en possession des juifs, La Presse, Le Constitutionnel, les Débats, Le Courrier de Paris, {p. 261}déclare que la littérature est déjà domestiquée par eux.

Le dîner se termine par un humoristique récit d’une pendaison à Londres, fait par Gavarni. Une petite pluie fine, — il pleut toujours quand on pend, — le patient en paletot de caoutchouc et en bonnet de coton, un ministre anglican qui lui lit du Bonhomme Richard, pendant qu’on passe dans la foule des assiettes de petites dragées blanches.

13 novembre §

Habiles gens, ces philosophes académiques du xviiie siècle, les Suard, les Morellet, plats, serviles, rentés par les seigneurs, à peu près entretenus de pensions par des grandes dames, avec aux jambes, les culottes de Mme Geoffrin. Ces âmes d’hommes de lettres-là font tache dans ce libre xviiie siècle par la bassesse sourde du caractère, sous la hauteur des mots et l’orgueil des idées. Le monde de l’art, au contraire, contient les nobles âmes, les âmes mélancoliques, les âmes désespérées, les âmes fières et gouailleuses, comme Watteau qui échappe aux amitiés des grands, et parle de l’hôpital ainsi que d’un refuge ; comme Lemoyne qui se suicide, comme Gabriel de Saint-Aubin qui boude l’officiel, les académies, et suit son génie dans la rue, comme Le Bas qui met son honneur d’artiste sous la garde de la blague moderne.

Aujourd’hui, nous avons changé cela : ce sont les lettres qui ont pris cette libre misanthropie de l’art.

* * *

{p. 262}— Dans les tableaux italiens, l’écartement des yeux dans les têtes, marque l’âge de la peinture. De Cimabué à la Renaissance, les yeux vont de maître en maître en s’éloignant du nez, quittent le caractère du rapprochement byzantin, regagnent les tempes, et finissent par revenir chez le Corrège et chez André del Sarte à la place où les mettaient l’Art et la Beauté antique.

Décembre §

La plus étonnante modernité étonne et charme dans Lucien. Ce Grec de la fin de la Grèce et du crépuscule de l’Olympe, est notre contemporain par l’âme et l’esprit. Son ironie d’Athènes commence la « blague de Paris ». Ses dialogues des courtisanes semblent nos tableaux de mœurs. Son dilettantisme d’art et de scepticisme se retrouve dans la pensée d’aujourd’hui. La Thessalie de Smarra, la patrie nouvelle du fantastique s’ouvre devant son âne. Son style même a l’accent du nôtre. Le boulevard pourrait entendre les voix qu’il fait parler sous la Lesché ! Un écho de son rire rit encore, sur nos tréteaux, contre le ciel des dieux… Lucien ! en le lisant, il me semble lire le grand-père de Henri Heine : des mots du grec reviennent dans l’allemand, et tous deux ont vu aux femmes des yeux de violettes.

Année 1859 §

2 janvier 1859 §

{p. 265}J’ai pour mes étrennes la dernière épreuve de la seconde édition de l’Histoire de Marie-Antoinette.

7 janvier §

Après sept ou huit mois d’absence, Pouthier s’est décidé à revenir dîner chez nous. Une existence de plus en plus fantastique. Il gîte rue de l’Hôtel-de-Ville, chez un logeur de maçons. Et dès cinq heures du matin chi, chi, boum boum, le bois qu’on scie pour la soupe, et la tombée des bûches, et le feu qu’on souffle, et le lourd départ, puis, quelques heures après, la dégringolade par l’escalier de toute la marmaille de la maison dans les vieux souliers, les souliers trop larges de leurs pères et mères.

Il y a eu des jours dans sa vie, où il est resté couché, trompant la faim avec des cigarettes, et il raconte pour se consoler qu’il a un camarade de {p. 266}chambre encore plus rafalé que lui, demeuré deux jours au lit sans manger, — et l’affreux, dit-il, c’est qu’il l’entendait rêver qu’il faisait des repas à trois services.

Au milieu de cette existence, il a été à une noce où la demoiselle d’honneur était une femme qui fait tirer des loto dans les gargots, et où la mère de la mariée a fait apporter, pendant la promenade, des canons de chez un marchand de vin à toutes les personnes rassemblées dans cinq ou six fiacres, et buvant à la portière, et où la mariée, au repas de noce, lui voyant mettre de l’eau dans son vin, lui a demandé s’il avait une vilaine maladie ?

Un autre jour, une partie toute différente. Introduit, je ne sais comment, dans la maison de M. Clermont-Tonnerre, où avait lieu une fête d’enfants, une représentation de la Barbe-Bleue ; sur un théâtre admirablement machiné par un répétiteur de l’École centrale, et dont il avait peint la toile : fête, où il avait tous les succès pour sa gaieté, pour sa camaraderie avec les moutards, pour ses imaginations drolatiques ; fête, où il s’était trouvé heureux, heureux comme tout, jusqu’au moment où M. Clermont-Tonnerre voulait à toute force faire atteler pour le reconduire chez lui et où il avait été forcé d’esquiver la politesse, en lui disant qu’il allait retrouver une petite femme tranquille, que son arrivée en équipage effaroucherait.

Pendant ce temps, il est encore devenu l’ami intime du corps des pompiers, pour lesquels, à {p. 267}l’occasion du bal qu’ils donnent tous les ans, il a peint un resplendissant transparent, une peinture de onze pieds, qui — amère ironie — lui a été payée par quelques paroles bien senties du préfet de la Seine, le félicitant de son désintéressement envers un corps qui rend de si grands services.

Ma foi, ce garçon, à bien regarder autour de moi, je l’estime plus que beaucoup d’autres. Il a le malheur, il est vrai, de se complaire parmi la crapule ; mais il est incapable de trahir ses antipathies et de caresser quelqu’un pour avoir une commande. Il est banal, putain, mais si délicat, si rebelle aux emprunts et si peu susceptible, au milieu de sa noire misère, d’un sentiment envieux, haineux pour les heureux de ce monde. Il ne dit pas comme au théâtre : « Ma mère ! ma mère ! » blague même outrageusement le sentiment filial, et cependant il a envoyé à sa mère la moitié du peu qu’il a gagné cette année ; et à la malédiction qu’elle vient de lui adresser pour n’être pas allé la voir à Saint-Germain, juste le premier jour de l’an, il a répondu par ce mot : « Je n’ai pas pu parce que… et je t’affranchis ma lettre, ce qui me prive toute la journée de fumer. »

27 janvier §

Ce matin, Scholl me disait un joli mot sur Barrière : « Oui, oui, il a du talent, mais il ne sait pas se le faire pardonner ! »

27 janvier §

Notre roman Les Hommes de lettres est fini. Plus qu’à le copier. C’est singulier, en {p. 268}littérature, la chose faite ne vous tient plus aux entrailles. L’œuvre que vous ne portez plus, que vous ne nourrissez plus, vous devient pour ainsi dire étrangère. Il vous prend de votre livre une indifférence, un ennui, presque un dégoût. Ç’a été notre impression de tous ces jours-ci.

Vendredi, 28 janvier §

Gavarni tombe chez nous à la fin du dîner ; il n’a pas faim, il vient de déjeuner : il est sept heures. C’est bien lui, un esprit qui ne prend plus aucune jouissance par la guenille matérielle, et qui n’a, en ce moment, de plaisir, de récréation à son terrible labeur, que lorsqu’il a la conversation d’un de ces gens qu’il appelle les riches, les êtres pleins de faits, comme Guys, Aussandon, etc., ces originaux complexes qui sont un résumé et un assemblage d’un tas de choses, ces hommes au langage concret, dont la vie, selon la phrase du dessinateur, « se passe à être un objet d’étude et de jouissance pour l’intelligence de ceux qui boivent avec eux, et cela sans qu’il reste rien de cela dans une œuvre écrite ou peinte ». Gavarni ne dîne-t-il pas dans ce moment à la Poissonnerie anglaise, absolument parce que le maître du restaurant lui révèle les différents trucs avec lesquels les filous volent dans les cafés.

Il nous dit que la géométrie devrait être la forme des choses dans l’espace. Il nous parle des choses qui, n’ayant que deux qualités, comme la fièvre ou la musique : l’intensité et le temps, — marqués par {p. 269}un bâton montant et descendant sur un plan fixe, — devraient écrire leur forme.

Il est fatigué, il a couru tous ces temps-ci, il a vu tous les banquiers, Rothschild, Solar, etc., à propos d’un emprunt de 50 000 francs qu’il voudrait faire sur sa maison du Point-du-Jour. Il a trouvé dans les banquiers, des banquiers… Ce qui lui est le plus pénible, c’est que le Crédit foncier, auquel il s’était adressé en dernier ressort, l’a dérangé un mois. Pas une amertume, rien que le regret d’avoir été tiré de son travail ordinaire.

En passant rue Montesquieu, devant un magasin de confection.

— Tiens, je vais m’acheter un pantalon…

On monte.

— Un pantalon bien chaud et foncé…

On lui prend mesure.

— Je n’y entends rien, mais du tout… Il m’ira, vous croyez ?… Combien ?

— Vingt-six francs.

Il paie et emporte sous son bras son pantalon.

Nous entrons dans le petit café borgne de la voiture. Nous causons d’un projet dont il a été question, d’un grand ouvrage d’illustration sur la Cour impériale. Il s’écrie : Oui, oui, j’y ai souvent pensé !… Puis il nous apprend qu’il était question, ces jours-ci, de refaire un costume de la garde, quelque chose dans le genre des horse-guards : « Il n’y avait que moi, et je ne leur aurais pas fait un costume d’opéra. Mais la paresse du corps m’envahit tout à fait, {p. 270}la paresse du corps qui devient plus forte, à mesure que ma pensée s’active. »

— Monsieur Guillaume ?

À cette appel du garçon, Gavarni se lève, nous serre la main. M. Guillaume, c’est le nom sous lequel on le connaît à la gondole.

17 février §

Je suis dans une pièce au rez-de-chaussée, où deux fenêtres sans rideaux versent un jour crû, et laissent voir un jardinet pelé, aux arbustes maigres. Devant moi une grande roue, et sur la roue le bras nu d’un homme, la manche relevée ; à côté, le dos d’un autre homme en blouse grise, encrant et chargeant une planche de cuivre sur la boite, l’essuyant avec la paume de sa main, la tamponnant avec de la gaze, la bordant et la margeant avec du blanc d’Espagne ; aux murs deux caricatures au fusain attachées par des épingles ; dans un coin un vieux coucou qui semble respirer bruyamment chaque seconde de l’heure ; au fond, au milieu de grands cartons debout sur deux rayons, un poêle en fonte, au pied duquel est aplati un chien noir dormant et ronflant.

Et, à tout moment, les carreaux tintent, et trois enfants joufflus, comme des derrières d’anges, collent leurs visages aux vitres, et, à tout moment, la porte s’ouvre et les trois enfants roulent dans les jambes de l’homme qui prépare la planche, et ressortent.

Et moi, sur ma chaise, j’attends avec l’émotion d’un père qui attend un héritier ou rien. C’est ma {p. 271}première eau-forte que je fais tirer chez Delâtre : le portrait d’Augustin de Saint-Aubin… Oui, voilà plusieurs jours que nous sommes plongés dans l’eau-forte, mais jusqu’au cou et même par-dessus la tête. Particularité étrange, rien ne nous a pris dans la vie comme ces choses : autrefois le dessin, aujourd’hui l’eau-forte. Jamais les travaux de l’imagination n’ont eu pour nous cet empoignement, qui fait absolument oublier non seulement les heures, mais encore les ennuis de la vie, et tout au monde. On est de grands jours à vivre entièrement là dedans. On cherche une taille comme on ne cherche pas une épithète, on poursuit un effet de griffonnis comme on ne poursuit pas un tour de phrase. Jamais peut-être, en aucune situation de notre vie, autant de désir, d’impatience, de fureur d’être au lendemain, à la réussite ou à la catastrophe du tirage.

Et voir laver la planche, la voir noircir, la voir nettoyer, et voir mouiller le papier, et monter la presse, et étendre les couvertures, et donner les deux tours, ça vous met des palpitations dans la poitrine, et les mains vous tremblent à saisir cette feuille de papier tout humide, où miroite le brouillard d’une image à peu près venue.

* * *

— Au café Riche, un vieillard était à côté de moi. Le garçon, après lui avoir énuméré tous les plats, lui demanda ce qu’il désirait : « Je désirerais, dit le vieillard, je désirerais… avoir un désir. » — C’était la Vieillesse, ce vieillard.

Mars §

{p. 272}Tous ces temps-ci, nous ne voyons personne, nous restons plongés et la pensée enfermée dans l’eau-forte. Rien n’occupe, rien n’arrache aux soucis comme ces distractions mécaniques. Distraction venue à temps et qui nous empêche de songer au retardement de notre roman dans La Presse. Allons, nous voilà dans les mains un outil d’immortalisation pour ce que nous aimons, pour le xviiie siècle, et nous roulons projets sur projets de livres à figures, popularisant par l’estampe les hommes et les choses de ce temps : d’abord une série sur les artistes par fascicules et dont la première livraison, Les Saint-Aubin, s’imprime dans ce moment chez Perrin de Lyon ; puis un Paris au xviiie siècle, donnant les tableaux et les dessins inédits ; enfin les personnages célèbres peints au pastel par La Tour, les masques et les têtes reproduites dans leur grandeur nature.

Il faut en ce monde beaucoup faire, beaucoup vouloir.

26 avril §

Il me semble que tout joue faux autour de moi. Je souffre au contact des autres. Le bruit des paroles et des gens qui m’entourent me blesse et m’agace. Ma bonne, ma maîtresse me paraissent plus bêtes que les autres jours. Mes amis m’ennuient, et me semblent s’entretenir d’eux-mêmes plus qu’à l’ordinaire. La sottise que j’accroche ou avec laquelle je suis forcé d’échanger quelques mots, me grince aux oreilles. Tout ce que j’approche, tout ce que je touche, tout ce que je perçois me gratte à rebrousse {p. 273}-nerfs. Je n’attends rien et j’espère cependant quelque chose d’impossible, un transport, je ne sais comment, loin des milieux où je vis, loin des journaux annonçant ou n’annonçant pas le passage du Tessin par les Autrichiens, loin de mon moi, contemporain, littéraire et parisien, un transport qui me jetterait dans une campagne couleur de rose, semblable à la Folie de Fragonard, gravée par Janinet, — et où la vie ne m’embêterait pas.

27 avril §

De l’ennui, de l’ennui plus noir, plus profond, plus intense, et nous nous y enfonçons, non sans une certaine jouissance amère et rageuse. Au fond de nous, la pensée de dépouiller notre qualité de Français, d’aller à l’étranger recommencer la Hollande libre parleuse des xviie et xviiie siècles, de faire un journal contre ce qui est, de s’ouvrir, de briser le sceau sur sa bouche, de répandre ses dégoûts dans un cri de colère… Il y a depuis un mois une veine de malheur sur nous. Tout avorte, tout manque, tout rate. Notre pièce, annoncée par les journaux comme reçue, est au panier. Notre roman à moitié composé nous a été rendu. Et par là-dessus des ennuis de rembaillement de fermes et des accrocs de santé.

8 mai §

On a beaucoup écrit sur la tragédie, sur la grande tragédie du grand siècle. Et rien ne la dit, rien ne la montre comme une image, cette belle gravure des Comédiens-Français de Watteau.

{p. 274}Comme c’est l’interprétation parlante de la tragédie, telle qu’elle fut conçue dans le cerveau d’un Racine, déclamée, chantée, dansée par une Champmeslé, applaudie par les gens bien nés d’alors et les seigneurs sur les banquettes. En voici la pompe, la richesse, la composition solennelle, le geste accompagnant la mélopée… Oui, la tragédie respire et vit là, mieux que dans l’œuvre imprimée et morte de ses maîtres, mieux que dans les reconstitutions des critiques ; oui, là, sous ce portique ordonnancé par un Perrault, qui laisse voir sous un de ces arcs le jet d’eau d’un bassin de Latone ; là, dans ce quatuor balancé, dans cette partie carrée où la passion dramatique semble un menuet grandiose.

Quel Roi-Soleil de l’alexandrin, celui à qui une Ariane dit : « Seigneur ! » ce glorieux personnage couronné de sa perruque, en grand et magnifique habit, avec ses brassards et ses cuissards de dorure et de broderie, sa cuirasse de rayons ! Et quelle reine magique de Versailles, celle qu’on appelle de ce grand nom : « Madame ! » la princesse au panier superbe, au corsage semblable à la queue d’un paon ! Et l’attitude respectueuse de ces deux ombres qui suivent le Prince et la Princesse, en portant la queue de leurs tirades : le confident et la confidente, ces deux silhouettes qui se détournent pour pleurer et font une si régulière perspective d’attendrissement !

— On a souvent essayé de définir le Beau en art. Ce que c’est ? Le Beau est ce qui paraît abominable {p. 275}aux yeux sans éducation. Le Beau est ce que votre maîtresse et votre bonne trouvent d’instinct affreux.

11 mai §

On sonne. C’est Flaubert, à qui on a dit que nous avions vu quelque part une masse à assommer, à peu près carthaginoise, et qui vient nous demander l’adresse de la collection. Il nous conte ses embarras au sujet de son roman carthaginois : il n’y a rien. Pour retrouver, il faut inventer du vraisemblable… Et il se met à regarder avec le plaisir exubérant d’un enfant qui contemple une boutique de joujoux, et il s’amuse une grande heure à voir nos cartons, nos livres, nos petits musées.

Flaubert ressemble extraordinairement aux portraits de Frédérick Lemaître jeune. Il est très grand, très large d’épaules, avec de beaux gros yeux saillants aux paupières un peu soufflées, des joues pleines, des moustaches rudes et tombantes, un teint martelé et plaqué de rouge. Il passe quatre ou cinq mois à Paris, n’allant nulle part, voyant seulement quelques amis, menant la vie d’ours que nous menons tous, Saint-Victor comme lui, et nous comme Saint-Victor.

Cette ourserie de l’homme de lettres au xixe siècle est curieuse, quand on la compare à la vie mondaine des littérateurs du xviiie siècle, de Diderot à Marmontel. La bourgeoisie de l’heure actuelle ne recherche guère l’homme de lettres que lorsqu’il est disposé à accepter le rôle de bête curieuse, de bouffon ou de cicérone à l’étranger.

14 mai §

{p. 276}Charles Edmond, qui a vécu partout et connu tout le monde, et qui, de temps en temps, dans la causerie, entrouvre ses mémoires, et en tire une curieuse figure, un souvenir caractéristique, nous conte ceci, à propos de la susceptibilité nationale des Italiens.

Il y a sept ans, il se trouvait à Nice, en même temps qu’Orsini avec lequel il était assez intimement lié. Un matin, Orsini l’invite à déjeuner, il refuse, lui disant, en forme de plaisanterie, qu’il est un mangeur sérieux, aimant un morceau de bœuf, et que les Italiens se nourrissent de polenta et de macaroni. Là-dessus il s’en va déjeuner chez une comtesse russe à laquelle Orsini faisait la cour. Pendant qu’il est là, un comte Pepoli, ami commun d’Orsini et de Charles Edmond, le fait demander dans l’antichambre, lui dit qu’Orsini a consacré toute sa vie à la patrie italienne, qu’il n’y a pour lui de plus mortelle injure qu’une offense au drapeau italien… et, de fil en aiguille, Charles Edmond découvre qu’il venait comme témoin à cause du propos sur la polenta et le macaroni.

Là-dessus survient la comtesse, qui se moque tellement d’Orsini, qu’un peu honteux de sa folle susceptibilité, il se raccommode avec Charles Edmond.

22 mai §

Chez Charles Edmond nous rencontrons About. En nous promenant dans le bois de Bellevue, il cause, il s’ouvre, il s’expansionne. C’est la mesure d’intelligence d’un homme du monde très intelligent, {p. 277}avec un rien de pion et un peu du bagout de faiseur. Il nous parle de sa personne, de ses cheveux déjà gris, de sa mère, de sa sœur, de sa famille, de son château de Saverne, de ses cinq domestiques, des dix-huit personnes qu’il a toujours à sa table, de sa chasse, de son ami Sarcey de Suttières, dont le roman des « Salons de province » vient comme du Balzac bien écrit, de la désillusion qu’il a eue à relire Notre-Dame de Paris, la semaine dernière, des qualités de Ponson du Terrail, et du cas qu’il en fait avec Mérimée. C’est le moi du succès, mais point trop lourd, point trop insupportable, et sauvé par des singeries spirituelles, par de petites caresses littéraires à l’endroit des littérateurs qui sont là, et auxquels il sert des citations de leurs livres. Mais dans sa conversation, pas un atome qui ne soit terrestre, parisien, et de petit journal.

Il nous entretient de son livre La Question romaine, qui vient d’être saisi. Il nous dit, et nous le croyons, que l’Empereur a corrigé les épreuves, que Fould y a travaillé et que Morny a fourni la fin, « la Métropole à Paris », une idée du Mémorial, une idée de l’autre, dont tout cet empire est une contrefaçon. About a ajouté que Fould lui avait confié qu’on préparait les appartements du pape à Fontainebleau, à Fontainebleau ! si par hasard il voulait se montrer méchant, ou si Antonelli faisait quelque tour.

* * *

— Si j’étais tout à fait riche, j’aurais aimé à faire une collection de toutes les saletés des gens {p. 278}célèbres sans talent, payant au poids de l’or le plus mauvais tableau, la plus mauvaise statue de celui-ci et de celui-là. Cette collection, je l’aurais livrée à l’admiration des bourgeois, et après avoir joui de leur stupide épatement, sur l’étiquette et le grand prix de l’objet, je me serais livré à un éreintement épileptique, composé avec du fiel, de la science et du goût.

12 juin §

Dîner à Bellevue avec Saint-Victor.

Comme nous revenons par les voies qui descendent du chemin de fer Montparnasse à la rue de Grenelle, nous voici avec Saint-Victor, à regarder le ciel éclairé par un splendide clair de lune, et nous disant que c’est cette même voûte vers laquelle se sont tournés les yeux de ces millions d’hommes morts, pour des causes si diverses et des querelles si contraires, — depuis les soldats de Sennachérib jusqu’aux soldats de Magenta.

Et nous nous demandons ce qu’il peut y avoir derrière cette voûte, ce que signifie cette comédie : la vie ; ce que c’est que ce Dieu, qui est loin de nous apparaître avec les attributs de la bonté, ce Dieu qui préside à la loi du dévorement des créatures ; ce Dieu de cette nature, seulement préoccupée de la conservation des espèces et si férocement dédaigneuse des individus… Et puis Dieu, se le figure-t-on occupé à fabriquer la cervelle de M. Prud’homme ou des insectes innommables ?…

{p. 279}Et l’éternité, cette chose qui n’aura jamais de fin et qui n’a jamais eu de commencement. C’est cela surtout, l’éternité en arrière, que notre pauvre cervelle ne peut imaginer… Et pas une révélation, cela était si facile à Dieu… oui, de grandes lettres dans le ciel, quoi, une charte divine, imprimée clairement en caractères de feu. Ah ! le Buisson ardent devrait bien se rallumer… Enfin l’immortalité de l’âme, qu’est-elle ? Est-ce une immortalité de l’âme personnelle ? est-ce une immortalité de l’âme collective ? Collective, c’est plutôt à penser. La nature n’est pas personnelle, elle est collective. Oui, oui, une immortalité à la gamelle ! lui dis-je.

