Jugements sur Rousseau §
Jugement sur la Nouvelle Héloïse §
S’il est vrai que le meilleur livre est celui dont il y a le plus à retenir, cet ouvrage peut avec justice être placé au nombre des bons : il m’a paru bien supérieur à tout ce que je connaissais jusqu’ici de l’auteur. J’avais trouvé dans quelques-unes de ses productions une métaphysique souvent fausse et toujours inutile : je n’avais été bien frappé que du mérite du style, et j’avoue que la vérité est ce dont je fais le plus de cas dans les ouvrages comme dans les hommes : dans celui-ci ce n’est plus, comme dans les autres livres de J. J. Rousseau, une nature gigantesque et imaginaire ; c’est la nature telle qu’elle est, à la vérité, dans des âmes tout à la fois tendres et élevées, fortes et sensibles ; en un mot, d’une trempe peu commune. Mais je crois que le mérite de ce roman ne peut être bien senti que par des personnes qui aient aimé avec autant de passion que de tendresse, peut-être même que par des personnes dont le cœur soit actuellement pénétré d’une passion profonde, heureuse ou malheureuse. Si par hasard cette réflexion était juste, faudrait-il s’étonner que ce livre essuie tant de critiques ?
J’entends dire que toutes les lettres sont du même ton, et que c’est toujours l’auteur qui parle et non pas les personnages : je n’ai point senti ce défaut ; les lettres de l’amant sont pleines de chaleur et de force, celles de Julie de tendresse et de raison. Cependant il y en a quelques-unes ou elle me semble manquer de réserve et de modestie ; je ne voudrais pas décider si elle a tort de penser et de sentir avec autant de chaleur, mais il est contre la décence qu’elle se permette de l’exprimer. L’auteur a cru sans doute qu’une personne aussi honnête et aussi bien née que Julie, ne devait employer aucune sorte de déguisement ; il n’a pas songé que le lecteur ne pouvait jamais se mettre assez parfaitement à la place de l’amant, pour ne pas blâmer un ton si libre ; c’est peut-être celui du véritable amour ; mais ce ton paraît affaiblir l’amour même dans la bouche d’une femme, dont il faut que l’expression, pour être tendre et vive, ait toujours l’empreinte de la modestie. À l’égard des lettres de Claire, de Wolmar et d’Édouard, je ne conçois pas comment on peut les trouver du même ton que celles des deux personnages principaux.
Les épisodes, les accessoires, les détails sur l’économie domestique, sur les plaisirs de la campagne, sur l’éducation, etc., que l’auteur a semés dans son ouvrage, me plaisent beaucoup en eux-mêmes, mais me paraissent refroidir un peu l’intérêt, parce que l’unité est pour moi la première qualité des romans : aussi quelque excellents que soient les romans anglais, je les lis avec presque autant de fatigue que de plaisir. Cependant l’intérêt, c’est-à-dire l’intérêt de la passion, m’a paru si vif dans le livre de J. J. Rousseau, que peut-être l’aurait-il été jusqu’à me faire plus de mal que de plaisir, s’il était soutenu et sans interruption ; et je le remercierais volontiers d’avoir ménagé de temps en temps quelque repos à mon âme, que les impressions vives affectent trop profondément et trop tristement.
Peut-être serait-on fondé à lui reprocher de n’avoir pas mis assez de variété dans le genre d’intérêt qu’il inspire : c’est toujours l’expression d’un sentiment vif et violent ; il l’aurait pu montrer vif et doux, et passer de l’amour effréné à l’amour tendre, de l’amour timide à l’amour heureux. Mais en vérité c’est la réflexion qui m’a fait trouver quelque chose à désirer à la manière dont j’ai été affecté ; car j’étais tellement occupé que je ne m’apercevais pas qu’il manquait un point de gradation et de variété à mon plaisir pour être parfait.
J’ai trouvé la préface mauvaise ; elle m’avait même un peu prévenu contre l’ouvrage : on voit que l’auteur ne pense pas un mot de ce qu’il dit, et qu’il serait très fâché que son livre ne plût qu’à lui seul. Rien d’ailleurs n’est plus déplacé que des injures dites au public : il est vrai que si quelqu’un s’est jamais pu acquérir ce droit-là, c’est Rousseau, puisqu’il a pour ainsi dire renoncé à la société ; mais du moins quand on veut insulter quelqu’un il faut être de bonne foi, et je crois qu’il n’y en a point dans cette préface. Les notes, ce me semble, sont encore pires ; il n’y en a qu’une seule, la dernière, qui m’a paru bonne ; et je ne l’ai trouvée telle, que parce qu’elle m’a rendu clairement raison du plaisir que m’avait fait le roman.