… Et songer que l’humanité est si jeune, songer que vingt-quatre centenaires, se tenant par la main, nous feraient une chaîne qui nous ramènerait aux temps héroïques, à Thésée…

Ah ! tenez, il faut en revenir à Kant : toutes les fois qu’il avait essayé d’échafauder un système, l’ayant senti s’écrouler, il a conclu qu’il n’y avait que la morale, le sentiment, du devoir. Mais c’est diantrement froid, fichtrement sec… Pourquoi sur cette terre ? Pourquoi la mort ? Et puis après la mort ! Au fond, c’est la pensée fixe de l’homme. Et que personne de ceux qui sont morts ne soit revenu dans le rêve d’un vivant, à ce moment où il est délié de la vie, un père pour avertir son fils, une mère, une mère !… Ah ! mon cher, DIIS IGNOTIS, c’était un bel autel des Athéniens.

Au fond de ce monologue à bâtons rompus, je {p. 280}sens la préoccupation et la terreur du au-delà de la mort, que donne aux esprits les plus émancipés l’éducation religieuse.

* * *

— Jeté sur le pavé Les Saint-Aubin : la première livraison d’un beau livre de biographies d’art sur le xviiie siècle que nous avons en tête.

* * *

— Nous avons pris, ces temps-ci, un maître d’armes, un vrai maître d’armes, comme George Sand en mettrait un dans ses romans. Républicain et philanthrope axiomatique comme Sancho Pança, rustique et aimant la campagne comme un Parisien, industrieux comme un sauvage et, avant de posséder une centaine de mètres à Créteil, habitant un wagon de marchandises monté sur un mur dans un terrain vague.

En somme, l’escrime, la science la plus problématique du monde — après la politique.

22 juin §

Notre siècle, un siècle d’à peu près. Des hommes qui ont à peu près du talent, des flambeaux qui sont à peu près dorés, des livres qui sont à peu près imprimés, — et tout au monde qui est à peu près à bon marché.

* * *

— Dialogue :

— Bonjour, mère Mahu ! Et vos enfants ?

— Oh ! j’en ai déjà un de placé.

— Où ça ?

— À Clairvaux. {p. 281}

* * *

— Louis XIV, véritable et prodigieuse incarnation de la Royauté. C’est de lui-même qu’il en tire l’image. Il fixe le personnage royal, comme un grand acteur fixe un type au théâtre.

* * *

— Un temps dont on n’a pas un échantillon de robe et un menu de dîner, l’Histoire ne le voit pas vivre.

Août §

1º Une troupe de comédiens. 2º Une troupe de danseuses. 3º Des montreurs de marionnettes (au moins trois ou quatre). 4º Une centaine de femmes françaises. 5º Des médecins, des chirurgiens, des pharmaciens. 6º Une cinquantaine de jardiniers. 7º Des liquoristes ; des distillateurs. 8º 200 000 pintes d’eau-de-vie. 9º 30 000 aunes de drap bleu et écarlate.

Voilà avec quoi Napoléon se faisait fort de fonder une société civilisée en Égypte.

12 août §

Hier j’étais à un bout de la grande table du château. Edmond à l’autre bout causait avec Thérèse. Je n’entendais rien, mais quand il souriait, je souriais involontairement et dans la même pose de tête… Jamais âme pareille n’a été mise en deux corps.

* * *

— J’ai mesuré : il faut à la campagne un invité par arpent.

* * *

{p. 282}— J’ai eu des chaleurs de tête, des dévouements d’idées, des enthousiasmes d’âme ; mais à présent je juge qu’il n’y a pas une chose ou une cause qui vaille un coup de pied dans le cul, — au moins dans le mien.

28 septembre §

On sonne. C’est Gavarni que nous n’avons pas vu depuis deux mois. Il vient perdre sa journée avec nous. Pendant tout ce temps, pendant ces deux mois il n’a vu personne. Il a été un instant malade : « Oui, nous dit-il, car pour moi il n’y a pas d’autre mal que la crainte de la maladie, et je l’ai eue. Ç’a été une douleur au cœur, et le sang si fort à la tête que je craignais à tout moment de tomber. J’avais perdu le sentiment de la verticalité… Vous concevez, ce n’était pas drôle. » Mais le médecin l’a rassuré : ce n’était que rhumatismal.

Il n’a guère fait qu’une sortie pour aller acheter 300 francs de plantes à l’exposition d’horticulture. « C’est ma grande passion, dit-il, cela n’a cependant aucun rapport avec mes idées, avec les mathématiques. » Pourtant cette chinoiserie, comme il l’appelle, est si forte en lui qu’il a été transporté par la lecture d’un catalogue de pépiniériste d’Angers, et qu’il songe, lui si casanier, à faire le voyage par amour d’une plante annoncée : le lierre à feuilles de catalpa.

Il nous parle de son jardin, des choses qu’il veut y amener, des nouveaux arbres qu’il y plantera, de son dégoût absolu de l’arbre caduc, de son projet {p. 283}de tout mettre en arbres verts et de tuer ses grands arbres avec du lierre qui montera dans leurs branches. Il médite une réhabilitation de l’arbre vert, un guide de l’amateur d’araucarias et de cyprès, sous le titre : Le Jardin vert ; s’élevant contre le préjugé qui fait de l’arbre vert un arbre triste, nous citant son buisson ardent de houx, rouge de baies comme un sorbier.

Nous causons photographie et de la façon demoiselle, dont se colorient les figures dans la chambre noire, du contraste complet avec la manière de sentir et de reproduire des peintures. Il nous dit qu’évidemment la peinture est une convention dont le triomphe est le style, c’est-à-dire « la tension de l’entendement vers l’idéalité » !

De là, la causerie saute à la femme. Selon lui, c’est l’homme qui a fait la femme en lui donnant toutes ses poésies. Il se plaint de sa non-compréhension, de son bavardage vide… Dans le temps où il imaginait dans sa tête des caricatures fantastiques, il avait eu l’idée de celle-ci : Un homme aimé. C’était une femme, les bras noués autour du cou d’un homme qui la portait avec effort sur son dos… Et il nous entretient de ses chasses d’autrefois à la femme, chasses à l’inconnu, dont le grand charme est l’aléatoire, l’aléatoire qui, dit-il, « fait le pêcheur à la ligne, le joueur, le coureur de femmes ».

Puis nous arrivons aux mathématiques, nous ne savons plus par quel zigzag. Ici il ne mange plus, — car nous dînions, — sa voix devient amoureuse, son {p. 284}œil, plus vif, prend de la fixité, et avec sa haute parole, il nous emporte comme dans un monde de rêves et d’idées, où il fait jaillir, sous des mots, des éclairs qui nous montrent des sommets.

Il va publier bientôt un premier cahier de ses recherches sur le mouvement et la vitesse… Mais il y a pour lui une difficulté personnelle à se faire accepter, à se faire lire. Car sur de telles choses, il faut qu’il compte avec les préjugés du public, les préventions des savants, pour lesquels il n’est que le peintre des Débardeurs. Il est obligé par là à une défiance de toute poésie : « Il faut s’astreindre à écrire cela comme un maître d’école de village. » Il faut aussi commencer par des choses qui ne renversent personne, et ne venir qu’après aux grandes révolutions, à celle qu’il veut tenter contre le calcul différentiel, contre l’X. Et il s’écrie : « La mathématique meurt de l’X ! »

C’est tout un renversement de la géométrie qu’il nous indique… Les géomètres ne sont que des arpenteurs qui mesurent à un cheveu près la distance de la terre au soleil ; mais ce cheveu, qui n’est rien pour nous, est énorme comparé par nous à l’acarus du bourdon… La géométrie mal baptisée : mesure de la terre : ce n’est pas de mesure qu’il s’agit, « c’est de faire connaître, c’est de donner la forme de la durée et de l’intensité des choses. »

Et redescendant brusquement à terre, il termine la conversation par un charmant portrait en quatre mots de son vieil ami Chandellier, ce comique {p. 285}mélancolique aux cheveux blancs et tout plein au fond de vignettes de romances.

* * *

— Il est indispensable, pour être célèbre, d’enterrer deux générations : celle de ses professeurs et celle de ses amis de collège, — la vôtre et celle qui vous a précédé.

* * *

Il y a dans le talent de certains hommes, une certaine continuité et égalité de production qui parfois m’ennuie. Ils ne me semblent plus écrire, mais couler. Ce sont ces fontaines de vin des fêtes publiques, une distribution de métaphores au peuple.

* * *

Le peuple se promène au cimetière et fait des visites à l’hôpital.

15 octobre §

Edouard nous enlève passer deux jours à la Comerie… Nous allons voir, au château de Boran, chez la comtesse de Sancy dont le mari est Sancy-Parabère, et qui est dame d’honneur de l’Impératrice, le portrait de Mme de Parabère.

C’est un triomphant portrait de Largillière. La dame galante, dans un corsage aux tons violets, affectionnés par le Titien, trône sur des ondoiements de satin saumoné. D’une main elle cueille un œillet donné par le Régent, et qui serait, d’après une légende de famille, le prix de sa livraison. Dans le bas du tableau, un négrillon du Véronèse tend une corbeille de fleurs à celle que le Régent appelait mon petit {p. 286}corbeau noir, à la frêle jeune femme aux nerfs d’acier pour le plaisir et l’orgie.

Un portrait où éclate l’esprit de la physionomie, ce caractère tout moderne et qui se lit assez peu dans les portraits du temps de Louis XIV, et même dans la plupart des portraits, au type bovin de la Régence, peints par Nattier. Et à cette physionomie moderne se trouve alliée une grâce légère et volante dans l’arrangement du costume, et l’accommodement de la chevelure joliment frisée et relevée en deux cornes, qui lui font un diadème de déesse amoureuse : toutes choses dont il n’existe rien dans le portrait gravé de Vallée.

Au moment de partir, Mme de Sancy, qui est la fille du général Lefebvre-Desnouettes, nous offre aimablement de visiter son musée napoléonien : la chambre de Napoléon à l’hôtel de la rue de la Victoire, léguée à son père.

La porte de cette pièce, qui était mansardée, a tout au plus la hauteur d’un homme un peu grand. Sur un fond brun violacé, des arabesques, genre Pompéi, en camaïeu d’un blanc bleuâtre, et où l’on voit, sous une figuration de la Légion d’honneur, Honneur et Patrie, d’un côté une tête d’homme antique surmontée d’un aigle, de l’autre, une tête de femme antique surmontée d’un crocodile. Le lit est en bois peint en bronze vert, des canons en font les quatre montants, et la flèche du lit est une lance de laquelle tombent des rideaux pareils aux rideaux de la fenêtre, des rideaux de tente, de la cotonnade {p. 287}à grandes rayures bleues. À côté, se trouve une petite commode d’acajou à têtes de lions avec des anneaux dans la gueule. Le bureau sur lequel fut peut-être préparé le 18 Brumaire a, sur les côtés, l’applique de deux glaives antiques, toujours peints en bronze vert. Les sièges simulent des tambours.

On voit dans cette chambre à coucher, l’homme d’avant Brumaire, théâtral déjà. C’est un logis qu’on dirait dramatisé avec les mauvais accessoires d’un théâtre de province.

23 octobre §

Ce sont, chez l’homme, deux grands glas de la mort de la jeunesse, que le dégoût des sauces de restaurant et le rêve d’une maison de campagne.

* * *

— Au fond, la médisance est encore le plus grand lien des sociétés.

* * *

— Après un habit mal fait, le tact est ce qui nuit le plus dans le monde.

29 octobre §

Vraiment, il y a du courage à résister à la tentation du feuilleton, à cette chose qui procure la grosse publicité, sans parler de la place matérielle qu’elle donne à votre individu, et de la présentation toute naturelle qu’elle fait de vous à toutes les femmes de théâtre et de la gloire touchée comptant, et de l’argent sonnant qu’elle met dans votre poche. Être dans son coin, vivre seul et sur soi-même, n’avoir que les maigres satisfactions qui vous touchent de bien loin et dont vous avez si peu {p. 288}conscience : la conscience du succès d’un livre qui n’est jamais au présent, mais toujours dans l’avenir. Être inconnu de ses ennemis, méconnu de ses amis par le renfermé de son œuvre et le peu de bruit qu’on fait autour de soi-même, — il y a, surtout en ce temps, quelque force à cela.

1er novembre §

Je vais inviter Saint-Victor à dîner. Je l’invite pour vendredi : « Ah ! mon cher, c’est mon feuilleton, désolé, impossible ! — Samedi, alors ? — Pas possible plus que le vendredi. » Et il me montre des photographies de Memling qu’il appelle le Vinci flamand, et parle de la spiritualité de ses vierges, faite chez cet artiste avec la lymphe des Flandres.

Et comme, à la fin, nous nous mettons à causer des deux livres auquels nous travaillons, lui aux Borgia, nous aux Maîtresses de Louis XIV, nous nous avouons que ce sont des sujets diantrement embarrassants, pour ne pas compromettre deux vieilles choses que nous respectons, — peut-être parce qu’elles sont vieilles — la Papauté et la Royauté.

* * *

— L’amour romain avait volé le soupir de l’amour grec. Il s’exhalait dans cette exclamation expirante du plaisir, dans ce mot ailé et palpitant, mourant sur le bord des lèvres : Ψυχή. « Mon âme. »

Novembre §

Une belle indifférence de l’argent qui nous peint d’après nature. Nous avons donné ces {p. 289}jours-ci à vendre de la rente pour l’impression de nos Hommes de lettres. Et nous, qui lisons, tous les soirs, le journal Le Soir, n’avons songé, ni l’un ni l’autre, à regarder ce qu’avait fait la Bourse.

4 novembre §

Nous recevons nos épreuves. Quand la feuille est venue, que nos personnages paraissent vivants, que notre dialogue nous semble une voix, nous sortons de ce papier, échappé de nos entrailles et que nous corrigeons avant de nous coucher, — nous sortons avec une vraie fièvre qui nous retourne deux ou trois heures, sans sommeil, dans notre lit.

15 novembre §

Comme mon dentiste me nettoyait les dents, penché sur moi, il me dit tout à coup : « Est-ce que vous allez quelquefois entendre les prêtres ? Ils sont si bêtes ! Ils n’ont jamais dit ce que c’était que Dieu ! » Et la voix de mon dentiste était devenue une voix d’apôtre. — Dieu ne peut pas être homme, il est essence. Il n’y a qu’un philosophe qui a dit cela : c’est Bacon… Quant à Marie, c’est la reproduction universelle, la réverbération de Dieu. Voici ce que les prêtres n’ont jamais formulé, et cependant Apollonius de Tyanes l’a vue dit par la femme à une petite fille, nous ôte tout espoir et nous fait descendre le misérable escalier, le gosier sec comme après une grande émotion.

… Comme il fait chaud aujourd’hui ! Quel drôle de temps ! Des tremblements de terre ! Vous savez qu’il vient d’y en avoir encore un à Erzeroum ? Des chaleurs inexplicables ! la comète de l’an passé ! {p. 290}Tout cela est signe de quelque chose. Il va encore y avoir un fier coup de balai autour du Pape. Il ne restera presque plus de prêtres. C’est le règne de Jésus-Christ qui arrive… Et tout ça, ce ne sont pas des farces, c’est dans l’Apocalypse. Les prêtres le savent bien. Mgr l’archevêque de Paris en a parlé, de ce règne de Jésus-Christ, dans son mandement. Et il y a une église de cela, du règne de Jésus-Christ, qui était autrefois près du chemin de fer, à la barrière du Maine, et qui est maintenant au Panthéon. Je connais un médecin qui en fait partie. Ce sont les aperçus religieux de Swedenborg, mais ça n’a pas de base…

Malaise des esprits, trouble des âmes, religiosité remuant dans l’ombre, agitations sourdes de la veillée d’armes d’une suprême bataille livrée par le catholicisme, toute une mine de mysticisme couvant sous le scepticisme du xixe siècle, il y a de cela dans les paroles de mon dentiste, sous le coup de la question italienne, des lettres pastorales des évêques, de la levée de boucliers de l’Église en faveur du pouvoir temporel ; et il y a dans ces paroles comme l’annonce d’une sorte de fièvre et de délire des consciences ; et j’y vois, germant déjà dans le petit bourgeois éclairé, l’anarchie des croyances et le gâchis social que cela prépare dans un avenir très prochain.

Dans ses divagations, ce dentiste a pour excuse de ne pouvoir porter quelque chose sur la tête et de tenir dans la rue son chapeau à la main, mais {p. 291}les folies qui jaillissent de sa faible cervelle, ne lui sont pas tout à fait personnelles : elles lui sont apportées par le courant des choses, elles lui sont soufflées par le vent des idées dans l’air.

* * *

— Nous n’allons qu’à un théâtre. Tous les autres nous ennuient et nous agacent. Il y a un certain rire du public à ce qui est vulgaire, bas et bête, qui nous dégoûte. Le théâtre où nous allons est le Cirque. Là, nous voyons des clowns, des sauteurs, des franchisseuses de cercles de papier, qui font leur métier et leur devoir : au fond, les seuls acteurs dont le talent soit incontestable, absolu comme les mathématiques ou mieux encore comme le saut périlleux. Car, en cela, il n’y a pas de faux semblant de talent : ou on tombe ou on ne tombe pas.

Et nous les voyons, ces braves, risquer leurs os dans les airs pour attraper quelques bravos, nous les voyons avec je ne sais quoi de férocement curieux en même temps que de sympathiquement apitoyé, — comme si ces gens étaient de notre race, et que tous, bobêches, historiens, philosophes, pantins et poètes, nous sautions héroïquement pour cet imbécile de public… Au fait, quelqu’un a-t-il jamais vu une femme faire le saut périlleux, et la grande supériorité de l’homme serait-elle en cette seule et unique chose ?

* * *

— Dans les troubles de l’art, à la fin des vieux siècles, quand les nobles doctrines sont mourantes, et que l’art se trouve entre une tradition perdue et {p. 292}quelque chose qui va naître, il apparaît des décadents libres, charmants, prodigieux, des aventuriers de la ligne et de la couleur qui risquent tout, et apportent en leurs imaginations, avec une corruption suave, une délicieuse témérité. Tel Honoré Fragonard, le plus merveilleux improvisateur parmi les peintres.

Parfois je m’imagine Fragonard sorti du même moule que Diderot. Chez tous deux pareil bouillonnement, pareille verve. Une peinture de Fragonard, ça ne ressemble-t-il pas à une page de Diderot ? Tableaux de famille, attendrissement de la nature, libertés d’un conte plaisant et en tout le même ton ému et polissonnant.

Mardi 13 novembre §

Pour la première fois de notre vie, une femme nous sépare pendant 30 heures. Cette femme est Mme de Châteauroux, qui fait faire à l’un de nous le voyage de Rouen tout seul, pour aller copier un paquet de ses lettres intimes, adressées à Richelieu, et faisant partie de la collection Leber.

En revenant, je rencontre, à la gare, Flaubert faisant la conduite à sa mère et à sa nièce qui vont passer l’hiver à Paris. Son roman carthaginois est à la moitié. Il me parle d’un travail qu’il lui a fallu faire d’abord, tout simplement pour se convaincre que cela était comme il le disait, puis il se plaint de l’absence de dictionnaire qui le force aux périphrases pour toutes les appellations, trouvant que {p. 293}les difficultés augmentent à mesure qu’il avance, et forcé d’allonger sa couleur locale, ainsi qu’une sauce.

* * *

— Tous les mariages aujourd’hui se font, sous le régime dotal. Les parents veulent bien livrer au mari, le corps, la santé, le bonheur d’une fille, enfin toute sa femme, — sauf sa fortune.

Fin novembre §

Aujourd’hui, — je ne sais pas quel jour nous sommes, et pour combien de jours ce sera — nous avons un groom. Il a une vraie livrée : une grande redingote vert russe, un pantalon noisette, une cravate blanche et un chapeau à cocarde noire. Il tombe d’Afrique, où il a mangé de la panthère, et encore plus, je crois, de la vache enragée. C’est une charité que je fais, à ce que me dit Rose, qui est sa tante. Il a un visage, moitié singe, moitié voyou de Londres, et une petite tête et un petit corps, où semblent germer tous les mauvais instincts d’un cocher de remise, d’une bonne de fille, d’un enfant de pauvre, enfin le type complet de l’emploi. Avec cela il est socialiste, et fort monté contre les rentiers et les propriétaires.

Rose, qui, à notre école, commence à faire des tirades comme dans une pièce des boulevards, lui prêche, dans un coin de la cuisine, la religion de l’honneur.

9 décembre §

Comme nous allions, il y a deux jours, au Musée du Louvre, demander la permission {p. 293}de graver le dessin de Watteau, représentant l’Assemblée des musiciens chez Crozat, Chennevières nous raconte que le Musée est, sens dessus dessous, à propos du dessin de la Revue du Roi, qu’on a proposé au Musée d’acheter, et que le Musée n’a pas de quoi acheter. Oh ! si c’était un dessin de l’École italienne ou flamande, on en trouverait, de l’argent, et même, s’il le fallait, un certain nombre de mille francs. Chennevières nous donne l’adresse du dessin, et nous courons rue des Bourdonnais nº 13.

Nous voici dans une toute petite chambre, chauffée par un poêle de fonte, et où une grande table, sur laquelle est couché un enfant de quelques mois, tient toute la pièce. Une femme est là, qui travaille sous une lampe à la confection de chemises de peuple. Nous demandons à voir le dessin. De dessous la table elle tire un dessin empaqueté dans une serviette, et c’est le fameux dessin de l’exposition de 1781.

— Vous en voulez, Madame ?

— Mille francs !

Et comme nous lui en offrons 300 francs, le prix auquel nous savions que le mari était à peu près descendu, après l’avoir fait offrir à tous les riches amateurs de Paris, un sec : « Reconduisez ces Messieurs », dit par la femme à une petite fille qui se trouvait dans une autre pièce, nous ôte tout espoir, et nous fait redescendre le misérable escalier, avec la sécheresse de bouche d’une grande émotion.

Le lendemain, nous offrons dans une lettre au ménage, 400 francs, tout l’argent que nous avions dans {p. 294}le moment à notre disposition, et cela par acquit de conscience et sans la moindre espérance, quand, le soir, le mari et la femme, et même le petit enfant au sein de sa mère, nous apportent le dessin sur lequel nous ne comptions pas.

Et nous passons toute la soirée, à regarder le roi Louis XV passer la revue de sa maison militaire, son livret à la main, et les soldats microscopiques et les curieux refoulés à coups de crosse de fusil, et les chambrières montées sur le haut des carrosses, et dont un coup de vent fait envoler les jupes. — Notre plaisir mêlé d’un petit remords, d’avoir pu si peu donner d’argent, pour un si beau dessin, à de si pauvres gens !

* * *

— Rien de plus charmant, de plus exquis que l’esprit français des étrangers, l’esprit de Galiani, du prince de Ligne, de Henri Heine.

15 décembre §

Nous tombons sur des fragments oratoires du Marat de Lyon, sur l’éloquence grisée de Chalier, où la phrase sonne parfois comme un vers d’Hugo. Personne n’a vraiment rendu la passion, l’excitation, la furie, le grand delirium tremens de ce temps. La Révolution n’a eu pour historiens jusqu’à présent que de froids journalistes comme M. Thiers ou des harpistes comme Lamartine… Et les peintres donc, quelles pauvres intelligences ! Nous étions plongés, ces journées-ci, dans les Mémoires de Mme de Larochejacquelein. Quel livre ! Quelle {p. 296}épopée ! Quel roman. C’est tout à la fois l’Illiade et Le Dernier des Mohicans. Que de tableaux ! Le passage de la Loire à Florent-le-Vieux, c’est le passage du Nil. Et comme dans les temps antiques, toujours des individualités en relief, et la guerre ayant encore l’air d’être entre des hommes et non entre des multitudes. Là-dedans, les derniers héros ! Et jusqu’au comique qui se trouve mêlé au tragique, quand les restes de l’armée en guenilles s’affublent de turbans du théâtre de La Flèche, et qu’on se fait fusiller dans de vieux jupons. Oui, c’est comme la défroque du Roman comique tombée sur les épaules d’une légion thébaine. Et savez-vous ce que la peinture a trouvé dans cette retraite des Dix Mille… un curé qui monte la garde.

* * *

— Sommes-nous bien ou mal organisés ? En toute chose, nous voyons la fin, l’extrémité de la chose ! Les autres se jettent comme des étourneaux, et sans réflexion, dans une aventure. Nous, dans un duel par exemple, quand nous ne voyons pas notre mort, nous voyons la mort de notre adversaire, la prison qu’il faudra faire, la pension qu’il faudra payer à la famille ! C’est toujours dans notre cervelle les infinies déductions de l’imprévu, déductions qui ne viennent à la pensée de presque personne. Dans un caprice, dans une liaison, notre pensée escompte d’avance les sommes d’argent, de liberté, etc., etc., qu’il sera nécessaire de débourser. Enfin, dans un verre de vin, nous {p. 297}envisageons la migraine du lendemain. Ainsi de tout, et cela sans que cela nous fasse renoncer à un duel nécessaire, à une femme tentante, à une bouteille de vin supérieur.

Est-ce tout à fait un malheur ? Non. Si cela empoisonne un peu la jouissance présente, l’imprévu ne vous désarçonne pas, — et vous êtes toujours prêt à aller au bout de tout ce que vous avez entrepris, avec une résolution délibérée, une volonté amassée, une patience constante des mauvais hasards.

11 décembre §

Nous sommes à la Porte-Saint-Martin dans la loge de Saint-Victor. C’est la première de La Tireuse de cartes, de Victor Séjour et de Mocquard. Saint-Victor a la bouche crispée, et cette physionomie dure, fermée, cette tête de bois qu’il a dans l’embarras, l’émotion, l’ennui.

C’est plein de mères d’actrices, de vaudevillistes, de critiques, d’hommes sans nom qui ont un nom au théâtre, ou des droits sur le directeur, ou des créances sur l’auteur, ou une parenté avec le souffleur, le placeur, et d’actrices qui ne jouent pas, et d’acteurs de province en congé, et de filles littéraires et de leurs petits amants de poche.

Dans la loge d’avant-scène du rez-de-chaussée, trône, dans le demi-jour, Jeanne de Tourbet, admirable dans sa pose de royale nonchalance, et tout entourée d’une cour de cravates blanches, qu’on perçoit dans l’ombre. Et voici Fiorentino avec son aspect et son teint de figure de cire : Bischoffsheim, l’ami {p. 298}de tous les critiques, papillonnant de loge en loge ; la petite Dinah, avec sa jolie tête serpentine, assise au balcon à côté de la mère Félix, parée d’un manchon blanc. Ici rayonne, enveloppée de gaze comme une fiancée d’Abydos, Gisette, à côté de la femme du célèbre dramaturge Grangé ; Dennery est derrière avec son petit œil éteint. Le patriarche du feuilleton, le podagre Janin, laisse voir autour de ses poignets des manchettes de tricot rouge. Doche montre ses doux yeux d’enfant et sa mine chiffonnée, un peu écrasée par la grande passe bleue de son chapeau. Théophile Gautier, torpide à la façon d’un sphinx et d’un poussah, semble résigné à tout ce qui va se passer.

C’est une grande représentation. Il y a un sergent de ville au carreau de notre loge, et tout près un cent-garde flamboyant ; et assis à côté de l’ouvreuse, Alessandri surveille le corridor, la main sur le manche d’un poignard de son pays. L’Empereur est venu applaudir avec l’Impératrice l’œuvre de Mocquard, le ci-devant historien des Crimes célèbres, et présentement le secrétaire de l’Empereur.

La pièce commence, une pièce comme toutes celles que les rhétoriciens serrent dans leur commode. Ce n’est pas même du faux Hugo. Et dans la salle on entend les femmes murmurer dans des sortes de pâmoisons ; « Oh ! que c’est bien écrit ! » Mais la pièce n’est pas sur le théâtre, elle est dans la salle. L’intrigue et le drame, c’est la déclaration officielle des amours de Saint-Victor et de l’actrice {p. 299}en scène. Toutes les lorgnettes interrogent la face de marbre du critique, et précisément en face de nous, au balcon des secondes, l’ancienne, la délaissée, l’Ariane, Ozy en personne, en compagnie de Virginie Duclay, plonge sur l’ingrat, en remuant à grand bruit un immense éventail noir, au milieu de rires ironiques.

On marche l’un sur l’autre dans les corridors, où Janin souffle sur une banquette, où Villemessant raconte le duel Galliffet, où Claudin vague, où Villemot montre un gilet blanc de la Belle Jardinière, où Crémieux se plaint de la poitrine avec des tonalités de Grassot récitant du Millevoye, où Marchal salue tout le monde.

Saint-Victor a une émotion qui se trahit par le silence, la fixité de sa lorgnette sur l’actrice, enfin par ce cri enfantin si naïf à la tombée du rideau, au quatrième acte, ce cri timide : « Lia toute seule ! Lia toute seule ! » quand le public rappelle les acteurs et crie : « Tous, tous, tous ! »

La pièce est finie. Les ouvreuses jettent les toiles sur les velours des balcons. Le rideau s’est relevé sur la scène où les lampistes emportent les quinquets des portants. Dans la demi-nuit de la scène, nous nous heurtons à Fournier, qui se promène comme un fantôme, en cravate blanche, en habit noir, demandant nerveusement aux gens, si c’est un succès et qu’il n’a rien vu. — Cela dit du ton d’un homme qui interroge si ça va être sa faillite.

Puis des pompiers nous dégringolent sur le corps {p. 300}d’un petit escalier, et au bout d’un corridor noir, nous entrons dans une loge tout engorgée de monde, et à la porte de laquelle on fait queue, un bon moment. Et ce sont des effusions pareilles aux effusions de la sacristie à un mariage. Au milieu d’hommes qui s’effacent pour les laisser passer, des avalanches de femmes se précipitent sur Lia, l’embrassent. Et bientôt, sous le coup des émotions de la soirée, de l’ébranlement des nerfs de chacun, l’embrassade devient générale, et de bonne foi dans le moment. Au milieu du désordre des houppes, des pots de cold-cream, des cartons à serrer les fausses nattes, dans la lumière fumeuse et sentant la mauvaise huile de deux quinquets de cuivre à globes de lampe, assise sur un tabouret de piano, recouvert de maroquin gris perle, Lia, qui a l’air d’un petit séraphin gothique de maître primitif, et dont le corps grêle est perdu dans les grands plis d’une robe de chambre brune, aux compliments qu’on lui fait sur le talent qu’elle a su déployer, aux reproches qu’on lui adresse d’avoir été trop vite, Lia, la tête soulevée au-dessus de l’affaissement de tout son corps, répète d’un air à la fois hébété et tendre : « Ah ! mes enfants ! mes enfants ! »

Année 1860 §

Jeudi 12 janvier §

{p. 303}Nous sommes dans notre salle à manger, cette jolie boîte tendue, fermée, plafonnée de tapisseries, où nous venons d’accrocher le triomphant Louis Moreau de la Revue du Roi, et qui est toute lumineuse et égayée des feux doux d’un lustre de cristal de Bohême.

À notre table, il y a Flaubert, Saint-Victor, Aurélien Scholl, Charles Edmond, Julie, Mme Doche coquettement coiffée d’une résille rouge sur ses cheveux qui ont un œil de poudre. On parle du roman de Elle et Lui de Mme Colet, où Flaubert est férocement peint sous le nom de Léonce… Au dessert, Mme Doche se sauve à la répétition de La Pénélope normande qu’on doit jouer le lendemain, et Saint-Victor, qui n’a rien pour son feuilleton, l’accompagne avec Scholl.

Entre ceux qui restent, l’on se met à causer théâtre, {p. 304}et Flaubert de blaguer un peu grossement, ainsi qu’il en a l’habitude :

« Le théâtre n’est pas un art, s’exclame-t-il, c’est un secret… et je l’ai surpris chez les propriétaires du secret. Voici ce secret. D’abord il faut prendre des verres d’absinthe au café du Cirque ; puis dire de toute pièce : Ce n’est pas mal, mais… des coupures, des coupures ! ou encore répéter : Pas mal !… mais il n’y a pas de pièce ; — et surtout toujours faire des plans et jamais de pièces. Au fond, quand on fait une pièce, on est f….. Voyez-vous, je tiens le secret d’un idiot, mais qui le possède de La Rounat. C’est lui qui a trouvé ce mot sublime : Beaumarchais est un préjugé !… Beaumarchais ! du phosphore… Ah ! les cochons, qu’ils me trouvent seulement le type de Chérubin ! »

La causerie se promène sur les uns et les autres de notre monde, sur la difficulté de trouver des gens avec lesquels on puisse vivre, et qui ne soient ni tarés, ni insupportables, ni bourgeois, ni mal élevés. Et l’on se met à regretter ce qui manque à Saint-Victor ; on en ferait un si joli ami, de ce garçon à l’expansion de cœur auquel on n’arrive jamais, quand même on est arrivé à sa plus entière expansion d’esprit, de ce garçon qui, après trois ans de relations d’amitié, a des glaces subites et des froideurs de poignées de main comme pour un inconnu. Flaubert explique l’homme par son éducation, disant que ces trois éducations, ces trois institutions de l’homme : l’éducation religieuse, l’armée, l’école normale, marquent d’un cachet indélébile l’individu.

{p. 305}Et nous voilà seuls, Flaubert et nous, dans le salon tout brouillardeux de fumée de cigare ; lui, arpentant le tapis, cognant la calvitie de sa tête à la boule du lustre, se répandant en paroles, débordant, se livrant à nous comme à des frères de son esprit.

Il nous redit sa vie retirée, sauvage même à Paris, enfermée et cadenassée. Il n’a point d’autre distraction que le dîner du dimanche de Mme Sabatier, la présidente, comme on l’appelle dans le monde de Théophile Gautier. Il a horreur de la campagne. Il travaille dix heures par jour, mais il est un grand perdeur de temps, s’oubliant en lectures et faisant, à tout moment, des écoles buissonnières autour de son livre. Il ne s’échauffe guère que vers cinq heures, quand il s’est mis au travail à midi… Il ne peut écrire sur du papier blanc, ayant besoin de le couvrir d’idées, à l’instar d’un peintre qui place sur sa toile ses premiers tons…

Soudain, comptant le petit nombre de gens qui s’intéressent aux choix d’une épithète, au rythme d’une phrase, au bien fait d’une chose, il s’écrie :

« Comprenez-vous l’imbécillité de travailler à ôter les assonances d’une ligne ou les répétitions d’une page ? Pour qui ?… Et dire que jamais, même quand l’œuvre réussit, jamais ce n’est le succès que vous avez voulu, qui vous vient ! N’est-ce pas les côtés vaudeville de Madame Bovary qui lui ont valu son succès. Oui, le succès est toujours à côté… La forme, ah ! la forme, mais qu’est-ce qui dans le public est réjoui et satisfait par la forme. Et notez que la forme est ce {p. 306}qui nous rend suspects à la Justice, aux tribunaux qui sont classiques… Classiques, oh ! la bonne farce ! mais personne n’a lu les classiques ! Il n’y a pas huit hommes de lettres qui aient lu Voltaire, — lu, vous m’entendez. Et sont-ils cinq dans la Société des Auteurs dramatiques, qui pourraient dire les titres des pièces de Thomas Corneille ?… Mais l’image, les classiques en sont pleins, la tragédie n’est qu’image. Jamais Pétrus Borel n’aurait osé cette image insensée :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai !

L’art pour l’art, en aucun temps, n’a eu sa consécration comme dans le discours à l’Académie d’un classique, de Buffon : « La manière dont une vérité est énoncée, est plus utile à l’humanité même que cette vérité. » J’espère que c’est de l’art pour l’art cela. Et La Bruyère qui dit : « L’art d’écrire est l’art de définir et de peindre. » Là-dessus, Flaubert nous avoue ses trois bréviaires de style : La Bruyère, quelques pages de Montesquieu, quelques chapitres de Chateaubriand.

Et le voilà, les yeux hors de la tête, le teint allumé, les bras soulevés dans une envergure d’Antée, tirant de sa poitrine et de sa gorge des fragments du « Dialogue de Scylla et d’Eucrate », dont il nous jette le bruit au visage, un bruit qui ressemble au rauquement d’un lion.

Alors, revenant à son roman carthaginois, il nous conte ses recherches, ses lectures, les volumes de {p. 307}notes qu’il a prises, disant : « Savez-vous toute mon ambition ? Je demande à un honnête homme, intelligent, de s’enfermer quatre heures avec mon livre, et je lui donne une bosse de haschisch historique. C’est tout ce que je demande. »

Puis il ajoute sur une note mélancolique : « Après tout, le travail, c’est encore le meilleur moyen d’escamoter la vie ! »

Dimanche 22 janvier §

Nous montons l’escalier d’une maison du boulevard Saint-Martin. Au premier nous frappons à une porte d’appartement. On demande qui est là. Nous nous nommons. On ouvre. Et nous voici dans la loge de Lagier, puis dans la loge de Lia Félix. Quatre becs de gaz donnent dans la petite pièce une chaleur stupéfiante : c’est l’atmosphère d’un bain maure. Là-dedans, la pensée s’engourdit, le sentiment de la réalité des personnes et des choses s’en va, et l’on reste somnolent, les yeux ouverts, pendant que vos doigts tripotent machinalement toutes les choses de la toilette et du maquillage.

Dans cette espèce d’hébétement, on voit les actrices venir, sortir, comme à un appel invisible, aller à quelque chose de lointain, d’où s’échappe un murmure profond comme une clameur d’océan. Et tout ce mouvement autour de vous fait l’effet d’une agitation automatique, et le coin de foyer qu’on entrevoit, vous montre, assis sur la banquette, des personnages en costumes, les bras tombants comme des marionnettes aux ficelles cassées. Et l’on est entouré {p. 308}d’un brouhaha sourd, où ne se perçoit distinctement que : « Combien ce soir ? — 5, 200. — La Gaîté ? — 400 ! — Le Cirque ? — 800 ! »

Puis l’on vague dans des corridors, où l’on cause avec des têtes de femmes, qui, pendant qu’on les habille par derrière, se voilent la gorge avec les deux rideaux de leur loge, croisés sur elle, dans le coquet mouvement de la Frileuse d’Houdon.

24 janvier §

Nous paraissons aujourd’hui (Les Hommes de lettres). Nous avons cette fébrilité qui vous chasse de votre chez soi et vous pousse dans la rue… Et à la fin de la journée, nous sommes au boulevard du Temple, dans le cabinet de travail de Flaubert, dont le milieu de cheminée est un Boudha. Sur sa table des pages de son roman qui ne sont que ratures. Il nous adresse sur notre livre de chauds compliments qui nous font du bien au cœur, et nous sommes heureux de cette amitié qui vient à nous franchement, loyalement, avec une sorte de démonstration robuste.

Le soir, nous vaguons sur les boulevards, supputant les chances de duel, les chances de succès, regardant les étalages avec une certaine excitation nerveuse que nous ne pouvons maîtriser.

Dimanche 29 janvier §

… Le vieux Barrière nous conte cette chose saisissante. Il a vu, sur la place de Grève, un condamné dont les cheveux coupés ras, au moment où on le tournait en face de l’échafaud, se {p. 309}dressèrent tout droit, très visiblement. Et cet homme était cependant celui qui, après sa condamnation à mort, interrogé par le docteur Pariset, lui demandant ce qu’il voulait, avait répondu : « Un gigot et une femme ! »

* * *

— Nous passons la soirée chez Flaubert avec Bouilhet. Causerie sur de Sade auquel revient toujours, comme fasciné, l’esprit de Flaubert : « C’est le dernier mot du catholicisme, dit-il. Je m’explique. C’est l’esprit de l’inquisition, l’esprit de torture, l’esprit de l’Église du moyen âge, l’horreur de la nature… Remarquez-vous qu’il n’y a pas un animal, pas un arbre dans de Sade ? »

Il nous parle ensuite de romantisme, nous dit qu’au collège, il couchait un poignard sous son oreiller, et encore qu’il arrêtait son tilbury devant la campagne de Casimir Delavigne, et montait sur la banquette pour lui crier des injures de bas voyou.

Lundi 30 janvier §

On nous dit chez Dentu, qu’il y a eu ce matin un article de Janin sur Les Hommes de lettres. Nous achetons les Débats, et nous trouvons dix-huit colonnes d’éreintement, dans lesquelles Janin nous accuse d’avoir fait un pamphlet contre notre ordre, un tableau poussant au mépris des lettres. Oui, c’est ainsi que le critique parle de ce livre, la meilleure et la plus courageuse action de notre vie, ce livre qui ne fait si bas le bas des lettres {p. 310}que pour en faire le haut, plus haut et plus digne de respect.

Samedi 4 février §

Gavarni vient dîner. Il a fait la grande partie d’aller au bal de l’Opéra avec nous. En arrivant, il demande une feuille de papier et y dépose de petites machines mathématiques, qui lui sont venues en route. Pour attraper l’heure du bal, nous l’emmenons voir Léotard, et, après le Cirque, nous allons prendre un grog dans un café des boulevards, où il nous parle avec une admiration enthousiaste des travaux de Biot, de ses livres de mathématiques où il n’y a pas de figures.

Et le voici, montant cet escalier du bal de l’Opéra, qu’il n’a pas vu depuis quinze ans, le voici à mon bras, perdu dans cette foule, comme un roi perdu dans son royaume : lui, Gavarni, qui pourrait dire : « Le carnaval, c’est moi ! »

Il vient jeter les yeux sur les modes nouvelles de la mascarade. Nous restons une heure à regarder, d’une loge, la danse et les masques, une heure où il semble faire une sérieuse étude du costume nouveau et presque général des danseuses : de ce costume de bébé, de cette petite robe-blouse descendant au genou, laissant voir la jambe et les hautes bottines ballantes dans l’air, et dessinant des nimbes au-dessus de la tête des danseurs. Puis quand il a tout le bal dans les yeux, je le ramène coucher chez nous. Il a eu froid en sortant du Cirque, puis la chaleur du bal l’a suffoqué. Il se traîne en marchant, il monte {p. 311}notre escalier lentement, lentement, et nous confie, au coin de notre feu, qu’en sortant du bal de l’Opéra, il ne pouvait mettre un pied devant l’autre.

Et il se couche, nous faisant de son lit, avant de s’endormir, de charmantes plaisanteries enfantines et qu’il sait si bien faire, sur le bal et les folies que nous aurions pu y faire.

Dimanche 5 février §

Déjeuner chez Flaubert. Bouilhet nous conte cette tendre histoire sur une Sœur de l’hôpital de Rouen, où il était interne. Il avait un ami, interne comme lui, et dont cette Sœur était amoureuse — platoniquement, croit-il. Son ami se pend. Les Sœurs de l’hôpital étaient cloîtrées et ne descendaient dans la cour de l’hôpital que le jour du Saint-Sacrement. Bouilhet était en train de veiller son ami, quand il voit la Sœur entrer, s’agenouiller au pied du lit, dire une prière qui dura un grand quart d’heure — et tout cela sans faire plus d’attention à lui, que s’il n’était pas là.

Lorsque la Sœur se relevait, Bouilhet lui mettait dans la main une mèche de cheveux, coupée pour la mère du mort, et qu’elle prenait, sans un merci, sans une parole. Et depuis, pendant des années qu’ils se trouvèrent encore en contact, elle ne lui parla jamais de ce qui s’était passé entre eux, mais en toute occasion se montra pour lui d’une extrême serviabilité.

Mardi 7 février §

… Du chalet de Janin à Passy nous allons au Point-du-Jour, chez Gavarni. Nous le {p. 312}trouvons assez inquiet de l’espèce de coup de sang qu’il a eu samedi, disant : « Je n’aime pas les choses que je ne comprends pas ! »

Nous causons des femmes qu’il a vues danser, et nous lui demandons s’il en a fait des croquis. « Non, non, mais je les ai emportées dans ma tête. Dans six mois, elles me seront parfaitement présentes. Le tout est de résumer ça par une idée très simple ; au fond qu’est-ce ? une chemise sans taille, et pour tout le reste ; ce sont des ajustements au caprice et à la fantaisie de la femme. »

Là-dessus, il nous met sur les genoux un album de ses anciennes lithographies qu’il a retrouvé, et nous voyons combien, avant d’arriver à sa facilité de dessin sans modèle, à son imagination du vrai, il a fait de profondes, sérieuses, patientes, scrupuleuses études de la nature… C’est partout là-dedans, la mère de Feydeau, le père de Feydeau, et d’Abrantès, et jusqu’au dos d’Henri Berthoud, faisant le dos de cet inconnu. Il nous arrête à une petite image de bal qui ressemble à un bal d’insectes, et dont il moque la maigreur, et la conscience des parquets, et le fini et le précieux, mais où il rencontre l’animation du bal, et une opposition assez satisfaisante des blancs et des noirs, des habits et des robes, — toutefois en déclarant que, dans ce temps, il n’avait pu encore arriver ni aux noirs ni aux gris veloutés.