Quant au style je n’y vois rien ou presque rien à désirer ; il est plein de vérité, de naturel, de clarté, de chaleur et de force : cependant j’ai cru y remarquer, mais assez rarement, un peu de recherche ; il y a aussi des expressions hors d’usage ; il y a même de temps en temps quelques pages de mauvais goût, et quelques jugements où l’on voit trop l’auteur. Tout ce qu’il dit sur l’opéra et sur la musique est à faire éclater de rire, tant il y met de dénigrement et de partialité. Peut-être n’en trouverait-on pas moins dans le jugement que je viens de porter de son livre ; je crois néanmoins pouvoir assurer que j’ai parlé d’après ce que j’ai senti.
Jugement sur Émile §
Vous exigez, madame, que je vous donne par écrit mon jugement sur le livre de l’Éducation. Sans compliments, car vous savez que je n’en sais point faire, j’aimerais bien mieux avoir votre avis que de vous dire le mien ; j’ai trop souvent éprouvé combien, dans tout ce qui tient au sentiment et à l’âme, vous avez le tact supérieur à moi. Je serais du moins content, si après m’avoir obligé à écrire des sottises, vous vouliez prendre la peine de les redresser : mais vous n’en ferez rien ; vous êtes comme Dieu, qui dit aux hommes, je veux être obéi, et qui ne s’embarrasse guère de leur en faciliter les moyens.
Ce livre m’a paru, en général, plein d’éclairs et de fumée, de chaleur et de détails puérils, de lumière et de contradiction, de logique et d’écarts ; en mille endroits l’ouvrage d’un écrivain du premier ordre, et en quelques-uns celui d’un enfant. La philosophie de l’auteur est plus dans son âme que dans sa tête : quand il ne veut que raisonner il est quelquefois commun, souvent sophiste, et de temps en temps obscur ; quand son objet l’échauffe, c’est alors qu’il est tout à la fois clair, précis, intéressant et sublime. Cette différence se remarque surtout, je n’observe pas l’ordre des volumes, mais n’importe, dans les deux parties de la profession de foi du vicaire savoyard, il n’est guère que rhéteur quand il parle de l’existence de Dieu, de la vie à venir et de l’immortalité de l’âme ; quand il attaque ce qu’il appelle les mensonges que les hommes ont nommés religion, il est orateur et presque philosophe : ce morceau est peut-être celui de son livre qui a réuni le plus de suffrages. Ce n’est pas qu’il n’y en ait beaucoup d’autres qui méritent autant et peut-être plus d’estime. Il y a bien plus de talent à sonder, comme l’auteur le fait en cent endroits, les profondeurs et les replis du cœur humain, qu’à fronder les inepties théologiques. Mais les hommes s’intéressent encore moins au plaisir de découvrir la vérité au dedans d’eux-mêmes, qu’à celui de prouver à un autre qu’il ne l’a pas trouvée.
On dit, et peut-être avec raison, qu’il n’y a pas un homme au monde qui ait fait de son esprit le plus grand usage possible ; on peut dire, et peut-être avec encore plus de fondement, qu’il n’y a pas un écrivain qui, dans ses ouvrages, montre à ses lecteurs l’esprit qu’il a : les uns font parade de l’esprit d’autrui, les autres tiennent le leur contraint et captif ; ceux-là n’ont d’avis sur rien, ceux-ci n’osent dire le leur. J. J. Rousseau est peut-être le seul qui fasse une classe à part : la crainte de choquer les opinions reçues, de révolter par des paradoxes, de passer pour cynique, de se faire des ennemis et des affaires, rien de tout cela ne l’arrête ; il s’est mis à son aise avec le public de tous les rangs et de toutes les espèces ; et cette liberté, qui se trouve heureusement jointe en lui à beaucoup de talent, lui donne un prodigieux avantage. C’est pour s’être mis à son aise comme lui, que Diogène a dit beaucoup plus de choses dignes d’être retenues qu’aucun philosophe de l’antiquité, quoiqu’il ne fût peut-être pas le plus grand des philosophes. Il est vrai que quand tout le monde se ferait Diogène comme Rousseau, il faudrait parcourir bien des tonneaux avant de rencontrer un Diogène tel que celui-là. Il faut avoir connu comme moi Rousseau pour voir à quel point la hardiesse de braver tout a donné l’essor à son esprit : je l’ai vu il y a vingt ans (en 1762), circonspect, timide et presque flatteur ; ce qu’il écrivait pour lors était médiocre. Si dans ce moment on s’était pressé de le juger, on se trouverait aujourd’hui bien ridicule ; et il est un exemple qu’il ne faut pas se hâter de prononcer sur les hommes avant d’être bien sûr qu’ils sont à leur place.