Dimanche 20 février §

Au coin de sa cheminée, {p. 313}Flaubert nous raconte son premier amour. Il allait en Corse. Il n’avait fait encore que se desniaiser avec une fille de chambre de sa mère. Il tombe dans un petit hôtel à Marseille, où des femmes de Lima étaient descendues avec un mobilier d’ébène, incrusté de nacre, qui faisait l’émerveillement des voyageurs. Trois femmes en peignoir de soie, filant du dos au talons, flanquées d’un négrillon habillé de nankin et chaussé de babouches : un monde qu’il entrevoyait dans un patio tout plein de fleurs des tropiques, et où chantait au milieu un jet d’eau, — pour un jeune Normand qui n’avait encore voyagé que de Normandie en Champagne et de Champagne en Normandie, c’était d’un exotisme bien tentant. Et un matin, revenant d’une pleine eau dans la Méditerranée, à l’une de ces trois femmes rencontrée sur le seuil de sa chambre, une femme de trente-cinq ans, une magnifique créature, il jetait un de ces baisers où l’on jette son âme… Ce furent une fontaine de délices, puis des larmes, puis des lettres, puis plus rien.

Depuis, il revint plusieurs fois à Marseille, s’informa et ne put jamais savoir ce qu’étaient devenues ces trois femmes. La dernière fois qu’il y passa, se rendant à Tunis à l’occasion de son roman de Carthage, il ne retrouve plus la maison, qu’à chacun de ses passages il avait été voir. Il regarde, il cherche, il s’aperçoit que c’est devenu un bazar de jouets, et que le premier est occupé par un coiffeur. Il y monte, s’y faire raser, et reconnaît encore au mur le papier de la chambre.

27 février §

{p. 314}N’y a-t-il pas dévoilée toute une existence d’homme dans cette énumération d’une affiche de vente après décès : un pistolet de salon, une lorgnette en écaille, une canne de jonc à pomme d’or, une épingle jumelle ornée de brillants ?

4 mars §

Nous causons avec Flaubert des Légendes des siècles de Hugo. Ce qui le frappe surtout dans Hugo, qui a l’ambition de passer pour un penseur : c’est l’absence de pensée. Hugo n’est pas un penseur ; c’est, selon son expression, un naturaliste. Il a de la sève des arbres dans le sang… Puis il parle avec un mépris colère de Feuillet, de la cour basse qu’il fait aux femmes dans ses œuvres, disant : « Ça prouve qu’il n’aime pas la femme. Les gens qui l’aiment, font des livres où ils racontent ce qu’ils ont souffert à propos d’elle, car on n’aime que ce dont on souffre. — Oui, lui disons-nous, cela explique la maternité ! »

Alors on lui apporte trois gros volumes in-4, imprimés à l’Imprimerie Impériale, sur les mines de l’Algérie où il espère trouver un mot dont il a besoin pour son livre sur Carthage.

Soudain, il se met à nous réciter des lambeaux formidablement cocasses d’une tragédie ébauchée avec Bouilhet sur la découverte de la vaccine, dans les purs principes de Marmontel, où tout, jusqu’à « grêlée comme une écumoire » était en métaphores de huit vers : tragédie à laquelle il a travaillé pendant trois ans, et qui montre la persistance de bœuf {p. 315}de cet esprit, même dans les imaginations comiques, dignes d’un quart d’heure de blague.

Il a beaucoup écrit à sa sortie de collège et n’a jamais rien publié, sauf deux petits articles dans un journal de Rouen. Il regrette un volume d’environ 150 pages, composé l’année qui a suivi sa philosophie : la visite d’un jeune splenétique à une fille, un roman psychologique trop plein, dit-il, de sa personnalité. Dans Madame Bovary, il nous affirme qu’il n’y a qu’un seul type, esquissé de très loin d’après nature, un certain ancien payeur des armées de l’Empire, bravache, débauché, sacripant, menaçant sa mère de son sabre pour avoir de l’argent, toujours en bottes, en pantalon de peau, en bonnet de police, pilier du cirque Lalanne, dont les écuyers venaient prendre chez lui du vin chaud fait dans des cuvettes, et dont les écuyères venaient aussi accoucher sous son toit.

* * *

— C’est un grand, événement de la Bourgeoisie que Molière, une solennelle déclaration de l’âme du Tiers-État. J’y vois l’inauguration du bon sens et de la raison pratique, la fin de toute chevalerie et de toute haute poésie en toutes choses. La femme, l’amour, toutes les folies nobles, galantes, y sont ramenées à la mesure étroite du ménage et de la dot. Tout ce qui est élan et de premier mouvement y est averti et corrigé.

Corneille est le dernier héraut de la noblesse ; Molière est le premier poète des bourgeois.

* * *

— Ne jamais parler de soi aux autres et leur {p. 316}parler toujours d’eux-mêmes, c’est tout l’art de plaire. Chacun le sait et tout le monde l’oublie.

10 mars §

J’ai reçu de Mme Sand sur Les Hommes de lettres une lettre charmante comme une poignée de main d’ami… La vérité est que notre livre a un succès d’estime : il ne se vend pas. Au premier jour, nous avons cru à une grande vente. Et nous restons depuis quinze jours à cinq cents, ignorant si nous arriverons à une seconde édition. Après tout, nous sommes fiers entre nous de notre livre, qui restera, quoi qu’on fasse, en dépit des colères des journalistes ; et à ceux qui nous demanderaient : « Vous vous estimez donc beaucoup ? » nous répondrions volontiers avec l’orgueil de l’abbé Maury : « Très peu quand nous nous considérons, beaucoup quand nous nous comparons ! »

Il est bon toutefois d’être deux pour se soutenir contre de pareilles indifférences et de semblables dénis de succès, il est bon d’être deux pour se promettre de violer la Fortune, quand on la voit coqueter avec tant d’impuissants.

Peut-être, un jour, ces lignes que nous écrivons froidement, sans désespérance, apprendront-elles le courage à des travailleurs d’un autre siècle. Qu’ils sachent donc qu’après dix ans de travail, la publication de 13 volumes, tant de veilles, une si persévérante conscience, des succès même, une œuvre historique qui a déjà une place en Europe, après ce roman même, dans lequel nos ennemis mêmes {p. 317}reconnaissent « une force magistrale », il n’y a pas une gazette, une revue petite ou grande qui soit venue à nous, et nous nous demandons si le prochain roman que nous publierons, nous ne serons pas encore obligés de le publier à nos frais ; — et cela quand les plus petits fureteurs d’érudition et les plus minces écrivailleurs de nouvelles, sont édités, rémunérés, réimprimés.

Dimanche 11 mars §

On sort de table… Femme au délicat profil, au joli petit nez droit, à la bouche d’une découpure si spirituelle, à la coiffure de bacchante donnant aujourd’hui à sa physionomie une grâce mutine et affolée, femme aux yeux étranges qui semblent rire, quand sa parole est sérieuse. Toutes les femmes sont des énigmes, mais celle-ci est la plus indéchiffrable de toutes. Elle ressemble à son regard qui n’est jamais en place, et dans lequel passent, brouillés en une seconde, les regards divers de la femme. Tout est incompréhensible chez cette créature qui peut-être ne se comprend guère elle-même ; l’observation ne peut y prendre pied et y glisse comme sur le terrain du caprice. Son âme, son humeur, le battement de son cœur a quelque chose de précipité et de fuyant, comme le pouls de la Folie. On croirait voir en elle une Violante, une de ces courtisanes du xvie siècle, un de ces êtres instinctifs et déréglés qui portent comme un masque d’enchantement, le sourire plein de nuit de la Joconde. Il y a souvent comme la tombée d’une larme {p. 318}au milieu d’une de ses blagues, et presque toujours, au bout d’une de ses phrases attendries, un strident rrrr, qui semble la crécelle de l’ironie.

Et l’on ne sait vraiment si c’est une femme qui a plus envie d’être à vous que de se moquer de vous.

Samedi 17 mars §

Une jouissance tout à fait supérieure : un grand acteur dans une pièce sans talent. Vu Paulin Ménier dans Le Courrier de Lyon. Un admirable comédien, le comédien supérieur de ces années. Un créateur de types, avec une silhouette, des gestes, une physionomie des épaules, un masque du crime d’après des études sur le vrai, d’après des modèles entrevus dans une imitation de génie.

Paulin Ménier, le seul acteur qui donne aujourd’hui à une salle le frisson, le petit froid derrière la nuque, que donnait Frédérick Lemaître.

* * *

— L’humoristique chose qu’on me contait hier à propos de l’étiquette des cours d’Allemagne. Il est défendu de se moucher, même d’éternuer devant les souverains de là-bas. Une ambassadrice de ma famille se trouvait très embarrassée quand il lui arrivait de s’enrhumer. Heureusement qu’elle était prise en affection par une espèce d’antique camerera mayor, dans la famille de laquelle se léguait au lit mort, de génération en génération, le secret de ne pas éternuer devant son souverain. Et elle lui révéla ce secret : qui est de se pincer le cartilage, intérieur du nez d’une certaine façon.

Dimanche 1er avril §

{p. 319}Nous parlions aujourd’hui de l’amoureux à la mode, de l’homme à femmes de l’heure présente, et du renouvellement qui se fait tous les trente ans, dans la physionomie du séducteur. Le ténébreux de 1830 est démodé ; qui l’a remplacé ? le jocrisse de salon, le farceur, le faiseur d’imitations. Et ce changement vient de l’influence du théâtre sur les femmes. En 1830, c’étaient les Antony qui faisaient prime, aujourd’hui ce sont les Grassot. L’acteur dominant, culminant d’une époque, semblerait donner le la à la séduction amoureuse.

* * *

— Certains mots d’une méchanceté sublime sont donnés à des femmes sans intelligence : la vipère a la tête plate.

7 avril §

À la salle du Vaux-Hall, rue de la Douane, à un assaut donné par Vigneron, qui annonce le Désespoir des bras tendus.

Un rendez-vous de la force moderne, depuis l’athlète de la lutte à main plate et l’hercule du Nord, jusqu’au gymnaste de l’« Adresse française ». Tous les types : les forts de la Halle apoplectiques, à la chemise sans cravate, à la courte blouse relevant et ouverte ; les marchands de vins à nuque de taureau ; les maigres petits savatiers pâlots, à la mine de catin, le cou et les bras nus dans des gilets de flanelle rose ; les souples tireurs de canne, à la tête de chat ; les jolis éreintés de barrière, un {p. 320}bouquet de violettes à la boutonnière, ramenant leur avant-bras, pour faire palper, à leurs voisins, sur le drap de la manche, le sac de pommes de terre de leurs biceps ; les maîtres d’armes de régiment, une redingote passée sur leur veste de salle, la tenue martiale et académique, le front évasé, les yeux enfoncés, un petit bout de nez relevé et le visage en as de pique.

* * *

À côté de ces hommes, deux genres de femmes : la vieille teneuse de gargot et de basse table d’hôte ; la petite fille du peuple, toute jeunette, au bonnet noir à rubans de feu, à laquelle le gros homme élastique, qui vient de tirer le sabre, redemande son mouchoir, où les sous sont noués dans un coin.

* * *

— Ce qui me dégoûte c’est qu’il n’y a plus d’extravagance dans les choses du monde. Les événements sont raisonnables. Il ne surgit plus quelque grand toqué de gloire ou de foi, qui brouille un peu la terre et tracasse son temps à coups d’imprévu. Non, tout est soumis à un bon sens bourgeois, à l’équilibre des budgets. Il n’y a plus de fou même parmi les rois.

10 avril §

Flaubert, qui part à Croisset marier sa nièce, vient me faire ses adieux. Il nous entretient d’une création qui a fort occupé sa jeunesse, aussi bien que quelques-uns de ses amis, et surtout son intime, Poitevin, un camarade de collège qu’il nous peint comme un métaphysicien très fort, une {p. 321}nature un peu sèche, mais d’une élévation d’idées extraordinaire.

Donc ils avaient inventé un personnage imaginaire, dans la peau et les manches duquel ils passaient, tour à tour, et les bras et leur esprit de blague.

Ce personnage assez difficile à faire comprendre, s’appelait de ce nom collectif et générique : le Garçon. Il représentait la démolition bête du romantisme, du matérialisme et de tout au monde. On lui avait attribué une personnalité complète, avec toutes les manies d’un caractère réel, compliqué de toutes sortes de bêtises bourgeoises. Ça avait été la fabrication d’une plaisanterie lourde, entêtée, patiente, continue, ainsi qu’une plaisanterie de petite ville ou une plaisanterie d’Allemand.

Le Garçon avait des gestes particuliers qui étaient des gestes d’automate, un rire saccadé et strident à la façon d’un rire de personnage fantastique, une force corporelle énorme. Rien ne donnera mieux l’idée de cette création étrange qui possédait véritablement les amis de Flaubert, les affolait même, que la charge consacrée, chaque fois qu’on passait devant la cathédrale de Rouen.

L’un disant : « C’est beau, cette architecture gothique, ça élève l’âme ! » Et aussitôt celui qui faisait le Garçon s’écriait tout haut, au milieu des passants : « Oui, c’est beau et la Saint-Barthélemy aussi, et les Dragonnades et l’Édit de Nantes, c’est beau aussi !… » L’éloquence du Garçon éclatait surtout dans une {p. 322}parodie des Causes célèbres qui avait lieu dans le grand billard du père Flaubert, à l’Hôtel-Dieu, à Rouen. On y prononçait les plus cocasses défenses d’accusés, des oraisons funèbres de personnes vivantes, des plaidoiries grasses qui duraient trois heures.

Le Garçon avait toute une histoire, à laquelle chacun apportait sa page.

Il fabriquait des poésies, etc., etc., et finissait par tenir un Hôtel de la Farce, où il y avait la Fête de la Vidange… Homais me semble la figure réduite, pour les besoins du roman, du Garçon.

Jeudi 12 avril §

Nous partons, ce matin, pour le plus ennuyeux voyage d’affaires du monde, un rembaillement de fermes, qui est le fond de nos ennuis et de nos préoccupations depuis un an…

Le lendemain à Chaumont, il faut attendre jusqu’à trois heures la voiture… Nous attendons sur un petit banc de bois d’où l’on voit la grande place de la ville, et l’Hôtel de ville, aux heures tombant avec un bruit de glas. Ce sont de grosses servantes, crevantes de santé, les joues presque bleues de sang, qui traversent la place. Après les servantes, défilent lentement un, deux, trois, quatre, cinq individus. On compterait les allants et les venants sur ses doigts… Puis un chien qui fait, comme un homme, le tour de la place, puis un autre… Ah ! une femme en chapeau ! Il y a, au milieu de la place, une petite voiture — boutique de mercerie, où personne n’achète… À deux heures la marchande ferme et s’en va bien contente. Il y a quelque chose de plus mort que la mort ; c’est {p. 323}le mouvement de la place d’une ville de province.

Le soir nous sommes à Breuvannes, chez ce vieil ami de notre famille, M. Colardez. Il est là, toujours le même, toujours dans ses livres, avec sa mémoire, son intelligence, son ironie restée debout. Philosophant avec ce grand et charmant esprit, en cette petite allée toute droite de son jardin, dans laquelle nous allons jusqu’au bout, puis nous revenons, nous causons de la mort de la province, depuis la Révolution qui a commencé à appeler toutes les capacités dans la capitale. Car tout va aujourd’hui à Paris : les cerveaux comme les fruits ; et Paris est en train de devenir une ville colossale et absorbante, une cité — polype, une Rome au temps d’Aurélien.

Et revenant à la province, Colardez nous esquisse des figures pantagruéliques des vieux temps de la Haute-Marne, où nos aïeux, du matin au soir, toujours prêts à boire, nos aïeux restaient sur le banc de pierre de leur porte à raccrocher des buveurs, tandis que leurs dignes épouses se faisaient des noirs au visage, en buvant à la cave un coup du vin, et remontaient trébuchantes. Il nous peint ces triomphantes apoplexies des propriétaires dans leurs jardinets, après une rincette d’eau-de-vie, sous un coup de soleil de juin : natures perdues qui n’ont guère laissé d’héritiers que ce notaire de Daillecourt, qui ces années-ci, après un souper prolongé jusqu’à huit heures du matin, fit explosion, à table. Crepuit medius, oui, son ventre éclata, sans figure aucune.

17 avril §

{p. 324}Au fond des plaintes des fermiers, il y a ce fait incontestable. Il n’y a plus de bras pour les travaux de la terre. L’éducation détruit la race des laboureurs et par conséquent l’agriculture… Et tout en se lamentant, notre fermier Flammarion nous fait remarquer que nous marchons sur des champs à nous : impossible vraiment de plus ressembler aux champs des autres.

23 avril §

Un ennui vague qui n’a pas d’objet, et qui se promène de long en large chez moi. La vie est décidément trop plate. Il n’y a pas deux liards d’imprévu ici-bas. Il ne m’arrive rien que des catalogues de ventes, puis des bobos ressassés, des migraines connues. C’est tout. Je n’hérite pas d’un monsieur que je ne connais pas. Cette jolie maison que j’ai vue à vendre rue Larochefoucauld, on ne m’apportera pas ce soir sa donation sur un plat d’argent. Et quand je repasse toute mon existence, ça été toujours comme ça, rien qui sort du train-train des événements ordinaires et j’ai le droit d’appeler la Providence une marâtre.

Je n’ai eu qu’une aventure : je regardais, sur les bras de ma nourrice, un joujou, un joujou très cher. Un monsieur qui passait me l’a acheté !

* * *

— L’ennui est peut-être un privilège. Les imbéciles ne sentent pas s’ennuyer. Peut-être même qu’ils ne s’ennuient pas. Une révolution, tous les dix-huit ans, leur suffit pour se distraire.

Jeudi 10 mai §

{p. 325}… Ce soir Gavarni nous parle de ses amours réalisées et de ses amours ébauchées, de cent cinquante femmes environ, allant des créatures les plus quintessenciées aux dernières gourgandines, — dont il a aimé à fond la moitié, et courtisé de très près l’autre moitié. Parmi ces amantes, revient dans ses souvenirs une femme prise d’un vrai sentiment pour lui, et qu’il a toujours respectée à cause de relations avec sa famille. Et il raconte que, lorsque elle avait été bien sage, il l’emmenait déjeuner chez Bancelin, où il y avait un lit et des pantoufles dans les cabinets, et que la pauvre femme, à la vue de ces choses, qui n’étaient pas faites pour elle, se mettait à pleurer.

Nous lui demandons s’il a jamais compris une femme ? « Une femme, mais c’est impénétrable, non pas parce que c’est profond, mais parce que c’est creux ! » Nous lui demandons encore s’il a été jamais vraiment amoureux ? « Non, je n’ai aimé bien réellement que mon père, ma mère, mon enfant ! »

* * *

— L’esprit ne dort pas dans le sommeil, mais il semble tomber, la nuit, sous l’esclavage des sensations physiques qui le régissent.

25 mai §

Il y a en nous un instinct irraisonné qui nous pousse à l’encontre des despotismes d’hommes, de choses, d’opinions. C’est un don fatal que l’on reçoit en naissant, et auquel on ne peut se soustraire. Il y a des esprits qui naissent domestiques et {p. 326}faits pour le service de l’homme qui règne, de l’idée qui réussit, du succès : ce terrible dominateur des consciences, — et c’est le plus grand nombre, et ce sont les plus heureux. Mais d’autres naissent, et nous sommes de ceux-là, avec un sentiment insurrectionnel contre ce qui triomphe, avec des entrailles amies et fraternelles pour ce qui est vaincu et écrasé sous la grosse victoire des idées et des sentiments de l’universalité, avec enfin cette généreuse et désastreuse combativité, qui, dès huit ou dix ans, leur fait se donner des coups de poing avec le tyran de leur classe, et tout le reste de leur vie, les confine dans l’opposition de la politique, de la littérature, de l’art.

7 juin §

Bar-sur-Seine. Une chose bien caractéristique de notre nature, c’est de ne rien voir dans la nature qui ne soit un rappel et un souvenir de l’art. Voici un cheval dans une écurie, aussitôt une étude de Géricault se dessine dans notre cervelle ; et le tonnelier frappant sur une futaille dans la cour voisine, nous fait revoir un lavis à l’encre de Chine, de Boissieu.

Juin §

Un curieux monument de l’éducation donnée par les pères de famille à leurs enfants sous Napoléon Ier. Le père d’un mien parent, lui avait dit :

« Il faut que tu saches le latin, on peut se faire comprendre partout quand on sait le latin. Il faut que tu saches le violon, parce que si tu es prisonnier, de guerre dans un village, tu pourras faire danser les {p. 327}paysans et ça te rapportera quelques sous, et si tu es prisonnier dans une ville, on pensera de toi que tu es un jeune homme distingué, appartenant à une bonne famille et cela t’ouvrira les sociétés et te fera faire de bonnes connaissances. Et puis, il faut que tu dormes sur l’affût d’un canon comme sur un lit, et pour t’y habituer, tu vas coucher pendant huit jours sur une couverture, attachée sur le parquet par quatre clous. »

* * *

— Ma cousine disait à M. Colardez : « On dit que vous gâtez terriblement votre enfant ?

— « Madame, j’en ai perdu un ! »

N’est-ce point un mot d’esprit du cœur.

26 juin §

Il n’y a point de théâtre ici. Je m’en vais au tribunal voir juger, un jour de police correctionnelle.

Une salle blanchie à la chaux, où passe le tuyau d’un poêle, et où un Christ mal peint qui regarde un Napoléon en plâtre. Une petite servante de treize ans est sur un banc, une malheureuse enfant : Elle gagnait quatre francs par mois chez une femme qui l’accuse de vols de liqueurs et de sirops.

La Justice est là, avec la cravate blanche et les lunettes d’or du président. Un jeune substitut replet, le coude sur son code, avec une désinvolture de blasé dans une loge d’Opéra. En face, le greffier qui a l’air d’un diable de Nuremberg. Puis, en bas du tribunal, la face plate et les yeux bordés de jambon, {p. 328}l’huissier avec son petit manteau noir qui pend à son habit, comme une aile cassée de chauve-souris.

La petite fille pleure. Vraiment, à voir la misérable petite, pelotonnée sur le banc, et le mouchoir aux yeux, et qui a commencé par la mendicité, et qui n’a eu nul appui, nul enseignement pour résister aux pauvres petits vices de son âge, il vous prend une mélancolie profonde. On en sort à la voix du président qui, s’adressant au père de l’enfant, un mendiant idiot, lui reproche de n’avoir pas développé le sens moral dans son enfant. À ce mot le père semble vaguement chercher une araignée au plafond. La petite fille en a pour quatre ans de maison de correction.

On passe à une affaire d’outrage aux mœurs. Il y a deux fillettes de treize à quatorze ans, aux yeux de charbon ardent, qui se dandinent et se frottent avec une lascivité animale, contre les bancs. Elles déposent de sottises qu’on leur a faites, avec une aisance, une propriété de termes véritablement monstrueuse. Le prévenu est un gros homme, à épaules de bœuf, sanguin, interrupteur qui veut toujours parler, donner l’opinion de ses idées, et dont l’émotion se trahit par un croissant de transpiration sous les aisselles, sur sa blouse. À tout moment il se lève, agitant derrière son dos, ses deux grosses mains de Goliath. Les témoins déposent : des dépositions baveuses, gluantes et qui s’embrouillent. Tout se passe en famille. Il y a une interruption d’audience, où tout le monde se rapproche ; l’huissier offre une {p. 329}prise au prévenu ; les témoins, le brigadier de gendarmerie, le public, le greffier entrent dans le prétoire et se mêlent au groupe. L’avocat discute un plan des lieux avec le brigadier, le prévenu retouche au plan.

Les témoins s’embrouillent de plus en plus, et je ne sais ce qui arrive, parce qu’il est six heures, et que l’avocat ne fait que commencer sa plaidoirie : un tableau effrayant de la démoralisation des villages par la balle du colporteur, par les obscénités que les fillettes lui achètent en se cotisant.

* * *

— Mon cousin me contait que dans une maison de Jeu, au 36 de la rue Dauphine, il avait vu, dans sa jeunesse, un homme après avoir perdu une grosse somme, dans une contraction nerveuse, chiffonner son chapeau de feutre comme un linge, se moucher dedans, et le mettre dans sa poche.

* * *

« Malheur aux productions de l’art dont toute la beauté n’est que pour les artistes… » Voilà une des plus grandes sottises qu’on ait pu dire : elle est de d’Alembert.

* * *

— Un songe qui vous donne une femme, une femme indifférente, vous laisse quelques heures, au réveil, un sentiment de reconnaissance et comme une ombre d’amour pour cette femme.

* * *

— La séduction d’une œuvre d’art est presque toujours en nous-même et comme dans l’humeur du moment de notre œil. Et qui sait si toutes nos {p. 330}impressions de choses extérieures ne viennent pas, non de ces choses, mais de nous. Il y a des jours de soleil qui semblent gris à l’âme, et des ciels gris que l’on se rappelle comme les plus gais du monde. La bonté du vin, c’est le verre, l’instant, le lieu, la table où on le boit. La beauté de la femme, c’est l’amour qui la regarde.

24 août §

Aubryet a invité à dîner aujourd’hui chez lui tous les dîneurs de Charles Edmond de dimanche dernier. Nous sommes Saint-Victor, Flaubert, Charles Edmond, Ludovic Halévy, Claudin et Théophile Gautier. Un appartement, rue Taitbout, au cinquième, où a passé un tapissier de lorettes. Un salon capitonné de soie gorge de pigeon avec un plafond de Faustin Besson. Une salle à manger meublée de ce bric-à-brac de la porcelaine et de la verrerie, qu’Arsène Houssaye a mis à la mode. On s’assied à table, et de suite, la causerie prend feu à propos de Ponsard, en train de lutiner Titania, dans une pièce à l’imitation de Shakespeare.

— « Vous n’avez jamais vu Ponsard ? Figurez-vous un gendarme qui fait ses farces… Toi, Théo, tu as été bien, tu l’as fortement éreinté, dit Saint-Victor.

— Oh ! moi, toujours, répond Gautier, c’est l’homme avec lequel on a tapé sur mes admirations… c’est la mâchoire d’âne dont on s’est servi pour assommer Hugo.

— Eh bien ! vocifère Flaubert, il y en a encore un {p. 331}que j’abomine plus que Ponsard, c’est le gas Feuillet ! J’ai lu trois fois son Jeune Homme pauvre… qui a une place de 10 000 francs… Et savez-vous à quoi on reconnaît que son jeune homme est distingué : c’est qu’il sait monter à cheval… Oui, et puis, tu sais, il y a dans tous ses livres, des jeunes gens qui ont des albums et qui prennent des sites…

— Savez-vous, vous autres, avec quoi un jeune homme était riche, il y a vingt ans, soupire un dîneur, lisez Paul de Kock, vous y trouverez : Charles était riche, il avait 6 000 livres de rente, mangeait tous les soirs un perdreau truffé, entretenait un rat de l’Opéra, — et c’était vrai !

Là-dessus, une imitation par Claudin de Gil-Perez dans Mimi Bamboche. Et toute la table de lui crier que c’est de la récréation de bagne, du Poulman en goguette… enfin toute une série d’aperçus supérieurs sur ce que cela doit produire sur les cervelles de gandins, sur ces têtes qui ont une raie qui va jusque dans le crâne.

Puis on passe du Champagne, âgé de vingt-deux ans ; et il est question des morts de la Révolution, d’une sorte d’exhumation du cimetière de la Madeleine, et de l’échafaud de la du Barry, d’où sort — pourquoi ! comment ! — une discussion sur l’art antique entre Saint-Victor, et Gautier qui a déclaré Phidias : un décadent.

— Vous ignorez, dit Saint-Victor, au sortir de table, en remuant son café, que c’est aujourd’hui la Saint- {p. 332}Barthélemy et que Voltaire aurait eu la fièvre. Parfaitement ! fait Flaubert sur une note théâtrale. Et voici Saint-Victor et Flaubert à déclarer Voltaire, le plus sincère et le plus ingénu des apôtres, et nous, à nous regimber de toute la force de nos convictions. Ce sont des éclats de voix, des cris, des vociférations. — Un martyr… en exil une partie de sa vie ! — Oui, mais la popularité ? — Une âme tendre… l’affaire Calas. — Eh ! mon Dieu, c’est l’affaire Peytel de Balzac. — Pour moi, c’est un saint ! beugle exaspéré Flaubert. — Vous qui êtes un physiologiste, vous n’avez donc jamais regardé la bouche de cet homme-là ? — Quant à moi, dit Gautier, cet homme, je ne peux pas le sentir, je le trouve prêtreux, calotin, c’est le Prud’homme du déisme, oui, pour moi, voilà ce que c’est : le Prud’homme du déisme. »

La discussion s’éteint un moment, puis reprend autour d’Horace, ou quelques-uns veulent retrouver Béranger, et dont Saint-Victor vante la pureté de la langue, langue que Gautier trouve bien inférieure à l’admirable langue de Catulle.

Et nous voici arrivés à la question de l’immortalité de l’âme, cette causerie forcée, après un bon dîner, entre intelligences supérieures.

« C’est inadmissible, dit Gautier, vous figurez-vous mon âme gardant la conscience de mon moi, se rappelant que j’ai écrit au Moniteur, quai Voltaire, 13, et que j’ai eu pour patrons Turgan et Dalloz… » Coupant Gautier, Saint-Victor jette : « L’âme de M. Prud’homme, on ne se l’imagine pas, n’est-ce pas, {p. 334}arrivant en lunettes d’or devant Dieu, auquel elle dirait : Architecte des mondes… » Gautier reprend tranquillement : « Nous admettons parfaitement l’inconscience avant la vie, ce n’est pas difficile de la concevoir après. Tenez, la fable des anciens, la coupe du Léthé, voilà ce qui doit être. Moi je n’ai peur que de ce passage du moment, où mon moi entrera dans la nuit, où je perdrai la conscience d’avoir été… — Il y a cependant un grand horloger, balbutie timidement Claudin. — Ah ! si nous tombons dans l’horlogerie… sais-tu, Claudin, qu’il y a un infini matériel, et que c’est une découverte toute récente… — Oui, oui, c’est le mot de Henri Heine, jette Saint-Victor, nous demandons ce que sont les étoiles, ce que c’est Dieu, ce que c’est la vie. On nous ferme la bouche avec une poignée de terre glaise, mais est-ce là une réponse ?… — Écoute, Claudin, continue placidement et imperturbablement Gautier, en admettant qu’il y ait des êtres dans le soleil, un homme de cinq pieds dans la terre, aurait 750 lieues de haut dans le soleil, c’est-à-dire que les semelles de tes bottes, pour peu que tu portes des talons, auraient deux lieues, la hauteur de la mer dans sa plus grande profondeur ; écoute toujours bien, Claudin : et avec tes semelles de bottes de deux lieues, tu posséderais 75 lieues de masculinité à l’état naturel… — Tout cela est très gentil, mais… fait Claudin se rebiffant un peu — « Catholicisme et Markowski », voilà ta devise, Claudin », lui lance brutalement Saint-Victor.

« Voyez-vous, dit Gautier en se rapprochant de nous, {p. 335}l’immortalité de l’âme, le libre arbitre, c’est très drôle de s’occuper de tout cela jusqu’à vingt-deux ans ; mais après, ça n’est plus de circonstance. On doit s’occuper à avoir une maîtresse qui respecte vos nerfs, à convenablement arranger son chez soi, à posséder des tableaux passables… et surtout à bien écrire. Voilà l’important : des phrases bien faites, et encore quelques métaphores ; oui, quelques métaphores, ça pare l’existence… — Markowski, Markowski, qu’est-ce que c’est que ça ? répétait Flaubert dans un coin du salon avec l’ignorance d’un vrai provincial, — Mon cher, — c’est Claudin qui parle, — Markowski était un bottier. Il s’est mis à apprendre le violon tout seul, et puis à danser aussi tout seul. Alors il a donné des bals avec des filles. Dieu a béni ses efforts. Il est sorti vivant de quelques raclées que lui a fait distribuer Adèle Courtois, et aujourd’hui il est propriétaire de la maison qu’il habite. »

En descendant l’escalier d’Aubryet, je demande à Gautier s’il ne souffre pas de ne plus habiter Paris.

« Oh ! cela m’est parfaitement égal. Ce n’est plus le Paris que j’ai connu.

C’est Philadelphie, Saint-Pétersbourg, tout ce qu’on veut ! »

* * *

— Les mots ! les mots ! On a brûlé au nom de la charité, on a guillotiné au nom de la fraternité. Sur le théâtre des choses humaines, l’affiche est presque toujours le contraire de la pièce.

* * *

— Une main humaine, presque toujours une main de femme, les doigts autour d’une aumônière {p. 336}tendue, — c’est la quête dans l’église catholique ; une espèce de filet à papillons, au bout d’un bâton de bois à rallonge, — c’est la quête dans la chapelle protestante.

Ne trouvez-vous pas que ce sont bien là les deux religions ?

6 septembre §

Nous partons pour l’Allemagne avec Saint-Victor… J’ai vu Heidelberg. Il m’a semblé voir l’œuvre de Victor Hugo, quand la postérité aura passé dessus, quand les mots seront rouillés, quand les pans superbes de l’édifice littéraire revêtiront la solennité de la ruine, quand le temps, comme un lierre centenaire, montera dans la beauté des vers. Vieux et cassés, les hémistiches garderont la majesté foudroyée de ces rois Sarmates, frappés de boulets en pleine poitrine. Et le vaste palais de poésie du maître demeurera grand et charmant, comme ce géant de grâce mêlant Albert Durer à Michel-Ange, brouillant Rabelais et Palladio, ayant Gargantua dans sa tonne et l’Invicta Venus dans sa chapelle.

* * *

Jeudi 6 septembre §

Au musée de Cassel, des Rembrandt presque ignorés. Entre autres une merveilleuse bénédiction de Jacob ; un rêve de lumière blonde. Ce sont des légèretés de peinture à la colle, des transparences d’aquarelle, une touche voltigeante et pareille à un rayon de soleil sur de l’écaille, toutes les couleurs qu’aime Rembrandt, jusqu’à celles qu’il tire de la fermentation et de la {p. 336}moisissure des choses, ainsi que des fleurs de pourriture et des phosphorescences de corruption. Le jour est biblique. Les trois lumières dégradées, la pénombre entourant le vieillard, la douce lumière du ménage, le rayonnement des enfants, semblent l’admirable image de la famille : Soir, Midi, Aube. — Le Passé dans l’ombre bénissant, par-dessus le Présent éclairé, l’Avenir éblouissant.

* * *

— Je demande à un garçon de l’hôtel de l’Empereur romain, je ne sais pourquoi, s’il y a quelqu’un qui règne à Cassel. Il y a des points sur le globe où l’on ne voit point la place d’un souverain. Le garçon m’apprend qu’il y en a un cependant à Cassel, sous lequel Cassel gémit : le royaume d’Yvetot sous Denys le Tyran ! « Mais enfin, dis-je à ce garçon, vous êtes un pays constitutionnel, vous avez des chambres, vous devez avoir une opposition. Eh bien qu’en faites vous ? — Rien, Monsieur. Il n’y a personne chez nous pour se mettre à la tête de l’opposition ! »

Vendredi 7 §

Berlin… En sortant de Kroll, la voiture m’emporte à travers des rues de palais, sur le petit pavé bruyant, je ne sais où, à une porte éclairée où il y a une affiche. J’entre dans une grande salle rayonnante de gaz. Une dizaine de femmes, auprès des tables, sont sur des divans, dans des poses lasses et stupides. Au milieu un petit pianiste mécanique de quinze ans, de la force d’une nuit de musique, automatique et flave, sans regard, joue {p. 337}éternellement sur un piano. De temps en temps, la voix de soprano d’une femme se lève avec la musique et bruit avec elle.

La porte du fond parfois s’ouvre, et des femmes entrent, marchent avec des pas de revenants, et s’asseyent. Elles ont des tailles plates de poupées, et l’on cherche dans leur dos, comme dans le dos d’Olympia, où on les remonte. Une pâle vierge à la Holbein apparaît jouant avec des fruits sur une assiette, grignotant, et riant d’un rire de songe…

Puis me voici dans la lumière rousse d’un petit café enfumé. Les cigares et les pipes y font des nuages visibles et qui se tordent comme une idée bête qu’on poursuit. Trois jeunes filles en costume tyrolien, l’aigrette au chapeau, les bretelles à la gorge, chantent sur une estrade et font sonner l’écho de leurs montagnes.

Et alors vers ma table, le crâne et le front balayés et baignés de grandes mèches de cheveux blancs, quelqu’un d’à peine vivant, d’oublié par la mort, par la guerre, s’approche, branlant comme une ruine. Le pauvre petit vieillard, ensuairé dans sa longue redingote tachée du ruban d’une croix, avance vers moi sa tête, où deux yeux sortent, fixes et saillants, morts et terribles comme ceux d’un soldat, auquel on enfoncerait une baïonnette dans le ventre. De grosses moustaches blanches lui masquent la bouche, et lui remontent jusqu’au bout du nez, quand il parle. Son menton tout écourté et ravalé par l’édentement, a un perpétuel tremblotement. Il semble mâcher des restes d’idées, de souvenirs, de mots. Il a peine à {p. 338}porter la petite boîte de parfumerie, où il cherche l’eau de Cologne et la pommade qu’il veut me vendre. À tout moment, il les pose devant moi, en s’appuyant dessus, prêt à tomber ; et ses yeux s’ouvrant de plus en plus, le vieux soldat de Blücher, de cette voix qui semble sortir d’un trou, de cette voix de son passé, un murmure comme un cri de dessous la neige, me bredouille en français : « Entré à Paris ! »

On respire ici, dans cette ville nocturne, un air d’Hoffmann.

Samedi 8 septembre §

… Battant les rues, cette nuit, nous rencontrons deux jeunes filles, portant ces chapeaux qu’on voit dans les estampes à l’aquateinte d’après Lawrence, ces grands chapeaux d’où pend une dentelle noire, dont les pois semblent faire danser sur la figure des femmes des grains de beauté… Nous nous attablons avec elles, dans un jardin de café, et leur offrons une glace, un fruit, n’importe quoi. Ces deux jeunes filles toutes blondes, au bleu sourire des yeux, et dont l’une a le type angélique d’une vierge de Memling, se font apporter deux côtelettes de veau… « Elles ont leurs mères », disent-elles, et nous voici dans un gasthaus d’un faubourg de Berlin, ténébreux comme la caverne de Gil Blas, et verrouillé de serrureries et de ferronneries comme un vieux burg, et servis par un garçon considérant ces femmes avec l’air à la fois niais, cocasse et sensuel de Pierrot, regardant, par une fente, l’intérieur d’une école de natation de femmes… Chez la jeune fille au type de {p. 339}Memling, les yeux dans le plaisir, au lieu de se voiler et de mourir, vous regardent comme des yeux de rêve. C’est une clarté, une lucidité étrange, un regard somnambulesque et extatique, quelque chose d’une agonie de bienheureuse qui contemplerait je ne sais quoi au-delà de la vie. Ce regard singulier et adorable n’est pas une lueur, ni une caresse, il est une paix, une sérénité. Il a un ravissement mort et comme une pâmoison mystique.

J’ai possédé dans ce regard toutes les vierges des primitifs allemands.

10 septembre §

Dresde… Assis sur sa malle, Saint-Victor passe toute la soirée à causer avec nous. Il dit de Grandville et de ses caricatures philosophiques : « Il me fait l’idée d’un homme qui s’embarquerait pour la lune… sur un âne de Montmorency. » Il dit de Doré : « C’est Michel-Ange dans la peau de Victor Adam ! »

Ensuite il nous parle avec enthousiasme, presque avec une cupidité amoureuse de cette fameuse « Voûte verte », que nous allons voir, de ces diamants, de ces pierres précieuses, sur lesquelles il semble que la lumière soit heureuse, il semble que le rayon jouisse… S’il était riche, il aimerait à en avoir, à les tirer de leur écrin, à les faire chatoyer au soleil, comme un avare tire de l’or au jour. Et de là, des diamants, la conversation monte au pape, puis du pape à Dieu, et finit par cette parole d’un roi de Perse : « Pourquoi y a-t-il quelque chose ? »

* * *

{p. 340}— Très intéressants : ces deux Watteau du musée de Dresde (nº 661-662), tableaux beaucoup moins noyés dans la tonalité vénitienne que les autres tableaux du maître, et d’où Pater a tiré toute sa palette, toute sa claire et un peu frigide palette, aux petits tons blancs, jaunes, vermillonnés : palette que j’étais tenté de lui croire personnelle.

16 septembre §

Nuremberg. Il y a dans les rues des casse-noisettes qui marchent sans bruit, et dans les lanternes des maisons, des femmes qui regardent distraitement et laissent tomber sur le passant un sourire effeuillé. Nous causons ce soir de la vie antédiluvienne qu’on doit mener ici, une vie qui ne doit pas avoir plus de conscience d’elle-même que la conscience du sable dans le sablier… Et comme, en causant, nous tripotons quelques bibelots achetés ici, Saint-Victor nous conte à ce sujet le plus beau trait d’amour et de bibeloterie qui soit : Charles Blanc rapportant à sa maîtresse, de Copenhague à Paris, un service à thé de porcelaine de Saxe, — sur ses genoux.

Au cimetière, parmi les cénotaphes chargés d’armoiries, une tombe d’Américaine portant ce beau cri de guerre de la foi : Resurgam. Tout à côté se trouve l’antique tombeau d’un apothicaire ou d’un potier d’étain, où se trouvent deux seringues modelées en bronze : deux seringues témoignant combien ce {p. 341}peuple est insensible à l’ironie, et à quel point le ridicule n’existe pas en Allemagne.

18 septembre §

Munich. Une brasserie dans un Parthénon de carton-pierre… Les fresques de Kaulbach sont bêtes comme une métaphore de la Révolution : c’est l’hydre du fédéralisme et les grenouilles du Marais, exécutés par un rapin chassé de l’atelier de M. Biard.

* * *

— À la Glyptothèque. Le faune Barberini. La plus admirable traduction, par le marbre et l’art statuaire, d’une humanité contemporaine des Dieux. Cette gracieuse tête renversée par le sommeil sur l’oreiller du bras, l’ombre calme de ces yeux clos, le sourire de cette bouche d’où semble s’exhaler un souffle, la mollesse et la tendresse de ces joues détendues par le repos : c’est le tranquille et beau sommeil de l’humanité au sortir des mains du Créateur. Tel, je me figure, le sommeil d’Adam, dans la nuit, où une compagne lui fut donnée.

25 septembre §

Je dîne (le dîner est ici à deux heures), je dîne à l’hôtel de Francfort en face d’une Viennoise, accompagnée de son frère en uniforme, d’une jeune fille décolletée à la peau éblouissante. Quelle gaîté des yeux, quelle fête du regard s’en est allée avec la suppression de ce décolletage en plein jour du xviiie siècle, — gardé ici.

Lundi 24 septembre §

{p. 342}Vienne. Musée Lichtenstein… Quatre Chardin, dans une tonalité plus chaude, plus bitumeuse, que ceux que je connais en France. La Ratisseuse : fichu blanc et bleu, casaquin brun, tablier blanc. Dans le bonnet et le tablier des rugosités, de vraies scories de blanc d’argent en plein bain d’huile. Esquisse signée : Chardin, 1738. — La Pourvoyeuse ; du jaune, du rouge, du rose, du bleuâtre violacé, posés l’un à côté de l’autre dans la figure, et jouant la tapisserie au gros point, signé : Chardin, 1735. — La Gouvernante, placée trop haut pour être bien vue, mais dans un ton roux superbe. — Un sujet non gravé dans le temps (Les Aliments de la convalescence), une femme cassant un œuf qu’elle se prépare à faire cuire dans une poêle : la femme dans des tons doucement roses, violacés, blanchâtres, sur un fond chaudement sombre.

Paris, 30 septembre §

Au sortir de cette ville de bruit et de mouvement (Vienne), où les voitures volent, où les pavés sonnent, où il y a dans les rues un monde riant et gai à poignée, et où les femmes ne sont plus les Allemandes de Berlin, mais des femmes au sang mêlé, des métis de Hongroises, de Croates, de Bohêmes, de Russes, au front bas, à l’œil amoureux, et qui depuis la fille de boutique jusqu’à l’Impératrice, sont des images de volupté… Paris me paraît gris et morne, et ses femmes inexpressives, et les roues de ses voitures avoir des chaussons de {p. 343}lisières. Rien de la patrie ne me sourit, pas même notre intérieur.

* * *

— La vanité de l’auteur dramatique a quelque chose de la démence de ce fou de Corinthe, convaincu que le soleil était uniquement fait pour l’éclairer — lui seul.

8 novembre §

« Savez-vous comment on a pris Sébastopol ? Vous croyez que c’est Pélissier, n’est-ce pas ? » nous dit quelqu’un d’assez bien informé. Et il continue : « Ah ! que la vraie histoire n’est jamais l’histoire ! Pélissier n’y a été pour rien. On a pris Sébastopol par le ministère des affaires étrangères. »

Il y avait à Saint-Pétersbourg, pendant la guerre, un attaché militaire de Prusse, M. de Munster, très aimé en Russie, et qui envoyait au roi Guillaume tous les détails secrets de la campagne, les procès-verbaux des conseils de guerre tenus chez les Impératrices. Le roi de Prusse ne communiquait les dépêches de M. de Munster à personne, pas même à son chef de cabinet, M. du Manteuffel. Il ne les communiquait qu’à son mentor intime, M. de Gerlach, un mystique germain, un conservateur féodal à la de Maistre, plein de mépris pour les parvenus du droit national, et outré de la visite de la reine Victoria à Paris.

M. de Manteuffel eut connaissance de cette correspondance secrète. Il la fit intercepter et copier, pendant le trajet qu’elle faisait du palais chez M. de  {p. 344}Gerlach. Dans ces lettres se trouvaient toutes les révélations possibles sur la défense de Sébastopol. Ainsi on y disait : « Si tel jour on avait attaqué Sébastopol à tel endroit, il était pris. » Et encore : « Il n’y a qu’un point à attaquer (et qu’on désignait) et tout est perdu, mais tant que les Français ne l’auront pas trouvé, il n’y a rien à craindre. » Le gouvernement français achetait le voleur qui interceptait la correspondance au profit du ministre, et l’empereur Napoléon avait communication des lettres révélatrices. Il envoyait aussitôt à Pélissier l’ordre de tenter l’assaut sur un endroit qu’il lui indiquait, toutefois sans pouvoir lui mander sur quoi il fondait la certitude de son succès.