La préface de cet ouvrage est peut-être ce qui doit y surprendre le plus ; elle est simple, modeste, et presque froide ; assurément elle est de bien plus fraîche date que le reste du livre : ah ! J. J. Rousseau, depuis deux ou trois ans vous vous êtes un peu gâté ; voilà ce qu’on gagne aussi à jouer aux échecs avec des princes du sang1, à prendre un appartement au château de Montmorency.
J’écris, comme l’auteur, mes jugements sans beaucoup d’ordre, et à mesure que les idées me viennent ; les écarts qu’il se permet si fréquemment dans ses livres, doivent moins choquer dans celui-ci que dans aucun autre, parce que l’objet en est si vaste, qu’il n’y a, pour ainsi dire, rien qui n’y tienne. Il est vrai que l’auteur s’est épargné la peine des liaisons et de la fonte ; mais la méthode et la chaleur sont peut-être incompatibles.
À propos de chaleur, je dirai ce que je pense de celle de J. J. Rousseau ; c’est là, selon l’opinion publique, le caractère distinctif de ses ouvrages, c’est là ce qui en fait le succès, c’est là ce qui le fait préférer par bien des lecteurs à tous nos écrivains, sans en excepter aucun. Je ne dirai point, pour diminuer le mérite de cette chaleur, réelle ou prétendue, que J. J. Rousseau a l’avantage de s’être mis à son aise avec ses lecteurs ; car on pourrait dire aux autres écrivains : que n’en faites-vous autant ? mais je dirai que la chaleur de J. J. Rousseau me paraît tenir plus aux sens qu’à l’âme. Il y a dans Virgile, dans Voltaire, dans Tacite même, telle phrase de sentiment que je préférerais à toute cette chaleur physique ; malgré tout l’effet qu’elle produit sur moi, elle ne fait que m’agiter, et la véritable expression du sentiment laisse dans mon âme une impression douce et délicieuse. Je ne prétends pas donner ici mon avis pour règle, d’autres peuvent être affectés différemment., mais c’est ainsi que je le suis. La nature de ce feu qui embrase J. J. Rousseau, se remarque surtout dans ce qu’il dit des femmes ; on sent qu’il les a aimées et les aime encore à la fureur, et les détails de convoitise sont, à mon gré, ceux où il réussit le mieux. C’est de tous les philosophes, passez-moi cette expression, le plus concupiscent.
Il n’y a pas grand mal à cela ; mais où j’en trouve davantage, c’est que tant d’esprit, de lumières, de vie et de chaleur, soit dépensé presque en pure perte, pour considérer l’homme dans des états d’abstraction, dans des états métaphysiques où il ne fut et ne sera jamais, et non l’homme tel qu’il est dans la société. J. J. Rousseau a beau dire que ce n’est point là l’homme de la nature, que c’est l’homme corrompu et gâté, et que ce n’est pas sa faute si l’homme a perdu, par le commerce de ses semblables, sa perfection originelle et primitive, qu’il veut tâcher de lui rendre. Vous voulez, lui dirais-je, former un enfant qui doit vivre parmi des magots, et vous voulez en faire un géant : cela n’est pas praticable ; le géant choquera les magots, qui se réuniront tous contre lui, et le chasseront de chez eux à coups de pierre. Faites donc de votre enfant un magot comme les autres, mais à la vérité le moins magot qu’il soit possible ; qu’il le soit assez pour ne pas déplaire à ses semblables, et pas assez pour se déplaire trop à lui-même. Voilà le véritable ouvrage du philosophe, quand il a réellement pour but d’être utile ; ce n’est pas de se déchaîner contre les maux, c’est d’y chercher des remèdes, et, s’il ne peut faire autrement, des palliatifs ; il ne s’agit pas de battre l’ennemi, il est trop avant dans le pays pour entreprendre de l’en chasser ; il s’agit de faire avec lui la guerre de chicane.