Pélissier ayant en mémoire l’assaut manqué du 18 juillet, se refusa à donner l’assaut demandé par l’Empereur. Dépêches sur dépêches. Pélissier impatienté, et qui n’était pas commode, coupe le télégraphe. L’Empereur est au moment de partir. Enfin le général Vaillant est envoyé, et les indications de M. de Munster font gagner la Tchernaia et attaquer Malakoff dans le point juste où il fallait l’attaquer.

Ces lettres n’ont coûté que 60 000 francs, un morceau de pain. Maintenant, allez voir la prise de Malakoff d’après les journaux, au Panorama12. {p. 345}

* * *

— Dans les sociétés de la vie, le lendemain ne rit jamais comme la veille. La gaîté d’un salon se fane avant son papier. Le plaisir d’une maison vieillit avant ses hôtes.

Samedi 19 octobre §

Nous allons voir les écuries de Chantilly. Cela est de la rocaille grande comme une ruine romaine. C’est peut-être le plus grand effort du xviiie siècle vers le colossal.

* * *

— Dans l’histoire du monde c’est encore l’absurde qui a fait le plus de martyrs.

18 novembre §

Je vais ce soir à l’Eldorado, un café-concert du boulevard de Strasbourg, une salle {p. 346}à colonnes d’un grand luxe de décor et de peintures.

Mon Paris, le Paris où je suis né, le Paris des mœurs de 1830 à 1848 s’en va. Il s’en va par le matériel, il s’en va par le moral. La vie sociale y fait une grande évolution qui commence. Je vois des femmes, des enfants, des ménages, des familles dans ce café. L’intérieur va mourir. La vie menace de devenir publique. Le cercle pour le haut, le café pour le bas, voilà où aboutiront la société et le peuple… De là une impression de passer là-dedans, ainsi qu’un voyageur. Je suis étranger à ce qui vient, à ce qui est, comme à ces boulevards nouveaux sans tournant, sans aventures de perspective, implacables de ligne droite, qui ne sentent plus le monde de Balzac, qui font penser à quelque Babylone américaine de l’avenir. Il est bête de venir en un temps en construction, l’âme y a des malaises comme un corps qui essuierait des plâtres.

* * *

— Peut-être n’y a-t-il de bien vraie liberté pour l’individu, que lorsqu’il n’est pas encore enrégimenté dans une société parfaitement civilisée, où il perd l’entière possession de lui-même, des siens, de son bien. L’État surtout, depuis 1789, a été diantrement absorbant, a joliment entamé au profit de tous, les droits d’un chacun, et je me demande si l’avenir ne nous réserve pas, sous le nom du gouvernement absolu de l’État, servi par le despotisme d’une bureaucratie française, une tyrannie bien autre que celle d’un Louis XIV.

21 novembre §

{p. 347}Tous ces temps-ci, travaillé à notre roman de Sœur Philomène. Quand vous avez travaillé toute la journée, quand votre pensée s’est échauffée le jour entier, sur le papier, sans le contact et le rafraîchissement de l’air extérieur et des distractions, votre tête que vous sentez, dans la journée, lourde de la crasse d’une cervelle, vous semble à la nuit, pleine d’un gaz, léger, spirituel, capiteux.

* * *

— Il semble que dans la création du monde, Dieu n’a pas été libre et tout-puissant. On dirait qu’il a été lié par un cahier des charges… Pour pouvoir faire l’été il a été obligé de faire l’hiver.

29 novembre §

À propos d’un croquis de Mme Hercule, le modèle de femme, célèbre par ses histoires extravagantes, Gavarni revient sur sa jeunesse, sur cette vie de noctambule qu’il affectionnait, sur ces nuits où il se trouvait avec Mlle Aimée et toute une bande de jeunes et honnêtes femmes au bois de Boulogne, dans le faubourg du Roule, à la campagne, sur ces parties qui n’avaient que le plaisir apporté par le rire fou de Mlle Aimée et les cocasseries de Chandellier. C’est étonnant, c’est particulier comme cette génération de 1830, comme cette société de Gavarni, qui n’était pas une exception, s’amusait de peu, et quelle ingénuité de la première jeunesse restait à ces hommes qui avaient très peu besoin du fouet et du charme irritant de l’orgie, et qui semblent avoir passé beaucoup de leur vie avec des bourgeoises {p. 348}très adultes ou mariées, nourrissant des tendresses secrètes pour eux.

Il nous conte une journée chez Mme Waldor, qui les avait invités, Gavarni, Chandellier, Mlle Aimée, à visiter sa maison de campagne à Saint-Ouen. Or la maison de campagne était deux chambres louées dans un bâtiment de blanchisseur, et qui n’avaient pour perspective que les murs de la cour et le linge qui y séchait. On y déjeunait, on y dînait, et ma foi, on trouvait tant de charme à la singulière villégiature, qu’on passait la nuit à causer : les deux hommes assis sur des chaises, les deux femmes couchées sur le lit. Les rafraîchissements étaient, en tout et pour tout, un punch qu’on allongeait avec de l’eau, que Chandellier dut aller chercher à la Seine, en se livrant à toutes sortes de singeries amusantes.

Chandellier : c’était le grand dérideur de Gavarni, qui nous raconte, en riant encore aux larmes, qu’un jour Mme Hercule se plaignant d’un échange qu’elle avait fait d’un gril et d’une guitare, contre une fausse queue qu’on lui avait assurée être de la couleur de ses cheveux et qui n’en était pas, au milieu de mille lazzis, Chandellier prenant la queue des deux mains et l’enjambant, se mettait à galoper frénétiquement autour de la chambre, ainsi qu’un enfant monté sur un cheval de bois.

* * *

— Parler pour parler, c’est la femme. Les hommes chantent, quand ils sont entre eux. La femme chante, quand elle est seule, pour parler.

* * *

{p. 350}— Dans la langue de la bourgeoisie, la grandeur des mots est en raison directe de la petitesse des sentiments.

Décembre §

La plus grande force de la religion chrétienne, c’est qu’elle est la religion des tristesses de la vie, des malheurs, des chagrins, des maladies, de tout ce qui afflige le cœur, la tête et le corps. Elle s’adresse aux gens qui souffrent. Elle promet des consolations à ceux qui en ont besoin, l’espérance à ceux qui désespèrent. Les religions antiques étaient les religions des joies de l’homme, des fêtes de la vie. Depuis, le monde est devenu vieux et douloureux. C’est la différence d’une couronne de roses à un mouchoir de poche : la religion chrétienne sert quand on pleure.

* * *

— Les gens qui ont beaucoup roulé dans la vie, et dans des positions subalternes, sont effacés, usés comme de vieux sous. Même sur les catastrophes qu’ils voient, qu’ils entendent, ils semblent avoir les sens de l’âme émoussés comme leurs physionomies et leurs personnes. Leur jugement n’a plus de vivacité, d’indignation, de colère. Ils sont affectés des choses comme de loin.

18 décembre §

Nous nous décidons à aller porter, ce matin, la lettre que nous a donnée, sur la recommandation de Flaubert, le docteur Follin pour M. Edmond Simon, interne dans le service de {p. 350}Velpeau à la Charité. Car il nous faut faire pour notre roman de Sœur Philomène, des études à l’hôpital, sur le vrai, sur le vif, sur le saignant.

Nous avons mal dormi. Nous sommes levés à six heures et demie. Il fait un froid humide, et sans nous en rien dire l’un à l’autre, nous avons une certaine peur, une certaine appréhension dans les nerfs. Quand nous entrons dans la salle des femmes, devant cette table, sur laquelle sont posés un paquet de charpie, des pelotes de bandes, une montagne d’éponges, il se fait en nous un petit trouble qui nous met le cœur mal à l’aise. Nous nous raidissons, et nous suivons avec ses internes, Velpeau ; mais nous nous sentons les jambes, comme si nous étions ivres, avec un sentiment de la rotule dans les genoux, et comme du froid dans la moelle des tibias.

Quand on voit cela, et au chevet des lits, ces pancartes sinistres contenant ces seuls mots : Opérée le… il vous vient l’idée de trouver la Providence abominable, et d’appeler bourreau ce Dieu, qui est la cause de l’existence des chirurgiens.

Ce soir, il nous reste de tout cela une lointaine vision, la réminiscence d’une matinée qu’il nous semble plutôt avoir rêvée que vécue. Et chose étrange, l’horreur du dessous est si bien dissimulée sous les draps blancs, la propreté, l’ordre, la tenue, qu’il nous reste de cette visite — c’est très difficile à donner la note juste — quelque chose de presque voluptueux {p. 351}et de mystérieusement irritant ; il nous reste de ces femmes entrevues sur ces oreillers bleuâtres, et transfigurées par la souffrance et l’immobilité, une image qui chatouille sensuellement l’âme et qui vous attire par ce voilé qui fait peur. Oui, c’est étrange, je le répète, nous qui avons horreur de la souffrance, des excitations cruelles, nous nous sentons plus qu’à l’ordinaire en veine d’amour. J’ai lu quelque part que les personnes qui soignaient les malades étaient plus portées vers les plaisirs des sens que les autres. Quel abîme tout cela !

Dimanche 23 décembre §

Nous passons une partie de la nuit à l’hôpital.

… Nous arrivons au lit d’un phtisique qui vient de passer à l’instant même. Je regarde et je vois un homme de quarante ans, le haut du corps soulevé par des oreillers, un tricot brun mal boutonné sur la poitrine, les bras tendus hors du lit, la tête un peu de côté et renversée en arrière. On distingue les cordes du dessous du cou, une barbe forte et noire, le nez pincé, des yeux caves ; autour de sa figure, sur l’oreiller ses cheveux, étalés, sont plaqués ainsi qu’un paquet de filasse humide. La bouche est grande ouverte, ainsi que celle d’un homme dont la vie s’est exhalée en cherchant à respirer, sans trouver d’air. Il est encore chaud, sous la sculpture profonde de la mort sur un vieux cadavre. Ce {p. 352}mort a réveillé une image dans ma mémoire : le supplicié par le garrot de Goya.

… Puis j’ai vu venir dans l’ombre, tout au loin, tout au loin, au-delà d’un grand cintre vitré, j’ai vu venir une petite lueur, qui a grandi, est devenue, une lumière. Il y avait quelque chose de blanc qui marchait avec cette lumière, et que cette lumière éclairait. Ce qui venait a ouvert la porte du cintre, et deux femmes, dont l’une, une chandelle à la main, se sont trouvées dans la grande salle. C’était la sœur faisant sa ronde, accompagnée d’une bonne de la communauté ! La sœur, une novice sans doute, car elle n’avait pas le voile noir, était tout en blanc, d’un blanc molletonneux, avec un bandeau sur le front ; la bonne en bonnet de nuit, en foulard noir, en camisole et en jupon.

Elles ont été à un lit, la sœur à la tête, la bonne au pied et élevant la chandelle en l’air. Alors j’ai entendu une voix si doucement faible, que j’ai cru que c’était la voix de la malade. Non, c’était la sœur qui parlait à une vieille femme avec une voix de caresse, une voix calmement impérieuse, comme on en prend avec les enfants aimés, quand on veut leur faire faire quelque chose, qu’ils ne veulent pas. « Vous souffrez du siège ? » La vieille malade a bougonné de mauvaise humeur quelque chose d’inintelligible. La sœur a soulevé la couverture, a pris dans ses bras la malade infirme et infecte, l’a retournée sur le dos, un pauvre dos talé et {p. 353}meurtri, semblable au dos d’un nourrisson meurtri par des langes trop serrés, a retiré prestement, de dessous le corps changé de place, l’alèze souillée, et toujours lui parlant, sans cesser une minute de la caresser de la voix, lui disant qu’on allait lui mettre un cataplasme, qu’on allait lui donner à boire… Et cela a fini par le bassin.

En vérité, cela vous arrache l’admiration du cœur, et cela est d’une grandeur simple, qui fait bien petits, les bruyants aimeurs de leurs semblables, les aimeurs de peuple. C’est vraiment un triomphe pour une religion d’avoir amené une femme, cette faiblesse, ce délicat appareil nerveux, à la victoire de dégoûts de cette nature, d’avoir amené l’affectuosité d’une créature distinguée à appartenir tout entière à d’abjects et sordides misérables qui souffrent. Ah ! les religions de l’avenir auront de la peine à créer de tels dévouements.

Et devant cette jeune femme, tendrement penchée sur cette horrible et breneuse mégère qui l’injurie, je pense, comme on penserait à un goujat en goguette, à ce Béranger, à cet auteur qui a trouvé drolichon de faire entrer au paradis une sœur de charité et une fille d’Opéra, avec des états de service se valant à ses yeux… Oui, il a toujours manqué aux ennemis du catholicisme, un certain sens respectueux de la femme propre, manque qui est la marque et le caractère des gens de mauvaise compagnie, et le grand patron de la confrérie, M. de Voltaire, voulant faire un poème ordurier, a été nécessairement choisir comme héroïne Jeanne d’Arc : la Sainte de la patrie.

* * *

{p. 354}— De tout tableau, qui procure une impression morale, on peut dire, en thèse générale, que c’est un mauvais tableau.

* * *

— Si, dans notre vie, il n’y a eu, jusques à présent, ni chance, ni hasard heureux, nous avons du moins cette grande chose, une chose peut-être unique depuis que le monde existe, cette société intellectuelle de toutes les heures, cette mise en commun de nos orgueils, enfin cette communion des cœurs, à laquelle nous sommes habitués comme à la respiration : un bonheur rare et précieux. Du moins c’est à le croire par le prix auquel nous le fait payer la vie ; oui, comme si ce bonheur était l’envie de tous.

26 décembre §

Nous allons à la Charité. Nous partons dans la neige par un jour qui se lève, avec un bas du ciel ressemblant à une réverbération d’incendie. La pierre des maisons, au milieu de ces blancheurs froides, a comme un ton de rouille. Nous assistons à la visite, et nous voyons mettre dans la boîte à chocolat un paquet noué aux deux bouts, qui est une morte.

Nous descendons avec un interne à la consultation qui se tient dans le cabinet du chirurgien, et où il y a des bancs et une barrière. Lentement s’est approché un petit vieillard, le collet de son paletot gras et lustré, remonté jusqu’aux yeux, un misérable chapeau lui tressautant aux mains. Il a de longs et rares cheveux blancs, la figure osseuse et décharnée, les {p. 355}yeux tout caves et au fond une petite lueur. Et il tremble ce pauvre vieux, comme un vieil arbre mort, fouetté par un vent d’hiver. Il a tendu son poignet noueux où il y a une grosse excroissance.

— Vous toussez ? lui dit l’interne.

— Oui, Monsieur ! beaucoup ! — a-t-il répondu d’une voix douce, éteinte, dolente et humble, — mais c’est mon poignet qui me fait mal !

— Nous ne pouvons pas vous recevoir. Il faut aller au Parvis Notre-Dame. »

Le vieillard ne disait rien et regardait vaguement l’interne.

— « Et demandez la médecine et pas la chirurgie ? lui répéta l’interne le voyant rester immobile.

— Mais c’est là que j’ai mal, reprit doucement le vieillard, en montrant son poignet.

— On vous guérira ça, en guérissant votre toux.

— Au Parvis Notre-Dame », lui cria, d’une voix où la brutalité s’attendrissait, le concierge, un gros bonhomme à moustaches d’ancien soldat.

On voyait la neige tomber à flocons par la fenêtre. Le vieillard s’éloigna sans un mot avec son chapeau à la main. « Pauvre diable ! quel temps ! c’est loin !… il n’en a peut-être pas pour cinq jours ! » fit le concierge.

Et l’interne nous dit : « Si je l’avais reçu, Velpeau l’aurait renvoyé demain. C’est ce que nous appelons en terme d’hôpital une patraque. Oui, il y a comme cela des moments durs… mais si nous recevions tous les phtisiques… Paris est une ville qui use {p. 356}tant… nous n’aurions plus de place pour les autres ! » Cette scène nous a remués plus que tout ce que nous avons vu jusqu’ici à l’hôpital.

Là-dessus nous allons visiter l’ancienne salle de garde, décorée par les peintres, amis des internes, par Baron qui a représenté les Amours malades, reprenant et rebandant leurs arcs, à la sortie de l’hôpital ; par Doré, qui a composé une sorte de jugement dernier de tous les médecins passés et présents aux pieds d’Hippocrate ; par Français, etc., etc.

Puis nous passons dans la vraie salle de garde, une petite pièce cintrée qui était l’ancienne chambre ardente des prêtres morts. Il n’y a pas de serviettes. On tire d’une armoire deux taies d’oreiller, pour nous en servir.

On entend la sonnerie de la chapelle pour un mort, et devant la fenêtre, donnant sur la cour, se dessine le coin d’un corbillard de pauvre qui stationne.

Nous retournons à quatre heures pour entendre la prière, et à cette voix grêle, virginale, de la novice agenouillée, adressant à Dieu les remerciements de toutes les souffrances et de toutes les agonies qui se soulèvent de leurs lits vers l’autel, deux fois les larmes nous montent aux yeux, et nous sentons que nous sommes au bout de nos forces pour cette étude, et que pour le moment c’est assez, c’est assez.

{p. 357}Nous nous sauvons de là, et nous nous apercevons que notre système nerveux, dont l’état nous avait à peu près échappé dans la contention de toutes nos facultés d’observation, ce système nerveux secoué et émotionné de tous les côtés à notre insu, a reçu le coup de tout ce que nous avons vu. Une tristesse noire flotte autour de nous. Le soir nous avons les nerfs si malades, qu’un bruit, qu’une fourchette qui tombe, nous donne un tressaillement par tout le corps, et une impatience presque colère. Nous nous complaisons au coin du feu, dans le silence, le mutisme, acoquinés là, sans l’énergie de bouger, de nous remuer, de nous secouer.

27 décembre §

C’est affreux, cette odeur d’hôpital qui vous poursuit. Je ne sais si c’est réel ou une imagination des sens, mais sans cesse il nous faut nous laver les mains. Et les odeurs mêmes que nous mettons dans l’eau, prennent, il nous semble, cette fade et nauséeuse odeur de cérat… Il nous faut nous arracher de l’hôpital et de ce qu’il laisse en vous, par quelque distraction violente…

Ah ! lorsqu’on est empoigné de cette façon, lorsqu’on sent ce dramatique vous remuer ainsi dans la tête, et les matériaux de votre œuvre vous faire si frissonnant, combien le petit succès du jour vous est inférieur, et comme ce n’est pas à cela que vous visez, mais bien à réaliser ce que vous avez perçu avec l’âme et les yeux !

* * *

{p. 358}— Il est vraiment curieux que ce soient les quatre hommes les plus purs de tout métier et de tout industrialisme, les quatre plumes les plus entièrement vouées à l’art, qui aient été traduits sur les bancs de la police correctionnelle : Baudelaire, Flaubert et nous.

Année 1861 §

Janvier 1861 §

{p. 361}Un livre qui n’est ni d’un artiste ni d’un penseur, n’est rien.

* * *

— Le péril, le grand péril de la société moderne est l’instruction. Toute mère du peuple veut donner, et à force de se saigner aux quatre veines, donne à ses enfants l’éducation qu’elle n’a pas eue, l’orthographe qu’elle ne sait pas. De cette folie générale, de cette manie partout répandue dans le bas de la société de jeter ses enfants par-dessus soi, de les porter au-dessus de son niveau, comme on porte les enfants au feu d’artifice, il s’élève une France de plumitifs, d’hommes de lettres et de bureau, une France où l’ouvrier ne sortant plus de l’ouvrier, le laboureur du laboureur, il n’y aura bientôt plus de bras pour les gros ouvrages d’une patrie.

* * *

— Un des caractères particuliers de nos romans, {p. 362}ce sera d’être les romans les plus historiques de ce temps-ci, les romans qui fourniront le plus de faits et de vérités vraies à l’histoire morale de ce siècle.

18 janvier §

Murger est mourant d’une maladie où l’on tombe en morceaux, tout vivant. En voulant lui couper la moustache, l’autre jour, la lèvre est venue avec les poils… La dernière fois que j’ai vu Murger, au café Riche, il y a de cela un mois, il avait la mine d’un bien portant, était gai, heureux. Il venait d’avoir un acte joué avec succès au Palais-Royal. À propos de cette bluette, les journaux avaient plus parlé de lui qu’ils ne l’avaient fait au sujet de tous ses romans, et il nous disait que c’était trop bête de s’échigner à faire des livres dont on ne vous savait aucun gré, et qui ne vous rapportaient rien… et qu’il allait dorénavant faire du théâtre, et gagner de l’argent sans douleur.

Une mort, en y réfléchissant, qui a l’air d’une mort de l’Écriture, d’un châtiment divin contre la Bohème, contre cette vie en révolte avec l’hygiène du corps et de l’âme, et qui fait qu’à quarante-deux ans un homme s’en va de la vie, n’ayant plus assez de vitalité pour souffrir, et ne se plaignant que de l’odeur de viande pourrie qui est dans sa chambre — et qu’il ignore être la sienne.

Jeudi, janvier §

Nous sommes quinze cents dans la cour de l’hospice Dubois, respirant un brouillard glacé, et piétinant dans la boue. La chapelle est trop {p. 363}petite pour contenir le monde descendu du quartier Latin et de la butte Montmartre. En regardant cette foule, je songe que c’est une singulière chose que la justice de cette première postérité, qui suit un talent à peine refroidi. Derrière le convoi d’Henri Heine, il y avait six à sept personnes, derrière Musset, quarante au plus. Le cercueil de l’homme de lettres a des fortunes pareilles à celles d’un livre…

Au reste, chez tout ce monde, pas le moindre deuil de cœur. Je n’ai jamais vu un enterrement, où derrière le mort, il soit si peu question de lui. Théophile Gautier commente la découverte qu’il vient de faire sur ce goût d’huile qui depuis si longtemps l’intriguait, dans les beefsteaks, et qui provient de ce que maintenant les bestiaux sont engraissés avec des résidus de tourteaux de colza ; Saint-Victor cause bibliographie érotique, catalographie de livres obscènes, et demande à emprunter aux bibliophiles qui sont là, Le Diable au corps d’Andréa de Nerciat.

* * *

— Rien n’est moins poétique que la nature et les choses naturelles. La naissance, la vie, la mort, ces trois accidents de l’être ; sont des opérations chimiques. Le mouvement animal du monde est une décomposition ; et une recomposition de fumier. C’est l’homme qui a mis sur toute cette misère de la matière, le voile, l’image ; le symbole, la spiritualité ennoblissante.

* * *

— Vendre les trois choses les plus précieuses du monde ; l’argent, la femme, l’homme ; — être {p. 364}usurier, bordelier, négrier ou entrepreneur de remplacements, sont les seuls négoces qui déshonorent l’homme. Pourquoi ?

Février §

On ne fait pas les livres qu’on veut. Il y a une fatalité dans le premier hasard qui vous en dicte l’idée. Puis c’est une force inconnue, une volonté supérieure, une sorte de nécessité d’écrire qui vous commandent l’œuvre et vous mènent la plume ; si bien que quelquefois le livre qui vous sort des mains, ne vous semble pas sorti de vous-même : il vous étonne comme quelque chose qui était en vous et dont vous n’aviez pas conscience. C’est l’impression que j’éprouve devant Sœur Philomène.

* * *

— La distinction des choses autour d’un être est la mesure de la distinction de cet être.

* * *

— C’est étonnant le matin, quand il faut passer du sommeil à une certitude douloureuse, à une réalité hostile, comme machinalement la pensée retourne au sommeil où elle se réfugie, et semble se pelotonner, pour ainsi dire, dans ses bras.

6 mars §

Dans ce petit passage infect de l’Opéra, où est l’entrée des artistes, nous demandons : « La loge nº 3 ? — Tout droit et à gauche. » Nous montons un escalier et nous poussons une porte. Un autre escalier, dans lequel dégringole sur nous une bande de lansquenets, mi-partie rouge, mi-partie jaunes, avalanche qui semble descendre d’une gravure {p. 365}d’Aldegrever. Puis nous voici à errer dans un labyrinthe de corridors, de couloirs qui semblent se resserrer, ainsi que dans un rêve. « La loge nº 3, s’il vous plaît ? — Suivez cet homme qui court ! » Nous nous précipitons après un figurant qui saute les marches, quatre par quatre ; nous nous précipitons, passant au galop devant des loges d’actrices entr’ouvertes, et qui ne sont que gaze, rubans, chair toute vive, et qui causent avec des habits noirs penchés sur elles, en des poses de galant marchandage. Puis encore un petit escalier en escargot. Nous frappons à la porte, et nous trouvons, dans une loge toute noire, les deux femmes qui nous attendent, lumineusement blanches, en une pénombre de crépuscule.

De cette grande loge à salon qui est sur le théâtre, on voit les acteurs et les actrices avec leurs sabrures de bouchon et la tache de leur rouge ; on perçoit, quand on danse, le bruit mat des danseuses retombant sur le plancher et le fouettement sec de leur talon contre la cheville ; on entend, quand on chante, le souffleur qui souffle tout haut. De cette loge, les personnages de la scène ressemblent à des peintures en grisaille. La rampe ne leur met son revêtement de jour, sa trame de lumière, que pour le public de la salle.

Et la toile baissée, l’on assiste au ménage de la scène, aux allées et aux venues de l’armée des coryphées, des machinistes, des figurants et des figurantes. Les décors se lèvent lentement du plancher, un danseur en bretelles suisses fait des battements, {p. 366}une danseuse met l’œil au trou de la toile, qui lui dessine sur la joue une lentille de lumière. Dans les fonds, entre les décors, des silhouettes d’hommes et de femmes s’entassent et remuent confusément. Une lanterne jette un reflet dans l’ombre pleine d’objets, sur le casque d’un pompier, sur un visage, sur un bout de jupe à la couleur éclatante. Ces grands fonds d’ombre tout grouillants, éclaboussés de lueurs sur leurs arêtes, et qu’on dirait pochés par le pinceau de Goya, renferment une vie fantastique. Puis tout cet immense mouvement de choses qui se déplacent sans bruit et comme d’elles-mêmes, a quelque chose de mystérieux, et qui fait penser à des rouages féeriques mettant ce monde de machines en branle.

Et par moment, dans sa demi-nuit et ses ténèbres transparentes, le peuple bariolé qu’on entrevoit là, apparaît comme un carnaval dans les Limbes.

* * *

— Dans toute société d’hommes, un don, une qualité de l’individu impose sa reconnaissance et son autorité à tous. Cette chose qui fait autour de lui le respect et une disposition des autres à s’incliner sous ses idées : c’est le caractère.

* * *

— L’horreur de l’homme pour la réalité lui a fait trouver ces trois échappatoires : l’ivresse, l’amour, le travail.

Dimanche 17 mars §

Flaubert nous disait aujourd’hui :

« L’histoire, l’aventure d’un roman : ça m’est {p. 367}bien égal. J’ai la pensée, quand je fais un roman, de rendre une coloration, une nuance. Par exemple dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chose pourpre. Dans Madame Bovary, je n’ai eu que l’idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l’existence des cloportes. L’affabulation à mettre là-dedans me faisait si peu, que quelques jours avant de me mettre à écrire le livre, j’avais conçu “Madame Bovary” tout autrement. Ça devait être, dans le même milieu et la même tonalité, une vieille fille dévote et chaste… Et puis j’ai compris que ce serait un personnage impossible. »

En rentrant à la maison, nous trouvons notre manuscrit de Sœur Philomène que nous retourne Lévy, avec une lettre de regret, s’excusant sur le lugubre et l’horreur du sujet. Et nous pensons que si notre œuvre était l’œuvre de tout le monde, une œuvre moutonnière et plate, le roman que chacun fait, et que le public a déjà lu, notre volume serait accepté d’emblée. Oh ! vouloir faire du neuf, ça se paye !

Décidément, hommes et choses, éditeurs et public, tout conspire à nous faire la carrière littéraire plus semée d’échecs, de défaites, d’amertumes, plus dure qu’à tout autre, et au bout de dix ans de travail, de luttes, de batailles, de beaucoup d’attaques et de quelques louanges par toute la presse, nous serons peut-être réduits à faire les frais de ce volume. Et cela, en ce temps qui paye, dit-on, 2 800 francs, à Hector Crémieux, un couplet dans le retapage du Pied de mouton.

* * *

{p. 368}— Les femmes demandant à être étonnées : le beau, c’est de les étonner par de la simplicité.

Dimanche 31 mars §

Déjeuner chez Flaubert avec Sari et Lagier, et conversation toute spéciale sur le théâtre… Ce n’est que depuis ce siècle que les acteurs cherchent en leurs silhouettes l’effet tableau : ainsi Paulin Ménier montrera au public des effets de dos pris aux dessins de Gavarni ; ainsi Rouvière apportera à la scène les poses tordues et les épilepsies de mains, des lithographies du Faust de Delacroix.

Sari parle curieusement de ses figurants à 20 sous, de ses choristes à 30 sous, de cette maladie incurable du théâtre qui fait que, quand on y a goûté, on y revient toujours ; de cette maladie du théâtre, qui est, dit-il, comme la prostitution et la mendicité. Il nous dit : ces ouvriers, la plupart très intelligents dans leur partie, lâchant des gains de 10 francs par jour, pour gagner de quoi manger, dans les cabarets borgnes de la rue Basse, une soupe à l’oignon de quatre sous ; — séduits, affolés, ces hommes, par cette vie incidentée du théâtre, cette camaraderie entre hommes et femmes, ce potinage des coulisses, et l’intérêt fiévreux aux chutes et aux succès des pièces représentées, et l’électrisation par les bravos du public.

Lagier, elle, cherche à définir l’odeur sui generis du théâtre, cette odeur générale faite de l’odeur particulière du gaz mêlé à l’odeur de bois échauffé des portants, à l’odeur de poussière poivrée des coulisses, {p. 369}à l’odeur de la peinture à colle des décors, qui fait une atmosphère entêtante de toutes ces senteurs d’un monde factice, une atmosphère, qui, selon son expression, fait hennir, à pleins naseaux, l’actrice entrant en scène.

Et de l’odeur du théâtre, elle passe aux parfums affectionnés par les acteurs et les actrices, racontant que Frédérick Lemaître joue toujours avec des gousses de vanille, cousues dans les collets de ses habits.

* * *

— Le peuple n’aime ni le vrai ni le simple : il aime le roman et le charlatan.

Dimanche 7 avril §

Le soir nous allons dîner avec Saint-Victor, au passage de l’Opéra. Après dîner sur le boulevard, faisant cent un tours, nous avons avec lui une de ces communions de causerie, qui sont les plus douces heures des hommes de pensée. Je ne sais comment la conversation est venue sur le progrès. C’était, je crois, à propos de Gaiffe et du système cellulaire. Le progrès, le voilà ; il a remplacé la torture morale, le brisement du corps par le brisement du cerveau… Le progrès, il a fait des misérables de tous ceux qui avaient une petite fortune !… Le progrès, qu’est-ce que lui doit au fond Paris ? Des boulevards, de grandes artères… oui il n’a plus laissé de coins, dans des rues ignorées, où l’on pouvait jadis vivre caché et heureux… Et en toutes choses, les falsifications, les sophistications, le mensonge. Savez-vous maintenant que les fines gueules du {p. 370}Jockey, les vrais gourmets, ont chez eux un pilon pour écraser leur poivre eux-mêmes. Les épiciers le mélangent avec je ne sais quoi, avec de la cendre.

* * *

— Ce soir, à la répétition d’une pièce, sur un petit théâtre du boulevard, une pièce pleine de femmes. Ça a l’air d’une distribution de prix dans une maison de tolérance. Ce genre de théâtre n’est absolument que la surexcitation de tous les bas appétits du public. Et ce qu’on vient de trouver de mieux en ce genre, c’est d’habiller les femmes en militaires : de greffer le chauvinisme sur l’érotisme. Une femme ayant un beau c… et des jambes pas trop cagneuses, et qui sauve le drapeau français : on conçoit que c’est irrésistible.

* * *

— J’appellerai un sage, un homme qui ne serait affecté dans la vie que par la souffrance physique.

11 avril §

Nous sommes bien heureux de vendre à la Librairie Nouvelle, notre roman de Sœur Philomène, à 20 centimes l’exemplaire, mais nous sommes consolés de notre triste succès, après lequel encore il nous a fallu courir en trouvant chez nous une lettre d’un éditeur russe, nous demandant à traduire tout notre œuvre historique.

15 avril §

Je vais rechercher l’acte de naissance du peintre Boucher, dans les archives de l’état de Paris, près l’Hôtel de Ville.

{p. 371}Un respect vous saisit, quand on entre dans ces chambres pleines de registres en vélin blanc, entre lesquels vous passez comme dans un couloir. Les mots que portent les dos ont quelque chose de solennel : Naissances, Décès, Mariages, Abjurations. L’œil accroche au passage quelque nom de vieille paroisse qui fait songer : Saint-Séverin, Saint-Jean-en-Grève. Là est le passé de Paris. Ce papier est la seule mémoire de tant de morts. Né, Marié, Mort, — que d’ombres n’ont que cette biographie ! Et quelle anonyme poussière ferait tout ce passé de millions d’hommes, qui est sous nous, sans cette signature de leur nom et de leur vie déposée là !

Dans ces catacombes de l’état civil, rôde et furette, avec l’air du génie du lieu, flairant les actes, découvrant les vieilles naissances et les vieilles morts, comme on trouve les sources avec une espèce divination, un vieux bonhomme au teint gris sale, de la couleur de ces vieux livres, grand, fort, cassé et voûté : il ressemble à une figure du Temps, dans un ancien tableau. Un chat le suit, blanc comme les animaux qui habitent la mort, comme les souris blanches des cimetières.

* * *

— Vu à la glace de la loge de Mlle *** la carte d’un acteur du boulevard, qui est un précieux travail et un curieux renseignement sur le goût cabotin. Cette carte est un décrassoir — on le jurerait en ivoire — et avec les cheveux, les tannes, toutes les saletés d’une tête, engagées dans les dents du peigne. Il n’y manque {p. 372}pas même au milieu, à côté de la signature du propriétaire, le sang d’un pou écrasé, — tout cela imité merveilleusement avec de la plume, de la mine de plomb, une goutte d’aquarelle, et les dents du peigne brèche-dents découpées dans le carton. Cette carte est l’abomination de la dégoûtation,

Dimanche 18 avril §

Flaubert nous racontait aujourd’hui qu’avant d’aller chez Lévy, il avait proposé à Jacottet, de la Librairie Nouvelle de lui éditer Madame Bovary.

« C’est très bien, votre livre, lui avait dit Jacottet, c’est ciselé… mais vous ne pouvez pas, n’est-ce pas, aspirer au succès d’Amédée Achard, dont je publie deux volumes, et je ne puis m’engager à vous faire paraître cette année. — « C’est ciselé, rugit Flaubert. Je trouve ça d’une insolence de la part d’un éditeur ! Qu’un éditeur vous exploite, très bien ! mais il n’a pas le droit de vous apprécier. J’ai toujours su gré à Lévy de ne m’avoir jamais dit un mot de mon livre. »

Lundi 6 mai §

À quatre heures, nous sommes chez Flaubert qui nous a invités à une grande lecture de Salammbô, en compagnie du peintre Gleyre. De quatre à sept heures, Flaubert lit avec sa voix mugissante et sonore, qui vous berce dans un bruit pareil à un ronronnement de bronze. À sept heures on dîne, et aussitôt le dîner, après une seule pipe fumée, la lecture recommence, et nous allons de lectures en résumés de morceaux qu’il analyse, et dont quelques-uns ne {p. 373}sont pas complètement terminés, nous allons jusqu’au dernier chapitre. Il est deux heures.

Je vais écrire ici ce que je pense sincèrement de l’œuvre d’un homme que j’aime, et dont j’ai admiré sans réserve le premier livre. Salammbô est au-dessous de ce que j’attendais de Flaubert. La personnalité si bien dissimulée de l’auteur, dans Madame Bovary, transperce ici, renflée, déclamatoire, mélodramatique, et amoureuse de la grosse couleur, de l’enluminure. Flaubert voit l’Orient, et l’Orient antique, sous l’aspect des étagères algériennes. L’effort sans doute est immense, la patience infinie, et, malgré la critique que j’en fais, le talent rare ; mais dans ce livre, point de ces illuminations, point de ces révélations par analogie qui font retrouver un morceau de l’âme d’une nation qui n’est plus. Quant à une restitution morale, le bon Flaubert s’illusionne, les sentiments de ses personnages sont les sentiments banaux et généraux de l’humanité, et non les sentiments d’une humanité particulièrement carthaginoise, et son Mathô n’est au fond qu’un ténor d’opéra dans un poème barbare.

On ne peut nier que par la volonté, le travail, la curiosité de la couleur empruntée à toutes les couleurs de l’Orient, il n’arrive, par moments, à un transport de votre cerveau, de vos yeux, dans le monde de son invention ; mais il en donne plutôt l’étourdissement que la vision, par le manque de gradation des plans, l’éclat permanent des teintes, la longueur interminable des descriptions.

{p. 374}Puis une trop belle syntaxe, une syntaxe à l’usage des vieux universitaires flegmatiques, une syntaxe d’oraison funèbre, sans une de ces audaces de tour, de ces sveltes élégances, de ces virevoltes nerveuses, dans lesquelles vibre la modernité du style contemporain… et encore des comparaisons non fondues dans la phrase, et toujours attachées par un comme, et qui me font l’effet de ces camélias faussement fleuris, et dont chaque bouton est accroché aux branches par une épingle… et toujours encore des phrases de gueuloir, et jamais d’harmonies en sourdine, accommodées à la douceur des choses qui se passent ou que les personnes se disent, etc.

Enfin pour moi, dans les modernes, il n’y a eu jusqu’ici qu’un homme qui ait fait la trouvaille d’une langue pour parler des temps antiques : c’est Maurice de Guérin dans Le Centaure.

* * *

— A-t-on remarqué que jamais un vieux juif n’est beau ? Il n’y a pas de nobles vieillards dans cette race. Le travail des passions sordides, de la cupidité, y tue sur les visages la beauté du jeune homme.

* * *

— Un bien joli mot de débiteur parisien. Vachette connaissait un jeune peintre qu’il va voir, au moment où un huissier pratiquait une saisie chez lui. Vachette s’informe de la somme due, et paye. — « Au fait, dit-il, jeune homme, est-ce que vous avez beaucoup de dettes comme ça, sur le pavé de Paris. — Une vingtaine de mille francs. — Une vingtaine de mille francs, vous n’en sortirez jamais ! — Oh ! Il {p. 375}n’y a là-dessus de sérieux que quinze à seize cents francs… le reste est dû à des amis comme vous !

19 juin §

Dîner tous ces jours-ci chez Grosse-Tête, au passage de l’Opéra, avec du monde des lettres et du théâtre. Pas de monde au monde, d’où l’on sorte plus triste, et avec quelque chose en soi de non satisfait. On ne sent pas là un frottement d’hommes. On coudoie un feuilleton, un paradoxe, une blague. Mais ni une parole ni une poignée de main, où l’on trouve, une chaleur, une communication de sympathie. On s’en va de là, vide, glacé, désappointé. Eux, les autres, pourtant vivent dans cette sécheresse comme dans leur élément natal… Oui vraiment, il y a surtout là, une certaine manière de demander aux gens comment ils vont, où la question est tellement et uniquement faite avec les lèvres, qu’elle est plus durement indifférente que le silence.

Dans ce restaurant, on entrevoit, se profilant sans bruit, la silhouette de Ponson du Terrail, avec à l’horizon du boulevard son dog cart, la seule voiture d’homme de lettres roulant sur le pavé de Paris. Le pauvre garçon la gagne assez sa voiture, et par le travail et par l’humilité de sa modestie littéraire. C’est lui qui dit aux directeurs de journaux, où il a un immense roman en train : « Prévenez-moi trois feuilletons d’avance, si ça ennuie votre public, et en un feuilleton je finirai. » On vend des pruneaux avec plus de fierté. {p. 376}

* * *

— La femme de quarante ans cherche furieusement et désespérément dans l’amour la reconnaissance qu’elle n’est pas encore vieille. Un amant lui semble une protestation contre son acte de naissance.

13 juin §

Bar-sur-Seine. Je m’éveille ce matin dans une chambre pleine de portraits d’aïeux et d’aïeules qui me regardent tous, dans le costume de leur profession ou dans l’habillement de leur classe, avec des accessoires aussi naïfs d’indication que les phylactères du moyen âge : le médecin avec un Boerhave à la main, le prêtre avec un paroissien, l’homme de banque avec une lettre de change. Il y a aussi un garde française au pastel tout pâle, une petite fille qui a un serin jaune perché sur un bras, une vieille femme noire, austère, janséniste, la mère inconsolable du garde française tué en duel à vingt ans. On sent dans ces portraits, l’ordre de la société passée, avec l’orgueil chez chacun, de sa profession, de sa position.

Aujourd’hui, un avoué se fait peindre en habit de chasse, un notaire en jaquette habillée pour les petits théâtres. Une bonne chose au fond que cette habitude ancienne de la transmission des portraits de famille : c’était un enchaînement de la race. Les morts n’étaient enterrés que jusqu’à la ceinture, et il y avait comme des patrons de votre conscience dans ces méchantes toiles, toujours sous vos yeux. Le bon exemple des vôtres vous entourait. Et dans {p. 377}cette pièce remplie de portraits de famille, le germe d’une mauvaise action était mal à l’aise.

11 juillet §

Après avoir fait des dépôts de Sœur Philomène, toute la journée, je dîne ce soir chez Charles Edmond, qui vient de passer quelques jours avec Hugo, à Bruxelles. Le poète, qui, le jour où il est arrivé avait écrit le mot fin sur les Misérables, lui a dit : « Dante a fait un Enfer avec de la poésie, moi j’ai essayé d’en faire un avec de la réalité ! »

Hugo supporte avec une parfaite indifférence l’exil, n’admettant pas que la Patrie soit seulement la terre d’un sol et répétant : « La Patrie, qu’est-ce ? Une idée ! Paris, quoi ? Je n’en ai pas besoin. C’est la rue de Rivoli, et je déteste la rue de Rivoli ! »

* * *

— Rien de si mal écrit qu’un beau discours.

29 juillet §

Retour anxieux à Paris, vers l’aimant de notre vie, vers notre livre, vers les nouvelles de notre succès ou de notre insuccès. Quelle vie que cette vie des lettres ! Je la maudis par moment et je la hais. Ces journées où les émotions se précipitent en vous ! Ces montagnes d’espérances qui s’élèvent et s’écroulent ! Cette succession perpétuelle d’illusions et de dégringolades. Ces heures de platitude où l’on attend sans espérer. Ces minutes d’angoisses, comme ce soir, où l’on interroge la fortune de son livre aux {p. 378}étalages, et où je ne sais quoi de poignant vous mord à la vitrine d’un libraire, où vous n’êtes pas exposé. Enfin, tout le travail haletant de votre pensée nerveusement partagée entre l’espérance et la désespérance : tout cela vous bat, vous roule, vous retourne comme des vagues un naufragé.

* * *

— J’ai parfois l’idée, si je devenais riche, de me faire peindre, pour l’été, un paysage, un paysage très bien peint — et rafraîchi par un vrai courant d’air.

* * *

— Le confortable anglais est l’admirable entente du bonheur matériel du corps, mais d’une espèce de bonheur d’aveugle, où rien n’est donné au sens artiste de l’homme, à l’œil.

9 août §

Croissy. Une rude capitale que ce Paris, dont la vie nocturne projette au-dessus de l’endroit où il est, une réverbération d’incendie, — et je suis à huit lieues de Paris.

Mardi 3 septembre §

Nous partons avec Saint-Victor pour un petit tour sur les bords du Rhin et en Hollande.

Pourquoi nous, la France, si rayonnante, si intellectuellement diffuse, si envahissante par nos idées, nous une nation d’une si grande déteinte sur tout le monde, pourquoi subissons-nous sur toutes nos frontières la langue et les mœurs de nos voisins. Pourquoi la frontière allemande est-elle allemande ? {p. 379}la frontière italienne, italienne ? la frontière espagnole, espagnole ?

* * *

— En voyant le chœur de la cathédrale de Mayence, d’un rococo si tourmenté, si joliment furibond, avec ses stalles qui semblent une houle de bois, en voyant ces églises de Saint-Ignace et de Saint-Augustin, aux balustres des orgues, égayés d’Amours comme un théâtre Pompadour, la pensée se perd sur ce catholicisme, si rude en ses commencements, si ennemi des sens, et tombé dans cette pâmoison, dans cet éréthisme, qui est l’art jésuite.

Ce ne sont qu’évêques dégingandés au pas saltateur de Dupré, grands prêtres de bacchanales, anges qui tiennent le saint-ciboire avec le geste d’un arc qu’un Amour détend, saints qui se renversent sur le crucifix avec des attitudes de violonistes, effets de lumière derrière les autels qui ressemblent à une gloire derrière une conque de Vénus : toute une religion descendue du Corrège, et que Noverre semble avoir réglée comme le plus délicieux opéra de Dieu ; — si bien qu’au son des flûtes, des bassons, de la musique la plus chatouillante, la plus enivrante, la plus ambrée, si l’on peut dire, on s’attend à voir un joli homme d’évêque, avec le geste sautillant d’un marquis tirer l’hostie d’une boîte d’or, et l’offrir comme une pastille ou une prise de tabac d’Espagne.