Il faut cependant être vrai. Quoiqu’en tout la méthode d’éducation proposée par J. J. Rousseau ne soit pas praticable, quoiqu’elle n’aboutisse qu’à former une espèce de sauvage très instruit et très éclairé, les réflexions de l’auteur sur ce grand sujet renferment quantité de vues profondes et utiles, dont on peut tirer beaucoup d’avantages pour une éducation moins imaginaire. Presque tout ce qu’il dit sur les vices de l’éducation ordinaire est excellent ; mais on pourrait lui faire le même reproche qu’il fait à la philosophie moderne, d’être plus habile à détruire qu’à édifier.
Le déchaînement qu’il se permet contre cette philosophie, soit par humeur, soit par franchise, soit par adresse, car J. J. Rousseau n’en est pas exempt, sera fort utile à son livre ; il empêchera vraisemblablement les dévots de cries contre lui autant qu’ils l’auraient fait. L’auteur, diront-ils pour se consoler, nous traite assez mal, mais il maltraite nos ennemis encore plus que nous, et c’est quelque chose.
L’intérêt vif que J. J. Rousseau prend aux femmes, paraît surtout dans son quatrième volume : comme il est beaucoup plus attaché à cette moitié du genre humain qu’à l’autre, il s’est aussi beaucoup plus utilement occupé du soin de son éducation ; presque tout ce qu’il dit à ce sujet est vrai, bien pensé, et surtout praticable. Il oublie pourtant quelquefois l’extrême respect qu’il porte au sexe, à qui il dit impitoyablement les plus grossières injures : mais ces injures ne gâteront pas sa cause auprès des femmes ; et comme je l’ai déjà dit ailleurs, beaucoup de péchés lui seront remis parce qu’il a beaucoup aimé.
Je suis étonné qu’un écrivain si supérieur ait affecté dans quelques endroits un langage scientifique dont il aurait pu se passer, et qui n’a qu’un air d’étalage ; comme quand il dit que l’homme de la nature est une unité absolue, et que celui de la société est une unité fractionnaire qui tient au dénominateur ; et tout cela pour dire que l’homme isolé est un tout, et que celui de la société n’est que la partie d’un tout. Avouez, J. J. Rousseau, qu’en étalant ces grands mots si peu nécessaires, vous avez cédé à un petit mouvement de vanité. Ce trait, pour parler le langage de Montaigne, me semble bas de poil, pour une âme de votre trempe.
Le dialogue n’est pas le talent de l’auteur : des quatre qu’il y a dans son livre, celui du jardinier est fort au-dessous de ce que le sujet fournissait ; celui du gouverneur et de l’enfant très mauvais ; celui de la bonne et de la petite, médiocre ; celui même de l’inspiré et du raisonneur, moins bien qu’il n’aurait pu être.
Ce que l’auteur dit des voyages à la fin de son quatrième volume, est étranglé et superficiel, et n’est là que pour amener un extrait sec et déplacé d’un autre ouvrage du même écrivain sur le Contrat social.
Un des endroits du livre qui m’a plu davantage, c’est le tableau qu’il fait, à la fin du troisième volume, de la vie qu’il voudrait mener, s’il avait de la liberté et de la fortune. Cela est vrai, raisonnable, sans exagération, sans affectation de cynisme ; aussi cet endroit-là ne fera presque pas de sensation.
Si vous voulez, madame, mon jugement en détail sur chaque volume, le premier m’a paru le plus faible et le plus traînant ; le second le plus réfléchi et le plus philosophique ; le troisième, le plus usuel ; le quatrième, le plus égal. L’ouvrage est un magasin de diamants que peut-être l’auteur aurait pu mieux mettre en œuvre ; mais le grand mérite est d’avoir su les tirer de la mine. Voilà mon avis, que vous aurez peut-être bien de la peine à lire, parce que je l’écris fort à la hâte ; mais vous ne voulez point attendre, et j’ai mieux aimé courir le risque de vous ennuyer, que celui de vous impatienter.