* * *

— En Allemagne, une chambre d’auberge à deux lits évoque tout de suite, à l’œil et à la pensée, l’idée d’un mari et d’une femme, d’un ménage. Tout, {p. 380}jusqu’aux rideaux d’un blanc nuptial, parle d’un amour honnête, consacré, autorisé. En France, la chambre d’auberge n’est jamais conjugale. On croit voir aux murs, sur les meubles, l’ombre et la trace d’un enlèvement, d’un monsieur avec sa maîtresse : l’oreiller ne semble avoir gardé que le moule du plaisir.

* * *

8 septembre §

Amsterdam… Une terre sortie de l’eau et véritablement bâtie ; un pays à l’ancre, un ciel aqueux ; des coups de soleil qui ont l’air de passer par une carafe remplie d’eau saumâtre ; des maisons qui ont l’air de vaisseaux, des toits qui ont l’air de poupes de vieilles galères, des escaliers qui sont des échelles, des wagons qui sont des cabines, des salles de danse qui figurent des entreponts ; des hommes, des femmes à sang blanc et froid ; des caractères qui ont la patience de l’eau ; des existences qui ont la platitude d’un canal, des castors dans un fromage : — voilà la Hollande.

* * *

— Hier en chemin de fer, je regardais dormir, en face de moi, un petit jeune homme. J’étudiais la valeur d’un coup de soleil sur sa figure, avec la densité de l’ombre portée par la visière de sa casquette.

En arrivant devant le Rembrandt, qu’on est convenu d’appeler La Ronde de nuit, j’ai retrouvé le même effet, je n’ai vu qu’un plein, un chaud, un vibrant rayon de soleil dans la toile. Seulement, comme fait presque toujours Rembrandt, ce n’est pas avec du jour, un jour égal qu’il a éclairé sa toile, mais avec {p. 381}un coup de soleil qui tombe de haut et éclate en écharpe sur les personnages. Jamais la figure humaine vivante et respirante dans la lumière n’est venue sous des pinceaux comme là ; c’est sa coloration animée, c’est le reflet rayonnant qu’elle jette autour d’elle, c’est la lumière que la physionomie et la peau renvoient, c’est le plus divin trompe-l’œil sous le soleil. Et cela est fait, on ne sait comment. Le procédé est brouillé, indéchiffrable, mystérieux, magique et fantasque. La chair est peinte, les têtes sont modelées, dessinées, sorties de la toile avec une sorte de tatouage de couleurs, une mosaïque fondue, un fourmillement de touches qui semblent le grain et comme la palpitation de la peau au soleil : un prodigieux piétinement de coups de pinceau qui fait trembler la lumière sur ce canevas de touches au gros point.

C’est le soleil, c’est la vie, c’est la réalité, et cependant il y a dans cette toile un souffle de fantaisie, un sourire de poésie enchantée. Voyez-vous cet homme contre la muraille, à droite, coiffé d’un chapeau noir ? et des gens n’ont jamais trouvé de noblesse à Rembrandt ! Puis au second plan, dans ces quatre têtes, cette figure indéfinissable, au sourire errant sur les lèvres, cette figure au grand chapeau gris, mélange de gentilhomme et de bouffon, héros étrange d’une comédie du Ce que vous voudrez ; et à côté, cette espèce de gnome et de pitre idéal, qui semble glisser à son oreille les paroles des confidents comiques de Shakespeare… Shakespeare ! {p. 382}ce nom me revient, et je ne sais quel mirage voit mon esprit entre cette toile, et l’œuvre de Shakespeare. Et regardez encore la petite fille toute de lumière, enfant de soleil qui jette ses reflets d’ambre à toute la toile, cette petite fille coiffée d’or, qu’on dirait habillée d’émeraudes et d’améthystes, et à la hanche de laquelle pend un poulet : petite juive, vraie fleur de Bohème. N’en trouverez-vous pas encore le nom et le type dans Shakespeare, en quelque Perdita ?

Un monsieur était devant ce tableau, qui le copiait minutieusement, à l’encre de Chine. J’ai pensé à un homme qui graverait le soleil à la manière noire.

* * *

— Pour moi, le plus étonnant trompe-l’œil de la vie sur des figures, le plus merveilleux morceau de peinture, le plus beau tableau de la terre : c’est le tableau des Quatre Syndics de Rembrandt. La toile que je préfère ensuite est le Martyre de saint Marc du Tintoret. Je dois dire que je ne connais pas les Velasquez de Madrid, que je ne connais pas les fameuses ouvrières en tapisserie.

* * *

— Entré dans une synagogue. Une odeur d’Orient et l’apparence d’une religion heureuse. Une sorte de familiarité avec Dieu. La prière dans la religion catholique a toujours l’air de demander pardon d’un crime. Ici on cause, on se repose, on est comme dans un café de la Foi.

* * *

— Un maître diantrement original que Van der Meer. On pourrait dire de sa Laitière, que c’est {p. 383}l’idéal cherché par Chardin. Même peinture laiteuse, même touche aux petits damiers de couleur fondus dans la masse, même égrenure beurrée, même empâtement rugueux sur les accessoires, même picotement de bleus, de rouges francs dans les chairs, même gris de perle dans les fonds.

Et chose invraisemblable, ce maître de Chardin, bien certainement inconnu de notre maître français, dans un tableau d’une tout autre manière : une rue de Delft aux maisons de brique, — semble le précurseur de Decamps.

13 septembre §

La Haye… À une seconde séance devant La Leçon d’anatomie de Rembrandt, Saint Victor et nous, nous tombons sur le collectionneur La Caze, un parleur enthousiaste de tableaux, un esthéticien loquace, un conférencier indétachable de votre bouton d’habit, une façon de Diderot épileptique, qui a des crises d’admiration presque inquiétantes, devant toute bonne toile ancienne. C’est lui qui dit de son Rembrandt, qu’il fait dans la nuit : ho ! ho ! et le possesseur grogne comme un féroce. Et à propos des Quatre Syndics il s’écrie : « C’est plus vivant que la vie ; c’est de la vie condensée et précipitée comme on pourrait en mettre dans une bouteille d’eau de seltz, chargée au point d’éclater ! »

Un doux maniaque qu’on n’a jamais pu décider à porter un gilet, un original, à la tendre et honnête tête, annonçant l’homme qui s’est fait médecin pour soigner sa mère, attaquée d’une maladie mortelle. {p. 384}

* * *

— Leyde… Ici au musée, on a mis contre une fenêtre, deux momies démaillotées, deux momies d’enfants. Elles regardent éternellement, par les carreaux, un canal de Hollande, des feuilles mortes sur une eau morte, un ciel gris, un soleil jaune, des briques noires, des arbres noirs. C’est impie ces deux enfants du soleil, posés là pour toujours, contre un Pierre de Hooghe. Ils me font penser à ces pauvres grands poètes nostalgiques, expatriés du ciel de leur rêve et exilés dans la vie, ainsi que ces momies dans la mort, — devant un perpétuel paysage morne.

18 septembre §

Bruxelles… Nous dormions ce matin, dans nos petits lits de l’hôtel de Flandre attenant à l’église Saint-Jacques, et dans un office du matin, l’orgue, qui est dans notre mur, mettait en notre demi-sommeil de sept heures, un angélique bourdonnement. C’était tout à la fois une mélodie lointaine et proche, s’élevant, montant, mourant parmi nos sensations et nos pensées encore endormies, et qui nous berçait comme dans le rêve d’une musique flottante, aérienne, amoureusement divine et vague, à la façon de la lumière d’une apparition en train de disparaître.

19 septembre §

Nous voici dans le chemin de fer, revenant de Hollande avec Saint-Victor. Tout le temps, il éclate en images inattendues, qui peignent tantôt poétiquement, tantôt brutalement, à votre {p. 385}pensée, les hommes et les choses par l’antithèse ou le rapprochement : des images multiples et variées, jaillissant d’une mémoire nourrie d’une immense lecture, et non enfermée en un temps et une branche de sciences, mais qui a grappillé au fond de tous les livres de moelle, de toutes les curiosités de l’histoire, de tous les traités de théogonie et de psychologie. C’est ainsi qu’il vous apporte dans sa conversation un intelligent butin de partout, mis en relief par des contrastes ingénieux, spirituels, cocasses même parfois.

Maintenant très original dans sa façon de s’exprimer, il l’est assez peu dans sa façon de penser, n’ayant une impression de la beauté et du caractère des choses, que lorsqu’il en est averti par un livre bon ou mauvais, croyant, à la façon d’une intelligence inférieure, à l’imprimé, et par cette servitude assez soumis dans le fond à l’opinion générale. C’est ainsi que dans un musée, il ira tout droit, comme un somnambule, les yeux fermés, au tableau consacré par l’admiration commune, le suffrage universel du beau et le gros prix marchand, qui le fascine s’il est énorme — incapable de découvrir un chef-d’œuvre inédit, anonyme, méconnu. Puis un homme plutôt d’un goût appris que d’un goût instinctif, de ce goût universel qui s’étend à tout, à une forme de meuble, à un détail de toilette, à la particularité élégante d’une plante, et n’ouvrant les yeux qu’à ce qui est étiqueté, peinture, sculpture, architecture, et en voyage complètement aveugle à {p. 386}la vie vivante, à la rue, aveugle aux passants, aveugle à la beauté artistique des êtres et des aspects, regardeur uniquement de tableaux et de statues.

Un être sans fantaisie, sans appétit passager d’une bouteille de bon vin, incapable d’excès, effrayé par les livres de médecine qui défendent les moules et l’amour après dîner, superstitieux jusqu’à retourner votre pain quand il n’est pas à plat.

Violent en paroles avec une grande faiblesse de caractère, avec des désespoirs enfantins à propos de rien, lui faisant monter les larmes aux yeux, traversé de caprices, de boutades, d’humeurs qui ont quelque chose de malaises physiques, — et souvent s’absorbant en des enfoncements qui lui viennent, m’a-t-il dit, d’un an de solitude passé à Rome, à l’âge de treize ans, époque où toute sa vivacité expansive d’enfant, est rentrée chez lui comme une gourme… Un garçon paraissant avoir toujours vécu seul, tant son corps est égoïste, et qui prend tout le trottoir s’il marche avec vous, et vous entre, en chemin de fer, les coudes dans les côtes.

Maintenant, charmant de simplicité, sans tyrannie en voyage, et gai de la joie d’un collégien en vacance, et charmeur à la fois autant par les grandes idées qu’il remue, que par la grâce ingénue de sa plaisanterie et de ses imitations naïvement maladroites de la pratique de M. Prud’homme ou du gnouf, gnouf de Grassot, il est pour nous, si gâtés par notre ménage, le seul compagnon de voyage presque absolument {p. 387}sympathique et supportable, pendant un mois. Et l’éloge n’est pas mince.

18 septembre §

Décidément, c’est le plus triste métier que ce bel art des lettres. La Librairie nouvelle est en faillite. Nos Hommes de lettres nous ont coûté à peu près un billet de cinq cents francs. Sœur Philomène ne nous rapportera rien. C’est un progrès.

* * *

— « Voulez-vous, nous dit Gavarni, le secret, de toute société, de toute association ? Ce sont des unités sans valeur à la recherche d’un zéro, d’un zéro qui leur apporte la force d’une dizaine ! »

10 octobre §

Il me semble, je le présume du moins, il me semble que l’amour doit être cela : Entrer quelque part, voir une femme et se crier en dedans : « La voilà ! C’est celle-là ! je n’en retrouverai pas une autre. Non, il n’y en a pas deux ! Mon rêve en chair et en os… » Mais il doit arriver souvent pour cette femme, ce qui arrive pour la maison dont on devient passionné, toqué, — elle est louée.

Lundi 18 octobre §

Sainte-Beuve, qui nous a écrit pour faire notre connaissance intellectuelle, vient à deux heures chez nous. C’est un homme petit, rond, court, rustique d’encolure, à la mise campagnarde, une sorte de silhouette à la Béranger. Il a un grand front, un crâne chauve et luisant, de gros yeux à fleur de tête, un nez de curieux, de {p. 388}sensuel, de gourmand, la bouche large au vilain dessin rudimentaire, caché par un aimable sourire, des pommettes particulières, des pommettes saillantes et bombées comme d’énormes loupes. À le voir avec son front blanc, ses joues colorées, la carnation rose et poupine du bas de son visage, on le prendrait pour un bibliothécaire de province vivant dans l’ombre d’un cloître de livres, sous lequel il y aurait un cellier de généreux bourgogne.

Il cause avec bavardage et à petites touches menues, sans jamais un large coup de pinceau : sa conversation ressemble à la palette d’une peintresse à l’aquarelle, toute chargée de jolis, de délicats et de timides tons.

Comme nous lui parlions de son portrait du roi Louis-Philippe, il nous dit qu’il sait que le général Dumas envoya, au mois d’août 1848, une lettre du Roi à M. de Montalivet, où Louis-Philippe écrivait à l’Assemblée pour garder ses biens, comme le plus ancien général datant de la Révolution. Cette lettre, M. de Montalivet l’aurait jetée au feu. « Je publierai cela », ajoute-t-il. Et il reprend : « Le roi Louis-Philippe, je ne l’ai vu qu’une seule fois, quand on me présenta comme académicien. J’étais avec Hugo et Villemain. » Le Roi prit avec effusion les mains d’Hugo et le remercia très chaudement d’avoir rappelé, dans son discours, le jugement de Napoléon sur lui.

Puis, à propos de l’Académie, qualifiée la plus ancienne, Louis-Philippe dit que ce n’était pas elle, mais {p. 389}l’Académie della Crusca, et donna la date de sa fondation. Ce n’était pas à un roi à savoir cela ; mais Mme de Genlis lui avait arrangé et ordonné tout cela dans la mémoire. « Quant au mot caboche, je ne l’ai pas inventé, comme l’insinue M. Cuvillier-Fleury. C’est Cousin, qui me dit un jour, en me montrant le pavillon des Tuileries, aujourd’hui démoli : “La bonne tête ou plutôt la bonne caboche qui est là ! ” »

Là-dessus il nous parle de Sœur Philomène, disant que seules ont de la valeur, les œuvres venant de l’étude de la nature, qu’il a un goût très médiocre pour la fantaisie pure, qu’il prend peu de plaisir aux jolis contes d’Hamilton ; qu’au reste, cet idéal dont on parle tant, il n’est pas bien sûr que les anciens s’en soient préoccupés, qu’il croit au contraire que leurs œuvres étaient des œuvres de réalité, — que peut-être seulement ils travaillaient d’après une réalité plus belle que la nôtre.

De Sœur Philomène, il passe aux femmes, aux vieilles femmes, comme Mme de Boigne, auprès desquelles il a pu retrouver l’accent du xviiie siècle, et nous félicite de vivre un peu, ainsi que nous le faisons, dans un siècle passé, de vivre une double existence.

Et comme ses yeux tombent en ce moment sur une gouache de L’Île d’amour en 1793, il s’écrie : « Tiens, ça me rappelle la connaissance de Salvandy et de Béranger. » Un Anglais installé en France et demeurant à Belleville après la Restauration, donnait beaucoup à dîner. Un jour Salvandy, invité à dîner, se met à sonner à la porte de l’Anglais, à côté d’un {p. 390}monsieur qui y avait déjà sonné. Ni l’un ni l’autre n’avait lu l’adresse donnée, dans la lettre d’invitation. L’Anglais était, depuis quatre mois, déménagé à Passy. Les deux invités de l’Anglais prennent le parti de dîner à Belleville, et dînent ensemble sans se connaître. Salvandy était légèrement intrigué de cet homme un peu peuple, mais dans lequel il percevait une certaine finesse, quand, au milieu du dîner, son commensal lui dit tout à coup : « Je vais vous chanter une petite chanson pour me tenir en haleine ! » C’était Béranger, et l’endroit semblait vraiment choisi pour la rencontre.

Et comme nous laissons entrevoir que nous trouvons un peu exagérée cette gloire de Béranger, Sainte-Beuve reprend :

« Oui, on a été très loin. Tenez, il y a un monsieur qui m’envoie de Batignolles, presque tous les quinze jours, une pièce de vers, en l’honneur du chantre de Lisette, on voit que c’est chez lui une idée fixe… Ce sont des veines et des déveines comme cela en France…. Mais ensuite n’a-t-on pas été trop dur !… Le commun sans doute, c’est le grand chemin de Béranger ; mais il y a des bas-côtés, bien jolis, bien délicats. Sous l’enveloppe grossières se cachait une excessive finesse. Lamartine a dit qu’il avait de grosses mains, ce n’est pas vrai, il avait des mains de femme. »

Et la conversation va à l’esprit, aux bons mots, et Sainte-Beuve cite ce mot de Mme d’Osmont abîmant la duchesse de Berry, lors de son arrestation en Vendée, et à laquelle on demandait pourquoi elle {p. 391}était si dure pour la princesse et qui répondait : « Elle nous a fait toutes cocues ! »

De là, la parole de Sainte-Beuve saute à Flaubert : « On ne doit pas être si longtemps à faire un livre… Alors on arrive trop tard pour son temps… Pour des œuvres comme Virgile, ça se comprend… Et puis après Madame Bovary, il devait donner des œuvres vivantes… des œuvres, où l’on sente l’auteur touché personnellement… tandis qu’il n’a fait que recommencer Les Martyrs de Chateaubriand… S’il avait fait cela, son nom serait resté à la bataille, à la grande bataille du roman, au lieu que j’ai été forcé de porter la lutte sur un moins bon terrain, sur Fanny

Alors, Sainte-Beuve s’étend sur l’ennui de sauter de sujet en sujet, de siècle en siècle… On n’a pas le temps d’aimer… Il ne faut pas s’attacher… Cela brise la tête : c’est comme les chevaux dont on casse la bouche en les faisant tourner à gauche, à droite, — et il fait le geste d’un homme qui tire sur un mors. — « Tenez, me voilà engagé pour trois ans… à moins d’un accident. Eh bien, au bout de trois ans, j’aurai à peu près gagné ce que rapporte une pièce de théâtre, qui ne réussit pas. » Puis, après un silence :

« Ah ! le théâtre ! La comédie en vers me semble finie. Ou vous faites des vers qui ne sont pas des vers de comédie, ou vous faites de la prose… Oui, tout ira au roman, c’est si vaste… et un genre qui se prête à tout… Il y a bien du talent dans le roman maintenant ! »

{p. 392}Il nous quitte, en nous donnant une main grasse, douce, froide, et, sur le pas de la porte, nous dit : « Venez me voir, les premiers jours de la semaine… après cela, j’ai la tête dans un sac. »

19 octobre §

Non, non, jamais je ne trouverai dans Paris une femme réunissant les qualités de ma maîtresse : ne pas me demander de me faire la barbe, et ne jamais m’adresser une question au sujet du livre que je fais.

3 novembre §

Dîner chez Peters avec Saint-Victor et Claudin. Après dîner, Claudin m’emmène aux Délassements-Comiques. J’ai travaillé toute cette semaine. J’ai besoin, je ne sais pourquoi, de respirer l’air d’un bouibouis. On a de temps en temps besoin d’un encanaillement de l’esprit… Je rencontre dans le corridor Sari. Il me dit que Lagier est allée voir Flaubert à Rouen, et qu’elle craint que la solitude et le travail ne lui fassent partir la tête. Il lui a parlé d’un sérail d’oiseaux, de choses incompréhensibles. Sur ce travail énorme et congestionnant, je ne sais plus qui, l’autre jour, — je crois que cela vient de Mlle Bosquet, l’institutrice de la nièce de Flaubert, — me contait qu’il avait donné l’ordre à son domestique de ne lui parler que le dimanche, pour lui dire : « Monsieur, c’est Dimanche ! »

— Je commence à lire le Recueil de pensées de Joubert. Malheureusement en ouvrant le volume, je {p. 393}suis tombé sur une lithographie, une ridicule lithographie le représentant avec une tête d’Andrieux idéologue. Et dans la préface, je lis que le vieillard, ainsi représenté, recevait en spencer de soie ! Figurez-vous l’homme-squelette avec des ailes d’Amour. Tout cela me dispose mal. Puis dans cette préface, il pleut des larmes de famille : ce sont des éloges et des regrets en style lapidaire de tombe du Père-Lachaise. Au fond, dans ce recueil de pensées, les pensées n’ont pas la netteté française. Ce n’est ni clair ni franc. Cela sent la petite école genevoise : Mme Necker, Tracy, Jouffroy. Le mauvais Sainte-Beuve vient de là. Joubert tourne des idées comme on tourne du buis… Ah ! Labruyère, Labruyère ! il n’y a que vous !

* * *

— Il est permis en France de scandaliser en histoire. On peut écrire que Néron était un philanthrope ou que Dubois était un saint homme. Mais en art et en littérature, les opinions consacrées sont sacrées et peut-être, au xixe siècle, est-il moins dangereux de marcher sur un crucifix que sur les beautés de la tragédie !

* * *

— La France a un tel besoin de gloire militaire, que le roi de la paix a été obligé de lui donner cette gloire à Versailles, — en effigie.

* * *

— L’histoire est un roman qui a été ; le roman est de l’histoire qui aurait pu être.

* * *

— Saint-Victor, à propos de l’article de {p. 394}Sainte-Beuve sur Mme Swetchine, nous dit : « C’était assez gênant d’aller chez elle, elle vous demandait des nouvelles de votre âme, comme on demande aux gens s’ils vont bien… et s’informait si vous étiez en état de grâce, absolument comme si elle se fût informée si vous étiez enrhumé ! »

Mardi 15 novembre §

J’ai ma maîtresse assise, en chemise, sur mes genoux. Je la vois de dos, la nuque dans l’ombre, sa figure tout en lumière dans la glace. Des cheveux follets, échappés au-dessous de son oreille, frisent comme de petites arborisations agatisées, se détachant dessus le globe lumineux de la lampe posée sur la cheminée. Il y a une volupté étrange à avoir, ainsi sur soi, un corps de femme dont on n’aperçoit rien, qu’une obscure envolée de cheveux, et la lumineuse réflexion de son visage, perdant un peu de sa réalité matérielle dans son éclairement glaceux… Et elle parle de l’enterrement d’une voisine, — un de ses sujets favoris, — elle parle des franges du corbillard, de la beauté du cercueil dont le bois de chêne n’avait pas de nœuds, et elle finit par déclarer, que si on ne faisait pas bien les choses pour son enterrement, elle en aurait un chagrin mortel. L’épithète est curieusement choisie, n’est-ce pas ?

* * *

— Parfois, je pense qu’il viendra un jour, où les peuples modernes jouiront d’un dieu à l’américaine, d’un dieu qui aura été humainement, et sur lequel {p. 395}il y aura des témoignages de petits journaux : lequel dieu figurera dans les églises, son image non plus élastique et au gré de l’imagination des peintres, non plus flottante sur le voile de Véronique, mais arrêtée dans un portrait en photographie… Oui, je me figure un dieu en photographie et qui portera des lunettes.

Ce jour-là, la civilisation sera à son comble, et l’on verra à Venise des gondoles à vapeur.

FIN DU PREMIER VOLUME